Au bonheur des dames

By Émile Zola

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Title: Au bonheur des dames

Author: Émile Zola

Release Date: October 10, 2005 [EBook #16852]

Language: French


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Émile Zola


AU BONHEUR DES DAMES


(1883)



Table des matières

I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV



I


Denise était venue à pied de la gare Saint-Lazare, où un train de
Cherbourg l'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit
passée sur la dure banquette d'un wagon de troisième classe. Elle
tenait par la main Pépé, et Jean la suivait, tous les trois brisés
du voyage, effarés et perdus, au milieu du vaste Paris, le nez
levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de la
Michodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais, comme
elle débouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille
s'arrêta net de surprise.

-- Oh! dit-elle, regarde un peu, Jean!

Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre les autres, tout
en noir, achevant les vieux vêtements du deuil de leur père. Elle,
chétive pour ses vingt ans, l'air pauvre, portait un léger paquet;
tandis que, de l'autre côté, le petit frère, âgé de cinq ans, se
pendait à son bras, et que, derrière son épaule, le grand frère,
dont les seize ans superbes florissaient, était debout, les mains
ballantes.

-- Ah bien! reprit-elle après un silence, en voilà un magasin!

C'était, à l'encoignure de la rue de la Michodière et de la rue
Neuve-Saint-Augustin, un magasin de nouveautés dont les étalages
éclataient en notes vives, dans la douce et pâle journée
d'octobre. Huit heures sonnaient à Saint-Roch, il n'y avait sur
les trottoirs que le Paris matinal, les employés filant à leurs
bureaux et les ménagères courant les boutiques. Devant la porte,
deux commis, montés sur une échelle double, finissaient de pendre
des lainages, tandis que, dans une vitrine de la rue Neuve-Saint-
Augustin, un autre commis, agenouillé et le dos tourné, plissait
délicatement une pièce de soie bleue. Le magasin, vide encore de
clientes, et où le personnel arrivait à peine, bourdonnait à
l'intérieur comme une ruche qui s'éveille.

-- Fichtre! dit Jean. Ça enfonce Valognes... Le tien n'était pas
si beau.

Denise hocha la tête. Elle avait passé deux ans là-bas, chez
Cornaille, le premier marchand de nouveautés de la ville; et ce
magasin, rencontré brusquement, cette maison énorme pour elle, lui
gonflait le coeur, la retenait, émue, intéressée, oublieuse du
reste. Dans le pan coupé donnant sur la place Gaillon, la haute
porte, toute en glace, montait jusqu'à l'entresol, au milieu d'une
complication d'ornements, chargés de dorures. Deux figures
allégoriques, deux femmes riantes, la gorge nue et renversée,
déroulaient l'enseigne: _Au Bonheur des Dames_. Puis, les vitrines
s'enfonçaient, longeaient la rue de la Michodière et la rue Neuve-
Saint-Augustin, où elles occupaient, outre la maison d'angle,
quatre autres maisons, deux à gauche, deux à droite, achetées et
aménagées récemment. C'était un développement qui lui semblait
sans fin, dans la fuite de la perspective, avec les étalages du
rez-de-chaussée et les glaces sans tain de l'entresol, derrière
lesquelles on voyait toute la vie intérieure des comptoirs. En
haut, une demoiselle, habillée de soie, taillait un crayon,
pendant que, près d'elle, deux autres dépliaient des manteaux de
velours.

-- Au Bonheur des Dames, lut Jean avec son rire tendre de bel
adolescent, qui avait eu déjà une histoire de femme à Valognes.
Hein? c'est gentil, c'est ça qui doit faire courir le monde!

Mais Denise demeurait absorbée, devant l'étalage de la porte
centrale. Il y avait là, au plein air de la rue, sur le trottoir
même, un éboulement de marchandises à bon marché, la tentation de
la porte, les occasions qui arrêtaient les clientes au passage.
Cela partait de haut, des pièces de lainage et de draperie,
mérinos, cheviottes, molletons, tombaient de l'entresol,
flottantes comme des drapeaux, et dont les tons neutres, gris
ardoise, bleu marine, vert olive, étaient coupés par les pancartes
blanches des étiquettes. À côté, encadrant le seuil, pendaient
également des lanières de fourrure, des bandes étroites pour
garnitures de robe, la cendre fine des dos de petit-gris, la neige
pure des ventres de cygne, les poils de lapin de la fausse hermine
et de la fausse martre. Puis, en bas, dans des casiers, sur des
tables, au milieu d'un empilement de coupons, débordaient des
articles de bonneterie vendus pour rien, gants et fichus de laine
tricotés, capelines, gilets, tout un étalage d'hiver, aux couleurs
bariolées, chinées, rayées, avec des taches saignantes de rouge.
Denise vit une tartanelle à quarante-cinq centimes, des bandes de
vison d'Amérique à un franc, et des mitaines à cinq sous. C'était
un déballage géant de foire, le magasin semblait crever et jeter
son trop-plein à la rue.

L'oncle Baudu était oublié. Pépé lui-même, qui ne lâchait pas la
main de sa soeur, ouvrait des yeux énormes. Une voiture les força
tous trois à quitter le milieu de la place; et, machinalement, ils
prirent la rue Neuve-saint-Augustin, ils suivirent les vitrines,
s'arrêtant de nouveau devant chaque étalage. D'abord, ils furent
séduits par un arrangement compliqué: en haut, des parapluies,
posés obliquement, semblaient mettre un toit de cabane rustique;
dessous, des bas de soie, pendus à des tringles, montraient des
profils arrondis de mollets, les uns semés de bouquets de roses,
les autres de toutes nuances, les noirs à jour, les rouges à coins
brodés, les chairs dont le grain satiné avait la douceur d'une
peau de blonde; enfin, sur le drap de l'étagère, des gants étaient
jetés symétriquement, avec leurs doigts allongés, leur paume
étroite de vierge byzantine, cette grâce raidie et comme
adolescente des chiffons de femme qui n'ont pas été portés. Mais
la dernière vitrine surtout les retint. Une exposition de soies,
de satins et de velours, y épanouissait, dans une gamme souple et
vibrante, les tons les plus délicats des fleurs: au sommet, les
velours, d'un noir profond, d'un blanc de lait caillé; plus bas,
les satins, les roses, les bleus, aux cassures vives, se
décolorant en pâleurs d'une tendresse infinie; plus bas encore,
les soies, toute l'écharpe de l'arc-en-ciel, des pièces
retroussées en coques, plissées comme autour d'une taille qui se
cambre, devenues vivantes sous les doigts savants des commis; et,
entre chaque motif, entre chaque phrase colorée de l'étalage,
courait un accompagnement discret, un léger cordon bouillonné de
foulard crème. C'était là, aux deux bouts, que se trouvaient, en
piles colossales, les deux soies dont la maison avait la propriété
exclusive, le Paris-Bonheur et le Cuir-d'or, des articles
exceptionnels, qui allaient révolutionner le commerce des
nouveautés.

-- Oh! cette faille à cinq francs soixante! murmura Denise,
étonnée devant le Paris-Bonheur.

Jean commençait à s'ennuyer. Il arrêta un passant.

-- La rue de la Michodière, monsieur?

Quand on la lui eut indiquée, la première à droite, tous trois
revinrent sur leurs pas, en tournant autour du magasin. Mais,
comme elle entrait dans la rue, Denise fut reprise par une
vitrine, où étaient exposées des confections pour dames. Chez
Cornaille, à Valognes, elle était spécialement chargée des
confections. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la
clouait sur le trottoir. Au fond, une grande écharpe en dentelle
de Bruges, d'un prix considérable, élargissait un voile d'autel,
deux ailes déployées, d'une blancheur rousse; des volants de point
d'Alençon se trouvaient jetés en guirlandes; puis, c'était, à
pleines mains, un ruissellement de toutes les dentelles, les
malines, les valenciennes, les applications de Bruxelles, les
points de Venise, comme une tombée de neige. À droite et à gauche,
des pièces de drap dressaient des colonnes sombres, qui reculaient
encore ce lointain de tabernacle. Et les confections étaient là,
dans cette chapelle élevée au culte des grâces de la femme:
occupant le centre, un article hors ligne, un manteau de velours,
avec des garnitures de renard argenté; d'un côté, une rotonde de
soie, doublée de petit-gris; de l'autre, un paletot de drap, bordé
de plumes de coq; enfin, des sorties de bal, en cachemire blanc,
en matelassé blanc, garnies de cygne ou de chenille. Il y en avait
pour tous les caprices, depuis les sorties de bal à vingt-neuf
francs jusqu'au manteau de velours affiché dix-huit cents francs,
La gorge ronde des mannequins gonflait l'étoffe, les hanches
fortes exagéraient la finesse de la taille, la tête absente était
remplacée par une grande étiquette, piquée avec une épingle dans
le molleton rouge du col; tandis que les glaces, aux deux côtés de
la vitrine, par un jeu calculé, les reflétaient et les
multipliaient sans fin, peuplaient la rue de ces belles femmes à
vendre, et qui portaient des prix en gros chiffres, à la place des
têtes.

-- Elles sont fameuses! murmura Jean, qui ne trouva rien d'autre
pour dire son émotion.

Du coup, il était lui-même redevenu immobile, la bouche ouverte.
Tout ce luxe de la femme le rendait rose de plaisir. Il avait la
beauté d'une fille, une beauté qu'il semblait avoir volée à sa
soeur, la peau éclatante, les cheveux roux et frisés, les lèvres
et les yeux mouillés de tendresse. Près de lui, dans son
étonnement, Denise paraissait plus mince encore, avec son visage
long à bouche trop grande, son teint fatigué déjà, sous sa
chevelure pâle. Et Pépé, également blond, d'un blond d'enfance, se
serrait davantage contre elle, comme pris d'un besoin inquiet de
caresses, troublé et ravi par les belles dames de la vitrine. Ils
étaient si singuliers et si charmants, sur le pavé, ces trois
blonds vêtus pauvrement de noir, cette fille triste entre ce joli
enfant et ce garçon superbe, que les passants se retournaient avec
des sourires.

Depuis un instant, un gros homme à cheveux blancs et à grande face
jaune, debout sur le seuil d'une boutique, de l'autre côté de la
rue, les regardait. C'était là, le sang aux yeux, la bouche
contractée, mis hors de lui par les étalages du Bonheur des Dames,
lorsque la vue de la jeune fille et de ses frères avait achevé de
l'exaspérer. Que faisaient-ils, ces trois nigauds, à bâiller ainsi
devant des parades de charlatan?

-- Et l'oncle? fit remarquer brusquement Denise, comme éveillée en
sursaut.

-- Nous sommes rue de la Michodière, dit Jean, il doit loger par
ici.

Ils levèrent la tête, se retournèrent. Alors, juste devant eux,
au-dessus du gros homme, ils aperçurent une enseigne verte, dont
les lettres jaunes déteignaient sous la pluie: _Au Vieil Elbeuf
draps et flanelles, Baudu, successeur de Hauchecorne_. La maison,
enduite d'un ancien badigeon rouillé, toute plate au milieu des
grands hôtels Louis XIV qui l'avoisinaient, n'avait que trois
fenêtres de façade; et ces fenêtres, carrées, sans persiennes,
étaient simplement garnies d'une rampe de fer, deux barres en
croix. Mais, dans cette nudité, ce qui frappa surtout Denise, dont
les yeux restaient pleins des clairs étalages du Bonheur des
Dames, ce fut la boutique du rez-de-chaussée, écrasée de plafond,
surmontée d'un entresol très bas, aux baies de prison, en demi-
lune. Une boiserie, de la couleur de l'enseigne, d'un vert
bouteille que le temps avait nuancé d'ocre et de bitume,
ménageait, à droite et à gauche, deux vitrines profondes, noires,
poussiéreuses, où l'on distinguait vaguement des pièces d'étoffe
entassées. La porte, ouverte, semblait donner sur les ténèbres
humides d'une cave.

-- C'est là, reprit Jean.

-- Eh bien! il faut entrer, déclara Denise. Allons, viens, Pépé.

Tous trois pourtant se troublaient, saisis de timidité. Lorsque
leur père était mort, emporté par la même fièvre qui avait pris
leur mère, un mois auparavant, l'oncle Baudu, dans l'émotion de ce
double deuil, avait bien écrit à sa nièce qu'il y aurait toujours
chez lui une place pour elle, le jour où elle voudrait tenter la
fortune à Paris; mais cette lettre remontait déjà à près d'une
année, et la jeune fille se repentait maintenant d'avoir ainsi
quitté Valognes, en un coup de tête, sans avertir son oncle.
Celui-ci ne les connaissait point, n'ayant plus remis les pieds
là-bas, depuis qu'il en était parti tout jeune, pour entrer comme
petit commis chez le drapier Hauchecorne, dont il avait fini par
épouser la fille.

-- Monsieur Baudu? demanda Denise, en se décidant enfin à
s'adresser au gros homme, qui les regardait toujours, surpris de
leurs allures.

-- C'est moi, répondit-il.

Alors, Denise rougit fortement et balbutia:

-- Ah! tant mieux! ... Je suis Denise, et voici Jean, et voici
Pépé... Vous voyez, nous sommes venus, mon oncle.

Baudu parut frappé de stupéfaction. Ses gros yeux rouges
vacillaient dans sa face jaune, ses paroles lentes
s'embarrassaient. Il était évidemment à mille lieues de cette
famille qui lui tombait sur les épaules.

-- Comment! comment! vous voilà! répéta-t-il à plusieurs reprises.
Mais vous étiez à Valognes! ... Pourquoi n'êtes-vous pas à
Valognes?

De sa voix douce, un peu tremblante, elle dut lui donner des
explications. Après la mort de leur père, qui avait mangé jusqu'au
dernier sou dans sa teinturerie, elle était restée la mère des
deux enfants. Ce qu'elle gagnait chez Cornaille ne suffisait point
à les nourrir tous les trois. Jean travaillait bien chez un
ébéniste, un réparateur de meubles anciens; mais il ne touchait
pas un sou. Pourtant, il prenait goût aux vieilleries, il taillait
des figures dans du bois; même, un jour, ayant découvert un
morceau d'ivoire, il s'était amusé à faire une tête, qu'un
monsieur de passage avait vue; et justement, c'était ce monsieur
qui les avait décidés à quitter Valognes, en trouvant à Paris une
place pour Jean, chez un ivoirier.

-- Vous comprenez, mon oncle, Jean entrera dès demain en
apprentissage, chez son nouveau patron. On ne me demande pas
d'argent, il sera logé et nourri... Alors, j'ai pensé que Pépé et
moi, nous nous tirerions toujours d'affaire. Nous ne pouvons pas
être plus malheureux qu'à Valognes.

Ce qu'elle taisait, c'était l'escapade amoureuse de Jean, des
lettres écrites à une fillette noble de la ville, des baisers
échangés par-dessus un mur, tout un scandale qui l'avait
déterminée au départ; et elle accompagnait surtout son frère à
Paris pour veiller sur lui, prise de terreurs maternelles, devant
ce grand enfant si beau et si gai, que toutes les femmes
adoraient.

L'oncle Baudu ne pouvait se remettre. Il reprenait ses questions.
Cependant, quand il l'eut ainsi entendue parler de ses frères, il
la tutoya.

-- Ton père ne vous a donc rien laissé? Moi, je croyais qu'il y
avait encore quelques sous. Ah! je lui ai assez conseillé, dans
mes lettres, de ne pas prendre cette teinturerie! Un brave coeur,
mais pas deux liards de tête!... Et tu es restée avec ces
gaillards sur les bras, tu as dû nourrir ce petit monde!

Sa face bilieuse s'était éclairée, il n'avait plus les yeux
saignants dont il regardait le Bonheur des Dames. Brusquement, il
s'aperçut qu'il barrait la porte.

-- Allons, dit-il, entrez, puisque vous êtes venus... Entrez, ça
vaudra mieux que de baguenauder devant des bêtises.

Et, après avoir adressé aux étalages d'en face une dernière moue
de colère, il livra passage aux enfants, il pénétra le premier
dans la boutique, en appelant sa femme et sa fille.

-- Élisabeth, Geneviève, arrivez donc, voici du monde pour vous!

Mais Denise et les petits eurent une hésitation devant les
ténèbres de la boutique. Aveuglés par le plein jour de la rue, ils
battaient des paupières comme au seuil d'un trou inconnu, tâtant
le sol du pied, ayant la peur instinctive de quelque marche
traîtresse. Et, rapprochés encore par cette crainte vague, se
serrant davantage les uns contre les autres le gamin, toujours
dans les jupes de la jeune fille et le grand derrière, ils
faisaient leur entrée avec une grâce souriante et inquiète. La
clarté matinale découpait la noire silhouette de leurs vêtements
de deuil, un jour oblique dorait leurs cheveux blonds.

-- Entrez, entrez, répétait Baudu.

En quelques phrases brèves, il mettait au courant Mme Baudu et sa
fille. La première était une petite femme mangée d'anémie, toute
blanche, les cheveux blancs, les yeux blancs, les lèvres blanches.
Geneviève, chez qui s'aggravait encore la dégénérescence de sa
mère, avait la débilité et la décoloration d'une plante grandie à
l'ombre. Pourtant, des cheveux noirs magnifiques, épais et lourds,
poussés comme par miracle dans cette chair pauvre, lui donnaient
un charme triste.

-- Entrez, dirent à leur tour les deux femmes. Vous êtes les
bienvenus.

Et elles firent asseoir Denise derrière le comptoir. Aussitôt,
Pépé monta sur les genoux de sa soeur, tandis que Jean, adossé
contre une boiserie, se tenait près d'elle. Ils se rassuraient,
regardaient la boutique, où leurs yeux s'habituaient à
l'obscurité. Maintenant, ils la voyaient, avec son plafond bas et
enfumé, ses comptoirs de chêne polis par l'usage, ses casiers
séculaires aux fortes ferrures. Des ballots de marchandises
sombres montaient jusqu'aux solives. L'odeur des draps et des
teintures, une odeur âpre de chimie, semblait décuplée par
l'humidité du plancher. Au fond, deux commis et une demoiselle
rangeaient des pièces de flanelle blanche.

-- Peut-être ce petit monsieur-là prendrait-il volontiers quelque
chose? dit Mme Baudu en souriant à Pépé.

-- Non, merci, répondit Denise. Nous avons bu une tasse de lait
dans un café, devant la gare.

Et, comme Geneviève regardait le léger paquet qu'elle avait posé
par terre, elle ajouta:

-- J'ai laissé notre malle là-bas.

Elle rougissait, elle comprenait qu'on ne tombait pas de la sorte
chez le monde. Déjà, dans le wagon, dès que le train avait quitté
Valognes, elle s'était sentie pleine de regret; et voilà pourquoi,
à l'arrivée, elle avait laissé la malle et fait déjeuner les
enfants.

-- Voyons, dit tout d'un coup Baudu, causons peu et causons
bien... Je t'ai écrit, c'est vrai, mais il y a un an; et, vois tu,
ma pauvre fille, les affaires n'ont guère marché, depuis un an...

Il s'arrêta, étranglé par une émotion qu'il ne voulait pas
montrer. Mme Baudu et Geneviève, l'air résigné, avaient baissé les
yeux.

-- Oh! continua-t-il, c'est une crise qui passera, je suis bien
tranquille... Seulement, j'ai diminué mon personnel, il n'y a plus
ici que trois personnes, et le moment n'est guère venu d'en
engager une quatrième. Enfin, je ne puis te prendre comme je te
l'offrais, ma pauvre fille.

Denise l'écoutait, saisie, toute pâle. Il insista, en ajoutant:

-- Ça ne vaudrait rien, ni pour toi, ni pour nous.

-- C'est bien, mon oncle, finit-elle par dire péniblement. Je
tâcherai de m'en tirer tout de même.

Les Baudu n'étaient pas de mauvaises gens. Mais ils se plaignaient
de n'avoir jamais eu de chance. Au temps où leur commerce
marchait, ils avaient dû élever cinq garçons, dont trois étaient
morts à vingt ans; le quatrième avait mal tourné, le cinquième
venait de partir pour le Mexique, comme capitaine. Il ne leur
restait que Geneviève. Cette famille avait coûté gros, et Baudu
s'était achevé, en achetant à Rambouillet, le pays du père de sa
femme, une grande baraque de maison. Aussi toute une aigreur
grandissait-elle, dans sa loyauté maniaque de vieux commerçant.

-- On prévient, reprit-il en se fâchant peu à peu de sa propre
dureté. Tu pouvais m'écrire, je t'aurais répondu de rester là
bas... Quand j'ai appris la mort de ton père, parbleu! je t'ai dit
ce qu'on dit d'habitude. Mais tu tombes là, sans crier gare...
C'est très embarrassant.

Il haussait la voix, il se soulageait. Sa femme et sa fille
restaient les regards à terre, en personnes soumises qui ne se
permettaient jamais d'intervenir. Cependant, tandis que Jean
blêmissait, Denise avait serré contre sa poitrine Pépé terrifié.
Elle laissa tomber deux grosses larmes.

-- C'est bien, mon oncle, répéta-t-elle. Nous allons nous en
aller.

Du coup, il se contint. Un silence embarrassé régna. Puis, il
reprit d'un ton bourru:

-- Je ne vous mets pas à la porte... Puisque vous êtes entrés
maintenant, vous coucherez toujours en haut, ce soir. Nous verrons
après.

Alors, Mme Baudu et Geneviève comprirent, sur un regard, qu'elles
pouvaient arranger les choses. Tout fut réglé. Il n'y avait point
à s'occuper de Jean. Quant a Pépé, il serait à merveille chez
Mme Gras, une vieille dame qui habitait un grand rez-de-chaussée,
rue des Orties, où elle prenait en pension complète des enfants
jeunes, moyennant quarante francs par mois. Denise déclara qu'elle
avait de quoi payer le premier mois. Il ne restait donc qu'à la
placer elle-même. On lui trouverait bien une place dans le
quartier.

-- Est-ce que Vinçard ne demandait pas une vendeuse? dit
Geneviève.

-- Tiens! c'est vrai! cria Baudu. Nous irons le voir après
déjeuner. Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.

Pas un client n'était venu déranger cette explication de famille.
La boutique restait noire et vide. Au fond, les deux commis et la
demoiselle continuaient leur besogne avec des paroles chuchotées
et sifflantes. Pourtant, trois dames se présentèrent, Denise resta
seule un instant. Elle baisa Pépé, le coeur gros, à l'idée de leur
prochaine séparation. L'enfant, câlin comme un petit chat, cachait
sa tête, sans prononcer une parole. Quand Mme Baudu et Geneviève
revinrent, elles le trouvèrent bien sage, et Denise assura qu'il
ne faisait jamais plus de bruit: il restait muet les journées
entières, vivant de caresses. Alors, jusqu'au déjeuner, toutes
trois parlèrent des enfants, du ménage, de la vie à Paris et en
province, par phrases courtes et vagues, en parentes un peu
embarrassées de ne pas se connaître. Jean était allé sur le seuil
de la boutique et n'en bougeait plus, intéressé par la vie des
trottoirs, souriant aux jolies filles qui passaient.

À dix heures, une bonne parut. D'ordinaire, la table était servie
pour Baudu, Geneviève et le premier commis. Il y avait une seconde
table à onze heures pour Mme Baudu, l'autre commis et la
demoiselle.

-- À la soupe! cria le drapier, en se tournant vers sa nièce.

Et, comme tous étaient assis déjà dans l'étroite salle à manger,
derrière la boutique, il appela le premier commis qui s'attardait.

-- Colomban!

Le jeune homme s'excusa, ayant voulu finir de ranger les
flanelles. C'était un gros garçon de vingt-cinq ans, lourd et
madré. Sa face honnête, à la grande bouche molle, avait des yeux
de ruse.

-- Que diable! il y a temps pour tout; disait Baudu, qui, installé
carrément, découpait un morceau de veau froid, avec une prudence
et une adresse de patron, pesant les minces parts du coup d'oeil,
à un gramme près.

Il servit tout le monde, coupa même le pain. Denise avait pris
Pépé auprès d'elle, pour le faire manger proprement. Mais la salle
obscure l'inquiétait; elle la regardait, elle se sentait le coeur
serré, elle qui était habituée aux larges pièces, nues et claires,
de sa province. Une seule fenêtre ouvrait sur une petite cour
intérieure, communiquant avec la rue par l'allée noire de la
maison; et cette cour, trempée, empestée, était comme un fond de
puits, où tombait un rond de clarté louche. Les jours d'hiver, on
devait allumer le gaz du matin au soir. Lorsque le temps
permettait de ne pas allumer, c'était plus triste encore. Il
fallut un instant à Denise, pour accoutumer ses yeux et distinguer
suffisamment les morceaux sur son assiette.

-- Voilà un gaillard qui a bon appétit, déclara Baudu en
constatant que Jean avait achevé son veau. S'il travaille autant
qu'il mange, ça fera un rude homme... Mais toi, ma fille, tu ne
manges pas? ... Et dis-moi, maintenant qu'on peut causer, pourquoi
ne t'es-tu pas mariée, à Valognes?

Denise lâcha son verre qu'elle portait à sa bouche.

-- Oh! mon oncle, me marier! vous n'y pensez pas!... Et les
petits?

Elle finit par rire, tant l'idée lui semblait baroque. D'ailleurs,
est-ce qu'un homme aurait voulu d'elle, sans un sou, pas plus
grosse qu'un mauviette, et pas belle encore? Non, non, jamais elle
ne se marierait, elle avait assez de deux enfants.

-- Tu as tort, répétait l'oncle, une femme a toujours besoin d'un
homme. Si tu avais trouvé un brave garçon, vous ne seriez pas
tombés sur le pavé de Paris, toi et tes frères, comme des
bohémiens.

Il s'interrompit, pour partager de nouveau, avec une parcimonie
pleine de justice, un plat de pommes de terre au lard, que la
bonne apportait. Puis, désignant de la cuiller Geneviève et
Colomban:

-- Tiens! reprit-il, ces deux-là seront mariés au printemps, si la
saison d'hiver est bonne.

C'était l'habitude patriarcale de la maison. Le fondateur Aristide
Finet, avait donné sa fille Désirée à son premier commis
Hauchecorne; lui, Baudu, débarqué rue de la Michodière avec sept
francs dans sa poche, avait épousé la fille du père Hauchecorne,
Élisabeth: et il entendait à son tour céder sa fille Geneviève et
la maison à Colomban, dès que les affaires reprendraient. S'il
retardait ainsi un mariage décidé depuis trois ans, c'était par un
scrupule, un entêtement de probité: il avait reçu la maison
prospère, il ne voulait point la passer aux mains d'un gendre,
avec une clientèle moindre et des opérations douteuses.

Baudu continua, présenta Colomban qui était de Rambouillet, comme
le père de Mme Baudu; même il existait entre eux un cousinage
éloigné. Un gros travailleur, qui, depuis dix années, trimait dans
la boutique, et qui avait gagné ses grades rondement! D'ailleurs,
il n'était pas le premier venu, il avait pour père ce noceur de
Colomban, un vétérinaire connu de tout Seine-et-Oise, un artiste
dans sa partie, mais tellement porté sur sa bouche, qu'il mangeait
tout.

-- Dieu merci! dit le drapier pour conclure, si le père boit et
court la gueuse, le fils a su apprendre ici le prix de l'argent.

Pendant qu'il parlait, Denise examinait Colomban et Geneviève. Ils
étaient à table l'un près de l'autre; mais ils y restaient bien
tranquilles, sans une rougeur, sans un sourire. Depuis le jour de
son entrée, le jeune homme comptait sur ce mariage. Il avait passé
par les différentes étapes, petit commis, vendeur appointé, admis
enfin aux confidences et aux plaisirs de la famille, le tout
patiemment, menant une vie d'horloge, regardant Geneviève comme
une affaire excellente et honnête. La certitude de l'avoir
l'empêchait de la désirer. Et la jeune fille, elle aussi, s'était
accoutumée à l'aimer, mais avec la gravité de sa nature contenue,
et d'une passion profonde qu'elle ignorait elle-même, dans son
existence plate et réglée de tous les jours.

-- Quand on se plaît et qu'on le peut, crut devoir dire Denise en
souriant, pour se montrer aimable.

-- Oui, on finit toujours par là, déclara Colomban, qui n'avait
pas encore lâché une parole, mâchant avec lenteur.

Geneviève, après avoir jeté sur lui un long regard, dit à son
tour:

-- Il faut s'entendre, ensuite, ça va tout seul.

Leurs tendresses avaient poussé dans ce rez-de-chaussée du vieux
Paris. C'était comme une fleur de cave. Depuis dix ans, elle ne
connaissait que lui, vivait les journées à son côté, derrière les
mêmes piles de drap, au fond des ténèbres de la boutique; et,
matin et soir, tous deux se retrouvaient coude à coude, dans
l'étroite salle à manger, d'une fraîcheur de puits. Ils n'auraient
pas été plus cachés, plus perdus, en pleine campagne, sous des
feuillages. Seul un doute, une crainte jalouse devait faire
découvrir à la jeune fille qu'elle s'était donnée à jamais, au
milieu de cette ombre complice, par vide de coeur et ennui de
tête.

Cependant, Denise avait cru remarquer une inquiétude naissante,
dans le regard jeté par Geneviève sur Colomban. Aussi répondit-
elle, d'un air d'obligeance:

-- Bah! quand on s'aime, on s'entend toujours.

Mais Baudu surveillait la table avec autorité. Il avait distribué
des languettes de brie, et pour fêter ses parents, il demanda un
second dessert, un pot de confiture de groseilles, largesse qui
parut surprendre Colomban. Pépé, jusque-là très sage, se conduisit
mal devant les confitures. Jean, pris d'intérêt pendant la
conversation sur le mariage, dévisageait la cousine Geneviève,
qu'il trouvait trop molle, trop pâle, et qu'il comparait au fond
de lui à un petit lapin blanc, avec des oreilles noires et des
yeux rouges.

-- Assez causé, et place aux autres! conclut le drapier, en
donnant le signal de se lever de table. Ce n'est pas une raison,
quand on se permet un extra, pour abuser de tout.

Mme Baudu, l'autre commis et la demoiselle, vinrent s'attabler à
leur tour. Denise, de nouveau, resta seule, assise près de la
porte, en attendant que son oncle pût la conduire chez Vinçard.
Pépé jouait à ses pieds, Jean avait repris son poste
d'observation, sur le seuil: Et, pendant près d'une heure, elle
s'intéressa aux choses qui se passaient autour d'elle. De loin en
loin, entraient des clientes: une dame parut, puis deux autres. La
boutique gardait son odeur de vieux, son demi-jour, où tout
l'ancien commerce, bonhomme et simple, semblait pleurer d'abandon.
Mais, de l'autre côté de la rue, ce qui la passionnait; c'était le
Bonheur des Dames, dont elle apercevait les vitrines, par la porte
ouverte. Le ciel demeurait voilé, une douceur de pluie
attiédissait l'air, malgré la saison; et, dans ce jour blanc, où
il y avait comme une poussière diffuse de soleil, le grand magasin
s'animait, en pleine vente.

Alors, Denise eut la sensation d'une machine, fonctionnant à haute
pression, et dont le branle aurait gagné jusqu'aux étalages. Ce
n'étaient plus les vitrines froides de la matinée; maintenant,
elles paraissaient comme chauffées et vibrantes de la trépidation
intérieure. Du monde les regardait, des femmes arrêtées
s'écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de
convoitise. Et les étoffes vivaient, dans cette passion du
trottoir: les dentelles avaient un frisson, retombaient et
cachaient les profondeurs du magasin, d'un air troublant de
mystère; les pièces de drap elles-mêmes, épaisses et carrées,
respiraient, soufflaient une haleine tentatrice; tandis que les
paletots se cambraient davantage sur les mannequins qui prenaient
une âme, et que le grand manteau de velours se gonflait, souple et
tiède, comme sur des épaules de chair, avec les battements de la
gorge et le frémissement des reins. Mais la chaleur d'usine dont
la maison flambait, venait surtout de la vente, de la bousculade
des comptoirs, qu'on sentait derrière les murs. Il y avait là le
ronflement continu de la machine à l'oeuvre, un enfournement de
clientes, entassées devant les rayons, étourdies sous les
marchandises, puis jetées à la caisse. Et cela réglé, organisé
avec une rigueur mécanique, tout un peuple de femmes passant dans
la force et la logique des engrenages.

Denise, depuis le matin, subissait la tentation. Ce magasin, si
vaste pour elle, où elle voyait entrer en une heure plus de monde
qu'il n'en venait chez Cornaille en six mois, l'étourdissait et
l'attirait; et il y avait, dans son désir d'y pénétrer, une peur
vague qui achevait de la séduire. En même temps, la boutique de
son oncle lui causait un sentiment de malaise. C'était un dédain
irraisonné, une répugnance instinctive pour ce trou glacial de
l'ancien commerce. Toutes ses sensations, son entrée inquiète,
l'accueil aigri de ses parents, le déjeuner triste sous un jour de
cachot, son attente au milieu de la solitude ensommeillée de cette
vieille maison agonisante, se résumaient en une sourde
protestation, en une passion de la vie et de la lumière. Et,
malgré son bon coeur, ses yeux retournaient toujours au Bonheur
des Dames, comme si la vendeuse en elle avait eu le besoin de se
réchauffer au flamboiement de cette grande vente.

-- En voilà qui ont du monde, au moins, laissa-t-elle échapper.

Mais elle regretta cette parole, en apercevant les Baudu près
d'elle. Mme Baudu, qui avait achevé de déjeuner, était debout,
toute blanche, ses yeux blancs fixés sur le monstre; et, résignée,
elle ne pouvait le voir, le rencontrer ainsi de l'autre côté de la
rue, sans qu'un désespoir muet gonflât ses paupières. Quant à
Geneviève, elle surveillait avec une inquiétude croissante
Colomban, qui, ne se croyant pas guetté, restait en extase, les
regards levés sur les vendeuses des confections, dont on
apercevait le comptoir, derrière les glaces de l'entresol. Baudu,
la bile au visage, se contenta de dire:

-- Tout ce qui reluit n'est pas d'or. Patience!

La famille, évidemment, renfonçait le flot de rancune qui lui
montait à la gorge. Une pensée d'amour-propre l'empêchait de se
livrer si vite, devant ces enfants arrivés du matin. Enfin, le
drapier fit un effort, se détourna pour s'arracher au spectacle de
la vente d'en face.

-- Eh bien! reprit-il, voyons chez Vinçard. Les places sont
courues, demain il ne serait plus temps peut-être.

Mais, avant de sortir, il donna l'ordre au second commis d'aller à
la gare prendre la malle de Denise. De son côté, Mme Baudu, à
laquelle la jeune fille confiait Pépé, décida qu'elle profiterait
d'un moment, pour mener le petit rue des Orties, chez Mme Gras,
afin de causer et de s'entendre. Jean promit à sa soeur de ne pas
bouger de la boutique.

-- Nous en avons pour deux minutes, expliqua Baudu, pendant qu'il
descendait la rue Gaillon avec sa nièce. Vinçard a créé une
spécialité de soie, où il fait encore des affaires. Oh! il a de la
peine comme tout le monde, mais c'est un finaud qui joint les deux
bouts par une avarice de chien... Je crois pourtant qu'il veut se
retirer à cause de ses rhumatismes.

Le magasin se trouvait rue Neuve-des-Petits-Champs, près du
passage Choiseul. Il était propre et clair, d'un luxe tout
moderne, petit pourtant, et pauvre de marchandises. Baudu et
Denise trouvèrent Vinçard en grande conférence avec deux
messieurs.

-- Ne vous dérangez pas, cria le drapier. Nous ne sommes pas
pressés, nous attendrons.

Et, revenant par discrétion vers la porte, se penchant à l'oreille
de la jeune fille, il ajouta:

-- Le maigre est au Bonheur second à la soie et le gros est un
fabricant de Lyon.

Denise comprit que Vinçard poussait son magasin à Robineau, le
commis du Bonheur des Dames. L'air franc, la mine ouverte, il
donnait sa parole d'honneur, avec la facilité d'un homme que les
serments ne gênaient pas. Selon lui, sa maison était une affaire
d'or; et, dans l'éclat de sa grosse santé, il s'interrompait pour
geindre, pour se plaindre de ses sacrées douleurs, qui le
forçaient à manquer sa fortune. Mais Robineau, nerveux et
tourmenté, l'interrompait avec impatience: il connaissait la crise
que les nouveautés traversaient, il citait une spécialité de soie
tuée déjà par le voisinage du Bonheur. Vinçard, enflammé, éleva la
voix.

-- Parbleu! la culbute de ce grand serin de Vabre était fatale. Sa
femme mangeait tout... Puis, nous sommes ici à plus de cinq cents
mètres, tandis que Vabre se trouvait porte à porte avec l'autre.

Alors, Gaujean, le fabricant de soie, intervint. De nouveau, les
voix baissèrent. Lui, accusait les grands magasins de ruiner la
fabrication française; trois ou quatre lui faisaient la loi,
régnaient en maîtres sur le marché; et il laissait entendre que la
seule façon de les combattre était de favoriser le petit commerce,
les spécialités surtout, auxquelles l'avenir appartenait. Aussi
offrait-il des crédits très larges à Robineau.

-- Voyez comme le Bonheur s'est conduit à votre égard! répétait-
il. Aucun compte des services rendus, des machines à exploiter le
monde!... La situation de premier vous était promise depuis
longtemps, lorsque Bouthemont, qui arrivait du dehors et qui
n'avait aucun titre, l'a obtenue du coup.

La plaie de cette injustice saignait encore chez Robineau.
Pourtant, il hésitait à s'établir, il expliquait que l'argent ne
venait pas de lui; c'était sa femme qui avait hérité de soixante
mille francs, et il se montrait plein de scrupules devant cette
somme, il aurait mieux aimé, disait-il, se couper tout de suite
les deux poings, que de la compromettre dans de mauvaises
affaires.

-- Non, je ne suis pas décidé, finit-il par conclure. Laissez-moi
le temps de réfléchir, nous en recauserons.

-- Comme vous voudrez, dit Vinçard en cachant son désappointement
sous un air bonhomme. Mon intérêt n'est pas de vendre. Allez, sans
mes douleurs...

Et, revenant au milieu du magasin:

-- Qu'y a-t-il pour votre service, monsieur Baudu?

Le drapier, qui écoutait d'une oreille, présenta Denise, conta ce
qu'il voulut de son histoire, dit qu'elle avait travaillé deux ans
en province.

-- Et, comme vous cherchez une bonne vendeuse, m'a-t-on appris...

Vinçard affecta un grand désespoir.

-- Oh! c'est jouer de guignon! Sans doute, j'ai cherché une
vendeuse pendant huit jours. Mais je viens d'en arrêter une, il
n'y a pas deux heures.

Un silence régna. Denise semblait consternée. Alors, Robineau qui
la regardait avec intérêt, apitoyé sans doute par sa mine pauvre,
se permit un renseignement.

-- Je sais qu'on a besoin chez nous de quelqu'un, au rayon des
confections.

Baudu ne put retenir ce cri de son coeur:

-- Chez vous, ah! non, par exemple!

Puis, il resta embarrassé. Denise était devenue toute rouge:
entrer dans ce grand magasin, jamais elle n'oserait! et l'idée d'y
être la comblait d'orgueil.

-- Pourquoi donc? reprit Robineau surpris. Ce serait au contraire
une chance pour mademoiselle... Je lui conseille de se présenter
demain matin à Mme Aurélie, la première. Le pis qui puisse lui
arriver, c'est de n'être pas acceptée.

Le drapier, pour cacher sa révolte intérieure, se jeta dans des
phrases vagues: il connaissait Mme Aurélie, ou du moins son mari,
Lhomme, le caissier, un gros qui avait eu le bras droit coupé par
un omnibus. Puis, revenant brusquement à Denise:

-- D'ailleurs, c'est son affaire, ce n'est pas la mienne... Elle
est bien libre.

Et il sortit, après avoir salué Gaujean et Robineau. Vinçard
l'accompagna jusqu'à la porte, en renouvelant l'expression de ses
regrets. La jeune fille était demeurée au milieu du magasin,
intimidée, désireuse d'obtenir du commis des renseignements plus
complets. Mais elle n'osa pas. Elle salua à son tour et dit
simplement:

-- Merci, monsieur.

Sur le trottoir, Baudu n'adressa pas la parole à sa nièce. Il
marchait vite, il la forçait à courir, comme emporté par ses
réflexions. Rue de la Michodière, il allait rentrer chez lui,
lorsqu'un boutiquier voisin, debout sur la porte, l'appela d'un
signe. Denise s'arrêta pour l'attendre.

-- Quoi donc, père Bourras? demanda le drapier.

Bourras était un grand vieillard à tête de prophète, chevelu et
barbu, avec des yeux perçants sous de gros sourcils
embroussaillés. Il tenait un commerce de cannes et de parapluies,
faisait les raccommodages, sculptait même des manches, ce qui lui
avait conquis une célébrité d'artiste dans le quartier. Denise
donna un coup d'oeil aux vitrines de la boutique, où les
parapluies et les cannes s'alignaient par files régulières. Mais
elle leva les yeux, et la maison surtout l'étonna: une masure
prise entre le Bonheur des Dames et un grand hôtel Louis XIV,
poussée on ne savait comment dans cette fente étroite, au fond de
laquelle ses deux étages bas s'écrasaient. Sans les soutiens de
droite et de gauche, elle serait tombée, les ardoises de sa
toiture tordues et pourries, sa façade de deux fenêtres couturée
de lézardes, coulant en longues taches de rouille sur la boiserie
à demi mangée de l'enseigne.

-- Vous savez qu'il a écrit à mon propriétaire pour acheter la
maison, dit Bourras en regardant fixement le drapier de ses yeux
de flamme.

Baudu blêmit davantage et plia les épaules. Il y eut un silence,
les deux hommes restaient face à face, avec leur air profond.

-- Il faut s'attendre à tout, murmura-t-il enfin.

Alors, le vieillard s'emporta, secoua ses cheveux et sa barbe de
fleuve.

-- Qu'il achète la maison, il la payera quatre fois sa valeur!...
Mais je vous jure que, moi vivant, il n'en aura pas une pierre.
Mon bail est encore de douze ans... Nous verrons, nous verrons!

C'était une déclaration de guerre. Bourras se tournait vers le
Bonheur des Dames, que ni l'un ni l'autre n'avait nommé. Un
instant, Baudu hocha la tête en silence; puis, il traversa la rue
pour rentrer chez lui, les jambes cassées, en répétant seulement:

-- Ah! mon Dieu!... ah! mon Dieu!...

Denise, qui avait écouté, suivit son oncle. Mme Baudu rentrait
aussi avec Pépé; et, tout de suite, elle dit que Mme Gras
prendrait l'enfant quand on voudrait. Mais Jean venait de
disparaître, ce fut une inquiétude pour sa soeur. Quand il revint,
le visage animé, parlant du boulevard avec passion, elle le
regarda d'un air triste qui le fit rougir. On avait apporté leur
malle, ils coucheraient en haut, sous les toits.

-- À propos, et chez Vinçard? demanda Mme Baudu.

Le drapier conta sa démarche inutile, puis ajouta qu'on avait
indiqué une place à leur nièce; et, le bras tendu vers le Bonheur
des Dames, dans un geste de mépris, il lâcha ces mots:

-- Tiens! là-dedans!

Toute la famille en demeura blessée. Le soir, la première table
était à cinq heures. Denise et les deux enfants reprirent leur
place, avec Baudu, Geneviève et Colomban. Un bec de gaz éclairait
la petite salle à manger, où s'étouffait l'odeur de la nourriture.
Le repas fut silencieux. Mais, au dessert, Mme Baudu, qui ne
pouvait tenir en place, quitta la boutique pour venir s'asseoir
derrière sa nièce. Et, alors, le flot contenu depuis le matin
creva, tous se soulagèrent, en tapant sur le monstre.

-- C'est ton affaire, tu es bien libre, répéta d'abord Baudu. Nous
ne voulons pas t'influencer... Seulement, si tu savais quelle
maison!.

Par phrases coupées, il conta l'histoire de cet Octave Mouret.
Toutes les chances! Un garçon tombé du Midi à Paris, avec l'audace
aimable d'un aventurier; et, dès le lendemain, des histoires de
femme, une continuelle exploitation de la femme, le scandale d'un
flagrant délit, dont le quartier parlait encore; puis, la conquête
brusque et inexplicable de Mme Hédouin, qui lui avait apporté le
Bonheur des Dames.

-- Cette pauvre Caroline! interrompit Mme Baudu. Elle était un peu
ma parente. Ah! si elle avait vécu, les choses tourneraient
autrement. Elle ne nous laisserait pas assassiner... Et c'est lui
qui l'a tuée. Oui, dans ses constructions! Un matin, en visitant
les travaux, elle est tombée dans un trou. Trois jours après, elle
mourait. Elle qui n'avait jamais été malade, qui était si bien
portante, si belle!... Il y a de son sang sous les pierres de la
maison.

Au travers des murs, elle désignait le grand magasin de sa main
pâle et tremblante. Denise, qui écoutait comme on écoute un conte
de fées, eut un léger frisson. La peur qu'il y avait, depuis le
matin, au fond de la tentation exercée sur elle, venait peut-être
du sang de cette femme, qu'elle croyait voir maintenant dans le
mortier rouge du sous-sol.

-- On dirait que ça lui porte bonheur, ajouta Mme Baudu, sans
nommer Mouret.

Mais le drapier haussait les épaules, dédaigneux de ces fables de
nourrice. Il reprit son histoire, il expliqua la situation,
commercialement. Le Bonheur des Dames avait été fondé en 1822 par
les frères Deleuze. À la mort de l'aîné, sa fille, Caroline,
s'était mariée avec le fils d'un fabricant de toile, Charles
Hédouin; et, plus tard, étant devenue veuve, elle avait épousé ce
Mouret. Elle lui apportait donc la moitié du magasin. Trois mois
après le mariage, l'oncle Deleuze décédait à son tour sans
enfants; si bien que, lorsque Caroline avait laissé ses os dans
les fondations, ce Mouret était resté seul héritier, seul
propriétaire du Bonheur. Toutes les chances!

-- Un homme à idées, un brouillon dangereux qui bouleversera le
quartier, si on le laisse faire! continua Baudu. Je crois que
Caroline, un peu romanesque elle aussi, a dû être prise par les
projets extravagants du monsieur... Bref, il l'a décidée à acheter
la maison de gauche, puis la maison de droite; et lui-même, quand
il a été seul, en a acheté deux autres; de sorte que le magasin a
grandi, toujours grandi, au point qu'il menace de nous manger
tous, maintenant!

Il s'adressait à Denise, mais il parlait pour lui, remâchant, par
un besoin fiévreux de se satisfaire, cette histoire qui le
hantait. Dans la famille, il était le bilieux, le violent aux
poings toujours serrés. Mme Baudu n'intervenait plus, immobile sur
sa chaise; Geneviève et Colomban, les yeux baissés, ramassaient et
mangeaient par distraction des miettes de pain. Il faisait si
chaud, si étouffé dans la petite pièce que Pépé s'était endormi
sur la table, et que les yeux de Jean lui-même se fermaient.

-- Patience! reprit Baudu, saisi d'une soudaine colère, les
faiseurs se casseront les reins! Mouret traverse une crise, je le
sais. Il a dû mettre tous ses bénéfices dans ses folies
d'agrandissement et de réclame. En outre, pour trouver des
capitaux, il s'est avisé de décider la plupart de ses employés à
placer leur argent chez lui. Aussi est-il sans un sou maintenant,
et si un miracle ne se produit pas, s'il n'arrive pas à tripler sa
vente, comme il l'espère, vous verrez quelle débâcle! ... Ah! je
ne suis pas méchant, mais ce jour-là, j'illumine, parole
d'honneur!

Il poursuivit d'une voix vengeresse, on eût dit que la chute du
Bonheur des Dames devait rétablir la dignité du commerce
compromise. Avait-on jamais vu cela? un magasin de nouveautés où
l'on vendait de tout! un bazar alors! Aussi le personnel était
gentil: un tas de godelureaux qui manoeuvraient comme dans une
gare, qui traitaient les marchandises et les clientes comme des
paquets, lâchant le patron ou lâché par lui pour un mot, sans
affection, sans moeurs, sans art! Et il prit tout d'un coup à
témoin Colomban: certes, lui, Colomban, élevé à la bonne école,
savait de quelle façon lente et sûre on arrivait aux finesses, aux
roueries du métier. L'art n'était pas de vendre beaucoup, mais de
vendre cher. Puis, il pouvait dire comment on l'avait traité,
comment il était devenu de la famille, soigné lorsqu'il tombait
malade, blanchi et raccommodé, surveillé paternellement, aimé
enfin!

-- Bien sûr, répétait Colomban, après chaque cri du patron.

-- Tu es le dernier, mon brave, finit par déclarer Baudu attendri.
Après toi, on n'en fera plus... Toi seul me consoles, car si c'est
une pareille bousculade qu'on appelle à présent le commerce, je
n'y entends rien, j'aime mieux m'en aller.

Geneviève, la tête penchée sur une épaule, comme si son épaisse
chevelure noire eût pesé trop lourd à son front pâle, examinait le
commis souriant; et, dans son regard, il y avait un soupçon, un
désir de voir si Colomban, travaillé d'un remords, ne rougirait
pas, sous de tels éloges. Mais, en garçon rompu aux comédies du
vieux négoce, il gardait sa carrure tranquille, son air bonasse,
avec son pli de ruse aux lèvres.

Cependant, Baudu criait plus fort, en accusant ce déballage d'en
face, ces sauvages, qui se massacraient entre eux avec leur lutte
pour la vie, d'en arriver à détruire la famille. Et il citait
leurs voisins de campagne, les Lhomme, la mère, le père, le fils,
tous les trois employés dans la baraque, des gens sans intérieur,
toujours dehors, ne mangeant chez eux que le dimanche, une vie
d'hôtel et de table d'hôte enfin! Certes, sa salle à manger
n'était pas grande, on aurait pu même y souhaiter plus de jour et
plus d'air; mais au moins sa vie tenait là, il y avait vécu dans
la tendresse des siens. En parlant, ses yeux faisaient le tour de
la petite pièce; et un tremblement le prenait, à l'idée inavouée
que les sauvages pourraient un jour, s'ils achevaient de tuer sa
maison, le déloger de ce trou où il avait chaud, entre sa femme et
sa fille. Malgré l'assurance qu'il affectait, quand il annonçait
la culbute finale, il était plein de terreur au fond, il sentait
bien le quartier envahi, dévoré peu à peu.

-- Ce n'est pas pour te dégoûter, reprit-il en tâchant d'être
calme. Si ton intérêt est d'entrer là-dedans, je serai le premier
à te dire: Entres-y.

-- Je le pense bien, mon oncle, murmura Denise, étourdie, et dont
le désir d'être au Bonheur des Dames grandissait, au milieu de
toute cette passion.

Il avait posé les coudes sur la table, il la fatiguait de son
regard.

-- Mais, voyons, toi qui es de la partie, dis-moi s'il est
raisonnable qu'un simple magasin de nouveautés se mette à vendre
de n'importe quoi. Autrefois, quand le commerce était honnête, les
nouveautés comprenaient les tissus, pas davantage. Aujourd'hui,
elles n'ont plus que l'idée de monter sur le dos des voisins et de
tout manger... Voilà ce dont le quartier se plaint, car les
petites boutiques commencent à y souffrir terriblement. Ce Mouret
les ruine... Tiens! Bédoré et soeur, la bonneterie de la rue
Gaillon, a déjà perdu la moitié de sa clientèle. Chez Mlle Tatin,
la lingère du passage Choiseul, on en est à baisser les prix, à
lutter de bon marché. Et l'effet du fléau, de cette peste, se fait
sentir jusqu'à la rue Neuve-des-Petits-Champs, où je me suis
laissé dire que MM. Vanpouille frères, les fourreurs, ne pouvaient
tenir le coup... Hein? des calicots qui vendent des fourrures,
c'est trop drôle! Une idée du Mouret encore!

-- Et les gants, dit Mme Baudu. N'est-ce pas monstrueux? il a osé
créer un rayon de ganterie!... Hier, comme je passais rue Neuve-
Saint-Augustin, Quinette se trouvait sur sa porte, l'air si
triste, que je n'ai pas voulu lui demander si les affaires
allaient bien.

-- Et les parapluies, reprit Baudu. Ça, c'est le comble! Bourras
est persuadé que le Mouret a voulu simplement le couler; car,
enfin, à quoi ça rime-t-il, des parapluies avec des étoffes?...
Mais Bourras est solide, il ne se laissera pas égorger. Nous
allons rire, un de ces jours.

Il parla d'autres commerçants, il passa le quartier en revue.
Parfois, des aveux lui échappaient: si Vinçard tâchait de vendre,
tous n'avaient plus qu'à faire leurs paquets, car Vinçard était
comme les rats, qui filent des maisons, quand elles vont crouler.
Puis, aussitôt, il se démentait, il rêvait une alliance, une
entente des petits détaillants pour tenir tête au colosse. Depuis
un moment, il hésitait à parler de lui, les mains agitées, la
bouche tiraillée par un tic nerveux. Enfin, il se décida.

-- Moi, jusqu'ici, je n'ai pas trop à me plaindre. Oh! il m'a fait
du tort, le gredin! Mais il ne tient encore que les draps de dame,
les draps légers, pour robes, et les draps plus forts, pour
manteaux. On vient toujours chez moi acheter les articles d'homme,
les velours de chasse, les livrées; sans parler des flanelles et
des molletons, dont je le défie bien d'avoir un assortiment aussi
complet... Seulement, il m'asticote, il croit me faire tourner le
sang, parce qu'il a mis son rayon de draperie, là, en face. Tu as
vu son étalage, n'est-ce pas? Toujours, il y plante ses plus
belles confections, au milieu d'un encadrement de pièces de drap,
une vraie parade de saltimbanque pour raccrocher les filles... Foi
d'honnête homme! je rougirais d'employer de tels moyens. Depuis
près de cent ans, le Vieil Elbeuf est connu, et il n'a pas besoin
à sa porte de pareils attrape-nigauds. Tant que je vivrai, la
boutique restera telle que je l'ai prise, avec ses quatre pièces
d'échantillon, à droite et à gauche, pas davantage!

L'émotion gagnait toute la famille. Geneviève se permit de prendre
la parole, après un silence.

-- Notre clientèle nous aime, papa. Il faut espérer... Aujourd'hui
encore, Mme Desforges et Mme de Boves sont venues. J'attends
Mme Marty pour des flanelles.

-- Moi, déclara Colomban, j'ai reçu hier une commande de
Mme Bourdelais. Il est vrai qu'elle m'a parlé d'une cheviotte
anglaise, affichée en face dix sous meilleur marché, la même que
chez nous, paraît-il.

-- Et dire, murmura Mme Baudu de sa voix fatiguée, que nous avons
vu cette maison-là grande comme un mouchoir de poche!
Parfaitement, ma chère Denise, lorsque les Deleuze l'ont fondée,
elle avait seulement une vitrine sur la rue Neuve-Saint-Augustin,
un vrai placard, où deux pièces d'indienne s'étouffaient avec
trois pièces de calicot. On ne pouvait pas se retourner dans la
boutique, tant c'était petit... À cette époque, le Vieil Elbeuf,
qui existait depuis plus de soixante ans, était déjà tel que tu le
vois aujourd'hui... Ah! tout cela est changé, bien changé!

Elle secouait la tête, ses paroles lentes disaient le drame de sa
vie. Née au Vieil Elbeuf, elle en aimait jusqu'aux pierres
humides, elle ne vivait que pour lui et par lui; et, autrefois
glorieuse de cette maison, la plus forte, la plus richement
achalandée du quartier, elle avait eu la continuelle souffrance de
voir grandir peu à peu la maison rivale, d'abord dédaignée, puis
égale en importance, puis débordante, menaçante. C'était pour elle
une plaie toujours ouverte, elle se mourait du Vieil Elbeuf
humilié, vivant encore ainsi que lui par la force de l'impulsion,
mais sentant bien que l'agonie de la boutique serait la sienne, et
qu'elle s'éteindrait, le jour où la boutique fermerait.

Le silence régna. Baudu battait la retraite du bout des doigts sur
la toile cirée. Il éprouvait une lassitude, presque un regret, de
s'être ainsi soulagé une fois de plus. Dans cet accablement, toute
la famille d'ailleurs, les yeux vagues, continuait à remuer les
amertumes de son histoire. Jamais la chance ne leur avait souri.
Les enfants étaient élevés, la fortune venait, lorsque brusquement
la concurrence apportait la ruine. Et il y avait encore la maison
de Rambouillet, cette maison de campagne où le drapier faisait
depuis dix ans le rêve de se retirer, une occasion, disait-il, une
antique bâtisse qu'il devait réparer continuellement, qu'il
s'était décidé à louer, et dont les locataires ne le payaient
point. Ses derniers gains passaient là, il n'avait eu que ce vice,
dans sa probité méticuleuse, obstinée aux vieux usages.

-- Voyons, déclara-t-il brusquement, il faut laisser la table aux
autres... En voilà des paroles inutiles!

Ce fut comme un réveil. Le bec de gaz sifflait, dans l'air mort et
brûlant de la petite pièce. Tous se levèrent en sursaut, rompant
le triste silence. Cependant, Pépé dormait si bien, qu'on
l'allongea sur des pièces de molleton. Jean, qui bâillait, était
déjà retourné à la porte de la rue.

-- Et, pour finir, tu feras ce que tu voudras, répéta de nouveau
Baudu à sa nièce. Nous te disons les choses, voilà tout... Mais
tes affaires sont tes affaires.

Il la pressait du regard, il attendait une réponse décisive.
Denise, que ces histoires avaient passionnée davantage pour le
Bonheur des Dames, au lieu de l'en détourner, gardait son air
tranquille et doux, d'une volonté têtue de Normande au fond. Elle
se contenta de répondre:

-- Nous verrons, mon oncle.

Et elle parla de monter se coucher de bonne heure avec les
enfants, car ils étaient très fatigués tous les trois. Mais six
heures sonnaient à peine, elle voulut bien rester un moment encore
dans la boutique. La nuit s'était faite, elle retrouva la rue
noire, trempée d'une pluie fine et drue, qui tombait depuis le
coucher du soleil. Ce fut pour elle une surprise: quelques
instants avaient suffi, la chaussée était trouée de flaques, les
ruisseaux roulaient des eaux sales, une boue épaisse, piétinée,
poissait les trottoirs; et, sous l'averse battante, on ne voyait
plus que le défilé confus des parapluies, se bousculant, se
ballonnant, pareils à de grandes ailes sombres, dans les ténèbres.
Elle recula d'abord, prise de froid, le coeur serré davantage par
la boutique mal éclairée, lugubre à cette heure. Un souffle
humide, l'haleine du vieux quartier, venait de la rue; il semblait
que le ruissellement des parapluies coulât jusqu'aux comptoirs,
que le pavé avec sa boue et ses flaques entrât, achevât de moisir
l'antique rez-de-chaussée, blanc de salpêtre. C'était toute une
vision de l'ancien Paris mouillé, dont elle grelottait, avec un
étonnement navré de trouver la grande ville si glaciale et si
laide.

Mais, de l'autre côté de la chaussée, le Bonheur des Dames
allumait les files profondes de ses becs de gaz. Et elle se
rapprocha, attirée de nouveau et comme réchauffée à ce foyer
d'ardente lumière. La machine ronflait toujours, encore en
activité, lâchant sa vapeur dans un dernier grondement, pendant
que les vendeurs repliaient les étoffes et que les caissiers
comptaient la recette. C'était, à travers les glaces pâlies d'une
buée, un pullulement vague de clartés, tout un intérieur confus
d'usine. Derrière le rideau de pluie qui tombait, cette apparition
reculée, brouillée, prenait l'apparence d'une chambre de chauffe
géante, où l'on voyait passer les ombres noires des chauffeurs,
sur le feu rouge des chaudières. Les vitrines se noyaient, on ne
distinguait plus, en face, que la neige des dentelles, dont les
verres dépolis d'une rampe de gaz avivaient le blanc; et, sur ce
fond de chapelle, les confections s'enlevaient en vigueur, le
grand manteau de velours, garni de renard argenté, mettait le
profil d'une femme sans tête, qui courait par l'averse à quelque
fête, dans l'inconnu des ténèbres de Paris.

Denise, cédant à la séduction, était venue jusqu'à la porte, sans
se soucier du rejaillissement des gouttes, qui la trempait. À
cette heure de nuit, avec son éclat de fournaise, le Bonheur des
Dames achevait de la prendre tout entière. Dans la grande ville,
noire et muette sous la pluie, dans ce Paris qu'elle ignorait, il
flambait comme un phare, il semblait à lui seul la lumière et la
vie de la cité. Elle y rêvait son avenir, beaucoup de travail pour
élever les enfants, avec d'autres choses encore, elle ne savait
quoi, des choses lointaines dont le désir et la crainte la
faisaient trembler. L'idée de cette femme morte dans les
fondations lui revint; elle eut peur, elle crut voir saigner les
clartés; puis, la blancheur des dentelles l'apaisa, une espérance
lui montait au coeur, toute une certitude de joie; tandis que la
poussière d'eau volante lui refroidissait les mains et calmait en
elle la fièvre du voyage.

-- C'est Bourras, dit une voix derrière son dos.

Elle se pencha, elle aperçut Bourras, immobile au bout de la rue,
devant la vitrine où elle avait remarqué, le matin, toute une
construction ingénieuse, faite avec des parapluies et des cannes.
Le grand vieillard s'était glissé dans l'ombre, pour s'emplir les
yeux de cet étalage triomphal; et, la face douloureuse, il ne
sentait pas même la pluie qui battait sa tête nue, dont les
cheveux blancs ruisselaient.

-- Il est bête, fit remarquer la voix, il va prendre du mal.

Alors, en se tournant, Denise vit qu'elle avait de nouveau les
Baudu derrière elle. Malgré eux, comme Bourras qu'ils trouvaient
bête, ils revenaient toujours là, devant ce spectacle qui leur
crevait le coeur. C'était une rage à souffrir. Geneviève, très
pâle, avait constaté que Colomban regardait, à l'entresol, les
ombres des vendeuses passer sur les glaces; et, pendant que Baudu
étranglait de rancune rentrée, les yeux de Mme Baudu s'étaient
emplis de larmes, silencieusement.

-- N'est-ce pas, tu t'y présenteras demain? finit par demander le
drapier, tourmenté d'incertitude, et sentant bien d'ailleurs que
sa nièce était conquise comme les autres.

Elle hésita, puis avec douceur:

-- Oui, mon oncle, à moins que cela ne vous fasse trop de peine.

II


Le lendemain, à sept heures et demie, Denise était devant le
Bonheur des Dames. Elle voulait s'y présenter, avant de conduire
Jean chez son patron, qui demeurait loin, dans le haut du faubourg
du Temple. Mais, avec ses habitudes matinales, elle s'était trop
pressée de descendre: les commis arrivaient à peine; et, craignant
d'être ridicule, prise de timidité, elle resta à piétiner un
instant sur la place Gaillon.

Un vent froid qui soufflait, avait déjà séché le pavé. De toutes
les rues, éclairées d'un petit jour pâle sous le ciel de cendre,
les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot
relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson
de l'hiver. La plupart filaient seuls et s'engouffraient au fond
du magasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurs
collègues, qui allongeaient le pas autour d'eux; d'autres allaient
par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du
trottoir; et tous, du même geste, avant d'entrer, jetaient dans le
ruisseau leur cigarette ou leur cigare.

Denise s'aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient
en passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus la
force de les suivre, elle résolut de n'entrer à son tour que
lorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l'idée d'être
bousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais le
défilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit
lentement le tour de la place. Quand elle revint, elle trouva,
planté devant le Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et
dégingandé, qui, depuis un quart d'heure, semblait attendre comme
elle.

-- Mademoiselle, finit-il par lui demander d'une voix balbutiante,
vous êtes peut-être vendeuse dans la maison?

Elle resta si émotionnée d'entendre ce garçon inconnu lui adresser
la parole, qu'elle ne répondit pas d'abord.

-- C'est que, voyez-vous, continua-t-il en s'embrouillant
davantage, j'ai l'idée de voir si l'on ne pourrait pas m'y
prendre, et vous m'auriez donné un renseignement.

Il était aussi timide qu'elle, il se risquait à l'aborder, parce
qu'il la sentait tremblante comme lui.

-- Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin. Mais je
ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour me présenter
aussi.

-- Ah! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.

Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent un
instant face à face, attendries par la fraternité de leurs
situations, n'osant pourtant se souhaiter tout haut une bonne
réussite. Puis, comme ils n'ajoutaient rien et qu'ils se gênaient
de plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent
à attendre chacun de son côté, à quelques pas l'un de l'autre.

Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendait
plaisanter, quand ils passaient près d'elle, en lui jetant un coup
d'oeil oblique. Son embarras grandissait d'être ainsi en
spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade
d'une demi-heure, lorsque la vue d'un jeune homme, qui arrivait
rapidement par la rue Port-Mahon, l'arrêta une minute encore.
Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis
le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée;
et il avait des yeux couleur de vieil or, d'une douceur de
velours, qu'il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa
la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu'elle
restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie d'une
émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme.
Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentement
la rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le
courage lui revînt.

C'était mieux qu'un chef de rayon, c'était Octave Mouret en
personne. Il n'avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d'une
soirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami
et deux femmes, ramassées dans les coulisses d'un petit théâtre.
Son paletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche.
Vivement, il monta chez lui, se débarbouilla, se changea; et,
quand il vint s'asseoir devant son bureau, dans son cabinet de
l'entresol, il était solide, l'oeil vif, la peau fraîche, tout à
la besogne, comme s'il eût passé dix heures au lit. Le cabinet,
vaste, meublé de vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour
seul ornement un portrait de cette Mme Hédouin dont le quartier
parlait encore. Depuis qu'elle n'était plus, Octave lui gardait un
souvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de la
fortune dont elle l'avait comblé en l'épousant. Aussi, avant de se
mettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il au
portrait un sourire d'homme heureux. N'était-ce pas toujours
devant elle qu'il revenait travailler, après ses échappées de
jeune veuf, au sortir des alcôves où le besoin du plaisir
l'égarait?

On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et
maigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d'ailleurs
avec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà.
Mouret avait levé les yeux; puis, continuant de signer:

-- Vous avez bien dormi, Bourdoncle?

-- Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait à
petits pas, comme chez lui.

Bourdoncle, fils d'un fermier pauvre des environs de Limoges,
avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret,
lorsque le magasin occupait l'angle de la place Gaillon. Très
intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter
aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes
de fuites, une apparente étourderie, des histoires de femme
inquiétantes; mais il n'apportait pas le coup de génie de ce
Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse.
D'ailleurs, par un instinct d'homme sage, il s'était incliné
devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement.
Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent
dans la maison, Bourdoncle s'était exécuté un des premiers, lui
confiant même l'héritage inattendu d'une tante; et, peu à peu,
après avoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis
chef de comptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du
patron, le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui
aidaient celui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose
comme un conseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d'eux
veillait sur une province. Bourdoncle était chargé de la
surveillance générale.

-- Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi?

Lorsque Mouret eut répondu qu'il ne s'était pas couché, il hocha
la tête, en murmurant:

-- Mauvaise hygiène.

-- Pourquoi donc? dit l'autre avec gaieté! Je suis moins fatigué
que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffis de sommeil, vous
vous alourdissez, à être trop sage... Amusez-vous donc, ça vous
fouettera les idées!

C'était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début, avait
battu ses maîtresses, parce que, disait-il, elles l'empêchaient de
dormir. Maintenant, il faisait profession de haïr les femmes,
ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il ne parlait pas,
tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et se contentant au
magasin d'exploiter les clientes, avec un grand mépris pour leur
frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles. Mouret, au contraire,
affectait des extases, restait devant les femmes ravi et câlin,
emporté continuellement dans de nouveaux amours; et ses coups de
coeur étaient comme une réclame à sa vente, on eût dit qu'il
enveloppait tout le sexe de la même caresse, pour mieux l'étourdir
et le garder à sa merci.

-- J'ai vu Mme Desforges, cette nuit, reprit-il. Elle était
délicieuse à ce bal.

-- Ce n'est pas avec elle que vous avez soupé ensuite? demanda
l'associé.

Mouret se récria.

-- Oh! par exemple! elle est très honnête, mon cher... Non, j'ai
soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais
si drôle!

Il prit un autre paquet de traites et continua de signer.
Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coup
d'oeil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de
la fenêtre, puis revint en disant:

-- Vous savez qu'elles se vengeront.

-- Qui donc? demanda Mouret, auquel la conversation échappait.

-- Mais les femmes.

Alors, il s'égaya davantage, il laissa percer le fond de sa
brutalité, sous son air d'adoration sensuelle. D'un haussement
d'épaules, il parut déclarer qu'il les jetterait toutes par terre,
comme des sacs vides, le jour où elles l'auraient aidé à bâtir sa
fortune. Bourdoncle, entêté, répétait de son air froid:

-- Elles se vengeront... Il y en aura une qui vengera les autres,
c'est fatal.

-- As pas peur! cria Mouret en exagérant son accent provençal.
Celle-là n'est pas encore née, mon bon. Et, si elle vient, vous
savez...

Il avait levé son porte-plume, il le brandissait, et il le pointa
dans le vide, comme s'il eût voulu percer d'un couteau un coeur
invisible. L'associé reprit sa marche, s'inclinant comme toujours
devant la supériorité du patron, dont le génie plein de trous le
déconcertait pourtant. Lui, si net, si logique, sans passion, sans
chute possible, en était encore à comprendre le côté fille du
succès, Paris se donnant dans un baiser au plus hardi.

Un silence régna. On n'entendait que la plume de Mouret. Puis, sur
des questions brèves posées par lui, Bourdoncle fournit des
renseignements au sujet de la grande mise en vente des nouveautés
d'hiver, qui devait avoir lieu le lundi suivant. C'était une très
grosse affaire, la maison y jouait sa fortune, car les bruits du
quartier avaient un fond de vérité, Mouret se jetait en poète dans
la spéculation, avec un tel faste, un besoin tel du colossal, que
tout semblait devoir craquer sous lui. Il y avait là un sens
nouveau du négoce, une apparente fantaisie commerciale, qui
autrefois inquiétait Mme Hédouin, et qui aujourd'hui encore,
malgré de premiers succès, consternait parfois les intéressés. On
blâmait à voix basse le patron d'aller trop vite; on l'accusait
d'avoir agrandi dangereusement les magasins, avant de pouvoir
compter sur une augmentation suffisante de la clientèle; on
tremblait surtout en le voyant mettre tout l'argent de la caisse
sur un coup de cartes, emplir les comptoirs d'un entassement de
marchandises, sans garder un sou de réserve. Ainsi, pour cette
mise en vente, après les sommes considérables payées aux maçons,
le capital entier se trouvait dehors: une fois de plus, il
s'agissait de vaincre ou de mourir. Et lui, au milieu de cet
effarement, gardait une gaieté triomphante, une certitude des
millions, en homme adoré des femmes, et qui ne peut être trahi.
Lorsque Bourdoncle se permit de témoigner certaines craintes, à
propos du développement exagéré donné à des rayons dont le chiffre
d'affaires restait douteux, il eut un beau rire de confiance en
criant:

-- Laissez donc, mon cher, la maison est trop petite!

L'autre parut abasourdi, pris d'une peur qu'il ne cherchait plus à
cacher. La maison trop petite! une maison de nouveautés où il y
avait dix-neuf rayons, et qui comptait quatre cent trois employés!

-- Mais sans doute, reprit Mouret, nous serons forcés de nous
agrandir avant dix-huit mois... J'y songe sérieusement. Cette
nuit, Mme Desforges m'a promis de me faire rencontrer demain chez
elle avec une personne... Enfin, nous en causerons, quand l'idée
sera mûre.

Et, ayant fini de signer les traites, il se leva, il vint donner
des tapes amicales sur les épaules de l'intéressé, qui se
remettait difficilement. Cet effroi des gens prudents, autour de
lui, l'amusait. Dans un des accès de brusque franchise, dont il
accablait parfois ses familiers, il déclara qu'il était au fond
plus juif que tous les juifs du monde: il tenait de son père,
auquel il ressemblait physiquement et moralement, un gaillard qui
connaissait le prix des sous; et, s'il avait de sa mère ce brin de
fantaisie nerveuse, c'était là peut-être le plus clair de sa
chance, car il sentait la force invincible de sa grâce à tout
oser.

-- Vous savez bien qu'on vous suivra jusqu'au bout, finit par dire
Bourdoncle.

Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d'oeil
habituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ils
examinèrent le spécimen d'un petit cahier à souches que Mouret
venait d'inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant
remarqué que les marchandises démodées, les rossignols,
s'enlevaient d'autant plus rapidement que la guelte donnée aux
commis était plus forte, avait basé sur cette observation un
nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente
de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent
sur le moindre bout d'étoffe, le moindre objet vendu par eux:
mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre
les commis une lutte pour l'existence, dont les patrons
bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la
formule favorite, le principe d'organisation qu'il appliquait
constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en
présence, laissait les gros manger les petits, et s'engraissait de
cette bataille des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé:
en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient
l'indication du rayon et le numéro du vendeur; puis, répétées
également des deux côtés, il y avait des colonnes pour le métrage,
la désignation des articles, les prix; et le vendeur signait
simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette
façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de
collationner les notes remises par la caisse au bureau de
défalcation, avec les souches restées entre les mains des commis.
Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour
cent et leur guelte, sans erreur possible.

-- Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avec
satisfaction. Vous avez eu là une idée excellente.

-- Et j'ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui,
mon cher, cette nuit, à ce souper... J'ai envie de donner aux
employés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaque
erreur qu'ils relèveront dans les notes de débit, en les
collationnant... Vous comprenez, nous serons certains dès lors
qu'ils n'en négligeront pas une seule, car ils en inventeraient
plutôt.

Il se mit à rire, pendant que l'autre le regardait d'un air
admiratif. Cette application nouvelle de la lutte pour l'existence
l'enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il
rêvait d'organiser la maison de manière à exploiter les appétits
des autres, pour le contentement tranquille et complet de ses
propres appétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout leur
effort, disait-il souvent, et même tirer d'eux un peu d'honnêteté,
il fallait d'abord les mettre aux prises avec leurs besoins.

-- Eh bien! descendons, reprit Mouret. Il faut s'occuper de cette
mise en vente... La soie est arrivée d'hier, n'est-ce pas? et
Bouthemont doit être à la réception.

Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvait dans
le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du
trottoir, s'ouvrait une cage vitrée, où les camions déchargeaient
les marchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient sur
une glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient,
polis sous le frottement des ballots et des caisses. Tous les
arrivages entraient par cette trappe béante; c'était un
engouffrement continu, une chute d'étoffes qui tombait avec un
ronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la
glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les
soieries de Lyon, les lainages d'Angleterre, les toiles des
Flandres, les calicots d'Alsace, les indiennes de Rouen; et,
parfois, les camions devaient prendre la file; les paquets en
coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d'une pierre
jetée dans une eau profonde.

Lorsqu'il passa, Mouret s'arrêta un instant devant la glissoire.
Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes
seules, sans qu'on vît les hommes dont les mains les poussaient,
en haut; et elles semblaient se précipiter d'elles-mêmes,
ruisseler en pluie d'une source supérieure. Puis, des ballots
parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret
regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs,
cette débâcle de marchandises qui tombait chez lui, ce flot qui
lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte
flamme. Jamais encore il n'avait eu une conscience si nette de la
bataille engagée. C'était cette débâcle de marchandises qu'il
s'agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n'ouvrit pas la
bouche, il continua son inspection.

Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe
d'hommes recevait les envois, tandis que d'autres déclouaient les
caisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon.
Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-sol
où des piliers de fonte soutenaient les voûtins, et dont les murs
nus étaient cimentés.

-- Vous avez tout, Bouthemont? demanda Mouret, en s'approchant
d'un jeune homme à fortes épaules, en train de vérifier le contenu
d'une caisse.

-- Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j'en ai pour
la matinée à compter.

Le chef de rayon consultait la facture d'un coup d'oeil, debout
devant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait,
une à une, les pièces de soie qu'il sortait de la caisse. Derrière
eux, s'alignaient d'autres comptoirs, encombrés également de
marchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient.
C'était un déballage général, une confusion apparente d'étoffes,
étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement des
voix.

Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face
ronde de joyeux compère, avec une barbe d'un noir d'encre et de
beaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il était
médiocre pour la vente; mais, pour l'achat, on ne connaissait pas
son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas un
magasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner au
pays, quand le bonhomme s'était dit que le garçon en savait assez
long pour lui succéder dans son commerce; et, dès lors, une
rivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout à
son petit négoce provincial, indigné de voir un simple commis
gagner le triple de ce qu'il gagnait lui-même, le second
plaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains et
bouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autres
chefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francs
d'appointements fixes, un tant pour cent sur la vente.
Montpellier, surpris et respectueux, répétait que le fils
Bouthemont avait, l'année précédente, empoché près de quinze mille
francs; et ce n'était qu'un commencement, des gens prédisaient au
père exaspéré que ce chiffre grossirait encore.

Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont il
examinait le grain d'un air attentif d'homme compétent. C'était
une faille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, avec
laquelle Mouret comptait porter un coup décisif.

-- Elle est vraiment très bonne, murmura l'intéressé.

-- Et elle fait surtout plus d'effet qu'elle n'est bonne, dit
Bouthemont. Il n'y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça... À mon
dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-ci
voulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeait
vingt-cinq centimes de plus par mètre.

Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique, vivant
des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels, ayant
l'ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Il jouissait
d'ailleurs d'une liberté absolue, il achetait comme bon lui
semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans une
proportion fixée d'avance le chiffre d'affaires de son comptoir;
et c'était même sur cette augmentation qu'il touchait son tant
pour cent d'intérêt. En somme, sa situation, au Bonheur des Dames,
comme celle de tous les chefs, ses collègues, se trouvait être
celle d'un commerçant spécial, dans un ensemble de commerces
divers, une sorte de vaste cité du négoce.

-- Alors, c'est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs
soixante... Vous savez que c'est à peine le prix d'achat.

-- Oui! oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si
j'étais seul, je la donnerais à perte.

Le chef de rayon eut un bon rire.

-- Oh! moi, je ne demande pas mieux... Ça va tripler la vente, et
comme mon seul intérêt est d'arriver à de grosses recettes...

Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchait
son tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n'était
pas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu'il exerçait
consistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant au
seul désir d'accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à trop
petit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudes
anciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient.
Il osa montrer sa répugnance, en disant:

-- Si nous la donnons à cinq francs soixante, c'est comme si nous
la donnions à perte, puisqu'il faudra prélever nos frais qui sont
considérables... On la vendrait partout à sept francs.

Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie,
il cria nerveusement:

-- Mais je le sais, et c'est pourquoi je désire en faire cadeau à
nos clientes... En vérité, mon cher, vous n'aurez jamais le sens
de la femme. Comprenez donc qu'elles vont se l'arracher, cette
soie!

-- Sans doute, interrompit l'intéressé, qui s'entêtait, et plus
elles se l'arracheront, plus nous perdrons.

-- Nous perdrons quelques centimes sur l'article, je le veux bien.
Après? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si
nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant
l'entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans
compter! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour
cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez
vendre les autres articles aussi cher qu'ailleurs, elles croiront
les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d'or,
ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix,
va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à
combler la perte du Paris-Bonheur... Vous verrez, vous verrez!

Il devenait éloquent.

-- Comprenez-vous! je veux que dans huit jours le Paris-Bonheur
révolutionne la place. Il est notre coup de fortune, c'est lui qui
va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera que de lui, la
lisière bleu et argent sera connue d'un bout de la France à
l'autre... Et vous entendrez la plainte furieuse de nos
concurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile.
Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dans
leurs caves!

Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois,
écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison.
Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s'était vidée,
deux hommes en déclouaient une autre.

-- C'est la fabrication qui ne rit pas! dit alors Bouthemont. À
Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendent que vos bons
marchés les ruinent... Vous savez que Gaujean m'a positivement
déclaré la guerre. Oui, il a juré d'ouvrir de longs crédits aux
petites maisons, plutôt que d'accepter mes prix.

Mouret haussa les épaules.

-- Si Gaujean n'est pas raisonnable, répondit-il, Gaujean restera
sur le carreau... De quoi se plaignent-ils? Nous les payons
immédiatement, nous prenons tout ce qu'ils fabriquent, c'est bien
le moins qu'ils travaillent à meilleur compte... Et, d'ailleurs,
il suffit que le public en profite.

Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemont s'était
remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Un autre
commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite en chiffres
connus, et la vérification finie, la facture, signée par le chef
de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Un instant
encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activité autour de
ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer le sous-sol;
puis, sans ajouter un mot, de l'air d'un capitaine satisfait de
ses troupes, il s'éloigna, suivi de Bourdoncle.

Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, de
place en place, jetaient une clarté pâle; et, au fond des coins
noirs, le long d'étroits corridors, des becs de gaz brûlaient,
continuellement. C'était dans ces corridors que se trouvaient les
réserves, des caveaux barrés par des palissades, où les divers
rayons serraient le trop-plein de leurs articles. En passant, le
patron donna un coup d'oeil au calorifère qu'on devait allumer le
lundi pour la première fois, et au petit poste de pompiers qui
gardait un compteur géant, enfermé dans une cage de fer. La
cuisine et les réfectoires, d'anciennes caves transformées en
petites salles, étaient à gauche, vers l'angle de la place
Gaillon. Enfin, à l'autre bout du sous-sol, il arriva au service
du départ. Les paquets que les clientes n'emportaient point, y
étaient descendus, triés sur des tables, classés dans des
compartiments dont chacun représentait un quartier de Paris; puis,
par un large escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on
les montait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans
le fonctionnement mécanique du Bonheur des Dames, cet escalier de
la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises
englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après
qu'elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages des
comptoirs.

-- Campion, dit Mouret au chef du départ, un ancien sergent à
figure maigre, pourquoi six paires de draps, achetées hier par une
dame vers deux heures, n'ont-elles pas été portées le soir?

-- Où demeure cette dame? demanda l'employé.

-- Rue de Rivoli, au coin de la rue d'Alger... Mme Desforges.

À cette heure matinale, les tables de triage étaient nues, les
compartiments ne contenaient que les quelques paquets restés de la
veille. Pendant que Campion fouillait parmi ces paquets, après
avoir consulté un registre, Bourdoncle regardait Mouret, en
songeant que ce diable d'homme savait tout, s'occupait de tout,
même aux tables des restaurants de nuit et dans les alcôves de ses
maîtresses. Enfin, le chef du départ découvrit l'erreur: la caisse
avait donné un faux numéro et le paquet était revenu.

-- Quelle est la caisse qui a débité ça? demanda Mouret. Hein?
vous dites la caisse 10...

Et, se retournant vers l'intéressé:

-- La caisse 10, c'est Albert, n'est-ce pas?... Nous allons lui
dire deux mots.

Mais, avant de faire un tour dans le magasin, il voulut monter au
service des expéditions, qui occupait plusieurs pièces du deuxième
étage. C'était là qu'arrivaient toutes les commandes de la
province et de l'étranger; et, chaque matin, il allait y voir la
correspondance. Depuis deux ans, cette correspondance grandissait
de jour en jour. Le service, qui avait d'abord occupé une dizaine
d'employés, en nécessitait plus de trente déjà. Les uns ouvraient
les lettres, les autres les lisaient, aux deux côtés d'une même
table; d'autres encore les classaient, leur donnaient à chacune un
numéro d'ordre, qui se répétait sur un casier; puis, quand on
avait distribué les lettres aux différents rayons et que les
rayons montaient les articles, on mettait au fur et à mesure ces
articles dans les casiers, d'après les numéros d'ordre. Il ne
restait qu'à vérifier et qu'à emballer, au fond d'une pièce
voisine, où une équipe d'ouvriers clouait et ficelait du matin au
soir.

Mouret posa sa question habituelle:

-- Combien de lettres, ce matin, Levasseur?

-- Cinq cent trente-quatre, monsieur, répondit le chef de service.
Après la mise en vente de lundi, j'ai peur de ne pas avoir assez
de monde. Hier, nous avons eu beaucoup de peine à arriver.

Bourdoncle hochait la tête de satisfaction. Il ne comptait pas sur
cinq cent trente-quatre lettres, un mardi. Autour de la table, les
employés coupaient et lisaient, avec un bruit continu de papier
froissé, tandis que, devant les casiers, commençait le va-et-vient
des articles. C'était un des services les plus compliqués et les
plus considérables de la maison: on y vivait dans un coup de
fièvre perpétuel, car il fallait réglementairement que les
commandes du matin fussent toutes expédiées le soir.

-- On vous donnera le monde dont vous aurez besoin, Levasseur,
finit par répondre Mouret, qui d'un regard avait constaté le bon
état du service. Vous le savez, quand il y a du travail, nous ne
refusons pas des hommes.

En haut, sous les combles, se trouvaient les chambres où
couchaient les vendeuses. Mais il redescendit, et il entra à la
caisse centrale, installée près de son cabinet. C'était une pièce
fermée par un vitrage à guichet de cuivre, dans laquelle on
apercevait un énorme coffre-fort, scellé au mur. Deux caissiers y
centralisaient les recettes, que, chaque soir, montait Lhomme, le
premier caissier de la vente, et faisaient ensuite face aux
dépenses, payaient les fabricants, le personnel, tout le petit
monde qui vivait de la maison. La caisse communiquait avec une
autre pièce, meublée de cartons verts, où dix employés vérifiaient
les factures. Puis venait encore un bureau, le bureau de
défalcation: six jeunes gens, penchés sur des pupitres noirs,
ayant derrière eux des collections de registres, y arrêtaient les
comptes du tant pour cent des vendeurs, en collationnant les notes
de débit. Ce service, tout nouveau, fonctionnait mal.

Mouret et Bourdoncle avaient traversé la caisse et le bureau de
vérification. Quand ils passèrent dans l'autre bureau, les jeunes
gens qui riaient, le nez en l'air, eurent une secousse de
surprise. Alors, Mouret, sans les réprimander, leur expliqua le
système de la petite prime qu'il avait imaginé de leur payer, pour
chaque erreur découverte dans les notes de débit; et, quand il fut
sorti, les employés, cessant de rire et comme fouettés, se
remirent passionnément au travail, cherchant des erreurs.

Au rez-de-chaussée, dans le magasin, Mouret alla droit à la caisse
10, où Albert Lhomme se polissait les ongles, en attendant la
clientèle. On disait couramment: «la dynastie des Lhomme», depuis
que Mme Aurélie, la première des confections, après avoir poussé
son mari au poste de premier caissier, était parvenue à obtenir
une caisse de détail pour son fils, un grand garçon pâle et
vicieux, qui ne pouvait rester nulle part et qui lui donnait les
plus vives inquiétudes. Mais, devant le jeune homme, Mouret
s'effaça: il répugnait à compromettre sa grâce dans un métier de
gendarme, il gardait par goût et par tactique son rôle de dieu
aimable. Légèrement du coude, il toucha Bourdoncle, l'homme
chiffre, qu'il chargeait d'ordinaire des exécutions.

-- Monsieur Albert, dit ce dernier sévèrement, vous avez encore
mal pris une adresse, le paquet est revenu... C'est insupportable.

Le caissier crut devoir se défendre, appela en témoignage le
garçon qui avait fait le paquet. Ce garçon, nommé Joseph,
appartenait, lui aussi, à la dynastie des Lhomme, car il était le
frère de lait d'Albert, et il devait sa place à l'influence de
Mme Aurélie. Comme le jeune homme voulait lui faire dire que
l'erreur venait de la cliente, il balbutiait, il tordait la
barbiche qui allongeait son visage couturé, combattu entre sa
conscience d'ancien soldat et sa gratitude pour ses protecteurs.

-- Laissez donc Joseph tranquille, finit par crier Bourdoncle, et
surtout ne répondez pas davantage... Ah! vous êtes heureux que
nous ayons égard aux bons services de votre mère!

Mais, à ce moment, Lhomme accourut. De sa caisse, située près de
la porte, il apercevait celle de son fils, qui se trouvait au
rayon de la ganterie. Déjà tout blanc, alourdi par sa vie
sédentaire, il avait une figure molle, effacée, comme usée au
reflet de l'argent qu'il comptait sans relâche. Son bras amputé ne
le gênait nullement dans cette besogne, et l'on allait même par
curiosité le voir vérifier la recette, tellement les billets et
les pièces glissaient rapidement dans sa main gauche, la seule qui
lui restât. Fils d'un percepteur de Chablis, il était tombé à
Paris comme employé aux écritures, chez un négociant du Port-aux-
Vins. Puis, demeurant rue Cuvier, il avait épousé la fille de son
concierge, petit tailleur alsacien; et, depuis ce jour, il était
resté soumis devant sa femme, dont les facultés commerciales le
frappaient de respect. Elle se faisait plus de douze mille francs
aux confections, tandis que lui touchait seulement cinq mille
francs d'appointements fixes. Et sa déférence pour une femme
apportant de telles sommes dans le ménage, s'élargissait jusqu'à
son fils, qui venait d'elle.

-- Quoi donc? murmura-t-il, Albert est en faute?

Alors, selon son habitude, Mouret rentra en scène, pour jouer le
rôle du bon prince. Quand Bourdoncle s'était fait craindre, lui
soignait sa popularité.

-- Une bêtise, murmura-t-il. Mon cher Lhomme, votre Albert est un
étourdi qui devrait bien prendre exemple sur vous.

Puis, changeant de conversation, se montrant plus aimable encore:

-- Et ce concert, l'autre jour?... Étiez-vous bien placé?

Une rougeur monta aux joues blanches du vieux caissier. Il n'avait
que ce vice, la musique, un vice secret qu'il satisfaisait
solitairement, courant les théâtres, les concerts, les auditions;
malgré son bras amputé, il jouait du cor, grâce à un système
ingénieux de pinces; et, comme Mme Lhomme détestait le bruit, il
enveloppait son instrument de drap, le soir, ravi quand même
jusqu'à l'extase par les sons étrangement sourds qu'il en tirait.
Au milieu de la débandade forcée de leur foyer, il s'était fait
dans la musique un désert. Ça et l'argent de sa caisse, il ne
connaissait rien autre, en dehors de son admiration pour sa femme.

-- Très bien placé, répondit-il, les yeux brillants. Vous êtes
trop bon, monsieur.

Mouret, qui goûtait une jouissance personnelle à satisfaire les
passions, donnait parfois à Lhomme les billets que les dames
patronnesses lui avaient mis sur la gorge. Et il acheva de
l'enchanter, en disant:

-- Ah! Beethoven, ah! Mozart... Quelle musique!

Sans attendre une réponse, il s'éloigna, il rejoignit Bourdoncle,
en train déjà de faire le tour des rayons. Dans le hall central,
une cour intérieure qu'on avait vitrée, se trouvait la soie. Tous
deux suivirent d'abord la galerie de la rue Neuve Saint-Augustin,
que le blanc occupait d'un bout à l'autre. Rien d'anormal ne les
frappa, ils passèrent lentement au milieu des commis respectueux.
Puis, ils tournèrent dans la rouennerie et la bonneterie, où le
même ordre régnait. Mais, aux lainages, le long de la galerie qui
revenait perpendiculairement à la rue de la Michodière, Bourdoncle
reprit son rôle de grand exécuteur, en apercevant un jeune homme
assis sur un comptoir, l'air brisé par une nuit blanche; et ce
jeune homme, nommé Liénard, fils d'un riche marchand de nouveautés
d'Angers, courba le front sous la réprimande, ayant la seule peur,
dans sa vie de paresse, d'insouciance et de plaisir, d'être
rappelé en province par son père. Dès lors, les observations
tombèrent dru comme grêle, la galerie de la rue de la Michodière
reçut l'orage: à la draperie, un vendeur au pair, de ceux qui
débutaient et qui couchaient dans leurs rayons, était rentré après
onze heures; à la mercerie, le second venait de se laisser prendre
au fond du sous-sol, achevant une cigarette. Et ce fut surtout à
la ganterie que la tempête éclata, sur la tête d'un des rares
Parisiens de la maison, le joli Mignot, ainsi qu'on l'appelait,
bâtard déclassé d'une maîtresse de harpe: son crime était d'avoir
fait un scandale au réfectoire, en se plaignant de la nourriture.
Comme il y avait trois tables, une à neuf heures et demie, l'autre
à dix heures et demie, et l'autre à onze heures et demie, il
voulut expliquer qu'étant de la troisième table, il avait toujours
des fonds de sauce, des portions rognées.

-- Comment la nourriture n'est pas bonne? demanda d'un air naïf
Mouret, ouvrant enfin la bouche.

Il ne donnait qu'un franc cinquante par jour et par homme au chef,
un terrible Auvergnat, lequel trouvait encore moyen d'emplir ses
poches; et la nourriture était réellement exécrable. Mais
Bourdoncle haussa les épaules: un chef qui avait quatre cents
déjeuners et quatre cents dîners à servir, même en trois séries,
ne pouvait guère s'attarder aux raffinements de son art.

-- N'importe, reprit le patron bonhomme, je veux que tous nos
employés aient une nourriture saine et abondante... Je parlerai au
chef.

Et la réclamation de Mignot fut enterrée. Alors, revenus à leur
point de départ, debout près de la porte, au milieu des parapluies
et des cravates, Mouret et Bourdoncle reçurent le rapport d'un des
quatre inspecteurs, chargés de la surveillance du magasin. Le père
Jouve, un ancien capitaine, décoré à Constantine, encore bel homme
avec son grand nez sensuel et sa calvitie majestueuse, leur
signala un vendeur qui, sur une simple remontrance de sa part,
l'avait traité de «vieux ramolli»; et le vendeur fut immédiatement
congédié.

Cependant, le magasin restait vide de clientes. Seules, les
ménagères du quartier traversaient les galeries désertes. À la
porte, l'inspecteur qui pointait l'arrivée des employés, venait de
refermer son registre et inscrivait à part les retardataires.
C'était le moment où les vendeurs s'installaient dans leurs
rayons, que les garçons avaient balayés et époussetés dès cinq
heures. Chacun casait son chapeau et son pardessus, en étouffant
un bâillement, la mine blanche encore de sommeil. Les uns
échangeaient des mots, regardaient en l'air, semblaient se
dérouiller pour une nouvelle journée de travail; d'autres, sans se
presser, retiraient les serges vertes, dont ils avaient, la veille
au soir, couvert les marchandises, après les avoir repliées; et
les piles d'étoffes apparaissaient, rangées symétriquement, tout
le magasin était propre et en ordre, d'un éclat tranquille dans la
gaieté matinale, en attendant que la bousculade de la vente l'ait
une fois de plus obstrué et comme rétréci d'une débâcle de toile,
de drap, de soie, et de dentelle.

Sous la lumière vive du hall central, au comptoir des soieries,
deux jeunes gens causaient à voix basse. L'un, petit et charmant,
les reins solides, la peau rose, cherchait à marier des couleurs
de soie, pour un étalage intérieur. Il se nommait Hutin, était le
fils d'un cafetier d'Yvetot, et avait su, en dix-huit mois,
devenir un des premiers vendeurs, par une souplesse de nature, une
continuelle caresse de flatterie, qui cachait un appétit furieux,
mangeant tout, dévorant le monde, même sans faim, pour le plaisir.

-- Écoutez, Favier, je l'aurais giflé à votre place, parole
d'honneur! disait-il à l'autre, un grand garçon bilieux, sec et
jaune, qui était né à Besançon d'une famille de tisserands, et
qui, sans grâce, cachait sous un air froid une volonté
inquiétante.

-- Ça n'avance guère, de gifler les gens, murmura-t-il avec
flegme. Il vaut mieux attendre.

Tous deux parlaient de Robineau, qui surveillait les commis,
tandis que le chef du comptoir était au sous-sol. Hutin minait
sourdement le second, dont il voulait la place. Déjà, pour le
blesser et le faire partir, le jour où la situation de premier
qu'on lui avait promise, s'était trouvée libre, il avait imaginé
d'amener Bouthemont du dehors. Cependant, Robineau tenait bon, et
c'était maintenant une bataille de chaque heure. Hutin rêvait
d'ameuter contre lui le rayon entier, de le chasser à force de
mauvais vouloir et de vexations. D'ailleurs, il opérait de son air
aimable, il excitait surtout Favier, qui venait à sa suite comme
vendeur, et qui paraissait se laisser conduire, mais avec de
brusques réserves, où l'on sentait toute une campagne personnelle,
menée en silence.

-- Chut! dix-sept! dit-il vivement à son collègue, pour le
prévenir par ce cri consacré de l'approche de Mouret et de
Bourdoncle.

Ceux-ci, en effet, continuaient leur inspection en traversant le
hall. Ils s'arrêtèrent, ils demandèrent à Robineau des
explications, au sujet d'un stock de velours, dont les cartons
empilés encombraient une table. Et, comme celui-ci répondait que
la place manquait:

-- Je vous le disais, Bourdoncle, s'écria Mouret en souriant, le
magasin est déjà trop petit! Il faudra un jour abattre les murs
jusqu'à la rue de Choiseul... Vous verrez l'écrasement, lundi
prochain!

Et, à propos de cette mise en vente qu'on préparait dans tous les
comptoirs, il interrogea de nouveau Robineau, il lui donna des
ordres. Mais, depuis quelques minutes, sans cesser de parler, il
suivait du regard le travail de Hutin, qui s'attardait à mettre
des soies bleues à côté de soies grises et de soies jaunes, puis
qui se reculait, pour juger de l'harmonie des tons. Brusquement,
il intervint.

-- Mais pourquoi cherchez-vous à ménager l'oeil? dit-il. N'ayez
donc pas peur, aveuglez-le... Tenez! du rouge! du vert! du jaune!

Il avait pris les pièces, il les jetait, les froissait, en tirait
des gammes éclatantes. Tous en convenaient, le patron était le
premier étalagiste de Paris, un étalagiste révolutionnaire à la
vérité, qui avait fondé l'école du brutal et du colossal dans la
science de l'étalage. Il voulait des écroulements, comme tombés au
hasard des casiers éventrés, et il les voulait flambants des
couleurs les plus ardentes, s'avivant l'un par l'autre. En sortant
du magasin, disait-il, les clientes devaient avoir mal aux yeux.
Hutin, qui, au contraire, était de l'école classique de la
symétrie et de la mélodie cherchées dans les nuances, le regardait
allumer cet incendie d'étoffes au milieu d'une table, sans se
permettre la moindre critique, mais les lèvres pincées par une
moue d'artiste dont une telle débauche blessait les convictions.

-- Voilà! cria Mouret, quand il eut fini. Et laissez-le... Vous me
direz s'il raccroche les femmes, lundi!

Justement, comme il rejoignait Bourdoncle et Robineau, une femme
arrivait, qui resta quelques secondes plantée et suffoquée devant
l'étalage. C'était Denise. Après avoir hésité près d'une heure
dans la rue, en proie à une terrible crise de timidité, elle
venait de se décider enfin. Seulement, elle perdait la tête, au
point de ne pas comprendre les explications les plus claires; et
les commis auxquels elle demandait en balbutiant Mme Aurélie,
avaient beau lui indiquer l'escalier de l'entresol, elle
remerciait, puis elle tournait à gauche, si on lui avait dit de
tourner à droite; de sorte que, depuis dix minutes, elle battait
le rez-de-chaussée, allant de rayon en rayon, au milieu de la
curiosité méchante et de l'indifférence maussade des vendeurs.
C'était à la fois, en elle, une envie de se sauver et un besoin
d'admiration qui la retenait. Elle se sentait perdue, toute petite
dans le monstre, dans la machine encore au repos, tremblant d'être
prise par le branle dont les murs frémissaient déjà. Et la pensée
de la boutique du Vieil Elbeuf, noire et étroite, agrandissait
encore pour elle le vaste magasin, le lui montrait doré de
lumière, pareil à une ville, avec ses monuments, ses places, ses
rues, où il lui semblait impossible qu'elle trouvât jamais sa
route.

Cependant, elle n'avait point osé jusque-là se risquer dans le
hall des soieries, dont le haut plafond vitré, les comptoirs
luxueux, l'air d'église lui faisaient peur. Puis, quand elle y
était enfin entrée, pour échapper aux commis du blanc qui riaient,
elle avait comme buté tout d'un coup contre l'étalage de Mouret;
et, malgré son effarement, la femme se réveillant en elle, les
joues subitement rouges, elle s'oubliait à regarder flamber
l'incendie des soies.

-- Tiens? dit crûment Hutin à l'oreille de Favier, la grue de la
place Gaillon.

Mouret, tout en affectant d'écouter Bourdoncle et Robineau, était
flatté au fond du saisissement de cette fille pauvre, de même
qu'une marquise est remuée par le désir brutal d'un charretier qui
passe. Mais Denise avait levé les yeux, et elle se troubla
davantage, quand elle reconnut le jeune homme qu'elle prenait pour
un chef de rayon. Elle s'imagina qu'il la regardait avec sévérité.
Alors, ne sachant plus comment s'éloigner, égarée tout à fait,
elle s'adressa une fois encore au premier commis venu, à Favier
qui se trouvait près d'elle.

-- Mme Aurélie, s'il vous plaît?

Favier, désagréable, se contenta de répondre de sa voix sèche:

-- À l'entresol.

Et Denise, ayant hâte de n'être plus sous les regards de tous ces
hommes, disait merci et tournait de nouveau le dos à l'escalier,
lorsque Hutin céda naturellement à son instinct de galanterie. Il
l'avait traitée de grue, et ce fut de son air aimable de beau
vendeur qu'il l'arrêta.

-- Non, par ici, mademoiselle... Si vous voulez bien vous donner
la peine...

Même il fit quelques pas devant elle, la conduisit au pied de
l'escalier, qui se trouvait à la gauche du hall. Là, il inclina la
tête, il lui sourit, du sourire qu'il avait pour toutes les
femmes.

-- En haut, tournez à gauche... Les confections sont en face.

Cette politesse caressante remuait profondément Denise. C'était
comme un secours fraternel qui lui arrivait. Elle avait levé les
yeux, elle contemplait Hutin, et tout en lui la touchait, le joli
visage, le regard dont le sourire dissipait sa crainte, la voix
qui lui semblait d'une douceur consolante. Son coeur se gonfla de
gratitude, elle donna son amitié, dans les quelques paroles
décousues que l'émotion lui permit de balbutier.

-- Vous êtes trop bon... Ne vous dérangez pas... Merci mille fois,
monsieur.

Déjà Hutin rejoignait Favier, auquel il disait tout bas, de sa
voix crue:

-- Hein? quelle désossée!

En haut, la jeune fille tomba droit dans le rayon des confections.
C'était une vaste pièce, entourée de hautes armoires en chêne
sculpté, et dont les glaces sans tain donnaient sur la rue de la
Michodière. Cinq ou six femmes, vêtues de robes de soie, très
coquettes avec leurs chignons frisés et leurs crinolines rejetées
en arrière, s'y agitaient en causant. Une, grande et mince, la
tête trop longue, ayant une allure de cheval échappé, s'était
adossée à une armoire, comme brisée déjà de fatigue.

-- Madame Aurélie? répéta Denise.

La vendeuse la regarda sans répondre, d'un air de dédain pour sa
mise pauvre, puis s'adressant à une de ses camarades, petite,
d'une mauvaise chair blanche, avec une mine innocente et dégoûtée,
elle demanda:

-- Mademoiselle Vadon, savez-vous où est la première?

Celle-là, qui était en train de ranger des rotondes par ordre de
taille, ne prit même pas la peine de lever la tête.

-- Non, mademoiselle Prunaire, je n'en sais rien, dit-elle du bout
des lèvres.

Un silence se fit. Denise restait immobile, et personne ne
s'occupait plus d'elle. Pourtant, après avoir attendu un instant,
elle s'enhardit jusqu'à poser une nouvelle question.

-- Croyez-vous que Mme Aurélie reviendra bientôt?

Alors, la seconde du rayon, une femme maigre et laide qu'elle
n'avait pas vue, une veuve à la mâchoire saillante et aux cheveux
durs, lui cria d'une armoire où elle vérifiait des étiquettes:

-- Attendez, si c'est à Mme Aurélie en personne que vous désirez
parler.

Et, questionnant une autre vendeuse, elle ajouta:

-- Est-ce qu'elle n'est pas à la réception?

-- Non, madame Frédéric, je ne crois pas, répondit celle-ci. Elle
n'a rien dit, elle ne peut pas être loin.

Denise, ainsi renseignée, demeura debout. Il y avait bien quelques
chaises pour les clientes; mais, comme on ne lui disait pas de
s'asseoir, elle n'osa en prendre une, malgré le trouble qui lui
cassait les jambes. Évidemment, ces demoiselles avaient flairé la
vendeuse qui venait se présenter, et elles la dévisageaient, elles
la déshabillaient du coin de l'oeil, sans bienveillance, avec la
sourde hostilité des gens à table qui n'aiment pas se serrer pour
faire place aux faims du dehors. Son embarras grandit, elle
traversa la pièce à petits pas et alla regarder dans la rue, afin
de se donner une contenance. Juste devant elle, le Vieil Elbeuf,
avec sa façade rouillée et ses vitrines mortes, lui parut si laid,
si malheureux, vu ainsi du luxe et de la vie où elle se trouvait,
qu'une sorte de remords acheva de lui serrer le coeur.

-- Dites, chuchotait la grande Prunaire à la petite Vadon, avez-
vous vu ses bottines?

-- Et la robe donc! murmurait l'autre.

Les yeux toujours vers la rue, Denise se sentait mangée. Mais elle
était sans colère, elle ne les avait trouvées belles ni l'une ni
l'autre, pas plus la grande avec son chignon de cheveux roux
tombant sur son cou de cheval, que la petite, avec son teint de
lait tourné, qui amollissait sa face plate et comme sans os. Clara
Prunaire, fille d'un sabotier des bois de Vivet, débauchée par les
valets de chambre au château de Mareuil, quand la comtesse la
prenait pour les raccommodages, était venue plus tard d'un magasin
de Langres, et se vengeait à Paris sur les hommes des coups de
pied dont le père Prunaire lui bleuissait les reins. Marguerite
Vadon, née à Grenoble où sa famille tenait un commerce de toiles,
avait dû être expédiée au Bonheur des Dames, pour y cacher une
faute, un enfant fait par hasard; et elle se conduisait très bien,
elle devait retourner là-bas diriger la boutique de ses parents et
épouser un cousin, qui l'attendait.

-- Ah bien! reprit à voix basse Clara, en voilà une qui ne pèsera
pas lourd ici!

Mais elles se turent, une femme d'environ quarante-cinq ans
entrait. C'était Mme Aurélie, très forte, sanglée dans sa robe de
soie noire, dont le corsage, tendu sur la rondeur massive des
épaules et de la gorge, luisait comme une armure. Elle avait, sous
des bandeaux sombres, de grands yeux immobiles, la bouche sévère,
les joues larges et un peu tombantes; et, dans sa majesté de
première, son visage prenait l'enflure d'un masque empâté de
César.

-- Mademoiselle Vadon, dit-elle d'une voix irritée, vous n'avez
donc pas remis hier à l'atelier le modèle du manteau à taille?

-- Il y avait une retouche à faire, madame, répondit la vendeuse,
et c'est Mme Frédéric qui l'a gardé.

Alors, la seconde tira le modèle d'une armoire, et l'explication
continua. Tout pliait devant Mme Aurélie, quand elle croyait avoir
à défendre son autorité. Très vaniteuse, au point de ne pas
vouloir être appelée de son nom de Lhomme qui la vexait, et de
renier la loge de son père, dont elle parlait comme d'un tailleur
en boutique, elle n'était bonne femme que pour les demoiselles
souples et caressantes, tombant en admiration devant elle.
Autrefois, dans l'atelier de confection qu'elle avait voulu monter
à son compte, elle s'était aigrie, sans cesse traquée par la
mauvaise chance, exaspérée de se sentir des épaules à porter la
fortune et de n'aboutir qu'à des catastrophes; et, aujourd'hui
encore, même après son succès au Bonheur des Dames, où elle
gagnait douze mille francs par an, il semblait qu'elle gardât une
rancune au monde, elle se montrait dure pour les débutantes, comme
la vie s'était d'abord montrée dure pour elle.

-- Assez de paroles! finit-elle par dire sèchement, vous n'êtes
pas plus raisonnable que les autres, madame Frédéric... Qu'on
fasse la retouche tout de suite.

Pendant cette explication, Denise avait cessé de regarder dans la
rue. Elle se doutait bien que cette dame était Mme Aurélie; mais,
inquiétée par les éclats de sa voix, elle restait debout, elle
attendait toujours. Les vendeuses, enchantées d'avoir mis aux
prises la première et la seconde du rayon, étaient retournées à
leur besogne, d'un air de profonde indifférence. Quelques minutes
se passèrent, personne n'avait la charité de tirer la jeune fille
de sa gêne. Enfin, ce fut Mme Aurélie elle même qui l'aperçut et
qui, s'étonnant de la voir immobile, lui demanda ce qu'elle
désirait.

-- Madame Aurélie, je vous prie?

-- C'est moi.

Denise avait la bouche sèche, les mains froides, reprise d'une de
ses anciennes peurs d'enfant, lorsqu'elle tremblait d'être
fouettée. Elle bégaya sa demande, dut la recommencer pour la
rendre intelligible. Mme Aurélie la regardait de ses grands yeux
fixes, sans qu'un pli de son masque d'empereur daignât
s'attendrir.

-- Quel âge avez-vous donc?

-- Vingt ans, madame.

-- Comment vingt ans! mais vous n'en paraissez pas seize!

De nouveau, les vendeuses levaient la tête. Denise se hâta
d'ajouter:

-- Oh! je suis très forte!

Mme Aurélie haussa ses larges épaules. Puis, elle déclara:

-- Mon Dieu! je veux bien vous inscrire. Nous inscrivons ce qui se
présente... Mademoiselle Prunaire, donnez-moi le registre.

On ne le trouva pas tout de suite, il devait être entre les mains
de l'inspecteur Jouve. Comme la grande Clara allait le chercher,
Mouret arriva, toujours suivi de Bourdoncle. Ils achevaient le
tour des comptoirs de l'entresol, ils avaient traversé les
dentelles, les châles, les fourrures, l'ameublement, la lingerie,
et ils finissaient par les confections. Mme Aurélie s'écarta,
causa un moment avec eux d'une commande de paletots qu'elle
comptait faire chez un des gros entrepreneurs de Paris;
d'ordinaire, elle achetait directement et sous sa responsabilité;
mais, pour les achats importants, elle préférait consulter la
direction. Ensuite, Bourdoncle lui conta la nouvelle négligence de
son fils Albert, qui parut la désespérer: cet enfant la tuerait;
au moins, le père, s'il n'était pas fort, avait pour lui de la
conduite. Toute cette dynastie des Lhomme, dont elle était le chef
incontesté, lui donnait parfois bien du mal.

Cependant, Mouret, surpris de retrouver Denise, se pencha pour
demander à Mme Aurélie ce que cette jeune fille faisait là; et,
quand la première eut répondu qu'elle se présentait comme
vendeuse, Bourdoncle, avec son dédain de la femme, fut suffoqué de
cette prétention.

-- Allons donc! murmura-t-il, c'est une plaisanterie! Elle est
trop laide.

-- Le fait est qu'elle n'a rien de beau, dit Mouret, n'osant la
défendre, bien que touché encore de son extase en bas, devant
l'étalage.

Mais on apportait le registre, et Mme Aurélie revint vers Denise.
Celle-ci ne faisait décidément pas une bonne impression. Elle
était très propre, dans sa mince robe de laine noire; on ne
s'arrêtait pas à cette pauvreté de la mise, car on fournissait
l'uniforme, la robe de soie réglementaire; seulement, elle
paraissait bien chétive et elle avait le visage triste. Sans
exiger des filles belles, on les voulait agréables, pour la vente.
Et, sous les regards de ces dames et de ces messieurs, qui
l'étudiaient, qui la pesaient, comme une jument que des paysans
marchandent à la foire, Denise achevait de perdre contenance.

-- Votre nom? demanda la première, la plume à la main, prête à
écrire sur le bout d'un comptoir.

-- Denise Baudu, madame.

-- Votre âge?

-- Vingt ans et quatre mois.

Et elle répéta, en se hasardant à lever les yeux sur Mouret, sur
ce prétendu chef de rayon qu'elle rencontrait toujours, et dont la
présence la troublait:

-- Je n'en ai pas l'air, mais je suis très solide.

On sourit. Bourdoncle regardait ses ongles avec impatience. La
phrase d'ailleurs tomba au milieu d'un silence décourageant.

-- Dans quelle maison avez-vous été, à Paris? reprit la première.

-- Mais, madame, j'arrive de Valognes.

Ce fut un nouveau désastre. D'ordinaire, le Bonheur des Dames
exigeait de ses vendeuses un stage d'un an dans une des petites
maisons de Paris. Denise alors désespéra; et, sans la pensée des
enfants, elle serait partie pour mettre fin à cet interrogatoire
inutile.

-- Où étiez-vous à Valognes?

-- Chez Cornaille.

-- Je le connais, bonne maison, laissa échapper Mouret.

Jamais d'habitude, il n'intervenait dans cet embauchage des
employés, les chefs de rayon ayant la responsabilité de leur
personnel. Mais, avec son sens délicat de la femme, il sentait
chez cette jeune fille un charme caché, une force de grâce et de
tendresse, ignorée d'elle-même. La bonne renommée de la maison de
début était d'un grand poids; souvent, elle décidait de
l'acceptation. Mme Aurélie continua d'une voix plus douce:

-- Et pourquoi êtes-vous sortie de chez Cornaille?

-- Des raisons de famille, répondit Denise en rougissant. Nous
avons perdu nos parents, j'ai dû suivre mes frères... D'ailleurs,
voici un certificat.

Il était excellent. Elle recommençait à espérer, quand une
dernière question la gêna.

-- Avez-vous d'autres références à Paris?... Où demeurez-vous?

-- Chez mon oncle, murmura-t-elle, hésitant à le nommer, craignant
qu'on ne voulût jamais de la nièce d'un concurrent. Chez mon oncle
Baudu, là, en face.

Du coup, Mouret intervint une seconde fois.

-- Comment, vous êtes la nièce de Baudu!... Est-ce que c'est
Baudu qui vous envoie?

-- Oh! non, monsieur!

Et elle ne put s'empêcher de rire, tant l'idée lui parut
singulière. Ce fut une transfiguration. Elle restait rose, et le
sourire, sur sa bouche un peu grande, était comme un
épanouissement du visage entier. Ses yeux gris prirent une flamme
tendre, ses joues se creusèrent d'adorables fossettes, ses pâles
cheveux eux-mêmes semblèrent voler, dans la gaieté bonne et
courageuse de tout son être.

-- Mais elle est jolie! dit tout bas Mouret à Bourdoncle.

L'intéressé refusa d'en convenir, d'un geste d'ennui. Clara avait
pincé les lèvres, tandis que Marguerite tournait le dos. Seule,
Mme Aurélie approuva Mouret de la tête, quand il reprit:

-- Votre oncle a eu tort de ne pas vous amener, sa recommandation
suffisait... On prétend qu'il nous en veut. Nous sommes d'esprit
plus large, et s'il ne peut occuper sa nièce dans sa maison, eh
bien! nous lui montrerons que sa nièce n'a eu qu'à frapper chez
nous pour être accueillie... Répétez-lui que je l'aime toujours
beaucoup, qu'il doit s'en prendre, non pas à moi, mais aux
nouvelles conditions du commerce. Et dites-lui qu'il achèvera de
se couler, s'il s'entête dans un tas de vieilleries ridicules.

Denise redevint toute blanche. C'était Mouret. Personne n'avait
dit son nom, mais il se désignait lui-même et elle le devinait
maintenant, elle comprenait pourquoi ce jeune homme lui avait
causé une telle émotion, dans la rue, au rayon des soieries, à
présent encore. Cette émotion, où elle ne pouvait lire, pesait de
plus en plus sur son coeur, comme un poids trop lourd. Toutes les
histoires contées par son oncle, revenaient à sa mémoire,
grandissant Mouret, l'entourant d'une légende, faisant de lui le
maître de la terrible machine, qui depuis le matin la tenait dans
les dents de fer de ses engrenages. Et, derrière sa jolie tête, à
la barbe soignée, aux yeux couleur de vieil or, elle voyait la
femme morte, cette Mme Hédouin, dont le sang avait scellé les
pierres de la maison. Alors, elle fut reprise du froid de la
veille, elle crut qu'elle avait simplement peur de lui.

Mme Aurélie, cependant, fermait le registre. Il lui fallait une
seule vendeuse, et il y avait déjà dix demandes inscrites. Mais
elle était trop désireuse d'être agréable au patron pour hésiter.
La demande toutefois suivrait son cours, l'inspecteur Jouve irait
aux renseignements, ferait son rapport, et la première prendrait
une décision.

-- C'est bien, mademoiselle, dit-elle majestueusement, pour
réserver son autorité. On vous écrira.

