Le sorcier de Meudon

By Éliphas Lévi

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Title: Le sorcier de Meudon

Author: Éliphas Lévi

Release Date: December 5, 2004 [EBook #14259]

Language: French


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ÉLIPHAS LÉVI


LE SORCIER
DE MEUDON




  Les dévots, par rancune,
  Au sorcier criaient tous,
  Disant: Au clair de lune
  Il fait danser les loups.
                   BÉRANGER





A MADAME DE BALZAC
NÉE COMTESSE ÉVELINE BZEWUSKA

Permettez-moi, Madame, de déposer à vos pieds ce livre à qui vos
encouragements ont fait d'avance tout le succès que j'ambitionne. Il
sera aimé de toutes les âmes élevées et de tous les esprits délicats,
s'il n'est pas indigne de vous être offert.

ÉLIPHAS LÉVI

(Alphonse-Louis-Constant)



PRÉFACE

Idiots très-illustres, et vous, tourneurs de tables très-précieux,
onques ne vous avisâtes-vous de reconnaître en la personne sacrée du
joyeux curé de Meudon, l'un de nos plus grands maîtres dans là science
cachée des mages. C'est que sans doute vous n'avez ni lu convenablement,
ni médité bien à point ses pantagruélines prognostications, voire
même cette énigme en manière de prophétie qui commence le grimoire
de Gargantua. Maître François n'en fut pas moins le plus illustre
enchanteur de France, et sa vie est un véritable tissu de merveilles,
d'autant qu'il fut lui-même à son époque l'unique merveille du monde.
Protestant du bon sens et du bon esprit, en un siècle de folie furieuse
et de discordes fanatiques; magicien de la gaie science en des jours de
funèbre tristesse, bon curé et orthodoxe s'il en fut, il concilia et sut
réunir en lui-même les qualités les plus contraires. Il prouva par sa
science encyclopédique la vérité de l'art notoire, car il eût, mieux
que Pic de la Mirandole, pu disputer _de omni re scibili et quibusdam
aliis_. Moine et bel esprit, médecin du corps et de l'âme, protégé des
grands et gardant toujours son indépendance d'honnête homme; Gaulois
naïf, profond penseur, parleur charmant, écrivain incomparable, il
mystifia les sots et les persécuteurs de son temps (c'étaient comme
toujours les mêmes personnages), en leur faisant croire, non pas que
vessies fussent lanternes, mais bien au contraire que lanternes fussent
vessies, tant et si bien que le sceptre de la sagesse fut pris par eux
pour une marotte, les fleurons de sa couronne d'or pour des grelots, son
double rayon de lumière, semblable aux cornes de Moïse, pour les deux
grandes oreilles du bonnet de Folie. C'était, en vérité, Apollon habillé
de la peau de Marsyas, et tous les capripèdes de rire et de le laisser
passer en le prenant pour un des leurs. Oh! le grand sorcier que
celui-là qui désarmait les graves sorbonistes en les forçant à rire, qui
défonçait l'esprit à pleins tonneaux, lavait les pleurs du monde avec du
vin, tirait des oracles des flancs arrondis de la dive bouteille; sobre
d'ailleurs lui-même et buveur d'eau, car celui-là seul trouve la vérité
dans le vin qui la fait dire aux buveurs, et pour sa part ne s'enivre
jamais.

Aussi, avait-il pour devise cette sentence profonde qui est un des
grands arcanes de la magie et du magnétisme:

  _Noli ire, fac venire_.
  Ne vas pas, fais qu'on vienne.

Oh! la belle et sage formule! N'est-ce pas en deux mots toute la
philosophie de Socrate, qui ne sut pas bien toutefois en accomplir le
mirifique programme, car il ne fit pas venir Anitus à la raison et fut
lui-même forcé d'aller à la mort. Rien en ce monde ne se fait avec
l'empressement et la précipitation, et le grand oeuvre des alchimistes
n'est pas le secret d'aller chercher de l'or, mais bien d'en faire tout
bellement et tout doucettement venir. Voyez le soleil, se tourmente-t-il
et sort-il de son axe pour aller chercher, l'un après l'autre, nos deux
hémisphères? Non, il les attire par sa chaleur aimantée, il les rend
amoureux de sa lumière, et tour à tour ils viennent se faire caresser
par lui. C'est ce que ne sauraient comprendre les esprits brouillons,
fauteurs de désordres et propagateurs de nouveautés. Ils vont, ils vont,
ils vont toujours et, rien ne vient. Ils ne produisent que guerres,
réactions, destructions et ravages. Sommes-nous bien avancés en
théologie depuis Luther? Non, mais le bon sens calme et profond de
maître François a créé depuis lui le véritable esprit français, et, sous
le nom de pantagruélisme, il a régénéré, vivifié, fécondé cet esprit
universel de charité bien entendue, qui ne s'étonne de rien, ne se
passionne pour rien de douteux et de transitoire, observe tranquillement
la nature, aime, sourit, console et ne dit rien. Rien; j'entends rien de
trop, comme il était recommandé par les sages hiérophantes aux initiés
de la haute doctrine des mages. Savoir se taire, c'est la science des
sciences, et c'est pour cela que maître François ne se donna, de son
temps, ni pour un réformateur, ni surtout pour un magicien, lui qui
savait si parfaitement entendre et si profondément sentir cette
merveilleuse et silencieuse musique des harmonies secrètes de la nature.
Si vous êtes aussi habile que vous voudriez le faire croire, disent
volontiers les gobe-mouches et les badauds, surprenez-nous, amusez-nous,
escamotez la muscade mieux que pas un, plantez des arbres dans le ciel,
marchez la tête en bas, ferrez les cigales, faites leçon de grimoire
aux oisons bridés, plantez ronces et récoltez roses, semez figues et
cueillez raisins... Allons, qui vous retarde, qui vous arrête? On ne
brûle plus maintenant les enchanteurs, on se contente de les baffouer,
de les injurier, de les appeler charlatans, affronteurs, saltimbanques.
Vous pouvez, sans rien craindre, déplacer les étoiles, faire danser la
lune, moucher la bougie du soleil. Si ce que vous opérez est vraiment
prodigieux, impossible, incroyable... eh bien! que risquez-vous? Même
après l'avoir vu, même en le voyant encore, on ne le croira pas.

Pour qui nous prenez-vous? Sommes-nous cruches? sommes-nous bêtes? Ne
lisons-nous pas les comptes rendus de l'Académie des sciences? Voilà
comment on défie les initiés aux sciences occultes, et, certes, il faut
convenir qu'il doit y avoir presse pour satisfaire ces beaux messieurs.
Ils ont raison pourtant, ils sont trop paresseux pour venir à nous, ils
veulent nous faire aller à eux, et nous trouvons si bonne cette manière
de faire que nous voulons leur rendre en tout la pareille. Nous n'irons
point, viendra qui voudra!

Dans le même siècle vécurent deux hommes de bien, deux grands savants
deux encyclopédies parlantes, prêtres tous deux d'ailleurs et bons
hommes au demeurant. L'un était notre Rabelais et l'autre se nommait
Guillaume Postel. Ce dernier laissa entrevoir à ses contemporains qu'il
était grand kabbaliste, sachant l'hébreu primitif, traduisant le sohar
et retrouvant la clef des choses cachées depuis le commencement du
monde.

Oh! bonhomme, si depuis si longtemps elles sont cachées, ne
soupçonnez-vous pas qu'il doit y avoir quelque raison péremptoire pour
qu'elles le soient? Et croyez-vous nous avancer beaucoup en nous offrant
la clef d'une porte condamnée depuis six mille ans? Aussi Postel fut-il
jugé maniaque, hypocondriaque, mélancolique, lunatique et presque
hérétique, et voyagea-t-il à travers le monde, pauvre, honni, contrarié,
calomnié, tandis que maître François, après avoir échappé aux moines
ses confrères, après avoir fait rire le pape, doucement vient à Meudon,
choyé des grands, aimé du peuple, guérissant les pauvres, instruisant
les enfants, soignant sa cure et buvant frais, ce qu'il recommande
particulièrement aux théologiens et aux philosophes comme un remède
souverain contre les maladies du cerveau.

Est-ce à dire que Rabelais, l'homme le plus docte de son temps, ignorât
la kabbale, l'astrologie, la chimie hermétique, la médecine occulte et
toutes les autres parties de la haute science des anciens mages? Vous ne
le croirez, certes, pas, si vous considérez surtout que le _Gargantua_
et le _Pantagruel_ sont livres de parfait occultisme, où sous des
symboles aussi grotesques, mais moins tristes que les diableries du
moyen âge, se cachent tous les secrets du bien penser et du bien vivre,
ce qui constitue la vraie base de la haute magie comme en conviennent
tous les grands maîtres.

Le docte abbé Trithème, qui fut le professeur de magie du pauvre
Cornélius Agrippa, en savait cent fois plus que son élève; mais il
savait se taire et remplissait en bon religieux tous les devoirs de son
état, tandis qu'Agrippa faisait grand bruit de ses horoscopes, de ses
talismans, de ses manches à balais très-peu diaboliques au fond, de
ses recettes imaginaires, de ses transmutations fantastiques; aussi le
disciple aventureux et vantard était-il mis à l'index par tous les bons
chrétiens; les badauds le prenaient au sérieux et très-certainement
l'eussent brûlé du plus grand coeur. S'il voyageait, c'était en
compagnie de Béelzébuth; s'il payait dans les auberges, c'était avec des
pièces d'argent qui se changeaient en feuilles de bouleau. Il avait deux
chiens noirs, ce ne pouvaient être que deux grands diables déguisés;
s'il fut riche quelquefois, c'est que Satan garnissait son escarcelle.
Il mourut, enfin, pauvre dans un hôpital, juste châtiment de ses
méfaits. On ne l'appelait que l'archisorcier, et les petits livres niais
de fausse magie noire qu'on vend encore en cachette aux malins de la
campagne, sont invariablement tirés des oeuvres du grand Agrippa.

Ami lecteur, à quoi tend ce préambule? c'est tout bonnement à vous dire
que l'auteur de ce petit livre, après avoir étudié à fond les sciences
de Trithème et de Postel, en a tiré ce fruit précieux et salutaire, de
comprendre, d'estimer et d'aimer par-dessus tout le sens droit de la
sagesse facile et de la bonne nature. Que les clavicules de Salomon lui
ont servi à bien apprécier Rabelais, et qu'il vous présente aujourd'hui
la légende du curé de Meudon comme l'archétype de la plus parfaite
intelligence de la vie; à cette légende se mêle et s'entortille, comme
le lierre autour de la vigne, l'histoire du brave Guilain, qui, au dire
de notre Béranger, fut ménétrier de Meudon au temps même de maître
François. Pourquoi et comment ces deux figures joyeuses sont ici
réunies, quels mystères allégoriques sont cachés sous ce rapprochement
du musicien et du curé, c'est ce que vous comprendrez facilement en
lisant le livre. Or, ébaudissez-vous, mes amours, comme disait le
joyeux maître, et croyez qu'il n'est grimoire de sorcier ni traité
de philosophie qui puisse surpasser en profondeur, en science et en
abondantes ressources, une page de Rabelais et une chanson de Béranger.

ÉLIPHAS LÉVI.




LE SORCIER DE MEUDON



PREMIÈRE PARTIE

LES ENSORCELÉS DE LA BASMETTE



I

LA BASMETTE

Or, vous saurez, si vous ne le savez déjà, que la Basmette était une
bien tranquille et plantureuse jolie petite abbaye de franciscains, dans
le fertile et dévotieux pays d'Anjou. Tranquille et insoucieuse, en
tant que les bons frères mieux affectionnaient l'oraison dite de
Saint-Pierre, qui si bien sommeillait au jardin des Olives à tout le
tracas de l'étude et à la vanité des sciences; plantureuse en bourgeons,
tant sur les vignes que sur le nez de ses moines, si bien que la
vendange et les bons franciscains semblaient fleurir à qui mieux mieux,
avec émulation de prospérité et de mérite; les frères étant riants,
vermeils et lustrés comme des raisins mûrs; et les grappes du cloître et
du clos environnant, rondelettes, rebondies, dorées au soleil et toutes
mielleuses de sucrerie aigre-douce, comme les bons moines.

Comment et par qui fut premièrement fondée cette tant sainte et béate
maison, les vieilles chartes du couvent le disent assez pour que je
me dispense de le redire; mais d'où lui venait le nom de Basmette, ou
baumette, comme qui dirait, petite baume? c'est de la légende de madame
sainte Madeleine, qui, pendant longues années, expia, par de rigoureuses
folies de saint amour, les trop douces folies d'amour profane dont un
seul mot du bon Sauveur lui avait fait sentir le déboire et l'amertume,
tant et si bien qu'elle mourut d'aimer Dieu, lorsqu'elle eut senti
l'amour des hommes trop rare et trop vite épuisé pour alimenter la
vie de son pauvre coeur. Et ce fut dans une merveilleuse grotte de la
Provence, appelée depuis la Sainte-Baume, à cause du parfum de pieuse
mélancolie et de mystérieux sacrifice que la sainte y avait laissé,
lorsque Jésus, touché enfin des longs soupirs de sa triste amante,
l'envoya quérir par les plus doux anges du ciel.

Or, la Sainte-Baume était devenue célèbre par toute la chrétienté, et
le couvent des Franciscains d'Anjou, possédant une petite grotte où se
trouvait une représentation de la Madeleine repentante, avait pris pour
cela le nom de Baumette ou _Basmette_, comme on disait alors, d'autant
que _Basme_, en vieux français, était la même chose que _Baume_.

Il y avait alors à la Basmette, et l'histoire qu'ici je raconte est du
temps du roi de François Ier, il y avait, dis-je, en cette abbaye, ou
plutôt dans ce prieuré, vingt-cinq ou trente religieux, tant profès que
novices, y compris les simples frères lais. Le prieur était un petit
homme chauve et camus, homme très-éminent en bedaine, et qui s'efforçait
de marcher gravement pour assurer l'équilibre de ses besicles, car
besicles il avait, par suite de l'indisposition larmoyante de ses petits
yeux qui lui affaiblissait la vue. Était-ce pour avoir trop regretté
ses péchés ou pour avoir trop savouré les larmes de la grappe? Était-ce
componction spirituelle ou réaction spiritueuse? Les mauvaises langues
le disaient peut-être bien: mais nous, en chroniqueur consciencieux et
de bonne foi, nous nous bornerons à constater que le prieur avait les
yeux malades et qu'il trouvait dans son nez camus de très-notables
obstacles à porter décemment et solidement ses besicles.

Rien n'est tel que l'oeil du maître, dit le vieux proverbe, et le
couvent est à plaindre dont le prieur ne voit pas plus loin que son nez,
surtout s'il a le nez camus! Aussi, dans le couvent de la Basmette, tout
allait-il à l'abandon, selon le bon plaisir du maître des novices,
grand moine, long, sec et malingre, mieux avantagé en oreilles qu'en
entendement, ennuyé de lui-même, et partant acariâtre, comme s'il eût
voulu s'en prendre aux autres de son insuffisance et de son ennui:
retors en matière de moinerie, scrupuleux en matière de bréviaire, grand
carillonneur de cloches, grand instigateur de matines, ne dormant que
d'un oeil et toujours prêt à glapir comme les oies du Capitole, ces
bonnes sentinelles romaines que les papes devraient donner pour blason à
la moinerie moinante, cette maîtresse du monde moiné.

Frère Paphnuce, c'était le nom du maître des novices, se croyait l'âme
du monastère parce qu'il y faisait le plus de bruit; et il était, en
effet, comme la peau d'âne est l'âme d'un tambour. Aussi c'était sur lui
que tombaient, dru comme pluie, les quolibets clandestins et les tours
narquois des novices; ce que leur faisait rendre le saint homme en menus
coups de discipline, que le prieur, stylé par lui, leur imposait pour
pénitence quand venaient les corrections du chapitre.

Aussi les novices, qui le craignaient autant qu'ils le chérissaient peu,
cherchaient-ils à opposer aux sévérités capricieuses du frère Paphnuce,
l'influence du frère François, et allaient-ils lui conter leurs
chagrins. Nous dirons tout à l'heure ce que c'était que le frère
François; mais, puisque nous en sommes sur le chapitre des novices, il
en est un surtout avec lequel nous devons d'abord faire connaissance, et
cela pour causes que vous connaîtrez tout à l'heure.

Frère Lubin était le fils aîné d'un bon fermier des environs de la
Basmette. Sa vocation religieuse était toute une légende, dont les
moines se promettaient bien d'enrichir un jour leur chronique. Sa mère
étant en travail d'enfant pour lui donner une petite soeur, s'était
trouvée réduite à l'extrémité; et, de concert avec Jean Lubin, son bon
homme, elle avait voué à saint François son premier enfant, Léandre
Lubin, âgé alors de six ans et demi.

Que saint François ait ou non de l'influence sur les accouchements, ce
n'est pas ici le lieu de le débattre. Que ce soit donc protection du
saint ou aide toute simple de la nature, la mère fut heureusement
délivrée, et le jeune Lubin livré... à la discipline des disciples de
saint François.

Or, depuis douze ans déjà, le jeune Lubin était le commensal des
habitants de la Basmette. C'était un long noviciat. Mais le frère
François avait obtenu du père prieur qu'aucun novice ne ferait ses voeux
définitifs qu'il n'eût au moins ses dix-neuf ans sonnés, expression qui,
ce me semble, convient surtout aux années de cette vie claustrale, dont
tous les instants et toutes les heures se mesurent au son de la cloche.

Frère Lubin avait donc dix-huit ans et quelques mois, et mieux
semblait-il fait pour le harnais que pour la haire. Grand, bien fait, le
teint brun, la bouche vermeille, les dents bien rangées et blanches à
faire plaisir, l'oeil bien fendu et ombragé de cils bien fournis et
bien noirs, il donnait plus d'une distraction pendant l'office aux
bachelettes qui venaient les dimanches et fêtes accomplir leurs devoirs
dans l'église des bons pères. On assure même que le fripon profitait
plus d'une fois, pour risquer un regard de côté, de l'ombre de son
capuchon, où ses grands yeux étincelaient comme des lampes de vermeil au
fond d'une chapelle obscure.

Ce charmant moinillon était l'enfant gâté du père prieur et le principal
objet du zèle de frère Paphnuce. L'un ne le quittait guère, et l'autre
le cherchait toujours. C'était lui qui arrangeait et entretenait propre
la cellule du prieur, lui qui secouait la poussière des in-folios que
le père n'ouvrait jamais, lui encore qui frottait et éclaircissait les
besicles. Il disait les petites heures avec le révérend lorsqu'une
indisposition quelconque l'avait empêché d'aller au choeur. Le père
prieur, alors, s'assoupissait un peu sous l'influence de la psalmodie;
son large menton s'appuyait mollement sur sa poitrine, les besicles
tombaient sur le livre de parchemin gras aux caractères gothiques et
enluminés; alors frère Lubin s'esquivait sur la pointe du pied et
sortait doucement dans le corridor, où, presque toujours, il rencontrait
frère Paphnuce.

--Où allez-vous? lui demandait celui-ci.

--Dans notre cellule, répondait frère Lubin; le père prieur repose, et
je crains de le réveiller.

--Venez à l'église, reprenait l'impitoyable maître des novices;
l'office ne fait que commencer; j'ai remarqué votre absence, et je vous
cherchais.

--Mais, mais, mon père...

--Allons, point de réplique. Vous dînerez aujourd'hui à genoux au milieu
du réfectoire.

--Mais, je ne réplique pas, mon père, je voulais vous observer seulement
que j'ai laissé notre bréviaire...

--Chez le père prieur? allez le prendre et ne faites pas de bruit.

--Non, chez le frère médecin.

--Chez le frère médecin? et qu'alliez-vous encore y faire? Je vous ai
défendu d'entrer dans la cellule de maître François; je vous défends
maintenant de lui parler! ce n'est pas une société convenable pour des
novices. L'étude de la médecine entraîne une foule de connaissances
contraires à notre saint état... Et puis... enfin, je vous le défends;
est-ce entendu?

Le novice tournait le dos et faisait la moue. . . . . . . . . . . . . .
. . . . . .

En ce moment un bruit de pas lents et graves mesura les escaliers et la
longueur du corridor: un moine de haute taille, ayant de grands traits
réguliers, une bouche fine et spirituelle, entourée d'une barbe blonde
qui se frisait en fils d'or, des yeux pensifs et malicieux, s'approcha
de la porte du prieur: la figure boudeuse du frère Lubin s'épanouit en
le voyant, et il lui fit un joyeux signe de tête, tout en mettant un
doigt sur sa bouche, comme pour faire comprendre au nouveau venu qu'ils
ne devaient pas se parler.

C'était le frère médecin.

Il sourit à la mine embarrassée du novice et fit à frère Paphnuce
une profonde révérence en plissant légèrement le coin des yeux et en
relevant les coins de sa bouche, ce qui lui fit faire la plus moqueuse
et la plus spirituelle grimace qu'il fût possible d'imaginer.

Frère Paphnuce ne fit pas semblant de le voir, et poussant devant lui le
novice, qui regardait encore maître François par-dessus son épaule,
il descendit à la chapelle et arriva encore à temps pour naziller une
longue antienne dont le chantre le gratifia dès son retour au choeur.
Quant à frère Lubin, il fourra ses mains dans les manches de sa robe,
baissa les yeux, pinça les lèvres et songea à ce qu'il voulut.



II

MAÎTRE FRANÇOIS

Le père prieur était donc, ainsi que nous l'avons dit, en oraison de
quiétude; son menton rembourré de graisse assurant l'équilibre de sa
tête, marmotant par intervalles et babinottant des lèvres, comme s'il
eût remâché quelque réponse, à la manière des enfants qui s'endorment en
suçant une dragée: son gros bréviaire glissant peu à peu de dessus ses
genoux, comme un poupon qui s'ennuie des caresses d'une vieille femme,
et les bienheureuses besicles aussi aventurées sur le gros livre que
Dindenaut le fut plus tard en s'accrochant à la laine de son gros
bélier.

Toutes ces choses en étaient là lorsque maître François, après
avoir préalablement frappé deux ou trois petits coups, entr'ouvrit
discrètement la porte, et arriva tout à propos pour rattraper les
besicles et le bréviaire. Il prit l'un doctoralement, chaussa
magistralement les autres sur son nez, où elles s'étonnèrent de tenir
bien, et tournant la page, il continua le pseaume où le prieur l'avait
laissé:

_Vanum est vobis ante lucem surgere; surgite postquam sederitis, qui
manducatis panem doloris, quùm dederit dilectis suis somnum._

En achevant ce verset, frère François étendit gravement la main sur la
tête du prieur et lui donna une bénédiction comique.

Le bon père était vermeil à plaisir, il ronflait à faire envie et
remuait doucement les lèvres.

Le frère médecin, comme homme qui connaissait les bonnes cachettes,
souleva le rideau poudreux de la bibliothèque à laquelle le fauteuil du
dormeur était adossé, plongea la main entre deux rayons et la ramena
victorieuse, armée d'un large flacon de vin; sans lâcher le gros
bréviaire, il déboucha le flacon avec les dents, en flaira le contenu,
hocha la tête d'un air satisfait, puis approchant doucement le goulot
des lèvres du père, il y fit couler goutte à goutte la divine liqueur.

Le prieur alors poussa un grand soupir, et, sans ouvrir les yeux,
renversa sa tête en arrière pour ne rien perdre, puis avec autant de
ferveur qu'un nourrisson à jeun prend et étreint la mamelle de sa
nourrice, il leva les bras et prit à deux mains le flacon, que maître
François lui abandonna, puis il but, comme on dit, à tire-larigot.

--_Beatus vir!..._ continua le frère médecin en reprenant la lecture de
son bréviaire.

Le gros prieur ouvrit alors des yeux tout étonnés, et regardant
alternativement son flacon et maître François d'un air ébahi... il ne
pouvait rien comprendre à sa position et se croyait ensorcelé.

--Avalez, bon père, ce sont herbes; et grand bien vous fasse! dit le
frère François, du plus grand sérieux. La crise est passée, à ce qu'il
me paraît, et nous commençons à nous mieux porter.

--Mon Dieu! dit le moine en se tâtant le ventre, je suis donc malade!

--Buvez le reste de ce julep, dit le frère en frappant sur le flacon, et
la maladie passera.

--Que veut dire ceci?

--Que nous avons changé de bréviaire. Le vôtre vous endort, le mien
vous réveille. Je dis pour vous l'office divin, et vous faites pour moi
l'office du vin: n'êtes-vous pas le mieux partagé?

--Maître François! maître François! je vous l'ai déjà dit souvent, si le
père Paphnuce nous entendait, vous nous feriez un mauvais parti: à
vous, pour parler ainsi, et à moi pour vous écouter. Vos propos sentent
l'hérésie.

--Eh quoi! se récria le frère, le bon vin est-il hérétique? Serait-ce
parce qu'il n'est pas baptisé? Qu'il périsse en ce cas, le traître, et
que notre gosier soit son tombeau! Mais rassurez-vous, bon père, il ne
troublera point notre estomac; il peut y dormir en terre sainte; il est
catholique et ami des bons catholiques; onc ne fut-il excommunié du
pape, mais au contraire bien reçu et choyé à sa table. Point n'a besoin
d'être baptisé, pour être chrétien, depuis les noces de Cana; mais au
contraire, étant l'eau pure perfectionnée et rendue plus divine, il doit
servir au baptême de l'homme intérieur! L'eau est le signe du repentir,
le vin est celui de la grâce; l'eau purifie, le vin fortifie. L'eau, ce
sont les larmes, le vin, c'est la joie. L'eau arrose la vigne, et la
vigne arrose les moines qui sont la vigne spirituelle du Seigneur. Vous
voyez donc bien que les amis de la perfection doivent préférer le vin à
l'eau, et le baptême intérieur au baptême extérieur.

--Voilà un bon propos d'ivrogne, dit le prieur, moitié riant, moitié
voulant moraliser!

--Sur ce, dit frère François, permettez-vous que je vous fasse quinaut?
Dites-moi, je vous prie, ce que c'est qu'un ivrogne?

--La chose assez d'elle-même se comprend. C'est celui qui sait trop bien
boire.

--Vous n'y êtes en aucune manière et n'y touchez pas plus qu'un rabbin à
une tranche de jambon. L'ivrogne est celui qui ne sait pas boire et qui,
de plus, est incapable de l'apprendre.

--Et comment cela? fit le père prieur en allongeant la main pour faire
signe qu'on lui rendît ses besicles, car la chose lui semblait assez
curieuse pour être contemplée à travers des lunettes.

--Voici, reprit maître François en présentant l'objet demandé. Y
sont-elles? Bien; je crois qu'elles tiennent à peu près; maintenant,
écoutez mon argument, qui ne sera ni en _barbara_ ni en _celarunt_...

--Il sera donc en _darii_?

--Non.

--En _ferio_?

--Non.

--En _baralipton_?

--Non.

--Sera-ce un argument cornu?

--Je ne suis point marié et vous ne l'êtes point, que je sache, pourtant
mon argument cornu sera-t-il si vous voulez: cornu comme Silène et le
bon père Bacchus, cornu à la manière du pauvre diable dont Horace
parle en disant, à propos du père Liber (c'était le père général des
cordeliers du paganisme): _Addis cornua pauperi_. Ceci n'est pas matière
de bréviaire.

--_Ergo_, ceci n'est point propos de moine.

--_Distinguo_, en tant que science, _concedo_; en tant que buverie,
_nego_.

--Buverie, soit; mais comment prouvez-vous que l'ivrogne est celui qui
ne sait pas boire?

--Patience! bon père, j'y étais, et vous allez tantôt en connaître le
_tu autem_. Mais, d'abord, dites-moi, si bon vous semble, à quels signes
vous reconnaissez un ivrogne?

--Par saint François! la chose est facile à connaître. L'ivrogne est
celui qui est habituellement ivre, flageolant des jambes, dessinant la
route en zigzag, coudoyant les murailles, trimballant et dodelinant de
la tête, grasseyant de la langue; et toujours ce maudit hoquet... et
puis n'écoutez pas, monsieur rêve tout haut: emportez la chandelle, il
se couche tout habillé, et honni soit qui mal y pense! C'est affaire à
sa ménagère si son matelas crotte tant soit peu ses habits.

--A merveille, père prieur! vous le dessinez de main de maître. Mais
d'où lui viennent, je vous prie, tous ces trimballements, tous ces
bégayements, tous ces étourdissements, toutes ces chutes?

--Belle question! De ce qu'il a trop bu.

--Il n'a donc pas su boire assez, et il ne le saura jamais, puisqu'il
recommence tous les jours, et que tous les jours il boit trop! Il ne
sait donc pas boire du tout; car savoir boire consiste à boire toujours
assez. Dira-t-on du sculpteur qu'il sait tailler la pierre s'il l'entame
trop ou trop peu? Celui-là est également un mauvais tireur, qui va trop
au delà ou reste trop en deçà du but: le savoir consiste à l'atteindre.

--Je n'ai rien à dire à cela, repartit le prieur en se grattant
l'oreille. Vous êtes malin comme un singe! Mais changeons de propos, et
dites-moi ce qui vous amène. Vouliez-vous pas vous confesser? Vous savez
que c'est dans trois jours la fête du grand saint François.

--Confesser? et de quoi? et pourquoi me confesserais-je! Ne l'ai-je pas
fait ce matin, comme tous les jours, en plein chapitre, en disant le
_confiteor_? Dire tout haut que j'ai beaucoup péché en pensées, en
paroles, en actions et en omissions, n'est-ce pas tout ce que la loi
d'humilité requiert? Eh! puis-je savoir davantage et spécifier ce que
Dieu seul peut connaître? Le détail de nos imperfections n'appartient-il
pas à la science de la perfection infinie? N'est-il pas écrit au
livre des psalmes: _Delicta quis intelligit_? Ne serais-je pas bien
orgueilleux de prétendre me juger moi-même, lorsque la loi et la raison
me défendent de juger mon prochain? Et cependant est-il de fait que des
défauts et péchés du prochain, bien plus clairvoyants investigateurs et
juges plus assurés sommes-nous que des nôtres, attendu que dans les yeux
des autres pouvons-nous lire immédiatement et sans miroir?

--Saint François! qu'est ceci! s'écria le père prieur. L'examen de
conscience et l'accusation des péchés sont-ce pratiques déraisonnables?
A genoux, mon frère, et accusez-vous tout d'abord d'avoir eu cette
mauvaise pensée.

--Vous jugez ma pensée, mon père, et vous la trouvez mauvaise; moi je
ne la juge point, mais je la crois bonne. Vous voyez bien que j'avais
raison.

--Accusez-vous de songer à la raison, quand vous ne devriez tenir compte
que de la foi!

--Je m'accuse d'avoir raison, fit maître François avec une humilité
comique et en se frappant la poitrine.

--Accusez-vous aussi de toute votre science diabolique, ajouta le père;
car ce sont vos études continuelles qui vous éloignent de la religion.

--Je m'accuse de n'être pas assez ignorant, reprit maître François de la
même manière.

--Et dites-moi, continua le prieur qui s'animait peu à peu, comment
faites-vous pour éviter les distractions pendant vos prières?

--Je ne prie pas quand je me sens distrait.

--Mais si la cloche sonne la prière et vous oblige d'aller au choeur?

--Alors je ne suis pas responsable de mes distractions, ou plutôt je ne
suis pas distrait; c'est la cloche qui est distraite et l'office qui
vient hors de propos.

--Jésus, mon Dieu! qui a jamais ouï pareil langage sortir de la bouche
d'un moine! mais, mon cher enfant, je vous assure que vous avez l'esprit
faux, accusez-vous-en.

--Mon père, il est écrit: Faux témoignage ne diras ni mentiras
aucunement! Eussé-je en effet l'esprit faux et le jugement boiteux,
point ne devrais m'en accuser: autant vaudrait-il vous faire un crime à
vous, mon bon père, de ce que votre nez (soit dit sans reproche) est un
peu... comme qui dirait légèrement camard.

(Ici le prieur se rebiffe et laisse tomber ses besicles qui, par
bonheur, ne sont point cassées.)

--Tenez, poursuit frère François, à quoi bon nous emberlucoquer
l'entendement pour nous trouver coupables? Ne devons-nous pas suivre
en tout les préceptes du divin Maître? et ne nous a-t-il pas dit qu'il
fallait recevoir le royaume de Dieu, comme bons et naïfs petits enfants,
avec calme et simplicité? Or, pourquoi, je vous prie, les petits enfants
sont-ils de tout le monde estimés heureux, et à nous par le Sauveur
pour modèles proposés comme beaux petits anges d'innocence? Les petits
enfants disent-ils le bréviaire, et le pourraient-ils d'un bout à
l'autre réciter sans distraction? Aiment-ils les longues oraisons et le
jeûne? Prennent-ils la discipline? Tant s'en faut; qu'au contraire ils
prient et supplient en pleurant à chaudes larmes et à mains jointes pour
qu'on ne leur donne point le fouet, et conviennent alors volontiers
qu'ils ont péché; ce qui est de leur part un premier mensonge, car ils
n'en ont pas conscience. Mais d'où vient, je vous prie encore, qu'ils
sont appelés innocents? Hélas! c'est que tout doucement et bonnement ils
suivent la pente de nature, ne se reprochant rien de ce qui leur a
fait plaisir, et ne discernant le bien du mal que par l'attrait ou la
douleur. Apprendre la confession aux enfants, c'est leur enseigner le
péché et leur ôter leur innocence. Et voulez-vous que je vous dise le
fond de ma pensée? Je crois que les novices du couvent sont bien plus
agités des reproches de leur conscience, bien plus poursuivis de pensées
impures, bien moins simples et moins candides que la jeunesse de la
campagne, qui vit au jour le jour et point n'y songe, n'examinant jamais
sa conscience, d'autant c le la conscience d'elle même nous avertit
assez quand quelque chose lui déplaît, laissant couler sans les compter
les flots du ruisseau et les jours de la jeunesse, tantôt laborieuse,
tantôt joyeuse, quand il plaît à Dieu, amoureuse: on se marie et point
d'offense; les petits enfants viendront à bien: puis quand Dieu voudra
nous rappeler à lui, qu'il nous appelle: nous le craindrons bien moins
encore à la fin qu'au commencement, nous étant habitués à l'aimer et à
nous confier à lui. Je vous le demande, mon père, n'est ce pas là
le meilleur, et le plus facile, et le plus assuré chemin pour aller
bellement au ciel?

Le père prieur ne répondit rien; il paraissait songer et réfléchir
profondément, tout en frottant le verre de ses lunettes avec le bout de
son scapulaire.

--Or sus, mon père, poursuivit maître François, confessons-nous, je
le veux bien; confessons-nous l'un à l'autre, et réciproquement
accusons-nous, non pas d'être hommes et d'avoir les faiblesses de
l'homme, car tels Dieu nous a faits et tels devons-nous être pour être
bien; accusons-nous de vouloir sans cesse changer et perfectionner
l'ouvrage du Créateur, accusons-nous d'être des moines; cartels nous
sommes-nous faits nous-mêmes, et devons-nous répondre de tous les vices,
de toutes les imperfections, de tous les ridicules qu'entraîne cet
état opposé au voeu de la nature. Certes je dis tout ceci sans porter
atteinte au mérite surnaturel du séraphique saint François: mais plus
sa vertu a été divine, moins elle a été humaine. Et n'est-ce pas grande
folie de prétendre imiter ce qui est au-dessus de la portée des hommes?
Tous ces grands saints n'ont eu qu'un tort, c'est d'avoir laissé des
disciples.

--Quelle impiété! s'écria le prieur en joignant les mains. Voilà de
quelles billevesées vous repaissez la tête des novices de céans, et je
vois bien à cette heure que le frère Paphnuce a raison lorsqu'il leur
défend de vous parler.

--Eh bien! en cela même, mon père, pardon encore si je vous contredis,
mais ce sont plutôt les novices qui me suggèrent les pensées que voilà.
Et, par exemple, que faites-vous ici du petit frère Lubin? Ne vous
semble-t-il pas séraphique comme un démon, avec ses grands yeux malins,
son nez fripon et sa bouche narquoise? Le beau modèle d'austérité à
présenter aux femmes et aux filles! Je me donne au diable si toutes
ne le lorgnent déjà, et si les papas et les maris n'en ont une peur
mortelle! M'est avis que vous donniez à ce petit drôle un congé bien en
forme, et qu'il retourne aux champs labourer, et sous la chesnaie danser
et faire sauter Pérotte ou Mathurine. Je les vois d'ici rougir, se
jalouser et être fières! Oh! les bonnes et saintes liesses du bon Dieu!
et que tous les bons coeurs sont heureux d'être au monde! Voyez-vous
la campagne toute baignée de soleil et comme enivrée de lumière?
Entendez-vous chanter alternativement les grillons et les cornemuses?
On chante, on danse, on chuchote sous la feuillée; les vieux se
ragaillardissent et parlent de leur jeune temps; les mères rient de
tout coeur à leurs petits enfants, qui se roulent sur l'herbe ou leur
grimpent sur les épaules; les jeunes gens se cherchent et se coudoient
sans en faire semblant, et le garçon dit tout bas à la jeune fille des
petits mots qui la rendent toute heureuse et toute aise. Or, croyez-vous
que Dieu ne soit pas alors comme les mères, et ne regarde pas le bonheur
de ses enfants avec amour? Moi, je vous dis que la mère éternelle (c'est
la divine Providence que les païens appellent nature) se réjouit plus
que ses enfants quand ils se gaudissent. Voyez comme elle s'épanouit et
comme elle rit de florissante beauté et de caressante lumière! Comme sa
gaieté resplendit dans le ciel, s'épanche en fleurs et en feuillages,
brille sur les joues qu'elle colore et circule dans les verres et dans
les veines avec le bon petit vin d'Anjou! Vive Dieu! voilà à quel office
ne manquera jamais frère Lubin, et je me fais garant de sa ferveur! Vous
êtes triste, mon père, et le tableau que je vous fais vous rappelle que
nous sommes des moines.... Or bien donc, ne faisons pas aux autres ce
qu'on n'eût pas dû nous faire à nous-mêmes, et renvoyez frère Lubin!

--Frère Lubin prononcera ses voeux le jour même de saint François!
dit une voix aigre et nazillarde en même temps que la porte du prieur
s'ouvrait avec violence. C'était frère Paphnuce qui avait entendu la fin
des propos de maître François.

Frère François fit un profond salut au prieur, qui n'osa pas le lui
rendre et qui était tremblant comme un écolier pris en défaut; puis un
nouveau salut à frère Paphnuce qui ne lui répondit que par une affreuse
grimace, et il se retira grave et pensif, en écoutant machinalement la
voix aigre du maître des novices qui gourmandait sans doute le pauvre
prieur aux besicles, et lui faisait comprendre la nécessité urgente
d'avancer d'une année, malgré sa promesse formelle, la profession de
frère Lubin.



III

MARJOLAINE

Cependant l'office des moines terminé, tandis que deux ou trois bonnes
vieilles achevaient leurs patenôtres, non sans remuer le menton, comme
si lui et leur nez se fussent mutuellement porté un défi, une gentille
et blonde petite jouvencelle de dix-sept ans restait aussi bien
dévotement devant sa chaise, agenouillée, et relevait de temps en temps
ses grands yeux baissés pour regarder du côté de l'autel. Elle était
rosé comme un chérubin et avait les yeux bleus et doux comme les
doit avoir la Vierge Marie elle-même; toutefois, dans cette douceur,
étincelait je ne sais quelle naïve mais toute féminine malice: telle
je me représenterais volontiers madame Eve, prête à mordre au fruit
défendu, sans croire elle-même qu'elle y touche: nature, hélas! a tant
par sa propre faiblesse de propensions au péché!

Or, si jamais péchés peuvent être mignons et jolis, tels devront être
sans contredit les tendres péchés de Marjolaine. Marjolaine est la fille
du brave Guillaume, le closier de la Chesnaie; sa mère en raffole, tant
elle la trouve gentille; et le papa, qui ne dit pas tout ce qu'il en
pense, se complaît à entendre et voir raffoler la maman. Tout le monde
s'ébaudit dans la maison au sourire de Marjolaine, et si elle a l'air de
bouder, toute la maison est chagrine. C'est sa petite moue qui fait les
nuages et ses yeux qui font le soleil; elle est reine dans la closerie:
aussi sa jupe est-elle toujours proprette et ses coiffes toujours
banchettes; sa taille fine est serrée dans un corsage de surcot bleu,
et quand, pendant la semaine, elle vient à l'église des frères, elle a
toujours l'air d'être endimanchée. Personne pourtant ne se moque d'elle;
elle est si mignonne et si gentille! et puis d'ailleurs les fillettes
des environs auraient bien tort d'être jalouses, Marjolaine ne va jamais
à la danse, Et les amoureux, déjà éconduits plus d'une fois, n'osent
déjà plus lui parler. Elle ne se plaît qu'à la messe où à vêpres, pourvu
que ce soit dans l'église des moines; et pourtant elle n'a pas la mine
triste d'une dévote ni l'oeil pudibond d'une scrupuleuse. Pourquoi
donc, non contente de l'office qui vient de finir, est-elle à genoux la
dernière, lorsque les vieilles elles-mêmes font un signe de croix et
s'en vont?

Allons, gentille Marjolaine, levez-vous; voici frère Lubiri qui vient
ranger les chaises, car c'est son tour aujourd'hui de balayer le saint
lieu; il s'arrête près de la jeune fille et semble craindre de la
déranger; elle lève les yeux, ses regards ont rencontré ceux du novice,
il va lui parler; mais il tourne d'abord la tête pour voir si quelqu'un
ne le regarde pas, et, à l'entrée de la grille du coeur il aperçoit
frère Paphnuce!...

La jolie enfant fait son signe de croix et se lève; elle s'en va
lentement et sans se retourner; mais, sur son banc, elle a oublié le
livre d'heures de sa mère. Frère Lubin s'en aperçoit, il prend le livre,
puis semble ramasser à terre et y remettre une image qui sans doute en
était tombée; puis candidement et les yeux baissés, il le rapporte à
Marjolaine, qui le reçoit avec une profonde révérence.

Frère Paphnuce fait la grimace et fait signe à frère Lubin de continuer
son ouvrage; puis, s'approchant de Marjolaine:

--Jeune fille, lui dit-il d'un ton assez peu caressant, il ne faut pas
rester dans l'église après l'office; allez travailler près de votre mère
afin que le démon de l'oisiveté ne vous tente pas, et priez Dieu
qu'il vous pardonne vos péchés de coquetterie tant vous êtes toujours
pomponnée et pincée comme une comtesse!

Ayant ainsi apostrophé la jeune fille, frère Paphnuce lui tourna le dos,
et elle s'en allait toute confuse, le coeur gros d'avoir été appelée
coquette; le frère Lubin se retourna pour la voir sortir, et elle aussi,
près de a porte, jeta en tapinois un regard à frère Lubin qui devint
rouge comme une fraise et qui se mit à ranger l'église, s'échauffant à
la besogne et n'avançant à rien; car deux ou trois fois commençait-il
la même chose et plus voulait-il paraître tout occupé des soins qu'il
prenait, plus on eût pu voir que sa pensée était ailleurs et que son
coeur était tout distrait et troublé. Or, cependant s'en retournait à
petits pas, cheminant vers la closerie, Marjolaine la blonde, le long
de la haie d'églantiers, effeuillant de temps en temps sans y songer la
pointe des jeunes branches et prêtant l'oreille et le coeur aux oiseaux
et à ses pensées, qui faisaient harmonieusement ensemble un concert de
mélodie et d'amour. La douce senteur des arbres fleuris et de l'herbe
verte ajoutait à la réjouissance de l'air tiède et resplendissant:
Marjolaine marcha seule ainsi jusqu'au détour du clos de Martin, à
l'avenue qui commence entre deux grands poiriers; là, bien sûre que
personne ne pouvait la voir, elle ouvrit bien vite le gros livre
d'heures et en tira, au lieu de l'image que frère Lubin était censé y
avoir remise, un petit papier soigneusement replié, qu'elle ouvrit avec
empressement et qui contenait ce qui suit:

«Frère Lubin à Marjolaine,

«Je fais peut-être bien mal de t'écrire encore, Marjolaine, et pourtant
mon coeur me ferait des reproches et ne serait pas tranquille si je ne
t'écrivais pas. Mon coeur et aussi, ce me semble, la loi du bon Dieu,
veulent à la fois que je t'aime, et la règle du couvent me défend de
penser à toi, comme si de ceux qu'on aime la pensée ne nous occupait pas
sans qu'on y songe et tout naturellement. Depuis bientôt quinze ans, je
pense, nous nous aimons: car tu m'appelais ton petit mari lorsque nous
avions quatre ou cinq ans; croiras-tu que je pleure quelquefois
quand j'y pense? Oh! c'est que je t'aimais bien, vois-tu, ma pauvre
Marjolaine, lorsque nous étions tous petits! pourquoi avons-nous
été séparés si jeunes? il me semble que nous serions restés enfants
toujours, si nous étions restés ensemble! Et maintenant que nous avons
grandi tristement, chacun tout seul, frère Paphnuce prétend que c'est
mal de nous regarder et qu'il ne faut plus s'aimer lorsqu'on est grand.
Eh bien! moi, c'est tout le contraire; il me semble que je l'aime
maintenant plus que jamais! Combien je suis content lorsque je viens
tard au choeur et que par pénitence on me fait rester après les autres
à l'église! car toi aussi tu restes souvent après les autres, et alors
sans être observé je puis te regarder un peu... m'approcher de toi
quelquefois, et le coeur me bat alors, je ne sais si c'est de crainte ou
de plaisir, mais si fort, si fort, que je crains de me trouver mal. Oh!
Marjolaine!... et pourtant il faut rester au couvent; il faut bientôt
prononcer mes voeux! Mes parents ont donné ma vie pour celle de ma
soeur: ma soeur est bien jolie aussi, et l'on dit qu'elle mourrait si
je ne prononçais pas mes voeux, parce que saint François serait irrité
contre nous.--Plains-moi, oh! plains-moi. Marjolaine! je ferai mes voeux
dans trois Jours!»

«Frère LUBIN.»

La pauvre fille, jusque-là si empressée, si vermeille et si joyeuse,
pâlit tout à coup en achevant la lecture de ce billet. Elle le cacha
dans sa gorgerette, laissa tomber son livre d'heures, et, prenant à deux
mains son tablier qu'elle porta à ses yeux, elle se prit à pleurer et à
sangloter comme une enfant.

Lorsqu'elle arriva à la closerie, elle avait les yeux tout rouges et
tout enflés. Elle se jeta au cou de sa mère en lui disant qu'elle était
malade. Sa mère voulait la déshabiller et la mettre au lit; mais elle
s'y refusa, craignant de ne pouvoir assez bien cacher, si elle quittait
sa gorgerette et son corset devant sa mère, la missive de frère Lubin.
Elle se retira donc seule dans sa chambrette, et laissant entr'ouverte
la fenêtre qui donnait sur le clos des pommiers, elle se jeta sur son
lit, et donna encore une fois un libre cours à ses pleurs, tandis que
sa mère inconsolable mettait à la hâte un mantelet pour accourir à la
Basmette et consulter maître François, dont le savoir en médecine était
connu dans tout le pays. Le père et les valets étaient aux champs, en
sorte que la désolée pauvre petite Marjolaine resta seule à la closerie.



IV

LA CHARITÉ DE FRÈRE LUBIN

En quittant le père prieur, maître François était rentré dans sa
cellule.

La cellule du frère médecin n'était point située comme les autres dans
l'intérieur du cloître; c'était une assez grande salle qui servait en
même temps de bibliothèque, et qui dépendait des anciens bâtiments du
prieuré; l'une des fenêtres avait été murée, parce qu'autrefois elle
servait de porte et communiquait avec le clos extérieur au moyen
d'un vieil escalier de pierre tout moussu, dont les restes branlants
subsistaient encore. La fenêtre qui restait était en ogive, et tout
ombragée de touffes de lierre qui montaient jusque-là et se balançaient
au vent. Une corniche de pierre en saillie, soutenue par une rangée
d'affreux petits marmousets accroupis et tirant la langue, passait sous
la fenêtre à trois ou quatre pieds environ, et se rattachait à l'ancien
balustre de l'escalier, dont il ne restait plus que trois ou quatre
colonnettes. De la fenêtre de maître François on pouvait voir le plus
beau paysage du beau pays d'Anjou. Le clos des moines, tout planté de
vignes, descendait en amphithéâtre et n'était séparé de la route que par
une haie d'églantiers. Plus loin s'étendaient d'immenses prairies, que
des pommiers émaillaient au printemps d'une pluie de fleurs blanches et
rosés; puis, plus loin encore, entre les touffes rembrunies des grands
arbres de la Chesnaie, on voyait au pied d'un coteau boisé, joyeuses et
bien entretenues, les maisonnettes de la closerie où nous avons laissé
Marjolaine.

La table sur laquelle travaillait le frère médecin était auprès de la
fenêtre, et de gros livres entassés lui servaient pour ainsi dire de
rempart. Des ouvrages en latin, en grec, en hébreu, étaient ouverts
pêle-mêle devant lui, à ses côtés et jusque sur le plancher, où le vent
les feuilletait à son caprice. Les _Dialogues de Lucien_ étaient posés
sur les _Aphorisme d'Hippocrate_, la _Légende dorée_ était coudoyée
par _Lucrèce_, un petit _Horace_ servait de marque à un immense _Saint
Augustin_, qui ensevelissait le petit livre profane devant ses grands
feuillets jaunes et bénis; le _Satyricon_ de Pétrone était caché sous le
_Traité de la Virginité_, par saint Ambroise, et près d'un gros in-folio
de polémique religieuse était ouverte la _Batracomyomachie_ d'Homère,
dont les marges étaient tout illustrées, par le frère François lui-même,
d'étonnants croquis à la plume, où les rats et les grenouilles
figuraient en capuchons de moine, en tête rases de réformé, en robes
fourrées de chattemite, en chaperons de formaliste et en gros bonnets de
docteur.

En rentrant dans sa cellule, maître François avait l'air grave et
presque soucieux; il s'assit dans sa grande chaire de bois sculpté, et
posant ses deux coudes sur la table couverte de papiers et de livres, il
resta quelques minutes immobile, caressant à deux mains sa barbe frisée
et pointue. Puis, se renversant sur le dossier de son siège, il étendit
les bras en bâillant, et son bâillement se termina par un long éclat de
rire.

--Oh! le bon moine qu'ils vont faire! s'écria-t-il. Oh! la gloire future
des cordeliers! Comme il fera croître et multiplier la sainte famille du
Seigneur! Oh! le vrai parangon des moines! et combien les femmes et les
filles se réjouiront des voeux qu'il va faire! Car, si à pas une ne
doit-il du tout appartenir, toutes, en vérité, peuvent avoir espérance
de conquérir ses bonnes grâces. Oh! comme il pratiquera bien la charité
envers le prochain, et combien d'indulgence il fera gagner aux maris
dont il confessera les femmes, et aux pères et mères dont il catéchisera
les fillettes! Dieu garde de mal ceux qui n'en diront rien et qui
voudront que pardessus tout et à propos de tout la Providence soit
bénie! Ça, voyons un peu où j'en étais de mes annotations sur les
ouvrages de Luther.

Il tira alors d'une cachette pratiquée entre le mur et la table un
in-folio chargé de notes manuscrites qu'il se mit à étudier. Parfois
il frappait du dos de la main sur le livre et souriait d'une manière
étrange en disant à demi-voix: Courage, Martin! D'autres fois, il
haussait les épaules et soulignait un passage. A un endroit où était
prédite la destruction de Rome, il écrivit en marge: _Quando corpus
destruitur, anima emancipatur._ «Quand le corps est détruit, l'âme est
délivrée.» Puis plus bas: _Corpus est quod corrumpitur et mutatur, anima
immortalis est._ «Le corps se corrompt et change de forme, l'âme est
immortelle.»

A une autre page, il écrivit encore: «Il y a une Rome spirituelle
comme une Jérusalem spirituelle. C'est la Jérusalem des scribes et des
pharisiens qui a été détruite par Titus, et les luthériens ne pourront
jamais renverser que la Rome des castrats et des moines hypocrites,
celle de Jésus-Christ et de saint Pierre ne les craint pas.»

A la fin du volume, il écrivit en grosses lettres: «ECCLESIA
CATHOLICA.--_Association universelle._ ECCLESIA LUTHERANA.--_Société de
maître Luther._» Puis il se prit à rire.

Mais bientôt reprenant son sérieux et devenant rêveur:--Eh bien! oui,
murmurait-il, la société universelle doit respecter les droits de maître
Martin, si elle veut que maître Martin se soumette aux devoirs que
la société universelle lui impose!--Brûler un homme parce qu'il se
trompe... c'est sanctifier l'erreur par le martyre. Toute pensée est
vraie par le seul courage de sa protestation et de sa résistance dès
qu'on veut la rendre esclave et l'empêcher de se produire, et l'on doit
combattre pour elle jusqu'à la mort: car la vérité ne craint pas le
mensonge, elle le dissipe par elle-même comme le jour dissipe la nuit.
C'est le mensonge qui a peur de la vérité: ce sont donc les persécuteurs
qui sont les vrais sectaires. La liberté généreuse est catholique, parce
qu'elle seule doit conquérir et sauver l'univers: elle est apostolique,
parce que les apôtres sont morts pour la faire régner sur la terre. La
vraie église militante, c'est la société des martyrs!... la liberté de
conscience... Voilà la base de la religion éternelle: voilà la clef du
ciel et de l'enfer!

Maître François rouvrit encore une fois son livre, et à un endroit où il
était parlé de la prétendue idolâtrie de l'église romaine, il écrivit:

_Quid judicas si tu non vis judicari? Libertatem postulas, da
libertatem._--Pourquoi juger si tu ne veux pas qu'on te juge? Tu veux la
liberté, donne la liberté.»

Et plus bas: «Chacun peut renverser ses propres idoles dès qu'il ne
les adore plus. Mais, si ton idole est encore un Dieu pour ton
frère, respecte le Dieu de ton frère, si tu veux qu'il respecte ton
incrédulité: et laisse-lui sa religion, pour qu'il n'attente pas à ta
vie: car l'homme doit estimer sa vie moins que ses dieux.»

Au bas d'une autre page, il écrivit encore: «Je proteste contre la
protestation qu'on impose, et quand les luthériens iront torturer les
catholiques, les vrais protestants seront les martyrs... Voilà le
vrai: le reste n'est que de la brouillerie et du grimoire... Mais que
répondrons-nous aux sorbonistes, aux subtilités d'Eckius, aux doctes
fariboles de Melanchton et aux arguments que le diable fait à maître
Martin Luther? _Solventur risu tabuloe, lu missus abibis!_» J'en accepte
l'augure, et buvons frais, dit maître François en fermant son gros
livre.

Autre argument ne peut mon coeur élire, Voyant le deuil qui vous mine et
consomme: Mieux vaut de ris que larmes écrire, Pour ce que rire est le
propre de l'homme.

Où diable ai-je pris ce quatrain? Je crois en vérité que je viens de le
faire. J'ai donc pris au fond du pot, puisque je rime déjà!

En ce moment on frappa discrètement à la porte, puis le loquet tourna
avec précaution, et la plus jolie tête de moinillon qui fût oncques
encapuchonnée regarda dans la chambre, en disant:

--Peut-on entrer, maître François?

--Comment! vous ici, frère Lubin? Mais, petit malheureux, vos épaules
vous démangent-elles? et voulez-vous que frère Paphnuce, demain au
chapitre, vous fasse donner du _miserere_ jusqu'à _vitulos_?

--Je me moque bien de frère Paphnuce, dit le novice en se glissant dans
la bibliothèque dont il referma cependant la porte avec soin et sans
bruit; il faut absolument que je vous parle; vous savez que je dois
faire profession dans trois jours?

--Frère Paphnuce ne me l'a pas laissé ignorer, mon pauvre petit frère
Lubin, et je vous en félicite de mon mieux; ce n'est pas ma faute si ce
n'est guère.

Cependant le frère Lubin s'était vite installé à la fenêtre, et, avec
des larmes au bord des yeux, il regardait du côté de la Chesnaie.

--J'ai eu bien de la peine à m'échapper, dit-il après un long silence:
frère Paphnuce me croit en oraison dans la grotte de la Basmette, d'où
l'on a déjà déplacé la statue peinte de madame sainte Madeleine, pour
mettre à sa place l'image miraculeuse de saint François, vous savez,
cette statue de bois qu'on habille en vrai franciscain, et qui pleure,
dit-on, lorsque l'ordre est menacé de quelque danger; est-ce vrai cela,
maître François?

--Vous pouvez le croire, puisque vous ne l'avez jamais vu, dit le frère;
moi, je n'en douterais que si je le voyais.

--Enfin, je me suis glissé le long du jardin et j'ai trouvé
entre-bâillée la porte du prieuré. Je m'y suis glissé sans que personne
me voie... et me voilà. Oh! que j'avais besoin de vous parler!...
et puis, des fenêtres qui donnent sur le cloître, on ne voit pas la
Chesnaie et la closerie où j'ai joué tant de fois lorsque j'étais encore
tout enfant!

