Le monde tel qu'il sera

By Émile Souvestre

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Title: Le monde tel qu'il sera

Author: Émile Souvestre

Release Date: December 10, 2019 [EBook #60891]

Language: French


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  LE MONDE
  TEL QU'IL SERA

  PAR
  ÉMILE SOUVESTRE

  NOUVELLE ÉDITION

  [M L]

  PARIS
  MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  RUE VIVIENNE, 2 BIS

  1859
  Reproduction et traduction réservées




OEUVRES COMPLÈTES

D'ÉMILE SOUVESTRE

PARUES DANS LA COLLECTION MICHEL LÉVY

  Un Philosophe sous les toits                  1 vol.
  Confessions d'un ouvrier                      1 --
  Au coin du feu                                1 --
  Scènes de la vie intime                       1 --
  Chroniques de la mer                          1 --
  Les Clairières                                1 --
  Scènes de la Chouannerie                      1 --
  Dans la Prairie                               1 --
  Les derniers Paysans                          1 --
  En quarantaine                                1 --
  Sur la Pelouse                                1 --
  Les Soirées de Meudon                         1 --
  Souvenirs d'un Vieillard, la dernière Étape   1 --
  Scènes et Récits des Alpes                    1 --
  Les Anges du Foyer                            1 --
  L'Echelle de femmes                           1 --
  La Goutte d'eau                               1 --
  Sous les Filets                               1 --
  Le Foyer breton                               2 --
  Contes et Nouvelles                           1 --
  Les derniers Bretons                          2 --
  Les Réprouvés et les Élus                     2 --
  Les Péchés de jeunesse                        1 --
  Riche et Pauvre                               1 --
  En Famille                                    1 --
  Pierre et Jean                                1 --
  Deux Misères                                  1 --
  Les Drames parisiens                          1 --
  Au bord du Lac                                1 --
  Pendant la Moisson                            1 --
  Sous les Ombrages                             1 --
  Le Mat de Cocagne                             1 --
  Le Mémorial de famille                        1 --
  Souvenirs d'un Bas-Breton                     2 --
  L'Homme et l'Argent                           1 --
  Le Monde tel qu'il sera                       1 --
  Histoires d'autrefois                         1 --
  Sous la Tonnelle                              1 --


Paris, imprimerie de Ch. Jouaust, rue Saint-Honoré, 338.




LE MONDE TEL QU'IL SERA




I.--PROLOGUE.


Les voyez-vous, accoudés à leur fenêtre de mansarde, au milieu des
giroflées en fleurs et du gazouillement des oiseaux nichés sous les
tuiles? La main de Marthe est posée sur l'épaule de Maurice, et tous
deux regardent au-dessous d'eux, vers l'abîme sombre. Dans l'abîme
apparaît d'abord l'azur étoilé du ciel, puis, plus bas, les ténèbres
lumineuses de Paris. Maurice contemple Paris, Marthe ne voit que le
ciel!

Mais après avoir erré d'étoile en étoile, son regard fatigué se repose
sur Maurice, sa main s'appuie plus tendrement sur l'épaule qui la
soutient, sa bouche s'approche et murmure dans un baiser:

«A quoi penses-tu?»

Perpétuelle question de ceux qui s'aiment; appel inquiet des âmes qui se
cherchent sans se voir, et qui, comme des soeurs égarées dans la nuit,
s'interrogent à chaque pas!

Maurice se retourna, et ces deux visages, sur lesquels souriaient le
bonheur et la jeunesse, se contemplèrent longtemps.

Bien qu'il fût jeune et amoureux, Maurice n'appartenait point à la
phalange des hommes de fantaisie qui se sont eux-mêmes décorés du nom de
_charmants égoïstes_. Maurice (il faut bien l'avouer!) était un de ces
esprits singuliers qui prennent plus d'intérêt aux destinées du genre
humain qu'aux bals de l'Opéra. Tourmenté par la vue de tant de douleurs
sans consolation, de tant de misères sans espoir, il en était venu à
rêver le bonheur des hommes, comme si la chose en eût valu la peine, et
à chercher par quel moyen il pourrait s'accomplir, bien qu'il n'eût reçu
pour cela aucune mission du gouvernement.

Il se mit, en conséquence, à étudier les oeuvres de ceux qui s'étaient
posés comme les penseurs sérieux et comme les sages du temps. Les
premiers auxquels il s'adressa furent les philosophes. Ils lui
expliquèrent dogmatiquement, au moyen de formules qui avaient tout
l'agrément de l'algèbre sans en avoir la précision, ce que c'était que
le relatif et l'absolu, le moi et le non-moi, le causal et le
phénoménal!... Quant au reste, ils n'y avaient point songé! La
philosophie ne s'occupait que des grands principes, c'est-à-dire de ceux
qui ne vous rendent ni plus heureux ni meilleurs!

Maurice, peu satisfait, s'adressa aux publicistes, aux historiens, aux
légistes. Ils lui analysèrent, tour à tour, les différentes
constitutions, et lui commentèrent les différents codes! Mais, sous
toutes ces constitutions, le plus grand nombre mourait de faim, pendant
que le plus petit mourait d'indigestion; tous les codes étaient des mers
trompeuses, où périssaient les pauvres barques de contrebandiers, tandis
que les gros corsaires y voguaient à pleines voiles!... Ce n'était point
encore là ce que cherchait Maurice; il eut recours aux statisticiens et
aux économistes.

Ceux-ci, qui s'étaient sérieusement occupés de la question, le
promenèrent six mois à travers leurs colonnades de chiffres, puis
finirent par lui déclarer que tout était comme tout pouvait être, et
qu'il n'y avait qu'à laisser faire et qu'à laisser passer!...

Il se trouvait donc précisément aussi avancé qu'avant d'avoir rien lu.

En désespoir de cause, il fallut en venir aux fous dont parle Béranger.

Maurice étudia les socialistes: Robert Owen, Saint-Simon, Fourier,
Swedenborg! A les entendre, chacun d'eux possédait la contre-partie de
la boîte de Pandore; il suffisait de l'ouvrir pour que toutes les joies
prissent leur volée parmi les hommes; le désespoir seul devait rester au
fond! Maurice soupesa l'une après l'autre les boîtes magiques, souleva
les couvercles, regarda au-dessous!... Il lui semblait bien apercevoir
du bon dans chacune, mais non sans beaucoup de mélange: le froment était
mêlé à l'ivraie, et, avant d'en faire une saine nourriture, il restait
encore à vanner et à moudre pour longtemps. Ne pouvant tout rejeter ni
tout accepter, il demeura donc à cheval sur une demi-douzaine de
systèmes contradictoires; position peu commode, que M. Cousin a baptisée
d'un nom grec pour lui donner un air philosophique.

Cependant toutes ces études avaient fortifié sa foi dans l'avenir, cette
terre promise de ceux qui ne peuvent voir clair dans le présent. Il
croyait au progrès indéfini du genre humain, aussi ardemment qu'un
provincial reçu _gens de lettres_ croit à ses destinées littéraires. Les
fascinantes influences de la lune de miel elle-même n'avaient rien
changé à ces préoccupations, car Marthe s'y était associée, et ce qui
eût pu devenir entre eux un mur de séparation s'était ainsi transformé
en anneau d'alliance. Réunies dans une même espérance, leurs deux âmes
formaient un foyer commun, dont les doux rayonnements s'épandaient sur
tous. Ils s'aimaient dans l'humanité, comme les époux chrétiens s'aiment
en Dieu... quand ils s'aiment!

Le lecteur voudra bien observer que, ces explications indispensables
étant ce que les grammairiens appellent une _proposition incidente_,
nous fermerons ici la parenthèse pour reprendre le fil de notre récit.

Ainsi que nous l'avons dit, Maurice s'était retourné à la question
adressée par Marthe, et tous deux se regardèrent quelque temps sans rien
dire, comme on se regarde, à la lueur des étoiles, quand on habite
ensemble une mansarde, à vingt ans!

Cependant, après un long silence, qui fut aussi un long baiser, la jeune
femme répéta de nouveau sa question:

«A quoi penses-tu?»

Le jeune homme l'enlaça d'un de ses bras.

«J'ai d'abord pensé à toi, répliqua-t-il; puis, ému par cette pensée,
mon coeur s'est ouvert, agrandi; j'ai été saisi d'une sollicitude
attendrie pour ce monde au milieu duquel nous nous aimons, et je me suis
demandé ce qu'il deviendrait dans l'avenir.

--Rappelle-toi la maison où nous nous sommes connus, dit Marthe: il y
avait des enfants qui venaient de naître, des jeunes filles qui
entraient dans la vie, de grands parents tout près d'en sortir!...
N'est-ce point là l'avenir du monde, comme son présent et son passé?

--Pour les individus, mais non pour les sociétés, fit observer Maurice.
Outre la vie, qui se transmet toujours pareille, il y a l'esprit, qui
varie. Les hommes sont des pierres animées dont chaque siècle construit
un édifice différent, selon ses lumières ou ses désirs. Jusqu'à présent
l'édifice n'a été qu'une ajoupa de sauvages, une tente de guerriers, ou
une baraque de marchands; mais le grand architecte qui doit bâtir le
temple viendra tôt ou tard; il viendra, car les signes précurseurs ont
annoncé son arrivée...

--Montre-les-moi, dit la jeune femme, dont la joue vint s'appuyer à la
joue de Maurice, comme si elle eût pensé qu'un des signes annoncés était
un baiser.

--Regarde, reprit-il en se penchant à l'étroite croisée; que vois-tu
devant toi?

--Je vois de petites nuées blanches glissant là-bas dans l'azur, et qui
ont l'air d'anges gardiens qui s'envolent, répondit Marthe.

--Et plus bas?

--Je vois, au sommet du coteau, une mansarde éclairée... celle où je
t'ai connu.

--Et plus bas encore?

--Plus bas, répéta la jeune femme, je ne vois plus que la nuit.

--Mais cette nuit enveloppe un million d'intelligences qui veillent!
reprit Maurice avec exaltation. Ah! si tu pouvais apercevoir tout ce qui
se prépare au fond de ces ténèbres! Ces murmures lointains qui
ressemblent à des gémissements, ces lueurs qui passent, ces vapeurs qui
s'élèvent, tout cela est un monde près de se former. Ainsi qu'aux
premiers jours de la création, tous les éléments sont encore dans le
chaos; mais laisse au soleil le temps de se lever, et l'avenir sortira
de ces ténèbres comme la terre sortit des eaux après le déluge.»

Marthe ne répondit pas, mais, fascinée par la voix du jeune homme, elle
se pencha sur l'abîme sombre, espérant voir quelque magnifique
transformation.

«Oui, je voudrais connaître cet avenir si beau, dit-elle avec
l'expression curieuse et émerveillée d'un enfant. Pourquoi ne peut-on
s'endormir pendant plusieurs siècles, afin de se réveiller dans un monde
plus parfait? Oh! si j'avais une fée pour marraine!

--Les fées sont parties en brisant leurs baguettes, dit Maurice; c'est
au génie des hommes d'en retrouver les débris et de les réunir de
nouveau.

--Qui faut-il donc invoquer alors? reprit la jeune femme. Les anges ont
cessé de nous visiter comme ils le faisaient au temps de Jacob et de
Tobie; Jésus, Marie ni les saints ne quittent plus le paradis, comme au
moyen-âge, pour éprouver les âmes ou secourir les affligés. Toutes les
puissances supérieures ont-elles donc abandonné la terre? N'y a-t-il
plus ici-bas ni dieu ni lutin qui puisse servir d'intermédiaire entre le
monde réel et le monde invisible? Tous les pays, tous les âges, ont eu
leur génie protecteur; où est celui de notre temps, et quel est-il?

--Voilà! cria une voix brève et lointaine.»

Les deux amants surpris relevèrent la tête! Au milieu de la nuit, sur la
cime des toits, glissait rapidement une ombre qui s'arrêta tout à coup
devant la fenêtre ouverte, avec un éclat de rire métallique.

Marthe saisie s'était rejetée en arrière; Maurice lui-même avait reculé
d'un pas.

«Voilà! répéta la voix toujours sèche et précipitée. Vous m'avez appelé,
j'arrive.»

En parlant ainsi, le nouveau venu fit un mouvement qui le plaça dans la
ligne de lumière dessinée sur le toit par la lune, et se trouva ainsi
éclairé tout entier.

C'était un petit homme en paletot de caoutchouc, coiffé d'un gibus
mécanique, cravaté d'un col de crinoline, et chaussé de guêtres en drap
anglais. Il portait au cou une énorme chaîne dorée par le procédé Ruolz,
à la main droite une canne de fer creux, et sous le bras gauche un
portefeuille d'où sortaient quelques coupons d'actions industrielles.
Toutes les parties de son costume montraient l'inévitable estampille:

  BREVETÉ DU GOUVERNEMENT
  sans garantie aucune.

Quant à sa personne, on eût dit un banquier compliqué d'un notaire.

Il était commodément assis sur une locomotive anglaise, dont la fumée
l'enveloppait de fantastiques nuages, et portait en groupe un
daguerréotype de la fabrique de M. Le Chevalier.

Maurice, un peu effrayé d'abord de cette apparition subite, fut rassuré
par son apparence pacifique. Il regarda en face le petit homme et lui
demanda qui il était.

«Qui je suis? répéta ce dernier en ricanant; pardieu! dame Marthe doit
le savoir.

--Moi! s'écria la jeune femme, qui tremblait comme un auteur le soir de
sa première représentation.

--Ne venez-vous point de m'appeler? reprit le petit homme.»

Maurice fit un mouvement.

«Ah! je vous reconnais! dit-il; vous êtes le lutin familier des
mansardes, l'ancien serviteur de don Cléophas Zambulo, le démon
Asmodée.»

L'inconnu frappa du poing sur sa locomotive.

«J'en étais sûr, dit-il, toujours Asmodée; la réputation de ce drôle lui
a survécu.

--Il est donc mort? demanda Maurice étonné.

--Ne le savez-vous pas? reprit le petit homme. Béranger l'a annoncé:

    Au conclave on se désespère.
    Adieu puissance et coffre-fort!
    Nous avons perdu notre père:
    Le diable est mort, le diable est mort.

--Et pourtant, objecta Marthe, qui commençait à se rassurer, on a publié
ses _mémoires_ et son voyage à Paris.

--OEuvres apocryphes! fit observer l'homme au paletot de caoutchouc; le
diable n'en eût jamais fait autant. Je l'ai beaucoup connu, c'était un
vaurien des plus maussades; mais il a eu le même bonheur que le prince
de Talleyrand, son cousin: on lui a attribué l'esprit de tout le monde.
Heureusement que l'esprit des ténèbres a fait son temps; son règne finit
et le mien commence!»

Les deux amants ravis relevèrent la tête.

«Votre règne! s'écrièrent-ils en même temps. Ainsi vous êtes?...»

Ils cherchaient le nom qu'ils devaient lui donner. Le petit homme glissa
gracieusement deux doigts dans la poche de son gilet de cachemire
français, en retira une carte lithographiée, et la présenta à Maurice,
qui lut:

  _M. John Progrès, membre de toutes les Sociétés de perfectionnement
  d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie, etc., etc.--Rue de
  Rivoli._

Maurice et Marthe s'inclinèrent respectueusement.

«J'allais visiter les travaux de vos nouveaux chemins de fer, reprit le
génie au paletot de caoutchouc, lorsqu'en passant j'ai entendu le
souhait de madame Marthe d'abord, puis son appel; je me suis détourné
pour répondre à l'un et pour satisfaire à l'autre.

--Quoi! s'écria la jeune femme, ce voeu de franchir plusieurs siècles
pour se retrouver au milieu du monde perfectionné qui nous est
promis?...

--Je puis l'accomplir, dit le petit dieu en passant avec fatuité sur une
de ses joues la pomme de sa canne en fer creux; dites un mot, et vous
vous endormez à l'instant, pour ne vous réveiller tous deux qu'en l'an
TROIS MILLE.»

Marthe et Maurice se regardèrent émerveillés.

«En l'an TROIS MILLE! répéta celui-ci; et alors les germes semés par
notre époque auront rapporté tous leurs fruits?

--En l'an TROIS MILLE! et nous nous retrouverons ensemble? ajouta
celle-là, un bras posé sur le bras du jeune homme.

--En l'an TROIS MILLE! et vous vous réveillerez aussi jeunes et aussi
amoureux, acheva le génie avec un rire de financier.

--Ah! s'il est vrai, reprit Maurice exalté, ne tardez point davantage;
montrez-nous l'avenir qu'on nous annonce si splendide! Qui nous
retiendrait dans ce présent, où tout n'est que lutte et incertitude?
Dormons pendant que le genre humain marche péniblement à travers les
routes mal frayées; dormons pour ne nous réveiller qu'au terme du
voyage!»

Il avait enveloppé Marthe d'un de ses bras, et l'approcha de son coeur,
afin d'être sûr de l'emporter à travers ce sommeil de plusieurs siècles.
M. John Progrès se pencha vers eux et avança les deux mains, comme un
magnétiseur près de communiquer le fluide merveilleux qui transporte le
nerf visuel dans l'occiput et l'odorat dans l'épigastre; mais Marthe fit
un mouvement de côté.

«Ah! s'écria-t-elle épouvantée, votre sommeil, c'est la mort; votre
monde, c'est l'inconnu. Maurice, restons où nous sommes et ce que nous
sommes!

--Non, s'écria le jeune homme fasciné, je veux voir le but.

--La route est si belle! Regarde, que de fleurs à cueillir! quel ciel
bleu sur nos têtes! que de douces rumeurs de sources et de brises!

--Savoir! savoir! Marthe.

--Vivre! vivre! Maurice.

--Oui, mais dans un meilleur monde et sous de plus justes lois! Appuie
ton front sur mon épaule, Marthe; serre-toi contre mon coeur, et ne
crains rien! je suis là et je t'aime!»

Il avait enveloppé la jeune femme dans ses bras, et les mains du génie
étaient restées étendues! Tous deux sentirent, tout à coup, leurs
paupières s'appesantir; ils cherchèrent instinctivement le grand
fauteuil de travail de Maurice, et s'y affaissèrent dans un sommeil
glacé qui ressemblait à la mort.

Le lendemain, tous les journaux donnaient, aux faits divers, la nouvelle
suivante:

  «Un événement aussi triste qu'inattendu vient de jeter la désolation
  parmi l'intéressante population des Batignolles. Un jeune homme et une
  jeune fille, qui habitaient l'étage supérieur d'une maison située rue
  des Carrières, ont été trouvés morts ce matin. On se perd en
  conjectures sur ce funeste accident, qui ne paraît être ni le résultat
  du crime, ni celui du désespoir.»

Le jour suivant, le _Moniteur parisien_ consacrait un nouvel article aux
amants batignollais, en annonçant que tous deux s'étaient asphyxiés par
inspiration poétique et pour échapper aux désenchantements de la vie. Le
surlendemain. _Le Constitutionnel_ publiait des détails intimes sur
leurs derniers instants, et le lendemain du surlendemain _La Presse_
annonçait la publication de leur correspondance inédite, recueillie par
un ami!

De plus, tous les poëtes de province _accordèrent leur lyre_ (car la
lyre et la guitare sont encore connues dans les départements); et il en
résulta douze cents strophes, en vers de toutes mesures, sur la mort de
Marthe et de Maurice. Mais les plus citées furent celles d'un employé
des droits réunis de Bar-sur-Aube, qui venait de se placer aux premiers
rangs des poëtes dramatiques par une tragédie grecque jouée avec un
immense succès au théâtre de Bobino. On répéta surtout le refrain:

    Ange aux yeux noirs, ange aux yeux bleus,
    Vous êtes partis pour les cieux!

Heureux vers, dont le premier, selon la remarque d'un célèbre critique,
appartenait évidemment à l'école colorée de Shakespeare, et le second à
la sombre école de Racine.

La gravure exploita également le couple amoureux. Le journal
_L'Illustration_ publia la vue de leur fenêtre de mansarde, avec une
gouttière sur le premier plan, dessin de circonstance, qui ajoutait un
charme touchant au récit de cette double mort.

Enfin, pour que rien ne manquât à leur célébrité, M. Gannal écrivit au
_Journal des Débats_ une lettre par laquelle il offrait de les embaumer
gratuitement, en donnant l'adresse de sa fabrique de conserves humaines.

Mais un seul mot fit évanouir toute cette gloire!

L'oncle de Marthe, averti par la rumeur publique, s'indigna des
mensonges publiés par les journaux, et leur adressa une réclamation à
laquelle il joignit comme pièces à l'appui:

1º Le certificat du médecin du quartier, constatant que Marthe et
Maurice étaient morts naturellement, de mort subite;

2º L'extrait des registres de l'état civil, prouvant que tous deux
étaient mariés à la mairie du quatrième arrondissement.

Ainsi, on avait cru s'intéresser à des amants suicidés, et l'on n'avait
que des gens morts malgré eux et mariés! Cette nouvelle fut comme un
coup d'air qui enrhuma subitement tous les organes de la publicité. _Le
Constitutionnel_ revint à son histoire des jésuites, entrecoupée de
quelques anecdotes sur le serpent de mer; _La Presse_ découvrit que la
correspondance annoncée était apocryphe, et en suspendit l'insertion;
enfin _La Gazette des Tribunaux_ annonça l'arrestation d'une
empoisonneuse de bonne maison qui venait de se défaire de toute sa
famille, par suite de la déplorable organisation sociale qui ne nous
permet d'hériter que de ceux qui sont morts!

Cette dernière affaire absorba toute l'attention publique, et les noms
de Marthe et de Maurice retombèrent dans l'oubli.

Cependant tous deux avaient été réunis dans un même cercueil et portés
au cimetière. L'humble corbillard traversa Paris suivi d'un vieillard,
d'une jeune femme et de ses enfants: c'était toute la famille des morts!
Le soleil brillait, les bouquetières offraient aux passants les
premières violettes, les arbres commençaient à montrer leurs feuilles
soyeuses, et les oiseaux gazouillaient le long des toits en cherchant la
place de leurs nids! Tout était mouvement, parfum, lumière, et, au
milieu de cette renaissance générale, le cercueil isolé passait sans
être aperçu: car qui peut demander à la vie de voir et de comprendre la
mort?

En revenant, le vieillard, la jeune femme et les deux enfants montèrent
à la mansarde qu'avaient habitée ceux qu'ils venaient de déposer dans la
terre. Sur le seuil se tenait l'employé des pompes funèbres, le mouchoir
d'une main et son mémoire de l'autre. Le mouchoir ne couvrait qu'un
oeil, mais le mémoire eût pu envelopper toute la personne: car, s'il
coûte cher de vivre à Paris, il est encore plus dispendieux de s'y faire
enterrer. Pour payer la tombe des deux morts, il fallut vendre tout ce
qu'ils avaient possédé vivants. Les livres de Maurice soldèrent le
cercueil; la bague et la croix d'or de Marthe, le suaire; le reste, ce
trou de terre où ils reposaient. Quand tout fut enfin payé, le
croque-mort mit son mouchoir dans sa poche, et demanda son pourboire...

Cependant les jours s'écoulèrent, puis les années, puis les siècles, et
tout souvenir de Marthe et de Maurice s'était effacé. On ne se rappelait
même plus les deux vers de l'employé des droits réunis de Bar-sur-Aube;
mais le génie au paletot n'avait point oublié sa promesse. La mort des
deux amants n'était qu'un sommeil, et, du fond de leur tombe, ils
suivaient les transformations successives des sociétés, comme les images
d'un rêve confus.

Il leur sembla d'abord qu'ils voyaient les monarchies changées en
gouvernements constitutionnels, et les gouvernements constitutionnels en
républiques. Puis les races puissantes vieillissaient et faisaient place
à des races plus jeunes. La civilisation, transmise comme ce flambeau
allumé des saturnales, passait de mains en mains, laissant peu à peu
dans l'ombre le point de son départ. De nouveaux intérêts appelaient
l'activité humaine sous d'autres cieux. L'Europe négligée retombait
lentement dans l'inertie et la solitude, tandis que l'Amérique, puis une
contrée plus nouvelle, absorbaient en elles tous les éléments de vie. Le
vieux monde n'était déjà plus qu'une terre sauvage, dont les sociétés
modernes exploitaient les ruines. Richesses enfouies, monuments abattus,
tombes oubliées, tout devenait la propriété de ces générations
marchandes. Il sembla même à Marthe et à Maurice que le cercueil qui les
renfermait était arraché au sol funèbre avec des milliers d'autres,
qu'on les embarquait ensemble, et que tous étaient transportés dans une
région inconnue, centre de la civilisation nouvelle.

Mais ici l'espèce d'intuition mystérieuse qui leur avait tout révélé
jusqu'alors s'obscurcit. Il y eut dans leur songe une interruption
subite: puis une voix claire fit tout à coup entendre à leurs oreilles
ce cri:

L'AN TROIS MILLE!

Au même instant, le couvercle de la bière fut rejeté, et les deux
amants, réveillés en sursaut, se soulevèrent de leurs linceuls.

D'abord, ils n'aperçurent rien qu'eux-mêmes. En se retrouvant après un
sommeil de tant de siècles, tous deux jetèrent un cri de joie; leurs
bras s'étendirent l'un vers l'autre, et ils échangèrent leurs noms dans
un baiser.

Un éclat de rire strident les interrompit.

Ils se retournèrent en tressaillant: le petit génie était à quelques
pas, debout sur sa locomotive fantastique.

Marthe poussa une exclamation, rougit, et ramena autour de ses épaules
les plis du suaire.

«Eh bien! j'ai tenu parole, dit le déicule; grâce à moi, vous venez de
traverser onze siècles sans vous en apercevoir.

--Se peut-il? s'écria Maurice stupéfait.

--Et vous voilà transportés au centre de la civilisation que vous
désiriez connaître, continua le génie; nous sommes ici dans l'île
autrefois appelée Taïti.

--La _Nouvelle-Cythère_ du capitaine Cook? demanda le jeune homme.

--Aujourd'hui nommée l'_Ile du Noir-Animal_, continua le dieu. Les gros
industriels du pays font fouiller le monde entier pour se procurer la
matière première de leur commerce, et vous devez à ces recherches
d'avoir été transportés chez eux.»

Marthe regarda autour d'elle, et remarqua alors qu'ils se trouvaient
dans un immense édifice rempli de bières et d'ossements. Elle se serra
contre Maurice avec un geste de frayeur.

«Oh! ne craignez rien, reprit le génie en riant de sa voix aigre; on ne
vous confondra point avec les morts. Vous vous trouvez chez l'un des
plus respectables fabricants de l'île, M. Omnivore, qui sera ravi de
voir en vous un échantillon des temps barbares. Il est averti de votre
résurrection, et va venir lui-même.»

La jeune femme, inquiète, s'enveloppa plus soigneusement dans son
linceul.

«Ne prenez point garde à la légèreté de votre costume, fit observer le
petit dieu; nous ne sommes plus ici dans vos ridicules climats, où le
soleil fait l'office d'une bougie qui éclaire sans chauffer. A l'île du
Noir-Animal, l'air tient lieu de paletot; aussi vous voyez que l'intérêt
bien entendu a réduit l'habillement à sa plus simple expression.»

Les deux amants remarquèrent alors, en effet, la transformation qui
s'était opérée chez M. Progrès. Il n'avait pour vêtements qu'un caleçon
de coton, un chapeau d'écorce à larges bords, et des bottes en vannerie
ornées de clochettes. Maurice apprit de lui que tel était le costume
généralement adopté, vu sa commodité et son économie. La civilisation de
l'an trois mille, ayant renoncé à tout ce qui n'était pas d'une utilité
immédiate, avait laissé la parure aux femmes ou aux esprits futiles; les
hommes graves se contentaient du caleçon, rehaussé de leurs grâces
naturelles.

Comme il achevait ces explications, un bruit de pas retentit à la porte
de l'édifice, et le génie, donnant un coup de talon à son coursier de
vapeur, disparut comme l'éclair.




II

Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée de M.
Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.--M.
Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de traverser les
rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure Marthe par un calcul
statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve.


M. Omnivore était suivi d'une demi-douzaine de serviteurs qui donnaient
tous des marques du plus vif étonnement. Ils parlaient à la fois, comme
nos députés lorsqu'ils veulent éclaircir une question importante, et
Maurice reconnut que leurs paroles étaient un mélange de français,
d'anglais et d'allemand, dont il se rendit compte assez facilement, vu
la connaissance qu'il avait de ces trois langues. Ils répétaient tous
ensemble:

«Merveille! merveille! deux morts des premiers âges sont ressuscités; le
chauffeur les a vus sortir de leur bière!»

Mais ils s'interrompirent tout à coup, à la vue des deux époux, en
criant:

«Les voilà!»

Et ils s'arrêtèrent à quelques pas, avec une curiosité que tempérait
évidemment la peur.

Marthe, confuse, s'était cachée à demi derrière Maurice; mais ce
dernier, qui voulait soutenir l'honneur du dix-neuvième siècle, auquel
M. Progrès venait d'accoler l'épithète de barbare, se redressa
gravement, salua les visiteurs, et leur adressa le discours suivant:

  «Messieurs et honorables inconnus,

  «Ce n'est point le hasard, mais notre libre choix, qui nous a fait
  traverser près de deux mille années, pour renaître au milieu de cette
  génération puissante et éclairée, qui, à force de conquêtes dans le
  domaine de la perfectibilité humaine, a fait descendre le royaume du
  ciel sur la terre.

  «Aussi nous estimons-nous heureux de pouvoir connaître par nous-mêmes
  cette race de demi-dieux, si noblement représentée par ceux qui
  veulent bien m'écouter dans ce moment!...»

(Ici un murmure d'approbation interrompit l'orateur. Il reprit d'une
voix plus élevée:)

  «Je viens parmi vous, Messieurs, pour m'échauffer au soleil de la
  civilisation, qui ne brille nulle part ailleurs aussi éclatant!...»

(Bruyants applaudissements.)

  «Pour admirer les miracles opérés par une nation intelligente et
  généreuse...»

(Applaudissements plus bruyants.)

  «Pour rendre hommage à un pays que l'on pourrait appeler la patrie de
  toutes les gloires!»

(Applaudissements prolongés.)

  «Enfin, pour jouir de cette noble alliance de l'ordre et de la
  liberté, réalisée par le plus grand peuple du monde.»

(Tonnerre d'applaudissements: plusieurs voix crient:--Vivent les morts
parisiens!)

Il fallut quelques instants pour apaiser l'émotion produite par
l'éloquente improvisation de Maurice; les habitants de l'île du
Noir-Animal ne pouvaient cacher leur surprise de trouver dans un
barbare, enterré depuis onze siècles, cette élévation de pensée et cette
justesse d'appréciation. Les auditeurs les plus instruits croyaient
reconnaître, dans le langage du jeune homme, un ancien président de
congrès provincial, ou pour le moins un secrétaire de société
philanthropique, conservé par la méthode de M. Gannal. Enfin, quand le
silence fut rétabli, M. Omnivore, qui voulait répliquer dignement au
discours de son hôte, s'avança avec gravité, toussa trois fois, afin de
recueillir ses idées, et dit, avec un accent franc-anglo-tudesque:

  «Monsieur

  «En réponse au vôtre du présent jour, je m'empresse de vous faire
  savoir que la maison Omnivore et compagnie se trouvera flattée
  d'entrer en relations avec la vôtre, et que vous serez accueilli aussi
  favorablement qu'une traite à présentation; ladite maison tenant à
  honneur de vous maintenir dans la bonne opinion que vous avez conçue
  du peuple auquel elle a l'avantage d'appartenir.»

Les auditeurs échangèrent un regard de satisfaction. Tous
applaudissaient évidemment à la clarté et à la précision commerciale de
la réponse faite par M. Omnivore. Celui-ci s'en aperçut, et prit une
prise de tabac pour donner une contenance à sa modestie.

Mais la glace était rompue, et l'on en vint à des explications moins
solennelles. Maurice raconta comment Marthe et lui se trouvaient là, en
exprimant le désir de quitter au plus tôt ce lieu funèbre, dont l'aspect
attristait sa compagne. M. Omnivore se hâta de faire apporter des
vêtements fournis par les fouilles récentes qui avaient été faites dans
les ruines du vieux monde, et il se retira, en annonçant qu'il
reviendrait prendre ses hôtes.

Il reparut, en effet, au bout d'un quart d'heure, et ne put retenir un
éclat de rire à la vue du costume des deux jeunes époux. Il en examina
quelque temps toutes les parties, avec la même curiosité qu'un Français
du dix-neuvième siècle étudiant la toilette d'un Hottentot. Il fallut
lui expliquer l'utilité de cette longue robe de femme qui embarrassait
la marche, de ce chapeau qui plaçait son visage au fond d'un cornet, de
cet habit d'homme dont les basques pendantes ressemblaient aux deux
ailes d'un hanneton malade, de ce pantalon que se disputaient les
bretelles et les sous-pieds, comme une victime tirée à quatre chevaux.
Marthe et Maurice justifièrent de leur mieux les costumes de leur
époque; mais, après les avoir écoutés, M. Omnivore jeta un regard sur
son habillement perfectionné, et ne put retenir un sourire d'orgueil.

Cet habillement avait, en effet, résolu la question d'utilité aussi
complétement qu'on pouvait l'espérer. Il ne servait point seulement de
costume, mais d'annonce, de prix-courant et de carnet à échéance.

A la ceinture du caleçon se voyaient imprimés les mots OMNIVORE ET
COMPAGNIE, suivis des renseignements commerciaux les plus détaillés sur
la nature et l'excellence des produits fournis par leur fabrique. La
jambe droite présentait un barême complet destiné à simplifier les plus
longs calculs, et la jambe gauche un almanach de cabinet avec les heures
de départ des paquebots et courriers. Des deux côtés apparaissaient, en
guise de rubans, des noeuds de traites soldées, constatant à la fois
l'étendue des affaires de la maison Omnivore et l'exactitude de ses
payements. Enfin, une plume posée sur l'oreille prouvait que le digne
fabricant venait d'être subitement arraché aux douceurs de la
comptabilité en parties doubles.

Il conduisit d'abord Marthe et Maurice à travers d'immenses entrepôts,
où se trouvaient entassés tous les débris arrachés par ses facteurs aux
ruines du vieux monde: car telle était la spécialité à laquelle M.
Omnivore devait sa fortune et son nom. Il exploitait les générations
éteintes, comme on exploitait ailleurs les végétations carbonisées en
houille, ou desséchées en tourbes combustibles. Sépultures antiques,
débris de monuments, bronzes précieux, armes, médailles, statues, tout
passait par ses mains; son entrepôt était le magasin de curiosités du
monde; c'était là que venaient les collecteurs et les académiciens, race
indestructible que la nouvelle civilisation n'avait pu faire
disparaître.

Les deux époux rencontrèrent précisément un de ces derniers au moment où
ils quittaient l'entrepôt. C'était le célèbre M. Atout, qui avait pour
spécialité d'être universel. Il représentait à lui seul vingt-huit
citoyens, c'est-à-dire qu'il touchait les rétributions de vingt-huit
places; la liste de ses titres couvrait une page in-quarto, et il
portait autant de croix qu'une mule espagnole de clochettes. M. Omnivore
le présenta seulement comme secrétaire perpétuel de la société
historique, professeur de littérature, président du conseil
universitaire, directeur de toutes les écoles normales, et membre de
quatorze mille sept cent trente-quatre comités.

M. Atout, qui venait d'apprendre la résurrection du couple français, le
salua avec la dignité d'un homme affilié à trop d'académies pour que
rien l'étonnât.

Après les premières politesses, il adressa à Maurice plusieurs questions
destinées à prouver ses études historiques et littéraires. Il lui
demanda s'il avait connu Charlemagne, madame de Pompadour et M. Paul de
Kock, trois grandes figures appartenant à la troisième race des rois de
France, et l'interrogea longuement sur le connétable de Louis XVIII,
Napoléon Bonaparte, dont l'histoire avait été écrite par le révérend
père Loriquet. Maurice, d'abord étourdi, allait essayer de répondre,
mais M. Atout ne lui en laissa point le temps; il en vint, sans plus
longues transitions, du passé au présent, et commença une leçon sur
l'état de la terre en l'an trois mille.

Nos ressuscités l'écoutèrent avec d'autant plus d'attention qu'ils
avaient tout à apprendre. Le professeur leur déclara qu'ils se
trouvaient au centre même du monde civilisé, dont les différents peuples
ne formaient plus qu'un État sous le nom de _République des
Intérêts-Unis_. Le centre ou capitale de cette république se trouvait
dans l'ancienne île de Bornéo, maintenant nommée _Ile du Budget_. Chaque
peuple y envoyait un certain nombre de députés, et ceux-ci réglaient en
commun les affaires générales. Quant au vieux monde, on y entretenait
des colonies qui recevaient de la métropole la direction et les
lumières.

La grande loi de la division de la main-d'oeuvre avait été appliquée à
la république elle-même. Chaque état formait une seule fabrique. Ainsi,
il y avait un peuple pour les épingles, un autre pour le cirage anglais,
un autre pour les moules de boutons. Chacun ne s'occupait, ne parlait,
que de son article, ce qui contribuait médiocrement à l'étendue des
idées et aux charmes de la société, mais profitait singulièrement à la
fabrication. L'île du Budget, seule, réunissait toutes les variétés
d'art et d'industrie; on y trouvait des spécimens de la civilisation
entière, méthodiquement classés comme dans une trousse d'échantillons.

Maurice et Marthe déclarèrent aussitôt qu'ils voulaient aller à l'île du
Budget, et l'académicien, qui s'y rendait, proposa de les conduire; mais
Omnivore s'y opposa. Il soutint que les deux époux se trouvaient compris
dans une partie de marchandises expédiées à sa maison, et qu'ils lui
appartenaient aussi légitimement que les autres antiquités de son
entrepôt. Il y eut d'assez longs débats. Enfin, M. Atout, qui tenait à
présenter les ressuscités dans la capitale, et à se faire honneur de
leur découverte, consentit à désintéresser le fabricant sur les fonds de
la société historique.

Nos époux le suivirent, en conséquence, jusqu'aux bords de la baie qu'il
fallait traverser.

Des batteries de mortiers-postes avaient été établies sur les deux rives
pour le passage. Un conducteur ouvrit la plus grosse pièce par la
culasse, et fit entrer nos trois voyageurs, qui s'assirent au milieu
d'une bombe soigneusement rembourrée. Marthe ne put se défendre d'une
certaine émotion en se trouvant placée, comme une gargousse, au fond
d'un canon; mais l'académicien entreprit de lui expliquer les avantages
de cette manière de passer les rivières. Il était encore au milieu de sa
démonstration, lorsque la jeune femme entendit crier:

«Feu!»

Au même instant, elle se sentit emportée, et, traversant les airs avec
la rapidité de la foudre, elle se retrouva sur l'autre rive, au milieu
d'une vingtaine de bombes fumantes qui venaient également d'arriver.

M. Atout leur déclara alors qu'ils allaient continuer par l'une des
routes souterraines qui traversaient l'île.

«Avant les progrès de la civilisation, dit-il, on construisait les
chemins sur terre; mais ils devinrent insensiblement si nombreux, qu'ils
envahirent presque toute la surface du globe. Le sol ne portait plus que
des rails de fonte, et on s'aperçut qu'à force de multiplier les voies
de transport, on touchait au moment de n'avoir plus rien à transporter.
Ce fut alors que vint l'idée de tracer les routes, non sous le ciel,
mais sous la terre, et l'expérience a prouvé la supériorité du nouveau
système. Grâce à lui on ne perd que la vue! On peut voyager sans
distractions, en dormant ou en pensant à ses affaires. Au lieu du
soleil, tantôt éblouissant, tantôt obscurci, on a l'éclairage uniforme
des lampes de voyage; plus de curieux qui vous regardent passer, plus
d'appel de marchands, plus de bruit de ville; on voyage aussi tranquille
qu'un ballot.»

Il montra ensuite à ses deux compagnons les routes souterraines, dont
les ouvertures apparaissaient au penchant de la colline comme autant de
gueules de fournaises. D'immenses pelles, mises en mouvement par les
machines, y engouffraient sans cesse ou en retiraient des trains de
wagons fumants. On entendait, au sein de la montagne, mille roulements,
mêlés aux froissements du fer et aux sifflements de la flamme.

En s'enfonçant dans un de ces conduits sinistres, Marthe ne put retenir
un cri, et chercha la main de Maurice. L'académicien, après l'avoir
réprimandée assez aigrement, entreprit de lui démontrer que les chemins
souterrains étaient non-seulement les plus commodes, mais les plus sûrs.
Il lui énuméra pour cela le nombre de gens tués chaque année par les
différents modes de locomotion; il y ajouta le nombre des estropiés,
puis le nombre des blessés; il détailla l'espèce de blessures et leurs
gravités; enfin il additionna le tout, fit une règle de proportion, et
arriva à prouver que les routes souterraines ne faisaient par année que
treize cents victimes et une fraction!

Cette démonstration changea l'inquiétude de Marthe en effroi.

M. Atout passa alors aux détails. Il fit observer à la jeune femme
qu'elle se trouvait à l'abri de tons les menus accidents que l'on
pouvait craindre sur les autres chemins. Elle n'était exposée ni aux
courants d'air, ni aux coups de soleil, ni à la poussière, ni au vent,
ni aux émanations marécageuses, ni aux impertinences des passants; elle
n'était absolument exposée qu'à être tuée.

L'effroi de Marthe devint de l'épouvante.

Heureusement que, dans ce moment, le bras de Maurice l'enveloppa
doucement; elle se laissa aller à demi sur la poitrine du jeune homme,
et, en sentant son coeur battre largement et paisiblement sous le sien,
la peur s'envola; le calme de celui qu'elle aimait se communiqua à tout
son être; elle ferma les yeux souriante et enivrée.

M. Atout, persuadé qu'elle méditait ses raisonnements, admira les
résultats de la statistique, et passa de la justification des différents
véhicules nouvellement inventés à l'énumération de leurs avantages.

Il constata que, vu la rapidité moyenne de la locomotion, il ne fallait
plus maintenant que deux heures pour aller chercher son sucre au Brésil,
trois pour acheter son thé à Canton, quatre pour choisir son café à
Moka. On voyageait même plus loin au besoin. Madame Atout avait son
marchand de nouveautés à Bagdad, sa modiste à Tambouctou, et son
fourreur au pôle nord, trois portes plus bas que le cercle arctique.

L'académicien démontra par des chiffres les immenses résultats sociaux
de ces perfectionnements dans les voies de communication. Il prouva
qu'en ajoutant à la vie des hommes de l'an trois mille toutes les heures
gagnées par cette rapidité de transport, la durée moyenne de leur
existence représentait cent vingt-cinq ans... plus une fraction! Ainsi
avait été résolu le problème de franchir l'espace sans fatigues à subir,
sans observations à faire, sans confidence à échanger. On se prenait
sans se voir, on se quittait sans s'être parlé; chacun était indifférent
à tout le monde, et tout le monde à chacun; voyager, enfin, n'était plus
vivre en chemin ni en commun, mais partir et arriver!

Marthe avait d'abord écouté l'apologie de M. Atout; mais insensiblement
elle devint moins attentive; ses paupières se fermèrent, et, bercée par
l'haleine de celui qu'elle aimait, elle s'endormit! Les images confuses
du passé flottèrent d'abord quelque temps autour de son esprit; puis un
souvenir rayonnant effaça tous les autres, et sortit lentement de ce
chaos, comme une étoile des nuées.

Marthe rêvait au voyage fait avec Maurice la veille même de leur long
sommeil!

Elle croyait voir encore les dernières lueurs du jour illuminant les
coteaux de Viroflai et la lisière des bois; elle apercevait l'épine
fleurie qui brodait le vert pâle des haies; elle sentait le parfum des
lilas, dont les touffes riantes couronnaient les murs des jardins; elle
entendait, sur les chemins déjà cachés dans l'ombre, le bruit des
clochettes cadencé par le trot des chevaux.

Près d'elle était Maurice, une main dans les siennes; près de Maurice un
vieux cocher, au regard pensif; derrière, les autres voyageurs: paysan à
la parole haute, jeune mère inquiète à chaque mouvement de ses enfants,
vieux soldat silencieux!

La voiture roulait doucement sur la terre amollie; mais à chaque instant
sa course devenait plus lente, et des exclamations d'impatience
s'élevaient.

«Fouettez le cheval!» criaient-ils tous.

Le cocher se contentait d'agiter les rênes.

«Fouettez! fouettez! reprenaient les voix.

--C'est une rosse! faisait observer le paysan.

--Un paresseux! ajoutait la mère.

--Un lâche!» achevait le soldat.

Le cocher branlait la tête.

«Non, non, disait-il, Noiraud n'est pas une rosse, car il a supporté
plus de misères que les plus forts, et voilà vingt ans qu'il les
supporte.

--Vingt ans! répétait le paysan stupéfait.

--Peut-être davantage, reprenait le cocher, et ce n'est point un
paresseux celui qui a nourri si longtemps, de son travail, l'homme, la
femme et les deux enfants.

--Tant que cela! s'écriait la mère: oh! le brave cheval.

--Sans compter qu'il a fait ses preuves de courage, continuait le
cocher; voyez plutôt les deux cicatrices qui sont au poitrail.

--Ah! il a servi?» interrompait le vieux soldat, d'un accent radouci.

Et tous les yeux s'étaient arrêtés sur Noiraud avec un intérêt curieux,
personne ne disait plus de le fouetter! Le paysan calculait ce que
pouvait valoir son travail de vingt années; la mère pensait aux deux
enfants que ce travail avait nourris, le vieux soldat regardait les
cicatrices! Tous trois avaient perdu leur impatience; rien ne les
pressait plus; ils pouvaient attendre; Noiraud n'avait qu'à prendre son
temps.

Aussi, quand la route était devenue facile, la mère avait voulu faire
marcher ses enfants; le vieux soldat avait déclaré qu'il ne pourrait
demeurer plus longtemps assis sans souffrir de ses blessures, et tous
deux descendus, le cocher s'était mis à encourager Noiraud de la voix.

«Ferme, mon vieux trompette! disait-il; encore cette corvée pour
Georgette; demain, nous nous reposerons.»

Puis, se tournant vers Marthe et Maurice:

«C'est la fille de la maison, Georgette, avait-il ajouté en souriant;
elle épouse le fils du voisin samedi, et sa mère et moi nous lui avons
préparé une surprise: lit, secrétaire et commode de noyer, avec la
garniture de cheminée! Elle ne se mariera qu'une fois, cette enfant; je
veux qu'elle ait la joie complète. Joli nid et bel oiseau. L'oiseau est
trouvé; mais pour le nid il manque encore cent sous, et Noiraud ne peut
se reposer que quand je les aurai... Pas vrai, vieux, que tu me les
gagneras demain!

--Il vous les a gagnés, s'était écrié Maurice en lui tendant l'argent;
vous pouvez hâter d'un jour la joie de Georgette et le repos de Noiraud;
allez, brave coeur, et que Dieu bénisse vos amoureux.»

Il avait alors sauté, enlevant Marthe dans ses bras, et la voiture
allégée s'était perdue dans l'ombre!

Paris se trouvait encore loin; mais tous deux avaient marché
joyeusement, les bras enlacés, causant à demi-voix de Georgette, de
Noiraud, des étoiles! Ineffable échange de bagatelles charmantes, de
fugitives impressions, de confidences comprises sans être achevées;
sorte de rêverie dialoguée, dont on ne se rappelle rien, et qui laisse
dans le passé une de ces traînées lumineuses vers lesquelles le regard
se tourne toujours.

Ils n'étaient arrivés qu'au milieu de la nuit, haletants de fatigue,
couverts de sueur, les pieds poudreux et meurtris, mais le coeur plein
et l'esprit joyeux. Ce voyage, ils ne pouvaient l'oublier désormais, car
ils n'avaient pas seulement changé de lieu, ils avaient vu, senti; ils
n'étaient pas seulement arrivés, il leur restait un souvenir! Ils se
souviendraient toujours du vieux cheval et de son vieux maître!

Toutes ces images venaient de se reproduire dans le rêve de Marthe; elle
croyait franchir le seuil de sa joyeuse mansarde, lorsqu'un grand bruit
l'éveilla en sursaut.




III

Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau de
fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade accélérée,
bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur pour les nez, la
librairie et les denrées coloniales.--Un prospectus d'entreprise
industrielle de l'an trois mille.--Fâcheuse rencontre d'une
baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur les cétacés.--Destruction du bateau
sous-marin.--Son extrait mortuaire.


Le convoi qui conduisait l'académicien et ses deux compagnons venait de
s'arrêter au fond d'une sorte de précipice; sur leurs têtes apparaissait
un coin de ciel barré par les bras d'une immense machine. M. Atout leur
apprit qu'ils étaient arrivés à leur destination, et que chacune des
villes sous lesquelles passait le chemin avait ainsi un puits
d'extraction pour les voyageurs.

Leur wagon venait, en effet, d'être saisi par le grand bras de la
machine, et commençait à monter rapidement, comme une banne de mineurs.

Lorsqu'ils atteignirent l'orifice du puits, mille cris éclatèrent à la
fois, et une centaine d'hommes et d'enfants se précipitèrent vers les
arrivants. Marthe crut qu'on voulait les mettre en pièces, et recula
épouvantée jusqu'à M. Atout; mais ce dernier lui apprit que c'étaient
les aubergistes et les commissionnaires du pays qui venaient offrir
leurs services.

Les uns répandaient sur les voyageurs une pluie de cartes et d'adresses,
d'autres tenaient des plateaux couverts de rafraîchissements, qu'ils
voulaient leur faire accepter; quelques restaurateurs portaient
d'immenses fourchettes garnies de volailles rôties, de côtelettes et de
jambonneaux, qu'ils promenaient, au-dessus de la foule, comme un
prospectus de leurs établissements. Il y avait, en outre, les brosseurs,
les cireurs, les indicateurs, les porteurs, tous également acharnés à
vous rendre service. Maurice n'avait pas fait six pas, qu'il s'était vu
forcé d'accepter deux verres de limonade, et de livrer à trois
commissionnaires sa canne, son foulard et son chapeau.

M. Atout lui faisait admirer cet empressement hospitalier, cette
multiplicité de soins, cette abondance.

«Voyez, s'écriait-il, les bienfaits de la civilisation! Une population
entière est aux ordres de chacun de nous; toutes les productions du
monde viennent, pour ainsi dire, à notre rencontre; nous arrivons à
peine, et déjà nos moindres besoins ont été prévenus; rien ne nous a
manqué!»

Rien ne manquait, en effet, à Marthe et à Maurice, que de pouvoir
respirer. Ils se réfugièrent dans la première hôtellerie qu'ils
aperçurent, comme dans un lieu d'asile.

A la porte se tenait un concierge, portant hallebarde, qui leur fit
trois saluts et les remit à un huissier à chaîne d'or, par lequel ils
furent conduits à un valet de pied chargé d'ouvrir le salon.

C'était une immense galerie, dont le premier aspect éblouit les deux
jeunes gens. Leur conducteur s'en aperçut et sourit.

«Vous voyez, dit-il, le triomphe de l'industrie; rien de ce que vous
apercevez ici n'est ce qu'il paraît. Cette colonnade de marbre sculpté
n'est que de la terre cuite; cette tapisserie de brocart, qu'un tissu de
verre filé; ce parquet de bois de rose, qu'un carrelage en bitume
colorié; le velours qui couvre ces sofas, que du caoutchouc
perfectionné. Tout cela peut durer deux années, c'est-à-dire le temps
nécessaire pour que l'hôtelier vende son établissement et se retire
millionnaire.

Comme il achevait, arrivèrent les garçons de service. Tous avaient,
imprimés sur leurs vêtements, les symboles de leurs attributions: l'un,
des plats, des assiettes, des couverts; l'autre, des verres et des
bouteilles; un troisième, des viandes, des poissons ou des fruits. Ils
portaient, en outre, un collier au chiffre de l'aubergiste, qui servait
à les faire reconnaître.

M. Atout engagea ses compagnons à déjeuner; mais, depuis tantôt douze
siècles qu'ils ne mangeaient plus, tous deux en avaient perdu
l'habitude. L'académicien, qui n'était point non plus en appétit, se
contenta de demander un verre d'eau.

Le valet chargé de recueillir les demandes alla aussitôt à une petite
bibliothèque et apporta un volume relié, sur lequel on lisait, gravé en
lettres d'or:

  CARTE DES EAUX

  QUE L'ON TROUVE A L'HOTEL DES DEUX-MONDES.

      1º Eau de fontaine.
      2º Eau de puits.
      3º Eau de ruisseau.
      4º Eau de rivière.
      5º Eau de fleuve.
      6º Eau filtrée au charbon.
      7º Eau filtrée à la pierre.
      8º Eau filtrée au gravier.
      9º Eau...

Maurice s'arrêta, tourna une trentaine de feuilles, et vit que la carte
allait jusqu'au nº 366! L'hôtel des Deux Mondes avait autant d'espèces
d'eaux qu'une année bissextile a de jours.

M. Atout en parcourut le catalogue avec soin, fit de savantes réflexions
sur les eaux de différents crus, hésita, relut, hésita encore, et
demanda enfin, après une longue délibération, de l'eau de fontaine!

La demande fut transmise par le valet des requêtes. Cinq minutes
s'écoulèrent, puis un premier garçon apporta un plateau; encore cinq
minutes, et un second garçon apporta une carafe; encore cinq minutes, et
le troisième apporta un verre.

Le tout n'avait ainsi pris qu'un quart d'heure, grâce à la division de
la main-d'oeuvre.

Pendant que leur conducteur buvait, Marthe et Maurice voulurent
s'approcher d'une fenêtre; mais le valet qui y était préposé les avertit
qu'il fallait, pour cela, prendre un billet au bureau des points de vue!
Ils refusèrent et voulurent s'avancer vers la porte; un autre garçon les
avertit que, s'ils sortaient sans contre-marque, ils ne pourraient
rentrer. Enfin, comme, dans leur embarras, ils allaient s'asseoir sur le
sofa de pourtour, un troisième garçon leur fit observer poliment que ces
places étaient d'un prix plus élevé.

Ainsi repoussés de partout, ils se hâtèrent de rejoindre l'académicien,
qui venait d'achever son verre d'eau et avait demandé la carte.

Un domestique spécial parut bientôt, portant une magnifique feuille de
papier vélin avec vignette, encadrement, cul-de-lampe et parafes
embellis d'_ombres portées_.

Maurice lut par-dessus l'épaule de son conducteur:

  _Doit M._

  Pour trois saluts du concierge à hallebarde    1 fr. 50
  Pour l'huissier à chaîne d'or                  2      »
  Pour le valet de pied qui a ouvert la porte    »     50
  Pour loyer de la carte des eaux                »     25
  Pour un plateau                                »     30
  Pour une carafe                                »     35
  Pour un verre                                  »     25
  Pour eau de fontaine                           5      »
  Pour table et tabourets                        4      »
  Pour frais de service                          2      »
                                                ---------
                                      Total     16 fr. 15

M. Atout fit remarquer que, grâce à cette comptabilité détaillée, on
n'avait plus à s'occuper du pourboire des domestiques, paya les 16 fr.
15 c. et sortit.

Marthe se rappela involontairement l'Évangile, et il lui sembla que les
hôteliers de l'île du Noir avaient trouvé moyen de réaliser sur la terre
les promesses du Christ: _le verre d'eau donné leur était payé au
centuple_.

Le conducteur des deux époux avait pris avec eux le chemin du port, où
ils devaient s'embarquer pour l'île du Budget.

Lorsqu'ils y arrivèrent, les quais étaient couverts de voyageurs qui
débarquaient ou qui allaient partir. On entendait crier:

Le paquebot du Japon!

L'estafette de la mer Rouge!

L'omnibus du Brésil, avec correspondance pour Terre-Neuve!

Et à ces cris la foule accourait. On voyait les buralistes distribuant
leurs bulletins, et les facteurs pesant les marchandises. M. Atout fit
remarquer à ses compagnons un estampilleur qui, le pinceau à la main,
traçait sur la poitrine ou sur le dos de chaque passager le numéro
imprimé sur ses paquets; moyen aussi simple qu'ingénieux d'établir la
corrélation du voyageur et des bagages.

Enfin, ils arrivèrent à un embarcadère surmonté d'un écriteau, sur
lequel était écrit:

  _Dorades accélérées de l'île du Noir à l'île du Budget, en
  cinquante-trois minutes._

«C'est ici,» dit M. Atout.

Nos voyageurs regardèrent devant eux sans rien voir.

«Vous cherchez le bateau? reprit le professeur en souriant; mais il est
à sa place... à sa place de dorade.

--Comment! sous l'eau? interrompit Maurice.

--Sous l'eau! répéta M. Atout. On a cru longtemps que le propre d'un
bateau était de flotter; mais de nouvelles recherches ont détrompé à cet
égard. Aujourd'hui une partie de nos lignes de paquebots sont
sous-marines, comme une partie de nos routes sont souterraines. Vous
comprenez qu'il y a mêmes avantages dans les deux cas. Les dorades
accélérées, naviguant sous les vagues, n'ont à craindre ni le vent, ni
la foudre, ni les abordages, ni les pirates. Quant à leur construction,
vous allez vous-même en juger.»

Il les conduisit alors à l'extrémité de l'embarcadère, où se trouvait
une cloche à plongeur, par laquelle ils purent descendre au bateau
sous-marin.

Sa forme avait été empruntée au poisson dont il portait le nom. C'était
une immense dorade, dont la queue et les nageoires étaient mues par la
vapeur. A la place des écailles brillaient plusieurs rangées de petites
fenêtres, et l'air s'introduisait à l'intérieur par des conduits, dont
l'extrémité flottait à la surface de la mer.

Les nouveaux venus avaient été précédés par une société nombreuse, de
sorte que la dorade ne tarda pas à tracer sa route au milieu des flots.

M. Atout voulut profiter de ce moment pour préparer ses compagnons à la
vue de la capitale des _Intérêts-Unis_; mais il fut interrompu, dès les
premiers mots, par un voyageur qui venait de le reconnaître, et qui
accourut à sa rencontre les bras ouverts.

«Eh! c'est M. Blaguefort, dit l'académicien en répondant aux
empressements du nouveau venu avec une certaine supériorité protectrice;
un de nos hommes d'affaires les plus répandus.»

Et, lui montrant de la main Marthe et Maurice:

«Je vous présente, continua-t-il, un couple des anciens temps...

--Les Parisiens d'Omnivore? interrompit Blaguefort, qui les avait déjà
examinés; je les ai manqués de trois minutes. J'avais appris leur
résurrection, et j'accourais pour offrir à leur propriétaire de les
mettre en actions. J'aurais exploité cette entreprise avec celle des
télégraphes lunaires! mais vous aviez déjà traité. Excellente affaire,
Monsieur! vous pouvez gagner six mille pour cent.»

M. Atout fit observer qu'il ne s'agissait point d'une spéculation; que
le réveil des deux époux devait seulement profiter à la science, et que
c'était dans ce but qu'il les conduisait à l'île du Budget.

Blaguefort cligna de l'oeil.

«Bien, bien, dit-il, vous avez un autre projet... Vous espérez tirer
davantage. Mon Dieu! c'est votre droit... Vous comprenez que ce n'est
pas moi qui irai vous élever une concurrence; d'autant que j'ai donné
une nouvelle extension à mes affaires. Depuis que nous nous sommes
rencontrés au cap de Bonne-Espérance, j'ai formé une société anonyme
pour exploiter le brevet du docteur Naso! Vous savez, ce Péruvien qui
vient d'inventer un corset orthopédique pour les nez déviés. Mais
pardon: voici un voyageur à qui j'avais donné un prospectus et qui
désire me parler.»

Un nouvel interlocuteur venait effectivement de s'approcher.

C'était un petit homme, tellement obèse que ses deux bras ressemblaient
à des nageoires, et trottant avec des jambes si courtes qu'on eût dit un
de ces poussahs de carton qui marchent sur leur ventre. Ses petits yeux,
enfoncés dans la chair, semblaient des trous de faussets, et son nez,
étranglé entre deux joues hémisphériques, faisait l'effet d'un pepin
dans une orange de Malte.

Il salua du pied, n'ayant point assez de cou pour saluer de la tête.

«Magnifique découverte, Monsieur! dit-il d'une voix apoplectique, et en
montrant le prospectus qu'agitait une de ses nageoires.

--Monsieur veut-il en essayer? demanda rapidement Blaguefort.

--Pourquoi pas? reprit l'homme-poussah avec un rire qui rappelait, à s'y
méprendre, un accès de toux; pourquoi pas? J'ai toujours favorisé le
progrès des arts...