L'embarras tint encore Denise immobile, pendant un instant. Elle
ne savait de quel pied sortir, au milieu de tout ce monde. Enfin,
elle remercia Mme Aurélie; et, lorsqu'elle dut passer devant
Mouret et Bourdoncle, elle salua. Ceux-ci, d'ailleurs, qui ne
s'occupaient déjà plus d'elle, ne lui rendirent pas même son
salut, très attentifs à examiner avec Mme Frédéric le modèle du
manteau à taille. Clara eut un geste vexé, en regardant
Marguerite, comme pour prédire que la nouvelle vendeuse n'aurait
pas beaucoup d'agrément au rayon. Sans doute Denise sentit
derrière elle cette indifférence et cette rancune, car elle
descendit l'escalier avec le même trouble qu'elle l'avait monté,
en proie à une singulière angoisse, se demandant si elle devait se
désespérer ou se réjouir d'être venue. Pouvait-elle compter sur la
place? elle recommençait à en douter, dans le malaise qui l'avait
empêchée de comprendre nettement. De toutes ses sensations, deux
persistaient et effaçaient peu à peu les autres: le coup porté en
elle par Mouret, profond jusqu'à la peur; puis, l'amabilité de
Hutin, la seule joie de sa matinée, un souvenir d'une douceur
charmante, qui l'emplissait de gratitude. Quand elle traversa le
magasin pour sortir, elle chercha le jeune homme, heureuse à
l'idée de le remercier encore des yeux, et elle fut triste de ne
pas le voir.

-- Eh bien! mademoiselle, avez-vous réussi? lui demanda une voix
émue, comme elle était enfin sur le trottoir.

Elle se retourna, elle reconnut le grand garçon blême et
dégingandé, qui lui avait adressé la parole, le matin. Lui aussi
sortait du Bonheur des Dames, et il paraissait plus effrayé
qu'elle, tout ahuri de l'interrogatoire qu'il venait de subir.

-- Mon Dieu! je n'en sais rien, monsieur, répondit-elle.

-- C'est comme moi, alors. Ils ont une manière de vous regarder et
de vous parler, là-dedans!... Je suis pour les dentelles, je sors
de chez Crève-coeur, rue du Mail.

Ils étaient de nouveau l'un devant l'autre; et, ne sachant de
quelle façon se quitter, ils se mirent à rougir. Puis, le jeune
homme, pour dire encore quelque chose dans l'excès de sa timidité,
osa demander, de son air gauche et bon:

-- Comment vous nommez-vous, mademoiselle?

-- Denise Baudu.

-- Moi, je me nomme Henri Deloche.

Maintenant, ils souriaient. Ils cédèrent à la fraternité de leurs
situations, ils se tendirent la main.

-- Bonne chance!

-- Oui, bonne chance!

III


Chaque samedi, de quatre à six, Mme Desforges offrait une tasse de
thé et des gâteaux aux personnes de son intimité, qui voulaient
bien la venir voir. L'appartement se trouvait au troisième, à
l'encoignure des rues de Rivoli et d'Alger; et les fenêtres des
deux salons ouvraient sur le Jardin des Tuileries.

Justement, ce samedi-là, comme un domestique allait l'introduire
dans le grand salon, Mouret aperçut de l'antichambre, par une
porte restée ouverte, Mme Desforges qui traversait le petit salon.
Elle s'était arrêtée en le voyant, et il entra par là, il la salua
d'un air de cérémonie. Puis, quand le domestique eut refermé la
porte, il saisit vivement la main de la jeune femme, qu'il baisa
avec tendresse.

-- Prends garde, il y a du monde! dit-elle tout bas, en désignant
d'un signe la porte du grand salon. Je suis allée chercher cet
éventail pour le leur montrer.

Et, du bout de l'éventail, elle lui donna gaiement un léger coup
au visage. Elle était brune, un peu forte, avec de grands yeux
jaloux. Mais il avait gardé sa main, il demanda:

-- Viendra-t-il?

-- Sans doute, répondit-elle. J'ai sa promesse.

Tous deux parlaient du baron Hartmann, directeur du Crédit
Immobilier. Mme Desforges, fille d'un conseiller d'État, était
veuve d'un homme de Bourse qui lui avait laissé une fortune, niée
par les uns, exagérée par les autres. Du vivant même de celui-ci,
disait-on, elle s'était montrée reconnaissante pour le baron
Hartmann, dont les conseils de grand financier profitaient au
ménage; et, plus tard, après la mort du mari, la liaison devait
avoir continué, mais toujours discrètement, sans une imprudence,
sans un éclat. Jamais Mme Desforges ne s'affichait, on la recevait
partout, dans la haute bourgeoisie où elle était née. Même
aujourd'hui que la passion du banquier, homme sceptique et fin,
tournait à une simple affection paternelle, si elle se permettait
d'avoir des amants qu'il lui tolérait, elle apportait, dans ses
coups de coeur, une mesure et un tact si délicats, une science du
monde si adroitement appliquée, que les apparences restaient
sauves et que personne ne se serait permis de mettre tout haut son
honnêteté en doute. Ayant rencontré Mouret chez des amis communs,
elle l'avait détesté d'abord; puis, elle s'était donnée plus tard,
comme emportée dans le brusque amour dont il l'attaquait, et,
depuis qu'il manoeuvrait de manière à tenir par elle le baron,
elle se prenait peu à peu d'une tendresse vraie et profonde, elle
l'adorait avec la violence d'une femme de trente-cinq ans déjà,
qui n'en avouait que vingt-neuf, désespérée de le sentir plus
jeune, tremblant de le perdre.

-- Est-il au courant? reprit-il.

-- Non, vous lui expliquerez vous-même l'affaire, répondit-elle,
cessant de le tutoyer.

Elle le regardait, elle songeait qu'il ne devait rien savoir, pour
l'employer ainsi auprès du baron, en affectant de le considérer
simplement comme un vieil ami à elle. Mais il lui tenait toujours
la main, il l'appelait sa bonne Henriette, et elle sentit son
coeur se fondre. Silencieusement, elle tendit les lèvres, les
appuya sur les siennes; puis, à voix basse:

-- Chut! on m'attend... Entre derrière moi.

Des voix légères venaient du grand salon, assourdies par les
tentures. Elle poussa la porte, dont elle laissa les deux battants
ouverts, et elle remit l'éventail à une des quatre dames qui
étaient assises au milieu de la pièce.

-- Tenez! le voilà, dit-elle. Je ne savais plus, jamais ma femme
de chambre ne l'aurait trouvé.

Et, se tournant, elle ajouta de son air gai:

-- Entrez donc, monsieur Mouret, passez par le petit salon. Ce
sera moins solennel.

Mouret salua ces dames, qu'il connaissait. Le salon, avec son
meuble Louis XVI de brocatelle à bouquets, ses bronzes dorés, ses
grandes plantes vertes, avait une intimité tendre de femme, malgré
la hauteur du plafond; et par les deux fenêtres, on apercevait les
marronniers des Tuileries, dont le vent d'octobre balayait les
feuilles.

-- Mais il n'est pas vilain du tout, ce chantilly! s'écria
Mme Bourdelais, qui tenait l'éventail.

C'était une petite blonde de trente ans, le nez fin, les yeux
vifs, une amie de pension d'Henriette, qui avait épousé un sous-
chef du ministère des Finances. De vieille famille bourgeoise,
elle menait son ménage et ses trois enfants, avec une activité,
une bonne grâce, un flair exquis de la vie pratique.

-- Et tu as payé le morceau vingt-cinq francs? reprit-elle en
examinant chaque maille de la dentelle. Hein? tu dis à Luc, chez
une ouvrière du pays?... Non, non, ce n'est pas cher... Mais il a
fallu que tu le fisses monter.

-- Sans doute, répondit Mme Desforges. La monture ne coûte deux
cents francs.

Alors, Mme Bourdelais se mit à rire. Si c'était là ce qu'Henriette
appelait une occasion! Deux cents francs, une simple monture
d'ivoire, avec un chiffre! et pour un bout de chantilly, qui lui
avait bien fait économiser cent sous! On trouvait à cent vingt
francs les mêmes éventails tout montés. Elle cita une maison, rue
Poissonnière.

Cependant, l'éventail faisait le tour de ces dames. Mme Guibal lui
accorda à peine un coup d'oeil. Elle était grande et mince, de
cheveux roux, avec un visage noyé d'indifférence, où ses yeux gris
mettaient par moments, sous son air détaché, les terribles faims
de l'égoïsme. Jamais on ne la voyait en compagnie de son mari, un
avocat connu au Palais, qui, disait-on, menait de son côté la vie
libre, tout à ses loisirs et à ses plaisirs.

-- Oh! murmura-t-elle en passant l'éventail à Mme de Boves, je
n'en ai pas acheté deux dans ma vie... On vous en donne toujours
de trop.

La comtesse répondit d'une voix finement ironique:

-- Vous êtes heureuse, ma chère, d'avoir un mari galant.

Et, se penchant vers sa fille, une grande personne de vingt ans et
demi:

-- Regarde donc le chiffre, Blanche. Quel joli travail!... C'est
le chiffre qui a dû augmenter ainsi la monture.

Mme de Boves venait de dépasser la quarantaine. C'était une femme
superbe, à encolure de déesse, avec une grande face régulière et
de larges yeux dormants, que son mari, inspecteur général des
haras, avait épousée pour sa beauté. Elle paraissait toute remuée
par la délicatesse du chiffre, comme envahie d'un désir dont
l'émotion pâlissait son regard. Et, brusquement:

-- Donnez-nous donc votre avis, Monsieur Mouret. Est-ce trop cher,
deux cents francs, cette monture?

Mouret était resté debout, au milieu des cinq femmes, souriant,
s'intéressant à ce qui les intéressait. Il prit l'éventail,
l'examina; et il allait se prononcer, lorsque le domestique ouvrit
la porte, en disant:

-- Madame Marty.

Une femme maigre entra, laide, ravagée de petite vérole, mise avec
une élégance compliquée. Elle était sans âge, ses trente-cinq ans
en valaient quarante ou trente, selon la fièvre nerveuse qui
l'animait. Un sac de cuir rouge, qu'elle n'avait pas lâché,
pendait à sa main droite.

-- Chère madame, dit-elle à Henriette, vous m'excusez, avec mon
sac... Imaginez-vous, en venant vous voir, je suis entrée au
Bonheur, et comme j'ai encore fait des folies, je n'ai pas voulu
laisser ceci en bas, dans mon fiacre, de peur d'être volée.

Mais elle venait d'apercevoir Mouret, elle reprit en riant:

-- Ah! monsieur, ce n'était point pour vous faire de la réclame,
puisque j'ignorais que vous fussiez là... Vous avez vraiment en ce
moment des dentelles extraordinaires.

Cela détourna l'attention de l'éventail, que le jeune homme posa
sur un guéridon. Maintenant, ces dames étaient prises du besoin
curieux de voir ce que Mme Marty avait acheté. On la connaissait
pour sa rage de dépense, sans force devant la tentation, d'une
honnêteté stricte, incapable de céder à un amant, mais tout de
suite lâche et la chair vaincue, devant le moindre bout de
chiffon. Fille d'un petit employé, elle ruinait aujourd'hui son
mari, professeur de cinquième au lycée Bonaparte, qui devait
doubler ses six mille francs d'appointements en courant le cachet,
pour suffire au budget sans cesse croissant du ménage. Et elle
n'ouvrait pas son sac, elle le serrait sur ses genoux, parlait de
sa fille Valentine, âgée de quatorze ans, une de ses coquetteries
les plus chères, car elle l'habillait comme elle, de toutes les
nouveautés de la mode, dont elle subissait l'irrésistible
séduction.

-- Vous savez, expliqua-t-elle, on fait cet hiver aux jeunes
filles des robes garnies d'une petite dentelle... Naturellement,
quand j'ai vu une valenciennes très jolie...

Elle se décida enfin à ouvrir le sac. Ces dames allongeaient le
cou, lorsque, dans le silence, on entendit le timbre de
l'antichambre.

-- C'est mon mari, balbutia Mme Marty pleine de trouble. Il doit
venir me chercher, en sortant de Bonaparte.

Vivement, elle avait refermé le sac, et elle le fit disparaître
sous un fauteuil, d'un mouvement instinctif. Toutes ces dames se
mirent à rire. Alors, elle rougit de sa précipitation, elle le
reprit sur ses genoux, en disant que les hommes ne comprenaient
jamais et qu'ils n'avaient pas besoin de savoir.

-- M. de Boves, M. de Vallagnosc, annonça le domestique.

Ce fut un étonnement, Mme de Boves elle-même ne comptait pas sur
son mari. Ce dernier, bel homme, portant les moustaches à
l'impériale, de l'air militairement correct aimé des Tuileries,
baisa la main de Mme Desforges, qu'il avait connue jeune, chez son
père. Et il s'effaça pour que l'autre visiteur, un grand garçon
pâle, d'une pauvreté de sang distinguée, pût à son tour saluer la
maîtresse de la maison. Mais, à peine la conversation reprenait-
elle, que deux légers cris s'élevèrent:

-- Comment! c'est toi, Paul!

-- Tiens! Octave!

Mouret et Vallagnosc se serraient les mains. À son tour,
Mme Desforges témoignait sa surprise. Ils se connaissaient donc?
Certes, ils avaient grandi côte à côte, au collège de Plassans; et
le hasard était qu'ils ne se fussent pas encore rencontrés chez
elle.

Cependant, les mains toujours liées, ils passèrent en plaisantant
dans le petit salon, au moment où le domestique apportait le thé,
un service de Chine sur un plateau d'argent, qu'il posa près de
Mme Desforges, au milieu du guéridon de marbre, à légère galerie
de cuivre. Ces dames se rapprochaient, causaient plus haut, toutes
aux paroles sans fin qui se croisaient; pendant que M. de Boves,
debout derrière elles, se penchait par instants, disait un mot
avec sa galanterie de beau fonctionnaire. La vaste pièce, si
tendre et si gaie d'ameublement, s'égayait encore de ces voix
bavardes, coupées de rires.

-- Ah! ce vieux Paul! répétait Mouret.

Il s'était assis près de Vallagnosc, sur un canapé. Seuls au fond
du petit salon, un boudoir très coquet tendu de soie bouton d'or,
loin des oreilles et ne voyant plus eux-mêmes ces dames que par la
porte grande ouverte, ils ricanèrent, les yeux dans les yeux, en
s'allongeant des tapes sur les genoux. Toute leur jeunesse
s'éveillait, le vieux collège de Plassans, avec ses deux cours,
ses études humides, et le réfectoire où l'on mangeait tant de
morue, et le dortoir où les oreillers volaient de lit en lit, dès
que le pion ronflait. Paul, d'une ancienne famille parlementaire,
petite noblesse ruinée et boudeuse, était un fort en thème,
toujours premier, donné en continuel exemple par le professeur,
qui lui prédisait le plus bel avenir; tandis qu'Octave, à la queue
de la classe, pourrissait parmi les cancres, heureux et gras, se
dépensant au-dehors en plaisirs violents. Malgré leur différence
de nature, une camaraderie étroite les avait pourtant rendus
inséparables, jusqu'à leur baccalauréat, dont ils s'étaient tirés,
l'un avec gloire, l'autre tout juste d'une façon suffisante, après
deux épreuves fâcheuses. Puis, l'existence les avait emportés, et
ils se retrouvaient au bout de dix ans, changés et vieillis.

-- Voyons, demanda Mouret, que deviens-tu?

-- Mais je ne deviens rien.

Vallagnosc, dans la joie de leur rencontre, gardait son air las et
désenchanté; et, comme son ami, étonné, insistait, en disant:

-- Enfin, tu fais bien quelque chose... Que fais-tu?

-- Rien, répondit-il.

Octave se mit à rire. Rien, ce n'était pas assez. Phrase à phrase,
il finit par obtenir l'histoire de Paul, l'histoire commune des
garçons pauvres, qui croient devoir à leur naissance de rester
dans les professions libérales, et qui s'enterrent au fond d'une
médiocrité vaniteuse, heureux encore quand ils ne crèvent pas la
faim, avec des diplômes plein leurs tiroirs. Lui, avait fait son
droit par tradition de famille; puis, il était demeuré à la charge
de sa mère veuve, qui ne savait déjà comment placer ses deux
filles. Une honte enfin l'avait pris, et, laissant les trois
femmes vivre mal des débris de leur fortune, il était venu occuper
une petite place au ministère de l'Intérieur, où il se tenait
enfoui, comme une taupe dans son trou.

-- Et qu'est-ce que tu gagnes? reprit Mouret.

-- Trois mille francs.

-- Mais c'est une pitié! Ah! mon pauvre vieux, ça me fait de la
peine pour toi... Comment! un garçon si fort, qui nous roulait
tous! Et ils ne te donnent que trois mille francs, après t'avoir
abruti pendant cinq ans déjà! Non, ce n'est pas juste!

Il s'interrompit, il fit un retour sur lui-même.

-- Moi, je leur ai tiré ma révérence... Tu sais ce que je suis
devenu?

-- Oui, dit Vallagnosc. On m'a conté que tu étais dans le
commerce. Tu as cette grande maison de la place Gaillon, n'est-ce
pas?

-- C'est cela... Calicot, mon vieux!

Mouret avait relevé la tête, et il lui tapa de nouveau sur le
genou, il répéta avec la gaieté solide d'un gaillard sans honte
pour le métier qui l'enrichissait:

-- Calicot, en plein!... Ma foi, tu te rappelles, je ne mordais
guère à leurs machines, bien qu'au fond je ne me sois jamais jugé
plus bête qu'un autre. Quand j'ai eu passé mon bachot, pour
contenter ma famille, j'aurais parfaitement pu devenir un avocat
ou un médecin comme les camarades; mais ces métiers-là m'ont fait
peur, tant on voit de gens y tirer la langue... Alors, mon Dieu!
j'ai jeté la peau d'âne au vent, oh! sans regret, et j'ai piqué
une tête dans les affaires.

Vallagnosc souriait d'un air d'embarras. Il finit par murmurer:

-- Il est de fait que ton diplôme de bachelier ne doit pas te
servir à grand-chose pour vendre de la toile.

-- Ma foi! répondit Mouret joyeusement, tout ce que je demande,
c'est qu'il ne me gêne pas... Et, tu sais, quand on a eu la bêtise
de se mettre ça entre les jambes, il n'est pas commode de s'en
dépêtrer. On s'en va à pas de tortue dans la vie, lorsque les
autres, ceux qui ont les pieds nus, courent comme des dératés.

Puis, remarquant que son ami semblait souffrir, il lui prit les
mains, il continua:

-- Voyons, je ne veux pas te faire de la peine, mais avoue que tes
diplômes n'ont satisfait aucun de tes besoins... Sais-tu que mon
chef de rayon, à la soie, touchera plus de douze mille francs
cette année? Parfaitement! un garçon d'une intelligence très
nette, qui s'en est tenu à l'orthographe et aux quatre règles...
Les vendeurs ordinaires, chez moi, se font trois et quatre mille
francs, plus que tu ne gagnes toi-même; et ils n'ont pas coûté tes
frais d'instruction, ils n'ont pas été lancés dans le monde, avec
la promesse signée de le conquérir... Sans doute, gagner de
l'argent n'est pas tout. Seulement, entre les pauvres diables
frottés de science qui encombrent les professions libérales, sans
y manger à leur faim, et les garçons pratiques, armés pour la vie,
sachant à fond leur métier, ma foi! je n'hésite pas, je suis pour
ceux-ci contre ceux-là, je trouve que les gaillards comprennent
joliment leur époque!

Sa voix s'était échauffée; Henriette, qui servait le thé, avait
tourné la tête. Quand il la vit sourire, au fond du grand salon et
qu'il aperçut deux autres dames prêtant l'oreille, il s'égaya le
premier de ses phrases.

-- Enfin, mon vieux, tout calicot qui débute est aujourd'hui dans
la peau d'un millionnaire.

Vallagnosc se renversait mollement sur le canapé. Il avait fermé
les yeux à demi, dans une pose de fatigue et de dédain, où une
pointe d'affectation s'ajoutait au réel épuisement de sa race.

-- Bah! murmura-t-il, la vie ne vaut pas tant de peine. Rien n'est
drôle.

Et, comme Mouret, révolté, le regardait d'un air de surprise, il
ajouta:

-- Tout arrive et rien n'arrive. Autant rester les bras croisés.

Alors, il dit son pessimisme, les médiocrités et les avortements
de l'existence. Un moment, il avait rêvé de littérature, et il lui
était resté de sa fréquentation avec des poètes une désespérance
universelle. Toujours, il concluait à l'inutilité de l'effort, à
l'ennui des heures également vides, à la bêtise finale du monde.
Les jouissances rataient, il n'y avait pas même de joie à mal
faire.

-- Voyons, est-ce que tu t'amuses, toi? finit-il par demander...

Mouret en était arrivé à une stupeur d'indignation. Il cria:

-- Comment! si je m'amuse!... Ah! çà, que chantes-tu? Tu en es là,
mon vieux!... Mais, sans doute, je m'amuse, et même lorsque les
choses craquent, parce qu'alors je suis furieux de les entendre
craquer. Moi, je suis un passionné, je ne prends pas la vie
tranquillement, c'est ce qui m'y intéresse peut-être.

Il jeta un coup d'oeil vers le salon, il baissa la voix.

-- Oh! il y a des femmes qui m'ont bien embêté, ça je le confesse.
Mais, quand j'en tiens une, je la tiens que diable! et ça ne rate
pas toujours, et je ne donne ma part à personne, je t'assure...
Puis, ce ne sont pas encore les femmes, dont je me moque après
tout. Vois-tu, c'est de vouloir et d'agir, c'est de créer enfin...
Tu as une idée, tu te bats pour elle, tu l'enfonces à coups de
marteau dans la tête des gens, tu la vois grandir et triompher...
Ah! oui, mon vieux, je m'amuse!

Toute la joie de l'action, toute la gaieté de l'existence
sonnaient dans ses paroles. Il répéta qu'il était de son époque.
Vraiment, il fallait être mal bâti, avoir le cerveau et les
membres attaqués, pour se refuser à la besogne, en un temps de si
large travail, lorsque le siècle entier se jetait à l'avenir. Et
il raillait les désespérés, les dégoûtés, les pessimistes, tous
ces malades de nos sciences commençantes, qui prenaient des airs
pleureurs de poètes ou des mines pincées de sceptiques, au milieu
de l'immense chantier contemporain. Un joli rôle, et propre, et
intelligent, que de bâiller d'ennui devant le labeur des autres!

-- C'est mon seul plaisir, de bâiller devant les autres, dit
Vallagnosc en souriant de son air froid.

Du coup, la passion de Mouret tomba. Il redevint affectueux.

-- Ah! ce vieux Paul, toujours le même, toujours paradoxal!...
Hein? nous ne nous retrouvons pas pour nous quereller. Chacun a
ses idées, heureusement. Mais il faudra que je te montre ma
machine en branle, tu verras que ce n'est pas si bête... Allons,
donne-moi des nouvelles. Ta mère et tes soeurs se portent bien,
j'espère? Et n'as-tu pas dû te marier à Plassans, il y a six mois?

Un mouvement brusque de Vallagnosc l'arrêta; et, comme celui-ci
avait fouillé le salon d'un regard inquiet, il se tourna à son
tour, il remarqua que Mlle de Boves ne les quittait pas des yeux.
Grande et forte, Blanche ressemblait à sa mère; seulement, chez
elle, le masque s'empâtait déjà, les traits gros, soufflés d'une
mauvaise graisse. Paul, sur une question discrète, répondit que
rien n'était fait encore; peut-être même rien ne se ferait. Il
avait connu la jeune personne chez Mme Desforges, où il était venu
beaucoup l'autre hiver, mais où il ne reparaissait que rarement,
ce qui expliquait comment il avait pu ne pas s'y rencontrer avec
Octave. À leur tour, les Boves le recevaient, et il aimait surtout
le père, un ancien viveur qui prenait sa retraite dans
l'administration. D'ailleurs, pas de fortune: Mme de Boves n'avait
apporté à son mari que sa beauté de Junon, la famille vivait d'une
dernière ferme hypothéquée, au mince produit de laquelle
s'ajoutaient heureusement les neuf mille francs touchés par le
comte, comme inspecteur général des haras. Et ces dames, la mère
et la fille, très serrées d'argent par celui-ci, que des coups de
tendresse continuaient à dévorer au-dehors, en étaient parfois
réduites à refaire leurs robes elles-mêmes.

-- Alors, pourquoi? demanda simplement Mouret.

-- Mon Dieu! il faut bien en finir, dit Vallagnosc, avec un
mouvement fatigué des paupières. Et puis, il y a des espérances,
nous attendons la mort prochaine d'une tante.

Cependant, Mouret, qui ne quittait plus du regard M. de Boves,
assis, près de Mme Guibal, empressé, avec le rire tendre d'un
homme en campagne, se retourna vers son ami et cligna les yeux
d'un air tellement significatif, que ce dernier ajouta:

-- Non, pas celle-ci... Pas encore, du moins... Le malheur est que
son service l'appelle aux quatre coins de la France, dans les
dépôts d'étalons, et qu'il a de la sorte de continuels prétextes
pour disparaître. Le mois passé, tandis que sa femme le croyait à
Perpignan, il vivait à l'hôtel, en compagnie d'une maîtresse de
piano, au fond d'un quartier perdu.

Il y eut un silence. Puis, le jeune homme, qui surveillait à son
tour les galanteries du comte auprès de Mme Guibal, reprit tout
bas:

-- Ma foi, tu as raison... D'autant plus que la chère dame n'est
guère farouche, à ce qu'on raconte. Il y a sur elle une histoire
d'officier bien drôle... Mais regarde-le donc! est-il comique, à
la magnétiser du coin de l'oeil! La vieille France, mon cher!...
Moi, je l'adore, cet homme-là, et il pourra bien dire que c'est
pour lui, si j'épouse sa fille!

Mouret riait, très amusé. Il questionna de nouveau Vallagnosc, et
quand il sut que la première idée d'un mariage, entre celui-ci et
Blanche, venait de Mme Desforges, il trouva l'histoire meilleure
encore. Cette bonne Henriette goûtait un plaisir de veuve à marier
les gens; si bien que, lorsqu'elle avait pourvu les filles, il lui
arrivait de laisser les pères, choisir des amies dans sa société;
mais cela naturellement, en toute bonne grâce, sans que le monde y
trouvât jamais matière à scandale. Et Mouret, qui l'aimait en
homme actif et pressé, habitué à chiffrer ses tendresses, oubliait
alors tout calcul de séduction et se sentait pour elle une amitié
de camarade.

Justement, elle parut à la porte du petit salon, suivie d'un
vieillard, âgé d'environ soixante ans, dont les deux amis
n'avaient pas remarqué l'entrée. Ces dames prenaient par moments
des voix aiguës, que le léger tintement des cuillers dans les
tasses de Chine accompagnait; et l'on entendait de temps à autre,
au milieu d'un court silence, le bruit d'une soucoupe trop
vivement reposée sur le marbre du guéridon. Un brusque rayon du
soleil couchant, qui venait de paraître au bord d'un grand nuage,
dorait les cimes des marronniers du jardin, entrait par les
fenêtres en une poussière d'or rouge, dont l'incendie allumait la
brocatelle et les cuivres des meubles.

-- Par ici, mon cher baron, disait Mme Desforges. Je vous présente
M. Octave Mouret, qui a le plus vif désir de vous témoigner sa
grande admiration.

Et, se tournant vers Octave, elle ajouta:

-- M. le baron Hartmann.

Un sourire pinçait finement les lèvres du vieillard. C'était un
homme petit et vigoureux, à grosse tête alsacienne, et dont la
face épaisse s'éclairait d'une flamme d'intelligence, au moindre
pli de la bouche, au plus léger clignement des paupières. Depuis
quinze jours, il résistait au désir d'Henriette, qui lui demandait
cette entrevue; non pas qu'il éprouvât une jalousie exagérée,
résigné en homme d'esprit à son rôle de père; mais parce que
c'était le troisième ami dont Henriette lui faisait faire la
connaissance, et qu'à la longue, il craignait un peu le ridicule.
Aussi, en abordant Octave, avait-il le rire discret d'un
protecteur riche, qui, s'il veut bien se montrer charmant, ne
consent pas à être dupe.

-- Oh! monsieur, disait Mouret avec son enthousiasme de Provençal,
la dernière opération du Crédit Immobilier a été si étonnante!
Vous ne sauriez croire combien je suis heureux et fier de vous
serrer la main.

-- Trop aimable, monsieur, trop aimable, répétait le baron
toujours souriant.

Henriette les regardait de ses yeux clairs, sans un embarras. Elle
restait entre les deux, levait sa jolie tête, allait de l'un à
l'autre; et, dans sa robe de dentelle qui découvrait ses poignets
et son cou délicats, elle avait un air ravi, à les voir si bien
d'accord.

-- Messieurs, finit-elle par dire, je vous laisse causer.

Puis, se tournant vers Paul, qui s'était mis debout, elle ajouta:

-- Voulez-vous une tasse de thé, monsieur de Vallagnosc?

-- Volontiers, madame.

Et tous deux rentrèrent dans le salon.

Lorsque Mouret eut repris sa place sur le canapé, près du baron
Hartmann, il se répandit en nouveaux éloges à propos des
opérations du Crédit Immobilier. Puis, il attaqua le sujet, qui
lui tenait au coeur, il parla de la nouvelle voie, du prolongement
de la rue Réaumur, dont on allait ouvrir une section, sous le nom
de rue du Dix-Décembre, entre la place de la Bourse et la place de
l'Opéra. L'utilité publique était déclarée depuis dix-huit mois,
le jury d'expropriation venait d'être nommé, tout le quartier se
passionnait pour cette trouée énorme, s'inquiétant de l'époque des
travaux, s'intéressant aux maisons condamnées. Il y avait près de
trois ans que Mouret attendait ces travaux, d'abord dans la
prévision d'un mouvement plus actif des affaires, ensuite avec des
ambitions d'agrandissement, qu'il n'osait avouer tout haut, tant
son rêve s'élargissait. Comme la rue du Dix-Décembre devait couper
la rue de Choiseul et la rue de la Michodière, il voyait le
Bonheur des Dames envahir tout le pâté entouré par ces rues et la
rue Neuve-Saint-Augustin, il l'imaginait déjà avec une façade de
palais sur la voie nouvelle, dominateur, maître de la ville
conquise. Et de là était né son vif désir de connaître le baron
Hartmann, lorsqu'il avait appris que le Crédit Immobilier, par un
traité passé avec l'administration, prenait l'engagement de percer
et d'établir la rue du Dix-Décembre, à la condition qu'on lui
abandonnerait la propriété des terrains en bordure.

-- Vraiment, répétait-il en tâchant de montrer un air naïf, vous
leur livrerez la rue toute faite, avec les égouts, les trottoirs,
les becs de gaz? Et les terrains en bordure suffiront pour vous
indemniser? Oh! c'est curieux, très curieux!

Enfin, il arriva au point délicat. Il avait su que le Crédit
Immobilier faisait, secrètement, acheter les maisons du pâté où se
trouvait le Bonheur des Dames, non seulement celles qui devaient
tomber sous la pioche des démolisseurs, mais encore les autres,
celles qui allaient rester debout. Et il flairait là le projet de
quelque établissement futur, il était très inquiet pour les
agrandissements dont il élargissait le rêve, pris de peur à l'idée
de se heurter un jour contre une société puissante, propriétaire
d'immeubles qu'elle ne lâcherait certainement pas. C'était même
cette peur qui l'avait décidé à mettre au plus tôt un lien entre
le baron et lui, le lien aimable d'une femme, si étroit entre les
hommes de nature galante. Sans doute, il aurait pu voir le
financier dans son cabinet, pour causer à l'aise de la grosse
affaire qu'il voulait lui proposer. Mais il se sentait plus fort
chez Henriette, il savait combien la possession commune d'une
maîtresse rapproche et attendrit. Être tous les deux chez elle,
dans son parfum aimé, l'avoir là prête à les convaincre d'un
sourire, lui semblait une certitude de succès.

-- N'avez-vous pas acheté l'ancien hôtel Duvillard, cette vieille
bâtisse qui me touche? finit-il par demander brusquement.

Le baron Hartmann eut une courte hésitation, puis il nia. Mais, le
regardant en face, Mouret se mit à rire; et il joua dès lors le
rôle d'un bon jeune homme, le coeur sur la main, rond en affaires.

-- Tenez! monsieur le baron, puisque j'ai l'honneur inespéré de
vous rencontrer, il faut que je me confesse... Oh! je ne vous
demande pas vos secrets. Seulement, je vais vous confier les
miens, persuadé que je ne saurais les placer en des mains plus
sages... D'ailleurs, j'ai besoin de vos conseils, il y a longtemps
que je n'osais vous aller voir.

Il se confessa en effet, il raconta ses débuts, il ne cacha même
pas la crise financière qu'il traversait, au milieu de son
triomphe. Tout défila, les agrandissements successifs, les gains
remis continuellement dans l'affaire, les sommes apportées par ses
employés, la maison risquant son existence à chaque mise en vente
nouvelle, où le capital entier était joué comme sur un coup de
cartes. Pourtant, ce n'était pas de l'argent qu'il demandait, car
il avait en sa clientèle une foi de fanatique. Son ambition
devenait plus haute, il proposait au baron une association, dans
laquelle le Crédit Immobilier apporterait le palais colossal qu'il
voyait en rêve, tandis que lui, pour sa part, donnerait son génie
et le fonds de commerce déjà créé. On estimerait les apports, rien
ne lui paraissait d'une réalisation plus facile.

-- Qu'allez-vous faire de vos terrains et de vos immeubles?
demandait-il avec insistance. Vous avez une idée, sans doute. Mais
je suis bien certain que votre idée ne vaut pas la mienne. Songez
à cela. Nous bâtissons sur les terrains une galerie de vente, nous
démolissons ou nous aménageons les immeubles, et nous ouvrons les
magasins les plus vastes de Paris, un bazar qui fera des millions.

Et il laissa échapper ce cri du coeur:

-- Ah! si je pouvais me passer de vous!... Mais vous tenez tout,
maintenant. Et puis, je n'aurais jamais les avances nécessaires...
Voyons, il faut nous entendre, ce serait un meurtre.

-- Comme vous y allez, cher monsieur! se contenta de répondre le
baron Hartmann. Quelle imagination!

Il hochait la tête, il continuait de sourire, décidé à ne pas
rendre confidence pour confidence. Le projet du Crédit Immobilier
était de créer, sur la rue du Dix-Décembre, une concurrence au
Grand-Hôtel, un établissement luxueux, dont la situation centrale
attirerait les étrangers. D'ailleurs, comme l'hôtel devait occuper
seulement les terrains en bordure, le baron aurait pu quand même
accueillir l'idée de Mouret, traiter pour le reste du pâté de
maisons, d'une superficie très vaste encore. Mais il avait déjà
commandité deux amis d'Henriette, il se lassait un peu de son
faste de protecteur complaisant. Puis, malgré sa passion de
l'activité, qui lui faisait ouvrir sa bourse à tous les garçons
d'intelligence et de courage, le coup de génie commercial de
Mouret l'étonnait plus qu'il ne le séduisait. N'était-ce pas une
opération fantaisiste et imprudente, ce magasin gigantesque? Ne
risquait-on pas une catastrophe certaine, à vouloir élargir ainsi
hors de toute mesure le commerce des nouveautés? Enfin, il ne
croyait pas, il refusait.

-- Sans doute, l'idée peut séduire, disait-il. Seulement, elle est
d'un poète... Où prendriez-vous la clientèle pour emplir pareille
cathédrale?

Mouret le regarda un moment en silence, comme stupéfait de son
refus. Était-ce possible? un homme d'un tel flair, qui sentait
l'argent à toutes les profondeurs! Et, tout d'un coup, il eut un
geste de grande éloquence, il montra ces dames dans le salon, en
criant:

-- La clientèle, mais la voilà!

Le soleil pâlissait, la poussière d'or rouge n'était plus qu'une
lueur blonde, dont l'adieu se mourait dans la soie des tentures et
les panneaux des meubles. À cette approche du crépuscule, une
intimité noyait la grande pièce d'une tiède douceur. Tandis que
M. de Boves et Paul de Vallagnosc causaient devant une des
fenêtres, les yeux perdus au loin sur le jardin, ces dames
s'étaient rapprochées, faisaient là, au milieu, un étroit cercle
de jupes, d'où montaient des rires, des paroles chuchotées, des
questions et des réponses ardentes, toute la passion de la femme
pour la dépense et le chiffon. Elles causaient toilette,
Mme de Boves racontait une robe de bal.

-- D'abord, un transparent de soie mauve, et puis, là-dessus, des
volants de vieil Alençon, haut de trente centimètres...

-- Oh! s'il est permis! interrompait Mme Marty. Il y a des femmes
heureuses!

Le baron Hartmann, qui avait suivi le geste de Mouret, regardait
ces dames, par la porte restée grande ouverte. Et il les écoutait
d'une oreille, pendant que le jeune homme, enflammé du désir de le
convaincre, se livrait davantage, lui expliquait le mécanisme du
nouveau commerce des nouveautés. Ce commerce était basé maintenant
sur le renouvellement continu et rapide du capital, qu'il
s'agissait de faire passer en marchandises le plus de fois
possible, dans la même année. Ainsi, cette année-là, son capital,
qui était seulement de cinq cent mille francs, venait de passer
quatre fois et avait ainsi produit deux millions d'affaires. Une
misère, d'ailleurs, qu'on décuplerait, car il se disait certain de
faire plus tard reparaître le capital quinze et vingt fois, dans
certains comptoirs.

-- Vous entendez, monsieur le baron, toute la mécanique est là.
C'est bien simple, mais il fallait le trouver. Nous n'avons pas
besoin d'un gros roulement de fonds. Notre effort unique est de
nous débarrasser très vite de la marchandise achetée, pour la
remplacer par d'autre, ce qui fait rendre au capital autant de
fois son intérêt. De cette manière, nous pouvons nous contenter
d'un petit bénéfice; comme nos frais généraux s'élèvent au chiffre
énorme de seize pour cent, et que nous ne prélevons guère sur les
objets que vingt pour cent de gain, c'est donc un bénéfice de
quatre pour cent au plus; seulement, cela finira par faire des
millions, lorsqu'on opérera sur des quantités de marchandises
considérables et sans cesse renouvelées... Vous suivez, n'est-ce
pas? rien de plus clair.

Le baron hocha de nouveau la tête. Lui, qui avait accueilli les
combinaisons les plus hardies, et dont on citait encore les
témérités, lors des premiers essais de l'éclairage au gaz, restait
inquiet et têtu.

-- J'entends bien, répondit-il. Vous vendez bon marché pour vendre
beaucoup, et vous vendez beaucoup pour vendre bon marché...
Seulement, il faut vendre, et j'en reviens à ma question: à qui
vendrez-vous? comment espérez-vous entretenir une vente aussi
colossale?

Un éclat brusque de voix, venu du salon, coupa les explications de
Mouret. C'était Mme Guibal qui aurait préféré les volants de vieil
Alençon en tablier seulement.

-- Mais, ma chère, disait Mme de Boves, le tablier en était
couvert aussi. Jamais je n'ai rien vu de plus riche.

-- Tiens! vous me donnez une idée, reprenait Mme Desforges. J'ai
déjà quelques mètres d'Alençon... Il faut que j'en cherche pour
une garniture.

Et les voix tombèrent, ne furent plus qu'un murmure. Des chiffres
sonnaient, tout un marchandage fouettait les désirs, ces dames
achetaient des dentelles à pleines trains.

-- Eh! dit enfin Mouret, quand il put parler, on vend ce qu'on
veut, lorsqu'on sait vendre! Notre triomphe est là.

Alors, avec sa verve provençale, en phrases chaudes qui évoquaient
les images, il montra le nouveau commerce à l'oeuvre. Ce fut
d'abord la puissance décuplée de l'entassement, toutes les
marchandises accumulées sur un point, se soutenant et se poussant;
jamais de chômage; toujours l'article de la saison était là; et,
de comptoir en comptoir, la cliente se trouvait prise, achetait
ici l'étoffe, plus loin le fil, ailleurs le manteau, s'habillait,
puis tombait dans des rencontres imprévues, cédait au besoin de
l'inutile et du joli. Ensuite, il célébra la marque en chiffres
connus. La grande révolution des nouveautés partait de cette
trouvaille. Si l'ancien commerce, le petit commerce agonisait,
c'était qu'il ne pouvait soutenir la lutte des bas prix, engagée
par la marque. Maintenant, la concurrence avait lieu sous les yeux
mêmes du public, une promenade aux étalages établissait les prix,
chaque magasin baissait, se contentait du plus léger bénéfice
possible; aucune tricherie, pas de coup de fortune longtemps
médité sur un tissu vendu le double de sa valeur, mais des
opérations courantes, un tant pour cent régulier prélevé sur tous
les articles, la fortune mise dans le bon fonctionnement d'une
vente, d'autant plus large qu'elle se faisait au grand jour.
N'était-ce pas une création étonnante? Elle bouleversait le
marché, elle transformait Paris, car elle était faite de la chair
et du sang de la femme.

-- J'ai la femme, je me fiche du reste! dit-il dans un aveu
brutal, que la passion lui arracha.

À ce cri, le baron Hartmann parut ébranlé. Son sourire perdait sa
pointe ironique, il regardait le jeune homme, gagné peu à peu par
sa foi, prit pour lui d'un commencement de tendresse.

-- Chut! murmura-t-il paternellement, elles vont vous entendre.

Mais ces dames parlaient maintenant toutes à la fois, tellement
excitées, qu'elles ne s'écoutaient même plus entre elles.
Mme de Boves achevait la description de la toilette de soirée: une
tunique de soie mauve, drapée et retenue par des noeuds de
dentelle; le corsage décolleté très bas, et encore des noeuds de
dentelle aux épaules.

-- Vous verrez, disait-elle, je me fais faire un corsage pareil
avec un satin...

-- Moi, interrompait Mme Bourdelais, j'ai voulu du velours, oh!
une occasion!

Mme Marty demandait:

-- Hein? combien la soie?

Puis, toutes les voix repartirent ensemble. Mme Guibal, Henriette,
Blanche, mesuraient, coupaient, gâchaient. C'était un saccage
d'étoffes, la mise au pillage des magasins, un appétit de luxe qui
se répandait en toilettes jalousées et rêvées, un bonheur tel à
être dans le chiffon, qu'elles y vivaient enfoncées, ainsi que
dans l'air tiède nécessaire à leur existence.

Mouret, cependant, avait jeté un coup d'oeil vers le salon. Et, en
quelques phrases dites à l'oreille du baron Hartmann, comme s'il
lui eût fait de ces confidences amoureuses qui se risquent parfois
entre hommes, il acheva d'expliquer le mécanisme du grand commerce
moderne. Alors, plus haut que les faits déjà donnés, au sommet,
apparut l'exploitation de la femme. Tout y aboutissait, le capital
sans cesse renouvelé, le système de l'entassement des
marchandises, le bon marché qui attire, la marque en chiffres
connus qui tranquillise. C'était la femme que les magasins se
disputaient par la concurrence, la femme qu'ils prenaient au
continuel piège de leurs occasions, après l'avoir étourdie devant
leurs étalages. Ils avaient éveillé dans sa chair de nouveaux
désirs, ils étaient une tentation immense, où elle succombait
fatalement, cédant d'abord à des achats de bonne ménagère, puis
gagnée par la coquetterie, puis dévorée. En décuplant la vente, en
démocratisant le luxe, ils devenaient un terrible agent de
dépense, ravageaient les ménages, travaillaient au coup de folie
de la mode, toujours plus chère. Et si, chez eux, la femme était
reine, adulée et flattée dans ses faiblesses, entourée de
prévenances, elle y régnait en reine amoureuse, dont les sujets
trafiquent, et qui paye d'une goutte de son sang chacun de ses
caprices. Sous la grâce même de sa galanterie, Mouret laissait
ainsi passer la brutalité d'un juif vendant de la femme à la
livre: il lui élevait un temple, la faisait encenser par une
légion de commis, créait le rite d'un culte nouveau; il ne pensait
qu'à elle, cherchait sans relâche à imaginer des séductions plus
grandes; et, derrière elle, quand il lui avait vidé la poche et
détraqué les nerfs, il était plein du secret mépris de l'homme
auquel une maîtresse vient de faire la bêtise de se donner.

-- Ayez donc les femmes, dit-il tout bas au baron, en riant d'un
rire hardi, vous vendrez le monde!

Maintenant, le baron comprenait. Quelques phrases avaient suffi,
il devinait le reste, et une exploitation si galante l'échauffait,
remuait en lui son passé de viveur. Il clignait les yeux d'un air
d'intelligence, il finissait par admirer l'inventeur de cette
mécanique à manger les femmes. C'était très fort. Il eut le mot de
Bourdoncle, un mot que lui souffla sa vieille expérience.

-- Vous savez qu'elles se rattraperont.

Mais Mouret haussa les épaules, dans un mouvement d'écrasant
dédain. Toutes lui appartenaient, étaient sa chose, et il n'était
à aucune. Quand il aurait tiré d'elles sa fortune et son plaisir,
il les jetterait en tas à la borne, pour ceux qui pourraient
encore y trouver leur vie. C'était un dédain raisonné de
méridional et de spéculateur.

-- Eh bien! cher monsieur, demanda-t-il pour conclure, voulez-vous
être avec moi? L'affaire des terrains vous semble-t-elle possible?

Le baron, à demi conquis, hésitait pourtant à s'engager de la
sorte. Un doute restait au fond du charme qui opérait peu à peu
sur lui. Il allait répondre d'une façon évasive, lorsqu'un appel
pressant de ces dames lui évita cette peine. Des voix répétaient,
au milieu de légers rires:

-- Monsieur Mouret! monsieur Mouret!

Et comme celui-ci, contrarié d'être interrompu, feignait de ne pas
entendre, Mme de Boves, debout depuis un moment, vint jusqu'à la
porte du petit salon.

-- On vous réclame, monsieur Mouret... Ce n'est guère galant de
vous enterrer dans les coins pour causer d'affaires.

Alors, il se décida, et avec une bonne grâce apparente, un air de
ravissement, dont le baron fut émerveillé. Tous deux se levèrent,
passèrent dans le grand salon.

-- Mais je suis à votre disposition, mesdames, dit-il en entrant,
le sourire aux lèvres.

Un brouhaha de triomphe l'accueillit. Il dut s'avancer davantage,
ces dames lui firent place au milieu d'elles. Le soleil venait de
se coucher derrière les arbres du jardin, le jour tombait, une
ombre fine noyait peu à peu la vaste pièce. C'était l'heure
attendrie du crépuscule, cette minute de discrète volupté, dans
les appartements parisiens, entre la clarté de la rue qui se meurt
et les lampes qu'on allume encore à l'office. M. de Boves et
Vallagnosc, toujours debout devant la fenêtre, jetaient sur le
tapis une nappe d'ombre; tandis que, immobile dans le dernier coup
de lumière qui venait de l'autre fenêtre, M. Marty, entré
discrètement depuis quelques minutes, mettait son profil pauvre,
une redingote étriquée et propre, un visage blêmi par le
professorat, et que la conversation de ces dames sur la toilette
achevait de bouleverser.

-- Est-ce toujours pour lundi prochain, cette mise en vente?
demandait justement Mme Marty.

-- Mais, sans doute, madame, répondit Mouret d'une voix de flûte,
une voix d'acteur qu'il prenait, quand il parlait aux femmes.

Henriette alors intervint.

-- Vous savez, nous irons toutes... On dit que vous préparez des
merveilles.

-- Oh! des merveilles! murmura-t-il d'un air de fatuité modeste,
je tâche simplement d'être digne de vos suffrages.

Mais elles le pressaient de questions. Mme Bourdelais, Mme Guibal,
Blanche elle-même, voulaient savoir.

-- Voyons, donnez-nous des détails, répétait Mme de Boves avec
insistance. Vous nous faites mourir.

Et elles l'entouraient, lorsque Henriette remarqua qu'il n'avait
seulement pas pris une tasse de thé. Alors, ce fut une désolation;
quatre d'entre elles se mirent à le servir, mais à la condition
qu'il répondrait ensuite. Henriette versait, Mme Marty tenait la
tasse, pendant que Mme de Boves et Mme Bourdelais se disputaient
l'honneur de le sucrer. Puis, quand il eut refusé de s'asseoir, et
qu'il commença à boire son thé lentement, debout au milieu
d'elles, toutes se rapprochèrent, l'emprisonnèrent du cercle
étroit de leurs jupes. La tête levée, les regards luisants, elles
lui souriaient.

-- Votre soie, votre Paris-Bonheur, dont tous les journaux
parlent? reprit Mme Marty, impatiente.

-- Oh! répondit-il, un article extraordinaire, une faille à gros
grain, souple, solide... Vous la verrez, mesdames. Et vous ne la
trouverez que chez nous, car nous en avons acheté la propriété
exclusive.

-- Vraiment! une belle soie à cinq francs soixante! dit
Mme Bourdelais enthousiasmée. C'est à ne pas croire.

Cette soie, depuis que les réclames étaient lancées, occupait dans
leur vie quotidienne une place considérable. Elles en causaient,
elles se la promettaient, travaillées de désir et de doute. Et,
sous la curiosité bavarde dont elles accablaient le jeune homme,
apparaissaient leurs tempéraments particuliers d'acheteuses:
Mme Marty, emportée par sa rage de dépense, prenant tout au
Bonheur des Dames, sans choix, au hasard des étalages; Mme Guibal,
s'y promenant des heures sans jamais faire une emplette, heureuse
et satisfaite de donner un simple régal à ses yeux; Mme de Boves,
serrée d'argent, toujours torturée d'une envie trop grosse,
gardant rancune aux marchandises, qu'elle ne pouvait emporter;
Mme Bourdelais, d'un flair de bourgeoise sage et pratique, allant
droit aux occasions, usant des grands magasins avec une telle
adresse de bonne ménagère, exempte de fièvre, qu'elle y réalisait
de fortes économies; Henriette enfin, qui, très élégante, y
achetait seulement certains articles, ses gants, de la bonneterie,
tout le gros linge.

-- Nous avons d'autres étoffes étonnantes de bon marché et de
richesse, continuait Mouret de sa voix chantante. Ainsi, je vous
recommande notre Cuir-d'or, un taffetas d'un brillant
incomparable... Dans les soies de fantaisie, il y a des
dispositions charmantes, des dessins choisis entre mille par notre
acheteur; et, comme velours, vous trouverez la plus riche
collection de nuances... Je vous avertis qu'on portera beaucoup de
drap cette année. Vous verrez nos matelassés, nos cheviottes...

Elles ne l'interrompaient plus, elles resserraient encore leur
cercle, la bouche entrouverte par un vague sourire, le visage
rapproché et tendu, comme dans un élancement de tout leur être
vers le tentateur. Leurs yeux pâlissaient, un léger frisson
courait sur leurs nuques. Et lui gardait son calme de conquérant,
au milieu des odeurs troublantes qui montaient de leurs
chevelures. Il continuait à boire, entre chaque phrase, une petite
gorgée de thé, dont le parfum attiédissait ces odeurs plus âpres,
où il y avait une pointe de fauve. Devant une séduction si
maîtresse d'elle-même, assez forte pour jouer ainsi de la femme,
sans se prendre aux ivresses qu'elle exhale, le baron Hartmann,
qui ne le quittait pas du regard, sentait son admiration grandir.

-- Alors, on portera du drap? reprit Mme Marty, dont le visage
ravagé s'embellissait de passion coquette. Il faudra que je voie.

Mme Bourdelais, qui gardait son oeil clair, dit à son tour:

-- N'est-ce pas? la vente des coupons est le jeudi, chez vous...
J'attendrai, j'ai tout mon petit monde à vêtir.

Et, tournant sa fine tête blonde vers la maîtresse de la maison.

-- Toi, c'est toujours Sauveur qui t'habille?

-- Mon Dieu! oui, répondit Henriette, Sauveur est très chère, mais
il n'y a qu'elle à Paris qui sache faire un corsage... Et puis,
M. Mouret a beau dire, elle a les plus jolis dessins, des dessins
qu'on ne voit nulle part. Moi, je ne peux pas souffrir de
retrouver ma robe sur les épaules de toutes les femmes.

Mouret eut d'abord un sourire discret. Ensuite, il laissa entendre
que Mme Sauveur achetait chez lui ses étoffes; sans doute, elle
prenait directement chez les fabricants certains dessins, dont
elle s'assurait la propriété; mais, pour les soieries noires, par
exemple, elle guettait les occasions du Bonheur des Dames, faisait
des provisions considérables, qu'elle écoulait en doublant et en
triplant les prix.

-- Ainsi, je suis bien certain que des gens à elle vont nous
enlever notre Paris-Bonheur. Pourquoi voulez-vous qu'elle aille
payer cette soie en fabrique plus cher qu'elle ne la paiera chez
nous?... Ma parole d'honneur! nous la donnons à perte.

Ce fut le dernier coup porté à ces dames. Cette idée d'avoir de la
marchandise à perte fouettait en elles l'âpreté de la femme, dont
la jouissance d'acheteuse est doublée, quand elle croit voler le
marchand. Il les savait incapables de résister au bon marché.

-- Mais nous vendons tout pour rien! cria-t-il gaiement, en
prenant derrière lui l'éventail de Mme Desforges, resté sur le
guéridon. Tenez! voici cet éventail... Vous dites qu'il a coûté?

-- Le chantilly vingt-cinq francs, et la monture deux cents, dit
Henriette.

-- Eh bien! le chantilly n'est pas cher. Pourtant, nous avons le
même à dix-huit francs... Quant à la monture, chère madame, c'est
un vol abominable. Je n'oserais vendre la pareille plus de quatre-
vingt-dix francs.

-- Je le disais bien! cria Mme Bourdelais.

-- Quatre-vingt-dix francs! murmura Mme de Boves, il faut vraiment
ne pas avoir un sou pour s'en passer.

Elle avait repris l'éventail, l'examinait de nouveau avec sa fille
Blanche; et, sur sa grande face régulière, dans ses larges yeux
dormants, montait l'envie contenue et désespérée du caprice
qu'elle ne pourrait contenter. Puis, une seconde fois, l'éventail
fit le tour de ces dames, au milieu des remarques et des
exclamations. M. de Boves et Vallagnosc, cependant, avaient quitté
la fenêtre. Tandis que le premier revenait se placer derrière
Mme Guibal, dont il fouillait du regard le corsage, de son air
correct et supérieur, le jeune homme se penchait vers Blanche, en
tâchant de trouver un mot aimable.

-- C'est un peu triste, n'est-ce pas? mademoiselle, cette monture
blanche avec cette dentelle noire.

-- Oh! moi, répondit-elle toute grave, sans qu'une rougeur colorât
sa figure soufflée, j'en ai vu un en nacre et plumes blanches.
Quelque chose de virginal!

M. de Boves, qui avait surpris sans doute le regard navré dont sa
femme suivait l'éventail, dit enfin son mot dans la conversation.

-- Ça se casse tout de suite, ces petites machines.

-- Ne m'en parlez pas! déclara Mme Guibal avec sa moue de belle
rousse, jouant l'indifférence. Je suis lasse de faire recoller les
miens.

Depuis un instant, Mme Marty, très excitée par la conversation,
retournait fiévreusement son sac de cuir rouge sur ses genoux.
Elle n'avait pu encore montrer ses achats, elle brûlait de les
étaler, dans une sorte de besoin sensuel. Et, brusquement, elle
oublia son mari, elle ouvrit le sac, sortit quelques mètres d'une
étroite dentelle roulée autour d'un carton.

-- C'est cette valenciennes pour ma fille, dit-elle. Elle a trois
centimètres, et délicieuse, n'est-ce pas?... Un franc quatre
vingt-dix.

La dentelle passa de main en main. Ces dames se récriaient. Mouret
affirma qu'il vendait ces petites garnitures au prix de fabrique.
Pourtant, Mme Marty avait refermé le sac, comme pour y cacher des
choses qu'on ne montre pas. Mais, devant le succès de la
valenciennes, elle ne put résister à l'envie d'en tirer encore un
mouchoir.

-- Il y avait aussi ce mouchoir... De l'application de Bruxelles,
ma chère... Oh! une trouvaille! Vingt francs!

Et, dès lors, le sac devint inépuisable. Elle rougissait de
plaisir, une pudeur de femme qui se déshabille la rendait
charmante et embarrassée, à chaque article nouveau qu'elle
sortait. C'était une cravate en blonde espagnole de trente francs;
elle n'en voulait pas, mais le commis lui avait juré qu'elle
tenait la dernière et qu'on allait les augmenter. C'était ensuite
une voilette en chantilly: un peu chère, cinquante francs; si elle
ne la portait pas, elle en ferait quelque chose pour sa fille.

-- Mon Dieu! les dentelles, c'est si joli! répétait-elle avec son
sourire nerveux. Moi, quand je suis là-dedans, j'achèterais le
magasin.

-- Et ceci? lui demanda Mme de Boves en examinant un coupon de
guipure.

-- Ça, répondit-elle, c'est un entre-deux... Il y en a vingt-six
mètres. Un franc le mètre, comprenez-vous!

-- Tiens! dit Mme Bourdelais surprise, que voulez-vous donc en
faire?

-- Ma foi, je ne sais pas... Mais elle était si drôle de dessin!

À ce moment, comme elle levait les yeux, elle aperçut en face
d'elle son mari terrifié. Il avait blêmi davantage, toute sa
personne exprimait l'angoisse résignée d'un pauvre homme, qui
assiste à la débâcle de ses appointements, si chèrement gagnés.
Chaque nouveau bout de dentelle était pour lui un désastre,
d'amères journées de professorat englouties, des courses au cachet
dans la boue dévorées, l'effort continu de sa vie aboutissant à
une gêne secrète, à l'enfer d'un ménage nécessiteux. Devant
l'effarement croissant de son regard, elle voulut rattraper le
mouchoir, la voilette, la cravate; et elle promenait ses mains
fiévreuses, elle répétait avec des rires gênés:

-- Vous allez me faire gronder par mon mari... Je t'assure, mon
ami, que j'ai été encore très raisonnable; car il y avait une
grande pointe de cinq cents francs, oh! merveilleuse!

-- Pourquoi ne l'avez-vous pas achetée? dit tranquillement
Mme Guibal. M. Marty est le plus galant des hommes.

Le professeur dut s'incliner, en déclarant que sa femme était bien
libre. Mais, à l'idée du danger de cette grande pointe, un froid
de glace lui avait coulé dans le dos; et, comme Mouret affirmait
justement que les nouveaux magasins augmentaient le bien-être des
ménages de la bourgeoisie moyenne, il lui lança un terrible
regard, l'éclair de haine d'un timide qui n'ose étrangler les
gens.

D'ailleurs, ces dames n'avaient pas lâché les dentelles. Elles
s'en grisaient. Les pièces se déroulaient, allaient et revenaient
de l'une à l'autre, les rapprochant encore, les liant de fils
légers. C'était, sur leurs genoux, la caresse d'un tissu
miraculeux de finesse, où leurs mains coupables s'attardaient. Et
elles emprisonnaient Mouret plus étroitement, elles l'accablaient
de nouvelles questions. Comme le jour continuait de baisser, il
devait par moments pencher la tête, effleurer de sa barbe leurs
chevelures, pour examiner un point, indiquer un dessin. Mais, dans
cette volupté molle du crépuscule, au milieu de l'odeur échauffée
de leurs épaules, il demeurait quand même leur maître, sous le
ravissement qu'il affectait. Il était femme, elles se sentaient
pénétrées et possédées par ce sens délicat qu'il avait de leur
être secret, et elles s'abandonnaient, séduites; tandis que lui,
certain dès lors de les avoir à sa merci, apparaissait, trônant
brutalement au-dessus d'elles, comme le roi despotique du chiffon.

-- Oh! monsieur Mouret! monsieur Mouret! balbutiaient des voix
chuchotantes et pâmées, au fond des ténèbres du salon.

Les blancheurs mourantes du ciel s'éteignaient dans les cuivres
des meubles. Seules, les dentelles gardaient un reflet de neige
sur les genoux sombres de ces dames, dont le groupe confus
semblait mettre autour du jeune homme de vagues agenouillements de
dévotes. Une dernière clarté luisait au flanc de la théière, une
lueur courte et vive de veilleuse, qui aurait brûlé dans une
alcôve attiédie par le parfum du thé. Mais, tout d'un coup, le
domestique entra avec deux lampes, et le charme fut rompu. Le
salon s'éveilla, clair et gai. Mme Marty replaçait les dentelles
au fond de son petit sac; Mme de Boves mangeait encore un baba,
pendant qu'Henriette, qui s'était levée, causait à demi-voix avec
le baron, dans l'embrasure d'une fenêtre.

-- Il est charmant, dit le baron.

-- N'est-ce pas? laissa-t-elle échapper, dans un cri involontaire
de femme amoureuse.

Il sourit, il la regarda avec une indulgence paternelle. C'était
la première fois qu'il la sentait conquise à ce point; et, trop
supérieur pour en souffrir, il éprouvait seulement une compassion,
à la voir aux mains de ce gaillard si tendre et si parfaitement
froid. Alors, il crut devoir la prévenir, il murmura sur un ton de
plaisanterie:

-- Prenez garde, ma chère, il vous mangera toutes.

Une flamme de jalousie éclaira les beaux yeux d'Henriette. Elle
devinait sans doute que Mouret s'était simplement servi d'elle
pour se rapprocher du baron. Et elle jurait de le rendre fou de
tendresse, lui dont l'amour d'homme pressé avait le charme facile
d'une chanson jetée à tous les vents.

-- Oh! répondit-elle, en affectant de plaisanter à son tour, c'est
toujours l'agneau qui finit par manger le loup.

Alors, très intéressé, le baron l'encouragea d'un signe de tête.
Elle était peut-être la femme qui devait venir et qui vengerait
les autres.

Lorsque Mouret, après avoir répété à Vallagnosc qu'il voulait lui
montrer sa machine en branle, se fut approché pour dire adieu, le
baron le retint dans l'embrasure de la fenêtre, en face du jardin
noir de ténèbres. Il cédait enfin à la séduction, la foi lui était
venue, en le voyant au milieu de ces dames. Tous deux causèrent un
instant à voix basse. Puis, le banquier déclara:

-- Eh bien! j'examinerai l'affaire... Elle est conclue, si votre
vente de lundi prend l'importance que vous dites.

Ils se serrèrent la main, et Mouret, l'air ravi, se retira, car il
dînait mal, quand il n'allait pas, le soir, jeter un coup d'oeil
sur la recette du Bonheur des Dames.

IV


Ce lundi-là, le dix Octobre, un clair soleil de victoire perça les
nuées grises, qui depuis une semaine assombrissaient Paris. Toute
la nuit encore, il avait bruiné, une poussière d'eau dont
l'humidité salissait les rues; mais, au petit jour, sous les
haleines vives qui emportaient les nuages, les trottoirs s'étaient
essuyés; et le ciel bleu avait une gaieté limpide de printemps.

Aussi, le Bonheur des Dames, dès huit heures, flambait-il aux
rayons de ce clair soleil, dans la gloire de sa grande mise en
vente des nouveautés d'hiver. Des drapeaux flottaient à la porte,
des pièces de lainage battaient l'air frais du matin, animant la
place Gaillon d'un vacarme de fête foraine; tandis que, sur les
deux rues, les vitrines développaient des symphonies d'étalages,
dont la netteté des glaces avivait encore les tons éclatants.
C'était comme une débauche de couleurs, une joie de la rue qui
crevait là, tout un coin de consommation largement ouvert, et où
chacun pouvait aller se réjouir les yeux.

Mais, à cette heure, il entrait peu de monde, quelques rares
clientes affairées, des ménagères du voisinage, des femmes
désireuses d'éviter l'écrasement de l'après-midi. Derrière les
étoffes qui le pavoisaient, on sentait le magasin vide, sous les
armes et attendant la pratique, avec ses parquets cirés, ses
comptoirs débordant de marchandises. La foule pressée du matin
donnait à peine un coup d'oeil aux vitrines, sans ralentir le pas.
Rue Neuve-Saint-Augustin et place Gaillon, où les voitures
devaient se ranger, il n'y avait encore, à neuf heures, que deux
fiacres. Seuls, les habitants du quartier, les petits commerçants
surtout, remués par un tel déploiement de banderoles et de
panaches, formaient des groupes, sous les portes, aux coins des
trottoirs, le nez levé, pleins de remarques amères. Ce qui les
indignait, c'était, rue de la Michodière, devant le bureau du
départ, une des quatre voitures que Mouret venait de lancer dans
Paris: des voitures à fond vert, rechampies de jaune et de rouge,
et dont les panneaux fortement vernis prenaient au soleil des
éclats d'or et de pourpre. Celle-là, avec son bariolage tout neuf,
écartelée du nom de la maison sur chacune de ses faces, et
surmontée en outre d'une pancarte où la mise en vente du jour
était annoncée, finit par s'éloigner au trot d'un cheval superbe,
lorsqu'on eut achevé de l'emplir des paquets restés de la veille;
et, jusqu'au boulevard, Baudu, qui blêmissait sur le seuil du
Vieil Elbeuf, la regarda rouler, promenant à travers la ville ce
nom détesté du Bonheur des Dames, dans un rayonnement d'astre.

Cependant, quelques fiacres arrivaient et prenaient la file.
Chaque fois qu'une cliente se présentait, il y avait un mouvement
parmi les garçons de magasin, rangés sous la haute porte, habillés
d'une livrée, l'habit et le pantalon vert clair, le gilet rayé
jaune et rouge. Et l'inspecteur Jouve, l'ancien capitaine
retraité, était là, en redingote et en cravate blanche, avec sa
décoration, comme une enseigne de vieille probité, accueillant les
dames d'un air gravement poli, se penchant vers elles pour leur
indiquer les rayons. Puis, elles disparaissaient dans le
vestibule, changé en un salon oriental.

Dès la porte, c'était ainsi un émerveillement, une surprise qui,
toutes, les ravissait. Mouret avait eu cette idée. Le premier, il
venait d'acheter dans le Levant, à des conditions excellentes, une
collection de tapis anciens et de tapis neufs, de ces tapis rares
que, seuls, les marchands de curiosités vendaient jusque-là, très
cher; et il allait en inonder le marché, il les cédait presque à
prix coûtant, en tirait simplement un décor splendide, qui devait
attirer chez lui la haute clientèle de l'art. Du milieu de la
place Gaillon, on apercevait ce salon oriental, fait uniquement de
tapis et de portières, que des garçons avaient accrochés sous ses
ordres. D'abord, au plafond, étaient tendus des tapis de Smyrne,
dont les dessins compliqués se détachaient sur des fonds rouges.
Puis, des quatre côtés, pendaient des portières: les portières de
Karamanie et de Syrie, zébrées de vert, de jaune et de vermillon;
les portières de Diarbékir, plus communes, rudes à la main, comme
des sayons de berger; et encore des tapis pouvant servir de
tentures, les longs tapis d'Ispahan, de Téhéran et de Kermancha,
les tapis plus larges de Schoumaka et de Madras, floraison étrange
de pivoines et de palmes, fantaisie lâchée dans le jardin du rêve.
À terre, les tapis recommençaient, une jonchée de toisons grasses:
il y avait, au centre, un tapis d'Agra, une pièce extraordinaire à
fond blanc et à large bordure bleu tendre, où couraient des
ornements violâtres, d'une imagination exquise; partout, ensuite,
s'étalaient des merveilles, les tapis de la Mecque aux reflets de
velours, les tapis de prière du Daghestan à la pointe symbolique,
les tapis du Kurdistan, semés de fleurs épanouies; enfin, dans un
coin, un écroulement à bon marché, des tapis de Gheurdès, de Coula
et de Kircheer, en tas, depuis quinze francs. Cette tente de pacha
somptueux était meublée de fauteuils et de divans, faits avec des
sacs de chameau, les uns coupés de losanges bariolés, les autres
plantés de roses naïves. La Turquie, l'Arabie, la Perse, les Indes
étaient là. On avait vidé les palais, dévalisé les mosquées et les
bazars. L'or fauve dominait, dans l'effacement des tapis anciens,
dont les teintes fanées gardaient une chaleur sombre, un fondu de
fournaise éteinte, d'une belle couleur cuite de vieux maître. Et
des visions d'Orient flottaient sous le luxe de cet art barbare,
au milieu de l'odeur forte que les vieilles laines avaient gardée
du pays de la vermine et du soleil.

Le matin, à huit heures, lorsque Denise, qui allait justement
débuter ce lundi-là, avait traversé le salon oriental, elle était
restée saisie, ne reconnaissant plus l'entrée du magasin, achevant
de se troubler dans ce décor de harem, planté à la porte. Un
garçon l'ayant conduite sous les combles et remise entre les mains
de Mme Cabin, chargée du nettoyage et de la surveillance des
chambres, celle-ci l'installa au numéro 7, où l'on avait déjà
monté sa malle. C'était une étroite cellule mansardée, ouvrant sur
le toit par une fenêtre à tabatière, meublée d'un petit lit, d'une
armoire de noyer, d'une table de toilette et de deux chaises.
Vingt chambres pareilles s'alignaient le long d'un corridor de
couvent, peint en jaune; et, sur les trente-cinq demoiselles de la
maison, les vingt qui n'avaient pas de famille à Paris couchaient
là, tandis que les quinze autres logeaient au-dehors, quelques-
unes chez des tantes ou des cousines d'emprunt. Tout de suite,
Denise ôta la mince robe de laine, usée par la brosse, raccommodée
aux manches, la seule qu'elle eût apportée de Valognes. Puis, elle
passa l'uniforme de son rayon, une robe de soie noire, qu'on avait
retouchée pour elle, et qui l'attendait sur le lit. Cette robe
était encore un peu grande, trop large aux épaules. Mais elle se
hâtait tellement, dans son émotion, qu'elle ne s'arrêta point à
ces détails de coquetterie. Jamais elle n'avait porté de la soie.
Quand elle redescendit, endimanchée, mal à l'aise, elle regardait
luire la jupe, elle éprouvait une honte aux bruissements tapageurs
de l'étoffe.

En bas, comme elle entrait au rayon, une querelle éclatait. Elle
entendit Clara dire d'une voix aiguë:

-- Madame, je suis arrivée avant elle.

-- Ce n'est pas vrai, répondait Marguerite. Elle m'a bousculée à
la porte, mais j'avais déjà mis le pied dans le salon.

Il s'agissait de l'inscription au tableau de ligne, qui réglait
les tours de vente. Les vendeuses s'inscrivaient sur une ardoise,
dans leur ordre d'arrivée; et, chaque fois qu'une d'elles avait eu
une cliente, elle remettait son nom à la queue. Mme Aurélie finit
par donner raison à Marguerite.

-- Toujours des injustices! murmura furieusement Clara.

Mais l'entrée de Denise réconcilia ces demoiselles. Elles la
regardèrent, puis se sourirent. Pouvait-on se fagoter de la sorte!
La jeune fille alla gauchement s'inscrire au tableau de ligne, où
elle se trouvait la dernière. Cependant, Mme Aurélie l'examinait
avec une moue inquiète. Elle ne put s'empêcher de dire:

-- Ma chère, deux comme vous tiendraient dans votre robe. Il
faudra la faire rétrécir... Et puis, vous ne savez pas vous
habiller. Venez donc, que je vous arrange un peu.

Et elle l'emmena devant une des hautes glaces, qui alternaient
avec les portes pleines des armoires, où étaient serrées les
confections. La vaste pièce, entourée de ces glaces et de ces
boiseries de chêne sculpté, garnie d'une moquette rouge à grands
ramages, ressemblait au salon banal d'un hôtel, que traverse un
continuel galop de passants. Ces demoiselles complétaient la
ressemblance, vêtues de leur soie réglementaire, promenant leurs
grâces marchandes, sans jamais s'asseoir sur la douzaine de
chaises réservées aux clientes seules. Toutes avaient, entre deux
boutonnières du corsage, comme piqué dans la poitrine, un grand
crayon qui se dressait, la pointe en l'air; et l'on apercevait,
sortant à demi d'une poche, la tache blanche du cahier de notes de
débit. Plusieurs risquaient des bijoux, des bagues, des broches,
des chaînes; mais leur coquetterie, le luxe dont elles luttaient,
dans l'uniformité imposée de leur toilette, était leurs cheveux
nus, des cheveux débordants, augmentés de nattes et de chignons
quand ils ne suffisaient pas, peignés, frisés, étalés.

-- Tirez donc la ceinture par-devant, répétait Mme Aurélie. Là,
vous n'avez plus de bosse dans le dos, au moins... Et vos cheveux,
est-il possible de les massacrer ainsi! Ils seraient superbes, si
vous vouliez.

C'était en effet, la seule beauté de Denise. D'un blond cendré,
ils lui tombaient jusqu'aux chevilles; et, quand elle se coiffait,
ils la gênaient, au point qu'elle se contentait de les rouler et
de les retenir en un tas, sous les fortes dents d'un peigne de
corne. Clara, très ennuyée par ces cheveux, affectait d'en rire,
tellement ils étaient noués de travers, dans leur grâce sauvage.
Elle avait appelé d'un signe une vendeuse du rayon de la lingerie,
une fille à figure large, l'air agréable. Les deux rayons, qui se
touchaient, étaient en continuelle hostilité; mais ces demoiselles
s'entendaient parfois pour se moquer des gens.

-- Mademoiselle Cugnot, voyez donc cette crinière, répétait Clara,
que Marguerite poussait du coude, en feignant aussi d'étouffer de
rire.

Seulement, la lingère n'était pas en train de plaisanter. Elle
regardait Denise depuis un instant, elle se rappelait ce qu'elle
avait souffert elle-même, les premiers mois, dans son rayon.

-- Eh bien! quoi? dit-elle. Toutes n'en ont pas, de ces crinières!

Et elle retourna à la lingerie, laissant les deux autres gênées.
Denise, qui avait entendu, la suivit d'un regard de remerciement,
tandis que Mme Aurélie lui remettait un cahier de notes de débit à
son nom, en disant:

-- Allons, demain, vous vous arrangerez mieux... Et, maintenant,
tâchez de prendre les habitudes de la maison, attendez votre tour
de vente. La journée d'aujourd'hui sera dure, on va pouvoir juger
ce dont vous êtes capable.

Cependant, le rayon restait désert, peu de clientes montaient aux
confections, à cette heure matinale. Ces demoiselles se
ménageaient, droites et lentes, pour se préparer aux fatigues de
l'après-midi. Alors, Denise, intimidée par la pensée qu'elles
guettaient son début, tailla son crayon, afin d'avoir une
contenance; puis, imitant les autres, elle se l'enfonça dans la
poitrine, entre deux boutonnières. Elle s'exhortait au courage, il
fallait qu'elle conquît sa place. La veille, on lui avait dit
qu'elle entrait au pair, c'est-à-dire sans appointements fixes;
elle aurait uniquement le tant pour cent et la guelte sur les
ventes qu'elle ferait. Mais elle espérait bien arriver ainsi à
douze cents francs, car elle savait que les bonnes vendeuses
allaient jusqu'à deux mille, quand elles prenaient de la peine.
Son budget était réglé, cent francs par mois lui permettraient de
payer la pension de Pépé et d'entretenir Jean, qui ne touchait pas
un sou; elle-même pourrait acheter quelques vêtements et du linge.
Seulement, pour atteindre ce gros chiffre, elle devait se montrer
travailleuse et forte, ne pas se chagriner des mauvaises volontés
autour d'elle, se battre et arracher sa part aux camarades, s'il
le fallait. Comme elle s'excitait ainsi à la lutte, un grand jeune
homme qui passait devant le rayon, lui sourit; et, lorsqu'elle eut
reconnu Deloche, entré de la veille au rayon des dentelles, elle
lui rendit son sourire, heureuse de cette amitié qu'elle
retrouvait, voyant dans ce salut un bon présage.

À neuf heures et demie, une cloche avait sonné le déjeuner de la
première table. Puis, une nouvelle volée appela la deuxième. Et
les clientes ne venaient toujours pas. La seconde, Mme Frédéric,
qui, dans sa rigidité maussade de veuve, se plaisait aux idées de
désastre, jurait en phrases brèves, que la journée était perdue:
on ne verrait pas quatre chats, on pouvait fermer les armoires et
s'en aller; prédiction qui assombrissait la face plate de
Marguerite, très âpre au gain, tandis que Clara, avec ses allures
de cheval échappé, rêvait déjà d'une partie au bois de Verrières,
si la maison croulait. Quant à Mme Aurélie, muette, grave, elle
promenait son masque de César à travers le vide du rayon, en
général qui a une responsabilité dans la victoire et la défaite.

Vers onze heures, quelques dames se présentèrent. Le tour de vente
de Denise arrivait. Justement, une cliente fut signalée.

-- La grosse de province, vous savez, murmura Marguerite.

C'était une femme de quarante-cinq ans, qui débarquait de loin en
loin à Paris, du fond d'un département perdu. Là-bas, pendant des
mois, elle mettait des sous de côté; puis, à peine descendue de
wagon, elle tombait au Bonheur des Dames, elle dépensait tout.
Rarement, elle demandait par lettre, car elle voulait voir, avait
la joie de toucher la marchandise, faisait jusqu'à des provisions
d'aiguilles, qui, disait-elle, coûtaient les yeux de la tête, dans
sa petite ville. Tout le magasin la connaissait, savait qu'elle se
nommait Mme Boutarel et qu'elle habitait Albi, sans s'inquiéter du
reste, ni de sa situation, ni de son existence.

-- Vous allez bien, madame? demandait gracieusement Mme Aurélie
qui s'était avancée. Et que désirez-vous? On est à vous tout de
suite.

Puis, se tournant:

-- Mesdemoiselles!

Denise s'approchait, mais Clara s'était précipitée. D'habitude,
elle se montrait paresseuse à la vente, se moquant de l'argent, en
gagnant davantage au-dehors, et sans fatigue. Seulement, l'idée de
souffler une bonne cliente à la nouvelle venue, l'éperonnait.

-- Pardon, c'est mon tour, dit Denise révoltée.

Mme Aurélie l'écarta d'un regard sévère, en murmurant:

-- Il n'y a pas de tour, je suis la seule maîtresse ici...
Attendez de savoir, pour servir les clientes connues.

La jeune fille recula; et, comme des larmes lui montaient aux
yeux, elle voulut cacher cet excès de sensibilité, elle tourna le
dos, debout devant les glaces sans tain, feignant de regarder dans
la rue. Allait-on l'empêcher de vendre? Toutes s'entendraient-
elles, pour lui enlever ainsi les ventes sérieuses? La peur de
l'avenir la prenait, elle se sentait écrasée entre tant d'intérêts
lâchés. Cédant à l'amertume de son abandon, le front contre la
glace froide, elle regardait en face le Vieil Elbeuf, elle
songeait qu'elle aurait dû supplier son oncle de la garder; peut-
être lui-même désirait-il revenir sur sa décision, car il lui
avait semblé bien ému, la veille. Maintenant, elle était toute
seule, dans cette maison vaste, où personne ne l'aimait, où elle
se trouvait blessée et perdue; Pépé et Jean vivaient chez des
étrangers, eux qui n'avaient jamais quitté ses jupes; c'était un
arrachement, et les deux grosses larmes qu'elle retenait faisaient
danser la rue dans un brouillard.

Derrière elle, pendant ce temps, bourdonnaient des voix:

-- Celui-ci m'engonce, disait Mme Boutarel.

-- Madame a tort, répétait Clara. Les épaules vont à la
perfection... À moins que Madame ne préfère une pelisse à un
manteau.

Mais Denise tressaillit. Une main s'était posée sur son bras,
Mme Aurélie l'interpellait avec sévérité.

-- Eh bien! vous ne faites rien maintenant, vous regardez passer
le monde?... Oh! ça ne peut pas marcher comme ça!

-- Puisqu'on m'empêche de vendre, madame.

-- Il y a d'autre ouvrage pour vous, mademoiselle. Commencez par
le commencement... Faites le déplié.

Afin de contenter quelques clientes qui étaient venues, on avait
dû bouleverser déjà les armoires; et, sur les deux longues tables
de chêne, à gauche et à droite du salon, traînait un fouillis de
manteaux, de pelisses, de rotondes, des vêtements de toutes les
tailles et de toutes les étoffes. Sans répondre, Denise se mit à
les trier, à les plier avec soin et à les classer de nouveau dans
les armoires. C'était la besogne inférieure des débutantes. Elle
ne protestait plus, sachant qu'on exigeait une obéissance passive,
attendant que la première voulût bien la laisser vendre, ainsi
qu'elle semblait d'abord en avoir l'intention. Et elle pliait
toujours, lorsque Mouret parut. Ce fut pour elle une secousse;
elle rougit, elle se sentit reprise de son étrange peur, en
croyant qu'il allait lui parler. Mais il ne la voyait seulement
pas, il ne se rappelait plus cette petite fille, que l'impression
charmante d'une minute lui avait fait appuyer.

-- Madame Aurélie! appela-t-il d'une voix brève.

Il était légèrement pâle, les yeux clairs et résolus pourtant. En
faisant le tour des rayons, il venait de les trouver vides, et la
possibilité d'une défaite s'était brusquement dressée, dans sa foi
entêtée à la fortune. Sans doute, onze heures sonnaient à peine;
il savait par expérience que la foule n'arrivait guère que
l'après-midi. Seulement, certains symptômes l'inquiétaient: aux
autres mises en vente, un mouvement se produisait dès le matin;
puis, il ne voyait même pas de femmes en cheveux, les clientes du
quartier, qui descendaient chez lui en voisines. Comme tous les
grands capitaines, au moment de livrer sa bataille, une faiblesse
superstitieuse l'avait pris, malgré sa carrure habituelle d'homme
d'action. Ça ne marcherait pas, il était perdu, et il n'aurait pu
dire pourquoi: il croyait lire sa défaite sur les visages mêmes
des dames qui passaient.

Justement, Mme Bouratel, elle qui achetait toujours, s'en allait
en disant:

-- Non, vous n'avez rien qui me plaise... Je verrai, je me
déciderai.

Mouret la regarda partir. Et, comme Mme Aurélie accourait à son
appel, il l'emmena à l'écart; tous deux échangèrent quelques mots
rapides. Elle eut un geste désolé, elle répondait visiblement que
la vente ne s'allumait pas. Un instant, ils restèrent face à face,
gagnés par un de ces doutes que les généraux cachent à leurs
soldats. Ensuite, il dit tout haut, de son air brave:

-- Si vous avez besoin de monde, prenez une fille de l'atelier...
Elle aidera toujours un peu.

Il continua son inspection, désespéré. Depuis le matin, il évitait
Bourdoncle, dont les réflexions inquiètes l'irritaient. En sortant
de la lingerie, où la vente marchait plus mal encore, il tomba sur
lui, il dut subir l'expression de ses craintes. Alors, il l'envoya
carrément au diable, avec une brutalité qu'il ne ménageait pas
même à ses hauts employés, dans les heures mauvaises.

-- Fichez-moi donc la paix! Tout va bien... Je finirai par
flanquer les trembleurs à la porte.

Mouret se planta, seul et debout, au bord de la rampe du hall. De
là, il dominait le magasin, ayant autour de lui les rayons de
l'entresol, plongeant sur les rayons du rez-de-chaussée. En haut,
le vide lui parut navrant: aux dentelles, une vieille dame faisait
fouiller tous les cartons, sans rien acheter; tandis que trois
vauriennes, à la lingerie, choisissaient longuement des cols à
dix-huit sous. En bas, sous les galeries couvertes, dans les coups
de lumière qui venaient de la rue, il remarqua que les clientes
commençaient à être plus nombreuses. C'était un lent défilé, une
promenade devant les comptoirs, espacée, pleine de trous; à la
mercerie, à la bonneterie, des femmes en camisole se pressaient;
seulement, il n'y avait presque personne au blanc ni aux lainages.
Les garçons de magasin, avec leur habit vert dont les larges
boutons de cuivre luisaient, attendaient le monde, les mains
ballantes. Par moments, passait un inspecteur, l'air cérémonieux,
raidi dans sa cravate blanche. Et le coeur de Mouret était surtout
serré par la paix morte du hall: le jour y tombait de haut, d'un
vitrage aux verres dépolis, qui tamisait la clarté en une
poussière blanche, diffuse et comme suspendue, sous laquelle le
rayon des soieries semblait dormir, au milieu d'un silence
frissonnant de chapelle. Le pas d'un commis, des paroles
chuchotées, un frôlement de jupe qui traversait, y mettaient seuls
des bruits légers, étouffés dans la chaleur du calorifère.
Pourtant, des voitures arrivaient: on entendait l'arrêt brusque
des chevaux; puis, des portières se refermaient violemment. Au-
dehors, montait un lointain brouhaha, des curieux qui se
bousculaient en face des vitrines, des fiacres qui stationnaient
sur la place Gaillon, toute l'approche, d'une foule. Mais, en
voyant les caissiers inactifs se renverser derrière leur guichet,
en constatant que les tables aux paquets restaient nues, avec
leurs boîtes à ficelle et leurs mains de papier bleu, Mouret,
indigné d'avoir peur, croyait sentir sa grande machine
s'immobiliser et se refroidir sous lui.

-- Dites donc, Favier, murmura Hutin, regardez le patron, là-
haut... Il n'a pas l'air à la noce.

-- En voilà une sale baraque! répondit Favier. Quand on pense que
je n'ai pas encore vendu!

Tous deux, guettant les clientes, se soufflaient ainsi de courtes
phrases, sans se regarder. Les autres vendeurs du rayon étaient en
train d'empiler des pièces de Paris-Bonheur, sous les ordres de
Robineau; tandis que Bouthemont, en grande conférence avec une
jeune femme maigre, paraissait prendre à demi-voix une commande
importante. Autour d'eux, sur des étagères d'une élégance frêle,
les soies, pliées dans de longues chemises de papier crème,
s'entassaient comme des brochures de format inusité. Et,
encombrant les comptoirs, des soies de fantaisie, des moires, des
satins, des velours, semblaient des plates-bandes de fleurs
fauchées, toute une moisson de tissus délicats et précieux.
C'était le rayon élégant, un salon véritable, où les marchandises,
si légères, n'étaient plus qu'un ameublement de luxe.

-- Il me faut cent francs pour dimanche, reprit Hutin. Si je ne me
fais pas mes douze francs par jour en moyenne, je suis flambé...
J'avais compté sur leur mise en vente.

-- Bigre! cent francs, c'est raide, dit Favier. Moi, je n'en
demande que cinquante ou soixante... Vous vous payez donc des
femmes chic?

-- Mais non, mon cher. Imaginez-vous, une bêtise: j'ai parié et
j'ai perdu... Alors, je dois régaler cinq personnes, deux hommes
et trois femmes... Sacré mâtin! la première qui passe, je la tombe
de vingt mètres de Paris-Bonheur!

Un moment encore, ils causèrent, ils se dirent ce qu'ils avaient
fait la veille et ce qu'ils comptaient faire dans huit jours.
Favier pariait aux courses, Hutin canotait et entretenait des
chanteuses de café-concert. Mais un même besoin d'argent les
fouettait, ils ne songeaient qu'à l'argent, ils se battaient pour
l'argent du lundi au samedi, puis ils mangeaient tout le dimanche.
Au magasin, c'était là leur préoccupation tyrannique, une lutte
sans trêve ni pitié. Et ce malin de Bouthemont qui venait de
prendre pour lui l'envoyée de Mme Sauveur, cette femme maigre avec
laquelle il causait! une belle affaire, deux ou trois douzaines de
pièces, car la grande couturière avait les bouchées grosses. À
l'instant, Robineau s'était bien avisé, lui aussi, de souffler une
cliente à Favier!

-- Oh! celui-là, il faut lui régler son compte, reprit Hutin qui
profitait des plus minces faits pour ameuter le comptoir contre
l'homme dont il voulait la place. Est-ce que les premiers et les
seconds devraient vendre! ... Parole d'honneur! mon cher, si
jamais je deviens second, vous verrez comme j'agirai gentiment
avec vous autres.

Et toute sa petite personne normande, aimable et grasse, jouait la
bonhomie, énergiquement. Favier ne put s'empêcher de lui jeter un
regard oblique; mais il garda son flegme d'homme bilieux, il se
contenta de répondre:

-- Oui, je sais... Moi, je ne demande pas mieux.

Puis, voyant une dame s'approcher, il ajouta plus bas:

-- Attention! voilà pour vous.

C'était une dame couperosée, avec un chapeau jaune et une robe
rouge. Tout de suite Hutin devina la femme qui n'achèterait pas.
Il se baissa vivement derrière le comptoir, en feignant de
rattacher les cordons d'un de ses souliers; et, caché, il
murmurait:

-- Ah! non, par exemple! qu'un autre se la paie... Merci! pour
perdre mon tour!

Cependant, Robineau l'appelait:

-- À qui la ligne, messieurs? À M. Hutin?... Où est M. Hutin?

Et, comme celui-ci ne répondait décidément pas, ce fut le vendeur
inscrit à la suite qui reçut la dame couperosée. En effet, elle
voulait simplement des échantillons, avec les prix; et elle retint
le vendeur plus de dix minutes, elle l'accabla de questions.
Seulement, le second avait vu Hutin se relever, derrière le
comptoir. Aussi, lorsqu'une nouvelle cliente se présenta,
intervint-il d'un air sévère, en arrêtant le jeune homme qui se
précipitait.

-- Votre tour est passé... Je vous ai appelé, et comme vous étiez
là derrière...

-- Mais, monsieur, je n'ai pas entendu.

-- Assez!... Inscrivez-vous à la queue... Allons, monsieur Favier,
c'est à vous.

D'un regard, Favier, très amusé au fond de l'aventure, s'excusa
auprès de son ami. Hutin, les lèvres pâles, avait détourné la
tête. Ce qui l'enrageait, c'était qu'il connaissait bien la
cliente, une adorable blonde qui venait souvent au rayon et que
les vendeurs appelaient entre eux: «la jolie dame», ne sachant
rien d'elle, pas même son nom. Elle achetait beaucoup, faisait
porter dans sa voiture, puis disparaissait. Grande, élégante, mise
avec un charme exquis, elle paraissait fort riche et du meilleur
monde.

-- Eh bien! et votre cocotte? demanda Hutin à Favier, lorsque
celui-ci revint à la caisse, où il avait accompagné la dame.

-- Oh! une cocotte, répondit celui-ci. Non, elle a l'air trop
comme il faut. Ça doit être la femme d'un boursier ou d'un
médecin, enfin je ne sais pas, quelque chose dans ce genre.

-- Laissez donc! c'est une cocotte... Avec leurs airs de femmes
distinguées, est-ce qu'on peut dire aujourd'hui!

Favier regardait son cahier de notes de débit.

-- N'importe! reprit-il, je lui en ai collé pour deux cent quatre-
vingt-treize francs. Ça me fait près de trois francs.

Hutin pinça les lèvres, et il soulagea sa rancune sur les cahiers
de notes de débit: encore une drôle d'invention qui leur
encombrait les poches! Il y avait entre eux une lutte sourde.
Favier, d'habitude, affectait de s'effacer, de reconnaître la
supériorité de Hutin, quitte à le manger par-derrière. Aussi ce
dernier souffrait-il des trois francs emportés d'une façon si
aisée, par un vendeur qu'il ne reconnaissait pas de sa force. Une
belle journée, vraiment! Si ça continuait, il ne gagnerait pas de
quoi payer de l'eau de seltz à ses invités. Et, dans la bataille
qui s'échauffait, il se promenait devant les comptoirs, les dents
longues, voulant sa part, jalousant jusqu'à son chef, en train de
reconduire la jeune femme maigre, à laquelle il répétait:

-- Eh bien! c'est entendu. Dites-lui que je ferai mon possible
pour obtenir cette faveur de M. Mouret.

Depuis longtemps, Mouret n'était plus à l'entresol, debout près de
la rampe du hall. Brusquement, il reparut en haut du grand
escalier qui descendait au rez-de-chaussée; et, de là, il domina
encore la maison entière. Son visage se colorait, la foi
renaissait et le grandissait, devant le flot de monde qui, peu à
peu, emplissait le magasin. C'était enfin la poussée attendue,
l'écrasement de l'après-midi, dont il avait un instant désespéré,
dans sa fièvre; tous les commis se trouvaient à leur poste, un
dernier coup de cloche venait de sonner la fin de la troisième
table; la désastreuse matinée, due sans doute à une averse tombée
vers neuf heures, pouvait encore être réparée, car le ciel bleu du
matin avait repris sa gaieté de victoire. Maintenant, les rayons
de l'entresol s'animaient, il dut se ranger pour laisser passer
les dames qui, par petits groupes, montaient à la lingerie et aux
confections; tandis que, derrière lui, aux dentelles et aux
châles, il entendait voler de gros chiffres. Mais la vue des
galeries, au rez-de-chaussée, le rassurait surtout: on s'écrasait
devant la mercerie, le blanc et les lainages eux-mêmes étaient
envahis, le défilé des acheteuses se serrait, presque toutes en
chapeau à présent, avec quelques bonnets de ménagères attardées.
Dans le hall des soieries, sous la blonde lumière, des dames
s'étaient dégantées, pour palper doucement des pièces de Paris-
Bonheur, en causant à demi-voix. Et il ne se trompait plus aux
bruits qui lui arrivaient du dehors, roulements de fiacres,
claquement de portières, brouhaha grandissant de foule. Il
sentait, à ses pieds, la machine se mettre en branle, s'échauffer
et revivre, depuis les caisses où l'or sonnait, depuis les tables
où les garçons de magasin se hâtaient d'empaqueter les
marchandises, jusqu'aux profondeurs du sous-sol, au service du
départ, qui s'emplissait de paquets descendus, et dont le
grondement souterrain faisait vibrer la maison. Au milieu de la
cohue, l'inspecteur Jouve se promenait gravement, guettant les
voleuses.

-- Tiens! c'est toi! dit Mouret tout à coup, en reconnaissant Paul
de Vallagnosc, que lui amenait un garçon. Non, non, tu ne me
déranges pas... Et, d'ailleurs, tu n'as qu'à me suivre, si tu veux
tout voir, car aujourd'hui je reste sur la brèche.

Il gardait des inquiétudes. Sans doute le monde venait, mais la
vente serait-elle le triomphe espéré? Pourtant, il riait avec
Paul, il l'emmena gaiement.

-- Ça paraît vouloir s'allumer un peu, dit Hutin à Favier.
Seulement, je n'ai pas de chance, il y a des jours de guigne, ma
parole!... Je viens encore de faire un Rouen, cette tuile ne m'a
rien acheté.

Et il désignait du menton une dame qui s'en allait, en jetant des
regards dégoûtés sur toutes les étoffes. Ce ne serait pas avec ses
mille francs d'appointements qu'il s'engraisserait, s'il ne
vendait rien; d'habitude, il se faisait sept ou huit francs de
tant pour cent et de guelte, ce qui lui donnait, avec son fixe,
une dizaine de francs par jour, en moyenne. Favier n'arrivait
guère qu'à huit; et voilà que ce sabot lui enlevait les morceaux
de la bouche, car il sortait de débiter une nouvelle robe. Un
garçon froid qui n'avait jamais su égayer une cliente! C'était
exaspérant.

-- Les bonnetons et les bobinards ont l'air de battre monnaie,
murmura Favier en parlant des vendeurs de la bonneterie et de la
mercerie.

Mais Hutin, qui fouillait le magasin du regard, dit brusquement:

-- Connaissez-vous Mme Desforges, la bonne amie du patron?...
Tenez! cette brune à la ganterie, celle à qui Mignot essaie des
gants.

Il se tut, puis il reprit tout bas, comme parlant à Mignot, qu'il
ne quittait plus des yeux:

-- Va, va, mon bonhomme, frotte-lui bien les doigts, pour ce que
ça t'avance! On les connaît, tes conquêtes!

Il y avait, entre lui et le gantier, une rivalité de jolis hommes,
qui tous deux affectaient de coqueter avec les clientes.
D'ailleurs, ils n'auraient pu, ni l'un ni l'autre, se vanter
d'aucune bonne fortune réelle; Mignot vivait sur la légende d'une
femme de commissaire de police tombée amoureuse de lui, tandis que
Hutin avait véritablement conquis à son rayon une passementière,
lasse de traîner les hôtels louches du quartier; mais ils
mentaient, ils laissaient volontiers croire à des aventures
mystérieuses, à des rendez-vous donnés par des comtesses, entre
deux achats.

-- Vous devriez la faire, dit Favier de son air de pince sans-
rire.

-- C'est une idée! s'écria Hutin. Si elle vient ici, je
l'entortille, il me faut cent sous!

À la ganterie, toute une rangée de dames étaient assises devant
l'étroit comptoir, tendu de velours vert, à coins de métal
nickelé; et les commis souriants amoncelaient devant elles les
boîtes plates, d'un rose vif, qu'ils sortaient du comptoir même,
pareilles aux tiroirs étiquetés d'un cartonnier. Mignot surtout
penchait sa jolie figure poupine, donnait de tendres inflexions à
sa voix grasseyante de Parisien. Déjà il avait vendu à
Mme Desforges douze paires de gants de chevreau, des gants
Bonheur, la spécialité de la maison. Elle avait ensuite demandé
trois paires de gants de Suède. Et, maintenant, elle essayait des
gants de Saxe, par crainte que la pointure ne fût pas exacte.

-- Oh! à la perfection, madame! répétait Mignot. Le six trois
quarts serait trop grand pour une main comme la vôtre.

À demi couché sur le comptoir, il lui tenait la main, prenait les
doigts un à un, faisant glisser le gant d'une caresse longue,
reprise et appuyée; et il la regardait comme s'il eût attendu, sur
son visage, la défaillance d'une joie voluptueuse. Mais elle, le
coude au bord du velours, le poignet levé, lui livrait ses doigts
de l'air tranquille dont elle donnait son pied à sa femme de
chambre, pour que celle-ci boutonnât ses bottines. Il n'était pas
un homme, elle l'employait aux usages intimes avec son dédain
familier des gens à son service, sans le regarder même.

-- Je ne vous fais pas de mal, madame?

Elle répondit non, d'un signe de tête. L'odeur des gants de Saxe,
cette odeur de fauve comme sucrée du musc, la troublait
d'habitude; et elle en riait parfois, elle confessait son goût
pour ce parfum équivoque, où il y a de la bête en folie, tombée
dans la boîte à poudre de riz d'une fille. Mais, devant ce
comptoir banal, elle ne sentait pas les gants, ils ne mettaient
aucune chaleur sensuelle entre elle et ce vendeur quelconque
faisant son métier.

-- Et avec ça, madame?.

-- Rien, merci... Veuillez porter ça à la caisse 10, pour
Mme Desforges, n'est-ce pas?

En habituée de la maison, elle donnait son nom à une caisse et y
envoyait chacune de ses emplettes, sans se faire suivre par un
commis. Quand elle se fut éloignée, Mignot cligna les yeux, en se
tournant vers son voisin, auquel il aurait bien voulu laisser
croire que des choses extraordinaires venaient de se passer.

-- Hein? murmura-t-il crûment, on la ganterait jusqu'au bout!

Cependant, Mme Desforges continuait ses achats. Elle revint à
gauche, s'arrêta au blanc, pour prendre des torchons; puis, elle
fit le tour, poussa jusqu'aux lainages, au fond de la galerie.
Comme elle était contente de sa cuisinière, elle désirait lui
donner une robe. Le rayon des lainages débordait d'une foule
compacte, toutes les petites-bourgeoises s'y portaient, tâtaient
les étoffes, s'absorbaient en muets calculs; et elle dut s'asseoir
un instant. Dans les cases s'étageaient de grosses pièces, que les
vendeurs descendaient, une à une, d'un brusque effort des bras.
Aussi, commençaient-ils à ne plus se reconnaître sur les comptoirs
envahis, où les tissus se mêlaient et s'écroulaient. C'était une
mer montante de teintes neutres, de tons sourds de laine, les gris
fer, les gris jaunes, les gris bleus, où éclataient çà et là des
bariolures écossaises, un fond rouge sang de flanelle. Et les
étiquettes blanches des pièces étaient comme une volée de rares
flocons blancs, mouchetant un sol noir de décembre.

Derrière une pile de popeline, Liénard plaisantait avec une grande
fille en cheveux, une ouvrière du quartier, envoyée par sa
patronne pour réassortir du mérinos. Il abominait ces jours de
grosse vente, qui lui cassaient les bras, et il tâchait d'esquiver
la besogne, largement entretenu par son père, se moquant de
vendre, en faisait tout juste assez pour ne pas être mis à la
porte.

-- Écoutez donc, mademoiselle Fanny, disait-il. Vous êtes toujours
pressée... Est-ce que la vigogne croisée allait bien, l'autre
jour? Vous savez que j'irai toucher ma guelte chez vous.

Mais l'ouvrière s'échappait en riant, et Liénard se trouva devant
Mme Desforges, à laquelle il ne put s'empêcher de demander:

-- Que désire madame?

Elle voulait une robe pas chère, solide pourtant. Liénard, dans le
but d'épargner ses bras, ce qui était son unique souci, manoeuvra
pour lui faire prendre une des étoffes déjà dépliées sur le
comptoir. Il y avait là des cachemires, des serges, des vigognes,
et il lui jurait qu'il n'existait rien de meilleur, on n'en voyait
pas la fin. Mais aucun ne semblait la satisfaire. Elle avait
avisé, dans une case, un escot bleuâtre. Alors, il finit par se
décider, il descendit l'escot, qu'elle jugea trop rude. Ensuite,
ce furent une cheviotte, des diagonales, des grisailles, toutes
les variétés de la laine, qu'elle eut la curiosité de toucher,
pour le plaisir, décidée au fond à prendre n'importe quoi. Le
jeune homme dut ainsi déménager les cases les plus hautes; ses
épaules craquaient, le comptoir avait disparu sous le grain soyeux
des cachemires et des popelines, sous le poil rêche des
cheviottes, sous le duvet pelucheux des vigognes. Tous les tissus
et toutes les teintes y passaient. Même, sans avoir la moindre
envie d'en acheter, elle se fit montrer de la grenadine et de la
gaze de Chambéry. Puis, quand elle en eut assez:

-- Oh! mon Dieu! la première est encore la meilleure. C'est pour
ma cuisinière... Oui, la serge à petit pointillé, celle à deux
francs.

Et lorsque Liénard eut métré, pâle d'une colère contenue:

-- Veuillez porter ça à la caisse 10... Pour Mme Desforges.

Comme elle s'éloignait, elle reconnut près d'elle Mme Marty,
accompagnée de sa fille Valentine, une grande demoiselle de
quatorze ans, maigre et hardie, qui jetait déjà sur les
marchandises des regards coupables de femme.

-- Tiens! c'est vous, chère madame?

-- Mais oui, chère madame... Hein? quelle foule!

-- Oh! ne m'en parlez pas, on étouffe. Un succès!... Avez-vous vu
le salon oriental?

-- Superbe! inouï!

Et, au milieu des coups de coude, bousculées par le flot croissant
des petites bourses qui se jetaient sur les lainages à bon marché,
elles se pâmèrent au sujet de l'exposition des tapis. Puis,
Mme Marty expliqua qu'elle cherchait une étoffe pour un manteau;
mais elle n'était pas fixée, elle avait voulu se faire montrer du
matelassé de laine.

-- Regarde donc, maman, murmura Valentine, c'est trop commun.

-- Venez à la soie, dit Mme Desforges. Il faut voir leur fameux
Paris-Bonheur.

Un instant, Mme Marty hésita. Ce serait bien cher, elle avait si
formellement juré à son mari d'être raisonnable! Depuis une heure,
elle achetait, tout un lot d'articles la suivait déjà, un manchon
et des ruches pour elle, des bas pour sa fille. Elle finit par
dire au commis qui lui montrait le matelassé:

-- Eh bien! non, je vais à la soie... Tout cela ne fait pas mon
affaire.

Le commis prit les articles et marcha devant ces dames.

À la soie, la foule était aussi venue. On s'écrasait surtout
devant l'étalage intérieur, dressé par Hutin, et où Mouret avait
donné les touches du maître. C'était, au fond du hall, autour
d'une des colonnettes de fonte qui soutenaient le vitrage, comme
un ruissellement d'étoffe, une nappe bouillonnée tombant de haut
et s'élargissant jusqu'au parquet. Des satins clairs et des soies
tendres jaillissaient d'abord: les satins à la reine, les satins
renaissance, aux tons nacrés d'eau de source; les soies légères
aux transparences de cristal, vert Nil, ciel indien, rose de mai,
bleu Danube. Puis, venaient des tissus plus forts, les satins
merveilleux, les soies duchesse, teintes chaudes, roulant à flots
grossis. Et, en bas, ainsi que dans une vasque, dormaient les
étoffes, lourdes, les armures façonnées, les damas, les brocarts,
les soies perlées et lamées, au milieu d'un lit profond de
velours, tous les velours, noirs, blancs, de couleur, frappés à
fond de soie ou de satin, creusant avec leurs taches mouvantes un
lac immobile où semblaient danser des reflets de ciel et de
paysage. Des femmes, pâles de désirs, se penchaient comme pour se
voir. Toutes, en face de cette cataracte lâchée, restaient debout,
avec la peur sourde d'être prises dans le débordement d'un pareil
luxe et avec l'irrésistible envie de s'y jeter et de s'y perdre.

-- Te voilà donc! dit Mme Desforges, en trouvant Mme Bourdelais
installée devant un comptoir.

-- Tiens! bonjour! répondit celle-ci, qui serra les mains à ces
dames. Oui, je suis entrée donner un coup d'oeil.

-- Hein? c'est prodigieux, cet étalage! On en rêve... Et le salon
oriental, as-tu vu le salon oriental?

-- Oui, oui, extraordinaire!

Mais, sous cet enthousiasme qui allait être décidément la note
élégante du jour, Mme Bourdelais gardait son sang-froid de
ménagère pratique. Elle examinait avec soin une pièce de Paris-
Bonheur, car elle était uniquement venue pour profiter du bon
marché exceptionnel de cette soie, si elle la jugeait réellement
avantageuse. Sans doute elle en fut contente, elle en demanda
vingt-cinq mètres, comptant bien couper là-dedans une robe pour
elle et un paletot pour sa petite fille.

-- Comment! tu pars déjà? reprit Mme Desforges. Fais donc un tour
avec nous.

-- Non, merci, on m'attend chez moi... Je n'ai pas voulu risquer
les enfants dans cette foule.

Et elle s'en alla, précédée du vendeur qui portait les vingt-cinq
mètres de soie, et qui la conduisit à la caisse 10, où le jeune
Albert perdait la tête, au milieu des demandes de factures dont il
était assiégé. Quand le vendeur put s'approcher, après avoir
débité sa vente d'un trait de crayon sur son cahier à souches, il
appela cette vente, que le caissier inscrivit au registre; puis,
il y eut un contre-appel, et la feuille détachée du cahier fut
embrochée dans une pique de fer, près du timbre aux acquits.

-- Cent quarante francs, dit Albert.

Mme Bourdelais paya et donna son adresse, car elle était à pied,
elle ne voulait pas s'embarrasser les mains. Déjà, derrière la
caisse, Joseph tenait la soie, l'empaquetait; et le paquet, jeté
dans un panier roulant, fut descendu au service du départ, où
toutes les marchandises du magasin semblaient maintenant vouloir
s'engouffrer avec un bruit d'écluse.

Cependant, l'encombrement devenait tel à la soie, que
Mme Desforges et Mme Marty ne purent d'abord trouver un commis
libre. Elles restèrent debout, mêlées à la foule des dames qui
regardaient les étoffes, les tâtaient, stationnaient là des
heures, sans se décider. Mais un grand succès s'indiquait surtout
pour le Paris-Bonheur, autour duquel grandissait une de ces
poussées d'engouement, dont la brusque fièvre décide d'une mode en
un jour. Tous les vendeurs n'étaient occupés qu'à métrer de cette
soie; on voyait, au-dessus des chapeaux, luire l'éclair pâle des
lés dépliés, dans le continuel va-et-vient des doigts le long des
mètres de chêne, suspendus à des tiges de cuivre; on entendait le
bruit des ciseaux mordant le tissu, et cela sans arrêt, au fur et
à mesure du déballage, comme s'il n'y avait pas eu assez de bras
pour suffire aux mains gloutonnes et tendues des clientes.

-- C'est qu'elle n'est vraiment pas vilaine pour cinq francs
soixante, dit Mme Desforges, qui avait réussi à s'emparer d'une
pièce, sur le bord d'une table.

Mme Marty et sa fille Valentine éprouvaient une désillusion. Les
journaux en avaient tant parlé, qu'elles s'attendaient à quelque
chose de plus fort et de plus brillant. Mais Bouthemont venait de
reconnaître Mme Desforges, et désireux de faire sa cour à une
belle personne qu'on prétendait toute puissante sur le patron, il
s'avançait avec son amabilité un peu grosse. Comment! on ne la
servait pas! c'était impardonnable! Elle devait se montrer
indulgente, car on ne savait vraiment plus où donner de la tête.
Et il cherchait des chaises au milieu des jupes voisines, il riait
de son rire bon enfant, où il y avait un amour brutal de la femme,
qui ne semblait pas déplaire à Henriette.

-- Dites donc, murmura Favier, en allant prendre un carton de
velours dans une case, derrière Hutin, voilà Bouthemont qui vous
fait votre particulière.

Hutin avait oublié Mme Desforges, mis hors de lui par une vieille
dame, qui, après l'avoir gardé un quart d'heure, venait d'acheter
un mètre de satin noir pour un corset. Dans les moments de presse,
on ne tenait plus compte du tableau de ligne, les vendeurs
servaient au hasard des clientes. Et il répondait à Mme Boutarel,
en train d'achever son après-midi au Bonheur des Dames, où elle
était déjà restée trois heures le matin, lorsque l'avertissement
de Favier lui causa un sursaut. Est-ce qu'il allait manquer la
bonne amie du patron, dont il avait juré de tirer cent sous? Ce
serait le comble de la malchance, car il ne s'était pas encore
fait trois francs, avec tous ces autres chignons qui traînaient!

Bouthemont, justement, répétait très haut:

-- Voyons, messieurs, quelqu'un par ici!

Alors, Hutin passa Mme Boutarel à Robineau inoccupé.

-- Tenez! madame, adressez-vous au second... il vous répondra
mieux que moi.

Et il se précipita, il se fit remettre les articles de Mme Marty
par le vendeur aux lainages, qui avait accompagné ces dames. Ce
jour-là, une excitation nerveuse devait troubler la délicatesse de
son flair. D'habitude, au premier coup d'oeil jeté sur une femme,
il disait si elle achèterait, et la quantité. Puis, il dominait la
cliente, il se hâtait de l'expédier pour passer à une autre, en
lui imposant son choix, en lui persuadant qu'il savait mieux
qu'elle l'étoffe dont elle avait besoin.

-- Madame, quel genre de soie? demanda-t-il de son air le plus
galant.

Mme Desforges ouvrait à peine la bouche, qu'il reprenait:

-- Je sais, j'ai votre affaire.

Quand la pièce de Paris-Bonheur fut dépliée, sur un coin étroit du
comptoir, entre des amoncellements d'autres soies, Mme Marty et sa
fille s'approchèrent. Hutin, un peu inquiet, comprit qu'il
s'agissait d'abord d'une fourniture pour celles-ci. Des paroles à
demi-voix s'échangeaient, Mme Desforges conseillait son amie.

-- Oh! sans doute, murmurait-elle, une soie de cinq francs
soixante n'en vaudra jamais une de quinze, ni même une de dix.

-- Elle est bien chiffon, répétait Mme Marty. J'ai peur que, pour
un manteau, elle n'ait point assez de corps.

Cette remarque fit intervenir le vendeur. Il avait une politesse
exagérée d'homme qui ne peut se tromper.

-- Mais, madame, la souplesse est la qualité de cette soie. Elle
ne se chiffonne pas... C'est absolument ce qu'il vous faut.

Impressionnées par une telle assurance, ces dames se taisaient.
Elle avaient repris l'étoffe, l'examinaient de nouveau,
lorsqu'elles se sentirent touchées à l'épaule. C'était Mme Guibal
qui, depuis une heure, marchait dans le magasin, d'un pas de
promenade, donnant à ses yeux la joie des richesses entassées,
sans acheter seulement un mètre de calicot. Et il y eut encore là
une explosion de bavardages.

-- Comment! c'est vous!

-- Oui, c'est moi, un peu bousculée seulement.

-- N'est-ce pas? il y a du monde, on ne circule plus... Et le
salon oriental?

-- Ravissant!

-- Mon Dieu! quel succès!... Restez donc, nous irons là-haut
ensemble.

-- Non, merci, j'en viens.

Hutin attendait, cachant son impatience sous le sourire qui ne
quittait pas ses lèvres. Est-ce qu'elles allaient le tenir
longtemps là? Les femmes vraiment se gênaient peu, c'était comme
si elles lui avaient volé de l'argent dans sa bourse. Enfin,
Mme Guibal s'éloigna, continua sa lente promenade en tournant d'un
air ravi, autour du grand étalage de soies.

-- Moi, à votre place, j'achèterais le manteau tout fait, dit
Mme Desforges en revenant au Paris-Bonheur, ça vous coûtera moins
cher.

-- Il est vrai qu'avec les garnitures et la façon, murmura
Mme Marty. Puis, on a le choix.

Toutes trois s'étaient levées. Mme Desforges reprit, debout devant
Hutin:

-- Veuillez nous conduire aux confections.

Il resta saisi, n'étant pas habitué à de pareilles défaites.
Comment! la dame brune n'achetait rien! son flair l'avait donc
trompé! Il abandonna Mme Marty, il insista auprès d'Henriette,
essaya sur elle sa puissance de bon vendeur.

-- Et vous, madame, ne désirez-vous pas voir nos satins, nos
velours?... Nous avons des occasions extraordinaires.

-- Merci, une autre fois, répondit-elle tranquillement, en ne le
regardant pas plus qu'elle n'avait regardé Mignot.

Hutin dut reprendre les articles de Mme Marty et marcher devant
ces dames, pour les mener aux confections. Mais il eut encore la
douleur de voir que Robineau était en train de vendre à
Mme Boutarel un fort métrage de soie. Décidément, il n'avait plus
de nez, il ne ferait pas quatre sous. Une rage d'homme dépouillé,
mangé par les autres, s'aigrissait sous la correction aimable de
ses manières.

-- Au premier, mesdames, dit-il, sans cesser de sourire.

Ce n'était plus chose facile que de gagner l'escalier. Une houle
compacte de têtes roulait sous les galeries, s'élargissant en
fleuve débordé au milieu du hall. Toute une bataille du négoce
montait, les vendeurs tenaient à merci ce peuple de femmes, qu'ils
se passaient des uns aux autres, en luttant de hâte. L'heure était
venue du branle formidable de l'après-midi, quand la machine
surchauffée, menait la danse des clientes et leur tirait l'argent
de la chair. À la soie surtout, une folie soufflait, le Paris-
Bonheur ameutait une foule telle, que, pendant plusieurs minutes,
Hutin ne put faire un pas; et Henriette, suffoquée, ayant levé les
yeux, aperçut en haut de l'escalier Mouret, qui revenait toujours
à cette place, d'où il voyait la victoire. Elle sourit, espérant
qu'il descendrait la dégager. Mais il ne la distinguait même pas
dans la cohue, il était encore avec Vallagnosc, occupé à lui
montrer la maison, la face rayonnante de triomphe. Maintenant, la
trépidation intérieure étouffait les bruits du dehors; on
n'entendait plus ni le roulement des fiacres, ni le battement des
portières; il ne restait, au-delà du grand murmure de la vente,
que le sentiment de Paris immense, d'une immensité qui toujours
fournirait des acheteuses. Dans l'air immobile, où l'étouffement
du calorifère, attiédissait l'odeur des étoffes, le brouhaha
augmentait, fait de tous les bruits, du piétinement continu, des
mêmes phrases cent fois répétées autour des comptoirs, de l'or
sonnant sur le cuivre des caisses assiégées par une bousculade de
porte-monnaie, des paniers roulants dont les charges de paquets
tombaient sans relâche dans les caves béantes. Et, sous la fine
poussière, tout arrivait à se confondre, on ne reconnaissait pas
la division des rayons: là-bas, la mercerie paraissait noyée; plus
loin, au blanc, un angle de soleil, entré par la vitrine de la rue
Neuve Saint-Augustin, était comme une flèche d'or dans la neige;
ici, à la ganterie et aux lainages, une masse épaisse de chapeaux,
et de chignons barrait les lointains du magasin. On ne voyait même
plus les toilettes, les coiffures seules surnageaient, bariolées
de plumes et de rubans; quelques chapeaux d'homme mettaient des
taches noires, tandis que le teint pâle des femmes, dans la
fatigue et la chaleur, prenait des transparences de camélia.
Enfin, grâce à ses coudes vigoureux, Hutin ouvrit un chemin à ces
dames en marchant devant elles. Mais, quand elle eut monté
l'escalier, Henriette ne trouva plus Mouret, qui venait de plonger
Vallagnosc en pleine foule, pour achever de l'étourdir, et pris
lui-même du besoin physique de ce bain du succès. Il perdait
délicieusement haleine, c'était là contre ses membres comme un
long embrassement de toute sa clientèle.