--Ah! oui, je sais avec la petite Marjolaine, n'est-ce pas?

--Chut! taisez-vous, maître François, s'écria le novice en rougissant
jusqu'aux oreilles; si quelqu'un nous entendait!

--Eh bien! que comprendrait-il? pourvu qu'il ne puisse pas voir, comme
moi, que vous pleurez en regardant la closerie, et que vous regrettez la
charmante enfant, qui est devenue une délicieuse jeune fille...

--Oh! silence! je vous en prie, ne me dites pas de ces choses-là.
Comment pouvez-vous deviner? Comment pouvez-vous savoir?... Je ne l'ai
même pas dit à mon confesseur!

--Si j'étais votre confesseur, je le saurais précisément parce que vous
ne me l'auriez pas dit et vous me le dites à moi, précisément, parce que
je ne suis pas votre confesseur.

--Mais, mon Dieu, qu'est-ce que je vous dis donc, mon frère? Mais je
vous assure bien que je ne vous ai rien dit du tout.

--Pas plus qu'à Marjolaine, n'est-ce pas?

--Oh! mais vous êtes donc sorcier! Voilà maintenant que vous savez!...
Mais au surplus, je pourrais bien vous dire que non. Comment ferais-je
pour lui parler, je ne puis la voir qu'à l'église?

--Aussi y vient-elle bien régulièrement, la dévote petite fillette au
nom doux et bien odorant! Et vous l'aimez bien, n'est-ce pas? J'entends
d'affection fraternelle et charitable, celle que l'Évangile nous
commande de partager entre tous nos frères, et ne nous défend pas non
plus d'étendre un peu jusqu'à nos soeurs!

--C'est vrai que Marjolaine est bien modeste et bien pieuse.

--Elle est aussi bien aimable et bien jolie. C'est cela que vous diriez
d'abord, si vous l'osiez.

--Oh! pour cela, je n'en sais rien, dit le novice en prenant un air
ingénu et en baissant les yeux.

--Aussi vous voilà bien décidé à faire profession?

--Hélas! fît en soupirant le frère Lubin; et tournant les yeux vers la
closerie, il laissa tomber deux grosses larmes.

--Frère Lubin! frère Lubin! cria dans le corridor une voix trop facile à
reconnaître et trop bien connue des novices.

--Ah! mon Dieu! voilà à présent frère Paphnuce qui me cherche dans le
prieuré; s'il vient ici, je suis perdu!

--Cachez-vous! lui dit maître François en se levant et en allant
doucement vers la porte.

--Mais où me cacher? Derrière cette pile de livres, il me verra. Mon
Dieu! mon Dieu! que je suis malheureux!

--Vite! dit frère François, il approche; enjambez la fenêtre, mettez
vos pieds en dehors sur la corniche et cachez-vous dans l'angle du mur.
Prenez garde de tomber dans la vigne, les échalas vous feraient mal.

Le novice accomplit promptement l'évolution commandée par le médecin, et
il avait à peine fini, qu'on entendit heurter assez rudement à la porte
de la cellule.

Frère François ouvrit lui-même, et vit, comme il s'en doutait bien, la
figure blême et renfrognée du terrible maître des novices.

--Frère Lubin n'est pas ici? demanda Paphnuce.

--Vite, mon frère, asseyez-vous. Vous n'êtes pas bien, je vous assure;
laissez-moi tâter votre pouls. Parbleu! cela ne m'étonne pas, il faut
aller vous coucher, vous avez la fièvre.

--Frère Lubin n'est pas ici? répéta le maître des novices avec humeur.

Maître François éclata de rire et demanda à son tour:

--Le père prieur est-il ici?

--Pourquoi cette demande?

--Pourquoi la vôtre? Frère Lubin est-il plus invisible que le frère
prieur, et pourrait-il être ici sans qu'il fût possible de l'apercevoir?

--Il y est venu du moins.

--Doucement, doucement, mon frère! Vous me demandez s'il y est venu,
bien que vous ne l'ayiez pas vu y venir, et vous me demandiez tout à
l'heure s'il y était, bien que vous ne le vissiez pas; vous parlez donc
métaphysiquement et en esprit? Or, qu'il soit ici en esprit et qu'il y
soit venu en esprit, à cela je puis vous répondre que je vous en dirai
mon sentiment quand l'Université de Paris aura sorbonificalement
matagrobolisé la solution quidditative de cette question mirifique:
_Utrum Chimoera in vaciium bombinans possit comedere secundas
intentiones._

--Vous êtes toujours moqueur, mon frère, dit Paphnuce en radoucissant sa
voix, tandis qu'il se mordait la lèvre et lançait en dessous au railleur
un regard de haine implacable; je désire vous voir toujours aussi gai,
et qu'au jour du jugement notre Seigneur n'ait pas à se moquer de vous à
son tour!

--Vrai! je le voudrais, ne fût-ce que pour le voir rire, ce bon Sauveur,
qu'on nous peint toujours pleurant, malingre et meshaigné! Le sourire
siérait si bien à son doux et beau visage! Et ses grands yeux toujours
pleins de sang et de larmes s'illumineraient si bien d'un rayon de
franche gaieté! M'est avis qu'alors le ciel attendri s'ouvrirait et
que les pauvres pécheurs y entreraient pêle-mêle, ravis en extase et
convertis par la risette du bon Dieu. Si bien que le grand diable
lui-même ne pourrait se tenir d'en être ému et d'en pleurer; puis,
pleurant rirait de voir rire, et riant pleurerait de n'avoir pas
toujours ri d'un si aimant et si bon rire, et, pour l'enfer comme pour
le ciel, ce jour-là ce serait dimanche!

--Impie! murmura le maître des novices!

--Soignez-vous, mon frère, dit maître François, vous avez de la bile;
vos yeux sont jaunes. Prenez des remèdes, vos fonctions naturelles
doivent être gênées.

En ce moment, une femme se présenta timidement à la porte et fit une
profonde révérence. Frère François, en sa qualité d'habile médecin,
avait le privilège unique de recevoir des visites de toutes sortes, et
c'est pourquoi on l'avait logé hors du cloître, dans les bâtiments
du prieuré, qui servaient aussi d'hôtellerie pour les étrangers de
distinction lorsqu'il en venait au monastère. Ce privilège déplaisait
fort au frère Paphnuce, et c'était là le commencement de sa haine contre
le frère médecin.

--Entrez, ma bonne, dit frère François; justement nous ne sommes pas
seuls et nous pouvons vous recevoir ici. Frère Paphnuce voudra bien
rester et nous tenir compagnie.

--Non, dit sèchement le maître des novices; que je ne vous dérange pas.
Vous êtes en dehors de la règle; autant vaut vous y mettre tout à fait.
Je vais chercher frère Lubin, car il faut que je sache où il peut être
caché.

--Bonne chance, mon frère! dit maître François. Et Paphnuce sortit, en
laissait toutefois la porte ouverte.

--Eh bien! bonne mère Guillemette, qu'y a-t-il de nouveau à la closerie
de la Chesnaie? dit avec bienveillance le frère médecin en s'adossant à
la fenêtre.

--Hélas! mon frère, ma pauvre Marjolaine est malade! Cela l'a prise au
retour de l'office; elle est pâle, elle pleure, elle veut être seule et
ne veut pas dire ce qu'elle a.

--Hum!... La petite n'est pas loin de ses dix-sept ans, je pense?

--Oh! mon frère, ce n'est pas ce que vous pensez. La pauvre enfant ne
songe pas à mal; elle ne se plaît qu'à l'église.

--C'est que probablement celui qu'elle aime ne va pas à la danse?

--Frère François! frère François! disait tout bas Lubin, caché derrière
l'appui de la croisée, ne dites rien, je vous en prie!

--Tenez, la mère Guillemette, poursuivit le frère médecin, il faut
marier Marjolaine.

--Mais non!... mais non!... dit frère Lubin.

--Et à qui la marier, mon bon frère? La petite coquette ne veut entendre
parler de personne.

--C'est que vous ne lui parlez jamais de celui qu'elle voudrait bien.

--Oh! mon Dieu, elle aurait bien tort de croire que je la contrarierais
si elle avait une inclination, et son père veut tout ce que je veux.
Nous lui donnons peu de chose, mais c'est notre fille unique, et la
closerie est à nous: elle restera avec nous tant qu'elle voudra, et nous
la croirons toujours assez richement mariée si elle l'est selon ses
désirs.

--Voilà qui est bien et sagement pensé. En effet, une fille vendue
ne sera jamais une femme honnête, et celle qui se marie pour un écu
trompera son mari pour une pistole, en cas qu'elle soit vertueuse,
autrement ce sera pour rien.

--C'est bien aussi ce que je dis toujours à Guillaume, et il me comprend
bien; car lui, ce n'était pas pour ma dot qu'il m'a prise; son père
voulait l'empêcher de se marier avec moi et lui avait défendu de me
parler; le pauvre garçon avait tant de chagrin qu'il voulait s'enrôler
dans les francs taupins ou ailleurs. La veille de son départ, du moins à
ce qu'il pensait, j'étais seule dans ma petite chambre, justement comme
Marjolaine est seule dans ce moment-ci; j'avais laissé ma fenêtre
entr'ouverte; tout à coup voilà un jeune gars qui saute dans la chambre
et qui se jette à deux genoux en pleurant: je viens vous faire mes
adieux, me disait il d'un ton de voix à me navrer le coeur. J'étais
toute saisie; mais enfin ne pouvant plus y tenir, je lui ai tendu les
bras... et... que voulez-vous que je vous dise?... il a bien fallu après
cela nous marier, car tout le monde aurait jeté la pierre aux parents de
Guillaume.

--Eh! qu'auriez-vous fait si le père de Guillaume avait fait comme Jean
Lubin, par exemple, s'il eût voué son fils à saint François?

--Ah! oui, j'aurais dit que Guillaume s'était voué à moi, et que saint
François, étant le plus raisonnable et surtout le moins compromis dans
l'affaire, c'était lui qui devait céder. Et tenez, vous parlez de Jean
Lubin; mais croyez-vous qu'il ne se repente pas à l'heure qu'il est
d'avoir mis son fils au couvent, un si bel enfant, et qui promettait
d'être à la fois si doux et si malin!

--M'est avis, dit maître François, que pour changer la résolution de
Jean Lubin, il suffirait que son fils fût surpris comme Guillaume dans
la chambrette d'une jouvencelle; mais le moyen? Le portier du couvent
ne laisse pas sortir les novices, et il ne leur est pas même permis
de venir au prieuré, le seul endroit où il soit possible de sortir en
descendant par la fenêtre.

En achevant cette phrase, frère François regarda dans le clos par-dessus
son épaule et se mit malicieusement à rire: Frère Lubin avait disparu.

--Allez, bonne femme, allez, dit le frère médecin, l'indisposition de
Marjolaine n'aura pas de suites fâcheuses, mais ne la laissez pas
seule plus longtemps, et souvenez-vous de la jeunesse de Guillaume. Où
travaille-t-il en ce moment?

--Il est justement occupé à la vigne de Jean Lubin qui l'a prié de lui
aider comme son ami et son compère, je viens de les voir de loin en
passant près des grands poiriers.

--Eh bien! allez vite les rejoindre et menez-les avec vous à la chambre
de Marjolaine; vous approcherez tout doucement, et si les oiseaux
sont au nid vous les prendrez sans les effaroucher. A revoir, mère
Guillemette!

--Oh! mon Dieu! vous me faites peur. Mais ce n'est pas possible, et
d'ailleurs comment sauriez-vous?...

--Tenez, mère Guillemette, dit frère François en faisant approcher
la bonne femme de la fenêtre, n'est-ce pas là-bas, au bout de
la maisonnette qu'on voit d'ici, qu'est la chambre de la petite
Marjolaine?...

--Mais oui... mais oui. Ah! mais, qu'est-ce que c'est donc que cela?
On dirait qu'il y a quelqu'un qui lui parle par la fenêtre... Je ne
distingue pas très-bien... mais je crois voir une robe brune; c'est sans
doute la mère Barbe ou la vieille Marguerite... mais elles ont donc
sauté par-dessus la haie, puisque j'ai fermé la porte à la clef... Bon!
la voilà qui entre et la fenêtre qu'on referme. Qu'est-ce que c'est
donc? qu'est-ce que c'est donc que cela?

--Décidément, il faut que frère Lubin ait pris la fuite par-dessus les
murs! s'écria en même temps la voix de frère Paphnuce qui revenait tout
essoufflé, on ne le trouve nulle part.

--Je vais le chercher avec vous si vous le désirez, mon frère, et quant
à vous, mère Guillemette, doucement et de la prudence: vous connaissez
le mal et vous en savez le remède. Allez vite, et si vous n'arrivez pas
assez à temps pour empêcher une petite crise, faites en sorte qu'elle
tourne à bien, et votre malade est sauvée.

LA VIGILE DE SAINT FRANÇOIS

Sous le choeur de l'église des frères, il y avait une crypte assez
profonde, au fond de laquelle était l'autel de la Madeleine; de chaque
côté de l'autel était figuré un enfoncement dans les roches fermé par
une grille où l'on entrevoyait les statues agenouillées et peintes au
naturel de saint Antoine et de saint Paul, premier ermite. En face de
l'autel, était placée dans une niche assez spacieuse, dont la porte
historiée et dorée s'ouvrait et se fermait à deux battants, la statue du
grand saint François d'Assise.

Or, il était d'usage au couvent de la Basmette que les moines vinssent
processionnellement échanger les statues de saint François et de la
Madeleine, Mme sainte Madeleine faisant alors au patron de la communauté
tous les honneurs du grand autel.

Les deux statues étaient donc mobiles et portatives, et la force d'un
homme suffisait pour les enlever de leur place et les rétablir au
besoin. Tout ceci est assez important à noter pour la suite de cette
histoire. Le peuple n'était admis qu'aux grands jours de fête dans la
crypte de la Basmette, aussi ne manquait-il jamais de s'y faire force
miracles ces jours-là.

Sous la niche de saint François il y avait une petite porte cadenassée
et verrouillée: c'était la porte des caveaux. Ces caveaux avaient une
double destination, ils devaient servir de sépulture pour les morts, et
de prison pour les vivants. La porte en était peinte en noir avec une
tête de mort en relief peinte en blanc, et cette inscription en lettres
gothiques au-dessus du crâne: _Requiescant_, puis au-dessous, en plus
gros caractères: IN PACE. C'est pourquoi on appelait la porte noire la
porte de l'_in pace_.

Or, la veille même de Saint-François, deux jours après les aventures que
nous venons de raconter, pendant que les moines chantaient en choeur
dans la crypte de la Basmette, un prisonnier pleurait et se désespérait
à vingt pieds au moins sous terre, dans une cellule des caveaux.

Dans un espace de quatre à cinq pieds carrés, assis sur une grosse
pierre que couvrait une natte terreuse et humide, plié en deux et la
tête cachée dans ses bras, qu'il appuyait sur ses genoux, le pauvre
pénitent involontaire eût ressemblé à une statue, sans le mouvement
convulsif et régulier que lui faisaient faire ses sanglots. Un peintre
espagnol eût volontiers pris modèle sur lui pour représenter le
désespoir de la damnation et l'immobilité douloureuse et tourmentée du
découragement éternel.

Tout à coup il tressaillit, et relevant la tête il prêta l'oreille: ses
grands yeux noirs se dilatèrent d'épouvante; un rayon blafard de la
lampe suspendue dans l'angle du cachot vint pâlir encore sa figure
blême. Oh! comme il est changé depuis deux jours! et qui pourrait
reconnaître là le sémillant novice de la Basmette, le disciple de maître
François, ce fripon de frère Lubin?

Hélas! sa bouche lutine avait déjà désappris le rire et la causerie
clandestine; ses couleurs rosées s'étaient changées en pâleur; ses yeux
seuls étaient brillants encore, mais leur expression avait bien changé!
Ce n'était plus seulement le feu de la jeunesse qui les faisait
étinceler à travers les larmes, c'était comme l'extase d'une vision
d'amour, ou plutôt ce n'en était que le souvenir; car au doux songe
avait succédé un si affreux réveil, que le pauvre novice hésitait entre
deux pensées et se demandait si son rêve d'amour n'était pas la réalité,
et si ce n'était pas pour s'être endormi trop heureux qu'il luttait
maintenant contre une chimère épouvantable.

Ce qui l'avait fait tressaillir, c'était le chant des moines dans la
crypte, dont la lente psalmodie retentissait sourdement au-dessus de sa
tête.

--Plus de doute, s'écrie-t-il, ce sont mes funérailles! je suis mort et
enterré pour toujours... le voeu de mon père n'a pas pu être révoqué. Il
faut que je meure ici lentement pour conserver les jours de ma soeur...
Oh! Marjolaine, Marjolaine! il m'eût été plus doux de mourir pour toi!

Et laissant retomber sa tête sur ses bras et sur ses genoux, il se prit
à pleurer si amèrement que ses larmes coulaient jusqu'à terre.

Tout à coup il lui semble qu'un bruit sourd se fait près de lui dans la
muraille: quelques fragments de salpêtre et de mousse blanche tombent
sur sa tête nue; il se relève encore une fois avec épouvante et regarde
fixement la muraille... il ne se trompe pas: une grosse pierre remue
d'elle-même et semble vouloir sortir de la place où elle est scellée. Le
novice pousse un grand cri... ô merveille! la muraille lui répond, et
une voix sortie d'entre les pierres l'appelle plusieurs fois par son
nom: frère Lubin! frère Lubin!

--Qui m'appelle? dit le prisonnier tout tremblant. Oh! si vous êtes un
mort, ne descendez pas ici avec vos yeux creux et vos grands bras de
squelette, vous me feriez mourir d'effroi!

--Je ne suis pas plus mort que vous, lui dit la voix, plus rapprochée,
tirez à vous cette pierre qui s'ébranle, et prenez garde qu'elle ne
vous tombe sur les pieds; vous la poserez doucement à terre, et si vous
entendez venir quelqu'un à la porte de votre cachot, vous la remettrez à
sa place le plus proprement possible. Faites vite et ne craignez rien.

Frère Lubin ne se le fit pas dire deux fois, car il lui semblait bien
reconnaître cette fois la voix de celui qui lui parlait. Il se lève donc
promptement, et voyant la pierre qui sort d'elle-même de sa place,
la tire, la soutient de son mieux, car elle était lourde, et la fait
glisser jusqu'à terre. Alors par l'ouverture qui vient, de se faire, il
voit passer une tête... et cette tête n'a rien d'effrayant pour lui;
car, comme il osait à peine l'espérer, c'est celle de maître François.

--Enfin! s'écrie le frère médecin avec son accent toujours joyeux, vous
voici donc, maître renard! et ce n'est pas sans peine qu'on découvre
votre terrier! Pauvre garçon, il a bien pleuré! il est bien pâle! Mais
courage, courage! c'est demain la fête, et c'est demain que la gentille
Marjolaine s'appellera Mme Lubin.

--Que dites-vous là, mon Dieu! et par où êtes-vous venu ici? dit frère
Lubin tout effaré.

--Ça, avant que je vous réponde, donnez-moi de vos nouvelles, dit maître
François; car dans le couvent on parle diversement de votre aventure.
Je ne vous ai point revu depuis que vous avez disparu de ma fenêtre
derrière laquelle vous étiez caché. Comment donc vous a-t-on surpris,
comme on le raconte, dans la chambre de Marjolaine? Et pourquoi vous
a-t-on mis dans ce cachot, vous qui n'êtes encore qu'un novice, et qui,
par conséquent, ne pouvez être puni pour avoir enfreint vos voeux,
puisque vous n'en avez pas fait?

--Mon frère, me pardonnerez-vous? dit frère Lubin tout confus, j'étais
l'ami d'enfance, le petit mari de ma pauvre chère Marjolaine, j'ai
entendu dire qu'elle était malade... et vous ne savez pas tout ce que
cela m'a donné d'inquiétude, car c'est moi qui en étais cause. Le matin
même, je lui avais écrit que je ferais mes voeux dans trois jours. Quand
j'ai entendu dire qu'elle souffrait, il m'a semblé déjà la voir morte,
et j'ai eu aussi envie de mourir; mais j'ai cru alors que mon seul
devoir était de lui dire adieu et de lui répéter encore une fois: C'est
pour ma soeur, Marjolaine, c'est pour ma soeur et pour le voeu de mon
père, que je dois me donner à Dieu, moi qui ne voudrais être qu'à vous!
Oh! par pitié, pardonnez-moi et ne mourez pas, Marjolaine; que je vous
voie encore quelquefois à l'église, prier pour moi qui n'oserai plus
vous regarder... ou bien, si vous voulez mourir, laissez-moi vous
embrasser encore une fois comme nous le faisions, sans offenser Dieu,
lorsque nous étions petits enfants; puis, l'un près de l'autre,
reposons-nous, en priant Dieu de nous faire mourir ensemble... Voilà ce
que je voulais lui dire, et voilà ce que je lui ai dit; car, apprenant
qu'elle était seule, et trouvant l'occasion si belle, je me suis glissé
le long de la corniche, je suis descendu par le vieil escalier, qui a
failli crouler sous moi, puis j'ai franchi la haie du clos et je suis
allé tout courant jusqu'à la chambre de Marjolaine... Oh! si vous aviez
vu comme elle était triste! et à cette tristesse si grande, quelle joie
soudaine a succédé en me voyant! Elle a pleuré avec moi, moitié de
chagrin, moitié de joie; nous nous sommes embrassés comme quand nous
étions enfants, mais nous avons bien senti que dans ce temps-là nous
n'avions pas encore été séparés, aussi ne nous embrassions-nous pas
alors avec tant de plaisir. C'était maintenant un sentiment si doux, que
cela nous faisait presque mal à force de nous rendre heureux. Marjolaine
a tout d'un coup pâli et chancelé... O mon Dieu! dit-elle, il me semble
que je m'en vais... Je mourrai du moins bien heureuse... Marjolaine!
Marjolaine! m'écriai-je en pleurant. Et je la tenais dans mes bras,
perdant la tête, ne sachant plus que faire, et l'embrassant malgré moi
mille fois encore pour la faire revenir à elle. Il-me semblait aussi que
la tête me tournait et que j'allais être malade; mais je n'y pensais
pas, je ne m'occupais que de Marjolaine... Je suis parvenu enfin
à dénouer son lacet et à la desserrer un peu; si bien qu'elle a
entr'ouvert les yeux et fait un grand soupir... lorsque tout à coup
son père et le mien sont entrés avec la mère Guillemette. Je ne sais
pourquoi j'ai été tout honteux, car je ne faisais rien de mal; et
pourtant ils m'ont grondé, comme si tout était perdu. Mon père et la
mère Guillemette se sont même interposés pour m'éviter des coups de
bâton que voulait me donner le père de Marjolaine... «Allons, allons,
disaient-ils, il faut vite les marier et tout sera dit: frère Lubin
n'est encore que novice.» Mon père alors a parlé de son voeu; mais la
mère Guillemette lui a dit cette phrase que j'ai bien retenue, car elle
m'étonnait beaucoup: «Saint François ne peut pas vouloir qu'une honnête
fille soit déshonorée.» Pourquoi donc Marjolaine serait-elle déshonorée?
Parce que je suis allé lui dire adieu? Il me semble bien que nous
n'avons rien fait de mal ensemble, à moins que ce ne soit un si grand
crime que de s'embrasser! Et pourtant n'est-ce pas naturel, lorsqu'on
s'aime bien? et les petits enfants font-ils des péchés, lorsqu'ils
embrassent de toutes leurs forces leurs mères ou leurs petites soeurs?
Il y a dans tout cela quelque chose que je ne comprends pas, mon bon
frère François, et c'était pour vous prier de m'instruire un peu, si
vous le pouviez, que je voulais toujours aller vous voir, malgré frère
Paphnuce, qui m'en empêchait... Enfin, nous en étions là, et tout le
monde semblait d'accord; mais mon père a voulu me ramener d'abord à
l'abbaye pour prendre congé du père prieur. Frère Paphnuce s'est trouvé
là: il a jeté feu et flamme, a menacé mon pauvre père de la damnation
éternelle, lui a dit que saint François seul, par un miracle
authentique, pouvait le dégager de son voeu, et que, le jour de là fête,
une messe serait dite à cette intention. Mon pauvre père n'a rien osé
dire, car vous savez qu'il est dévot et que sa conscience se trouble
assez facilement. Il m'a donc laissé, malgré mes prières, entre les
mains de ce méchant frère Paphnuce qui, sans me rien dire, m'a pris
par le bras et m'a conduit dans la crypte, où il m'a fait faire amende
honorable devant tous les saints qui s'y trouvent; puis, se faisant
aider du frère sacristain et du portier, qui lui est tout dévoué, ils
m'ont descendu ici, où je pense qu'ils veulent me laisser mourir.

--Doucement, dit maître François; la Providence ne veille-t-elle pas sur
ses enfants, et les médecins ne sont-ils pas là pour empêcher les jeunes
gens de mourir? A ceux-là il faut conserver la vie qui ont des jours de
bonheur à vivre en ce monde. Ne vous désolez donc pas, frère, depuis
longtemps je veille sur vous et ne veux pas que vous mouriez. Bien plus,
je veux que vous soyez heureux, et qu'au lieu de servir le démon dans
la tristesse du cloître, vous serviez Dieu dans la joie des affections
légitimes et les devoirs de la famille. Ayez patience seulement, et
faites bien attention à tout ce que je vais vous dire.

De tout ce que vous m'avez raconté, continua maître François en
s'adressant au frère Lubin, rien ne m'étonne, et les choses jusqu'à
présent ont marché par le chemin que j'avais prévu: le tout maintenant
est de les faire arriver convenablement et à point. Sachez d'abord que
j'ai soigneusement examiné l'autel et la statue de saint François, car
je crains pour la fête de demain, de la part de frère Paphnuce, quelque
supercherie en manière de faux miracle, pour retourner l'esprit des
bonnes gens et obliger votre père à acquitter son voeu.

--Est-ce possible? dit frère Lubin.

--Non pas seulement possible, mais très-probable, et de plus
très-facile, si nous n'y mettions bon ordre. Voici ce que j'ai
découvert. La statue de saint François est creuse, pour être d'un
transport plus facile, et elle s'adapte sur l'autel au moyen de quatre
pitons en fer qui assujettissent les pieds. Or, l'autel aussi est creux,
et l'on y serre les chandeliers et les cierges de rechange. Il s'ouvre
par une porte placée du côté gauche et qui se referme à l'aide d'un
petit verrou. Or, dans le gradin supérieur de l'autel, juste entre les
pieds et sous la robe traînante de saint François, il y a une petite
trappe, juste de quoi passer la tête, en sorte qu'une personne cachée
dans l'autel pourrait très-bien, sans être vue, et grâce à la cavité de
la statue, faire parler saint François lui-même, de façon à faire crier
miracle à plus de vingt lieues à la ronde.

Ne vous inquiétez pas de tout ceci: cela me regarde et je m'en charge.
Seulement, si demain, comme je l'espère, on vient vous chercher pour
vous présenter à l'autel et vous faire choisir entre les voeux de
religion et votre aimable fiancée, ayez soin de vous mettre à genoux du
côté gauche et de fermer la porte de l'autel au verrou, sans qu'on s'en
aperçoive, si vous remarquez qu'elle soit ouverte.

Si, contre toutes mes prévisions, on ne venait pas vous chercher, voici
ce que vous aurez à faire. Sachez que depuis longtemps je rêvais au
moyen de délivrer le premier malheureux que la fausse religion des
moines condamnerait au supplice de l'_in pace_, et que j'ai profité pour
cela de la liberté assez grande dont je jouis dans le couvent, grâce à
ma double réputation de prédicateur et de médecin. Or, voici ce que j'ai
trouvé.

Il y a derrière l'église, dans le clos du vieux cimetière, un puits
à peu près desséché ou du moins rempli de bourbe assez épaisse, qui
autrefois, dit-on, a été la frayeur universelle du couvent et de tout le
pays, attendu que par la bouche de ce puits on entendait les soupirs des
âmes du purgatoire. J'ai réfléchi à cette chronique et j'ai observé que
le fond du puits ne devait pas être loin des caveaux de l'_in pace_.

J'ai donc commencé par jeter dans le puits tout ce que j'ai pu ramasser
de fagots, de vieilles planches et même une grosse barrique, pour être
moins en danger de m'y embourber en y descendant.

Puis j'ai assujetti fortement à la margelle plusieurs cordes garnies
de noeuds. J'avais soin de ne faire tout cet ouvrage que la nuit,
ou pendant que les frères étaient à l'office, puis j'avais soin de
recouvrir l'ouverture du puits avec les vieilles planches qui avaient
été mises là depuis un temps immémorial.

Je suis parvenu ainsi à descendre sans trop de dangers dans le puits et
à remonter de même. J'y allais et j'en revenais sans être aperçu, car le
mur du vieux cimetière est très-facile à escalader, et sépare seul en
cet endroit les bâtiments et les jardins du cloître d'avec le clos du
prieuré.

--C'est vrai, s'écria frère Lubin. Suis-je assez sot de ne pas m'en être
aperçu!

--En m'orientant bien, continua maître François, j'ai trouvé l'endroit
qu'il fallait attaquer et j'ai commencé un conduit souterrain allant du
fond du puits à l'_in pace_; et, en effet, après avoir creusé environ
deux ou trois pieds dans la terre, j'ai rencontré le tuf: c'était la
muraille de votre cachot.

J'avais laissé mon travail en cet état, lorsque votre emprisonnement de
ces jours derniers m'a fait sentir l'urgence de continuer mon ouvrage;
j'ai donc agrandi mon souterrain, descellé doucement les pierres, et je
suis enfin heureusement arrivé jusqu'à vous.

--O frère François, vous êtes mon ange sauveur! Vite, il faut me tirer
d'ici... Je veux la revoir, je veux rassurer Marjolaine.

--Patience, jeune homme, il faut que vous restiez jusqu'à demain. Le
frère Paphnuce, que j'ai interpellé ce matin au Chapitre, au sujet
de votre emprisonnement, a déclaré qu'il avait seulement voulu vous
effrayer pour vous faire rentrer en vous-même; demain, votre famille et
celle de Marjolaine seront réunies près de l'autel de saint François,
et votre père viendra demander l'absolution de son voeu. Ce que désire
frère Paphnuce, c'est qu'il n'en soit pas absous et que vous fassiez
profession: mais il a promis de vous remettre ce jour-là entre les mains
de votre famille; s'il tient sa parole, on viendra vous chercher, et je
me charge de tout le reste; si, au contraire, la journée de demain se
passait sans qu'on fut venu vous délivrer, vous retirerez encore deux
pierres, et vous passerez par ici: vous trouverez dans le puits les
cordes toutes préparées, et vous vous sauverez chez vos parents.
Maintenant, silence. Remettez la pierre à sa place, faites un peu de
boue avec l'eau de votre cruche, et bouchez les interstices de manière
qu'on ne puisse voir qu'elle a été dérangée, et... à demain.

--Oh! frère François, mon père, mon sauveur, que je vous embrasse!

--Doucement! doucement! La peste soit du petit drôle, qui a failli me
démancher le cou! Faites vite ce que je vous ai dit, et soyez sage.

Frère François avait disparu, la pierre était remise à sa place, et
frère Lubin, déjà tout consolé, pensait vaguement à la beauté de
Marjolaine, lorsqu'il entendit grincer une clef dans la serrure rouillée
de la porte de son cachot.

--Vient-on déjà me délivrer? s'écria-t-il; mais il recula glacé
d'épouvanté lorsqu'il vit trois hommes couverts de robes noires, et dont
les cagoules pointues ne laissaient voir que les yeux.

Tous trois avaient des torches à la main, et de plus l'un tenait un
crucifix, l'autre une corde et le troisième un paquet enveloppé de linge
blanc. Frère Lubin crut voir trois fantômes ou trois bourreaux. Il
pensait qu'on venait l'étrangler, et que le paquet blanc qu'on portait
était son linceul.

--A mon secours! s'écria-t-il. Mon père! maître François! Marjolaine!...

--Un rire sinistre lui répondit.

--Dépouillez-le de ce saint habit qu'il s'est rendu indigne de porter!
dit la voix de celui qui portait le crucifix.

Lubin reconnut cette voix: c'était celle de frère Paphnuce.

Les deux assistants s'emparèrent du novice, malgré ses prières et ses
cris, et le dépouillèrent de son habit religieux.

--Maintenant, dit Paphnuce en lui présentant le crucifix, faites un acte
de contrition.

--O mon Dieu! que va-t-il donc m'arriver! dit frère Lubin, est-ce que
vous voulez me donner la mort!

--Il va vous arriver quelque chose de bien plus affreux que la mort, dit
le maître des novices: vous avez déjà perdu, par votre faute, le saint
habit de religion. Tenez, prenez cela, ajouta-t-il en jetant à celui qui
tenait une corde la défroque du novice, dont il fit aussitôt un paquet;
et vous, dit-il à l'autre, déployez devant ce petit malheureux sa livrée
d'ignominie... Ah! vous croyez que vous allez mourir! vous le voudriez
bien, peut-être, pour ensevelir votre honte dans le tombeau. Mais,
non, vous ne mourrez pas... On va seulement vous rendre votre vêtement
séculier, et vous laisser à vos réflexions: puissent-elles amener une
conversion salutaire! Vous renouvellerez demain votre amende honorable
devant l'autel de saint François.

--_Deo gratias!_ dit le novice; je l'ai échappé belle, et je m'estime
assez heureux d'en être quitte à ce prix-là!



VI

LE MARIAGE MIRACULEUX

Le lendemain, les rideaux du lit de l'Aurore étaient encore parfaitement
tirés, et cette vieille déesse mythologique qui se rajeunit tous les
matins en prenant des bains de rosée et en s'enluminant de vermillon,
dormait encore profondément lorsque les cloches de la Basmette, secouant
dans les nuages leurs carillons à grande volée, réveillèrent les petits
oiseaux et firent palpiter deux jeunes coeurs qui ne dormaient pas.

La porte de la petite chambre de Marjolaine s'ouvrit doucement et laissa
arriver la lueur d'une lampe jusque sur le jupon blanc de la jeune
fille, qui s'était levée sans lumière et commençait déjà à s'habiller.

--Tu te lèves donc, ma pauvre enfant? dit en entrant la mère
Guillemette.

Marjolaine alors courut dans les bras de sa mère, qui, posant sa lampe
sur un bahut, lui souriait avec des larmes dans les yeux, et toutes deux
se tinrent longtemps embrassées, ne pouvant faire autre chose, ni rien
trouver à se dire, mais pleurant toutes deux en silence, et goûtant je
ne sais quelle triste joie dans cet épanchement douloureux.

La mère fut la première qui s'efforça de parler pour réconforter et
consoler sa chère fille.

--Allons, bon courage, Marjolaine, bon courage! Je te crois: je sais que
tu es innocente: les hommes ne comprennent pas cela; mais, nous autres
femmes, nous savons bien ce que c'est que d'aimer... et vois-tu,
Marjolaine... ils ont beau dire et nous en faire un crime... c'est la
plus belle chose de la vie.

Marjolaine se rejeta alors dans les bras de sa mère, les joues
enflammées et les yeux brillants, et l'embrassa encore une fois de toute
sa force pour la remercier de ce qu'elle venait de dire.

--Je viens t'aider à faire ta toilette, ma chère enfant, laisse-moi te
soigner encore comme je faisais quand tu étais toute petite: laisse-moi
diviser encore tes grands cheveux sur ton front, et les relever derrière
ta tête. Allons, essuyez donc les larmes qui troublent vos yeux,
mademoiselle, si vous voulez que maman vous trouve jolie! Riez donc un
peu qu'on voie vos jolies petites dents blanchettes et si bien rangées!
Mais, vraiment, ce linge blanc et brodé vous sied à ravir, et vous
rendriez jalouses de vraies demoiselles du château! Laissez-moi faire
maintenant et ne regardez pas, c'est quelque chose que je vous ai gardé
et que je veux vous attacher moi-même sur votre beau petit cou blanc que
j'ai embrassé tant de fois.

--Oh! quoi, mère, une chaîne d'or... la vôtre!...

--Oui, petite Marjolette... eh bien! pleurerez-vous encore.... Tu fais
un gros soupir! oh! va, ne crains rien, je t'aime tant qu'il ne saurait
t'arriver malheur: tu es sous la protection de la Vierge, la patronne
de toutes les mères; et si saint François, qui n'a jamais eu d'enfants,
veut faire le méchant, le bon Dieu, qui est notre père à tous et qui ne
refuse rien à Marie, sa digne mère, le mettra bien à la raison.

Pendant que la bonne Guillemette s'empressait autour de sa fille, une
teinte de pourpre avait envahi l'horizon, et les feuilles de vigne qui
tremblaient à la fenêtre se coloraient d'un reflet de rubis et d'or; de
petits bouquets de nuages orangés et lilas s'éparpillaient dans le
ciel, comme on voit jaillir les feuilles de roses des corbeilles de la
Fête-Dieu. Les cloches, qui avaient cessé un instant de chanter
matines, comme pour faire place au gazouillement infini d'une multitude
d'oiseaux, se remirent à carillonner de plus belle et d'une voix plus
claire, comme des chantres après boire. Leur musique, cette fois, était
plus gaie et portait moins à la rêverie. Toute la campagne fleurissante
et verdoyante, toute diaprée de fleurs, diamantée de rosée et recueillie
dans le voile de gaze ou s'enveloppait encore la fraîcheur du matin
aspirée par un doux soleil, semblait une jeune mariée ou tout au moins
une charmante fille d'honneur en son bel habit de gala. On frappa alors
plusieurs petits coups à la grande porte de la Closerie. Guillaume, à
moitié habillé, s'empressa d'ouvrir, et l'on vit paraître M. et Mme Jean
Lubin avec Mariette, leur petite fille.

Mariette était une charmante enfant de douze ans, vive, gracieuse et
avisée. Ses beaux cheveux châtains tombaient en boucles naturelles sur
ses épaules. On lui avait mis pour ce jour-là une robe blanche toute
simple, comme on en voit sur les tableaux aux petits anges qui
présentent des fleurs ou de l'encens à la Vierge. La petite fille avait
aussi leur sourire doux et confiant, ce pur emblème de la vraie prière,
et une couronne de rosés blanches achevait sa ressemblance avec ces
chastes petits amours de la légende chrétienne.

La mère Guillemette, entendant l'arrivée de son compère et de sa
commère, sortit pour les aller recevoir; et, pendant que les grands
parents causaient et devisaient entre eux en grand mystère et à voix
basse, la petite Mariette, légère et furtive comme un beau petit
écureuil, s'était glissée de porte en porte jusqu'à la chambre de
Marjolaine; elle y entra sur la pointe du pied, et vint tout d'un coup
la surprendre et l'embrasser de toute sa force, au moment où la pauvre
jouvencelle allait se remettre à pleurer.

--Bonjour, grande soeur; comme te voilà brave et bien parée! Eh mais!
moi aussi je suis belle, n'est-ce pas? Quel bonheur! C'est aujourd'hui
que mon frère va sortir de ce vilain couvent, où il s'ennuyait toujours,
et puis il laissera repousser ses cheveux, et il sera bien plus
beau; sans compter qu'il ne portera plus cette robe brune, et qu'il
s'habillera en homme comme les autres! Et toi, Marjolaine, comme je
serai contente quand tu seras ma soeur! car toi tu ne me taquines
jamais, et tu es aussi bonne que gentille. Mais pourquoi donc n'es-tu
pas tout en blanc et n'as-tu pas un beau bouquet à la ceinture? Je vais
t'en chercher un, et je te ferai une couronne blanche comme la mienne...

--Non, reste, dit Marjolaine en retenant dans ses bras l'aimable soeur
de frère Lubin, puis la prenant sur ses genoux, elle s'efforça de lui
sourire: mais elle ne pouvait s'empêcher de songer que cette enfant
serait peut-être un obstacle insurmontable à son bonheur, et des larmes
glissèrent, malgré elle, jusqu'à ses lèvres souriantes, comme parfois en
un beau jour de printemps on voit, par un caprice des nuages, tomber de
grosses gouttes de pluie sur les fleurs coquettes et resplendissantes,
qui s'épanouissent au soleil.

--Eh bien! eh bien! tu pleures! dit la petite Mariette avec un accent
enfantin de reproche caressant. Ah! oui, je sais bien. C'est parce que
mon frère a été mis en pénitence et parce que frère Paphnuce a dit à mon
père que, si tu te mariais avec Lubin, saint François me ferait mourir!
Ne l'écoute donc pas; c'est un vilain méchant! Frère François, le
médecin, est bien plus gentil que lui, et il m'a dit hier, quand je l'ai
rencontré en revenant de l'école, que les saints du paradis sont bons
comme le bon Dieu, et qu'ils ne font jamais mourir les petites filles...
et puis, il m'a dit quelque chose tout bas que je ne veux pas dire,
parce que je lui ai promis que je le ferais et que je n'en dirais rien à
personne. Aussi il était bien content lorsqu'il s'en est allé, et il
m'a dit en me donnant un petit coup de ses deux doigts sur la joue: va,
chère petite, sois bien sage, et dis à Marjolaine qu'elle ait bonne
confiance et que tout ira bien! Tu vois donc bien qu'il ne faut pas
pleurer... Allons, viens, puisque tu es prête; nos papas et nos mamans
sont dans la grande chambre, il est bientôt temps de partir.

L'église des franciscains était tout endimanchée de tentures, toute
papillotante de petits anges et de chandeliers dorés, toute nuageuse
d'encens, toute pomponnée Je fleurs et toute flamboyante de cierges:
l'escalier tournant qui descendait à la grotte de la Basmette était
festonné de guirlandes de feuillages, dont la fraîche et verte senteur
portait légèrement à la tête. Sur l'autel de la crypte, on voyait saint
François, immobile, le capuchon baissé et les mains cachées dans les
manches de son froc. Les moines étaient réunis en deux choeurs et
achevaient de psalmodier l'office de prime, tandis que le père prieur,
fagotté dans une aube qui le faisait ressembler à un paquet de linge
blanc, surmonté d'une grosse pomme rouge, s'apprêtait à commencer la
messe. L'affluence du peuple était grande; car le bruit confus de ce qui
s'était passé et l'attente de quelque chose d'extraordinaire avaient
couru dans tous le pays circonvoisin. Le mouvement fut donc universel et
les chuchotements gagnèrent de proche en proche, lorsqu'on vit entrer la
jolie Marjolaine, qui cachait sa parure de noce sous un ample mantelet
de couleur sombre, et qui, tour à tour rougissante et pâlissante, tenait
les yeux constamment baissés et semblait ne respirer qu'à peine. Auprès
d'elle était sa mère, qui lui parlait tout bas, comme pour lui faire
prendre courage, et la petite Mariette, qui se serrait contre elle
et lui prenait les mains pour les caresser, en souriant à la pauvre
affligée avec une grâce charmante. Derrière ce groupe, agenouillés et
priant avec une grande ferveur, étaient Guillaume le closier et le
compère Jean Lubin.

Tout le monde attendait sans savoir quoi, lorsque frère Paphnuce parut
accompagné d'un frère convers, qui portait une brassée de cierges en
cire jaune, On les distribua à tous les moines, puis la porte noire
de l'_in pace_ s'ouvrit, et tout le couvent, dirigé par le maître des
novices, descendit dans les caveaux en chantant d'une voix lugubre et
lente le psaume _Miserere_.

Un murmure de consternation et de terreur parcourut l'assemblée.
Quelques vieilles se dirent tout bas que frère Lubin était sans doute
mort. Marjolaine fut obligée de s'asseoir et frissonna comme si l'on eût
été au coeur de l'hiver; la petite Mariette elle-même s'inquiéta et
eut presque les larmes aux yeux eu regardant du côté du caveau où l'on
entendait toujours se prolonger le chant des moines; enfin on les vit
remonter la croix des enterrements en tête. Le frère Paphnuce tenait
sur ses mains étendues le froc et le cordon du frère Lubin, qu'il vint
déposer sur l'autel: puis derrière lui entre les deux files de religieux
portant les cierges, parut frère Lubin lui-même, vêtu de l'habit
séculier et conduit par deux frères convers, affublés de la cagoule des
pénitents, pour rendre la scène plus terrible. Marjolaine eut besoin,
pour ne pas s'évanouir, de toute la force que lui rendait la présence de
son bien-aimé. On fit mettre frère Lubin à genoux au milieu du choeur.

Frère Paphnuce alors commença une exhortation qui ressemblait assez à un
exorcisme. Il cria et gesticula, jeta de l'eau bénite sur le novice et
en aspergea libéralement le côté de la foule où se trouvait la jeune
fille. Puis, après avoir ouvert à son gré le ciel avec toutes ses joies
et l'enfer avec toutes ses griffes et toutes ses cornes, il adjura frère
Lubin de choisir entre le paradis et la damnation, entre la société
séraphique de saint François et l'affection criminelle d'une créature.

Frère Paphnuce se livrait avec d'autant plus de liberté à toutes les
fougues de son éloquence, qu'il avait remarqué avec plaisir l'absence de
maître François, absence dont il ne pouvait deviner la raison, mais qui
le mettait infiniment plus à l'aise, car les regards et le demi-sourire
du rusé médecin le gênaient habituellement plus qu'on ne saurait dire,
et faisaient expirer sur ses lèvres la moitié de tous ses sermons.

Frère Lubin se recueillait pour répondre, lorsque la petite Mariette,
se glissant entre deux religieux, accourut, sans avoir peur de rien, se
jeter au cou de son frère; puis se mettant à genoux auprès de lui, sans
que personne songeât à l'en empêcher, elle prononça d'une voix claire
et argentine ces paroles, que lui avait sans doute suggérées le frère
médecin:

«Bon saint François, je vous prie pour mon frère, qui vous a servi
pendant douze ans, pour me conserver la vie et me faire grandir;
maintenant, c'est à mon tour, et je me donne à vous pour rendre la
liberté à mon frère! Je sais que vous êtes bon et que vous ne faites pas
mourir les enfants. Vous voulez seulement qu'ils soient bien sages et
qu'ils aiment bien le bon Dieu. Oh! je vous le promets, grand saint
François, permettez donc que mon frère soit heureux, et je vous en
remercierai tous les jours par ma piété et ma sagesse!»

Tout le monde fut attendri, excepté les moines. Les femmes pleuraient,
et Jean Lubin essuyait avec sa main ses grosses larmes aux coins de ses
yeux. Frère Paphnuce faisait une laide grimace; il imposa silence d'un
grand geste de sa main osseuse, et montrant la statue du saint patron:

--C'est à saint François qu'on a fait un voeu, s'écria-t-il; c'est saint
François qui doit décider. Jamais la gloire de notre ordre n'eut plus
besoin d'un miracle pour instruire les pécheurs et raffermir ceux qui
chancèlent; j'ose croire que notre saint patron ne nous le refusera
pas... Mais d'abord, que frère Lubin lui-même nous dise ce qu'il a
choisi!...

Et le maître des novices chercha par l'accent de sa voix et les
roulements de ses yeux à intimider le jeune homme.

Frère Lubin retint dans un de ses bras sa soeur Mariette qu'on voulait
éloigner de lui, et, se retournant du côté du peuple, il étendit son
autre main et ne dit que ce mot:

--Marjolaine!

La jeune fille alors se leva toute tremblante d'émotion, et s'avança
pour rejoindre son fiancé à l'autel.....

--Arrêtez! cria frère Paphnuce d'une voix tonnante, et se tournant du
côté de la statue du patron:

--Grand saint François, continua-t-il d'un ton solennel, bénirez-vous ce
mariage?

--Non! répondit une voix qui paraissait sortir du pied même de la
statue.

Tout le monde poussa un cri d'effroi: Marjolaine chancelé et va tomber;
frère Lubin atterré s'empresse néanmoins de la soutenir... Mais voici
bien une autre merveille et un autre tumulte!... Tout le monde l'a vu!...
la statue a remué; cette fois c'est bien elle qui parle!

--Tais-toi, Satan! a-t-elle dit. Et on la voit contenir un instant
sous son pied, puis renfoncer en terre une hideuse tête de moine, que
personne n'a pu reconnaître tant elle était défigurée par la frayeur...
Frère Lubin avait eu soin, selon la recommandation de maître François,
de fermer au verrou la petite porte de l'autel. Puis voilà que saint
François étend ses deux mains sur le jeune couple:

--Approchez, mes enfants, dit-il, je vous bénis et je vous marie!

On se ferait difficilement une idée de la stupeur générale et de la
mystification des moines. Le père prieur était tombé à la renverse
et avait cassé ses besicles; frère Paphnuce avait pris la fuite et
coudoyait tous ceux qu'il rencontrait sans pouvoir se frayer un passage;
les moines, pâles et croyant rêver, étaient retombés, les uns assis, les
autres à genoux, les autres la face contre terre. La foule poussait des
cris à faire crouler l'église. Miracle! miracle! sonnez les cloches,
sonnez! Et une partie des assistants, courant au clocher, avait mis
toutes les cloches en branle. Les paroisses voisines ne tardèrent pas
à répondre, et tout le pays fut en alarme. On ne voyait sur tous les
chemins que des troupes de gens qui accouraient vers la Basmette;
plusieurs étaient armés, pensant que des brigands avaient attaqué le
monastère; d'autres apportaient de l'eau, comme s'il se fût agi d'un
incendie; mais déjà des groupes nombreux racontaient dans les environs
la grande et merveilleuse bataille qui s'était livrée dans la grotte
de la Basmette entre le diable en personne et la statue miraculeuse de
saint François. Plusieurs avaient vu des flammes bleuâtres sortir des
yeux du démon et une lumière céleste environner tout à coup le saint
patron de l'ordre séraphique; il n'était déjà bruit partout que du
mariage miraculeux de Lubin et de Marjolaine. Ils sortirent de l'église
des moines portés en triomphe et presque étouffés par la foule. On leur
faisait toucher des bouquets artificiels et des chapelets comme à des
reliques; Marjolaine, débarrassée de son mantelet et toute vermeille
d'émotion et de pudeur, apparaissait dans tout l'éclat de son bonheur et
de sa fraîche parure. La petite Mariette lui avait posé sur la tête
sa propre couronne de rosés blanches, et le ci-devant frère Lubin ne
pouvait se lasser de la regarder ainsi. Le père Jean Lubin embrassait de
tout son coeur la petite Mariette, qui n'avait nulle envie de mourir,
et donnait par-ci par-là des poignées de main à ses voisins, ne sachant
plus ni ce qu'il faisait ni ce qu'il disait, mais délirant et pleurant
de joie. Une foule immense les accompagnait en criant: Miracle! en
applaudissant et en chantant des chansons de noce, tandis qu'une foule
encore plus nombreuse, toujours grossie par les curieux qui arrivaient
de tous côtés, se pressait et s'étouffait dans la crypte pour voir la
statue miraculeuse.

Ce fut alors le moment critique, et le pauvre saint François se trouva
vraiment en danger. Il était impossible de contenir cette foule
émerveillée, tout le monde se ruait vers l'autel, prenait la statue par
les jambes et lui arrachait des lambeaux de sa robe pour en faire des
reliques. Ce sont des cris à ne pas s'entendre; les uns disent que
le saint est vivant et qu'ils ont touché sa chair; une femme qui lui
embrasse les jambes, prétend qu'elle l'a senti tressaillir... Enfin, la
fureur des reliques va si loin, que le pauvre saint François va être
presque entièrement dépouillé de ses vêtements au grand préjudice de
la modestie; mais il prévient ce danger et juge à propos de se sauver
lui-même par une suite de nouveaux miracles; il pousse un grand éclat de
rire et saute à bas de son piédestal, son capuchon tombe sur ses épaules
et laisse voir à découvert la figure intelligente et narquoise du
frère médecin, maître François. Nouveaux cris de surprise! les uns le
reconnaissent et éclatent de rire à leur tour; les autres font des
signes de croix et pensent être ensorcelés; mais le plus grand nombre
s'obstine à prendre le frère François pour une statue miraculeuse; il ne
réussit à se faire passage que grâce à la vigueur de ses poings et gagne
à grand'peine la sacristie de l'église, où il s'enferme à double tour,
tandis que les cloches continuent à sonner triple carillon, que la foule
crie miracle de plus fort en plus fort, et que les bonnes femmes se
partagent les lambeaux de son froc, aussi dévotement qu'elles eussent pu
le faire pour des parcelles de la vraie croix.



VII

LES JUGES SANS JUGEMENT

Revenus de leur première émotion, les moines ayant tant bien que mal
réussi à repousser la foule et à fermer les portes de l'église et du
couvent, s'étaient réunis au chapitre, et commençaient à comprendre dans
toute son énormité l'algarade de frère François. Le coupable était gardé
à vue dans la sacristie, où il s'était réfugié. Le père prieur, qui au
fond de son âme ne pouvait s'empêcher d'aimer le pauvre frère médecin,
paraissait consterné et essuyait de temps en temps ses petits yeux
rouges et larmoyants; seulement je ne saurais dire si l'émotion seule
rendait ses paupières humides, ou s'il fallait attribuer une grande part
de son attendrissement clignotant à l'absence de ses besicles.

Les autres moines, espèces de grosses capacités digestives, étaient
toujours de l'avis du père prieur, lequel n'osait jamais avoir une
opinion à lui en présence de frère Paphnuce.

Le maître des novices se déclara l'accusateur de maître François, et
demanda qu'il fût jugé séance tenante, et immédiatement puni des peines
les plus rigoureuses. Le père prieur n'osa rien dire; les anciens
opinèrent de la voix et les jeunes du capuchon en guise de bonnet. Il
fut donc décidé que le coupable serait amené sur-le-champ, et interrogé
en plein chapitre.

Deux gros courtauds de frères convers firent l'office d'archers, et,
après un instant d'absence, revinrent avec maître François, auquel ils
avaient lié les mains comme à un très-grand criminel.

--Hélas! s'écria-t-il en entrant, voyez l'inconstance des hommes! Ils me
traitent maintenant en criminel parce qu'ils m'ont adoré tout à l'heure,
et tout mon crime cependant c'est de n'être pas un morceau de bois!

Frère Paphnuce le regarda avec une joie sournoise qu'il ne cherchait
même pas à dissimuler, et fit signe à ceux qui le conduisaient de le
faire mettre au milieu du chapitre sur la sellette de tribulation.

--Mes frères, dit alors le maître des novices en saluant à droite et à
gauche, j'accuse le frère François ici présent d'athéisme, de magie,
d'excitation à la débauche, d'hérésie, de profanation et de sacrilège!

A ces paroles, tous les moines parurent frémir; plusieurs firent
le signe de la croix, d'autres lancèrent à l'accusé des regards
d'indignation et d'horreur; le père prieur leva les yeux et les mains au
ciel, puis il dit d'une voix toute tremblante d'émotion:

--Frère François, je ne crois pas que vous puissiez vous défendre;
toutefois, si vous avez quelque chose à dire, il vous est permis de
parler. Et d'abord, que répondez-vous à l'accusation d'athéisme?

L'accusé baissait la tête et semblait ne pouvoir répondre.

--Vous pleurez? dit le prieur.

--Non, dit le frère en relevant enfin la tête et en faisant un effort,
mais je voulais m'empêcher d'éclater de rire... parce que c'eût été
malséant.

--Le misérable! hurlèrent tous les moines.

--Merci, mes frères, dit maître François en les saluant. Maintenant,
père prieur, c'est à vous que je vais répondre. On m'accuse d'athéisme;
mais cette accusation est absurde et barbare.

Absurde, parce que ma croyance en Dieu est en moi et que vous n'en êtes
pas les juges. Les païens accusaient les premiers chrétiens d'athéisme,
parce qu'ils ne les voyaient point adorer les idoles d'or, d'argent, de
marbre, de pierre ou de bois: cependant être sans idoles, ce n'est pas
être sans Dieu: au contraire! le grand Maître n'a-t-il pas dit que Dieu
est esprit et qu'il faut l'adorer en esprit et en vérité? Or, l'esprit
de Dieu peut seul juger l'esprit de l'homme, parce que seul il Je
pénètre: et quant à la vérité, on ne la juge pas, c'est elle qui nous
jugera tous. Votre accusation est donc absurde, du moment où je veux
bien vous dire: je crois en Dieu!

Je dis aussi qu'elle est barbare. Et, en effet, quelle cruauté ne
serait-ce pas que de citer en jugement un homme qui aurait perdu les
yeux, pour lui reprocher d'être aveugle et de ne pas voir le soleil!
Mais Dieu n'est-il pas le vrai soleil de notre raison et la lumière de
notre pensée? Peut-il y avoir une vie intellectuelle et morale en dehors
de celui qui est? L'athéisme, s'il était possible, ne serait-il pas la
plus épouvantable des maladies morales et comme une léthargie de l'âme?
L'homme qui y serait tombé serait-il moins à plaindre, quand même ce
serait par sa faute, et lui ferez-vous un crime de son malheur? Ne
punissez pas la maladie, mais prévenez-en les causes. Ne défigurez pas
l'image de Dieu, ne prêtez pas vos erreurs à la vérité éternelle, ni
vos colères à la souveraine bonté. Faites que la croyance en Dieu soit
toujours la consolation et le bonheur de l'homme, et l'on n'en doutera
jamais. J'ai donc à vous répondre que je ne suis pas athée, Dieu merci!
Mais que, si je l'étais par malheur, ce ne serait pas à vous de me le
reprocher: car sans doute vous en seriez cause.