--Comme nous le progrès des nez, Monsieur.

--Ainsi, vous parvenez réellement à accroître ou à diminuer leurs
dimensions?

--Par le moyen d'un appareil approprié aux besoins du sujet. Monsieur
peut voir, du reste, la lithographie jointe à notre prospectus. Grâce à
notre corset orthonasique, chacun peut désormais choisir son nez, comme
on choisissait autrefois son chapeau. Vous en avez là des modèles de
toutes les formes, avec les prix en chiffres connus.»

Le petit homme retourna la feuille qu'il tenait à la main, et se mit à
examiner une longue série de nez, dessinés en regard du tarif. Il hésita
quelque temps entre les nez grecs et les nez retroussés; mais, sur
l'observation de M. Blaguefort que ces derniers étaient mal portés, il
se décida pour les autres.

L'homme d'affaires tira aussitôt de sa trousse un compas, prit les
dimensions de l'espèce de verrue que l'appareil du docteur devait
transformer en nez antique, et les inscrivit sur son carnet, avec le nom
et l'adresse de l'acheteur.

Les deux époux apprirent ainsi que ce dernier arrivait d'Afrique, où il
s'était rendu pour cause d'étisie, et que son embonpoint était le
résultat d'un nouveau racahout des Arabes. Il en apportait la recette,
vendue à la compagnie de l'Hygiène publique, qui l'avait attaché
lui-même à l'entreprise en qualité de prospectus vivant.

Pendant qu'il donnait ces explications, M. Blaguefort avait aperçu à
quelques pas un voyageur dont l'air et les cheveux longs semblaient
annoncer un ecclésiastique. Il chercha vivement dans sa trousse des
échantillons de reliques, de chapelets, de médailles, et, s'approchant
d'un air souriant et modeste:

«Je ne crois pas me tromper, dit-il, en me permettant de supposer que
monsieur a reçu l'ordination.

--En effet, répliqua le voyageur.

--J'en étais sûr, reprit Blaguefort avec onction; quand on approche les
saints, il y a une voix intérieure qui vous avertit! Mais, puisque la
Providence m'a fait rencontrer monsieur, j'ose espérer qu'il me
permettra de lui offrir quelques objets destinés à l'édification des
fidèles: _ad majorem Dei gloriam_.»

Et, prenant subitement la voix d'un commissaire-priseur, il continua, en
présentant tour à tour chaque échantillon:

«Ceci est une relique de saint Loriquet, destinée à inspirer les vraies
connaissances historiques! Nous ne les vendons que 50 centimes la
douzaine, qui est de quatorze.

Ceci est une médaille dédiée aux saints protecteurs: elle met à l'abri
des banqueroutes, de la garde nationale et autres infirmités terrestres.
1 fr. les sept-six.

Ceci est un chapelet...

--Un moment, Monsieur, interrompit le voyageur en cheveux longs, il y a
méprise: je ne suis point prêtre catholique...

--Ah bah! s'écria Blaguefort, alors c'est à un ministre du saint
Évangile que j'ai l'honneur de parler.»

Il rouvrit précipitamment sa trousse, y choisit une Bible, et reprit,
avec l'air majestueux d'un maître d'école qui explique les neuf parties
du discours:

«Prenez, car ceci est la loi universelle, le grand Verbe, le Dieu
vivant! Là vous ne verrez que des règles sûres... bien que nous ayons
ajouté les livres apocryphes. Vous y trouverez la recette du salut
spirituel et temporel... avec le moyen de s'en servir. Le tout ne
coûtant que 10 francs, compris le fermoir et l'étui!

--C'est, en effet, bien peu d'argent pour tant de choses, dit l'étranger
en souriant, et, lorsque j'étais pasteur, j'aurais pu profiter du bon
marché; mais depuis mes convictions ont pris une autre voie, et l'ancien
ministre du saint Évangile s'est réfugié dans la philosophie...

--Vous êtes philosophe! interrompit Blaguefort, qui se frappa la cuisse;
pardieu! j'aurais dû m'en douter: avec ce front vaste, ce regard
penseur!... Eh bien, j'en suis ravi, Monsieur; moi aussi, je suis
philosophe... philosophe pratique... et la preuve, c'est que je voyage
pour la _Société de l'extinction des croyances_. J'ai là le règlement,
et je suis autorisé à recevoir les souscriptions.»

Il avait cherché de nouveau dans la trousse, et il offrit à son
interlocuteur une brochure au haut de laquelle une vignette représentait
le génie de la vérité terrassant l'hydre de la superstition: le génie
était le portrait du président de la société, et les têtes de l'hydre
des têtes d'abbés.

Blaguefort laissa l'ex-pasteur examiner la brochure, et revint vers
l'académicien.

Maurice ne put cacher son étonnement, et lui avoua qu'il venait de
réaliser à ses yeux le beau idéal du commis voyageur.

«Ah! vous voulez me flatter, s'écria Blaguefort en riant; je me connais,
allez! J'ai un défaut en affaires, un très grand défaut: je suis trop
franc! Je ne sais point faire valoir mes articles, défendre mes
avantages; mais, bah! j'aime la bonne foi antique, je veux que l'on
puisse traiter avec moi sans précautions. Aussi on me connaît! Sucre,
chocolat, soieries, miel, vins de Madère; on reçoit les yeux fermés tout
ce que j'expédie; c'est ce que je veux: la confiance du public m'honore;
elle constitue mon bénéfice le plus net et le plus sûr!»

Tout en parlant, l'homme d'affaires vidait sa trousse, afin de la
remettre en ordre. Les regards de Maurice s'arrêtèrent sur un papier qui
venait de s'entr'ouvrir; il lut:

_Recette pour le chocolat pur caraque._--Prenez un tiers de haricots
rouges, un tiers de sucre avarié, un tiers de suif; aromatisez le tout
avec des écorces de cacao: vous aurez du chocolat de santé.

_Recette pour le miel._--Prenez de la mélasse, de la farine de seigle;
aromatisez avec de la fleur d'orange, composée de sels de zinc, de
cuivre et de plomb: vous aurez du miel du mont Hymète.

_Recette pour le sucre blanc._--Prenez de la poudre d'albâtre...

Maurice ne put continuer; Blaguefort, qui avait tout remis en ordre,
reprit le papier et le plaça soigneusement avec ses effets de commerce;
mais il aperçut, tout à coup, parmi ces derniers, une lettre qui parut
réveiller en lui un souvenir oublié...

«A propos, je ne vous ai point dit, s'écria-t-il en se tournant vers M.
Atout: la société pour les télégraphes trans-aériens vient d'être
formée! L'année prochaine, nous serons en communication directe avec la
lune.

--Avec la lune! s'écrièrent Marthe et Maurice stupéfaits.

--Les dernières expériences faites à l'observatoire de Sans-Pair ont
rendu la chose possible, fit observer M. Atout. Grâce au télescope
construit par M. de l'Empyrée, la lune s'est enfin laissé voir.

--Et bientôt elle se fera entendre! ajouta Blaguefort: car, grâce aux
nouveaux télégraphes électriques, on pourra converser avec les lunaires
aussi promptement et aussi facilement que je converse avec vous. J'ai
là, du reste, le projet de prospectus qui m'a été adressé; je puis vous
le faire connaître.»

Il déploya la lettre et en retira une feuille autographiée qui contenait
ce qui suit:

  _Télégraphes trans-aériens.--Aux personnes qui ont des fonds à
  placer.--Capital social: dix millions.--Bénéfice assuré: dix
  milliards._

  «Un événement qui surpasse en importance tous ceux qui ont renouvelé,
  jusqu'à ce jour, la face de la terre, vient de se produire au milieu
  de nous. Un de nos savants a subitement découvert un monde inconnu
  jusqu'à lui. Ce monde, c'est la lune!

  «Une société s'est aussitôt formée pour l'exploitation de cette
  nouvelle conquête, dont il ne reste plus qu'à s'emparer. Toutes les
  mesures sont déjà prises pour la construction des télégraphes
  trans-aériens, qui doivent nous mettre en rapport avec la population
  lunaire, et faciliter, peu après, l'établissement d'une grande ligne
  de communication, construite à frais communs.

  «Il résulte des observations faites par M. de l'Empyrée que la lune
  renferme des valeurs incalculables en carrières d'ardoises, terre à
  briques, gisements de granit, bancs de sable propres à bâtir, etc.,
  etc., etc., etc. L'imagination recule devant les bénéfices que
  l'exploitation de pareilles richesses peut procurer. Aussi ne
  ferons-nous aucune promesse aux actionnaires: les plus modestes
  paraîtraient exagérées. Nous les avertirons seulement que, d'après des
  calculs exacts et consciencieux, l'intérêt de l'argent placé dans
  notre entreprise devra être, en terme moyen, de cinquante mille pour
  cent!

  «Presque toutes les actions étant retenues à l'avance, nous ne
  pourrons accueillir les demandes que jusqu'au 30 du présent mois.»

  Suivent les signatures.

La plupart des voyageurs s'étaient rassemblés autour de Blaguefort
pendant cette lecture. L'annonce merveilleuse avait évidemment produit
son effet. Les plus enthousiastes demandaient déjà les moyens de prendre
un intérêt dans l'affaire. Blaguefort se proposa aussitôt pour
intermédiaire, et se mit à distribuer des promesses de promesse d'action
avec un droit de commission. Les voyageurs qui les avaient achetées
passèrent dans les autres salles du bateau, où ils répétèrent la grande
nouvelle, et négocièrent leurs coupons à deux cents pour cent de
bénéfice. Maurice ne pouvait revenir de sa surprise, et M. Atout en prit
occasion de faire un long discours sur les avantages de l'association et
du crédit. Il en était à son douzième aphorisme d'économie politique,
lorsqu'un choc terrible ébranla la dorade accélérée et lui fit perdre
l'équilibre.

Les passagers épouvantés, s'étant élancés vers les fenêtres, aperçurent
un immense cétacé endormi dans les profondeurs de l'Océan, et que le
choc de la dorade avait réveillé: au moment même où les deux époux se
penchèrent contre le vitrage, il venait de se retourner. Marthe eut à
peine le temps de pousser un cri!... Le flot qui portait le
bateau-poisson, attiré par l'aspiration du monstre, s'engloutit dans sa
gueule entr'ouverte comme dans un abîme, et ne s'arrêta qu'au fond de
l'estomac!

L'événement avait été trop rapide pour qu'on pût l'éviter, et, dans le
premier instant qui suivit la catastrophe, les clameurs et les
lamentations empêchèrent de s'entendre. L'équipage lui-même paraissait
consterné. C'était la première fois qu'il avait à naviguer dans
l'estomac d'une baleine, et le capitaine, quoique vieux marin, fut forcé
d'avouer qu'il en ignorait complètement les débouquements.

Chacun dut en conséquence donner son avis; mais tous les moyens proposés
paraissaient dangereux ou impraticables. Enfin on pensa au professeur de
zoologie du Muséum, qui se trouvait par hasard à bord, et tout le monde
se tourna vers lui:

«Laissez parler M. Vertèbre! s'écrièrent plusieurs voix; il peut nous
donner un bon conseil, lui qui a étudié les baleines.»

M. Vertèbre se redressa.

«Je l'avoue, Messieurs, dit-il gravement; cet intéressant mammifère a
été l'objet de mes observations spéciales, et, quoi qu'aient pu en dire
mes adversaires, je crois avoir découvert le premier la véritable nature
du lait dont il nourrit ses petits!...

La baleine, Messieurs, est un cétacé, nom qui vient du mot grec _kêtos_;
il appartient à la famille du narval, du cachalot, du dauphin. C'est un
grand mammifère plagiure, vivipare, pisciforme, portant deux pieds
appelés nageoires, et respirant par des poumons...»

Il fut interrompu par un soubresaut inattendu. Les propulseurs du
bateau-poisson, qui continuaient à se mouvoir, venaient d'effleurer les
parois de l'estomac de la baleine, et y avaient déterminé une
contraction qui ramena la dorade vers le canal alimentaire. Le
mécanicien, voulant profiter de ce mouvement, lâcha toute sa vapeur,
afin de forcer le passage, ce qui occasionna chez le monstre une
nouvelle nausée, suivie d'un vomissement au milieu duquel le bateau se
trouva rejeté au dehors.

Mais l'effort avait été si violent que la dorade alla frapper un rocher,
où elle se brisa. Tous les voyageurs qui se trouvaient à l'avant furent
broyés du choc, noyés dans la mer ou brûlés par les éclats de la
machine.

Heureusement que l'arrière, où se tenaient Marthe et Maurice, eut moins
à souffrir. La plupart des passagers échappèrent au désastre et furent
recueillis par les habitants de la côte, accourus au bruit de
l'explosion.

Enfin, lorsqu'ils eurent assez repris leurs sens pour regarder autour
d'eux, ils reconnurent que le cétacé avait eu la délicate attention de
ne les point détourner de leur route, et qu'ils se trouvaient dans les
faubourgs mêmes de Sans-Pair, c'est-à-dire seulement à quinze lieues de
la ville.

Le fonctionnaire chargé du registre de l'état civil des machines fut
aussitôt averti. Il arriva pour constater le désastre, et dressa l'acte
suivant, imprimé d'avance, et dont il n'eut qu'à remplir les blancs.

  SANS-PAIR.--ÉTAT CIVIL DES MACHINES

  ACTE MORTUAIRE.

  Nous, soussigné, déclarons que:

  La machine _Dorade accélérée, nº 7_,

  Née à _l'île du Noir_,

  Agée de _dix-huit mois_,

  Valant _quatre cent mille francs_,

  A péri par accident _de baleine_.

  Aujourd'hui 17 mai 3000.

  LE COMMISSAIRE,

  NETTEMENT.

  Ci-joint le procès-verbal.

Quant aux voyageurs qui avaient péri, comme pour constater leur décès il
eût fallu s'informer de leurs noms, de leurs professions, de leur âge,
le commissaire s'en abstint, en vertu du principe constitutionnel qui
déclare _que la vie privée doit être murée_.




IV

Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des passe-ports
daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen d'être servi sans
domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une vieille tradition: LA
FILEUSE D'ÉVRECY.


Ceux qui avaient survécu continuèrent ensuite leur route jusqu'à la
ville de Sans-Pair. Maurice trouva celle-ci entourée d'une double
enceinte destinée à assurer la perception de l'octroi et l'examen des
passe-ports.

Ces derniers n'étaient plus, du reste, comme autrefois, des sauf
conduits avec signalement, mais des portraits daguerréotypés, ornés du
timbre de la police et représentant le voyageur lui-même. M. Atout
expliquait à ses compagnons tous les avantages de ce nouveau procédé,
lorsqu'il fut interrompu par le bruit d'une querelle. C'était le gros
voyageur, au nez microscopique, que le gendarme refusait de reconnaître
dans le portrait-passe-port, qui le représentait maigre et fluet. Le
petit homme alléguait en vain l'action du nouveau racahout auquel il
devait cet accroissement rapide; l'agent de la force publique,
impassible comme la stupidité, déclarait ne pouvoir livrer passage qu'à
l'original du portrait! La difficulté fut soumise à un contrôleur, qui
en déféra à un vérificateur, lequel la porta à un directeur. Celui-ci se
consulta longtemps, revit celles des trente-trois mille ordonnances qui
réglaient la matière, et décida enfin que le gros homme serait remis à
des dégraisseurs-jurés, qui, après avoir prêté serment, s'occuperaient
de le ramener à un état dans lequel on pourrait constater son identité.
Le prospectus vivant s'écria en vain que, s'il maigrissait, sa position
sociale se trouvait perdue; qu'il vivait de son obésité, comme d'autres
de leur bonne réputation; le directeur lui répondit que la loi ne
s'inquiétait point de ces misères, et que son premier but était de
protéger la société en général, sans s'occuper de chacun de ses membres
en particulier.

Les deux époux laissèrent le voyageur au racahout dans cet embarras, et
arrivèrent, avec M. Atout, à la seconde enceinte, où les attendaient les
commis de l'octroi.

Eux aussi avaient suivi les progrès de la civilisation en portant
jusqu'à la perfection leurs moyens d'examen et de recherche. Grâce à
leurs ingénieuses imaginations, la fraude était devenue impossible à
faire par tout autre que par eux.

Échappés enfin de leurs mains, Maurice et Marthe suivirent leur
conducteur jusqu'à sa demeure.

C'était un vaste parallélogramme blanchi et percé d'étroites fenêtres
qui rappelait assez bien, pour la forme, une cage à poules de grande
dimension. L'académicien s'aperçut de la surprise de ses hôtes et sourit
d'un air satisfait.

«De votre temps les maisons ne se bâtissaient point ainsi? dit-il avec
une nuance d'orgueil involontaire.

--Pas précisément, répliqua Maurice; cependant nous avions l'édifice du
quai d'Orsai...

--Oui, c'était un acheminement, interrompit M. Atout; mais depuis l'art
a suivi sa voie, et nos architectes sont arrivés au beau idéal du
système rectangulaire. La maison que j'occupe a été construite par le
plus habile d'entre eux, aussi est-elle regardée comme un chef-d'oeuvre.
Dans tout ce que vous voyez, il n'y a pas une pierre d'ornement,
c'est-à-dire inutile; quant aux dispositions intérieures, vous pourrez
en juger.»

On avait atteint le perron qui précédait la porte; à peine Maurice y
eut-il posé le pied que la marche céda légèrement et mit en mouvement
une lanterne qui s'avança pour l'éclairer; à la seconde marche la
sonnette se fit entendre; à la troisième la porte s'ouvrit d'elle-même.

Dans ce moment les yeux du jeune homme s'arrêtèrent sur une inscription
gravée au-dessus de l'entrée:

  CHACUN CHEZ SOI,

  CHACUN POUR SOI.

«Vous devez reconnaître le précepte d'un des sept sages de votre pays,
dit l'académicien en souriant; il résume à lui seul toutes les lois de
l'humanité. _Chacun chez soi_, c'est le droit; _chacun pour soi_, c'est
le devoir. Mais entrez, de grâce, vous avez bien autre chose à voir.»

Les deux époux traversèrent une antichambre garnie d'appareils dont ils
ignoraient l'usage. M. Atout leur montra d'abord une boîte dans laquelle
arrivaient les lettres qui lui étaient adressées, et leur expliqua
comment d'immenses conduits établissaient, au moyen du vide, cette
distribution à domicile. Il leur ouvrit ensuite des robinets chargés de
conduire partout l'eau, la lumière, le feu et l'air rafraîchi. Il
indiqua les tuyaux destinés à l'arrivée des journaux, les fils
électriques établissant une correspondance télégraphique aussi rapide
que la pensée avec les fournisseurs du dehors, les appareils panoptiques
au moyen desquels la vue pouvait surmonter les obstacles et franchir
toutes les distances.

Pendant cette exhibition, il s'était assuré de l'absence de madame
Atout, et avait donné différents ordres en touchant quelques ressorts.
Le tintement d'une sonnette lui annonça bientôt que tout était prêt; il
fit passer ses hôtes dans la salle à manger, où le dîner se trouvait
servi, et il les invita à prendre place.

Marthe et Maurice s'assirent, en regardant autour d'eux. Ils
s'attendaient à voir paraître, à chaque instant, les gens de service;
mais l'académicien, qui devina leur pensée, sourit; il se pencha de
côté, appuya la main sur un bouton placé près de la table, et
immédiatement tout ce qui la couvrait sembla s'animer! Les bouteilles
baissèrent, d'elles-mêmes, leurs goulots sur les verres; la cuiller à
potage remplit l'assiette de chaque convive; le grand couteau fixé au
manche du gigot commença à enlever des tranches que de petites
brochettes plongeaient ensuite dans le réservoir à jus; la pincette
d'écaille exécuta une gigue dans la salade, qu'elle foulait et
retournait; les poulardes, comme si elles eussent voulu prendre leur
volée, étendirent, aux bords du plat, leurs membres aussitôt saisis et
découpés; le poisson alla se placer lentement sous la truelle d'argent
qui devait le partager; les hors-d'oeuvre se mirent à tourner autour de
la table comme des chevaux de manége, en ayant soin de s'arrêter devant
chaque convive; enfin, le moutardier lui-même souleva son couvercle et
présenta sa petite spatule d'ivoire!

Nos deux ressuscités ne pouvaient en croire leurs yeux. M. Atout leur
expliqua alors par quelles séries d'ingénieuses inventions on avait pu
substituer aux machines humaines des machines plus parfaites.

«Vous le voyez, continua-t-il, dans une maison bien machinée comme
celle-ci, personne n'a besoin de personne... ce qui ajoute un charme
singulier à l'intimité. Le progrès doit avoir pour but de tout
simplifier, de faire que chacun vive pour soi et avec soi; c'est à quoi
nous sommes arrivés. Au lieu de domestiques soumis à mille infirmités, à
mille passions, nous avons des serviteurs de fer et de cuivre, toujours
également robustes, également sûrs, également exacts. Encore quelques
efforts, et la civilisation aura conquis à l'homme l'isolement,
c'est-à-dire la liberté, car chacun pourra se passer complétement des
services de son semblable.

--Oui, dit Maurice, qui était devenu pensif; mais alors que deviendra la
parole du Christ, qui recommande de se secourir et de s'aimer? Le but de
la vie est-il bien de se suffire à soi-même? N'est-il pas plutôt de se
compléter dans les autres et par les autres? La machine humaine, comme
vous l'appelez, avait un coeur qui pouvait battre à l'unisson du nôtre,
tandis que la machine de fer ne nous est rien. En préférant celle-ci,
vous avez sacrifié votre âme à vos habitudes; vous avez brisé le dernier
anneau qui liait les classes heureuses aux classes déshéritées. Les
riches ne pouvaient oublier tout à fait le peuple auquel ils
empruntaient des serviteurs; c'étaient comme des prisonniers faits sur
la pauvreté, et qui la rappelaient perpétuellement par leur présence. La
nécessité les rendait plus ou moins membres de la famille. On les
prenait d'abord par besoin, puis on les aimait par habitude. Leurs
douleurs et les nôtres se mêlaient toujours un peu; on avait en commun
les goûts, les répugnances, les infirmités; association imparfaite sans
doute, mais dans laquelle s'échangeaient quelques sympathies, et qui
donnait une occasion de dévouement et de reconnaissance propre à exercer
le coeur. Ah! loin de supprimer le serviteur, il fallait le rapprocher
plus intimement du maître; il fallait en faire un humble ami, prêt à
tous les sacrifices et sûr de toutes les protections; réaliser enfin la
belle histoire de la fileuse d'Évrecy.»

L'académicien demanda ce que c'était que cette histoire.

«Une vieille tradition populaire que l'on m'a racontée dans mon enfance,
répondit Maurice, et qui vous semblerait maintenant bien étrange...

--Voyons, dit M. Atout en vidant son verre.»

Le jeune homme parut hésiter; mais le regard de Marthe, qui rencontra le
sien, demandait l'histoire; il se décida aussitôt, et raconta ce qui
suit:


LA FILEUSE D'ÉVRECY.

Vers la fin du dix-huitième siècle vivait à Évrecy, en Normandie, un
gentilhomme qui n'avait pour parents qu'une fille d'environ dix ans, et
pour domestique qu'une vieille servante. La petite fille avait reçu en
baptême le nom d'Yvonnette, et la servante celui de Bertaude; mais cette
dernière n'était connue dans le pays que sous le nom de la _fileuse
d'Évrecy_, parce qu'on la voyait toujours la quenouille au côté.
Bertaude filait effectivement du matin au soir, et souvent encore du
soir au matin, sans que son maître eût, pour cela, moins de créanciers.
Aussi faut-il dire qu'il en prenait peu de souci. Le gentilhomme
d'Évrecy était de ceux qui regardent que leur épitaphe sera celle du
genre humain. Après avoir mangé la meilleure part de son bien, il
s'était décidé à boire le reste, afin de se mettre au pair, et
continuait depuis, d'autant plus résolument que, selon son dire, il ne
craignait plus de se ruiner. Excellent homme d'ailleurs, qui eût donné à
sa fille Yvonnette la lune et le soleil, et qui appelait toujours
Bertaude pour boire le dernier verre de marin-onfroi[1] ou de poiré.

  [1] Nom donné à un cidre choisi extrait de la pomme naturalisée en
    Normandie par Marin Onfroi.

Enfin, quand il eut tout épuisé, fortune et crédit, il fut assez heureux
pour mourir presque subitement, sans avoir eu l'ennui de régler ses
comptes avec ses créanciers.

Mais à peine le cercueil enlevé, ceux-ci accoururent, suivis des gens de
justice, pour tout saisir. Les meubles furent descendus dans la cour et
vendus à la criée; on se partagea les prairies, les champs, les vergers,
et un gros marchand de Falaise, qui avait tout récemment acheté de la
noblesse, vint habiter le vieux logis.

Bertaude comprit qu'il fallait lui laisser la place libre. Elle prit sa
quenouille et son fuseau, fit son paquet, celui d'Yvonnette, puis se
présenta pour prendre congé du nouveau maître.

Ce dernier, en voyant qu'elle tenait la petite fille par la main, lui
demanda si elle la menait à quelque parent.

«Hélas! faites excuse, répliqua Bertaude, qui essuyait ses yeux avec le
coin de son tablier; la pauvre innocente n'a dans le pays aucune famille
pour la recevoir.

--Que ne la conduisez-vous alors à l'hospice de Bayeux? reprit le nouvel
anobli.

--A l'hospice! répéta Bertaude saisie.

--On n'y reçoit pas seulement les bâtards, objecta l'ancien marchand,
mais aussi les enfants abandonnés.

--Par mon Sauveur! celle-ci ne l'est pas, Monsieur, dit la vieille en
caressant Yvonnette, qui se serrait contre elle tout effrayée; tant que
je ne serai pas sous la terre du cimetière, il lui restera quelqu'un.

--Vous est-elle donc quelque chose? demanda le bourgeois ironiquement.

--Elle est la fille de mon maître! répliqua Bertaude avec énergie. J'ai
mangé vingt ans le pain de sa famille, je l'ai reçue dans mes mains
quand elle est née, je l'ai portée à l'église pour son baptême, je lui
ai appris à marcher et à prononcer son premier mot; si ce n'est pas
l'enfant de mon sang, c'est l'enfant de mes soins. Ah! Jésus! à
l'hospice! N'aie pas peur, va, Yvette, tant que la Bertaude pourra
remuer un seul de ses dix doigts, ton hospice sera dans son giron.»

Elle avait soulevé l'enfant, qui l'enveloppa de ses bras, en appuyant la
tête sur son épaule, et elle prit avec elle la route de Falaise.

Bertaude avait son plan, dont elle n'avait rien dit à personne.

Elle connaissait aux Ursulines une soeur qui, avant d'être une sainte
choisie par Dieu, avait été une femme aimée des hommes; elle lui porta
Yvonnette, avec une bourse renfermant tout ce qu'elle possédait, et lui
dit: «Élevez-la comme la fille d'un gentilhomme, et ne lui refusez rien
de ce qu'il lui faudra pour qu'elle fasse honneur à son nom; car, avant
que la bourse soit vide, je vous rapporterai de quoi la remplir.»

Elle embrassa ensuite l'enfant, pleura beaucoup, et partit.

Mais trois mois après on la vit reparaître avec plus d'argent qu'elle
n'en avait laissé la première fois. Elle continua à revenir ainsi
régulièrement quatre fois par année, et chaque fois elle demandait
qu'Yvonnette eût des maîtres plus habiles et des robes plus belles.

Elle seule était toujours la même: vêtue de son pauvre jupon de bure, la
quenouille dans la ceinture, et marchant en faisant tourner son fuseau.
On se demandait vainement d'où pouvait lui venir ce qu'elle dépensait
pour Yvonnette; à toutes les questions elle se contentait de sourire en
répondant:

«Dieu a une épargne pour les orphelins.»

Cependant l'enfant devint une jeune fille, si savante, si sage et si
belle, qu'il n'était bruit d'autre chose dans tout le Bessin. Les plus
grandes dames du pays voulaient la connaître, et venaient la visiter au
parloir du couvent. Les poëtes normands lui adressaient des vers, les
jeunes gentilshommes en tombaient amoureux et portaient ses couleurs;
enfin il se trouva une foule de gens qui se déclarèrent ses parents ou
ses alliés et qui en apportèrent les preuves.

Madame de Villers, qui était du nombre, exigea même que la jeune fille
vînt passer quelques jours à son château.

Ce fut là qu'Yvonnette rencontra le sieur de Boutteville, un des plus
riches seigneurs et des plus accomplis du royaume. Il devint si
éperdument amoureux de la jeune fille qu'il la demanda en mariage, et
Yvonnette, heureuse de sa recherche, songeait aux moyens de la faire
connaître à Bertaude, lorsque celle-ci se présenta avec une douzaine de
marchands. Elle n'avait point voulu que sa jeune maîtresse se mariât
comme une déshéritée, et elle lui apportait un trousseau complet.

Le sieur de Boutteville, qui arriva comme on était occupé à l'étaler
devant Yvonnette, ne parut point partager la joie de la jeune fille. On
lui avait déjà parlé des grosses sommes fournies par la vieille
servante, en exprimant des doutes sur leur origine; il craignait que
cette générosité ne cachât quelque secret honteux, et il ne put
s'empêcher de le laisser deviner.

Bertaude se retira sans rien dire, mais elle ne reparut plus, au grand
désespoir d'Yvonnette, qui sentait que cette fuite confirmait les
soupçons. Enfin le jour du mariage arriva. La jeune fille parée et
tremblante fut conduite jusqu'à la chapelle, dans le carrosse de madame
de Villers. Comme elle en descendait sous le porche, elle se trouva
entourée de mendiants qui venaient, selon l'usage, apporter leurs
souhaits, en sollicitant une aumône. Tout à coup ses regards tombèrent
sur une vieille femme agenouillée... Sa quenouille et son fuseau
suffisaient pour la faire reconnaître: c'était la vieille servante,
c'était Bertaude!

Elle courut à elle, prit ses mains, et lui demanda ce qu'elle faisait
là.

«Ce que j'ai fait pendant neuf années,» répondit la vieille femme, qui
ne put retenir ses larmes.

Et voyant M. de Boutteville, qui était accouru:

«Oui, continua-t-elle, voilà tout le secret dont on a tourmenté votre
fiancé. Après vous avoir déposée au couvent, je me suis mise à parcourir
à pied la Normandie, filant le long des routes et demandant au nom de
Dieu. Mon travail me rapportait peu de chose, c'était pour moi; l'aumône
rapportait davantage, c'était pour vous! Mais il ne faut point que votre
mari rougisse de ce que j'ai fait: le don accordé au nom de Dieu ne peut
être une honte pour personne. Le bon coeur de tous les hommes vous a
soutenue quand vous étiez petite; maintenant que vous voilà grande, le
bon coeur d'un seul homme vous rendra heureuse. J'ai fini de mendier
aujourd'hui; car, dès que vous n'avez plus besoin de rien, je n'ai rien
à demander.»

Yvonnette, d'abord stupéfaite, puis éperdue d'attendrissement,
embrassait la vieille, qui ne pouvait comprendre de tels transports.
Mais M. de Boutteville, dont les yeux s'étaient mouillés de larmes, prit
tout à coup sa main et y posa celle de sa fiancée:

«Vous avez été sa mère, dit-il, c'est à vous de la mener à l'autel et de
me la donner.»

Ce qui fut fait sur l'heure, à la grande admiration de tous les
spectateurs. Yvonnette, parée de soie, de dentelle et d'or, fut conduite
au prêtre par Bertaude, qui portait encore ses habits de mendiante, sa
quenouille et son fuseau; et, la cérémonie achevée, la jeune mariée vint
s'agenouiller devant la vieille paysanne pour lui demander de la bénir,
comme elle eût fait pour sa mère! La foule pleurait, et l'on entendit
répéter de tous côtés:

«Que Dieu les protége! que Dieu les protége!»

Ce voeu fut accompli, car le souvenir de cette union a été conservé dans
le Bessin, où l'on disait encore longtemps après, sous forme de
proverbe: Heureux comme les Boutteville!

Mais ce qui vaut mieux, c'est qu'ils conservèrent jusqu'à la fin leur
vénération reconnaissante pour Bertaude. Alors que les plus grands
seigneurs et que les plus grandes dames se trouvaient réunis dans les
salons du château de Boutteville, la fileuse d'Évrecy y occupait la
place d'honneur. On célébrait de plus, tous les ans, à l'église de la
paroisse, une messe solennelle à laquelle la vieille servante se rendait
avec son ancien costume de mendiante, sa quenouille et son fuseau, ayant
à un bras le sire de Boutteville, et à l'autre Yvonnette. Touchante
cérémonie, qui, en rappelant le dévouement et la reconnaissance, servait
également d'exemple aux maîtres et aux serviteurs.




V

Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des chambres à
coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire.--Le salon de M.
Atout; multiplication exagérée de l'image d'un grand homme.--M. Atout
présente à ses hôtes sa légitime épouse, milady Ennui.


En conduisant Marthe et Maurice aux pièces qu'ils devaient occuper, M.
Atout ne manqua point de leur faire admirer une foule de nouveaux
perfectionnements. Les lits rentraient dans la muraille afin de laisser
plus d'espace; les fauteuils roulaient d'eux-mêmes; les fenêtres
s'ouvraient sans qu'on y touchât; les parquets s'élevaient et
s'abaissaient à volonté. Aussi n'était-ce partout que poulies et cordons
de tirage; l'appartement entier ressemblait à un vaisseau garni de ses
agrès, et qui obéissait à l'instant, pourvu qu'on connût la manoeuvre.

Mais la multiplicité des émotions de cette journée, jointe à la fatigue
du voyage, avait épuisé les forces de Marthe: aussi remit-elle au
lendemain l'étude de ce mécanisme domestique, et ne tarda-t-elle pas à
s'endormir.

Maurice, sentant également le besoin de repos, passa dans la chambre
voisine, qui lui était destinée, et se disposa à se mettre au lit; mais
tout en se déshabillant, il repassait dans sa mémoire les étranges
aventures qui venaient de lui arriver, et poursuivait un de ces
monologues philosophiques particulièrement en usage parmi les ivrognes,
les gens qui s'endorment et les héros de tragédie.

«Ressusciter, murmurait-il du ton de Talma s'adressant la fameuse
question d'Hamlet; ressusciter après douze siècles! suis-je bien sûr
d'être éveillé?»

Ici il se touchait pour en acquérir la certitude, puis reprenait:

«Oui, je veille... je suis bien dans le monde de l'an TROIS MILLE... une
nouvelle société m'enveloppe...»

Il s'interrompait pour ôter son habit...

«Ainsi mes souhaits ont été accomplis! O Maurice! tu vas connaître la
génération préparée par tes contemporains! Ah! pour la bien juger,
dépouille-toi des préjugés de ton enfance... dépouille-toi des
préventions qui aveuglent... dépouille-toi...»

Son esprit, alourdi par le sommeil, ne put aller plus loin, et il se
contenta de se dépouiller de son pantalon; puis, les yeux à demi fermés,
il s'avança vers le lit qui lui avait été préparé.

Mais au moment de l'atteindre, il s'aperçut qu'une fenêtre était restée
ouverte. Voulant éviter les moustiques et les coups d'air, il saisit un
cordon qui lui semblait destiné à refermer le châssis vitré et tira à
lui!

Le candélabre à trois becs qui l'éclairait s'éteignit subitement, et il
se trouva plongé dans une complète obscurité. Au lieu du cordon de la
fenêtre, il avait tiré le cordon de l'éteignoir!

L'erreur, du reste, était peu dangereuse. Décidé à braver l'air de la
nuit, il se mit à chercher son lit à tâtons, et allait y entrer, lorsque
sa main, posée au hasard, rencontra un ressort qui céda.

Aussitôt un grincement de roues se fit entendre, et le lit, brusquement
enlevé, disparut dans la muraille.

Maurice demeura quelques instants un bras étendu et le pied en avant,
dans la position du gladiateur victorieux! Cependant, comme l'attitude
était peu commode pour dormir, il se redressa en envoyant au diable les
inventions mécaniques, et se mit à chercher le ressort qui devait faire
reparaître son lit évanoui.

Malheureusement l'obscurité ne lui permettait point de distinguer les
objets. Ses mains tâtaient le mur sans rien rencontrer; enfin, l'une
d'elles s'arrêta sur un bouton qu'elle tourna... Un jet d'eau glacée lui
frappa le visage! Il se rejeta vivement en arrière, et alla heurter la
cloison voisine. Le parquet fléchit à l'instant sous ses pieds, avec un
sifflement de poulies, et il se sentit descendre!

Il n'eut que le temps de pousser un cri de saisissement, aussitôt
comprimé, car la lumière venait de succéder aux ténèbres: il se trouvait
dans le boudoir de madame Atout. Seulement, au lieu d'entrer
horizontalement par la porte, il était arrivé perpendiculairement par le
plafond!

Son regard s'arrêta d'abord sur une _forme_ élégante et demi-nue, devant
laquelle il s'inclina en murmurant des excuses embarrassées; mais au cri
poussé derrière lui, il retourna la tête, et aperçut la véritable
propriétaire du boudoir, dans un costume abrégé, que le plus correct des
poëtes français appelle un _simple appareil_.

Au mouvement de Maurice, madame Atout (car c'était elle) jeta un second
cri, et prit la position de la Vénus pudique. Le jeune homme détourna la
tête avec une discrétion empressée. La perspective ostéologique dont son
oeil venait d'être heurté avait éveillé chez lui une chaste épouvante.
Il s'efforça d'allonger modestement le vêtement indispensable qui lui
tenait lieu de tous ceux qui lui manquaient, et voulut commencer un
discours de justification.

Mais à quoi tient, hélas! l'inspiration des plus éloquents! C'était la
première fois que Maurice parlait à son auditeur le dos tourné, et cette
position inusitée lui enleva subitement toute sa liberté d'esprit. Il
chercha en vain, dans sa situation même, la matière d'un exorde par
insinuation; son intelligence rebelle ne lui fournit que les
réminiscences classiques du discours de Télémaque à Calypso.

«O vous, qui que vous soyez, mortelle ou déesse! bien qu'à vous voir on
ne puisse vous prendre que pour une divinité...»

Le bruit d'une porte brusquement refermée l'interrompit, il se retourna;
la déesse avait disparu, et il entendit que, par prudence, elle tirait
sur lui les verrous.

Cette fuite soudaine le dispensait de plus longs frais d'éloquence;
évidemment on lui abandonnait la place. Craignant quelque nouvelle
aventure, il se décida à y rester et à prendre possession du lit de
repos qui occupait le fond du boudoir.

Ce dernier était entouré de glaces mobiles qui permettaient d'étudier
tous les gestes et toutes les attitudes. Grâce à leurs inclinaisons
combinées, on pouvait s'y voir de dos, de face, de trois quarts, de
profil. Chacun avait autour de soi, comme Dieu lorsqu'il créa le genre
humain, une société formée à son image, ce qui ne pouvait manquer de
faire une société charmante.

Près du lit de repos se dressait un casier dont les compartiments
protestaient contre l'aphorisme de M. Planard:

    Que toujours la nature
    Embellit la beauté!

On lisait sur les plus apparents:

  _Huile d'hippopotame pour faire repousser les dents.--Essence de
  gazelle pour assouplir la taille.--Pommade de cygne pour devenir
  blanche.--Moelle de tourterelles pour avoir les regards
  tendres.--Elixir de Vénus..._

D'autres compartiments renfermaient des dentiers à pendules qui
marchaient seuls et qui sonnaient les heures, des boucles d'oreilles
jouant de la serinette, et des yeux de verre tenant lieu de lunettes de
spectacle.

La toilette était, en outre, couverte de brosses de toutes formes, pour
les ongles, pour les cheveux, pour les sourcils, pour les dents, pour
les oreilles! Il y avait vingt savons étiquetés: savon râpe, savon miel,
savon granit, savon beurre, savon aigre, savon doux! vingt eaux de
senteur: parfum Sessel ou asphaltique, baume de tabac-caporal, essence
de gaz hydrogène, etc., etc.

Après avoir admiré tout cet arsenal de la coquetterie féminine, Maurice
s'arrêta de nouveau devant la _forme_ qu'il avait prise d'abord pour
madame Atout, et qui n'en était que l'enveloppe complémentaire. Il
admira la perfection de cette apparence qui traduisait les angles
rentrants en angles saillants, et les plans rectilignes en sphères
harmonieuses. Semblable à Pygmalion, le corsetier avait animé sa statue;
le caoutchouc palpitait, le tricot semblait respirer! Maurice eut beau
détourner la tête et fermer les yeux, il se rappelait malgré lui, comme
l'ermite de la Fontaine, cette forme arrondie

    ...... Qui pousse et repousse
    Certain corset, en dépit d'Alibech,
    Qui cherche en vain à lui clore le bec.

La vue du maillot menaçait ainsi d'étouffer les chastes inspirations que
Maurice devait à la vue de la femme; il détourna prudemment les yeux, se
coucha sur le canapé, et ne tarda pas à s'y endormir.




PREMIÈRE JOURNÉE

VI

Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade aérienne;
le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres sont des tuyaux de
cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité.


Le lendemain, M. Atout entra comme Maurice ouvrait les yeux.
L'académicien venait d'apprendre les mésaventures nocturnes de son hôte
et en riait aux éclats. Il le reconduisit vers Marthe, qui commençait à
s'inquiéter de ne point le voir revenir, et il leur expliqua de nouveau,
avec plus de détails, les différents mécanismes de leur appartement.

Il était au plus fort de ces explications, lorsqu'un bruit de sonnette
retentit dans toute la maison! Le démonstrateur s'interrompit
brusquement:

«C'est madame Atout, dit-il avec une déférence craintive; nous
reprendrons cet entretien une autre fois. Elle désire vous voir, ne la
faisons point attendre.»

Il hâta le pas, ouvrit la porte, traversa plusieurs pièces avec ses
hôtes, et les introduisit enfin dans un grand salon qu'ils n'avaient
point encore aperçu.

C'était une galerie ornée de curiosités, de tableaux et de plans levés
représentant différentes coupes de machines. Un cadre immense renfermait
tous les diplômes académiques accordés à M. Atout, et rayonnant, autour
de son portrait, en glorieuse auréole.

Ce portrait, passé dans le commerce, comme celui de tous les hommes
illustres de l'an trois mille, se trouvait reproduit sous vingt formes.
Il grimaçait dans les moulures du plafond; il soutenait, en guise de
cariatides, les consoles de la corniche; il se reliéfait sur les bras
sculptés des fauteuils. La nécessité d'approprier l'image à ces
différents emplois avait seulement altéré parfois la dignité académique
du modèle. Ici on le représentait contre un pied de candélabre; là,
penché en avant, et la bouche ouverte en manière de gargouille; plus
loin, plié sous une ferrure qu'il soutenait. Mais, quelles que fussent
l'attitude et la destination, on y reconnaissait l'illustre Atout aussi
sûrement que le gamin de Paris eût reconnu l'image de Napoléon moulée en
sucre d'orge, ou même sculptée par un membre de l'Institut.

Ainsi que l'académicien l'avait deviné, madame Atout attendait Marthe et
Maurice; mais, bien que ce dernier l'eût aperçue la veille, il ne put la
reconnaître: la réalité et l'_apparence_ ne formaient plus qu'un seul
être. La femme était entrée dans le corset de manière à y disparaître;
le corset seul restait visible; lui seul vivait; madame Atout n'en était
plus que l'organe moteur!

Maurice s'inclina confondu, et ne put s'empêcher de murmurer, en sa
qualité d'orientaliste:

«Le corsetier est grand!...»

Quant à Marthe, qui n'était point dans le secret, elle crut voir ce
qu'elle voyait, et admira!

Madame Atout n'avait rien négligé pour faire valoir des beautés qui
sortaient de chez le meilleur faiseur de Sans-Pair. Sa robe de soie
amarante ne descendait qu'au genou, et son pantalon, de gaze blanche,
laissait voir vaguement une jambe rose d'une merveilleuse élégance. Le
visage maigre et tiré contrastait bien avec cette riche nature; mais le
teint en était si blanc! les lèvres si fraîches! les cheveux si noirs et
si soyeux! Puis la richesse des ornements détournait l'attention. Madame
Atout portait sur la tête l'imitation, en petit, d'une machine à
fabriquer les queues de bouton, autrefois inventée par son père, et aux
deux bras les modèles d'une roue de tournebroche modifiée par son
grand-oncle, et d'un cercle de chaudière perfectionné par son frère
aîné. Maurice apprit plus tard que c'étaient autant d'armoiries
parlantes, qui rappelaient les titres de noblesse de la famille. Elle
avait, en agrafe, la miniature de M. Atout, couronnée de lauriers et
encadrée dans une guirlande de cheveux imitant des immortelles. Un
médaillon suspendu au cou renfermait enfin le chiffre de la somme
qu'elle avait reçue en mariage; on y lisait gravé en lettres d'or:

  _Trois millions de dot.--Séparée de biens!_

Maurice comprit sur-le-champ la déférence de l'académicien pour la
femme-corset.

La présentation fut faite à milady Ennui, qui lorgna les deux
ressuscités avec une curiosité nonchalante, leur adressa une vingtaine
de questions dont elle n'attendit pas les réponses, puis déclara tout à
coup qu'elle voulait déjeuner sur-le-champ, pour faire ensuite avec eux
une promenade à la grande avenue des cheminées.

En sortant de table, M. Atout conduisit ses hôtes et milady Ennui sur la
terrasse de son hôtel, où ils trouvèrent une calèche aérostatique, dans
laquelle ils montèrent: car, à Sans-Pair, les principaux moyens de
communication avaient été établis, pour plus de commodité, à travers
l'espace autrefois abandonné au vent et aux hirondelles. Les rues
étaient presque exclusivement laissées aux piétons. On voyait les
fiacres volants, les omnibus-ballons, les tilburys ailés, courir et se
croiser dans tous les sens; l'éther, enfin conquis, était devenu un
nouveau champ pour l'activité humaine. Ici, des débardeurs aéronautes
dépeçaient les nuages pour en extraire la pluie ou l'électricité; là,
des chiffonniers aériens glanaient les épaves égarées dans l'espace;
plus bas, de pauvres chimistes volants recueillaient les gaz vagabonds
ou les fumées flottantes, tandis qu'à leur côté quelque honnête
bourgeois, abrité par deux nuées, essayait de prendre à la ligne les
oiseaux de passage.

Après avoir traversé les plaines de l'air, la calèche abaissa son vol
vers une sorte d'avenue formée par les cheminées des plus hauts
édifices. C'était le bois de Boulogne de Sans-Pair, et toute
l'aristocratie élégante s'y donnait rendez-vous.

L'académicien montra successivement à ses deux hôtes les équipages des
beautés en vogue, des célébrités à la mode, des banquiers les plus
millionnaires. Il leur fit admirer les lions du jour, caracolant sur
leurs aérostats pure vapeur, et lorgnant les femmes accoudées aux
balcons des terrasses.

Mais ce que Maurice remarqua avant tout, ce fut la variété des
physionomies de cette société d'élite. On retrouvait, chez les uns, les
traces du visage mongole au teint de suie et aux yeux sournois; chez les
autres, celles de l'Américain au front fuyant. Il y avait des traits de
Malais olivâtres et de nègres frisés comme les fourrures d'astracan. On
trouvait même quelques Caucasiens portant, selon les règles établies
pour leur race, _l'angle facial ouvert à quatre-vingts degrés et le nez
long..._ à moins qu'ils ne fussent camus!

Ce mélange de types était la conséquence naturelle des progrès des
lumières. Tous les sangs s'étaient mêlés. Mais, comme dans une terre
abandonnée à elle-même, ou les plantes les moins précieuses ne tardent
pas à tout envahir, les races les plus déshéritées avaient fini par
prévaloir dans les générations successives, et la fraternité générale
avait amené la laideur universelle.

Une seule exception frappa Maurice. C'était une femme à demi couchée
dans un char incrusté de nacre. A la voir glisser légèrement au milieu
de l'air, on eût dit cette divinité, à la merveilleuse ceinture,
qu'Homère nous représente emportée dans l'espace par ses colombes, et
n'ayant qu'à sourire pour que tout frémisse de volupté! Vêtue d'une
tunique de mousseline rayée d'or, elle laissait pendre, hors du char, un
de ses pieds nus, qui semblait baigner dans l'azur de l'éther. Son
manteau de gaze flottait derrière elle comme une nuée, et ses cheveux
blonds, retenus par un cercle d'argent, jouaient sur ses épaules.

Les jeunes Sans-Pairiens se pressaient autour de son char, comme un
essaim d'abeilles autour d'une touffe fleurie.

Maurice la montra à l'académicien et demanda son nom.

«Son nom? interrompit milady Ennui; qui ne le connaît? C'est madame
Facile... dont le mari est toujours en ambassade à six mille lieues de
Sans-Pair. N'est-ce pas le président de la chambre des envoyés qui la
suit?

--Il me semble, en effet!» répondit l'académicien.

Milady fit un geste d'indignation.

«Quelle honte! s'écria-t-elle; un homme grave avoir une pareille
faiblesse!...

--Comme vous dites... une faiblesse, répéta M. Atout, qui ne paraissait
pas lui-même bien fort.

--Oser paraître avec elle, continua milady; la voir étaler publiquement
une beauté trop connue!»

M. Atout jeta un regard de côté, comme s'il eût souhaité la mieux
connaître.

«Ne point être repoussé par le dégoût, par le mépris!» acheva la
femme-corset.

Dans ce moment, madame Facile passa près de la calèche. L'air, agité par
son vol, apporta jusqu'à M. Atout le parfum de ses cheveux, et son pied
nu faillit l'effleurer.

«C'est scandaleux! s'écria milady.

--Scandaleux! répéta l'académicien, qui frémissait encore, et
poursuivait d'un oeil avide la voluptueuse vision.

--Partons! reprit la première, indignée.

--Partons!» répliqua le second en soupirant.

La calèche changea de direction. Au bout d'un instant, milady se rappela
le fils qu'elle avait en nourrice et déclara qu'elle voulait le voir.

Marthe appuya vivement sa demande, car l'instinct de mère avait devancé
chez elle la maternité. La vue d'un enfant lui causait toujours une joie
attendrie. Elle ne pouvait entendre ses frais gazouillements sans
s'approcher pour lui ouvrir les bras, et, à peine l'avait-elle pressé
sur son coeur qu'elle se sentait saisie d'une sorte de transport
caressant. Elle l'appuyait à son épaule, posait une joue sur sa petite
tête bouclée, le berçait en chantant; et, si l'enfant, cédant à ses
caresses, s'endormait, elle-même fermait bientôt les yeux, et, le coeur
gonflé d'une joyeuse illusion, rêvait qu'elle était sa mère!

Que de fois cette hallucination l'avait subjuguée! Que de fois elle
avait vu, dans ces songes éveillés, toutes les fantaisies de son
espérance se traduire en vivantes images! C'était d'abord l'enfant
folâtre pendu à l'escarpolette des bois, ou courant avec sa chèvre
docile dans les herbes fleuries; puis la pensionnaire déjà découronnée
des grâces du premier âge, sans que celles du second fussent encore
écloses; enfin, la grande et belle jeune fille qui s'arrêtait rêveuse
aux bords de la vie, comme devant une mer sans limites! Que de secrets
arrachés à cette rêverie! que de traces de larmes découvertes sous un
baiser! que de consolations données et reçues! Charmant retour
d'émotions oubliées! douce reprise du roman de la jeunesse qu'une autre
recommence sous l'abri de notre amour! Qu'importe que la vie décline en
nous, si elle renaît dans notre second nous-même? Qui hérite de notre
sang et de notre âme ne doit-il pas hériter de notre bonheur? Laisse le
soleil à qui vient prendre ta place dans la vie. Qu'elle soit heureuse,
la fille que tu as nourrie et formée, heureuse sans toi, heureuse par un
autre! Dans la succession des êtres, hélas! l'ingratitude est la dette
héréditaire; nos pères sont vengés par nos enfants! Eh bien! accepte la
nouvelle place qui t'est donnée: tu étais la reine de cette destinée,
sois-en l'esclave dévouée. Veille sans qu'on le sache, donne sans jamais
demander, persiste à être la mère de celle qui n'est plus ta fille. Tu
seras encore heureuse, si elle peut l'être; car le bonheur de ceux que
nous aimons est comme l'encens qui s'élève à l'autel: on ne le brûle
point pour nous, mais nous en partageons le parfum!

Puis, toutes les joies de la maternité ne renaîtront-elles point pour
toi avec les fils de ta fille? Ouvre tes bras, approche leurs têtes
blondes de tes cheveux blancs et tu entendras encore ces douces voix qui
retentissent jusqu'au fond des entrailles de la femme; tu sentiras
encore sur tes joues ridées ces petites mains qui appellent les baisers;
tu verras ces yeux vagues et doux, au fond desquels on peut tout lire.
Prends donc courage, ta tâche n'est point achevée; il y a encore des
enfants pour lesquels il faut te dévouer, craindre, veiller; et ceux-là,
grand'mère, tu n'auras point à souffrir de leur abandon: car, lorsqu'ils
seront des hommes, tu ne vivras plus! Sainte et généreuse passion pour
les petits! que deviendrait sans elle la race humaine? L'amour est
passager, l'amitié se lasse; à mesure que l'homme avance sous le poids
de la vie, son coeur se tarit et se corrompt comme les eaux exposées à
l'ardeur du midi; seule sa tendresse pour l'enfant reste immuable, seule
elle entretient la source appauvrie du dévouement. Alors même que le
calcul décide de tous nos sentiments, celui-là reste désintéressé; pour
lui nous acceptons les mécomptes, l'attente, les sacrifices. Les enfants
n'assurent point seulement la continuité de la race humaine, ils sont
aussi les conservateurs de ses instincts les plus précieux et les plus
doux.




VII

Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la maternité.--Lait
de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître les vocations.--Grand
collége de Sans-Pair.--Programme pour le baccalauréat ès
lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement.--Machine à
examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat pour la production
des phénomènes.


Ainsi rêvait Marthe, à la fois triste et joyeuse: joyeuse par l'espoir
du sacrifice, triste par la crainte de l'oubli!

Mais, tandis qu'elle évoquait ce rêve entrecoupé, la calèche avait
abaissé son vol, et M. Atout déclara qu'ils étaient rendus.

Devant eux s'élevait un édifice dont l'aspect participait à la fois de
la caserne, du collége et de l'hôpital.

L'académicien leur apprit que c'était la maison d'allaitement.

«Et toutes les nourrices y demeurent?» demanda Marthe.

M. Atout sourit.

«Des nourrices! répéta-t-il. Vous parlez là d'une habitude des siècles
barbares!

--Alors, reprit Marthe, les enfants sont élevés par leurs mères?

--Fi donc! interrompit l'académicien, ce serait encore pis. La
civilisation a fait comprendre la folie d'une pareille dépense de temps
et de soins. Ici, comme partout, nous avons substitué la machine à
l'homme. De votre temps, il n'y avait qu'une université de professeurs;
nous avons agrandi l'institution en créant une université de nourrices.
Le nouveau-né est mis au collége le jour de son entrée dans le monde, et
nous revient dix-huit ans après tout élevé. IL serait difficile, comme
vous le voyez, de simplifier davantage les liens de la famille. Plus de
gênes ni d'inquiétudes! L'enfant est aussi libre que s'il n'avait point
de parents, les parents aussi libres que s'ils n'avaient point
d'enfants. On s'aime tout juste autant qu'il le faut pour se souffrir;
on se perd sans désespoir. Les générations se succèdent dans la même
maison, comme des voyageurs dans la même auberge. Ainsi a été résolu le
grand problème de la perpétuation de l'espèce, en évitant l'association
passionnée des individus.»

Comme il achevait, la calèche s'arrêta devant un immense édifice, à
l'entrée duquel on avait gravé en lettres colossales:

  _Université des métiers-unis.--Institution pour les jeunes gens et les
  jeunes demoiselles non sevrés.--Allaitement à la vapeur._

Une machine, sculptée sur le fronton, était entourée de nourrissons,
vers lesquels elle étendait ses bras d'acier et ses mamelles de liége
verni. Au-dessus se lisait la sainte légende:

_Laissez venir vers moi les petits enfants!_

Lorsqu'il se présenta au bureau, M. Atout dut indiquer le numéro d'ordre
sous lequel son fils avait été inscrit. Le commis feuilleta son
catalogue d'enfants, et dit brièvement:

«Salle Jean-Jacques-Rousseau, quatrième rayon, case D.»

L'académicien prit le bras de milady Ennui, et se hasarda à travers les
immenses corridors.

De loin en loin, des gardiens portant le costume de l'établissement,
composé d'un tablier de taffetas ciré et d'une coiffure en forme de
biberon, indiquaient aux visiteurs la direction qu'ils devaient prendre.
Marthe et Maurice longèrent d'abord une galerie où des métiers de
différentes formes tissaient des layettes; puis une seconde, où d'autres
mécaniques fabriquaient de petits cercueils. De là, ils traversèrent une
cour pleine de paniers à roulettes, dans lesquels les enfants
apprenaient à marcher, et arrivèrent devant un vaste atelier éclairé par
la flamme des grands fourneaux.

«Vous voyez les cuisines de l'établissement, dit M. Atout en s'arrêtant;
c'est là que se fabrique le breuvage destiné aux enfants. On avait cru
longtemps que l'aliment le plus convenable pour les nouveau-nés était le
lait de leur mère; mais la chimie a démontré qu'il était malsain et peu
nourrissant. L'Académie des sciences a, en conséquence, nommé une
commission, qui a donné la recette d'un breuvage plus rationnel. Il se
compose de quinze parties de gélatine, de vingt-cinq parties de gluten,
de vingt parties de sucre et de quarante parties d'eau; le tout
composant une mixtion connue sous le nom de _supra-lacto-gune_ ou _lait
de femme perfectionné_. Une expérience sans réplique a, du reste, prouvé
l'excellence de ce breuvage: c'est que tous les nouveau-nés qui refusent
d'en boire, et ils sont nombreux, tombent, par suite, dans la langueur,
et meurent infailliblement au bout de deux ou trois jours. Quant aux
procédés employés pour la distribution du supra-lacto-gune, vous allez
pouvoir en juger vous-mêmes.»

A ces mots, M. Atout ouvrit une porte, et les visiteurs se trouvèrent
dans la salle des allaitements.

C'était une immense galerie, garnie aux deux côtés d'espèces de planches
à bouteilles, sur lesquelles les enfants étaient assis côte à côte.
Chacun d'eux avait devant lui son numéro d'ordre et le biberon breveté
qui lui tenait lieu de mère. Une pompe à vapeur, placée au fond de la
salle, faisait monter le supra-lacto-gune vers des conduits qui le
partageaient ensuite entre les nourrissons. L'allaitement commençait et
finissait à heure fixe, ce qui donnait aux enfants l'habitude de la
régularité. Tous devaient avoir un même appétit et un même estomac, sous
peine de jeûne ou d'indigestion; on eût pu inscrire à l'entrée de la
salle comme sur les portes républicaines de 1793:

_L'Égalité ou la Mort._

M. Atout fit admirer à ses compagnons tous les détails de cet
établissement modèle, auquel on devait, selon son heureuse expression,
l'anéantissement des superstitions maternelles. Il prouva qu'en
employant les machines, on avait réalisé, sur chaque nourrisson, un
bénéfice de 3 centimes par jour, ce qui donnait, pour l'année, 9 fr. 95
c, et pour les 10 millions de nouveau-nés, près de 100 millions
d'économie! Il expliqua ensuite de quelle manière l'établissement se
trouvait partagé en neuf salles correspondant aux neuf classes de la
société. Le breuvage, les soins, l'air et le soleil y étaient distribués
conformément au principe de justice romaine; _habita ratione personarum
et dignitatum_. Les enfants de millionnaires avaient neuf parts, et les
fils de mendiants le neuvième d'une part, ce qui leur servait à tous
deux d'apprentissage pour les inégalités sociales. L'un s'accoutumait
ainsi, dès le premier jour, à tout exiger, l'autre à ne rien attendre.
Merveilleuse combinaison, qui assurait à jamais l'équilibre de la
république!

Pendant ces explications, milady Ennui cherchait son numéro,
c'est-à-dire son fils, dont elle avait vanté à Marthe les grâces
enfantines. Elle l'aperçut enfin dans sa case; mais le
_supra-lacto-gune_ produisait son effet ordinaire, et l'héritier des
Atout se tordait comme un ver coupé en quatre.

