La Bête humaine

By Émile Zola

The Project Gutenberg EBook of La Bete Humaine, by Emile Zola
(#6 in our series by Emile Zola)

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Title: La Bete Humaine

Author: Emile Zola

Release Date: February, 2004  [EBook #5154]
[Yes, we are more than one year ahead of schedule]
[This file was first posted on May 17, 2002]

Edition: 10

Language: French


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA BETE HUMAINE ***




This eBook was produced by Carlo Traverso.



This is #17 in Zola's "Les Rougon-Macquart" series.

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LES ROUGON-MACQUART

Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire




LA BÊTE HUMAINE

ÉMILE ZOLA





I


En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain
d'une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc.  Mais, le
matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû
couvrir le feu de son poêle, d'un tel poussier, que la chaleur
était suffocante.  Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une
fenêtre, s'y accouda.

C'était impasse d'Amsterdam, dans la dernière maison de droite,
une haute maison où la Compagnie de l'Ouest logeait certains de
ses employés.  La fenêtre, au cinquième, à l'angle du toit
mansardé qui faisait retour, donnait sur la gare, cette tranchée
large trouant le quartier de l'Europe, tout un déroulement
brusque de l'horizon, que semblait agrandir encore, cet
après-midi-là, un ciel gris du milieu de février, d'un gris
humide et tiède, traversé de soleil.

En face, sous ce poudroiement de rayons, les maisons de la rue de
Rome se brouillaient, s'effaçaient, légères.  A gauche, les
marquises des halles couvertes ouvraient leurs porches géants,
aux vitrages enfumés, celle des grandes lignes, immense, où
l'oeil plongeait, et que les bâtiments de la poste et de la
bouillotterie séparaient des autres, plus petites, celles
d'Argenteuil, de Versailles et de la Ceinture; tandis que le pont
de l'Europe, à droite, coupait de son étoile de fer la tranchée,
que l'on voyait reparaître et filer au-delà, jusqu'au tunnel des
Batignolles.  Et, en bas de la fenêtre même, occupant tout le
vaste champ, les trois doubles voies qui sortaient du pont, se
ramifiaient, s'écartaient en un éventail dont les branches de
métal, multipliées, innombrables, allaient se perdre sous les
marquises.  Les trois postes d'aiguilleur, en avant des arches,
montraient leurs petits jardins nus.  Dans l'effacement confus
des wagons et des machines encombrant les rails, un grand signal
rouge tachait le jour pâle.

Pendant un instant, Roubaud s'intéressa, comparant, songeant à sa
gare du Havre.  Chaque fois qu'il venait de la sorte passer un
jour à Paris, et qu'il descendait chez la mère Victoire, le
métier le reprenait.  Sous la marquise des grandes lignes,
l'arrivée d'un train de Mantes avait animé les quais; et il
suivit des yeux la machine de manoeuvre, une petite
machine-tender, aux trois roues basses et couplées, qui
commençait le débranchement du train, alerte besogneuse,
emmenant, refoulant les wagons sur les voies de remisage.  Une
autre machine, puissante celle-là, une machine d'express, aux
deux grandes roues dévorantes, stationnait seule, lâchait par sa
cheminée une grosse fumée noire, montant droit, très lente dans
l'air calme.  Mais toute son attention fut prise par le train de
trois heures vingt-cinq, à destination de Caen, empli déjà de ses
voyageurs, et qui attendait sa machine.  Il n'apercevait pas
celle-ci, arrêtée au-delà du pont de l'Europe; il l'entendait
seulement demander la voie, à légers coups de sifflet pressés, en
personne que l'impatience gagne.  Un ordre fut crié, elle
répondit par un coup bref qu'elle avait compris.  Puis, avant la
mise en marche, il y eut un silence, les purgeurs furent ouverts,
la vapeur siffla au ras du sol, en un jet assourdissant.  Et il
vit alors déborder du pont cette blancheur qui foisonnait,
tourbillonnante comme un duvet de neige, envolée à travers les
charpentes de fer.  Tout un coin de l'espace en était blanchi,
tandis que les fumées accrues de l'autre machine élargissaient
leur voile noir.  Derrière, s'étouffaient des sons prolongés de
trompe, des cris de commandement, des secousses de plaques
tournantes.  Une déchirure se produisit, il distingua, au fond,
un train de Versailles et un train d'Auteuil, l'un montant,
l'autre descendant, qui se croisaient.

Comme Roubaud allait quitter la fenêtre, une voix qui prononçait
son nom, le fit se pencher.  Et il reconnut, au-dessous, sur la
terrasse du quatrième, un jeune homme d'une trentaine d'années,
Henri Dauvergne, conducteur-chef, qui habitait là en compagnie de
son père, chef adjoint des grandes lignes, et de ses soeurs,
Claire et Sophie, deux blondes de dix-huit et vingt ans,
adorables, menant le ménage avec les six mille francs des deux
hommes, au milieu d'un continuel éclat de gaieté.  On entendait
l'aînée rire, pendant que la cadette chantait, et qu'une cage,
pleine d'oiseaux des îles, rivalisait de roulades.

--Tiens!  monsieur Roubaud, vous êtes donc à Paris?...  Ah!  oui,
pour votre affaire avec le sous-préfet!

De nouveau accoudé, le sous-chef de gare expliqua qu'il avait dû
quitter Le Havre, le matin même, par l'express de six heures
quarante.  Un ordre du chef de l'exploitation l'appelait à Paris,
on venait de le sermonner d'importance.  Heureux encore de n'y
avoir pas laissé sa place.

--Et madame? demanda Henri.

Madame avait voulu venir, elle aussi, pour des emplettes.  Son
mari l'attendait là, dans cette chambre dont la mère Victoire
leur remettait la clef, à chacun de leurs voyages, et où ils
aimaient déjeuner, tranquilles et seuls, pendant que la brave
femme était retenue en bas, à son poste de la salubrité.  Ce
jour-là, ils avaient mangé un petit pain à Mantes, voulant se
débarrasser de leurs courses d'abord.  Mais trois heures étaient
sonnées, il mourait de faim.

Henri, pour être aimable, posa encore une question:

--Et vous couchez à Paris?

Non, non!  ils retournaient tous deux au Havre le soir, par
l'express de six heures trente.  Ah bien!  oui, des vacances!  On
ne vous dérangeait que pour vous flanquer votre paquet, et tout
de suite à la niche!

Un moment, les deux employés se regardèrent, en hochant la tête.
Mais ils ne s'entendaient plus, un piano endiablé venait
d'éclater en notes sonores.  Les deux soeurs devaient taper
dessus ensemble, riant plus haut, excitant les oiseaux des îles.
Alors, le jeune homme, qui s'égayait à son tour, salua, rentra
dans l'appartement; et le sous-chef, seul, demeura un instant les
yeux sur la terrasse, d'où montait toute cette gaieté de
jeunesse.  Puis, les regards levés, il aperçut la machine qui
avait fermé ses purgeurs, et que l'aiguilleur envoyait sur le
train de Caen.  Les derniers floconnements de vapeur blanche se
perdaient, parmi les gros tourbillons de fumée noire, salissant
le ciel.  Et il rentra, lui aussi, dans la chambre.

Devant le coucou qui marquait trois heures vingt, Roubaud eut un
geste désespéré.  A quoi diable Séverine pouvait-elle s'attarder
ainsi?  Elle n'en sortait plus, lorsqu'elle était dans un
magasin.  Pour tromper la faim qui lui labourait l'estomac, il
eut l'idée de mettre la table.  La vaste pièce, à deux fenêtres,
lui était familière, servant à la fois de chambre à coucher, de
salle à manger et de cuisine, avec ses meubles de noyer, son lit
drapé de cotonnade rouge, son buffet à dressoir, sa table ronde,
son armoire normande.  Il prit, dans le buffet, des serviettes,
des assiettes, des fourchettes et des couteaux, deux verres.
Tout cela était d'une propreté extrême, et il s'amusait à ces
soins de ménage, comme s'il eût joué à la dînette, heureux de la
blancheur du linge, très amoureux de sa femme, riant lui-même du
bon rire frais dont elle allait éclater, en ouvrant la porte.
Mais, lorsqu'il eut posé le pâté sur une assiette, et placé, à
côté, la bouteille de vin blanc, il s'inquiéta, chercha des yeux.
Puis, vivement, il tira de ses poches deux paquets oubliés, une
petite boîte de sardines et du fromage de gruyère.

La demie sonna.  Roubaud marchait de long en large, tournant, au
moindre bruit, l'oreille vers l'escalier.  Dans son attente
désoeuvrée, en passant devant la glace, il s'arrêta, se regarda.
Il ne vieillissait point, la quarantaine approchait, sans que le
roux ardent de ses cheveux frisés eût pâli.  Sa barbe, qu'il
portait entière, restait drue, elle aussi, d'un blond de soleil.
Et, de taille moyenne, mais d'une extraordinaire vigueur, il se
plaisait à sa personne, satisfait de sa tête un peu plate, au
front bas, à la nuque épaisse, de sa face ronde et sanguine,
éclairée de deux gros yeux vifs.  Ses sourcils se rejoignaient,
embroussaillant son front de la barre des jaloux.  Comme il avait
épousé une femme plus jeune que lui de quinze années, ces coups
d'oeil fréquents, donnés aux glaces, le rassuraient.

Il y eut un bruit de pas, Roubaud courut entrebâiller la porte.
Mais c'était une marchande de journaux de la gare, qui rentrait
chez elle, à côté.  Il revint, s'intéressa à une boîte de
coquillages, sur le buffet.  Il la connaissait bien, cette boîte,
un cadeau de Séverine à la mère Victoire, sa nourrice.  Et ce
petit objet avait suffi, toute l'histoire de son mariage se
déroulait.  Déjà trois ans bientôt.  Né dans le Midi, à Plassans,
d'un père charretier, sorti du service avec les galons de
sergent-major, longtemps facteur mixte à la gare de Mantes, il
était passé facteur chef à celle de Barentin; et c'était là qu'il
l'avait connue, sa chère femme, lorsqu'elle venait de Doinville,
prendre le train, en compagnie de mademoiselle Berthe, la fille
du président Grandmorin.  Séverine Aubry n'était que la cadette
d'un jardinier, mort au service des Grandmorin; mais le
président, son parrain et son tuteur, la gâtait tellement,
faisant d'elle la compagne de sa fille, les envoyant toutes deux
au même pensionnat de Rouen, et elle-même avait une telle
distinction native, que longtemps Roubaud s'était contenté de la
désirer de loin, avec la passion d'un ouvrier dégrossi pour un
bijou délicat, qu'il jugeait précieux.  Là était l'unique roman
de son existence.  Il l'aurait épousée sans un sou, pour la joie
de l'avoir, et quand il s'était enhardi enfin, la réalisation
avait dépassé le rêve: outre Séverine et une dot de dix mille
francs, le président, aujourd'hui en retraite, membre du conseil
d'administration de la Compagnie de l'Ouest, lui avait donné sa
protection.  Dès le lendemain du mariage, il était passé
sous-chef à la gare du Havre.  Il avait sans doute pour lui ses
notes de bon employé, solide à son poste, ponctuel, honnête, d'un
esprit borné, mais très droit, toutes sortes de qualités
excellentes qui pouvaient expliquer l'accueil prompt fait à sa
demande et la rapidité de son avancement.  Il préférait croire
qu'il devait tout à sa femme.  Il l'adorait.

Lorsqu'il eut ouvert la boîte de sardines, Roubaud perdit
décidément patience.  Le rendez-vous était pour trois heures.  Où
pouvait-elle être?  Elle ne lui conterait pas que l'achat d'une
paire de bottines et de six chemises demandait la journée.  Et,
comme il passait de nouveau devant la glace, il s'aperçut, les
sourcils hérissés, le front coupé d'une ligne dure.  Jamais au
Havre il ne la soupçonnait.  A Paris, il s'imaginait toutes
sortes de dangers, des ruses, des fautes.  Un flot de sang
montait à son crâne, ses poings d'ancien homme d'équipe se
serraient, comme au temps où il poussait des wagons.  Il
redevenait la brute inconsciente de sa force, il l'aurait broyée,
dans un élan de fureur aveugle.

Séverine poussa la porte, parut toute fraîche, toute joyeuse.

--C'est moi...  Hein?  tu as dû croire que j'étais perdue.

Dans l'éclat de ses vingt-cinq ans, elle semblait grande, mince
et très souple, grasse pourtant avec de petits os.  Elle n'était
point jolie d'abord, la face longue, la bouche forte, éclairée de
dents admirables.  Mais, à la regarder, elle séduisait par le
charme, l'étrangeté de ses larges yeux bleus, sous son épaisse
chevelure noire.

Et, comme son mari, sans répondre, continuait à l'examiner, du
regard trouble et vacillant qu'elle connaissait bien, elle
ajouta:

--Oh!  j'ai couru...  Imagine-toi, impossible d'avoir un omnibus.
Alors, ne voulant pas dépenser l'argent d'une voiture, j'ai
couru...  Regarde comme j'ai chaud.

--Voyons, dit-il violemment, tu ne me feras pas croire que tu
viens du Bon Marché.

Mais, tout de suite, avec une gentillesse d'enfant, elle se jeta
à son cou, en lui posant, sur la bouche, sa jolie petite main
potelée:

--Vilain, vilain, tais-toi!...  Tu sais bien que je t'aime.

Une telle sincérité sortait de toute sa personne, il la sentait
restée si candide, si droite, qu'il la serra éperdument dans ses
bras.  Toujours ses soupçons finissaient ainsi.  Elle,
s'abandonnait, aimant à se faire cajoler.  Il la couvrait de
baisers, qu'elle ne rendait pas; et c'était même là son
inquiétude obscure, cette grande enfant passive, d'une affection
filiale, où l'amante ne s'éveillait point.

--Alors, tu as dévalisé le Bon Marché?

--Oh!  oui.  Je vais te conter...  Mais, auparavant, mangeons.
Ce que j'ai faim!...  Ah!  écoute, j'ai un petit cadeau.  Dis:
Mon petit cadeau.

Elle lui riait dans le visage, de tout près.  Elle avait fourré
sa main droite dans sa poche, où elle tenait un objet, qu'elle ne
sortait pas.

--Dis vite: Mon petit cadeau.

Lui, riait aussi, en bon homme.  Il se décida.

--Mon petit cadeau.

C'était un couteau qu'elle venait de lui acheter, pour en
remplacer un qu'il avait perdu et qu'il pleurait, depuis quinze
jours.  Il s'exclamait, le trouvait superbe, ce beau couteau
neuf, avec son manche en ivoire et sa lame luisante.  Tout de
suite, il allait s'en servir.  Elle était ravie de sa joie; et,
en plaisantant, elle se fit donner un sou, pour que leur amitié
ne fût pas coupée.

--Mangeons, mangeons, répéta-t-elle.  Non, non!  je t'en prie, ne
ferme pas encore.  J'ai si chaud!

Elle l'avait rejoint à la fenêtre, elle demeura là quelques
secondes, appuyée à son épaule, regardant le vaste champ de la
gare.  Pour le moment, les fumées s'en étaient allées, le disque
cuivré du soleil descendait dans la brume, derrière les maisons
de la rue de Rome.  En bas, une machine de manoeuvre amenait,
tout formé, le train de Mantes, qui devait partir à quatre heures
vingt-cinq.  Elle le refoula le long du quai, sous la marquise,
fut dételée.  Au fond, dans le hangar de la Ceinture, des chocs
de tampons annonçaient l'attelage imprévu de voitures qu'on
ajoutait.  Et, seule, au milieu des rails, avec son mécanicien et
son chauffeur, noirs de la poussière du voyage, une lourde
machine de train omnibus restait immobile, comme lasse et
essoufflée, sans autre vapeur qu'un mince filet sortant d'une
soupape.  Elle attendait qu'on lui ouvrît la voie, pour retourner
au dépôt des Batignolles.  Un signal rouge claqua, s'effaça.
Elle partit.

--Sont-elles gaies, ces petites Dauvergne!  dit Roubaud en
quittant la fenêtre.  Les entends-tu taper sur leur piano?...
Tout à l'heure, j'ai vu Henri, qui m'a dit de te présenter ses
hommages.

--A table, à table!  cria Séverine.

Et elle se jeta sur les sardines, elle dévora.  Ah!  le petit
pain de Mantes était loin!  Cela la grisait, quand elle venait à
Paris.  Elle était toute vibrante du bonheur d'avoir couru les
trottoirs, elle gardait une fièvre de ses achats au Bon Marché.
En un coup, chaque printemps, elle y dépensait ses économies de
l'hiver, préférant tout y acheter, disant qu'elle y économisait
son voyage.  Aussi, sans perdre une bouchée, ne tarissait-elle
pas.  Un peu confuse, rougissante, elle finit par lâcher le total
de la somme qu'elle avait dépensée, plus de trois cents francs.

--Fichtre!  dit Roubaud saisi, tu te mets bien, toi, pour la
femme d'un sous-chef!...  Mais tu n'avais à prendre que six
chemises et une paire de bottines?

--Oh!  mon ami, des occasions uniques!...  Une petite soie à
rayures délicieuses!  un chapeau d'un goût, un rêve!  des jupons
tout faits, avec des volants brodés!  Et tout ça pour rien,
j'aurais payé le double au Havre...  On va m'expédier, tu verras!

Il avait pris le parti de rire, tant elle était jolie, dans sa
joie, avec son air de confusion suppliante.  Et puis, c'était si
charmant, cette dînette improvisée, au fond de cette chambre où
ils étaient seuls, bien mieux qu'au restaurant.  Elle, qui
d'ordinaire buvait de l'eau, se laissait aller, vidait son verre
de vin blanc, sans savoir.  La boîte de sardines était finie, ils
entamèrent le pâté avec le beau couteau neuf.  Ce fut un
triomphe, tellement il coupait bien.

--Et toi, voyons, ton affaire?  demanda-t-elle.  Tu me fais
bavarder, tu ne me dis pas comment ça s'est terminé, pour le
sous-préfet.

Alors, il conta en détail la façon dont le chef de l'exploitation
l'avait reçu.  Oh!  un lavage de tête en règle!  Il s'était
défendu, avait dit la vraie vérité, comment ce petit crevé de
sous-préfet s'était obstiné à monter avec son chien dans une
voiture de première, lorsqu'il y avait une voiture de seconde,
réservée pour les chasseurs et leurs bêtes, et la querelle qui
s'en était suivie, et les mots qu'on avait échangés.  En somme,
le chef lui donnait raison d'avoir voulu faire respecter la
consigne; mais le terrible était la parole qu'il avouait
lui-même: «Vous ne serez pas toujours les maîtres!» On le
soupçonnait d'être républicain.  Les discussions qui venaient de
marquer l'ouverture de la session de 1869, et la peur sourde des
prochaines élections générales rendaient le gouvernement
ombrageux.  Aussi l'aurait-on certainement déplacé, sans la bonne
recommandation du président Grandmorin.  Encore avait-il dû
signer la lettre d'excuse, conseillée et rédigée par ce dernier.

Séverine l'interrompit, criant:

--Hein?  ai-je eu raison de lui écrire et de lui faire une visite
avec toi, ce matin, avant que tu ailles recevoir ton savon...  Je
savais bien qu'il nous tirerait d'affaire.

--Oui, il t'aime beaucoup, reprit Roubaud, et il a le bras long,
dans la Compagnie...  Vois donc un peu à quoi ça sert, d'être un
bon employé.  Ah!  on ne m'a point ménagé les éloges: pas
beaucoup d'initiative, mais de la conduite, de l'obéissance, du
courage, enfin tout!  Eh bien, ma chère, si tu n'avais pas été ma
femme, et si Grandmorin n'avait pas plaidé ma cause, par amitié
pour toi, j'étais fichu, on m'envoyait en pénitence, au fond de
quelque petite station.

Elle regardait fixement le vide, elle murmura, comme se parlant à
elle-même:

--Oh!  certainement, c'est un homme qui a le bras long.

Il y eut un silence, et elle restait les yeux élargis, perdus au
loin, cessant de manger.  Sans doute elle évoquait les jours de
son enfance, là-bas, au château de Doinville, à quatre lieues de
Rouen.  Jamais elle n'avait connu sa mère.  Quand son père, le
jardinier Aubry, était mort, elle entrait dans sa treizième
année; et c'était à cette époque que le président, déjà veuf,
l'avait gardée près de sa fille Berthe, sous la surveillance de
sa soeur, madame Bonnehon, la femme d'un manufacturier, également
veuve, à qui le château appartenait aujourd'hui.  Berthe, son
aînée de deux ans, mariée six mois après elle, avait épousé M. de
Lachesnaye, conseiller à la cour de Rouen, un petit homme sec et
jaune.  L'année précédente, le président était encore à la tête
de cette cour, dans son pays, lorsqu'il avait pris sa retraite,
après une carrière magnifique.  Né en 1804, substitut à Digne au
lendemain de 1830, puis à Fontainebleau, puis à Paris, ensuite
procureur à Troyes, avocat général à Rennes, enfin premier
président à Rouen.  Riche à plusieurs millions, il faisait partie
du conseil général depuis 1855, on l'avait nommé commandeur de la
Légion d'honneur, le jour même de sa retraite.  Et, du plus loin
qu'elle se souvenait, elle le revoyait tel qu'il était encore,
trapu et solide, blanc de bonne heure, d'un blanc doré d'ancien
blond, les cheveux en brosse, le collier de barbe coupé ras, sans
moustaches, avec une face carrée que les yeux d'un bleu dur et le
nez gros rendaient sévère.  Il avait l'abord rude, il faisait
tout trembler autour de lui.

Roubaud dut élever la voix, répétant à deux reprises:

--Eh bien, à quoi donc penses-tu?

Elle tressaillit, eut un petit frisson, comme surprise et secouée
de peur.

--Mais à rien.

--Tu ne manges plus, tu n'as donc plus faim?

--Oh!  si...  Tu vas voir.

Séverine, ayant vidé son verre de vin blanc, acheva la tranche de
pâté qu'elle avait dans son assiette.  Mais il y eut une alerte:
ils avaient fini le pain d'une livre, pas une bouchée ne restait
pour manger le fromage.  Ce furent des cris, puis des rires,
lorsque, bousculant tout, ils découvrirent, au fond du buffet de
la mère Victoire, un bout de pain rassis.  Bien que la fenêtre
fût ouverte, il continuait de faire chaud, et la jeune femme, qui
avait le poêle derrière elle, ne se rafraîchissait guère, plus
rose et plus excitée par l'imprévu de ce déjeuner bavard, dans
cette chambre.  A propos de la mère Victoire, Roubaud en était
revenu à Grandmorin: encore une, celle-là, qui lui devait une
belle chandelle!  Fille séduite dont l'enfant était mort,
nourrice de Séverine qui venait de coûter la vie à sa mère, plus
tard femme d'un chauffeur de la Compagnie, elle vivait mal, à
Paris, d'un peu de couture, son mari mangeant tout, lorsque la
rencontre de sa fille de lait avait renoué les liens d'autrefois,
en faisant d'elle aussi une protégée du président; et,
aujourd'hui, il lui avait obtenu un poste à la salubrité, la
garde des cabinets de luxe, le côté des dames, ce qu'il y a de
meilleur.  La Compagnie ne lui donnait que cent francs par an,
mais elle s'en faisait près de quatorze, avec la recette, sans
compter le logement, cette chambre où elle était même chauffée.
Enfin, une situation bien agréable.  Et Roubaud calculait que, si
Pecqueux, le mari, avait apporté ses deux mille huit cents francs
de chauffeur, tant pour les primes que pour le fixe, au lieu de
nocer aux deux bouts de la ligne, le ménage aurait réuni plus de
quatre mille francs, le double de ce que lui, sous-chef de gare,
gagnait au Havre.

--Sans doute, conclut-il, toutes les femmes ne voudraient pas
tenir les cabinets.  Mais il n'y a pas de sot métier.

Cependant, leur grosse faim s'était apaisée, et ils ne mangeaient
plus que d'un air alangui, coupant le fromage par petits
morceaux, pour faire durer le régal.  Leurs paroles aussi se
faisaient lentes.

--A propos, cria-t-il, j'ai oublié de te demander...  Pourquoi
as-tu donc refusé au président d'aller passer deux ou trois jours
à Doinville?

Son esprit, dans le bien-être de la digestion, venait de refaire
leur visite du matin, tout près de la gare, à l'hôtel de la rue
du Rocher; et il s'était revu dans le grand cabinet sévère, il
entendait encore le président leur dire qu'il partait le
lendemain pour Doinville.  Puis, comme cédant à une idée
soudaine, il leur avait offert de prendre le soir même, avec eux,
l'express de six heures trente, et d'emmener ensuite sa filleule
là-bas, chez sa soeur, qui la réclamait depuis longtemps.  Mais
la jeune femme avait allégué toutes sortes de raisons, qui
l'empêchaient, disait-elle.

--Tu sais, moi, continua Roubaud, je ne voyais pas de mal à ce
petit voyage.  Tu aurais pu y rester jusqu'à jeudi, je me serais
arrangé...  N'est-ce pas?  dans notre position, nous avons besoin
d'eux.  Ce n'est guère adroit, de refuser leurs politesses;
d'autant plus que ton refus a eu l'air de lui causer une vraie
peine...  Aussi n'ai-je cessé de te pousser à accepter, que
lorsque tu m'as tiré par mon paletot.  Alors, j'ai dit comme toi,
mais sans comprendre...  Hein!  pourquoi n'as-tu pas voulu?

Séverine, les regards vacillants, eut un geste d'impatience.

--Est-ce que je puis te laisser tout seul?

--Ce n'est pas une raison...  Depuis notre mariage, en trois ans,
tu es bien allée deux fois à Doinville, passer ainsi une semaine.
Rien ne t'empêchait d'y retourner une troisième.

La gêne de la jeune femme croissait, elle avait détourné la tête.

--Enfin, ça ne me disait pas.  Tu ne vas pas me forcer à des
choses qui me déplaisent.

Roubaud ouvrit les bras, comme pour déclarer qu'il ne la forçait
à rien.  Pourtant, il reprit:

--Tiens!  tu me caches quelque chose...  La dernière fois, est-ce
que madame Bonnehon t'aurait mal reçue?

Oh!  non, madame Bonnehon l'avait toujours très bien accueillie.
Elle était si agréable, grande, forte, avec de magnifiques
cheveux blonds, belle encore malgré ses cinquante-cinq ans!
Depuis son veuvage, et même du vivant de son mari, on racontait
qu'elle avait eu souvent le coeur occupé.  On l'adorait à
Doinville, elle faisait du château un lieu de délices, toute la
société de Rouen y venait en visite, surtout la magistrature.
C'était dans la magistrature que madame Bonnehon avait eu
beaucoup d'amis.

--Alors, avoue-le, ce sont les Lachesnaye qui t'ont battu froid.

Sans doute, depuis son mariage avec M. de Lachesnaye, Berthe
avait cessé d'être pour elle ce qu'elle était autrefois.  Elle ne
devenait guère bonne, cette pauvre Berthe, si insignifiante, avec
son nez rouge.  A Rouen, les dames vantaient beaucoup sa
distinction.  Aussi, un mari comme le sien, laid, dur, avare,
semblait-il plutôt fait pour déteindre sur sa femme et la rendre
mauvaise.  Mais non, Berthe s'était montrée convenable à l'égard
de son ancienne camarade, celle-ci n'avait aucun reproche précis
à lui adresser.

--C'est donc le président qui te déplaît, là-bas?

Séverine, qui, jusque-là, répondait lentement, d'une voix égale,
fut reprise d'impatience.

--Lui, quelle idée!

Et elle continua, en petites phrases nerveuses.  On le voyait
seulement à peine.  Il s'était réservé, dans le parc, un
pavillon, dont la porte donnait sur une ruelle déserte.  Il
sortait, il rentrait, sans qu'on le sût.  Jamais sa soeur, du
reste, ne connaissait au juste le jour de son arrivée.  Il
prenait une voiture à Barentin, se faisait conduire de nuit à
Doinville, vivait des journées dans son pavillon, ignoré de tous.
Ah!  ce n'était pas lui qui vous gênait, là-bas.

--Je t'en parle, parce que tu m'as raconté vingt fois que, dans
ton enfance, il te faisait une peur bleue.

--Oh!  une peur bleue!  tu exagères, comme toujours...  Bien sûr
qu'il ne riait guère.  Il vous regardait si fixement, de ses gros
yeux, qu'on baissait la tête tout de suite.  J'ai vu des gens se
troubler, ne pas pouvoir lui adresser un mot, tellement il leur
en imposait, avec son grand renom de sévérité et de sagesse...
Mais, moi, il ne m'a jamais grondée, j'ai toujours senti qu'il
avait un faible pour moi...

De nouveau, sa voix se ralentissait, ses yeux se perdaient au
loin.

--Je me souviens...  Quand j'étais gamine et que je jouais avec
des amies, dans les allées, s'il venait à paraître, toutes se
cachaient, même sa fille Berthe, qui tremblait sans cesse d'être
en faute.  Moi, je l'attendais, tranquille.  Il passait, et en me
voyant là, souriante, le museau levé, il me donnait une petite
tape sur la joue...  Plus tard, à seize ans, lorsque Berthe avait
une faveur à obtenir de lui, c'était toujours moi qu'elle
chargeait de la demande.  Je parlais, je ne baissais pas les
regards, et je sentais les siens qui m'entraient sous la peau.
Mais je m'en moquais bien, j'étais si certaine qu'il accorderait
tout ce que je voudrais!...  Ah!  oui, je me souviens, je me
souviens!  Là-bas, il n'y a pas un taillis du parc, pas un
corridor, pas une chambre du château, que je ne puisse évoquer en
fermant les yeux.

Elle se tut, les paupières closes; et, sur son visage chaud et
gonflé, semblait passer le frisson de ces choses d'autrefois, les
choses qu'elle ne disait point.  Un instant, elle demeura ainsi,
avec un petit battement des lèvres, comme un tic involontaire qui
lui tirait douloureusement un coin de la bouche.

--Il a été certainement très bon pour toi, reprit Roubaud, qui
venait d'allumer sa pipe.  Non seulement il t'a fait élever comme
une demoiselle, mais il a très sagement administré tes quatre
sous, et il a arrondi la somme, lors de notre mariage...  Sans
compter qu'il doit te laisser quelque chose, il l'a dit devant
moi.

--Oui, murmura Séverine, cette maison de la Croix-de-Maufras,
cette propriété que le chemin de fer a coupée.  On y allait
parfois passer huit jours...  Oh!  je n'y compte guère, les
Lachesnaye doivent le travailler pour qu'il ne me laisse rien.
Et puis, j'aime mieux rien, rien!

Elle avait prononcé ces dernières paroles d'une voix si vive,
qu'il s'en étonna, retirant sa pipe de la bouche, la regardant de
ses yeux arrondis.

--Es-tu drôle!  On assure que le président a des millions, quel
mal y aurait-il à ce qu'il mît sa filleule dans son testament?
Personne n'en serait surpris, et ça arrangerait joliment nos
affaires.

Puis, une idée qui lui traversa le cerveau le fit rire.

--Tu n'as peut-être pas peur de passer pour sa fille?...  Car, tu
sais, le président, malgré son air glacé, on en chuchote de
raides sur son compte.  Il paraît que, du vivant même de sa
femme, toutes les bonnes y passaient.  Enfin, un gaillard qui,
aujourd'hui encore, vous trousse une femme...  Mon Dieu!  va,
quand tu serais sa fille!

Séverine s'était levée, violente, le visage en flamme, avec le
vacillement effrayé de son regard bleu, sous la masse lourde de
ses cheveux noirs.

--Sa fille, sa fille!...  Je ne veux pas que tu plaisantes avec
ça, entends-tu!  Est-ce que je puis être sa fille?  est-ce que je
lui ressemble?...  Et en voilà assez, parlons d'autre chose.  Je
ne veux pas aller à Doinville, parce que je ne veux pas, parce
que je préfère rentrer avec toi au Havre.

Il hocha la tête, il l'apaisa du geste.  Bon, bon!  du moment que
ça lui donnait sur les nerfs.  Il souriait, jamais il ne l'avait
vue si nerveuse.  Le vin blanc sans doute.  Désireux de se faire
pardonner, il reprit le couteau, s'extasiant encore, l'essuyant
avec soin; et, pour montrer qu'il coupait comme un rasoir, il
s'en taillait les ongles.

--Déjà quatre heures un quart, murmura Séverine, debout devant le
coucou.  J'ai encore quelques courses...  Il faut songer à notre
train.

Mais, comme pour achever de se calmer, avant de mettre un peu
d'ordre dans la chambre, elle retourna s'accouder à la fenêtre.
Lui, alors, lâchant le couteau, lâchant sa pipe, quitta la table
à son tour, s'approcha d'elle, la prit par-derrière, entre ses
bras, doucement.  Et il la tenait enlacée ainsi, il avait posé le
menton sur son épaule, appuyé la tête contre la sienne.  Ni l'un
ni l'autre ne bougeait plus, ils regardaient.

Sous eux, toujours, les petites machines de manoeuvre allaient et
venaient sans repos; et on les entendait à peine s'activer, comme
des ménagères vives et prudentes, les roues assourdies, le
sifflet discret.  Une d'elles passa, disparut sous le pont de
l'Europe, emmenant au remisage les voitures d'un train de
Trouville, qu'on débranchait.  Et, là-bas, au-delà du pont, elle
frôla une machine venue seule du Dépôt, en promeneuse solitaire,
avec ses cuivres et ses aciers luisants, fraîche et gaillarde
pour le voyage.  Celle-ci s'était arrêtée, demandant de deux
coups brefs la voie à l'aiguilleur, qui, presque immédiatement,
l'envoya sur son train, tout formé, à quai sous la marquise des
grandes lignes.  C'était le train de quatre heures vingt-cinq,
pour Dieppe.  Un flot de voyageurs se pressait, on entendait le
roulement des chariots chargés de bagages, des hommes poussaient
une à une les bouillottes dans les voitures.  Mais la machine et
son tender avaient abordé le fourgon de tête, d'un choc sourd, et
l'on vit le chef d'équipe serrer lui-même la vis de la barre
d'attelage.  Le ciel s'était assombri vers les Batignolles; une
cendre crépusculaire, noyant les façades, semblait tomber déjà
sur l'éventail élargi des voies; tandis que, dans cet effacement,
au lointain, se croisaient sans cesse les départs et les arrivées
de la banlieue et de la Ceinture.  Par-delà les nappes sombres
des grandes halles couvertes, sur Paris obscurci, des fumées
rousses, déchiquetées, s'envolaient.

--Non, non, laisse-moi, murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l'avait enveloppée d'une caresse
plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu'il
tenait ainsi à pleins bras.  Elle le grisait de son odeur, elle
achevait d'affoler son désir, en cambrant les reins pour se
dégager.  D'une secousse, il l'enleva de la fenêtre, dont il
referma les vitres du coude.  Sa bouche avait rencontré la
sienne, il lui écrasait les lèvres, il l'emportait vers le lit.

--Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle.  Je t'en
prie, pas dans cette chambre!

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin,
encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris.  Cette
pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du
couvert, l'imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout
lui allumait le sang, la soulevait d'un frisson.  Et pourtant
elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du
lit, dans une révolte effrayée, dont elle n'aurait pu dire la
cause.

--Non, non, je ne veux pas.

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales.  Il
tremblait, il l'aurait brisée.

--Bête, est-ce qu'on saura?  Nous retaperons le lit.

D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilité complaisante,
chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu'il était de service
de nuit.  Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y
montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son
plaisir à lui.  Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'était
de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante
de passion sensuelle.  Le noir reflet de sa chevelure
assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte
saignait dans le doux ovale de son visage.  Il y avait là une
femme qu'il ne connaissait point.  Pourquoi se refusait-elle?

--Dis, pourquoi?  Nous avons le temps.

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne
paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût
ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit
se tenir tranquille.

--Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!...  Je ne sais pas, ça
m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment...  ça ne serait pas
bien.

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit.  Il se passa la
main sur la face, comme pour s'en ôter la cuisson qui le brûlait.
En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa
un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait
bien tout de même.  Un instant, ils restèrent de la sorte, sans
parler, à se remettre.  Il lui avait repris la main gauche et
jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or à petite tête
de rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance.
Toujours il la lui avait connue là.

--Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire de
rêve, croyant qu'il regardait la bague et éprouvant l'impérieux
besoin de parler.  C'est à la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait
cadeau, pour mes seize ans.

Roubaud leva la tête, surpris.

--Qui donc?  le président?

Lorsque les yeux de son mari s'étaient posés sur les siens, elle
avait eu une brusque secousse de réveil.  Elle sentit un petit
froid glacer ses joues.  Elle voulut répondre, et ne trouva rien,
étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

--Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère
qui te l'avait laissée, cette bague.

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée
dans un oubli de tout.  Il lui aurait suffi de rire, de jouer
l'étourdie.  Mais elle s'entêta, ne se possédant plus,
inconsciente.

--Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé
cette bague.

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

--Comment?  tu ne m'as jamais dit ça?  Tu me l'as dit vingt
fois!...  Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné
une bague.  Il t'a donné bien autre chose...  Mais pourquoi me
l'avoir caché?  pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?

--Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

C'était imbécile, cette obstination.  Elle voyait qu'elle se
perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait
voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps,
elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle
de toute sa personne.  Le froid de ses joues avait envahi sa face
entière, un tic nerveux tirait ses lèvres.  Et lui, effrayant,
redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire
éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de
tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de
ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.

--Nom de Dieu!  bégaya-t-il, nom de Dieu!

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras,
devinant le coup de poing.  Un fait, petit, misérable,
insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague,
venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées.  Et il
avait suffi d'une minute.  Il la jeta d'une secousse en travers
du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard.  En trois
ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la
massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de
l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des
wagons.

--Nom de Dieu de garce!  tu as couché avec!...  couché avec!...
couché avec!

Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque
fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans
la chair.

--Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!...  couché avec!...
couché avec!

Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne
sortait plus.  Alors, seulement, il entendit que, mollissante
sous les coups, elle disait non.  Elle ne trouvait pas d'autre
défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas.  Et ce cri, cet
entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.

--Avoue que tu as couché avec.

--Non!  non!

Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de
retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se
cache.  Il la forçait à le regarder.

--Avoue que tu as couché avec.

Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir
vers la porte.  D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing
en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il
l'abattit.  Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par
les cheveux, pour la clouer au sol.  Un instant, ils restèrent
ainsi par terre, face à face, sans bouger.  Et, dans l'effrayant
silence, on entendit monter les chants et les rires des
demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement,
en dessous, étouffant les bruits de lutte.  C'était Claire qui
chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie
l'accompagnait à tour de bras.

--Avoue que tu as couché avec.

Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.

--Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu!  ou je t'éventre!

Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard.  En
tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et
elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le
bras.  Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout,
un besoin d'en finir.

--Eh bien!  oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.

Alors, ce fut abominable.  Cet aveu qu'il exigeait si violemment,
venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose
impossible, monstrueuse.  Il semblait que jamais il n'aurait
supposé une infamie pareille.  Il lui empoigna la tête, il la
cogna contre un pied de la table.  Elle se débattait, et il la
tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les
chaises.  Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se
redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing.  Et
cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et
imbécile.  La table, poussée, faillit renverser le poêle.  Des
cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet.  Quand ils
reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de
frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle
toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux
épaules.  Et ils soufflèrent.  En bas, la musique continuait, les
rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.

D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois
du lit.  Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler
enfin.  Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions,
du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.

--Ainsi, tu as couché avec, garce!...  Répète, répète que tu as
couché avec ce vieux...  Et à quel âge, hein?  toute petite,
toute petite, n'est-ce pas?

Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots
l'empêchaient de répondre.

--Nom de Dieu!  veux-tu me dire!...  Hein?  tu n'avais pas dix
ans, que tu l'amusais, ce vieux?  C'est pour ça qu'il t'élevait à
la becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu!
ou je recommence!

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la
main, il l'étourdit d'une nouvelle claque.  A trois reprises,
comme il n'obtenait pas davantage de réponse, il la gifla,
répétant sa question.

--A quel âge, dis-le donc, garce!  dis-le donc?

Pourquoi lutter?  Son être fuyait sous elle.  Il lui aurait sorti
le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier.  Et
l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel
anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées
très bas, s'entendaient à peine.  Et lui, mordu de sa jalousie
atroce, s'enrageait à la souffrance dont le déchiraient les
tableaux évoqués: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à
revenir sur les détails, à préciser les faits.  L'oreille aux
lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la
continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si
elle s'arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l'enfance, la
jeunesse.  Était-ce au fond des massifs du grand parc?  était-ce
dans le détour perdu de quelque corridor du château?  Déjà le
président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à la
mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille?  Cela, pour
sûr, avait commencé, les jours où les autres gamines
s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait à paraître,
tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il
lui donnât en passant une petite tape sur la joue.  Et, plus
tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de
lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il
l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne
et si sévère aux autres?  Ah!  la sale chose, ce vieux se faisant
baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette,
la tâtant, l'entamant un peu à chaque heure, sans avoir la
patience d'attendre qu'elle fût mûre!

Roubaud haletait.

--Enfin, à quel âge, répète, à quel âge?

--Seize ans et demi.

--Tu mens!

Mentir, mon Dieu!  pourquoi?  Elle eut un haussement d'épaules
plein d'un abandon et d'une lassitude immenses.

--Et, la première fois, où ça s'est-il passé?

--A la Croix-de-Maufras.

Il hésita une seconde, ses lèvres s'agitaient, une lueur jaune
troublait ses yeux.

--Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait?

Elle resta muette.  Puis, comme il brandissait le poing:

--Tu ne me croirais pas.

--Dis toujours...  Il n'a pu rien faire, hein?

D'un signe de tête, elle répondit.  C'était bien cela.  Et,
alors, il s'acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu'au
bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes.
Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à
dire non, d'un signe.  Peut-être ça les soulagerait-il l'un et
l'autre, quand elle aurait avoué.  Mais lui souffrait davantage
de ces détails, qu'elle croyait être une atténuation.  Des
rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins
torturante.  Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et
retournait au fond de sa chair les lames empoisonnées de sa
jalousie.  Maintenant, c'était fini, il ne vivrait plus, il
évoquerait toujours l'exécrable image.

Un sanglot déchira sa gorge.

--Ah!  nom de Dieu...  ah!  nom de Dieu!...  ça ne peut pas être,
non, non!  c'est trop, ça ne peut pas être!

Puis, tout d'un coup, il la secoua.

--Mais nom de Dieu de garce!  pourquoi m'as-tu épousé?...
Sais-tu que c'est ignoble de m'avoir trompé ainsi?  Il y a des
voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur la conscience...
Tu me méprisais donc, tu ne m'aimais donc pas?...  Hein!
pourquoi m'as-tu épousé?

Elle eut un geste vague.  Est-ce qu'elle savait au juste, à
présent?  En l'épousant, elle était heureuse, espérant en finir
avec l'autre.  Il y a tant de choses qu'on ne voudrait pas faire
et qu'on fait, parce qu'elles sont encore les plus sages.  Non,
elle ne l'aimait pas; et ce qu'elle évitait de lui dire, c'était
que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti à être sa
femme.

--Lui, n'est-ce pas?  désirait te caser.  Il a trouvé une bonne
bête...  Hein?  il désirait te caser pour que ça continue.  Et
vous avez continué, hein?  à tes deux voyages, là-bas.  C'est
pour ça qu'il t'emmenait?

D'un signe, elle avoua de nouveau.

--Et c'est pour ça encore qu'il t'invitait, cette fois?...
Jusqu'à la fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures!  Et, si
je ne t'étrangle pas, ça recommencera!

Ses mains convulsées s'avançaient pour la reprendre à la gorge.
Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

--Voyons, tu es injuste.  Puisque c'est moi qui ai refusé d'y
aller.  Tu m'y envoyais, j'ai dû me fâcher, rappelle-toi...  Tu
vois bien que je ne voulais plus.  C'était fini.  Jamais, jamais
plus, je n'aurais voulu.

Il sentit qu'elle disait la vérité, et il n'en eut aucun
soulagement.  L'affreuse douleur, le fer qui lui restait en
pleine poitrine, c'était l'irréparable, ce qui avait eu lieu
entre elle et cet homme.  Il ne souffrait horriblement que de son
impuissance à faire que cela ne fût pas.  Sans la lâcher encore,
il s'était rapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré
là, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines
bleues, tout ce qu'elle lui avouait.  Et il murmura, obsédé,
halluciné:

--A la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge...  Je la connais,
la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face.  Et
c'est là, dans cette chambre...  Je comprends qu'il parle de te
laisser la maison.  Tu l'as bien gagnée.  Il pouvait veiller sur
tes sous et te doter, ça valait ça...  Un juge, un homme riche à
millions, si respecté, si instruit, si haut!  Vrai, la tête vous
tourne...  Et, dis donc, s'il était ton père?

Séverine, d'un effort, se mit debout.  Elle l'avait repoussé,
avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre être
vaincu.  Violente, elle protestait.

--Non, non, pas ça!  Tout ce que tu voudras, pour le reste.
Bats-moi, tue-moi...  Mais ne dis pas ça, tu mens!

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

--Est-ce que tu en sais quelque chose?  C'est bien parce que tu
en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi.

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petit
serpent d'or à tête de rubis, oublié à son doigt.  Il l'en
arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de
rage.  Puis, il marcha d'un bout de la pièce à l'autre, muet,
éperdu.  Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses
grands yeux fixes.  Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point.  Dès qu'elle semblait
se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par
grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige.
Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les
sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à
l'unique besoin d'apaiser la bête hurlante au fond de lui.
C'était un besoin physique, immédiat, comme une faim de
vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus
aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite.

Sans s'arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il
bégaya, d'une voix d'angoisse:

--Qu'est-ce que je vais faire?

Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuée tout de suite, il ne
la tuerait pas maintenant.  Sa lâcheté de la laisser vivre
exaspérait sa colère, car c'était lâche, c'était parce qu'il
tenait encore à sa peau de garce, qu'il ne l'avait pas étranglée.
Il ne pouvait pourtant la garder ainsi.  Alors, il allait donc la
chasser, la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir?  Et un
nouveau flot de souffrance l'emportait, une exécrable nausée le
submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas
même ça.  Quoi, enfin?  Il ne restait qu'à accepter l'abomination
et qu'à remmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille
vie avec elle, comme si de rien n'était.  Non!  non!  la mort
plutôt, la mort pour tous les deux, à l'instant!  Une telle
détresse le souleva, qu'il cria plus haut, égaré:

--Qu'est-ce que je vais faire?

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours de
ses grands yeux.  Dans la calme affection de camarade qu'elle
avait eue pour lui, il l'apitoyait déjà, par la douleur démesurée
où elle le voyait.  Les gros mots, les coups, elle les aurait
excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins de
surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore.  Elle,
passive, docile, qui toute jeune s'était pliée aux désirs d'un
vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage,
simplement désireuse d'arranger les choses, n'arrivait pas à
comprendre un tel éclat de jalousie, pour des fautes anciennes,
dont elle se repentait; et, sans vice, la chair mal éveillée
encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgré
tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner
furieusement, comme elle aurait regardé un loup, un être d'une
autre espèce.  Qu'avait-il donc en lui?  Il y en avait tant sans
colère!  Ce qui l'épouvantait, c'était de sentir l'animal,
soupçonné par elle depuis trois ans, à des grognements sourds,
aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre.  Que lui dire, pour
empêcher un malheur?

A chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle.  Et
elle l'attendait au passage, elle osa lui parler.

--Mon ami, écoute...

Mais il ne l'entendait pas, il repartait à l'autre bout de la
pièce, ainsi qu'une paille battue d'un orage.

--Qu'est-ce que je vais faire?  Qu'est-ce que je vais faire?

Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute.

--Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller...
Je n'y serais jamais plus allée, jamais, jamais!  C'est toi que
j'aime.

Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses lèvres pour
qu'il les baisât.  Mais, tombé près d'elle, il la repoussa, dans
un mouvement d'horreur.

--Ah!  garce, tu voudrais maintenant...  Tout à l'heure, tu n'as
pas voulu, tu n'avais pas envie de moi...  Et, maintenant, tu
voudrais, pour me reprendre, hein?  Lorsqu'on tient un homme par
là, on le tient solidement...  Mais ça me brûlerait, d'aller avec
toi, oui!  je sens bien que ça me brûlerait le sang d'un poison.

Il frissonnait.  L'idée de la posséder, cette image de leurs deux
corps s'abattant sur le lit, venait de le traverser d'une flamme.
Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir
souillé qui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la
mort.

--Pour que je ne crève pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il
faut avant ça que je crève l'autre...  Il faut que je le crève,
que je le crève!

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si ce
mot, en lui apportant une résolution, l'avait calmé.  Il ne parla
plus, il marcha lentement jusqu'à la table, y regarda le couteau,
dont la lame, grande ouverte, luisait.  D'un geste machinal, il
le ferma, le mit dans sa poche.  Et, les mains ballantes, les
regards au loin, il restait à la même place, il songeait.  Des
obstacles coupaient son front de deux grandes rides.  Pour
trouver, il retourna ouvrir la fenêtre, il s'y planta, le visage
dans le petit air froid du crépuscule.  Derrière lui, sa femme
s'était levée, reprise de peur; et, n'osant le questionner,
tâchant de deviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur,
elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaient
en noir, le vaste champ de la gare s'emplissait d'une brume
violâtre.  Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profonde
était comme noyée d'une cendre, où commençaient à s'effacer les
charpentes du pont de l'Europe.  Vers Paris, un dernier reflet de
jour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis
que, dessous, les ténèbres amassées pleuvaient.  Des étincelles
brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais.  Une
grosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du
train de Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes,
et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef de service.
Des embarras s'étaient produits, le signal rouge de l'aiguilleur
fermait la voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre
des voitures, qu'une manoeuvre mal exécutée avait laissées en
route.  Sans cesse, des trains filaient dans l'ombre croissante,
parmi l'inextricable lacis des rails, au milieu des files de
wagons immobiles, stationnant sur les voies d'attente.  Il en
partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain; il en
arriva un de Cherbourg, très long.  Les signaux se multipliaient,
les coups de sifflet, les sons de trompe; de toutes parts, un à
un, apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs;
c'était une confusion, à cette heure trouble de l'entre chien et
loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait,
se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant,
vague au fond du crépuscule.  Mais le feu rouge de l'aiguilleur
s'effaça, le train de Dieppe siffla, se mit en marche.  Du ciel
pâle, commençaient à voler de rares gouttes de pluie.  La nuit
allait être très humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue,
comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait.  Il était
décidé, son plan était fait.  Dans le jour mourant, il regarda
l'heure au coucou, il dit tout haut:

--Cinq heures vingt.

Et il s'étonnait: une heure, une heure à peine, pour tant de
choses!  Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis des
semaines.

--Cinq heures vingt, nous avons le temps.

Séverine, qui n'osait l'interroger, le suivait toujours de ses
regards anxieux.  Elle le vit fureter dans l'armoire, en tirer du
papier, une petite bouteille d'encre, une plume.

--Tiens!  tu vas écrire.

--A qui donc?

--A lui...  Assieds-toi.

Et, comme elle s'écartait instinctivement de la chaise, sans
savoir encore ce qu'il allait exiger, il la ramena, l'assit
devant la table, d'une telle pesée, qu'elle y resta.

--Écris...  «Partez ce soir par l'express de six heures trente et
ne vous montrez qu'à Rouen.»

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur
s'augmentait de tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces
deux simples lignes.  Aussi s'enhardit-elle jusqu'à lever la
tête, suppliante.

--Mon ami, que vas-tu faire?...  Je t'en prie, explique-moi...

Il répéta, de sa voix haute, inexorable:

--Ecris, écris.

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, mais
avec une obstination dont elle sentait le poids l'écraser,
l'anéantir:

--Ce que je vais faire, tu le verras bien...  Et, entends-tu, ce
que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi...  Comme
ça, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide
entre nous.

Il l'épouvantait, elle eut un recul encore.

--Non, non, je veux savoir...  Je n'écrirai pas avant de savoir.

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main
frêle d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression
continue d'étau, jusqu'à la broyer.  C'était sa volonté qu'il lui
entrait ainsi dans la chair, avec la douleur.  Elle jeta un cri,
et tout se brisait en elle, tout se livrait.  L'ignorante qu'elle
était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir.
Instrument d'amour, instrument de mort.

--Ecris, écris.

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

--C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre.  A
présent, range un peu ici, apprête tout...  Je reviendrai te
prendre.

Il était très calme.  Il refit le noeud de sa cravate devant la
glace, mit son chapeau, puis s'en alla.  Elle l'entendit qui
fermait la porte, à double tour, et qui emportait la clef.  La
nuit croissait de plus en plus.  Un instant, elle resta assise,
l'oreille tendue à tous les bruits du dehors.  Chez la voisine,
la marchande de journaux, il y avait une plainte continue,
assourdie: sans doute un petit chien oublié.  En bas, chez les
Dauvergne, le piano se taisait.  C'était maintenant un tapage gai
de casseroles et de vaisselle, les deux ménagères s'occupant au
fond de leur cuisine, Claire à soigner un ragoût de mouton,
Sophie à éplucher une salade.  Et elle, anéantie, les écoutait
rire, dans la détresse affreuse de cette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l'express du Havre,
débouchant du pont de l'Europe, fut envoyée sur son train, et
attelée.  A cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train
sous la marquise des grandes lignes.  Il attendait au plein air,
contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite,
dans les ténèbres d'un ciel d'encre, où la file des quelques becs
de gaz, plantés le long du trottoir, n'alignait que des étoiles
fumeuses.  Une averse venait de cesser, il en restait un souffle
d'une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert,
qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs pâlies des façades
de la rue de Rome.  Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà
et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé de masses
opaques, les machines et les wagons solitaires, les tronçons de
trains dormant sur les voies de garage; et, du fond de ce lac
d'ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes,
haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris
aigus de femmes qu'on violente, des trompes lointaines sonnant,
lamentables, au milieu du grondement des rues voisines.  Il y eut
des ordres à voix haute, pour qu'on ajoutât une voiture.
Immobile, la machine de l'express perdait par une soupape un
grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle
s'effiloquait en petites fumées, semant de larmes blanches le
deuil sans bornes tendu au ciel.

A six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent.  Elle venait de
rendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les
cabinets, près des salles d'attente; et il la poussait, de l'air
pressé d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque,
le chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage,
hésitante, comme brisée de fatigue.  Un flot de voyageurs suivait
le quai, ils s'y mêlèrent, longèrent la file des wagons,
cherchant du regard un compartiment de première vide.  Le
trottoir s'animait, des facteurs roulaient au fourgon de tête les
chariots de bagages, un surveillant s'occupait de caser une
famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d'oeil
aux attelages, sa lanterne-signal à la main, pour voir s'ils
étaient bien faits, serrés à bloc.  Et Roubaud avait enfin trouvé
un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter
Séverine, lorsqu'il fut aperçu par le chef de gare, M. Vandorpe,
qui se promenait là, en compagnie de son chef adjoint des grandes
lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derrière le dos,
suivant la manoeuvre, pour la voiture qu'on ajoutait.  Il y eut
des saluts, il fallut s'arrêter et causer.

D'abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s'était
terminée à la satisfaction de tout le monde.  Ensuite, il fut
question d'un accident arrivé le matin au Havre, et que le
télégraphe avait transmis: une machine, la Lison, qui, le jeudi
et le samedi, faisait le service de l'express de six heures
trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait
en gare; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux
jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son
chauffeur, Pecqueux, l'homme de la mère Victoire.  Debout devant
la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter
encore; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une
grande liberté d'esprit, haussant la voix, riant.  Mais il y eut
un choc, le train recula de quelques mètres: c'était la machine
qui refoulait les premiers wagons sur celui qu'on venait
d'ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé.  Et le fils
Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de
conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l'avait
empêchée d'être heurtée par la portière grande ouverte, en
l'écartant d'un geste prompt; puis, s'excusant, souriant, très
aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des
administrateurs de la Compagnie, qui venait d'en faire la
demande, une demi-heure avant le départ du train.  Elle eut un
petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la
quitta enchanté, car il s'était dit souvent qu'elle ferait une
maîtresse bien agréable.

L'horloge marquait six heures vingt-sept.  Encore trois minutes.
Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles
d'attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci,
pour revenir près de Séverine.  Mais le wagon avait marché, ils
durent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas; et,
tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d'un
effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle
regardait instinctivement en arrière, pour savoir.  C'était un
voyageur attardé qui arrivait, n'ayant à la main qu'une
couverture, le collet de son gros paletot bleu relevé et si
ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu'on
ne distinguait de la face, aux clartés vacillantes du gaz, qu'un
peu de barbe blanche.  Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne
s'étaient avancés, malgré le désir évident que le voyageur avait
de n'être pas vu.  Ils le suivirent, il ne les salua que trois
wagons plus loin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte.
C'était lui.  Séverine, tremblante, s'était laissée tomber sur la
banquette.  Son mari lui broyait le bras d'une étreinte, comme
une prise dernière de possession, exultant, maintenant qu'il
était certain de faire la chose.

Dans une minute, la demie sonnerait.  Un marchand s'entêtait à
offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore
sur le quai, finissant une cigarette.  Mais tous montèrent: on
entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants
fermant les portières.  Et Roubaud, qui avait eu la surprise
désagréable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait
vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans
doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de
véritable colère, lorsque la portière fut rouverte et qu'un
surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui
s'échouèrent, étouffant.  On allait partir.  La pluie, très fine,
avait repris, noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse
traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres
éclairées, une file de petites fenêtres mouvantes.  Des feux
verts s'étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du
sol.  Et rien autre, rien qu'une immensité noire, où seules
apparaissaient les marquises des grandes lignes, pâlies d'un
faible reflet de gaz.  Tout avait sombré, les bruits eux-mêmes
s'assourdissaient, il n'y avait plus que le tonnerre de la
machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant des flots tourbillonnants
de vapeur blanche.  Une nuée montait, déroulant comme un linceul
d'apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumées
noires, venues on ne savait d'où.  Le ciel en fut obscurci
encore, un nuage de suie s'envolait sur le Paris nocturne,
incendié de son brasier.

Alors, le sous-chef de service leva sa lanterne, pour que le
mécanicien demandât la voie.  Il y eut deux coups de sifflet, et
là-bas, près du poste de l'aiguilleur, le feu rouge s'effaça, fut
remplacé par un feu blanc.  Debout à la porte du fourgon, le
conducteur-chef attendait l'ordre du départ, qu'il transmit.  Le
mécanicien siffla encore, longuement, ouvrit son régulateur,
démarrant la machine.  On partait.  D'abord, le mouvement fut
insensible, puis le train roula.  Il fila sous le pont de
l'Europe, s'enfonça vers le tunnel des Batignolles.  On ne voyait
de lui, saignant comme des blessures ouvertes, que les trois feux
de l'arrière, le triangle rouge.  Quelques secondes encore, on
put le suivre, dans le frisson noir de la nuit.  Maintenant, il
fuyait, et rien ne devait plus arrêter ce train lancé à toute
vapeur.  Il disparut.



II


A La Croix-de-Maufras, dans un jardin que le chemin de fer a
coupé, la maison est posée de biais, si près de la voie, que tous
les trains qui passent l'ébranlent; et un voyage suffit pour
l'emporter dans sa mémoire, le monde entier filant à grande
vitesse la sait à cette place, sans rien connaître d'elle,
toujours close, laissée comme en détresse, avec ses volets gris
que verdissent les coups de pluie de l'ouest.  C'est le désert,
elle semble accroître encore la solitude de ce coin perdu, qu'une
lieue à la ronde sépare de toute âme.

Seule, la maison du garde-barrière est là, au coin de la route
qui traverse la ligne et qui se rend à Doinville, distant de cinq
kilomètres.  Basse, les murs lézardés, les tuiles de la toiture
mangées de mousse, elle s'écrase d'un air abandonné de pauvre, au
milieu du jardin qui l'entoure, un jardin planté de légumes,
fermé d'une haie vive, et dans lequel se dresse un grand puits,
aussi haut que la maison.  Le passage à niveau se trouve entre
les stations de Malaunay et de Barentin, juste au milieu, à
quatre kilomètres de chacune d'elles.  Il est d'ailleurs très peu
fréquenté, la vieille barrière à demi pourrie ne roule guère que
pour les fardiers des carrières de Bécourt, dans la forêt, à une
demi-lieue.  On ne saurait imaginer un trou plus reculé, plus
séparé des vivants, car le long tunnel, du côté de Malaunay,
coupe tout chemin, et l'on ne communique avec Barentin que par un
sentier mal entretenu longeant la ligne.  Aussi les visiteurs
sont-ils rares.

Ce soir-là, à la tombée du jour, par un temps gris très doux, un
voyageur, qui venait de quitter à Barentin un train du Havre,
suivait d'un pas allongé le sentier de la Croix-de-Maufras.  Le
pays n'est qu'une suite ininterrompue de vallons et de côtes, une
sorte de moutonnement du sol, que le chemin de fer traverse,
alternativement, sur des remblais et dans des tranchées.  Aux
deux bords de la voie, ces accidents de terrain continuels, les
montées et les descentes, achèvent de rendre les routes
difficiles.  La sensation de grande solitude en est augmentée;
les terrains, maigres, blanchâtres, restent incultes; des arbres
couronnent les mamelons de petits bois, tandis que, le long des
vallées étroites, coulent des ruisseaux, ombragés de saules.
D'autres bosses crayeuses sont absolument nues, les coteaux se
succèdent, stériles, dans un silence et un abandon de mort.  Et
le voyageur, jeune, vigoureux, hâtait le pas, comme pour échapper
à la tristesse de ce crépuscule si doux sur cette terre désolée.

Dans le jardin du garde-barrière, une fille tirait de l'eau au
puits, une grande fille de dix-huit ans, blonde, forte, à la
bouche épaisse, aux grands yeux verdâtres, au front bas, sous de
lourds cheveux.  Elle n'était point jolie, elle avait les hanches
solides et les bras durs d'un garçon.  Dès qu'elle aperçut le
voyageur, descendant le sentier, elle lâcha le seau, elle
accourut se mettre devant la porte à claire-voie, qui fermait la
haie vive.

--Tiens!  Jacques! cria-t-elle.

Lui, avait levé la tête.  Il venait d'avoir vingt-six ans,
également de grande taille, très brun, beau garçon au visage rond
et régulier, mais que gâtaient des mâchoires trop fortes.  Ses
cheveux, plantés drus, frisaient, ainsi que ses moustaches, si
épaisses, si noires, qu'elles augmentaient la pâleur de son
teint.  On aurait dit un monsieur, à sa peau fine, bien rasée sur
les joues, si l'on n'eût pas trouvé d'autre part l'empreinte
indélébile du métier, les graisses qui jaunissaient déjà ses
mains de mécanicien, des mains pourtant restées petites et
souples.

--Bonsoir, Flore, dit-il simplement.

Mais ses yeux, qu'il avait larges et noirs, semés de points d'or,
s'étaient comme troublés d'une fumée rousse, qui les pâlissait.
Les paupières battirent, les yeux se détournèrent, dans une gêne
subite, un malaise allant jusqu'à la souffrance.  Et tout le
corps lui-même avait eu un instinctif mouvement de recul.

Elle, immobile, les regards posés droit sur lui, s'était aperçue
de ce tressaillement involontaire, qu'il tâchait de maîtriser,
chaque fois qu'il abordait une femme.  Elle semblait en rester
toute sérieuse et triste.  Puis, désireux de cacher son embarras,
comme il lui demandait si sa mère était à la maison, bien qu'il
sût celle-ci souffrante, incapable de sortir, elle ne répondit
que d'un signe de tête, elle s'écarta pour qu'il pût entrer sans
la toucher, et retourna au puits, sans un mot, la taille droite
et fière.

Jacques, de son pas rapide, traversa l'étroit jardin et entra
dans la maison.  Là, au milieu de la première pièce, une vaste
cuisine où l'on mangeait et où l'on vivait, tante Phasie, ainsi
qu'il la nommait depuis l'enfance, était seule, assise près de la
table, sur une chaise de paille, les jambes enveloppées d'un
vieux châle.  C'était une cousine de son père, une Lantier, qui
lui avait servi de marraine, et qui, à l'âge de six ans, l'avait
pris chez elle, quand, son père et sa mère disparus, envolés à
Paris, il était resté à Plassans, où il avait suivi plus tard les
cours de l'école des arts et métiers.  Il lui en gardait une vive
reconnaissance, il disait que c'était à elle qu'il le devait,
s'il avait fait son chemin.  Lorsqu'il était devenu mécanicien de
première classe à la Compagnie de l'Ouest, après deux années
passées au chemin de fer d'Orléans, il y avait trouvé sa
marraine, remariée à un garde-barrière du nom de Misard, exilée
avec les deux filles de son premier mariage, dans ce trou perdu
de la Croix-de-Maufras.  Aujourd'hui, bien qu'âgée de
quarante-cinq ans à peine, la belle tante Phasie d'autrefois, si
grande, si forte, en paraissait soixante, amaigrie et jaunie,
secouée de continuels frissons.

Elle eut un cri de joie.

--Comment, c'est toi, Jacques!...  Ah!  mon grand garçon, quelle
surprise!

Il la baisa sur les joues, il lui expliqua qu'il venait d'avoir
brusquement deux jours de congé forcé: la Lison, sa machine, en
arrivant le matin au Havre, avait eu sa bielle rompue, et comme
la réparation ne pouvait être terminée avant vingt-quatre heures,
il ne reprendrait son service que le lendemain soir, pour
l'express de six heures quarante.  Alors, il avait voulu
l'embrasser.  Il coucherait, il ne repartirait de Barentin que
par le train de sept heures vingt-six du matin.  Et il gardait
entre les siennes ses pauvres mains fondues, il lui disait
combien sa dernière lettre l'avait inquiété.

--Ah!  oui, mon garçon, ça ne va plus, ça ne va plus du tout...
Que tu es gentil d'avoir deviné mon désir de te voir!  Mais je
sais à quel point tu es tenu, je n'osais pas te demander de
venir.  Enfin, te voilà, et j'en ai si gros, si gros sur le
coeur!

Elle s'interrompit, pour jeter craintivement un regard par la
fenêtre.  Sous le jour finissant, de l'autre côté de la voie, on
apercevait son mari, Misard, dans un poste de cantonnement, une
de ces cabanes de planches, établies tous les cinq ou six
kilomètres et reliées par des appareils télégraphiques, afin
d'assurer la bonne circulation des trains.  Tandis que sa femme,
et plus tard Flore, était chargée de la barrière du passage à
niveau, on avait fait de Misard un stationnaire.

Comme s'il avait pu l'entendre, elle baissa la voix, dans un
frisson.

--Je crois bien qu'il m'empoisonne!

Jacques eut un sursaut de surprise à cette confidence, et ses
yeux, en se tournant eux aussi vers la fenêtre, furent de nouveau
ternis par ce trouble singulier, cette petite fumée rousse qui en
pâlissait l'éclat noir, diamanté d'or.

--Oh!  tante Phasie, quelle idée!  murmura-t-il.  Il a l'air si
doux et si faible.

Un train allant vers Le Havre venait de passer, et Misard était
sorti de son poste, pour fermer la voie derrière lui.  Pendant
qu'il remontait le levier, mettant au rouge le signal, Jacques le
regardait.  Un petit homme malingre, les cheveux et la barbe
rares, décolorés, la figure creusée et pauvre.  Avec cela,
silencieux, effacé, sans colère, d'une politesse obséquieuse
devant les chefs.  Mais il était rentré dans la cabane de
planches, pour inscrire sur son garde-temps l'heure du passage,
et pour pousser les deux boutons électriques, l'un qui rendait la
voie libre au poste précédent, l'autre qui annonçait le train au
poste suivant.

--Ah!  tu ne le connais pas, reprit tante Phasie.  Je te dis
qu'il doit me faire prendre quelque saleté...  Moi qui étais si
forte, qui l'aurais mangé, et c'est lui, ce bout d'homme, ce rien
du tout, qui me mange!

Elle s'enfiévrait d'une rancune sourde et peureuse, elle vidait
son coeur, ravie de tenir enfin quelqu'un qui l'écoutait.  Où
avait-elle eu la tête de se remarier avec un sournois pareil, et
sans le sou, et avare, elle plus âgée de cinq ans, ayant deux
filles, l'une de six ans, l'autre de huit ans déjà?  Voici dix
années bientôt qu'elle avait fait ce beau coup, et pas une heure
ne s'était écoulée sans qu'elle en eût le repentir: une existence
de misère, un exil dans ce coin glacé du Nord, où elle
grelottait, un ennui à périr, de n'avoir jamais personne à qui
causer, pas même une voisine.  Lui, était un ancien poseur de la
voie, qui, maintenant, gagnait douze cents francs comme
stationnaire; elle, dès le début, avait eu cinquante francs pour
la barrière, dont Flore aujourd'hui se trouvait chargée; et là
étaient le présent et l'avenir, aucun autre espoir, la certitude
de vivre et de crever dans ce trou, à mille lieues des vivants.
Ce qu'elle ne racontait pas, c'étaient les consolations qu'elle
avait encore, avant de tomber malade, lorsque son mari
travaillait au ballast, et qu'elle demeurait seule à garder la
barrière avec ses filles; car elle possédait alors, de Rouen au
Havre, sur toute la ligne, une telle réputation de belle femme,
que les inspecteurs de la voie la visitaient au passage; même il
y avait eu des rivalités, les piqueurs d'un autre service étaient
toujours en tournée, à redoubler de surveillance.  Le mari
n'était pas une gêne, déférent avec tout le monde, se glissant
par les portes, partant, revenant sans rien voir.  Mais ces
distractions avaient cessé, et elle restait là, les semaines, les
mois, sur cette chaise, dans cette solitude, à sentir son corps
s'en aller un peu plus, d'heure en heure.

--Je te dis, répéta-t-elle pour conclure, que c'est lui qui s'est
mis après moi, et qu'il m'achèvera, tout petit qu'il est.

Une sonnerie brusque lui fit jeter au-dehors le même regard
inquiet.  C'était le poste précédent qui annonçait à Misard un
train allant sur Paris; et l'aiguille de l'appareil de
cantonnement, posé devant la vitre, s'était inclinée dans le sens
de la direction.  Il arrêta la sonnerie, il sortit pour signaler
le train par deux sons de trompe.  Flore, à ce moment, vint
pousser la barrière; puis, elle se planta, tenant tout droit le
drapeau, dans son fourreau de cuir.  On entendit le train, un
express, caché par une courbe, s'approcher avec un grondement qui
grandissait.  Il passa comme en un coup de foudre, ébranlant,
menaçant d'emporter la maison basse, au milieu d'un vent de
tempête.  Déjà Flore s'en retournait à ses légumes, tandis que
Misard, après avoir fermé la voie montante derrière le train,
allait rouvrir la voie descendante, en abattant le levier pour
effacer le signal rouge; car une nouvelle sonnerie, accompagnée
du relèvement de l'autre aiguille, venait de l'avertir que le
train, passé cinq minutes plus tôt, avait franchi le poste
suivant.  Il rentra, prévint les deux postes, inscrivit le
passage, puis attendit.  Besogne toujours la même, qu'il faisait
pendant douze heures, vivant là, mangeant là, sans lire trois
lignes d'un journal, sans paraître même avoir une pensée, sous
son crâne oblique.

Jacques, qui, autrefois, plaisantait sa marraine sur les ravages
qu'elle faisait parmi les inspecteurs de la voie, ne put
s'empêcher de sourire, en disant:

--Peut-être bien qu'il est jaloux.

Mais Phasie eut un haussement d'épaules plein de pitié, pendant
qu'un rire montait également, irrésistible, à ses pauvres yeux
pâlis.

--Ah!  mon garçon, qu'est-ce que tu dis là?...  Lui, jaloux!  Il
s'en est toujours fichu, du moment que ça ne lui sortait rien de
la poche.

Puis, reprise de son frisson:

--Non, non, il n'y tenait guère, à ça.  Il ne tient qu'à
l'argent...  Ce qui nous a fâchés, vois-tu, c'est que je n'ai pas
voulu lui donner les mille francs de papa, l'année dernière,
quand j'ai hérité.  Alors, ainsi qu'il m'en menaçait, ça m'a
porté malheur, je suis tombée malade...  Et le mal ne m'a plus
quittée depuis cette époque, oui!  Juste depuis cette époque.

Le jeune homme comprit, et comme il croyait à des idées noires de
femme souffrante, il essaya encore de la dissuader.  Mais elle
s'entêtait d'un branle de la tête, en personne dont la conviction
est faite.  Aussi finit-il par dire:

--Eh bien, rien n'est plus simple, si vous désirez que ça
finisse...  Donnez-lui vos mille francs.

Un effort extraordinaire la mit debout.  Et, ressuscitée,
violente:

--Mes mille francs, jamais!  J'aime mieux crever...  Ah!  ils
sont cachés, bien cachés, va!  On peut retourner la maison, je
défie qu'on les trouve...  Et il l'a assez retournée, lui, le
malin!  Je l'ai entendu, la nuit, qui tapait dans tous les murs.
Cherche, cherche!  Rien que le plaisir de voir son nez
s'allonger, ça me suffirait pour prendre patience...  Faudra
savoir qui lâchera le premier, de lui ou de moi.  Je me méfie, je
n'avale plus rien de ce qu'il touche.  Et si je claquais, eh
bien, il ne les aurait tout de même pas, mes mille francs!  je
préférerais les laisser à la terre.

Elle retomba sur la chaise, épuisée, secouée par un nouveau son
de trompe.  C'était Misard, au seuil du poste de cantonnement,
qui, cette fois, signalait un train allant au Havre.  Malgré
l'obstination où elle s'enfermait, de ne pas donner l'héritage,
elle avait de lui une peur secrète, grandissante, la peur du
colosse devant l'insecte dont il se sent mangé.  Et le train
annoncé, l'omnibus parti de Paris à midi quarante-cinq, venait au
loin, d'un roulement sourd.  On l'entendit sortir du tunnel,
souffler plus haut dans la campagne.  Puis, il passa, dans le
tonnerre de ses roues et la masse de ses wagons, d'une force
invincible d'ouragan.

Jacques, les yeux levés vers la fenêtre, avait regardé défiler
les petites vitres carrées, où apparaissaient des profils de
voyageurs.  Il voulut détourner les idées noires de Phasie, il
reprit en plaisantant:

--Marraine, vous vous plaignez de ne jamais voir un chat, dans
votre trou...  Mais en voilà, du monde!

Elle ne comprit pas d'abord, étonnée.

--Où ça, du monde?...  Ah!  oui, ces gens qui passent.  La belle
avance!  on ne les connaît pas, on ne peut pas causer.

Il continuait de rire.

--Moi, vous me connaissez bien, vous me voyez passer souvent.

--Toi, c'est vrai, je te connais, et je sais l'heure de ton
train, et je te guette, sur ta machine.  Seulement, tu files, tu
files!  Hier, tu as fait comme ça de la main.  Je ne peux
seulement pas répondre...  Non, non, ce n'est pas une manière de
voir le monde.

Pourtant, cette idée du flot de foule que les trains montants et
descendants charriaient quotidiennement devant elle, au milieu du
grand silence de sa solitude, la laissait pensive, les regards
sur la voie, où tombait la nuit.  Quand elle était valide,
qu'elle allait et venait, se plantant devant la barrière, le
drapeau au poing, elle ne songeait jamais à ces choses.  Mais des
rêveries confuses, à peine formulées, lui embarbouillaient la
tête, depuis qu'elle demeurait les journées sur cette chaise,
n'ayant à réfléchir à rien qu'à sa lutte sourde avec son homme.
Cela lui semblait drôle, de vivre perdue au fond de ce désert,
sans une âme à qui se confier, lorsque, de jour et de nuit,
continuellement, il défilait tant d'hommes et de femmes, dans le
coup de tempête des trains, secouant la maison, fuyant à toute
vapeur.  Bien sûr que la terre entière passait là, pas des
Français seulement, des étrangers aussi, des gens venus des
contrées les plus lointaines, puisque personne maintenant ne
pouvait rester chez soi, et que tous les peuples, comme on
disait, n'en feraient bientôt plus qu'un seul.  Ça, c'était le
progrès, tous frères, roulant tous ensemble, là-bas, vers un pays
de cocagne.  Elle essayait de les compter, en moyenne, à tant par
wagon: il y en avait trop, elle n'y parvenait pas.  Souvent, elle
croyait reconnaître des visages, celui d'un monsieur à barbe
blonde, un Anglais sans doute, qui faisait chaque semaine le
voyage de Paris, celui d'une petite dame brune, passant
régulièrement le mercredi et le samedi.  Mais l'éclair les
emportait, elle n'était pas bien sûre de les avoir vus, toutes
les faces se noyaient, se confondaient, comme semblables,
disparaissaient les unes dans les autres.  Le torrent coulait, en
ne laissant rien de lui.  Et ce qui la rendait triste, c'était,
sous ce roulement continu, sous tant de bien-être et tant
d'argent promenés, de sentir que cette foule toujours si
haletante ignorait qu'elle fût là, en danger de mort, à ce point
que, si son homme l'achevait un soir, les trains continueraient à
se croiser près de son cadavre, sans se douter seulement du
crime, au fond de la maison solitaire.

Phasie était restée les yeux sur la fenêtre, et elle résuma ce
qu'elle éprouvait trop vaguement pour l'expliquer tout au long.

--Ah!  c'est une belle invention, il n'y a pas à dire.  On va
vite, on est plus savant...  Mais les bêtes sauvages restent des
bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques
meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages
dessous.

Jacques de nouveau hocha la tête, pour dire qu'il pensait comme
elle.  Depuis un instant, il regardait Flore qui rouvrait la
barrière, devant une voiture de carrier, chargée de deux blocs de
pierre énormes.  La route desservait uniquement les carrières de
Bécourt, si bien que, la nuit, la barrière était cadenassée, et
qu'il était très rare qu'on fît relever la jeune fille.  En
voyant celle-ci causer familièrement avec le carrier, un petit
jeune homme brun, il s'écria:

--Tiens!  Cabuche est donc malade, que son cousin Louis conduit
ses chevaux?...  Ce pauvre Cabuche, le voyez-vous souvent,
marraine?

Elle leva les mains, sans répondre, en poussant un gros soupir.
C'était tout un drame, à l'automne dernier, qui n'avait pas été
fait pour la remettre: sa fille Louisette, la cadette, placée
comme femme de chambre chez madame Bonnehon, à Doinville, s'était
sauvée un soir, affolée, meurtrie, pour aller mourir chez son bon
ami Cabuche, dans la maison que celui-ci habitait en pleine
forêt.  Des histoires avaient couru, qui accusaient de violence
le président Grandmorin; mais on n'osait pas les répéter tout
haut.  La mère elle-même, bien que sachant à quoi s'en tenir,
n'aimait point revenir sur ce sujet.  Pourtant, elle finit par
dire:

--Non, il n'entre plus, il devient un vrai loup...  Cette pauvre
Louisette, qui était si mignonne, si blanche, si douce!  Elle
m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle!  tandis que Flore,
mon Dieu!  je ne m'en plains pas, mais elle a pour sûr quelque
chose de dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue
pendant des heures, et fière, et violente!...  tout ça est
triste, bien triste.

En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier,
qui, maintenant, traversait la voie.  Mais les roues
s'embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fît
claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant
les chevaux.

--Fichtre!  déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un
train arrive...  Il y en aurait une, de marmelade!

--Oh!  pas de danger, reprit tante Phasie.  Flore est drôle des
fois, mais elle connaît son affaire, elle ouvre l'oeil...  Dieu
merci, voici cinq ans que nous n'avons pas eu d'accident.
Autrefois, un homme a été coupé.  Nous autres, nous n'avons
encore eu qu'une vache, qui a manqué de faire dérailler un train.
Ah!  la pauvre bête!  on a retrouvé le corps ici et la tête
là-bas, près du tunnel...  Avec Flore, on peut dormir sur ses
deux oreilles.

Le fardier était passé, on entendait s'éloigner les secousses
profondes des roues dans les ornières.  Alors, elle revint à sa
préoccupation constante, à l'idée de la santé, chez les autres
autant que chez elle.

--Et toi, ça va-t-il tout à fait bien, maintenant?  Tu te
rappelles, chez nous, les choses dont tu souffrais, et auxquelles
le docteur ne comprenait rien?

Il eut son vacillement inquiet du regard.

--Je me porte très bien, marraine.

--Vrai!  tout a disparu, cette douleur qui te trouait le crâne,
derrière les oreilles, et les coups de fièvre brusques, et ces
accès de tristesse qui te faisaient te cacher comme une bête, au
fond d'un trou?

A mesure qu'elle parlait, il se troublait davantage, pris d'un
tel malaise, qu'il finit par l'interrompre, d'une voix brève.

--Je vous assure que je me porte très bien...  Je n'ai plus rien,
plus rien du tout.

--Allons, tant mieux, mon garçon!...  Ce n'est point parce que tu
aurais du mal, que ça me guérirait le mien.  Et puis, c'est de
ton âge, d'avoir de la santé.  Ah!  la santé, il n'y a rien de si
bon...  Tu es tout de même très gentil d'être venu me voir, quand
tu aurais pu aller t'amuser ailleurs.  N'est-ce pas?  tu vas
dîner avec nous, et tu coucheras là-haut dans le grenier, à côté
de la chambre de Flore.

Mais, encore une fois, un son de trompe lui coupa la parole.  La
nuit était tombée, et tous deux, en se tournant vers la fenêtre,
ne distinguèrent plus que confusément Misard causant avec un
autre homme.  Six heures venaient de sonner, il remettait le
service à son remplaçant, le stationnaire de nuit.  Il allait
être libre enfin, après ses douze heures passées dans cette
cabane, meublée seulement d'une petite table, sous la planchette
des appareils, d'un tabouret et d'un poêle, dont la chaleur trop
forte l'obligeait à tenir presque constamment la porte ouverte.

--Ah!  le voici, il va rentrer, murmura tante Phasie, reprise de
sa peur.

Le train annoncé arrivait, très lourd, très long, avec son
grondement de plus en plus haut.  Et le jeune homme dut se
pencher pour se faire entendre de la malade, ému de l'état
misérable où il la voyait se mettre, désireux de la soulager.

--Écoutez, marraine, s'il a vraiment de mauvaises idées,
peut-être que ça l'arrêterait, de savoir que je m'en mêle...
Vous feriez bien de me confier vos mille francs.

Elle eut une dernière révolte.

--Mes mille francs!  pas plus à toi qu'à lui!...  Je te dis que
j'aime mieux crever!

A ce moment, le train passait, dans sa violence d'orage, comme
s'il eût tout balayé devant lui.  La maison en trembla,
enveloppée d'un coup de vent.  Ce train-là, qui allait au Havre,
était très chargé, car il y avait une fête pour le lendemain
dimanche, le lancement d'un navire.  Malgré la vitesse, par les
vitres éclairées des portières, on avait eu la vision des
compartiments pleins, les files de têtes rangées, serrées,
chacune avec son profil.  Elles se succédaient, disparaissaient.
Que de monde!  encore la foule, la foule sans fin, au milieu du
roulement des wagons, du sifflement des machines, du tintement du
télégraphe, de la sonnerie des cloches!  C'était comme un grand
corps, un être géant couché en travers de la terre, la tête à
Paris, les vertèbres tout le long de la ligne, les membres
s'élargissant avec les embranchements, les pieds et les mains au
Havre et dans les autres villes d'arrivée.  Et ça passait, ça
passait, mécanique, triomphal, allant à l'avenir avec une
rectitude mécanique, dans l'ignorance volontaire de ce qu'il
restait de l'homme, aux deux bords, caché et toujours vivace,
l'éternelle passion et l'éternel crime.

Ce fut Flore qui rentra la première.  Elle alluma la lampe, une
petite lampe à pétrole, sans abat-jour, et mit la table.  Pas un
mot n'était échangé, à peine glissa-t-elle un regard vers
Jacques, qui se détournait, debout devant la fenêtre.  Sur le
poêle, une soupe aux choux se tenait chaude.  Elle la servait,
lorsque Misard parut à son tour.  Il ne témoigna aucune surprise
de trouver là le jeune homme.  Peut-être l'avait-il vu arriver,
mais il ne le questionna pas, sans curiosité.  Un serrement de
main, trois paroles brèves, rien de plus.  Jacques dut répéter,
de lui-même, l'histoire de la bielle rompue, son idée de venir
embrasser sa marraine et de coucher.  Doucement, Misard se
contentait de branler la tête, comme s'il trouvait cela très
bien, et l'on s'assit, l'on mangea sans hâte, d'abord en silence.
Phasie, qui, depuis le matin, n'avait pas quitté des yeux la
marmite où bouillait la soupe aux choux, en accepta une assiette.
Mais son homme s'étant levé pour lui donner son eau ferrée,
oubliée par Flore, une carafe où trempaient des clous, elle n'y
toucha pas.  Lui, humble, chétif, toussant d'une petite toux
mauvaise, n'avait point l'air de remarquer les regards anxieux
dont elle suivait ses moindres mouvements.  Comme elle demandait
du sel, dont il n'y avait pas sur la table, il lui dit qu'elle se
repentirait d'en manger tant, que c'était ça qui la rendait
malade; et il se releva pour en prendre, en apporta dans une
cuiller une pincée, qu'elle accepta sans défiance, le sel
purifiant tout, disait-elle.  Alors, on causa du temps vraiment
tiède qu'il faisait depuis quelques jours, d'un déraillement qui
s'était produit à Maromme.  Jacques finissait par croire que sa
marraine avait des cauchemars tout éveillée, car lui ne
surprenait rien, chez ce bout d'homme si complaisant, aux yeux
vagues.  On s'attarda plus d'une heure.  Deux fois, au signal de
la trompe, Flore avait disparu un instant.  Les trains passaient,
secouaient les verres sur la table; mais aucun des convives n'y
faisait même attention.

Un nouveau son de trompe se fit entendre, et, cette fois, Flore,
qui venait d'ôter le couvert, ne reparut pas.  Elle laissait sa
mère et les deux hommes attablés devant une bouteille
d'eau-de-vie de cidre.  Tous trois restèrent là une demi-heure
encore.  Puis, Misard, qui, depuis un instant, avait arrêté ses
yeux fureteurs sur un angle de la pièce, prit sa casquette et
sortit, avec un simple bonsoir.  Il braconnait dans les petits
ruisseaux voisins, où il y avait des anguilles superbes, et
jamais il ne se couchait, sans être allé visiter ses lignes de
fond.

Dès qu'il ne fut plus là, Phasie regarda fixement son filleul.

--Hein, crois-tu?  l'as-tu vu fouiller du regard là-bas, dans ce
coin?...  C'est que l'idée lui est venue que je pouvais avoir
caché mon magot derrière le pot à beurre...  Ah!  je le connais,
je suis sûre que, cette nuit, il ira déranger le pot, pour voir.

Mais des sueurs la prenaient, un tremblement agitait ses membres.

--Regarde, ça y est encore, va!  Il m'aura droguée, j'ai la
bouche amère comme si j'avais avalé des vieux sous.  Dieu sait
pourtant si j'ai rien pris de sa main!  C'est à se ficher à
l'eau...  Ce soir, je n'en peux plus, vaut mieux que je me
couche.  Alors, adieu, mon garçon, parce que, si tu pars à sept
heures vingt-six, ce sera de trop bonne heure pour moi.  Et
reviens, n'est-ce pas?  et espérons que j'y serai toujours.

Il dut l'aider à rentrer dans la chambre, où elle se coucha et
s'endormit, accablée.  Resté seul, il hésita, se demandant s'il
ne devait pas monter s'étendre, lui aussi, sur le foin qui
l'attendait au grenier.  Mais il n'était que huit heures moins
dix, il avait le temps de dormir.  Et il sortit à son tour,
laissant brûler la petite lampe à pétrole, dans la maison vide et
ensommeillée, ébranlée de temps à autre par le tonnerre brusque
d'un train.

Dehors, Jacques fut surpris de la douceur de l'air.  Sans doute,
il allait pleuvoir encore.  Dans le ciel, une nuée laiteuse,
uniforme, s'était épandue, et la pleine lune, qu'on ne voyait
pas, noyée derrière, éclairait toute la voûte d'un reflet
rougeâtre.  Aussi distinguait-il nettement la campagne, dont les
terres autour de lui, les coteaux, les arbres se détachaient en
noir, sous cette lumière égale et morte, d'une paix de veilleuse.
Il fit le tour du petit potager.  Puis, il songea à marcher du
côté de Doinville, la route par là montant moins rudement.  Mais
la vue de la maison solitaire, plantée de biais à l'autre bord de
la ligne, l'ayant attiré, il traversa la voie en passant par le
portillon, car la barrière était déjà fermée pour la nuit.  Cette
maison, il la connaissait bien, il la regardait à chacun de ses
voyages, dans le branle grondant de sa machine.  Elle le hantait
sans qu'il sût pourquoi, avec la sensation confuse qu'elle
importait à son existence.  Chaque fois, il éprouvait, d'abord
comme une peur de ne plus la retrouver là, ensuite comme un
malaise à constater qu'elle y était toujours.  Jamais il n'en
avait vu ouvertes ni les portes ni les fenêtres.  Tout ce qu'on
lui avait appris d'elle, c'était qu'elle appartenait au président
Grandmorin; et, ce soir-là, un désir irrésistible le prenait de
tourner autour, pour en savoir davantage.

Longtemps, Jacques resta planté sur la route, en face de la
grille.  Il se reculait, se haussait, tâchant de se rendre
compte.  Le chemin de fer, en coupant le jardin, n'avait
d'ailleurs laissé devant le perron qu'un étroit parterre, clos de
murs; tandis que, derrière, s'étendait un assez vaste terrain,
entouré simplement d'une haie vive.  La maison était d'une
tristesse lugubre, en sa détresse, sous le rouge reflet de cette
nuit fumeuse; et il allait s'éloigner, avec un frisson à fleur de
peau, lorsqu'il remarqua un trou dans la haie.  L'idée que ce
serait lâche de ne pas entrer, le fit passer par le trou.  Son
coeur battait.  Mais, tout de suite, comme il longeait une petite
serre en ruine, la vue d'une ombre, accroupie à la porte,
l'arrêta.

--Comment, c'est toi?  s'écria-t-il étonné, en reconnaissant
Flore.  Qu'est-ce que tu fais donc?

Elle aussi avait eu une secousse de surprise.  Puis,
tranquillement:

--Tu vois bien, je prends des cordes...  Ils ont laissé là un tas
de cordes qui pourrissent, sans servir à personne.  Alors, moi,
comme j'en ai toujours besoin, je viens en prendre.

En effet, une paire de forts ciseaux à la main, assise par terre,
elle démêlait les bouts de corde, coupait les noeuds, quand ils
résistaient.

--Le propriétaire ne vient donc plus? demanda le jeune homme.

Elle se mit à rire.

--Oh!  depuis l'affaire de Louisette, il n'y a pas de danger que
le président risque le bout de son nez à la Croix-de-Maufras.
Va, je puis prendre ses cordes.

Il se tut un instant, l'air troublé par le souvenir de l'aventure
tragique qu'elle évoquait.

--Et toi, tu crois ce que Louisette a raconté, tu crois qu'il a
voulu l'avoir, et que c'est en se débattant qu'elle s'est
blessée?

Cessant de rire, brusquement violente, elle cria:

--Jamais Louisette n'a menti, ni Cabuche non plus...  C'est mon
ami, Cabuche.

--Ton amoureux peut-être, à cette heure?

--Lui!  ah bien, il faudrait être une fameuse cateau!...  Non,
non!  c'est mon ami, je n'ai pas d'amoureux, moi!  je n'en veux
pas avoir.

Elle avait relevé sa tête puissante, dont l'épaisse toison blonde
frisait très bas sur le front; et, de tout son être solide et
souple, montait une sauvage énergie de volonté.  Déjà une légende
se formait sur elle, dans le pays.  On contait des histoires, des
sauvetages: une charrette retirée d'une secousse, au passage d'un
train; un wagon, qui descendait tout seul la pente de Barentin,
arrêté ainsi qu'une bête furieuse, galopant à la rencontre d'un
express.  Et ces preuves de force étonnaient, la faisaient
désirer des hommes, d'autant plus qu'on l'avait crue facile
d'abord, toujours à battre les champs dès qu'elle était libre,
cherchant les coins perdus, se couchant au fond des trous, les
yeux en l'air, muette, immobile.  Mais les premiers qui s'étaient
risqués n'avaient pas eu envie de recommencer l'aventure.  Comme
elle aimait à se baigner pendant des heures, nue dans un ruisseau
voisin, des gamins de son âge étaient allés faire la partie de la
regarder; et elle en avait empoigné un, sans même prendre la
peine de remettre sa chemise, et elle l'avait arrangé si bien,
que personne ne la guettait plus.  Enfin, le bruit se répandait
de son histoire avec un aiguilleur de l'embranchement de Dieppe,
à l'autre bout du tunnel: un nommé Ozil, un garçon d'une
trentaine d'années, très honnête, qu'elle semblait avoir
encouragé un instant, et qui, ayant essayé de la prendre,
s'imaginant un soir qu'elle se livrait, avait failli être tué par
elle d'un coup de bâton.  Elle était vierge et guerrière,
dédaigneuse du mâle, ce qui finissait par convaincre les gens
qu'elle avait pour sûr la tête dérangée.