-- À gauche, mesdames, dit Hutin, de sa voix prévenante, malgré
son exaspération qui grandissait.

En haut, l'encombrement était le même. On envahissait jusqu'au
rayon de l'ameublement, le plus calme d'ordinaire. Les châles, les
fourrures, la lingerie grouillaient de monde. Comme ces dames
traversaient le rayon des dentelles, une nouvelle rencontre se
produisit. Mme de Boves était là, avec sa fille Blanche, toutes
deux enfoncées dans des articles que Deloche leur montrait. Et
Hutin dut faire encore une station, le paquet à la main.

-- Bonjour!... Je pensais à vous.

-- Moi, je vous ai cherchée. Mais comment voulez-vous qu'on se
retrouve, au milieu de ce monde?

-- C'est magnifique, n'est-ce pas?

-- Éblouissant, ma chère. Nous ne tenons plus debout.

-- Et vous achetez?

-- Oh! non, nous regardons. Ça nous repose un peu, d'être assises.

En effet, Mme de Boves, n'ayant guère dans son porte-monnaie que
l'argent de sa voiture, faisait sortir des cartons, toutes sortes
de dentelles, pour le plaisir de les voir et de les toucher. Elle
avait senti chez Deloche le vendeur débutant, d'une gaucherie
lente, qui n'ose résister aux caprices des dames; et elle abusait
de sa complaisance effarée, elle le tenait depuis une demi-heure,
demandant toujours de nouveaux articles. Le comptoir débordait,
elle plongeait les mains dans ce flot montant de guipures, de
malines, de valenciennes, de chantilly, les doigts tremblants de
désir, le visage peu à peu chauffé d'une joie sensuelle; tandis
que Blanche, près d'elle, travaillée de la même passion, était
très pâle, la chair soufflée et molle.

Cependant, la conversation continuait, Hutin les aurait giflées,
immobile, attendant leur bon plaisir.

-- Tiens! dit Mme Marty, vous regardez des cravates et des
voilettes pareilles aux miennes.

C'était vrai, Mme de Boves, que les dentelles de Mme Marty
tourmentaient depuis le samedi, n'avait pu résister au besoin de
se frotter du moins aux mêmes modèles, puisque la gêne où son mari
la laissait ne lui permettait pas de les emporter. Elle rougit
légèrement, elle expliqua que Blanche avait voulu voir les
cravates de blonde espagnole. Puis, elle ajouta:

-- Vous allez aux confections... Eh bien! à tout à l'heure.
Voulez-vous dans le salon oriental?

-- C'est ça, dans le salon oriental... Hein? superbe!

Elles se séparèrent en se pâmant, au milieu de l'encombrement
produit par la vente des entre-deux et des petites garnitures à
bas prix. Deloche, heureux d'être occupé, s'était remis à vider
les cartons devant la mère et la fille. Et, lentement, parmi les
groupes pressés le long des comptoirs, l'inspecteur Jouve se
promenait de son allure militaire, étalant sa décoration, gardant
ces marchandises précieuses et fines, si faciles à cacher au fond
d'une manche. Quand il passa derrière Mme de Boves, surpris de la
voir les bras plongés dans un tel flot de dentelles, il jeta un
regard vif sur ses mains fiévreuses.

-- À droite, mesdames, dit Hutin en reprenant sa marche.

Il était hors de lui. N'était-ce donc pas assez de lui faire
manquer une vente, en bas? Voilà qu'elles l'attardaient
maintenant, à chaque détour du magasin! Et, dans son irritation,
il y avait surtout la rancune des rayons de tissus contre les
rayons d'articles confectionnés, en lutte continuelle, se
disputant les clientes, se volant leur tant pour cent et leur
guelte. La soie, plus que les lainages encore, enrageait,
lorsqu'il lui fallait conduire aux confections une dame, qui se
décidait pour un manteau, après s'être fait montrer des taffetas
et des failles.

-- Mademoiselle Vadon! dit Hutin d'une voix qui se fâchait,
lorsqu'il fut enfin dans le comptoir.

Mais celle-ci passa sans l'écouter, toute à une vente qu'elle
bâclait. La pièce était pleine, une queue de monde la traversait
dans un bout, entrant et sortant par la porte des dentelles et
celle de la lingerie, qui se faisaient face; tandis que, au fond,
des clientes en taille essayaient des vêtements, les reins cambrés
devant les glaces. La moquette rouge étouffait le bruit des pas,
la voix haute et lointaine du rez-de-chaussée se mourait, ce
n'était plus que le murmure discret; la chaleur d'un salon,
alourdie par toute une cohue de femmes.

-- Mademoiselle Prunaire! cria Hutin.

Et, comme celle-là ne s'arrêtait pas davantage, il ajouta entre
ses dents, de manière à ne pouvoir être entendu:

-- Tas de guenons!

Lui, surtout, ne les aimait guère, les jambes cassées de monter
l'escalier pour leur amener des acheteuses, furieux du gain qu'il
les accusait de lui prendre ainsi dans la poche. C'était une lutte
sourde, où elles-mêmes apportaient une égale âpreté; et, dans leur
fatigue commune, toujours sur pied, la chair morte, les sexes
disparaissaient, il ne restait plus face à face que des intérêts
contraires, irrités par la fièvre du négoce.

-- Alors, il n'y a personne? demanda Hutin.

Mais il aperçut Denise. On l'occupait au déplié depuis le matin,
on ne lui avait abandonné que quelques ventes douteuses, qu'elle
avait manquées d'ailleurs. Quand il la reconnut, occupée à
débarrasser une table d'un tas énorme de vêtements, il courut la
chercher.

-- Tenez! mademoiselle, servez donc ces dames qui attendent.

Vivement, il lui mit sur le bras les articles de Mme Marty, qu'il
était las de promener. Son sourire revenait, et il y avait, dans
ce sourire, la secrète méchanceté d'un vendeur d'expérience, se
doutant de l'embarras où il allait jeter ces dames et la jeune
fille. Celle-ci, cependant, demeurait tout émue devant cette vente
inespérée qui se présentait. Pour la seconde fois, il lui
apparaissait comme un ami inconnu, fraternel et tendre, toujours
prêt dans l'ombre à la sauver. Ses yeux brillèrent de gratitude,
elle le suivit d'un long regard, pendant qu'il jouait des coudes,
afin de regagner son rayon au plus vite.

-- Je désirerais un manteau, dit Mme Marty.

Alors, Denise la questionna. Quel genre de manteau? Mais la
cliente n'en savait rien, elle n'avait pas d'idée, elle voulait
voir les modèles de la maison. Et la jeune fille, très lasse déjà,
étourdie par le monde, perdit la tête; elle n'avait jamais servi
qu'une clientèle rare, chez Cornaille, à Valognes; elle ignorait
encore le nombre des modèles, et leur place, dans les armoires.
Aussi n'en finissait-elle plus de répondre aux deux amies qui
s'impatientaient, lorsque Mme Aurélie aperçut Mme Desforges, dont
elle devait connaître la liaison, car elle se hâta de venir
demander:

-- On s'occupe de ces dames?

-- Oui, cette demoiselle qui cherche là-bas, répondit Henriette.
Mais elle n'a pas l'air très au courant, elle ne trouve rien.

Du coup, la première acheva de paralyser Denise, en allant lui
dire à demi-voix:

-- Vous voyez bien que vous ne savez pas. Tenez-vous tranquille,
je vous prie.

Et appelant:

-- Mademoiselle Vadon, un manteau!

Elle resta, pendant que Marguerite montrait les modèles. Celle-ci
prenait avec les clientes une voix sèchement polie, une attitude
désagréable de fille vêtue de soie, frottée à toutes les
élégances, dont elle gardait à son insu même, la jalousie et la
rancune. Lorsqu'elle entendit Mme Marty dire qu'elle ne voulait
pas dépasser deux cents francs, elle eut une moue de pitié. Oh!
madame mettrait davantage, il était impossible avec deux cents
francs que madame trouvât quelque chose de convenable. Et elle
jetait, sur un comptoir, les manteaux ordinaires, d'un geste qui
signifiait: «Voyez donc, est-ce pauvre!» Mme Marty n'osait les
trouver bien. Elle se pencha pour murmurer à l'oreille de
Mme Desforges:

-- Hein? n'aimez-vous pas mieux être servie par des hommes?... On
est plus à l'aise.

Enfin, Marguerite apporta un manteau de soie garni de jais,
qu'elle traitait avec respect. Et Mme Aurélie appela Denise.

-- Servez à quelque chose, au moins... Mettez ça sur vos épaules.

Denise, frappée au coeur, désespérant de jamais réussir dans la
maison, était demeurée immobile, les mains ballantes. On allait la
renvoyer sans doute, les enfants seraient sans pain. Le brouhaha
de la foule bourdonnait dans sa tête, elle se sentait chanceler,
les muscles meurtris d'avoir soulevé des brassées de vêtements,
besogne de manoeuvre qu'elle n'avait jamais faite. Pourtant, il
lui fallut obéir, elle dut laisser Marguerite draper le manteau
sur elle, comme sur un mannequin.

-- Tenez-vous droite, dit Mme Aurélie.

Mais, presque aussitôt, on oublia Denise. Mouret venait d'entrer
avec Vallagnosc et Bourdoncle; et il saluait ces dames, il
recevait leurs compliments pour sa magnifique exposition des
nouveautés d'hiver. On se récria forcément sur le salon oriental.
Vallagnosc, qui achevait sa promenade à travers les comptoirs,
témoignait plus de surprise que d'admiration; car, après tout,
pensait-il dans sa nonchalance de pessimiste, ce n'était jamais
que beaucoup de calicot à la fois. Quant à Bourdoncle, il oubliait
qu'il était de l'établissement, il félicitait aussi son patron,
afin de lui faire oublier ses doutes et ses préoccupations
inquiètes du matin.

-- Oui, oui, ça marche assez bien, je suis content, répétait
Mouret radieux, répondant par un sourire aux tendres regards
d'Henriette. Mais il ne faut pas que je vous dérange, mesdames.

Alors, tous les yeux revinrent sur Denise. Elle s'abandonnait aux
mains de Marguerite, qui la faisait tourner lentement.

-- Hein? qu'en pensez-vous? demanda Mme Marty à Mme Desforges.

Cette dernière décidait, en arbitre suprême de la mode.

-- Il n'est pas mal, et de coupe originale... Seulement, il me
semble peu gracieux de la taille.

-- Oh! intervint Mme Aurélie, il faudrait le voir sur madame elle-
même... Vous comprenez, il ne fait aucun effet sur mademoiselle,
qui n'est guère étoffée... Redressez-vous donc, mademoiselle,
donnez-lui toute son importance.

On sourit. Denise était devenue très pâle. Une honte la prenait,
d'être ainsi changée en une machine qu'on examinait et dont on
plaisantait librement. Mme Desforges, cédant à une antipathie de
nature contraire, agacée par le visage doux de la jeune fille,
ajouta méchamment:

-- Sans doute, il irait mieux si la robe de mademoiselle était
moins large.

Et elle jetait à Mouret le regard moqueur d'une Parisienne, que
l'attifement ridicule d'une provinciale égayait. Celui-ci sentit
la caresse amoureuse de ce coup d'oeil, le triomphe de la femme
heureuse de sa beauté et de son art. Aussi, par gratitude d'homme
adoré, crut-il devoir railler à son tour, malgré la bienveillance
qu'il éprouvait pour Denise, dont sa nature galante subissait le
charme secret.

-- Puis, il faudrait être peignée, murmura-t-il.

Ce fut le comble. Le directeur daignait rire, toutes ces
demoiselles éclatèrent. Marguerite risqua un léger gloussement de
fille distinguée qui se retient; Clara avait lâché une vente, pour
se faire du bon sang à son aise; même des vendeuses de la lingerie
étaient venues, attirées par la rumeur. Quant à ces dames, elles
s'amusaient plus discrètement, d'un air d'intelligence mondaine;
tandis que, seul, le profil impérial de Mme Aurélie ne riait pas,
comme si les beaux cheveux sauvages et les fines épaules
virginales de la débutante l'eussent déshonorée, dans la bonne
tenue de son rayon. Denise avait encore pâli, au milieu de tout ce
monde qui se moquait. Elle se sentait violentée, mise à nu, sans
défense. Quelle était donc sa faute, pour qu'on s'attaquât de la
sorte à sa taille trop mince, à son chignon trop lourd? Mais elle
souffrait surtout du rire de Mouret et de Mme Desforges, avertie
par un instinct de leur entente, le coeur défaillant d'une douleur
inconnue; cette dame était bien mauvaise, de s'en prendre ainsi à
une pauvre fille qui ne disait rien; et lui, décidément, la
glaçait d'une peur où tous ses autres sentiments sombraient, sans
qu'elle pût les analyser. Alors, dans son abandon de paria,
atteinte à ses plus intimes pudeurs de femme et révoltée contre
l'injustice, elle étrangla les sanglots qui lui montaient à la
gorge.

-- N'est-ce pas? Qu'elle se peigne demain, c'est inconvenant,
répétait à Mme Aurélie le terrible Bourdoncle, qui dès l'arrivée
avait condamné Denise, plein de mépris pour ses petits membres.

Et la première vint enfin enlever le manteau des épaules de celle-
ci, en lui disant tout bas:

-- Eh bien! mademoiselle, voilà un joli début. Vraiment, si vous
avez voulu montrer ce dont vous êtes capable... On n'est pas plus
sotte.

Denise, de peur que les larmes ne lui jaillissent des yeux, se
hâta de retourner au tas de vêtements qu'elle transportait et
qu'elle classait sur un comptoir. Là, au moins, elle était perdue
dans la foule, la fatigue l'empêchait de penser. Mais elle sentit
près d'elle la vendeuse de la lingerie, qui, le matin déjà, avait
pris sa défense. Cette dernière venait de suivre la scène, elle
lui murmurait à l'oreille:

-- Ma pauvre fille, ne soyez donc pas si sensible. Renfoncez ça,
autrement on vous en fera bien d'autres... Moi qui vous parle, je
suis de Chartres. Oui, parfaitement, Pauline Cugnot; et mes
parents sont meuniers, là-bas... Eh bien! on m'aurait mangée, les
premiers jours, si je ne m'étais pas mise en travers... Allons, du
courage! donnez-moi la main, nous causerons gentiment, quand vous
voudrez.

Cette main qui se tendait, redoubla le trouble de Denise. Elle la
serra furtivement, elle se hâta d'enlever une lourde charge de
paletots, craignant encore de mal faire et d'être grondée, si on
lui savait une amie.

Cependant, Mme Aurélie elle-même venait de poser le manteau sur
les épaules de Mme Marty, et l'on se récriait: Oh! très bien!
ravissant! tout de suite, ça prenait une tournure. Mme Desforges
déclara qu'on ne trouverait pas mieux. Il y eut des saluts, Mouret
prit congé, tandis que Vallagnosc, qui avait aperçu aux dentelles
Mme de Boves et sa fille, se hâta d'aller offrir son bras à la
mère. Déjà Marguerite, debout devant une des caisses de
l'entresol, appelait les divers achats de Mme Marty, qui paya et
qui donna l'ordre de porter le paquet dans sa voiture.
Mme Desforges avait retrouvé tous ses articles à la caisse 10.
Puis, ces dames se rencontrèrent une fois encore dans le salon
oriental. Elles partaient, mais ce fut au milieu d'une crise
bavarde d'admiration. Mme Guibal elle-même s'exaltait.

-- Oh! délicieux!... On se dirait là-bas!

-- N'est-ce pas, un vrai harem? Et pas cher!

-- Les Smyrne, ah! les Smyrne! quels tons, quelle finesse!

-- Et ce Kurdistan, voyez donc! un Delacroix!

Lentement, la foule diminuait. Des volées de cloche, à une heure
d'intervalle, avaient déjà sonné les deux premières tables du
soir; la troisième allait être servie, et dans les rayons, peu à
peu déserts, il ne restait que des clientes attardées, à qui leur
rage de dépense faisait oublier l'heure. Du dehors ne venaient
plus que les roulements des derniers fiacres, au milieu de la voix
empâtée de Paris, un ronflement d'ogre repu, digérant les toiles
et les draps, les soies et les dentelles, dont on le gavait depuis
le matin. À l'intérieur, sous le flamboiement des becs de gaz,
qui, brûlant dans le crépuscule, avaient éclairé les secousses
suprêmes de la vente, c'était comme un champ de bataille encore
chaud du massacre des tissus. Les vendeurs, harassés de fatigue,
campaient parmi la débâcle de leurs casiers et de leurs comptoirs,
que paraissait avoir saccagés le souffle furieux d'un ouragan. On
longeait avec peine les galeries du rez-de-chaussée, obstruées par
la débandade des chaises; il fallait enjamber, à la ganterie, une
barricade de cartons, entassés autour de Mignot; aux lainages, on
ne passait plus du tout, Liénard sommeillait au-dessus d'une mer
de pièces, où des piles restées debout, à moitié détruites,
semblaient des maisons dont un fleuve débordé charrie les ruines;
et, plus loin, le blanc avait neigé à terre, on butait contre des
banquises de serviettes, on marchait sur les flocons légers des
mouchoirs. Mêmes ravages en haut, dans les rayons de l'entresol:
les fourrures jonchaient les parquets, les confections
s'amoncelaient comme des capotes de soldats mis hors de combat,
les dentelles et la lingerie, dépliées, froissées, jetées au
hasard, faisaient songer à un peuple de femmes qui se serait
déshabillé là, dans le désordre d'un coup de désir; tandis que, en
bas, au fond de la maison, le service du départ, en pleine
activité, dégorgeait toujours les paquets dont il éclatait et
qu'emportaient les voitures, dernier branle de la machine
surchauffée. Mais, à la soie surtout, les clientes s'étaient ruées
en masse; là, elles avaient fait place nette; on y passait
librement, le hall restait nu, tout le colossal approvisionnement
du Paris-Bonheur venait d'être déchiqueté, balayé, comme sous un
vol de sauterelles dévorantes. Et, au milieu de ce vide, Hutin et
Favier feuilletaient leurs cahiers de débit, calculaient leur tant
pour cent, essoufflés de la lutte. Favier s'était fait quinze
francs, Hutin n'avait pu arriver qu'à treize, battu ce jour-là,
enragé de sa mauvaise chance. Leurs yeux s'allumaient de la
passion du gain, tout le magasin autour d'eux alignait également
des chiffres et flambait d'une même fièvre, dans la gaieté brutale
des soirs de carnage.

-- Eh bien! Bourdoncle, cria Mouret, tremblez-vous encore?

Il était revenu à son poste favori, en haut de l'escalier de
l'entresol, contre la rampe; et, devant le massacre d'étoffes qui
s'étalait sous lui, il avait un rire victorieux. Ses craintes du
matin, ce moment d'impardonnable faiblesse que personne ne
connaîtrait jamais, le jetait à un besoin tapageur de triomphe. La
campagne était donc définitivement gagnée, le petit commerce du
quartier mis en pièces, le baron Hartmann conquis, avec ses
millions et ses terrains. Pendant qu'il regardait les caissiers
penchés sur leurs registres, additionnant les longues colonnes de
chiffres, pendant qu'il écoutait le petit bruit de l'or, tombant
de leurs doigts dans les sébiles de cuivre, il voyait déjà le
Bonheur des Dames grandir démesurément, élargir son hall,
prolonger ses galeries jusqu'à la rue du Dix-Décembre.

-- Et maintenant, reprit-il, êtes-vous convaincu que la maison est
trop petite?... On aurait vendu le double.

Bourdoncle s'humiliait, ravi du reste d'être dans son tort. Mais
un spectacle les rendit graves. Comme tous les soirs, Lhomme,
premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettes
particulières de chaque caisse; après les avoir additionnées, il
affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de fer la
feuille où elle était inscrite; et il montait ensuite cette
recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des
sacs, selon la nature du numéraire. Ce jour-là, l'or et l'argent
dominaient, il gravissait lentement l'escalier, portant trois sacs
énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il les serrait
son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son
menton, pour l'empêcher de glisser. Son souffle fort s'entendait
de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu du respect des
commis.

-- Combien, Lhomme? demanda Mouret.

Le caissier répondit:

-- Quatre-vingt mille sept cent quarante-deux francs dix centimes!

Un rire de jouissance souleva le Bonheur des Dames. Le chiffre
courait. C'était le plus gros chiffre qu'une maison de nouveautés
eût encore jamais atteint en un jour.

Et, le soir, lorsque Denise monta se coucher, elle s'appuyait aux
cloisons de l'étroit corridor, sous le zinc de la toiture. Dans sa
chambre, la porte fermée, elle s'abandonna sur le lit, tellement
les pieds lui faisaient du mal. Longtemps, elle regarda d'un air
hébété la table de toilette, l'armoire, toute cette nudité d'hôtel
garni. C'était donc là qu'elle allait vivre; et sa première
journée se creusait, abominable, sans fin. Jamais elle ne
trouverait le courage de la recommencer. Puis, elle s'aperçut
qu'elle était vêtue de soie; cet uniforme l'accablait, elle eut
l'enfantillage, pour défaire sa malle, de vouloir remettre sa
vieille robe de laine, restée au dossier d'une chaise. Mais quand
elle fut rentrée dans ce pauvre vêtement à elle, une émotion
l'étrangla, les sanglots qu'elle contenait depuis le matin
crevèrent brusquement en un flot de larmes chaudes. Elle était
retombée sur le lit, elle pleurait au souvenir de ses deux
enfants, elle pleurait toujours sans avoir la force de se
déchausser, ivre de fatigue et de tristesse.

V


Le lendemain, Denise était descendue au rayon depuis une demi-
heure à peine, lorsque Mme Aurélie lui dit de sa voix brève.

-- Mademoiselle, on vous demande à la direction.

La jeune fille trouva Mouret seul, assis dans le grand cabinet
tendu de reps vert. Il venait de se rappeler «la mal peignée»,
comme la nommait Bourdoncle; et lui qui répugnait d'ordinaire au
rôle de gendarme, il avait eu l'idée de la faire comparaître pour
la secouer un peu, si elle était toujours fagotée en provinciale.
La veille, malgré sa plaisanterie, il avait éprouvé devant
Mme Desforges, une contrariété d'amour-propre, en voyant discuter
l'élégance d'une de ses vendeuses. C'était, chez lui, un sentiment
confus, un mélange de sympathie et de colère.

-- Mademoiselle, commença-t-il, nous vous avions pris par égard
pour votre oncle, et il ne faut pas nous mettre dans la triste
nécessité...

Mais il s'arrêta. En face de lui, de l'autre côté du bureau,
Denise se tenait droite, sérieuse et pâle. Sa robe de soie n'était
plus trop large, serrant sa taille ronde, moulant les lignes pures
de ses épaules de vierge; et, si sa chevelure, nouée en grosses
tresses, restait sauvage, elle tâchait du moins de se contenir.
Après s'être endormie toute vêtue, les yeux épuisés de larmes, la
jeune fille, en se réveillant vers quatre heures, avait eu honte
de cette crise de sensibilité nerveuse. Et elle s'était mise
immédiatement à rétrécir la robe, elle avait passé une heure
devant l'étroit miroir, le peigne dans ses cheveux, sans pouvoir
les réduire, comme elle l'aurait voulu.

-- Ah! Dieu merci! murmura Mouret, vous êtes mieux, ce matin...
Seulement, ce sont encore ces diablesses de mèches!

Il s'était levé, il vint corriger sa coiffure, du même geste
familier dont Mme Aurélie avait essayé de le faire la veille.

-- Tenez! rentrez donc ça derrière l'oreille... Le chignon est
trop haut.

Elle n'ouvrait pas la bouche, elle se laissait arranger. Malgré
son serment d'être forte, elle était arrivée toute froide dans le
cabinet, avec la certitude qu'on l'appelait pour lui signifier son
renvoi. Et l'évidente bienveillance de Mouret ne la rassurait pas,
elle continuait à le redouter, à ressentir près de lui ce malaise
qu'elle expliquait par un trouble bien naturel, devant l'homme
puissant dont sa destinée dépendait. Quand il la vit si tremblante
sous ses mains qui lui effleuraient la nuque, il eut regret de ce
mouvement d'obligeance, car il craignait surtout de perdre son
autorité.

-- Enfin, mademoiselle, reprit-il en mettant de nouveau le bureau
entre elle et lui, tâchez de veiller sur votre tenue. Vous n'êtes
pas à Valognes, étudiez nos Parisiennes... Si le nom de votre
oncle a suffi pour vous ouvrir notre maison, je veux croire que
vous tiendrez ce que votre personne m'a semblé promettre. Le
malheur est que tout le monde ici ne partage point mon avis...
Vous voilà prévenue, n'est-ce pas? Ne me faites pas mentir.

Il la traitait en enfant, avec plus de pitié que de bonté, sa
curiosité du féminin simplement mise en éveil par la femme
troublante qu'il sentait naître chez cette enfant pauvre et
maladroite. Et elle, pendant qu'il la sermonnait, ayant aperçu le
portrait de Mme Hédouin, dont le beau visage régulier souriait
gravement dans le cadre d'or, se trouvait reprise d'un frisson,
malgré les paroles encourageantes qu'il lui adressait. C'était la
dame morte, celle que le quartier l'accusait d'avoir tuée, pour
fonder la maison sur le sang de ses membres.

Mouret parlait toujours.

-- Allez, dit-il enfin, assis et continuant à écrire.

Elle s'en alla, elle eut dans le corridor un soupir de profond
soulagement.

À partir de ce jour, Denise montra son grand courage. Sous les
crises de sa sensibilité, il y avait une raison sans cesse
agissante, toute une bravoure d'être faible et seul, s'obstinant
gaiement au devoir qu'elle s'imposait. Elle faisait peu de bruit,
elle allait devant elle, droit à son but, par-dessus les
obstacles; et cela simplement, naturellement, car sa nature même
était dans cette douceur invincible.

D'abord, elle eut à surmonter les terribles fatigues du rayon. Les
paquets de vêtements lui cassaient les bras, au point que, pendant
les six premières semaines, elle criait la nuit en se retournant,
courbaturée, les épaules meurtries. Mais elle souffrit plus encore
de ses souliers, de gros souliers apportés de Valognes, et que le
manque d'argent l'empêchait de remplacer par des bottines légères.
Toujours debout, piétinant du matin au soir, grondée si on la
voyait s'appuyer une minute contre la boiserie, elle avait les
pieds enflés, des petits pieds de fillette qui semblaient broyés
dans des brodequins de torture; les talons battaient de fièvre, la
plante s'était couverte d'ampoules, dont la peau arrachée se
collait à ses bas. Puis, elle éprouvait un délabrement du corps
entier, les membres et les organes tirés par cette lassitude des
jambes, de brusques troubles dans son sexe de femme, que
trahissaient les pâles couleurs de sa chair. Et elle, si mince,
l'air si fragile, résista, pendant que beaucoup de vendeuses
devaient quitter les nouveautés, atteintes de maladies spéciales.
Sa bonne grâce à souffrir, l'entêtement de sa vaillance la
maintenaient souriante et droite, lorsqu'elle défaillait, à bout
de forces, épuisée par un travail auquel des hommes auraient
succombé.

Ensuite, son tourment fut d'avoir le rayon contre elle. Au martyre
physique s'ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après
deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore
désarmées. C'étaient des mots blessants, des inventions cruelles,
une mise à l'écart qui la frappait au coeur, dans son besoin de
tendresse. On l'avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux;
les mots de «sabot», de «tête de pioche» circulaient, celles qui
manquaient une vente étaient envoyées à Valognes, elle passait
enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu'elle se révéla plus
tard comme une vendeuse remarquable, au courant désormais du
mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée; et, à
partir de ce moment, ces demoiselles s'entendirent de manière à ne
jamais lui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la
poursuivaient d'une haine instinctive, serraient les rangs pour ne
pas être mangées par cette nouvelle venue, qu'elles redoutaient
sous leur affectation de dédain. Quant à Mme Aurélie, elle était
blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas
autour de sa jupe d'un air d'admiration caressante; aussi
l'abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de
sa Cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d'une
flatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait
besoin pour s'épanouir. Un instant, la seconde, Mme Frédéric,
parut ne pas entrer dans le complot; mais ce devait être par
inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu'elle
s'aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre.
Alors l'abandon fut complet, toutes s'acharnèrent sur «la mal
peignée», celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure,
n'arrivant avec tout son courage qu'à se maintenir au rayon,
difficilement.

Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la
brave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui
appartenait point; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal
traitée, sous la continuelle menace d'un renvoi brutal. Sa chambre
était son unique refuge, le seul endroit où elle s'abandonnait
encore à des crises de larmes, lorsqu'elle avait trop souffert
durant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de la
toiture, couverte des neiges de décembre; elle devait se
pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle,
pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le
visage. Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle
rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant le service,
elle était prise d'un tremblement, car elle sentait en lui un
ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas la plus légère faute.
Et, au milieu de cette hostilité générale, l'étrange bienveillance
de l'inspecteur Jouve l'étonnait; s'il la trouvait à l'écart, il
lui souriait, cherchait un mot aimable; deux fois, il lui avait
évité des réprimandes, sans qu'elle lui en témoignât de la
gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.

Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les
armoires, Joseph vint avertir Denise qu'un jeune homme la
demandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.

-- Tiens! dit Clara, la mal peignée a donc un amoureux?

-- Faut avoir faim, dit Marguerite.

En bas, sous la porte, Denise trouva son frère Jean. Elle lui
avait formellement défendu de se présenter ainsi au magasin, ce
qui produisait le plus mauvais effet. Mais elle n'osa le gronder,
tellement il paraissait hors de lui, sans casquette, essoufflé
d'être venu en courant du faubourg du Temple.

-- As-tu dix francs? balbutia-t-il. Donne-moi dix francs ou je
suis un homme perdu.

Ce grand galopin aux cheveux blonds envolés, était si drôle, avec
son beau visage de fille, en lançant cette phrase de mélodrame,
qu'elle aurait souri, sans l'angoisse où la mettait la demande
d'argent.

-- Comment! dix francs? murmura-t-elle. Qu'y a-t-il donc?

Il rougit, il expliqua qu'il avait rencontré la soeur d'un
camarade. Denise le fit taire, gagnée par son embarras, n'ayant
pas besoin d'en savoir davantage. À deux reprises, il était
accouru déjà pour pratiquer des emprunts semblables; mais il
s'agissait seulement, la première fois de vingt-cinq sous, et la
seconde de trente sous. Toujours il retombait dans des histoires
de femme.

-- Je ne peux pas te donner dix francs, reprit-elle. Le mois de
Pépé n'est pas encore payé, et j'ai tout juste l'argent. Il me
restera à peine de quoi acheter des bottines dont j'ai grand
besoin... À la fin, tu n'es pas raisonnable, Jean. C'est très mal.

-- Alors, je suis perdu, répéta-t-il avec un geste tragique.
Écoute, petite soeur: c'est une grande brune, nous sommes allés au
café en compagnie du frère, moi je ne me doutais pas que les
consommations...

Elle dut l'interrompre de nouveau, et comme des larmes montaient
aux yeux du cher écervelé, elle tira son porte-monnaie, en sortit
une pièce de dix francs, qu'elle lui glissa dans la main. Tout de
suite, il se mit à rire.

-- Je savais bien... Mais, parole d'honneur! jamais plus
désormais! Il faudrait être un fameux chenapan.

Et il reprit sa course, après l'avoir baisée sur les joues comme
un fou. Dans le magasin, des employés s'étonnaient.

Cette nuit-là, Denise dormit d'un mauvais sommeil. Depuis son
entrée au Bonheur des Dames, l'argent était son cruel souci. Elle
restait toujours au pair, sans appointements fixes; et, comme ces
demoiselles du rayon l'empêchaient de vendre, elle arrivait tout
juste à payer la pension de Pépé, grâce aux clientes sans
conséquence qu'on lui abandonnait. C'était pour elle une misère
noire, la misère en robe de soie. Souvent elle devait passer la
nuit, elle entretenait son mince trousseau, reprisant son linge,
raccommodant ses chemises comme de la dentelle; sans compter
qu'elle avait posé des pièces à ses souliers, aussi adroitement
qu'un cordonnier aurait pu le faire. Elle risquait des lessives
dans sa cuvette. Mais sa vieille robe de laine l'inquiétait
surtout; elle n'en avait pas d'autre, elle était forcée de la
remettre chaque soir, quand elle quittait la soie d'uniforme, ce
qui l'usait terriblement; une tache lui donnait la fièvre, le
moindre accroc devenait une catastrophe. Et rien à elle, pas un
sou, pas de quoi acheter les menus objets dont une femme a besoin;
elle avait dû attendre quinze jours pour renouveler sa provision
de fil et d'aiguilles. Aussi étaient-ce des désastres, lorsque
Jean, avec ses histoires d'amour, tombait tout d'un coup et
saccageait le budget. Une pièce de vingt sous emportée creusait un
gouffre. Quant à trouver dix francs le lendemain, il ne fallait
pas y songer un instant. Jusqu'au petit jour, elle eut des
cauchemars, Pépé jeté à la rue, tandis qu'elle retournait les
pavés de ses doigts meurtris, pour voir s'il n'y avait pas de
l'argent dessous.

Le lendemain, justement, elle eut à sourire, à jouer son rôle de
fille bien mise. Des clientes connues vinrent au rayon,
Mme Aurélie l'appela plusieurs fois, lui jeta sur les épaules des
manteaux, afin qu'elle en fit valoir les coupes nouvelles. Et,
tandis qu'elle se cambrait, avec des grâces imposées de gravures
de mode, elle songeait aux quarante francs de la pension de Pépé,
qu'elle avait promis de payer le soir. Elle se passerait bien
encore de bottines, ce mois-là; mais, en joignant même aux trente
francs qui lui restaient, les quatre francs mis de côté sou à sou,
cela ne lui ferait jamais que trente-quatre francs; et, où
prendrait-elle six francs pour compléter la somme? C'était une
angoisse dont son coeur défaillait.

-- Remarquez, les épaules sont libres, disait Mme Aurélie. C'est
très distingué et très commode... Mademoiselle peut croiser les
bras.

-- Oh! parfaitement, répétait Denise, qui gardait un air aimable.
On ne le sent pas... Madame en sera contente.

Maintenant, elle se reprochait d'être allée, l'autre dimanche,
chercher Pépé chez Mme Gras, pour le promener aux Champs-Élysées.
Le pauvre enfant sortait si rarement avec elle! Mais il avait
fallu lui acheter du pain d'épice et une pelle, puis le mener voir
Guignol; et tout de suite cela était monté à vingt-neuf sous.
Vraiment, Jean ne songeait guère au petit, lorsqu'il faisait des
sottises. Ensuite, tout retombait sur elle.

-- Du moment qu'il ne plaît pas à madame..., reprenait la
première. Tenez! mademoiselle, mettez la rotonde, afin que madame
juge.

Et Denise marchait à petit pas, la rotonde aux épaules, en disant:

-- Elle est plus chaude... C'est la mode de cette année.

Jusqu'au soir, derrière sa bonne grâce de métier, elle se tortura
ainsi pour savoir où trouver de l'argent. Ces demoiselles,
débordées, lui laissèrent faire une vente importante; mais on
était au mardi, il fallait attendre quatre jours, avant de toucher
la semaine. Après le dîner, elle résolut de remettre au lendemain
sa visite chez Mme Gras. Elle s'excuserait, dirait avoir été
retenue; et d'ici là, peut-être aurait-elle les six francs.

Comme Denise évitait les moindres dépenses, elle montait se
coucher de bonne heure. Que pouvait-elle faire sur les trottoirs,
sans un sou, avec sa sauvagerie, et toujours inquiétée par la
grande ville, où elle ne connaissait que les rues voisines du
magasin? Après s'être risquée jusqu'au Palais-Royal, pour prendre
l'air, elle rentrait vite, s'enfermait, se mettait à coudre ou à
savonner. C'était, le long du couloir des chambres, une
promiscuité de caserne, des filles souvent peu soignées, des
commérages d'eaux de toilette et de linges sales, toute une
aigreur qui se dépensait en brouilles et en raccommodements
continuels. Du reste, défense de remonter pendant le jour; elles
ne vivaient pas là, elles y logeaient la nuit, n'y rentrant le
soir qu'à la dernière minute, s'en échappant le matin, endormies
encore, mal réveillées par un débarbouillage rapide; et ce coup de
vent qui balayait sans cesse le couloir, la fatigue des treize
heures de travail qui les jetait au lit sans un souffle,
achevaient de changer les combles en une auberge traversée par la
maussaderie éreintée d'une débandade de voyageurs. Denise n'avait
pas d'amie. De toutes ces demoiselles, une seule, Pauline Cugnot,
lui témoignait quelque tendresse; et encore, les rayons des
confections et de la lingerie, installés côte à côte, se trouvant
en guerre ouverte, la sympathie des deux vendeuses avait dû
jusque-là se borner à de rares paroles, échangées en courant.
Pauline occupait bien une chambre voisine, à droite de la chambre
de Denise; mais, comme elle disparaissait au sortir de table et ne
revenait pas avant onze heures, cette dernière l'entendait
seulement se mettre au lit, sans jamais la rencontrer, en dehors
des heures de travail.

Cette nuit-là, Denise s'était résignée à faire de nouveau le
cordonnier. Elle tenait ses souliers, les examinait, regardait
comment elle pourrait les mener au bout du mois. Enfin, avec une
forte aiguille, elle avait pris le parti de recoudre les semelles,
qui menaçaient de quitter l'empeigne. Pendant ce temps, un col et
des manches trempaient dans la cuvette, pleine d'eau de savon.

Chaque soir, elle entendait les mêmes bruits, ces demoiselles qui
rentraient une à une, de courtes conversations chuchotées, des
rires, parfois des querelles, qu'on étouffait. Puis, les lits
craquaient, il y avait des bâillements; et les chambres tombaient
à un lourd sommeil. Sa voisine de gauche rêvait souvent tout haut,
ce qui l'avait effrayée d'abord. Peut-être, d'autres, à son
exemple, veillaient-elles pour se raccommoder, malgré le
règlement; mais ce devait être avec les précautions qu'elle
prenait elle-même, les gestes ralentis, les moindres chocs évités,
car un silence frissonnant sortait seul des portes closes.

Onze heures étaient sonnées depuis dix minutes, lorsqu'un bruit de
pas lui fit lever la tête. Encore une de ces demoiselles qui se
trouvait en retard! Et elle reconnut Pauline, en entendant celle-
ci ouvrir la porte d'à côté. Mais elle demeura stupéfaite: la
lingère revenait doucement et frappait chez elle.

-- Dépêchez-vous, c'est moi.

Il était défendu aux vendeuses de se recevoir dans leurs chambres.
Aussi Denise tourna-t-elle la clef vivement, pour que sa voisine
ne fût pas surprise par Mme Cabin, qui veillait à la stricte
observation du règlement.

-- Elle était là? demanda-t-elle en refermant la porte.

-- Qui? Mme Cabin? dit Pauline. Oh! ce n'est pas d'elle que j'ai
peur... Avec cent sous!

Puis elle ajouta:

-- Voici longtemps que je veux causer. En bas, on ne peut
jamais... Puis, vous m'avez eu l'air si triste, ce soir, à table!

Denise la remerciait, la priait de s'asseoir, touchée de son air
de bonne fille. Mais, dans le trouble où cette visite imprévue la
mettait, elle n'avait pas lâché le soulier qu'elle était en train
de recoudre; et les yeux de Pauline tombèrent sur ce soulier. Elle
hocha la tête, regarda autour d'elle, aperçut les manches et le
col dans la cuvette.

-- Ma pauvre enfant, je m'en doutais, reprit-elle. Allez! je
connais ça. Dans les premiers temps, quand je suis arrivée de
Chartres, et que le père Cugnot ne m'envoyait pas un sou, j'en ai
lavé de ces chemises! Oui, oui, jusqu'à mes chemises! J'en avais
deux, vous en auriez toujours trouvé une qui trempait.

Elle s'était assise, essoufflée d'avoir couru. Sa large face, aux
petits yeux vifs, à la grande bouche tendre, avait une grâce, sous
l'épaisseur des traits. Et, sans transition, tout d'un coup, elle
conta son histoire: sa jeunesse au moulin, le père Cugnot ruiné
par un procès, et qui l'avait envoyée à Paris faire fortune, avec
vingt francs dans la poche; ensuite, ses débuts comme vendeuse,
d'abord au fond d'un magasin des Batignolles, puis au Bonheur des
Dames, de terribles débuts, toutes les blessures et toutes les
privations; enfin, sa vie actuelle, les deux cents francs qu'elle
gagnait par mois, les plaisirs qu'elle prenait, l'insouciance où
elle laissait couler ses journées. Des bijoux, une broche, une
chaîne de montre, luisaient sur sa robe de drap gros bleu, pincée
coquettement à la taille; et elle souriait sous sa toque de
velours, ornée d'une grande plume grise.

Denise était devenue très rouge, avec son soulier. Elle voulait
balbutier une explication.

-- Puisque ça m'est arrivé! répéta Pauline. Voyons, je suis votre
aînée, j'ai vingt-six ans et demi, sans que cela paraisse...
Contez-moi vos petites affaires.

Alors, Denise céda, devant cette amitié qui s'offrait si
franchement. Elle s'assit en jupon, un vieux châle noué sur les
épaules, près de Pauline en toilette; et une bonne causerie
s'engagea entre elles. Il gelait dans la chambre, le froid
semblait y couler des murs mansardés, d'une nudité de prison; mais
elles ne s'apercevaient pas que leurs doigts avaient l'onglée,
elles étaient toutes à leurs confidences. Peu à peu, Denise se
livra, parla de Jean et de Pépé, dit combien la question d'argent
la torturait; ce qui les amena toutes deux à tomber sur ces
demoiselles des confections. Pauline se soulageait.

-- Oh! les mauvaises teignes! Si elles se conduisaient en bonnes
camarades, vous pourriez vous faire plus de cent francs.

-- Tout le monde m'en veut, sans que je sache pourquoi, disait
Denise gagnée par les larmes. Ainsi M. Bourdoncle est sans cesse à
me guetter, pour me prendre en faute, comme si je le gênais... Il
n'y a guère que le père Jouve...

L'autre l'interrompit.

-- Ce vieux singe d'inspecteur! Ah! ma chère, ne vous y fiez
point... Vous savez, les hommes qui ont des grands nez comme ça!
Il a beau étaler sa décoration, on raconte une histoire qu'il
aurait eue chez nous, à la lingerie... Mais que vous êtes donc
enfant de vous chagriner ainsi! Est-ce malheureux d'être si
sensible! Pardi! ce qui vous arrive, arrive à toutes: on vous fait
payer la bienvenue.

Elle lui saisit les mains, elle l'embrassa, emportée par son bon
coeur. La question d'argent était plus grave. Certainement, une
pauvre fille ne pouvait soutenir ses deux frères, payer la pension
du petit et régaler les maîtresses du grand, en ramassant les
quelques sous douteux dont les autres ne voulaient point; car il
était à craindre qu'on ne l'appointât pas avant la reprise des
affaires, en mars.

-- Écoutez, il est impossible que vous teniez le coup davantage,
dit Pauline. Moi, à votre place...

Mais un bruit, venu du corridor, la fit taire. C'était peut-être
Marguerite, qu'on accusait de se promener en chemise de nuit, pour
moucharder le sommeil des autres. La lingère, qui serrait toujours
les mains de son amie, la regarda un moment en silence, l'oreille
tendue. Puis, elle recommença très bas, d'un air de tendre
conviction:

-- Moi, à votre place, je prendrais quelqu'un.

-- Comment, quelqu'un? murmura Denise, sans comprendre d'abord.

Lorsqu'elle eut compris, elle retira ses mains, elle resta toute
sotte. Ce conseil la gênait comme une idée qui ne lui était jamais
venue, et dont elle ne voyait pas l'avantage.

-- Oh! non, répondit-elle simplement.

-- Alors, continua Pauline, vous ne vous en sortirez pas, c'est
moi qui vous le dis!... Les chiffres sont là: quarante francs pour
le petit, des pièces de cent sous de temps à autre au grand; et
vous ensuite, vous qui ne pouvez toujours aller mise comme une
pauvresse, avec des souliers dont ces demoiselles plaisantent;
oui, parfaitement, vos souliers vous font du tort... Prenez
quelqu'un, ce sera beaucoup mieux.

-- Non, répéta Denise.

-- Eh bien! vous n'êtes pas raisonnable... C'est forcé, ma chère,
et si naturel! Nous avons toutes passé par là. Moi, tenez! j'étais
au pair, comme vous. Pas un liard. On est couchée et nourrie, bien
sûr; mais il y a la toilette, puis il est impossible de rester
sans un sou, renfermée dans sa chambre, à regarder voler les
mouches. Alors, mon Dieu! il faut se laisser aller...

Et elle parla de son premier amant, un clerc d'avoué, qu'elle
avait connu dans une partie, à Meudon. Après celui-là, elle
s'était mise avec un employé des postes. Enfin, depuis l'automne,
elle fréquentait un vendeur du Bon Marché, un grand garçon très
gentil, chez lequel elle passait toutes ses heures libres. Jamais
qu'un à la fois, du reste. Elle était honnête, elle s'indignait,
lorsqu'on parlait de ces filles qui se donnent au premier venu.

-- Je ne vous dis point de vous mal conduire, au moins! reprit-
elle vivement. Ainsi je ne voudrais pas être rencontrée en
compagnie de votre Clara, de peur qu'on ne m'accusât de faire la
noce comme elle. Mais, quand on est tranquillement avec quelqu'un,
et qu'on n'a aucun reproche à s'adresser... Ça vous semble donc
vilain?

-- Non, répondit Denise. Ça ne me va pas, voilà tout.

Il y eut un nouveau silence. Dans la petite chambre glacée, toutes
deux se souriaient, émues de cette conversation à voix basse.

-- Et puis, il faudrait d'abord avoir de l'amitié pour quelqu'un,
reprit-elle, les joues roses.

La lingère fut très étonnée. Elle finit par rire, et elle
l'embrassa une seconde fois, en disant:

-- Mais, ma chérie, quand on se rencontre et qu'on se plaît! Êtes-
vous drôle! On ne vous forcera pas... Voyons, voulez-vous que
dimanche Baugé nous conduise quelque part à la campagne? Il
amènera un de ses amis.

-- Non, répéta Denise avec une douceur entêtée.

Alors, Pauline n'insista plus. Chacune était maîtresse d'agir à
son goût. Ce qu'elle en avait dit, c'était par bonté de coeur, car
elle éprouvait un véritable chagrin de voir si malheureuse une
camarade. Et, comme minuit allait sonner, elle se leva pour
partir. Mais, auparavant, elle força Denise à accepter les six
francs qui lui manquaient, en la suppliant de ne pas se gêner, de
ne les rendre que lorsqu'elle gagnerait davantage.

-- Maintenant, ajouta-t-elle, éteignez votre bougie, pour qu'on ne
sache pas quelle porte s'ouvre... Vous la rallumerez ensuite.

La bougie éteinte, toutes deux se serrèrent encore les mains; et
Pauline fila légèrement, rentra chez elle, sans laisser d'autres
bruits que le frôlement de sa jupe, au milieu du sommeil écrasé de
fatigue, des autres petites chambres.

Avant de se mettre au lit, Denise voulut achever de recoudre son
soulier et faire son savonnage. Le froid devenait plus vif, à
mesure que la nuit avançait. Mais elle ne le sentait pas, cette
causerie avait remué tout le sang de son coeur. Elle n'était point
révoltée, il lui semblait bien permis d'arranger l'existence comme
on l'entendait, lorsqu'on se trouvait seule et libre sur la terre.
Jamais elle n'avait obéi à des idées, sa raison droite et sa
nature saine la maintenaient simplement dans l'honnêteté où elle
vivait. Vers une heure, elle se coucha enfin. Non, elle n'aimait
personne. Alors, à quoi bon déranger sa vie, gâter le dévouement
maternel qu'elle avait voué à ses deux frères? Pourtant, elle ne
s'endormait pas, des frissons tièdes montaient à sa nuque,
l'insomnie faisait passer devant ses paupières closes des formes
indistinctes, qui s'évanouissaient dans la nuit.

À partir de ce moment, Denise s'intéressa aux histoires tendres de
son rayon. En dehors des heures de gros travail, on y vivait dans
une préoccupation constante de l'homme. Des commérages couraient,
des aventures égayaient ces demoiselles pendant huit jours. Clara
était un scandale, avait trois entreteneurs, disait-on, sans
compter la queue d'amants de hasard, qu'elle traînait derrière
elle; et, si elle ne quittait pas le magasin, où elle travaillait
le moins possible, dans le dédain d'un argent gagné plus
agréablement ailleurs, c'était pour se couvrir aux yeux de sa
famille; car elle avait la continuelle terreur du père Prunaire,
qui menaçait de tomber à Paris lui casser les bras et les jambes à
coups de sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, on ne
lui connaissait pas d'amoureux; cela causait une surprise, toutes
se racontaient son aventure, les couches qu'elle était venue
cacher à Paris; alors, comment avait-elle pu faire cet enfant, si
elle était vertueuse? et certaines parlaient d'un hasard, en
ajoutant qu'elle se gardait maintenant pour son cousin de
Grenoble. Ces demoiselles plaisantaient aussi Mme Frédéric, lui
prêtaient des relations discrètes avec de grands personnages; la
vérité était qu'on ne savait rien de ses affaires de coeur; elle
disparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l'air
pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant
aux passions de Mme Aurélie, à ses prétendues fringales de jeunes
hommes obéissants, elles étaient certainement fausses: on
inventait cela entre vendeuses mécontentes, histoire de rire.
Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de
maternité à un ami de son fils, seulement elle occupait
aujourd'hui, dans les nouveautés, une situation de femme sérieuse,
qui ne s'amusait plus à de pareils enfantillages. Puis, venait le
troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que des amants
attendaient à la porte; c'était, sur la place Gaillon, le long de
la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, toute
une faction d'hommes immobiles, guettant du coin de l'oeil; et,
quand le défilé commençait, chacun tendait le bras, emmenait la
sienne, disparaissait en causant, avec une tranquillité maritale.

Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre le secret
de Colomban. À toute heure, elle le trouvait de l'autre côté de la
rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et ne quittant
pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il se sentait
guetté par elle, il rougissait, détournait la tête, comme s'il eût
redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousine Geneviève,
bien qu'il n'y eût plus aucuns rapports entre les Baudu et leur
nièce, depuis l'entrée de celle-ci au Bonheur des Dames. D'abord,
elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis
d'amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant au
magasin, n'était point commode. Puis, elle resta stupéfaite
lorsqu'elle acquit la certitude que les regards ardents du commis
s'adressaient à Clara. Il y avait des mois qu'il brûlait ainsi,
sur le trottoir d'en face, sans trouver le courage de se déclarer;
et cela pour une fille libre, qui demeurait rue Louis-le-Grand,
qu'il aurait pu aborder, avant qu'elle s'en allât chaque soir au
bras d'un nouvel homme! Clara elle-même ne paraissait pas se
douter de sa conquête. La découverte de Denise l'emplit d'une
émotion douloureuse. Était-ce donc si bête, l'amour? Quoi! ce
garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa
vie, et qui adorait une gueuse comme un saint-sacrement! À partir
de ce jour, elle éprouva un serrement de coeur, chaque fois
qu'elle aperçut, derrière les carreaux verdâtres du Vieil Elbeuf,
le profil pâle et souffrant de Geneviève.

Le soir, Denise songeait ainsi, en regardant ces demoiselles s'en
aller avec leurs amants. Celles qui ne couchaient pas au Bonheur
des Dames, disparaissaient jusqu'au lendemain, rapportaient à
leurs rayons l'odeur du dehors dans leurs jupes, tout un inconnu
troublant. Et la jeune fille devait parfois répondre par un
sourire au signe de tête amical dont la saluait Pauline, que Baugé
attendait régulièrement dès huit heures et demie, debout à l'angle
de la fontaine Gaillon. Puis, après être sortie la dernière et
avoir fait son tour furtif de promenade, toujours seule, elle
était rentrée la première, elle travaillait ou se couchait, la
tête occupée d'un rêve, prise de curiosité sur cette existence de
Paris, qu'elle ignorait. Certes, elle ne jalousait pas ces
demoiselles, elle était heureuse de sa solitude, de cette
sauvagerie où elle vivait enfermée, comme au fond d'un refuge;
mais son imagination l'emportait, tâchait de deviner les choses,
évoquait les plaisirs sans cesse contés devant elle, les cafés,
les restaurants, les théâtres, les dimanches passés sur l'eau et
dans les guinguettes. Toute une fatigue d'esprit lui en restait,
un désir mêlé de lassitude; et il lui semblait être déjà rassasiée
de ces amusements, dont elle n'avait jamais goûté.

Cependant, il y avait peu de place pour les songeries dangereuses,
au milieu de son existence de travail. Dans le magasin, sous
l'écrasement des treize heures de besogne, on ne pensait guère à
des tendresses, entre vendeurs et vendeuses. Si la bataille
continuelle de l'argent n'avait effacé les sexes, il aurait suffi,
pour tuer le désir, de la bousculade de chaque minute, qui
occupait la tête et rompait les membres. À peine pouvait-on citer
quelques rares liaisons d'amour, parmi les hostilités et les
camaraderies d'homme à femme, les coudoiements sans fin de rayon à
rayon. Tous n'étaient plus que des rouages, se trouvaient emportés
par le branle de la machine, abdiquant leur personnalité,
additionnant simplement leurs forces, dans ce total banal et
puissant de phalanstère. Au-dehors seulement, reprenait la vie
individuelle, avec la brusque flambée des passions qui se
réveillaient.

Denise vit pourtant un jour Albert Lhomme, le fils de la première,
glisser un billet dans la main d'une demoiselle de la lingerie,
après avoir traversé plusieurs fois le rayon d'un air
d'indifférence. On arrivait alors à la morte-saison d'hiver, qui
va de décembre à février; et elle avait des moments de repos, des
heures passées debout, les yeux perdus dans les profondeurs du
magasin, à attendre les clientes. Les vendeuses des confections
voisinaient surtout avec les vendeurs des dentelles, sans que
l'intimité forcée allât plus loin que des plaisanteries, échangées
tout bas. Il y avait, aux dentelles, un second farceur qui
poursuivait Clara de confidences abominables, simplement pour
rire, si détaché au fond, qu'il n'essayait seulement pas de la
retrouver dehors; et c'étaient ainsi, d'un comptoir à l'autre,
entre ces messieurs et ces demoiselles, des coups d'oeil
d'intelligence, des mots qu'eux seuls comprenaient, parfois des
causeries sournoises, le dos à demi-tourné, l'air rêveur, pour
donner le change au terrible Bourdoncle. Quant à Deloche,
longtemps il se contenta de sourire, en regardant Denise; puis, il
s'enhardit, lui murmura un mot d'amitié, lorsqu'il la coudoya. Le
jour où elle aperçut le fils de Mme Aurélie donnant un billet à la
lingère, Deloche justement lui demandait si elle avait bien
déjeuné, par besoin de s'intéresser à elle, et ne trouvant rien de
plus aimable. Lui aussi vit la tache blanche de la lettre; il
regarda la jeune fille, tous deux rougirent de cette intrigue
nouée devant eux.

Mais Denise, sous ces haleines chaudes qui éveillaient peu à peu
la femme en elle, gardait encore sa paix d'enfant. Seule, la
rencontre de Hutin lui remuait le coeur. Du reste, ce n'était à
ses yeux que de la reconnaissance, elle se croyait uniquement
touchée de la politesse du jeune homme. Il ne pouvait amener une
cliente au rayon, sans qu'elle demeurât confuse. Plusieurs fois,
en revenant d'une caisse, elle se surprit faisant un détour,
traversant inutilement le comptoir des soieries, la gorge gonflée
d'émotion. Un après-midi, elle y trouva Mouret qui semblait la
suivre d'un sourire. Il ne s'occupait plus d'elle, ne lui
adressait de loin en loin une parole que pour la conseiller sur sa
toilette et la plaisanter, en fille manquée, en sauvage qui tenait
du garçon et dont il ne tirerait jamais une coquette, malgré sa
science d'homme à bonnes fortunes; même il en riait, il descendait
jusqu'à des taquineries, sans vouloir s'avouer le trouble que lui
causait cette petite vendeuse, avec ses cheveux si drôles. Devant
ce sourire muet, Denise trembla, comme si elle était en faute.
Savait-il donc pourquoi elle traversait la soierie, lorsqu'elle-
même n'aurait pu expliquer ce qui la poussait à un pareil détour?

Hutin, d'ailleurs, ne paraissait nullement s'apercevoir des
regards reconnaissants de la jeune fille. Ces demoiselles
n'étaient pas son genre, il affectait de les mépriser, en se
vantant plus que jamais d'aventures extraordinaires avec des
clientes: à son comptoir, une baronne avait eu le coup de foudre,
et la femme d'un architecte lui était tombée entre les bras, un
jour qu'il allait chez elle pour une erreur de métrage. Sous cette
hâblerie normande, il cachait simplement des filles ramassées au
fond des brasseries et des cafés-concerts. Comme tous les jeunes
messieurs des nouveautés, il avait une rage de dépense, se battant
la semaine entière à son rayon, avec une âpreté d'avare, dans le
seul désir de jeter le dimanche son argent à la volée, sur les
champs de courses, au travers des restaurants et des bals; jamais
une économie, pas une avance, le gain aussitôt dévoré que touché,
l'insouciance absolue du lendemain. Favier n'était pas de ces
parties. Hutin et lui, si liés au magasin, se saluaient à la porte
et ne se parlaient plus; beaucoup de vendeurs, en continuel
contact, devenaient ainsi des étrangers, ignorant leurs vies, dès
qu'ils mettaient le pied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime
Liénard. Tous deux habitaient le même hôtel, l'Hôtel de Smyrne,
rue Sainte-Anne, une maison noire entièrement occupée par des
employés de commerce. Le matin, ils arrivaient ensemble; puis, le
soir, le premier libre, lorsque le déplié de son comptoir était
fait, allait attendre l'autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch,
un petit café où se réunissaient d'habitude les commis du Bonheur
des Dames, braillant et buvant, jouant aux cartes dans la fumée
des pipes. Souvent, ils restaient là, ne partaient que vers une
heure, lorsque le maître de l'établissement, fatigué, les jetait
dehors. D'ailleurs, depuis un mois, ils passaient la soirée trois
fois par semaine au fond d'un «beuglant» de Montmartre; et ils
emmenaient des camarades, ils y faisaient un succès à Mlle Laure,
forte chanteuse, la dernière conquête de Hutin, dont ils
appuyaient le talent de si violents coups de canne et de telles
clameurs, qu'à deux reprises déjà la police avait dû intervenir.

L'hiver passa de la sorte, Denise obtint enfin trois cents francs
d'appointements fixes. Il était temps, ses gros souliers ne
tenaient plus. Le dernier mois, elle évitait même de sortir, pour
ne pas les crever d'un coup.

-- Mon Dieu! mademoiselle, vous faites un bruit avec vos
chaussures! répétait souvent Mme Aurélie, d'un air agacé. C'est
insupportable... Qu'avez-vous donc aux pieds?

Le jour où Denise descendit, chaussée de bottines d'étoffe,
qu'elle avait payées cinq francs, Marguerite et Clara s'étonnèrent
à demi-voix, de façon à être entendues.

-- Tiens! la mal peignée qui a lâché ses galoches, dit l'une.

-- Ah bien! reprit l'autre, elle a dû en pleurer... C'étaient les
galoches de sa mère.

D'ailleurs, un soulèvement général se produisit contre Denise. Le
comptoir avait fini par découvrir son amitié avec Pauline, et il
voyait une bravade dans cette affection donnée à une vendeuse d'un
comptoir ennemi. Ces demoiselles parlaient de trahison,
l'accusaient d'aller répéter à côté leurs moindres paroles. La
guerre de la lingerie et des confections en prit une violence
nouvelle, jamais elle n'avait soufflé si rudement: des mots furent
échangés, raides comme des balles, et il y eut même une gifle, un
soir, derrière les cartons de chemises. Peut-être, cette lointaine
querelle venait-elle de ce que la lingerie portait des robes de
laine, lorsque les confections étaient vêtues de soie; en tout
cas, les lingères parlaient de leurs voisines avec des moues
révoltées d'honnêtes filles; et les faits leur donnaient raison,
on avait remarqué que la soie semblait influer sur les
débordements des confectionneuses. Clara était souffletée du
troupeau de ses amants, Marguerite elle-même avait reçu son enfant
à la tête, tandis qu'on accusait Mme Frédéric de passions cachées.
Tout cela à cause de cette Denise!

-- Mesdemoiselles, pas de vilains mots, tenez-vous! disait
Mme Aurélie d'un air grave, au milieu des colères déchaînées de
son petit peuple. Montrez qui vous êtes.

Elle préférait se désintéresser. Comme elle le confessait un jour,
répondant à une question de Mouret, ces demoiselles ne valaient
pas plus cher les unes que les autres. Mais, brusquement, elle se
passionna, lorsqu'elle apprit de la bouche de Bourdoncle qu'il
venait de trouver au fond du sous-sol, son fils en train
d'embrasser une lingère, cette vendeuse à qui le jeune homme
glissait des lettres. C'était abominable, et elle accusa carrément
la lingerie d'avoir fait tomber Albert dans un guet-apens; oui, le
coup était monté contre elle, on cherchait à la déshonorer en
perdant un enfant sans expérience, après s'être convaincu que son
rayon restait inattaquable. Elle ne criait si fort que pour
embrouiller les choses, car elle n'avait aucune illusion sur son
fils, elle le savait capable de toutes les sottises. Un instant,
l'affaire faillit devenir grave, le gantier Mignot s'y trouva
mêlé! il était l'ami d'Albert, il avantageait les maîtresses que
ce dernier lui adressait, des filles en cheveux qui fouillaient
pendant des heures dans les cartons; et il y avait, en outre, une
histoire de gants de Suède donnés à la lingère, dont personne
n'eut le dernier mot. Enfin, le scandale fut étouffé, par égard
pour la première des confections, que Mouret lui-même traitait
avec déférence. Bourdoncle, huit jours plus tard, se contenta de
congédier, sous un prétexte, la vendeuse coupable de s'être laissé
embrasser. S'ils fermaient les yeux sur les terribles noces du
dehors, ces messieurs ne toléraient pas la moindre gaudriole dans
la maison.

Et ce fut Denise qui souffrit de l'aventure. Mme Aurélie, toute
renseignée qu'elle était, lui garda une sourde rancune; elle
l'avait vue rire avec Pauline, elle crut à une bravade, à des
commérages sur les amours de son fils. Alors, dans le rayon, elle
isola la jeune fille davantage encore. Depuis longtemps, elle
projetait d'emmener ces demoiselles passer un dimanche, près de
Rambouillet, aux Rigolles, où elle avait acheté une propriété, sur
ses cent premiers mille francs d'économie; et, tout d'un coup,
elle se décida, c'était une façon de punir Denise, de la mettre
ouvertement à l'écart. Seule, cette dernière ne fut pas invitée.
Quinze jours à l'avance, le rayon ne causa que de la partie: on
regardait le ciel attiédi par le soleil de mai, on occupait déjà
chaque heure de la journée, on se promettait tous les plaisirs,
des ânes, du lait, du pain bis. Et rien que des femmes, ce qui
était plus amusant! D'habitude, Mme Aurélie tuait de la sorte ses
jours de congé, en se promenant avec des dames; car elle avait si
peu l'habitude de se trouver en famille, elle était si mal à son
aise, si dépaysée, les rares soirs où elle pouvait dîner chez
elle, entre son mari et son fils, qu'elle préférait, même ces
soirs-là, lâcher le ménage et aller dîner au restaurant. L'homme
filait de son côté, ravi de reprendre son existence de garçon, et
Albert, soulagé, courait à ses gueuses; si bien que, désaccoutumés
du foyer, se gênant et s'ennuyant ensemble le dimanche, tous les
trois ne faisaient guère que traverser leur appartement, ainsi
qu'un hôtel banal où l'on couche à la nuit. Pour la partie de
Rambouillet, Mme Aurélie déclara simplement que les convenances
empêchaient Albert d'en être, et que le père lui-même montrerait
du tact en refusant de venir; ce dont les deux hommes furent
enchantés. Cependant, le bienheureux jour approchait, ces
demoiselles ne tarissaient plus, racontaient des préparatifs de
toilette, comme si elles partaient pour un voyage de six mois;
tandis que Denise devait les entendre, pâle et silencieuse dans
son abandon.

-- Hein? elles vous font rager? lui dit un matin Pauline. C'est
moi, à votre place, qui les attraperais! Elles s'amusent, je
m'amuserais, pardi!... Accompagnez-nous dimanche, Baugé me mène à
Joinville.

-- Non, merci, répondit la jeune fille avec sa tranquille
obstination.

-- Mais pourquoi?... Vous avez encore peur qu'on ne vous prenne de
force?

Et Pauline riait d'un bon rire. Denise sourit à son tour. Elle
savait bien comment arrivaient les choses: c'était dans une partie
semblable que chacune de ces demoiselles avait connu son premier
amant, un ami amené comme par hasard; et elle ne voulait pas.

-- Voyons, reprit Pauline, je vous jure que Baugé n'amènera
personne. Nous ne serons que tous les trois... Puisque ça vous
déplaît, je n'irais pas vous marier, bien sûr.

Denise hésitait, tourmentée d'un tel désir, qu'un flot de sang
montait à ses joues. Depuis que ses camarades étalaient leurs
plaisirs champêtres, elle étouffait, prise d'un besoin de plein
ciel, rêvant de grandes herbes où elle entrait jusqu'aux épaules,
d'arbres géants dont les ombres coulaient sur elle comme une eau
fraîche. Son enfance, passée dans les verdures grasses du
Cotentin, s'éveillait, avec le regret du soleil.

-- Eh bien! oui, dit-elle enfin.

Tout fut réglé. Baugé devait venir prendre ces demoiselles à huit
heures, sur la place Gaillon; de là, on irait en fiacre à la gare
de Vincennes. Denise, dont les vingt-cinq francs d'appointements
fixes étaient chaque mois dévorés par les enfants, n'avait pu que
rafraîchir sa vieille robe de laine noire, en la garnissant de
biais de popeline à petits carreaux; et elle s'était fait elle-
même un chapeau, avec une forme de capote recouverte de soie et
ornée d'un ruban bleu. Dans cette simplicité, elle avait l'air
très jeune, un air de fille grandie trop vite, d'une propreté de
pauvre, un peu honteuse et embarrassée du luxe débordant de ses
cheveux, qui crevaient la nudité de son chapeau. Au contraire,
Pauline étalait une robe de soie printanière, à raies violettes et
blanches, une toque appareillée, chargée de plumes, des bijoux au
cou et aux mains, toute une richesse de commerçante cossue.
C'était comme une revanche de la semaine, de la soie le dimanche,
lorsqu'elle se trouvait condamnée à la laine dans son rayon;
tandis que Denise, qui traînait sa soie d'uniforme du lundi au
samedi, reprenait le dimanche la laine mince de sa misère.

-- Voilà Baugé, dit Pauline, en désignant un grand garçon, debout
près de la fontaine.

Elle présenta son amant, et tout de suite Denise fut à son aise,
tellement il lui parut brave homme. Baugé, énorme, d'une force
lente de boeuf au labour, avait une longue face flamande, où des
yeux vides riaient avec une puérilité d'enfant. Né à Dunkerque,
fils cadet d'un épicier, il était venu à Paris, presque chassé par
son père et son frère, qui le jugeaient trop bête. Cependant, au
Bon Marché, il se faisait trois mille cinq cents francs. Il était
stupide, mais très bon pour les toiles. Les femmes le trouvaient
gentil.

-- Et le fiacre? demanda Pauline.

Il fallut aller jusqu'au boulevard. Déjà le soleil chauffait, la
belle matinée de mai riait sur le pavé des rues; et pas un nuage
au ciel, toute une gaieté volait dans l'air bleu, d'une
transparence de cristal. Un sourire involontaire entrouvrait les
lèvres de Denise; elle respirait fortement, il lui semblait que sa
poitrine se dégageait d'un étouffement de six mois. Enfin, elle ne
sentait donc plus sur elle l'air enfermé, les pierres lourdes du
Bonheur des Dames! elle avait donc devant elle toute une journée
de libre campagne! et c'était comme une nouvelle santé, une joie
infinie, où elle entrait avec des sensations neuves de gamine.
Pourtant, dans le fiacre, elle détourna les yeux, gênée, lorsque
Pauline mit un gros baiser sur les lèvres de son amant.

-- Tiens! dit-elle, la tête toujours à la portière, M. Lhomme, là-
bas... Comme il marche!

-- Il a son cor, ajouta Pauline qui s'était penchée. En voilà un
vieux toqué! Si l'on ne dirait pas qu'il court à un rendez-vous!

Lhomme, en effet, l'étui de son instrument sous le bras, filait le
long du Gymnase, le nez tendu, riant d'aise tout seul, à l'idée du
régal qu'il se promettait. Il allait passer la journée chez un
ami, une flûte d'un petit théâtre, où des amateurs faisaient le
dimanche de la musique de chambre, dès leur café au lait.

-- À huit heures! quel enragé! reprit Pauline. Et vous savez que
Mme Aurélie et toute sa clique ont dû prendre le train de
Rambouillet qui part à six heures vingt-cinq... pour sûr, le mari
et la femme ne se rencontreront pas.

Toutes deux causèrent de la partie de Rambouillet. Elles ne
souhaitaient pas de la pluie aux autres, parce qu'elles auraient
aussi gobé le bouillon; mais, s'il pouvait crever un nuage là-bas,
sans que les éclaboussures en vinssent jusqu'à Joinville, ce
serait drôle tout de même. Puis, elles tombèrent sur Clara, une
gâcheuse qui ne savait comment dépenser l'argent de ses
entreteneurs: est-ce qu'elle n'achetait pas trois paires de
bottines à la fois, des bottines qu'elle jetait le lendemain,
après les avoir coupées avec des ciseaux, à cause de ses pieds qui
étaient pleins de bosses? D'ailleurs, ces demoiselles des
nouveautés ne se montraient guère plus raisonnables que ces
messieurs: elles mangeaient tout, jamais un sou d'économie, des
deux et des trois cents francs passaient par mois à des chiffons
et à des friandises.

-- Mais il n'a qu'un bras! dit tout à coup Baugé. Comment fait-il
pour jouer du cor?

Il n'avait pas quitté Lhomme des yeux. Alors, Pauline, qui
s'amusait parfois de sa naïveté, lui raconta que le caissier
appuyait l'instrument contre un mur; et il la crut parfaitement,
en trouvant ça très ingénieux. Puis, lorsque, prise de remords,
elle lui expliqua de quelle façon Lhomme adaptait à son moignon un
système de pinces, dont il le servait ensuite comme d'une main, il
hocha la tête, saisi de méfiance, déclarant qu'on ne lui ferait
pas avaler celle-là.

-- Tu es trop bête! finit-elle par dire en riant. Ça ne fait rien,
je t'aime tout de même.

Le fiacre roulait, on arriva à la gare de Vincennes, juste pour un
train. C'était Baugé qui payait; mais Denise avait déclaré qu'elle
entendait prendre sa part des dépenses; on réglerait le soir. Ils
montèrent en secondes, toute une gaieté bourdonnante s'échappait
des wagons. À Nogent, une noce débarqua, au milieu des rires.
Enfin, ils descendirent à Joinville, passèrent dans l'île toute de
suite, pour commander le déjeuner; et ils restèrent là, le long
des berges, sous de hauts peupliers qui bordaient la Marne.
L'ombre était froide, une haleine vive soufflait dans le soleil,
élargissait au loin, sur l'autre rive, la pureté limpide d'une
plaine, déroulant des cultures. Denise s'attardait derrière
Pauline et son amant, qui marchaient les bras à la taille; elle
avait cueilli une poignée de boutons d'or, elle regardait l'eau
couler, heureuse, le coeur défaillant, baissant la tête, quand
Baugé se penchait pour baiser la nuque de son amie. Des larmes lui
montèrent aux yeux. Cependant, elle ne souffrait pas. Qu'avait-
elle à étouffer ainsi, et pourquoi cette vaste campagne, où elle
s'était promis tant d'insouciance, l'emplissait-elle d'un regret
vague dont elle n'aurait pu dire la cause? Puis, au déjeuner, les
rires bruyants de Pauline l'étourdirent. Celle-ci, qui adorait la
banlieue d'une passion de cabotine vivant au gaz, dans l'air épais
des foules, avait voulu manger sous un berceau, malgré la
fraîcheur du vent. Elle s'égayait des souffles brusques qui
rabattaient la nappe, elle trouvait drôle la tonnelle, nue encore,
avec son treillage repeint, dont les losanges se découpaient sur
le couvert. D'ailleurs, elle dévorait, d'une gourmandise affamée
de fille mal nourrie au magasin, se donnant dehors une indigestion
des choses qu'elle aimait; c'était son vice, tout son argent
passait là, en gâteaux, en crudités, en petits plats dégustés
lestement aux heures libres. Comme Denise semblait avoir assez des
oeufs, de la friture et du poulet sauté, elle se retint, elle
n'osa commander des fraises, une primeur encore chère, de crainte
de trop augmenter l'addition.

-- Maintenant, qu'allons-nous faire? demanda Baugé, lorsque le
café fut servi.

D'habitude, l'après-midi, Pauline et lui rentraient dîner à Paris,
pour finir leur journée dans un théâtre. Mais, sur le désir de
Denise, ils décidèrent qu'on resterait à Joinville; ce serait
drôle, on se donnerait de la campagne par-dessus la tête. Et, tout
l'après-midi, ils battirent les champs. Un instant, l'idée d'une
promenade en canot fut discutée; puis, ils l'abandonnèrent, Baugé
ramait trop mal. Mais leur flânerie, au hasard des sentiers,
revenait quand même le long de la Marne; ils s'intéressaient à la
vie de la rivière, aux escadres de yoles et de norvégiennes, aux
équipes de canotiers qui la peuplaient. Le soleil baissait, ils
retournaient vers Joinville, lorsque deux yoles, descendant le
courant et luttant de vitesse, échangèrent des bordées d'injures,
où dominaient les cris répétés de «caboulots» et de «calicots».

-- Tiens! dit Pauline, c'est M. Hutin.

-- Oui, reprit Baugé, qui étendait la main devant le soleil, je
reconnais la yole d'acajou... L'autre yole doit être montée par
une équipe d'étudiants.

Et il expliqua la vieille haine qui mettait souvent aux prises la
jeunesse des écoles et les employés de commerce. Denise, en
entendant prononcer le nom de Hutin, s'était arrêtée; et, les yeux
fixes, elle suivait la mince embarcation, elle cherchait le jeune
homme parmi les rameurs, sans distinguer autre chose que les
taches blanches de deux femmes, dont l'une, assise à la barre,
avait un chapeau rouge. Les voix se perdirent au milieu du grand
ruissellement de la rivière.

-- À l'eau, les caboulots!

-- Les calicots, à l'eau, à l'eau!

Le soir, on retourna au restaurant de l'île. Mais l'air était
devenu trop vif, il fallut manger dans une des deux salles
fermées, où l'humidité de l'hiver trempait encore les nappes d'une
fraîcheur de lessive. Dès six heures, les tables manquèrent, les
promeneurs se hâtaient, cherchaient un coin; et les garçons
apportaient toujours des chaises, des bancs, rapprochaient les
assiettes, entassaient le monde. On étouffait maintenant, on fit
ouvrir les fenêtres. Dehors, le jour pâlissait, un crépuscule
verdâtre tombait des peupliers, si rapide, que le restaurateur,
mal outillé pour ces repas à couvert, n'ayant pas de lampes, dut
faire mettre une bougie sur chaque table. Le bruit était
assourdissant, des rires, des appels, des chocs de vaisselle; au
vent des fenêtres, les bougies s'effaraient et coulaient; tandis
que des papillons de nuit battaient des ailes, dans l'air chauffé
par l'odeur des viandes, et que traversaient de petits souffles
glacés.

-- Hein? s'amusent-ils? disait Pauline enfoncée dans une matelote,
qu'elle déclarait extraordinaire.

Elle se pencha pour ajouter:

-- Vous n'avez pas reconnu M. Albert, là-bas?

C'était, en effet, le jeune Lhomme, au milieu de trois femmes
équivoques, une vieille dame en chapeau jaune, à mine basse de
pourvoyeuse, et deux mineures, deux fillettes de treize ou
quatorze ans, déhanchées, d'une effronterie gênante. Lui, très
ivre déjà, tapait son verre sur la table, parlait de rosser le
garçon, s'il n'apportait pas des liqueurs tout de suite.

-- Ah bien! reprit Pauline, en voilà une famille! la mère à
Rambouillet, le père à Paris et le fils à Joinville... Ils ne se
marcheront pas sur les pieds.

Denise, qui détestait le bruit, souriait pourtant, goûtait la joie
de ne plus penser, au milieu d'un tel vacarme. Mais, tout d'un
coup, il y eut, dans la salle voisine, un éclat de voix qui
couvrit les autres. C'étaient des hurlements, que des gifles
durent suivre, car on entendit des poussées, des chaises abattues,
toute une lutte, où revenaient les cris de la rivière:

-- À l'eau, les calicots!

-- Les caboulots, à l'eau! à l'eau!

Et, lorsque la grosse voix du cabaretier eut calmé la bataille,
Hutin brusquement parut. En vareuse rouge, une toque renversée
derrière le crâne, il avait à son bras la grande fille blanche, la
barreuse, qui, pour porter les couleurs de la yole, s'était planté
une touffe de coquelicots sur l'oreille. Des clameurs, des
applaudissements accueillirent leur entrée; et il rayonnait, il
bombait la poitrine en se dandinant avec le roulis des marins, il
étalait un coup de poing qui lui bleuissait la joue, tout gonflé
de la joie d'être remarqué. Derrière eux, l'équipe suivait. Une
table fut prise d'assaut, le tapage devint formidable.

-- Il paraît, expliqua Baugé, après avoir écouté les conversations
derrière lui, il paraît que les étudiants ont reconnu la femme de
Hutin, une ancienne du quartier, qui chante à présent dans un
beuglant, à Montmartre. Et alors on s'est cogné pour elle... Ces
étudiants, ça ne paie jamais les femmes!

-- En tout cas, dit Pauline d'un air pincé, elle est joliment
laide, celle-là, avec ses cheveux carotte... Vrai, je ne sais où
M. Hutin les ramasse, mais elles sont toutes plus sales les unes
que les autres.

Denise avait pâli. C'était en elle un froid de glace, comme si,
goutte à goutte, le sang de son coeur se fût retiré. Déjà, sur la
berge, devant la yole rapide, elle avait senti un premier frisson;
et, maintenant, elle ne pouvait douter, cette fille était bien
avec Hutin. La gorge serrée, les mains tremblantes, elle ne
mangeait plus.

-- Qu'avez-vous? demanda son amie.

-- Rien, balbutia-t-elle, il fait un peu chaud.

Mais la table de Hutin était voisine, et quand il eut aperçu
Baugé, qu'il connaissait, il engagea la conversation d'une voix
aiguë, pour continuer à occuper la salle.

-- Dites donc, cria-t-il, êtes-vous toujours vertueux, au Bon
Marché?

-- Pas tant que ça, répondit l'autre très rouge.

-- Laissez donc! ils ne prennent que des vierges, et ils ont un
confessionnal en permanence pour les vendeurs qui les regardent...
Une maison où l'on fait des mariages, merci!

Des rires s'élevèrent. Liénard, qui était de l'équipe, ajouta:

-- Ce n'est pas comme au Louvre... Il y a une accoucheuse attachée
au comptoir des confections. Parole d'honneur!

La gaieté redoubla. Pauline elle-même éclatait, tellement
l'accoucheuse lui semblait drôle. Mais Baugé restait vexé des
plaisanteries sur l'innocence de sa maison. Il se lança tout d'un
coup.

-- Avec ça que vous êtes bien, au Bonheur des Dames! Flanqués à la
porte pour un mot! et un patron qui a l'air de raccrocher ses
clientes!

Hutin ne l'écoutait plus, entamait l'éloge de la place Clichy. Il
y connaissait une jeune fille, qui était si convenable, que les
acheteuses n'osaient s'adresser à elle, de peur de l'humilier.
Ensuite, il rapprocha son couvert, il raconta qu'il avait fait
cent quinze francs pendant la semaine; oh! une semaine épatante,
Favier laissé à cinquante-deux francs, tout le tableau de ligne
roulé; et ça se voyait, n'est-ce pas? il bouffait la monnaie, il
ne se coucherait pas avant d'avoir liquidé les cent quinze francs.
Puis, comme il se grisait, il tomba sur Robineau, ce gringalet de
second qui affectait de se tenir à part, au point de ne pas
vouloir, dans la rue, marcher avec un de ses vendeurs.

-- Taisez-vous, dit Liénard, vous parlez trop, mon cher.

La chaleur avait grandi, les bougies coulaient sur les nappes
tachées de vin; et, par les fenêtres ouvertes, lorsque le bruit
des dîneurs tombait brusquement, entrait une voix lointaine,
prolongée, la voix de la rivière et des grands peupliers, qui
s'endormaient dans la nuit calme. Baugé venait de demander
l'addition, en voyant que Denise n'allait pas mieux, toute
blanche, le menton convulsé par les larmes qu'elle retenait; mais
le garçon ne reparaissait plus, et elle dut subir encore les
éclats de voix de Hutin. Maintenant, il se disait plus chic que
Liénard, parce que Liénard mangeait simplement l'argent de son
père, tandis que lui mangeait l'argent gagné, le fruit de son
intelligence. Enfin, Baugé paya, les deux femmes sortirent.

-- En voilà une du Louvre, murmura Pauline dans la première salle,
en regardant une grande fille mince qui mettait son manteau.

-- Tu ne la connais pas, tu n'en sais rien, dit le jeune homme.

-- Avec ça! et la façon de se draper!... Rayon de l'accoucheuse,
va! Si elle a entendu, elle doit être contente!

Ils étaient dehors. Denise eut un soupir de soulagement. Elle
avait cru mourir, dans cette chaleur suffocante, au milieu de ces
cris; et elle expliquait toujours son malaise par le manque d'air.
À présent, elle respirait. Une fraîcheur tombait du ciel étoilé.
Comme les deux jeunes filles quittaient le jardin du restaurant,
une voix timide murmura dans l'ombre:

-- Bonsoir, mesdemoiselles.

C'était Deloche. Elles ne l'avaient pas vu au fond de la première
salle, où il dînait seul, après être venu de Paris à pied, pour le
plaisir. En reconnaissant cette voix amie, Denise, souffrante,
céda machinalement au besoin d'un soutien.

-- Monsieur Deloche, vous rentrez avec nous, dit-elle. Donnez-moi
votre bras.

Déjà Pauline et Baugé marchaient devant. Ils s'étonnèrent. Ils
n'auraient pas cru que ça se ferait ainsi, et avec ce garçon.
Pourtant, comme on avait une heure encore avant de prendre le
train, ils allèrent jusqu'au bout de l'île, ils suivirent la
berge, sous les grands arbres; et, de temps à autre, ils se
retournaient, ils murmuraient:

-- Où sont-ils donc? Ah! les voici... c'est drôle tout de même.

D'abord, Denise et Deloche avaient gardé le silence. Lentement, le
vacarme du restaurant se mourait, prenait une douceur musicale, au
fond de la nuit; et ils entraient plus avant dans le froid des
arbres, encore fiévreux de cette fournaise, dont les bougies
s'éteignaient une à une, derrière les feuilles. En face d'eux,
c'était comme un mur de ténèbres, une masse d'ombre, si compacte,
qu'ils ne distinguaient pas même la trace pâle du sentier.
Cependant, ils allaient avec douceur, sans crainte. Puis, leurs
yeux s'accoutumèrent, ils virent à droite les troncs des
peupliers, pareils à des colonnes sombres portant les dômes de
leurs branches, criblés d'étoiles; tandis que, sur la droite,
l'eau par moments avait dans le noir un luisant de miroir d'étain.
Le vent tombait, ils n'entendaient plus que le ruissellement de la
rivière.

-- Je suis très content de vous avoir rencontrée, finit par
balbutier Deloche, qui se décida à parler le premier. Vous ne
savez pas combien vous me faites plaisir, en consentant à vous
promener avec moi.

Et, les ténèbres aidant, après bien des paroles embarrassées, il
osa dire qu'il l'aimait. Depuis longtemps, il voulait le lui
écrire; et jamais elle ne l'aurait su peut-être, sans cette belle
nuit complice, sans cette eau qui chantait et ces arbres qui les
couvraient du rideau de leurs ombrages. Pourtant, elle ne
répondait point, elle marchait toujours à son bras, du même pas de
souffrance. Il cherchait à lui voir le visage, lorsqu'il entendit
un léger sanglot.

-- Oh! mon Dieu! reprit-il, vous pleurez, mademoiselle, vous
pleurez... Est-ce que je vous ai fait de la peine?

-- Non, non, murmura-t-elle.

Elle tâchait de retenir ses larmes, mais elle ne le pouvait pas. À
table déjà, elle avait cru que son coeur éclatait. Et, maintenant,
elle s'abandonnait dans cette ombre, des sanglots venaient de
l'étouffer, en pensant que, si Hutin se trouvait à la place de
Deloche et lui disait ainsi des tendresses, elle serait sans
force. Cet aveu qu'elle se faisait enfin, l'emplissait de
confusion. Une honte lui brûlait la face, comme si elle fût tombée
sous ces arbres, aux bras de ce garçon qui s'étalait avec des
filles.

-- Je ne voulais pas vous offenser, répétait Deloche que les
larmes gagnaient.

-- Non, écoutez, dit-elle d'une voix encore tremblante, je n'ai
aucune colère contre vous. Seulement, je vous en prie, ne me
parlez plus comme vous venez de le faire... Ce que vous demandez
est impossible. Oh! vous êtes un bon garçon, je veux bien être
votre amie, mais pas davantage... Entendez-vous, votre amie!

Il frémissait. Après quelques pas faits en silence, il balbutia:

-- Enfin, vous ne m'aimez pas?

Et, comme elle lui évitait le chagrin d'un non brutal, il reprit
d'une voix douce et navrée:

-- D'ailleurs, je m'y attendais... Jamais je n'ai eu de chance, je
sais que je ne puis être heureux. Chez moi, on me battait. À
Paris, j'ai toujours été un souffre-douleur. Voyez-vous, lorsqu'on
ne sait pas prendre les maîtresses des autres, et qu'on est assez
gauche pour ne pas gagner de l'argent autant qu'eux, eh bien! on
devrait crever tout de suite dans un coin... Oh! soyez tranquille,
je ne vous tourmenterai plus. Quant à vous aimer, vous ne pouvez
m'en empêcher, n'est-ce pas? Je vous aimerai pour rien, comme une
bête... Voilà! tout fiche le camp, c'est ma part dans la vie.

À son tour, il pleura. Elle le consolait, et dans leur effusion
amicale, ils apprirent qu'ils étaient du même pays, elle de
Valognes, lui de Briquebec, à treize kilomètres. Ce fut un nouveau
lien. Son père à lui, petit huissier nécessiteux, d'une jalousie
maladive, le rossait en le traitant de bâtard, exaspéré de sa
longue figure blême et de ses cheveux de chanvre, qui, disait-il,
n'étaient pas dans la famille. Ils en arrivèrent à parler des
grands herbages entourés de haies vives, des sentiers couverts qui
se perdent sous les ormes, des routes gazonnées comme des allées
de parc. Autour d'eux, la nuit pâlissait encore, ils distinguaient
les joncs de la rive, la dentelle des ombrages, noire sur le
scintillement des étoiles; et un apaisement leur venait, ils
oubliaient leurs maux, rapprochés par leur malchance, dans une
amitié de bons camarades.

-- Eh bien? demanda vivement Pauline à Denise, en la prenant à
part, quand ils furent devant la station.

La jeune fille comprit au sourire et au ton de tendre curiosité.
Elle devint très rouge, en répondant:

-- Mais jamais, ma chère! Puisque je vous ai dit que je ne voulais
pas!... Il est de mon pays. Nous causions de Valognes.

Pauline et Baugé restèrent perplexes, dérangés dans leurs idées,
ne sachant plus que croire. Deloche les quitta sur la place de la
Bastille; comme tous les jeunes gens au pair, il couchait au
magasin, où il devait être à onze heures. Ne voulant pas rentrer
avec lui, Denise, qui s'était fait donner une permission de
théâtre, accepta d'accompagner Pauline chez Baugé. Celui-ci, pour
se rapprocher de sa maîtresse, était venu demeurer rue Saint-Roch.
On prit un fiacre, et Denise demeura stupéfaite, lorsque, en
chemin, elle sut que son amie allait passer la nuit avec le jeune
homme. Rien n'était plus facile, on donnait cinq francs à
Mme Cabin, toutes ces demoiselles en usaient. Baugé fit les
honneurs de sa chambre, garnie de vieux meubles Empire, envoyés
par son père. Il se fâcha quand Denise parla de régler, puis finit
par accepter les quinze francs soixante, qu'elle avait posés sur
la commode; mais il voulut alors lui offrir une tasse de thé, et
il se battit contre une bouilloire à esprit-de-vin, fut obligé de
redescendre acheter du sucre. Minuit sonnait, quand il emplit les
tasses.

-- Il faut que je m'en aille, répétait Denise.

Et Pauline répondait:

-- Tout à l'heure... Les théâtres ne ferment pas si tôt.

Denise était gênée dans cette chambre de garçon. Elle avait vu son
amie se mettre en jupon et en corset, elle la regardait préparer
le lit, l'ouvrir, taper les oreillers de ses bras nus; et ce petit
ménage d'une nuit d'amour, fait devant elle, la troublait, lui
causait une honte, en éveillant de nouveau, dans son coeur blessé,
le souvenir de Hutin. Ce n'était guère salutaire des journées
pareilles. Enfin à minuit un quart, elle les quitta. Mais elle
partit confuse, lorsque, en réponse à son souhait innocent d'une
bonne nuit, Pauline cria étourdiment:

-- Merci, la nuit sera bonne!

La porte particulière qui menait à l'appartement de Mouret et aux
chambres du personnel, se trouvait rue Neuve-Saint-Augustin.
Mme Cabin tirait le cordon, puis donnait un coup d'oeil, pour
pointer la rentrée. Une veilleuse éclairait faiblement le
vestibule, Denise se trouva dans cette lueur, hésitante, prise
d'une inquiétude, car en tournant le coin de la rue, elle avait vu
la porte se refermer sur l'ombre vague d'un homme. Ce devait être
le patron, rentrant de soirée; et l'idée qu'il était là, dans le
noir, à l'attendre peut-être, lui causait une de ces peurs
étranges, dont il la bouleversait encore, sans motif raisonnable.
Quelqu'un remua au premier, des bottes craquaient. Alors, elle
perdit la tête, elle poussa une porte qui donnait sur le magasin,
et qu'on laissait ouverte, pour les rondes de surveillance. Elle
était dans le rayon de la rouennerie.

-- Mon Dieu! comment faire? balbutia-t-elle, au milieu de son
émotion.

La pensée lui vint qu'il existait, en haut, une autre porte de
communication, conduisant aux chambres. Seulement, il fallait
traverser tout le magasin. Elle préféra ce voyage, malgré les
ténèbres qui noyaient les galeries. Pas un bec de gaz ne brûlait,
il n'y avait que des lampes à huile, accrochées de loin en loin
aux branches des lustres; et ces clartés éparses, pareilles à des
taches jaunes, et dont la nuit mangeait les rayons, ressemblaient
aux lanternes pendues dans des mines. De grandes ombres
flottaient, on distinguait mal les amoncellements de marchandises,
qui prenaient des profils effrayants, colonnes écroulées, bêtes
accroupies, voleurs à l'affût. Le silence lourd, coupé de
respirations lointaines, élargissait encore ces ténèbres.
Pourtant, elle s'orienta: le blanc, à sa gauche, faisait une
coulée pâle, comme le bleuissement des maisons d'une rue, sous un
ciel d'été; alors, elle voulut traverser tout de suite le hall,
mais elle se heurta dans des piles d'indienne et jugea plus sûr de
suivre la bonneterie, puis les lainages. Là, un tonnerre
l'inquiéta, le ronflement sonore de Joseph, le garçon, qui dormait
derrière les articles de deuil. Elle se jeta vite dans le hall,
que le vitrage éclairait d'une lumière crépusculaire; il semblait
agrandi, plein de l'effroi nocturne des églises, avec l'immobilité
de ses casiers et les silhouettes des grands mètres, qui
dessinaient des croix renversées. Maintenant elle fuyait. À la
mercerie, à la ganterie, elle faillit enjamber encore des garçons
de service, et elle se crut seulement sauvée, lorsqu'elle trouva
enfin l'escalier. Mais, en haut, devant le rayon des confections,
une terreur la saisit en apercevant une lanterne, dont l'oeil
clignotant marchait: c'était une ronde, deux pompiers en train de
marquer leur passage aux cadrans des indicateurs. Elle resta une
minute sans comprendre, elle les regarda passer des châles à
l'ameublement, puis à la lingerie, épouvantée de leur manoeuvre
étrange, de la clef qui grinçait, des portes de tôle qui
retombaient avec un bruit de massacre. Quand ils approchèrent,
elle se réfugia au fond du salon des dentelles, d'où le brusque
appel d'une voix la fit aussitôt ressortir, pour gagner la porte
de communication en courant. Elle avait reconnu la voix de
Deloche, il couchait dans son rayon, sur un petit lit en fer,
qu'il dressait lui-même tous les soirs; et il n'y dormait pas
encore, il y revivait, les yeux ouverts, les heures douces de la
soirée.

-- Comment! c'est vous, mademoiselle! dit Mouret, que Denise
trouva devant elle, dans l'escalier, une petite bougie de poche à
la main.

Elle balbutia, voulut expliquer qu'elle venait de chercher quelque
chose au rayon. Mais il ne se fâchait point, il la regardait de
son air à la fois paternel et curieux.

-- Vous aviez donc une permission de théâtre?

-- Oui, monsieur.

-- Et vous êtes-vous divertie?... À quel théâtre êtes-vous allée?

-- Monsieur, je suis allée à la campagne.

Cela le fit rire. Puis, il demanda, en appuyant sur les mots:

-- Toute seule?

-- Non, monsieur, avec une amie, répondit-elle, les joues
empourprées, honteuse de la pensée qu'il avait sans doute.

Alors, il se tut. Mais il la regardait toujours, dans sa petite
robe noire, coiffée de son chapeau garni d'un seul ruban bleu.
Est-ce que cette sauvageonne finirait par devenir une jolie fille?
Elle sentait bon de sa course au grand air, elle était charmante
avec ses beaux cheveux épeurés sur son front. Et lui qui, depuis
six mois, la traitait en enfant, qui la conseillait parfois,
cédant à des idées d'expérience, à des envies méchantes de savoir
comment une femme poussait et se perdait dans Paris, il ne riait
plus, il éprouvait un sentiment indéfinissable de surprise et de
crainte, mêlé de tendresse. Sans doute, c'était un amant qui
l'embellissait ainsi. À cette pensée, il lui sembla qu'un oiseau
favori, dont il jouait, venait de le piquer au sang.

-- Bonsoir, monsieur, murmura Denise, en continuant de monter,
sans attendre.

Il ne répondit pas, la regarda disparaître. Puis, il rentra chez
lui.

VI


Quand la morte-saison d'été fut venue, un vent de panique souffla
au Bonheur des Dames. C'était le coup de terreur des congés, les
renvois en masse dont la direction balayait le magasin, vide de
clientes pendant les chaleurs de juillet et d'août.

Mouret, chaque matin, lorsqu'il faisait avec Bourdoncle son
inspection, prenait à part les chefs de comptoir, qu'il avait
poussés, l'hiver, pour que la vente ne souffrît pas, à engager
plus de vendeurs qu'il ne leur en fallait, quitte à écrémer
ensuite leur personnel. Il s'agissait maintenant de diminuer les
frais, en rendant au pavé un bon tiers des commis, les faibles qui
se laissaient manger par les forts.

-- Voyons, disait-il, vous en avez là-dedans qui ne font pas votre
affaire... On ne peut les garder pourtant à rester ainsi, les
mains ballantes.

Et, si le chef de comptoir hésitait, ne sachant lesquels
sacrifier:

-- Arrangez-vous, six vendeurs doivent vous suffire... Vous en
reprendrez en octobre, il en traîne assez dans les rues!

D'ailleurs, Bourdoncle se chargeait des exécutions. Il avait, de
ses lèvres minces, un terrible: «Passez à la caisse!» qui tombait
comme un coup de hache. Tout lui devenait prétexte pour déblayer
le plancher. Il inventait des méfaits, il spéculait sur les plus
légères négligences. «Vous étiez assis, monsieur: passez à la
caisse! -- Vous répondez, je crois: passez à la caisse! -- Vos
souliers ne sont pas cirés: passez à la caisse!» Et les braves
eux-mêmes tremblaient, devant le massacre qu'il laissait derrière
lui. Puis, la mécanique ne fonctionnant pas assez vite, il avait
imaginé un traquenard, où, en quelques jours, il étranglait sans
fatigue le nombre de vendeurs condamnés d'avance. Dès huit heures,
il se tenait debout sous la porte, sa montre à la main; et, à
trois minutes de retard, l'implacable: «Passez à la caisse!»
hachait les jeunes gens essoufflés. C'était de la besogne vivement
et proprement faite.

-- Vous avez une sale figure, vous! finit-il par dire un jour à un
pauvre diable dont le nez de travers l'agaçait. Passez à la
caisse!

Les protégés obtenaient quinze jours de vacances, qu'on ne leur
payait pas, ce qui était une façon plus humaine de diminuer les
frais. Du reste, les vendeurs acceptaient leur situation précaire,
sous le fouet de la nécessité et de l'habitude. Depuis leur
débarquement à Paris, ils roulaient sur la place, ils commençaient
leur apprentissage à droite, le finissait à gauche, étaient
renvoyés ou s'en allaient d'eux-mêmes, tout d'un coup, au hasard
de l'intérêt. L'usine chômait, on supprimait le pain aux ouvriers;
et cela passait dans le branle indifférent de la machine, le
rouage inutile était tranquillement jeté de côté, ainsi qu'une
roue de fer, à laquelle on ne garde aucune reconnaissance des
services rendus. Tant pis pour ceux qui ne savaient pas se tailler
leur part!

Maintenant, les rayons ne causaient plus d'autre chose. Chaque
jour, de nouvelles histoires circulaient. On nommait les vendeurs
congédiés, comme, en temps d'épidémie, on compte les morts. Les
châles et les lainages surtout furent éprouvés: sept commis y
disparurent en une semaine. Puis, un drame bouleversa la lingerie,
où une acheteuse s'était trouvée mal, en accusant la demoiselle
qui la servait de manger de l'ail; et celle-ci fut chassée sur
l'heure, bien que, peu nourrie et toujours affamée, elle achevât
simplement au comptoir toute une provision de croûtes de pain. La
direction se montrait impitoyable, devant la moindre plainte des
clientes; aucune excuse n'était admise, l'employé avait toujours
tort, devait disparaître ainsi qu'un instrument défectueux,
nuisant au bon mécanisme de la vente; et les camarades baissaient
la tête, ne tentaient même pas de le défendre. Dans la panique qui
soufflait, chacun tremblait pour soi: Mignot, un jour qu'il
sortait un paquet sous sa redingote, malgré le règlement, faillit
être surpris et se crut du coup sur le pavé; Liénard, dont la
paresse était célèbre, dut à la situation de son père dans les
nouveautés, de n'être pas mis à la porte, un après-midi que
Bourdoncle le trouva dormant debout, entre deux piles de velours
anglais. Mais les Lhomme surtout s'inquiétaient, s'attendaient
chaque matin au renvoi de leur fils Albert: on était très
mécontent de la façon dont il tenait sa caisse, des femmes
venaient le distraire; et deux fois Mme Aurélie dut fléchir la
direction.

Cependant, Denise, au milieu de ce coup de balai, était si
menacée, qu'elle vivait dans la continuelle attente d'une
catastrophe. Elle avait beau être courageuse, lutter de toute sa
gaieté et de toute sa raison, pour ne pas céder aux crises de sa
nature tendre: des larmes l'aveuglaient dès qu'elle avait refermé
la porte de sa chambre, elle se désolait en se voyant à la rue,
fâchée avec son oncle, ne sachant où aller, sans un sou
d'économie, et ayant sur les bras les deux enfants. Les sensations
des premières semaines renaissaient, il lui semblait être un grain
de mil sous une meule puissante; et c'était, en elle, un abandon
découragé, à se sentir si peu de chose, dans cette grande machine
qui l'écraserait avec sa tranquille indifférence. Aucune illusion
n'était possible: si l'on congédiait une vendeuse des confections,
elle se trouvait désignée. Sans doute, pendant la partie de
Rambouillet, ces demoiselles avaient monté la tête de Mme Aurélie,
car cette dernière la traitait depuis lors d'un air de sévérité,
où il entrait comme une rancune. On ne lui pardonnait pas
d'ailleurs d'être allée à Joinville, on voyait là une révolte, une
façon de narguer le comptoir tout entier, en s'affichant dehors
avec une demoiselle du comptoir ennemi. Jamais Denise n'avait plus
souffert au rayon, et maintenant elle désespérait de le conquérir.

-- Laissez-les donc! répétait Pauline, des poseuses qui sont bêtes
comme des oies!

Mais c'était justement ces allures de dame qui intimidaient la
jeune fille. Presque toutes les vendeuses, dans leur frottement
quotidien avec la clientèle riche, prenaient des grâces,
finissaient par être d'une classe vague, flottant entre l'ouvrière
et la bourgeoise; et, sous leur art de s'habiller, sous les
manières et les phrases apprises, il n'y avait souvent qu'une
instruction fausse, la lecture des petits journaux, des tirades de
drame, toutes les sottises courantes du pavé de Paris.

-- Vous savez que la mal peignée a un enfant, dit un matin Clara,
en arrivant au rayon.

Et, comme on s'étonnait:

-- Puisque je l'ai vue hier soir qui promenait le mioche!... Elle
doit le remiser quelque part.

À deux jours de là, Marguerite, en remontant de dîner, donna une
autre nouvelle.

-- C'est du propre, je viens de voir l'amant de la mal peignée...
Un ouvrier, imaginez-vous! oui, un sale petit ouvrier, avec des
cheveux jaunes, qui la guettait à travers les vitres.

Dès lors, ce fut une vérité acquise: Denise avait un manoeuvre
pour amant, et cachait un enfant dans le quartier. On la cribla
d'allusions méchantes. La première fois qu'elle comprit, elle
devint toute pâle, devant la monstruosité de pareilles
suppositions. C'était abominable, elle voulut s'excuser, elle
balbutia:

-- Mais ce sont mes frères!

-- Oh! ses frères! dit Clara de sa voix de blague.

Il fallut que Mme Aurélie intervînt.

-- Taisez-vous! mesdemoiselles, vous feriez mieux de changer ces
étiquettes... Mlle Baudu est bien libre de se mal conduire dehors.
Si elle travaillait ici, au moins!

Et cette défense sèche était une condamnation. La jeune fille,
suffoquée comme si on l'avait accusée d'un crime, tâcha vainement
d'expliquer les faits. On riait, on haussait les épaules. Elle en
garda une plaie vive au coeur. Deloche, lorsque le bruit se
répandit, fut tellement indigné, qu'il parlait de gifler ces
demoiselles des confections; et, seule, la crainte de la
compromettre le retint. Depuis la soirée de Joinville, il avait
pour elle un amour soumis, une amitié presque religieuse, qu'il
lui témoignait par ses regards de bon chien. Personne ne devait
soupçonner leur affection, car on se serait moqué d'eux; mais cela
ne l'empêchait pas de rêver de brusques violences, le coup de
poing vengeur, si jamais on s'attaquait à elle devant lui.

Denise finit par ne plus répondre. C'était trop odieux, personne
ne la croirait. Quand une camarade risquait une nouvelle allusion,
elle se contentait de la regarder fixement, d'un air triste et
calme. D'ailleurs, elle avait d'autres ennuis, des soucis
matériels qui la préoccupaient davantage. Jean continuait à n'être
pas raisonnable, il la harcelait toujours de demandes d'argent.
Peu de semaines se passaient, sans qu'elle reçût de lui toute une
histoire, en quatre pages; et quand le vaguemestre de la maison
lui remettait ces lettres d'une grosse écriture passionnée, elle
se hâtait de les cacher dans sa poche, car les vendeuses
affectaient de rire, en chantonnant des gaillardises. Puis, après
avoir inventé des prétextes pour aller déchiffrer les lettres à
l'autre bout du magasin, elle était prise de terreurs: ce pauvre
Jean lui semblait perdu. Toutes les bourdes réussissaient auprès
d'elle, des aventures d'amour extraordinaires, dont son ignorance
de ces choses exagérait encore les périls. C'étaient une pièce de
quarante sous pour échapper à la jalousie d'une femme, et des cinq
francs, et des six francs qui devaient réparer l'honneur d'une
pauvre fille, que son père tuerait sans cela. Alors, comme ses
appointements et son tant pour cent ne suffisaient point, elle
avait eu l'idée de chercher un petit travail, en dehors de son
emploi. Elle s'en était ouverte à Robineau, qui lui restait
sympathique, depuis leur première rencontre chez Vinçard; et il
lui avait procuré des noeuds de cravate, à cinq sous la douzaine.
La nuit, de neuf heures à une heure, elle pouvait en coudre six
douzaines, ce qui lui faisait trente sous, sur lesquels il fallait
déduire une bougie de quatre sous. Mais ces vingt-six sous par
jour entretenaient Jean, elle ne se plaignait pas du manque de
sommeil, elle se serait estimée très heureuse, si une catastrophe
n'avait une fois encore bouleversé son budget. À la fin de la
seconde quinzaine, lorsqu'elle s'était présentée chez
l'entrepreneuse des noeuds de cravate, elle avait trouvé porte
close: une faillite, une banqueroute, qui lui emportait dix-huit
francs trente centimes, somme considérable, et sur laquelle,
depuis huit jours, elle comptait absolument. Toutes les misères du
rayon disparaissaient devant ce désastre.

-- Vous êtes triste, lui dit Pauline, qui la rencontra, dans la
galerie de l'ameublement. Est-ce que vous avez besoin de quelque
chose, dites?

Mais Denise devait déjà douze francs à son amie. Elle répondit, en
essayant de sourire:

-- Non, merci... J'ai mal dormi, voilà tout.

C'était le vingt juillet, au plus fort de la panique des renvois,
Sur les quatre cents employés, Bourdoncle en avait déjà balayé
cinquante; et le bruit courait d'exécutions nouvelles. Elle ne
songeait guère pourtant aux menaces qui soufflaient, elle était
tout entière à l'angoisse d'une aventure de Jean, plus terrifiante
que les autres. Ce jour-là, il lui fallait quinze francs, dont
l'envoi pouvait seul le sauver de la vengeance d'un mari trompé.
La veille, elle avait reçu une première lettre, posant le drame;
puis, coup sur coup, il en était venu deux autres, la dernière
surtout qu'elle achevait, quand Pauline l'avait rencontrée, et où
Jean lui annonçait sa mort pour le soir, s'il n'avait pas les
quinze francs. Elle se torturait l'esprit. Impossible de prendre
sur la pension de Pépé, payée depuis deux jours. Toutes les
malchances tombaient à la fois, car elle espérait rentrer dans ses
dix-huit francs trente, en s'adressant à Robineau, qui
retrouverait peut-être l'entrepreneuse des noeuds de cravate; mais
Robineau, ayant obtenu un congé de deux semaines, n'était pas
revenu la veille, comme on l'attendait.

Cependant, Pauline la questionnait encore, amicalement. Lorsque
toutes deux se rejoignaient ainsi, au fond d'un rayon écarté,
elles causaient quelques minutes, l'oeil aux aguets. Soudain, la
lingère eut un geste de fuite: elle venait d'apercevoir la cravate
blanche d'un inspecteur, qui sortait des châles.

-- Ah! non, c'est le père Jouve, murmura-t-elle d'un air rassuré.
Je ne sais ce qu'il a, ce vieux, à rire, quand il nous voit
ensemble... À votre place, j'aurais peur, car il est trop gentil
pour vous. Un chien fini, mauvais comme la gale, et qui croit
encore parler à ses troupiers!

En effet, le père Jouve était détesté de tous les vendeurs, pour
la sévérité de sa surveillance. Plus de la moitié des renvois se
faisaient sur ses rapports. Son grand nez rouge d'ancien capitaine
noceur ne s'humanisait que dans les comptoirs tenus par des
femmes.

-- Pourquoi aurais-je peur? demanda Denise.

-- Dame! répondit Pauline en riant, il exigera peut-être de la
reconnaissance... Plusieurs de ces demoiselles se le ménagent.

Jouve s'était éloigné, en feignant de ne pas les voir; et elles
l'entendirent qui tombait sur un vendeur des dentelles, coupable
de regarder un cheval abattu, dans la rue Neuve-Saint-Augustin.

-- À propos, reprit Pauline, est-ce que vous ne cherchiez pas
M. Robineau, hier? Il est revenu.

Denise se crut sauvée.

-- Merci, je vais faire le tour alors et passer par la soierie...
Tant pis! on m'a envoyée là-haut, à l'atelier, pour un poignet.

Elles se séparèrent. La jeune fille, d'un air affairé, comme si
elle courait de caisse en caisse, à la recherche d'une erreur,
gagna l'escalier et descendit dans le hall. Il était dix heures
moins un quart, la première table venait d'être sonnée. Un lourd
soleil chauffait les vitrages, et malgré les stores de toile
grise, la chaleur tombait dans l'air immobile. Par moments, une
haleine fraîche montait des parquets, que des garçons de magasin
arrosaient d'un mince filet d'eau. C'était une somnolence, une
sieste d'été, au milieu du vide élargi des comptoirs, pareils à
des chapelles, où l'ombre dort, après la dernière messe. Des
vendeurs nonchalants se tenaient debout, quelques rares clientes
suivaient les galeries, traversaient le hall, de ce pas abandonné
des femmes que le soleil tourmente.

Comme Denise descendait, Favier mettait justement une robe de soie
légère, à pois roses, pour Mme Boutarel, débarquée la veille du
midi. Depuis le commencement du mois, les départements donnaient,
on ne voyait guère que des dames fagotées, des châles jaunes, des
jupes vertes, le déballage en masse de la province. Les commis,
indifférents, ne riaient même plus. Favier accompagna Mme Boutarel
à la mercerie, et quand il reparut, il dit à Hutin:

-- Hier toutes auvergnates, aujourd'hui toutes provençales... J'en
ai mal à la tête.

Mais Hutin se précipita, c'était son tour, et il avait reconnu «la
jolie dame», cette blonde adorable que le rayon désignait ainsi,
ne sachant rien d'elle, pas même son nom. Tous lui souriaient, il
ne se passait point de semaine sans qu'elle entrât au Bonheur,
toujours seule. Cette fois, elle avait avec elle un petit garçon
de quatre ou cinq ans. On en causa.

-- Elle est donc mariée? demanda Favier, lorsque Hutin revint de
la caisse, où il avait fait débiter trente mètres de satin
duchesse.

-- Possible, répondit ce dernier, quoique ça ne prouve rien, ce
mioche. Il pourrait être à une amie... Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'elle doit avoir pleuré. Oh! une tristesse, et des yeux rouges!

Un silence régna. Les deux vendeurs regardaient vaguement dans les
lointains du magasin. Puis, Favier reprit d'une voix lente:

-- Si elle est mariée, son mari lui a peut-être bien allongé des
gifles.

-- Possible, répéta Hutin, à moins que ce ne soit un amant qui
l'ait plantée là.

Et il conclut, après un nouveau silence:

-- Ce que je m'en fiche!

À ce moment, Denise traversait le rayon des soieries, en
ralentissant sa marche et en regardant autour d'elle, pour
découvrir Robineau. Elle ne le vit pas, alla dans la galerie du
blanc, puis traversa une seconde fois. Les deux vendeurs s'étaient
aperçus de son manège.

-- La voilà encore, cette désossée! murmura Hutin.

-- Elle cherche Robineau, dit Favier. Je ne sais ce qu'ils
fricotent ensemble. Oh! rien de drôle, Robineau est trop bête là-
dessus... On raconte qu'il lui a procuré un petit travail, des
noeuds de cravate. Hein? quel négoce!

Hutin méditait une méchanceté. Lorsque Denise passa près de lui,
il l'arrêta, en disant:

-- C'est moi que vous cherchez?

Elle devint très rouge. Depuis la soirée de Joinville, elle
n'osait lire dans son coeur, où se heurtaient des sentiments
confus. Elle le revoyait sans cesse avec cette fille aux cheveux
roux, et si elle frémissait encore devant lui, c'était peut-être
de malaise. L'avait-elle aimé? L'aimait-elle toujours? elle ne
voulait point remuer ces choses, qui lui étaient pénibles.

-- Non, monsieur, répondit-elle, embarrassée.

Alors, Hutin s'amusa de sa gêne.

-- Si vous désirez qu'on vous le serve... Favier, servez donc
Robineau à mademoiselle.

Elle le regarda fixement, du regard triste et calme dont elle
recevait les allusions blessantes de ces demoiselles. Ah! il était
méchant, il la frappait ainsi que les autres! Et il y avait en
elle comme un déchirement, un dernier lien qui se rompait. Son
visage exprima une telle souffrance, que Favier, peu tendre de son
naturel, vint pourtant à son secours.

-- M. Robineau est au réassortiment, dit-il. Il rentrera pour
déjeuner sans doute... Vous le trouverez cet après-midi, si vous
avez à lui parler.

Denise remercia, remonta aux confections, où Mme Aurélie
l'attendait, dans une colère froide. Comment! elle était partie
depuis une demi-heure! d'où sortait-elle? pas de l'atelier, bien
sûr? La jeune fille baissait la tête, songeait à cet acharnement
du malheur. C'était fini, si Robineau ne rentrait pas. Cependant,
elle se promettait de redescendre.

Aux soieries, le retour de Robineau avait déchaîné toute une
révolution. Le comptoir espérait qu'il ne rentrerait pas, dégoûté
des ennuis qu'on lui créait sans cesse; et, un moment, en effet,
toujours pressé par Vinçard, qui voulait lui céder son fonds de
commerce, il avait failli le prendre. Le sourd travail de Hutin,
la mine qu'il creusait depuis de longs mois sous les pieds du
second, allait enfin éclater. Pendant le congé de celui-ci, comme
il le suppléait à titre de premier vendeur, il s'était efforcé de
lui nuire dans l'esprit des chefs, de s'installer à sa place, par
des excès de zèle: c'étaient de petites irrégularités découvertes
et étalées, des projets d'améliorations soumis, des dessins
nouveaux qu'il imaginait. Tous, d'ailleurs, dans le rayon, depuis
le débutant rêvant de passer vendeur, jusqu'au premier convoitant
la situation d'intéressé, tous n'avaient qu'une idée fixe, déloger
le camarade au-dessus de soi pour monter d'un échelon, le manger
s'il devenait un obstacle; et cette lutte des appétits, cette
poussée des uns sur les autres, était comme le bon fonctionnement
même de la machine, ce qui enrageait la vente et allumait cette
flambée du succès dont Paris s'étonnait. Derrière Hutin, il y
avait Favier, puis derrière Favier, les autres, à la file. On
entendait un gros bruit de mâchoires. Robineau était condamné,
chacun déjà emportait son os. Aussi, lorsque le second reparut, le
grognement fut-il général. Il fallait en finir, l'attitude des
vendeurs lui avait semblé si menaçante, que le chef du comptoir,
pour donner à la direction le temps de prendre un parti, venait
d'envoyer Robineau au réassortiment.

-- Nous préférons nous en aller tous, si on le garde, déclarait
Hutin.

Cette affaire ennuyait Bouthemont, dont la gaieté s'accommodait
mal d'un tel tracas intérieur. Il souffrait de ne plus avoir
autour de lui que des visages renfrognés. Pourtant, il voulait
être juste.

-- Voyons, laissez-le tranquille, il ne vous fait rien.

Mais des protestations éclataient.

-- Comment! il ne nous fait rien?... Un être insupportable,
toujours nerveux, et qui vous passerait sur le corps, tant il est
fier!

C'était la grande rancune du rayon. Robineau, avec des nerfs de
femme, avait des raideurs et des susceptibilités inacceptables. On
racontait vingt anecdotes, un petit jeune homme qui en était tombé
malade, jusqu'à des clientes qu'il avait humiliées par ses
remarques cassantes.

-- Enfin, messieurs, dit Bouthemont, je ne peux rien prendre sur
moi... J'ai averti la direction, je vais en causer tout à l'heure.