Le médecin de service, averti, accourut aussitôt et déclara que les
contorsions du numéro 743 tenaient à des douleurs aiguës, affectant
spécialement les régions du côlon, d'où elles avaient pris vulgairement
le nom de coliques. Mais l'académicien protesta contre cette étymologie.
Il fit observer que colique avait le même radical que colère, et ne
pouvait venir que du grec cholê, _bile_. Il en résulta une longue
discussion, émaillée de citations malgaches, syriaques ou chinoises,
pendant laquelle le numéro endolori continuait à subir le mal dont on
discutait le nom. Enfin, le docteur et M. Atout, n'ayant pu s'entendre,
s'en allèrent chacun de leur côté, bien décidés à écrire un mémoire sur
la question.

Quant à milady Ennui, scandalisée des grimaces de son héritier, elle
avait passé outre avec ses deux hôtes, et s'occupait à leur faire
remarquer la grandeur opulente de tout ce qui les entourait.

Les murs étaient tapissés de nattes précieusement travaillées, les
plafonds chargés de moulures ciselées, les fenêtres ornées de rideaux de
soie à crépines d'or. On avait garni les cases des nourrissons de tapis
moelleux; les numéros brillaient sur des plaques émaillées; de larges
ventilateurs de gaze rayée d'argent renouvelaient sans cesse l'air des
galeries; l'industrie avait, en un mot, épuisé son luxe et sa prévoyance
en faveur des nouveau-nés; il ne leur manquait absolument que des mères.

A la suite des salles d'allaitement se trouvait le second établissement,
destiné au sevrage. On y recevait les enfants de quinze mois, et ils
étaient soumis, dès lors, à une combinaison d'exercices destinés au
perfectionnement des organes. Il y avait un appareil pour leur apprendre
à voir, un second pour leur enseigner à entendre, d'autres encore pour
les habituer à déguster, à sentir, à respirer.

«De votre temps, dit M. Atout à Maurice, l'enfant était abandonné à
lui-même; il se servait de ses poumons, sans savoir comment; il agissait
sans apprentissage; il s'exerçait à vivre en vivant! Méthode barbare,
que l'absence des lumières pouvait seule justifier. Aujourd'hui nous
avons amélioré tout cela. L'espèce humaine n'est plus qu'une matière
vivante, à laquelle nous donnons une forme et une destination; la
Providence n'y est pour rien; nous lui avons ôté le gouvernement du
monde, qu'elle dirigeait sans discernement, et nous fabriquons l'homme à
l'instar du calicot, par des procédés perfectionnés.

Du reste, ces premières études ne sont qu'une avant-scène de la vie;
c'est seulement au sortir de la maison de sevrage, que chaque enfant
prend la route qu'il doit ensuite poursuivre.

--Et par qui cette route lui est-elle indiquée? demanda Maurice.

--Par les docteurs du bureau des triages que vous avez devant vous.»

Ils venaient, en effet, d'arriver à un troisième édifice, moins
considérable que les précédents, dans lequel ils entrèrent. C'était un
musée phrénologique, où ils aperçurent une dizaine de médecins occupés à
constater les différentes aptitudes. Des garçons attachés à
l'établissement leur apportaient sans cesse des pannerées d'enfants,
dont ils tâtaient le crâne, et auxquels ils donnaient un nom et une
destination, selon les protubérances observées. L'écriteau passé au cou
des sujets examinés indiquait le résultat de l'examen.

L'enfant recevait là son brevet de grand mathématicien, de grand artiste
ou de grand poëte, et n'avait plus qu'à le devenir. Par ce moyen, toute
incertitude de vocation disparaissait. Au lieu d'errer à travers vingt
goûts opposés, comme un étranger qui demande sa route à tous les
passants, vous trouviez une direction indiquée, vous n'aviez qu'à
partir, qu'à poursuivre, et vous étiez sûr d'arriver au but... à moins
qu'on ne vous eût indiqué un mauvais chemin.

Du bureau des triages, Marthe et Maurice passèrent aux écoles.

M. Atout, qui joignait à ses autres titres celui d'inspecteur général
des études, leur fit tout voir dans le plus grand détail.

La base de l'instruction donnée au collége de Sans-Pair était le
thibétain, langue d'autant plus intéressante à connaître que l'on avait
cessé de la parler depuis environ mille ans. Les élèves lui consacraient
quatre jours sur cinq. Le reste du temps était employé à examiner les
hiéroglyphes des anciennes pyramides d'Égypte, dont il ne restait plus
qu'une gravure apocryphe, et à approfondir la différence existant entre
l'absolu complet et l'absolu universel!

Ces enseignements avaient pour but de préparer l'élève à la vie
pratique, et de lui servir de point de départ pour devenir ingénieur,
médecin ou commerçant.

M. Atout, qui voulait faire apprécier à son hôte l'étendue des
connaissances acquises par les écoliers de l'établissement, lui remit le
programme de l'examen que tous devaient subir avant de le quitter.

    UNIVERSITÉ DES MÉTIERS-UNIS
    GRAND COLLÉGE DE SANS-PAIR
    PROGRAMME POUR LE BACCALAURÉAT ÈS LETTRES

POUR LE THIBÉTAIN:

1º Les trente livres de l'Histoire de la Tortue verte de Rapput, par
Shah-Rah-Pah-Shah;

2º Les douze livres de l'Histoire de l'Éléphant noir, de Rouf-Tapouf;

3º Les six chants des Citernes du Désert, de Felraadi;

4º Le traité sur le Bonheur des Borgnes, du même;

5º Les Discours de Bal-Poul-Child contre Child-Poul-Bal.

POUR L'HISTOIRE:

1º Donner la succession des rois du Congo, de la Patagonie et de la baie
d'Hudson, depuis Noé;

2º Expliquer l'inscription de la grande pyramide d'Égypte, qui n'existe
plus;

3º Raconter l'expédition de lord Ellenbourgh dans l'Inde, avec le
chiffre des boeufs, moutons, légumes, détruits par l'armée anglaise, et
les campagnes du maréchal Bugeaud en Algérie, avec les discours, toasts,
proclamations, ordres du jour, au nombre de douze mille six cent
quarante-trois;

4º Énumérer ce que l'Allemagne a fourni de princesses nubiles aux autres
États de l'Europe.

POUR LA GÉOGRAPHIE:

1º Nommer les différents États des quatre parties du monde avant le
déluge, en désignant leurs capitales;

2º Citer tous les fleuves, lacs, mers, montagnes, en leur donnant les
noms qu'ils ne portent plus;

3º Indiquer au juste les délimitations de l'ancienne république
d'Andorre et de la célèbre principauté de Monaco;

4º Dire la population des régions encore inconnues qui s'étendent du 40e
au 60e degré de latitude.

POUR LA LITTÉRATURE:

Le candidat devra donner la recette des différentes formes de style,
avec le moyen de s'en servir; expliquer les procédés du sublime, du
fleuri, du gracieux, et faire l'histoire de tous les hommes de lettres
connus, depuis Salomon jusqu'à nos jours.

POUR LA PHILOSOPHIE:

Démontrer l'identité du tout avec l'universel par le rapport de
l'ensemble à la somme des parties. Chercher en quoi le moi diffère du
non-moi, et si le moi efficient peut être confondu avec le moi
correctif. Établir la liberté du causal plastique sous la dépendance du
phénoménal concret.

MATHÉMATIQUES:

Connaître tous les théorèmes sans application que peut fournir
l'algèbre, la géométrie, la trigonométrie, et résoudre tous les
problèmes inutiles qui pourront être proposés.

PHYSIQUE:

Donner les théories de toutes les grandes lois que l'on continue à
chercher.

CHIMIE:

Expliquer, d'après les formules de la Cuisinière bourgeoise, tous les
ingrédients qui composent chacun des ragoûts scientifiques connus sous
le nom de _corps_.

                   *       *       *       *       *

Maurice demeura d'abord épouvanté des connaissances demandées aux
candidats; mais il se rappela heureusement que, même de son temps, les
programmes n'étaient point toujours des vérités. Pour cet examen, comme
pour tout le reste, sans doute, on ne voulait que la forme, cette loi
suprême des Brid'Oison de tous les temps: car quiconque demande
l'impossible s'engage d'avance à ne rien exiger.

M. Atout lui expliqua ensuite par quelle série d'ingénieuses méthodes
l'étude de ces connaissances était facilitée aux élèves du grand
collége.

Il lui montra d'abord la classe destinée au cours d'histoire, où chaque
pan de mur représentait une race, chaque banc une succession de rois,
chaque poutre une théogonie. Là tous les objets portaient une date ou
rappelaient un événement. On ne pouvait suspendre son chapeau à une
patère sans se rappeler un homme illustre, essuyer ses pieds à la natte
sans marcher sur une révolution. Grâce à ce système mnémotechnique,
aussi expéditif que profond, l'histoire universelle était ramenée à une
question d'ameublement; l'élève l'apprenait malgré lui et rien qu'en
regardant. Qu'on lui demandât, par exemple, le nom du premier roi de
France, il se rappelait la vis intérieure de la serrure, et répondait:
«Clo-vis.» Qu'on voulût connaître la date de la découverte de
l'Amérique, il pensait aux quatre pieds de la chaire, dont chacun
représentait un chiffre différent, et répondait: 1492. Qu'on s'informât,
enfin, de l'événement le plus important qui suivit la naissance du
christianisme, il voyait les deux barres d'appui qui s'avançaient sur
l'amphithéâtre, et répondait hardiment; «L'invasion des bar-bares!»

M. Atout ne manqua point de faire remarquer à Maurice les avantages de
cette méthode débarrassée de toute donnée philosophique, et grâce à
laquelle il suffisait de penser à deux choses pour s'en rappeler une.

Il le conduisit ensuite au cours de géographie, où la terre avait été
figurée en relief, afin que les élèves pussent se faire une idée plus
exacte de sa beauté et de sa grandeur. Les montagnes y étaient
représentées par des taupinières, les fleuves par des tubes de
baromètre, et les forêts vierges par des semis de cresson étiquetés. On
y voyait la représentation des villes en carton, et de petits volcans de
fer-blanc, au fond desquels fumaient des veilleuses sans mèches.

Une salle voisine contenait tout le système planétaire, en taffetas
gommé, et mis en mouvement par une machine à vapeur de la force de deux
ânes. Il avait seulement été impossible de conserver aux différents
corps célestes leur dimension proportionnelle, leurs distances
respectives et leurs mouvements réels; mais les élèves, avertis de ces
légères imperfections, n'en étaient pas moins aidés à comprendre ce qui
était, par la représentation de ce qui n'était pas.

Un musée général complétait ces moyens d'instruction du grand collége de
Sans-Pair. On y avait réuni des échantillons de toutes les productions
naturelles et de toutes les industries humaines. Ce que l'enfant
n'apprenait autrefois qu'en vivant et par l'usage lui était ainsi
artificiellement enseigné; il avait sous la main la création entière par
cases numérotées. On lui montrait un échantillon de l'Océan dans une
carafe, la chute du Niagara dans un fragment de rocher, les mines d'or
de l'Amérique du Sud au fond d'un cornet de sable jaunâtre. Il étudiait
l'agriculture dans une armoire vitrée, les différentes industries sur
les rayons d'un casier, et les machines d'après de petits modèles
exposés sous des cloches à fromage. Le monde entier avait été réduit,
pour sa commodité, à une trousse d'échantillons; il l'apprenait en
jouant au petit ménage, et sans en connaître les réalités.

Tels étaient les principes d'instruction adoptés par l'université de
Sans-Pair; quant à l'éducation, elle reposait sur une idée encore plus
ingénieuse.

Son unique but étant de préparer des citoyens honorables, c'est-à-dire
habiles à s'enrichir, on lui avait sagement donné pour unique base le
dévouement à soi-même. Chaque enfant s'accoutumait de bonne heure à
tenir un compte de profits et pertes pour chacune de ses actions. Il
calculait tous les soirs ce que lui avait rapporté sa conduite de la
journée: c'était ce qu'on appelait l'examen de conscience. Il y avait un
tarif gradué pour les mérites et pour les fautes: tant à la patience,
tant à l'amabilité, tant au bon caractère! Les vertus se résumaient en
rentes ou en priviléges, pourvu que ce fussent des vertus comprises dans
le programme: car l'université des Intérêts-Unis montrait, à cet égard,
une sage prudence: elle n'encourageait que les qualités qui pouvaient
tourner un jour au profit de leur possesseur. Les vertus coûteuses
étaient traitées comme des vices.

Or, pour mieux encourager les enfants à s'enrichir; on les initiait de
bonne heure au culte du confort, on leur en faisait une habitude, on les
trempait dans ce fleuve des jouissances matérielles qui rend les
consciences plus souples. Leur collége était un palais, pour lequel
l'industrie avait épuisé ses merveilles. Il y avait des manéges, des
billards, un casino pour la lecture et une salle de spectacle adossée à
la chapelle. On donnait à chaque élève un appartement complet et un
tilbury, avec un groom pour les promenades.

M. Atout ayant voulu faire voir à Maurice un de ces logements de garçon,
ils le trouvèrent occupé par un élève de sixième, déjà complètement
initié à la vie d'étudiant.

Du reste, l'agréable n'avait point fait négliger l'utile. Au milieu de
la principale cour s'élevait une Bourse, où tous les élèves se
réunissaient chaque matin. On y négociait sur les fruits de la saison,
sur les lapins blancs et sur les plumes métalliques. Il y avait là,
comme à la grande Bourse de Sans-Pair, des opérations habiles ou
hasardeuses, des ruines et des opulences subites. On y jouait aussi à la
baisse au moyen de fausses nouvelles, et à la hausse par des
accaparements combinés, de sorte que les élèves se formaient dès
l'enfance au mensonge légal et prenaient l'importante habitude de ne se
fier à personne.

Ils s'exerçaient également à l'emploi de la presse périodique, en
rédigeant quatre journaux d'opinions contraires, dans lesquels ils
tâchaient de se calomnier et de se nuire, aussi bien que des hommes
faits.

Après le collége de Sans-Pair venait le grand Athénée national, dont les
cours étaient fréquentés par des auditeurs de tout sexe et de tout âge.

Le professeur de numismatique, que Maurice voulut entendre, faisait ce
jour-là une leçon sur la cuisine du dix-neuvième siècle, tandis que le
professeur d'économie politique traitait la question des antiquités
mexicaines. Quant au professeur de philosophie, il se renfermait plus
rigoureusement dans la matière de son cours, et ne s'occupait guère que
d'injurier ses adversaires.

En ressortant, M. Atout montra à ses hôtes les Écoles de droit, de
médecine, d'industrie, de beaux-arts, mais sans y entrer. Leur
organisation différait peu de celle du grand collége, et l'examen des
doctrines qui y étaient enseignées eût demandé trop de temps. Maurice
devait d'ailleurs retrouver plus tard ces doctrines mises en pratique
dans le monde par les commerçants, les artistes, les avocats et les
docteurs.

Ils ne s'arrêtèrent donc que devant l'édifice construit pour les
examens.

Chaque Faculté avait une salle tellement disposée que les candidats
subissaient les épreuves sans l'intervention d'aucun examinateur.
C'était une sorte de labyrinthe fermé de cent petites portes, sur
chacune desquelles se trouvait inscrite une question du programme, avec
une vingtaine de mauvaises réponses mêlées à la bonne. Si le candidat
mettait le doigt sur celle-ci, la porte s'ouvrait d'elle-même, et il
passait outre; sinon, il demeurait enfermé comme un rat pris au piége!
Par ce moyen, toute erreur et toute injustice devenaient impossibles;
l'examinateur avait atteint la perfection d'indifférence et
d'impassibilité si longtemps poursuivie: ce n'était plus un homme avec
ses ardeurs, ses inclinations, ses répugnances, mais une machine
immuable comme la vérité. On ne choisissait pas les aspirants, on les
blutait; ici la fleur de froment, là le son grossier. Les professeurs
n'avaient désormais à s'occuper des examens que pour toucher le prix du
travail qu'ils ne faisaient plus.

Comme ils franchissaient la dernière porte du quartier universitaire, M.
Atout montra un second établissement, d'une étendue presque égale, et
destiné à l'instruction des jeunes filles. L'organisation était à peu
près la même que dans celui des garçons; mais les connaissances acquises
y différaient essentiellement. La principale étude était celle de
l'orgue expressif appliqué aux danses de caractère. Les élèves y
consacraient sept heures par jour. Le reste du temps était employé aux
leçons de minéralogie, d'architecture et d'anatomie. Il y avait, en
outre, un cours d'orthographe une fois par semaine, et l'on cousait tous
les mois.

Quant à la morale, elle était formulée dans un catéchisme qui devait
servir de règle de conduite aux jeunes filles, et qu'on leur faisait
apprendre par coeur. Il y avait un chapitre pour la toilette, un
chapitre pour les bals et les visites, un chapitre pour le mariage.

_Demande._ Une femme doit-elle désirer le mariage?

_Réponse._ Oui, si elle peut être bien mariée.

_Demande._ Qu'est-ce qu'une femme bien mariée?

_Réponse._ C'est celle qui, ayant épousé un homme honorable, profite et
jouit de sa position.

_Demande._ Qu'entendez-vous par un homme honorable?

_Réponse._ J'entends un homme qui paye le cens d'éligibilité.

_Demande._ Comment la femme doit-elle aimer son mari?

_Réponse._ Proportionnellement à la pension qu'il lui accorde.

_Demande._ Pouvez-vous réciter votre acte d'espérance matrimoniale?

_Réponse._ «Mon Dieu, je compte sur votre infinie bonté pour obtenir
l'époux selon mon coeur; qu'il soit assez riche pour me donner un
équipage, un hôtel, des loges au grand théâtre de Sans-Pair, et
puisse-t-il, ô mon Dieu! montrer autant de courage à agrandir sa fortune
que j'aurai de plaisir à la dépenser!»

Maurice n'en lut point davantage, et demanda à l'académicien si les deux
grandes institutions universitaires qu'il venait de lui montrer étaient
les seuls établissements d'instruction publique existant à Sans-Pair.

«Il y a, de plus, les institutions exploitées par l'industrie
particulière, répliqua M. Atout: écoles, pensionnats, lycées, professant
toutes les sciences connues par toutes les méthodes inventées. Mais le
plus célèbre de ces établissements est celui de M. Hâtif, qui a trouvé
le moyen d'appliquer à l'instruction des enfants le système des serres
chaudes, et qui obtient des savants _forcés_, comme les jardiniers
obtenaient autrefois des melons de primeur. Il lui suffit de placer ses
élèves sur une couche propre à hâter la sève intellectuelle, et de
veiller au thermomètre qui indique le degré de chaleur nécessaire pour
la maturation de leurs cerveaux. Il a toujours ainsi, sous verrine,
plusieurs centaines d'écoliers, qui sont de grands hommes à dix ans et
des enfants à vingt.

Du reste, sa fabrique de prodiges prospère. C'est de chez lui que
sortent tous ces virtuoses qui improvisent des symphonies au maillot,
ces grands mathématiciens calculant la circonférence de la terre avant
de savoir parler, et ces poëtes prématurés qui font leurs premières
élégies avant leurs premières dents.»




VIII

Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de mademoiselle
Romain.--Aspect pittoresque de la ville de Sans-Pair.--Maladie de milady
Ennui, traitée par quatorze médecins spécialistes, et guérie par
Maurice.--Société d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les
morts.--Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux.


Tout en donnant ces détails, l'académicien avait regagné sa calèche, et
il allait y remonter, lorsque milady Ennui déclara qu'elle voulait
conduire Marthe aux nouvelles galeries du Bon-Pasteur.

C'était un magasin où se trouvaient réunies pour l'acheteur toutes les
productions du monde connu. Il couvrait une surface de deux cents
hectares et occupait douze mille commis. Outre la ligne d'omnibus
desservant l'intérieur, on avait ménagé un avançage de voitures à la
tête de chaque comptoir. Les étoffes, roulées et déroulées par
d'immenses cylindres, passaient devant les yeux de la foule, comme ces
toiles mobiles qui représentent les cascades à l'Opéra: des montres
gigantesques, garnies de bijoux et d'orfévreries, tournaient partout sur
elles-mêmes; des tablettes couvertes de cristaux, d'ivoires sculptés, de
fantaisies précieuses, allaient et venaient sans cesse sur leurs rails
de cuivre, et semblaient appeler les acheteurs; enfin, au milieu de tout
cet éclat, des valets en livrée circulaient chargés de plateaux, et
offraient des rafraîchissements.

«Vous le voyez, dit M. Atout, le commerce s'est agrandi comme tout le
reste; ce n'est plus qu'une banque perfectionnée. Les profits, qui
autrefois faisaient vivre médiocrement cent mille familles, ont créé dix
existences royales auxquelles tout est possible. Votre temps était
encore celui des petits marchands. En sortant d'apprentissage on se
mariait, on ouvrait boutique avec son amour et son courage! Mais, de nos
jours, la bonne volonté ne tient plus lieu de capital, et la première
condition, pour exercer un commerce, n'est point de le connaître: c'est
d'avoir un million!»

A ces mots, l'académicien se mit à calculer tout haut, pour Maurice, la
valeur des marchandises entassées dans les galeries qu'ils parcouraient,
tandis que milady Ennui faisait remarquer à Marthe leur prodigieuse
variété.

Mais Maurice et Marthe n'écoutaient plus, car ils venaient d'apercevoir
l'enseigne du magasin-monstre: LE BON-PASTEUR! Leurs regards s'étaient
aussitôt cherchés, leurs lèvres avaient murmuré en même temps le nom de
mademoiselle Romain, et tous deux étaient devenus subitement rêveurs!

C'est que ce nom avait réveillé chez eux le souvenir de tout un autre
monde; un de ces souvenirs qui vous attendrissent comme la vue du vieux
foyer sur lequel vous écoutiez les histoires de la nourrice, du petit
jardin où vous plantiez des rameaux d'aubépine, de la borne qui servait
de siége au mendiant avec lequel vous partagiez votre pain de l'école!
Et cependant mademoiselle Romain n'avait été ni une parente, ni une
compagne de jeux; mademoiselle Romain n'était qu'une vieille voisine,
mercière à l'enseigne du _Bon-Pasteur!_

Mais aussi quelle voisine! et comment l'oublier? Qui pouvait l'avoir vue
au fond de sa petite boutique obscure sans se rappeler sa haute chaise à
patins, sa chaufferette de terre, ses grandes aiguilles à tricot, et son
visage souriant sous les rides de la laideur.

Car Dieu, qui avait été sévère pour mademoiselle Romain, l'avait fait
naître pauvre, maladive et disgraciée! Elle eût pu se plaindre de la
part qui lui avait été faite; elle aima mieux y chercher le peu de bien
qui s'y trouvait caché! Son indigence lui interdisait les plaisirs, elle
l'accepta comme une sauvegarde contre les excès; ses souffrances étaient
sans trêve, elle y trouva un utile enseignement de patience; sa laideur
lui ôtait l'espoir d'être aimée, elle s'en dédommagea en aimant les
autres!

Puis, Dieu n'avait point été pour elle sans pitié! A défaut de bonheur,
il lui donna un grand devoir à remplir.

Mademoiselle Romain avait un père paralytique, dont elle devint le seul
appui! Le corps du vieillard n'était plus qu'un cadavre insensible, mais
la tête continuait à penser, le coeur battait toujours! Incapable de se
faire à lui-même l'aisance ou la misère, il était encore capable de les
recevoir et de les sentir.

Sa fille le comprit, et résolut de lui conquérir tout ce qu'il pouvait
espérer de joie. Elle réunit ses dernières ressources, acheta quelques
marchandises, et vint s'établir au _Bon-Pasteur!_

La boutique était petite, et bien des rayons restaient vides; mais la
sainte fille avait la foi des grands coeurs! Prête à tous les sacrifices
pour celui qu'elle s'était promis de rendre heureux, elle ne pouvait
croire que la Providence la trahît. Le moyen, en effet, de supposer Dieu
moins bon que nous-mêmes? Toujours le tricot à la main, près du
comptoir, elle n'interrompait son travail qu'à l'entrée d'un acheteur,
et, s'il se faisait trop attendre, si l'inquiétude ou le découragement
ralentissait le mouvement de ses longues aiguilles de buis, elle
regardait vers l'arrière-boutique le vieux paralytique doucement
confiant dans son courage, et les aiguilles recommençaient à s'agiter
plus rapides.

Les gains étaient faibles sans doute; mais qui peut dire les miracles de
l'économie et du dévouement? Tout ce que mademoiselle Romain se
retranchait était ajouté au bien-être du vieillard; celui-ci, trompé, la
croyait plus riche à chaque nouvelle privation, et jouissait de ses
sacrifices sans avoir la douleur de les soupçonner. La fille remerciait
le ciel de cette erreur, qu'elle appelait une grâce, et, pour s'en
rendre digne, elle s'imposait de nouveaux devoirs.

Une pauvre femme qu'elle avait employée quelquefois vint à mourir,
laissant un fils presque idiot. Mademoiselle Romain l'accueillit
d'abord, pour qu'il ne vît point clouer le cercueil de sa mère; mais, le
lendemain, quand elle pensa qu'il fallait le conduire à l'hospice, le
coeur lui manqua. L'enfant avait déjà choisi sa place près du foyer, il
tenait sa tête appuyée sur les genoux du paralytique, et souriait en
regardant celle qui l'avait recueilli.

«Il eût pu être mon frère!» pensa-t-elle, attendrie.

Et, regardant encore ces deux infortunés, que Dieu semblait lui offrir
réunis à dessein, elle ajouta dans sa pensée:

«C'est mon frère!»

Et l'enfant ne la quitta plus.

Quand Marthe et Maurice la connurent, le vieillard et l'idiot vivaient
encore près d'elle, heureux par son travail et sa tendresse. La boutique
était toujours aussi petite, les rayons à peine mieux garnis; mais tout
le monde connaissait mademoiselle Romain et lui achetait. Les vieillards
se découvraient les premiers à sa vue, les jeunes gens la saluaient
comme si elle eût été belle, et les mères apprenaient à leurs enfants à
la reconnaître. Que de fois Maurice et Marthe avaient passé devant
l'étroit vitrage de sa boutique en se tenant par la main, et rien que
pour la voir!

«C'est la bonne demoiselle! disaient-ils à demi-voix, celle à laquelle
il faut ressembler.»

Et ils la saluaient par son nom, et, quand elle leur avait répondu, ils
continuaient leur route, fiers et attendris, en se promettant tout bas
de l'imiter.

Ah! qu'étaient toutes les richesses entassées dans les galeries de
Sans-Pair auprès de cette humble boutique, dont la vue formait un
enseignement? Qu'étaient ces milliers de commis auprès de la pauvre
femme qui, rien qu'avec son courage, avait soutenu deux existences et
sauvé deux âmes? Hélas! que Dieu l'eût fait naître plus tard, au milieu
d'une société plus éclairée, elle eût en vain travaillé et espéré! La
bonne volonté ne tenait plus lieu de capital!

Avant de ramener chez lui ses deux hôtes, l'académicien voulut leur
donner une idée de la magnificence de Sans-Pair, et les conduisit au
grand carrefour de la Réunion.

C'était une place à laquelle venaient aboutir toutes les rues de la
capitale; elle était ornée de cinquante bornes-fontaines et de deux
cents becs de gaz épuré. Le musée, la bibliothèque, le théâtre national
et la chambre des représentants l'encadraient de leurs façades,
magnifiquement décorées d'affiches peintes à l'huile. Tout autour
rayonnaient les rues, formant une ligne droite de plusieurs lieues, et
composées de maisons quadrangulaires, tellement semblables que les
numéros seuls pouvaient les faire distinguer. Une foret de tuyaux
fumants couronnait cette charmante perspective, que l'on saisissait d'un
seul coup d'oeil.

Les vingt-quatre divisions qui formaient la ville entière étaient
désignées par les vingt-quatre signes de l'alphabet, et chaque citoyen
devait habiter le quartier qui correspondait à la première lettre de sa
profession. Cette disposition avait le léger désavantage de placer votre
bottier à soixante-huit kilomètres de votre tailleur; mais elle donnait
à la ville une régularité qui eût fait envie à une table d'échecs, et,
si les relations de la vie en souffraient, la raison pure était du moins
satisfaite.

Cependant cette organisation venait d'être vivement attaquée par un
savant astronome, M. de l'Empyrée, comme relevant de la numération
duodécimale, depuis longtemps abandonnée pour tout le reste. Il avait
proposé, en conséquence, dans l'intérêt de l'unité mathématique, la
démolition de Sans-Pair, qui eût été reconstruit en dix quartiers,
correspondant aux dix chiffres de la table numérale, et où chacun eût
été rangé selon son mérite, c'est-à-dire selon la quantité de ses
impôts. Cette profonde conception avait assez vivement ému les esprits
pour détourner l'attention publique des découvertes lunaires dues, comme
nous l'avons déjà dit, au même savant.

Maurice remarqua que les maisons, construites en fer, pouvaient se
démonter comme un meuble. Si le propriétaire changeait d'état, il
n'avait qu'à s'adresser à la compagnie des déménagements, qui lui
transportait son domicile dans le nouveau quartier qu'il devait habiter.

Les logements de garçon étaient encore plus simples: ils consistaient en
une malle mécanique, dont on emportait la clef. Le soir venu, la malle
se développait et formait une chambre à coucher, avec alcôve et cabinet
de toilette. Quant à la cuisine, elle était devenue inutile depuis
l'invention des fourneaux-caporal, qui permettaient à chaque fumeur de
préparer trois plats à la chaleur de sa pipe, et des briquets
autoclaves, cuisant un potage et deux biftecks au feu d'une allumette.

En repassant près du port, les deux époux y virent une île couverte de
bosquets et de villas, qu'ils n'avaient point aperçue quelques instants
auparavant. Ils apprirent de leur conducteur que c'était le grand
village flottant, _le Cosmopolite_, qui arrivait de sa promenade autour
du monde.

L'étendue de ce bateau-phénomène était de plusieurs kilomètres. Chaque
passager y avait son cottage, avec parterre, basse-cour et jardin
potager. Au milieu du village s'élevait l'église, et à l'une des
extrémités la salle de concerts. Cent cinquante machines, de la force de
quatre cents chevaux, mettaient en mouvement _le Cosmopolite_, qui
fendait les flots avec la rapidité du Léviathan. Son voyage de
circumnavigation durait huit jours. Il touchait à la Nouvelle-Guinée,
franchissait le canal creusé dans l'isthme de Panama, traversait l'océan
Atlantique, remontait jusqu'à la Méditerranée, entrait dans la mer Rouge
par le détroit de Suez, et regagnait le point de départ à travers la mer
des Indes.

Les passagers que la navigation fatiguait se faisaient débarquer au
Caire, où ils prenaient le grand chemin de fer d'Asie, qui les
conduisait jusqu'à Malaca en wagons-houses. Ces wagons-houses étaient
des maisons roulantes, où l'on trouvait des chambres à coucher, un
restaurant, des billards, un estaminet et des bains russes.

Près du _Cosmopolite_ flottaient une foule d'autres bateaux, dont les
différentes destinations se trouvaient indiquées par des affiches en
banderoles. Les uns formaient des théâtres flottants, qui, traversant
les mers et remontant les fleuves, portaient aux peuplades les plus
reculées les bienfaits du vaudeville ou les enseignements de
l'opéra-comique; d'autres, disposés en salles de bal, allaient apprendre
aux cinq parties du monde les quadrilles des Musards sans-pairiens; les
plus petits, enfin, consacrés à des dioramas, à des ménageries ou à des
cabinets de lecture, jetaient successivement l'ancre dans toutes les
criques de la terre habitée pour populariser les beautés de la nature,
les bêtes savantes et les romans de M. César Robinet.

Un peu plus loin, nos promeneurs rencontrèrent le grand dock, où
arrivaient les produits de toutes les mines connues. Un système de
canaux souterrains, alimentés par les eaux des mines elles-mêmes,
reliait celles-ci l'une à l'autre, et permettait aux exploitations de se
prêter un secours mutuel. On voyait arriver dans le bassin de Sans-Pair,
par mille voûtes sombres, des barques chargées des différents minéraux
arrachés à la terre, et conduites par des hommes de toutes races et de
tous costumes. Ici c'étaient les Chinois avec du plomb et de l'étain, là
des Espagnols avec le mercure, plus loin les Siciliens transportant le
soufre de leurs volcans, les Américains riches en or, les Anglais noirs
de houille, les Africains chargés de bitume, et les peuples du Nord
amenant le cuivre, le fer et le platine. La facilité et la fréquence des
communications avaient ainsi mêlé toutes les nations, sans qu'une
association fraternelle fût venue les confondre. Chacune avait perdu son
caractère, et n'avait point adopté celui des autres. Ces physionomies
effacées ressemblaient aux monnaies usées par le frottement, qui, bien
que dépouillées de leur empreinte, restent différentes par le métal. A
force de regarder le monde comme une grande route, chacun avait perdu le
sentiment de la nationalité; on n'avait plus de ville, plus de foyer,
partant plus de patrie! Les lieux n'étaient que des points d'appui,
auxquels on abritait sa vie un instant, comme on accroche une montre au
mur d'une hôtellerie.

Maurice commençait à communiquer ces réflexions à son conducteur,
lorsqu'il fut interrompu par milady Ennui, qui se trouvait lasse et
voulait rentrer. Ils remontèrent, en conséquence, dans la calèche
volante, et regagnèrent l'hôtel de l'académicien.

Mais, quelque rapide qu'eût été le voyage, il avait suffi pour augmenter
l'indisposition de madame Atout. A peine arrivée, elle déclara qu'elle
se trouvait plus mal et voulait voir un médecin.

L'embarras était de savoir lequel, car les progrès des lumières avaient
introduit la division de la main-d'oeuvre jusque dans les sciences. Les
médecins s'étaient partagé le corps humain, comme un héritage conservé
jusqu'alors en indivis. Chacun avait eu son domaine, au delà duquel il
ne prétendait rien. A l'un la tête, à l'autre l'estomac; à celui-ci le
foie, à celui-là le coeur. Si plusieurs organes étaient attaqués à la
fois, on prenait plusieurs médecins; s'ils l'étaient tous, on en prenait
davantage. Chacun traitait de son côté son morceau de maladie, et le
patient guérissait par fragments, s'il ne mourait tout d'une pièce.

Comme milady Ennui souffrait surtout de spasmes, on crut devoir appeler
le docteur Hypertrophe.

Celui-ci expliqua d'abord que, la vie étant entretenue par le sang, et
le sang mis en mouvement par le coeur, toute maladie avait
nécessairement pour cause un défaut d'équilibre dans les fonctions de ce
muscle creux et charnu. Il déclara donc, après avoir examiné la malade,
que son malaise provenait d'un afflux pléthorique dans l'oreillette
gauche, et lui ordonna un sirop antiphlogistique dont il était
l'inventeur.

Mais à peine fut-il parti que les douleurs de la malade se déplacèrent;
M. Atout fit aussitôt demander M. le docteur Jecur, spécialement connu
pour ses travaux sur les viscères bilio-dispensateurs.

Après avoir examiné milady Ennui, il déclara que le siége de son mal
était évidemment dans le foie, viscère glanduleux, destiné à séparer la
bile du sang, et qui, étant le principe même de la vie, décidait
nécessairement seul de la santé ou de la maladie. Mais ses prescriptions
ne furent point plus heureuses que celles de son confrère, et, après son
départ, la douleur gagna les membres.

L'académicien s'adressa cette fois au docteur Névretique, qui avait pour
spécialité les maladies sans causes.

Il arriva d'un saut, en criant:

«Les nerfs! les nerfs! organe de la volonté... de la sensation... tout
est là... il n'y a que les nerfs!»

Il tourna trois fois autour du lit de la malade, ordonna les bals et les
spectacles, avec une infusion de feuilles d'oranger, puis repartit.

Cependant les suffocations de milady Ennui ne cessaient point, et M.
Atout continuait à épuiser inutilement la science des spécialistes,
lorsque Maurice se rappela l'espèce d'armure ouatée qui enveloppait
milady; il lui fit transmettre timidement le conseil d'en sortir. Le
résultat fut immédiat; madame Atout, rendue à la liberté de ses
mouvements, se trouva subitement guérie. Sa maladie n'était qu'une
suffocation; et, faute de s'être adressée au docteur des poumons, elle
avait failli mourir étouffée.

Tout en donnant les soins nécessaires, l'académicien avait mandé un
notaire et des témoins, afin de faire constater la maladie de madame
Atout. Dès qu'elle fut guérie, il prit l'acte dressé par eux, et emmena
Maurice aux bureaux de la _Compagnie des Centenaires_.

On y assurait non-seulement la vie, mais la santé, et l'on y recevait un
dédommagement pour les moindres indispositions, comme on en eût reçu
autrefois de la Compagnie du Phénix pour un incendie partiel. Par ce
moyen, la maladie de vos parents vous faisait vivre, en attendant que
leur mort vous enrichît. L'intérêt tenait en échec l'affection; on se
consolait de les voir souffrir, en calculant ce que rapportait chacune
de leurs souffrances; leur fin, entrevue à travers la prime suprême,
paraissait moins cruelle, et l'arithmétique appliquait ses chiffres
bienfaisants sur les blessures du coeur.

Ainsi, l'arithmétique avait brisé les aiguillons de la mort... du moins
pour les survivants.

En ressortant, l'académicien vit un assuré qui quittait le bureau
mortuaire, et reconnut M. Philadelphe Le Doux, président de la _Société
humaine_ de Sans-Pair, et membre de tous les clubs philanthropiques du
monde habité.

Il était couvert de noeuds de crêpe noir, attestant le nombre des pertes
cruelles qu'il venait d'éprouver, et suivi d'un commissionnaire chargé
de sacs d'argent qui constataient la quotité des consolations payées par
la compagnie.

Lorsque M. Atout l'aperçut, il avait sur les lèvres ce sourire
joyeusement modeste du sage dans la prospérité; mais à peine son regard
eut-il rencontré Maurice et son compagnon qu'il changea de visage: une
expression douloureuse enveloppa son front, comme un nuage subit.

M. Atout l'accosta, et s'informa avec empressement de ce qui lui était
arrivé.

«Hélas! vous le voyez, dit le philanthrope, dont le regard mélancolique
glissa de ses noeuds de deuil jusqu'au commissionnaire; la Providence
m'a éprouvé cruellement! Mon frère... mon oncle... mon cousin!...»

Il s'arrêta avec un gémissement, et porta à ses yeux le groupe de
billets de banque qu'il tenait à la main.

«Ah! vous me le rappelez, dit l'académicien, chez qui un souvenir sembla
se réveiller; tous trois étaient embarqués sur la flottille des ballons
incendiés.

--Dites tous quatre, reprit M. Le Doux, car mon neveu s'y trouvait
aussi!... C'est surtout sa perte que je pleure!... Périr à vingt ans!...
et les directeurs de la compagnie refusent de payer cette précieuse
existence!... Ils veulent que je fournisse les preuves authentiques de
sa mort!... Comprenez-vous? moi, recueillir les preuves!... Ces
malheureux n'ont point d'âme!... d'autant que j'ai fait déjà inutilement
toutes les recherches. Mais je les forcerai à tenir leurs engagements...
dans l'intérêt de la morale publique! J'accepterai tout entier le poids
de mon malheur!...»

Ici, les regards du philanthrope se détournèrent de nouveau, comme s'il
eût voulu supputer ce que ce douloureux fardeau pourrait ajouter à celui
du commissionnaire. L'académicien en profita pour lui offrir les
consolations habituelles. Après lui avoir refait l'ode de Malherbe à
Duperrier, avec plusieurs citations en langues mortes (ce qui a toujours
une grande autorité près de ceux qui ne connaissent que les vivantes),
il fit un relevé statistique de tous les maux auxquels les quatre
défunts avaient échappé en trépassant, et arriva à la conclusion, que le
seul à plaindre était leur héritier survivant.

M. Le Doux parut un peu consolé par cette démonstration de son malheur,
et remercia M. Atout. Quels que fussent d'ailleurs ses chagrins, il
espérait les adoucir par le noble exercice de la bienfaisance. Le genre
humain lui tiendrait lieu de famille, il voulait s'adonner désormais
tout entier à la propagation de la société _Aide-toi! le ciel ne
t'aidera pas_.

Il rappela, à cette occasion, à l'académicien, qu'il avait promis de
souscrire à l'oeuvre, et le pria d'assister le lendemain à l'exhibition
des pupilles de la société.




IX

Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.--Maison de
placement matrimonial patentée du gouvernement (sans garantie).--Une
pastorale arithmétique.--Un heureux monstre.--Mémoires philosophiques du
roi Extra.


Tous deux étaient arrivés, en causant ainsi, à la porte d'un jardin
public où les promeneurs se portaient en foule. Ils y entrèrent avec
Maurice, afin de leur en faire admirer les plantations.

Celles-ci différaient complétement de tout ce que le jeune homme avait
vu jusqu'alors. Pour les grandes avenues, le chou colossal tenait lieu
de marronniers fleuris, et des quinconces de laitues arborescentes
remplaçaient les bosquets d'acacias et de tilleuls parfumés. Quant aux
fleurs, on y avait substitué des cultures de tabac, de riz et d'indigo.

M. Le Doux fit remarquer à Maurice cet heureux changement.

«Vous le voyez, dit-il, grâce aux efforts des économistes et des
philanthropes, le monde a tellement changé de face que Dieu lui-même
aurait peine à le reconnaître. Tout ce qui n'était pour la terre qu'une
vaine parure a disparu: les légumineux perfectionnés et agrandis forment
aujourd'hui la base de notre système forestier. A vos chênes ridicules,
qui ne produisaient que des glands, on a substitué la betterave-monstre;
à vos rosiers, dont le parfumeur seul tirait parti, le bois de réglisse
et les radis améliorés. Tout s'est ainsi trouvé ramené aux besoins de
l'homme, qui a réduit la création aux proportions de son estomac.»

Maurice ne répondit rien; son attention, d'abord absorbée par les
plantations, venait de se tourner sur certaines femmes qui suivaient une
allée d'artichauts gigantesques, à l'entrée de laquelle se lisait cette
inscription: _Avenue du Mariage_.

Chaque promeneuse était enveloppée d'une écharpe portant son adresse et
le chiffre de sa dot.

L'allée aboutissait à une vaste rotonde, incessamment assiégée par la
foule. C'était la grande agence matrimoniale de Sans-Pair. On y trouvait
toujours un assortiment complet de coeurs à placer, avec tous les
renseignements désirables sur leur âge, leur caractère, leur fortune et
la couleur de leurs cheveux. Les murs étaient couverts d'affiches
servant aux annonces de l'établissement, et la plupart ornées de
gravures explicatives, dont Maurice admira l'adresse ingénieuse.

La première sur laquelle ses regards s'arrêtèrent représentait un
immense portefeuille gonflé de billets de banque montant à la somme de 3
millions; on lisait au-dessous ces seuls mots: _Un Monsieur à marier_.

Sur une autre affiche apparaissait une dame vue de dos, avec cette
annonce:

  _Une Veuve qui a déjà fait le bonheur de cinq Maris désirerait faire
  celui d'un sixième. Elle lui apportera en dot de la tournure et un
  coeur tendre.--On pourra traiter par correspondance.--Affranchir._

Un peu plus loin se montraient quatre profils de femmes réunis par le
cordon d'une bourse, et au-dessous:

  _Un Père de famille, qui se trouve à la tête de plusieurs Filles,
  désirerait s'en défaire pour cause de déménagement. Il y en a une
  brune, une blonde, une rousse et une mélangée. Chacune recevra, en se
  mariant, une somme de soixante mille francs._

  OBSERVATION IMPORTANTE.--_On n'acceptera que les prétendants qui
  auront été vaccinés trois fois._

Pendant que Maurice continuait à parcourir ces curieuses annonces,
arriva une parente de M. Le Doux, qui venait d'arranger le mariage de
son fils avec la fille d'un riche avocat de Sans-Pair. Elle montra les
deux jeunes gens assis à l'écart et causant tout bas, dans un des
bosquets les plus solitaires, tandis que les familles achevaient de
discuter l'époque et les préparatifs de la noce. Le philanthrope et
l'académicien furent appelés au conseil.

Quant à Maurice, ses regards une fois tournés vers les fiancés n'avaient
pu s'en détacher. Il interprétait chaque geste, il expliquait chaque
sourire; il les comprenait sans les entendre, et rien qu'en se
rappelant!

C'est que lui aussi avait traversé ces heures enchantées qui précèdent
la possession! Suaves épanchements dans lesquels la jeune fille, timide
encore, mais sans honte, commence, en balbutiant, ce poëme charmant,
toujours refait et toujours à refaire. Elle dit quand elle a douté!
pourquoi elle a craint! comment elle a espéré! Puis, après les tourments
ce sont les projets! Tout un avenir à inventer, à peupler de visions, de
souffrances peut-être, mais supportées à deux; des dangers bravés de
front, les mains enlacées et les coeurs confondus pour recevoir chaque
coup! Ah! qui peut avoir connu ces premiers mirages de la jeunesse, et
les oublier? Alors même qu'ils ont disparu, on tressaille en les
entendant nommer, et, comme l'aveugle plongé dans la nuit, on veut voir
encore par l'oeil des autres!

Sans s'en apercevoir, Maurice avait cédé à ce désir, et, pendant que ses
compagnons continuaient leur entretien, il s'était approché des deux
fiancés, qui, tout à leur tête-à-tête, n'y prirent point garde.

Le jeune homme était amoureusement penché vers la jeune fille, qui, les
yeux baissés, roulait avec distraction le ruban de sa ceinture.

«Oui, murmurait-il d'une voix fascinante, oui, vous étiez le souhait de
mon adolescence et de ma jeunesse! ou plutôt, mon espoir n'osait aller
si loin!

--Et cependant vous pouviez prétendre à bien d'autres! répliquait
modestement la jeune fille!

--Quelle autre eût réuni tant de mérite, s'écriait le fiancé avec
chaleur: quinze cent mille francs de dot!

--Outre quelques espérances.

--Je le sais, vous avez un oncle goutteux.

--Avec une cousine hydropique.

--Sans enfants?

--Ni collatéraux!

--Et dont vous héritez sous peu?

--Tous deux sont condamnés par les médecins.

--Ah! vous êtes un ange!» s'écria l'épouseur, qui saisit la main de
l'héritière en perspective et la baisa avec transport.

Maurice ne voulut point en entendre davantage, et se hâta de rejoindre
son conducteur.

Comme ils traversaient la dernière avenue, M. Atout s'arrêta
brusquement, et lui montra du doigt un couple qui venait à leur
rencontre.

Il se composait d'une jeune femme charmante et d'un petit homme
tellement hideux que le regard, en le rencontrant, hésitait à s'arrêter.
Mais la disgrâce de toute sa personne était, pour ainsi dire, effacée
par une de ces monstruosités dont les annales de la science elle-même ne
citent que de rares exemples. Une corne de taureau s'élevait au milieu
de son front, et donnait à sa physionomie quelque chose de grotesque et
de terrible à la fois!

Maurice poussa une première exclamation d'horreur; puis une seconde de
pitié.

«Ne le plaignez pas, dit M. Atout, qui venait de le saluer, il doit à sa
corne le repos, la fortune, la gloire; tout enfin, jusqu'à cette jolie
femme qui est la sienne.»

Maurice parut stupéfait.

«Le roi Extra a été longtemps semblable aux autres hommes, reprit
l'académicien, et il ne se rappelle ce temps qu'avec épouvante. Vous
pourrez, du reste, lire ses mémoires qu'il a publiés en tête de ses
oeuvres complètes.

--D'autant plus facilement que je viens de les acheter,» fit observer M.
Le Doux en présentant à Maurice un volume magnifiquement illustré.

Le jeune homme l'ouvrit avec empressement, et, comme ses deux
conducteurs avaient affaire chez leur banquier, il demanda la permission
de les attendre dans la petite allée de céleri qui terminait la
promenade.

Le livre du roi Extra contenait, outre ses discours à la chambre des
envoyés, plusieurs traités philosophiques, et des poésies élégiaques
adressées par lui aux plus jolies femmes des quatre parties du monde. Le
tout était précédé de la préface biographique, à laquelle M. Atout avait
donné le nom de _Mémoires_, et dont Maurice commença immédiatement la
lecture.

  AU LECTEUR

  «Le 15 août de l'an 1971, des plaintes de femme retentissaient dans
  une des plus humbles maisons du faubourg des marchands à Sans-Pair.
  Ces plaintes, d'abord sourdes, puis plus vives, plus douloureuses,
  furent tout à coup interrompues par un cri frêle et clair, un cri
  d'enfant! Cet enfant, c'était moi; cette femme, c'était ma mère.

  «Je venais de naître, il ne me restait plus qu'à vivre.

  «Vivre! que de choses dans ce mot! Vivre! c'est-à-dire aspirer
  éternellement à l'inconnu, attendre l'impossible, poursuivre l'infini,
  faire longuement et péniblement sa voie!...

  «Je commençai par faire mes dents!

  «Les dents faites, vinrent les classes. J'y surpassai la plupart de
  mes condisciples, et chaque année j'étais couvert de couronnes; mais
  un rival, que la fatalité avait placé près de moi, effaçait
  complétement ma gloire; ce rival était Claude Mirmidon. A peine haut
  de trois pieds, dès qu'il paraissait, tous les regards se tournaient
  vers lui; on admirait sa gentillesse, on s'émerveillait de son
  intelligence. Chaque couronne paraissait deux fois plus grande sur son
  petit front; moi, j'avais la taille de tout le monde, et l'on se
  contentait de dire:--C'est bien.

  «Au sortir du collége, je voulus obtenir une place dans
  l'administration; je me résignai à solliciter. Tous les jours je me
  présentais à l'audience des gens en crédit, pour que ma présence leur
  rappelât ce que j'attendais; mais rien n'arrêtait sur moi le regard,
  je demeurais confondu avec la foule. Mirmidon vint à son tour; dès le
  premier moment il fut remarqué; on voulut connaître son affaire, on
  s'y intéressa, et, quelques jours après, il avait obtenu l'emploi que
  je sollicitais depuis trois années.

  «Repoussé par le pouvoir, je me tournai vers les lettres. J'écrivis un
  glossaire usuel, dans lequel je développai, sous les différents signes
  de l'alphabet, une série d'idées philosophiques, littéraires et
  politiques. Mon livre devait me placer, du premier coup, au rang des
  publicistes d'élite; malheureusement tous les libraires refusèrent de
  le lire, en objectant que c'était mon premier ouvrage. A leur avis, il
  eût fallu débuter par le second!

  «Encore si vous étiez connu à quelque autre titre, objecta le plus
  affable; connu seulement comme M. Mirmidon, à qui je viens d'acheter
  un volume d'élégies! Tout le monde voudra savoir quels vers compose un
  si petit poëte; mais quelle curiosité exciterait un livre écrit par un
  homme de votre taille?»

  «Je me retirai désespéré!

  «La seule consolation qui me restât, au milieu de tous ces malheurs,
  était mon amour pour une jeune parente que je devais épouser. En y
  réfléchissant, je tremblai que mon rival liliputien ne m'enlevât
  encore ce bonheur. Il était reçu comme moi chez Blondinette, qu'il
  amusait par mille tours. Il se cachait dans le tuyau du calorifère
  pour chanter des romances, dansait la polonaise sur les barreaux des
  fauteuils, et courait, les yeux bandés, à travers un labyrinthe de
  coques d'oeufs. Je commençai par railler la puérilité de ces
  passe-temps; mais Blondinette, qui y prenait plaisir, se montra
  offensée de mes remarques. Je me plaignis alors des libertés qu'elle
  laissait prendre à Mirmidon; elle allégua sa taille, qui ne permettait
  point de le traiter comme un autre. Je me fâchai enfin, et je lui
  déclarai qu'elle devait choisir entre le petit homme et moi; elle
  répondit aussitôt que son choix était fait, et m'ouvrit la porte. Je
  sortis, suffoqué de colère.

  «Ce dernier échec avait mis à bout mon courage. Las de prétendre en
  vain à la renommée, aux places et à l'amour, je me décidai à en finir
  avec la vie; j'achetai ce qu'il fallait pour cela de poison, et, après
  l'avoir bu, j'attendis tranquillement, comme Socrate, _l'apparition de
  ce jour qui n'a ni veille ni lendemain_.

  «Mais j'avais compté sans mon droguiste. Le poison vendu par lui était
  frelaté et ne put me tuer qu'à moitié; je restai un mois entier entre
  la vie et la mort, appelant l'une tout haut, et regrettant peut-être
  l'autre tout bas.

  «Cependant mon essai produisit sur-le-champ quelque fruit. Une foule
  d'amis, qui m'avaient négligé vivant, voulurent me voir dès qu'ils me
  surent empoisonné, et m'amenèrent successivement tous les
  toxicologistes de Sans-Pair. Le traitement dura une année entière.
  Enfin, je pus me lever; mais l'effet du poison avait été terrible. Une
  transformation complète s'était opérée en moi, et j'étais devenu... ce
  que je suis.

  «Lorsque je m'aperçus dans mon miroir, je demeurai pétrifié! Mon
  premier sentiment fut du désespoir, le second fut de la honte. Je me
  demandais en quel abîme assez profond et assez obscur je pourrais
  cacher désormais ma laideur, et je déplorai de n'avoir pas succombé.

  «M. Blaguefort me trouva livré à cet abattement. Il ne venait,
  disait-il, que dans l'intention de me voir et de s'assurer de ma
  guérison. Cependant, après m'avoir examiné avec une attention
  singulière, il me proposa brusquement cent mille écus pour
  l'exploitation de la corne que je portais! Je crus qu'il voulait
  railler, et je lui ordonnai de sortir; mais il revint dès le soir
  même, et offrit le double; je le chassai de nouveau. Il m'écrivit pour
  me proposer huit cent mille francs; puis un million!

  «Ma douleur commença à se changer en étonnement, presque en joie! Ce
  que j'avais cru une honte devenait pour moi une source inattendue de
  richesses! Je regardai de nouveau, dans le miroir, l'ornement qui
  chargeait mon front; il me sembla moins étrange que d'abord.
  Évidemment, le préjugé avait eu beaucoup de part dans ma première
  sensation. Les peuplades primitives de l'Amérique n'avaient-elles
  point regardé autrefois les armes de l'élan et du bison comme le plus
  gracieux ornement d'un guerrier? Les chevaliers du moyen âge ne
  surmontaient-ils point leurs casques de croissants d'acier, et les
  cornes lumineuses de Moïse n'étaient-elles point le signe distinctif
  de la puissance surhumaine? Chez les sages peuples de la Grèce, comme
  chez les nations belliqueuses du Nord, la corne avait toujours été le
  symbole de la force et de l'abondance. Une grossière plaisanterie des
  siècles barbares avait réussi à la rendre ridicule; mais le jour de sa
  réhabilitation était venu.

  «Après ces raisonnements, et beaucoup d'autres non moins concluants,
  mes idées se trouvèrent tellement modifiées que, loin de me plaindre
  d'avoir une corne, je me mis à regretter de n'en avoir qu'une. Deux
  cornes eussent évidemment offert un aspect plus complet et plus
  gracieux; pour deux cornes, on eût pu exiger deux millions!

  «Je me contentai provisoirement de celui qui m'était offert.

  «Mon exhibition eut un succès prodigieux. On accourait de toutes parts
  pour voir le roi Extra (c'était ainsi que m'avait baptisé Blaguefort).
  Les plus hauts personnages de la république me reçurent à leurs
  soirées; je devins le divertissement à la mode, on voulut m'entendre,
  me parler, et le monstre fit remarquer l'homme d'esprit.

  «Quelques femmes aimables m'écrivirent par curiosité. Je leur répondis
  des vers galants qui firent fortune, et ce fut dès lors à qui m'en
  demanderait. Chaque matin mon bureau était couvert d'albums sur
  lesquels il fallait écrire, et de lettres auxquelles je devais
  répondre. Je répondis et j'écrivis sans relâche, ce qui rendit bientôt
  ma réputation universelle. Toutes les femmes qui avaient de moi un
  madrigal ne tarissaient point sur l'étendue de mes connaissances, sur
  la profondeur de mes jugements, sur la richesse de mon imagination.
  Les anciens libraires qui avaient refusé mon manuscrit philosophique
  accoururent pour acheter mes madrigaux.

  «Leur publication fut un véritable événement; le sultan des critiques,
  lui-même, daigna faire retentir en leur faveur toutes les cymbales du
  feuilleton. Après avoir donné une longue analyse de mon livre sans en
  parler, il s'écria:

    «Enfin nous avons un second honnête-homme de style, et quel style!
    Oh! la belle forme cornue, pour nous autres, les jeunes écrivains,
    qui aimons l'attaque brave; l'heureux et charmant monstre de génie,
    dont le génie même est une monstruosité!»

  «Cette importante approbation détermina les chefs du gouvernement à
  utiliser mes hautes facultés. Je m'étais occupé de littérature et de
  beaux-arts; on me plaça, en conséquence, dans les haras. Je fus nommé
  grand conservateur des étalons de la république.

  «Ces nouvelles fonctions me donnaient une position sociale dont je
  profitai pour me produire dans les assemblées politiques, les sociétés
  de tempérance et les clubs philanthropiques. Partout où je devais
  prendre la parole, la foule accourait. Ma corne recommandait mon
  éloquence.

  «Enfin, le jour des élections arriva. Le quartier des droguistes
  s'était toujours distingué par le choix de ses députés à l'assemblée
  nationale. Il y avait successivement envoyé le géant Pelion, qui
  s'était un jour retiré en emportant la tribune sur ses épaules; le
  mime Perruchot, habile à prendre toutes les voix et à imiter toutes
  les physionomies; enfin le prestidigitateur Souplet, qui faisait les
  majorités en escamotant, dans l'urne, les boules du scrutin. Pour
  succéder à de tels hommes, il fallait un candidat non moins
  extraordinaire; l'honneur de l'arrondissement électoral y était
  intéressé. Quelqu'un prononça mon nom, on le couvrit aussitôt
  d'applaudissements, et je fus nommé représentant des droguistes à
  l'assemblée nationale des Intérêts-Unis.

  «Ce ne furent pas, du reste, mes seuls succès; j'en obtenais ailleurs,
  de moins bruyants peut-être, mais de plus aimables. La curiosité des
  femmes ne s'était point ralentie. Après avoir vu comment je savais
  écrire, les plus aventureuses voulurent savoir comment je saurais
  aimer. Le monstre est aussi rare que l'Antinoüs, et l'expérience
  valait la peine d'être tentée. J'en sortis probablement sans trop de
  désavantages, car ma réputation ne fit que s'accroître.

  «Cependant ces conquêtes faciles ne pouvaient me faire oublier ma
  cousine Blondinette. C'était la seule femme qui m'eût repoussé, honni,
  et, par conséquent, la seule dont le souvenir me fût précieux: car il
  y a toujours une part de contradiction dans l'amour.

  «Elle-même regrettait une rupture imprudente. J'avais désormais trop
  d'avantage sur Mirmidon pour le regarder comme un rival sérieux. Je me
  présentai hardiment, on me reçut avec émotion, et, au bout de quelques
  jours, Blondinette s'était complétement habituée à ma nouvelle forme.
  A mesure que je lui faisais le calcul de mes rentes, mes jambes lui
  semblaient plus égales, ma corne moins apparente. Au premier million
  elle me trouva passable, au second elle me déclara charmant.

  «Notre mariage fut célébré avec toute la pompe que réclamait un pareil
  événement, et l'archevêque de Sans-Pair voulut lui-même nous bénir.

  «Depuis, mon bonheur n'a éprouvé ni interruption ni mélange, et la
  constance de la bonne fortune a fait substituer au nom de _roi Extra_
  celui d'_heureux monstre_!

  «Quant aux lecteurs qui me demanderaient pourquoi j'ai raconté
  longuement, en tête de ce volume, l'histoire de ma vie, je leur
  répondrai que je l'ai fait pour donner à tous un enseignement; et cet
  enseignement le voici: c'est qu'on réussit moins par ce qu'on vaut que
  par ce qu'on montre, et que la première condition du succès n'est
  point de faire, mais d'attacher un écriteau à ce que l'on fait! Or,
  pour cela le génie peut être utile, un ridicule sert quelquefois, un
  vice suffit souvent; mais rien ne remplace une monstruosité.»




X

Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de
Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de
fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept péchés
capitaux.--Le vieux mendiant et son chien.


Maurice venait d'achever sa lecture, lorsque son hôte et M. Le Doux
ressortirent de chez le banquier. Le philanthrope les avertit qu'il
était forcé de les quitter pour se rendre au palais de justice.

«Y a-t-il quelque grande affaire? demanda M. Atout.