En l'entendant déclarer qu'elle ne voulait pas d'amoureux,
Jacques continua de plaisanter.

--Alors, ça ne va pas, ton mariage avec Ozil?  Je m'étais laissé
dire que, tous les jours, tu filais le rejoindre par le tunnel.

Elle haussa les épaules.

--Ah!  ouitche!  mon mariage...  ça m'amuse, le tunnel.  Deux
kilomètres et demi à galoper dans le noir, avec l'idée qu'on peut
être coupé par un train, si l'on n'ouvre pas l'oeil.  Faut les
entendre, les trains, ronfler là-dessous!...  Mais il m'a
ennuyée, Ozil.  Ce n'est pas encore celui-là que je veux.

--Tu en veux donc un autre?

--Ah!  je ne sais pas...  Ah!  ma foi, non!

Un rire l'avait reprise, tandis qu'une pointe d'embarras la
faisait se remettre à un noeud des cordes, dont elle ne pouvait
venir à bout.  Puis, sans relever la tête, comme très absorbée
par sa besogne:

--Et toi, tu n'en as pas, d'amoureuse? A son tour, Jacques
redevint sérieux.  Ses yeux se détournèrent, vacillèrent en se
fixant au loin, dans la nuit.  Il répondit d'une voix brève:

--Non.

--C'est ça, continua-t-elle, on m'a bien conté que tu abominais
les femmes.  Et puis, ce n'est pas d'hier que je te connais,
jamais tu ne nous adresserais quelque chose d'aimable...
Pourquoi, dis?

Il se taisait, elle se décida à lâcher le noeud et à le regarder.

--Est-ce donc que tu n'aimes que ta machine?  On en plaisante, tu
sais.  On prétend que tu es toujours à la frotter, à la faire
reluire, comme si tu n'avais des caresses que pour elle...  Moi,
je te dis ça, parce que je suis ton amie.

Lui aussi, maintenant, la regardait, à la pâle clarté du ciel
fumeux.  Et il se souvenait d'elle, quand elle était petite,
violente et volontaire déjà, mais lui sautant au cou dès qu'il
arrivait, prise d'une passion de fillette sauvage.  Ensuite,
l'ayant souvent perdue de vue, il l'avait chaque fois retrouvée
grandie, l'accueillant du même saut à ses épaules, le gênant de
plus en plus par la flamme de ses grands yeux clairs.  A cette
heure, elle était femme, superbe, désirable, et elle l'aimait
sans doute, de très loin, du fond même de sa jeunesse.  Son coeur
se mit à battre, il eut la sensation soudaine d'être celui
qu'elle attendait.  Un grand trouble montait à son crâne avec le
sang de ses veines, son premier mouvement fut de fuir, dans
l'angoisse qui l'envahissait.  Toujours le désir l'avait rendu
fou, il voyait rouge.

--Qu'est-ce que tu fais là, debout?  reprit-elle.  Assieds-toi
donc!

De nouveau, il hésitait.  Puis, les jambes subitement très
lasses, vaincu par le besoin de tenter l'amour encore, il se
laissa tomber près d'elle, sur le tas de cordes.  Il ne parlait
plus, la gorge sèche.  C'était elle, maintenant, la fière, la
silencieuse, qui bavardait à perdre haleine, très gaie,
s'étourdissant elle-même.

--Vois-tu, le tort de maman, ç'a été d'épouser Misard.  Ça lui
jouera un mauvais tour...  Moi, je m'en fiche, parce qu'on a
assez de ses affaires, n'est-ce pas?  Et puis, maman m'envoie
coucher, dès que je veux intervenir...  Alors, qu'elle se
débrouille!  Je vis dehors, moi.  Je songe à des choses, pour
plus tard...  Ah!  tu sais, je t'avais vu passer, ce matin, sur
ta machine, tiens!  de ces broussailles, là-bas, où j'étais
assise.  Mais toi, tu ne regardes jamais...  Et je te les dirai,
à toi, les choses auxquelles je songe, mais pas maintenant, plus
tard, quand nous serons tout à fait bons amis.

Elle avait laissé glisser les ciseaux, et lui, toujours muet,
s'était emparé de ses deux mains.  Ravie, elle les lui
abandonnait.  Pourtant, lorsqu'il les porta à ses lèvres
brûlantes, elle eut un sursaut effaré de vierge.  La guerrière se
réveillait, cabrée, batailleuse, à cette première approche du
mâle.

--Non, non!  laisse-moi, je ne veux pas...  Tiens-toi tranquille,
nous causerons...  ça ne pense qu'à ça, les hommes.  Ah!  si je
te répétais ce que Louisette m'a raconté, le jour où elle est
morte, chez Cabuche...  D'ailleurs, j'en savais déjà sur le
président, parce que j'avais vu des saletés, ici, lorsqu'il
venait avec des jeunes filles...  Il en a une que personne ne
soupçonne, une qu'il a mariée...

Lui, ne l'écoutait pas, ne l'entendait pas.  Il l'avait saisie
d'une étreinte brutale, et il écrasait sa bouche sur la sienne.
Elle eut un léger cri, une plainte plutôt, si profonde, si douce,
où éclatait l'aveu de sa tendresse longtemps cachée.  Mais elle
luttait toujours, se refusait quand même, par un instinct de
combat.  Elle le souhaitait et elle se disputait à lui, avec le
besoin d'être conquise.  Sans parole, poitrine contre poitrine,
tous deux s'essoufflaient à qui renverserait l'autre.  Un
instant, elle sembla devoir être la plus forte, elle l'aurait
peut-être jeté sous elle, tant il s'énervait, s'il ne l'avait pas
empoignée à la gorge.  Le corsage fut arraché, les deux seins
jaillirent, durs et gonflés de la bataille, d'une blancheur de
lait, dans l'ombre claire.  Et elle s'abattit sur le dos, elle se
donnait, vaincue.

Alors, lui, haletant, s'arrêta, la regarda, au lieu de la
posséder.  Une fureur semblait le prendre, une férocité qui le
faisait chercher des yeux, autour de lui, une arme, une pierre,
quelque chose enfin pour la tuer.  Ses regards rencontrèrent les
ciseaux, luisant parmi les bouts de corde; et il les ramassa d'un
bond, et il les aurait enfoncés dans cette gorge nue, entre les
deux seins blancs, aux fleurs roses.  Mais un grand froid le
dégrisait, il les rejeta, il s'enfuit, éperdu; tandis qu'elle,
les paupières closes, croyait qu'il la refusait à son tour, parce
qu'elle lui avait résisté.

Jacques fuyait dans la nuit mélancolique.  Il monta au galop le
sentier d'une côte, retomba au fond d'un étroit vallon.  Des
cailloux roulant sous ses pas l'effrayèrent, il se lança à gauche
parmi des broussailles, fit un crochet qui le ramena à droite,
sur un plateau vide.  Brusquement, il dévala, il buta contre la
haie du chemin de fer: un train arrivait, grondant, flambant; et
il ne comprit pas d'abord, terrifié.  Ah!  oui, tout ce monde qui
passait, le continuel flot, tandis que lui agonisait là!  Il
repartit, grimpa, descendit encore.  Toujours maintenant il
rencontrait la voie, au fond des tranchées profondes qui
creusaient des abîmes, sur des remblais qui fermaient l'horizon
de barricades géantes.  Ce pays désert, coupé de monticules,
était comme un labyrinthe sans issue, où tournait sa folie, dans
la morne désolation des terrains incultes.  Et, depuis de longues
minutes, il battait les pentes, lorsqu'il aperçut devant lui
l'ouverture ronde, la gueule noire du tunnel.  Un train montant
s'y engouffrait, hurlant et sifflant, laissant, disparu, bu par
la terre, une longue secousse dont le sol tremblait.

Alors, Jacques, les jambes brisées, tomba au bord de la ligne, et
il éclata en sanglots convulsifs, vautré sur le ventre, la face
enfoncée dans l'herbe.  Mon Dieu!  il était donc revenu, ce mal
abominable dont il se croyait guéri?  Voilà qu'il avait voulu la
tuer, cette fille!  Tuer une femme, tuer une femme!  cela sonnait
à ses oreilles, du fond de sa jeunesse, avec la fièvre
grandissante, affolante du désir.  Comme les autres, sous l'éveil
de la puberté, rêvent d'en posséder une, lui s'était enragé à
l'idée d'en tuer une.  Car il ne pouvait se mentir, il avait bien
pris les ciseaux pour les lui planter dans la chair, dès qu'il
l'avait vue, cette chair, cette gorge, chaude et blanche.  Et ce
n'était point parce qu'elle résistait, non!  c'était pour le
plaisir, parce qu'il en avait une envie, une envie telle, que,
s'il ne s'était pas cramponné aux herbes, il serait retourné
là-bas, en galopant, pour l'égorger.  Elle, mon Dieu!  cette
Flore qu'il avait vue grandir, cette enfant sauvage dont il
venait de se sentir aimé si profondément.  Ses doigts tordus
entrèrent dans la terre, ses sanglots lui déchirèrent la gorge,
dans un râle d'effroyable désespoir.

Pourtant, il s'efforçait de se calmer, il aurait voulu
comprendre.  Qu'avait-il donc de différent, lorsqu'il se
comparait aux autres?  Là-bas, à Plassans, dans sa jeunesse,
souvent déjà il s'était questionné.  Sa mère Gervaise, il est
vrai, l'avait eu très jeune, à quinze ans et demi; mais il
n'arrivait que le second, elle entrait à peine dans sa
quatorzième année, lorsqu'elle était accouchée du premier,
Claude; et aucun de ses deux frères, ni Claude, ni Étienne, né
plus tard, ne semblait souffrir d'une mère si enfant et d'un père
gamin comme elle, ce beau Lantier, dont le mauvais coeur devait
coûter à Gervaise tant de larmes.  Peut-être aussi ses frères
avaient-ils chacun son mal, qu'ils n'avouaient pas, l'aîné
surtout qui se dévorait à vouloir être peintre, si rageusement,
qu'on le disait à moitié fou de son génie.  La famille n'était
guère d'aplomb, beaucoup avaient une fêlure.  Lui, à certaines
heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire; non pas qu'il
fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ses
crises l'avaient seules maigri autrefois; mais c'étaient, dans
son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des
trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte
de grande fumée qui déformait tout.  Il ne s'appartenait plus, il
obéissait à ses muscles, à la bête enragée.  Pourtant, il ne
buvait pas, il se refusait même un petit verre d'eau-de-vie,
ayant remarqué que la moindre goutte d'alcool le rendait fou.  Et
il en venait à penser qu'il payait pour les autres, les pères,
les grands-pères, qui avaient bu, les générations d'ivrognes dont
il était le sang gâté, un lent empoisonnement, une sauvagerie qui
le ramenait avec les loups mangeurs de femmes, au fond des bois.

Jacques s'était relevé sur un coude, réfléchissant, regardant
l'entrée noire du tunnel; et un nouveau sanglot courut de ses
reins à sa nuque, il retomba, il roula sa tête par terre, criant
de douleur.  Cette fille, cette fille qu'il avait voulu tuer!
Cela revenait en lui, aigu, affreux, comme si les ciseaux eussent
pénétré dans sa propre chair.  Aucun raisonnement ne l'apaisait:
il avait voulu la tuer, il la tuerait, si elle était encore là,
dégrafée, la gorge nue.  Il se rappelait bien, il était âgé de
seize ans à peine, la première fois, lorsque le mal l'avait pris,
un soir qu'il jouait avec une gamine, la fillette d'une parente,
sa cadette de deux ans: elle était tombée, il avait vu ses
jambes, et il s'était rué.  L'année suivante, il se souvenait
d'avoir aiguisé un couteau pour l'enfoncer dans le cou d'une
autre, une petite blonde, qu'il voyait chaque matin passer devant
sa porte.  Celle-ci avait un cou très gras, très rose, où il
choisissait déjà la place, un signe brun, sous l'oreille.  Puis,
c'en étaient d'autres, d'autres encore, un défilé de cauchemar,
toutes celles qu'il avait effleurées de son désir brusque de
meurtre, les femmes coudoyées dans la rue, les femmes qu'une
rencontre faisait ses voisines, une surtout, une nouvelle mariée,
assise près de lui au théâtre, qui riait très fort, et qu'il
avait dû fuir, au milieu d'un acte, pour ne pas l'éventrer.
Puisqu'il ne les connaissait pas, quelle fureur pouvait-il avoir
contre elles?  car, chaque fois, c'était comme une soudaine crise
de rage aveugle, une soif toujours renaissante de venger des
offenses très anciennes, dont il aurait perdu l'exacte mémoire.
Cela venait-il donc de si loin, du mal que les femmes avaient
fait à sa race, de la rancune amassée de mâle en mâle, depuis la
première tromperie au fond des cavernes?  Et il sentait aussi,
dans son accès, une nécessité de bataille pour conquérir la
femelle et la dompter, le besoin perverti de la jeter morte sur
son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres, à jamais.
Son crâne éclatait sous l'effort, il n'arrivait pas à se
répondre, trop ignorant, pensait-il, le cerveau trop sourd, dans
cette angoisse d'un homme poussé à des actes où sa volonté
n'était pour rien, et dont la cause en lui avait disparu.

Un train, de nouveau, passa avec l'éclair de ses feux, s'abîma en
coup de foudre qui gronde et s'éteint, au fond du tunnel; et
Jacques, comme si cette foule anonyme, indifférente et pressée,
avait pu l'entendre, s'était redressé, refoulant ses sanglots,
prenant une attitude d'innocent.  Que de fois, à la suite d'un de
ses accès, il avait eu ainsi des sursauts de coupable, au moindre
bruit!  Il ne vivait tranquille, heureux, détaché du monde, que
sur sa machine.  Quand elle l'emportait dans la trépidation de
ses roues, à grande vitesse, quand il avait la main sur le volant
du changement de marche, pris tout entier par la surveillance de
la voie, guettant les signaux, il ne pensait plus, il respirait
largement l'air pur qui soufflait toujours en tempête.  Et
c'était pour cela qu'il aimait si fort sa machine, à l'égal d'une
maîtresse apaisante, dont il n'attendait que du bonheur.  Au
sortir de l'école des arts et métiers, malgré sa vive
intelligence, il avait choisi ce métier de mécanicien, pour la
solitude et l'étourdissement où il y vivait, sans ambition
d'ailleurs, arrivé en quatre ans au poste de mécanicien de
première classe, gagnant déjà deux mille huit cents francs, ce
qui, avec ses primes de chauffage et de graissage, le mettait à
plus de quatre mille, mais ne rêvant rien au-delà.  Il voyait ses
camarades de troisième classe et de deuxième, ceux que formait la
Compagnie, les ouvriers ajusteurs qu'elle prenait pour en faire
des élèves, il les voyait presque tous épouser des ouvrières, des
femmes effacées qu'on apercevait seulement parfois à l'heure du
départ, lorsqu'elles apportaient les petits paniers de
provisions; tandis que les camarades ambitieux, surtout ceux qui
sortaient d'une école, attendaient d'être chefs de dépôt pour se
marier, dans l'espoir de trouver une bourgeoise, une dame à
chapeau.  Lui, fuyait les femmes, que lui importait?  Jamais il
ne se marierait, il n'avait d'autre avenir que de rouler seul,
rouler encore et encore, sans repos.  Aussi tous ses chefs le
donnaient-ils pour un mécanicien hors ligne, ne buvant pas, ne
courant pas, plaisanté seulement par les camarades noceurs sur
son excès de bonne conduite, et inquiétant sourdement les autres,
lorsqu'il tombait à ses tristesses, muet, les yeux pâlis, la face
terreuse.  Dans sa petite chambre de la rue Cardinet, d'où l'on
voyait le dépôt des Batignolles, auquel appartenait sa machine,
que d'heures il se souvenait d'avoir passées, toutes ses heures
libres, enfermé comme un moine au fond de sa cellule, usant la
révolte de ses désirs à force de sommeil, dormant sur le ventre!

D'un effort, Jacques tenta de se lever.  Que faisait-il là, dans
l'herbe, par cette nuit tiède et brumeuse d'hiver?  La campagne
restait noyée d'ombre, il n'y avait de lumière qu'au ciel, le fin
brouillard, l'immense coupole de verre dépoli, que la lune,
cachée derrière, éclairait d'un pâle reflet jaune; et l'horizon
noir dormait, d'une immobilité de mort.  Allons!  il devait être
près de neuf heures, le mieux était de rentrer et de se coucher.
Mais, dans son engourdissement, il se vit de retour chez les
Misard, montant l'escalier du grenier, s'allongeant sur le foin,
contre la chambre de Flore, une simple cloison de planches.  Elle
serait là, il l'entendrait respirer; même il savait qu'elle ne
fermait jamais sa porte, il pourrait la rejoindre.  Et son grand
frisson le reprit, l'image évoquée de cette fille dévêtue, les
membres abandonnés et chauds de sommeil, le secoua une fois
encore d'un sanglot dont la violence le rabattit sur le sol.  Il
avait voulu la tuer, voulu la tuer, mon Dieu!  Il étouffait, il
agonisait à l'idée qu'il irait la tuer dans son lit, tout à
l'heure, s'il rentrait.  Il aurait beau n'avoir pas d'arme,
s'envelopper la tête de ses deux bras, pour s'anéantir: il
sentait que le mâle, en dehors de sa volonté, pousserait la
porte, étranglerait la fille, sous le coup de fouet de l'instinct
du rapt et par le besoin de venger l'ancienne injure.  Non, non!
plutôt passer la nuit à battre la campagne, que de retourner
là-bas!  Il s'était relevé d'un bond, il se remit à fuir.

Alors, de nouveau, pendant une demi-heure, il galopa au travers
de la campagne noire, comme si la meute déchaînée des épouvantes
l'avait poursuivi de ses abois.  Il monta des côtes, il dévala
dans des gorges étroites.  Coup sur coup, deux ruisseaux se
présentèrent: il les franchit, se mouilla jusqu'aux hanches.  Un
buisson qui lui barrait la route, l'exaspérait.  Son unique
pensée était d'aller tout droit, plus loin, toujours plus loin,
pour se fuir, pour fuir l'autre, la bête enragée qu'il sentait en
lui.  Mais il l'emportait, elle galopait aussi fort.  Depuis sept
mois qu'il croyait l'avoir chassée, il se reprenait à l'existence
de tout le monde; et, maintenant, c'était à recommencer, il lui
faudrait encore se battre, pour qu'elle ne sautât pas sur la
première femme coudoyée par hasard.  Le grand silence pourtant,
la vaste solitude l'apaisaient un peu, lui faisaient rêver une
vie muette et déserte comme ce pays désolé, où il marcherait
toujours, sans jamais rencontrer une âme.  Il devait tourner à
son insu, car il revint, de l'autre côté, buter contre la voie,
après avoir décrit un large demi-cercle, parmi les pentes,
hérissées de broussailles, au-dessus du tunnel.  Il recula, avec
l'inquiète colère de retomber sur des vivants.  Puis, ayant voulu
couper derrière un monticule, il se perdit, se retrouva devant la
haie du chemin de fer, juste à la sortie du souterrain, en face
du pré où il avait sangloté tout à l'heure.  Et, vaincu, il
restait immobile, lorsque le tonnerre d'un train sortant des
profondeurs de la terre, léger encore, grandissant de seconde en
seconde, l'arrêta.  C'était l'express du Havre, parti de Paris à
six heures trente, et qui passait là à neuf heures vingt-cinq: un
train que, de deux jours en deux jours, il conduisait.

Jacques vit d'abord la gueule noire du tunnel s'éclairer, ainsi
que la bouche d'un four, où des fagots s'embrasent.  Puis, dans
le fracas qu'elle apportait, ce fut la machine qui en jaillit,
avec l'éblouissement de son gros oeil rond, la lanterne d'avant,
dont l'incendie troua la campagne, allumant au loin les rails
d'une double ligne de flamme.  Mais c'était une apparition en
coup de foudre: tout de suite les wagons se succédèrent, les
petites vitres carrées des portières, violemment éclairées,
firent défiler les compartiments pleins de voyageurs, dans un tel
vertige de vitesse, que l'oeil doutait ensuite des images
entrevues.  Et Jacques, très distinctement, à ce quart précis de
seconde, aperçut, par les glaces flambantes d'un coupé, un homme
qui en tenait un autre renversé sur la banquette et qui lui
plantait un couteau dans la gorge, tandis qu'une masse noire,
peut-être une troisième personne, peut-être un écroulement de
bagages, pesait de tout son poids sur les jambes convulsives de
l'assassiné.  Déjà, le train fuyait, se perdait vers la
Croix-de-Maufras, en ne montrant plus de lui, dans les ténèbres,
que les trois feux de l'arrière, le triangle rouge.

Cloué sur place, le jeune homme suivait des yeux le train, dont
le grondement s'éteignait, au fond de la grande paix morte de la
campagne.  Avait-il bien vu?  et il hésitait maintenant, il
n'osait plus affirmer la réalité de cette vision, apportée et
emportée dans un éclair.  Pas un seul trait des deux acteurs du
drame ne lui était resté vivace.  La masse brune devait être une
couverture de voyage, tombée en travers du corps de la victime.
Pourtant, il avait cru d'abord distinguer, sous un déroulement
d'épais cheveux, un fin profil pâle.  Mais tout se confondait,
s'évaporait, comme en un rêve.  Un instant, le profil, évoqué,
reparut; puis, il s'effaça définitivement.  Ce n'était sans doute
qu'une imagination.  Et tout cela le glaçait, lui semblait si
extraordinaire, qu'il finissait par admettre une hallucination,
née de l'affreuse crise qu'il venait de traverser.

Pendant près d'une heure encore, Jacques marcha, la tête alourdie
de songeries confuses.  Il était brisé, une détente se
produisait, un grand froid intérieur avait emporté sa fièvre.
Sans l'avoir décidé, il finit par revenir vers la
Croix-de-Maufras.  Puis, lorsqu'il se retrouva devant la maison
du garde-barrière, il se dit qu'il n'entrerait pas, qu'il
dormirait sous le petit hangar, scellé à l'un des pignons.  Mais
une raie de lumière passait sous la porte, et il poussa cette
porte machinalement.  Un spectacle inattendu l'arrêta sur le
seuil.

Misard, dans le coin, avait dérangé le pot à beurre; et, à quatre
pattes par terre, une lanterne allumée posée près de lui, il
sondait le mur à légers coups de poing, il cherchait.  Le bruit
de la porte le fit se redresser.  Du reste, il ne se troubla pas
le moins du monde, il dit simplement, d'un air naturel:

--C'est des allumettes qui sont tombées.

Et, quand il eut remis en place le pot à beurre, il ajouta:

--Je suis venu prendre ma lanterne, parce que, tout à l'heure, en
rentrant, j'ai aperçu un individu étalé sur la voie...  Je crois
bien qu'il est mort.

Jacques, saisi d'abord à la pensée qu'il surprenait Misard en
train de chercher le magot de tante Phasie, ce qui changeait en
brusque certitude son doute au sujet des accusations de cette
dernière, fut ensuite si violemment remué par cette nouvelle de
la découverte d'un cadavre, qu'il en oublia l'autre drame, celui
qui se jouait là, dans cette petite maison perdue.  La scène du
coupé, la vision si brève d'un homme égorgeant un homme, venait
de renaître, à la lueur du même éclair.

--Un homme sur la voie, où donc?  demanda-t-il, pâlissant.

Misard allait raconter qu'il rapportait deux anguilles,
décrochées de ses lignes de fond, et qu'il avait avant tout
galopé jusque chez lui, pour les cacher.  Mais quel besoin de se
confier à ce garçon?  Il n'eut qu'un geste vague, en répondant:

--Là-bas, comme qui dirait à cinq cents mètres...  Faut voir
clair, pour savoir.

A ce moment, Jacques entendit, au-dessus de sa tête, un choc
assourdi.  Il était si anxieux qu'il en sursauta.

--C'est rien, reprit le père, c'est Flore qui remue.

Et le jeune homme, en effet, reconnut le bruit de deux pieds nus
sur le carreau.  Elle avait dû l'attendre, elle venait écouter,
par sa porte entrouverte.

--Je vous accompagne, reprit-il.  Et vous êtes sûr qu'il est
mort?

--Dame!  ça m'a semblé.  Avec la lanterne, on verra bien.

--Enfin, qu'est-ce que vous en dites?  Un accident, n'est-ce pas?

--Ça se peut.  Quelque gaillard qui se sera fait couper, ou
peut-être bien un voyageur qui aura sauté d'un wagon.

Jacques frémissait.

--Venez vite!  venez vite!

Jamais une telle fièvre de voir, de savoir, ne l'avait agité.
Dehors, tandis que son compagnon, sans émotion aucune, suivait la
voie, balançant la lanterne, dont le rond de clarté suivait
doucement les rails, lui courait en avant, s'irritait de cette
lenteur.  C'était comme un désir physique, ce feu intérieur qui
précipite la marche des amants, aux heures de rendez-vous.  Il
avait peur de ce qui l'attendait là-bas, et il y volait, de tous
les muscles de ses membres.  Quand il arriva, quand il faillit se
cogner dans un tas noir, allongé près de la voie descendante, il
resta planté, parcouru des talons à la nuque d'une secousse.  Et
son angoisse de ne rien distinguer nettement, se tourna en jurons
contre l'autre, qui s'attardait à plus de trente pas en arrière.

--Mais, nom de Dieu!  arrivez donc!  s'il vivait encore, on
pourrait le secourir.

Misard se dandina, s'avança, avec son flegme.  Puis, lorsqu'il
eut promené la lanterne au-dessus du corps:

--Ah!  ouitche, il a son compte.

L'individu, culbutant sans doute d'un wagon, était tombé sur le
ventre, la face contre le sol, à cinquante centimètres au plus
des rails.  On ne voyait, de sa tête, qu'une couronne épaisse de
cheveux blancs.  Ses jambes se trouvaient écartées.  De ses bras,
le droit gisait comme arraché, tandis que le gauche était replié
sous la poitrine.  Il était très bien vêtu, un ample paletot de
drap bleu, des bottines élégantes, du linge fin.  Le corps ne
portait aucune trace d'écrasement, beaucoup de sang avait
seulement coulé de la gorge et tachait le col de la chemise.

--Un bourgeois à qui on a fait son affaire, reprit tranquillement
Misard, après quelques secondes d'examen silencieux.

Puis, se tournant vers Jacques, immobile, béant:

--Faut pas toucher, c'est défendu...  Vous allez rester là, à le
garder, vous, pendant que moi, je vas courir à Barentin prévenir
le chef de gare.

Il leva sa lanterne, consulta un poteau kilométrique.

--Bon!  juste au poteau 153.

Et, posant la lanterne par terre, près du corps, il s'éloigna de
son pas traînard.

Jacques, resté seul, ne bougeait pas, regardait toujours cette
masse inerte, effondrée, que la clarté vague, au ras du sol,
laissait confuse.  Et, en lui, l'agitation qui avait précipité sa
marche, l'horrible attrait qui le retenait là, aboutissait à
cette pensée aiguë, jaillissante de tout son être: l'autre,
l'homme entrevu le couteau au poing, avait osé!  l'autre était
allé jusqu'au bout de son désir, l'autre avait tué!  Ah!  n'être
pas lâche, se satisfaire enfin, enfoncer le couteau!  Lui que
l'envie en torturait depuis dix ans!  Il y avait, dans sa fièvre,
un mépris de lui-même et de l'admiration pour l'autre, et surtout
le besoin de voir ça, la soif inextinguible de se rassasier les
yeux de cette loque humaine, du pantin cassé, de la chiffe molle,
qu'un coup de couteau faisait d'une créature.  Ce qu'il rêvait,
l'autre l'avait réalisé, et c'était ça.  S'il tuait, il y aurait
ça par terre.  Son coeur battait à se rompre, son prurit de
meurtre s'exaspérait comme une concupiscence au spectacle de ce
mort tragique.  Il fit un pas, s'approcha davantage, ainsi qu'un
enfant nerveux qui se familiarise avec la peur.  Oui!  il
oserait, il oserait à son tour!

Mais un grondement, derrière son dos, le força à sauter de côté.
Un train arrivait, qu'il n'avait même pas entendu, au fond de sa
contemplation.  Il allait être broyé, l'haleine chaude, le
souffle formidable de la machine venait seul de l'avertir.  Le
train passa, dans son ouragan de bruit, de fumée et de flamme.
Il y avait beaucoup de monde encore, le flot des voyageurs
continuait vers Le Havre, pour la fête du lendemain.  Un enfant
s'écrasait le nez contre une vitre, regardant la campagne noire;
des profils d'hommes se dessinèrent, tandis qu'une jeune femme,
baissant une glace, jetait un papier taché de beurre et de sucre.
Déjà le train joyeux filait au loin, dans l'insouciance de ce
cadavre que ses roues avaient frôlé.  Et le corps gisait toujours
sur la face, éclairé vaguement par la lanterne, au milieu de la
mélancolique paix de la nuit.

Alors, Jacques fut pris du désir de voir la blessure, pendant
qu'il était seul.  Une inquiétude l'arrêtait, l'idée que, s'il
touchait à la tête, on s'en apercevrait peut-être.  Il avait
calculé que Misard ne pouvait guère être de retour, avec le chef
de gare, avant trois quarts d'heure.  Et il laissait passer les
minutes, il songeait à ce Misard, à ce chétif, si lent, si calme,
qui osait lui aussi, tuant le plus tranquillement du monde, à
coups de drogue.  C'était donc bien facile de tuer?  tout le
monde tuait.  Il se rapprocha.  L'idée de voir la blessure le
piquait d'un aiguillon si vif, que sa chair en brûlait.  Voir
comment c'était fait et ce qui avait coulé, voir le trou rouge!
En replaçant la tête soigneusement, on ne saurait rien.  Mais il
y avait une autre peur, inavouée, au fond de son hésitation, la
peur même du sang.  Toujours et en tout, chez lui, l'épouvante
s'était éveillée avec le désir.  Encore un quart d'heure à être
seul, et il allait se décider pourtant, lorsqu'un petit bruit, à
son côté, le fit tressaillir.

C'était Flore, debout, regardant comme lui.  Elle avait la
curiosité des accidents: dès qu'on annonçait une bête broyée, un
homme coupé par un train, on était sûr de la faire accourir.
Elle venait de se rhabiller, elle voulait voir le mort.  Et,
après le premier coup d'oeil, elle n'hésita pas, elle.  Se
baissant, soulevant la lanterne d'une main, de l'autre elle prit
la tête, la renversa.

--Méfie-toi, c'est défendu, murmura Jacques.

Mais elle haussa les épaules.  Et la tête apparaissait, dans la
clarté jaune, une tête de vieillard, au grand nez, aux yeux bleus
d'ancien blond, largement ouverts.  Sous le menton, la blessure
bâillait, affreuse, une entaille profonde qui avait coupé le cou,
une plaie labourée, comme si le couteau s'était retourné en
fouillant.  Du sang inondait tout le côté droit de la poitrine.
A gauche, à la boutonnière du paletot, une rosette de commandeur
semblait un caillot rouge, égaré là.

Flore avait eu un léger cri de surprise.

--Tiens!  le vieux!

Jacques, penché comme elle, s'avançait, mêlait ses cheveux aux
siens, pour mieux voir; et il étouffait, il se gorgeait du
spectacle.  Inconsciemment, il répéta:

--Le vieux...  le vieux...

--Oui, le vieux Grandmorin...  Le président.

Un moment encore, elle examina cette face pâle, à la bouche
tordue, aux grands yeux d'épouvante.  Puis, elle lâcha la tête
que la rigidité cadavérique commençait à glacer, et qui retomba
contre le sol, refermant la blessure.

--Fini de rire avec les filles!  reprit-elle plus bas.  C'est à
cause d'une, pour sûr...  Ah!  ma pauvre Louisette, ah!  le
cochon, c'est bien fait!

Et un long silence régna.  Flore, qui avait reposé la lanterne,
attendait, en jetant sur Jacques de lents regards; tandis que
celui-ci, séparé d'elle par le corps, n'avait plus bougé, comme
perdu, anéanti dans ce qu'il venait de voir.  Il devait être près
de onze heures.  Un embarras, après la scène de la soirée,
l'empêchait de parler la première.  Mais un bruit de voix se fit
entendre, c'était son père qui ramenait le chef de gare; et, ne
voulant pas être vue, elle se décida.

--Tu ne rentres pas te coucher?

Il tressaillit, un débat parut l'agiter un instant.  Puis, dans
un effort, dans un recul désespéré:

--Non, non!

Elle n'eut pas un geste, mais la ligne tombante de ses bras de
forte fille exprima beaucoup de chagrin.  Comme pour se faire
pardonner sa résistance de tout à l'heure, elle se montra très
humble, elle dit encore:

--Alors, tu ne rentreras pas, je ne te reverrai pas?

--Non, non!

Les voix approchaient, et sans chercher à lui serrer la main,
puisqu'il semblait mettre exprès ce cadavre entre eux, sans même
lui jeter l'adieu familier de leur camaraderie d'enfance, elle
s'éloigna, se perdit dans les ténèbres, le souffle rauque, comme
si elle étouffait des sanglots.

Tout de suite, le chef de gare fut là, avec Misard et deux hommes
d'équipe.  Lui aussi constata l'identité: c'était bien le
président Grandmorin, qu'il connaissait, pour le voir descendre à
sa station, chaque fois que celui-ci se rendait chez sa soeur,
madame Bonnehon, à Doinville.  Le corps pouvait rester à la place
où il était tombé, il le fit seulement couvrir d'un manteau, que
l'un des hommes apportait.  Un employé avait pris, à Barentin, le
train de onze heures, pour prévenir le procureur impérial de
Rouen.  Mais il ne fallait pas compter sur ce dernier avant cinq
ou six heures du matin, car il aurait à amener le juge
d'instruction, le greffier du tribunal et un médecin.  Aussi le
chef de gare organisa-t-il un service de garde, près du mort:
pendant toute la nuit, on se relaierait, un homme serait
constamment là, à veiller avec la lanterne.

Et Jacques, avant de se décider à aller s'étendre sous quelque
hangar de la station de Barentin, d'où il ne devait repartir pour
Le Havre qu'à sept heures vingt, demeura longtemps encore,
immobile, obsédé.  Puis, l'idée du juge d'instruction qu'on
attendait le troubla, comme s'il s'était senti complice.
Dirait-il ce qu'il avait vu, au passage de l'express?  Il résolut
d'abord de parler, puisque lui n'avait en somme rien à craindre.
Son devoir, d'ailleurs, n'était pas douteux.  Mais, ensuite, il
se demanda à quoi bon: il n'apporterait pas un seul fait décisif,
il n'oserait affirmer aucun détail précis sur l'assassin.  Ce
serait imbécile de se mettre là-dedans, de perdre son temps et de
s'émotionner, sans profit pour personne.  Non, non, il ne
parlerait pas!  Et il s'en alla enfin, et il se retourna deux
fois, pour voir la bosse noire que le corps faisait sur le sol,
dans le rond jaune de la lanterne.  Un froid plus vif tombait du
ciel fumeux sur la désolation de ce désert, aux coteaux arides.
Des trains encore étaient passés, un autre arrivait, pour Paris,
très long.  Tous se croisaient, dans leur inexorable puissance
mécanique, filaient à leur but lointain, à l'avenir, en frôlant,
sans y prendre garde, la tête coupée à demi de cet homme, qu'un
autre homme avait égorgé.



III


Le lendemain, un dimanche, cinq heures du matin venaient de
sonner à tous les clochers du Havre, lorsque Roubaud descendit de
la marquise de la gare, pour prendre son service.  Il faisait
encore nuit noire; mais le vent, qui soufflait de la mer, avait
grandi et poussait les brumes, noyant les coteaux dont les
hauteurs s'étendent de Sainte-Adresse au fort de Tourneville;
tandis que, vers l'ouest, au-dessus du large, une éclaircie se
montrait, un pan de ciel, où brillaient les dernières étoiles.
Sous la marquise, les becs de gaz brûlaient toujours, pâlis par
le froid humide et l'heure matinale; et il y avait là le premier
train de Montivilliers, que formaient des hommes d'équipe, aux
ordres du sous-chef de nuit.  Les portes des salles n'étaient pas
ouvertes, les quais s'étendaient déserts, dans ce réveil engourdi
de la gare.

Comme il sortait de chez lui, en haut, au-dessus des salles
d'attente, Roubaud avait trouvé la femme du caissier, madame
Lebleu, immobile au milieu du couloir central, sur lequel
donnaient les logements des employés.  Depuis des semaines, cette
dame se relevait la nuit, pour guetter mademoiselle Guichon, la
buraliste, qu'elle soupçonnait d'une intrigue avec le chef de
gare, M. Dabadie.  D'ailleurs, elle n'avait jamais surpris la
moindre chose, pas une ombre, pas un souffle.  Et, ce matin-là
encore, elle était vite rentrée chez elle, ne rapportant que
l'étonnement d'avoir aperçu, chez les Roubaud, pendant les trois
secondes mises par le mari à ouvrir et à refermer la porte, la
femme debout dans la salle à manger, la belle Séverine déjà
vêtue, peignée, chaussée, elle qui d'habitude traînait au lit
jusqu'à neuf heures.  Aussi, madame Lebleu avait-elle réveillé
Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire.  La veille,
ils ne s'étaient pas couchés avant l'arrivée de l'express de
Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu'il advenait de
l'histoire du sous-préfet.  Mais ils n'avaient rien pu lire dans
l'attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure de
tous les jours; et, vainement, jusqu'à minuit, ils avaient tendu
l'oreille: aucun bruit ne sortait de chez leurs voisins, ceux-ci
devaient s'être endormis tout de suite, d'un profond sommeil.
Certainement, leur voyage n'avait pas eu un bon résultat, sans
quoi Séverine n'aurait pas été levée à pareille heure.  Le
caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femme s'était
efforcée de la dépeindre: très raide, très pâle, avec ses grands
yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs; et pas un
mouvement, l'air d'une somnambule.  Enfin, on saurait bien à quoi
s'en tenir, dans la journée.

En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait le
service de nuit.  Et il prit le service, tandis que Moulin
causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant
au courant des menus faits arrivés depuis la veille: des rôdeurs
avaient été surpris, au moment de s'introduire dans la salle de
consigne; trois hommes d'équipe s'étaient fait réprimander pour
indiscipline; un crochet d'attelage venait de se rompre, pendant
qu'on formait le train de Montivilliers.  Silencieux, Roubaud
écoutait, d'un visage calme; et il était seulement un peu blême,
sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient
aussi.  Cependant, son collègue avait cessé de parler, qu'il
semblait l'interroger encore, comme s'il se fût attendu à
d'autres événements.  Mais c'était bien tout, il baissa la tête,
regarda un instant la terre.

En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés au
bout de la halle couverte, à l'endroit où, sur la droite, se
trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de
roulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former les
trains du lendemain.  Et il avait relevé le front, ses regards
s'étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d'un
coupé, le numéro 293, qu'un bec de gaz justement éclairait d'une
lueur vacillante, lorsque l'autre s'écria:

--Ah!  j'oubliais...

La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger
mouvement.

--J'oubliais, répéta Moulin.  Il ne faut pas que cette voiture
parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six
heures quarante.

Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d'une voix
très naturelle:

--Tiens!  pourquoi donc?

--Parce qu'il y a un coupé retenu pour l'express de ce soir.  On
n'est pas sûr qu'il en vienne dans la journée, autant garder
celui-là.

Il le regardait toujours fixement, il répondit:

--Sans doute.

Mais une autre pensée l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup.

--C'est dégoûtant!  Voyez-moi comme ces bougres-là nettoient!
Cette voiture semble avoir de la poussière de huit jours.

--Ah!  reprit Moulin, quand les trains arrivent passé onze
heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de
torchon...  ça va bien encore lorsqu'ils consentent à faire la
visite.  L'autre soir, ils ont oublié sur une banquette un
voyageur endormi, qui ne s'est réveillé que le lendemain matin.

Puis, étouffant un bâillement, il dit qu'il montait se coucher.
Et, comme il s'en allait, une brusque curiosité le ramena.

--A propos, votre affaire avec le sous-préfet, c'est fini,
n'est-ce pas?

--Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

--Allons, tant mieux...  Et rappelez-vous que le 293 ne part pas.

Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement
vers le train de Montivilliers, qui attendait.  Les portes des
salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques
chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de
boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme.  Mais,
ce train-là parti, le premier de la journée, il n'eut pas de
temps à perdre, il dut immédiatement faire former l'omnibus de
cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris.  A cette
heure matinale, le personnel étant peu nombreux, la besogne du
sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins.
Lorsqu'il eut surveillé la manoeuvre, chaque voiture prise au
remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et
amenaient sous la marquise, il dut courir à la salle de départ,
donner un coup d'oeil à la distribution des billets et à
l'enregistrement des bagages.  Une querelle éclatait entre des
soldats et un employé, qui nécessita son intervention.  Pendant
une demi-heure, parmi les courants d'air glacé, au milieu du
public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette
mauvaise humeur d'une bousculade en pleines ténèbres, il se
multiplia, n'eut pas une pensée à lui.  Puis, le départ de
l'omnibus ayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste
de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce côté, car
un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard.
Il revint assister au débarquement, attendit que le flot des
voyageurs eût rendu les billets et se fût empilé dans les
voitures des hôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous
la marquise, séparées de la voie par une simple palissade.  Et,
alors seulement, il put souffler un instant dans la gare
redevenue déserte et silencieuse.

Six heures sonnaient.  Roubaud sortit de la halle couverte, d'un
pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva
la tête, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin.  Le
vent du large avait achevé de balayer les brumes, c'était le
clair matin d'un beau jour.  Il regarda vers le nord la côte
d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetière, se détacher d'un
trait violacé sur le ciel pâlissant; ensuite, se tournant vers le
midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol
de légères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre;
tandis que l'est tout entier, la trouée immense de l'embouchure
de la Seine, commençait à s'embraser du lever prochain de
l'astre.  D'un geste machinal, il venait d'ôter sa casquette
brodée d'argent, comme pour rafraîchir son front dans l'air vif
et pur.  Cet horizon accoutumé, le vaste déroulement plat des
dépendances de la gare, à gauche l'arrivage, puis le Dépôt des
machines, à droite l'expédition, toute une ville, semblait
l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne,
éternellement la même.  Par-dessus le mur de la rue
Charles-Laffitte, des cheminées d'usine fumaient, on apercevait
les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longent le bassin
Vauban.  Et une rumeur montait déjà des autres bassins.  Les
coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil et l'odeur
du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fête du
jour, à ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule
s'écraserait.

Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'équipe
qui commençait à former l'express de six heures quarante; et il
crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout
l'apaisement de la fraîche matinée s'en alla dans un éclat subit
de colère.

--Nom de Dieu!  pas cette voiture-là!  Laissez-la donc
tranquille!  Elle ne part que ce soir.

Le chef de l'équipe lui expliquait qu'on poussait simplement la
voiture, pour en prendre une autre, qui était derrière.  Mais il
n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute
proportion.

--Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher!

Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les
incommodités de la gare, où l'on ne pouvait seulement retourner
un wagon.  En effet, la gare, bâtie une des premières de la
ligne, était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en
vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage
étroit, ses bâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

--C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas
encore flanqué ça par terre.

Les hommes de l'équipe le regardaient, surpris de l'entendre
parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude.
Il s'en aperçut, s'arrêta tout d'un coup.  Et, silencieux, raidi,
il continua de surveiller la manoeuvre.  Un pli de mécontentement
coupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée,
hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde de
volonté.

Dès lors, Roubaud eut tout son sang-froid.  Il s'occupa
activement de l'express, contrôla chaque détail.  Des attelages
lui ayant paru mal faits, il exigea qu'on les serrât sous ses
yeux.  Une mère et ses deux filles, que fréquentait sa femme,
voulurent qu'il les installât dans le compartiment des dames
seules.  Puis, avant de siffler pour donner le signal du départ,
il s'assura encore de la bonne ordonnance du train; et il le
regarda longuement s'éloigner, de ce coup d'oeil clair des hommes
dont une minute de distraction peut coûter des vies humaines.
Tout de suite, d'ailleurs, il dut traverser la voie pour recevoir
un train de Rouen, qui entrait en gare.  Justement, il s'y
trouvait un employé des postes, avec lequel, chaque jour, il
échangeait les nouvelles.  C'était, dans sa matinée si occupée,
un court repos, près d'un quart d'heure, pendant lequel il
pouvait respirer, aucun service immédiat ne le réclamant.  Et, ce
matin-là, comme d'habitude, il roula une cigarette, il causa très
gaiement.  Le jour avait grandi, on venait d'éteindre les becs de
gaz, sous la marquise.  Elle était si pauvrement vitrée, qu'une
ombre grise y régnait encore; mais, au-delà, le vaste pan de ciel
sur lequel elle ouvrait, flambait déjà d'un incendie de rayons;
tandis que l'horizon entier devenait rose, d'une netteté vive de
détails, dans cet air pur d'un beau matin d'hiver.

A huit heures, M. Dabadie, le chef de gare, descendait
d'habitude, et le sous-chef allait au rapport.  C'était un bel
homme, très brun, bien tenu, ayant les allures d'un grand
commerçant tout à ses affaires.  Du reste, il se désintéressait
volontiers de la gare des voyageurs, il se consacrait surtout au
mouvement des bassins, au transit énorme des marchandises, en
continuelles relations avec le haut commerce du Havre et du monde
entier.  Ce jour-là, il était en retard; et, deux fois déjà,
Roubaud avait poussé la porte du bureau, sans l'y trouver.  Sur
la table, le courrier n'était pas même ouvert.  Les yeux du
sous-chef venaient de tomber, parmi les lettres, sur une dépêche.
Puis comme si une fascination le retenait là, il n'avait plus
quitté la porte, se retournant malgré lui, jetant vers la table
de courts regards.

Enfin, à huit heures dix, M. Dabadie parut.  Roubaud, qui s'était
assis, se taisait, pour lui permettre d'ouvrir la dépêche.  Mais
le chef ne se hâtait point, voulait se montrer aimable avec son
subordonné, qu'il estimait.

--Et, naturellement, à Paris, tout a bien marché?

--Oui, monsieur, je vous remercie.

Il avait fini par ouvrir la dépêche; et il ne la lisait pas, il
souriait toujours à l'autre, dont la voix s'était assourdie, sous
le violent effort qu'il faisait pour maîtriser un tic nerveux qui
lui convulsait le menton.

--Nous sommes très heureux de vous garder ici.

--Et moi, monsieur, je suis bien content de rester avec vous.

Alors, comme M. Dabadie se décidait à parcourir la dépêche,
Roubaud, dont une légère sueur mouillait la face, le regarda.
Mais l'émotion à laquelle il s'attendait, ne se produisait point;
le chef achevait tranquillement la lecture du télégramme, qu'il
rejeta sur son bureau: sans doute un simple détail de service.
Et tout de suite il continua d'ouvrir son courrier, pendant que,
selon l'habitude de chaque matin, le sous-chef faisait son
rapport verbal sur les événements de la nuit et de la matinée.
Seulement, ce matin-là, Roubaud, hésitant, dut chercher, avant de
se rappeler ce que lui avait dit son collègue, au sujet des
rôdeurs surpris dans la salle de consigne.  Quelques paroles
furent encore échangées, et le chef le congédiait d'un geste,
lorsque les deux chefs adjoints, celui des bassins et celui de la
petite vitesse, entrèrent, venant eux aussi au rapport.  Ils
apportaient une nouvelle dépêche, qu'un employé venait de leur
remettre, sur le quai.

--Vous pouvez vous retirer, dit M. Dabadie, en voyant que Roubaud
s'arrêtait à la porte.

Mais celui-ci attendait, les yeux ronds et fixes; et il ne s'en
alla que lorsque le petit papier fut retombé sur la table, écarté
du même geste indifférent.  Un instant, il erra sous la marquise,
perplexe, étourdi.  L'horloge marquait huit heures trente-cinq,
il n'avait plus de départ avant l'omnibus de neuf heures
cinquante.  D'ordinaire, il employait cette heure de répit à
faire une tournée dans la gare.  Il marcha pendant quelques
minutes, sans savoir où ses pieds le conduisaient.  Puis, comme
il levait la tête et qu'il se retrouvait devant la voiture 293,
il fit un brusque crochet, il s'éloigna vers le dépôt des
machines, bien qu'il n'eût rien à voir de ce côté.  Le soleil
maintenant montait à l'horizon, une poussière d'or pleuvait dans
l'air pâle.  Et il ne jouissait plus de la belle matinée, il
pressait le pas, l'air très affairé, tâchant de tuer l'obsession
de son attente.

Une voix, tout d'un coup, l'arrêta.

--Monsieur Roubaud, bonjour!...  Vous avez vu ma femme?

C'était Pecqueux, le chauffeur, un grand gaillard de
quarante-trois ans, maigre avec de gros os, la face cuite par le
feu et par la fumée.  Ses yeux gris sous le front bas, sa bouche
large dans une mâchoire saillante, riaient d'un continuel rire de
noceur.

--Comment!  c'est vous?  dit Roubaud en s'arrêtant, étonné.  Ah!
oui, l'accident arrivé à la machine, j'oubliais...  Et vous ne
repartez que ce soir?  Un congé de vingt-quatre heures, bonne
affaire, hein?

--Bonne affaire!  répéta l'autre, gris encore d'une noce faite la
veille.

D'un village près de Rouen, il était entré tout jeune dans la
Compagnie, comme ouvrier ajusteur.  Puis, à trente ans,
s'ennuyant à l'atelier, il avait voulu être chauffeur, pour
devenir mécanicien; et c'était alors qu'il avait épousé Victoire,
du même village que lui.  Mais les années s'écoulaient, il
restait chauffeur, jamais maintenant il ne passerait mécanicien,
sans conduite, sans bonne tenue, ivrogne, coureur de femmes.
Vingt fois, on l'aurait congédié, s'il n'avait pas eu la
protection du président Grandmorin, et si l'on ne s'était habitué
à ses vices, qu'il rachetait par sa belle humeur et par son
expérience de vieil ouvrier.  Il ne devenait vraiment à craindre
que lorsqu'il était ivre, car il se changeait alors en vraie
brute, capable d'un mauvais coup.

--Et ma femme, vous l'avez vue?  demanda-t-il de nouveau, la
bouche fendue par son large rire.

--Certes, oui, nous l'avons vue, répondit le sous-chef.  Nous
avons même déjeuné dans votre chambre...  Ah!  une brave femme
que vous avez là, Pecqueux.  Et vous avez bien tort de ne pas lui
être fidèle.

Il rigola plus violemment.

--Oh!  si l'on peut dire!  Mais c'est elle qui veut que je
m'amuse!

C'était vrai.  Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme et
difficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans ses
poches, afin qu'il prît du plaisir dehors.  Jamais elle n'avait
beaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou
qu'il courait, par un besoin de nature; et maintenant l'existence
était réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la
ligne, sa femme à Paris pour les nuits qu'il y couchait, et une
autre au Havre pour les heures d'attente qu'il y passait, entre
deux trains.  Très économe, vivant chichement elle-même,
Victoire, qui savait tout et qui le traitait maternellement,
répétait volontiers qu'elle ne voulait pas le laisser en affront
avec l'autre, là-bas.  Même, à chaque départ, elle veillait sur
son linge, car il lui aurait été très sensible que l'autre
l'accusât de ne pas tenir leur homme proprement.

--N'importe, reprit Roubaud, ce n'est guère gentil.  Ma femme,
qui adore sa nourrice, veut vous gronder.

Mais il se tut, en voyant sortir d'un hangar, contre lequel ils
se trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la
soeur du chef de dépôt, l'épouse supplémentaire que Pecqueux
avait au Havre, depuis un an.  Tous deux devaient être à causer
sous le hangar, lorsque lui s'était avancé pour appeler le
sous-chef.  Elle, encore jeune malgré ses trente-deux ans, haute,
anguleuse, la poitrine plate, la chair brûlée de continuels
désirs, avait la tête longue, aux yeux flambants, d'une cavale
maigre et hennissante.  On l'accusait de boire.  Tous les hommes
de la gare avaient défilé chez elle, dans la petite maison que
son frère occupait près du Dépôt des machines, et qu'elle tenait
fort salement.  Ce frère, auvergnat, têtu, très sévère sur la
discipline, très estimé de ses chefs, avait eu les plus gros
ennuis à son sujet, jusqu'au point d'être menacé de renvoi; et,
si maintenant on la tolérait à cause de lui, il ne s'obstinait
lui-même à la garder que par esprit de famille; ce qui ne
l'empêchait pas, lorsqu'il la surprenait avec un homme, de la
rouer de coups, si rudement qu'il la laissait sur le carreau,
morte.  Il y avait eu, entre elle et Pecqueux, une vraie
rencontre: elle, assouvie enfin, aux bras de ce grand diable
rigoleur; lui, changé de sa femme trop grasse, heureux de
celle-ci trop maigre, répétant par farce qu'il n'avait plus
besoin de chercher ailleurs.  Et Séverine seule, qui croyait
devoir cela à Victoire, s'était brouillée avec Philomène, qu'elle
évitait déjà le plus possible, par une fierté de nature, et
qu'elle avait cessé de saluer.

--Eh bien!  dit Philomène insolemment, à tout à l'heure,
Pecqueux.  Je m'en vas, puisque monsieur Roubaud a de la morale à
te faire, de la part de sa femme.

Lui, bon garçon, riait toujours.

--Reste donc, il plaisante.

--Non, non!  Faut que j'aille porter deux oeufs de mes poules,
que j'ai promis à madame Lebleu.

Elle avait lancé ce nom exprès, connaissant la rivalité sourde
entre la femme du caissier et la femme du sous-chef, affectant
d'être au mieux avec la première, pour faire enrager l'autre.
Mais elle resta pourtant, tout d'un coup intéressée, lorsqu'elle
entendit le chauffeur demander des nouvelles de l'affaire du
sous-préfet.

--C'est arrangé, vous êtes content, n'est-ce pas?  monsieur
Roubaud?

--Très content.

Pecqueux cligna les yeux d'un air malin.

--Oh!  vous n'aviez pas à être inquiet, parce que, lorsqu'on a un
gros bonnet dans sa manche...  Hein?  vous savez qui je veux
dire.  Ma femme aussi lui a bien de la reconnaissance.

Le sous-chef interrompit cette allusion au président Grandmorin,
en répétant d'une voix brusque:

--Et alors vous ne partez que ce soir?

--Oui, la Lison va être réparée, on finit d'ajuster la bielle...
Et j'attends mon mécanicien, qui s'est donné de l'air, lui.  Vous
le connaissez, Jacques Lantier?  Il est de votre pays.

Un instant, Roubaud resta sans répondre, absent, l'esprit perdu.
Puis, avec un sursaut de réveil:

--Hein?  Jacques Lantier, le mécanicien...  Certainement, je le
connais.  Oh!  vous savez, bonjour, bonsoir.  C'est ici que nous
nous sommes rencontrés, car il est mon cadet, et je ne l'avais
jamais vu, là-bas, à Plassans...  L'automne dernier, il a rendu
un petit service à ma femme, une commission qu'il a faite pour
elle, chez des cousines, à Dieppe...  Un garçon capable, à ce
qu'on dit.

Il parlait au hasard, d'abondance.  Soudain, il s'éloigna.

--Au revoir, Pecqueux...  J'ai à donner un coup d'oeil de ce
côté.

Alors seulement Philomène s'en alla, de son pas allongé de
cavale; tandis que Pecqueux, immobile, les mains dans les poches,
riant d'aise à la fainéantise de cette gaie matinée, s'étonnait
que le sous-chef, après s'être contenté de faire le tour du
hangar, s'en retournait rapidement.  Ce n'était pas long à
donner, son coup d'oeil.  Qu'est-ce qu'il pouvait bien être venu
moucharder?

Comme Roubaud rentrait sous la marquise, neuf heures allaient
sonner.  Il marcha jusqu'au fond, près des messageries, regarda,
sans paraître trouver ce qu'il cherchait; puis, il revint, du
même pas d'impatience.  Successivement, il interrogea des yeux
les bureaux des différents services.  A cette heure, la gare
était calme, déserte; et il s'y agitait seul, l'air de plus en
plus énervé de cette paix, dans ce tourment de l'homme, menacé
d'une catastrophe, qui finit par souhaiter ardemment qu'elle
éclate.  Son sang-froid était à bout, il ne pouvait tenir en
place.  Maintenant, ses yeux ne quittaient plus l'horloge.  Neuf
heures, neuf heures cinq.  D'ordinaire, il ne remontait chez lui
qu'à dix heures, après le départ du train de neuf heures
cinquante, pour déjeuner.  Et, tout d'un coup, il remonta, à la
pensée de Séverine, qui, elle aussi, là-haut, devait attendre.

Dans le couloir, à cette minute précise, madame Lebleu ouvrait à
Philomène, venue en voisine, décoiffée, et tenant deux oeufs.
Elles restèrent, il fallut bien que Roubaud rentrât chez lui,
sous leurs yeux braqués.  Il avait sa clef, il se hâta.  Tout de
même, dans le va-et-vient rapide de la porte, elles aperçurent
Séverine, assise sur une chaise de la salle à manger, les mains
oisives, le profil pâle, immobile.  Et, attirant Philomène,
s'enfermant à son tour, madame Lebleu raconta qu'elle l'avait
déjà vue de la sorte, le matin: sans doute l'histoire du
sous-préfet qui tournait mal.  Mais non, Philomène expliqua
qu'elle accourait, parce qu'elle avait des nouvelles; et elle
répéta ce qu'elle venait d'entendre dire au sous-chef lui-même.
Alors, les deux femmes se perdirent en conjectures.  C'étaient
ainsi, à chacune de leurs rencontres, des commérages sans fin.

--On leur a lavé la tête, ma petite, j'en mettrais ma main au
feu...  Pour sûr, ils branlent dans le manche.

--Ah!  ma bonne dame, si l'on pouvait donc nous en débarrasser!

La rivalité, de plus en plus envenimée entre les Lebleu et les
Roubaud, était simplement née d'une question de logement.  Tout
le premier étage, au-dessus des salles d'attente, servait à loger
les employés; et le couloir central, un vrai couloir d'hôtel,
peint en jaune, éclairé par le haut, séparait l'étage en deux,
alignant les portes brunes à droite et à gauche.  Seulement, les
logements de droite avaient des fenêtres qui donnaient sur la
cour du départ, plantée de vieux ormes, par-dessus lesquels se
déroulait l'admirable vue de la côte d'Ingouville; tandis que les
logements de gauche, aux fenêtres cintrées, écrasées, s'ouvraient
directement sur la marquise de la gare, dont la pente haute, le
faîtage de zinc et de vitres sales barraient l'horizon.  Rien
n'était plus gai que les uns, avec la continuelle animation de la
cour, la verdure des arbres, la vaste campagne; et il y avait de
quoi mourir d'ennui dans les autres, où l'on voyait à peine
clair, le ciel muré comme en prison.  Sur le devant, habitaient
le chef de gare, le sous-chef Moulin et les Lebleu; sur le
derrière, les Roubaud, ainsi que la buraliste, mademoiselle
Guichon, sans compter trois pièces, qui étaient réservées aux
inspecteurs de passage.  Or, il était notoire que les deux
sous-chefs avaient toujours logé côte à côte.  Si les Lebleu
étaient là, cela venait d'une complaisance de l'ancien sous-chef,
remplacé par Roubaud, qui, veuf sans enfants, avait voulu être
agréable à madame Lebleu, en lui cédant son logement.  Mais
est-ce que ce logement n'aurait pas dû faire retour aux Roubaud?
Est-ce que cela était juste, de les reléguer sur le derrière,
quand ils avaient le droit d'être sur le devant?  Tant que les
deux ménages avaient vécu en bon accord, Séverine s'était effacée
devant sa voisine, plus âgée qu'elle de vingt ans, mal portante
avec ça, si énorme qu'elle étouffait sans cesse.  Et la guerre
n'était vraiment déclarée que depuis le jour où Philomène avait
fâché les deux femmes, par d'abominables bavardages.

--Vous savez, reprit celle-ci, qu'ils sont bien capables d'avoir
profité de leur voyage à Paris, pour demander votre expulsion...
On m'a affirmé qu'ils ont écrit au directeur une longue lettre où
ils font valoir leur droit.

Madame Lebleu suffoquait.

--Les misérables!...  Et je suis bien sûre qu'ils travaillent
pour mettre la buraliste avec eux; car voici quinze jours qu'elle
me salue à peine, celle-là...  Encore quelque chose de propre!
Aussi, je la guette...

Elle baissa la voix pour affirmer que mademoiselle Guichon,
chaque nuit, devait aller retrouver le chef de gare.  Leurs deux
portes se faisaient face.  C'était M. Dabadie, veuf, père d'une
grande fille toujours en pension, qui avait amené là cette blonde
de trente ans, déjà fanée, silencieuse et mince, d'une souplesse
de couleuvre.  Elle avait dû être vaguement institutrice.  Et
impossible de la surprendre, tellement elle se glissait sans
bruit, à travers les fentes les plus étroites.  Par elle-même,
elle ne comptait guère.  Mais, si elle couchait avec le chef de
gare, elle prenait une importance décisive, et le triomphe était
de la tenir, en possédant son secret.

--Oh!  je finirai par savoir, continua madame Lebleu.  Je ne veux
pas me laisser manger...  Nous sommes ici, nous y resterons.  Les
braves gens sont pour nous, n'est-ce pas?  ma petite.

Toute la gare, en effet, se passionnait, dans cette guerre des
deux logements.  Le couloir surtout en était ravagé.  Il n'y
avait guère que l'autre sous-chef, Moulin, qui se désintéressât,
satisfait d'être sur le devant, marié à une petite femme timide
et frêle, qu'on ne voyait jamais et qui lui donnait un enfant
tous les vingt mois.

--Enfin, conclut Philomène, s'ils branlent dans le manche, ce
n'est pas encore de ce coup qu'ils resteront sur le carreau...
Méfiez-vous, car ils connaissent du monde qui a le bras long.

Elle tenait toujours ses deux oeufs, elle les offrit: des oeufs
du matin, qu'elle venait de ramasser sous ses poules.  Et la
vieille dame se confondait en remerciements.

--Que vous êtes gentille!  Vous me gâtez...  Venez donc causer
plus souvent.  Vous savez que mon mari est toujours à sa caisse;
et moi je m'ennuie tant, clouée ici, à cause de mes jambes!
Qu'est-ce que je deviendrais, si ces misérables me prenaient ma
vue?

Puis, comme elle l'accompagnait et qu'elle rouvrait la porte,
elle posa un doigt sur ses lèvres.

--Chut!  écoutons.

Toutes deux, debout dans le couloir, restèrent cinq grandes
minutes debout, sans un geste, en retenant leur souffle.  Elles
penchaient la tête, tendaient l'oreille vers la salle à manger
des Roubaud.  Mais pas un bruit n'en sortait, il régnait là un
silence de mort.  Et, de peur d'être surprises, elles se
séparèrent enfin, en se saluant une dernière fois de la tête,
sans une parole.  L'une s'en alla sur la pointe des pieds,
l'autre referma sa porte si doucement, qu'on n'entendit pas le
pêne glisser dans la gâche.

A neuf heures vingt, Roubaud était de nouveau en bas, sous la
marquise.  Il surveillait la formation de l'omnibus de neuf
heures cinquante; et, malgré l'effort de sa volonté, il
gesticulait davantage, il piétinait, tournait sans cesse la tête
pour inspecter le quai du regard, d'un bout à l'autre.  Rien
n'arrivait, ses mains en tremblaient.

Puis, brusquement, comme il fouillait encore la gare d'un coup
d'oeil en arrière, il entendit près de lui la voix d'un employé
du télégraphe, disant, essoufflée:

--Monsieur Roubaud, vous ne savez pas où sont monsieur le chef de
gare et monsieur le commissaire de surveillance...  J'ai là des
dépêches pour eux, et voici dix minutes que je cours...

Il s'était retourné, dans un tel raidissement de tout son être,
que pas un muscle de son visage ne bougea.  Ses yeux se fixèrent
sur les deux dépêches que tenait l'employé.  Cette fois, à
l'émotion de celui-ci, il en avait la certitude, c'était enfin la
catastrophe.

--Monsieur Dabadie a passé là tout à l'heure, dit-il
tranquillement.

Et jamais il ne s'était senti si froid, d'intelligence si nette,
tout entier bandé à la défense.  Maintenant, il était sûr de lui.

--Tenez!  reprit-il, le voici qui arrive, monsieur Dabadie.

En effet, le chef de gare revenait de la petite vitesse.  Dès
qu'il eut parcouru la dépêche, il s'exclama.

--Il y a eu un assassinat sur la ligne...  C'est l'inspecteur de
Rouen qui me télégraphie.

--Comment?  demanda Roubaud, un assassinat parmi notre personnel?

--Non, non, sur un voyageur, dans un coupé...  Le corps a été
jeté, presque au sortir du tunnel de Malaunay, au poteau 153...
Et la victime est un de nos administrateurs, le président
Grandmorin.

A son tour, le sous-chef s'exclamait.

--Le président!  ah!  ma pauvre femme va-t-elle être chagrine!

Le cri était si juste, si apitoyé, que M. Dabadie s'y arrêta un
instant.

--C'est vrai, vous le connaissiez, un si brave homme, n'est-ce
pas?

Puis, revenant à l'autre télégramme, adressé au commissaire de
surveillance:

--Ça doit être du juge d'instruction, sans doute pour quelque
formalité...  Et il n'est que neuf heures vingt-cinq, monsieur
Cauche n'est pas encore là, naturellement...  Qu'on aille vite au
café du Commerce, sur le cours Napoléon.  On l'y trouvera à coup
sûr.

Cinq minutes plus tard, M. Cauche arrivait, ramené par un homme
d'équipe.  Ancien officier, considérant son emploi comme une
retraite, il ne paraissait jamais à la gare avant dix heures, y
flânait un moment, et retournait au café.  Ce drame, tombé entre
deux parties de piquet, l'avait d'abord étonné, car les affaires
qui passaient par ses mains étaient d'ordinaire peu graves.  Mais
la dépêche venait bien du juge d'instruction de Rouen; et, si
elle arrivait douze heures après la découverte du cadavre,
c'était que ce juge avait d'abord télégraphié à Paris, au chef de
gare, pour savoir dans quelles conditions la victime était
partie; puis, renseigné sur le numéro du train et sur celui de la
voiture, il avait alors seulement envoyé, au commissaire de
surveillance, l'ordre de visiter le coupé qui se trouvait dans la
voiture 293, si cette voiture était encore au Havre.  Tout de
suite, la mauvaise humeur que M. Cauche montrait, d'avoir été
dérangé inutilement sans doute, disparut et fit place à une
attitude d'extrême importance, proportionnée à la gravité
exceptionnelle que prenait l'affaire.

--Mais, s'écria-t-il, subitement inquiet, avec la peur de voir
l'enquête lui échapper, la voiture ne doit plus être ici, elle a
dû repartir ce matin.

Ce fut Roubaud qui le rassura, de son air calme.

--Non, non, faites excuse...  Il y avait un coupé retenu pour ce
soir, la voiture est là, sous la remise.

Et il marcha le premier, le commissaire et le chef de gare le
suivirent.  Cependant, la nouvelle devait se répandre, car les
hommes d'équipe, sournoisement, quittaient la besogne, suivaient
eux aussi; tandis que, sur les portes des divers services, des
employés se montraient, finissaient par s'approcher, un à un.
Bientôt, il y eut là un rassemblement.

Comme on arrivait devant la voiture, M. Dabadie fit tout haut une
réflexion:

--Pourtant, hier soir, la visite a eu lieu.  S'il était resté des
traces, on les aurait signalées au rapport.

--Nous allons bien voir, dit M. Cauche.

Il ouvrit la portière, il monta dans le coupé.  Et, à l'instant
même, il se récria, s'oubliant, jurant.

--Ah!  nom de Dieu!  on dirait qu'on a saigné un cochon!

Un petit souffle d'épouvante courut parmi les assistants, des
têtes s'allongèrent; et M. Dabadie, un des premiers, voulut voir,
se haussa sur le marchepied; pendant que, derrière lui, Roubaud,
pour faire comme les autres, tendait aussi le cou.

A l'intérieur, le coupé ne montrait aucun désordre.  Les glaces
étaient restées fermées, tout semblait en place.  Seulement, une
odeur affreuse s'échappait de la portière ouverte; et là, au
milieu d'un des coussins, une mare de sang noir s'était coagulée,
une mare si profonde, si large, qu'un ruisseau en avait jailli
comme d'une source, s'épanchant sur le tapis.  Des caillots
demeuraient accrochés au drap.  Et rien autre, rien que ce sang
nauséabond.

M. Dabadie s'emporta.

Où sont les hommes qui ont fait la visite, hier soir?  Qu'on me
les amène!

Ils étaient justement là, ils s'avancèrent, balbutièrent des
excuses: la nuit, est-ce qu'on pouvait se rendre compte?  et,
cependant, ils passaient bien leurs mains partout.  La veille,
ils juraient n'avoir rien senti.

Cependant, M. Cauche, resté debout dans le wagon, prenait des
notes au crayon, pour son rapport.  Il appela Roubaud, qu'il
fréquentait volontiers, tous deux fumant des cigarettes, le long
du quai, aux heures de flâne.

--Monsieur Roubaud, montez donc, vous m'aiderez.

Et, quand le sous-chef eut enjambé le sang du tapis, pour ne pas
marcher dedans:

--Regardez sous l'autre coussin, voir si rien n'y a glissé.

Il souleva le coussin, il chercha, les mains prudentes, les
regards simplement curieux.

Il n'y a rien.

Mais une tache, sur le drap capitonné du dossier, attira son
attention; et il la signala au commissaire.  N'était-ce pas
l'empreinte sanglante d'un doigt?  Non, on finit par tomber
d'accord que c'était une éclaboussure.  Le flot de monde s'était
rapproché, pour suivre cet examen, flairant le crime, se pressant
derrière le chef de gare qu'une répugnance d'homme délicat avait
retenu sur le marchepied.

Soudain, celui-ci fit une réflexion.

--Dites donc, monsieur Roubaud, vous étiez dans le train...
N'est-ce pas?  vous êtes bien rentré par l'express, hier soir...
Vous pourriez peut-être nous donner des renseignements, vous!

--Tiens!  c'est vrai, s'écria le commissaire.  Est-ce que vous
avez remarqué quelque chose?

Pendant trois ou quatre secondes, Roubaud demeura muet.  Il était
baissé à ce moment, examinant le tapis.  Mais il se releva
presque tout de suite, en répondant de sa voix naturelle, un peu
grosse

--Certainement, certainement, je vais vous dire...  Ma femme
était avec moi.  Si ce que je sais doit figurer au rapport,
j'aimerais bien qu'elle descendît, pour contrôler mes souvenirs
par les siens.

Cela parut très raisonnable à M. Cauche, et Pecqueux, qui venait
d'arriver, offrit d'aller chercher madame Roubaud.  Il partit à
grandes enjambées, il y eut un moment d'attente.  Philomène,
accourue avec le chauffeur, l'avait suivi des yeux, irritée de ce
qu'il se chargeait de cette commission.  Mais, ayant aperçu
madame Lebleu, qui se hâtait, de toute la vitesse de ses pauvres
jambes enflées, elle se précipita, l'aida; et les deux femmes
levèrent les mains au ciel, poussèrent des exclamations,
passionnées par la découverte d'un si abominable crime.  Bien
qu'on ne sût encore absolument rien, déjà des versions
circulaient, autour d'elles, dans l'effarement des gestes et des
visages.  Dominant le bourdonnement des voix, Philomène
elle-même, qui ne tenait le fait de personne, affirmait sur sa
parole d'honneur que madame Roubaud avait vu l'assassin.  Et le
silence se fit, lorsque Pecqueux reparut, accompagné de cette
dernière.

--Voyez-la donc!  murmura madame Lebleu.  Si l'on dirait la femme
d'un sous-chef, avec son air de princesse!  Ce matin, avant le
jour, elle était déjà ainsi, peignée et corsetée comme si elle
allait en visite.

Ce fut à petits pas réguliers que Séverine s'avança.  Il y avait
tout un long bout du quai à suivre, sous les yeux qui la
regardaient venir; et elle ne faiblissait pas, elle appuyait
simplement son mouchoir sur ses paupières, dans la grosse douleur
qu'elle venait d'éprouver, en apprenant le nom de la victime.
Vêtue d'une robe de laine noire, très élégante, elle semblait
porter le deuil de son protecteur.  Ses lourds cheveux sombres
luisaient au soleil, car elle n'avait pas même pris le temps de
se couvrir la tête, malgré le froid.  Ses yeux bleus si doux,
pleins d'angoisse et noyés de larmes, la rendaient très
touchante.

--Bien sûr qu'elle a raison de pleurer, dit à demi-voix
Philomène.  Les voilà fichus, maintenant qu'on a tué leur bon
Dieu.

Lorsque Séverine fut là, au milieu de tout ce monde, devant la
portière ouverte du coupé, M. Cauche et Roubaud en descendirent;
et, tout de suite, ce dernier commença à dire ce qu'il savait.

--N'est-ce pas?  ma chère, hier matin, dès notre arrivée à Paris,
nous sommes allés voir monsieur Grandmorin...  Il pouvait être
onze heures un quart, n'est-ce pas?

Il la regardait fixement, elle répéta d'une voix docile:

--Oui, onze heures un quart.

Mais ses yeux s'étaient arrêtés sur le coussin noir de sang, elle
eut un spasme, des sanglots profonds jaillirent de sa gorge.  Et
le chef de gare, ému, empressé, intervint:

--Madame, si vous ne pouviez supporter ce spectacle...  Nous
comprenons très bien votre douleur.

--Oh!  simplement deux mots, interrompit le commissaire.  Nous
ferons ensuite reconduire madame chez elle.

Roubaud se hâta de continuer:

--C'est alors, après avoir causé de différentes choses, que
monsieur Grandmorin nous annonça qu'il devait partir le
lendemain, pour aller à Doinville, chez sa soeur...  Je le vois
encore assis à son bureau.  Moi, j'étais ici; ma femme était
là...  N'est-ce pas, ma chère, il nous a dit qu'il partirait le
lendemain?

--Oui, le lendemain.

M. Cauche, qui continuait à prendre au crayon des notes rapides,
leva la tête.

--Comment, le lendemain?  mais puisqu'il est parti le soir!

--Attendez donc!  répliqua le sous-chef.  Même, quand il sut que
nous repartions le soir, il eut un instant l'idée de prendre
l'express avec nous, si ma femme voulait bien le suivre jusqu'à
Doinville, où elle passerait quelques jours chez sa soeur, comme
cela était arrivé déjà.  Mais ma femme, qui avait beaucoup à
faire ici, a refusé...  N'est-ce pas, tu as refusé?

--J'ai refusé, oui.

--Et voilà, il a été très gentil...  Il s'était occupé de moi, il
nous a accompagnés jusqu'à la porte de son cabinet...

N'est-ce pas, ma chère?

--Oui, jusqu'à la porte.

--Le soir, nous sommes partis...  Avant de nous installer dans
notre compartiment, j'ai causé avec monsieur Vandorpe, le chef de
gare.  Et je n'ai rien vu du tout.  J'étais très ennuyé, parce
que je nous croyais seuls, et qu'il y avait, dans un coin, une
dame que je n'avais pas remarquée; d'autant plus que deux autres
personnes, un ménage, sont encore montées au dernier moment...
Jusqu'à Rouen non plus, rien de particulier, je n'ai rien vu...
Aussi, à Rouen, comme nous étions descendus pour nous dégourdir
les jambes, quelle n'a pas été notre surprise, d'apercevoir, à
trois ou quatre voitures de la nôtre, M.  Grandmorin, debout à la
portière d'un coupé!  «Comment, monsieur le président, vous êtes
parti?  Ah!  bien, nous ne nous doutions guère de voyager avec
vous!» Et il nous a expliqué qu'il avait reçu une dépêche...  On
a sifflé, nous sommes remontés vite dans notre compartiment, où,
par parenthèse, nous n'avons retrouvé personne, tous nos
compagnons de route s'étant arrêtés à Rouen, ce qui ne nous a pas
fait de peine...  Et voilà!  c'est bien tout, ma chère, n'est-ce
pas?

--Oui, c'est bien tout.

Ce récit, si simple qu'il fût, avait fortement impressionné
l'auditoire.  Tous attendaient de comprendre, la face béante.  Le
commissaire, cessant d'écrire, exprima la surprise générale, en
demandant:

--Et vous êtes sûr qu'il n'y avait personne dans le coupé, avec
monsieur Grandmorin?

--Oh!  ça, absolument sûr.

Un frémissement courut.  Ce mystère qui se posait, soufflait de
la peur, un petit froid que chacun sentit passer sur sa nuque.
Si le voyageur était seul, par qui avait-il pu être assassiné et
jeté du coupé, à trois lieues de là, avant un nouvel arrêt du
train?

Dans le silence, on entendit la voix mauvaise de Philomène:

--C'est drôle tout de même.

En se sentant dévisagé, Roubaud la regarda, avec un hochement du
menton, comme pour dire qu'il trouvait ça drôle, lui aussi.  Près
d'elle, il aperçut Pecqueux et madame Lebleu, qui hochaient
également la tête.  Les yeux de tous s'étaient tournés de son
côté, on attendait autre chose, on cherchait sur sa personne un
détail oublié, qui éclaircirait l'affaire.  Il n'y avait aucune
accusation, dans ces regards ardemment curieux; et il croyait
pourtant voir poindre le soupçon vague, ce doute que le plus
petit fait parfois change en certitude.

--Extraordinaire, murmura M. Cauche.

--Tout à fait extraordinaire, répéta M. Dabadie.

Alors, Roubaud se décida:

--Ce dont je suis encore bien sûr, c'est que l'express qui va,
d'un trait, de Rouen à Barentin, a marché à sa vitesse
réglementaire, sans que j'aie remarqué rien d'anormal...  Je le
dis, parce que, justement, nous trouvant seuls, j'avais baissé la
glace, pour fumer une cigarette; et je jetais des coups d'oeil
au-dehors, je me rendais parfaitement compte de tous les bruits
du train...  Même, à Barentin, ayant reconnu sur le quai monsieur
Bessière, le chef de gare, mon successeur, je l'ai appelé, et
nous avons échangé trois paroles, tandis que, monté sur le
marchepied, il me serrait la main...  N'est ce pas?  ma chère, on
peut l'interroger, monsieur Bessière le dira.

Séverine, toujours immobile et pâle, son fin visage noyé de
chagrin, confirma une fois de plus la déclaration de son mari.

--Il le dira, oui.

Dès ce moment, toute accusation devenait impossible, si les
Roubaud, remontés à Rouen, dans leur compartiment, y avaient été
salués, à Barentin, par un ami.  L'ombre de soupçon que le
sous-chef croyait avoir vue passer dans les yeux, s'en était
allée; et l'étonnement de chacun grandissait.  L'affaire prenait
une tournure de plus en plus mystérieuse.

--Voyons, dit le commissaire, êtes-vous bien certain que
personne, à Rouen, n'a pu monter dans le coupé, après que vous
avez eu quitté monsieur Grandmorin?

Evidemment, Roubaud n'avait pas prévu cette question, car, pour
la première fois, il se troubla, n'ayant sans doute plus la
réponse préparée d'avance.  Il regarda sa femme, hésitant.

--Oh!  non, je ne crois pas...  On fermait les portières, on
sifflait, nous avons eu bien juste le temps de regagner notre
voiture...  Et puis, le coupé était réservé, personne ne pouvait
monter, il me semble...

Mais les yeux bleus de sa femme s'élargissaient, devenaient si
grands, qu'il s'effraya d'être affirmatif.

--Après tout, je ne sais pas...  Oui, peut-être quelqu'un a pu
monter...  Il y avait une vraie bousculade...

Et, à mesure qu'il parlait, sa voix se refaisait nette, toute
cette histoire nouvelle naissait, s'affirmait.

--Vous savez, à cause des fêtes du Havre, la foule était
énorme...  Nous avons été obligés de défendre notre compartiment
contre des voyageurs de deuxième et même de troisième classe...
Avec ça, la gare est très mal éclairée, on ne voyait rien, on se
poussait, on criait, dans la cohue du départ...  Ma foi!  oui, il
est très possible que, ne sachant comment se caser, ou même
profitant de l'encombrement, quelqu'un se soit introduit de force
dans le coupé, à la dernière seconde.

Et, s'interrompant:

--Hein?  ma chère, c'est ce qui a dû arriver.

Séverine, l'air brisé, son mouchoir sur ses yeux meurtris,
répéta:

--C'est ce qui est arrivé, certainement.

Dès lors, la piste était donnée; et, sans se prononcer, le
commissaire de surveillance et le chef de gare échangèrent un
regard, d'un air entendu.  Un long mouvement avait agité la
foule, qui sentait que l'enquête était finie, et qu'un besoin de
commentaires tourmentait: tout de suite des suppositions
circulèrent, chacun avait une histoire.  Depuis un instant, le
service de la gare se trouvait comme suspendu, le personnel
entier était là, obsédé par ce drame; et ce fut une surprise que
de voir entrer sous la marquise le train de neuf heures
trente-huit.  On courut, les portières s'ouvrirent, le flot des
voyageurs s'écoula.  Presque tous les curieux, d'ailleurs,
étaient restés autour du commissaire, qui, par un scrupule
d'homme méthodique, visitait une dernière fois le coupé
ensanglanté.

Pecqueux, gesticulant entre madame Lebleu et Philomène, aperçut à
ce moment son mécanicien, Jacques Lantier, qui venait de
descendre du train et qui, immobile, regardait de loin le
rassemblement.  Il l'appela violemment de la main.  Jacques ne
bougeait pas.  Enfin, il se décida, d'une marche lente.

--Quoi donc? demanda-t-il à son chauffeur.

Il savait bien, il n'écouta que d'une oreille distraite la
nouvelle de l'assassinat et les suppositions que l'on faisait.
Ce qui le surprenait, le remuait étrangement, c'était de tomber
au milieu de cette enquête, de retrouver ce coupé, entrevu dans
les ténèbres, lancé à toute vitesse.  Il allongea le cou, regarda
la mare de sang caillé sur le coussin; et il revoyait la scène du
meurtre, il revoyait surtout le cadavre, étendu en travers de la
voie, là-bas, avec sa gorge ouverte.  Puis, comme il détournait
les yeux, il remarqua les Roubaud, pendant que Pecqueux
continuait à lui raconter l'histoire, de quelle façon ces
derniers étaient mêlés à l'affaire, leur départ de Paris dans le
même train que la victime, les dernières paroles qu'ils avaient
échangées ensemble, à Rouen.  L'homme, il le connaissait, pour
lui serrer la main, parfois, depuis qu'il faisait le service de
l'express; la femme, il l'avait entrevue de loin en loin, il
s'était écarté d'elle comme des autres, dans sa peur maladive.
Mais, à cette minute, ainsi pleurante et pâle, avec la douceur
effarée de ses yeux bleus sous l'écrasement noir de sa chevelure,
elle le frappa.  Il ne la quittait plus du regard, et il eut une
absence, il se demanda, étourdi, pourquoi les Roubaud et lui
étaient là, comment les faits avaient pu les réunir devant cette
voiture du crime, eux de retour de Paris, la veille, lui revenu
de Barentin à l'instant même.

--Oh!  je sais, je sais, dit-il tout haut, interrompant le
chauffeur.  J'étais justement là-bas, à la sortie du tunnel,
cette nuit, et j'ai bien cru voir quelque chose, au moment où le
train a passé.

Ce fut une grosse émotion, tous l'entourèrent.  Et lui, le
premier, avait frémi, étonné, bouleversé de ce qu'il venait de
dire.  Pourquoi avait-il parlé, après s'être promis si
formellement de se taire?  Tant de bonnes raisons lui
conseillaient le silence!  Et les mots étaient inconsciemment
sortis de ses lèvres, tandis qu'il regardait cette femme.  Elle
avait brusquement écarté son mouchoir, pour fixer sur lui ses
yeux en larmes, qui s'agrandissaient encore.

Mais le commissaire s'était vivement approché.

--Quoi?  qu'avez-vous vu?

Et Jacques, sous le regard immobile de Séverine, dit ce qu'il
avait vu: le coupé éclairé, passant dans la nuit, à toute vapeur,
et les profils fuyants des deux hommes, l'un renversé, l'autre le
couteau au poing.  Près de sa femme, Roubaud écoutait, en fixant
sur lui ses gros yeux vifs.

--Alors, demanda le commissaire, vous reconnaîtriez l'assassin?

--Oh!  ça, non, je ne crois pas.

--Portait-il un paletot ou une blouse?

--Je ne pourrais rien affirmer.  Songez donc, un train qui devait
marcher à une vitesse de quatre-vingts kilomètres!

Séverine, en dehors de sa volonté, échangea un coup d'oeil avec
Roubaud, qui eut la force de dire:

--En effet, il faudrait avoir de bons yeux.

--N'importe, conclut M. Cauche, voilà une déposition importante.
Le juge d'instruction vous aidera à voir clair dans tout ça...
monsieur Lantier et monsieur Roubaud, donnez-moi vos noms bien
exacts, pour les citations.

C'était fini, le groupe des curieux se dissipa peu à peu, le
service de la gare reprit son activité.  Roubaud surtout dut
courir s'occuper de l'omnibus de neuf heures cinquante, dans
lequel des voyageurs montaient déjà.  Il avait donné à Jacques
une poignée de main, plus vigoureuse que de coutume; et celui-ci,
resté seul avec Séverine, derrière madame Lebleu, Pecqueux et
Philomène, qui s'en allaient en chuchotant, s'était cru forcé
d'accompagner la jeune femme sous la marquise, jusqu'à l'escalier
des employés, ne trouvant rien à lui dire, retenu pourtant près
d'elle, comme si un lien venait de se nouer entre eux.
Maintenant, la gaieté du jour avait grandi, le soleil clair
montait vainqueur des brumes matinales, dans la grande limpidité
bleue du ciel; pendant que le vent de mer, prenant de la force
avec la marée montante, apportait sa fraîcheur salée.  Et, comme
il la quittait enfin, il rencontra de nouveau ses larges yeux,
dont la douceur terrifiée et suppliante l'avait si profondément
remué.

Mais il y eut un léger coup de sifflet.  C'était Roubaud qui
donnait le signal du départ.  La machine répondit par un
sifflement prolongé, et le train de neuf heures cinquante
s'ébranla, roula plus vite, disparut au loin, dans la poussière
d'or du soleil.



IV


Ce jour-là, dans la seconde semaine de mars, M. Denizet, le juge
d'instruction, avait mandé de nouveau à son cabinet, au Palais de
Justice de Rouen, certains témoins importants de l'affaire
Grandmorin.

Depuis trois semaines, cette affaire faisait un bruit énorme.
Elle avait bouleversé Rouen, elle passionnait Paris, et les
journaux de l'opposition, dans la violente campagne qu'ils
menaient contre l'empire, venaient de la prendre comme machine de
guerre.  L'approche des élections générales, dont la
préoccupation dominait toute la politique, enfiévrait la lutte.
Il y avait eu, à la Chambre, des séances très orageuses: celle où
l'on avait disputé âprement la validation des pouvoirs de deux
députés attachés à la personne de l'empereur; celle encore où
l'on s'était acharné contre la gestion financière du préfet de la
Seine, en réclamant l'élection d'un conseil municipal.  Et
l'affaire Grandmorin arrivait à point pour continuer l'agitation,
les histoires les plus extraordinaires circulaient, les journaux
s'emplissaient chaque matin de nouvelles hypothèses, injurieuses
pour le gouvernement.  D'une part, on laissait entendre que la
victime, un familier des Tuileries, ancien magistrat, commandeur
de la Légion d'honneur, riche à millions, était adonné aux pires
débauches; de l'autre, l'instruction n'ayant pas abouti
jusque-là, on commençait à accuser la police et la magistrature
de complaisance, on plaisantait sur cet assassin légendaire,
resté introuvable.  S'il y avait beaucoup de vérité dans ces
attaques, elles n'en étaient que plus dures à supporter.

Aussi, M. Denizet sentait-il bien toute la lourde responsabilité
qui pesait sur lui.  Il se passionnait, lui aussi, d'autant plus
qu'il avait de l'ambition et qu'il attendait ardemment une
affaire de cette importance, pour mettre en lumière les hautes
qualités de perspicacité et d'énergie qu'il s'accordait.  Fils
d'un gros éleveur normand, il avait fait son droit à Caen et
n'était entré qu'assez tard dans la magistrature, où son origine
paysanne, aggravée par une faillite de son père, avait rendu son
avancement difficile.  Substitut à Bernay, à Dieppe, au Havre, il
avait mis dix ans pour devenir procureur impérial à Pont-Audemer.
Puis, envoyé à Rouen comme substitut, il y était juge
d'instruction depuis dix-huit mois, à cinquante ans passés.  Sans
fortune, ravagé de besoins que ne pouvaient contenter ses maigres
appointements, il vivait dans cette dépendance de la magistrature
mal payée, acceptée seulement des médiocres, et où les
intelligents se dévorent, en attendant de se vendre.  Lui, était
d'une intelligence très vive, très déliée, honnête même, ayant
l'amour de son métier, grisé de sa toute-puissance, qui le
faisait, dans son cabinet de juge, maître absolu de la liberté
des autres.  Son intérêt seul corrigeait sa passion, il avait un
si cuisant désir d'être décoré et de passer à Paris, qu'après
s'être laissé emporter, au premier jour de l'instruction, par son
amour de la vérité, il avançait maintenant avec une extrême
prudence, en devinant de toutes parts des fondrières, dans
lesquelles son avenir pouvait sombrer.

Il faut dire que M. Denizet était prévenu, car, dès le
commencement de son enquête, un ami lui avait conseillé de se
rendre à Paris, au ministère de la justice.  Là, il avait
longuement causé avec le secrétaire général, M. Camy-Lamotte,
personnage considérable, ayant la haute main sur le personnel,
chargé des nominations, en continuel rapport avec les Tuileries.
C'était un bel homme, parti comme lui substitut, mais que ses
relations et sa femme avaient fait nommer député et grand
officier de la Légion d'honneur.  L'affaire lui était arrivée
naturellement entre les mains, le procureur impérial de Rouen,
inquiet de ce drame louche où un ancien magistrat se trouvait
être la victime, ayant pris la précaution d'en référer au
ministre, qui s'était déchargé à son tour sur son secrétaire
général.  Et, ici, il y avait eu une rencontre: M. Camy-Lamotte
était justement un ancien condisciple du président Grandmorin,
plus jeune de quelques années, resté avec lui sur un pied
d'amitié si étroite, qu'il le connaissait à fond, jusque dans ses
vices.  Aussi parlait-il de la mort tragique de son ami avec une
affliction profonde, et il n'avait entretenu M. Denizet que de
son désir ardent d'atteindre le coupable.  Mais il ne cachait pas
que les Tuileries se désolaient de tout ce bruit disproportionné,
il s'était permis de lui recommander beaucoup de tact.  En somme,
le juge avait compris qu'il ferait bien de ne pas se hâter, de ne
rien risquer sans approbation préalable.  Même il était revenu à
Rouen avec la certitude que, de son côté, le secrétaire général
avait lancé des agents, désireux d'instruire l'affaire, lui
aussi.  On voulait connaître la vérité, pour la cacher mieux,
s'il était nécessaire.

Cependant, des jours se passèrent, et M. Denizet, malgré son
effort de patience, s'irritait des plaisanteries de la presse.
Puis, le policier reparaissait, le nez au vent, comme un bon
chien.  Il était emporté par le besoin de trouver la vraie piste,
par la gloire d'être le premier à l'avoir flairée, quitte à
l'abandonner, si on lui en donnait l'ordre.  Et, tout en
attendant du ministère une lettre, un conseil, un simple signe,
qui tardait à venir, il s'était remis activement à son
instruction.  Sur deux ou trois arrestations déjà faites, aucune
n'avait pu être maintenue.  Mais, brusquement, l'ouverture du
testament du président Grandmorin réveilla en lui un soupçon,
dont il s'était senti effleuré dès les premières heures: la
culpabilité possible des Roubaud.  Ce testament, encombré de legs
étranges, en contenait un par lequel Séverine était instituée
légataire de la maison située au lieu dit la Croix-de-Maufras.