On sonnait la seconde table, une volée de cloche montait du sous-
sol, lointaine et assourdie dans l'air mort du magasin. Hutin et
Favier descendirent. De tous les comptoirs, des vendeurs
arrivaient un à un, débandés, se pressant en bas, à l'entrée
étroite du couloir de la cuisine, un couloir humide que des becs
de gaz éclairaient continuellement. Le troupeau s'y hâtait, sans
un rire, sans une parole, au milieu d'un bruit croissant de
vaisselle et dans une odeur forte de nourriture. Puis, à
l'extrémité, il y avait une halte brusque, devant un guichet.
Flanqué de piles d'assiettes, armé de fourchettes et de cuillers
qu'il plongeait dans des bassines de cuivre, un cuisinier y
distribuait les portions. Et, quand il s'écartait, derrière son
ventre tendu de blanc, on apercevait la cuisine flambante.

-- Allons, bon! murmura Hutin en consultant le menu, écrit sur un
tableau noir, au-dessus du guichet, du boeuf sauce piquante, ou de
la raie... Jamais de rôti, dans cette baraque! Ça ne tient pas au
corps, leur bouilli et leur poisson!

Du reste, le poisson était généralement méprisé, car la bassine
restait pleine. Favier prit pourtant de la raie. Derrière lui,
Hutin se baissa, en disant:

-- Boeuf sauce piquante.

De son geste mécanique, le cuisinier avait piqué un morceau de
viande, puis l'avait arrosé d'une cuillerée de sauce; et Hutin,
suffoqué d'avoir reçu au visage le souffle ardent du guichet,
emportait à peine sa portion, que déjà derrière lui les mots:
«Boeuf sauce piquante... Boeuf sauce piquante...», se suivaient
comme des litanies; pendant que, sans relâche, le cuisinier
piquait des morceaux et les arrosait de sauce, avec le mouvement
rapide et rythmique d'une horloge bien réglée.

-- Elle est froide, leur raie, déclara Favier, dont la main ne
sentait pas de chaleur.

Tous, maintenant, filaient, le bras tendu, leur assiette droite,
pris de la crainte de se heurter. Dix pas plus loin, s'ouvrait la
buvette, un autre guichet, avec un comptoir d'étain luisant, où
étaient rangées les parts de vin, de petites bouteilles sans
bouchon, encore humides du rinçage. Et chacun, de sa main vide,
recevait au passage une de ces bouteilles, puis, dès lors
embarrassé, gagnait sa table d'un air sérieux, veillant à
l'équilibre.

Hutin grondait sourdement:

-- En voilà une promenade, avec cette vaisselle!

Leur table, à Favier et à lui, se trouvait au bout du corridor,
dans la dernière salle à manger. Toutes les salles se
ressemblaient, étaient d'anciennes caves, de quatre mètres sur
cinq, qu'on avait enduites au ciment et aménagées en réfectoires;
mais l'humidité crevait la peinture, les murailles jaunes se
marbraient de taches verdâtres; et, du puits étroit des soupiraux,
ouvrant sur la rue, au ras du trottoir, tombait un jour livide,
sans cesse traversé par les ombres vagues des passants. En juillet
comme en décembre, on y étouffait, dans la buée chaude, chargée
d'odeurs nauséabondes, que soufflait le voisinage de la cuisine.

Cependant, Hutin était entré le premier. Sur la table, scellée
d'un bout dans le mur et couverte d'une toile cirée, il n'y avait
que les verres, les fourchettes et les couteaux, marquant les
places. Des piles d'assiettes de rechange se dressaient à chaque
extrémité; tandis que, au milieu, s'allongeait un gros pain, percé
d'un couteau, le manche en l'air. Hutin se débarrassa de sa
bouteille, posa son assiette; puis, après avoir pris sa serviette,
au bas du casier, qui était le seul ornement des murailles, il
s'assit en poussant un soupir.

-- Avec ça, j'ai une faim! murmura-t-il.

-- C'est toujours ainsi, dit Favier, qui s'installait à sa gauche.
Il n'y a rien, quand on crève.

La table se remplissait rapidement. Elle contenait vingt-deux
couverts. D'abord, il n'y eut qu'un tapage violent de fourchettes,
une goinfrerie de grands gaillards aux estomacs creusés par treize
heures de fatigues quotidiennes. Dans les commencements, les
commis, qui avaient une heure pour manger, pouvaient aller prendre
leur café dehors; aussi dépêchaient-ils le déjeuner en vingt
minutes, avec la hâte de gagner la rue. Mais cela les remuait
trop, ils rentraient distraits, l'esprit détourné de la vente; et
la direction avait décidé qu'ils ne sortiraient plus, qu'ils
paieraient trois sous de supplément, pour une tasse de café, s'ils
en voulaient. Aussi, maintenant, faisaient-ils traîner le repas,
peu soucieux de remonter au rayon avant l'heure. Beaucoup, en
avalant de grosses bouchées, lisaient un journal, plié et tenu
debout contre leur bouteille. D'autres, quand leur première faim
était satisfaite, causaient bruyamment, revenaient aux éternels
sujets de la mauvaise nourriture, de l'argent gagné, de ce qu'ils
avaient fait, le dimanche précédent, et de ce qu'ils feraient,
l'autre dimanche.

-- Dites donc, et votre Robineau? demanda un vendeur à Hutin.

La lutte des soyeux contre leur second occupait tous les
comptoirs. On discutait la question chaque jour, au Café Saint-
Roch, jusqu'à minuit. Hutin, qui s'acharnait sur son morceau de
boeuf, se contenta de répondre:

-- Eh bien! il est revenu, Robineau.

Puis, se fâchant tout d'un coup:

-- Mais, sacredieu; ils m'ont donné de l'âne!... À la fin, c'est
dégoûtant, ma parole d'honneur!.

-- Ne vous plaignez donc pas! dit Favier. Moi qui ai fait la
bêtise de prendre de la raie... Elle est pourrie.

Tous parlaient à la fois, s'indignaient, plaisantaient. Dans un
coin de la table, contre le mur, Deloche mangeait silencieusement.
Il était affligé d'un appétit excessif, qu'il n'avait jamais
satisfait, et comme il gagnait trop peu pour se payer des
suppléments, il se taillait des tranches de pain énormes, il
avalait les platées les moins ragoûtantes, d'un air de
gourmandise. Aussi tous s'amusaient-ils de lui, criant:

-- Favier, passez votre raie à Deloche... Il l'aime comme ça.

-- Et votre viande, Hutin: Deloche la demande pour son dessert.

Le pauvre garçon haussait les épaules, ne répondait même pas. Ce
n'était point sa faute, s'il crevait de faim. D'ailleurs, les
autres avaient beau cracher sur les plats, ils se gavaient tout de
même.

Mais un léger sifflement les fit taire. On signalait la présence
de Mouret et de Bourdoncle dans le couloir. Depuis quelque temps,
les plaintes des employés devenaient telles, que la direction
affectait de descendre juger par elle-même la qualité de la
nourriture. Sur les trente sous qu'elle donnait au chef, par jour
et par tête, celui-ci devait tout payer, provisions, charbon, gaz,
personnel; et elle montrait des étonnements naïfs, quand ce
n'était pas très bon. Le matin encore, chaque rayon avait délégué
un vendeur, Mignot et Liénard s'étaient chargés de parler au nom
de leurs camarades. Aussi, dans le brusque silence, les oreilles
se tendirent, on écouta des voix qui sortaient de la salle
voisine, où Mouret et Bourdoncle venaient d'entrer. Celui-ci
déclarait le boeuf excellent; et Mignot, suffoqué par cette
affirmation tranquille, répétait: «Mâchez-le, pour voir»; pendant
que Liénard, s'attaquant à la raie, disait avec douceur: «Mais
elle pue, monsieur!» Alors, Mouret se répandit en paroles
cordiales: il ferait tout pour le bien-être de ses employés, il
était leur père, il préférait manger du pain sec que de les savoir
mal nourris.

-- Je vous promets d'étudier la question, finit-il par conclure,
en haussant le ton, de manière à être entendu d'un bout du couloir
à l'autre.

L'enquête de la direction était terminée, le bruit des fourchettes
recommença. Hutin murmurait:

-- Oui, compte là-dessus, et bois de l'eau!... Ah! ils ne sont pas
chiches de bonnes paroles. Veux-tu des promesses, en voilà! Et ils
vous nourrissent de vieilles semelles, et ils vous flanquent à la
porte comme des chiens!

Le vendeur qui l'avait déjà questionné, répéta:

-- Vous dites donc que votre Robineau...?

Mais un tapage de grosse vaisselle couvrit sa voix. Les commis
changeaient d'assiettes eux-mêmes, les piles diminuaient, à gauche
et à droite. Et, comme un aide de cuisine apportait de grands
plats de fer-blanc, Hutin s'écria:

-- Du riz au gratin, c'est complet!

-- Bon pour deux sous de colle! dit Favier en se servant.

Les uns l'aimaient, les autres trouvaient ça trop mastic. Et ceux
qui lisaient, restaient silencieux, enfoncés dans le feuilleton de
leur journal, ne sachant même pas ce qu'ils mangeaient. Tous
s'épongeaient le front, l'étroit caveau s'emplissait d'une vapeur
rousse; tandis que les ombres des passants, continuellement,
couraient en barres noires sur le couvert débandé.

-- Passez le pain à Deloche, cria un farceur.

Chacun coupait son morceau, puis replantait le couteau dans la
croûte, jusqu'au manche; et le pain circulait toujours.

-- Qui prend mon riz contre son dessert? demanda Hutin.

Quand il eut conclu le marché avec un petit jeune homme mince, il
tenta aussi de vendre son vin; mais personne n'en voulut, on le
trouvait exécrable.

-- Je vous disais donc que Robineau est de retour, continua-t-il,
au milieu des rires et des conversations qui se croisaient. Oh!
son affaire est grave... Imaginez-vous qu'il débauche les
vendeuses! Oui, il leur procure des noeuds de cravate!

-- Silence! murmura Favier. Voilà qu'on le juge.

Du coin de l'oeil, il montrait Bouthemont, qui marchait dans le
couloir, entre Mouret et Bourdoncle, tous trois absorbés, parlant
à demi-voix, vivement. La salle à manger des chefs de comptoir et
des seconds se trouvait justement en face. Lorsque Bouthemont
avait vu passer Mouret, il s'était levé de table, ayant fini, et
il contait les ennuis de son rayon, il disait son embarras. Les
deux autres l'écoutaient, refusant encore de sacrifier Robineau,
un vendeur de premier ordre, qui datait de Mme Hédouin. Mais,
quand il en vint à l'histoire des noeuds de cravate, Bourdoncle
s'emporta. Est-ce que ce garçon était fou, de s'entremettre pour
donner des travaux supplémentaires aux vendeuses? La maison payait
assez cher le temps de ces demoiselles; si elles travaillaient à
leur compte la nuit, elles travaillaient moins dans le jour au
magasin, c'était clair; elles les volaient donc, elles risquaient
leur santé qui ne leur appartenait pas. La nuit était faite pour
dormir, toutes devaient dormir, ou bien on les flanquerait dehors!

-- Ça chauffe, fit remarquer Hutin.

Chaque fois que les trois hommes, dans leur promenade lente,
passaient devant la salle à manger, les commis les guettaient,
commentaient leurs moindres gestes. Ils en oubliaient le riz au
gratin, où un caissier venait de trouver un bouton de culotte.

-- J'ai entendu le mot «cravate», dit Favier. Et vous avez vu le
nez de Bourdoncle qui a blanchi tout d'un coup.

Cependant, Mouret partageait l'indignation de l'intéressé. Une
vendeuse réduite à travailler la nuit, lui semblait une attaque
contre l'organisation même du Bonheur. Quelle était donc la sotte
qui ne savait pas se suffire, avec ses bénéfices sur la vente?
Mais, quand Bouthemont eut nommé Denise, il se radoucit, il trouva
des excuses. Ah! oui, cette petite fille: elle n'était pas encore
très adroite et elle avait des charges, assurait-on. Bourdoncle
l'interrompit pour déclarer qu'il fallait la renvoyer sur l'heure.
On ne tirerait jamais rien d'un laideron pareil, il l'avait
toujours dit; et il semblait satisfaire une rancune. Alors,
Mouret, pris d'embarras, affecta de rire. Mon Dieu! quel homme
sévère! ne pouvait-on pardonner une fois? On ferait venir la
coupable, on la gronderait. En somme, c'était Robineau qui avait
tous les torts, car il aurait dû la détourner, lui, un ancien
commis au courant des habitudes de la maison.

-- Eh bien! voilà le patron qui rit maintenant! reprit Favier
étonné, comme le groupe passait de nouveau devant la porte.

-- Ah sacristi! jura Hutin, s'ils s'obstinent à nous coller leur
Robineau sur les épaules, nous allons leur donner de l'agrément!

Bourdoncle regardait Mouret en face. Puis, il eut simplement un
geste dédaigneux, pour dire qu'il comprenait enfin et que c'était
imbécile. Bouthemont avait repris ses plaintes: les vendeurs
menaçaient de partir, et il s'en trouvait d'excellents parmi eux.
Mais ce qui parut toucher ces messieurs davantage, ce fut le bruit
des bons rapports de Robineau avec Gaujean: celui-ci, disait-on,
poussait le premier à s'établir à son compte dans le quartier, lui
offrait les crédits les plus larges, afin de battre en brèche le
Bonheur des Dames. Il y eut un silence. Ah! ce Robineau rêvait de
bataille! Mouret était devenu sérieux; il affecta le mépris, il
évita de prendre une décision, comme si l'affaire n'avait pas eu
d'importance. On verrait, on lui parlerait. Et, tout de suite, il
plaisanta avec Bouthemont, dont le père, débarqué l'avant-veille
de sa petite boutique de Montpellier, avait failli étouffer de
stupeur et d'indignation, en tombant dans le hall énorme où
régnait son fils. On riait encore du bonhomme, qui, retrouvant son
aplomb de méridional, s'était mis à tout dénigrer et à prétendre
que les nouveautés allaient finir sur le trottoir.

-- Justement, voici Robineau, murmura le chef de rayon. Je l'avais
envoyé au réassortiment, pour éviter un conflit regrettable...
Pardonnez-moi si j'insiste, mais les choses en sont à un état si
aigu, qu'il faut agir.

En effet, Robineau, qui rentrait, passait et saluait ces
messieurs, en se rendant à sa table.

Mouret se contenta de répéter:

-- C'est bon, nous verrons cela.

Ils partirent. Hutin et Favier les attendaient toujours.
Lorsqu'ils ne les virent pas reparaître, ils se soulagèrent. Est-
ce que la direction, maintenant, descendrait ainsi à chaque repas
compter leurs bouchées? Ce serait gai, si l'on ne pouvait même
plus être libre en mangeant! La vérité était qu'ils venaient de
voir rentrer Robineau, et que la belle humeur du patron les
inquiétait sur l'issue de la lutte engagée par eux. Ils baissèrent
la voix, ils cherchèrent des vexations nouvelles.

-- Mais je meurs! continua Hutin tout haut. On a encore plus faim
en sortant de table!

Pourtant, il avait mangé deux parts de confiture, la sienne et
celle qu'il avait échangée contre sa portion de riz. Tout d'un
coup, il cria:

-- Zut! je me fends d'un supplément!... Victor, une troisième
confiture!

Le garçon achevait de servir les desserts. Ensuite, il apporta le
café; et ceux qui en prenaient, lui donnaient tout de suite leurs
trois sous. Quelques vendeurs s'en étaient allés, flânant le long
du corridor, cherchant les coins noirs pour fumer une cigarette.
Les autres restaient alanguis, devant la table encombrée de
vaisselle grasse. Ils roulaient des boulettes de mie de pain,
revenaient sur les mêmes histoires, dans l'odeur de graillon,
qu'ils ne sentaient plus, et dans la chaleur d'étuve, qui leur
rougissait les oreilles. Les murs suaient, une asphyxie lente
tombait de la voûte moisie. Adossé contre le mur, Deloche, bourré
de pain, digérait en silence, les yeux levés sur le soupirail; et
sa récréation, tous les jours, après le déjeuner, était de
regarder ainsi les pieds des passants qui filaient vite au ras du
trottoir, des pieds coupés aux chevilles, gros souliers, bottes
élégantes, fines bottines de femme, un va-et-vient continu de
pieds vivants, sans corps et sans tête. Les jours de pluie,
c'était très sale.

-- Comment! déjà! cria Hutin.

Une cloche sonnait au bout du couloir, il fallait laisser la place
à la troisième table. Les garçons de service arrivaient avec des
seaux d'eau tiède et de grosses éponges, pour laver les toiles
cirées. Lentement, les salles se vidaient, les vendeurs
remontaient à leurs rayons, en traînant le long des marches. Et,
dans la cuisine, le chef avait repris sa place devant le guichet,
entre ses bassines de raie, de boeuf et de sauce, armé de ses
fourchettes et de ses cuillers, prêt à remplir de nouveau les
assiettes, de son mouvement rythmique d'horloge bien réglée.

Comme Hutin et Favier s'attardaient, ils virent descendre Denise.

-- M. Robineau est de retour, mademoiselle, dit le premier, avec
une politesse moqueuse.

-- Il déjeune, ajouta l'autre. Mais si ça presse trop, vous pouvez
entrer.

Denise descendait toujours sans répondre, sans tourner la tête.
Pourtant, lorsqu'elle passa devant la salle à manger des chefs de
comptoir et des seconds, elle ne put s'empêcher d'y jeter un coup
d'oeil. Robineau était là, en effet. Elle tâcherait de lui parler,
l'après-midi; et elle continua de suivre le corridor, pour se
rendre à sa table, qui se trouvait à l'autre bout.

Les femmes mangeaient à part, dans deux salles réservées. Denise
entra dans la première. C'était également une ancienne cave,
transformée en réfectoire; mais on l'avait aménagée avec plus de
confort. Sur la table ovale, placée au milieu, les quinze couverts
s'espaçaient davantage, et le vin était dans des carafes; un plat
de raie et un plat de boeuf à la sauce piquante tenaient les deux
bouts. Des garçons en tablier blanc servaient ces dames, ce qui
évitait à celles-ci le désagrément de prendre elles mêmes leurs
portions au guichet. La direction avait trouvé cela plus décent.

-- Vous avez donc fait le tour? demanda Pauline, assise déjà et se
coupant du pain.

-- Oui, répondit Denise en rougissant, j'accompagnais une cliente.

Elle mentait. Clara poussa le coude d'une vendeuse, sa voisine.
Qu'avait donc la mal peignée, ce jour-là? Elle était toute
singulière. Coup sur coup, elle recevait des lettres de son amant;
puis, elle courait le magasin comme une perdue, elle prétextait
des commissions à l'atelier, où elle n'allait seulement pas. Pour
sûr, il se passait quelque histoire. Alors, Clara, tout en
mangeant sa raie sans dégoût, avec une insouciance de fille
nourrie autrefois de lard rance, causa d'un drame affreux, dont le
récit emplissait les journaux.

-- Vous avez lu, cet homme qui a guillotiné sa maîtresse d'un coup
de rasoir?

-- Dame! fit remarquer une petite lingère, de visage doux et
délicat, il l'avait trouvée avec un autre. C'est bien fait.

Mais Pauline se récria. Comment! parce qu'on n'aimera plus un
monsieur, il lui sera permis de vous trancher la gorge! Ah! non,
par exemple! Et, s'interrompant, se tournant vers le garçon de
service:

-- Pierre, je ne puis pas avaler le boeuf, vous savez... Dites
donc qu'on me fasse un petit supplément, une omelette, hein! et
moelleuse, s'il est possible!

Pour attendre, comme elle avait toujours des gourmandises dans les
poches, elle en sortit des pastilles de chocolat, qu'elle se mit à
croquer avec son pain.

-- Certainement, ce n'est pas drôle, un homme pareil, reprit
Clara. Et il y en a des jaloux! L'autre jour encore, c'était un
ouvrier qui jetait sa femme dans un puits!

Elle ne quittait pas Denise des yeux, elle crut avoir deviné, en
la voyant pâlir. Évidemment, cette sainte nitouche tremblait
d'être giflée par son amoureux, qu'elle devait tromper. Ce serait
drôle, s'il la relançait jusque dans le magasin, comme elle
semblait le craindre. Mais la conversation tournait, une vendeuse
donnait une recette pour détacher le velours. On parla ensuite
d'une pièce de la Gaieté, où des amours de petites filles
dansaient mieux que des grandes personnes. Pauline, attristée un
instant par la vue de son omelette qui était trop cuite, reprenait
sa gaieté, en ne la trouvant pas trop mauvaise.

-- Passez-moi donc le vin, dit-elle à Denise. Vous devriez vous
commander une omelette.

-- Oh! le boeuf me suffit, répondit la jeune fille, qui, pour ne
rien dépenser, s'en tenait à la nourriture de la maison, si
répugnante qu'elle fût.

Lorsque le garçon apporta le riz au gratin, ces demoiselles
protestèrent. Elles l'avaient laissé, la semaine d'auparavant, et
elles espéraient qu'il ne reparaîtrait plus. Denise, distraite,
troublée au sujet de Jean par les histoires de Clara, fut la seule
à en manger; et toutes la regardaient, d'un air de dégoût. Il y
eut une débauche de suppléments, elles s'emplirent de confiture.
C'était du reste une élégance, il fallait se nourrir sur son
argent.
-- Vous savez que ces messieurs ont réclamé, dit la lingère
délicate, et que la direction a promis...

On l'interrompit avec des rires, on ne causa plus que de la
direction. Toutes prenaient du café, sauf Denise, qui ne pouvait
le supporter, disait-elle. Et elles s'attardèrent devant leurs
tasses, les lingères en laine, d'une simplicité de petites
bourgeoises, les confectionneuses en soie, la serviette au menton
pour ne pas attraper de taches, pareilles à des dames qui seraient
descendues manger à l'office, avec leurs femmes de chambre. On
avait ouvert le châssis vitré du soupirail, afin de changer l'air
étouffant et empesté; mais il fallut le refermer tout de suite,
les roues des fiacres semblaient passer sur la table.

-- Chut! souffla Pauline, voici cette vieille bête!

C'était l'inspecteur Jouve. Il rôdait ainsi volontiers, vers la
fin des repas, du côté de ces demoiselles. D'ailleurs, il avait la
surveillance de leurs salles. Les yeux souriants, il entrait,
faisait le tour de la table; quelquefois même, il causait, voulait
savoir si elles avaient déjeuné de bon appétit. Mais, comme il les
inquiétait et les ennuyait, toutes se hâtaient de fuir. Bien que
la cloche n'eût pas sonné, Clara disparut la première; d'autres la
suivirent. Il ne resta bientôt plus que Denise et Pauline. Celle-
ci, après avoir bu son café, achevait ses pastilles de chocolat.

-- Tiens! dit-elle en se levant, je vais envoyer un garçon me
chercher des oranges... Venez-vous?

-- Tout à l'heure, répondit Denise, qui mordillait une croûte,
résolue à demeurer la dernière, de façon à pouvoir aborder
Robineau, quand elle remonterait.

Cependant, lorsqu'elle fut seule avec Jouve, elle ressentit un
malaise; et, contrariée, elle quitta enfin la table. Mais, en la
voyant se diriger vers la porte, il lui barra le passage:

-- Mademoiselle Baudu...

Debout devant elle, il souriait d'un air paterne. Ses grosses
moustaches grises, ses cheveux taillés en brosse, lui donnaient
une grande honnêteté militaire. Et il poussait en avant sa
poitrine, où s'étalait son ruban rouge.

-- Quoi donc, monsieur Jouve? demanda-t-elle rassurée.

-- Je vous ai encore aperçue, ce matin, causant là-haut, derrière
les tapis. Vous savez que c'est contraire au règlement, et si je
faisais mon rapport... Elle vous aime donc bien, votre amie
Pauline?

Ses moustaches remuèrent, une flamme incendia son nez énorme, un
nez creux et recourbé, aux appétits de taureau.

-- Hein? qu'avez-vous, toutes les deux, pour vous aimer comme ça?

Denise, sans comprendre, était reprise de malaise. Il s'approchait
trop, il lui parlait dans la figure.

-- C'est vrai, nous causions, monsieur Jouve, balbutia-t-elle,
mais il n'y a pas grand mal à causer un peu... Vous êtes bien bon
pour moi, merci tout de même.

-- Je ne devrais pas être bon, dit-il. La justice, je ne connais
que ça... Seulement, quand on est si gentille...

Et il s'approchait encore. Alors, elle eut tout à fait peur. Les
paroles de Pauline lui revenaient à la mémoire, elle se rappelait
les histoires qui couraient, des vendeuses terrorisées par le père
Jouve, achetant sa bienveillance. Au magasin, d'ailleurs, il se
contentait de petites privautés, claquait doucement de ses doigts
enflés les joues des demoiselles complaisantes, leur prenait les
mains, puis les gardait, comme s'il les avait oubliées dans les
siennes. Cela restait paternel, et il ne lâchait le taureau que
dehors, lorsqu'on voulait bien accepter des tartines de beurre,
chez lui, rue des Moineaux.

-- Laissez-moi, murmura la jeune fille en reculant.

-- Voyons, disait-il, vous n'allez pas faire la sauvage avec un
ami qui vous ménage toujours. Soyez aimable, venez ce soir tremper
une tartine dans une tasse de thé. C'est de bon coeur.

Elle se débattait, maintenant.

-- Non! non!

La salle à manger demeurait vide, le garçon n'avait point reparu.
Jouve, l'oreille tendue au bruit des pas, jeta vivement un regard
autour de lui; et, très excité, sortant de sa tenue, dépassant ses
familiarités de père, il voulut la baiser sur le cou.

-- Petite méchante, petite bête... Quand on a des cheveux comme
ça, est-ce qu'on est si bête? Venez donc ce soir, c'est pour rire.

Mais elle s'affolait, dans une révolte terrifiée, à l'approche de
ce visage brûlant, dont elle sentait le souffle. Tout d'un coup,
elle le poussa, d'un effort si rude, qu'il chancela et faillit
tomber sur la table. Une chaise heureusement le reçut; tandis que
le choc faisait rouler une carafe de vin, qui éclaboussa la
cravate blanche et trempa le ruban rouge. Et il restait là, sans
s'essuyer, étranglé de colère, devant une brutalité pareille.
Comment! lorsqu'il ne s'attendait à rien, lorsqu'il n'y mettait
pas ses forces et qu'il cédait simplement à sa bonté!

-- Ah! mademoiselle, vous vous en repentirez, parole d'honneur!

Denise s'était enfuie. Justement, la cloche sonnait; et, troublée,
encore frémissante, elle oublia Robineau, elle remonta au
comptoir. Puis, elle n'osa plus redescendre. Comme le soleil,
l'après-midi, chauffait la façade de la place Gaillon, on
étouffait dans les salons de l'entresol, malgré les stores.
Quelques clientes vinrent, mirent ces demoiselles en nage, sans
rien acheter. Tout le rayon bâillait, sous les grands yeux
somnolents de Mme Aurélie. Enfin, vers trois heures, Denise,
voyant la première s'assoupir, fila doucement, reprit sa course à
travers le magasin, de son air affairé. Pour dépister les curieux,
qui pouvaient la suivre du regard, elle ne descendit pas
directement à la soie; d'abord, elle parut avoir affaire aux
dentelles, elle aborda Deloche, lui demanda un renseignement;
ensuite, au rez-de-chaussée, elle traversa la rouennerie, et elle
entrait aux cravates, lorsqu'un sursaut de surprise l'arrêta net.
Jean était devant elle.

-- Comment! c'est toi? murmura-t-elle toute pâle.

Il avait gardé sa blouse de travail, et il était nu-tête, avec ses
cheveux blonds en désordre, dont les frisures coulaient sur sa
peau de fille. Debout devant un casier de minces cravates noires,
il semblait réfléchir profondément.

-- Que fais-tu là? reprit-elle.

-- Dame! répondit-il, je t'attendais... Tu me défends de venir.
Alors, je suis bien entré, mais je n'ai rien dit à personne. Oh!
tu peux être tranquille. Ne fais pas semblant de me connaître, si
tu veux.

Des vendeurs les regardaient déjà, l'air étonné. Jean baissa la
voix.

-- Tu sais, elle a voulu m'accompagner. Oui, elle est sur la
place, devant la fontaine... Donne vite les quinze francs, ou nous
sommes fichus, aussi vrai que le soleil nous éclaire!

Alors, Denise fut saisie d'un grand trouble. On ricanait, on
écoutait cette aventure. Et, comme un escalier du sous-sol
s'ouvrait derrière le rayon des cravates, elle y poussa son frère,
elle le fit descendre vivement. En bas, il continua son histoire,
embarrassé, cherchant les faits, craignant de n'être point cru.

-- L'argent n'est pas pour elle. Elle est trop distinguée... Et
son mari, ah! bien, il se fiche joliment de quinze francs! Pour un
million, il n'autoriserait pas sa femme. Un fabricant de colle, te
l'ai-je dit? des gens extrêmement bien... Non, c'est pour une
crapule, un ami à elle qui nous a vus; et, tu comprends, si je ne
lui donne pas les quinze francs, ce soir...

-- Tais-toi, murmura Denise. Tout à l'heure... Marche donc!

Ils étaient descendus dans le service du départ. La morte saison
endormait la vaste cave, sous le jour blafard des soupiraux. Il y
faisait froid, un silence tombait de la voûte. Mais pourtant un
garçon prenait, dans un des compartiments, les quelques paquets
destinés au quartier de la Madeleine; et, sur la grande table de
triage, Campion, le chef de service, était assis, les jambes
ballantes, les yeux ouverts.

Jean recommençait:

-- Le mari qui a un grand couteau...

-- Va donc! répéta Denise, en le poussant toujours.

Ils suivirent un des corridors étroits, où le gaz brûlait
continuellement. À droite et à gauche, au fond des caveaux
obscurs, les marchandises des réserves entassaient des ombres
derrière les palissades. Enfin, elle s'arrêta contre une de ces
claies de bois. Personne ne viendrait sans doute; mais c'était
défendu, et elle avait un frisson.

-- Si cette crapule parle, reprit Jean, le mari qui a un grand
couteau...

-- Où veux-tu que je trouve quinze francs? s'écria Denise
désespérée. Tu ne peux donc pas être raisonnable? Il t'arrive sans
cesse des choses si drôles!

Il se frappa la poitrine. Au milieu de ses inventions romanesques,
lui-même ne savait plus l'exacte vérité. Il dramatisait simplement
ses besoins d'argent, il y avait toujours au fond quelque
nécessité immédiate.

-- Sur ce que j'ai de plus sacré, cette fois c'est bien vrai... Je
la tenais comme ça, et elle m'embrassait...

Elle le fit taire de nouveau, elle se fâcha, torturée, poussée à
bout.

-- Je ne veux pas savoir. Garde pour toi ta mauvaise conduite.
C'est trop vilain, entends-tu!... Et tu me tourmentes chaque
semaine, je me tue à t'entretenir de pièces de cent sous. Oui, je
passe les nuits... Sans compter que tu enlèves le pain de la
bouche de ton frère.

Jean restait béant, la face pâle. Comment! c'était vilain? et il
ne comprenait pas, il avait depuis l'enfance traité sa soeur en
camarade, il lui semblait bien naturel de vider son coeur. Mais ce
qui l'étranglait surtout, c'était d'apprendre qu'elle passait les
nuits. L'idée qu'il la tuait et qu'il mangeait la part de Pépé, le
bouleversa tellement, qu'il se mit à pleurer.

-- Tu as raison, je suis un chenapan, cria-t-il. Mais ce n'est pas
vilain, va! au contraire, et voilà pourquoi on recommence...
Celle-là, vois-tu, a déjà vingt ans. Elle croyait rire, parce que
j'en ai à peine dix-sept... Mon Dieu! que je suis donc furieux
contre moi! Je me flanquerais des gifles!

Il lui avait pris les mains, il les baisait, les mouillait de
larmes.

-- Donne-moi les quinze francs, ce sera la dernière fois, je te le
jure... Ou bien, non! ne me donne rien, j'aime mieux mourir. Si le
mari m'assassine, tu seras bien débarrassée.

Et, comme elle aussi pleurait, il eut un remords.

-- Je dis ça, je n'en sais rien. Peut-être qu'il ne veut tuer
personne. Nous nous arrangerons, je te le promets, petite soeur.
Allons, adieu, je pars.

Mais un bruit de pas, au bout du corridor, les inquiéta. Elle le
ramena contre la réserve, dans un coin d'ombre. Pendant un
instant, ils n'entendirent plus que le sifflement d'un bec de gaz,
près d'eux. Puis, les pas se rapprochèrent; et, en allongeant la
tête, elle reconnut l'inspecteur Jouve, qui venait de s'engager
dans le corridor, de son air raide. Passait-il par hasard?
quelqu'autre surveillant, de planton à la porte, l'avait-il
averti? Elle fut prise d'une telle crainte, qu'elle perdit la
tête; et elle poussa Jean hors du trou de ténèbres où ils se
cachaient, le chassa devant elle, balbutia:

-- Va-t'en! va-t'en!

Tous deux galopaient, en entendant derrière leurs talons le
souffle du père Jouve, qui s'était mis également à courir. Ils
traversèrent de nouveau le service du départ, ils arrivèrent au
pied de l'escalier dont la cage vitrée débouchait sur la rue de la
Michodière.

-- Va-t'en! répétait Denise, va-t'en!... Si je peux, je t'enverrai
les quinze francs tout de même.

Jean, étourdi, se sauva. Hors d'haleine, l'inspecteur, qui
arrivait, distingua seulement un coin de la blouse blanche et les
boucles des cheveux blonds, envolés dans le vent du trottoir. Un
instant, il souffla, pour retrouver la correction de sa tenue. Il
avait une cravate blanche toute neuve, prise au rayon de la
lingerie, et dont le noeud, très large, luisait comme une neige.

-- Eh bien! c'est propre, mademoiselle, dit-il, les lèvres
tremblantes. Oui, c'est propre, c'est très propre... si vous
espérez que je vais tolérer, dans le sous-sol, des choses si
propres.

Et il la poursuivait de ce mot, tandis qu'elle remontait au
magasin, la gorge serrée d'émotion, sans trouver une parole de
défense. Maintenant, elle était désolée d'avoir couru. Pourquoi ne
pas s'expliquer, montrer son frère? On allait encore s'imaginer
des vilenies; et elle aurait beau jurer, on ne la croirait pas.
Une fois de plus, elle oublia Robineau, elle rentra directement au
comptoir.

Sans attendre, Jouve se rendit à la direction, pour faire son
rapport. Mais le garçon de service lui dit que le directeur était
avec M. Bourdoncle et M. Robineau: tous trois causaient depuis un
quart d'heure. La porte, d'ailleurs, restait entrouverte; on
entendait Mouret demander gaiement au commis s'il venait de passer
de bonnes vacances; il n'était nullement question d'un renvoi, la
conversation au contraire tomba sur certaines mesures à prendre
dans le rayon.

-- Vous désirez quelque chose, monsieur Jouve? cria Mouret. Entrez
donc.

Mais un instinct avertit l'inspecteur. Bourdoncle étant sorti,
Jouve préféra tout lui conter. Lentement, ils suivirent la galerie
des châles, marchant côte à côte, l'un penché et parlant très bas,
l'autre écoutant, sans qu'un trait de son visage sévère laissât
voir ses impressions.

-- C'est bien, finit par dire ce dernier.

Et, comme ils étaient arrivés devant les confections, il entra.
Justement, Mme Aurélie se fâchait contre Denise. D'où venait-elle
encore? cette fois, elle ne dirait peut-être pas qu'elle était
montée à l'atelier. Vraiment, ces disparitions continuelles ne
pouvaient se tolérer davantage.

-- Madame Aurélie! appela Bourdoncle.

Il se décidait à un coup de force, il ne voulait pas consulter
Mouret, de peur d'une faiblesse. La première s'avança, et de
nouveau l'histoire fut contée à voix basse. Tout le rayon
attendait, flairant une catastrophe. Enfin, Mme Aurélie se tourna,
l'air solennel.

-- Mademoiselle Baudu...

Et son masque empâté d'empereur avait l'immobilité inexorable de
la toute-puissance.

-- Passez à la caisse!

La terrible phrase sonna très haut, dans le rayon alors vide de
clientes. Denise était demeurée droite et blanche sans un souffle.
Puis, elle eut des mots entrecoupés.

-- Moi! moi!... Pourquoi donc? qu'ai-je fait?

Bourdoncle répondit durement qu'elle le savait, qu'elle ferait
mieux de ne pas provoquer une explication; et il parla des
cravates, et il dit que ce serait joli, si toutes ces demoiselles
voyaient des hommes dans le sous-sol.

-- Mais c'est mon frère! cria-t-elle avec la colère douloureuse
d'une vierge violentée.

Marguerite et Clara se mirent à rire, tandis que Mme Frédéric, si
discrète d'habitude, hochait également la tête d'un air incrédule.
Toujours son frère! c'était bête à la fin! Alors, Denise les
regarda tous: Bourdoncle, qui dès la première heure ne voulait pas
d'elle; Jouve, resté là pour témoigner, et dont elle n'attendait
aucune justice; puis, ces filles qu'elle n'avait pu toucher par
neuf mois de courage souriant, ces filles heureuses enfin de la
pousser dehors. À quoi bon se débattre? pourquoi vouloir
s'imposer, quand personne ne l'aimait? Et elle s'en alla sans
ajouter une parole, elle ne jeta même pas un dernier regard, dans
ce salon où elle avait lutté si longtemps.

Mais, dès qu'elle fut seule, devant la rampe du hall, une
souffrance plus vive serra son coeur. Personne ne l'aimait, et la
pensée brusque de Mouret venait de lui ôter toute sa résignation.
Non! elle ne pouvait accepter un pareil renvoi. Peut-être
croirait-il cette vilaine histoire, ce rendez-vous avec un homme,
au fond des caves. Une honte la torturait à cette idée, une
angoisse dont elle n'avait jamais encore senti l'étreinte. Elle
voulait l'aller trouver, elle lui expliquerait les choses, pour le
renseigner simplement; car il lui était égal de partir, lorsqu'il
saurait la vérité. Et son ancienne peur, le frisson qui la glaçait
devant lui, éclatait soudain en un besoin ardent de le voir, de ne
point quitter la maison, sans lui jurer qu'elle n'avait pas
appartenu à un autre.

Il était près de cinq heures, le magasin reprenait un peu de vie,
dans l'air rafraîchi du soir. Vivement, elle se dirigea vers la
direction. Mais, lorsqu'elle fut devant la porte du cabinet, une
tristesse désespérée l'envahit de nouveau. Sa langue
s'embarrassait, l'écrasement de l'existence retombait sur ses
épaules. Il ne la croirait pas, il rirait comme les autres; et
cette crainte la fit défaillir. C'était fini, elle serait mieux
seule, disparue, morte. Alors, sans même prévenir Deloche et
Pauline, elle passa tout de suite à la caisse.

-- Mademoiselle, dit l'employé, vous avez vingt-deux jours, ça
fait dix-huit francs soixante-dix auxquels il faut ajouter sept
francs de tant pour cent et de guelte. C'est bien votre compte,
n'est-ce pas?

-- Oui, monsieur... Merci.

Et Denise s'en allait avec son argent, lorsqu'elle rencontra enfin
Robineau. Il avait appris déjà le renvoi, il lui promit de
retrouver l'entrepreneuse de cravates. Tout bas, il la consolait,
il s'emportait: quelle existence! se voir à la continuelle merci
d'un caprice! être jeté dehors d'une heure à l'autre, sans pouvoir
même exiger les appointements du mois entier! Denise monta
prévenir Mme Cabin, qu'elle tâcherait de faire prendre sa malle
dans la soirée. Cinq heures sonnaient, lorsqu'elle se trouva sur
le trottoir de la place Gaillon, étourdie, au milieu des fiacres
et de la foule.

Le soir même, comme Robineau rentrait chez lui, il reçut une
lettre de la direction, l'avertissant en quatre lignes que, pour
des raisons d'ordre intérieur, elle se voyait forcée de renoncer à
ses services. Il était depuis sept ans dans la maison; l'après-
midi encore, il avait causé avec ces messieurs; ce fut un coup de
massue. Hutin et Favier chantaient victoire à la soie, aussi
bruyamment que Marguerite et Clara triomphaient aux confections.
Bon débarras! les coups de balai font de la place! Seuls, quand
ils se rencontraient, à travers la cohue des rayons, Deloche et
Pauline échangeaient des mots navrés, regrettant Denise, si douce,
si honnête.

-- Ah! disait le jeune homme, si elle réussissait jamais autre
part, je voudrais qu'elle rentrât ici, pour leur mettre le pied
sur la gorge, à toutes ces pas grand-chose!

Et ce fut Bourdoncle qui, dans cette affaire, supporta le choc
violent de Mouret. Lorsque ce dernier apprit le renvoi de Denise,
il entra dans une grande irritation. D'habitude, il s'occupait
fort peu du personnel; mais il affecta cette fois de voir là un
empiétement de pouvoir, une tentative d'échapper à son autorité.
Est-ce qu'il n'était plus le maître, par hasard, pour qu'on se
permît de donner des ordres? Tout devait lui passer sous les yeux.
absolument tout; et il briserait comme une paille quiconque
résisterait. Puis, quand il eut fait une enquête personnelle, dans
un tourment nerveux qu'il ne pouvait cacher, il se fâcha de
nouveau. Elle ne mentait pas, cette pauvre fille: c'était bien son
frère, Campion l'avait parfaitement reconnu. Alors, pourquoi la
renvoyer? Il parla même de la reprendre.

Cependant, Bourdoncle, fort de sa résistance passive, pliait
l'échine sous la bourrasque. Il étudiait Mouret. Enfin, un jour où
il le vit plus calme, il osa dire, d'une voix particulière:

-- Il vaut mieux pour tout le monde qu'elle soit partie.

Mouret resta gêné, le sang au visage.

-- Ma foi, répondit-il en riant, vous avez peut-être raison...
Descendons voir la vente. Ça remonte, on a fait près de cent mille
francs, hier.

VII


Un instant, Denise était restée étourdie sur le pavé, dans le
soleil encore brûlant de cinq heures. Juillet chauffait les
ruisseaux, Paris avait sa lumière crayeuse d'été, aux aveuglantes
réverbérations. Et la catastrophe venait d'être si brusque, on
l'avait poussée dehors si rudement, qu'elle retournait au fond de
sa poche ses vingt-cinq francs soixante-dix, d'une main machinale,
en se demandant où aller et que faire.

Toute une file de fiacres l'empêchait de quitter le trottoir du
Bonheur des Dames. Quand elle put se hasarder entre les roues,
elle traversa la place Gaillon, comme si elle avait voulu gagner
la rue Louis-le-Grand; puis, elle se ravisa, descendit vers la rue
Saint-Roch. Mais elle n'avait toujours aucun projet, car elle
s'arrêta à l'angle de la rue Neuve-des-Petits-Champs, qu'elle
finit par suivre, après avoir regardé autour d'elle d'un air
indécis. Le passage Choiseul s'étant présenté, elle y entra, se
trouva rue Monsigny sans savoir comment, retomba dans la rue
Neuve-Saint-Augustin. Un grand bourdonnement emplissait sa tête,
l'idée de sa malle lui revint, à la vue d'un commissionnaire; mais
chez qui la faire porter, et pourquoi toute cette peine,
lorsqu'une heure plus tôt elle avait encore un lit où coucher le
soir?

Alors, les yeux levés sur les maisons, elle se mit à examiner les
fenêtres. Des écriteaux défilaient. Elle les voyait confusément,
sans cesse reprise par le branle intérieur qui l'agitait tout
entière. Était-ce possible? seule d'une minute à l'autre, perdue
dans cette grande ville inconnue, sans appui, sans ressources! Il
fallait manger et dormir cependant. Les rues se succédaient, la
rue des Moulins, la rue Sainte-Anne. Elle battait le quartier,
tournant sur elle-même, ramenée toujours au seul carrefour qu'elle
connaissait bien. Brusquement, elle demeura stupéfaite, elle était
de nouveau devant le Bonheur des Dames; et, pour échapper à cette
obsession, elle se jeta dans la rue de la Michodière.

Heureusement, Baudu n'était pas sur sa porte, le Vieil Elbeuf
semblait mort, derrière ses vitrines noires. Jamais elle n'aurait
osé se présenter chez son oncle, car il affectait de ne plus la
reconnaître, et elle ne voulait point tomber à sa charge, dans le
malheur qu'il avait prédit. Mais de l'autre côté de la rue, un
écriteau jaune l'arrêta: _Chambre garnie à louer_. C'était le
premier qui ne lui faisait pas peur, tellement la maison
paraissait pauvre. Puis, elle la reconnut, avec ses deux étages
bas, sa façade couleur de rouille, étranglée entre le Bonheur des
Dames et l'ancien hôtel Duvillard. Au seuil de la boutique de
parapluies, le vieux Bourras, chevelu et barbu comme un prophète,
des bésicles sur le nez, étudiait l'ivoire d'une pomme de canne.
Locataire de toute la maison, il sous-louait en garni les deux
étages, pour diminuer son loyer.

-- Vous avez une chambre, monsieur? demanda Denise, obéissant à
une poussée instinctive.

Il leva ses gros yeux embroussaillés, resta surpris de la voir.
Toutes ces demoiselles lui étaient connues. Et il répondit, après
avoir regardé sa petite robe propre, sa tournure honnête:

-- Ça ne fait pas pour vous.

-- Combien donc? répondit Denise.

-- Quinze francs par mois.

Alors, elle voulut visiter. Dans l'étroite boutique, comme il la
dévisageait toujours de son air étonné, elle dit son départ du
magasin et son désir de ne pas gêner son oncle. Le vieillard finit
par aller chercher une clef sur une planche de l'arrière-boutique,
une pièce obscure, où il faisait sa cuisine et où il couchait; au-
delà, derrière un vitrage poussiéreux, on apercevait le jour
verdâtre d'une cour intérieure, large de deux mètres à peine.

-- Je passe devant, pour que vous ne tombiez pas, dit Bourras dans
l'allée humide qui longeait la boutique.

Il buta contre une marche, il monta, en multipliant les
avertissements. Attention! la rampe était contre la muraille, il y
avait un trou au tournant, parfois les locataires laissaient leurs
boîtes à ordures. Denise, dans une obscurité complète, ne
distinguait rien, sentait seulement la fraîcheur des vieux plâtres
mouillés. Au premier étage pourtant, un carreau donnant sur la
cour lui permit de voir vaguement, comme au fond d'une eau
dormante, l'escalier déjeté, les murailles noires de crasse, les
portes craquées et dépeintes.

-- Si encore l'une de ces deux chambres était libre! reprit
Bourras. Vous y seriez bien... Mais elles sont toujours occupées
par des dames.

Au deuxième étage, le jour grandissait, éclairant d'une pâleur
crue la détresse du logis. Un garçon boulanger occupait la
première chambre; et c'était l'autre, celle du fond, qui se
trouvait vacante. Quand Bourras l'eut ouverte, il dut rester sur
le palier, pour que Denise pût la visiter à l'aise. Le lit, dans
l'angle de la porte, laissait tout juste le passage d'une
personne. Au bout, il y avait une petite commode de noyer, une
table de sapin noirci et deux chaises. Les locataires qui
faisaient un peu de cuisine s'agenouillaient devant la cheminée,
où se trouvait un fourneau de terre.

-- Mon Dieu! disait le vieillard, ce n'est pas riche, mais la
fenêtre est gaie, on voit le monde dans la rue.

Et, comme Denise regardait avec surprise l'angle du plafond, au-
dessus du lit, où une dame de passage avait écrit son nom:
Ernestine, en promenant la flamme d'une chandelle, il ajouta d'un
air bonhomme:

-- Si l'on réparait, on ne joindrait jamais les deux bouts...
Enfin, voilà tout ce que j'ai.

-- Je serai très bien, déclara la jeune fille.

Elle paya un mois d'avance, demanda le linge, une paire de draps
et deux serviettes, et fit son lit sans attendre, heureuse,
soulagée de savoir où coucher le soir. Une heure plus tard, elle
avait envoyé un commissionnaire chercher sa malle, elle était
installée.

Ce furent d'abord deux mois de terrible gêne. Ne pouvant plus
payer la pension de Pépé, elle l'avait repris et le couchait sur
une vieille bergère prêtée par Bourras. Il lui fallait strictement
trente sous chaque jour, le loyer compris, en consentant à vivre
elle-même de pain sec, pour donner un peu de viande à l'enfant. La
première quinzaine encore, les choses marchèrent: elle était
entrée avec dix francs en ménage, puis elle eut la chance de
retrouver l'entrepreneuse de cravates, qui lui paya ses dix-huit
francs trente. Mais, ensuite, son dénuement devint complet. Elle
eut beau se présenter dans les magasins, à la place Clichy, au Bon
Marché, au Louvre: la morte-saison arrêtait partout les affaires,
on la renvoyait à l'automne, plus de cinq mille employés de
commerce, congédiés comme elle, battaient le pavé, sans place.
Alors, elle tâcha de se procurer de petits travaux; seulement dans
son ignorance de Paris, elle ne savait où frapper, acceptait des
besognes ingrates, ne touchait même pas toujours son argent.
Certains soirs, elle faisait dîner Pépé tout seul, d'une soupe, en
lui disant qu'elle avait mangé dehors; et elle se mettait au lit,
la tête bourdonnante, nourrie par la fièvre qui lui brûlait les
mains. Lorsque Jean tombait au milieu de cette pauvreté, il se
traitait de scélérat, avec une telle violence de désespoir,
qu'elle était obligée de mentir; souvent, elle trouvait encore le
moyen de lui glisser une pièce de quarante sous, pour lui prouver
qu'elle avait des économies. Jamais elle ne pleurait devant ses
enfants. Les dimanches où elle pouvait faire cuire un morceau de
veau dans la cheminée, à genoux sur le carreau, l'étroite pièce
retentissait d'une gaieté de gamins, insoucieux de l'existence.
Puis, Jean retourné chez son patron, Pépé endormi, elle passait
une nuit affreuse, dans l'angoisse du lendemain.

D'autres craintes la tenaient éveillée. Les deux dames du premier
recevaient des visites très tard; et parfois un homme se trompait,
montait donner des coups de poing dans sa porte. Bourras lui ayant
dit tranquillement de ne pas répondre, elle s'enfonçait la tête
sous l'oreiller, pour échapper aux jurons. Puis, son voisin, le
boulanger, avait voulu rire; celui-là ne rentrait que le matin, la
guettait, quand elle allait chercher son eau; il faisait même des
trous dans la cloison, la regardait se débarbouiller, ce qui la
forçait à pendre ses vêtements le long du mur. Mais elle souffrait
davantage encore des importunités de la rue, de la continuelle
obsession des passants. Elle ne pouvait descendre acheter une
bougie, sur ces trottoirs boueux où rôdait la débauche des vieux
quartiers, sans entendre derrière elle un souffle ardent, des
paroles crues de convoitise; et les hommes la poursuivaient
jusqu'au fond de l'allée noire, encouragé par l'aspect sordide de
la maison. Pourquoi donc n'avait-elle pas un amant? cela étonnait,
semblait ridicule. Il faudrait bien qu'elle succombât un jour.
Elle-même n'aurait pu expliquer comment elle résistait, sous la
menace de la faim, et dans le trouble des désirs dont on chauffait
l'air autour d'elle.

Un soir, Denise n'avait pas même de pain pour la soupe de Pépé,
lorsqu'un monsieur décoré s'était mis à la suivre. Devant l'allée,
il devint brutal, et ce fut dans une révolte de dégoût qu'elle lui
jeta la porte au visage. Puis, en haut, elle s'assit, les mains
tremblantes. Le petit dormait. Que répondrait-elle s'il
s'éveillait et s'il demandait à manger? Cependant, elle n'aurait
eu qu'à consentir. Sa misère finissait, elle avait de l'argent,
des robes, une belle chambre. C'était facile, on disait que toutes
en arrivaient là, puisqu'une femme, à Paris, ne pouvait vivre de
son travail. Mais un soulèvement de son être protestait, sans
indignation contre les autres, répugnant simplement aux choses
salissantes et déraisonnables. Elle se faisait de la vie une idée
de logique, de sagesse et de courage.

Bien des fois, Denise s'interrogea de la sorte. Une ancienne
romance chantait dans sa mémoire, la fiancée du matelot que son
amour gardait des périls de l'attente. À Valognes, elle fredonnait
le refrain sentimental, en regardant la rue déserte. Avait-elle
donc, elle aussi, une tendresse au coeur pour être si brave? Elle
songeait encore à Hutin, pleine de malaise. Chaque jour, elle le
voyait passer sous sa fenêtre. Maintenant qu'il était second, il
marchait seul, au milieu du respect des simples vendeurs. Jamais
il ne levait la tête, elle croyait souffrir de la vanité de ce
garçon, le suivait des yeux, sans craindre d'être surprise. Et,
dès qu'elle apercevait Mouret, qui passait également tous les
soirs, un tremblement l'agitait, elle se cachait vite, la gorge
battante. Il n'avait pas besoin d'apprendre où elle logeait; puis,
elle était honteuse de la maison, elle souffrait de ce qu'il
pouvait penser d'elle, bien qu'ils ne dussent jamais plus se
rencontrer.

D'ailleurs, Denise vivait toujours dans le branle du Bonheur des
Dames. Un simple mur séparait sa chambre de son ancien rayon; et,
dès le matin, elle recommençait ses journées, elle sentait monter
la foule, avec le ronflement plus large de la vente. Les moindres
bruits ébranlaient la vieille masure collée au flanc du colosse:
elle battait dans ce pouls énorme. En outre, Denise ne pouvait
éviter certaines rencontres. Deux fois, elle s'était trouvée en
face de Pauline, qui lui avait offert ses services, désolée de la
savoir malheureuse; même il lui avait fallu mentir, pour éviter de
recevoir son amie ou d'aller lui rendre visite, un dimanche, chez
Baugé. Mais elle se défendait plus difficilement contre
l'affection désespérée de Deloche; il la guettait, n'ignorait
aucun de ses soucis, l'attendait sous les portes; un soir, il
avait voulu lui prêter trente francs, les économies d'un frère,
disait-il, très rouge. Et ces rencontres la ramenaient au
continuel regret du magasin, l'occupaient de la vie intérieure
qu'on y menait, comme si elle ne l'avait pas quitté.

Personne ne montait chez Denise. Un après-midi, elle fut surprise
d'entendre frapper. C'était Colomban. Elle le reçut debout. Lui,
très gêné, balbutia d'abord, demanda de ses nouvelles, parla du
Vieil Elbeuf. Peut-être l'oncle Baudu l'envoyait-il, regrettant sa
rigueur; car il continuait à ne pas même saluer sa nièce, bien
qu'il ne pût ignorer la misère où elle se trouvait. Mais, quand
elle questionna nettement le commis, celui-ci parut plus
embarrassé encore: non, non, ce n'était pas le patron qui
l'envoyait; et il finit par nommer Clara, il voulait simplement
causer de Clara. Peu à peu, il s'enhardissait, demandait des
conseils, dans l'idée que Denise pouvait lui être utile auprès de
son ancienne camarade. Vainement, elle le désespéra, en lui
reprochant de faire souffrir Geneviève pour une fille sans coeur.
Il remonta un autre jour, il prit l'habitude de la venir voir.
Cela suffisait à son amour timide, sans cesse il recommençait la
même conversation, malgré lui, tremblant de la joie d'être avec
une femme qui avait approché Clara. Et Denise, alors, vécut
davantage au Bonheur des Dames.

Ce fut vers les derniers jours de septembre que la jeune fille
connut la misère noire. Pépé était tombé malade, un gros rhume
inquiétant. Il aurait fallu le nourrir de bouillon, et elle
n'avait même pas de pain. Un soir que, vaincue, elle sanglotait,
dans une de ces débâcles sombres qui jettent les filles au
ruisseau ou à la Seine, le vieux Bourras frappa doucement. Il
apportait un pain et une boîte à lait pleine de bouillon.

-- Tenez! voilà pour le petit, dit-il de son air brusque. Ne
pleurez pas si fort, ça dérange mes locataires.

Et, comme elle le remerciait, dans une nouvelle crise de larmes:

-- Taisez-vous donc! ... Demain, venez me parlez. J'ai du travail
pour vous.

Bourras, depuis le coup terrible que le Bonheur des Dames lui
avait porté en créant un rayon de parapluies et d'ombrelles,
n'employait plus d'ouvrières. Il faisait tout lui-même, pour
diminuer ses frais: les nettoyages, les reprises, la couture. Sa
clientèle, du reste, diminuait au point qu'il manquait de travail
parfois. Aussi dut-il inventer de la besogne, le lendemain,
lorsqu'il installa Denise dans un coin de sa boutique. Il ne
pouvait pas laisser mourir le monde chez lui.

-- Vous aurez quarante sous par jour, dit-il. Quand vous trouverez
mieux, vous me lâcherez.

Elle avait peur de lui, elle dépêcha son travail si vite, qu'il
fut embarrassé pour lui en donner d'autre, C'étaient des lés de
soie à coudre, des dentelles à réparer. Les premiers jours, elle
n'osait lever la tête, gênée de le sentir autour d'elle, avec sa
crinière de vieux lion, son nez crochu et ses yeux perçants, sous
les touffes raides de ses sourcils. Il avait la voix dure, les
gestes fous, et les mères du quartier terrifiaient leurs marmots
en menaçant de l'envoyer chercher, comme on envoie chercher les
gendarmes. Cependant, les gamins ne passaient jamais devant sa
porte, sans lui crier quelque vilenie, qu'il ne semblait même pas
entendre. Toute sa colère de maniaque s'exhalait contre les
misérables qui déshonoraient son métier, en vendant du bon marché,
de la camelote, des articles dont les chiens, disait-il,
n'auraient pas voulu se servir.

Denise tremblait, quand il lui criait furieusement:

-- L'art est fichu, entendez-vous!... Il n'y a plus un manche
propre. On fait des bâtons, mais des manches, c'est fini!...
Trouvez-moi un manche, et je vous donne vingt francs!

C'était son orgueil d'artiste, pas un ouvrier à Paris n'était
capable d'établir un manche pareil aux siens, léger et solide. Il
en sculptait surtout la pomme avec une fantaisie charmante,
renouvelant toujours les sujets, des fleurs, des fruits, des
animaux, des têtes, traités d'une façon vivante et libre. Un canif
lui suffisait, on le voyait les journées entières, le nez chaussé
de bésicles, fouillant le buis ou l'ébène.

-- Un tas d'ignorants, disait-il, qui se contentent de coller de
la soie sur des baleines! Ils achètent leurs manches à la grosse,
des manches tout fabriqués... Et ça vend ce que ça veut! Entendez-
vous, l'art est fichu!

Denise, enfin, se rassura. Il avait voulu que Pépé descendît jouer
dans la boutique, car il adorait les enfants. Quand le petit
marchait à quatre pattes, on ne pouvait plus remuer, elle au fond
de son coin faisant des raccommodages, lui, devant la vitrine,
creusant le bois, à l'aide de son canif. Maintenant, chaque
journée ramenait les mêmes besognes et la même conversation. En
travaillant, il retombait toujours sur le Bonheur des Dames, il
expliquait sans se lasser où en était son terrible duel. Depuis
1845, il occupait la maison, pour laquelle il avait un bail de
trente années, moyennant un loyer de dix huit cents francs; et,
comme il rattrapait un millier de francs avec ses quatre chambres
garnies, il payait huit cents francs la boutique. C'était peu, il
n'avait pas de frais, il pouvait tenir longtemps encore. À
l'entendre, sa victoire ne faisait pas un doute, il mangerait le
monstre.

Brusquement, il s'interrompait.

-- Est-ce qu'ils en ont, des têtes de chien comme ça?

Et il clignait les yeux derrière ses lunettes, pour juger la tête
de dogue qu'il sculptait, la lèvre retroussée, les crocs dehors,
dans un grognement plein de vie. Pépé, en extase devant le chien,
se soulevait, appuyait ses deux petits bras sur les genoux du
vieux.

-- Pourvu que je joigne les deux bouts, je me moque du reste,
reprenait celui-ci, en attaquant délicatement la langue de la
pointe de son canif. Les coquins ont tué mes bénéfices; mais, si
je ne gagne plus, je ne perds pas encore, ou peu de chose du
moins. Et, voyez-vous, je suis décidé à y laisser ma peau, plutôt
que de céder.

Il brandissait son outil, ses cheveux blancs s'envolaient sous un
vent de colère.

-- Cependant, risquait doucement Denise, sans lever les yeux, si
l'on vous offrait une somme raisonnable, il serait plus sage
d'accepter.

Alors, son obstination féroce éclatait.

-- Jamais!... La tête sous le couteau, je dirai non, tonnerre de
Dieu!... J'ai encore dix ans de bail, ils n'auront pas la maison
avant dix ans, lorsque je devrais crever de faim entre les quatre
murs vides... Deux fois déjà, ils sont venus pour m'entortiller.
Ils m'offraient douze mille francs de mon fonds et les années à
courir du bail, dix-huit mille francs, en tout trente mille... Pas
pour cinquante mille! Je les tiens, je veux les voir lécher la
terre devant moi!

-- Trente mille francs, c'est beau, reprenait Denise. Vous
pourriez aller vous établir plus loin... Et s'ils achetaient la
maison?

Bourras, qui terminait la langue de son dogue, s'absorbait une
minute, avec un rire d'enfant vaguement épandu sur sa face
neigeuse de Père éternel. Puis, il repartait.

-- La maison, pas de danger!... Ils parlaient de l'acheter l'année
dernière, ils en donnaient quatre-vingt mille francs, le double de
ce qu'elle vaut aujourd'hui. Mais le propriétaire, un ancien
fruitier, un gredin comme eux, a voulu les faire chanter. Et,
d'ailleurs, ils se méfient de moi, ils savent bien que je céderais
encore moins... Non! non! j'y suis, j'y reste! L'empereur, avec
tous ses canons, ne m'en délogerait pas.

Denise n'osait plus souffler. Elle continuait de tirer son
aiguille, pendant que le vieillard lâchait d'autres phrases
entrecoupées, entre deux entailles de son canif: ça commençait à
peine, on verrait plus tard des choses extraordinaires, il avait
des idées qui balayeraient leur comptoir de parapluies; et, au
fond de son obstination, grondait la révolte du petit fabricant
personnel, contre l'envahissement banal des articles de bazar.

Pépé, cependant, finissait par grimper sur les genoux de Bourras.
Il tendait, vers la tête de dogue, des mains impatientes.

-- Donne, monsieur.

-- Tout à l'heure, mon petit, répondait le vieux d'une voix qui
devenait tendre. Il n'a pas d'yeux, il faut lui faire des yeux,
maintenant.

Et, tout en fignolant un oeil, il s'adressait de nouveau à Denise.

-- Les entendez-vous?... Ronflent-ils encore, à côté! c'est ça
qui m'exaspère le plus, parole d'honneur! de les avoir sans cesse
dans le dos, avec leur sacrée musique de locomotive.

Sa petite table en tremblait, disait-il. Toute la boutique était
secouée, il passait ses après-midi sans un client, dans la
trépidation de la foule qui s'écrasait au Bonheur des Dames.
C'était un sujet d'éternel rabâchage. Encore une bonne journée, on
tapait derrière le mur, la soierie avait dû faire dix mille
francs; ou bien, il se gaudissait, le mur était resté froid, un
coup de pluie avait tué la recette. Et les moindres rumeurs, les
souffles les plus faibles, lui fournissaient ainsi des
commentaires sans fin.

-- Tenez, on a glissé. Ah! s'ils pouvaient tous se casser les
reins!... Ça, ma chère, ce sont des dames qui se disputent. Tant
mieux! tant mieux!... Hein! entendez-vous les paquets tomber dans
les sous-sols? C'est dégoûtant!

Il ne fallait pas que Denise discutât ses explications, car il
rappelait alors amèrement la manière indigne dont on l'avait
congédiée. Puis, elle devait lui conter, pour la centième fois,
son passage aux confections, les souffrances du début, les petites
chambres malsaines, la mauvaise nourriture, la continuelle
bataille des vendeurs; et, tous deux, du matin au soir, ne
parlaient ainsi que du magasin, le buvaient à chaque heure dans
l'air même qu'ils respiraient.

-- Donne, monsieur, répétait ardemment Pépé, les mains toujours
tendues.

La tête de dogue était finie, Bourras la reculait, l'avançait,
avec une gaieté bruyante.

-- Prends garde, il va te mordre... Là, amuse-toi, et ne le casse
pas, si c'est possible.

Puis, repris par son idée fixe, il brandissait le poing vers la
muraille.

-- Vous avez beau pousser pour que la maison tombe... Vous ne
l'aurez pas, quand même vous envahiriez la rue entière!

Denise, maintenant, avait du pain tous les jours. Elle en gardait
une vive gratitude au vieux marchand, dont elle sentait le bon
coeur, sous les étrangetés violentes. Son vif désir était
cependant de trouver ailleurs du travail, car elle le voyait
inventer de petites besognes, elle comprenait qu'il n'avait pas
besoin d'une ouvrière, dans la débâcle de son commerce, et qu'il
l'employait par charité pure. Six mois s'étaient passés, on venait
de retomber dans la morte-saison d'hiver. Elle désespérait de se
caser avant mars, lorsque, un soir de janvier, Deloche, qui la
guettait sous une porte, lui donna un conseil. Pourquoi n'allait-
elle pas se présenter chez Robineau, où l'on avait peut-être
besoin de monde?

En septembre, Robineau s'était décidé à acheter le fonds de
Vinçard, tout en redoutant de compromettre les soixante mille
francs de sa femme. Il avait payé quarante mille francs la
spécialité de soies, et il se lançait avec les vingt mille autres.
C'était peu, mais il avait derrière lui Gaujean, qui devait le
soutenir par de longs crédits. Depuis sa brouille avec le Bonheur
des Dames, ce dernier rêvait de susciter au colosse des
concurrences; il croyait la victoire certaine, si l'on créait dans
le voisinage plusieurs spécialités, où les clientes trouveraient
un choix très varié d'articles. Seuls, les riches fabricants de
Lyon, comme Dumonteil, pouvaient accepter les exigences des grands
magasins; ils se contentaient d'alimenter avec eux leurs métiers,
quittes à chercher ensuite des bénéfices, en vendant aux maisons
moins importantes. Mais Gaujean était loin d'avoir les reins
solides de Dumonteil. Longtemps simple commissionnaire, il n'avait
des métiers à lui que depuis cinq ou six ans, et encore faisait-il
travailler beaucoup de façonniers, auxquels il fournissait la
matière première, et qu'il payait tant du mètre. C'était même ce
système qui, haussant ses prix de revient, ne lui permettait pas
de lutter contre Dumonteil, pour la fourniture du Paris-Bonheur.
Il en gardait une rancune, il voyait en Robineau l'instrument
d'une bataille décisive, livrée à ces bazars des nouveautés, qu'il
accusait de ruiner la fabrication française.

Lorsque Denise se présenta, elle trouva Mme Robineau seule. Fille
d'un piqueur des ponts et chaussées, absolument ignorante des
choses du commerce, celle-ci avait encore la gaucherie charmante
d'une pensionnaire élevée dans un couvent de Blois. Elle était
très brune, très jolie, avec une douceur gaie qui lui donnait un
grand charme. Du reste, elle adorait son mari et ne vivait que de
cet amour. Comme Denise allait laisser son nom, Robineau rentra,
et il la prit sur-le-champ, l'une de ses deux vendeuses l'ayant
brusquement quitté la veille, pour entrer au Bonheur des Dames.

-- Ils ne nous laissent pas un bon sujet, dit-il. Enfin, avec
vous, je serai tranquille, car vous êtes comme moi, vous ne devez
guère les aimer... Venez demain.

Le soir, Denise fut embarrassée pour annoncer à Bourras qu'elle le
quittait. Il la traita en effet d'ingrate, s'emporta; puis,
lorsqu'elle se défendit, les larmes aux yeux, en lui faisant
entendre qu'elle n'était pas dupe de ses charités, il s'attendrit
à son tour, bégaya qu'il avait beaucoup de travaux, qu'elle
l'abandonnait juste au moment où il allait lancer un parapluie de
son invention.

-- Et Pépé? demanda-t-il.

L'enfant était le grand souci de Denise. Elle n'osait le remettre
chez Mme Gras et ne pouvait pourtant le laisser seul dans sa
chambre, enfermé du matin au soir.

-- C'est bon, je le garderai, reprit le vieux. Il est bien dans ma
boutique, ce petit... Nous ferons la cuisine ensemble.

Et, comme elle refusait, craignant de le gêner:

-- Tonnerre de Dieu! vous vous méfiez de moi... Je ne le mangerai
pas, votre enfant!

Denise fut plus heureuse chez Robineau. Il la payait peu, soixante
francs par mois, et nourrie seulement, sans intérêt sur la vente,
comme dans les vieilles maisons. Mais elle était traitée avec
beaucoup de douceur, surtout par Mme Robineau, toujours souriante
à son comptoir. Lui, nerveux, tourmenté, avait parfois des
brusqueries. Au bout d'un mois, Denise faisait partie de la
famille, ainsi que l'autre vendeuse, une petite femme poitrinaire
et silencieuse. On ne se gênait plus devant elles, on causait des
affaires, à table, dans l'arrière-boutique, qui donnait sur une
grande cour. Et ce fut là qu'un soir on décida l'entrée en
campagne contre le Bonheur des Dames.

Gaujean était venu dîner. Dès le rôti, un gigot bourgeois, il
avait abordé la question, de sa voix blanche de Lyonnais, épaissie
par les brouillards du Rhône.

-- Ça devient impossible, répétait-il. Ils arrivent chez
Dumonteil, n'est-ce pas? se réservent la propriété d'un dessin,
emportent du coup trois cents pièces, en exigeant une diminution
de cinquante centimes par mètre; et, comme ils payent comptant,
ils bénéficient encore de l'escompte de dix-huit pour cent...
Souvent, Dumonteil ne gagne pas vingt centimes. Il travaille pour
occuper ses métiers, car tout métier qui chôme est un métier qui
meurt... Alors, comment voulez-vous que nous, avec notre outillage
plus restreint, et surtout avec nos façonniers, nous puissions
soutenir la lutte?

Robineau, rêveur, oubliait de manger.

-- Trois cents pièces! murmura-t-il. Moi, je tremble, quand j'en
prends douze, et à quatre-vingt-dix jours... Ils peuvent afficher
un franc, deux francs meilleur marché que nous. J'ai calculé qu'il
y a une baisse de quinze pour cent au moins sur leurs articles de
catalogue, quand on les compare à nos prix... C'est ce qui tue le
petit commerce.

Il était dans une heure de découragement. Sa femme, inquiète, le
regardait d'un air tendre. Elle ne mordait point aux affaires, la
tête cassée par tous ces chiffres, ne comprenant pas qu'on se
donnât un pareil souci, lorsqu'il était si facile de rire et de
s'aimer. Pourtant, il suffisait que son mari voulût vaincre: elle
se passionnait avec lui, serait morte à son comptoir.

-- Mais pourquoi tous les fabricants ne s'entendent-ils pas
ensemble? reprit violemment Robineau. Ils leur feraient la loi, au
lieu de la subir.

Gaujean, qui avait redemandé une tranche de gigot, mâchait, avec
lenteur.

-- Ah! pourquoi, pourquoi... Il faut que les métiers travaillent,
je vous l'ai dit. Quand on a des tissages un peu partout, aux
environs de Lyon, dans le Gard, dans l'Isère, on ne peut chômer un
jour, sans des pertes énormes... Puis, nous autres qui employons
parfois des façonniers ayant dix ou quinze métiers, nous sommes
davantage maîtres de la production, au point de vue du stock;
tandis que les grands fabricants se trouvent obligés d'avoir de
continuels débouchés, les plus larges et les plus rapides
possible... Aussi sont-ils à genoux devant les grands magasins.
J'en connais trois ou quatre qui se les disputent, qui consentent
à perdre pour obtenir leurs ordres. Et ils se rattrapent avec les
petites maisons comme la vôtre. Oui, s'ils existent par eux, ils
gagnent par vous... La crise finira Dieu sait comment!

-- C'est odieux! conclut Robineau, que ce cri de colère soulagea.

Denise écoutait, en silence. Elle était secrètement pour les
grands magasins, dans son amour instinctif de la logique et de la
vie. On se taisait, on mangeait des haricots verts de conserve; et
elle finit par se risquer à dire d'un air gai.

-- Le public ne se plaint pas, lui!

Mme Robineau ne put retenir un léger rire, qui mécontenta son mari
et Gaujean. Sans doute, le client était satisfait, puisque, en fin
de compte, c'était le client qui bénéficiait de la baisse des
prix. Seulement, il fallait bien que chacun vécût: où irait-on,
si, sous le prétexte du bonheur général, on engraissait le
consommateur au détriment du producteur? Et une discussion
s'engagea. Denise affectait de plaisanter, tout en apportant des
arguments solides: les intermédiaires disparaissaient, agents de
fabrique, représentants, commissionnaires, ce qui entrait pour
beaucoup dans le bon marché; du reste, les fabricants ne pouvaient
même plus vivre sans les grands magasins, car dès qu'un d'entre
eux perdait leur clientèle, la faillite devenait fatale; enfin, il
y avait là une évolution naturelle du commerce, on n'empêcherait
pas les choses d'aller comme elles devaient aller, quand tout le
monde y travaillait, bon gré, mal gré.

-- Alors, vous êtes pour ceux qui vous ont flanquée à la rue?
demanda Gaujean.

Denise devint très rouge. Elle restait surprise elle-même de la
vivacité de sa défense. Qu'avait-elle au coeur, pour qu'une flamme
pareille lui fût montée dans la poitrine?

-- Mon Dieu! non, répondit-elle. J'ai tort peut-être, car vous
êtes plus compétent... Seulement, je dis ma pensée. Les prix, au
lieu d'être faits comme autrefois par une cinquantaine de maisons,
sont faits aujourd'hui par quatre ou cinq, qui les ont baissés,
grâce à la puissance de leurs capitaux et à la force de leur
clientèle... Tant mieux pour le public, voilà tout!

Robineau ne se fâcha pas. Il était devenu grave, il regardait la
nappe. Souvent, il avait senti ce souffle du commerce nouveau,
cette évolution dont parlait la jeune fille; et il se demandait,
aux heures de vision nette, pourquoi vouloir résister à un courant
d'une telle énergie, qui emporterait tout. Mme Robineau elle-même,
en voyant son mari songeur, approuvait du regard Denise, retombée
modestement dans son silence.

-- Voyons, reprit Gaujean pour couper court, tout ça, c'est des
théories... Parlons de notre affaire.

Après le fromage, la bonne venait de servir des confitures et des
poires. Il prit des confitures, les mangea à la cuiller, avec la
gourmandise inconsciente d'un gros homme adorant le sucre.

-- Voilà, il faut que vous battiez en brèche leur Paris-Bonheur,
qui a fait leur succès, cette année... Je me suis entendu avec
plusieurs de mes confrères de Lyon, je vous apporte une offre
exceptionnelle, une soie noire, une faille, que vous pourrez
vendre à cinq francs cinquante... Ils vendent la leur cinq francs
soixante, n'est-ce pas? Et bien! ce sera deux sous de moins, et
cela suffit, vous les coulerez.

Les yeux de Robineau s'étaient rallumés. Dans son continuel
tourment nerveux, il sautait souvent ainsi de la crainte à
l'espoir.

-- Vous avez un échantillon? demanda-t-il.

Et, lorsque Gaujean eut tiré de son portefeuille un petit carré de
soie, il acheva de s'exalter, et cria:

-- Mais elle est plus belle que le Paris-Bonheur! En tout cas,
elle fait plus d'effet, le grain est plus gros... Vous avez
raison, il faut tenter le coup. Ah! tenez! je les veux à mes
pieds, ou j'y resterai, cette fois!

Mme Robineau, partageant cet enthousiasme, déclara la soie
superbe. Denise elle-même crut au succès. La fin du dîner fut
ainsi très gaie. On parlait fort, il semblait que le Bonheur des
Dames agonisât. Gaujean, qui achevait le pot de confiture,
expliquait quels sacrifices énormes lui et ses collègues allaient
s'imposer, pour livrer une pareille étoffe à si bon compte; mais
ils s'y ruineraient plutôt, ils avaient juré de tuer les grands
magasins. Comme on apportait le café, la gaieté fut encore accrue
par l'arrivée de Vinçard. Il entrait en passant dire un petit
bonjour à son successeur.

-- Fameux! cria-t-il, en palpant la soie. Vous les roulerez, je
vous en réponds!... Hein! vous me devrez une fière chandelle. Je
vous le disais bien, qu'il y avait ici une affaire d'or!

Lui, venait de prendre un restaurant à Vincennes. C'était un rêve
ancien, nourri sournoisement tandis qu'il se débattait dans les
soies, tremblant de ne pas trouver à vendre son fonds avant la
débâcle, se jurant de mettre son pauvre argent dans un commerce où
l'on pût voler à l'aise. Cette idée d'un restaurant lui était
venue après la noce d'un cousin: la bouche allait toujours, on
leur avait fait payer dix francs de l'eau de vaisselle, où
nageaient des pâtes. Et, devant Robineau, sa joie de leur avoir
mis sur les épaules une mauvaise affaire dont il désespérait de se
débarrasser, élargissait encore sa face aux yeux ronds et à la
grande bouche loyale, qui crevait de santé.

-- Et vos douleurs? demanda obligeamment Mme Robineau.

-- Hein? mes douleurs? murmura-t-il étonné.

-- Oui, ces rhumatismes qui vous tourmentaient ici.

Il se souvint, il rougit légèrement.

-- Oh! j'en souffre toujours... Pourtant, l'air de la campagne,
vous comprenez... N'importe, vous avez fait une riche affaire.
Sans mes rhumatismes, je me retirais avec dix mille francs de
rente, avant dix ans... parole d'honneur!

Quinze jours plus tard, la lutte s'engageait entre Robineau et le
Bonheur des Dames. Elle fut célèbre, elle occupa un instant tout
le marché parisien. Robineau, usant des armes de son adversaire,
avait fait de la publicité dans les journaux. En outre, il
soignait son étalage, entassait à ses vitrines des piles énormes
de la fameuse soie, l'annonçait par de grandes pancartes blanches,
où se détachait en chiffres géants le prix de cinq francs
cinquante. C'était ce chiffre qui révolutionnait les femmes: deux
sous de meilleur marché qu'au Bonheur des Dames, et la soie
paraissait plus forte. Dès les premiers jours, il vint un flot de
clientes: Mme Marty, sous le prétexte de se montrer économe,
acheta une robe dont elle n'avait pas besoin; Mme Bourdelais
trouva l'étoffe belle, mais elle préféra attendre, flairant sans
doute ce qui allait se passer. La semaine suivante, en effet,
Mouret, baissant carrément le Paris-Bonheur de vingt centimes, le
donna à cinq francs quarante; il avait eu, avec Bourdoncle et les
intéressés, une discussion vive, avant de les convaincre qu'il
fallait accepter la bataille, quitte à perdre sur l'achat; ces
vingt centimes étaient une perte sèche, puisqu'on vendait déjà au
prix coûtant. Le coup fut rude pour Robineau, il ne croyait pas
que son rival baisserait, car ces suicides de la concurrence, ces
ventes à perte étaient encore sans exemple; et le flot des
clientes, obéissant au bon marché, avait tout de suite reflué vers
la rue Neuve-Saint-Augustin, tandis que le magasin de la rue
Neuve-des-Petits-Champs se vidait. Gaujean accourut de Lyon, il y
eut des conciliabules effarés, on finit par prendre une résolution
héroïque: la soie serait baissée, on la laisserait à cinq francs
trente, prix au-dessous duquel personne ne pouvait descendre, sans
folie. Le lendemain, Mouret mettait son étoffe à cinq francs
vingt. Et, dès lors, ce fut une rage: Robineau répliqua par cinq
francs quinze, Mouret afficha cinq francs dix. Tous deux ne se
battaient plus que d'un sou, perdant des sommes considérables,
chaque fois qu'ils faisaient ce cadeau au public. Les clientes
riaient, enchantées de ce duel, émues des coups terribles que se
portaient les deux maisons, pour leur plaire. Enfin, Mouret osa le
chiffre de cinq francs; chez lui, le personnel était pâle, glacé
d'un tel défi à la fortune. Robineau, atterré, hors d'haleine,
s'arrêta de même à cinq francs, ne trouvant pas le courage de
descendre davantage. Ils couchaient sur leurs positions, face à
face, avec le massacre de leurs marchandises autour d'eux.

Mais si, de part et d'autre, l'honneur était sauf, la situation
devenait meurtrière pour Robineau. Le Bonheur des Dames avait des
avances et une clientèle qui lui permettaient d'équilibrer les
bénéfices; tandis que lui, soutenu seulement par Gaujean, ne
pouvant se rattraper sur d'autres articles, restait épuisé,
glissait chaque jour un peu sur la pente de la faillite. Il
mourait de sa témérité, malgré la clientèle nombreuse que les
péripéties de la lutte lui avaient amenée. Un de ses tourments
secrets était de voir cette clientèle le quitter lentement,
retourner au Bonheur, après l'argent perdu et les efforts qu'il
avait faits pour la conquérir.

Un jour même, la patience lui échappa. Une cliente, Mme de Boves,
était venue voir chez lui des manteaux, car il avait joint un
comptoir de confections à sa spécialité de soies. Elle ne se
décidait pas, se plaignait de la qualité des étoffes. Enfin, elle
dit:

-- Leur Paris-Bonheur est beaucoup plus fort.

Robineau se contenait, lui affirmait qu'elle se trompait, avec sa
politesse marchande, d'autant plus respectueux, qu'il craignait de
laisser éclater sa révolte intérieure.

-- Mais voyez donc la soie de cette rotonde! reprit-elle, on
jurerait de la toile d'araignée... Vous avez beau dire, monsieur,
leur soie à cinq francs est du cuir à côté de celle-ci.

Il ne répondait plus, le sang au visage, les lèvres serrées.
Justement, il avait imaginé le coup ingénieux d'acheter, pour ses
confections, la soie chez son rival. De cette façon, c'était
Mouret, ce n'était pas lui qui perdait sur l'étoffe. Il coupait
simplement la lisière.

-- Vraiment, vous trouvez le Paris-Bonheur plus épais? murmura-t-
il.

-- Oh! cent fois, dit Mme de Boves. Il n'y a pas de comparaison.

Cette injustice de la cliente, dépréciant quand même la
marchandise, l'indignait. Et, comme elle retournait toujours la
rotonde de son air dégoûté, un petit bout de la lisière bleu et
argent, échappé aux ciseaux, parut sous la doublure. Alors, il ne
put se contraindre davantage, il avoua, il aurait donné sa tête.

-- Eh bien! madame, cette soie est du Paris-Bonheur, je l'ai
achetée moi-même, parfaitement!... Voyez la lisière.

Mme de Boves partit très vexée. Beaucoup de ces dames le
quittèrent, l'histoire avait couru. Et lui, au milieu de cette
ruine, lorsque l'épouvante du lendemain le prenait, ne tremblait
que pour sa femme, élevée dans une paix heureuse, incapable de
vivre pauvre. Que deviendrait-elle, si une catastrophe les mettait
sur le pavé, avec des dettes? C'était sa faute, jamais il n'aurait
dû toucher aux soixante mille francs. Il fallait qu'elle le
consolât. Est-ce que cet argent n'était pas à lui comme à elle? Il
l'aimait bien, elle n'en demandait pas davantage, elle lui donnait
tout, son coeur, sa vie. Dans l'arrière-boutique, on les entendait
s'embrasser. Peu à peu, le train de la maison se régularisa;
chaque fois, les pertes augmentaient, dans une proportion lente,
qui reculait l'issue fatale. L'espoir tenace les laissait debout,
ils annonçaient toujours la déconfiture prochaine du Bonheur des
Dames.

-- Bah! disait-il, nous sommes jeunes aussi, nous autres...
L'avenir est à nous.

-- Et puis, qu'importe? si tu as fait ce que tu voulais faire,
reprenait-elle. Pourvu que tu te contentes, ça me contente, mon
bon chéri.

Denise se prenait d'affection, en voyant leur tendresse. Elle
tremblait, elle sentait la chute inévitable; mais elle n'osait
plus intervenir. Ce fut là qu'elle acheva de comprendre la
puissance du nouveau commerce et de se passionner pour cette force
qui transformait Paris. Ses idées mûrissaient, une grâce de femme
se dégageait, en elle, de l'enfant sauvage débarquée de Valognes.
Du reste, sa vie était assez douce, malgré sa fatigue et son peu
d'argent. Lorsqu'elle avait passé la journée debout, il lui
fallait rentrer vite, s'occuper de Pépé, que le vieux Bourras,
heureusement, s'obstinait à nourrir; mais c'étaient encore des
soins, une chemise à laver, une blouse à recoudre, sans compter le
tapage du petit, dont elle avait la tête fendue. Elle ne se
couchait jamais avant minuit. Le dimanche était un jour de grosse
besogne: elle nettoyait sa chambre, se raccommodait elle-même, si
occupée, qu'elle ne se peignait souvent qu'à cinq heures.
Cependant, elle sortait quelquefois par raison, emmenait l'enfant,
lui faisait faire une longue course à pied, du côté de Neuilly; et
leur régal était de boire, là-bas, une tasse de lait chez un
nourrisseur, qui les laissait s'asseoir dans sa cour. Jean
dédaignait ces parties; il se montrait de loin en loin, les soirs
de semaine, puis disparaissait, en prétextant d'autres visites; il
ne demandait plus d'argent, mais il arrivait avec des airs si
mélancoliques, que sa soeur, inquiète, avait toujours pour lui une
pièce de cent sous de côté. Son luxe était là.

-- Cent sous! criait chaque fois Jean. Sacristi! tu es trop
gentille!... Justement, il y a la femme du papetier...

-- Tais-toi, interrompait Denise. Je n'ai pas besoin de savoir.

Mais il croyait qu'elle l'accusait de se vanter.

-- Quand je te dis qu'elle est la femme d'un papetier!:.. Oh!
quelque chose de magnifique!

Trois mois se passèrent. Le printemps revenait, Denise refusa de
retourner à Joinville avec Pauline et Baugé. Elle les rencontrait
parfois rue Saint-Roch, en sortant de chez Robineau. Pauline, dans
une de ces rencontres, lui confia qu'elle allait peut-être épouser
son amant; c'était elle qui hésitait encore, on n'aimait guère les
vendeuses mariées au Bonheur des Dames. Cette idée de mariage
surprit Denise, elle n'osa conseiller son amie. Un jour que
Colomban venait de l'arrêter près de la fontaine, pour lui parler
de Clara, celle-ci justement traversa la place; et la jeune fille
dut s'échapper, car il la suppliait de demander à son ancienne
camarade si elle voulait bien se marier avec lui. Qu'avaient-ils
donc tous? Pourquoi se tourmenter de la sorte? Elle s'estimait
très heureuse de n'aimer personne.

-- Vous savez la nouvelle? lui dit un soir le marchand de
parapluies, comme elle rentrait.

-- Non, monsieur Bourras.

-- Eh bien! les gredins ont acheté l'Hôtel Duvillard... Je suis
cerné!

Il agitait ses grands bras, dans une crise de fureur qui hérissait
sa crinière blanche.

-- Un micmac à n'y rien comprendre! reprit-il. Il paraît que
l'hôtel appartenait au Crédit Immobilier, dont le président, le
baron Hartmann, vient de le céder à notre fameux Mouret...
Maintenant, ils me tiennent à droite, à gauche, derrière, tenez!
voyez-vous, comme je tiens dans mon poing cette pomme de canne!

C'était vrai, on avait dû signer la cession la veille. La petite
maison de Bourras, serrée entre le Bonheur des Dames et l'Hôtel
Duvillard, accrochée là comme un nid d'hirondelle dans la fente
d'un mur, semblait devoir être écrasée du coup, le jour où le
magasin envahirait l'hôtel, et ce jour était venu, le colosse
tournait le faible obstacle, le ceignait de son entassement de
marchandises, menaçait de l'engloutir, de l'absorber par la seule
force de son aspiration géante. Bourras sentait bien l'étreinte
dont craquait sa boutique. Il croyait le voir diminuer, il
craignait d'être bu lui-même, de passer de l'autre côté avec ses
parapluies et ses cannes, tant la terrible mécanique ronflait à
cette heure.

-- Hein! les entendez-vous? criait-il. Si l'on ne dirait pas
qu'ils mangent les murailles! Et, dans ma cave, dans mon grenier,
partout, c'est le même bruit de scie mordant le plâtre...
N'importe! ils ne m'aplatiront peut-être pas comme une feuille de
papier. Je resterai, quand ils feraient éclater mon toit et que la
pluie tomberait à seaux dans mon lit!

Ce fut à ce moment que Mouret fit faire à Bourras de nouvelles
propositions: on grossissait le chiffre, on achetait son fonds et
le droit au bail cinquante mille francs. Cette offre redoubla la
colère du vieillard, il refusa avec des injures. Fallait-il que
ces gredins volassent le monde, pour payer cinquante mille francs
une chose qui n'en valait pas dix mille! Et il défendait sa
boutique comme une fille honnête défend sa vertu, au nom de
l'honneur, par respect de lui-même.

Denise vit Bourras préoccupé pendant une quinzaine de jours. Il
tournait fiévreusement, métrait les murs de sa maison, la
regardait du milieu de la rue, avec des airs d'architecte. Puis,
un matin, des ouvriers arrivèrent. C'était la bataille décisive,
il avait l'idée téméraire de battre le Bonheur des Dames sur son
terrain, en faisant des concessions au luxe moderne. Les clientes,
qui lui reprochaient sa boutique sombre, reviendraient
certainement, quand elles la verraient flamber, toute neuve.
D'abord, on boucha les crevasses et on badigeonna la façade;
ensuite, on repeignit les boiseries de la devanture en vert clair;
même on poussa la splendeur jusqu'à dorer l'enseigne. Trois mille
francs, que Bourras tenait de côté comme une ressource suprême,
furent dévorés. D'ailleurs, le quartier était en révolution; on
venait le contempler au milieu de ces richesses, perdant la tête,
ne retrouvant pas ses habitudes. Il ne semblait plus chez lui,
dans ce cadre luisant, sur ces fonds tendres, effaré avec sa
grande barbe et ses cheveux. Maintenant, du trottoir d'en face,
les passants s'étonnaient, à le regarder agiter les bras et
sculpter ses manches. Et il était galopé de fièvre, il craignait
de salir, il s'engouffrait davantage, dans ce commerce luxueux,
auquel il ne comprenait rien.

Cependant, comme chez Robineau, la campagne contre le Bonheur des
Dames était ouverte chez Bourras. Il venait de lancer son
invention, le parapluie à godet, qui plus tard devait se
populariser. Du reste, le Bonheur perfectionna immédiatement
l'invention. Alors, la lutte s'engagea sur les prix. Il eut un
article à un franc quatre-vingt-quinze, en zanella, monture acier,
inusable, disait l'étiquette. Mais il voulut surtout battre son
concurrent avec ses manches, des manches de bambou, de
cornouiller, d'olivier, de myrte, de rotin, toutes les variétés de
manches imaginables. Le Bonheur, moins artiste, soignait l'étoffe,
vantait ses alpagas et ses mohairs, ses sergés et ses taffetas
cuits. Et la victoire lui resta, le vieillard désespéré répéta que
l'art était fichu, qu'il en était réduit à tailler ses manches
pour le plaisir, sans espoir de les vendre.

-- C'est ma faute! criait-il à Denise. Est-ce que j'aurais dû
tenir des saletés à un franc quatre-vingt-quinze?... Voilà où les
idées nouvelles peuvent conduire. J'ai voulu suivre l'exemple de
ces brigands, tant mieux si j'en crève!

Juillet fut très chaud. Denise souffrait dans son étroite chambre,
sous les ardoises. Aussi lorsqu'elle sortait de son magasin,
prenait-elle Pépé chez Bourras; et, au lieu de monter tout de
suite, elle allait respirer un peu l'air des Tuileries, jusqu'à la
fermeture des grilles. Un soir, comme elle se dirigeait vers les
marronniers, elle resta saisie: à quelques pas, marchant droit à
elle, il lui semblait reconnaître Hutin. Puis, son coeur battit
violemment. C'était Mouret, qui avait dîné sur la rive gauche et
qui se hâtait de se rendre à pied chez Mme Desforges. Au brusque
mouvement que fit la jeune fille pour lui échapper, il la regarda.
La nuit tombait, il la reconnut pourtant.

-- C'est vous, mademoiselle.

Elle ne répondit pas, éperdue qu'il eût daigné s'arrêter. Lui,
souriant, cachait sa gêne sous un air d'aimable protection.

-- Vous êtes toujours à Paris?

-- Oui, monsieur, dit-elle enfin.

Lentement, elle reculait, elle cherchait à saluer, pour continuer
sa promenade. Mais il revint lui-même sur ses pas, il la suivit
sous les ombres noires des grands marronniers. Une fraîcheur
tombait, des enfants riaient au loin., en poussant des cerceaux.

-- C'est votre frère, n'est-ce pas? demanda-t-il encore, les yeux
sur Pépé..

Celui-ci intimidé par cette présence extraordinaire d'un monsieur,
marchait gravement près de sa soeur, dont il tenait la main:

-- Oui, monsieur, répondit-elle de nouveau.

Elle avait rougi, elle songeait aux inventions abominables de
Marguerite et de Clara. Sans doute, Mouret comprit la cause de sa
rougeur, car il ajouta vivement:

-- Écoutez, mademoiselle, j'ai des excuses à vous présenter...
Oui, j'aurais été heureux de vous dire plus tôt combien j'ai
regretté l'erreur qui a été commise. On vous a accusée trop
légèrement d'une faute... Enfin, le mal est fait, je voulais
seulement vous apprendre que tout le monde, chez nous, connaît
aujourd'hui votre tendresse pour vos frères...

Il continua, fut d'une politesse respectueuse, à laquelle les
vendeuses du Bonheur des Dames n'étaient guère habituées de sa
part. Le trouble de Denise avait augmenté; mais une joie inondait
son coeur. Il savait donc qu'elle ne s'était donnée à personne!
Tous deux gardaient le silence, il restait près d'elle, réglant
ses pas sur les petits pas de l'enfant; et les bruits lointains de
Paris se mouraient, sous les ombres noires des grands arbres.

-- Je n'ai qu'une réhabilitation à vous offrir, mademoiselle,
reprit-il. Naturellement, si vous désirez rentrer chez nous...

Elle l'interrompit, elle refusa avec une hâte fébrile.

-- Monsieur, je ne puis pas... Je vous remercie tout de même, mais
j'ai trouvé ailleurs.

Il le savait, on lui avait appris depuis peu qu'elle était chez
Robineau. Et, tranquillement, sur un pied d'égalité charmante, il
lui parla de ce dernier, auquel il rendait justice: un garçon
d'une intelligence vive, trop nerveux seulement. Il aboutirait à
une catastrophe, Gaujean l'avait écrasé d'une affaire trop lourde,
où tous deux resteraient. Alors, Denise, gagnée par cette
familiarité, se livra davantage, laissa voir qu'elle était pour
les grands magasins, dans la bataille livrée entre ceux-ci et le
petit commerce; elle s'animait, citait des exemples, se montrait
au courant de la question, remplie même d'idées larges et
nouvelles. Lui, ravi, l'écoutait avec surprise. Il se tournait,
tâchait de distinguer ses traits, dans la nuit grandissante. Elle
semblait toujours la même, vêtue d'une robe simple, le visage
doux; mais, de cet effacement modeste, montait un parfum pénétrant
dont il subissait la puissance. Sans doute, cette petite s'était
faite à l'air de Paris, la voilà qui devenait femme, et elle était
troublante, si raisonnable, avec ses beaux cheveux, lourds de
tendresse.

-- Puisque vous êtes des nôtres, dit-il en riant, pourquoi restez-
vous chez nos adversaires?... Ainsi, ne m'a-t-on pas dit également
que vous logiez chez ce Bourras?

-- Un bien digne homme, murmura-t-elle.

-- Non, laissez donc! un vieux toqué, un fou qui me forcera à le
mettre sur la paille, lorsque je voudrais m'en débarrasser avec
une fortune!... D'abord, votre place n'est pas chez lui, sa maison
est mal famée, il loue à des personnes...

Mais il sentit la jeune fille confuse, il se hâta d'ajouter:

-- On peut être honnête partout, et il y a même plus de mérite à
l'être, quand on n'est pas riche.

Ils firent de nouveau quelques pas en silence. Pépé semblait
écouter de son air attentif d'enfant précoce. Par moments, il
levait les yeux sur sa soeur, dont la main brûlante, secouée de
légers tressaillements, l'étonnait:

-- Tenez! reprit gaiement Mouret, voulez-vous être mon
ambassadeur? Demain, j'avais l'intention d'augmenter encore mon
offre, de faire proposer à Bourras quatre-vingt mille francs...
Parlez-lui en la première, dites-lui donc qu'il se suicide. Il
vous écoutera peut-être, puisqu'il a de l'amitié pour vous, et
vous lui rendriez un véritable service.

-- Soit! répondit Denise, souriante elle aussi. Je ferai la
commission, mais je doute de réussir.

Et le silence retomba. Ni l'un ni l'autre n'avait plus rien à se
dire. Un instant, il essaya de causer de l'oncle Baudu; puis, il
dut se taire, en voyant le malaise de la jeune fille. Cependant,
ils continuaient de se promener côte à côte, ils débouchèrent
enfin, vers la rue de Rivoli, dans une allée où il faisait jour
encore. Au sortir de la nuit des arbres, ce fut comme un brusque
réveil. Il comprit qu'il ne pouvait la retenir davantage.

-- Bonsoir, mademoiselle.

-- Bonsoir, monsieur.

Mais il ne s'en allait pas. En levant les yeux, d'un coup d'oeil,
il venait d'apercevoir devant lui, au coin de la rue d'Alger, les
fenêtres éclairées de Mme Desforges, qui l'attendait. Et il avait
reporté ses regards sur Denise, il la voyait bien, dans le pâle
crépuscule: elle était toute chétive auprès d'Henriette, pourquoi
dont lui chauffait-elle ainsi le coeur? C'était un caprice
imbécile.

-- Voici un petit garçon qui se fatigue, reprit-il pour dire
encore quelque chose. Et rappelez-vous bien, n'est-ce pas? que
notre maison vous est ouverte. Vous n'aurez qu'à y frapper, je
vous donnerai toutes les compensations désirables... Bonsoir,
mademoiselle.

-- Bonsoir, monsieur.

Quand Mouret l'eut quittée, Denise rentra sous les marronniers,
dans l'ombre noire. Longtemps, elle marcha sans but, entre les
troncs énormes, le sang au visage, la tête bourdonnante d'idées
confuses. Pépé, toujours pendu à sa main, allongeait ses courtes
jambes pour la suivre. Elle l'oubliait. Il finit par dire:

-- Tu vas trop fort, petite mère.

Alors elle s'assit sur un banc: et, comme il était las, l'enfant
s'endormit en travers de ses genoux. Elle le tenait, le serrait
contre sa poitrine de vierge, les yeux perdus au fond des
ténèbres. Lorsque, une heure plus tard, elle revint doucement avec
lui rue de la Michodière, elle avait son tranquille visage de
fille raisonnable.

-- Tonnerre de Dieu! lui cria Bourras, du plus loin qu'il
l'aperçut, le coup est fait... Cette canaille de Mouret vient
d'acheter ma maison.

Il était hors de lui, il se battait tout seul, au milieu de la
boutique, avec des gestes si désordonnés, qu'il menaçait
d'enfoncer les vitrines.

-- Ah! la crapule!... C'est le fruitier qui m'écrit. Et vous ne
savez pas combien il l'a vendue, ma maison? cent cinquante mille
francs, quatre fois ce qu'elle vaut! Encore un joli voleur, celui-
là!... Imaginez-vous qu'il a prétexté mes embellissements; oui, il
a fait valoir que la maison venait d'être remise à neuf... Est-ce
qu'il n'auront pas bientôt fini de se ficher de moi?

Cette idée que son argent, dépensé en badigeon et en peinture,
avait pu profiter au fruitier, l'exaspérait. Et, maintenant, voilà
Mouret qui devenait son propriétaire: c'était à lui qu'il devrait
payer! c'était chez lui, chez ce concurrent abhorré, qu'il
logerait désormais! Une telle pensée achevait de le soulever de
fureur.

-- Je les entendais bien trouer le mur... À cette heure, ils sont
ici, c'est comme s'ils mangeaient dans mon assiette!

Et, de son poing abattu sur le comptoir, il secouait la boutique,
il faisait danser les parapluies et les ombrelles.

Denise, étourdie, n'avait pu placer un mot. Elle restait immobile,
attendant la fin de la crise; pendant que Pépé, très las,
s'endormait sur une chaise. Enfin, quand Bourras se calma un peu,
elle résolut de faire la commission de Mouret; sans doute, le
vieillard était irrité, mais l'excès même de sa colère, l'impasse
où il se trouvait, pouvaient déterminer une acceptation brusque.

-- Justement, j'ai rencontré quelqu'un, commença-t-elle. Oui, une
personne du Bonheur, et très bien informée... Il paraît que,
demain, on vous offrira quatre-vingt mille francs...

Il l'interrompit d'un éclat de voix terrible:

-- Quatre-vingt mille francs! quatre-vingt mille francs!... Pas
pour un million, maintenant!

Elle voulut le raisonner. Mais la porte de la boutique s'ouvrit,
et elle recula tout d'un coup, muette et pâle. C'était l'oncle
Baudu, avec sa face jaune, l'air vieilli. Bourras saisit les
boutons du paletot de son voisin, lui cria dans le visage, sans le
laisser dire un mot, fouetté par sa présence:

-- Savez-vous ce qu'ils ont le toupet de m'offrir? quatre-vingt
mille francs! Ils en sont là, les bandits! ils croient que je vais
me vendre comme une fille... Ah! ils ont acheté la maison, et ils
pensent me tenir! Eh bien, c'est fini, ils ne l'auront pas!
J'aurais cédé peut-être, mais puisqu'elle est à eux, qu'ils
essayent donc de la prendre!

-- Alors, la nouvelle est vraie? dit Baudu de sa voix lente. On me
l'avait affirmé, je venais pour savoir.

-- Quatre-vingt mille francs! répétait Bourras. Pourquoi pas cent
mille? C'est tout cet argent qui m'indigne. Est-ce qu'ils croient
qu'ils me feraient commettre une coquinerie, avec leur argent?...
Ils ne l'auront pas, tonnerre de Dieu! Jamais, jamais, entendez-
vous!

Denise sortit de son silence, pour dire de son air calme:

-- Ils l'auront dans neuf ans, quand votre bail sera fini.

Et, malgré la présence de son oncle, elle conjura le vieillard
d'accepter. La lutte devenait impossible, il se battait contre une
force supérieure, il ne pouvait, sans démence, refuser la fortune
qui se présentait. Mais, lui, répondait toujours non. Dans neuf
ans, il espérait bien être mort, pour ne pas voir ça.

-- Vous entendez, monsieur Baudu? reprit-il, votre nièce est avec
eux, c'est elle qu'ils ont chargée de me corrompre... Elle est
avec les brigands, parole d'honneur!

L'oncle, jusque-là, avait paru ne pas voir Denise. Il levait la
tête, du mouvement bourru qu'il affectait sur le seuil de sa
boutique, chaque fois qu'elle passait. Mais, lentement, il se
tourna, il la regarda. Ses grosses lèvres tremblèrent.

-- Je le sais, répondit-il à demi-voix.

Et il continuait à la regarder. Denise, touchée aux larmes, le
trouvait bien changé par le chagrin. Lui, pris du sourd remords de
ne l'avoir pas secourue, songeait peut-être à la vie de misère
qu'elle venait de traverser. Puis, la vue de Pépé endormi sur la
chaise, au milieu des éclats de la discussion, sembla l'attendrir.

-- Denise, dit-il simplement, entre donc demain manger la soupe,
avec le petit... Ma femme et Geneviève m'ont prié de t'inviter, si
je te rencontrais.

Elle devint très rouge, elle l'embrassa. Et, lorsqu'il partit,
Bourras, heureux de cette réconciliation, lui cria encore:

-- Corrigez-la, elle a du bon... Moi, la maison peut crouler, on
me trouvera sous les pierres.

-- Nos maisons croulent déjà, voisin, dit Baudu d'un air sombre.
Nous y resterons tous.

VIII


Cependant, tout le quartier causait de la grande voie qu'on allait
ouvrir, du nouvel Opéra à la Bourse, sous le nom de rue du Dix-
Décembre. Les jugements d'expropriation étaient rendus, deux
bandes de démolisseurs attaquaient déjà la trouée, aux deux bouts,
l'une abattant les vieux hôtels de la rue Louis-le-Grand, l'autre
renversant les murs légers de l'ancien Vaudeville; et l'on
entendait les pioches qui se rapprochaient, la rue de Choiseul et
la rue de la Michodière se passionnaient pour leurs maisons
condamnées. Avant quinze jours, la trouée devait les éventrer
d'une large entaille, pleine de vacarme et de soleil.

Mais ce qui remuait le quartier plus encore, c'étaient les travaux
entrepris au Bonheur des Dames. On parlait d'agrandissements
considérables, de magasins gigantesques tenant les trois façades
des rues de la Michodière, Neuve-Saint-Augustin et Monsigny.
Mouret, disait-on, avait traité avec le baron Hartmann, président
du Crédit Immobilier, et il occuperait tout le pâté de maisons,
sauf la façade future de la rue du Dix-Décembre, où le baron
voulait construire une concurrence au Grand-Hôtel. Partout, le
Bonheur des Dames rachetait les baux, les boutiques fermaient, les
locataires déménageaient; et, dans les immeubles vides, une armée
d'ouvriers commençait les aménagements nouveaux, sous des nuages
de plâtre. Seule, au milieu de ce bouleversement, l'étroite masure
du vieux Bourras restait immobile et intacte, obstinément
accrochée entre les hautes murailles, couvertes de maçons.

Lorsque, le lendemain, Denise se rendit avec Pépé chez l'oncle
Baudu, la rue était justement barrée par une file de tombereaux,
qui déchargeaient des briques devant l'ancien Hôtel Duvillard.
Debout sur le seuil de sa boutique, l'oncle regardait d'un oeil
morne. À mesure que le Bonheur des Dames s'élargissait, il
semblait que le Vieil Elbeuf diminuât... La jeune fille trouvait
les vitrines plus noires, plus écrasées sous l'entresol bas, aux
baies rondes de prison; l'humidité avait encore déteint la vieille
enseigne verte, une détresse tombait de la façade entière, plombée
et comme amaigrie.

-- Vous voilà, dit Baudu. Prenez garde! ils vous passeraient sur
le corps.

Dans la boutique, Denise éprouva le même serrement de coeur. Elle
la revoyait assombrie, gagnée davantage par la somnolence de la
ruine; des angles vides creusaient des trous de ténèbres, la
poussière envahissait les comptoirs et les casiers; tandis qu'une
odeur de cave salpêtrée montait des ballots de draps, qu'on ne
remuait plus. À la caisse, Mme Baudu et Geneviève se tenaient
muettes et immobiles, comme dans un coin de solitude, où personne
ne venait les déranger. La mère ourlait des torchons. La fille,
les mains tombées sur les genoux, regardait le vide devant elle.

-- Bonsoir, ma tante, dit Denise. Je suis bien heureuse de vous
revoir, et si je vous ai fait de la peine, veuillez me le
pardonner.

Mme Baudu l'embrassa, très émue.

-- Ma pauvre fille, répondit-elle, si je n'avais pas d'autres
peines, tu me verrais plus gaie.

-- Bonsoir, ma cousine, reprit Denise, en baisant la première
Geneviève sur les joues.

Celle-ci s'éveillait comme en sursaut. Elle lui rendit ses
baisers, sans trouver une parole. Les deux femmes prirent ensuite
Pépé, qui tendait ses petits bras. Et la réconciliation fut
complète.

-- Eh bien! il est six heures, mettons-nous à table, dit Baudu.
Pourquoi n'as-tu pas amené Jean?

-- Mais il devait venir, murmura Denise embarrassée. Justement, je
l'ai vu ce matin, il m'a formellement promis... Oh! il ne faut pas
l'attendre, son patron l'aura retenu.

Elle se doutait de quelque histoire extraordinaire, elle voulait
l'excuser d'avance.

-- Alors, mettons-nous à table, répéta l'oncle.

Puis, se tournant vers le fond obscur de la boutique:

-- Colomban, vous pouvez dîner en même temps que nous. Personne ne
viendra.

Denise n'avait pas aperçu le commis. La tante lui expliqua qu'ils
avaient dû congédier l'autre vendeur et la demoiselle. Les
affaires devenaient si mauvaises, que Colomban suffisait; et
encore passait-il des heures inoccupé, alourdi, glissant au
sommeil, les yeux ouverts.

Dans la salle à manger, le gaz brûlait, bien qu'on fût aux longs
jours de l'été. Denise eut un léger frisson en entrant, les
épaules saisies par la fraîcheur qui tombait des murs. Elle
retrouva la table ronde, le couvert mis sur une toile cirée, la
fenêtre prenant l'air et la lumière au fond du boyau empesté de la
petite cour. Et ces choses lui paraissaient, comme la boutique,
s'être assombries encore et avoir des larmes.

-- Père, dit Geneviève, gênée pour Denise, voulez-vous que je
ferme la fenêtre? Ça ne sent pas bon.

Lui, ne sentait rien. Il resta surpris.

-- Ferme la fenêtre, si cela t'amuse, répondit-il enfin.
Seulement, nous manquerons d'air.

En effet, on étouffa. C'était un dîner de famille, fort simple.
Après le potage, dès que la bonne eut servi le bouilli, l'oncle en
vint fatalement aux gens d'en face. Il se montra d'abord très
tolérant, il permettait à sa nièce d'avoir une opinion différente.

-- Mon Dieu! tu es bien libre de soutenir ces grandes chabraques
de maisons... Chacun son idée, ma fille... Du moment que ça ne t'a
pas dégoûtée d'être salement flanquée à la porte, c'est que tu
dois avoir des raisons solides pour les aimer; et tu y rentrerais,
vois-tu, que je ne t'en voudrais pas du tout... N'est-ce pas?
personne ici ne lui en voudrait?

-- Oh! non, murmura Mme Baudu.

Denise, posément, dit ses raisons, comme elle les disait chez
Robineau: l'évolution logique du commerce, les nécessités des
temps modernes, la grandeur de ces nouvelles créations, enfin le
bien-être croissant du public. Baudu, les yeux arrondis, la bouche
épaisse, l'écoutait, avec une visible tension d'intelligence.
Puis, quand elle eut terminé, il secoua la tête.

-- Tout ça, ce sont des fantasmagories. Le commerce est le
commerce, il n'y a pas à sortir de là... Oh! je leur accorde
qu'ils réussissent, mais c'est tout. Longtemps, j'ai cru qu'ils se
casseraient les reins; oui, j'attendais ça, je patientais, tu te
rappelles? Eh bien! non, il paraît qu'aujourd'hui ce sont les
voleurs qui font fortune, tandis que les honnêtes gens meurent sur
la paille... Voilà où nous en sommes, je suis forcé de m'incliner
devant les faits. Et je m'incline, mon Dieu! je m'incline...

Une sourde colère le soulevait peu à peu. Il brandit tout d'un
coup sa fourchette.

-- Mais jamais le Vieil Elbeuf ne fera une concession!... Entends-
tu, je l'ai dit à Bourras: «Voisin, vous pactisez avec les
charlatans, vos peinturlurages sont une honte.»

-- Mange donc, interrompit Mme Baudu, inquiète de le voir
s'allumer ainsi.

-- Attends, je veux que ma nièce sache bien ma devise... Écoute
ça, ma fille: je suis comme cette carafe, je ne bouge pas. Ils
réussissent, tant pis pour eux! Moi, je proteste, voilà tout!

La bonne apportait un morceau de veau rôti. De ses mains
tremblantes, il découpa; et il n'avait plus son coup d'oeil juste,
son autorité à peser les parts. La conscience de sa défaite lui
ôtait son ancienne assurance de patron respecté. Pépé s'était
imaginé que l'oncle se fâchait: il avait fallu le calmer, en lui
donnant tout de suite du dessert, des biscuits qui se trouvaient
devant son assiette. Alors l'oncle, baissant la voix, essaya de
parler d'autre chose. Un instant, il causa des démolitions, il
approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée allait
certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, de
nouveau, il revint au Bonheur des Dames; tout l'y ramenait,
c'était une obsession maladive. On était pourri de plâtre, on ne
vendait plus rien, depuis que les voitures de matériaux barraient
la rue. D'ailleurs, ce serait ridicule, à force d'être grand; les
clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles? Et, malgré les
regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des
travaux au chiffre d'affaires du magasin. N'était-ce pas
inconcevable? en moins de quatre ans, ils avaient quintuplé ce
chiffre: leur recette annuelle, autrefois de huit millions,
atteignait le chiffre de quarante, d'après le dernier inventaire.
Enfin, une folie, une chose qui ne s'était jamais vue, et contre
laquelle il n'y avait plus à lutter. Toujours ils s'engraissaient,
ils étaient maintenant mille employés, ils annonçaient vingt-huit
rayons. Ce nombre de vingt-huit rayons surtout le jetait hors de
lui. Sans doute on devait en avoir dédoublé quelques-uns, mais
d'autres étaient complètement nouveaux: par exemple un rayon de
meubles et un rayon d'articles de Paris. Comprenait-on cela? des
articles de Paris! Vrai, ces gens n'étaient pas fiers, ils
finiraient par vendre du poisson. L'oncle, tout en affectant de
respecter les idées de Denise, en arrivait à l'endoctriner.

-- Franchement, tu ne peux les défendre. Me vois-tu joindre un
rayon de casseroles à mon commerce de draps? Hein? tu dirais que
je suis fou... Avoue au moins que tu ne les estimes pas.

La jeune fille se contenta de sourire, gênée, comprenant
l'inutilité des bonnes raisons. Il reprit:

-- Enfin, tu es pour eux. Nous n'en parlerons plus, car il est
inutile qu'ils nous fâchent encore. Ce serait le comble, de les
voir se mettre entre ma famille et moi!... Rentre chez eux, si ça
te plaît, mais je te défends de me casser davantage les oreilles
avec leurs histoires!

Un silence régna. Son ancienne violence tombait à cette
résignation fiévreuse. Comme on suffoquait dans l'étroite salle,
chauffée par le bec de gaz, la bonne dut rouvrir la fenêtre; et la
pestilence humide de la cour souffla sur la table. Des pommes de
terre sautées avaient paru. On se servit lentement, sans une
parole.

-- Tiens! regarde ces deux-là, recommença Baudu, en désignant de
son couteau Geneviève et Colomban. Demande-leur s'ils l'aiment,
ton Bonheur des Dames!

Côte à côte, à la place accoutumée où ils se retrouvaient deux
fois par jour depuis douze ans, Colomban et Geneviève mangeaient
avec mesure. Ils n'avaient pas dit un mot. Lui, exagérant
l'épaisse bonhomie de sa face, semblait cacher, derrière ses
paupières tombantes, la flamme intérieure qui le brûlait; tandis
que, la tête courbée davantage sous sa chevelure trop lourde,
elle, s'abandonnait, comme ravagée par une souffrance secrète.

-- L'année dernière a été désastreuse, expliquait l'oncle. Il a
bien fallu reculer leur mariage... Non, par plaisir, demande leur
un peu ce qu'ils pensent de tes amis.

Denise, pour le contenter, interrogea les jeunes gens.

-- Je ne peux guère les aimer, ma cousine, répondit Geneviève.
Mais, soyez tranquille, tout le monde ne les déteste pas.

Et elle regardait Colomban, qui roulait une mie de pain, d'un air
absorbé. Quand il sentit sur lui les yeux de la jeune fille, il
lâcha des mots violents.

-- Une sale boutique!... Tous plus coquins les uns que les
autres!... Enfin, un vrai choléra pour le quartier!

-- Vous l'entendez! vous l'entendez! criait Baudu, ravi. En voilà
un qu'ils n'auront jamais!... Va! tu es le dernier, on n'en fera
plus!

Mais Geneviève, le visage sévère et douloureux, ne quittait pas
Colomban du regard. Elle pénétrait jusqu'à son coeur, et il se
troublait, il redoublait d'invectives. Mme Baudu, devant eux,
allait de l'un à l'autre, inquiète et silencieuse, comme si elle
eût deviné là un nouveau malheur. Depuis quelque temps la
tristesse de sa fille l'effrayait, elle la sentait mourir.

-- La boutique est seule, dit-elle enfin, en quittant la table,
désireuse de faire cesser la scène. Voyez donc, Colomban, j'ai cru
entendre quelqu'un.