--Comment! s'écria M. Le Doux, mais vous ne savez donc pas? c'est
après-demain qu'on juge ce fameux empoisonnement...

--Du docteur Papaver?

--Précisément. L'accusé a envoyé des lettres d'invitation à tout le
monde, et il m'a oublié! Comprenez-vous cela? moi, un ancien
collègue!... car nous avons été ensemble vice-présidents de la _Société
humaine_. Mais je veux réclamer! D'autant qu'une vingtaine de dames qui
me savaient ami du docteur m'ont demandé des places. Ce sera, dit-on,
magnifique; six cents témoins et soixante avocats! Le président a fait
prendre des mesures pour que l'on distribue, pendant les débats, de la
limonade et des petits gâteaux; dans les suspensions d'audiences, on
pourra même déjeuner à la fourchette.

--Et ce docteur Papaver est accusé d'avoir empoisonné quelqu'un? demanda
Maurice.

--Toute une famille, répliqua le philanthrope; sept personnes... dont on
exposera les restes parfaitement conservés. On doit essayer le poison
sur les témoins, lire des lettres qui compromettent une très grande
dame; enfin la fille du docteur, qui a six ans, déposera contre son
père. Ce sera la cause la plus intéressante dont on ait parlé depuis dix
ans! Aussi les billets d'enceinte se vendent-ils déjà deux cents
francs.»

M. Atout déclara qu'il voulait en avoir absolument, et il suivit le
philanthrope au palais.

La porte d'entrée était décorée par la statue colossale de la Justice.
Elle avait les yeux couverts d'un bandeau, afin que l'on ne pût douter
de sa clairvoyance; sa main gauche portait une balance, et sa main
droite une épée, comme pour exprimer qu'elle tenait moins à bien peser
qu'à bien frapper.

Au fronton qu'elle surmontait on avait gravé ces mots:

  L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE EST GRATUITE.

Et au-dessous étaient affichés les tarifs des différents actes sans
lesquels on ne pouvait se faire juger. Tant pour l'enregistrement, tant
pour le greffe, tant pour le timbre, tant pour les experts, tant pour
l'avoué, tant pour l'avocat! Le tout produisait une somme qui ne
permettait qu'aux riches de faire valoir leurs droits.

Heureusement que les pauvres avaient pour dédommagement la maxime
imprimée sur chaque porte:

  TOUS LES CITOYENS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI.

Maurice traversa d'abord une salle où les avoués soumettaient leurs
états de frais à la vérification d'un juge chargé d'auner les
procédures; l'étendue de chacune était fixée d'avance.

Trente mètres de rôles pour les affaires sommaires, cent pour les
affaires graves, mille pour les affaires compliquées. Quant au moyen de
remplir toutes les pages, les gens de loi en avaient trouvé un fort
simple: il consistait à faire suivre chaque mot de tous ceux qui
pouvaient avoir avec lui quelque rapport de signification; ce qui leur
permettait de passer en revue une partie du dictionnaire à propos d'une
phrase.

Qu'ils eussent, par exemple, à annoncer l'assignation d'un témoin à
huitaine, ils ne manquaient pas d'écrire:

  «En conséquence desquels motifs ci-dessus donnés, et de tous autres
  qui pourraient l'avoir été ailleurs, ou que nous trouverions
  convenable d'émettre plus tard;

  «Faisant toutes réserves que de raison, tant implicitement
  qu'explicitement:

  «Avons désigné, appelé, sommé, assigné par les voies pour ce fixées,
  tant par l'usage ou coutume que par les décrets, ordonnances et lois,
  le sieur...

  «A venir se présenter et comparaître, sans qu'il puisse opposer aucune
  objection, aucun récusement ni aucune fin de non-recevoir;

  «Afin de répondre sincèrement, librement, catégoriquement et
  clairement, soit sur ce qu'il peut savoir par lui-même relativement à
  l'affaire, soit sur ce qu'il en aura entendu dire, soit sur ce qu'il
  aura induit à l'aide du raisonnement ou de la comparaison;

  «Lesquelles assignation et sommation lui sont faites pour huitaine,
  c'est-à-dire pour le huitième jour à partir de celui-ci; ou autrement
  dit, afin de ne laisser lieu à aucun doute ni fausse interprétation,
  pour le... février de l'an...

  «Lequel jour reste bien et dûment fixé, sauf erreur dans la date ou
  supputation des jours.»

Cette ingénieuse amplification était écrite sur papier timbré, en
caractères de huit millimètres, avec interlignes et alinéa! Le tout dans
le but de mieux éclairer la Justice... et de faire monter le prix des
charges!

Pendant que M. Atout et le philanthrope se rendaient au parquet pour
obtenir les billets désirés, Maurice entra dans la salle des Pas-Perdus,
où il trouva une foule d'avocats en robes, livrés à différentes
occupations.

Il y avait d'abord les stagiaires qui entouraient de vieux praticiens
chargés de leur enseigner les limites rigoureuses de la loi. La
démonstration était facilitée par un immense tableau synoptique,
renfermant la législation entière de la république des Intérêts-Unis.
Des lignes coloriées, semblables à celles qui marquent, sur nos cartes
géographiques, les conquêtes d'Alexandre ou l'invasion des barbares,
indiquaient la marche de la probité. On voyait figurer les routes de
traverse au moyen desquelles on tournait les articles trop formidables,
les passages mal gardés qui permettaient d'échapper à la poursuite, les
gorges peu fréquentées où l'on pouvait attendre un adversaire et
l'assassiner légalement.

Une autre carte réglait l'honneur de l'avocat par numéro d'ordre. Il y
apprenait comment il pouvait injurier et qui injurier; quand il pouvait
mentir et pour qui mentir; à quel prix il devait s'échauffer, à quel
plus haut prix s'irriter, à quel plus haut prix s'attendrir!

Il y avait ensuite les formules de défense.

S'agissait-il d'un cas de médecine légale, on parlait de l'incertitude
des sciences! Fallait-il justifier un voleur, on le présentait comme une
victime de la police! Voulait-on sauver un assassin, on le proclamait
atteint de folie!

Quant aux mouvements d'éloquence, ils étaient invariables.

Si la cause exigeait de l'onction, on s'écriait:

  «Mon client n'a rien à craindre, Messieurs, car il est entré ici
  enveloppé de son innocence comme d'une auréole.»

  (Un geste indiquait la tête de l'accusé, qui croyait qu'on lui
  reprochait son bonnet et se découvrait.)

  «Il a franchi le sanctuaire de la loi, gardé par l'humanité et la
  justice.»

  (La main de l'avocat montrait les deux gendarmes placés à la porte.)

  «Il a enfin devant lui la croix du Dieu de vérité, mort pour sauver
  tous les hommes.»

  (L'avocat général s'inclinait avec respect.)

Cherchait-on, au contraire, le dramatique:

  «Oui, mon client peut braver toutes les preuves!... S'il est vrai que
  sa main ait frappé, que le mort se lève pour l'accuser!»

  (Ici une pose: le mort ne paraissait pas.)

  «Qu'il se lève et qu'il crie:--Voilà mon assassin.»

  (L'avocat se rasseyait, et les bonnes d'enfants se regardaient,
  convaincues de l'innocence du prévenu.)

Fallait-il de l'audace:

  «Que si, malgré tant de preuves, la calomnie et la haine persistaient
  à poursuivre mon client, il ne résisterait point davantage! Sûr du
  jugement de la postérité, il présenterait tranquillement sa tête à ses
  ennemis!»

  (Les écoliers qui faisaient partie de l'auditoire approuvaient par un
  geste.)

Voulait-on enfin du pathétique:

  «Et après avoir convaincu vos esprits, Messieurs, j'en appellerai à
  vos coeurs. Songez au père de l'accusé, noble vieillard dont vous ne
  voudrez pas souiller les cheveux blancs!...»

  (Tous les jurés chauves s'attendrissaient.)

  «A sa mère, qui a veillé si longtemps sur son berceau!»

  (Les pères de famille se mouchaient.)

  «A ses enfants surtout, innocentes créatures auxquelles vous ne
  laisserez point pour seul héritage le déshonneur!»

  (Émotion générale; les portières qui se trouvaient dans l'auditoire
  applaudissaient.)


Après les avocats stagiaires, occupés à recevoir cette instruction,
venaient les avocats dont la réputation était déjà faite et la fortune
en train de se faire, toujours parlant, toujours plaidant, même dans la
conversation, mêlés aux grandes comme aux petites choses, indispensables
partout et ne servant à rien nulle part. Ils avaient pour chefs de file
ces vieux praticiens gorgés de places, d'honneurs et de richesses,
vautours aux serres fatiguées qui ne pouvaient suffire aux proies qu'on
leur offrait, et qui faisaient faire antichambre au plaideur avant de
daigner le manger.

Les procureurs, mêlés à tous ces groupes, allaient de l'un à l'autre
comme des pourvoyeurs chargés de leur fournir la nourriture; puis
venaient les huissiers, rongeurs subalternes mangeant les miettes
laissées par les maîtres.

Maurice se promena quelque temps au milieu de cette foule gaiement
sinistre qui vivait de troubles, de crimes, de ruines, comme les
médecins vivent de fièvres et d'ulcères: tristes docteurs de l'âme,
toujours la main dans quelque plaie morale, et nourris par les
malheureux ou par les fripons.

Il s'était insensiblement approché d'une salle où l'on rendait la
justice, et, trouvant la porte ouverte, il entra.

Les murs étaient tapissés d'inscriptions empruntées aux articles du
Code, et destinées à faire connaître les peines infligées à chaque
faute. On pouvait aller étudier là le tarif de consommation de ses
mauvais instincts; les sept péchés capitaux avaient leurs prix marqués
en chiffres, comme les marchandises des magasins de nouveautés.

L'image du Christ, conservée par la tradition, apparaissait au milieu de
ces sentences légales, le front meurtri et tristement penché. Près de ce
flanc dont le sang avait coulé pour l'égalité des hommes, on lisait:

  _Les prévenus trop pauvres pour donner caution seront emprisonnés._

Et au-dessous de cette bouche qui avait proclamé la fraternité et la
solidarité humaines étaient gravés ces mots:

  _Nous ne devons d'aliments qu'à nos ascendants et descendants directs
  jusqu'à la seconde génération!_

Les juges avaient pour siéges des lits de repos garnis de coussins
moelleux; la plume en était entretenue par les accusés, qui savaient
devoir être jugés d'autant plus doucement que le tribunal se trouverait
plus à l'aise. L'avocat général, au contraire, était assis sur un
fauteuil dont les angles aigus excitaient chez lui une inquiétude et une
irritation qui entretenaient son humeur agressive. Quant aux avocats, on
avait suspendu devant leur banc un tarif de plaidoirie dont la vue les
tenait en haleine.

Lorsque Maurice entra, la sellette des prévenus était occupée par un
vieillard. C'était un paysan que l'âge avait courbé et dont les cheveux
blancs tombaient sur une cape de coton écru en lambeaux. Le menton
appuyé à ses deux mains, que soutenait un bâton de bambou, et les lèvres
entr'ouvertes par ce vague sourire des vieillards, il tenait les yeux
baissés vers un chien roulé à ses pieds, et qui, la tête à demi
soulevée, le contemplait en agitant la queue. Il se faisait évidemment
entre eux un de ces échanges d'amitié et de souvenir qui n'ont besoin,
pour se poursuivre, que du regard et du sourire. Le vieux maître et le
vieux serviteur s'entendaient.

Cette intimité était même l'objet des débats.

Trop faible et trop vieux pour vivre encore de son travail, le paysan
avait dû recourir à la charité légale. Après cinquante années de
fatigues, de probité et de patience, la société eût pu le laisser mourir
au revers de quelque fossé, comme une bête de somme hors de service;
mais la philanthropie était venue à son secours; elle lui avait ouvert
un de ces asiles où l'on accorde gratuitement aux invalides du travail
ce qu'il faut de paille et de pain noir pour faire attendre la mort.

Malheureusement le vieillard avait essayé de partager avec son chien, et
l'administration s'y était opposée. On avait voulu enlever au paysan son
compagnon, il avait résisté, et cette résistance l'amenait devant les
Juges.

L'avocat général prit la parole pour l'administration.

Il fit d'abord l'énumération des services rendus par la Société humaine,
dont il avait l'honneur d'être membre. Après avoir signalé le nombre
toujours croissant de ses asiles comme un indice incontestable de la
prospérité nationale, il annonça avec une haute satisfaction que la
dépense occasionnée par leurs pensionnaires venait d'être réduite de
moitié, grâce à un moyen aussi simple qu'ingénieux. Il avait suffi, pour
cela, de leur retrancher une partie de la nourriture, de substituer des
paillasses aux matelas, et de remplacer le calicot par de la grosse
toile!

Mais ces améliorations devenaient inutiles si elles étaient combattues
par la prodigalité de quelques privilégiés!... Et, se servant de cette
transition pour arriver au chien du paysan, il s'écria que ce chien
était un scandale humanitaire! Il calcula ce qu'il pouvait consommer en
os rongés, en écuelles léchées, en miettes grugées, et trouva que le
tout eût pu nourrir _les trois cinquièmes d'un vieillard_!

Puis, voyant les juges frappés de cet argument, il soutint que, puisque
l'administration avait pris la charge et la tutelle du vieux paysan,
elle avait droit de vendre son chien; que c'était une faible
compensation de tant de sacrifices, un exemple indispensable pour la
moralité et pour la dignité humaines. Il termina, enfin, en adjurant le
tribunal de ne point encourager chez le pauvre ce luxe d'un compagnon
inutile, et de l'accoutumer à manger seul la soupe économique de
l'asile, assaisonnée par la sympathie des philanthropes, ses
bienfaiteurs.

Après ce réquisitoire, que les magistrats avaient écouté avec une faveur
visible, le président invita le vieillard à faire valoir ses moyens de
défense; mais celui-ci ne parut point l'entendre et ne répondit rien.
Les regards attachés sur le vieil ami qui se reposait à ses pieds, il
semblait s'oublier dans une contemplation mélancolique.

Le chien comprit sans doute l'émotion de ce silence, car il se redressa
lentement, regarda son maître de plus près, et fit entendre un de ces
soupirs plaintifs qui semblent interroger.

Le paysan abaissa sa main ridée et la posa sur la tête joyeuse de
l'animal.

«Tu as entendu, dit-il avec une tristesse tendre et sans regarder les
juges; tu as entendu, n'est-ce pas? Il faut nous séparer. La république
se ruinerait à te nourrir! Quelle raison donnerais-je, d'ailleurs, de te
garder? Est-ce parce que depuis quinze années tu partages mon pain, mon
eau et mon rayon de soleil? parce que je suis habitué à entendre à mes
pieds le bruit de ton haleine? parce que tu es le dernier être vivant
qui ait besoin de moi et qui m'aime? Ce qui ne sert qu'à nous aimer est
inutile, ami! on vient de te le dire. Ah! si nous vivions dans un pays
barbare, j'irais avec toi par les campagnes; je m'arrêterais aux portes
des cabanes; et, en voyant mes cheveux blancs, les hommes se
découvriraient, les enfants viendraient te caresser, les femmes nous
donneraient le pain et le sel! Nous boirions tous deux aux fontaines
courantes; nous dormirions à l'ombre des rochers, réchauffés l'un par
l'autre; nous marcherions sur les fleurettes des sentiers, à travers les
parfums des bois, les chansons des oiseaux et les gazouillements des
sources!... Mais nous sommes sur une terre civilisée, et toutes les
routes nous sont fermées. Attendrir les heureux est défendu, dormir sous
le ciel est un crime. On nous a ôté les chances de la compassion avec
les embarras de la liberté, et la bonté des hommes nous a ouvert une
prison où l'on mesure à chacun de nous le pain, l'air et le jour. Toi,
seulement, ami, il n'y a point de place pour toi! On peut manger,
dormir; mais aimer! à quoi bon? Les règlements supposent-ils jamais que
l'homme ait, entre la gorge et l'estomac, quelque chose qui s'appelle le
coeur? Va, ami, je voulais te garder près de moi pour sentir qu'il m'en
restait encore un; mais on te l'a dit: _le règlement n'en passe pas!_
Cherche donc un nouveau maître, et puisse-t-il te faire oublier
l'ancien!»

Le vieillard saisit, à ces mots, la tête du chien dans ses deux mains
tremblantes, il la souleva sur sa poitrine, y appuya les lèvres et resta
quelques instants immobile.

Quand il se leva, une petite larme roulait sur chaque joue à travers ses
rides.

Maurice ne put retenir une exclamation d'attendrissement.

«Ah! laissez-lui son chien pour l'aimer!» s'écria-t-il involontairement.

Mais les juges s'étaient consultés pendant cet adieu muet du vieillard,
et l'arrêt de séparation venait d'être prononcé.




XI

Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés par l'idiotisme;
première diatribe de Maurice.--Les Pantagruélistes; avantages de la
profession de criminel; seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne
répond rien et garde ses opinions.


En sortant, Maurice rencontra M. Philadelphe Le Doux qui le cherchait.
Il venait de se rappeler que c'était l'heure de sa visite aux prisons,
et voulut y conduire le jeune homme.

La maison de détention de Sans-Pair, bâtie derrière le palais de
justice, était composée de deux établissements distincts, et soumis à
des systèmes contraires.

Le premier dans lequel M. Le Doux entra portait le nom de _Logis des
Trappistes_, et la tristesse de son aspect justifiait complétement ce
nom.

On n'y apercevait aucune fenêtre, tous les jours ayant été ménagés sur
les cours intérieures. Le pavage de bois qui l'entourait assourdissait
les moindres rumeurs, et l'enveloppait, pour ainsi dire, d'un silence
sinistre. La porte d'entrée, elle-même, glissait sans bruit sur des
rails polis, et les tapis épais des corridors éteignaient le
retentissement des pas. Les murs étaient matelassés de manière à
intercepter tous les sons, les portes garnies de triples nattes, et une
inscription, qui reparaissait à chaque détour, avertissait les visiteurs
de parler bas.

Le jour n'avait pas été moins ménagé que le bruit. Partout régnait une
sorte de lueur crépusculaire qui agrandissait les formes et éteignait
les contours. Enfin, l'air lui-même arrivait imperceptiblement sans
rafale et sans murmure.

A mesure que Maurice avançait dans ces longs couloirs muets et sombres,
il se sentait gagné par un malaise croissant. Cette atmosphère, que ne
traversait aucun bruit, aucune lueur, l'oppressait: une atonie glacée
coulait dans ses veines. Le jeune homme frissonna malgré lui!

«Ce calme fait peur, dit-il, on se croirait dans un sépulcre.

--Et cependant dix mille prisonniers vous entourent, fit observer M. Le
Doux. Voyez plutôt!»

Il avait tiré un rideau, et Maurice se trouva au milieu d'une lanterne
vitrée, formant le centre d'un immense cercle de loges qui renfermaient
les condamnés. A voir ces lignes de cellules superposées, tournant comme
une gigantesque spirale, et allant se perdre dans les combles de
l'édifice, on eût dit l'enfer du Dante renversé. Seulement, pas de cris,
aucun gémissement, nulle prière! un silence glacé planait sur cette
étrange ruche de pierre. On voyait chaque prisonnier s'agiter sans
bruit, dans son alvéole grillé, comme un mort que le galvanisme
soulèverait dans sa tombe. Tous avaient le visage pâle, les mouvements
inquiets, le regard hébété ou hagard. Muets et mornes, ils faisaient
mouvoir les bras de machines dont ils ne connaissaient même pas
l'action. Telle était la disposition des cellules que chaque prisonnier
ne pouvait apercevoir celle qui l'entourait. Les gardiens échappaient
également à ses yeux. Entouré d'une surveillance mystérieuse, il se
savait toujours vu sans pouvoir jamais voir.

M. Le Doux expliqua à Maurice tous les avantages de ce système
perfectionné _de confinement solitaire_.

«Par son moyen, dit-il, nous faisons fléchir les plus énergiques
natures. Muré dans l'obscurité et le silence, le captif résiste d'abord,
mais il se raidit en vain; l'ennui, comme une eau souterraine et
croupissante, mine insensiblement sa volonté. Il sent ses muscles se
détendre, son sang se refroidir. L'immobilité de ce qui l'environne
finit par se communiquer à tout son être; il s'épouvante du vide qui
s'est fait autour de lui; il regarde, et ne voit que les murs de sa
prison; il appelle, et n'entend que sa propre voix! Quelques-uns ne
peuvent résister à cette épreuve, et deviennent fous; mais c'est le
petit nombre; la plupart s'assoupissent dans une espèce de torpeur. Sûrs
que leurs moindres actions seront épiées, n'ayant plus la possession de
leur propre pensée, ils y renoncent. Le règlement devient leur
conscience, l'habitude se substitue au désir; ils oublient jusqu'à leur
langue; ce ne sont plus que des animaux domestiques, obéissant
d'instinct à la règle de la maison. On a effacé leurs souvenirs, éteint
leurs passions, coupé au pied leurs espérances; il y a désormais table
rase dans ces esprits; notre but est atteint. Devenus, grâce à nous, des
idiots, il ne leur reste plus qu'à être instruits et moralisés!

--Hélas! je le vois, dit Maurice, vous avez fait pour les hommes ce que
la châtelaine de Valence avait voulu faire pour son fils. La châtelaine
de Valence était une sainte femme restée veuve avec un seul enfant pour
lequel elle eût donné jusqu'à sa part de paradis. Mais l'enfant, dont le
sang brûlait les veines, s'échappait souvent du château, où ne
retentissaient que les cloches et les prières, afin de goûter aux joies
de la vie. Insensiblement il prit tant de goût au mal que sa seule
tristesse était de ne pouvoir assez pécher. Il connaissait les trois
grands chars qui portent le genre humain aux abîmes: le premier conduit
par l'orgueil, le second par l'impureté, le troisième par la paresse, et
il avait successivement pris place dans chacun, sans jeter même un
regard sur celui du repentir, qu'un attelage boiteux traînait bien loin
en arrière!

«La sainte châtelaine, voyant la perte de son fils assurée, s'adressa
avec larmes à l'archange saint Michel, patron spécial de sa famille, et
lui demanda d'assurer le salut du jeune homme, fût-ce aux dépens de sa
vie. L'archange, qui avait pitié des pleurs des mères depuis qu'il avait
vu Marie au pied de la croix, se laissa toucher, descendit vers la
sainte femme et lui dit:

«--Reprenez courage, votre fils peut encore être sauvé. Le Christ a
compté ses jours, il ne lui en reste désormais que trois cents à passer
sur la terre; faites qu'ils soient sans péché, toutes les anciennes
fautes seront remises au coupable, et, à l'heure indiquée, je viendrai
moi-même enlever son âme pour la conduire au ciel.»

«Cette révélation causa à la châtelaine une grande joie. Son fils
pouvait encore aspirer au bonheur des élus! Cette pensée lui faisait
accepter, presque sans chagrin, une mort prochaine; les espérances de la
chrétienne consolaient les regrets de la mère!

«Mais, pour mériter cette récompense, il fallait que le pécheur fît
trêve à ses offenses contre la loi de Dieu; et comment, hélas!
l'obtenir? La châtelaine avait déjà inutilement employé les
supplications, et les prières de l'Église n'avaient point été plus
puissantes. Elle songea à un docteur arabe dont les charmes exerçaient,
disait-on, une souveraine puissance sur toutes les volontés, et elle
alla à sa demeure pour lui exposer son désir.

«Après l'avoir écoutée, le docteur se fit conduire vers son fils, encore
plongé dans le sommeil, et il commença les conjurations puissantes qui
devaient le délivrer de ses passions.

«D'abord, il toucha les flancs du dormeur, et la châtelaine en vit
sortir une nuée de génies à l'air violent ou hardi: c'étaient la force,
la colère, l'audace et avec elles le courage et l'adresse!

«L'Arabe toucha ensuite le front, duquel s'élança l'imagination, revêtue
des couleurs de l'arc-en-ciel; le raisonnement, armé de l'épée à double
tranchant; la mémoire, tenant à la main la chaîne d'or qui lie le
présent au passé.

«Enfin, il toucha le coeur, qui s'entr'ouvrit aussitôt pour donner
passage à la nuée des désirs enflammés, des amours changeants, des
illusions aux ailes d'azur, troupe folle et charmante, qui s'enfuit avec
un cri plaintif.

«Lorsque le jeune homme se réveilla peu après, il était complétement
transformé! Toutes les idées que sa mère avait combattues, tous les
goûts dont elle s'était affligée, avaient disparu; il n'avait plus de
volonté que la sienne, plus de goûts que ceux qu'elle lui inspirait. Cet
esprit était devenu semblable à la nacelle qui va où le flot l'emporte,
où le vent pousse, où la main conduit. Sa mère disait de marcher, et il
marchait; de prier, et il priait! Les tentations passaient en vain près
de lui, il les regardait passer comme des inconnues auxquelles il ne
doit ni un regard ni un salut!

«Les trois cents jours s'écoulèrent ainsi pour lui dans une sorte de
sommeil éveillé, et, quand la châtelaine aperçut l'archange Michel, elle
s'écria:

«--La condition imposée a été remplie, il a gagné sa place dans le ciel;
venez donc, maître, et, sans plus de retard, emportez son âme.»

«Mais l'archange secoua tristement la tête, et dit:

«--Hélas! pauvre mère, il n'y en a plus. On n'enlève point les pierres
qui composent une maison sans que la maison croule. Ce que le docteur
arabe a enlevé à votre fils formait l'âme elle même, dont il a fait don
à Satan; il ne vous a laissé que le corps!»

«Cette légende est l'histoire de ceux qui ont élevé votre prison. Sous
prétexte de racheter le coupable, vous lui avez frauduleusement soutiré
son âme! Depuis quand l'amélioration de l'homme peut-elle venir de la
destruction de ses instincts? Si ces malheureux ont failli, c'est que la
sociabilité n'était point assez développée chez eux, et vous les
condamnez à la solitude; c'est que les bonnes passions étaient plus
faibles que les mauvaises, et vous les égorgez indifféremment toutes;
c'est que leur raison n'avait pas assez mûri au soleil de l'expérience,
et vous la condamnez à l'inaction! Dans les premiers siècles, on
réduisait un ennemi à l'impuissance en coupant les muscles de ses
membres avec le fer; vous avez perfectionné le moyen: vous coupez
aujourd'hui les muscles de l'âme avec l'ennui, et, parce que ces énervés
ne bougent plus, vous les déclarez guéris! Mais qu'en ferez-vous après
une pareille guérison? A quoi peuvent servir des hommes qui ont perdu
leur personnalité, qui ont oublié de vouloir, que vous avez réduits à
l'état d'animaux domestiques vivant sous l'oeil du maître? Où vous aviez
des ignorants, des coupables peut-être, il ne vous reste plus que des
fous, des idiots ou des hypocrites!

«Sans doute la solitude pouvait être employée pour apaiser la première
effervescence d'un coeur révolté; c'était une douche glacée sous
laquelle le furieux se serait calmé; mais vous avez voulu faire un
régime de ce qui ne devait être qu'un remède; vous avez imité ces mères
anglaises, qui, pour se débarrasser des cris d'un enfant, l'abreuvent
d'opium! Et ne dites pas que vous l'avez fait dans l'intérêt des
coupables, pour leur rachat! Non, vous l'avez fait dans l'intérêt de
vous-mêmes, pour votre repos! En respectant chez l'homme les puissances
extérieures qui font sa vie, la tâche était difficile: il fallait
discipliner des esprits sans règle, apprivoiser des coeurs endurcis,
remettre l'ordre enfin dans un intérieur bouleversé. Vous avez mieux
aimé en murer les portes pour en faire un tombeau. De notre temps, on
enchaînait les corps en laissant les âmes libres; le moyen était brutal;
vous avez dit: «A quoi bon ces chaînes qui meurtrissent, qui tintent aux
oreilles! délivrez-en le corps et tuez tout doucement l'âme: cela ne se
voit pas, et, l'âme morte, le corps ne bougera plus!» O pharisiens! qui
feignez d'ignorer que l'abrutissement n'est point une régénération!
Hommes de peu de foi, qui ne savez point ce que l'amour et la patience
peuvent obtenir des plus criminels! Cherchez le coeur le plus endurci,
frappez au point voulu, et il en sortira une source vive. Tant qu'un
homme vit, tant qu'il aime quelque chose de la création, Dieu ne s'est
point complétement retiré de lui, et son âme n'est point perdue sans
retour.»

M. Philadelphe Le Doux avait profité de cette longue improvisation de
Maurice pour remettre à M. Atout son rapport annuel, constatant les
excellents résultats obtenus par le système cellulaire, et pour écrire
au crayon quelques notes sur la nécessité de supprimer les numéros des
loges, qui pouvaient distraire encore le condamné. Lorsqu'il eut achevé,
il releva la tête et regarda le jeune homme avec ce vague sourire des
gens qui veulent avoir entendu sans avoir écouté.

«Ah! fort bien, dit-il, je vois que vous avez étudié la question...
Mais, aujourd'hui encore, deux systèmes se partagent les esprits et les
prisonniers. Nous avons vu le _Logis des Trappistes_, il nous reste à
visiter celui des _Pantagruélistes_. Allez devant vous, de grâce, puis
prenez la porte à gauche, nous arriverons justement pour les voir
dîner.»

Maurice, ayant suivi les indications données, se trouva dans une cour,
qu'il traversa; puis à l'entrée d'un bâtiment à colonnade de marbre,
entouré de jets d'eau et de promenades: c'était la seconde prison de
Sans-Pair, récemment fondée pour les scélérats réputés incorrigibles.

On n'y entendait que musique, chants et éclats de rire. La première
salle était un parloir, où les condamnés recevaient les visites. Il y
avait là de charmantes grandes dames attirées par le désir de causer
avec des scélérats d'élite, ou de les faire écrire sur leurs albums; des
artistes occupés à peindre les plus célèbres criminels; des hommes de
lettres rédigeant, pour l'instruction du public, les mémoires intimes
des faussaires et des meurtriers. Les prisonniers faisaient les honneurs
de chez eux avec la politesse fière de gens qui comprennent leur
importance.

Tout à côté se trouvait la salle de concerts, dans laquelle
retentissaient les chansons d'argot, avec accompagnement de clarinettes
et de vielles organisées. Puis venaient l'estaminet, dont les habitués
fumaient le narguillé à bec d'ambre, étendus sur des divans de velours;
le billard garni de queues à procédés, et la galerie de consommation, où
l'on servait, d'heure en heure, aux condamnés, des sorbets, du vin chaud
ou des punchs à la romaine.

Le soir il y avait spectacle, puis bal masqué sans gardes municipaux.

Ainsi que M. Le Doux l'avait annoncé, les visiteurs trouvèrent les
Pantagruélistes à table. Ils dînaient, à trois services, de petits pieds
et de primeurs, avec dessert, café et liqueurs fines.

«Vous le voyez, dit le philanthrope en souriant, le système de
moralisation est ici tout contraire. Là-bas nous améliorons le coupable
en lui ôtant le nécessaire, ici nous atteignons le même but en lui
prodiguant le superflu. Chaque méthode a son avantage, et les résultats
sont, des deux côtés, également satisfaisants. Chez les Trappistes, nous
obtenons la soumission en atténuant l'homme; chez les Pantagruélistes,
en le comblant. Celui-là perd l'énergie nécessaire pour échapper à la
captivité, celui-ci y est retenu par le lien du plaisir. Il n'y a point
encore d'exemple d'un Pantagruéliste qui ait essayé de fuir sa prison,
et la plupart ne la quittent qu'en pleurant. Aussi a-t-on soin de
compter à chaque libéré, pour adoucir ses regrets, une somme
proportionnée au temps qu'il a passé en prison, de sorte que les grands
bandits sortent d'ici électeurs et souvent éligibles. Quelques esprits
chagrins ont blâmé cette générosité envers des condamnés; mais, ainsi
que je l'ai fait observer dans mon dernier rapport, ces scélérats n'en
sont pas moins nos semblables: _Homo sum, et nihil humani a me alienum
puto_. Philanthropique maxime, que la Société humaine a écrite dans le
coeur de tous ses membres et en tête de toutes ses circulaires. Ah! que
n'est-elle comprise de tous! _Homo sum!_ c'est-à-dire je pourrais être
un voleur, un incendiaire, un assassin; _nihil humani a me alienum
puto:_ donc, je dois regarder comme des frères tous ceux qui
assassinent, volent et incendient.

--Soit, dit Maurice; mais comment regardez-vous alors ceux qui édifient,
travaillent et font vivre? Si indulgent pour les pauvres criminels,
serez-vous impitoyable pour les pauvres honnêtes gens? La philanthropie
s'occupe beaucoup de ceux qui ont succombé au mal; elle leur ouvre des
asiles, elle leur fournit des ressources, elle leur offre des
patronages; et ceux qui ont résisté aux tentations, ou qui les
combattent, restent abandonnés! Pour obtenir votre protection, il faut
le certificat d'un crime, comme il fallait autrefois un certificat de
civisme. Ah! soyez bons pour les coupables: le Christ a pardonné à la
femme adultère et relevé la Madeleine; mais pensez aussi un peu aux
innocents! Faites que le devoir ne leur devienne pas trop difficile.
Pour leur tendre la main, n'attendez pas qu'ils soient tombés; ne les
exposez point à trouver que la société fait plus d'efforts et de
sacrifices pour ses fils ingrats que pour ses fils pieux; ne tuez pas,
enfin, tous les veaux gras au profit de l'enfant prodigue, et gardez-en
quelques-uns pour ses frères, qui ne vous ont ni dépouillés ni flétris.
Ce qui m'étonne, ce n'est pas que vos Pantagruélistes acceptent le
bonheur que vous leur faites; mais que vos travailleurs se résignent à
la misère où vous les laissez. Ah! pour accomplir le devoir si
difficilement et avec si peu d'aide, il faut, quoi qu'on en dise, que le
bien ait aussi sa saveur. Combien de malheureux peuvent envier le pain
quotidien, l'habit de drap, la salle chauffée du bagne, et s'acharnent
pourtant à leur douloureuse probité?

--Vos souhaits ont été prévus, dit M. Le Doux, notre bienfaisante
tutelle s'est également étendue sur le travailleur. Puisque nous sommes
en cours d'études philanthropiques, je veux vous montrer la colonie
industrielle de notre vice-président, l'honorable Isaac Banqman. Ce
n'est point seulement un grand capitaliste et un homme politique
influent, la république n'a pas de membre plus zélé pour le
perfectionnement des machines et des classes laborieuses. Nous allons
prendre le chemin de fer du quartier, qui nous conduira, en trois
secondes, à la porte de son établissement.




XII

Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur les
hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.--Pupilles de la
Société humaine; hommes perfectionnés d'après la méthode anglaise pour
les croisements.--Une femme dépravée par les instincts de maternité et
de dévouement.


L'usine d'Isaac Banqman occupait le revers d'une montagne percée en tous
sens de voûtes souterraines où mugissaient les locomotives et que
traversaient sans cesse les wagons rapides. Cent cheminées vomissaient
des torrents de fumée qui se réunissaient plus haut, se condensaient, et
formaient, au-dessus de la colline, une sorte de dôme flottant. Des
roues immenses tournaient lentement à la hauteur des toits, tandis que
des retentissements sourds et réguliers ébranlaient la montagne.

Tout ce bruit, tous ces mouvements et toute cette fumée étaient employés
à la confection de moules de bouton! C'était là la spécialité à laquelle
M. Banqman devait sa fortune et son importance politique.

A la vérité, le célèbre industriel avait apporté à cette fabrication des
perfectionnements qui ne pouvaient manquer d'en rehausser l'importance.
D'abord, il avait ruiné tous les fabricants moins riches qui s'étaient
hasardés à soutenir la concurrence; ensuite, une fois seul, il avait
augmenté de cinquante pour cent le prix de vente de ses produits; enfin,
grâce à son influence politique, il venait d'obtenir du ministre une
ordonnance qui obligeait tous les fonctionnaires publics à ajouter trois
boutons à leurs caleçons.

Il avait, du reste, mérité cette faveur en annonçant qu'il fournirait
gratuitement aux hôpitaux de Sans-Pair tous les moules de bouton dont
pourraient avoir besoin les malades, les morts ou les enfants au
maillot.

Il s'était, de plus, décidé à établir dans son usine même cette colonie
de travailleurs dont M. Philadelphe Le Doux avait parlé à Marthe et à
Maurice.

En arrivant à la fabrique, le philanthrope fit avertir l'honorable M.
Banqman, qui se trouvait alors dans son cabinet, occupé à regarder des
poissons rouges dans un bocal.

M. Banqman continua son intéressant examen tout le temps qu'un homme
important doit faire attendre pour paraître occupé. Il ne descendit
qu'au bout d'une demi-heure, et s'excusa sur les innombrables affaires
qui l'accablaient. Le Gouvernement avait recours à lui pour toutes les
questions difficiles; il était victime de sa réputation d'homme
pratique. On avait compris le danger de consulter des théoriciens, des
penseurs; on ne voulait plus écouter que ceux qui avaient étudié, comme
lui, les grands principes d'économie politique en fabriquant des moules
de bouton. Aussi n'avait-il plus un seul instant; tout son temps
appartenait à l'État et à l'humanité!

M. Le Doux l'arrêta à ce mot, pour lui faire connaître le but de leur
visite. M. Banqman, flatté, déclara qu'il était prêt à leur montrer la
colonie modèle, dont l'organisation généralisée devait un jour réaliser
l'âge d'or pour tout le monde.

Il leur fit, en conséquence, traverser l'usine, dont il leur expliqua,
en passant, les différents travaux exécutés par des machines de toutes
grandeurs et de toutes formes.

On voyait leurs immenses bras s'avancer lentement et soulever les
fardeaux, leurs engrenages saisir les objets comme des doigts
gigantesques, leurs mille roues tourner, courir, se croiser! A regarder
la précision de chacun de ces mouvements, à entendre ces murmures
haletants de la vapeur et de la flamme, on eût dit que l'art infernal
d'un magicien avait soufflé une âme dans ces squelettes d'acier. Ils ne
ressemblaient plus à des assemblages de matière, mais à je ne sais quels
monstres aveugles, travaillant avec de sourds rugissements. De loin en
loin, quelques hommes noircis apparaissaient au milieu des tourbillons
de fumée: c'étaient les cornacs de ces mammouths de cuivre et d'acier,
les valets chargés d'apporter leur nourriture d'eau et de feu,
d'étancher la sueur de leur corps, de le frotter d'huile, comme
autrefois celui des athlètes, de diriger leurs forces brutales, au
risque de périr, tôt ou tard, broyés sous un de leurs efforts, ou
dévorés par la flamme de leur haleine! Maurice suivait d'un regard
attristé ces victimes de la mécanique perfectionnée. Il comparait
instinctivement ces merveilleuses machines dont il voyait les membres
polis, luisants, bien nourris, à ces hommes flétris et hagards qui
s'agitaient à l'entour. En entendant le concert terrible de vapeur
sifflante, de fer froissé contre le fer, de grondements de flammes, de
bouillonnements d'onde, de vents attisant la fournaise comme un orage,
il se sentait saisi d'une sorte de terreur. Il cherchait en vain la vie
au milieu de cette tempête de la matière en travail; il en entendait
bien le bruit, il en voyait bien le mouvement, mais tout cela était
comme une imitation artificielle; cette activité n'avait point d'élans
contagieux. Loin qu'elle excitât, vous vous sentiez devant elle saisi de
torpeur. Le mouvement uniforme de ces machines ne vous parlait pas; il
n'y avait rien de commun entre elles et vous; c'étaient des monstres
aveugles et sourds, dont la force vous épouvantait.

Maurice se rappela alors, tout à coup, la petite fabrique placée
autrefois près de la maison de son oncle; le bruit des métiers conduits
par des mains d'enfants ou de jeunes filles, les rires prolongés qui
couvraient le croassement des navettes; les chansons qui couraient d'un
banc à l'autre, les joyeuses malices et les confidences faites tout bas!
Il se rappela surtout Mathias, le vieux soldat!--doux et joyeux
souvenir, qui faisait revivre pour lui les impressions de son
adolescence!

Mathias s'était promené quinze ans à travers l'Europe, souffrant la
faim, vivant dans la mitraille, conquérant chaque matin à la baïonnette
la place où il dormait le soir; et tout cela, Mathias l'avait fait pour
un mot qu'il n'était pas bien sûr de comprendre, mais qu'il sentait: la
France! Il l'avait fait jusqu'au jour où son pays, vaincu par le nombre,
avait dû accepter la paix; et ce jour-là Mathias, le coeur gonflé de
douleur et de colère, avait détaché, avec une larme, la cocarde qui le
condamnait depuis quinze ans à combattre et à souffrir!

Rentré en France, il se rappela une soeur, seule parente qui lui restât,
et prit la route du village qu'elle habitait.

Là, il apprit que sa soeur était morte, laissant un garçon et une fille
que le fermier voisin avait recueillis par charité.

Mais la charité, sans coeur, est un prêt à usure; il n'enrichit que
celui qui donne. Quand Mathias arriva à la ferme, il trouva, sur le
seuil, les deux orphelins qui se disputaient un morceau de pain, tandis
que le paysan s'indignait de leur débat et criait:

«Ces enfants ne peuvent se souffrir!

--Dites qu'ils ne peuvent souffrir la faim», répliqua Mathias.

Et, prenant par la main les deux affamés, il les emmena.

La charge était lourde pour le vieux soldat, mais il ne s'en effraya
point. Il se rappelait la maxime de son lieutenant, que pour faire la
plus longue route il suffisait de remettre sans cesse un pied devant
l'autre, et il l'avait appliquée à toutes les choses de la vie.

Arrivé à Paris avec les enfants, il les nourrit de son travail, jusqu'au
moment où ils purent s'atteler avec lui à cette roue qui broyait le pain
de chaque journée. Mathias les avait placés tous deux dans la même
fabrique. A l'heure où les métiers s'arrêtaient, on ne manquait jamais
de le voir arriver, portant à la main le panier couvert qui renfermait
leur repas. En l'apercevant, les petits garçons se plaçaient au port
d'armes et battaient la charge, tandis que les jeunes filles répétaient
en souriant:

«C'est le père Mathias! bonjour, monsieur Mathias!»

Car jeunes filles et jeunes garçons aiment également ces vieux lions qui
ne rugissent que contre les forts.

Après avoir répondu à tous par un signe, par un mot, par un sourire, le
vieillard allait s'asseoir dans quelque coin abrité avec Georgette et
Julien; puis l'on découvrait le panier. Mais non tout d'un coup! il
fallait d'abord deviner ce que Mathias apportait! et Dieu sait quels
efforts pour ne point rencontrer juste et lui laisser la joie de la
surprise. Enfin, quand les enfants déclaraient avoir épuisé la liste de
leurs suppositions, le vieux soldat soulevait le couvercle d'osier,
tirait lentement le mets inconnu et le présentait aux regards de ses
convives!

«Ah! ah! vous ne vous attendiez pas à ça! s'écriait-il! c'est
aujourd'hui fête à la cantine; nous avons mis des noeuds de rubans à la
marmite.»

Et il étalait avec complaisance, sur le panier transformé en guéridon,
ce pauvre dîner dont la bonne volonté de tous faisait un festin.

Puis, en mangeant, on causait! Les enfants racontaient les nouvelles de
l'atelier, et Mathias y trouvait toujours l'occasion de quelques bons
conseils. Car pendant les longues nuits de bivouac, quand la faim ou le
froid le tenaient éveillé, le vieux soldat avait réfléchi pour se
distraire, et il s'était fait une philosophie formulée en quelques
axiomes, qu'il appelait la charge en douze temps de la vie. Parmi ces
axiomes, il y en avait quatre surtout qu'il répétait sans cesse, comme
comprenant tous les autres:

1º Tu seras fidèle à ton drapeau jusqu'à la mort;

2º Tu tiendras moins à ta peau qu'au triomphe de ton régiment;

3º Tu ne feras point la guerre à ceux qui n'ont point de cartouches;

4º En temps de pluie, tu ne demanderas pas de soleil.

Et, afin que les orphelins pussent comprendre ces maximes, il leur
expliquait comment le drapeau, pour eux, c'était l'honneur; comment leur
régiment comprenait tous les hommes; comment les cartouches manquaient
aux pauvres et aux faibles, et comment la pluie et le soleil étaient la
destinée rude ou facile que Dieu nous avait faite.

Il ajoutait encore beaucoup de précieux enseignements sur la
persévérance, sur l'orgueil, sur les liaisons, et finissait toujours par
encourager au travail Georgette et Julien.

«La semaine, disait-il, est un caisson de vivres traîné par sept
chevaux: si vous en détachez un, le caisson marchera encore; deux, il
n'avancera que difficilement; trois, il demeurera dans l'ornière et
laissera l'armée sans pain.»

Les enfants écoutaient religieusement les leçons du vieux soldat et les
retenaient. Pendant trois années Maurice les avait vus revenir tous les
jours à la même place, aussi soumis, aussi joyeux! Mathias était leur
expérience, et ils étaient l'avenir de Mathias. Tandis que l'âge
courbait son épaule et dépouillait son front, les deux enfants
grandissaient à ses côtés, jeunes et vivants, comme des rejetons
vigoureux jaillissant d'un tronc à demi desséché.

Souvent aussi les autres enfants de la fabrique venaient s'asseoir
autour du soldat, en lui demandant de raconter une de ses batailles, et
ils assistaient alors aux leçons du vieillard, qui, avant de quitter la
terre, leur laissait ainsi les semences de son âme! Perpétuelle école
ouverte pour le peuple près du foyer ou sur les seuils, et dans laquelle
celui qui s'en allait initiait doucement ceux qui venaient d'arriver à
cette vie de courage, de patience et de sacrifice.

Hélas! Maurice cherchait vainement quelque chose qui pût lui rappeler la
petite fabrique d'autrefois. Ici plus de masures sombres, plus de
métiers imparfaits; mais aussi plus de rires, ni de chants! Il
s'efforçait en vain de découvrir un père Mathias, une Georgette, un
Julien!... Il n'apercevait que des machines parfaites et des ouvriers
abrutis!

Après avoir tout montré et tout expliqué à ses hôtes, M. Banqman arriva
enfin, avec eux, au quartier des _pupilles de la Société humaine_.

C'était une série de loges, dont chacune renfermait un ménage, sans
enfants: car ceux-ci étaient séparés de leurs parents dès la naissance,
et élevés à forfait. Ainsi dégagée des soins de mère, la femme l'était
également des soins d'épouse. Elle n'avait à préparer ni la nourriture,
ni les vêtements, ni le logis: tout cela se faisait à l'entreprise. Elle
n'était point non plus chargée d'épargner les gains du mari: il y avait
un économe qui réglait les dépenses et les salaires; de veiller à sa
santé: il y avait un médecin qui faisait chaque matin sa visite;
d'entretenir en lui les bonnes pensées: il y avait un aumônier qui
prêchait toutes les semaines! De son côté, le mari était exempté de
prévoyance, de protection, de courage.

«De cette manière, dit M. Banqman, le travailleur reste sous notre
tutelle, bien logé, bien nourri, bien vêtu, forcé d'être sage, et
recevant le bonheur tout fait. Non-seulement nous réglons ses actions,
mais nous arrangeons son avenir, nous l'approprions de longue main à ce
qu'il doit faire. Les Anglais avaient autrefois perfectionné les animaux
domestiques, dans le sens de leur destination; nous avons appliqué ce
système à la race humaine, en la perfectionnant. Des croisements bien
entendus nous ont produit une race de forgerons dont la force s'est
concentrée dans les bras, une race de porteurs qui n'ont de développés
que leurs reins, une race de coureurs auxquels les jambes seules ont
grandi, une race de crieurs publics uniquement formés de bouche et de
poumons; vous pouvez voir dans ces loges des échantillons de ces
différentes espèces de prolétaires, auxquels nous avons donné le nom de
_métis industriels_.

--Et l'on n'a pas apporté moins de soins à leur instruction, ajouta M.
Le Doux, qui se fatiguait d'écouter des explications au lieu d'en
donner. Nous avons écarté de l'enseignement populaire tout ce qui
n'avait point d'application pratique et immédiate. Autrefois on perdait
un temps précieux à lire l'histoire des grandes actions, à apprendre des
vers qui remuaient le coeur, à répéter des maximes de morale et de
religion; nous avons substitué à tout cela l'arithmétique et le code!
Tous _les pupilles_ apprennent à lire et à écrire, mais seulement pour
lire les prix courants et écrire les mémoires de frais.

--Et ils se soumettent patiemment à ce régime? demanda Maurice.

--Quelques natures dépravées résistent seules à notre paternelle
direction, répliqua Banqman; vous en avez là devant vous un exemple.

--Quoi! demanda Maurice, cette jeune femme, dont le regard est si fier
et si caressant?

--Rien ne peut la dompter, reprit le fabricant; elle prétend que nous
lui avons ôté le repos en la déchargeant des soins pénibles qu'exigeait
son enfant, et que nous l'avons dépouillée de ses plus douces joies en
ne lui laissant aucune des charges du ménage!»

Maurice tourna les yeux vers la jeune femme.

«La voix de Dieu n'est donc pas étouffée dans tous ces coeurs?
pensa-t-il; il en est encore qui ont conservé l'instinct des grandes
lois! Oui, résiste toujours, courageuse femme, contre la tranquillité et
l'aisance qu'on t'a faites, car tu les payes de tes plus saintes
jouissances. Ne peuvent-ils donc comprendre que ces veilles et ces soins
de la mère, ces labeurs et ces économies de l'épouse, sont les plus
précieux anneaux dont se forme la chaîne domestique? Ne regardent-ils
donc l'union de l'homme et de la femme que comme une association
commerciale, dont le premier but est le gain? Le fonds social, ici, ne
se compose point seulement d'argent, mais de patience, de bonne volonté,
d'affection; c'est là surtout le capital qu'il faut accroître, pour que
l'association prospère. Ah! laissez à la femme son utilité de chaque
instant, pour que l'homme la sente à chaque instant plus précieuse!
Laissez-la faire le travail même qu'un étranger ferait mieux, afin
d'obtenir le salaire sans lequel elle ne saurait vivre, la
reconnaissance de ceux qu'elle aime! Pourquoi vouloir régénérer le
pauvre en l'affranchissant des devoirs de famille? Ne sentez-vous pas
que ces devoirs sont la source d'où découle tout bien? Loin de les
amoindrir, rendez-les plus saints à ses yeux, en lui facilitant leur
accomplissement; ne vous substituez pas à sa conscience, mais
éclairez-la; n'achetez pas, enfin, ces âmes à fonds perdus, mais
donnez-leur au contraire plus de volonté, plus de vie! Le peuple n'est
point un prodigue qu'il faut interdire, c'est un enfant qu'il faut
diriger et aider à grandir!»

Banqman et Le Doux continuèrent leur explication en montrant aux deux
visiteurs la maison de retraite des travailleurs, où l'on utilisait les
restes de leur force jusqu'au moment de l'agonie, et l'amphithéâtre, où
leurs corps étaient livrés au scalpel des élèves-médecins pour un prix
convenu: car, les pères ne s'étant point occupés du berceau des enfants,
les enfants ne s'occupaient point de leurs tombes!

Mais Maurice regardait sans voir, écoutait sans entendre! Une sourde
tristesse s'était glissée dans son coeur, et il rentra chez M. Atout
découragé.

Marthe, de son côté, avait aperçu de plus près que le jour précédent la
sécheresse et les misères de la vie domestique; quand Maurice lui eut
raconté ce qu'il avait vu, elle se jeta dans ses bras les yeux mouillés
de larmes.

«Ah! qu'avons-nous fait? s'écria-t-elle. Dans le monde où nous vivions,
tous n'avaient point encore abandonné le Dieu des âmes pour le veau
d'or; les chaînes de la famille n'étaient point partout brisées; les
inspirations du coeur n'étaient pas complétement éteintes; quoique riant
du mal, on connaissait encore le bien; mais ici, Maurice, tout est perdu
sans retour!

--Pourquoi cela? demanda le jeune homme, qui eût voulu douter.

--Hélas! répliqua Marthe, parce qu'on ne sait plus aimer.»




DEUXIÈME JOURNÉE

XIII

Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants, les médecins et
le directeur. Dans la crainte de recevoir les malades trop bien
portants, on ne les reçoit qu'après leur mort.--Réflexions de
Marthe.--Les hommes jugés par le docteur Manomane.--Les fous de l'an
trois mille.--Les ménageries et le jardin botanique.


Lorsque les deux époux descendirent le lendemain, ils trouvèrent leur
hôte avec un de ses parents, le docteur Minimum, qui avait appris
l'indisposition de milady Atout, et venait pour s'informer
officieusement de sa santé.

Le docteur Minimum était le plus illustre représentant du nouveau
système médical, qui consistait à vous donner la maladie que vous
n'aviez point encore, et à l'élever en serre chaude pour en hâter le
développement. De cette manière, le patient mourait, en général, dès le
second ou le troisième jour, ce qui était pour lui une évidente économie
de temps.

Quant au médecin, il ne devait se proposer qu'un but: augmenter le mal
pour le guérir plus sûrement. Aviez-vous, par exemple, un rhume: on le
transformait en pleurésie; une migraine: on en faisait une fièvre
cérébrale; un étourdissement: on le poussait à l'apoplexie.

Au moment où les deux époux entrèrent, M. Minimum racontait à son cousin
les merveilleux résultats obtenus par cette méthode et le pressait de
visiter l'hôpital où il venait d'en faire l'application. M. Atout
s'excusa, mais Maurice accepta à sa place, et, après avoir donné
rendez-vous à son hôte chez M. de l'Empyrée, qui les attendait vers le
milieu du jour, il monta avec Marthe dans la voiture du médecin.

Celui-ci les conduisit au grand hôpital de Sans-Pair, bâti à l'extrémité
du faubourg.

Ils aperçurent d'abord d'élégantes galeries entourées de gazons et de
bosquets: c'étaient les salles destinées aux médecins; puis un édifice
somptueux, s'élevant au milieu des fleurs: c'était la maison des soeurs
hospitalières; puis un palais, devant lequel s'étendaient des jardins
décorés de grottes, de jets d'eau et d'ombrages: c'était le logis du
directeur.

«La ville a dépensé 20 millions, dit le docteur Minimum, pour faire de
son grand hôpital un établissement modèle. Médecins, surveillants,
administrateurs, sont ici logés et nourris aux frais de la République.
Des équipages, toujours attelés, attendent leurs ordres, et leurs filles
reçoivent une dot sur la caisse des frais de bureau.

--Mais les malades? demanda Maurice.

--Ah! les malades sont là-bas, dit le docteur en montrant un sombre
édifice caché au fond de longues cours sans air et sans verdure. La vue
de leurs salles est triste, elle eût déparé l'ensemble de
l'établissement: on les a cachées derrière, de manière à ne laisser voir
que ce qui constitue véritablement l'hôpital, c'est-à-dire l'habitation
des directeurs. Malheureusement le terrain a manqué. Après avoir pris le
jardin des médecins, le parterre des religieuses, le parc de l'économe,
il n'est resté qu'une petite cour pour les convalescents; mais, comme la
plupart des malades succombent, on peut, à la rigueur, se passer de
promenade.

--Vous ne les recevez donc qu'au moment de l'agonie? dit Marthe.

--Quand nous ne les recevons pas après, répliqua Minimum. Quiconque veut
être reçu à l'hôpital doit d'abord se transporter au bureau d'examen,
situé à l'autre bout de Sans-Pair, attendre son tour, obtenir un
certificat, puis faire huit lieues pour se mettre au lit. Grâce à ces
excellentes précautions, nous sommes sûrs de ne jamais admettre de gens
bien portants; seulement, les malades peuvent nous arriver morts: c'est
un léger inconvénient du bon ordre établi parmi les administrateurs. Du
reste, rien n'a été négligé par eux pour que le grand hôpital de
Sans-Pair puisse servir aux progrès de la science. Nous avons toujours
une salle d'essai où l'on expérimente les nouvelles doctrines. Si le
malade guérit, le traitement est adopté; s'il succombe, c'est tant pis
pour le système. Il y a, en outre, un laboratoire pour étudier combien
il peut entrer de parties ayant un nom dans chaque substance; un chenil
où l'on élève des chiens destinés à être empoisonnés et dépecés dans
l'intérêt de l'humanité; des amphithéâtres toujours riches en cadavres
de choix, et une magnifique collection de squelettes sous verre. Il nous
manque bien encore plusieurs choses: la galerie des monstres n'est pas
complète; nous aurions besoin de renouveler nos bocaux de foetus, et
l'on demande, depuis longtemps, des échantillons des différentes races
humaines proprement empaillés; mais notre économe espère arriver à
toutes ces améliorations par les _bonis_.»

Maurice demanda ce que c'était.

«On nomme ainsi, reprit le médecin, les économies réalisées aux dépens
des malades. Que le potage soit moins gras, boni; le pain moins blanc,
encore boni; le vin tempéré d'eau, toujours boni! C'est une méthode
perfectionnée pour faire danser l'anse d'un panier qui renferme dix
mille portions. C'est ainsi que les établissements s'enrichissent, et
que les économes acquièrent des droits à la reconnaissance et aux
gratifications. On peut donc dire, en principe, qu'un hôpital bien
administré est celui où les malades sont assez mal pour que la caisse
s'en trouve bien.»

Tout en parlant, le docteur était arrivé à la première salle.

Le parquet en était soigneusement ciré, les lits élégants, les murs
tapissés de nattes coloriées, et les fenêtres garnies de rideaux de
soie; mais ce luxe était déparé par l'aspect des appareils opératoires,
de toute dimension, qui dressaient çà et là leurs bras d'acier. Quant
aux soins, ils n'étaient ni plus tendres ni plus délicats qu'autrefois.
Les médecins examinaient toujours publiquement les malades, en
découvrant chaque plaie aux yeux des élèves; ils décrivaient froidement
leurs souffrances, expliquaient tout haut les chances heureuses ou
fatales. Le râle de l'agonisant épouvantait le malheureux livré à la
crise qui devait décider de sa vie; l'aspect du mort recouvert par le
drap funèbre glaçait le sourire du convalescent qui se sentait renaître!

Marthe, le coeur serré, tourna vers Maurice ses yeux humides.

«Ah! ce n'est point là ce que j'espérais, dit-elle à demi-voix; ceci est
toujours, comme de notre temps, l'infirmerie du pauvre et de
l'abandonné! Le parquet peut être plus brillant, le mur moins nu, la
fenêtre plus richement ornée; mais qu'a-t-on fait pour ceux qui
souffrent? Ne sont-ils point restés confondus comme un bétail, livrés
aux tentatives et aux curiosités de la science, épouvantés par la vue de
ces instruments de torture? Ah! ce que j'espérais d'une civilisation
plus éclairée, c'est que l'hôpital eût perdu son caractère de dureté;
c'est que le malade eût cessé d'être une chose à réparer gratuitement,
pour devenir un être souffrant dont on eût ménagé les sensations,
respecté les effrois, soutenu le coeur; c'est qu'il eût retrouvé, enfin,
dans cette demeure commune, quelques-uns des soins de la famille. A quoi
bon tant d'or prodigué pour les choses, si rien, hélas! n'est changé
pour les êtres? Donnez à chacun de ces malheureux un coin qui soit à
lui, et où les cris du mourant ne viennent point l'épouvanter; ne
traitez point son corps endolori comme une propriété qu'il a dû vous
abandonner en franchissant le seuil; ne lui faites point sentir que ce
lit est une aumône; qu'il est à votre discrétion, non-seulement par le
mal, mais par la misère. Puisqu'il souffre, c'est lui qui est le roi,
vous le serviteur. N'avez-vous donc jamais senti un redoublement de
tendresse pour le membre de la famille que la douleur atteint? Comme sa
volonté vous devient sainte! comme on lui pardonne tout! comme on
donnerait avec joie une part de sa santé et de ses jours pour le guérir!
Eh bien! le pauvre et le délaissé ne sont-ils point des membres de la
grande famille? Les plus mauvaises mères reprennent quelque amour pour
l'enfant malade, pourquoi la société aurait-elle moins de coeur pour ses
fils?

--Parfaitement dit, s'écria le docteur Minimum, qui avait entendu les
derniers mots prononcés par Marthe; j'ai toujours soutenu que l'on ne
devait point économiser sur le service des hôpitaux, et que nos
appointements devraient être doublés. Mais on méconnaît les véritables
besoins. Toutes les ressources de la République sont dévorées par les
femmes et par les avocats. Heureusement que l'on a pour consolation le
sentiment du devoir accompli... et sa clientèle. La mienne grandit
chaque jour, grâce aux succès qu'obtient ici mon traitement. Je lui ai
donné le nom de _méthode par les infiniment petits_, parce que je ne
procède que par les atomes: atomes de tilleul, atomes de fleur
d'oranger, atomes de sucre candi. Moins il y en a, plus l'effet est
certain. Je prends une molécule d'un corps, quelque chose d'impalpable,
d'insapide, d'invisible, le millième d'un rien! je le jette dans trente
litres d'eau, je mêle, je décante, et je fais prendre la lotion par
cuillerées. Toute maladie qui résiste à cette médication est
positivement incurable, et la mort du sujet ne peut être imputée qu'à
son organisation.»