Dès lors, le mobile du meurtre, vainement cherché jusque-là,
était trouvé: les Roubaud, connaissant le legs, avaient pu
assassiner leur bienfaiteur pour entrer en jouissance immédiate.
Cela le hantait d'autant plus, que M. Camy-Lamotte avait parlé
singulièrement de madame Roubaud, comme l'ayant connue autrefois
chez le président, lorsqu'elle était jeune fille.  Seulement, que
d'invraisemblances, que d'impossibilités matérielles et morales!
Depuis qu'il dirigeait ses recherches dans ce sens, il butait à
chaque pas contre des faits qui déroutaient sa conception d'une
enquête judiciaire classiquement menée.  Rien ne s'éclairait, la
grande clarté centrale, la cause première, illuminant tout,
manquait.

Une autre piste existait bien, que M. Denizet n'avait pas perdue
de vue, la piste fournie par Roubaud lui-même, celle de l'homme
qui, grâce à la bousculade du départ, pouvait être monté dans le
coupé.  C'était le fameux assassin introuvable, légendaire, dont
tous les journaux de l'opposition ricanaient.  L'effort de
l'instruction avait d'abord porté sur le signalement de cet
homme, à Rouen d'où il était parti, à Barentin où il devait être
descendu; mais il n'en était rien résulté de précis, certains
témoins niaient même la possibilité du coupé réservé pris
d'assaut, d'autres donnaient les renseignements les plus
contradictoires.  Et la piste ne semblait devoir mener à rien de
bon, lorsque le juge, en interrogeant le garde-barrière Misard,
tomba sans le vouloir sur la dramatique aventure de Cabuche et de
Louisette, cette enfant qui, violentée par le président, serait
allée mourir chez son bon ami.  Ce fut pour lui le coup de
foudre, d'un bloc l'acte d'accusation classique se formula dans
sa tête.  Tout s'y trouvait, des menaces de mort proférées par le
carrier contre la victime, des antécédents déplorables, un alibi
invoqué maladroitement, impossible à prouver.  En secret, dans
une minute d'inspiration énergique, il avait fait, la veille,
enlever Cabuche de la petite maison qu'il occupait au fond des
bois, sorte de tanière perdue, où l'on avait trouvé un pantalon
taché de sang.  Et, tout en se défendant encore contre la
conviction qui l'envahissait, tout en se promettant de ne pas
lâcher l'hypothèse des Roubaud, il exultait à l'idée que lui seul
avait eu le nez assez fin pour découvrir l'assassin véritable.
C'était dans le but de se faire une certitude qu'il avait mandé,
ce jour-là, à son cabinet, plusieurs des témoins déjà entendus,
au lendemain du crime.

Le cabinet du juge d'instruction se trouvait, du côté de la rue
Jeanne-d'Arc, dans le vieux bâtiment délabré, collé au flanc de
l'ancien palais des ducs de Normandie, transformé aujourd'hui en
Palais de Justice, qu'il déshonorait.  Cette grande pièce triste,
située au rez-de-chaussée, était éclairée d'un jour si blafard,
qu'il fallait y allumer une lampe, dès trois heures, en hiver.
Tendue d'un ancien papier vert décoloré, elle avait pour tout
ameublement deux fauteuils, quatre chaises, le bureau du juge, la
petite table du greffier; et, sur la cheminée froide, deux coupes
de bronze flanquaient une pendule de marbre noir.  Derrière le
bureau, une porte conduisait à une seconde pièce, dans laquelle
le juge cachait parfois les personnes qu'il voulait garder à sa
disposition; tandis que la porte d'entrée s'ouvrait directement
sur le large couloir, garni de banquettes, où attendaient les
témoins.

Dès une heure et demie, bien que la citation ne fût que pour deux
heures, les Roubaud étaient là.  Ils arrivaient du Havre, ils
avaient à peine pris le temps de déjeuner, dans un petit
restaurant de la Grande-Rue.  Tous les deux vêtus de noir, lui en
redingote, elle en robe de soie, comme une dame, gardaient la
gravité un peu lasse et chagrine d'un ménage qui a perdu un
parent.  Elle s'était assise sur une banquette, immobile, sans
une parole, pendant que, resté debout, les mains derrière le dos,
il se promenait à pas lents devant elle.  Mais, à chaque retour,
leurs regards se rencontraient, et leur anxiété cachée passait
alors, ainsi qu'une ombre, sur leurs faces muettes.  Bien qu'il
les eût comblés de joie, le legs de la Croix-de-Maufras venait de
raviver leurs craintes; car la famille du président, sa fille
surtout, outrée des donations étranges, si nombreuses qu'elles
atteignaient la moitié de la fortune totale, parlait d'attaquer
le testament; et madame de Lachesnaye, poussée par son mari, se
montrait particulièrement dure contre son ancienne amie Séverine,
qu'elle chargeait des soupçons les plus graves.  D'autre part, la
pensée d'une preuve, à laquelle Roubaud n'avait pas songé
d'abord, le hantait maintenant d'une peur continue: la lettre
qu'il avait fait écrire à sa femme afin de décider Grandmorin à
partir, cette lettre qu'on allait retrouver, si celui-ci ne
l'avait pas détruite, et dont on pouvait reconnaître l'écriture.
Heureusement, les jours passaient, rien ne s'était encore
produit, la lettre devait avoir été déchirée.  Chaque citation
nouvelle, au cabinet du juge d'instruction, n'en demeurait pas
moins, pour le ménage, une cause de sueurs froides, sous leur
correcte attitude d'héritiers et de témoins.

Deux heures sonnèrent.  Jacques parut à son tour.  Lui, arrivait
de Paris.  Tout de suite, Roubaud s'avança, la main tendue, très
expansif.

--Ah!  vous aussi, on vous a dérangé...  Hein!  est-ce ennuyeux,
cette triste affaire qui n'en finit pas!

Jacques, en apercevant Séverine, toujours assise, immobile,
venait de s'arrêter net.  Depuis trois semaines, tous les deux
jours, à chacun de ses voyages au Havre, le sous-chef le comblait
de prévenances.  Même, une fois, il avait dû accepter à déjeuner.
Et, près de la jeune femme, il s'était senti frémir de son
frisson, dans un trouble croissant.  Allait-il donc la vouloir
aussi, celle-là?  Son coeur battait, ses mains brûlaient, à voir
seulement la ligne blanche de son cou, autour de l'échancrure du
corsage.  Aussi était-il désormais fermement résolu à la fuir.

--Et, reprit Roubaud, que dit-on de l'affaire, à Paris?  Rien de
nouveau, n'est-ce pas?  Voyez-vous, on ne sait rien, on ne saura
jamais rien...  Venez donc dire bonjour à ma femme.

Il l'entraîna, il fallut que Jacques s'approchât, saluât
Séverine, gênée, souriante de son air d'enfant peureux.  Il
s'efforçait de causer de choses indifférentes, sous les regards
du mari et de la femme qui ne le quittaient pas, comme s'ils
avaient tâché de lire, au-delà même de sa pensée, dans les
songeries vagues où lui-même hésitait à descendre.  Pourquoi
était-il si froid?  pourquoi semblait-il chercher à les éviter?
Est-ce que ses souvenirs se réveillaient, est-ce que c'était pour
les confronter avec lui qu'on les avait rappelés?  Cet unique
témoin qu'ils redoutaient, ils auraient voulu le conquérir, se
l'attacher par des liens d'une fraternité si étroite, qu'il ne
trouvât plus le courage de parler contre eux.

Ce fut le sous-chef, torturé, qui revint à l'affaire.

--Alors, vous ne vous doutez pas pour quelle raison on nous cite?
Hein!  peut-être y a-t-il du nouveau?

Jacques eut un geste d'indifférence.

--Un bruit circulait tout à l'heure, à la gare, lorsque je suis
arrivé.  On parlait d'une arrestation.

Les Roubaud s'étonnèrent, très agités, très perplexes.  Comment,
une arrestation?  personne ne leur en avait soufflé mot!  Une
arrestation faite, ou une arrestation à faire?  Ils l'accablaient
de questions, mais il n'en savait pas davantage.

A ce moment, dans le couloir, un bruit de pas éveilla l'attention
de Séverine.

--Voici Berthe et son mari, murmura-t-elle.

C'étaient, en effet, les Lachesnaye.  Ils passèrent très raides
devant les Roubaud, la jeune femme n'eut pas même un regard pour
son ancienne camarade.  Et un huissier les introduisit tout de
suite dans le cabinet du juge d'instruction.

--Ah bien!  Il faut nous armer de patience, dit Roubaud.  Nous
sommes là pour deux bonnes heures...  Asseyez-vous donc!

Lui-même venait de se placer à gauche de Séverine, et de la main
il invitait Jacques à se mettre de l'autre côté, près d'elle.
Celui-ci resta debout un instant encore.  Puis, comme elle le
regardait de son air doux et craintif, il se laissa aller sur la
banquette.  Elle était très frêle entre eux, il la sentait d'une
tendresse soumise; et la tiédeur légère qui émanait de cette
femme, pendant leur longue attente, l'engourdissait lentement,
tout entier.

Dans le cabinet de M. Denizet, les interrogatoires allaient
commencer.  Déjà l'instruction avait fourni la matière d'un
dossier énorme, plusieurs liasses de papiers, revêtues de
chemises bleues.  On s'était efforcé de suivre la victime depuis
son départ de Paris.  M. Vandorpe, le chef de gare, avait déposé
sur le départ de l'express de six heures trente, la voiture 293
ajoutée au dernier moment, les quelques paroles échangées avec
Roubaud, monté dans son compartiment un peu avant l'arrivée du
président Grandmorin, enfin l'installation de celui-ci dans son
coupé, où il était certainement seul.  Puis, le conducteur du
train, Henri Dauvergne, interrogé sur ce qui s'était passé à
Rouen, pendant l'arrêt de dix minutes, n'avait pu rien affirmer.
Il avait vu les Roubaud causant, devant le coupé, et il croyait
bien qu'ils étaient retournés dans leur compartiment, dont un
surveillant aurait refermé la portière; mais cela restait vague,
au milieu des poussées de la foule et des demi-ténèbres de la
gare.  Quant à se prononcer si un homme, le fameux assassin
introuvable, avait pu se jeter dans le coupé, au moment de la
mise en marche, il croyait l'aventure peu vraisemblable, tout en
en admettant la possibilité; car elle s'était, à sa connaissance,
déjà produite deux fois.  D'autres employés du personnel de
Rouen, questionnés aussi sur les mêmes points, au lieu d'apporter
quelque lumière, n'avaient guère qu'embrouillé les choses, par
leurs réponses contradictoires.  Cependant, un fait prouvé,
c'était la poignée de main donnée par Roubaud, de l'intérieur du
wagon, au chef de gare de Barentin, monté sur le marchepied: ce
chef de gare, M. Bessière, l'avait formellement reconnu comme
exact, et il avait ajouté que son collègue était seul avec sa
femme, qui, couchée à demi, paraissait dormir tranquillement.
D'autre part, on était allé jusqu'à rechercher les voyageurs,
partis de Paris dans le même compartiment que les Roubaud.  La
grosse dame et le gros monsieur, arrivés tard, à la dernière
minute, des bourgeois de Petit-Couronne, avaient déclaré que,
s'étant assoupis tout de suite, ils ne pouvaient rien dire; et
quant à la femme noire, muette en son coin, elle s'était dissipée
comme une ombre, il avait été absolument impossible de la
retrouver.  Enfin, c'était d'autres témoins encore, le fretin,
ceux qui avaient servi à établir l'identité des voyageurs
descendus ce soir-là à Barentin, l'homme devant s'être arrêté là:
on avait compté les billets, on était arrivé à connaître tous les
voyageurs, sauf un, justement un grand gaillard, la tête
enveloppée d'un mouchoir bleu, que les uns disaient vêtu d'un
paletot et les autres d'une blouse.  Rien que sur cet homme,
disparu, évanoui ainsi qu'un rêve, il y avait au dossier trois
cent dix pièces, d'une confusion telle, que chaque témoignage y
était démenti par un autre.

Et le dossier se compliquait encore des pièces judiciaires: le
procès-verbal de constat rédigé par le greffier que le procureur
impérial et le juge d'instruction avaient emmené sur le théâtre
du crime, toute une volumineuse description de l'endroit de la
voie ferrée où la victime gisait, de la position du corps, du
costume, des objets trouvés dans les poches, ayant permis
d'établir l'identité; le procès-verbal du médecin, amené
également, une pièce où, en termes scientifiques, était
longuement décrite la plaie de la gorge, l'unique plaie, une
affreuse entaille faite avec un instrument tranchant, un couteau
sans doute; d'autres procès-verbaux encore, d'autres documents
sur le transport du cadavre à l'hôpital de Rouen, sur le temps
qu'il y était resté, avant que sa décomposition remarquablement
prompte eût forcé l'autorité à le rendre à la famille.  Mais, de
ce nouvel amas de paperasses, demeuraient seulement deux ou trois
points importants.  D'abord, dans les poches, on n'avait retrouvé
ni la montre, ni un petit portefeuille, où devaient être dix
billets de mille francs, somme due par le président Grandmorin à
sa soeur, madame Bonnehon, et que celle-ci attendait.  Il aurait
donc semblé que le crime avait eu le vol pour mobile, si d'autre
part une bague, ornée d'un gros brillant, n'était restée au
doigt.  De là encore toute une série d'hypothèses.  On n'avait
malheureusement pas les numéros des billets de banque; mais la
montre était connue, une montre très forte, à remontoir, portant
sur le boîtier les deux initiales entrelacées du président et
dans l'intérieur un chiffre de fabrication, le numéro 2516.
Enfin, l'arme, le couteau dont l'assassin s'était servi, avait
donné lieu à des recherches considérables, le long de la voie,
parmi les broussailles environnantes, partout où il aurait pu
être jeté; mais elles étaient demeurées inutiles, l'assassin
devait avoir caché le couteau, dans le même trou que les billets
et la montre.  On avait seulement ramassé, à une centaine de
mètres avant la station de Barentin, la couverture de voyage de
la victime, abandonnée là, comme un objet compromettant; et elle
figurait parmi les pièces à conviction.

Lorsque les Lachesnaye entrèrent, M. Denizet, debout devant son
bureau, relisait un des premiers interrogatoires, que son
greffier venait de chercher dans le dossier.  C'était un homme
petit et assez fort, entièrement rasé, grisonnant déjà.  Les
joues épaisses, le menton carré, le nez large, avaient une
immobilité blême, qu'augmentaient encore les paupières lourdes,
retombant à demi sur de gros yeux clairs.  Mais toute la
sagacité, toute l'adresse qu'il croyait avoir, s'étaient
réfugiées dans la bouche, une de ces bouches de comédien jouant
leurs sentiments à la ville, d'une mobilité extrême, et qui
s'amincissait, dans les minutes où il devenait très fin.  La
finesse le perdait le plus souvent, il était trop perspicace, il
rusait trop avec la vérité simple et bonne, d'après un idéal de
métier, s'étant fait de sa fonction un type d'anatomiste moral,
doué de seconde vue, extrêmement spirituel.  D'ailleurs, il
n'était pas non plus un sot.

Tout de suite, il se montra aimable pour madame de Lachesnaye,
car il y avait encore en lui un magistrat mondain, fréquentant la
société de Rouen et des environs.

--Madame, veuillez vous asseoir.

Et il avança lui-même un siège à la jeune femme, une blonde
chétive, l'air désagréable et laide, dans ses vêtements de deuil.
Mais il fut simplement poli, de mine un peu rogue même, pour
M. de Lachesnaye, blond lui aussi et malingre; car ce petit
homme, conseiller à la cour dès l'âge de trente-six ans, décoré,
grâce à l'influence de son beau-père et aux services que son
père, également magistrat, avait rendus autrefois dans les
commissions mixtes, représentait à ses yeux la magistrature de
faveur, la magistrature riche, les médiocres qui s'installaient,
certains d'un chemin rapide par leur parenté et leur fortune;
tandis que lui, pauvre, sans protection, se trouvait réduit à
tendre l'éternelle échine du solliciteur, sous la pierre sans
cesse retombante de l'avancement.  Aussi n'était-il pas fâché de
lui faire sentir, dans ce cabinet, sa toute-puissance, l'absolu
pouvoir qu'il avait sur la liberté de tous, au point de changer
d'un mot un témoin en prévenu, et de procéder à son arrestation
immédiate, si la fantaisie l'en prenait.

--Madame, continua-t-il, vous me pardonnerez d'avoir encore à
vous torturer avec cette douloureuse histoire.  Je sais que vous
souhaitez aussi vivement que nous de voir la clarté se faire et
le coupable expier son crime.

D'un signe, il prévint le greffier, un grand garçon jaune, à la
figure osseuse, et l'interrogatoire commença.

Mais, dès les premières questions posées à sa femme, M. de
Lachesnaye, qui s'était assis, voyant qu'on ne l'en priait pas,
s'efforça de se substituer à elle.  Il en vint à exhaler toute
son amertume contre le testament de son beau-père.  Comprenait-on
cela?  des legs si nombreux, si importants, qu'ils atteignaient
presque la moitié de la fortune, une fortune de trois millions
sept cent mille francs!  Et à des personnes qu'on ne connaissait
pas pour la plupart, à des femmes de toutes les classes!  Il y
avait jusqu'à une petite marchande de violettes, installée sous
une porte de la rue du Rocher.  C'était inacceptable, il
attendait que l'instruction criminelle fût finie, pour voir s'il
n'y aurait pas moyen de faire casser ce testament immoral.

Pendant qu'il se désolait ainsi, les dents serrées, montrant le
sot qu'il était, le provincial à passions têtues, enfoncé dans
l'avarice, M. Denizet le regardait de ses gros yeux clairs, à
demi cachés, et sa bouche fine exprimait un dédain jaloux, pour
cet impuissant que deux millions ne satisfaisaient pas, et qu'il
verrait sans doute un jour sous la pourpre suprême, grâce à tout
cet argent.

--Je crois, monsieur, que vous auriez tort, dit-il enfin.  Le
testament ne pourrait être attaqué que si le total des legs
dépassait la moitié de la fortune, et ce n'est pas le cas.

Puis, se tournant vers son greffier:

--Dites donc, Laurent, vous n'écrivez pas tout ceci, je pense.

D'un faible sourire, celui-ci le rassura, en homme qui savait
comprendre.

--Mais, enfin, reprit M. de Lachesnaye plus aigrement, on ne
s'imagine pas, j'espère, que je vais laisser la Croix-de-Maufras
à ces Roubaud.  Un cadeau pareil à la fille d'un domestique!  Et
pourquoi, à quel titre?  Puis, s'il est prouvé qu'ils ont trempé
dans le crime...

M. Denizet revint à l'affaire.

--Vraiment, le croyez-vous?

--Dame!  s'ils avaient connaissance du testament, leur intérêt à
la mort de notre pauvre père est démontré...  Remarquez, en
outre, qu'ils ont été les derniers à causer avec lui...

Enfin, tout cela semble bien louche.

Impatienté, dérangé dans sa nouvelle hypothèse, le juge se tourna
vers Berthe.

--Et vous madame, pensez-vous votre ancienne amie capable d'un
tel crime?

Avant de répondre, elle regarda son mari.  En quelques mois de
ménage, leur mauvaise grâce, leur sécheresse à tous deux
s'étaient communiquées et exagérées.  Ils se gâtaient ensemble,
c'était lui qui l'avait jetée sur Séverine, au point que, pour
ravoir la maison, elle l'aurait fait arrêter sur l'heure

--Mon Dieu!  monsieur, finit-elle par dire, la personne dont vous
parlez avait de très mauvais instincts, étant petite.

--Quoi donc?  l'accusez-vous de s'être mal conduite à Doinville?

--Oh!  non, monsieur, mon père ne l'aurait pas gardée.

Dans ce cri, se révoltait la pruderie de la bourgeoise honnête,
qui n'aurait jamais une faute à se reprocher, et qui mettait sa
gloire à être une des vertus les plus incontestables de Rouen,
saluée et reçue partout.

--Seulement, continua-t-elle, quand il y a des habitudes de
légèreté et de dissipation...  Enfin, monsieur, bien des choses
que je n'aurais pas crues possibles, me paraissent certaines
aujourd'hui.

De nouveau, M. Denizet eut un mouvement d'impatience.  Il n'était
plus du tout sur cette piste, et quiconque y demeurait devenait
son adversaire, lui semblait s'attaquer à la sûreté de son
intelligence.

--Voyons, pourtant, il faut raisonner, s'écria-t-il.  Des gens
comme les Roubaud ne tuent pas un homme comme votre père, pour
hériter plus vite; ou, tout au moins, il y aurait des indices de
leur hâte, je trouverais ailleurs des traces de cette âpreté à
posséder et à jouir.  Non, le mobile ne suffit point, il faudrait
en découvrir un autre, et il n'y a rien, vous n'apportez rien
vous-mêmes...  Puis, rétablissez les faits, ne constatez-vous pas
des impossibilités matérielles?  Personne n'a vu les Roubaud
monter dans le coupé, un employé croit même pouvoir affirmer
qu'ils sont retournés dans leur compartiment.  Et, puisqu'ils y
étaient pour sûr à Barentin, il serait nécessaire d'admettre un
va-et-vient de leur wagon à celui du président, dont les
séparaient trois autres voitures, cela pendant les quelques
minutes du trajet, lorsque le train était lancé à toute vitesse.
Est-ce vraisemblable?  j'ai questionné des mécaniciens, des
conducteurs.  Tous m'ont dit qu'une grande habitude seule pouvait
donner assez de sang-froid et d'énergie...  La femme n'en aurait
pas été en tout cas, le mari se serait risqué sans elle; et pour
quoi faire, pour tuer un protecteur qui venait de les tirer d'un
embarras grave?  Non, non, décidément!  l'hypothèse ne tient pas
debout, il faut chercher ailleurs...  Ah!  un homme qui serait
monté à Rouen et descendu à la première station, qui aurait
récemment prononcé des menaces de mort contre la victime...

Dans sa passion, il arrivait à son système nouveau, il allait
trop en dire, lorsque la porte, en s'entrouvrant, laissa passer
la tête de l'huissier.  Mais, avant que celui-ci eût prononcé un
mot, une main gantée acheva d'ouvrir la porte toute grande; et
une dame blonde entra, vêtue d'un deuil très élégant, encore
belle à cinquante ans passés, d'une beauté opulente et forte de
déesse vieillie.

--C'est moi, mon cher juge.  Je suis en retard, et vous
m'excuserez, n'est-ce pas?  Les chemins sont impraticables, les
trois lieues de Doinville à Rouen en faisaient bien six
aujourd'hui.

Galamment, M. Denizet s'était levé.

--Votre santé est bonne, madame, depuis dimanche dernier?

--Très bonne...  Et vous, mon cher juge, vous êtes-vous remis de
la peur que mon cocher vous a faite?  Ce garçon m'a raconté qu'il
avait failli verser en vous ramenant, à deux kilomètres à peine
du château.

--Oh!  une simple secousse, je ne m'en souvenais déjà plus...
Asseyez-vous donc, et comme je le disais tout à l'heure à madame
de Lachesnaye, pardonnez-moi de réveiller votre douleur, avec
cette épouvantable affaire.

--Mon Dieu!  puisqu'il le faut...  Bonjour, Berthe!  bonjour,
Lachesnaye!

C'était madame Bonnehon, la soeur de la victime.  Elle avait
embrassé sa nièce et serré la main du mari.  Veuve, depuis l'âge
de trente ans, d'un manufacturier qui lui avait apporté une
grosse fortune, déjà fort riche par elle-même, ayant eu dans le
partage avec son frère le domaine de Doinville, elle avait mené
une existence aimable, toute pleine, disait-on, de coups de
coeur, mais si correcte et si franche d'apparence, qu'elle était
restée l'arbitre de la société rouennaise.  Par occasion et par
goût, elle avait aimé dans la magistrature, recevant au château,
depuis vingt-cinq ans, le monde judiciaire, tout ce monde du
Palais que ses voitures amenaient de Rouen et y ramenaient, dans
une continuelle fête.  Aujourd'hui, elle n'était point calmée
encore, on lui prêtait une tendresse maternelle pour un jeune
substitut, le fils d'un conseiller à la cour, M. Chaumette: elle
travaillait à l'avancement du fils, elle comblait le père
d'invitations et de prévenances.  Et elle avait gardé aussi un
bon ami des temps anciens, un conseiller également, un
célibataire, M. Desbazeilles, la gloire littéraire de la cour de
Rouen, dont on citait des sonnets finement tournés.  Pendant des
années, il avait eu sa chambre à Doinville.  Maintenant, bien
qu'il eût dépassé la soixantaine, il y venait dîner toujours, en
vieux camarade, auquel ses rhumatismes ne permettaient plus que
le souvenir.  Elle conservait ainsi sa royauté par sa bonne
grâce, malgré la vieillesse menaçante, et personne ne songeait à
la lui disputer, elle n'avait senti une rivale que pendant le
dernier hiver, chez madame Leboucq, la femme d'un conseiller
encore, une grande brune de trente-quatre ans, vraiment très
bien, où la magistrature commençait à aller beaucoup.  Cela, dans
son enjouement habituel, lui donnait une pointe de mélancolie.

--Alors, madame, si vous le permettez, reprit M. Denizet, je vais
vous poser quelques questions.

L'interrogatoire des Lachesnaye était terminé, mais il ne les
congédiait pas: son cabinet si morne, si froid, tournait au salon
mondain.  Le greffier, flegmatique, se prépara de nouveau à
écrire.

--Un témoin a parlé d'une dépêche que votre frère aurait reçue,
l'appelant tout de suite à Doinville...  Nous n'avons pas trouvé
trace de cette dépêche.  Lui auriez-vous écrit, vous, madame?

Madame Bonnehon, très à l'aise, souriante, se mit à répondre sur
le ton d'une amicale causerie.

--Je n'ai pas écrit à mon frère, je l'attendais, je savais qu'il
devait venir, mais sans qu'une date fût fixée.  D'habitude, il
tombait de la sorte, et presque toujours par un train de nuit.
Comme il habitait un pavillon isolé dans le parc, ouvrant sur une
ruelle déserte, nous ne l'entendions même pas arriver.  Il louait
à Barentin une voiture, il ne se montrait que le lendemain, fort
tard parfois dans la journée, ainsi qu'un voisin en visite,
installé chez lui depuis longtemps...  Si, cette fois-là, je
l'attendais, c'était qu'il devait m'apporter une somme de dix
mille francs, un règlement de compte entre nous.  Il avait
certainement les dix mille francs sur lui.

C'est pourquoi j'ai toujours cru qu'on l'avait tué pour le voler,
simplement.

Le juge laissa régner un court silence; puis, la regardant en
face:

--Qu'est-ce que vous pensez de madame Roubaud et de son mari?

Elle eut un vif mouvement de protestation.

--Ah!  non, mon cher monsieur Denizet, vous n'allez pas encore
vous égarer sur le compte de ces braves gens...  Séverine était
une bonne petite fille, très douce, très docile même, et
délicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien.  Je pense, puisque vous
tenez à ce que je le répète, qu'elle et son mari sont incapables
d'une mauvaise action.

Il l'approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coup
d'oeil vers madame de Lachesnaye.  Celle-ci, piquée, se permit
d'intervenir.

--Ma tante, je vous trouve bien facile.

Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler
ordinaire.

--Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais là-dessus.
Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bien raison...
Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez.  Mais,
en vérité, il faut que l'intérêt vous trouble la tête, pour que
vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras,
fait par ton père à la bonne Séverine...  Il l'avait élevée, il
l'avait dotée, il était tout naturel qu'il la mît sur son
testament.  Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille,
voyons!...  Ah!  ma chère, l'argent compte pour si peu de chose
dans le bonheur!

Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d'un
désintéressement absolu.  Même, par un raffinement de belle femme
adorée, elle affectait de mettre l'unique raison de vivre dans la
beauté et dans l'amour.

--C'est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquer
sèchement M. de Lachesnaye.  S'il n'y a pas eu de dépêche, le
président n'a pas pu lui dire qu'il en avait reçu une.  Pourquoi
Roubaud a-t-il menti?

--Mais, s'écria M. Denizet, se passionnant, le président peut
très bien avoir inventé cette dépêche, pour expliquer son départ
subit aux Roubaud.  Selon leur propre témoignage, il ne devait
partir que le lendemain; et, comme il se trouvait dans le même
train qu'eux, il avait besoin d'une raison quelconque, s'il ne
voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons
tous, d'ailleurs...  Cela n'a pas d'importance, cela ne mène à
rien.

Un nouveau silence se fit.  Quand le juge continua, il était très
calme, il se montra plein de précautions.

--A présent, madame, j'aborde un sujet particulièrement délicat,
et je vous prie d'excuser la nature de mes questions.  Personne
plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère...  Des bruits
couraient, n'est-ce pas?  on lui donnait des maîtresses.

Madame Bonnehon s'était remise à sourire, avec son infinie
tolérance.

--Oh!  cher monsieur, à son âge!...  Mon frère a été veuf de
bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais
ce que lui-même trouvait bon.  Il a donc vécu à sa guise, sans
que je me mêle en rien de son existence.  Ce que je sais, c'est
qu'il gardait son rang, et qu'il est resté jusqu'au bout un homme
du meilleur monde.

Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses de
son père, avait baissé les yeux; pendant que son mari, aussi gêné
qu'elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant le
dos.

--Pardonnez-moi, si j'insiste, dit M. Denizet.  N'y a-t-il pas eu
une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous?

--Ah!  oui, Louisette...  Mais, cher monsieur, c'était une petite
vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec un repris
de justice.  On a voulu exploiter sa mort contre mon frère.
C'est une indignité, je vais vous raconter ça.

Sans doute elle était de bonne foi.  Bien qu'elle sût à quoi s'en
tenir sur les moeurs du président, et que sa mort tragique ne
l'eût pas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute
situation de la famille.  D'ailleurs, dans cette malheureuse
histoire de Louisette, si elle le croyait très capable d'avoir
voulu la petite, elle était convaincue également de la débauche
précoce de celle-ci.

--Imaginez-vous une gamine, oh!  si petite, si délicate, blonde
et rose comme un petit ange, et douce avec ça, d'une douceur de
sainte nitouche à lui donner le bon Dieu sans confession...  Eh
bien, elle n'avait pas quatorze ans qu'elle était la bonne amie
d'une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de
faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un
cabaret.  Ce garçon vivait à l'état sauvage, sur la lisière de la
forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé
une masure faite de troncs d'arbres et de terre.  Il s'entêtait à
y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je
crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti.
Et c'était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver
son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu'il
vivait absolument seul, comme un pestiféré.  Souvent, on les
rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main,
elle si mignonne, lui énorme et bestial.  Enfin, une débauche à
ne pas croire...  Naturellement, je n'ai connu ces choses que
plus tard.  J'avais pris Louisette chez moi presque par charité,
pour faire une bonne oeuvre.  Sa famille, ces Misard, que je
savais pauvres, s'étaient bien gardés de me dire qu'ils avaient
roué de coups l'enfant, sans pouvoir l'empêcher de courir chez
son Cabuche, dès qu'une porte restait ouverte...  Et c'est alors
que l'accident est arrivé.  Mon frère, à Doinville, n'avait pas
de serviteurs à lui.  Louisette et une autre femme faisaient le
ménage du pavillon écarté qu'il occupait.  Un matin qu'elle s'y
était rendue seule, elle disparut.  Pour moi, elle préméditait sa
fuite depuis longtemps, peut-être son amant l'attendait-il et
l'avait-il emmenée...  Mais l'épouvantable, ce fut que, cinq
jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des
détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances
si monstrueuses, que l'enfant, affolée, était allée chez Cabuche,
disait-on, mourir d'une fièvre cérébrale.  Que s'était-il passé?
tant de versions ont circulé, qu'il est difficile de le dire.  Je
crois pour ma part que Louisette, morte réellement d'une mauvaise
fièvre, car un médecin l'a constaté, a succombé à quelque
imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans
les marais...  N'est-ce pas?  mon cher monsieur, vous ne voyez
pas mon frère supplicier cette gamine.  C'est odieux, c'est
impossible.

Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement, sans
approuver ni désapprouver.  Et madame Bonnehon eut un léger
embarras à finir; puis, se décidant:

--Mon Dieu!  je ne dis point que mon frère n'ait pas voulu
plaisanter avec elle.  Il aimait la jeunesse, il était très gai,
sous son apparence rigide.  Enfin, mettons qu'il l'ait embrassée.

Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.

--Oh!  ma tante, ma tante!

Mais elle haussa les épaules: pourquoi mentir à la justice?

--Il l'a embrassée, chatouillée peut-être.  Il n'y a pas de crime
là-dedans...  Et ce qui me fait admettre cela, c'est que
l'invention ne vient pas du carrier.  Louisette doit être la
menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire
peut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute,
je vous l'ai dit, a fini de bonne foi par s'imaginer qu'on lui
avait tué sa maîtresse...  Il était réellement fou de rage, il
répétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombait
sous les mains, il le saignerait comme un cochon...

Le juge, silencieux jusque-là, l'interrompit vivement.

--Il a dit cela, des témoins pourront-ils l'affirmer?

--Oh!  cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez...
Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d'ennuis.
Heureusement que la situation de mon frère le mettait au-dessus
de tout soupçon.

Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle
suivait M. Denizet; et elle en était assez inquiète, elle préféra
ne pas s'engager davantage, en le questionnant à son tour.  Il
s'était levé, il dit qu'il ne voulait pas abuser plus longtemps
de la douloureuse complaisance de la famille.  Sur son ordre, le
greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux
témoins.  Ils étaient d'une correction parfaite, ces
interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et
compromettants, que Mme Bonnehon, la plume à la main, eut un coup
d'oeil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux,
qu'elle n'avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l'accompagnait, ainsi que son neveu et sa
nièce, jusqu'à la porte, elle lui serra les mains.

--A bientôt, n'est-ce pas?  Vous savez qu'on vous attend toujours
à Doinville...  Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.

Son sourire s'était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce,
sèche, sortie la première, n'avait eu qu'une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute.  Il s'était
arrêté, debout, réfléchissant.  Pour lui, l'affaire devenait
claire, il y avait eu certainement violence de la part de
Grandmorin, dont la réputation était connue.  Cela rendait
l'instruction délicate, il se promettait de redoubler de
prudence, jusqu'à ce que les avis qu'il attendait du ministère
fussent arrivés.  Mais il n'en triomphait pas moins.  Enfin, il
tenait le coupable.

Lorsqu'il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna
l'huissier.

--Faites entrer le sieur Jacques Lantier.

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours,
avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu'un
tic nerveux, parfois, remuait.  Et la voix de l'huissier,
appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger
tressaillement.  Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le
regardèrent disparaître chez le juge.  Puis, ils retombèrent à
leur attente, pâlis encore, silencieux.

Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d'un
malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui.
Cela était déraisonnable, car il n'avait rien à se reprocher, pas
même d'avoir gardé le silence; et, pourtant, il n'entrait chez le
juge qu'avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son
crime découvert; et il se défendait contre les questions, il se
surveillait, de peur d'en trop dire.  Lui aussi aurait pu tuer:
cela ne se lisait-il pas dans ses yeux?  Rien ne lui était plus
désagréable que ces citations en justice, il en éprouvait une
sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu'on ne le tourmentât
plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.

D'ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n'insista que sur le
signalement de l'assassin.  Jacques, étant l'unique témoin qui
eût entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements
précis.  Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il
répétait que la scène du meurtre était restée pour lui la vision
d'une seconde à peine, une image si rapide, qu'elle demeurait
comme sans forme, abstraite, dans son souvenir.  Ce n'était qu'un
homme en égorgeant un autre, et rien de plus.  Pendant une
demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui
posa la même question sous tous les sens imaginables: était-il
grand, était-il petit?  avait-il de la barbe, avait-il des
cheveux longs ou courts?  quelle sorte de vêtements portait-il?
à quelle classe paraissait-il appartenir?  Et Jacques, troublé,
ne faisait toujours que des réponses vagues.

--Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les
yeux, si on vous le montrait, le reconnaîtriez-vous?

Il eut un léger battement de paupières, envahi d'une angoisse
sous ce regard qui fouillait son crâne.  Sa conscience
s'interrogea tout haut.

--Le reconnaître...  oui...  peut-être.

Mais déjà son étrange peur d'une complicité inconsciente le
rejetait dans son système évasif.

--Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n'oserais affirmer.
Songez donc!  une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l'heure!

D'un geste de découragement, le juge allait le faire passer dans
la pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu'il se
ravisa.

--Restez, asseyez-vous.

Et, sonnant de nouveau l'huissier:

--Introduisez monsieur et madame Roubaud.

Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d'un
vacillement d'inquiétude.  Avait-il parlé?  le gardait-on pour le
confronter avec eux?  Toute leur assurance s'en allait, de le
sentir là; et ce fut la voix un peu sourde qu'ils répondirent
d'abord.  Mais le juge avait simplement repris leur premier
interrogatoire, ils n'eurent qu'à répéter les mêmes phrases,
presque identiques, pendant qu'il les écoutait, la tête basse,
sans même les regarder.

Puis, tout d'un coup, il se tourna vers Séverine.

--Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j'ai
là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était monté à
Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait en marche.

Elle resta saisie.  Pourquoi rappelait-il cela?  était-ce un
piège?  allait-il, en rapprochant ses déclarations, la faire se
démentir elle-même?  Aussi, d'un coup d'oeil, consulta-t-elle son
mari, qui intervint prudemment.

--Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montrée si
affirmative.

--Pardon...  Comme vous émettiez la possibilité du fait, madame a
dit: «C'est certainement ce qui est arrivé»...  Eh bien, madame,
je désire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour
parler ainsi.

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait
pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux.
Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

--Oh!  non, monsieur, aucun motif...  J'ai dû dire ça à titre de
simple raisonnement, parce qu'en effet il est difficile de
s'expliquer les choses d'une autre façon.

--Alors, vous n'avez pas vu l'homme, vous ne pouvez rien nous
apprendre sur lui?

--Non, non, monsieur, rien!

M. Denizet sembla abandonner ce point de l'instruction.  Mais il
y revint tout de suite avec Roubaud.

--Et vous, comment se fait-il que vous n'ayez pas vu l'homme,
s'il est réellement monté, car il résulte de votre déposition
même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu'on a sifflé
le départ?

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare,
dans l'anxiété où il était de savoir quel parti il devait
prendre, lâcher l'invention de l'homme, ou s'y entêter.  Si l'on
avait des preuves contre lui, l'hypothèse de l'assassin inconnu
n'était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas.  Il
attendait de comprendre, il répondit par des explications
confuses, longuement.

--Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs
soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin
aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.

Cela parut si direct à Roubaud, qu'il éprouva un irrésistible
besoin de s'innocenter.  Il se vit découvert, son parti fut pris
tout de suite.

--Il y a là un tel cas de conscience!  On hésite, vous comprenez,
rien n'est plus naturel.  Quand je vous avouerais que je crois
bien l'avoir vu, l'homme...

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement
de franchise à son habileté.  Il disait connaître par expérience
l'étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu'ils
savent; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgré eux.

--Parlez donc...  Comment est-il?  petit, grand, de votre taille
à peu près?

--Oh!  non, non, beaucoup plus grand...  Du moins, j'en ai eu la
sensation, car c'est une simple sensation, un individu que je
suis presque sûr d'avoir frôlé, en courant pour retourner à mon
wagon.

--Attendez, dit M. Denizet.

Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda:

--L'homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, était-il
plus grand que monsieur Roubaud?

Le mécanicien qui s'impatientait, car il commençait à craindre de
ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux,
examina Roubaud; et il semblait ne jamais l'avoir regardé, il
s'étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil
singulier, vu ailleurs, rêvé peut-être.

--Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la même
taille.

Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.

--Oh!  beaucoup plus grand, de toute la tête au moins.

Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui; et, sous ce
regard, où il lisait une surprise croissante, il s'agitait, comme
pour échapper à sa propre ressemblance; tandis que sa femme, elle
aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire, exprimé par
le visage du jeune homme.  Clairement, celui-ci s'était étonné
d'abord de certaines analogies entre Roubaud et l'assassin;
ensuite, il venait d'avoir la certitude brusque que Roubaud était
l'assassin, ainsi que le bruit en avait couru; puis, maintenant,
il semblait tout à l'émotion de cette découverte, la face béante,
sans qu'il fût possible de savoir ce qu'il allait faire, sans
qu'il le sût lui-même.  S'il parlait, le ménage était perdu.  Les
yeux de Roubaud avaient rencontré les siens, tous deux se
regardaient jusqu'à l'âme.  Il y eut un silence.

--Alors, vous n'êtes pas d'accord, reprit M. Denizet.  Si vous
l'avez vu plus petit, vous, c'est sans doute qu'il était courbé,
dans la lutte avec sa victime.

Lui aussi regardait les deux hommes.  Il n'avait pas songé à
utiliser ainsi cette confrontation; mais, par instinct de métier,
il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l'air.  Sa
confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée.  Est-ce que
les Lachesnaye auraient eu raison?  est-ce que les coupables,
contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa
jeune femme, si douce?

--L'homme avait-il sa barbe entière, comme vous?  demanda-t-il à
Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât:

--Sa barbe entière, non, non!  Pas de barbe du tout, je crois.

Jacques comprit que la même question allait lui être posée.  Que
dirait-il?  car il aurait bien juré, lui, que l'homme portait
toute sa barbe.  En somme, ces gens ne l'intéressaient point,
pourquoi ne pas dire la vérité?  Mais, comme il détournait ses
yeux du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut, dans
ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute
la personne, qu'il en fut bouleversé.  Son frisson ancien le
reprenait: l'aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu'il
pourrait aimer, comme on aime d'amour, sans un monstrueux désir
de destruction?  Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de
son trouble, il lui sembla que sa mémoire s'obscurcissait, il ne
retrouvait plus l'assassin dans Roubaud.  La vision redevenait
vague, un doute le prenait, à ce point qu'il se serait
mortellement repenti d'avoir parlé.

M. Denizet posait la question:

--L'homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud?

Et il répondit de bonne foi:

--Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire.  Encore un coup, cela
a été trop rapide.  Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer.

Mais M. Denizet s'entêta, car il désirait en finir avec le
soupçon sur le sous-chef.  Il poussa celui-ci, il poussa le
mécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet de
l'assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d'une blouse, en tout
le contraire de son propre signalement; tandis qu'il ne tirait
plus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de la
force aux affirmations de l'autre.  Et le juge en revenait à sa
conviction première: il était sur la bonne piste, le portrait que
le témoin faisait de l'assassin se trouvait être si exact, que
chaque trait nouveau ajoutait à la certitude.  C'était ce ménage,
soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, ferait
tomber la tête du coupable.

--Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en les faisant
passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leurs
interrogatoires.  Attendez que je vous appelle.

Immédiatement, il donna l'ordre qu'on amenât le prisonnier; et il
était si heureux, qu'il poussa, avec son greffier, la belle
humeur jusqu'à dire:

--Laurent, nous le tenons.

Mais la porte s'était ouverte, deux gendarmes avaient paru,
conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans.  Ils se
retirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu
du cabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée.
C'était un gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond,
très blanc de peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui
frisait, soyeux.  La face massive, le front bas disaient la
violence de l'être borné, tout à la sensation immédiate; mais il
y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche
large et dans le nez carré de bon chien.  Saisi brutalement au
fond de son trou, de grand matin, arraché à sa forêt, exaspéré
des accusations qu'il ne comprenait pas, il avait déjà, avec son
effarement et sa blouse déchirée, l'air louche du prévenu, cet
air de bandit sournois que la prison donne au plus honnête homme.
La nuit tombait, la pièce était noire, et il se renfonçait dans
l'ombre, lorsque l'huissier apporta une grosse lampe, au globe
nu, dont la vive lumière lui éclaira le visage.  Alors,
découvert, il demeura immobile.

Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeux
clairs, aux paupières lourdes.  Et il ne parlait pas, c'était
l'engagement muet, l'essai premier de sa puissance, avant la
guerre de sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures
morales.  Cet homme était le coupable, tout devenait licite
contre lui, il n'avait plus que le droit d'avouer son crime.

L'interrogatoire commença, très lent.

--Savez-vous de quel crime vous êtes accusé?

Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante, grogna:

--On ne me l'a pas dit, mais je m'en doute bien.  On en a assez
causé!

--Vous connaissiez monsieur Grandmorin?

--Oui, oui, je le connaissais, trop!

--Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée, comme femme
de chambre, chez madame Bonnehon.

Un sursaut de rage emporta le carrier.  Dans la colère, il voyait
rouge.

--Nom de Dieu!  ceux qui disent ça sont de sacrés menteurs.
Louisette n'était pas ma maîtresse.

Curieusement, le juge l'avait regardé se fâcher.  Et, faisant
faire un crochet à l'interrogatoire:

--Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ans de
prison pour avoir tué un homme, dans une querelle.

Cabuche baissa la tête.  C'était sa honte, cette condamnation.
Il murmura:

--Il avait tapé le premier...  Je n'ai fait que quatre ans, on
m'a gracié d'un an.

--Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette
n'était pas votre maîtresse?

De nouveau, il serra les poings.  Puis, d'une voix basse,
entrecoupée:

--Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore,
quand je suis revenu de là-bas...  Alors, tout le monde me
fuyait, on m'aurait jeté des pierres.  Et elle, dans la forêt, où
je la rencontrais toujours, elle s'approchait, elle causait, elle
était gentille, oh!  gentille...  Nous sommes donc devenus amis
comme ça.  Nous nous tenions par la main, en nous promenant.
C'était si bon, si bon, dans ce temps-là!...  Bien sûr qu'elle
grandissait et que je songeais à elle.  Je ne peux pas dire le
contraire, j'étais comme un fou, tant je l'aimais.  Elle m'aimait
très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous
dites, quand on l'a séparée de moi, en la mettant à Doinville,
chez cette dame...  Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je
l'ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu'elle
brûlait de fièvre.  Elle n'avait pas osé rentrer chez ses
parents, elle venait mourir chez moi...  Ah! nom de Dieu, le
cochon!  j'aurais dû courir le saigner tout de suite!

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l'accent sincère de
cet homme.  Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire
à plus forte partie qu'il n'avait cru.

--Oui, je sais l'histoire épouvantable que vous et cette fille
avez inventée.  Remarquez seulement que toute la vie de monsieur
Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier
bégayait:

--Quoi?  qu'est-ce que nous avons inventé?...  C'est les autres
qui mentent, et c'est nous qu'on accuse de menteries!

--Mais oui, ne faites pas l'innocent...  J'ai déjà interrogé
Misard, l'homme qui a épousé la mère de votre maîtresse.  Je le
confronterai avec vous, s'il est nécessaire.  Vous verrez ce
qu'il pense de votre histoire, lui...  Et prenez bien garde à vos
réponses.  Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez
mieux de dire la vérité.

C'était son ordinaire tactique d'intimidation, même lorsqu'il ne
savait rien et qu'il n'avait pas de témoins.

--Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crié partout que
vous saigneriez monsieur Grandmorin?

--Ah!  ça, oui, je l'ai dit.  Et je le disais de bon coeur,
allez!  car la main me démangeait bougrement!

Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s'attendait à un système
de complète dénégation.  Comment!  le prévenu avouait ses
menaces.  Quelle ruse cela cachait-il?  Craignant d'être allé
trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le
dévisagea, en lui posant cette question brusque:

--Qu'avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 février?

--Je me suis couché à la nuit, vers six heures...  J'étais un peu
souffrant, et mon cousin Louis m'a même rendu le service de
conduire une charge de pierres à Doinville.

--Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie,
au passage à niveau.  Mais votre cousin, interrogé, n'a pu
répondre qu'une chose: c'est que vous l'avez quitté vers midi et
qu'il ne vous a plus revu...  Prouvez-moi que vous étiez couché à
six heures.

--Voyons, c'est bête, je ne peux pas prouver ça.  J'habite une
maison toute seule, à la lisière de la forêt...  J'y étais, je le
dis, et c'est tout.

Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup de
l'affirmation qui s'impose.  Sa face s'immobilisait dans une
tension de volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.

--Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 février
au soir...  A trois heures, vous avez pris, à Barentin, le train
pour Rouen, dans un but que l'instruction n'a pu encore établir.
Vous deviez revenir par le train de Paris qui s'arrête à Rouen à
neuf heures trois; et vous étiez sur le quai, au milieu de la
foule, lorsque vous avez aperçu monsieur Grandmorin, dans son
coupé.  Remarquez que j'admets très bien qu'il n'y a pas eu
guet-apens, que l'idée du crime vous est venue seulement alors...
Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d'être
sous le tunnel de Malaunay; mais vous avez mal calculé le temps,
car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup...
Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu à Barentin,
après vous être débarrassé aussi de la couverture de voyage...
Voilà ce que vous avez fait.

Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il
s'irrita, lorsque celui-ci, très attentif d'abord, finit par
éclater d'un bon rire.

--Qu'est-ce que vous racontez là?...  Si j'avais fait le coup, je
le dirais.

Puis, tranquillement:

--Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais dû le faire.  Nom de Dieu!
oui, je le regrette.

Et M. Denizet ne put en tirer autre chose.  Vainement, il reprit
ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par des
tactiques différentes.  Non!  toujours non!  ce n'était pas lui.
Il haussait les épaules, trouvait ça bête.  En l'arrêtant, on
avait fouillé la masure, sans découvrir ni l'arme, ni les dix
billets de banque, ni la montre; mais on avait saisi un pantalon
taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante.  De
nouveau, il s'était mis à rire: encore une belle histoire, un
lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur les jambes!  Et,
dans son idée fixe du crime, c'était le juge qui perdait pied,
par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au-delà
de la vérité simple.  Cet homme borné, incapable de lutter de
ruse, d'une force invincible quand il disait non, toujours non,
le jetait peu à peu hors de lui; car il ne l'admettait que
coupable, chaque dénégation nouvelle l'outrait davantage, comme
un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge.  Il le forcerait
bien à se couper.

--Alors, vous niez?

--Bien sûr, puisque ce n'est pas moi...  Si c'était moi, ah!
j'en serais trop fier, je le dirais.

D'un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-même ouvrir
la porte de la petite pièce voisine.  Et, lorsqu'il eut rappelé
Jacques:

--Reconnaissez-vous cet homme?

--Je le connais, répondit le mécanicien surpris.  Je l'ai vu
autrefois, chez les Misard.

--Non, non...  Le reconnaissez-vous pour l'homme du wagon,
l'assassin?

Du coup, Jacques redevint circonspect.  D'ailleurs, il ne le
reconnaissait pas.  L'autre lui avait semblé plus court, plus
noir.  Il allait le déclarer, lorsqu'il trouva que c'était trop
s'avancer encore.  Et il resta évasif.

--Je ne sais pas, je ne peux pas dire...  Je vous assure,
monsieur, que je ne peux pas dire.

M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour.  Et il
leur posa la question:

--Reconnaissez-vous cet homme?

Cabuche souriait toujours.  Il ne s'étonna pas, il adressa un
petit signe de tête à Séverine, qu'il avait connue jeune fille,
quand elle habitait la Croix-de-Maufras.  Mais elle et son mari
venaient d'avoir un saisissement, en le voyant là.  Ils
comprenaient: c'était l'homme arrêté dont leur avait parlé
Jacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire.
Et Roubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce
garçon avec l'assassin imaginaire, dont il avait inventé le
signalement, le contraire du sien.  Cela se trouvait être
purement fortuit, il en restait si troublé, qu'il hésitait à
répondre.

--Voyons, le reconnaissez-vous?

--Mon Dieu!  monsieur le juge, je vous le répète, ç'a été une
sensation simplement, un individu qui m'a frôlé...  Sans doute,
celui-ci est grand comme l'autre, et il est blond, et il n'a pas
de barbe...

--Enfin, le reconnaissez-vous?

Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d'une sourde lutte
intérieure.  L'instinct de la conservation l'emporta.

--Je ne peux pas affirmer.  Mais il y a de ça, beaucoup de ça,
pour sûr.

Cette fois, Cabuche commença à jurer.  A la fin, on l'embêtait,
avec ces histoires.  Puisque ce n'était pas lui, il voulait
partir.  Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il
tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes,
rappelés, l'emmenèrent.  Mais, en face de cette violence, de ce
saut de la bête attaquée qui se jette en avant, M Denizet
triomphait.  Maintenant, sa conviction était faite, et il le
laissa voir.

--Avez-vous remarqué ses yeux?  Moi, c'est aux yeux que je les
reconnais...  Ah!  son compte est bon, il est à nous!

Les Roubaud, immobiles, se regardèrent.  Alors, quoi?  c'était
fini, ils étaient sauvés, puisque la justice tenait le coupable.
Ils restaient un peu étourdis, la conscience douloureuse, du rôle
que les faits venaient de les forcer à jouer.  Mais une joie les
inondait, emportait leurs scrupules, et ils souriaient à Jacques,
ils attendaient, allégés, ayant soif de grand air, que le juge
les congédiât tous les trois, lorsque l'huissier apporta une
lettre à ce dernier.

Vivement, M. Denizet s'était remis à son bureau, pour la lire
avec attention, oubliant les trois témoins.  C'était la lettre du
ministère, les avis qu'il aurait dû avoir la patience d'attendre,
avant de pousser de nouveau l'instruction.  Et ce qu'il lisait
devait rabattre de son triomphe, car son visage peu à peu se
glaçait, reprenait sa morne immobilité.  A un moment, il leva la
tête, jeta un coup d'oeil oblique sur les Roubaud, comme si leur
souvenir lui fût revenu, à une des phrases.  Ceux-ci, perdant
leur courte joie, retombés à leur malaise, se sentaient repris.
Pourquoi donc les avait-il regardés?  Avait-on, à Paris, retrouvé
les trois lignes d'écriture, ce billet maladroit dont la peur les
hantait?  Séverine connaissait bien M. Camy-Lamotte, pour l'avoir
souvent vu chez le président, et elle savait qu'il était chargé
de mettre en ordre les papiers du mort.  Un regret cuisant
torturait Roubaud, celui de ne s'être pas avisé d'envoyer à Paris
sa femme, qui aurait fait des visites utiles, qui se serait tout
au moins assuré la protection du secrétaire général, dans le cas
où la Compagnie, ennuyée des mauvais bruits, songerait à le
destituer.  Et tous deux ne quittaient plus du regard le juge,
sentant leur inquiétude croître à mesure qu'ils le voyaient
s'assombrir, visiblement déconcerté par cette lettre, qui
dérangeait toute sa bonne besogne de la journée.

Enfin, M. Denizet lâcha la lettre, et il demeura un moment
absorbé, les yeux ouverts sur les Roubaud et sur Jacques.  Puis,
se résignant, se parlant haut à lui-même:

--Eh bien!  on verra, on reprendra tout ça...  Vous pouvez vous
retirer.

Mais, comme les trois sortaient, il ne put résister au besoin de
savoir, d'éclaircir le point grave qui détruisait son nouveau
système, bien qu'on lui recommandât de ne plus rien faire, sans
une entente préalable.

--Non, vous, restez un instant, j'ai encore une question à vous
poser.

Dans le couloir, les Roubaud s'arrêtèrent.  Les portes étaient
ouvertes, et ils ne pouvaient partir: quelque chose les retenait
là, l'angoisse de ce qui se passait dans le cabinet du juge,
l'impossibilité physique de s'en aller, tant qu'ils
n'apprendraient pas de Jacques la question qu'on lui posait
encore.  Ils revinrent, ils piétinèrent, les jambes cassées.  Et
ils se retrouvèrent côte à côte sur la banquette, où ils avaient
attendu des heures déjà, ils s'y alourdirent, silencieux.

Lorsque le mécanicien reparut, Roubaud se leva, péniblement.

--Nous vous attendions, nous retournerons à la gare ensemble...
Eh bien?

Mais Jacques détournait la tête, embarrassé, comme s'il voulait
éviter le regard de Séverine, fixé sur lui.

--Il ne sait plus, il patauge, dit-il enfin.  Voilà, maintenant,
qu'il m'a demandé s'ils n'étaient pas deux à faire le coup.  Et,
comme j'ai parlé, au Havre, d'une masse noire pesant sur les
jambes du vieux, il m'a questionné là-dessus...  Lui semble
croire que ce n'était que la couverture.  Alors, il a envoyé
chercher la couverture, et il a fallu me prononcer...  Mon Dieu!
oui, c'était la couverture, peut-être.

Les Roubaud frémissaient.  On était sur leur trace, un mot de ce
garçon pouvait les perdre.  Il savait sûrement, il finirait par
causer.  Et tous trois, la femme entre les deux hommes,
quittaient en silence le Palais de justice, lorsque le sous-chef
reprit, dans la rue:

--A propos, camarade, ma femme va être forcée d'aller passer un
jour à Paris, pour des affaires.  Vous serez bien gentil de la
piloter, si elle a besoin de quelqu'un.



V


A onze heures quinze, l'heure précise, le poste du pont de
l'Europe signala, des deux sons de trompe réglementaires,
l'express du Havre, qui débouchait du tunnel des Batignolles; et
bientôt les plaques tournantes furent secouées, le train entra en
gare avec un bref coup de sifflet, grinçant sur les freins,
fumant, ruisselant, trempé par une pluie battante dont le déluge
ne cessait pas depuis Rouen.

Les hommes d'équipe n'avaient pas encore tourné les loquets des
portières, qu'une d'elles s'ouvrit et que Séverine sauta vivement
sur le quai, avant l'arrêt.  Son wagon se trouvait en queue, elle
dut se hâter pour arriver à la machine, au milieu du flot brusque
des voyageurs, descendus des compartiments, dans un embarras
d'enfants et de paquets.  Jacques était là, debout sur la
plate-forme, attendant pour rentrer au dépôt; tandis que
Pecqueux, avec un linge, essuyait des cuivres.

--Alors, c'est entendu, dit-elle, haussée sur la pointe des
pieds.  Je serai rue Cardinet à trois heures, et vous aurez
l'obligeance de me présenter à votre chef, pour que je le
remercie.

C'était le prétexte imaginé par Roubaud, un remerciement au chef
du dépôt des Batignolles, à la suite d'un vague service rendu.
De cette façon, elle se trouverait confiée à la bonne amitié du
mécanicien, elle pourrait resserrer les liens davantage, agir sur
lui.

Mais Jacques, noir de charbon, trempé d'eau, épuisé d'avoir lutté
contre la pluie et le vent, la regardait de ses yeux durs, sans
répondre.  Il n'avait pu refuser au mari, en partant du Havre; et
cette idée de se trouver seul avec elle, le bouleversait, car il
sentait bien qu'il la désirait maintenant.

--N'est-ce pas?  reprit-elle souriante, avec son doux regard
caressant, malgré la surprise et la petite répugnance qu'elle
éprouvait à le trouver si sale, reconnaissable à peine, n'est-ce
pas?  je compte sur vous.

Comme elle s'était haussée encore, appuyant sa main gantée sur
une poignée de fer, Pecqueux, obligeamment, la prévint.

--Prenez garde, vous allez vous salir.

Alors, Jacques dut répondre.  Il le fit d'un ton bourru.

--Oui, rue Cardinet...  A moins que cette sacrée pluie n'achève
de me fondre.  Quel chien de temps!

Elle fut touchée de l'état minable où il était, elle ajouta,
comme s'il avait souffert uniquement pour elle:

--Oh!  êtes-vous fait, et quand j'étais si bien, moi!...  Vous
savez que j'ai pensé à vous, ça me désespérait, ce déluge...  moi
qui étais si contente, à l'idée que vous m'ameniez ce matin, et
que vous me remmèneriez ce soir, par l'express!

Mais cette familiarité gentille, si tendre, ne semblait que le
troubler davantage.  Il parut soulagé, quand une voix cria: «En
arrière!» D'une main prompte, il tira la tige du sifflet, tandis
que le chauffeur, du geste, écartait la jeune femme.

--A trois heures!

--Oui, à trois heures!

Et, pendant que la machine se remettait en marche, Séverine
quitta le quai, la dernière.  Dehors, dans la rue d'Amsterdam,
comme elle allait ouvrir son parapluie, elle fut contente de voir
qu'il ne pleuvait plus.  Elle descendit jusqu'à la place du
Havre, se consulta un instant, décida enfin qu'elle ferait mieux
de déjeuner tout de suite.  Il était onze heures vingt-cinq, elle
entra dans un bouillon, au coin de la rue Saint-Lazare, où elle
commanda des oeufs sur le plat et une côtelette.  Puis, tout en
mangeant très lentement, elle retomba dans les réflexions qui la
hantaient depuis des semaines, la face pâle et brouillée, n'ayant
plus son docile sourire de séduction.

C'était la veille, deux jours après leur interrogatoire à Rouen,
que Roubaud, jugeant dangereux d'attendre, avait résolu de
l'envoyer faire une visite à M. Camy-Lamotte, non pas au
ministère, mais chez lui, rue du Rocher, où il occupait un hôtel,
voisin justement de l'hôtel Grandmorin.  Elle savait qu'elle l'y
trouverait à une heure, et elle ne se pressait pas, elle
préparait ce qu'elle dirait, tâchait de prévoir ce qu'il
répondrait, pour ne se troubler de rien.  La veille, une nouvelle
cause d'inquiétude venait de hâter son voyage: ils avaient
appris, par les commérages de la gare, que madame Lebleu et
Philomène racontaient partout comme quoi la Compagnie allait
renvoyer Roubaud, jugé compromettant; et le pis était que
M. Dabadie, directement interrogé, n'avait pas dit non, ce qui
donnait beaucoup de poids à la nouvelle.  Il devenait dès lors
urgent qu'elle courût à Paris plaider leur cause et surtout
demander la protection du puissant personnage, comme autrefois
celle du président.  Mais, sous cette demande, qui servirait tout
au moins à expliquer la visite, il y avait un motif plus
impérieux, un besoin cuisant et insatiable de savoir, ce besoin
qui pousse le criminel à se livrer plutôt que d'ignorer.
L'incertitude les tuait, maintenant qu'ils se sentaient
découverts, depuis que Jacques leur avait dit le soupçon où
l'accusation semblait être d'un second assassin.  Ils
s'épuisaient à des conjectures, la lettre trouvée, les faits
rétablis; ils s'attendaient d'heure en heure à des perquisitions,
à une arrestation; et leur supplice s'aggravait tellement, les
moindres faits autour d'eux prenaient des airs de si inquiétante
menace, qu'ils finissaient par préférer la catastrophe à ces
continuelles alarmes.  Avoir une certitude, et ne plus souffrir.

Séverine acheva sa côtelette, si absorbée, qu'elle se réveilla
comme en sursaut, étonnée du lieu public où elle se trouvait.
Tout lui devenait amer, les morceaux ne passaient pas, et elle
n'eut pas même le coeur de prendre du café.  Mais elle avait eu
beau manger avec lenteur, il était à peine midi un quart,
lorsqu'elle sortit du restaurant.  Encore trois quarts d'heure à
tuer!  Elle qui adorait Paris, qui aimait tant à en courir le
pavé, librement, les rares fois où elle y venait, elle s'y
sentait perdue, peureuse, dans une impatience d'en finir et de se
cacher.  Les trottoirs séchaient déjà, un vent tiède achevait de
balayer les nuages.  Elle descendit la rue Tronchet, se trouva au
marché aux fleurs de la Madeleine, un de ces marchés de mars, si
fleuris de primevères et d'azalées, dans les jours pâles de
l'hiver finissant.  Pendant une demi-heure, elle marcha au milieu
de ce printemps hâtif, reprise par des songeries vagues, pensant
à Jacques comme à un ennemi, qu'elle devait désarmer.  Il lui
semblait que sa visite rue du Rocher était faite, que tout allait
bien de ce côté, qu'il lui restait seulement à obtenir le silence
de ce garçon; et c'était une entreprise compliquée, où elle se
perdait, la tête travaillée de plans romanesques.  Mais cela
était sans fatigue, sans effroi, d'une douceur berçante.  Puis,
brusquement, elle vit l'heure, à l'horloge d'un kiosque: une
heure dix.  Sa course n'était pas faite, elle retombait durement
dans l'angoisse du réel, elle se hâta de remonter vers la rue du
Rocher.

L'hôtel de M. Camy-Lamotte se trouvait au coin de cette rue et de
la rue de Naples; et Séverine dut passer devant l'hôtel
Grandmorin, muet, vide, les persiennes closes.  Elle leva les
yeux, elle pressa le pas.  Le souvenir de sa dernière visite lui
était revenu, cette grande maison se dressait, terrible.  Et,
comme, à quelque distance, elle se retournait d'un mouvement
instinctif, regardant en arrière, ainsi qu'une personne
poursuivie par la voix haute d'une foule, elle aperçut, sur le
trottoir d'en face, le juge d'instruction de Rouen, M. Denizet,
qui montait aussi la rue.  Elle en resta saisie.  L'avait-il
remarquée, jetant un coup d'oeil à la maison?  Mais il marchait
tranquillement, elle se laissa devancer, le suivit dans un grand
trouble.  Et, de nouveau, elle reçut un coup au coeur,
lorsqu'elle le vit sonner, au coin de la rue de Naples, chez
M. Camy-Lamotte.

Une terreur l'avait prise.  Jamais elle n'oserait entrer,
maintenant.  Elle s'en retourna, enfila la rue d'Édimbourg,
descendit jusqu'au pont de l'Europe.  Là seulement, elle se crut
à l'abri.  Et, ne sachant plus où aller ni que faire, éperdue,
elle se tint immobile contre une des balustrades, regardant
au-dessous d'elle, à travers les charpentes métalliques, le vaste
champ de la gare, où des trains évoluaient continuellement.  Elle
les suivait de ses yeux effarés, elle pensait que, sûrement, le
juge était là pour l'affaire, et que les deux hommes causaient
d'elle, que son sort se décidait, à la minute même.  Alors,
envahie d'un désespoir, l'envie la tourmenta, plutôt que de
retourner rue du Rocher, de se jeter tout de suite sous un train.
Il en sortait justement un de la marquise des grandes lignes,
qu'elle regardait venir, et qui passa sous elle, en soufflant
jusqu'à sa face un tiède tourbillon de vapeur blanche.  Puis,
l'inutilité sotte de son voyage, l'angoisse affreuse qu'elle
remporterait, si elle n'avait pas l'énergie d'aller chercher une
certitude, se présentèrent à son esprit avec tant de force,
qu'elle se donna cinq minutes pour retrouver son courage.  Des
machines sifflaient, elle en suivait une, petite, débranchant un
train de banlieue; et, ses regards s'étant levés vers la gauche,
elle reconnut, au-dessus de la cour des messageries, tout en haut
de la maison de l'impasse d'Amsterdam, la fenêtre de la mère
Victoire, cette fenêtre où elle se revoyait accoudée avec son
mari, avant l'abominable scène qui avait causé leur malheur.
Cela évoqua le danger de sa situation, dans un élancement de
souffrance si aigu, qu'elle se sentit prête soudain à tout
affronter, pour en finir.  Des sons de trompe, des grondements
prolongés l'assourdissaient, tandis que d'épaisses fumées
barraient l'horizon, envolées sur le grand ciel clair de Paris.
Et elle reprit le chemin de la rue du Rocher, allant là comme on
se suicide, précipitant sa marche, dans la crainte brusque de n'y
plus trouver personne.

Lorsque Séverine eut tiré le bouton du timbre, une nouvelle
terreur la glaça.  Mais, déjà, un valet la faisait asseoir dans
une antichambre, après avoir pris son nom.  Et, par les portes
doucement entrebâillées, elle entendit très distinctement la
conversation vive de deux voix.  Le silence était retombé,
profond, absolu.  Elle ne distinguait plus que le battement sourd
de ses tempes, elle se disait que le juge était encore en
conférence, qu'on allait la faire attendre longtemps sans doute;
et cette attente lui devenait intolérable.  Puis, tout d'un coup,
elle eut une surprise: le valet l'appelait et l'introduisait.
Certainement, le juge n'était pas sorti.  Elle le devinait là,
caché derrière une porte.

C'était un grand cabinet de travail, avec des meubles noirs,
garni d'un tapis épais, de portières lourdes, si sévère et si
clos, que pas un bruit du dehors n'y pénétrait.  Pourtant, il y
avait des fleurs, des roses pâles, dans une corbeille de bronze.
Et cela indiquait comme une grâce cachée, un goût de la vie
aimable, derrière cette sévérité.  Le maître de la maison était
debout, très correctement serré dans sa redingote, sévère lui
aussi, avec sa figure mince, que ses favoris grisonnants
élargissaient un peu, mais d'une élégance d'ancien beau, resté
svelte, d'une distinction que l'on sentait souriante, sous la
raideur voulue de la tenue officielle.  Dans le demi-jour de la
pièce, il avait l'air très grand.

Séverine, en entrant, fut oppressée par l'air tiède, étouffé sous
les tentures; et elle ne vit que M. Camy-Lamotte, qui la
regardait s'approcher.  Il ne fit pas un geste pour l'inviter à
s'asseoir, il mit une affectation à ne pas ouvrir la bouche le
premier, attendant qu'elle expliquât le motif de sa visite.  Cela
prolongea le silence; et, par l'effet d'une réaction violente,
elle se trouva subitement maîtresse d'elle-même dans le péril,
très calme, très prudente.

--Monsieur, dit-elle, vous m'excuserez, si j'ai la hardiesse de
venir me rappeler à votre bienveillance.  Vous savez la perte
irréparable que j'ai faite, et dans l'abandon où je me trouve
maintenant, j'ai osé songer à vous pour nous défendre, pour nous
continuer un peu de la protection de votre ami, de mon protecteur
si regretté.

M. Camy-Lamotte ne put alors que la faire asseoir, d'un geste,
car cela était dit sur un ton parfait, sans exagération
d'humilité ni de chagrin, avec un art inné de l'hypocrisie
féminine.  Mais il ne parlait toujours pas, il s'était assis
lui-même, attendant encore.  Elle continua, voyant qu'elle devait
préciser.

--Je me permets de rafraîchir vos souvenirs, en vous rappelant
que j'ai eu l'honneur de vous voir à Doinville.  Ah!  c'était un
heureux temps pour moi!...  Aujourd'hui, les jours mauvais sont
arrivés, et je n'ai que vous, monsieur, je vous implore au nom de
celui que nous avons perdu.  Vous qui l'avez aimé, achevez sa
bonne oeuvre, remplacez-le auprès de moi.

Il l'écoutait, il la regardait, et tous ses soupçons étaient
ébranlés, tellement elle lui semblait naturelle, charmante dans
ses regrets et dans ses supplications.  Le billet découvert par
lui, au milieu des papiers de Grandmorin, ces deux lignes non
signées, lui avait paru ne pouvoir être que d'elle, dont il
savait les complaisances pour le président; et, tout à l'heure,
l'annonce seule de sa visite avait achevé de le convaincre.  Il
ne venait d'interrompre son entretien avec le juge que pour
confirmer sa certitude.  Mais comment la croire coupable, à la
voir de la sorte, si paisible et si douce?

Il voulut en avoir l'intelligence nette.  Et, tout en gardant son
air de sévérité:

--Expliquez-vous, madame...  Je me souviens parfaitement, je ne
demande pas mieux que de vous être utile, si rien ne s'y oppose.

Alors, très nettement, Séverine conta comme quoi son mari était
menacé d'une destitution.  On le jalousait beaucoup, à cause de
son mérite et de la haute protection qui, jusque-là, l'avait
couvert.  Maintenant qu'on le croyait sans défense, on espérait
triompher, on redoublait d'efforts.  Elle ne nommait personne, du
reste; elle parlait en termes mesurés, malgré l'imminence du
péril.  Pour qu'elle se fût ainsi décidée à faire le voyage de
Paris, il fallait qu'elle fût bien convaincue de la nécessité
d'agir au plus vite.  Peut-être le lendemain ne serait-il plus
temps: c'était immédiatement qu'elle réclamait aide et secours.
Tout cela avec une telle abondance de faits logiques et de bonnes
raisons, qu'il semblait en vérité impossible qu'elle se fût
dérangée dans un autre but.

M. Camy-Lamotte étudiait jusqu'aux petits battements
imperceptibles de ses lèvres; et il porta le premier coup:

--Mais enfin pourquoi la Compagnie congédierait-elle votre mari?
Elle n'a rien de grave à lui reprocher.

Elle aussi ne le quittait pas du regard, épiant les moindres plis
de son visage, se demandant s'il avait trouvé la lettre; et,
malgré l'innocence de la question, ce fut brusquement une
conviction, chez elle, que la lettre était là, dans un meuble de
ce cabinet: il savait, car il lui tendait un piège, désirant voir
si elle oserait parler des vraies raisons du renvoi.  D'ailleurs,
il avait trop accentué le ton, et elle s'était sentie fouillée
jusqu'à l'âme par ses yeux pâles d'homme fatigué.

Bravement, elle marcha au péril.

--Mon Dieu!  monsieur, c'est bien monstrueux, mais on nous a
soupçonnés d'avoir tué notre bienfaiteur, à cause de ce
malheureux testament.  Nous n'avons pas eu de peine à démontrer
notre innocence.  Seulement, il reste toujours quelque chose de
ces accusations abominables, et la Compagnie craint sans doute le
scandale.

Il fut de nouveau surpris, démonté, par cette franchise, surtout
par la sincérité de l'accent.  En outre, l'ayant jugée, au
premier coup d'oeil, d'une figure médiocre, il commençait à la
trouver extrêmement séduisante, avec la soumission complaisante
de ses yeux bleus, sous l'énergie noire de sa chevelure.  Et il
songeait à son ami Grandmorin, saisi d'une jalouse admiration:
comment diable ce gaillard-là, son aîné de dix ans, avait-il eu
jusqu'à sa mort des créatures pareilles, lorsque lui devait
renoncer déjà à ces joujoux, pour ne pas y perdre le reste de ses
moelles?  Elle était vraiment très charmante, très fine, et il
laissait percer le sourire de l'amateur aujourd'hui désintéressé,
sous son grand air froid de fonctionnaire, ayant sur les bras une
affaire si fâcheuse.

Mais Séverine, par une bravade de femme qui sent sa force, eut le
tort d'ajouter:

--Des gens comme nous ne tuent pas pour de l'argent.  Il aurait
fallu un autre motif, et il n'y en avait pas, de motif.

Il la regarda, vit trembler les coins de sa bouche.  C'était
elle.  Dès lors, sa conviction fut absolue.  Et elle-même comprit
immédiatement qu'elle s'était livrée, à la façon dont il avait
cessé de sourire, le menton nerveusement pincé.  Elle en éprouva
une défaillance, comme si tout son être l'abandonnait.  Pourtant,
elle restait le buste droit sur sa chaise, elle entendait sa voix
continuer à causer du même ton égal, disant les mots qu'il
fallait dire.  La conversation se poursuivait, mais désormais ils
n'avaient plus rien à s'apprendre; et, sous les paroles
quelconques, tous deux ne parlaient plus que des choses qu'ils ne
disaient point.  Il avait la lettre, c'était elle qui l'avait
écrite.  Cela sortait même de leurs silences.

--Madame, reprit-il enfin, je ne refuse pas d'intervenir près de
la Compagnie, si vraiment vous êtes digne d'intérêt.  J'attends
justement ce soir le chef de l'exploitation, pour une autre
affaire...  Seulement, j'aurais besoin de quelques notes.  Tenez!
écrivez-moi le nom, l'âge, les états de service de votre mari,
enfin tout ce qui peut me mettre au courant de votre situation.

Et il poussa devant elle un petit guéridon, en cessant de la
regarder, pour ne point l'effrayer trop.  Elle avait frémi: il
voulait une page de son écriture, afin de la comparer à la
lettre.  Un instant, elle chercha désespérément un prétexte,
résolue à ne pas écrire.  Puis, elle réfléchit: à quoi bon?
puisqu'il savait.  On aurait toujours quelques lignes d'elle.
Sans aucun trouble apparent, de l'air le plus simple du monde,
elle écrivit ce qu'il demandait; tandis que, debout derrière
elle, il reconnaissait parfaitement l'écriture, plus haute, moins
tremblée que celle du billet.  Et il finissait par la trouver
très brave, cette petite femme fluette; il souriait de nouveau,
maintenant qu'elle ne pouvait le voir, de son sourire d'homme que
le charme seul touchait encore, dans son insouciance expérimentée
de toutes choses.  Au fond, rien ne valait la fatigue d'être
juste.  Il veillait uniquement au décor du régime qu'il servait.

--Eh bien!  madame, remettez-moi cela, je m'informerai, j'agirai
pour le mieux.

--Je vous suis très reconnaissante, monsieur...  Alors, vous
obtiendrez le maintien de mon mari, je puis considérer l'affaire
comme arrangée?

--Ah!  par exemple non!  je ne m'engage à rien...  Il faut que je
voie, que je réfléchisse.

En effet, il était hésitant, il ne savait quel parti il allait
prendre à l'égard du ménage.  Et elle n'avait plus qu'une
angoisse, depuis qu'elle se sentait à sa merci: cette hésitation,
l'alternative d'être sauvée ou perdue par lui, sans pouvoir
deviner les raisons qui le décideraient.

--Oh!  monsieur, songez à notre tourment.  Vous ne me laisserez
pas partir, avant de m'avoir donné une certitude.

--Mon Dieu!  si, madame.  Je n'y puis rien.  Attendez.

Il la poussait vers la porte.  Elle s'en allait, désespérée,
bouleversée, sur le point de tout avouer à voix haute, dans un
besoin immédiat de le forcer à dire nettement ce qu'il comptait
faire d'eux.  Pour rester une minute encore, espérant trouver un
détour, elle s'écria:

--J'oubliais, je désirais vous demander un conseil, à propos de
ce malheureux testament...  Pensez-vous que nous devions refuser
le legs?

--La loi est pour vous, répondit-il prudemment.  C'est chose
d'appréciation et de circonstance.

Elle était sur le seuil, elle tenta un dernier effort.

--Monsieur, je vous en supplie, ne me laissez pas partir ainsi,
dites-moi si je dois espérer.

D'un geste d'abandon, elle lui avait pris la main.  Il se
dégagea.  Mais elle le regardait avec de beaux yeux, si ardents
de prière, qu'il en fut remué.

--Eh bien!  revenez à cinq heures.  Peut-être aurai-je quelque
chose à vous dire.

Elle partit, elle quitta l'hôtel, plus angoissée encore qu'elle
n'y était venue.  La situation s'était précisée, et son sort
demeurait en suspens, sous la menace d'une arrestation peut-être
immédiate.  Comment vivre jusqu'à cinq heures?  La pensée de
Jacques, qu'elle avait oublié, se réveilla en elle tout d'un
coup: encore un qui pouvait la perdre, si on l'arrêtait!  Bien
qu'il fût à peine deux heures et demie, elle se hâta de monter la
rue du Rocher, vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte, resté seul, s'était arrêté devant son bureau.
Familier des Tuileries, où sa fonction de secrétaire général du
ministère de la justice le faisait mander presque journellement,
tout aussi puissant que le ministre, employé même à des besognes
plus intimes, il savait combien cette affaire Grandmorin irritait
et inquiétait, en haut lieu.  Les journaux de l'opposition
continuaient à mener une campagne bruyante, les uns accusant la
police d'être tellement occupée à la surveillance politique
qu'elle n'avait plus le temps d'arrêter les assassins, les autres
fouillant la vie du président, donnant à entendre qu'il était de
la cour, où régnait la plus basse débauche; et cette campagne
devenait vraiment désastreuse, à mesure que les élections
approchaient.  Aussi avait-on exprimé au secrétaire général le
désir formel d'en finir au plus vite, n'importe comment.  Le
ministre s'étant déchargé sur lui de cette affaire délicate, il
se trouvait être l'unique maître de la décision à prendre, sous
sa responsabilité, il est vrai: ce qui méritait examen, car il ne
doutait pas de payer pour tout le monde, s'il se montrait
maladroit.

Toujours songeur, M. Camy-Lamotte alla ouvrir la porte de la
pièce voisine, où M. Denizet attendait.  Et celui-ci, qui avait
écouté, s'écria, en rentrant:

--Je vous le disais bien, on a eu tort de soupçonner ces
gens-là...  Cette femme ne songe évidemment qu'à sauver son mari
d'un renvoi possible.  Elle n'a pas eu une parole suspecte.

Le secrétaire général ne répondit pas tout de suite.  Absorbé,
ses regards sur le juge, dont la face lourde, aux minces lèvres,
le frappait, il pensait maintenant à cette magistrature, qu'il
avait en la main comme chef occulte du personnel, et il
s'étonnait qu'elle fût encore si digne dans sa pauvreté, si
intelligente dans son engourdissement professionnel.  Mais
celui-ci, vraiment, si fin qu'il se crût, avec ses yeux voilés
d'épaisses paupières, avait la passion tenace, quand il croyait
tenir la vérité.

--Alors, reprit M. Camy-Lamotte, vous persistez à voir le
coupable dans ce Cabuche?

M. Denizet eut un sursaut d'étonnement.

--Oh!  certes!...  Tout l'accable.  Je vous ai énuméré les
preuves, elles sont, j'oserai dire, classiques, car pas une ne
manque...  J'ai bien cherché s'il y avait un complice, une femme
dans le coupé, ainsi que vous me le faisiez entendre.  Cela
semblait s'accorder avec la déposition d'un mécanicien, un homme
qui a entrevu la scène du meurtre; mais, habilement interrogé par
moi, cet homme n'a pas persisté dans sa déclaration première, et
il a même reconnu la couverture de voyage, comme étant la masse
noire dont il avait parlé...  oh!  Oui, certes, Cabuche est le
coupable, d'autant plus que, si nous ne l'avons pas, nous n'avons
personne.

Jusque-là, le secrétaire général avait attendu, pour lui donner
connaissance de la preuve écrite qu'il possédait; et, maintenant
que sa conviction était faite, il se hâtait moins encore
d'établir la vérité.  A quoi bon ruiner la piste fausse de
l'instruction, si la vraie piste devait conduire à des embarras
plus grands?  Tout cela était à examiner d'abord.

--Mon Dieu!  reprit-il avec son sourire d'homme fatigué, je veux
bien admettre que vous soyez dans le vrai...  Je vous ai
seulement fait venir pour étudier avec vous certains points
graves.  Cette affaire est exceptionnelle, et la voici devenue
toute politique: vous le sentez, n'est-ce pas?  Nous allons donc
nous trouver peut-être forcés d'agir en hommes de gouvernement...
Voyons, en toute franchise, d'après vos interrogatoires, cette
fille, la maîtresse de ce Cabuche, a été violentée, hein?

Le juge eut sa moue d'homme fin, tandis que ses yeux
disparaissaient à demi derrière ses paupières.

--Dame!  je crois que le président l'avait mise en un vilain
état, et cela ressortira sûrement du procès...  Ajoutez que, si
la défense est confiée à un avocat de l'opposition, on peut
s'attendre à un déballage d'histoires fâcheuses, car ce ne sont
pas ces histoires qui manquent, là-bas, dans notre pays.

Ce Denizet n'était pas si bête, quand il n'obéissait plus à la
routine du métier, trônant dans l'absolu de sa perspicacité et de
sa toute-puissance.  Il avait compris pourquoi on le mandait, non
au ministère de la justice, mais au domicile particulier du
secrétaire général.

--Enfin, conclut-il, voyant que ce dernier ne bronchait pas, nous
aurons une affaire assez malpropre.

M. Camy-Lamotte se contenta de hocher la tête.  Il était en train
de calculer les résultats de l'autre procès, celui des Roubaud.
A coup sûr, si le mari passait aux assises, il dirait tout, sa
femme débauchée elle aussi, lorsqu'elle était jeune fille, et
l'adultère ensuite, et la rage jalouse qui devait l'avoir poussé
au meurtre; sans compter qu'il ne s'agissait plus d'une
domestique et d'un repris de justice, que cet employé, marié à
cette jolie femme, allait mettre en cause tout un coin de la
bourgeoisie et du monde des chemins de fer.  Puis, savait-on
jamais sur quoi l'on marchait, avec un homme comme le président?
Peut-être tomberait-on dans des abominations imprévues.  Non,
décidément, l'affaire des Roubaud, des vrais coupables, était
plus sale encore.  C'était chose résolue, il l'écartait,
absolument.  A en retenir une, il aurait penché pour que l'on
gardât l'affaire de l'innocent Cabuche.

--Je me rends à votre système, dit-il enfin à M. Denizet.  Il y
a, en effet, de fortes présomptions contre le carrier, s'il avait
à exercer une vengeance légitime...  Mais que tout cela est
triste, mon Dieu!  et que de boue il faudrait remuer!...  Je sais
bien que la justice doit rester indifférente aux conséquences, et
que, planant au-dessus des intérêts...

Il n'acheva pas, termina du geste, pendant que le juge,
silencieux à son tour, attendait d'un air morne les ordres qu'il
sentait venir.  Du moment où l'on acceptait sa vérité à lui,
cette création de son intelligence, il était prêt à faire aux
nécessités gouvernementales le sacrifice de l'idée de justice.
Mais le secrétaire, malgré son habituelle adresse en ces sortes
de transactions, se hâta un peu, parla trop vite, en maître obéi.

--Enfin, on désire un non-lieu...  Arrangez les choses pour que
l'affaire soit classée.

--Pardon, monsieur, déclara M. Denizet, je ne suis plus le maître
de l'affaire, elle dépend de ma conscience.

Tout de suite, M. Camy-Lamotte sourit, redevenant correct, avec
cet air désabusé et poli qui semblait se moquer du monde.

--Sans doute.  Aussi est-ce à votre conscience que je m'adresse.

Je vous laisse prendre la décision qu'elle vous dictera, certain
que vous pèserez équitablement le pour et le contre, en vue du
triomphe des saines doctrines et de la morale publique...  Vous
savez, mieux que moi, qu'il est parfois héroïque d'accepter un
mal, si l'on ne veut pas tomber dans un pire...  Enfin, on ne
fait appel en vous qu'au bon citoyen, à l'honnête homme.
Personne ne songe à peser sur votre indépendance, et c'est
pourquoi je répète que vous êtes le maître absolu de l'affaire,
comme du reste l'a voulu la loi.

Jaloux de ce pouvoir illimité, surtout lorsqu'il était près d'en
user mal, le juge accueillait chacune de ces phrases d'un
hochement de tête satisfait.

--D'ailleurs, continua l'autre, avec un redoublement de bonne
grâce dont l'exagération devenait ironique, nous savons à qui
nous nous adressons.  Voici longtemps que nous suivons vos
efforts, et je puis me permettre de vous dire que nous vous
appellerions dès maintenant à Paris, s'il y avait une vacance.

M. Denizet eut un mouvement.  Quoi donc?  s'il rendait le service
demandé, on n'allait pas combler sa grande ambition, son rêve
d'un siège à Paris.  Mais, déjà, M. Camy-Lamotte ajoutait, ayant
compris:

--Votre place y est marquée, c'est une question de temps...
Seulement, puisque j'ai commencé à être indiscret, je suis
heureux de vous annoncer que vous êtes porté pour la croix, au 15
août prochain.

Un instant, le juge se consulta.  Il aurait préféré l'avancement,
car il calculait qu'il y avait au bout une augmentation d'environ
cent soixante-six francs par mois; et, dans la misère décente où
il vivait, c'était plus de bien-être, sa garde-robe renouvelée,
sa bonne Mélanie mieux nourrie, moins acariâtre.  Mais la croix,
pourtant, était bonne à prendre.  Puis, il avait une promesse.
Et lui qui ne se serait pas vendu, nourri dans la tradition de
cette magistrature honnête et médiocre, il cédait tout de suite à
une simple espérance, à l'engagement vague que l'administration
prenait de le favoriser.  La fonction judiciaire n'était plus
qu'un métier comme un autre, et il traînait le boulet de
l'avancement, en solliciteur affamé, toujours prêt à plier sous
les ordres du pouvoir.

--Je suis très touché, murmura-t-il, veuillez le dire à monsieur
le ministre.

Il s'était levé, sentant que, maintenant, tout ce qu'ils
pourraient ajouter l'un et l'autre les gênerait.

--Alors, conclut-il, les yeux éteints, la face morte, je vais
achever mon enquête, en tenant compte de vos scrupules.
Naturellement, si nous n'avons pas des faits absolus prouvés
contre Cabuche, il vaudra mieux ne pas risquer le scandale
inutile d'un procès...  On le relâchera, on continuera de le
surveiller.

Le secrétaire général, sur le seuil, acheva de se montrer tout à
fait aimable.

--Monsieur Denizet, nous nous en remettons complètement à votre
grand tact et à votre haute honnêteté.

Lorsqu'il se retrouva seul, M. Camy-Lamotte eut la curiosité,
inutile maintenant d'ailleurs, de comparer la page écrite par
Séverine, avec le billet sans signature, qu'il avait découvert
dans les papiers du président Grandmorin.  La ressemblance était
complète.  Il replia la lettre, la serra soigneusement, car, s'il
n'en avait soufflé mot au juge d'instruction, il jugeait qu'une
arme pareille était bonne à garder.  Et, comme le profil de cette
petite femme, si frêle et si forte dans sa résistance nerveuse,
s'évoquait devant lui, il eut son haussement d'épaules indulgent
et railleur.  Ah!  ces créatures, quand elles veulent!  Séverine,
à trois heures moins vingt, s'était trouvée en avance, rue
Cardinet, au rendez-vous qu'elle avait donné à Jacques.  Il
habitait là, tout en haut d'une grande maison, une étroite
chambre, où il ne montait guère que le soir pour se coucher; et
encore découchait-il deux fois par semaine, les deux nuits qu'il
passait au Havre, entre l'express du soir et l'express du matin.
Ce jour-là pourtant, trempé d'eau, brisé de fatigue, il était
rentré se jeter sur son lit.  De sorte que Séverine l'aurait
peut-être attendu vainement, si la querelle d'un ménage voisin,
un mari qui assommait sa femme, hurlante, ne l'avait réveillé.
Il s'était débarbouillé et vêtu de fort méchante humeur, l'ayant
reconnue en bas, sur le trottoir, en regardant par la fenêtre de
sa mansarde.

--Enfin, c'est vous!  s'écria-t-elle, quand elle le vit déboucher
de la porte cochère.  Je craignais d'avoir mal compris...  Vous
m'aviez bien dit au coin de la rue Saussure...

Et, sans attendre sa réponse, levant les yeux sur la maison:

--C'est donc là que vous demeurez?

Il avait, sans le lui dire, fixé ainsi le rendez-vous devant sa
porte, parce que le dépôt, où ils devaient aller ensemble, se
trouvait presque en face.  Mais sa question le gêna, il s'imagina
qu'elle allait pousser la bonne camaraderie jusqu'à lui demander
de voir sa chambre.  Celle-ci était si sommairement meublée et si
en désordre, qu'il en avait honte.

--Oh!  je ne demeure pas, je perche, répondit-il.
Dépêchons-nous, je crains que le chef ne soit déjà sorti.

En effet, lorsqu'ils se présentèrent à la petite maison que ce
dernier occupait, derrière le dépôt, dans l'enceinte de la gare,
ils ne le trouvèrent pas; et, inutilement, ils allèrent de hangar
en hangar: partout on leur dit de revenir vers quatre heures et
demie, s'ils voulaient être certains de le rencontrer aux
ateliers de réparation.

--C'est bien, nous reviendrons, déclara Séverine.

Puis, quand elle fut de nouveau dehors, seule en compagnie de
Jacques:

--Si vous êtes libre, ça ne vous fait rien que je reste à
attendre avec vous?

Il ne pouvait refuser, et d'ailleurs, malgré l'inquiétude sourde
qu'elle lui causait, elle exerçait sur lui un charme grandissant
et si fort, que la maussaderie volontaire où il s'était promis de
s'enfermer, s'en allait à ses doux regards.  Celle-là, avec sa
longue figure tendre et peureuse, devait aimer comme un chien
fidèle, qu'on n'a pas même le courage de battre.

--Sans doute, je ne vous quitte pas, répondit-il d'un ton moins
brusque.  Seulement, nous avons plus d'une heure à perdre...
Voulez-vous entrer dans un café?

Elle lui souriait, heureuse de le sentir enfin cordial.
Vivement, elle se récria.

--Oh!  non, non, je ne veux pas m'enfermer...  J'aime mieux
marcher à votre bras, dans les rues, où vous voudrez.

Et elle lui prit le bras d'elle-même, gentiment.  Maintenant
qu'il n'était plus noir du voyage, elle le trouvait distingué,
avec sa mise d'employé à l'aise, son air bourgeois, que relevait
une sorte de fierté libre, l'habitude du grand air et du danger
bravé chaque jour.  Jamais elle n'avait si bien remarqué qu'il
était beau garçon, le visage rond et régulier, les moustaches
très brunes sur la peau blanche; et, seuls, ses yeux fuyants, ses
yeux semés de points d'or, qui se détournaient d'elle,
continuaient à la mettre en défiance.  S'il évitait de la
regarder en face, était-ce donc qu'il ne voulait pas s'engager,
rester maître d'agir à sa guise, même contre elle?  Dès ce
moment, dans l'incertitude où elle était encore, reprise d'un
frisson, chaque fois qu'elle songeait à ce cabinet de la rue du
Rocher où sa vie se décidait, elle n'eut plus qu'un but, sentir à
elle, tout à elle, l'homme qui lui donnait le bras, obtenir que,
lorsqu'elle levait la tête, il laissât ses yeux dans les siens,
profondément.  Alors, il lui appartiendrait.  Elle ne l'aimait
point, elle ne pensait pas même à cela.  Simplement, elle
s'efforçait de faire de lui sa chose, pour n'avoir plus à le
craindre.