--Très-bien! dit le frère Paphnuce. Il ne prend plus même la peine de
déguiser son impiété. Frère Pacôme, écrivez qu'il justifie l'athéisme,
et qu'il blasphème les pratiques de notre sainte religion!

Maître François haussa les épaules.

--Venons, dit le père prieur, à l'accusation de magie.

--O Gaspar, Melchior et Balthasar, venez à mon aide! dit frère François.

--Je crois, dit Paphnuce, qu'il vient d'invoquer les démons!

--Je me recommande aux trois rois mages, reprit l'accusé, et je les prie
de répondre pour moi, eux qui lisaient l'avenir dans le ciel et qui
savaient les noms mystérieux des étoiles; eux qui, du fond de l'Orient,
saluaient l'astre nouveau dont l'influence allait changer le ciel et
la terre, et qui osèrent calculer l'horoscope d'un Dieu fait homme!
Ne connaissaient-ils pas les relations du monde visible avec le monde
invisible, eux à qui des pressentiments divins parlaient en songe? Et ne
savaient-ils pas les propriétés secrètes des métaux et la vertu mystique
des parfums, eux qui offrirent à l'enfant plus grand que Salomon de
l'or, de l'encens et de la myrrhe?

--Saint François! que dit-il là? se récria frère Paphnuce; Dieu nous
pardonne de l'avoir écouté. Écrivez, frère Pacôme, reprenez de
l'encre, si vous n'en avez plus, et écrivez, vite écrivez ses nouveaux
blasphèmes! Il ose dire que les trois mages étaient des sorciers!...

--Ainsi, dit le père prieur, vous avouez le crime de magie?

--Le crime de magie n'existe pas, répondit maître François avec dignité.
La science de la nature et de ses harmonies cachées fait partie de la
vraie théologie, et c'est pourquoi le Verbe fait homme, après avoir
appelé autour de son berceau les pauvres et les simples qu'il venait
sauver, a voulu être adoré par les mages, qui représentaient la royauté
future de la science, et qui étaient, devant le Dieu fait homme, les
ambassadeurs du monde nouveau et du règne futur de l'esprit.

La science investit l'homme de pouvoir, et à l'aide de ce pouvoir il
peut faire du bien ou du mal. Or, interrogez les malades que j'ai
guéris, les esprits faibles que j'ai éclairés, les esclaves de la
superstition que j'ai délivrés, les pauvres à qui j'ai fait comprendre
Dieu en leur faisant du bien, et vous n'aurez plus le droit ensuite de
m'accuser du crime de magie.

--Je ne comprends pas, dit le prieur.

Et tous les moines secouant la tête, firent signe qu'ils ne comprenaient
pas davantage.

--Passons maintenant, reprit le père, au plus évident et au plus honteux
de vos péchés publics: vous avez favorisé les mauvais désirs d'un
novice, et vous l'avez aidé à se détourner de sa sainte vocation pour
contracter un scandaleux mariage.

  L'oeuvre de chair ne désireras
  Qu'en mariage seulement,

répondit frère François. Il n'y a donc de mauvais désirs que ceux qui
n'ont pas pour objet un bon, chaste et légitime mariage! Tels sont les
désirs des pauvres reclus qui se repentent de l'imprudence de leurs
voeux, et c'est de ceux-là que j'ai voulu préserver l'innocence du frère
Lubin, que Dieu n'avait pas créé pour être moine, mais bien pour être
bon et honnête fermier, bien aimé de sa femme et un jour père de
famille. Croyez-vous que la chasteté puisse demeurer dans une âme
contrainte au célibat et qui sans cesse étouffe ou veut étouffer ses
désirs sans cesse renaissants, comme les entrailles de Prométhée?
N'est-ce pas dans le cloître que s'acharne après le coeur isolé et
désolé du mauvais moine le vautour implacable des passions impures? Et
j'appelle mauvais moine celui que, par un attrait supérieur, immense,
irrésistible, Dieu n'a pas à tout jamais appelé à lui et séparé du
monde; privilège seulement de quelques âmes saintement exaltées et
amoureuses de l'idéal. Or, ceux-là seulement peuvent suivre les traces
d'un Antoine, d'un Hilarion, d'un Jérôme; parce qu'un attrait puissant
les y porte, et qu'il n'est besoin pour les contraindre ni de clôtures
ni de disciplines forcées, ni de caveaux où on les enterre vivants.
Quant aux autres, je dis que ce sont les âmes les plus impures, les plus
débauchées et les plus incurables qui soient au monde. Les plus impures,
parce que leur concupiscence est désormais sans remède. Les plus
débauchées, parce que leur imagination, excitée par l'ignorance et par
la contrainte, franchit les bornes du possible et se crée tout un
enfer de débauches inouïes, extravagantes et contre nature. Les plus
incurables, parce que les remèdes ne font qu'irriter le mal. Ils pensent
à l'horreur du péché sous prétexte de s'en repentir, et ne font qu'en
stimuler les titillations implacables et en renouveler les fantastiques
orgies. Oh! malheur à l'orgueil humain, qui se fait des chaînes
éternelles en proférant les paroles de jamais et de toujours! Que de
telles expressions échappent à l'extase de l'amour divin, ce sont plutôt
des aspirations que des voeux: et si plus tard l'humilité chrétienne
reconnaît la faiblesse humaine, Dieu ne saurait nous punir d'avoir
entrevu l'éternité bienheureuse et de retomber sur la terre: mais il
nous punirait si nous nous obstinions à vouloir sur la terre même donner
une éternité à nos erreurs, car ce serait l'éternité de l'enfer!

--Ainsi vous condamnez les voeux de chasteté? dit le frère Paphnuce à
frère François.

--Oui, quand ils sont forcés ou inconsidérés, ou surpris par artifice.
Il faut être bien puissamment illuminé de Dieu, et par conséquent bien
assuré de l'avenir, pour lui promettre, sans être insensé ou criminel,
qu'on mènera jusqu'à la fin une vie angélique et surhumaine. Que
diriez-vous d'un homme qui ferait voeu de n'être jamais malade et de ne
jamais mourir par accident?

--Mais le libre arbitre! se récria un moine.

--Précisément, dit frère François, c'est le respect pour le libre
arbitre qui doit nous empêcher de contracter des engagements
qui l'enchaînent, et qui, si nous avons présumé de nos forces,
l'entraîneront nécessairement à des chutes irrémédiables.

--Écrivez, dit frère Paphnuce, qu'il blâme les voeux de religion, et
prétend que les moines n'ont pas leur libre arbitre, ce qui est une
hérésie monstrueuse et abominable.

--Nous y voilà, dit le père prieur! et qu'avez-vous à répondre
maintenant, on vous accuse d'être hérétique? On a trouvé dans votre
cellule les livres diaboliques de l'exécrable Luther, commentés et
annotés de votre main. Vous vous livrez à l'étude du grec et vous lisez
les auteurs profanes, comme font les prétendus réformateurs de nos
jours. Au lieu de donner au couvent et d'employer, pour l'ornement de
l'église, vos honoraires de prédicateur et de médecin, vous les employez
à acheter un tas de grimoires, que l'ennemi de notre salut doit
seul connaître, et dont un religieux ne devrait pas même soupçonner
l'existence. Quels beaux discours allez-vous nous faire pour vous
justifier de tout ceci?

--Vraiment, dit le frère François, je ne sais ici que répondre; car je
ne comprends pas bien clairement l'accusation. Les Latins et les Grecs
sont-ils donc entachés d'hérésie à tel point qu'on ne puisse étudier
leurs livres? Mais nos offices ne sont-ils donc pas en latin?

--Sans doute, dit le père prieur: mais les Grecs sont des schismatiques!

--Ceux d'à présent, je vous l'accorde: quant aux anciens.

--Ceux-là c'était bien pis; ils adoraient les démons.

--Toujours est-il que saint Bazile, saint Jean Chrysostôme, saint
Grégoire de Nazianze et saint Athanase ont écrit en grec.

--Ce n'est pas ce qu'ils ont fait de mieux! Eh bien! quoi! vous éclatez
de rire!...

--Oui, je ris!

--C'est que vous êtes hérétique!

--Comme le _Kirie eleison._

--Que voulez-vous dire?

--_Agioso Theos! agios a thanatos! eleison ymas!_

--Ceci se trouve dans l'office de la semaine sainte. Mais qu'en
concluez-vous?

--Que vous êtes absolument incapable de juger si j'ai tort de comprendre
le grec, et surtout jusqu'à quel point je suis coupable de ce crime.

--Ce n'est point précisément de savoir le grec que vous êtes accusé,
mais de vous en servir pour autoriser sans doute vos hérésies, comme
font les iconoclastes et les luthériens.

--Mais vous qui parlez d'hérésie, mon père, savez vous bien que vous
parlez grec?

--Qui? moi? par exemple! Dieu m'en préserve!

--Hérésie vient du grec et veut dire division, séparation. Les
hérétiques sont donc ceux qui divisent l'Église de Dieu et qui la
séparent en fractions opposées les unes aux autres. Or, écoutez-moi,
s'il vous plaît:

Ceux qui excommunient, au lieu de ramener et d'instruire, ne sont-ils
pas les vrais et seuls artisans de divisions, de séparations et de
schismes? Ne sont-ils pas les vrais fauteurs d'hérésie et les plus
dangereux hérétiques? Or, je le déclare ici et je le déclarerai
toujours, je veux ce que Jésus-Christ a voulu, la grande unité divine et
humaine, l'association universelle, car c'est ce que veut dire le nom
d'Église catholique. Et si, au fond de mon coeur, je soupçonnais le
moindre germe d'hérésie, par moi-même serait le bois sec amassé, et,
comme le phénix, je voudrais me brûler moi-même... pour renaître dans
l'unité.--Maintenant, allez-vous éplucher mes paroles, interpréter mes
actions, torturer mes intentions, troubler mon breuvage et salir mon
tonneau? Arrière, cafards! je vous prends pour des hérétiques! car les
bons chrétiens du bon Dieu aiment la concorde et la paix, toujours
pensent le bien, ne jugent pas afin de n'être pas jugés, et n'ont pas
l'habitude des subtilités contentieuses, comme dit l'apôtre saint Paul.
Oh! combien de sectaires on eût ramenés par la douceur et la raison,
qu'on a pour jamais éloignés par la persécution et l'anathème! Tout
homme peut se tromper; mais voulez-vous forcer un homme à trahir sa
pensée et à professer ce qu'il ne croit pas? Et, si vous le tuez parce
qu'il ne veut pas faire une rétractation hypocrite, vous changez son
erreur en raison, car il meurt pour cette liberté de conscience que Dieu
nous a donnée à tous, et qui est la base de toute religion et de toute
morale. C'était un extravagant peut-être, et vous en avez fait un
martyr. Son système n'est plus une rêverie, c'est une doctrine établie
par le sang; ce sont les persécuteurs qui ont fondé le christianisme, et
ce sont les inquisiteurs qui bâtissent les hérésies!

Tenez, je me représente toujours la vérité comme un géant à qui une
foule de mirmidons font la guerre, et qui ne s'en soucie nullement; car
tous ces petits avortons ne sauraient le blesser. Il prend garde même de
les avaler tout crus lorsqu'il les trouve cachés sous quelque feuille de
salade; et lorsque, rangés en bataille autour de lui, ils font rage à
grand renfort d'artillerie, il secoue ses cheveux en riant, et fait
tomber en se peignant les boulets qu'on lui a lancés; voilà le vrai
portrait de la force et de la supériorité intellectuelle et morale, et
je veux un jour en esquisser le caractère dans quelque poëme du genre de
la _Batracomyomachie_; car les ennemis du bon sens et de la raison ne
sont que des avortons dont il faut rire, et qu'il convient de tourner en
ridicule pour tout châtiment de leur folie!

--C'est vous-même qui êtes fou, dit frère Paphnuce; mais voyez ce qu'il
ose nous dire et ce que nous avons la patience d'écouter! Les mirmidons,
les géants, les soldats mangés en salade, et des gens qui en se peignant
font pleuvoir des boulets de canon! Quelles stupidités! Écrivez, frère
Pacôme, qu'il a insulté à la gravité du Chapitre, et qu'il a accusé la
sainte Inquisition d'être la fondatrice et le soutien des hérésies. Vous
voyez, mes frères, si j'avais raison de me défier de cet homme!

Les moines donnèrent alors des signes non équivoques de leur indignation
et eurent l'air d'être parfaitement convaincus de l'hérésie du frère
François.

--Maintenant, continua le maître des novices, le fait monstrueux
de profanation et de sacrilège n'est que trop avéré, que trop
malheureusement évident et public, pour qu'il vaille la peine d'être
constaté ou discuté...

--Sans doute, interrompit frère François, et la preuve en est que le
frère sacristain n'est pas ici, et qu'on le trouvera sans doute encore
renfermé dans l'autel, où il voulait jouer le rôle de saint François,
et où je l'ai forcé de rentrer avec confusion et contusion, après avoir
fort bien et fort convenablement représenté messer Satanas!... Ah! frère
Paphnuce, voilà donc vos supercheries! Et vous trompez ainsi le bon
peuple fidèle avec de faux miracles! Eh bien! moi, j'ai rempli mon
devoir de médecin et de prêtre: j'ai remédié au mal, j'ai exorcisé le
démon, et je lui ai fait confesser son mensonge. Je ne justifie pas ce
que ma ruse a eu d'irrégulier et de hardi; je regrette que l'office
divin ait été troublé, mais je plains le vrai coupable, car il n'a pas
bien compris sans doute toute l'énormité de son action. Je ne demande
pas qu'on le punisse; je désire que la confusion lui soit salutaire; car
vous comprenez bien que le pauvre frère sacristain, qui à cette heure
peut-être n'est pas encore revenu de sa frayeur, ne s'est pas déterminé
de lui-même à cette vilaine action, et qu'en vertu de la sainte
obéissance il doit en rapporter tout l'honneur à qui de droit.

--Silence, malheureux, silence! criait frère Paphnuce d'une voix enrouée
pendant tout ce discours; mais la voix claire et ferme de maître
François dominait la sienne, et l'accusé ne s'arrêta qu'après avoir tout
dit.

Le maître des novices était suffoqué de colère; il balbutiait des
paroles incohérentes, et poussait une espèce de cri guttural et
étranglé; il fut obligé de s'asseoir.

Pendant ce temps frère Pacôme rédigeait la formule de la sentence et la
faisait passer au père prieur, qui, faute de besicles, ne put la lire,
mais la renvoya à frère Paphnuce.

Elle portait que les vêpres des morts seraient chantées après l'office
du jour, pour l'âme de défunt frère François, qui allait être
immédiatement, et pour jamais enseveli dans l'_in pace._

Les moines furent consultés: ils regardèrent le prieur, qui regardait
frère Paphnuce, et tout le monde condamna.

Il fut décidé que le frère médecin serait renfermé dans le même cachot,
d'où quelques heures auparavant on avait tiré frère Lubin.

Frère François, riant sous cape, parut profondément affligé.

On lui ordonna de se mettre à genoux au milieu du Chapitre et de faire
amende honorable, en tenant à la main un cierge allumé.

--Seigneur, mon Dieu, dit-il quand il fut dans cette humble posture, je
vous confesse ma folie, et je vous demande pardon d'avoir fait ce que
vous défendez dans votre Évangile, où vous avez dit: «Ne semez pas les
perles devant les pourceaux; car ils les fouleraient aux pieds, et leur
fureur se tournant contre vous ils vous déchireraient.

Je vous demande pardon de l'ignorance et de la méchanceté de ces moines;
car j'ai vécu au milieu d'eux, et j'aurais dû essayer de les convertir
ou les quitter.

Je vous demande pardon de leur avoir parlé sérieusement et de m'être
ainsi rendu aussi ridicule que si j'avais voulu donner des leçons de
métaphysique à des citrouilles.

Je m'en repens sincèrement, et vous promets de ne traiter désormais de
pareilles gens que par ce rire inextinguible qui, selon Homère, fait le
bonheur des dieux, et qui doit-être, selon moi, la panacée universelle
des philosophes.

Car le rire est un acte de foi: les larmes sont la pénitence du doute
ou de la fausse croyance. C'est la triste pluie qui se forme; quand
viennent à se condenser les vapeurs de l'illusion.

Depuis bien des milliers d'années, le soleil voit les malheurs du monde,
et il rit toujours au printemps.

La terre est pleine de cadavres, et elle rit toujours palpitante d'une
vie nouvelle et rajeunie, d'année en année, par le luxe de sa nouvelle
parure!

La vigne pleure sous le fer qui la taille: mais bientôt les larmes sont
séchées quand le soleil a cicatrisé sa blessure: elle s'épanouit alors
en pampres et en grappes vermeilles, elle gonfle de joie et de franc
rire ses grappes nombreuses et arrondies, et elle verse à flots dans la
cuve l'oubli des chagrins, les franches amitiés, l'insouciance de tous
les maux, la concorde de la terre et la tranquillité du ciel!

--Ce n'est point cela qu'il fallait dire! se récriait frère Paphnuce.

--Avez-vous quelque chose à demander avant d'être séparé pour jamais de
vos frères? lui demanda d'une voix tremblante le père prieur presque
attendri.

--Je demande une tasse de vin frais, répondit frère François: car voici
plus d'une heure que je me dessèche la gorge à parler inutilement.



VIII

LE SOIR DES NOCES

Malgré l'indignation des moines, le mariage de Lubin et de Marjolaine
n'en avait pas moins été conduit à bonne fin. Que les jeunes gens
fussent mariés par saint François ou par frère François, qui n'était pas
saint, mais qui était prêtre, la bénédiction nuptiale n'en avait pas
moins été valable dans l'opinion de toute l'assemblée, et les voisins
et amis n'avaient pas manqué à la fête qu'on avait improvisée sous les
grands arbres de la Chesnaie. Dieu sait si la journée fut bien employée
et si elle parut longue à aucun des convives! Les jeunes mariés
seulement attendirent le soir avec impatience, mais toutefois sans trop
d'ennui, car on s'empressa de toutes les façons pour les distraire; et
d'ailleurs ils avaient tant de joie au coeur à s'entre-regarder et à se
toucher furtivement la main, qu'il leur semblait faire un trop beau rêve
et qu'ils avaient peur de s'éveiller.

Quand le soir vint, des guirlandes de feuillages et de fleurs avaient
été tendues dans la clairière de la Chesnaie; des tables étaient
dressées à la ronde pour les buveurs, et la pelouse du milieu, destinée
à la danse, était éclairée par des lanternes de toutes couleurs. Le son
des flûtes et des tambourins semblait s'accorder avec le chuchotement
des doux propos sur le gazon, les cris joyeux de la table, la musique
des verres et des flacons entre-choqués, le glouglou des bouteilles et
la voix des éclats de rire.

Cependant Léandre Lubin n'était pas tellement absorbé dans sa joie qu'il
en devînt ingrat envers son bienfaiteur, et qu'il oubliât le frère
médecin; il était grandement inquiet de ce qui pouvait lui être arrivé;
car il connaissait assez la rancune de Paphnuce et la faiblesse du
prieur. Il avait donc dépêché messagers sur messagers à la Basmette,
pour s'enquérir adroitement de maître François auprès du frère portier,
qui, à trois différentes fois, avait assuré ne rien savoir. Sur le
soir donc, après avoir bien dansé sur la pelouse aux fifres et aux
tambourins, tandis que les jeunes mariés, laissés un instant à
eux-mêmes, regardaient de côté et d'autre en se serrant la main sans
rien dire, et songeaient probablement à s'échapper pour aller loin de
tous les regards causer un instant encore plus à leur aise, voila qu'un
jeune garçon tout essoufflé accourut auprès de Lubin, et lui rendit
compte de tout ce qu'il venait de voir et d'entendre. En écoutant près
d'une petite fenêtre grillée qui donnait sur la chapelle souterraine,
il avait entendu chanter le _De profondis,_ puis les moines avaient dit
trois fois d'une voix éclatante: _Requiescat in pace!_ et le chant avait
semblé descendre et se perdre dans les caveaux. Quelques instants après,
il avait entendu les frères remonter, des portes s'ouvrir et se fermer,
puis la voix du prieur qui disait: «Mes frères, que cet exemple terrible
vous apprenne à respecter votre vocation et à vous défier des vanités de
la science.»

Il n'en fallut pas davantage à Léandre Lubin pour tout comprendre; il
pousse un grand cri, se lève indigné et appelle à haute voix toute la
noce. Les joyeuses causeries s'interrompent, on accourt, on se range en
cercle, on se penche les uns sur les autres pour écouter le marié.

--Mes amis! s'écrie-t-il, le bon frère François, le médecin des pauvres,
le consolateur des bonnes gens, celui qui a fait mon bonheur et celui de
Marjolaine, frère François, qui nous prêchait si bien la bonne religion
de l'Évangile et qui nous instruisait avec tant de patience sans
chercher à nous faire peur, le meilleur des hommes, le plus savant des
docteurs et le plus indulgent des prêtres, maître François, enfin, vient
d'être enterré vivant par ses méchants confrères; ils l'ont condamné à
mourir dans les caves de l'_in pace!_

--C'est une indignité! s'écria-t-on tout d'une voix.

--Il faut le sauver! dit Marjolaine.

--Oui! oui! oui! répète l'assemblée tout entière, il faut le sauver! il
faut le sauver!

--Mais comment faire? dit Lubin.

--Il faut aller tous à la Basmette redemander notre frère médecin, et,
si on nous le refuse, menacer de mettre le feu au couvent, dit l'un des
plus déterminés, à qui le vin avait un peu trop échauffé la tête.

--Doucement, bonnes gens, doucement! dit alors une voix qui fit
tressaillir tout le monde; ne vous exposez pas de la sorte à avoir
des démêlés avec la justice. La justice ne favorise déjà pas trop les
pauvres gens lorsqu'ils ont raison, mais elle les frappe sans pitié
quand ils ont tort!

En même temps, un personnage qui s'était approché doucement parut au
milieu de l'assemblée, qui l'accueillit avec de grands cris d'étonnement
et de joie. Léandre Lubin se jeta à son cou, et Marjolaine lui présenta
son front pour être embrassée, aux grands applaudissements de toute la
noce. C'était maître François en personne.

--Eh quoi! dit l'ancien frère Lubin; ils ne vous ont donc pas enfermé,
comme je le croyais, dans leur vilain caveau mortuaire?

--Si fait bien, dit maître François, et je vous ai remplacé dans le
cachot où vous avez passé trois jours. Ils espéraient bien m'y laisser
plus longtemps et ne se doutaient pas que je m'étais d'avance prémuni de
la clef des champs.

--Ah! mais c'est vrai! s'écria Lubin; je ne pensais plus au puits
desséché, au conduit souterrain et à l'échelle de corde! Oh! que c'est
bien fait, et comme ils doivent être bien attrapés!

--Vive le frère François! cria tout le monde.

--Vive tout le monde! dit frère François, Allons, allons, du coeur à la
danse! Que chacun reprenne sa chacune; j'aperçois là-bas des flacons
qui s'ennuient. Ne m'invitez-vous pas à la noce? Foin des moines qui ne
savent pas rire, et qui maudissent les plaisirs honnêtes! Soyez bénis
et amusez-vous! Vertu de froc! je crois que vous êtes atteints de
mélancolie! Et gai! gai! gai! allons! allons! et dzig, et dzig, et dzig
don don! qui cabriolera le mieux! qui rira de meilleur coeur! qui le
premier et le plus bravement me fera tête le verre à la main? Pas tous
à la fois, maintenant! Courage! c'est bien, et buvez en tous, il est
frais! Ah! comme il mousse, le fripon! comme il rit dans le verre avec
sa petite mine vermeille! A vous, compère Guillaume! avalez-moi ce
verre-là, c'est une potion contre la soif!

La joyeuse humeur du bon frère avait remis tout le monde en train: les
danses, les chansons et les menus propos des buveurs recommencèrent de
plus belle; mais tous se pressaient en cercle autour du frère médecin,
qui était devenu l'âme de la fête et comme le foyer de la franche
gaieté.

--Frère François, lui disait-on de tous côtés, dans les intervalles
de la musique et de la danse et lorsque les jeunes gens fatigués se
reposaient autour de lui,--frère François, vous qui racontez si bien,
dites-nous une petite histoire.

--Je le veux bien, dit maître François; écoutez de toutes vos oreilles:

«Il y a bien loin d'ici un beau pays qui s'appelle le royaume d'Utopie;
on y va en traversant l'Océan fantastique au-dessus de l'île Sonnante,
et en laissant à droite le pays des Papimanes, toujours gras et bénis
de Dieu, et à gauche les régions désolées de Papefiguière, où le peuple
laboure et travaille inutilement, parce que c'est toujours le diable qui
profite de la moisson.

Donc, en ce beau pays d'Utopie, qui est voisin du royaume des Lanternes,
il y eut un village qui se voua tout entier au service de Dieu, en
cas qu'il fût épargné par une maladie mortelle et très-épidémique qui
ravageait alors toutes les contrées d'alentour.

Or, le village fut non-seulement épargné, mais encore, par une
bénédiction toute spéciale, tous les habitants semblaient refleurir de
santé, de force et de beaux enfants, avec un luxe merveilleux. Cependant
il s'agissait d'accomplir le voeu général, et ce n'était pas un petit
embarras: car il ne s'agissait pas seulement de mener une bonne conduite
ordinaire, on s'était voué à Dieu, c'est-à-dire à la perfection. Et
cependant le village entier, hommes, femmes, enfants et vieillards, ne
pouvait pas se faire moine.

Les bonnes gens résolurent de consulter à ce sujet le fameux enchanteur
Merlin, qui vivait à cette époque. Car ni leur curé, ni leur évêque, ni
le pape même, n'avaient rien su leur répondre qui les satisfît.

Merlin, qui passait justement en ce temps-là par la capitale des
Lanternes, accueillit bien les ambassadeurs des villageois, et leur dit
que pour servir Dieu en perfection, il fallait unir ensemble vertu de
pauvreté et honneur de richesse, et vivre en famille au _couvent_
dans _une liberté régulière._ Ce qui sembla aux envoyés trois énormes
contradictions; en sorte que, ne pouvant obtenir de Merlin une autre
réponse, ils s'en retournèrent chez eux assez mystifiés et mal contents.

Les anciens ayant ouï la réponse de Merlin, et ne pouvant rien y
comprendre, décidèrent qu'en attendant mieux, on doublerait les dîmes,
et qu'on s'occuperait de bâtir un couvent où pourraient se faire moines
ceux qui en sentiraient le désir.

Ils en étaient là quand le grand Pantagruel, un géant fameux, mais non
encore bien connu, parce qu'un abstracteur de quintessence, appelé
maître Alcofribas, s'occupe seulement maintenant de recueillir ses faits
et gestes et d'en composer une histoire, le grand Pantagruel, dis-je,
traversa le pays d'Utopie en revenant de la guerre contre les Andouilles
farouches, et entendit parler de l'embarras des villageois et de la
réponse du célèbre enchanteur. Il se rendit aussitôt dans le village en
question, et, ayant rassemblé toute la population autour de lui, voici
le discours qu'il leur tint:

--Pourquoi pensez-vous, mes enfants, que Dieu non-seulement vous ait
conservé la vie, mais encore vous donne un surcroît de vermeille et
florissante santé? pourquoi bénit-il vos mariages par une fécondité
sans pareille? Est-ce pour que vous laissiez souffrir vos filles et vos
garçons, en travaillant pour l'Église qui n'en a pas besoin? Est-ce
pour diviser vos familles et enfermer dans des prisons volontaires
les meilleurs de vos enfants? Croyez-vous que vous servirez Dieu
parfaitement en vous accablant de travail pour nourrir l'oisiveté de
quelques reclus? Or, savez-vous quel service Dieu demande des hommes? Il
n'a besoin de rien pour lui-même, étant l'être souverainement parfait et
souverainement heureux; mais parce qu'il nous aime, il a besoin de notre
bonheur, et faire du bien à nous et aux autres, voilà le vrai service
qu'il nous demande et qui lui plaît. Or, maintenant écoutez et comprenez
bien l'oracle de Merlin: il veut que vous unissiez honneur de richesse à
vertu de pauvreté, c'est-à-dire que vous arriviez à l'abondance par le
travail, de la même manière que les moines pensent arriver à une plus
grande perfection par la prière qu'ils font en commun et pour l'intérêt
général. Or, vous savez que le travail est aussi une prière. Travaillez
donc tous ensemble et les uns pour les autres, afin que chacun profite
des efforts de tous. Que chacun apporte à l'association son petit coin
de terre et ses bras, ce sera la bonne manière de consacrer vous et
votre bien à l'Église, car la vraie Église, c'est l'association, ne vous
en déplaise, et non la maison de pierre où les associés se réunissent.
Ainsi, au lieu d'un petit champ, mal exposé peut-être et d'une culture
difficile, chacun de vous possédera toutes les campagnes environnantes,
et, la culture se faisant uniformément et par tous les soins et tous
les travaux réunis, vous rapportera cent pour un. Chaque terrain sera
employé selon sa valeur, et celui qui aura apporté un moindre capital
y suppléera par un redoublement d'activité et d'industrie. Ainsi tous
seront riches et pratiqueront néanmoins les vertus de la pauvreté. Voilà
pour le premier oracle de Merlin.

Maintenant, il veut que vous meniez en famille la vie du couvent; et ne
pensez qu'en cela il veuille vous astreindre à chanter matines, car,
vivant en ménage, vous aurez d'autres soins à prendre. Mais voyez ce que
font les moines, et pourquoi ils seraient heureux, s'ils pouvaient avoir
femmes et enfants et vivre dans une liberté régulière. C'est que, chez
eux, tout se fait en commun; ils n'ont qu'une cuisine, qu'un réfectoire:
grande économie de feu et d'embarras; car il suffit d'un cuisinier pour
dresser le potage de cent personnes. Les moines sont toujours bien vêtus
et bien logés, parce qu'ils habitent de grands bâtiments disposés pour
loger une société, et parce qu'ils ont un vestiaire, où l'on a soin de
tenir des robes et des scapulaires de rechange. Or, voyez, mes enfants,
combien plus heureux et mieux soignés seriez-vous si, au lieu de faire
chacun dans votre petit coin une misérable cuisine, vous étiez sûrs de
trouver dans une grande salle bien propre, bien aérée et tout ombragée
de verdure pendant les chaleurs, une nourriture saine, abondante et bien
préparée! si, au lieu de loger dans de pauvres huttes, pêle-mêle avec
vos troupeaux, vous habitiez une ferme immense, bien entretenue et bien
bâtie! Eh bien! cette ferme ne coûterait pas plus à construire que
n'ont coûté vos cabanes, si vous vouliez mettre tous ensemble la main à
l'oeuvre. Puis, comme dans les couvents, on fait travailler chaque frère
selon son goût et sa science, chacun de vous choisirait le travail
qu'il aimerait le mieux et dont il croirait pouvoir mieux s'acquitter;
d'ailleurs, la société le verrait à l'oeuvre. Ainsi, plus de jalousie ni
de rivalités: chacun serait content de son état, et l'envie ferait place
à la plus louable émulation, chacun s'efforçant de mieux faire dans
l'intérêt de tous et de mériter plus d'estime. Ainsi, peu à peu le
bien-être général et l'union de tous feraient disparaître les vices; il
n'y aurait plus de paresseux; car tout homme est bon à quelque chose, ne
serait-ce qu'à garder les troupeaux; et d'ailleurs la paresse vient du
découragement de la solitude, du peu d'estime de soi-même et des
autres. L'ivrognerie disparaîtrait; car tout le monde boirait du vin à
discrétion et prendrait ainsi l'habitude de boire toujours assez,
jamais trop, et, de plus, tous étant heureux, aucun n'aurait besoin de
s'étourdir par la boisson. Le vol deviendrait impossible entre frères
ainsi unis et travaillant ensemble dans l'intérêt de tous. L'avarice
disparaîtrait de même, car personne n'aurait de crainte pour l'avenir;
puis il n'y aurait plus de mauvais mariages, chacun s'unissant librement
à celle qui lui plairait, à la charge seulement pour lui de s'en faire
aimer; plus de préjugés de naissance, plus de différences de fortune
entre les amants; l'amour seul, devenu pur et légitime, devenu
parfaitement chaste en devenant vraiment libre, l'amour seul fera les
unions et les rendra durables. Partant plus de mauvais ménages, plus
d'adultères, plus de vengeances, plus même d'infidélités; car l'amour
libre ne saurait mentir: le mensonge est l'art des esclaves. Les plus
parfaits s'aimeront toujours comme beaux tourtereaux; les moins parfaits
auront moins parfaites amours, sans déshonorer de familles; car chacun
trouvera sa chacune, et l'amour n'aura plus les yeux bandés. Du moins
pourront-ils cesser d'être amants, sans cesser pour cela d'être amis
comme frère et soeur. Alors tout changera en vous, comme autour de vous,
et vous deviendrez des hommes nouveaux: ce qui était vice quand chacun
de vous était seul deviendra vertu quand vous serez ensemble. L'orgueil
deviendra noblesse d'âme; l'avarice, économie sociale; l'envie,
émulation dans le bien; la gourmandise, bon usage de la vie; la luxure,
véritable amour; la colère, enthousiasme et chaleur au travail; mais il
n'y aura plus de paresse!

Ayant ainsi parlé aux villageois ébahis, Pantagruel leur donna une
grande montjoie d'argent pour les premiers frais de leur entreprise,
et voulut présider lui-même à la reconstruction du village; toutes les
barrières furent renversées, on arracha les haies et l'on déplanta les
échaliers, on retraça les routes, et, d'après le conseil de tous
et l'expérience des sages, on garnit de vignes les coteaux et l'on
ensemença les plaines; bientôt tout le village ne fut plus qu'une grande
maison qui ressemblait à la fois à une ferme, à un couvent et à
un château. Des cours d'eau furent dirigés où ils étaient le plus
nécessaires: on défricha, on sarcla, on replanta: tout se faisait
allègrement au bruit de la musique et des chansons, ceux qui étaient
moins forts et moins rudes travailleurs, payant ainsi leur écot en
égayant et animant les autres; les femmes et les petits enfants
travaillaient aussi chacun suivant ses forces, et c'était plaisir de les
voir, poussant de petites brouettes ou attelant des chiens à de petits
chariots, qu'ils chargeaient de mauvaises herbes ou de cailloux, dont on
débarrassait la terre. C'était le vrai tableau de l'âge d'or, et si le
père Adam fût revenu des limbes en ce moment-là, il n'eût pas regretté
le paradis terrestre.

Ainsi fut accompli le voeu des habitants du village de Thélème; ils
devinrent tous plus riches et plus heureux que des seigneurs, et
pourtant restèrent-ils laborieux et simples comme les bons pauvres de
l'Évangile. La vertu leur devint si facile qu'ils ne lui donnaient plus
même le nom de vertu: ils l'appelaient liberté et bonheur.

Le frère François cessa de parler, et son auditoire semblait n'avoir pas
cessé de l'entendre. Plusieurs avaient des larmes dans les yeux, et tous
semblaient rêver comme s'ils eussent écouté au loin quelque délicieuse
musique... Enfin ils s'écrièrent tous:--Frère François, notre maître;
frère François, notre ami, nous voulons vivre entre nous comme les
habitants de Thélème!

--Hélas! dit le frère médecin, nous n'avons pas ici la bourse de
Pantagruel, et nous n'avons pas le bonheur de vivre dans le beau pays
d'Utopie, où l'on peut faire tout ce qu'on veut pourvu que ce soit bien.
Ne parlez à personne de tout ceci, on vous appellerait hérétiques, et
gare le bûcher! Ne dites pas que je vous l'ai dit; je sens déjà assez le
fagot; patience, mes enfants! plus tard, et qui vivra verra; avant de
replanter, il faut défricher et labourer. En attendant, prenons notre
mal en patience, car le mal amène le bien, et rions tant que nous
pourrons, car rire fait plus de bien au sang que de pleurer. Et, sur
ce, passez-moi du piot, car voici que je gagne la pépie, cette grande
maladie de l'île Sonnante, qui est le pays des cloches et des moines,
lesquels, à la fin de leur vie, se transforment tous en oiseaux pour
avoir trop pris l'habitude de chanter?

En achevant ces paroles, maître François tendit son verre et tint tête
aux plus résolus; la nuit était avancée, les lumières s'éteignaient
lentement et les étoiles scintillaient dans le ciel pur. Les jeunes
mariés s'étaient esquivés pendant l'histoire du bon frère; quelques
groupes s'étaient enfoncés sous l'ombre des chênes et avaient disparu.
Plusieurs paysans, surtout des vieux, dormaient renversés sur l'herbe en
rêvant du pays de Thélème, et il ne se trouvait déjà plus assez de monde
pour reformer la danse; les musiciens, joueurs de tambourins et de
flûte, s'approchèrent de maître François, et, rangeant en bataille tout
ce qui restait de flacons, lui portèrent un joyeux défi. Alors verres de
tinter, vin de couler et de mousser dans les verres, et joyeux propos de
courir, jusqu'à ce que maître François, victorieux, eût couché tous ses
antagonistes par terre, non pas morts ni même précisément ivres, mais
suffisamment désaltérés et joyeusement endormis.



IX

LE DERNIER CHAPITRE ET LE PLUS COURT

Cependant une grande désunion s'était manifestée parmi les moines. Le
prieur, qui blâmait en secret la sévérité de frère Paphnuce et qui
redoutait son ascendant, avait ameuté sous main tous ceux de son parti;
on ouvrit l'autel de la Basmette que frère Lubin n'avait pas manqué de
fermer au verrou, comme nous l'avons dit, et l'on y trouva le frère
sacristain plus mort que vif, qui se croyait damné et demandait pardon
tout haut de s'être fait l'instrument des fourberies de frère Paphnuce.
Le prieur assembla le soir un conciliabule de moines où Paphnuce ne fut
pas admis, et il fut décidé qu'on tirerait maître François de sa prison
pour l'entendre encore une fois. Le prieur se transporta donc lui-même
et descendit dans l'_in pace_, il appela maître François, et personne
ne lui répondit; enfin il ouvrit la porte du cachot, et n'y trouva
personne.

L'évasion du prisonnier l'alarma encore plus que tout le reste; il
craignit la fureur de Paphnuce et le scandale de cette affaire, et
revint tout essoufflé conter aux moines ce qui arrivait.

Il fut décide tout d'une voix que frère Paphnuce serait enfermé dès
cette nuit même dans l'_in pace,_ et qu'on lui choisirait un cachot
plus imperméable que celui de maître François, mais que, pour le frère
médecin, on le laisserait aller où il voudrait et sans rien dire, pour
ne pas faire de scandale.

La sentence secrète des moines fut exécutée sur-le-champ, et lorsque la
communauté se coucha, le méchant Paphnuce était enfermé, comme il le
méritait bien, dans la cellule la plus noire et la plus profonde de
l'_in pace._

Le lendemain, comme on ouvrait l'église avant le jour, on vit entrer
dans les ténèbres un homme qui paraissait chargé d'une guirlande de
feuillage et qui vint la suspendre à l'entrée de la grotte de la
Basmette. On pensa que c'était un villageois qui voulait faire preuve de
dévotion.

Mais quand le jour fut venu, on vit avec étonnement une guirlande
de feuilles de chêne entrelacée de flacons brisés, de verres encore
vermeils, de bouquets à demi flétris, de jarretières perdues à la danse,
puis quelques flûtes et quelques tambourins enlevés furtivement aux
villageois endormis sur la pelouse.

Autour de ce singulier trophée, serpentait une bande de parchemin sur
lequel on lisait en gros caractères d'une belle et grande écriture:

EX VOTO DE MAÎTRE FRANÇOIS RABELAIS.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE





DEUXIÈME PARTIE


I

LES DIABLES DE LA DEVINIÈRE

Le plus doux pays qui s'épanouisse sous le plus doux ciel de France,
chacun sait que c'est la Touraine; et s'il est dans tout ce florissant
jardin, nommé Touraine, un petit nid bien abrité où puissent couver
en paix et donner tranquillement la becquée à leurs petits, tous les
oiseaux de bon augure, c'est la bonne vieille petite ville de Chinon.
Assise au penchant d'un coteau tout chevelu de forêts, elle se mire dans
la Vienne qui vient lui câliner les pieds, et elle se trouve toujours
jolie malgré la vieillesse de ses murs et les rides de ses pignons, car
elle a le secret de beauté des bonnes mères, et l'amour de ses enfants
ne cesse de la rajeunir.

Qui croirait que cette bienheureuse cité soit une fille de Caïn? Rien
n'est plus vrai, pourtant, s'il faut en croire son vieux nom de Caïno et
sa légende plus vieille encore. Suivant cette légende, Caïn, repentant
et cherchant par tout le monde une terre ignorante de son crime et
un ciel qu'il pût regarder sans frayeur, ne trouva qu'en notre belle
Touraine la nature assez indulgente et le ciel assez apaisé. Aussi
s'endormit-il, pour la première fois, d'un bon sommeil sur les bords de
la Vienne, sa triste pensée se berçant aux voix mêlées de la rivière et
de la forêt qui chantaient comme deux nourrices. A son réveil il crut
se sentir pardonné, et voulut bâtir en ce lieu même une retraite pour y
mourir. C'est ainsi que Chinon prit naissance et fut comme la benoîte
abbaye où le diable se fit ermite en la personne de frère Caïn.

Or, comme toutes les villes célèbres du monde ont leurs monuments et
leurs merveilles, il serait malséant de mentionner Chinon sans parler de
la Cave peinte an cabaret de la Lamproie: c'était dans le bon temps le
vrai temple de cette divinité sereine, vermeille et folâtre, qui se
couronne de pampres, s'enlumine de lie et presse la grappe à deux mains;
là aussi, et non ailleurs, se trouvait le siège de cet oracle de la dive
bouteille dont les réponses n'étaient jamais douteuses, et dont les
pronostics étaient toujours certains. On y descendait par cent marches,
ni plus ni moins, divisées par dix, vingt, trente et quarante, selon la
tétrade de Pythagore. Au-dessus de la porte, faite en ogive et toute
festonnée de pampre et de lierre artistement ciselés dans la pierre et
peints ensuite au naturel, se voyaient trois sphères superposées, figure
pleine de mystères et de secrets horrifiques, résumant toute philosophie
et symbolisant à la fois toutes choses divines et humaines. La sphère
d'en bas était plus large, celle de dessus plus rebondie, celle d'en
haut plus petite, mais plus vivement colorée. La sphère d'en bas
communiquait avec celle du haut par l'entremise de celle du milieu.
En bas était le réservoir, tout en haut la fiole précieuse où se
recueillaient les esprits, et entre deux le savant alambic où
s'élaborait la divine liqueur. La sphère d'en bas était un tonneau,
la sphère du milieu une large et proéminente bedaine, et la sphère
supérieure enfin était la tête d'un Bacchus riant à travers les pampres
et les raisins, lesquels faisaient à son front un diadème plus divin que
les nuages et les étoiles qui pendent en touffes et en grappes sur les
noirs cheveux de Jupiter.

Sur le tonneau on lisait en lettres gothiques: _Ici l'on boit_; sur la
bedaine se tordait une légende en bandoulière où l'on pouvait lire: _Ici
l'on vit_; et enfin, sur le front même du Bacchus on découvrait entre
les feuilles ces mots non moins lisiblement tracés: _Ici l'on rit_.
Ainsi, par trois fois trois mots et quatre syllabes se résumait en
nombres sacrés toute cette sagesse hiéroglyphique, selon laquelle
le ciel n'était qu'un éternel sourire, la vie humaine un travail de
digestion panthéistique, et la matière un vin en ébullition où l'esprit
monte et où la lie descend, le tout resserré et contenu par les cercles
planétaires sous les douves du firmament. Que de profondeur et de
science dans l'enseigne d'un cabaret!

Ce n'était point aussi un cabaret ordinaire que l'auberge de la
Lamproie, ainsi nommée encore en souvenir de sa première enseigne, qui
datait du temps des Romains, grands amateurs de lamproies, comme le
savent bien ceux qui ont lu l'histoire de Vedius Pollion. Or, l'esclave
de Vedius Pollion, le même qui faillit si bien être mangé par les
murènes ou lamproies, ayant été affranchi par Auguste, vint se réfugier
dans les Gaules et s'établit aubergiste à Chinon. Là, pour venger les
pauvres gens que les grands seigneurs romains faisaient manger aux
lamproies, il jura de faire manger des lamproies aux pauvres gens; et
très-bien sut-il effectuer par adresse ce que par force ouverte avait
inutilement tenté Spartacus, un de ses ancêtres, voire même son
grand-père, si l'on en croit la légende ferrée: les pauvres, pour peu
d'argent il festoyait très-bien; s'assurant ainsi leur amitié et leur
pratique; les riches payaient pour les autres et étaient de tous les
plus mal servis, non sans un grand empressement moqueur et force
révérences patelinoises, et bien souvent leur servait-on couleuvres pour
anguilles, tandis que le menu populaire des bons vivants était toujours
bien venu, bien vu et bien traité à l'auberge de la Lamproie. On assure
que l'affranchi cabaretier hébergea Ovidius Naso, lorsque ce poète, bien
avantagé en nez et favorisé des amours, traversa les Gaules pour s'en
aller en exil, prenant, comme on dit, le chemin des écoliers; et bien
eût-il voulu séjourner longtemps en Touraine. Il resta toutefois assez
longtemps pour emporter ensuite les regrets du maître et surtout de la
maîtresse de la maison, qui, en souvenir du pauvre exilé, donna un nez
démesuré à l'enfant qu'elle mit au monde, neuf mois environ après le
départ du poëte, nez qui resta dans la famille et se transmit d'aîné en
aîné et de génération en génération.

Au premier cabaretier de la Lamproie succéda Bibulus l'Oriflant, qui, le
premier dans les Gaules, fit reposer le Juif errant au commencement de
son voyage; car il le fit tant rire par un conte de sa façon, qu'il le
contraignit de s'asseoir, se déboutonnant le ventre et se tenant les
côtés; et il y serait très-bien resté, n'eût été que le tonnerre gronda
et que les cinq sous perpétuels manquèrent tout à coup dans la poche de
l'Israélite.

A Bibulus l'Oriflant succéda Gorju le chanteur, qui fut le doyen des
troubadours de France et fit le voyage de Rome, dont il eut à se
repentir, car il y prit à la fois femme et enfant, celle qu'il y épousa
se trouvant grosse lors de son mariage, pour avoir trop goûté les
plaisanteries d'un homme de lettres, nommé Lucien, natif de Samosate et
peu estimé des augures.

A Gorju le chanteur succéda Siffle-Pipe-le-Franc-Gautier qui, à
l'article de la mort, fut baptisé par saint Christophe; et c'est ainsi
que le domaine de la Lamproie comptait aussi et remémorait avec grande
reconnaissance son premier baron chrétien. Mais, en ce qui concerne le
culte de Bacchus, la Cave peinte resta toujours païenne, car jamais le
bon vin n'y fut baptisé. Déduire tout au long la généalogie des
grands pontifes de ce temple de la gaieté serait chose instructive
certainement, utile peut-être, mais à coup sûr fastidieuse. Nous nous
en départirons donc, et il nous suffira de dire qu'au moment où vont se
passer les faits relatés dans cette nouvelle chronique, la Cave peinte
et l'auberge de la Lamproie appartenaient par droit de succession
légitime à maître Thomas Rabelais, apothicaire de Chinon et seigneur
de la Devinière, homme honnête, mais bien dégénéré de la gaieté de
ses aïeux, tant les moines, attentifs à son déclin d'âge, l'avaient
circonvenu et presque hébété de la peur du grand diable d'enfer; si
bien que le pauvre homme, après avoir consacré son fils unique à saint
François, dans le couvent de Fontenay-le-Comte en bas Poitou, d'où le
jeune Rabelais était parti pour la Basmette, près d'Angers, n'avait
plus voulu en entendre parler, par suite de mauvais rapports qui lui en
avaient été faits, et s'en allait mourant parmi les patenôtres et les
tisanes, ne voulant plus voir que des moines, et pour cela même, avec
quelque raison peut-être, se croyant entouré de diables.

Nous n'avons pas besoin de dire que le dévot apothicaire, renonçant
depuis longtemps à la profession de cabaretier, ne logeait plus à la
Lamproie; il s'était retiré, comme dans un ermitage, à sa métairie de la
Devinière, près de Seuillé, dont il écoutait surtout et voulait à toute
heure recevoir et consulter les moines. La Devinière était située à une
bonne lieue de Chinon, entre Tisé, Cinais et Chavigny, vis-à-vis de la
Roche-Clermaud; c'était une grande maison isolée au milieu des champs,
enfermée dans un double mur, celui de son jardin et celui de son clos;
car elle avait un petit jardin d'arbres fruitiers et un grand clos
planté de vignes. Or, ce clos convenait merveilleusement aux bons
religieux de Seuillé, dont les possessions s'étendaient depuis Lerné et
le Coudray jusqu'aux murs de la Devinière. Il est certain que c'était
un beau petit coin de terre à bénir, et qu'un aussi notable surcroît de
vendange ne pouvait désobliger en rien la soif des vénérables pères.

Pendant que maître Thomas était malade à la Devinière, le cabaret de la
Lamproie était tenu par son neveu, jeune homme de peu d'esprit, mais
grand viveur. Deux servantes, et un grand chien, composaient tout le
domestique de la Cave peinte; or, il est temps, je crois, maintenant,
d'entrer en matière et de commencer notre récit.

Par une chaude journée de la belle saison, vers deux heures de
l'après-midi, huit jours environ après le miracle de la Basmette, dont
nous avons parlé dans la chronique précédente, un voyageur, tout couvert
de poussière et assez mal en point, s'arrêta devant le seuil de la Cave
peinte et en salua l'enseigne philosophique avec toute l'apparence d'un
profond respect; puis il secoua son chapeau blanchi, ses gros souliers
et ses larges chausses, et se mit à descendre lentement les degrés en
regardant attentivement les peintures à fresque dont les parois de
l'escalier étaient décorées.

C'était «ung arceau incrusté de piastre, painct en «dehors rudement
d'une danse de femmes et satyres accompaignans le viel Silenus riant sur
son asne», comme dit un auteur du temps. L'ouvrage n'était ni délicat ni
recherché d'invention, mais la composition était naïve et l'exécution
vaillante, l'artiste ne bronchant devant aucune difficulté, mais
les enjambant à merveille, ou mieux les sautant à pieds joints; là,
l'inexpérience du pinceau n'avait rien de timide, et pouvait souvent, à
force d'audace, se faire accepter comme un caprice du talent. C'était
surtout dans le luxe des arabesques et dans l'entortillement infini des
chicorées, des acanthes et des fougères, que se révélait la fantaisie
du peintre, toujours plus folle à mesure qu'on approchait du bas de
l'escalier, comme si les émanations de cet antre prophétique avaient
dessiné elles-mêmes sur la muraille toutes les hallucinations de
l'ivresse, ou plutôt, comme si le peintre se fût enivré graduellement à
mesure qu'il descendait, et n'avait quitté le pinceau que quand sa main
n'avait plus assez été sûre pour tenir même le pied de son verre.

Le voyageur dont nous venons de parler descendait lentement en suivant
et caressant des yeux les fantaisies bachiques de cette mirifique
peinture. Cependant du fond de la Cave peinte montait au-devant de lui
une fraîcheur pleine de voix joyeuses avec le tintement des verres, le
cliquetis des assiettes et le gazouillement des cruches. L'étranger
s'arrêta comme en extase, humant cette fraîcheur et ce bruit, et je ne
sais combien de temps il y serait demeuré, sans le grand chien de la
maison, vieux serviteur qu'on laissait vaguer dans le cabaret où il se
nourrissait de bribes, véritable frère mendiant, si ce n'est qu'il avait
du coeur et ne se rapprochait jamais de ceux qui l'avaient injustement
rudoyé.

Ce grand chien donc quitta tout à coup un os dont il s'occupait dans
un coin, et remplissant tout le caveau de ses aboiements joyeux qui
couvrirent le chant des buveurs, il s'élança vers la porte, et sur le
seuil rencontrant le voyageur arrêté, il se dressa tout droit devant lui
les pattes posées l'une deçà, l'autre delà sur ses épaules, le souffle
haletant, la queue frétillante, autant que le permettait son grand âge,
et de lui lécher la figure, les mains, les pieds; et de se frotter à ses
jambes, et de tournoyer autour de lui avec des grognements de plaisir
et des petits cris entrecoupés, comme si la pauvre bête eût pleuré et
sangloté d'aise. L'étranger, de son côté, lui rendait bien toutes ses
caresses.

--C'est donc toi, lui disait-il, mon pauvre Lichepot, tu vis toujours
et tu te souviens encore de moi! oh! la bonne chienne d'amitié! Là! là!
voyons, ne meurs pas de joie, comme fit le vieux chien d'Ulysses. O, mon
mignon, mon bedon, mon grognon! ouaf! ouaf! c'est bien toujours sa voix:
seulement elle est un peu cassée! Hélas! nous sommes tous mortels, et ta
vieillesse me vieillit déjà, mon brave ami, mon pauvre nez camus! Comme
passe le temps! il me semble y être encore, à cette époque où nous
faisions ménage ensemble! j'allais te trouver dans ta niche, et tous
deux ensemble, l'un sur l'autre, nous nous roulions, sens devant
derrière, sens dessus dessous, et jamais de fâcherie! tu buvais avec
moi du lait dans mon écuelle, je trempais mon pain dans ta soupe, je
te mordais les oreilles, tu me débarbouillais n'importe où, n'importe
comment, et nous étions parfaitement contents l'un de l'autre. Oh! les
beaux jours de mon enfance, pourquoi sont-ils à tout jamais passés!

Pendant ce monologue, ou plutôt pendant ce colloque de l'homme et du
chien, tous les buveurs avaient tourné la tête, et une vieille servante
s'était approchée, tenant un torchon d'une main et de l'autre une pinte
vide.

--Allez coucher! allez coucher! cria-t-elle en frappant le chien de
son torchon. Puis jetant sur le nouveau venu un regard d'investigation
inquiète:

--Que faudra-t-il vous servir? lui demanda-t-elle.

--Eh quoi! la mère Maguette ne me reconnaît pas? dit à demi-voix
l'étranger.

--Non, dit sèchement la vieille, un peu confuse et détournant les yeux.

--Eh quoi! dix ans d'absence ont-ils pu me changer à ce point que tu
ne me reconnaisses plus, toi qui m'as si souvent donné le fouet? Je
n'aurais peut-être pas dû commencer par te montrer mon visage...

--Silence! silence! reprit Maguette en baissant la voix. Je vous
reconnais peut-être bien, mais il ne faut pas que je le dise. Il n'y a
pas de place ici pour vous; allez vous-en, allez vous-en!

--Comment! que je m'en aille! Laisse-moi donc arriver d'abord. Comment
donc se porte mon père?

--Vous n'avez plus de père, monsieur François; notre vieux maître est
si en colère contre vous, qu'il a défendu de prononcer votre nom, et
d'ailleurs il n'est plus ici; il demeure à la Devinière.

--Eh bien! qu'est-ce qu'il y a donc, et que demande cet homme? Si c'est
la charité, qu'on lui baille un morceau de pain et qu'il s'en aille,
cria du fond du cabaret la voix aigre de l'autre servante qui, en
l'absence du patron, faisait quelque peu la maîtresse.

--Merci, ma bonne, dit maître François, que nos lecteurs ont sans doute
déjà reconnu; merci de votre charité, j'y avais droit en ma qualité
de frère mendiant, quand j'étais chez les franciscains; mais je vous
avertis que, pour le moment, je sens quelque peu le fagot; ainsi placez
mieux vos aumônes.

--Que veut dire ce bon pendard, se récria la maritorne furieuse, et
comprenant seulement qu'on venait de se moquer d'elle. N'est-ce pas
quelque parpaillot ou quelque coupeur de bourse? Allons, arrière!
arrière! et que l'on décampe de céans, ou je vais chercher les archers.

--Allez-moi plutôt querir un pot de vin frais, et faites place pour que
j'entre et puisse m'asseoir; je suis le fils de votre maître.

--Taisez-vous donc, pour Dieu! taisez-vous donc, et allez vous-en, lui
répétait tout bas la vieille Maguette. Dire ainsi tout haut ce que vous
êtes, c'est vouloir vous faire chasser à coups de balai!

En effet, la parole ne fut pas plutôt lâchée que la grosse
servante-maîtresse devint rouge comme une crête de coq, et se
rengorgeant comme une poule en colère:

--Que dites-vous là, menteur, affronteur, vagabond? notre maître n'a
point de fils qui soit fait comme vous. Son fils, s'il en a un, est un
saint prêtre et un honnête religieux, et non pas un coureur de grands
chemins. Allons, en route! et que je ne vous le disions plus, vermine du
diable!

Et joignant l'action aux paroles, la truande s'avançait armée d'une
vieille poêle à frire.