Après avoir traversé une partie des salles, les visiteurs ressortirent
par l'autre extrémité du grand hôpital, et se trouvèrent en face d'un
second édifice, destiné aux aliénés. Sur la prière de ses deux
compagnons, le docteur Minimum fit demander son confrère Manomane, qui y
remplissait les fonctions de premier médecin.

Celui-ci arriva l'air effaré, examina Marthe et Maurice, et s'écria:

«Je comprends, je comprends... regards attentifs... contraction des
sourciliers... physionomie étonnée!... Il doit y avoir absorption des
facultés générales au profit d'une préoccupation partielle. L'espèce est
depuis longtemps classée et peut se guérir.

--Dieu me pardonne! il vous prend pour des pensionnaires, interrompit
Minimum; veuillez lui déclarer vous-mêmes que vous ne venez point ici en
malades, mais en curieux.

--Ah! c'est une visite, reprit Manomane, qui examina les deux
ressuscités d'un oeil scrutateur; une visite de curiosité!... encore un
symptôme!...»

Et se penchant vers son confrère:

«Méfiez-vous d'eux, ajouta-t-il plus bas... Cette apparence calme... ce
sourire... nous connaissons cela; méfiez-vous.»

Et, comme Minimum éclatait de rire, il le regarda lui-même plus
attentivement et murmura:

«Incapacité de suivre un raisonnement... crédulité aveugle... troisième
espèce observée par le docteur Insanus et déclarée incurable!...»

Puis, passant devant le médecin et ses deux compagnons, il les invita
brusquement à le suivre.

Le contact perpétuel de ses malades était insensiblement devenu
contagieux pour le docteur Manomane. Il prétendait que la société avait
enfermé certains fous pour faire croire au bon sens de ceux qu'elle
laissait libres, mais qu'en réalité le monde ne se trouvait peuplé que
d'aliénés à différents degrés. Les plus sages étaient au moins des
candidats à la folie. Il développa ses principes à cet égard en
énumérant tous les signes auxquels on reconnaissait l'aberration.
Pensez-vous à une chose plus souvent qu'à toute autre: folie!
Préférez-vous quelqu'un à vous-même: plus grande folie! Vous
réjouissez-vous d'une espérance incertaine: comble de la folie!...

Manomane compta ainsi, sous forme de litanie, six cent trente-trois
variétés différentes des maladies mentales, comprenant tous les élans de
la pensée et tous les mouvements du coeur. Il montrait en même temps à
ses trois compagnons des exemples de ces différentes aliénations,
classées par ordre comme les familles de plantes d'un herbier.

Dans cette espèce d'exhibition, Maurice s'arrêta devant un homme à l'air
calme et souriant.

«Celui-ci, dit le docteur, a été un de nos plus riches commerçants.
Malheureusement, tout le monde le croyait dans la plénitude de sa
raison, lorsqu'un ancien associé ruiné par son père lui intenta un
procès en restitution. Les juges décidèrent en faveur de notre
millionnaire; mais lui-même, éclairé par les débats, refusa les
bénéfices de l'arrêt et voulut se dépouiller en faveur de son
adversaire. Il a fallu, pour empêcher la restitution, le faire interdire
et l'enfermer.

Quant au vieillard qui écrit là-bas, nous ne le connaissons que sous le
nom de _Père des hommes_. Il travaille depuis cinquante ans à un système
social d'après lequel chacun serait ici-bas rétribué selon ses oeuvres.
Il prétend que Dieu a donné à toutes les créatures humaines un droit
égal au bonheur, et que dans une société chrétienne la misère ne devrait
pas être le résultat du hasard, mais la punition du vice. Chaque soir et
chaque matin il se met à genoux et répète les mains jointes cette seule
prière:

«Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre règne nous arrive, et que
votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel.»

L'autorité a jugé une pareille folie dangereuse et me l'a envoyé.»

Ils étaient arrivés devant un jeune homme à physionomie pensive et
hardie.

«Vous voyez, dit Manomane, un voyageur sans but. Tandis que d'autres
parcourent les pays civilisés dans l'intérêt de leurs recherches ou de
leur industrie, lui n'aspire qu'aux routes perdues, aux régions
ignorées! Trois fois il s'est enfoncé dans les immenses régions du vieux
continent sans autre motif que de visiter des peuples en décadence, de
traverser des fleuves oubliés, de dormir sur des ruines sans nom!
Demandez-lui ce qu'il voulait, il vous répondra: Voir! Vous
l'interrogeriez en vain sur la statistique naturelle ou la base
géologique des pays qu'il a parcourus: le malheureux n'a recueilli dans
ses voyages ni le plus petit fragment de roche, ni le moindre scarabée;
il n'en a rapporté que des jugements et des impressions. Aussi, dès son
retour, sa famille l'a-t-elle fait enfermer. Et nous le traitons depuis
trois mois par les douches et les saignées.

Vous pouvez, du reste, l'entretenir; il n'est point méchant, et il
communique volontiers ses observations.»

Maurice profita de la permission pour s'approcher de Pérégrinus et
l'interroger sur ce qu'il avait vu. Le jeune voyageur, qui avait
parcouru en détail les vieux continents, lui fit une esquisse rapide de
l'état du monde en l'an trois mille. Il lui apprit que l'Afrique,
initiée au progrès, avait enfin adopté les habitudes civilisées. Le
gouvernement constitutionnel venait d'être établi en Guinée; le roi de
Congo préparait une constitution à ses peuples; les Hottentots avaient
formé la république du Capricorne, et l'Afrique centrale était dirigée
par un président électif. Pérégrinus vanta surtout à Maurice l'École
polytechnique de Tambouctou et le Conservatoire de musique du grand
désert. Quant à la Sénégambie, elle n'était célèbre que par son commerce
de préparations médicales, et fournissait des droguistes au monde
entier.

L'Asie, au contraire, était retombée dans une torpeur chaque jour plus
profonde; Pérégrinus l'avait parcourue dans toutes les directions sans
pouvoir y retrouver aucune trace de son antique splendeur. L'Indoustan
était habité par un peuple de bateleurs qui ne connaissait d'autre
industrie que d'avaler des épées et de faire danser des serpents sur la
queue; la Perse se trouvait partagée entre deux sectes, qui
s'égorgeaient pour savoir si l'on était plus agréable à Dieu en se
fourrant une graine de tamarin dans la narine gauche ou dans la narine
droite; l'empire chinois, endormi par l'opium, n'offrait plus qu'un
peuple de somnambules abrutis.

Restait l'Europe, dont la transformation intéressait principalement
Maurice et sa compagne. Pérégrinus y avait longtemps séjourné, et put
leur en parler avec détail.

Là, les changements étaient encore plus profonds, car la vitalité
ardente des populations avait dû précipiter leur élan sur la pente
choisie par chacune. Ailleurs, les races s'étaient laissées glisser
nonchalamment vers le but inévitable; mais, en Europe, chacune avait
enfourché sa folie comme un coursier infernal, et l'avait excité de la
voix et de l'éperon. A les voir ainsi passionnées à leur perte, et y
volant au galop de leurs mauvais instincts, on eût dit ces barbares
d'Alaric, qui, frappés de vertige au moment de la défaite, lançaient
leurs chars au milieu des vainqueurs, qu'ils croyaient fuir, et volaient
à la mort de toute la vitesse de leurs quadriges. Pérégrinus avait vu la
Russie avortée dans sa civilisation hâtive: géant élevé à la brochette
par des empereurs de génie, qui avaient en vain espéré en faire une
nation. Dépouillée de sa personnalité sans avoir la volonté nécessaire
pour s'en créer une autre, ni assez policée ni assez barbare, elle avait
épuisé les efforts de cinquante czars, reflétant toujours les
civilisations voisines, et rentrant dans l'obscurité à mesure que leur
soleil descendait à l'horizon.

L'Allemagne n'avait guère été plus heureuse. Philosophant entre sa pipe
et son verre, elle avait discuté un siècle sur l'étymologie du mot
_liberté_, un siècle sur son essence, un siècle sur son étendue, un
siècle sur son résultat! Arrivée là, ses rois lui avaient donné une
constitution qui permettait de tout penser, pourvu qu'on se gardât de le
dire; de tout sentir, à la condition de n'en rien laisser voir; et de
tout désirer, à charge de ne rien faire pour l'obtenir. L'Allemagne,
ravie, avait allumé sa pipe, rempli son verre, et s'était remise à
chanter patriotiquement, en montrant le poing à la France:

    Non, vous ne l'aurez pas notre Rhin allemand!

Par le fait, celle-ci ne songeait guère à le lui réclamer. A force de
gouvernements à bon marché, d'électeurs probes et de tentes enlevées à
l'empereur de Maroc, elle en était arrivée à la banqueroute publique,
suivie des banqueroutes privées. Ramenée à la féodalité par
l'omnipotence des banquiers, successivement chassée de toutes les mers
que visitait autrefois son commerce, sans autre encouragement pour son
agriculture que les rapports des sociétés scientifiques et les
appointements accordés aux directeurs des haras, elle avait pris le
parti de se consoler par les vaudevilles et les bals masqués. Le peuple
français, personnifié par les types de feu Chicard et de défunte Pomaré,
exécutait, au milieu de ses plaines en friche, de ses ports déserts et
de ses villes en ruines, une polka défendue par le préfet de police. Une
portion de sa gloire avait pourtant survécu à la nation la plus
spirituelle: elle fournissait toujours le monde de modistes et de
cuisiniers.

La Belgique, devenue contrefactrice des publications imprimées dans les
cinq parties du monde, avait fini par manquer de places pour emmagasiner
ses in-18 et ses in-32. Il avait fallu s'en servir comme de moellons
pour construire les villes, uniquement habitées par des papetiers, des
compositeurs, des brocheurs et des satineurs, chacun vivant ainsi comme
le rat dans son fromage; mais une étincelle avait un jour enflammé ces
montagnes de papier imprimé, et la Belgique avait été dévorée avec son
petit peuple. Lorsque Pérégrinus y passa, on en cherchait les restes
dans la cendre.

A la même époque, la Suisse venait d'être achetée par une compagnie, qui
l'avait enfermée d'une muraille renouvelée des fortifications de Paris,
et qui exploitait ses paysages, ses cascades et ses glaciers. Un bureau
de péage était établi devant chaque beauté naturelle, et l'on ne pouvait
admirer la chute du Rhin qu'en prenant un billet et en déposant son
parapluie. Ce parc gigantesque avait douze portes monumentales, sur le
fronton desquelles la compagnie avait fait graver l'antique axiome:
_Point d'argent, point de Suisse!_

L'Italie était également devenue une propriété particulière, mais
interdite au public. Les États du pape avaient été achetés par un
banquier juif, qui s'était ensuite arrondi en expropriant le roi de
Naples, l'empereur d'Autriche et le duc de Toscane. Il avait fait
relever les monuments publics, revernir les tableaux et restaurer les
statues; mais le peuple était resté nu et affamé.

Pour la Turquie, c'était autre chose! Longtemps tiraillée par toutes les
puissances de l'Europe, comme un vieil habit de pourpre dont chacun veut
un morceau, elle était demeurée les jambes croisées et laissant faire. A
chaque province enlevée, elle répétait: _Dieu est grand!_ et prenait un
sorbet; jusqu'au jour où les corbeaux qui la mangeaient par lambeaux se
retournèrent l'un contre l'autre et se mirent à se battre pour savoir
qui aurait la meilleure part. Après une guerre dans laquelle périrent
deux ou trois millions d'hommes, tout le monde finit par accepter ce que
tout le monde avait refusé. On convint de partager la proie à l'amiable;
mais, quand chacun vint pour prendre possession du lot qui devait lui
appartenir, on ne trouva plus rien. Tandis que l'on se disputait à qui
l'aurait, la nation turque s'était laissée mourir tout doucement, et, là
où ses envahisseurs espéraient un morceau de peuple, ils ne trouvèrent
que des plaines désertes, dans lesquelles dormaient quelques vieux
dromadaires ennuyés.

L'Angleterre songeait pourtant à tirer parti de ces derniers, ne fût-ce
qu'en les tuant pour vendre leurs peaux, lorsqu'une révolution arrêta
subitement le cours de ses usurpations triomphantes. Jusqu'alors une
aristocratie chaudement vêtue de laine fine, nourrie de rosbif et de
xérès, et également instruite dans la science du gouvernement et du
boxing, avait tenu sous ses pieds la foule en haillons, atrophiée par
l'air des fabriques, les pommes de terre et le gin. Elle avait laissé
les dernières lueurs d'en haut s'éteindre dans ces âmes. Quand on
l'avait avertie que celles-là aussi étaient les filles de Dieu, qu'il
fallait leur faire place au soleil des hommes, et non les rejeter au
rang des brutes, elle avait dit:

«A quoi bon? La brute travaille avec plus de patience!»

Mais un jour cette patience s'était lassée, la douleur avait tenu lieu
de courage, la brute s'était changée en bête féroce, et, se jetant
contre ses maîtres, les avait égorgés.

Cette première violence accomplie, la colère des misérables avait passé
sur l'Angleterre comme une trombe. Que pouvaient-ils conserver, eux qui
n'avaient jamais rien possédé! La propriété était leur ennemie. Pendant
vingt siècles ils lui avaient obéi. Hommes, ils avaient été les esclaves
des choses; les choses furent brisées, anéanties! tout périt dans cette
première furie de destruction. Palais cimentés avec leurs sueurs,
fabriques où ils languissaient prisonniers, machines dont les mains
d'acier leur avaient arraché bouchée à bouchée le pain de la famille,
vaisseaux où les embarquait la violence et où les retenait la peur,
ports, villes, arsenaux, monuments d'une gloire toujours payée avec
leurs larmes ou avec leur sang! oh! que de cris de joie sur ces monceaux
de débris et de cendre! Ces richesses, cette puissance, cette gloire,
c'étaient autant d'anneaux de leur chaîne brisés par la vengeance.
Avaient-ils donc un drapeau, eux qui n'avaient pas de droits?
étaient-ils un peuple, eux qui n'étaient pas des hommes? Ils effaçaient
le passé, parce qu'il ne leur rappelait que des souvenirs d'humiliations
et de souffrances; et, quand tout fut à terre, ils dansèrent autour des
ruines, comme le sauvage délivré autour du poteau où il a subi ses
longues tortures.

Mais, à la place de cet édifice détruit, leurs mains inhabiles ne
pouvaient rien élever; les rois de l'Angleterre, en tombant, avaient
laissé briser sa couronne; le vainqueur grossier ne chercha même point à
en réunir les débris. Il laissa croître la ronce sur la route déserte;
les glaïeuls sur les canaux infréquentés; les houx et les aubépines dans
les sillons, devenus stériles. La révolution n'avait point été une
réforme, mais seulement une délivrance; après avoir brisé son licou, la
bête de somme était retournée aux forêts. Lorsque Pérégrinus vit les
trois royaumes, cette transformation était déjà accomplie. A la place de
la race énergique, tenace et hautaine dont le génie avait enchaîné les
deux continents dans le sillage de ses vaisseaux, il n'avait plus trouvé
qu'un peuple sauvage, vivant de piraterie, toujours en guerre, et
mangeant ses prisonniers à défaut du rosbif de la vieille Angleterre...
Quelques faibles restes de l'aristocratie proscrite se cachaient encore
dans les montagnes, toujours poursuivis par les descendants de John
Bull, qui, à défaut de chamois, chassaient aux lords!

L'Espagne avait également passé par cette période de guerre d'affût;
mais, grâce à la perfection apportée dans ce genre d'exercice, les
partis s'étaient vite décimés et détruits. La _mesta_ avait achevé
l'oeuvre commencée. A mesure que le nombre des Espagnols diminuait,
celui des bêtes à laine allait croissant; et leurs immenses troupeaux,
continuant à brouter les haies, les moissons, les prairies, avaient fini
par faire du royaume un grand espace tondu où la nation ne se trouvait
plus représentée que par des moutons.

Pendant que Maurice écoutait ces récits, Manomane avait continué sa
visite avec Marthe, et tous deux étaient arrivés près d'une jeune femme
assise sous un bosquet de cotonniers, dont les flocons soyeux flottaient
au vent comme des fleurs épanouies. Vêtue d'un pagne aux couleurs
effacées, et le buste à demi enveloppé par une écharpe bleu de ciel,
elle se tenait penchée, effeuillant d'une main distraite une fleur
cueillie à ses pieds. Une branche arrachée aux haies vives, et chargée
de ses graines sauvages, était enroulée à ses cheveux noirs.

En entendant un bruit de pas, elle redressa vivement la tête, rougit à
la vue des étrangers, et serra l'écharpe contre ses épaules.

Mais ses yeux, qui s'étaient d'abord baissés, se relevèrent presque
aussitôt sur Marthe avec une tendresse timide.

La jeune femme, prise d'une subite sympathie, s'arrêta: il y eut dans
leurs deux regards, qui se parlaient en souriant, un de ces rapides
échanges d'émotions qui tiennent lieu d'un long épanchement; puis, par
un mouvement qu'on eût dit involontaire, la jeune fille se leva avec une
exclamation confuse, et tendit les mains vers Marthe.

«Sur mon âme, notre belle rêveuse vous fait des avances! dit Manomane
avec une brusquerie un peu adoucie.

--Ah!... il m'a semblé... oui... ses traits m'ont rappelé ma mère!
balbutia la jeune fille, dont les yeux étaient devenus humides.»

Marthe prit ses mains, qu'elle serra dans les siennes.

«C'est une distinction rare venant de miss Rêveuse, reprit le médecin
avec un sourire; d'habitude, elle fuit à l'approche des visiteurs.

--Pourquoi leur donnerais-je le triste spectacle de ma folie? dit la
jeune fille doucement: les méchants la raillent, et les bons s'en
affligent!

--Mais moi? demanda Marthe en se penchant vers elle.

--Vous, dit miss Rêveuse avec un regard d'où jaillissaient des flots de
confiance et de tendresse... vous me comprendrez!

--Avez-vous entendu? murmura Manomane, qui se pencha vers son confrère;
les fous se devinent! Laissons-les ensemble, et vous verrez.»

Les hommes s'éloignèrent en continuant leur examen, tandis que la jeune
fille et Marthe commençaient un de ces entretiens où les âmes, devenues
subitement confiantes, s'élancent ensemble à travers la fantaisie, comme
deux enfants qui se prennent par les mains et courent devant eux dans la
campagne.

Rêveuse parla de sa mère, qu'elle avait à peine connue, et elle pleura;
puis elle montra à Marthe les fleurs qu'elle cultivait, et elle poussa
des cris de joie de les voir écloses. Elle raconta en soupirant ses
tristesses, et en souriant ses joies. Les flots de ce coeur montaient et
descendaient pareils à ceux de la mer, tantôt sombres comme un abîme,
tantôt étincelants au plein soleil de l'espoir!

Marthe écoutait ravie, suivant tous les mouvements de cet esprit comme
on suit les mouvements de l'enfant qui marche sans but; elle cherchait
en vain la folie, et ne trouvait que les caprices d'une imagination
flottante et jeune.

Cependant Rêveuse avouait cette folie, elle la sentait; elle ne pouvait
en parler sans qu'on vît les larmes briller sous ses longs cils bruns;
elle croisait les mains sur sa poitrine avec la résignation plaintive
des enfants, et tous ses élans d'espérance s'arrêtaient brusquement
devant ce cri:

«Je suis folle!

--Folle? répétait Marthe incrédule. Qui vous l'a dit? d'où le
savez-vous? quelle en est la preuve?

--Hélas! ma vie entière! répondait Rêveuse. Jamais mes pensées n'ont été
celles des autres; jamais je n'ai partagé leurs bonheurs ni leurs
affections. Toute petite, je préférais la vue de ma mère à tous les
plaisirs; je m'asseyais à ses pieds sans rien dire, assez heureuse de
sentir contre mon épaule les plis de sa robe, et sur mon front son
regard. Quand elle mourut, je voulus la rejoindre; je ne comprenais rien
de la mort, sinon que c'était une séparation, et je ne voulais point
vivre séparée de ma mère. Je m'échappai de la maison, je courus au
cimetière, j'allai de tombe en tombe, épelant les noms, et, quand j'eus
trouvé celui que je cherchais, je m'assis là en disant: «C'est moi,
mère, ne me renvoie pas!»

Le jour se passa sans que je sentisse la faim. Je pleurais d'être seule;
puis je cueillais de grandes herbes dont je formais des bouquets pour ma
mère. La nuit vint, je fis ma prière, je criai bonsoir à la morte, et je
m'endormis sur sa tombe.

Ce fut là que l'on me trouva le lendemain, et ceux qui me cherchaient
durent m'emporter de force, dans leurs bras.

Quand j'arrivai à la maison, je me jetai à genoux en demandant qu'on me
rendît ma mère; je refusais de manger; je voulais mourir pour qu'on me
mît avec elle dans la fosse. Ce fut la première fois que j'entendis dire
auprès de moi:

«Elle est folle!»

Le temps adoucit ma douleur sans l'éteindre. Je m'accoutumai à ne plus
quitter les endroits que préférait celle que je ne pouvais oublier, à me
servir de ce qui lui avait servi, à continuer ses goûts et ses
habitudes. On s'était d'abord inquiété de ma persistance d'affection, on
finit par la railler. Ces railleries m'y confirmèrent davantage.
Seulement, j'évitai d'en parler, de la laisser voir, et je grandis
toujours seule avec mon souvenir.

Cette solitude me donna le goût de la lecture; les livres sont les
compagnons consolateurs et fidèles des isolés. J'ouvris mon désert aux
créations des vieux romanciers et des vieux poëtes; je pris leurs héros
pour amis, je m'attachai à leurs infortunes et à leurs triomphes comme à
de vivantes réalités. On me trouvait dans des transports de joie, ou
baignée de larmes, sans que je pusse en donner d'autre cause que le
bonheur de la famille Primerose ou la mort de Marguerite. Je ne vivais
plus avec les vivants, mais avec les fantômes. Eux seuls avaient mes
admirations, mes amours, ma haine. Je ne savais point quels étaient nos
voisins, et je connaissais familièrement Childe Harold, Jocelyn, Faust.
Leurs noms venaient sans cesse malgré moi sur mes lèvres, et ceux qui
m'entouraient, pris d'une pitié méprisante, répétaient plus haut:

«Elle est folle!»

Mais cette folie, hélas! devait encore grandir! A force de fréquenter
les charmantes visions des poëtes, j'y pris insensiblement une place:
mes désirs s'exaltèrent sous leurs inspirations. Accoutumée à un
breuvage enivrant, je repoussai la vie vulgaire comme une boisson sans
saveur. Je dressai à l'amour, dans mon coeur, un temple mystérieux où ne
pouvaient entrer que les plus nobles et les plus charmantes fantaisies;
je me créai un idéal dont je jurai d'attendre le modèle.

Ma famille m'annonça en vain que l'heure du mariage était venue, que de
riches fiancés se présentaient: le seul fiancé que je voulusse accepter
était choisi depuis longtemps; mais ce n'était qu'une image! Je
ressemblais à ces héros de contes de fées, qui meurent d'amour pour une
princesse inconnue dont ils ont seulement vu le portrait. Je refusai
d'abord sans donner de motifs; puis, comme on passait de la surprise au
mécontentement, et du mécontentement aux reproches, je crus tout arrêter
en révélant mon espoir. Il n'y eut qu'un seul cri:

«Elle est folle! elle est folle!»

Il fallait bien le croire, car nul ne me comprenait, nul ne sentait
comme moi. J'acceptai l'arrêt porté, je me résignai à ne point trouver
de place dans un monde fait pour d'autres esprits et d'autres coeurs; je
me dis également à moi-même:

«Tu es folle!»

Et je me laissai conduire ici.

--Et vous y restez? s'écria Marthe, qui pressait les mains de Rêveuse
dans les siennes avec une admiration attendrie.

--Jusqu'à ce que le docteur me fasse transporter comme incurable dans
l'île des Réprouvés. Mais voici de nouveaux visiteurs. Leur curiosité
m'humilie; je crains leurs questions; adieu, ne m'oubliez pas.»

Elle embrassa tendrement Marthe, et disparut sous les bosquets comme une
biche effrayée.

La jeune femme rejoignit ses compagnons, dont Manomane venait de prendre
congé, et tous trois s'acheminèrent vers l'Observatoire, où les
attendait M. Atout.

Ils visitèrent, en passant, le Muséum, où ils aperçurent, parmi les
échantillons de races perdues, les animaux domestiques que recommandait
seulement leur attachement, et les bêtes fauves qui n'avaient reçu en
don que leur beauté. L'utilité bien entendue avait éliminé du règne
animal tout ce qui ne produisait pas un bénéfice appréciable et
immédiat.

Encore les espèces conservées avaient-elles été perfectionnées par la
méthode des croisements, de manière à changer de forme. Ce n'étaient
plus des êtres soumis à une loi d'harmonie, mais des choses vivantes
modifiées au profit de la boucherie. Les boeufs, destinés à l'engrais,
avaient perdu leurs os; les vaches n'étaient plus que des alambics
animés, transformant l'herbe en laitage; les porcs, des masses de chair
qui grossissaient à vue d'oeil comme des ballons! Tout cela était
parfait, mais hideux. La création, revue et corrigée, avait cessé d'être
un spectacle pour devenir un garde-manger; Dieu lui-même n'eût pu la
reconnaître. La plupart des êtres créés par lui n'existaient d'ailleurs
qu'à l'état scientifique; l'oeuvre des sept jours avait été mise en
flacon dans de l'esprit-de-vin et confiée à l'art des empailleurs.

Quant au jardin botanique cultivé près du Muséum, on y trouvait la
collection complète de toutes les herbes, rangées par familles, avec de
beaux écriteaux rouges qui leur donnaient des noms latins de peur qu'on
ne pût les reconnaître. Il y avait également des serres où l'on
cultivait les plantes des cinq parties du monde pour l'instruction et
l'agrément du public, qui n'y entrait jamais. Nos visiteurs
rencontrèrent heureusement M. Vertèbre, dont ils avaient fait la
connaissance à bord de _la Dorade_, et qui leur fit ouvrir les portes,
habituellement fermées. Il leur montra un semis de sapins du Nord sous
cloche, des chênes en pots, et une bordure de peupliers de quinze
centimètres de hauteur. C'étaient les spécimens des forêts vierges de
l'ancien monde! Mais ils admirèrent, en revanche, des cerises de la
grosseur d'un melon, et des ananas qu'il fallait scier au pied comme des
arbres de haute futaie.

En quittant les serres, M. Vertèbre les conduisit aux cellules réservées
de la ménagerie, où il leur montra des embryons de baleine, qu'il
nourrissait, comme des poissons rouges, dans de grands bocaux; de petits
phoques élevés par lui au biberon, et des ours blancs, à peine sortis de
l'adolescence, qu'il espérait naturaliser dans le pays. Enfin, l'heure
les pressant, ils prirent congé de l'honorable professeur de zoologie,
qui les rappela pour leur annoncer le prochain accouchement d'un grand
saurien des Antilles, et les engager à revenir voir les nouveau-nés.




XIV

Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des morts.--Bazar
funéraire.--Système d'impôts.--Épitaphes-omnibus.--Un courtier
mortuaire.


Au sortir du jardin des plantes, nos visiteurs furent arrêtés par une
longue file de gens qui suivaient un corbillard. Blaguefort se trouvait
parmi eux; il reconnut Maurice et se détacha du cortége pour le saluer.
Le jeune homme demanda quel était le mort dont passait le convoi.

«Eh! parbleu! vous le connaissez, répliqua Blaguefort: c'est notre
ancien compagnon de voyage, l'homme au racahout! En le faisant maigrir,
les dégraisseurs-jurés ont réussi à constater son identité, mais il en
est mort. C'est une perte qui sera très sensible à sa famille, et
surtout à la compagnie, dont il était le prospectus vivant. J'y suis
moi-même pour la façon d'un corset orthonasique dont il m'avait fait la
commande, comme vous le savez.

--Ainsi, dit Maurice, l'erreur d'un gendarme aura coûté la vie à un
homme, ruiné une famille et compromis de nombreux intérêts!...

--Sans que l'on ait droit de réclamer aucun dédommagement, acheva
Blaguefort. Si un particulier accuse à tort, il est condamné comme
calomniateur; s'il se trompe dans un jugement, s'il fait preuve de
précipitation ou d'imprudence, il en demeure responsable. Mais la
société a le privilége de l'erreur; si elle méconnaît un droit, si elle
perd un honnête homme, si elle jette la mort et la désolation parmi des
innocents, il lui suffit de dire: «Je me suis trompée.» Cela passe pour
une réparation suffisante. C'est toujours l'histoire du loup qui trouve
la grue trop heureuse de n'avoir point été dévorée:

    Allez, vous êtes une ingrate:
    Ne tombez jamais sous ma patte!»

Tout en parlant ainsi, Blaguefort s'était rapproché du convoi, et
Maurice et Marthe, qui avaient pris congé du docteur Minimum, le
suivirent machinalement.

Ils arrivèrent à l'enceinte funèbre, autour de laquelle s'étendait un
bazar.

«Vous voyez le cimetière à la mode, leur dit Blaguefort; tous les gens
qui savent vivre doivent se faire enterrer ici, sous peine de mauvais
ton. A la vérité, rien n'a été négligé par les directeurs de cet
établissement mortuaire pour lui conserver sa réputation. Ils ont
compris qu'il fallait pleurer les morts de la manière la plus
confortable pour les vivants; aussi le cimetière est-il desservi par
trois lignes de voitures nommées les Plaintives. La veuve et l'orphelin
n'ont qu'à tirer le cordon pour que le conducteur les arrête à la porte
de leur défunt. Il y a, en outre, des cabinets particuliers pour les
personnes qui désirent pleurer seules, et des marchands d'onguent pour
les yeux rouges. Le bazar construit à côté du cimetière renferme tout ce
qui peut servir aux trépassés et à leurs survivants, depuis les
couronnes d'immortelles en raclure de baleine jusqu'aux chapons à la
Marengo. On y trouve même des orateurs funèbres qui, moyennant un prix
modéré, se chargent de faire l'éloge du mort, et de souhaiter que _la
terre lui soit légère!_ Celui qui parle dans ce moment, et que
l'éloignement nous empêche d'entendre, est un des plus employés.
Autrefois commissaire-priseur, il a apporté dans ses nouvelles fonctions
toutes les ruses de son ancien métier. Selon l'argent qu'on lui donne,
il fait monter ou descendre de trente pour cent les vertus des
trépassés. Du reste, voici la cérémonie achevée, et nous n'avons plus
qu'à prendre congé du frère du défunt qui a conduit le deuil.»

Ils voulurent approcher de ce dernier, qui venait de saluer les
assistants et qui allait gagner une autre porte du cimetière, mais ils
le trouvèrent déjà assailli par une multitude d'industriels qui venaient
exploiter sa tendresse pour le défunt. Il y avait d'abord le marbrier,
présentant des modèles réduits de monuments funèbres à tous prix et de
toutes formes; le fossoyeur, qui sollicitait une gratification en
tendant un chapeau sur lequel était écrit: _Il est défendu de demander_;
le jardinier du cimetière, proposant de planter autour de la tombe des
cyprès et des haricots d'Espagne; le portier, attendant le denier à Dieu
que doit tout nouveau locataire; le buraliste des Plaintives, offrant un
abonnement de cinquante cachets; enfin, les marchandes d'immortelles,
d'anges en carton-pierre et de lampes funéraires en porcelaine, qui
offraient leurs articles au prix de fabrique. Blaguefort lui serra la
main; puis, s'éloignant avec ses compagnons:

«Le malheureux sortira ruiné, dit-il; on vivrait dix ans à Sans-Pair
avec la somme qu'il faut payer pour avoir la permission d'y mourir.
Encore ne voyez-vous ici que les menus frais. Il y a, en outre, les
droits du fisc! Partout où l'on suspend les draperies noires tachées de
larmes, vous le voyez accourir la bouche entr'ouverte et les griffes
tendues. Tout héritage est soumis à sa dîme. Comme les vampires de la
Bohême, il s'engraisse de morts. Qu'une femme ait perdu le mari qui la
faisait vivre, qu'une veuve pleure le fils sur lequel elle s'appuyait,
qu'un enfant voie succomber le père dont il recevait tout, le fisc
accourt, au nom de la société, et leur enlève une part de ce qu'ils ont
pour leur permettre de garder le reste. Chaque acte mortuaire est une
lettre de change souscrite à son profit. A la vérité, ces droits
grossissent l'actif du budget, et permettent d'entretenir trente-deux
millions de fonctionnaires publics, occupés huit heures par jour à
tailler des plumes et à rayer du papier. C'est une des branches de ce
grand arbre toujours en fleurs et en fruits que nous appelons le système
d'impôts.

--Et ce système a sans doute un principe? demanda Maurice.

--Un principe admirable, répliqua Blaguefort; on avait déjà observé que
les hommes les moins riches étaient ceux qui se créaient le moins de
besoins; nos législateurs en ont conclu que le prolétaire, qui vivait de
rien, devait avoir, plus qu'aucun autre, du superflu. En conséquence,
ils lui ont fait supporter double charge, fournir double service, payer
double taxe. Tout ce qu'il consomme passe trois ou quatre fois sous le
râteau du fisc. Mais ce résultat n'a point été obtenu sans peine.
Longtemps l'obstination du pauvre diable a lutté contre l'équité
_distributive_ de la loi. On avait imposé la nourriture, il jeûnait; les
vêtements, il marchait nu; le jour, il murait ses fenêtres! Toutes les
tentatives pour trouver un impôt auquel il ne pût se soustraire avaient
été inutiles, lorsque notre ministre des finances a enfin découvert ce
que l'on cherchait vainement: il a créé l'impôt des nez! Désormais,
quiconque jouit de cette annexe paye la taille sans plus ample
information; le percepteur n'a à constater ni l'âge, ni la profession,
ni le domicile, ni la fortune: il suffit de constater le nez. Quelques
représentants avaient voulu rendre l'impôt proportionnel à ce dernier;
il eût suffi de l'appliquer au mètre rectifié, qui eût donné le rapport
du nez de chaque citoyen avec le diamètre de la terre; mais les députés
de l'opposition ont rappelé que tous les hommes devaient être égaux
devant la loi, et l'on a renoncé à la nasostatique proposée.

--Cependant, objecta Maurice, les gens qui ne possèdent rien ne peuvent
rien payer: par exemple, les mendiants!...

--Nous n'en avons point, répondit Blaguefort.

--Vous avez alors élevé pour eux des asiles.

--Nous avons élevé des poteaux indicateurs. L'argent autrefois consacré
à soulager les indigents a été employé à leur annoncer qu'on ne les
soulagerait plus. Ils ont beau, désormais, aller devant eux; partout se
dresse la fameuse inscription: LA MENDICITÉ EST DÉFENDUE DANS CE
DÉPARTEMENT. De sorte que, de poteaux en poteaux, et de défense en
défense, ils arrivent infailliblement à quelque fossé où ils meurent de
fatigue et de faim. Vous ne sauriez croire avec quelle rapidité ce
procédé a fait disparaître les mendiants. Quelques-uns persistaient
pourtant, soutenus par les secours de mauvais citoyens; mais le
Gouvernement vient de proposer une loi par laquelle l'aumône donnée sera
punie de la même peine que l'aumône reçue! De cette manière, nous
espérons extirper des âmes jusqu'aux dernières racines de ce que l'on
appelait autrefois la charité. Chacun, ne comptant plus sur personne,
s'occupera de se secourir lui-même; on ne demandera plus, parce qu'on
aura cessé de donner, et tous les hommes jouiront tranquillement de leur
fortune... ou de leur misère! Mais nous voici au rond-point du
cimetière; avant de partir, ne seriez-vous point curieux de jeter un
coup d'oeil sur la ville des morts?»

Avertis par cette demande, le jeune homme et sa compagne regardèrent
autour d'eux. L'enceinte funèbre était partagée en trois quartiers
fermés par des grilles et favorisés d'un concierge. Le plus petit
renfermait les morts fameux, dont les tombes ne pouvaient être visitées
qu'en compagnie de plusieurs gardiens. Le premier vous montrait les
illustres guerriers, recevait son pourboire, et vous remettait à un
second gardien, qui, après vous avoir exhibé les grands littérateurs et
avoir obtenu une seconde gratification, vous confiait à un confrère
spécialement chargé des savants morts, toujours moyennant quelque menue
monnaie, lequel vous livrait à un quatrième guide, préposé aux célèbres
artistes. Chacun d'eux avait, en outre, de petites industries
accessoires, telles que ventes de boutures du saule de Napoléon; boucles
de cheveux de Voltaire, blonds ou noirs, selon la demande; fragments du
cercueil d'Héloïse et d'Abélard; tabatière de lord Byron, qui ne prenait
point de tabac; roses blanches cueillies sur la tombe de Robespierre, et
aconits spontanément poussés sur celle de M. de Talleyrand.

Le second quartier était consacré aux banquiers, bourgeois, rentiers,
commerçants et fonctionnaires publics. C'était là que l'on trouvait les
croix d'honneur sculptées, les bustes sous cloche et les petits chiens
empaillés. Quant aux épitaphes, il n'en existait que trois, toujours
ramenées au-dessous des noms. Pour la tombe d'un chef de maison, on
mettait:

  _Il fut bon époux, bon père, bon ami, et électeur de son
  arrondissement._

Pour la tombe d'une jeune fille:

  _Et rose elle a vécu ce que vivent les roses,
  L'espace d'un matin._
  REQUIESCAT IN PACE

Pour la tombe d'un enfant:

  C'est un ange de plus dans le ciel.
  CONCESSION PERPÉTUELLE.

Le troisième quartier était consacré aux pauvres morts. Ceux-là ne
laissaient de monuments que dans les coeurs des survivants... quand ils
en laissaient! tout au plus quelques pierres, quelques croix de bois
noirci conduisant à la grande fosse commune, où allaient s'entasser les
générations nées dans la misère, vivant sans espérances et mortes dans
l'abandon! Là, plus de croix, plus de pierres; mais de loin en loin
quelques enfants à genoux, quelques femmes pleurant en silence,
épitaphes vivantes que tout le monde pouvait lire, et qui en disaient
plus que celles gravées sur le marbre ou sur le bronze.

Blaguefort et ses compagnons allaient prendre une des avenues de sortie,
lorsqu'ils furent accostés par un courtier mortuaire qui leur barra le
passage. C'était une sorte de géant maigre, vêtu d'un caleçon noir semé
de larmes, et d'un manteau de même couleur, portant en guise de
broderies des ossements croisés et des têtes de mort.

«Ces messieurs ont vu le cimetière, dit-il avec la volubilité mécanique
des marchands forains habitués à filer ces phrases sans ponctuation qui
durent une journée... ces messieurs doivent être contents... c'est le
plus bel établissement de Sans-Pair, le seul où puissent se faire
inhumer les gens comme il faut... Les terrains renchérissent tous les
jours, on se les arrache, c'est à qui se fera enterrer ici. Avant peu,
tout sera acheté. Ces messieurs ne voudraient-ils pas prendre leurs
précautions? choisir d'avance la place qu'ils désirent occuper un jour?
Je puis leur faciliter ce choix, les faire traiter pour trois mètres,
six mètres, neuf mètres. Personne ne pourra leur obtenir d'aussi bonnes
conditions que moi. Je suis le protégé de l'administration. Ces
messieurs peuvent désigner l'endroit... il y en a de tout plantés... Ces
messieurs pourraient avoir un saule... bouture de Napoléon...
garantie... Le saule est très bien porté!... Je me charge également des
monuments à forfait: tombes simples, tombes historiées, édifices
funèbres avec statues et accessoires. Quant aux embaumements, le
privilége de la méthode Putridus m'appartient; je conserve les corps
dans toute leur grâce et dans toute leur fraîcheur; la personne la plus
intime ne peut apercevoir aucune différence entre le sujet préparé et le
sujet vivant. Je fournis, en outre, des épitaphes inédites; j'imprime
des articles biographiques; je fais entrer par faveur les défunts dans
le quartier des grands hommes... Ces messieurs ne trouveront personne
qui puisse les arranger comme moi. Il y a vingt ans que je place des
morts; je connais ici tout le monde, je suis ici chez moi. Si ces
messieurs exigent un rabais, on pourra s'entendre. Le moment ne saurait
être meilleur; l'administration projette des embellissements, elle a
besoin d'argent, on aura une tombe pour presque rien... Ces messieurs
sont toujours sûrs de faire une excellente affaire... d'autant que,
s'ils ne veulent point se servir du terrain pour eux-mêmes, ils pourront
le céder à un autre. Il n'est point de propriété dont on se défasse
aussi aisément; c'est une maison qui trouve toujours des locataires...
Ces messieurs ne veulent pas se décider... Ces messieurs se
repentiront...»

Maurice arrivait heureusement à la porte du cimetière; le courtier
mortuaire s'arrêta à la grille comme un marchand sur le seuil de sa
boutique, mais sa voix poursuivit encore quelque temps les visiteurs,
qui avaient pris le chemin de l'Observatoire.




XV

Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit dans la
lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les
Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes, les
passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour constituer
des droits à un prix de vertu.


L'Observatoire de Sans-Pair était construit au milieu d'un vaste jardin,
et sur une hauteur d'où sa vue embrassait l'horizon sans obstacle.
C'était là que le grand astronome de Sans-Pair tenait le registre de
l'état civil des corps célestes, constatant scrupuleusement leur âge,
leurs alliances, leurs divorces et leurs morts. Mais, depuis ses
dernières découvertes, la lune absorbait seule toute son attention. Il
la cherchait le jour, il la contemplait la nuit, il en parlait éveillé
et dans ses rêves! Jamais Endymion n'avait été si tendrement préoccupé
de sa pâle amante.

M. Atout et ses hôtes le trouvèrent fixé à son immense télescope, dans
une exaltation de joie inexprimable.

«Je les vois encore, disait-il à Blaguefort, qui se tenait debout
derrière lui: ce sont les mêmes gens qu'hier!

--Qui donc? demanda l'académicien en s'approchant.

--Qui? répliqua Blaguefort ravi; pardieu! un couple d'amants lunaires
que notre illustre ami observe depuis huit jours. Il a assisté à tous
les préliminaires de la passion: signaux télégraphiques par les
fenêtres, lettres échangées, murs franchis...

--Les voilà qui s'approchent, interrompit l'astronome. Oh! je distingue
tout, sauf la figure de la femme, qui est voilée... C'est dans un grand
jardin... avec un kiosque... et des allées de cocotiers... Les voilà qui
vont s'asseoir sous un figuier.

--Ah! diable! l'arbre sous lequel notre première mère rencontra Satan!
fit observer M. Atout.

--La femme a l'air d'être effrayée... reprit l'astronome, qui ne
quittait point sa lunette... Elle regarde derrière elle...

--Est-ce qu'il y aurait des maris dans la lune? s'écria le commis
voyageur. Pardieu! je comprends alors pourquoi elle affecte la forme
symbolique du croissant.

--Attendez, interrompit M. de l'Empyrée, la femme se décide à
s'asseoir...

--Bon...

--_Il_ lui prend la main...

--Et _elle_ la laisse?...

--Non, _elle_ résiste...

--Alors, c'est pour qu'il serre plus fort...

--Oui, _il_ la presse contre son coeur...

--Ah! bah!...

--_Il_ tombe à genoux...

--Ah çà! mais tout se passe donc là-bas absolument comme chez nous?
s'écria Blaguefort un peu étonné.

--Je crois qu'il doit y avoir, en effet, identité, interrompit en
souriant Maurice, qui avait jusqu'alors tout observé sans rien dire.

--Pourquoi cela? demanda M. Atout.

--Parce que le télescope a repris sa position horizontale, et qu'au lieu
d'être braqué sur la lune il regarde le jardin.»

M. de l'Empyrée recula d'un bond.

«Le jardin! répéta-t-il. Comment!... les cocotiers!... le kiosque!... le
figuier!...

--Nous les avons sous les yeux!»

L'astronome regarda devant lui.

«C'est la vérité, dit-il; je n'avais jamais remarqué...»

Et se redressant tout à coup:

«Mais la femme, s'écria-t-il; la femme dont on vient d'écarter le
voile!...»

Il se précipita vers le télescope, se baissa pour regarder, puis poussa
un cri!... c'était madame de l'Empyrée! Ce qu'il cherchait dans le ciel
se passait chez lui.

Il y eut un moment de trouble général. Blaguefort et M. Atout se
regardaient; Maurice s'éloigna de quelques pas; M. de l'Empyrée s'était
laissé tomber dans son fauteuil, pâle et effaré.

«Ce n'était pas notre satellite! balbutia-t-il enfin, atterré.

--C'était votre jardin! répliqua Blaguefort également stupéfait.

--Ce n'était pas une femme lunaire, reprit l'astronome.

--C'était votre femme, continua le commis voyageur.

--Tout cela se passait à quelques pas! continua le savant.

--Et nous avons formé une société pour des télégraphes trans-aériens!»
acheva l'industriel.

M. de l'Empyrée porta les deux mains à son front.

«Ainsi, je n'ai rien découvert! s'écria-t-il avec désespoir.

--Permettez, interrompit Blaguefort, toujours le premier à retrouver son
sang-froid; ce que vous avez vu n'est pas à dédaigner, et l'on peut en
tirer parti. Je ne vous propose pas de mettre la chose en actions: le
progrès des lumières ne nous a point encore amenés là; mais vous pouvez
intenter une action judiciaire, exiger des dommages-intérêts.

--Quoi! pour?...

--Précisément.

--Mais qui les payera?

--L'homme lunaire que je viens de reconnaître, et qui est tout
simplement notre ministre de la morale et des cultes, pour le moment
hors de l'exercice de ses fonctions!

--Ah! le traître!

--Dites plutôt le malheureux. Vous pouvez lui réclamer ce que la loi
appelle une _prime de consolation_: quelques centaines de mille francs.

--Avec lesquels je ferai perfectionner le télescope! s'écria M. de
l'Empyrée. Vous avez raison; je veux profiter de mes avantages.
Messieurs, vous venez tous de voir l'insulte; vous allez me suivre au
parquet pour en rendre témoignage.»

Il s'était levé en cherchant sa canne et son chapeau. Maurice voulut en
vain l'apaiser: l'idée des dommages et intérêts s'était emparée du
savant. Il calculait d'avance tous les perfectionnements qu'il pourrait
apporter à ses moyens d'exploration. Grâce à l'argent du ministre des
cultes, il était sûr de savoir au juste, avant trois mois, si les maris
de la lune avaient droit aux mêmes primes de consolation que ceux de la
terre.

Ses visiteurs auraient été obligés de le suivre au palais de justice, où
devait être reçue sa déclaration, si M. Atout ne se fût tout à coup
rappelé la grande réunion annuelle de l'Institut de Sans-Pair, dont tous
deux étaient membres, et qui avait lieu le matin même. Il ne restait que
le temps nécessaire pour s'y rendre. M. de l'Empyrée se résigna donc à
ajourner sa dénonciation, et accepta une place dans la voiture de
l'académicien, tandis que Maurice et Marthe les suivaient dans le coupé
volant de Blaguefort.

Ce dernier, qui avait remarqué le trouble des deux époux au moment de la
découverte faite par l'astronome, prit soin de les rassurer.

«Nous ne sommes plus, dit-il, au temps où le mari trompé demandait la
condamnation ou le sang du séducteur; aujourd'hui, il se contente de sa
bourse. La trahison d'une femme est un désagrément compensé par les
profits: aussi n'a-t-elle plus rien de honteux pour les maris; les
revenus qui en proviennent sont comme des héritages indirects dont
l'opulence rachète l'origine. Le moyen d'en vouloir longtemps à la femme
qui vous a enrichi? Si les Juifs eussent connu les primes de
consolation, loin de lapider l'épouse adultère, ils lui eussent élevé
une statue à côté de celle du veau d'or. Les infidélités matrimoniales
ne sont plus des questions de sentiment, mais d'arithmétique. A chaque
nouvelle découverte, le mari achète une ferme avec son accident, ou
place son malheur en viager. Tout cela se fait sans scandale, sans
bruit, par simple jugement de première instance. On dit: _Monsieur *** a
été primé_, comme on dirait qu'il a été nommé marguillier ou caporal de
la garde nationale. C'est une chance qui peut vous enrichir sans aucune
peine, et réaliser la fable de l'homme qui court longtemps en vain après
la fortune, et la trouve au retour dans son lit! Pour être juste, du
reste, il faut dire que nous tenons ce procédé de l'Angleterre, et que
notre civilisation l'a seulement perfectionné.»

Les portes de l'Institut étaient gardées par une compagnie de gardes
nationaux. C'était la première fois que Maurice apercevait cette milice
urbaine, et il fut frappé de sa tenue.

On l'avait gratifiée des armes et des uniformes reconnus trop incommodes
pour l'armée, comme ces enfants auxquels on abandonne de vieux ornements
militaires avec lesquels ils jouent au soldat, entre leurs classes.
Chaque grenadier citoyen portait un bonnet à poil de trois pieds pour se
défendre des coups de soleil, une paire de bottes à l'écuyère, destinées
à le garantir des engelures, et un caisson de munitions contenant de la
pâte de guimauve ou des bâtons de sucre d'orge. A la place du sabre
pendait un étui à lunettes.

«Vous voyez une de nos plus belles institutions, dit Blaguefort. La
garde nationale de Sans-Pair s'est en tous temps couverte de gloire,
comme le prouvent les décorations de ceux qui en font partie. Vous
trouveriez à peine deux ou trois tambours qui n'ont point de croix,
encore est-ce faute de protection. Elle est la gardienne de nos
libertés, bien qu'il lui soit défendu d'avoir une opinion sous les
armes, et le boulevard de l'ordre public, encore que la police soit
faite par les municipaux. Elle ouvre d'ailleurs une légitime carrière à
des ambitions qui, sans elle, ne trouveraient jamais l'occasion de se
satisfaire. Tel droguiste patenté mourrait vierge de toute fonction
publique, s'il n'obtenait de ses voisins le titre de sous-lieutenant en
second; tel charcutier vendrait son fonds, privé de toute distinction
sociale, si ses fonctions de caporal ne lui avaient valu trois
décorations. La garde urbaine profite en outre à plusieurs industries
nationales, telles que celles des cabaretiers, des marchands de blanc
d'Espagne et de papier à dérouiller; elle entretient une population
flottante d'enrhumés, de rhumatismants, de courbaturés, qui profite aux
médecins et aux fabriques de réglisse; elle conserve enfin, dans le
pays, un esprit militaire d'autant plus précieux à entretenir que l'on
est décidé à ne s'en servir jamais. Quant aux services rendus par les
citoyens armés, ils sont trop évidents et trop nombreux pour que j'aie
besoin de vous les énumérer. Ils défendent d'abord toutes les portes,
déjà défendues par la police ou l'armée; ils gardent les monuments
publics, en dedans des grilles fermées; ils parcourent la ville chargés
de leur caisson, de leur bonnet à poil, de leurs bottes à l'écuyère et
de leur tromblon, afin d'arrêter à la course les voleurs, chargés de
leur seule malice; ils servent enfin à orner de leurs bataillons les
fêtes publiques, comme ces vignettes mobiles dont l'imprimeur encadre
tour à tour les annonces de mariage et les billets d'enterrement.»

Les deux époux trouvèrent l'Institut de Sans-Pair établi dans une salle
circulaire dont le public occupait les tribunes. Chaque académicien
portait un caleçon brodé d'une guirlande de lauriers vert-pomme, et une
épée suspendue à un ceinturon d'immortelles.

On commença par la réception d'un membre récemment admis à l'Académie du
beau langage. Blaguefort apprit à Maurice que les nominations étaient le
résultat d'un concours. Celui qui, dans un temps donné, faisait le plus
grand nombre de visites, était préféré à ses concurrents; d'où il
résultait que le titre le plus sûr pour réussir n'était point un beau
livre, mais un bon équipage. Aussi le récipiendaire l'avait-il emporté
sans peine. C'était un grand seigneur, dont les oeuvres complètes se
composaient de deux chansons, de trois lettres de premier de l'an et
d'un madrigal.

Le secrétaire perpétuel, chargé d'expliquer pourquoi il se trouvait
académicien, rappela la célébrité d'un de ses ancêtres, qui avait été
général de cavalerie. Le grand seigneur répondit par l'éloge de son
prédécesseur, contre lequel étaient faites ses deux chansons; puis on
passa à la distribution des prix de vertu, appelés, selon un antique
usage, prix Montyon.

Le rapporteur commença par expliquer à l'auditoire ce nom, dont
l'origine se perdait dans la nuit des temps. Il lui apprit qu'il se
composait primitivement de _mont_, hauteur, et de _ione_, pierre
précieuse, d'où l'on avait fait _mont-ione_, et par corruption
_mont-yon_, expression symbolique que l'on pouvait traduire par
_montagne précieuse_, la vertu étant, en effet, ce qu'il y a de plus
précieux et de plus élevé.

Vint ensuite le rapport sur les candidats couronnés par l'Académie. Le
premier était un homme dont toute l'occupation avait été de secourir les
pauvres de sa paroisse. Après les avoir habillés et nourris pendant
vingt années, il se trouvait lui-même sans pain et sans vêtements.
L'Académie, qui, par l'organe de son rapporteur, l'avait surnommé le
saint Vincent de Paul de la république des Intérêts-Unis, lui accorda, à
titre d'encouragement, trois livres de chocolat de santé et un caleçon
d'honneur.

Le second candidat était un ouvrier qui, en sauvant une famille à
travers les flammes, avait eu la tête broyée sous une poutre et venait
d'être trépané. On le compara à Mucius Scévola, et on le gratifia d'un
bonnet de coton orné d'une couronne de lauriers.

Un troisième (c'était une femme) avait perdu la vue en travaillant
toutes les nuits pour faire vivre son ancien maître. On lui remit une
paire de lunettes à l'estampille de l'Institut.

Un quatrième obtint des souliers d'honneur pour avoir successivement
sauvé vingt-deux personnes qui se noyaient.

Enfin, plusieurs autres, plus ou moins appauvris ou estropiés par suite
de leur dévouement, reçurent des gratifications qui varièrent depuis
cinquante centimes jusqu'à dix francs.

On couronna également un soldat citoyen, inscrit depuis trente ans sans
avoir manqué une seule fois à sa garde; un cocher arrivé à sa septième
femme, et qui ne s'était jamais servi de son fouet qu'avec ses chevaux;
un commis de la caisse d'épargne toujours poli, et un employé de la
bibliothèque complaisant.

Ces deux derniers lauréats furent les seuls dont les vertus parurent
invraisemblables, et qui excitèrent quelques murmures d'incrédulité.

On passa ensuite aux prix d'histoire, d'économie politique et de poésie.

En histoire, il s'agissait de décider qui avait eu le plus de génie,
d'Annibal ou d'Alexandre (le programme décidant que ce devait être
Alexandre).

Le secrétaire perpétuel déclara qu'aucun des concurrents n'avait traité
la question comme il l'eût traitée lui-même, et que le prix était, en
conséquence, remis à l'année suivante.

On avait également proposé aux économistes la question de savoir par
quels moyens on pourrait améliorer le sort des classes les plus
ignorantes et les plus pauvres.

Le rapporteur annonça que tous les candidats s'étaient fourvoyés en
cherchant ces moyens, qui n'existaient pas, et que la question était
retirée du concours.

Enfin, le sujet de poésie était la description du printemps, avec un
épisode élégiaque sur la culture des pommes de terre primes.

La commission nommée pour juger les trois mille pièces envoyées fit
savoir que tous les poëtes avaient décrit le printemps de leur pays au
lieu de peindre le _printemps absolu_; et que la plupart étaient tombés
dans de grandes erreurs au sujet de la culture des solanées. En
conséquence, le prix était transformé en une mention honorable accordée
à la pièce portant le nº 940, laquelle pièce était sans nom d'auteur.

Ici, la séance fut suspendue. Une partie des immortels quitta la salle,
et les marchands de limonade parurent dans les tribunes. Il y eut entre
les voisins qui se connaissaient un échange de saluts et de politesses.
On s'informa des absents, on parla des bals auxquels on était invité, du
cours de la bourse, de l'épidémie régnante, de tout enfin, excepté de ce
que l'on venait d'entendre. Ce fut seulement au bout d'une heure que la
sonnette du président annonça la reprise de la séance.

Il s'agissait cette fois des communications faites par les différentes
académies.

On lut d'abord un mémoire destiné à éclaircir si les rois pasteurs
étaient noirs ou seulement brun foncé; puis une fable développant cette
vérité profonde: «que le faible est plus souvent opprimé que le fort»;
enfin une dissertation archéologique relative à l'éperon de François
Ier.

Mais ce n'étaient là que les préludes de la séance, le lever du rideau
destiné à faire attendre la grande pièce. Enfin, le bibliophile parut au
pupitre avec le premier chapitre de son fameux Traité sur _les moeurs de
la France au dix-neuvième siècle_. Cette lecture était annoncée depuis
trois mois, et l'on en racontait d'avance des merveilles; aussi tous les
auditeurs se penchèrent-ils vers le bord des tribunes; le silence
s'établit plus complet, et l'académicien commença de cet accent solennel
et cadencé qui constitue ce que les bourgeois nomment un bel organe.




XVI

Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les moeurs des Français
au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les Français ne connaissaient ni la
mécanique, ni la navigation, ni la statique, et mouraient tous de mort
violente par le fait des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer
des épitaphes pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France
quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient des
mythes.--Singulier langage employé dans la conversation.


«On l'a dit bien des fois, Messieurs, tant qu'il reste des traces de la
littérature et des arts d'une nation, cette nation n'est point morte;
l'étude peut la reconstituer, la faire revivre comme les créations
antédiluviennes devinées par les inductions de la science.

«La littérature et les arts ne sont-ils point, en effet, le reflet
fidèle des moeurs d'une époque? n'y trouvez-vous point la peinture des
habitudes, des croyances, des caractères, des sentiments? Si nous
n'avons que des données fausses sur les peuples qui vécurent autrefois,
nous ne devons donc accuser que notre paresse: une étude sérieuse nous
les eût révélés dans leur vérité.

«C'est cette étude que nous avons tentée pour les Français du
dix-neuvième siècle.

«Quinze années de notre vie ont été employées à visiter les ruines de
leurs monuments, à examiner leurs tableaux et leurs statues, à connaître
leurs livres surtout, immense galerie où toutes les individualités du
passé s'agitent et se coudoient.

«Le travail que nous avons l'honneur de vous soumettre est le résultat
de ces longues recherches.»

(Ici, le lecteur s'arrêta, sous prétexte de boire; le public, ainsi
prévenu qu'il est à un bon endroit, applaudit.)

«Et d'abord, Messieurs, protestons contre le préjugé vulgaire qui a fait
regarder jusqu'ici les Français comme des hommes légers, mobiles, amis
du plaisir. Loin de là! L'étude attentive de ce qu'ils ont laissé nous
les montre sombres, passionnés, sanguinaires, toujours la main au
poignard ou au poison. Leurs dramaturges, leurs poëtes, leurs
romanciers, qui ont peint les moeurs du temps, ne laissent aucun doute à
cet égard.

«Ainsi, pour ne citer qu'un fait, nous avons calculé, d'après la lecture
de leurs oeuvres, que les dix-sept vingtièmes des unions légitimes
amenaient la mort de l'un des conjoints! La conséquence normale du
mariage était le suicide ou le meurtre; les époux ne se laissaient vivre
que par exception!

«Telle était à cet égard la force de l'habitude qu'un mari étrangla sa
femme la première nuit des noces, uniquement _parce qu'il ne pouvait se
rappeler son nom_[2].

  [2] Voyez _La Confession_ (J. Janin).

«Les amants n'étaient guère plus heureux, soit que la femme tuât l'homme
pour le rendre plus prudent[3], soit que l'homme tuât la femme pour lui
éviter les reproches de son mari[4], soit que tous deux se tuassent à
l'amiable et de compagnie, comme on le voit à chaque page dans les
journaux du temps.

  [3] Voyez _Les Mémoires du Diable_ (F. Soulié).