Quelques minutes, ils marchèrent sans parler, dans le continuel
flot de passants qui encombre ce quartier populeux.  Parfois, ils
étaient forcés de descendre du trottoir; et ils traversaient la
chaussée, au milieu des voitures.  Puis, ils se trouvèrent devant
le square des Batignolles, presque désert à cette époque de
l'année.  Le ciel pourtant, lavé par le déluge du matin, était
d'un bleu très doux; et, sous le tiède soleil de mars, les lilas
bourgeonnaient.

--Entrons-nous?  demanda Séverine.  Tout ce monde m'étourdit.

De lui-même, Jacques allait entrer, inconscient du besoin de
l'avoir plus à lui, loin de la foule.

--Là ou ailleurs, dit-il.  Entrons.

Lentement, ils continuèrent de marcher le long des pelouses,
entre les arbres sans feuilles.  Quelques femmes promenaient des
enfants au maillot, et il y avait des passants qui traversaient
le jardin pour couper au plus court, hâtant le pas.  Ils
enjambèrent la rivière, montèrent parmi les rochers; puis, ils
revenaient, désoeuvrés, lorsqu'ils passèrent parmi des touffes de
sapins, dont les feuillages persistants luisaient au soleil, d'un
vert sombre.  Et, un banc se trouvant là, dans ce coin solitaire,
caché aux regards, ils s'assirent, sans même se consulter cette
fois, comme amenés à cette place par une entente.

--Il fait beau tout de même, aujourd'hui, dit-elle après un
silence.

--Oui, répondit-il, le soleil a reparu.

Mais leur pensée n'était point à cela.  Lui, qui fuyait les
femmes, venait de songer aux événements qui l'avaient rapproché
de celle-ci.  Elle était là, elle le touchait, elle menaçait
d'envahir son existence, et il en éprouvait une continuelle
surprise.  Depuis le dernier interrogatoire, à Rouen, il n'en
doutait plus, cette femme était complice dans le meurtre de la
Croix-de-Maufras.  Comment?  à la suite de quelles circonstances?
poussée par quelle passion ou quel intérêt?  il s'était posé ces
questions, sans pouvoir clairement les résoudre.  Pourtant, il
avait fini par arranger une histoire: le mari intéressé, violent,
ayant hâte d'entrer en possession du legs; peut-être la peur que
le testament ne fût changé à leur désavantage; peut-être le
calcul d'attacher sa femme à lui, par un lien sanglant.  Et il
s'en tenait à cette histoire, dont les coins obscurs
l'attiraient, l'intéressaient, sans qu'il cherchât à les
éclaircir.  L'idée que son devoir serait de tout dire à la
justice, l'avait hanté aussi.  Même c'était cette idée qui le
préoccupait, depuis qu'il se trouvait assis sur ce banc, près
d'elle, si près, qu'il sentait contre sa hanche la tiédeur de la
sienne.

--En mars, reprit-il, c'est étonnant, de pouvoir ainsi rester
dehors, comme en été.

--Oh!  dit-elle, dès que le soleil monte, ça se sent bien.

Et, de son côté, elle réfléchissait qu'il aurait fallu vraiment
que ce garçon fût bête, pour ne pas les avoir devinés coupables.
Ils s'étaient trop jetés à sa tête, elle continuait à se serrer
trop contre lui, en ce moment même.  Aussi, dans le silence coupé
de paroles vides, suivait-elle les réflexions qu'il faisait.
Leurs yeux s'étant rencontrés, elle venait de lire qu'il en
arrivait à se demander si ce n'était pas elle qu'il avait vue,
pesant de tout son poids sur les jambes de la victime, ainsi
qu'une masse noire.  Que faire, que dire, pour le lier d'un lien
indestructible?

--Ce matin, ajouta-t-elle, il faisait très froid au Havre.

--Sans compter, dit-il, toute l'eau que nous avons reçue.

Et, à cet instant, Séverine eut une brusque inspiration.  Elle ne
raisonna pas, ne discuta pas: cela lui arrivait, comme une
impulsion instinctive, des profondeurs obscures de son
intelligence et de son coeur; car, si elle avait discuté, elle
n'aurait rien dit.  Mais elle sentait que cela était très bien,
et qu'en parlant, elle le conquérait.

Doucement, elle lui prit la main, elle le regarda.  Les touffes
d'arbres verts les cachaient aux passants des rues voisines; ils
n'entendaient qu'un lointain roulement de voitures, assourdi dans
cette solitude ensoleillée du square; tandis que, seul, au détour
de l'allée, un enfant était là, jouant en silence à emplir de
sable un petit seau, avec une pelle.  Et, sans transition, de
toute son âme, à demi-voix:

--Vous me croyez coupable?

Il frémit légèrement, il arrêta ses yeux dans les siens.

Oui, répondit-il, de la même voix basse et émue.

Alors, elle serra sa main qu'elle avait gardée, d'une étreinte
plus étroite; et elle ne continua pas tout de suite, elle sentait
leur fièvre se confondre.

--Vous vous trompez, je ne suis pas coupable.

Et elle disait cela, non pour le convaincre, lui, mais uniquement
pour l'avertir qu'elle devait être innocente, aux yeux des
autres.  C'était l'aveu de la femme qui dit non, dans le désir
que ce soit non, quand même et toujours.

--Je ne suis pas coupable...  Vous ne me ferez plus la peine de
croire que je suis coupable.

Et elle était très heureuse, en voyant qu'il laissait ses yeux
dans les siens, profondément.  Sans doute, ce qu'elle venait de
faire là, c'était le don de sa personne; car elle se livrait, et
plus tard, s'il la réclamait, elle ne pourrait se refuser.  Mais
le lien était noué entre eux, indissoluble: elle le défiait bien
de parler maintenant, il était à elle comme elle était à lui.
L'aveu les avait unis.

--Vous ne me ferez plus de peine, vous me croyez?

--Oui, je vous crois, répondit-il en souriant.

Pourquoi l'aurait-il forcée à causer brutalement de cette chose
affreuse?  Plus tard, elle lui conterait tout, si elle en
éprouvait le besoin.  Cette façon de se tranquilliser, en se
confessant à lui, sans rien dire, le touchait beaucoup, ainsi
qu'une marque d'infinie tendresse.  Elle était si confiante, si
fragile, avec ses doux yeux de pervenche!  elle lui apparaissait
si femme, toute à l'homme, toujours prête à le subir, pour être
heureuse!  Et, surtout, ce qui le ravissait, tandis que leurs
mains restaient jointes et que leurs regards ne se quittaient
plus, c'était de ne pas retrouver en lui son malaise, cet
effrayant frisson qui l'agitait, près d'une femme, à l'idée de la
possession.  Les autres, il n'avait pu toucher à leur chair, sans
éprouver le désir d'y mordre, dans une abominable faim
d'égorgement.  Pourrait-il donc l'aimer, celle-là, et ne point la
tuer?

--Vous savez bien que je suis votre ami et que vous n'avez rien à
craindre de moi, murmura-t-il à son oreille.  Je ne veux pas
connaître vos affaires, ce sera comme il vous plaira...  Vous
m'entendez?  disposez entièrement de ma personne.

Il s'était approché si près de son visage, qu'il sentait son
haleine chaude dans ses moustaches.  Le matin encore, il en
aurait tremblé, sous la peur sauvage d'une crise.  Que se
passait-il, pour qu'il lui restât à peine un frémissement, avec
la lassitude heureuse des convalescences?  Cette idée qu'elle
avait tué, devenue une certitude, la lui montrait différente,
grandie, à part.  Peut-être bien n'avait-elle pas aidé seulement,
mais frappé.  Il en fut convaincu, sans preuve aucune.  Et, dès
lors, elle sembla lui être sacrée, en dehors de tout
raisonnement, dans l'inconscience du désir effrayé qu'elle lui
inspirait.

Tous les deux à présent causaient avec gaieté, en couple de
rencontre, chez qui l'amour commence.

--Vous devriez me donner votre autre main, pour que je la
réchauffe.

--Oh!  non, pas ici.  On nous verrait.

--Qui donc?  puisque nous sommes seuls...  Et d'ailleurs, il n'y
aurait pas grand mal.  Les enfants ne se font pas comme ça.

--Je l'espère bien.

Elle riait franchement, dans la joie d'être sauvée.  Elle ne
l'aimait pas, ce garçon; elle croyait en être bien sûre; et si
elle s'était promise, elle rêvait déjà au moyen de ne pas payer.
Il avait l'air gentil, il ne la tourmenterait pas, tout
s'arrangeait très bien.

--C'est entendu, nous sommes camarades, sans que les autres, ni
même mon mari, aient rien à y voir...  Maintenant, lâchez-moi la
main, et ne me regardez plus comme ça, parce que vous allez vous
user les yeux.

Mais il gardait ses doigts délicats entre les siens.  Très bas,
il bégaya:

--Vous savez que je vous aime.

Vivement, elle s'était dégagée, d'une légère secousse.  Et,
debout devant le banc, où il restait assis.

--En voilà une folie, par exemple!  Soyez convenable, on vient.

En effet, une nourrice arrivait, avec son poupon endormi entre
ses bras.  Puis, une jeune fille passa, très affairée.  Le soleil
baissait, se noyait à l'horizon, dans des vapeurs violâtres, et
les rayons s'en allaient des pelouses, mourant en poussière d'or,
à la pointe verte des sapins.  Il y eut comme un arrêt subit dans
le roulement continu des voitures.  On entendit sonner cinq
heures, à une horloge voisine.

--Ah!  mon Dieu!  s'écria Séverine, cinq heures, et j'ai
rendez-vous rue du Rocher!

Sa joie tombait, elle retrouvait l'angoisse de l'inconnu qui
l'attendait, là-bas, en se souvenant qu'elle n'était pas sauvée
encore.  Elle devint toute pâle, les lèvres tremblantes.

--Mais le chef du dépôt que vous aviez à voir?  dit Jacques, qui
s'était levé du banc pour la reprendre à son bras.

--Tant pis!  je le verrai une autre fois...  Écoutez, mon ami, je
n'ai plus besoin de vous, laissez-moi vite faire ma course.  Et
merci encore, merci de tout mon coeur.

Elle lui serrait les mains, elle se hâtait.

--A tout à l'heure, au train.

--Oui, à tout à l'heure.

Déjà, elle s'éloignait d'un pas rapide, elle disparaissait entre
les massifs du square; tandis que lui, lentement, se dirigeait
vers la rue Cardinet.

M. Camy-Lamotte venait d'avoir, chez lui, une longue conférence
avec le chef de l'exploitation de la Compagnie de l'Ouest.  Mandé
sous le prétexte d'une autre affaire, celui-ci avait fini par
confesser combien ce procès Grandmorin ennuyait la Compagnie.  Il
y avait d'abord les plaintes des journaux, au sujet du peu de
sécurité pour les voyageurs, dans les voitures de première
classe.  Puis, tout le personnel se trouvait mêlé à l'aventure,
plusieurs employés étaient soupçonnés, sans compter ce Roubaud,
le plus compromis, qu'on pouvait arrêter d'un moment à l'autre.
Enfin, les bruits de vilaines moeurs qui couraient sur le
président, membre du conseil d'administration, semblaient
rejaillir sur ce conseil tout entier.  Et c'était ainsi que le
crime présumé d'un petit sous-chef de gare, quelque histoire
louche, basse et malpropre, remontait au travers des rouages
compliqués, ébranlait cette machine énorme d'une exploitation de
voie ferrée, en détraquait jusqu'à l'administration supérieure.
La secousse allait même plus haut, gagnait le ministère, menaçait
l'État, dans le malaise politique du moment: heure critique,
grand corps social dont la moindre fièvre hâtait la
décomposition.  Aussi, lorsque M. Camy-Lamotte avait su de son
interlocuteur que la Compagnie, le matin, avait résolu le renvoi
de Roubaud, s'était-il vivement élevé contre cette mesure.  Non!
non!  rien ne serait plus maladroit, cela redoublerait le tapage
dans la presse, si elle s'avisait de poser le sous-chef en
victime politique.  Tout craquerait de plus belle, de bas en
haut, et Dieu savait à quelles découvertes désagréables on
arriverait pour les uns et pour les autres!  Le scandale avait
trop duré, il fallait au plus tôt faire le silence.  Et le chef
de l'exploitation, convaincu, s'était engagé à maintenir Roubaud,
à ne pas même le déplacer du Havre.  On verrait bien qu'il n'y
avait pas de malhonnêtes gens dans tout cela.  C'était fini,
l'affaire serait classée.

Lorsque Séverine, essoufflée, le coeur battant à grands coups, se
retrouva dans le sévère cabinet de la rue du Rocher, devant
M. Camy-Lamotte, celui-ci la contempla un instant en silence,
intéressé par l'extraordinaire effort qu'elle faisait pour
paraître calme.  Décidément, elle lui était sympathique, cette
criminelle délicate, aux yeux de pervenche.

--Eh bien!  madame...

Et il s'arrêta pour jouir de son anxiété quelques secondes
encore.  Mais elle avait un regard si profond, il la sentait
élancée toute vers lui, dans un tel besoin de savoir, qu'il fut
pitoyable.

--Eh bien!  madame, j'ai vu le chef de l'exploitation, j'ai
obtenu que votre mari ne fût pas congédié...  L'affaire est
arrangée.

Alors, elle défaillit, sous le flot de joie trop vive qui
l'inonda.  Ses yeux s'étaient emplis de larmes, et elle ne disait
rien, elle souriait.

Il répéta, en insistant sur la phrase, pour lui donner toute sa
signification:

--L'affaire est arrangée...  Vous pouvez rentrer tranquille au
Havre.

Elle entendait bien: il voulait dire qu'on ne les arrêterait pas,
qu'on leur faisait grâce.  Ce n'était pas seulement l'emploi
maintenu, c'était l'effroyable drame oublié, enterré.  D'un
mouvement de caresse instinctive, comme une jolie bête domestique
qui remercie et flatte, elle se pencha sur ses mains, les baisa,
les garda appuyées contre ses joues.  Et, cette fois, il ne les
avait pas retirées, très ému lui-même du charme tendre de cette
gratitude.

--Seulement, reprit-il en tâchant de redevenir sévère,
souvenez-vous et conduisez-vous bien.

--Oh!  monsieur!

Mais il désirait les garder à sa merci, la femme et l'homme.  Il
fit allusion à la lettre.

--Souvenez-vous que le dossier reste là, et qu'à la moindre
faute, tout peut être repris...  Surtout, recommandez à votre
mari de ne plus s'occuper de politique.  Sur ce chapitre, nous
serions impitoyables.  Je sais qu'il s'est déjà compromis, on m'a
parlé d'une querelle fâcheuse avec le sous-préfet; enfin, il
passe pour républicain, c'est détestable...  N'est-ce pas?  qu'il
soit sage, ou nous le supprimerons, simplement.

Elle était debout, ayant hâte maintenant d'être dehors, pour
donner de l'espace à la joie qui la suffoquait.

--Monsieur, nous vous obéirons, nous serons ce qu'il vous
plaira...  N'importe quand, n'importe où, vous n'aurez qu'à
commander: je vous appartiens.

Il s'était remis à sourire, de son air las, avec la pointe de
dédain d'un homme qui avait longuement bu au néant de toutes
choses.

--Oh!  je n'abuserai pas, madame, je n'abuse plus.

Et lui-même ouvrit la porte du cabinet.  Sur le palier, elle se
retourna deux fois, avec son visage rayonnant, qui le remerciait
encore.

Dans la rue du Rocher, Séverine marcha follement.  Elle s'aperçut
qu'elle remontait la rue, sans raison; et elle redescendit la
pente, traversant la chaussée pour rien, au risque de se faire
écraser.  C'était un besoin de mouvement, de gestes, de cris.
Déjà, elle comprenait pourquoi on leur faisait grâce, et elle se
surprit à dire:

--Parbleu!  ils ont peur, il n'y a pas de danger qu'ils remuent
ces choses-là, j'ai été bien bête de me torturer.  C'est
évident...  Ah!  quelle chance!  sauvée, sauvée pour de bon,
cette fois!...  Et n'importe, je vais effrayer mon mari, afin
qu'il se tienne tranquille...  Sauvée, sauvée, quelle chance!

Comme elle débouchait dans la rue Saint-Lazare, elle vit,à
l'horloge d'un bijoutier, qu'il était six heures moins vingt.

--Tiens!  je vais me payer un bon dîner, j'ai le temps.

En face de la gare, elle choisit le restaurant le plus luxueux;
et, installée seule à une petite table bien blanche, contre la
glace sans tain de la devanture, très amusée par le mouvement de
la rue, elle se commanda un dîner fin, des huîtres, des filets de
sole, une aile de poulet rôti.  C'était bien le moins qu'elle se
rattrapât de son mauvais déjeuner.  Elle dévora, trouva exquis le
pain de gruau, se fit encore faire une friandise, des beignets
soufflés.  Puis, son café bu, elle se pressa, car elle n'avait
plus que quelques minutes pour prendre l'express.

Jacques, en la quittant, après être allé chez lui remettre ses
vêtements de travail, s'était rendu tout de suite au dépôt, où il
n'arrivait d'ordinaire qu'une demi-heure avant le départ de sa
machine.  Il avait fini par se reposer sur Pecqueux des soins de
visite, bien que le chauffeur fût ivre deux fois sur trois.
Mais, ce jour-là, dans l'émotion tendre où il était, un scrupule
inconscient venait de l'envahir, il voulait s'assurer par
lui-même du bon fonctionnement de toutes les pièces; d'autant
plus que, le matin, en venant du Havre, il croyait s'être aperçu
d'une dépense de force plus grande pour un travail moindre.

Dans le vaste hangar fermé, noir de charbon, et que de hautes
fenêtres poussiéreuses éclairaient, parmi les autres machines au
repos, celle de Jacques se trouvait déjà en tête d'une voie,
destinée à partir la première.  Un chauffeur du dépôt venait de
charger le foyer, des escarbilles rouges tombaient dessous, dans
la fosse à piquer le feu.  C'était une de ces machines d'express,
à deux essieux couplés, d'une élégance fine et géante, avec ses
grandes roues légères réunies par des bras d'acier, son poitrail
large, ses reins allongés et puissants, toute cette logique et
toute cette certitude qui font la beauté souveraine des êtres de
métal, la précision dans la force.  Ainsi que les autres machines
de la Compagnie de l'Ouest, en dehors du numéro qui la désignait,
elle portait le nom d'une gare, celui de Lison, une station du
Cotentin.  Mais Jacques, par tendresse, en avait fait un nom de
femme, la Lison, comme il disait, avec une douceur caressante.

Et, c'était vrai, il l'aimait d'amour, sa machine, depuis quatre
ans qu'il la conduisait.  Il en avait mené d'autres, des dociles
et des rétives, des courageuses et des fainéantes; il n'ignorait
point que chacune avait son caractère, que beaucoup ne valaient
pas grand-chose, comme on dit des femmes de chair et d'os; de
sorte que, s'il l'aimait celle-là, c'était en vérité qu'elle
avait des qualités rares de brave femme.  Elle était douce,
obéissante, facile au démarrage, d'une marche régulière et
continue, grâce à sa bonne vaporisation.  On prétendait bien que,
si elle démarrait avec tant d'aisance, cela provenait de
l'excellent bandage des roues et surtout du réglage parfait des
tiroirs; de même que, si elle vaporisait beaucoup avec peu de
combustible, on mettait cela sur le compte de la qualité du
cuivre des tubes et de la disposition heureuse de la chaudière.
Mais lui savait qu'il y avait autre chose, car d'autres machines,
identiquement construites, montées avec le même soin, ne
montraient aucune de ses qualités.  Il y avait l'âme, le mystère
de la fabrication, ce quelque chose que le hasard du martelage
ajoute au métal, que le tour de main de l'ouvrier monteur donne
aux pièces: la personnalité de la machine, la vie.

Il l'aimait donc en mâle reconnaissant, la Lison, qui partait et
s'arrêtait vite, ainsi qu'une cavale vigoureuse et docile; il
l'aimait parce que, en dehors des appointements fixes, elle lui
gagnait des sous, grâce aux primes de chauffage.  Elle vaporisait
si bien, qu'elle faisait en effet de grosses économies de
charbon.  Et il n'avait qu'un reproche à lui adresser, un trop
grand besoin de graissage: les cylindres surtout dévoraient des
quantités de graisse déraisonnables, une faim continue, une vraie
débauche.  Vainement, il avait tâché de la modérer.  Mais elle
s'essoufflait aussitôt, il fallait ça à son tempérament.  Il
s'était résigné à lui tolérer cette passion gloutonne, de même
qu'on ferme les yeux sur un vice, chez les personnes qui sont,
d'autre part, pétries de qualités; et il se contentait de dire,
avec son chauffeur, en manière de plaisanterie, qu'elle avait, à
l'exemple des belles femmes, le besoin d'être graissée trop
souvent.

Pendant que le foyer ronflait et que la Lison peu à peu entrait
en pression, Jacques tournait autour d'elle, l'inspectant dans
chacune de ses pièces, tâchant de découvrir pourquoi, le matin,
elle lui avait mangé plus de graisse que de coutume.  Et il ne
trouvait rien, elle était luisante et propre, d'une de ces
propretés gaies qui annoncent les bons soins tendres d'un
mécanicien.  Sans cesse, on le voyait l'essuyer, l'astiquer; à
l'arrivée surtout, de même qu'on bouchonne les bêtes fumantes
d'une longue course, il la frottait vigoureusement, il profitait
de ce qu'elle était chaude pour la mieux nettoyer des taches et
des bavures.  Il ne la bousculait jamais non plus, lui gardait
une marche régulière, évitant de se mettre en retard, ce qui
nécessite ensuite des sauts de vitesse fâcheux.  Aussi tous deux
avaient-ils fait toujours si bon ménage, que, pas une fois, en
quatre années, il ne s'était plaint d'elle, sur le registre du
dépôt, où les mécaniciens inscrivent leurs demandes de
réparations, les mauvais mécaniciens, paresseux ou ivrognes, sans
cesse en querelle avec leurs machines.  Mais, vraiment, ce
jour-là, il avait sur le coeur sa débauche de graisse; et c'était
autre chose aussi, quelque chose de vague et de profond, qu'il
n'avait pas éprouvé encore, une inquiétude, une défiance à son
égard, comme s'il doutait d'elle et qu'il eût voulu s'assurer
qu'elle n'allait pas se mal conduire en route.

Cependant, Pecqueux n'était point là, et Jacques s'emporta,
lorsqu'il parut enfin, la langue pâteuse, à la suite d'un
déjeuner, fait avec un ami.  D'habitude, les deux hommes
s'entendaient très bien, dans ce long compagnonnage qui les
promenait d'un bout à l'autre de la ligne, secoués côte à côte,
silencieux, unis par la même besogne et les mêmes dangers.  Bien
qu'il fût son cadet de plus de dix ans, le mécanicien se montrait
paternel pour son chauffeur, couvrait ses vices, le laissait
dormir une heure, lorsqu'il était trop ivre; et celui-ci lui
rendait cette complaisance en un dévouement de bon chien,
excellent ouvrier d'ailleurs, rompu au métier, en dehors de son
ivrognerie.  Il faut dire que lui aussi aimait la Lison, ce qui
suffisait pour la bonne entente.  Eux deux et la machine, ils
faisaient un vrai ménage à trois, sans jamais une dispute.  Aussi
Pecqueux, interloqué d'être si mal reçu, regarda-t-il Jacques
avec un redoublement de surprise, lorsqu'il l'entendit grogner
ses doutes contre elle.

--Quoi donc?  mais elle va comme une fée!

--Non, non, je ne suis pas tranquille.

Et, malgré le bon état de chaque pièce, il continuait à hocher la
tête.  Il fit jouer les manettes, s'assura du fonctionnement de
la soupape.  Il monta sur le tablier, alla emplir lui-même les
godets graisseurs des cylindres; pendant que le chauffeur
essuyait le dôme, où restaient de légères traces de rouille.  La
tringle de la sablière marchait bien, tout aurait dû le rassurer.
C'était que, dans son coeur, la Lison ne se trouvait plus seule.
Une autre tendresse y grandissait, cette créature mince, si
fragile, qu'il revoyait toujours près de lui, sur le banc du
square, avec sa faiblesse câline, qui avait besoin d'être aimée
et protégée.  Jamais, quand une cause involontaire l'avait mis en
retard, qu'il lançait sa machine à une vitesse de quatre-vingts
kilomètres, jamais il n'avait songé aux dangers que pouvaient
courir les voyageurs.  Et voilà que la seule idée de reconduire
au Havre cette femme presque détestée le matin, amenée avec
ennui, le travaillait d'une inquiétude, de la crainte d'un
accident, où il se l'imaginait blessée par sa faute, mourante
entre ses bras.  Dès maintenant, il avait charge d'amour.  La
Lison, soupçonnée, ferait bien de se conduire correctement, si
elle voulait garder son renom de bonne marcheuse.

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit
pont de tôle qui reliait le tender à la machine; et, le dernier
ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon
de vapeur blanche emplit le hangar noir.  Puis, obéissant à la
manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la
Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la
voie.  Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel
des Batignolles.  Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut
attendre; et il n'était que l'heure réglementaire, lorsque
l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel
deux hommes d'équipe l'attelèrent solidement.

On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques
se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la
bousculade des voyageurs.  Il était bien certain qu'elle ne
monterait pas, sans être d'abord venue jusqu'à lui.  Enfin, elle
parut, en retard, courant presque.  Et, en effet, elle longea
tout le train, ne s'arrêta qu'à la machine, le teint animé,
exultante de joie.

Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.

--Ne vous inquiétez pas, me voici.

Lui, également, se mit à rire, heureux qu'elle fût là.

--Bon, bon!  ça va bien.

Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse:

--Mon ami, je suis contente, très contente...  Une grande chance
qui m'arrive...  Tout ce que je désirais.

Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir.  Puis,
comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter,
par plaisanterie:

--Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os.

Il se récria, d'une voix gaie:

--Oh!  par exemple!  n'ayez pas peur!

Mais les portières battaient, Séverine n'eut que le temps de
monter; et Jacques, au signal du conducteur-chef, siffla, puis
ouvrit le régulateur.  On partit.  C'était le même départ que
celui du train tragique de février, à la même heure, au milieu
des mêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmes
fumées.  Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair,
d'une douceur infinie.  La tête à la portière, Séverine
regardait.

Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d'un
pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes à
oeillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette,
ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde,
en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir.  Rudement
secoué par la trépidation, n'en ayant pas même conscience, il
avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme
un pilote sur la roue du gouvernail; il le manoeuvrait d'un
mouvement insensible et continu, modérant, accélérant la vitesse;
et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du
sifflet, car la sortie de Paris est difficile, pleine d'embûches.
Il sifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux
grandes courbes.  Un signal rouge s'étant montré, au loin, dans
le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un
tonnerre.  A peine, de temps à autre, jetait-il un coup d'oeil
sur le manomètre, tournant le petit volant de l'injecteur, dès
que la pression atteignait dix kilogrammes.  Et c'était sur la
voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout à la
surveillance des moindres particularités, dans une attention
telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait même pas le
vent souffler en tempête.  Le manomètre baissa, il ouvrit la
porte du foyer, en haussant la crémaillère; et Pecqueux, habitué
au geste, comprit, cassa à coups de marteau du charbon, qu'il
étala avec la pelle, en une couche bien égale, sur toute la
largeur de la grille.  Une chaleur ardente leur brûlait les
jambes à tous deux; puis, la porte refermée, de nouveau le
courant d'air glacé souffla.

La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence.  Il avait
rarement senti la Lison si obéissante; il la possédait, la
chevauchait à sa guise, avec l'absolue volonté du maître; et,
pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait en
bête domptée, dont il faut se méfier toujours.  Là, derrière son
dos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figure
fine, s'abandonnant à lui, confiante, souriante.  Il en avait un
léger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du
changement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d'un
regard fixe, en quête de feux rouges.  Après les embranchements
d'Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu.  Jusqu'à
Mantes, tout allait bien, la voie était un véritable palier, où
le train roulait à l'aise.  Après Mantes, il dut pousser la
Lison, pour qu'elle montât une rampe assez forte, presque d'une
demi-lieue.  Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente
douce du tunnel de Rolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel,
qu'elle franchit en trois minutes à peine.  Il n'y avait plus
qu'un autre tunnel, celui du Roule, près de Gaillon, avant la
gare de Sotteville, une gare redoutée, que la complication des
voies, les continuelles manoeuvres, l'encombrement constant,
rendent très périlleuse.  Toutes les forces de son être étaient
dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la
Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville à toute vapeur,
ne s'arrêta qu'à Rouen, d'où elle repartit, calmée un peu,
montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'à Malaunay.

La lune s'était levée, très claire, d'une lumière blanche, qui
permettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, et
jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide.  Comme, à
la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup
d'oeil, inquiet de l'ombre portée d'un grand arbre, barrant la
voie, il reconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d'où
il avait vu le meurtre.  Le pays, désert et farouche, défilait
avec ses continuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa
désolation ravagée.  Ensuite, ce fut, à la Croix-de-Maufras, sous
la lune immobile, la brusque apparition de la maison plantée de
biais, dans son abandon et sa détresse, les volets éternellement
clos, d'une mélancolie affreuse.  Et, sans savoir pourquoi, cette
fois encore, plus que les précédentes, Jacques eut le coeur
serré, comme s'il passait devant son malheur.

Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une autre image.  Près
de la maison des Misard, contre la barrière du passage à niveau,
Flore était là, debout.  Maintenant, à chaque voyage, il la
voyait à cette place, l'attendant, le guettant.  Elle ne remua
pas, elle tourna simplement la tête, pour le suivre plus
longtemps, dans l'éclair qui l'emportait.  Sa haute silhouette se
détachait en noir sur la lumière blanche, ses cheveux d'or
s'allumaient seuls, à l'or pâle de l'astre.

Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir la
rampe de Motteville, la laissa souffler un peu le long du plateau
de Bolbec, puis la lança enfin, de Saint-Romain à Harfleur, sur
la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines
dévorent d'un galop de bêtes folles, sentant l'écurie.  Et il
était brisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise,
pleine du vacarme et de la fumée de l'arrivée, Séverine, avant de
remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre:

--Merci, à demain.



VI


Un mois se passa, et un grand calme s'était fait de nouveau dans
le logement que les Roubaud occupaient au premier étage de la
gare, au-dessus des salles d'attente.  Chez eux, chez leurs
voisins de couloir, parmi ce petit monde d'employés, soumis à une
existence d'horloge par l'uniforme retour des heures
réglementaires, la vie s'était remise à couler, monotone.  Et il
semblait que rien ne se fût passé de violent ni d'anormal.

La bruyante et scandaleuse affaire Grandmorin, tout doucement,
s'oubliait, allait être classée, par l'impuissance où paraissait
être la justice de découvrir le coupable.  Après une prévention
d'une quinzaine de jours encore, le juge d'instruction Denizet
avait rendu une ordonnance de non-lieu, à l'égard de Cabuche,
motivée sur ce qu'il n'existait pas contre lui de charges
suffisantes; et une légende de police était en train de se
former, romanesque: celle d'un assassin inconnu, insaisissable,
un aventurier du crime, présent partout à la fois, que l'on
chargeait de tous les meurtres et qui se dissipait en fumée, à la
seule apparition des agents.  A peine quelques plaisanteries
reparaissaient-elles de loin en loin sur ce légendaire assassin,
dans la presse de l'opposition, enfiévrée par l'approche des
élections générales.  La pression du pouvoir, les violences des
préfets lui fournissaient quotidiennement d'autres sujets
d'articles indignés; si bien que, les journaux ne s'occupant plus
de l'affaire, elle était sortie de la curiosité passionnée de la
foule.  On n'en causait même plus.

Ce qui avait achevé de ramener le calme chez les Roubaud, c'était
l'heureuse façon dont venait de s'aplanir l'autre difficulté,
celle que menaçait de soulever le testament du président
Grandmorin.  Sur les conseils de madame Bonnehon, les Lachesnaye
avaient enfin consenti à ne pas attaquer ce testament, dans la
crainte de réveiller le scandale, très incertains aussi du
résultat d'un procès.  Et, mis en possession de leur legs, les
Roubaud se trouvaient, depuis une semaine, propriétaires de la
Croix-de-Maufras, la maison et le jardin, évalués à une
quarantaine de mille francs.  Tout de suite, ils avaient décidé
de la vendre, cette maison de débauche et de sang, qui les
hantait ainsi qu'un cauchemar, où ils n'auraient point osé
dormir, dans l'épouvante des spectres du passé; et de la vendre
en bloc, avec les meubles, telle qu'elle était, sans la réparer
ni même en enlever la poussière.  Mais, comme, à des enchères
publiques, elle aurait trop perdu, les acheteurs étant rares qui
consentiraient à se retirer dans cette solitude, ils avaient
résolu d'attendre un amateur, ils s'étaient contentés d'accrocher
à la façade un immense écriteau, aisément lisible des continuels
trains qui passaient.  Cet appel en grosses lettres, cette
désolation à vendre, ajoutait à la tristesse des volets clos et
du jardin envahi par les ronces.  Roubaud ayant absolument refusé
d'y aller, même en passant, prendre certaines dispositions
nécessaires, Séverine s'y était rendue un après-midi; et elle
avait laissé les clefs aux Misard, en les chargeant de montrer la
propriété, si des acquéreurs se présentaient.  On aurait pu s'y
installer en deux heures, car il y avait jusqu'à du linge dans
les armoires.

Et, rien dès lors n'inquiétant plus les Roubaud, ils laissaient
donc couler chaque journée dans l'attente assoupie du lendemain.
La maison finirait par se vendre, ils en placeraient l'argent,
tout marcherait très bien.  Ils l'oubliaient d'ailleurs, ils
vivaient comme s'ils ne devaient jamais sortir des trois pièces
qu'ils occupaient: la salle à manger, dont la porte s'ouvrait
directement sur le couloir; la chambre à coucher, assez vaste, à
droite; la cuisine, toute petite et sans air, à gauche.  Même,
devant leurs fenêtres, la marquise de la gare, cette pente de
zinc qui leur barrait la vue, ainsi qu'un mur de prison, au lieu
de les exaspérer comme autrefois, semblait les tranquilliser,
augmentait la sensation d'infini repos, de paix réconfortante où
ils s'endormaient.  Au moins, on n'était pas vu des voisins, on
n'avait pas toujours devant soi des yeux d'espions à fouiller
chez vous; et ils ne se plaignaient plus, le printemps étant
venu, que de la chaleur étouffante, des reflets aveuglants du
zinc, chauffé par les premiers soleils.  Après la secousse
effroyable, qui, pendant près de deux mois, les avait fait vivre
dans un continuel frisson, ils jouissaient béatement de cette
réaction de torpeur envahissante.  Ils demandaient à ne plus
bouger, heureux d'être, simplement, sans trembler ni souffrir.
Jamais Roubaud ne s'était montré un employé si exact, si
consciencieux: la semaine de jour, descendu sur le quai à cinq
heures du matin, il ne remontait déjeuner qu'à dix, redescendait
à onze, allait jusqu'à cinq heures du soir, onze heures pleines
de service; la semaine de nuit, pris de cinq heures du soir à
cinq heures du matin, il n'avait même point le court repos d'un
repas fait chez lui, car il soupait dans son bureau; et il
portait cette dure servitude avec une sorte de satisfaction, il
semblait s'y complaire, descendant aux détails, voulant tout
voir, tout faire, comme s'il avait trouvé un oubli à cette
fatigue, un recommencement de vie équilibrée, normale.  De son
côté, Séverine, presque toujours seule, qui était veuve une
semaine sur deux, qui l'autre semaine ne le voyait qu'au déjeuner
et au dîner, paraissait prise d'une fièvre de bonne ménagère.
D'habitude, elle s'asseyait, brodait, détestant de toucher au
ménage, qu'une vieille femme, la mère Simon, venait faire, de
neuf heures à midi.  Mais, depuis qu'elle se retrouvait
tranquille chez elle, certaine d'y rester, des idées de
nettoyage, d'arrangement, l'occupaient.  Elle ne reprenait sa
chaise qu'après avoir fureté partout.  Du reste, tous deux
dormaient d'un bon sommeil.  Dans leurs rares tête-à-tête, aux
repas, ainsi que les nuits où ils couchaient ensemble, jamais ils
ne reparlaient de l'affaire; et ils devaient croire que c'était
chose finie, enterrée.

Pour Séverine, surtout, l'existence redevint ainsi très douce.
Ses paresses la reprirent, elle abandonna de nouveau le ménage à
la mère Simon, en demoiselle faite seulement pour les fins
travaux d'aiguille.  Elle avait commencé une oeuvre interminable,
tout un couvre-pied brodé, qui menaçait de l'occuper sa vie
entière.  Elle se levait assez tard, heureuse de rester seule au
lit, bercée par les départs et les arrivées des trains, qui
marquaient pour elle la marche des heures, exactement, ainsi
qu'une horloge.  Dans les premiers temps de son mariage, ces
bruits violents de la gare, coups de sifflet, chocs de plaques
tournantes, roulements de foudre, ces trépidations brusques,
pareilles à des tremblements de terre, qui la secouaient avec les
meubles, l'avaient affolée.  Puis, peu à peu, l'habitude était
venue, la gare sonore et frissonnante entrait dans sa vie; et,
maintenant, elle s'y plaisait, son calme était fait de cette
agitation et de ce vacarme.  Jusqu'au déjeuner, elle voyageait
d'une pièce dans l'autre, causait avec la femme de ménage, les
mains inertes.  Puis, elle passait les longs après-midi, assise
devant la fenêtre de la salle à manger, son ouvrage le plus
souvent tombé sur les genoux, heureuse de ne rien faire.  Les
semaines où son mari remontait se coucher au petit jour, elle
l'entendait ronfler jusqu'au soir; et, du reste, c'était devenu
pour elle les bonnes semaines, celles qu'elle vivait comme
autrefois, avant d'être mariée, tenant toute la largeur du lit,
se récréant ensuite à son gré, libre de sa journée entière.  Elle
ne sortait presque jamais, elle n'apercevait du Havre que les
fumées des usines voisines, dont les gros tourbillons noirs
tachaient le ciel, au-dessus du faîtage de zinc, qui coupait
l'horizon, à quelques mètres de ses yeux.  La ville était là,
derrière cet éternel mur; elle la sentait toujours présente, son
ennui de ne pas la voir avait à la longue pris de la douceur;
cinq ou six pots de giroflées et de verveines, qu'elle cultivait
dans le chéneau de la marquise, lui faisaient un petit jardin,
fleurissant sa solitude.  Parfois, elle parlait d'elle comme
d'une recluse, au fond d'un bois.  Seul, à ses moments de flâne,
Roubaud enjambait la fenêtre; puis, filant le long du chéneau, il
allait jusqu'au bout, montait la pente de zinc, s'asseyait en
haut du pignon, au-dessus du cours Napoléon; et là, enfin, il
fumait sa pipe, en plein ciel, dominant la ville étalée à ses
pieds, les bassins plantés de la haute futaie des mâts, la mer
immense, d'un vert pâle, à l'infini.

Il semblait que la même somnolence eût gagné les autres ménages
d'employés, voisins des Roubaud.  Ce couloir, où soufflait
d'ordinaire un si terrible vent de commérages, s'endormait lui
aussi.  Quand Philomène rendait visite à madame Lebleu, c'était à
peine si l'on entendait le léger murmure de leurs voix.
Surprises toutes deux de voir comment tournaient les choses,
elles ne parlaient plus du sous-chef qu'avec une commisération
dédaigneuse: bien sûr que, pour lui conserver sa place, son
épouse était allée en faire de belles, à Paris; enfin, un homme
taré maintenant, qui ne se laverait pas de certains soupçons.
Et, comme la femme du caissier avait la conviction que désormais
ses voisins n'étaient point de force à lui reprendre le logement,
elle leur témoignait simplement beaucoup de mépris, passant très
raide, ne saluant pas; si bien qu'elle indisposa même Philomène,
qui vint de moins en moins: elle la trouvait trop fière, ne
s'amusait plus.  Pourtant, madame Lebleu, pour s'occuper,
continuait à guetter l'intrigue de mademoiselle Guichon avec le
chef de gare, M. Dabadie, sans jamais les surprendre, d'ailleurs.
Dans le couloir, il n'y avait plus que le frôlement imperceptible
de ses pantoufles de feutre.  Tout s'étant ainsi ensommeillé de
proche en proche, un mois se passa, de paix souveraine, comme ces
grands sommeils qui suivent les grandes catastrophes.

Mais, chez les Roubaud, un point restait, douloureux, inquiétant,
un point du parquet de la salle à manger, où leurs yeux ne
pouvaient se porter par hasard, sans qu'un malaise, de nouveau,
les troublât.  C'était, à gauche de la fenêtre, la frise de chêne
qu'ils avaient déplacée, puis remise, pour cacher dessous la
montre et les dix mille francs, pris sur le corps de Grandmorin,
sans compter environ trois cents francs en or, dans un
porte-monnaie.  Cette montre et cet argent, Roubaud ne les avait
enlevés des poches que pour faire croire au vol.  Il n'était pas
un voleur, il serait mort de faim à côté, comme il le disait,
plutôt que de profiter d'un centime ou de vendre la montre.
L'argent de ce vieux, qui avait sali sa femme, dont il avait fait
justice, cet argent taché de boue et de sang, non!  non!  ce
n'était pas de l'argent assez propre, pour qu'un honnête homme y
touchât.  Et il ne songeait même point à la maison de la
Croix-de-Maufras, dont il acceptait le cadeau: seul, le fait de
la victime fouillée, de ces billets emportés dans l'abomination
du meurtre, le révoltait, soulevait sa conscience, d'un mouvement
de recul et de peur.  Cependant, la volonté ne lui était pas
venue de les brûler, puis d'aller un soir jeter la montre et le
porte-monnaie à la mer.  Si la simple prudence le lui
conseillait, un instinct sourd protestait en lui contre cette
destruction.  Il avait un respect inconscient, jamais il ne se
serait résigné à anéantir une telle somme.  D'abord, la première
nuit, il l'avait enfouie sous son oreiller, ne jugeant aucun coin
assez sûr.  Les jours suivants, il s'était ingénié à découvrir
des cachettes, il en changeait chaque matin, agité au moindre
bruit, dans la crainte d'une perquisition judiciaire.  Jamais il
n'avait fait une pareille dépense d'imagination.  Puis, à bout de
ruses, las de trembler, il avait eu un jour la paresse de
reprendre l'argent et la montre, cachés la veille sous la frise;
et, maintenant, pour rien au monde, il n'aurait fouillé là:
c'était comme un charnier, un trou d'épouvante et de mort, où des
spectres l'attendaient.  Il évitait même, en marchant, de poser
les pieds sur cette feuille du parquet; car la sensation lui en
était désagréable, il s'imaginait en recevoir dans les jambes un
léger choc.  Séverine, l'après-midi, lorsqu'elle s'asseyait
devant la fenêtre, reculait sa chaise, pour n'être pas juste
au-dessus du cadavre, qu'ils gardaient ainsi dans leur plancher.
Ils n'en parlaient pas entre eux, s'efforçaient de croire qu'ils
s'y accoutumeraient, finissaient par s'irriter de le retrouver,
de le sentir à chaque heure, de plus en plus importun, sous leurs
semelles.  Et ce malaise était d'autant plus singulier, qu'ils ne
souffraient nullement du couteau, le beau couteau neuf acheté par
la femme, et que le mari avait planté dans la gorge de l'amant.
Simplement lavé, il traînait au fond d'un tiroir, il servait
parfois à la mère Simon, pour couper le pain.

D'ailleurs, dans cette paix où il vivait, Roubaud venait
d'introduire une autre cause de trouble, peu à peu grandissante,
en forçant Jacques à les fréquenter.  Le roulement de son service
ramenait le mécanicien au Havre trois fois par semaine: le lundi,
de dix heures trente-cinq du matin à six heures vingt du soir; le
jeudi et le samedi, de onze heures cinq du soir à six heures
quarante du matin.  Et, le premier lundi, après le voyage de
Séverine, le sous-chef s'était acharné.

--Voyons, camarade, vous ne pouvez refuser de manger un morceau
avec nous...  Que diable!  vous avez été très gentil pour ma
femme, je vous dois bien un remerciement.

Deux fois en un mois, Jacques avait ainsi accepté à déjeuner.  Il
semblait que Roubaud, gêné des grands silences qui se faisaient
maintenant, quand il mangeait avec sa femme, éprouvât un
soulagement, dès qu'il pouvait mettre un convive entre eux.  Tout
de suite, il retrouvait des histoires, il causait et plaisantait.

--Revenez donc le plus souvent possible!  Vous voyez bien que
vous ne nous gênez pas.

Un soir, un jeudi, comme Jacques, débarbouillé, allait se mettre
au lit, il avait rencontré le sous-chef flânant autour du dépôt;
et, malgré l'heure tardive, ce dernier, ennuyé de rentrer seul,
s'était fait accompagner jusqu'à la gare, puis avait entraîné le
jeune homme chez lui.  Séverine, levée encore, lisait.  On avait
pris un petit verre, on avait même joué aux cartes jusqu'à minuit
passé.

Et, désormais, les déjeuners du lundi, les petites soirées du
jeudi et du samedi tournaient à l'habitude.  C'était Roubaud
lui-même, lorsque le camarade manquait un jour, qui le guettait
pour le ramener, en lui reprochant sa négligence.  Il
s'assombrissait de plus en plus, il n'était vraiment gai qu'avec
son nouvel ami.  Ce garçon qui l'avait si cruellement inquiété
d'abord, qui aurait dû maintenant lui être en exécration, comme
le témoin, l'évocation vivante des choses affreuses qu'il voulait
oublier, lui était au contraire devenu nécessaire, peut-être
justement parce qu'il savait et qu'il n'avait point parlé.  Cela
restait entre eux, ainsi qu'un lien très fort, une complicité.
Souvent, le sous-chef regardait l'autre d'un air d'intelligence,
lui serrait la main avec un subit emportement, dont la violence
dépassait la simple expression de leur camaraderie.

Mais surtout Jacques, dans le ménage, demeurait une distraction.
Séverine, elle aussi, l'accueillait gaiement, poussait un léger
cri, dès son entrée, en femme qu'un plaisir réveille.  Elle
lâchait tout, sa broderie, son livre, s'échappait, en paroles et
en rires, de la grise somnolence où elle passait les journées.

--Ah!  que c'est gentil d'être venu!  J'ai entendu l'express,
j'ai pensé à vous.

Quand il déjeunait, c'était fête.  Elle connaissait déjà ses
goûts, sortait elle-même pour lui avoir des oeufs frais: tout
cela très gentiment, en bonne ménagère qui reçoit l'ami de la
maison, sans qu'il pût y voir encore autre chose que l'envie
d'être aimable et le besoin de se distraire.

--Vous savez, lundi, revenez!  il y aura de la crème.

Seulement, lorsque, au bout d'un mois, il fut là, installé, la
séparation s'aggrava entre les Roubaud.  La femme, de plus en
plus, se plaisait au lit toute seule, s'arrangeait pour s'y
rencontrer le moins possible avec son mari; et ce dernier, si
ardent, si brutal aux premiers temps du mariage, ne faisait rien
pour l'y retenir.  Il l'avait aimée sans délicatesse, elle s'y
était résignée avec sa soumission de femme complaisante, pensant
que les choses devaient être ainsi, n'y goûtant du reste aucun
plaisir.  Mais, depuis le crime, cela, sans qu'elle sût pourquoi,
lui répugnait beaucoup.  Elle en était énervée, effrayée.  Un
soir, comme la bougie n'était pas éteinte, elle cria: sur elle,
dans cette face rouge, convulsée, elle avait cru revoir la face
de l'assassin; et, dès lors, elle trembla chaque fois, elle eut
l'horrible sensation du meurtre, comme s'il l'eût renversée, un
couteau au poing.  C'était fou, mais son coeur battait
d'épouvante.  De moins en moins, d'ailleurs, il abusait d'elle,
la sentant trop rétive pour s'y plaire.  Une fatigue, une
indifférence, ce que l'âge amène, il semblait que la crise
affreuse, le sang répandu, l'eût produit entre eux.  Les nuits où
ils ne pouvaient éviter le lit commun, ils se tenaient aux deux
bords.  Et Jacques, certainement, aidait à consommer ce divorce,
en les tirant par sa présence de l'obsession où ils étaient
d'eux-mêmes.  Il les délivrait l'un de l'autre.

Roubaud, cependant, vivait sans remords.  Il avait eu seulement
peur des suites, avant que l'affaire fût classée; et sa grande
inquiétude était surtout de perdre sa place.  A cette heure, il
ne regrettait rien.  Peut-être, pourtant, s'il avait dû
recommencer l'affaire, n'y aurait-il point mêlé sa femme; car les
femmes s'effarent tout de suite, la sienne lui échappait, parce
qu'il lui avait mis aux épaules un poids trop lourd.  Il serait
resté le maître, en ne descendant pas avec elle jusqu'à la
camaraderie terrifiée et querelleuse du crime.  Mais les choses
étaient ainsi, il fallait s'y accommoder; d'autant plus qu'il
devait faire un véritable effort pour se replacer dans l'état
d'esprit où il était, lorsque, après l'aveu, il avait jugé le
meurtre nécessaire à sa vie.  S'il n'avait pas tué l'homme, il
lui semblait alors qu'il n'aurait pas pu vivre.  Aujourd'hui que
sa flamme jalouse était morte, qu'il n'en retrouvait pas
l'intolérable brûlure, envahi d'un engourdissement, comme si le
sang de son coeur se fût épaissi de tout le sang versé, cette
nécessité du meurtre ne lui apparaissait plus si évidente.  Il en
arrivait à se demander si cela valait vraiment la peine de tuer.
Ce n'était, d'ailleurs, pas même un repentir, une désillusion au
plus, l'idée qu'on fait souvent des choses inavouables pour être
heureux, sans le devenir davantage.  Lui, si bavard, tombait à de
longs silences, à des réflexions confuses, d'où il sortait plus
sombre.  Tous les jours, à présent, pour éviter après les repas
de rester face à face avec sa femme, il montait sur la marquise,
allait s'asseoir en haut du pignon; et, dans les souffles du
large, bercé de vagues rêveries, il fumait des pipes, en
regardant, par-dessus la ville, les paquebots se perdre à
l'horizon, vers les mers lointaines.

Un soir, Roubaud eut un réveil de sa jalousie farouche
d'autrefois.  Comme il était allé chercher Jacques au dépôt, et
qu'il le ramenait prendre chez lui un petit verre, il rencontra,
descendant l'escalier, Henri Dauvergne, le conducteur-chef.
Celui-ci parut troublé, expliqua qu'il venait de voir madame
Roubaud, pour une commission dont l'avaient chargé ses soeurs.
La vérité était que, depuis quelque temps, il poursuivait
Séverine, dans l'espoir de la vaincre.

Dès la porte, le sous-chef apostropha violemment sa femme.

--Qu'est-il encore monté faire, celui-là?  Tu sais qu'il
m'embête!

--Mais, mon ami, c'est pour un dessin de broderie...

--De la broderie, on lui en fichera!  Est-ce que tu me crois
assez bête pour ne pas comprendre ce qu'il vient chercher ici?...
Et toi, prends garde!

Il marchait sur elle, les poings serrés, et elle reculait, toute
blanche, étonnée de l'éclat de cet emportement, dans la calme
indifférence où ils vivaient l'un et l'autre.  Mais il s'apaisait
déjà, il s'adressait à son compagnon.

--C'est vrai, des gaillards qui tombent dans un ménage, avec
l'air de croire que la femme va tout de suite se jeter à leur
tête, et que le mari, très honoré, fermera les yeux!  Moi, ça me
fait bouillir le sang...  Voyez-vous, dans un cas pareil,
j'étranglerais ma femme, oh!  du coup!  Et que ce petit monsieur
n'y revienne pas, ou je lui règle son affaire...  N'est-ce pas?
c'est dégoûtant.

Jacques, très gêné de la scène, ne savait quelle contenance
tenir.  Était-ce pour lui, cette exagération de colère?  le mari
voulait-il lui donner un avertissement?  Il se rassura, lorsque
ce dernier reprit d'une voix gaie:

--Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-même à la
porte...  Va, donne-nous des verres, trinque avec nous.

Il tapait sur l'épaule de Jacques, et Séverine, remise elle
aussi, souriait aux deux hommes.  Puis, ils burent ensemble, ils
passèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d'un
air de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles.
Cette question de la jalousie devint justement la cause d'une
intimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée
de confidences, entre Jacques et Séverine; car celui-ci, l'ayant
revue, le surlendemain, la plaignit d'avoir été si brutalement
traitée, tandis qu'elle, les yeux noyés, confessait, par le
débordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait
trouvé de bonheur dans son ménage.  Dès ce moment, ils eurent un
sujet de conversation à eux seuls, une complicité d'amitié, où
ils finissaient par s'entendre sur un signe.  A chaque visite, il
l'interrogeait d'un regard, pour savoir si elle n'avait eu aucun
sujet nouveau de tristesse.  Elle répondait de même, d'un simple
mouvement des paupières.  Puis, leurs mains se cherchèrent
derrière le dos du mari, ils s'enhardirent, ils correspondirent
par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts
tièdes, l'intérêt croissant qu'ils prenaient aux moindres petits
faits de leur existence.  Rarement, ils avaient la fortune de se
rencontrer une minute, en dehors de la présence de Roubaud.
Toujours ils le retrouvaient là, entre eux, dans cette salle à
manger mélancolique; et ils ne faisaient rien pour lui échapper,
n'ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond
de quelque coin reculé de la gare.  C'était, jusque-là, une
affection véritable, un entraînement de sympathie vive, qu'il
gênait à peine, puisqu'un regard, un serrement de main, leur
suffisait encore pour se comprendre.

La première fois que Jacques chuchota à l'oreille de Séverine
qu'il l'attendrait le jeudi suivant, à minuit, derrière le dépôt,
elle se révolta, elle retira sa main violemment.  C'était sa
semaine de liberté, celle du service de nuit.  Mais un grand
trouble l'avait prise, à la pensée de sortir de chez elle,
d'aller retrouver ce garçon si loin, à travers les ténèbres de la
gare.  Elle éprouvait une confusion qu'elle n'avait jamais eue,
la peur des vierges ignorantes dont le coeur bat; et elle ne céda
point tout de suite, il dut la prier pendant près de quinze
jours, avant qu'elle consentît, malgré l'ardent désir où elle
était elle-même de cette promenade nocturne.  Juin commençait,
les soirées devenaient brûlantes, à peine rafraîchies par la
brise de mer.  Trois fois déjà, il l'avait attendue, espérant
toujours qu'elle le rejoindrait, malgré son refus.  Ce soir-là,
elle avait dit non encore; mais la nuit était sans lune, une nuit
de ciel couvert, où pas une étoile ne luisait, sous la brume
ardente qui alourdissait le ciel.  Et, comme il était debout,
dans l'ombre, il la vit enfin venir, vêtue de noir, d'un pas
muet.  Il faisait si sombre, qu'elle l'aurait frôlé sans le
reconnaître, s'il ne l'avait arrêtée dans ses bras, en lui
donnant un baiser.  Elle eut un léger cri, frissonnante.  Puis,
rieuse, elle laissa ses lèvres sur les siennes.  Seulement, ce
fut tout, jamais elle n'accepta de s'asseoir, sous un des hangars
qui les entouraient.  Ils marchèrent, ils causèrent à voix très
basse, serrés l'un contre l'autre.  Il y avait là un vaste espace
occupé par le dépôt et ses dépendances, tout le terrain compris
entre la rue Verte et la rue François-Mazeline, qui coupent
chacune la ligne d'un passage à niveau: sorte d'immense terrain
vague, encombré de voies de garage, de réservoirs, de prises
d'eau, de constructions de toutes sortes, les deux grandes
remises pour les machines, la petite maison des Sauvagnat
entourée d'un potager large comme la main, les masures où étaient
installés les ateliers de réparation, le corps de garde où
dormaient les mécaniciens et les chauffeurs; et rien n'était plus
facile que de se dissimuler, de se perdre ainsi qu'au fond d'un
bois, parmi ces ruelles désertes, aux inextricables détours.
Pendant une heure, ils y goûtèrent une solitude délicieuse, à
soulager leurs coeurs des paroles amies amassées depuis si
longtemps; car elle ne voulait entendre parler que d'affection,
elle lui avait tout de suite déclaré qu'elle ne serait jamais à
lui, que cela serait trop vilain de salir cette pure amitié dont
elle était si fière, ayant le besoin de s'estimer.  Puis, il
l'accompagna jusqu'à la rue Verte, leurs bouches se rejoignirent,
en un baiser profond.  Et elle rentra.

A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud
commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où
il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus.  Jusqu'à
neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du
soir.  Le train de marée l'occupait particulièrement: c'étaient
les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à
surveiller de près.  Puis, lorsque l'express de Paris était
arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin
de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui,
entre deux tranches de pain.  Le dernier train, un omnibus de
Rouen, entrait en gare à minuit et demi.  Et les quais déserts
tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares
becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement
des demi-ténèbres.  De tout le personnel, il ne restait que deux
surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres
du sous-chef.  Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les
planches du corps de garde; tandis que Roubaud, forcé de les
réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux
aguets.  De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il
réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il
devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris.
Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait
dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil.  Alors,
il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de
l'aiguilleur, où il causait un instant.  Le vaste ciel noir, la
paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre.  A
la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un
revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche.  Et, jusqu'à
l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il
croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague
regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le
ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de
la gare.  Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il
rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil
de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout,
effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverine rejoignait
Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont
son mari était armé, ils s'en inquiétèrent.  Jamais, à la vérité,
Roubaud n'allait jusqu'au dépôt.  Cela n'en donna pas moins à
leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le
charme.  Ils avaient surtout trouvé un coin adorable: c'était,
derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d'allée, entre des
tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue
solitaire d'une ville étrange, aux grands palais carrés de marbre
noir.  On s'y trouvait absolument caché et il y avait, au bout,
une petite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs
vides aurait fait une couche très molle.  Mais, un samedi qu'une
averse brusque les forçait à s'y réfugier, elle s'était obstinée
à rester debout, n'abandonnant toujours que ses lèvres, dans des
baisers sans fin.  Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait
à boire son souffle, goulûment, comme par amitié.  Et, lorsque,
brûlant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se
défendait, elle pleurait, en répétant chaque fois les mêmes
raisons.  Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine?  Cela lui
semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette saleté du sexe!
Souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre
sanglant la hantait, violentée plus tard par les appétits brutaux
de son mari, elle avait gardé une candeur d'enfant, une
virginité, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore.
Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'était sa douceur, son
obéissance à ne pas égarer ses mains sur elle, dès qu'elle les
prenait simplement entre les siennes, si faibles.  Pour la
première fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce
que, justement, cela lui aurait gâté son amour, d'être tout de
suite à celui-ci, de la même façon qu'elle avait appartenu aux
deux autres.  Son désir inconscient était de prolonger à jamais
cette sensation si délicieuse, de redevenir toute jeune, avant la
souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a à quinze ans, et
qu'on embrasse à pleine bouche derrière les portes.  Lui, en
dehors des instants de fièvre, n'avait point d'exigence, se
prêtait à ce bonheur voluptueusement différé.  Ainsi qu'elle, il
semblait retourner à l'enfance, commençant l'amour, qui,
jusque-là, était resté pour lui une épouvante.  S'il se montrait
docile, retirant ses mains, dès qu'elle les écartait, c'était
qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand
trouble, où il craignait de confondre le désir avec son ancien
besoin de meurtre.  Celle-ci, qui avait tué, était comme le rêve
de sa chair.  Sa guérison, chaque jour, lui paraissait plus
certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures à son cou, que sa
bouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse envie
se réveillât d'en être le maître en l'égorgeant.  Mais il n'osait
toujours pas; et cela était si bon d'attendre, de laisser à leur
amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans
l'évanouissement de leur volonté, aux bras l'un de l'autre.
Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se
lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble
par les ténèbres, entre les grands tas de charbon qui
assombrissaient la nuit, autour d'eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onze heures
cinq, l'heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme si la
chaleur étouffante l'eût rendue paresseuse.  Depuis Rouen, sur sa
gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallée de la Seine,
avec de larges éclairs éblouissants; et, de temps à autre, il se
retournait, pris d'inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devait
venir le rejoindre.  Sa peur était que cet orage, s'il éclatait
trop tôt, ne l'empêchât de sortir.  Aussi, lorsqu'il eut réussi à
entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les
voyageurs, qui n'en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

--Diable!  dit-il en riant, vous êtes bien pressé d'aller vous
coucher...  Dormez bien.

--Merci.

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit au
dépôt.  Les vantaux de l'immense porte étaient ouverts, la Lison
s'engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deux
voies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvait
contenir six machines.  Il y faisait très sombre, quatre becs de
gaz éclairaient à peine les ténèbres, qu'ils semblaient accroître
de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges
éclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, à
droite et à gauche: on distinguait alors, comme dans une flambée
d'incendie, les murs lézardés, les charpentes noires de charbon,
toute la misère caduque de cette bâtisse, devenue insuffisante.
Deux machines étaient déjà là, froides, endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer.  Il tisonnait
violemment, et des braises, s'échappant du cendrier, tombaient
dessous, dans la fosse.

--J'ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il.  Est-ce que
vous en êtes?

Jacques ne répondit pas.  Malgré sa hâte, il ne voulait pas
quitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et la
chaudière vidée.  C'était un scrupule, une habitude de bon
mécanicien, dont il ne se départait jamais.  Lorsqu'il avait le
temps, il ne s'en allait même qu'après l'avoir visitée, essuyée,
avec le soin qu'on met à panser une bête favorite.

L'eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulement
alors:

--Dépêchons, dépêchons.

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole.  Cette fois,
les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s'étaient détachées
si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassées, très
nombreuses.  A gauche, le long des étaux, qui servaient pour les
réparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec la
vibration persistante d'une cloche.  Toute l'antique charpente du
comble avait craqué.

--Bougre!  dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir.  C'était fini, d'autant
plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le
hangar.  Le roulement de l'averse menaçait de crever le vitrage
du toit.  Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés,
car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets.  Un
vent furieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait
dit que la carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d'accommoder la machine.

--Voilà!  on verra clair demain...  Pas besoin de lui faire
davantage la toilette...

Et, revenant à son idée:

--Faut manger...  Il pleut trop, pour aller se coller sur sa
paillasse.

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôt même;
tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rue
François-Mazeline, où étaient installés des lits pour les
mécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre.
Par un tel déluge, on aurait eu le temps d'être trempé jusqu'aux
os.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris le petit
panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de le porter.
Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau
froid, du pain, une bouteille entamée à peine; et c'était ce qui
lui donnait faim, simplement.  La pluie redoublait, un coup de
tonnerre encore venait d'ébranler le hangar.  Quand les deux
hommes s'en allèrent, à gauche, par la petite porte qui
conduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà.  Elle
s'endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents
éclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses
reins.  Près d'elle, une prise d'eau, mal fermée, ruisselait et
entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

Mais, avant d'entrer à la cantine, Jacques voulut se
débarbouiller.  Il y avait toujours là, dans une pièce, de l'eau
chaude, avec des baquets.  Il tira un savon de son panier, il se
décrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il
avait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d'emporter un
vêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête,
ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de
rendez-vous, en arrivant au Havre.  Déjà, Pecqueux attendait dans
la cantine, ne s'étant lavé que le bout du nez et le bout des
doigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue,
peinte en jaune, où il n'y avait qu'un fourneau pour faire
chauffer les aliments, et qu'une table, scellée au sol,
recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe.  Deux bancs
complétaient le mobilier.  Les hommes devaient apporter leur
nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur
couteau.  Une large fenêtre éclairait la pièce.

--En voilà une sale pluie!  cria Jacques en se plantant à la
fenêtre.

Pecqueux s'était assis sur un banc, devant la table.

--Vous ne mangez pas, alors?

--Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur
vous en dit...  Je n'ai pas faim.

L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la
bouteille.  Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef
était petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son
dévouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait
ainsi derrière lui.  La bouche pleine, il reprit, après un
silence:

--La pluie, qu'est-ce que ça fiche, puisque nous voilà garés?
C'est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, je vas à
côté.

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû lui
confier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu'il ne
s'étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où il
allait la retrouver.  Comme elle occupait, chez son frère, une
pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n'avait qu'à
taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambée,
simplement.  C'était par là, disait-on, que toutes les équipes de
la gare avaient sauté.  Mais, maintenant, elle s'en tenait au
chauffeur, qui suffisait, semblait-il.

--Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant
le déluge reprendre avec plus de violence, après une accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchée
de viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

--Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir?
Hein!  à nous deux, on ne peut guère nous reprocher d'user les
matelas, là-bas, rue François-Mazeline.

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

--Pourquoi ça?

--Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n'y rentrer
qu'à des deux ou trois heures du matin.

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris un
rendez-vous.  Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple,
celui du chauffeur près de celui du mécanicien; car on resserrait
le plus possible l'existence de ces deux hommes, destinés à une
entente de travail si étroite.  Aussi n'était-il pas étonnant que
celui-ci s'aperçût de la conduite irrégulière de son chef, très
rangé jusque-là.

--J'ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard.  ça me fait
du bien, de marcher la nuit.

Mais déjà le chauffeur se récriait.

--Oh!  vous savez, vous êtes bien libre...  Ce que j'en dis,
c'est pour la farce...  Même que, si vous aviez de l'ennui un
jour, faut pas se gêner de vous adresser à moi; parce que je suis
bon là, pour tout ce que vous voudrez.

Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la
main, la serra à l'écraser, dans le don entier de sa personne.
Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé la
viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit
ménage en serviteur soigneux, habitué au balai et à l'éponge.
Et, comme la pluie s'entêtait, bien que les coups de tonnerre
eussent cessé:

--Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

--Oh!  dit Jacques, puisque ça continue, je vais aller m'étendre
sur le lit de camp.

C'était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégés
par des housses de toile, où les hommes venaient se reposer tout
vêtus lorsqu'ils n'avaient à attendre, au Havre, que trois ou
quatre heures.  En effet, dès qu'il eut vu disparaître le
chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il
se risqua à son tour, courut au corps de garde.  Mais il ne se
coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte,
étouffé par l'épaisse chaleur qui régnait là.  Dans le fond, un
mécanicien, allongé sur le dos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait se
résigner à perdre son espoir.  Dans son exaspération contre ce
déluge imbécile, grandissait une folle envie d'aller quand même
au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y être, lui, s'il ne
comptait plus y trouver Séverine.  C'était un élancement de tout
son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva à leur
coin préféré, suivit l'allée noire que formaient les tas de
charbon.  Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face,
l'aveuglaient, il poussa jusqu'à la remise aux outils, où, une
fois déjà, il s'était abrité avec elle.  Il lui semblait qu'il y
serait moins seul.

Jacques entrait dans l'obscurité profonde de ce réduit, lorsque
deux bras légers l'enveloppèrent, et des lèvres chaudes se
posèrent sur ses lèvres.  Séverine était là.

--Mon Dieu!  vous étiez venue?

--Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la
pluie...  Comme vous avez tardé!

Elle soupirait d'une voix défaillante, jamais il ne l'avait eue
si abandonnée à son cou.  Elle glissa, elle se trouva assise sur
les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un
angle.  Et lui, tombé près d'elle, sans que leurs bras se fussent
dénoués, sentait ses jambes en travers des siennes.  Ils ne
pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un
vertige, dans l'anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement était
monté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs coeurs.

--Tu m'attendais...

--Oh!  je t'attendais, je t'attendais...

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles,
ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le força à la
prendre.  Elle n'avait point prévu cela.  Quand il était arrivé,
elle ne comptait même plus qu'elle le verrait; et elle venait
d'être emportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un
brusque et irrésistible besoin d'être à lui, sans calcul ni
raisonnement.  Cela était parce que cela devait être.  La pluie
redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris
qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ébranlant le
sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulement
de l'averse.  Où était-il donc?  Et, comme il retrouvait par
terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en
s'asseyant, il fut inondé de félicité.  Alors, c'était fait?  il
avait possédé Séverine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui
casser le crâne.  Elle était à lui sans bataille, sans cette
envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une
proie qu'on arrache aux autres.  Il ne sentait plus sa soif de
venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l'exacte
mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la
première tromperie au fond des cavernes.  Non, la possession de
celle-ci était d'un charme puissant, elle l'avait guéri, parce
qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du
sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur.
Elle le dominait, lui qui n'avait point osé.  Et ce fut avec une
reconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu'il la
reprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, délivrée
d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison.  Pourquoi
s'était-elle donc refusée si longtemps?  Elle s'était promise,
elle aurait dû se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir
et douceur.  Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait
toujours eu l'envie, même lorsqu'il lui semblait si bon
d'attendre.  Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin
d'amour absolu, continu, et c'était une cruauté affreuse, ces
événements qui la jetaient, effarée, à toutes ces abominations.
Jusque-là, l'existence avait abusé d'elle, dans la boue, dans le
sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés
naïfs, en gardaient un élargissement de terreur, sous son casque
tragique de cheveux noirs.  Elle était restée vierge malgré tout,
elle venait de se donner pour la première fois, à ce garçon,
qu'elle adorait, dans le désir de disparaître en lui, d'être sa
servante.  Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, à
son caprice.

--Oh!  mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu
veux.

--Non, non!  chérie, c'est toi la maîtresse, je ne suis là que
pour t'aimer et t'obéir.

Des heures se passèrent.  La pluie avait cessé depuis longtemps,
un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une
voix lointaine, indistincte, montant de la mer.  Ils étaient
encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit
debout, frémissants.  Le jour allait paraître, une tache pâle
blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine.
Qu'était-ce donc que ce coup de feu?  Leur imprudence, cette
folie de s'être ainsi attardés, leur montrait, dans une brusque
imagination, le mari les poursuivant à coups de revolver.

--Ne sors pas!  Attends, je vais voir.

Jacques, prudemment, s'était avancé jusqu'à la porte.  Et là,
dans l'ombre épaisse encore, il entendit approcher un galop
d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les
surveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois,
qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon.  Depuis
quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il
eût de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires.
Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tiré
au hasard, dans les ténèbres.

--Vite, vite!  ne restons pas là, murmura le jeune homme.  Ils
vont visiter la remise...  Sauve-toi!

D'un grand élan, ils s'étaient repris, s'étouffant à pleins bras,
à pleines lèvres.  Puis, Séverine, légère, fila le long du dépôt,
protégée par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se
dissimulait au milieu des tas de charbon.  Et il était temps, en
vérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise.  Il
jurait que les maraudeurs devaient y être.  Les lanternes des
surveillants dansaient au ras du sol.  Il y eut une querelle.
Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrités de
cette poursuite inutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucher
rue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans
Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourds
jurons.

--Quoi donc, mon vieux?

--Ah!  nom de Dieu!  ne m'en parlez pas!  Ce sont ces imbéciles
qui ont réveillé Sauvagnat.  Il m'a entendu avec sa soeur, il est
descendu en chemise, et je me suis dépêché de sauter par la
fenêtre...  Tenez!  écoutez un peu.

Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'élevaient,
pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures.

--Hein?  ça y est, il lui allonge sa raclée.  Elle a beau avoir
trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à une petite fille,
quand il la surprend...  Ah!  tant pis, je ne m'en mêle pas:
c'est son frère!

--Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolérait, vous, qu'il
ne se fâchait que lorsqu'il la trouvait avec un autre.

--Oh!  on ne sait jamais.  Des fois, il fait semblant de ne pas
me voir.  Puis, vous entendez, des fois, il cogne...  ça ne
l'empêche pas d'aimer sa soeur.  Elle est sa soeur, il
préférerait tout lâcher que de se séparer d'elle.  Seulement, il
veut de la conduite...  Nom de Dieu!  je crois qu'elle a son
compte, aujourd'hui.

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les
deux hommes s'éloignèrent.  Dix minutes plus tard, ils dormaient
profondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné de
jaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et
d'une table, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrent
de grandes félicités.  Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux,
cette protection de la tempête.  Des cieux étoilés, des lunes
éclatantes, les gênèrent, mais, à ces rendez-vous-là, ils
filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins
d'obscurité, où il était si bon de se serrer l'un contre l'autre.
Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables,
d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le
soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles
de machine, ne les avaient séparés.  Même les premiers froids
d'octobre ne leur déplurent pas.  Elle venait plus couverte,
enveloppée d'un grand manteau, dans lequel lui-même disparaissait
à moitié.  Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux
outils, qu'il avait trouvé le moyen de fermer à l'intérieur, à
l'aide d'une barre de fer.  Ils y étaient comme chez eux, les
ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les
ardoises des toitures, sans même leur effleurer la nuque.
Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de
la posséder chez elle, dans cet étroit logement où elle lui
semblait autre, plus désirable, avec son calme souriant de
bourgeoise honnête; et elle s'y était toujours refusée, moins par
crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier
de vertu, réservant le lit conjugal.  Mais, un lundi, en plein
jour, comme il devait déjeuner là et que le mari tardait à
monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce
lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tous les deux;
si bien qu'ils s'y oublièrent.  Dès lors, elle ne résista plus,
il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudis et les
samedis.  Cela était horriblement dangereux: ils n'osaient
bouger, à cause des voisins; ils y éprouvèrent un redoublement de
tendresse, des jouissances nouvelles.  Souvent, un caprice de
courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées, les
ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées.  En
décembre, par une gelée terrible, ils s'y aimèrent.

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi,
d'une passion croissante.  Ils étaient véritablement neufs tous
les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence étonnée
du premier amour, ravie des moindres caresses.  En eux,
continuait le combat de soumission, à qui se sacrifierait
davantage.  Lui, n'en doutait plus, avait trouvé la guérison de
son affreux mal héréditaire; car, depuis qu'il la possédait, la
pensée du meurtre ne l'avait plus troublé.  Était-ce donc que la
possession physique contentait ce besoin de mort?  Posséder,
tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête
humaine?  Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas
d'entrouvrir la porte d'épouvante.  Parfois, entre ses bras, il
retrouvait la brusque mémoire de ce qu'elle avait fait, de cet
assassinat, avoué du regard seul, sur le banc du square des
Batignolles; et il n'éprouvait même pas l'envie d'en connaître
les détails.  Elle, au contraire, semblait de plus en plus
tourmentée du besoin de tout dire.  Lorsqu'elle le serrait d'une
étreinte, il sentait bien qu'elle était gonflée et haletante de
son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se
soulager de la chose dont elle étouffait.  C'était un grand
frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge
d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant à ses lèvres.
La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point
parler?  Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y
scellait l'aveu, saisi d'une inquiétude.  Pourquoi mettre cet
inconnu entre eux?  pouvait-on affirmer que cela ne changerait
rien à leur bonheur?  Il flairait un danger, un frémissement le
reprenait, à l'idée de remuer avec elle ces histoires de sang.
Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui,
caressante et docile, en créature d'amour, uniquement faite pour
aimer et être aimée.  Une folie de possession alors les
emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l'un de
l'autre.

Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa
femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans,
lui vieillissait, semblait plus sombre.  En quatre mois, comme
elle le disait, il avait beaucoup changé.  Il donnait toujours de
cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux
que lorsqu'il l'avait à sa table.  Seulement, cette distraction
ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière
bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le
prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre
l'air.  La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit
café du cours Napoléon, où il retrouvait M. Cauche, le
commissaire de surveillance.  Il buvait peu, des petits verres de
rhum; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la
passion.  Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la
main, enfoncé dans des parties de piquet interminables.
M. Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait
les parties; on en était venu à jouer cent sous; et, dès lors,
Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du
gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme
jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de
dés.  Jusque-là, son service n'en avait pas souffert: il
s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou
trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas.  Sa femme
ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de
rentrer plus maussade; car il avait une déveine extraordinaire,
il finissait par s'endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud.
Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter
difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait
été si légère, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablée de sa
présence!  Du reste, elle n'éprouvait aucun remords à le tromper:
n'était-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussée à la
chute?  Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaise qui
les désorganisait, chacun d'eux se consolait, s'égayait à sa
guise.  Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant.
Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans
révolte, c'était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles.
Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café du
cours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sa
blanchisseuse.  Toutes sortes de douceurs, de petits objets de
toilette, lui manquaient.  Et, ce soir-là, ce fut justement à
propos de l'achat nécessaire d'une paire de bottines, qu'ils en
vinrent à se quereller.  Lui, sur le point de sortir, ne trouvant
pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait
pris le grand couteau, l'arme, qui traînait dans un tiroir du
buffet.  Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze
francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant où les prendre;
elle répétait sa demande, obstinément, le forçait à répéter son
refus, peu à peu exaspéré; mais, tout d'un coup, elle lui montra
du doigt l'endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui
dit qu'il y en avait là, de l'argent, et qu'elle en voulait.  Il
devint très pâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le
tiroir.  Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il
s'était approché, bégayant que cet argent-là pouvait bien
pourrir, qu'il se trancherait la main plutôt que de le reprendre;
et il serrait les poings, il menaçait de l'assommer, si elle
s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler
seulement un centime.  Jamais, jamais!  c'était mort et enterré!
Mais elle, d'ailleurs, avait blêmi également, défaillante à la
pensée de fouiller là.  La misère pouvait venir, tous deux
crèveraient de faim à côté.  En effet, ils n'en parlèrent plus,
même les jours de grande gêne.  Quand ils posaient le pied à
cette place, la sensation de brûlure avait grandi, si
intolérable, qu'ils finissaient par faire un détour.

Alors, d'autres disputes se produisirent, au sujet de la
Croix-de-Maufras.  Pourquoi ne vendaient-ils pas la maison?  et
ils s'accusaient mutuellement de ne rien faire de ce qu'il aurait
fallu, pour hâter cette vente.  Lui, violemment, refusait
toujours de s'en occuper; tandis qu'elle, les rares fois où elle
écrivait à Misard, n'en obtenait que des réponses vagues: aucun
acquéreur ne se présentait, les fruits avaient coulé, les légumes
ne poussaient pas, faute d'arrosage.  Peu à peu, le grand calme
où était tombé le ménage, après la crise, se troublait ainsi,
semblait emporté par un recommencement terrible de fièvre.  Tous
les germes de malaise, l'argent caché, l'amant introduit,
s'étaient développés, les séparaient maintenant, les irritaient
l'un contre l'autre.  Et, dans cette agitation croissante, la vie
allait devenir un enfer.

D'ailleurs, comme par un contrecoup fatal, tout se gâtait de même
autour des Roubaud.  Une nouvelle bourrasque de commérages et de
discussions soufflait dans le couloir.  Philomène venait de
rompre violemment avec madame Lebleu, à la suite d'une calomnie
de cette dernière, qui l'accusait de lui avoir vendu une poule
morte de maladie.  Mais la vraie raison de rupture était dans un
rapprochement de Philomène et de Séverine.  Pecqueux ayant, une
nuit, reconnu celle-ci au bras de Jacques, elle avait fait taire
ses scrupules d'autrefois, elle s'était montrée aimable pour la
maîtresse du chauffeur; et Philomène, très flattée de cette
liaison avec une dame qui était la beauté et la distinction sans
conteste de la gare, venait de se retourner contre la femme du
caissier, cette vieille gueuse, disait-elle, capable de faire
battre les montagnes.  Elle lui donnait tous les torts, elle
criait partout, à cette heure, que le logement sur la rue
appartenait aux Roubaud, que c'était une abomination de ne pas le
leur rendre.  Les choses commençaient donc à tourner très mal
pour madame Lebleu, d'autant plus que son acharnement à guetter
mademoiselle Guichon, afin de la surprendre avec le chef de gare,
menaçait aussi de lui causer des ennuis sérieux: elle ne les
surprenait toujours pas, mais elle avait le tort de se laisser
surprendre, elle, l'oreille tendue, collée aux portes; si bien
que M. Dabadie, exaspéré d'être ainsi espionné, avait dit au
sous-chef Moulin que, si Roubaud réclamait encore le logement, il
était prêt à contresigner la lettre.  Et Moulin, peu bavard
d'habitude, ayant répété cela, on avait failli se battre de porte
en porte, d'un bout du couloir à l'autre, tellement les passions
s'étaient rallumées.

Au milieu de ces secousses croissantes, Séverine n'avait qu'un
bon jour, le vendredi.  Depuis octobre, elle avait eu la
tranquille audace d'inventer un prétexte, le premier venu, une
douleur au genou, qui nécessitait les soins d'un spécialiste; et,
chaque vendredi, elle partait par l'express de six heures
quarante du matin, que conduisait Jacques, elle passait la
journée avec lui à Paris, puis revenait par l'express de six
heures trente.  D'abord, elle s'était crue obligée de donner à
son mari des nouvelles de son genou: il allait mieux, il allait
plus mal; ensuite, voyant qu'il ne l'écoutait même pas, elle
avait carrément cessé de lui en parler.  Et, parfois, elle le
regardait, elle se demandait s'il savait.  Comment ce jaloux
féroce, cet homme qui avait tué, aveuglé de sang, dans une rage
imbécile, en arrivait-il à lui tolérer un amant?  Elle ne pouvait
le croire, elle pensait simplement qu'il devenait stupide.

Dans les premiers jours de décembre, par une nuit glaciale,
Séverine attendit son mari très tard.  Le lendemain, un vendredi,
avant l'aube, elle devait prendre l'express; et, ces soirs-là,
elle faisait d'habitude une toilette soigneuse, préparait ses
vêtements, pour être tout de suite habillée, au saut du lit.
Enfin, elle se coucha, finit par s'endormir, vers une heure.
Roubaud n'était pas rentré.  Déjà deux fois, il n'avait reparu
qu'au petit jour, tout à sa passion grandissante, ne pouvant plus
s'arracher du café, dont une petite salle, au fond, se changeait
peu à peu en un véritable tripot: on y jouait maintenant de
grosses sommes, à l'écarté.  Heureuse du reste de coucher seule,
bercée par l'attente de sa bonne journée du lendemain, la jeune
femme dormait profondément, dans la chaleur douce des
couvertures.

Mais trois heures allaient sonner, lorsqu'un bruit singulier
l'éveilla.  D'abord, elle ne put comprendre, crut rêver, se
rendormit.  C'étaient des pesées sourdes, des craquements de
bois, comme si l'on avait voulu forcer une porte.  Un éclat, une
déchirure plus violente, la mit sur son séant.  Et une peur la
bouleversa: quelqu'un, à coup sûr, faisait sauter la serrure du
couloir.  Pendant une minute, elle n'osa bouger, écoutant, les
oreilles bourdonnantes.  Puis, elle eut le courage de se lever,
pour voir; elle marcha sans bruit, pieds nus, elle entrouvrit la
porte de sa chambre doucement, saisie d'un tel froid, qu'elle en
était toute pâle et amincie encore, sous sa chemise; et le
spectacle qu'elle aperçut, dans la salle à manger, la cloua de
surprise et d'effroi.

Par terre, Roubaud, vautré sur le ventre, soulevé sur les coudes,
venait d'arracher la frise, à l'aide d'un ciseau.  Une bougie,
posée près de lui, l'éclairait, en projetant son ombre énorme
jusqu'au plafond.  Et, à cette minute, le visage penché au-dessus
du trou qui creusait le parquet d'une fente noire, il regardait,
les yeux élargis.  Le sang violaçait ses joues, il avait sa face
d'assassin.  Brutalement, il plongea la main, ne trouva rien,
dans le frisson qui l'agitait, dut approcher la bougie.  Au fond,
apparurent le porte-monnaie, les billets, la montre.

Séverine eut un cri involontaire, et Roubaud, terrifié, se
retourna.  Un moment, il ne la reconnut pas, crut sans doute à un
spectre, en la voyant toute blanche, avec ses regards
d'épouvante.

--Qu'est-ce que tu fais donc? demanda-t-elle.

Alors, comprenant, évitant de répondre, il ne lâcha qu'un
grognement sourd.  Il la regardait, gêné par sa présence,
désireux de la renvoyer au lit.  Mais pas une parole raisonnable
ne lui venait, il la trouvait simplement à gifler, ainsi
grelottante, toute nue.

--N'est-ce pas?  continua-t-elle, tu me refuses des bottines, et
tu prends l'argent pour toi, parce que tu as perdu.

Cela, du coup, l'enragea.  Est-ce qu'elle allait lui gâter la vie
encore, se mettre en travers de son plaisir, cette femme qu'il ne
désirait plus, dont la possession n'était plus qu'une secousse
désagréable?  Puisqu'il s'amusait ailleurs, il n'avait aucun
besoin d'elle.  De nouveau, il fouilla, ne prit que le
porte-monnaie, contenant les trois cents francs d'or.  Et,
lorsque, du talon, il eut remis la frise en place, il vint lui
jeter au visage, les dents serrées:

--Tu m'embêtes, je fais ce que je veux.  Est-ce que je te
demande, moi, ce que tu vas faire, tout à l'heure, à Paris?

Puis, avec un furieux haussement d'épaules, il retourna au café,
en laissant la bougie par terre.

Séverine la ramassa, alla se remettre au lit, glacée jusqu'au
coeur; et elle la garda allumée, ne pouvant se rendormir,
attendant l'heure de l'express, peu à peu brûlante, les yeux
grands ouverts.  C'était certain maintenant, il y avait eu une
désorganisation progressive, comme une infiltration du crime, qui
décomposait cet homme, et qui avait pourri tout lien, entre eux.
Roubaud savait.



VII


Ce vendredi-là, les voyageurs qui devaient, au Havre, prendre
l'express de six heures quarante, eurent à leur réveil un cri de
surprise: la neige tombait depuis minuit, en flocons si drus, si
gros, qu'il y en avait dans les rues une couche de trente
centimètres.

Déjà, sous la halle couverte, la Lison soufflait, fumante,
attelée à un train de sept wagons, trois de deuxième classe et
quatre de première.  Lorsque, vers cinq heures et demie, Jacques
et Pecqueux étaient arrivés au dépôt, pour la visite, ils avaient
eu un grognement d'inquiétude, devant cette neige entêtée, dont
crevait le ciel noir.  Et, maintenant, à leur poste, ils
attendaient le coup de sifflet, les yeux au loin, au-delà du
porche béant de la marquise, regardant la tombée muette et sans
fin des flocons rayer les ténèbres d'un frisson livide.

Le mécanicien murmura:

--Le diable m'emporte si l'on voit un signal!

--Encore si l'on peut passer!  dit le chauffeur.

Roubaud était sur le quai, avec sa lanterne, rentré à la minute
précise pour prendre son service.  Par instants, ses paupières
meurtries se fermaient de fatigue, sans qu'il cessât sa
surveillance.  Jacques lui ayant demandé s'il ne savait rien de
l'état de la voie, il venait de s'approcher et de lui serrer la
main, en répondant qu'il n'avait pas de dépêche encore; et, comme
Séverine descendait, enveloppée d'un grand manteau, il la
conduisit lui-même à un compartiment de première classe, où il
l'installa.  Sans doute avait-il surpris le regard de tendresse
inquiète, échangé entre les deux amants; mais il ne se soucia
seulement pas de dire à sa femme qu'il était imprudent de partir
par un temps pareil, et qu'elle ferait mieux de remettre son
voyage.

Des voyageurs arrivèrent, emmitouflés, chargés de valises, toute
une bousculade dans le froid terrible du matin.  La neige des
chaussures ne se fondait même pas; et les portières se
refermaient aussitôt, chacun se barricadait, le quai restait
désert, mal éclairé par les lueurs louches de quelques becs de
gaz; tandis que le fanal de la machine, accroché à la base de la
cheminée, flambait seul, comme un oeil géant, élargissant au
loin, dans l'obscurité, sa nappe d'incendie.

Mais Roubaud éleva sa lanterne, donnant le signal.  Le
conducteur-chef siffla, et Jacques répondit, après avoir ouvert
le régulateur et mis en avant le petit volant du changement de
marche.  On partait.  Pendant une minute encore, le sous-chef
suivit tranquillement du regard le train qui s'éloignait sous la
tempête.

--Et attention!  dit Jacques à Pecqueux.  Pas de farce,
aujourd'hui!

Il avait bien remarqué que son compagnon semblait, lui aussi,
tomber de lassitude: le résultat, sûrement, de quelque noce de la
veille.

--Oh!  pas de danger, pas de danger!  bégaya le chauffeur.

Tout de suite, dès la sortie de la halle couverte, les deux
hommes étaient entrés dans la neige.  Le vent soufflait de l'est,
la machine avait ainsi le vent debout, fouettée de face par les
rafales; et, derrière l'abri, ils n'en souffrirent pas trop
d'abord, vêtus de grosses laines, les yeux protégés par des
lunettes.  Mais, dans la nuit, la lumière éclatante du fanal
était comme mangée par ces épaisseurs blafardes qui tombaient.
Au lieu de s'éclairer à deux ou trois cents mètres, la voie
apparaissait sous une sorte de brouillard laiteux, où les choses
ne surgissaient que très rapprochées, ainsi que du fond d'un
rêve.  Et, selon sa crainte, ce qui porta l'inquiétude du
mécanicien à son comble, ce fut de constater, dès le feu du
premier poste de cantonnement, qu'il ne verrait certainement pas,
à la distance réglementaire, les signaux rouges, fermant la voie.
Dès lors, il avança avec une extrême prudence, sans pouvoir
cependant ralentir la vitesse, car le vent lui opposait une
résistance énorme, et tout retard serait devenu un danger aussi
grand.

Jusqu'à la station d'Harfleur, la Lison fila d'une bonne marche
continue.  La couche de neige tombée ne préoccupait pas encore
Jacques, car il y en avait au plus soixante centimètres, et le
chasse-neige en déblayait aisément un mètre.  Il était tout au
souci de garder sa vitesse, sachant bien que la vraie qualité
d'un mécanicien, après la tempérance et l'amour de sa machine,
consistait à marcher d'une façon régulière, sans secousse, à la
plus haute pression possible.  Même, son unique défaut était là,
dans un entêtement à ne pas s'arrêter, désobéissant aux signaux,
croyant toujours qu'il aurait le temps de dompter la Lison:
aussi, parfois, allait-il trop loin, écrasait les pétards, «les
cors au pied», comme on dit, ce qui lui avait valu deux fois des
mises à pied de huit jours.  Mais, en ce moment, dans le grand
danger où il se sentait, la pensée que Séverine était là, qu'il
avait charge de cette chère existence, décuplait la force de sa
volonté, tendue toute là-bas, jusqu'à Paris, le long de cette
double ligne de fer, au milieu des obstacles qu'il devait
franchir.

Et, debout sur la plaque de tôle qui reliait la machine au
tender, dans les continuels cahots de la trépidation, Jacques,
malgré la neige, se penchait à droite, pour mieux voir.  Par la
vitre de l'abri, brouillée d'eau, il ne distinguait rien; et il
restait la face sous les rafales, la peau flagellée de milliers
d'aiguilles, pincée d'un tel froid, qu'il y sentait comme des
coupures de rasoir.  De temps à autre, il se retirait, pour
reprendre haleine; il ôtait ses lunettes, les essuyait; puis, il
revenait à son poste d'observation, en plein ouragan, les yeux
fixes, dans l'attente des feux rouges, si absorbé en son vouloir,
qu'à deux reprises il eut l'hallucination de brusques étincelles
sanglantes, tachant le rideau pâle qui tremblait devant lui.

Mais, tout d'un coup, dans les ténèbres, une sensation l'avertit
que son chauffeur n'était plus là.  Seule, une petite lanterne
éclairait le niveau d'eau, pour que nulle lumière n'aveuglât le
mécanicien; et, sur le cadran du manomètre, dont l'émail semblait
garder une lueur propre, il avait vu que l'aiguille bleue,
tremblante, baissait rapidement.  C'était le feu qui tombait.  Le
chauffeur venait de s'étaler sur le coffre, vaincu par le
sommeil.

--Sacré noceur! cria Jacques, furieux, le secouant.

Pecqueux se releva, s'excusa, d'un grognement inintelligible.  Il
tenait à peine debout; mais la force de l'habitude le remit tout
de suite à son feu, le marteau en main, cassant le charbon,
l'étalant sur la grille avec la pelle, en une couche bien égale;
puis, il donna un coup de balai.  Et, pendant que la porte du
foyer était restée ouverte, un reflet de fournaise, en arrière
sur le train, comme une queue flamboyante de comète, avait
incendié la neige, pleuvant au travers, en larges gouttes d'or.