On avait fini, on se leva. Baudu et Colomban allèrent causer avec
un courtier, qui venait prendre des ordres. Mme Baudu emmena Pépé,
pour lui montrer des images. La bonne, vivement, avait desservi,
et Denise s'oubliait près de la fenêtre, intéressée par la petite
cour, lorsque, en se retournant, elle aperçut Geneviève, toujours
à sa place, les yeux sur la toile cirée, humide encore d'un coup
d'éponge.

-- Vous souffrez, ma cousine? lui demanda-t-elle.

La jeune fille ne répondit pas, étudiant du regard, obstinément,
une cassure de la toile, comme envahie tout entière par les
réflexions qui continuaient en elle. Puis, elle releva la tête
avec peine, elle regarda le visage compatissant, penché vers le
sien. Les autres étaient donc partis? que faisait-elle sur cette
chaise? Et, tout d'un coup, des sanglots l'étouffèrent, sa tête
retomba au bord de la table. Elle pleurait, elle trempait sa
manche de larmes.

-- Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Denise, bouleversée. Voulez-
vous que j'appelle?

Geneviève l'avait saisie nerveusement au bras. Elle la retenait,
elle bégayait:

-- Non, non, restez... Oh! que maman ne sache pas!... Avec vous,
ça m'est égal; mais pas les autres, pas les autres!... C'est
malgré moi, je vous jure. C'est en me voyant toute seule...
Attendez, je vais mieux, je ne pleure plus.

Et des crises la reprenaient, secouaient son corps frêle de grands
frissons. Il semblait que le tas de ses cheveux noirs lui écrasât
la nuque. Comme elle roulait sa tête malade sur ses bras repliés,
une épingle se défit, les cheveux coulèrent dans son cou,
l'ensevelirent de leurs ténèbres. Cependant, Denise, sans bruit,
de peur d'éveiller l'attention, tâchait de la soulager. Elle la
dégrafa et resta navrée de cette maigreur souffrante: la pauvre
fille avait la poitrine creuse d'une enfant, le néant d'une vierge
mangée d'anémie. À pleines mains, Denise lui prit les cheveux, ces
cheveux superbes qui semblaient boire sa vie; puis, elle les noua
fortement, pour la dégager et lui donner un peu d'air.

-- Merci, vous êtes bonne, disait Geneviève. Ah! je ne suis pas
grosse, n'est-ce pas? J'étais plus forte, et tout s'en est allé...
Rattachez ma robe, maman verrait mes épaules. Je les cache tant
que je peux... Mon Dieu! je ne vais pas bien, je ne vais pas bien.

Pourtant, la crise se calmait. Elle restait brisée sur la chaise,
elle regardait fixement sa cousine, et, au bout d'un silence, elle
demanda:

-- Dites-moi la vérité, il l'aime?

Denise sentit une rougeur qui lui montait aux joues. Elle avait
parfaitement compris qu'il s'agissait de Colomban et de Clara.
Mais elle affecta la surprise.

-- Qui donc, ma chère?

Geneviève hochait la tête d'un air incrédule.

-- Ne mentez pas, je vous en prie. Rendez-moi le service de me
donner enfin une certitude... Vous devez savoir, je le sens. Oui,
vous avez été la camarade de cette femme, et j'ai vu Colomban vous
poursuivre, vous parler à voix basse. Il vous chargeait de
commissions pour elle, n'est-ce pas?... Oh! de grâce, dites-moi la
vérité, je vous jure que ça me fera du bien.

Jamais Denise n'avait éprouvé un embarras pareil. Elle baissait
les yeux, devant cette enfant toujours muette, et qui devinait
tout. Cependant, elle eut la force de la tromper encore.

-- Mais c'est vous qu'il aime!

Alors, Geneviève fit un geste désespéré.

-- C'est bon, vous ne voulez rien dire... D'ailleurs, ça m'est
égal, je les ai vus. Lui, sort continuellement sur le trottoir
pour la regarder. Elle, en haut, rit comme une malheureuse... Bien
sûr qu'ils se retrouvent dehors.

-- Ça, non, je vous le jure! cria Denise, s'oubliant, emportée par
le désir de lui donner au moins cette consolation.

La jeune fille respira fortement. Elle eut un faible sourire.
Puis, d'une voix affaiblie de convalescente:

-- Je voudrais bien un verre d'eau... Excusez-moi, je vous
dérange. Tenez, là, dans le buffet.

Et, lorsqu'elle tint la carafe, elle vida d'un trait un grand
verre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu'elle ne
se fit du mal.

-- Non, non, laissez, j'ai toujours soif... La nuit, je me lève
pour boire.

Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement:

-- Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée à l'idée de
ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjà Colomban
était pour moi... Alors, je ne me souviens plus comment les choses
ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester ici enfermés
l'un contre l'autre, sans qu'il y eût jamais de distraction entre
nous, j'ai dû finir par le croire mon mari, avant le temps.
J'ignorais si je l'aimais, j'étais sa femme, voilà tout... Et
aujourd'hui, il veut s'en aller avec une autre! Oh! mon Dieu! mon
coeur se fend. Voyez-vous, c'est une souffrance que je ne
connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans la tête,
puis ça va partout, ça me tue.

Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières se
mouillaient aussi de pitié, lui demanda:.

-- Est-ce que ma tante se doute de quelque chose?

-- Oui, maman se doute, je crois... Quant à papa, il est trop
tourmenté, il ne sait pas la peine qu'il me cause, en reculant ce
mariage... Plusieurs fois, maman m'a interrogée. Elle s'inquiète
de me voir languir. Jamais elle n'a été forte elle-même, souvent
elle m'a dit: «Ma pauvre fille, je ne t'ai pas faite bien solide.»
Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère. Mais elle doit
trouver que je maigris trop à la fin... Regardez mes bras, est-ce
raisonnable?

D'une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine
voulut l'empêcher de boire.

-- Non, j'ai trop soif, laissez-moi.

On entendit s'élever la voix de Baudu. Alors, cédant à une poussée
de son coeur, Denise s'agenouilla, entoura Geneviève de ses bras
fraternels. Elle la baisait, elle lui jurait que tout irait bien,
qu'elle épouserait Colomban, qu'elle guérirait et serait heureuse.
Vivement, elle se releva. L'oncle l'appelait.

-- Jean est là, viens donc.

C'était Jean, en effet, Jean effaré qui arrivait pour dîner. Quand
on lui dit que huit heures sonnaient, il demeura béant! Pas
possible, il sortait de chez son patron. On le plaisanta, sans
doute il avait pris par le bois de Vincennes. Mais, dès qu'il put
s'approcher de sa soeur, il lui souffla très bas:

-- C'est une petite blanchisseuse qui reportait son linge... J'ai
là une voiture à l'heure. Donne-moi cent sous.

Il sortit une minute, et revint dîner, car Mme Baudu ne voulait
absolument pas qu'il repartît sans manger au moins une soupe.
Geneviève avait reparu, dans son silence et son effacement
habituels. Colomban sommeillait à demi, derrière un comptoir. La
soirée coula triste et lente, animée uniquement par les pas de
l'onde, qui se promenait d'un bout à l'autre de la boutique vide.
Un seul bec de gaz brûlait, l'ombre du plafond bas tombait à
larges pelletées, comme la terre noire d'une fosse.

Des mois se passèrent. Denise entrait presque tous les jours
égayer un instant Geneviève. Mais la tristesse augmentait chez les
Baudu. Les travaux d'en face étaient un continuel tourment qui
avivait leur malchance. Même lorsqu'il avaient une heure d'espoir,
une joie inattendue, il suffisait du fracas d'un tombereau de
briques, de la scie d'un tailleur de pierres ou du simple appel
d'un maçon, pour la leur gâter aussitôt. Tout le quartier,
d'ailleurs, en était secoué. De l'enclos de planches longeant et
embarrassant les trois rues, sortait un branle d'activité
fiévreuse. Bien que l'architecte se servît des constructions
existantes, il les ouvrait de toutes parts, pour les aménager; et,
au milieu, dans la trouée des cours, il bâtissait une galerie
centrale, vaste comme une église, qui devait déboucher par une
porte d'honneur, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, au centre de la
façade. On avait eu d'abord de grandes difficultés à établir les
sous-sols, car on était tombé sur des infiltrations d'égout et sur
des terres rapportées, pleine d'ossements humains. Ensuite, le
forage du puits avait violemment préoccupé les maisons voisines,
un puits de cent mètres, dont le débit devait être de cinq cents
litres à la minute. Maintenant, les murs s'élevaient au premier
étage; des échafauds, des tours de charpentes, enfermaient l'île
entière; sans arrêt, on entendait le grincement des treuils
montant les pierres de taille, le déchargement brusque des
planchers de fer, la clameur de ce peuple d'ouvriers, accompagnée
du bruit des pioches et des marteaux. Mais, par-dessus tout, ce
qui assourdissait les gens, c'était la trépidation des machines;
tout marchait à la vapeur, des sifflements aigus déchiraient
l'air; tandis que, au moindre coup de vent, un nuage de plâtre
s'envolait et s'abattait sur les toitures environnantes, ainsi
qu'une tombée de neige. Les Baudu désespérés regardaient cette
poussière implacable pénétrer partout, traverser les boiseries les
mieux closes, salir les étoffes de la boutique, se glisser jusque
dans leur lit; et l'idée qu'ils la respiraient quand même, qu'ils
finiraient par en mourir, leur empoisonnait l'existence.

Du reste, la situation allait empirer encore. En septembre,
l'architecte, craignant de ne pas être prêt, se décida à faire
travailler la nuit. De puissantes lampes électriques furent
établies, et le branle ne cessa plus: des équipes se succédaient,
les marteaux n'arrêtaient pas, les machines sifflaient
continuellement, la clameur toujours aussi haute semblait soulever
et semer le plâtre. Alors, les Baudu, exaspérés, durent même
renoncer à fermer les yeux; ils étaient secoués dans leur alcôve,
les bruits se changeaient en cauchemars, dès que la fatigue les
engourdissait. Puis, s'ils se levaient pieds nus, pour calmer leur
fièvre, et s'ils venaient soulever un rideau, ils restaient
effrayés devant la vision du Bonheur des Dames flambant au fond
des ténèbres, comme une forge colossale, où se forgeait leur
ruine. Au milieu des murs, à moitié construits, troués de baies
vides, les lampes électriques jetaient de larges rayons bleus,
d'une intensité aveuglante. Deux heures du matin sonnaient, puis
trois heures, puis quatre heures. Et, dans le sommeil pénible du
quartier, le chantier agrandi par cette clarté lunaire, devenu
colossal et fantastique, grouillait d'ombres noires, d'ouvriers
retentissants, dont les profils gesticulaient, sur la blancheur
crue des murailles neuves.

L'oncle Baudu l'avait dit, le petit commerce des rues voisines
recevait encore un coup terrible. Chaque fois que le Bonheur des
Dames créait des rayons nouveaux, c'étaient de nouveaux
écroulements, chez les boutiquiers des alentours. Le désastre
s'élargissait, on entendait craquer les plus vieilles maisons.
Mlle Tatin, la lingère du passage Choiseul, venait d'être déclarée
en faillite; Quinette, le gantier, en avait à peine pour six mois;
les fourreurs Vanpouille étaient obligés de sous-louer une partie
de leurs magasins; si Bédoré et soeur, les bonnetiers, tenaient
toujours, rue Gaillon, ils mangeaient évidemment les rentes
amassées jadis. Et voilà que, maintenant, d'autres ruines allaient
s'ajouter à ces ruines prévues depuis longtemps: le rayon
d'articles de Paris menaçait un bimbelotier de la rue Saint-Roch,
Deslignières, un gros homme sanguin; tandis que le rayon des
meubles atteignait les Piot et Rivoire, dont les magasins
dormaient dans l'ombre du passage Sainte-Anne. On craignait même
l'apoplexie pour le bimbelotier, car il ne dérageait pas, en
voyant le Bonheur afficher les porte-monnaie à trente pour cent de
rabais. Les marchands de meubles, plus calmes, affectaient de
plaisanter ces calicots qui se mêlaient de vendre des tables et
des armoires; mais des clientes les quittaient déjà, le succès du
rayon s'annonçait formidable. C'était fini, il fallait plier
l'échine: après ceux-là, d'autres encore seraient balayés, et il
n'y avait plus de raison pour que tous les commerces ne fussent
tour à tour chassés de leurs comptoirs. Le Bonheur seul, un jour,
couvrirait le quartier de sa toiture.

À présent, le matin et le soir, lorsque les mille employés
entraient et sortaient, ils s'allongeaient en une queue si longue
sur la place Gaillon, que le monde s'arrêtait pour les regarder,
comme on regarde défiler un régiment. Pendant dix minutes, les
trottoirs en étaient encombrés; et les boutiquiers, devant leurs
portes, songeaient à l'unique commis, qu'ils ne savaient déjà
comment nourrir. Le dernier inventaire du grand magasin, ce
chiffre de quarante millions d'affaires, avait aussi révolutionné
le voisinage. Il courait de maison en maison, au milieu de cris de
surprise et de colère. Quarante millions! songeait-on à cela? Sans
doute, le bénéfice net se trouvait au plus de quatre pour cent,
avec leurs frais généraux considérables et leur système de bon
marché. Mais seize cent mille francs de gain était encore une
jolie somme, on pouvait se contenter du quatre pour cent,
lorsqu'on opérait sur des capitaux pareils. On racontait que
l'ancien capital de Mouret, les premiers cinq cent mille francs
augmentés chaque année de la totalité des bénéfices, un capital
qui devait être à cette heure de quatre millions, avait ainsi
passé dix fois en marchandises, dans les comptoirs. Robineau,
quand il se livrait à ce calcul devant Denise, après le repas,
restait un instant accablé, les yeux sur son assiette vide: elle
avait raison, c'était ce renouvellement incessant du capital qui
faisait la force invincible du nouveau commerce. Bourras seul
niait les faits, refusait de comprendre, superbe et stupide comme
une borne. Un tas de voleurs, voilà tout! Des gens qui mentaient!
Des charlatans qu'on ramasserait dans le ruisseau, un beau matin!

Les Baudu, cependant, malgré leur volonté de ne rien changer aux
habitudes du Vieil Elbeuf, tâchaient de soutenir la concurrence.
La clientèle ne venant plus à eux, ils s'efforçaient d'aller à
elle, par l'intermédiaire des courtiers. Il y avait alors, sur la
place de Paris, un courtier, en rapport avec tous les grands
tailleurs, qui sauvait les petites maisons de draps et de
flanelles, lorsqu'il voulait bien les représenter. Naturellement,
on se le disputait, il prenait une importance de personnage; et,
Baudu, l'ayant marchandé, eut le malheur de le voir s'entendre
avec les Matignon, de la rue Croix-des-Petits-Champs. Coup sur
coup, deux autres courtiers le volèrent; un troisième, honnête
homme, ne faisait rien. C'était la mort lente, sans secousse, un
ralentissement continu des affaires, des clientes perdues une à
une. Le jour vint où les échéances furent lourdes. Jusque-là, on
avait vécu sur les économies d'autrefois; maintenant, la dette
commençait. En décembre, Baudu, terrifié par le chiffre des
billets souscrits, se résigna au plus cruel des sacrifices: il
vendit sa maison de campagne de Rambouillet, une maison qui lui
coûtait tant d'argent en réparations continuelles, et dont les
locataires ne l'avaient pas même payé, lorsqu'il s'était décidé à
en tirer parti. Cette vente tuait le seul rêve de sa vie, son
coeur en saignait comme de la perte d'une personne chère. Et il
dut céder, pour soixante-dix mille francs, ce qui lui en coûtait
plus de deux cent mille. Encore fut-il heureux de trouver les
Lhomme, ses voisins, que le désir d'augmenter leurs terres
détermina. Les soixante-dix mille francs allaient soutenir la
maison pendant quelque temps encore. Malgré tous les échecs,
l'idée de la lutte renaissait: avec de l'ordre, à présent, on
pouvait vaincre peut-être.

Le dimanche où les Lhomme donnèrent l'argent, ils voulurent bien
dîner au Vieil Elbeuf. Mme Aurélie arriva la première; il fallut
attendre le caissier, qui vint en retard, effaré par tout un
après-midi de musique; quant au jeune Albert, il avait accepté
l'invitation, mais il ne parut pas. Ce fut, d'ailleurs, une soirée
pénible. Les Baudu, vivant sans air au fond de leur étroite salle
à manger, souffrirent du coup de vent que les Lhomme y
apportaient, avec leur famille débandée et leur goût de libre
existence. Geneviève, blessée des allures impériales de
Mme Aurélie, n'avait pas ouvert la bouche; tandis que Colomban
l'admirait, pris de frissons, en songeant qu'elle régnait sur
Clara.

Avant de se coucher, le soir, comme Mme Baudu était déjà au lit,
Baudu se promena longtemps dans la chambre. Il faisait doux, un
temps humide de dégel. Au-dehors, malgré les fenêtres closes et
les rideaux tirés, on entendait ronfler les machines des travaux
d'en face.

-- Sais-tu à quoi je pense, Élisabeth? dit-il enfin. Eh bien! ces
Lhomme ont beau gagner beaucoup d'argent, j'aime mieux être dans
ma peau que dans la leur... Ils réussissent, c'est vrai. La femme
a raconté, n'est-ce pas? qu'elle s'était fait près de vingt mille
francs cette année, et cela lui a permis de me prendre ma pauvre
maison. N'importe! je n'ai plus la maison, mais au moins je ne
vais pas jouer de la musique d'un côté, tandis que tu cours la
prétentaine de l'autre... Non, vois-tu, ils ne peuvent pas être
heureux.

Il était encore dans la grosse douleur de son sacrifice, il
gardait une rancune contre ces gens qui lui avaient acheté son
rêve. Quand il arrivait près du lit, il gesticulait, penché vers
sa femme; puis, de retour devant la fenêtre, il se taisait un
instant, il écoutait la clameur du chantier. Et il reprenait ses
vieilles accusations, ses doléances désespérées sur les temps
nouveaux: on n'avait jamais vu ça, des commis gagnaient à cette
heure plus que des commerçants, c'étaient les caissiers qui
rachetaient les propriétés des patrons. Aussi tout craquait, la
famille n'existait plus, on vivait à l'hôtel, au lieu de manger
honnêtement la soupe chez soi. Enfin, il termina en prophétisant
que le jeune Albert dévorerait plus tard la terre de Rambouillet
avec des actrices.

Mme Baudu l'écoutait, la tête droite sur l'oreiller, si pâle, que
son visage avait la couleur de la toile.

-- Ils t'ont payé, finit-elle par dire doucement.

Du coup, Baudu resta muet. Il marcha quelques secondes, les yeux à
terre. Puis, il reprit:

-- Ils m'ont payé, c'est vrai; et, après tout, leur argent est
aussi bon qu'un autre... Ce serait drôle, de relever la maison
avec cet argent-là. Ah! si je n'étais pas si vieux, si fatigué!

Un long silence régna. Le drapier était envahi par des projets
vagues. Brusquement, sa femme parla, les yeux au plafond, sans
remuer la tête.

-- As-tu remarqué ta fille, depuis quelque temps?

-- Non, répondit-il.

-- Eh bien! elle m'inquiète un peu... Elle pâlit, elle semble se
désespérer.

Debout devant le lit, il était plein de surprise.

-- Tiens! pourquoi donc?... Si elle est malade, elle devrait le
dire. Demain il faudra faire venir le médecin.

Mme Baudu restait toujours immobile. Après une grande minute, elle
déclara seulement de son air réfléchi:

-- Ce mariage avec Colomban, je crois qu'il vaudrait mieux en
finir.

Il la regarda, puis il se remit à marcher. Des faits lui
revenaient: Était-ce possible que sa fille tombât malade, à cause
du commis? Elle l'aimait donc au point de ne pouvoir attendre?
Encore un malheur de ce côté! Cela le bouleversait, d'autant plus
qu'il avait lui-même des idées arrêtées sur ce mariage. Jamais il
n'aurait voulu le conclure dans les conditions présentes.
Pourtant, l'inquiétude l'attendrissait.

-- C'est bon, dit-il enfin, je parlerai à Colomban.

Et, sans ajouter une parole, il continua sa promenade. Bientôt les
yeux de sa femme se fermèrent, elle dormait toute blanche, comme
morte. Lui, marchait encore. Avant de se coucher, il écarta les
rideaux, il jeta un coup d'oeil; de l'autre côté de la rue, les
fenêtres béantes de l'ancien Hôtel Duvillard ouvraient des trous
sur le chantier, où les ouvriers s'agitaient, dans l'éblouissement
des lampes électriques.

Dès le lendemain matin, Boudu emmena Colomban au fond d'un étroit
magasin de l'entresol. La veille, il avait arrêté ce qu'il aurait
à dire.

-- Mon garçon, commença-t-il, tu sais que j'ai vendu ma propriété
de Rambouillet. Cela va nous permettre de donner un coup de
collier... Mais, avant tout, je voudrais causer un peu avec toi.

Le jeune homme, qui semblait redouter l'entretien, attendait d'un
air gauche. Ses petits yeux clignotaient dans sa large face, et il
restait la bouche ouverte, signe chez lui d'une perturbation
profonde.

-- Écoute-moi bien, reprit le drapier. Quand le père Hauchecorne
m'a cédé le Vieil Elbeuf, la maison était prospère; lui-même
l'avait reçue autrefois du vieux Finet, en bon état... Tu connais
mes idées: je croirais commettre une vilaine action, si je
passais, diminué, à mes enfants ce dépôt de famille; et c'est
pourquoi j'ai toujours reculé ton mariage avec Geneviève... Oui,
je m'entêtais, j'espérais ramener la prospérité ancienne, je
voulais te mettre les livres sous le nez, en disant:

«Tiens! l'année où je suis entré, on a vendu tant de drap, et
cette année-ci, l'année où je sors, on en a vendu dix mille ou
vingt mille francs de plus...» Enfin, tu comprends, un serment que
je me suis fait, le désir bien naturel de me prouver que la maison
n'a pas perdu entre mes mains. Autrement, il me semblerait que je
vous vole.

Une émotion étranglait sa voix. Il se moucha pour se remettre, il
demanda:

-- Tu ne dis rien?

Mais Colomban n'avait rien à dire. Il hochait la tête, il
attendait, de plus en plus troublé, croyant deviner où allait en
venir le patron. C'était le mariage à bref délai. Comment refuser?
Jamais il n'aurait la force. Et l'autre, celle dont il rêvait la
nuit, la chair brûlée d'une telle flamme, qu'il se jetait tout nu
sur le carreau, de peur d'en mourir!

-- Aujourd'hui, continua Baudu, voilà un argent qui peut nous
sauver. La situation devient plus mauvaise chaque jour, mais peut-
être qu'en faisant un suprême effort... Enfin, je tenais à
t'avertir. Nous allons risquer le tout pour le tout. Si nous
sommes battus, eh bien! ça nous enterrera... Seulement, mon pauvre
garçon, votre mariage, du coup, va être encore reculé, car je ne
veux pas vous jeter tout seuls dans la bagarre. Ce serait trop
lâche, n'est-ce pas?

Colomban, soulagé, s'était assis sur des pièces de molleton. Ses
jambes gardaient un tremblement. Il craignait de laisser voir sa
joie, il baissait la tête, en roulant les doigts sur les genoux.

-- Tu ne dis rien? répéta Baudu.

Non, il ne disait rien, il ne trouvait rien à dire. Alors, le
drapier reprit avec lenteur:

-- J'étais sûr que ça te chagrinerait... Il te faut du courage.
Secoue-toi un peu, ne reste pas écrasé ainsi... Surtout, comprends
bien ma position. Puis-je vous attacher au cou un pareil pavé? Au
lieu de vous laisser une bonne affaire, je vous laisserais une
faillite peut-être. Non, les coquins seuls se permettent de ces
tours-là... Sans doute, je ne désire que votre bonheur, mais
jamais on ne me fera aller contre ma conscience.

Et il parla longtemps de la sorte, se débattant au milieu de
phrases contradictoires, en homme qui aurait voulu être deviné à
demi-mot et avoir la main forcée. Puisqu'il avait promis sa fille
et la boutique, la stricte probité le forçait à donner les deux en
bon état, sans tares ni dettes. Seulement, il était las, le
fardeau lui semblait trop lourd, des supplications perçaient dans
sa voix balbutiante. Les mots s'embrouillaient davantage sur ses
lèvres, il attendait, chez Colomban, un élan, un cri du coeur, qui
ne venait point.

-- Je sais bien, murmura-t-il, que les vieux manquent de flamme...
Avec des jeunes, les choses se rallument. Ils ont le feu au corps,
c'est naturel... Mais, non, non, je ne puis pas, parole d'honneur!
Si je vous cédais, vous me le reprocheriez plus tard.

Il se tut, frémissant; et, comme le jeune homme demeurait toujours
la tête basse, il lui demanda pour la troisième fois, au bout d'un
silence pénible:

-- Tu ne dis rien?

Enfin, sans le regarder, Colomban répondit:

-- Il n'y a rien à dire... Vous êtes le maître, vous avez plus de
sagesse que nous tous. Puisque vous l'exigez, nous attendrons,
nous tâcherons d'être raisonnables.

C'était fini, Baudu espérait encore qu'il allait se jeter dans ses
bras, en criant: «Père, reposez-vous, nous nous battrons à notre
tour, donnez-nous la boutique telle qu'elle est, pour que nous
fassions le miracle de la sauver!» Puis, il le regarda, et il fut
pris de honte, il s'accusa sourdement d'avoir voulu duper ses
enfants. La vieille honnêteté maniaque du boutiquier se réveillait
en lui; c'était ce garçon prudent qui avait raison, car il n'y a
pas de sentiment dans le commerce, il n'y a que des chiffres.

-- Embrasse-moi, mon garçon, dit-il pour conclure. C'est décidé,
nous ne reparlerons du mariage que dans un an. Avant tout, il faut
songer au sérieux.

Le soir, dans leur chambre, quand Mme Baudu questionna son mari
sur le résultat de l'entretien, celui-ci avait retrouvé son
obstination à combattre en personne, jusqu'au bout. Il fit un
grand éloge de Colomban: un garçon solide, ferme dans ses idées,
élevé d'ailleurs selon les bons principes, incapable par exemple
de rire avec les clientes, ainsi que les godelureaux du Bonheur.
Non, c'était honnête, c'était de la famille, ça ne jouait pas sur
la vente comme sur une valeur de Bourse.

-- Alors, à quand le mariage? demanda Mme Baudu.

-- Plus tard, répondit-il, lorsque je serai en mesure de tenir mes
promesses.

Elle n'eut pas un geste, elle dit seulement:

-- Notre fille en mourra.

Baudu se retint, soulevé de colère. C'était lui, qui en mourrait,
si on le bouleversait ainsi continuellement! Était-ce sa faute? Il
aimait sa fille, il parlait de donner son sang pour elle; mais il
ne pouvait cependant pas faire que la maison marchât quand elle
ne voulait plus marcher. Geneviève devait avoir un peu de raison
et patienter jusqu'à un meilleur inventaire. Que diable! Colomban
restait là, personne ne le lui volerait!

-- C'est incroyable! répétait-il, une fille si bien élevée!

Mme Baudu n'ajouta rien. Sans doute elle avait deviné les tortures
jalouses de Geneviève; mais elle n'osa les confier à son mari. Une
singulière pudeur de femme l'avait toujours empêchée d'aborder
avec lui certains sujets de tendresse délicate. Quand il la vit
muette, il tourna sa colère contre les gens d'en face, il tendait
les poings dans le vide, du côté du chantier, où l'on posait,
cette nuit-là, des charpentes de fer, à grands coups de marteau.

Denise allait rentrer au Bonheur des Dames. Elle avait compris que
les Robineau, forcés de restreindre leur personnel, ne savaient
comment la congédier. Pour tenir encore, il leur fallait tout
faire par eux-mêmes; Gaujean, obstiné dans sa rancune, allongeait
les crédits, promettait même de leur trouver des fonds; mais la
peur les prenait, ils voulaient tenter de l'économie et de
l'ordre. Pendant quinze jours, Denise les sentit gênés avec elle;
et elle dut parler la première, dire qu'elle avait une place autre
part. Ce fut un soulagement, Mme Robineau l'embrassa, très émue,
en jurant qu'elle la regretterait toujours. Puis, lorsque, sur une
question, la jeune fille répondit qu'elle retournait chez Mouret,
Robineau devint pâle.

-- Vous avez raison! cria-t-il violemment.

Il était moins facile d'annoncer la nouvelle au vieux Bourras.
Pourtant, Denise devait lui donner congé, et elle tremblait, car
elle lui gardait une vive reconnaissance. Bourras, justement, ne
décolérait plus, en plein dans le vacarme du chantier voisin. Les
voitures de matériaux barraient sa boutique; les pioches tapaient
dans ses murs; tout, chez lui, les parapluies et les cannes,
dansait au bruit des marteaux. Il semblait que la masure,
s'entêtant au milieu de ces démolitions, allait se fendre. Mais le
pis était que l'architecte, pour relier les rayons existants du
magasin, avec les rayons qu'on installait dans l'ancien Hôtel
Duvillard, avait imaginé de creuser un passage, sous la petite
maison qui les séparait. Cette maison appartenant à la société
Mouret et Cie, et le bail portant que le locataire devrait
supporter les travaux de réparation, des ouvriers se présentèrent
un matin. Du coup, Bourras faillit avoir une attaque. N'était-ce
pas assez de l'étrangler de tous les côtés, à gauche, à droite,
derrière? il fallait encore qu'on le prît par les pieds, qu'on
mangeât la terre sous lui! Et il avait chassé les maçons, il
plaiderait. Des travaux de réparation, soit! mais c'étaient là des
travaux d'embellissement. Le quartier pensait qu'il gagnerait,
sans pourtant jurer de rien. En tout cas, le procès menaçait
d'être long, on se passionnait pour ce duel interminable.

Le jour où Denise résolut enfin de lui donner congé, Bourras
revenait précisément de chez son avocat.

-- Croyez-vous! cria-t-il, ils disent maintenant que la maison
n'est pas solide, ils prétendent établir qu'il faut en reprendre
les fondations... Parbleu! ils sont las de la secouer, avec leurs
sacrées machines. Ce n'est pas étonnant, si elle se casse!

Puis, quand la jeune fille lui eut annoncé qu'elle partait,
qu'elle rentrait au Bonheur avec mille francs d'appointements, il
fut si saisi, qu'il leva seulement vers le ciel ses vieilles mains
tremblantes. L'émotion l'avait fait tomber sur une chaise.

-- Vous! vous! balbutia-t-il. Enfin, il n'y a que moi, il ne reste
plus que moi!

Au bout d'un silence, il demanda:

-- Et le petit?

-- Il retournera chez Mme Gras, répondit Denise. Elle l'aimait
beaucoup.

De nouveau, ils se turent. Elle l'aurait préféré furieux, jurant,
tapant du poing; ce vieillard suffoqué, écrasé, la navrait. Mais
il se remettait peu à peu, il recommençait à crier.

-- Mille francs, ça ne se refuse pas... Vous irez tous. Partez
donc, laissez-moi seul. Oui, seul, entendez-vous! Il y en aura un
qui ne pliera jamais la tête... Et dites-leur que je gagnerai mon
procès, quand je devrais y manger ma dernière chemise!

Denise ne devait quitter Robineau qu'à la fin du mois. Elle avait
revu Mouret, tout se trouvait réglé. Un soir, elle allait remonter
chez elle, lorsque Deloche, qui la guettait sous une porte
cochère, l'arrêta au passage. Il était bien heureux, il venait
d'apprendre la grande nouvelle, tout le magasin en causait,
disait-il. Et il lui conta gaiement les commérages des comptoirs.

-- Vous savez, ces dames des confections font une figure! Puis,
s'interrompant:

-- À propos, vous vous souvenez de Clara Prunaire. Eh bien! il
paraît que le patron l'aurait... Vous comprenez?

Il était devenu rouge. Elle, toute pâle, s'écria:

-- M. Mouret!

-- Un drôle de goût, n'est-ce pas? reprit-il. Une femme qui
ressemble à un cheval... La petite lingère qu'il avait eue deux
fois, l'an passé, était gentille au moins. Enfin, ça le regarde.

Denise, rentrée chez elle, se sentit défaillir. C'était sûrement
d'avoir monté trop vite. Accoudée à la fenêtre, elle eut la
brusque vision de Valognes, de la rue déserte, au pavé moussu,
qu'elle voyait de sa chambre d'enfant; et un besoin la prenait de
revivre là-bas, de se réfugier dans l'oubli et la paix de la
province. Paris l'irritait, elle haïssait le Bonheur des Dames,
elle ne savait plus pourquoi elle avait consenti à y retourner.
Certainement, elle y souffrirait encore, elle souffrait déjà d'un
malaise inconnu, depuis les histoires de Deloche. Alors, sans
motif, une crise de larmes la força de quitter la fenêtre. Elle
pleura longtemps, elle retrouva quelque courage à vivre.

Le lendemain, au déjeuner, comme Robineau l'avait envoyée en
course et qu'elle passait devant le Vieil Elbeuf, elle poussa la
porte, en voyant Colomban seul dans la boutique. Les Baudu
déjeunaient, on entendait le bruit des fourchettes, au fond de la
petite salle.

-- Vous pouvez entrer, dit le commis. Ils sont à table.

Mais elle le fit taire, elle l'attira dans un coin. Et, baissant
la voix:

-- C'est à vous que je veux parler... Vous manquez donc de coeur?
vous ne voyez donc pas que Geneviève vous aime et qu'elle en
mourra?

Elle était toute frémissante, sa fièvre de la veille la secouait
de nouveau. Lui, effaré, étonné de cette brusque attaque, ne
trouvait pas une parole.

-- Entendez-vous! continua-t-elle, Geneviève sait que vous en
aimez une autre. Elle me l'a dit, elle a sangloté comme une
malheureuse... Ah! la pauvre enfant! elle ne pèse plus lourd,
allez! Si vous aviez vu ses petits bras! C'est à pleurer... Dites,
vous ne pouvez pas la laisser mourir ainsi!

Il parla enfin, tout à fait bouleversé.

-- Mais elle n'est pas malade, vous exagérez... Moi, je ne vois
pas... Et puis, c'est son père qui recule le mariage.

Denise, rudement, releva ce mensonge. Elle avait senti que la
moindre insistance du jeune homme déciderait l'oncle. Quant à la
surprise de Colomban, elle n'était pas feinte: il ne s'était
réellement jamais aperçu de la lente agonie de Geneviève. Ce fut,
pour lui, une révélation très désagréable. Tant qu'il ignorait, il
n'avait pas de reproches trop gros à se faire.

-- Et pour qui? reprenait Denise, pour une rien du tout!... Mais
vous ignorez donc qui vous aimez? Je n'ai pas voulu vous chagriner
jusqu'à présent, j'ai évité souvent de répondre à vos continuelles
questions... Eh bien! oui, elle va avec tout le monde, elle se
moque de vous, jamais vous ne l'aurez, ou bien vous l'aurez comme
les autres, une fois, en passant.

Très pâle, il l'écoutait; et, à chacune des phrases qu'elle lui
jetait à la face, entre ses dents serrées, il avait un petit
tremblement des lèvres. Elle, prise de cruauté, cédait à un
emportement dont elle n'avait pas conscience.

-- Enfin, dit-elle dans un dernier cri, elle est avec M. Mouret,
si vous voulez le savoir!

Sa voix s'était étranglée, elle devint plus pâle que lui. Tous
deux se regardèrent.

Puis, il bégaya:

-- Je l'aime.

Alors, Denise fut honteuse. Pourquoi parlait-elle ainsi à ce
garçon et qu'avait-elle à se passionner? Elle resta muette, le
simple mot qu'il venait de répondre lui retentissait dans le
coeur, avec un lointain bruit de cloche, dont elle était
assourdie. «Je l'aime, je l'aime», et cela s'élargissait: il avait
raison, il ne pouvait en épouser une autre.

Comme elle se tournait, elle aperçut Geneviève, sur le seuil de la
salle à manger.

-- Taisez-vous! dit-elle rapidement.

Mais il était trop tard, Geneviève devait avoir entendu. Elle
n'avait plus de sang au visage. Justement, une cliente poussait la
porte, Mme Bourdelais, une des dernières fidèles du Vieil Elbeuf,
où elle trouvait des articles solides; depuis longtemps,
Mme de Boves avait suivi la mode, en passant au Bonheur, Mme Marty
elle-même ne venait plus, conquise tout entière par les séductions
des étalages d'en face. Et Geneviève fut forcée d'avancer, pour
dire de sa voix blanche:

-- Que désire madame?

Mme Bourdelais voulait voir de la flanelle. Colomban descendit une
pièce d'un casier, Geneviève montra l'étoffe; et, tous deux, les
mains froides, se trouvaient rapprochés derrière le comptoir.
Cependant, Baudu sortait le dernier de la petite salle, à la suite
de sa femme, qui était allée s'asseoir sur la banquette de la
caisse. Mais il ne se mêla pas d'abord de la vente, il avait souri
à Denise, et se tenait debout, en regardant Mme Bourdelais.

-- Elle n'est pas assez belle, disait celle-ci. Montrez-moi ce que
vous avez de plus fort.

Colomban descendit une autre pièce. Il y eut un silence.
Mme Bourdelais examinait l'étoffe.

-- Et combien?

-- Six francs, madame, répondit Geneviève. La cliente fit un
brusque mouvement.

-- Six francs! mais ils ont la même, en face, à cinq francs.

Une contraction légère passa sur le visage de Baudu: Il ne put
s'empêcher d'intervenir, très poliment. Madame se trompait sans
doute, cet article-là aurait dû être vendu six francs cinquante,
il était impossible qu'on le donnât à cinq francs. Certainement,
il s'agissait d'un autre article.

-- Non, non, répétait-elle, avec l'entêtement d'une bourgeoise qui
se piquait de s'y connaître. L'étoffe est la même. Peut-être
encore est-elle plus épaisse.

Et la discussion finit par s'aigrir, Baudu, la bile au visage,
faisait effort pour rester souriant. Son amertume contre le
Bonheur crevait dans sa gorge.

-- Vraiment, dit enfin Mme Bourdelais, il faut me mieux traiter,
autrement, j'irai en face, comme les autres.

Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue:

-- Eh bien! allez en face!

Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s'en alla, sans se
retourner, en répondant:

-- C'est ce que je vais faire, monsieur.

Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis.
Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu'il venait de
dire. La phrase était partie sans qu'il le voulût, dans
l'explosion d'une longue rancune amassée. Et, maintenant, les
Baudu, immobiles, les bras tombés, suivaient du regard
Mme Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter
leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la
haute porte du Bonheur, lorsqu'ils virent son dos se noyer dans la
foule, il y eut en eux comme un arrachement.

-- Encore une qu'ils nous prennent! murmura le drapier.

Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l'engagement
nouveau:

-- Toi aussi, ils t'ont reprise... Va, je ne t'en veux pas.
Puisqu'ils ont l'argent, ils sont les plus forts.

Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n'avait pu
entendre Colomban, lui disait à l'oreille:

-- Il vous aime, soyez plus gaie.

Mais la jeune fille lui répondit très bas, d'une voix déchirée:

-- Pourquoi mentez-vous?... Tenez! il ne peut s'en empêcher, il
regarde là-haut... Je sais bien qu'ils me l'ont volé, comme ils
nous volent tout.

Et elle s'était assise sur la banquette de la caisse, près de sa
mère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par la
jeune fille, car ses yeux navrés allèrent d'elle à Colomban, puis
se reportèrent sur le Bonheur. C'était vrai, il leur volait tout:
au père, la fortune; à la mère, son enfant mourante; à la fille,
un mari attendu depuis dix ans. Devant cette famille condamnée,
Denise, dont le coeur se noyait de compassion, eut un instant peur
d'être mauvaise. N'allait-elle pas remettre la main à la machine
qui écrasait le pauvre monde? Mais elle se trouvait comme emportée
par une force, elle sentait qu'elle ne faisait pas le mal.

-- Bah! reprit Baudu pour se donner du courage, nous n'en mourrons
pas. Une cliente perdue, deux de retrouvées... Tu entends, Denise;
j'ai là soixante-dix mille francs qui vont faire passer des nuits
blanches à ton Mouret... Voyons, vous autres! n'ayez donc pas des
figures d'enterrement!

Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternation
blême; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés,
possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s'achevaient,
on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan du
colossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de
larges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, rendu
enfin à la circulation, s'alignaient huit voitures, que des
garçons chargeaient l'une après l'autre, devant le bureau du
départ. Sous le soleil, dont un rayon enfilait la rue, les
panneaux verts, aux rechampis jaunes et rouges, miroitaient comme
des glaces, envoyaient des reflets aveuglants jusqu'au fond du
Vieil Elbeuf. Les cochers vêtus de noir, d'une allure correcte,
tenaient court les chevaux, des attelages superbes, qui secouaient
leurs mors argentés. Et chaque fois qu'une voiture était pleine,
il y avait, sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les
petites boutiques voisines.

Alors, devant ce défilé triomphal qu'ils devaient subir deux fois
chaque jour, le coeur des Baudu se fendit. Le père défaillait, en
se demandant où pouvait aller ce continuel flot de marchandises;
tandis que la mère, malade du tourment de sa fille, continuait à
regarder sans voir, les yeux noyés de grosses larmes.

IX


Un lundi, quatorze mars, le Bonheur des Dames inaugurait ses
magasins neufs par la grande exposition des nouveautés d'été, qui
devait durer trois jours. Au-dehors, une aigre bise soufflait, les
passants, surpris de ce retour d'hiver, filaient vite, en
boutonnant leurs paletots. Cependant, toute une émotion fermentait
dans les boutiques du voisinage; et l'on voyait, contre les
vitres, les faces pâles des petits commerçants, occupés à compter
les premières voitures, qui s'arrêtaient devant la nouvelle porte
d'honneur, rue Neuve-Saint-Augustin. Cette porte, haute et
profonde comme un porche d'église, surmontée d'un groupe,
l'Industrie et le Commerce se donnant la main au milieu d'une
complication d'attributs, était abritée sous une vaste marquise,
dont les dorures fraîches semblaient éclairer les trottoirs d'un
coup de soleil. À droite, à gauche, les façades, d'une blancheur
crue encore, s'allongeaient, faisaient retour sur les rues
Monsigny et de la Michodière, occupaient toute l'île sauf le côté
de la rue du Dix-Décembre, où le Crédit Immobilier allait bâtir.
Le long de ce développement de caserne, lorsque les petits
commerçants levaient la tête, ils apercevaient l'amoncellement des
marchandises, par les glaces sans tain, qui, du rez-de-chaussée au
second étage, ouvraient la maison au plein jour. Et ce cube
énorme, ce colossal bazar leur bouchait le ciel, leur paraissait
être pour quelque chose dans le froid dont ils grelottaient, au
fond de leurs comptoirs glacés.

Dès six heures, cependant, Mouret était là, donnant ses derniers
ordres. Au centre, dans l'axe de la porte d'honneur, une large
galerie allait de bout en bout, flanquée à droite et à gauche de
deux galeries plus étroites, la galerie Monsigny et la galerie
Michodière. On avait vitré les cours, transformées en halls; et
des escaliers de fer s'élevaient du rez-de-chaussée, des ponts de
fer étaient jetés d'un bout à l'autre, aux deux étages.
L'architecte, par hasard intelligent, un jeune homme amoureux des
temps nouveaux, ne s'était servi de la pierre que pour les sous-
sols et les piles d'angle, puis avait monté toute l'ossature en
fer, des colonnes supportant l'assemblage des poutres et des
solives. Les voûtins des planchers, les cloisons des distributions
intérieures, étaient en briques. Partout on avait gagné de
l'espace, l'air et la lumière entraient librement, le public
circulait à l'aise, sous le jet hardi des fermes à longue portée.
C'était la cathédrale du commerce moderne solide et légère, faite
pour un peuple de clientes. En bas, dans la galerie centrale,
après les soldes de la porte, il y avait les cravates, la
ganterie, la soie; la galerie Monsigny était occupée par le blanc
et la rouennerie, la galerie Michodière par la mercerie, la
bonneterie, la draperie et les lainages. Puis, au premier, se
trouvaient les confections, la lingerie, les châles, les
dentelles, d'autres rayons nouveaux, tandis qu'on avait relégué au
second étage la literie, les tapis, les étoffes d'ameublement,
tous les articles encombrants et d'un maniement difficile. À cette
heure, le nombre des rayons était de trente-neuf, et l'on comptait
dix-huit cents employés, dont deux cents femmes. Un monde poussait
là, dans la vie sonore des hautes nefs métalliques.

Mouret avait l'unique passion de vaincre la femme. Il la voulait
reine dans sa maison, il lui avait bâti ce temple, pour l'y tenir
à sa merci. C'était toute sa tactique, la griser d'attentions
galantes et trafiquer de ses désirs, exploiter sa fièvre. Aussi,
nuit et jour, se creusait-il la tête, à la recherche de
trouvailles nouvelles. Déjà, voulant éviter la fatigue des étages
aux dames délicates, il avait fait installer deux ascenseurs,
capitonnés de velours. Puis, il venait d'ouvrir un buffet, où l'on
donnait gratuitement des sirops et des biscuits, et un salon de
lecture, une galerie monumentale, décorée avec un luxe trop riche,
dans laquelle il risquait même des expositions de tableaux. Mais
son idée la plus profonde était, chez la femme sans coquetterie,
de conquérir la mère par l'enfant; il ne perdait aucune force,
spéculait sur tous les sentiments, créait des rayons pour petits
garçons et fillettes, arrêtait les mamans au passage, en offrant
aux bébés des images et des ballons. Un trait de génie que cette
prime des ballons, distribuée à chaque acheteuse, des ballons
rouges, à la fine peau de caoutchouc, portant en grosses lettres
le nom du magasin, et qui, tenus au bout d'un fil, voyageant en
l'air, promenaient par les rues une réclame vivante!

La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait
à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues,
d'annonces et d'affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés
d'été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante
mille à l'étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant,
il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même
d'échantillons, collés sur les feuilles. C'était un débordement
d'étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier,
envahissait les murailles, les journaux, jusqu'aux rideaux des
théâtres. Il professait que la femme est sans force contre la
réclame, qu'elle finit fatalement par aller au bruit. Du reste, il
lui tendait des pièges plus savants, il l'analysait en grand
moraliste. Ainsi, il avait découvert qu'elle ne résistait pas au
bon marché, qu'elle achetait sans besoin, quand elle croyait
conclure une affaire avantageuse; et, sur cette observation, il
basait son système des diminutions de prix, il baissait
progressivement les articles non vendus, préférant les vendre à
perte, fidèle au principe du renouvellement rapide des
marchandises. Puis, il avait pénétré plus avant encore dans le
coeur de la femme, il venait d'imaginer «les rendus», un chef
d'oeuvre de séduction jésuitique. «Prenez toujours, madame: vous
nous rendrez l'article, s'il cesse de vous plaire.» Et la femme,
qui résistait, trouvait là une dernière excuse, la possibilité de
revenir sur une folie: elle prenait, la conscience en règle.
Maintenant, les rendus et la baisse des prix entraient dans le
fonctionnement classique du nouveau commerce.

Mais où Mouret se révélait comme un maître sans rival, c'était
dans l'aménagement intérieur des magasins. Il posait en loi que
pas un coin du Bonheur des Dames ne devait rester désert; partout,
il exigeait du bruit, de la foule, de la vie; car la vie, disait-
il, attire la vie, enfante et pullule. De cette loi, il tirait
toutes sortes d'applications. D'abord, on devait s'écraser pour
entrer, il fallait que, de la rue, on crût à une émeute; et il
obtenait cet écrasement, en mettant sous la porte les soldes, des
casiers et des corbeilles débordant d'articles à vil prix; si bien
que le menu peuple s'amassait, barrait le seuil, faisait penser
que les magasins craquaient de monde, lorsque souvent ils
n'étaient qu'à demi pleins. Ensuite, le long des galeries, il
avait l'art de dissimuler les rayons qui chômaient, par exemple
les châles en été et les indiennes en hiver; il les entourait de
rayons vivants, les noyait dans du vacarme. Lui seul avait encore
imaginé de placer au deuxième étage les comptoirs des tapis et des
meubles, des comptoirs où les clientes étaient plus rares, et dont
la présence au rez-de-chaussée aurait creusé des trous vides et
froids. S'il en avait découvert le moyen, il aurait fait passer la
rue au travers de sa maison.

Justement, Mouret se trouvait en proie à une crise d'inspiration.
Le samedi soir, comme il donnait un dernier coup d'oeil aux
préparatifs de la grande vente du lundi, dont on s'occupait depuis
un mois, il avait eu la conscience soudaine que le classement des
rayons adopté par lui, était inepte. C'était pourtant un
classement d'une logique absolue, les tissus d'un côté, les objets
confectionnés de l'autre, un ordre intelligent qui devait
permettre aux clientes de se diriger elles-mêmes. Il avait rêvé
cet ordre autrefois, dans le fouillis de l'étroite boutique de
Mme Hédouin; et voilà qu'il se sentait ébranlé, le jour où il le
réalisait. Brusquement, il s'était écrié qu'il fallait «lui casser
tout ça». On avait quarante-huit heures, il s'agissait de
déménager une partie des magasins. Le personnel, effaré, bousculé,
avait dû passer les deux nuits et la journée entière du dimanche,
au milieu d'un gâchis épouvantable. Même le lundi matin, une heure
avant l'ouverture, des marchandises ne se trouvaient pas encore en
place. Certainement, le patron devenait fou, personne ne
comprenait, c'était une consternation générale.

-- Allons, dépêchons! criait Mouret, avec la tranquille assurance
de son génie. Voici encore des costumes qu'il faut me porter là-
haut... Et le Japon est-il installé sur le palier central?... Un
dernier effort, mes enfants, vous verrez la vente tout à l'heure!

Bourdoncle, lui aussi, était là depuis le petit jour. Pas plus que
les autres, il ne comprenait, et ses regards suivaient le
directeur d'un air d'inquiétude. Il n'osait lui poser des
questions, sachant de quelle manière on était reçu, dans ces
moments de crise. Pourtant, il se décida, il demanda doucement:

-- Est-ce qu'il était bien nécessaire de tout bouleverser ainsi, à
la veille de notre exposition?

D'abord, Mouret haussa les épaules, sans répondre. Puis, comme
l'autre se permit d'insister, il éclata.

-- Pour que les clientes se tassent toutes dans le même coin,
n'est-ce pas? Une jolie idée de géomètre que j'avais eue là! Je ne
m'en serais jamais consolé... Comprenez donc que je localisais la
foule. Une femme entrait, allait droit où elle voulait aller,
passait du jupon à la robe, de la robe au manteau, puis se
retirait, sans même s'être un peu perdue!... Pas une n'aurait
seulement vu nos magasins!

-- Mais, fit remarquer Bourdoncle, maintenant que vous avez tout
brouillé et tout jeté aux quatre coins, les employés useront leurs
jambes, à conduire les acheteuses de rayon en rayon.

Mouret eut un geste superbe.

-- Ce que je m'en fiche! Ils sont jeunes, ça les fera grandir...
Et tant mieux, s'ils se promènent! Ils auront l'air plus nombreux,
ils augmenteront la foule. Qu'on s'écrase, tout ira bien!

Il riait, il daigna expliquer son idée, en baissant la voix:

-- Tenez! Bourdoncle, écoutez les résultats... Premièrement, ce
va-et-vient continuel de clientes les disperse un peu partout, les
multiplie et leur fait perdre la tête; secondement, comme il faut
qu'on les conduise d'un bout des magasins à l'autre, si elles
désirent par exemple la doublure après avoir acheté la robe, ces
voyages en tous sens triplent pour elle la grandeur de la maison;
troisièmement, elles sont forcées de traverser des rayons où elles
n'auraient pas mis les pieds, des tentations les y accrochent au
passage, et elles succombent; quatrièmement...

Bourdoncle riait avec lui. Alors, Mouret, enchanté, s'arrêta, pour
crier aux garçons:

--Très bien, mes enfants! Maintenant, un coup de balai, et voilà
qui est beau!

Mais, en se tournant, il aperçut Denise. Lui et Bourdoncle se
trouvaient devant le rayon des confections, qu'il venait justement
de dédoubler, en faisant monter les robes et costumes au second
étage, à l'autre bout des magasins. Denise, descendue la première,
ouvrait de grands yeux, dépaysée par les aménagements nouveaux.

-- Quoi donc? murmura-t-elle, on déménage?

Cette surprise parut amuser Mouret, qui adorait ces coups de
théâtre. Dès les premiers jours de février, Denise était rentrée
au Bonheur, où elle avait eu l'heureux étonnement de retrouver le
personnel poli, presque respectueux. Mme Aurélie surtout se
montrait bienveillante; Marguerite et Clara semblaient résignées;
jusqu'au père Jouve qui pliait l'échine, l'air embarrassé, comme
désireux d'effacer le vilain souvenir d'autrefois. Il suffisait
que Mouret eût dit un mot, tout le monde chuchotait, en la suivant
des yeux. Et, dans cette amabilité générale, elle n'était un peu
blessée que par la tristesse singulière de Deloche et les sourires
inexplicables de Pauline.

Cependant, Mouret la regardait toujours de son air ravi.

-- Que cherchez-vous donc, mademoiselle? demanda-t-il enfin.

Denise ne l'avait pas aperçu. Elle rougit légèrement. Depuis sa
rentrée, elle recevait de lui des marques d'intérêt, qui la
touchaient beaucoup. Pauline, sans qu'elle sût pourquoi, lui avait
conté en détail les amours du patron et de Clara, où il la voyait,
ce qu'il la payait; et elle en reparlait souvent, elle ajoutait
même qu'il avait une autre maîtresse, cette Mme Desforges, bien
connue de tout le magasin. De telles histoires remuaient Denise,
elle était reprise devant lui de ses peurs d'autrefois, d'un
malaise où sa reconnaissance luttait contre de la colère.

-- C'est tout ce remue-ménage, murmura-t-elle.

Alors, Mouret s'approcha pour lui dire à voix plus basse:

-- Ce soir, après la vente, veuillez passer à mon cabinet. Je
désire vous parler.

Troublée, elle inclina la tête, sans prononcer un mot. D'ailleurs,
elle entra au rayon, où les autres vendeuses arrivaient. Mais
Bourdoncle avait entendu Mouret, et il le regardait en souriant.
Même il osa lui dire, quand ils furent seuls:

-- Encore celle-là! Méfiez-vous, ça finira par être sérieux!

Vivement, Mouret se défendit, cachant son émotion sous un air
d'insouciance supérieure.

-- Laissez donc, une plaisanterie! La femme qui me prendra n'est
pas née, mon cher!

Et, comme les magasins ouvraient enfin, il se précipita pour
donner un dernier coup d'oeil aux divers comptoirs. Bourdoncle
hochait la tête. Cette Denise, simple et douce, commençait à
l'inquiéter. Une première fois, il avait vaincu, par un renvoi
brutal. Mais elle reparaissait, et il la traitait en ennemie
sérieuse, muet devant elle, attendant de nouveau.

Mouret, qu'il rattrapa, criait en bas, dans le hall Saint-
Augustin, en face de la porte d'entrée:

-- Est-ce qu'on se fiche de moi! J'avais dit de mettre les
ombrelles bleues en bordure... Cassez-moi tout ça et vite!

Il ne voulut rien entendre, une équipe de garçons dut remanier
l'exposition des ombrelles. En voyant les clientes arriver, il fit
même fermer un instant les portes; et il répétait qu'il
n'ouvrirait pas, plutôt que de laisser les ombrelles bleues au
centre. Ça tuait sa composition. Les étalagistes renommés, Hutin,
Mignot, d'autres encore, venaient voir, levaient les yeux; mais
ils affectaient de ne pas comprendre, étant d'une école
différente.

Enfin, on rouvrit les portes, et le flot entra. Dès la première
heure, avant que les magasins fussent pleins, il se produisit sous
le vestibule un écrasement tel, qu'il fallut avoir recours aux
sergents de ville, pour rétablir la circulation sur le trottoir.
Mouret avait calculé juste: toutes les ménagères, une troupe
serrée de petites-bourgeoises et de femmes en bonnet, donnaient
assaut aux occasions, aux soldes et aux coupons, étalés jusque
dans la rue. Des mains en l'air, continuellement, tâtaient «les
pendus» de l'entrée, un calicot à sept sous, une grisaille laine
et coton à neuf sous, surtout un Orléans à trente-huit centimes,
qui ravageait les bourses pauvres. Il y avait des poussées
d'épaules, une bousculade fiévreuse autour des casiers et des
corbeilles, où des articles au rabais, dentelles à dix centimes,
rubans à cinq sous, jarretières à trois sous, gants, jupons,
cravates, chaussettes et bas de coton s'éboulaient,
disparaissaient, comme mangés par une foule vorace. Malgré le
temps froid, les commis qui vendaient au plein air du pavé, ne
pouvaient suffire. Une femme grosse jeta des cris. Deux petites
filles manquèrent d'être étouffées.

Toute la matinée, cet écrasement augmenta. Vers une heure, des
queues s'établissaient, la rue était barrée, ainsi qu'en temps
d'émeute. Justement, comme Mme de Boves et sa fille Blanche se
tenaient sur le trottoir d'en face, hésitantes, elles furent
abordées par Mme Marty, également accompagnée de sa fille
Valentine.

-- Hein? quel monde! dit la première. On se tue là-dedans... Je ne
devais pas venir, j'étais au lit, puis je me suis levée pour
prendre l'air.

-- C'est comme moi, déclara l'autre. J'ai promis à mon mari
d'aller voir sa soeur, à Montmartre... Alors, en passant, j'ai
songé que j'avais besoin d'une pièce de lacet. Autant l'acheter
ici qu'ailleurs, n'est-ce pas? Oh! je ne dépenserai pas un sou! Il
ne me faut rien, du reste.

Cependant, leurs yeux ne quittaient pas la porte, elles étaient
prises et emportées dans le vent de la foule.

-- Non, non, je n'entre pas, j'ai peur, murmura Mme de Boves.
Blanche, allons-nous-en, nous serions broyées.

Mais sa voix faiblissait, elle cédait peu à peu au désir d'entrer
où entre le monde; et sa crainte se fondait dans l'attrait
irrésistible de l'écrasement. Mme Marty s'était aussi abandonnée.
Elle répétait:

-- Tiens ma robe, Valentine... Ah bien! je n'ai jamais vu ça. On
vous porte. Qu'est-ce que ça va être, à l'intérieur!

Ces dames, saisies par le courant, ne pouvaient plus reculer.
Comme les fleuves tirent à eux les eaux errantes d'une vallée, il
semblait que le flot des clientes, coulant à plein vestibule,
buvait les passants de la rue, aspirait la population des quatre
coins de Paris. Elles n'avançaient que très lentement, serrées à
perdre haleine, tenues debout par des épaules et des ventres, dont
elles sentaient la molle chaleur; et leur désir satisfait
jouissait de cette approche pénible, qui fouettait davantage leur
curiosité. C'était un pêle-mêle de dames vêtues de soie, de
petites-bourgeoises à robes pauvres, de filles en cheveux, toutes
soulevées, enfiévrées de la même passion. Quelques hommes, noyés
sous les corsages débordants, jetaient des regards inquiets autour
d'eux. Une nourrice, au plus épais, levait très haut son poupon,
qui riait d'aise. Et, seule, une femme maigre se fâchait, éclatant
en paroles mauvaises, accusant une voisine de lui entrer dans le
corps.

-- Je crois bien que mon jupon va y rester, répétait Mme de Boves.

Muette, le visage encore frais du grand air, Mme Marty se haussait
pour voir avant les autres, par-dessus les têtes, s'élargir les
profondeurs des magasins. Les pupilles de ses yeux gris étaient
minces comme celles d'une chatte arrivant du plein jour; et elle
avait la chair reposée, le regard clair d'une personne qui
s'éveille.

-- Ah! enfin! dit-elle en poussant un soupir.

Ces dames venaient de se dégager. Elles étaient dans le hall
Saint-Augustin. Leur surprise fut grande de le trouver presque
vide. Mais un bien-être les envahissait, il leur semblait entrer
dans le printemps, au sortir de l'hiver de la rue. Tandis que,
dehors, soufflait le vent glacé des giboulées, déjà la belle
saison, dans les galeries du Bonheur, s'attiédissait avec les
étoffes légères, l'éclat fleuri des nuances tendres, la gaieté
champêtre des modes d'été et des ombrelles.

-- Regardez donc! cria Mme de Boves, immobilisée, les yeux en
l'air.

C'était l'exposition des ombrelles. Toutes ouvertes, arrondies
comme des boucliers, elles couvraient le hall, de la baie vitrée
du plafond à la cimaise de chêne verni. Autour des arcades des
étages supérieurs, elles dessinaient des festons; le long des
colonnes, elles descendaient en guirlandes; sur les balustrades
des galeries, jusque sur les rampes des escaliers, elles filaient
en lignes serrées; et, partout, rangées symétriquement, bariolant
les murs de rouge, de vert et de jaune, elles semblaient de
grandes lanternes vénitiennes, allumées pour quelque fête
colossale. Dans les angles, il y avait des motifs compliqués, des
étoiles faites d'ombrelles à trente-neuf sous, dont les teintes
claires, bleu pâle, blanc crème, rose tendre, brûlaient avec une
douceur de veilleuse; tandis que, au-dessus, d'immenses parasols
japonais, où des grues couleur d'or volaient dans un ciel de
pourpre, flambaient avec des reflets d'incendie.

Mme Marty cherchait une phrase pour dire son ravissement, et elle
ne trouva que cette exclamation:

-- C'est féerique!

Puis, tâchant de s'orienter:

-- Voyons, le lacet est à la mercerie... J'achète mon lacet et je
me sauve.

-- Je vous accompagne, dit Mme de Boves. N'est-ce pas, Blanche,
nous traversons les magasins, pas davantage?

Mais, dès la porte, ces dames étaient perdues. Elles tournèrent à
gauche; et, comme on avait déménagé la mercerie, elles tombèrent
au milieu des ruches, puis au milieu des parures. Sous les
galeries couvertes, il faisait très chaud, une chaleur de serre,
moite et enfermée, chargée de l'odeur fade des tissus, et dans
laquelle s'étouffait le piétinement de la foule. Alors, elles
revinrent devant la porte, où s'établissait un courant de sortie,
tout un défilé interminable de femmes et d'enfants, sur qui
flottait un nuage de ballons rouges. Quarante mille ballons
étaient prêts, il y avait des garçons chargés spécialement de la
distribution. À voir les acheteuses qui se retiraient, on aurait
dit en l'air, au bout des fils invisibles, un vol d'énormes bulles
de savon, reflétant l'incendie des ombrelles. Le magasin en était
tout illuminé.

-- C'est un monde, déclarait Mme de Boves. On ne sait plus où l'on
est.

Pourtant, ces dames ne pouvaient rester dans le remous de la
porte, en pleine bousculade de l'entrée et de la sortie.
L'inspecteur Jouve, heureusement, vint à leur secours. Il se
tenait sous le vestibule, grave, attentif, dévisageant chaque
femme au passage. Chargé spécialement de la police intérieure, il
flairait les voleuses et suivait surtout les femmes grosses,
lorsque la fièvre de leurs yeux l'inquiétait.

-- La mercerie, mesdames? dit-il obligeamment, allez à gauche,
tenez! là-bas, derrière la bonneterie.

Mme de Boves remercia. Mais Mme Marty, en se retournant, n'avait
plus trouvé près d'elle sa fille Valentine. Elle s'effrayait,
lorsqu'elle l'aperçut, déjà loin, au bout du hall Saint-Augustin,
profondément absorbée devant une table de proposition, sur
laquelle s'entassaient des cravates de femme à dix-neuf sous.
Mouret pratiquait la proposition, les articles offerts à voix
haute, la cliente raccrochée et dévalisée; car il usait de toutes
les réclames, il se moquait de la discrétion de certains
confrères, dont l'opinion était que les marchandises devaient
parler toutes seules. Des vendeurs spéciaux, des Parisiens
fainéants et blagueurs, écoulaient ainsi des quantités
considérables de petits objets de camelote.

-- Oh! maman, murmura Valentine, vois donc ces cravates... Elle
ont, au coin, un oiseau brodé.

Le commis faisait l'article, jurait que c'était tout soie, que le
fabricant était en faillite, et qu'on ne retrouverait jamais une
occasion pareille.

-- Dix-neuf sous, est-ce possible! disait Mme Marty, séduite comme
sa fille. Bah! je puis bien en prendre deux, ce n'est pas ça qui
nous ruinera..

Mme de Boves restait dédaigneuse. Elle détestait la proposition,
un commis qui l'appelait, la mettait en fuite. Surprise, Mme Marty
ne comprenait pas cette horreur nerveuse du boniment, car elle
avait l'autre nature, elle était des femmes heureuses de se
laisser violenter, de baigner dans la caresse de l'offre publique,
avec la jouissance de mettre ses mains partout et de perdre son
temps en paroles inutiles.

-- Maintenant, reprit-elle, vite à mon lacet... Je ne veux même
plus rien voir.

Cependant, comme elle traversait les foulards et la ganterie, son
coeur défaillit de nouveau. Il y avait là, sous la lumière
diffuse, un étalage aux colorations vives et gaies, d'un effet
ravissant. Les comptoirs, rangés symétriquement, semblaient être
des plates-bandes, changeaient le hall en un parterre français, où
souriait la gamme tendre des fleurs. À nu sur le bois, dans des
cartons éventrés, hors des casiers trop pleins, une moisson de
foulards mettait le rouge vif des géraniums, le blanc laiteux des
pétunias, le jaune d'or des chrysanthèmes, le bleu céleste des
verveines; et, plus haut, sur des tiges de cuivre, s'enguirlandait
une autre floraison, des fichus jetés, des rubans déroulés, tout
un cordon éclatant qui se prolongeait, montait autour des
colonnes, se multipliait dans les glaces. Mais ce qui ameutait la
foule, c'était, à la ganterie, un chalet suisse fait uniquement
avec des gants: un chef-d'oeuvre de Mignot, qui avait exigé deux
jours de travail. D'abord, des gants noirs établissaient le rez-
de-chaussée; puis, venaient des gants paille, réséda, sang de
boeuf, distribués dans la décoration, bordant les fenêtres,
indiquant les balcons, remplaçant les tuiles.

-- Que désire madame? demanda Mignot en voyant Mme Marty plantée
devant le chalet. Voici des gants de Suède à un franc soixante-
quinze, première qualité...

Il avait la proposition acharnée, appelant les passantes du fond
de son comptoir, les importunant de sa politesse. Comme elle
refusait de la tête, il continua:

-- Des gants du Tyrol à un franc vingt-cinq... Des gants de Turin
pour enfants, des gants brodés toutes couleurs...

-- Non, merci, je n'ai besoin de rien, déclara Mme Marty.

Mais il sentit que sa voix mollissait, il l'attaqua plus rudement,
en lui mettant sous les yeux les gants brodés; et elle fut sans
force, elle en acheta une paire. Puis, comme Mme de Boves la
regardait avec un sourire, elle rougit.

-- Hein? suis-je enfant?... Si je ne me dépêche pas de prendre mon
lacet et de me sauver, je suis perdue.

Par malheur, il y avait, à la mercerie, un encombrement tel,
qu'elle ne put se faire servir. Toutes deux attendaient depuis dix
minutes, et elles s'irritaient, lorsque la rencontre de
Mme Bourdelais et de ses trois enfants, les occupa. Cette dernière
expliquait de son air tranquille de jolie femme pratique, qu'elle
avait voulu montrer ça aux petits. Madeleine avait dix ans, Edmond
huit, Lucien quatre; et ils riaient d'aise, c'était une partie à
bon compte, promise depuis longtemps.

-- Elles sont drôles, je vais acheter une ombrelle rouge, dit tout
à coup Mme Marty, qui piétinait, impatientée de rester là, à ne
rien faire.

Elle en choisit une de quatorze francs cinquante. Mme Bourdelais,
après avoir suivi l'achat d'un regard de blâme, lui dit
amicalement:

-- Vous avez bien tort de vous presser. Dans un mois, vous
l'auriez eue pour dix francs... Ce n'est pas moi qu'ils
attraperont!

Et elle fit toute une théorie de bonne ménagère. Puisque les
magasins baissaient les prix, il n'y avait qu'à attendre. Elle ne
voulait pas être exploitée par eux, c'était elle qui profitait de
leurs véritables occasions. Même elle y apportait une lutte de
malice, elle se vantait de ne leur avoir jamais laissé un sou de
gain.

-- Voyons, finit-elle par dire, j'ai promis à mon petit monde de
lui montrer des images, là-haut, dans le salon... Venez donc avec
moi, vous avez le temps.

Alors, le lacet fut oublié, Mme Marty céda tout de suite, tandis
que Mme de Boves refusait, préférant faire d'abord le tour du rez-
de-chaussée. Du reste, ces dames espéraient bien se retrouver en
haut. Mme Bourdelais cherchait un escalier, lorsqu'elle aperçut
l'un des ascenseurs; et elle y poussa les enfants, pour compléter
la partie. Mme Marty et Valentine entrèrent aussi dans l'étroite
cage, où l'on fut très serré; mais les glaces, les banquettes de
velours, la porte de cuivre ouvragé, les occupaient à ce point
qu'elles arrivèrent au premier étage, sans avoir senti le
glissement doux de la machine. Un autre régal les attendait
d'ailleurs, dès la galerie des dentelles. Comme on passait devant
le buffet, Mme Bourdelais ne manqua pas de gorger la petite
famille de sirop. C'était une salle carrée, avec un large comptoir
de marbre; aux deux bouts, des fontaines argentées laissaient
couler un mince filet d'eau; derrière, sur des tablettes,
s'alignaient des bouteilles. Trois garçons, continuellement,
essuyaient et emplissaient les verres. Pour contenir la clientèle
altérée, on avait dû établir une queue, ainsi qu'aux portes des
théâtres, à l'aide d'une barrière recouverte de velours. La foule
s'y écrasait. Des personnes, perdant tout scrupule devant ces
gourmandises gratuites, se rendaient malades.

-- Eh bien! où sont-elles donc? s'écria Mme Bourdelais,
lorsqu'elle se dégagea de la cohue, après avoir essuyé les enfants
avec son mouchoir.

Mais elle aperçut Mme Marty et Valentine au fond d'une autre
galerie, très loin. Toutes deux, noyées sous un déballage de
jupons, achetaient encore. C'était fini, la mère et la fille
disparurent dans la fièvre de dépense qui les emportait.

Quand elle arriva enfin au salon de lecture et de correspondance,
Mme Bourdelais installa Madeleine, Edmond et Lucien devant la
grande table; puis, elle prit elle-même, dans une bibliothèque,
des albums de photographies qu'elle leur apporta. La voûte de la
longue salle était chargée d'or; aux deux extrémités, des
cheminées monumentales se faisaient face; de médiocres tableaux,
très richement encadrés, couvraient les murs; et, entre les
colonnes, devant chacune des baies cintrées qui ouvraient sur les
magasins, il y avait de hautes plantes vertes, dans des vases de
majolique. Tout un public silencieux entourait la table, encombrée
de revues et de journaux, garnie de papeteries et d'encriers. Des
dames ôtaient leurs gants, écrivaient des lettres sur du papier au
chiffre de la maison, dont elles biffaient l'en-tête d'un trait de
plume. Quelques hommes, renversés au fond de leurs fauteuils,
lisaient des journaux. Mais beaucoup de personnes restaient là
sans rien faire: maris attendant leurs femmes lâchées au travers
des rayons, jeunes dames discrètes guettant l'arrivée d'un amant,
vieux parents déposés comme au vestiaire, pour être repris à la
sortie. Et ce monde, assis mollement, se reposait, jetait des
coups d'oeil, par les baies ouvertes, sur les profondeurs des
galeries et des halls, dont la voix lointaine montait, dans le
petit bruit des plumes et le froissement des journaux.

-- Comment! vous voilà! dit Mme Bourdelais. Je ne vous
reconnaissais pas.

Près des enfants, une dame disparaissait entre les pages d'une
revue. C'était Mme Guibal. Elle sembla contrariée de la rencontre.
Mais elle se remit tout de suite, raconta qu'elle était montée
s'asseoir un peu, pour échapper à l'écrasement de la foule. Et,
comme Mme Bourdelais lui demandait si elle était venue faire des
emplettes, elle répondit de son air de langueur, en éteignant de
ses paupières l'âpreté égoïste de son regard:

-- Oh! non... Au contraire, je suis venue rendre. Oui, des
portières, dont je ne suis pas satisfaite. Seulement, il y a un
tel monde, que j'attends de pouvoir approcher du rayon.

Elle causa, dit que c'était bien commode, ce mécanisme des rendus;
auparavant, elle n'achetait jamais, tandis que, maintenant, elle
se laissait tenter parfois. À la vérité, elle rendait quatre
objets sur cinq, elle commençait à être connue de tous les
comptoirs, pour les négoces étranges, flairés sous l'éternel
mécontentement qui lui faisait rapporter les articles un à un,
après les avoir gardés plusieurs jours. Mais, en parlant, elle ne
quittait pas des yeux les portes du salon; et elle parut soulagée,
quand Mme Bourdelais retourna vers ses enfants, afin de leur
expliquer les photographies. Presque au même moment, M. de Boves
et Paul de Vallagnosc entrèrent. Le comte, qui affectait de faire
visiter au jeune homme les nouveaux magasins, échangea avec elle
un vif regard; puis, elle se replongea dans sa lecture, comme si
elle ne l'avait pas aperçu.

-- Tiens! Paul! dit une voix derrière ces messieurs.

C'était Mouret, en train de donner son coup d'oeil aux divers
services. Les mains se tendirent, et il demanda tout de suite:

-- Mme de Boves nous a-t-elle fait l'honneur de venir?

-- Mon Dieu! non, répondit le comte, et à son grand regret. Elle
est souffrante, oh! rien de dangereux.

Mais brusquement, il feignit de voir Mme Guibal. Il s'échappa,
s'approcha, tête nue; tandis que les deux autres se contentaient
de la saluer de loin. Elle, également, jouait la surprise. Paul
avait eu un sourire; il comprenait enfin, il raconta tout bas à
Mouret comment le comte, rencontré par lui rue Richelieu, s'était
efforcé de lui échapper et avait pris le parti de l'entraîner au
Bonheur, sous le prétexte qu'il fallait absolument voir ça. Depuis
un an, la dame tirait de ce dernier l'argent et le plaisir qu'elle
pouvait, n'écrivant jamais, lui donnant rendez-vous dans des lieux
publics, les églises, les musées, les magasins, pour s'entendre.

-- Je crois qu'à chaque rendez-vous, ils changent de chambre
d'hôtel, murmurait le jeune homme. L'autre mois, il était en
tournée d'inspection, il écrivait à sa femme tous les deux jours,
de Blois, de Libourne, de Tarbes; et je suis pourtant convaincu de
l'avoir vu entrer dans une pension bourgeoise des Batignolles...
Mais, regarde-le donc! est-il beau, devant elle, avec sa
correction de fonctionnaire! La vieille France! mon ami, la
vieille France!

-- Et ton mariage? demanda Mouret.

Paul, sans quitter le comte des yeux, répondit qu'on attendait
toujours la mort de la tante. Puis, l'air triomphant:

-- Hein? tu as vu? il s'est baissé, il lui a glissé une adresse.
La voilà qui accepte, de sa mine la plus vertueuse: une terrible
femme, cette rousse délicate, aux allures insouciantes... Eh bien!
il se passe de jolies choses chez toi!

-- Oh! dit Mouret en souriant, ces dames ne sont point ici chez
moi, elles sont chez elles.

Ensuite, il plaisanta. L'amour, comme les hirondelles, portait
bonheur aux maisons. Sans doute, il les connaissait, les filles
qui battaient les comptoirs, les dames qui, par hasard, y
rencontraient un ami; mais si elles n'achetaient pas, elles
faisaient nombre, elles chauffaient les magasins. Tout en causant,
il emmena son ancien condisciple, il le planta au seuil du salon,
en face de la grande galerie centrale, dont les halls successifs
se déroulaient à leurs pieds. Derrière eux, le salon gardait son
recueillement, ses petits bruits de plumes nerveuses et de
journaux froissés. Un vieux monsieur s'était endormi sur le
_Moniteur_. M. de Boves examinait les tableaux, avec l'intention
évidente de perdre dans la foule son futur gendre. Et, seule, au
milieu de ce calme, Mme Bourdelais égayait ses enfants, très haut,
comme en pays conquis.

-- Tu le vois, elles sont chez elles, répéta Mouret, qui montrait
d'un geste large l'entassement de femmes dont craquaient les
rayons.

Justement, Mme Desforges, après avoir failli laisser son manteau
dans la foule, entrait enfin et traversait le premier hall. Puis,
arrivée à la grande galerie, elle leva les yeux. C'était comme une
nef de gare, entourée par les rampes des deux étages, coupée
d'escaliers suspendus, traversée de ponts volants. Les escaliers
de fer, à double révolution, développaient des courbes hardies,
multipliaient les paliers; les ponts de fer, jetés sur le vide,
filaient droit, très haut; et tout ce fer mettait là, sous la
lumière blanche des vitrages, une architecture légère, une
dentelle compliquée où passait le jour, la réalisation moderne
d'un palais du rêve, d'une Babel entassant des étages, élargissant
des salles, ouvrant des échappées sur d'autres étages et d'autres
salles, à l'infini. Du reste, le fer régnait partout, le jeune
architecte avait eu l'honnêteté et le courage de ne pas le
déguiser sous une couche de badigeon, imitant la pierre ou le
bois. En bas, pour ne point nuire aux marchandises, la décoration
était sobre, de grandes parties unies, de teinte neutre; puis, à
mesure que la charpente métallique montait, les chapiteaux des
colonnes devenaient plus riches, les rivets formaient fleurons,
les consoles et les corbeaux se chargeaient de sculptures; dans le
haut enfin, les peintures éclataient, le vert et le rouge, au
milieu d'une prodigalité d'or, des flots d'or, des moissons d'or,
jusqu'aux vitrages dont les verres étaient émaillés et niellés
d'or. Sous les galeries couvertes, les briques apparentes des
voûtins étaient également émaillées de couleurs vives. Des
mosaïques et des faïences entraient dans l'ornementation,
égayaient les frises, éclairaient de leurs notes fraîches la
sévérité de l'ensemble; tandis que les escaliers, aux rampes de
velours rouge, étaient garnis d'une bande de fer découpé et poli,
luisant comme l'acier d'une armure.

Bien qu'elle connût déjà la nouvelle installation, Mme Desforges
s'était arrêtée, saisie par la vie ardente qui animait ce jour-là
l'immense nef. En bas, autour d'elle, continuait le remous de la
foule, dont le double courant d'entrée et de sortie se faisait
sentir jusqu'au rayon de la soie: foule encore très mêlée, où
pourtant l'après-midi amenait davantage de dames, parmi les
petites-bourgeoises et les ménagères; beaucoup de femmes en deuil,
avec leurs grands voiles; toujours des nourrices fourvoyées,
protégeant leurs poupons de leurs coudes élargis. Et cette mer,
ces chapeaux bariolés, ces cheveux nus, blonds ou noirs, roulaient
d'un bout de la galerie à l'autre, confus et décolorés au milieu
de l'éclat vibrant des étoffes. Mme Desforges ne voyait de toutes
parts que les grandes pancartes, aux chiffres énormes, dont les
taches crues se détachaient sur les indiennes vives, les soies
luisantes, les lainages sombres. Des piles de rubans écornaient
les têtes, un mur de flanelle avançait en promontoire, partout les
glaces reculaient les magasins, reflétaient des étalages avec des
coins de public, des visages renversés, des moitiés d'épaules et
de bras; pendant que, à gauche, à droite, les galeries latérales
ouvraient des échappées, les enfoncements neigeux du blanc, les
profondeurs mouchetées de la bonneterie, lointains perdus,
éclairés par le coup de lumière de quelque baie vitrée, et où la
foule n'était plus qu'une poussière humaine. Puis, lorsque
Mme Desforges levait les yeux, c'était le long des escaliers, sur
les ponts volants, autour des rampes de chaque étage, une montée
continue et bourdonnante, tout un peuple en l'air, voyageant dans
les découpures de l'énorme charpente métallique, se dessinant en
noir sur la clarté diffuse des vitres émaillées. De grands lustres
dorés descendaient du plafond; un pavoisement de tapis, de soies
brodées, d'étoffes lamées d'or, retombait, tendait les balustrades
de bannières éclatantes; il y avait, d'un bout à l'autre, des vols
de dentelles, des palpitations de mousseline, des trophées de
soieries, des apothéoses de mannequins à demi vêtus; et, au-dessus
de cette confusion, tout en haut, le rayon de la literie, comme
suspendu, mettait des petits lits de fer garnis de leurs matelas,
drapés de leurs rideaux blancs, un dortoir de pensionnaires qui
dormait dans le piétinement de la clientèle, plus rare à mesure
que les rayons s'élevaient davantage.

-- Madame désire-t-elle des jarretières bon marché? dit un vendeur
à Mme Desforges, en la voyant immobile. Tout soie, vingt-neuf
sous.

Elle ne daigna pas répondre. Autour d'elle, les propositions
glapissaient, s'enfiévraient encore. Pourtant, elle voulut
s'orienter. La caisse d'Albert Lhomme se trouvait à sa gauche; il
la connaissait de vue, il se permit un sourire aimable, sans hâte
aucune au milieu du flot de factures qui l'assiégeait; pendant
que, derrière lui, Joseph, se battant avec la boîte à ficelle, ne
pouvait suffire à empaqueter les articles. Alors, elle se
reconnut, la soie devait être devant elle. Mais il lui fallut dix
minutes pour s'y rendre, tellement la foule augmentait. En l'air,
au bout de leurs fils invisibles, les ballons rouges s'étaient
multipliés; ils s'amassaient en nuages de pourpre, filaient
doucement vers les portes, continuaient à se déverser dans Paris;
et elle devait baisser la tête sous le vol des ballons, lorsque de
tout jeunes enfants les tenaient, le fil enroulé à leurs petites
mains.

-- Comment! madame, vous vous êtes risquée! s'écria gaiement
Bouthemont, dès qu'il aperçut Mme Desforges.

Maintenant, le chef de comptoir, introduit chez elle par Mouret
lui-même, y allait parfois prendre le thé. Elle le trouvait
commun, mais fort aimable, d'une belle humeur sanguine, qui la
surprenait et l'amusait. D'ailleurs, l'avant-veille, il lui avait
conté carrément les amours de Mouret et de Clara, sans calcul, par
bêtise de gros garçon aimant à rire; et, mordue de jalousie,
cachant sa blessure sous des airs de dédain, elle venait pour
tâcher de découvrir cette fille, une demoiselle des confections,
avait-il dit simplement, en refusant de la nommer.

-- Est-ce que vous désirez quelque chose chez nous? reprit-il.

-- Mais certainement, sans quoi je ne serais pas venue... Avez-
vous du foulard pour des matinées?

Elle espérait obtenir de lui le nom de la demoiselle, prise du
besoin de la voir. Tout de suite, il avait appelé Favier; et il se
remit à causer avec elle, en attendant le vendeur qui achevait de
servir une cliente, justement «la jolie dame», cette belle
personne blonde dont tout le rayon causait parfois, sans connaître
sa vie, ni même son nom. Cette fois, la jolie dame était en grand
deuil. Tiens! qui avait-elle donc perdu, son mari ou son père? Pas
son père sans doute, car elle aurait paru plus triste. Alors, que
disait-on? ce n'était pas une cocotte, elle avait eu un mari
véritable. À moins, cependant, qu'elle ne fût en deuil de sa mère.
Pendant quelques minutes malgré le gros du travail, le rayon
échangea des hypothèses.

-- Dépêchez-vous, c'est insupportable! cria Hutin à Favier, qui
revenait de conduire sa cliente à une caisse. Quand cette dame est
là, vous n'en finissez plus... Elle se moque bien de vous!

-- Pas tant que je me moque d'elle, répondit le vendeur vexé.

Mais Hutin menaça de le signaler à la direction, s'il ne
respectait pas davantage la clientèle. Il devenait terrible, d'une
sévérité hargneuse, depuis que le rayon s'était ligué pour lui
faire avoir la place de Robineau. Même il se montrait tellement
insupportable, après les promesses de bonne camaraderie dont il
chauffait autrefois ses collègues, que ceux-ci, désormais,
soutenaient sourdement Favier contre lui.

-- Allons, ne répliquez pas, reprit sévèrement Hutin.
M. Bouthemont vous demande du foulard, les dessins les plus
clairs.

Au milieu du rayon, une exposition des soieries d'été éclairait le
hall d'un éclat d'aurore, comme un lever d'astre dans les teintes
les plus délicates de la lumière, le rose pâle, le jaune tendre,
le bleu limpide, toute l'écharpe flottante d'Iris. C'étaient des
foulards d'une finesse de nuée, des surahs plus légers que les
duvets envolés des arbres, des pékins satinés à la peau souple de
vierge chinoise. Et il y avait encore les pongées du Japon, les
tussors et les corahs des Indes, sans compter nos soies légères,
les mille raies, les petits damiers, les semis de fleurs, tous les
dessins de la fantaisie, qui faisaient songer à des dames en
falbalas, se promenant par les matinées de mai, sous les grands
arbres d'un parc.

-- Je prendrai celui-ci, le Louis XIV, à bouquets de roses, dit
enfin Mme Desforges.

Et, pendant que Favier métrait, elle fit une dernière tentative
sur Bouthemont, resté près d'elle.

-- Je vais monter aux confections voir les manteaux de voyage...
Est-ce qu'elle est blonde, la demoiselle de votre histoire?

Le chef de rayon, que son insistance commençait à inquiéter, se
contenta de sourire. Mais, justement, Denise passait. Elle venait
de remettre entre les mains de Liénard, aux mérinos, Mme Boutarel,
cette dame de province, qui débarquait à Paris deux fois par an,
pour jeter aux quatre coins du Bonheur l'argent qu'elle rognait
sur son ménage. Et, comme Favier prenait déjà le foulard de
Mme Desforges, Hutin, croyant le contrarier, l'arrêta.

-- C'est inutile, mademoiselle aura l'obligeance de conduire
madame.

Denise, troublée, voulut bien se charger du paquet et de la note
de débit. Elle ne pouvait rencontrer le jeune homme face à face,
sans éprouver une honte, comme s'il lui rappelait une faute
ancienne. Cependant, son rêve seul avait péché.

-- Dites-moi, demanda tout bas Mme Desforges à Bouthemont, n'est-
ce pas cette fille si maladroite? Il l'a donc reprise?... Mais
c'est elle, l'héroïne de l'aventure!

-- Peut-être, répondit le chef de rayon, toujours souriant et bien
décidé à ne pas dire la vérité.

Alors, précédée de Denise, Mme Desforges monta lentement
l'escalier. Il lui fallait s'arrêter toutes les trois secondes,
pour ne pas être emportée par le flot qui descendait. Dans la
vibration vivante de la maison entière, les limons de fer avaient
sous les pieds un branle sensible, comme tremblant aux haleines de
la foule. À chaque marche, un mannequin, solidement fixé, plantait
un vêtement immobile, costumes, paletots, robes de chambre; et
l'on eût dit une double haie de soldats pour quelque défilé
triomphal, avec le petit manche de bois pareil au manche d'un
poignard, enfoncé dans le molleton rouge, qui saignait à la
section fraîche du cou.

Mme Desforges arrivait enfin au premier étage, lorsqu'une poussée
plus rude que les autres l'immobilisa un instant. Elle avait
maintenant, au-dessous d'elle, les rayons du rez-de-chaussée, ce
peuple de clientes, épandu, qu'elle venait de traverser. C'était
un nouveau spectacle, un océan de têtes vues en raccourci, cachant
les corsages, grouillant dans une agitation de fourmilière. Les
pancartes blanches n'étaient plus que des lignes minces, les piles
de rubans s'écrasaient, le promontoire de flanelle coupait la
galerie d'un mur étroit; tandis que les tapis et les soies brodées
qui pavoisaient les balustrades, pendaient à ses pieds ainsi que
des bannières de procession, accrochées sous le jubé d'une église.
Au loin, elle apercevait des angles de galeries latérales, comme
du haut des charpentes d'un clocher on distingue des coins de rues
voisines, où remuent les taches noires des passants. Mais ce qui
la surprenait surtout, dans la fatigue de ses yeux aveuglés par le
pêle-mêle éclatant des couleurs, c'était, lorsqu'elle fermait les
paupières, de sentir davantage la foule, à son bruit sourd de
marée montante et à la chaleur humaine qu'elle exhalait. Une fine
poussière s'élevait des planchers, chargée de l'odeur de la femme,
l'odeur de son linge et de sa nuque, de ses jupes et de sa
chevelure, une odeur pénétrante, envahissante, qui semblait être
l'encens de ce temple élevé au culte de son corps.

Cependant, Mouret, toujours debout devant le salon de lecture, en
compagnie de Vallagnosc, respirait cette odeur, s'en grisait, en
répétant:

-- Elles sont chez elles, j'en connais qui passent la journée ici,
à manger des gâteaux et à écrire leur correspondance... Il ne me
reste qu'à les coucher.

Cette plaisanterie fit sourire Paul, qui, dans l'ennui de son
pessimisme, continuait à trouver inepte la turbulence de cette
humanité, pour des chiffons. Quand il venait serrer la main de son
ancien condisciple, il s'en allait presque vexé de le voir si
vibrant de vie, au milieu de son peuple de coquettes. Est-ce
qu'une d'elles, le cerveau et le coeur vides, ne lui apprendrait
pas la bêtise et l'inutilité de l'existence? Justement, ce jour
là, Octave semblait perdre de son bel équilibre; lui qui,
d'habitude, soufflait la fièvre à ses clientes, avec la grâce
tranquille d'un opérateur, il était comme pris dans la crise de
passion dont peu à peu les magasins brûlaient. Depuis qu'il avait
vu Denise et Mme Desforges monter le grand escalier, il parlait
plus haut, gesticulait sans le vouloir; et, tout en affectant de
ne pas tourner la tête vers elles, il s'animait ainsi davantage, à
mesure qu'il les sentait approcher. Son visage se colorait, ses
yeux avaient un peu du ravissement éperdu dont vacillaient à la
longue les yeux des acheteuses.

-- On doit rudement vous voler, murmura Vallagnosc, qui trouvait à
la foule des airs criminels.

Mouret avait ouvert les bras tout grands.

-- Mon cher, ça dépasse l'imagination.

Et, nerveusement, enchanté d'avoir un sujet, il donnait des
détails intarissables, racontait des faits, en tirait un
classement. D'abord, il citait les voleuses de profession, celles
qui faisaient le moins de mal, car la police les connaissait
presque toutes. Puis, venaient les voleuses par manie, une
perversion du désir, une névrose nouvelle qu'un aliéniste avait
classée, en y constatant le résultat aigu de la tension exercée
par les grands magasins. Enfin, il y avait les femmes enceintes,
dont les vols se spécialisaient: ainsi, chez une d'elles, le
commissaire de police avait découvert deux cent quarante-huit
paires de gants roses, volées dans tous les comptoirs de Paris.

-- C'est donc ça que les femmes ont ici des yeux si drôles!
murmurait Vallagnosc. Je les regardais, avec leurs mines
gourmandes et honteuses de créatures en folie... Une jolie école
d'honnêteté!

-- Dame! répondit Mouret, on a beau les mettre chez elles, on ne
peut pourtant pas leur laisser emporter les marchandises sous
leurs manteaux... Et des personnes très distinguées. Nous avons
eu, la semaine dernière, la soeur d'un pharmacien et la femme d'un
conseiller à la Cour. On tâche d'arranger cela.

Il s'interrompit pour montrer l'inspecteur Jouve, qui précisément
filait une femme enceinte, en bas, au comptoir des rubans. Cette
femme, dont le ventre énorme souffrait beaucoup des poussées du
public, était accompagnée d'une amie, chargée de la défendre sans
doute contre les chocs trop rudes; et, chaque fois qu'elle
s'arrêtait devant un rayon, Jouve ne la quittait plus des yeux,
tandis que l'amie, près d'elle, fouillait à son aise au fond des
casiers.

-- Oh! il les pincera, reprit Mouret, il connaît toutes leurs
inventions.

Mais sa voix trembla, il eut un rire contraint. Denise et
Henriette, qu'il n'avait cessé de guetter, passaient enfin
derrière lui, après avoir eu beaucoup de mal à se dégager de la
foule. Et il se tourna, il salua sa cliente du salut discret d'un
ami, qui ne veut pas compromettre une femme en l'arrêtant au
milieu du monde. Seulement, celle-ci, mise en éveil, s'était très
bien aperçue du regard dont il avait d'abord enveloppé Denise.
Cette fille, décidément, devait être la rivale qu'elle avait eu la
curiosité de venir voir.

Aux confections, les vendeuses perdaient la tête. Deux demoiselles
étaient malades, et Mme Frédéric, la seconde, avait tranquillement
donné son congé, la veille, passant à la caisse pour faire régler
son compte, lâchant le Bonheur d'une minute à l'autre, comme le
Bonheur lui-même lâchait ses employés. Depuis le matin, dans le
coup de fièvre de la vente, on ne causait que de cette aventure.
Clara, maintenue au rayon par le caprice de Mouret, trouvait ça
«très chic»; Marguerite racontait l'exaspération de Bourdoncle;
tandis que Mme Aurélie, vexée, déclarait que Mme Frédéric aurait
au moins dû la prévenir, car on n'avait pas idée d'une
dissimulation pareille. Bien que celle-ci n'eût jamais fait une
confidence à personne, on la soupçonnait d'avoir quitté les
nouveautés, pour épouser le propriétaire d'un établissement de
bains, du côté des Halles.

-- C'est un manteau de voyage que madame désire? demanda Denise à
Mme Desforges, après lui avoir offert une chaise.

-- Oui, répondit sèchement cette dernière, décidée à être impolie.

La nouvelle installation du rayon était d'une sévérité riche, de
hautes armoires de chêne sculpté, des glaces tenant la largeur des
panneaux, une moquette rouge qui étouffait le piétinement continu
des clientes. Pendant que Denise était allée chercher des manteaux
de voyage, Mme Desforges, qui regardait autour d'elle, s'aperçut
dans une glace; et elle restait à se contempler. Elle vieillissait
donc, qu'on la trompait pour la première fille venue? La glace
reflétait le rayon entier, avec sa turbulence; mais elle ne voyait
que sa face pâle, elle n'entendait pas, derrière elle, Clara qui
racontait à Marguerite une des cachotteries de Mme Frédéric, la
façon dont celle-ci faisait le tour, matin et soir, en enfilant le
passage Choiseul, afin de donner l'idée qu'elle logeait peut-être
sur la rive gauche.

-- Voici nos derniers modèles, dit Denise. Nous les avons en
plusieurs couleurs.

Elle étalait quatre ou cinq manteaux. Mme Desforges les
considérait d'un air dédaigneux; et, à chacun, elle devenait plus
dure. Pourquoi ces fronces, qui étriquaient le vêtement? et celui-
ci, carré des épaules, ne l'aurait-on pas dit taillé à coups de
hache? On avait beau aller en voyage, on ne s'habillait pas comme
une guérite.

-- Montrez-moi autre chose, mademoiselle.

Denise dépliait les vêtements, les repliait, sans se permettre un
geste d'humeur. Et c'était cette sérénité dans la patience qui
exaspérait davantage Mme Desforges. Ses regards, continuellement,
retournaient à la glace, en face d'elle. Maintenant, elle s'y
regardait près de Denise, elle établissait des comparaisons.
Était-ce possible qu'on lui eût préféré cette créature
insignifiante? Elle se souvenait, cette créature était bien celle
qu'elle avait vue, autrefois, faire à ses débuts une figure si
sotte, maladroite comme une gardeuse d'oies qui débarque de son
village. Sans doute, aujourd'hui, elle se tenait mieux, l'air
pincé et correct dans sa robe de soie. Seulement, quelle pauvreté,
quelle banalité!

-- Je vais soumettre à madame d'autres modèles, disait
tranquillement Denise.

Quand elle revint, la scène recommença. Puis, ce furent les draps
qui étaient trop lourds et qui ne valaient rien. Mme Desforges se
tournait, élevait la voix, tâchait d'attirer l'attention de
Mme Aurélie, dans l'espoir de faire gronder la jeune fille. Mais
celle-ci, depuis sa rentrée, avait conquis peu à peu le rayon;
elle y était chez elle à présent, et la première lui reconnaissait
même des qualités rares de vendeuse, la douceur obstinée, la
conviction souriante. Aussi Mme Aurélie haussa-t-elle légèrement
les épaules, en se gardant d'intervenir.

-- Si madame voulait bien m'indiquer le genre? demandait de
nouveau Denise, avec son insistance polie que rien ne
décourageait.

-- Mais puisque vous n'avez rien! cria Mme Desforges.

Elle s'interrompit, étonnée de sentir une main se poser sur son
épaule. C'était Mme Marty, que sa crise de dépense emportait au
travers des magasins. Ses achats avaient tellement grossi, depuis
les cravates, les gants brodés et l'ombrelle rouge, que le dernier
vendeur venait de se décider à mettre sur une chaise le paquet,
qui lui aurait cassé les bras; et il la précédait, en tirant cette
chaise, où s'entassaient des jupons, des serviettes, des rideaux,
une lampe, trois paillassons.

-- Tiens! dit-elle, vous achetez un manteau de voyage?

-- Oh! mon Dieu! non, répondit Mme Desforges. Ils sont affreux.

Mais Mme Marty était tombée sur un manteau à rayures, qu'elle ne
trouvait pourtant pas mal. Sa fille Valentine l'examinait déjà.
Alors, Denise appela Marguerite, pour débarrasser le rayon de
l'article, un modèle de l'année précédente, que cette dernière,
sur un coup d'oeil de sa camarade, présenta comme une occasion
exceptionnelle. Quand elle eut juré qu'on l'avait baissé de prix
deux fois, que de cent cinquante on l'avait mis à cent trente, et
qu'il était maintenant à cent dix, Mme Marty fut sans force contre
la tentation du bon marché. Elle l'acheta, le vendeur qui
l'accompagnait laissa la chaise et tout le paquet des notes de
débit, jointes aux marchandises.

Cependant, derrière ces dames, au milieu des bousculades de la
vente, les commérages du rayon continuaient sur Mme Frédéric.

-- Vrai! elle avait quelqu'un? disait une petite vendeuse,
nouvelle au comptoir.

-- L'homme des bains, pardi! répondait Clara. Faut se défier de
ces veuves si tranquilles.

Alors, tandis que Marguerite débitait le manteau, Mme Marty tourna
la tête; et, désignant Clara d'un léger mouvement des paupières,
elle dit très bas à Mme Desforges:

-- Vous savez, le caprice de M. Mouret.

L'autre, surprise, regarda Clara, puis reporta les yeux sur
Denise, en répondant:

-- Mais non, pas la grande, la petite!

Et, comme Mme Marty n'osait plus rien affirmer, Mme Desforges
ajouta à voix plus haute, avec un mépris de dame pour des femmes
de chambre:

-- Peut-être la petite et la grande, toutes celles qui veulent!

Denise avait entendu. Elle leva ses grands yeux purs sur cette
dame qui la blessait ainsi et qu'elle ne connaissait pas. Sans
doute, c'était la personne dont on lui avait parlé, cette amie que
le patron voyait au-dehors. Dans le regard qu'elles échangèrent,
Denise eut alors une dignité si triste, une telle franchise
d'innocence, qu'Henriette resta gênée.

-- Puisque vous n'avez rien de possible à me montrer, dit-elle
brusquement, conduisez-moi aux robes et costumes.

-- Tiens! cria Mme Marty, j'y vais avec vous... Je voulais voir un
costume pour Valentine.

Marguerite prit la chaise par le dossier, et la traîna, renversée,
sur les pieds de derrière, qu'un tel charriage usait à la longue.
Denise ne portait que les mètres de foulard, achetés par
Mme Desforges. C'était tout un voyage, maintenant que les robes et
costumes se trouvaient au second, à l'autre bout des magasins.

Et le grand voyage commença, le long des galeries encombrées. En
tête marchait Marguerite, tirant la chaise comme une petite
voiture, s'ouvrant un chemin avec lenteur. Dès la lingerie,
Mme Desforges se plaignit: était-ce ridicule, ces bazars où il
fallait faire deux lieues pour mettre la main sur le moindre
article! Mme Marty se disait aussi morte de fatigue; et elle n'en
jouissait pas moins profondément de cette fatigue, de cette mort
lente de ses forces, au milieu de l'inépuisable déballage des
marchandises. Le coup de génie de Mouret la tenait tout entière.
Au passage, chaque rayon l'arrêtait. Elle fit une première halte
devant les trousseaux, tentée par des chemises que Pauline lui
vendit, et Marguerite se trouva débarrassée de la chaise, ce fut
Pauline qui dut la prendre. Mme Desforges aurait pu continuer sa
marche, pour libérer Denise plus vite; mais elle semblait heureuse
de la sentir derrière elle, immobile et patiente, tandis qu'elle
s'attardait également, à conseiller son amie. Aux layettes, ces
dames s'extasièrent, sans rien acheter. Puis, les faiblesses de
Mme Marty recommencèrent: elle succomba successivement devant un
corset de satin noir, des manchettes de fourrure vendues au
rabais, à cause de la saison, des dentelles russes dont on
garnissait alors le linge de table. Tout cela s'empilait sur la
chaise, les paquets montaient, faisaient craquer le bois; et les
vendeurs qui se succédaient, s'attelaient avec plus de peine, à
mesure que la charge devenait plus lourde.

-- Par ici, madame, disait Denise sans une plainte, après chaque
halte.

-- Mais c'est stupide! criait Mme Desforges. Nous n'arriverons
jamais. Pourquoi n'avoir pas mis les robes et costumes près des
confections? En voilà un gâchis!

Mme Marty, dont les yeux se dilataient, grisée par ce défilé de
choses riches qui dansaient devant elle, répétait à demi-voix:

-- Mon Dieu! que va dire mon mari?... Vous avez raison, il n'y a
pas d'ordre, dans ce magasin. On se perd, on fait des bêtises.

Sur le grand palier central, la chaise eut peine à passer. Mouret,
justement, venait d'encombrer le palier d'un déballage d'articles
de Paris, des coupes montées sur du zinc doré, des nécessaires et
des caves à liqueur de camelote, trouvant qu'on y circulait trop
librement, que la foule ne s'y étouffait pas. Et, là, il avait
autorisé un de ses vendeurs à exposer, sur une petite table, des
curiosités de la Chine et du Japon, quelques bibelots à bas prix,
que les clientes s'arrachaient. C'était un succès inattendu, déjà
il rêvait d'élargir cette vente. Mme Marty, pendant que deux
garçons montaient la chaise au second étage, acheta six boutons
d'ivoire, des souris en soie, un porte-allumettes en émail
cloisonné.

Au second, la course recommença. Denise, qui depuis le matin
promenait ainsi des clientes, tombait de lassitude; mais elle
restait correcte, avec sa douceur polie. Elle dut encore attendre
ces dames aux étoffes d'ameublement, où une cretonne ravissante
avait accroché Mme Marty. Puis, aux meubles, ce fut une table à
ouvrage dont cette dernière eut le désir. Ses mains tremblaient,
elle suppliait en riant Mme Desforges de l'empêcher de dépenser
davantage, lorsque la rencontre de Mme Guibal lui apporta une
excuse. C'était au rayon des tapis, celle-ci venait enfin de
monter rendre tout un achat de portières d'Orient, fait par elle
depuis cinq jours; et elle causait, debout devant le vendeur, un
grand gaillard, dont les bras de lutteur remuaient, du matin au
soir, des charges à tuer un boeuf. Naturellement, il était
consterné par ce «rendu», qui lui enlevait son tant pour cent.
Aussi tâchait-il d'embarrasser la cliente, flairant quelque
aventure louche, sans doute un bal donné avec les portières,
prises au Bonheur, puis renvoyées, afin d'éviter une location chez
un tapissier; il savait que cela se faisait parfois, dans la
bourgeoisie économe. Madame devait avoir une raison pour les
rendre; si c'étaient les dessins ou les couleurs qui n'allaient
pas à madame, il lui montrerait autre chose, il avait un
assortiment très complet. À toutes ces insinuations, Mme Guibal
répondait tranquillement, de son air assuré de femme reine, que
les portières ne lui plaisaient plus, sans daigner ajouter une
explication. Elle refusa d'en voir d'autres, et il dut s'incliner,
car les vendeurs avaient ordre de reprendre les marchandises, même
s'ils s'apercevaient qu'on s'en fût servi.

Comme les trois dames s'éloignaient ensemble, et que Mme Marty
revenait avec remords sur la table à ouvrage dont elle n'avait
aucun besoin, Mme Guibal lui dit de sa voix tranquille:

-- Eh bien! vous la rendrez... Vous avez vu? ce n'est pas plus
difficile que ça... Laissez-la toujours porter chez vous. On la
met dans son salon, on la regarde; puis, quand elle vous ennuie,
on la rend.

-- C'est une idée! cria Mme Marty. Si mon mari se fâche trop fort,
je leur rends tout.

Et ce fut pour elle l'excuse suprême, elle ne compta plus, elle
acheta encore, avec le sourd besoin de tout garder, car elle
n'était pas des femmes qui rendent.

Enfin, on arriva aux robes et costumes. Mais, comme Denise allait
remettre à des vendeuses le foulard acheté par Mme Desforges,
celle-ci parut se raviser et déclara que, décidément, elle
prendrait un des manteaux de voyage, le gris clair; et Denise dut
attendre complaisamment, pour la ramener aux confections. La jeune
fille sentait bien la volonté de la traiter en servante, dans ces
caprices de cliente impérieuse; seulement, elle s'était juré de
rester à son devoir, elle gardait son attitude calme, malgré les
bonds de son coeur et les révoltes de sa fierté. Mme Desforges
n'acheta rien aux robes et costumes.

-- Oh! maman, disait Valentine, ce petit costume-là, s'il est à ma
taille!

Tout bas, Mme Guibal expliquait à Mme Marty sa tactique. Quand une
robe lui plaisait dans un magasin, elle se la faisait envoyer, en
prenait le patron, puis la rendait. Et Mme Marty acheta le costume
pour sa fille, en murmurant:

-- Bonne idée! Vous êtes pratique, vous, chère madame.

On avait dû abandonner la chaise. Elle était restée en détresse,
au rayon des meubles, à côté de la table à ouvrage. Le poids
devenait trop lourd, les pieds de derrière menaçaient de casser;
et il était convenu que tous les achats seraient centralisés à une
caisse, pour être descendus ensuite au service du départ.

Alors, ces dames, toujours conduites par Denise, vagabondèrent. On
les revit de nouveau dans tous les rayons. Il n'y avait plus
qu'elles sur les marches des escaliers et le long des galeries.
Des rencontres, à chaque instant, les arrêtaient. Ce fut ainsi
que, près du salon de lecture, elles retrouvèrent Mme Bourdelais
et ses trois enfants. Les petits étaient chargés de paquets:
Madeleine avait sous le bras une robe pour elle, Edmond portait
une collection de petits souliers, tandis que le plus jeune,
Lucien, était coiffé d'un képi neuf.

-- Toi aussi! dit en riant Mme Desforges à son amie de pension.

-- Ne m'en parle pas! s'écria Mme Bourdelais. Je suis furieuse...
Ils vous prennent par ces petits êtres maintenant! Tu sais si je
fais des folies pour moi! Mais comment veux-tu résister à des
bébés qui ont envie de tout? J'étais venue les promener, et voilà
que je dévalise les magasins!

Justement, Mouret qui se trouvait encore là, en compagnie de
Vallagnosc et de M. de Boves, l'écoutait d'un air souriant. Elle
l'aperçut, elle se plaignit gaiement, avec un fond d'irritation
réelle, de ces pièges tendus à la tendresse des mères; l'idée
qu'elle venait de céder aux fièvres de la réclame, la soulevait;
et lui, toujours souriant, s'inclinait, jouissait de ce triomphe.
M. de Boves avait manoeuvré de façon à se rapprocher de
Mme Guibal, qu'il finit par suivre, en tâchant une seconde fois de
perdre Vallagnosc; mais celui-ci, fatigué de la cohue, se hâta de
rejoindre le comte. Denise, de nouveau, s'était arrêtée, pour
attendre ces dames. Elle tournait le dos, Mouret lui-même
affectait de ne pas la voir. Dès lors, Mme Desforges, avec son
flair délicat de femme jalouse, ne douta plus. Tandis qu'il la
complimentait et qu'il faisait quelques pas près d'elle, en maître
de maison galant, elle réfléchissait, elle se demandait comment le
convaincre de sa trahison.

Cependant, M. de Boves et Vallagnosc, qui marchaient en avant avec
Mme Guibal, arrivaient au rayon des dentelles. C'était, près des
confections, un salon luxueux, garni de casiers, dont les tiroirs
de chêne sculpté se rabattaient. Autour des colonnes, recouvertes
de velours rouge, montaient des spirales de dentelle blanche; et,
d'un bout à l'autre de la pièce, filaient des vols de guipure;
tandis que sur les comptoirs, il y avait des éboulements de
grandes cartes, toutes pelotonnées de valenciennes, de malines, de
points à l'aiguille. Au fond, deux dames étaient assises devant un
transparent de soie mauve, sur lequel Deloche jetait des pointes
de chantilly; et elles regardaient sans se décider, silencieuses.

-- Tiens! dit Vallagnosc très surpris, vous disiez Mme de Boves
souffrante... Mais la voilà debout, là-bas, avec Mlle Blanche.

Le comte ne put retenir un sursaut, en jetant un regard oblique
sur Mme Guibal.

-- C'est ma foi vrai, dit-il.

Dans le salon, il faisait très chaud. Les clientes, qui s'y
étouffaient, avaient des visages pâles aux yeux luisants. On eût
dit que toutes les séductions des magasins aboutissaient à cette
tentation suprême, que c'était là l'alcôve reculée de la chute, le
coin de perdition où les plus fortes succombaient. Les mains
s'enfonçaient parmi les pièces débordantes, et elles en gardaient
un tremblement d'ivresse.

-- Je crois que ces dames vous ruinent, reprit Vallagnosc, amusé
par la rencontre.

M. de Boves eut le geste d'un mari d'autant plus sûr de la raison
de sa femme, qu'il ne lui donne pas un sou. Celle-ci, après avoir
battu tous les rayons avec sa fille, sans rien acheter, venait
d'échouer aux dentelles, dans une rage de désir inassouvi. Brisée
de fatigue, elle se tenait pourtant debout devant un comptoir.
Elle fouillait dans le tas, ses mains devenaient molles, des
chaleurs lui montaient aux épaules. Puis, brusquement, comme sa
fille tournait la tête et que le vendeur s'éloignait, elle voulut
glisser sous son manteau une pièce de point d'Alençon. Mais elle
tressaillit, elle lâcha la pièce, en entendant la voix de
Vallagnosc, qui disait gaiement:

-- Nous vous surprenons, madame.

Pendant quelques secondes, elle demeura muette, toute blanche.
Ensuite, elle expliqua que, se sentant beaucoup mieux, elle avait
désiré prendre l'air. Et, en remarquant enfin que son mari se
trouvait avec Mme Guibal, elle se remit complètement, elle les
regarda d'un air si digne, que celle-ci crut devoir dire:

-- J'étais avec Mme Desforges, ces messieurs nous ont rencontrées.

Précisément, les autres dames arrivaient. Mouret les avait
accompagnées, et il les retint un instant encore, pour leur
montrer l'inspecteur Jouve, qui filait toujours la femme enceinte
et son amie. C'était très curieux, on ne s'imaginait pas le nombre
de voleuses qu'on arrêtait aux dentelles. Mme de Boves, qui
l'écoutait, se voyait entre deux gendarmes, avec ses quarante cinq
ans, son luxe, la haute situation de son mari; et elle était sans
remords, elle songeait qu'elle aurait dû glisser le coupon dans sa
manche. Jouve, cependant, venait de se décider à mettre la main
sur la femme enceinte, désespérant de la prendre en flagrant
délit, la soupçonnant d'ailleurs de s'être empli les poches, d'un
tour de doigts si habile, qu'il lui échappait. Mais, quand il
l'eut emmenée à l'écart et fouillée, il éprouva la confusion de ne
rien trouver sur elle, pas une cravate, pas un bouton. L'amie
avait disparu. Tout d'un coup, il comprit: la femme enceinte
n'était là que pour l'occuper, c'était l'amie qui volait.

L'histoire amusa ces dames. Mouret, un peu vexé, se contenta de
dire:

-- Le père Jouve est refait cette fois... Il prendra sa revanche.

-- Oh! conclut Vallagnosc, je crois qu'il n'est pas de taille...
Du reste, pourquoi étalez-vous tant de marchandises? C'est bien
fait, si l'on vous vole. On ne doit pas tenter à ce point de
pauvres femmes sans défense.

Ce fut le dernier mot, qui sonna comme la note aiguë de la
journée, dans la fièvre croissante des magasins. Ces dames se
séparaient, traversaient une dernière fois les comptoirs
encombrés. Il était quatre heures, les rayons du soleil à son
coucher entraient obliquement par les larges baies de la façade,
éclairaient de biais les vitrages des halls; et, dans cette clarté
d'un rouge d'incendie, montaient, pareilles à une vapeur d'or, les
poussières épaisses, soulevées depuis le matin par le piétinement
de la foule. Une nappe enfilait la grande galerie centrale,
découpait sur un fond de flammes les escaliers, les ponts volants,
toute cette guipure de fer suspendue. Les mosaïques et les
faïences des frises miroitaient, les verts et les rouges des
peintures s'allumaient aux feux des ors prodigués. C'était comme
une braise vive, où brûlaient maintenant les étalages, les palais
de gants et de cravates, les girandoles de rubans et de dentelles,
les hautes piles de lainage et de calicot, les parterres diaprés
que fleurissaient les soies légères et les foulards. Des glaces
resplendissaient. L'exposition des ombrelles, aux rondeurs de
bouclier, jetait des reflets de métal. Dans les lointains, au delà
de coulées d'ombre, il y avait des comptoirs perdus, éclatants,
grouillant d'une cohue blonde de soleil.

Et, à cette heure dernière, au milieu de cet air surchauffé, les
femmes régnaient. Elles avaient pris d'assaut les magasins, elles
y campaient comme en pays conquis, ainsi qu'une horde
envahissante, installée dans la débâcle des marchandises. Les
vendeurs, assourdis, brisés, n'étaient plus que leurs choses, dont
elles disposaient avec une tyrannie de souveraines. De grosses
dames bousculaient le monde. Les plus minces tenaient de la place,
devenaient arrogantes. Toutes, la tête haute, les gestes brusques,
étaient chez elles, sans politesse les unes pour les autres, usant
de la maison tant qu'elles pouvaient, jusqu'à en emporter la
poussière des murs. Mme Bourdelais, désireuse de rattraper ses
dépenses, avait de nouveau conduit ses trois enfants au buffet;
maintenant, la clientèle s'y ruait dans une rage d'appétit, les
mères elles-mêmes s'y gorgeaient de malaga; on avait bu, depuis
l'ouverture, quatre-vingts litres de sirop et soixante-dix
bouteilles de vin. Après avoir acheté son manteau de voyage,
Mme Desforges s'était fait offrir des images à la caisse; et elle
partait en songeant au moyen de tenir Denise chez elle, où elle
l'humilierait en présence de Mouret lui-même, pour voir leur
figure et tirer d'eux une certitude. Enfin, pendant que
M. de Boves réussissait à se perdre dans la foule et à disparaître
avec Mme Guibal, Mme de Boves, suivie de Blanche et de Vallagnosc,
avait eu le caprice de demander un ballon rouge, bien qu'elle
n'eût rien acheté. C'était toujours cela, elle ne s'en irait pas
les mains vides, elle se ferait une amie de la petite fille de son
concierge. Au comptoir de distribution, on entamait le quarantième
mille: quarante mille ballons rouges qui avaient pris leur vol
dans l'air chaud des magasins, toute une nuée de ballons rouges
qui flottaient à cette heure d'un bout à l'autre de Paris, portant
au ciel le nom du Bonheur des Dames!