  [4] Voyez _Antony_ (A. Dumas).

«Il y avait, en outre, tous les menus accidents: main prise dans une
porte, et qu'il fallait couper[5]; oeil crevé par un mari borgne, trop
partisan de l'égalité[6]; marque au fer rouge faite sur le front[7];
duels périodiques revenant tous les ans au retour des pois verts[8];
pierres tombant à dessein du haut d'un échafaudage de maçon[9].

  [5] Voyez _La Grille du château_ (F. Soulié).

  [6] Voyez _Le Général Guillaume_ (E. Souvestre).

  [7] Voyez _Mathilde_ (E. Sue).

  [8] Voyez _Rêve d'amour_ (F. Soulié).

  [9] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac).

«Du reste, ces accidents et mille autres atteignaient indistinctement
toutes les classes et tous les âges. Il suffit de lire _Les Mystères de
Paris_, cette admirable peinture de la société au dix-neuvième siècle,
pour comprendre combien il était difficile de ne pas mourir noyé,
poignardé, empoisonné, muré ou étranglé, dans ce centre de la
civilisation française. Évidemment, les gens qu'on n'assassinait point
formaient une classe particulière, une sorte de rareté sociale, qui
servait sans doute au renouvellement de la chambre haute, composée,
comme on le sait, de vieillards _pares ætate_, d'où leur était venu le
nom de _pairs_.

«Cette multiplicité de morts violentes était principalement l'ouvrage
des notaires, des femmes du grand monde, des millionnaires et des
médecins. Les médecins se débarrassaient de leurs malades pour en
hériter plus vite[10]; les millionnaires employaient leurs revenus à
faire tuer les hommes par des spadassins, et à empoisonner les femmes
dans des bouquets[11] de fleurs; les grandes dames venaient voir égorger
leurs rivales à domicile[12], et les notaires étaient en compte courant
avec les empoisonneurs, les assassins et les noyeurs de Paris ou de la
banlieue.

  [10] Voyez _Les Réprouvés et les Élus_ (E. Souvestre).

  [11] Voyez _Mathilde_ (E. Sue).

  [12] Voyez l'_Histoire des Treize_ (H. de Balzac).

«Le seul secours pour les honnêtes gens, au milieu de ce désordre, était
les princes allemands, qui abandonnaient leurs États, déguisés en
ouvriers, pour aller défendre la vertu dans les tapis-francs de la rue
Aux-Fèves[13] ou les forçats en fuite, qui assuraient l'avenir des
jeunes gens pauvres, et découvraient dans un lupanar la femme qui devait
faire leur bonheur[14].

  [13] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue).

  [14] Voyez _Le Père Goriot_ et la suite (H. de Balzac).

«Encore l'influence de ces défenseurs de la vertu était-elle souvent
annulée par la fameuse société de Jésus, que secondaient les dompteurs
de bêtes de l'Allemagne, les étrangleurs de l'Inde et les directeurs de
maisons de santé de Paris[15].

  [15] Voyez _Le Juif Errant_ (E. Sue).

«Vous devinez d'avance, Messieurs, ce que devaient être les moeurs dans
une société pareille! Sauf les grisettes, vivant comme des saintes au
milieu des rapins, des clercs d'avoués et des commis marchands[16], les
femmes bien nées n'avaient d'autre occupation que la galanterie, et les
bons pères de famille se chargeaient de louer eux-mêmes une petite
maison où leurs filles mariées pussent recevoir à l'aise des amants[17].
Si par hasard une grande dame restait chaste, elle ne manquait pas d'en
exprimer tout son repentir au moment de la mort[18], et de chanter, d'un
accent désespéré, le fameux psaume:

    Combien je regrette
    Mon bras si dodu,
    Ma jambe bien faite
    Et le temps perdu!

  [16] Voyez _Les Mystères de Paris_ (E. Sue).

  [17] Voyez _Le Père Goriot_ (H. de Balzac).

  [18] Voyez _Le Lys dans la vallée_ (H. de Balzac).

«A la vérité, rien n'était négligé pour donner cette direction d'idées
aux femmes. Outre l'art, qui n'avait de ciseau, de plume, de pinceau,
que pour les belles pécheresses, l'administration leur montrait une
tendre sympathie. Les préfets élevaient eux-mêmes des monuments aux plus
célèbres courtisanes, avec des inscriptions explicatives pour
l'instruction des jeunes filles. La tombe d'Agnès Sorel a été récemment
découverte sur les bords de la Loire, et on y lit:

  _Les chanoines de Loches, enrichis de ses dons, demandèrent à Louis XI
  d'éloigner son tombeau de leur choeur. «J'y consens, dit-il, mais
  rendez la dot.» Le tombeau y resta. Un archevêque de Tours, moins
  juste, le fit reléguer dans une chapelle. A la Révolution, il y fut
  détruit. Des hommes sensibles recueillirent les restes d'Agnès, et le
  général Pommereul, préfet d'Indre-et-Loire, releva le mausolée de la
  seule maîtresse de nos rois qui ait bien mérité de la patrie, en
  mettant pour prix de ses faveurs l'expulsion des Anglais de la France.
  Sa restauration eut lieu en l'an_ M. DCCC. VI.

«Tels étaient les cours de morale, en style lapidaire, qui se voyaient
encore au château de Loches en 1845, à la grande édification des _hommes
sensibles_ et des Françaises qui voulaient _expulser les Anglais de la
France_.

«Les moyens de faire fortune, à la même époque, n'étaient pas moins
extraordinaires. Les uns s'enrichissaient des legs laissés par le
Juif-Errant, d'autres devenaient de grands capitalistes en apportant des
louis dans les villes où l'or était rare, et en plantant des peupliers
aux bords de la rivière[19]; d'autres en se faisant renverser par la
meute d'un grand seigneur[20].

  [19] Voyez _Eugénie Grandet_ (H. de Balzac).

  [20] Voyez _Le Chemin le plus court_ (J. Janin).

«Quelles que fussent, du reste, ces fortunes, chacun les portait sur
soi, dans un portefeuille, comme le prouvent les pièces de M. Scribe, et
l'on pouvait ainsi les léguer sans testament; usage évidemment adopté
par suite de la légitime terreur qu'inspiraient les notaires.

«Si des habitudes morales de la nation nous passons maintenant à ses
habitudes extérieures, nous ne les trouverons ni moins singulières, ni
moins variées. Le costume surtout offrait d'étranges disparates. Tandis
que les députés paraissaient à la tribune sans autre vêtement qu'un
manteau, comme le prouve le tombeau du général Foy, les chefs militaires
portaient, même à pied, la culotte de peau de daim et les grandes bottes
à l'écuyère, ainsi qu'on peut le voir dans la statue du général Mortier.
Il y a même lieu de croire qu'ils se promenaient parfois revêtus d'une
cuirasse, car l'auteur des _Méditations_ dit positivement, en parlant de
l'empereur Napoléon:

    Rien d'humain ne battait sous son épaisse armure.

«Ce qui fait nécessairement supposer qu'il en avait une. La capote grise
dont parle Béranger n'était sans doute que son costume de petite tenue.

«Les statues colossales trouvées parmi les décombres de l'ancienne place
de la Concorde, et représentant, comme nous l'avons prouvé ailleurs, les
princesses du sang royal, indiquent également le costume des femmes. Il
était évidemment plus favorable aux belles formes qu'aux rhumes de
poitrine; aussi tous les auteurs du temps signalent-ils la phthisie
comme une des affections les plus communes chez les Françaises du
dix-neuvième siècle.

«Le peu d'accord des costumes adoptés dans les différents monuments de
l'art français prouve d'ailleurs jusqu'à l'évidence que le vêtement
variait selon les circonstances et l'occasion. Pour ne citer qu'un
exemple, la peinture nous montre Louis XIV en pied, avec la culotte de
velours, l'habit de brocart, les bas de soie et les souliers à grands
talons, tandis que sa statue équestre nous le représente sans autre
vêtement que sa perruque, d'où l'on doit nécessairement conclure que les
rois de France ne gardaient que cette dernière lorsqu'ils montaient à
cheval.

«Quant à la science et aux arts mécaniques, si l'on en juge par les
monuments échappés à la destruction, les Français du dix-neuvième siècle
en étaient, tout au plus, aux connaissances des anciens. Nous voyons en
effet que, pour avoir réussi à relever un obélisque dressé par les
Égyptiens deux mille ans auparavant, un de leurs architectes fit graver
sur le socle une inscription triomphale, comme s'il eût accompli une
oeuvre miraculeuse. De plus, leurs flottes n'étaient composées que de
trirèmes, ainsi que le prouve la médaille frappée en commémoration de la
victoire de Navarin.

«Un débris de borne-fontaine récemment recueilli offre pourtant, en
bas-relief, la représentation d'un vaisseau particulier. Il est surmonté
de quatre mâts, dont l'un est planté hors de l'axe du navire, et porte
le beaupré à l'arrière, ce qui, selon l'observation d'un homme d'esprit,
le fait ressembler à un cheval bridé par la queue. Le vent enfle sa
voile vers la poupe, ce qui ne l'empêche pas de fendre l'onde avec la
proue, à peu près comme une brouette qui marcherait en avant à mesure
qu'on la pousserait en arrière!

«Or, comment supposer qu'un navire aussi contraire à toutes les lois de
la statique eût été gravé sur un monument public, si la France du
dix-neuvième siècle eût connu ces lois? Un peuple ne se calomnie pas
lui-même; quand la science l'éclaire, il ne laisse pas imprimer sur le
fer et sur le granit de faux témoignages de son ignorance, surtout quand
il a un ministère des travaux publics, un préfet de la Seine et un
directeur des beaux-arts. Nous ne parlons pas du ministre de la marine,
sans doute trop occupé des navires qui flottaient sur l'eau salée pour
songer à ceux qu'on gravait sur les fontaines d'eau douce.

«Il faut donc reconnaître, Messieurs, que la France du dix-neuvième
siècle fut ignorante. Quant à sa gloire militaire, je doute que l'on
puisse encore en parler sérieusement après les travaux de notre illustre
collègue Mithophone. Ils ont prouvé jusqu'à l'évidence que les
expéditions du prétendu empereur Napoléon Bonaparte n'étaient que le
rajeunissement de celles de Bacchus, modifiées par la même imagination
populaire qui inventa, un peu plus tard, les aventures symboliques de ce
Robert Macaire et de ce Bertrand, dans lesquels il est impossible de ne
point reconnaître les deux fils jumeaux de Léda. Le seul guerrier de
quelque importance que l'on ne puisse contester au dix-neuvième siècle
paraît être le général Tom Pouce, à la gloire duquel fut frappée une
médaille heureusement conservée. L'auteur du _Plutarque universel_, qui
a fait sur ce sujet de profondes recherches, affirme qu'il parcourut en
triomphe l'ancien et le nouveau monde, dans un char au-devant duquel la
foule se précipitait. Les têtes couronnées elles-mêmes venaient lui
rendre hommage, et les femmes déposaient une offrande pour obtenir un de
ses baisers.

«Mais nous renvoyons pour tous ces détails aux travaux cités plus haut,
nous contentant d'examiner ici la question littéraire.

«On sait combien les Français de toutes les époques se montrèrent
amoureux de l'éclat et du bruit. Ils durent à ce penchant leur premier
nom de _Galli_, ou _Coqs_, dont ils se montrèrent tellement fiers qu'ils
ne balancèrent point à placer, plus tard, sur leurs drapeaux, le
volatile qui leur avait servi de parrain. De pareilles dispositions
devaient nécessairement en faire un peuple de journalistes, d'avocats et
de gens de lettres; aussi excellèrent-ils dans ces différentes
professions, qu'ils cumulèrent même le plus souvent. Mais le
dix-neuvième siècle surtout se fit remarquer par la loquacité bruyante
de ses écrivains. Ce furent eux qui inventèrent cette littérature en
mosaïque, composée de petits riens brillants, dont la réunion a l'air de
faire quelque chose; ces clapotements de mots sonores, tournant autour
de la pensée sans y atteindre jamais; enfin cet art de dilater le moi de
manière à ce qu'il puisse tout occuper.

«La passion du clinquant et de l'ingénieux les porta même à abandonner
leurs véritables noms pour en prendre de composés, car mes récentes
études ne m'ont laissé aucun doute à cet égard, Messieurs; il m'est
désormais bien démontré que tous les noms sous lesquels nous connaissons
les écrivains français du dix-neuvième siècle ne sont que des
désignations significatives destinées à révéler le caractère, le talent
et les prétentions de l'auteur.

«Nous pourrions appuyer cette opinion d'une multitude de témoignages;
l'espace et le temps nous obligent à choisir seulement quelques
exemples.

«Nous citerons le poëte-coiffeur Jasmin, dont le nom parfumé convient
évidemment si bien à sa double profession; le versificateur-maçon Poncy,
au sobriquet pierreux et solide comme son talent; l'écrivain-cordonnier
Lapointe, qui, en perçant la foule, justifia son symbolique surnom;
l'historien Laurent, ainsi appelé par allusion à son héros, l'empereur
Napoléon, cuit à petit feu sur le rocher de Sainte-Hélène, comme le fut
autrefois saint Laurent sur le gril; le romancier Dumas, abréviation de
Dumanoir, nom guerrier qui rappelle heureusement la manière hardie et
cavalière de l'auteur; le monographe Pitre-Chevalier, qui signa ainsi
son beau livre de _Bretagne et Vendée_, afin de rendre hommage, dès le
titre, aux deux pays chevaleresques dont il racontait les grandes
aventures.

«Nous ne pousserons pas plus loin, Messieurs, cette démonstration, qui
devra paraître sans réplique à tous les gens de bonne foi; mais nous ne
pouvons terminer sans parler du curieux langage en usage parmi les
Français de l'époque dont nous nous occupons.

«Tout y était devenu nuances et analyse. Voulait-on faire le portrait
d'une brune quelque peu barbue, on disait «qu'un duvet follet se
montrait le long de ses joues, dans les méplats du cou, en y retenant la
lumière, qui s'y faisait soyeuse[21]». Parlait-on de la fraîcheur de ses
lèvres, on vantait «leur minium vivant et penseur[22]». Voulait-on faire
remarquer ses oreilles petites et bien faites, on les déclarait des
«oreilles d'esclave et de mère[23]». Enfin, si l'on parlait, dans la
conversation, d'un voyage en Espagne, il fallait dire: «J'ai vu Madrid
avec ses balcons de fer; Barcelone, qui étend ses deux bras à la mer
comme un nageur qui s'élance; Cadix, qui semble un vaisseau près de
mettre à la voile, et que la terre retient par un ruban; puis, au milieu
de l'Espagne, comme un bouquet sur le sein d'une femme, Séville
l'andalouse, la favorite du soleil.»

  [21] H. de Balzac.

  [22] _Idem_.

  [23] Dumas.

«Ce langage prouve combien est peu fondée l'opinion de ceux qui croient
la langue française la plus claire, la plus sobre et la plus nette de
toutes les langues de l'Europe.

«Je dirai donc, Messieurs, pour me résumer, que le dix-neuvième siècle
fut, en France, une époque de demi-barbarie, où les esprits subtils,
mais ignorants, tenaces et sanguinaires, s'abandonnèrent à tous les
excès d'une vitalité surabondante. Mon prochain Mémoire prouvera que ce
fut aussi le siècle des ardentes croyances religieuses, comme
l'indiquent les odes d'une foule de poëtes s'offrant sans cesse en
holocauste, et des grands dévouements politiques, comme on peut s'en
assurer par les discours des ministres, qui déclarent ne rester sur leur
_banc de douleur_ que dans l'intérêt de la patrie.»




XVII

_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les journaux et
plusieurs autres.--Trois articles contradictoires sur une seule
vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M. César Robinet, entrepreneur
général de littérature en tous genres.--Machines à fabriquer les
feuilletons.--M. Prétorien, directeur en chef du _Grand Pan_.--Une
entreprise littéraire avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la
critique du livre qu'il veut publier.


Au moment où le bibliophile se rassit, la salle entière éclata en
applaudissements. On ne pouvait assez admirer cette prodigieuse
érudition qui lui permettait de dire, sans hésitation, quelles étaient
les moeurs et les habitudes d'un autre peuple il y avait douze siècles.

Blaguefort n'avait point écouté la lecture, mais il remarqua
l'impression produite et quitta brusquement ses compagnons en leur
promettant de revenir bientôt.

Maurice croyait rêver. Il regarda Marthe stupéfaite, puis tous deux
éclatèrent de rire en même temps.

«Nous saurons désormais ce que c'est que la science historique, dit le
jeune homme, et ce qu'il faut croire des _vérités démontrées_. Je
m'explique maintenant pourquoi ces vérités changent à chaque siècle.
L'histoire est un écheveau que chacun dévide et tisse à sa manière; le
fil est bien toujours le même, mais l'étoffe et le dessin se modifient
selon l'ouvrier.

--Auriez-vous donc remarqué des erreurs dans le Mémoire du bibliophile?
demanda M. Atout, qui venait d'entrer.

--Hélas! répliqua Maurice en souriant, il vous a fait connaître la
France en l'an trois mille comme nous connaissions l'ancienne Grèce en
1845. Son oeuvre ressemble à ces monstres dont chaque membre a été
emprunté à un animal réel, mais dont l'ensemble ne peut être qu'un rêve;
tout est vrai, sauf le monstre.

--Et vous pourriez signaler les principales fautes?

--Si j'avais l'analyse du Mémoire...

--Vous l'aurez, interrompit vivement l'académicien, qui baissa la voix,
nous le trouverons au bureau du journal. Venez vite. Quelque pénible
qu'il soit de relever les erreurs d'un collègue, on doit tout sacrifier
à l'intérêt de la vérité... Il faudra rédiger une réplique accablante,
avec quelques allusions bien aiguisées. Je vous fournirai les pointes
d'autant plus sûrement que le bibliophile est mon ami. Je connais les
jointures et je sais où il faut frapper.»

Ils se dirigèrent vers la grande agence littéraire, qui occupait une rue
entière et était exploitée par une société de capitalistes exerçant à
Sans-Pair le monopole de la publicité.

Ils avaient réuni pour cela les journaux des différentes opinions en un
seul journal appelé _Le Grand Pan_, qui les soutenait alternativement
toutes. _Le Grand Pan_ ne paraissait ni à certain jour, ni à certaine
heure; imprimé sur un papier sans fin, il _paraissait toujours_!

Un bataillon de journalistes attachés à l'établissement envoyait
successivement des piquets de publicistes pour entretenir la rédaction.

Au sortir de l'imprimerie, l'immense feuille se distribuait elle-même à
domicile, en courant sur un appareil général de rouleaux. On la voyait
traverser les rues, monter aux troisièmes étages, redescendre aux
rez-de-chaussée, traverser les cafés, les bazars, les cabinets de
lecture, poursuivie par les non-abonnés, qui tâchaient de dérober
quelques mots au passage; parcourue en l'air par les gens pressés;
étudiée à loisir par les bourgeois retirés des affaires; mais toujours
immuable dans son mouvement, et faisant disparaître, par le toit ou par
la muraille, l'article non achevé que vous aviez lu avec trop de
lenteur.

M. Atout et Maurice trouvèrent dans la première salle une foule de gens
de différents âges et de différentes conditions, qui attendaient
l'audience du directeur du _Grand Pan_. L'académicien en accosta
plusieurs qu'il connaissait, et les entretint un instant. Tous
affectaient le même dédain pour la puissance à laquelle ils venaient
rendre hommage; tous se plaignaient de son iniquité et de sa corruption;
tous se déclaraient également indifférents à son amitié ou à sa haine.

M. Atout, voyant qu'il faudrait attendre quelque temps, proposa à son
compagnon de lui faire visiter rapidement ce qu'on appelait les bureaux
du journal.

Après avoir traversé plusieurs pièces où des milliers d'employés
surveillaient les détails inférieurs, ils arrivèrent à la salle de
rédaction, partagée en deux cents cellules grillées, pour les deux cents
journalistes de service. Chacun d'eux avait ses fonctions distinctes,
indiquées par l'inscription de la cellule. Il y avait un rédacteur pour
les empoisonnements de femmes par leurs maris, deux pour les
empoisonnements de maris par leurs femmes, trois pour les
empoisonnements réciproques, connus sous le nom d'_empoisonnements
assortis_, et ainsi du reste. Venaient ensuite les puffistes, compagnie
d'élite dont on ménageait les forces. L'un avait la spécialité des
incendies de villes inconnues, des tremblements de terre de pays à
découvrir, des naufrages de grands personnages ayant pour nom une
initiale; un second se chargeait des histoires d'ours dévorant les
vétérans, de serpents marins et de crocodiles apprivoisés: un troisième
se réservait le règne végétal, embelli des merveilles de la moutarde
blanche et du chou colossal.

Chaque article achevé était jeté dans un tube qui le conduisait jusqu'à
la machine, où il était imprimé sans l'intermédiaire des compositeurs,
ce qui, entre autres avantages, avait celui de laisser les fautes
d'orthographe au compte du journaliste.

La seconde salle était celle des rédacteurs de réclames, perpétuellement
employés à trouver de nouvelles formules à la fiction; la troisième,
celle des correspondances entretenues au moyen de télégraphes
électriques; enfin, les dernières salles étaient consacrées à la
fabrication des feuilletons.

Cette fabrication était exploitée depuis quelques années par le fameux
César Robinet, qui avait traité à forfait pour tous les romans à publier
dans _Le Grand Pan_ et dans les autres journaux de la République.
Plusieurs machines de son invention confectionnaient des feuilletons de
tout genre, à raison de cent lignes à l'heure.

Il y avait d'abord la machine historique, dans laquelle on jetait des
chroniques, des biographies, des mémoires, et d'où sortaient des romans
dans le genre de ceux de Walter Scott;

La machine à _variétés_, que l'on bourrait d'_anas_, de légendes,
d'almanachs anecdotiques, et qui produisait des voyages comme celui de
Sterne;

La machine des _fantaisies_, qui recevait les anciens poëtes, les vieux
romans, les drames oubliés, et dont on obtenait des nouvelles
comparables à celles de Bernardin de Saint-Pierre et de l'abbé Prévost;

Enfin la machine des _résidus_, où l'on jetait à brassée les rognures
que l'on n'avait pu utiliser ailleurs, et qui produisait du Perrault et
du Berquin de seconde qualité.

César Robinet ne lisait point ses livres, mais il les signait tous, ce
qui le condamnait à quatorze heures de travail forcé par jour. A
l'arrivée de Blaguefort, il paraphait le cent trente-troisième volume
des aventures du colonel Crakman, récit charmant dans lequel il avait
réussi à faire entrer tous les mémoires imprimés sur le grand Frédéric
et sur sa cour.

Soixante secrétaires faisaient autour de lui le triage des livres des
autres qui devaient devenir des livres de lui.

Maurice demeura émerveillé. Le système de retapage, autrefois borné aux
chapeaux, s'était étendu jusqu'aux idées. La friperie perfectionnée
avait envahi la république des lettres; les plus vieux volumes,
décousus, découpés, reteints et regommés, devenaient des nouveautés
recherchées; il suffisait de l'estampille CÉSAR ROBINET pour que
l'étoffe usée parût neuve!

M. Atout, pensant que l'heure de réception devait être arrivée,
rebroussa chemin et se présenta chez le directeur du _Grand Pan_.

M. Prétorien était à Sans-Pair le véritable fondateur de la liberté de
la presse, c'est-à-dire de la liberté de presser les gens. Rien ne
pouvant lui être refusé impunément, on ne lui refusait rien. La plume
croisée devant son journal, comme la sentinelle devant son camp, il
décidait seul qui il fallait repousser ou admettre. Excellent du reste
pour ses amis, il leur partageait ses gains, sa puissance, son crédit,
et c'était le meilleur roi du monde, pourvu qu'on ne fût point de ses
sujets.

Au moment où nos visiteurs entrèrent, il donnait audience à tous ceux
que Maurice avait vus faire antichambre. Leur dédain pour le journalisme
avait fait place au respect, leur indifférence à l'empressement. C'était
à qui se montrerait le plus modestement soumis ou le plus amicalement
familier.

Il vit d'abord passer une vingtaine d'auteurs qui venaient offrir leurs
livres embellis de l'autographe sacramentel: _hommage de l'auteur_.

Puis des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui, pour preuve de
leurs talents, remettaient des lettres de recommandation; des actrices
parfumées de patchouli, tournant sur elles-mêmes avec mille ondulations
caressantes, comme des panthères apprivoisées, et ne se retirant
qu'après avoir laissé leurs adresses; des hommes graves qui apportaient
leurs éloges tout faits, et d'autres plus graves encore qui y joignaient
d'utiles diatribes contre leurs adversaires.

Mais la visite qui frappa le plus Maurice fut celle de Mlle Virginie
Spartacus, fondatrice de la société des _femmes sages_, composée de
toutes celles qui n'avaient pu vivre avec leurs maris.

Mlle Spartacus faisait pourtant exception: car, ainsi qu'elle l'avait
déclaré elle-même dans son discours d'ouverture, en empruntant, par
pudeur, une image à l'antiquité, _nul n'avait encore dénoué sa
ceinture_!

Son hostilité contre les hommes était donc libre de tout souvenir
personnel; c'était de la haine métaphysique, un acharnement vertueux, né
des principes et entretenu dans l'intérêt de l'humanité.

Elle venait demander à M. Prétorien l'insertion de plusieurs articles;
car Mlle Spartacus joignait à son titre de fondatrice celui de femme de
lettres, et, si elle n'occupait point le premier rang dans la
littérature contemporaine, la faute en était aux hommes, ligués contre
son sexe. Mais, ainsi qu'elle le faisait remarquer, cette tyrannie
touchait à sa fin; le jour approchait où les maîtres devaient forcément
consentir à l'affranchissement des esclaves, et cet affranchissement
avait été formulé d'avance par Mlle Virginie; les droits de la femme
étaient aussi simples que clairs: ils consistaient à n'en point
reconnaître aux hommes.

M. Prétorien reçut la reine des insurgeantes avec politesse, mais refusa
ses articles, et Mlle Virginie sortit en s'écriant qu'il était temps
d'aviser au salut du genre humain.

Lorsque tous les visiteurs se furent enfin retirés, le directeur du
_Grand Pan_ vint à M. Atout, les mains tendues et en s'excusant.

«Vous voyez ma vie, dit-il avec une sorte de dégoût railleur; elle
ressemble à ces arbres plantés sur les grands chemins, et dont chaque
passant se croit le droit d'emporter une branche ou une feuille; je n'en
puis rien garder pour moi ni pour mes amis.

--Et cependant, fit observer l'académicien avec un sourire élogieux,
vous trouvez moyen de suffire à toutes vos tâches.

--Je viens de m'en imposer une nouvelle, interrompit Prétorien en se
ranimant tout à coup; une entreprise complétement neuve.

--Encore?

--Gigantesque! Du reste, il faut que je vous communique le plan...
Asseyez-vous là; je veux que vous me donniez votre avis.»

M. Atout connaissait trop le monde pour ne pas traduire:--Je veux que
vous applaudissiez! Il se résigna donc à l'admiration, bien décidé à se
la faire rembourser à la première occasion.

Prétorien, qui avait cherché parmi ses papiers, lui montra le prospectus
de sa nouvelle publication. Il s'agissait d'une biographie générale
devant comprendre l'histoire publique et privée de tous les citoyens de
Sans-Pair!

Le prospectus portait en tête cette maxime philosophique:

  _Les souscripteurs ont droit à l'indulgence.

  Les non-souscripteurs n'ont droit qu'à la vérité._

Venait ensuite un système de primes si habilement combiné que l'éditeur
remboursait au moins cent vingt fois le prix de chaque souscription;
aussi ne se retirait-il que sur la quantité!

Les priviléges de chaque catégorie étaient, du reste, clairement
établis.

Chacun des trente mille premiers souscripteurs avait droit à une calèche
ornée de son chiffre et attelée d'un ballon: c'étaient les demi-fortunes
de Sans-Pair.

Les quarante mille souscripteurs suivants devaient obtenir des cartes
d'abonnement perpétuel à tous les omnibus de la République, avec
correspondance pour les cinq parties du monde.

Enfin, les derniers recevaient tous les matins, à domicile, une tasse de
café au lait avec le petit verre de rhum ou de cognac.

Après avoir écouté les détails relatifs à cette entreprise littéraire,
et exalté les services qu'elle allait rendre à la civilisation, M. Atout
en vint enfin à ce qui l'amenait.

Prétorien tira aussitôt le cordon des sténographes au mot Académie, et
un papier plié en quatre tomba d'une des bouches de rédaction placées
au-dessus de son bureau: c'était le résumé du Mémoire lu par le
bibliophile.

M. Atout l'ouvrit et commença à l'examiner avec Maurice, qui l'arrêtait
à chaque ligne pour quelque rectification. Prétorien, ravi, déclara
qu'il fallait faire un article là-dessus; cela amènerait du bruit, du
scandale, et rien de plus sain pour un journal.

«Ne ménagez pas le bibliophile, ajouta-t-il résolument; la vérité est
toujours bonne à dire quand elle fait gagner des abonnés. Il a
d'ailleurs refusé d'être des nôtres, et qui n'est pas pour nous est
contre nous. Il faut noyer dans le ridicule le Mémoire sur les Français
du dix-neuvième siècle.

--Hein? qu'est-ce que j'entends là? s'écria Blaguefort, dont le visage
venait de paraître à la porte entrouverte... Un moment, mes petits:
peste! on ne noie pas ainsi la marchandise des amis.

--La marchandise! répéta Prétorien; aurais-tu par hasard traité avec le
bibliophile?

--Pour ses cinq Mémoires.

--Tu as signé?

--Et payé cent vingt mille francs en billets de banque! Tu comprends
qu'on ne peut pas dire de mal d'un livre qui m'a coûté cent vingt mille
francs, et pour lequel je viens faire quatre cents louis d'annonces.

--Diable! c'est juste, dit Prétorien embarrassé.

--Cependant, objecta M. Atout, je ferai observer que la vérité...

--Est ce qu'elle peut, acheva Prétorien; les anciens l'avaient eux-mêmes
proclamé. _Amica veritas, sed magis amicus Blaguefort._

--Ainsi, vous refusez de recevoir les réclamations de mon hôte? dit
l'académicien piqué.

--Par la raison qu'elle me coûterait deux cents louis... et l'amitié de
Blaguefort, qui vaut davantage.

--Dix fois davantage! ajouta le commis voyageur; je lui paye tous les
ans des annonces pour plus de cinquante mille francs.

--Alors M. Maurice verra ailleurs, reprit M. Atout d'un air composé; _Le
Grand Pan_ n'est point le seul organe de la publicité.

--C'est juste, vous pouvez vous adresser au _Serpent à sonnettes_, dit
Prétorien d'un ton railleur.

--Ou au _Chacal de l'Ouest_, ajouta Blaguefort avec indifférence.

--Pourquoi pas au _Maringouin_?» acheva M. Atout d'un air de bonhomie.

Le journaliste se mordit les lèvres, et son compagnon parut inquiet. _Le
Maringouin_ était un de ces petits journaux que chacun veut lire pour
l'amour du mal qu'on y dit des autres; gamins de la presse, dont vous
vous amusez jusqu'à ce qu'ils s'amusent de vous, et qui jettent de la
boue à tous ceux qui passent sans craindre les représailles, parce que
sur eux la boue ne tache pas. Quelque supérieure que fût sa position
dans la presse, Prétorien redoutait le petit journal comme le lion
redoute le bourdonnement et la piqûre du moucheron. Quant à Blaguefort,
il savait au juste ce que les attaques du _Maringouin_ pouvaient lui
enlever d'acheteurs; aussi prit-il tout à coup cette physionomie ouverte
des gens d'affaire au moment où ils veulent vous tendre un piége, et,
passant une main sous le bras de l'académicien qui allait se retirer:

«Nous ne nous séparerons pas ainsi, s'écria-t-il; non, pardieu! il ne
sera pas dit que les Français du dix-neuvième siècle m'auront brouillé
avec le plus illustre écrivain de la république des Intérêts-Unis.»

M. Atout voulut protester.

«Avec celui dont la brillante imagination a reculé le domaine de la
poésie!...»

M. Atout protesta plus fort.

«Avec le génie facile et universel qui nous a assuré la supériorité dans
tous les genres.»

M. Atout se confondit en protestations.

«Avec le plus grand homme, enfin, de notre époque.»

M. Atout serra la main de Blaguefort en affirmant qu'il allait se
fâcher.

Celui-ci, qui avait épuisé ses formules d'éloges, parut céder avec
peine; mais, fort de son exorde par insinuation, il commença à effrayer
l'académicien sur les suites de la publication annoncée: c'était se
faire des ennemis, s'exposer à des représailles, nuire à la
considération de cette Académie dont il était le protecteur et la
gloire!

Ces raisons étaient fortes, mais on ne renonce point ainsi à l'espoir de
rendre un collègue ridicule; la fraternité des arts descend en droite
ligne de celle d'Abel et de Caïn. M. Atout résistait et trouvait
toujours quelque chose à répondre. Il alléguait l'intérêt de la science,
l'intérêt de l'histoire, l'intérêt des principes, enfin tous les
intérêts que l'on cite quand on ne veut rien dire du véritable. Il
invoquait surtout les arrêts de sa conscience, idole mystérieuse qui
parle ou se tait selon la volonté du grand prêtre.

Blaguefort, qui était à bout d'éloquence, s'arrêta enfin tout à coup,
comme illuminé d'une subite inspiration.

«Je comprends, s'écria-t-il; vous ne voulez point perdre l'occasion;
cette critique de l'ouvrage du bibliophile doit piquer la curiosité; on
peut en vendre autant d'exemplaires que de l'ouvrage lui-même.

--Sinon davantage, ajouta M. Atout; puis j'ai d'autres motifs...

--Je sais, je sais, interrompit Blaguefort, la science... les
principes... la conscience... Eh bien, je vous achète tout!»

L'académicien fit un mouvement.

«Cent vingt mille francs pour le livre du bibliophile et cent vingt
mille francs pour la réfutation, continua l'homme aux spéculations; cela
arrange tout. Je vendrai d'abord le premier comme un chef-d'oeuvre, puis
le second pour prouver que c'est une rhapsodie. De cette manière le
public aura fait une double étude et moi un double profit. Voyons, c'est
convenu, n'est-il pas vrai? Je vais écrire nos conditions pour éviter
tout malentendu.

Blaguefort s'était assis à la table de M. Prétorien, où il rédigea le
traité convenu; M. Atout signa, reçut un billet à ordre, et il allait
prendre congé du directeur du Grand Pan, lorsque celui-ci, qui se
rendait au Musée, proposa d'y conduire les deux ressuscités. Ils
acceptèrent avec empressement, et M. Atout se retira seul.




XVIII

La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation de la
promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.--Portraits à la
grosse, avec ressemblance garantie.--M. Illustrandini, statuaire de
l'univers.--M. Prestet, peintre du Gouvernement à pied et à
cheval.--Opinion de Grelotin sur la peinture.


En suivant leur guide, Maurice et Marthe passèrent devant un édifice
noir gardé par des soldats. Ils l'auraient pris pour une maison de
force, s'ils n'avaient lu au-dessus de la porte d'entrée: _Bibliothèque
Nationale_. Ils exprimèrent le désir d'y entrer; mais M. Prétorien les
avertit qu'elle était fermée.

«L'inscription vous a trompés, dit-il en souriant; à Sans-Pair, une
bibliothèque nationale n'est point celle dont le peuple jouit, mais
celle qu'il entretient. Il en est pour cela comme de la voie publique,
toujours barrée par ordre de l'autorité supérieure, et que l'on répare
perpétuellement de ses réparations. Qu'auriez-vous vu d'ailleurs? Des
montagnes de livres superposés au hasard. Le zèle et la science des
conservateurs s'évertuent en vain à débrouiller ce chaos. Les fonds dont
ils auraient besoin sont absorbés par les gendres et les neveux de
députés, qui obtiennent des missions artistiques pour la dégustation des
vins de Tokai, l'étude des huîtres d'Ostende ou l'examen des
Circassiennes du Caucase. Voilà trois siècles qu'on travaille au
catalogue; chaque mois on classe cent volumes, et on en reçoit mille qui
restent non classés! C'est une mer dans laquelle se jettent tous les
jours de nouveaux fleuves, et que l'on essaye à mettre en bassins avec
une coque de noix. Aussi l'édifice eût-il déjà fléchi sous le faix
toujours croissant des livres qu'on y entasse, si les rats et les
collecteurs ne travaillaient sourdement à son allégement. Du reste, la
police la plus rigoureuse est établie à la porte; on interdit les gros
souliers, qui feraient trop de poussière; les parasols sont sévèrement
prohibés, et chacun doit laisser, en entrant, son chapeau au portier.
Aussi la bibliothèque de Sans-Pair est-elle partout citée pour modèle,
et, sauf les livres, tout y est dans un ordre parfait.

Vis-à-vis la bibliothèque s'étendait un jardin public que Prétorien
traversa, et où Maurice put renouveler l'observation qu'il avait déjà
faite. Tous les promeneurs se livraient à quelque travail qui utilisait
la locomotion. Les uns brodaient en marchant, les autres faisaient de la
tapisserie, tressaient des paniers ou fabriquaient des bourses et des
faux tours pour les étrennes. Les jeux publics servaient également à la
production. Chaque escarpolette mettait en mouvement un pétrin mécanique
pour la fabrication des gâteaux; les chevaux de bois faisaient tourner
un moulin à café, et les tirs au pistolet servaient à casser des
noisettes.

Maurice remarqua surtout un homme de moyen âge qui avait réussi à rendre
sa promenade triplement profitable: il lisait, tricotait et traînait
après lui un appareil économique dans lequel cuisait son dîner.

En quittant la promenade, les deux époux se trouvèrent dans un nouveau
quartier.

Là, tout avait changé d'aspect. On ne voyait qu'hommes barbus et que
femmes échevelées, portant tous les costumes connus, depuis la feuille
de figuier de nos premiers pères jusqu'à la robe de chambre du
dix-neuvième siècle. M. Prétorien leur apprit que c'était le quartier
des artistes.

Leur première et constante préoccupation était celle de ne pas
s'habiller comme le bourgeois, de n'avoir pas les mêmes meubles que le
bourgeois, de ne pas ressembler au bourgeois! En conséquence, ils
étaient vêtus de toges, de cuirasses ou de hauts-de-chausses de tricot;
ils marchaient avec des pantoufles de mamamouchi, s'asseyaient sur de
grands fauteuils boiteux du temps des croisades, buvaient dans d'anciens
hanaps bosselés, et fumaient du tabac de caporal à travers des
narguillés de douze pieds. Le tout dans l'intérêt de l'art et par haine
pour la bourgeoisie.

Nous avons oublié de dire que la bourgeoisie, c'était tout le monde,
excepté eux!

Outre cette grande haine, les artistes de Sans-Pair avaient certains
principes qui formaient comme le code de leur association, et que l'on
pouvait résumer en six aphorismes:

ARTICLE 1er. Le sculpteur trouve que la peinture a cessé d'exister.

ARTICLE 2. Le peintre trouve que la sculpture n'existe plus.

ARTICLE 3. Peintres et sculpteurs ne reconnaissent de talent qu'aux
morts; encore faut-il qu'ils le soient depuis longtemps.

ARTICLE 4. La meilleure des républiques est celle où l'on achète le plus
de statues et de tableaux.

ARTICLE 5. On doit toujours secourir un confrère, mais on n'est jamais
tenu de l'admirer.

ARTICLE 6. L'artiste a trois ennemis: le marchand de couleurs, le public
et son propriétaire.

Prétorien visita d'abord, avec ses compagnons, l'école où l'on envoyait
les jeunes gens reconnus propres aux arts. On l'avait ornée de statues
ou de tableaux retrouvés dans les ruines de Paris, et qui étaient
devenus des chefs-d'oeuvre avérés depuis que le temps en avait détruit
une partie. Mais le directeur du _Grand Pan_ ne laissa point à Maurice
le temps de les voir. Il avait promis de le conduire chez les artistes
les plus célèbres de Sans-Pair, et il entra d'abord chez M. Aimé Mignon,
peintre de tous les princes, de tous les banquiers et de toutes les
jolies femmes de la République.

M. Aimé Mignon était le premier qui eût songé à appliquer au portrait le
système de la confection en pacotille. Il avait, pour cela, ramené
toutes les physionomies à cinq caractères: le grave, le gai, le sauvage,
le voluptueux, l'indifférent, et avait fait peindre d'avance une
collection de toiles reproduisant ces différents types sans le visage!
Ces toiles étaient exposées dans son atelier avec le prix, calculé en
pouces carrés, de sorte que chacun pouvait choisir sa tournure toute
faite comme on choisit un habit. Il n'y avait plus que la tête à
ajouter; mais, pour celle-ci, M. Aimé Mignon réussissait toujours au gré
de l'acheteur. Lui-même développa, sur ce point, son procédé à Maurice.

«La mission du portraitiste, dit-il, n'est point, comme on l'a cru
longtemps, de reproduire ce qu'il voit, mais ce qui devrait être. La
nature est généralement laide; notre rôle est de l'embellir, je dirais
même que c'est notre devoir. Car, que veulent la plupart des gens qui se
font peindre? Acquérir la preuve qu'ils sont plus beaux qu'ils ne le
paraissent. Si un portrait ne réussit qu'à reproduire notre laideur, à
quoi bon en faire la dépense? N'est-ce point assez d'avoir la laideur
elle-même? Pensez-vous qu'un bègue payât bien cher pour entendre
contrefaire son bégayement? Le portraitiste a toujours, du reste, un
moyen sûr de savoir s'il a réussi: celui qu'il peint se déclare-t-il
ressemblant, il faut qu'il efface vite; se prétend-il flatté, tout est
bien; l'oeuvre sera payée sans réclamation et prônée aux amis.»

De chez M. Mignon, Marthe et Maurice se rendirent chez le signor
Illustrandini, statuaire ordinaire des cinq parties du monde, auxquelles
il fournissait indifféremment des Vierges avec ou sans Enfant, des Vénus
pudiques ou non pudiques, des Christs morts ou vivants, des martyrs en
pied, des païens en gaîne et des grands hommes de toutes dimensions. M.
Illustrandini avait des carrières de marbre qu'il faisait exploiter, des
fonderies toujours en activité, et douze cents jeunes gens qui
modelaient et taillaient pour lui.

Prétorien le trouva occupé à expédier soixante colis de saints non
canonisés destinés à l'Irlande, et une statue colossale de l'Incrédulité
commandée par le club des athées de Boston.

A la vue du journaliste, il s'avança les bras ouverts.

«Le voilà! s'écria-t-il, notre providence, notre étoile tutélaire, notre
soleil! c'est lui qui a éclairé les ministres.

--Comment? demanda Prétorien, qui ne parut point comprendre.

--Ne vous rappelez-vous plus ces travaux qu'ils voulaient partager entre
plusieurs? reprit Illustrandini.

--Eh bien?

--Ils viennent de m'en charger seul.

--Ah! ils ont enfin cédé! dit le journaliste avec un mouvement
d'orgueil.

--Grâce à vous! s'écria Illustrandini en lui prenant les mains. Qui
oserait vous résister? n'êtes-vous pas le roi de l'opinion? Mais je puis
dire qu'en me rendant service, vous n'avez point été non plus inutile à
l'art. Je serai digne de vous, maître... d'autant que les premiers prix
ont été maintenus... quinze cent mille francs! Comment ne pas faire un
chef-d'oeuvre? Aussi, depuis hier, ma tête est en feu; je vois mes
statues; elles marchent, elles regardent, elles crient...»

Illustrandini avait cet enthousiasme mécanique des artistes brouillons
qui, au lieu de boire avec une émotion silencieuse aux fontaines
sacrées, s'y jettent jusqu'au cou avec de grands cris. Quand il parlait
d'art, chaque mot avait dans sa bouche le double de syllabes; c'était
comme le tonnerre que l'on entend au théâtre, quelque chose de lourd
roulant sur quelque chose de creux. Le lourd, c'était la parole, et le
creux, l'esprit.

Cependant ces convulsions à froid réussissaient près de tout le monde;
comme Illustrandini manquait de bon sens, on lui avait supposé de
l'imagination.

Un riche mariage acheva de le poser dans le monde; il prit équipage,
donna des dîners, des bals; et la célébrité de l'amphitryon finit par
déteindre sur l'artiste.

Illustrandini l'avait prévu, car c'était avant tout un homme d'affaires.
Une fois en possession de la vogue, il se mit à l'exploiter avec
l'âpreté furieuse des parvenus. Prospectus vivant de son propre mérite,
il allait partout se proposant, pressant, sollicitant. Chaque travail
confié à un autre était à ses yeux un vol; il criait à la perte de
l'art; déplorait les beaux siècles de Napoléon et de Louis-Philippe, et
ameutait contre son rival malencontreux la troupe de ses complaisants et
de ses dupes. Pour lui, tout n'était point assez.

Pendant qu'il faisait éclater l'enthousiasme continu qui lui était
familier, Prétorien regardait autour de lui avec distraction.
Illustrandini s'arrêta tout à coup.

«Ah! vous contemplez ma Minerve? s'écria-t-il.

--Une Minerve! répéta le journaliste, dont les yeux s'arrêtèrent avec
hésitation sur un bloc de terre glaise.

--C'est elle! répéta Illustrandini avec complaisance; elle est sortie
tout armée de mon cerveau comme de celui de Jupiter. Je l'ai modelée
dans une telle ardeur que la terre fumait sous mes doigts.

--Cependant, fit observer Prétorien avec hésitation, il me semble qu'il
reste encore beaucoup à faire...

--Pour mes élèves, acheva Illustrandini; oui, la partie de métier: les
bras, les jambes, le corps! Mais qu'est-ce que cela quand l'idée a été
trouvée? Tout est dans l'idée. La déesse, appuyée d'une main sur sa
lance, présente de l'autre une branche d'olivier. Voilà la statue, le
reste n'est que du détail et n'a pas besoin du souffle de l'artiste.
Revenez dans un mois, le voile qui cache Minerve à vos yeux sera tombé,
et vous la verrez dans sa divinité.»

Prétorien promit de revenir et se dirigea vers l'atelier de M. Prestet,
qui occupait, parmi les peintres, le même rang qu'Illustrandini parmi
les sculpteurs.

Seulement le sien n'avait rien de poétique ni de solennel, loin de là;
Prestet chantait les complaintes d'ateliers, cultivait le calembour,
donnait du cor de chasse et imitait le cri de toutes sortes d'animaux;
c'était un artiste bon enfant, peignant comme il chassait, comme il
jouait au billard, avec une facilité leste et insoucieuse. Aussi
essayait-il indifféremment tous les genres; l'art, pour lui, n'était
point une préférence, mais une profession. Il inscrivait sur un
livre-journal les commandes qui lui étaient faites et les exécutait par
numéro d'ordre. Or, on estimait que, pour y satisfaire, il devrait
atteindre l'âge de cent douze ans, et qu'il aurait alors exécuté 745
kilomètres de peinture de tout genre.

Il avait, du reste, réussi à rendre plus rapide le travail des grandes
toiles destinées au Panthéon de Sans-Pair, en les peignant sur une
locomotive et armé d'une perche à quatre pinceaux. Pour les moindres
tableaux, il se contentait d'un appareil ingénieux qui lui permettait
d'en exécuter cinq en même temps.

Il reçut nos visiteurs sans se déranger, donnant pour excuse les huit
tableaux qu'il devait livrer le soir même, et continua d'en peindre
trois, tout en causant.

Maurice voulut connaître ses idées sur la peinture; M. Prestet les lui
indiqua avec son aisance et son aplomb habituels.

«La peinture, dit-il, est l'art de représenter tout ce qu'indiquent les
programmes, à la satisfaction du Gouvernement et de son auguste famille.
On vous ordonne une bataille, vous faites des gens en uniforme qui se
battent; un groupe de nymphes, vous peignez trois femmes peu vêtues; une
machine ingénieuse, vous dessinez un métier d'où sort une paire de
chaussettes. Si chacun reconnaît la chose sans inscription, vous pouvez
dire comme le vieil Italien: «Moi aussi je suis peintre»; et la preuve
que vous l'êtes, c'est qu'on vous commandera des tableaux. On a parlé de
mélodie de tons, de couleurs vibrantes, d'harmonie de lignes! folie!
Toute la peinture se trouve comprise dans un mot: copier ce qui est, de
manière à ce que le ministre des beaux-arts lui-même puisse reconnaître
qu'un fagot n'est pas un conseiller d'État! Tout le reste est de la
poésie Grelotin, bon pour Grelotin, digne de Grelotin.»

Maurice demanda ce que c'était que Grelotin.

«Un quasi-idiot, qui sert de jouet à nos artistes, répondit Prétorien.
Il a étudié l'art vingt ans, et, ne pouvant atteindre à son idéal, il
s'est résigné à devenir gardien du Musée, où il continue à étudier son
système: car Grelotin a un système qui ferait infailliblement de lui un
grand peintre, ou un grand sculpteur, s'il peignait ou s'il sculptait.
Vous pourrez, du reste, l'interroger vous-même quand nous traverserons
les galeries.»

Ils prirent congé de Prestet et se dirigèrent vers le Musée.

Toutes les écoles, réunies par groupes, comme les différentes familles
d'une même race, avaient été entassées dans une seule salle, afin que
les autres pussent être réservées à _l'art national_: c'est ainsi que
l'on désignait, à Sans-Pair, les oeuvres d'Illustrandini, de Mignon et
de Prestet.

Grelotin se tenait à la porte de l'immense galerie, comme un dragon
devant le trésor qu'il garde.

C'était un tout petit homme, mal fait, presque chauve, dont les lèvres
étaient agitées d'un tremblement continuel, et qui regardait devant lui
avec des yeux doux et à demi égarés.

Prétorien lui présenta Marthe et Maurice comme un couple des vieux
siècles; Grelotin les regarda.

«Vivaient-ils du temps où l'on savait peindre des tableaux qui
chantaient?» demanda-t-il avec une curiosité empressée.

Les deux ressuscités regardèrent leur conducteur.

«Oui, oui, reprit Grelotin avec insistance; il y a eu un temps où la
brosse et le ciseau communiquaient une voix mélodieuse à leurs oeuvres;
je le sais bien, moi qui les entends ici.

--Vous les entendez? répéta Marthe étonnée.

--Tous les soirs! reprit Grelotin; quand la porte de la galerie est
refermée, et que le soleil couchant laisse glisser sur les murs ses
grandes lueurs enflammées, vite je cours, là-bas, près des Italiens, et
j'entends toutes les toiles qui chantent en choeur sans que leurs
accents se confondent. Je reconnais celui de Raphaël, à sa douceur
sublime; celui de Corrége, ample et attendri; celui du Titien, qui
semble vous envelopper; ceux de Carrache, de Léonard de Vinci, de Guide,
de Guerchin, d'André del Sarte, tour à tour fougueux, suaves, expressifs
ou caressants. Puis viennent les Flamands, à la mélodie moins céleste,
mais plus vibrante: Rubens, dont la forte voix chante tour à tour sur
tous les tons; Vandyck, profond et sombre; l'harmonieux Jordaëns; le
réjouissant Téniers; Van-Ostade, Ruysdaël, Berghem, Wouvermans, mêlant
leurs agrestes pastorales aux cantinelles de Miéris et de Gérard Dow.
Puis c'est le tour des Espagnols, avec Murillo au timbre varié, Riberra
le hardi, Velasquèz le chevaleresque, Zurbaran le mystique. Enfin, les
vieux peintres français: Poussin, Lesueur, Claude Lorrain, Watteau,
Lancret, choeur de voix nobles ou charmantes, que l'on entendrait mieux
sans leurs successeurs: car la peinture française aussi avait perdu
l'art. Voyez ces dernières toiles: elles ne chantent plus, elles ne
parlent même point, elles ne savent que faire entendre des clameurs
discordantes; on dirait qu'elles luttent à qui poussera le cri le plus
aigu. De loin en loin, quelques-unes murmurent encore mélodieusement;
mais, au milieu du tumulte, on les distingue à peine, ce sont comme des
voix d'anges dans le chaos.

--Heureusement que de ce chaos est sorti un nouveau monde, fit observer
Prétorien.

--Oui, dit Grelotin en secouant la tête, un monde muet.

--Comment, notre art national?...

--A perdu la voix, continua l'idiot tristement. Parcourez ces salles,
écoutez ces tableaux et ces statues, vous n'entendrez rien. On croit
encore voir l'art, et on n'en a que l'apparence. L'art vivant n'est plus
parmi nous; la toile et le marbre ont cessé de chanter.»

Le journaliste éclata de rire et prit congé du gardien; mais Maurice
était devenu pensif. De tous ceux qu'il venait d'entendre, Grelotin
était le seul qui l'eût touché. Les autres exploitaient l'art; lui, il
le sentait.




XIX

Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue
l'accessoire.--Transformations successives d'un drame
historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scène.--Analyse
de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à plusieurs bêtes.


Au sortir du Musée, Prétorien se rappela qu'il devait assister à la
première représentation d'un drame dont l'annonce remuait tout
Sans-Pair. Il s'agissait d'une pièce intitulée _Kléber en Égypte_, qui,
au dire des initiés, accusait les études historiques les plus profondes.
L'auteur avait su ramener ses caractères et ses fables à la simplicité
antique du dix-neuvième siècle. Cependant, il n'était arrivé à faire
jouer son drame qu'après une série d'épreuves dont le directeur du
_Grand Pan_ fit le récit à ses compagnons.

«Autrefois, leur dit-il, dans une représentation scénique, la pièce
était l'objet principal; c'était pour elle que l'on disposait les
décorations, les costumes, les acteurs; on admettait la suprématie de
l'esprit sur la matière, la soumission de l'instrument à la musique
qu'il devait rendre; nous avons changé ces trop commodes habitudes.
Aujourd'hui, la pièce est l'accessoire; le directeur l'essaye à ses
toiles peintes, l'arrange pour sa troupe. Il la rogne au commencement,
l'allonge à la fin, l'élargit au milieu. Chaque comédien, au lieu de
représenter un caractère, révèle au public sa propre personnalité; on ne
joue plus de pièces, on joue des acteurs. Le drame de _Kléber en Égypte_
offre, du reste, un exemple éclatant de la souplesse avec laquelle nos
auteurs accommodent l'idée à toutes les exigences. La pièce, qui
s'appelait d'abord _La Jeune Esclave_, avait été écrite pour les débuts
d'une actrice charmante, qui s'est malheureusement trouvée tout à coup
hors d'état de jouer les vierges. On a alors proposé de lui substituer
un amoureux, en prenant pour titre _Le Jeune Esclave_! Ce n'était qu'une
modification d'artiste, comme le fit observer spirituellement le
directeur (car les directeurs ont de l'esprit depuis qu'ils ne laissent
plus les auteurs en avoir); mais l'amoureux refusa le rôle à cause du
costume, qui ne lui permettait point de porter des bottes à la dragonne;
les bottes à la dragonne étaient sa spécialité et l'origine de tous ses
succès! Un auteur de votre temps eût sans doute renoncé à son oeuvre
après de tels échecs, mais les nôtres sont plus tenaces. Celui de la
pièce nouvelle apprit qu'un célèbre dompteur de bêtes venait d'arriver à
Sans-Pair, et son plan fut aussitôt transformé. Il substitua Kléber au
grand Sésostris, un aigle chauve au capitaine des gardes, et remplaça
l'amoureux par un jeune caïman de la plus haute espérance. C'est lui que
nous allons voir. On dit le rôle merveilleusement approprié à ses
facultés dramatiques et plein d'effets saisissants. Mais l'heure du
spectacle n'est point encore arrivée, et celle du dîner vient de sonner;
entrons au _Boeuf de la reine d'Angleterre_: c'est un restaurant nouveau
établi par notre société, et dont les actions sont déjà de quatre-vingts
pour cent au-dessus du pair; on y accepte tout en payement: chapeaux
sans bords, breloques de montres, roues de cabriolet. Un pauvre diable
peut y échanger ses vieilles bottes contre une côtelette, ou ses
bretelles contre un potage; aussi vous voyez quelle foule. Cependant,
les consommateurs qui payent en argent ont une salle particulière, et
prélèvent les meilleurs morceaux.»

Ils entrèrent dans un réfectoire où se dressaient une douzaine de tables
colossales, sur chacune desquelles étaient servis des animaux tout
entiers. Ici, c'était un boeuf couché sur une litière de pommes de terre
frites ou de choucroute; plus loin, des veaux à demi enfoncés dans la
gelée, des moutons piqués d'ail, des porcs dorés au feu, des monceaux de
poulardes exhalant le parfum de la truffe, et des files de canards
nageant dans des rivières de navets ou de pois verts. D'énormes
couteaux, mus par la vapeur, procédaient au dépècement de ce festin
homérique.

«Vous êtes peut-être surpris d'une pareille exhibition culinaire, dit
Prétorien, mais elle a pour but de rassurer contre la fraude des
restaurateurs. Ici, chaque convive constate l'identité du nom et de la
chose; ce qu'il mange est bien ce qu'il croit manger; comme saint
Thomas, il peut voir et toucher. Asseyons-nous devant ce boeuf encore
intact, auquel les cornes et la peau ont été conservés pour plus
d'authenticité, et indiquez vous-même le morceau préféré, il vous sera à
l'instant découpé et servi. Quant à la boisson, voyez parmi tous les
noms gravés sur les tonneaux, et tournez le robinet de celui que vous
aurez choisi.»

Les deux époux prirent place à une table défendue, selon la manière
anglaise, par des cloisons qui procuraient à chaque consommateur
l'agrément de ne pas voir ses voisins et de ne point en être vu. Chacun
mangeait comme les chevaux, seul à son râtelier. On n'était jamais
exposé à parler à un autre convive, à lui rendre un de ces légers
services qui entretiennent la sociabilité entre les hommes; on était
chez soi, avec soi, rien que pour soi!

Du restaurant, Prétorien se rendit au grand Théâtre de la République, où
se donnait la pièce nouvelle.

Le péristyle était décoré des statues de Shakespeare, de Schiller, de
Calderon et de Molière, mises sans doute à la porte pour avertir que
leur génie n'avait plus de place au dedans. Les arrivants trouvèrent la
salle éclairée et déjà garnie de spectateurs. C'était cette foule
d'artistes, de gens de lettres, de journalistes, conviés à venir prendre
les prémices de toutes les fêtes de l'esprit ou du regard, et n'y venant
que pour railler l'amphitryon et le festin; race blasée, dédaigneuse,
qui méprise les plaisirs qu'on lui donne, et qui s'indignerait qu'on les
lui refusât.

En traversant un des corridors, Prétorien aperçut un groupe au milieu
duquel se trouvait M. Claqueville, assureur de succès en tous genres.

M. Claqueville avait des cheveux blancs, la croix d'honneur et trois
mille six cent quarante-trois médailles reçues de la société des auteurs
dramatiques pour autant de pièces sauvées du naufrage. Il était, en
outre, l'inventeur d'une multitude de perfectionnements destinés à
transformer en chefs-d'oeuvre tous les ouvrages assurés par sa maison.
Non-seulement il avait des rieurs à gages, des pleureuses patentées et
des ouvriers en applaudissement, tous élevés pour ces différentes
destinations dans la ménagerie humaine de M. Banqman, mais il
entretenait une armée de _caudataires_ chargés de figurer de la foule;
huit femmes excellant dans les attaques de nerfs et les évanouissements;
trois vieillards ayant pour spécialité de se faire écraser aux portes
des théâtres, afin de prouver l'affluence; enfin, une escouade de
prestidigitateurs chargés d'enlever dans toutes les poches les sifflets
et les clefs forées.

Au moment où Marthe et Maurice le rencontrèrent, il se trouvait
précisément entouré des chefs d'escouade, auxquels il communiquait son
ordre du jour.

«Attention sur toute la ligne, s'écriait-il en levant sa canne comme une
épée de commandant; l'administration a dépensé six cent mille francs, il
faut que la pièce fasse l'admiration du ciel et de la terre.
Enlevez-moi-la au niveau de la grande pyramide d'Égypte... dont vous
verrez la réduction en toile peinte. Il nous faut trois cents
représentations, mes agneaux. Les claqueurs qui pourront me montrer des
ampoules recevront une gratification, et les pleureuses qui se donneront
un rhume de cerveau auront droit à un pourboire. Surtout, soignez les
entrées du crocodile, vu qu'il m'a donné des billets.»

Prétorien se fit ouvrir une loge d'avant-scène, dans laquelle il avait
reconnu madame Facile, en compagnie de MM. Banqman, Le Doux, Blaguefort,
et de milord Cant, reconnu à Sans-Pair pour le roi de la fashion.