Après Harfleur, commença la grande rampe de trois lieues qui va
jusqu'à Saint-Romain, la plus forte de toute la ligne.  Aussi le
mécanicien se remit-il à la manoeuvre, très attentif, s'attendant
à un fort coup de collier, pour monter cette côte, déjà rude par
les beaux temps.  La main sur le volant du changement de marche,
il regardait fuir les poteaux télégraphiques, tâchant de se
rendre compte de la vitesse.  Celle-ci diminuait beaucoup, la
Lison s'essoufflait, tandis qu'on devinait le frottement des
chasse-neige, à une résistance croissante.  Du bout du pied, il
rouvrit la porte; et le chauffeur, ensommeillé, comprit, poussa
le feu encore, afin d'augmenter la pression.  Maintenant, la
porte rougissait, éclairait leurs jambes à tous deux d'une lueur
violette.  Mais ils n'en sentaient pas l'ardente chaleur, dans le
courant d'air glacé qui les enveloppait.  Sur un geste de son
chef, le chauffeur venait aussi de lever la tige du cendrier, ce
qui activait le tirage.  Rapidement, l'aiguille du manomètre
était remontée à dix atmosphères, la Lison donnait toute la force
dont elle était capable.  Même, un instant, voyant le niveau
d'eau baisser, le mécanicien dut faire mouvoir le petit volant de
l'injecteur, bien que cela diminuât la pression.  Elle se releva
d'ailleurs, la machine ronflait, crachait, comme une bête qu'on
surmène, avec des sursauts, des coups de reins, où l'on aurait
cru entendre craquer ses membres.  Et il la rudoyait, en femme
vieillie et moins forte, n'ayant plus pour elle la même tendresse
qu'autrefois.

--Jamais elle ne montera, la fainéante!  dit-il, les dents
serrées, lui qui ne parlait pas en route.

Pecqueux, étonné, dans sa somnolence, le regarda.  Qu'avait-il
donc maintenant contre la Lison?  Est-ce qu'elle n'était pas
toujours la brave machine obéissante, d'un démarrage si aisé, que
c'était un plaisir de la mettre en route, et d'une si bonne
vaporisation, qu'elle épargnait son dixième de charbon, de Paris
au Havre?  Quand une machine avait des tiroirs comme les siens,
d'un réglage parfait, coupant à miracle la vapeur, on pouvait lui
tolérer toutes les imperfections, comme qui dirait à une ménagère
quinteuse, ayant pour elle la conduite et l'économie.  Sans doute
qu'elle dépensait trop de graisse.  Et puis, après?  On la
graissait, voilà tout!

Justement, Jacques répétait, exaspéré:

--Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas.

Et, ce qu'il n'avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la
burette, pour la graisser en marche.  Enjambant la rampe, il
monta sur le tablier, qu'il suivit tout le long de la chaudière.
Mais c'était une manoeuvre des plus périlleuses: ses pieds
glissaient sur l'étroite bande de fer, mouillée par la neige; et
il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer
comme une paille.  La Lison, avec cet homme accroché à son flanc,
continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l'immense
couche blanche, où elle s'ouvrait profondément un sillon.  Elle
le secouait, l'emportait.  Parvenu à la traverse d'avant, il
s'accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il
eut toutes les peines du monde à l'emplir, en se tenant d'une
main à la tringle.  Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi
qu'un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche.
Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti
passer la mort.

--Sale rosse!  murmura-t-il.

Saisi de cette violence inaccoutumée à l'égard de leur Lison,
Pecqueux ne put s'empêcher de dire, en hasardant une fois de plus
son habituelle plaisanterie:

--Fallait m'y laisser aller: ça me connaît, moi, de graisser les
dames.

Réveillé un peu, il s'était remis, lui aussi, à son poste,
surveillant le côté gauche de la ligne.  D'ordinaire, il avait de
bons yeux, meilleurs que ceux de son chef.  Mais, dans cette
tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux
pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier,
reconnaître les lieux qu'ils traversaient: la voie sombrait sous
la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient
s'engloutir, ce n'était plus qu'une plaine rase et sans fin, un
chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa
guise, prise de folie.  Et jamais les deux hommes n'avaient senti
si étroitement le lien de fraternité qui les unissait, sur cette
machine en marche, lâchée à travers tous les périls, où ils se
trouvaient plus seuls, plus abandonnés du monde, que dans une
chambre close, avec l'aggravante, l'écrasante responsabilité des
vies humaines qu'ils traînaient derrière eux.

Aussi Jacques, que la plaisanterie de Pecqueux avait achevé
d'irriter, finit-il par en sourire, retenant la colère qui
l'emportait.  Ce n'était, certes, pas le moment de se quereller.
La neige redoublait, le rideau s'épaississait à l'horizon.  On
continuait de monter, lorsque le chauffeur, à son tour, crut voir
étinceler un feu rouge, au loin.  D'un mot, il avertit son chef.
Mais déjà il ne le retrouvait plus, ses yeux avaient rêvé, comme
il disait parfois.  Et le mécanicien, qui n'avait rien vu,
restait le coeur battant, troublé par cette hallucination d'un
autre, perdant confiance en lui-même.  Ce qu'il s'imaginait
distinguer, au-delà du pullulement pâle des flocons, c'étaient
d'immenses formes noires, des masses considérables, comme des
morceaux géants de la nuit, qui semblaient se déplacer et venir
au-devant de la machine.  étaient-ce donc des coteaux éboulés,
des montagnes barrant la voie, où allait se briser le train?
Alors, pris de peur, il tira la tringle du sifflet, il siffla
longuement, désespérément; et cette lamentation traînait,
lugubre, au travers de la tempête.  Puis, il fut tout étonné
d'avoir sifflé à propos, car le train traversait à grande vitesse
la gare de Saint-Romain, dont il se croyait éloigné de deux
kilomètres.

Cependant, la Lison, qui avait franchi la terrible rampe, se mit
à rouler plus à l'aise, et Jacques put respirer un moment.  De
Saint-Romain à Bolbec, la ligne monte d'une façon insensible,
tout irait bien sans doute jusqu'à l'autre bout du plateau.
Quand il fut à Beuzeville, pendant l'arrêt de trois minutes, il
n'en appela pas moins le chef de gare qu'il aperçut sur le quai,
tenant à lui dire ses craintes, en face de cette neige dont la
couche augmentait toujours: jamais il n'arriverait à Rouen, le
mieux serait de doubler l'attelage, en ajoutant une seconde
machine, tandis qu'on se trouvait à un dépôt, où des machines à
disposition étaient toujours prêtes.  Mais le chef de gare
répondit qu'il n'avait pas d'ordre et qu'il ne croyait pas devoir
prendre cette mesure sur lui.  Tout ce qu'il offrit, ce fut de
donner cinq ou six pelles de bois, pour déblayer les rails, en
cas de besoin.  Et Pecqueux prit les pelles, qu'il rangea dans un
coin du tender.

Sur le plateau, en effet, la Lison continua sa marche avec une
bonne vitesse, sans trop de peine.  Elle se lassait pourtant.  A
toute minute, le mécanicien devait faire son geste, ouvrir la
porte du foyer, pour que le chauffeur mît du charbon; et, chaque
fois, au-dessus du train morne, noir dans tout ce blanc,
recouvert d'un linceul, flambait l'éblouissante queue de comète,
trouant la nuit.  Il était sept heures trois quarts, le jour
naissait; mais, à peine en distinguait-on la pâleur au ciel, dans
l'immense tourbillon blanchâtre qui emplissait l'espace, d'un
bout de l'horizon à l'autre.  Cette clarté louche, où rien ne se
distinguait encore, inquiétait davantage les deux hommes, qui,
les yeux pleins de larmes, malgré leurs lunettes, s'efforçaient
de voir au loin.  Sans lâcher le volant du changement de marche,
le mécanicien ne quittait plus la tringle du sifflet, sifflant
d'une façon presque continue, par prudence, d'un sifflement de
détresse qui pleurait au fond de ce désert de neige.

On traversa Bolbec, puis Yvetot, sans encombre.  Mais, à
Motteville, Jacques, de nouveau, interpella le sous-chef, qui ne
put lui donner des renseignements précis sur l'état de la voie.
Aucun train n'était encore venu, une dépêche annonçait simplement
que l'omnibus de Paris se trouvait bloqué à Rouen, en sûreté.  Et
la Lison repartit, descendant de son allure alourdie et lasse les
trois lieues de pente douce qui vont à Barentin.  Maintenant, le
jour se levait, très pâle; et il semblait que cette lueur livide
vînt de la neige elle-même.  Elle tombait plus dense, ainsi
qu'une chute d'aube brouillée et froide, noyant la terre des
débris du ciel.  Avec le jour grandissant, le vent redoublait de
violence, les flocons étaient chassés comme des balles, il
fallait qu'à chaque instant le chauffeur prît sa pelle, pour
déblayer le charbon, au fond du tender, entre les parois du
récipient d'eau.  A droite et à gauche, la campagne apparaissait,
à ce point méconnaissable, que les deux hommes avaient la
sensation de fuir dans un rêve: les vastes champs plats, les gras
pâturages clos de haies vives, les cours plantées de pommiers,
n'étaient plus qu'une mer blanche, à peine renflée de courtes
vagues, une immensité blême et tremblante, où tout défaillait,
dans cette blancheur.  Et le mécanicien, debout, la face coupée
par les rafales, la main sur le volant, commençait à souffrir
terriblement du froid.

Enfin, à l'arrêt de Barentin, le chef de gare, M. Bessière,
s'approcha lui-même de la machine, pour prévenir Jacques qu'on
signalait des quantités considérables de neige, du côté de la
Croix-de-Maufras.

--Je crois qu'on peut encore passer, ajouta-t-il.  Mais vous
aurez de la peine.

Alors, le jeune homme s'emporta.

--Tonnerre de Dieu!  je l'ai bien dit, à Beuzeville!  Qu'est-ce
que ça pouvait leur faire, de doubler l'attelage?...  Ah!  nous
allons être gentils!

Le conducteur-chef venait de descendre de son fourgon, et lui
aussi se fâchait.  Il était gelé dans sa vigie, il déclarait
qu'il était incapable de distinguer un signal d'un poteau
télégraphique.  Un vrai voyage à tâtons, dans tout ce blanc!

--Enfin, vous voilà prévenus, reprit M. Bessière.

Cependant, les voyageurs s'étonnaient déjà de cet arrêt prolongé,
au milieu du grand silence de la station ensevelie, sans un cri
d'employé, sans un battement de portière.  Quelques glaces furent
baissées, des têtes apparurent: une dame très forte, avec deux
jeunes filles blondes, charmantes, ses filles sans doute, toutes
trois Anglaises à coup sûr; et, plus loin, une jeune femme brune,
très jolie, qu'un monsieur âgé forçait à rentrer; tandis que deux
hommes, un jeune, un vieux, causaient d'une voiture à l'autre, le
buste à moitié sorti des portières.  Mais, comme Jacques jetait
un coup d'oeil en arrière, il n'aperçut que Séverine, penchée
elle aussi, regardant de son côté, d'un air anxieux.  Ah!  la
chère créature, qu'elle devait être inquiète, et quel crève-coeur
il éprouvait, à la savoir là, si près et loin de lui, dans ce
danger!  Il aurait donné tout son sang pour être à Paris déjà, et
l'y déposer saine et sauve.

--Allons, partez, conclut le chef de gare.  Il est inutile
d'effrayer le monde.

Lui-même avait donné le signal.  Remonté dans son fourgon, le
conducteur-chef siffla; et, une fois encore, la Lison démarra,
après avoir répondu, d'un long cri de plainte.

Tout de suite, Jacques sentit que l'état de la voie changeait.
Ce n'était plus la plaine, le déroulement à l'infini de l'épais
tapis de neige, où la machine filait comme un paquebot, laissant
un sillage.  On entrait dans le pays tourmenté, les côtes et les
vallons dont la houle énorme allait jusqu'à Malaunay, bossuant le
sol; et la neige s'était amassée là d'une façon irrégulière, la
voie se trouvait déblayée par places, tandis que des masses
considérables avaient bouché certains passages.  Le vent, qui
balayait les remblais, comblait au contraire les tranchées.
C'était ainsi une continuelle succession d'obstacles à franchir,
des bouts de voie libre que barraient de véritables remparts.  Il
faisait plein jour maintenant, et la contrée dévastée, ces gorges
étroites, ces pentes raides, prenaient, sous leur couche de
neige, la désolation d'un océan de glace, immobilisé dans la
tourmente.

Jamais encore Jacques ne s'était senti pénétrer d'un tel froid.
Sous les mille aiguilles de la neige, son visage lui semblait en
sang; et il n'avait plus conscience de ses mains, paralysées par
l'onglée, devenues si insensibles, qu'il frémit en s'apercevant
qu'il perdait, entre ses doigts, la sensation du petit volant du
changement de marche.  Quand il levait le coude, pour tirer la
tringle du sifflet, son bras pesait à son épaule comme un bras de
mort.  Il n'aurait pu dire si ses jambes le portaient, dans les
secousses continues de la trépidation, qui lui arrachaient les
entrailles.  Une immense fatigue l'avait envahi, avec ce froid,
dont le gel gagnait son crâne, et sa peur était de n'être plus,
de ne plus savoir s'il conduisait, car il ne tournait déjà le
volant que d'un geste machinal, il regardait, hébété, le
manomètre descendre.  Toutes les histoires connues
d'hallucinations lui traversaient la tête.  N'était-ce pas un
arbre abattu, là-bas, en travers de la voie?  N'avait-il pas
aperçu un drapeau rouge flottant au-dessus de ce buisson?  Des
pétards, à chaque minute, n'éclataient-ils pas, dans le
grondement des roues?  Il n'aurait pu le dire, il se répétait
qu'il devrait arrêter, et il n'en trouvait pas la volonté nette.
Pendant quelques minutes, cette crise le tortura; puis,
brusquement, la vue de Pecqueux, retombé endormi sur le coffre,
terrassé par cet accablement du froid dont lui-même souffrait, le
jeta dans une colère telle, qu'il en fut comme réchauffé.

--Ah!  nom de Dieu de salop!

Et lui, si doux d'ordinaire aux vices de cet ivrogne, le réveilla
à coups de pied, tapa jusqu'à ce qu'il fût debout.  L'autre,
engourdi, se contenta de grogner, en reprenant sa pelle.

--Bon, bon!  on y va!

Quand le foyer fut chargé, la pression remonta; et il était
temps, la Lison venait de s'engager au fond d'une tranchée, où
elle avait à fendre une épaisseur de plus d'un mètre.  Elle
avançait dans un effort extrême, dont elle tremblait toute.  Un
instant, elle s'épuisa, il sembla qu'elle allait s'immobiliser,
ainsi qu'un navire qui a touché un banc de sable.  Ce qui la
chargeait, c'était la neige dont une couche pesante avait peu à
peu couvert la toiture des wagons.  Ils filaient ainsi, noirs
dans le sillage blanc, avec ce drap blanc tendu sur eux; et
elle-même n'avait que des bordures d'hermine, habillant ses reins
sombres, où les flocons fondaient et ruisselaient en pluie.  Une
fois de plus, malgré le poids, elle se dégagea, elle passa.  Le
long d'une large courbe, sur un remblai, on put suivre encore le
train, qui s'avançait à l'aise, pareil à un ruban d'ombre, perdu
au milieu d'un pays des légendes, éclatant de blancheur.

Mais plus loin, les tranchées recommençaient, et Jacques, et
Pecqueux, qui avaient senti toucher la Lison, se raidirent contre
le froid, debout à ce poste que, même mourants, ils ne pouvaient
déserter.  De nouveau, la machine perdait de sa vitesse.  Elle
s'était engagée entre deux talus, et l'arrêt se produisit
lentement, sans secousse.  Il sembla qu'elle s'engluait, prise
par toutes ses roues, de plus en plus serrée, hors d'haleine.
Elle ne bougea plus.  C'était fait, la neige la tenait,
impuissante.

--Ça y est, gronda Jacques.  Tonnerre de Dieu!

Quelques secondes encore, il resta à son poste, la main sur le
volant, ouvrant tout, pour voir si l'obstacle ne céderait pas.
Puis, entendant la Lison cracher et s'essouffler en vain, il
ferma le régulateur, il jura plus fort, furieux.

Le conducteur-chef s'était penché à la porte de son fourgon, et
Pecqueux s'étant montré, lui cria à son tour:

--Ça y est, nous sommes collés!

Vivement, le conducteur sauta dans la neige, dont il avait
jusqu'aux genoux.  Il s'approcha, les trois hommes tinrent
conseil.

--Nous ne pouvons qu'essayer de déblayer, finit par dire le
mécanicien.  Heureusement, nous avons des pelles.  Appelez votre
conducteur d'arrière, et à nous quatre nous finirons bien par
dégager les roues.

On fit signe au conducteur d'arrière, qui, lui aussi, était
descendu du fourgon.  Il arriva à grand-peine, noyé par instants.
Mais cet arrêt en pleine campagne, au milieu de cette solitude
blanche, ce bruit clair des voix discutant ce qu'il y avait à
faire, cet employé sautant le long du train, à pénibles
enjambées, avaient inquiété les voyageurs.  Des glaces se
baissèrent.  On criait, on questionnait, toute une confusion,
vague encore et grandissante.

--Où sommes-nous?...  Pourquoi a-t-on arrêté?...  Qu'y a-t-il
donc?...  Mon Dieu!  est-ce un malheur?

Le conducteur sentit la nécessité de rassurer le monde.
Justement, comme il s'avançait, la dame anglaise, dont l'épaisse
face rouge s'encadrait des deux charmants visages de ses filles,
lui demanda avec un fort accent:

--Monsieur, ce n'est pas dangereux?

--Non, non, madame, répondit-il.  Un peu de neige simplement.  On
repart tout de suite.

Et la glace se releva, au milieu du frais gazouillis des jeunes
filles, cette musique des syllabes anglaises, si vives sur des
lèvres roses.  Toutes deux riaient, très amusées.

Mais, plus loin, le monsieur âgé appelait le conducteur, tandis
que sa jeune femme risquait derrière lui sa jolie tête brune.

--Comment n'a-t-on pas pris des précautions?  C'est
insupportable...  Je rentre de Londres, mes affaires m'appellent
à Paris ce matin, et je vous préviens que je rendrai la Compagnie
responsable de tout retard.

--Monsieur, ne put que répéter l'employé, on va repartir dans
trois minutes.

Le froid était terrible, la neige entrait, et les têtes
disparurent, les glaces se relevèrent.  Mais, au fond des
voitures closes, une agitation persistait, une anxiété, dont on
sentait le sourd bourdonnement.  Seules, deux glaces restaient
baissées; et, accoudés, à trois compartiments de distance, deux
voyageurs causaient, un Américain d'une quarantaine d'années, un
jeune homme habitant Le Havre, très intéressés l'un et l'autre
par le travail de déblaiement.

--En Amérique, monsieur, tout le monde descend et prend des
pelles.

--Oh!  ce n'est rien, j'ai été déjà bloqué deux fois, l'année
dernière.  Mes occupations m'appellent toutes les semaines à
Paris.

--Et moi toutes les trois semaines environ, monsieur.

--Comment, de New-York?

--Oui, monsieur, de New-York.

Jacques menait le travail.  Ayant aperçu Séverine à une portière
du premier wagon, où elle se mettait toujours pour être plus près
de lui, il l'avait suppliée du regard; et, comprenant, elle
s'était retirée, pour ne pas rester à ce vent glacial qui lui
brûlait la figure.  Lui, dès lors, songeant à elle, avait
travaillé de grand coeur.  Mais il remarquait que la cause de
l'arrêt, l'empâtement dans la neige, ne provenait pas des roues:
celles-ci coupaient les couches les plus épaisses; c'était le
cendrier, placé entre elles, qui faisait obstacle, roulant la
neige, la durcissant en paquets énormes.  Et une idée lui vint.

--Il faut dévisser le cendrier.

D'abord, le conducteur-chef s'y opposa.  Le mécanicien était sous
ses ordres, il ne voulait pas l'autoriser à toucher à la machine.
Puis, il se laissa convaincre.

--Vous en prenez la responsabilité, c'est bon!

Seulement, ce fut une dure besogne.  Allongés sous la machine,
le dos dans la neige qui fondait, Jacques et Pecqueux durent
travailler pendant près d'une demi-heure.  Heureusement que, dans
le coffre à outils, ils avaient des tournevis de rechange.
Enfin, au risque de se brûler et de s'écraser vingt fois, ils
parvinrent à détacher le cendrier.  Mais ils ne l'avaient pas
encore, il s'agissait de le sortir de là-dessous.  D'un poids
énorme, il s'embarrassait dans les roues et les cylindres.
Pourtant, à quatre, ils le tirèrent, le traînèrent en dehors de
la voie, jusqu'au talus.

--Maintenant, achevons de déblayer, dit le conducteur.

Depuis près d'une heure, le train était en détresse, et
l'angoisse des voyageurs avait grandi.  A chaque minute, une
glace se baissait, une voix demandait pourquoi l'on ne partait
pas.  C'était la panique, des cris, des larmes, dans une crise
montante d'affolement.

--Non, non, c'est assez déblayé, déclara Jacques.  Montez, je me
charge du reste.

Il était de nouveau à son poste, avec Pecqueux, et lorsque les
deux conducteurs eurent regagné leurs fourgons, il tourna
lui-même le robinet du purgeur.  Le jet de vapeur brûlante,
assourdi, acheva de fondre les paquets qui adhéraient encore aux
rails.  Puis, la main au volant, il fit machine arrière.
Lentement, il recula d'environ trois cents mètres, pour prendre
du champ.  Et, ayant poussé au feu, dépassant même la pression
permise, il revint contre le mur qui barrait la voie, il y jeta
la Lison, de toute sa masse, de tout le poids du train qu'elle
traînait.  Elle eut un han!  terrible de bûcheron qui enfonce la
cognée, sa forte charpente de fer et de fonte en craqua.  Mais
elle ne put passer encore, elle s'était arrêtée, fumante, toute
vibrante du choc.  Alors, à deux autres reprises, il dut
recommencer la manoeuvre, recula, fonça sur la neige, pour
l'emporter; et, chaque fois, la Lison, raidissant les reins, buta
du poitrail, avec son souffle enragé de géante.  Enfin, elle
parut reprendre haleine, elle banda ses muscles de métal en un
suprême effort, et elle passa, et lourdement le train la suivit,
entre les deux murs de la neige éventrée.  Elle était libre.

--Bonne bête tout de même!  grogna Pecqueux.

Jacques, aveuglé, ôta ses lunettes, les essuya.  Son coeur
battait à grands coups, il ne sentait plus le froid.  Mais,
brusquement, la pensée lui vint d'une tranchée profonde, qui se
trouvait à trois cents mètres environ de la Croix-de-Maufras:
elle s'ouvrait dans la direction du vent, la neige devait s'y
être accumulée en quantité considérable; et, tout de suite, il
eut la certitude que c'était là l'écueil marqué où il
naufragerait.  Il se pencha.  Au loin, après une dernière courbe,
la tranchée lui apparut, en ligne droite, ainsi qu'une longue
fosse, comblée de neige.  Il faisait plein jour, la blancheur
était sans bornes et éclatante, sous la tombée continue des
flocons.

Cependant, la Lison filait à une vitesse moyenne, n'ayant plus
rencontré d'obstacle.  On avait, par précaution, laissé allumés
les feux d'avant et d'arrière; et le fanal blanc, à la base de la
cheminée, luisait dans le jour, comme un oeil vivant de cyclope.
Elle roulait, elle approchait de la tranchée, avec cet oeil
largement ouvert.  Alors, il sembla qu'elle se mît à souffler
d'un petit souffle court, ainsi qu'un cheval qui a peur.  De
profonds tressaillements la secouaient, elle se cabrait, ne
continuait sa marche que sous la main volontaire du mécanicien.
D'un geste, celui-ci avait ouvert la porte du foyer, pour que le
chauffeur activât le feu.  Et, maintenant, ce n'était plus une
queue d'astre incendiant la nuit, c'était un panache de fumée
noire, épaisse, qui salissait le grand frisson pâle du ciel.

La Lison avançait.  Enfin, il lui fallut entrer dans la tranchée.
A droite et à gauche, les talus étaient noyés, et l'on ne
distinguait plus rien de la voie, au fond.  C'était comme un
creux de torrent, où la neige dormait, à pleins bords.  Elle s'y
engagea, roula pendant une cinquantaine de mètres, d'une haleine
éperdue, de plus en plus lente.  La neige qu'elle repoussait,
faisait une barre devant elle, bouillonnait et montait, en un
flot révolté qui menaçait de l'engloutir.  Un instant, elle parut
débordée, vaincue.  Mais, d'un dernier coup de reins, elle se
délivra, avança de trente mètres encore.  C'était la fin, la
secousse de l'agonie: des paquets de neige retombaient,
recouvraient les roues, toutes les pièces du mécanisme étaient
envahies, liées une à une par des chaînes de glace.  Et la Lison
s'arrêta définitivement, expirante, dans le grand froid.  Son
souffle s'éteignit, elle était immobile, et morte.

--Là, nous y sommes, dit Jacques.  Je m'y attendais.

Tout de suite, il voulut faire machine arrière, pour tenter de
nouveau la manoeuvre.  Mais, cette fois, la Lison ne bougea pas.
Elle refusait de reculer comme d'avancer, elle était bloquée de
toutes parts, collée au sol, inerte, sourde.  Derrière elle, le
train, lui aussi, semblait mort, enfoncé dans l'épaisse couche
jusqu'aux portières.  La neige ne cessait pas, tombait plus drue,
par longues rafales.  Et c'était un enlisement, où machine et
voitures allaient disparaître, déjà recouvertes à moitié, sous le
silence frissonnant de cette solitude blanche.  Plus rien ne
bougeait, la neige filait son linceul.

--Eh bien, ça recommence?  demanda le conducteur-chef, en se
penchant en dehors du fourgon.

--Foutus!  cria simplement Pecqueux.

Cette fois, en effet, la position devenait critique.  Le
conducteur d'arrière courut poser les pétards qui devaient
protéger le train, en queue; tandis que le mécanicien sifflait
éperdument, à coups pressés, le sifflet haletant et lugubre de la
détresse.  Mais la neige assourdissait l'air, le son se perdait,
ne devait pas même arriver à Barentin.  Que faire?  Ils n'étaient
que quatre, jamais ils ne déblaieraient de pareils amas.  Il
aurait fallu toute une équipe.  La nécessité s'imposait de courir
chercher du secours.  Et le pis était que la panique se déclarait
de nouveau parmi les voyageurs.

Une portière s'ouvrit, la jolie dame brune sauta, affolée,
croyant à un accident.  Son mari, le négociant âgé, qui la
suivit, criait:

--J'écrirai au ministre, c'est une indignité!

Des pleurs de femmes, des voix furieuses d'hommes sortaient des
voitures, dont les glaces se baissaient violemment.  Et il n'y
avait que les deux petites Anglaises qui s'égayaient, l'air
tranquille, souriantes.  Comme le conducteur-chef tâchait de
rassurer tout le monde, la cadette lui demanda, en français, avec
un léger zézaiement britannique:

--Alors, monsieur, c'est ici qu'on s'arrête?

Plusieurs hommes étaient descendus, malgré l'épaisse couche où
l'on enfonçait jusqu'au ventre.  L'Américain se retrouva ainsi
avec le jeune homme du Havre, tous deux s'étant avancés vers la
machine, pour voir.  Ils hochèrent la tête.

--Nous en avons pour quatre ou cinq heures, avant qu'on la
débarbouille de là-dedans.

--Au moins, et encore faudrait-il une vingtaine d'ouvriers.

Jacques venait de décider le conducteur-chef à envoyer le
conducteur d'arrière à Barentin, pour demander du secours.  Ni
lui, ni Pecqueux, ne pouvaient quitter la machine.

L'employé s'éloigna, on le perdit bientôt de vue, au bout de la
tranchée.  Il avait quatre kilomètres à faire, il ne serait pas
de retour avant deux heures peut-être.  Et Jacques, désespéré,
lâcha un instant son poste, courut à la première voiture, où il
apercevait Séverine, qui avait baissé la glace.

--N'ayez pas peur, dit-il rapidement.  Vous ne craignez rien.

Elle répondit de même, sans le tutoyer, de crainte d'être
entendue:

--Je n'ai pas peur.  Seulement, j'ai été bien inquiète, à cause
de vous.

Et cela était d'une douceur telle, qu'ils furent consolés et
qu'ils se sourirent.  Mais, comme Jacques se retournait, il eut
une surprise, à voir, le long du talus, Flore, puis Misard, suivi
de deux autres hommes, qu'il ne reconnut pas d'abord.  Eux
avaient entendu le sifflet de détresse, et Misard, qui n'était
pas de service, accourait, avec les deux camarades, auxquels il
offrait justement le vin blanc, le carrier Cabuche que la neige
faisait chômer, et l'aiguilleur Ozil, venu de Malaunay par le
tunnel, pour faire sa cour à Flore, qu'il poursuivait toujours,
malgré le mauvais accueil.  Elle, curieusement, en grande fille
vagabonde, brave et forte comme un garçon, les accompagnait.  Et,
pour elle, pour son père, c'était un événement considérable, une
extraordinaire aventure, ce train s'arrêtant ainsi à leur porte.
Depuis cinq années qu'ils habitaient là, à chaque heure de jour
et de nuit, par les beaux temps, par les orages, que de trains
ils avaient vus passer, dans le coup de vent de leur vitesse!
Tous semblaient emportés par ce vent qui les apportait, jamais un
seul n'avait même ralenti sa marche, ils les regardaient fuir, se
perdre, disparaître, avant d'avoir rien pu savoir d'eux.  Le
monde entier défilait, la foule humaine charriée à toute vapeur,
sans qu'ils en connussent autre chose que des visages entrevus
dans un éclair, des visages qu'ils ne devaient jamais revoir,
parfois des visages qui leur devenaient familiers, à force de les
retrouver à jours fixes, et qui pour eux restaient sans noms.  Et
voilà que, dans la neige, un train débarquait à leur porte:
l'ordre naturel était perverti, ils dévisageaient ce monde
inconnu qu'un accident jetait sur la voie, ils le contemplaient
avec des yeux ronds de sauvages, accourus sur une côte où des
Européens naufrageraient.  Ces portières ouvertes montrant des
femmes enveloppées de fourrures, ces hommes descendus en paletots
épais, tout ce luxe confortable, échoué parmi cette mer de glace,
les immobilisaient d'étonnement.

Mais Flore avait reconnu Séverine.  Elle, qui guettait chaque
fois le train de Jacques, s'était aperçue, depuis quelques
semaines, de la présence de cette femme, dans l'express du
vendredi matin; d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle
approchait du passage à niveau, mettait la tête à la portière,
pour donner un coup d'oeil à sa propriété de la Croix-de-Maufras.
Les yeux de Flore noircirent, en la voyant causer à demi-voix,
avec le mécanicien.

--Ah!  madame Roubaud!  s'écria Misard, qui venait aussi de la
reconnaître, et qui prit immédiatement son air obséquieux.  En
voilà une mauvaise chance!...  Mais vous n'allez pas rester là,
il faut descendre chez nous.

Jacques, après avoir serré la main du garde-barrière, appuya son
offre.

--Il a raison...  On en a peut-être pour des heures, vous auriez
le temps de mourir de froid.

Séverine refusait, bien couverte, disait-elle.  Puis, les trois
cents mètres dans la neige l'effrayaient un peu.  Alors,
s'approchant, Flore, qui la regardait de ses grands yeux fixes,
dit enfin:

--Venez, madame, je vous porterai.

Et, avant que celle-ci eût accepté, elle l'avait saisie dans ses
bras vigoureux de garçon, elle la soulevait ainsi qu'un petit
enfant.  Ensuite, elle la déposa de l'autre côté de la voie, à
une place déjà foulée, où les pieds n'enfonçaient plus.  Des
voyageurs s'étaient mis à rire, émerveillés.  Quelle gaillarde!
Si l'on en avait eu une douzaine comme ça, le déblaiement
n'aurait pas demandé deux heures.

Cependant, la proposition de Misard, cette maison de
garde-barrière, où l'on pouvait se réfugier, trouver du feu,
peut-être du pain et du vin, courait d'une voiture à une autre.
La panique s'était calmée, lorsqu'on avait compris qu'on ne
courait aucun danger immédiat; seulement, la situation n'en
restait pas moins lamentable: les bouillottes se refroidissaient,
il était neuf heures, on allait souffrir de la faim et de la
soif, pour peu que les secours se fissent attendre.  Et cela
pouvait s'éterniser, qui savait si l'on ne coucherait pas là?
Deux camps se formèrent: ceux qui, de désespoir, ne voulaient pas
quitter les wagons, et qui s'y installaient comme pour y mourir,
enveloppés dans leurs couvertures, allongés rageusement sur les
banquettes; et ceux qui préféraient risquer la course à travers
la neige, espérant trouver mieux là-bas, désireux surtout
d'échapper au cauchemar de ce train échoué, mort de froid.  Tout
un groupe se forma, le négociant âgé et sa jeune femme, la dame
anglaise avec ses deux filles, le jeune homme du Havre,
l'Américain, une douzaine d'autres, prêts à se mettre en marche.

Jacques, à voix basse, avait décidé Séverine, en jurant d'aller
lui donner des nouvelles, s'il pouvait s'échapper.  Et, comme
Flore les regardait toujours de ses yeux sombres, il lui parla
doucement, en vieil ami:

--Eh bien!  c'est entendu, tu vas conduire ces dames et ces
messieurs...  Moi, je garde Misard, avec les autres.  Nous allons
nous y mettre, nous ferons ce que nous pourrons, en attendant.

Tout de suite, en effet, Cabuche, Ozil, Misard avaient pris des
pelles, pour se joindre à Pecqueux et au conducteur-chef, qui
attaquaient déjà la neige.  La petite équipe s'efforçait de
dégager la machine, fouillant sous les roues, rejetant les
pelletées contre le talus.  Personne n'ouvrait plus la bouche, on
n'entendait que cet enragement silencieux, dans le morne
étouffement de la campagne blanche.  Et, lorsque la petite troupe
des voyageurs s'éloigna, elle eut un dernier regard vers le
train, qui restait seul, ne montrant plus qu'une mince ligne
noire, sous l'épaisse couche qui l'écrasait.  On avait refermé
les portières, relevé les glaces.  La neige tombait toujours,
l'ensevelissait lentement, sûrement, avec une obstination muette.

Flore avait voulu reprendre Séverine dans ses bras.  Mais
celle-ci s'y était refusée, tenant à marcher comme les autres.
Les trois cents mètres furent très pénibles à franchir: dans la
tranchée surtout, on enfonçait jusqu'aux hanches; et, à deux
reprises, il fallut opérer le sauvetage de la grosse dame
anglaise, submergée à demi.  Ses filles riaient toujours,
enchantées.  La jeune femme du vieux monsieur, ayant glissé, dut
accepter la main du jeune homme du Havre; tandis que son mari
déblatérait contre la France, avec l'Américain.  Lorsqu'on fut
sorti de la tranchée, la marche devint plus commode; mais on
suivait un remblai, la petite troupe s'avança sur une ligne,
battue par le vent, en évitant soigneusement les bords, vagues et
dangereux sous la neige.  Enfin, l'on arriva, et Flore installa
les voyageurs dans la cuisine, où elle ne put même leur donner un
siège à chacun, car ils étaient bien une vingtaine encombrant la
pièce, assez vaste heureusement.  Tout ce qu'elle inventa, ce fut
d'aller chercher des planches et d'établir deux bancs, à l'aide
des chaises qu'elle avait.  Elle jeta ensuite une bourrée dans
l'âtre, puis elle eut un geste, comme pour dire qu'on ne devait
point lui en demander davantage.  Elle n'avait pas prononcé une
parole, elle demeura debout, à regarder ce monde de ses larges
yeux verdâtres, avec son air farouche et hardi de grande
sauvagesse blonde.  Deux visages seulement lui étaient connus,
pour les avoir souvent remarqués aux portières, depuis des mois:
celui de l'Américain et celui du jeune homme du Havre; et elle
les examinait, ainsi qu'on étudie l'insecte bourdonnant, posé
enfin, qu'on ne pouvait suivre dans son vol.  Ils lui semblaient
singuliers, elle ne se les était pas précisément imaginés ainsi,
sans rien savoir d'eux d'ailleurs, au-delà de leurs traits.
Quant aux autres gens, ils lui paraissaient être d'une race
différente, des habitants d'une terre inconnue, tombés du ciel,
apportant chez elle, au fond de sa cuisine, des vêtements, des
moeurs, des idées, qu'elle n'aurait jamais cru y voir.  La dame
anglaise confiait à la jeune femme du négociant qu'elle allait
rejoindre aux Indes son fils aîné, haut fonctionnaire; et
celle-ci plaisantait de sa mauvaise chance, pour la première fois
qu'elle avait eu le caprice d'accompagner à Londres son mari, qui
s'y rendait deux fois l'an.  Tous se lamentaient, à l'idée d'être
bloqués dans ce désert: il faudrait manger, il faudrait se
coucher, comment ferait-on, mon Dieu!  Et Flore, qui les écoutait
immobile, ayant rencontré le regard de Séverine, assise sur une
chaise, devant le feu, lui fit un signe, pour la faire passer
dans la chambre, à côté.

--Maman, annonça-t-elle en y entrant, c'est Mme Roubaud...  Tu
n'as rien à lui dire?

Phasie était couchée, la face jaunie, les jambes envahies par
l'enflure, si malade, qu'elle ne quittait plus le lit depuis
quinze jours; et, dans la chambre pauvre, où un poêle de fonte
entretenait une chaleur étouffante, elle passait les heures à
rouler l'idée fixe de son entêtement, n'ayant d'autre distraction
que la secousse des trains, à toute vitesse.

--Ah!  madame Roubaud, murmura-t-elle, bon, bon!

Flore lui conta l'accident, lui parla de ce monde qu'elle avait
amené et qui était là.  Mais tout cela ne la touchait plus.

--Bon, bon!  répétait-elle, de la même voix lasse.

Pourtant, elle se souvint, elle leva un instant la tête, pour
dire:

--Si madame veut aller voir sa maison, tu sais que les clefs sont
accrochées près de l'armoire.

Mais Séverine refusait.  Un frisson l'avait prise, à la pensée de
rentrer à la Croix-de-Maufras, par cette neige, sous ce jour
livide.  Non, non, elle n'avait rien à y voir, elle préférait
rester là, à attendre, chaudement.

--Asseyez-vous donc, madame, reprit Flore.  Il fait encore
meilleur ici qu'à côté.  Et puis, nous ne trouverons jamais assez
de pain pour tous ces gens; tandis que, si vous avez faim, il y
en aura toujours un morceau pour vous.

Elle avait avancé une chaise, elle continuait à se montrer
prévenante, en faisant un visible effort pour corriger sa rudesse
ordinaire.  Mais ses yeux ne quittaient pas la jeune femme, comme
si elle voulait lire en elle, se faire une certitude sur une
question qu'elle se posait depuis quelque temps; et, sous son
empressement, il y avait ce besoin de l'approcher, de la
dévisager, de la toucher, afin de savoir.

Séverine remercia, s'installa près du poêle, préférant, en effet,
être seule avec la malade, dans cette chambre, où elle espérait
que Jacques trouverait le moyen de la rejoindre.  Deux heures se
passèrent, elle cédait à la grosse chaleur, et s'endormait, après
avoir causé du pays, lorsque Flore, appelée à chaque instant dans
la cuisine, rouvrit la porte, en disant, de sa voix dure:

--Entre, puisqu'elle est par ici!

C'était Jacques, qui s'échappait, pour apporter de bonnes
nouvelles.  L'homme, envoyé à Barentin, venait de ramener toute
une équipe, une trentaine de soldats que l'administration avait
dirigés sur les points menacés, en prévision des accidents; et
tous étaient à l'oeuvre, avec des pioches et des pelles.
Seulement, ce serait long, on ne repartirait peut-être pas avant
la nuit.

--Enfin, vous n'êtes pas trop mal, prenez patience, ajouta-t-il.
N'est-ce pas, tante Phasie, vous n'allez pas laisser Mme Roubaud
mourir de faim?

Phasie, à la vue de son grand garçon, comme elle le nommait,
s'était péniblement mise sur son séant, et elle le regardait,
elle l'écoutait parler, ranimée, heureuse.  Quand il se fut
approché de son lit:

--Bien sûr, bien sûr!  déclara-t-elle.  Ah!  mon grand garçon, te
voilà!  c'est toi qui t'es fait prendre par la neige!...  Et
cette bête qui ne me prévient pas!

Elle se tourna vers sa fille, elle l'apostropha:

--Sois polie au moins, va retrouver ces messieurs et ces dames,
occupe-toi d'eux pour qu'ils ne disent pas à l'administration que
nous sommes des sauvages.

Flore était restée plantée entre Jacques et Séverine.  Un
instant, elle parut hésiter, se demandant si elle n'allait pas
s'entêter là, malgré sa mère.  Mais elle ne verrait rien, la
présence de celle-ci empêcherait les deux autres de se trahir; et
elle sortit, sans une parole, en les enveloppant d'un long
regard.

--Comment!  tante Phasie, reprit Jacques d'un air chagrin, vous
voilà tout à fait au lit, c'est donc sérieux?

Elle l'attira, le força même à s'asseoir sur le bord du matelas,
et sans plus se soucier de la jeune femme, qui s'était écartée
par discrétion, elle se soulagea, à voix très basse.

--Oh!  oui sérieux!  c'est miracle si tu me retrouves en vie...
Je n'ai pas voulu t'écrire, parce que ces choses-là, ça ne
s'écrit pas...  J'ai failli y passer; mais, maintenant, ça va
déjà mieux, et je crois bien que j'en réchapperai, cette fois-ci
encore.

Il l'examinait, effrayé des progrès du mal, ne retrouvant plus
rien en elle de la belle et saine créature d'autrefois.

--Alors, toujours vos crampes et vos vertiges, ma pauvre tante
Phasie.

Mais elle lui serrait la main à la briser, elle continua, en
baissant la voix davantage:

--Imagine-toi que je l'ai surpris...  Tu sais que j'en donnais ma
langue aux chiens, de ne pas savoir dans quoi il pouvait bien me
flanquer sa drogue.  Je ne buvais, je ne mangeais rien de ce
qu'il touchait, et tout de même, chaque soir, j'avais le ventre
en feu...  Eh bien!  il me la collait dans le sel, sa drogue!  Un
soir, je l'ai vu...  Moi qui en mettais sur tout, des quantités,
pour purifier!

Jacques, depuis que la possession de Séverine semblait l'avoir
guéri, songeait parfois à cette histoire d'empoisonnement, lent
et obstiné, comme on songe à un cauchemar, avec des doutes.  Il
serra tendrement à son tour les mains de la malade, il voulut la
calmer.

--Voyons, est-ce possible, tout ça?...  Pour dire des choses
pareilles, il faut être vraiment bien sûr...  Et puis, ça traîne
trop!  Allez, c'est plutôt une maladie à laquelle les médecins ne
comprennent rien.

--Une maladie, reprit-elle en ricanant, une maladie qu'il m'a
fichue dans la peau, oui!...  Pour les médecins, tu as raison: il
en est venu deux qui n'ont rien compris, et qui ne sont pas
seulement tombés d'accord.  Je ne veux pas qu'un seul de ces
oiseaux remette les pieds ici...  Entends-tu, il me collait ça
dans le sel.  Puisque je te jure que je l'ai vu!  C'est pour mes
mille francs, les mille francs que papa m'a laissés.  Il se dit
que, lorsqu'il m'aura détruite, il les trouvera bien.

--Ça, je l'en défie: ils sont dans un endroit où personne ne les
découvrira, jamais, jamais!...  Je puis m'en aller, je suis
tranquille, personne ne les aura jamais, mes mille francs!

--Mais tante Phasie, moi, à votre place, j'enverrais chercher les
gendarmes, si j'étais si certain que ça.

Elle eut un geste de répugnance.

--Oh!  non, pas les gendarmes...  ça ne regarde que nous, cette
affaire; c'est entre lui et moi.  Je sais qu'il veut me manger,
et moi je ne veux pas qu'il me mange, naturellement.  Alors,
n'est-ce pas?  je n'ai qu'à me défendre, à ne pas être aussi bête
que je l'ai été, avec son sel...  Hein?  qui le croirait?  un
avorton pareil, un bout d'homme qu'on mettrait dans sa poche, ça
finirait par venir à bout d'une grosse femme comme moi, si on le
laissait faire, avec ses dents de rat!

Un petit frisson l'avait prise.  Elle respira péniblement avant
d'achever.

--N'importe, ce ne sera pas pour ce coup-ci.  Je vais mieux, je
serai sur mes pattes avant quinze jours...  Et, cette fois, il
faudra qu'il soit bien malin pour me repincer.  Ah!  oui, je suis
curieuse de voir ça.  S'il trouve le moyen de me redonner de sa
drogue, c'est que, décidément, il est le plus fort, et alors,
tant pis!  je claquerai...  Qu'on ne s'en mêle pas!

Jacques pensait que la maladie lui hantait le cerveau de ces
imaginations noires; et, pour la distraire, il tâchait de
plaisanter, lorsqu'elle se mit à trembler sous la couverture.

--Le voici, souffla-t-elle.  Je le sens, quand il approche.

En effet, quelques secondes après, Misard entra.  Elle était
devenue livide, en proie à cette terreur involontaire des
colosses devant l'insecte qui les ronge; car, dans son
obstination à se défendre seule, elle avait de lui une épouvante
croissante, qu'elle n'avouait pas.  Misard, d'ailleurs, qui, dès
la porte, les avait enveloppés, elle et le mécanicien, d'un vif
regard, ne parut même pas ensuite les avoir vus, côte à côte; et,
les yeux ternes, la bouche mince, avec son air doux d'homme
chétif, il se confondait déjà en prévenances devant Séverine.

--J'ai pensé que madame voudrait peut-être profiter de l'occasion
pour donner un coup d'oeil à sa propriété.  Alors, je me suis
échappé un instant...  Si madame désire que je l'accompagne.

Et, comme la jeune femme refusait de nouveau, il continua d'une
voix dolente:

--Madame a peut-être été étonnée, à cause des fruits...  Ils
étaient tous véreux, et ça ne valait vraiment pas l'emballage...
Avec ça, il est venu un coup de vent qui a fait bien du mal...
Ah!  c'est triste que madame ne puisse pas vendre!  Il s'est
présenté un monsieur qui a demandé des réparations...  enfin, je
suis à la disposition de madame, et madame peut compter que je la
remplace ici comme un autre elle-même.

Puis, il voulut absolument lui servir du pain et des poires, des
poires de son jardin à lui, et qui, celles-là, n'étaient pas
véreuses.  Elle accepta.

En traversant la cuisine, Misard avait annoncé aux voyageurs que
le travail de déblaiement marchait, mais qu'il y en avait encore
pour quatre ou cinq heures.  Midi était sonné, et ce fut une
nouvelle lamentation, car il commençait à faire grand-faim.
Flore, justement, déclarait qu'elle n'aurait pas de pain pour
tout le monde.  Elle avait bien du vin, elle était remontée de la
cave avec dix litres, qu'elle venait d'aligner sur la table.
Seulement, les verres manquaient aussi: il fallait boire par
groupe, la dame anglaise avec ses deux filles, le vieux monsieur
avec sa jeune femme.  Celle-ci, d'ailleurs, trouvait dans le
jeune homme du Havre un serviteur zélé, inventif, qui veillait
sur son bien-être.  Il disparut, revint avec des pommes et un
pain, découvert au fond du bûcher.  Flore se fâchait, disait que
c'était du pain pour sa mère malade.  Mais, déjà, il le coupait,
le distribuait aux dames, en commençant par la jeune femme, qui
lui souriait, flattée.  Son mari ne décolérait pas, ne s'occupait
même plus d'elle, en train d'exalter avec l'Américain les moeurs
commerciales de New-York.  Jamais les jeunes Anglaises n'avaient
croqué des pommes de si bon coeur.  Leur mère, très lasse,
sommeillait à demi.  Il y avait, par terre, devant l'âtre, deux
dames assises, vaincues par l'attente.  Des hommes, qui étaient
sortis fumer devant la maison, pour tuer un quart d'heure,
rentraient gelés, frissonnants.  Peu à peu, le malaise
grandissait, la faim mal satisfaite, la fatigue doublée par la
gêne et l'impatience.  Cela tournait au campement de naufragés, à
la désolation d'une bande de civilisés jetée par un coup de mer
dans une île déserte.

Et, comme les allées et venues de Misard laissaient la porte
ouverte, tante Phasie, de son lit de malade, regardait.  C'était
donc là ce monde, qu'elle aussi voyait passer dans un coup de
foudre, depuis un an bientôt qu'elle se traînait de son matelas à
sa chaise.  Elle ne pouvait même plus que rarement aller sur le
quai, elle vivait ses jours et ses nuits, seule, clouée là, les
yeux sur la fenêtre, sans autre compagnie que ces trains qui
filaient si vite.  Toujours elle s'était plainte de ce pays de
loups, où l'on n'avait jamais une visite; et voilà qu'une vraie
troupe débarquait de l'inconnu.  Dire que, là-dedans, parmi ces
gens pressés de courir à leurs affaires, pas un ne se doutait de
la chose, de cette saleté qu'on lui avait mise dans son sel!
Elle l'avait sur le coeur, cette invention-là, elle se demandait
s'il était Dieu permis d'avoir tant de coquinerie sournoise, sans
que personne s'en aperçût.  Enfin, il passait pourtant assez de
foule devant chez eux, des milliers et des milliers de gens; mais
tout ça galopait, pas un qui se serait imaginé que, dans cette
petite maison basse, on tuait à son aise, sans faire de bruit.
Et tante Phasie les regardait les uns après les autres, ces gens
tombés de la lune, en réfléchissant que, lorsqu'on est si occupé,
il n'était pas étonnant de marcher dans des choses malpropres et
de n'en rien savoir.

--Est-ce que vous retournez là-bas?  demanda Misard à Jacques.

--Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis.

Misard s'en alla, en refermant la porte.  Et Phasie, retenant le
jeune homme par la main, lui dit encore à l'oreille:

--Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu'il ne trouvera pas le
magot...  C'est ça qui m'amuse, quand j'y songe.  Je m'en irai
contente tout de même.

--Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde?  Vous
ne le laisserez donc pas à votre fille?

--A Flore!  pour qu'il le lui prenne!  Ah bien, non!...  Pas même
à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi: il en
aurait quelque chose...  A personne, à la terre où j'irai le
rejoindre! Elle s'épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en
l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt.
Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derrière Séverine,
toujours assise près du poêle; il leva un doigt, souriant, pour
lui recommander d'être prudente; et, d'un joli mouvement
silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se
pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et
discret.  Leurs yeux s'étaient fermés, ils buvaient leur souffle.
Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert
la porte, était là, debout devant eux, les regardant.

--Madame n'a plus besoin de pain?  demanda-t-elle d'une voix
rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles:

--Non, non, merci.

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme.  Il
hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s'il voulait parler;
puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra
partir.  Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge
guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds.  Son
angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu'il
conduisait, ne l'avait donc pas trompée.  La certitude qu'elle
cherchait depuis qu'elle les tenait là, ensemble, elle l'avait
enfin, absolue.  Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait:
c'était cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait
choisie.  Et son regret de s'être refusée, la nuit où il avait
tenté brutalement de la prendre, s'irritait encore, si
douloureux, qu'elle en aurait sangloté; car, dans son
raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait
maintenant, si elle s'était donnée à lui avant l'autre.  Où le
trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant:
«Prends-moi, j'ai été bête, parce que je ne savais pas!» Mais,
dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature
frêle qui était là, gênée, balbutiante.  D'une étreinte de ses
durs bras de lutteuse, elle pouvait l'étouffer, ainsi qu'un petit
oiseau.  Pourquoi donc n'osait-elle pas?  Elle jurait de se
venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui
l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre,
comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et
riches.  Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit
à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes
de belle fille sauvage.

--Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ça aux autres.

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures.  Le temps traînait,
démesuré, dans un écrasement de lassitude et d'irritation
grandissantes.  Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste
campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes
qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail,
rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée.
Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer
d'énervement.  Dans un coin, la jolie femme brune s'était
endormie contre l'épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux
mari ne voyait même pas, au milieu de l'abandon général,
emportant les convenances.  La pièce se refroidissait, on
grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien
que l'Américain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allongé
sur la banquette d'une voiture.  C'était maintenant l'idée, le
regret de tous: on aurait dû rester là-bas, on ne se serait pas
au moins dévoré, dans l'ignorance de ce qui se passait.  Il
fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de
regagner son compartiment et de s'y coucher.  Quand on eut planté
une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au
fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout
sombra dans un morne désespoir.

Là-bas, cependant, le déblaiement s'achevait; et, tandis que
l'équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la
voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de
remonter à leur poste.

Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait
confiance.  L'aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu'au-delà du
tunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bien
moins considérables.  De nouveau, il le questionna:

--Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et
en sortir librement?

--Quand je vous le dis!  Vous passerez, j'en réponds.

Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, se
reculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniers
démêlés avec la justice n'avaient fait qu'accroître; et il fallut
que Jacques l'appelât.

--Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont à nous,
là, contre le talus.  En cas de besoin, nous les retrouverions.

Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui
donna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu'il
l'estimait malgré tout, l'ayant vu au travail.

--Vous êtes un brave homme, vous!

Cette marque d'amitié émut Cabuche d'une extraordinaire façon.

--Merci, dit-il simplement, en étranglant des larmes.

Misard, qui s'était remis avec lui, après l'avoir chargé devant
le juge d'instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées
d'un mince sourire.  Depuis longtemps, il ne travaillait plus,
les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard
jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne
ramasserait pas des objets perdus.

Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu'on
pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la
voie, appela le mécanicien.

--Voyez donc.  Il y a un cylindre qui a reçu une tape.

Jacques s'approcha, se baissa à son tour.  Déjà, il avait
constaté, en examinant avec soin la Lison, qu'elle était blessée
là.  En déblayant, on s'était aperçu que des traverses de chêne,
laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé,
barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et même
l'arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la
machine avait buté contre les traverses.  On voyait l'éraflure
sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait
légèrement faussé.  Mais c'était tout le mal apparent; ce qui
avait rassuré le mécanicien d'abord.  Peut-être existait-il de
graves désordres intérieurs, rien n'est plus délicat que le
mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le coeur, l'âme vivante.
Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les
articulations de la Lison.  Elle fut longue à s'ébranler, comme
une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses
membres.  Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit
quelques tours de roue, étourdie encore, pesante.  Ça irait, elle
pourrait marcher, ferait le voyage.  Seulement, il hocha la tête,
car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière
sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d'un coup
mortel.  C'était dans cette neige qu'elle devait avoir pris ça,
un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes,
solidement bâties, qui s'en vont de la poitrine, pour être
rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.

De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le
purgeur.  Les deux conducteurs étaient à leur poste.  Misard,
Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête.
Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats
armés de leurs pelles, qui s'étaient rangés à droite et à gauche,
le long du talus.  Puis, il s'arrêta devant la maison du
garde-barrière, pour prendre les voyageurs.

Flore était là, dehors.  Ozil et Cabuche la rejoignirent, se
tinrent près d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant,
saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui,
ramassait des pièces blanches.  Enfin, c'était donc la
délivrance!  Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait
de froid, de faim et d'épuisement.  La dame anglaise emporta ses
deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havre monta
dans le même compartiment que la jolie femme brune, très
languissante, en se mettant à la disposition du mari.  Et l'on
eût dit, dans le gâchis de la neige piétinée, l'embarquement
d'une troupe en déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant
perdu jusqu'à l'instinct de la propreté.  Un instant, à la
fenêtre de la chambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie,
que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s'était
traînée, pour voir.  Ses grands yeux caves de malade regardaient
cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne
reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.

Mais Séverine était sortie la dernière.  Elle tourna la tête,
elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'à sa
voiture.  Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet
échange tranquille de leur tendresse.  D'un mouvement brusque,
elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repoussé jusque-là, comme
si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme.

Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d'un
sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus
s'arrêter qu'à Rouen.  Il était six heures, la nuit achevait de
tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pâle,
d'une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre,
éclairant la désolation de ce pays ravagé.  Et, là, dans cette
lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de
biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec
son écriteau: «A vendre», cloué sur sa façade close.



VIII


A Paris, le train n'entra en gare qu'à dix heures quarante du
soir.  Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour
donner aux voyageurs le temps de dîner; et Séverine s'était
empressée d'envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant
qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain
soir.  Toute une nuit à être avec Jacques, la première qu'ils
passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-mêmes,
sans crainte d'y être dérangés!

Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée.
Sa femme, la mère Victoire, était à l'hôpital depuis huit jours,
pour une foulure grave du pied, à la suite d'une chute; et, lui
ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu'il le disait en
ricanant, il avait trouvé d'offrir leur chambre à madame Roubaud:
elle y serait beaucoup mieux que dans un hôtel du voisinage, elle
pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle.  Tout
de suite, Jacques s'était rendu compte du côté pratique de
l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait où mener la jeune
femme.  Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs
débarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui
conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui
avait remise.  Mais elle hésitait, refusait, gênée par le sourire
gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.

--Non, non, j'ai une cousine.  Elle me mettra bien un matelas par
terre.

--Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur
bon enfant.  Le lit est tendre, allez!  et il est grand, on y
coucherait quatre!

Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef.  Il
s'était penché, il lui avait soufflé à voix très basse:

--Attends-moi.

Séverine n'avait qu'à remonter un bout de la rue d'Amsterdam et à
tourner dans l'impasse; mais la neige était si glissante, qu'elle
dut marcher avec de grandes précautions.  Elle eut la chance de
trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans
même être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de
dominos avec une voisine; et, au quatrième, elle ouvrit la porte,
la referma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait
la soupçonner là.  Pourtant, en passant sur le palier du
troisième, elle avait très distinctement entendu des rires, des
chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites réceptions
des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des
amies, une fois par semaine.  Et, maintenant que Séverine avait
refermé la porte, dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle
percevait encore, à travers le plancher, la gaieté vive de toute
cette jeunesse.  Un instant, l'obscurité lui parut complète; et
elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à
sonner onze heures, à coups profonds, d'une voix qu'elle
reconnaissait.  Puis, ses yeux s'habituèrent, les deux fenêtres
se découpèrent en deux carrés pâles, éclairant le plafond du
reflet de la neige.  Déjà, elle s'orientait, cherchait sur le
buffet les allumettes, dans un coin où elle se souvenait de les
avoir vues.  Mais elle eut plus de peine à trouver une bougie;
enfin, elle en découvrit un bout, au fond d'un tiroir; et,
l'ayant allumé, la pièce s'éclaira, elle y jeta un regard inquiet
et rapide, comme pour voir si elle y était bien seule.  Elle
reconnaissait chaque chose, la table ronde où elle avait déjeuné
avec son mari, le lit drapé de cotonnade rouge, au bord duquel il
l'avait abattue d'un coup de poing.  C'était bien là, rien
n'avait été changé dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y
était venue.

Lentement, Séverine ôta son chapeau.  Mais, comme elle allait
aussi enlever son manteau, elle grelotta.  On gelait dans cette
chambre.  Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait du
charbon et du menu bois.  Tout de suite, sans se dévêtir
davantage, l'idée lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut
une distraction au malaise qu'elle avait éprouvé d'abord.  Ce
ménage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensée qu'ils
auraient bien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de
leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais
l'obtenir, ils rêvaient une nuit pareille!  Lorsque le poêle
ronfla, elle s'ingénia à d'autres préparatifs, rangea les chaises
à sa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le
lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il était en effet très
large.  Son ennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire,
dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il était le
maître, Pecqueux avait balayé jusqu'aux miettes, sur les
planches.  C'était comme pour la lumière, il n'y avait que ce
bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de
voir clair.  Et, ayant très chaud maintenant, animée, elle
s'arrêta au milieu de la pièce, donnant un coup d'oeil, pour
s'assurer que rien ne manquait.

Puis, comme elle s'étonnait que Jacques ne fût pas là encore, un
coup de sifflet l'attira près d'une des fenêtres.  C'était le
train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait.
En bas, le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel
des Batignolles, n'était plus qu'une nappe de neige, où l'on
distinguait seulement l'éventail des rails, aux branches noires.
Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements
blancs, comme endormis sous de l'hermine.  Et, entre les vitrages
immaculés des grandes marquises et les charpentes du pont de
l'Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, en
face, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, au
milieu de tout ce blanc.  Le direct du Havre apparut, rampant et
sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les ténèbres d'une
flamme vive; et elle le regarda disparaître sous le pont, tandis
que les trois feux d'arrière ensanglantaient la neige.  Quand
elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit:
était-elle vraiment bien seule?  il lui avait semblé sentir un
souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un geste
brutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement.
Ses yeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce.  Non,
personne.

A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi?  Dix
minutes encore se passèrent.  Un léger grattement, un bruit
d'ongles égratignant du bois, l'inquiéta.  Puis, elle comprit,
elle courut ouvrir.  C'était lui, avec une bouteille de malaga et
un gâteau.

Toute secouée de rires, d'un mouvement emporté de caresse, elle
se pendit à son cou.

--Oh!  es-tu mignon!  Tu y as songé!

Mais lui, vivement, la fit taire.

--Chut!  chut!

Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il était poursuivi par la
concierge.  Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner,
de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui
descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu
monter sans que personne s'en doutât.  Seulement, là, sur le
palier, il venait d'apercevoir une porte entrebâillée, la
marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une
cuvette.

--Ne faisons pas de bruit, veux-tu?  Parlons doucement.

Elle répondit en le serrant entre ses bras, d'une étreinte
passionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets.  Cela
l'égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que très
bas.

--Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux
petites souris.

Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deux
assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arrêtant avec une envie
d'éclater de rire, dès qu'un objet sonnait, posé trop vite.

Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit à demi-voix:

--J'ai pensé que tu aurais faim.

--Mais je meurs!  On a si mal dîné à Rouen!

--Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet?

--Ah!  non, pour que tu ne puisses plus remonter!...  Non, non,
c'est assez du gâteau.

Tout de suite, ils s'assirent côte à côte, presque sur la même
chaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gaminerie
d'amoureux.  Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur
coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang
à ses joues.  Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en
sentaient l'ardent frisson.  Mais, comme il lui posait sur la
nuque des baisers trop bruyants, elle l'arrêta à son tour.

--Chut!  chut!

Elle lui faisait signe d'écouter; et, dans le silence, ils
entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle
sourd, rythmé par un bruit de musique: ces demoiselles venaient
d'organiser une sauterie.  A côté, la marchande de journaux
jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette.
Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y
eut plus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l'étouffement de la
neige, qu'un roulement sourd, le départ d'un train, qui semblait
pleurer à faibles coups de sifflet.

--Un train d'Auteuil, murmura-t-il.  Minuit moins dix.

Puis, d'une voix de caresse, légère comme un souffle:

--Au dodo, chérie, veux-tu?

Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvre
heureuse, revivant malgré elle les heures qu'elle avait vécues
là, avec son mari.  N'était-ce pas le déjeuner d'autrefois qui se
continuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu des
mêmes bruits?  Une excitation croissante se dégageait des choses,
les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n'avait éprouvé
un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrer
toute.  Elle en avait comme le désir physique, qu'elle ne
distinguait plus de son désir sensuel; et il lui semblait qu'elle
lui appartiendrait davantage, qu'elle y épuiserait la joie d'être
à lui, si elle se confessait à son oreille, dans un embrassement.
Les faits s'évoquaient, son mari était là, elle tourna la tête,
en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer
par-dessus son épaule, pour prendre le couteau.

--Veux-tu?  chérie, au dodo!  répéta Jacques.

Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme qui
écrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu
y sceller l'aveu.  Et, muette, elle se leva, se dévêtit
rapidement, se coula sous la couverture, sans même relever ses
jupes, traînant sur le parquet.  Lui, non plus, ne rangea rien:
la table resta avec la débandade du couvert, tandis que le bout
de bougie achevait de brûler, la flamme déjà vacillante.  Et,
lorsque, à son tour, déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque
enlacement, une possession emportée, qui les étouffa tous les
deux, hors d'haleine.  Dans l'air mort de la chambre, pendant que
la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un
bruit, rien qu'un grand tressaillement éperdu, un spasme profond
jusqu'à l'évanouissement.

Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme des
premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité de
ses yeux bleus.  Elle semblait s'être passionnée chaque jour,
sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie
peu à peu s'éveiller, dans ses bras, de cette longue virginité
froide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni la
brutalité conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer.  La
créature d'amour, simplement docile autrefois, aimait à cette
heure, et se donnait sans réserve, et gardait du plaisir une
reconnaissance brûlante.  Elle en était arrivée à une violente
passion, à de l'adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses
sens.  C'était ce grand bonheur, de le tenir enfin à elle,
librement, de le garder contre sa gorge, lié de ses deux bras,
qui venait ainsi de serrer ses dents, à ne pas laisser échapper
un soupir.

Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'étonna.

--Tiens!  la bougie s'est éteinte.

Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait
bien.  Puis, avec un rire étouffé:

--J'ai été sage, hein?

--Oh!  oui, personne n'a entendu...  Deux vraies petites souris!

Lorsqu'ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suite dans
ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans son cou.
Et, soupirant d'aise:

--Mon Dieu!  qu'on est bien!

Ils ne parlèrent plus.  La chambre était noire, on distinguait à
peine les carrés pâles des deux fenêtres; et il n'y avait, au
plafond, qu'un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante.  Ils
la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts.  Les
bruits de musique avaient cessé, des portes battaient, toute la
maison tombait à la paix lourde du sommeil.  En bas, le train de
Caen qui arrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs
assourdis montaient à peine, comme très lointains.

Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau.
Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l'aveu.
Depuis de si longues semaines, il la tourmentait!  La tache
ronde, au plafond, s'élargissait, semblait s'étendre comme une
tache de sang.  Ses yeux s'hallucinaient à la regarder, les
choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire
tout haut.  Elle sentait les mots lui en monter aux lèvres, avec
l'onde nerveuse qui soulevait sa chair.  Comme cela serait bon,
de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entière!

--Tu ne sais pas, chéri...

Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache
saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire.  Contre lui,
dans ce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le
flot montant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deux
pensaient, sans jamais en parler.  Jusque-là, il l'avait fait
taire, craignant le frisson précurseur de son mal de jadis,
tremblant que cela ne changeât leur existence, de causer de sang
entre eux.  Mais, cette fois, il était sans force, même pour
pencher la tête et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement
une langueur délicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiède, aux
bras souples de cette femme.  Il crut que c'était fait, qu'elle
dirait tout.  Aussi fut-il soulagé de son attente anxieuse,
lorsqu'elle parut se troubler, hésiter, puis reculer et dire:

--Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je couche avec
toi.

A la dernière seconde, sans qu'elle l'eût voulu, c'était le
souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses
lèvres, au lieu de l'aveu.

--Oh!  tu crois?  murmura-t-il, incrédule.  Il a l'air si gentil.
Il m'a encore tendu la main ce matin.

--Je t'assure qu'il sait tout.  En ce moment, il doit se dire que
nous sommes comme ça, l'un dans l'autre, à nous aimer!  J'ai des
preuves.

Elle se tut, le serra plus étroitement, d'une étreinte où le
bonheur de la possession s'aiguisait de rancune.  Puis, après une
rêverie frémissante:

--Oh!  je le hais, je le hais!

Jacques fut surpris.  Lui, n'en voulait aucunement à Roubaud.  Il
le trouvait très accommodant.

--Tiens!  pourquoi donc?  demanda-t-il.  Il ne nous gêne guère.

Elle ne répondit point, elle répéta:

--Je le hais...  Maintenant, rien qu'à le sentir à côté de moi,
c'est un supplice.  Ah!  si je pouvais, comme je me sauverais,
comme je resterais avec toi!

A son tour, touché de cet élan d'ardente tendresse, il la ramena
davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule,
toute sienne.  Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans
presque détacher les lèvres collées à son cou, elle dit
doucement:

--C'est que tu ne sais pas, chéri...

C'était l'aveu qui revenait, fatal, inévitable.  Et, cette fois,
il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait,
car il montait en elle du désir éperdu d'être reprise et
possédée.  On n'entendait plus un souffle dans la maison, la
marchande de journaux elle-même devait dormir profondément.
Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de
voiture, enseveli, drapé de silence; et le dernier train du
Havre, qui était parti à minuit vingt, paraissait avoir emporté
la vie dernière de la gare.  Le poêle ne ronflait plus, le feu
achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge
du plafond, arrondie là-haut comme un oeil d'épouvante.  Il
faisait si chaud, qu'une brume lourde, étouffante, semblait peser
sur le lit, où tous deux, pâmés, confondaient leurs membres.

--Chéri, c'est que tu ne sais pas...

Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.

--Si, si, je sais.

--Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux pas savoir.

--Je sais qu'il a fait ça pour l'héritage.

Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.

--Ah!  oui, l'héritage!

Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frôlant les vitres
aurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez le
président Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses
rapports avec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise,
trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout.  Son
murmure léger, dès lors, coula, intarissable.

--Imagine-toi, c'était ici, dans cette chambre, en février
dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le
sous-préfet...  Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous
venons de souper, là, sur cette table.  Naturellement, il ne
savait rien, je n'étais pas allée lui conter l'histoire...  Et
voilà qu'à propos d'une bague, un ancien cadeau, à propos de
rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris...
ah!  Mon chéri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle
façon il m'a traitée!

Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s'étaient
crispées sur sa peau nue.

--D'un coup de poing, il m'a abattue par terre...  Et puis, il
m'a traînée par les cheveux...  Et puis, il levait son talon sur
ma figure, comme s'il voulait l'écraser...  Non!  vois-tu, tant
que je vivrai, je me souviendrai de ça...  Encore les coups, mon
Dieu!  Mais si je te répétais toutes les questions qu'il m'a
faites, enfin ce qu'il m'a forcée à lui raconter!  Tu vois, je
suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien,
n'est-ce pas?  ne m'oblige à te les dire.  Eh bien!  jamais je
n'oserai te donner même une simple idée des sales questions
auxquelles il m'a fallu répondre, car il m'aurait assommée, c'est
certain...  Sans doute, il m'aimait, il a dû avoir un gros
chagrin en apprenant tout ça; et j'accorde que j'aurais agi plus
honnêtement, si je l'avais prévenu avant le mariage.  Seulement,
il faut comprendre.  C'était ancien, c'était oublié.  Il n'y a
qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie...
Voyons, toi, mon chéri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce
que tu sais ça, maintenant?

Jacques n'avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces bras
de femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que
des noeuds de couleuvres vives.  Il était très surpris, le
soupçon d'une pareille histoire ne lui étant jamais venu.  Comme
tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi à
expliquer si bien les choses!  Du reste, il aimait mieux ça, la
certitude que le ménage n'avait pas tué pour de l'argent le
soulageait d'un mépris, dont il avait parfois la conscience
brouillée, même sous les baisers de Séverine.

--Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?...  Je me moque de ton passé.
Ce sont des affaires qui ne me regardent pas...  Tu es la femme
de Roubaud, tu as bien pu être celle d'un autre.

Il y eut un silence.  Tous deux s'étreignaient à s'étouffer, et
il sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.

--Ah!  tu as été la maîtresse de ce vieux.  Tout de même, c'est
drôle.

Mais elle se traîna le long de lui, jusqu'à sa bouche, balbutiant
dans un baiser:

--Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aimé que toi...
Oh!  les autres, si tu savais!  Avec eux, vois-tu, je n'ai pas
seulement appris ce que ça pouvait être; tandis que toi, mon
chéri, tu me rends si heureuse!

Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le
reprenant de ses mains égarées.  Et, pour ne pas céder tout de
suite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleins
bras.

--Non, non, attends, tout à l'heure...  Et, alors, ce vieux?

Très bas, dans une secousse de tout son être, elle avoua:

--Oui, nous l'avons tué.

Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort,
revenu en elle.  C'était, comme au fond de toute volupté, une
agonie qui recommençait.  Un instant, elle resta suffoquée par
une sensation ralentie de vertige.  Puis, le nez de nouveau dans
le cou de son amant, du même léger souffle:

--Il m'a fait écrire au président de partir par l'express, en
même temps que nous, et de ne se montrer qu'à Rouen...  moi, je
tremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nous
allions.  Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne
disait rien et qui me faisait grand-peur.  Je ne la voyais même
pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos crânes,
qu'elle savait très bien ce que nous voulions faire...  C'est
ainsi que se sont passées les deux heures, de Paris à Rouen.  Je
n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remué, fermant les yeux, pour
faire croire que je dormais.  à mon côté, je le sentais, immobile
lui aussi, et ce qui m'épouvantait, c'était de connaître les
choses terribles qu'il roulait dans sa tête, sans pouvoir deviner
exactement ce qu'il avait résolu de faire...  Ah!  quel voyage,
avec ce flot tourbillonnant de pensées, au milieu des coups de
sifflet, des cahots et du grondement des roues!

Jacques, qui avait sa bouche dans l'épaisse toison odorante de sa
chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisers
inconscients.

--Mais, puisque vous n'étiez pas dans le même compartiment,
comment avez-vous fait pour le tuer?

--Attends, tu vas comprendre...  C'était le plan de mon mari.  Il
est vrai que, s'il a réussi, c'est bien le hasard qui l'a
voulu...  A Rouen, il y avait dix minutes d'arrêt.  Nous sommes
descendus, il m'a forcée de marcher jusqu'au coupé du président,
d'un air de gens qui se dégourdissent les jambes.  Et là, il a
affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s'il eût
ignoré qu'il fût dans le train.  Sur le quai, on se bousculait,
un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, à cause
d'une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain.  Lorsqu'on a
commencé à refermer les portières, c'est le président lui-même
qui nous a demandé de monter avec lui.  Moi, j'ai balbutié, j'ai
parlé de notre valise; mais il se récriait, il disait qu'on ne
nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner
dans notre compartiment, à Barentin, puisqu'il descendait là.  Un
instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher.  A
cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa
dans le coupé, monta, referma la portière et la glace.  Comment
ne nous a-t-on pas vus?  c'est ce que je ne puis m'expliquer
encore.  Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la
tête, enfin il ne s'est pas trouvé un témoin ayant vu clair.  Et
le train, lentement, quitta la gare.

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène.  Sans qu'elle
en eût conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait
sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un
genou du jeune homme.

--Ah!  le premier moment, dans ce coupé, lorsque j'ai senti le
sol fuir!  J'étais comme étourdie, je n'ai pensé d'abord qu'à
notre valise: de quelle façon la ravoir?  et n'allait-elle pas
nous vendre, si nous la laissions là-bas?  Tout cela me
paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé
par un enfant, qu'il faudrait être fou pour mettre à exécution.
Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus.  Aussi
essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait,
que cela ne serait pas, ne pouvait pas être.  Mais non, rien qu'à
le voir causer avec le président, je comprenais que sa résolution
restait immuable et farouche.  Pourtant, il était très calme, il
parlait même avec gaieté, de son air habituel; et ce devait être
dans son clair regard seul, fixé par moments sur moi, que je
lisais l'obstination de sa volonté.  Il le tuerait, à un
kilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu'il avait
fixé, et que j'ignorais: cela était certain, cela éclatait jusque
dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre,
celui qui, tout à l'heure, ne serait plus.  Je ne disais rien,
j'avais un grand tremblement intérieur que je m'efforçais de
cacher, en affectant de sourire, dès qu'on me regardait.
Pourquoi, alors, n'ai-je pas même songé à empêcher tout ça?  Ce
n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me
suis étonnée de ne m'être pas mise à crier par la portière, ou de
ne pas avoir tiré le bouton d'alarme.  En ce moment-là, j'étais
comme paralysée, je me sentais radicalement impuissante.  Sans
doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis
tout, chéri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'étais
malgré moi, de tout mon être, avec lui contre l'autre, parce que
les deux m'avaient eue, n'est-ce pas?  et que lui était jeune,
tandis que l'autre, oh!  les caresses de l'autre...  Enfin,
est-ce qu'on sait?  On fait des choses qu'on ne croirait jamais
pouvoir faire.  Quand je pense que je n'oserais pas saigner un
poulet!  Ah!  cette sensation de nuit de tempête, ah!  ce noir
épouvantable qui hurlait au fond de moi!

Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques la
trouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeur
noire dont elle parlait.  Il avait beau la nouer à lui plus
étroitement, il n'entrait pas en elle.  Une fièvre le prenait, à
ce récit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.

--Dis-moi, l'as-tu donc aidé à tuer le vieux?

--J'étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre.  Mon mari
me séparait du président, qui occupait l'autre coin.  Ils
causaient ensemble des élections prochaines...  Par moments, je
voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour
s'assurer où nous étions, comme pris d'impatience...  Chaque
fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin
parcouru.  La nuit était pâle, les masses noires des arbres
défilaient furieusement.  Et toujours ce grondement des roues que
jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix
enragées et gémissantes, des plaintes lugubres de bêtes hurlant à
la mort!  A toute vitesse, le train courait...  Brusquement, il y
a eu des clartés, un écho répercuté du train entre les bâtiments
d'une gare.  Nous étions à Maromme, déjà à deux lieues et demie
de Rouen.  Encore Malaunay, et puis Barentin.  Où donc la chose
allait-elle se faire?  Faudrait-il attendre la dernière minute?
Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je
m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, à cette chute
assourdissante au travers des ténèbres, lorsque, en traversant
Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le
tunnel, à un kilomètre de là...  Je me tournai vers mon mari, nos
yeux se rencontrèrent: oui, dans le tunnel, encore deux
minutes...  le train courait, l'embranchement de Dieppe fut
dépassé, j'aperçus l'aiguilleur à son poste.  Il y a là des
coteaux, où j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras
levés, qui nous chargeaient d'injures.  Puis, la machine siffla
longuement: c'était l'entrée du tunnel...  Et, lorsque le train
s'y engouffra, oh!  quel retentissement sous cette voûte basse!
tu sais, ces bruits de fer remué, pareils à des volées de marteau
sur l'enclume, et que moi, à cette seconde d'affolement, je
transformais en roulements de tonnerre.

Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changée,
presque rieuse:

--Est-ce bête, hein?  chéri, d'en avoir encore froid dans les os.
J'ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis si
contente!...  Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout à
craindre: l'affaire est classée, sans compter que les gros
bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer
ça au clair...  Oh!  j'ai compris, je suis tranquille.

Puis, elle ajouta, en riant tout à fait:

--Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une
jolie peur!...  Et dis-moi donc, ça m'a toujours intriguée: au
juste, qu'avais-tu vu?

--Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui
en égorgeait un autre...  Vous étiez si drôles avec moi, que
j'avais fini par me douter.  Un instant, j'avais même reconnu ton
mari...  Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai été
absolument certain...

Elle l'interrompit gaiement.

--Oui, dans le square, le jour où je t'ai dit non, tu te
rappelles?  la première fois que nous nous sommes trouvés seuls à
Paris...  Est-ce singulier!  je te disais que ce n'était pas
nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire.
N'est-ce pas, c'était comme si je t'avais tout raconté?...  Oh!
chéri, j'y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est
depuis ce jour-là que je t'aime.

Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre.  Et
elle reprit:

--Sous le tunnel, le train courait...  Il est très long, le
tunnel.  On reste là-dessous trois minutes.  J'ai bien cru que
nous y avions roulé une heure...  Le président ne causait plus, à
cause du bruit assourdissant de ferraille remuée.  Et mon mari, à
ce dernier moment, devait avoir une défaillance, car il ne
bougeait toujours pas.  Je voyais seulement, sous la clarté
dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes...
Allait-il donc attendre d'être de nouveau en rase campagne?  La
chose était désormais pour moi si fatale, si inévitable, que je
n'avais qu'un désir: ne plus souffrir à ce point de l'attente,
être débarrassée.  Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le
fallait?  J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'étais
exaspérée de peur et de souffrance...  Il me regarda.  J'avais
sans doute ça sur la figure.  Et, tout d'un coup, il se rua,
saisit aux épaules le président, qui s'était tourné du côté de la
portière.  Celui-ci, effaré, se dégagea d'une secousse
instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste
au-dessus de sa tête.  Il le toucha, fut repris par l'autre et
abattu sur la banquette, d'une telle poussée, qu'il s'y trouva
comme plié en deux.  Sa bouche ouverte de stupeur et d'épouvante
lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme; tandis que
j'entendais distinctement mon mari répéter le mot: Cochon!
cochon!  cochon!  d'une voix sifflante, qui s'enrageait.  Mais le
bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle
reparut, avec les arbres noirs qui défilaient...  Moi, j'étais
restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier,
le plus loin possible.  Combien la lutte dura-t-elle?  quelques
secondes à peine.  Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus,
que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les
arbres nous voyaient.  Mon mari, qui tenait son couteau ouvert,
ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le
plancher mouvant de la voiture.  Il faillit tomber sur les
genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse,
pendant que la machine sifflait, à l'approche du passage à niveau
de la Croix-de-Maufras...  C'est alors que, sans que j'aie pu
ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetée sur
les jambes de l'homme qui se débattait.  Oui, je me suis laissée
tomber ainsi qu'un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon
poids, pour qu'il ne les remuât plus.  Et je n'ai rien vu, mais
j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue
secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec
un déroulement d'horloge qu'on a cassée...  Oh!  ce frisson
d'agonie dont j'ai encore l'écho dans les membres!

Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner.  Mais,
à présent, elle avait hâte de finir.

--Non, attends...  Comme je me relevais, nous passions à toute
vapeur devant la Croix-de-Maufras.  J'ai aperçu distinctement la
façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière.
Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d'être à
Barentin...  Le corps était plié sur la banquette, le sang
coulait en mare épaisse.  Et mon mari, debout, hébété, balancé
par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec
son mouchoir.  Cela a duré une minute, sans que ni l'un ni
l'autre nous fissions rien pour notre salut...  Si nous gardions
ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir
peut-être, à l'arrêt de Barentin...  Mais il avait remis le
couteau dans sa poche, il semblait s'éveiller.  Je l'ai vu qui
fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il
trouvait; et, ayant ouvert la portière, il s'efforça de le
pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du
sang.  «Aide-moi donc!  pousse avec moi.» Je n'essayai même pas,
je ne sentais plus mes membres.  «Nom de Dieu!  veux-tu bien
pousser avec moi!» La tête, sortie la première, pendait jusqu'au
marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de
passer.  Et le train courait...  Enfin, sous une poussée plus
forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues.
«Ah!  le cochon, c'est donc fini!» Puis, il ramassa la
couverture, la jeta aussi.  Il n'y avait plus que nous deux,
debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n'osions
pas nous asseoir...  La portière battait toujours, grande
ouverte, et je ne compris pas d'abord, anéantie, affolée, lorsque
je vis mon mari descendre, disparaître à son tour.  Il revint.
«Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu'on nous coupe le
cou!» Je ne bougeais pas, il s'impatientait.  «Viens donc, nom de
Dieu!  notre compartiment est vide, nous y retournons.» Vide,
notre compartiment, il y était donc allé?  La femme en noir,
celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, était-il bien
certain qu'elle ne fût pas restée dans un coin?...  «Veux-tu
venir, ou je te fous sur la voie comme l'autre!» Il était
remonté, il me poussait, brutal, fou.  Et je me trouvai dehors,
sur le marchepied, les deux mains cramponnées à la tringle de
cuivre.  Lui, descendu derrière moi, avait refermé soigneusement
la portière.  «Va donc, va donc!» Mais je n'osais pas, emportée
dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait
en tempête.  Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts
raidis allaient laisser échapper la tringle.  «Va donc, nom de
Dieu!» Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchant une main
après l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du
tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes.
Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de la
station de Barentin.  La machine se mit à siffler.  «Va donc, nom
de Dieu!» Oh!  ce bruit d'enfer, cette trépidation violente dans
laquelle je marchais!  Il me semblait qu'un orage m'avait prise,
me roulait comme une paille, pour aller, là-bas, m'écraser contre
un mur.  Derrière mon dos, la campagne fuyait, les arbres me
suivaient d'un galop enragé, tournant sur eux-mêmes, tordus,
jetant chacun une plainte brève, au passage.  A l'extrémité du
wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied
du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arrêtai, à bout
de courage.  Jamais je n'aurais la force.  «Va donc, nom de
Dieu!» Il était sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux,
et je ne sais comment je continuai à avancer, par la seule force
de l'instinct, ainsi qu'une bête qui a planté ses griffes et qui
ne veut pas tomber.  Comment aussi ne nous a-t-on pas vus?  Nous
avons passé devant trois voitures, dont une, de deuxième classe,
était absolument bondée.  Je me souviens des têtes rangées à la
file, sous la clarté de la lampe; je crois que je les
reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros
homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes
filles, qui se sont penchées en riant.  «Va donc, nom de Dieu!
va donc, nom de Dieu!» Et je ne sais plus, les lumières de
Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière
sensation a été d'être traînée, charriée, enlevée par les
cheveux.  Mon mari a dû m'empoigner, ouvrir la portière
par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment.
Haletante, j'étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous
nous sommes arrêtés; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement,
qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin.
Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé
lui-même.  Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche...
Oh!  je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces
abominations qu'il m'a fait souffrir!  et toi, je t'aime, mon
chéri, toi qui me donnes tant de bonheur!

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri
était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans
l'exécration de ses souvenirs.  Mais Jacques, qu'elle avait
bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

--Non, non, attends...  Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu
l'as senti mourir?

En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des
entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge.  Il était
repris de la curiosité du meurtre.

--Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer?

--Oui, un coup sourd.

--Ah!  un coup sourd...  Pas un déchirement!  tu es sûre?

--Non, non, rien qu'un choc.

--Et, ensuite, il a eu une secousse, hein?

--Oui, trois secousses, oh!  d'un bout à l'autre de son corps, si
longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.

--Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas?

--Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.

--Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le
sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau?

--A moi, oh!  je ne sais pas.

--Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu?  Dis-moi, dis-moi ce que ça
t'a fait, bien franchement...  De la peine?

--Non, non, pas de la peine!

--Du plaisir?

--Du plaisir, ah!  non, pas du plaisir!

--Quoi donc, mon amour?  Je t'en prie, dis-moi tout...  Si tu
savais...  Dis-moi ce qu'on éprouve.

--Mon Dieu!  est-ce qu'on peut dire ça?...  C'est affreux, ça
vous emporte, oh!  si loin, si loin!  J'ai plus vécu dans cette
minute-là que dans toute ma vie passée.

Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette
fois l'avait prise; et Séverine aussi le prenait.  Ils se
possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la même
volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut.
Leur souffle rauque, seul, s'entendit.  Au plafond, le reflet
saignant avait disparu; et, le poêle éteint, la chambre
commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors.  Pas une
voix ne montait de Paris ouaté de neige.  Un instant, des
ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à
côté.  Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison
endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit tout
de suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée.  Le
voyage, l'attente prolongée chez les Misard, cette nuit de
fièvre, l'accablaient.  Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle
dormait déjà, d'un souffle égal.  Le coucou venait de sonner
trois heures.

Et, pendant près d'une heure encore, Jacques la garda sur son
bras gauche, qui, peu à peu, s'engourdissait.  Lui, ne pouvait
fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinément, semblait
rouvrir dans les ténèbres.  Maintenant, il ne distinguait plus
rien de la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le
poêle, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournât,
pour retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles,
d'une légèreté de rêve.  Malgré sa fatigue écrasante, une
activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans
cesse le même écheveau d'idées.  Chaque fois que, par un effort
de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise
recommençait, les mêmes images défilaient, éveillant les mêmes
sensations.  Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité
mécanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts
s'emplissaient d'ombre, c'était le meurtre, détail à détail.
Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant.  Le
couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait
trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang
tiède, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les
mains.  Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps
s'agita.  Cela devenait énorme, l'étouffait, débordait, faisait
éclater la nuit.  Oh!  donner un coup de couteau pareil,
contenter ce lointain désir, savoir ce qu'on éprouve, goûter
cette minute où l'on vit davantage que dans toute une existence!

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de
Séverine sur son bras l'empêchait seul de dormir.  Doucement, il
se dégagea, la posa près de lui, sans l'éveiller.  D'abord
soulagé, il respira plus à l'aise, croyant que le sommeil allait
venir enfin.  Mais, malgré son effort, les invisibles doigts
rouvrirent ses paupières; et, dans le noir, le meurtre reparut en
traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita.  Une pluie
rouge rayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée,
bâillait comme une entaille faite à la hache.  Alors, il ne lutta
plus, resta sur le dos, en proie à cette vision obstinée.  Il
entendait en lui le labeur décuplé du cerveau, un grondement de
toute la machine.  Cela venait de très loin, de sa jeunesse.
Pourtant, il s'était cru guéri, car ce désir était mort depuis
des mois, avec la possession de cette femme; et voilà que jamais
il ne l'avait ressenti si intense, sous l'évocation de ce
meurtre, que, tout à l'heure, serrée contre sa chair, liée à ses
membres, elle lui chuchotait.  Il s'était écarté, il évitait
qu'elle ne le touchât, brûlé par le moindre contact de sa peau.
Une chaleur insupportable montait le long de son échine, comme si
le matelas, sous ses reins, se fût changé en brasier.  Des
picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque.  Un
moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout
de suite elles se glaçaient, lui donnaient un frisson.  La peur
le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur
son ventre, finit par les glisser, par les écraser sous ses
fesses, les emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque
abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il
commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups.
Quatre heures, cinq heures, six heures.  Il aspirait après le
jour, il espérait que l'aube chasserait ce cauchemar.  Aussi,
maintenant, se tournait-il vers les fenêtres, guettant les
vitres.  Mais il n'y avait toujours là que le vague reflet de la
neige.  A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante
minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre,
ce qui prouvait que la circulation devait être rétablie.  Et ce
ne fut pas avant sept heures passées, qu'il vit blanchir les
vitres, une pâleur laiteuse, très lente.  Enfin, la chambre
s'éclaira, de cette lumière confuse où les meubles semblaient
flotter.  Le poêle reparut, l'armoire, le buffet.  Il ne pouvait
toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire
s'irritaient, dans un besoin de voir.  Tout de suite, avant même
qu'il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu'aperçu, sur la
table, le couteau dont il s'était servi, le soir, pour couper le
gâteau.  Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau à
bout pointu.  Le jour qui grandissait, toute la lumière blanche
des deux fenêtres n'entrait maintenant que pour se refléter dans
cette mince lame.  Et la terreur de ses mains les lui fit
enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui
s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir.  Est-ce
qu'elles allaient cesser de lui appartenir?  Des mains qui lui
viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au
temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine.
Elle dormait très calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse
fatigue.  Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient un
oreiller sombre, coulant jusqu'aux épaules; et, sous le menton,
entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une délicatesse de
lait, à peine rosée.  Il la regarda comme s'il ne la connaissait
point.  Il l'adorait cependant, il emportait partout son image,
dans un désir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, même lorsqu'il
conduisait sa machine; à ce point, qu'un jour il s'était éveillé,
comme d'un rêve, au moment où il passait une station à toute
vapeur, malgré les signaux.  Mais la vue de cette gorge blanche
le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable;
et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait
grandir l'impérieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la
table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de
femme.  Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il
voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir,
sous un flot rouge.  Luttant, voulant s'arracher de cette
hantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, comme
submergé par l'idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l'on cède
aux poussées de l'instinct.  Tout se brouilla, ses mains
révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se
dénouèrent, s'échappèrent.  Et il comprit si bien que, désormais,
il n'était plus leur maître, et qu'elles allaient brutalement se
satisfaire, s'il continuait à regarder Séverine, qu'il mit ses
dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi
qu'un homme ivre.  Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau,
en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restées sur le
parquet.  Il chancelait, cherchait ses vêtements d'un geste
égaré, avec la pensée unique de s'habiller vite, de prendre le
couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue.  Cette
fois, son désir le torturait trop, il fallait qu'il en tuât une.
Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha à trois reprises,
avant de savoir qu'il le tenait.  Ses souliers à mettre lui
donnèrent un mal infini.  Bien qu'il fît grand jour maintenant,
la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse, une aube de
brouillard glacial où tout se noyait.  Il grelottait de fièvre,
et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en le
cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la première qu'il
rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un
soupir prolongé qui venait du lit, l'arrêta, cloué près de la
table, pâlissant.

C'était Séverine qui s'éveillait.

--Quoi donc, chéri, tu sors déjà?

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu'elle se
rendormirait.

--Où vas-tu donc, chéri?

--Rien, balbutia-t-il, une affaire de service...  Dors, je vais
revenir.

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux
déjà refermés.

--Oh!  j'ai sommeil, j'ai sommeil...  Viens m'embrasser, chéri.

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait,
avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si
fine, si jolie, en sa nudité et son désordre, c'en était fait de
la volonté qui le raidissait là, près d'elle.  Malgré lui, sa
main se lèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

--Chéri, viens m'embrasser...