Le pauvre vieux chien se rua entre elle et son jeune maître en poussant
des aboiements plaintifs; mal lui en prit, car il reçut sur la tête un
coup de la hallebarde improvisée, dont le fer arrondi ne pouvait pas lui
faire une bien profonde blessure. Toutefois, il en porta sur-le-champ la
marque, non pas sanglante, mais d'un beau noir de suie, et se retira du
combat en hurlant d'un ton de voix désespéré.

Les buveurs de la Cave peinte, riant aux éclats, s'étaient rangés en
demi-cercle et encourageaient la colère comique de la servante par ce
sifflement de langue et des dents avec lequel on excite les dogues à
la bataille. La vieille Maguette, sous l'influence de la peur que lui
inspirait sa compagne, s'était mise aussi dans une attitude offensive,
et avait pris un balai derrière la porte.

--Touchant accueil fait à l'enfant prodigue! s'écriait maître François
en joignant les mains. Oh! les bonnes âmes, et comme je reconnais bien
les excellents fruits du saint Évangile!

--Jésus, mon Dieu! dit la vieille, il parle du saint Évangile! C'est
donc bien vrai qu'il a renié la religion pour se faire huguenot. Qui
aurait pensé cela lorsqu'il était petit, et quand, à le voir si gourmand
et si polisson, tout le monde disait: «Ce sera un jour un bon moine.»

--A la porte! à la porte! crièrent alors tous les buveurs; il est de la
vache à Colas!

Maître François s'apprêtait à les haranguer, lorsqu'une voix forte se
fit entendre sur les degrés de la Cave peinte, chantant sur un air alors
connu ce couplet d'une chanson à boire:

  De l'huile des savants la lumière est trop terne
  Pour nourrir la gaîté, ce lumignon divin,
  Et si mon ventre était une lanterne,
  Je voudrais éclairer le monde avec du vin!

--Bis! répondirent avec des applaudissements et des acclamations toutes
les voix du cabaret.

--C'est frère Jean! c'est frère Jean! répétèrent tous les buveurs.

Maître François se retourna, et se trouvant face à face avec celui qui
descendait, il poussa à son tour une exclamation joyeuse et ouvrit ses
deux bras, dans lesquels frère Jean, qui le reconnut tout d'abord, se
précipita tout d'un élan.

--C'est lui! c'est parbleu bien lui! ça, que je l'étouffe une bonne fois
à force de l'embrasser!

--Frère Jean, mon ami!

--Frère François, mon compère! Oh! le roi des frapparts!

--Oh! la crème des penaillons!

--Toujours franc gautier?

--Toujours joyeux compagnon?

--Et la science de votre paternité, comment va-t-elle?

--Et la soif de votre rotondité, qu'en faites-vous?

--Pardienne! je vais t'en faire avoir des nouvelles les plus récentes,
docteur, mon mignon. Boirons-nous frais? Eh! parbleu, les belles,
qu'est-il affaire ici de balais et de poêle à frire? Il sera temps de
balayer quand nous serons partis, et pour la poêle, c'est sur un feu
clair et bien flambant qu'il faut la mettre; j'entends avec bonnes
andouillettes et menues tranches de lard pour saler la soif. Allons,
vite à l'ouvrage, notre sainte religion ne souffre point les
fainéants... surtout en matière de cuisine! En attendant, exhibez-nous
un pot du meilleur. Je viens ici de la part du révérend prieur de
Seuillé.

--Mais c'est que vous ne savez pas que maître Thomas a défendu que...

--Que! que! que! poursuivit frère Jean en poussant les deux servantes
chacune par une épaule. En cuisine et à boire! voilà le mot de passe.

--Mais c'est qu'il nous est défendu de reconnaître maître François si
par hasard il se présentait, et comme monsieur n'est pas céans...

--Eh! mille tonneaux! qui vous force à reconnaître autre chose que vos
jambons et vos bouteilles, et qui parle ici de maître François? Vous ne
l'avez pas reconnu, n'est-ce pas? puisque vous le mettiez à la porte;
car ainsi n'eussiez-vous pas traité le fils de la maison. Maintenant le
repoussiez-vous, parce qu'il vous est inconnu et qu'il vous semble en
assez mauvais équipage? Je le connais et je réponds pour lui. C'est
le docteur Hypothadée Rondibilis Trouillogan, théologien, médecin et
philosophe: que tout le monde boive à sa santé! Mais quoi! n'ai-je pas
en descendant ici entendu murmurer les mots de huguenot et de vache à
Colas? Croyez-moi, les enfants, quand la vache à Colas aura fait des
veaux vous pourrez les reconnaître à un certain air de famille qu'ils
auront avec vous, et libres serez-vous alors de leur tremper la queue
dans l'eau bénite pour vous en faire des goupillons dont ils vous
aspergeront en chassant les mouches. Mais, foin des hérétiques et des
buveurs d'eau! sachez tous que celui-là doit être réputé catholique et
bon chrétien qui entre à la Cave peinte, bras dessus, bras dessous avec
frère Jean des Entommures!



II

LE PATENOTRES DE FRÈRE JEAN

Les paroles joyeusement impératives de frère Jean parurent avoir sur
tout le personnel de l'auberge la même influence que le _quos ego_ de
Neptunus sur les flots mutinés et sur les turbulents écoliers d'Eolus,
c'est-à-dire, sans mythologie, que chacun retourna tranquillement à sa
place, que la mère Maguette quitta son balai pour reprendre sa pinte
et son torchon, et quels grosse Mathurine se mit à essuyer sa poêle et
monta vers le garde-manger pour couper du lard. Frère Jean et frère
François s'installèrent triomphalement à la table la plus apparente et
la mieux entretenue du cabaret, où ils se mirent à deviser à voix haute,
tantôt riant à gorge déployée, tantôt plus graves et se rembrunissant le
front à la manière des docteurs, mais toujours finissant leurs propos
par trinquer et boire d'autant.

Il ne sera que bien de faire maintenant plus ample connaissance avec ce
joyeux personnage, qui, sous le nom de frère Jean, se faisait si bien
obéir et si magistralement traiter à l'auberge de la Lamproie.

De tous les moines de Seuillé, nul n'était plus connu dans tout
Chinon que le bon frère Jean Buinard, surnommé Jean des Entommures ou
Entamures, parce qu'étant toujours le premier à l'attaque des gigots les
plus monstrueux et des plus gigantesques pâtés à tous les festins de
noces ou de baptême, on lui rapportait toujours l'honneur de l'entamure
en lui offrant le premier morceau. On prétend aussi que, dans toutes les
négociations, réconciliations et arrangements à l'amiable, nul ne savait
mieux que lui accoster les parties adverses et entamer la conversation
sur les matières épineuses; et de fait on ne pouvait lui refuser cet
avantage naturel d'être homme de bonne compagnie et de bon conseil,
sachant toujours prendre les choses du bon côté, et fraternisant
volontiers avec le menu populaire; aussi était-il vénéré jusqu'à
dix-huit lieues à la ronde par les campagnes, et tous les villageois
disaient-ils en façon de proverbe, quand ils avaient entre eux quelques
différends difficiles à bien accorder: Je m'en rapporte à frère Jean.

Le frère Buinard, pour bien sentir et discerner toutes choses, avait
beaucoup de nez, soit dit au physique aussi bien qu'au moral; de telle
sorte qu'on l'avait même soupçonné de quelque consanguinité anonyme avec
la dynastie régnante des seigneurs de la Devinière et de la Lamproie. Il
n'était, du reste, ni grand ni maigre, comme le dit par antiphrase et
par plaisanterie la chronique de Gargantua; c'était, au contraire, un
petit homme replet et trapu, aux sourcils noirs et bien fournis, aux
yeux vifs et brillants, au teint fortement coloré; c'était une tête du
Midi sur le corps d'un bourgmestre de Flandres. Il portait la ceinture
très-basse, pour soutenir sa panse un peu plus rebondie que le bon
exemple ne l'exigeait pour un prédicateur de carême. Son froc était
assez mal boutonné, et son capuchon, en s'abaissant, laissait voir une
tête toute dépouillée de cheveux et tonsurée par la nature. Il portait
toujours, en sa qualité de sommelier de son couvent, un trousseau de
clefs et une escarcelle à sa ceinture; il s'appuyait en marchant sur
un gros bâton qui avait servi autrefois de manche à la croix de la
procession, et sur lequel on voyait encore en demi-relief quelques
fleurs de lis presque effacées. Toujours riant et en belle humeur,
distribuant volontiers aux nécessiteux des aumônes, aux petits enfants
des images, et aux malades de joyeux contes; chéri de tout le monde, se
garant avec soin des cafards et des faux dévots, franc comme l'or et
fin comme l'ambre, mais beaucoup plus assidu à la bouteille qu'à son
bréviaire, tel était frère Jean des Entommures, un des meilleurs amis de
notre joyeux maître François.

Or, en attendant la friture, tous deux assis à la même table et buvant à
la même pinte, ils entrèrent en joyeux propos. Oh! le gentil vin blanc!
s'écria maître François en lorgnant à travers son verre plein; c'est de
la Devinière sans doute? Je reconnais bien là nos excellents raisins
pineaux!

--Bren! bren! disait entre ses dents la grosse servante qui allait et
venait autour d'eux, la Devinière n'est pas pour toi.

Mais un regard de frère Jean suffisait pour lui imposer silence, et
cette femelle si acariâtre et si hautaine avec tout le monde, filait
doux devant lui comme une petite sainte Geneviève, ce dont maître
François semblait quelque peu s'étonner.

--Ça! dit frère Jean, racontons-nous un peu nos aventures. Il ne
tient qu'à nous de commencer ici un poëme épique et de nous donner
mutuellement le commencement de nos faits et gestes héroïques, car je
me doute bien que vous avez eu à soutenir de grands combats, tant à
Fontenay-le-Comte qu'à la Basmette.

--Frère Buinard, dit maître François, je te renie pour mon frère en
moinerie si tu me dis vous comme à un étranger; je veux bien te raconter
mes aventures de la Basmette, mais tu me diras ensuite tout ce que tu
sais des nouvelles de céans, et pourquoi messire Thomas, mon père, est
si fort irrité contre moi.

---C'est précisément, dit frère Jean, pour tes exploits de la Basmette;
mais raconte-les-moi, car je n'en suis pas bien informé.

Et là-dessus maître François lui raconta ce que nous avons déjà vu dans
_Rabelais à la Basmette_.

--Vivat! frère Lubin, dit le moine, et buvons frais à la santé de la
gentille Marjolaine. Si jamais je vais en Anjou, je veux lui apprendre
mes patenôtres.

--Bon! et en quoi tes patenôtres diffèrent-elles des patenôtres du monde
chrétien?

--Ce sont les patenôtres de quintessence, dit frère Jean: mais revenons
à nos moutons.--Voici qu'on nous apporte des grillades.

--Bien! nos moutons, à ce qu'il nous paraît, portaient de la soie pour
de la laine. C'étaient des rustres parvenus.

--Ou bien des moines enrichis: mais parlons d'autre chose. Tu veux,
n'est-ce pas, savoir des nouvelles de ton père et de ta famille, qui te
faisait tout à l'heure assez rudement accueillir?

--C'est ce que je te demande, frère Jean mon ami, par les houseaux de
saint Benoît.

--Pardieu, tu n'avais besoin d'adjurer personne. Me voici prêt à parler
si tu l'es aussi à m'entendre.

--Parle, dit gravement maître François en coupant une tranche de lard.

--Tu sauras donc, dit frère Jean, que la maison d'ici et celle de la
Devinière sont dans le plus grand désarroi.

--Je m'en doutais, mais va toujours.

--Eh bien, c'est que ton pauvre père est à moitié fou.

--Il s'est donc déjà dessaisi de la moitié de son bien en faveur des
moines?

--Non, mais il compte bientôt leur donner tout s'il ne tient qu'à frère
Macé-Pelosse, et voici comment la farce se joue:

--Lève le rideau, dit maître François.

--Tu sais ce que c'est que ton cousin Jérôme.

--Parfaitement. C'est une barrique défoncée....

--Oui, mais qui ne perd pas d'esprit faute d'en avoir jamais été pleine.
Le drôle n'en a pas moins séduit une petite fille que convoitait frère
Macé. Le moine voudrait bien se consoler de cette déconvenue en buvant
du meilleur aux dépens du cousin Jérôme, et il voudrait souffler la
Devinière à celui qui lui a soufflé sa belle. Aussi s'est-il emparé de
l'esprit de messire Thomas, et sous le prétexte de le garder dans sa
maladie, il ne laisse pénétrer personne jusqu'à lui, attendant sans
doute que le bonhomme ait rendu l'âme pour lever le masque et exhiber un
bon testament bien en forme, où le cher neveu sera déshérité à cause
de son inconduite. Quant à ta part, on y a mis bon ordre en te faisant
prononcer tes voeux de pauvreté; mais on a peur de ton retour, car ton
père a reçu une longue lettre du prieur de la Basmette, et toutes les
mesures sont prises pour que tu ne parviennes pas jusqu'à lui, si tu
voulais le voir et lui parler, attendu que ton éloquence et ta finesse
naturelle leur sont bien connues. Et tu vois que des ordres avaient même
été donnés pour te mal accueillir ici, où les premiers venus doivent
cependant être bien reçus pour leur argent.

--Bien m'en a pris, en ce cas, de te rencontrer; mais comment donc as-tu
sur la féroce Mathurine un ascendant aussi prodigieux? Je crois, en
vérité, qu'elle baisse les yeux quand tu la regardes.

--C'est que je suis son confesseur, et de plus....

--Assez, frère Jean, mon compère; n'en dis pas tant, j'en comprendrais
davantage encore. Tu lui apprends sans doute tes patenôtres?

--Oh! pour cela, je n'ai pas grand'peine; c'est une fille accommodante,
et elle dit souvent amen avant que je commence l'oraison. J'en fais tout
ce que je veux, je t'assure, et au fond elle n'est pas méchante.

--En ce cas, elle économise bien son fonds, et je la crois femme de
ménage. Mais ne parlais-tu pas d'une petite qui avait été trompée par
mon cousin Jérôme?

--Ah! oui, la petite Violette, charmante fille, en vérité, et qui
méritait de meilleures amours. Il l'a abandonnée, pensant qu'il
recouvrerait ainsi les bonnes grâces de son oncle; puis, le
mécontentement de lui-même et la paresse l'ont pris au corps, si bien
qu'il néglige maintenant à la fois et Violette qui pleure dans sa cabane
auprès de la Roche-Clairmaud, où elle attend toujours qu'il vienne la
prendre pour l'épouser, comme il le lui a si souvent promis, et son
vieil oncle, qui agonise entre les pilules de sa propre composition et
les sermons de père Macé, et l'auberge même de la Lamproie, où presque
jamais maintenant on ne le rencontre. Les vieilles des environs
prétendent qu'il court le garou; moi, je crois qu'il pense de
l'ivrognerie ce que l'on dit ordinairement des prophètes: personne ne
peut l'être chez soi; et le cousin Jérôme suppose qu'il ne se griserait
pas si bien avec le vin de la Cave peinte. Plus d'une fois, en m'en
retournant à Seuillé, je l'ai rencontré chancelant au bord d'une route,
et je ne pense pas que ce fût de la diète ou de la fièvre. Honni soit,
d'ailleurs, qui mal y pensé! la petite Violette n'a pas trop à se
plaindre. On la quitte pour la bouteille: c'est la traiter assurément
comme j'ai souvent traité mon bréviaire. Or, le bréviaire, comme on
sait, est la femme des gens d'église.

--Et tes patenôtres, frère Jean, les laisses-tu pour la bouteille?

--Non, fais-je, en vérité, car le ventre de la bouteille est un des
gros grains de mon rosaire. Vois-tu, frère François, mon maître, n'en
déplaise à ta médecine, j'enfile dans une même chaîne de gaieté franche
mes jours tels que Dieu me les donne, et de tous les plaisirs qu'il
m'envoie, je le bénis en les comptant. Tout ce que ma main touche
d'agréable à saisir, soit le goulot d'une bouteille, soit une vermeille
et appétissante grappe du beau clos de la Devinière, je le prends pour
sujet de mon oraison, et j'en remercie dévotement le ciel. C'est ainsi
que j'égrène la vie, prenant volontiers pour chapelet cette couronne de
raisins qui dessine la tonsure du vieux Silène. N'est-ce pas une bonne
chose que de bénir Dieu à propos de tout? et le bon moyen de faire
que les choses de ce monde n'empêchent en rien notre sanctification,
n'est-ce pas de les sanctifier elles-mêmes? Je te dis en vérité,
maître François, mon bel ami, que je ne chante pas une chanson que la
reconnaissance de mon âme pour la divine Providence qui nous donne le
piot n'en fasse en intention un vrai cantique, un verre de bon vin me
fait presque pleurer de joie; il me semble que je goûte la bonté même
du bon Dieu, et que son amour me réchauffe le coeur. Alors, je suis
indulgent pour toute la terre; le diable serait assis auprès de moi que
j'étendrais un coin de mon froc pour m'empêcher de voir sa queue. La
grosse Mathurine elle-même me paraît alors aimable et belle comme la
plus jeune des sirènes! Çà, combien de patenôtres avons-nous déjà
défilées? deux, trois, quatre; débouchons celle-ci, et il ne nous en
faudra plus qu'une autre; mes patenôtres sont à l'usage de Rome et
doivent avoir six gros grains. Ce sont des ventres de bouteilles; les
menus suffrages sont des petits verres. Continuons et ne négligeons
rien.

--C'est très-bien, dit maître François, j'estime assez tes patenôtres,
mais je vois qu'il faut que je parte pour la Devinière, et que j'essaye
de délivrer mon pauvre père de tous ces tirelopins qui l'obsèdent.
Comment ferai-je pour parvenir jusqu'à lui? Je compte sur toi, frère
Jean, tu me serviras d'introducteur là-bas comme céans: _clericus
clericum_... tu sais le proverbe. Or, ce n'est pas du bien que je me
soucie. Je ne m'arrête pas ici, je veux aller à Montpellier où je
trouverai plus d'argent qu'il ne m'en faudra; mais, en vérité, je ne
saurais laisser mourir mon père entre les mains de ces gens-là.

--Je le conçois, dit frère Jean, et je t'aiderai de tout mon pouvoir;
attends que je dise deux mots à l'oreille de Mathurine.... Bien, la
voilà toute à ton service. Tout est convenu; personne ne te connaît
ici. Tu es un savant de mes amis, venu de très-loin pour me voir; tu
reprendras pour ce soir ton ancienne chambre, au-dessus du jeu de
boules, je t'y ferai tenir tout ce dont tu as besoin, et dès demain je
viendrai te chercher pour aller à la Devinière. C'est entendu, n'est-ce
pas? Eh bien! plus rien dans les bouteilles? Eh! Mathurine! Mathurine!
va nous remplir la dame-jeanne, mes patenôtres sont finies pour
aujourd'hui; passons au dernier _oremus_!



III

LE SEIGNEUR DE LA DEVINIÈRE

Le pont de Chinon réunit à la ville le bourg de Parillé; à un quart de
lieue de là, toujours sur la rive gauche de la Vienne, on trouve, en
passant par Vaubreton, le chemin de la Roche-Clairmaud. Des hauteurs de
la Roche-Clairmaud, on découvre le plus beau paysage qui se puisse
voir; c'est là que les plus riches campagnes de France étendent leurs
magnifiques tapis verts sur un terrain délicieusement accidenté et tout
brodé de bouquets de bois au milieu desquels s'épanouissent des bourgs
et des villages. Là, les aiguilles des clochers semblent percer la
mousse des roches et pousser comme des pariétaires; plus loin, de
petites maisons blanches s'éparpillent au penchant d'un coteau et se
rangent aux bords de la rivière comme des brebis qui descendent à
l'abreuvoir. Des cours d'eau serpentent de tous côtés, et les rivières
qui baignent ces contrées heureuses semblent vouloir y dépenser toutes
leurs eaux, comme si elles espéraient y mourir, et, de fait, nulle
part elles ne réfléchiraient le sourire d'un ciel plus doux, et les
séductions d'un climat tiède et caressant ne les endormiraient nulle
part sous des rives plus enchantées. D'un côté, c'est la Vienne qui
va se réunir à la Loire entre Claye et Mont-Soreau, non loin de l'île
bienheureuse où devait s'élever l'abbaye de Thélème; plus loin, sur la
droite et en arrière, coule tranquillement la Vède, dont le gué fut
sondé, dit-on, par les soldats de Picrochole. Au pied même de la
Roche-Clairmaud passe la petite rivière de Fresnay, qui se jette dans
la Vienne, au-dessous de Potillé et de Cinais, et qui se forme
d'une multitude de petits ruisseaux. La campagne, de ce côté, est
véritablement merveilleuse: c'est un jardin du pays des fées. Aussi
loin que le regard peut se porter, on ne voit que luxe de la nature et
délices des yeux; là aussi les clochers se multiplient et les villages
se rapprochent en signe de concorde de la terre et du ciel. C'est au
milieu de ce paradis terrestre qu'on aperçoit tout d'abord, de la
Roche-Clairmaud, les bâtiments gothiques et les tours aiguës de l'abbaye
de Seuillé, tout entourée de vignobles et de champs, plantés de pommiers
et de poiriers, qui s'étendent, comme nous l'avons dit, jusqu'au clos de
la Devinière.

C'est à la Devinière que nous allons.

Après avoir traversé le gué du Fresnay, on continue de suivre à rebours
le chemin de la Roche-Clairmaud, et à l'endroit où il se croise avec le
chemin de Seuillé, on voit apparaître, au-dessus d'une muraille assez
haute, le pignon le plus élevé du grand bâtiment de la métairie. Ce
bâtiment ressemble assez à une église de campagne, car le premier étage
est comme à cheval sur un rez-de-chaussée beaucoup plus vaste;
une petite maisonnette, adossée au front même de cette singulière
construction, semble servir de péristyle au grand portail, qui n'existe
cependant pas. Une autre maisonnette, un peu plus grande et entièrement
séparée du corps de logis principal, sert de retraite au métayer; le
premier étage de la grande maison est habité par le seigneur de la
Devinière.

Le lendemain de la rencontre de frère Jean et de maître François, le
vieux Thomas Rabelais était assis dans un immense fauteuil, près du
feu, malgré la belle saison et la grande chaleur, car il avait toujours
besoin de tenir chaudes ses potions et ses tisanes. Il était donc
enveloppé dans une grande robe de laine à grandes fleurs rouges et
jaunes, un bonnet de nuit enfoncé jusque sur ses yeux, et les lunettes
attachées au bonnet; un de ses pieds, tout emmaillotté de linges, était
étendu sur un tabouret, car il avait des accès de goutte; il appuyait
ses deux mains et son menton sur une canne à bec de corbin qui semblait
parodier son nez; une petite toux sèche le secouait par intervalles; il
regardait les tisons d'un air mécontent, et semblait quereller tous
bas les coussins dont son dos et ses coudes étaient, selon lui, mal
rembourrés. Près de lui, sur un siège de bois sculpté et garni d'un
ancien velours vert à clous dorés et à bordure noire, se prélassait le
frère Macé-Pelosse, le pourvoyeur du couvent de Seuillé.

Frère Macé était un petit moine sec et brun, aux yeux sournois, à la
peau luisante et bise; ses grosses et flasques paupières embéguinaient
de leur mieux ses regards perçants et rancuniers: il plissait
habituellement ses lèvres, comme pour rapetisser la fente démesurée de
sa bouche et protéger l'incognito d'un râtelier dégarni et déchaussé;
car bien rarement les cafards sont-ils porteurs de belles dents, à
cause des exhalaisons fortes de leur vie intérieure, qui consiste assez
souvent en un mauvais estomac et en un foie engorgé et malade. Frère
Macé avait, de plus, la tenue modeste et les mains jointes dans les
manches de sa cuculle d'un beau drap fin et mal brossé; un chapelet de
Jérusalem était passé dans son étroite ceinture de cuir, et faisait
tinter, au moindre mouvement qu'il faisait, toute une grappe de têtes de
mort, de reliquaires et de médailles miraculeuses. Il tenait ouvert sur
ses genoux un gros et gras bouquin relié en parchemin jaune, c'était la
fleur des exemples; il venait de faire au vieux Thomas sa petite lecture
du matin, et il en était au commentaire.

--Considérez bien, disait-il, d'après les divers exemples que je vous ai
lus, combien les saints ont toujours abhorré la chair et le sang, et les
chaînes de la parenté et les tendresses de la famille. Ici, c'est un
saint Siméon Stylite qui, après dix-huit ans d'absence, refuse de
descendre de sa colonne pour recevoir les adieux d'une mère qui se
meurt; là, c'est un saint Alexis qui, le jour même de son mariage,
quitte sa femme et ses parents, pour s'en aller mendiant et courant
le monde. Plus loin, c'est un pieux solitaire qui, pour obéir à son
supérieur, jette son propre enfant dans un puits; Dieu est jaloux de
nos affections, et maltraiter ceux qu'il nous soupçonnerait volontiers
d'aimer, c'est lui donner des preuves d'amour! Heureux le saint enfant
qui compte pour rien les larmes de sa mère, et qui marcherait sur les
cheveux blancs de son père, plutôt que de s'arrêter une seule minute sur
le chemin glissant de la perfection! La religion est une doctrine de
mort qui tue et sacrifie tout sans pitié.

Dieu n'a pas épargné son propre fils; il l'a abandonné au supplice
quoique innocent, et nous aurions pitié de nos enfants coupables!
Eh! que nous importent les fruits impurs de la chair et du sang! Nos
enfants, ce sont nos bonnes oeuvres, nos mortifications, nos aumônes à
l'Église et nos incessantes prières. Quant à ceux dont la naissance
doit nous faire rougir en nous rappelant des instants de concupiscence
satisfaite, nous devons leur laisser de bons exemples à suivre: voilà
tout l'héritage d'un chrétien. Mais pour cet argent mal acquis, pour
cette richesse d'iniquité, prenons garde qu'elle ne crie contre nous
après notre mort en perpétuant nos désordres; sanctifions cet argent
afin qu'il ne périsse pas avec nous; suspendons aux colonnes du temple
de Dieu les dépouilles de Bélial; mourons pauvres pour expier le crime
d'avoir vécu riches, et laissons à nos enfants et à nos hoirs la
pauvreté chrétienne comme le plus grand de tous les trésors.

Frère Macé s'arrêta un peu pour souffler au bout de cette lourde
période, et, roulant les yeux de côté, il épiait sur les traits du père
Thomas l'effet de sa pieuse harangue.

Le vieux Thomas avait l'air toujours plus impatient et plus ennuyé.

--Pardieu! dit-il enfin d'un ton qui fit tressaillir le moine, si la
pauvreté est un si excellent bien, pourquoi ne la laisserais-je pas
aux bons religieux de Seuillé plutôt qu'à mon pendard de neveu? et si
l'argent est une chose si pernicieuse, pourquoi donc les moines sont-ils
en général si empressés pour en avoir?

--Saint Benoît! que dites-vous, reprit frère Macé en se signant deux
fois, les moines et les religieux ne sont-ils pas toujours pauvres au
milieu même des richesses, puisqu'ils ne possèdent rien en propre,
pas même le vêtement qui les couvre! C'est à la communauté que vous
laisserez votre héritage: aucun de nous en son particulier n'en aura
rien, mais tous s'en trouveront mieux et prieront Dieu pour vous.
Donner à la communauté, c'est donner à Dieu; car c'est à Dieu seul
qu'appartient réellement ce qui est à tous.

--Peut-être bien, frère Macé, peut-être bien! je ne soutiens pas le
contraire. Et vous savez, de reste, que je prétends donner à la sainte
abbaye de Seuillé cette métairie de la Devinière. Je l'ai promis, et je
ne m'en dédis pas; mais j'ai l'entendement tout troublé de doutes et de
scrupules. Vous savez que la pauvreté, qui est la bonne nourrice de la
vertu des saints, est une mauvaise conseillère pour les âmes faibles.
Ainsi me voilà en perplexité touchant mon neveu; car je ne vous parle
pas de mon fils, qu'il faudrait peut-être cependant assister dans
l'extrémité où il doit se trouver. Mais parlons de mon neveu; il est
faible d'esprit et paresseux de son naturel; si je le laisse dans la
misère, il se fera peut-être bateleur ou larron, à la honte de sa
famille. Vous me dites que Dieu a frappé son fils bien-aimé: sans doute,
mais c'était pour lui ouvrir ensuite le royaume de sa gloire et le
constituer héritier de sa toute-puissance; de plus, s'il a voulu
soumettre sa propre divinité à la mort, c'était pour nous, qui sommes
ses enfants: il a donc bien aimé les siens, et nous donne son exemple à
suivre. Je ne sais comment le grand saint Siméon Stylite arrangeait sa
sainteté avec le commandement de Dieu qui nous dit d'honorer père et
mère. Saint Alexis savait sans doute que répondre à cette parole de
notre Seigneur: Celui qui se sépare de sa femme, la voue lui-même à
l'adultère. Et une lumière surnaturelle lui avait sans doute garanti la
vertu de sa nouvelle épouse. Quant à ce solitaire qui jetait son fils
dans un puits, je le félicite de n'avoir pas eu à se garder dans ce
temps-là d'un bon lieutenant criminel; mais de notre temps pareille
obéissance serait appelée par les juges de la Tournelle ou du Châtelet
de Paris, complicité d'assassinat. Ce sont toutes ces réflexions qui me
tourmentent depuis hier soir, et qui font que je ne comprends plus rien
à vos histoires et à vos sermons.

Vous aurez commis quelque péché d'orgueil contre Dieu, dit sèchement le
frère Macé; c'est pourquoi votre âme est malade. Faites un bon examen
de conscience et renoncez à votre propre jugement. Accusez-vous d'avoir
raisonné comme un hérétique, et frappez-vous humblement la poitrine en
disant trois fois: C'est ma faute.

En ce moment on frappait assez fort à la porte de la chambre.

--Entrez, dit maître Thomas en toussant.

--Non, cria frère Macé, n'entrez pas, attendez; qui êtes-vous et
pourquoi frappez-vous si fort à la porte d'un malade?

Frère Macé s'était levé, et courait vers la porte qui s'ouvrit avant
qu'il eût le temps de la retenir.... Mais il se rassura en voyant
apparaître la face vermeille de frère Jean.

--Ah! dit-il en allant se rasseoir avec un geste de mépris, c'est ce
lourdaud de frère Buinard.

On sait que les bigots pardonnent bien plus volontiers à leurs confrères
la goinfrerie que l'intelligence. Or, frère Jean qui avait des vices et
de l'esprit, ne laissait paraître que ses vices en présence des autres
moines, aussi n'était-il pas regardé par eux comme un homme dangereux;
il se moquait bien un peu quelquefois des pratiques de la religion, mais
comme il avait soin de ménager les gens d'église et qu'il se montrait
fort zélé pour la richesse du couvent et le bon entretien de la vigne,
on l'aimait mieux ainsi que s'il eût été vertueux et raisonneur.
D'ailleurs, il se confessait régulièrement, et s'il ne disait pas
fidèlement ses heures, il passait du moins pour les dire. Il évitait
d'ailleurs les esclandres, ne se brouillait jamais avec les pères ni
avec les maris, ménageait la chèvre et le chou, et n'avait jamais eu
d'enfants; c'était donc un excellent moine dans l'opinion même de frère
Macé.

Jean Buinard entra tout essoufflé, s'assit lourdement, renifla
bruyamment et s'essuya le front à deux ou trois reprises. Je viens...
ouf, je viens... ah! quelle chaleur! je boirais bien un coup, mais
pouah! je ne vois ici que des tisanes! je viens de la part... mon front
ruisselle....

--Voulez-vous un verre d'eau fraîche, dit frère Macé?

--Non, merci, je n'ai que faire de gagner une pleurésie. Je viens de la
part du père prieur qui a besoin de parler tout de suite à frère Macé,
et qui m'envoie le remplacer pendant quelques heures, c'est pour une
affaire importante à ce qu'il m'a dit. Ah! ouf!... je voudrais bien un
verre ou deux de bonne purée septembrale.

--Je vais vous faire donner cela, dit le vieux Thomas, mettez-vous à la
fenêtre et appelez le métayer.

--Du tout! du tout! dit frère Macé, frère Jean n'a pas besoin de
boire; qu'il dise tierce, cela le rafraîchira. Tenez, voulez-vous mon
bréviaire?

--Grand merci, dit frère Jean, je puis me servir du diurnal de messire
Thomas, il est en latin et en français.

--En français, dit frère Macé en soupirant. Voyez les progrès de
l'hérésie! Bientôt, chez les gens qui se croient les meilleurs
catholiques, on trouvera la Bible en français, et ce sera bien alors
la confusion des langues de Babel et le règne de la bête annoncé dans
l'Apocalypse.

--Pardieu! dit tout bas frère Jean, quand le roi sera une bête il te
prendra pour son premier ministre.

--Hein? que dites-vous?

--Je dis que le règne de la bête ne viendra pas tant que Dieu aura
d'aussi bons ministres.

--C'est bien! c'est bien! maître frère Jean, vous êtes un flatteur. Je
vous laisse donc ici; veillez bien à ce que le malade ne voie personne,
c'est nécessaire pour sa santé. Faites-vous apporter un peu de vin, si
bon vous semble, et usez-en modérément. Je ne fais qu'aller et revenir.

--Allez, à votre aise, dit frère Jean, ne suis-je pas fait pour
attendre?

--À revoir, maître Thomas; chassez avec soin vos mauvaises pensées, et
que je vous trouve repentant à mon retour.

--Va, va, dit frère Jean en refermant la porte sur les talons du frère
Macé, je travaillerai mieux que toi à la conversion du bonhomme... Ah!
continua-t-il en bâillant de toute sa force et en étendant ses bras, en
voilà un qui est ennuyeux!

--C'est bien vrai ce que vous dites là, répondit alors le vieux Thomas
qui avait entendu cette dernière exclamation. Décidément, frère Macé
m'obsède. C'est un saint homme, sans doute, et je le révère; mais il ne
sait que me gronder comme un enfant, au lieu d'éclaircir mes doutes. Eh!
par Bacchus... non, je me trompe, je voulais dire par saint Benoît, j'ai
soixante-deux ans passés. Je suis malade, c'est vrai: mais je ne suis
pas un imbécile. Je connais mon catéchisme aussi bien que personne, et
l'on ne m'en fera pas accroire! Tenez, frère Jean, je ne sais si vous
pensez comme moi, mais il me semble que le révérend frère Macé n'est pas
aussi savant qu'on pourrait bien le croire: qu'en dites-vous? exprimez
franchement votre pensée, je ne le lui répéterai pas.

--Qu'il soit savant ou non savant, c'est ce que je ne vous dirai pas, et
pour cause. Votre fils, maître François, s'y connaîtrait mieux que moi,
sans doute, mais vous avez juré de ne plus le voir, et c'est un vilain
jurement que vous avez fait là.

--Ah! ne m'en parlez pas, frère Jean, ne m'en parlez pas: je suis assez
tourmenté à son sujet. Hier soir le métayer avait emporté mon diurnal
pour en nettoyer les fermoirs: quand il me l'a remis et que je l'ai
ouvert, il en est tombé une lettre dont je ne reconnaissais pas d'abord
l'écriture. Cette lettre m'a bien donné à penser.

--Et cette lettre venait de maître François? dit le moine faisant
l'ignorant (car c'était lui-même qui, la veille, avait caché la lettre
dans le livre, pendant que le métayer tournait le dos.)

--Si elle vient de lui, je ne sais trop comment, dit le malade, car
le métayer m'a juré, par tous les saints, que personne autre que lui
n'avait touché au livre, et que d'ailleurs, excepté frère Macé et vous,
que nous voyons presque tous les jours, personne n'est venu à la maison;
cela me confond, en vérité: et je suis presque tenté de croire que mon
malheureux fils est devenu sorcier, comme les moines de la Basmette l'en
accusent.

--N'en croyez rien, dit frère Jean. Ce serait plutôt un miracle du ciel
pour faire éclater l'innocence d'un bon religieux qu'on calomnie.

--Croyez-vous cela, frère Jean? Mais vous savez bien que François est
un écervelé qui ne peut rester nulle part. Lors de ses démêlés avec les
moines de Fontenay-le-Comte, n'ai-je pas cru bonnement qu'ils étaient
jaloux de lui à cause de ses grandes études? Frère Macé m'a bien
fait changer d'avis; il connaît un peu les religieux de Fontenay, et
d'ailleurs il pose en principe une maxime fort sage: c'est qu'un moine
a toujours tort lorsqu'il ne s'accorde pas avec ses supérieurs. Enfin,
n'importe; j'ai cru que mon vaurien avait raison, et j'ai fait exprès le
voyage de la Basmette pour m'assurer qu'il y serait bien. Lui-même m'a
écrit qu'il y jouissait d'une grande liberté, et qu'il était au mieux
avec le prieur... et puis voilà que j'apprends des algarades, des
profanations, des impiétés!

Mais à l'entendre, cependant, c'est toujours lui qui a raison, et ses
supérieurs qui ont tort. Il m'écrit un tas de belles choses et
proteste de sa foi en Jésus-Christ et en son Église, de son inviolable
attachement pour ses devoirs, de sa tendresse pour son père. Tous les
huguenots et tous les impies en disent autant... Cependant, je ne sais
pourquoi, je suis dans une grande perplexité. Je me méfie du beau
langage, et voilà que je m'y laisse prendre; car depuis que j'ai lu,
pour mon malheur, la lettre de ce libertin, je goûte beaucoup moins
les sermons de frère Macé, et je crois en vérité que tout à l'heure je
raisonnais contre lui; enfin, mon pauvre frère Jean, que vous dirai-je?
me voilà tiraillé de droite et de gauche; car d'un côté j'ai promis
à frère Macé de ne jamais plus m'occuper de cet indigne fils, et
de l'autre pourtant je ne dois pas, comme dans sa lettre il le dit
très-bien, le condamner pour jamais sans l'entendre. J'ai eu tort de
lire cette maudite lettre... Je ne sais quoi s'est remué dans mes
entrailles, et faut-il que je vous l'avoue? oui, je vous l'avouerai tout
bas si vous me promettez que frère Macé n'en saura rien, eh bien! en
vérité, j'ai pleuré après avoir lu cette lettre. Il est bien difficile
de ne pas les aimer toujours un peu, ces pauvres drôles qu'on a vus
si petits... Tenez, frère Jean, tenez, grondez-moi, car voici que je
redeviens tout bête... Le fripon!... le pendard! ajouta le vieillard en
élevant la voix et en sanglotant, qu'il ne revienne jamais, que je ne le
voie plus. C'en est fait, c'est fini pour toujours; il a trop abusé de
ma bonté!

--Si pourtant il revenait en ce moment, dit frère Jean, et supposé qu'il
ne soit pas sans reproche, s'il venait comme l'enfant prodigue se jeter
à vos pieds en vous disant...

--Non! non! non! cria le vieux avec colère, après avoir essuyé une larme
au coin de son oeil, je le pleure, mais je le maudis. Je ne l'écouterai
point, il m'a assez empoisonné l'esprit de sa lettre pernicieuse. Si
notre bras droit nous est un sujet de scandale, l'Écriture dit qu'il
faut nous le couper; qu'il soit innocent, je le souhaite pour lui; mais
ses supérieurs le condamnent. Arrière! loin de moi l'hérétique, je lui
dis Raca!

--Celui qui dit à son frère Raca sera condamné par le jugement, dit
frère Jean.

--Eh! non, ce n'est pas cela, vous citez mal l'Évangile. D'ailleurs, ce
qu'on ne doit pas dire à son frère, on peut bien le dire à son fils...
Aïe! aïe! voilà un accès de goutte qui me prend! Ah! pendard de fils!
ah! vaurien! je te renie! je te déshérite! je déshérite tout le monde!
Aïe! aïe! miséricorde! mon Dieu! _confiteor_! j'ai péché! Ah! chienne
de lettre! maudite lettre! je vais te jeter au feu. Au secours! on me
tenaille, on me mord, on me brûle!

--Je citais mal l'Évangile, en effet, dit frère Jean; il y a: «Celui qui
dira: vous êtes, fou sera condamné à la gêne et au feu. C'est sans doute
pour cela que vous brûlez la lettre. Vous agissez mal envers ce pauvre
maître François, et voilà que le bon Dieu vous punit.

--A mon secours! à mon secours! poursuivit eu criant le vieux Thomas;
frère Jean, mon ami, je crois que je vais en mourir; ce frère Macé
n'entend rien à ma maladie, le médecin du couvent non plus. Je veux un
médecin qui sache quelque chose.

--Attendez, dit frère Jean, voici un merveilleux coup de hasard, ou pour
mieux dire de Providence. Hier, en me rafraîchissant à la Cave peinte,
j'ai rencontré un grand docteur qui arrive de Perse, où il a guéri
toutes les femmes et même les chats et les chiens du grand sophi...

--Le sophi de Perse?

--Ma foi, le Grand Mogol, si vous voulez, ou le grand schah. Aussi
bien, je vous disais qu'il avait guéri tous les petits chats, ce sont
probablement les enfants de ce grand seigneur. Pour en revenir à mon
médecin, c'est un homme prodigieux qui ressusciterait des morts; mais je
ne sais s'il voudrait bien venir ici, car il ne fait que passer dans le
pays, et je crois qu'il repartira aujourd'hui même. Et tenez, cela
me rappelle que je devrais aller tout présentement le voir à la
Roche-Clairmaud, où il doit être venu pour visiter une personne qui
lui est fort recommandée; j'avais promis de boire avec lui le coup du
départ, mais je ne puis quitter ainsi cet excellent maître Thomas,
surtout au moment où ses douleurs le font le plus souffrir.

--Et comment s'appelle ce grand médecin, je vous prie?

--Maître Rondibilis-Panurgius-Alcofribas.

--Frère Jean, vous êtes de mes amis?

--Je suis tout à vous et aux vôtres.

--Voulez-vous me rendre un grand service?

--Je veux tout ce que je puis pour vous.

--Eh bien! il faut tout de suite que vous partiez pour la
Roche-Clairmaud; c'est tout près d'ici. Allez vite et revenez plus vite
encore, mais ne revenez pas seul, entendez-vous! Amenez-moi, maître
Risibilis... Cacofribas... Comment l'avez-vous appelé? Dites-lui que
j'ai des écus au soleil qui font litière pour la science. Dites-lui que
je souffre, que je meurs, que je voudrais bien guérir et vivre encore un
peu, ne fût-ce que pour ne pas laisser prendre si tôt la Devinière à ce
frère Macé Pelosse, et à vous tous, méchants frocards que vous êtes! Ah!
le pied! aïe! aïe! aïe! Courez vite, frère Jean, vous êtes un brave et
excellent religieux, et les moines ne sont pas de méchants frocards;
mais courez, pour l'amour de Dieu!

--Vous allez me faire des affaires avec le frère Macé, dit Jean Buinard
en se grattant l'oreille. Il m'a défendu de vous laisser seul et de
laisser entrer personne. Vous savez bien qu'il vous garde à vue, pour
qu'on ne vienne pas vous détourner de vos bonnes dispositions pour le
couvent.

--Il me garde à vue! dit le père Thomas furieux et se soulevant à demi
sur sa chaise. Ah! il me garde à vue! Je trouve l'aveu naïf et la chose
bonne à savoir. Il me croit donc bien bas, et il voudrait donc bien me
voir mort! Le médecin! vite le médecin! qu'il me guérisse seulement
pour un an, et je lui donnerai bonne part de l'héritage des moines!
Doucement, doucement, mes bons pères! vous ne la tenez pas encore,
la bourse du vieux Rabelais; et le raisin de la Devinière ne mûrira
peut-être pas encore cette année pour vous!... Ce n'est pas à vous que
je parle, frère Jean, mon excellent ami, et vous en boirez toujours avec
moi tant que vous voudrez, si jamais je puis boire encore... Allez vite,
et dites en passant à Guillaume qu'il en tire du frais; vous boirez à
votre retour. Mais ne perdez pas un instant, je vous prie.

--J'y vais donc, dit frère Jean; aussi bien m'eût-il été pénible de
laisser partir ce fameux docteur sans le revoir. Mais si frère Macé
revient pendant que je n'y serai pas?...

--Prenez la clef de la grande porte; vous la fermerez en sortant, et
dites à Guillaume de monter ici: je veux qu'il n'ouvre à personne avant
votre retour. Ah! l'on me garde à vue! Je suis bien aise de l'apprendre!
Eh bien! frère Macé gardera la porte si bon lui semble; et d'ailleurs il
ne reviendra peut-être pas de si tôt.

--Allons, je vais faire toute diligence; mais, si vous m'en croyez,
éconduisez doucement frère Macé sans le mettre à la porte; il ne faut
jamais fâcher un saint homme, cela fait loucher le bon Dieu. Surtout
gardez-moi le secret!...

--Courez donc vite et ne craignez rien: me prenez-vous pour une pie
borgne?

--Je vous prendrais plutôt pour un rossignol aveugle, quand la goutte
vous fait chanter; car vous vous plaignez alors comme devait se plaindre
Philomèle... lorsqu'elle était enrhumée. Je cours sans m'arrêter, et
il n'y aura pas de ma faute, si bientôt je ne vous amène Panurgius
Alcofribas.



IV

L'ORDONNANCE D'ALCOFRIBAS

Depuis le matin, maître François attendait frère Jean dans une cabane à
demi cachée dans un massif de verdure, au pied de la Roche-Clairmaud.
Cette cabane était celle d'une pauvre orpheline, la fille de Jacques
Deschamps, le manouvrier mort à la peine. On la nommait Violette, à
cause de sa modestie, et peut-être aussi parce qu'elle était bonne
et jolie comme les petites fleurs de mars. Elle semblait aussi tout
parfumer autour d'elle de simplicité et de fraîcheur, vivant seule et
cachée, fleurissant en secret sous la feuillée, au pied de la montagne,
pleurant à la rosée d'amour, et baissant doucement la tête. Pauvre
petite Violette Deschamps!

La cabane de l'orpheline était toute pauvrette et délabrée en dehors,
proprette et bien entretenue au dedans, autant que le permettait
l'indigence de la jeune fille. Mais pourquoi l'appeler jeune fille
encore? La pauvre belle ne l'est déjà plus, et son visage n'a changé que
pour s'attrister et pâlir. Seule et sans protecteur presque au sortir de
l'adolescence, elle avait d'abord langui de la soif d'amour; car c'était
un brave petit coeur, plus délicat et plus aimant qu'on ne s'attend
d'ordinaire à les rencontrer au village, sans expérience aucune, et
jugeant de tout d'après elle-même; elle avait bien vite aidé à la
tromper le premier qui s'en était donné le passe-temps. Mais pour ne
trouver qu'un passe-temps à tromper une aussi bonne et généreuse enfant,
il fallait être une brute ou un méchant-; Jérôme n'était précisément ni
l'un ni l'autre: c'était un paresseux et un ivrogne.

Qui se ressemble s'assemble, dit un proverbe trivial. Cependant, en
dépit de la sagesse des nations, la sympathie quelquefois, et l'amour
très-souvent, rapprochent des naturels opposés comme étaient ceux de
Violette Deschamps et du cabaretier de la Lamproie.

Elle s'était prise à lui d'ailleurs par les liens de la reconnaissance;
le seigneur de la Devinière avait payé les dettes de Deschamps, pour
empêcher que sa maisonnette ne fût vendue à sa mort. Jérôme avait été le
messager de son oncle, et s'était fait l'entremetteur dans cette affaire
de bienfaisance, par bonté de coeur d'abord, puis après par intérêt de
convoitise. Il était toujours joyeux et grand parleur; la jeune fille
était triste et timide. Faute de mieux, elle s'habitua à lui et crut
l'aimer, parce qu'elle le parait de tout ce qu'elle imaginait elle-même
de plus agréable. Elle s'était enfin donnée à lui les yeux fermés et
souriante à sa chimère, comme ces jeunes veuves qui croient en rêve
tenir l'époux qu'elles regrettent, et se réveillent en embrassant leur
traversin.

A l'époque où se passent les faits de ce récit, Violette Deschamps
s'était déjà réveillée, mais son mauvais rêve d'amour lui avait
malheureusement laissé autre chose encore que le désenchantement et le
veuvage: les preuves de sa faiblesse avaient paru sous la forme d'un bel
enfant. Le seigneur de la Devinière lui avait impitoyablement retiré sa
protection, à l'instigation du méchant frère Macé, qui d'abord avait
essayé lui-même de protéger l'orpheline, et avait été mis par elle à
la porte de sa cabane à la suite d'une conversation un peu vive qu'ils
avaient eue on ne sait trop sur quel sujet. Jérôme avait peu à peu cessé
de venir voir Violette dès qu'il l'avait vue compromise, et s'était
contenté de lui envoyer des secours, qu'elle refusa avec fierté, disant
qu'elle saurait vivre de sa quenouille et mourir de faim plutôt que de
rien accepter de celui qu'elle n'estimait plus. Ainsi, autant la fortune
la rabaissait, autant son âme se tenait-elle élevée et fière, et comme
dans ce temps-là les moeurs de l'âge d'or semblaient encore s'être
attardées et comme oubliées dans les campagnes de la Touraine, ce
n'était pas sur la pauvre fille qu'on faisait généralement retomber le
blâme; et la punir encore d'avoir été si malheureuse aurait semblé aux
bonnes gens de la Roche-Clairmaud quelque chose de trop cruel.

Maître François, revêtu d'une ample robe noire, la tête enfoncée dans
une profonde calotte à la Louis XI, et la moitié des traits cachés par
une barbe blanche postiche, avait d'abord fait grand'peur à la pauvre
abandonnée; mais il lui avait parlé si doucement à travers la cloison en
lui disant qu'il était un médecin et un vieillard; ses paroles étaient
à la fois si bienveillantes et si bien dites, que Violette entr'ouvrit
doucement la porte.

--Vous êtes médecin? dit-elle, entrez si c'est la Providence qui vous
envoie: car aujourd'hui je ne me sens pas bien, et maintenant j'ai peur
de mourir; ma vie n'appartient plus à moi seule.

Maître François entra gravement et s'assit près de la jeune femme; il la
regarda attentivement, lui prit le bras, puis promena son regard autour
de la pauvre chambrette; il sourit alors avec amertume, et reportant son
regard sur Violette, il surprit deux larmes prêtes à s'échapper de ses
grands yeux noirs.

--Est-ce que vous l'aimez encore? lui demanda-t-il à voix basse et de
son accent le plus doux.

A cette question, Violette tressaillit.

--Qui donc? demanda-t-elle d'une voix tremblante.

--Celui qui vous a rendue mère.

--Laissons en paix les morts, dit la femme en baissant les yeux.

Le médecin à la barbe blanche parut étonné à son tour, maître François
était surpris en effet de rencontrer dans une si modeste condition cette
dignité de visage et de caractère. Il admirait cette fleur rare et
précieuse perdue dans les champs et blessée par le pied d'un rustre. La
réponse de Violette parut le faire un moment réfléchir, puis, essayant
de sourire:

--Les morts ne reviennent pas, dit-il, et les infidèles peuvent revenir
quelquefois.

--Qu'est-ce que c'est que d'être infidèle? dit la jeune mère, on aime
ou l'on n'aime pas; et quand on aime, c'est pour la vie. J'ai fait une
chute comme en peuvent faire ceux qui marchent en dormant, voilà tout.
Je ne reproche rien à personne, car c'est moi qui me suis blessée...
Parlons d'autre chose, monsieur le docteur: je suis mère et je voudrais
nourrir mon enfant; mais je crains que la langueur qui me consume ne
tarisse bientôt mon lait. Que faut-il faire? que m'ordonnez-vous?

--Hélas! dit le docteur en hochant la tête, si j'avais le pouvoir de
vous procurer l'objet de l'ordonnance, je vous ordonnerais d'être
heureuse.

--Heureuse, ne le suis-je pas? s'écria Violette Deschamps, dont les yeux
noirs se ranimèrent. Et courant vers les rideaux de serge qui cachaient
son lit, elle les tira avec vivacité et découvrit un petit enfant
qui dormait enveloppé de pauvres langes; vous voyez bien, docteur,
continua-t-elle, que le bon Dieu m'a visitée et que Noël a passé dans ma
cabane! Et ce disant, elle prenait doucement et avec soin le poupon tout
endormi, et le soulevant sur ses bras, elle restait tout occupée à le
regarder, et ne semblait plus se souvenir que maître François était là,
tant elle était énamourée de son cher petit nourrisson.

Maître François se leva et la salua profondément en souriant et en
disant:

--Je vous salue, vous, qui êtes bénie entre les femmes; le Seigneur est
avec vous, et le fruit de votre sein est béni.

--Vous avez raison, lui dit simplement Violette; le bon Dieu est dans le
coeur des femmes lorsqu'elles regardent leur premier enfant. J'aurais
bien voulu rester vierge toujours comme Marie; mais, que Notre-Dame me
le pardonne, je me trouve encore plus heureuse d'être mère quand je
regarde mon pauvre cher petit Jésus.

--Ainsi, vous pardonnez à Jérôme?

--Qu'est-ce que c'est que Jérôme? Je ne connais pas cet homme-là?

--Comment donc se nomme alors le père de cet enfant?

--Dans le ciel, il s'appelle Dieu, dit la jeune mère, qui en ce moment
était sublime, et dans mon coeur, il s'appelle amour. J'ai conçu
cet enfant parce que j'ai aimé, et je me suis trompée d'abord; mais
désormais je ne me tromperai plus, car celui-ci je le connais, et il
s'est formé auprès de mon coeur. C'était lui que j'aimais et que je
cherchais: je l'ai trouvé et ne m'en séparerai plus.

Et Violette attachait avidement ses lèvres au front de son fils. En ce
moment, les couleurs de la santé avaient reparu sur son visage; ses yeux
brillaient d'un éclat extraordinaire; elle était belle comme une jeune
mariée qui reçoit le premier sourire de son époux, lorsque leurs yeux se
rencontrent pour la première fois à leur réveil du lendemain; mais
tout à coup Violette pâlit et fut obligée de s'asseoir; à peine lui
restait-il assez de force pour présenter le sein à son enfant qui
s'éveillait, et qui ouvrit sa petite bouche vermeille à la manière des
oisillons lorsqu'ils attendent la becquée.

--Pauvre mère! disait tout bas le frère médecin, comme elle est loin de
cet animal de Jérôme! Mais le sentiment chez elle est trop exalté;
elle mourra d'amour maternel; son enfant lui sucera l'âme. Comment le
cabaretier de la Lamproie l'eût-il comprise? elle ne se connaît pas
elle-même, et je l'observe comme un phénomène de l'ordre moral. Telles
ne sont pas en vérité les femmes ordinaires, et c'est un bonheur pour
les ménages, car les hommes seraient à refondre, et pas une épouse
peut-être ne daignerait détourner les yeux de dessus son premier enfant
pour reconnaître son mari. Le monde ressemblerait à la république des
abeilles; les femmes gouverneraient tout, et les pauvres frelons de
maris seraient chassés à coups d'aiguilles et de fuseaux. Le sceptre
alors ne dégénérerait jamais en quenouille; mais la quenouille
s'érigerait en sceptre. Pauvre Violette Deschamps, tu n'es pas de ce
monde-ci; et quand ton fils n'aura plus besoin de toi, ta vie se perdra
dans la sienne! Je ne veux pas te croire sage; car je ne rirais plus, et
voilà déjà que je pleure. Je te prends pour un paradoxe: je le vois et
je n'y crois pas.

Après ces réflexions du penseur, le médecin conseilla doucement
à Violette de se calmer, et d'éviter autant qu'elle pourrait les
divagations de la pensée et les émotions trop vives de l'amour.

--Dormez, lui dit-il en lui passant la main devant les yeux; dormez,
apaisez-vous, soyez calme, rafraîchissez votre sang, pour que le lait du
cher petit soit doux et pur. Nous songerons à votre enfant et à vous;
vivez pour lui, et laissez reposer votre âme, nous allons travailler
pour vous.

En ce moment, frère Jean vint frapper à la porte de la maisonnette.

--Je suis à vous, dit maître François.

--Que me veut ce moine? demanda Violette avec inquiétude.

--Il ne vous veut rien; il vient me chercher pour le seigneur de la
Devinière qui est malade.

--Ah! fit Violette avec douceur, j'en suis fâchée, car il a été bon pour
moi.

--Le seigneur de la Devinière est mon père, dit maître François en ôtant
un instant sa calotte et sa longue barbe qu'il remit aussitôt; ou du
moins il était mon père. Je sais qu'il a été rigoureux pour vous
comme pour moi. Je veux qu'il cesse de reconnaître son fils, et qu'il
reconnaisse le vôtre; je l'adopte déjà en son nom, ce cher petit! Mais
quoi! il nous fait la grimace! il pleure, il refuse de téter! Allons, je
crois que vous allez le mettre dans de nouveaux langes, et je sors assez
à propos, Croyez-moi, chère enfant, vivez sur la terre, puisqu'il le
faut et sachez bien que les poupons ne vivent pas seulement d'amour
maternel. Vous avez un brave coeur dont je comprends bien toute la
fierté, et je vous félicite de ce que le malheur ne vous abaisse pas.
Vous souffrez cependant, et vous êtes en langueur: c'est du regret pour
le passé, de la dignité blessée pour le présent et de l'inquiétude pour
l'avenir. Reposez-vous sur nous, tout s'arrangera, et si vous croyez une
bonne fois que votre enfant sera heureux, vous ne serez pas fâchée de
l'avoir mis au monde. Il vous tiendra lieu de tout, et vous serez fière
s'il profite de vos soins. A revoir bientôt; je vous laisse, faites la
toilette du poupon.