Milord Cant méritait à tous égards cette royauté: il entretenait les
plus beaux équipages et les maîtresses les plus dispendieuses, tenait
les plus forts paris et se montrait partout où il n'y avait rien d'utile
a faire. On eût en vain cherché dans sa vie un trait de dévouement, un
élan de sympathie, une heure de nobles efforts. Milord Cant n'avait
jamais dévié de cette distinction qui nous fait tirer orgueil du hasard,
non de la volonté; de ce qui est en dehors de nous, jamais de
nous-mêmes. Pour lui, le but n'était point vivre, mais paraître; sa loi
n'était pas le bien, mais la convenance. Pauvre égoïsme gonflé de
vanité, qui jouait dans le monde le rôle de ces colosses brodés d'or que
l'on place à la tête des régiments, les jours de revue, pour
l'admiration des vieilles femmes et des enfants!

Au moment où Prétorien parut avec ses compagnons, il venait d'approcher
de son oreille une petite corne d'ivoire qu'il réussit à y maintenir au
moyen d'une contraction particulière. La corne d'ivoire passait à
Sans-Pair pour le symbole de la suprême élégance; elle avait renchéri
sur le lorgnon. Après avoir trouvé du bon ton d'être myope, on avait
trouvé de meilleur ton d'être sourd. C'était une preuve d'inutilité de
plus.

Milord Cant avait, en outre, laissé croître ses ongles, à l'exemple des
Chinois, afin de constater son oisiveté. Il portait un vêtement de toile
de chanvre, qui, vu la rareté de cette dernière production, était un
objet de luxe, et, au lieu de diamants, devenus ridicules depuis qu'on
les fabriquait comme du verre, des boutons de pierres à fusil, dont
toutes les femmes admiraient la beauté.

Le journaliste et lui se saluèrent comme deux rois, dont l'un a conquis
sa couronne et dont l'autre l'a reçue; Prétorien avec une ironie voilée,
milord Cant avec une légèreté un peu dédaigneuse.

Quant à madame Facile, elle parut ravie de voir Marthe et Maurice; elle
les fit asseoir près d'elle, voulut entendre leur histoire, et parut
plus émerveillée du souhait qu'ils avaient formé que de le voir
accompli.

«Connaître l'avenir du monde! s'écria-t-elle; et vous avez, pour cela,
franchi tant de siècles! Que nous importe l'avenir à nous qui n'avons
que le présent? que nous sont les hommes qui viendront après nous?
avons-nous donc d'autre intérêt que ce que nous pouvons voir et sentir?
L'avenir, c'est l'inconnu, et l'inconnu, c'est le vide.

--Non pas pour ceux qui espèrent, dit Maurice. L'inconnu, c'est le champ
où sont semés nos rêves, où nous les voyons germer, croître et fleurir.
Et qui voudrait vivre sans ce bénéfice de l'incertitude accordée à notre
misère? que serait la vie sans les horizons fuyants et sans les nuées
qui embrument son lointain? Privée de l'inconnu, l'âme serait
prisonnière comme le regard qu'arrêtent les murs d'un cachot; ses ailes
oublieraient à voler. Ah! n'éprouvez-vous donc point cette impatience
qui fait regarder par-dessus chaque jour ce qui doit venir ensuite?
N'avez-vous point la soif de connaître, l'aspiration vers l'infini,
cette horreur du doute qui crie sans cesse: «En avant!» Aimez-vous
autant aujourd'hui que demain? A quoi pensez-vous donc, enfin, quand
vous êtes seule et que vous regardez le ciel?

--A quoi elle pense? interrompit Banqman en éclatant de rire; pardieu!
elle pense au temps qu'il fera.

--Moi, je me rappelle les séances auxquelles je dois me trouver, ajouta
Le Doux.

--Moi, les visites à faire, reprit milord Cant.

--Moi, mes échéances, continua Blaguefort.

--Moi, je ne pense à rien», acheva Prétorien.

Maurice les regarda tous avec étonnement.

«Quoi! pas un rêve? répéta-t-il; aucun souci de l'invisible? Et pourquoi
donc vivez-vous alors?

--Eh! mais... pour vivre!» répliqua Banqman avec un gros rire.

Et se penchant vers Prétorien:

«Évidemment, votre ressuscité est un peu fou, dit-il à demi-voix.

--Non, répliqua Prétorien sur le même ton; c'est un enfant!»

La conversation fut interrompue par le tintement de la cloche qui
annonçait le commencement du spectacle. Chacun prit sa place; tous les
yeux se tournèrent vers la scène; le rideau se leva!

Ici, nous sommes obligé d'avoir recours à la forme du compte-rendu, et
de donner à notre récit l'apparence d'un feuilleton du lundi. Que Dieu
et nos lecteurs nous le pardonnent!

                   *       *       *       *       *

Le théâtre représente une campagne aux bords du Nil; vers l'horizon
apparaît le Caire, copié sur une vignette anglaise; à droite se trouve
la maison d'Achmet, ancien ministre du soudan d'Égypte, mais depuis
longtemps tombé dans la disgrâce, et qui vient de mourir. Son corps est
exposé sur un palanquin, à la porte de sa demeure, et la foule prie
autour en silence. Quelques figurantes, pour compléter l'illusion, font
le signe de la croix.

On distingue surtout, au milieu d'elles, Astarbé, la fille du défunt,
qui tient les bras levés au ciel, tandis que la foule chante en choeur:

    Le vertueux Achmet est mort!
    Dieu, ta sagesse est profonde!
    Sa fille reste seule au monde;
    Sois béni, Dieu prudent et fort.

Quand l'orchestre a fini la ritournelle consacrée à la douleur publique,
la foule se retire et laisse Astarbé seule avec un étranger qui, depuis
quelques jours, est l'hôte de son père.

Il vient annoncer à l'orpheline son départ!... A cette nouvelle,
celle-ci ne peut retenir ses larmes; l'étranger s'écrie:

    Elle pleure! ô bonheur! Vous pleurez!... Ah! tu m'aimes!

Astarbé baisse les yeux et ne répond rien. Son interlocuteur, qui
connaît le proverbe, lui propose aussitôt de partir avec lui. Astarbé,
qui ne veut pas être en reste de politesse, l'engage, de son côté, à
rester avec elle; mais, à cette demande, l'inconnu regarde de tous côtés
pour s'assurer qu'il ne peut être entendu que par les dix mille
spectateurs; il prend Astarbé à part et lui dit:

L'ÉTRANGER.

    Écoute... mais toi seule, enfant... Je t'ai trompée!
    Mon costume est d'emprunt, mon nom n'est pas le mien.

ASTARBÉ.

    Achève!

L'ÉTRANGER.

            Eh bien, je ne... suis point Égyptien!

ASTARBÉ.

    O ciel!

L'ÉTRANGER.

            Je suis Français!

ASTARBÉ.

                            Qu'Osiris nous assiste!
    Et quel est donc alors votre nom?

L'ÉTRANGER.

                                        Jean-Baptiste
    Kléber!...

Astarbé, d'abord saisie, s'abandonne ensuite à la joie d'être aimée par
le général en chef de l'armée française. Celui-ci ne s'était rendu près
du Caire que pour étudier les forces du Soudan; mais maintenant sa
mission est terminée, et il doit retourner vers ses soldats. Astarbé
consent à le suivre, pourvu qu'un marabout du voisinage bénisse leur
union. Kléber, dont la tolérance s'étend aux curés de toutes les
nations, accepte le marabout, et il sort pour l'avertir lui-même.

Astarbé, restée seule, se livre à une joie entrecoupée de mélancolie;
elle prend congé de tout ce qui l'environne:

    Adieu, toit paternel, terre des brunes filles;
    Fleuve aux flots limoneux musqués de crocodiles;
    Horizon hérissé d'obélisques pierreux,
    Que l'on prendrait de loin pour les jambes des cieux;
    Boeufs que l'on mange ailleurs et qu'ici l'on adore;
    Sphinx dont le front coiffé se couronne d'aurore;
    Ibis aux becs pensifs, symboliques lotus;
    Légumes trois fois saints, plus saint papyrius;
    Noble roseau du Nil, dont l'enveloppe frêle
    Fixe cet alphabet que notre enfance épèle;
    Et toi, père embaumé qu'attend le jugement;
    Heureuse de vous fuir, je vous quitte en pleurant.
    Et cependant où vit Kléber rien ne me pèse:
    Quand le coeur est français, l'âme est bientôt française.

Puis, entendant tout à coup un frémissement parmi les buissons de la
rive, elle se rappelle le nourrisson amphibie apprivoisé par ses soins,
et elle s'écrie:

    C'est lui, le caïman pour moi devenu doux,
    Qu'attirent ma voix et ce plat de couscoussous.

Ici, tous les cuivres de l'orchestre font entendre un forte, le tam-tam
déchire l'air, et la tête du crocodile paraît entre deux touffes de
roseaux en fer-blanc.

Son entrée est saluée par d'unanimes applaudissements.

L'animal appuie ses courtes pattes sur la planche peinte qui représente
les bords du Nil, s'élance lourdement sur le théâtre, court à la pâtée
que lui présente Astarbé, l'engloutit en un instant, puis se laisse
aller amoureusement sur le dos, et frotte sa tête écailleuse contre les
pieds de la jeune fille.

On applaudit de nouveau, et Astarbé commence les exercices innocents
qu'elle a enseignés à Moïse: c'est le nom de son crocodile.

D'abord elle lui fait jouer aux osselets, puis sauter à travers un
cerceau, puis danser une polonaise.

Un grand bruit, qui se fait entendre derrière la scène, met fin à ces
plaisirs. Moïse rentre dans son Nil de carton, et Astarbé, effrayée,
remonte vers le fond du théâtre en annonçant le soudan.

Il arrive en effet avec ses gardes et suivi de la foule, qui paraît
toujours quand il y a des choeurs. Les gardes chantent:

            Voici notre maître suprême;
            Ne craignez rien, il veut qu'on l'aime,
            Allah! Allah! Dieu seul est grand,
            Et son prophète est le Soudan.

Mais la foule varie ingénieusement ce refrain en répétant d'un ton
sournois.

            Voici le maître dur et blême;
            Puisqu'on le craint, il faut qu'on l'aime.
            Allah! Allah! Dieu seul est grand,
            Mais prenez bien garde au soudan!

Le choeur fini, le prince fait retirer tout le monde, sauf Astarbé, à
qui il déclare qu'il l'a aperçue au bain, il y a trois jours; qu'il en
est, en conséquence, tombé amoureux, et qu'il est décidé à en faire sa
cinq cent quatre-vingt-douzième femme.

Astarbé épouvantée répond que la chose est impossible; le roi veut
l'entraîner de force; mais Kléber arrive avec le peuple, qui s'est
rassemblé pour le jugement des morts, auquel doit être soumis Achmet
avant d'obtenir les honneurs de la sépulture. Le soudan, qui a trop peu
de gardes pour faire un coup d'État, feint de se soumettre à la loi;
mais, au moment où l'on va accorder une tombe au père d'Astarbé, il
présente le titre d'une amende que l'ancien ministre n'a pu lui solder,
et réclame, selon l'habitude, son corps pour gage!

Astarbé se jette en vain à ses pieds, en le suppliant de ne point
exposer l'ombre du vieillard à errer sans asile sur les sombres bords;
le soudan répond par ce vers invincible:

    Rendez-vous aux vivants, on vous rendra les morts!

Et il se prépare à faire enlever le corps d'Achmet.

Mais Kléber, touché du désespoir de la jeune fille, saisit un des
chevaux du roi, puis, s'élançant avec Astarbé dans ses bras, il pique le
coursier de ses deux talons et disparaît au galop, suivi de Moïse
emportant le corps d'Achmet.

Stupéfaction obligée.

«Courez! ramenez-le!» s'écrie le soudan quand il a disparu. L'orchestre
joue un air annoncé comme égyptien, et dans lequel Maurice reconnaît
celui de _Va-t'en voir s'ils viennent, Jean_.


DEUXIÈME TABLEAU.

Le lieu de la scène change. On voit des sables faits de paille hachée
qui tournoient, deux autruches apprivoisées qui se promènent d'un air
ennuyé, des gazelles qui courent après des biscuits, et une pyramide au
fond: c'est le désert.

Kléber et Astarbé, et le vieux Achmet, qui, en sa qualité de mort
embaumé, joue un personnage muet, arrivent sur leur coursier qui boite.
Tous trois succombent à la fatigue. Ils s'arrêtent, et Astarbé, prise
d'une sorte de délire, se met à murmurer:

    Pourquoi nous reposer, quand là-bas, près du puits,
    Je vois l'ombrage frais des grands palmiers, et puis
    La maison où l'on donne aux hôtes sans monnaie
    Des riz au lait sucrés qu'un remercîment paye;
    Où la femme modeste, en gardant la maison,
    Fait le bonheur d'un homme et file du coton?

KLÉBER.

    Astarbé! que dis-tu? Dieu! regarde! l'espace
    Est brûlant!

ASTARBÉ.

                Je voudrais un sorbet à la glace!

KLÉBER.

    N'entends-tu pas venir le simoun destructeur?

ASTARBÉ.

    Je voudrais une rose à mettre sur mon coeur.

Kléber s'efforce de gagner l'ombre de la grande pyramide; mais la trombe
de paille hachée atteint le cheval, l'emporte et laisse à pied le mort
et les vivants.

Kléber, au désespoir, appelle son armée. Il énumère ses exploits, ce qui
est toujours agréable pour un militaire, et ne s'arrête qu'à un bruit de
chevaux: il en conclut que ce sont ses braves dromadaires qui l'ont
entendu, et il fait un mouvement de joie; mais il reconnaît presque
aussitôt le soudan et sa cavalerie. On le somme de se rendre; il refuse
et va périr avec sa femme, lorsque le Nil, qui est arrivé à son
quantième du mois, déborde à propos et noie les gardes du tyran!

Kléber saisit Astarbé évanouie, monte avec elle au haut de la grande
pyramide, et, près de disparaître dans les caveaux funèbres, s'écrie:

    Enfin je l'ai sauvée.

ASTARBÉ, _reprenant ses sens_.

                            Ah! mon père! mon père!
    S'il est perdu, je veux mourir!

KLÉBER, _avec un cri de joie_.

                                    O sort prospère!
    Voyez, Moïse, là, nous l'apporte en nageant.

ASTARBÉ, _tombant à genoux avec une exaltation pieuse_.

    Ah! je veux croire au Dieu qui fit le caïman!

Tableau final composé de la pyramide, de Kléber, d'Astarbé et du
crocodile. Musique douce, imitant une inondation; la toile se baisse.


TROISIÈME TABLEAU.

Nous sommes dans l'intérieur de la grande pyramide; Achmet a trouvé sa
place au milieu des illustres momies qui la peuplent; il ne reste plus
dans l'embarras que les vivants.

Cependant Astarbé,

    Qui sait même ennoblir les travaux des dieux lares,

nourrit fort bien son général en chef, grâce à Moïse, qui lui apporte
chaque jour sa pêche et sa chasse. Mais, malgré tout, Kléber maigrit,
et, comme la jeune fille s'en étonne et dit en pleurant:

    Que vous manque-t-il donc, mon chef? que dois-je croire?

le Français répond:

    Ce qui me manque, c'est le pain noir de la gloire!

Au même instant arrive le crocodile avec différentes provisions, parmi
lesquelles se trouve une bouteille de bordeaux. Mais elle ne contient
que des papiers jetés à la mer par un vaisseau français au moment du
naufrage. Le général y voit que l'armée le croit mort et songe à se
rembarquer; cette nouvelle le jette dans un transport de douleur et de
rage.

    Où sont mes bataillons, gloires numérotées,
    Dont la poudre a rongé les pipes culottées?
    Que fais-tu, vieux soldat qui reçois sans regret
    Le temps comme il te vient, la soupe comme elle est?
    Noble simplicité des grands temps homériques,
    Où l'on mangeait des boeufs embrochés dans des piques!
    Ah! je veux (mes efforts me fussent-ils mortels!)
    A la nage arriver jusqu'à mes colonels!

Astarbé cherche en vain à calmer ce désespoir. Voyant Kléber décidé à
partir,

                ... Embarqué sur la nef du courage,

elle se rappelle divers souterrains qui font communiquer les pyramides
avec les bords de la mer, mais elle les cherche en vain; enfin, à bout
d'espérance, elle s'adresse aux restes de son père, qui connaissait les
issues.

Le mort, s'entendant appeler, ouvre lentement sa boîte à momie, montre
la porte secrète, puis rentre chez lui.

Astarbé et Kléber se précipitent dans le souterrain, précédés du caïman,
qui remue la queue en signe de joie.


QUATRIÈME TABLEAU.

Le spectateur aperçoit un lieu enchanteur avec la mer au fond, et une
île inaccessible dans le lointain. Le soudan est accroupi à la turque
sous un bosquet de palmiers, et ses esclaves cherchent en vain à le
distraire. On lui sert des confitures de toutes espèces, et il ne mange
pas; on lui chante des chansons dans tous les tons, et il n'écoute pas;
on lui présente des odalisques de toutes couleurs, et il ne regarde pas.

Un officier arrive avec des dépêches relatives à l'armée française, le
Soudan les pose sur son plateau à confitures sans les lire; enfin, un
Éthiopien se présente avec un grand aigle chauve qui a fait l'admiration
de toutes les têtes couronnées de l'Afrique, et qu'il vient offrir en
présent.

Outre plusieurs autres talents de société, le grand aigle sait porter
les lettres, tourner la broche et pêcher à la ligne.

Après avoir suivi ses exercices d'un regard distrait, le Soudan jette
une bourse d'or à l'Éthiopien, renvoie tout le monde, et, resté seul,
tire de son sein une pantoufle qu'il baise avec délire.

Cette pantoufle a été trouvée par lui le jour où il a aperçu Astarbé au
bain; elle appartient à la fille d'Achmet, et sa vue entretient l'amour
du soudan.

Après l'avoir longtemps contemplée, il la pose près de lui, prend sa
guitare et chante les paroles suivantes sur un air copte, autrefois
composé par Mlle Loïsa Puget.


CHANT DE LA BABOUCHE.

            O babouche trop connue!
            Là je te vois étendue
                    A mes pieds
                    Repliés;
            Mais, si c'était ta maîtresse,
            Que serait-ce? que serait-ce?

            Babouche, quand je te baise,
            J'ai dans l'âme une fournaise!
                    Dans mes sens,
                    Des volcans!
            Mais, si c'était ta maîtresse!
            Que serait-ce? que serait-ce?

            Mais quelque jour, ma charmante
            Pour compenser tant d'attente,
                    Tant d'ennuis,
                    Si je puis
            Voir Astarbé face à face,
            Que sera-ce? que sera-ce?

Ici, le chant copte avec accompagnement de guitare fait son effet, et le
soudan s'endort. L'orchestre joue en sourdine pour le bercer, et l'on
voit bientôt paraître Kléber conduisant Astarbé, à qui Moïse sert de
monture.

Tous trois, séduits par la beauté du lieu, vont se reposer, lorsqu'ils
aperçoivent le soudan! Moïse, qui, en sa qualité de crocodile, est
quelque peu vorace, ouvre déjà la gueule pour l'engloutir, mais Kléber
s'y oppose et s'écrie:

    Arrêtez! le Français combat ses ennemis,
    Mais il ne mange point les soudans endormis!

Il permet seulement à Astarbé de reprendre la babouche, tandis que de
son côté il saisit les dépêches.

Moïse, à qui on refuse le dormeur pour son déjeuner, s'en dédommage le
mieux qu'il peut en dévorant d'abord les confitures, puis le plateau.

Mais le général, qui a ouvert les papiers, vient d'apprendre que l'armée
française est à quelques lieues. Au comble de la joie, il s'écrie:

    Je reviens, je reviens partager vos misères!
    Accourez, grenadiers, chasseurs et dromadaires.

Ni les dromadaires ni les chasseurs n'accourent; mais le soudan se
réveille, ses gardes arrivent, on entoure Kléber, qui met l'épée à la
main, et qui, pour exciter Moïse à faire son devoir, lui montre la
pyramide que l'on aperçoit à l'horizon en disant:

    Du haut de ce granit vingt siècles te contemplent!

Le caïman, jaloux de donner à de tels spectateurs une haute opinion de
sa personne, fait des prodiges de courage. De son côté, Kléber repousse
tous les assaillants. Mais l'aigle chauve, qui a tout vu, prend son vol,
plane un instant au-dessus de sa tête, puis, plongeant avec un cri
sauvage, saisit son épée et l'emporte; les Égyptiens se précipitent sur
leur ennemi désarmé.

Moïse, qui se trouve alors seul contre tous, recule jusqu'à la mer et
s'y jette à la nage, en emportant Astarbé, avec laquelle il aborde à
l'île que l'on aperçoit vers le fond.

Le soudan ordonne de les poursuivre, mais on lui répond qu'il n'y a
point de barque. Il fait un geste de désespoir.

LE SOUDAN.

    Se peut-il? nul moyen d'arriver par la mer!
    Que faire alors?

Il reste pensif. Tout à coup, l'aigle reparaît, tenant l'épée de Kléber,
qu'il laisse tomber aux pieds du soudan. Celui-ci, frappé d'une subite
inspiration, s'écrie:

                    Ah! lui peut arriver par l'air!

L'aigle bat des ailes, les gardes agitent leurs épées; choeur final.


CINQUIÈME TABLEAU.

On voit un rocher couvert de grands nids; c'est la ville natale de
Moïse, la capitale des crocodiles.

Ceux-ci s'agitent autour de leurs demeures et vaquent à leurs devoirs
domestiques. Les mères soignent leurs petits, les pères de famille
partent pour la pêche ou la chasse. Les jeunes caïmans entraînent à
l'écart les jeunes caïmanes. Telle est la perfection de la mise en scène
que l'on croirait voir un peuple civilisé.

Séparée de tout ce mouvement, Astarbé se tient mélancoliquement assise
aux bords du rocher. Moïse vient de la quitter pour quelques visites de
famille. Elle pense à son époux, dont elle tient la miniature, et, après
avoir versé un torrent de larmes et de vers, elle s'enveloppe dans son
burnous en déclarant que,

    Ne voyant plus Kléber, elle ne veut rien voir!

L'aigle chauve paraît alors dans les nuages, descend lentement, saisit
dans ses serres les quatre coins du burnous et emporte la jeune fille à
travers les airs!

Moïse, qui arrive dans ce moment, s'élève en vain sur sa queue en
tendant vers elle des pattes éplorées; Astarbé disparaît dans les
nuages!

Ici commence un monologue pantomime du caïman, qui exprime sa douleur
par tous les moyens à son usage: il pousse des gémissements, saisit sa
tête à deux pattes comme s'il voulait s'arracher les cheveux, se roule à
terre, où il reste enfin suffoqué de douleur.

Mais il est arraché à cette espèce d'évanouissement par le bruit du
tambour: c'est l'armée française qui vient de débarquer à l'île des
caïmans.

On voit bientôt arriver l'avant-garde, tambour-major en tête. Le
crocodile court à sa rencontre, et, par ses gestes, il engage les
soldats à le suivre pour délivrer leur général. Mais les Français, qui
ne comprennent point son langage, et que l'expérience a rendus défiants
à l'endroit des crocodiles, croisent la baïonnette. Moïse, désespéré,
veut s'échapper; on en conclut que c'est un traître, et il est arrêté.
Au même instant, un officier aperçoit la miniature échappée aux mains
d'Astarbé et dit:

    Le portrait de Kléber!... plus de doute possible.
    Ce monstre a dévoré notre chef invincible.

Les soldats, furieux, poussent des cris de mort, et Moïse est emmené
pour être fusillé.

Sortie militaire sur l'air: _On va lui percer le flanc._


SIXIÈME TABLEAU.

Nous sommes dans le palais du soudan; Kléber est enfermé dans un cachot
donnant sur le fleuve, et travaille à un ballon qui doit assurer sa
délivrance.

Au milieu de beaucoup de réflexions personnelles, cette fabrication lui
inspire une réflexion générale.

    De la science humaine admirable influence!
    Le barbare ignorant me croit en sa puissance,
    Mais l'art de Montgolfier se rit d'un tyran vil;
    Quelque rusé qu'il soit, le gaz est plus subtil.

Il est interrompu dans l'expression de ces vérités physiques par le
bruit du canon; il tressaille, il a reconnu le canon français,

    Dont la voix est l'accent de la gloire elle-même.

Le soudan arrive en effet tout troublé; la ville est assiégée et va être
prise si Kléber n'ordonne à son armée de se retirer. Kléber refuse,
malgré les menaces de mort du soudan; mais au milieu de leurs débats
arrive le grand aigle chauve, qui dépose à leurs pieds Astarbé, toujours
dans son burnous!

La fille d'Achmet s'élance dans les bras du général français, et déclare
qu'elle veut mourir avec lui. La querelle recommence et s'envenime; on
en vient à se tutoyer.

            Tremble!

dit Kléber;

                    Tremble!

ajoute Astarbé;

                            Tremblez!

répond le soudan.

Et, comme on vient l'avertir que les Français sont déjà maîtres de la
ville, il tire son épée pour frapper les deux amants. Alors Kléber court
à la fenêtre de la prison, arrache un des barreaux de fer, et tous les
Égyptiens prennent la fuite.

Mais à travers le guichet de la porte refermée, le soudan lui répète son
terrible:

                                    Tremblez!

et ajoute, en s'adressant à ses esclaves:

    Ni pitié ni pardon! Les serpents!

Et les esclaves répondent d'un seul cri:

                                        Les serpents!

Astarbé, épouvantée, se réfugie dans les bras de Kléber, qui regarde
autour de lui en frissonnant... L'orchestre joue une marche avec
triangle et bonnet chinois; on entend comme un sourd cliquetis
d'écailles, puis on voit une trappe se soulever au fond, et deux
monstrueux boas dresser leurs têtes.

Les amants sont restés à la même place, glacés, muets, une main tendue
vers les reptiles. Ceux-ci se déroulent lentement, s'avancent de front.

Un souvenir traverse la pensée de Kléber. Il court à son ballon,
l'approche de la fenêtre, fait entrer Astarbé dans la nacelle... Mais il
est déjà trop tard; les boas ne sont plus qu'à quelques pas; encore un
élan, et ils atteignent leur proie. Tous deux font entendre un
sifflement de joie! quand un hurlement terrible leur répond!

Les deux serpents s'arrêtent: Moïse vient de paraître à la fenêtre du
cachot et se précipite à leur rencontre.

Ils reculent lentement, comme étonnés et incertains. Kléber profite de
cette retraite pour entrer à son tour dans la nacelle, et le ballon
disparaît.

Cependant les boas ont déjà repris courage; ils se retournent, et un
combat terrible s'engage. Moïse lutte d'abord avec avantage; deux fois
il se dégage des replis de ses ennemis, deux fois il les oblige à
reculer; enfin, ses forces s'épuisent: enserré de nouveau dans leurs
anneaux, il se débat plus faiblement, pousse une plainte sourde et tombe
expirant.

Les boas, victorieux, font entendre un sifflement de triomphe et
regagnent leur retraite.

Au même instant, un grand bruit de pas et d'armes retentit; Astarbé
reparaît avec Kléber à la tête des soldats français; mais ils arrivent
trop tard; le crocodile ne peut que se soulever, poser une patte sur son
coeur, puis il expire!

A cette vue, Astarbé s'évanouit de douleur, le général reste atterré, et
chaque grenadier essuie une larme.

Enfin Kléber reprend le premier ses sens. Il arrache la croix d'honneur
qu'il porte à la boutonnière, et, la posant sur le cadavre de Moïse, il
dit avec une émotion profonde:

    Sauvage enfant du Nil, ah! garde sur ton coeur
    Ce prix du dévoûment, étoile de l'honneur.
    Homme ou bête, qu'importe alors que l'on repose?
    C'est l'âme qui fait tout, l'espèce est peu de chose!

                   *       *       *       *       *

Le succès fut immense; on redemanda le crocodile qui reparut, fit trois
saluts et se retira couvert de bouquets de fleurs.

«Vous verrez que la pièce aura trois cents représentations, dit madame
Facile; les journalistes eux-mêmes en diront du bien, parce qu'elle est
jouée par des bêtes, et que les bêtes ne s'inquiètent pas du mal que
l'on pourrait dire d'elles. Puis, c'est l'ouvrage d'un auteur inconnu,
et vous ne sauriez croire tout ce qu'il y a de recommandation dans ce
mot. L'écrivain déjà célèbre n'est point seulement odieux à ceux qui
sont arrivés comme lui, mais encore à ceux qui sont en chemin: pour les
premiers, c'est un rival; pour les seconds, un premier occupant; pour
tous, un ennemi naturel. L'auteur ignoré, au contraire, n'inspire ni
crainte ni jalousie; les candidats à la célébrité l'applaudissent comme
un des leurs, et chaque grand homme l'encourage dans l'espoir qu'il
usurpera la place d'un de ses voisins de gloire. On s'arme de sa
réussite contre ceux qui ont réussi avant lui; on élève jusqu'aux toits
le bout de la planche où il vient de s'asseoir, afin de faire descendre
l'autre bout jusqu'au ruisseau. Il est si doux de dire du bien d'un
confrère, quand cela donne occasion de dire du mal de plusieurs autres!
Les inconnus sont presque des morts, et vous savez comme nous aimons les
morts!... en haine des vivants! On va faire de l'auteur de Kléber un
génie, rien que pour avoir le plaisir de traiter ses prédécesseurs
d'imbéciles.

--Il y a encore une autre cause, objecta Prétorien; le nouveau poëte est
connu de nous tous; il nous a consultés sur chaque scène; il nous a
égrené ses vers distique à distique; nous avons tous, dans son drame,
quelque chose qui nous appartient ou que nous croyons nous appartenir,
et cette chose est nécessairement admirable. Aussi soutiendrons-nous
l'oeuvre en indivis. C'est une sorte d'engagement tacite pris d'avance
par chacun. La plupart des auteurs viennent nous présenter leur
inspiration comme une inconnue subitement offerte à notre admiration, et
nous nous tenons en défiance, nous examinons en détail, nous jugeons
avec sévérité. Ici, rien de tout cela; la muse qui a dicté Kléber est
une bonne fille qui a dormi sur notre oreiller, et à laquelle nous
n'avons rien à refuser: car pour admirer, applaudir une inspiration ou
une femme, le principal n'est point qu'elle soit belle, mais qu'elle
soit un peu à nous.

--Voilà une explication singulièrement impertinente pour les pauvres
admirées, interrompit Mme Facile.

--Pourquoi cela? reprit Prétorien; ne savez-vous point qu'être à nous
veut dire régner sur nous?

--Quelle plaisanterie!

--Essayez, je m'offre pour l'expérience.

--Et que dirait la reine de votre destinée?

--Elle dirait, comme tout le monde, que rien ne peut vous résister.

--Raison de plus pour que je puisse résister à tout.

--Ah! vous croyez tout arranger avec de l'esprit?

--N'est-ce point votre monnaie?

--J'ai depuis longtemps mangé mon fonds.

--Alors, je vous offre à souper!

--Ce soir?

--Oui, avec ces messieurs; et j'espère que nos ressuscités en seront; il
y aura pour divertissement une séance de la société des _femmes sages_.
Mlle Spartacus doit parler; venez, ce sera la petite pièce après le
drame.»

Prétorien accepta pour lui et ses compagnons, et tous prirent le chemin
du logis de Mme Facile.




XX

Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le moyen
critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a fait le plus de
veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un homme de coeur.--Marcellus
le piétiste.--Conversation de gens bien nés.--Séance de la société des
_femmes sages_.--Discours de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la
liberté.


L'habitation de Mme Facile passait pour le plus beau palais de
Sans-Pair. Elle était le résultat d'une sorte de rivalité galante
établie entre les principaux membres du gouvernement. Le ministre des
travaux publics l'avait fait construire avec les démolitions d'une
ancienne église de la Vierge; le directeur des beaux-arts l'avait ornée
de tableaux et de statues payés par le budget; l'inspecteur de la
librairie y avait formé une bibliothèque des ouvrages destinés aux
dépôts publics; le conservateur des haras avait garni ses écuries des
plus beaux étalons achetés pour l'amélioration de la race chevaline;
enfin, le ministre des cultes lui-même avait enrichi sa chapelle d'un
dessus d'autel complet.

Mme Facile reconnaissait tous ces dons par quelques services: elle
faisait des cavalcades avec le donneur de chevaux, obtenait des missions
pour l'inspecteur de livres, recevait les femmes recommandées par le
ministre des arts, et gagnait des voix au ministère.

Elle avait, de plus, des amis dans toutes les classes et dans tous les
partis, ce qui la mettait à l'abri des récriminations. Sa maison,
ouverte à quiconque voulait y entrer, était une sorte de terrain neutre
où les adversaires se rencontraient. Toute autre préoccupation que celle
du plaisir était laissée à la porte. Là, chacun y raillait les
sentiments qu'il montrait ailleurs, et riait librement des autres et de
lui-même. On eût dit les coulisses d'un théâtre, où les acteurs
parodiaient leurs propres rôles. C'était là que la génération nouvelle
de Sans-Pair apprenait ce ricanement sceptique, bise glacée qui siffle à
travers les moissons fleuries de la jeunesse; là que l'ironie arrêtait
successivement dans leur vol les enthousiasmes naïfs, les ardentes
croyances, les espoirs fugitifs, les illusions changeantes, pauvres
papillons aux éblouissantes couleurs, qu'elle perce, en riant, de son
épingle d'acier, et dont elle expose les convulsions aux moqueries de la
foule. L'indifférence du bien et du mal était appelée bon sens,
l'égoïsme esprit de conduite, le mépris des hommes expérience. On y
regardait la science de la corruption comme la science de la vie; on ne
proposait plus d'élever un gibet pour les Christs, mais on leur donnait
pour sceptre la marotte et pour couronne le bonnet orné de grelots. Car
le sublime avait même cessé d'exciter la colère: on ne le comprenait
point, et on en riait.

Maurice arriva quelques instants après Mme Facile et trouva une société
nombreuse.

Outre ceux qu'il connaissait déjà, Prétorien lui montra un certain
nombre d'hommes célèbres en politique ou dans les arts pour avoir fait
quelque chose, et un plus grand nombre connus dans le monde élégant
parce qu'ils ne faisaient rien.

Maurice remarqua surtout, parmi les premiers, un homme maigre et à l'air
ennuyé, qui parlait à tout le monde avec une familiarité nonchalante.

«C'est M. Mauvais, notre grand critique, lui dit Prétorien; voyant qu'il
ne pouvait produire, il s'est mis à déchirer les productions
contemporaines, comme ces femmes qui, parce qu'elles sont restées
stériles, trouvent insupportables les enfants des autres. Tant qu'il n'a
été recommandé que par son talent, on ne prenait point garde à lui; il a
eu alors recours à la méchanceté, et c'est aujourd'hui un homme célèbre.
Rien de plus simple, du reste, que son procédé de critique. Il consiste
à ramener trois ou quatre grands noms qu'il oppose perpétuellement aux
nouveaux. Entre ses mains, chaque gloire ancienne devient une coupe de
ciguë avec laquelle il empoisonne les gloires présentes. Il oppose à
tout livre récent une théorie transcendante qui le condamne d'autant
plus sûrement qu'il l'a inventée précisément pour cela. Le moyen ne lui
en a pas moins réussi, non près du public, qui s'inquiète médiocrement
de ses arrêts, mais près des condamnés, qui s'en indignent et les
désirent: car il y a toujours un peu de la femme dans l'artiste. Mieux
vaut qu'on parle de lui pour en médire que de se taire. Nos écrivains
ressemblent aux marquises du dix-huitième siècle, qui tenaient à honneur
d'être déshonorées par Richelieu: c'est à qui subira les rigueurs de
maître Mauvais; on fait queue pour être étranglé par lui.

--Et c'est le seul aristarque contemporain?

--Nous avons encore ce petit homme jovial et remuant qui s'est fait le
Triboulet du public et tâche d'amuser son maître par des épigrammes ou
des scandales. Ce métier lui a valu une réputation assaisonnée de
quelques coups de canne, qu'il a acceptés comme appoints naturels. Il
est même devenu chef d'école, et à son ombre s'est formée une phalange
de bouffons quotidiens qui, n'ayant point assez d'esprit pour savoir
louer, ont pris le parti de railler toute chose. Ces fonctions
d'exécuteur des hautes oeuvres de la pensée leur donnent une sorte de
valeur: l'homme qui tient la corde n'est jamais un homme ordinaire aux
yeux de ceux qui peuvent être pendus. On les flatte, on les apprivoise,
et ils deviennent célèbres à force de mauvais vouloir et de mauvaise
foi, comme d'autres à force de mérite.

--Et n'avez-vous point d'exceptions?

--Elles sont rares, mais elles existent. Nous avons encore quelques
juges équitables qui traitent l'art comme une fleur dont on respire le
parfum, et non comme une proie que l'on égorge pour en vivre. Ceux-là
sont les grands esprits et les nobles coeurs, mais nous y avons rarement
recours. Un journal n'est qu'un restaurant ouvert aux appétits
intellectuels de la foule, et celle-ci ne demande pas tant des mets
sains que des mets épicés.»

Des critiques, Prétorien passa aux lions, qui étaient en grand nombre
chez Mme Facile. Chacun d'eux avait une spécialité qui le recommandait
dans le monde élégant. C'était ou le jeu, ou les meutes, ou les chevaux,
ou les maîtresses. Ce qui, du reste, ne les empêchait pas d'avoir des
occupations sérieuses, telles que la savate, le bâton et l'entraînement
des chevaux.

Maurice en remarqua un auquel tout le monde semblait témoigner une
déférence particulière.

«C'est le comte de Mortifer, dit le journaliste; le plus redoutable
spadassin de toute la République. Il tue presque toujours son
adversaire, aussi a-t-on pour lui une haute considération. On lui passe
ses impertinences, et l'on souffre ses sottises sans avoir l'air d'y
prendre garde, de peur qu'il ne vous en demande raison.»

Dans ce moment, le comte se détourna et vint à la rencontre de
Prétorien.

«Eh bien! vous savez la nouvelle? dit-il sans saluer; ce drôle de Format
vient de présenter à la chambre une proposition de loi contre les duels!

--C'est une précaution personnelle, fit observer le journaliste.

--Moi, je dis que c'est une insulte, reprit Mortifer, qui serrait les
lèvres; la proposition est évidemment dirigée contre moi, et je pourrais
demander raison...

--A un procureur? Il vous répondra par une fin de non-recevoir.

--Et vous laisserez passer une pareille loi? continua le comte en
s'adressant à Banqman, qui venait de s'approcher; une loi condamnant à
l'amende quiconque tue un homme!

--Avez-vous peur d'être ruiné? demanda l'industriel en riant.

--Eh morbleu! qui sait? reprit Mortifer évidemment flatté; quand on est
un peu chatouilleux sur le point d'honneur... Je me suis battu
soixante-quatre fois, Monsieur.

--Diable!

--Et j'ai tué trente-deux de mes adversaires.

--C'est-à-dire que vous vous êtes arrangé à cinquante pour cent? dit
Banqman avec la même gaieté aimable.

--Et un cuistre de Format prétendrait m'ôter la liberté de continuer?
reprit le comte indigné; non, cela ne sera pas! Le duel est la dernière
sauvegarde de la morale et de l'honneur. Sans lui, tous les gens qui ne
savent point manier une épée nous diraient effrontément en face ce
qu'ils pensent. Il suffirait d'avoir raison pour oser élever la voix.
Nous ne souffrirons point une pareille honte! Le seul moyen d'entretenir
la politesse, la justice et la loyauté parmi les bourgeois, est de
laisser le droit à quiconque se dira offensé de leur envoyer une balle
dans la mâchoire ou de leur percer la peau.»

A ces mots, prononcés d'un air profond, Mortifer tourna sur ses talons
et aborda un autre groupe.

«Vous venez d'entendre l'opinion de ceux qui s'appellent eux-mêmes _les
hommes de coeur_, dit Prétorien à son compagnon; les percements de peau
et les brisements de mâchoire leur sourient d'autant plus qu'ils
comptent bien en garder le monopole. Ils prouvent la nécessité du duel
pour punir les crimes que la loi n'atteint pas, sans ajouter que, dans
cette justice de hasard, c'est souvent l'offensé qui meurt et le
coupable qui triomphe. Ils le signalent comme une garantie contre
l'insolence des lâches, mais ils ne disent pas que c'est en même temps
un auxiliaire pour celle des spadassins.»

On vint annoncer que le dîner était servi, et les convives passèrent
dans la salle à manger.

Ils y trouvèrent une table couverte des mets les plus délicats,
c'est-à-dire les plus rares. Maurice cherchait en vain à reconnaître ces
inventions nouvelles de la cuisine sans-pairienne, lorsqu'il aperçut aux
murs d'immenses cadres émaillés qui donnaient la carte du repas. On y
voyait annoncés des tartes aux pepins, des consommés de coeurs de
pigeons, des compotes de langues de perdrix, des sautés de foies
d'alouettes. Notre héros ne lut pas plus loin. Évidemment, la
civilisation imitait ces fées des anciens contes, qui demandaient aux
princesses condamnées à les servir des plats d'yeux de sauterelles ou
d'ongles de fourmis. L'impossible était devenu le nécessaire.

Les convives prouvèrent, du reste, par leur appétit, combien tout était
de leur goût, et les vins ne tardèrent pas à ranimer la conversation un
instant languissante.

Maurice avait près de lui un jeune homme, orné d'une barbe de pacha et
d'une paire de lunettes, que Prétorien lui avait présenté comme le plus
brillant écrivain de la presse piétiste. Les grandes espérances que l'on
fondait sur lui l'avaient fait surnommer Marcellus, par allusion au
jeune héros qu'avait célébré Virgile: _Tu Marcellus eris!_

Sa parole était facile, et sa foi d'autant plus solide qu'elle
s'accommodait de tout. On le trouvait successivement aux cafés des lions
et aux vêpres, aux prédications de l'abbé Gratias et aux bals masqués;
mais on le retrouvait toujours également orthodoxe, qu'il chantât le
_Dies iræ_ ou qu'il dansât une polonaise échevelée.

Marcellus avait d'abord appliqué sa piété à boire et à manger; mais,
quand il eut rempli ces premiers devoirs envers _sa prison_ (c'était le
nom qu'il donnait à son corps), il commença à s'occuper de son voisin.

«Ainsi, vous avez vécu dans le dix-neuvième siècle. Monsieur? dit-il, le
regard fixé sur Maurice, et en avalant une tartelette; vous avez vu ces
âges de croyances naïves où l'homme, dégagé des désirs secondaires, ne
songeait qu'à la nourriture de son âme!...»

Il prit une seconde tartelette.

«Heureuse époque, à jamais perdue; générations fortes et fidèles, qui se
préparaient au bonheur d'un meilleur monde en s'abreuvant aux sources
pures de la foi!»

Il vida son verre, fit claquer sa langue contre son palais, et demeura
avec l'air pensif d'un croyant qui digère.

Cependant, la conversation continuait à l'autre bout de la table, où
Prétorien racontait l'histoire d'une Sans-Pairienne qui, parmi ses
envies de femme grosse, avait eu celle de manger son mari.

«Et elle l'a mangé? demandait Blaguefort.

--Jusqu'aux orteils! répliqua le directeur du _Grand Pan_.

--Elle était dans son droit: la loi déclare que le mari doit nourrir sa
femme.

--Et l'Église ajoute que tous deux ne sont qu'une même chair.

--Ce qui n'a pas empêché le procureur général de l'arrêter, reprit
Prétorien.

--Il a sans doute craint le mauvais exemple pour sa femme.

--Qui diable voudrait manger un procureur général?

--Quand il s'agit d'un mari, on ne doit point consulter son goût.

--Mais si pourtant la malheureuse prouve qu'elle a cédé à un besoin
irrésistible? objecta Banqman.

--Qu'il y allait de la vie de son embryon? continua Mauvais.

--Et qu'elle n'a mangé son mari que pour lui conserver un fils? acheva
Blaguefort.

--Est-elle jeune, au moins? demanda le comte de Mortifer.

--Vingt ans.

--Et jolie?

--Fraîche comme un satin rose doublé de peau de cygne.

--Alors il est clair que le régime est bon, interrompit Blaguefort, et
que nos jolies femmes doivent l'adopter.

--On a déjà observé que les mangeurs de viande avaient le sang plus
beau.

--Incontestablement; la véritable fontaine de Jouvence est à l'abattoir.

--Comme l'Hippocrène. Shakespeare était fils de boucher.

--Et c'est grâce à ses rosbifs que la vieille Angleterre a été appelée
par Byron _un nid de cygne_.

--A propos d'Angleterre, interrompit milord Cant, vous savez ce qui est
arrivé à la fille de notre ambassadeur?

--Elle a été enlevée par le secrétaire de son père.

--Et tous deux se sont sauvés au Cap.

--C'est de l'histoire ancienne.

--Oui, mais le nouveau, c'est que notre ravisseur a fini par trouver
miss Confiance trop douce et trop blonde.

--Alors, il l'a fait teindre?

--Il l'a jouée au billard en vingt points.

--Ah bah!

--Et il l'a perdue?

--Le drôle a toujours été heureux au jeu.

--Le capitaine Malgache, qui avait gagné, a voulu alors faire valoir ses
droits.

--Et l'enjeu s'est laissé prendre?

--Il s'est jeté par la fenêtre!

--D'un rez-de-chaussée?

--D'un troisième étage!

--Ah diable! Et son amant!...

--Il l'a fait enterrer proprement, s'est embarqué sur le paquebot
sous-marin et vient d'arriver à Sans-Pair.

--Prêt à recommencer? Avis aux jeunes filles incomprises qui _désirent
reposer en terre étrangère_. Il faut faire un roman là-dessus, Robinet.

--Au fait, c'est une idée, dit le fabricant de feuilletons, qui achevait
un bifteck de kanguroo, j'en parlerai à mon contre-maître.

--Ça sera-t-il moral ou immoral? demanda Blaguefort.

--Selon la commande, répliqua Robinet en buvant; nous avons quatre
échantillons: le genre dit Louis XV, pour les journaux viveurs; le genre
dit allemand, pour les journaux mélancoliques; le genre dit commis
voyageur, pour les journaux loustics, et le genre dit vertueux, pour les
journaux que personne ne lit. Tout sujet peut être accommodé à l'une des
quatre sauces, selon la volonté du consommateur; il suffit de changer
les épices et de donner le tour de casserole.

--Alors, je vous recommande l'histoire du petit blanc de la Martinique,
dit M. Banqman.

--Il y a donc encore des blancs aux Antilles? demanda Mme Facile avec
surprise.

--Une seule famille échappée à l'extermination, et que les noirs se
plaisent à torturer.»

Philadelphe Le Doux poussa un soupir.

«Pauvres gens, dit-il à demi-voix, les distractions sont si rares!

--Ils ont déjà fait mourir le père avec ses deux fils.

--Par ignorance.

--Et noyé le grand-père.

--Sans mauvaise intention: ce sont de vrais enfants.

--Enfin, la mère a été mise en prison jusqu'à ce qu'elle ait pu se
racheter au prix de cent mille piastres.

--Prix qui prouve leur haute estime pour les blancs, interrompit le
philanthrope.

--C'est alors que son fils, âgé seulement de dix ans, est parti pour
tâcher de réunir la somme.

--Et il est arrivé à Sans-Pair?

--Après avoir fait deux fois naufrage.

--En voilà un modèle de piété filiale! s'écria Blaguefort, je donne ma
voix pour qu'on en fasse une rosière.

--Avec une dot de cent écus.

--Accompagnée d'un discours de M. le maire.

--Il espère mieux, reprit Banqman; on doit organiser pour lui une
loterie et un bal par souscription, où il dansera la polonaise des
nègres.

--Pour sa mère, qui est peut-être maintenant étranglée.

--Laissez donc! s'écria Blaguefort; je parie que votre petit blanc de la
Martinique est un drôle qui fait sa coupe. La chose me paraît un
perfectionnement, sans brevet, du vol à l'américaine. Vous êtes bien
niais de croire encore aux orphelins. D'ailleurs, s'il s'agit d'une
femme esclave, envoyez l'affaire au club de Mlle Spartacus.

--Ah! j'allais l'oublier, interrompit Mme Facile; je vous ai promis une
séance de la société des _femmes sages_...

--Dont vous êtes membre? dit Blaguefort.

--Membre libre! continua Prétorien.

--Et qui se réunit ici, acheva Mme Facile, sans avoir l'air de
comprendre la malignité de cette double interruption. J'ai mis à la
disposition de Mlle Spartacus la salle où nous jouons les proverbes;
mais je me suis réservé la galerie d'avant-scène, et nous allons y
descendre; la séance doit être ouverte.»

Tous les convives se levèrent de table et suivirent leur amphitryon, à
qui le ministre des cultes donnait le bras.

Lorsqu'ils arrivèrent à la galerie réservée, la salle était déjà pleine
de femmes de tout âge, depuis trente-six ans jusqu'à soixante, et de
toutes conditions, depuis la veuve d'une grande armée quelconque jusqu'à
la teneuse de cabinet de lecture inclusivement.

A la vue des hommes qui accompagnaient Mme Facile, une immense clameur
de réprobation s'éleva de tous côtés. Les plus frénétiques se mirent à
crier: «A la lanterne!» bien qu'il n'y eût que des bougies; et les mieux
élevées montraient déjà les poings fermés, lorsque Mme Facile fit de la
main un signe qui demandait le silence; puis, se penchant vers la foule
coiffée et rugissante:

«Mes soeurs, dit-elle d'une voix assurée, je vous ai amené les chefs de
l'armée ennemie, afin qu'ils puissent juger de vos forces et de votre
résolution. Quand ils auront vu quel danger les menace, ils comprendront
qu'une plus longue résistance est inutile, et qu'enfin a brillé le jour
annoncé par ces paroles de l'Évangile: _Les premiers seront les
derniers_, ce qui signifie évidemment que les femmes marcheront
désormais en avant, et que les hommes se résigneront à porter la queue
de leur robe.»

Un bravo général répondit à cette courte explication; les convives de
Mme Facile s'assirent, et il y eut une assez longue pause.

Enfin, une sonnette se fit entendre: c'était Mlle Spartacus qui venait
de prendre place sur le théâtre, avec les autres membres du bureau.

A sa vue, quelques applaudissements s'élevèrent, mais sans ardeur et
sans contagion. Il était évident que chacune des assistantes se croyait,
pour le moins, autant de droits qu'elle à présider l'assemblée, et que
sa suprématie paraissait une usurpation.

Cette disposition des esprits se révéla par un long bourdonnement
entrecoupé des phrases habituelles:

«Tiens! c'est ça notre présidente?

--C'est pas une merveille.

--A-t-elle une robe mal faite!

--Et quel nez!

--Eh bien! quant à me révolter, je voudrais avoir un plus joli général
que ça.

--Je comprends qu'elle haïsse les hommes, ils doivent bien le lui
rendre.

--Attention! elle ouvre son ridicule.

--Nous allons avoir un discours.

--Ça va-t-il nous ennuyer! Dites-donc, la commandante, donnez-nous donc
une prise.

--On avait dit qu'il y aurait eu de la musique et des rafraîchissements.

--C'est toujours comme ça dans tous les programmes: on promet plus de
beurre que de pain.

--Silence! elle lève le bras, c'est signe qu'elle va commencer.»

Mlle Spartacus avait en effet déployé son manuscrit, affermi ses
lunettes, et rejeté la tête en arrière pour se donner un air noble. La
rumeur qui voltigeait sur l'auditoire s'apaisa, et la présidente du club
des femmes sages prit la parole:

  «Encore émue des marques universelles de bienveillance qui me sont
  prodiguées, j'éprouve quelque embarras à aborder la grave question
  pour laquelle nous nous trouvons réunies. Le trouble de mon coeur est
  près de passer jusqu'à mon esprit, et je me sens, malgré moi, gagnée
  par l'attendrissement de la reconnaissance.

  «Mais cette reconnaissance même me rappelle plus vivement au souvenir
  de ma mission; elle ranime mes forces, échauffe mes espérances, et,
  après cet élan de sensibilité accordé à la nature, je rentre plus
  forte et plus inébranlable dans l'accomplissement de mon projet.

  «Ce projet, vous le connaissez déjà! Je veux accomplir pour le sexe la
  grande révolution que la France accomplit autrefois pour les classes.
  Mirabeau proclama qu'il n'y avait plus de roturiers; moi, je proclame
  à mon tour qu'il n'y a plus de femmes!

  «Non, plus de femmes, puisque l'homme les a jusqu'à ce moment
  condamnées aux soins abjects du ménage et de la maternité; plus de
  femmes, puisqu'elles ne peuvent ni diriger des ateliers, ni commander
  les vaisseaux de l'État, ni faire leur service de gardes nationales;
  plus de femmes, puisqu'aux hommes seuls appartient le privilége de se
  faire tuer ou estropier à la guerre, en voyage, au travail.

  «Mais le moyen d'arriver à cette transfiguration? direz-vous. Là, en
  effet, était le problème. On en a vainement cherché la solution
  pendant vingt siècles; on la chercherait encore sans doute, si Dieu ne
  m'avait envoyée pour votre délivrance.

  «Oui, Mesdames et Mesdemoiselles, je viens achever l'oeuvre
  incomplétement ébauchée parle Christ; je viens briser le dernier joug
  laissé sur la terre; je viens vous donner le sceptre du monde!!!»

Ici, Mlle Spartacus fit une pause, afin de prolonger l'attente
palpitante de l'assemblée; l'assemblée en profita pour se moucher.

Une fois les nez rentrés au repos (car dans tout auditoire le nez est la
partie turbulente et rebelle), l'oratrice releva la main et reprit:

  «Un tel résultat vous éblouit, sans doute; vous supposez d'avance
  qu'on ne pourra l'obtenir sans de longs et douloureux efforts; vous
  prévoyez quelque combinaison nouvelle et inconnue. Détrompez-vous,
  sexe aimable dont je fais partie! le moyen inventé par moi l'avait
  déjà été il y a deux mille ans par un poëte grec nommé Aristophane,
  mais sans qu'il en comprît toute la portée. Basé sur la nature et
  l'observation, il dompte l'homme aussi sûrement que la faim dompte le
  cheval auquel l'écuyer veut apprendre à compter les heures, que le
  manque de sommeil soumet le chien destiné à jouer aux dominos, que
  l'opium et la barre de fer rouge maîtrisent la panthère qui doit
  devenir artiste dramatique. Vous cherchez ce que ce peut être?
  Cherchez plutôt quelle est chez l'homme la passion la plus ardente,
  l'entraînement le plus général, le plus continuel, le plus persistant;
  rappelez-vous ce qui fit brûler Troie, ce qui transforma Rome en
  république; ce qui, sous les anciennes monarchies, maintenait la
  faveur des familles nobles ou ennoblissait les familles roturières. Et
  si ce n'est point s'exprimer assez clairement, lisez l'explication du
  poëte grec lui-même, traduite pour l'instruction des ignorants, et
  dont chacune de vous peut emporter un exemplaire.»

A ces mots, Mlle Spartacus fit un signe, et les dames du bureau prirent
dans une corbeille des imprimés qu'elles lancèrent au milieu de la
foule. En un instant la salle fut pleine de feuilles volantes que l'on
saisissait au passage ou que l'on transmettait de main en main.

Quelques-unes des feuilles tombèrent dans la loge occupée par Mme Facile
et par ses invités, et Maurice reconnut la traduction de la troisième
scène de Lysistrata! Le moyen proposé par la présidente du club des
femmes sages était en effet clairement expliqué. Il s'agissait de
réduire les hommes par la famine, non la famine de bouche, mais la
famine de coeur, comme eût dit le chevalier de Boufflers! Toutes les
femmes devaient se soumettre à une sorte de blocus continental (en
supposant que ce dernier mot vînt de continence), et leurs tyrans,
devenus leurs victimes, ne pouvaient manquer de se rendre à discrétion,
à moins de se résigner à chanter solitairement le refrain de Béranger:

    Finissons-en, le monde est assez vieux.

La lecture du fragment traduit avait eu évidemment un grand succès dans
l'assemblée; tous les regards le parcouraient avec curiosité, et, après
avoir lu, on recommençait pour mieux comprendre.

Quand Mlle Spartacus pensa que tous les esprits se trouvaient
suffisamment éclairés, elle reprit son cahier et continua:

  «Vous connaissez toutes maintenant, soeurs et amies, le moyen qui doit
  assurer notre triomphe, et nulle de vous ne peut douter de sa
  puissance. Le jour où les femmes y auront recours, l'homme sera
  subjugué. _Victus et inermis draco!_ Cette citation latine ne vous
  étonnera point, Mesdames: la royauté une fois dévolue à notre sexe, le
  latin entre nécessairement dans notre domaine, comme l'escrime et les
  petits verres. Je répète donc _victus et inermis draco_!

  «Or, une fois nos ennemis battus, nous devrons nécessairement profiter
  de nos avantages pour qu'ils ne se relèvent pas, et le plus sûr moyen
  pour cela est de refaire la charte de l'humanité.

  «La révolution française avait proclamé les droits de l'homme, nous y
  substituerons les droits de la femme, que j'ai formulés en six
  articles qui seront désormais notre loi.

  DROITS DE LA FEMME LIBRE.

  «ARTICLE 1ER. Dieu sera désormais du genre féminin, vu sa
  toute-puissance et sa perfection.

  «ART. 2. Les droits de la femme consistent à n'en point reconnaître
  aux hommes.

  «ART. 3. Toutes les femmes seront égales pour commander, et tous les
  hommes égaux pour leur obéir.

  «ART. 4. Toutes les places seront occupées par le sexe le plus
  intéressant et le plus faible, sauf celles dont il ne voudra pas,
  lesquelles appartiendront de droit au sexe le plus laid et le plus
  fort.

  «ART. 5. Tous les hommes se marieront et toutes les femmes resteront
  filles, c'est-à-dire que les premiers seront enchaînés et n'auront que
  des devoirs, tandis que les secondes seront libres et n'auront que des
  droits.

  «ART. 6. Les femmes auront seules les clefs des caisses publiques et
  privées; on laisse aux hommes le privilége de les remplir!»

Des acclamations frénétiques accueillirent cet hexalogue qui
rétablissait d'une manière si équitable l'égalité humaine. Les cris de
_Vive notre libératrice! Vive mademoiselle Spartacus!_ se croisaient
avec mille exclamations d'enthousiasme; chaque auditrice annonçait déjà
tout haut ses prétentions. L'une voulait être préfette ou générale de
division, l'autre procureuse générale près la Cour d'appel, une
troisième inspectrice des remontes, une quatrième grande maîtresse de
l'Université. C'était une sorte de carnaval de l'esprit, dans lequel
toutes les ambitions se croisaient et se heurtaient en courant comme des
masques. Mlle Spartacus, enivrée de ce triomphe, avait relevé ses
lunettes sur son front et caressait de l'oeil les vingt manuscrits qui
gonflaient son sac de velours. Là était le véritable noeud de l'affaire;
elle avait d'abord voulu s'assurer la bienveillance de son auditoire,
mais la grande question était de faire agréer le sac avec son contenu.

Elle reprit donc aussitôt que l'enthousiasme de la foule put permettre à
sa voix de se faire entendre:

  «Je prévoyais ces transports de joie, et j'y vois le nouveau gage d'un
  triomphe assuré! Oui, chères complices, vous vous réunirez pour
  vaincre la barbarie de ce sexe qui repousse ses adversaires sans
  respect pour leur faiblesse, et n'a pas même la vulgaire générosité de
  se laisser battre sans se défendre. Mais, pour arriver à ce résultat,
  il faut que toutes les femmes secondent notre complot, qu'elles en
  comprennent l'importance, qu'elles soient éclairées sur les moyens
  comme sur le but; et, pour cela, des instructions sont indispensables.

  «Or, ces instructions existent; j'y ai consacré, depuis dix ans, mes
  facultés et mes veilles. Romans, poésies, traités philosophiques,
  impressions de voyages, vaudevilles, j'ai successivement adopté toutes
  les formes, pris toutes les allures. Ce sac renferme la matière de
  quatre-vingt-douze volumes in-octavo, sans alinéa et sans interlignes,
  destinés à ramener toutes les femmes à notre opinion. C'est la
  révolution du monde en manuscrit; il ne reste plus qu'à en faire les
  frais d'impression!