Sa voix s'éteignait, elle se rendormit, très douce, avec un
murmure de caresse.  Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s'enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir
de la rue d'Amsterdam.  La neige n'avait pas encore été balayée,
on entendait à peine le piétinement des rares passants.  Tout de
suite, il avait aperçu une vieille femme; mais elle tournait le
coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas.  Des hommes le
coudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le
couteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche.
Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison
d'en face, il traversa la chaussée; et il n'arriva que pour la
voir entrer, à côté, dans une boulangerie.  Son impatience était
telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant à
descendre.  Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce
couteau, ce n'était plus lui qui agissait, mais l'autre, celui
qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être,
cet inconnu venu de très loin, brûlé de la soif héréditaire du
meurtre.  Il avait tué jadis, il voulait tuer encore.  Et les
choses, autour de Jacques, n'étaient plus que dans un rêve, car
il les voyait à travers son idée fixe.  Sa vie de chaque jour se
trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans mémoire du
passé, sans prévoyance de l'avenir, tout à l'obsession de son
besoin.  Dans son corps qui allait, sa personnalité était
absente.  Deux femmes qui le frôlèrent en le devançant, lui
firent précipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un
homme les arrêta.  Tous trois riaient, causaient.  Cet homme le
dérangeant, il se mit à suivre une autre femme qui passait,
chétive et noire, l'air pauvre sous un mince châle.  Elle
avançait à petits pas, vers quelque besogne exécrée sans doute,
dure et payée chichement, car elle n'avait pas de hâte, la face
désespérément triste.  Lui non plus, maintenant qu'il en tenait
une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour
la frapper à l'aise.  Sans doute, elle s'aperçut que ce garçon la
suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrement
indicible, étonnée qu'on pût vouloir d'elle.  Déjà, elle l'avait
mené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois
encore, l'empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge le
couteau, qu'il sortait de sa manche.  Elle avait des yeux de
misère, si implorants!  Là-bas, lorsqu'elle descendrait du
trottoir, il frapperait.  Et, brusquement, il fit un crochet, en
se mettant à la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens
inverse.  Cela sans raison, sans volonté, parce qu'elle passait à
cette minute, et que c'était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare.  Celle-ci, très
vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle était adorablement
jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec de beaux yeux
de gaieté qui riaient à la vie.  Elle ne remarqua même pas qu'un
homme la suivait; elle devait être pressée, car elle gravit
lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande
salle, qu'elle longea en courant presque, pour se précipiter vers
les guichets de la ligne de ceinture.  Et, comme elle demandait
un billet de première classe pour Auteuil, Jacques en prit
également un, l'accompagna à travers les salles d'attente, sur le
quai, jusque dans le compartiment, où il s'installa à côté
d'elle.  Le train, tout de suite, partit.

--J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel.

Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fût
montée, venait de reconnaître la jeune femme.

--Comment, c'est vous!  Où allez-vous donc, de si bonne heure?

L'autre éclata d'un bon rire, avec un geste de comique désespoir.

--Dire qu'on ne peut rien faire sans être rencontrée!  J'espère
que vous n'irez pas me vendre...  C'est demain la fête de mon
mari, et dès qu'il a été sorti pour ses affaires, j'ai pris ma
course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une
orchidée dont il a une envie folle...  Une surprise, vous
comprenez.

La vieille dame hochait la tête, d'un air de bienveillance
attendrie.

--Et bébé va bien?

--La petite, oh!  un vrai charme...  Vous savez que je l'ai
sevrée il y a huit jours.  Il faut la voir manger sa soupe...
nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux.

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang
pur de ses lèvres.  Et Jacques, qui s'était mis à sa droite, le
couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu'il
serait très bien pour frapper.  Il n'avait qu'à lever le bras et
à faire demi-tour, pour l'avoir à sa main.  Mais, sous le tunnel
des Batignolles, l'idée des brides du chapeau l'arrêta.

--Il y a là, songeait-il, un noeud qui va me gêner.  Je veux être
sûr.

Les deux femmes continuaient à causer gaiement.

--Alors, je vois que vous êtes heureuse.

--Heureuse, ah!  si je pouvais dire!  C'est un rêve que je
fais...  Il y a deux ans, je n'étais rien du tout.  Vous vous
rappelez, on ne s'amusait guère chez ma tante; et pas un sou de
dot...  Quand il venait, lui, je tremblais, tant je m'étais mise
à l'aimer.  Mais il était si beau, si riche...  Et il est à moi,
il est mon mari, et nous avons bébé à nous deux!  Je vous dis que
c'est trop!

En étudiant le noeud des brides, Jacques venait de constater
qu'il y avait dessous, attaché à un velours noir, un gros
médaillon d'or; et il calculait tout.

--Je l'empoignerai au cou de la main gauche, et j'écarterai le
médaillon en lui renversant la tête, pour avoir la gorge nue.

Le train s'arrêtait, repartait à chaque minute.  De courts
tunnels s'étaient succédé, à Courcelles, à Neuilly.  Tout à
l'heure, une seconde suffirait.

--Vous êtes allée à la mer, cet été?  reprit la vieille dame.

--Oui, en Bretagne, six semaines, au fond d'un trou perdu, un
paradis.  Puis, nous avons passé septembre dans le Poitou, chez
mon beau-père, qui possède par là de grands bois.

--Et ne devez-vous pas vous installer dans le Midi pour l'hiver?

--Si, nous serons à Cannes vers le 15...  La maison est louée.
Un bout de jardin délicieux, la mer en face.  Nous avons envoyé
là-bas quelqu'un qui installe tout, pour nous recevoir...  Ce
n'est pas que nous soyons frileux, ni l'un ni l'autre; mais cela
est si bon, le soleil!...  Puis, nous serons de retour en mars.
L'année prochaine, nous resterons à Paris.  Dans deux ans,
lorsque bébé sera grande fille, nous voyagerons.  Est-ce que je
sais, moi!  c'est toujours fête!

Elle débordait d'une telle félicité, que, cédant à son besoin
d'expansion, elle se tourna vers Jacques, vers cet inconnu, pour
lui sourire.  Dans ce mouvement, le noeud des brides se déplaça,
le médaillon s'écarta, le cou apparut, vermeil, avec une fossette
légère, que l'ombre dorait.

Les doigts de Jacques s'étaient raidis sur le manche du couteau,
pendant qu'il prenait une résolution irrévocable.

--C'est là, à cette place, que je frapperai.  Oui, tout à
l'heure, sous le tunnel, avant Passy.

Mais, à la station du Trocadéro, un employé monta, qui, le
connaissant, se mit à lui parler du service, d'un vol de charbon
dont on venait de convaincre un mécanicien et son chauffeur.  Et,
à partir de ce moment, tout se brouilla, il ne put jamais, plus
tard, rétablir les faits, exactement.  Les rires avaient
continué, un rayonnement de bonheur tel, qu'il en était comme
pénétré et assoupi.  Peut-être était-il allé jusqu'à Auteuil,
avec les deux femmes; seulement, il ne se rappelait pas qu'elles
y fussent descendues.  Lui-même avait fini par se trouver au bord
de la Seine, sans s'expliquer comment.  Ce dont il gardait la
sensation très nette, c'était d'avoir jeté, du haut de la berge,
le couteau, resté dans sa manche, à son poing.  Puis, il ne
savait plus, hébété, absent de son être, d'où l'autre s'en était
allé aussi, avec le couteau.  Il devait avoir marché pendant des
heures, par les rues et les places, au hasard de son corps.  Des
gens, des maisons, défilaient, très pâles.  Sans doute il était
entré quelque part, manger au fond d'une salle pleine de monde,
car il revoyait distinctement des assiettes blanches.  Il avait
aussi l'impression persistante d'une affiche rouge, sur une
boutique fermée.  Et tout sombrait ensuite à un gouffre noir, à
un néant, où il n'y avait plus ni temps ni espace, où il gisait
inerte, depuis des siècles peut-être.

Lorsqu'il revint à lui, Jacques était dans son étroite chambre de
la rue Cardinet, tombé en travers de son lit, tout habillé.
L'instinct l'avait ramené là, ainsi qu'un chien fourbu qui se
traîne à sa niche.  D'ailleurs, il ne se souvenait ni d'avoir
monté l'escalier ni de s'être endormi.  Il s'éveillait d'un
sommeil de plomb, effaré de rentrer brusquement en possession de
lui-même, comme après un évanouissement profond.  Peut-être
avait-il dormi trois heures, peut-être trois jours.  Et, tout
d'un coup, la mémoire lui revint: la nuit passée avec Séverine,
l'aveu du meurtre, son départ de bête carnassière, en quête de
sang.  Il n'avait plus été en lui, il s'y retrouvait, avec la
stupeur des choses qui s'étaient faites en dehors de son vouloir.
Puis, le souvenir que la jeune femme l'attendait, le mit debout,
d'un saut.  Il regarda sa montre, vit qu'il était quatre heures
déjà; et, la tête vide, très calme comme après une forte saignée,
il se hâta de retourner à l'impasse d'Amsterdam.

Jusqu'à midi, Séverine avait dormi profondément.  Ensuite,
réveillée, surprise de ne pas le voir là encore, elle avait
rallumé le poêle; et, vêtue enfin, mourant d'inanition, elle
s'était décidée, vers deux heures, à descendre manger dans un
restaurant du voisinage.  Lorsque Jacques parut, elle venait de
remonter, après avoir fait quelques courses.

--Oh!  mon chéri, que j'étais inquiète!

Et elle s'était pendue à son cou, elle le regardait de tout près,
dans les yeux.

--Qu'est-il donc arrivé?

Lui, épuisé, la chair froide, la rassurait tranquillement, sans
un trouble.

--Mais rien, une corvée embêtante.  Quand ils vous tiennent, ils
ne vous lâchent plus.

Alors, baissant la voix, elle se fit humble, câline.

--Figure-toi que je m'imaginais...  Oh!  une vilaine idée qui me
causait une peine!...  Oui, je me disais que peut-être, après ce
que je t'avais avoué, tu n'allais plus vouloir de moi...  Et
voilà que je t'ai cru parti pour ne pas revenir, jamais, jamais!

Les larmes la gagnaient, elle éclata en sanglots, en le serrant
éperdument entre ses bras.

--Ah!  mon chéri, si tu savais, comme j'ai besoin qu'on soit
gentil avec moi!...  Aime-moi, aime-moi bien, parce que, vois-tu,
il n'y a que ton amour qui puisse me faire oublier...  Maintenant
que je t'ai dit tous mes malheurs, n'est-ce pas?  il ne faut pas
me quitter, oh!  je t'en conjure!

Jacques était envahi par cet attendrissement.  Une détente
invincible l'amollissait peu à peu.  Il bégaya:

--Non, non, je t'aime, n'aie pas peur.

Et, débordé, il pleura aussi, sous la fatalité de ce mal
abominable qui venait de le reprendre, dont jamais il ne
guérirait.  C'était une honte, un désespoir sans bornes.

--Aime-moi, aime-moi bien aussi, oh!  de toute ta force, car j'en
ai autant besoin que toi!

Elle frissonna, voulut savoir.

--Tu as des chagrins, il faut me les dire.

--Non, non, pas des chagrins, des choses qui n'existent pas, des
tristesses qui me rendent horriblement malheureux, sans qu'il
soit même possible d'en causer.

Tous deux s'étreignirent, confondirent l'affreuse mélancolie de
leur peine.  C'était une infinie souffrance, sans oubli possible,
sans pardon.  Ils pleuraient, et ils sentaient sur eux les forces
aveugles de la vie, faite de lutte et de mort.

--Allons, dit Jacques, en se dégageant, il est l'heure de songer
au départ...  Ce soir, tu seras au Havre.

Séverine, sombre, les regards perdus, murmura, après un silence:

--Encore, si j'étais libre, si mon mari n'était plus là!...  Ah!
comme nous oublierions vite!

Il eut un geste violent, il pensa tout haut.

--Nous ne pouvons pourtant pas le tuer.

Fixement, elle le regarda, et lui tressaillit, étonné d'avoir dit
cette chose, à laquelle il n'avait jamais songé.  Puisqu'il
voulait tuer, pourquoi donc ne le tuait-il pas, cet homme gênant?
Et, comme il la quittait enfin, pour courir au dépôt, elle le
reprit entre ses bras, le couvrit de baisers.

--Oh!  mon chéri, aime-moi bien.  Je t'aimerai plus fort, plus
fort encore...  Va, nous serons heureux.



IX


Au Havre, dès les jours suivants, Jacques et Séverine se
montrèrent d'une grande prudence, pris d'inquiétude.  Puisque
Roubaud savait tout, n'allait-il pas les guetter, les surprendre,
pour se venger d'eux, dans un éclat?  Ils se rappelaient ses
emportements jaloux d'autrefois, ses brutalités d'ancien homme
d'équipe, tapant à poings fermés.  Et, justement, il leur
semblait, à le voir, si lourd, si muet, avec ses yeux troubles,
qu'il devait méditer quelque farouche sournoiserie, un
guet-apens, où il les tiendrait en sa puissance.  Aussi, pendant
le premier mois, ne se virent-ils qu'avec mille précautions,
toujours en alerte.

Roubaud, cependant, de plus en plus, s'absentait.  Peut-être ne
disparaissait-il ainsi que pour revenir à l'improviste et les
trouver aux bras l'un de l'autre.  Mais cette crainte ne se
réalisait pas.  Au contraire, ses absences se prolongeaient à un
tel point, qu'il n'était plus jamais là, s'échappant dès qu'il
était libre, ne rentrant qu'à la minute précise où le service le
réclamait.  Les semaines de jour, il trouvait le moyen, à dix
heures, de déjeuner en cinq minutes, puis de ne pas reparaître
avant onze heures et demie; et, le soir, à cinq heures, lorsque
son collègue descendait le remplacer, il filait, souvent pour la
nuit entière.  A peine prenait-il quelques heures de sommeil.  Il
en était de même des semaines de nuit, libre alors dès cinq
heures du matin, mangeant et dormant dehors sans doute, en tout
cas ne revenant qu'à cinq heures du soir.  Longtemps, dans ce
désarroi, il avait gardé une ponctualité d'employé modèle,
toujours présent à la minute exacte, si éreinté parfois, qu'il ne
tenait pas sur ses jambes, mais debout pourtant, consciencieux à
sa besogne.  Puis, maintenant, des trous se produisaient.  Deux
fois déjà, l'autre sous-chef, Moulin, avait dû l'attendre une
heure; même, un matin, après le déjeuner, apprenant qu'il ne
reparaissait pas, il était venu le suppléer, en brave homme, pour
lui éviter une réprimande.  Et tout le service de Roubaud
commençait ainsi à se ressentir de cette désorganisation lente.
Le jour, ce n'était plus l'homme actif, n'expédiant ou ne
recevant un train qu'après avoir tout vu par ses yeux, consignant
les moindres faits dans son rapport au chef de gare, dur aux
autres et à lui-même.  La nuit, il s'endormait d'un sommeil de
plomb, au fond du grand fauteuil de son bureau.  Éveillé, il
semblait sommeiller encore, allait et venait sur le quai, les
mains croisées derrière le dos, donnait d'une voix blanche les
ordres, dont il ne vérifiait pas l'exécution.  Tout marchait
quand même, par la force acquise de l'habitude, sauf un
tamponnement dû à une négligence de sa part, un train de
voyageurs lancé sur une voie de garage.  Ses collègues,
simplement, s'égayaient, en contant qu'il faisait la noce.

La vérité était que Roubaud, à présent, vivait au premier étage
du café du Commerce, dans la petite salle écartée, devenue peu à
peu un tripot.  On racontait que des femmes s'y rendaient, chaque
nuit; mais on n'y en aurait trouvé réellement qu'une, la
maîtresse d'un capitaine en retraite, âgée d'au moins quarante
ans, joueuse enragée elle-même, sans sexe.  Le sous-chef ne
satisfaisait là que la morne passion du jeu, éveillée en lui, au
lendemain du meurtre, par le hasard d'une partie de piquet,
grandie ensuite et changée en une habitude impérieuse, pour
l'absolue distraction, l'anéantissement qu'elle lui procurait.
Elle l'avait possédé jusqu'à chasser le désir de la femme, chez
ce mâle brutal; elle le tenait désormais tout entier, comme
l'assouvissement unique, où il se contentait.  Ce n'était pas que
le remords l'eût jamais tourmenté du besoin de l'oubli; mais,
dans la secousse dont se détraquait son ménage, au milieu de son
existence gâtée, il avait trouvé la consolation, l'étourdissement
de bonheur égoïste, qu'il pouvait goûter seul; et tout sombrait
maintenant, au fond de cette passion, qui achevait de le
désorganiser.  L'alcool ne lui aurait pas donné des heures plus
légères, plus rapides, affranchies à ce point.  Il était dégagé
du souci même de la vie, il lui semblait vivre avec une intensité
extraordinaire, mais ailleurs, désintéressé, sans que plus rien
le touchât des ennuis dont jadis il crevait de rage.  Et il se
portait fort bien, en dehors de la fatigue des nuits passées; il
engraissait même, d'une graisse lourde et jaune, les paupières
pesantes sur ses yeux troubles.  Quand il rentrait, avec la
lenteur de ses gestes ensommeillés, il n'apportait plus, chez
lui, sur toutes choses, qu'une souveraine indifférence.

La nuit où Roubaud était revenu prendre les trois cents francs
d'or, sous le parquet, il voulait payer M. Cauche, le commissaire
de surveillance, à la suite de plusieurs pertes successives.
Celui-ci, vieux joueur, avait un beau sang-froid, qui le rendait
redoutable.  D'ailleurs, il disait ne jouer que pour son plaisir,
il était tenu par ses fonctions de magistrat à garder les
apparences de l'ancien militaire, resté garçon et vivant au café,
en habitué tranquille: ce qui ne l'empêchait pas de battre
souvent les cartes la soirée entière, et de ramasser tout
l'argent des autres.  Des bruits avaient circulé, on l'accusait
aussi d'être si inexact à son poste, qu'il était question de le
forcer à se démettre.  Mais les choses traînaient, il y avait si
peu de besogne, pourquoi exiger plus de zèle?  Et il se
contentait toujours de paraître un instant sur les quais de la
gare, où chacun le saluait.

Trois semaines plus tard, Roubaud dut encore près de quatre cents
francs à M. Cauche.  Il avait expliqué que l'héritage fait par sa
femme les mettait fort à leur aise; mais il ajoutait en riant que
celle-ci gardait les clefs de la caisse, ce qui excusait sa
lenteur à payer ses dettes de jeu.  Puis, un matin qu'il était
seul, harcelé, il souleva de nouveau la frise et prit dans la
cachette un billet de mille francs.  Il tremblait de tous ses
membres, il n'avait pas éprouvé une émotion pareille, la nuit des
pièces d'or: sans doute, ce n'était encore là pour lui qu'un
appoint de hasard, tandis que le vol commençait, avec ce billet.
Un malaise lui hérissait la chair, lorsqu'il songeait à cet
argent sacré, auquel il s'était promis de ne toucher jamais.
Autrefois, il jurait de mourir plutôt de faim, et il y touchait
pourtant, et il n'aurait pu dire comment s'en étaient allés ses
scrupules, un peu chaque jour sans doute, dans la lente
fermentation du meurtre.  Au fond du trou, il croyait avoir senti
une humidité, quelque chose de mou et de nauséabond, dont il eut
horreur.  Vivement, il replaça la frise, en refaisant le serment
de se couper le poing, plutôt que de la déplacer encore.  Sa
femme ne l'avait pas vu, il respira, soulagé, but un grand verre
d'eau pour se remettre.  Maintenant, son coeur battait
d'allégresse, à l'idée de sa dette payée et de toute cette somme,
qu'il jouerait.

Mais, lorsqu'il fallut changer le billet, l'angoisse de Roubaud
recommença.  Jadis, il était brave, il se serait livré, s'il
n'avait pas commis la bêtise de mêler sa femme à l'affaire;
tandis que, à présent, la seule pensée des gendarmes lui donnait
une sueur froide.  Il avait beau savoir que la justice ne
possédait pas les numéros des billets disparus, et que,
d'ailleurs, le procès dormait, à jamais enterré dans les cartons
de classement: une épouvante le prenait, dès qu'il projetait
d'entrer quelque part, pour demander de la monnaie.  Pendant cinq
jours, il garda le billet sur lui; et c'était une continuelle
habitude, un besoin de le tâter, de le déplacer, de ne pas s'en
séparer, la nuit.  Il bâtissait des plans très compliqués, se
heurtait toujours à des craintes imprévues.  D'abord, il avait
cherché dans la gare: pourquoi un collègue, chargé d'une recette,
ne le lui prendrait-il pas?  Puis, cela lui ayant paru
extrêmement dangereux, il avait imaginé d'aller à l'autre bout du
Havre, sans sa casquette d'uniforme, acheter n'importe quoi.
Seulement, ne s'étonnerait-on pas de le voir, pour un petit
objet, remuer une si grosse somme?  Et il s'était arrêté à ce
moyen, de donner le billet au bureau de tabac du cours Napoléon,
où il entrait chaque jour: n'était-ce pas le plus simple?  on
savait bien qu'il avait hérité, la buraliste ne pouvait avoir de
surprise.  Il marcha jusqu'à la porte, se sentit défaillir et
descendit vers le bassin Vauban, pour s'exciter au courage.
Après une demi-heure de promenade, il revint, sans se décider
encore.  Et, le soir, au café du Commerce, comme M. Cauche était
là, une bravade brusque lui fit tirer le billet de sa poche, en
priant la patronne de le lui changer; mais elle n'avait pas de
monnaie, elle dut envoyer un garçon le porter au bureau de tabac.
Même on plaisanta sur le billet, qui semblait tout neuf, bien
qu'il fût daté de dix ans.  Le commissaire de surveillance
l'avait pris, et il le retournait, en disant que celui-là, pour
sûr, avait dormi au fond de quelque trou; ce qui jeta la
maîtresse du capitaine retraité dans une histoire interminable de
fortune cachée, puis retrouvée, sous le marbre d'une commode.

Des semaines s'écoulèrent, et cet argent que Roubaud avait dans
les mains, achevait d'enfiévrer sa passion.  Ce n'était pas qu'il
jouât gros jeu, mais une déveine le poursuivait, si constante, si
noire, que les petites pertes de chaque jour, additionnées,
arrivaient à se chiffrer par de grosses sommes.  Vers la fin du
mois, il se retrouva sans un sou, devant déjà sur parole quelques
louis, malade de ne plus oser toucher une carte.  Pourtant, il
lutta, faillit s'aliter.  L'idée des neuf billets qui dormaient
là, sous le parquet de la salle à manger, tournait chez lui à une
obsession de chaque minute: il les voyait à travers le bois, il
les sentait chauffer ses semelles.  Dire que, s'il avait voulu,
il en aurait pris un encore!  Mais, c'était bien juré cette fois,
il aurait plutôt mis sa main dans le feu que de fouiller de
nouveau.  Et, un soir, comme Séverine s'était endormie de bonne
heure, il souleva la frise, cédant avec rage, éperdu d'une telle
tristesse, que ses yeux s'emplissaient de larmes.  A quoi bon
résister ainsi?  ce ne serait que de la souffrance inutile, car
il comprenait qu'il les prendrait maintenant jusqu'au dernier, un
à un.

Le lendemain matin, Séverine remarqua, par hasard, une écorchure
toute fraîche, à une arête de la frise.  Elle se baissa, constata
les traces d'une pesée.  Évidemment, son mari continuait à
prendre de l'argent.  Et elle s'étonna du mouvement de colère qui
l'emportait, car elle n'était pas intéressée d'habitude; sans
compter qu'elle aussi se croyait résolue à mourir de faim, plutôt
que de toucher à ces billets tachés de sang.  Mais n'étaient-ils
pas à elle autant qu'à lui?  pourquoi en disposait-il, en se
cachant, en évitant même de la consulter?  Jusqu'au dîner, elle
fut tourmentée du besoin d'une certitude, et elle aurait à son
tour déplacé la frise, pour voir, si elle n'avait senti un petit
souffle froid dans ses cheveux, à la pensée de fouiller là toute
seule.  Le mort n'allait-il pas se lever de ce trou?  Cette peur
d'enfant lui rendit la salle à manger si désagréable, qu'elle
emporta son ouvrage et s'enferma dans sa chambre.

Puis, le soir, comme tous deux mangeaient en silence un reste de
ragoût, une nouvelle irritation la souleva, en le voyant jeter
des coups d'oeil involontaires dans l'angle du parquet.

--Tu en as repris, hein?  demanda-t-elle brusquement.

Il leva la tête, étonné.

--De quoi donc?

--Oh!  ne fais pas l'innocent, tu me comprends bien...  Mais
écoute: je ne veux pas que tu en reprennes, parce que ce n'est
pas plus à toi qu'à moi, et que cela me rend malade, de savoir
que tu y touches.

D'habitude, il évitait les querelles.  La vie commune n'était
plus que le contact obligé de deux êtres liés l'un à l'autre,
passant des journées entières sans échanger une parole, allant et
venant côte à côte, comme étrangers désormais, indifférents et
solitaires.  Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules,
refusant toute explication.

Mais elle était très excitée, elle entendait en finir avec la
question de cet argent caché là, dont elle souffrait depuis le
jour du crime.

--Je veux que tu me répondes...  Ose me dire que tu n'y as pas
touché.

--Qu'est-ce que ça te fiche?

--Ça me fiche que ça me retourne.  Aujourd'hui encore, j'ai eu
peur, je n'ai pas pu rester ici.  Toutes les fois que tu remues
ça, j'en ai pour trois nuits à faire des rêves affreux...  Nous
n'en parlons jamais.  Alors, reste tranquille, ne me force pas à
en parler.

Il la contemplait de ses gros yeux fixes, il répéta lourdement:

--Qu'est-ce que ça te fiche que j'y touche, si je ne te force pas
à y toucher?  C'est pour moi, ça me regarde.

Elle eut un geste violent, qu'elle réprima.  Puis, bouleversée,
avec un visage de souffrance et de dégoût:

--Ah!  tiens!  je ne te comprends pas...  Tu étais un honnête
homme pourtant.  Oui, tu n'aurais jamais pris un sou à
personne...  Et ce que tu as fait, ça pourrait se pardonner, car
tu étais fou, comme tu m'avais rendue folle moi-même...  Mais cet
argent, ah!  cet argent abominable, qui ne devait plus exister
pour toi, et que tu voles sou à sou, pour ton plaisir...
Qu'est-ce qui se passe donc, comment peux-tu être descendu si
bas?

Il l'écoutait, et, dans une minute de lucidité, il s'étonna aussi
d'en être arrivé au vol.  Les phases de la lente démoralisation
s'effaçaient, il ne pouvait renouer ce que le meurtre avait
tranché autour de lui, il ne s'expliquait plus comment une autre
existence, presque un nouvel être, avait commencé, avec son
ménage détruit, sa femme écartée et hostile.  Tout de suite,
d'ailleurs, l'irréparable le reprit, il eut un geste, comme pour
se débarrasser des réflexions importunes.

--Quand on s'embête chez soi, grogna-t-il, on va se distraire
dehors.  Puisque tu ne m'aimes plus...

--Oh!  non, je ne t'aime plus.

Il la regarda, donna un coup de poing sur la table, la face
envahie d'un flot de sang.

--Alors, fous-moi la paix!  Est-ce que je t'empêche de t'amuser?
est-ce que je te juge?...  Il y a bien des choses qu'un honnête
homme ferait à ma place, et que je ne fais pas.  D'abord, je
devrais te flanquer à la porte, avec mon pied au derrière.
Ensuite, je ne volerais peut-être pas.

Elle était devenue toute pâle, car elle aussi avait souvent pensé
que, lorsqu'un homme, un jaloux, est ravagé par un mal intérieur,
au point de tolérer un amant à sa femme, il y a là l'indice d'une
gangrène morale, à marche envahissante, tuant les autres
scrupules, désorganisant la conscience entière.  Mais elle se
débattait, elle refusait d'être responsable.  Et, balbutiante,
elle cria:

--Je te défends de toucher à l'argent.

Il avait fini de manger.  Tranquillement, il plia sa serviette,
puis se leva, en disant d'un air goguenard:

--Si c'est ça que tu veux, nous allons partager.

Déjà, il se baissait, comme pour soulever la frise.  Elle dut se
précipiter, poser le pied sur le parquet.

--Non, non!  Tu sais que j'aimerais mieux mourir...  N'ouvre pas
ça.  Non, non!  pas devant moi!

Séverine, ce soir-là, devait se rencontrer avec Jacques, derrière
la gare des marchandises.  Lorsqu'elle revint, après minuit, la
scène de la soirée s'évoqua, et elle s'enferma à double tour,
dans sa chambre.  Roubaud était de service de nuit, elle ne
craignait même pas qu'il rentrât se coucher, ainsi que cela
arrivait rarement.  Mais, la couverture au menton, la lampe
laissée en veilleuse, elle ne put s'endormir.  Pourquoi
avait-elle refusé de partager?  Et elle ne retrouvait plus si
vive la révolte de son honnêteté, à l'idée de profiter de cet
argent.  N'avait-elle pas accepté le legs de la Croix-de-Maufras?
Elle pouvait bien prendre l'argent aussi.  Puis, le frisson
revenait.  Non, non, jamais!  L'argent, elle l'aurait pris; ce
qu'elle n'osait toucher, sans crainte d'en avoir les doigts
brûlés, c'était cet argent volé sur un mort, l'abominable argent
du meurtre.  Elle se calmait de nouveau, elle raisonnait: ce
n'était pas pour le dépenser qu'elle l'aurait pris; au contraire,
elle l'aurait caché ailleurs, enterré dans un endroit connu
d'elle seule, où il aurait dormi l'éternité; et, à cette heure,
ce serait toujours une moitié de la somme sauvée des mains de son
mari.  Il ne triompherait pas en gardant le tout, il n'irait pas
jouer ce qui lui appartenait, à elle.  Lorsque la pendule sonna
trois heures, elle regrettait mortellement d'avoir refusé le
partage.  Une pensée lui venait bien, confuse, lointaine encore:
se lever, fouiller sous le parquet, pour que lui n'eût plus rien.
Seulement, un tel froid la glaçait qu'elle ne voulait pas y
songer.  Prendre tout, garder tout, sans qu'il osât même se
plaindre!  Et ce projet, peu à peu, s'imposait à elle, tandis
qu'une volonté, plus forte que sa résistance, grandissait, des
profondeurs inconscientes de son être.  Elle ne voulait pas, et
elle sauta brusquement du lit, car elle ne pouvait faire
autrement.  Elle haussa la mèche de la lampe, elle passa dans la
salle à manger.

Dès lors, Séverine ne trembla plus.  Ses terreurs s'en étaient
allées, elle procéda froidement, avec des gestes lents et précis
de somnambule.  Elle dut chercher le tisonnier, qui servait à
soulever la frise.  Quand le trou fut découvert, comme elle
voyait mal, elle approcha la lampe.  Mais une stupeur la cloua,
penchée, immobile: le trou était vide.  Évidemment, pendant
qu'elle courait à son rendez-vous, Roubaud était remonté,
travaillé, avant elle, de la même envie: prendre tout, garder
tout; et, d'un coup, il avait empoché les billets, pas un ne
restait.  Elle s'agenouilla, elle n'apercevait, au fond, que la
montre et la chaîne, dont l'or luisait dans la poussière des
lambourdes.  Une rage froide la tint là un instant, raidie,
demi-nue, répétant tout haut, à vingt reprises:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Puis, d'un mouvement furieux, elle empoigna la montre, tandis
qu'une grosse araignée noire, dérangée, fuyait le long du plâtre.
A coups de talon, elle replaça la frise, et elle revint se
coucher, posant la lampe sur la table de nuit.  Quand elle eut
chaud, elle regarda la montre, qu'elle tenait dans son poing
fermé, la retourna, l'examina longuement.  Sur le boîtier, les
deux initiales du président, entrelacées, l'intéressaient.  A
l'intérieur, elle lut le numéro 2516, un chiffre de fabrication.
C'était un bijou fort dangereux à garder, car la justice
connaissait ce chiffre.  Mais, dans sa colère de n'avoir pu
sauver que ça, elle n'avait plus peur.  Même elle sentait que
c'en était fini de ses cauchemars, maintenant qu'il n'y avait
plus de cadavre sous son parquet.  Enfin, elle marcherait
tranquille chez elle, où elle voudrait.  Elle glissa la montre à
son chevet, éteignit la lampe et s'endormit.

Le lendemain, Jacques, qui avait un congé, devait attendre que
Roubaud fût parti s'installer au café du Commerce, selon son
habitude, et monter alors déjeuner avec elle.  Parfois,
lorsqu'ils osaient, ils faisaient cette partie.  Et, ce jour-là,
en mangeant, frémissante encore, elle lui parla de l'argent, lui
conta comment elle avait trouvé la cachette vide.  Sa rancune
contre son mari ne s'apaisait pas, le même cri revenait,
incessant:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Puis, elle apporta la montre, elle voulut absolument la donner à
Jacques, malgré la répugnance qu'il montrait.

--Comprends donc, mon chéri, personne n'ira la chercher chez toi.
Si je la garde, il me la prendra encore.  Et ça, vois-tu,
j'aimerais mieux lui laisser arracher un lambeau de ma chair...
Non, il a eu trop.  Je n'en voulais pas, de cet argent.  Il me
faisait horreur, jamais je n'en aurais dépensé un sou.  Mais
est-ce qu'il avait le droit d'en profiter, lui?  Oh!  je le hais!

Elle pleurait, elle insistait, avec de telles supplications, que
le jeune homme finit par mettre la montre dans la poche de son
gilet.

Une heure se passa, et Jacques avait gardé Séverine sur ses
genoux, à moitié dévêtue encore.  Elle se renversait contre son
épaule, un bras à son cou, dans une caresse alanguie, lorsque
Roubaud, qui avait une clef, entra.  D'un saut brusque, elle fut
debout.  Mais c'était le flagrant délit, inutile de nier.  Le
mari s'était arrêté net, ne pouvant passer outre, tandis que
l'amant restait assis, stupéfié.  Alors, elle ne s'embarrassa
même pas dans une explication quelconque, elle s'avança et répéta
rageusement:

--Voleur!  voleur!  voleur!

Une seconde, Roubaud hésita.  Puis, avec le haussement d'épaules
dont il écartait tout maintenant, il entra dans la chambre, prit
un calepin de service, qu'il y avait oublié.  Mais elle le
poursuivait, l'accablait.

--Tu as fouillé, ose donc dire que tu n'as pas fouillé!...  Et tu
as tout pris, voleur!  voleur!  voleur!

Sans une parole, il traversa la salle à manger.  A la porte
seulement, il se retourna, l'enveloppa de son morne regard.

--Fous-moi la paix, hein!

Et il partit, la porte ne claqua même pas.  Il ne semblait pas
avoir vu, il n'avait fait aucune allusion à cet amant qui était
là.

Au bout d'un grand silence, Séverine se tourna vers Jacques.

--Crois-tu!

Celui-ci, qui n'avait pas dit un mot, se leva enfin.  Et il donna
son opinion.

--C'est un homme fini.

Tous deux en tombèrent d'accord.  A leur surprise de l'amant
toléré, après l'amant assassiné, succédait un dégoût pour le mari
complaisant.  Quand un homme en arrive là, il est dans la boue,
il peut rouler à tous les ruisseaux.

Dès ce jour, Séverine et Jacques eurent liberté entière.  Ils en
usèrent sans se soucier davantage de Roubaud.  Mais, à présent
que le mari ne les inquiétait plus, leur grand souci fut
l'espionnage de madame Lebleu, la voisine, toujours aux aguets.
Certainement, elle se doutait de quelque chose.  Jacques avait
beau étouffer le bruit de ses pas, à chacune de ses visites, il
voyait la porte d'en face s'entrebâiller imperceptiblement,
tandis que, par la fente, un oeil le dévisageait.  Cela devenait
intolérable, il n'osait plus monter; car, s'il se risquait, on le
savait là, une oreille venait se coller à la serrure; de sorte
qu'il n'était pas possible de s'embrasser, ni même de causer
librement.  Et ce fut alors que Séverine, exaspérée devant ce
nouvel obstacle à sa passion, reprit contre les Lebleu son
ancienne campagne pour avoir leur logement.  Il était notoire
que, de tous temps, le sous-chef l'avait occupé.  Mais ce n'était
plus la vue superbe, les fenêtres donnant sur la cour du départ
et sur les hauteurs d'Ingouville, qui la tentait.  L'unique
raison de son désir, qu'elle ne disait pas, était que le logement
avait une seconde entrée, une porte ouvrant sur un escalier de
service.  Jacques pourrait monter et s'en aller par là, sans que
madame Lebleu soupçonnât même ses visites.  Enfin, ils seraient
libres.

La bataille fut terrible.  Cette question, qui avait déjà
passionné tout le corridor, se réveilla, s'envenima d'heure en
heure.  madame Lebleu, menacée, se défendait désespérément,
certaine d'en mourir, si on l'enfermait dans le noir logement du
derrière, barré par le faîtage de la marquise, d'une tristesse de
cachot.  Comment voulait-on qu'elle vécût au fond de ce trou,
elle habituée à sa chambre si claire, ouverte sur le vaste
horizon, égayée du continuel mouvement des voyageurs?  Et ses
jambes lui défendaient toute promenade, elle n'aurait plus jamais
que la vue d'un toit de zinc, autant la tuer tout de suite.
Malheureusement, ce n'étaient là que des raisons sentimentales,
et elle était bien forcée d'avouer qu'elle tenait le logement de
l'ancien sous-chef, le prédécesseur de Roubaud, qui, célibataire,
le lui avait cédé par galanterie; même il devait exister une
lettre de son mari s'engageant à le rendre, si un nouveau
sous-chef le réclamait.  Comme on n'avait pas retrouvé la lettre
encore, elle en niait l'existence.  A mesure que sa cause se
gâtait, elle se faisait plus violente, plus agressive.  Un
moment, elle avait tâché de mettre avec elle, en la
compromettant, la femme de Moulin, l'autre sous-chef, qui avait
vu, disait-elle, des hommes embrasser madame Roubaud, dans
l'escalier; et Moulin s'était fâché, car sa femme, une douce et
très insignifiante créature, qu'on ne rencontrait jamais, jurait
en pleurant n'avoir rien vu et n'avoir rien dit.  Pendant huit
jours, ce commérage souffla la tempête, d'un bout à l'autre du
corridor.  Mais la grande faute de madame Lebleu, celle qui
devait entraîner sa défaite, était toujours d'irriter
mademoiselle Guichon, la buraliste, par son espionnage entêté:
c'était une manie, l'idée fixe que celle-ci allait chaque nuit
retrouver le chef de gare, le besoin de la surprendre, devenu
maladif, d'autant plus aigu, que depuis deux ans elle l'épiait,
sans avoir absolument rien surpris, pas un souffle.  Et elle
était certaine qu'ils couchaient ensemble, ça la rendait folle.
Aussi mademoiselle Guichon, furieuse de ne pouvoir rentrer ni
sortir sans être épiée, poussait-elle maintenant à ce qu'on la
reléguât sur la cour: un logement les séparerait, elle ne
l'aurait plus au moins en face d'elle, ne serait plus forcée de
passer devant sa porte.  Il devenait évident que M. Dabadie, le
chef de gare, jusqu'ici désintéressé dans la lutte, prenait parti
contre les Lebleu chaque jour davantage; ce qui était un signe
grave.

Des querelles encore compliquèrent la situation.  Philomène, qui
apportait maintenant ses oeufs frais à Séverine, se montrait très
insolente, chaque fois qu'elle rencontrait madame Lebleu; et,
comme celle-ci laissait exprès sa porte ouverte, pour ennuyer
tout le monde, c'étaient continuellement, au passage, des paroles
désagréables entre les deux femmes.  Cette intimité de Séverine
et de Philomène en étant venue à des confidences, la dernière
avait fini par faire les commissions de Jacques près de sa
maîtresse, lorsqu'il n'osait monter lui-même.  Elle arrivait avec
ses oeufs, changeait les rendez-vous, disait pourquoi il avait dû
être prudent la veille, racontait l'heure qu'il était resté chez
elle, à causer.  Jacques parfois, lorsqu'un obstacle l'arrêtait,
s'oubliait volontiers ainsi dans la petite maison de Sauvagnat,
le chef du dépôt.  Il y suivait son chauffeur Pecqueux, comme si,
par un besoin de s'étourdir, il redoutait de vivre toute une
soirée seul.  Même, quand le chauffeur disparaissait, en bordée
dans les cabarets de matelots, il entrait chez Philomène, la
chargeait d'un mot à dire, s'asseyait, ne partait plus.  Et elle,
peu à peu, mêlée à cet amour, s'attendrissait, car elle n'avait
connu, jusque-là, que des amants brutaux.  Les petites mains, les
façons polies de ce garçon si triste, qui avait l'air très doux,
lui semblaient des friandises auxquelles elle n'avait pas mordu
encore.  Avec Pecqueux, c'était maintenant le ménage, des
saouleries, plus de rudesses que de caresses; tandis que,
lorsqu'elle portait une parole gentille du mécanicien à la femme
du sous-chef, elle en goûtait, pour elle-même, le goût délicat de
fruit défendu.  Un jour, elle lui fit ses confidences, se
plaignit du chauffeur, un sournois, disait-elle, sous son air de
rire, très capable d'un mauvais coup, les jours où il était ivre.
Il remarqua qu'elle soignait davantage son grand corps brûlé de
maigre cavale, désirable malgré tout, avec ses beaux yeux de
passion, buvant moins, tenant la maison moins sale.  Son frère
Sauvagnat, ayant un soir entendu une voix d'homme, était entré la
main haute, pour la corriger; mais, en reconnaissant le garçon
qui causait avec elle, il avait simplement offert une bouteille
de cidre.  Jacques, bien reçu, guéri là de son frisson,
paraissait s'y plaire.  Aussi Philomène montrait-elle une amitié
de plus en plus vive pour Séverine, s'emportant contre madame
Lebleu, qu'elle traitait partout de vieille gueuse.

Une nuit qu'elle avait rencontré les deux amants derrière son
petit jardin, elle les accompagna dans l'ombre, jusqu'à la
remise, où ils se cachaient d'habitude.

--Ah bien!  vous êtes trop bonne.  Puisque le logement est à
vous, c'est moi qui l'en tirerais par les cheveux...  Tapez donc
dessus!

Mais Jacques n'était pas pour un éclat.

--Non, non, monsieur Dabadie s'en occupe, il vaut mieux attendre
que les choses se fassent régulièrement.

--Avant la fin du mois, déclara Séverine, je coucherai dans sa
chambre, et nous pourrons nous y voir à toute heure.

Malgré les ténèbres, Philomène l'avait sentie, qui, à cet espoir,
serrait le bras de son amant d'une pression tendre.  Et elle les
laissa pour rentrer chez elle.  Mais, cachée dans l'ombre, à
trente pas, elle s'arrêta, se retourna.  Cela lui causait une
grosse émotion, de les savoir ensemble.  Elle n'était pas jalouse
pourtant, elle avait le besoin ignorant d'aimer et d'être aimée
ainsi.

Jacques, chaque jour, s'assombrissait davantage.  A deux
reprises, pouvant voir Séverine, il avait inventé des prétextes;
et, s'il s'attardait parfois chez les Sauvagnat, c'était
également pour l'éviter.  Il l'aimait pourtant toujours, d'un
désir exaspéré qui n'avait fait que s'accroître.  Mais, dans ses
bras, maintenant, l'affreux mal le reprenait, un tel vertige,
qu'il s'en dégageait vite, glacé, terrifié de n'être plus lui, de
sentir la bête prête à mordre.  Il avait tâché de se rejeter dans
la fatigue des longs parcours, sollicitant des corvées
supplémentaires, passant des douze heures debout sur sa machine,
le corps brisé par la trépidation, les poumons brûlés par le
vent.  Ses camarades, eux, se plaignaient de ce dur métier de
mécanicien, qui, disaient-ils, en vingt années, mangeait un
homme; lui, aurait voulu être mangé tout de suite, il ne tombait
jamais assez de lassitude, il n'était heureux que lorsque la
Lison l'emportait, ne pensant plus, n'ayant plus que des yeux
pour voir les signaux.  A l'arrivée, le sommeil le foudroyait,
sans qu'il eût même le temps de se débarbouiller.  Seulement,
avec le réveil, revenait le tourment de l'idée fixe.  Il avait
également essayé de se reprendre de tendresse pour la Lison,
passant de nouveau des heures à la nettoyer, exigeant de Pecqueux
des aciers luisant comme de l'argent.  Les inspecteurs, qui, en
route, montaient près de lui, le félicitaient.  Il hochait la
tête, restait mécontent; car, lui, savait bien que sa machine,
depuis l'arrêt dans la neige, n'était plus la bien portante, la
vaillante d'autrefois.  Sans doute, dans la réparation des
pistons et des tiroirs, elle avait perdu de son âme, ce
mystérieux équilibre de vie, dû au hasard du montage.  Il en
souffrait, cette déchéance tournait à une amertume chagrine, au
point qu'il poursuivait ses supérieurs de plaintes
déraisonnables, demandant des réparations inutiles, imaginant des
améliorations impraticables.  On les lui refusait, il en devenait
plus sombre, convaincu que la Lison était très malade et qu'il
n'y avait désormais rien à faire de propre avec elle.  Sa
tendresse s'en décourageait: à quoi bon aimer, puisqu'il tuerait
tout ce qu'il aimerait?  Et il apportait à sa maîtresse cette
rage d'amour désespérée, que ne pouvait user ni la souffrance ni
la fatigue.

Séverine l'avait bien senti changer, et elle se désolait elle
aussi, croyant qu'il s'attristait à cause d'elle, depuis qu'il
savait.  Lorsqu'elle le voyait frémir à son cou, éviter son
baiser d'un brusque recul, n'était-ce pas qu'il se souvenait et
qu'elle lui faisait horreur?  Jamais elle n'avait osé remettre la
conversation sur ces choses.  Elle se repentait d'avoir parlé,
surprise de l'emportement de son aveu, dans ce lit étranger, où
ils avaient brûlé tous deux, ne se souvenant même plus de son
lointain besoin de confidence, comme satisfaite aujourd'hui de
l'avoir avec elle, au fond de ce secret.  Et elle l'aimait, elle
le désirait certainement davantage, depuis qu'il n'ignorait plus
rien.  C'était une passion insatiable, la femme enfin éveillée,
une créature faite uniquement pour la caresse, tout entière
amante, et qui n'était point mère.  Elle ne vivait plus que par
Jacques, elle ne mentait pas, lorsqu'elle disait son effort pour
se fondre en lui, car elle n'avait qu'un rêve, qu'il l'emportât,
qu'il la gardât dans sa chair.  Très douce toujours, très
passive, ne tenant son plaisir que de lui, elle aurait voulu des
sommeils de chatte sur ses genoux, du matin au soir.  De
l'affreux drame, elle avait simplement gardé l'étonnement d'y
avoir été mêlée; de même qu'elle semblait être restée vierge et
candide, au sortir des souillures de sa jeunesse.  Cela était
loin, elle souriait, elle n'aurait pas même eu de colère contre
son mari, s'il ne l'avait pas gênée.  Mais son exécration pour
cet homme augmentait, à mesure que grandissait sa passion, son
besoin de l'autre.  Maintenant que l'autre savait et qu'il
l'avait absoute, c'était lui le maître, celui qu'elle suivrait,
qui pouvait disposer d'elle comme de sa chose.  Elle s'était fait
donner son portrait, une carte photographique; et elle couchait
avec, elle s'endormait, la bouche collée sur l'image, très
malheureuse depuis qu'elle le voyait malheureux, sans arriver à
deviner au juste ce dont il souffrait ainsi.

Cependant, leurs rendez-vous continuaient au-dehors, en attendant
qu'ils pussent se voir tranquillement chez elle, dans le nouveau
logement conquis.  L'hiver finissait, le mois de février était
très doux.  Ils prolongeaient leurs promenades, marchaient
pendant des heures, à travers les terrains vagues de la gare; car
lui évitait de s'arrêter, et lorsqu'elle se pendait à ses
épaules, qu'il était forcé de s'asseoir et de la posséder, il
exigeait que ce fût sans lumière, dans sa terreur de frapper,
s'il apercevait un coin de sa peau nue: tant qu'il ne verrait
pas, il résisterait peut-être.  A Paris, où elle le suivait
toujours, chaque vendredi, il fermait soigneusement les rideaux,
en racontant que la pleine clarté lui coupait son plaisir.  Ce
voyage hebdomadaire, elle le faisait maintenant sans même donner
d'explication à son mari.  Pour les voisins, l'ancien prétexte,
son mal au genou, servait; et elle disait aussi qu'elle allait
embrasser sa nourrice, la mère Victoire, dont la convalescence
traînait à l'hôpital.  Tous deux encore y prenaient une grande
distraction, lui très attentif ce jour-là à la bonne conduite de
sa machine, elle ravie de le voir moins sombre, amusée elle-même
par le trajet, bien qu'elle commençât à connaître les moindres
coteaux, les moindres bouquets d'arbres du parcours.  Du Havre à
Motteville, c'étaient des prairies, des champs plats, coupés de
haies vives, plantés de pommiers; et, jusqu'à Rouen ensuite, le
pays se bossuait, désert.  Après Rouen, la Seine se déroulait.
On la traversait à Sotteville, à Oissel, à Pont-de-l'Arche; puis,
au travers des vastes plaines, sans cesse elle reparaissait,
largement déployée.  Dès Gaillon, on ne la quittait plus, elle
coulait à gauche, ralentie entre ses rives basses, bordée de
peupliers et de saules.  On filait à flanc de coteau, on ne
l'abandonnait à Bonnières, que pour la retrouver brusquement à
Rosny, au sortir du tunnel de Rolleboise.  Elle était comme la
compagne amicale du voyage.  Trois fois encore, on la
franchissait, avant l'arrivée.  Et c'était Mantes et son clocher
dans les arbres, Triel avec les taches blanches de ses
plâtrières, Poissy que l'on coupait en plein coeur, les deux
murailles vertes de la forêt de Saint-Germain, les talus de
Colombes débordant de lilas, la banlieue enfin, Paris deviné,
aperçu du pont d'Asnières, l'Arc de triomphe lointain, au-dessus
des constructions lépreuses, hérissées de cheminées d'usine.  La
machine s'engouffrait sous les Batignolles, on débarquait dans la
gare retentissante; et, jusqu'au soir, ils s'appartenaient, ils
étaient libres.  Au retour, il faisait nuit, elle fermait les
yeux, revivait son bonheur.  Mais, le matin comme le soir, chaque
fois qu'elle passait à la Croix-de-Maufras, elle avançait la
tête, jetait un coup d'oeil prudent, sans se montrer, certaine de
trouver là, devant la barrière, Flore debout, présentant le
drapeau dans sa gaine, enveloppant le train de son regard de
flamme.

Depuis que cette fille, le jour de la neige, les avait vus
s'embrasser, Jacques avait averti Séverine de se méfier d'elle.
Il n'ignorait plus de quelle passion d'enfant sauvage elle le
poursuivait, du fond de sa jeunesse, et il la sentait jalouse,
d'une énergie virile, d'une rancune débridée et meurtrière.
D'autre part, elle devait connaître beaucoup de choses, car il se
rappelait son allusion aux rapports du président avec une
demoiselle, que personne ne soupçonnait, qu'il avait mariée.  Si
elle savait cela, elle avait sûrement deviné le crime: sans doute
allait-elle parler, écrire, se venger par une dénonciation.  Mais
les journées, les semaines s'étaient écoulées, et rien ne se
produisait, il ne la trouvait toujours que plantée à son poste,
au bord de la voie, avec son drapeau, raidie.  Du plus loin
qu'elle apercevait la machine, il avait sur lui la sensation de
ses yeux ardents.  Elle le voyait malgré la fumée, le prenait
tout entier, l'accompagnait dans l'éclair de la vitesse, au
milieu du tonnerre des roues.  Et le train, en même temps, était
sondé, transpercé, visité, de la première à la dernière voiture.
Toujours, elle découvrait l'autre, la rivale, que maintenant elle
savait là, chaque vendredi.  L'autre avait beau n'avancer qu'un
peu la tête, par un besoin impérieux de voir: elle était vue,
leurs regards à toutes deux se croisaient comme des épées.  Déjà
le train fuyait, dévorant, et il y en avait une qui restait par
terre, impuissante à le suivre, dans la rage de ce bonheur qu'il
emportait.  Elle semblait grandir, Jacques la retrouvait plus
haute, à chaque voyage, inquiet désormais de ce qu'elle ne
faisait rien, se demandant quel projet allait mûrir dans cette
grande fille sombre, dont il ne pouvait éviter l'immobile
apparition.

Un employé aussi, Henri Dauvergne, le conducteur-chef, gênait
Séverine et Jacques.  Il avait justement la conduite de ce train
du vendredi, et il se montrait d'une amabilité importune pour la
jeune femme.  S'étant aperçu de sa liaison avec le mécanicien, il
se disait que son tour viendrait peut-être.  Au départ du Havre,
les matins qu'il était de service, Roubaud en ricanait, tellement
les attentions d'Henri devenaient claires: il réservait tout un
compartiment pour elle, il l'installait, tâtait la bouillotte.
Un jour même, le mari, qui continuait tranquillement de parler à
Jacques, lui avait montré, d'un clignement d'yeux, le manège du
jeune homme, comme pour lui demander s'il tolérait ça.
D'ailleurs, dans les querelles, il accusait carrément sa femme de
coucher avec les deux.  Elle s'était imaginé un instant que
Jacques le croyait et que, de là, venaient ses tristesses.  Au
milieu d'une crise de sanglots, elle avait protesté de son
innocence, en lui disant de la tuer, si elle était infidèle.
Alors, il avait plaisanté, très pâle, l'embrassant, lui répondant
qu'il la savait honnête et qu'il espérait bien ne jamais tuer
personne.

Mais les premières soirées de mars furent affreuses, ils durent
interrompre leurs rendez-vous; et les voyages à Paris, les
quelques heures de liberté, cherchées si loin, ne suffisaient
plus à Séverine.  C'était, en elle, un besoin grandissant d'avoir
Jacques à elle, tout à elle, de vivre ensemble, les jours, les
nuits, sans jamais plus se quitter.  Son exécration pour son mari
s'aggravait, la simple présence de cet homme la jetait dans une
excitation maladive, intolérable.  Si docile, d'une complaisance
de femme tendre, elle s'irritait dès qu'il s'agissait de lui,
s'emportait au moindre obstacle qu'il mettait à ses volontés.
Alors, il semblait que l'ombre de ses cheveux noirs assombrissait
le bleu limpide de ses yeux.  Elle devenait farouche, elle
l'accusait d'avoir gâté son existence, à ce point que la vie
était désormais impossible, côte à côte.  N'était-ce pas lui qui
avait tout fait?  si plus rien n'existait de leur ménage, si elle
avait un amant, n'était-ce pas sa faute?  La tranquillité pesante
où elle le voyait, le coup d'oeil indifférent dont il accueillait
ses colères, son dos rond, son ventre élargi, toute cette graisse
morne qui ressemblait à du bonheur, achevait de l'exaspérer, elle
qui souffrait.  Rompre, s'éloigner, aller recommencer de vivre
ailleurs, elle ne songeait plus qu'à cela.  Oh!  recommencer,
faire surtout que le passé ne fût pas, recommencer la vie avant
toutes ces abominations, se retrouver telle qu'elle était à
quinze ans, et aimer, et être aimée, et vivre comme elle rêvait
de vivre alors!  Pendant huit jours, elle caressa un projet de
fuite: elle partait avec Jacques, ils se cachaient en Belgique,
ils s'y installaient en jeune ménage laborieux.  Mais elle ne lui
en parla même pas, tout de suite des empêchements s'étaient
produits, l'irrégularité de la situation, le tremblement
continuel où ils seraient, surtout l'ennui de laisser à son mari
sa fortune, l'argent, la Croix-de-Maufras.  Par une donation au
dernier vivant, ils s'étaient tout légué; et elle se trouvait en
sa puissance, dans cette tutelle légale de la femme, qui liait
ses mains.  Plutôt que de partir en abandonnant un sou, elle
aurait préféré mourir là.  Un jour qu'il remonta, livide, dire
qu'en traversant devant une locomotive, il avait senti le tampon
lui effleurer le coude, elle songea que, s'il était mort, elle
serait libre.  Elle le regardait de ses grands yeux fixes:
pourquoi donc ne mourait-il pas, puisqu'elle ne l'aimait plus, et
qu'il gênait tout le monde, maintenant?

Dès lors, le rêve de Séverine changea.  Roubaud était mort
d'accident, et elle partait avec Jacques pour l'Amérique.  Mais
ils étaient mariés, ils avaient vendu la Croix-de-Maufras,
réalisé toute la fortune.  Derrière eux, ils ne laissaient aucune
crainte.  S'ils s'expatriaient, c'était pour renaître, aux bras
l'un de l'autre.  Là-bas, rien ne serait plus de ce qu'elle
voulait oublier, elle pourrait croire que la vie était neuve.
Puisqu'elle s'était trompée, elle reprendrait au commencement
l'expérience du bonheur.  Lui, trouverait bien une occupation;
elle-même entreprendrait quelque chose; ce serait la fortune, des
enfants sans doute, une existence nouvelle de travail et de
félicité.  Dès qu'elle était seule, le matin au lit, la journée
en brodant, elle retombait dans cette imagination, la corrigeait,
l'élargissait, y ajoutait sans cesse des détails heureux,
finissait par se croire comblée de joie et de biens.  Elle, qui
autrefois sortait si rarement, avait à cette heure la passion
d'aller voir les paquebots partir: elle descendait sur la jetée,
s'accoudait, suivait la fumée du navire jusqu'à ce qu'elle se fût
confondue avec les brumes du large; et elle se dédoublait, se
croyait sur le pont avec Jacques, déjà loin de France, en route
pour le paradis rêvé.

Un soir du milieu de mars, le jeune homme, s'étant risqué à
monter la voir chez elle, lui conta qu'il venait d'amener de
Paris, dans son train, un de ses anciens camarades d'école, qui
partait pour New York, exploiter une invention nouvelle, une
machine à fabriquer des boutons; et, comme il lui fallait un
associé, un mécanicien, il lui avait même offert de le prendre
avec lui.  Oh!  une affaire superbe, qui ne nécessiterait guère
qu'un apport d'une trentaine de mille francs, et où il y avait
peut-être des millions à gagner.  Il disait cela pour causer
simplement, ajoutant d'ailleurs qu'il avait, bien entendu, refusé
l'offre.  Cependant, il en restait le coeur un peu gros, car il
est dur tout de même de renoncer à la fortune, quand elle se
présente.

Séverine l'écoutait, debout, les regards perdus.  N'était-ce pas
son rêve qui allait se réaliser?

--Ah!  murmura-t-elle enfin, nous partirions demain...

Il leva la tête, surpris.

--Comment, nous partirions?

--Oui, s'il était mort.

Elle n'avait pas nommé Roubaud, ne le désignant que d'un
mouvement du menton.  Mais il avait compris, il eut un geste
vague, pour dire que, par malheur, il n'était pas mort.

--Nous partirions, reprit-elle de sa voix lente et profonde, nous
serions si heureux, là-bas!  Les trente mille francs, je les
aurais en vendant la propriété; et j'aurais encore de quoi nous
installer...  Toi, tu ferais valoir tout ça; moi, j'arrangerais
un petit intérieur, où nous nous aimerions de toute notre
force...  Oh!  ce serait bon, ce serait si bon!

Et elle ajouta très bas:

--Loin de tout souvenir, rien que des jours nouveaux devant nous!

Il était envahi d'une grande douceur, leurs mains se joignirent,
se serrèrent instinctivement, et ni l'un ni l'autre ne causait
plus, absorbés tous deux en cet espoir.  Puis, ce fut elle encore
qui parla.

--Tu devrais quand même revoir ton ami avant son départ, et le
prier de ne pas prendre un associé sans te prévenir.

De nouveau, il s'étonnait.

--Pourquoi donc?

--Mon Dieu!  est-ce qu'on sait?  L'autre jour, avec cette
locomotive, une seconde de plus, et j'étais libre...  On est
vivant le matin, n'est-ce pas?  on est mort le soir.

Elle le regardait fixement, elle répéta:

--Ah!  s'il était mort!

--Tu ne veux pourtant pas que je le tue?  demanda-t-il, en
essayant de sourire.

A trois reprises, elle dit non; mais ses yeux disaient oui, ses
yeux de femme tendre, toute à l'inexorable cruauté de sa passion.
Puisqu'il en avait tué un autre, pourquoi ne l'aurait-on pas tué?
Cela venait de pousser en elle, brusquement, comme une
conséquence, une fin nécessaire.  Le tuer et s'en aller, rien de
si simple.  Lui mort, tout finirait, elle pourrait tout
recommencer.  Déjà, elle ne voyait plus d'autre dénouement
possible, sa résolution était prise, absolue; tandis que, d'un
branle léger, elle continuait à dire non, n'ayant pas le courage
de sa violence.

Lui, adossé au buffet, affectait toujours de sourire.  Il venait
d'apercevoir le couteau qui traînait là.

--Si tu veux que je le tue, il faut que tu me donnes le
couteau...  J'ai déjà la montre, ça me fera un petit musée.

Il riait plus fort.  Elle répondit gravement:

--Prends le couteau.

Et, lorsqu'il l'eut mis dans sa poche, comme pour pousser la
plaisanterie jusqu'au bout, il l'embrassa.

--Eh bien!  maintenant, bonsoir...  Je vais tout de suite voir
mon ami, je lui dirai d'attendre...  Samedi, s'il ne pleut pas,
viens donc me rejoindre derrière la maison des Sauvagnat.  Hein?
c'est entendu...  Et sois tranquille, nous ne tuerons personne,
c'est pour rire.

Cependant, malgré l'heure tardive, Jacques descendit vers le
port, pour trouver, à l'hôtel où il devait coucher, le camarade
qui partait le lendemain.  Il lui parla d'un héritage possible,
demanda quinze jours, avant de lui donner une réponse définitive.
Puis, en revenant vers la gare, par les grandes avenues noires,
il songea, s'étonna de sa démarche.  Avait-il donc résolu de tuer
Roubaud, puisqu'il disposait déjà de sa femme et de son argent?
Non, certes, il n'avait rien décidé, il ne se précautionnait sans
doute ainsi, que dans le cas où il se déciderait.  Mais le
souvenir de Séverine s'évoqua, la pression brûlante de sa main,
son regard fixe qui disait oui, lorsque sa bouche disait non.
évidemment, elle voulait qu'il tuât l'autre.  Il fut pris d'un
grand trouble, qu'allait-il faire?

Rentré rue François-Mazeline, couché près de Pecqueux, qui
ronflait, Jacques ne put dormir.  Malgré lui, son cerveau
travaillait sur cette idée de meurtre, ce canevas d'un drame
qu'il arrangeait, dont il calculait les plus lointaines
conséquences.  Il cherchait, il discutait les raisons pour, les
raisons contre.  En somme, à la réflexion, froidement, sans
fièvre aucune, toutes étaient pour.  Roubaud n'était-il pas
l'unique obstacle à son bonheur?  Lui mort, il épousait Séverine
qu'il adorait, il ne se cachait plus, la possédait à jamais, tout
entière.  Puis, il y avait l'argent, une fortune.  Il quittait
son dur métier, devenait patron à son tour, dans cette Amérique,
dont il entendait les camarades causer comme d'un pays où les
mécaniciens remuaient l'or à la pelle.  Son existence nouvelle,
là-bas, se déroulait en un rêve: une femme qui l'aimait
passionnément, des millions à gagner tout de suite, la vie large,
l'ambition illimitée, ce qu'il voudrait.  Et, pour réaliser ce
rêve, rien qu'un geste à faire, rien qu'un homme à supprimer, la
bête, la plante qui gêne la marche, et qu'on écrase.  Il n'était
pas même intéressant, cet homme, engraissé, alourdi à cette
heure, enfoncé dans cet amour stupide du jeu, où sombraient ses
anciennes énergies.  Pourquoi l'épargner?  Aucune circonstance,
absolument aucune ne plaidait en sa faveur.  Tout le condamnait,
puisque, en réponse à chaque question, l'intérêt des autres était
qu'il mourût.  Hésiter serait imbécile et lâche.

Mais Jacques, dont le dos brûlait, et qui s'était mis sur le
ventre, se retourna d'un bond, dans le sursaut d'une pensée,
vague jusque-là, brusquement si aiguë, qu'il l'avait sentie comme
une pointe, en son crâne.  Lui, qui, dès l'enfance, voulait tuer,
qui était ravagé jusqu'à la torture par l'horreur de cette idée
fixe, pourquoi donc ne tuait-il pas Roubaud?  Peut-être, sur
cette victime choisie, assouvirait-il à jamais son besoin de
meurtre; et, de la sorte, il ne ferait pas seulement une bonne
affaire, il serait en outre guéri.  Guéri, mon Dieu!  ne plus
avoir ce frisson du sang, pouvoir posséder Séverine, sans cet
éveil farouche de l'ancien mâle, emportant à son cou les femelles
éventrées!  Une sueur l'inonda, il se vit le couteau au poing,
frappant à la gorge Roubaud, comme celui-ci avait frappé le
président, et satisfait, et rassasié, à mesure que la plaie
saignait sur ses mains.  Il le tuerait, il était résolu, puisque
là était la guérison, la femme adorée, la fortune.  A en tuer un,
s'il devait tuer, c'était celui-là qu'il tuerait, sachant au
moins ce qu'il faisait, raisonnablement, par intérêt et par
logique.

Cette décision prise, comme trois heures du matin venaient de
sonner, Jacques tâcha de dormir.  Il perdait déjà connaissance,
lorsqu'une secousse profonde le souleva, le fit asseoir dans son
lit, étouffant.  Tuer cet homme, mon Dieu!  en avait-il le droit?
Quand une mouche l'importunait, il la broyait d'une tape.  Un
jour qu'un chat s'était embarrassé dans ses jambes, il lui avait
cassé les reins d'un coup de pied, sans le vouloir il est vrai.
Mais cet homme, son semblable!  Il dut reprendre tout son
raisonnement, pour se prouver son droit au meurtre, le droit des
forts que gênent les faibles, et qui les mangent.  C'était lui, à
cette heure, que la femme de l'autre aimait, et elle-même voulait
être libre de l'épouser, de lui apporter son bien.  Il ne faisait
qu'écarter l'obstacle, simplement.  Est-ce que, dans les bois, si
deux loups se rencontrent, lorsqu'une louve est là, le plus
solide ne se débarrasse pas de l'autre, d'un coup de gueule?  Et,
anciennement, quand les hommes s'abritaient, comme les loups, au
fond des cavernes, est-ce que la femme désirée n'était pas à
celui de la bande qui la pouvait conquérir, dans le sang des
rivaux?  Alors, puisque c'était la loi de la vie, on devait y
obéir, en dehors des scrupules qu'on avait inventés plus tard,
pour vivre ensemble.  Peu à peu, son droit lui sembla absolu, il
sentit renaître sa résolution entière: dès le lendemain, il
choisirait le lieu et l'heure, il préparerait l'acte.  Le mieux,
sans doute, serait de poignarder Roubaud la nuit, dans la gare,
pendant une de ses rondes, de façon à faire croire que des
maraudeurs, surpris, l'avaient tué.  Là-bas, derrière les tas de
charbon, il savait un bon endroit, si l'on pouvait l'y attirer.
Malgré son effort pour s'endormir, maintenant il arrangeait la
scène, discutait où il se placerait, comment il frapperait, afin
de l'étendre raide; et, sourdement, invinciblement, tandis qu'il
descendait aux plus petits détails, sa répugnance revenait, une
protestation intérieure qui le souleva de nouveau tout entier.
Non, non, il ne frapperait pas!  Cela lui paraissait monstrueux,
inexécutable, impossible.  En lui, l'homme civilisé se révoltait,
la force acquise de l'éducation, le lent et indestructible
échafaudage des idées transmises.  On ne devait pas tuer, il
avait sucé cela avec le lait des générations; son cerveau affiné,
meublé de scrupules, repoussait le meurtre avec horreur, dès
qu'il se mettait à le raisonner.  Oui, tuer dans un besoin, dans
un emportement de l'instinct!  Mais tuer en le voulant, par
calcul et par intérêt, non, jamais, jamais il ne pourrait!

Le jour naissait, lorsque Jacques parvint à s'assoupir, et d'une
somnolence si légère, que le débat continuait confusément en lui,
abominable.  Les journées qui suivirent furent les plus
douloureuses de son existence.  Il évitait Séverine, il lui avait
fait dire de ne pas se trouver au rendez-vous du samedi,
craignant ses yeux.  Mais, le lundi, il dut la revoir; et, comme
il le redoutait, ses grands yeux bleus, si doux, si profonds,
l'emplirent d'angoisse.  Elle ne parla pas de cela, elle n'eut
pas un geste, pas une parole pour le pousser.  Seulement, ses
yeux n'étaient pleins que de la chose, l'interrogeaient, le
suppliaient.  Il ne savait comment en éviter l'impatience et le
reproche, toujours il les retrouvait fixés sur les siens, avec
l'étonnement qu'il pût hésiter à être heureux.  Quand il la
quitta, il l'embrassa, d'une étreinte brusque, pour lui faire
entendre qu'il était résolu.  Il l'était en effet, il le fut
jusqu'au bas de l'escalier, retomba dans la lutte de sa
conscience.  Lorsqu'il la revit, le surlendemain, il avait la
pâleur confuse, le regard furtif d'un lâche, qui recule devant un
acte nécessaire.  Elle éclata en sanglots, sans rien dire,
pleurant à son cou, horriblement malheureuse; et lui, bouleversé,
débordait du mépris de lui-même.  Il fallait en finir.

--Jeudi, là-bas, veux-tu?  demanda-t-elle à voix basse.

--Oui, jeudi, je t'attendrai.

Ce jeudi-là, la nuit fut très noire, un ciel sans étoiles, opaque
et sourd, chargé des brumes de la mer.  Comme d'habitude,
Jacques, arrivé le premier, debout derrière la maison des
Sauvagnat, guetta la venue de Séverine.  Mais les ténèbres
étaient si épaisses, et elle accourait d'un pas si léger, qu'il
tressaillit, frôlé par elle, sans l'avoir aperçue.  Déjà, elle
était dans ses bras, inquiète de le sentir tremblant.

--Je t'ai fait peur, murmura-t-elle.

--Non, non, je t'attendais...  Marchons, personne ne peut nous
voir.

Et, les bras liés à la taille, doucement, ils se promenèrent par
les terrains vagues.  De ce côté du dépôt, les becs de gaz
étaient rares; certains enfoncements d'ombre en manquaient tout à
fait; tandis qu'ils pullulaient au loin, vers la gare, pareils à
des étincelles vives.

Longtemps, ils allèrent ainsi, sans une parole.  Elle avait posé
la tête à son épaule, elle la haussait parfois, le baisait au
menton; et, se penchant, il lui rendait ce baiser sur la tempe, à
la racine des cheveux.  Le coup grave et unique d'une heure du
matin venait de sonner aux églises lointaines.  S'ils ne
parlaient pas, c'était qu'ils s'entendaient penser, dans leur
étreinte.  Ils ne pensaient qu'à cela, ils ne pouvaient plus être
ensemble, sans en être obsédés.  Le débat continuait, à quoi bon
dire tout haut des mots inutiles, puisqu'il fallait agir?
Lorsqu'elle se haussait contre lui, pour une caresse, elle
sentait le couteau, bossuant la poche du pantalon.  Était-ce donc
qu'il fût résolu?

Mais ses pensées la débordaient, ses lèvres s'ouvrirent, d'un
souffle à peine distinct.

--Tout à l'heure, il est remonté, je ne savais pas pourquoi...
Puis, je l'ai vu prendre son revolver, qu'il avait oublié...
C'est, à coup sûr, qu'il va faire une ronde.

Le silence retomba, et vingt pas plus loin seulement, il dit à
son tour:

--Des maraudeurs, la nuit dernière, ont enlevé du plomb par
ici...  Il viendra tout à l'heure, c'est certain.

Alors, elle eut un petit frémissement, et tous deux redevinrent
muets, marchant d'un pas ralenti.  Un doute l'avait prise:
était-ce bien le couteau qui renflait sa poche?  A deux reprises,
elle le baisa, pour mieux se rendre compte.  Puis, comme, à se
frotter ainsi, le long de sa jambe, elle restait incertaine, elle
laissa pendre sa main, tâta en le baisant encore.  C'était bien
le couteau.  Mais lui, ayant compris, l'avait brusquement
étouffée sur sa poitrine; et il lui bégaya à l'oreille:

--Il va venir, tu seras libre.

Le meurtre était décidé, il leur sembla qu'ils ne marchaient
plus, qu'une force étrangère les portait au ras du sol.  Leurs
sens avaient pris subitement une acuité extrême, le toucher
surtout, car leurs mains l'une dans l'autre s'endolorissaient, le
moindre effleurement de leurs lèvres devenait pareil à un coup
d'ongle.  Ils entendaient aussi les bruits qui se perdaient tout
à l'heure, le roulement, le souffle lointain des machines, des
chocs assourdis, des pas errants, au fond des ténèbres.  Et ils
voyaient la nuit, ils distinguaient les taches noires des choses,
comme si un brouillard s'en était allé de leurs paupières: une
chauve-souris passa, dont ils purent suivre les crochets
brusques.  Au coin d'un tas de charbon, ils s'étaient arrêtés,
immobiles, les oreilles et les yeux aux aguets, dans une tension
de tout leur être.  Maintenant, ils chuchotaient.

--N'as-tu pas entendu, là-bas, un cri d'appel?

--Non, c'est un wagon qu'on remise.

--Mais là, sur notre gauche, quelqu'un marche.  Le sable a crié.

--Non, non, des rats courent dans les tas, le charbon déboule.

Des minutes s'écoulèrent.  Soudain, ce fut elle qui l'étreignit
plus fort.

--Le voici.

--Où donc?  je ne vois rien.

--Il a tourné le hangar de la petite vitesse, il vient droit à
nous...  Tiens!  son ombre qui passe sur le mur blanc!

--Tu crois, ce point sombre...  Il est donc seul?

--Oui, seul, il est seul.

Et, à ce moment décisif, elle se jeta éperdument à son cou, elle
colla sa bouche ardente contre la sienne.  Ce fut un baiser de
chair vive, prolongé, où elle aurait voulu lui donner de son
sang.  Comme elle l'aimait et comme elle exécrait l'autre!  Ah!
si elle avait osé, déjà vingt fois elle-même aurait fait la
besogne, pour lui en éviter l'horreur; mais ses mains
défaillaient, elle se sentait trop douce, il fallait la poigne
d'un homme.  Et ce baiser qui n'en finissait pas, c'était tout ce
qu'elle pouvait lui souffler de son courage, la possession pleine
qu'elle lui promettait, la communion de son corps.  Au loin, une
machine sifflait, jetant à la nuit une plainte de mélancolique
détresse; à coups réguliers, on entendait un fracas, le choc d'un
marteau géant, venu on ne savait d'où; tandis que les brumes,
montées de la mer, mettaient au ciel le défilé d'un chaos en
marche, dont les déchirures errantes semblaient par moments
éteindre les étincelles vives des becs de gaz.  Lorsqu'elle ôta
sa bouche enfin, elle n'avait plus rien à elle, tout entière elle
crut être passée en lui.

D'un geste prompt, il avait déjà ouvert le couteau.  Mais il eut
un juron étouffé.

--Nom de Dieu!  c'est fichu, il s'en va!

C'était vrai, l'ombre mouvante, après s'être approchée d'eux, à
une cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et
s'éloignait, du pas régulier d'un surveillant de nuit, que rien
n'inquiète.

Alors, elle le poussa.

--Va, va donc!

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous
deux filèrent, se glissèrent derrière l'homme, en chasse, évitant
le bruit.  Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils le
perdirent de vue; puis, comme ils coupaient court en traversant
une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas au plus.
Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s'abriter, un
simple faux pas les aurait trahis.

--Nous ne l'aurons pas, gronda-t-il, sourdement.  S'il atteint le
poste de l'aiguilleur, il s'échappe.

Elle, toujours, répétait dans son cou:

--Va, va donc!

A cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés de ténèbres,
au milieu de cette désolation nocturne d'une grande gare, il
était résolu, comme dans la solitude complice d'un coupe-gorge.
Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s'excitait, se
raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de
ce meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et
décidée.  C'était bien un droit qu'il exerçait, le droit même de
vie, puisque ce sang d'un autre était indispensable à son
existence même.  Rien que ce couteau à enfoncer, et il avait
conquis le bonheur.

--Nous ne l'aurons pas, nous ne l'aurons pas, répéta-t-il
furieusement, en voyant l'ombre dépasser le poste de
l'aiguilleur.  C'est fichu, le voilà qui file.

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l'empoigna au bras,
l'immobilisa contre elle.

--Vois, il revient!

Roubaud, en effet, revenait.  Il avait tourné à droite, puis il
redescendit.  Peut-être, derrière son dos, avait-il eu la
sensation vague des meurtriers lancés sur sa piste.  Pourtant, il
continuait à marcher de son pas tranquille, en gardien
consciencieux, qui ne veut pas rentrer, sans avoir donné son coup
d'oeil partout.

Arrêtés net dans leur course, Jacques et Séverine ne bougeaient
plus.  Le hasard les avait plantés à l'angle même d'un tas de
charbon.  Ils s'y adossèrent, semblèrent y entrer, l'échine
collée au mur noir, confondus, perdus dans cette mare d'encre.
Ils étaient sans souffle.

Et Jacques regardait Roubaud venir droit à eux.  Trente mètres à
peine les séparaient, chaque pas diminuait la distance,
régulièrement, rythmé comme par le balancier inexorable du
destin.  Encore vingt pas, encore dix pas: il l'aurait devant
lui, il lèverait le bras de cette façon, lui planterait le
couteau dans la gorge, en tirant de droite à gauche, pour
étouffer le cri.  Les secondes lui semblaient interminables, un
tel flot de pensées traversait le vide de son crâne, que la
mesure du temps en était abolie.  Toutes les raisons qui le
déterminaient défilèrent une fois de plus, il revit nettement le
meurtre, les causes et les conséquences.  Encore cinq pas.  Sa
résolution, tendue à se rompre, restait inébranlable.  Il voulait
tuer, il savait pourquoi il tuerait.

Mais, à deux pas, à un pas, ce fut une débâcle.  Tout croula en
lui, d'un coup.  Non, non!  il ne tuerait point, il ne pouvait
tuer ainsi cet homme sans défense.  Le raisonnement ne ferait
jamais le meurtre, il fallait l'instinct de mordre, le saut qui
jette sur la proie, la faim ou la passion qui la déchire.
Qu'importait si la conscience n'était faite que des idées
transmises par une lente hérédité de justice!  Il ne se sentait
pas le droit de tuer, et il avait beau faire, il n'arrivait pas à
se persuader qu'il pouvait le prendre.

Roubaud, tranquillement, passa.  Son coude effleura les deux
autres dans le charbon.  Une haleine les eut décelés; mais ils
restèrent comme morts.  Le bras ne se leva point, n'enfonça point
le couteau.  Rien ne fit frémir les ténèbres épaisses, pas même
un frisson.  Déjà, il était loin, à dix pas, qu'immobiles encore,
le dos cloué au tas noir, tous deux demeuraient sans souffle,
dans l'épouvante de cet homme seul, désarmé, qui venait de les
frôler, d'une marche si paisible.

Jacques eut un sanglot étouffé de rage et de honte.

--Je ne peux pas!  je ne peux pas!

Il voulut reprendre Séverine, s'appuyer à elle, dans un besoin
d'être excusé, consolé.  Sans dire une parole, elle s'échappa.
Il avait allongé les mains, n'avait senti que sa jupe glisser
entre ses doigts; et il entendait seulement sa fuite légère.  En
vain, il la poursuivit un instant, car cette brusque disparition
achevait de le bouleverser.  était-elle donc si fâchée de sa
faiblesse?  Le méprisait-elle?  La prudence l'empêcha de la
rejoindre.  Mais, quand il se retrouva seul dans ces vastes
terrains plats, tachés des petites larmes jaunes du gaz, un
affreux désespoir le prit, il se hâta d'en sortir, d'aller abîmer
sa tête au fond de son oreiller, pour y anéantir l'abomination de
son existence.

Ce fut une dizaine de jours plus tard, vers la fin de mars, que
les Roubaud triomphèrent enfin des Lebleu.  L'administration
avait reconnu juste leur demande, appuyée par M. Dabadie;
d'autant plus que la fameuse lettre du caissier, s'engageant à
rendre le logement, si un nouveau sous-chef le réclamait, venait
d'être retrouvée par mademoiselle Guichon, en cherchant d'anciens
comptes dans les archives de la gare.  Et, tout de suite, madame
Lebleu, exaspérée de sa défaite, parla de déménager: puisqu'on
voulait sa mort, autant valait-il en finir sans attendre.
Pendant trois jours, ce déménagement mémorable enfiévra le
couloir.  La petite madame Moulin elle-même, si effacée, qu'on ne
voyait jamais ni entrer ni sortir, s'y compromit, en portant la
table à ouvrage de Séverine d'un logement dans l'autre.  Mais
Philomène surtout souffla la discorde, venue là pour aider dès la
première heure, faisant les paquets, bousculant les meubles,
envahissant le logement du devant, avant que la locataire l'eût
quitté; et ce fut elle qui l'en expulsa, au milieu de la
débandade des deux mobiliers, mêlés, confondus, dans le
transbordement.  Elle en était arrivée à montrer, pour Jacques et
pour tout ce qu'il aimait, un tel zèle, que Pecqueux, étonné,
pris de soupçon, lui avait demandé de son mauvais air sournois,
son air d'ivrogne vindicatif, si c'était à cette heure qu'elle
couchait avec son mécanicien, en l'avertissant qu'il leur
réglerait leur compte à tous les deux, le jour où il les
surprendrait.  Son coup de coeur pour le jeune homme en avait
grandi, elle se faisait leur servante, à lui et à sa maîtresse,
dans l'espoir de l'avoir aussi un peu à elle, en se mettant entre
eux.  Lorsqu'elle eut emporté la dernière chaise, les portes
battirent.  Puis, ayant aperçu un tabouret oublié par la
caissière, elle rouvrit, le jeta à travers le corridor.  C'était
fini.

Alors, lentement, l'existence reprit son train monotone.  Pendant
que madame Lebleu, sur le derrière, clouée par ses rhumatismes au
fond de son fauteuil, se mourait d'ennui, avec de grosses larmes
dans les yeux, à ne plus voir que le zinc de la marquise barrant
le ciel, Séverine travaillait à son interminable couvre-pied,
installée près d'une des fenêtres du devant.  Elle avait, sous
elle, l'agitation gaie de la cour du départ, le continuel flot
des piétons et des voitures; déjà, le printemps hâtif verdissait
les bourgeons des grands arbres, au bord des trottoirs; et,
au-delà, les coteaux lointains d'Ingouville déroulaient leurs
pentes boisées, que piquaient les taches blanches des maisons de
campagne.  Mais elle s'étonnait de prendre si peu de plaisir à
réaliser enfin ce rêve, être là, dans ce logement convoité, avoir
devant soi de l'espace, du jour, du soleil.  Même, comme sa femme
de ménage, la mère Simon, grognait, furieuse de ne pas retrouver
ses habitudes, elle en était impatientée, elle regrettait par
moments son ancien trou, ainsi qu'elle disait, où la saleté se
voyait moins.  Roubaud, lui, avait simplement laissé faire.  Il
ne semblait pas savoir qu'il eût changé de niche: souvent encore
il se trompait, ne s'apercevait de sa méprise que lorsque sa
nouvelle clef n'entrait pas dans l'ancienne serrure.  D'ailleurs,
il s'absentait de plus en plus, la désorganisation continuait.
Un instant, cependant, il parut se ranimer, sous le réveil de ses
idées politiques; non qu'elles fussent très nettes, très
ardentes; mais il gardait à coeur son affaire avec le
sous-préfet, qui avait failli lui coûter son emploi.  Depuis que
l'empire, ébranlé par les élections générales, traversait une
crise terrible, il triomphait, il répétait que ces gens-là ne
seraient pas toujours les maîtres.  Un avertissement amical de
M. Dabadie, prévenu par mademoiselle Guichon, devant laquelle le
propos révolutionnaire avait été tenu, suffit du reste à le
calmer.  Puisque le couloir était tranquille et que l'on vivait
d'accord, maintenant que madame Lebleu s'affaiblissait, tuée de
tristesse, pourquoi des ennuis nouveaux, avec les affaires du
gouvernement?  Il eut un simple geste, il s'en moquait bien de la
politique, comme de tout!  Et, plus gras chaque jour, sans un
remords, il s'en allait de son pas alourdi, le dos indifférent.

Entre Jacques et Séverine, la gêne avait grandi, depuis qu'ils
pouvaient se rencontrer à toute heure.  Plus rien ne les
empêchait d'être heureux, il la montait voir par l'autre
escalier, quand il lui plaisait, sans crainte d'être espionné; et
le logement leur appartenait, il aurait couché là, s'il en avait
eu l'audace.  Mais c'était l'irréalisé, l'acte voulu, consenti
par eux deux, qu'il n'accomplissait pas et dont la pensée,
désormais, mettait entre eux un malaise, un mur infranchissable.
Lui, qui apportait la honte de sa faiblesse, la trouvait chaque
fois plus sombre, malade d'inutile attente.  Leurs lèvres ne se
cherchaient même plus, car cette demi-possession, ils l'avaient
épuisée; c'était tout le bonheur qu'ils voulaient, le départ, le
mariage là-bas, l'autre vie.

Un soir, Jacques trouva Séverine en larmes; et, lorsqu'elle
l'aperçut, elle ne s'arrêta pas, elle sanglota plus fort, pendue
à son cou.  Déjà elle avait pleuré ainsi, mais il l'apaisait
d'une étreinte; tandis que, sur son coeur, il la sentait cette
fois ravagée d'un désespoir grandissant, à mesure qu'il la
pressait davantage.  Il fut bouleversé, il finit par lui prendre
la tête entre ses deux mains; et, la regardant de tout près, au
fond de ses yeux noyés, il jura, comprenant bien que, si elle se
désespérait ainsi, c'était d'être femme, de ne point oser frapper
elle-même, dans sa douceur passive.

--Pardonne-moi, attends encore...  Je te le jure, bientôt, dès
que je pourrai.

Tout de suite, elle avait collé sa bouche à la sienne, comme pour
sceller ce serment, et ils eurent un de ces baisers profonds, où
ils se confondaient, dans la communion de leur chair.



X


Tante Phasie était morte, le jeudi soir, à neuf heures, dans une
dernière convulsion; et, vainement, Misard, qui attendait près de
son lit, avait essayé de lui fermer les paupières: les yeux
obstinés restaient ouverts, la tête s'était raidie, penchée un
peu sur l'épaule, comme pour regarder dans la chambre, tandis
qu'un retrait des lèvres semblait les retrousser, d'un rire
goguenard.  Une seule chandelle brûlait, plantée au coin d'une
table, près d'elle.  Et les trains qui, depuis neuf heures,
passaient là, à toute vitesse, dans l'ignorance de cette morte
tiède encore, l'ébranlaient une seconde, sous la flamme
vacillante de la chandelle.

Tout de suite, Misard, pour se débarrasser de Flore, l'envoya
déclarer le décès à Doinville.  Elle ne pouvait pas être de
retour avant onze heures, il avait deux heures devant lui.
Tranquillement, il se coupa d'abord un morceau de pain, car il se
sentait le ventre vide, n'ayant pas dîné, à cause de cette agonie
qui n'en finissait plus.  Et il mangeait debout, allant et
venant, rangeant les choses.  Des quintes de toux l'arrêtaient,
plié en deux, à moitié mort lui-même, si maigre, si chétif, avec
ses yeux ternes et ses cheveux décolorés, qu'il ne paraissait pas
devoir jouir longtemps de sa victoire.  N'importe, il l'avait
mangée, cette gaillarde, cette grande et belle femme, comme
l'insecte mange le chêne; elle était sur le dos, finie, réduite à
rien, et lui durait encore.  Mais une idée le fit s'agenouiller,
afin de prendre sous le lit une terrine, où se trouvait un reste
d'eau de son, préparée pour un lavement: depuis qu'elle se
doutait du coup, ce n'était plus dans le sel, c'était dans ses
lavements qu'il mettait de la mort aux rats; et, trop bête, ne se
méfiant pas de ce côté-là, elle l'avait avalée tout de même, pour
de bon cette fois-ci.  Dès qu'il eut vidé la terrine dehors, il
rentra, lava avec une éponge le carreau de la chambre, souillé de
taches.  Aussi pourquoi s'était-elle obstinée?  Elle avait voulu
faire la maligne, tant pis!  Lorsque, dans un ménage, on joue à
qui enterrera l'autre, sans mettre le monde dans la dispute, on
ouvre l'oeil.  Il en était fier, il en ricanait comme d'une bonne
histoire, de la drogue avalée si innocemment par en bas, quand
elle surveillait avec tant de soin tout ce qui entrait par en
haut.  A ce moment, un express qui passa, enveloppa la maison
basse d'un tel souffle de tempête, que, malgré l'habitude, il se
tourna vers la fenêtre, en tressaillant.  Ah!  oui, ce continuel
flot, ce monde venu de partout, qui ne savait rien de ce qu'il
écrasait en route, qui s'en moquait, tant il était pressé d'aller
au diable!  Et, derrière le train, dans le lourd silence, il
rencontra les yeux grands ouverts de la morte, dont les prunelles
fixes semblaient suivre chacun de ses mouvements, pendant que le
coin retroussé des lèvres riait.

Misard, si flegmatique, fut pris d'un petit mouvement de colère.
Il entendait bien, elle lui disait: Cherche!  cherche!   Mais
sûrement qu'elle ne les emportait pas avec elle, ses mille
francs; et, maintenant qu'elle n'y était plus, il finirait par
les trouver.  Est-ce qu'elle n'aurait pas dû les donner de bon
coeur?  ça aurait évité tous ces ennuis.  Les yeux partout le
suivaient.  Cherche!  cherche! Cette chambre, où il n'avait point
osé fouiller, tant qu'elle y avait vécu, il la parcourait du
regard.  Dans l'armoire, d'abord: il prit les clefs sous le
traversin, bouleversa les planches chargées de linge, vida les
deux tiroirs, les enleva même, pour voir s'il n'y avait pas de
cachette.  Non, rien!  Ensuite, il songea à la table de nuit.  Il
en décolla le marbre, le retourna, inutilement.  Derrière la
glace de la cheminée, une mince glace de foire, fixée par deux
clous, il pratiqua aussi un sondage, glissa une règle plate, ne
retira qu'un floconnement noir de poussière.  Cherche!  cherche!
Alors, pour échapper aux yeux grands ouverts qu'il sentait sur
lui, il se mit à quatre pattes, tapant le carreau à légers coups
de poing, écoutant si quelque résonance ne lui révélerait pas un
vide.  Plusieurs carreaux étaient descellés, il les arracha.
Rien, toujours rien!  Lorsqu'il fut debout de nouveau, les yeux
le reprirent, il se tourna, voulut planter son regard dans le
regard fixe de la morte; tandis que, du coin de ses lèvres
retroussées, elle accentuait son terrible rire.  Il n'en doutait
plus, elle se moquait de lui.  Cherche!  cherche!  La fièvre le
gagnait, il s'approcha d'elle, envahi d'un soupçon, d'une idée
sacrilège, qui pâlissait encore sa face blême.  Pourquoi avait-il
cru que, sûrement, elle ne les emportait pas, ses mille francs?
peut-être bien tout de même qu'elle les emportait.  Et il osa la
découvrir, la dévêtir, il la visita, chercha à tous les plis de
ses membres puisqu'elle lui disait de chercher.  Sous elle,
derrière sa nuque, derrière ses reins, il chercha.  Le lit fut
bouleversé, il enfonça son bras jusqu'à l'épaule dans la
paillasse.  Il ne trouva rien.  Cherche!  cherche!  Et la tête,
retombée sur l'oreiller en désordre, le regardait toujours de ses
prunelles goguenardes.

Comme Misard, furieux et tremblant, tâchait d'arranger le lit,
Flore rentra, de retour de Doinville.

--Ce sera pour après-demain samedi, onze heures, dit-elle.

Elle parlait de l'enterrement.  Mais, d'un coup d'oeil, elle
avait compris à quelle besogne Misard s'était essoufflé, pendant
son absence.  Elle eut un geste d'indifférence dédaigneuse.

--Laissez donc, vous ne les trouverez pas.

Il s'imagina qu'elle aussi le bravait.  Et, s'avançant, les dents
serrées:

--Elle te les a donnés, tu sais où ils sont.

L'idée que sa mère avait pu donner ses mille francs à quelqu'un,
même à elle, sa fille, lui fit hausser les épaules.

--Ah!  ouitche!  donnés...  Donnés à la terre, oui!...  Tenez,
ils sont par là, vous pouvez chercher.

Et, d'un geste large, elle indiqua la maison entière, le jardin
avec son puits, la ligne ferrée, toute la vaste campagne.  Oui,
par là, au fond d'un trou, quelque part où jamais plus personne
ne les découvrirait.  Puis, pendant que, hors de lui, anxieux, il
se remettait à bousculer les meubles, à taper dans les murs, sans
se gêner devant elle, la jeune fille, debout près de la fenêtre,
continua à demi-voix:

--Oh!  il fait doux dehors, la belle nuit!...  J'ai marché vite,
les étoiles éclairent comme en plein jour...  Demain, quel beau
temps, au lever du soleil!