Il sortit et referma la porte.

--Eh bien! lui dit frère Jean, que dites-vous de la petite fille?

--Je dis que la petite fille est une grande femme.

--Mais pas déjà si grande, ce me semble.

--De la tête aux pieds, non; du coeur à la tête, oui.

--Elle ressemble en ce cas à ces dives bouteilles au long col qui
renferment les vins du Midi. Pour moi, dans les bouteilles, j'aime mieux
le ventre que le goulot; dans les volailles j'aime mieux la croupe que
le col, et dans les femmes j'aime mieux le coeur que la tête. Mais
qu'avez-vous donc, maître François! Vous voilà tout songe-creux et
tout pensif: faisons-nous banqueroute à la joyeuseté? Vive la botte de
Saint-Benoît, monsieur le docteur, vous porterez tout seul le bonnet
vert, si bon vous semble; pour le moment je m'en dépars, et je soutiens
qu'il vaut mieux rire.

--Je pense comme toi, frère Jean, et cesse encore une fois de me dire
_vous_. Je veux prendre tout en risée, mais on rit quelquefois aux
larmes, et je crois que je viens de pleurer.

--Oh! _Lacryma Christi!_... Mais, hâtons-nous, le vieux goutteux nous
attend; père Macé est consigné à la porte, et, d'ailleurs, il ne viendra
point. Je lui ai préparé de l'occupation au monastère et ailleurs, il
aura de quoi exercer son zèle et peut-être sa patience, si Dieu lui en
connaît un peu.

Laisse-moi te dire _vous_ pour m'y habituer: tu n'es plus le frère
François, vous êtes le grand docteur Rondibilis Panurgius Alcofribas,
médecin du Grand Mogol et autres chats de Perse. Vous possédez surtout
des recettes infaillibles pour la guérison des goutteux.

--Albaradim Gotfano deehmin brin alabo dordio falbroth ringnam abaras,
dit gravement maître François.

--Arrêtez, dit frère Jean. Ne faites point venir les diables avant que
nous ne soyons dans la chambre du bonhomme, car s'ils doivent entrer
avec nous, il ne voudra jamais nous faire ouvrir la porte.

--Ils tardent bien à venir, disait le vieux Thomas en s'agitant dans
son fauteuil. Guillaume, va donc voir s'ils viennent... non, verse-moi
d'abord de cette tisane dans mon hanap... Au diable l'imbécile! elle est
trop chaude, il y en a de la froide dans cette cruche; non, pas dans
celle-ci, c'est l'eau de mon remède.... Allons, bon! voilà qu'il
renverse tout dans la cendre! oh! le damné garde-malade!

--Pardienne! murmurait tout bas le gros Guillaume, je sommes le métayer
de la Devinière, et je ne sommes ni apothicaire ni médecin!

--Que parles-tu d'apothicaire? dit le vieux goutteux qui détestait
presque autant ce mot que celui de cabaretier. Je crois qu'il me dit des
injures.

--Moi! je crois qu'on frappe à la porte, et ce n'est pas malheureux,
tant vous devenez quinteux et difficile. C'est sans doute frère Jean qui
revient. Justement le voilà qu'il entre; il avait donc la clef de la
grande porte! Un grand sorcier tout noir entre avec lui, les voici qui
montent. Vous n'avez plus besoin de moi, je m'en retourne soigner mes
bêtes.

--Va, et que le ciel te confonde! tes bêtes ont plus d'esprit que toi.
Décidément il faudra que frère Macé me trouve quelque valet intelligent;
je suis trop isolé ici. On m'enferme avec ce butor, on veut me faire
mourir plus vite.... Entrez, frère Jean, entrez, monsieur le médecin,
et pardonnez si je ne me lève pas; vous voyez que ce coussin et ces
chiffons me tiennent par la jambe.

Avant d'entrer, maître François avait placé en équilibre sur son nez
une large paire de lunettes vertes pour déguiser ses yeux. Il entra
lentement et sans parler, prit le bras du malade, lui tâta le pouls,
fit deux ou trois grimaces, haussa les épaules autant de fois, leva les
doigts comme s'il écrivait en l'air, versa du contenu du pot à tisane
dans le creux de sa main, le flaira, le goûta, jeta le reste en faisant
une nouvelle grimace plus expressive que les autres; puis, faisant signe
à frère Jean, qui se tenait le menton pour ne pas rire, de lui avancer
un fauteuil, il s'approcha d'une table, s'assit, posa les deux coudes
sur la table, prit sa tête dans ses deux mains, et parut méditer
profondément.

--Frère Jean, mon ami, dit tout bas le goutteux au moine qui s'était
rapproché de lui, je me repens, ou peu s'en faut, d'avoir fait venir ce
païen. M'est avis qu'il est en commerce avec le diable. Avez-vous vu
comme sans rien dire il a deviné ma maladie et l'ânerie du médecin de
Seuillé? O le savant homme! mais je crains qu'il n'y ait péché de
le consulter; j'ai peur qu'il ne m'en dise trop, et je tremble de
l'interroger.

--Il n'a encore rien dit, observa frère Jean.

--C'est ce qui prouve son grand savoir: un ignorant aurait parlé tout
d'abord. Mais croyez-vous qu'il n'ait rien dit? N'avez-vous pas vu
flamboyer ses lunettes, et sa grande moustache se mouvoir pendant qu'il
me tâtait le pouls? Ses doigts m'ont comme brûlé la main. Ce doit être
le diable ou l'un de ses émissaires. Je voudrais bien lui dire de s'en
aller. Arrière, Satanas! Sainte Brigitte, priez pour nous!

--Si c'est le diable, c'est un bon diable; je le connais, dit frère
Jean.

Cependant, voici le docteur qui se lève, fait deux ou trois tours par la
chambre, puis d'une voix magistrale:

--Qu'on emporte ces drogues, dit-il en montrant les tisanes, qu'on tire
ces rideaux et qu'on laisse le soleil entrer.

Frère Jean se hâta d'accomplir l'ordonnance, et le soleil jaillissant à
travers les treillis des fenêtres, inonda de son reflet d'or la chambre
poudreuse et enfumée.

--Faites apporter du linge blanc, du vin dans des flacons bien clairs et
bien brillants, et des fleurs pour cette cheminée.

Le vieux Thomas ne revenait pas de sa surprise. On se moque de moi, se
disait-il en lui-même. Il crut donc à propos d'interpeller le docteur
en termes scientifiques, autant que le pouvait sa propre science
d'apothicaire, sur les vertus des médicaments; il balbutia même quelques
barbarismes latins, ou du moins qui prétendaient au latinisme; mais
il fut si étourdi des réponses qu'il reçut en beau français plein
d'expressions techniques, en latin cicéronien, et même en grec
convenablement prononcé, qu'il s'inclina tout ébahi devant la science du
docteur.

Cependant, par les soins de frère Jean, la chambre du malade avait pris
un nouvel aspect; une nappe blanche avait été étendue sur la table,
des flacons brillants comme des rubis ajoutaient à l'éclat du linge la
gaieté de leur reflet vermeil.

Des fleurs apportées par les enfants de Guillaume garnissaient la
cheminée et les vieux bahuts. Le père Thomas demanda au médecin ce que
signifiaient tous ces préparatifs.

--Il faut bien fêter, votre guérison, dit le docteur, et rajeunir un peu
cet appartement dont je vais rajeunir le maître.

--Vous allez me rajeunir, dit le vieux Thomas.

--Voyez déjà, dit maître François, en décrochant et en lui présentant un
assez lourd miroir qui était suspendu dans un coin de la chambre.

Le vieux Rabelais avait en effet les yeux plus brillants que de coutume,
son front semblait se dérider, et le reflet des flacons posés sur la
table auprès de lui semblaient enluminer ses joues.

--Faites maintenant apporter de l'eau légèrement parfumée de menthe,
continua le médecin, et lavez-vous-en les mains et le visage. Dégagez
votre tête et votre cou de ce bonnet et de ces linges, mettez un peu
de vin sur ce mouchoir, et bassinez-vous-en les tempes et la paume des
mains; aspirez l'odeur de ce flacon; n'êtes-vous pas déjà mieux?
Pensez maintenant aux beaux jours de votre jeunesse: ils sont loin les
gaillards! Vous souvenez-vous du temps où vous avez aimé celle qui
devint madame Rabelais? Dieu la bénisse, la bonne chère âme! elle
n'engendrait pas la tristesse. Vous rappelez-vous ses chansons,
lorsqu'elle berçait sur ses genoux son gros joufflu d'enfant, son petit
Franciot que vous aimiez tant voir, lorsqu'il prenait votre grand verre
à deux mains et s'y plongeait le nez et les yeux pour humer la dernière
goutte!

--Vous l'avez donc connue? dit le vieux Thomas tout étonné.

--La science fait connaître toute chose, dit gravement le médecin.

--Eh bien! vous devez savoir que le petit Franciot est devenu un mauvais
sujet et un drôle que je ne reverrai jamais... et voilà ce qui me mettra
bientôt en terre.... Aïe! aïe! je crois que ma goutte me reprend.

--Non, ce ne sera pas votre fils qui vous mettra en terre. Les moines de
Seuillé ne veulent pas qu'il accomplisse ce devoir, dit le docteur en
faisant semblant de lire la destinée dans la main gauche du malade.

--Frère Jean, vous avez parlé! s'écria alors le vieux Thomas.

--Ce n'est toujours pas dans mon intérêt, dit le moine. Mais en vérité,
c'est qu'il m'est pénible de voir que frère Macé voudrait vous enterrer
vivant. Moi je vous aime mieux que votre héritage.

--Vous avez donc fait votre testament? dit le docteur à maître Thomas.
La mort, selon vous, ne venait donc pas assez vite? Vous l'appeliez de
toutes les manières: cette chambre transformée en tombeau, ces médecines
à faire vomir Satanas, votre confesseur toujours pendu à vos côtés comme
un chapelet de sottise, et votre testament déjà remis peut-être entre
les pattes de ce bon raminagrobis!...

--Non, pas encore, il est ici, dit le malade; mais j'ai promis sur le
saint Évangile que je le lui remettrai quand il viendra me le demander.

--Fort bien. Or çà, maintenant, voulez-vous guérir ou mourir?

--Je veux guérir, si c'est possible, et le plus tôt qu'il se pourra.

--Vous conformerez-vous en tout point à mon ordonnance?

--Je le promets, car déjà il me semble que vous m'avez fait un grand
bien.

--Je vous ordonne donc, dit maître François, de changer absolument de
régime, et d'éloigner de vous tout ce qui peut sentir la maladie. Il
faut changer d'air, de matelas, de fauteuil, de chambre, s'il se peut,
et surtout de confesseur.

--Pourquoi de confesseur?

--Parce que, si je suis bien informé, le vôtre est malade et d'une
mauvaise haleine. Vous pourrez le reprendre quand vous serez guéri; en
attendant, vous avez frère Jean, qui est vermeil et bien nourri, vous
pouvez le consulter sur vos scrupules de conscience.

--J'aimerais mieux quelqu'un de plus savant et de plus sévère, dit le
vieux en faisant la moue.

--Eh bien! voulez-vous que je vous envoie un de mes grands amis qui
voyage avec moi et qui se trouve en ce moment à Chinon? C'est le
révérend père Hypothadée, professeur en théologie, qui se rend à Rome
pour éclairer la conscience du pape, et matagraboliser la réconciliation
des papefigues.

--Je le veux bien voir, et recommandé par vous il ne peut être qu'un
savant homme.... Oh! si mon fripon de fils avait voulu étudier!

--Comment! votre fils n'étudiait pas! Mais j'avais entendu dire que les
moines de la Basmette l'avaient chassé à cause de son grand savoir.

--N'en croyez rien, docteur; il s'est enfui après avoir commis des
sacrilèges, et s'il est devenu savant, c'est dans la science des
ivrognes. Qu'on ne me parle jamais de lui!

--Soit. Mais calmez-vous et tâchez de vous distraire. Pensez à la santé
plutôt qu'à la maladie, à la vie plutôt qu'à la mort; ayez devant vous
tant que vous pourrez les images de la jeunesse; évitez tout ce qui peut
vous porter à l'impatience, et pour cela, au lieu de vous faire servir
par le gros métayer Guillaume, écoutez ce que dit la Sainte Écriture
quelque part, dans les livres sapientiaux: «Où la femme n'est point le
malade languit.» Faites-vous soigner par une femme, et qu'elle soit
jeune et gentille, pour mieux vous réjouir l'esprit. La beauté
d'ailleurs est faite pour donner de bonnes pensées; c'est une image de
Dieu et une confusion pour la laideur du diable.

--Mais que dira frère Macé?

--Ne m'avez-vous pas dit que vous vous en rapporteriez à mon docteur
Hypothadée? Je vais le chercher et je le ramène. Je me charge aussi de
vous trouver une garde-malade. J'espère que vous serez content de mon
choix.

--Vous conduirai-je? dit frère Jean.

--Non, restez ici, et veillez à l'accomplissement de l'ordonnance.
Puis, s'approchant de son oreille, prenez garde surtout que frère Macé
n'arrive sur ces entrefaites.

--Ne craignez rien, dit frère Jean, je l'ai fait envoyer par le prieur
au château du seigneur de Basché, sur un faux avis que le seigneur était
malade et voulait se confesser à frère Pelosse. Je crois qu'il sera bien
reçu; car vous connaissez le seigneur de Basché?

--Oui, oui, dit frère François, celui qui daube si bien sur les
chicaneaux. Gare aux épaules de frère Macé.

--A lui le soin de ses épaules; à vous le soin du bonhomme. Mais comment
ramèneras-tu le docteur Hypothadée?

--Je l'enverrai seul. Frère Jean, mon bel ami, tu aurais dû le deviner.



V

LA QUENOUILLE DE PÉNÉLOPE

Le docteur Rondibilis Alcofribas avait fait environ cent pas en longeant
la muraille du clos de la Devinière, et il était arrivé au point où le
chemin de Seuillé se croise avec celui de la Roche-Clairmaud, lorsqu'il
vit venir à lui un quidam assez mal en point, qui paraissait être là
pour attendre quelqu'un. Cet homme était «beau de stature et élégant en
tous linéaments du corps, mais tant mal en ordre, qu'il semblait être
échappé des chiens, ou mieux ressemblait un cueilleur de pommes du pays
du Perche.» Maître François, que nous venons de citer ici, regarda
attentivement cette figure, croyant bien y trouver quelque chose de
connaissance; et de fait, le quidam avait, quant aux Rabelais, un air de
famille si prononcé, qu'il eût été difficile de le méconnaître longtemps
pour un des leurs. A part qu'il marchait un peu en poussant le ventre
en avant et en laissant trimbaler sa tête comme le Silène de la Cave
peinte, il avait dans toute sa personne un certain air de distinction
mal gardée. Ses regards un peu ternes pouvaient passer pour très-doux
avec un peu de bonne volonté; et c'est ce qui expliquerait l'illusion de
la pauvre Violette qui, en un beau jour de printemps, avait embelli
ce garnement de toutes les tendresses de son âme, et s'était prise à
l'aimer d'amour.

Nous avons déjà reconnu ce fripon de neveu qui tenait alors pour son
oncle le cabaret de la Lamproie, ou plutôt qui le laissait gérer par
cette grosse servante aux mains rouges, devenue maîtresse chez lui, au
grand profit de frère Jean.

--Monsieur le docteur, dit-il en prenant un air câlin, et en rajustant
les boutons de son pourpoint, vous venez de la Devinière?

--Vous m'avez vu sortir? dit maître François.

--Comment se porte mon oncle très-honoré, messire Thomas Rabelais de la
Devinière?

--Que n'entrez-vous le lui demander à lui-même?

--On ne me laisserait jamais parvenir jusqu'à lui. Vous ne savez donc
pas que le damné de frère Macé Pelosse... mais vous ne connaissez pas
peut-être frère Macé Pelosse, le grand zélateur, ou je me donne au
diable, de la religion de saint Benoît? Il s'est emparé de l'esprit de
mon oncle et de sa porte, vous avez dû le voir; c'est un petit moineton
jaunâtre et sournois, qui ne sort pas de la chambre du malade. Il a
donné le mot au métayer Guillaume, qui est tout à sa dévotion depuis
qu'en mourant sa femme se confessa au frère Macé; ce qui, je crois, la
fit mourir huit jours plus tôt de la peste, tant le frère a mauvaise
bouche. Vous comprenez cependant bien, monsieur le docteur, que je veux
savoir des nouvelles de mon oncle, et que je ne voudrais pas le laisser
mourir sans m'être réconcilié avec lui.

--Que lui avez-vous donc fait?

--Rien, sur mon honneur! Mais j'ai fait, je crois, quelque chose à
une petite qu'il protégeait sans l'avoir jamais vue, bien qu'elle fût
presque notre voisine. Mais vous devez bien savoir tout cela,
docteur, puisque vous avez passé quelques instants chez elle, à la
Roche-Clairmaud, avant de venir voir mon oncle. Tout se sait bien vite
dans la campagne.

--Je suis allé en effet ce matin chez une belle jeune femme qui vient de
mettre au monde, il y a un mois à peine, un enfant beau comme un Cupidon
et vermeil comme un Bacchus. Est-ce vous qui en êtes le père?

--Mais... c'est selon. Cela dépendra beaucoup de mon oncle. Dites-moi,
cependant, est-il bien bas? a-t-il la fièvre? parle-t-il? garde-t-il le
lit?

--C'est selon, dit à son tour le docteur en souriant, cela dépend
beaucoup de son neveu qui le rajeunirait, dit-il (c'est de maître Thomas
que je parle), si lui, le neveu, voulait prendre une conduite plus
régulière. Mais parlons, s'il vous plaît, de cette pauvre Violette.
Comment diable, grand mauvais sujet que vous êtes, avez-vous pu séduire
et tromper une si sage et si bonne fille?

--Bon! ce n'est pas moi qui l'ai séduite. Je ne m'en flatte pas, et je
la crois plus séduisante que moi de toutes manières. Quant à la tromper,
je m'en suis bien gardé, et si je ne lui convenais pas, c'était
elle-même qui se trompait. Ai-je pris un nez de carton pour aller la
voir? ai-je exagéré l'élégance de mes braguettes? lui ai-je proposé de
brûler ensemble des cierges devant sainte Nytouche? Point. J'ai voulu
faire avec elle un transon de chère-lie. Mais je n'ai jamais pu lui
égayer le coeur. En se laissant embrasser elle pleurait. Le soir, quand
j'étais près d'elle et que je voulais batifoler, elle me faisait taire
et passait des heures à regarder les étoiles en me serrant la main,
tandis que de l'autre j'étouffais sur ma bouche des bâillements
démesurés. En honneur, elle est bien gentille, mais elle est aussi par
trop ennuyeuse.

--Que ne la laissiez-vous tranquille.

--Eh! que ne me laissait-elle en repos? est-ce ma faute à moi si pendant
deux mois et demi ses yeux m'ont fait tourner la tête?

---Non, sans doute, mais c'est bien votre faute si vous l'avez
abandonnée après l'avoir rendue mère.

--Eh bien, c'est ce qui vous trompe encore: je ne l'ai pas abandonnée;
c'est elle qui ne veut plus me voir.

--Vous l'avez sans doute offensée?

--Oh! mon Dieu, non; elle s'est offensée elle-même en s'apercevant à la
fin que je bâillais à n'y plus tenir quand je restais longtemps près
d'elle.

--Elle a pensé alors qu'elle vous ennuyait.

--Probablement; et voyez l'injustice! Ennuyer les gens, c'est leur
rendre un mauvais service; mais leur en vouloir de l'ennui qu'on leur
cause; n'est-ce pas faire payer l'amende à ceux qui sont battus?

--En vérité, dit à part lui maître François, ce garçon-là n'est pas si
bête qu'on avait bien voulu me le dire.

--On vous a dit que j'étais bête, dit Jérôme qui avait entendu cette
réflexion faite à demi-voix. Qui vous a dit cela, Violette, peut-être?
Si c'est elle, je le lui pardonne; elle m'a vu bien bête en effet quand
je roucoulais l'amour à ses genoux comme une tourterelle malade; et
puis, quand j'allais la voir, j'avais toujours peur de sentir le vin, et
je ne buvais pas. Or, quand je n'ai pas bu, je suis sot comme une cruche
qui a perdu son anse. Mais, à propos de cruche, parlons de mon oncle,
s'il vous plaît.

--Jeune homme, songez bien que vous êtes de sa famille.

--J'y songe beaucoup, et je m'inquiète fort de la santé du vieux père
Thomas; car vous saurez que je fais valoir le cabaret de la Lamproie
pour son compte et que, tout bien réglé, il ne me reste pas un sou de
bénéfice.

--Surtout quand vous venez de boire.

--Quand je viens de boire! Ah! voilà le grand mot lâché! Je vois bien
qu'ils vous ont fait mon portrait, et que vous en savez long de nos
affaires. Ainsi, à les entendre, je bois! tandis que je pousse la
délicatesse jusqu'à me refuser, à la Cave peinte, une seule bouteille du
vin de mon oncle!...

--C'est bien ce qu'on m'a dit. Mais on prétend aussi que vous êtes moins
scrupuleux hors du logis, et que pour une bouteille que vous vendez chez
vous, vous en buvez cinq dans les cabarets des environs.

--Cinq! oh! les calomniateurs! je ne procède jamais que par trois, six,
neuf et douze; ce sont des nombres sacrés, comme dit Paracelse.

--Vous connaissez les ouvrages de Paracelse? en vérité, vous m'étonnez!

--Je n'ai jamais lu Paracelse, comme bien vous pouvez croire, et je ne
sais même pas ce qu'il était; mais j'ai trouvé quelques mots sur ce
qu'il disait des nombres dans une page qui avait servi à envelopper,
pour la garantir des oiseaux et des mouches, une grosse grappe de
pineau.

--Voyez comme la science est toujours bonne à quelque chose!

--Sans doute, et je voudrais bien être aussi grand clerc que vous, ne
fût-ce que pour savoir si mon cher oncle penserait déjà à faire un mot
de testament.

--Je crois, entre nous, qu'il y pense, dit mystérieusement Alcofribas.

--Et il donne tout aux moines de Seuillé, n'est-ce pas? même la
Devinière, même le cabaret de la Cave peinte, d'où je vais être chassé
comme un intrus!

--Je ne sais rien de ses dispositions testamentaires; mais il demande à
voir Violette Deschamps et son enfant qu'elle garde comme un beau petit
Jésus, ne le laissant voir à personne. Je vais de ce pas chez elle pour
la décider à venir. Je fais une indiscrétion en vous le disant, mais
vous me paraissez un bon vivant et un bon buveur, et je me sens tout
disposé à vous obliger.

--Grand merci! docteur, nous boirons ensemble; et ce soir nous nous
retrouverons bien, puisque je sais à quel endroit de Chinon vous
avez pris logement, et que frère Jean est de vos amis; je rentrerai
aujourd'hui même à la Cave peinte exprès pour vous. Mais vous allez donc
voir cette petite Violette? Pauvre fille! elle est bien jolie, n'est-ce
pas? un peu triste seulement, et des idées!... comme on n'en a pas.
C'est à la croire folle; mais sa folie n'est pas amusante, c'est
dommage; elle ne parle que par sentence; on la dirait ensorcelée. Je
voudrais pourtant bien la revoir... et son enfant... Pauvre petit, que
je n'ai pas même entrevu depuis qu'il est au monde... Écoutez, docteur,
je veux que vous lui parliez pour moi; puisque mon oncle veut la voir,
moi je veux ce que veut mon oncle. J'ai cessé de voir Violette parce que
nos amourettes déplaisaient à mon oncle; il ne m'a pas encore pardonné,
et le désespoir depuis ce temps-la m'emporte à travers tous les cabarets
du pays. Je ne m'éloigne que de la Cave peinte, qui me rappelle trop
vivement le souvenir de mon bon oncle... Mais est-il possible qu'il
demande à voir Violette? il va lui faire quelque avantage pour me faire
pièce et me narguer. Pauvre fille! j'ai toujours pensé à l'épouser
cependant! elle ne le croit pas, et cela n'en est pas moins vrai. C'est
cette grosse sotte de Mathurine aussi qui m'en a détourné. Ne veut-elle
pas aussi que je l'épouse, celle-là? Que n'épouse-t-elle frère Jean? Je
vais avec vous, docteur, allons à la Roche-Clairmaud, je veux revoir ma
pauvre petite Violette.

--Elle ne voudra pas vous parler.

--Eh bien! vous lui parlerez pour moi. Promettez-lui....

--Quoi?

--Que je l'épouserai si mon oncle lui donne une bonne part de son bien.

--Je pense qu'elle sera touchée de votre bon vouloir.

--Vous pouvez compter sur ma gratitude, docteur, si vous prenez mes
intérêts dans cette affaire, ajouta le compère Jérôme en faisant mine de
fouiller à son escarcelle.

--Fi donc! dit Alcofribas en passant dédaigneusement devant lui et en
tendant la main derrière le dos comme un vrai médecin de comédie. Mais
il n'y avait rien dans l'escarcelle du cabaretier, et il crut se tirer
d'affaire en mettant sa main vide dans celle du docteur qui la retira
brusquement en disant encore une fois: Fi donc! Puis maître François
continua sa route en pressant le pas d'un air fâché, tandis que le
cousin Jérôme le suivait à la piste en le suppliant de l'entendre.

--Vous serez hébergé tant qu'il vous plaira à la Lamproie, vous y serez
comme chez vous, et eussiez-vous aussi peu d'argent qu'il y en a pour
l'heure dans mes grègues et dans ma gibecière, on se tiendra pour bien
payé et très-honoré quand il vous plaira de partir.

--Je pars ce soir même, dit le docteur, et c'est messire Jean Buinard
qui s'est chargé de mes dépens.

Se disputant ainsi, ils arrivèrent par delà le gué de Fresnay, au pied
de la roche Clairmaud.

--Restez à distance, dit vivement maître François, je parlerai pour
vous, mais n'approchez pas: voici la cabane de Violette; elle est assise
sur le seuil.

En effet, la jeune mère était assise devant sa porte, son petit enfant
dormait couché sur ses genoux, abrité du soleil par un petit lange
bien blanc. Elle filait avec précaution sa quenouille, en chantant à
demi-voix un Noël dont le refrain était:

  Dormez, mignon,
  Dormez, gentil
  Petit poupon.

Elle sourit mélancoliquement en voyant revenir le docteur. Quant à
Jérôme, il s'était caché derrière un gros arbre.

--Eh bien! dit le docteur, nous devenons donc moins sauvage? nous
prenons un peu de soleil, et nous ne cachons plus le petit Jésus que
voilà au fond de notre maisonnette.

--Non, dit Violette avec douceur, je sais bien maintenant que personne
ne veut me le prendre. J'avais peur dans les premiers jours qu'un
homme ne prétendit être le père de mon enfant, ce qui eût été un grand
mensonge, car c'est le bon Dieu qui m'a donné mon enfant à la suite d'un
beau rêve que j'ai fait. Je suis encore ce que j'étais avant, puisque je
n'ai pas aimé d'homme, et qu'aucun homme ne m'a aimée! Tout ce qui est
resté vrai de mon joli songe d'amour, c'est toi, mon bel enfant chéri!
et Violette effleura de ses lèvres le front paisible de son enfant.

Maintenant, ajouta-t-elle, pourquoi le cacherais-je? je n'ai pas honte
de lui; j'en suis fière! Il faut bien que je le montre au soleil pour
que le soleil le réchauffe et le caresse. Tout le ciel doit l'aimer et
lui faire gracieux accueil, puisque c'est l'enfant du bon Dieu.

--Ma chère Violette, dit maître François un peu ému, ne seriez-vous pas
bien aise de donner un nom à ce petit ange?

--Oh! certainement! dit naïvement la mère; je veux le faire baptiser.
Si j'ai tardé jusqu'à présent, c'est que je craignais de parler à M. le
curé, car je ne comprends jamais rien à ce que les prêtres me disent, et
il me semble toujours qu'ils me regardent comme une folle.

--Je suis prêtre et je vous comprends. Je me charge du baptême, mais ce
n'est pas de cela que je voulais vous parler. Vous savez que devant la
loi un enfant, pour être légitime, doit porter le nom de son père.

--Nous l'appellerons donc _Amour trompé,_ dit tristement la jeune
femme... Oh! non cependant, pas trompé; puisque c'était mon enfant que
je désirais! Si ce cher mignon doit porter le nom de son père, il faudra
lui donner le plus joli de tous les noms du bon Dieu.

--Je vois que vous ne pardonnez pas à celui qui vous a trompée. Mais
s'il était repentant, et qu'il voulût vous épouser, le refuseriez-vous?

--Qui donc? dit Violette, comme sortant d'un rêve.

--Moi, dit alors Jérôme en sortant tout à coup de sa cachette et en se
jetant assez gauchement aux genoux de la jeune femme.

--Mon enfant! prenez garde! ne touchez pas à mon enfant! dit-elle en se
levant avec précipitation.

--Imbécile! dit maître François, vous avez tout gâté; qui vous priait de
venir ici?

Violette était rentrée dans sa cabane et avait refermé sa porte.

--Eh bien! tant pis! disait Jérôme: il faut que je lui parle. Et il
frappait en appelant: Violette! ma chère petite Violette!

--Que me voulez-vous, monsieur? Jérôme dit une voix de l'intérieur.

--Vous demander pardon, Violette, et faire ma paix avec vous.

--Je n'ai rien à vous pardonner, et je ne suis en guerre avec personne.
Laissez-moi travailler et allez-vous-en.

--Violette, ma pauvre Violette, j'ai bien des torts envers toi, mais je
veux tout réparer. Je reconnaîtrai ton enfant.

--Comment reconnaîtriez-vous mon enfant? Vous ne m'avez jamais connue,
et moi, lorsque j'ai cru vous connaître, c'est que je vous prenais pour
un autre.

--Vous voyez bien qu'elle bat la campagne, dit alors le cousin en se
retournant du côté d'Alcofribas.

Le docteur ne l'écoutait pas et se promenait devant la porte en tenant
sa longue barbe dans une de ses mains, et murmurait tout bas: «Sublime,
sublime nature! bizarre exception qui confirme la règle!... Combien tu
vas me faire mépriser les femmes!

--Ne craignez rien et ouvrez-nous, Violette, dit-il enfin à son tour; si
Jérôme vous est désagréable, il s'en ira.

Violette ouvrit tout à coup la porte, mais elle ne tenait plus son
enfant; elle l'avait déposé sur son lit et avait fermé les rideaux.

Elle parut sur le seuil de sa cabane avec un visage calme.

--Je ne crains pas monsieur Jérôme, dit-elle; pourquoi me ferait-il du
mal? Nous ne sommes rien l'un à l'autre. Pourquoi pense-t-il encore à
moi, quand je ne pense plus à lui?

--C'est que je m'inquiète de vous, dit effrontément l'ivrogne. Il faut
bien que vous viviez, et votre quenouille ne peut suffire pour vous et
votre enfant.

--Monsieur, répondit Violette, ne me faites pas rougir en me rappelant
que j'ai reçu autrefois quelques secours de votre oncle. Il a dû
regretter de n'avoir pu me les apporter lui-même. Toutefois, je ne
vous reproche rien; ce qui est arrivé, Dieu l'a permis. Quant à vous,
permettez-moi de ne plus vous connaître.

--Mais enfin, comment pourrez-vous élever cet enfant, si vous n'avez pas
un mari? Et comment ferez-vous pour que votre fils ne soit pas toute sa
vie... un bâtard?

--Un bâtard! dit la jeune femme avec hauteur. Les bâtards sont les
enfants qui font rougir leurs mères, les enfants des femmes qui se sont
vendues à des hommes qu'elles n'aimaient pas! Les bâtards, ce sont
les enfants qui font horreur à leurs mères elles-mêmes. Le mien est
légitime, car je l'aime et j'en suis fière! J'ai eu assez d'amour pour
justifier et ennoblir sa naissance. Cet amour, je le donnais à qui ne
pouvait le recevoir ni même le comprendre; il m'est donc resté tout
entier! J'aimerai mon enfant pour deux. J'ai sans doute un amant ou un
mari quelque part, dans le ciel peut-être: je ne sais, mais je sens
qu'il existe, puisque j'aime de tant d'amour! C'est à celui-là
qu'appartient l'âme qui est sortie de mon âme, c'est lui qui adoptera
cet enfant de moi toute seule, cet enfant qui m'est venu comme je
m'oubliais en songeant à mon véritable bien-aimé. Vous riez, monsieur
Jérôme, et vous ne comprenez rien à ce que je dis. Vous voyez bien que
vous n'êtes pas le père de mon enfant, et que je n'ai jamais pu être
rien pour vous?

--La pauvre petite a la fièvre, dit tout bas Jérôme au docteur; c'est
une suite de ses couches probablement, car avant elle était loin de
parler ainsi. C'était une jeune fillette toute douce et toute timide.

--En effet, dit maître François, je la trouve un peu exaltée.
Retirez-vous, croyez-moi; votre vue lui fait mal; nous ferions peut-être
mieux vos affaires en votre absence.

--Je me recommande à vous et je m'en vais. Adieu donc, méchante
Violette.

--Merci, monsieur Jérôme, et ne vous dérangez plus pour moi.

Le cabaretier de la Cave peinte s'éloigna lentement, et maître François
se rapprochant de la jeune mère:

--Enfant, lui dit-il, où avez-vous puisé ces idées étranges? et pourquoi
êtes-vous sans pitié pour un homme que vous pourriez peut-être rendre
meilleur? je vous le confesse, j'ai pensé au respect qu'on doit à la
Vierge Marie en vous voyant si fière de bien aimer votre cher enfant, et
je vous crois pure de coeur et vierge d'âme, ce qui vous anoblit comme
femme et comme mère. Pourquoi donc ne seriez-vous en tout semblable
au divin modèle des femmes? Au lieu de mépriser les petits que ne les
grandissez-vous en les élevant sur vos bras? Je vous le dis, Violette,
vos idées sont folles, parce qu'elles sont à moitié sublimes; vous avez
voulu être amante et vous n'avez été que mère, vous l'étiez même pour
celui qui n'était pas digne de vous, car semblable à la femme qui
aime le petit enfant, lorsqu'il ne peut encore ni penser à elle ni
la connaître, vous revêtiez la pauvreté de son naturel de toutes les
richesses du vôtre; est-ce donc parce que la misère de votre protégé a
paru plus grande que vous avez dû cesser d'être généreuse envers lui?
un amour comme le vôtre, Violette, ne se trompe jamais que lorsqu'il se
lasse. Vous ne pouvez peut-être plus être l'amante de Jérôme, mais vous
pourriez encore être sa mère, et étendre jusque sur lui un peu de cet
amour que vous avez pour votre enfant.

--Si Jérôme était malheureux, abandonné ou malade, dit Violette en
baissant la tête et en essuyant une larme, je me dévouerais volontiers
pour lui.

--Je le crois sans peine, vous devez être le bon ange de ceux qui
souffrent.

--Les gens des environs me consultent assez volontiers quand ils
sont malades; je ne saurais dire si c'est qu'ils me supposent un peu
sorcière. Mais je leur donne simplement les conseils qui me viennent au
coeur, et je suis heureuse de leur être utile.

--Eh bien! si je vous proposais de remettre la paix dans la conscience
d'un vieillard, de réconcilier une famille, de guérir peut-être un
malade, viendriez-vous avec moi?

--J'irais: car vous avez gagné toute ma confiance.

--Venez donc chez le seigneur de la Devinière. Chemin faisant je vous
expliquerai pourquoi... ou plutôt attendez-moi ici, car il faut d'abord
que je retourne à Chinon, et que j'y change de costume; dans une heure
je serai ici, et je vous prendrai avec moi; nous tâcherons de faire en
sorte que votre journée ne soit pas perdue.

--Oh! que cela ne vous inquiète pas, lorsque je perds un jour à visiter
des malades ou à pleurer, je regagne en veillant la nuit ce que j'ai
perdu le jour.

--Voilà pourquoi vous êtes souffrante, chère enfant, vous usez le fil
d'or des Parques sur la quenouille de Pénélope. Laissez-moi vous parler
en père; je suis prêtre et j'en ai le droit; je suis médecin et vous
m'avez consulté; je suis homme enfin, et vous m'avez tout ému; aussi,
devant vous seule, et pour la seule fois de ma vie peut-être, je dépose
le masque de plaisanterie et de risée que je me suis fait pour dérober
la franchise de mon visage à la malveillance des hommes; plus tard nous
nous connaîtrons peut-être mieux, et si je ne puis alors vous faire rire
avec moi, je viendrai pleurer avez vous. Je vais revenir déguisé en
théologien, et j'aurai bien du malheur si vous ne riez pas un peu de mon
costume et de ma tournure. Je vous dirai, en cheminant avec vous vers la
Devinière, pourquoi je suis forcé de faire cette mascarade. C'est pur
devoir d'amour filial.

--Eh bien! donc, je vais vous attendre, dit Violette, et j'irai avec
vous où vous me conduirez.



VI

LES SENTENCES D'HYPOTHADÉE

Une heure ne s'était pas écoulée que maître François ayant changé de
barbe, s'étant coiffé d'un chaperon quelque peu gras et remplaçant ses
lunettes par un garde-vue de taffetas, vêtu, comme Janotus de Bragmardo,
d'un liripipion à l'anticque, portant sous le bras un gros et gras
in-folio qui plus fort sentait, mais non mieux que roses, arriva
chez Violette Deschamps et lui expliqua de son mieux le personnage
d'Hypothadée, qu'il allait faire près du vieux Thomas. La confiance
s'était déjà établie entre elle et lui, car les âmes au-dessus du
vulgaire se comprennent dès qu'elles se rencontrent. La jeune femme
expliqua à l'homme d'esprit pourquoi elle se tenait habituellement
renfermée, ne parlant à personne, parce que personne ne parlait comme
elle. Maître François apprit alors que le pauvre manouvrier Deschamps
n'était pas né dans ces belles campagnes de la Touraine, et que son
langage et ses manières vulgaires avec les profanes cachaient dans
l'intimité de ses entretiens avec sa fille la plus parfaite distinction;
mais qu'il l'avait toujours instruite à ne tenir aucun compte de ce qui
était dans le monde, se préoccupant seulement de ce qui devait être.
Violette n'en savait pas davantage, et son père avait sans doute un
secret qu'il avait emporté en mourant.

--Je crois le deviner, dit maître François; c'était sans doute un de ces
hommes que l'esprit d'avenir tourmente, et qui ont peur d'eux-mêmes.
Mais pourquoi, lui qui savait si bien prendre l'apparence des idées
communes, ne vous apprenait-il pas à vivre au milieu de ce monde?

--Il le voulait, dit Violette, mais j'aimais mieux les idées de mon
père; et puis il ne croyait sans doute pas mourir si tôt.

--Pauvre digne homme! murmura maître François, livré aux angoisses de la
pensée et aux fatigues du travail, il ne devait pas compter sur la durée
de sa chandelle; il la brûlait par les deux bouts.

Chemin faisant pour la métairie de la Devinière, maître François aussi
se confiait à Violette, et lui parlait de ses projets pour l'avenir.
Il n'avait qu'un but, la liberté de sa conscience; qu'un espoir,
l'indépendance de sa pensée. Il espérait parvenir, à force d'adresse, à
l'impunité de l'intelligence et du talent. Violette était vivement émue
et pressait doucement son enfant contre sa poitrine; car on peut bien
avoir supposé déjà que le marmot n'avait pas été laissé seul dans la
cabane.

--D'ailleurs, disait maître François, je veux lui donner le baptême.
Nous trouverons pour lui sans doute un parrain à la Devinière. Je veux
porter bonheur à ce que vous aimez le mieux.

En arrivant chez le vieux Rabelais, maître François, devenu le docteur
Hypothadée, donna à sa voix une lenteur solennelle et un accent un
peu nazillard qui le déguisaient parfaitement, et l'empêchaient de
ressembler en rien à celle du médecin Alcofribas.

Si l'on me demande où il avait pris ces divers déguisements, je
répondrai que frère Jean les avait empruntés, moyennant une pistole,
chez un fripier de Chinon, et les avait portés lui-même secrètement au
logis de la Cave peinte, dans la chambre de maître François.

Le révérend père Hypothadée fut donc reçu par frère Jean, qui le
conduisit à la chambre du malade; quant à Violette, on la fit asseoir
dans une chambre du rez-de-chaussée, en attendant que le vieux Thomas
voulût la voir. Le métayer Guillaume ne comprenait rien à tout cela,
et se demandait si on allait remettre son propriétaire en nourrice.
Toutefois, il ne disait rien, pensant que tout se faisait d'accord
avec les moines de Seuillé, puisque frère Jean des Entommures semblait
diriger toute l'affaire. Il prenait donc tout en patience, et profitait
de l'ordre qu'il avait reçu d'exhiber du vin de la cave et de remplir
les flacons du meilleur, pour goûter un peu si le piot se conservait
bien et ne sentait pas le moisi.

Pendant l'absence un peu longue de maître François, frère Jean avait
égayé les esprits du vieux goutteux en lui racontait des histoires à
rire. Il lui avait dit, entre autres, celle de ce paysan qui fut médecin
malgré lui, et qui guérit la fille du roi rien qu'en se grattant le haut
des jambes devant un feu clair, puis rassembla tous les malades de la
ville et leur fit crier à tous qu'ils étaient guéris, rien qu'en leur
proposant de brûler le plus malade d'entre eux, et de mettre sa cendre
en tisane pour la guérison des autres. Le vieux Thomas riait à gorge
déployée, car l'accès de goutte était passé; et l'assurance du docteur,
qui avait promis de le rajeunir, l'aspect nouveau de sa vieille chambre,
le grand air ivre de soleil et tout parfumé des senteurs de la belle
saison, le souvenir de son jeune temps, et je ne sais quelle envie,
dont le vieillard s'étonnait lui-même, de secouer l'ennui qu'avaient
appesanti sur sa tête embéguinée les capucinades de frère Pelosse, tout
cela regaillardissait le bonhomme, et, comme rien n'est meilleur pour
les goutteux que de se distraire et de rire, comme la maladie
de vieillesse s'aggrave toujours par le chagrin, il s'ensuivait
naturellement que l'ordonnance de Rondibilis opérait déjà des
merveilles.

--Dieu nous protège, frère Jean, mon grand ami, dit l'ex-apothicaire,
en essuyant au coin de son oeil une larme de gaieté; je vois bien
maintenant que le docteur, votre ami, est un grand homme, et qu'il ne
guérit pas ses malades par des balivernes; je crois que les bons pères
de Seuillé ne vendangeront pas encore cette année dans le clos de la
Devinière. Buvez à ma santé, mon bon frère; si j'osais, j'en boirais une
goutte: mais, à propos de goutte, je ne veux pas fâcher la mienne. Elle
passera, mon gros ami, elle passera, notre père en Dieu, et alors nous
ferons chère-lie! frère Macé n'en aura rien. Mais voilà bien longtemps
que le docteur Alcofribas tarde à revenir; n'aurait-il plus trouvé à
Chinon le révérend Hypothadée?

--Je crois plutôt qu'il est fatigué, et qu'il se repose: voilà bien du
chemin qu'il fait aujourd'hui. Ou bien, peut-être, il aura été arrêté
à Chinon par quelque autre goutteux de bon aloi. Il faut bien partager
avec ses frères les ressources que Dieu nous envoie, et vous êtes trop
bon chrétien pour vouloir du soulagement pour vous seul. Mais je crois
que le voici; ne bougez, je vais lui ouvrir.

Un moment après, frère Jean introduisait Hypothadée.

--Que la paix soit dans cette maison, dit en entrant le théologien
d'une voix grave et lente; je viens de la part de mon docte confrère le
docteur Rondibilis Alcofribas, qui est resté à Chinon pour soigner le
maître de l'auberge de la Lamproie, atteint soudainement d'apoplexie.

--Quoi! dit le vieux Thomas, mon neveu! le malheureux est-il en danger?
Voilà pourtant la suite de son inconduite. Le docteur le croit-il en
danger?... J'avais bien prévu que tout cela finirait mal. Allons! je
n'aurai plus besoin de le déshériter, et s'il en meurt je lui pardonne.

--Puisse le bon Dieu, notre Seigneur, ne point vous pardonner vos péchés
à une si dure condition, dit en saluant Hypothadée.

--Monsieur notre maître, reprit le bonhomme Rabelais, je vous ai fait
mander pour que vous me tiriez de toute perplexité d'esprit; afin que
la nature opère sans obstacle pour ma guérison, selon le bon vouloir de
notre docteur Rondibilis. Et d'abord, dites-moi si vous ne pensez pas
que du bien amassé pendant toute la vie d'un homme lui soit une lourde
charge à sa mort?

--La mort nous décharge de tout, excepté de nos mauvaises actions et de
nos mérites.

--Hélas! mon père, c'est précisément cela qui m'effraye. Quand je
mourrai, j'aurai été riche, et notre Seigneur a crié: Malheur aux
riches! C'est pourquoi je pensais à me dépouiller de tout avant de
mourir, afin de sauver ma pauvre âme par la vertu de pauvreté.

--Lisez saint Paul, il vous dira que la pauvreté volontaire n'est rien
sans la charité qui la vivifie.

--C'est bien pour cela que j'ai résolu de faire la charité de tous mes
biens aux pauvres moines de Seuillé.

--Voilà une charité qui me semble peu charitable.

--Pourquoi donc?

--Vous voulez vous sauver par la pauvreté en risquant de perdre les bons
moines par la richesse.

--Mais, que voulez-vous que je fasse! Je ne veux plus entendre parler
de mon vaurien de fils, et j'ai un neveu qui est un mauvais drôle;
l'enrichir serait mettre l'argent du bon Dieu dans l'escarcelle du
diable.

--L'argent du bon Dieu, dites-vous! oh! oh! qu'est ceci? Ne savez-vous
pas comment notre Seigneur appelle le Dieu de l'argent? il le nomme
_Mammona_, et en fait le dieu de l'iniquité. Je ne connais, pour moi,
d'autre argent du bon Dieu que les trente deniers au prix desquels on le
vendit, et qui servirent ensuite à ouvrir l'auberge de la mort; c'est
Haceldama, le champ du sang, la sépulture des étrangers.

--Que dites-vous donc à votre tour, mon père? Quoi! l'argent appartient
au diable! Mais n'est-ce pas l'argent qui paye la pompe des églises
et les sacrements qu'on y donne? car s'il est défendu de vendre les
sacrements, on les donne gratuitement à ceux qui font volontairement
quelque aumône à la sainte Église. Or, afin que les fidèles ne soient
pas embarrassés, les tarifs sont fixés d'avance, et tout se fait pour la
gloire de Dieu.

--Je n'en disconviens pas; car, en ma qualité de théologien ordinaire
du pape, je suis avant tout l'enfant soumis de l'Église. Judas a été
un grand criminel de vendre son Maître, parce que l'Église infaillible
n'avait pas encore autorisé ce commerce. Il exerçait sans lettre
patente. D'ailleurs, maintenant, comme vous dites, on ne vend plus
Jésus-Christ, on le donne pour de l'argent, et c'est bien différent;
et puis, à cet échange tout généreux, c'est la sainte Église qui perd,
puisque l'argent n'est que fumier du diable, pour lequel elle nous donne
le bon Dieu et toutes ses grâces.

--Vous dites bien, maître Hypothadée; oh! que vous dites bien! Partant,
vais-je donner certainement tout mon argent aux bons moines, puisque
l'argent n'est que fumier de Satanas: la question n'était que de savoir
si, pour mon salut, volontiers ils se feraient les palefreniers du
diable. Frère Macé m'a déjà rassuré sur ce point.

--Voyez la charité du saint homme! Mais ne craignez-vous pas d'en
abuser, messire Thomas? Est-il charitable, encore une fois, de mettre
son prochain en péril? N'avez-vous pas peur que cet argent ne pèse sur
la conscience du frère Macé?

--Oh! tant s'en faut; qu'au contraire il acceptera volontiers pour
son couvent, non-seulement tout mon argent comptant, mais encore la
Devinière et jusqu'au revenu de l'auberge de la Lamproie; il assure que
plus le couvent devient riche de biens, plus les frères sont pauvres
d'esprit, et que c'est là réellement ce que le Sauveur recommande.

--Frère Macé est, à ce que je vois, un connaisseur en fait de pauvretés
d'esprit. Il aime mieux que les moines se grisent que de penser à mal,
et il tire merveilleusement la conclusion de l'argument _qui bene
bibit bene dormit_. Revenons à votre neveu: le voilà donc bel et bien
déshérité?

--Et c'est juste, n'est-ce pas? un ivrogne!

--Un débauché!

--Oui, qui séduit les petites filles.

--Et qui ne les épouse pas.

--Ah bien, oui! il ne lui manquerait plus que de vouloir les épouser.

--Il ne lui manquerait que cela pour être excusable, n'est-ce pas? En
effet, le mariage répare l'offense faite à Dieu et aux parents.

--Des parents! ah bien, oui! la donzelle n'en a pas; c'est une
orpheline.

--A laquelle vous avez servi de père; on m'a raconté cette histoire.
Mais est-il bien vrai que vous ne l'ayez jamais vue?

--Qui?

--La petite Violette Deschamps.

--Je l'ai vue toute petite, et je ne croyais pas alors qu'elle
grandirait pour me faire tout ce chagrin! Depuis, elle n'est pas venue
une seule fois à Chinon ni à la Devinière; mon fripon de neveu se
chargeait de m'en donner des nouvelles, mais il me cachait bien celles
qui le concernaient, le paillard! Bref, ils m'ont bien trompé, les
sournois.

--Comment aussi chargiez-vous votre neveu, un jeune homme, un mauvais
sujet, de voir chez elle votre petite protégée? N'était-ce pas envoyer
le loup dans la retraite de la brebis?

--Mon Dieu, nous autres bonnes gens de la Touraine, nous ne croyons au
mal que quand il est arrivé.

--Mais alors le réparez-vous?

--Quoi réparer? et que voulez-vous que je répare? l'honneur d'une fille?
c'est un bijou qui ne se raccommode jamais. D'ailleurs chacun doit
répondre de ses fautes, et j'ai assez des miennes.

--Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont
offensés, disent les patenôtres.

--Mais... en tout ceci personne ne m'a offensé, que je sache.

--Eh bien! alors, pourquoi vous chargez-vous de punir?

--Mon bien est à moi, monsieur notre maître, et j'en puis faire ce qui
me plaît, dit ici le vieux Thomas impatienté.

--Fort bien, messire; voilà qui est parlé. Et si tous les pénitents
disaient de même, point ne serait besoin de tant de docteurs pour
diriger les consciences. Je fais ce que bon me semble; voilà qui répond
à tout en matière de morale. Le bon Dieu ne dirait pas mieux. Vous
n'aviez pas besoin, en ce cas, de nous faire venir; je vais, s'il vous
plaît, retourner à Chinon et je vous renverrai le médecin.

--Ne vous fâchez pas, voyons: je veux faire de ce qui est à moi le
meilleur usage possible; et puisque tout nous vient de Dieu, c'est à
Dieu que je voudrais rendre ce qui m'est venu de lui. Je sens bien
que lui seul est le grand propriétaire, et que nous sommes ses petits
fermiers. Quand nous mourons il nous fait rendre gorge, et nous
n'emportons rien qu'un vieux drap, quand notre héritier nous le donne.
Cela est bien triste, docteur!

--Oui, triste pour le mauvais riche, et consolant pour le pauvre Lazarus
qui doit avoir son tour et se réjouir, tandis que l'autre va pleurer
et grincer des dents; tout cela est dit en parabole et se réalisera en
vérité; c'est pourquoi les sages qui prévoient l'avenir ont horreur du
bien mal acquis, et aiment mieux vivre dénués de tout que de mourir
voleurs.

--Est-ce donc qu'à votre avis, notre maître, tous les riches sont des
voleurs?

--Oh non! car vous savez qu'il en entre dans le royaume du ciel autant
qu'il passe de chameaux par le trou d'une aiguille. Ceci est parole
d'Évangile.

--Voler c'est prendre ce qui appartient aux autres.

--Ou le garder.

--Mais bien des riches n'ont rien pris à personne.

--Beaucoup gardent du superflu, tandis que les pauvres manquent du
nécessaire. Que diriez-vous d'un frère qui gaspillerait le reste de son
pain après avoir mangé, tandis que son frère à côté de lui mourrait de
faim?

--Je dirais que c'est un mauvais coeur, mais il serait dans son droit.

--Peut-être. Mais si son frère expirant se redressait dans le délire
d'une dernière convulsion et voulait étrangler son bourreau avant de
mourir, que diriez-vous de celui-là?

--Ah mon Dieu! vous me faites peur! mais je dirais que c'est une bête
féroce, qu'il faut l'enchaîner et le pendre.

--Avec tous ses complices?

--Sans doute, s'il en avait.

--Fort bien. Il faudrait pendre alors avec l'assassin celui qui l'aurait
exaspéré et provoqué un crime; mais le malheureux affamé serait déjà
mort et se soucierait peu de la potence; resterait, monsieur, le beau
mangeur qui aurait de l'argent pour se payer une corde neuve. Il aurait
bien mieux fait de donner du pain à son frère.

--Docteur Hypothadée, il me semble que ces propos ont je ne sais quoi
qui sent l'hérésie. Cependant me voilà tout perplexe et tympanisé. Je
ne veux point arriver à la porte du ciel avec une bosse de chameau. Je
donne tout aux pauvres, et les vrais bons pauvres ce sont les moines,
ils prieront pour le repos de mon âme.

--Et ils boiront votre bon vin à votre résurrection future.

--_Amen!_ Je ne pourrai alors leur faire raison.... C'est une triste
chose que la mort! Ah! le docteur Rondibilis? Où est le docteur? voilà
que je revieillis; je crois que mes accès de goutte vont me reprendre.

--Pourquoi aussi pensez-vous sans cesse à ces diseurs de _Requiem_? Ne
vous semble-t-il pas que placer votre héritage entre leurs mains, c'est
comme si vous donniez d'avance votre mesure au fossoyeur? Donnez ou
plutôt restituez à Dieu votre fortune, rien de mieux; mais si vous aimez
encore un peu la vie, pourquoi cherchez-vous votre Dieu sous la figure
de la mort? Vive la jeunesse, la santé, la beauté, la vie! ce sont
les vraies images de Dieu! Regardez ce soleil, le prenez-vous pour un
hérétique? Il est catholique si jamais on le fut, car est-il quelque
chose de plus universel que la lumière? Eh bien! lui trouvez-vous le
visage blafard de frère Macé? Ne rit-il pas mieux que frère Jean?
n'est-il pas resplendissant et vermeil? Tous les jours il se rajeunit et
s'éveille, comme un beau petit enfant, dans les linges blancs de dame
Aurora, qui le fait jouer avec des roses et lui passe entre les boucles
naissantes de ses cheveux d'or une main toute humide de rosée; la rosée
est la sève des roses; leur nom atteste leur parenté, et la dive rosée
du flacon fait refleurir les joues et les lèvres des vieillards. Les
roses de la jeunesse sont belles à voir aussi sur les joues des jeunes
filles et des petits enfants. Que ne faites-vous comme le bon Sauveur
qui aimait à se voir entouré de bambins et de jeunes mères. On dit que
des femmes le suivaient partout, et qu'il embrassait les petits enfants.
Cela me rappelle que je ne suis pas venu seul, et qu'une jeune femme
attend en bas qu'il vous plaise de lui parler. C'est maître Alcofribas
qui l'a choisie et qui vous l'envoie pour vous soigner. Il a préféré
pour cela à tout autre une jeune et belle nourrice, parce que celle-là
sait comment il faut soigner un vieillard qui soigne un petit
nourrisson; et puis, d'ailleurs, il s'agit de vous rajeunir, et c'est
un petit frère de lait que le docteur va vous donner. Le révérend dom
Buinard veut-il bien dire à la jeune dame de monter?

--Appelez-moi frère Jean des Entommures, dit dom Buinard, je ne réponds
qu'à ce nom-là.

Un moment après la jeune femme était introduite; sa beauté et sa
modestie parurent faire une vive impression sur le vieux Rabelais, qui
dans sa jeunesse avait passé pour aimer beaucoup les femmes. Violette
s'empressa près du vieillard, se souvenant qu'il lui avait autrefois
voulu du bien; mais elle se garda bien de lui dire son vrai nom, car
maître François lui avait fait la leçon en route, et s'était emparé
complètement de son esprit.

Le vieux ne sentit pas sans tressaillir d'aise, ses petites mains
délicates lui soutenir la tête, en arrangeant ses coussins derrière son
dos; Hypothadée, pendant ce temps, tenait le poupon dans ses bras et
déridait son front magistral en le berçant, comme eût fait une bonne
nourrice.

--Il me semble, dit le père Thomas, que je vois la béate Vierge Marie
venir elle-même à mon secours, et que pour remuer mes coussins, elle a
donné son fils à garder à M. saint Joseph.