  «Mais ces frais, en comprenant la juste rétribution du travail de
  l'auteur, montent à un million deux cent mille francs, et ne peuvent,
  par conséquent, être couverts que par l'association des parties
  intéressées. J'ai donc l'honneur de vous proposer, au nom du bureau,
  une souscription ouverte, séance tenante, dans l'intérêt de la cause,
  pour l'impression immédiate de mes oeuvres complètes.

  «Le nom des souscriptrices et le chiffre de leurs cotisations seront
  inscrits par ma secrétaire, qui attend à la grande porte.»

A ces mots, Mlle Spartacus tira ses lunettes, salua l'assemblée et
sortit avec les membres du bureau.

Mais aucun applaudissement ne se fit entendre. L'idée de souscription
avait glacé les espérances et amorti les plus fiers courages. Des
murmures recommençaient à courir au-dessus des têtes agitées, comme la
brise sur les épis.

«C'est un piége, répétaient plusieurs voix, on nous a attirées dans un
coupe-gorge.

--Elle veut tout simplement nous forcer à imprimer ses rapsodies.

--Et à lui faire des rentes, afin de trouver un mari malgré ses lunettes
et son grand nez.

--C'est une folle.

--Une intrigante.

--Je ne donnerai rien.

--Ni moi.

--Ni moi.

--Ni moi.»

Mais, malgré ces affirmations, tous les yeux se portaient avec un
certain embarras vers la grande porte, où attendait _la_ secrétaire de
Mlle Spartacus. Passer devant un bureau de souscription sans rien donner
est toujours chose difficile, non à notre générosité, mais à notre
sottise. Que pensera-t-on de nous? ne nous accusera-t-on point de
dureté, d'avarice, de pauvreté? A cette dernière pensée, notre front
rougit, et nous portons vivement la main à la poche.

Ainsi allaient faire les femmes sages, bien à contre-coeur, lorsqu'elles
avisèrent une porte dérobée qui permettait d'éviter la grande entrée;
toutes s'y précipitèrent, tandis que la secrétaire et Mlle Spartacus,
qui était allée la rejoindre, attendaient toujours les souscriptrices.
Enfin, un laquais vint demander s'il pouvait éteindre: la salle était
vide!

La présidente eut besoin de s'en assurer par ses yeux; mais, quand elle
ne put douter davantage, elle laissa tomber ses lunettes, et, se voilant
la face avec ses deux gants de filoselle tricotée, elle s'écria, comme
Caton après la bataille de Philippes:

«_Diutius vixi!_»

Ce que la secrétaire traduisit par:

«J'avais trop de manuscrits!»

Pendant ce temps, Mme Facile et sa compagnie quittaient la galerie avec
de longs éclats de rire et regagnaient les salons. Maurice et Marthe
restèrent seuls en arrière, assis à la même place, les mains unies et se
regardant.

«Toujours le même égarement, dit enfin Maurice, qui appuya sur l'épaule
de la jeune femme sa tête pensive. Ah! pourquoi faire deux camps des
enfants de Dieu? Ève n'est-elle donc plus la chair d'Adam? Ne
comprendra-t-on jamais que ce n'est point le droit qui fera disparaître
la servitude, mais seulement l'amour? Est-ce avec les récriminations et
les soupçons que se cimentent les alliances? Aimez bien, et nul
n'ambitionnera le rôle de maître, mais celui d'esclave; aimez davantage,
et vous ne saurez même plus qui obéit ou qui commande, car les deux
coeurs ne seront plus qu'un seul coeur.

--Oui, dit Marthe, qui se retourna à demi, et dont les lèvres
effleurèrent la chevelure du jeune homme; c'est ainsi que nous avons
vécu, ainsi que nous vivrons!»

Une larme vint se suspendre aux cils de Maurice; il tint Marthe
longtemps pressée sur sa poitrine; puis, faisant un effort:

«On doit nous chercher, dit-il, remontons vite. Que penseraient les
convives de Mme Facile s'ils pouvaient nous voir et nous entendre?
Hélas! ils ne nous comprendraient même pas, car l'intelligence ne peut
s'élever sur les ailes de l'âme. Livrée aux pesanteurs de la réalité,
elle s'abaisse aux lieux bas et voit chaque jour rétrécir son horizon.
Hier, tu as pleuré sur ce monde nouveau parce que l'amour l'avait
quitté; mais, en s'envolant, il a encore emmené une compagne.

--Qui donc? demanda Marthe.

--La poésie.»




TROISIÈME JOURNÉE

XXI

Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique de la
république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de M.
Banqman.--Chambre des envoyés de la république des Intérêts-Unis.--Crise
ministérielle à propos de moules de boutons.--Magnifique discours de
Banqman sur la question de savoir si l'armée aura ou non des gants
tricotés.--La chambre vote tous les articles de la loi et rejette
l'ensemble.


L'âme humaine est ainsi faite, que la difficulté seule peut entretenir
son ardeur. Passionnée pour le bien le plus futile s'il menace de lui
échapper, elle reste indifférente à tout ce qu'elle obtient sans
recherche et sans sacrifice. On aspire de toutes les forces de son désir
à l'éloge qu'il faut arracher, tandis que l'on reçoit avec indifférence
la lettre d'un admirateur inconnu; on achète avec empressement les
livres de l'écrivain que l'on n'a jamais vu, et, le jour où il vous les
apporte, on cesse de les lire. On songe longtemps aux moyens de se
présenter chez un voisin, et, s'il fait le premier une visite, on se met
vite sur la réserve. Il suffit de voir tous les jours l'homme que l'on
estime pour n'y plus penser. Quand on le rencontrait une fois par année,
on s'informait de ses projets, de ses travaux, de ses idées; maintenant,
on ne s'informe de rien; il est entré dans le cercle de nos habitudes,
il a cessé d'être un but, nous ne le regardons plus!

Étrange nature! nous ne poursuivons que ce qui nous échappe, nous
n'aimons que ce qui nous repousse, et tout ce qui vient nous chercher
éveille à l'instant notre indifférence!

M. Atout faisait ces réflexions devant son bureau couvert de volumes
dont les feuilles n'étaient point encore coupées, bien que les auteurs
les eussent apportés eux-mêmes; de journaux gratuits encore enveloppés
de leurs bandes, et de paquets affranchis qui n'avaient point été
décachetés.

Au début de la carrière, ces hommages publics eussent enivré le futur
académicien; mais, depuis, l'habitude l'avait blasé sur ces pots-de-vin
de la gloire; aussi les recevait-il avec une nonchalance dédaigneuse. Ce
qu'il y voyait de plus clair était la nécessité de répondre aux trois
cents envois qui encombraient son bureau.

Car M. Atout savait que l'exactitude était la politesse des gens de
lettres comme des rois, et il répondait toujours. Il avait pour cela
trois modèles d'épîtres sténographiées, auxquelles il ne restait qu'à
mettre l'adresse.

S'agissait-il, par exemple, d'un volume de poésies envoyé avec une
lettre extatique, il prenait le modèle numéro 1, ainsi conçu:

  «Monsieur,

  «Vous avez une lyre dans le coeur! J'ai lu (ici le titre du livre)
  avec des émotions toujours renouvelées. La muse qui l'a dicté
  ressemble à ces oiseaux des autres latitudes qui nichent dans les
  grandes herbes, chantent dans le feuillage des bois et planent dans
  les nuées.

  «Continuez, Monsieur, et tout ce qu'une indulgence bienveillante vous
  fait penser de moi, l'avenir le dira un jour plus justement de
  vous-même.»

Était-il, au contraire, question d'une publication périodique, le modèle
numéro 2 venait naturellement:

  «Monsieur,

  «Vous avez un glaive dans l'esprit. J'ai lu avec un intérêt palpitant
  votre (le nom de la publication). Les arguments que vous employez
  ressemblent à ces armes qui frappent également par les deux tranchants
  et par la pointe.

  «Continuez, Monsieur, et tout le bien que vous pensez de mes ouvrages,
  la République entière le dira un jour à meilleur droit de votre
  journal.»

Fallait-il, enfin, répondre à l'envoi d'un manuscrit, c'était le cas
d'avoir recours au modèle numéro 3:

  «Monsieur,

  «Vous avez un orchestre dans l'imagination. J'ai lu avec une avidité
  ravie votre (ici le titre du manuscrit). Les conceptions de votre
  génie ressemblent à ces symphonies où l'on entend successivement tous
  les accents et tous les tons.

  «Continuez, Monsieur, et l'attention que le public accorde,
  dites-vous, à ma voix, se reportera tout entière, et avec plus de
  raison, sur la vôtre.»

L'envoi journalier de ces lettres avait prodigieusement accru la
popularité de l'académicien. Tous les gens auxquels il reconnaissait du
génie se faisaient naturellement les prôneurs de son discernement.
Comment ne pas soutenir une célébrité qui nous écrit? Ne devenons-nous
point quelque chose dans sa gloire? Plus il est illustre, plus son
suffrage honore: nous le transformerions en grand homme, ne fût-ce que
pour augmenter le prix de ses autographes.

M. Atout le savait et ne négligeait aucun de ces moyens de renommée, car
il en est de celle-ci comme de toute chose humaine: le hasard la sème,
l'habileté seule la fait grandir. Aussi beaucoup de gens peuvent-ils se
faire une réputation, mais peu connaissent l'art de la cultiver. Il
faut, pour cela, l'adresse qui prépare, la persistance qui fonde,
l'égoïsme qui affermit. Il faut surtout beaucoup de vanité et peu
d'orgueil: car, si la vanité est une voile que nous enflons nous-même et
qui nous pousse, l'orgueil est une ancre rigide et tenace sur laquelle
nous restons immobile. Flattez s'il le faut, pliez au besoin; mais
montrez-vous partout; ayez de vous-même l'opinion que vous voulez en
donner aux autres: l'homme est imitateur jusque dans ses sensations.
L'estime que vous montrerez pour votre propre mérite sera toujours plus
ou moins contagieuse. Gardez-vous seulement de justifier trop
sérieusement vos prétentions. Notre admiration ne veut point être
forcée; on peut l'obtenir de nous par faveur, difficilement comme droit.
Chaque homme est toujours plus ou moins de la famille de Thémistocle,
les trophées de Miltiade l'empêchent de dormir.

Évitez donc de la multiplier; n'imitez point ces glorieux insatiables
que l'on aperçoit toujours dans l'arène, frottés d'huile et le ceste à
la main. Contentez-vous de faire valoir le passé; prenez rang parmi ces
ducs et pairs de la gloire, qui sont beaucoup aujourd'hui pour avoir été
autrefois quelque chose. De cette manière, on vous acceptera comme une
sorte d'illustration posthume que tout le monde honore, parce qu'elle ne
porte ombrage à personne; votre paresse sera de la sobriété, votre
stérilité de la discrétion; on vous tiendra à honneur tout ce que vous
ne ferez point, et vous appartiendrez à cette phalange d'artistes
sérieux qui prouvent leur valeur en se taisant.

Nous avons déjà dit comment cette méthode avait réussi à M. Atout, qui
occupait la plus haute position littéraire des Intérêts-Unis sans rien
écrire, et tenait le premier rang parmi les professeurs sans rien
professer. Aussi était-il bien résolu à persévérer dans une voie qui lui
permettait d'arriver sans marcher. Il se hâta donc d'achever sa
correspondance habituelle, puis, se rappelant son hôte, il monta à son
appartement.

Il le trouva un livre à la main, et se pencha pour voir le titre.

«Que tenez-vous là? dit-il; les fastes de la _Convention française_?

--Oui, répondit Maurice, je relisais l'histoire de ces stoïques
audacieux, dont les moindres mouraient comme Socrate. Je comptais les
sacrifices muets de ce peuple de Decius, et je trouvais le secret de
tant de simplicité et de grandeur dans un seul mot: LA FOI!»

L'académicien hocha la tête.

«En effet, dit-il d'un air capable, c'était alors le puissant mobile,
l'âme immortelle du corps social; mais le temps a éclairé les hommes;
nous avons perfectionné le patriotisme, et nous l'avons rendu plus
facile. Votre moteur ressemblait à la vapeur, puissance irrésistible,
mais difficile à conduire; les explosions amenaient toujours quelques
désastres; aussi lui avons-nous substitué une force plus aimable, plus
docile, et non moins irrésistible.

--Vous la nommez?

--L'intérêt. Notre constitution a été si heureusement combinée que les
devoirs du citoyen se sont trouvés réduits à l'obligation de rechercher
en tout son propre avantage. Votre gouvernement constitutionnel
contenait, du reste, les germes de cette merveilleuse réforme; germes
cachés, souterrains, honteux, que nous avons habilement arrosés de
légalité pour les développer et leur donner place au soleil. Aussi,
aujourd'hui, le système politique des Intérêts-Unis répond-il à tous les
besoins de l'homme vraiment civilisé.

Il se compose de quatre pouvoirs qui résument les principes sociaux de
l'époque.

En tête se trouve le président de la République ou l'_impeccable_, ainsi
nommé parce qu'il ne peut mal faire, et qui ne peut mal faire parce
qu'il ne fait rien. L'impeccable n'est, en effet, ni un homme, ni une
femme, ni un enfant, mais ce que nous appelons une fiction
gouvernementale: il se compose d'un fauteuil vide sous un baldaquin! Ce
fauteuil est le chef légitime du gouvernement. Les ministres ne peuvent
parler qu'en son nom, et leurs déclarations politiques sont appelées
discours du fauteuil.

Cette heureuse conception nous a ainsi débarrassés de l'embarras de
choisir un président temporaire et des inconvénients du pouvoir transmis
par l'hérédité. Quand le chef de l'État vieillit, on appelle un
tapissier pour le remettre à neuf, et une douzaine de clous suffisent
pour restaurer l'ordre de choses. De plus, point de cour, de liste
civile. Toute la maison présidentale se réduit à une brosse et à un
plumeau. Nous n'avons ni filles à doter, ni fils à marier. Nous ne
pouvons craindre ni coups d'État, ni usurpations, un fauteuil étant
forcément condamné au _statu quo_. Enfin, comme il ne peut rien
exécuter, nous lui avons abandonné avec confiance le pouvoir exécutif.

La seconde autorité de l'État est la _Chambre des envoyés_, nommée par
tous ceux qui dorment sur des sommiers élastiques et boivent du vin
vieux.

Le législateur a, en effet, pensé que tout citoyen bien couché et bien
nourri devait être un homme ami du bon ordre, c'est-à-dire de sa table
et de son lit, et qu'il avait nécessairement de lumières tout ce qu'il
en fallait pour ne pas vouloir en donner une part aux consommateurs de
paille et de pain noir.

Cependant, comme il pourrait se trouver, par hasard, dans la Chambre des
envoyés certains brouillons assez égoïstes pour préférer leurs idées à
leurs intérêts, on leur a opposé la _Chambre des valétudinaires_,
composée de gens que le mouvement inquiète et que le bruit fatigue. Pour
y être admis, il faut prouver qu'on est ou sourd, ou aveugle, ou
goutteux, ou asthmatique; ceux qui réunissent plusieurs infirmités ont
la préférence; cependant, avec un peu de protection, l'entêtement et
l'ignorance peuvent suffire.

Le quatrième pouvoir, enfin, est composé des banquiers, qui se sont
faits les intendants de la République, lui prêtent à la petite semaine,
et se chargent de passer les revenus publics par un crible qui ne laisse
tomber que les petites pièces et retient toutes les grosses. L'État a
insensiblement mis en gage entre leurs mains la terre, les fleuves, les
mers, les mines souterraines et les transports aériens; si bien qu'ils
seraient les maîtres de tout, si le fauteuil et les deux chambres
n'étaient là; mais leur pouvoir entrave celui des banquiers, qui, à son
tour, entrave le leur. Car là est le sublime de notre organisation
politique: tout se compense et se pondère. Le char de l'État ressemble
exactement à celui que l'on a découvert sur les débris de l'arc de
triomphe du Carrousel, à Paris: tiré en sens inverse par quatre chevaux
de forces égales, il reste nécessairement en place, ce qui l'empêche de
se heurter aux bornes ou de tomber dans les ornières.

--Mais non d'être écartelé, dit Maurice; et, tôt ou tard, le char se
disloquera.

--Si nous n'avions pas une cheville magique qui consolide tout, fit
observer l'académicien.

--Et quelle est-elle?

--La peur! Autrefois on mettait de la passion dans la politique, mais
aujourd'hui le progrès des lumières a fait disparaître ces hommes de
_petite vertu_ qui tenaient à leurs idées, et qui voulaient à tout prix
le triomphe de ce qu'ils regardaient comme la vérité! On ne croit pas
plus à ce que l'on défend qu'à ce qu'on attaque. Les opinions sont des
logements à loyer dont on déménage dès qu'on en trouve un meilleur.
Aussi les luttes ont-elles plus d'apparence que de réalité: on se combat
comme au théâtre, en ayant soin de ne pas se blesser, et seulement pour
occuper la galerie. Nul ne porte de coups dangereux, de peur d'en
recevoir; les adversaires d'aujourd'hui seront nos alliés de demain; la
cocarde que nous sifflons, celle que nous porterons à notre chapeau;
cette prévision tient lieu d'indulgence, et, si chacun tire d'un côté
différent, c'est avec la modération d'un coursier de fiacre payé à
l'heure.

--Alors je comprends, dit Maurice, vous êtes à l'abri des fièvres
politiques. Mais qui vous sauvera de l'indifférence?

--Toujours la constitution, répondit M. Atout. Croyez-vous que nous en
soyons au temps où l'on demandait aux électeurs de payer leurs députés?
Nous avons compris ce qu'une pareille prétention avait de décourageant
pour le zèle électoral, et nous l'avons retournée. Aujourd'hui, c'est le
député qui paye l'électeur! Chaque nomination est soumise à la criée
publique, les candidats présentent leurs soumissions, et la place reste
au dernier enchérisseur. De cette manière, plus de piéges, plus
d'intrigues; chacun débat ses conditions et sait ce qu'il a. Aussi
faut-il voir l'empressement des électeurs! Quelques-uns se sont fait
porter mourants jusqu'aux urnes du scrutin pour déposer leurs votes et
en recevoir le prix. Grand exemple de l'énergie de cette vie politique
qu'entretiennent des institutions fondées sur le seul principe, vraiment
social, _le dévouement à soi-même_. Du reste, j'ai là sur moi la
dernière circulaire de M. Banqman, qui vous fera apprécier, mieux que
toutes mes explications, les avantages de notre système.»

M. Atout chercha dans ses poches et en tira une large feuille imprimée
qu'il remit à son hôte.

  _M. Banqman, candidat pour la députation, aux électeurs du quartier B
  de la ville de Sans-Pair._

  «Messieurs,

  «Si j'avais obéi à mes goûts, vous ne me verriez point aujourd'hui
  solliciter vos suffrages; content d'une position honorée et
  confortable, je continuerais à en jouir, loin des agitations de la
  politique; mais les sollicitations de mes amis ont fait violence à mes
  inclinations, et m'ont décidé à venir réclamer la députation.

  «Mes opinions sont connues, Messieurs; je désire le bonheur de tous
  les citoyens de la République, et je veux tout ce qui peut assurer ce
  bonheur. Je voterai toujours pour le bien et pour la vérité; je
  n'adopterai que le parti qui aura raison, je n'attaquerai que celui
  qui aura tort; je ne soutiendrai les ministres qu'autant qu'ils se
  soutiendront eux-mêmes, et, s'ils tombent, je me rappellerai que la
  voix du peuple est la voix de Dieu.

  «Voilà pour mes idées gouvernementales. Quant aux droits que je puis
  avoir à votre confiance, les voici:

  «Je gagne, année moyenne, trois millions cinquante mille francs, ce
  qui doit vous faire comprendre que je suis un homme d'ordre.

  «J'ai toujours refusé de prendre des associés et de me marier, le tout
  par amour de la liberté.

  «Je fabrique des moules de boutons pour tous les âges et pour toutes
  les classes, ce qui témoigne de mon respect pour l'égalité.

  «Enfin, dans tous mes rapports à la _Société humaine_, j'ai appelé les
  hommes _mes semblables_, expression qui prouve mes croyances à la
  fraternité.

  «Maintenant, s'il faut en venir à ma profession de foi, je ne serai
  pas moins explicite.

  «Je déclare d'abord m'engager à une distribution de moules de boutons
  de déchet à tous les pauvres du quartier.

  «Je donnerai dans l'année six bals et douze dîners, où seront invités
  tous les électeurs qui m'auront accordé leurs voix.

  «Ceux qui pourront réunir dix votes en ma faveur auront droit à une
  gratification de la valeur de mille francs, payable en rognures de
  corne de ma fabrique, en petite bière de la brasserie projetée à
  Noukaïva, ou en actions pour les télégraphes aériens.

  «Ceux qui m'apporteront quinze votes auront de plus une médaille en
  bronze avec la boîte en faux maroquin.

  «Enfin, quiconque me procurera vingt voix percevra une rente
  perpétuelle de deux litres de potage à la gélatine, qu'il pourra faire
  prendre, tous les matins, à la compagnie hollandaise du Kamtschatka.

  «Je ferai distribuer en outre à mes clients, au moment du scrutin, des
  billets portant mon nom, et dans lesquels se trouvera enveloppée une
  pièce de cent sous, pour leur donner plus de poids. Chacun mettra le
  billet dans l'urne et la pièce dans sa poche.

  «J'ose espérer, Messieurs, que la franchise de ces explications me
  conciliera vos suffrages, et que je pourrai bientôt porter à la
  tribune nationale l'expression de vos souhaits et de vos besoins.

  «BANQMAN.»

«Et cette circulaire a réussi près des électeurs? demanda Maurice après
avoir lu.

--Si bien réussi que Banqman est maintenant un des membres les plus
influents à la Chambre des envoyés, répliqua M. Atout, et qu'il doit
adresser au ministère, ce matin même, des interpellations foudroyantes.

--Il combat donc le ministère?

--Depuis que ce dernier a autorisé l'introduction des crochets
étrangers, qui menacent de faire tomber la fabrication des boutons.

--Et pourrait-on assister à cette séance?

--Je venais vous proposer d'y aller ensemble.»

Maurice accepta avec empressement, et milady Ennui, qui entra dans ce
moment avec Marthe, déclara qu'elle les accompagnerait.

Les débats de la Chambre des envoyés étaient publics, c'est-à-dire qu'on
ne pouvait y entrer qu'avec des billets. M. Atout connaissait
heureusement l'ambassadeur du Congo, et obtint, par son entremise,
l'entrée de la tribune diplomatique.

Milady Ennui, heureuse d'étaler son corset mécanique sur les premiers
bancs, s'appuya à la galerie en lorgnant, tandis que M. Atout expliquait
au couple étranger la politique de Sans-Pair.

«Celui que vous voyez vis-à-vis de vous, dit-il, occupé à examiner des
colonnes de chiffres, a pris pour spécialité d'éplucher le budget; il
passe ses journées à refaire les additions des comptables et à chercher
des réductions. Il a proposé, à la dernière session, treize millions
d'économies, sur lesquels la Chambre lui a accordé vingt et un francs
trente centimes. Un peu plus loin se trouve un de nos confrères, qui
s'est fait recevoir à l'Académie comme homme politique, et à la Chambre
comme littérateur. Il refait tous les ans un discours contre les auteurs
contemporains, qui ont le tort de ne lui avoir point laissé une place,
et un second en faveur du ministère, qui lui en a accordé sept. A ses
côtés siége le général Pataquès, connu par son éloquence mêlée
d'oripeaux militaires, de cliquetis de sabres et de lazzis de chambrée.
Le vieil homme qui se promène là-bas est le fameux Tacitus, espèce de
Montesquieu en raccourci, qui a acquis la réputation d'excellent citoyen
en s'abstenant, et de penseur profond en déchirant ses collègues.
Derrière lui cause un ancien légiste, M. Format, qui regarde le
gouvernement de l'État comme une affaire de procédure, et qui laisserait
vendre la République, pourvu qu'elle fût vendue selon le code. Son
interlocuteur, milord Grave, est un ancien ministre, qui a le premier
introduit l'austérité dans la corruption. De l'autre côté se promène le
docteur Traverse, qui parle pour le gouvernement populaire, dont il ne
veut pas, afin de ramener la monarchie, que tout le monde repousse.
Enfin, voici, au pied de la tribune, M. Omnivore, défenseur des intérêts
positifs de la République, pourvu que ces intérêts soient les siens.
Tous ces députés sont les chefs d'autant de partis, qui tâchent de
s'entendre quand ils ne peuvent pas s'étrangler.

Le plus nombreux de tous est celui des _équilibristes_, composé des gens
qui savent se maintenir sous tous les ministères, et dont l'opinion se
résout en un bordereau d'appointements. On les appelle aussi
conservateurs, vu l'ardeur qu'ils mettent à conserver leurs places,
leurs fournitures et leurs pensions.

Ils ont pour adversaire le parti des _aspirants_, comprenant tous ceux
qui ont été ministres ou qui comptent le devenir.

Entre eux flottent les _indépendants_, dont la politique ressemble à la
marche d'un homme ivre, et qui, lorsqu'ils ont penché à gauche, se
retournent brusquement à droite, uniquement pour prouver qu'ils ne
suivent pas de chemin.

Enfin viennent une douzaine de factions, tantôt séparées, tantôt unies,
espèce d'appoints parlementaires qui servent à déplacer les majorités,
et grâce auxquelles la Chambre contredit aujourd'hui ses décisions
d'hier.»

Ici, l'académicien fut interrompu par le son d'une trompette qui jouait
l'air connu:

                    Du courage
                    A l'ouvrage,
            Les amis sont toujours là.

M. Atout apprit à Maurice que ce signal annonçait l'ouverture de la
séance. On avait ingénieusement substitué le clairon à la sonnette,
comme plus facile à entendre dans le tumulte, et pouvant épargner au
président tous frais d'éloquence. Ses avertissements se traduisaient en
airs connus. Voulait-il, par exemple, rappeler à l'ordre un député de
l'opposition, il jouait le refrain de la romance:

            Taisez-vous, je ne vous crois pas.

S'agissait-il d'annoncer que le ministre de l'instruction publique
allait prendre la parole, il jouait en mineur:

        Je suis Lindor, ma naissance est commune,
        Mes voeux sont ceux d'un simple bachelier.

Était-il question de mettre aux voix le budget, il l'annonçait au moyen
de l'air:

                Quels dînés, quels dînés
                Les ministres m'ont donnés.

Fallait-il, enfin, demander un congé pour un maréchal rejoignant son
gouvernement, il jouait:

                Malbroug s'en va-t-en guerre,
            Mironton ton ton mirontaine;
                Malbroug s'en va-t-en guerre,
                Ne sais quand il viendra.

Au signal qu'il venait de donner, les députés se dirigèrent vers leurs
places, et un orateur monta à la tribune pour leur donner le temps de
s'asseoir et de se moucher. Maurice reconnut M. Omnivore. M. Atout lui
dit qu'il y avait ainsi, à la Chambre, une dizaine de comparses chargés
du lever de rideau, et remplissant l'office du verre d'absinthe que l'on
accepte avant le dîner, non parce qu'on l'aime, mais parce qu'il donne
envie de prendre autre chose.

Ils furent remplacés par des orateurs d'un crédit médiocre; c'étaient le
potage et les hors-d'oeuvre.

Enfin, il y eut un silence; le festin parlementaire allait commencer; M.
Banqman venait de paraître à la tribune.

L'illustre fabricant avait le menton rentré au fond de sa cravate et la
main droite dans son jabot, indice évident de profondeur. Il promena
quelque temps ses regards sur l'assemblée, avança lentement la main
gauche, et commença d'une voix qui tenait à la fois du trombone et du
bonnet chinois:

  «Messieurs,

  «Quelque résolu que puisse être un homme politique à accomplir son
  devoir, il est des circonstances où cet accomplissement devient pour
  lui une douloureuse épreuve, et où il doit envier le sort des citoyens
  sans responsabilité, qui subordonnent leurs convictions à leurs
  sympathies, et accordent aux amis qu'ils ne peuvent continuer à
  approuver la faveur de leur silence! Malheureusement, telle n'est
  point notre position. Chargé d'une mission publique, nous devons à nos
  commettants, nous nous devons à nous-même, de déclarer notre pensée
  tout entière. Longtemps nous avons attendu, dans l'espoir que les
  faits éclaireraient ceux qui nous gouvernent; mais notre attente a été
  vaine, la prolonger est impossible. Le salut de la République doit
  être la grande loi, et, nous le déclarons hautement, la main sur le
  coeur, le moment est venu de la perdre ou de la sauver.

(Murmures au centre; applaudissements aux extrémités; longue agitation;
l'orateur boit un verre d'eau sucrée.)

  «Oui, Messieurs, jamais la situation ne fut plus inquiétante pour le
  présent, plus dangereuse pour l'avenir!

  «Que nous regardions à l'intérieur ou à l'extérieur, tout nous
  épouvante également. La République nous fait l'effet d'une machine
  conduite par des mains inhabiles, et qui, contrariée dans ses
  mouvements, s'ébranle, fait crier ses rouages et menace d'éclater!

(Profonde sensation.)

  «Et c'est dans une pareille situation qu'on parle d'imposer à la
  nation de nouvelles charges! On nous demande un crédit de deux cents
  millions, en répétant que c'est un vote de confiance. De confiance,
  soit, Messieurs; mais voyons d'abord si l'on a fait quelque chose pour
  la mériter.

(Mouvements en sens divers. L'orateur, qui va s'échauffant, boit un
second verre d'eau sucrée.)

  «Je pourrais multiplier les critiques, Messieurs, mais je veux faire
  preuve de modération. Je ne reviendrai point sur ce qui a été tant de
  fois et si justement reproché au pouvoir; je me contenterai d'examiner
  un seul de ses actes, le plus récent. Il suffira, d'ailleurs, pour
  nous donner la mesure de l'habileté, du tact et de la justice des
  hommes qui sont à la tête du gouvernement!

  «Quand je parle ainsi, Messieurs, vous comprenez que mes attaques
  s'adressent à ceux qui peuvent me répondre, aux ministres ici
  présents, seuls répréhensibles et responsables. Il est un nom qui doit
  rester en dehors de toutes nos discussions; mes remarques ne peuvent
  donc franchir la sphère inviolable où le chef de l'État demeure, quoi
  qu'il arrive, calme et impeccable.

(Approbation générale.)

  «Mais les agents de son administration sont soumis à notre
  surveillance, et la constitution nous permet d'apprécier leurs actes.

(L'attention redouble.)

  «Quand j'ai annoncé que je n'en examinerai qu'un seul, tout le monde a
  compris, sans doute, que je voulais parler de la suppression des trois
  paires de gants fournies par la République à ses défenseurs,
  suppression qui a porté la désorganisation dans l'armée entière.

LE GÉNÉRAL PATAQUÈS: Oui, c'est une idée de pékin.

PLUSIEURS VOIX D'AVOCATS: Pékin! c'est une insulte à la Chambre.

UN ANCIEN APOTHICAIRE: C'est indécent.

LES BOURGEOIS EN MASSE: A l'ordre! à l'ordre!

(Le général Pataquès met son chapeau de travers, incline le torse sur la
hanche gauche et passe ses moustaches par-dessus ses oreilles; les cris
redoublent; le président fait entendre l'air:

            Grenadier, que tu m'affliges.

Le général se rassied et le tumulte s'apaise; l'orateur reprend:)

  «Cette suppression déplorable, Messieurs, on doit penser qu'ils l'ont
  au moins effectuée régulièrement, sans violer les prérogatives des
  Chambres; qu'ils n'ont pas joint l'illégalité à l'ignorance! Eh bien!
  je le dis avec douleur, mais je dois le dire, cette mesure capitale a
  été prise par ordonnance.

(Profonde sensation.)

M. FORMAT s'écrie avec énergie: L'acte est contraire à toutes les règles
de la procédure... je veux dire de la législature.

PLUSIEURS VOIX: Oui, oui.

AUTRES VOIX: Non, non.

(Les ministres se regardent avec une visible inquiétude; longue
agitation; le président joue l'air:

        Finissons-en, le monde est assez vieux.

Banqman continue:)

  «Et quel était votre but, ministres du fauteuil, en osant hasarder un
  pareil coup d'État! Votre orgueil se trouvait-il donc blessé de voir
  les mains qui défendent la patrie gantées comme les vôtres?

M. TRAVERSE: Ce sont des aristocrates.

M. BANQMAN. «Et ne pouviez-vous, s'il fallait absolument consommer cette
inconcevable révolution, sauver du moins les apparences, supprimer les
gants du soldat, mais les laisser figurer sur le budget; de cette
manière, au moins, on n'en eût rien su, et l'honneur national eût été
sauf.

MILORD GRAVE (avec un signe approbateur): Voilà ce qu'il fallait faire.

M. BANQMAN. «Mais non, vous avez agi avec votre légèreté et votre audace
accoutumées, car là sont les deux mobiles de toute votre politique; vous
leur avez dû vos succès eux-mêmes, selon l'admirable expression du
profond penseur qui a dit de vous: Ils se sont élevés parce qu'ils
étaient vides.

(Mouvement; tous les yeux se tournent vers M. Tacitus, qui a l'air de
dormir; rires et applaudissements.)

  «En conséquence, continue l'orateur, je propose le projet de loi
  suivant, dont copie a été déposée sur le bureau de M. le président:

  «ARTICLE 1er. La Chambre déclare ne point approuver la mesure qui
  vient de frapper l'armée, et décide que l'on accordera à chaque soldat
  six paires de gants, au lieu de trois que lui passait autrefois le
  règlement.

  «ART. 2. Ces gants seront tricotés, en fil d'Écosse, et garnis
  d'élastiques au poignet.

  «ART. 3. Ils devront être distribués à tous les régiments trois jours
  après la promulgation de la présente loi.

  «ART. 4. Les ministres actuels, ne pouvant procéder avec impartialité
  à cette répartition, sont priés d'en laisser le soin à des
  successeurs.»

Après la lecture de ces propositions, M. Banqman descend de la tribune
et reçoit les félicitations de toutes les fractions flottantes de la
Chambre, y compris les indépendants. Le ministre de l'intérieur se
dirige vers la tribune, mais il est rappelé par son confrère des travaux
publics, qui veut prendre sa place, et est à son tour retenu par le
ministre des affaires étrangères. Une vive discussion s'élève entre eux;
enfin les cris: «Aux voix! aux voix!» deviennent si nombreux que le
président se voit forcé de passer outre.

L'article 1er est mis aux voix:

  Nombre de votants         613
      Boules noires     290
      Boules blanches   323

La Chambre adopte!

Les ministres se querellent plus fort.

On passe aux art. 2 et 3, qui sont également adoptés.

Les ministres sont près de se prendre aux cheveux; mais le président lit
l'art. 4, qui les apaise subitement; ils se retirent à l'écart pendant
qu'on vote et semblent se consulter.

L'art. 4 est également adopté.

Il ne reste plus qu'à voter sur l'ensemble de la loi. Les ministres, qui
se sont entendus, font passer à M. Banqman un billet sur lequel ils ont
écrit:

  «L'introduction des crochets étrangers sera dès demain prohibée.»

M. Banqman met le billet dans sa poche avec la boule blanche et vote
contre la loi. Un autre billet apprend à M. Format qu'il est nommé
avocat général; un troisième annonce au général Pataquès le titre de
maréchal; un quatrième avertit milord Grave que l'on est en mesure de
publier des lettres à une comtesse avec les réponses, traduction libre
de la correspondance d'Héloïse et d'Abeilard; un cinquième fait savoir à
Tacitus que son neveu aura une perception et sa cousine un bureau de
tabac.

On vote sur l'ensemble de la loi.

  Nombre de votants         613
      Boules noires     611
      Boules blanches     2

La Chambre rejette.

Le président fait entendre l'air: _Allons-nous-en, gens de la noce_.

Et la séance est levée.




XXII

Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les danseuses--Ce
qu'on appelle l'Église nationale.--M. Coulant expliquant sa religion à
Narcisse Soiffard.


Marcellus avait donné rendez-vous à Maurice dans la grande salle du
_Casino des Deux Mondes_. Il le trouva jouant au billard avec Georges
Traveller, missionnaire d'origine anglaise, qui exerçait la triple
profession de dentiste, de pasteur et de marchand de denrées coloniales.
Georges Traveller avait parcouru tous les pays idolâtres de la terre au
nom d'une société de _propagation_, et rien ne lui avait coûté pour
s'attirer la confiance des peuples barbares. Bien loin d'imiter ces
apôtres catholiques qui, sans autres armes qu'un livre de prières et un
crucifix, se présentaient au milieu des tribus sauvages comme des
envoyés de Dieu en les sommant de renoncer à leurs erreurs, l'honorable
missionnaire anglais s'était résigné à partager celles-ci, et avait
renouvelé le miracle d'Alcibiade au profit de ses croyances et de son
commerce. Ainsi, on l'avait vu tour à tour circoncis à Mascat, mari de
douze femmes aux îles Marianes, marchand d'esclaves dans le Zanguebar,
et quelque peu anthropophage aux Sandwich; mais le tout sans que sa foi
en fût ébranlée, et pour le compte de sa société.

Grâce à cette souplesse de nature, il avait réussi à distribuer quelques
centaines de sermons imprimés pour l'instruction des idolâtres qui ne
savaient pas lire, et à placer dix-sept cargaisons de marchandises de
rebut.

Bien qu'il n'appartînt pas à son Église, Marcellus était fort lié avec
le docteur, qui lui avait apporté des narguillés et du tabac d'Orient.
Il le présenta à Maurice, devant lequel il dansa une polka africaine non
autorisée par la police.

Cette exhibition eût pu se prolonger indéfiniment, si Maurice n'eût
rappelé à Marcellus la promesse faite, la veille, de lui expliquer la
nouvelle religion connue à Sans-Pair sous le nom d'Église nationale. Le
jeune piétiste sortit avec lui pour le conduire au temple de l'abbé
Coulant; mais, en traversant la place des Annonces, il aperçut tout à
coup une énorme affiche placardée contre une muraille.

«Dieu me pardonne! c'est la réouverture de l'Éden! s'écria-t-il; de
grâce, approchons, que je puisse m'assurer...»

Ils traversèrent la place et purent lire l'avertissement qui couvrait la
façade entière de l'édifice.

  _Salle de l'Éden.--Bals masqués.--Dimanche soir, grande Fête, dite des
  Sauvages. Deux mille jolies femmes, appartenant à l'établissement,
  exécuteront des danses appropriées à leur caractère.--Chaque homme
  recevra, en entrant, un numéro désignant la danseuse dont il devra
  être le chevalier pendant tout le bal.--Dans l'intérêt de l'ordre, les
  échanges seront interdits.--Le costume adopté est celui des naturels
  de l'Amérique, lors de la découverte du nouveau monde; mais les gants
  sont de rigueur.--Il y aura un vestiaire pour déposer les parapluies
  et les caleçons.--Prix d'entrée: 25 francs._

A peine Marcellus eut-il jeté les yeux sur l'affiche qu'il s'excusa près
de Maurice et entra vivement au bureau, d'où il ressortit bientôt avec
un billet.

«Il était temps, s'écria-t-il; encore cinq minutes, et j'arrivais trop
tard pour avoir une danseuse; ils n'ont pu me donner que le numéro
1983... une brune de vingt-deux ans! Je préfère les blondes, mais il
faut savoir se mortifier au besoin. Vous m'excuserez seulement de vous
quitter; il faut que j'avertisse le président de la Société des bonnes
moeurs, à qui je devais remettre un mémoire après-demain, que des
occupations inattendues retardent mon travail.»

Il indiqua à Maurice l'adresse du nouveau temple, et le laissa continuer
sa route.

C'était la première fois que notre ressuscité se trouvait seul dans les
rues de Sans-Pair, et il se mit à tout examiner plus en détail qu'il
n'avait pu le faire jusqu'alors.

Il remarqua que les locataires de chaque maison plaçaient sous leurs
fenêtres une inscription désignant le nom et la profession exercée, de
telle sorte que la ville entière était une sorte d'almanach des
vingt-cinq mille adresses. On avait, à chaque entrée, au lieu de
concierge, un vaste tourniquet mécanique dont les compartiments
portaient le nom et renfermaient la sonnette des locataires. En
arrivant, le visiteur s'asseyait dans le compartiment convenable, tirait
le cordon, et aussitôt la machine enlevée le transportait à la porte
même de la personne qu'il venait voir.

Maurice aperçut également une salle de bal où les pas des danseurs
mettaient en mouvement les meules d'un moulin à blé, et des charrettes
qui, tout en revenant à vide du marché, faisaient tourner un rouet et
filaient le coton de rebut.

De loin en loin, les rues étaient traversées par des viaducs sur
lesquels passaient, en sifflant, les locomotives poussées par la vapeur
ou entraînées par le vide. Les fils de télégraphes électriques se
croisaient en tous sens, dans l'air, comme un immense écheveau brouillé;
les paratonnerres, lancés jusqu'aux nuages, en soutiraient
perpétuellement l'électricité au profit des doreurs, des entreprises
d'omnibus galvaniques et de la société pour l'éclairage. Sous chaque rue
s'étendait une autre rue, le long de laquelle rampaient, comme
d'immenses boas, les mille tuyaux de fer chargés de distribuer partout
l'eau, la chaleur, la lumière. Le jeune homme entendait bruire sous ses
pieds les voix des travailleurs mêlées au grondement du vent, au
clapotement des cloaques, aux grincements des outils et aux lueurs des
flammes. C'était comme une seconde cité souterraine, où s'élaborait la
vie de la cité éclairée par le soleil; un organe caché qui, tour à tour,
lui apportait la force et la délivrait de ses impuretés.

Maurice regardait toutes ces merveilles de la civilisation avec une
surprise mêlée de désappointement. Au milieu de tant de
perfectionnements apportés à la matière, il cherchait l'homme et le
voyait aussi pauvre, aussi vicieux, aussi déshérité! Il demandait en
vain à tous ces visages qui passaient sous ses yeux si la vie leur était
devenue plus légère à porter; les visages restaient fatigués de
souffrances ou soucieux d'incertitude! Alors, un flot d'amertume montait
de son coeur à son cerveau. Il se demandait à quoi bon tous ces efforts
d'industrie, si la part de bonheur n'était point plus large pour chacun;
il cherchait ce qu'étaient devenues l'égalité et la fraternité humaines
au milieu de ces miracles de calcul; il regardait où avait pu fuir la
religion véritable, celle qui _relie_ les hommes l'un à l'autre, et qui
conduit au ciel par la double échelle de l'amour et du dévouement.

Or, dans ce moment même, ses yeux s'arrêtèrent sur le fronton d'un
édifice où il aperçut écrit en lettres de bronze: ÉGLISE NATIONALE. Il
entra.

L'église nationale était une ancienne salle de criées publiques,
repeinte et retapissée pour le compte de la nouvelle religion. Il y
avait, à l'entrée, une vielle organisée en guise d'orgues, et un bureau
pour les parapluies à la place du bénitier.

L'office venait précisément de commencer et le ministre était à l'autel.

Maurice n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour comprendre de quoi il
s'agissait, la nouvelle religion consistant spécialement à répéter, dans
la langue nationale, ce que les officiants catholiques répètent en
latin. Ainsi, au lieu de dire: _Introibo ad altare Dei_, l'Église
nationale disait: _Je m'approcherai de l'autel de Dieu._ Aux mots: _Ite,
Missa est_, elle substituait ceux-ci: _Allez-vous-en, la Messe est
finie_. Et à la place de: _Amen!_ elle répétait: _Ainsi soit-il!_

Après l'office, le prêtre national monta en chaire, et entreprit une
longue diatribe contre les ministres des autres religions qui ne
savaient point se prêter aux progrès des lumières, et qui continuaient à
prier Dieu dans une langue morte. Il prouva, par des citations de
Cicéron, de Tacite, de saint Augustin et de Tertullien, que l'on devait
renoncer au latin, et finit par une instruction nationale, dans laquelle
il développa les avantages de la culture des rutabagas et de l'éducation
des vers à soie!

La prédication achevée, la foule, composée d'une trentaine de personnes,
se retira, et Maurice allait en faire autant, lorsqu'un ouvrier, qui
avait écouté le sermon avec une impatience visible, s'approcha tout à
coup du prédicateur qui venait de quitter la chaire, et, lui barrant le
passage:

«Minute, monsieur l'abbé, dit-il en portant la main à sa tête nue, comme
s'il eût voulu saluer avec ses cheveux, vous venez de converser sur les
chenilles et les navets; mais c'est pas là mon affaire, je voudrais
savoir si j'ai celui de parler au fondateur de l'Église nationale?

--A lui-même, mon ami, dit le ministre.

--Alors, reprit l'ouvrier, qui s'était évidemment rafraîchi assez de
fois pour se trouver légèrement échauffé, vous êtes l'abbé Coulant, le
véritable abbé Coulant?

--Précisément.»

L'ouvrier lui donna dans la poitrine un coup de poing d'amitié.

«Eh bien! vous êtes mon homme, s'écria-t-il, c'est vous que je cherche!
Depuis ce matin je suis entré chez tous les marchands de vin du quartier
pour savoir l'adresse de l'Église nationale: ni vu ni connu! Il paraît
que votre religion est ici en chambre garnie?»

L'abbé Coulant voulut s'excuser.

«Y a pas de mal, reprit l'ouvrier; moi aussi, je le suis, en chambre
garnie, et pas si bien logé que votre bon Dieu encore! Mais à la guerre
comme à la guerre.

--Vous aviez quelque question à m'adresser? demanda le prêtre.

--J'en ai vingt, des questions, répliqua l'ouvrier, vu qu'on m'a dit que
vous étiez un bon enfant; et moi, j'aime les bons enfants.

--Enfin.

--En douceur, donc! Pour en venir à la fin, il faut prendre au
commencement. Pour lors, mon abbé, vous saurez que je m'appelle Narcisse
Soiffard, un nom qui en vaut un autre, et que j'ai une fille de douze
ans qui aide sa mère à carder les matelas. Y a pas de péché à ça, qu'il
me semble.

--Au contraire, le travail est un devoir.

--C'est ce que je répète toujours à ma fille et à sa mère. Le travail,
que je leur dis, est un devoir pour la femme... Mais, voyez-vous, la
maman a des croyances; elle veut que sa fille fasse sa première
communion; moi, je ne vais pas à l'encontre, parce que la croyance,
c'est, sans comparaison, comme le vin: faut respecter ceux qui en ont
trop pris et les laisser marcher de travers. Si bien donc que je suis
allé trouver le curé de notre paroisse, et que je lui ai dit la chose.

--Et il vous a répondu?...

--Ah! voilà le curieux!... Il m'a répondu que pour communier il fallait
savoir ce que l'on faisait.

--C'est-à-dire assister au catéchisme?

--Juste! assister au catéchisme, à l'heure où elle travaille avec sa
mère! «Mais, mon curé, que je lui ai dit, vous voulez donc nous faire
mourir de soif? Si la petite est obligée d'aller chez vous, l'ouvrage
restera forcément en arrière.

--Il faut qu'elle apprenne sa religion, qu'il me répond.

--Je veux bien, pourvu que ce soit en cardant des matelas», que je lui
redis... Il me semble que c'était clair comme bonjour! Eh bien! il n'a
pas compris!»

L'abbé Coulant haussa les épaules.

«Cela devait être, dit-il; le clergé n'entend rien aux besoins du
peuple. Amenez-moi votre fille, et je la ferai communier.

--Sans l'instruire?

--A quoi bon? Ce n'est point la science qui est agréable à Dieu.
L'Église nationale ne demande que la bonne volonté.»

Soiffard frappa ses mains l'une contre l'autre.

«Voilà la religion de mon choix! s'écria-t-il. Rien que de la bonne
volonté! ça ne ruine pas... Vous pouvez m'inscrire dans votre paroisse,
monsieur Coulant; je veux que ça soit vous qui enterriez ma femme quand
elle mourra.

--Vous aurez soin seulement, reprit le ministre, de donner à votre fille
son extrait de baptême.»

L'ouvrier regarda l'abbé et tordit sa casquette, qu'il tenait à deux
mains.

«Ah! oui, son extrait de baptême, répéta-t-il plus lentement; il vous
faut ça pour la communion.

--Sans doute.

--C'est que je vas vous dire... Sa mère et moi nous avons toujours été
si occupés... que la petite n'a pas été précisément baptisée.

--Vous pouvez réparer cet oubli.

--Je ne dis pas, mais ça coûte six francs, le prix de huit bouteilles de
vin à quinze. D'ailleurs elle est nommée: on l'appelle Rose.

--Au fait, elle a une patronne dans le calendrier. Eh bien, voyons, nous
arrangerons cela; l'Église nationale est accommodante.

--Eh bien, la voilà la religion de mon choix; votre main, monsieur
Coulant, sans vous commander.

--C'est entendu, reprit le curé en souriant; il suffira que votre femme
apporte un extrait de votre acte de mariage.»

Soiffard gratta le parquet avec le bout de son pied, et cracha devant
lui.

«Ah! il faut l'acte de mariage, dit-il avec quelque embarras; c'est donc
nécessaire?

--Indispensable.»

L'ouvrier se frotta la tête.

«Alors... ça sera difficile, reprit-il en balbutiant, ça sera bien
difficile, monsieur Coulant; vu que nous avons beaucoup voyagé, et que,
dans les voyages, les papiers, ça s'égare... d'autant que ma femme et
moi, quand nous nous sommes mariés, nous avons négligé d'aller à la
mairie.

--Ah diable!

--Toujours par raison d'économie. Vous devez comprendre ça: un acte de
mariage coûte encore plus qu'un baptême, et dans notre état on regarde à
toutes les dépenses; faut savoir se priver.

--C'est juste, dit l'abbé en soupirant; après tout, Dieu a bien pardonné
à la femme adultère! Allons, nous fermerons les yeux, maître Soiffard;
l'Église nationale respecte la vie privée.

--Vrai? s'écria Soiffard. La voilà la religion de mon choix! Mille
millions, monsieur Coulant, vous êtes un brave homme, et je veux vous
payer un verre de vin.»

L'abbé eut beaucoup de peine à se défendre de la politesse de son
nouveau paroissien, et put regagner la sacristie.

Soiffard le regarda partir, puis, étendant la main vers l'autel, avec la
gravité solennelle des ivrognes:

«C'est dit, murmura-t-il, la religion me vexait quand elle me défendait
de boire, de battre la bourgeoise et de vivre à ma fantaisie; mais,
puisque celui-ci a trouvé un Dieu qui est bon prince, je l'adopte, et, à
partir d'aujourd'hui, je déclare que moi Narcisse Soiffard, ainsi que la
dame Soiffard et la petite, nous faisons partie de l'Église ici présente
à perpétuité.»

A ces mots, il remit son bonnet et sortit en chancelant.

Maurice rentra pensif et découragé; Marthe, qui l'attendait avec
impatience, fut frappée de sa tristesse.

«Qu'as-tu donc vu? demanda-t-elle avec anxiété.

--Ce que j'aurais dû prévoir, dit Maurice en serrant les mains de la
jeune femme; nous avions déjà vainement cherché dans ce monde
perfectionné l'amour et la poésie; mais restait la foi, qui console de
tout...

--Eh bien?

--Hélas! elle aussi s'est envolée.»




CONCLUSION.


Marthe et Maurice demeurèrent le coeur navré. Tous deux pleuraient sur
ce monde où l'homme était devenu l'esclave de la machine, l'intérêt le
remplaçant de l'amour; où la civilisation avait appuyé le triomphe
mystique du chrétien sur les trois passions qui conduisent l'homme aux
abîmes; et tous deux s'endormirent dans ces tristes pensées.

Mais, durant leur sommeil, ils eurent une vision.

Il leur sembla que Dieu abaissait les yeux vers la terre, et qu'à la vue
du monde tel que l'avait fait la corruption humaine, il disait:

«Voilà que ceux-ci ont oublié les lois que j'avais gravées dans leur
coeur; leur vue intérieure s'est troublée, et chacun d'eux n'aperçoit
plus rien au delà de lui-même. Parce qu'ils ont enchaîné les eaux,
emprisonné l'air et maîtrisé le feu, ils se sont dit:--Nous sommes les
maîtres du monde, et nul n'a de compte à nous demander de nos pensées.
Mais je les détromperai durement: car je briserai les chaînes des eaux,
j'ouvrirai la prison de l'air, je rendrai au feu sa violence, et alors
ces rois d'un jour reconnaîtront leur faiblesse.»

A ces mots il avait fait signe; les trois anges de la colère s'étaient
précipités vers la terre, où tout était devenu ruine et confusion.
Pendant un long rêve, Marthe et Maurice avaient vu les portiques
croulant, les fleuves débordés, les incendies roulant en vagues de
flammes, et, dans cette destruction générale, le genre humain qui fuyait
éperdu!

Mais au plus fort du désastre, une voix avait crié:

«Paix aux hommes de bonne volonté. C'est pour eux que l'humanité
renaîtra et que le monde sortira de ses ruines.»


FIN




TABLE DES MATIÈRES

                                                                  Pages.
  I. PROLOGUE                                                          1

  II.--Éloquence parlementaire de Maurice.--Éloquence perfectionnée
    de M. Omnivore.--Costume d'un homme établi, en l'an trois mille.
    --M. Atout.--Départ de Marthe et de Maurice.--Nouveau moyen de
    traverser les rivières.--Routes souterraines.--M. Atout rassure
    Marthe par un calcul statistique.--Marthe s'endort.--Un rêve      17

  III.--Extraction de voyageurs.--Auberges modèles.--Le verre d'eau
    de fontaine.--Départ de Marthe et de Maurice sur la Dorade
    accélérée, bateau sous-marin.--M. Blaguefort, commis-voyageur
    pour les nez, la librairie et les denrées coloniales.--Un
    prospectus d'entreprise industrielle de l'an trois mille.
    --Fâcheuse rencontre d'une baleine.--Leçon de M. Vertèbre sur
    les cétacés.--Destruction du bateau sous-marin.--Son extrait
    mortuaire                                                         30

  IV.--Octroi d'un peuple ultra-super-civilisé.--Inconvénient des
    passe-ports daguerréotypés.--Maison modèle de M. Atout.--Moyen
    d'être servi sans domestiques.--Le souper à la mécanique.--Une
    vieille tradition: La Fileuse D'Évrecy                            47

  V.--Monologue de Maurice en se déshabillant.--Inconvénients des
    chambres à coucher perfectionnées.--Une excursion involontaire.
    --Le salon de M. Atout; multiplication exagérée de l'image d'un
    grand homme.--M. Atout présente à ses hôtes sa légitime épouse,
    milady Ennui                                                      59

  PREMIÈRE JOURNÉE.

  VI.--Un salon.--Présentation de madame Atout complétée.--Promenade
    aérienne; le bois de Boulogne de Sans-Pair, dont les arbres
    sont des tuyaux de cheminée.--Une femme à la mode.--Maternité     65

  VII.--Maison d'allaitement.--Substitution de la vapeur à la
    maternité.--Lait de femme perfectionné.--Moyen de reconnaître
    les vocations.--Grand collége de Sans-Pair.--Programme pour le
    baccalauréat ès lettres.--Nouvelles méthodes d'enseignement.
    --Machine à examen.--Catéchisme des jeunes filles.--Pensionnat
    pour la production des phénomènes                                 73

  VIII.--Agrandissement des magasins de nouveautés.--Histoire de
    mademoiselle Romain.--Aspect pittoresque de la ville de
    Sans-Pair.--Maladie de milady Ennui, traitée par quatorze
    médecins spécialistes, et guérie par Maurice.--Société
    d'assurance pour empêcher les vivants de regretter les morts.
    --Rencontre du grand philanthrope M. Philadelphe Le Doux          90

  IX.--Promenades de Sans-Pair embellies de légumes monstres.
    --Maison de placement matrimonial patentée du Gouvernement
    (sans garantie).--Une pastorale arithmétique.--Un heureux
    monstre.--Mémoires philosophiques du roi Extra                   103

  X.--Un empoisonneur de bonne société.--Palais de justice de
    Sans-Pair.--Carte routière de la probité légale.--Procédés de
    fabrication pour l'éloquence des avocats.--Tarif des sept
    péchés capitaux.--Le vieux mendiant et son chien                 116

  XI.--Logis des Trappistes.--Moralisation des condamnés
    par l'idiotisme; première diatribe de Maurice.--Les
    Pantagruélistes; avantages de la profession de criminel;
    seconde diatribe de Maurice.--M. Le Doux ne répond rien et
    garde ses opinions                                               127

  XII.--Usine de M. Isaac Banqman; supériorité des machines sur
    les hommes.--Souvenirs de Maurice; le soldat Mathias.
    --Pupilles de la Société humaine; hommes perfectionnés d'après
    la méthode anglaise pour les croisements.--Une femme dépravée
    par les instincts de maternité et de dévouement                  138

  DEUXIÈME JOURNÉE.

  XIII.--Grand hôpital de Sans-Pair, construit pour les savants,
    les médecins et le directeur. Dans la crainte de recevoir les
    malades trop bien portants, on ne les reçoit qu'après leur
    mort.--Réflexions de Marthe.--Les hommes jugés par le docteur
    Manomane.--Les fous de l'an trois mille.--Les ménageries et le
    jardin botanique                                                 150

  XIV.--Un cimetière à la mode.--Voitures établies en faveur des
    morts.--Bazar funéraire.--Système d'impôts.--Epitaphes-omnibus.
    --Un courtier mortuaire                                          172

  XV.--Observatoire de Sans-Pair.--Comment M. de l'Empyrée aperçoit
    dans la lune ce qui se passe chez lui.--Réunion de toutes les
    Académies.--Utilité de la garde urbaine pour les droguistes,
    les passementiers et les marchands de vin.--Ce qu'il faut pour
    constituer des droits à un prix de vertu                         181

  XVI.--Mémoire d'un académicien de l'an trois mille sur les
    moeurs des Français au dix-neuvième siècle.--Comme quoi les
    Français ne connaissaient ni la mécanique, ni la navigation,
    ni la statique, et mouraient tous de mort violente par le fait
    des notaires.--Le Gouvernement chargé de composer des épitaphes
    pour les célèbres courtisanes.--Costume des rois de France
    quand ils montaient à cheval.--Les noms des auteurs étaient
    des mythes.--Singulier langage employé dans la conversation      192

  XVII.--_Le Grand Pan_, journal universel, renfermant tous les
    journaux et plusieurs autres.--Trois articles contradictoires
    sur une seule vérité.--Administration du _Grand Pan_.--M.
    César Robinet, entrepreneur général de littérature en tous
    genres.--Machines à fabriquer les feuilletons.--M. Prétorien,
    directeur en chef du _Grand Pan_.--Une entreprise littéraire
    avec primes.--Blaguefort obligé d'acheter la critique du livre
    qu'il veut publier                                               203

  XVIII.--La Bibliothèque nationale et son catalogue.--Utilisation
    de la promenade.--Ce que c'est qu'un artiste à Sans-Pair.
    --Portraits à la grosse, avec ressemblance garantie.--M.
    Illustrandini, statuaire de l'univers.--M. Prestet, peintre
    du Gouvernement à pied et à cheval.--Opinion de Grelotin sur
    la peinture                                                      216

  XIX.--Réforme dramatique grâce à laquelle la pièce est devenue
    l'accessoire.--Transformations successives d'un drame
    historique.--Première représentation.--Une loge d'avant-scènes.
    --Analyse de _Kléber en Égypte_, drame en cinq actes et à
    plusieurs bêtes                                                  227

  XX.--Ce que c'est qu'une réunion choisie.--Le grand critique, le
    moyen critique, le petit critique.--Comme quoi l'homme qui a
    fait le plus de veuves et d'orphelins est ce qu'on appelle un
    homme de coeur.--Marcellus le Piétiste.--Conversation de gens
    bien nés.--Séance de la société des _femmes sages_.--Discours
    de Mlle Spartacus pour appeler les femmes à la liberté           254

  TROISIÈME JOURNÉE.

  XXI.--Correspondance-omnibus de M. Atout.--Constitution politique
    de la république des Intérêts-Unis.--Circulaire électorale de
    M. Banqman.--Chambre des envoyés de la république des
    Intérêts-Unis.--Crise ministérielle à propos de moules de
    boutons.--Magnifique discours de Banqman sur la question de
    savoir si l'armée aura ou non des gants tricotés.--La Chambre
    vote tous les articles de la loi et rejette l'ensemble           277

  XXII.--Un missionnaire anglais.--Un bal public qui fournit les
    danseuses.--Ce qu'on appelle l'Église nationale.--H. Coulant
    expliquant sa religion à Narcisse Soiffard                       299

  CONCLUSION                                                         311


FIN DE LA TABLE.






End of Project Gutenberg's Le monde tel qu'il sera, by Émile Souvestre

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additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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