Un instant, Flore resta devant la fenêtre, les yeux dans cette
campagne sereine, attendrie par les premières tiédeurs d'avril,
et dont elle revenait songeuse, souffrant davantage de la plaie
avivée de son tourment.  Mais, lorsqu'elle entendit Misard
quitter la chambre et s'acharner dans les pièces voisines, elle
s'approcha du lit à son tour, elle s'assit, les regards sur sa
mère.  Au coin de la table, la chandelle brûlait toujours d'une
flamme haute et immobile.  Un train passa, qui secoua la maison.

La résolution de Flore était de rester la nuit là, et elle
réfléchissait.  D'abord, la vue de la morte la tira de son idée
fixe, de la chose qui la hantait, qu'elle avait débattue sous les
étoiles, dans la paix des ténèbres, tout le long de la route de
Doinville.  Une surprise, maintenant, endormait sa souffrance:
pourquoi n'avait-elle pas eu plus de chagrin, à la mort de sa
mère?  et pourquoi, à cette heure encore, ne pleurait-elle pas?
Elle l'aimait pourtant bien, malgré sa sauvagerie de grande fille
muette, s'échappant sans cesse, battant les champs, dès qu'elle
n'était pas de service.  Vingt fois, pendant la dernière crise
qui devait la tuer, elle était venue s'asseoir là, pour la
supplier de faire appeler un médecin; car elle se doutait du coup
de Misard, elle espérait que la peur l'arrêterait.  Mais elle
n'avait jamais obtenu de la malade qu'un non furieux, comme si
cette dernière eût mis l'orgueil de la lutte à n'accepter de
secours de personne, certaine quand même de la victoire,
puisqu'elle emporterait l'argent; et, alors, elle n'intervenait
point, reprise elle-même de son mal, disparaissant, galopant pour
oublier.  C'était cela, certainement, qui lui barrait le coeur:
lorsqu'on a un trop gros chagrin, il n'y a plus de place pour un
autre; sa mère était partie, elle la voyait là, détruite, si
pâle, sans pouvoir être plus triste, en dépit de son effort.
Appeler les gendarmes, dénoncer Misard, à quoi bon, puisque tout
allait crouler?  Et, peu à peu, invinciblement, bien que son
regard restât fixé sur la morte, elle cessa de l'apercevoir, elle
retourna à sa vision intérieure, reconquise tout entière par
l'idée qui lui avait planté son clou dans le crâne, n'ayant plus
que la sensation de la secousse profonde des trains, dont le
passage, pour elle, sonnait les heures.

Depuis un instant, au loin, grondait l'approche d'un omnibus de
Paris.  Lorsque la machine enfin passa devant la fenêtre, avec
son fanal, ce fut, dans la chambre, un éclair, un coup
d'incendie.

--Une heure dix-huit, pensa-t-elle.  Encore sept heures.  Ce
matin, à huit heures seize, ils passeront.

Chaque semaine, depuis des mois, cette attente l'obsédait.  Elle
savait que, le vendredi matin, l'express, conduit par Jacques,
emmenait aussi Séverine à Paris; et elle ne vivait plus, dans une
torture jalouse, que pour les guetter, les voir, se dire qu'ils
allaient se posséder librement, là-bas.  Oh!  ce train qui
fuyait, cette abominable sensation de ne pouvoir s'accrocher au
dernier wagon, afin d'être emportée elle aussi!  Il lui semblait
que toutes ces roues lui coupaient le coeur.  Elle avait tant
souffert, qu'un soir elle s'était cachée, voulant écrire à la
justice; car ce serait fini, si elle pouvait faire arrêter cette
femme; et elle qui avait surpris autrefois ses saletés avec le
président Grandmorin, se doutait qu'en apprenant ça aux juges,
elle la livrerait.  Mais, la plume à la main, jamais elle ne put
tourner la chose.  Et puis, est-ce que la justice l'écouterait?
Tout ce beau monde devait s'entendre.  Peut-être bien que ce
serait elle qu'on mettrait en prison, comme on y avait mis
Cabuche.  Non!  elle voulait se venger, elle se vengerait seule,
sans avoir besoin de personne.  Ce n'était même pas une pensée de
vengeance, ainsi qu'elle en entendait parler, la pensée de faire
du mal pour se guérir du sien; c'était un besoin d'en finir, de
culbuter tout, comme si le tonnerre les eût balayés.  Elle était
très fière, plus forte et plus belle que l'autre, convaincue de
son bon droit à être aimée; et, quand elle s'en allait solitaire,
par les sentiers de ce pays de loups, avec son lourd casque de
cheveux blonds, toujours nus, elle aurait voulu la tenir,
l'autre, pour vider leur querelle au coin d'un bois, comme deux
guerrières ennemies.  Jamais encore un homme ne l'avait touchée,
elle battait les mâles; et c'était sa force invincible, elle
serait victorieuse.

La semaine d'auparavant, l'idée brusque s'était plantée, enfoncée
en elle, comme sous un coup de marteau venu elle ne savait d'où:
les tuer, pour qu'ils ne passent plus, qu'ils n'aillent plus
là-bas ensemble.  Elle ne raisonnait pas, elle obéissait à
l'instinct sauvage de détruire.  Quand une épine restait dans sa
chair, elle l'en arrachait, elle aurait coupé le doigt.  Les
tuer, les tuer la première fois qu'ils passeraient; et, pour
cela, culbuter le train, traîner une poutre sur la voie, arracher
un rail, enfin, tout casser, tout engloutir.  Lui, certainement,
sur sa machine, y resterait, les membres aplatis; la femme,
toujours dans la première voiture, pour être plus près, n'en
pouvait réchapper; quant aux autres, à ce flot continuel de
monde, elle n'y songeait seulement pas.  Ce n'était personne,
est-ce qu'elle les connaissait?  Et cet écrasement d'un train, ce
sacrifice de tant de vies, devenait l'obsession de chacune de ses
heures, l'unique catastrophe, assez large, assez profonde de sang
et de douleur humaine, pour qu'elle y pût baigner son coeur
énorme, gonflé de larmes.

Pourtant, le vendredi matin, elle avait faibli, n'ayant pas
encore décidé à quel endroit, ni de quelle façon elle enlèverait
un rail.  Mais, le soir, n'étant plus de service, elle eut une
idée, elle s'en alla, par le tunnel, rôder jusqu'à la bifurcation
de Dieppe.  C'était une de ses promenades, ce souterrain long
d'une grande demi-lieue, cette avenue voûtée, toute droite, où
elle avait l'émotion des trains roulant sur elle, avec leur fanal
aveuglant: chaque fois, elle manquait de s'y faire broyer, et ce
devait être ce péril qui l'y attirait, dans un besoin de bravade.
Mais, ce soir-là, après avoir échappé à la surveillance du
gardien et s'être avancée jusqu'au milieu du tunnel, en tenant la
gauche, de façon à être certaine que tout train arrivant de face
passerait à sa droite, elle avait eu l'imprudence de se
retourner, justement pour suivre les lanternes d'un train allant
au Havre; et, quand elle s'était remise en marche, un faux pas
l'ayant de nouveau fait virer sur elle-même, elle n'avait plus su
de quel côté les feux rouges venaient de disparaître.  Malgré son
courage, étourdie encore par le vacarme des roues, elle s'était
arrêtée, les mains froides, ses cheveux nus soulevés d'un souffle
d'épouvante.  Maintenant, lorsqu'un autre train passerait, elle
s'imaginait qu'elle ne saurait plus s'il était montant ou
descendant, elle se jetterait à droite ou à gauche, et serait
coupée au petit bonheur.  D'un effort, elle tâchait de retenir sa
raison, de se souvenir, de discuter.  Puis, tout d'un coup, la
terreur l'avait emportée, au hasard, droit devant elle, dans un
galop furieux.  Non, non!  elle ne voulait pas être tuée, avant
d'avoir tué les deux autres!  Ses pieds s'embarrassaient dans les
rails, elle glissait, tombait, courait plus fort.  C'était la
folie du tunnel, les murs qui semblaient se resserrer pour
l'étreindre, la voûte qui répercutait des bruits imaginaires, des
voix de menace, des grondements formidables.  A chaque instant,
elle tournait la tête, croyant sentir sur son cou l'haleine
brûlante d'une machine.  Deux fois, une subite certitude qu'elle
se trompait, qu'elle serait tuée du côté où elle fuyait, lui
avait fait, d'un bond, changer la direction de sa course.  Et
elle galopait, elle galopait, lorsque, devant elle, au loin,
avait paru une étoile, un oeil rond et flambant, qui grandissait.
Mais elle s'était bandée contre l'irrésistible envie de retourner
encore sur ses pas.  L'oeil devenait un brasier, une gueule de
four dévorante.  Aveuglée, elle avait sauté à gauche, sans
savoir; et le train passait, comme un tonnerre, en ne la
souffletant que de son vent de tempête.  Cinq minutes après, elle
sortait du côté de Malaunay, saine et sauve.

Il était neuf heures, encore quelques minutes, et l'express de
Paris serait là.  Tout de suite, elle avait continué, d'un pas de
promenade, jusqu'à la bifurcation de Dieppe, à deux cents mètres,
examinant la voie, cherchant si quelque circonstance ne pouvait
la servir.  Justement, sur la voie de Dieppe, en réparation,
stationnait un train de ballast, que son ami Ozil venait d'y
aiguiller; et, dans une illumination subite, elle trouva, arrêta
un plan: empêcher simplement l'aiguilleur de remettre l'aiguille
sur la voie du Havre, de sorte que l'express irait se briser
contre le train de ballast.  Cet Ozil, depuis le jour où il
s'était rué sur elle, ivre de désir, et où elle lui avait à demi
fendu le crâne d'un coup de bâton, elle lui gardait de l'amitié,
aimait à lui rendre ainsi des visites imprévues, à travers le
tunnel, en chèvre échappée de sa montagne.  Ancien militaire,
très maigre et peu bavard, tout à la consigne, il n'avait pas
encore une négligence à se reprocher, l'oeil ouvert de jour et de
nuit.  Seulement, cette sauvage, qui l'avait battu, forte comme
un garçon, lui retournait la chair, rien que d'un appel de son
petit doigt.  Bien qu'il eût quatorze ans de plus qu'elle, il la
voulait, et s'était juré de l'avoir, en patientant, en étant
aimable, puisque la violence n'avait pas réussi.  Aussi, cette
nuit-là, dans l'ombre, lorsqu'elle s'était approchée de son
poste, l'appelant au-dehors, l'avait-il rejointe, oubliant tout.
Elle l'étourdissait, l'emmenait vers la campagne, lui contait des
histoires compliquées, que sa mère était malade, qu'elle ne
resterait pas à la Croix-de-Maufras, si elle la perdait.  Son
oreille, au loin, guettait le grondement de l'express, quittant
Malaunay, s'approchant à toute vapeur.  Et, quand elle l'avait
senti là, elle s'était retournée, pour voir.  Mais elle n'avait
pas songé aux nouveaux appareils d'enclenchement: la machine, en
s'engageant sur la voie de Dieppe, venait, d'elle-même, de mettre
le signal à l'arrêt; et le mécanicien avait eu le temps
d'arrêter, à quelques pas du train de ballast.  Ozil, avec le cri
d'un homme qui s'éveille sous l'effondrement d'une maison,
regagnait son poste en courant; tandis qu'elle, raidie, immobile,
suivait, du fond des ténèbres, la manoeuvre nécessitée par
l'accident.  Deux jours après, l'aiguilleur, déplacé, était venu
lui faire ses adieux, ne soupçonnant rien, la suppliant de le
rejoindre, dès qu'elle n'aurait plus sa mère.  Allons!  le coup
était manqué, il fallait trouver autre chose.

A ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie qui
obscurcissait le regard de Flore, s'en alla; et, de nouveau, elle
aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de la chandelle.
Sa mère n'était plus, devait-elle donc partir, épouser Ozil qui
la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être?  Tout son être se
souleva.  Non, non!  si elle était assez lâche pour laisser vivre
les deux autres, et pour vivre elle-même, elle aurait préféré
battre les routes, se louer comme servante, plutôt que d'être à
un homme qu'elle n'aimait pas.  Et un bruit inaccoutumé lui ayant
fait prêter l'oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche,
était en train de fouiller le sol battu de la cuisine: il
s'enrageait à la recherche du magot, il aurait éventré la maison.
Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-là non plus.
Qu'allait-elle faire?  Une rafale souffla, les murs tremblèrent,
et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise,
ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des lèvres.
C'était le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente
machine.

Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient,
dans la sérénité de la nuit printanière.

--Trois heures dix.  Encore cinq heures, et ils passeront.

Elle recommencerait, elle souffrait trop.  Les voir, les voir
ainsi chaque semaine aller à l'amour, cela était au-dessus de ses
forces.  Maintenant qu'elle était certaine de ne jamais posséder
Jacques à elle seule, elle préférait qu'il ne fût plus, qu'il n'y
eût plus rien.  Et cette lugubre chambre où elle veillait
l'enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de
l'anéantissement de tout.  Puisqu'il ne restait personne qui
l'aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère.  Des
morts, il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait
tous d'un coup.  Sa soeur était morte, sa mère était morte, son
amour était mort: quoi faire?  être seule, rester ou partir,
seule toujours, lorsqu'ils seraient deux, les autres.  Non, non!
que tout croulât plutôt, que la mort, qui était là, dans cette
chambre fumeuse, soufflât sur la voie et balayât le monde!

Alors, décidée après ce long débat, elle discuta le meilleur
moyen de mettre son projet à exécution.  Et elle en revint à
l'idée d'enlever un rail.  C'était le moyen le plus sûr, le plus
pratique, d'une exécution facile: rien qu'à chasser les
coussinets avec un marteau, puis à faire sauter le rail des
traverses.  Elle avait les outils, personne ne la verrait, dans
ce pays désert.  Le bon endroit à choisir était certainement,
après la tranchée, en allant vers Barentin, la courbe qui
traversait un vallon, sur un remblai de sept ou huit mètres: là,
le déraillement devenait certain, la culbute serait effroyable.
Mais le calcul des heures qui l'occupa ensuite, la laissa
anxieuse.  Sur la voie montante, avant l'express du Havre, qui
passait à huit heures seize, il n'y avait qu'un train omnibus à
sept heures cinquante-cinq.  Cela lui donnait donc vingt minutes
pour faire le travail, ce qui suffisait.  Seulement, entre les
trains réglementaires, on lançait souvent des trains de
marchandises imprévus, surtout aux époques des grands arrivages.
Et quel risque inutile alors!  Comment savoir à l'avance si ce
serait bien l'express qui viendrait se briser là?  Longtemps,
elle roula les probabilités dans sa tête.  Il faisait nuit
encore, une chandelle brûlait toujours, noyée de suif, avec une
haute mèche charbonnée, qu'elle ne mouchait plus.

Comme justement un train de marchandises arrivait, venant de
Rouen, Misard rentra.  Il avait les mains pleines de terre, ayant
fouillé le bûcher; et il était haletant, éperdu de ses recherches
vaines, si enfiévré d'impuissante rage, qu'il se remit à chercher
sous les meubles, dans la cheminée, partout.  Le train
interminable n'en finissait pas, avec le fracas régulier de ses
grosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son
lit.  Et, lui, en allongeant le bras pour décrocher un petit
tableau pendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le
suivaient, tandis que les lèvres remuaient, avec leur rire.

Il devint blême, il grelotta, bégayant dans une colère
épouvantée:

--Oui, oui, cherche!  cherche!...  Va, je les trouverai, nom de
Dieu!  quand je devrais retourner chaque pierre de la maison et
chaque motte de terre du pays!

Le train noir était passé, d'une lenteur écrasante dans les
ténèbres, et la morte, redevenue immobile, regardait toujours son
mari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu'il disparut de
nouveau, en laissant la porte ouverte.

Flore, distraite dans ses réflexions, s'était levée.  Elle
referma la porte, pour que cet homme ne revînt pas déranger sa
mère.  Et elle s'étonna de s'entendre dire tout haut:

--Dix minutes auparavant, ce sera bien.

En effet, elle aurait le temps en dix minutes.  Si, dix minutes
avant l'express, aucun train n'était signalé, elle pouvait se
mettre à la besogne.  Dès lors, la chose étant réglée, certaine,
son anxiété tomba, elle fut très calme.

Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraîche, d'une
limpidité pure.  Malgré le petit froid vif, elle ouvrit la
fenêtre toute grande, et la délicieuse matinée entra dans la
chambre lugubre, pleine d'une fumée et d'une odeur de mort.  Le
soleil était encore sous l'horizon, derrière une colline
couronnée d'arbres; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les
pentes, inondant les chemins creux, dans la gaieté vivante de la
terre, à chaque printemps nouveau.  Elle ne s'était pas trompée,
la veille: il ferait beau, ce matin-là, un de ces temps de
jeunesse et de radieuse santé, où l'on aime vivre.  Dans ce pays
désert, parmi les continuels coteaux, coupés de vallons étroits,
qu'il serait bon de s'en aller le long des sentiers de chèvre, à
sa libre fantaisie!  Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans
la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme
éteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pâle.  La
morte semblait maintenant regarder la voie, où les trains
continuaient à se croiser, sans même remarquer cette lueur pâlie
de cierge, près de ce corps.

Au jour seulement, Flore reprenait son service.  Et elle ne
quitta la chambre que pour l'omnibus de Paris, à six heures
douze.  Misard, lui aussi, à six heures, venait de remplacer son
collègue, le stationnaire de nuit.  Ce fut à son appel de trompe
qu'elle vint se planter devant la barrière, le drapeau à la main.
Un instant, elle suivit le train des yeux.

--Encore deux heures, pensa-t-elle tout haut.

Sa mère n'avait plus besoin de personne.  Désormais, elle
éprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre.
C'était fini, elle l'avait embrassée, elle pouvait disposer de
son existence et de celle des autres.  D'habitude, entre les
trains, elle s'échappait, disparaissait; mais, ce matin-là, un
intérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur
un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie.
Le soleil montait à l'horizon, une tiède averse d'or tombait dans
l'air pur; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur, au
milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sève
d'avril.  Un moment, elle s'était intéressée à Misard, dans sa
cabane de planches, à l'autre bord de la ligne, visiblement
agité, hors de sa somnolence habituelle: il sortait, rentrait,
manoeuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels
coups d'oeil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, à
chercher toujours.  Puis, elle l'avait oublié, ne le sachant même
plus là.  Elle était toute à l'attente, absorbée, la face muette
et rigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté de
Barentin.  Et, là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever
pour elle une vision, où s'acharnait la sauvagerie têtue de son
regard.

Les minutes s'écoulèrent.  Flore ne bougeait pas.  Enfin,
lorsque, à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de
trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se
leva, ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing.
Déjà, au loin, le train se perdait, après avoir secoué le sol; et
on l'entendit s'engouffrer dans le tunnel, où le bruit cessa.
Elle n'était pas retournée sur le banc, elle demeurait debout, à
compter de nouveau les minutes.  Si, dans dix minutes, aucun
train de marchandises n'était signalé, elle courrait là-bas,
au-delà de la tranchée, faire sauter un rail.  Elle était très
calme, la poitrine seulement serrée, comme sous le poids énorme
de l'acte.  D'ailleurs, à ce dernier moment, la pensée que
Jacques et Séverine approchaient, qu'ils passeraient là encore,
allant à l'amour, si elle ne les arrêtait pas, suffisait à la
raidir, aveugle et sourde, dans sa résolution, sans que le débat
même recommençât en elle: c'était l'irrévocable, le coup de patte
de la louve qui casse les reins au passage.  Elle ne voyait
toujours, dans l'égoïsme de sa vengeance, que les deux corps
mutilés, sans se préoccuper de la foule, du flot de monde qui
défilait devant elle, depuis des années, inconnu.  Des morts, du
sang, le soleil en serait caché peut-être, ce soleil dont la
gaieté tendre l'irritait.

Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, elle
partait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Bécourt,
l'arrêtèrent.  Une voiture, un fardier sans doute.  On lui
demanderait le passage, il lui faudrait ouvrir la barrière,
causer, rester là: impossible d'agir, le coup serait manqué.  Et
elle eut un geste d'enragée insouciance, elle prit sa course,
lâchant son poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui
se débrouillerait.  Mais un fouet claqua dans l'air matinal, une
voix cria gaiement:

--Eh!  Flore!

C'était Cabuche.  Elle fut clouée au sol, arrêtée dès son premier
élan, devant la barrière même.

--Quoi donc?  continua-t-il, tu dors encore, par ce beau soleil?
Vite, que je passe avant l'express!

En elle, un écroulement se faisait.  Le coup était manqué, les
deux autres iraient à leur bonheur, sans qu'elle trouvât rien
pour les briser là.  Et, tandis qu'elle ouvrait lentement la
vieille barrière à demi pourrie, dont les ferrures grinçaient
dans leur rouille, elle cherchait furieusement un obstacle,
quelque chose qu'elle pût jeter en travers de la voie, désespérée
à ce point, qu'elle s'y serait allongée elle-même, si elle
s'était crue d'os assez durs pour faire sauter la machine hors
des rails.  Mais ses regards venaient de tomber sur le fardier,
l'épaisse et basse voiture, chargée de deux blocs de pierre, que
cinq vigoureux chevaux avaient de la peine à traîner.  Énormes,
hauts et larges, d'une masse géante à barrer la route, ces blocs
s'offraient à elle; et ils éveillèrent, dans ses yeux, une
brusque convoitise, un désir fou de les prendre, de les poser là.
La barrière était grande ouverte, les cinq bêtes suantes,
soufflantes, attendaient.

--Qu'as-tu, ce matin?  reprit Cabuche.  Tu as l'air tout drôle.

Alors, Flore parla:

--Ma mère est morte hier soir.

Il eut un cri de douloureuse amitié.  Posant son fouet, il lui
serrait les mains dans les siennes.

--Oh!  ma pauvre Flore!  Il fallait s'y attendre depuis
longtemps, mais c'est si dur tout de même!...  Alors, elle est
là, je veux la voir, car nous aurions fini par nous entendre,
sans le malheur qui est arrivé.

Doucement, il marcha avec elle jusqu'à la maison.  Sur le seuil,
pourtant, il eut un regard vers ses chevaux.  D'une phrase, elle
le rassura.

--Pas de danger qu'ils bougent!  Et puis, l'express est loin.

Elle mentait.  De son oreille exercée, dans le frisson tiède de
la campagne, elle venait d'entendre l'express quitter la station
de Barentin.  Encore cinq minutes, et il serait là, il
déboucherait de la tranchée, à cent mètres du passage à niveau.
Tandis que le carrier, debout devant la chambre de la morte,
s'oubliait, songeant à Louisette, très ému, elle, restée dehors,
devant la fenêtre, continuait d'écouter, au loin, le souffle
régulier de la machine de plus en plus proche.  Brusquement,
l'idée de Misard lui vint: il devait la voir, il l'empêcherait;
et elle eut un coup à la poitrine, lorsque, s'étant tournée, elle
ne l'aperçut pas à son poste.  De l'autre côté de la maison, elle
le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits,
n'ayant pu résister à sa folie de recherches, pris sans doute de
la certitude subite que le magot était là: tout à sa passion,
aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait.  Et ce fut, pour
elle, l'excitation dernière.  Les choses elles-mêmes le
voulaient.  Un des chevaux se mit à hennir, tandis que la
machine, au-delà de la tranchée, soufflait très haut, en personne
pressée qui accourt.

--Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche.  N'aie
pas peur.

Elle s'élança, prit le premier cheval par le mors, tira de toute
sa force décuplée de lutteuse.  Les chevaux se raidirent; un
instant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sans
démarrer; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, en bête
de renfort, il s'ébranla, s'engagea sur la voie.  Et il était en
plein sur les rails, lorsque l'express, là-bas, à cent mètres,
déboucha de la tranchée.  Alors, pour immobiliser le fardier, de
crainte qu'il ne traversât, elle retint l'attelage, dans une
brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres
craquèrent.  Elle qui avait sa légende, dont on racontait des
traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente,
arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d'un train,
elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa
poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans
l'instinct du péril.

Ce furent à peine dix secondes d'une terreur sans fin.  Les deux
pierres géantes semblaient barrer l'horizon.  Avec ses cuivres
clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa
marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle
matinée.  L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus
empêcher l'écrasement.  Et l'attente durait.

Misard, revenu d'un bond à son poste, hurla, les bras en l'air,
agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et
d'arrêter le train.  Sorti de la maison au bruit des roues et des
hennissements, Cabuche s'était rué, hurlant lui aussi, pour faire
avancer les bêtes.  Mais Flore, qui venait de se jeter de côté,
le retint, ce qui le sauva.  Il croyait qu'elle n'avait pas eu la
force de maîtriser ses chevaux, que c'étaient eux qui l'avaient
traînée.  Et il s'accusait, il sanglotait, dans un râle de
terreur désespérée; tandis qu'elle, immobile, grandie, les
paupières élargies et brûlantes, regardait.  Au moment même où le
poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui
restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps
inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le
volant du changement de marche.  Il s'était tourné, leurs yeux se
rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesurément long.

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était
descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque
semaine.  A quoi bon se gâter la vie de cauchemars?  Pourquoi ne
pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en présentait?  Tout
finirait par s'arranger peut-être.  Et il était résolu à goûter
au moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant de
déjeuner avec elle au restaurant.  Aussi, comme elle lui jetait
un coup d'oeil désolé, parce qu'il n'y avait pas de wagon de
première en tête, et qu'elle était forcée de se mettre loin de
lui, à la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si
gaiement.  On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait,
là-bas, d'avoir été séparés.  Même, après s'être penché pour la
voir monter dans un compartiment, tout au bout, il avait poussé
la belle humeur jusqu'à plaisanter le conducteur-chef, Henri
Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle.  La semaine précédente,
il s'était imaginé que celui-ci s'enhardissait et qu'elle
l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant échapper à
l'existence atroce qu'elle s'était faite.  Roubaud le disait
bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans
plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose.  Et
Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille, caché
derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait des
baisers en l'air; ce qui avait fait éclater d'un gros rire
Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante,
prête à partir.

Du Havre à Barentin, l'express avait marché à sa vitesse
réglementaire, sans incident; et ce fut Henri qui, le premier, du
haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée, signala le
fardier en travers de la voie.  Le fourgon de tête se trouvait
bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait tout un
arrivage de voyageurs, débarqués la veille d'un paquebot.  A
l'étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises,
que faisait danser la trépidation, le conducteur-chef était
debout à son bureau, classant des feuilles; tandis que la petite
bouteille d'encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi,
d'un mouvement continu.  Après les stations où il déposait des
bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'écritures.  Deux
voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre
ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie,
il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup
d'oeil sur la voie.  Il restait là, assis dans cette guérite
vitrée, toutes ses heures libres, en surveillance.  Le tender lui
cachait le mécanicien; mais, grâce à son poste élevé, il voyait
souvent plus loin et plus vite que celui-ci.  Aussi le train
tournait-il encore, dans la tranchée, qu'il aperçut, là-bas,
l'obstacle.  Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant,
effaré, paralysé.  Il y eut quelques secondes perdues, le train
filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la
machine, lorsqu'il se décida à tirer la corde de la cloche
d'alarme dont le bout pendait devant lui.

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant du changement
de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence.  Il
songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de
Séverine elle-même s'était évanouie.  Le branle fou de la cloche,
le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent.
Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du
tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la
vitesse.  Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit
tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable
choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua
jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les
os la secousse de l'écrasement.  C'était l'inévitable.
Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche,
fermé le régulateur, serré le frein.  Il faisait machine arrière,
il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet,
dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la
barricade géante, là-bas.  Mais, au milieu de cet affreux
sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait
pas, allait quand même, à peine ralentie.  Elle n'était plus la
docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neige sa
bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et
revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a
détruit la poitrine.  Elle soufflait, se cabrait sous le frein,
allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse.
Pecqueux, fou de peur, sauta.  Jacques, raidi à son poste, la
main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée
au sifflet, sans qu'il le sût, attendait.  Et la Lison, fumante,
soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint
taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons
qu'elle traînait.

Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante
les clouait, Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux
béants, virent cette chose effrayante: le train se dresser
debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber
avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris.
Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres
ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures
défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de
tampons, au milieu de morceaux de vitre.  Et, surtout, l'on avait
entendu le broiement de la machine contre les pierres, un
écrasement sourd terminé en un cri d'agonie.  La Lison, éventrée,
culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les
pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine,
et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués
net.  La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient
arrêtés, sans même sortir des rails.

Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en
hurlements inarticulés de bête.

--A moi!  au secours!...  Oh!  mon Dieu!  je meurs!  au secours!
au secours!

On n'entendait plus, on ne voyait plus.  La Lison, renversée sur
les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets
arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient,
pareils à des râles furieux de géante.  Une haleine blanche en
sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol;
pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang
même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires.  La
cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à
l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant
les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable à une
cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de
corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres
cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une
affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de
sortir, avec un fracas d'enragé désespoir.  Justement, près
d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait lui aussi, les
deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles
par une déchirure de son ventre.  A sa tête droite, raidie dans
un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement
terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre
de la machine agonisante.

Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.

--Sauvez-moi!  tuez-moi!...  Je souffre trop, tuez-moi!  tuez-moi
donc!

Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les
portières des voitures restées intactes venaient de s'ouvrir, et
une déroute de voyageurs se ruait au-dehors.  Ils tombaient sur
la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups
de poing.  Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la
campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient
la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique
instinct d'être loin du danger, loin, très loin.  Des femmes, des
hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois.

Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine
avait fini par se dégager; et elle ne fuyait pas, elle galopait
vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de
Pecqueux.

--Jacques, Jacques!  il est sauvé, n'est-ce pas?

Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un
membre, accourait lui aussi, le coeur serré d'un remords, à
l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous.  On avait tant
voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des
grands vents!  Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne
amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à
rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!

--J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout...
Courons, courons vite!

Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait
venir.  Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte
accompli, de ce massacre qu'elle avait fait.  C'était fini,
c'était bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un
besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait
même pas.  Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux
s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance
noircit son visage pâle.  Et quoi?  elle vivait, cette femme,
lorsque lui certainement était mort!  Dans cette douleur aiguë de
son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en
plein coeur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de
son crime.  Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué
tout ce monde!  Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses
bras, elle courait follement.

--Jacques, oh!  Jacques...  Il est là, il a été lancé en arrière,
je l'ai vu...  Jacques, Jacques!

La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui
s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait
croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés.
Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris d'où
sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé
d'une poussière noire, immobile dans le soleil.  Que faire?  par
où commencer?  comment arriver jusqu'à ces malheureux?

--Jacques!  criait toujours Flore.  Je vous dis qu'il m'a
regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender...  Accourez
donc!  aidez-moi donc!

Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le
conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui
aussi.  Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre,
contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans
paraître souffrir.

--Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est
là-dessous!

Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait
une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses.

Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore.

--Jacques, Jacques!...  Où donc?  Je vous aiderai.

--C'est ça, aidez-moi, vous!

Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur une
roue brisée.  Mais les doigts délicats de l'une n'arrivaient à
rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les
obstacles.

--Attention!  dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, à la
besogne.

D'un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment où
elle allait marcher sur un bras, coupé à l'épaule, encore vêtu
d'une manche de drap bleu.  Elle eut un recul d'horreur.
Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche: c'était un bras
inconnu, roulé là, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans
doute.  Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme
paralysée, pleurante et debout, à regarder travailler les autres,
incapable seulement d'enlever les éclats de vitre, où les mains
se coupaient.

Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent
pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'était
communiqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre ce
commencement d'incendie, jeter de la terre à la pelle.  Pendant
qu'on courait à Barentin demander du secours, et qu'une dépêche
partait pour Rouen, le déblaiement s'organisait le plus
activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand
courage.  Beaucoup des fuyards étaient revenus, honteux de leur
panique.  Mais on avançait avec d'infinies précautions, chaque
débris à enlever demandait des soins, car on craignait d'achever
les malheureux ensevelis, s'il se produisait des éboulements.
Des blessés émergeaient du tas, engagés jusqu'à la poitrine,
serrés là comme dans un étau, et hurlant.  On travailla un quart
d'heure à en délivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une pâleur
de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien;
et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira
tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible,
dans le saisissement de sa peur.  Toute une famille fut retirée
d'une voiture de seconde, où le feu s'était mis: le père et la
mère étaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un bras
cassé; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant,
appelant leur petite fille, disparue dans l'écrasement, une
blondine de trois ans à peine, qu'on retrouva sous un lambeau de
toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante.  Une autre
fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains
broyées, qu'on avait portée à l'écart, en attendant de découvrir
ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée,
qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsée en un
masque d'indicible terreur, dès qu'on l'approchait.  On ne
pouvait ouvrir les portières dont le choc avait tordu les
ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les
glaces brisées.  Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte,
au bord de la voie.  Une dizaine de blessés, étendus par terre,
près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser,
sans un secours.  Et le déblaiement commençait à peine, on
ramassait une nouvelle victime sous chaque décombre, le tas ne
semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette
boucherie humaine.

--Quand je vous dis que Jacques est là-dessous!  répétait Flore,
se soulageant à ce cri obstiné qu'elle jetait sans raison, comme
la plainte même de son désespoir.  Il appelle, tenez, tenez!
écoutez!

Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns
par-dessus les autres, s'étaient ensuite écroulés sur lui; et, en
effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une
grosse voix d'homme rugir au fond de l'éboulement.  A mesure
qu'on avançait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus
haute, d'une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient
plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes.  Puis, enfin,
comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de dégager les
jambes et qu'ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance
cessa.  L'homme était mort.

--Non, dit Flore, ce n'est pas lui.  C'est plus au fond, il est
là-dessous.

Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les
rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des
portières, arrachait des bouts de chaîne.  Et, dès qu'elle
tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu'on
l'en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles
enragées.

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis
que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien
pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette défoncée d'un
wagon.  Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent,
s'évitait les grosses fatigues, aidait surtout à transporter les
corps.  Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme
s'ils espéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des
milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient
défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le
souvenir confus d'une foule, apportée, emportée dans un éclair.
Non!  ce n'était toujours que le flot inconnu du monde en marche;
la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie
pressée, dont le galop passait là, allant à l'avenir; et ils ne
pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les
têtes labourées par l'horreur de ces misérables, tombés en route,
piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent
les trous, devant la charge d'une armée montant à l'assaut.
Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le
jour du train perdu dans la neige: cet Américain, dont elle
finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni
son nom, ni rien de lui et des siens.  Misard le porta avec les
autres morts, venus on ne savait d'où, arrêtés là en se rendant
on ne savait à quel endroit.

Puis, il y eut encore un spectacle déchirant.  Dans la caisse
renversée d'un compartiment de première classe, on venait de
découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés
l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle,
écrasait l'homme, sans qu'elle pût faire un mouvement pour le
soulager.  Lui, étouffait, râlait déjà; tandis qu'elle, la bouche
libre, suppliait éperdument qu'on se hâtât, épouvantée, le coeur
arraché, à sentir qu'elle le tuait.  Et, lorsqu'on les eut
délivrés l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit
l'âme, le flanc troué par un tampon.  Et l'homme, revenu à lui,
clamait de douleur, agenouillé près d'elle, dont les yeux
restaient pleins de larmes.

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés.  Mais
on arrivait à dégager le tender; et Flore, de temps à autre,
s'arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les fers
tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle
n'apercevait pas le mécanicien.  Brusquement, elle jeta un grand
cri.

--Je le vois, il est là-dessous...  Tenez!  c'est son bras, avec
sa veste de laine bleue...  Et il ne bouge pas, il ne souffle
pas...

Elle s'était redressée, elle jura comme un homme.

--Mais, nom de Dieu!  dépêchez-vous donc, tirez-le donc de
là-dessous!

Des deux mains, elle tâchait d'arracher un plancher de voiture,
que d'autres débris l'empêchaient de tirer à elle.  Alors, elle
courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, à
fendre le bois; et, la brandissant, ainsi qu'un bûcheron brandit
sa cognée au milieu d'une forêt de chênes, elle attaqua le
plancher d'une volée furieuse.  On s'était écarté, on la laissait
faire, en lui criant de prendre garde.  Mais il n'y avait plus
d'autre blessé que le mécanicien, à l'abri lui-même sous un
enchevêtrement d'essieux et de roues.  D'ailleurs, elle
n'écoutait pas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible.
Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle.
Avec ses cheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait
ses bras nus, elle était comme une terrible faucheuse s'ouvrant
une trouée parmi cette destruction qu'elle avait faite.  Un
dernier coup, qui porta sur un essieu, cassa en deux le fer de la
hache.  Et, aidée des autres, elle écarta les roues qui avaient
protégé le jeune homme d'un écrasement certain, elle fut la
première à le saisir, à l'emporter entre ses bras.

--Jacques, Jacques!...  Il respire, il vit.  Ah!  mon Dieu, il
vit...  Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il était
là!

Séverine, éperdue, la suivait.  A elles deux, elles le déposèrent
au pied de la haie, près d'Henri, qui, stupéfié, regardait
toujours, sans avoir l'air de comprendre où il était et ce qu'on
faisait autour de lui.  Pecqueux, qui s'était approché, restait
debout devant son mécanicien, bouleversé de le voir dans un si
fichu état; tandis que les deux femmes, agenouillées maintenant,
l'une à droite, l'autre à gauche, soutenaient la tête du
malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de son
visage.

Enfin, Jacques ouvrit les paupières.  Ses regards troubles se
portèrent sur elles, tour à tour, sans qu'il parût les
reconnaître.  Elles ne lui importaient pas.  Mais ses yeux ayant
rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait,
s'effarèrent d'abord, puis se fixèrent, vacillants d'une émotion
croissante.  Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle
lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie,
l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti à la fois
en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle,
sûrement, allait en mourir.  Elle n'était point coupable de
s'être montrée rétive; car, depuis sa maladie contractée dans la
neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte;
sans compter que l'âge arrive, qui alourdit les membres et durcit
les jointures.  Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d'un
gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie.  La pauvre
Lison n'en avait plus que pour quelques minutes.  Elle se
refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le
souffle qui s'était échappé si violemment de ses flancs ouverts,
s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure.  Souillée
de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le
dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique
d'une bête de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue.  Un
instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées,
fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux coeurs
jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses
veines; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles
n'avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de
la vie; et son âme s'en allait avec la force qui la faisait
vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se
vider toute.  La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu
à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire.  Elle était
morte.  Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait
là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars,
ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse
tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait
vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur.

Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n'était plus, referma
les yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d'ailleurs,
qu'il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de la
machine; et, de ses paupières closes, des larmes lentes coulaient
maintenant, inondant ses joues.  C'en fut trop pour Pecqueux, qui
était resté là, immobile, la gorge serrée.  Leur bonne amie
mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre.  C'était
donc fini, leur ménage à trois?  Finis, les voyages, où, montés
sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans échanger une
parole, s'entendant quand même si bien tous les trois, qu'ils
n'avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre!  Ah!
la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle
luisait au soleil!  Et Pecqueux, qui pourtant n'avait pas bu,
éclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son
grand corps, sans qu'il pût les retenir.

Séverine et Flore, elles aussi, se désespéraient, inquiètes de ce
nouvel évanouissement de Jacques.  La dernière courut chez elle,
revint avec de l'eau-de-vie camphrée, se mit à le frictionner,
pour faire quelque chose.  Mais les deux femmes, dans leur
angoisse, étaient exaspérées encore par l'agonie interminable du
cheval qui, seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant
emportés.  Il gisait près d'elles, il avait un hennissement
continu, un cri presque humain, si retentissant et d'une si
effroyable douleur, que deux des blessés, gagnés par la
contagion, s'étaient mis à hurler eux aussi, ainsi que des bêtes.
Jamais cri de mort n'avait déchiré l'air avec cette plainte
profonde, inoubliable, qui glaçait le sang.  La torture devenait
atroce, des voix tremblantes de pitié et de colère s'emportaient,
suppliaient qu'on l'achevât, ce misérable cheval qui souffrait
tant, et dont le râle sans fin, maintenant que la machine était
morte, restait comme la lamentation dernière de la catastrophe.
Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hache au fer
brisé, puis, d'un seul coup en plein crâne, l'abattit.  Et, sur
le champ de massacre, le silence tomba.

Les secours, enfin, arrivaient, après deux heures d'attente.
Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes été
lancées sur la gauche, de sorte que le déblaiement de la voie
descendante allait pouvoir se faire en quelques heures.  Un train
de trois wagons, conduit par une machine-pilote, venait d'amener
de Rouen le chef de cabinet du préfet, le procureur impérial, des
ingénieurs et des médecins de la Compagnie, tout un flot de
personnages effarés et empressés; tandis que le chef de gare de
Barentin, M. Bessière, était déjà là, avec une équipe, attaquant
les débris.  Une agitation, un énervement extraordinaire régnait
dans ce coin de pays perdu, si désert et si muet d'habitude.  Les
voyageurs sains et saufs gardaient, de la frénésie de leur
panique, un besoin fébrile de mouvement: les uns cherchaient des
voitures, terrifiés à l'idée de remonter en wagon; les autres,
voyant qu'on ne trouverait pas même une brouette, s'inquiétaient
déjà de savoir où ils mangeraient, où ils coucheraient; et tous
réclamaient un bureau de télégraphe, plusieurs partaient à pied
pour Barentin, emportant des dépêches.  Pendant que les
autorités, aidées de l'administration, commençaient une enquête,
les médecins procédaient en hâte au pansement des blessés.
Beaucoup s'étaient évanouis, au milieu de mares de sang.
D'autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d'une
voix faible.  Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deux
voyageurs atteints grièvement.  En attendant que leur identité
pût être établie, les morts étaient restés par terre, rangés le
long de la haie, le visage au ciel.  Seul, un petit substitut, un
jeune homme blond et rose, qui faisait du zèle, s'occupait d'eux,
fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, des
lettres, ne lui permettraient pas de les étiqueter chacun d'un
nom et d'une adresse.  Cependant, autour de lui, un cercle béant
se formait; car, bien qu'il n'y eût pas de maison, à près d'une
lieue à la ronde, des curieux étaient arrivés, on ne savait d'où,
une trentaine d'hommes, de femmes, d'enfants, qui gênaient, sans
aider à rien.  Et, la poussière noire, le voile de fumée et de
vapeur qui enveloppait tout, s'étant dissipé, la radieuse matinée
d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la
pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les
morts, la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, que
déblayait l'équipe des travailleurs, pareils à des insectes
réparant les ravages d'un coup de pied donné par un passant
distrait, dans leur fourmilière.

Jacques était toujours évanoui, et Séverine avait arrêté un
médecin au passage, suppliante.  Celui-ci venait d'examiner le
jeune homme, sans lui trouver aucune blessure apparente; mais il
craignait des lésions intérieures, car de minces filets de sang
apparaissaient aux lèvres.  Ne pouvant se prononcer encore, il
conseillait d'emporter le blessé au plus tôt et de l'installer
dans un lit, en évitant les secousses.

Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvert
les yeux, avec un léger cri de souffrance; et, cette fois, il
reconnut Séverine, il bégaya, dans son égarement:

--Emmène-moi, emmène-moi!

Flore s'était penchée.  Mais, ayant tourné la tête, il la
reconnut, elle aussi.  Ses regards exprimèrent une épouvante
d'enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine et
d'horreur.

--Emmène-moi, tout de suite, tout de suite!

Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui,
car cette fille ne comptait plus:

--A la Croix-de-Maufras, veux-tu?...  Si ça ne te contrarie pas,
c'est là en face, nous serons chez nous.

Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l'autre.

--Où tu voudras, tout de suite!

Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d'exécration
terrifiée.  Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents,
elle n'était arrivée à les tuer ni l'un ni l'autre: la femme en
sortait sans une égratignure; lui, maintenant, en réchapperait
peut-être; et elle n'avait de la sorte réussi qu'à les
rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond de cette
maison solitaire.  Elle les y vit installés, l'amant guéri,
convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veilles
par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du
monde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de la
catastrophe.  Un grand froid la glaçait, elle regardait les
morts, elle avait tué pour rien.

A ce moment, dans ce coup d'oeil jeté à la tuerie, Flore aperçut
Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice
pour sûr.  En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet
du préfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de
carrier s'était trouvée ainsi en travers de la voie.  Misard
soutenait qu'il n'avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant
donner aucun renseignement précis: il ne savait réellement rien,
il prétendait qu'il tournait le dos, occupé à ses appareils.
Quant à Cabuche, bouleversé encore, il racontait une longue
histoire confuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses
chevaux, désireux de voir la morte, et de quelle façon les
chevaux étaient partis tout seuls, et comment la jeune fille
n'avait pu les arrêter.  Il s'embrouillait, recommençait, sans
parvenir à se faire comprendre.

Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacé
de Flore.  Elle voulait être libre d'elle-même, libre de
réfléchir et de prendre un parti, n'ayant jamais eu besoin de
personne pour être dans le vrai chemin.  A quoi bon attendre
qu'on l'ennuyât avec des questions, qu'on l'arrêtât peut-être?
Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on
la rendrait responsable.  Cependant, elle restait, retenue là,
tant que Jacques y serait lui-même.

Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s'était
enfin procuré un brancard; et il reparut avec un camarade, pour
emporter le blessé.  Le médecin avait également décidé la jeune
femme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne
semblait souffrir que d'une commotion au cerveau, hébété.  On le
transporterait après l'autre.

Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col de
Jacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement,
voulant lui donner le courage de supporter le transport.

--N'aie pas peur, nous serons heureux.

Souriant, il la baisa à son tour.  Et ce fut, pour Flore, le
déchirement suprême, ce qui l'arrachait de lui, à jamais.  Il lui
semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant,
d'une inguérissable blessure.  Lorsqu'on l'emporta, elle prit la
fuite.  Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut,
par les vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache
pâle de la chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du
corps de sa mère.  Pendant l'accident, la morte était restée
seule, la tête à demi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre
tordue, comme si elle eût regardé se broyer et mourir tout ce
monde qu'elle ne connaissait pas.

Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la route
de Doinville, puis se lança à gauche, parmi les broussailles.
Elle connaissait chaque recoin du pays, elle défiait bien dès
lors les gendarmes de la prendre, si on les lançait à sa
poursuite.  Aussi cessa-t-elle brusquement de courir, continuant
à petits pas, s'en allant à une cachette où elle aimait se terrer
dans ses jours tristes, une excavation au-dessus du tunnel.  Elle
leva les yeux, vit au soleil qu'il était midi.  Quand elle fut
dans son trou, elle s'allongea sur la roche dure, elle resta
immobile, les mains nouées derrière la nuque, à réfléchir.
Alors, seulement, un vide affreux se produisit en elle, la
sensation d'être morte déjà lui engourdissait peu à peu les
membres.  Ce n'était pas le remords d'avoir tué inutilement tout
ce monde, car elle devait faire un effort pour en retrouver le
regret et l'horreur.  Mais, elle en était certaine maintenant,
Jacques l'avait vue retenir les chevaux; et elle venait de le
comprendre, à son recul, il avait pour elle la répulsion
terrifiée qu'on a pour les monstres.  Jamais il n'oublierait.
D'ailleurs, lorsqu'on manque les gens, il faut ne pas se manquer
soi-même.  Tout à l'heure, elle se tuerait.  Elle n'avait aucun
autre espoir, elle en sentait davantage la nécessité absolue,
depuis qu'elle était là, à se calmer et à raisonner.  La fatigue,
un anéantissement de tout son être, l'empêchait seule de se
relever pour chercher une arme et mourir.  Et, cependant, du fond
de l'invincible somnolence qui la prenait, montait encore l'amour
de la vie, le besoin du bonheur, un rêve dernier d'être heureuse
elle aussi, puisqu'elle laissait les deux autres à leur félicité
de vivre ensemble, libres.  Pourquoi n'attendait-elle pas la nuit
et ne courait-elle pas rejoindre Ozil, qui l'adorait, qui saurait
bien la défendre?  Ses idées devenaient douces et confuses, elle
s'endormit, d'un sommeil noir, sans rêves.

Lorsque Flore se réveilla, la nuit s'était faite, profonde.
étourdie, elle tâta autour d'elle, se souvint tout d'un coup, en
sentant le roc nu, où elle était couchée.  Et ce fut, comme au
choc de la foudre, la nécessité implacable: il fallait mourir.
Il semblait que la douceur lâche, cette défaillance devant la vie
possible encore, s'en était allée avec la fatigue.  Non, non!  la
mort seule était bonne.  Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang,
le coeur arraché, exécrée du seul homme qu'elle avait voulu et
qui était à une autre.  Maintenant qu'elle en avait la force, il
fallait mourir.

Flore se leva, sortit du trou de roches.  Elle n'hésita pas, car
elle venait de trouver d'instinct où elle devait aller.  D'un
nouveau regard au ciel, vers les étoiles, elle sut qu'il était
près de neuf heures.  Comme elle arrivait à la ligne du chemin de
fer, un train passa, à grande vitesse, sur la voie descendante,
ce qui parut lui faire plaisir: tout irait bien, on avait
évidemment déblayé cette voie, tandis que l'autre était sans
doute encore obstruée, car la circulation n'y semblait pas
rétablie.  Dès lors, elle suivit la haie vive, au milieu du grand
silence de ce pays sauvage.  Rien ne pressait, il n'y aurait plus
de train avant l'express de Paris, qui ne serait là qu'à neuf
heures vingt-cinq; et elle longeait toujours la haie à petits
pas, dans l'ombre épaisse, très calme, comme si elle eût fait une
de ses promenades habituelles, par les sentiers déserts.
Pourtant, avant d'arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle
continua d'avancer sur la voie même, de son pas de flânerie,
marchant à la rencontre de l'express.  Il lui fallut ruser, pour
n'être pas vue du gardien, ainsi qu'elle s'y prenait d'ordinaire,
chaque fois qu'elle rendait visite à Ozil, là-bas, à l'autre
bout.  Et, dans le tunnel, elle marcha encore, toujours, toujours
en avant.  Mais ce n'était plus comme l'autre semaine, elle
n'avait plus peur, si elle se retournait, de perdre la notion
exacte du sens où elle allait.  La folie du tunnel ne battait
point sous son crâne, ce coup de folie où sombrent les choses, le
temps et l'espace, au milieu du tonnerre des bruits et de
l'écrasement de la voûte.  Que lui importait!  elle ne raisonnait
pas, ne pensait même pas, n'avait qu'une résolution fixe:
marcher, marcher devant elle, tant qu'elle ne rencontrerait pas
le train, et marcher encore, droit au fanal, dès qu'elle le
verrait flamber dans la nuit.

Flore s'étonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuis des
heures.  Comme c'était loin, cette mort qu'elle voulait!  L'idée
qu'elle ne la trouverait pas, qu'elle cheminerait des lieues et
des lieues, sans se heurter contre elle, la désespéra un moment.
Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligée de s'asseoir, de
l'attendre, couchée en travers des rails?  Mais cela lui
paraissait indigne, elle avait besoin de marcher jusqu'au bout,
de mourir toute droite, par un instinct de vierge et de
guerrière.  Et ce fut, en elle, un réveil d'énergie, une nouvelle
poussée en avant, lorsqu'elle aperçut, très lointain, le fanal de
l'express, pareil à une petite étoile, scintillante et unique au
fond d'un ciel d'encre.  Le train n'était pas encore sous la
voûte, aucun bruit ne l'annonçait, il n'y avait que ce feu si
vif, si gai, grandissant peu à peu.  Redressée dans sa haute
taille souple de statue, balancée sur ses fortes jambes, elle
avançait maintenant d'un pas allongé, sans courir pourtant, comme
à l'approche d'une amie, à qui elle voulait épargner un bout du
chemin.  Mais le train venait d'entrer dans le tunnel,
l'effroyable grondement approchait, ébranlant la terre d'un
souffle de tempête, tandis que l'étoile était devenue un oeil
énorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l'orbite des
ténèbres.  Alors, sous l'empire d'un sentiment inexpliqué,
peut-être pour n'être que seule à mourir, elle vida ses poches,
sans cesser sa marche d'obstination héroïque, posa tout un paquet
au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux
couteaux; même elle enleva le fichu noué sur son cou, laissa son
corsage dégrafé, à moitié arraché.  L'oeil se changeait en un
brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle
du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de
tonnerre, de plus en plus assourdissant.  Et elle marchait
toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas
manquer la machine, fascinée ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une
flamme attire.  Et, dans l'épouvantable choc, dans l'embrassade,
elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière
révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le
terrasser.  Sa tête avait porté en plein dans le fanal, qui
s'éteignit.

Ce ne fut que plus d'une heure après qu'on vint ramasser le
cadavre de Flore.  Le mécanicien avait bien vu cette grande
figure pâle marcher contre la machine, d'une étrangeté effrayante
d'apparition, sous le jet de clarté vive qui l'inondait; et,
lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s'était
trouvé dans l'obscurité profonde, roulant avec son bruit de
foudre, il avait frémi, en sentant passer la mort.  Au sortir du
tunnel, il s'était efforcé de crier l'accident au gardien.  Mais,
à Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu'un venait
de se faire couper, là-bas: c'était certainement une femme; des
cheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à
la vitre brisée du fanal.  Et, quand les hommes envoyés à la
recherche du corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir
si blanc, d'une blancheur de marbre.  Il gisait sur la voie
montante, projeté là par la violence du choc, la tête en
bouillie, les membres sans une égratignure, à moitié dévêtus,
d'une beauté admirable, dans la pureté et la force.
Silencieusement, les hommes l'enveloppèrent.  Ils l'avaient
reconnue.  Elle s'était sûrement fait tuer, folle, pour échapper
à la responsabilité terrible qui pesait sur elle.

Dès minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse,
reposa à côté du cadavre de sa mère.  On avait mis par terre un
matelas, et rallumé une chandelle, entre elles deux.  Phasie, la
tête penchée toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue,
semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeux fixes;
tandis que, dans la solitude, au milieu du profond silence, on
entendait de tous côtés la sourde besogne, l'effort haletant de
Misard, qui s'était remis à ses fouilles.  Et, aux intervalles
réglementaires, les trains passaient, se croisaient sur les deux
voies, la circulation venant d'être complètement rétablie.  Ils
passaient, inexorables, avec leur toute-puissance mécanique,
indifférents, ignorants de ces drames et de ces crimes.
Qu'importaient les inconnus de la foule tombés en route, écrasés
sous les roues!  On avait emporté les morts, lavé le sang, et
l'on repartait pour là-bas, à l'avenir.



XI


C'était dans la grande chambre à coucher de la Croix-de-Maufras,
la chambre tendue de damas rouge, dont les deux hautes fenêtres
donnaient sur la ligne du chemin de fer, à quelques mètres.  Du
lit, un vieux lit à colonnes, placé en face, on voyait les trains
passer.  Et, depuis des années, on n'y avait pas enlevé un objet,
pas dérangé un meuble.

Séverine avait fait monter dans cette pièce Jacques blessé,
évanoui; tandis qu'on laissait Henri Dauvergne au
rez-de-chaussée, dans une autre chambre à coucher, plus petite.
Elle gardait pour elle-même une chambre voisine de celle de
Jacques, dont le palier seul la séparait.  En deux heures,
l'installation fut suffisamment confortable, car la maison était
restée toute montée, il y avait jusqu'à du linge au fond des
armoires.  Un tablier noué par-dessus sa robe, Séverine se
trouvait changée en infirmière, après avoir télégraphié
simplement à Roubaud qu'il n'eût pas à l'attendre, qu'elle
demeurerait là sans doute quelques jours, pour soigner des
blessés, recueillis chez eux.

Et, dès le lendemain, le médecin avait cru pouvoir répondre de
Jacques, même en huit jours il comptait le remettre sur pied: un
véritable miracle, à peine de légers désordres intérieurs.  Mais
il recommandait les plus grands soins, l'immobilité la plus
absolue.  Aussi, lorsque le malade ouvrit les yeux, Séverine, qui
le veillait comme un enfant, le supplia-t-elle d'être gentil, de
lui obéir en toute chose.  Lui, très faible encore, promit d'un
signe de tête.  Il avait toute sa lucidité, il reconnaissait
cette chambre, décrite par elle, la nuit de ses aveux: la chambre
rouge, où, dès seize ans et demi, elle avait cédé aux violences
du président Grandmorin.  C'était bien le lit qu'il occupait
maintenant, c'étaient les fenêtres par lesquelles, sans même
lever la tête, il regardait filer les trains, dans le brusque
ébranlement de la maison tout entière.  Et, cette maison, il la
sentait à son entour, telle qu'il l'avait vue si souvent, lorsque
lui-même passait là, emporté sur sa machine.  Il la revoyait,
plantée de biais au bord de la voie, dans sa détresse et dans
l'abandon de ses volets clos, rendue, depuis qu'elle était à
vendre, plus lamentable et plus louche par l'immense écriteau,
qui ajoutait à la mélancolie du jardin, obstrué de ronces.  Il se
rappelait l'affreuse tristesse qu'il éprouvait chaque fois, le
malaise dont elle le hantait, comme si elle se dressait à cette
place pour le malheur de son existence.  Aujourd'hui, couché dans
cette chambre, si faible, il croyait comprendre, car ce ne
pouvait être que cela: il allait sûrement y mourir.

Dès qu'elle l'avait vu en état de l'entendre, Séverine s'était
empressée de le rassurer, en lui disant à l'oreille, pendant
qu'elle remontait la couverture:

--Ne t'inquiète pas, j'ai vidé tes poches, j'ai pris la montre.

Il la regardait, les yeux élargis, faisant un effort de mémoire.

--La montre...  Ah!  oui, la montre.

--On aurait pu te fouiller.  Et je l'ai cachée parmi des affaires
à moi.  N'aie pas peur.

Il la remercia d'un serrement de main.  En tournant la tête, il
avait aperçu, sur la table, le couteau, trouvé également dans une
de ses poches.  Lui, seulement, n'était pas à cacher: un couteau
comme tous les autres.

Mais, le lendemain déjà, Jacques était plus fort, et il se reprit
à espérer qu'il ne mourrait pas là.  Il avait eu un véritable
plaisir à reconnaître, près de lui, Cabuche, s'empressant,
assourdissant sur le parquet ses pas lourds de colosse; car,
depuis l'accident, le carrier n'avait pas quitté Séverine, comme
emporté lui aussi dans un ardent besoin de dévouement: il lâchait
son travail, revenait chaque matin l'aider aux gros travaux du
ménage, la servait en chien fidèle, les yeux fixés sur les siens.
Ainsi qu'il le disait, c'était une rude femme, malgré son air
mince.  On pouvait bien faire quelque chose pour elle, qui
faisait tant pour les autres.  Et les deux amants s'habituaient à
lui, se tutoyaient, s'embrassaient même, sans se gêner, lorsqu'il
traversait la chambre discrètement, en effaçant le plus possible
son grand corps.

Jacques, cependant, s'étonnait des fréquentes absences de
Séverine.  Le premier jour, pour obéir au médecin, elle lui avait
caché la présence d'Henri, en bas, sentant bien de quelle douceur
apaisante lui serait l'idée d'une absolue solitude.

--Nous sommes seuls, n'est-ce pas?

--Oui, mon chéri, seuls, tout à fait seuls...  Dors tranquille.

Seulement, elle disparaissait à chaque minute, et dès le
lendemain, il avait entendu, au rez-de-chaussée, des bruits de
pas, des chuchotements.  Puis, le jour suivant, ce fut toute une
gaieté étouffée, des rires clairs, deux voix jeunes et fraîches
qui ne cessaient point.

--Qu'y a-t-il?  qui est-ce?...  Nous ne sommes donc pas seuls?

--Eh bien!  non, mon chéri, il y a en bas, juste sous ta chambre,
un autre blessé que j'ai dû recueillir.

--Ah!...  Qui donc?

--Henri, tu sais, le conducteur-chef?

--Henri...  Ah!

--Et, ce matin, ses soeurs sont arrivées.  Ce sont elles que tu
entends, elles rient de tout...  Comme il va beaucoup mieux,
elles repartiront ce soir, à cause de leur père qui ne peut se
passer d'elles; et Henri restera deux ou trois jours encore, pour
se remettre complètement...  Imagine-toi, il a sauté, lui, et
rien de cassé; seulement, il était comme idiot; mais c'est
revenu.

Jacques se taisait, fixait sur elle un regard si long, qu'elle
ajouta:

--Tu comprends?  s'il n'était pas là, on pourrait jaser de nous
deux...  Tant que je ne suis pas seule avec toi, mon mari n'a
rien à dire, j'ai un bon prétexte pour rester ici...  Tu
comprends?

--Oui, oui, c'est très bien.

Et, jusqu'au soir, Jacques écouta les rires des petites
Dauvergne, qu'il se souvenait d'avoir entendus, à Paris, monter
ainsi de l'étage inférieur, dans la chambre où Séverine s'était
confessée, entre ses bras.  Puis, la paix se fit, il ne distingua
plus que le pas léger de cette dernière, allant de lui à l'autre
blessé.  La porte d'en bas se refermait, la maison tombait à un
silence profond.  Deux fois, ayant très soif, il dut taper avec
une chaise sur le plancher, pour qu'elle remontât.  Et, quand
elle reparaissait, elle était souriante, très empressée,
expliquant qu'elle n'en finissait pas, parce qu'il fallait
entretenir sur la tête d'Henri des compresses d'eau glacée.

Dès le quatrième jour, Jacques put se lever et passer deux heures
dans un fauteuil, devant la fenêtre.  En se penchant un peu, il
apercevait l'étroit jardin, que le chemin de fer avait coupé,
clos d'un mur bas, envahi d'églantiers aux fleurs pâles.  Et il
se rappelait la nuit où il s'était haussé, pour regarder
par-dessus le mur, il revoyait le terrain assez vaste, de l'autre
côté de la maison, fermé seulement d'une haie vive, cette haie
qu'il avait franchie, et derrière laquelle il s'était heurté à
Flore, assise au seuil de la petite serre en ruine, en train de
démêler des cordes volées, à coups de ciseaux.  Ah!  l'abominable
nuit, toute pleine de l'épouvante de son mal!  Cette Flore, avec
sa taille haute et souple de guerrière blonde, ses yeux
flambants, fixés droit dans les siens, l'obsédait, depuis que le
souvenir lui revenait, de plus en plus net.  D'abord, il n'avait
pas ouvert la bouche de l'accident, et personne autour de lui
n'en parlait, par prudence.  Mais chaque détail se réveillait, il
reconstruisait tout, il ne songeait qu'à cela, d'un effort si
continu, que, maintenant, à la fenêtre, son occupation unique
était de rechercher les traces, de guetter les acteurs de la
catastrophe.  Pourquoi donc ne la voyait-il plus, elle, à son
poste de garde-barrière, le drapeau au poing?  Il n'osait poser
la question, cela aggravait le malaise que lui causait cette
maison lugubre, qui lui semblait toute peuplée de spectres.

Un matin pourtant, comme Cabuche était là, aidant Séverine, il
finit par se décider.

--Et Flore, elle est malade?

Le carrier, saisi, ne comprit pas un geste de la jeune femme,
crut qu'elle lui ordonnait de parler.

--La pauvre Flore, elle est morte!

Jacques les regardait, frémissant, et il fallut bien alors lui
tout dire.  A eux deux, ils lui contèrent le suicide de la jeune
fille, comment elle s'était fait couper, sous le tunnel.  On
avait retardé l'enterrement de la mère jusqu'au soir, pour
emmener la fille en même temps; et elles dormaient côte à côte,
dans le petit cimetière de Doinville, où elles étaient allées
rejoindre la première partie, la cadette, cette douce et
malheureuse Louisette, emportée elle aussi violemment, toute
souillée de sang et de boue.  Trois misérables, de celles qui
tombent en route et qu'on écrase, disparues, comme balayées par
le vent terrible de ces trains qui passaient!

--Morte, mon Dieu!  répéta très bas Jacques, ma pauvre tante
Phasie, et Flore, et Louisette!

Au nom de cette dernière, Cabuche, qui aidait Séverine à pousser
le lit, leva instinctivement les yeux sur elle, troublé par le
souvenir de sa tendresse d'autrefois, dans la passion naissante
dont il était envahi, sans défense, en être tendre et borné, en
bon chien qui se donne dès la première caresse.  Mais la jeune
femme, au courant de ses tragiques amours, restait grave, le
regardait avec des yeux de sympathie; et il en fut très touché;
et, sa main ayant, sans le vouloir, effleuré la sienne, en lui
passant les oreillers, il suffoqua, il répondit d'une voix
bégayante à Jacques qui l'interrogeait.

--On l'accusait donc d'avoir provoqué l'accident?

--Oh!  non, non...  Seulement, c'était sa faute, vous comprenez
bien.

En phrases coupées, il dit ce qu'il savait.  Lui, n'avait rien
vu, car il était dans la maison, quand les chevaux avaient
marché, amenant le fardier en travers de la voie.  C'était bien
là son sourd remords, ces messieurs de la justice le lui avaient
reproché durement: on ne quittait pas ses bêtes, l'effroyable
malheur ne serait pas arrivé, s'il était resté avec elles.
L'enquête avait donc abouti à une simple négligence de la part de
Flore; et, comme elle s'était punie elle-même, atrocement,
l'affaire en demeurait là, on ne déplaçait même pas Misard, qui,
de son air humble et déférent, s'était tiré d'embarras, en
chargeant la morte: elle n'en faisait jamais qu'à sa tête, il
devait sortir à chaque minute de son poste pour fermer la
barrière.  D'ailleurs, la Compagnie n'avait pu qu'établir, ce
matin-là, la parfaite correction de son service; et, en attendant
qu'il se remariât, elle venait de l'autoriser à prendre avec lui,
pour garder la barrière, une vieille femme du voisinage, la
Ducloux, une ancienne servante d'auberge, qui vivait de gains
louches, amassés autrefois.

Lorsque Cabuche quitta la chambre, Jacques retint Séverine du
regard.  Il était très pâle.

--Tu sais bien que c'est Flore qui a tiré les chevaux, et qui a
barré la voie, avec les pierres.

Séverine blêmit à son tour.

--Chéri, qu'est-ce que tu racontes!...  Tu as la fièvre, il faut
te recoucher.

--Non, non, ce n'est pas un cauchemar...  Tu entends?  je l'ai
vue, comme je te vois.  Elle tenait les bêtes, elle empêchait le
fardier d'avancer, avec sa poigne solide.

Alors, la jeune femme défaillit sur une chaise, en face de lui,
les jambes cassées.

--Mon Dieu!  mon Dieu!  ça me fait peur...  C'est monstrueux, je
ne vais plus en dormir.

--Parbleu!  continua-t-il, la chose est claire, elle a tenté de
nous tuer tous les deux, dans le tas...  Depuis longtemps, elle
me voulait, et elle était jalouse.  Avec ça, une tête détraquée,
des idées de l'autre monde...  Tant de meurtres d'un coup, toute
une foule dans du sang!  Ah!  la bougresse!

Ses yeux s'élargissaient, un tic nerveux tirait ses lèvres; et il
se tut, et ils continuèrent à se regarder, toute une grande
minute.  Puis, s'arrachant aux visions abominables qui
s'évoquaient entre eux, il reprit à demi-voix:

--Ah!  elle est morte, c'est donc ça qu'elle revient!  Depuis que
j'ai repris connaissance, il me semble toujours qu'elle est là.
Ce matin encore, je me suis retourné, en la croyant au chevet de
mon lit...  Elle est morte, et nous vivons.  Pourvu qu'elle ne se
venge pas, maintenant!

Séverine frissonna.

--Tais-toi, tais-toi donc!  Tu me rendras folle.

Et elle sortit, Jacques l'entendit qui descendait près de l'autre
blessé.  Lui, resté à la fenêtre, s'oublia de nouveau à examiner
la voie, la petite maison du garde-barrière, avec son grand
puits, le poste de cantonnement, cette étroite baraque de
planches, où Misard semblait sommeiller, dans sa régulière et
monotone besogne.  Ces choses l'absorbaient maintenant pendant
des heures, comme à la recherche d'un problème qu'il ne pouvait
résoudre, et dont la solution pourtant importait à son salut.

Ce Misard, il ne se lassait pas de le regarder, cet être chétif,
doux et blême, continuellement secoué d'une petite toux mauvaise,
et qui avait empoisonné sa femme, et qui était venu à bout de
cette gaillarde, en insecte rongeur, entêté à sa passion.
Sûrement, depuis des années, il n'avait pas eu d'autre idée dans
la tête, de jour et de nuit, pendant les douze interminables
heures de son service.  A chaque tintement électrique qui lui
annonçait un train, sonner de la trompe; puis, le train passé, la
voie fermée, pousser un bouton pour l'annoncer au poste suivant,
en pousser un autre pour rendre la voie libre au poste précédent:
c'étaient là des mouvements simplement mécaniques, qui avaient
fini par entrer comme des habitudes de corps dans sa vie
végétative.  Illettré, obtus, il ne lisait jamais, il restait les
mains ballantes, les yeux perdus et vagues, entre les appels de
ses appareils.  Presque toujours assis dans sa guérite, il n'y
prenait d'autre distraction que d'y déjeuner le plus longuement
possible.  Ensuite, il retombait à son hébétude, le crâne vide,
sans une pensée, tourmenté surtout de terribles somnolences,
s'endormant parfois les yeux ouverts.  La nuit, s'il ne voulait
pas succomber à cette irrésistible torpeur, il lui fallait se
lever, marcher, les jambes molles, ainsi qu'un homme ivre.  Et
c'était ainsi que la lutte avec sa femme, ce sourd combat pour
les mille francs cachés, à qui les aurait après la mort de
l'autre, devait avoir été, durant des mois et des mois, l'unique
réflexion, dans ce cerveau engourdi d'homme solitaire.  Quand il
sonnait de la trompe, quand il manoeuvrait ses signaux, veillant
en automate à la sécurité de tant de vies, il songeait au poison;
et, quand il attendait, les bras inertes, les yeux vacillants de
sommeil, il y songeait encore.  Rien au-delà: il la tuerait, il
chercherait, c'était lui qui aurait l'argent.

Aujourd'hui, Jacques s'étonnait de le trouver le même.  On tuait
donc sans secousse, et la vie continuait.  Après la fièvre des
premières fouilles, Misard, en effet, venait de retomber à son
flegme, d'une douceur sournoise d'être fragile qui craint les
chocs.  Au fond, il avait eu beau la manger, sa femme triomphait
quand même; car il restait battu, il retournait la maison, sans
rien découvrir, pas un centime; et ses regards seuls, des regards
inquiets et fureteurs, disaient sa préoccupation, dans sa face
terreuse.  Continuellement, il revoyait les yeux grands ouverts
de la morte, le rire affreux de ses lèvres, qui répétaient:
«Cherche!  cherche!» Il cherchait, il ne pouvait maintenant
donner à sa cervelle une minute de repos; sans relâche, elle
travaillait, travaillait, en quête de l'endroit où le magot était
enfoui, reprenant l'examen des cachettes possibles, rejetant
celles qu'il avait fouillées déjà, s'allumant de fièvre dès qu'il
en imaginait une nouvelle, brûlé alors d'une telle hâte, qu'il
lâchait tout pour y courir, inutilement: supplice intolérable à
la longue, torture vengeresse, sorte d'insomnie cérébrale qui le
tenait éveillé, stupide et réfléchissant malgré lui, sous le
tic-tac d'horloge de l'idée fixe.  Quand il soufflait dans sa
trompe, une fois pour les trains descendants, deux fois pour les
trains montants, il cherchait; quand il obéissait aux sonneries,
quand il poussait les boutons de ses appareils, fermant, ouvrant
la voie, il cherchait; sans cesse, il cherchait, cherchait
éperdument, le jour, pendant ses longues attentes, alourdi
d'oisiveté, la nuit, tourmenté de sommeil, comme exilé au bout du
monde, dans le silence de la grande campagne noire.  Et la
Ducloux, la femme qui, à présent, gardait la barrière, travaillée
du désir de se faire épouser, était aux petits soins, inquiète de
ce que jamais plus il ne fermait l'oeil.

Une nuit, Jacques, qui commençait à faire quelques pas dans sa
chambre, s'étant levé et approché de la fenêtre, vit une lanterne
aller et venir chez Misard: sûrement, l'homme cherchait.  Mais,
la nuit suivante, comme le convalescent guettait de nouveau, il
eut l'étonnement de reconnaître Cabuche, dans une grande forme
sombre, debout sur la route, sous la fenêtre de la pièce voisine,
où dormait Séverine.  Et cela, sans qu'il sût pourquoi, au lieu
de l'irriter, l'emplit de commisération et de tristesse: un
malheureux encore, cette grande brute, plantée là, ainsi qu'une
bête affolée et fidèle.  Vraiment, Séverine, si mince, pas belle
lorsqu'on la détaillait, était donc d'un charme bien puissant,
avec ses cheveux d'encre et ses pâles yeux de pervenche, pour que
les sauvages eux-mêmes, les colosses bornés, eussent ainsi la
chair prise, jusqu'à passer les nuits à sa porte, en petits
garçons tremblants!  Il se rappela des faits, l'empressement du
carrier à l'aider, les regards de servitude dont il s'offrait à
elle.  Oui, certainement, Cabuche l'aimait, la désirait.  Et, le
lendemain, l'ayant surveillé, il le vit qui ramassait furtivement
une épingle à cheveux, tombée de son chignon, en faisant le lit,
et qui la gardait dans son poing, pour ne pas la rendre.  Jacques
songeait à son propre tourment, tout ce qu'il avait souffert du
désir, tout ce qui revenait en lui de trouble et d'effrayant,
avec la santé.

Deux jours encore se passèrent, la semaine s'achevait, et ainsi
que le médecin l'avait prévu, les blessés allaient pouvoir
reprendre leur service.  Un matin, le mécanicien, étant à la
fenêtre, vit passer, sur une machine toute neuve, son chauffeur
Pecqueux, qui le salua de la main, comme s'il l'appelait.  Mais
il n'avait aucune hâte, un réveil de passion le retenait là, une
sorte d'attente anxieuse de ce qui devait se produire.  Le jour
même, en bas, il entendit de nouveau les rires frais et jeunes,
une gaieté de grandes filles, emplissant la triste demeure du
tapage d'un pensionnat en récréation.  Il avait reconnu les
petites Dauvergne.  Il n'en parla point à Séverine, qui,
d'ailleurs, la journée entière, s'échappa, sans pouvoir rester
cinq minutes près de lui.  Puis, le soir, la maison tomba à un
silence de mort.  Et, comme, l'air grave, un peu pâle, elle
s'attardait dans sa chambre, il la regarda fixement, il lui
demanda:

--Alors, il est parti, ses soeurs l'ont emmené?

Elle répondit d'une voix brève:

--Oui.

--Et nous sommes seuls enfin, tout à fait seuls?

--Oui, tout à fait seuls...  Demain, il faudra nous quitter, je
retournerai au Havre.  C'est fini, de camper dans ce désert.

Lui, continuait à la regarder, d'un air souriant et gêné.

Pourtant, il se décida.

--Tu regrettes qu'il soit parti, hein?

Et, comme elle tressaillait, en voulant protester, il l'arrêta.

--Ce n'est pas une querelle que je te cherche.  Tu vois bien que
je ne suis pas jaloux.  Un jour, tu m'as dit de te tuer, si tu
m'étais infidèle, et, n'est-ce pas?  je n'ai point l'air d'un
amant qui songe à tuer sa maîtresse...  Mais, vraiment, tu ne
bougeais plus d'en bas.  Impossible de t'avoir à moi une minute.
J'ai fini par me rappeler ce que disait ton mari, que tu
coucherais un beau soir avec ce garçon, sans plaisir, uniquement
pour recommencer autre chose.

Elle avait cessé de se débattre, elle répéta à deux reprises,
lentement:

--Recommencer, recommencer...

Puis, dans un élan d'irrésistible franchise:

--Eh bien!  écoute, c'est vrai...  Nous pouvons nous dire tout,
nous autres.  Il y a assez de choses qui nous lient...  depuis
des mois, il me poursuivait, cet homme.  Il savait que j'étais à
toi, il pensait que ça ne me coûterait pas davantage d'être à
lui.  Et, quand je l'ai retrouvé en bas, il m'a parlé encore, il
m'a répété qu'il m'aimait à en mourir, l'air si pénétré de
reconnaissance pour les soins que je lui donnais, avec une telle
douceur de tendresse, que, c'est vrai, j'ai fait un moment le
rêve de l'aimer aussi, de recommencer autre chose, quelque chose
de meilleur, de très doux...  Oui, quelque chose sans plaisir
peut-être, mais qui m'aurait calmée...

Elle s'interrompit, hésita avant de continuer.

--Car, devant nous deux, maintenant, c'est barré, nous n'irons
pas plus loin...  Notre rêve de départ, cet espoir d'être riches
et heureux, là-bas, en Amérique, toute cette félicité qui
dépendait de toi, elle est impossible, puisque tu n'as pas pu...
Oh!  je ne te reproche rien, il vaut même mieux que la chose ne
se soit pas faite; mais je veux te faire comprendre qu'avec toi
je n'ai plus rien à attendre: demain sera comme hier, les mêmes
ennuis, les mêmes tourments.

Il la laissait parler, il ne la questionna qu'en la voyant se
taire.

--Et c'est pour ça que tu as couché avec l'autre?

Elle avait fait quelques pas dans la chambre, elle revint, haussa
les épaules.

--Non, je n'ai pas couché avec lui, et je te le dis simplement,
et tu me crois, j'en suis sûre, parce que désormais nous n'avons
pas à nous mentir...  Non, je n'ai pas pu, pas davantage que tu
n'as pu toi-même, pour l'autre affaire.  Hein?  ça t'étonne
qu'une femme ne puisse se donner à un homme, quand elle raisonne
le cas, en trouvant qu'elle y aurait intérêt.  Moi-même, je n'en
pensais pas si long, ça ne m'avait jamais coûté d'être gentille,
je veux dire de faire ce plaisir à mon mari ou à toi, quand je
vous voyais m'aimer si fort.  Eh bien!  je n'ai pas pu, cette
fois-là.  Il m'a baisé les mains, pas même les lèvres, je te le
jure.  Il m'attend à Paris, plus tard, parce que je le voyais si
malheureux, que je n'ai pas voulu le désespérer.

Elle avait raison, Jacques la croyait, il voyait bien qu'elle ne
mentait pas.  Et il était repris d'une angoisse, le trouble
affreux de son désir grandissait, à penser qu'il était maintenant
enfermé seul avec elle, loin du monde, dans la flamme rallumée de
leur passion.  Il voulut s'échapper, il s'écria:

--Mais l'autre encore, il y en a un autre, ce Cabuche!

Un brusque mouvement la ramena de nouveau.

--Ah!  tu t'es aperçu, tu sais cela aussi...  Oui, c'est vrai, il
y a celui-là encore.  Je me demande ce qu'ils ont tous...
celui-là ne m'a jamais dit un mot.  Mais je le vois bien qui se
tord les bras, quand nous nous embrassons.  Il m'entend te
tutoyer, il pleure dans les coins.  Et puis, il me vole tout, des
affaires à moi, des gants, jusqu'à des mouchoirs qui
disparaissent, qu'il emporte là-bas, dans sa caverne, comme des
trésors...  Seulement, tu ne vas pas t'imaginer que je suis
capable de céder à ce sauvage.  Il est trop gros, il me ferait
peur.  D'ailleurs, il ne demande rien...  Non, non, ces grandes
brutes, quand c'est timide, ça meurt d'amour, sans rien exiger.
Tu pourrais me laisser un mois à sa garde, il ne me toucherait
pas du bout des doigts, pas plus qu'il n'avait touché à
Louisette, ça, j'en réponds aujourd'hui.

A ce souvenir, leurs regards se rencontrèrent, un silence régna.
Les choses du passé s'évoquaient, leur rencontre chez le juge
d'instruction, à Rouen, puis leur premier voyage à Paris, si
doux, et leurs amours, au Havre, et tout ce qui avait suivi, de
bon et de terrible.  Elle se rapprocha, elle était si près de
lui, qu'il sentait la tiédeur de son haleine.

--Non, non, encore moins avec celui-là qu'avec l'autre.  Avec
personne, entends-tu, parce que je ne pourrais pas...  et veux-tu
savoir pourquoi?  Va, je le sens à cette heure, je suis sûre de
ne pas me tromper: c'est parce que tu m'as prise tout entière.
Il n'y a pas d'autre mot: oui, prise, comme on prend quelque
chose des deux mains, qu'on l'emporte, qu'on en dispose à chaque
minute, ainsi que d'un objet à soi.  Avant toi, je n'ai été à
personne.  Je suis tienne et je resterai tienne, même si tu ne le
veux pas, même si je ne le veux pas moi-même...  ça, je ne
saurais l'expliquer.  Nous nous sommes rencontrés ainsi.  Avec
les autres, ça me fait peur, ça me répugne; tandis que toi, tu as
fait de ça un plaisir délicieux, un vrai bonheur du ciel...  Ah!
je n'aime que toi, je ne peux plus aimer que toi!

Elle avançait les bras, pour l'avoir à elle, dans une étreinte,
pour poser la tête à son épaule, la bouche à ses lèvres.  Mais il
lui avait saisi les mains, il la retenait, éperdu, terrifié de
sentir l'ancien frisson remonter de ses membres, avec le sang qui
lui battait le crâne.  C'était la sonnerie d'oreilles, les coups
de marteau, la clameur de foule de ses grandes crises
d'autrefois.  Depuis quelque temps, il ne pouvait plus la
posséder en plein jour ni même à la clarté d'une bougie, dans la
peur de devenir fou, s'il voyait.  Et une lampe était là, qui les
éclairait vivement tous les deux; et, s'il tremblait ainsi, s'il
commençait à s'enrager, ce devait être qu'il apercevait la
rondeur blanche de sa gorge, par le col dégrafé de la robe de
chambre.

Suppliante, brûlante, elle continua:

--Notre existence a beau être barrée, tant pis!  Si je n'attends
de toi rien de nouveau, si je sais que demain ramènera pour nous
les mêmes ennuis et les mêmes tourments, ça m'est égal, je n'ai
pas autre chose à faire que de traîner ma vie et de souffrir avec
toi.  Nous allons retourner au Havre, ça ira comme ça voudra,
pourvu que je t'aie ainsi une heure, de temps à autre...  Voici
trois nuits que je ne dors plus, torturée dans ma chambre, là, de
l'autre côté du palier, par le besoin de venir te rejoindre.  Tu
avais été si souffrant, tu me semblais si sombre, que je n'osais
pas...  Mais, dis, garde-moi, ce soir.  Tu verras comme ce sera
gentil, je me ferai toute petite, pour ne pas te gêner.  Et puis,
songe que c'est la dernière nuit...  On est au bout de la terre,
dans cette maison.  écoute, pas un souffle, pas une âme.
Personne ne peut venir, nous sommes seuls, si absolument seuls,
que personne ne le saurait, si nous mourions aux bras l'un de
l'autre.

Déjà, dans la fureur de son désir de possession, exalté par ses
caresses, Jacques, n'ayant pas d'arme, avançait les doigts pour
étrangler Séverine, lorsque, d'elle-même, elle céda à l'habitude
prise, se tourna et éteignit la lampe.  Alors, il l'emporta, ils
se couchèrent.  Ce fut une de leurs plus ardentes nuits d'amour,
la meilleure, la seule où ils se sentirent confondus, disparus
l'un dans l'autre.  Brisés de ce bonheur, anéantis au point de ne
plus sentir leur corps, ils ne s'endormirent pourtant pas, ils
restèrent liés d'une étreinte.  Et, comme pendant la nuit des
aveux, à Paris, dans la chambre de la mère Victoire, lui
l'écoutait, silencieux, tandis qu'elle, la bouche collée à son
oreille, chuchotait très bas des paroles sans fin.  Peut-être, ce
soir-là, avait-elle senti la mort passer sur sa nuque, avant
d'éteindre la lampe.  Jusqu'à ce jour, elle était demeurée
souriante, inconsciente, sous la continuelle menace de meurtre,
aux bras de son amant.  Mais elle venait d'en avoir le petit
frisson froid, et c'était cette épouvante inexpliquée qui la
nouait si étroitement à cette poitrine d'homme, dans un besoin de
protection.  Son léger souffle était comme le don même de sa
personne.

--Oh!  mon chéri, si tu avais pu, que nous aurions été heureux
là-bas...!  Non, non, je ne te demande plus de faire ce que tu ne
peux pas faire; seulement, je regrette tant notre rêve!...  J'ai
eu peur, tout à l'heure.  Je ne sais pas, il me semble que
quelque chose me menace.  C'est un enfantillage sans doute: à
chaque minute, je me retourne, comme si quelqu'un était là, prêt
à me frapper...  Et je n'ai que toi, mon chéri, pour me défendre.
Toute ma joie dépend de toi, tu es maintenant ma seule raison de
vivre.

Sans répondre, il la serra davantage, mettant dans cette pression
ce qu'il ne disait point: son émotion, son désir sincère d'être
bon pour elle, l'amour violent qu'elle n'avait pas cessé de lui
inspirer.  Et il avait encore voulu la tuer, ce soir-là; car, si
elle ne s'était pas tournée, pour éteindre la lampe, il l'aurait
étranglée, c'était certain.  Jamais il ne guérirait, les crises
revenaient au hasard des faits, sans qu'il pût même en découvrir,
en discuter les causes.  Ainsi, pourquoi ce soir-là, lorsqu'il la
retrouvait fidèle, d'une passion élargie et confiante?  Était-ce
donc que plus elle l'aimait, plus il la voulait posséder, jusqu'à
la détruire, dans ces ténèbres effrayantes de l'égoïsme du mâle?
L'avoir comme la terre, morte!

--Dis, mon chéri, pourquoi donc ai-je peur?  Sais-tu, toi,
quelque chose qui me menace?

--Non, non, sois tranquille, rien ne te menace.

--C'est que tout mon corps tremble, par moments.  Il y a,
derrière moi, un continuel danger, que je ne vois pas, mais que
je sens bien...  Pourquoi donc ai-je peur?

--Non, non, n'aie pas peur...  Je t'aime, je ne laisserai
personne te faire du mal...  Vois, comme cela est bon, d'être
ainsi, l'un dans l'autre!

Il y eut un silence, délicieux.

--Ah!  mon chéri, continua-t-elle de son petit souffle de
caresse, des nuits et des nuits encore, toutes pareilles à
celle-ci, des nuits sans fin où nous serions comme ça, à ne faire
qu'un...  Tu sais, nous vendrions cette maison, nous partirions
avec l'argent, pour rejoindre en Amérique ton ami, qui t'attend
toujours...  Pas un jour je ne me couche, sans arranger notre vie
là-bas...  Et, tous les soirs, ce serait comme ce soir.  Tu me
prendrais, je serais à toi, nous finirions par nous endormir aux
bras l'un de l'autre...  Mais tu ne peux pas, je le sais.  Si je
t'en parle, ce n'est pas pour te faire de la peine, c'est parce
que ça me sort du coeur, malgré moi.

Une décision brusque, qu'il avait déjà prise si souvent, envahit
Jacques: tuer Roubaud, pour ne pas la tuer, elle.  Cette fois,
comme les autres, il crut en avoir la volonté absolue,
inébranlable.

--Je n'ai pas pu, murmura-t-il à son tour, mais je pourrai.  Ne
te l'ai-je pas promis?

Elle protesta, faiblement.

--Non, ne promets pas, je t'en prie...  Nous en sommes malades
après, quand le courage t'a manqué...  Et puis, c'est affreux, il
ne faut pas, non, non!  il ne faut pas.

--Si, tu le sais bien, il le faut, au contraire.  C'est parce
qu'il le faut, que j'en trouverai la force...  Je voulais t'en
parler, et nous allons en parler, puisque nous sommes là, seuls,
tranquilles à ne pas voir nous-mêmes la couleur de nos paroles.

Déjà, elle se résignait, soupirante, le coeur gonflé, battant à
si grands coups, qu'il le sentait battre contre son propre coeur.

--Oh!  mon Dieu!  tant que ça ne devait pas se faire, je le
désirais...  Mais, à présent que ça devient sérieux, je ne vais
plus vivre.

Et ils se turent, il y eut un nouveau silence, sous le poids
lourd de cette résolution.  Autour d'eux, ils sentaient le
désert, la désolation de ce pays farouche.  Ils avaient très
chaud, les membres moites, enlacés, fondus ensemble.

Puis, comme, d'une caresse errante, il lui mettait des baisers au
cou, sous le menton, ce fut elle qui reprit son léger murmure.

--Il faudrait qu'il vînt ici...  Oui, je pourrais l'appeler, sous
un prétexte.  Je ne sais pas lequel.  Nous verrons plus tard...
alors, n'est-ce pas?  tu l'attendrais, tu te cacherais; et ça
irait tout seul, car on est certain de n'être pas dérangé, ici...
Hein?  c'est ça qu'il faut faire.

Docile, tandis que ses lèvres descendaient du menton à la gorge,
il se contenta de répondre:

--Oui, oui.

Mais, elle, très réfléchie, pesait chaque détail; et, au fur et à
mesure que le plan se développait dans sa tête, elle le discutait
et l'améliorait.

--Seulement, mon chéri, ce serait trop bête de ne pas prendre nos
précautions.  Si nous devions nous faire arrêter le lendemain,
j'aimerais mieux rester comme nous sommes...  vois-tu, j'ai lu
ça, je ne me rappelle plus où, dans un roman bien sûr: le mieux
serait de faire croire à un suicide...  Il est si drôle depuis
quelque temps, si détraqué et si sombre, que ça ne surprendrait
personne d'apprendre brusquement qu'il est venu ici pour se
tuer...  Mais, voilà, il s'agirait de trouver le moyen,
d'arranger la chose, de façon que l'idée de suicide fût
acceptable...  N'est-ce pas?

--Oui, sans doute.

Elle cherchait, suffoquée un peu, parce qu'il lui ramassait la
gorge sous ses lèvres, pour la baiser toute.

--Hein?  quelque chose qui cacherait la trace...  Dis donc, c'est
une idée!  Si, par exemple, il avait ça au cou, nous n'aurions
qu'à le prendre et à le porter, à nous deux, là, en travers de la
voie.  Comprends-tu?  nous lui mettrions le cou sur un rail, de
manière à ce que le premier train le décapitât.  On pourrait
chercher ensuite, quand il aurait tout ça écrasé: plus de trou,
plus rien!...  Est-ce que ça va, dis?

--Oui, ça va, c'est très bien.

Tous deux s'animaient, elle était presque gaie et fière d'avoir
de l'imagination.  A une caresse plus vive, elle fut parcourue
d'un frémissement.

--Non, laisse-moi, attends un peu...  Car, mon chéri, j'y songe,
ça ne va pas encore.  Si tu restes ici avec moi, le suicide quand
même semblera louche.  Il faut que tu partes.  Entends-tu?
demain, tu partiras, mais d'une façon ouverte, devant Cabuche,
devant Misard, pour que ton départ soit bien établi.  Tu prendras
le train à Barentin, tu descendras à Rouen, sous un prétexte;
puis, dès que la nuit sera tombée, tu reviendras, je te ferai
entrer par-derrière.  Il n'y a que quatre lieues, tu peux être de
retour en moins de trois heures...  Cette fois, tout est réglé.
C'est fait, si tu le veux.

--Oui, je le veux, c'est fait.

Lui-même, maintenant, réfléchissait, ne la baisait plus, inerte.
Et il y eut encore un silence, pendant qu'ils demeuraient ainsi,
sans bouger, aux bras l'un de l'autre, comme anéantis dans l'acte
futur, arrêté, certain désormais.  Puis, lentement, la sensation
de leurs deux corps leur revint, et ils s'étouffaient d'une
étreinte grandissante, lorsqu'elle s'arrêta, les bras dénoués.

--Eh bien!  et le prétexte pour le faire venir ici?  Il ne pourra
toujours prendre que le train de huit heures du soir, après son
service, et il n'arrivera pas avant dix heures: ça vaut mieux...
Tiens!  justement, cet acquéreur pour la maison, dont Misard m'a
parlé, et qui doit visiter après-demain matin!  Voilà, je vais
télégraphier à mon mari, en me levant, que sa présence est
absolument nécessaire.  Il sera là demain soir.  Toi, tu partiras
dans l'après-midi, et tu pourras être de retour avant qu'il
arrive.  Il fera nuit, pas de lune, rien qui nous gêne...  Tout
s'arrange parfaitement.

--Oui, parfaitement.