Cinq heures sonnèrent. De toutes ces dames, Mme Marty demeurait
seule avec sa fille, dans la crise finale de la vente. Elle ne
pouvait s'en détacher, lasse à mourir, retenue par des liens si
forts, qu'elle revenait toujours sur ses pas, s ans besoin,
battant les rayons de sa curiosité inassouvie. C'était l'heure où
la cohue, fouettée de réclames, achevait de se détraquer; les
soixante mille francs d'annonces payés aux journaux, les dix mille
affiches collées sur les murs, les deux cent mille catalogues
lancés dans la circulation, après avoir vidé les bourses,
laissaient à ces nerfs de femmes l'ébranlement de leur ivresse; et
elles restaient secouées encore de toutes les inventions de
Mouret, la baisse des prix, les rendus, les galanteries sans cesse
renaissantes. Mme Marty s'attardait devant les tables de
proposition, parmi les appels enroués des vendeurs, dans le bruit
d'or des caisses et le roulement des paquets tombant aux sous-
sols; elle traversait une fois de plus le rez-de-chaussée, le
blanc, la soie, la ganterie, les lainages; puis, elle remontait,
s'abandonnait à la vibration métallique des escaliers suspendus et
des ponts volants, retournait aux confections, à la lingerie, aux
dentelles, poussait jusqu'au second étage, dans les hauteurs de la
literie et des meubles, et, partout, les commis, Hutin et Favier,
Mignot et Liénard, Deloche, Pauline, Denise, les jambes mortes,
donnaient un coup de force, arrachaient des victoires à la fièvre
dernière des clientes. Cette fièvre, depuis le matin, avait grandi
peu à peu, comme la griserie même qui se dégageait des étoffes
remuées. La foule flambait sous l'incendie du soleil de cinq
heures. Maintenant, Mme Marty avait la face animée et nerveuse
d'une enfant qui a bu du vin pur. Entrée les yeux clairs, la peau
fraîche du froid de la rue, elle s'était lentement brûlé la vue et
le teint, au spectacle de ce luxe, de ces couleurs violentes, dont
le galop continu irritait sa passion. Lorsqu'elle partit enfin,
après avoir dit qu'elle paierait chez elle, terrifiée par le
chiffre de sa facture, elle avait les traits tirés, les yeux
élargis d'une malade. Il lui fallut se battre pour se dégager de
l'écrasement obstiné de la porte; on s'y tuait, au milieu du
massacre des soldes. Puis, sur le trottoir, quand elle eut
retrouvé sa fille qu'elle avait perdue, elle frissonna à l'air
vif, elle demeura effarée, dans le détraquement de cette névrose
des grands bazars.

Le soir, comme Denise revenait de dîner, un garçon l'appela.

-- Mademoiselle, on vous demande à la direction.

Elle oubliait l'ordre que Mouret lui avait donné, le matin, de
passer à son cabinet, après la vente. Il l'attendait debout. En
entrant, elle ne repoussa pas la porte, qui resta ouverte.

-- Nous sommes contents de vous, mademoiselle, dit-il, et nous
avons songé à vous témoigner notre satisfaction... Vous savez de
quelle indigne manière Mme Frédéric nous a quittés. Dès demain,
vous la remplacerez comme seconde.

Denise l'écoutait, immobile de saisissement. Elle murmura, la voix
tremblante:

-- Mais, monsieur, il y a des vendeuses beaucoup plus anciennes
que moi au rayon.

-- Eh bien? qu'est-ce que cela fait? reprit-il. Vous êtes la plus
capable, la plus sérieuse. Je vous choisis, c'est bien naturel...
N'êtes-vous pas satisfaite?

Alors, elle rougit. C'était, en elle, un bonheur et un embarras
délicieux, où son premier effroi se fondait. Pourquoi donc avait-
elle songé d'abord aux suppositions dont on allait accueillir
cette faveur inespérée? Et elle demeurait confuse, malgré l'élan
de sa reconnaissance. Lui, la regardait en souriant, dans sa robe
de soie toute simple, sans un bijou, n'ayant que le luxe de sa
royale chevelure blonde. Elle s'était affinée, la peau blanche,
l'air délicat et grave. Son insignifiance chétive d'autrefois
devenait un charme d'une discrétion pénétrante.

-- Vous êtes bien bon, monsieur, balbutia-t-elle. Je ne sais
comment vous dire...

Mais elle eut la voix coupée. Dans le cadre de la porte, Lhomme
était debout. Il tenait de sa bonne main une grande sacoche de
cuir, et son bras mutilé serrait contre sa poitrine un
portefeuille énorme; tandis que, derrière son dos, son fils Albert
portait une charge de sacs, qui lui cassait les membres.

-- Cinq cent quatre-vingt-sept mille, deux cent dix francs, trente
centimes! cria le caissier dont la face molle et usée semblait
s'éclairer d'un coup de soleil, au reflet d'une pareille somme.

C'était la recette de la journée, la plus forte que le Bonheur eût
encore faite. Au loin, dans les profondeurs des magasins, que
Lhomme venait de traverser lentement, de la marche pesante d'un
boeuf trop chargé, on entendait le brouhaha, le remous de surprise
et de joie, laissé par cette recette géante qui passait.

-- Mais c'est superbe! dit Mouret enchanté. Mon brave Lhomme,
mettez ça là, reposez-vous, car vous n'en pouvez plus. Je vais
faire porter cet argent à la caisse centrale... Oui, oui, tout sur
mon bureau. Je veux voir le tas.

Il avait une gaieté d'enfant. Le caissier et son fils se
déchargèrent. La sacoche eut une claire sonnerie d'or, deux des
sacs en crevant lâchèrent des coulées d'argent et de cuivre,
tandis que, du portefeuille, sortaient des coins de billets de
banque. Tout un bout du grand bureau fut couvert, c'était comme
l'écroulement d'une fortune, ramassée en dix heures.

Lorsque Lhomme et Albert se furent retirés, en s'épongeant le
visage, Mouret demeura un moment immobile, perdu, les yeux sur
l'argent. Puis, ayant levé la tête, il aperçut Denise qui s'était
écartée. Alors, il se remit à sourire, il la força de s'avancer,
finit par dire qu'il lui donnerait ce qu'elle pourrait prendre
dans une poignée; et il y avait un marché d'amour, au fond de sa
plaisanterie.

-- Tenez! dans la sacoche, je parie pour moins de mille francs,
votre main est si petite!

Mais elle se recula encore. Il l'aimait donc? Brusquement, elle
comprenait, elle sentait la flamme croissante du coup de désir
dont il l'enveloppait, depuis qu'elle était de retour aux
confections. Ce qui la bouleversait davantage, c'était de sentir
son coeur battre à se rompre. Pourquoi la blessait-il avec tout
cet argent, lorsqu'elle débordait de gratitude et qu'il l'eût fait
défaillir d'une seule parole amie? Il se rapprochait, en
continuant de plaisanter, lorsque, à son grand mécontentement,
Bourdoncle parut, sous le prétexte de lui apprendre le chiffre des
entrées, l'énorme chiffre de soixante-dix mille clientes, venues
au Bonheur ce jour-là. Et elle se hâta de sortir, après avoir
remercié de nouveau.

X


Le premier dimanche d'août, on faisait l'inventaire, qui devait
être terminé le soir même. Dès le matin, comme un jour de semaine,
tous les employés étaient à leur poste, et la besogne avait
commencé, les portes closes, dans les magasins vides de clientes.

Denise n'était pas descendue à huit heures, avec les autres
vendeuses. Retenue depuis le jeudi dans sa chambre, par une
entorse prise en montant aux ateliers, elle allait enfin beaucoup
mieux; mais, comme Mme Aurélie la gâtait, elle ne se hâtait pas,
achevait de se chausser avec peine, résolue cependant à se montrer
au rayon. Maintenant, les chambres des demoiselles occupaient le
cinquième étage des bâtiments neufs, le long de la rue Monsigny;
elles étaient au nombre de soixante, aux deux côtés d'un corridor,
et plus confortables, toujours meublées pourtant du lit de fer, de
la grande armoire et de la petite toilette de noyer. La vie intime
des vendeuses y prenait des propretés et des élégances, une pose
pour les savons chers et les linges fins, toute une montée
naturelle vers la bourgeoisie, à mesure que leur sort
s'améliorait; bien qu'on entendît encore voler des gros mots et
les portes battre, dans le coup de vent d'hôtel garni qui les
emportait matin et soir. D'ailleurs, à titre de seconde, Denise
avait une des plus grandes chambres, dont les deux fenêtres
mansardées ouvraient sur la rue. Riche à présent, elle se donnait
du luxe, un édredon rouge recouvert d'un voile de guipure, un
petit tapis devant l'armoire, deux vases de verre bleu sur la
toilette, où se fanaient des roses.

Quand elle fut chaussée, elle essaya de marcher dans la pièce. Il
lui fallut s'appuyer aux meubles, car elle boitait encore. Mais
cela s'échaufferait. Tout de même elle avait eu raison de refuser,
pour le soir, une invitation à dîner de l'oncle Baudu, et de prier
sa tante de faire sortir Pépé, qu'elle avait remis en pension chez
Mme Gras. Jean, qui était venu la voir la veille, dînait aussi
chez l'oncle. Doucement, elle continuait de s'essayer à marcher,
en se promettant de se coucher de bonne heure, afin de reposer sa
jambe, lorsque la surveillante, Mme Cabin, frappa et lui donna une
lettre, d'un air de mystère.

La porte refermée, Denise, étonnée du sourire discret de cette
femme, ouvrit la lettre. Elle se laissa tomber sur une chaise:
c'était une lettre de Mouret, où il se disait heureux de son
rétablissement et la priait de descendre le soir dîner avec lui,
puisqu'elle ne pouvait sortir. Le ton de ce billet, à la fois
familier et paternel, n'avait rien de blessant; mais il lui était
impossible de se méprendre, le Bonheur connaissait bien la
signification vraie de ces invitations, une légende courait là-
dessus: Clara avait dîné, d'autres aussi, toutes celles que le
patron remarquait. Après le dîner, comme disaient les commis
farceurs, il y avait le dessert. Et les joues blanches de la jeune
fille étaient peu à peu envahies par un flot de sang.

Alors, la lettre glissée entre les genoux, le coeur battant à
coups profonds, Denise resta les yeux fixés sur la lumière
aveuglante d'une des fenêtres. C'était un aveu qu'elle avait dû se
faire, dans cette chambre même, aux heures d'insomnie: si elle
tremblait encore quand il passait, elle savait maintenant que ce
n'était pas de crainte; et son malaise d'autrefois, son ancienne
peur ne pouvait être que l'ignorance effarée de l'amour, le
trouble de ses tendresses naissantes, dans sa sauvagerie d'enfant.
Elle ne raisonnait pas, elle sentait seulement qu'elle l'avait
toujours aimé, depuis l'heure où elle avait frémi et balbutié
devant lui. Elle l'aimait lorsqu'elle le redoutait comme un maître
sans pitié, elle l'aimait lorsque son coeur éperdu rêvait de
Hutin, inconscient, cédant à un besoin d'affection. Peut-être se
serait-elle donnée à un autre, mais jamais elle n'avait aimé que
cet homme dont un regard la terrifiait. Et tout le passé revivait,
se déroulait dans la clarté de la fenêtre: les sévérités des
premiers temps, cette promenade si douce sous les ombrages noirs
des Tuileries, enfin les désirs dont il l'effleurait depuis
l'heure où elle était rentrée. La lettre glissa jusqu'à terre,
Denise regardait toujours la fenêtre, dont le plein soleil
l'éblouissait.

Brusquement, on frappa, et elle se hâta de ramasser la lettre, de
la faire disparaître dans sa poche. C'était Pauline, qui,
s'échappant de son rayon sous un prétexte, venait causer un peu.

-- Êtes-vous remise, ma chère? On ne se rencontre plus.

Mais, comme il était défendu de remonter dans les chambres, et
surtout de s'y enfermer à deux, Denise l'emmena au bout du
couloir, où se trouvait le salon de réunion, une galanterie du
directeur pour ces demoiselles, qui pouvaient y causer ou y
travailler, en attendant onze heures. La pièce, blanc et or, d'une
nudité banale de salle d'hôtel, était meublée d'un piano, d'un
guéridon central, de fauteuils et de canapés recouverts de housses
blanches. Du reste, après quelques soirées passées entre elles,
dans le premier feu de la nouveauté, les vendeuses ne s'y
rencontraient plus, sans en arriver tout de suite aux mots
désagréables. C'était une éducation à faire, la petite cité
phalanstérienne manquait de concorde. Et, en attendant, il n'y
avait guère là, le soir, que la seconde des corsets, miss Powell,
qui tapait sèchement du Chopin sur le piano, et dont le talent
jalousé achevait de mettre en fuite les autres.

-- Vous voyez, mon pied va mieux, dit Denise. Je descendais.

-- Ah bien! cria la lingère, en voilà du zèle!... C'est moi qui
resterais à me dorloter, si j'avais un prétexte!

Toutes deux s'étaient assises sur un canapé. L'attitude de Pauline
avait changé, depuis que son amie était seconde aux confections.
Il entrait, dans sa cordialité de bonne fille, une nuance de
respect, une surprise de sentir la petite vendeuse chétive
d'autrefois en marche pour la fortune. Cependant, Denise l'aimait
beaucoup et se confiait à elle seule, au milieu du continuel galop
des deux cents femmes que la maison occupait maintenant.

-- Qu'avez-vous? demanda vivement Pauline, quand elle remarqua le
trouble de la jeune fille.

-- Mais rien, assura celle-ci, avec un sourire embarrassé.

-- Si, si, vous avez quelque chose... Vous vous méfiez donc de
moi, que vous ne me dites plus vos chagrins?

Alors, Denise, dans l'émotion qui gonflait sa poitrine et qui ne
pouvait se calmer, s'abandonna. Elle tendit la lettre à son amie,
en balbutiant:

-- Tenez! il vient de m'écrire.

Entre elles, jamais encore elles n'avaient parlé ouvertement de
Mouret. Mais ce silence même était comme un aveu de leurs secrètes
préoccupations. Pauline n'ignorait rien. Après avoir lu la lettre,
elle se serra contre Denise, la prit à la taille, pour lui
murmurer doucement:

-- Ma chère, si vous voulez que je sois franche, je croyais que
c'était fait... Ne vous révoltez donc pas, je vous assure que tout
le magasin doit le croire comme moi. Dame! il vous a nommée
seconde si vite, puis il est toujours après vous, ça crève les
yeux!

Elle lui mit un gros baiser sur la joue. Puis, elle l'interrogea.

-- Vous irez ce soir, naturellement?

Denise la regardait sans répondre. Et, tout d'un coup, elle éclata
en sanglots, la tête appuyée sur l'épaule de son amie. Celle-ci
demeura très surprise.

-- Voyons, calmez-vous. Il n'y a rien là-dedans qui puisse vous
bouleverser ainsi.

-- Non, non, laissez-moi, bégayait Denise. Si vous saviez comme
j'ai du chagrin! Depuis que j'ai reçu cette lettre, je ne vis
plus... Laissez-moi pleurer, cela me soulage.

Très apitoyée, sans comprendre pourtant, la lingère chercha des
consolations. D'abord, il ne voyait plus Clara. On disait bien
qu'il allait chez une dame au-dehors, mais ce n'était pas prouvé.
Puis, elle expliqua qu'on ne pouvait être jalouse d'un homme dans
une pareille position. Il avait trop d'argent, il était le maître
après tout.

Denise l'écoutait; et, si elle avait encore ignoré son amour, elle
n'en aurait plus douté à la souffrance dont le nom de Clara et
l'allusion à Mme Desforges lui tordirent le coeur. Elle entendait
la voix mauvaise de Clara, elle revoyait Mme Desforges la promener
dans les magasins, avec son mépris de dame riche.

-- Alors, vous iriez, vous? demanda-t-elle.

Pauline, sans se consulter, cria:

-- Sans doute, est-ce qu'on peut faire autrement!

Puis, elle réfléchit, elle ajouta:

-- Pas maintenant, autrefois, parce que maintenant je vais me
marier avec Baugé, et ce serait mal tout de même.

En effet, Baugé, qui avait quitté depuis peu le Bon Marché pour le
Bonheur des Dames, allait l'épouser, vers le milieu du mois.
Bourdoncle n'aimait guère les ménages; cependant, ils avaient
l'autorisation, ils espéraient même obtenir un congé de quinze
jours.

-- Vous voyez bien, déclara Denise. Quand un homme vous aime, il
vous épouse... Baugé vous épouse.

Pauline eut un bon rire.

-- Mais, ma chérie, ce n'est pas la même chose. Baugé m'épouse,
parce que c'est Baugé. Il est mon égal, ça va tout seul... Tandis
que M. Mouret! Est-ce que M. Mouret peut épouser ses vendeuses?

-- Oh! non, oh! non, cria la jeune fille révoltée par l'absurdité
de la question, et c'est pourquoi il n'aurait pas dû m'écrire.

Ce raisonnement acheva d'étonner la lingère. Son visage épais, aux
petits yeux tendres, prenait une commisération maternelle. Puis,
elle se leva, ouvrit le piano, joua doucement avec un seul doigt
Le Roi Dagobert, pour égayer la situation sans doute. Dans la
nudité du salon, dont les housses blanches semblaient augmenter le
vide, montaient les bruits de la rue, la mélopée lointaine d'une
marchande criant des pois verts. Denise s'était renversée au fond
du canapé, la tête contre le bois, secouée par une nouvelle crise
de sanglots, qu'elle étouffait dans son mouchoir.

-- Encore! reprit Pauline, en se retournant. Vous n'êtes vraiment
pas raisonnable... Pourquoi m'avez-vous amenée ici? Nous aurions
mieux fait de rester dans votre chambre.

Elle s'agenouilla devant elle, recommença à la sermonner. Que
d'autres auraient voulu être à sa place! D'ailleurs, si la chose
ne lui plaisait pas, c'était bien simple: elle n'avait qu'à dire
non, sans se chagriner si fort. Mais elle réfléchirait, avant de
risquer sa position par un refus que rien n'expliquait,
puisqu'elle n'avait pas d'engagement ailleurs. Était-ce donc si
terrible? et la semonce finissait par des plaisanteries chuchotées
gaiement, lorsqu'un bruit de pas vint du corridor.

Pauline courut à la porte jeter un coup d'oeil.

-- Chut! Mme Aurélie! murmura-t-elle. Je me sauve... Et vous,
essuyez vos yeux. On n'a pas besoin de savoir.

Quand Denise fut seule, elle se mit debout, renfonça ses larmes;
et, les mains tremblantes encore, de peur d'être surprise ainsi,
elle ferma le piano, que son amie avait laissé ouvert. Mais elle
entendit Mme Aurélie frapper à sa porte. Alors, elle quitta le
salon.

-- Comment! vous êtes levée! cria la première. C'est une
imprudence, ma chère enfant. Je montais justement prendre de vos
nouvelles et vous dire que nous n'avons pas besoin de vous, en
bas.

Denise lui assura qu'elle allait mieux, que cela lui ferait du
bien de s'occuper, de se distraire.

-- Je ne me fatiguerai pas, madame. Vous m'installerez sur une
chaise, je travaillerai aux écritures.

Toutes deux descendirent. Très prévenante, Mme Aurélie l'obligeait
à s'appuyer sur son épaule. Elle avait dû remarquer les yeux
rouges de la jeune fille, car elle l'examinait à la dérobée. Sans
doute, elle savait bien des choses.

C'était une victoire inespérée: Denise avait enfin conquis le
rayon. Après s'être jadis débattue pendant près de dix mois, au
milieu de ses tourments de souffre-douleur, sans lasser le mauvais
vouloir de ses camarades, elle venait en quelques semaines de les
dominer, de les voir autour d'elle souples et respectueuses. La
brusque tendresse de Mme Aurélie l'avait beaucoup aidée, dans
cette ingrate besogne de se concilier les coeurs; on racontait
tout bas que la première était la complaisante de Mouret, qu'elle
lui rendait des services délicats; et elle prenait si chaudement
la jeune fille sous sa protection, qu'on devait en effet la lui
recommander, d'une façon spéciale. Mais celle-ci avait également
travaillé de tout son charme pour désarmer ses ennemies. La tâche
était d'autant plus rude, qu'il lui fallait se faire pardonner sa
nomination au poste de seconde. Ces demoiselles criaient à
l'injustice, l'accusaient d'avoir gagné ça au dessert, avec le
patron; même elles ajoutaient des détails abominables. Malgré
leurs révoltes pourtant, le titre de seconde agissait sur elles,
Denise prenait une autorité, qui étonnait et pliait les plus
hostiles. Bientôt, elle trouva des flatteuses, parmi les dernières
venues. Sa douceur et sa modestie achevèrent la conquête.
Marguerite se rallia. Et Clara seule continua de se montrer
mauvaise, risquant encore l'ancienne injure de «mal peignée», qui
maintenant n'égayait personne. Pendant la courte fantaisie de
Mouret, elle en avait abusé pour lâcher la besogne, d'une paresse
bavarde et vaniteuse; puis, comme il s'était lassé tout de suite,
elle ne récriminait même pas, incapable de jalousie dans la
débandade galante de son existence, simplement satisfaite d'en
tirer le bénéfice d'être tolérée à ne rien faire. Seulement, elle
considérait que Denise lui avait volé la succession de
Mme Frédéric. Jamais elle ne l'aurait acceptée, à cause du tracas;
mais elle était vexée du manque de politesse, car elle avait les
mêmes titres que l'autre, et des titres antérieurs.

-- Tiens! voilà qu'on sort l'accouchée, murmura-t-elle, quand elle
aperçut Mme Aurélie amenant Denise à son bras.

Marguerite haussa les épaules, en disant:

-- Si vous croyez que c'est drôle!

Neuf heures sonnaient. Au-dehors, un ciel d'un bleu ardent
chauffait les rues, des fiacres roulaient vers les gares, toute la
population endimanchée gagnait en longues files les bois de la
banlieue. Dans le magasin, inondé de soleil par les grandes baies
ouvertes, le personnel enfermé venait de commencer l'inventaire.
On avait retiré les boutons des portes, des gens s'arrêtaient sur
le trottoir, regardant par les glaces, étonnés de cette fermeture,
lorsqu'on distinguait à l'intérieur une activité extraordinaire.
C'était, d'un bout à l'autre des galeries, du haut en bas des
étages, un piétinement d'employés, des bras en l'air, des paquets
volant par-dessus les têtes; et cela au milieu d'une tempête de
cris, de chiffres lancés, dont la confusion montait et se brisait
en un tapage assourdissant. Chacun des trente-neuf rayons faisait
sa besogne à part, sans s'inquiéter des rayons voisins.
D'ailleurs, on attaquait à peine les casiers, il n'y avait encore
par terre que quelques pièces d'étoffe. La machine devait
s'échauffer, si l'on voulait finir le soir même.

-- Pourquoi descendez-vous? reprit Marguerite obligeamment, en
s'adressant à Denise. Vous allez vous faire du mal, et nous avions
le monde nécessaire.

-- C'est ce que je lui ai dit, déclara Mme Aurélie. Mais elle a
voulu quand même nous aider.

Toutes ces demoiselles s'empressaient auprès de Denise. Le travail
s'en trouva interrompu. On la complimentait, on écoutait avec des
exclamations l'histoire de son entorse. Enfin, Mme Aurélie la fit
asseoir devant une table; et il fut entendu qu'elle se
contenterait d'inscrire les articles appelés. D'ailleurs, le
dimanche de l'inventaire, on mettait à réquisition tous les
employés capables de tenir une plume: les inspecteurs, les
caissiers, les commis aux écritures, jusqu'aux garçons de magasin;
puis les divers rayons se partageaient ces aides d'un jour, pour
bâcler vivement la besogne. C'était ainsi que Denise se trouvait
installée près du caissier Lhomme et du garçon Joseph, l'un et
l'autre penchés sur de grandes feuilles de papier.

-- Cinq manteaux, drap, garnis fourrure, troisième grandeur, à
deux cent quarante! criait Marguerite. Quatre idem, première
grandeur, à deux cent vingt!

Le travail recommença. Derrière Marguerite, trois vendeuses
vidaient les armoires, classaient les articles, les lui donnaient
par paquets; et, quand elle les avait appelés, elle les jetait sur
les tables, où ils s'entassaient peu à peu, en piles énormes.
Lhomme inscrivait, Joseph dressait une autre liste, pour le
contrôle. Pendant ce temps, Mme Aurélie elle-même, aidée de trois
autres vendeuses, dénombrait de son côté les vêtements de soie,
que Denise portait sur des feuilles. Clara était chargée de
veiller aux tas, de les ranger et de les échafauder, de manière à
ce qu'ils tinssent le moins de place possible, le long des tables.
Mais elle n'était guère à sa tâche, des piles croulaient déjà.

-- Dites donc, demanda-t-elle à une petite vendeuse entrée de
l'hiver, est-ce qu'on vous augmente?... Vous savez qu'on va mettre
la seconde à deux mille francs, ce qui lui fera près de sept
mille, avec son intérêt.

La petite vendeuse, sans cesser de passer des rotondes, répondit
que, si on ne lui donnait pas huit cents francs, elle lâcherait la
boîte. Les augmentations avaient lieu au lendemain de
l'inventaire; c'était également l'époque où, le chiffre d'affaires
réalisées pendant l'année étant connu, les chefs de rayon
touchaient leurs intérêts sur l'augmentation de ce chiffre,
comparé au chiffre de l'année précédente. Aussi, malgré le vacarme
et le tohu-bohu de la besogne, les commérages passionnés allaient-
ils leur train. Entre deux articles appelés, on ne causait que
d'argent. Le bruit courait que Mme Aurélie dépasserait vingt-cinq
mille francs; et une pareille somme excitait beaucoup ces
demoiselles. Marguerite, la meilleure vendeuse après Denise,
s'était fait quatre mille cinq cents francs, quinze cents francs
d'appointements fixes et trois mille francs environ de tant pour
cent; tandis que Clara n'arrivait pas à deux mille cinq cents, en
tout.

-- Moi, je m'en fiche, de leurs augmentations! reprenait celle-ci,
en s'adressant à la petite vendeuse. Si papa était mort, ce que je
les planterais là...! Mais une chose qui m'exaspère, ce sont les
sept mille francs de ce bout de femme. Hein! et vous?

Mme Aurélie interrompit violemment la conversation. Elle se
tourna, de son air superbe.

-- Taisez-vous donc, mesdemoiselles! On ne s'entend pas, ma parole
d'honneur!

Puis, elle se remit à crier:

-- Sept mantes à la vieille, sicilienne, première grandeur, à cent
trente!... Trois pelisses, surah, deuxième grandeur, à cent
cinquante!... Y êtes-vous, mademoiselle Baudu?

-- Oui, madame.

Alors, Clara dut s'occuper des brassées de vêtements empilés sur
les tables. Elle les bouscula, gagna de la place. Mais bientôt
elle les lâcha encore, pour répondre à un vendeur qui la
cherchait. C'était le gantier Mignot, échappé de son rayon. Il
chuchota une demande de vingt francs; déjà, il lui en devait
trente, un emprunt pratiqué un lendemain de courses, après avoir
perdu sa semaine sur un cheval; cette fois, il avait mangé à
l'avance sa guelte touchée la veille, il ne lui restait pas dix
sous pour son dimanche. Clara n'avait sur elle que dix francs,
qu'elle prêta d'assez bonne grâce. Et ils causèrent, ils parlèrent
d'une partie à six, faite par eux dans un restaurant de Bougival,
où les femmes avaient payé leur écot: ça valait mieux, tout le
monde était à son aise. Puis, Mignot, qui voulait ses vingt
francs, alla se pencher à l'oreille de Lhomme. Celui-ci, arrêté
dans ses écritures, parut saisi d'un grand trouble. Il n'osait
refuser pourtant, il cherchait une pièce de dix francs, dans son
porte-monnaie, lorsque Mme Aurélie, étonnée de ne plus entendre la
voix de Marguerite, qui avait dû s'interrompre, aperçut Mignot et
comprit. Elle le renvoya rudement à son rayon, elle n'avait pas
besoin qu'on vînt distraire ces demoiselles. La vérité était
qu'elle redoutait le jeune homme, le grand ami de son fils Albert,
le complice de farces louches qu'elle tremblait de voir mal finir
un jour. Aussi, lorsque Mignot tint les dix francs et qu'il se fut
sauvé, ne put-elle s'empêcher de dire à son mari:

-- S'il est permis! vous laisser dindonner de la sorte!

-- Mais, ma bonne, je ne pouvais vraiment refuser à ce garçon...

Elle lui ferma la bouche d'un haussement de ses fortes épaules.
Puis, comme les vendeuses s'égayaient sournoisement de cette
explication de famille, elle reprit avec sévérité:

-- Allons, mademoiselle Vadon, ne nous endormons pas.

-- Vingt paletots, cachemire double, quatrième grandeur, à dix-
huit francs cinquante! lança Marguerite, de sa voix chantante.

Lhomme, la tête basse, écrivait de nouveau. Peu à peu, on avait
élevé ses appointements à neuf mille francs; et il gardait son
humilité devant Mme Aurélie, qui apportait toujours près du triple
dans le ménage.

Pendant un instant, la besogne marcha. Les chiffres volaient, les
paquets de vêtements pleuvaient dru sur les tables. Mais Clara
avait inventé une autre distraction: elle taquinait le garçon
Joseph, au sujet d'une passion qu'on lui prêtait pour une
demoiselle employée à l'échantillonnage. Cette demoiselle, âgée de
vingt-huit ans déjà, maigre et pâle, était une protégée de
Mme Desforges, qui avait voulu la faire engager par Mouret comme
vendeuse, en contant à celui-ci une histoire touchante: une
orpheline, la dernière des Fontenailles, vieille noblesse du
Poitou, débarquée sur le pavé de Paris avec un père ivrogne,
restée honnête dans cette déchéance, d'une éducation trop
rudimentaire malheureusement pour être institutrice ou donner des
leçons de piano. Mouret, d'habitude, s'emportait, lorsqu'on lui
recommandait des filles du monde pauvres; il n'y avait pas,
disait-il, de créatures plus incapables, plus insupportables, d'un
esprit plus faux; et, d'ailleurs, on ne pouvait s'improviser
vendeuse, il fallait un apprentissage, c'était un métier complexe
et délicat. Cependant, il prit la protégée de Mme Desforges, il la
mit seulement au service des échantillons, comme il avait déjà
casé, pour être agréable à des amis, deux comtesses et une baronne
au service de la publicité, où elles faisaient des bandes et des
enveloppes. Mlle de Fontenailles gagnait trois francs par jour,
qui lui permettaient tout juste de vivre, dans une petite chambre
de la rue d'Argenteuil. C'était à la rencontrer l'air triste,
vêtue pauvrement, que le coeur de Joseph, de tempérament tendre
sous sa raideur muette d'ancien soldat, avait fini par être
touché. Il n'avouait pas, mais il rougissait, quand ces
demoiselles des confections le plaisantaient; car
l'échantillonnage se trouvait dans une salle voisine du rayon, et
elles l'avaient remarqué rôdant sans cesse devant la porte.

-- Joseph a des distractions, murmurait Clara. Son nez se tourne
vers la lingerie.

On avait réquisitionné Mlle de Fontenailles, qui aidait à
l'inventaire du comptoir des trousseaux. Et, comme en effet le
garçon jetait de continuels coups d'oeil vers ce comptoir, les
vendeuses se mirent à rire. Il se troubla, s'enfonça dans ses
feuilles; tandis que Marguerite, pour étouffer le flot de gaieté
qui lui chatouillait la gorge, criait plus fort:

-- Quatorze jaquettes, drap anglais, deuxième grandeur, à quinze
francs!

Du coup, Mme Aurélie, en train d'appeler des rotondes, eut la voix
couverte. Elle dit, l'air blessé, avec une lenteur majestueuse:

-- Un peu plus bas, mademoiselle. Nous ne sommes pas à la halle...
Et vous êtes toutes bien peu raisonnables, de vous amuser à des
gamineries, quand notre temps est si précieux.

Justement, comme Clara ne veillait plus aux paquets, une
catastrophe se produisit. Des manteaux s'éboulèrent, tous les tas
de la table, entraînés, tombèrent les uns sur les autres. Le tapis
en était jonché.

-- Là, qu'est-ce que je disais! cria la première hors d'elle.
Faites donc un peu attention, mademoiselle Prunaire, c'est
insupportable à la fin!

Mais un frémissement courut: Mouret et Bourdoncle faisant leur
tournée d'inspection, venaient de paraître. Les voix repartirent,
les plumes grincèrent, tandis que Clara se hâtait de ramasser les
vêtements. Le patron n'interrompit pas le travail. Il resta là
quelques minutes, muet, souriant; et ses lèvres seules avaient un
frisson de fièvre, dans son visage gai et victorieux des jours
d'inventaire. Lorsqu'il aperçut Denise, il faillit laisser
échapper un geste d'étonnement. Elle était donc descendue? Ses
yeux rencontrèrent ceux de Mme Aurélie. Puis, après une courte
hésitation, il s'éloigna, il entra aux trousseaux.

Cependant, Denise, avertie par la rumeur légère, avait levé la
tête. Et, après avoir reconnu Mouret, elle s'était de nouveau
penchée sur ses feuilles, simplement. Depuis qu'elle écrivait
d'une main machinale, au milieu de l'appel régulier des articles,
un apaisement se faisait en elle. Toujours elle avait cédé ainsi
au premier excès de sa sensibilité: des larmes la suffoquaient, sa
passion doublait ses tourments; puis, elle rentrait dans sa
raison, elle retrouvait un beau courage calme, une force de
volonté douce et inexorable. Maintenant, les yeux limpides, le
teint pâle, elle était sans un frisson, toute à sa besogne,
résolue à s'écraser le coeur et à ne faire que son vouloir.

Dix heures sonnèrent, le vacarme de l'inventaire montait, dans le
branle-bas des rayons. Et, sous les cris, jetés sans relâche, qui
se croisaient de toutes parts, la même nouvelle circulait avec une
rapidité surprenante: chaque vendeur savait déjà que Mouret avait
écrit le matin, pour inviter Denise à dîner. L'indiscrétion venait
de Pauline. En redescendant, secouée encore, elle avait rencontré
Deloche aux dentelles; et, sans remarquer que Liénard parlait au
jeune homme, elle s'était soulagée.

-- C'est fait, mon cher... Elle vient de recevoir la lettre. Il
l'invite pour ce soir.

Deloche était devenu blême. Il avait compris, car il questionnait
souvent Pauline, tous deux causaient chaque jour de leur amie
commune, du coup de tendresse de Mouret, de l'invitation fameuse
qui finirait par dénouer l'aventure. Du reste, elle le grondait
d'aimer secrètement Denise, dont il n'aurait jamais rien, et elle
haussait les épaules, quand il approuvait la jeune fille de
résister au patron.

-- Son pied va mieux, elle descend, continuait-elle. Ne prenez
donc pas cette figure d'enterrement... C'est une chance pour elle,
ce qui arrive.

Et elle se hâta de retourner à son rayon.

-- Ah! bon! murmura Liénard qui avait entendu, il s'agit de la
demoiselle à l'entorse... Eh bien! vous aviez raison de vous
presser, vous qui la défendiez au café, hier soir!

À son tour, il se sauva; mais, quand il rentra aux lainages, il
avait déjà raconté l'histoire de la lettre à quatre ou cinq
vendeurs. Et de là, en moins de dix minutes, elle venait de faire
le tour des magasins.

La dernière phrase de Liénard rappelait une scène qui s'était
passée la veille, au Café Saint-Roch. Maintenant, Deloche et lui
ne se quittaient plus. Le premier avait pris, à l'Hôtel de Smyrne,
la chambre de Hutin, lorsque celui-ci, nommé second, s'était loué
un petit logement de trois pièces; et les deux commis venaient
ensemble le matin au Bonheur, s'attendaient le soir pour repartir
ensemble. Leurs chambres, qui se touchaient, donnaient sur la même
cour noire, un puits étroit dont les odeurs empoisonnaient
l'hôtel. Ils faisaient bon ménage, malgré leur dissemblance, l'un
mangeant avec insouciance l'argent qu'il tirait à son père,
l'autre sans un sou, torturé par des idées d'économies, ayant
pourtant tous deux un point de commun, leur maladresse comme
vendeurs, qui les laissait végéter dans leurs comptoirs, sans
augmentations. Après leur sortie du magasin, ils vivaient surtout
au Café Saint-Roch. Vide de clients pendant le jour, ce café
s'emplissait vers huit heures et demi d'un flot débordant
d'employés de commerce, le flot lâché à la rue par la haute porte
de la place Gaillon. Dès lors, éclataient un bruit assourdissant
de dominos, des rires, des voix glapissantes, au milieu de la
fumée épaisse des pipes. La bière et le café coulaient. Dans le
coin de gauche, Liénard demandait des choses chères, tandis que
Deloche se contentait d'un bock, qu'il mettait quatre heures à
boire. C'était là que celui-ci avait entendu Favier, à une table
voisine, raconter des abominations sur Denise, la façon dont elle
avait «fait» le patron, en se retroussant, quand elle montait un
escalier devant lui. Il s'était retenu de le gifler. Puis, comme
l'autre continuait, disait que la petite descendait chaque nuit
retrouver son amant, il l'avait traité de menteur, fou de colère.

-- Quel sale individu!... Il ment, entendez-vous!

Et, dans l'émotion qui le secouait, il lâchait des aveux, la voix
bégayante, vidant son coeur.

-- Je la connais, je le sais bien... Elle n'a jamais eu de
l'amitié que pour un homme: oui, pour M. Hutin, et encore il ne
s'en est pas aperçu, il ne peut même pas se vanter de l'avoir
touchée du bout des doigts.

Le récit de cette querelle, grossi, dénaturé, égayait déjà le
magasin, lorsque l'histoire de la lettre de Mouret circula.
Justement, ce fut à un vendeur de la soie que Liénard confia
d'abord la nouvelle. Chez les soyeux, l'inventaire fonctionnait
rondement. Favier et deux commis, sur des escabeaux, vidaient les
casiers, passaient au fur et à mesure les pièces d'étoffe à Hutin,
qui, debout au milieu d'une table, criait les chiffres, après
avoir consulté les étiquettes; et il jetait ensuite les pièces par
terre, elles encombraient peu à peu le parquet, elles montaient
comme une marée d'automne. D'autres employés écrivaient, Albert
Lhomme aidait ces messieurs, le teint brouillé par une nuit
blanche, passée dans un bastringue de la Chapelle. Une nappe de
soleil tombait des vitres du hall, qui laissaient voir le bleu
ardent du ciel.

-- Tirez donc les stores! criait Bouthemont, très occupé à
surveiller la besogne. Il est insupportable, ce soleil!

Favier, en train de se hausser pour atteindre une pièce, grogna
sourdement:

-- S'il est permis d'enfermer le monde par ce temps superbe! Pas
de danger qu'il pleuve, un jour d'inventaire!... Et l'on vous
tient sous les verrous comme des galériens, lorsque tout Paris se
promène!

Il passa la pièce à Hutin. Sur l'étiquette, le métrage était
porté, diminué à chaque vente de la quantité vendue; ce qui
simplifiait beaucoup le travail. Le second cria:

-- Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt et un mètres, à six
francs cinquante!

Et la soie alla grossir le tas, par terre. Puis, il continua une
conversation commencée, en disant à Favier:

-- Alors, il a voulu vous battre?

-- Mais oui. Je buvais tranquillement mon bock... Ça valait bien
la peine de démentir, la petite vient de recevoir une lettre du
patron, qui l'invite à dîner... Toute la boîte en cause.

-- Comment! ce n'était pas fait!

Favier lui tendait une nouvelle pièce.

-- N'est-ce pas? on en aurait mis la main au feu. Ça semblait déjà
un vieux collage.

-- Idem, vingt-cinq mètres! lança Hutin.

On entendit le coup sourd de la pièce, tandis qu'il ajoutait plus
bas:

-- Vous savez qu'elle a fait la vie chez ce vieux toqué de
Bourras.

Maintenant, tout le rayon s'égayait, sans que la besogne en fût
interrompue pourtant. On se murmurait le nom de la jeune fille,
les dos s'enflaient, les nez tournaient à la friandise. Bouthemont
lui-même, que les histoires gaillardes épanouissaient, ne put se
tenir de lâcher une plaisanterie, dont le mauvais goût le fit
éclater d'aise. Albert, réveillé, jura avoir vu la seconde des
confections entre deux militaires, au Gros-Caillou. Justement,
Mignot descendait, avec les vingt francs qu'il venait d'emprunter;
et il s'était arrêté, il coulait dix francs dans la main d'Albert,
en lui donnant rendez-vous pour le soir, une noce projetée,
entravée par le manque d'argent, possible enfin, malgré la
médiocrité de la somme. Mais le beau Mignot, lorsqu'il apprit
l'envoi de la lettre, eut une réflexion si grossière, que
Bouthemont se vit forcé d'intervenir.

-- En voilà assez, messieurs. Ça ne nous regarde pas... Allez,
allez donc, monsieur Hutin.

-- Soie de fantaisie, petits carreaux, trente-deux mètres, à six
francs cinquante! cria ce dernier.

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaient
régulièrement, la mare d'étoffes montait toujours, comme si les
eaux d'un fleuve s'y fussent déversées. Et l'appel des soies de
fantaisie ne cessait pas, Favier, à demi-voix, fit alors remarquer
que le stock serait joli: la direction allait être contente, cette
grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteur de
Paris, mais comme vendeur on n'avait jamais vu un pareil sabot.
Hutin souriait, enchanté, approuvant d'un regard amical; car,
après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur des
Dames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans le
but obstiné de lui prendre sa place. C'était la même guerre
qu'autrefois, des insinuations perfides glissées à l'oreille des
chefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute une
campagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier,
auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardait
en dessous, maigre et froid, la bile au visage, comme s'il eût
compté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l'air
d'attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le manger
ensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l'autre
obtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous
deux, pris de la fièvre qui battait d'un bout à l'autre des
magasins, causaient des augmentations probables, sans cesser
d'appeler le stock des soies de fantaisie: on prévoyait que
Bouthemont irait à ses trente mille francs, cette année-là; Hutin
dépasserait dix mille; Favier estimait son fixe et son tant pour
cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires du
comptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et y
doublaient leurs soldes, comme des officiers en temps de campagne.

-- Ah çà, est-ce que ce n'est pas fini, ces petites soies? dit
brusquement Bouthemont, l'air agacé. Aussi quel fichu printemps,
toujours de l'eau! On n'a acheté que des soies noires.

Sa grosse figure rieuse se rembrunissait, il regardait le tas
s'élargir par terre, tandis que Hutin répétait plus haut, d'une
voix sonore, où perçait le triomphe:

-- Soie de fantaisie, petits carreaux, vingt-huit mètres, à six
francs cinquante!

Il y en avait encore tout un casier. Favier, les bras rompus, y
mettait de la lenteur. Comme il donnait pourtant les dernières
pièces à Hutin, il reprit à voix basse:

-- Dites donc, j'oubliais... Vous a-t-on raconté que la seconde
des confections a eu une toquade pour vous?

Le jeune homme parut très surpris.

-- Tiens! comment ça?

-- Oui, c'est ce grand serin de Deloche qui nous a fait la
confidence... Je me souviens, autrefois, quand elle vous
reluquait.

Depuis qu'il était second, Hutin avait lâché les chanteuses de
café-concert et affichait des institutrices. Très flatté au fond,
il répondit d'un air de mépris:

-- Je les aime plus étoffées, mon cher, et puis on ne va pas avec
tout le monde, comme le patron.

Il s'interrompit, il cria:

-- Poult de soie blanc, trente-cinq mètres, à huit francs
soixante-quinze!

-- Ah! enfin! murmura Bouthemont soulagé.

Mais une cloche sonnait, c'était la deuxième table, dont Favier
faisait partie. Il descendit de l'escabeau, un autre vendeur prit
sa place; et il lui fallut enjamber la houle des pièces d'étoffe,
qui avait encore monté sur les parquets. Maintenant, dans tous les
rayons, des écroulements pareils encombraient le sol; les casiers,
les cartons, les armoires se vidaient peu à peu, tandis que les
marchandises débordaient de toutes parts, sous les pieds, entre
les tables, dans une crue continuelle. Au blanc, on entendait les
chutes lourdes des piles de calicot; à la mercerie, c'était un
léger cliquetis de boîtes; et des roulements lointains venaient du
comptoir des meubles. Toutes les voix donnaient ensemble, des voix
aiguës, des voix grasses, les chiffres sifflaient dans l'air, une
clameur grésillante battait l'immense nef, la clameur des forêts,
en janvier, lorsque le vent souffle dans les branches.

Favier se dégagea enfin et prit l'escalier des réfectoires. Depuis
les agrandissements du Bonheur des Dames, ces derniers se
trouvaient au quatrième étage, dans les bâtiments neufs. Comme il
se hâtait, il rattrapa Deloche et Liénard, montés avant lui;
alors, il se rabattit sur Mignot, qui le suivait.

-- Diable! dit-il dans le corridor de la cuisine, devant le
tableau noir où le menu était inscrit, on voit bien que c'est
l'inventaire. Fête complète! Poulet ou émincé de gigot, et
artichauts à l'huile!... Leur gigot va remporter une jolie veste!

Mignot ricanait, en murmurant:

-- Il y a donc une maladie sur la volaille?

Cependant, Deloche et Liénard avaient pris leurs portions, puis
s'en étaient allés. Alors, Favier, penché au guichet, dit à voix
haute:

-- Poulet.

Mais il dut attendre, un des garçons qui découpaient venait de
s'entailler le doigt, et cela jetait un trouble. Il restait la
face à l'ouverture, regardant la cuisine, d'une installation
géante, avec son fourneau central, sur lequel deux rails fixés au
plafond amenaient par un système de poulies et de chaînes, les
colossales marmites que quatre hommes n'auraient pu soulever. Des
cuisiniers, tout blancs dans le rouge sombre de la fonte,
surveillaient le pot-au-feu du soir, montés sur des échelles de
fer, armés d'écumoires, au bout de grands bâtons. Puis, c'étaient,
contre le mur, des grils à faire griller des martyrs, des
casseroles à fricasser un mouton, un chauffe-assiettes monumental,
une vasque de marbre emplie par un continuel filet d'eau. Et l'on
apercevait encore, à gauche, une laverie, des éviers de pierre
larges comme des piscines; tandis que, de l'autre côté, à droite,
se trouvait un garde-manger, où l'on entrevoyait des viandes
rouges, à des crocs d'acier. Une machine à pelurer les pommes de
terre fonctionnait avec un tic-tac de moulin. Deux petites
voitures, pleines de salades épluchées, passaient, traînées par
des aides, qui allaient les remiser au frais, sous une fontaine.

-- Poulet, répéta Favier, pris d'impatience.

Puis, se retournant, il ajouta plus bas:

-- Il y en a un qui s'est coupé... C'est dégoûtant, ça coule dans
la nourriture.

Mignot voulut voir. Toute une queue de commis grossissait, il y
avait des rires, des poussées. Et, maintenant, les deux jeunes
gens, la tête au guichet, se communiquaient leurs réflexions,
devant cette cuisine de phalanstère, où les moindres ustensiles,
jusqu'aux broches et aux lardoires, devenaient gigantesques. Il y
fallait servir deux mille déjeuners et deux mille dîners, sans
compter que le nombre des employés augmentait de semaine en
semaine. C'était un gouffre, on y engloutissait en un jour seize
hectolitres de pommes de terre, cent vingt livres de beurre, six
cents kilogrammes de viande; et, à chaque repas, on devait mettre
trois tonneaux en perce, près de sept cents litres coulaient sur
le comptoir de la buvette.

-- Ah! enfin! murmura Favier, lorsque le cuisinier de service
reparut avec une bassine, où il piqua une cuisse pour la lui
donner.

-- Poulet, dit Mignot derrière lui.

Et tous deux, tenant leurs assiettes, entrèrent dans le
réfectoire, après avoir pris leur part de vin à la buvette;
pendant que, derrière leur dos, le mot «poulet» tombait sans
relâche, régulièrement, et qu'on entendait la fourchette du
cuisinier piquer les morceaux, avec un petit bruit rapide et
cadencé.

Maintenant, le réfectoire des commis était une immense salle où
les cinq cents couverts de chacune des trois séries tenaient à
l'aise. Ces couverts se trouvaient alignés sur de longues tables
d'acajou, placées parallèlement, dans le sens de la largeur; aux
deux bouts de la salle, des tables pareilles étaient réservées aux
inspecteurs et aux chefs de rayon; et il y avait, dans le milieu,
un comptoir pour les suppléments. De grandes fenêtres, à droite et
à gauche, éclairaient d'une clarté blanche cette galerie, dont le
plafond, malgré ses quatre mètres de hauteur, semblait bas, écrasé
par le développement démesuré des autres dimensions. Sur les murs,
peints à l'huile d'une teinte jaune clair, les casiers aux
serviettes étaient les seuls ornements. À la suite de ce premier
réfectoire, venait celui des garçons de magasin et des cochers, où
les repas étaient servis sans régularité, au fur et à mesure des
besoins du service.

-- Comment! vous aussi, Mignot, vous avez une cuisse, dit Favier,
lorsqu'il se fut assis à une des tables, en face de son compagnon.

D'autres commis s'installaient autour d'eux. Il n'y avait pas de
nappe, les assiettes rendaient un bruit fêlé sur l'acajou; et tous
s'exclamaient, dans ce coin, car le nombre des cuisses était
vraiment prodigieux.

-- Encore des volailles qui n'ont que des pattes! fit remarquer
Mignot.

Ceux qui avaient des morceaux de carcasse se fâchaient. Pourtant,
la nourriture s'était beaucoup améliorée, depuis les aménagements
nouveaux. Mouret ne traitait plus avec un entrepreneur pour une
somme fixe; il dirigeait aussi la cuisine, il en avait fait un
service organisé comme un de ses rayons, ayant un chef, des sous-
chefs, un inspecteur; et, s'il déboursait davantage, il obtenait
plus de travail d'un personnel mieux nourri, calcul d'une
humanitairerie pratique qui avait longtemps consterné Bourdoncle.

-- Allons, la mienne est tendre tout de même, reprit Mignot.
Passez donc le pain!

Le gros pain faisait le tour, et lorsqu'il se fut coupé une
tranche le dernier, il replanta le couteau dans la croûte. Des
retardataires accouraient à la file, un appétit féroce, doublé par
la besogne du matin, soufflait sur les longues tables, d'un bout à
l'autre du réfectoire. C'étaient un cliquetis grandissant de
fourchettes, des glouglous de bouteilles qu'on vidait, des chocs
de verres reposés trop vivement, le bruit de meule de cinq cents
mâchoires solides broyant avec énergie. Et les paroles, rares
encore, s'étouffaient dans les bouches pleines.

Deloche, cependant, assis entre Baugé et Liénard, se trouvait
presque en face de Favier, à quelques places de distance. Tous
deux s'étaient lancé un regard de rancune. Des voisins
chuchotaient, au courant de leur querelle de la veille. Puis, on
avait ri de la malchance de Deloche, toujours affamé, et tombant
toujours, par une sorte de destinée maudite, sur le plus mauvais
morceau de la table. Cette fois, il venait d'apporter un cou de
poulet et un débris de carcasse. Silencieux, il laissait
plaisanter, il avalait de grosses bouchées de pain, en épluchant
le cou avec l'art infini d'un garçon qui avait le respect de la
viande.

-- Pourquoi ne réclamez-vous pas? lui dit Baugé.

Mais il haussa les épaules. À quoi bon? ça ne tournait jamais
bien. Quand il ne se résignait pas, les choses allaient plus mal.

-- Vous savez que les bobinards ont leur club, maintenant, raconta
tout d'un coup Mignot. Parfaitement, le Bobin'-Club... Ça se passe
chez un marchand de vin de la rue Saint-Honoré, qui leur loue une
salle, le samedi.

Il parlait des vendeurs de la mercerie. Alors, toute la table
s'égaya. Entre deux morceaux, la voix empâtée, chacun lâchait une
phrase, ajoutait un détail; et il n'y avait que les liseurs
obstinés, qui restaient muets, perdus, le nez enfoncé dans un
journal. On en tombait d'accord; chaque année, les employés de
commerce prenaient un meilleur genre. Près de la moitié, à
présent, parlaient l'allemand ou l'anglais. Le chic n'était plus
d'aller faire du boucan à Bullier, de rouler les café-concerts
pour y siffler les chanteuses laides. Non, on se réunissait une
vingtaine, on fondait un cercle.

-- Est-ce qu'ils ont un piano comme les toiliers? demanda Liénard.

-- Si le Bobin'-Club a un piano, je crois bien! cria Mignot. Et
ils jouent, et ils chantent!... Même il y en a un, le petit
Bavoux, qui lit des vers.

La gaieté redoubla, on blaguait le petit Bavoux; pourtant, il y
avait sous les rires une grande considération. Puis, on causa
d'une pièce du Vaudeville, où un calicot jouait un vilain rôle;
plusieurs se fâchaient pendant que d'autres s'inquiétaient de
l'heure à laquelle on les lâcherait le soir, car ils devaient
aller en soirée, dans des familles bourgeoises. Et de tous les
points de la salle immense partaient des conversations semblables,
au milieu du vacarme croissant de la vaisselle. Pour chasser
l'odeur de la nourriture, la buée chaude qui montait des cinq
cents couverts débandés, on avait ouvert les fenêtres, dont les
stores baissés étaient brûlants du lourd soleil d'août. Des
souffles ardents venaient de la rue, des reflets d'or jaunissaient
le plafond, baignaient d'une lumière rousse les convives en nage.

-- S'il est permis de vous enfermer un dimanche, par un temps
pareil! répéta Favier.

Cette réflexion ramena ces messieurs à l'inventaire. L'année était
superbe. Et l'on en vint aux appointements, aux augmentations,
l'éternel sujet, la question passionnante qui les secouait tous.
Il en était chaque fois de même les jours de volaille, une
surexcitation se déclarait, le bruit finissait par être
insupportable. Quand les garçons apportèrent les artichauts à
l'huile, on ne s'entendait plus. L'inspecteur de service avait
l'ordre d'être tolérant.

-- À propos, cria Favier, vous connaissez l'aventure?

Mais il eut la voix couverte. Mignot demandait:

-- Qui est-ce qui n'aime pas l'artichaut? Je vends mon dessert
contre un artichaut.

Personne ne répondit. Tout le monde aimait l'artichaut. Ce
déjeuner-là compterait parmi les bons, car on avait vu des pêches
pour le dessert.

-- Il l'a invitée à dîner, mon cher, disait Favier à son voisin de
droite, en achevant son récit. Comment! vous ne le saviez pas?

La table entière le savait, on était fatigué d'en causer depuis le
matin. Et des plaisanteries, toujours les mêmes, passèrent de
bouche en bouche. Deloche frémissait, ses yeux finirent par se
fixer sur Favier, qui répétait avec insistance:

-- S'il ne l'a pas eue, il va l'avoir... Et il n'en aura pas
l'étrenne, ah! non, il n'en aura pas l'étrenne.

Lui aussi regardait Deloche. Il ajouta d'un air provocant:

-- Ceux qui aiment les os peuvent se la payer pour cent sous.

Brusquement, il baissa la tête. Deloche, cédant à un mouvement
irrésistible, venait de lui jeter son dernier verre de vin par la
figure, en bégayant:

-- Tiens! sale menteur, j'aurais dû t'arroser hier!

Ce fut un esclandre. Quelques gouttes avaient éclaboussé les
voisins de Favier, dont les cheveux seuls se trouvaient mouillés
légèrement: le vin, lancé d'une main trop rude, était allé tomber
de l'autre côté de la table. Mais on se fâchait. Il couchait donc
avec, qu'il la défendait ainsi? Quelle brute! il aurait mérité une
paire de gifles, pour apprendre à se conduire. Pourtant, les voix
baissèrent, on signalait l'approche de l'inspecteur, et c'était
inutile de mettre la direction dans la querelle. Favier se
contenta de dire:

-- S'il m'avait attrapé, vous auriez vu quelle danse!

Puis, cela finit par des moqueries. Lorsque Deloche, encore
tremblant, voulut boire pour cacher son trouble, et qu'il saisit
d'une main tremblante son verre vide, des rires coururent. Il
reposa son verre gauchement, il se mit à sucer les feuilles
d'artichaut qu'il avait mangées déjà.

-- Passez donc la carafe à Deloche, dit tranquillement Mignot. Il
a soif.

Les rires redoublèrent. Ces messieurs prenaient des assiettes
propres aux piles qui se dressaient sur la table, de distance en
distance: tandis que les garçons promenaient le dessert, des
pêches dans des corbeilles. Et tous se tinrent les côtes, lorsque
Mignot ajouta:

-- Chacun son goût, Deloche mange la pêche au vin.

Celui-ci restait immobile. La tête basse, comme sourd, il ne
semblait pas entendre les plaisanteries, il éprouvait un regret
désespéré de ce qu'il venait de faire. Ces gens avaient raison, à
quel titre la défendait-il? on allait croire toutes sortes de
vilaines choses, il se serait battu lui-même, de l'avoir ainsi
compromise, en voulant l'innocenter. C'était sa chance habituelle,
il aurait mieux fait de crever tout de suite, car il ne pouvait
même céder à son coeur, sans commettre des bêtises. Des larmes lui
montaient aux yeux. N'était-ce pas également sa faute, si le
magasin causait de la lettre écrite par le patron? Il les
entendait bien ricaner, avec des mots crus sur cette invitation,
dont Liénard seul avait reçu la confidence; et il s'accusait, il
n'aurait pas dû laisser parler Pauline devant ce dernier, il se
rendait responsable de l'indiscrétion commise.

-- Pourquoi avez-vous raconté ça? murmura-t-il enfin d'une voix
douloureuse. C'est très mal.

-- Moi! répondit Liénard, mais je ne l'ai dit qu'à une ou deux
personnes, en exigeant le secret... Est-ce qu'on sait comment les
choses se répandent!

Lorsque Deloche se décida à boire un verre d'eau, toute la table
éclata encore. On finissait, les employés, renversés sur leurs
chaises, attendaient le coup de cloche, s'interpellant de loin
dans l'abandon du repas. Au grand comptoir central, on avait
demandé peu de suppléments, d'autant plus que, ce jour-là, c'était
la maison qui payait le café. Les tasses fumaient, des visages en
sueur luisaient sous les vapeurs légères, flottantes comme des
nuées bleues de cigarettes. Aux fenêtres, les stores tombaient,
immobiles, sans un battement. Un d'eux remonta, une nappe de
soleil traversa la salle, incendia le plafond. Le brouhaha des
voix battait les murs d'un tel bruit, que le coup de cloche ne fut
d'abord entendu que des tables voisines de la porte. On se leva,
la débandade de la sortie emplit longuement les corridors.

Cependant, Deloche était resté en arrière, pour échapper aux mots
d'esprit qui continuaient. Baugé sortit même avant lui; et Baugé
d'habitude quittait la salle le dernier, faisait un détour et
rencontrait Pauline, au moment où celle-ci se rendait au
réfectoire des dames: c'était une manoeuvre arrêtée entre eux, la
seule manière de se voir une minute, durant les heures de travail.
Mais, ce jour-là, comme ils se baisaient à pleine bouche, dans un
angle du corridor, Denise qui montait également déjeuner, les
surprit. Elle marchait d'un pas difficile, à cause de son pied.

-- Oh! ma chère, balbutia Pauline très rouge, ne dites rien,
n'est-ce pas?

Baugé, avec ses gros membres, sa carrure de géant, tremblait ainsi
qu'un petit garçon. Il murmura:

-- C'est qu'ils nous flanqueraient très bien dehors... Notre
mariage a beau être annoncé, ils ne comprennent pas qu'on
s'embrasse, ces animaux-là!

Denise, toute remuée, affecta de ne pas les avoir vus. Et Baugé se
sauvait, lorsque Deloche, qui prenait le plus long, parut à son
tour. Il voulut s'excuser, il balbutia des phrases que Denise ne
saisit pas d'abord. Puis, comme il reprochait à Pauline d'avoir
parlé devant Liénard, et que celle-ci demeurait embarrassée, la
jeune fille eut enfin l'explication des mots qu'on chuchotait
derrière elle, depuis le matin. C'était l'histoire de la lettre
qui circulait. Elle fut reprise du frisson dont cette lettre
l'avait secouée, elle se voyait déshabillée par tous les hommes.

-- Moi, je ne savais pas, répétait Pauline. D'ailleurs, il n'y a
rien là-dedans de vilain... On laisse causer, ils ragent tous,
pardi!

-- Ma chère, dit enfin Denise de son air raisonnable, je ne vous
en veux point... Vous n'avez raconté que la vérité. J'ai reçu une
lettre, c'est à moi d'y répondre.

Deloche s'en alla navré, ayant compris que la jeune fille
acceptait la situation et qu'elle irait, le soir, au rendez-vous.
Quand les deux vendeuses eurent déjeuné, dans une petite salle
voisine de la grande, et où les femmes étaient servies plus
confortablement, Pauline dut aider Denise à descendre, car le pied
de celle-ci se fatiguait.

En bas, dans l'échauffement de l'après-midi, l'inventaire ronflait
davantage. L'heure était venue du coup de collier, lorsque, devant
la besogne peu avancée du matin, toutes les forces se tendaient,
pour avoir fini le soir. Les voix se haussaient encore, on ne
voyait que la gesticulation des bras, vidant toujours les cases,
jetant les marchandises, et on ne pouvait plus marcher, la crue
des piles et des ballots, sur les parquets, montait à la hauteur
des comptoirs. Une houle de têtes, de poings brandis, de membres
volants, semblait se perdre au fond des rayons, dans un lointain
confus d'émeute. C'était la fièvre dernière du branle-bas, la
machine près de sauter; tandis que, le long des glaces sans tain,
autour du magasin fermé, continuaient à passer de rares
promeneurs, blêmes de l'ennui étouffant du dimanche. Sur le
trottoir de la rue Neuve-Saint-Augustin, trois grandes filles en
cheveux, l'air souillon, s'étaient plantées, collant effrontément
leurs visages aux glaces, tâchant de voir la drôle de cuisine
qu'on bâclait là-dedans.

Lorsque Denise rentra aux confections, Mme Aurélie laissa
Marguerite achever l'appel des vêtements. Il restait à faire un
travail de contrôle, pour lequel, désireuse de silence, elle se
retira dans la salle de l'échantillonnage, en emmenant la jeune
fille.

-- Venez avec moi, nous collationnerons... Puis, vous
additionnerez.

Mais, comme elle voulut laisser la porte ouverte, afin de
surveiller ces demoiselles, le vacarme entrait, on ne s'entendait
guère plus, au fond de cette salle. C'était une vaste pièce
carrée, garnie seulement de chaises et de trois longues tables.
Dans un coin, étaient les grands couteaux mécaniques, pour couper
les échantillons. Des pièces entières y passaient, on expédiait
par an plus de soixante mille francs d'étoffes, ainsi déchiquetées
en lanières. Du matin au soir, les couteaux hachaient la soie, la
laine, la toile, avec un bruit de faux. Ensuite, il fallait
assembler les cahiers, les coller ou les coudre. Et il y avait
encore, entre les deux fenêtres, une petite imprimerie, pour les
étiquettes.

-- Plus bas donc! criait de temps à autre Mme Aurélie, qui
n'entendait pas Denise lire les articles.

Quand la collation des premières listes fut terminée, elle laissa
la jeune fille devant une des tables, plongée dans les additions.
Puis, elle reparut presque tout de suite, elle installa Mlle de
Fontenailles, dont les trousseaux n'avaient plus besoin, et qu'ils
lui passaient. Cette dernière additionnerait aussi, on gagnerait
du temps. Mais l'apparition de la marquise, comme la nommait Clara
méchamment, avait remué le rayon. On riait, on plaisantait Joseph,
des mots féroces arrivaient par la porte.

-- Ne vous reculez pas, vous ne me gênez aucunement, dit Denise
saisie d'une grande pitié. Tenez! mon encrier suffira, vous
prendrez de l'encre avec moi.

Mlle de Fontenailles, dans l'hébétement de sa déchéance, ne trouva
pas même un mot de gratitude. Elle devait boire, sa maigreur avait
des teintes plombées, et ses mains seules, blanches et fines,
disaient encore la distinction de sa race.

Cependant, les rires tombèrent tout d'un coup, on entendit la
besogne reprendre son ronflement régulier. C'était Mouret qui
faisait de nouveau le tour des rayons. Mais il s'arrêta, il
chercha Denise, surpris de ne pas la voir. D'un signe, il avait
appelé Mme Aurélie; et tous deux s'écartèrent, parlèrent bas un
instant. Il devait l'interroger. Elle désigna des yeux la salle de
l'échantillonnage, puis sembla rendre des comptes. Sans doute elle
rapportait que la jeune fille avait pleuré le matin.

-- Parfait! dit tout haut Mouret, en se rapprochant. Montrez-moi
les listes.

-- Par ici, monsieur, répondit la première. Nous nous sommes
sauvées du tapage.

Il la suivit dans la pièce voisine. Clara ne fut pas dupe de la
manoeuvre: elle murmura qu'on ferait mieux d'aller chercher un lit
tout de suite. Mais Marguerite lui jetait les vêtements d'une main
plus vive, pour l'occuper et lui fermer la bouche. Est-ce que la
seconde n'était pas une bonne camarade? ses affaires ne
regardaient personne. Le rayon devenait complice, les vendeuses
s'agitaient davantage, les dos de Lhomme et de Joseph se
renflaient, comme sourds. Et l'inspecteur Jouve, ayant remarqué de
loin la tactique de Mme Aurélie, vint marcher devant la porte de
l'échantillonnage, du pas régulier d'un factionnaire qui garde le
bon plaisir d'un supérieur.

-- Donnez les listes à monsieur, dit la première en entrant.

Denise les donna, puis resta les yeux levés. Elle avait eu un
léger sursaut, mais elle s'était domptée, et elle gardait un beau
calme, les joues pâles. Un instant, Mouret parut s'absorber dans
l'énumération des articles, sans un regard pour la jeune fille. Le
silence régnait. Alors, Mme Aurélie, s'étant approchée de Mlle de
Fontenailles, qui n'avait pas même tourné la tête, parut
mécontente de ses additions, et lui dit à demi-voix:

-- Allez donc aider aux paquets... Vous n'avez pas l'habitude des
chiffres.

Celle-ci se leva, retourna au rayon, où des chuchotements
l'accueillirent. Joseph, sous les yeux rieurs de ces demoiselles,
écrivait de travers, Clara, enchantée de cette aide qui lui
arrivait, la bousculait pourtant, dans la haine qu'elle avait de
toutes les femmes, au magasin. Était-ce idiot, de tomber à l'amour
d'un homme de peine, quand on était marquise! Et elle lui
jalousait cet amour.

-- Très bien! très bien! répétait Mouret, en affectant toujours de
lire.

Cependant, Mme Aurélie ne savait comment sortir à son tour, d'une
façon décente. Elle piétinait, allait regarder les couteaux
mécaniques, furieuse que son mari n'inventât pas une histoire pour
l'appeler; mais il n'était jamais aux affaires sérieuses, il
serait mort de soif à côté d'une mare. Ce fut Marguerite qui eut
l'intelligence de demander un renseignement.

-- J'y vais, répondit la première.

Et, sa dignité désormais à couvert, ayant un prétexte aux yeux de
ces demoiselles qui la guettaient, elle laissa enfin seuls Mouret
et Denise qu'elle venait de rapprocher, elle sortit d'un pas
majestueux, le profil si noble, que les vendeuses n'osèrent même
se permettre un sourire.

Lentement, Mouret avait reposé les listes sur la table. Il
regardait la jeune fille, qui était restée assise, la plume à la
main. Elle ne détournait pas les regards, elle avait seulement
pâli davantage.

-- Vous viendrez, ce soir? demanda-t-il à demi-voix.

-- Non, monsieur, répondit-elle, je ne pourrai pas. Mes frères
doivent se trouver chez mon oncle, et j'ai promis de dîner avec
eux.

-- Mais votre pied! vous marchez trop difficilement.

-- Oh! j'irai bien jusque-là, je me sens beaucoup mieux depuis ce
matin.

À son tour, il était devenu pâle, devant ce refus tranquille. Une
révolte nerveuse agitait ses lèvres. Pourtant, il se contenait, il
reprit de son air de patron obligeant qui s'intéresse simplement à
une de ses demoiselles:

-- Voyons, si je vous priais... Vous savez dans quelle estime je
vous tiens.

Denise garda son attitude respectueuse.

-- Je suis très touchée, monsieur, de votre bonté pour moi, et je
vous remercie de cette invitation. Mais, je le répète, c'est
impossible, mes frères m'attendent ce soir.

Elle s'entêtait à ne pas comprendre. La porte demeurait ouverte,
et elle sentait bien cependant le magasin entier qui la poussait.
Pauline l'avait traitée amicalement de grande sotte, les autres se
moqueraient d'elle, si elle refusait l'invitation. Mme Aurélie qui
s'en était allée, Marguerite dont elle entendait monter la voix,
le dos de Lhomme qu'elle apercevait immobile et discret, tous
voulaient sa chute, tous la jetaient au maître. Et le ronflement
lointain de l'inventaire, ces millions de marchandises, criés à la
volée, remués à bout de bras, étaient comme un vent chaud qui
soufflait la passion jusqu'à elle.

Il y eut un silence. Par moments, le bruit couvrait les paroles de
Mouret, qu'il accompagnait du vacarme formidable d'une fortune de
roi, gagnée dans les batailles.

-- Alors, quand viendrez-vous? demanda-t-il de nouveau. Demain?

Cette simple question troubla Denise. Elle perdit un instant son
calme, elle balbutia:

-- Je ne sais pas... Je ne sais pas...

Il sourit, il essaya de lui prendre une main, qu'elle retira.

-- De quoi donc avez-vous peur?

Mais elle relevait déjà la tête, elle le regardait en face, et
elle dit, en souriant de son air doux et brave:

-- Je n'ai peur de rien, monsieur... On fait seulement ce qu'on
veut faire, n'est-ce pas? Moi je ne veux pas, voilà tout!

Comme elle se taisait, un craquement la surprit. Elle se retourna
et vit la porte se fermer avec lenteur. C'était l'inspecteur Jouve
qui prenait sur lui de la tirer. Les portes rentraient dans son
service, aucune ne devait rester ouverte. Et il se mit à monter
gravement sa faction. Personne ne parut s'apercevoir de cette
porte fermée d'un air si simple. Clara seule lâcha un mot cru à
l'oreille de Mlle de Fontenailles, qui demeura blême, le visage
mort.

Denise, cependant, s'était levée. Mouret lui disait d'une voix
basse, et tremblante:

-- Écoutez, je vous aime... Vous le savez depuis longtemps, ne
jouez pas le jeu cruel de faire l'ignorante avec moi... Et ne
craignez rien. Vingt fois, j'ai eu l'envie de vous appeler dans
mon cabinet. Nous aurions été seuls, je n'aurais eu qu'à pousser
un verrou. Mais je n'ai pas voulu, vous voyez bien que je vous
parle ici, où chacun peut entrer... Je vous aime, Denise...

Elle était debout, la face blanche, l'écoutant, le regardant
toujours en face.

-- Dites, pourquoi refusez-vous?... N'avez-vous donc pas de
besoins? Vos frères sont une lourde charge. Tout ce que vous me
demanderiez, tout ce que vous exigeriez de moi...

D'un mot, elle l'arrêta:

-- Merci, je gagne maintenant plus qu'il ne me faut.

-- Mais c'est la liberté que je vous offre, c'est une existence de
plaisirs et de luxe... Je vous mettrai chez vous, je vous
assurerai une petite fortune.

-- Non, merci, je m'ennuierais à ne rien faire... Je n'avais pas
dix ans que je gagnais ma vie.

Il eut un geste fou. C'était la première qui ne cédait pas. Il
n'avait eu qu'à se baisser pour prendre les autres, toutes
attendaient son caprice en servantes soumises; et celle-ci disait
non, sans même donner un prétexte raisonnable. Son désir, contenu
depuis longtemps, fouetté par la résistance, s'exaspérait. Peut-
être n'offrait-il pas assez; et il doubla ses offres, et il la
pressa davantage.

-- Non, non, merci, répondait-elle chaque fois, sans une
défaillance.

Alors, il laissa échapper ce cri de son coeur:

-- Vous ne voyez donc pas que je souffre! ... Oui, c'est imbécile,
je souffre comme un enfant!

Des larmes mouillèrent ses yeux. Un nouveau silence régna. On
entendit encore, derrière la porte close, le ronflement adouci de
l'inventaire. C'était comme un bruit mourant de triomphe,
l'accompagnement se faisait discret, dans cette défaite du maître.

-- Si je voulais pourtant! dit-il d'une voix ardente, en lui
saisissant les mains.

Elle les lui laissa, ses yeux pâlirent, toute sa force s'en
allait.

Une chaleur lui venait des mains tièdes de cet homme, l'emplissait
d'une lâcheté délicieuse. Mon Dieu! comme elle l'aimait, et quelle
douceur elle aurait goûtée à se pendre à son cou, pour rester sur
sa poitrine!

-- Je veux, je veux, répétait-il affolé. Je vous attends ce soir,
ou je prendrai des mesures...

Il devenait brutal. Elle poussa un léger cri, la douleur qu'elle
ressentait aux poignets lui rendit son courage. D'une secousse,
elle se dégagea. Puis, toute droite, l'air grandi dans sa
faiblesse:

-- Non, laissez-moi... Je ne suis pas une Clara, qu'on lâche le
lendemain. Et puis, monsieur, vous aimez une personne, oui, cette
dame qui vient ici... Restez avec elle. Moi, je ne partage pas.

La surprise le tenait immobile. Que disait-elle donc et que
voulait-elle? Jamais les filles ramassées par lui dans les rayons,
ne s'étaient inquiétées d'être aimées. Il aurait dû en rire, et
cette attitude de fierté tendre achevait de lui bouleverser le
coeur.

-- Monsieur, reprit-elle, rouvrez cette porte. Ce n'est pas
convenable, d'être ainsi ensemble.

Mouret obéit, et les tempes bourdonnantes, ne sachant comment
cacher son angoisse, il rappela Mme Aurélie, s'emporta contre le
stock des rotondes, dit qu'il faudrait baisser les prix, et les
baisser tant qu'il en resterait une. C'était la règle de la
maison, on balayait tout chaque année, on vendait à soixante pour
cent de perte, plutôt que de garder un modèle ancien ou une étoffe
défraîchie. Justement, Bourdoncle, à la recherche du directeur,
l'attendait depuis un instant, arrêté devant la porte close par
Jouve, qui lui avait glissé un mot à l'oreille, d'un air grave. Il
s'impatientait, sans trouver cependant la hardiesse de déranger le
tête-à-tête. Était-ce possible? un jour pareil, avec cette chétive
créature! Et, lorsque la porte se rouvrit enfin, Bourdoncle parla
des soies de fantaisie, dont le stock allait être énorme. Ce fut
un soulagement pour Mouret, qui put crier à l'aise. À quoi
songeait Bouthemont? Il s'éloigna, en déclarant qu'il n'admettait
pas qu'un acheteur manquât de flair, jusqu'à commettre la bêtise
de s'approvisionner au-delà des besoins de la vente.

-- Qu'a-t-il? murmura Mme Aurélie, toute remuée par les reproches.

Et ces demoiselles se regardèrent avec surprise. À six heures,
l'inventaire était terminé. Le soleil luisait encore, un blond
soleil d'été, dont le reflet d'or tombait par les vitrages des
halls. Dans l'air alourdi des rues, déjà des familles lasses
revenaient de la banlieue, chargées de bouquets, et traînant des
enfants. Un à un, les rayons avaient fait silence. On n'entendait
plus, au fond des galeries, que les appels attardés de quelques
commis vidant une dernière case. Puis, ces voix elles-mêmes se
turent, il ne resta du vacarme de la journée qu'un grand frisson,
au-dessus de la débâcle formidable des marchandises. Maintenant,
les casiers, les armoires, le cartons, les boîtes, se trouvaient
vides: pas un mètre d'étoffe, pas un objet quelconque n'était
demeuré à sa place. Les vastes magasins n'offraient que la
carcasse de leur aménagement, les menuiseries absolument nettes,
comme au jour de l'installation. Cette nudité était la preuve
visible du relevé complet et exact de l'inventaire. Et, à terre,
s'entassaient seize millions de marchandises, une mer montante qui
avait fini par submerger les tables et les comptoirs. Les commis,
noyés jusqu'aux épaules, commençaient à replacer chaque article.
On espérait avoir terminé vers dix heures.

Comme Mme Aurélie, qui était de la première table, descendait du
réfectoire, elle rapporta le chiffre d'affaires réalisées dans
l'année, un chiffre que les additions des divers rayons donnaient
à l'instant. Le total était de quatre-vingts millions, dix
millions de plus que l'année précédente. Il n'y avait eu une
baisse que sur les soies de fantaisie.

-- Si M. Mouret n'est pas content, je ne sais ce qu'il lui faut,
ajouta la première. Tenez! il est là-bas, en haut du grand
escalier, l'air furieux.

Ces demoiselles allèrent le voir. Il était seul, debout, le visage
sombre, au-dessus des millions écroulés à ses pieds.

-- Madame, vint demander à ce moment Denise, seriez-vous assez
bonne pour me permettre de me retirer? Je ne sers plus à rien, à
cause de ma jambe, et comme je dois dîner chez mon oncle, avec mes
frères...

Ce fut un étonnement. Elle n'avait donc pas cédé? Mme Aurélie
hésita, parut sur le point de lui défendre de sortir, la voix
brève et mécontente; pendant que Clara haussait les épaules,
pleine d'incrédulité; laissez donc! c'était bien simple, il ne
voulait plus d'elle! Quand Pauline apprit ce dénouement, elle se
trouvait devant les layettes, avec Deloche. La joie brusque du
jeune homme la mit en colère: ça l'avançait à grand-chose, n'est-
ce pas? il était peut-être heureux que son amie fût assez sotte
pour manquer sa fortune? Et Bourdoncle, qui n'osait aller déranger
Mouret, dans son isolement farouche, se promenait au milieu des
bruits, désolé lui-même, saisi d'inquiétude.

Cependant, Denise descendit. Comme elle arrivait au bas du petit
escalier de gauche, doucement, en s'appuyant à la rampe, elle
tomba sur un groupe de vendeurs qui ricanaient. Son nom fut
prononcé, elle sentit qu'on parlait encore de son aventure. On ne
l'avait pas aperçue.

-- Allons donc! des manières! disait Favier. C'est pétri de
vice... Oui, je connais quelqu'un qu'elle a voulu prendre de
force.

Et il regardait Hutin, qui, pour conserver sa dignité de second,
se tenait à quatre pas, sans se mêler aux plaisanteries. Mais il
fut si flatté de l'air d'envie dont les autres le considéraient,
qu'il daigna murmurer:

-- Ce qu'elle m'a embêté, celle-là!

Denise, frappée au coeur, se retint à la rampe. On dut la voir,
tous se dispersèrent avec des rires. Il avait raison, elle
s'accusait de ses ignorances d'autrefois, quand elle songeait à
lui. Mais comme il était lâche et comme elle le méprisait,
maintenant! Un grand trouble l'avait saisie: n'était-ce pas
étrange qu'elle eût trouvé tout à l'heure la force de repousser un
homme adoré, lorsqu'elle se sentait si faible, jadis, devant ce
misérable garçon, dont elle rêvait seulement l'amour? Sa raison et
sa vaillance sombraient dans ces contradictions de son être, où
elle cessait de lire clairement. Elle se hâta de traverser le
hall.

Puis, un instinct lui fit lever la tête, pendant qu'un inspecteur
ouvrait la porte, fermée depuis le matin. Et elle aperçut Mouret.
Il était toujours en haut de l'escalier, sur le grand palier
central, dominant la galerie. Mais il avait oublié l'inventaire,
il ne voyait pas son empire, ces magasins crevant de richesses.
Tout avait disparu, les victoires bruyantes d'hier, la fortune
colossale de demain. D'un regard désespéré, il suivait Denise, et
quand elle eut passé la porte, il n'y eut plus rien, la maison
devint noire.

XI


Bouthemont, ce jour-là, arriva le premier chez Mme Desforges, au
thé de quatre heures. Seule encore dans son grand salon Louis XVI,
dont les cuivres et la brocatelle avaient une gaieté claire,
celle-ci se leva d'un air d'impatience, en disant:

-- Eh bien?

-- Eh bien! répondit le jeune homme, quand je lui ai dit que je
monterais sans doute vous saluer, il m'a formellement promis de
venir.

-- Vous lui avez fait entendre que je comptais sur le Baron,
aujourd'hui?

-- Sans doute... C'est cela qui a paru le décider.

Ils parlaient de Mouret. L'année précédente, ce dernier s'était
pris d'une brusque tendresse pour Bouthemont, au point de
l'admettre dans ses plaisirs; et même il l'avait introduit chez
Henriette, heureux d'avoir un complaisant à demeure, qui égayait
un peu une liaison dont il se fatiguait. C'était ainsi que le
premier à la soie avait fini par devenir le confident de son
patron et de la jolie veuve: il faisait leurs petites commissions,
causait de l'un avec l'autre, les raccommodait parfois. Henriette,
dans les crises de sa jalousie, s'abandonnait à une intimité dont
il restait surpris et embarrassé, car elle perdait ses prudences
de femme du monde, mettant son art à sauver les apparences.

Elle s'écria violemment:

-- Il fallait l'amener. J'aurais été sûre.

-- Dame! dit-il avec un rire bon garçon, ce n'est pas ma faute,
s'il s'échappe toujours, à présent... Oh! il m'aime bien quand
même. Sans lui, j'aurais du mal là-bas.

En effet, sa situation au Bonheur des Dames était menacée, depuis
le dernier inventaire. Il avait eu beau prétexter la saison
pluvieuse, on ne lui pardonnait pas le stock considérable des
soies de fantaisie; et, comme Hutin exploitait l'aventure, le
minait auprès des chefs avec un redoublement de rage sournoise, il
sentait très bien le sol craquer sous lui. Mouret l'avait
condamné, ennuyé sans doute maintenant de ce témoin qui le gênait
pour rompre, las d'une familiarité sans bénéfices. Mais, selon son
habituelle tactique, il poussait Bourdoncle en avant: c'était
Bourdoncle et les autres intéressés qui exigeaient le renvoi, à
chaque conseil; tandis que lui résistait, disait-il, défendait son
ami énergiquement, au risque des plus gros embarras.

-- Enfin, je vais attendre, reprit Mme Desforges. Vous savez que
cette fille doit être ici à cinq heures... Je veux les mettre en
présence. Il faut que j'aie leur secret.

Et elle revint sur ce plan médité, elle répéta, dans sa fièvre,
qu'elle avait fait prier Mme Aurélie de lui envoyer Denise, pour
voir un manteau qui allait mal. Quand elle tiendrait la jeune
fille au fond de sa chambre, elle trouverait bien le moyen
d'appeler Mouret; et elle agirait ensuite.

Bouthemont, assis en face d'elle, la regardait de ses beaux yeux
rieurs, qu'il tâchait de rendre graves. Ce joyeux compère à la
barbe d'un noir d'encre, ce noceur braillard dont le sang chaud de
Gascon empourprait la face, songeait que les femmes du monde
n'étaient guère bonnes, et qu'elles lâchaient un joli déballage,
quand elles osaient vider leur sac. Certainement, les maîtresses
de ses amis, des filles de boutique, ne se permettaient pas de
confidences plus complètes.

-- Voyons, se hasarda-t-il à dire, qu'est ce que ça peut vous
faire, puisque je vous jure qu'il n'y a absolument rien entre eux?

-- Justement! cria-t-elle, il l'aime, celle-là... Je me moque des
autres, de simples rencontres, des hasards d'un jour!

Elle parla de Clara avec dédain. On lui avait bien dit que Mouret,
après les refus de Denise, s'était rejeté sur cette grande rousse
à tête de cheval, sans doute par calcul; car il la maintenait au
rayon, pour l'afficher, en la comblant de cadeaux. D'ailleurs,
depuis près de trois mois, il menait une vie terrible de plaisirs,
semant l'argent avec une prodigalité dont on causait: il avait
acheté un hôtel à une rouleuse de coulisses, il était mangé par
deux ou trois autres coquines à la fois, qui semblaient lutter de
caprices coûteux et bêtes.

-- C'est la faute de cette créature, répétait Henriette. Je sens
qu'il se ruine avec d'autres, parce qu'elle le repousse... Du
reste, que m'importe son argent! Je l'aurais mieux aimé pauvre.
Vous savez comme je l'aime, vous qui êtes devenu notre ami.

Elle s'arrêta, étranglée, près d'éclater en larmes; et, d'un
mouvement d'abandon, elle lui tendit les deux mains. C'était vrai,
elle adorait Mouret pour sa jeunesse et ses triomphes, jamais un
homme ne l'avait ainsi prise tout entière, dans un frisson de sa
chair et de son orgueil; mais, à la pensée de le perdre, elle
entendait aussi sonner le glas de la quarantaine, elle se
demandait avec terreur comment remplacer ce grand amour.

-- Oh! je me vengerai, murmura-t-elle, je me vengerai, s'il se
conduit mal!

Bouthemont lui tenait toujours les mains. Elle était encore belle.
Ce serait seulement une maîtresse gênante, et il n'aimait guère ce
genre-là. La chose pourtant méritait réflexion, il y aurait peut-
être intérêt à risquer des ennuis.

-- Pourquoi ne vous établissez-vous pas? dit-elle tout d'un coup,
en se dégageant.

Il demeura étonné. Puis, il répondit:

-- Mais il faudrait des fonds considérables... L'année dernière,
une idée m'a bien travaillé la tête. Je suis convaincu qu'on
trouverait encore, dans Paris, la clientèle d'un ou deux grands
magasins; seulement il faudrait choisir le quartier. Le Bon Marché
a la rive gauche, le Louvre tient le centre; nous accaparons, au
Bonheur, les quartiers riches de l'ouest. Reste le nord, où l'on
pourrait créer une concurrence à la place Clichy. Et j'avais
découvert une situation superbe, près de l'Opéra...

-- Eh bien?

Il se mit à rire bruyamment.

-- Imaginez-vous que j'ai eu la bêtise de parler de cela à mon
père... Oui, j'ai été assez naïf pour le prier de chercher des
actionnaires à Toulouse.

Et il conta gaiement la colère du bonhomme, enragé contre les
grands bazars parisiens, du fond de sa petite boutique de
province. Le vieux Bouthemont, que les trente mille francs gagnés
par son fils suffoquaient, avait répondu qu'il donnerait son
argent et celui de ses amis aux hospices, plutôt que de contribuer
pour un centime à un de ces grands magasins qui étaient les
maisons de tolérance du commerce.

-- D'ailleurs, conclut le jeune homme, il faudrait des millions.

-- Si on les trouvait? dit simplement Mme Desforges.

Il la regarda, subitement sérieux. N'était-ce qu'une parole de
femme jalouse? Mais elle ne lui laissa pas le temps de la
questionner, elle ajouta:

-- Enfin, vous savez combien je m'intéresse à vous... Nous en
recauserons.

Le timbre de l'antichambre avait retenti. Elle se leva, et lui-
même, d'un mouvement instinctif, recula sa chaise, comme si déjà
l'on eût pu les surprendre. Un silence régna, dans le salon aux
tentures riantes, garni d'une telle profusion de plantes vertes,
qu'il y avait comme un petit bois entre les deux fenêtres. Debout,
l'oreille vers la porte, elle attendait.

-- C'est lui, murmura-t-elle.

Le domestique annonça:

-- M. Mouret, M. de Vallagnosc.

Elle ne put retenir un geste de colère. Pourquoi ne venait-il pas
seul? Il devait être allé chercher son ami, dans la crainte d'un
tête-à-tête possible. Puis, elle eut un sourire, elle tendit la
main aux deux hommes.

-- Comme vous devenez rare!... Je dis cela aussi pour vous,
monsieur de Vallagnosc.

Son désespoir était de grossir, elle se serrait dans des toilettes
de soie noire, afin de dissimuler l'embonpoint qui montait.
Pourtant, sa jolie tête, aux cheveux sombres, gardait sa finesse
aimable. Et Mouret put lui dire familièrement, en l'enveloppant
d'un regard:

-- Il est inutile de vous demander de vos nouvelles, Vous êtes
fraîche comme une rose.

-- Oh! je me porte trop bien, répondit-elle. Du reste, j'aurais pu
mourir, vous n'en auriez rien su.

Elle l'examinait aussi, le trouvait nerveux et las, les paupières
battues, le teint plombé.

-- Eh bien! reprit-elle d'un ton qu'elle tâcha de rendre plaisant,
je ne vous rendrai pas votre flatterie, vous n'avez guère bonne
mine, ce soir.

-- Le travail! dit Vallagnosc.

Mouret eut un geste vague, sans répondre. Il venait d'apercevoir
Bouthemont, il lui adressait un signe amical de la tête. Au temps
de leur grande intimité, il l'enlevait lui-même au rayon, et
l'amenait chez Henriette, pendant le gros travail de l'après-midi.
Mais les temps étaient changés, il lui dit à demi-voix:

-- Vous avez filé de bien bonne heure... Vous savez qu'ils se sont
aperçus de votre sortie et qu'ils sont furieux, là-bas.

Il parlait de Bourdoncle et des autres intéressés, comme s'il
n'avait pas été le maître.

-- Ah! murmura Bouthemont, inquiet.

-- Oui, j'ai à causer avec vous... Attendez-moi, nous nous en
irons ensemble.

Cependant, Henriette s'était assise de nouveau; et, tout en
écoutant Vallagnosc, qui lui annonçait la visite probable de
Mme de Boves, elle ne quittait pas Mouret des yeux. Celui-ci,
redevenu muet, regardait les meubles, semblait chercher au
plafond. Puis, comme elle se plaignait en riant de n'avoir plus
que des hommes à son thé de quatre heures, il s'oublia jusqu'à
lâcher cette phrase:

-- Je croyais trouver le baron Hartmann.

Henriette avait pâli. Sans doute elle savait qu'il venait chez
elle uniquement pour s'y rencontrer avec le baron; mais il aurait
pu ne pas lui jeter ainsi son indifférence à la face. Justement,
la porte s'était ouverte, et le domestique se tenait debout
derrière elle. Quand elle l'eut interrogé d'un mouvement de tête,
il se pencha, il lui dit très bas:

-- C'est pour ce manteau. Madame m'a recommandé de la prévenir...
La demoiselle est là.

Alors, elle haussa la voix de façon à être entendue. Toute sa
souffrance jalouse se soulagea dans ces mots, d'une sécheresse
méprisante:

-- Qu'elle attende!

-- Faut-il la faire entrer dans le cabinet de madame?

-- Non, non, qu'elle reste dans l'antichambre! Et, quand le
domestique fut sorti, elle reprit tranquillement sa conversation
avec Vallagnosc. Mouret, retombé dans sa lassitude, avait écouté
d'une oreille distraite, sans comprendre. Bouthemont, que
préoccupait l'aventure, réfléchissait. Mais presque aussitôt la
porte se rouvrit, deux dames furent introduites.

-- Imaginez-vous, dit Mme Marty, je descendais de voiture, lorsque
j'ai vu arriver Mme de Boves sous les arcades.

-- Oui, expliqua celle-ci, il fait beau, et comme mon médecin veut
toujours que je marche...

Puis, après un échange général de poignées de mains, elle demanda
à Henriette:

-- Vous prenez donc une nouvelle femme de chambre?

-- Non, répondit celle-ci étonnée. Pourquoi?

-- C'est que je viens de voir dans l'antichambre une jeune
fille...

Henriette l'interrompit en riant.

-- N'est-ce pas? toutes ces filles de boutique ont l'air de femmes
de chambre... Oui, c'est une demoiselle qui vient pour corriger un
manteau.

Mouret la regarda fixement, effleuré d'un soupçon. Elle continuait
avec une gaieté forcée, elle racontait qu'elle avait acheté cette
confection au Bonheur des Dames, la semaine précédente.

-- Tiens! dit Mme Marty, ce n'est donc plus Sauveur qui vous
habille?

-- Si, ma chère, seulement j'ai voulu faire une expérience. Et
puis, j'étais assez satisfaite d'un premier achat, d'un manteau de
voyage... Mais, cette fois, ça n'a pas réussi du tout. Vous avez
beau dire, on est fagotée, dans vos magasins. Oh! je ne me gêne
pas, je parle devant M. Mouret... Jamais vous n'habillerez une
femme un peu distinguée.

Mouret ne défendait pas sa maison, les yeux toujours sur elle, se
rassurant, se disant qu'elle n'aurait point osé. Et ce fut
Bouthemont qui dut plaider la cause du Bonheur.

-- Si toutes les femmes du beau monde qui s'habillent chez nous
s'en vantaient, répliqua-t-il gaiement, vous seriez bien étonnée
de notre clientèle... Commandez-nous un vêtement sur mesure, il
vaudra ceux de Sauveur, et vous le payerez la moitié moins cher.
Mais voilà, c'est justement parce qu'il est moins cher, qu'il est
moins bien.

-- Alors, elle ne va pas, cette confection? reprit Mme de Boves.
Maintenant, je reconnais la demoiselle... Il fait un peu sombre,
dans votre antichambre.

-- Oui, ajouta Mme Marty, je cherchais où j'avais déjà vu cette
tournure... Eh bien! allez, ma chère, ne vous gênez pas avec nous.

Henriette eut un geste de dédaigneuse insouciance.

-- Oh! tout à l'heure, rien ne presse.

Ces dames continuèrent la discussion sur les vêtements des grands
magasins. Puis, Mme de Boves parla de son mari, qui, disait-elle,
venait de partir en inspection, pour visiter le dépôt d'étalons de
Saint-Lô, et, justement, Henriette racontait que la maladie d'une
tante avait appelé la veille Mme Guibal en Franche-Comté. Du
reste, elle ne comptait pas non plus, ce jour-là, sur
Mme Bourdelais, qui, toutes les fins de mois, s'enfermait avec une
ouvrière, afin de passer en revue le linge de son petit monde.
Cependant, Mme Marty semblait agitée d'une sourde inquiétude. La
situation de M. Marty était menacée au lycée Bonaparte, à la suite
de leçons données par le pauvre homme, dans des institutions
louches, où se faisait tout un négoce sur les diplômes de
bachelier; il battait monnaie comme il pouvait, fiévreusement,
pour suffire aux rages de dépense qui saccageaient son ménage; et
elle, en le voyant pleurer un soir, devant la crainte d'un renvoi,
avait eu l'idée d'employer son amie Henriette auprès d'un
directeur du Ministère de l'instruction publique, que celle-ci
connaissait. Henriette finit par la tranquilliser d'un mot. Du
reste, M. Marty allait venir lui-même connaître son sort et
apporter ses remerciements.

-- Vous avez l'air indisposé, monsieur Mouret, fit remarquer
Mme de Boves.

-- Le travail! répéta Vallagnosc avec son flegme ironique.

Mouret s'était levé vivement, en homme désolé de s'oublier ainsi.
Il prit sa place habituelle au milieu de ces dames, il retrouva
toute sa grâce. Les nouveautés d'hiver l'occupaient, il parla d'un
arrivage considérable de dentelles; et Mme de Boves le questionna
sur le prix du point d'Alençon: elle en achèterait peut-être.
Maintenant, elle se trouvait réduite à économiser les trente sous
d'une voiture, elle rentrait malade de s'être arrêtée devant les
étalages. Drapée dans un manteau qui datait déjà de deux ans, elle
essayait en rêve sur ses épaules de reine toutes les étoffes
chères qu'elle voyait; puis, c'était comme si on les lui arrachait
de la peau, quand elle s'éveillait vêtue de ses robes retapées,
sans espoir de jamais satisfaire sa passion.

-- Monsieur le baron Hartmann, annonça le domestique.

Henriette remarqua de quelle heureuse poignée de main Mouret
accueillit le nouveau venu. Celui-ci salua ces dames, regarda le
jeune homme de l'air fin qui éclairait par moments sa grosse
figure alsacienne.

-- Toujours dans les chiffons! murmura-t-il avec un sourire.

Puis, en familier de la maison, il se permit d'ajouter:

-- Il y a une bien charmante jeune fille, dans l'antichambre...
Qui est-ce?

-- Oh! personne, répondit Mme Desforges de sa voix mauvaise. Une
demoiselle de magasin qui attend.

Mais la porte restait entr'ouverte, le domestique servait le thé.
Il sortait, rentrait de nouveau, posait sur le guéridon le service
de Chine, puis des assiettes de sandwiches et de biscuits. Dans le
vaste salon; une lumière vive, adoucie par les plantes vertes,
allumait les cuivres, baignait d'une joie tendre la soie des
meubles; et, chaque fois que la porte s'ouvrait, on apercevait un
coin obscur de l'antichambre, éclairée seulement par des vitres
dépolies. Là, dans le noir, une forme sombre apparaissait,
immobile et patiente. Denise se tenait debout; il y avait bien une
banquette recouverte de cuir, mais une fierté l'en éloignait. Elle
sentait l'injure. Depuis une demi-heure, elle était là, sans un
geste, sans un mot; ces dames et le baron l'avaient dévisagée au
passage; maintenant, les voix du salon lui arrivaient par bouffées
légères, tout ce luxe aimable la souffletait de son indifférence;
et elle ne bougeait toujours pas. Brusquement, dans
l'entrebâillement de la porte, elle reconnut Mouret. Lui, venait
enfin de la deviner.

-- Est-ce une de vos vendeuses? demandait le baron Hartmann.

Mouret avait réussi à cacher son grand trouble. L'émotion fit
seulement trembler sa voix.

-- Sans doute, mais je ne sais pas laquelle.

-- C'est la petite blonde des confections, se hâta de répondre
Mme Marty, celle qui est seconde, je crois.

Henriette le regardait à son tour.

-- Ah! dit-il simplement.

Et il tâcha de parler des fêtes données au roi de Prusse, depuis
la veille à Paris. Mais le baron revint avec malice sur les
demoiselles des grands magasins. Il affectait de vouloir
s'instruire, il posait des questions: d'où venaient-elles en
général? avaient-elles d'aussi mauvaises moeurs qu'on le disait?
Toute une discussion s'engagea.

-- Vraiment, répétait-il, vous les croyez sages?

Mouret défendait leur vertu avec une conviction qui faisait rire
Vallagnosc. Alors, Bouthemont intervint, pour sauver son chef. Mon
Dieu! il y avait un peu de tout parmi elles, des coquines et de
braves filles. Le niveau de leur moralité montait, d'ailleurs.
Autrefois, on n'avait guère que les déclassées du commerce, les
filles vagues et pauvres tombaient dans les nouveautés; tandis
que, maintenant, des familles de la rue de Sèvres, par exemple,
élevaient positivement leurs gamines pour le Bon Marché. En somme,
quand elles voulaient se bien conduire, elles le pouvaient; car
elles n'étaient pas, comme les ouvrières du pavé parisien,
obligées de se nourrir et de se loger: elles avaient la table et
le lit, leur existence se trouvait assurée, une existence très
dure sans doute. Le pis était leur situation neutre, mal
déterminée, entre la boutiquière et la dame. Ainsi jetées dans le
luxe, souvent sans instruction première, elles formaient une
classe à part, innommée. Leurs misères et leurs vices venaient de
là.

-- Moi, dit Mme de Boves, je ne connais pas de créatures plus
désagréables... C'est à les gifler, des fois.

Et ces dames exhalèrent leur rancune. On se dévorait devant les
comptoirs, la femme y mangeait la femme, dans une rivalité aiguë
d'argent et de beauté. C'était une jalousie maussade des vendeuses
contre les clientes bien mises, les dames dont elles s'efforçaient
de copier les allures, et une jalousie encore plus aigre des
clientes mises pauvrement, des petites bourgeoises contre les
vendeuses, ces filles vêtues de soie, dont elles voulaient obtenir
une humilité de servante, pour un achat de dix sous.

-- Laissez donc! conclut Henriette, toutes des malheureuses à
vendre, comme leurs marchandises!

Mouret eut la force de sourire. Le baron l'examinait, touché de sa
grâce à se vaincre. Aussi détourna-t-il la conversation, en
reparlant des fêtes données au roi de Prusse: elles seraient
superbes, tout le commerce parisien allait en profiter. Henriette
se taisait, semblait rêveuse, partagée entre le désir d'oublier
davantage Denise dans l'antichambre, et la peur que Mouret,
prévenu maintenant, ne s'en allât. Aussi finit-elle par quitter
son fauteuil.

-- Vous permettez?

-- Comment donc, ma chère! dit Mme Marty. Tenez! je vais faire les
honneurs de chez vous.

Elle se leva, prit la théière, emplit les tasses. Henriette
s'était tournée vers le baron Hartmann.

-- Vous restez bien quelques minutes?

-- Oui, j'ai à causer avec M. Mouret. Nous allons envahir votre
petit salon.

Alors, elle sortit, et sa robe de soie noire, contre la porte, eut
un frôlement de couleuvre, filant dans les broussailles.

Tout de suite, le baron manoeuvra pour emmener Mouret, en
abandonnant ces dames à Bouthemont et à Vallagnosc. Puis, ils
causèrent devant la fenêtre du salon voisin, debout, baissant la
voix. C'était toute une affaire nouvelle. Depuis longtemps, Mouret
caressait le rêve de réaliser son ancien projet, l'envahissement
de l'îlot entier par le Bonheur des Dames, de la rue Monsigny à la
rue de la Michodière, et de la rue Neuve Saint-Augustin à la rue
du Dix-Décembre. Dans le pâté énorme, il y avait encore, sur cette
dernière voie, un vaste terrain en bordure, qu'il ne possédait
point; et cela suffisait à gâter son triomphe, il était torturé
par le besoin de compléter sa conquête, de dresser, là, comme
apothéose, une façade monumentale. Tant que l'entrée d'honneur se
trouverait rue Neuve-Saint-Augustin, dans une rue noire du vieux
Paris, son oeuvre demeurait infirme, manquait de logique; il la
voulait afficher devant le nouveau Paris, sur une de ces jeunes
avenues où passait au grand soleil la cohue de la fin du siècle;
il la voyait dominer, s'imposer comme le palais géant du commerce,
jeter plus d'ombre sur la ville que le vieux Louvre. Mais, jusque-
là, il s'était heurté contre l'entêtement du Crédit Immobilier,
qui tenait à sa première idée d'élever, le long du terrain en
bordure, une concurrence au Grand-Hôtel. Les plans étaient prêts,
on attendait seulement le déblaiement de la rue du Dix-Décembre,
pour creuser les fondations. Enfin, dans un dernier effort, Mouret
avait presque convaincu le baron Hartmann.

-- Eh bien! commença celui-ci, nous avons eu hier un conseil, et
je suis venu, pensant vous rencontrer et désireux de vous tenir au
courant... Ils résistent toujours.

Le jeune homme laissa échapper un geste nerveux.

-- Ce n'est pas raisonnable... Que disent-ils?

-- Mon Dieu! ils disent ce que je vous ai dit moi-même, ce que je
pense encore un peu... Votre façade n'est qu'un ornement, les
nouvelles constructions n'agrandiraient que d'un dixième la
superficie de vos magasins, et c'est jeter de bien grosses sommes
dans une simple réclame.

Du coup, Mouret éclata.

-- Une réclame! une réclame! En tout cas, celle-ci sera en pierre,
et elle nous enterrera tous. Comprenez donc que ce sont nos
affaires décuplées! En deux ans, nous rattrapons l'argent.

Qu'importe ce que vous appelez du terrain perdu, si ce terrain
vous rend un intérêt énorme!... Vous verrez la foule, quand notre
clientèle n'étranglera plus la rue Neuve-Saint-Augustin, et
qu'elle pourra librement se ruer par la voie large où six voitures
rouleront à l'aise.

-- Sans doute, reprit le baron en riant. Mais vous êtes un poète
dans votre genre, je vous le répète. Ces messieurs estiment qu'il
y aurait danger à élargir encore vos affaires. Ils veulent avoir
de la prudence pour vous.

-- Comment! de la prudence? Je ne comprends plus... Est-ce que les
chiffres ne sont pas là et ne démontrent pas la progression
constante de notre vente? D'abord, avec un capital de cinq cent
mille francs, je faisais deux millions d'affaires. Ce capital
passait quatre fois. Puis, il est devenu de quatre millions, a
passé dix fois et a produit quarante millions d'affaires. Enfin,
après des augmentations successives, je viens de constater, lors
du dernier inventaire, que le chiffre d'affaires atteint
aujourd'hui le total de quatre-vingts millions; et le capital, qui
n'a guère augmenté, car il est seulement de six millions, a donc
passé en marchandises sur nos comptoirs plus de douze fois.

Il élevait la voix, tapant les doigts de sa main droite sur la
paume de sa main gauche, abattant les millions comme il aurait
cassé des noisettes. Le baron l'interrompit.

-- Je sais, je sais... Mais vous n'espérez peut-être pas monter
toujours ainsi?

-- Pourquoi pas? dit Mouret naïvement. Il n'y a aucune raison pour
que ça s'arrête. Le capital peut passer quinze fois, voici
longtemps que je le prédis. Même, dans certains rayons, il passera
vingt-cinq et trente fois... Ensuite, eh bien! ensuite, nous
trouverons un truc pour le faire passer davantage.

-- Alors, vous finirez par boire l'argent de Paris, comme on boit
un verre d'eau?

-- Sans doute. Est-ce que Paris n'est pas aux femmes, et les
femmes ne sont-elles pas à nous?.

Le baron lui posa les deux mains sur les épaules, le regarda d'un
air paternel.

-- Tenez! vous êtes un gentil garçon, je vous aime... On ne peut
pas vous résister. Nous allons piocher l'idée sérieusement, et
j'espère leur faire entendre raison. Jusqu'à présent, nous n'avons
qu'à nous louer de vous. Les dividendes stupéfient la Bourse...
Vous devez être dans le vrai, il vaut mieux mettre encore de
l'argent dans votre machine, que de risquer cette concurrence au
Grand-Hôtel, qui est hasardeuse.

L'excitation de Mouret tomba, il remercia le baron, mais sans y
mettre son élan d'enthousiasme habituel; et celui-ci le vit
tourner les yeux vers la porte de la chambre voisine, repris de la
sourde inquiétude qu'il cachait. Cependant, Vallagnosc s'était
approché, en comprenant qu'ils ne causaient plus d'affaires. Il se
tint debout près d'eux, il écouta le baron qui murmurait de son
air galant d'ancien viveur:

-- Dites, je crois qu'elles se vengent?

-- Qui donc? demanda Mouret, embarrassé.

-- Mais les femmes... Elles se lassent d'être à vous, et vous êtes
à elles, mon cher: juste retour!

Il plaisanta, il était au courant des amours bruyantes du jeune
homme. L'hôtel acheté à la rouleuse de coulisses, les sommes
énormes mangées avec des filles ramassées dans les cabinets
particuliers, l'égayaient comme une excuse aux folies qu'il avait
faites lui-même autrefois. Sa vieille expérience se réjouissait.

-- Vraiment, je ne comprends pas, répétait Mouret.

-- Eh! vous comprenez très bien. Elles ont toujours le dernier
mot... Aussi je pensais: Ce n'est pas possible, il se vante, il
n'est pas si fort! Et vous y voilà! Tirez donc tout de la femme,
exploitez-la comme une mine de houille, pour qu'elle vous exploite
ensuite et vous fasse rendre gorge!... Méfiez-vous, car elle vous
tirera plus de sang et d'argent que vous ne lui en aurez sucé.

Il riait davantage, et Vallagnosc, près de lui, ricanait, sans
dire une parole.

-- Mon Dieu! il faut bien goûter à tout, finit par confesser
Mouret, en affectant de s'égayer également. L'argent est bête, si
on ne le dépense pas.

-- Ça, je vous approuve, reprit le baron. Amusez-vous, mon cher.
Ce n'est pas moi qui vous ferai de la morale, ni qui tremblerai
pour les gros intérêts que nous vous avons confiés. On doit jeter
sa gourme, on a la tête plus libre ensuite... Et puis, il n'est
pas désagréable de se ruiner, quand on est homme à rebâtir sa
fortune... Mais si l'argent n'est rien, il y a des souffrances...

Il s'arrêta, son rire devint triste, d'anciennes peines passaient
dans l'ironie de son scepticisme. Il avait suivi le duel
d'Henriette et de Mouret, en curieux que les batailles du coeur
passionnaient encore chez les autres; et il sentait bien que la
crise était venue, il devinait le drame, au courant de l'histoire
de cette Denise, qu'il avait vue dans l'antichambre.

-- Oh! quant à souffrir, cela n'est pas dans ma spécialité, dit
Mouret, d'un ton de bravade. C'est déjà bien joli de payer.

Le baron le regarda quelques secondes en silence. Sans vouloir
insister, il ajouta lentement:

-- Ne vous faites pas plus mauvais que vous n'êtes... Vous y
laisserez autre chose que votre argent. Oui, vous y laisserez de
votre chair, mon ami.

Il s'interrompit pour demander, en plaisantant de nouveau:

-- N'est-ce pas? monsieur de Vallagnosc, ça arrive?

-- On le dit, monsieur le baron, déclara simplement ce dernier.

Et, juste à ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit. Mouret,
qui allait répondre, eut un léger sursaut. Les trois hommes se
tournèrent. C'était Mme Desforges, l'air très gai, allongeant
seulement la tête, appelant d'une voix pressée:

-- Monsieur Mouret! monsieur Mouret!

Puis, quand elle les aperçut:

-- Oh! messieurs, vous permettez, j'enlève M. Mouret pour une
minute. C'est bien le moins, puisqu'il m'a vendu un manteau
affreux, qu'il me prête ses lumières. Cette fille est une sotte
qui n'a pas une idée... Voyons, je vous attends.

Il hésitait, combattu, reculant devant la scène qu'il prévoyait.
Mais il dut obéir. Le baron lui disait de son air paternel et
railleur à la fois:

-- Allez, allez donc, mon cher. Madame a besoin de vous.

Alors, Mouret la suivit. La porte retomba, et il crut entendre le
ricanement de Vallagnosc, étouffé par les tentures. D'ailleurs, il
était à bout de courage. Depuis qu'Henriette avait quitté le
salon, et qu'il savait Denise au fond de l'appartement, entre des
mains jalouses, il éprouvait une anxiété croissante, un tourment
nerveux qui lui faisait prêter l'oreille, comme tressaillant à un
bruit lointain de larmes. Que pouvait inventer cette femme pour la
torturer? Et tout son amour, cet amour qui le surprenait encore,
allait à la jeune fille, ainsi qu'un soutien et une consolation.
Jamais il n'avait aimé ainsi, avec ce charme puissant dans la
souffrance. Ses tendresses d'homme affairé, Henriette elle-même,
si fine, si jolie, et dont la possession flattait son orgueil,
n'étaient qu'un agréable passe-temps, parfois un calcul, où il
cherchait uniquement du plaisir profitable. Il sortait tranquille
de chez ses maîtresses, rentrait se coucher, heureux de sa liberté
de garçon, sans un regret ni un souci au coeur. Tandis que,
maintenant, son coeur battait d'angoisse, sa vie était prise, il
n'avait plus l'oubli du sommeil, dans son grand lit solitaire.
Toujours Denise le possédait. Même à cette minute, il n'y avait
qu'elle, et il songeait qu'il préférait être là pour la protéger,
tout en suivant l'autre avec la peur de quelque scène fâcheuse.

D'abord, ils traversèrent la chambre à coucher, silencieuse et
vide. Puis, Mme Desforges, poussant une porte, passa dans le
cabinet, où Mouret entra derrière elle. C'était une pièce assez
vaste, tendue de soie rouge, meublée d'une toilette de marbre et
d'une armoire à trois corps, aux larges glaces. Comme la fenêtre
donnait sur la cour, il y faisait déjà sombre; et l'on avait
allumé deux becs de gaz, dont les bras nickelés s'allongeaient, à
droite et à gauche de l'armoire.

-- Voyons, dit Henriette, ça va mieux marcher peut-être.

En entrant, Mouret avait trouvé Denise toute droite, au milieu de
la vive lumière. Elle était très pâle, modestement serrée dans une
jaquette de cachemire, coiffée d'un chapeau noir; et elle tenait,
sur un bras, le manteau acheté au Bonheur. Lorsqu'elle vit le
jeune homme, ses mains eurent un léger tremblement.

-- Je veux que monsieur juge, reprit Henriette. Aidez-moi,
mademoiselle.

Et Denise, s'approchant, dut lui remettre le manteau. Dans un
premier essayage, elle avait posé des épingles aux épaules, qui
n'allaient pas. Henriette se tournait, s'étudiait devant
l'armoire.

-- Est-ce possible? Parlez franchement.

-- En effet, madame, il est manqué, dit Mouret, pour couper court.
C'est bien simple, mademoiselle va vous prendre mesure, et nous
vous en ferons un autre.

-- Non, je veux celui-ci, j'en ai besoin tout de suite, reprit-
elle avec vivacité. Seulement, il m'étrangle la poitrine, tandis
qu'il fait une poche là, entre les épaules.

Puis, de sa voix sèche:

-- Quand vous me regarderez, mademoiselle, ça ne corrigera pas le
défaut!... Cherchez, trouvez quelque chose. C'est votre affaire.

Denise, sans ouvrir la bouche, recommença à poser des épingles.
Cela dura longtemps: il lui fallait passer d'une épaule à l'autre;
même elle dut un instant se baisser, s'agenouiller presque, pour
tirer le devant du manteau. Au-dessus d'elle, s'abandonnant à ses
soins, Mme Desforges avait le visage dur d'une maîtresse difficile
à contenter. Heureuse de rabaisser la jeune fille à cette besogne
de servante, elle lui donnait des ordres brefs, en guettant sur la
face de Mouret les moindres plis nerveux.

-- Mettez une épingle ici. Eh! non, pas là, ici, près de la
manche. Vous ne comprenez donc pas?... Ce n'est pas ça, voici la
poche qui reparaît... Et prenez garde, vous me piquez maintenant!

À deux reprises encore, Mouret tâcha vainement d'intervenir, pour
faire cesser cette scène. Son coeur bondissait, sous l'humiliation
de son amour; et il aimait Denise davantage, d'une tendresse émue,
devant le beau silence qu'elle gardait. Si les mains de la jeune
fille tremblaient toujours un peu, d'être ainsi traitée en face de
lui, elle acceptait les nécessités du métier, avec la résignation
fière d'une fille de courage. Quand Mme Desforges comprit qu'ils
ne se trahiraient pas, elle chercha autre chose, elle inventa de
sourire à Mouret, de l'afficher comme son amant. Alors, les
épingles étant venues à manquer:

-- Tenez, mon ami, regardez dans la boîte d'ivoire, sur la
toilette... Vraiment! elle est vide?... Soyez aimable, voyez donc
sur la cheminée de la chambre: vous savez, au coin de la glace.

Et elle le mettait chez lui, l'installait en homme qui avait
couché là, qui connaissait la place des peignes et des brosses.
Quand il lui rapporta une pincée d'épingles, elle les prit une par
une, le força de rester debout près d'elle, le regardant, lui
parlant à voix basse.

-- Je ne suis pas bossue peut-être... Donnez votre main, tâtez les
épaules, par plaisir. Est-ce que je suis faite ainsi?

Denise, lentement, avait levé les yeux, plus pâle encore, et
s'était remise à piquer en silence les épingles. Mouret
n'apercevait que ses lourds cheveux blonds, tordus sur la nuque
délicate; mais, au frisson qui les soulevait, il croyait voir le
malaise et la honte du visage. Maintenant, elle le repousserait,
elle le renverrait à cette femme, qui ne cachait même pas sa
liaison devant les étrangers. Et des brutalités lui venaient aux
poignets, il aurait battu Henriette. Comment la faire taire?
comment dire à Denise qu'il l'adorait, qu'elle seule existait à
cette heure, qu'il lui sacrifiait toutes ses anciennes tendresses
d'un jour? Une fille n'aurait pas eu les familiarités équivoques
de cette bourgeoise. Il retira sa main, il répéta:

-- Vous avez tort de vous entêter, madame, puisque je trouve moi-
même que ce vêtement est manqué.

Un des becs de gaz sifflait; et, dans l'air étouffé et moite de la
pièce, on n'entendit plus que ce souffle ardent. Les glaces de
l'armoire reflétaient de larges pans de clarté vive sur les
tentures de soie rouge, où dansaient les ombres des deux femmes.
Un flacon de verveine, qu'on avait oublié de reboucher, exhalait
une odeur vague et perdue de bouquet qui se fane.

-- Voilà, madame, tout ce que je puis faire, dit enfin Denise en
se relevant.

Elle se sentait à bout de forces. Deux fois, elle s'était enfoncé
les épingles dans les mains, comme aveuglée, les yeux troubles.
Était-il du complot? l'avait-il fait venir, pour se venger de ses
refus, en lui montrant que d'autres femmes l'aimaient? Et cette
pensée la glaçait, elle ne se souvenait pas d'avoir jamais eu
besoin d'autant de courage, même aux heures terribles de son
existence où le pain lui avait manqué. Ce n'était rien encore
d'être humiliée ainsi, mais de le voir presque aux bras d'une
autre, comme si elle n'eût pas été là!

Henriette s'examinait devant la glace. De nouveau, elle éclata en
paroles dures.

-- C'est une plaisanterie, mademoiselle. Il va plus mal
qu'auparavant... Regardez comme il me bride la poitrine. J'ai
l'air d'une nourrice.

Alors, Denise, poussée à bout, eut une parole fâcheuse.

-- Madame est un peu forte... Nous ne pouvons pourtant pas faire
que madame soit moins forte.