--Saint Joseph est de trop dans l'affaire, dit le faux Hypothadée, je ne
suis ni charpentier, ni marié, ni... rien de ce qu'était le grand saint
Joseph. Mais la jeune femme que voici est vraiment l'image vivante de
la mère de Dieu, et cet enfant! qu'en dites-vous, bonhomme Rabelais?
N'est-il pas joli comme un vrai bon Dieu nouveau-né? Voilà une image de
Dieu plus gracieuse que frère Pelosse!

--Je conviens avec vous que frère Pelosse n'est pas beau, et je vois
que vous le connaissez. Mais, grand Dieu! j'y pense; il va revenir! Que
dira-t-il? Voilà de belles équipées! Comment l'empêcher de rentrer et
lui expliquer pourquoi le docteur Alcofribas... Mais frère Jean s'en
chargera, n'est-ce pas, frère Jean? Et vous, monsieur notre maître
Hypothadée, vous qui avez une langue dorée, je compte sur vous pour
l'apaiser. Tenez, prenez cette clef, ouvrez ce tiroir, prenez dans le
coin à droite un paquet de parchemin, c'est mon testament. J'ai juré
de le lui remettre; nous le lui donnerons quand il viendra, et il
consentira volontiers à tout.



VII

LA VENDANGE DU DIABLE

On en était sur ces menus propos, lorsque, dans le clos même de la
métairie, un bruit horrifique se fit entendre. C'étaient des cris
étouffés renforcés par des tumultes confus de grelots et de sonnettes;
des voix qui n'avaient rien d'humain se mêlaient à tout ce tapage: Hho!
hho! hho! brrrourrrs, rrrourrrs, rrrourrrs! Hou, hou, hou! A l'aide!
au secours! drelin din din! Une fumée sentant le souffre et la résine
entrait en même temps par les fenêtres.

--Qu'est ceci? s'écria le vieux Rabelais. Violette courut à son enfant.

--Le voici, ne craignez rien, dit maître François; je ne sais ce que
signifie cette farce. Tenez bien votre poupon; je sors et vais voir ce
que c'est.

--Grand saint Benoît! dit frère Jean, qui s'était mis à la fenêtre;
c'est frère Macé Pelosse assailli par une légion de diables; ils
le poursuivent dans le clos comme ceux du mystère de la tentation
pourchassent le compagnon de saint Antoine.

--Maître François faisait signe de l'oeil à frère Jean pour savoir
si cette plaisanterie venait de lui; mais dora Buinard paraissait
franchement et naïvement étonné d'abord, puis le rouge de la colère lui
monta au visage.

--Ils saccagent la vigne! s'écria-t-il. Attendez, attendez, brigands de
diables, je vous donnerai sur les oreilles et je vous applatirai les
cornes. Où est mon bâton de la croix?

--Frère Jean! frère Jean! à mon secours! miséricorde! criait d'une
voix langoureuse et désespérée frère Pelosse, cerné par les diables et
trébuchant à travers les ceps en renversant les échalas.

--Frère Jean, mon ami, disait le vieux Thomas, maître Hypothadée, mon
père spirituel, voyez ici mon gros livre d'heures, apportez-le-moi,
fermez bien la porte, restez près de moi, et récitons ensemble
alternativement les Psaumes de la pénitence.

--Pénitence! dit frère Jean; il sera temps de la faire quand le
piot nous manquera l'année prochaine. Vive Dieu! le beau clos de la
Devinière! La vigne qui alimente la Cave peinte, le meilleur vin de la
Touraine! les diables ne le ravageront pas impunément; je le jure
par les houzeaux de saint Benoìt! Maître Hypothadée, restez ici
pour rassurer maître Thomas; mettez-vous seulement à la fenêtre et
regardez-moi faire, vous allez voir comme j'entends les exorcismes.

Ce disant, il met son froc en bandoulière, empoigne son bâton de la
croix qui était en coeur de cormier, se précipite hors de la chambre, et
presque au même instant on le voit tomber dans le clos comme la foudre.
Les diables qui poursuivaient frère Macé étaient tout caparaçonnés de
peaux de loup, de veaux et de béliers, passementées d'os de mouton, de
têtes de chiens, de ferrailles, de chaînes et d'ustensiles de cuisine;
ils étaient ceints de grosses courroies auxquelles pendaient de grosses
cymballes de vaches et des sonnettes de mulets, ils tenaient en main
et agitaient en l'air de longs bâtons noirs pleins de fusées; d'autres
portaient de longs tisons allumés sur lesquels ils jetaient de temps en
temps de pleines poignées de souffre et de résine en poudre. C'étaient
les gens du seigneur de Basché qui, à l'instigation de leur maître,
faisaient cette momerie, et étaient venus attendre le moine sur la route
de Seuillé, près du clos de la Devinière, dans lequel le frère Macé
cherchait vainement un refuge. Ils étaient donc là piétinant la vigne,
cassant les bourgeons, renversant les ceps, enfumant et faisant jaunir
le pampre, lorsque frère Jean, plus formidable que Samson armé de la
mâchoire d'âne, se rua sur eux sans dire gare, et frappant à tort à
travers, lourd comme plomb et dru comme grêle, envoya les premiers qu'il
rencontra la tête en bas et les pieds pardessus la tête, ratisser les
cailloux avec leurs dos. Frère Pelosse plus mort que vif était tombé
la face contre terre et n'osait plus lever la tête, frère Jean des
Entommures enjamba bravement par-dessus lui et donna avec une nouvelle
furie sur les malheureux diableteaux, qui commençaient à lâcher pied et
à regarder du côté de la porto. Le bâton de la croix tournoyant en l'air
comme l'aile d'un moulin, semblait frapper partout à la fois, de ci, de
là, d'estoc, de taille, sur les têtes, sur les bras, sur les jambes, sur
les bedaines rembourrées de filasse, sur les griffes qui portaient les
torches et les brandons, faisant voler le bois en éclats et le feu en
nuages d'étincelles; aux uns il accrochait en passant leur nez postiche
et découvrait le visage camus d'un pleutre, aux autres ils abattait les
cornes, et enlevant leur perruque de crin, il mettait à nu le crâne
chauve d'un cuisinier dont la femme avait des amants. Les sonnettes
tintaient sec sous les horions, comme des armures à l'assaut lorsqu'il
pleut des bûches et des pierres; l'un s'enfuyant en tenant à deux mains
sa tête; l'autre sautillant sur une jambe et faisant piteuse grimace,
s'en allait criant son genou; l'autre s'esquivait à quatre pattes et
recevait du pied du frère Jean un argument à posteriori; un autre qui
voulait monter sur un arbre, se croyait embroché par le terrible bâton,
qui l'atteignait au défaut de son haut de chausses; c'était une déroute
générale! Jamais diables ne furent si bien rossés.

Le champ de bataille, était jonché de masques, de tisons éteints, de
torches brisées, de cornes fracassées; les fuyards jetaient bas leurs
peaux de bêtes pour courir plus vite, plusieurs saignaient du nez et se
barbouillaient toute la figure en voulant s'essuyer; quelques poignets
furent foulés, quelques os meurtris, quelques cervelles étonnées; il
n'est point de victoire sans carnage, quand c'est la force qui triomphe!
frère Jean avait vraiment l'air d'un Alcide. Rouge et le front
ruisselant d'une noble sueur, les yeux étincelants d'éclairs, la bouche
superbe et souriante de dédain, il respectait la vigne souffrante dans
les plus grands efforts de sa colère, et sachant diriger ses coups pour
ne pas atteindre la jeune anche à demi brisée. On assure qu'il fut moins
attentif pour le dos de frère Pelosse, et qu'en le protégeant de trop
près, il laissa quelquefois son bâton lui fleurer les côtes: le pauvre
Macé, qui mourut huit jours après des suites de son saisissement, n'a
jamais parlé de cette circonstance et se trouva alors trop heureux
d'être délivré, pour chicaner ainsi sur les excès de zèle du moine et
sur les anicroches du bâton libérateur.

Voici maintenant, si vous voulez le savoir, comment était survenue cette
algarade.

Le seigneur de Basché était un viveur, une espèce de comte Ory, qui
conservait les traditions de Villon, et faisait refleurir les compagnons
de la franche lipée. Grand dépensier, il mangeait comme Panurge son blé
en herbe, et ne payant jamais ses dettes, il avait souvent maille à
partir avec les chicaneaux. Ceux qui voudront savoir comment il les
traitait n'ont qu'à relire attentivement les chapitres 13, 14 et 15 du
quatrième livre de Pantagruel. Il vivait aussi assez mal avec les moines
de Seuillé, avec lesquels il avait procès, mais s'il en était un qu'il
détestât par-dessus tous, c'était sans contredit ce malencontreux frère
Macé. On peut juger de son étonnement et en même temps de sa maligne
joie lorsque ce moine, trompé par un faux message de frère Jean, arriva
au château de Basché, et dit qu'il venait pour entendre la confession du
seigneur. Les valets voulurent d'abord le chasser en lui riant au nez,
mais le sieur de Basché ouvrit lui-même sa porte, et fit entrer le
moine dans son cabinet; puis, sous prétexte d'aller se préparer dans
l'oratoire, il vint réunir ses gens dans la cour, leur dit de se
déguiser en diable et d'aller attendre le moine près du clos de la
Devinière; rentrant, ensuite près du frère Macé, il s'excusa de se
confesser, alléguant que les diables le tourmentaient et chassaient de
sa mémoire le souvenir de ses péchés.

--Si vous vouliez vous dévouer à ma place et répondre pour moi aux
mauvais esprits, ils trouveraient à qui parler, et ils seraient obligés
de s'enfuir dans la mer Morte. Car jamais n'oseraient-ils assaillir un
si saint personnage!

--Frère Macé, flatté dans son amour-propre de saint homme, s'engagea
un peu inconsidérément; le seigneur de Basché alors le remercia, le
festoya, ordonna qu'on le fit manger et boire, et dans ses aliments fit
mêler des poudres capables d'exagérer les effets naturels de la
peur qu'il avait préparée au pauvre frocard, puis il le renvoya
très-satisfait, et ne s'attendant à rien moins qu'à ce qu'il devait
rencontrer.

Tandis que frère Jean abattait ainsi les puissances de l'enfer, le vieux
goutteux, tout tremblant, disait aux faux docteur Hypothadée:

--Donnez-moi l'absolution, notre maître, ils vont venir chercher ma
pauvre âme! Oh! que ne prennent-ils plutôt celle de frère Macé! Mon
pauvre clos! mes belles vignes! je me repens, _confiteor_! j'ai mal fait
de donner mon bien h ces moines. Voyez quelle compagnie ils amèneront
dans mon clos, et pour qui sera la vendange! Approchez-vous, ma belle,
protégez-moi, avec votre petit enfant innocent! Maître Hypothadée,
sauvez-nous! je refais mon testament en votre faveur, si vous exorcisez
ces diables, je ne veux faire tort à personne: Convertissez mon
coquin de neveu, et je lui donnerai la part, seulement, pour Dieu,
délivrez-nous.

--Voulez-vous, dit maître François, faire tout ce que je vous dirai?

--Dites vite, et que ces diables s'en aillent. Ah! mon Dieu, j'entends
des cris et des lamentations; ils tordent sans doute le cou à frère Jean
et à frère Macé.

--Prenez ce petit enfant dans vos bras; vous croyez, n'est-ce pas, à la
vertu de l'innocence contre l'enfer?

--J'y crois, j'y crois! mais faites vite.

--Qu'allez-vous donc faire? dit Violette.

--Vous allez voir, répondit Hypothadée; c'est un charme infaillible
pour chasser le diable des maisons, et y faire entrer la grâce de Dieu.
Maître Thomas, récitez-nous votre _credo_.

--Volontiers.

Et le vieux Thomas prononça toute la formule.

Maître François, s'approchant alors d'une aiguière, y trempa ses doigts,
et, les secouant trois fois sur le front de l'enfant:

--Thomas-François, dit-il, je te baptise au nom du Père, du Fils et du
Saint-Esprit.

Puis, reprenant le nouveau baptisé des bras de son parrain improvisé, et
l'élevant comme une sainte image;

--Voilà, dit-il, comment le bon Dieu se fait voir aux hommes; adorez le
frère nouveau-né du Sauveur.

En ce moment le bruit avait cessé dans le clos, tous les diables étaient
en fuite, et frère Jean s'occupait à faire bassiner avec de l'eau-de-vie
les contusions de frère Macé, auquel, pour certaines raisons, il fallait
aussi faire changer la chemise et les chausses.

Le vieux Thomas était attendri jusqu'aux larmes; il criait miracle,
et s'inclinait du mieux qu'il pouvait devant le petit ange que lui
présentait maître François.

--Vous voyez, lui dit le docteur, qu'il vient de sauver votre vigne, et
que les diables n'y sont plus. Maudiriez-vous votre neveu, s'il vous
avait rendu un tel service avec une pareille innocence?

--Ah! le drôle! répondit le père Rabelais, que n'est il encore un petit
enfant innocent comme celui-ci! Dire que je l'ai vu naître!... (Et ici
la voix du vieillard s'attendrit.) Je croyais qu'à défaut de mon vaurien
de fils ce serait lui qui me fermerait les yeux... Me voilà seul
maintenant... et je ne veux plus entendre parler ni de mon fils, ni de
mon neveu, ni de frère Macé... Quel est le père de ce chérubin?

--Son père est mort, dit Violette, en baissant les yeux.

--Eh bien, je l'adopte!... pour qu'il continue à protéger ma maison
contre l'enfer. N'est-ce pas, maître Hypothadée? Je suis déjà son
parrain, et je ne veux pas m'en défendre; je ferai plus, je serai son
père adoptif. Je ne sais pourquoi il me plaît, et il me semble que mon
coeur est tout remué à sa vue. D'ailleurs, il a chassé le diable de
céans, il est juste que la maison soit un jour à lui. Je l'avais bien
donnée à ce damné frère Pelosse, qui vient d'y amener tout l'enfer.

--Je vous approuve, dit Hypothadée, faites vite, car les diables
reviendraient peut-être. Écrivons en deux mots votre volonté, pour
mettre tous vos biens sous la sauvegarde de la sainte enfance. Tenez,
voici du vélin et de l'encre; moi je ferai l'acte de baptême.

--Écrivez vous-même, je signerai, dit le vieux Thomas. J'ai eu tant de
peur de ces diables, que j'ai la main toute tremblante.

Maître François se mit à écrire.

--Un instant, dit Thomas Rabelais en se ravisant; de qui cet enfant
est-il le fils?

--De Dieu, dit gravement Hypothadée. De Dieu, qui vient de l'adopter par
le baptême, et de maître Thomas Rabelais, qui l'adopte par religion,
et pour sanctifier sa vie, en élevant un enfant de Dieu, qui a reçu le
baptême entre ses bras. Tenez, voici l'acte, signez.

--Mais frère Jean ne revient pas, observa le vieillard.

--C'est que les diables ne sont peut-être pas encore bien éloignés, ou
peut-être le gardent-ils en otage.

En ce moment on frappa assez fort à la porte de la chambre. Le vieux
Thomas tressaillit.

--Le verrou est-il mis? dit-il d'une voix effarée. N'ouvrez pas, ce sont
eux.

--Qui est là? dit Hypothadée.

--C'est frère Macé et sa compagnie, répondit du dehors frère Jean en
contrefaisant sa voix.

--Arrière! arrière la compagnie! s'écria le vieux goutteux. Je me voue à
la sainte Vierge, représentée par cette jeune mère, je donne tout à ce
petit ange, et que son innocence nous protège. Donnez vite, je vais
signer.

--Mais ouvrez donc, criait le frère Macé avec un accent plaintif.

--Vite maintenant, mon père, donnez-moi l'absolution, dit le vieillard;
j'ai satisfait pour mes péchés, que me reste-il encore à faire?

--Bénir votre nièce et embrasser votre petit neveu. Votre bien ne
sortira pas de votre famille.

--Qu'est-ce à dire! s'écria le vieux Thomas tout ébahi.

--Mais ouvrez donc! êtes-vous morts? criait à son tour frère Jean de sa
voix naturelle.

--Ah! c'est notre ami frère Jean, dit Hypothadée. Nous sommes en paix
avec Dieu et avec les hommes. Maintenant nous pouvons ouvrir.



VII

L'ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT

Frère Jean, en attitude de triomphateur romain, son bâton de la croix
sur l'épaule et soutenant d'une main le malheureux frère Pelosse, entra
dans la chambre, faisant un grand bruit de fanfares.

--Baoum! baoum! Turlututu! tutu! tutu! Place au vainqueur des Philistins
et à son armée! Ne regardez pas pour cela la mâchoire de frère Macé;
pour vaincre les diables d'enfer nous n'avons pas joué de la mâchoire:
c'est le bâton de la croix qui les a chassés avec l'aide des bonnes
prières de maître Thomas ici présent et du grand docteur Hypothadée!

--Von, von, vrelon, von, von, bredouillait frère Macé, voulant parler et
craignant de cracher ses dents.

--Arrière! arrière! criait le vieux Thomas; vous, sentez le roussi. Ne
me touchez pas, vous sortez des griffes du diable!

--Dieu nous soit en aide, dit maître François; tenez buvez ce verre
devin frais, notre frère, cela vous raffermira le coeur et vous déliera
peut-être la langue. Mais frère Macé ayant aperçu Violette et son
enfant, fit mine de vouloir sortir, et, comme personne ne le retenait,
il revint sur ses pas, se laissa tomber lourdement dans un fauteuil avec
des soupirs à ébranler les solives, joignit les mains en levant vers le
ciel des regards désespérés, et regarda maître Thomas avec fureur.

--Voyez, voyez, docteur Hypothadée, notre maître, il est encore
ensorcelé! il a respiré des diableteaux; il me semble que j'en vois
sortir par ses yeux, par son nez et par ses oreilles. Ne le quittez pas,
frère Jean, tenez-le bien; j'ai peur qu'il ne se jette sur nous! Onc je
ne vis un aussi vilain chrétien. Il va nous donner quelque sort.
Maître Hypothadée, chantez-lui un mot d'exorcisme. Il doit être devenu
hérétique pour que le diable s'attache ainsi à lui. Faites-lui baiser
mon reliquaire.

--Eh! non, disait maître François, frère Macé est bon chrétien, il a
renoncé à Satan, à ses pompes et à ses oeuvres; il a fait voeu et le
fait encore de chasteté, d'obéissance et de pauvreté; n'est-il pas vrai,
monsieur mon frère?

Frère Macé fit signe de la tête que c'était vrai.

--Que lui voulaient les mauvais esprits? continua le docteur Hypothadée;
il n'est ni païen ni juif et croit à la sainte Écriture. Il respecte
l'Ancien Testament et croit à toutes les promesses y contenues; mais
il préfère le Nouveau, et adhère de tout son coeur à tous les articles
qu'il renferme, n'est-il pas vrai, frère Macé? Frère Macé s'étranglant
pour dire oui, et crachant du sang deux ou trois fois, fit encore signe
de la tète que c'était vrai.

--L'Ancien Testament, dit le docteur Hypothadée, n'est qu'une figure
des biens à venir, c'est la cédule des promesses dont se sont rendus
indignes ceux auxquels elles étaient faites. Le second, c'est la
réconciliation du père avec sa famille, c'est l'adoption de l'homme
nouveau, c'est l'enfant de la femme rendu légitime par la destruction du
péché originel; vous le croyez comme moi, et vous l'approuvez de tout
votre coeur, n'est-il pas vrai, frère Macé?

--C'est... c'est vrai!... toussa frère Pelosse qui s'était décidé à
avaler un verre de vin.

--Oh bien, dit le révérend Hypothadée, je vois que nous nous entendons
et que vous êtes bon chrétien. Je vous le fais dire, pour rassurer
maître Thomas auquel votre aventure d'aujourd'hui avec les diables
semble avoir causé des scrupules. Moi, je ne doute pas de vous, car je
vous connais de réputation et je suis sur que ce que je viens de dire
sur les deux Testaments, vous seriez prêt à le signer.

--De mon sang, grogna frère Macé en cherchant une seconde fois la salive
rouge de ses gencives.

--Je le crois certes de tout mon coeur; mais nous le prouverons à ceux
qui pourraient en douter, afin que cette affaire de diablerie qui va
faire bruit dans le pays, ne cause à personne de scandale, en faisant à
tort suspecter la foi d'un très-vénérable religieux, Or, sus! voici ce
que j'écris et ce que vous allez signer:

«Moi, frère Macé Pelosse» (et à mesure que maître François prononçait
ces paroles, il les écrivait sur le revers même du parchemin que le
vieux Rabelais venait de signer) «religieux et procurateur de l'abbaye
de Seuillé, afin que personne ne suspecte mes intentions, déclare en
présence de..., etc. (ici étaient nommées les personnes présentes), que
je crois à l'existence de deux testaments, l'Ancien et le Nouveau: je
reconnais que l'Ancien était une figure et contenait des promesses et
des menaces d'un père qui voulait ramener ses enfants; je crois que le
Nouveau Testament a abrogé l'Ancien, et a rendu à l'enfant de l'homme
pécheur, lavé par le baptême des péchés de son père, tous les droits à
l'héritage du père de famille, en le faisant membre de la société des
chrétiens et de la sainte Église catholique, apostolique et romaine,
dans la foi de laquelle je veux vivre et mourir.»

Que dites-vous de cette formule?

--Je la signe les yeux fermés, baragouina frère Pelosse, à la gloire de
saint Benoît et à la confusion de tous les diables.

--Amen! dit maître François en lui tendant le parchemin et en lui
présentant la plume.

--Frère Macé relut la profession de foi des yeux et la signa.

Le vieux Thomas, qui avait compris tout cet apologue, ne put se retenir
de rire.

--Nous nous en tiendrons donc à ce que dit le Nouveau Testament, dit-il
en regardant Violette.

--Sans préjudice, toutefois, du respect qu'on doit à l'Ancien, dit frère
Pelosse avec effort.

--Certainement, dit Hypothadée, et prenant sur le prie-Dieu auprès du
lit deux gros livrer reliés en parchemin gothique, il mit dans l'un la
donation faite précédemment de tous les biens du vieux Thomas aux moines
de Seuillé, et dans l'autre l'écrit en faveur du fils de Violette, signé
par Rabelais le père et contre-signe par Macé Pelosse.

--Respect à l'Ancien Testament, dit-il en présentant le premier volume
au procurateur de Seuillé, nous croyons l'honorer comme il le mérite, en
le remettant entre vos mains. Quant à nous, le Nouveau Testament nous
suffit, ajouta-t-il en remettant le second volume avec l'écrit qu'il
contenait, entre les mains de Violette.

Frère Macé, se doutant un peu tard de quelque chose, ouvrit
précipitamment la Bible qu'on venait de lui remettre: le premier
testament de Thomas Rabelais en tomba, à la stupéfaction du moine. Les
éclats de rire des assistants lui firent deviner tout le reste. A cette
vue, à cette pensée, il oublie toutes ses douleurs; il se lève, il
verdit, ses yeux jettent des flammes; il ne sait à qui s'en prendre
d'abord: maître Thomas est effrayé d'avance du sermon que son ancien
confesseur va faire.

--Frère Jean, vous m'avez trompé! s'écrie enfin Pelosse avec
explosion...

Mais, à ce premier mot, il s'arrête, il se tord, il se replie sur
lui-même.

--Ah! je suis empoisonné, s'écrie-t-il d'une voix qui sort à peine du
gosier.

--Vous ne l'êtes pas seul, dit frère Jean en faisant mine de se boucher
le nez, et c'est moi-même qui me serai trompé, quand j'ai cru tout à
l'heure vous avoir fait changer de linge.

--Emmenez-le! emmenez-le! cria tout le monde tout d'une voix.

--Maintenant, dit maître François ou maître Hypothadée, comme nous
voudrons l'appeler, ouvrons à notre tour le livre que nous avons choisi,
et faisons une petite lecture.

Ouvrant alors le volume à l'endroit qu'il avait marqué en y glissant
l'extrait de baptême du petit François, il lut avec une voix distincte
et les plus douces inflexions l'histoire de l'enfant prodigue. Le vieux
Rabelais l'écoutait attentivement, et essuya même une larme qui glissait
au coin de son oeil.

--Merci, dit-il à maître Hypothadée en lui serrant la main; je comprends
ce que vous voulez dire; vous êtes véritablement un homme de Dieu, et
vous m'avez mis aujourd'hui en grande paix avec moi-même. Vous m'avez
rendu un fils à la place du mien qui s'est perdu; je vous en remercie,
et je me sens joyeux comme le père de famille de la parabole. Je
me crois rajeuni de dix ans, et le docteur Rondibilis avait raison
lorsqu'il parlait de me rajeunir. Mais pourquoi donc ne vient-il pas? On
dit qu'il soigne mon neveu qui est mourant. Envoyez quelqu'un à Chinon
dire à mon neveu qu'il meure en paix et que je lui pardonne; mais sur
toute chose qu'on me ramène ici le docteur Rondibilis Alcofribas.

--Je dois vous dire la vérité, reprit humblement Hypothadée: ce n'est
pas auprès de votre neveu qu'est occupé en ce moment mon savant ami
le médecin Alcofribas: il soigne dans un galetas de Chinon un pauvre
voyageur arrivé dernièrement de l'Anjou dans le plus piteux équipage;
c'est un pauvre orphelin de la religion qui l'a méconnu, et de la maison
paternelle qui le repousse; c'est un enfant prodigue qui demande à
quelle condition il pourrait espérer le pardon de son père.

A ce discours, le front du vieillard s'était rembruni:

--Qu'il me prouve son repentir par une conduite meilleure, dit-il, et je
le recevrai peut-être; qu'il étudie et qu'il devienne un médecin comme
Rondibilis, ou un théologien et un sage comme Hypothadée, et je le
recevrai à bras ouverts!

--Qu'à cela ne tienne, dit maître François.

Aussitôt, jetant bas sa coiffure de sorboniste et sa robe de dessus il
tire de sa poche une barbe blanche et des besicles, voilà le docteur
Rondibilis, dit-il; vous venez de voir Hypothadée, et maintenant,
ajouta-t-il en ôtant le reste de son accoutrement et sa barbe postiche,
voici le pauvre François Rabelais, qui se jette aux pieds de son père,
dont il n'a pas mérité le courroux.

Que fit alors maître Thomas? justement ce qu'avait fait bien avant lui
le père de l'enfant prodigue. Il pleura de joie, ouvrit ses bras, et
embrassa tendrement son fils. Tous les assistants étaient émus de cette
scène comme il convenait de l'être; frère Jean pleurait en riant et
se versait un grand verre de vin, lorsqu'un nouveau personnage qu'on
n'attendait pas se précipita dans la chambre; et resta tout ébahi
et comme pétrifié devant ce groupe de reconnaissance mutuelle, de
paternelle joie et de réjouissance filiale.



IX

LA DOT DE LA DIVE BOUTEILLE

Le bruit de l'invasion des diables dans le clos de la Devinière s'était
déjà répandu au loin à la ronde, et le neveu de maître Thomas en avait
été instruit un des premiers. Il n'ignorait pas non plus la présence de
Violette Deschamps et de son fils près du malade, car il ne s'éloignait
guère ce jour-là de la demeure de son oncle, attiré qu'il était par je
ne sais quelle odeur de testament qui le mettait en appétit. Il profita
donc du moment où le métayer Gros-Guillaume, encore tout bouleversé de
ce qui venait d'avoir lieu, se départait malgré lui de ses habitudes de
sauvagerie et laissait entrer dans le clos la foule des voisins accourus
au bruit du combat; il en profita, dis-je, pour se glisser entre les
curieux et arriver inaperçu jusqu'à la chambre de son oncle, où il entra
précisément comme le père et le fils s'embrassaient.

--Et moi donc? et moi? cria Jérôme. M'est avis que j'arrive à propos, et
puisque l'on s'embrasse ici, point n'ai-je besoin de pleurer longtemps
mes péchés et de crier miséricorde. Ah! sainte bouteille! comme le
docteur est rajeuni! Enchanté de vous voir, cousin; je ne vous aurais
pas reconnu. Eh bien! mon oncle, à mon tour maintenant! Ne voulez-vous
pas m'embrasser?

--Arrêtez, monsieur, dit le vieux Rabelais, moitié sévère, moitié
pleurant et riant à la fois d'avoir revu son fils, car le sentiment
paternel venait de s'éveiller et de se manifester d'autant plus vivement
dans son coeur, qu'il l'avait plus longtemps comprimé; arrêtez, dit-il à
son neveu en lui montrant Violette; mettez-vous d'abord à genoux devant
cette charmante femme et tâchez d'obtenir son pardon, si vous voulez
avoir le mien.

--En vérité, mon oncle, je n'ai pas d'autre désir; et elle peut vous
dire que je lui ai offert de l'épouser; elle m'a refusé avec mépris: que
voulez-vous que je lui dise?

--A genoux, te dis-je, et demande-lui pardon.

--Je n'ai rien à pardonner à monsieur, dit Violette; s'il croit faire
quelque chose pour moi en m'épousant, j'ai le droit de le remercier et
de ne pas accepter ce qu'il regarderait comme un bienfait. J'aime à
donner plus que je ne reçois, et je n'accepterai jamais la main d'un
homme à qui je ne pourrais pas donner mon coeur en échange. Le monde
dira que je suis déshonorée parce que je ne rachèterai pas son estime au
prix de la mienne, mais j'en crois plus ma conscience que le monde, et
je me chagrinerai peu d'être déshonorée pour lui si je suis honorée par
elle.

--Entends-tu, vaurien, comme elle parle? Mais c'est donc une fée ou une
princesse déguisée que ce trésor de petite femme-là! Imbécile! qui avait
trouvé une si jolie bague à son doigt et qui l'a perdue!

--Je ne le méritais pas, dit le vaurien un peu attendri.

--Voilà du moins une bonne parole, dit le vieux Thomas.

--Pardieu! aussi, pourquoi est-elle si sévère après avoir été si bonne?
continua Jérôme: elle a plus d'esprit que moi, je le vois bien. Je n'en
suis pas moins un bon enfant; s'il ne tenait qu'à me mettre à ses genoux
pour faire la paix, je le ferais bien tout de suite; mais j'ai déjà
essayé et je n'ai pas réussi. Le docteur, ou plutôt le cousin, car je
vois bien que c'est la même personne... le cousin donc m'avait promis de
parler pour moi...

--Et c'est ce que j'ai fait, dit maître François: Violette m'a répondu
que si vous étiez malheureux et abandonné de tout le monde, elle se
dévouerait encore à vous.

--Tu as dit... Vous avez dit cela, mademoiselle Violette? Oh! tenez,
croyez-moi si vous voulez, je suis mauvais sujet, c'est possible; mais
je n'ai pas un mauvais coeur!... Pourquoi ne voulez-vous pas vous
appeler Mme Rabelais? vous savez bien comme le monde est bête. Si ce
n'est pas pour moi, faites cela du moins pour vous. Je vous laisserai
tranquille tant que vous voudrez, et je n'entrerai même jamais chez vous
si vous ne me le permettez pas... Tenez, voyez-vous... bon... voilà
maintenant que les larmes me viennent aux yeux... je suis donc bête
aussi, moi? Eh bien, tant pis: j'ai le temps d'être un chenapan, je veux
être honnête aujourd'hui... Voyez-vous, il faut que je vous le dise...
j'avais d'abord des idées intéressées en vous parlant de mariage; car
vraiment je suis un cuistre et je n'ai jamais su ce que vous valiez...
Eh bien! tenez aujourd'hui, Violette, rien que de vous voir si douce et
si belle, avec ce pauvre chérubin qui devait m'appeler son père...
cela me bouleverse tout le coeur... Faites de moi ce que vous voudrez,
Violette, et que mon oncle vous donne tout; vous en méritez encore
davantage! si vous voulez mon nom, je vous le donnerai; mais vous serez
libre de me jeter à la porte comme un chien crotté, si je ne répare
pas par ma conduite tous mes torts envers vous... Violette, votre main
seulement en signe de pardon, et qu'il me soit permis d'être père au
moins une fois et d'embrasser notre cher enfant.

Violette pleurait et regardait maître François.

--Acceptez du moins sa promesse, dit en souriant l'ex-médecin
Rondibilis, et donnez-lui un peu de temps pour se corriger. Puisque vous
êtes meilleure que lui, c'est vous qui lui devez de l'indulgence: le bon
Dieu nous attend bien, lui: pourquoi n'attendriez-vous pas Jérôme?

--Eh bien, c'est cela, dit le vieux Thomas, corrige-toi, mon garçon, et
nous verrons plus tard. Mme Violette n'a pas besoin de toi, d'ailleurs,
pour donner un nom à son poupon: il s'appelle François-Thomas Rabelais,
entends-tu? et si tu n'es pas digne de lui servir de père, c'est moi qui
veux être le sien. Tâche de bien faire à la Lamproie, surveille un
peu plus ta pharmacie; mais sache bien que tout cela appartient à Mme
Violette, qui t'y donnera part si tu deviens sage. Fais en sorte, enfin,
qu'elle puisse encore t'aimer. Car pour lui donner un mari en peinture,
merci pour elle, mon gros; le mariage donne toujours des droits, et
plutôt que de la fiancer à un coureur et à un ivrogne, je l'épouserais
plutôt moi-même.

--Vivat, le père Thomas! dit le frère Jean. Nous danserons tous à la
noce.

--Je crois, en vérité, que j'y danserai aussi, dit le père Rabelais,
tant je suis regaillardi en me retrouvant en famille. Oh! mes vauriens
d'enfants! Mon Franciot! ma belle petite Violette, que j'aimerais tant
depuis longtemps, si je l'avais connue plus tôt! et toi mon poupon
nouveau-né! Vous voilà tous vermeils, bien portants et le sourire sur
les lèvres; comment serais-je encore malade? Nous n'allons plus nous
quitter, n'est-ce pas? C'est pourtant ce pauvre François qui nous a tous
rendus heureux! Et moi qui écoutais les rapports de ces faux moines de
la Basmette! Voyez comme il a grandi, le vaurien; et comme il a l'air
malin! Il me ressemble un peu, n'est-ce pas, mais il ressemble davantage
à sa mère. Savez-vous qu'il est médecin comme saint Thomas, et
théologien comme Hypocrate... Non... si fait... Je ne sais plus ce que
je dis et j'embrouille tout, tant que je suis joyeux! Embrasse-moi
encore mon grand enfant.

Ça, que ferons-nous pour lui? Hélas! on ne peut ni le marier ni le
doter; mais puisqu'il n'est plus au couvent, on peut lui donner quelque
chose.

--J'y compte bien, dit maître François: donnez-moi tous votre amitié.
Quant à rester ici, ce n'est point possible; je suis connu dans le pays,
non pas de figure, mais de nom, les moines pourraient m'y poursuivre.
D'ailleurs je suis médecin sans avoir pris mes degrés, et je ne veux pas
qu'un âne approuvé par quelque faculté peu difficile vienne me traiter
de charlatan. Je pars demain pour Montpellier, où j'espère que je ferai
honneur à ma famille et à mon nom. Si vous voulez me prouver votre bon
vouloir, accordez-moi seulement à perpétuité une petite place à la Cave
peinte et ici, à la Devinière; mais conservez-moi toujours une bouteille
du meilleur et du plus frais.

--Nous n'y manquerons point, dit Jérôme; et je veux que la bouteille
soit faite exprès et demeure toujours exposée comme une relique au
plus noble endroit de la cave. Je la ferai garnir de ciselures et de
peintures; elle sera célèbre dans tout Chinon, et, avant qu'il soit
quelques années, je veux qu'elle fasse des miracles.

--Elle en fera, dit frère Jean; elle réconciliera les parents divisés
d'intérêt, elle rajeunira les vieillards, gaudira et regaillardira
l'humeur des goutteux, rapprochera les amoureux, voire même en
viendra-t-elle peut-être jusqu'à ressusciter les morts! Elle consolera
les veufs et sera la femme des célibataires; mais c'est le clos du père
Thomas qui fournira la dot.

--L'idée est belle, dit maître François, et la Cave peinte doit
désormais être plus célèbre que le sanctuaire d'Apollon Delphien; car
c'est le bon vin qui découvre la vérité, et partant il rend des oracles.
Soit donc la dive bouteille ma fortune et ma fiancée! Elle a des
embrassements qui ne trompent jamais, ses amours ne manquent jamais de
chaleur, son glou glou, jamais de franchise. C'est à ses douces vapeurs
que je laisserai le soin de dissiper les nuages de la science et de la
philosophie. Le vin n'est-il pas fils de la lumière? N'est-ce pas là le
rayon du soleil rendu potable que cherchaient tous les alchimistes?

  Lorsque de tout les semences premières
  Dormaient encore sous un limon bourbeux,
  Quand du chaos le manteau ténébreux
  Flottait sur l'eau des froides grenouillères,
  Survint l'amour, qui grisa le chaos
  Et de nectar lui barbouilla la trogne.
  Le vieux dormeur alors devint ivrogne,
  Et de la terre il sépara les eaux.
  Pour les garder plus longtemps sans les boire,
  Il les sala, si l'on en croit l'histoire.
  Ainsi naquit cet abîme des mers,
  Qui vit plus tard naître Vénus, plus belle
  Que son azur, et souvent plus cruelle
  Que la tourmente et les gouffres amers.

--Encore une surprise! s'écria le vieux Rabelais émerveillé. Mon fils
n'est pas seulement théologien et médecin, il est encore poëte, et fait
des vers aussi jolis que ceux de maître Villon!

--Je fais, dit maître François, bien davantage; je sais faire de la
ficelle, tresser du jonc, tailler la vigne, égoutter le fromage et
écaler des noix. Mais à ce propos, n'est-il pas temps de mettre la
table? Nous allons dîner en famille, et mon estomac sera antidoté pour
mon voyage de demain. Monsieur mon très-honoré père voudra bien être le
roi du festin, Violette en sera la reine et frère Jean sera sommelier!


FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE




TROISIÈME PARTIE

LE MÉNÉTRIER DE MEUDON



I

UNE SOIRÉE AU PRESBYTÈRE

C'était le plus beau pied de vigne qu'on eût vu depuis Noé, tordu,
noueux et vigoureux comme les membres du vieil Atlas; il semblait se
pressurer lui-même pour gonfler plus abondamment ses raisins; adossé au
vieux mur noirâtre et moussu que décoraient encore çà et là quelques
débris de colonnettes, il pliait sous ses branches puissamment attachées
et déployées en éventail, ombragées à peine par quelques feuilles
éclaircies; jaunes comme l'or ou rouges comme le vin, ses grappes
pleines, rebondies et pressées les unes contre les autres, ressemblaient
au sein de la nature avec ses innombrables mamelles. Les unes à demi
cachées sous ce qui restait de feuilles, étaient fraîches, dodues
et fleuries, d'autres moins honteuses et plus aventurées au soleil,
dégageaient leurs grains brunis et à demi fendus où brillait un jus plus
doux et plus blond que le miel. Elles semblaient sucrées à l'oeil, et
rien qu'à les voir on les savourait en idée.

Cette vigne, maître François l'avait plantée, elle venait du clos de la
Devinière et s'était acclimatée dans le petit jardin du presbytère de
Meudon. Sur le mur ombragé par ses branches, le lézard tantôt courrait
en glissant comme une flèche à travers les feuilles, ou dormait aux
rayons tièdes, en relevant avec volupté sa petite tête de serpent;
le limaçon, portant coquille au dos comme un beau petit pèlerin
de Saint-Jacques, s'y promenait en traînant sa queue; les mouches
bourdonnaient, les oiseaux voletaient, sans que personne songeât à les
effaroucher, car tout le monde était bien venu dans le presbytère de
Meudon.

Auprès de cette vigne, sous un berceau formé par des branches de lilas
et des touffes de lierre, une table était dressée. Sur cette table, on
voyait encore une assiette de fruits, un hanap du bon vieux temps et une
grande pinte à demi pleine de cidre, car le bon curé réservait presque
toujours son vin pour ses malades; puis un écritoire, des feuilles
éparses et un assez gros cahier sur lequel, ont eût pu lire en belle et
grande écriture:

  LES AVENTURES DE PANTAGRUEL
  LIVRE CINQUIÈME

Un homme était assis à cette table. C'était un prêtre d'assez haute
stature, au front large et grisonnant, au regard malicieux et doux, sa
barbe taillée en fourche descendait entre les deux pointes de son rabat
toujours blanc, mais un peu recroquevillé. Il était vêtu d'une soutane
boutonnée à moitié, une barrette posée un peu de travers, se rejetait
sur le derrière de sa tête et laissait à nu son grand front calme et
pensif. C'était notre ami Rabelais; d'une main il tenait une plume, de
l'autre il égrenait une grappe de raisin ou froissait sans y songer,
quelque quartier de noix: il achevait son dessert et il écrivait une
page de _Pantagruel_.

Autour de lui, gloussait, trottait, becquetait et caquetait tout le menu
peuple de la basse-cour. Les poules venaient entre ses pieds ramasser
les miettes de son pain, et alors il avait soin de ne point déranger ses
pieds qu'elles ne fussent parties, de peur de les blesser ou de leur
faire peur.

La porte du jardin était ouverte, et une demi-douzaine d'enfants
jouaient et se traînaient sur le seuil. Un gros chien se roulait avec
les plus petits qui l'embrassaient des jambes et des bras, riant à coeur
joie, et mêlant les boucles de leurs têtes blondes à ses longs poils
noirs et soyeux. Tous avançaient peu à peu vers la table du bon curé,
sans en faire semblant et comme si un aimant les eût attirés. Mais un
grave personnage, à la panse respectable et à la trogne vermeille, les
tançait de l'oeil lorsqu'ils riaient trop fort ou lorsqu'ils avançaient
trop près, c'était le sacristain de maître François, qui remplissait de
plus, au près de sa personne, les fonctions délicates de cuisinier et de
sommelier.

Maître Buinard était le gardien fidèle de son patron, et s'acquittait du
soin de le faire respecter, mieux que le chien du presbytère, animal un
peu paresseux et insouciant de sa nature, puis d'humeur beaucoup trop
facile pour les mendiants et les marmots.

Tout à coup cependant, ce débonnaire animal (c'est le chien que nous
voulons dire), se mit à dresser les oreilles et à japper de toute sa
force. Dom Buinard se leva alors du banc où il était assis comme absorbé
dans la contemplation de la vigne ou de maître François, car l'un étant
si près de l'autre, on ne pouvait savoir au juste, ce qu'il regardait
avec tant d'amour. Maître Buinard, disons-nous, se leva, menaçant le
chien d'un torchon qu'il tenait à la main, et regardant curieusement
vers la porte où bientôt se présenta un personnage couvert de poussière,
comme un voyageur qui vient de loin. C'était un jeune homme inconnu dans
le pays, et que dom Buinard ne se rappelait pas avoir jamais vu.

C'était un garçon de moyenne taille accoutré comme un écolier de
Montaigu, c'est-à-dire assez pauvrement; il n'en était pas moins de
belle et fière mine: peu de régularité, mais beaucoup d'énergie dans les
traits, le front déjà un peu chauve, bien qu'il fût encore jeune; le
regard doux et pensif, l'air d'un homme qui a été bien triste, mais
qui ne l'est plus, et qui au besoin saurait encore rire comme les
bienheureux du bon Homère, dominé toutefois par quelque préoccupation
absorbante comme la pierre philosophale ou la réalisation de la benoîte
abbaye de Thélème.

A peine ce nouveau venu eut envisagé maître François qui avait relevé
la tête en le voyant entrer, qu'il courut à lui les bras ouverts avec
l'impétuosité d'un coup de vent: c'est lui, enfin! je le retrouve!
mon père! mon ami, mon sauveur, maître François. Eh quoi! vous ne
reconnaissez pas votre ancien protégé! au fait il y a dix ans au moins
que vous ne m'avez vu. Mais je vous reconnais bien moi! vous n'avez
guère changé; aussi pourquoi changer lorsqu'on est bien...

--Eh mais, dit le curé de Meudon en paraissant rappeler de loin un
souvenir qui épanouissait tout son visage en un joyeux sourire, il me
semble, au contraire, que je te reconnais bien, maître fripon, tu étais
le frère Lubin!...

--Silence, maître, et ne m'appelez plus de ce nom maudit. On m'appelle
Guilain le ménétrier, et tenez, souffrez maintenant que je reprenne mon
instrument que j'ai déposé à la porte, il me semble que déjà les enfants
vont rôder autour et je crains un peu pour mon pauvre violon leur goût
précoce pour la musique.

Il était temps, en effet, car les marmots avaient ouvert la boîte
déposée sur le banc à la porte du presbytère, et le plus hardi en avait
déjà tiré l'archet dont il commençait à s'escrimer comme d'une épée à
deux mains.

Guilain, après avoir repris son bien de vive force et avoir appuyé, pour
châtiment, un bon gros baiser sur la joue rose du petit paladin, revint
avec son violon s'asseoir près de maître François.

Pendant ce temps, frère Jean ou dom Buinard, car c'était bien notre
ancien ami qui était devenu le majordome du curé de Meudon, frère Jean
était descendu à la cave et en avait rapporté une grande pinte de vin
frais.

--Allons, frère Jean, dit maître François, ne faites pas le dégoûté, et
venez trinquer avec nous, je vous présente mon ancien élève, un ami de
jeunesse, qui va nous conter toute son histoire.

--Permettez que d'abord nous parlions de vous, dit Guilain. Cher bon
maître, vous qu'on a tant persécuté, et que je retrouve heureux autant
que j'en puis croire les apparences. On m'a déjà bien parlé de vous,
car depuis longtemps je vous cherche. Je suis allé à votre poursuite,
à Montpellier, à Rome et ailleurs. Partout les honnêtes gens vous
aimaient, les cafards vous disaient sorcier et le menu populaire faisait
des contes à n'en plus finir.

--Par la dive bouteille, dit Rabelais, je vais donc bientôt être saint,
puisque les bons me canonisent, les diables enragent, et les bonnes
femmes font ma légende.

--C'est plus vrai que vous ne pensez, reprit Guilain; et de tout ce
qu'on m'a dit, croyez que je n'en ai reçu comme bon argent que la
moitié. Ainsi on m'a dit qu'à Montpellier, vous êtes arrivé déguisé en
rustre, et qu'ayant souri aux discours des recteurs de de la faculté,
ils vous ont invité dérisoirement à dire votre avis; qu'alors, vous avez
devant eux, disserté en beau latin et en grec convenablement accentué,
dans le dialecte le plus pur, de tout ce qu'il est possible à l'homme de
savoir...

--Et de bien autre chose, interrompit Rabelais en riant. Mais poursuis
ce propos, mignon.

--Puis, que vous avez été reçu docteur par acclamation (que n'étais-je
là pour crier plus haut que les autres!) ensuite que la faculté vous a
chargé de ses affaires et s'en est bien trouvée (de cela je ne doute
pas); mais on ajoute que vous vous êtes déguisé en marchand d'orviétan,
et que par une série de farces dignes tout au plus d'un bateleur, vous
avez obtenu pour elle tout ce que vous avez voulu de M. le chancelier
Duprat.

--Le marchand d'orviétan est de trop, dit Rabelais, mais pour le vrai
de l'aventure je t'en ferai lire le récit dans mon _Histoire de
Pantagruel_.

--Croyez-vous donc que je ne l'ai pas lu, poursuivit Guilain. Je sais
à quoi vous faites allusion: il s'agit de Panurge parlant toutes les
langues devant le fils de Gargantua et captivant ainsi son attention, ce
qui lui valut plus tard son amitié.

--Tu dis vrai, moinillon de mon coeur, mais achève.

--De tout ce qui précède, à part la farce que vous désavouez, rien ne
m'étonne. Voici maintenant le côté absurde de la légende.

--Ho! ho! dit maître Rabelais en s'accoudant sur la table et en ramenant
sa barrette de côté.

--On m'a dit que votre grande réputation de médecin s'étant répandue
partout, un gentilhomme de la cour, dont la fille avait les pâles
couleurs, vous fit venir en désespoir de cause après avoir consulté tous
vos confrères. Ils s'accordaient tous à ordonner une potion apéritive,
mais pas un n'en avait su donner convenablement la formule. Ce que
sachant, vous fîtes mettre un chaudron sur le feu avec de l'eau, dans
laquelle vous fîtes infuser et bouillir toutes les vieilles clefs de la
maison, assurant que rien n'est apéritif comme les clefs puisqu'elles
ouvrent toutes les portes. Puis, que vous fîtes réduire cette infâme
décoction de rouille, que vous la fîtes sérieusement prendre à la pauvre
jeune malade, et, pour que l'histoire soit complète, on ajoute qu'elle
fut guérie.

--Et c'est cela, demanda Rabelais, que tu n'as jamais voulu croire?

--Le moyen de supposer la possibilité d'une pareille ânerie lorsqu'on
vous connaît.

--Guilain, mon ami, parlons d'âneries tant qu'il te plaira devant frère
Jean qui n'est pas un âne, devant frère Jean qui pouvait être un gros
prieur, voir même un abbé mitré, et qui s'est pris d'amitié pour moi
au point de vouloir être mon bon et fidèle serviteur; mais devant les
autres, jamais: il ne faut point parler de corde dans la maison des
pendus.

--Que voulez-vous dire, fit Guilain?

--Je veux dire que l'histoire est vraie, complètement vraie, plus vraie
que le reste. La jeune fille fut guérie, non pas parce que les clefs
sont apéritives, mais parce qu'elles sont en fer. Or, le sang de la
pauvre enfant était débile et malade parce qu'il lui manquait du fer.

--Du fer dans le sang! se récria Guilain; mais je croyais que toutes les
maladies du sang se guérissaient seulement par la vertu des simples.

--Ce sont les simples qui font courir ce bruit-là, dit Rabelais. Mais la
vérité est que les corps s'alimentent du moins parfait, et se guérissent
par le plus parfait, en nature. Ainsi les végétaux se nourrissent de
la terre, moins parfaite qu'ils ne sont, et se guérissent par les
substances animales; ainsi les animaux, et surtout le plus parfait de
tous, qui est l'homme, se nourrissent de végétaux, et doivent chercher
leur guérison dans la nature minérale, plus parfaite et plus durable
dans la série des corps formés par les influences du soleil. Fallait-il
dire à ces bonnes gens que, chez leur fille, les débilités de Vénus
avaient besoin de l'influence de Mars, et que chez elle la lymphe, ou
l'eau mercurielle de la vie, avait besoin de la copulation du soufre
lumineux, dont la chaleur se concentre surtout dans le fer? C'eût
été parler en alchimiste et l'on m'eût dénoncé infailliblement comme
nécromancien et sorcier.

--Vous êtes toujours mon grand maître, répondit Guilain en s'inclinant.
Mais continuons mon histoire ou plutôt la vôtre. J'ai lu que vous étiez
devenu l'ami du cardinal du Bellay, et que vous aviez fait avec lui le
voyage de Rome. J'y suis allé, espérant vous trouver, mais vous veniez
de partir, en prenant la route de Lyon. J'étais désespéré, mais je vous
ai suivi toujours.

A Lyon, des bruits mystérieux se répandaient sur votre compte. Vous
aviez été arrêté, disait-on, et traité en prisonnier d'État. On parlait
de complot contre le roi et la reine. Cette fois vous ne me direz pas
que l'histoire était vraie.

--Vraie quant à l'arrestation, dit Rabelais, fausse quant à l'histoire
de l'empoisonnement. Voici le fait:

J'étais parti de Rome précipitamment par suite d'une brouillerie
passagère avec le cardinal.

--Qui vous laissa partir sans argent, interrompit Buinard.

--Cela est vrai, continua Rabelais; mais les grands, lorsqu'ils honorent
les petits de leur amitié, leur font aussi l'honneur de croire qu'ils
n'ont jamais besoin de rien. Poursuivons. J'arrive à Lyon, et je me
repose dans une hôtellerie; là, grand embarras pour payer. Je n'avais
pour toute fortune que le manuscrit de la chronique gargantuine,
l'ébauche de mon _Gargantua_.

--C'était plus précieux que de l'or, se récria frère Jean.

--Tais-toi, majordome, dit en riant maître François, ton zèle t'emporte
trop loin, et les aubergistes de Lyon n'eussent certainement pas été de
ton avis, si je n'avais eu l'idée de prendre à part le jeune garçon de
mon hôte, et de lui faire écrire en grand secret sur l'enveloppe de mon
manuscrit:

LES MYSTÈRES DE LA COUR DE FRANCE.

Je lui recommande de se taire, il parle, me voilà dénoncé. Les gens de
justice pour faire preuve de zèle me font garder à vue dans l'auberge,
où je continue à me faire bien servir; mes bagages sont visités, mon
paquet saisi, on l'envoie à Paris, et les gens du roi ne comprenant rien
à mes fanfreluches antidotées, les font parvenir au roi lui-même, qui
lit le manuscrit, en rit comme un dieu d'Homère, le relit, et en rit
encore davantage; enfin, il s'informe de moi et ordonne qu'on me ramène
à Paris avec toutes sortes de soins et d'égards; on me présente à
lui, il m'interroge, me prend en amitié, me choisit pour l'un de
ses médecins, et me recommande si bien, comme peut le faire un roi,
c'est-à-dire d'une manière toute-puissante, que me voici pourvu de deux
bénéfices et curé de Meudon, pour te servir.

Maintenant tu vas me dire pourquoi tu me cherchais, et ce que je puis
faire pour toi. Tu vas me parler de toi, de ce que tu es devenu, de ta
femme, de ta gentille Marjolaine: pourquoi n'est-elle pas avec toi?

Ici le visage de Guilain devint sérieux et il pâlit légèrement.

--Je n'ai plus de femme, dit-il.

--Oh! pauvre ami! serait-elle morte?

--Oui, morte pour moi, bien morte, car elle ne m'aime plus. Elle a tout
oublié, elle m'a quitté en me prêtant des torts chimériques. Mais, quand
une femme renonce aux devoirs du mariage, elle ne renonce pas pour cela
au chaperon que lui prête le nom de l'époux; et lorsque ces dames se
sont montrées lâches et cruelles, c'est nous tout naturellement qui
devons en être responsables.

Il y eut ici un silence de quelques instants. Une larme roulait dans les
yeux de Guilain, et Rabelais baissait les yeux d'un air peiné, n'osant
l'interroger davantage.

--J'avais été élevé chez les moines, reprit Guilain en faisant un
visible effort; j'avais été à la veille de faire mes voeux, et le nom
de frère Lubin m'était resté comme la tache originelle. D'ailleurs,
je n'avais appris ni à penser, ni à parler, ni à travailler comme les
autres. Je faisais triste figure à la veillée; on se taisait et l'on
chuchotait quand j'entrais. Je finis par ne plus voir personne, et la
coquette Marjolaine ne s'accommodait pas de cette solitude. Souvent je
la voyais se parer en soupirant, et quand je lui demandais pour qui,
elle disait que c'était pour moi; mais les yeux démentaient la bouche.
Puis, si je voulais l'embrasser, elle se détournait en disant: «Fi!
vilain, vous avez la tête d'un moine et vos habits sentent le froc!»

Pourquoi donc m'avait-elle aimé précisément quand j'étais moine? Oh!
c'est qu'alors j'étais pour elle l'impossible, le rêve fantastique, le
fruit défendu. Tant que les enfants voient à l'étalage d'un marchand un
beau jouet qu'on leur refuse, ils le convoitent de tous leurs yeux, de
tous leurs gestes, de toutes leurs larmes; mais, si une fois on le leur
donne, l'objet de tant de voeux perd tout son prestige. Il n'était donc
ni si rare, ni si désirable puisqu'on pouvait l'avoir! Des jouets! il
y en a bien d'autres, et lorsqu'on les possède à quoi sont-ils bons? A
briser.

Marjolaine me brisa un jour, et je me trouvai seul au monde. Elle partit
avec un vieux chevalier d'industrie qui lui promettait de faire sa
fortune et de la produire à la cour. Sûre d'ailleurs, disait-elle,
que le monde respecterait son honneur et trouverait sa conduite
irréprochable, parce que son protecteur était vieux et laid.

Pendant quelque temps, je crus que j'allais en mourir, mais je me
ressouvins de vous. On est ingrat lorsqu'on est heureux; le malheur nous
rend la mémoire. Je pensai à votre science si étendue et si profonde, à
votre indépendance d'esprit; à votre sérénité olympienne, et je résolus
de vous retrouver et de me faire votre disciple. En attendant, je me mis
à lire, à étudier. Je lus et j'étudiai beaucoup. La vente du petit bien
de mes parents, morts peu de temps après mon mariage, me fournit les
moyens de vivre un certain temps sans travail. La tristesse me donna le
goût de la poésie, cette musique de la pensée qui endort le coeur en
faisant chanter les larmes. J'appris à jouer du violon; je composai des
chansons dont j'improvisai la mélodie. Ainsi ma douleur s'apaisa.

Je partis pour vous retrouver. Ma première station fut au beau pays de
Chinon, dans votre verte et plantureuse Touraine. Là, j'ai eu le bonheur
de connaître une jeune femme dont je n'oublierai jamais ni le noble
coeur, ni le grave et mélancolique visage. Elle aussi avait bien
souffert, mais elle était mère, et le sentiment délicieux de la
maternité la consolait de toutes ses peines. Elle devina les miennes, me
parla comme vous m'auriez parlé, mais avec une autre grâce que la vôtre.
Je ne me lassais pas de l'entendre, et si je n'avais craint pour elle
les mauvaises langues du pays, il me semble que j'aurais voulu ne la
quitter jamais.