Et, cette fois, emportés jusqu'à l'évanouissement, ils
s'aimèrent.  Lorsqu'ils s'endormirent enfin, au fond du grand
silence, en se tenant encore à pleins bras, il ne faisait pas
jour, la pointe de l'aube commençait à blanchir les ténèbres qui
les avaient cachés l'un à l'autre, comme enveloppés d'un manteau
noir.  Lui, jusqu'à dix heures, dormit d'un sommeil écrasé, sans
un rêve; et, quand il ouvrit les yeux, il était seul, elle
s'habillait dans sa chambre, de l'autre côté du palier.  Une
nappe de clair soleil entrait par la fenêtre, incendiant les
rideaux rouges du lit, les tentures rouges des murs, tout ce
rouge dont flambait la pièce; tandis que la maison tremblait du
tonnerre d'un train, qui venait de passer.  Ce devait être ce
train qui l'avait réveillé.  Ébloui, il regarda le soleil, le
ruissellement rouge où il était; puis, il se souvint: c'était
décidé, c'était la nuit prochaine qu'il tuerait, lorsque ce grand
soleil aurait disparu.

Les choses se passèrent, ce jour-là, ainsi que les avaient
arrêtées Séverine et Jacques.  Elle, avant le déjeuner, pria
Misard de porter à Doinville la dépêche pour son mari; et, vers
trois heures, comme Cabuche était là, lui, ouvertement, fit ses
préparatifs de départ.  Même, comme il partait, pour prendre à
Barentin le train de quatre heures quatorze, le carrier
l'accompagna, par désoeuvrement, par le sourd besoin qui le
rapprochait de lui, heureux de retrouver chez l'amant un peu de
la femme qu'il désirait.  A Rouen, où Jacques arriva à cinq
heures moins vingt, il descendit, près de la gare, dans une
auberge que tenait une de ses payses.  Le lendemain, il parlait
de voir des camarades, avant d'aller à Paris reprendre son
service.  Mais il se dit très fatigué, ayant trop présumé de ses
forces; et, dès six heures, il se retira pour dormir, dans une
chambre qu'il s'était fait donner au rez-de-chaussée, avec une
fenêtre qui s'ouvrait sur une ruelle déserte.  Dix minutes plus
tard, il était en route pour la Croix-de-Maufras, après avoir
enjambé cette fenêtre, sans être vu, en ayant bien soin de
repousser le volet, de façon à pouvoir rentrer par là,
secrètement.

Ce fut seulement à neuf heures un quart que Jacques se retrouva
devant la maison solitaire, plantée de biais au bord de la voie,
dans la détresse de son abandon.  La nuit était très noire, pas
une lueur n'éclairait la façade hermétiquement close.  Et il eut
encore au coeur le choc douloureux, ce coup d'affreuse tristesse,
qui était comme le pressentiment du malheur dont l'inévitable
échéance l'attendait là.  Ainsi que cela était convenu avec
Séverine, il jeta trois petits cailloux dans le volet de la
chambre rouge; puis, il passa derrière la maison, où une porte,
silencieusement, finit par s'ouvrir.  L'ayant refermée derrière
lui, il suivit des pas légers qui montaient l'escalier, à tâtons.
Mais, en haut, à la lueur de la grosse lampe brûlant sur le coin
d'une table, quand il aperçut le lit déjà défait, les vêtements
de la jeune femme jetés en travers d'une chaise, et elle-même en
chemise, les jambes nues, coiffée pour la nuit, avec ses cheveux
épais, noués très haut, dégageant le cou, il resta immobile de
surprise.

--Comment!  tu t'es couchée?

--Sans doute, ça vaut beaucoup mieux...  Une idée qui m'est
venue.  Tu comprends, quand il arrivera et que je descendrai lui
ouvrir comme ça, il se méfiera encore moins.  Je lui raconterai
que j'ai été prise de migraine.  Déjà Misard croit que je suis
souffrante.  ça me permettra de dire que je n'ai pas quitté cette
chambre, lorsque demain matin on le retrouvera, lui, en bas, sur
la voie.

Mais Jacques frémissait, s'emportait.

--Non, non, habille-toi...  Il faut que tu sois debout.  Tu ne
peux pas rester comme ça.

Elle s'était mise à sourire, étonnée.

--Pourquoi donc, mon chéri?  Ne t'inquiète pas, je t'assure que
je n'ai pas froid du tout...  Tiens!  vois donc si j'ai chaud!

D'un mouvement câlin, elle s'approchait pour se pendre à lui de
ses bras nus, levant sa gorge ronde, que découvrait la chemise,
glissée sur une épaule.  Et, comme il se reculait, dans une
irritation croissante, elle se fit docile.

--Ne te fâche pas, je vais me refourrer dans le lit.  Tu n'auras
plus peur que je prenne du mal.

Lorsqu'elle fut recouchée, le drap au menton, il parut en effet
se calmer un peu.  D'ailleurs, elle continuait de parler d'un air
tranquille, elle lui expliquait comment elle avait arrangé les
choses dans sa tête.

--Dès qu'il frappera, je descendrai lui ouvrir.  D'abord, j'avais
l'idée de le laisser monter jusqu'ici, où tu l'aurais attendu.
Mais, pour le redescendre, ça aurait compliqué encore; et puis,
dans cette chambre, c'est du parquet, tandis que le vestibule est
dallé, ce qui me permettra de laver aisément, s'il y a des
taches...  Même, en me déshabillant tout à l'heure, je songeais à
un roman, où l'auteur raconte qu'un homme, pour en tuer un autre,
s'était mis tout nu.  Tu comprends?  on se lave après, on n'a pas
sur ses vêtements une seule éclaboussure...  Hein!  si tu te
déshabillais toi aussi, si nous enlevions nos chemises?

Effaré, il la regarda.  Mais elle avait sa figure douce, ses yeux
clairs de petite fille, simplement préoccupée de la bonne
conduite de l'affaire, pour la réussite.  Tout cela se passait
dans sa tête.  Lui, à cette évocation de leurs deux nudités, sous
l'éclaboussement du meurtre, était repris, secoué jusqu'aux os,
du frisson abominable.

--Non, non!...  Comme des sauvages, alors.  Pourquoi pas lui
manger le coeur?  Tu le détestes donc bien?

La face de Séverine s'était brusquement assombrie.  Cette
question la rejetait, de ses préparatifs de ménagère prudente,
dans l'horreur de l'acte.  Des larmes noyèrent ses yeux.

--J'ai trop souffert depuis quelques mois, je ne puis guère
l'aimer.  Cent fois, je t'ai dit: tout, plutôt que de rester avec
cet homme une semaine encore.  Mais, tu as raison, c'est affreux
d'en venir là, il faut vraiment que nous ayons l'envie d'être
heureux ensemble...  Enfin, nous descendrons sans lumière.  Tu te
mettras derrière la porte, et quand je l'aurai ouverte et qu'il
sera entré, tu feras comme tu voudras...  Moi, si je m'en occupe,
c'est pour t'aider, c'est pour que tu n'aies pas le souci à toi
seul.  J'arrange ça le mieux que je peux.

Devant la table, il s'était arrêté, en voyant le couteau, l'arme
qui avait déjà servi au mari lui-même, et qu'elle venait de
mettre évidemment là, pour qu'il l'en frappât à son tour.  Grand
ouvert, le couteau luisait sous la lampe.  Il le prit, l'examina.
Elle se taisait, regardant elle aussi.  Puisqu'il le tenait, il
était inutile de lui en parler.  Et elle ne continua que
lorsqu'il l'eut reposé sur la table.

--N'est-ce pas?  mon chéri, ce n'est pas moi qui te pousse.  Il
en est temps encore, va-t'en, si tu ne peux pas.

Mais, d'un geste violent, il s'entêtait.

--Est-ce que tu me prends pour un lâche?  Cette fois, c'est fait,
c'est juré!

A ce moment, la maison fut ébranlée par le tonnerre d'un train,
qui passait en coup de foudre, si près de la chambre, qu'il
semblait la traverser de son grondement; et il ajouta:

--Voici son train, le direct de Paris.  Il est descendu à
Barentin, il sera ici dans une demi-heure.

Et ni Jacques ni Séverine ne parlèrent plus, un long silence
régna.  Là-bas, ils voyaient cet homme qui s'avançait par les
sentiers étroits, à travers la nuit noire.  Lui, mécaniquement,
s'était mis à marcher aussi dans la chambre, comme s'il eût
compté les pas de l'autre, que chaque enjambée rapprochait un
peu.  Encore un, encore un; et, au dernier, il serait embusqué
derrière la porte du vestibule, il lui planterait le couteau dans
le cou, dès qu'il entrerait.  Elle, le drap toujours au menton,
couchée sur le dos, avec ses grands yeux fixes, le regardait
aller et venir, l'esprit bercé par la cadence de sa marche, qui
lui arrivait comme un écho des pas lointains, là-bas.  Sans cesse
un autre après un autre, rien ne les arrêterait plus.  Quand il y
en aurait assez, elle sauterait du lit, descendrait ouvrir, pieds
nus, sans lumière.  «C'est toi, mon ami, entre donc, je me suis
couchée.» Et il ne répondrait même pas, il tomberait dans
l'obscurité, la gorge ouverte.

De nouveau, un train passa, un descendant celui-ci, l'omnibus qui
croisait le direct devant la Croix-de-Maufras, à cinq minutes de
distance.  Jacques s'était arrêté, surpris.  Cinq minutes
seulement!  comme ce serait long, d'attendre une demi-heure!  Un
besoin de mouvement le poussait, il se remit à aller d'un bout de
la chambre à l'autre.  Il s'interrogeait déjà, inquiet, pareil à
ces mâles qu'un accident nerveux frappe dans leur virilité:
pourrait-il?  Il connaissait bien, en lui, la marche du
phénomène, pour l'avoir suivie à plus de dix reprises: d'abord,
une certitude, une résolution absolue de tuer; puis, une
oppression au creux de la poitrine, un refroidissement des pieds
et des mains; et, d'un coup, la défaillance, l'inutilité de la
volonté sur les muscles devenus inertes.  Afin de s'exciter par
le raisonnement, il se répétait ce qu'il s'était dit tant de
fois: son intérêt à supprimer cet homme, la fortune qui
l'attendait en Amérique, la possession de la femme qu'il aimait.
Le pis était que, tout à l'heure, en trouvant cette dernière
demi-nue, il avait bien cru l'affaire manquée encore; car il
cessait de s'appartenir, dès que reparaissait son ancien frisson.
Un instant, il venait de trembler devant la tentation trop forte,
elle qui s'offrait, et ce couteau ouvert, qui était là.  Mais,
maintenant, il restait solide, bandé vers l'effort.  Il pourrait.
Et il continuait d'attendre l'homme, battant la chambre, de la
porte à la fenêtre, passant à chaque tour près du lit, qu'il ne
voulait point voir.

Séverine, dans ce lit, où ils s'étaient aimés pendant les heures
brûlantes et noires de la nuit précédente, ne bougeait toujours
pas.  La tête immobile sur l'oreiller, elle le suivait d'un
va-et-vient du regard, anxieuse elle aussi, agitée de la crainte
que, cette nuit-là encore, il n'osât point.  En finir,
recommencer, elle ne voulait que cela, au fond de son
inconscience de femme d'amour, complaisante à l'homme, toute à
celui qui la tenait, sans coeur pour l'autre qu'elle n'avait
jamais désiré.  On s'en débarrassait, puisqu'il gênait, rien
n'était plus naturel; et elle devait réfléchir, pour s'émouvoir
de l'abomination du crime: dès que l'image du sang, des
complications horribles s'effaçait de nouveau, elle retombait à
son calme souriant, avec son visage d'innocence, tendre et
docile.  Cependant, elle, qui croyait bien connaître Jacques,
s'étonnait.  Il avait sa tête ronde de beau garçon, ses cheveux
frisés, ses moustaches très noires, ses yeux bruns diamantés
d'or; mais sa mâchoire inférieure avançait tellement, dans une
sorte de coup de gueule, qu'il s'en trouvait défiguré.  En
passant près d'elle, il venait de la regarder, comme malgré lui,
et l'éclat de ses yeux s'était terni d'une fumée rousse, tandis
qu'il se rejetait en arrière, d'un recul de tout son corps.
Qu'avait-il donc à l'éviter?  Était-ce que son courage, une fois
de plus, l'abandonnait?  Depuis quelque temps, dans l'ignorance
du continuel danger de mort où elle était avec lui, elle
expliquait la peur sans cause, instinctive, qu'elle éprouvait,
par le pressentiment d'une rupture prochaine.  Brusquement, elle
eut la conviction que, si, tout à l'heure, il ne pouvait frapper,
il fuirait pour ne plus jamais revenir.  Alors, elle décida qu'il
tuerait, qu'elle saurait lui en donner la force, s'il en était
besoin.  A ce moment, un nouveau train passait, un train de
marchandises interminable, dont la queue de wagons semblait
rouler depuis une éternité, dans le silence lourd de la chambre.
Et, soulevée sur un coude, elle attendait que cette secousse
d'ouragan se fût perdue au loin, au fond de la campagne endormie:

--Encore un quart d'heure, dit Jacques tout haut.  Il a dépassé
le bois de Bécourt, il est à moitié route.  Ah!  que c'est long!

Mais, comme il revenait vers la fenêtre, il trouva, debout devant
le lit, Séverine en chemise.

--Si nous descendions avec la lampe, expliqua-t-elle.  Tu verrais
l'endroit, tu te placerais, je te montrerais comment j'ouvrirai
la porte et quel mouvement tu auras à faire.

Lui, tremblant, reculait.

--Non, non!  pas la lampe!

--Écoute donc, nous la cacherons ensuite.  Il faut pourtant se
rendre compte.

--Non, non!  recouche-toi!

Elle n'obéissait pas, elle marchait sur lui, au contraire, avec
le sourire invincible et despotique de la femme qui se sait
toute-puissante par le désir.  Quand elle le tiendrait dans ses
bras, il céderait à sa chair, il ferait ce qu'elle voudrait.  Et
elle continuait de parler, d'une voix de caresse, pour le
vaincre.

--Voyons, mon chéri, qu'as-tu?  On dirait que tu as peur de moi.
Dès que je m'approche, tu sembles m'éviter.  Et si tu savais, en
ce moment, comme j'ai besoin de m'appuyer à toi, de sentir que tu
es là, que nous sommes bien d'accord, pour toujours, toujours,
entends-tu!

Elle avait fini par l'acculer à la table, et il ne pouvait la
fuir davantage, il la regardait, dans la vive clarté de la lampe.
Jamais il ne l'avait vue ainsi, la chemise ouverte, coiffée si
haut, qu'elle était toute nue, le cou nu, les seins nus.  Il
étouffait, luttant, déjà emporté, étourdi par le flot de son
sang, dans l'abominable frisson.  Et il se souvenait que le
couteau était là, derrière lui, sur la table: il le sentait, il
n'avait qu'à allonger la main.

D'un effort, il parvint encore à bégayer:

--Recouche-toi, je t'en supplie.

Mais elle ne s'y trompait pas: c'était la trop grande envie
d'elle qui le faisait ainsi trembler.  Elle-même en avait une
sorte d'orgueil.  Pourquoi lui aurait-elle obéi, puisqu'elle
voulait être aimée, ce soir-là, autant qu'il pouvait l'aimer,
jusqu'à en être fou?  D'une souplesse câline, elle se rapprochait
toujours, était sur lui.

--Dis, embrasse-moi...  Embrasse-moi bien fort, comme tu m'aimes.
Cela nous donnera du courage...  Ah!  oui, du courage, nous en
avons besoin!  Il faut s'aimer autrement que les autres, plus que
tous les autres, pour faire ce que nous allons faire...
Embrasse-moi de tout ton coeur, de toute ton âme.

Étranglé, il ne soufflait plus.  Une clameur de foule, dans son
crâne, l'empêchait d'entendre; tandis que des morsures de feu,
derrière les oreilles, lui trouaient la tête, gagnaient ses bras,
ses jambes, le chassaient de son propre corps, sous le galop de
l'autre, la bête envahissante.  Ses mains n'allaient plus être à
lui, dans l'ivresse trop forte de cette nudité de femme.  Les
seins nus s'écrasaient contre ses vêtements, le cou nu se
tendait, si blanc, si délicat, d'une irrésistible tentation; et
l'odeur chaude et âpre, souveraine, achevait de le jeter à un
furieux vertige, un balancement sans fin, où sombrait sa volonté,
arrachée, anéantie.

--Embrasse-moi, mon chéri, pendant que nous avons une minute
encore...  Tu sais qu'il va être là.  Maintenant, s'il a marché
vite, d'une seconde à l'autre, il peut frapper...  Puisque tu ne
veux pas que nous descendions, rappelle-toi bien: moi,
j'ouvrirai; toi, tu seras derrière la porte; et n'attends pas,
tout de suite, oh!  tout de suite, pour en finir...  Je t'aime
tant, nous serons si heureux!  Lui, n'est qu'un mauvais homme qui
m'a fait souffrir, qui est l'unique obstacle à notre bonheur...
Embrasse-moi, oh!  si fort, si fort!  embrasse-moi comme si tu me
mangeais, pour qu'il ne reste plus rien de moi en dehors de toi!

Jacques, sans se retourner, de sa main droite, tâtonnante en
arrière, avait pris le couteau.  Et, un instant, il resta ainsi,
à le serrer dans son poing.  Était-ce sa soif qui était revenue,
de venger des offenses très anciennes, dont il aurait perdu
l'exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis
la première tromperie au fond des cavernes?  Il fixait sur
Séverine ses yeux fous, il n'avait plus que le besoin de la jeter
morte sur son dos, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres.
La porte d'épouvante s'ouvrait sur ce gouffre noir du sexe,
l'amour jusque dans la mort, détruire pour posséder davantage.

--Embrasse-moi, embrasse-moi...

Elle renversait son visage soumis, d'une tendresse suppliante,
découvrait son cou nu, à l'attache voluptueuse de la gorge.  Et
lui, voyant cette chair blanche, comme dans un éclat d'incendie,
leva le poing, armé du couteau.  Mais elle avait aperçu l'éclair
de la lame, elle se rejeta en arrière, béante de surprise et de
terreur.

--Jacques, Jacques...  Moi, mon Dieu!  Pourquoi?  pourquoi?

Les dents serrées, il ne disait pas un mot, il la poursuivait.
Une courte lutte la ramena près du lit.  Elle reculait, hagarde,
sans défense, la chemise arrachée.

--Pourquoi?  mon Dieu!  pourquoi?

Et il abattit le poing, et le couteau lui cloua la question dans
la gorge.  En frappant, il avait retourné l'arme, par un
effroyable besoin de la main qui se contentait: le même coup que
pour le président Grandmorin, à la même place, avec la même rage.
Avait-elle crié?  il ne le sut jamais.  A cette seconde, passait
l'express de Paris, si violent, si rapide, que le plancher en
trembla; et elle était morte, comme foudroyée dans cette tempête.

Immobile, Jacques maintenant la regardait, allongée à ses pieds,
devant le lit.  Le train se perdait au loin, il la regardait dans
le lourd silence de la chambre rouge.  Au milieu de ces tentures
rouges, de ces rideaux rouges, par terre, elle saignait beaucoup,
d'un flot rouge qui ruisselait entre les seins, s'épandait sur le
ventre, jusqu'à une cuisse, d'où il retombait en grosses gouttes
sur le parquet.  La chemise, à moitié fendue, en était trempée.
Jamais il n'aurait cru qu'elle avait tant de sang.  Et ce qui le
retenait, hanté, c'était le masque d'abominable terreur que
prenait, dans la mort, cette face de femme jolie, douce, si
docile.  Les cheveux noirs s'étaient dressés, un casque
d'horreur, sombre comme la nuit.  Les yeux de pervenche, élargis
démesurément, questionnaient encore, éperdus, terrifiés du
mystère.  Pourquoi, pourquoi l'avait-il assassinée?  Et elle
venait d'être broyée, emportée dans la fatalité du meurtre, en
inconsciente que la vie avait roulée de la boue dans le sang,
tendre et innocente quand même, sans qu'elle eût jamais compris.

Mais Jacques s'étonna.  Il entendait un reniflement de bête,
grognement de sanglier, rugissement de lion; et il se
tranquillisa, c'était lui qui soufflait.  Enfin, enfin!  il
s'était donc contenté, il avait tué!  Oui, il avait fait ça.  Une
joie effrénée, une jouissance énorme le soulevait, dans la pleine
satisfaction de l'éternel désir.  Il en éprouvait une surprise
d'orgueil, un grandissement de sa souveraineté de mâle.  La
femme, il l'avait tuée, il la possédait, comme il désirait depuis
si longtemps la posséder, tout entière, jusqu'à l'anéantir.  Elle
n'était plus, elle ne serait jamais plus à personne.  Et un
souvenir aigu lui revenait, celui de l'autre assassiné, le
cadavre du président Grandmorin, qu'il avait vu, par la nuit
terrible, à cinq cents mètres de là.  Ce corps délicat, si blanc,
rayé de rouge, c'était la même loque humaine, le pantin cassé, la
chiffe molle, qu'un coup de couteau fait d'une créature.  Oui,
c'était ça.  Il avait tué, et il y avait ça par terre.  Comme
l'autre, elle venait de culbuter, mais sur le dos, les jambes
écartées, le bras gauche replié sous le flanc, le droit tordu, à
demi arraché de l'épaule.  N'était-ce pas cette nuit-là que, le
coeur battant à grands coups, il s'était juré d'oser à son tour,
dans un prurit de meurtre qui s'exaspérait comme une
concupiscence, au spectacle de l'homme égorgé?  Ah!  n'être pas
lâche, se satisfaire, enfoncer le couteau!  Obscurément, cela
avait germé, avait grandi en lui; pas une heure, depuis un an,
sans qu'il eût marché vers l'inévitable; même au cou de cette
femme, sous ses baisers, le sourd travail s'achevait; et les deux
meurtres s'étaient rejoints, l'un n'était-il pas la logique de
l'autre?

Un vacarme d'écroulement, une secousse du plancher tirèrent
Jacques de la contemplation béante où il restait, en face de la
morte.  Les portes volaient-elles en éclat?  Étaient-ce des gens
pour l'arrêter?  Il regarda, ne retrouva autour de lui que la
solitude sourde et muette.  Ah!  oui, un train encore!  Et cet
homme qui allait frapper en bas, cet homme qu'il voulait tuer!
Il l'avait oublié complètement.  S'il ne regrettait rien, déjà il
se jugeait imbécile.  Quoi?  que s'était-il passé?  La femme
qu'il aimait, dont il était aimé passionnément, gisait sur le
parquet, la gorge ouverte; tandis que le mari, l'obstacle à son
bonheur, vivait encore, avançait toujours, pas à pas, dans les
ténèbres.  Cet homme que, depuis des mois, épargnaient les
scrupules de son éducation, les idées d'humanité lentement
acquises et transmises, il n'avait pu l'attendre; et, au mépris
de son intérêt, il venait d'être emporté par l'hérédité de
violence, par ce besoin de meurtre qui, dans les forêts
premières, jetait la bête sur la bête.  Est-ce qu'on tue par
raisonnement!  On ne tue que sous l'impulsion du sang et des
nerfs, un reste des anciennes luttes, la nécessité de vivre et la
joie d'être fort.  Il n'avait plus qu'une lassitude rassasiée, il
s'effarait, cherchait à comprendre, sans trouver autre chose, au
fond même de sa passion satisfaite, que l'étonnement et l'amère
tristesse de l'irréparable.  La vue de la malheureuse, qui le
regardait toujours, avec son interrogation terrifiée, lui
devenait atroce.  Il voulut détourner les yeux, il eut la
sensation brusque qu'une autre figure blanche se dressait au pied
du lit.  Était-ce donc un dédoublement de la morte?  Puis, il
reconnut Flore.  Elle était revenue, pendant qu'il avait la
fièvre, après l'accident.  Sans doute, elle triomphait, vengée à
cette heure.  Une épouvante le glaça, il se demanda ce qu'il
faisait, à s'attarder ainsi, dans cette chambre.  Il avait tué,
il était gorgé, repu, ivre de l'effroyable vin du crime.  Et il
trébucha dans le couteau resté par terre, et il s'enfuit,
descendit en roulant l'escalier, ouvrit la grande porte du perron
comme si la petite porte n'eût pas été assez large, se lança
dehors, dans la nuit d'encre, où son galop se perdit, furieux.
Il ne s'était pas retourné, la maison louche, plantée de biais au
bord de la voie, restait ouverte et désolée derrière lui, dans
son abandon de mort.

Cabuche, cette nuit-là comme les autres, avait franchi la haie du
terrain, rôdant sous la fenêtre de Séverine.  Il savait bien que
Roubaud était attendu, il ne s'étonnait pas de la lumière qui
filtrait par la fente d'un volet.  Mais cet homme bondissant du
perron, ce galop enragé de bête s'éloignant dans la campagne,
venaient de le clouer de surprise.  Et il n'était déjà plus temps
de se mettre à la poursuite du fuyard, le carrier restait effaré,
plein d'inquiétude et d'hésitation devant la porte ouverte,
bâillant sur le grand trou noir du vestibule.  Qu'arrivait-il
donc?  devait-il entrer?  Le lourd silence, l'immobilité absolue,
pendant que cette lampe continuait à brûler, là-haut, lui
serraient le coeur d'une angoisse croissante.

Enfin, Cabuche se décida, monta à tâtons.  Devant la porte de la
chambre, laissée ouverte elle aussi, il s'arrêta de nouveau.
Dans la clarté tranquille, il lui semblait voir de loin un tas de
jupons, devant le lit.  Sans doute Séverine était déshabillée.
Doucement, il appela, pris de trouble, les veines battant à
grands coups.  Puis, il aperçut le sang, il comprit, s'élança,
avec un terrible cri qui sortait de son coeur déchiré.  Mon dieu!
c'était elle, assassinée, jetée là, dans sa nudité pitoyable.  Il
crut qu'elle râlait encore, il avait un tel désespoir, une honte
si douloureuse, à la voir agoniser toute nue, qu'il la saisit
d'un élan fraternel, à pleins bras, la souleva, la posa sur le
lit, dont il rejeta le drap, pour la couvrir.  Mais, dans cette
étreinte, l'unique tendresse entre eux, il s'était couvert de
sang, les deux mains, la poitrine.  Il ruisselait de son sang.
Et, à cette minute, il vit que Roubaud et Misard étaient là.  Ils
venaient, eux également, de se décider à monter, en trouvant
toutes les portes ouvertes.  Le mari arrivait en retard, pour
s'être arrêté à causer avec le garde-barrière, qui l'avait
ensuite accompagné, en continuant la conversation.  Tous deux,
stupides, regardaient Cabuche, dont les mains saignaient comme
celles d'un boucher.

--Le même coup que pour le président, finit par dire Misard, en
examinant la blessure.  Roubaud hocha la tête sans répondre, sans
pouvoir détacher ses regards de Séverine, de ce masque
d'abominable terreur, les cheveux noirs dressés sur le front, les
yeux bleus démesurément élargis, qui demandaient pourquoi.



XII


Trois mois plus tard, par une tiède nuit de juin, Jacques
conduisait l'express du Havre, parti de Paris à six heures
trente.  Sa nouvelle machine, la machine 608, toute neuve, dont
il avait le pucelage, disait-il, et qu'il commençait à bien
connaître, n'était pas commode, rétive, fantasque, ainsi que ces
jeunes cavales qu'il faut dompter par l'usure, avant qu'elles se
résignent au harnais.  Il jurait souvent contre elle, regrettant
la Lison; il devait la surveiller de près, la main toujours sur
le volant du changement de marche.  Mais, cette nuit-là, le ciel
était d'une douceur si délicieuse, qu'il se sentait porté à
l'indulgence, la laissant galoper un peu à sa fantaisie, heureux
lui-même de respirer largement.  Jamais il ne s'était mieux
porté, sans remords, l'air soulagé, dans une grande paix
heureuse.

Lui qui ne parlait jamais en route, plaisanta Pecqueux, qu'on lui
avait laissé pour chauffeur.

--Quoi donc?  vous ouvrez l'oeil comme un homme qui n'a bu que de
l'eau.

Pecqueux, en effet, contre son habitude, semblait à jeun et très
sombre.  Il répondit d'une voix dure:

--Faut ouvrir l'oeil, quand on veut voir clair.

Défiant, Jacques le regarda, en homme dont la conscience n'est
point nette.  La semaine précédente, il s'était laissé aller aux
bras de la maîtresse du camarade, cette terrible Philomène, qui,
depuis longtemps, se frottait à lui, comme une maigre chatte
amoureuse.  Et il n'y avait pas eu là seulement une minute de
curiosité sensuelle, il cédait surtout au désir de faire une
expérience: était-il définitivement guéri, maintenant qu'il avait
contenté son affreux besoin?  celle-là, pourrait-il la posséder,
sans lui planter un couteau dans la gorge?  Deux fois déjà, il
l'avait eue, et rien, pas un malaise, pas un frisson.  Sa grande
joie, son air apaisé et riant devait venir, même à son insu, du
bonheur de n'être plus qu'un homme comme les autres.

Pecqueux ayant ouvert le foyer de la machine, pour mettre du
charbon, il l'arrêta.

--Non, non, ne la poussez pas trop, elle va bien.

Alors, le chauffeur grogna de mauvaises paroles.

--Ah!  ouitche!  bien...  Une jolie farceuse, une belle
saloperie!...  Quand je pense qu'on tapait sur l'autre, la
vieille, qui était si docile!...  Cette gourgandine-ci, ça ne
vaut pas un coup de pied au cul.

Jacques, pour ne pas avoir à se fâcher, évitait de répondre.
Mais il sentait bien que l'ancien ménage à trois n'était plus;
car la bonne amitié, entre lui, le camarade et la machine, s'en
était allée, à la mort de la Lison.  Maintenant, on se querellait
pour un rien, pour un écrou trop serré, pour une pelletée de
charbon mise de travers.  Et il se promettait d'être prudent avec
Philomène, ne voulant pas en arriver à une guerre ouverte, sur
cet étroit plancher mouvant qui les emportait, lui et son
chauffeur.  Tant que Pecqueux, par reconnaissance de n'être point
bousculé, de pouvoir faire de petits sommes et d'achever les
paniers de provisions, s'était fait son chien obéissant, dévoué
jusqu'à étrangler le monde, tous deux avaient vécu en frères,
silencieux dans le danger quotidien, n'ayant pas besoin de
paroles pour s'entendre.  Mais cela allait devenir un enfer, si
l'on ne se convenait plus, toujours côte à côte, secoués
ensemble, pendant qu'on se mangerait.  Justement, la Compagnie
avait dû, la semaine précédente, séparer le mécanicien et le
chauffeur de l'express de Cherbourg, parce que, désunis à cause
d'une femme, le premier brutalisait le second qui n'obéissait
plus: des coups, de vraies batailles en route, dans l'oubli
complet de la queue de voyageurs roulant derrière eux, à toute
vitesse.

Deux fois encore, Pecqueux rouvrit le foyer, y jeta du charbon,
par désobéissance, cherchant une dispute sans doute; et Jacques
feignit de ne pas s'en apercevoir, l'air tout à la manoeuvre,
avec l'unique précaution chaque fois de tourner le volant de
l'injecteur, pour diminuer la pression.  Il faisait si doux, le
petit vent frais de la marche était si bon, dans la chaude nuit
de juillet!  A onze heures cinq, lorsque l'express arriva au
Havre, les deux hommes firent la toilette de la machine d'un air
de bon accord, comme autrefois.

Mais, au moment où ils quittaient le dépôt pour aller se coucher
rue François-Mazeline, une voix les appela.

--On est donc bien pressé?  Entrez une minute!

C'était Philomène, qui, du seuil de la maison de son frère,
devait guetter Jacques.  Elle avait eu un mouvement de
contrariété vive, en apercevant Pecqueux; et elle ne se décidait
à les héler ensemble, que pour le plaisir de causer au moins avec
son nouvel ami, quitte à subir la présence de l'ancien.

--Fiche-nous la paix, hein!  gronda Pecqueux.  Tu nous embêtes,
nous avons sommeil.

--Est-il aimable!  reprit gaiement Philomène.  Mais monsieur
Jacques n'est pas comme toi, il prendrait tout de même un petit
verre...  N'est-ce pas, monsieur Jacques?

Le mécanicien allait refuser, par prudence, quand le chauffeur,
brusquement, accepta, cédant à l'idée de les guetter et de se
faire une certitude.  Ils entrèrent dans la cuisine, ils
s'assirent devant la table, où elle avait posé des verres et une
bouteille d'eau-de-vie, en reprenant à voix plus basse:

--Faut tâcher de ne pas faire trop de bruit, parce que mon frère
dort, là-haut, et qu'il n'aime guère que je reçoive du monde.

Puis, comme elle les servait, tout de suite elle ajouta:

--A propos, vous savez que la mère Lebleu est claquée, ce
matin...  Oh!  ça, je l'avais dit: ça la tuera, si on la met dans
ce logement du derrière, une vraie prison.  Elle a encore duré
quatre mois, à se manger le sang de ne plus rien voir que du
zinc...  Et ce qui l'a achevée, dès qu'il lui est devenu
impossible de bouger de son fauteuil, ç'a été sûrement de ne plus
pouvoir espionner mademoiselle Guichon et monsieur Dabadie, une
habitude qu'elle avait prise.  Oui, elle s'est enragée de n'avoir
jamais rien surpris entre eux, elle en est morte.

Philomène s'arrêta, avala une gorgée d'eau-de-vie; et, avec un
rire:

--Sans doute qu'ils couchent ensemble.  Seulement, ils sont si
malins!  Ni vu ni connu, je t'embrouille!...  Je crois tout de
même que la petite madame Moulin les a vus un soir.  Mais pas de
danger qu'elle cause, celle-là: elle est trop bête, et d'ailleurs
son mari, le sous-chef...

De nouveau, elle s'interrompit pour s'écrier:

--Dites donc, c'est la semaine prochaine que ça se juge, à Rouen,
l'affaire des Roubaud.

Jusque-là, Jacques et Pecqueux l'avaient écoutée, sans placer un
mot.  Le dernier la trouvait simplement bien bavarde; jamais,
avec lui, elle ne faisait tant de frais de conversation; et il ne
la quittait pas des yeux, peu à peu échauffé de jalousie, à la
voir ainsi s'exciter devant son chef.

--Oui, répondit le mécanicien d'un air de parfaite tranquillité,
j'ai reçu la citation.

Philomène se rapprocha, heureuse de le frôler du coude.

--Moi aussi, je suis témoin...  Ah!  monsieur Jacques, lorsqu'on
m'a interrogée à propos de vous, car vous savez qu'on a voulu
connaître la vraie vérité sur vos rapports avec cette pauvre
dame; oui, lorsqu'on m'a interrogée, j'ai dit au juge: «Mais,
monsieur, il l'adorait, c'est impossible qu'il lui ait fait du
mal!» N'est-ce pas?  je vous avais vus ensemble, moi, j'étais
bien placée pour en parler.

--Oh!  dit le jeune homme avec un geste d'indifférence, je
n'étais pas inquiet, je pouvais donner, heure par heure, l'emploi
de mon temps...  Si la Compagnie m'a gardé, c'est qu'il n'y avait
pas le plus petit reproche à me faire.

Un silence régna, tous trois burent lentement.

--Ça fait frémir, reprit Philomène.  Cette bête féroce, ce
Cabuche qu'on a arrêté, encore tout couvert du sang de la pauvre
dame!  Faut-il qu'il y ait des hommes idiots!  tuer une femme
parce qu'on a envie d'elle, comme si ça les avançait à quelque
chose, quand la femme n'est plus là!...  et ce que je n'oublierai
jamais de la vie, voyez-vous, c'est lorsque monsieur Cauche,
là-bas, sur le quai, est venu arrêter aussi monsieur Roubaud.
J'y étais.  Vous savez que ça s'est passé huit jours après
seulement, lorsque monsieur Roubaud, au lendemain de
l'enterrement de sa femme, avait repris son service d'un air
tranquille.  Alors donc, monsieur Cauche lui a tapé sur l'épaule,
en disant qu'il avait l'ordre de l'emmener en prison.  Vous
pensez!  eux qui ne se quittaient point, qui jouaient ensemble,
les nuits entières!  Mais, quand on est commissaire, n'est-ce
pas?  on mènerait son père et sa mère à la guillotine, puisque
c'est le métier qui veut ça.  Il s'en fiche bien, monsieur
Cauche!  je l'ai encore aperçu au café du Commerce, tantôt, qui
battait les cartes, sans plus s'inquiéter de son ami que du grand
Turc! Pecqueux, les dents serrées, allongea un coup de poing sur
la table.

--Tonnerre de Dieu!  si j'étais à la place de ce cocu de
Roubaud!...  Vous couchiez avec sa femme, vous.  Un autre la lui
tue.  Et voilà qu'on l'envoie aux assises...  Non, c'est à crever
de rage!

--Mais, grande bête, s'écria Philomène, puisqu'on l'accuse d'avoir
poussé l'autre à le débarrasser de sa femme, oui, pour des
affaires d'argent, est-ce que je sais!  Il paraît qu'on a
retrouvé chez Cabuche la montre du président Grandmorin: vous
vous rappelez, le monsieur qu'on a assassiné en wagon, il y a
dix-huit mois.  Alors, on a raccroché ce mauvais coup avec le
mauvais coup de l'autre jour, toute une histoire, une vraie
bouteille à l'encre.  Moi, je ne peux pas vous expliquer, mais
c'était sur le journal, il y en avait bien deux colonnes.

Distrait, Jacques ne semblait pas même écouter.  Il murmura:

--A quoi bon s'en casser la tête, est-ce que ça nous regarde?...
Si la justice ne sait pas ce qu'elle fait, ce n'est pas nous qui
le saurons.

Puis, il ajouta, les yeux perdus au loin, les joues envahies de
pâleur:

--Dans tout cela, il n'y a que cette pauvre femme...  Ah!  la
pauvre, la pauvre femme!

--Moi, conclut violemment Pecqueux, moi qui en ai une, de femme,
si quelqu'un s'avisait de la toucher, je commencerais par les
étrangler tous les deux.  Après, on pourrait bien me couper le
cou, ça me serait égal.

Il y eut un nouveau silence.  Philomène, qui remplissait une
seconde fois les petits verres, affecta de hausser les épaules,
en ricanant.  Mais elle était toute bouleversée au fond, elle
l'étudiait d'un regard oblique.  Il se négligeait beaucoup, très
sale, en guenilles, depuis que la mère Victoire, devenue
impotente à la suite de sa fracture, avait dû lâcher son poste de
la salubrité et se faire admettre dans un hospice.  Elle n'était
plus là, tolérante et maternelle, pour lui glisser des pièces
blanches, pour le raccommoder, ne voulant pas que l'autre, celle
du Havre, l'accusât de tenir mal leur homme.  Et Philomène,
séduite par l'air mignon et propre de Jacques, faisait la
dégoûtée.

--C'est ta femme de Paris que tu étranglerais?  demanda-t-elle
par bravade.  Pas de danger qu'on te l'enlève, celle-là!

--Celle-là ou une autre!  gronda-t-il.

Mais déjà elle trinquait, d'un air de plaisanterie.

--A ta santé, tiens!  Et apporte-moi ton linge, pour que je le
fasse laver et repriser, car, vraiment, tu ne nous fais plus
honneur, ni à l'une ni à l'autre...  A votre santé, monsieur
Jacques!

Comme s'il fût sorti d'un songe, Jacques tressaillit.  Dans
l'absence complète de remords, dans ce soulagement, ce bien-être
physique où il vivait depuis le meurtre, Séverine passait ainsi
parfois, apitoyant jusqu'aux larmes l'homme doux qui était en
lui.  Et il trinqua, en disant précipitamment, pour cacher son
trouble:

--Vous savez que nous allons avoir la guerre?

--Pas possible!  s'écria Philomène.  Avec qui donc?

--Mais avec les Prussiens...  Oui, à cause d'un prince de chez
eux qui veut être roi en Espagne.  Hier, à la Chambre, il n'a été
question que de cette histoire.

Alors, elle se désola.

--Ah bien!  ça va être drôle!  Ils nous ont déjà assez embêtés,
avec leurs élections, leur plébiscite et leurs émeutes, à
Paris!...  Si l'on se bat, dites, est-ce qu'on prendra tous les
hommes?

--Oh!  nous autres, nous sommes garés, on ne peut pas
désorganiser les chemins de fer...  Seulement, ce qu'on nous
bousculerait, à cause du transport des troupes et des
approvisionnements!  Enfin, si ça arrive, il faudra bien faire
son devoir.

Et, sur ce mot, il se leva, en voyant qu'elle avait fini par
glisser une de ses jambes sous les siennes, et que Pecqueux s'en
apercevait, le sang au visage, serrant déjà les poings.

--Allons nous coucher, il est temps.

--Oui, ça vaudra mieux, bégaya le chauffeur.

Il avait empoigné le bras de Philomène, il le serrait à le
briser.  Elle retint un cri de douleur, elle se contenta de
souffler à l'oreille du mécanicien, pendant que l'autre achevait
rageusement son petit verre:

--Méfie-toi, c'est une vraie brute, quand il a bu.

Mais, dans l'escalier, des pas lourds descendaient; et elle
s'effara.

--Mon frère!...  Filez vite, filez vite!

Les deux hommes n'étaient pas à vingt pas de la maison qu'ils
entendirent des gifles, suivies de hurlements.  Elle recevait une
abominable correction, comme une petite fille prise en faute, le
nez dans un pot de confitures.  Le mécanicien s'était arrêté,
prêt à la secourir.  Mais il fut retenu par le chauffeur.

--Quoi?  est-ce que ça vous regarde, vous?...  Ah!  la nom de
Dieu de garce!  s'il pouvait l'assommer!

Rue François-Mazeline, Jacques et Pecqueux se couchèrent, sans
échanger une parole.  Les deux lits se touchaient presque, dans
l'étroite chambre; et, longtemps, ils restèrent éveillés, les
yeux ouverts, chacun à écouter la respiration de l'autre.

C'était le lundi que devaient commencer, à Rouen, les débats de
l'affaire Roubaud.  Il y avait là un triomphe pour le juge
d'instruction Denizet, car on ne tarissait pas d'éloges, dans le
monde judiciaire, sur la façon dont il venait de mener à bien
cette affaire compliquée et obscure: un chef-d'oeuvre de fine
analyse, disait-on, une reconstitution logique de la vérité, une
création véritable, en un mot.

D'abord, dès qu'il se fut transporté sur les lieux, à la
Croix-de-Maufras, quelques heures après le meurtre de Séverine,
M. Denizet fit arrêter Cabuche.  Tout désignait ouvertement
celui-ci, le sang dont il ruisselait, les dépositions accablantes
de Roubaud et de Misard, qui racontaient de quelle manière ils
l'avaient surpris, avec le cadavre, seul, éperdu.  Interrogé,
pressé de dire pourquoi et comment il se trouvait dans cette
chambre, le carrier bégaya une histoire, que le juge accueillit
d'un haussement d'épaules, tellement elle lui parut niaise et
classique.  Il l'attendait, cette histoire, toujours la même, de
l'assassin imaginaire, du coupable inventé, dont le vrai coupable
disait avoir entendu la fuite, au travers de la campagne noire.
Ce loup-garou était loin, n'est-ce pas?  s'il courait toujours.
D'ailleurs, lorsqu'on lui demanda ce qu'il faisait devant la
maison, à pareille heure, Cabuche se troubla, refusa de répondre,
finit par déclarer qu'il se promenait.  C'était enfantin, comment
croire à cet inconnu mystérieux, assassinant, se sauvant,
laissant toutes les portes ouvertes, sans avoir fouillé un meuble
ni emporté même un mouchoir?  D'où serait-il venu?  pourquoi
aurait-il tué?  Le juge, cependant, dès le début de son enquête,
ayant su la liaison de la victime et de Jacques, s'inquiéta de
l'emploi du temps de ce dernier; mais, outre que l'accusé
lui-même reconnaissait avoir accompagné Jacques à Barentin, pour
le train de quatre heures quatorze, l'aubergiste de Rouen jurait
ses grands dieux que le jeune homme, couché tout de suite après
son dîner, était seulement sorti de sa chambre le lendemain, vers
sept heures.  Et puis, un amant n'égorge pas sans raison une
maîtresse qu'il adore, avec laquelle il n'a jamais eu l'ombre
d'une querelle.  Ce serait absurde.  Non!  non!  il n'y avait
qu'un assassin possible, un assassin évident, le repris de
justice trouvé là, les mains rouges, le couteau à ses pieds,
cette bête brute qui faisait à la justice des contes à dormir
debout.

Mais, arrivé à ce point, malgré sa conviction, malgré son flair
qui, disait-il, le renseignait mieux que les preuves, M. Denizet
éprouva un instant d'embarras.  Dans une première perquisition,
faite à la masure du prévenu, en pleine forêt de Bécourt, on
n'avait absolument rien découvert.  Le vol n'ayant pu être
établi, il fallait trouver un autre motif au crime.  Brusquement,
au hasard d'un interrogatoire, Misard le mit sur la voie, en
racontant qu'il avait vu, une nuit, Cabuche escalader le mur de
la propriété, pour regarder, par la fenêtre de la chambre, madame
Roubaud qui se couchait.  Questionné à son tour, Jacques dit
tranquillement ce qu'il savait, la muette adoration du carrier,
le désir ardent dont il la poursuivait, toujours dans ses jupes,
à la servir.  Aucun doute n'était donc plus permis: seule, une
passion bestiale l'avait poussé; et tout se reconstruisait très
bien, l'homme revenant par la porte dont il pouvait avoir une
clef, la laissant même ouverte dans son trouble, puis la lutte
qui avait amené le meurtre, enfin le viol interrompu seulement
par l'arrivée du mari.  Pourtant, une objection dernière se
présenta, car il était singulier que l'homme, sachant cette
arrivée imminente, eût choisi justement l'heure où le mari
pouvait le surprendre; mais, à bien réfléchir, cela se retournait
contre le prévenu, achevait de l'accabler, en établissant qu'il
devait avoir agi sous l'empire d'une crise suprême du désir,
affolé par cette pensée que, s'il ne profitait pas de la minute
où Séverine était seule encore, dans cette maison isolée, jamais
plus il ne l'aurait, puisqu'elle partait le lendemain.  Dès ce
moment, la conviction du juge fut complète, inébranlable.

Harcelé d'interrogatoires, pris et repris dans l'écheveau savant
des questions, insoucieux des pièges qui lui étaient tendus,
Cabuche s'obstinait à sa version première.  Il passait sur la
route, il respirait l'air frais de la nuit, lorsqu'un individu
l'avait frôlé en galopant, et d'une telle course, au fond des
ténèbres, qu'il ne pouvait même dire de quel côté il fuyait.
Alors, saisi d'inquiétude, ayant jeté un coup d'oeil sur la
maison, il s'était aperçu que la porte en était restée grande
ouverte.  Et il avait fini par se décider à monter, et il avait
trouvé la morte, chaude encore, qui le regardait de ses larges
yeux, si bien que, pour la mettre sur le lit, la croyant vivante,
il s'était empli de sang.  Il ne savait que ça, il ne répétait
que ça, jamais il ne variait d'un détail, ayant l'air de
s'enfermer dans une histoire arrêtée d'avance.  Lorsqu'on
cherchait à l'en faire sortir, il s'effarait, gardait le silence,
en homme borné qui ne comprenait plus.  La première fois que
M. Denizet l'avait interrogé sur la passion dont il brûlait pour
la victime, il était devenu très rouge, ainsi qu'un tout jeune
garçon à qui l'on reproche sa première tendresse; et il avait
nié, il s'était défendu d'avoir rêvé de coucher avec cette dame,
comme d'une chose très vilaine, inavouable, une chose délicate et
mystérieuse aussi, enfouie au plus profond de son coeur, dont il
ne devait l'aveu à personne.  Non, non!  il ne l'aimait pas, il
ne la voulait pas, on ne le ferait jamais causer de ce qui lui
semblait être une profanation maintenant qu'elle était morte.
Mais cet entêtement à ne pas convenir d'un fait que plusieurs
témoins affirmaient, tournait encore contre lui.  Naturellement,
d'après la version de l'accusation, il avait intérêt à cacher le
désir furieux où il était de cette malheureuse, qu'il devait
égorger pour s'assouvir.  Et, quand le juge, réunissant toutes
les preuves, voulant lui arracher la vérité en frappant le coup
décisif, lui avait jeté à la face ce meurtre et ce viol, il était
entré dans une rage folle de protestation.  Lui, la tuer pour
l'avoir!  lui, qui la respectait comme une sainte!  Les
gendarmes, rappelés, avaient dû le maintenir, tandis qu'il
parlait d'étrangler toute la sacrée boutique.  Un gredin des plus
dangereux en somme, sournois, mais dont la violence éclatait
quand même, avouant pour lui les crimes qu'il niait.

L'instruction en était là, le prévenu entrait en fureur, criait
que c'était l'autre, le fuyard mystérieux, chaque fois qu'on
revenait à l'assassinat, lorsque M. Denizet fit une trouvaille,
qui transforma l'affaire, en décupla soudain l'importance.  Comme
il le disait, il flairait des vérités; aussi voulut-il, par une
sorte de pressentiment, procéder lui-même à une perquisition
nouvelle, dans la masure de Cabuche; et il y découvrit,
simplement derrière une poutre, une cachette où se trouvaient des
mouchoirs et des gants de femme, sous lesquels était une montre
d'or, qu'il reconnut tout de suite, avec un grand saisissement de
joie: c'était la montre du président Grandmorin, tant cherchée
par lui autrefois, une forte montre aux deux initiales
entrelacées, portant à l'intérieur du boîtier le chiffre de
fabrication 2516.  Il en reçut le coup de foudre, tout
s'illumina, le passé se reliait au présent, les faits qu'il
rattachait l'enchantaient par leur logique.  Mais les
conséquences allaient porter si loin, que, sans parler de la
montre d'abord, il interrogea Cabuche sur les gants et les
mouchoirs.  Celui-ci, un instant, eut l'aveu aux lèvres: oui, il
l'adorait, oui, il la désirait, jusqu'à baiser les robes qu'elle
avait portées, jusqu'à ramasser, à voler derrière elle tout ce
qui tombait de sa personne, des bouts de lacets, des agrafes, des
épingles.  Puis, une honte, une pudeur invincible, le fit se
taire.  Et, lorsque le juge, se décidant, lui mit la montre sous
les yeux, il la regarda d'un air ahuri.  Il se souvenait bien:
cette montre, il avait eu la surprise de la trouver nouée dans le
coin d'un mouchoir, pris sous un traversin, emporté chez lui
comme une proie; ensuite, elle était restée là, pendant qu'il se
creusait la tête, à chercher de quelle façon la rendre.
Seulement, à quoi bon raconter cela?  Il faudrait confesser ses
autres vols, ces chiffons, ce linge qui sentait bon, dont il
était si honteux.  Déjà on ne croyait rien de ce qu'il disait.
D'ailleurs, lui-même commençait à ne plus comprendre, tout se
brouillait dans son crâne d'homme simple, il entrait en plein
cauchemar.  Et il ne s'emportait même plus, à l'accusation de
meurtre; il restait hébété, il répétait à chaque question qu'il
ne savait pas.  Pour les gants et les mouchoirs, il ne savait
pas.  Pour la montre, il ne savait pas.  On l'embêtait, on
n'avait qu'à le laisser tranquille et à le guillotiner tout de
suite.

M. Denizet, le lendemain, fit arrêter Roubaud.  Il avait lancé le
mandat, fort de sa toute-puissance, dans une de ces minutes
d'inspiration où il croyait au génie de sa perspicacité, avant
même d'avoir, contre le sous-chef, des charges suffisantes.
Malgré de nombreuses obscurités encore, il devinait dans cet
homme le pivot, la source de la double affaire; et il triompha
tout de suite, lorsqu'il eut saisi la donation au dernier vivant
que Roubaud et Séverine s'étaient faite devant maître Colin,
notaire au Havre, huit jours après être rentrés en possession de
la Croix-de-Maufras.  Dès lors, l'histoire entière se
reconstruisit dans son crâne, avec une certitude de raisonnement,
une force d'évidence, qui donna à son échafaudage d'accusation
une solidité si indestructible, que la vérité elle-même aurait
semblé moins vraie, entachée de plus de fantaisie et d'illogisme.
Roubaud était un lâche, qui, à deux reprises, n'osant tuer
lui-même, s'était servi du bras de Cabuche, cette bête violente.
La première fois, ayant hâte d'hériter du président Grandmorin,
dont il connaissait le testament, sachant d'autre part la rancune
du carrier contre celui-ci, il l'avait poussé à Rouen dans le
coupé, après lui avoir mis le couteau au poing.  Puis, les dix
mille francs partagés, les deux complices ne se seraient
peut-être jamais revus, si le meurtre ne devait engendrer le
meurtre.  Et c'était ici que le juge avait montré cette
profondeur de psychologie criminelle qu'on admirait tant; car il
le déclarait aujourd'hui, jamais il n'avait cessé de surveiller
Cabuche, sa conviction était que le premier assassinat en
amènerait mathématiquement un second.  Dix-huit mois venaient de
suffire: le ménage des Roubaud s'était gâté, le mari avait mangé
les cinq mille francs au jeu, la femme en était arrivée à prendre
un amant, pour se distraire.  Sans doute elle refusait de vendre
la Croix-de-Maufras, de crainte qu'il n'en dissipât l'argent;
peut-être, dans leurs continuelles disputes, menaçait-elle de le
livrer à la justice.  En tout cas, de nombreux témoignages
établissaient l'absolue désunion des deux époux; et là, enfin, la
conséquence lointaine du premier crime s'était produite: Cabuche
reparaissait avec ses appétits de brute, le mari dans l'ombre lui
remettait le couteau au poing, pour s'assurer définitivement la
propriété de cette maison maudite, qui avait déjà coûté une vie
humaine.  Telle était la vérité, l'aveuglante vérité, tout y
aboutissait: la montre trouvée chez le carrier, surtout les deux
cadavres, frappés du même coup à la gorge, par la même main, avec
la même arme, ce couteau ramassé dans la chambre.  Pourtant, sur
ce dernier point, l'accusation émettait un doute, la blessure du
président paraissant avoir été faite par une lame plus petite et
plus tranchante.

Roubaud, d'abord, répondit par oui et par non, de l'air somnolent
et alourdi qu'il avait maintenant.  Il ne semblait pas étonné de
son arrestation, tout lui était devenu égal, dans la lente
désorganisation de son être.  Pour le faire causer, on lui avait
donné un gardien à demeure, avec lequel il jouait aux cartes du
matin au soir; et il était parfaitement heureux.  D'ailleurs, il
restait convaincu de la culpabilité de Cabuche: lui seul pouvait
être l'assassin.  Interrogé sur Jacques, il avait haussé les
épaules en riant, montrant ainsi qu'il connaissait les rapports
du mécanicien et de Séverine.  Mais, lorsque M. Denizet, après
l'avoir tâté, finit par développer son système, le poussant, le
foudroyant de sa complicité, s'efforçant de lui arracher un aveu,
dans le saisissement de se voir découvert, il était devenu très
circonspect.  Que lui racontait-on là?  Ce n'était plus lui,
c'était le carrier qui avait tué le président, comme il avait tué
Séverine; et, les deux fois, c'était pourtant lui le coupable,
puisque l'autre frappait pour son compte et à sa place.  Cette
aventure compliquée le stupéfiait, l'emplissait de méfiance:
sûrement, on lui tendait un piège, on mentait pour le forcer à
confesser sa part de meurtre, le premier crime.  Dès son
arrestation, il s'était bien douté que la vieille histoire
repoussait.  Confronté avec Cabuche, il déclara ne pas le
connaître.  Seulement, comme il répétait qu'il l'avait trouvé
rouge de sang, sur le point de violer sa victime, le carrier
s'emporta, et une scène violente, d'une confusion extrême, vint
encore embrouiller les choses.  Trois jours se passèrent, le juge
multipliait les interrogatoires, certain que les deux complices
s'entendaient pour lui jouer la comédie de leur hostilité.
Roubaud, très las, avait pris le parti de ne plus répondre,
lorsque, tout d'un coup, dans une minute d'impatience, voulant en
finir, cédant à un sourd besoin qui le travaillait depuis des
mois, il lâcha la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

Ce jour-là, justement, M. Denizet luttait de finesse, assis à son
bureau, voilant ses yeux de ses lourdes paupières, tandis que ses
lèvres mobiles s'amincissaient, dans un effort de sagacité.  Il
s'épuisait depuis une heure en ruses savantes, avec ce prévenu
épaissi, envahi d'une mauvaise graisse jaune, qu'il jugeait d'une
astuce très déliée, sous cette pesante enveloppe.  Et il crut
l'avoir traqué pas à pas, enlacé de toutes parts, pris au piège
enfin, quand l'autre, avec un geste d'homme poussé à bout,
s'écria qu'il en avait assez, qu'il préférait avouer, pour qu'on
ne le tourmentât pas davantage.  Puisque, quand même, on le
voulait coupable, qu'il le fût au moins des vraies choses qu'il
avait faites.  Mais, à mesure qu'il contait l'histoire, sa femme
souillée toute jeune par Grandmorin, sa rage de jalousie en
apprenant ces ordures, et comment il avait tué, et pourquoi il
avait pris les dix mille francs, les paupières du juge se
relevaient, dans un froncement de doute, tandis qu'une
incrédulité irrésistible, l'incrédulité professionnelle,
distendait sa bouche, en une moue goguenarde.  Il souriait tout à
fait, lorsque l'accusé se tut.  Le gaillard était encore plus
fort qu'il ne pensait: prendre le premier meurtre pour lui, en
faire un crime purement passionnel, se laver ainsi de toute
préméditation de vol, surtout de toute complicité dans
l'assassinat de Séverine, c'était certes une manoeuvre hardie,
qui indiquait une intelligence, une volonté peu communes.
Seulement, cela ne tenait pas debout.

--Voyons, Roubaud, il ne faut pas nous croire des enfants...
Vous prétendez alors que vous étiez jaloux, ce serait dans un
transport de jalousie que vous auriez tué?

--Certainement.

--Et si nous admettons ce que vous racontez, vous auriez épousé
votre femme, en ne sachant rien de ses rapports avec le
président...  Est-ce vraisemblable?  Tout au contraire
prouverait, dans votre cas, la spéculation offerte, discutée,
acceptée.  On vous donne une jeune fille élevée comme une
demoiselle, on la dote, son protecteur devient le vôtre, vous
n'ignorez pas qu'il lui laisse une maison de campagne par
testament, et vous prétendez que vous ne vous doutiez de rien,
absolument de rien!  Allons donc, vous saviez tout, autrement
votre mariage ne s'explique plus...  D'ailleurs, la constatation
d'un simple fait suffit à vous confondre.  Vous n'êtes pas
jaloux, osez dire encore que vous êtes jaloux.

--Je dis la vérité, j'ai tué dans une rage de jalousie.

--Alors, après avoir tué le président pour des rapports anciens,
vagues, et que vous inventez du reste, expliquez-moi comment vous
avez pu tolérer un amant à votre femme, oui, ce Jacques Lantier,
un gaillard solide, celui-là!  Tout le monde m'a parlé de cette
liaison, vous-même ne m'avez pas caché que vous la connaissiez...
Vous les laissiez libres d'aller ensemble, pourquoi?

Affaissé, les yeux troubles, Roubaud regardait fixement le vide,
sans trouver une explication.  Il finit par bégayer:

--Je ne sais pas...  J'ai tué l'autre, je n'ai pas tué celui-ci.

--Ne me dites donc plus que vous êtes un jaloux qui se venge, et
je ne vous conseille pas de répéter ce roman à messieurs les
jurés, car ils en hausseraient les épaules...  Croyez-moi,
changez de système, la vérité seule vous sauverait.

Dès ce moment, plus Roubaud s'entêta à la dire, cette vérité,
plus il fut convaincu de mensonge.  Tout, d'ailleurs, tournait
contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la
première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version,
puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve
d'une entente extraordinairement habile entre eux.  Le juge
raffinait la psychologie de l'affaire, avec un véritable amour du
métier.  Jamais, disait-il, il n'était descendu si à fond de la
nature humaine; et c'était de la devination plus que de
l'observation, car il se flattait d'être de l'école des juges
voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'oeil démontent un
homme.  Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble
écrasant.  Désormais, l'instruction avait une base solide, la
certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu'il
apporta la double affaire d'un bloc, après l'avoir reconstituée
patiemment, dans le secret le plus profond.  Depuis le succès
bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d'agiter le pays,
pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes
catastrophes.  C'était, dans la société de cette fin d'empire,
dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle
inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une
violence maladive.  Aussi, lorsque, après l'assassinat d'une
femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on
apprit par quel coup de génie le juge d'instruction de Rouen
venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au
nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les
journaux officieux.  De temps à autre, en effet, reparaissaient
encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur
l'assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police,
mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands
personnages compromis.  Et la réponse allait être décisive,
l'assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du
président Grandmorin sortirait intacte de l'aventure.  Les
polémiques recommencèrent, l'émotion grandit de jour en jour, à
Rouen et à Paris.  En dehors de ce roman atroce qui hantait les
imaginations, on se passionnait, comme si la vérité enfin
découverte, irréfutable, devait consolider l'État.  Pendant toute
une semaine, la presse déborda de détails.

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile
personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte.  Il le trouva
debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri,
fatigué davantage; car il déclinait, envahi d'une tristesse dans
son scepticisme, comme s'il eût pressenti, sous cet éclat
d'apothéose, l'écroulement prochain du régime qu'il servait.
Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne
sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine,
qu'il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système
de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve
irrécusable.  Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la
détruire.  Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il
exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors
de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir:
un simple cri d'honnêteté, peut-être la superstition qu'un seul
acte injuste, après l'acclamation du pays, changerait le destin.
Et, si le secrétaire général n'avait pas pour lui de scrupules de
conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple
question de mécanique, il était troublé de l'ordre reçu, il se
demandait s'il devait aimer son maître jusqu'au point de lui
désobéir.

Tout de suite, M. Denizet triompha.

--Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompé, c'était ce Cabuche
qui avait frappé le président...  Seulement, je l'accorde,
l'autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais
moi-même que le cas de Roubaud restait louche...  Enfin, nous les
tenons tous les deux.

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles.

--Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont
prouvés, et votre conviction est absolue?

--Absolue, aucune hésitation possible...  Tout s'enchaîne, je ne
me souviens pas d'une affaire, où, malgré les apparentes
complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus
aisée à déterminer d'avance.

--Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui,
raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie,
tuant dans une crise de rage aveugle.  Les feuilles de
l'opposition racontent toutes cela.

--Oh!  elles le racontent comme un commérage, en n'osant
elles-mêmes y croire.  Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les
rendez-vous de sa femme avec un amant!  Ah!  il peut, en pleines
assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le
scandale cherché!...  S'il apportait quelque preuve encore!  mais
il ne produit rien.  Il parle bien de la lettre qu'il prétend
avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les
papiers de la victime...  Vous, monsieur le secrétaire général,
qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas?

M. Camy-Lamotte ne répondit point.  C'était vrai, le scandale
allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne
croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des
soupçons abominables, l'empire bénéficierait de cette
réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures.  Et, d'ailleurs,
puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à
l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour
l'autre!  Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas
trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement
l'auteur du second.  Puis, mon Dieu!  la justice, quelle illusion
dernière!  Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la
vérité est si obstruée de broussailles?  Il valait mieux être
sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui
menaçait ruine.

--N'est-ce pas?  répéta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvée,
cette lettre?

De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et
tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa
conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit:

--Je n'ai absolument rien trouvé.

Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges.  A
peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie.
Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de
pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on
l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances.  Il
le reconduisit ainsi jusque sur le palier.

--Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable...  Et, du
moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter,
ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'état...  Marchez,
que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les
conséquences.

--Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut
M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie;
puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la
lettre de Séverine.  La bougie brûlait très haute, il déplia la
lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua
de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait
remué jadis d'une si tendre sympathie.  Maintenant, elle était
morte, il la revoyait tragique.  Qui savait le secret qu'elle
avait dû emporter?  Certes, oui, une illusion, la vérité, la
justice!  Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et
charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré
et qu'il n'avait pas satisfait.  Et, comme il approchait la
lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une
grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon
détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si
le destin était que l'empire fût balayé, ainsi que la pincée de
cendre noire, tombée de ses doigts?

En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction.  Il
trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême,
tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car
elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable
histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les
rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler
jusqu'à son conseil d'administration.  Il fallait au plus vite
couper le membre gangrené.  Aussi, de nouveau, défilèrent dans le
cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M.  Dabadie,
Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la
mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin,
M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les
dépositions avaient une importance décisive, relativement au
premier meurtre; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le
stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces
deux derniers très affirmatifs sur les complaisances conjugales
du prévenu.  Même Henri, que Séverine avait soigné à la
Croix-de-Maufras, racontait qu'un soir, affaibli encore, il
croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se
concertant devant sa fenêtre; ce qui expliquait bien des choses
et renversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient
ne pas se connaître.  Dans tout le personnel de la Compagnie, un
cri de réprobation s'était élevé, on plaignait les malheureuses
victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant
d'excuses, ce vieillard si honorable, aujourd'hui lavé des
vilaines histoires qui couraient sur son compte.

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vives
dans la famille Grandmorin, et, de ce côté, si M. Denizet
trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour
sauvegarder l'intégrité de son instruction.  Les Lachesnaye
chantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé la
culpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras,
saignant d'avarice.  Aussi, dans le retour de l'affaire, ne
voyaient-ils qu'une occasion d'attaquer le testament; et, comme
il n'existait qu'un moyen d'obtenir la révocation du legs, celui
de frapper Séverine de la déchéance d'ingratitude, ils
acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice,
l'aidant à tuer, non point pour se venger d'une infamie
imaginaire, mais pour le voler; de sorte que le juge entra en
conflit avec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre
l'assassinée, son ancienne amie, qu'elle chargeait
abominablement, et que lui défendait, s'échauffant, s'emportant,
dès qu'on touchait à son chef-d'oeuvre, cet édifice de logique,
si bien construit, comme il le déclarait lui-même d'un air
d'orgueil, que, si l'on en déplaçait une seule pièce, tout
croulait.  Il y eut, à ce propos, dans son cabinet, une scène
très vive entre les Lachesnaye et madame Bonnehon.  Celle-ci,
favorable aux Roubaud jadis, avait dû abandonner le mari; mais
elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicité
tendre, très tolérante au charme et à l'amour, toute bouleversée
de ce romanesque tragique, éclaboussé de sang.  Elle fut très
nette, pleine du dédain de l'argent.  Sa nièce n'avait-elle pas
honte de revenir sur cette question de l'héritage?  Séverine
coupable, n'étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à
accepter entièrement, la mémoire du président salie de nouveau?
La vérité, si l'instruction ne l'avait pas si ingénieusement
établie, il aurait fallu l'inventer, pour l'honneur de la
famille.  Et elle parla avec un peu d'amertume de la société de
Rouen, où l'affaire faisait tant de bruit, cette société sur
laquelle elle ne régnait plus, maintenant que l'âge venait et
qu'elle perdait jusqu'à son opulente beauté blonde de déesse
vieillie.  Oui, la veille encore, chez madame Leboucq, la femme
du conseiller, cette grande brune élégante qui la détrônait, on
avait chuchoté les anecdotes gaillardes, l'aventure de Louisette,
tout ce qu'inventait la malignité publique.  A ce moment,
M. Denizet étant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq
siégerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye
se turent, ayant l'air de céder, pris d'inquiétude.  Mais madame
Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir:
les assises seraient présidées par son vieil ami,
M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes ne permettaient que le
souvenir, et le second assesseur devait être M. Chaumette, le
père du jeune substitut qu'elle protégeait.  Elle était donc
tranquille, bien qu'un mélancolique sourire eût paru sur ses
lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque
temps le fils chez madame Leboucq, où elle l'envoyait elle-même,
pour ne pas entraver son avenir.

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d'une guerre
prochaine, l'agitation qui gagnait la France entière, nuisirent
beaucoup au retentissement des débats.  Rouen n'en passa pas
moins trois jours dans la fièvre, on s'écrasait aux portes de la
salle, les places réservées étaient envahies par des dames de la
ville.  Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu
une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de
justice.  C'était aux derniers jours de juin, des après-midi
chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux
des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le
calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la
tenture rouge semée d'abeilles, le célèbre plafond du temps de
Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d'un
vieil or très doux.  On étouffait déjà, avant que l'audience fût
ouverte.  Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des
pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée
de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux
meurtres.  Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris,
était également très regardé.  Aux bancs du jury, s'alignaient
douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et
graves.  Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle
poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite,
dut menacer de faire évacuer la salle.

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment,
et l'appel des témoins agita de nouveau la foule d'un
frémissement de curiosité: aux noms de madame Bonnehon et de
M. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent; mais Jacques, surtout,
passionna les dames, qui le suivirent des yeux.  D'ailleurs,
depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes,
des regards ne les quittaient pas, des appréciations
s'échangeaient.  On leur trouvait l'air féroce et bas, deux
bandits.  Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en
monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face
hébétée et crevant de graisse.  Quant à Cabuche, il était bien
tel qu'on se l'imaginait, vêtu d'une longue blouse bleue, le type
même de l'assassin, des poings énormes, des mâchoires de
carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon
rencontrer au coin d'un bois.  Et les interrogatoires
confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses
soulevèrent de violents murmures.  A toutes les questions du
président, Cabuche répondit qu'il ne savait pas: il ne savait pas
comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il
avait laissé fuir le véritable assassin; et il s'en tenait à son
histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu
le galop au fond des ténèbres.  Puis, interrogé sur sa passion
bestiale pour sa malheureuse victime, il s'était mis à bégayer,
dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes
l'avaient empoigné par les bras: non, non!  il ne l'aimait point,
il ne la désirait point, c'étaient des menteries, il aurait cru
la salir, rien qu'à la vouloir, elle qui était une dame, tandis
que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage!  Ensuite,
calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que
des monosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le
frapper.  De même, Roubaud s'en tint à ce que l'accusation
appelait son système: il raconta comment et pourquoi il avait tué
Grandmorin, il nia toute participation à l'assassinat de sa
femme; mais il le faisait en phrases hachées, presque
incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si
troubles, la voix si empâtée, qu'il semblait par moments chercher
et inventer les détails.  Et, le président le poussant, lui
démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les
épaules, il refusa de répondre: à quoi bon dire la vérité,
puisque c'était le mensonge qui était logique?  Cette attitude de
dédain agressif à l'égard de la justice, lui fit le plus grand
tort.  On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux
accusés étaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente
préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire
force de volonté.  Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se
chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal.  Quand
les interrogatoires furent terminés, l'affaire était jugée,
tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que
Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent
s'être livrés eux-mêmes.  Ce jour-là, on entendit encore quelques
témoins, sans importance.  La chaleur était devenue si
insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'évanouirent.

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l'audition de
certains témoins.  madame Bonnehon eut un véritable succès de
distinction et de tact.  On écouta avec intérêt les employés de
la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière, M. Dabadie, M. Cauche
surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il
connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa
partie, au café du Commerce.  Henri Dauvergne répéta son
témoignage accablant, la presque certitude où il était d'avoir,
dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des
deux accusés, qui se concertaient; et, interrogé sur Séverine, il
se montra très discret, fit comprendre qu'il l'avait aimée, mais
que la sachant à un autre, il s'était effacé loyalement.  Aussi,
lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un
bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour
le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement
passionné d'attention.  Jacques, très tranquille, s'était des
deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel
dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine.  Cette
comparution qui aurait dû le troubler profondément, le laissait
dans une entière lucidité d'esprit, comme si rien de l'affaire ne
le regardât.  Il allait déposer en étranger, en innocent; depuis
le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même
pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état
d'équilibre, de santé parfaite; là encore, à cette barre, il
n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience.
Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux
clairs.  Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un
léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu'ouvertement
aujourd'hui il était l'amant de sa femme.  Puis, il sourit au
second, l'innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce
banc: une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard
qu'il avait vu au travail, dont il avait serré la main.  Et,
plein d'aisance, il déposa, il répondit en petites phrases nettes
aux questions du président, qui, après l'avoir interrogé sans
mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son
départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre,
comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il
avait couché à Rouen.  Cabuche et Roubaud l'écoutaient,
confirmaient ses réponses par leur attitude; et, à cette minute,
entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse.  Un
silence de mort s'était fait dans la salle, une émotion venue ils
ne savaient d'où serra un instant les jurés à la gorge: c'était
la vérité qui passait, muette.  A la question du président
désirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, évanoui dans les
ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher
la tête, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accusé.  Et un
fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire.
Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent,
ruisselèrent sur ses joues.  Ainsi qu'il l'avait revue déjà,
Séverine venait de s'évoquer, la misérable assassinée dont il
avait emporté l'image, avec ses yeux bleus élargis démesurément,
ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque
d'épouvante.  Il l'adorait encore, une pitié immense l'avait
pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l'inconscience de
son crime, oubliant où il était, parmi cette foule.  Des dames,
gagnées par l'attendrissement, sanglotèrent.  On trouva
extrêmement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari
restait les yeux secs.  Le président ayant demandé à la défense
si elle n'avait aucune question à poser au témoin, les avocats
remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du
regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la
sympathie générale.

La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoire
du procureur impérial et par les plaidoiries des avocats.
D'abord, le président avait présenté un résumé de l'affaire, où,
sous une affectation d'impartialité absolue, les charges de
l'accusation étaient aggravées.  Le procureur impérial, ensuite,
ne parut pas jouir de tous ses moyens: il avait d'habitude plus
de conviction, une éloquence moins vide.  On mit cela sur le
compte de la chaleur, qui était vraiment accablante.  Au
contraire, le défenseur de Cabuche, l'avocat de Paris, fit grand
plaisir, sans convaincre.  Le défenseur de Roubaud, un membre
distingué du barreau de Rouen, tira également tout le parti qu'il
put de sa mauvaise cause.  Fatigué, le ministère public ne
répliqua même pas.  Et, lorsque le jury passa dans la salle des
délibérations, il n'était que six heures, le plein jour entrait
encore par les dix fenêtres, un dernier rayon allumait les armes
des villes de Normandie, qui en décorent les impostes.  Un grand
bruit de voix monta sous l'antique plafond doré, des poussées
d'impatience ébranlèrent la grille de fer, séparant les places
réservées du public debout.  Mais le silence redevint religieux,
dès que le jury et la cour reparurent.  Le verdict admettait des
circonstances atténuantes, le tribunal condamna les deux hommes
aux travaux forcés à perpétuité.  Et ce fut une vive surprise, la
foule s'écoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre,
comme au théâtre.

Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation,
avec des commentaires sans fin.  Selon l'avis général, c'était un
échec pour madame Bonnehon et pour les Lachesnaye.  Une
condamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la
famille; et, sûrement, des influences adverses avaient agi.
Déjà, on nommait tout bas madame Leboucq, qui comptait parmi les
jurés trois ou quatre de ses fidèles.  L'attitude de son mari,
comme assesseur, n'avait sans doute rien offert d'incorrect;
pourtant, on croyait s'être aperçu que, ni l'autre assesseur,
M. Chaumette, ni même le président, M. Desbazeilles, ne s'étaient
sentis les maîtres des débats, autant qu'ils l'auraient voulu.
Peut-être, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en
accordant des circonstances atténuantes, de céder au malaise de
ce doute qui avait un moment traversé la salle, le vol silencieux
de la mélancolique vérité.  Au demeurant, l'affaire restait le
triomphe du juge d'instruction, M. Denizet, dont rien n'avait pu
entamer le chef-d'oeuvre; car la famille elle-même perdit
beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir
la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à la
jurisprudence, parlait d'intenter une action en révocation,
malgré la mort du donataire, ce qui étonnait de la part d'un
magistrat.

Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, qui était
restée comme témoin; et elle ne le lâcha plus, le retenant,
tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen.  Il ne devait
reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder
à dîner, dans l'auberge où il prétendait avoir dormi la nuit du
crime, près de la gare; mais il ne coucherait pas, il était
absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuit
cinquante.

--Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait à son
bras vers l'auberge, je jurerais que, tout à l'heure, j'ai vu
quelqu'un de notre connaissance...  Oui, Pecqueux, qui me
répétait encore, l'autre jour, qu'il ne ficherait pas les pieds à
Rouen, pour l'affaire...  Un moment, je me suis retournée, et un
homme, dont je n'ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la
foule...

Le mécanicien l'interrompit, en haussant les épaules.

--Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux des
vacances que mon congé lui procure.

--C'est possible...  N'importe, méfions-nous, car c'est bien la
plus sale rosse, quand il rage.

Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d'oeil en
arrière:

--Et celui-là qui nous suit, tu le connais?

--Oui, ne t'inquiète pas...  Il a peut-être bien quelque chose à
me demander.

C'était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les
accompagnait à distance.  Il avait déposé, lui aussi, d'un air
ensommeillé; et il était resté, rôdant autour de Jacques, sans se
résoudre à lui poser une question, qu'il avait visiblement sur
les lèvres.  Lorsque le couple eut disparu dans l'auberge, il y
entra à son tour, il se fit servir un verre de vin.

--Tiens, c'est vous, Misard!  s'écria le mécanicien.  Et, avec
votre nouvelle femme, ça va?

--Oui, oui, grogna le stationnaire.  Ah!  la bougresse, elle m'a
bien fichu dedans.  Hein?  je vous ai conté ça, à mon autre
voyage ici.

Jacques s'égayait beaucoup de cette histoire.  La Ducloux,
l'ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la
barrière, s'était vite aperçue, à le voir fouiller les coins,
qu'il devait chercher un magot, caché par sa défunte; et une idée
de génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de lui
laisser entendre, par des réticences, par de petits rires,
qu'elle l'avait trouvé, elle.  D'abord, il avait failli
l'étrangler; puis, songeant que les mille francs lui
échapperaient encore, s'il la supprimait comme l'autre, avant de
les avoir, il était devenu très câlin, très gentil; mais elle le
repoussait, elle ne voulait même plus qu'il la touchât: non, non,
quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l'argent en
plus.  Et il l'avait épousée, et elle s'était moquée, en le
traitant de trop bête, croyant tout ce qu'on lui racontait.  Le
beau, c'était que, mise au courant, s'allumant elle-même à la
contagion de sa fièvre, elle cherchait désormais avec lui, aussi
enragée.  Ah!  ces mille francs introuvables, ils les
dénicheraient bien un jour, maintenant qu'ils étaient deux!  Ils
cherchaient, ils cherchaient.

--Alors, toujours rien?  demanda Jacques goguenard.  Elle ne vous
aide donc pas, la Ducloux?

Misard le regarda fixement; et il parla enfin.

--Vous savez où ils sont, dites-le-moi.

Mais le mécanicien se fâchait.

--Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m'a rien donné, vous
n'allez pas m'accuser de vol, peut-être!

--Oh!  elle ne vous a rien donné: ça, c'est bien sûr...  Vous
voyez que j'en suis malade.  Si vous savez où ils sont,
dites-le-moi.

--Eh!  allez vous faire fiche!  Prenez garde que je ne cause
trop...  Voyez donc dans la boîte à sel, s'ils y sont.

Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder.  Il eut
comme une brusque illumination.

--Dans la boîte à sel, tiens!  c'est vrai.  Il y a, sous le
tiroir, une cachette où je n'ai pas fouillé.

Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au chemin
de fer, voir s'il pourrait encore prendre le train de sept heures
dix.  Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement il
chercherait.

Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuit
cinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruelles
noires, jusqu'à la campagne prochaine.  Il faisait très lourd,
une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la
gorge de gros soupirs, presque pendue à son cou.  Deux fois,
ayant cru entendre des pas derrière eux, elle s'était retournée,
sans apercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses.
Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d'orage.  Dans son
tranquille équilibre, cette santé parfaite dont il jouissait
depuis le meurtre, il avait senti tout à l'heure, à table, un
lointain malaise revenir, chaque fois que cette femme l'avait
effleuré de ses mains errantes.  La fatigue sans doute, un
énervement causé par la pesanteur de l'air.  Maintenant,
l'angoisse du désir renaissait plus vive, pleine d'une sourde
épouvante, à la tenir ainsi, contre son corps.  Cependant, il
était bien guéri, l'expérience était faite, puisqu'il l'avait
déjà possédée, la chair calme, pour se rendre compte.  Son
excitation devint telle, que la peur d'une crise l'aurait fait se
dégager de ses bras, si l'ombre qui la noyait ne l'avait rassuré;
car jamais, même aux pires jours de son mal, il n'aurait frappé
sans voir.  Et, tout d'un coup, comme ils passaient près d'un
talus gazonné, dans un chemin désert, et qu'elle l'y entraînait,
s'allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporté par
une rage, il chercha parmi l'herbe une arme, une pierre, pour lui
en écraser la tête.  D'une secousse, il s'était relevé, et il
fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voix d'homme, des jurons,
toute une bataille.

--Ah!  garce, j'ai attendu jusqu'au bout, j'ai voulu être sûr!

--Ce n'est pas vrai, lâche-moi!

--Ah!  ce n'est pas vrai!  Il peut courir, l'autre!  je sais qui
c'est, je le rattraperai bien!...  Tiens!  garce, dis encore que
ce n'est pas vrai!

Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu'il
venait de reconnaître; mais il se fuyait lui-même, fou de
douleur.

Eh quoi!  un meurtre n'avait pas suffi, il n'était pas rassasié
du sang de Séverine, ainsi qu'il le croyait, le matin encore?
Voilà qu'il recommençait.  Une autre, et puis une autre, et puis
toujours une autre!  Dès qu'il se serait repu, après quelques
semaines de torpeur, sa faim effroyable se réveillerait, il lui
faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire.
Même, à présent, il n'avait pas besoin de la voir, cette chair de
séduction: rien qu'à la sentir tiède dans ses bras, il cédait au
rut du crime, en mâle farouche qui éventre les femelles.  C'était
fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit
profonde, d'un désespoir sans bornes, où il fuyait.

Quelques jours se passèrent.  Jacques avait repris son service,
évitant les camarades, retombé dans sa sauvagerie anxieuse
d'autrefois.  La guerre venait d'être déclarée, après d'orageuses
séances à la Chambre; et il y avait déjà eu un petit combat
d'avant-poste, heureux, disait-on.  Depuis une semaine, les
transports de troupes écrasaient de fatigue le personnel des
chemins de fer.  Les services réguliers étaient détraqués, de
continuels trains imprévus amenaient des retards considérables;
sans compter qu'on avait réquisitionné les meilleurs mécaniciens,
pour activer la concentration des corps d'armée.  Et ce fut ainsi
qu'un soir, au Havre, Jacques, au lieu de son express habituel,
eut à conduire un train énorme, dix-huit wagons, absolument
bondés de soldats.

Ce soir-là, Pecqueux arriva au dépôt très ivre.  Le lendemain du
jour où il avait surpris Philomène et Jacques, il était remonté
sur la machine 608, comme chauffeur, avec ce dernier; et, depuis
ce temps, il ne faisait aucune allusion, assombri, ayant l'air de
ne point oser regarder son chef.  Mais celui-ci le sentait de
plus en plus révolté, refusant d'obéir, l'accueillant d'un
grognement sourd, dès qu'il lui donnait un ordre.  Ils avaient
fini par cesser complètement de se parler.  Cette tôle mouvante,
ce petit pont qui les emportait autrefois, si unis, n'était plus
à cette heure que la planche étroite et dangereuse où se heurtait
leur rivalité.  La haine grandissait, ils en étaient à se dévorer
dans ces quelques pieds carrés, filant à toute vitesse, et d'où
les aurait précipités la moindre secousse.  Et, ce soir-là, en
voyant Pecqueux ivre, Jacques se méfia; car il le savait trop
sournois pour se fâcher à jeun, le vin seul déchaînait en lui la
brute.

Le train qui devait partir vers six heures, fut retardé.  Il
était nuit déjà, lorsqu'on embarqua les soldats comme des
moutons, dans des wagons à bestiaux.  On avait simplement cloué
des planches en guise de banquettes, on les empilait là-dedans,
par escouades, bourrant les voitures au-delà du possible; si bien
qu'ils s'y trouvaient assis les uns sur les autres, quelques-uns
debout, serrés à ne pas remuer un bras.  Dès leur arrivée à
Paris, un autre train les attendait, pour les diriger sur le
Rhin.  Ils étaient déjà écrasés de fatigue, dans l'ahurissement
du départ.  Mais, comme on leur avait distribué de l'eau-de-vie,
et que beaucoup s'étaient répandus chez les débitants du
voisinage, ils avaient une gaieté échauffée et brutale, très
rouges, les yeux hors de la tête.  Et, dès que le train
s'ébranla, sortant de la gare, ils se mirent à chanter.

Jacques, tout de suite, regarda le ciel, dont une vapeur d'orage
cachait les étoiles.  La nuit serait très sombre, pas un souffle
n'agitait l'air brûlant; et le vent de la course, toujours si
frais, semblait tiède.  A l'horizon noir, il n'y avait d'autres
feux que les étincelles vives des signaux.  Il augmenta la
pression pour franchir la grande rampe d'Harfleur à Saint-Romain.
Malgré l'étude qu'il faisait d'elle depuis des semaines, il
n'était pas maître encore de la machine 608, trop neuve, dont les
caprices, les écarts de jeunesse le surprenaient.  Cette nuit-là,
particulièrement, il la sentait rétive, fantasque, prête à
s'emballer pour quelques morceaux de charbon de trop.  Aussi, la
main sur le volant du changement de marche, surveillait-il le
feu, de plus en plus inquiet des allures de son chauffeur.  La
petite lampe qui éclairait le niveau de l'eau, laissait la
plate-forme dans une pénombre, que la porte du foyer, rougie,
rendait violâtre.  Il distinguait mal Pecqueux, il avait eu aux
jambes, à deux reprises, la sensation d'un frôlement, comme si
des doigts se fussent exercés à le prendre là.  Mais ce n'était
sans doute qu'une maladresse d'ivrogne, car il l'entendait, dans
le bruit, ricaner très haut, casser son charbon, à coups de
marteau exagérés, se battre avec la pelle.  Toutes les minutes,
il ouvrait la porte, jetait du combustible sur la grille, en
quantité déraisonnable.

--Assez! cria Jacques.

L'autre affecta de ne pas comprendre, continua à enfourner des
pelletées coup sur coup; et, comme le mécanicien lui empoignait
le bras, il se tourna, menaçant, tenant enfin la querelle qu'il
cherchait, dans la fureur montante de son ivresse.

--Touche pas, ou je cogne!...  ça m'amuse, moi, qu'on aille vite!

Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau
qui va de Bolbec à Motteville.  Il devait filer d'un trait à
Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre de
l'eau.  L'énorme masse, les dix-huit wagons, chargés, bondés de
bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement
continu.  Et ces hommes qu'on charriait au massacre, chantaient,
chantaient à tue-tête, d'une clameur si haute, qu'elle dominait
le bruit des roues.

Jacques, du pied, avait refermé la porte.  Puis, manoeuvrant
l'injecteur, se contenant encore:

--Il y a trop de feu...  Dormez, si vous êtes saoul.

Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s'acharna à remettre du charbon,
comme s'il eût voulu faire sauter la machine.  C'était la
révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée qui ne tenait
plus compte de toutes ces vies humaines.  Et, Jacques s'étant
penché pour abaisser lui-même la tige du cendrier, de façon à
diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à
bras-le-corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie,
d'une violente secousse.

--Gredin, c'était donc ça!...  N'est-ce pas?  tu dirais que je
suis tombé, bougre de sournois!

Il s'était rattrapé à un des bords du tender, et ils glissèrent
tous deux, la lutte continua sur le petit pont de tôle, qui
dansait violemment.  Les dents serrées, ils ne parlaient plus,
ils s'efforçaient l'un l'autre de se précipiter par l'étroite
ouverture, qu'une barre de fer seule fermait.  Mais ce n'était
point commode, la machine dévorante roulait, roulait toujours; et
Barentin fut dépassé, et le train s'engouffra dans le tunnel de
Malaunay, qu'ils se tenaient encore étroitement, vautrés dans le
charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient d'eau,
évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs jambes,
chaque fois qu'ils les allongeaient.

Un instant, Jacques songea que, s'il pouvait se relever, il
fermerait le régulateur, appellerait au secours, pour qu'on le
débarrassât de ce fou furieux, enragé d'ivresse et de jalousie.
Il s'affaiblissait, plus petit, désespérait de trouver maintenant
la force de le précipiter, vaincu déjà, sentant passer dans ses
cheveux la terreur de la chute.  Comme il faisait un suprême
effort, la main tâtonnante, l'autre comprit, se raidit sur les
reins, le souleva ainsi qu'un enfant.

--Ah!  tu veux arrêter...  Ah!  tu m'as pris ma femme...  Va va,
faut que tu y passes!

La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel
à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la
campagne vide et sombre.  La station de Malaunay fut franchie,
dans un tel coup de vent, que le sous-chef, debout sur le quai,
ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant
que la foudre les emportait.

Mais Pecqueux, d'un dernier élan, précipita Jacques; et celui-ci,
sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement,
qu'il l'entraîna.  Il y eut deux cris terribles, qui se
confondirent, qui se perdirent.  Les deux hommes, tombés
ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse,
furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable
embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères.  On les
retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se
serraient encore, comme pour s'étouffer.

Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait
toujours.  Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la
fougue de sa jeunesse, ainsi qu'une cavale indomptée encore,
échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase.  La
chaudière était pourvue d'eau, le charbon dont le foyer venait
d'être rempli, s'embrasait; et, pendant la première demi-heure,
la pression monta follement, la vitesse devint effrayante.  Sans
doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s'était endormi.
Les soldats, dont l'ivresse augmentait, à être ainsi entassés,
subitement s'égayèrent de cette course violente, chantèrent plus
fort.  On traversa Maromme, en coup de foudre.  Il n'y avait plus
de sifflet, à l'approche des signaux, au passage des gares.
C'était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et
muette, parmi les obstacles.  Elle roulait, roulait sans fin,
comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son
haleine.

A Rouen, on devait prendre de l'eau; et l'épouvante glaça la
gare, lorsqu'elle vit passer, dans un vertige de fumée et de
flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur,
ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des
refrains patriotiques.  Ils allaient à la guerre, c'était pour
être plus vite là-bas, sur les bords du Rhin.  Les employés
étaient restés béants, agitant les bras.  Tout de suite, le cri
fut général: jamais ce train débridé, abandonné à lui-même, ne
traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée
par des manoeuvres, obstruée de voitures et de machines, comme
tous les grands dépôts.  Et l'on se précipita au télégraphe, on
prévint.  Justement, là-bas, un train de marchandises qui
occupait la voie, put être refoulé sous une remise.  Déjà, au
loin, le roulement du monstre échappé s'entendait.  Il s'était
rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de
son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible
que rien ne pouvait plus arrêter.  Et la gare de Sotteville fut
brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il
se replongea dans les ténèbres, où son grondement peu à peu
s'éteignit.

Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne
tintaient, tous les coeurs battaient, à la nouvelle du train
fantôme qu'on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville.  On
tremblait de peur: un express qui se trouvait en avant, allait
sûrement être rattrapé.  Lui, ainsi qu'un sanglier dans une
futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux
rouges, ni des pétards.  Il faillit se broyer, à Oissel, contre
une machine-pilote; il terrifia Pont-de-l'Arche, car sa vitesse
ne semblait pas se ralentir.  De nouveau, disparu, il roulait, il
roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là-bas.

Qu'importaient les victimes que la machine écrasait en chemin!
N'allait-elle pas quand même à l'avenir, insoucieuse du sang
répandu?  Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête
aveugle et sourde qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle
roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces
soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK, LA BETE HUMAINE ***

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 2000  1999 December
 2500  2000 December
 3000  2001 November
 4000  2001 October/November
 6000  2002 December*
 9000  2003 November*
10000  2004 January*


The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.

We need your donations more than ever!

As of February, 2002, contributions are being solicited from people
and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
Virginia, Wisconsin, and Wyoming.

We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
that have responded.

As the requirements for other states are met, additions to this list
will be made and fund raising will begin in the additional states.
Please feel free to ask to check the status of your state.

In answer to various questions we have received on this:

We are constantly working on finishing the paperwork to legally
request donations in all 50 states.  If your state is not listed and
you would like to know if we have added it since the list you have,
just ask.

While we cannot solicit donations from people in states where we are
not yet registered, we know of no prohibition against accepting
donations from donors in these states who approach us with an offer to
donate.

International donations are accepted, but we don't know ANYTHING about
how to make them tax-deductible, or even if they CAN be made
deductible, and don't have the staff to handle it even if there are
ways.

Donations by check or money order may be sent to:

Project Gutenberg Literary Archive Foundation
PMB 113
1739 University Ave.
Oxford, MS 38655-4109

Contact us if you want to arrange for a wire transfer or payment
method other than by check or money order.

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been approved by
the US Internal Revenue Service as a 501(c)(3) organization with EIN
[Employee Identification Number] 64-622154.  Donations are
tax-deductible to the maximum extent permitted by law.  As fund-raising
requirements for other states are met, additions to this list will be
made and fund-raising will begin in the additional states.

We need your donations more than ever!

You can get up to date donation information online at:

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If you can't reach Project Gutenberg,
you can always email directly to:

Michael S. Hart 

Prof. Hart will answer or forward your message.

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