-- Forte, forte, répéta Henriette qui blêmissait à son tour. Voilà
que vous devenez insolente, mademoiselle... En vérité, je vous
conseille, de juger les autres!

Toutes deux, face à face, frémissantes, se contemplaient. Il n'y
avait désormais ni dame, ni demoiselle de magasin. Elles n'étaient
plus que femmes, comme égalées dans leur rivalité. L'une avait
violemment retiré le manteau pour le jeter sur une chaise; tandis
que l'autre lançait au hasard sur la toilette les quelques
épingles qui lui restaient entre les doigts.

-- Ce qui m'étonne, reprit Henriette, c'est que M. Mouret tolère
une pareille insolence... Je croyais, monsieur, que vous étiez
plus difficile pour votre personnel.

Denise avait retrouvé son calme brave. Elle répondit doucement:

-- Si M. Mouret me garde, c'est qu'il n'a rien à me reprocher...
Je suis prête à vous faire des excuses, s'il l'exige.

Mouret écoutait, saisi par cette querelle, ne trouvant pas la
phrase pour en finir. Il avait l'horreur de ces explications entre
femmes, dont l'âpreté blessait son continuel besoin de grâce.
Henriette voulait lui arracher un mot qui condamnât la jeune
fille; et, comme il restait muet, partagé encore, elle le fouetta
d'une dernière injure.

-- C'est bien, monsieur, s'il faut que je souffre chez moi les
insolences de vos maîtresses!... Une fille ramassée dans quelque
ruisseau.

Deux grosses larmes jaillirent des yeux de Denise. Elle les
retenait depuis longtemps; mais tout son être défaillait sous
l'insulte. Quand il la vit pleurer ainsi, sans répondre par une
violence, d'une dignité muette et désespérée, Mouret n'hésita
plus, son coeur allait vers elle, dans une tendresse immense. Il
lui prit les mains, il balbutia:

-- Partez vite, mon enfant, oubliez cette maison.

Henriette, pleine de stupeur, étranglée de colère, les regardait.

-- Attendez, continua-t-il en pliant lui-même le manteau,
remportez ce vêtement. Madame en achètera un autre ailleurs. Et ne
pleurez plus, je vous en prie. Vous savez quelle estime j'ai pour
vous.

Il l'accompagna jusqu'à la porte, qu'il referma ensuite.

Elle n'avait pas prononcé une parole; seulement, une flamme rose
était montée à ses joues, tandis que ses yeux se mouillaient de
nouvelles larmes, d'une douceur délicieuse.

Henriette, qui suffoquait, avait tiré son mouchoir et s'en
écrasait les lèvres. C'était le renversement de ses calculs, elle-
même prise au piège qu'elle avait tendu. Elle se désolait d'avoir
poussé les choses trop loin, torturée de jalousie. Être quittée
pour une pareille créature! se voir dédaignée devant elle! Son
orgueil souffrait plus que son amour.

-- Alors, c'est cette fille que vous aimez? dit-elle péniblement,
quand ils furent seuls.

Mouret ne répondit pas tout de suite, il marchait de la fenêtre à
la porte, en cherchant à vaincre sa violente émotion. Enfin, il
s'arrêta, et très poliment, d'une voix qu'il tâchait de rendre
froide, il dit avec simplicité:

-- Oui, madame.

Le bec de gaz sifflait toujours, dans l'air étouffé du cabinet.
Maintenant, les reflets des glaces n'étaient plus traversés
d'ombres dansantes, la pièce semblait nue, tombée à une tristesse
lourde. Et Henriette s'abandonna brusquement sur une chaise,
tordant son mouchoir entre ses doigts fébriles, répétant au milieu
de ses sanglots:

-- Mon Dieu! que je suis malheureuse!

Il la regarda quelques secondes, immobile. Puis, tranquillement,
il s'en alla. Elle, toute seule, pleurait dans le silence, devant
les épingles semées sur la toilette et sur le parquet.

Lorsque Mouret entra dans le petit salon, il n'y trouva plus que
Vallagnosc, le baron étant retourné près des dames. Comme il se
sentait tout secoué encore, il s'assit au fond de la pièce, sur un
canapé; et son ami, en le voyant défaillir, vint charitablement se
planter devant lui, pour le cacher aux regards curieux. D'abord,
ils se contemplèrent, sans échanger un mot. Puis, Vallagnosc, que
le trouble de Mouret semblait égayer en dedans, finit par demander
de sa voix goguenarde:

-- Tu t'amuses?

Mouret ne parut pas comprendre tout de suite. Mais, lorsqu'il se
fut rappelé leurs conversations anciennes sur la bêtise vide et
l'inutile torture de la vie, il répondit:

-- Sans doute, jamais je n'ai tant vécu... Ah! mon vieux, ne te
moque pas, ce sont les heures les plus courtes, celles où l'on
meurt de souffrance!

Il baissa la voix, il continua gaiement, sous ses larmes mal
essuyées:

-- Oui, tu sais tout, n'est-ce pas? elles viennent, à elles deux,
de me hacher le coeur. Mais c'est encore bon, vois-tu, presque
aussi bon que des caresses, les blessures qu'elles font... Je suis
brisé, je n'en peux plus; n'importe, tu ne saurais croire combien
j'aime la vie!... Oh! je finirai par l'avoir, cette enfant qui ne
veut pas!

Vallagnosc dit simplement:

-- Et après?

-- Après?... Tiens! je l'aurai! N'est-ce point assez?... Si tu te
crois fort, parce que tu refuses d'être bête et de souffrir! Tu
n'es qu'une dupe, pas davantage!... Tâche donc d'en désirer une et
de la tenir enfin: cela paye en une minute toutes les misères.

Mais Vallagnosc exagérait son pessimisme. À quoi bon tant
travailler, puisque l'argent ne donnait pas tout? C'était lui qui
aurait fermé boutique et qui se serait allongé sur le dos, pour ne
plus remuer un doigt, le jour où il aurait reconnu qu'avec des
millions on ne pouvait même pas acheter la femme désirée! Mouret,
en l'écoutant, devenait grave. Puis, il repartit violemment, il
croyait à la toute-puissance de sa volonté.

-- Je la veux, je l'aurai!... Et si elle m'échappe, tu verras
quelle machine je bâtirai pour me guérir. Ce sera superbe quand
même... Tu n'entends pas cette langue, mon vieux: autrement, tu
saurais que l'action contient en elle sa récompense. Agir, créer,
se battre contre les faits, les vaincre ou être vaincu par eux,
toute la joie et toute la santé humaines sont là!

-- Simple façon de s'étourdir, murmura l'autre.

-- Eh bien! j'aime mieux m'étourdir... Crever pour crever, je
préfère crever de passion que de crever d'ennui!

Ils rirent tous les deux, cela leur rappelait leurs vieilles
discussions du collège. Vallagnosc, d'une voix molle, se plut
alors à étaler la platitude des choses. Il mettait une sorte de
fanfaronnade dans l'immobilité et le néant de son existence. Oui,
il s'ennuierait le lendemain au ministère, comme il s'y était
ennuyé la veille; en trois ans, on l'avait augmenté de six cents
francs, il était maintenant à trois mille six, pas même de quoi
fumer des cigares propres; ça devenait de plus en plus inepte, et
si l'on ne se tuait pas, c'était par simple paresse, pour éviter
de se déranger. Mouret lui ayant parlé de son mariage avec Mlle de
Boves, il répondit que, malgré l'obstination de la tante à ne pas
mourir, l'affaire allait être conclue; du moins, il le pensait,
les parents étaient d'accord, lui affectait de n'avoir pas de
volonté. Pourquoi vouloir ou ne pas vouloir, puisque jamais ça ne
tournait comme on le désirait? Il donna en exemple son futur beau-
père, qui comptait trouver en Mme Guibal une blonde indolente, le
caprice d'une heure, et que la dame menait à coups de fouet, ainsi
qu'un vieux cheval dont on use les dernières forces. Tandis qu'on
le croyait occupé à inspecter les étalons de Saint-Lô, elle
achevait de le manger, dans une petite maison louée par lui à
Versailles.

-- Il est plus heureux que toi, dit Mouret en se levant.

-- Oh! lui, pour sûr! déclara Vallagnosc. Il n'y a peut-être que
le mal qui soit un peu drôle.

Mouret s'était remis. Il songeait à s'échapper; mais il ne voulait
pas que son départ eût l'air d'une fuite. Aussi, résolu à prendre
une tasse de thé, rentra-t-il dans le grand salon avec son ami,
plaisantant l'un et l'autre. Le baron Hartmann lui demanda si le
manteau allait enfin; et, sans se troubler, Mouret répondit qu'il
y renonçait pour son compte. Il y eut une exclamation. Pendant que
Mme Marty se hâtait de le servir, Mme de Boves accusait les
magasins de tenir toujours les vêtements trop étroits. Enfin, il
put s'asseoir près de Bouthemont, qui n'avait pas bougé. On les
oublia, et sur les questions inquiètes de celui-ci, désireux de
connaître son sort, il n'attendit pas d'être dans la rue, il lui
apprit que ces messieurs du conseil s'étaient décidés à se priver
de ses services. Entre chaque phrase, il buvait une cuillerée de
thé, tout en protestant de son désespoir. Oh! une querelle dont il
se remettait à peine, car il avait quitté la salle hors de lui.
Seulement, que faire? il ne pouvait briser avec ces messieurs,
pour une simple question de personnel. Bouthemont, très pâle, dut
encore le remercier.

-- Voilà un manteau terrible, fit remarquer Mme Marty. Henriette
n'en sort pas.

En effet, cette absence prolongée commençait à gêner tout le
monde. Mais, à l'instant même, Mme Desforges reparut.

-- Vous y renoncez aussi? cria gaiement Mme de Boves.

-- Comment ça?

-- Oui, M. Mouret nous a dit que vous ne pouviez vous en tirer.

Henriette montra la plus grande surprise.

-- M. Mouret a plaisanté. Ce manteau ira parfaitement.

Elle semblait très calme, souriante. Sans doute elle avait baigné
ses paupières, car elles étaient fraîches, sans une rougeur.
Tandis que tout son être tressaillait et saignait encore, elle
trouvait la force de cacher sa torture, sous le masque de sa bonne
grâce mondaine. Ce fut avec son rire accoutumé qu'elle présenta
des sandwiches à Vallagnosc. Le baron seul, qui la connaissait
bien, remarqua la légère contraction de ses lèvres et le feu
sombre qu'elle n'avait pu éteindre au fond de ses yeux. Il devina
toute la scène.

-- Mon Dieu! chacun son goût, disait Mme de Boves, en acceptant
elle aussi un sandwich. Je connais des femmes qui n'achèteraient
pas un ruban ailleurs qu'au Louvre. D'autres ne jurent que par le
Bon Marché... C'est une question de tempérament sans doute.

-- Le Bon Marché est bien province, murmura Mme Marty, et l'on est
si bousculé au Louvre! Ces dames étaient retombées sur les grands
magasins.

Mouret dut donner son avis, il revint au milieu d'elles, et
affecta d'être juste. Une excellente maison que le Bon Marché,
solide, respectable; mais le Louvre avait certainement une
clientèle plus brillante.

-- Enfin, vous préférez le Bonheur des Dames, dit le baron
souriant.

-- Oui, répondit tranquillement Mouret. Chez nous, on aime les
clientes.

Toutes les femmes présentes furent de son avis. C'était bien cela,
elles se trouvaient comme en partie fine au Bonheur, elles y
sentaient une continuelle caresse de flatterie, une adoration
épandue qui retenait les plus honnêtes. L'énorme succès du magasin
venait de cette séduction galante.

-- À propos, demanda Henriette, qui voulait montrer une grande
liberté d'esprit, et ma protégée, qu'en faites-vous, monsieur
Mouret?... Vous savez, Mlle de Fontenailles.

Et, se tournant vers Mme Marty:

-- Une marquise, ma chère, une pauvre fille tombée dans la gêne.

-- Mais, dit Mouret, elle gagne ses trois francs par jour à coudre
des cahiers d'échantillons, et je crois que je vais lui faire
épouser un de mes garçons de magasin.

-- Fi! l'horreur! cria Mme de Boves.

Il la regarda, il reprit de sa voix calme:

-- Pourquoi donc, madame? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux pour elle
épouser un brave garçon, un gros travailleur, que de courir le
risque d'être ramassée par des fainéants sur le trottoir?

Vallagnosc voulut intervenir, en plaisantant.

-- Ne le poussez pas, madame. Il va vous dire que toutes les
vieilles familles de France devraient se mettre à vendre du
calicot.

-- Mais, déclara Mouret, pour beaucoup d'entre elles ce serait au
moins une fin honorable.

On finit par rire, le paradoxe semblait un peu fort. Lui,
continuait à célébrer ce qu'il appelait l'aristocratie du travail.
Une faible rougeur avait coloré les joues de Mme de Boves, que sa
gêne réduite aux expédients enrageait; tandis que Mme Marty, au
contraire, approuvait, prise de remords, en songeant à son pauvre
mari. Justement, le domestique introduisit le professeur, qui
venait la chercher. Il était plus sec, plus desséché par ses dures
besognes, dans sa mince redingote, luisante. Quand il eut remercié
Mme Desforges d'avoir parlé pour lui au ministère, il jeta vers
Mouret le regard craintif d'un homme qui rencontre le mal dont il
mourra. Et il resta saisi d'entendre ce dernier lui adresser la
parole.

-- N'est-ce pas, monsieur, que le travail mène à tout?

-- Le travail et l'épargne, répondit-il avec un léger grelottement
de tout son corps. Ajoutez l'épargne, monsieur.

Cependant, Bouthemont était demeuré immobile dans son fauteuil.
Les paroles de Mouret sonnaient encore à ses oreilles. Il se leva
enfin, il vint dire tout bas à Henriette:

-- Vous savez qu'il m'a signifié mon congé, oh! très gentiment...
Mais du diable s'il ne s'en repent pas! Je viens de trouver mon
enseigne: Aux Quatre Saisons, et je me plante près de l'Opéra!

Elle le regarda, ses yeux s'assombrirent.

-- Comptez sur moi, j'en suis... Attendez.

Et elle attira le baron Hartmann dans l'embrasure d'une fenêtre.
Sans attendre, elle lui recommanda Bouthemont, le donna comme un
gaillard qui allait à son tour révolutionner Paris, en
s'établissant à son compte. Quand elle parla d'une commandite pour
son nouveau protégé; le baron, bien qu'il ne s'étonnât plus de
rien, ne put réprimer un geste d'effarement. C'était le quatrième
garçon de génie qu'elle lui confiait, il finissait par se sentir
ridicule. Mais il ne refusa pas nettement, l'idée de faire naître
une concurrence au Bonheur des Dames lui plaisait même assez; car
il avait déjà inventé, en matière de banque, de se créer ainsi des
concurrences, pour en dégoûter les autres. Puis, l'aventure
l'amusait. Il promit d'examiner l'affaire.

-- Il faut que nous causions ce soir, revint dire Henriette à
l'oreille de Bouthemont. Vers neuf heures, ne manquez pas... Le
baron est à nous.

À ce moment, la vaste pièce s'emplissait de voix. Mouret, toujours
debout au milieu de ces dames, avait retrouvé sa bonne grâce: il
se défendait gaiement de les ruiner en chiffons, il offrait de
démontrer, chiffres en main, qu'il leur faisait économiser trente
pour cent sur leurs achats. Le baron Hartmann le regardait, repris
d'une admiration fraternelle d'ancien coureur de guilledou.
Allons! le duel était fini, Henriette restait par terre, elle ne
serait certainement pas la femme qui devait venir. Et il crut
revoir le profil modeste de la jeune fille, qu'il avait aperçue en
traversant l'antichambre. Elle était là, patiente, seule,
redoutable dans sa douceur.

XII


Ce fut le 25 septembre que commencèrent les travaux de la nouvelle
façade du Bonheur des Dames. Le baron Hartmann, selon sa promesse,
avait enlevé l'affaire, dans la dernière réunion générale du
Crédit Immobilier. Et Mouret touchait enfin à la réalisation de
son rêve: cette façade qui allait grandir sur la rue du Dix-
Décembre, était comme l'épanouissement même de sa fortune. Aussi
voulut-il fêter la pose de la première pierre. Il en fit une
cérémonie, distribua des gratifications à ses vendeurs, leur donna
le soir du gibier et du champagne. On remarqua son humeur joyeuse
sur le chantier, le geste victorieux dont il scella la pierre,
d'un coup de truelle. Depuis des semaines, il était inquiet, agité
d'un tourment nerveux, qu'il ne parvenait pas toujours à cacher;
et son triomphe apportait un répit, une distraction dans sa
souffrance. Tout l'après-midi, il sembla revenu à sa gaieté
d'homme bien portant. Mais, dès le dîner, lorsqu'il traversa le
réfectoire pour boire un verre de champagne avec son personnel, il
reparut fiévreux, souriant d'un air pénible, les traits tirés par
le mal inavoué qui le rongeait. Il était repris.

Le lendemain, aux confections, Clara Prunaire essaya d'être
désagréable à Denise. Elle avait remarqué l'amour transi de
Colomban, elle eut l'idée de plaisanter les Baudu. Comme
Marguerite taillait son crayon en attendant les clientes, elle lui
dit à voix haute:

-- Vous savez, mon amoureux d'en face... Il finit par me chagriner
dans cette boutique noire, où il n'entre jamais personne.

-- Il n'est pas si malheureux, répondit Marguerite, il doit
épouser la fille du patron.

-- Tiens! reprit Clara, ce serait drôle de l'enlever alors!... Je
vais en faire la blague, parole d'honneur!

Et elle continua, heureuse de sentir Denise révoltée. Celle-ci lui
pardonnait tout; mais l'idée de sa cousine Geneviève mourante,
achevée par cette cruauté, la jetait hors d'elle. Justement, une
cliente se présentait, et comme Mme Aurélie venait de descendre au
sous-sol, elle prit la direction du comptoir, elle appela Clara.

-- Mademoiselle Prunaire, vous feriez mieux de vous occuper de
cette dame que de causer.

-- Je ne causais pas.

-- Veuillez vous taire, je vous prie. Et occupez-vous de madame
tout de suite.

Clara se résigna, domptée. Lorsque Denise faisait acte de force,
sans élever le ton, pas une ne résistait. Elle avait conquis une
autorité absolue, par sa douceur même. Un instant, elle se promena
en silence, au milieu de ces demoiselles devenues sérieuses.
Marguerite s'était remise à tailler son crayon, dont la mine
cassait toujours. Elle seule continuait à approuver la seconde de
résister à Mouret, hochant la tête, n'avouant pas l'enfant qu'elle
avait fait par hasard, mais déclarant que, si l'on se doutait des
embarras d'une bêtise, on aimerait mieux se bien conduire.

-- Vous vous fâchez? dit une voix derrière Denise.

C'était Pauline qui traversait le rayon. Elle avait vu la scène,
elle parlait bas, en souriant.

-- Mais il le faut bien, répondit de même Denise. Je ne puis venir
à bout de mon petit monde.

La lingère haussa les épaules.

-- Laissez donc, vous serez notre reine à toutes, quand vous
voudrez.

Elle, ne comprenait toujours pas les refus de son amie.

Depuis la fin d'août, elle avait épousé Baugé, une vraie sottise,
disait-elle gaiement. Le terrible Bourdoncle la traitait
maintenant en sabot, en femme perdue pour le commerce. Sa frayeur
était qu'on ne les envoyât un beau matin s'aimer dehors, car ces
messieurs de la direction décrétaient l'amour exécrable et mortel
à la vente. C'était au point que lorsqu'elle rencontrait Baugé
dans les galeries, elle affectait de ne pas le connaître.
Justement, elle venait d'avoir une alerte, le père Jouve avait
failli la surprendre causant avec son mari, derrière une pile de
torchons.

-- Tenez! il m'a suivie, ajouta-t-elle, après avoir conté vivement
l'aventure à Denise. Le voyez-vous qui me flaire de son grand nez!

Jouve, en effet, sortait des dentelles, correctement cravaté de
blanc, le nez à l'affût de quelque faute. Mais, lorsqu'il aperçut
Denise, il fit le gros dos et passa d'un air aimable.

-- Sauvée! murmura Pauline. Ma chère, vous lui avez rentré ça dans
la gorge... Dites donc, s'il m'arrivait malheur, vous parleriez
pour moi? Oui, oui, ne prenez pas votre air étonné, on sait qu'un
mot de vous révolutionnerait la maison.

Et elle se hâta de rentrer à son comptoir. Denise avait rougi,
troublée de ces allusions amicales. C'était vrai, du reste. Elle
avait la sensation vague de sa puissance, aux flatteries qui
l'entouraient. Lorsque Mme Aurélie remonta, et qu'elle trouva le
rayon tranquille et actif, sous la surveillance de la seconde,
elle lui sourit amicalement. Elle lâchait Mouret lui-même, son
amabilité grandissait chaque jour pour une personne qui pouvait,
un beau matin, ambitionner sa situation de première. Le règne de
Denise commençait.

Seul, Bourdoncle ne désarmait pas. Dans la guerre sourde qu'il
continuait contre la jeune fille, il y avait d'abord une
antipathie de nature. Il la détestait pour sa douceur et son
charme. Puis, il la combattait comme une influence néfaste qui
mettrait la maison en péril, le jour où Mouret aurait succombé.
Les facultés commerciales du patron lui semblaient devoir sombrer,
au milieu de cette tendresse inepte: ce qu'on avait gagné par les
femmes, s'en irait par cette femme. Toutes le laissaient froid, il
les traitait avec le dédain d'un homme sans passion, dont le
métier était de vivre d'elles, et qui avait perdu ses illusions
dernières, en les voyant à nu, dans les misères de son trafic. Au
lieu de le griser, l'odeur des soixante-dix mille clientes lui
donnait d'intolérables migraines: il battait ses maîtresses, dès
qu'il rentrait chez lui. Et ce qui l'inquiétait surtout, devant
cette petite vendeuse devenue peu à peu si redoutable, c'était
qu'il ne croyait point à son désintéressement, à la franchise de
ses refus. Pour lui, elle jouait un rôle, le plus habile des
rôles; car, si elle s'était livrée le premier jour, Mouret sans
doute l'aurait oubliée le lendemain; tandis que, en se refusant,
elle avait fouetté son désir, elle le rendait fou, capable de
toutes les sottises. Une rouée, une fille de vice savant, n'aurait
pas agi d'une autre façon que cette innocente. Aussi Bourdoncle ne
pouvait-il la voir, avec ses yeux clairs, son visage doux, toute
son attitude simple, sans être pris maintenant d'une peur
véritable, comme s'il avait eu, en face de lui, une mangeuse de
chair déguisée, l'énigme sombre de la femme, la mort sous les
traits d'une vierge. De quelle manière déjouer la tactique de
cette fausse ingénue? Il ne cherchait plus qu'à pénétrer ses
artifices, dans l'espoir de les dévoiler au grand jour;
certainement, elle commettrait quelque faute, il la surprendrait
avec un de ses amants, et elle serait chassée de nouveau, la
maison retrouverait enfin son beau fonctionnement de machine bien
montée.

-- Veillez, monsieur Jouve, répétait Bourdoncle à l'inspecteur.
C'est moi qui vous récompenserai.

Mais Jouve y apportait de la mollesse, car il avait pratiqué les
femmes, et il songeait à se mettre du côté de cette enfant, qui
pouvait être la maîtresse souveraine du lendemain. S'il n'osait
plus y toucher, il la trouvait diablement jolie. Son colonel,
autrefois, s'était tué pour une gamine pareille, une figure
insignifiante, délicate et modeste, dont un seul regard retournait
les coeurs.

-- Je veille, je veille, répondait-il. Mais, parole d'honneur! je
ne découvre rien.

Pourtant, des histoires circulaient, il y avait un courant de
commérages abominables, sous les flatteries et le respect que
Denise sentait monter autour d'elle. La maison entière, à cette
heure, racontait qu'elle avait eu jadis Hutin pour amant; on
n'osait jurer que la liaison continuât, seulement on les
soupçonnait de se revoir, de loin en loin. Et Deloche aussi
couchait avec elle: ils se retrouvaient sans cesse dans les coins
noirs, ils causaient pendant des heures. Un véritable scandale!

-- Alors, rien du premier à la soie, rien du jeune homme des
dentelles? répétait Bourdoncle.

-- Non, monsieur, rien encore, affirmait l'inspecteur.

C'était surtout avec Deloche que Bourdoncle comptait surprendre
Denise. Un matin, lui-même les avait aperçus en train de rire dans
le sous-sol. En attendant, il traitait la jeune fille de puissance
à puissance, car il ne la dédaignait plus, il la sentait assez
forte pour le culbuter lui-même, malgré ses dix ans de service,
s'il perdait la partie.

-- Je vous recommande le jeune homme des dentelles, concluait-il
chaque fois. Ils sont toujours ensemble. Si vous les pincez,
appelez-moi, et je me charge du reste.

Mouret, cependant, vivait dans l'angoisse. Était-ce possible? cet
enfant le torturait à ce point! Toujours il la revoyait arrivant
au Bonheur, avec ses gros souliers, sa mince robe noire, son air
sauvage. Elle bégayait, tous se moquaient d'elle, lui-même l'avait
trouvée laide d'abord. Laide! et, maintenant, elle l'aurait fait
mettre à genoux d'un regard, il ne l'apercevait plus que dans un
rayonnement! Puis, elle était restée la dernière de la maison,
rebutée, plaisantée, traitée par lui en bête curieuse. Pendant des
mois, il avait voulu voir comment une fille poussait, il s'était
amusé à cette expérience, sans comprendre qu'il y jouait son
coeur. Elle, peu à peu, grandissait, devenait redoutable. Peut-
être l'aimait-il depuis la première minute, même à l'époque où il
ne croyait avoir que de la pitié. Et, pourtant, il ne s'était
senti à elle que le soir de leur promenade, sous les marronniers
des Tuileries. Sa vie partait de là, il entendait les rires d'un
groupe de fillettes, le ruissellement lointain d'un jet d'eau,
tandis que, dans l'ombre chaude, elle marchait près de lui,
silencieuse. Ensuite, il ne savait plus, sa fièvre avait augmenté
d'heure en heure, tout son sang, tout son être s'était donné. Une
enfant pareille, était-ce possible? Quand elle passait à présent,
le vent léger de sa robe lui paraissait si fort, qu'il chancelait.

Longtemps, il s'était révolté, et parfois encore, il s'indignait,
il voulait se dégager de cette possession imbécile. Qu'avait-elle
donc pour le lier ainsi? ne l'avait-il pas vue sans chaussures?
n'était-elle pas entrée presque par charité? Au moins, s'il se fût
agi d'une de ces créatures superbes qui ameutent la foule! mais
cette petite fille, cette rien du tout! Elle avait, en somme, une
de ces figures moutonnières dont on ne dit rien. Elle ne devait
même pas être d'une intelligence vive, car il se rappelait ses
mauvais débuts de vendeuse. Puis, après chacune de ses colères, il
y avait en lui une rechute de passion, comme une terreur sacrée
d'avoir insulté son idole. Elle apportait tout ce qu'on trouve de
bon chez la femme, le courage, la gaieté, la simplicité; et, de sa
douceur, montait un charme, d'une subtilité pénétrante de parfum.
On pouvait ne pas la voir, la coudoyer ainsi que la première
venue; bientôt, le charme agissait avec une force lente,
invincible; on lui appartenait à jamais, si elle daignait sourire.
Tout souriait alors dans son visage blanc, ses yeux de pervenche,
ses joues et son menton troués de fossettes; tandis que ses lourds
cheveux blonds semblaient s'éclairer aussi, d'une beauté royale et
conquérante. Il s'avouait vaincu, elle était intelligente comme
elle était belle, son intelligence venait du meilleur de son être.
Lorsque les autres vendeuses, chez lui, n'avaient qu'une éducation
de frottement, le vernis qui s'écaille des filles déclassées,
elle, sans élégances fausses, gardait sa grâce, la saveur de son
origine. Les idées commerciales les plus larges naissaient de la
pratique, sous ce front étroit, dont les lignes pures annonçaient
la volonté et l'amour de l'ordre. Et il aurait joint les deux
mains, pour lui demander pardon de blasphémer, dans ses heures de
révolte.

Aussi pourquoi se refusait-elle avec une pareille obstination?
Vingt fois, il l'avait suppliée, augmentant ses offres, offrant de
l'argent, beaucoup d'argent. Puis, il s'était dit qu'elle devait
être ambitieuse, il lui avait promis de la nommer première, dès
qu'un rayon serait vacant. Et elle refusait, elle refusait encore!
C'était pour lui une stupeur, une lutte où son désir s'enrageait.
Le cas lui semblait impossible, cette enfant finirait par céder,
car il avait toujours regardé la sagesse d'une femme comme une
chose relative. Il ne voyait plus d'autre but, tout disparaissait
dans ce besoin: la tenir enfin chez lui, l'asseoir sur ses genoux,
en la baisant aux lèvres; et, à cette vision, le sang de ses
veines battait, il demeurait tremblant, bouleversé de son
impuissance.

Désormais, ses journées s'écoulaient dans la même obsession
douloureuse. L'image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvé
d'elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de son
cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix
heures: besogne qu'il accomplissait machinalement, sans cesser de
la sentir présente, disant toujours non de son air tranquille.
Puis, à dix heures, c'était le conseil, un véritable conseil des
ministres, une réunion des douze intéressés de la maison, qu'il
lui fallait présider: on discutait les questions d'ordre
intérieur, on examinait les achats, on arrêtait les étalages; et
elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu des
chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations
financières les plus compliquées. Après le conseil, elle
l'accompagnait, faisait avec lui l'inspection quotidienne des
comptoirs, revenait l'après-midi dans le cabinet de la direction,
restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu'il
recevait toute une foule, les fabricants de la France entière, de
hauts industriels, des banquiers, des inventeurs: va-et-vient
continu de la richesse et de l'intelligence, danse affolée des
millions, entretiens rapides où l'on brassait les plus grosses
affaires du marché de Paris. S'il l'oubliait une minute en
décidant de la ruine ou de la prospérité d'une industrie, il la
retrouvait debout, à un élancement de son coeur; sa voix expirait,
il se demandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu'elle ne
voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait
signer le courrier, le travail machinal de sa main recommençait,
pendant qu'elle se dressait plus dominatrice, le reprenant tout
entier, pour le posséder à elle seule, durant les heures
solitaires et ardentes de la nuit. Et, le lendemain, la même
journée recommençait, ces journées si actives, si pleines d'un
colossal labeur, que l'ombre fluette d'une enfant suffisait à
ravager d'angoisse.

Mais c'était surtout pendant son inspection quotidienne des
magasins, qu'il sentait sa misère. Avoir bâti cette machine
géante, régner sur un pareil monde, et agoniser de douleur, parce
qu'une petite fille ne veut pas de vous! Il se méprisait, il
traînait la fièvre et la honte de son mal. Certains jours, le
dégoût le prenait de sa puissance, il ne lui venait que des
nausées, d'un bout à l'autre des galeries. D'autres fois, il
aurait voulu étendre son empire, le faire si grand, qu'elle se
serait livrée peut-être, d'admiration et de peur.

D'abord, en bas, dans les sous-sols, il s'arrêtait devant la
glissoire. Elle se trouvait toujours rue Neuve-Saint-Augustin;
mais on avait dû l'élargir, elle avait maintenant un lit de
fleuve, où le continuel flot des marchandises roulait avec la voix
haute des grandes eaux; c'étaient des arrivages du monde entier,
des files de camions venus de toutes les gares, un déchargement
sans arrêt, un ruissellement de caisses et de ballots coulant sous
terre, bu par la maison insatiable. Il regardait ce torrent tomber
chez lui, il songeait qu'il était un des maîtres de la fortune
publique, qu'il tenait dans ses mains le sort de la fabrication
française, et qu'il ne pouvait acheter le baiser d'une de ses
vendeuses.

Puis, il passait au service de la réception, qui occupait à cette
heure la partie des sous-sols en bordure sur la rue Monsigny.
Vingt tables s'y allongeaient, dans la clarté pâle des soupiraux;
tout un peuple de commis s'y bousculait, vidant les caisses,
vérifiant les marchandises, les marquant en chiffres connus; et
l'on entendait sans relâche le ronflement voisin de la glissoire,
qui dominait les voix. Des chefs de rayon l'arrêtaient, il devait
résoudre des difficultés, confirmer des ordres. Ce fond de cave
s'emplissait de l'éclat tendre des satins, de la blancheur des
toiles, d'un déballage prodigieux où les fourrures se mêlaient aux
dentelles, et les articles de Paris, aux portières d'Orient.
Lentement, il marchait parmi ces richesses jetées sans ordre,
entassées à l'état brut. En haut, elles allaient s'allumer aux
étalages, lâcher le galop de l'argent à travers les comptoirs,
aussi vite emportées que montées, dans le furieux courant de vente
qui traversait la maison. Lui, songeait qu'il avait offert à la
jeune fille des soies, des velours, tout ce qu'elle voudrait
prendre à pleines mains, dans ces tas énormes, et qu'elle avait
refusé, d'un petit signe de sa tête blonde.

Ensuite, il se rendait à l'autre bout des sous-sols, pour donner
son coup d'oeil habituel au service du départ. D'interminables
corridors s'étendaient, éclairés au gaz; à droite et à gauche, les
réserves, fermées par des claies, mettaient comme des boutiques
souterraines, tout un quartier commerçant, des merceries, des
lingeries, des ganteries, des bimbeloteries, dormant dans l'ombre.
Plus loin, se trouvait un des trois calorifères; plus loin encore,
un poste de pompiers gardait le compteur central, enfermé dans sa
cage métallique. Il trouvait, au départ, les tables de triage
encombrées déjà des charges de paquets, de cartons et de boîtes,
que des paniers descendaient continuellement; et Campion, le chef
du service, le renseignait sur la besogne courante, tandis que les
vingt hommes placés sous ses ordres distribuaient les paquets dans
les compartiments, qui portaient chacun le nom d'un quartier de
Paris, et d'où les garçons les montaient ensuite aux voitures,
rangées le long du trottoir. C'étaient des appels, des noms de rue
jetés, des recommandations criées, tout un vacarme, toute une
agitation de paquebot, sur le point de lever l'ancre. Et il
restait un moment immobile, il regardait ce dégorgement des
marchandises, dont il venait de voir la maison s'engorger, à
l'extrémité opposée des sous-sols: l'énorme courant aboutissait
là, sortait par là dans la rue, après avoir déposé de l'or au fond
des caisses. Ses yeux se troublaient, ce départ colossal n'avait
plus d'importance, il ne lui restait qu'une idée de voyage, l'idée
de s'en aller dans des pays lointains, de tout abandonner, si elle
s'obstinait à dire non.

Alors, il remontait, il continuait sa tournée, parlant et
s'agitant davantage, sans pouvoir se distraire. Au second étage,
il visitait le service des expéditions, cherchait des querelles,
s'exaspérait sourdement contre la régularité parfaite de la
machine qu'il avait réglée lui-même. Ce service était celui qui
prenait de jour en jour l'importance la plus considérable: il
nécessitait à présent deux cents employés, dont les uns ouvraient,
lisaient, classaient les lettres venues de la province et de
l'étranger, tandis que les autres réunissaient dans des cases les
marchandises demandées par les signataires. Et le nombre des
lettres croissait tellement, qu'on ne les comptait plus; on les
pesait, il en arrivait jusqu'à cent livres par jour. Lui,
fiévreux, traversait les trois salles du service, questionnait
Levasseur, le chef, sur le poids du courrier: quatre-vingts
livres, quatre-vingt-dix parfois, le lundi cent. Le chiffre
montait toujours, il aurait dû être ravi. Mais il demeurait
frissonnant, dans le tapage que l'équipe voisine des emballeurs
faisait en clouant des caisses. En vain, il battait la maison:
l'idée fixe restait enfoncée entre ses deux yeux, et à mesure que
sa puissance se déroulait, que les rouages des services et l'armée
de son personnel défilaient devant lui, il sentait plus
profondément l'injure de son impuissance. Les commandes de
l'Europe entière affluaient, il fallait une voiture des Postes
spéciale pour apporter la correspondance; et elle disait non,
toujours non.

Il redescendait, visitait la caisse centrale, où quatre caissiers
gardaient les deux coffres-forts géants, dans lesquels venaient de
passer, l'année précédente, quatre-vingt-huit millions. Il donnait
un coup d'oeil au bureau de la vérification des factures, qui
occupait vingt-cinq employés, choisis parmi les plus sérieux. Il
entrait au bureau de défalcation, un service de trente-cinq jeunes
gens, les débutants de la comptabilité, chargés de contrôler les
notes de débit et de calculer le tant pour cent des vendeurs. Il
revenait à la caisse centrale, s'irritait à la vue des coffres-
forts, marchait au milieu de ces millions, dont l'inutilité le
rendait fou. Elle disait non, toujours non.

Non toujours, dans tous les comptoirs, dans les galeries de vente,
dans les salles, dans les magasins entiers! Il allait de la soie à
la draperie, du blanc aux dentelles; il montait les étages,
s'arrêtait sur les ponts volants, prolongeait son inspection avec
une minutie maniaque et douloureuse. La maison s'était agrandie
démesurément, il avait créé ce rayon, cet autre encore, il
gouvernait ce nouveau domaine, il étendait son empire jusqu'à
cette industrie, la dernière conquise; et c'était non, toujours
non, quand même. Aujourd'hui, son personnel aurait peuplé une
petite ville: il y avait quinze cents vendeurs, mille autres
employés de toute espèce, dont quarante inspecteurs et soixante-
dix caissiers; les cuisines seules occupaient trente-deux hommes;
on comptait dix commis pour la publicité, trois cent cinquante
garçons de magasin portant la livrée, vingt-quatre pompiers à
demeure. Et, dans les écuries royales, installées rue Monsigny, en
face des magasins, se trouvaient cent quarante-cinq chevaux, tout
un luxe d'attelage déjà célèbre. Les quatre premières voitures qui
remuaient le commerce du quartier, autrefois, lorsque la maison
n'occupait encore que l'angle de la place Gaillon, étaient montées
peu à peu au chiffre de soixante-deux: petites voitures à bras,
voitures à un cheval, lourds chariots à deux chevaux.
Continuellement, elles sillonnaient Paris, conduites avec
correction par des cochers vêtus de noir, promenant l'enseigne
d'or et de pourpre du Bonheur des Dames. Même elles sortaient des
fortifications, couraient la banlieue; on les rencontrait dans les
chemins creux de Bicêtre, le long des berges de la Marne, jusque
sous les ombrages de la forêt de Saint-Germain; parfois, du fond
d'une avenue ensoleillée, en plein désert, en plein silence, on en
voyait une surgir, passer au trot de ses bêtes superbes, en jetant
à la paix mystérieuse de la grande nature la réclame violente de
ses panneaux vernis. Il rêvait de les lancer plus loin, dans les
départements voisins, il aurait voulu les entendre rouler sur
toutes les routes de France, d'une frontière à l'autre. Mais, il
ne descendait même plus visiter ses chevaux, qu'il adorait. À quoi
bon cette conquête du monde, puisque c'était non, toujours non?

Maintenant, le soir, lorsqu'il arrivait devant la caisse de
Lhomme, il regardait encore par habitude le chiffre de la recette,
inscrit sur une carte, que le caissier embrochait dans une pique
de fer, à côté de lui; rarement le chiffre tombait au-dessous de
cent mille francs, il montait parfois à huit ou neuf cent mille,
les jours de grande exposition; et ce chiffre ne sonnait plus à
son oreille comme un coup de trompette, il regrettait de l'avoir
regardé, il en emportait une amertume, la haine et le mépris de
l'argent.

Mais les souffrances de Mouret devaient grandir. Il devint jaloux.
Un matin, dans le cabinet, avant le conseil, Bourdoncle osa lui
faire entendre que cette petite fille des confections se moquait
de lui.

-- Comment ça? demanda-t-il très pâle.

-- Eh oui! elle a des amants ici même.

Mouret eut la force de sourire.

-- Je ne songe plus à elle, mon cher. Vous pouvez parler... Qui
donc, des amants?

-- Hutin, assure-t-on, et encore un vendeur des dentelles,
Deloche, ce grand garçon bête... Je n'affirme rien, je ne les ai
pas vus. Seulement, il paraît que ça crève les yeux.

Il y eut un silence. Mouret affectait de ranger des papiers sur
son bureau, pour cacher le tremblement de ses mains. Enfin, il dit
sans lever la tête:

-- Il faudrait des preuves, tâchez de m'apporter des preuves...
Oh! pour moi, je vous le répète, je m'en moque, car elle a fini
par m'agacer. Mais nous ne pourrions tolérer des choses pareilles
chez nous.

Bourdoncle répondit simplement:

-- Soyez tranquille, vous aurez des preuves un de ces jours. Je
veille.

Alors, Mouret acheva de perdre toute tranquillité. Il n'eut plus
le courage de revenir sur cette conversation, il vécut dans la
continuelle attente d'une catastrophe, où son coeur resterait
broyé. Et son tourment le rendit terrible, la maison entière
trembla. Il dédaignait de se cacher derrière Bourdoncle, il
faisait lui-même les exécutions, dans un besoin nerveux de
rancune, se soulageant à abuser de sa puissance, de cette
puissance qui ne pouvait rien pour le contentement de son désir
unique. Chacune de ses inspections devenait un massacre, on ne le
voyait plus paraître, sans qu'un frisson de panique soufflât de
comptoir en comptoir. Justement, on entrait dans la morte-saison
d'hiver, et il balaya les rayons, il entassa les victimes,
poussant tout à la rue. Sa première idée était de chasser Hutin et
Deloche; puis, il avait réfléchi que, s'il ne les gardait pas, il
ne saurait jamais rien; et les autres payaient pour eux, le
personnel entier craquait. Le soir, quand il se retrouvait seul,
des larmes lui gonflaient les paupières.

Un jour surtout, la terreur régna. Un inspecteur croyait remarquer
que le gantier Mignot volait. Toujours des filles aux allures
étranges rôdaient devant son comptoir; et l'on venait d'arrêter
une d'elles, les hanches garnies et la gorge bourrée de soixante
paires de gants. Dès lors, une surveillance fut organisée,
l'inspecteur prit Mignot en flagrant délit, facilitant les tours
de main d'une grande blonde, une ancienne vendeuse du Louvre
tombée au trottoir: la manoeuvre était simple, il affectait de lui
essayer des gants, attendait qu'elle se fût emplie, et la menait
ensuite à une caisse, où elle en payait une paire. Justement,
Mouret se trouvait là. D'habitude, il préférait ne pas se mêler de
ces sortes d'aventures, qui étaient fréquentes; car, malgré le
fonctionnement de machine bien réglée, un grand désordre régnait
dans certains rayons du Bonheur des Dames, et il ne se passait pas
de semaine, sans qu'on chassât un employé pour vol. Même la
direction aimait mieux faire le plus de silence possible autour de
ces vols, jugeant inutile de mettre la police sur pied, ce qui
aurait étalé une des plaies fatales des grands bazars. Seulement,
ce jour-là, Mouret avait le besoin de se fâcher, et il traita
violemment le joli Mignot, qui tremblait de peur, la face blême et
décomposée.

-- Je devrais appeler un sergent de ville, criait-il au milieu des
autres vendeurs. Mais répondez! quelle est cette femme?... Je vous
jure que j'envoie chercher le commissaire, si vous ne me dites pas
la vérité.

On avait emmené la femme, deux vendeuses la déshabillaient. Mignot
balbutia:

-- Monsieur, je ne la connais pas autrement... C'est elle qui est
venue...

-- Ne mentez donc pas! interrompit Mouret avec un redoublement de
violence. Et personne ici qui nous avertisse! Vous vous entendez
tous, ma parole! Nous sommes dans une véritable forêt de Bondy,
volés, pillés, saccagés! C'est à n'en plus laisser sortir un seul,
sans fouiller ses poches!

Des murmures se firent entendre. Les trois ou quatre clientes qui
achetaient des gants, restaient effarées.

-- Silence! reprit-il furieusement, ou je balaie la maison!

Mais Bourdoncle était accouru, inquiet à l'idée du scandale. Il
murmura quelques mots à l'oreille de Mouret, l'affaire prenait une
gravité exceptionnelle; et il le décida à conduire Mignot dans le
bureau des inspecteurs, une pièce située au rez-de-chaussée, près
de la porte Gaillon. La femme se trouvait là, en train de remettre
tranquillement son corset. Elle venait de nommer Albert Lhomme.
Mignot, questionné de nouveau, perdit la tête, sanglota: lui,
n'était pas coupable, c'était Albert qui lui envoyait ses
maîtresses; d'abord, il les avantageait simplement, les faisait
profiter des occasions; puis, quand elles finissaient par voler,
il était trop compromis déjà pour avertir ces messieurs. Et ceux-
ci apprirent alors toute une série de vols extraordinaires: des
marchandises enlevées par des filles, qui allaient les attacher
sous leurs jupons, dans les cabinets luxueux, installés près du
buffet, au milieu des plantes vertes; des achats qu'un vendeur
négligeait d'appeler à une caisse, lorsqu'il y conduisait une
cliente, et dont il partageait le prix avec le caissier; jusqu'à
de faux «rendus», des articles qu'on annonçait comme rentrés dans
la maison, pour empocher l'argent remboursé fictivement; sans
compter le vol classique, des paquets sortis le soir sous la
redingote, roulés autour de la taille, parfois même pendus le long
des cuisses. Depuis quatorze mois, grâce à Mignot et à d'autres
vendeurs sans doute qu'ils refusèrent de nommer, il se faisait
ainsi, à la caisse d'Albert, une cuisine louche, tout un gâchis
impudent, pour des sommes dont on ne connut jamais le chiffre
exact.

Cependant, la nouvelle s'était répandue dans les rayons. Les
consciences inquiètes frissonnaient, les honnêtetés les plus sûres
d'elles redoutaient le coup de balai général. On avait vu Albert
disparaître dans le bureau des inspecteurs. Ensuite Lhomme était
passé, étouffant, le sang au visage, le cou serré déjà par
l'apoplexie. Puis, Mme Aurélie elle-même venait d'être appelée; et
elle, la tête haute sous l'affront, avait la bouffissure grasse et
blême d'un masque de cire. L'explication dura longtemps, personne
n'en sut au juste les détails: on raconta que la première des
confections avait giflé son fils, à lui retourner la tête, et que
le vieux brave homme de père pleurait, pendant que le patron,
sorti de toutes ses habitudes de grâce, jurait comme un
charretier, en voulant absolument livrer les coupables aux
tribunaux. Cependant, on étouffa le scandale. Seul, Mignot fut
chassé sur-le-champ. Albert ne disparut que deux jours plus tard;
sans doute, sa mère avait obtenu qu'on ne déshonorât pas la
famille par une exécution immédiate. Mais la panique souffla
plusieurs jours encore, car, après la scène, Mouret s'était
promené d'un bout à l'autre des magasins, l'oeil terrible, sabrant
devant lui ceux qui osaient simplement lever les yeux.

-- Que faites-vous là, monsieur, à regarder les mouches?... Passez
à la caisse!

Enfin, l'orage éclata un jour sur la tête de Hutin lui-même.
Favier, nommé second, mangeait le premier, afin de le déloger de
sa place. C'était la continuelle tactique, des rapports sournois
adressés à la direction, des occasions exploitées pour faire
prendre le chef du comptoir en défaut. Donc, un matin, comme
Mouret traversait la soie, il s'arrêta, surpris de voir Favier en
train de modifier les étiquettes de tout un solde de velours noir.

-- Pourquoi baissez-vous les prix? demanda-t-il. Qui vous en a
donné l'ordre?

Le second, qui menait grand bruit autour de ce travail, comme s'il
eût voulu accrocher le directeur au passage, en prévoyant la
scène, répondit d'un air naïvement surpris:

-- Mais c'est M. Hutin, monsieur.

-- M. Hutin!... Où est donc M. Hutin?

Et, lorsque celui-ci fut remonté de la réception, où un vendeur
était descendu le chercher, une explication vive s'engagea.
Comment! il baissait maintenant les prix de lui-même! Mais il
parut très étonné à son tour, il avait simplement causé de cette
baisse avec Favier, sans donner un ordre positif. Alors, ce
dernier prit l'air chagrin d'un employé qui se voit dans
l'obligation de contredire son supérieur. Pourtant, il voulait
bien accepter la faute, s'il s'agissait de le tirer d'un mauvais
pas. Du coup, les choses se gâtèrent.

-- Entendez-vous! monsieur Hutin, cria Mouret, je n'ai jamais
toléré ces tentatives d'indépendance... Nous seuls décidons de la
marque.

Il continua, d'une voix âpre, avec des intentions blessantes, qui
surprirent les vendeurs, car d'ordinaire ces sortes de discussions
avaient lieu à l'écart, et le cas pouvait du reste venir en effet
d'un malentendu. On sentait chez lui comme une rancune inavouée à
satisfaire. Enfin, il le prenait donc en défaut, ce Hutin qu'on
donnait pour amant à Denise! il pouvait donc se soulager un peu,
en lui faisant sentir durement qu'il était le maître! Et il
exagérait les choses, il finissait par insinuer que la baisse des
prix cachait des intentions peu honnêtes.

-- Monsieur, répétait Hutin, je comptais vous soumettre cette
baisse... Elle est nécessaire, vous le savez, car ces velours
n'ont pas réussi.

Mouret voulut couper court, par une dernière dureté.

-- C'est bien, monsieur, nous examinerons l'affaire... Et ne
recommencez pas, si vous tenez à la maison.

Il tourna le dos. Hutin, étourdi, furieux, ne trouvant que Favier
pour vider son coeur, lui jura qu'il allait flanquer sa démission
à la tête de cette brute-là. Puis, il ne parla plus de s'en aller,
il remuait seulement toutes les accusations abominables qui
traînaient parmi les vendeurs contre les chefs. Et Favier, l'oeil
luisant, se défendait, avec de grandes démonstrations de
sympathie. Il avait dû répondre, n'est-ce pas? et puis, est-ce
qu'on pouvait s'attendre à une pareille histoire pour des bêtises?
Sur quoi donc marchait le patron, depuis quelque temps, qu'il
devenait indécrottable?

-- Oh! sur quoi il marche, on le sait, reprit Hutin. Est-ce ma
faute, à moi, si cette grue des confections le fait tourner en
bourrique!... Voyez-vous, mon cher, le coup vient de là. Il sait
que j'ai couché avec, et ça ne lui est pas agréable; ou bien c'est
elle qui veut me faire flanquer à la porte, parce que je la
gêne... Je vous jure qu'elle aura de mes nouvelles, si jamais elle
tombe sous ma patte.

Deux jours plus tard, comme Hutin était monté à l'atelier des
confections, en haut, sous les toits, pour recommander lui-même
une ouvrière, il eut un léger sursaut, en apercevant, au bout d'un
couloir, Denise et Deloche accoudés devant une fenêtre ouverte, si
enfoncés dans une conversation intime, qu'ils ne tournèrent pas la
tête. L'idée de les faire surprendre lui vint brusquement,
lorsqu'il s'aperçut que Deloche pleurait. Alors, il se retira sans
bruit; et, dans l'escalier, ayant rencontré Bourdoncle et Jouve,
il leur conta une histoire, un des extincteurs dont la porte
semblait arrachée; de cette façon, ils monteraient, ils
tomberaient sur les deux autres. Bourdoncle les découvrit le
premier. Il s'arrêta net, dit à Jouve d'aller chercher le
directeur, pendant que lui resterait là. L'inspecteur dut obéir,
très contrarié de se compromettre dans une pareille affaire.

C'était un coin perdu du vaste monde où s'agitait le peuple du
Bonheur des Dames. On y arrivait par une complication d'escaliers
et de couloirs. Les ateliers occupaient les combles, une suite de
salles basses et mansardées, éclairées de larges baies taillées
dans le zinc, uniquement meublées de longues tables et de gros
poêles de fonte; il y avait, à la file, des lingères, des
dentellières, des tapissiers, des confectionneuses, vivant l'été
et l'hiver dans une chaleur étouffante, au milieu de l'odeur
spéciale du métier; et l'on devait longer toute l'aile, prendre à
gauche après les confectionneuses, monter cinq marches, avant
d'atteindre ce bout écarté de corridor. Les rares clientes, qu'un
vendeur amenait là parfois, pour une commande, reprenaient
haleine, brisées, effarées, avec la sensation de tourner sur
elles-mêmes depuis des heures, et d'être à cent lieues du
trottoir.

Plusieurs fois déjà, Denise avait trouvé Deloche qui l'attendait.
Comme seconde, elle était chargée des rapports du rayon avec
l'atelier, où l'on ne faisait d'ailleurs que les modèles et les
retouches; et, à toute heure, elle montait, pour donner des
ordres. Il la guettait, inventait un prétexte, filait derrière
elle; puis, il affectait la surprise, quand il la rencontrait, à
la porte des confectionneuses. Elle avait fini par en rire,
c'étaient comme des rendez-vous acceptés. Le corridor longeait le
réservoir, un énorme cube de tôle qui contenait soixante mille
litres d'eau; et il y en avait, sur le toit, un second d'égale
grandeur, auquel on arrivait par une échelle de fer. Un instant,
Deloche causait, appuyé d'une épaule contre le réservoir, dans le
continuel abandon de son grand corps ployé de fatigue. Des bruits
d'eau chantaient, des bruits mystérieux dont la tôle gardait
toujours la vibration musicale. Malgré le profond silence, Denise
se retournait avec inquiétude, ayant cru voir passer une ombre sur
les murailles nues, peintes en jaune clair. Mais, bientôt, la
fenêtre les attirait, ils s'y accoudaient, s'y oubliaient dans des
bavardages rieurs, des souvenirs sans fin sur le pays de leur
enfance. Au-dessous d'eux, s'étendait l'immense vitrage de la
galerie centrale, un lac de verre borné par les toitures
lointaines, comme par des côtes rocheuses. Et ils ne voyaient au-
delà que du ciel, une nappe de ciel, qui reflétait, dans l'eau
dormante des vitres, le vol de ses nuages et le bleu tendre de son
azur.

Justement, ce jour-là, Deloche parlait de Valognes.

-- J'avais six ans, ma mère m'emmenait dans une carriole au marché
de la ville. Vous savez qu'il y a treize bons kilomètres, il
fallait partir de Briquebec à cinq heures... C'est très beau, par
chez nous. Est-ce que vous connaissez?

-- Oui, oui, répondait lentement Denise, les regards au loin. J'y
suis allée une fois, mais j'étais bien petite... Des routes, avec
des gazons à droite et à gauche, n'est-ce pas? et, de loin en
loin, des moutons lâchés deux à deux, traînant la corde de leurs
entraves...

Elle se taisait, puis reprenait avec un vague sourire:

-- Nous autres, nous avons des routes droites pendant des lieues,
entre les arbres qui font de l'ombre... Nous avons des herbages
entourés de haies plus grandes que moi, où il y a des chevaux et
des vaches... Nous avons une petite rivière, et l'eau est très
froide, sous les broussailles, dans un endroit que je sais bien.

-- C'est comme nous! c'est comme nous! criait Deloche ravi. Il n'y
a que de l'herbe, chacun enferme son morceau avec des aubépines et
des ormes, et l'on est chez soi, et c'est tout vert, oh! d'un vert
qu'ils n'ont pas à Paris... Mon Dieu! que j'ai joué au fond du
chemin creux, à gauche, en descendant du moulin!

Et leurs voix défaillaient, ils demeuraient les yeux fixés et
perdus sur le lac ensoleillé des vitres. Un mirage se levait pour
eux de cette eau aveuglante, ils voyaient des pâturages à
l'infini, le Cotentin trempé par les haleines de l'océan, baigné
d'une vapeur lumineuse, qui fondait l'horizon dans un gris délicat
d'aquarelle. En bas, sous la colossale charpente de fer, dans le
hall des soieries, ronflait la vente, la trépidation de la machine
en travail; toute la maison vibrait du piétinement de la foule, de
la hâte des vendeurs, de la vie des trente mille personnes qui
s'écrasaient là; et eux, emportés par leur rêve, à sentir ainsi
cette profonde et sourde clameur dont les toits frémissaient,
croyaient entendre le vent du large passer sur les herbes, en
secouant les grands arbres.

-- Mon Dieu! mademoiselle Denise, balbutia Deloche, pourquoi
n'êtes-vous pas plus gentille?... Moi qui vous aime tant!

Des larmes lui étaient montées aux yeux et comme elle voulait
l'interrompre d'un geste, il continua vivement:

-- Non, laissez-moi vous dire ces choses une fois encore... Nous
nous entendrions si bien ensemble! On a toujours à causer, quand
on est du même pays.

Il suffoqua, elle put enfin dire doucement:

-- Vous n'êtes pas raisonnable, vous m'aviez promis de ne plus
parler de cela... C'est impossible. J'ai beaucoup d'amitié pour
vous, parce que vous êtes un brave garçon; mais je veux rester
libre.

-- Oui, oui, je sais, reprit-il d'une voix brisée, vous ne m'aimez
pas. Oh! vous pouvez le dire, je comprends ça, je n'ai rien pour
que vous m'aimiez... Tenez! il n'y a eu qu'une bonne heure dans ma
vie, le soir où je vous ai rencontrée à Joinville, vous vous
souvenez? Un instant, sous les arbres, où il faisait si noir, j'ai
cru que votre bras tremblait, j'ai été assez bête pour
m'imaginer...

Mais elle lui coupa de nouveau la parole. Son oreille fine venait
d'entendre les pas de Bourdoncle et de Jouve, au bout du corridor.

-- Écoutez donc, on a marché.

-- Non, dit-il, en l'empêchant de quitter la fenêtre. C'est dans
ce réservoir: il en sort toujours des bruits extraordinaires, on
croirait qu'il y a du monde dedans.

Et il continua ses plaintes timides et caressantes. Elle ne
l'écoutait plus, reprise d'une songerie à ce bercement d'amour,
promenant ses regards sur les toitures du Bonheur des Dames. À
droite et à gauche de la galerie vitrée, d'autres galeries,
d'autres halls luisaient au soleil, entre des combles troués de
fenêtres et allongés symétriquement, comme des ailes de caserne.
Des charpentes métalliques se dressaient, des échelles, des ponts,
qui découpaient leur dentelle dans le bleu de l'air; tandis que la
cheminée des cuisines faisait une grosse fumée de fabrique, et que
le grand réservoir carré, tenu en plein ciel sur des piliers de
fonte, prenait un étrange profil de construction barbare, haussée
à cette place par l'orgueil d'un homme. Au loin, Paris grondait.

Lorsque Denise revint de ces espaces, de ce développement du
Bonheur à ses pensées flottaient comme dans une solitude, elle vit
que Deloche s'était emparé de sa main. Et il avait le visage si
bouleversé, qu'elle ne la retira pas.

-- Pardonnez-moi, murmurait-il. C'est fini maintenant, je serais
trop malheureux, si vous me punissiez en reprenant votre amitié...
Je vous jure que je voulais vous dire autre chose. Oui, je m'étais
promis de comprendre la situation, d'être bien sage...

Ses larmes coulaient de nouveau, il tâchait d'affermir sa voix.

-- Car, enfin, je connais mon lot, dans l'existence. Ce n'est pas
maintenant que la chance peut tourner. Battu là-bas, battu à
Paris, battu partout. Voici quatre ans que je suis ici, et je
reste le dernier du rayon... alors, je voulais vous dire de ne pas
avoir de la peine à cause de moi. Je ne vous ennuierai plus.
Tâchez d'être heureuse, aimez-en un autre; oui, ça me fera
plaisir. Si vous êtes heureuse, je serai heureux... Ce sera mon
bonheur.

Il ne put continuer. Comme pour sceller sa promesse, il avait posé
les lèvres sur la main de la jeune fille, qu'il baisait d'un
humble baiser d'esclave. Elle était très touchée, elle dit
simplement, avec une fraternité attendrie, qui atténuait la pitié
des mots:

-- Mon pauvre garçon!

Mais ils tressaillirent, ils se tournèrent. Mouret était devant
eux.

Depuis dix minutes, Jouve cherchait le directeur dans les
magasins. Celui-ci se trouvait sur les chantiers de la nouvelle
façade, rue du Dix-Décembre. Tous les jours, il y passait de
longues heures, il tentait de s'intéresser à ces travaux, dont il
avait si longtemps rêvé. C'était son refuge contre ses tourments,
au milieu des maçons établissant les piles d'angle en pierre de
taille, et des serruriers posant les fers des grandes charpentes.
Déjà, la façade, sortie du sol, indiquait le vaste porche, les
baies du premier étage, un développement de palais à l'état
d'ébauche. Il montait aux échelles, discutait avec l'architecte
l'ornementation qui devait être tout à fait neuve, enjambait les
fers et les briques, descendait jusque dans les caves; et le
ronflement de la machine à vapeur, le tic-tac des treuils, le
tapage des marteaux, la clameur de ce peuple d'ouvriers, au
travers de cette grande cage entourée de planches sonores,
arrivaient à l'étourdir un instant. Il en sortait blanc de plâtre,
noir de limaille, les pieds éclaboussés par les robinets des
prises d'eau, si peu guéri de son mal, que l'angoisse revenait et
battait son coeur à coups plus retentissants, à mesure que le
vacarme du chantier s'éteignait derrière lui. Précisément, ce
jour-là, une distraction lui avait rendu sa gaieté, il se
passionnait en regardant sur un album les dessins des mosaïques et
des terres cuites émaillées, qui devaient décorer les frises,
lorsque Jouve était venu le chercher essoufflé, très ennuyé de
salir sa redingote parmi ces matériaux. D'abord, il avait crié
qu'on pouvait bien l'attendre; puis, sur un mot de l'inspecteur
dit à voix basse, il l'avait suivi, frissonnant, repris tout
entier. Plus rien n'existait, la façade croulait avant d'être
debout: à quoi bon ce triomphe suprême de son orgueil, si le nom
seul d'une femme, murmuré tout bas, le torturait à ce point!

En haut, Bourdoncle et Jouve crurent prudent de disparaître.
Deloche s'était enfui. Seule Denise restait en face de Mouret,
plus blanche que d'habitude, mais le regard franchement levé sur
lui.

-- Mademoiselle, veuillez me suivre, dit-il d'une voix dure.

Elle le suivit, ils descendirent deux étages, traversèrent les
rayons des meubles et des tapis, sans dire un mot. Quand il fut
devant son cabinet, il ouvrit la porte toute grande.

-- Entrez, mademoiselle.

Et il referma la porte, il marcha jusqu'à son bureau. Le nouveau
cabinet du directeur était plus luxueux que l'ancien, une tenture
de velours vert avait remplacé le repas, un corps de bibliothèque
incrusté d'ivoire tenait tout un panneau; mais, sur les murs, on
ne voyait toujours que le portrait de Mme Hédouin, une jeune femme
au beau visage calme, qui souriait dans son cadre d'or.

-- Mademoiselle, dit-il enfin, en tâchant de garder une sévérité
froide, il y a des choses que nous ne pouvons tolérer... La bonne
conduite est ici de rigueur...

Il s'arrêtait, cherchait les mots, pour ne pas céder à la colère
qui lui montait des entrailles. Eh quoi! c'était ce garçon qu'elle
aimait, ce misérable vendeur, la risée de son comptoir! c'était le
plus humble et le plus gauche de tous qu'elle lui préférait, à lui
le maître! car il les avait bien vus, elle abandonnant sa main,
lui couvrant cette main de baisers.

-- J'ai été très bon pour vous, mademoiselle, continua-t-il, en
faisant un nouvel effort. Je ne m'attendais guère à être
récompensé de cette façon.

Denise, dès la porte, avait eu les yeux attirés par le portrait de
Mme Hédouin; et, malgré son grand trouble, elle en demeurait
préoccupée. Chaque fois qu'elle entrait à la direction, son regard
se croisait avec celui de cette dame peinte. Elle en avait un peu
peur, elle la sentait pourtant très bonne. Cette fois, elle
trouvait là comme une protection.

-- En effet, monsieur, répondit-elle doucement, j'ai eu tort de
m'arrêter à causer, et je vous demande pardon de cette faute... Ce
jeune homme est de mon pays...

-- Je le chasse! cria Mouret, qui mit toute sa souffrance dans ce
cri furieux.

Et, bouleversé, sortant de son rôle de directeur sermonnant une
vendeuse coupable d'une infraction au règlement, il se répandit en
paroles violentes. N'avait-elle pas de honte? une jeune fille
comme elle s'abandonner à un être pareil! et il en vint à des
accusations atroces, il lui reprocha Hutin, d'autres encore, dans
un tel flot de paroles, qu'elle ne pouvait même se défendre. Mais
il allait faire maison nette, il les jetterait dehors à coups de
pied. L'explication sévère qu'il s'était promis d'avoir, en
suivant Jouve, tombait aux brutalités d'une scène de jalousie.

-- Oui, vos amants!... On me le disait bien, et j'étais assez bête
pour en douter... Il n'y avait que moi! il n'y avait que moi!

Denise, suffoquée, étourdie, écoutait ces affreux reproches. Elle
n'avait pas compris d'abord. Mon Dieu! il la prenait donc pour une
malheureuse? À un mot plus dur, elle se dirigea vers la porte,
silencieusement. Et, sur un geste qu'il fit pour l'arrêter:

-- Laissez, monsieur, je m'en vais... Si vous croyez ce que vous
dites, je ne veux pas rester une seconde de plus dans la maison.

Mais il se précipita devant la porte.

-- Défendez-vous, au moins!... Dites quelque chose!

Elle restait toute droite, dans un silence glacé. Longtemps, il la
pressa de questions, avec une anxiété croissante; et la dignité
muette de cette vierge semblait une fois encore le calcul savant
d'une femme rompue à la tactique de la passion. Elle n'aurait pu
jouer un jeu qui le jetât à ses pieds, plus déchiré de doute, plus
désireux d'être convaincu.

-- Voyons, vous dites qu'il est de votre pays... Vous vous êtes
peut-être rencontrés là-bas... Jurez-moi qu'il ne s'est rien passé
entre vous.

Alors, comme elle s'entêtait dans son silence, et qu'elle voulait
toujours ouvrir la porte et s'en aller, il acheva de perdre la
tête. Il eut une explosion suprême de douleur.

-- Mon Dieu! je vous aime, je vous aime... Pourquoi prenez-vous
plaisir à me martyriser ainsi? Vous voyez bien que plus rien
n'existe, que les gens dont je vous parle ne me touchent que par
vous, que c'est vous seule maintenant qui importez dans le
monde... Je vous ai crue jalouse et j'ai sacrifié mes plaisirs. On
vous a dit que j'avais des maîtresses; eh bien! je n'en ai plus,
c'est à peine si je sors. Ne vous ai-je pas préférée, chez cette
dame? n'ai-je pas rompu pour être à vous seule? J'attends encore
un remerciement, un peu de gratitude... Et, si vous craignez que
je retourne chez elle, vous pouvez être tranquille: elle se venge,
en aidant un de nos anciens commis à fonder une maison rivale...
Dites, faut-il que je me mette à genoux, pour toucher votre coeur?

Il en était là. Lui qui ne tolérait pas une peccadille à ses
vendeuses, qui les jetait sur le pavé au moindre caprice, se
trouvait réduit à supplier une d'elles de ne pas partir, de ne pas
l'abandonner dans sa misère. Il défendait la porte contre elle, il
était prêt à lui pardonner, à s'aveugler, si elle daignait mentir.
Et il disait vrai, le dégoût lui venait des filles ramassées dans
les coulisses des petits théâtres et dans les restaurants de nuit;
il ne voyait plus Clara, il n'avait pas remis les pieds chez
Mme Desforges, où Bouthemont régnait maintenant, en attendant
l'ouverture des nouveaux magasins: les Quatre Saisons, qui
emplissaient déjà les journaux de réclames.

-- Dites, dois-je me mettre à genoux, répéta-t-il, la gorge
étranglée de larmes contenues.

Elle l'arrêta de la main, ne pouvant plus elle-même cacher son
trouble, profondément remuée par cette passion souffrante.

-- Vous avez tort de vous faire de la peine, monsieur, répondit-
elle enfin. Je vous jure que ces vilaines histoires sont des
mensonges... Ce pauvre garçon de tout à l'heure est aussi peu
coupable que moi.

Et elle avait sa belle franchise, ses yeux clairs qui regardaient
droit devant elle.

-- C'est bien, je vous crois, murmura-t-il, je ne renverrai aucun
de vos camarades, puisque vous prenez tout ce monde sous votre
protection... Mais alors pourquoi me repoussez-vous, si vous
n'aimez personne?

Une gêne soudaine, une pudeur inquiète s'empara de la jeune fille.

-- Vous aimez quelqu'un, n'est-ce pas? reprit-il d'une voix
tremblante. Oh! vous pouvez le dire, je n'ai aucun droit sur vos
tendresses... Vous aimez quelqu'un.

Elle devenait très rouge, son coeur était sur ses lèvres, et elle
sentait le mensonge impossible, avec cette émotion qui la
trahissait, cette répugnance à mentir qui mettait quand même la
vérité sur son visage.

-- Oui, finit-elle par avouer faiblement. Je vous en prie,
monsieur, laissez-moi, vous me faites du chagrin.

À son tour, elle souffrait. N'était-ce point assez déjà d'avoir à
se défendre contre lui? aurait-elle encore à se défendre contre
elle, contre les souffles de tendresse qui lui ôtaient par moments
tout courage? Quand il lui parlait ainsi, quand elle le voyait si
ému, si bouleversé, elle ne savait plus pourquoi elle se refusait;
et elle ne retrouvait qu'ensuite, au fond même de sa nature de
fille bien portante, la fierté et la raison qui la tenaient
debout, dans son obstination de vierge. C'était par un instinct du
bonheur qu'elle s'entêtait, pour satisfaire son besoin d'une vie
tranquille, et non pour obéir à l'idée de la vertu. Elle serait
tombée aux bras de cet homme, la chair prise, le coeur séduit, si
elle n'avait éprouvé une révolte, presque une répulsion devant le
don définitif de son être, jeté à l'inconnu du lendemain. L'amant
lui faisait peur, cette peur folle qui blêmit la femme à
l'approche du mâle.

Cependant, Mouret avait eu un geste de morne découragement. Il ne
comprenait pas. Il retourna vers son bureau, où il feuilleta des
papiers qu'il reposa tout de suite, en disant:

-- Je ne vous retiens plus, mademoiselle, je ne puis vous garder
malgré vous.

-- Mais je ne demande pas à m'en aller, répondit-elle en souriant.
Si vous me croyez honnête, je reste... On doit toujours croire les
femmes honnêtes, monsieur. Il y en a beaucoup qui le sont, je vous
assure.

Les yeux de Denise, involontairement, s'étaient levés sur le
portrait de Mme Hédouin, de cette dame si belle et si sage, dont
le sang, disait-on, portait bonheur à la maison. Mouret suivit le
regard de la jeune fille, en tressaillant, car il avait cru
entendre sa femme morte prononcer la phrase, une phrase à elle,
qu'il reconnaissait. Et c'était comme une résurrection, il
retrouvait chez Denise le bon sens, le juste équilibre de celle
qu'il avait perdue, jusqu'à la voix douce, avare de paroles
inutiles. Il en resta frappé, plus triste encore.

-- Vous savez que je vous appartiens, murmura-t-il pour conclure.
Faites de moi ce qu'il vous plaira.

Alors, elle reprit avec gaieté:

-- C'est cela, monsieur. L'avis d'une femme, si humble qu'elle
soit, est toujours utile à écouter, quand elle a un peu
d'intelligence... Je ne ferai de vous qu'un brave homme, allez! si
vous vous remettez entre mes mains.

Elle plaisantait, de son air simple qui avait tant de charme. Il
eut à son tour un faible sourire, il la reconduisit jusqu'à la
porte, comme une dame.

Le lendemain, Denise était nommée première. La direction avait
dédoublé le rayon des robes et costumes, en créant spécialement en
sa faveur un rayon de costumes pour enfants, qui fut installé près
du comptoir des confections. Depuis le renvoi de son fils,
Mme Aurélie tremblait, car elle sentait ces messieurs devenir
froids, et elle voyait de jour en jour grandir la puissance de la
jeune fille. N'allait-on pas la sacrifier à cette dernière, en
profitant d'un prétexte quelconque? Son masque d'empereur soufflé
de graisse semblait avoir maigri de la honte qui entachait
maintenant la dynastie des Lhomme: et elle affectait de s'en aller
chaque soir au bras de son mari, rapprochés tous deux par
l'infortune, comprenant que le mal venait de la débandade de leur
intérieur; tandis que le pauvre homme, plus affecté qu'elle, dans
la peur maladive qu'on ne le soupçonnât lui-même de vol, comptait
deux fois les recettes, bruyamment, en faisant avec son mauvais
bras de véritables miracles. Aussi, lorsqu'elle vit Denise passer
première aux costumes pour enfants, éprouva-t-elle une joie si
vive, qu'elle afficha à l'égard de celle-ci les sentiments les
plus affectueux. C'était bien beau de ne pas lui avoir pris sa
place. Et elle la comblait d'amitiés, la traitait désormais en
égale, allait causer souvent avec elle, dans le rayon voisin,
d'un air d'apparat, comme une reine mère rendant visite à une
jeune reine.

Du reste, Denise était maintenant au sommet. Sa nomination de
première avait abattu autour d'elle les dernières résistances. Si
l'on clabaudait toujours, par cette démangeaison de langue qui
ravage toute réunion d'hommes et de femmes, on s'inclinait très
bas, jusqu'à terre. Marguerite, passée seconde aux confections, se
répandait en éloges. Clara elle-même, travaillée d'un sourd
respect en face de cette fortune dont elle était incapable, avait
plié la tête. Mais la victoire de Denise était plus complète
encore sur ces messieurs, sur Jouve qui ne lui parlait à présent
que courbé en deux, sur Hutin pris d'inquiétude en sentant craquer
sa situation, sur Bourdoncle enfin réduit à l'impuissance. Quand
ce dernier l'avait vue sortir du cabinet de la direction,
souriante, de son air tranquille, et que le lendemain le directeur
avait exigé du conseil la création du nouveau comptoir, il s'était
incliné, vaincu sous la terreur sacrée de la femme. Toujours il
avait cédé ainsi devant la grâce de Mouret, il le reconnaissait
pour son maître, malgré les fuites du génie et les coups de coeur
imbéciles. Cette fois, la femme était la plus forte, et il
attendait d'être emporté dans le désastre.

Cependant, Denise avait le triomphe paisible et charmant. Elle
était touchée de ces marques de considération, elle voulait y voir
une sympathie pour la misère de ses débuts et le succès final de
son long courage. Aussi accueillait-elle avec une joie rieuse les
moindres témoignages d'amitié, ce qui la fit réellement aimer de
quelques-uns, tellement elle était douce et accueillante, toujours
prête à donner son coeur. Elle ne montra une invincible répulsion
que pour Clara, car elle avait appris que cette fille s'était
amusée, comme elle en annonçait en plaisantant le projet, à mener
un soir Colomban chez elle; et le commis, emporté par sa passion
enfin satisfaite, découchait maintenant, tandis que la triste
Geneviève agonisait. On en causait au Bonheur, on trouvait
l'aventure drôle.

Mais ce chagrin, le seul qu'elle eût au-dehors, n'altérait pas
l'humeur égale de Denise. C'était surtout à son rayon qu'il
fallait la voir, au milieu de son peuple de bambins de tout âge.
Elle adorait les enfants, on ne pouvait la mieux placer. Parfois,
on comptait là une cinquantaine de fillettes, autant de garçons,
tout un pensionnat turbulent, lâché dans les désirs de la
coquetterie naissante. Les mères perdaient la tête. Elle,
conciliante, souriait, faisait aligner ce petit monde sur des
chaises; et, quand il y avait dans le tas une gamine rose, dont le
joli museau la tentait, elle voulait la servir elle-même,
apportait la robe, l'essayait sur les épaules potelées, avec des
précautions tendres de grande soeur. Des rires clairs sonnaient,
de légers cris d'extase partaient, au milieu de voix grondeuses.
Parfois, une fillette déjà grande personne, neuf ou dix ans, ayant
aux épaules un paletot de drap, l'étudiait devant la glace, se
tournait, la mine absorbée, les yeux luisant du besoin de plaire.
Et le déballage encombrait les comptoirs, des robes en toile
d'Asie rose ou bleue pour enfants d'un an à cinq ans, des costumes
de marin en zéphyr, jupe plissée et blouse ornée d'appliques en
percale, des costumes Louis XV, des manteaux, des jaquettes, un
pêle-mêle de vêtements étroits, raidis dans leur grâce enfantine,
quelque chose comme le vestiaire d'une bande de grandes poupées,
sorti des armoires et livré au pillage. Denise avait toujours au
fond des poches quelques friandises, apaisait les pleurs d'un
marmot désespéré de ne pas emporter des culottes rouges, vivait là
parmi les petits, comme dans sa famille naturelle, rajeunie elle-
même de cette innocence et de cette fraîcheur sans cesse
renouvelées autour de ses jupes.

Maintenant, il lui arrivait d'avoir de longues conversations
amicales avec Mouret. Quand elle devait se rendre à la direction
pour prendre des ordres ou pour donner un renseignement, il la
retenait à causer, il aimait l'entendre. C'était ce qu'elle
appelait en riant «faire de lui un brave homme». Dans sa tête
raisonneuse et avisée de Normande, poussaient toutes sortes de
projets, ces idées sur le nouveau commerce, qu'elle osait
effleurer déjà chez Robineau, et dont elle avait exprimé quelques-
unes, le beau soir de leur promenade aux Tuileries. Elle ne
pouvait s'occuper d'une chose, voir fonctionner une besogne, sans
être travaillée du besoin de mettre de l'ordre, d'améliorer le
mécanisme. Ainsi, depuis son entrée au Bonheur des Dames, elle
était surtout blessée par le sort précaire des commis; les renvois
brusques la soulevaient, elle les trouvait maladroits et iniques,
nuisibles à tous, autant à la maison qu'au personnel. Ses
souffrances du début la poignaient encore, une pitié lui remuait
le coeur, à chaque nouvelle venue qu'elle rencontrait dans les
rayons, les pieds meurtris, les yeux gros de larmes, traînant sa
misère sous sa robe de soie, au milieu de la persécution aigrie
des anciennes. Cette vie de chien battu rendait mauvaises les
meilleures; et le triste défilé commençait: toutes mangées par le
métier avant quarante ans, disparaissant, tombant à l'inconnu,
beaucoup mortes à la peine, phtisiques ou anémiques, de fatigue et
de mauvais air, quelques-unes roulées au trottoir, les plus
heureuses mariées, enterrées au fond d'une petite boutique de
province. Était-ce humain, était-ce juste, cette consommation
effroyable de chair que les grands magasins faisaient chaque
année? Et elle plaidait la cause des rouages de la machine, non
par des raisons sentimentales, mais par des arguments tirés de
l'intérêt même des patrons. Quand on veut une machine solide, on
emploie du bon fer; si le fer casse ou si on le casse, il y a un
arrêt de travail, des frais répétés de mise en train, toute une
déperdition de force. Parfois, elle s'animait, elle voyait
l'immense bazar idéal, le phalanstère du négoce, où chacun aurait
sa part exacte des bénéfices, selon ses mérites, avec la certitude
du lendemain, assurée à l'aide d'un contrat. Mouret alors
s'égayait, malgré sa fièvre. Il l'accusait de socialisme,
l'embarrassait en lui montrant des difficultés d'exécution; car
elle parlait dans la simplicité de son âme, et elle s'en remettait
bravement à l'avenir, lorsqu'elle s'apercevait d'un trou
dangereux, au bout de sa pratique de coeur tendre. Cependant, il
était ébranlé, séduit, par cette voix jeune, encore frémissante
des maux endurés, si convaincue, lorsqu'elle indiquait des
réformes qui devaient consolider la maison; et il l'écoutait en la
plaisantant, le sort des vendeurs était amélioré peu à peu, on
remplaçait les renvois en masse par un système de congés accordés
aux mortes-saisons, enfin on allait créer une caisse de secours
mutuels, qui mettrait les employés à l'abri des chômages forcés,
et leur assurerait une retraite. C'était l'embryon des vastes
sociétés ouvrières du vingtième siècle.

D'ailleurs, Denise ne s'en tenait pas à vouloir panser les plaies
vives dont elle avait saigné: des idées délicates de femme,
soufflées à Mouret, ravirent la clientèle. Elle fit aussi la joie
de Lhomme, en appuyant un projet qu'il nourrissait depuis
longtemps, celui de créer un corps de musique, dont les exécutants
seraient tous choisis dans le personnel. Trois mois plus tard,
Lhomme avait cent vingt musiciens sous sa direction, le rêve de sa
vie était réalisé. Et une grande fête fut donnée dans les
magasins, un concert et un bal, pour présenter la musique du
Bonheur à la clientèle, au monde entier. Les journaux s'en
occupèrent, Bourdoncle lui-même, ravagé par ces innovations, dut
s'incliner devant l'énorme réclame. Ensuite, on installa une salle
de jeu pour les commis, deux billards, des tables de trictrac et
d'échecs. Il y eut des cours le soir dans la maison, cours
d'anglais et d'allemand, cours de grammaire, d'arithmétique, et
géographie; on alla jusqu'à des leçons d'équitation et d'escrime.
Une bibliothèque fut créée, dix mille volumes mis à la disposition
des employés. Et l'on ajouta encore un médecin à demeure donnant
des consultations gratuites, des bains, des buffets, un salon de
coiffure. Toute la vie était là, on avait tout sans sortir,
l'étude, la table, le lit, le vêtement. Le Bonheur des Dames se
suffisait, plaisirs et besoins, au milieu du grand Paris, occupé
de ce tintamarre, de cette cité du travail qui poussait si
largement dans le fumier des vieilles rues, ouvertes enfin au
plein soleil.

Alors, un nouveau mouvement d'opinion se fit en faveur de Denise.
Comme Bourdoncle, vaincu, répétait avec désespoir à ses familiers
qu'il aurait donné beaucoup pour la coucher lui-même dans le lit
de Mouret, il fut acquis qu'elle n'avait pas cédé, que sa toute-
puissance résultait de ses refus. Et, dès ce moment, elle devint
populaire. On n'ignorait pas les douceurs qu'on lui devait, on
l'admirait pour la force de sa volonté. En voilà une, au moins,
qui mettait le pied sur la gorge du patron, et qui les vengeait
tous, et qui savait tirer de lui autre chose que des promesses!
Elle était donc venue, celle qui faisait respecter un peu les
pauvres diables! Lorsqu'elle traversait les comptoirs, avec sa
tête fine et obstinée, son air tendre et invincible, les vendeurs
lui souriaient, étaient fiers d'elle, l'auraient volontiers
montrée à la foule. Denise, heureuse, se laissait porter par cette
sympathie grandissante. Était-ce possible, mon Dieu! Elle se
voyait arriver en jupe pauvre, effarée, perdue au milieu des
engrenages de la terrible machine; longtemps, elle avait eu la
sensation de n'être rien, à peine un grain de mil sous les meules
qui broyaient un monde; et aujourd'hui, elle était l'âme même de
ce monde, elle seule importait, elle pouvait d'un mot précipiter
ou ralentir le colosse, abattu à ses petits pieds. Cependant, elle
n'avait pas voulu ces choses, elle s'était simplement présentée,
sans calcul, avec l'unique charme de la douceur. Sa souveraineté
lui causait parfois une surprise inquiète: qu'avaient-ils donc
tous à lui obéir? elle n'était point jolie, elle ne faisait pas le
mal. Puis, elle souriait, le coeur apaisé, n'ayant en elle que de
la bonté et de la raison, un amour de la vérité et de la logique
qui était toute sa force.

Une des grandes joies de Denise, dans sa faveur, fut de pouvoir
être utile à Pauline. Celle-ci était enceinte, et elle tremblait,
car deux vendeuses, en quinze jours, avaient dû partir au septième
mois de leur grossesse. La direction ne tolérait pas ces
accidents-là, la maternité était supprimée comme encombrante et
indécente; à la rigueur, on permettait le mariage, mais on
défendait les enfants. Pauline, sans doute, avait un mari dans la
maison; elle se méfiait pourtant, elle n'en était pas moins
impossible au comptoir; et, afin de retarder un renvoi probable,
elle se serrait à étouffer, résolue de cacher ça tant qu'elle
pourrait. Une des deux vendeuses congédiées venait justement
d'accoucher d'un enfant mort, pour s'être torturé ainsi la taille;
on désespérait de la sauver elle-même. Cependant, Bourdoncle
regardait le teint de Pauline se plomber, tandis qu'il lui
trouvait une raideur dans la démarche. Un matin, il était près
d'elle, aux trousseaux, quand un garçon de magasin, qui enlevait
un paquet, la heurta d'un tel coup, qu'elle porta les deux mains à
son ventre, en poussant un cri. Tout de suite, il l'emmena, la
confessa, soumit au conseil la question de son renvoi, sous le
prétexte qu'elle avait besoin du bon air de la campagne:
l'histoire du coup allait se répandre, l'effet serait désastreux
sur le public, si elle faisait une fausse couche, comme il y en
avait eu déjà une aux layettes, l'année précédente. Mouret, qui
n'assistait pas à ce conseil, ne put donner son avis que le soir.
Mais Denise avait eu le temps d'intervenir, et il ferma la bouche
de Bourdoncle au nom des intérêts mêmes de la maison. On voulait
donc ameuter les mères, froisser les jeunes accouchées de la
clientèle? Pompeusement, il fut décidé que toute vendeuse mariée
qui deviendrait enceinte, serait mise chez une sage-femme
spéciale, dès que sa présence au comptoir blesserait les bonnes
moeurs.

Le lendemain, lorsque Denise monta voir à l'infirmerie Pauline,
qui avait dû s'aliter à la suite du coup reçu, celle-ci l'embrassa
violemment sur les deux joues.

-- Que vous êtes gentille! Sans vous, ils me jetaient dehors... Et
ne vous inquiétez pas, le médecin affirme que ce ne sera rien.

Baugé, échappé de son rayon, était là, de l'autre côté du lit. Il
balbutiait aussi des remerciements, troublé devant Denise, qu'il
traitait maintenant en personne arrivée et d'une classe
supérieure. Ah! s'il entendait encore des saletés sur son compte,
c'était lui qui fermerait le bec des jaloux! Mais Pauline le
renvoya, en haussant amicalement les épaules.

-- Mon pauvre chéri, tu ne dis que des bêtises... Tiens! laisse-
nous causer.

L'infirmerie était une longue pièce claire, où douze lits
s'alignaient, avec leurs rideaux blancs. On y soignait les commis
logés dans la maison, lorsqu'ils ne témoignaient pas le désir de
rejoindre leurs familles. Mais, ce jour-là, Pauline seule s'y
trouvait couchée, près d'une des grandes fenêtres, qui ouvraient
sur la rue Neuve-Saint-Augustin. Et les confidences, les paroles
tendres et chuchotées vinrent tout de suite, au milieu de ces
linges candides, dans cet air assoupi, parfumé d'une vague odeur
de lavande.

-- Il fait donc quand même ce que vous voulez?... Comme vous êtes
dure, de lui causer tant de peine! Voyons, expliquez-moi ça,
puisque j'ose aborder ce sujet. Vous le détestez?

Elle avait gardé la main de Denise, assise près du lit, accoudée
au traversin; et cette dernière, gagnée par une soudaine émotion,
les joues envahies de rougeur, eut une faiblesse, à cette question
directe et inattendue. Son secret lui échappa, elle cacha la tête
dans l'oreiller, en murmurant:

-- Je l'aime!

Pauline restait stupéfaite.

-- Comment! vous l'aimez? Mais, c'est bien simple: dites oui.

Denise, le visage toujours caché, répondait non d'un branle
énergique de la tête. Et elle disait non, justement parce qu'elle
l'aimait, sans expliquer cela. Certainement, c'était ridicule;
mais elle sentait ainsi, elle ne pouvait se refaire. La surprise
de son amie augmentait, elle demanda enfin:

-- Alors, tout ça, c'est pour en arriver à ce qu'il vous épouse?

Du coup, la jeune fille se redressa. Elle était bouleversée.

-- Lui, m'épouser! oh! non, oh! je vous jure que je n'ai jamais
voulu une pareille chose!... Non, jamais un tel calcul n'est entré
dans ma tête, et vous savez que j'ai horreur du mensonge!

-- Dame! ma chère, reprit doucement Pauline, vous aurez l'idée de
vous faire épouser, que vous ne vous y prendriez pas autrement...
Il faudra bien que ça finisse, et il n'y a encore que le mariage,
puisque vous ne voulez point de l'autre affaire... Écoutez, je
dois vous prévenir que tout le monde a la même pensée: oui, on est
persuadé que vous lui tenez la dragée haute pour le mener devant
M. le maire... Mon Dieu! quelle drôle de femme vous êtes!

Et elle dut consoler Denise, qui était retombée la tête sur le
traversin, sanglotant, répétant qu'elle finirait par s'en aller,
puisqu'on lui prêtait sans cesse toutes sortes d'histoires, qui ne
pouvaient seulement lui entrer dans le crâne. Sans doute, quand un
homme aimait une femme, il devait l'épouser. Mais elle ne
demandait rien, elle ne calculait rien, elle suppliait seulement
qu'on la laissât vivre tranquille, avec ses chagrins et ses joies,
comme tout le monde. Elle s'en irait.

À la même minute, en bas, Mouret traversait les magasins. Il avait
voulu s'étourdir en visitant les travaux une fois encore. Des mois
s'étaient écoulés, la façade dressait maintenant ses lignes
monumentales, derrière la vaste chemise de planches qui la cachait
au public. Toute une armée de décorateurs se mettaient à l'oeuvre:
des marbriers, des faïenciers, des mosaïstes; on dorait le groupe
central, au-dessus de la porte, tandis que, sur l'acrotère, on
scellait déjà les piédestaux qui devaient recevoir les statues des
villes manufacturières de la France. Du matin au soir, le long de
la rue du Dix-Décembre, ouverte depuis peu, stationnait une foule
de badauds, le nez en l'air, ne voyant rien, mais préoccupés des
merveilles qu'on se racontait de cette façade dont l'inauguration
allait révolutionner Paris. Et c'était sur ce chantier enfiévré de
travail, au milieu des artistes achevant la réalisation de son
rêve, commencée par les maçons, que Mouret venait de sentir plus
amèrement que jamais la vanité de sa fortune. La pensée de Denise
lui avait brusquement serré la poitrine, cette pensée qui, sans
relâche, le traversait d'une flamme, comme l'élancement d'un mal
inguérissable. Il s'était enfui, il n'avait pas trouvé un mot de
satisfaction, craignant de montrer ses larmes, laissant derrière
lui le dégoût du triomphe. Cette façade, qui se trouvait debout
enfin, lui semblait petite, pareille à un de ces murs de sable que
les gamins bâtissent, et l'on aurait pu la prolonger d'un faubourg
de la cité à l'autre, l'élever jusqu'aux étoiles, elle n'aurait
pas rempli le vide de son coeur, que le seul «oui» d'une enfant
pouvait combler.

Lorsque Mouret rentra dans son cabinet, il étouffait de sanglots
contenus. Que voulait-elle donc? il n'osait plus lui offrir de
l'argent, l'idée confuse d'un mariage se levait, au milieu de ses
révoltes de jeune veuf. Et, dans l'énervement de son impuissance,
ses larmes coulèrent. Il était malheureux.

XIII


Un matin de novembre, Denise donnait les premiers ordres à son
rayon, lorsque la bonne des Baudu vint lui dire que Mlle Geneviève
avait passé une bien mauvaise nuit, et qu'elle voulait voir sa
cousine tout de suite. Depuis quelque temps, la jeune fille
s'affaiblissait de jour en jour, et elle avait dû s'aliter
l'avant-veille.

-- Dites que je descends à l'instant, répondit Denise très
inquiète.

Le coup qui achevait Geneviève, était la disparition brusque de
Colomban. D'abord, plaisanté par Clara, il avait découché; puis,
cédant à la folie de désir des garçons sournois et chastes, devenu
le chien obéissant de cette fille, il n'était pas rentré un lundi,
il avait simplement écrit à son patron une lettre d'adieu, faite
avec des phrases soignées d'homme qui se suicide. Peut-être, au
fond de ce coup de passion, aurait-on trouvé aussi le calcul rusé
d'un garçon ravi de renoncer à un mariage désastreux; la maison de
draperie se portait aussi mal que sa future, l'heure était bonne
de rompre par une sottise. Et tout le monde le citait comme une
victime fatale de l'amour.

Lorsque Denise arriva au Vieil Elbeuf, Mme Baudu s'y trouvait
seule. Elle était immobile derrière la caisse, avec sa petite
figure blanche, mangée d'anémie, gardant le silence et le vide de
la boutique. Il n'y avait plus de commis; la bonne donnait un coup
de plumeau aux casiers; et encore était-il question de la
remplacer par une femme de ménage. Un froid noir tombait du
plafond; des heures se passèrent sans qu'une cliente vînt déranger
cette ombre, et les marchandises qu'on ne remuait pas, étaient de
plus en plus gagnées par le salpêtre des murs.

-- Qu'y a-t-il? demanda vivement Denise. Est-ce que Geneviève est
en danger?

Mme Baudu ne répondit pas tout de suite. Ses yeux s'emplirent de
larmes. Puis, elle balbutia:

-- Je ne sais rien, on ne me dit rien... Ah! c'est fini, c'est
fini...

Et ses regards noyés faisaient le tour de la boutique sombre,
comme si elle eût senti sa fille et la maison partir ensemble. Les
soixante-dix mille francs, produits par la vente de la propriété
de Rambouillet, s'étaient fondus en moins de deux ans dans le
gouffre de la concurrence. Pour lutter contre le Bonheur, qui
tenait à présent les draps d'homme, les velours de chasse, les
livrées, le drapier avait fait des sacrifices considérables.
Enfin, il venait d'être définitivement écrasé sous les molletons
et les flanelles de son rival, un assortiment tel qu'il n'en
existait pas encore sur la place. Peu à peu, la dette avait
grandi; il s'était décidé, comme ressource suprême, à hypothéquer
l'antique immeuble de la rue de la Michodière, où le vieux Finet,
l'ancêtre, avait fondé la maison; et ce n'était plus, maintenant,
qu'une question de jours, l'émiettement s'achevait, les plafonds
eux-mêmes devaient s'écrouler et s'envoler en poussière, ainsi
qu'une construction barbare et vermoulue, emportée par le vent.

-- Le père est là-haut, reprit Mme Baudu de sa voix brisée. Nous y
passons deux heures chacun; il faut bien que quelqu'un garde ici,
oh! seulement par précaution, car en vérité...

Son geste acheva la phrase. Ils auraient mis les volets, sans leur
vieil orgueil commercial qui les tenait encore debout devant le
quartier.

-- Alors, je monte, ma tante, dit Denise dont le coeur se serrait,
dans ce désespoir résigné que les pièces de drap exhalaient elles-
mêmes.

-- Oui, monte, monte vite, ma fille... Elle t'attend, elle t'a
demandée toute la nuit. C'est quelque chose qu'elle veut te dire.

Mais, juste à ce moment, Baudu descendit. La bile tournée
verdissait son visage jaune, où ses yeux se tachaient de sang. Il
gardait le pas étouffé dont il venait de quitter la chambre, il
murmura, comme si on avait pu l'entendre d'en haut:

-- Elle dort.

Et, les jambes cassées, il s'assit sur une chaise. D'un geste
machinal, il s'essuyait le front avec l'essoufflement d'un homme
qui sort d'une rude besogne. Un silence régna. Enfin, il dit à
Denise:

-- Tu la verras tout à l'heure... Quand elle dort, il nous semble
qu'elle est guérie.

Le silence recommença. Face à face, le père et la mère se
contemplaient. Puis, à demi-voix, il remâcha ses douleurs, ne
nommant personne, ne s'adressant à personne.

-- Ma tête sous le couteau, je ne l'aurais pas cru!... Il était le
dernier, je l'avais élevé comme mon fils. On serait venu me dire:
«Ils te le prendront aussi, tu le verras faire la culbute»,
j'aurais répondu: «Alors, c'est qu'il n'y aura plus de bon Dieu!»
Et il l'a faite, la culbute!... Ah! le malheureux, qui était si
bien au courant du vrai commerce, qui avait toutes mes idées! Pour
une guenuche, pour un de ces mannequins qui paradent aux vitrines
des maisons louches!... Non, voyez-vous, c'est à confondre la
raison!

Il branlait la tête, ses yeux vagues s'étaient baissés et
regardaient les dalles humides, usées par des générations de
clientes.

-- Voulez-vous savoir? continua-t-il à voix plus basse, eh bien!
il y a des moments où je me sens le plus coupable, dans notre
malheur. Oui, c'est ma faute, si notre pauvre fille est là-haut,
dévorée de fièvre. Est-ce que je n'aurais pas dû les marier tout
de suite, sans céder à mon bête d'orgueil, à mon entêtement de ne
point leur laisser la maison moins prospère? Maintenant, elle
aurait celui qu'elle aime, et peut-être leur jeunesse à tous deux
accomplirait-elle ici le miracle que je n'ai pas su réaliser...
Mais je suis un vieux fou, je n'y ai rien compris, je ne croyais
pas qu'on tombât malade pour des choses pareilles... Vrai! ce
garçon était extraordinaire: un don de la vente, et une probité,
une simplicité de moeurs, un ordre en toutes sortes, enfin mon
élève...

Il relevait la tête, défendant encore ses idées, dans ce commis
qui le trahissait. Denise ne put l'entendre s'accuser, et elle lui
dit tout, emportée par son émotion, à le voir si humble, les yeux
pleins de larmes, lui qui autrefois régnait là, en maître grondeur
et absolu.

-- Mon oncle, ne l'excusez pas, je vous en prie... Il n'a jamais
aimé Geneviève, il se serait enfui plus tôt, si vous aviez voulu
hâter le mariage. Je lui en ai parlé moi-même; il savait
parfaitement que ma pauvre cousine souffrait à cause de lui, et
vous voyez bien que cela ne l'a pas empêché de partir... Demandez
à ma tante.

Sans ouvrir les lèvres, Mme Baudu confirma ces paroles d'un signe
de tête. Alors, le drapier blêmit davantage, tandis que les larmes
achevaient de l'aveugler. Il bégaya:

-- Ça devait être dans le sang, le père est mort l'été dernier
d'avoir trop couru la gueuse.

Et, machinalement, son regard fit le tour des coins obscurs,
passant des comptoirs nus aux casiers pleins, puis revint se fixer
sur sa femme, qui se tenait toujours droite à la caisse, dans
l'attente vaine de la clientèle disparue.

-- Allons, c'est la fin, reprit-il. Ils nous ont tué notre
commerce, et voilà qu'une de leurs coquines nous tue notre fille.

Personne ne parla plus. Le roulement des voitures, qui ébranlait
par instants les dalles, passait comme une batterie funèbre de
tambours, dans l'air immobile, étouffé sous le plafond bas. Et, au
milieu de cette morne tristesse des vieilles boutiques
agonisantes, on entendit des coups sourds, frappés quelque part
dans la maison. C'était Geneviève qui venait de se réveiller et
qui tapait avec un bâton, laissé près d'elle.

-- Montons vite, dit Baudu, se levant en sursaut. Tâche de rire,
il ne faut pas qu'elle sache.

Lui-même dans l'escalier, se frottait rudement les yeux, pour
effacer la trace de ses larmes. Dès qu'il eut ouvert la porte, au
premier étage, on entendit une faible voix, une voix éperdue,
criant:

-- Oh! je ne veux pas être seule... Oh! ne me laissez pas seule...
Oh! j'ai peur d'être seule...

Puis, quand elle aperçut Denise, Geneviève se calma, eut un
sourire de joie.

-- Vous voilà donc!... Comme je vous ai attendue, depuis hier! Je
croyais déjà que vous m'abandonniez, vous aussi!

C'était une pitié. La chambre de la jeune fille donnait sur la
cour, une petite chambre où tombait une clarté livide. D'abord,
les parents avaient couché la malade dans leur propre chambre, sur
la rue; mais la vue du Bonheur des Dames, en face, la
bouleversait, et ils avaient dû la ramener chez elle. Là, elle
était allongée, si fluette sous les couvertures, qu'on ne sentait
même plus la forme et l'existence d'un corps. Ses maigres bras,
brûlés de la fièvre ardente des phtisiques, avaient un perpétuel
mouvement de recherche anxieuse et inconsciente; tandis que ses
cheveux noirs, lourds de passion, semblaient s'être encore
épaissis et mangeaient de leur vie vorace son pauvre visage, où
agonisait la dégénérescence dernière d'une longue famille poussée
à l'ombre, dans cette cave du vieux commerce parisien.

Cependant, Denise, le coeur crevé de commisération, la regardait.
Elle ne parlait pas, de peur de laisser couler ses larmes. Enfin,
elle murmura:

-- Je suis venue tout de suite... Si je pouvais vous être utile?
Vous me demandiez... Voulez-vous que je reste?

Geneviève, l'haleine courte, les mains toujours errantes dans les
plis de la couverture, ne la quittait pas des yeux.

-- Non, merci, je n'ai besoin de rien... Je voulais seulement vous
embrasser.

Des pleurs gonflèrent ses paupières. Alors, Denise, vivement, se
pencha, la baisa sur les joues, toute frissonnante de se sentir
aux lèvres la flamme de ces joues creuses. Mais la malade l'avait
prise, et elle l'étreignait, et elle la gardait dans un
embrassement désespéré. Puis, ses regards allèrent vers son père.
-- Voulez-vous que je reste? répéta Denise. Si vous aviez quelque
chose à faire?

-- Non, non.

Les regards de Geneviève se tournaient obstinément vers son père,
qui demeurait debout, l'air hébété, la gorge étranglée. Il finit
par comprendre, il se retira, sans prononcer un mot, et l'on
entendit son pas descendre pesamment les marches.

-- Dites-moi, il est avec cette femme? demanda la malade tout de
suite, en saisissant la main de sa cousine, qu'elle fit asseoir au
bord de la couchette. Oui, j'ai voulu vous voir, il n'y a que vous
pour me dire... N'est-ce pas, ils vivent ensemble?

Denise, dans la surprise de ces questions, balbutia, dut avouer la
vérité, les bruits qui couraient au magasin. Clara, ennuyée de ce
garçon qui lui tombait sur le dos, lui avait déjà fermé sa porte;
et Colomban, désolé, la poursuivait partout, tâchait d'obtenir
d'elle une rencontre de temps à autre, par une humilité de chien
battu. On assurait qu'il allait entrer au Louvre.

-- Si vous l'aimez tant, il peut vous revenir encore, continua la
jeune fille, pour endormir la mourante dans ce dernier espoir.
Guérissez vite, il reconnaîtra ses fautes, il vous épousera.

Geneviève l'interrompit. Elle avait écouté de tout son être, avec
une passion muette qui la redressait. Mais elle retomba aussitôt.

-- Non, laissez, je sais bien que c'est fini... Je ne dis rien,
parce que j'entends papa pleurer, et que je ne veux pas rendre
maman plus malade. Seulement, je m'en vais, voyez-vous, et si je
vous appelais cette nuit, c'était par crainte de m'en aller avant
le jour... Mon Dieu! quand on pense qu'il n'est pas même heureux!

Et, Denise s'étant récriée, en lui assurant que son état n'était
pas si grave, elle lui coupa une seconde fois la parole, elle
rejeta soudain la couverture d'un geste chaste de vierge qui n'a
plus rien à cacher dans la mort. Découverte jusqu'au ventre, elle
murmura:

-- Regardez-moi donc!... N'est-ce pas fini?

Tremblante, Denise quitta le bord de la couchette, comme si, d'un
souffle, elle eût craint de détruire cette nudité misérable.
C'était la fin de la chair, un corps de fiancée usé dans
l'attente, retourné à l'enfance grêle des premiers ans. Lentement,
Geneviève se recouvrit, et elle répétait:

-- Vous voyez bien, je ne suis plus une femme... Ce serait mal, de
le vouloir encore.

Toutes deux se turent. Elles se regardaient de nouveau, ne
trouvant plus une phrase. Ce fut Geneviève qui reprit:

-- Allons, ne restez pas là, vous avez vos affaires. Et merci,
j'étais tourmentée du besoin de savoir; maintenant, je suis
contente. Si vous le revoyez, dites-lui que je lui pardonne...
Adieu, ma bonne Denise. Embrassez-moi bien, c'est la dernière
fois. La jeune fille l'embrassa, en protestant.

-- Non, non, ne vous frappez donc pas, il vous faut des soins,
rien de plus.

Mais la malade eut un hochement de tête obstiné. Elle souriait,
elle était sûre. Et, comme sa cousine se dirigeait enfin vers la
porte:

-- Attendez, tapez avec ce bâton, pour que papa monte... J'ai trop
peur toute seule.

Puis, quand Baudu fut là, dans cette petite chambre morne, où il
passait les heures sur une chaise, elle prit un air de gaieté,
elle cria à Denise:

-- Ne venez pas demain, c'est inutile. Mais, dimanche, je vous
attends, vous resterez l'après-midi avec moi.

Le lendemain, à six heures, au petit jour, Geneviève expirait,
après quatre heures d'un râle affreux. Ce fut un samedi que tomba
l'enterrement, par un temps noir, un ciel de suie qui pesait sur
la ville frissonnante. Le Vieil Elbeuf, tendu de drap blanc,
éclairait la rue d'une tache blanche; et les cierges, brûlant dans
le jour bas, semblaient des étoiles noyées de crépuscule. Des
couronnes de perles, un gros bouquet de roses blanches, couvraient
le cercueil, un cercueil étroit de fillette, posé sur l'allée
obscure de la maison, au ras du trottoir, si près du ruisseau, que
les voitures avaient déjà éclaboussé les draperies. Tout le vieux
quartier suait l'humidité, exhalait son odeur moisie de cave, avec
sa continuelle bousculade de passants sur le pavé boueux.

Dès neuf heures, Denise était venue, pour rester auprès de sa
tante. Mais, comme le convoi allait partir, celle-ci, qui ne
pleurait plus, les yeux brûlés de larmes, la pria de suivre le
corps et de veiller sur l'oncle, dont l'accablement muet, la
douleur imbécile inquiétait la famille. En bas, la jeune fille
trouva la rue pleine de monde. Le petit commerce du quartier
voulait donner aux Baudu un témoignage de sympathie; et il y avait
aussi, dans cet empressement, comme une manifestation contre le
Bonheur des Dames, que l'on accusait de la lente agonie de
Geneviève. Toutes les victimes du monstre étaient là, Bédoré et
soeur, les bonnetiers de la rue Gaillon, les fourreurs Vanpouille
frères, et Deslignières le bimbelotier, et Piot et Rivoire les
marchands de meubles; même Mlle Tatin, la lingère, et le gantier
Quinette, balayés depuis longtemps par la faillite, s'étaient fait
un devoir de venir, l'une des Batignolles, l'autre de la Bastille,
où ils avaient dû reprendre du travail chez les autres. En
attendant le corbillard qu'une erreur attardait, ce monde vêtu de
noir, piétinant dans la boue, levait des regards de haine sur le
Bonheur, dont les vitrines claires, les étalages éclatants de
gaieté, leur semblaient une insulte, en face du Vieil Elbeuf, qui
attristait de son deuil l'autre côté de la rue. Quelques têtes de
commis curieux se montraient derrière les glaces; mais le colosse
gardait son indifférence de machine lancée à toute vapeur,
inconsciente des morts qu'elle peut faire en chemin.

Denise cherchait des yeux son frère Jean. Elle finit par
l'apercevoir devant la boutique de Bourras, où elle le rejoignit
pour lui recommander de marcher près de l'oncle et de le soutenir,
s'il avait de la peine à marcher. Depuis quelques semaines, Jean
était grave, comme tourmenté d'une préoccupation. Ce jour-là,
serré dans une redingote noire, homme fait à cette heure et
gagnant des journées de vingt francs, il semblait si digne et si
triste, que sa soeur en fut frappée, car elle ne le soupçonnait
pas d'aimer à ce point leur cousine. Désireuse d'éviter à Pépé des
tristesses inutiles, elle l'avait laissé chez Mme Gras, en se
promettant d'aller l'y chercher l'après-midi, pour lui faire
embrasser son oncle et sa tante. Cependant, le corbillard
n'arrivait toujours pas, et Denise, très émue, regardait brûler
les cierges, lorsqu'elle tressaillit, au son connu d'une voix qui
parlait derrière elle. C'était Bourras. Il avait appelé d'un signe
un marchand de marrons, installé en face, dans une étroite
guérite, prise sur la boutique d'un marchand de vin, et il lui
disait:

-- Hein? Vigouroux, rendez-moi ce service... Vous voyez, je retire
le bouton... Si quelqu'un venait, vous diriez de repasser. Mais
que ça ne vous dérange pas, il ne viendra personne.

Puis, il resta debout au bord du trottoir, attendant comme les
autres. Denise, gênée, avait jeté un coup d'oeil sur la boutique.
Maintenant, il l'abandonnait, on ne voyait plus, à l'étalage,
qu'une débandade pitoyable de parapluies mangés par l'air et de
cannes noires de gaz. Les embellissements qu'il y avait faits, les
peintures vert tendre, les glaces, l'enseigne dorée, tout
craquait, se salissait déjà, offrait cette décrépitude rapide et
lamentable du faux luxe, badigeonné sur des ruines. Pourtant, si
les anciennes crevasses reparaissaient, si les taches d'humidité
avaient repoussé sous les dorures, la maison tenait toujours,
entêtée, collée au flanc du Bonheur des Dames, comme une verrue
déshonorante, qui, bien que gercée et pourrie, refusait d'en
tomber.

-- Ah! les misérables, gronda Bourras, ils ne veulent même pas
qu'on l'emporte!

Le corbillard, qui arrivait enfin, venait d'être accroché par une
voiture du Bonheur, dont les panneaux vernis filaient, jetant dans
la brume leur rayonnement d'astre, au trot rapide de deux chevaux
superbes. Et le vieux marchand lançait vers Denise un coup d'oeil
oblique, allumé sous la broussaille de ses sourcils.

Lentement, le convoi s'ébranla, pataugeant au milieu des flaques,
dans le silence des fiacres et des omnibus brusquement arrêtés.
Lorsque le corps drapé de blanc traversa la place Gaillon, les
regards sombres du cortège plongèrent une fois encore derrière les
glaces du grand magasin, où seules deux vendeuses accourues
regardaient, heureuses de cette distraction. Baudu suivait le
corbillard, d'un pas lourd et machinal; et il avait refusé d'un
signe le bras de Jean, qui marchait près de lui. Puis, après la
queue du monde, venaient trois voitures de deuil. Comme on coupait
la rue Neuve-des-Petits-Champs, Robineau accourut se joindre au
cortège, très pâle, l'air vieilli.

À Saint-Roch, beaucoup de femmes attendaient, les petites
commerçantes du quartier, qui avaient redouté l'encombrement de la
maison mortuaire. La manifestation tournait à l'émeute; et,
lorsque, après le service, le convoi se remit en marche, tous les
hommes suivirent de nouveau, bien qu'il y eût une longue course,
de la rue Saint-Honoré au cimetière Montmartre. On dut remonter la
rue Saint-Roch et passer une seconde fois devant le Bonheur des
Dames. C'était une obsession, ce pauvre corps de jeune fille était
promené autour du grand magasin, comme la première victime tombée
sous les balles, en temps de révolution. À la porte, des flanelles
rouges claquaient au vent ainsi que des drapeaux, un étalage de
tapis éclatait en une floraison saignante d'énormes roses et de
pivoines épanouies.

Denise, cependant, était montée dans une voiture, agitée de doutes
si cuisants, la poitrine serrée d'une telle tristesse, qu'elle
n'avait plus la force de marcher. Il y eut justement un arrêt rue
du Dix-Décembre, devant les échafaudages de la nouvelle façade,
qui gênait toujours la circulation. Et la jeune fille remarqua le
vieux Bourras, resté en arrière, traînant la jambe, dans les roues
mêmes de la voiture où elle se trouvait seule. Jamais il
n'arriverait au cimetière. Il avait levé la tête, il la regardait.
Puis, il monta.

-- Ce sont mes sacrés genoux, murmurait-il. Ne vous reculez donc
pas!... Est-ce que c'est vous qu'on déteste!

Elle le sentit amical et furieux, comme autrefois. Il grondait,
déclarait ce diable de Baudu joliment solide, pour aller quand
même, après de tels coups sur le crâne. Le convoi avait repris sa
marche lente; et, en se penchant, elle voyait en effet l'oncle
s'entêter derrière le corbillard, de son pas alourdi, qui semblait
régler le train sourd et pénible du cortège. Alors, elle
s'abandonna dans son coin, elle écouta les paroles sans fin du
vieux marchand de parapluies, au long bercement mélancolique de la
voiture.

-- Si la police ne devrait pas débarrasser la voie publique!... Il
y a plus de dix-huit mois qu'ils nous encombrent, avec leur
façade, où un homme s'est encore tué l'autre jour. N'importe!
lorsqu'ils voudront s'agrandir désormais, il leur faudra jeter des
ponts par-dessus les rues... On dit que vous êtes deux mille sept
cents employés et que le chiffre d'affaires atteindra cent
millions cette année... Cent millions! mon Dieu! cent millions!

Denise n'avait rien à répondre. Le convoi venait de s'engager dans
la rue de la Chaussée-d'Antin, où des embarras de voitures
l'attardaient. Bourras continua, les yeux vagues, comme s'il eût
maintenant rêvé tout haut. Il ne comprenait toujours pas le
triomphe du Bonheur des Dames, mais il avouait la défaite de
l'ancien commerce.

-- Ce pauvre Robineau est fichu, il a une figure d'homme qui se
noie... Et les Bédoré, et les Vanpouille, ça ne tient plus debout,
c'est comme moi, les jambes cassées. Deslignières crèvera d'un
coup de sang, Piot et Rivoire ont eu la jaunisse. Ah! nous sommes
tous jolis, un beau cortège de carcasses que nous faisons à la
chère enfant! Ça doit être drôle, pour les gens qui regardent
défiler cette queue de faillites... D'ailleurs, il paraît que le
nettoyage va continuer. Les coquins créent des rayons de fleurs,
de modes, de parfumerie, de cordonnerie, que sais-je encore?
Grognet, le parfumeur de la rue de Grammont, peut déménager, et je
ne donnerais pas dix francs de la cordonnerie Naud, rue d'Antin.
Le choléra souffle jusqu'à la rue Sainte-Anne, où Lacassagne, qui
tient les plumes et les fleurs, et Mme Chadeuil, dont les chapeaux
sont pourtant connus, seront balayés avant deux ans... Après ceux-
là, d'autres, et toujours d'autres! Tous les commerces du quartier
y passeront. Quand des calicots se mettent à vendre des savons et
des galoches, ils peuvent bien avoir l'ambition de vendre des
pommes de terre frites. Ma parole, la terre se détraque!

Le corbillard traversait alors la place de la Trinité, et, du coin
de la sombre voiture, où Denise écoutait la plainte continue du
vieux marchand, bercée au train funèbre du convoi, elle put voir,
en débouchant de la rue de la Chaussée-d'Antin, le corps qui
montait déjà la pente de la rue Blanche. Derrière l'oncle, à la
marche aveugle et muette de boeuf assommé, il lui semblait
entendre le piétinement d'un troupeau conduit à l'abattoir, toute
la déconfiture des boutiques d'un quartier, le petit commerce
traînant sa ruine, avec un bruit mouillé de savates, dans la boue
noire de Paris. Cependant, Bourras parlait d'une voix plus sourde,
comme ralentie par la montée rude de la rue Blanche.

-- Moi, j'ai mon compte... Mais je le tiens tout de même et je ne
le lâche pas. Il a encore perdu en appel. Ah! ça m'a coûté bon:
près de deux ans de procès, et les avoués, et les avocats!
N'importe, il ne passera pas sous ma boutique, les juges ont
décidé qu'un tel travail n'avait point le caractère d'une
réparation motivée. Quand on pense qu'il parlait de créer, là-
dessous, un salon de lumières, pour juger la couleur des étoffes
au gaz, une pièce souterraine qui aurait relié la bonneterie à la
draperie! Et il ne dérange plus, il ne peut avaler qu'un vieux
démoli de mon espèce lui barre la route, quand tout le monde est à
genoux devant son argent... Jamais! je ne veux pas! c'est bien
entendu. Possible que je reste sur le carreau. Depuis que j'ai à
me battre contre les huissiers, je sais que le gredin recherche
mes créances, histoire sans doute de me jouer un vilain tour. Ça
ne fait rien, il dit oui, je dis non, et je dirai non toujours;
tonnerre de Dieu! même lorsque je serai cloué entre quatre
planches, comme la petite qui s'en va, là-bas.