--Pauvre chère Violette, dit Rabelais, je la reconnais bien là.

--On a quelque raison de vous croire sorcier, cher maître, car vous
devinez à merveille. C'est votre cousine qui m'a reçu avec bonté quand
je lui ai dit combien je vous aimais. Nous avons parlé de vous avec
admiration, avec respect... et puis je l'ai quittée pour continuer mes
recherches. Pourquoi l'aurais-je vue davantage? Elle est mariée, elle
est mère et elle comprend le devoir bien mieux que le sentiment et le
plaisir.

A Montpellier, je fis connaissance avec un vieil homme qu'on croyait
fou, parce qu'il avait pénétré les mystères de la nature; il me parla
des analogies, des sympathies équilibrées et proportionnelles. Je
comprenais tout, car mon intelligence s'était agrandie pendant les
tortures de mon coeur. La vraie science est comme un vin délicieux qui
tombe goutte à goutte des âmes violemment pressurées. Je compris
les lois occultes de la lumière et le grand clavier des harmonies;
j'essayais de faire dire à mon violon tout ce que ma pensée osait
atteindre, tout ce que ma bouche n'osait ou ne pouvait révéler. Souvent,
le soir, jouant du violon au clair de la lune, j'ai été tenté de prendre
à la lettre toutes les fables de l'ancien Orphée; il me semblait que
la lune se penchait pour m'écouter. Je la voyais plus grosse, plus
brillante, plus près de moi, je lui voyais un visage doux et maternel
qui me rappelait celui de la bonne Violette, le vent se taisait tout
à coup dans les arbres, les chiens errants venaient bondir en cercle
autour de moi, car mon violon parlait toutes les langues de la nature.
Sa musique répétait celle des étoiles, elle caressait le vent, elle
chuchotait aux arbres des choses verdoyantes et pleines de sève; elle
chantait aux animaux de la campagne les mystères de l'instinct et les
élans de la vie. C'était quelque chose d'universel, de sublime ou
d'insensé; je finissais par m'enivrer moi-même, j'oubliais tous, je ne
me sentais plus vivre et quand je revenais à moi je me trouvais baigné
de larmes.

--C'est très-bien, dit maître François, mais c'est comme cela qu'on
devient fou.

--Je passai simplement pour sorcier, répliqua Guilain. Dans le Midi on
est curieux et crédule. Je fus épié. On affirma que je donnais le signal
aux sorciers pour se rendre au sabbat, et que j'étais le grand ménétrier
de la danse des loups.

Craignant quelque mauvaise affaire je me hâtai de partir pour Rome. Je
voyageais en pèlerin, jouant du violon et chantant des cantiques le
long des routes, mais parfois l'archet entraînait la main, le cantique
finissait par une chanson, et tout mon dévot auditoire me suivait en
dansant. C'était ensuite à qui m'hébergerait. C'est ainsi que par un des
plus beaux soleils de l'année (c'était le jour de la Saint-Jean), sur
la place d'un village de Provence, devant l'église, j'avais commencé à
chanter le patron du jour:

  Du bon saint Jean voici la fête,
  Berger, prends garde à ton troupeau.
  Mets des guirlandes sur la tête
  Du plus joli petit agneau.
  Mets des rubans à ta houlette,
  Voici le plus beau jour de l'an!
  Donnons-nous-en! (_bis_.)
  Du bon saint Jean voici la fête,
  Dansons en l'honneur de saint Jean.

Après ce couplet, qui finissait déjà trop gaiement pour un cantique, je
ne trouvai rien de mieux à chanter que ceci:

  Voici la saison des cerises,
  On en fait de petits bouquets;
  Puis bientôt elles seront mises
  En jolis paniers bien coquets.
  Oh! les charmantes friandises!
  Bijoux des plus grands jours de l'an!
  Donnez-nous-en! (_bis_.)
  Voici la saison des cerises,
  Des cerises de la Saint-Jean.

  A leurs lèvres presque pareilles
  Nos fillettes et nos garçons
  Les suspendent à leurs oreilles,
  Les mêlent à leurs cheveux blonds;
  Elles tombent dans leurs chemise
  Lorsqu'ils s'agitent en dansant...
  Donnez-nous-en! (_bis_.)
  Voici la saison des cerises,
  Des cerises de la Saint-Jean.

  A ton moineau, gentille Annette,
  N'en offre pas entre tes dents;
  Car ta lèvre, autre cerisette,
  Recevrait des baisers mordants.
  Que vos épingles soient bien mises,
  Vierges au double fruit charmant...
  Donnez-nous-en! (_bis_.)
  Voici la saison des cerises,
  Des cerises de la Saint-Jean.

  Aux oiseaux faisons la morale
  Pour qu'ils n'osent pas tout manger.
  Sur l'arbre on met le manteau sale
  Et le chapeau d'un vieux berger.
  Les mannequins sont des bêtises!
  Siffle un vieux merle intelligent.
  Donnons-nous-en! (_bis/_.)
  Voici la saison des cerises,
  Des cerises de la Saint-Jean.

J'avais à peine fini, qu'une belle et riante jeune fille, aux tresses
noires, abondantes et brillantes, comme les gros raisins du Midi, vint
à moi avec ses deux mains brunes toutes pleines des fruits que j'avais
chantés. «Tenez, dit-elle dans le patois si doux de la Provence, vous
les avez bien méritées.» Les enfants, de leur côté, ces jolis petits
comédiens de la nature, mettaient en scène ma chanson et dansaient de
toutes leurs forces avec des cerises dans les cheveux; des garçons
montaient sur les arbres et cueillaient à pleines mains les grosses
perles rubicondes du cerisier; les fillettes tendaient leurs robes pour
les recevoir, sans se trop soucier de montrer un peu leurs genoux.
Annette, malgré ma recommandation, prenait une cerise entre ses lèvres
et semblait défier les moineaux; mais son ami Colin ne leur laissait
pas le temps d'approcher et tâchait de mordre au fruit défendu. Le tout
finit par une danse générale, et, quand je voulus partir, on me mit sur
la tête une couronne de feuilles de cerisier enrichie de grosses touffes
des plus belles cerises du pays. Jamais saint Jean ne fut, que je sache,
aussi joyeusement fêté.

--Guilain, mon ami, dit Rabelais, tu n'es pas curé comme moi, mais je te
trouves passé maître en dévotion bien entendue et en bonne théologie.

--Vous me faites honneur, cher maître, aussi, comme je vous le disais,
ai-je fait le voyage de Rome. Une grande tristesse me prit à la vue de
ces ruines et de ces palais. Je passais des journées, assis sur des
débris de colonnes, ne pensant à rien de précis, mais l'âme oppressée
comme d'une montagne de choses vagues. Je regardais les moines aller
et venir à travers ces grands monuments, comme les rats et les lézards
entre les pierres du Colisée. Je n'osais pas, le soir, toucher à mon
violon, comme si j'avais eu peur de voir la poussière s'agiter, les
tombeaux s'ouvrir, et de faire danser les ombres.

Quant aux habitants du pays, ils me paraissaient semblables à ces gens
endormis qui vont et qui viennent en rêvant. Je n'osais leur faire
entendre les sons joyeux de mon instrument enchanté, de peur de les
réveiller; car ils eussent alors rougi d'eux-mêmes devant les débris de
l'ancienne Rome, et ils se seraient trouvés trop malheureux.

A Rome, comme partout, j'ai trouvé votre nom populaire, mais nulle part
on ne vous a bien compris. On vous prend pour un bouffon, parce que sur
les hauteurs sereines de la philosophie où vous vivez, vous avez le
courage de rire de tout. Ainsi l'on m'a conté d'une manière bien
ridicule votre première entrevue avec le saint-père...

--Oh! je sais parfaitement ce qu'ils disent, s'écria Rabelais; il y a
du vrai, mais ils ne disent pas tout. Voici comment les choses se sont
passées: le cardinal mon maître venait de baiser les pieds du pape,
c'était mon tour. Je recule au lieu d'avancer:

--Eh bien, qu'est-ce donc, dit le pape?

--Très-saint-Père, lui dis-je en me prosternant, c'est qu'il est
impossible que je sois traité avec autant d'honneur que le cardinal mon
maître. Que puis-je faire lorsqu'il vous a baisé les pieds?

Toute la cour romaine se prit à rire; le pape lui-même avait souri
gracieusement.

--Maître Rabelais, me dit-il, nous avons entendu parler de votre mérite
et vous voulez que nous soyons à même d'apprécier votre esprit un peu
satirique et malin. Nous comprenons votre embarras.

Mais, ajouta-t-il, qu'à cela ne tienne. Quand la grandeur commence en
bas, il faut remonter pour descendre. Vous pouvez baiser notre anneau.

Le cardinal pinça les lèvres. Le soir, il ne m'adressa pas la parole. Je
vis qu'il était blessé de la faveur que j'avais reçue en sa présence.
Le lendemain, il me querella sous le plus faible prétexte; je le saluai
alors profondément sans rien dire, et je revins en France sans argent,
comme tu sais. Je t'ai raconté le reste. Le roi, plus tard, me
réconcilia avec le cardinal, qui est resté mon protecteur et mon ami.

Or çà, maître Guilain, puisque nous voilà réunis, je ne veux plus que tu
quittes mon presbytère, à moins que grande envie ne te prenne d'ailler
ailleurs, car le règlement de ma maison est celui de l'abbaye de
Thélème: «Fais ce que voudras.» Bien entendu aussi que je n'y reçois
seulement que les personnes de bon vouloir. Je comprends que tu ne
veuilles plus être appelé frère Lubin, ce nom-là t'a porté malheur. Il
sent le froc, comme disait ta charmante ennemie; rassure-toi, je ne te
parlerai plus d'elle ni des moines de la Basmette; mais tu dois avoir
besoin de repos. Un dernier verre de ce vieux vin et rentrons, il
commence à se faire tard.

Pendant qu'ils parlaient, en effet, la nuit était descendue, non pas
toute noire, mais resplendissante d'étoiles. La lune blanchissait les
pampres doucement agités par un vent frais et donnait aux grappes,
naguère si bien dorées, la blancheur mate de l'argent, l'herbe devenait
sombre et humide, un rossignol, caché dans un grand arbre voisin,
préludait à la romance de toutes les nuits. Frère Jean se hâta de
desservir et alluma la lampe dans la salle basse du presbytère. Rabelais
se leva, et, la main appuyée sur l'épaule de Guilain, il se dirigea vers
la maison.



II

LE PRÔNE DE RABELAIS

Or, le lendemain était un dimanche, et de plus un jour de grande fête
pour les paroissiens de Meudon. C'était la fête de Saint-François le
patron de leur bon curé. Tous avaient donc des fleurs à la boutonnière.
L'église était parée comme aux grands jours, les saints bien époussetés
semblaient se réjouir dans leurs niches, on leur avait attaché des
bouquets aux mains avec des rubans de toutes couleurs dont les bouts
bien frais et coquettement étalés flottaient comme des banderoles.
L'église était pleine lorsque la messe commença, le duc et la duchesse
de Guise précédés d'un petit page qui portait leurs livres d'heures
étaient entrés dans leur chapelle. Un valet de madame de Guise avait
apporté dès le grand matin pour parer l'autel deux vases magnifiquement
dorés avec de gros bouquets, des fleurs les plus précieuses et les plus
rares.

L'office se faisait à Meudon, depuis que maître François en était curé,
avec gravité et décence. Point de chantres braillards et mal accoutrés,
point d'enfants de choeur effrontés, polissonnant pendant le service
divin et criant leurs versets ou leurs répons avec des glapissements de
chien qu'on fouette. Rabelais avait mis ordre à tout cela. Il donnait
lui-même à ses enfants de choeur des leçons de plain-chant et leur
faisait le catéchisme. Il sermonnait et morigénait ses chantres, ne leur
permettant d'être ivrognes qu'après vêpres et jamais avant. Frère Jean
s'occupait de la sacristie, sonnait les cloches, faisait diacre à la
messe, chantait au lutrin à vêpres, semblait se multiplier tant il avait
de zèle et d'activité et se trouvait un peu partout. Rabelais n'exigeait
pas de lui qu'il fût à jeun, mais il lui recommandait de s'observer et
de ne jamais boire plus d'une bouteille le matin. Aussi tout allait-il
pour le mieux.

Le curé de Meudon entra ce jour-là dans l'église précédé d'un nouvel
acolyte. C'était Guilain qui prit place dans une des stalles du choeur
où bientôt il attira tous les regards. Nous avons dit qu'il était beau
et bien fait de sa personne, et puis il chantait d'une voix si pleine et
si douce qu'on croyait toujours n'entendre que lui seul. Quand vint le
moment du prône il prit le livre des Évangiles, et monta dans la chaire
derrière le bon curé pour lui présenter le saint livre au besoin.

Rabelais était beau à voir en chaire, il avait une de ces figures qui
attirent le respect et la sympathie de tous lorsqu'elles paraissent
au milieu des assemblées, une double lumière intérieure semblait
l'éclairer: celle d'un bon esprit et d'un bon coeur.

«Bonnes gens, dit-il en commençant son prône, bonnes gens où êtes-vous,
je ne vous saurais voir, attendez que je chausse mes lunettes. Or, bien;
maintenant je vous vois, Dieu vous bénisse et moi aussi, et qu'il nous
tienne tous en joie.

«Le monde dit ordinairement que quand le diable fut devenu vieux il se
fit ermite, d'où vient le proverbe. Onc ne l'ai pu savoir, faute d'avoir
à qui me bien informer et du pourquoi et du comment, tout ce que
je sais, c'est que j'ai connu des ermites qui, en se faisant vieux
devenaient diables.

«Point n'en fut-il ainsi du séraphique père saint François dont nous
faisons aujourd'hui la fête. Aussi ne restait-il point solitaire et
reclus, ce qui est contre le voeu de nature. Il n'est pas bon que
l'homme soit seul dit la _Genèse_. Mais il se mêlait à la foule des
pauvres gens, les instruisant, les consolant et leur donnant de
vaillants exemples de courage dans la pauvreté.

«Plus sévère envers lui-même qu'un philosophe stoïcien, il n'avait pour
toutes les créatures que débonnaireté et bienveillance sans égales; il
appelait ses frères et ses soeurs non-seulement les boiteux, les ladres,
les ribauds, les femmes pécheresses et les béguines, mais encore les
animaux, les éléments, le soleil, la lune, les étoiles.--Oh! mon frère
le loup, disait-il un jour les larmes aux yeux, comment es-tu assez
cruel pour manger ma soeur la brebis?

«Un jour étant sorti de son couvent, il vit ou plutôt il entrevit
derrière une feuillée deux jeunes gens qui s'embrassaient. Point ne
chercha le bon saint s'ils étaient de sexes différents et si la malice
du diable y pouvait trouver prise. Jamais il ne songeait à mal. Dieu
soit béni, dit-il en continuant tout doucettement son chemin, je vois
qu'il est encore de la charité sur la terre!

«Croyez-vous, bonnes gens, qu'il fût triste et rechigné en son maintien
comme certaines bonnes âmes de céans, qui, au lieu des patenôtres de
l'Évangile semblent babinotter toujours la patenôtre du singe et font
continuellement la mine à la nature de ce qu'elle les a faits si laids
et si sots? Oh! que nenni! Le bon saint François composait souvent de
pieuses chansonnettes, les chantait volontiers et dansait même parfois
au besoin, comme il fit en certaine ville d'Italie dont je veux vous
conter l'histoire.

«Vous savez que les Italiens passent pour vindicatifs et rancuniers,
toujours divisés par familles ennemies et par factions rivales: ainsi
furent autrefois et sont encore Guelfes et Gibelins, c'est-à-dire ceux
qui voudraient que le pape fût l'empereur et ceux au contraire qui
veulent que l'empereur soit le pape. Gens faciles à accorder au fond,
la chose n'étant que de bonnet blanc à blanc bonnet, n'était que l'on a
beau vouloir que le soleil soit la lune et que la lune soit le soleil,
toujours tant que le monde sera monde, la lune et le soleil seront et
resteront le soleil et la lune.

«Donc en une ville d'Italie, le nom de la ville ne fait rien à
l'histoire, tout le monde était en guerre: la moitié des habitants
détestait l'autre moitié. Un jour fut pris pour en venir à une
explication. Savez-vous comment? Avec pierres, bâtons, épées et autres
arguments de cette force. Voilà les parties en présence, les uns d'un
côté de la place, les autres de l'autre, se mesurant de l'oeil, chacun
retroussant ses manches et préparant ses armes.... Voilà que tout à
coup, dans l'espace laissé vide entre les deux bandes ennemies, arrive
un moine, la guitare à la main, chantant et dansant. Ce moine c'était
saint François. Tout le monde le regarde, on l'écoute, et voici ce qu'il
leur chanta:

«Seigneur, je voudrais vous louer et vous bénir, mais je ne suis rien
devant vous. Je suis pauvre, je suis chétif, je suis ignorant et je
ne sais pas l'art de bien dire; j'aime cependant l'éloquence du ciel,
j'admire la grandeur de votre ouvrage. Soyez loué par les grandes choses
que vous avez faites, soyez honoré par tout ce qui est harmonieux et
beau!

Soyez béni par mon frère le soleil, parce qu'il est rayonnant et
splendide, mais aussi parce qu'il est doux et indulgent: il modère
l'éclat de ses rayons pour ne pas brûler la pauvre petite herbe qui
fleurit, il donne sa lumière aux méchants pour leur montrer la route du
bien et les inviter au repentir; il regarde en pitié les frères qui se
haïssent et leur distribue également sa lumière comme s'il déchirait en
deux, pour le leur partager, son riche manteau de drap d'or.

Soyez béni, mon Dieu, par ma soeur la lune, parce qu'elle est vigilante
et silencieuse comme une pieuse femme à son foyer, ne conseillant ni la
guerre ni la haine, mais remettant dans la route le pèlerin attardé et
réjouissant sur la mer le coeur du pauvre matelot!

Soyez béni, mon Dieu, par mon frère le feu, non parce qu'il brûle, mais
parce qu'il réchauffe les mains des pauvres vieillards.

Soyez béni par ma soeur l'eau, qui lave les plaies du pauvre blessé,
et qui semble pleurer en disant: Hélas! comment les hommes peuvent-ils
navrer et déchirer leurs frères les hommes!

Soyez béni, Seigneur, par tout ce qui bon, par les mémoires qui oublient
les injures, par les coeurs qui aiment et qui pardonnent, par les mains
qui jettent le glaive et qui s'étendent pour s'unir, par les ennemis qui
se souviennent qu'ils sont frères, que le sang du Sauveur a coulé pour
eux tous, et qui rougissent de leurs fureurs et qui se rapprochent
doucement les uns des autres, qui s'étonnent enfin de se regarder avec
malveillance, qui étendent leurs bras les uns vers les autres, non plus
pour se battre, mais pour s'embrasser.... O Dieu, soyez béni! soyez
béni!»

«Saint François chantait ainsi, les traits illuminés, les lèvres
souriantes, les yeux pleins de larmes. Peu à peu les deux partis
s'étaient rapprochés et faisaient cercle en l'écoutant; quand il eut
fini, toutes les épées étaient remises au fourreau et les ennemis
s'embrassaient.

«O bonnes gens, que je vois si bien quand j'ai chaussé mes besicles, que
n'avons-nous maintenant un saint François dont la guitare soit assez
puissante pour toucher l'oreille dure des luthéristes, des calvinistes,
des casuistes et des sorbonistes! Oh! Janotus de Bragmardo, toi qui es
né pour être un homme et qui devrais apprendre de saint François que les
baudets même sont tes frères, quel cantique nouveau te décidera et te
fera humblement prier pour ton frère égaré Mélanchton? Se battre à
propos d'Évangile n'est-ce pas folie furieuse, quand l'Évangile ne veut,
n'enseigne et ne montre que charité!

«Disputeurs de religion vont ressembler à ces plaideurs de la fable,
qui ayant trouvé une huître, la font gruger à Perrin Dandin et s'en
partagent les écailles.

«Heureux et sages sont ceux-là qui font le bien sans disputer, ils ont
trouvé la pie au nid.

«Vous autres, mes bons paroissiens, vous êtes tous catholiques et ne
sentez en rien l'hérésie, ce dont je me réjouis du fond de mon coeur.
Mais s'il y avait entre vous quelque levain de rancune, si toutes les
familles ne sont pas d'accords, s'il existe des bouderies entre frères
ou entre époux, je vous convie aujourd'hui, jour de Saint-François
à vous réunir après vêpres sous les charmilles devant la porte du
presbytère. Nous y trinquerons ensemble à l'union de tous les coeurs,
et voici derrière moi mon ami Guilain qui, avec son violon et ses
chansonnettes, nous donnera peut-être une bonne représentation du
miracle de saint François.»

--Ainsi soit-il, murmura joyeusement l'assistance.

Puis Rabelais acheva gravement et convenablement la messe. Quand il se
rendit à la sacristie pour déposer ses ornements, il y trouva monsieur
et madame de Guise qui le complimentèrent sur son prone, ajoutant que
monsieur Pierre de Ronsard avait beaucoup perdu de ne point l'entendre.
Car le poëte vendômois sachant que c'était la fête du curé, n'était
point venu ce jour-là à l'église de sa paroisse et s'en était allé dès
le matin entendre la messe à Paris.



III

LE ROI DU RIGODON

--Mais, puisque je te dis, ma chère, que ce n'est pas un ménétrier
naturel, que c'est un diable déguisé, et le joueur de violon de la danse
des loups.

--Comment le sais-tu?

--Comment je le sais? eh, ne suis-je pas de Montpellier? Il y était bien
connu, va, et peu s'en est fallu qu'il ne fût brûlé comme il convient;
mais un beau jour Lucifer l'a emporté et l'on n'en a plus trouvé
vestige.

--Jésus, mon Dieu! et comment se retrouve-t-il maintenant à Meudon?

--Tais-toi, parlons plus bas.--Tu sais bien ce que disent les révérends
pères, c'est à savoir que notre curé sent le fagot.

--Allons, allons, que grognez-vous là, les vieilles, pendant que tout le
village est en danse? Voyez-vous se trémousser toute cette jeunesse? ne
la croirait-on pas endiablée?

--Vous avez bien trouvé le mot, c'est bien endiablée qu'il faut dire.

--Allons, la mère, il ne faut pas garder rancune à la jeunesse parce
qu'elle s'amuse; nous avons été jeunes aussi.

--Malheureusement, pour notre salut éternel, dit une des deux vieilles
en faisant le signe de la croix.

Celui qui interpellait les deux sempiternelles était un gros fermier
aux longs cheveux grisonnants, à la bedaine rebondie. C'était maître
Guillaume.

C'était le grand ami de frère Jean.

Frère Jean, en ce moment, était fort affairé autour des tables où se
rafraîchissaient les danseurs, car on avait dressé des tables autour des
charmilles.

Rabelais avait fait apporter une pièce de vin de sa cave, et dom Buinard
distribuait les brocs.

Guilain avait préludé sur un air simple et doux, un peu triste même
comme la campagne en automne, puis son archet s'était animé, l'automne
se refaisait un printemps à force de raisins, les vendangeurs
chantaient, la cuve débordait, les visages s'enluminaient, puis on
entendait crier le pressoir et la vendange bouillonner. Ce n'étaient
que chansons de buveurs tâtant le vin nouveau; c'étaient les muses
barbouillées de lie. Puis l'ivresse devenait lucide, l'oracle de la dive
bouteille faisait entendre son dernier mot: trinquez! Guilain alors est
la sibylle sur le trépied, son visage pâle s'illumine, il prophétise, il
chante... et voici à peu près la chanson qu'il improvisa:

  LA CHANSON DE GUILAIN

  AIR: _Des Flons-flons._

  En remplissant leurs verres,
  Le gentil Rabelais
  Disait à ses confrères
  Marot et Saint-Gelais:

  Trinquons donc, la rira dondaine,
  Gai, gai, gai,
  La rira dondé,
  Trinquons donc, la rira dondaine,
  Et flon flon flon,
  La rira dondon!

  Malgré les balivernes,
  Des cracheurs de latin;
  Nous sommes des lanternes
  Dont l'huile est le bon vin.

  Trinquons donc, etc.

  Le système du monde,
  Je vais vous l'expliquer:
  C'est une table ronde,
  Où l'on vient pour trinquer.

  Trinquons donc, etc.

  De la bonne nature,
  Le sein qui nous attend
  Est une source pure
  De nectar indulgent.

  Trinquons donc, etc.

  Est-il de mauvais frères
  Est-il des gens aigris?
  Vite emplissons leurs verres;
  Puis, quand ils seront gris.

  Trinquons donc, etc.

  Grâce au vin charitable,
  Ils vont n'y plus penser;
  Et bientôt sous la table,
  Ils iront s'embrasser.

  Trinquons donc, etc.

  L'un croit et l'autre doute,
  Tous les deux ont du bon;
  Le plus fin n'y voit goutte,
  Le plus simple a raison.

  Trinquons donc, etc.

  Vous passez sur la terre,
  Jouvencelle et garçon;
  La fille avec un verre,
  L'autre avec un flacon.

  Trinquons donc, la rira dondaine,
  Gai, gai, gai,
  La rira dondé.
  Trinquons donc la rira dondaine,
  Et flon flon flon,
  La rira dondon!

Au refrain, les verres se choquaient en cadence, les applaudissements,
les rires montaient aux nues, bientôt la gaieté gagna de proche en
proche, le violon chante comme un rossignol, et tout le monde danse; on
déserte les tables, on renverse les brocs (ne craignez rien, ils étaient
vides!), chacun prend sa chacune, les vieux même se regaillardissent et
font sauter les grand'mères. Ce n'est plus une ronde, c'est un vertige,
tout tourne, les arbres dansent, les étoiles font des pas étincelants
et filent en traînant leur queue. La lune semble pirouetter comme une
grosse toupie d'argent. Tous les chiens du village commencent par
hurler, puis sautent par-dessus les cloisons et viennent se mêler à la
fête. Les deux vieilles qui grondaient dans un coin se mettent à crier
au sorcier et au loup, mais la ronde, qui s'éparpille et se reforme, les
atteint, les enferme, les envahit. Frère Jean, qui dansait avec son broc
faute de jouvencelle, rencontre une des mégères; et comme à la nuit, où
tous les chats sont gris, en revanche tous les cheveux gris sont noirs,
il la prend pour une jeune femme, passe l'anse du broc à son bras
gauche, entraîne la vieille enlacée dans son bras droit, et saute comme
un âne qui rue en secouant ses deux paniers. Maître Guillaume, l'ami
de frère Jean, prend l'autre vénérable fée. Les méchantes commères se
défendent d'abord ou font mine de se défendre, puis la danse les ranime,
la poésie de la fête les saisit. Frère Jean et maître Guillaume en
passant près d'une torche qui brûle accrochée à l'orchestre de Guilain,
voient les monstres qu'ils font danser, et les lâchent en criant comme
s'ils eussent vu tous les diables. Mais les vieilles sont lancées, elles
ne s'arrêteront plus, elles se prennent l'une à l'autre avec frénésie,
et dansent à jupons volants, à coiffes détachées, à cheveux gris
flottants, à jambes rebindaines. On les remarque, on se les montre, on
rit, on s'arrête, on fait cercle pour les voir. Des applaudissements
unanimes les encouragent; le violon de Guilain fait bondir et sautiller
des notes chevrotantes et nasillardes, les deux intrépides danseuses
s'arrêtent enfin, et s'enfuient en montrant le poing et en jurant
qu'elles se vengeront du ménétrier de malheur qui les a si fort
ensorcelées.



IV

CHEZ MADAME DE GUISE

--Je ne saurais goûter, disait gravement Pierre de Ronsard, tous les
propos de beuverie. Ils sentent leur vilain et leur rufian. J'aime mieux
la face féminine et couronnée de pampre de Bacchus, que la panse du
vieux Silène; mais à la mâle beauté du vainqueur de l'Inde, je préfère
la radieuse figure du Patarean et les anneaux crêpelés de sa perruque
d'or.

--Voilà Ronsard qui, pour assiéger le paradis de beuverie, va entasser
des mots lourds comme des montagnes, dit en souriant Rabelais.

Ronsard lança au bon curé un regard formidable.

--Ils seront lourds peut-être, dit-il en relevant sa moustache,
lorsqu'ils pèseront comme des marbres éternels sur la cendre des
faiseurs de gaudrioles.

---Alors on pourra écrire dessus: Ci-gît la gaudriole étouffée à jamais
sous des poésies de marbre. La plaisanterie est froide, convenez-en,
mais elle est de moins en moins légère.

Ces propos avaient lieu au château de Meudon, dans le salon de Mme la
duchesse de Guise. Curieuse comme il convient à une fille d'Ève et
indulgente comme on peut l'être à la campagne, elle avait voulu voir de
près le fantastique ménétrier dont il était bruit partout aux environs.
D'après une invitation expresse, Rabelais avait amené Guilain qui ne
disait mot, et de toutes ses oreilles écoutait la discussion commencée
entre le prince des poëtes et le philosophe des princes.

--Monsieur le curé, dit Mme de Guise, je vous demande grâce pour
Ronsard. Ne le fâchez pas, car vous ne sauriez plus tirer de lui ensuite
une seule parole de raison; lorsqu'il se fâche, il pindarise.

--Et lorsque Ronsard pindarise, Apollon se fâche, dit Rabelais.

--Monsieur Rabelais, lorsque je pindarise, je ne crois pas fâcher
Apollon, mais à coup sûr je n'offense pas Dieu comme certains curés qui
enivrent leurs paroissiens et leur font ensuite danser jusqu'à minuit la
danse des loups avec le violon du diable.

--Oh! oh! Guilain, dit le curé, ceci est un paquet à ton adresse. Que
vas-tu répondre au sire de Ronsard?

--Je lui répondrai, dit Guilain, qu'on peut être grandement poëte sans
être grandement charitable; mais que c'est dommage, car la poésie,
suivant moi, étant la musique des bons coeurs, il est triste de séparer
ainsi la musique de la chanson.

--Je ne croyais pas, grommela Ronsard entre ses dents, qu'on vînt chez
les duchesses pour être affronté par les manants. Puis s'étant levé, il
salua profondément et sortit.

--Laissez-le aller, dit en riant la duchesse, je suis accoutumée à ses
incartades. Je suis même assez contente qu'il soit parti; nous causerons
plus à notre aise. Or ça, Guilain, nous sommes seuls et vous n'avez ici
rien à craindre. Dites-moi franchement s'il est vrai que vous entendez
quelque chose au grimoire, et que votre violon fait danser les loups?

--Bien mieux que cela, madame, il fait danser les mauvaises langues.
Quant au grimoire, je n'en connais d'autre que le livre de la nature, et
j'avoue que je le déchiffre un peu.

--Le livre de la nature est bon, reprit la duchesse, mais nos docteurs
prétendent que celui des Évangiles est meilleur. Êtes-vous bon chrétien,
Guilain? Je sais que vous allez à la messe et je vous y ai vu; mais
allez-vous aussi à confesse?

--Madame, dit Guilain, voici monsieur mon maître et mon curé. C'est à
lui de vous répondre.

--Point du tout, se récria Rabelais; la confession est un mystère, et si
vous vous confessez, c'est vous seul qui avez le droit de le dire. La
théologie ne nous enseigne-t-elle pas que, nonobstant le commandement de
l'Église, la confession n'est obligatoire que pour ceux qui se sentent
chargés de quelque péché mortel? Irai-je donc, moi, ensevelisseur de vos
secrets, les déterrer et déclarer à qui ne le sait pas, que vous avez
peut-être péché mortellement? Cela est entre Dieu et vous, et vous seul
pouvez, si bon vous semble, en instruire madame la duchesse.

--Alors, dit Guilain, à cette question tant délicate, je demande la
permission de répondre avec accompagnement de violon.

--Oh! vous êtes charmant, dit la duchesse, et vous prévenez mon désir.
Je brûlais de vous entendre faire parler votre merveilleux instrument.

Elle sonna; un de ses gens parut.

--Qu'on aille chercher au presbytère le violon de Guilain, dit-elle.

Le violon apporté, Guilain, improvisant musique et paroles, chanta la
chanson que voici:


LA CONFESSION DE GUILAIN

  A Rabelais, oui, je vais à confesse;
  A Rabelais, qui sut me convertir,
  Je vais conter mes erreurs de jeunesse,
  Dont le regret ressemble au repentir.
  Lorsque pour moi l'horizon devient sombre,
  J'aime à pleurer les rêves d'un beau jour,
  De mes péchés j'aime à savoir le nombre:
  La pénitence est encor de l'amour. (_Bis_)

  En m'accusant d'une tendre folie,
  Je vois souvent rougir le bon pasteur;
  Il dit tout bas: Était-elle jolie?
  Bonne raison d'excuser le pécheur!
  Je lui réponds: Je la trouvais si belle,
  Que j'abjurais la vertu sans retour.
  --Ah! dit le prêtre! il faut prier pour elle,
  La pénitence est encor de l'amour. (_Bis_)

  Quand je lui dis: Mon père je m'accuse,
  D'avoir douté contre mes intérêts.
  Il me répond: C'est peut-être une excuse;
  Mon pauvre enfant, le faisiez-vous exprès?
  --Non; mais toujours j'ai gardé l'espérance,
  La vierge, au ciel, fêtera mon retour.
  --Aimez-la donc, et faites pénitence,
  La pénitence est encore de l'amour. (_Bis_)

  Quand je lui dis: J'aime un peu la bouteille,
  Il lève au ciel des yeux prêts à pleurer:
  --N'abjurons pas le doux jus de la treille,
  Buvons-en moins pour le mieux savourer!
  Rappelons-nous qu'à la sainte abstinence,
  De l'appétit nous devons le retour;
  A petits coups, buvons par pénitence,
  La pénitence est encore de l'amour. (_Bis_)

  Si je lui dis: J'aime encore une femme,
  Mais c'est un ange, un idéal rêvé,
  Et cet amour est un culte de l'âme
  Que feu Platon lui-même eût approuvé.
  Il me répond: Pas tant de confiance,
  L'esprit est prompt, mais la chair a son tour;
  Dites trois fois, pour votre pénitence
  La pénitence est encore de l'amour. (_Bis_)


--C'est étrange, dit la duchesse quand Guilain eut fini, cela ressemble
aux idées de Clément Marot, mais ce n'est pas de son langage. Il y a là
une muse inculte, et vraiment gauloise, qui promet beaucoup. Quant à
votre dévotion, elle doit être catholique; car il me semble qu'elle
effaroucherait bien fort la rigidité de messieurs les huguenots. Mais
qu'en pense notre curé?

--Je pense, dit Rabelais, que Guilain est un assez mauvais pénitent,
et qu'il exagère quelque peu ce que Ronsard, dans son langage à moitié
latin, pourrait appeler _la tolérance_ de son pasteur.

--Le mot me plaît, dit Mme de Guise, mais croyez-bien qu'il ne sera
jamais inventé par Ronsard. Or, croyez-vous, maître Rabelais, vous, si
indulgent et si bon, que votre _tolérance_ puisse être exagérée?

--Oh! madame, dit Rabelais, parlons d'indulgence et nous nous
entendrons. L'indulgence est catholique, elle est chrétienne, elle est
divine, et c'est en quoi ce malheureux Luther a bien mal compris la
vraie religion. Il a osé attaquer les indulgences! Il a cru que l'Église
en abusait lorsqu'elle les donnait à pleines main. Mais l'indulgence ne
transige pas avec le mal, elle le guérit, et si l'Église et une mère,
peut-on lui reprocher trop d'indulgence? Quant à _la tolérance,_
laissons en paix ce vilain mot, et si Ronsard ne l'invente pas, ce ne
sera certes pas moi qui lui donnerai cours. Tolérer le mal c'est être
indifférent pour le bien. Aussi réclamerai-je, madame, toute votre
indulgence pour la mauvaise petite chansonnette de Guilain. Pour ce
qu'il prétend, que la pénitence est encore de l'amour, cela s'entend
un peu trop chez lui de l'amour profane, comme cela n'arrive que trop
souvent chez les poëtes et les femmes. Mais pour les bons et fidèles
chrétiens, sérieusement touchés de la grâce de Dieu, il ne faut pas
dire que la pénitence est encore de l'amour, mais bien, qu'elle est un
commencement de charité.

--Je l'entends ainsi, cher maître, dit humblement Guilain, et je
partage de tous points votre doctrine sur l'indulgence et même sur les
indulgences, car cette douce vertu qui pardonne doit se multiplier comme
nos fautes. Vous parlez comme un sage théologien, et j'ai chanté comme
un poëte un peu folâtre.

--Vous avez conquis votre pardon, dit Mme de Guise, et nous ne le dirons
pas à M. Pierre de Ronsard. Or ça, Guilain, voulez-vous nous faire un
plaisir en échange de notre indulgence?

--Si je le veux, madame! mais je vais vous prier à genoux de me donner
ce contentement.

--Eh bien! je veux que vous veniez à la cour. Le roi s'ennuie et se
lasse un peu de ses poëtes. Je veux que vous fassiez sur lui l'épreuve
de votre violon enchanté. Nous verrons si les loups dansent plus
facilement que les rois.

--En vérité, je le crains, madame, et je n'ose croire que vous parliez
sérieusement. Moi, paraître à la cour! mais songez donc, madame, que je
suis un pauvre sauvage, mal élevé d'abord par des moines, puis un peu
corrigé, mais non civilisé, à l'école de la nature. Il est vrai que j'ai
beaucoup lu, mais la grâce et les manières du monde ne s'apprennent pas
dans les livres, et je craindrais...

--Eh! qui vous demandera, interrompit la duchesse, les manières d'un
gentilhomme? Vous serez présenté à la cour comme le ménétrier de Meudon.
Je vous annoncerai au roi, et maître François Rabelais voudra peut-être
bien vous y conduire.

--Oh! pour cela non, madame, se récria maître François. Guilain est mon
ami, presque mon enfant, et s'il veut se noyer pour vous plaire, je ne
saurais l'en empêcher; mais ce ne sera pas moi, s'il vous plaît, qui le
jetterai à la rivière.

--Je suis entièrement aux ordres et à la discrétion de madame la
duchesse, dit Guilain en s'inclinant.

--Eh bien! nous en reparlerons, et ce ne sera pas à monsieur le curé,
mais à vous seul que je m'adresserai pour cela.

--Guilain, Guilain, disait Rabelais en revenant le soir au presbytère
avec le ménétrier tout pensif, te voilà engagé dans un mauvais pas.
La cour est pour les poëtes sans nom et sans fortune ce que le miroir
tournoyant du chasseur est pour les pauvres petites alouettes.
Puisses-tu ne pas laisser dans quelque filet caché les plus belles
plumes de tes ailes?

Mais Guilain n'écoutait pas ou plutôt n'entendait pas son maître, et il
répétait, à part lui, le coeur gros et la tête en travail: Je paraîtrai
devant le roi.



V

LES AMBITIONS DE GUILAIN

En rentrant Rabelais, trouva au presbytère une lettre venue de Touraine.
Elle était de Violette et lui annonçait que Jérôme, son mari, l'ancien
cabaretier de la Lamproie, actuellement seigneur de la Devinière, était
assez gravement malade et désirait ardemment revoir son cousin. Maître
François lui seul, disait-il, pouvait le guérir. «Vous le connaissez,
ajoutait Violette, en finissant, vous savez combien son imagination est
prompte, ce qui a fait de lui pendant toute sa vie un homme facile
à tous les entraînements. Il est capable de se laisser devenir
très-malade, s'il croit ne pas pouvoir résister à la maladie, depuis
que, par le mariage, il est devenu plutôt mon enfant que mon mari. Il a
eu, malgré bien des bonnes volontés, à souffrir plus d'une fois de cette
mobilité de caractère; je vous supplie donc, cher maître, de venir le
rassurer, le consoler, le guérir. Mon fils, à qui nous parlons souvent
de vous, aurait tant de joie à vous connaître. Je suis sûre qu'en venant
seulement vous ferez entrer chez nous la santé et la prospérité; car
si Jérôme avait toujours pu être conseillé par vous, nous serions tous
certainement plus heureux à l'heure qu'il est.»

Votre cousine, VIOLETTE RABELAIS.

Tu vois, Guilain, dit le curé, que je ne te saurais accompagner à la
cour, quand bien même ce serait mon désir, et qu'il me faut partir
pour la Touraine. Je te laisse ici en compagnie de frère Jean, et je
m'absente seulement pour quelques jours, car ma paroisse réclame mes
soins. Te voilà engagé avec Mme de Guise, et je ne sais trop ce qui en
adviendra. Je désire ardemment que ce ne soit rien de mal pour toi, mon
pauvre Guilain; car je t'aime à la manière de nous autres prêtres qui,
n'ayant jamais eu d'enfants, adoptons volontiers les amitiés de jeunes
gens et les affections de paternelle sympathie. Je te vois tout troublé
et tout ému de ce que tu crois être pour toi un honneur insigne et un
commencement de grande fortune. Or, cela me fâche intérieurement plus
que je ne te saurais dire, non que je trouve la chose étrange, ou que je
t'en fasse reproche; mais parce que la petite et chétive grenouille de
notre amour-propre est bien exposée à crever lorsqu'elle voudra se faire
aussi grosse que le boeuf. Tu connais la fable d'Ésope?

--Je la connais, mon maître, et vous sais grés de vos louables
intentions, dit Guilain un peu piqué, mais vous vous méprenez sur le
motif de mes ambitions. Si je suis un Orphée rustique je veux devenir un
Amphion urbain et bâtir peut-être, qui sait? une nouvelle Thèbes avec
l'archet de mon violon. L'harmonie est reine du monde, elle doit
commander aussi aux rois. Je veux, moi qu'on dit sorcier ensorceler de
telle sorte le roi notre sire, qu'il fasse danser les grippeminaux, les
chats fourrés et tous les autres mangeurs du menu populaire, en sorte
que l'âge d'or revienne au monde en commençant par la France; que
justice soit rendue à tous; qu'il y ait place pour tous au soleil et que
la hideuse misère soit définitivement supprimée.

--Oh! oh! mon, fils et mon ami dit Rabelais, ce sera chose bonne à voir,
car alors les petits enfants nouveau-nés gagneront eux-mêmes leur pain,
ou celui de leur nourrice, ce qui est tout un, et ne saliront plus leurs
langes. Tu supprimeras du même coup l'ignorance, la bêtise, le mauvais
vouloir, la paresse, qui sont autant de sources de misère; car je ne
suppose pas que tu veuilles faire travailler les honnêtes gens pour
nourrir gratuitement les truands et les ribotteurs, leur travail
d'ailleurs n'y suffirait pas; tu peupleras d'abord la terre de
prud'hommes et de gens de bien, puis tu laisseras les choses aller
d'elles-mêmes, et pas ne sera besoin je te le jure, que le roi de
France veuille s'en mêler. La grande Thélème universelle se bâtira par
enchantement, pendant que tu joueras de ton violon avec un flacon de vin
frais auprès de toi, pour te rafraîchir de temps en temps...

--Vous avez l'air de vous moquer, mon maître, mais cette abbaye de
Thélème, n'est-ce pas vous, qui l'avez inventée? N'en donniez-vous pas
l'idée aux paysans de la Basmette, le soir même de mon mariage?

--Autant valait, dit maître François, leur faire ce conte-là qu'un
autre. Quoi de plus amusant et de plus consolant pour les hommes du
siècle de fer que les rêves de l'âge d'or?

--Ainsi, vous ne croyez pas qu'on puisse supprimer la misère?

--Guilain, mon ami, je vais te lire un vieux conte qui m'a tant réjoui
quand je l'ai entendu, que je l'ai mis par écrit afin de ne pas
l'oublier.

Rabelais, alors, prit dans la bibliothèque une liasse de papiers, les
déploya et lut à Guilain ce qui suit:


L'ORIGINE DE MISÈRE[1]

OU L'ON VERRA CE QUE C'EST QUE LA MISÈRE, OU ELLE A PRIS SON
COMMENCEMENT, ET QUAND ELLE FINIRA DANS LE MONDE

[Note 1: Ce petit conte digne du génie de Rabelais est tiré de la
bibliothèque bleue.]

Dans un voyage que j'ai fait avec quelques amis autrefois en Italie,
je me trouvai logé chez un bonhomme de curé qui aimait extrêmement à
rapporter quelques historiettes. J'ai retenu celle-ci, qui m'a paru
digne d'être mise au jour, et comme elle ne roule que sur la _misère_,
dont il nous avait rompu la tête auparavant que de nous la raconter, je
la rapporterai telle qu'il nous l'a donnée pour lors, ainsi que vous
allez la lire.

Vous trouverez à redire, messieurs, commença notre bonhomme de curé,
de ce que je ne vous entretiens que de _Misère_. Chacun, dit-il, a
ses raisons, et vous ne sauriez pas les miennes si je ne vous les
expliquais. Vous n'en êtes, sans doute, pas informés: ce mot _Misère_ ne
se dit pas pour rien, et peu de gens savent que ce nom est celui d'un
des principaux habitants de ma paroisse, lequel assurément n'est pas
riche, mais honnête homme, quoique ce ne soit que _Misère_ chez lui.
C'est dommage que ce cher paroissien y soit si peu aimé, lui qui est
tant connu, dont l'âme est toute noble, qui est si généreux, si bon ami,
si prêt à servir dans l'occasion, si affable, si courtois, enfin que
vous dirai-je! lui qui n'a pas son pareil dans la vie, et qui n'en aura
jamais.

Vous allez peut-être croire, nous dit-il, messieurs, que ce que je vais
vous dire est un conte fait à plaisir, car quoiqu'on parle tant du
pauvre _Misère_, on ne sait guère au juste son histoire: mais je vous
proteste, foi d'honnête homme, que rien n'est plus sincère, ni plus
véritable, et je doute même, dans tous le voyage que vous allez faire,
que vous appreniez rien de plus sérieux.

Je vous dirai donc que deux particuliers nommés _Pierre_ et _Paul_
s'étant rencontrés dans ma paroisse, qui est passablement grande, et
dont les habitants seraient assez heureux, si _Misère_ n'y demeurait
pas, en arrivant à l'entrée de ce lieu, du côté de Milan, environ
sur les cinq heures du soir, étant tous deux trempés (comme on dit)
jusqu'aux os:--Où logerons-nous, demanda Pierre à Paul?

--Ma foi, lui répondit-il, je ne connais pas le terrain, je n'ai jamais
passé par ici.

--Il me semble, reprit Paul, que sur la droite voici une grande maison
qui paraît appartenir à quelque riche bourgeois, nous pourrions lui
faire la prière, si c'est sa volonté, de nous vouloir bien retirer pour
cette nuit.

--J'y consens de tout mon coeur, dit Pierre; mais il me paraît, sauf
votre meilleur avis, qu'il serait bon auparavant que d'entrer chez lui,
de nous informer dans le voisinage, quelle sorte d'homme c'est que le
maître de ce logis, s'il a du bien et est aisé; car on s'y trompe assez
souvent, avec toutes les belles maisons qui paraissent à nos yeux, nous
trouvons pour l'ordinaire que ceux qui semblent en être les maîtres les
doivent, et n'ont pas quelquefois un liard dessus à y prendre; pour bien
connaître un homme et juger pertinemment de ses biens et facultés, il
faut le voir mort; mais si nous attendions après cela pour souper, nous
pourrions bien dire notre _Benedicite_ et nos _Grâces_ dans le même
moment.

--Cela n'est que trop commun, répondit Paul, mais la pluie continue
toujours, je vais demander à une bonne femme qui lave du linge dans ce
fossé, ce qu'il en est.

--Eh bien! bonne mère, lui dit Paul, s'approchant d'elle, il pleut bien
fort aujourd'hui.

--Bon, lui répondit-elle, monsieur, ce n'est que de l'eau, et si c'était
du vin, cela n'accommoderait pas ma lessive.

--Vous êtes gaie, à ce qu'il me paraît, repartit Paul.

--Pourquoi pas? lui dit-elle, il ne me manque rien au monde de tout ce
qu'une femme peut souhaiter, excepté de l'argent.

--De l'argent, dit Paul: Hélas! vous êtes bien heureuse si vous n'en
avez point, et que vous puissiez vous en passer.

--Oui, lui répondit-elle, cela s'appelle parler, comme saint Paul, la
bouche ouverte.

--Vous aimez à plaisanter, bonne femme, lui dit Paul; mais vous ne savez
pas que l'argent est ordinairement la perte de grand nombre d'âmes,
et qu'il serait à souhaiter pour bien des gens qu'ils n'en maniassent
jamais.

--Pour moi, lui dit-elle, je ne fais pas de pareils souhaits, j'en manie
si peu, que je n'ai pas seulement le temps de regarder une pièce comme
elle est faite.

--Tant mieux, dit Paul.

--Ma foi tant mieux vous-même, lui répondit-elle. Voilà une plaisante
manière de parler: si vous avez envie de vous moquer de moi, vous pouvez
passer votre chemin, aussi bien voilà votre camarade qui se morfond en
vous attendant.

--Nous nous réchaufferons tantôt, reprit Paul. Mais, bonne mère, ne vous
fâchez point, je vous prie, je n'ai pas intention de vous rien dire qui
vous fasse de la peine, et vous ne me connaissez pas, à ce que je vois.

--Allez, allez, lui dit-elle, monsieur, continuez votre chemin, vous
n'êtes qu'un enjôleur.

Pierre, qui avait entendu une partie de la conversation, dont il était
fort ennuyé à cause d'un orage extraordinaire qui survint, s'étant
approché:

--Cette femme devrait se mettre à couvert. Quelle nécessité de
se mouiller de la sorte? Est-ce un ouvrage si pressé? Cela ne se
pourrait-il pas remettre à une autre fois?

--Courage, dit-elle, l'un raisonne à peu près comme l'autre: on remet la
besogne du monde comme cela en votre pays? Malpeste! vous ne connaissez
guère les gens de ces quartiers. S'il manquait, dit-elle, en regardant
Pierre, ce soir, une coiffe de nuit, de tout ce que j'ai ici à monsieur
_Richard_, je ne serais pas bonne à être jetée aux chiens.

--Cet homme est donc bien difficile à contenter, lui demanda Pierre?

--Oh! monsieur, s'écria-t-elle, c'est bien le plus ladre vilain qui soit
sur la terre. Si vous le connaissiez... c'est un homme à se faire fesser
pour une baïoque[2].

[Note 2: Monnaie d'Italie qui vaut à peu près un sol]

--Comment! dit Pierre, n'est-ce pas celui qui demeure à cette belle
maison qu'on découvre d'ici?

--Tout juste, répondit la bonne femme, et c'est pour lui que je
travaille.

--Adieu, lui dit Pierre, le temps qu'il fait ne nous permet pas de
causer davantage.

Ayant rejoint Paul, ils se mirent à couvert sous un petit auvent à
quatre pas de là, et se consultèrent ensemble de ce qu'ils feraient en
cette occasion. Après avoir été un quart d'heure un peu embarrassés:

--Voyons, dit Pierre, ce qu'il en sera; risquons le paquet. Si vilain
que soit cet homme, peut-être aura-t-il quelque honnêteté pour nous; ces
sortes de gens ont quelquefois de bons moments.

--Allons, dit Paul, je vais faire la harangue; je voudrais de tout mon
coeur en être quitte, et que nous fussions déjà retirés. Ils arrivèrent
enfin à la porte de M. Richard, comme il s'allait mettre à table. Ils
heurtèrent fort doucement, et un valet étant venu à la hâte, et ayant
passé nue tête au bout de la cour, se sentant mouillé, leur demanda fort
brusquement ce qu'ils souhaitaient; Paul, qui était obligé de porter la
parole, le pria avec toutes sortes d'honnêtetés de vouloir bien demander
à son maître s'il aurait assez de bonté que d'accorder un petit coin de
sa maison à deux hommes très-fatigués.

--Vous prenez bien de la peine, leur dit-il, mes bonnes gens, mais c'est
du temps perdu, mon maître ne loge jamais personne.

--Je le crois, dit Paul; mais faites-nous l'amitié, par grâce, d'aller
lui dire que nous souhaiterions bien avoir l'honneur de le saluer.

--Ma foi, dit le valet, le voila sur la porte de la salle, parlez-lui
vous-même.

--Qui sont ces gens-là? dit Richard à son valet d'une voix assez élevée.

--Ils demandent à loger, répondit l'autre.

--Eh bien! maraud, ne peux-tu pas leur répondre que ma maison n'est pas
une auberge?

--Vous l'entendez, messieurs, ne vous l'ais-je pas bien dit?

Paul se hasardant d'approcher Richard:

--Hélas! monsieur, dit-il d'un air pitoyable, par le mauvais temps qu'il
fait, ce serait une grande charité que de vouloir bien nous donner, s'il
vous plaît, un pauvre petit endroit pour reposer deux ou trois heures.

--Voilà des gens d'une grande effronterie, dit-il, en regardant son
valet; pourquoi laisses-tu entrer des canailles? Allez, allez, dit-il
d'un air méprisant à Paul, chercher à loger où vous l'entendrez, ce
n'est pas ici un cabaret; puis leur fit fermer la porte au nez.

Le mauvais temps continuant toujours;

--Que deviendrons-nous? dit Paul. Voici la nuit qui approche, si on nous
reçoit partout de même que dans cette maison-ci, nous courons risque de
passer assez mal notre temps.

--Le Seigneur y pourvoira, répondit Pierre, nous devons, comme vous
le savez aussi bien que moi, nous confier en lui. Mais, dit-il en se
retournant, il me semble que voici à deux pas d'ici notre blanchisseuse,
avec laquelle nous avons causé en arrivant, laquelle paraît bien
fatiguée, et qui se repose sur une borne avec son linge.

--C'est elle-même, dit Paul.

--Il serait bon, continua Pierre, de lui demander où nous pourrons
loger.

--J'y consens, lui répondit-il.

En même temps, Paul, s'approchant de cette pauvre femme, lui demanda
dans quel endroit de la ville les passants qui n'avaient point d'argent
pouvaient être reçus pour une nuit seulement.

--Je voudrais, leur répondit-elle, qu'il me fût permis de vous retirer,
je le ferais de bon coeur, parce que vous paraissez de bonnes gens;
je suis veuve, et cela ferait causer. Cependant si vous voulez bien
attendre, et avoir un peu de patience; dans mon voisinage et près de ma
petite chaumière, qui est au bout de la ville, nous avons un pauvre bon
homme nommé _Misère_, qui a une petite maison tout auprès de moi, et qui
pourra bien vous donner un gîte pour ce soir.

--Volontiers, répondit Paul; allez faire à votre aise vos affaires, nous
vous attendons ici. La bonne femme étant entrée chez M. Richard, et
ayant remis son linge dans le grenier, revint trouver nos deux voyageurs
qui exerçaient toute leur vertu pour ne pas s'impatienter.

--Suivez-moi, dit-elle, et marchons un peu vite, car il y a un bon bout
de chemin à faire; il fera assurément nuit avant que nous soyons à la
maison.

Ils arrivèrent enfin, et cette charitable femme ayant heurté à la porte
de son voisin, ils furent très-longtemps à attendre qu'elle fût ouverte,
parce que le bonhomme était déjà couché, quoiqu'il ne fût pas au plus
six heures et demie. Il se leva à la voix de sa voisine, et lui demanda
fort obligeamment ce qu'il y avait pour son service?

--Vous me ferez plaisir, lui répondit-elle, de donner à coucher à deux
pauvres gens qui ne savent de quel côté donner de la tête.

--Où sont-ils? lui demanda le bonhomme en se levant promptement.

--A votre porte, répondit-elle.

--A la bonne heure, lui dit-il, allumez-moi seulement un peu ma lampe,
je vous en prie.

Ayant de la lumière ils entrèrent dans la maison; mais tout y était sens
dessus dessous, l'on n'y connaissait rien au monde. Le maître de ce
logis logeait seul. C'était un grand homme maigre et pâle, qui semblait
sortir d'un sépulcre.

--Dieu soit céans, dit Pierre.

--Hélas! dit le bonhomme, ainsi soit-il: nous aurions bien besoin de sa
bénédiction, pour vous donner a souper, car je vous proteste qu'il n'y a
pas seulement un morceau de pain ici.

--Il n'importe, dit Pierre, pourvu que nous soyons à couvert, c'est tout
ce que nous souhaitons.

La voisine qui s'était bien doutée qu'on ne trouverait rien chez le
pauvre _Misère_, était sortie fort doucement, rentra aussitôt apportant
quatre gros merlans tout rôtis, avec un gros pain et une cruche de vin
de Suze.

--Je viens, dit-elle, souper avec vous.

--Du poisson, dit Pierre: oh, nous voila admirablement bien!

--Comment, monsieur, dit la voisine, est-ce que vous aimez le poisson?

--Si j'aime le poisson! reprit-il, je dois bien l'aimer, puisque mon
père en vendait.

--Je suis fort heureuse, reprit la voisine, cela étant de la sorte,
d'avoir un petit morceau de votre goût, et qui puisse vous faire
plaisir.

L'embarras se trouva très-grand pour se mettre à table, car il n'y en
avait point; la bonne voisine en fut chercher une, enfin on mangea;
et comme il n'est viande que d'appétit, les poissons furent trouvés
admirablement bons; il n'y eut que le maître de la maison qui ne put pas
en prendre sa part. Il n'avoit cependant pas soupé, quoiqu'il fût couché
lorsque cette compagnie était arrivée chez lui; mais il lui était arrivé
une petite aventure l'après-midi qui l'avait rendu de très-mauvaise
humeur; aussi ne fit-il que conter ses peines, ses douleurs et ses
afflictions durant tout le repas, à quoi les deux voyageurs furent fort
sensibles, et n'oublièrent rien pour sa consolation.

L'accident qui lui était survenu n'était pas bien considérable; mais
comme on dit, il n'est pas difficile de ruiner un pauvre homme. Dans sa
cour, où l'on pouvait entrer facilement, n'y ayant qu'une haie à sauter,
il avait un assez beau poirier, dont le fruit était excellent, et qui
fournissait seul presque la moitié de la subsistance de ce bonhomme.

Un de ses voisins qui avait guetté le quart d'heure qu'il n'était pas à
la maison, lui avait enlevé toutes ses plus belles poires, si bien
que cela l'avait tellement chagriné par la grosse perte que cela lui
causait, qu'après avoir juré contre le voleur, il s'était de dépit allé
coucher sans souper. Sans cette aventure, il courait encore le même
risque, puisque dans toute la journée il n'avait pas pu trouver un seul
morceau de pain par toute la ville.

Il avait assurément raison d'avoir de l'inquiétude, il y en a bien
d'autres qui se chagrineraient à moins. Paul en regardant Pierre:

--Voilà un homme, lui dit-il, qui me fait compassion; il a du mérite et
l'âme bien placée, tout misérable qu'il est, il faut que nous prions le
ciel pour lui.

--Hélas! monsieur, vous me ferez bien plaisir: pour moi, dit le bon
Misère, il semble que mes prières ont bien peu de crédit, puisque
quoique je les renouvelle souvent, je ne puis sortir du fâcheux état
auquel vous me voyez réduit.

--Le Seigneur éprouve quelque fois les justes, lui dit Pierre, en
l'interrompant; mais, mon ami, continua-t-il, si vous aviez quelque
chose à demander à Dieu, de quoi s'agirait-il? Que souhaiteriez-vous?

--Ah! dit-il, monsieur, dans la colère où je me trouve contre les
fripons qui ont volé mes poires, je ne demanderais rien autre chose
au Seigneur, sinon: _Que tous ceux qui monteraient sur mon poirier y
restassent tant qu'il me plairait, et n'en pussent jamais descendre que
par ma volonté._

--Voilà se borner à peu de chose, dit Pierre: mais enfin cela vous
contentera donc?

--Oui, répondit le bonhomme, plus que tous les biens du monde.

--Quelle joie, poursuivit-il, serait-ce pour moi, de voir un coquin sur
une branche demeurer là comme une souche en me demandant quartier! Quel
plaisir! de voir comme sur un cheval de bois les misérables larrons!

--Ton souhait sera accompli, lui répondit Pierre et si le Seigneur fait
souvent, comme il est vrai, quelque chose pour ses serviteurs, nous l'en
prierons de notre mieux.

Durant toute la nuit, Pierre et Paul se mirent effectivement en prières;
car pour parler de coucher, le pauvre _Misère_ n'avait qu'une seule
botte de paille qu'il voulut bien leur céder, mais qu'ils refusèrent
absolument, ne voulant pas découcher leur hôte. Le jour étant venu,
et après lui avoir donné toutes sortes de bénédictions ainsi qu'à la
voisine, qui en avait usé si honnêtement avec eux, ils partirent de ce
triste lieu, et dirent à Misère, qu'ils espéraient que sa demande serait
octroyée; que dorénavant personne ne toucherait à ses poires qu'à bonnes
enseignes, qu'il pouvait hardiment sortir; que si durant son absence
quelqu'un était assez hardi que de monter sur l'arbre, il l'y trouverait
lorsqu'il reviendrait à sa maison, et qu'il ne pourrait jamais descendre
que de son consentement.

--Je le souhaite, dit Misère en riant. C'était peut-être la première
fois de sa vie que cela lui arrivait; aussi croyait-il que Pierre ne lui
avait parlé de la sorte que pour se moquer de lui et de la simplicité
qu'il avait eue de faire un souhait aussi extravagant. Enfin les deux
voyageurs étant partis, il en arriva tout autrement qu'il ne l'avait
pensé, et il ne tarda pas à s'en apercevoir; car le même voleur qui
avait enlevé ses plus belles poires, étant revenu le même jour dans le
temps que l'autre était allé chercher une cruchée d'eau à la fontaine,
fut surpris, en rentrant chez lui, de le voir perché sur son arbre, et
qui faisait toutes sortes d'efforts pour s'en débarrasser.

--Ah! drôle, je vous tiens, commença à lui dire Misère d'un ton tout à
fait joyeux. Ciel! dit-il en lui-même, quels gens sont venus loger chez
moi cette nuit! Oh, pour le coup, continua-t-il en parlant toujours à
son voleur, vous aurez tout le temps, notre ami, de cueillir mes poires;
mais je vous proteste que vous les payerez bien cher, par le tourment
que je vais vous faire souffrir. En premier lieu, je veux que toute la
ville vous voie en cet état, et ensuite je ferai un bon feu sous mon
poirier pour vous fumer comme un jambon de Mayence.

--Miséricorde! monsieur Misère, s'écria le dénicheur de poires, pardon
pour cette fois, je n'y retournerai de ma vie, je vous le proteste.

--Je le crois bien, lui répondit l'autre, mais tandis que je te tiens il
faut que je te fasse bien payer le tort que tu m'as fait.

--S'il ne s'agit que d'argent, répondit le voleur, demandez-moi ce qu'il
vous plaira, je vous le donnerai.

--Non, lui dit Misère, point de quartier; j'ai bien besoin d'argent,
mais je n'en veux point; je ne demande que la vengeance et te punir,
puisque j'en suis le maître; je vais, dit-il en le quittant, toujours
chercher du bois de tous côtés et ensuite tu apprendras de mes
nouvelles; ne perds pas patience, Car tu as tout le temps de faire des
réflexions sur ton aventure. Ah! ah! gaillard, continua-t-il, vous aimez
les poires mures? on vous en gardera.

Misère s'en étant allé et laissé le pauvre diable sur son arbre, où il
se donnait tous les mouvements du monde et faisait toutes sortes
de contorsions pour en sortir sans y pouvoir parvenir, il se mit à
lamenter, et cria si fort qu'on l'entendit d'une maison voisine. On
vint au secours, croyant que dans cet endroit écarté ce pouvait être
quelqu'un qu'on assassinait. Deux hommes étant accourus du côté où ils
entendaient qu'on se plaignait, furent bien surpris de voir celui-ci
monté sur l'arbre du bonhomme Misère, et qui n'en pouvait descendre.

--Hé, que diable fais-tu là, compère? lui dit un de ses voisins, et que
ne descends-tu?

--Ah! mes amis, s'écria-t-il, le misérable homme à qui appartient ce
poirier est un sorcier, il y a deux heures que je suis sur cette branche
sans en pouvoir sortir.

--Tu te trompes, lui dit l'autre, Misère est un très honnête homme, il
n'est pas riche, mais il n'est assurément pas sorcier: autrement nous
le verrions dans un autre état que celui auquel il est depuis tant
d'années. Peut-être que c'est par permission de Dieu que tu es demeuré
branché de la sorte pour a voir voulu lui voler ses poires. Quoi qu'il
en soit, la charité chrétienne nous oblige à te soulager.

Disant cela, ils montèrent, l'un à une branche, l'autre à une autre, et
se mirent en devoir de débarrasser leur voisin, mais ils n'en purent
jamais venir a bout; ils lui eussent plutôt arraché tous les membres
l'un près l'autre que de le tirer de là. Après toutes sortes d'efforts
inutiles:

--Il est ma foi ensorcelé, se dirent-ils, il n'y a rien à faire, il faut
en avertir promptement la justice, descendons.

Ils se mirent en effet en devoir de sauter en bas, mais quelle fut leur
surprise pour ces pauvres gens de voir qu'ils ne pouvaient non plus
remuer que leur voisin!

Ils demeurèrent de la sorte jusqu'à vingt-trois heures et demie [3],
que le bonhomme Misère étant rentré avec un bissac plein de pain, et un
grand fagot de broussailles sur sa tête, qu'il avait été ramasser dans
les haies, fut terriblement étonné de voir trois hommes au lieu d'un
seul qu'il avait laissé sur son poirier.

[Note 3: C'est environ midi; en Italie, les heures se comptent de
suite jusqu'à vingt-quatre, puis recommencent par une.]

--Ah! ah! dit-il, la foire sera bonne, à ce que je vois, puisque voici
tant de marchands qui s'assemblent. Hé! que veniez vous faire ici, mes
amis, commença à demander Misère aux deux derniers venus? Est-ce que
vous ne pouviez pas me demander des poires, sans venir de la sorte me
les dérober?

--Nous ne sommes point des voleurs, lui répondirent-ils, nous sommes
des voisins charitables venus exprès pour secourir un homme dont les
lamentations et les cris nous faisaient pitié; quand nous voulons des
poires, nous en achetons au marché, il y en a assez sans les vôtres.

--Si ce que vous me dites là est vrai, reprit Misère, vous ne tenez à
rien sur cet arbre, vous en pouvez descendre quand il vous plaira, la
punition n'est que pour les voleurs.

Et en même temps leur ayant dit qu'ils pouvaient tous deux descendre,
ils le firent promptement sans se faire prier, et ils ne savaient que
penser de l'autorité qu'avait Misère sur cet arbre.

Ces deux voisins étant à terre remercièrent M. Misère de ce qu'il venait
de faire pour eux, et le prièrent en même temps d'avoir compassion de
ce pauvre diable, qui souffrait extraordinairement depuis tant de temps
qu'il était ainsi en faction.

--Il n'en est pas quitte, leur répondit-il, vous voyez bien par
expérience qu'il est convaincu du vol de mes poires, puisqu'il ne peut
pas descendre de dessus l'arbre, comme vous venez de faire; et il
restera tant que je l'ordonnerai, pour me venger du tort que ce larron
m'a fait depuis tant d'années que je n'en ai pu recueillir un seul
quarteron.

--Vous êtes trop bon chrétien, M. Misère, reprirent les deux voisins,
pour pousser les choses à une telle extrémité; nous vous demandons sa
grâce pour cette fois; vous perdriez en un moment votre honneur, qui est
si bien établi de tous côtés, depuis tant d'années que votre famille
demeure en cette paroisse; faites trêve à votre juste ressentiment, et
lui pardonnez selon votre bon coeur, à notre prière; au bout du compte,
quand vous le ferez souffrir davantage, en serez-vous plus riche?

--Ce ne sont pas les biens ni les richesses, reprit Misère, qui ont
jamais eu aucun pouvoir sur moi: je sais bien que ce que vous me dites
est véritable; mais est-il juste qu'il ait profité de mon bien, sans que
j'y trouve au moins quelque petite récompense?

--Je payerai tout ce que vous voudrez, s'écria le voleur de poires; mais
au nom de Dieu, faites-moi descendre, je souffre toutes les misères du
monde.

A ce mot, Misère lui-même se laissa toucher, dit qu'il voulait bien
oublier sa faute, et qu'il la lui pardonnait; que pour faire connaître
qu'il avait l'âme généreuse, et que ce n'était pas l'intérêt qui l'avait
jamais fait agir dans aucune action de sa vie, il lui faisait présent de
tout ce qu'il lui avait volé; qu'il allait le délivrer de la peine où il
se trouvait, mais sous une condition qu'il fallait qu'il accordât avec
serment: c'est que de sa vie il ne reviendrait sur son poirier, et s'en
éloignerait toujours de cent pas, aussitôt que les poires seraient
mûres.

--Ah! que cent diables m'emportent, s'écria-t-il, si jamais j'en
approche d'une lieue.

--C'en est assez, lui dit Misère; descendez, voisin, vous êtes libre;
mais n'y retournez plus, s'il vous plaît.

Le pauvre homme avait tous les membres si engourdis qu'il fallut que
Misère, tout cassé qu'il était, l'aidât à descendre avec une échelle,
les autres n'ayant jamais voulu approcher de l'arbre, tant ils lui
portaient de respect, craignant encore quelque nouvelle aventure.

Celle-ci néanmoins ne fut pas si secrète, elle fit tant de bruit
que chacun en raisonna à sa fantaisie. Ce qu'il y eut toujours de
très-certain, c'est que jamais depuis ce temps-là, personne n'a osé
approcher du poirier du bon homme Misère, et qu'il en fait lui seul la
récolte complète.

Le pauvre homme s'estimait bien récompensé d'avoir logé chez lui deux
inconnus, qui lui avaient procuré un si grand avantage. Il faut convenir
que dans le fond il s'agissait de bien peu de chose; mais quand on
obtient ce qu'on désire au monde, cela se peut compter pour beaucoup.
Misère, content de sa destinée telle qu'elle était, coulait sa vie
toujours assez pauvrement; mais il avait l'esprit content, puisqu'il
jouissait en paix du petit revenu de son poirier, et que c'était à quoi
il avait pu borner toute sa petite fortune.

Cependant l'âge le gagnait, étant bien éloigné d'avoir toutes ses aises,
il souffrait bien plus qu'un autre; mais sa patience s'étant rendue la
maîtresse de toutes ses actions, une certaine joie secrète de se voir
absolument maître de son poirier, lui tenait lieu de tout. Un certain
jour qu'il y pensait le moins, étant assez tranquille dans sa petite
maison, il entendit frapper à sa porte, il fut si peu que rien étonné
de recevoir cette visite, à laquelle il s'attendait bien; mais qu'il
ne croyait pas si proche: c'était la Mort qui faisait sa ronde dans le
monde, et qui venait lui annoncer que son heure approchait: qu'elle
allait le délivrer de tous les malheurs qui accompagnent ordinairement
cette vie.

--Soyez la bienvenue, lui dit Misère, sans s'émouvoir, en la regardant
d'un grand sang-froid et comme un homme qui ne la craignait point,
n'ayant rien de mauvais sur sa conscience, et ayant vécu en honnête
homme, quoique très-pauvrement.

La Mort fut très-surprise de le voir soutenir sa venue avec tant
d'intrépidité.

--Quoi! lui dit-elle, tu ne me crains point, moi qui fait trembler d'un
seul regard tout ce qu'il y a de plus puissant sur la terre, depuis le
berger jusqu'au monarque?

--Non, lui dit-il, vous ne me faites aucune peur: et quel plaisir ai-je
dans cette vie? quels engagements m'y voyez-vous pour n'en pas sortir
avec plaisir? Je n'ai ni femme ni enfants (j'ai toujours eu assez
d'autres maux sans ceux-là); je n'ai pas un pouce de terre vaillant,
excepté cette petite chaumière et mon poirier qui est lui seul mon père
nourricier, par ces beaux fruits que vous voyez qu'il me rapporte tous
les ans, et dont il est encore à présent tout chargé. Si quelque chose
dans ce monde était capable de me faire de la peine, je n'en aurais
point d'autre qu'une certaine attache que j'ai à cet arbre depuis
plusieurs années qu'il me nourrit; mais comme il faut prendre son parti
avec vous, et que la réplique n'est point de saison, quand vous
voulez qu'on vous suive; tout ce que je désire et que je vous prie
de m'accorder avant que je meure, c'est que je mange encore en votre
présence une de mes poires; après cela je ne vous demande plus rien.

--La demande est trop raisonnable, lui dit la Mort, pour te la refuser;
va toi-même choisir la poire que tu veux manger, j'y consens.

Misère ayant passé dans sa cour, la Mort le suivant de près, tourna
longtemps autour de son poirier, regardant dans toutes les branches la
poire qui lui plairait le plus, et ayant jeté la vue sur une qui lui
paraissait très-belle:

--Voilà, dit-il, celle que je choisis; prêtez-moi, je vous prie, votre
faux pour un instant, que je l'abatte.

--Cet instrument ne se prête à personne, lui répondit la Mort, et jamais
bon soldat ne se laisse désarmer; mais je regarde qu'il vaut mieux
cueillir avec la main cette poire, qui se gâterait si elle tombait.
Monte sur ton arbre, dit-elle à Misère.

--C'est bien dit si j'en avais la force, lui répondit-il; ne voyez-vous
pas que je ne saurais presque me soutenir?

--Eh bien, lui répliqua-t-elle, je veux bien te rendre ce service; j'y
vais monter moi-même, et te chercher cette belle poire dont tu espères
tant de contentement.

La Mort ayant monté sur l'arbre, cueillit la poire que Misère désirait
avec tant d'ardeur, mais elle fut bien étourdie lorsque voulant
descendre, cela se trouva tout à fait impossible.

--Bonhomme, lui dit-elle en se retournant du côté de Misère, dis-moi un
peu ce que c'est que cet arbre-ci.

--Comment! lui répondit-il, ne voyez-vous pas que c'est un poirier?

--Sans doute, lui dit-elle, mais que veut dire que je ne peux pas en
descendre?

--Ma foi, reprit Misère, ce sont là vos affaires.

--Oh! bon homme, quoi! vous osez vous jouer à moi, qui fais trembler
toute la terre? A quoi vous exposez-vous?

--J'en suis fâché, lui dit Misère; mais à quoi vous exposez-vous
vous-même, de venir troubler le repos d'un malheureux qui ne vous fait
aucun tort. Tout le monde entier n'est-il pas assez grand pour exercer
votre empire, votre rage et toutes vos fureurs, sans venir dans une
misérable chaumière arracher la vie à un homme qui ne vous a jamais fait
aucun mal? Que ne vous promenez-vous dans le vaste univers, au milieu de
tant de grandes villes et de si beaux palais? vous trouverez de belles
matières pour exercer votre barbarie. Quelle pensée fantasque vous avait
pris aujourd'hui de penser à moi? Vous avez, continua-t-il, tout le
temps d'y faire réflexion; et puisque je vous ai à présent sous ma loi,
que je vais faire du bien au pauvre monde que vous tenez en esclavage
depuis tant de siècles! Non, sans miracle, vous ne sortirez point d'ici
que je ne le veuille.

La Mort ne s'était jamais trouvée à une telle fête, et connut bien qu'il
y avait dans cet arbre quelque chose de surnaturel.

--Bonhomme, lui dit-elle, vous avez raison de me traiter comme vous
faites; j'ai mérité ce qui m'arrive aujourd'hui pour avoir eu trop de
complaisance pour vous; cependant, je ne m'en repens pas, mais aussi il
ne faut pas que vous abusiez du pouvoir que le Tout-Puissant vous donne
dans ce moment sur moi. Ne vous opposez pas davantage, je vous prie, aux
volontés du ciel. S'il désire que vous sortiez de cette vie, vos détours
seraient inutiles, il vous y forcera malgré vous: consentez seulement
que je descende de cet arbre, sinon je le ferai mourir tout à l'heure.

--Si vous faites ce coup-là, lui dit Misère, je vous proteste sur tout
ce qu'il y a au monde de plus sacré, que tout mort que soit mon arbre,
vous n'en sortirez jamais que par la permission de Dieu.

--Je m'aperçois, reprit la Mort, que je suis entrée dans une fâcheuse
maison pour moi. Enfin, bonhomme, je commence a m'ennuyer ici: j'ai des
affaires aux quatre coins du monde et il faut qu'elles soient terminées
avant que le soleil soit couché; voulez-vous arrêter le cours de la
nature? Si une fois je sors de cette place, vous pourrez bien vous en
repentir.

--Non, lui répondit Misère, je ne crains rien; tout homme qui
n'appréhende point la Mort est au-dessus de bien des choses; vos menaces
ne me causent pas seulement la moindre petite émotion, je suis toujours
prêt à partir pour l'autre monde, quand le Seigneur l'aura ordonné.

--Voilà, lui dit la Mort, de très-beaux sentiments, et je ne croyais pas
qu'une si petite maison renfermât un si grand trésor. Tu peux bien t'en
vanter, bonhomme, d'être le premier dans la vie qui ait vaincu la Mort.
Le ciel m'ordonne que de ton consentement je te quitte, et ne reviendrai
jamais te revoir qu'au jour du jugement universel, après que j'aurai
achevé mon grand ouvrage, qui sera la destruction générale de tout le
genre humain. Je te le ferai voir, je te le promets; mais sans balancer,
souffre que je descende, ou du moins que je m'envole, une reine m'attend
à cinq cent lieues d'ici pour partir.

--Dois-je ajouter foi, reprit Misère, à votre discours? n'est-ce point
pour mieux me tromper que vous me parlez ainsi?

--Non, je te jure; mais tu ne me verras qu'après l'entière destruction
de toute la nature, et ce sera toi qui recevra le dernier coup de ma
faux: les arrêts de la Mort sont irrévocables, entends-tu, bonhomme?

--Oui, dit-il, je vous entends, et je dois ajouter foi à vos paroles,
et pour vous le prouver efficacement, je consens que vous vous retiriez
quand il vous plaira, vous en avez à présent la liberté.

A ce mot, la Mort ayant fendu les airs, elle s'enfuit à la vue de
Misère, sans qu'il en ait entendu parler depuis. Quoique très-souvent
elle vienne dans le pays, même dans cette petite ville, elle passe
toujours devant sa porte, sans oser s'informer de sa santé, c'est ce qui
fait que Misère, si âgé soit-il, a vécu depuis ce temps-là toujours dans
la même pauvreté, près de son cher poirier, et suivant les promesses de
la Mort, il restera sur la terre tant que le monde sera monde.

--Comprends-tu, Guilain, dit Rabelais après avoir achevé cette lecture,
que les fruits de Misère sont sacrés, même pour la mort, qui n'y
toucherait pas impunément? Or, quels sont ces fruits, sinon salutaires
avertissements pour les nonchalants et les couards, fruits de repentir
pour les fautes que la misère punit, fruits de sagesse pour les prudents
à qui la misère fait peur? Qu'est-ce que Misère, sinon le chien de ce
grand berger qui mène les hommes, chien vigilant et affamé qui mord
les brebis paresseuses. Et tu veux museler le chien du berger? tu veux
l'endormir? tu veux le tuer, tu veux enfin couper le poirier de Misère?
Oh! oh! Guilain, tu y ébrécheras ta cognée. Cet arbre a l'écorce dure,
car il est vieux comme le monde. C'est l'arbre de la science, du bien et
du mal, et il durera, je puis t'en répondre, jusqu'au jour du jugement
dernier.

Maintenant, allons nous coucher. Demain je pars pour la Devinière et
j'ai besoin de dormir cette nuit. Pour toi, je sais que tu ne dormiras
guère que d'un oeil, mais tu pourras à loisir achever les beaux rêves
que je te vois en train de commencer tout éveillé. Bonsoir et bonne
nuit, Guilain!



VI

GUILAIN A LA COUR

Rabelais était parti depuis deux jours, quand Mme de Guise fit dire à
Guilain de se tenir prêt à la suivre, et que le soir même il serait
présenté au roi. Elle lui envoyait en môme temps un beau pourpoint de
velours noir fait à sa taille ou à peu près, une fraise bien empesée, et
tout ce qu'il fallait pour lui donner l'air d'un apprenti gentilhomme.
Guilain sentit qu'il serait ridicule sous cet accoutrement; mais
pouvait-il aller au Louvre vêtu en paysan? D'ailleurs, il ne voulait pas
désobliger sa protectrice.

Il arriva au palais du roi, en marchant avec autant de précautions, pour
ne pas chiffonner sa fraise, que s'il eût porté, comme saint Denis, sa
tête dans ses mains; seulement sa tête, au lieu de ressembler à celle
de saint Denis, figurait plutôt le chef de saint Jean-Baptiste au beau
milieu d'un plat.

Il fut introduit suivant l'ordre qui en avait été donné aux gardes
et aux huissiers; mais les valets ne purent se tenir de rire en le
regardant passer.

Le roi était dans un de ses petits appartements; il avait autour de lui
assez nombreuse compagnie de jeunes seigneurs et de belles dames. L'une
de ces dames était la favorite du roi; elle était parée et semblait
honorée comme si vraiment elle eût été la reine, et avait autour d'elle,
non pas des dames d'honneur, mais des suivantes fort gorgiases et
très-richement étoffées.

Guilain, qui dans sa vie avait peu fréquenté les dames du grand monde
et celles qui servent aux hommes du grand monde, se trouva un peu
décontenancé. Le rouge lui monta au visage. Cette timidité ne déplut
pas; mais elle fit circuler les bons mots et les sourires.

--Ça, dit le roi, maître Guilain, on nous dit que vous êtes grand
ménétrier, chansonnier bizarre et un peu sorcier par surcroît. Nous ne
vous dénoncerons pas aux gens d'église, et vous allez nous montrer votre
savoir-faire, car tel est notre bon plaisir.

--Sire, dit Guilain en s'inclinant... Puis s'arrêtant tout à coup, voici
notre homme qui reste court, redresse la tête et pâlit en regardant d'un
air tout effaré à l'une des extrémités de l'appartement.

C'est qu'un regard froid et perçant comme l'acier venait de l'atteindre
en plein coeur. Une femme jeune encore, mais déjà fardée, belle, mais
enlaidie par la haine; une femme blonde et mignonne, avec un regard de
vipère dans deux magnifiques yeux bleus, lui avait dit de loin en le
regardant:

--Je te reconnais.

Et lui aussi il venait de la reconnaître. C'était l'ingrate, c'était
l'ambitieuse Marjolaine, devenue, non pas grande dame, mais suivante
d'une grande dame, suivante un peu maîtresse au dire des médisants, car
la grande dame avait un mari, et par beaucoup de complaisances achetait
la paix du ménage.

A cette vue, tout se brouilla dans la tête du pauvre Guilain. Il
n'aimait plus cette femme, mais il se souvenait de l'avoir ardemment
aimée, et il voulait la croire honnête, laborieuse et repentante. Elle
regrette, j'en suis sûr, le mal qu'elle m'a fait. Elle ne reviendra
jamais, car elle est orgueilleuse et fière, mais elle voudrait me savoir
heureux. Le bon Guilain en jugeait ainsi d'après son propre coeur.

--Remettez-vous, Guilain, dit le roi, et prenez votre violon; nous vous
faisons grâce de la harangue.

Guilain avait oublié tout ce qu'il voulait chanter au roi. Il
s'abandonna alors au hasard de l'inspiration, et accordant son
instrument, il se mit à chanter sur un air triste et plaintif:

  LE CRAPAUD

  Doué, dit-on, de l'instinct prophétique,
  Il est au monde inconnu de nous tous,
  Un être affreux dont l'oeil est sympathique,
  Le coeur aimant, les instincts purs et doux.
  Ce roi proscrit d'un monde qui l'ignore,
  C'est le crapaud... puisqu'il faut le nommer,
  Triste animal que tout le monde abhorre,
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

  Il est sans fiel, sans haine et sans défense
  Et comme nous, créature de Dieu.
  S'il est horrible à noire concurrence,
  C'est que peut-être il nous ressemble un peu.
  En vain la nuit sa plainte claire et tendre,
  De son bon coeur cherche à nous informer,
  Nos préjugés l'on maudit sans l'entendre...
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

  Il se nourrit des vapeurs de la terre,
  Dont il absorbe et détruit les poisons,
  Aux colibris il ne l'ait point la guerre,
  Contre la peste il défend nos maisons.
  Mais, il ne rend ni la mort, ni la haine,
  A nos enfants unis pour l'opprimer...
  Martyr obscur de la justice humaine,
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

  J'ai trop creusé ce que l'orgueil adore,
  J'ai trop du monde éprouvé les faux dieux;
  Pour ne pas croire aux vertus qu'on ignore,
  Et pour douter de l'erreur de nos yeux.
  J'ai de l'amour connu l'ingratitude,
  Et sur un front que je n'ose nommer,
  De la beauté j'ai vu la turpitude...
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

  Qu'ont-ils besoin de moi, tous ceux qu'on aime;
  Ils sont trop beaux pour ne pas être ingrats,
  Je rends mon culte aux autels qu'on blasphème,
  Et mon amour à ceux qu'on n'aime pas.
  Tombeaux formés d'un marbre qui respire,
  Des coeurs de femme ont l'air de s'animer,
  Puis vous sentez le baiser du vampire!...
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

  Ainsi qu'à toi l'on m'a jeté la pierre,
  Sans me connaître et sans m'interroger;
  Et bienveillant pour la nature entière,
  Je serai mort sans savoir me venger.
  Toi que du moins, malencontreux apôtre,
  Je n'ai jamais tenté de réformer;
  Quand tu devrais être ingrat comme un autre,
  Pauvre crapaud, permets-moi de t'aimer. (_Bis_)

--Oh! l'affreux animal et l'affreuse chanson, dit la favorite du roi
quand Guilain eut fini de chanter, il n'y a que les nécromants et les
sorciers du sabbat qui puissent aimer les crapauds.

--Et il n'y a que les crapauds qui puissent les payer de retour,
répondit fièrement marjolaine.

--Certes, dit un jeune gentilhomme en frisant sa moustache, Guilain s'y
prend à rebours des autres sorciers, ceux-là ont, à ce qu'on assure,
toujours sur eux quelque crapaud, mais il le cachent avec soin. Celui-ci
n'a rien de plus pressé que de nous montrer le sien tout d'abord. Cela
ne nous ragoùte guère.

--Un éclat de rire général accueillit cette plaisanterie.

--Ce ménétrier que je soupçonne d'être huguenot, dit tout bas un autre
bel esprit parlant à l'oreille de son voisin, mais assez haut pour être
entendu de tout le monde, ce ménétrier vient de dire que le crapaud est
un roi proscrit, ou cela ne veut rien dire, ou il prétendrait insinuer
par là que les rois sont des crapauds non proscrits. Ce qui serait une
grande insolence et une grosse injure.

--Maître François Rabelais vient de nous jouer un tour de sa façon en
nous servant ce beau ménétrier, dit une dame en pinçant les lèvres.

--Oh! pour cela, dit un autre à qui Marjolaine venait de parler à
l'oreille, il faut s'attendre à tout de la part d'un homme qui, étant
jeune, prenait la place de saint François et improvisait des mariages
miraculeux.

--Madame, dit le roi, vous n'êtes pas clémente envers notre cher docteur
Rabelais. Les indulgences du saint-siége ont effacé toutes ses folies
de jeunesse. Ne parlons donc plus, s'il vous plaît, des scandales de la
Basmette et du mariage de frère Lubin.

--Guilain tressaillit à ce nom et se sentit prêt à se trouver mal. Il
trouva cependant la force de dire, en s'adressant au roi:

--Sire, puisque Votre Majesté a entendu parler de frère Lubin,
oserais-je la supplier de me dire ce qu'elle pense de son mariage?

--Je pense qu'une comédie sacrilége n'est pas un mariage, dit le roi.

Les couleurs revinrent rapidement sur le visage du ménétrier. Un éclair
de joie brilla dans ses yeux. C'étaient les couleurs et la joie de la
fièvre...

--Marjolaine, cria-t-il en s'adressant à son ennemie confondue, adieu
pour jamais, nous sommes libres. J'aurai le droit désormais d'aimer
quelque chose de mieux que les crapauds.

Puis saluant le roi, il reprit son violon et sortit comme un fou sans
que personne songeât à lui disputer le passage.



VII

MALADIE ET MORT DE GUILAIN

En arrivant à sa chambrette, au presbytère de Meudon, Guilain se mit au
lit avec la fièvre. Pendant toute la nuit il eut le délire. Il rêvait
qu'il était sur un char de triomphe, à côté du roi, il jouait du violon
et un peuple immense suivait le cortége en dansant; mais peu à peu le
roi changeait de figure et de costume, le char de triomphe devenait un
hideux tombereau: le roi était devenu le bourreau. Le tombereau était
mené par un démon, qui ressemblait à Marjolaine, et la foule suivait en
chantant et en dansant toujours.

Le paysage devenait sinistre et désolé, la route, au lieu d'arbres,
avait des potences, le tombereau, enfin, s'embourbait et ne marchait
plus. Guilain ne voyait plus ni le peuple, ni Marjolaine, ni le
bourreau; il était tout seul et abandonné dans le désert de la mort.
Tout à coup une femme venait à lui en lui tendant la main. Cette femme,
il la reconnaissait: c'était la bonne et douce Violette; mais au moment
où elle allait le sauver, une voix rude se faisait entendre et criait:
«Allons! allons! madame, vous êtes mariée, ne vous amusez pas en chemin,
allez soigner votre mari.» Guilain alors se réveillait en sursaut, tout
tremblant et tout baigné de sueur.

Alors, il fut assiégé par les plus désolantes pensées; peut-être
avait-il compromis son bienfaiteur, l'excellent curé de Meudon.
Pouvait-il rester au presbytère? Oserait-il se montrer encore à
l'église? Comment Mme de Guise allait-elle le regarder? Elle était
présente lors de son affront à la cour, et n'avait pas dit une seule
parole en sa faveur. Le roi sans doute ne lui pardonnerait pas d'avoir
offensé la suivante de sa favorite, et voulût-il lui pardonner, comment,
lui, Guilain, accepterait-il cette bienveillance? Ne croirait-on pas
qu'il profite de la faveur de Marjolaine? Irait-il encore courir le
monde? Rentrerait-il dans le cloître? Mais il eût préféré mille fois le
tombeau. O Violette! Violette! pourquoi faut-il que vous soyez mariée?
Il était donc bien seul au monde, perdu sans ressources, exilé de
partout, comme le Juif errant, et il se prenait alors à rêver le
tombeau, en le regardant au fond de sa pensée avec convoitise et amour.

Et puis il se prenait de grande pitié pour cette pauvre jeune femme
qu'il avait tant aimée. Il la plaignait d'autant plus qu'il ne pouvait
plus l'estimer. A l'amour éteint avait succédé une tendresse presque
paternelle. Il eût voulu la sauver au péril de sa vie. Il eût voulu se
jeter à ses pieds et lui demander pardon de tout le mal qu'elle lui
avait fait. Mais il savait trop que ce mal-là est celui que les femmes
pardonnent le moins.

Combien la nuit est longue lorsqu'on est travaillé par l'insomnie!
Guilain pensa que, comme lui, le soleil était découragé et qu'il ne se
lèverait plus.

--Sans doute, pensait-il, le soleil, trahi par la lune, qui l'aura renié
et dédaigné à la face de toutes les étoiles, aura trouvé en s'arrachant
le coeur le courage de lui dire: «Vous n'avez jamais été ma femme! vous
n'êtes qu'une coureuse de nuit, qui avez rencontré ma lumière et l'avez
reflétée par hasard, puis vous m'avez quitté dans l'espoir qu'une comète
plus riche que moi vous éclabousserait d'or avec sa queue...» Oh! pauvre
soleil, s'écria-t-il tout haut, que tu as dû souffrir en lui disant de
si tristes choses!

Puis, Guilain, qui avait toujours la fièvre, se prit à faire une belle
morale au soleil.

--Tu n'as jamais été un vrai flambeau du monde, lui disait-il, si tu te
laisses éteindre pour une lune de plus ou de moins. Beau miracle, en
effet, qu'un astre qui te fait les cornes, tantôt à droite, tantôt à
gauche! une lune pâle et toujours malade, qui, pour toute noblesse,
compte ses caprices par quartiers! Oh! soleil! soleil, mon ami, tu
manques vraiment de caractère!

Puis, Guilain se leva, saisit son violon, ouvrit la fenêtre, et commença
une musique inouïe. C'étaient des gerbes de lumière, c'était une mélodie
à éblouir les oreilles, et, par sympathie, les yeux nyctalopes de
Démogorgon. Bonnes gens, croirez-vous comme moi que l'orient en blanchit
plus vite, et que les premiers petits nuages dorés de l'horizon se
levèrent plus matin pour l'entendre? Bientôt des milliers d'oiseaux lui
répondirent, et il ne s'interrompit que quand des voix humaines, se
mêlant au concert des oiseaux, acclamèrent sous sa fenêtre, avec de
nombreux applaudissements, le ménétrier de Meudon.

Guilain alors prêta l'oreille, non pas aux applaudissements, mais à la
cloche de la paroisse qui tintait le glas de la mort.

Cependant le presbytère était envahi: Guilain ne put refuser d'ouvrir
la porte. Il dut subir les compliments des autorités de Meudon qui
n'avaient pas douté un instant de ses succès à la cour. Puis deux jeunes
mariés se présentèrent, ils espéraient que Guilain, pour leur porter
bonheur, ne se refuserait pas de conduire la noce à l'église.

--Allons, c'est bon, mariez-vous, s'écria Guilain, j'entends là-bas
geindre la cloche, on croirait que l'église est en mal d'enterrement.
Dieu soit loué, ce n'est qu'un mariage, la mort y gagnera plus tard.
Allons, enfants, c'est vrai, je reviens de la cour et j'ai tant de joie
et de bienveillance au coeur, que je voudrais marier tout le monde. Il
me semble voir cette peinture qui est à Paris, dans le charnier des
Innocents; la mort est en habit de fête et conduit le bal du genre
humain, dansant de toutes ses jambes noueuses et décharnées, riant des
dents jusqu'aux oreilles qu'elle n'a plus. Vite des rubans et des fleurs
pour le chapeau du beau ménétrier, et en avant la danse macabre. Vrai
Dieu! je veux qu'on m'enterre avec mon violon, pour que je le trouve à
mon réveil dans la vallée de Josaphat. Quel bal je veux mener autour
des tombes du genre humain qui seront alors en mal d'enfant et qui
laisseront sortir des vivant à la place des morts qu'on avait cru y
renfermer! Ah! bonnes gens, vous voilà tout interdits de ce qu'en ce
jour de noce je vous ai parlé de la mort: vous ne savez donc pas
que l'on donne le nom de mort à la gésine de l'humanité, au grand
laboratoire de la vie? La mort, c'est à proprement parler, cette
fontaine de Jouvence où l'on entre vieux et caduc et d'où l'on sort tout
jeune, tout frais et tout rose. Quand le genre humain dépose ses morts
dans le tombeau, il se marie avec la terre, alors la bonne épouse
élabore dans son sein la vie nouvelle, elle gonfle de lait ses épis,
elle remplit de jus ses raisins et le tout en dansant et pirouettant
sur elle-même au milieu du bal des étoiles, au son de l'harmonie des
sphères, à la lueur splendide du soleil. Tenez le voilà qui brille
et qui nous invite à la danse! En marche, enfants, je tiens déjà mon
violon. Écoutez....

Et Guilain se mit à jouer des choses tour à tour tristes et gaies, des
pleurs à faire rire et des rires à faire pleurer.... c'était sa fièvre
de la nuit qui passait dans son violon. Le cortège arriva ainsi devant
l'église et dut traverser le cimetière où l'on achevait de rendre les
derniers devoirs à un trépassé.

Ici les chroniqueurs de notre Guilain ont étrangement altéré la vérité
de son histoire. Ils ont dit que l'enterrement et le mariage s'étaient
rencontrés en allant à l'église, et qu'au coup d'archet du ménétrier de
Meudon, le prêtre (c'était un curé du voisinage qui remplaçait Rabelais
pendant son absence), le diacre (c'était frère Jean), les enfants de
choeur, les fossoyeurs, les pleureuses, tout le convoi s'était mis à
danser laissant là le pauvre corps se morfondre dans sa bière, il ne
leur manquait plus que de faire monter Guilain sur cette bière comme sur
un tonneau afin de mieux dominer le bal. La vérité est que le mort était
enterré, que le clergé était rentré dans l'église et que les gens de
l'enterrement sortaient du cimetière pour retourner chez eux lorsqu'ils
rencontrèrent la noce conduite par Guilain. Comme ils étaient presque
tous de la connaissance des nouveaux mariés, ils se joignirent à la
noce, et comme aussi, rien ne prédispose si bien à la joie que la
tristesse, on remarqua que le soir ils dansèrent plus joyeusement que
tous les autres. Guilain, d'ailleurs, les y encouragea par une chanson
qu'on nous a conservée et que voici:


L'AMOUR ET LA MORT

  La mort pourchasse le jeune âge,
  Et l'amour tend le traquenard:
  La mort conduit le mariage,
  C'est un ménétrier camard.
  L'amour assemble les colombes,
  Pour doubler la part du vautour,
  Mais les fleurs naissent sur les tombes,
  Et la mort couronne l'amour.

  Dansez donc,
  Trémoussez-vous donc.
  Voici le roi du rigodon.

  La mort est la grande moqueuse,
  Elle rit de toutes ses dents,
  Et vient de la jeunesse heureuse
  Compter les baisers imprudents.
  Mais cette imprudence est féconde,
  Malgré les menaces du sort,
  Les caresses peuplent le monde
  Et l'amour se rit de la mort.

  Dansez donc,
  Trémoussez-vous donc,
  Voici le roi du rigodon.


  De ce crâne aux dents menaçantes,
  Ne craignons pas l'affreux baiser;
  Des têtes blondes et naissantes
  Entre nous vont s'interposer.
  La tête de mort qui sommeille,
  Ouvre un matin ses blanches dents,
  Et se change en verte corbeille,
  D'où sortent des petits enfants.

  Dansez donc,
  Trémoussez-vous donc,
  Voici le roi du rigodon.

Ils dansèrent en effet et se trémoussèrent tant et si bien que l'aurore
surprit, dit-on, toute la noce encore en train. Le marié, plus
d'une fois déjà, avait voulu persuader à la mariée qu'elle était
fatiguée.--Non, encore une contredanse, disait celle-ci; et la voilà
repartie, sautant, bondissant et tournant à se donner le vertige.
Guilain lui-même jouait comme un fou, et personne ne remarquait qu'il
avait les yeux fixes et qu'il était pâle comme un linge.

Tout à coup les cordes du violon firent entendre un grincement aigu
semblable à un cri de douleur. Les bras du ménétrier se roidirent et
il tomba à la renverse. Je laisse à juger des cris et de la confusion.
Pendant l'esclandre, le marié et la mariée s'esquivèrent, et Guilain fut
rapporté au presbytère, escorté de toute la noce.

Ce fut une consternation générale dans Meudon; mais les vieilles
disaient tout bas qu'il était arrivé à l'échéance de son pacte et que
les sorciers, tôt ou tard, devaient toujours finir par avoir le cou
tordu.

Il commençait d'ailleurs à se répandre des bruits singuliers sur
l'apparition de Guilain à la cour. La femme de chambre de Mme de
Guise avait écouté aux portes, et suivant ce qu'elle avait cru bien
comprendre, quand Guilain avait voulu jouer de son violon devant le roi,
il était sorti de l'instrument un gros crapaud qui avait sauté sur une
dame et l'avait fait évanouir. Le ménétrier avait alors disparu, sans
qu'on pût savoir par quelle porte il était sorti. Tout cela était fort
extraordinaire et donnait beaucoup à penser.

Frère Jean soignait Guilain à sa manière et voulait à toute force lui
faire avaler une grande tasse de vin chaud. Mais les dents du malade
étaient serrées et les extrémités commençaient à se refroidir. Frère
Jean le brûlait sans pouvoir le réchauffer et buvait lui-même par
désespoir tout le vin qu'il ne pouvait lui faire prendre. Il eût fallu
un médecin; mais quand Rabelais était absent, il n'y en avait pas à
Meudon. Guilain resta dix heures sans connaissance; il respirait à peine
et son pouls ne battait presque pas, enfin on ne le sentit plus du tout.
La respiration cessa, les traits prirent une pâleur de cire, les membres
devinrent entièrement froids. Frère Jean lui rabattit le drap sur le
visage, et joignant pieusement les mains sur le goulot d'une bouteille
qu'il venait de vider jusqu'à la dernière goutte, se mit pesamment à
genoux et commença le _De profundis_.



VIII

LA RÉSURRECTION

--Que fais-tu donc là, frère Jean, dit en entrant maître François qui
arrivait de Touraine. Hé! qu'est-ce que je vois? Guilain, mon pauvre
Guilain, mon ami Guilain serait mort! Le deuil me poursuit donc? Et de
quoi me sert d'être un habile médecin, si tous les miens s'en vont sans
que je puisse les arrêter? Or ça, frère Jean, cesse ta prière et lâche
un peu cette bouteille; ouvre ces fenêtres, donne de l'air ici. De quoi
Guilain est-il mort? Comment a-t-il été malade. Malheureux! tu as bu,
tu ne sais que répondre; tu t'es enivré pendant que ce pauvre homme
mourait!...

--C'est le chagrin! bredouilla frère Jean.

--Ôte-toi de là et va faire passer ton chagrin en dormant. Oh! mon
pauvre, mon pauvre Lubin! car je puis bien maintenant l'appeler par son
nom, moi qui l'ai connu si espiègle et si bien vivant à la Basmette!

--Venez, entrez, ma chère cousine, dit ensuite le curé de Meudon en
allant ouvrir la porte. Vous êtes une courageuse femme et le spectacle
de la mort ne vous fait pas peur. Venez prier près de ce pauvre enfant
qui vous aimait. Oui, il vous aimait, et ne vous l'eût jamais dit, parce
que vous étiez mariée. Il n'eût même jamais cherché à vous revoir.
Oh! c'était un bon et noble coeur, et son amour, égaré d'abord, puis
repoussé par une passion du premier âge, avait été définitivement ravi
par vos sérieuses et durables qualités. Venez, vous qui êtes mère, les
morts sont les nouveau-nés de la vie éternelle, et peut-être sentent-ils
encore, du moins par l'affection survivante, les soins qu'on donne et
les honneurs qu'on rend au berceau qu'ils viennent de quitter.

Alors une femme en deuil suivie d'un charmant jeune garçon entra dans la
chambre mortuaire. Elle voulait renvoyer son fils, mais il la supplia du
regard et il resta.

Cette femme c'était notre chère Violette; des années avaient passé sur
sa tête sans changer la douce sérénité de son visage; la beauté de
l'âme, qui fait le charme de la physionomie, avait remplacé sur sa noble
figure les attraits fugitifs de la jeunesse.

--Pauvre Guilain, dit-elle en prenant la main du trépassé, pourquoi ne
nous sommes-nous pas connus plus tôt? moi aussi je t'aurais aimé.

A cette douce parole, et à la pression de cette douce main, Rabelais,
qui était auprès du lit, vit distinctement le prétendu mort trembler un
peu.

--Il n'est pas mort, s'écria-t-il, chère Violette; ne soyez pas
bienfaisante à moitié, penchez-vous sur lui, soufflez doucement sur son
visage, mettez votre main sur sa poitrine: il vivra, je vous assure
qu'il vivra!

Violette fit ce que Rabelais lui demandait; et combien il lui en coûta
peu de le faire! Violette n'avait guère été épouse que de nom près de
Jérôme Rabelais, et ne s'était décidée à l'épouser que pour régulariser
la position de son enfant.

Enfin, Guilain respira et ouvrit faiblement les yeux: il allait les
refermer lorsqu'il aperçut Violette, Violette penchée sur lui comme un
bon ange, et réchauffant ses mains, à lui pauvre moribond, dans ses
bonnes et charitables petites mains.

Affaibli par sa longue léthargie, Guilain croyait rêver, et rêvait à
demi en effet. Il lui semblait qu'il revoyait une ancienne amie, et
qu'après un cauchemar de passion coupable et agitée, il se retrouvait
au sein de ses premières amours. Il croyait avoir aimé Violette la
première, puis l'avoir quittée pour une indigne rivale qui l'avait trahi
et assassiné. Violette, alors, était revenue pour lui sauver la vie;
elle le pansait et le soignait en lui souriant comme une mère, et lui
aussi il lui souriait en fondant en pleurs.

--Violette, s'écria-t-il enfin, vous me pardonnez! Vous êtes revenue.
Vous m'avez guéri, je vais être à vous pour toujours... Mais, que
dis-je? je rêvais. Oh! pardon! pardon, madame, voici la raison qui me
revient, et je regrette mon délire, parce qu'alors j'osais vous dire: Je
vous aime! Pourquoi ne m'avez-vous pas laissé mourir?

--Parce que je veux que vous soyez heureux Guilain; parce que je veux
bien vous entendre dire que vous m'aimez.

--Mais vous êtes mariée, Violette?

--Je suis veuve, dit l'indulgente femme en baissant les yeux.



IX

LE GRAND PEUT-ÊTRE

Cinq ans après, dans la même saison, c'est-à-dire au déclin de
l'automne, maître Guilain, Mme Violette, sa femme, et leur fils
arrivaient en hâte de Touraine pour visiter leur cher parent malade, et
le parent c'était notre illustre ami, le bon et savant Rabelais.

Aux premières atteintes du mal, on l'avait fait transporter de Meudon à
Paris pour le mieux soigner. Mais il en savait plus à lui tout seul que
tous les médecins ensemble, et il avait déclaré dès le commencement
qu'il ne s'en relèverait pas.

Il avait fait de vive voix son testament:

--Je n'ai rien à moi, avait-il dit, car les biens d'un prêtre sont aux
pauvres. Ce qu'il dépense pour son entretien, il le leur emprunte. Je
leur dois donc beaucoup, et ne pouvant les payer, je leur abandonne du
moins tout ce qui me reste.

C'est ce testament si chrétien qu'on a travesti, en lui faisant dire:

«Je n'ai rien, je dois beaucoup et je donne le reste aux pauvres.»

Oh! chers grands hommes populaires, lorsqu'il vous vient à la pensée
quelque belle parole, ne la dites pas, écrivez-la, faites-la imprimer de
votre vivant et corrigez deux fois les épreuves!

Une religieuse hospitalière était au chevet du malade; elle avait obtenu
des supérieurs de son ordre la permission d'assister et de soigner
monsieur le curé de Meudon.

Cette religieuse était soigneusement voilée, suivant la règle de son
institut, et laissait à peine entrevoir le bas de son visage. On annonça
le vicaire de Saint-Paul, qui apportait les derniers sacrements à son
confrère, et bientôt entra un vieux prêtre, sec et vilain, qui, tenant
en main un crucifix, s'approcha du lit d'un air furieux comme s'il eût
voulu exorciser le diable.

--Me reconnaissez-vous? dit-il d'un ton tragique à maître François.

--Comment le ferais-je, si je ne vous ai jamais vu, dit le mourant.

--Je suis frère Paphnuce de la Basmette que vous avez fait mettre en
prison.

--Eh! vraiment! dit Rabelais, je suis enchanté de vous voir, cela me
rappelle des souvenirs de jeunesse. Seulement les miens sont plus
fidèles que les vôtres, et, si je ne me trompe, c'est vous qui m'aviez
fait mettre en prison et non pas moi qui vous y ai fait mettre.

--On m'y a mis à cause de vous et j'en suis sorti par miracle.

--Eh bien, mon frère, vous pourrez concourir un jour à la canonisation
de M. le cardinal de Belley, car c'est lui qui a fait ce miracle-là.

--A votre recommandation, peut-être?

--Si cela est, dit maître François, vous me permettrez de n'en rien
dire.

--Or, sus, mon frère, dit Paphnuce en raidissant le bras et en mettant
le crucifix presque sur le visage de maître François, le temps est venu
d'abjurer enfin vos impiétés et vos hérésies. Croyez-vous à la colère de
Dieu? Croyez-vous aux supplices éternels de l'enfer? Reconnaissez-vous
le Sauveur du monde?...

--Je le reconnais à sa monture, dit en souriant maître François.

--Sa monture? que voulez-vous dire? Est-ce à son crucifiement que vous
pensez?

--Non, mais à son entrée dans Jérusalem.

--Il a le délire dit Paphnuce, d'une voix funèbre. Je suis venu trop
tard. Eh bien, que la justice du ciel ait son cours, j'abandonne cet
impénitent à lui-même.

--Adieu Paphnuce, dit Rabelais, vous m'excuserez, si je ne vous
reconduis pas.

Le vicaire sorti, tout le monde s'agenouilla autour du lit, et frère
Jean n'y pouvant plus tenir, éclata en bruyants sanglots.

--Qu'est-ce que j'entends? dit Rabelais; fi, qu'il est laid le gros
vilain pleurard! il est moins amusant que frère Paphnuce. Est-ce
ainsi, lourdaud, que tu me réconfortes et que tu me réjouis l'esprit à
l'instant de mon dernier passage? que ne prends-tu en main un flacon?
que ne bois-tu à mon heureuse délivrance? crois-tu qu'il ne me serait
pas meilleur, voir ta grosse face enluminée, rire à la bouteille, que se
distiller tout en larmes?

--Parbleu, dit frère Jean en colère, laissez-moi pleurer tranquille, ce
n'est pas pour votre compte que je pleure, mais pour le mien.

--Égoïste! dit maître François. Puis s'adressant à Guilain et à sa
famille: Approchez, enfants, que je vous fasse mes adieux. Je ne me suis
jamais indigné de rien; les méchants sont des maladroits, j'ai ri de
leur sottise pour les en avertir, en ne les nommant pas, de peur de les
fâcher et de les irriter. L'indulgence et la patience valent mieux que
le zèle. Il ne faut pas aller, il faut faire venir; souvenez-vous de ma
devise.

--Ainsi, cher maître, dit Guilain, vous pardonnez à tous vos ennemis?

--Pardonner! qui? moi? jamais! reprit Rabelais, en élevant la voix, puis
plus doucement:

Eh! mon pauvre Guilain, à qui veux-tu que je pardonne? personne ne m'a
jamais offensé; ceux qui ont mal fait contre moi, ne savaient ce
qu'ils faisaient et souvent même croyaient bien faire. Je dois les en
remercier; ils m'ont exercé à patience.

--Vous êtes sublime, dit Guilain.

--Et toi tu es bête de trouver cela sublime. Je vais supposer que tu te
crois offensé par quelqu'un ou par quelqu'une et que tu ne lui pardonnes
pas.

--Vous connaissez la quelqu'une, répondit Guilain, et vous savez bien
que c'est elle qui ne me pardonnera jamais.

--Guilain, vous vous trompez, dit alors une voix de femme, qui fit
tressaillir tout le monde. C'était la religieuse hospitalière, qui,
jusque-là, était restée silencieuse au chevet du lit, priant et disant
son chapelet. Alors elle releva son voile:

--Pardonnez à Marjolaine, comme elle vous pardonne, ajouta-t-elle.
Marjolaine est morte au monde et la soeur Marie priera pour vous.

Pas n'est besoin de dire que la soeur Marie c'était la pauvre
Marjolaine.

--Bénissez ma famille, madame, dit Guilain, en lui présentant Violette
et son fils.

--C'est à notre bon pasteur de nous bénir tous dit soeur Marie en
s'agenouillant.

--Enfants, dit Rabelais, je grondais frère Jean tout à l'heure, et voici
que j'ai les larmes aux yeux. Mais, rassurez-vous; ce n'est pas de
chagrin, c'est de joie. Je vous vois tous réunis en bonne amitié, vous
êtes au nid de la pie, gardez bien ce que Dieu vous donne, c'est mon
souhait et ma bénédiction dernière. Pour moi, je vais chercher LE GRAND
PEUT-ÊTRE.

--Le grand peut-être, se récria Guilain! O mon maître, douteriez-vous en
ce moment de l'immortalité de l'âme?

--On ne va pas chercher le néant, dit Rabelais, et quand je dis en m'en
allant, que je vais chercher quelque chose, c'est que je compte bien
survivre à mon pauvre corps. Mais qui peut être certain d'avance de ses
destinées éternelles?

La vie, ici bas, me semble une école où nous apprenons à vivre; j'en
conclus que nous devons vivre ailleurs. Ce ne sont ici qu'essais et jeux
d'enfants. C'est une farce théâtrale qui précède le grand mystère... eh
bien, mes enfants, à revoir ailleurs, et souvenez-vous un peu de moi.

Et maintenant:


TIREZ LE RIDEAU, LA FARCE EST JOUÉE.




FIN

TABLE

  DÉDICACE
  PRÉFACE


  PREMIÈRE PARTIE

  LES ENSORCELÉS DE LA BASMETTE

  I. La Basmette.
  II. Maître François.
  III. Marjolaine.
  IV. La charité de frère Lubin.
  V. La vigile de saint François.
  VI. Le mariage miraculeux.
  VII. Les juges sans jugement.
  VIII. Le soir des noces.
  IX. Le dernier chapitre et le plus court.


  DEUXIÈME PARTIE

  LES DIABLES DE LA DEVINIÈRE

  I. Le cabaret de Lamproie.
  II. Les patenôtres de frère Jean.
  III. Le seigneur de la Devinière.
  IV. L'ordonnance d'Alcofribas.
  V. La quenouille de Pénélope.
  VI. Les sentences d'Hypothadée.
  VII. La vengeance du diable.
  VIII. L'ancien et le nouveau testament.
  IX. La dot de la dive bouteille.


  TROISIÈME PARTIE

  LE MÉNÉTRIER DE MEUDON

  I. Une soirée au presbytère.
  II. Le prône de Rabelais.
  III. Le roi du rigodon.
  IV. Chez madame de Guise.
  V. Les ambitions de Guilain.
  VI. Guilain à la Cour.
  VII. Maladie et mort de Guilain.
  VIII. La résurrection.
  XI. Le grand peut-être.





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and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.