Quand on arriva au boulevard de Clichy, la voiture roula plus
vite, on entendit l'essoufflement du monde, la hâte inconsciente
du cortège, pressé d'en finir. Ce que Bourras ne disait pas
nettement, c'était la misère noire où il était tombé, la tête
perdue dans les tracas du petit boutiquier qui sombre et qui
s'entête pour durer, sous la grêle des protêts. Denise, au courant
de sa situation, rompit enfin le silence, en murmurant d'une voix
de prière:

-- Monsieur Bourras, ne faites pas le méchant davantage...
Laissez-moi arranger les choses.

Il l'interrompit d'un geste violent.

-- Taisez-vous, ça ne regarde personne... Vous êtes une bonne
petite fille, je sais que vous lui rendez la vie dure, à cet homme
qui vous croyait à vendre comme ma maison. Mais que répondriez-
vous, si je vous conseillais de dire oui? Hein? vous m'enverriez
coucher... Eh bien! lorsque je dis non, ne mettez pas votre nez
là-dedans.

Et, la voiture s'étant arrêtée à la route du cimetière, il
descendit avec la jeune fille. Le caveau des Baudu se trouvait
dans la première allée, à gauche. En quelques minutes, la
cérémonie fut terminée. Jean avait écarté l'oncle, qui regardait
le trou d'un air béant. La queue du cortège se répandait parmi les
tombes voisines, tous les visages de ces boutiquiers, appauvris de
sang au fond de leurs rez-de-chaussée malsains, prenaient une
laideur souffrante, sous le ciel couleur de boue. Quand le
cercueil roula doucement, des joues éraflées de couperose
pâlirent, des nez s'abaissèrent pincés d'anémie, des paupières
jaunes de bile, meurtries par les chiffres, se détournèrent.

-- Nous devrions tous nous coller dans ce trou, dit Bourras à
Denise, qui était restée près de lui. Cette petite, c'est le
quartier qu'on enterre... Oh! je me comprends, l'ancien commerce
peut aller rejoindre ces roses blanches qu'on jette avec elle.

Denise ramena son oncle et son frère, dans une voiture de deuil.
La journée fut pour elle d'une tristesse noire. D'abord, elle
commençait à s'inquiéter de la pâleur de Jean; et, quand elle eut
compris qu'il s'agissait d'une nouvelle histoire de femme, elle
voulut le faire taire, en lui ouvrant sa bourse; mais il secouait
la tête, il refusait, c'était sérieux cette fois, la nièce d'un
pâtissier très riche, qui n'acceptait pas même des bouquets de
violettes. Ensuite, l'après-midi, lorsque Denise alla chercher
Pépé chez Mme Gras, celle-ci lui déclara qu'il devenait trop grand
pour qu'elle le gardât davantage; encore un tracas, il faudrait
trouver un collège, éloigner l'enfant peut-être. Et elle eut
enfin, en menant Pépé embrasser les Baudu, l'âme déchirée par la
douleur morne du Vieil Elbeuf. La boutique était fermée, l'oncle
et la tante se tenaient au fond de la petite salle, dont ils
oubliaient d'allumer le gaz, malgré l'obscurité complète de cette
journée d'hiver. Il n'y avait plus qu'eux, ils demeuraient face à
face, dans la maison vidée lentement par la ruine; et la mort de
leur fille creusait davantage les coins de ténèbres, était comme
le craquement suprême qui allait faire se rompre les vieilles
poutres mangées d'humidité. Sous cet écrasement, l'oncle, sans
pouvoir s'arrêter, marchait toujours autour de la table, de son
pas du convoi, aveugle et muet; tandis que la tante ne disait rien
non plus, tombée sur une chaise, avec la face blanche d'une
blessée, dont le sang s'épuisait goutte à goutte. Ils ne
pleurèrent même pas, lorsque Pépé mit de gros baisers sur leurs
joues froides. Denise étouffait de larmes.

Le soir, justement, Mouret fit demander la jeune fille, pour
causer d'un vêtement d'enfant qu'il voulait lancer, un mélange
d'écossais et de zouave. Et, toute frémissante de pitié, révoltée
de tant de souffrances, elle ne put se contenir; elle osa d'abord
parler de Bourras, de ce pauvre homme à terre qu'on allait
égorger. Mais, au nom du marchand de parapluies, Mouret s'emporta.
Le vieux toqué, comme il l'appelait, désolait sa vie, gâtait son
triomphe, par son entêtement idiot à ne pas céder sa maison, cette
ignoble masure dont les plâtres salissaient le Bonheur des Dames,
le seul petit coin du vaste pâté échappé à la conquête. L'affaire
tournait au cauchemar; tout autre que la jeune fille, parlant en
faveur de Bourras, aurait risqué d'être jeté dehors, tellement
Mouret était torturé du besoin maladif d'abattre la masure à coups
de pied Enfin, que voulait-on qu'il fit? Pouvait-il laisser ce tas
de décombres au flanc du Bonheur? Il fallait bien qu'il disparût,
le magasin devait passer. Tant pis pour le vieux fou! Et il
rappelait ses offres, il lui avait proposé jusqu'à cent mille
francs. N'était-ce pas raisonnable? Certes, il ne marchandait pas,
il donnait l'argent qu'on exigeait; mais, au moins, qu'on eût un
peu d'intelligence, qu'on le laissât finir son oeuvre! Est-ce
qu'on se mêlait d'arrêter les locomotives, sur les chemins de fer?
Elle l'écoutait, les yeux baissés, ne trouvant que des raisons de
sentiment. Le bonhomme était si vieux, on aurait pu attendre sa
mort, une faillite le tuerait. Alors, il déclara qu'il n'était
même plus le maître d'empêcher les choses, Bourdoncle s'en
occupait, car le conseil avait résolu d'en finir. Elle n'eut rien
à ajouter, malgré l'apitoiement douloureux de ses tendresses.

Après un silence pénible, ce fut Mouret lui-même qui parla des
Baudu. Il commença par les plaindre beaucoup de la perte de leur
fille. C'étaient de très bonnes gens, très honnêtes, et sur
lesquels la mauvaise chance s'acharnait. Puis, il reprit ses
arguments: au fond, ils avaient voulu leur malheur, on ne
s'obstinait pas de la sorte dans la baraque vermoulue de l'ancien
commerce; rien d'étonnant à ce que la maison leur tombât sur la
tête. Vingt fois, il l'avait prédit; même elle devait se souvenir
qu'il l'avait chargée d'avertir son oncle d'un désastre fatal, si
ce dernier s'attardait dans des vieilleries ridicules. Et la
catastrophe était venue, personne au monde ne l'empêcherait
maintenant. On ne pouvait raisonnablement exiger qu'il se ruinât,
afin d'épargner le quartier. Du reste, s'il avait eu la folie de
fermer le Bonheur, un autre grand magasin aurait poussé de lui-
même à côté, car l'idée soufflait des quatre points du ciel, le
triomphe des cités ouvrières et industrielles était semé par le
coup de vent du siècle, qui emportait l'édifice croulant des vieux
âges. Peu à peu, Mouret s'échauffait, trouvait une émotion
éloquente pour se défendre contre la haine de ses victimes
involontaires, la clameur des petites boutiques moribondes, qu'il
entendait monter autour de lui. On ne gardait pas ses morts, il
fallait bien les enterrer; et, d'un geste, il envoyait dans la
terre, il balayait et jetait à la fosse commune le cadavre de
l'antique négoce, dont les restes verdis et empestés devenaient la
honte des rues ensoleillées du nouveau Paris. Non, non, il n'avait
aucun remords, il faisait simplement la besogne de son âge, et
elle le savait bien, elle qui aimait la vie, qui avait la passion
des affaires larges, conclues au plein jour de la publicité.
Réduite au silence, elle l'écouta longtemps, elle se retira, l'âme
pleine de trouble.

Cette nuit-là, Denise ne dormit guère. Une insomnie traversée de
cauchemars, la retournait sous la couverture. Il lui semblait
qu'elle était toute petite, et elle éclatait en larmes, au fond de
leur jardin de Valognes, en voyant les fauvettes manger les
araignées, qui elles-mêmes mangeaient les mouches. Était-ce donc
vrai, cette nécessité de la mort engraissant le monde, cette lutte
pour la vie qui faisait pousser les êtres sur le charnier de
l'éternelle destruction? Ensuite, elle se revoyait devant le
caveau où l'on descendait Geneviève, elle apercevait son oncle et
sa tante, seuls au fond de leur salle à manger obscure. Dans le
profond silence, un bruit sourd d'écroulement traversait l'air
mort: c'était la maison de Bourras qui s'effondrait, comme minée
par les grandes eaux. Le silence recommençait, plus sinistre, et
un nouvel écroulement retentissait, puis un autre, puis un autre:
les Robineau, les Bédoré et soeur, les Vanpouille, craquaient et
s'écrasaient chacun à son tour, le petit commerce du quartier
Saint-Roch s'en allait sous une pioche invisible, avec de brusques
tonnerres de charrettes qu'on décharge. Alors, un chagrin immense
l'éveillait en sursaut. Mon Dieu! que de tortures! des familles
qui pleurent, des vieillards jetés au pavé, tous les drames
poignants de la ruine! Et elle ne pouvait sauver personne, et elle
avait conscience que cela était bon, qu'il fallait ce fumier de
misères à la santé du Paris de demain. Au jour, elle se calma, une
grande tristesse résignée la tenait les yeux ouverts, tournés vers
la fenêtre dont les vitres s'éclairaient. Oui, c'était la part du
sang, toute révolution voulait des martyrs, on ne marchait en
avant que sur des morts. Sa peur d'être une âme mauvaise, d'avoir
travaillé au meurtre de ses proches, se fondait à présent dans une
pitié navrée, en face de ces maux irrémédiables, qui sont
l'enfantement douloureux de chaque génération. Elle finit par
chercher les soulagements possibles, sa bonté rêva longtemps aux
moyens à prendre, pour sauver au moins les siens de l'écrasement
final.

Mouret, maintenant, se dressait devant elle, avec sa tête
passionnée, aux yeux caressants. Certes, il ne lui refusait rien,
elle était sûre qu'il accorderait tous les dédommagements
raisonnables. Et sa pensée s'égarait, tâchait de le juger. Elle
connaissait sa vie, n'ignorait pas le calcul ancien de ses
tendresses, sa continuelle exploitation de la femme, des
maîtresses prises pour faire son chemin, et sa liaison avec
Mme Desforges dans l'unique but de tenir le baron Hartmann, et
toutes les autres, les Clara de rencontre, le plaisir achevé,
payé, rejeté au trottoir. Seulement, ces débuts d'un aventurier de
l'amour, dont le magasin plaisantait, finissaient par se perdre
dans le coup de génie de cet homme, dans sa grâce victorieuse. Il
était la séduction. Ce qu'elle ne lui aurait jamais pardonné,
c'était son mensonge d'autrefois, sa froideur d'amant sous la
comédie galante de ses prévenances. Mais elle se sentait sans
rancune, aujourd'hui qu'il souffrait par elle. Cette souffrance
l'avait grandi. Quand elle le voyait torturé, expiant si durement
son dédain de la femme, il lui semblait racheté de ses fautes.

Dès ce matin-là, Denise obtint de Mouret les compensations qu'elle
jugerait légitimes, le jour où les Baudu et le vieux Bourras
succomberaient. Les semaines se passèrent, elle allait voir son
oncle presque tous les après-midi, s'échappant quelques minutes,
apportant son rire, son courage de brave fille, pour égayer la
sombre boutique. Sa tante surtout l'inquiétait, elle était restée
dans une stupeur blême, depuis la mort de Geneviève; il semblait
que sa vie s'en allât un peu à chaque heure; et, lorsqu'on
l'interrogeait, elle répondait d'un air étonné qu'elle ne
souffrait pas, qu'elle était comme prise de sommeil, simplement.
Dans le quartier, on hochait la tête: la pauvre dame ne
s'ennuierait pas longtemps de sa fille.

Un jour, Denise sortait de chez les Baudu, lorsque, au détour de
la place Gaillon, elle entendit un grand cri. La foule se
précipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et de
pitié qui ameute brusquement une rue. C'était un omnibus à caisse
brune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille aux
Batignolles, dont les roues passaient sur le corps d'un homme, au
débouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine.
Debout sur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher
retenait ses deux chevaux noirs, qui se cabraient; et il jurait,
il s'emportait en gros mots.

-- Nom de dieu! nom de dieu!... Faites donc attention, sacré
maladroit!

Maintenant, l'omnibus était arrêté. La foule entourait le blessé,
un sergent de ville se trouvait là par hasard. Toujours debout,
appelant en témoignage les voyageurs de l'impériale, qui s'étaient
levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, le cocher
s'expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étranglée d'une
colère croissante.

-- On n'a pas idée... Qui est-ce qui m'a fichu un particulier
pareil? Il était là comme chez lui. J'ai crié, et le voilà qui se
fout sous les roues!

Alors, un ouvrier, un peintre en bâtiment, accouru avec son
pinceau d'une devanture voisine, dit d'une voix aiguë, au milieu
des clameurs:

-- Ne te fais donc pas de bile! Je l'ai vu, il s'est collé
dessous, parbleu!... Tiens! il a piqué une tête comme ça. Encore
un qui s'embêtait, faut croire!

D'autres voix s'élevèrent, on tombait d'accord sur l'idée d'un
suicide, pendant que le sergent de ville verbalisait. Des dames,
toutes pâles, descendaient vivement, emportaient, sans se
retourner, l'horreur de la secousse molle dont l'omnibus leur
avait remué les entrailles, en passant sur le corps. Cependant,
Denise s'approcha, attirée par la pitié active, qui la faisait se
mêler de tous les accidents, des chiens écrasés, des chevaux
abattus, des couvreurs tombés des toits. Et, sur le pavé, elle
reconnut le malheureux, évanoui, la redingote souillée de boue.

-- C'est M. Robineau! cria-t-elle, dans son douloureux étonnement.

Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille.
Elle donna le nom, la profession, l'adresse. Grâce à l'énergie du
cocher, l'omnibus avait fait un crochet, et les jambes seules de
Robineau s'étaient trouvées engagées sous les roues. Seulement, il
y avait à craindre qu'elles ne fussent rompues l'une et l'autre.
Quatre hommes de bonne volonté transportèrent le blessé chez un
pharmacien de la rue Gaillon, pendant que l'omnibus reprenait
lentement sa marche.

-- Nom de Dieu! dit le cocher en enveloppant ses chevaux d'un coup
de fouet, j'ai fait ma journée.

Denise avait suivi Robineau chez le pharmacien. Celui-ci, dans
l'attente d'un médecin, qu'on ne pouvait trouver, déclarait qu'il
n'y avait aucun danger immédiat et que le mieux était de porter le
blessé à son domicile, puisqu'il habitait le voisinage. Un homme
était allé au poste de police demander un brancard. Alors, la
jeune fille conçut la bonne pensée de partir en avant, afin de
préparer Mme Robineau à ce coup affreux. Mais elle eut toutes les
peines du monde à gagner la rue, au travers de la foule, qui
s'écrasait devant la porte. Cette foule, avide de mort, augmentait
de minute en minute; des enfants, des femmes, se haussaient,
tenaient bon dans les poussées brutales; et chaque nouveau venu
inventait son accident, c'était à cette heure un mari que l'amant
de sa femme avait jeté par la fenêtre.

Rue Neuve-des-Petits-Champs, Denise aperçut de loin Mme Robineau
sur la porte de la spécialité de soies. Cela lui donna un prétexte
pour s'arrêter, et elle causa un instant, en cherchant une façon
d'amortir la terrible nouvelle. Le magasin sentait le désordre et
l'abandon des luttes dernières, dans un commerce qui se meurt.
C'était le dénouement prévu de la grande bataille des deux soies
rivales, le Paris-Bonheur avait écrasé la concurrence, à la suite
d'une nouvelle baisse de cinq centimes: il ne se vendait plus que
quatre francs quatre-vingt-quinze, la soie de Gaujean avait trouvé
son Waterloo. Depuis deux mois, Robineau, réduit aux expédients,
menait une vie d'enfer, pour empêcher une déclaration de faillite.

-- J'ai vu passer votre mari sur la place Gaillon, murmura Denise,
qui avait fini par entrer dans la boutique.

Mme Robineau, dont une sourde inquiétude semblait ramener
continuellement les regards vers la rue, dit vivement:

-- Ah! tout à l'heure, n'est-ce pas?... Je l'attends, il devrait
être ici. Ce matin, M. Gaujean est venu, et ils sont sortis
ensemble.

Elle était toujours charmante, délicate et gaie; mais une
grossesse avancée déjà la fatiguait, elle restait plus effarée,
plus dépaysée que jamais, dans ces affaires, auxquelles sa nature
tendre ne mordait pas, et qui tournaient mal. Comme elle le
répétait souvent, pourquoi donc tout ça? ne serait-ce pas plus
gentil de vivre tranquille, au fond d'un petit logement, où l'on
ne mangerait que du pain?

-- Ma chère enfant, reprit-elle avec un sourire qui s'attristait,
nous n'avons rien à vous cacher... Ça ne va pas bien, mon pauvre
chéri n'en dort plus. Aujourd'hui encore, ce Gaujean l'a
tourmenté, à propos de billets en retard... Je me sentais mourir
d'inquiétude, à être là toute seule...

Et elle retournait sur la porte, lorsque Denise l'arrêta. Au loin,
celle-ci venait d'entendre une rumeur de foule. Elle devina le
brancard qu'on apportait, le flot de curieux qui n'avaient pas
lâché l'accident. Alors, la gorge sèche, ne trouvant pas les mots
consolateurs qu'elle aurait voulu, elle dut parler.

-- Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas de danger immédiat... Oui,
j'ai vu M. Robineau, il lui est arrivé un malheur... On l'apporte,
ne vous inquiétez pas, je vous en prie.

La jeune femme l'écoutait, toute blanche, sans comprendre
nettement encore. La rue s'était emplie de monde, les fiacres
arrêtés juraient, des hommes avaient posé le brancard devant la
porte du magasin, pour ouvrir les deux battants vitrés.

-- C'est un accident, continuait Denise, résolue à cacher la
tentative de suicide. Il était sur le trottoir, et il a glissé
sous les roues d'un omnibus... Oh! les pieds seulement. On cherche
un médecin. Ne vous inquiétez pas.

Un grand frisson secouait Mme Robineau. Elle eut deux ou trois
cris inarticulés; puis, elle ne parla plus, elle s'abattit près du
brancard, dont elle écarta les toiles de ses mains tremblantes.
Les hommes qui venaient de le porter, attendaient devant la
maison, pour le remporter, lorsqu'on aurait enfin trouvé un
médecin. On n'osait plus toucher à Robineau, qui avait repris
connaissance, et dont les souffrances devenaient atroces, au
moindre mouvement. Quand il vit sa femme, deux grosses larmes
coulèrent sur ses joues. Elle l'avait embrassé, et elle pleurait,
en le regardant de ses yeux fixes. Dans la rue, la cohue
continuait, les visages s'entassaient comme au spectacle, avec des
yeux luisants; des ouvrières, échappées d'un atelier, menaçaient
d'enfoncer les glaces des vitrines, pour mieux voir. Afin
d'échapper à cette fièvre de curiosité, et jugeant d'ailleurs
qu'il n'était pas convenable de laisser le magasin ouvert, Denise
eut l'idée de baisser le rideau métallique. Elle-même alla tourner
la manivelle, l'engrenage avait un cri plaintif, les feuilles de
tôle descendaient avec lenteur, ainsi qu'une draperie lourde
tombant sur le dénouement d'un cinquième acte. Et, lorsqu'elle
rentra et qu'elle eut fermé derrière elle la petite porte ronde,
elle retrouva Mme Robineau serrant toujours son mari entre ses
bras éperdus, sous le demi-jour louche qui venait des deux étoiles
découpées dans la tôle. La boutique ruinée semblait glisser au
néant, seules les deux étoiles luisaient sur cette catastrophe
rapide et brutale du pavé parisien: Enfin, Mme Robineau recouvra
la parole.

-- Oh! mon chéri... Oh! mon chéri... Oh! mon chéri...

Elle ne trouvait que ces mots, et lui suffoqua, se confessa dans
une crise de remords, en la voyant ainsi agenouillée, renversée,
avec son ventre de mère qui s'écrasait contre le brancard.
Lorsqu'il ne bougeait pas, il ne sentait que le plomb brûlant de
ses jambes.

-- Pardonne-moi, j'ai dû être fou... Quand l'avoué m'a dit devant
Gaujean que les affiches seraient posées demain, il m'a semblé que
des flammes dansaient, comme si les murs avaient brûlé... Et puis,
je ne me souviens plus: je descendais la rue de la Michodière,
j'ai cru que les gens du Bonheur se fichaient de moi, cette grande
gueuse de maison m'écrasait... Alors, quand l'omnibus a tourné,
j'ai songé à Lhomme et à son bras, je me suis jeté dessous...

Lentement, Mme Robineau tomba assise sur le parquet, dans
l'horreur de ces aveux. Mon Dieu! il avait voulu mourir. Elle
saisit la main de Denise, qui s'était penchée vers elle, toute
retournée par cette scène. Le blessé, que son émotion épuisait,
venait encore de perdre connaissance. Et ce médecin qui n'arrivait
pas! Deux hommes avaient déjà battu le quartier, le concierge de
la maison s'était mis en campagne à son tour.

-- Ne vous inquiétez pas, répétait Denise machinalement,
sanglotant elle aussi.

Alors, Mme Robineau, assise par terre, la tête à la hauteur du
brancard, la joue contre la sangle où gisait son mari, soulagea
son coeur.

-- Oh! si je vous racontais... C'est pour moi qu'il a voulu
mourir. Il me disait sans cesse: «Je t'ai volée, l'argent venait
de toi.» Et, la nuit, il rêvait de ces soixante mille francs, il
se réveillait en sueur, se traitait d'incapable. Quand on n'avait
pas plus de tête, on ne risquait pas la fortune des autres. Vous
savez qu'il a toujours été nerveux, l'esprit tourmenté. Il
finissait par voir des choses qui me faisaient peur, il
m'apercevait dans la rue, en guenilles, mendiant, moi qu'il aimait
si fort, qu'il désirait riche, heureuse...

Mais, en tournant la tête, elle le retrouva les yeux ouverts; et
elle continua, de sa voix bégayante:

-- Oh! mon chéri, pourquoi as-tu fait cela?... Tu me crois donc
bien vilaine? Va, ça m'est égal, que nous soyons ruinés. Pourvu
qu'on soit ensemble, on n'est pas malheureux... Laisse-les donc
tout prendre. Allons-nous-en quelque part, où tu n'entendras plus
parler d'eux. Tu travailleras quand même, tu verras comme ce sera
bon encore.

Son front était tombé près du visage pâle de son mari, tous deux
se taisaient maintenant, dans l'attendrissement de leur angoisse.
Il y eut un silence, la boutique semblait dormir, engourdie par le
crépuscule blafard qui la noyait; tandis qu'on entendait, derrière
la tôle mince de la fermeture le fracas de la rue, la vie du plein
jour passant avec le grondement des voitures et la bousculade des
trottoirs. Enfin, Denise, qui allait, à chaque minute, jeter un
coup d'oeil par la petite porte ouvrant sur le vestibule de la
maison, revint en criant:

-- Le médecin!

C'était un jeune homme, aux yeux vifs, que le concierge ramenait.
Il préféra visiter le blessé avant qu'on le couchât. Une seule des
jambes, la gauche, se trouvait cassée, au-dessus de la cheville.
La rupture était simple, aucune complication ne semblait à
craindre. Et l'on se disposait à porter le brancard au fond, dans
la chambre, lorsque Gaujean se présenta. Il venait rendre compte
d'une dernière démarche, dans laquelle du reste il avait échoué:
la déclaration de faillite était définitive.

-- Quoi donc? murmura-t-il, qu'est-il arrivé?

D'un mot, Denise le renseigna. Alors, il resta gêné. Robineau lui
dit faiblement:

-- Je ne vous en veux pas, mais tout cela est un peu de votre
faute.

-- Dame! mon cher, répondit Gaujean, il fallait avoir des reins
plus solides que les nôtres... Vous savez que je ne suis guère
mieux portant que vous.

On soulevait le brancard. Le blessé trouva encore la force de
dire:

-- Non, non, des reins plus solides auraient plié tout de même...
Je comprends que les vieux entêtés, comme Bourras et Baudu, y
restent; mais nous autres, qui étions jeunes, qui acceptions le
nouveau train des choses!... Non, voyez-vous, Gaujean, c'est la
fin d'un monde.

On l'emporta. Mme Robineau embrassa Denise, dans un élan où il y
avait presque de la joie, à être enfin débarrassée du tracas des
affaires. Et, comme Gaujean se retirait avec la jeune fille, il
lui confessa que ce pauvre diable de Robineau avait raison.
C'était imbécile de vouloir lutter contre le Bonheur des Dames.
Lui, personnellement, se sentait perdu, s'il ne rentrait pas en
grâce. Déjà, la veille, il avait fait une démarche secrète auprès
de Hutin, qui justement allait partir pour Lyon. Mais il
désespérait, et il tâcha d'intéresser Denise, au courant sans
doute de sa puissance.

-- Ma foi! répétait-il, tans pis pour la fabrication! On se
moquerait de moi, si je me ruinais en bataillant davantage dans
l'intérêt des autres, lorsque les gaillards se disputent à qui
fabriquera le moins cher... Mon Dieu! comme vous le disiez
autrefois, la fabrication n'a qu'à suivre le progrès, par une
meilleure organisation et des procédés nouveaux. Tout s'arrangera,
il suffit que le public soit content.

Denise souriait. Elle répondit:

-- Allez donc dire cela à M. Mouret lui-même... Votre visite lui
fera plaisir, et il n'est pas homme à vous tenir rancune, si vous
lui offrez seulement un bénéfice d'un centime par mètre.

Ce fut en janvier que Mme Baudu expira, par un clair après-midi de
soleil. Depuis quinze jours, elle ne pouvait plus descendre à la
boutique, qu'une femme de journée gardait. Elle était assise au
milieu de son lit, les reins soutenus par des oreillers. Seuls,
dans son visage blanc, les yeux vivaient encore; et, la tête
droite, elle les tournait obstinément vers le Bonheur des Dames,
en face, à travers les petits rideaux des fenêtres. Baudu,
souffrant lui-même de cette obsession, de la fixité désespérée de
ces regards, voulait parfois tirer les grands rideaux. Mais, d'un
geste suppliant, elle l'arrêtait, elle s'entêtait à voir, jusqu'à
son dernier souffle. Maintenant, le monstre lui avait tout pris,
sa maison, sa fille; elle-même s'en était allée peu à peu avec le
Vieil Elbeuf, perdant de sa vie à mesure qu'il perdait de sa
clientèle; le jour où il râlait, elle n'avait plus d'haleine.
Quand elle se sentit mourir, elle eut encore la force d'exiger de
son mari qu'il ouvrît les deux fenêtres. Il faisait doux, une
nappe de gai soleil dorait le Bonheur, tandis que la chambre de
l'antique logis frissonnait dans l'ombre. Mme Baudu demeurait les
regards fixes, emplis de cette vision de monument triomphal, de
ces glaces limpides, derrière lesquelles passait un galop de
millions. Lentement, ses yeux pâlissaient, envahis de ténèbres, et
lorsqu'ils s'éteignirent dans la mort, ils restèrent grands
ouverts, regardant toujours, noyés de grosses larmes.

Une fois encore, tout le petit commerce ruiné du quartier, défila
au convoi. On y vit les frères Vanpouille, blêmes de leurs
échéances de décembre, payées par un suprême effort qu'ils ne
pourraient recommencer. Bédoré et soeur s'appuyait sur une canne,
travaillé de tels soucis, que sa maladie d'estomac s'aggravait.
Deslignières avait eu une attaque, Piot et Rivoire marchaient en
silence, le nez à terre, en hommes finis. Et l'on n'osait
s'interroger sur les disparus, Quinette, Mlle Tatin, d'autres qui,
du matin au soir, sombraient, roulés, emportés dans le flot des
désastres; sans compter Robineau allongé sur son lit, avec sa
jambe cassée. Mais on se montrait surtout, d'un air d'intérêt, les
nouveaux commerçants atteints par la peste: le parfumeur Grognet,
la modiste Mme Chadeuil, et Lacassagne le fleuriste, et Naud le
cordonnier, encore debout, pris seulement de l'anxiété du mal qui
devait les balayer à leur tour. Derrière le corbillard, Baudu
marchait du même pas de boeuf assommé, dont il avait accompagné sa
fille; tandis que, au fond de la première voiture de deuil, on
apercevait les yeux étincelants de Bourras, sous les broussailles
de ses sourcils et de ses cheveux, d'un blanc de neige.

Denise eut un grand chagrin. Depuis quinze jours, elle était
brisée de soucis et de fatigues. Il lui avait fallu mettre Pépé au
collège, et Jean la faisait courir, tellement amoureux de la nièce
du pâtissier, qu'il avait supplié sa soeur de la demander en
mariage. Ensuite, la mort de la tante, ces catastrophes répétées,
venaient d'accabler la jeune fille. Mouret s'était de nouveau mis
à sa disposition: ce qu'elle ferait pour son oncle et les autres,
serait bien fait. Un matin encore, elle eut un entretien avec lui,
à la nouvelle que Bourras était jeté sur le pavé, et que Baudu
allait fermer boutique. Puis, elle sortit après le déjeuner, avec
l'espoir de soulager au moins ceux-là.

Dans la rue de la Michodière, Bourras était debout, planté sur le
trottoir en face de sa maison, dont on l'avait expulsé la veille,
à la suite d'un joli tour, une trouvaille de l'avoué: comme Mouret
possédait des créances, il venait d'obtenir aisément la mise en
faillite du marchand de parapluies, puis il avait acheté cinq
cents francs le droit au bail, dans la vente faite par le syndic;
de sorte que le vieillard entêté s'était laissé prendre pour cinq
cents francs ce qu'il n'avait pas voulu lâcher pour cent mille.
D'ailleurs, l'architecte, qui arrivait avec sa bande de
démolisseurs, avait dû requérir le commissaire pour le mettre
dehors. Les marchandises étaient vendues, les chambres déménagées;
lui, s'obstinait dans le coin où il couchait, et dont on n'osait
le chasser, par une pitié dernière. Même les démolisseurs
attaquèrent la toiture sur sa tête. On avait retiré les ardoises
pourries, les plafonds s'effondraient, les murs craquaient, et il
restait là, sous les vieilles charpentes à nu, au milieu des
décombres. Enfin, devant la police, il était parti. Mais, dès le
lendemain matin, il avait reparu sur le trottoir d'en face, après
avoir passé la nuit dans un hôtel meublé du voisinage.

-- Monsieur Bourras, dit doucement Denise.

Il ne l'entendait pas, ses yeux de flamme dévoraient les
démolisseurs, dont la pioche entamait la façade de la masure.
Maintenant, par les fenêtres vides, on voyait l'intérieur, les
chambres misérables, l'escalier noir, où le soleil n'avait pas
pénétré depuis deux cents ans.

-- Ah! c'est vous, répondit-il enfin, quand il l'eut reconnue.
Hein? ils en font une besogne, ces voleurs!

Elle n'osait plus parler, remuée par la tristesse lamentable de la
vieille demeure, ne pouvant elle-même détacher les yeux des
pierres moisies qui tombaient. En haut, dans un coin du plafond de
son ancienne chambre, elle apercevait encore le nom en lettres
noires et tremblées: Ernestine, écrit avec la flamme d'une
chandelle; et le souvenir des jours de misère lui revenait, plein
d'un attendrissement pour toutes les douleurs. Mais les ouvriers,
afin d'abattre d'un coup un pan de muraille, avaient eu l'idée de
l'attaquer à la base. Il chancelait.

-- S'il pouvait les écraser tous! murmura Bourras d'une voix
sauvage.

On entendit un craquement terrible. Les ouvriers épouvantés se
sauvèrent dans la rue. En s'abattant, la muraille ébranlait et
emportait toute la ruine. Sans doute, la masure ne tenait plus, au
milieu des tassements et des gerçures: une poussée avait suffi
pour la fendre du haut en bas. Ce fut un éboulement pitoyable,
l'aplatissement d'une maison de fange, détrempée par les pluies.
Pas une cloison ne resta debout, il n'y eut plus par terre qu'un
amas de débris, le fumier du passé tombé à la borne.

-- Mon Dieu! avait crié le vieillard, comme si le coup lui eût
retenti dans les entrailles.

Il demeurait béant, jamais il n'aurait cru que ce serait fini si
vite. Et il regardait l'entaille ouverte, le creux libre enfin
dans le flanc du Bonheur des Dames, débarrassé de la verrue qui le
déshonorait. C'était le moucheron écrasé, le dernier triomphe sur
l'obstination cuisante de l'infiniment petit, toute l'île envahie
et conquise. Des passants attroupés causaient très haut avec les
démolisseurs, qui se fâchaient contre ces vieilles bâtisses,
bonnes à tuer le monde.

-- Monsieur Bourras, répéta Denise, en tâchant de l'emmener à
l'écart, vous savez qu'on ne vous abandonnera pas. Il sera pourvu
à tous vos besoins...

Il se redressa.

-- Je n'ai pas de besoins... Ce sont eux qui vous envoient, n'est-
ce pas? Eh bien! dites-leur que le père Bourras sait encore
travailler, et qu'il trouvera de l'ouvrage où il voudra... Vrai!
ce serait trop commode, de faire la charité aux gens qu'on
assassine! Alors, elle le supplia.

-- Je vous en prie, acceptez, ne me laissez pas ce chagrin.

Mais il secouait sa tête chevelue.

-- Non, non, c'est fini, bonsoir... Vivez donc heureuse, vous qui
êtes jeune, et n'empêchez pas les vieux de partir avec leurs
idées.

Il jeta un dernier coup d'oeil sur le tas des décombres, puis s'en
alla, péniblement. Elle suivit son dos, au milieu des bousculades
du trottoir. Le dos tourna l'angle de la place Gaillon, et ce fut
tout.

Un instant, Denise resta immobile, les yeux perdus. Enfin, elle
entra chez son oncle. Le drapier était seul, dans la boutique
sombre du Vieil Elbeuf. La femme de ménage ne venait que le matin
et le soir, pour faire un peu de cuisine et pour l'aider à ôter et
à mettre les volets. Il passait les heures, au fond de cette
solitude, sans que personne souvent le dérangeât de la journée,
effaré et ne trouvant plus les marchandises, lorsqu'une cliente se
risquait encore. Et là, dans le silence, dans le demi-jour, il
marchait continuellement, il gardait le pas alourdi de ses deuils,
cédant à un besoin maladif, à de véritables crises de marche
forcée, comme s'il avait voulu bercer et endormir sa douleur.

-- Allez-vous mieux, mon oncle? demanda Denise.

Il ne s'arrêta qu'une seconde, il repartit, allant de la caisse à
un angle obscur.

-- Oui, oui, très bien... Merci.

Elle cherchait un sujet consolant, des paroles gaies, et n'en
trouvait point.

-- Vous avez entendu ce bruit? La maison est par terre.

-- Tiens! c'est vrai, murmura-t-il d'un air étonné, ce devait être
la maison... J'ai senti le sol trembler... Moi, ce matin, en les
voyant sur le toit, j'avais fermé ma porte.

Et il eut un geste vague, pour dire que ces choses ne
l'intéressaient plus. Chaque fois qu'il revenait devant la caisse,
il regardait la banquette vide, cette banquette de velours usé, où
sa femme et sa fille avaient grandi. Puis, lorsque son perpétuel
piétinement le ramenait à l'autre bout, il regardait les casiers
noyés d'ombre, dans lesquels achevaient de moisir quelques pièces
de drap. C'était la maison veuve, ceux qu'il aimait partis, son
commerce tombé à une fin honteuse, lui seul promenant son coeur
mort et son orgueil abattu, au milieu de ces catastrophes. Il
levait les yeux vers le plafond noir, il écoutait le silence qui
sortait des ténèbres de la petite salle à manger, le coin familial
dont il aimait autrefois jusqu'à l'odeur enfermée. Plus un souffle
dans l'antique logis, son pas régulier et pesant faisait sonner
les vieux murs, comme s'il avait marché sur la tombe de ses
tendresses.

Enfin, Denise aborda le sujet qui l'amenait.

-- Mon oncle, vous ne pouvez rester ainsi. Il faudrait prendre une
détermination.

Il répondit sans s'arrêter:

-- Sans doute, mais que veux-tu que je fasse? J'ai tâché de
vendre, personne n'est venu... Mon Dieu! un matin, je fermerai la
boutique, et je m'en irai.

Elle savait qu'une faillite n'était plus à craindre. Les
créanciers avaient préféré s'entendre, devant un pareil
acharnement du sort. Tout payé, l'oncle allait simplement se
trouver à la rue.

-- Mais que ferez-vous ensuite? murmura-t-elle, cherchant une
transition pour arriver à l'offre qu'elle n'osait formuler.

-- Je ne sais pas, répondit-il. On me ramassera bien.

Il avait changé son trajet, il marchait de la salle à manger aux
vitrines de la devanture; et, maintenant, il considérait chaque
fois d'un regard morne ces vitrines lamentables, avec leur étalage
oublié. Ses yeux ne se levaient même pas sur la façade triomphante
du Bonheur des Dames, dont les lignes architecturales se perdaient
à droite et à gauche, aux deux bouts de la rue. C'était un
anéantissement, il ne trouvait plus la force de se fâcher.

-- Écoutez, mon oncle, finit par dire Denise embarrassée, il y
aurait peut-être une place pour vous...

Elle se reprit, elle bégaya:

-- Oui, je suis chargée de vous offrir une place d'inspecteur.

-- Où donc? demanda Baudu.

-- Mon Dieu! là, en face... Chez nous... Six mille francs, un
travail sans fatigue.

Brusquement, il s'était arrêté devant elle. Mais, au lieu de
s'emporter comme elle le craignait, il devenait très pâle, il
succombait sous une émotion douloureuse, d'une amère résignation.

-- En face, en face, balbutia-t-il à plusieurs reprises. Tu veux
que j'entre en face?

Denise elle-même était gagnée par cette émotion. Elle revoyait la
longue lutte des deux boutiques, elle assistait aux convois de
Geneviève et de Mme Baudu, elle avait sous les yeux le Vieil
Elbeuf renversé, égorgé à terre par le Bonheur des Dames. Et
l'idée de son oncle entrant en face, se promenant là en cravate
blanche, lui faisait sauter le coeur de pitié et de révolte.

-- Voyons, Denise, ma fille, est-ce possible? dit-il simplement,
tandis qu'il croisait ses pauvres mains tremblantes.

-- Non, non, mon oncle! cria-t-elle dans un élan de tout son être
juste et bon. Ce serait mal... Pardonnez-moi, je vous en supplie.

Il avait repris sa marche, son pas ébranlait de nouveau le vide
sépulcral de la maison. Et, quand elle le quitta, il allait, il
allait toujours, dans cette locomotion entêtée des grands
désespoirs qui tournent sur eux-mêmes, sans pouvoir en sortir
jamais.

Denise, cette nuit-là, eut encore une insomnie. Elle venait de
toucher le fond de son impuissance. Même en faveur des siens, elle
ne trouvait pas un soulagement. Jusqu'au bout, il lui fallut
assister à l'oeuvre invincible de la vie, qui veut la mort pour
continuelle semence. Elle ne se débattait plus, elle acceptait
cette loi de la lutte; mais son âme de femme s'emplissait d'une
bonté en pleurs, d'une tendresse fraternelle, à l'idée de
l'humanité souffrante. Depuis des années, elle-même était prise
entre les rouages de la machine. N'y avait-elle pas saigné? ne
l'avait-on pas meurtrie, chassée, traînée dans l'injure?
Aujourd'hui encore, elle s'épouvantait parfois, lorsqu'elle se
sentait choisie par la logique des faits. Pourquoi elle, si
chétive? pourquoi sa petite main pesant tout d'un coup si lourd,
au milieu de la besogne du monstre? Et la force qui balayait tout,
l'emportait à son tour, elle dont la venue devait être une
revanche. Mouret avait inventé cette mécanique à écraser le monde,
dont le fonctionnement brutal l'indignait; il avait semé le
quartier de ruines, dépouillé les uns, tué les autres; et elle
l'aimait quand même pour la grandeur de son oeuvre, elle l'aimait
davantage à chacun des excès de son pouvoir, malgré le flot de
larmes qui la soulevait, devant la misère sacrée des vaincus.

XIV


La rue du Dix-Décembre, toute neuve, avec ses maisons d'une
blancheur de craie et les derniers échafaudages des quelques
bâtisses attardées, s'allongeait sous un limpide soleil de
février; un flot de voitures passait, d'un large train de
conquête, au milieu de cette trouée de lumière qui coupait l'ombre
humide du vieux quartier Saint-Roch; et, entre la rue de la
Michodière et la rue de Choiseul, il y avait une émeute,
l'écrasement d'une foule chauffée par un mois de réclame, les yeux
en l'air, bayant devant la façade monumentale du Bonheur des
Dames, dont l'inauguration avait lieu ce lundi-là, à l'occasion de
la grande exposition de blanc.

C'était, dans sa fraîcheur gaie, un vaste développement
d'architecture polychrome, rehaussée d'or, annonçant le vacarme et
l'éclat du commerce intérieur, accrochant les yeux comme un
gigantesque étalage qui aurait flambé des couleurs les plus vives.
Au rez-de-chaussée, pour ne pas tuer les étoffes des vitrines, la
décoration restait sobre: un soubassement en marbre vert de mer;
les piles d'angle et les piliers d'appui recouverts de marbre
noir, dont la sévérité s'éclairait de cartouches dorés; et le
reste en glaces sans tain, dans les châssis de fer, rien que des
glaces qui semblaient ouvrir les profondeurs des galeries et des
halls au plein jour de la rue. Mais, à mesure que les étages
montaient, s'allumaient les tons éclatants. La frise du rez-de-
chaussée déroulait des mosaïques, une guirlande de fleurs rouges
et bleues, alternées avec des plaques de marbre, où étaient gravés
des noms de marchandises, à l'infini, ceignant le colosse. Puis,
le soubassement du premier étage, en briques émaillées, supportait
de nouveau les glaces des larges baies, jusqu'à la frise, faite
d'écussons dorés, aux armes des villes de France, et de motifs en
terre cuite, dont l'émail répétait les teintes claires du
soubassement. Enfin, tout en haut, l'entablement s'épanouissait
comme la floraison ardente de la façade entière, les mosaïques et
les faïences reparaissaient avec des colorations plus chaudes, le
zinc des chéneaux était découpé et doré, l'acrotère alignait un
peuple de statues, les grandes cités industrielles et
manufacturières, qui détachaient en plein ciel leurs fines
silhouettes. Et les curieux s'émerveillaient surtout devant la
porte centrale, d'une hauteur d'arc de triomphe, décorée elle
aussi d'une profusion de mosaïques, de faïences, de terres cuites,
surmontée d'un groupe allégorique dont l'or neuf rayonnait, la
Femme habillée et baisée par une volée rieuse de petits Amours.

Vers deux heures, un piquet d'ordre dut faire circuler la foule et
veiller au stationnement des voitures. Le palais était construit,
le temple élevé à la folie dépensière de la mode. Il dominait, il
couvrait un quartier de son ombre. Déjà, la plaie laissée à son
flanc par la démolition de la masure de Bourras, se trouvait si
bien cicatrisée, qu'on aurait vainement cherché la place de cette
verrue ancienne; les quatre façades filaient le long des quatre
rues, sans une lacune, dans leur isolement superbe. Sur l'autre
trottoir, depuis l'entrée de Baudu dans une maison de retraite, le
Vieil Elbeuf était fermé, muré ainsi qu'une tombe, derrière les
volets qu'on n'enlevait plus; peu à peu, les roues de fiacres les
éclaboussaient, des affiches les noyaient, les collaient ensemble,
flot montant de la publicité, qui semblait la dernière pelletée de
terre jetée sur le vieux commerce; et, au milieu de cette
devanture morte, salie des crachats de la rue, bariolée des
guenilles du vacarme parisien, s'étalait, comme un drapeau planté
sur un empire conquis, une immense affiche jaune, toute fraîche,
annonçant en lettres de deux pieds la grande mise en vente du
Bonheur des Dames. On eût dit que le colosse, après ses
agrandissements successifs, pris de honte et de répugnance pour le
quartier noir, où il était né modestement, et qu'il avait plus
tard égorgé, venait de lui tourner le dos, laissant la boue des
rues étroites sur ses derrières, présentant sa face de parvenu à
la voie tapageuse et ensoleillée du nouveau Paris. Maintenant, tel
que le montrait la gravure des réclames, il s'était engraissé,
pareil à l'ogre des contes, dont les épaules menacent de faire
craquer les nuages. D'abord, au premier plan de cette gravure, la
rue du Dix-Décembre, les rues de la Michodière et Monsigny,
emplies de petites figures noires, s'élargissaient démesurément,
comme pour donner passage à la clientèle du monde entier. Puis,
c'étaient les bâtiments eux-mêmes, d'une immensité exagérée, vus à
vol d'oiseau avec leurs corps de toitures qui dessinaient les
galeries couvertes, leurs cours vitrées où l'on devinait les
halls, tout l'infini de ce lac de verre et de zinc luisant au
soleil. Au delà, Paris s'étendait, mais un Paris rapetissé, mangé
par le monstre: les maisons, d'une humilité de chaumières dans le
voisinage, s'éparpillaient ensuite en une poussière de cheminées
indistinctes; les monuments semblaient fondre, à gauche deux
traits pour Notre-Dame, à droite un accent circonflexe pour les
Invalides, au fond le Panthéon, honteux et perdu, moins gros
qu'une lentille. L'horizon tombait en poudre, n'était plus qu'un
cadre dédaigné, jusqu'aux hauteurs de Châtillon, jusqu'à la vaste
campagne, dont les lointains noyés indiquaient l'esclavage.

Depuis le matin, la cohue augmentait. Aucun magasin n'avait encore
remué la ville d'un tel fracas de publicité. Maintenant, le
Bonheur dépensait chaque année près de six cent mille francs en
affiches, en annonces, en appels de toutes sortes; le nombre des
catalogues envoyés allait à quatre cent mille, on déchiquetait
plus de cent mille francs d'étoffes pour les échantillons. C'était
l'envahissement définitif des journaux, des murs, des oreilles du
public, comme une monstrueuse trompette d'airain, qui, sans
relâche, soufflait aux quatre coins de la terre le vacarme des
grandes mises en vente. Et, désormais, cette façade, devant
laquelle on s'écrasait, devenait la réclame vivante, avec son luxe
bariolé et doré de bazar, ses vitrines larges à y exposer le poème
entier des vêtements de la femme, ses enseignes prodiguées,
peintes, gravées, taillées, depuis les plaques de marbre du rez-
de-chaussée, jusqu'aux feuilles de tôle arrondies en arc au-dessus
des toits, déroulant l'or de leurs banderoles, et où le nom de la
maison se lisait en lettres couleur du temps, découpées sur le
bleu de l'air. Pour fêter l'inauguration, on avait ajouté des
trophées, des drapeaux; chaque étage se trouvait pavoisé de
bannières et d'étendards aux armes des principales villes de
France; tandis que, tout en haut, les pavillons des peuples
étrangers, hissés à des mâts, battaient au vent du ciel. En bas,
enfin, l'exposition de blanc prenait, au fond des vitrines, une
intensité de ton aveuglante. Rien que du blanc, un trousseau
complet et une montagne de draps de lit à gauche, des rideaux en
chapelle et des pyramides de mouchoirs à droite, fatiguaient le
regard; et, entre les «pendus» de la porte, des pièces de toile,
de calicot, de mousseline, tombant en nappe, pareilles à des
éboulements de neige, étaient plantées debout des gravures
habillées, des feuilles de carton bleuâtre, où une jeune mariée et
une dame en toilette de bal, toutes deux de grandeur naturelle,
vêtues de vraies étoffes, dentelle et soie, souriaient de leurs
figures peintes. Un cercle de badauds se reformait sans cesse, un
désir montait de l'ébahissement de la foule.

Ce qui ameutait encore la curiosité autour du Bonheur des Dames,
c'était un sinistre dont Paris entier causait, l'incendie des
Quatre Saisons, le grand magasin que Bouthemont avait ouvert près
de l'Opéra, depuis trois semaines à peine. Les journaux
débordaient de détails: le feu mis par une explosion de gaz
pendant la nuit, la fuite épouvantée des vendeuses en chemise,
l'héroïsme de Bouthemont qui en avait sauvé cinq sur ses épaules.
Du reste, les pertes énormes se trouvaient couvertes, et le public
commençait à hausser les épaules, en disant que la réclame était
superbe. Mais, pour le moment, l'attention refluait vers le
Bonheur, enfiévrée des histoires qui couraient, occupée jusqu'à
l'obsession de ces bazars dont l'importance prenait une si large
place dans la vie publique. Toutes les chances, ce Mouret! Paris
saluait son étoile, accourait le voir debout, puisque les flammes
maintenant se chargeaient de balayer à ses pieds la concurrence;
et l'on chiffrait déjà les gains de la saison, on estimait le flot
élargi de cohue qu'allait faire couler, sous sa porte, la
fermeture forcée de la maison rivale. Un instant, il avait éprouvé
des inquiétudes, troublé de sentir contre lui une femme, cette
Mme Desforges, à laquelle il devait un peu sa fortune. Le
dilettantisme financier du baron Hartmann, mettant de l'argent
dans les deux affaires, l'énervait aussi. Puis, il était surtout
exaspéré de n'avoir pas eu une idée géniale de Bouthemont: ce bon
vivant ne venait-il pas de faire bénir ses magasins par le curé de
la Madeleine, suivi de tout son clergé! une cérémonie étonnante,
une pompe religieuse promenée de la soierie à la ganterie, Dieu
tombé dans les pantalons de femme et dans les corsets; ce qui
n'avait pas empêché le tout de brûler, mais ce qui valait un
million d'annonces, tellement le coup était porté sur la clientèle
mondaine. Mouret, depuis ce temps, rêvait d'avoir l'archevêque!

Cependant, trois heures sonnaient à l'horloge qui surmontait la
porte. C'était l'écrasement de l'après-midi, près de cent mille
clientes s'étouffant dans les galeries et dans les halls. Dehors,
des voitures stationnaient, d'un bout à l'autre de la rue du Dix-
Décembre; et, du côté de l'Opéra, une autre masse profonde
occupait le cul-de-sac, où devait s'amorcer la future avenue. De
simples fiacres se mêlaient aux coupés de maître, les cochers
attendaient parmi les roues, les rangées de chevaux hennissaient,
secouaient les étincelles de leurs gourmettes, allumées de soleil.
Sans cesse, les queues se refaisaient, au milieu des appels des
garçons, de la poussée des bêtes, qui, d'elles-mêmes, serraient la
file, tandis que des voitures nouvelles, continuellement,
s'ajoutaient aux autres. Les piétons s'envolaient sur les refuges
par bandes effarouchées, les trottoirs étaient noirs de monde,
dans la perspective fuyante de la voie large et droite. Et une
clameur montait entre les maisons blanches, ce fleuve humain
roulait sous l'âme de Paris épandue, un souffle énorme et doux,
dont on sentait la caresse géante.

Devant une vitrine, Mme de Boves, accompagnée de sa fille Blanche,
regardait avec Mme Guibal un étalage de costumes mi-confectionnés.

-- Oh! voyez donc, dit-elle, ces costumes de toile, pour dix-neuf
francs soixante-quinze!

Dans leurs cartons carrés, les costumes noués d'une faveur,
étaient pliés de façon à présenter les garnitures seules, brodées
de bleu et de rouge; et, occupant l'angle de chaque carton, une
gravure montrait le vêtement tout fait, porté par une jeune
personne aux airs de princesse.

-- Mon Dieu! ça ne vaut pas davantage, murmura Mme Guiball. De
vraies loques, dès qu'on a ça dans la main!

Maintenant, elles étaient intimes, depuis que M. de Boves restait
dans un fauteuil, cloué par des accès de goutte. La femme
supportait la maîtresse, préférant encore que la chose eût lieu
chez elle, car elle y gagnait un peu d'argent de poche, des sommes
que le mari se laissait voler, ayant lui-même besoin de tolérance.

-- Eh bien! entrons, reprit Mme Guibal. Il faut voir leur
exposition... Est-ce que votre gendre ne vous a pas donné rendez-
vous là-dedans?

Mme de Boves ne répondit pas, les regards perdus, l'air absorbé
par la queue des voitures, qui une à une, s'ouvraient et lâchaient
toujours des clientes.

-- Si, dit enfin Blanche de sa voix molle. Paul doit nous prendre
vers quatre heures dans la salle de lecture, après sa sortie du
ministère.

Ils étaient mariés depuis un mois, et Vallagnosc, à la suite d'un
congé de trois semaines, passé dans le Midi, venait de rentrer à
son poste. La jeune femme avait déjà la carrure de sa mère, la
chair soufflée et comme épaissie par le mariage.

-- Mais c'est Mme Desforges, là-bas! s'écria la comtesse, les yeux
sur un coupé qui s'arrêtait.

-- Oh! croyez-vous? murmura Mme Guibal. Après toutes ces
histoires... Elle doit encore pleurer l'incendie des Quatre
Saisons.

C'était bien Henriette pourtant. Elle aperçut ces dames, elle
s'avança d'un air gai, cachant sa défaite sous l'aisance mondaine
de ses manières.

-- Mon Dieu! oui, j'ai voulu me rendre compte. Il vaut mieux
savoir par soi-même, n'est-ce pas?... Oh! nous sommes toujours
bons amis avec M. Mouret, bien qu'on le dise furieux, depuis que
je me suis intéressée à cette maison rivale... Moi, il n'y a
qu'une chose que je ne lui pardonne pas, c'est d'avoir poussé à ce
mariage, vous savez? ce Joseph, avec ma protégée, Mlle de
Fontenailles...

-- Comment! c'est fait? interrompit Mme de Boves. Quelle horreur!

-- Oui, ma chère, et uniquement pour mettre le talon sur nous. Je
le connais, il a voulu dire que nos filles du monde ne sont bonnes
qu'à épouser ses garçons de magasin.

Elle s'animait. Toutes quatre demeuraient sur le trottoir, au
milieu des bousculades de l'entrée. Peu à peu, cependant, le flot
les prenait; et elles n'eurent qu'à s'abandonner au courant, elles
passèrent la porte comme soulevées, sans en avoir conscience,
causant plus fort pour s'entendre. Maintenant, elles se
demandaient des nouvelles de Mme Marty. On racontait que le pauvre
M. Marty, à la suite de violentes scènes de ménage, venait d'être
frappé du délire des grandeurs: il puisait à pleines mains dans
les trésors de la terre, il vidait les mines d'or, chargeait des
tombereaux de diamants et de pierreries.

-- Pauvre bonhomme! dit Mme Guibal, lui toujours si râpé, avec son
humilité de coureur de cachet!... Et la femme?

-- Elle mange un oncle, à présent, répondit Henriette, un vieux
brave homme d'oncle, qui s'est retiré chez elle, après son
veuvage... D'ailleurs, elle doit être ici, nous allons la voir.

Une surprise immobilisa ces dames. Devant elles, s'étendaient les
magasins, les plus vastes magasins du monde, comme disaient-les
réclames. À cette heure, la grande galerie centrale allait de bout
en bout, ouvrait sur la rue du Dix-Décembre et sur la rue Neuve-
Saint-Augustin; tandis que, à droite et à gauche, pareilles aux
bas-côtés d'une église, la galerie Monsigny et la galerie
Michodière, plus étroites, filaient elles aussi le long des deux
rues, sans une interruption. De place en place, les halls
élargissaient des carrefours, au milieu de la charpente métallique
des escaliers suspendus et des ponts volants. On avait retourné la
disposition intérieure: maintenant, les soldes étaient sur la rue
du Dix-Décembre, la soie se trouvait au milieu, la ganterie
occupait, au fond, le hall Saint-Augustin; et du nouveau vestibule
d'honneur, lorsqu'on levait les yeux, on apercevait toujours la
literie, déménagée d'une extrémité à l'autre du second étage. Le
chiffre énorme des rayons montait au nombre de cinquante;
plusieurs, tout neufs, étaient inaugurés ce jour-là; d'autres,
devenus trop importants, avaient dû être simplement dédoublés,
afin de faciliter la vente; et, devant cet accroissement continu
des affaires, le personnel lui-même, pour la nouvelle saison,
venait d'être porté à trois mille quarante-cinq employés.

Ce qui arrêtait ces dames, c'était le spectacle prodigieux de la
grande exposition de blanc. Autour d'elles, d'abord, il y avait le
vestibule, un hall aux glaces claires, pavé de mosaïques, où les
étalages à bas prix retenaient la foule vorace. Ensuite, les
galeries s'enfonçaient, dans une blancheur éclatante, une échappée
boréale, toute une contrée de neige, déroulant l'infini des
steppes tendues d'hermine, l'entassement des glaciers allumés sous
le soleil. On retrouvait le blanc des vitrines du dehors, mais
avivé, colossal, brûlant d'un bout à l'autre de l'énorme vaisseau,
avec la flambée blanche d'un incendie en plein feu. Rien que du
blanc, tous les articles blancs de chaque rayon, une débauche de
blanc, un astre blanc dont le rayonnement fixe aveuglait d'abord,
sans qu'on pût distinguer les détails, au milieu de cette
blancheur unique. Bientôt les yeux s'accoutumaient: à gauche, la
galerie Monsigny allongeait les promontoires blancs des toiles et
des calicots, les roches blanches des draps de lit, des
serviettes, des mouchoirs; tandis que la galerie Michodière, à
droite, occupée par la mercerie, la bonneterie et les lainages,
exposait des constructions blanches en boutons de nacre, un grand
décor bâti avec des chaussettes blanches, toute une salle
recouverte de molleton blanc, éclairée au loin d'un coup de
lumière. Mais le foyer de clarté rayonnait surtout de la galerie
centrale, aux rubans et aux fichus, à la ganterie et à la soie.
Les comptoirs disparaissaient sous le blanc des soies et des
rubans, des gants et de fichus. Autour des colonnettes de fer,
s'élevaient des bouillonnés de mousseline blanche, noués de place
en place par des foulards blancs. Les escaliers étaient garnis de
draperies blanches, des draperies de piqué et de basin alternées,
qui filaient le long des rampes, entouraient les halls, jusqu'au
second étage; et cette montée du blanc prenait des ailes, se
pressait et se perdait, comme une envolée de cygnes. Puis, le
blanc retombait des voûtes, une tombée de duvet, une nappe
neigeuse en larges flocons: des couvertures blanches, des couvre-
pieds blancs, battaient l'air, accrochés, pareils à des bannières
d'église; de longs jets de guipure traversaient, semblaient
suspendre des essaims de papillons blancs, au bourdonnement
immobile; des dentelles frissonnaient de toutes parts, flottaient
comme des fils de la Vierge par un soleil d'été, emplissaient
l'air de leur haleine blanche. Et la merveille, l'autel de cette
religion du blanc, était, au-dessus du comptoir des soieries, dans
le grand hall, une tente faite de rideaux blancs, qui descendaient
du vitrage. Les mousselines, les gazes, les guipures d'art,
coulaient à flots légers, pendant que des tulles brodés, très
riches, et des pièces de soie orientale, lamées d'argent,
servaient de fond à cette décoration géante, qui tenait du
tabernacle et de l'alcôve. On aurait dit un grand lit blanc, dont
l'énormité virginale attendait, comme dans les légendes, la
princesse blanche, celle qui devait venir un jour, toute-
puissante, avec le voile blanc des épousées.

-- Oh! extraordinaire! répétaient ces dames. Inouï!

Elles ne se lassaient pas de cette chanson du blanc, que
chantaient les étoffes de la maison entière. Mouret n'avait encore
rien fait de plus vaste, c'était le coup de génie de son art de
l'étalage. Sous l'écroulement de ces blancheurs, dans l'apparent
désordre des tissus, tombés comme au hasard des cases éventrées,
il y avait une phrase harmonique, le blanc suivi et développé dans
tous ses tons, qui naissait, grandissait, s'épanouissait, avec
l'orchestration compliquée d'une fugue de maître, dont le
développement continu emporte les âmes d'un vol sans cesse élargi.
Rien que du blanc, et jamais le même blanc, tous les blancs,
s'enlevant les uns sur les autres, s'opposant, se complétant,
arrivant à l'éclat même de la lumière. Cela partait des blancs
mats du calicot et de la toile, des blancs sourds de la flanelle
et du drap; puis, venaient les velours, les soies, les satins, une
gamme montante, le blanc peu à peu allumé, finissant en petites
flammes aux cassures des plis; et le blanc s'envolait avec la
transparence des rideaux, devenait de la clarté libre avec les
mousselines, les guipures, les dentelles, les tulles surtout, si
légers, qu'ils étaient comme la note extrême et perdue; tandis que
l'argent des pièces de soie orientale chantait le plus haut, au
fond de l'alcôve géante.

Cependant, les magasins vivaient, du monde assiégeait les
ascenseurs, on s'écrasait au buffet et au salon de lecture, tout
un peuple voyageait au milieu de ces espaces couverts de neige. Et
la foule paraissait noire, on eût dit les patineurs d'un lac de
Pologne, en décembre. Au rez-de-chaussée, il y avait une houle
assombrie, agitée d'un reflux, où l'on ne distinguait que les
visages délicats et ravis des femmes. Dans les découpures des
charpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts volants,
c'était ensuite une ascension sans fin de petites figures, comme
égarées au milieu de pics neigeux. Une chaleur de serre,
suffocante, surprenait, en face de ces hauteurs glacées. Le
bourdonnement des voix faisait un bruit énorme de fleuve qui
charrie. Au plafond, les ors prodigués, les vitres niellées d'or
et les rosaces d'or semblaient un coup de soleil, luisant sur les
Alpes de la grande exposition de blanc.

-- Voyons, dit Mme de Boves, il faut pourtant avancer. Nous ne
pouvons rester là.

Depuis qu'elle était entrée, l'inspecteur Jouve, debout près de la
porte, ne la quittait pas des yeux. Lorsqu'elle se retourna, leurs
regards se rencontrèrent. Puis, comme elle se remettait en marche,
il lui laissa quelque avance, et la suivit de loin, sans paraître
s'occuper d'elle davantage.

-- Tiens! dit Mme Guibal, en s'arrêtant encore devant la première
caisse, au milieu des poussées, c'est une idée gentille, ces
violettes!

Elle parlait de la nouvelle prime du Bonheur, une idée de Mouret
dont il menait tapage dans les journaux, de petits bouquets de
violettes blanches, achetés par milliers à Nice et distribués à
toute cliente qui faisait le moindre achat. Près de chaque caisse,
des garçons en livrée délivraient la prime, sous la surveillance
d'un inspecteur. Et, peu à peu, la clientèle se trouvait fleurie,
les magasins s'emplissaient de ces noces blanches, toutes les
femmes promenaient un parfum pénétrant de fleur.

-- Oui, murmura Mme Desforges d'une voix jalouse, l'idée est
bonne.

Mais, au moment où ces dames allaient s'éloigner, elles
entendirent deux vendeurs qui plaisantaient sur les violettes. Un
grand maigre s'étonnait: ça se faisait donc, ce mariage du patron
avec la première des costumes? tandis qu'un petit gras répondait
qu'on n'avait jamais su, mais que les fleurs tout de même étaient
achetées.

-- Comment! dit Mme de Boves, M. Mouret se marie?

-- C'est la première nouvelle, répondit Henriette qui jouait
l'indifférence. Du reste, il faut bien finir par là.

La comtesse avait lancé un vif regard à sa nouvelle amie.
Maintenant, toutes deux comprenaient pourquoi Mme Desforges était
venue au Bonheur des Dames, malgré les batailles de la rupture.
Sans doute, elle cédait au besoin invincible de voir et de
souffrir.

-- Je reste avec vous, lui dit Mme Guibal, dont la curiosité
s'éveillait. Nous retrouverons Mme de Boves au salon de lecture.

-- Eh bien! c'est cela, déclara celle-ci. Moi, j'ai affaire au
premier... Viens-tu, Blanche?

Et elle monta, suivie de sa fille, pendant que l'inspecteur Jouve,
toujours à sa suite, allait prendre un escalier voisin, pour ne
pas attirer son attention. Les deux autres se perdirent dans la
foule compacte du rez-de-chaussée.

Tous les comptoirs, au milieu des bousculades de la vente, ne
causaient une fois encore que des amours du patron. L'aventure,
qui depuis des mois, occupait les commis enchantés de la longue
résistance de Denise, venait tout d'un coup d'aboutir à une crise:
on avait appris la veille que la jeune fille quittait le Bonheur,
malgré les supplications de Mouret, en prétextant un grand besoin
de repos. Et les avis étaient ouverts: partirait-elle? ne
partirait-elle pas? De rayon à rayon, on pariait cent sous, pour
le dimanche suivant. Les malins mettaient un déjeuner sur la carte
du mariage final; pourtant, les autres, ceux qui croyaient au
départ, ne risquaient pas non plus leur argent sans de bonnes
raisons. À coup sûr, la demoiselle avait la force d'une femme
adorée qui se refuse; mais le patron, de son côté, était fort de
sa richesse, de son heureux veuvage, de son orgueil qu'une
exigence dernière pouvait exaspérer. Du reste, les uns comme les
autres, tombaient d'accord que cette petite vendeuse avait mené
l'affaire avec la science d'une rouée de génie, et qu'elle jouait
la partie suprême, en lui mettant ainsi le marché à la main.
Épouse-moi, ou je m'en vais.

Denise, cependant, ne songeait guère à ces choses. Elle n'avait
jamais eu ni une exigence ni un calcul. Et la situation qui la
décidait au départ, était justement résultée des jugements qu'on
portait sur sa conduite, à sa continuelle surprise. Est-ce qu'elle
avait voulu tout cela? est-ce qu'elle se montrait rusée, coquette,
ambitieuse? Elle était venue simplement, elle s'étonnait la
première qu'on pût l'aimer ainsi. Aujourd'hui encore, pourquoi
voyait-on une habileté dans sa résolution de quitter le Bonheur?
C'était si naturel pourtant! Elle en arrivait à un malaise
nerveux, à des angoisses intolérables, au milieu des commérages
sans cesse renaissants de la maison, des brûlantes obsessions de
Mouret, des combats qu'elle avait à livrer contre elle-même; et
elle préférait s'éloigner, prise de la peur de céder un jour et de
le regretter ensuite toute son existence. S'il y avait là une
tactique savante, elle l'ignorait, elle se demandait avec
désespoir comment faire, pour n'avoir pas l'air d'être une
coureuse de maris. L'idée d'un mariage l'irritait maintenant, elle
était décidée à dire non encore, non toujours, dans le cas où il
pousserait la folie jusque-là. Elle seule devait souffrir. La
nécessité de la séparation la mettait en larmes; mais elle se
répétait, avec son grand courage, qu'il le fallait, qu'elle
n'aurait plus de repos ni de joie, si elle agissait autrement.

Lorsque Mouret reçut sa démission, il resta muet et comme froid,
dans l'effort qu'il faisait pour se contenir. Puis, il déclara
sèchement qu'il lui accordait huit jours de réflexion, avant de
lui laisser commettre une pareille sottise. Au bout des huit
jours, quand elle revint sur ce sujet, en exprimant la volonté
formelle de s'en aller après la grande mise en vente, il ne
s'emporta pas davantage, il affecta de parler raison: elle
manquait sa fortune, elle ne retrouverait nulle part la position
qu'elle occupait chez lui. Avait-elle donc une autre place en vue?
il était tout prêt à lui donner les avantages qu'elle espérait
obtenir ailleurs. Et la jeune fille ayant répondu qu'elle n'avait
pas cherché de place, qu'elle comptait se reposer d'abord un mois
à Valognes, grâce aux économies déjà faites par elle, il demanda
ce qui l'empêcherait de rentrer ensuite au Bonheur, si le soin de
sa santé l'obligeait seul à en sortir. Elle se taisait, torturée
par cet interrogatoire. Alors, il s'imagina qu'elle allait
retrouver un amant, un mari peut-être. Ne lui avait-elle pas
avoué, un soir, qu'elle aimait quelqu'un? Depuis ce moment, il
portait en plein coeur, enfoncé comme un couteau, cet aveu arraché
dans une heure de trouble. Et, si cet homme devait l'épouser, elle
abandonnait tout pour le suivre: cela expliquait son obstination.
C'était fini, il ajouta simplement de sa voix glacée qu'il ne la
retenait plus, puisqu'elle ne pouvait lui confier les vraies
causes de son départ. Cette conversation dure, sans colère, la
bouleversa davantage que la scène violente dont elle avait peur.

Pendant la semaine que Denise dut passer encore au magasin, Mouret
garda sa pâleur rigide. Quand il traversait les rayons, il
affectait de ne pas la voir; jamais il n'avait semblé plus
détaché, plus enfoncé dans le travail; et les paris
recommencèrent, les braves seuls osaient risquer un déjeuner sur
la carte du mariage. Cependant, sous cette froideur, si peu
habituelle chez lui, Mouret cachait une crise affreuse
d'indécision et de souffrance. Des fureurs lui battaient le crâne
d'un flot de sang: il voyait rouge, il rêvait de prendre Denise
d'une étreinte, de la garder, en étouffant ses cris. Ensuite, il
voulait raisonner, il cherchait des moyens pratiques, pour
l'empêcher de franchir la porte; mais il butait sans cesse contre
son impuissance, avec la rage de sa force et de son argent
inutiles. Une idée, cependant, grandissait au milieu de projets
fous, s'imposait peu à peu, malgré ses révoltes. Après la mort de
Mme Hédouin, il avait juré de ne pas se remarier, tenant d'une
femme sa première chance, résolu désormais à tirer sa fortune de
toutes les femmes. C'était, chez lui, comme chez Bourdoncle, une
superstition, que le directeur d'une grande maison de nouveautés
devait être célibataire, s'il voulait garder sa royauté de mâle
sur les désirs épandus de son peuple de clientes: une femme
introduite changeait l'air, chassait les autres, en apportant son
odeur. Et il résistait à l'invincible logique des faits, il
préférait en mourir que de céder, pris de soudaines colères contre
Denise, sentant bien qu'elle était la revanche, craignant de
tomber vaincu sur ses millions, brisé comme une paille par
l'éternel féminin, le jour où il l'épouserait. Puis, lentement, il
redevenait lâche, il discutait ses répugnances: pourquoi trembler?
elle était si douce, si raisonnable, qu'il pouvait s'abandonner à
elle sans crainte. Vingt fois par heure, le combat recommençait
dans son être ravagé. L'orgueil irritait la plaie, il achevait de
perdre son peu de raison, lorsqu'il songeait que, même après cette
soumission dernière, elle pouvait dire non, toujours non, si elle
aimait quelqu'un. Le matin de la grande mise en vente, il n'avait
encore rien décidé, et Denise partait le lendemain.

Justement, lorsque Bourdoncle, ce jour-là, entra dans le cabinet
de Mouret, vers trois heures, selon son habitude, il le surprit
les coudes sur le bureau, les poings sur les yeux, tellement
absorbé, qu'il dut le toucher à l'épaule. Mouret leva sa face
mouillée de larmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se
tendirent, et il y eut une étreinte brusque, entre ces hommes qui
avaient livré ensemble tant de batailles commerciales. Depuis un
mois, l'attitude de Bourdoncle s'était du reste complètement
modifiée: il pliait devant Denise, il poussait même sourdement le
patron au mariage. Sans doute, il manoeuvrait ainsi pour ne pas
être balayé par une force qu'il reconnaissait maintenant comme
supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fond de ce
changement, le réveil d'une ambition ancienne, l'espoir effrayé et
peu à peu élargi de manger à son tour Mouret, devant lequel il
avait si longtemps courbé l'échine. Cela était dans l'air de la
maison, dans cette bataille pour l'existence, dont les massacres
continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par
le jeu de la machine, pris de l'appétit des autres, de la voracité
qui, de bas en haut, jetait les maigres à l'extermination des
gras. Seule, une sorte de peur religieuse, la religion de la
chance, l'avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire.
Et le patron redevenait enfant, glissait à un mariage imbécile,
allait tuer sa chance, gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi
l'en aurait-il détourné? lorsqu'il pourrait ensuite ramasser si
aisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d'une
femme. Aussi était-ce avec l'émotion d'un adieu, la pitié d'une
vieille camaraderie, qu'il serrait les mains de son chef, en
répétant:

-- Voyons, du courage, que diable!... Épousez-la, et que cela
finisse.

Déjà Mouret avait honte de sa minute d'abandon. Il se leva, il
protesta.

-- Non, non, c'est trop bête... Venez, nous allons faire notre
tour dans les magasins. Ça marche, n'est-ce pas? Je crois que la
journée sera magnifique.

Ils sortirent et commencèrent leur inspection de l'après-midi, au
milieu des rayons encombrés de foule. Bourdoncle coulait vers lui
des regards obliques, inquiet de cette énergie dernière,
l'étudiant aux lèvres, pour y surprendre les moindres plis de
douleur.

La vente, en effet, jetait son feu, dans un train d'enfer, dont la
maison tremblait, d'une secousse de grand navire filant à pleine
machine. Au comptoir de Denise, s'étouffait une cohue de mères,
traînant des bandes de fillettes et de petits garçons, noyées sous
les vêtements qu'on leur essayait. Le rayon avait sorti tous ses
articles blancs, et c'était là, comme partout, une débauche de
blanc, de quoi vêtir de blanc une troupe d'Amours frileux: des
paletots en drap blanc, des robes en piqué, en nansouk, en
cachemire blanc, des matelots et jusqu'à des zouaves blancs. Au
milieu, pour le décor et bien que la saison ne fût pas venue, se
trouvait un étalage de costumes de première communion, la robe et
le voile de mousseline blanche, les souliers de satin blanc, une
floraison jaillissante légère, qui plantait là comme un bouquet
énorme d'innocence et de ravissement candide. Mme Bourdelais,
devant ses trois enfants, assis par rang de taille, Madeleine,
Edmond, Lucien, se fâchait contre ce dernier, le plus petit, parce
qu'il se débattait, tandis que Denise s'efforçait de lui passer
une jaquette de mousseline de laine.

-- Tiens-toi donc tranquille!... Vous ne pensez pas, mademoiselle,
qu'elle soit un peu étroite?

Et, avec son regard clair de femme qu'on ne trompe pas, elle
étudiait l'étoffe, jugeait la façon, retournait les coutures.

-- Non, elle va bien, reprit-elle. C'est toute une affaire, quand
il faut habiller ce petit monde... Maintenant, il me faudrait un
manteau pour cette grande fille.

Denise avait dû se mettre à la vente, dans la prise d'assaut du
rayon. Elle cherchait le manteau demandé, lorsqu'elle eut un léger
cri de surprise.

-- Comment! c'est toi! qu'y a-t-il donc?

Son frère Jean, les mains embarrassées d'un paquet, se trouvait
devant elle. Il était marié depuis huit jours, et le samedi, sa
femme, une petite brune d'un visage tourmenté et charmant, avait
fait une longue visite au Bonheur des Dames, pour des achats. Le
jeune ménage devait accompagner Denise à Valognes: un vrai voyage
de noces, un mois de vacances dans les souvenirs d'autrefois.

-- Imagine-toi, répondit-il, que Thérèse a oublié une foule
d'affaires. Il y a des choses à changer, d'autres à prendre...
Alors, comme elle est pressée, elle m'a envoyé avec ce paquet...
Je vais t'expliquer...

Mais elle l'interrompit, en apercevant Pépé.

-- Tiens! Pépé aussi! et le collège?

-- Ma foi, dit Jean, après le dîner, hier dimanche, je n'ai pas eu
le courage de le reconduire. Il rentrera ce soir... Le pauvre
enfant est assez triste de rester enfermé à Paris, lorsque nous
nous promènerons là-bas.

Denise leur souriait, malgré son tourment. Elle confia
Mme Bourdelais à une de ses vendeuses, elle revint vers eux, dans
un coin du rayon, qui heureusement se dégarnissait. Les petits,
ainsi qu'elle les nommait encore, étaient à cette heure de grands
gaillards. Pépé, à douze ans, la dépassait déjà, plus gros
qu'elle, toujours muet et vivant de caresses, d'une douceur câline
dans sa tunique de collégien; tandis que Jean, carré des épaules,
la dominant de toute la tête, gardait sa beauté de femme, avec sa
chevelure blonde, envolée sous le coup de vent des ouvriers
artistes. Et elle, restée mince, pas plus grosse qu'une mauviette,
comme elle disait, conservait entre eux son autorité inquiète de
mère, les traitait en gamins qu'il faut soigner, reboutonnant la
redingote de Jean pour qu'il n'eût pas l'air d'un coureur,
s'assurant que Pépé avait un mouchoir propre. Ce jour-là, quand
elle vit les yeux gros de ce dernier, elle le sermonna doucement.

-- Sois raisonnable, mon petit. On ne peut pas interrompre tes
études. Je t'emmènerai aux vacances... As-tu envie de quelque
chose, hein? Tu préfères que je te laisse des sous, peut-être.

Puis, elle revint vers l'autre.

-- Aussi, toi, petit, tu lui montes la tête, tu lui fais croire
que nous allons nous amuser!... Tâchez donc d'avoir un peu de
raison.

Elle avait donné à l'aîné quatre mille francs, la moitié de ses
économies, pour qu'il pût installer son ménage. Le cadet lui
coûtait gros au collège, tout son argent allait à eux, comme
autrefois. Ils étaient sa seule raison de vivre et de travailler,
puisque, de nouveau, elle jurait de ne se marier jamais.

-- Enfin, voici, reprit Jean. Il y a d'abord, dans ce paquet, le
paletot havane que Thérèse...

Mais il s'arrêta, et Denise en se tournant pour voir ce qui
l'intimidait, aperçut Mouret debout derrière eux. Depuis un
instant, il la regardait faire son ménage de petite mère, entre
les deux gaillards, les grondant et les embrassant, les retournant
comme des bébés qu'on change de linge. Bourdoncle était resté à
l'écart, l'air intéressé par la vente; et il ne perdait pas la
scène des yeux.

-- Ce sont vos frères, n'est-ce pas? demanda Mouret, après un
silence.

Il avait sa voix glacée, cette attitude rigide dont il lui parlait
à présent. Denise elle-même faisait un effort, afin de rester
froide. Son sourire s'effaça, elle répondit:

-- Oui, monsieur... J'ai marié l'aîné, et sa femme me l'envoie,
pour des emplettes.

Mouret continuait à les regarder tous les trois. Il finit par
reprendre:

-- Le plus jeune a beaucoup grandi. Je le reconnais, je me
souviens de l'avoir vu aux Tuileries, un soir, avec vous.

Et sa voix, qui se ralentissait, eut un léger tremblement. Elle,
suffoquée, se baissa, sous le prétexte d'arranger le ceinturon de
Pépé. Les deux frères, devenus roses, souriaient au patron de leur
soeur.

-- Ils vous ressemblent, dit encore celui-ci.

-- Oh! cria-t-elle, ils sont plus beaux que moi.

Un moment, il sembla comparer les visages. Mais il était à bout de
forces. Comme elle les aimait! Et il fit quelques pas; puis, il
revint lui dire à l'oreille:

-- Montez à mon cabinet, après la vente. Je veux vous parler,
avant votre départ.

Cette fois, Mouret s'éloigna et reprit son inspection. La bataille
recommençait en lui, car ce rendez-vous donné l'irritait
maintenant. À quelle poussée avait-il donc cédé, en la voyant avec
ses frères? C'était fou, puisqu'il ne trouvait plus la force
d'avoir une volonté. Enfin, il en serait quitte pour lui dire un
mot d'adieu. Bourdoncle, qui l'avait rejoint, semblait moins
inquiet, tout en l'étudiant encore de minces coups d'oeil.

Cependant, Denise était revenu près de Mme Bourdelais.

-- Et ce manteau, va-t-il?

-- Oui, oui, très bien... Pour aujourd'hui, en voilà assez. C'est
une ruine que ces petits êtres!

Alors, pouvant s'esquiver, Denise écouta les explications de Jean,
puis l'accompagna dans les comptoirs, où il aurait certainement
perdu la tête. C'était d'abord le paletot havane, que Thérèse,
après réflexion, voulait changer contre un paletot de drap blanc,
même taille, même coupe. Et la jeune fille, ayant pris le paquet,
se rendit aux confections, suivie de ses deux frères.

Le rayon avait exposé ses vêtements de couleur tendre, des
jaquettes et des mantilles d'été, en soie légère, en lainage de
fantaisie. Mais la vente se portait ailleurs, les clientes y
étaient relativement clairsemées. Presque toutes les vendeuses se
trouvaient nouvelles. Clara avait disparu depuis un mois, enlevée
selon les uns par le mari d'une acheteuse, tombée à la débauche de
la rue, selon les autres. Quant à Marguerite, elle allait enfin
retourner prendre la direction du petit magasin de Grenoble, où
son cousin l'attendait. Et, seule, Mme Aurélie restait là,
immuable, dans la cuirasse ronde de sa robe de soie, avec son
masque impérial, qui gardait l'empâtement jaunâtre d'un marbre
antique. Pourtant, la mauvaise conduite de son fils Albert la
ravageait, et elle se serait retirée à la campagne, sans les
brèches faites aux économies de la famille par ce vaurien, dont
les dents terribles menaçaient même d'emporter, morceau à morceau,
la propriété des Rigolles. C'était comme la revanche du foyer
détruit, pendant que la mère avait recommencé ses parties fines
entre femmes, et que le père, de son côté, continuait à jouer du
cor. Déjà Bourdoncle regardait Mme Aurélie d'un air mécontent,
surpris qu'elle n'eût pas le tact de prendre sa retraite: trop
vieille pour la vente! ce glas allait sonner bientôt, emportant la
dynastie des Lhomme.

-- Tiens! c'est vous, dit-elle à Denise, avec une amabilité
exagérée. Hein? vous voulez qu'on change ce paletot? Mais tout de
suite... Ah! voilà vos frères. De vrais hommes, à présent!

Malgré son orgueil, elle se serait mise à genoux pour faire sa
cour. On ne causait, aux confections, comme dans les autres
comptoirs, que du départ de Denise; et la première en était toute
malade, car elle comptait sur la protection de son ancienne
vendeuse. Elle baissa la voix.

-- On dit que vous nous quittez... Voyons, ce n'est pas possible?

-- Mais si, répondit la jeune fille.

Marguerite écoutait. Depuis qu'on avait fixé son mariage, elle
promenait sa face de lait tourné, avec des mines plus dégoûtées
encore. Elle s'approcha, en disant:

-- Vous avez bien raison. L'estime de soi avant tout, n'est-ce
pas?... Je vous adresse mes adieux, ma chère.

Des clientes arrivaient. Mme Aurélie la pria durement de veiller à
la vente. Puis, comme Denise prenait le paletot, pour faire elle-
même le «rendu», elle se récria et appela une auxiliaire.
Justement, c'était une innovation soufflée par la jeune fille à
Mouret, des femmes de service chargées de porter les articles, ce
qui soulageait la fatigue des vendeuses.

-- Accompagnez mademoiselle, dit la première, en lui remettant le
paletot.

Et, revenant à Denise:

-- Je vous en prie, réfléchissez... Nous sommes tous désolés de
votre départ.

Jean et Pépé, qui attendaient, souriants au milieu de ce flot
débordé de femmes, se remirent à suivre leur soeur. Maintenant, il
s'agissait d'aller aux trousseaux, pour reprendre six chemises,
pareilles à la demi-douzaine, que Thérèse avait achetée le samedi.
Mais, dans les comptoirs de lingerie, où l'exposition de blanc
neigeait de toutes les cases, on étouffait, il devenait très
difficile d'avancer.

D'abord, aux corsets, une petite émeute attroupait la foule.
Mme Boutarel, tombée cette fois du Midi avec son mari et sa fille,
sillonnait les galeries depuis le matin, en quête d'un trousseau
pour cette dernière, qu'elle mariait. Le père était consulté, cela
n'en finissait plus. Enfin, la famille venait d'échouer aux
comptoirs de lingerie; et, pendant que la demoiselle s'absorbait
dans une étude approfondie des pantalons, la mère avait disparu,
ayant elle-même le caprice d'un corset. Lorsque M. Boutarel, un
gros homme sanguin, lâcha sa fille, effaré, à la recherche de sa
femme, il finit par retrouver cette dernière dans un salon
d'essayage, devant lequel on offrit poliment de le faire asseoir.
Ces salons étaient d'étroites cellules, fermées de glaces
dépolies, et où les hommes, même les maris, ne pouvaient entrer,
par une exagération décente de la direction. Des vendeuses en
sortaient, y rentraient vivement, laissant chaque fois deviner,
dans le battement rapide de la porte, des visions de dames en
chemise et en jupon, le cou nu, les bras nus, des grasses dont la
chair blanchissait, des maigres au ton de vieil ivoire. Une file
d'hommes attendaient sur des chaises, l'air ennuyé. Et
M. Boutarel, quand il avait compris, s'était fâché carrément,
criant qu'il voulait sa femme, qu'il entendait savoir ce qu'on lui
faisait, qu'il ne la laisserait certainement pas se déshabiller
sans lui. Vainement, on tâchait de le calmer: il semblait croire
qu'il se passait là-dedans des choses inconvenantes. Mme Boutarel
dut reparaître pendant que la foule discutait et riait.

Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout le linge de la
femme, les dessous blancs qui se cachent, s'étalait dans une suite
de salles, classé en divers rayons. Les corsets et les tournures
occupaient un comptoir, les corsets cousus, les corsets à taille
longue, les corsets cuirasses, surtout les corsets de soie
blanche, éventaillés de couleur, dont on avait fait ce jour-là un
étalage spécial, une armée de mannequins sans tête et sans jambes,
n'alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous la
soie, d'une lubricité troublante d'infirme; et, près de là, sur
d'autres bâtons, les tournures de crin et de brillanté
prolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues,
dont le profil prenait une inconvenance caricaturale. Mais,
ensuite, le déshabillé galant commençait, un déshabillé qui
jonchait les vastes pièces, comme si un groupe de jolies filles
s'étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu'au satin nu de leur
peau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et les
cravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variété
infinie de fanfreluches légères, une mousse blanche qui
s'échappait des cartons et montait en neige. Là, les camisoles,
les petits corsages, les robes du matin, les peignoirs, de la
toile, du nansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs,
libres et minces, où l'on sentait l'étirement des matinées
paresseuses, au lendemain des soirs de tendresse. Et les dessous
apparaissaient, tombaient un à un; les jupons blancs de toutes les
longueurs, le jupon qui bride les genoux et le jupon à traîne dont
la balayeuse couvre le sol, une mer montante de jupons, dans
laquelle les jambes se noyaient; les pantalons en percale, en
toile, en piqué, les larges pantalons blancs où danseraient les
reins d'un homme; les chemises enfin, boutonnées au cou pour la
nuit, découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par
d'étroites épaulettes, en simple calicot, en toile d'Irlande, en
batiste, le dernier voile blanc qui glissait de la gorge, le long
des hanches. C'était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la
femme retournée et vue par le bas, depuis la petite-bourgeoise aux
toiles unies, jusqu'à la dame riche blottie dans les dentelles,
une alcôve publiquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés,
les broderies, les valenciennes, devenait comme une dépravation
sensuelle, à mesure qu'il débordait davantage en fantaisies
coûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée
de linge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la
chemise raidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid
et gardant les plis du carton, toute cette percale et toute cette
batiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées,
allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et
chaudes de l'odeur de l'amour, une nuée blanche devenue sacrée,
baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l'éclair rose du
genou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il
y avait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de
la femme aboutissait au blanc candide de l'enfant: une innocence,
une joie, l'amante qui se réveille mère, des brassières en piqué
pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et des bonnets
grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et des pelisses
de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à une pluie
fine de plumes blanches.

-- Tu sais, ce sont des chemises à coulisse, dit Jean, que ce
déshabillé, cette crue de chiffons où il enfonçait, ravissait
d'aise.

Aux trousseaux, Pauline accourut tout de suite, quand elle aperçut
Denise. Et, avant même de savoir ce que celle-ci désirait, elle
lui parla bas, très émue des bruits dont causait le magasin
entier. À son rayon, deux vendeuses s'étaient même querellées,
l'une affirmant, l'autre niant le départ.

-- Vous nous restez, j'ai parié ma tête... Que deviendrais-je,
moi?

Et, comme Denise répondait qu'elle partait le lendemain: -- Non,
non, vous croyez ça, mais je sais le contraire... Dame! à présent
que j'ai un bébé, il faut bien que vous me nommiez seconde. Baugé
y compte, ma chère.

Pauline souriait d'un air convaincu. Ensuite, elle donna les six
chemises; et, Jean ayant dit qu'ils allaient maintenant aux
mouchoirs, elle appela aussi une auxiliaire, pour porter ces
chemises et le paletot laissé par l'auxiliaire des confections. La
fille qui se présenta était Mlle de Fontenailles, mariée récemment
à Joseph. Elle venait d'obtenir par faveur ce poste de servante,
elle avait une grande blouse noire, marquée à l'épaule d'un
chiffre en laine jaune.

-- Suivez mademoiselle, dit Pauline.

Puis, revenant et baissant la voix de nouveau:

-- Hein? je suis seconde, c'est entendu!

Denise promit en riant, pour plaisanter à son tour. Et elle s'en
alla, elle descendit avec Pépé et Jean, accompagnés tous les trois
de l'auxiliaire. Au rez-de-chaussée, ils tombèrent dans les
lainages, un coin de galerie entièrement tendu de molleton blanc
et de flanelle blanche. Liénard, que son père rappelait vainement
à Angers, y causait avec le beau Mignot, devenu courtier, et qui
osait reparaître effrontément au Bonheur des Dames. Sans doute ils
parlaient de Denise, car tous deux se turent pour la saluer d'un
air empressé. Du reste, à mesure qu'elle avançait, au travers des
rayons, les vendeurs s'émotionnaient et s'inclinaient, dans le
doute de ce qu'elle serait le lendemain. On chuchotait, on la
trouvait triomphante; et les paris en reçurent un nouveau
contrecoup, on se remit à risquer sur elle du vin d'Argenteuil et
des fritures. Elle s'était engagée dans la galerie du blanc, pour
atteindre les mouchoirs, qui étaient au bout. Le blanc défilait:
le blanc de coton, les madapolams, les basins, les piqués, les
calicots: le blanc de fil, les nansouks, les mousselines, les
tarlatanes; puis venaient les toiles, en piles énormes, bâties à
pièces alternées comme des cubes de pierres de taille, les toiles
fortes, les toiles fines, de toutes largeurs, blanches ou écrues,
en lin pur, blanchies sur le pré; puis, cela recommençait, des
rayons se succédaient pour chaque sorte de linge, le linge de
maison, le linge de table, le linge d'office, un éboulement
continu de blanc, des draps de lit, des taies d'oreiller, des
modèles innombrables de serviettes, de nappes, de tabliers et de
torchons. Et les saluts continuaient, on se rangeait sur le
passage de Denise, Baugé s'était précipité aux toiles pour lui
sourire, comme à la bonne reine de la maison. Enfin, après avoir
traversé les couvertures, une salle pavoisée de bannières
blanches, elle entra aux mouchoirs, dont la décoration ingénieuse
faisait pâmer la foule: ce n'était que colonnes blanches, que
pyramides blanches, que châteaux blancs, une architecture
compliquée, uniquement construite avec des mouchoirs, en linon, en
batiste de Cambrai, en toile d'Irlande, en soie de Chine,
chiffrés, brodés au plumetis, garnis de dentelle, avec des ourlets
à jour et des vignettes tissées, toute une ville en briques
blanches d'une variété infinie, se découpant dans un mirage sur un
ciel oriental, chauffé à blanc.

-- Tu dis encore une douzaine? demanda Denise à son frère. Des
Cholet, n'est-ce pas?

-- Oui, je crois, les pareils à celui-ci, répondit-il en montrant
un mouchoir dans le paquet.

Jean et Pépé n'avaient pas quitté ses jupes, se serrant toujours
contre elle, comme autrefois, lorsqu'ils étaient débarqués à
Paris, brisés du voyage. Ces vastes magasins, où elle se trouvait
chez elle, finissaient par les troubler; et ils s'abritaient à son
ombre, ils se remettaient sous la protection de leur petite mère,
par un réveil instinctif de leur enfance. On les suivait des yeux,
on souriait de ces deux grands gaillards filant sur les pas de
cette fille mince et grave, Jean effaré avec sa barbe, Pépé éperdu
dans sa tunique, tous les trois du même blond aujourd'hui, un
blond qui faisait chuchoter sur leur passage, d'un bout à l'autre
des comptoirs:

-- Ce sont ses frères... Ce sont ses frères...

Mais, pendant que Denise cherchait un vendeur, il y eut une
rencontre. Mouret et Bourdoncle entraient dans la galerie; et,
comme le premier s'arrêtait de nouveau en face de la jeune fille,
sans lui adresser du reste la parole, Mme Desforges et Mme Guibal
passèrent. Henriette réprima le tressaillement dont toute sa chair
avait frémi. Elle regarda Mouret, elle regarda Denise. Eux-mêmes
l'avaient regardée, ce fut le dénouement muet, la fin commune des
gros drames du coeur, un coup d'oeil échangé dans la bousculade
d'une foule. Déjà Mouret s'était éloigné, tandis que Denise se
perdait au fond du rayon, accompagnée de ses frères, toujours à la
recherche d'un vendeur libre. Alors, Henriette, ayant reconnu Mlle
de Fontenailles dans l'auxiliaire qui suivait, avec son chiffre
jaune à l'épaule et son masque épaissi et terreux de servante, se
soulagea, en disant d'une voix irritée à Mme Guibal:

-- Voyez ce qu'il a fait de cette malheureuse... N'est-ce pas
blessant? une marquise! Et il la force à suivre comme un chien les
créatures ramassées par lui sur le trottoir!

Elle tâcha de se calmer, elle affecta d'ajouter d'un air
indifférent:

-- Allons donc à la soie voir leur étalage.

Le rayon des soieries était comme une grande chambre d'amour,
drapée de blanc par un caprice d'amoureuse à la nudité de neige,
voulant lutter de blancheur. Toutes les pâleurs laiteuses d'un
corps adoré se retrouvaient-là, depuis le velours des reins,
jusqu'à la soie fine des cuisses et au satin luisant de la gorge.
Des pièces de velours étaient tendues entre les colonnes, des
soies et des satins se détachaient, sur ce fond de blanc crémeux,
en draperies d'un blanc de métal et de porcelaine; et il y avait
encore, retombant en arceaux, des poults de soie et des
siciliennes à gros grain, des foulards et des surahs légers, qui
allaient du blanc alourdi d'une blonde de Norvège au blanc
transparent, chauffé de soleil, d'une rousse d'Italie ou
d'Espagne.

Justement, Favier métrait du foulard blanc pour la «jolie dame»,
cette blonde élégante, une habituée du comptoir, que les vendeurs
ne désignaient que par ces mots. Depuis des années, elle venait,
et on ne savait toujours rien d'elle, ni sa vie, ni son adresse,
ni même son nom. Aucun, du reste, ne tâchait de savoir, bien que
tous, à chacune de ses apparitions, se permissent des hypothèses,
simplement pour causer. Elle maigrissait, elle engraissait, elle
avait bien dormi ou elle devait s'être couchée tard, la veille; et
chaque petit fait de sa vie inconnue, événements du dehors, drames
de l'intérieur, avait de la sorte un contrecoup, longuement
commenté. Ce jour-là, elle paraissait très gaie. Aussi, lorsque
Favier revint de la caisse où il l'avait conduite, communiqua-t-il
ses réflexions à Hutin.

-- Peut-être bien qu'elle se remarie.

-- Elle est donc veuve? demanda l'autre.

-- Je ne sais pas... Seulement, vous devez vous rappeler, la fois
qu'elle était en deuil... À moins qu'elle n'ait gagné de l'argent
à la Bourse.

Un silence régna. Ensuite, il conclut:

-- Ça la regarde... Si l'on tutoyait toutes les femmes qui
viennent ici?

Mais Hutin se montrait songeur. Il avait eu, l'avant-veille, une
explication vive avec la direction, et il se sentait condamné.
Après la grande mise en vente, son renvoi était certain. Depuis
longtemps, sa situation craquait; au dernier inventaire, on lui
avait reproché d'être resté au-dessous du chiffre d'affaires fixé
d'avance; et c'était encore, c'était surtout la lente poussée des
appétits qui le mangeait à son tour, toute la guerre sourde du
rayon le jetant dehors, dans le branle même de la machine. On
entendait le travail obscur de Favier, un gros bruit de mâchoires,
étouffé sous terre. Celui-ci avait déjà la promesse d'être nommé
premier. Hutin, qui savait ces choses, au lieu de gifler son
ancien camarade, le regardait maintenant comme très fort. Un
garçon si froid, l'air obéissant, dont il s'était servi pour user
Robineau et Bouthemont! ça le frappait d'une surprise où il
entrait du respect.

-- À propos, reprit Favier, vous savez qu'elle reste. On vient de
voir le patron jouer de la prunelle... Je vais en être pour une
bouteille de champagne, moi.

Il parlait de Denise. D'un comptoir à l'autre, les commérages
soufflaient plus fort, au travers du flot sans cesse épaissi des
clientes. La soie surtout était en révolution, car on y pariait
des choses chères.

-- Sacrédié! lâcha Hutin, s'éveillant comme d'un rêve, ai-je été
bête de ne pas coucher avec!... C'est aujourd'hui que je serais
chic!

Puis, il rougit de cet aveu, en voyant rire Favier. Et il feignit
de rire également, il ajouta, pour rattraper sa phrase, que
c'était cette créature qui l'avait perdu dans l'esprit de la
direction. Cependant, un besoin de violence le prenait, il finit
par s'emporter contre les vendeurs débandés sous l'assaut de la
clientèle. Mais, tout d'un coup, il se remit à sourire: il venait
d'apercevoir Mme Desforges et Mme Guibal traversant le rayon avec
lenteur.

-- Il ne vous faut rien, aujourd'hui, madame?

-- Non, merci, répondit Henriette. Vous voyez, je me promène, je
ne suis venue qu'en curieuse.

Quand il l'eut arrêtée, il baissa la voix. Tout un plan germait
dans sa tête. Et il la flatta, il dénigra la maison: lui, en avait
assez, il préférait s'en aller, que d'assister davantage à un
pareil désordre. Elle l'écoutait, ravie. Ce fut elle qui, croyant
l'enlever au Bonheur, lui offrit de le faire engager par
Bouthemont comme premier à la soie, lorsque les magasins des
Quatre Saisons seraient réinstallés. L'affaire fut conclue, tous
deux chuchotaient très bas, tandis que Mme Guibal s'intéressait
aux étalages.

-- Puis-je vous offrir un de ces bouquets de violettes? reprit
Hutin tout haut, en montrant sur une table trois ou quatre des
bouquets primes, qu'il s'était procurés à une caisse, pour des
cadeaux personnels.

-- Ah! non, par exemple! s'écria Henriette, avec un mouvement de
recul, je ne veux pas être de la noce.

Ils se comprirent, ils se séparèrent en riant de nouveau, avec des
coups d'oeil d'intelligence.

Comme Mme Desforges cherchait Mme Guibal, elle s'exclama, en
l'apercevant avec Mme Marty. Cette dernière, suivie de sa fille
Valentine, était depuis deux heures emportée à travers les
magasins, par une de ces crises de dépense, dont elle sortait
brisée et confuse. Elle avait battu le rayon des meubles qu'une
exposition de mobiliers blancs laqués changeait en vaste chambre
de jeune fille, les rubans et les fichus dressant des colonnades
blanches tendues de vélums blancs, la mercerie et la passementerie
aux effilés blancs qui encadraient d'ingénieux trophées patiemment
composés de cartes à boutons et de paquets d'aiguilles, la
bonneterie où l'on s'étouffait cette année-là, pour voir un motif
de décoration immense, le nom resplendissant du Bonheur des Dames,
des lettres de trois mètres de haut, faites de chaussettes
blanches, sur un fond de chaussettes rouges. Mais Mme Marty était
surtout enfiévrée par les rayons nouveaux; on ne pouvait ouvrir un
rayon sans qu'elle l'inaugurât; elle s'y précipitait, achetait
quand même. Et elle avait passé une heure aux modes, installée
dans un salon neuf du premier étage, faisant vider les armoires,
prenant les chapeaux sur les champignons de palissandre qui
garnissaient deux tables, les essayant tous, à elle et à sa fille,
les chapeaux blancs, les capotes blanches, les toques blanches.
Puis, elle était redescendue à la cordonnerie, au fond d'une
galerie du rez-de-chaussée, derrière les cravates, un comptoir
ouvert de ce jour-là, dont elle avait bouleversé les vitrines,
prise de désirs maladifs devant les mules de soie blanche garnies
de cygne, les souliers et les bottines de satin blanc montés sur
de grands talons Louis XV.

-- Oh! ma chère, bégayait-elle, vous ne vous doutez pas! Ils ont
un assortiment de capotes extraordinaire. J'en ai choisi une pour
moi et une pour ma fille... Et les chaussures, hein? Valentine.

-- C'est inouï! ajoutait la jeune fille, avec sa hardiesse de
femme. Il y a des bottes à vingt francs cinquante, ah! des bottes!

Un vendeur les suivait, traînant l'éternelle chaise, où
s'entassait déjà tout un amoncellement d'articles.

-- Comment va M. Marty? demanda Mme Desforges.

-- Pas mal, je crois, répondit Mme Marty, effarée par cette
brusque question, qui tombait méchamment dans sa fièvre
dépensière. Il est toujours là-bas, mon oncle a dû aller le voir
ce matin...

Mais elle s'interrompit, elle eut une exclamation d'extase.

-- Voyez donc, est-ce adorable!

Ces dames, qui avaient fait quelques pas, se trouvaient devant le
nouveau rayon des fleurs et plumes, installé dans la galerie
centrale, entre la soierie et la ganterie. C'était, sous la
lumière vive du vitrage, une floraison énorme, une gerbe blanche,
haute et large comme un chêne. Des piquets de fleurs garnissaient
le bas, des violettes, des muguets, des jacinthes, des
marguerites, toutes les blancheurs délicates des plates-bandes.
Puis, des bouquets montaient, des roses blanches, attendries d'une
pointe de chair, de grosses pivoines blanches, à peine teintées de
carmin, des chrysanthèmes blancs, en fusées légères, étoilées de
jaune. Et les fleurs montaient toujours, de grands lis mystiques,
des branches de pommier printanières, des bottes de lilas embaumé,
un épanouissement continu que surmontaient, à la hauteur du
premier étage, des panaches de plumes d'autruche, des plumes
blanches qui étaient comme le souffle envolé de ce peuple de
fleurs blanches. Tout un coin étalait des garnitures et des
couronnes de fleurs d'oranger. Il y avait des fleurs métalliques,
des chardons d'argent, des épis d'argent. Dans les feuillages et
dans les corolles au milieu de cette mousseline, de cette soie et
de ce velours, où des gouttes de gomme faisaient des gouttes de
rosée, volaient des oiseaux des Îles pour chapeaux, les Tangaras
de pourpre à queue noire, et les Septicolores au ventre changeant,
couleur de l'arc-en-ciel.

-- J'achète une branche de pommier, reprit Mme Marty. N'est-ce
pas? c'est délicieux... Et ce petit oiseau, regarde donc,
Valentine. Oh! je le prends!

Cependant, Mme Guibal s'ennuyait, à rester immobile, dans les
remous de la foule. Elle finit par dire:

-- Eh bien! nous vous laissons à vos achats. Nous montons, nous
autres.

-- Mais non, attendez-moi! cria l'autre. Je remonte aussi... Il y
a là-haut la parfumerie. Il faut que j'aille à la parfumerie.

Ce rayon, créé de la veille, se trouvait à côté du salon de
lecture. Mme Desforges, pour éviter l'encombrement des escaliers,
parla de prendre l'ascenseur; mais elles durent y renoncer, on
faisait queue à la porte de l'appareil. Enfin, elles arrivèrent,
elles passèrent devant le buffet public, où la cohue devenait
telle, qu'un inspecteur devait refréner les appétits, en ne
laissant plus entrer la clientèle gloutonne que par petits
groupes. Et, du buffet même, ces dames commencèrent à sentir le
rayon de parfumerie, une odeur pénétrante de sachet enfermé, qui
embaumait la galerie. On s'y disputait un savon, le savon Bonheur,
la spécialité de la maison. Dans les comptoirs à vitrines, et sur
les tablettes de cristal des étagères, s'alignaient les pots de
pommades et de pâtes, les boîtes de poudres et de fards, les
fioles d'huiles et d'eaux de toilette; tandis que la brosserie
fine, les peignes, les ciseaux, les flacons de poche, occupaient
une armoire spéciale. Les vendeurs s'étaient ingéniés à décorer
l'étalage de tous leurs pots de porcelaine blanche, de toutes
leurs fioles de verre blanc. Ce qui ravissait, c'était, au milieu,
une fontaine d'argent, une Bergère debout sur une moisson de
fleurs, et d'où coulait un filet continu d'eau de violette, qui
résonnait musicalement dans la vasque de métal. Une senteur
exquise s'épandait alentour, les dames en passant trempaient leurs
mouchoirs.

-- Voilà! dit Mme Marty, lorsqu'elle se fut bourrée de lotions, de
dentifrices, de cosmétiques. Maintenant, c'est fini, je suis à
vous. Allons rejoindre Mme de Boves.

Mais, sur le palier du grand escalier central, le Japon l'arrêta
encore. Ce comptoir avait grandi, depuis le jour où Mouret s'était
amusé à risquer, au même endroit, une petite table de proposition,
couverte de quelques bibelots défraîchis, sans prévoir lui-même
l'énorme succès. Peu de rayons avaient eu des débuts plus
modestes, et maintenant il débordait de vieux bronzes, de vieux
ivoires, et de vieilles laques, il faisait quinze cent mille
francs d'affaires chaque année, il remuait tout l'Extrême-Orient,
où des voyageurs fouillaient pour lui les palais et les temples.
D'ailleurs, les rayons poussaient toujours, on en avait essayé
deux nouveaux en décembre, afin de boucher les vides de la morte-
saison d'hiver: un rayon de livres et un rayon de jouets
d'enfants, qui devaient certainement grandir aussi et balayer
encore des commerces voisins. Quatre ans venaient de suffire au
Japon pour attirer toute la clientèle artistique de Paris.

Cette fois, Mme Desforges elle-même, malgré sa rancune qui lui
avait fait jurer de ne rien acheter, succomba devant un ivoire
d'une finesse charmante.

-- Envoyez-le-moi, dit-elle rapidement, à une caisse voisine.
Quatre-vingt-dix francs, n'est-ce pas?

Et, voyant Mme Marty et sa fille enfoncées dans un choix de
porcelaines de camelote, elle reprit, emmenant Mme Guibal:

-- Vous nous retrouverez au salon de lecture... J'ai vraiment
besoin de m'asseoir un peu.

Au salon de lecture, ces dames durent rester debout. Toutes les
chaises étaient prises, autour de la grande table couverte de
journaux. De gros hommes lisaient, renversés, étalant des ventres,
sans avoir l'idée aimable de céder la place. Quelques femmes
écrivaient, le nez dans leurs phrases, comme pour cacher le papier
sous les fleurs de leurs chapeaux. Du reste, Mme de Boves n'était
pas là, et Henriette s'impatientait, lorsqu'elle aperçut
Vallagnosc, qui cherchait aussi sa femme et sa belle-mère. Il
salua, il finit par dire:

-- Elles sont pour sûr aux dentelles, on ne peut les en
arracher... Je vais voir.

Et il eut la galanterie de leur procurer deux sièges, avant de
s'éloigner.

L'écrasement, aux dentelles, croissait de minute en minute. La
grande exposition de blanc y triomphait, dans ses blancheurs les
plus délicates et les plus chères. C'était la tentation aiguë, le
coup de folie du désir, qui détraquait toutes les femmes. On avait
changé le rayon en une chapelle blanche. Des tulles, des guipures
tombant de haut, faisaient un ciel blanc, un de ces voiles de
nuages dont le fin réseau pâlit le soleil matinal. Autour des
colonnes, descendaient des volants de malines et de valenciennes,
des jupes blanches de danseuses, déroulées en un frisson blanc,
jusqu'à terre. Puis, de toutes parts, sur tous les comptoirs, le
blanc neigeait, les blondes espagnoles légères comme un souffle,
les applications de Bruxelles avec leurs fleurs larges sur les
mailles fines, les points à l'aiguille et les points de Venise aux
dessins plus lourds, les points d'Alençon et les dentelles de
Bruges d'une richesse royale et comme religieuse. Il semblait que
le dieu du chiffon eût là son tabernacle blanc.

Mme de Boves, après s'être longtemps promenée avec sa fille,
rôdant devant les étalages, ayant le besoin sensuel d'enfoncer les
mains dans les tissus, venait de se décider à se faire montrer du
point d'Alençon par Deloche. D'abord, il avait sorti de
l'imitation; mais elle avait voulu voir de l'Alençon véritable, et
elle ne se contentait pas de petites garnitures à trois cents
francs le mètre, elle exigeait les hauts volants à mille, les
mouchoirs et les éventails à sept et huit cents. Bientôt le
comptoir fut couvert d'une fortune. Dans un coin du rayon
l'inspecteur Jouve, qui n'avait pas lâché Mme de Boves, malgré
l'apparente flânerie de cette dernière, se tenait immobile au
milieu des poussées, l'attitude indifférente, l'oeil toujours sur
elle.

-- Et avez-vous des berthes en point à l'aiguille? demanda la
comtesse à Deloche. Faites voir, je vous prie.

Le commis, qu'elle tenait depuis vingt minutes, n'osait résister,
tellement elle avait grand air, avec sa taille et sa voix de
princesse. Cependant, il fut pris d'une hésitation, car on
recommandait aux vendeurs de ne pas amonceler ainsi les dentelles
précieuses, et il s'était laissé voler dix mètre de malines, la
semaine précédente. Mais elle le troublait, il céda, abandonna un
instant le tas de point d'Alençon, pour prendre derrière lui, dans
une case, les berthes demandées.

-- Regarde donc, maman, disait Blanche qui fouillait, à côté, un
carton plein de petites valenciennes à bas prix, on pourrait
prendre de ça pour les oreillers.

Mme de Boves ne répondait pas. Alors la fille, en tournant sa face
molle, vit sa mère, les mains au milieu des dentelles, en train de
faire disparaître, dans la manche de son manteau, des volants de
point d'Alençon. Elle ne parut pas surprise, elle s'avançait pour
la cacher d'un mouvement instinctif, lorsque Jouve, brusquement,
se dressa entre elles. Il se penchait, il murmurait à l'oreille de
la comtesse, d'une voix polie:

-- Madame, veuillez me suivre.

Elle eut une courte révolte.

-- Mais pourquoi, monsieur?

-- Veuillez me suivre, madame, répéta l'inspecteur, sans élever le
ton.

Le visage ivre d'angoisse, elle jeta un rapide coup d'oeil autour
d'elle. Puis, elle se résigna, elle reprit son allure hautaine,
marchant près de lui comme une reine qui daigne se confier aux
bons soins d'un aide de camp. Pas une des clientes entassées là,
ne s'était même aperçue de la scène. Deloche, revenu devant le
comptoir avec les berthes, la regardait emmener, bouche béante:
comment? celle-là aussi! cette dame si noble! c'était à les
fouiller toutes! Et Blanche, qu'on laissait libre, suivait de loin
sa mère, s'attardait au milieu de la houle des épaules, livide,
partagée entre le devoir de ne pas l'abandonner et la terreur
d'être gardée avec elle. Elle la vit entrer dans le cabinet de
Bourdoncle, elle se contenta de rôder devant la porte.

Justement, Bourdoncle, dont Mouret venait de se débarrasser, était
là. D'habitude, il prononçait sur ces sortes de vols, commis par
des personnes honorables. Depuis longtemps, Jouve qui guettait
celle-ci, lui avait fait part de ses doutes; aussi ne fut-il pas
étonné, lorsque l'inspecteur le mit au courant d'un mot; du reste,
des cas si extraordinaires lui passaient par les mains, qu'il
déclarait la femme capable de tout, dès que la rage du chiffon
l'emportait. Comme il n'ignorait pas les rapports mondains du
directeur avec la voleuse, il montra lui aussi une politesse
parfaite.

-- Madame, nous excusons ces moments de faiblesse... Je vous en
prie, considérez où un pareil oubli de vous-même pourrait vous
conduire. Si quelque autre personne vous avait vue glisser ces
dentelles...

Mais elle l'interrompit avec indignation. Elle, une voleuse! pour
qui la prenait-il? Elle était la comtesse de Boves, son mari,
inspecteur général des haras, allait à la Cour.

-- Je sais, je sais, madame, répétait paisiblement Bourdoncle,
J'ai l'honneur de vous connaître... Veuillez d'abord rendre les
dentelles que vous avez sur vous...

Elle se récria de nouveau, elle ne lui laissait plus dire une
parole, belle de violence, osant jusqu'aux larmes de la grande
dame outragée. Tout autre que lui, ébranlé, aurait craint quelque
méprise déplorable, car elle le menaçait de s'adresser aux
tribunaux, pour venger une telle injure.

-- Prenez garde, monsieur! mon mari ira jusqu'au ministre.

-- Allons, vous n'êtes pas plus raisonnable que les autres,
déclara Bourdoncle, impatienté. On va vous fouiller, puisqu'il le
faut.

Elle ne broncha pas encore, elle dit avec son assurance superbe:

-- C'est ça, fouillez-moi... Mais, je vous en avertis, vous
risquez votre maison.

Jouve alla chercher deux vendeuses des corsets. Quand il revint,
il avertit Bourdoncle que la demoiselle de cette dame, laissée
libre, n'avait pas quitté la porte, et il demandait s'il fallait
l'empoigner, elle aussi, bien qu'il ne l'eût rien vue prendre.
L'intéressé, toujours correct, décida, au nom de la morale, qu'on
ne la ferait pas entrer, pour ne point forcer une mère à rougir
devant sa fille. Cependant, les deux hommes se retirèrent dans une
pièce voisine, tandis que les vendeuses fouillaient la comtesse et
lui ôtaient même sa robe, afin de visiter sa gorge et ses hanches.
Outre les volants de point d'Alençon, douze mètres à mille francs,
cachés au fond d'une manche, elles trouvèrent, dans la gorge,
aplatis et chauds, un mouchoir, un éventail, une cravate, en tout
pour quatorze mille francs de dentelles environ. Depuis un an,
Mme de Boves volait ainsi, ravagée d'un besoin furieux,
irrésistible. Les crises empiraient, grandissaient, jusqu'à être
une volupté nécessaire à son existence, emportant tous les
raisonnements de prudence, se satisfaisant avec une jouissance
d'autant plus âpre, qu'elle risquait, sous les yeux d'une foule,
son nom, son orgueil, la haute situation de son mari. Maintenant
que ce dernier lui laissait vider ses tiroirs, elle volait avec de
l'argent plein sa poche, elle volait pour voler, comme on aime
pour aimer, sous le coup de fouet du désir, dans le détraquement
de la névrose que ses appétits de luxe inassouvis avaient
développée en elle, autrefois, à travers l'énorme et brutale
tentation des grands magasins.

-- C'est un guet-apens! cria-t-elle, lorsque Bourdoncle et Jouve
rentrèrent. On a glissé ces dentelles sur moi, oh! devant Dieu, je
le jure!

À présent, elle pleurait des larmes de rage, tombée sur une
chaise, suffoquant dans sa robe mal rattachée. L'intéressé renvoya
les vendeuses. Puis, il reprit de son air tranquille:

-- Nous voulons bien, madame, étouffer cette fâcheuse affaire, par
égard pour votre famille. Mais, auparavant, vous allez signer un
papier ainsi conçu: «J'ai volé des dentelles au Bonheur des
Dames», et le détail des dentelles, et la date du jour... Du
reste, je vous rendrai ce papier, dès que vous m'apporterez deux
mille francs pour les pauvres.

Elle s'était relevée, elle déclara dans une révolte nouvelle.

-- Jamais je ne signerai cela, j'aime mieux mourir.

-- Vous ne mourrez pas, madame. Seulement, je vous préviens que je
vais envoyer chercher le commissaire de police.

Alors, il y eut une scène affreuse. Elle l'injuriait, elle
bégayait que c'était lâche à des hommes de torturer ainsi une
femme. Sa beauté de Junon, son grand corps majestueux se fondait
dans une fureur de poissarde. Puis, elle voulut essayer de
l'attendrissement, elle les suppliait au nom de leurs mères, elle
parlait de se traîner à leurs pieds. Et, comme ils restaient
froids, bronzés par l'habitude, elle s'assit tout d'un coup,
écrivit d'une main tremblante. La plume crachait; les mots: J'ai
volé, appuyés rageusement, faillirent crever le papier mince,
tandis qu'elle répétait, la voix étranglée:

-- Voilà, monsieur, voilà monsieur... Je cède à la force...

Bourdoncle prit le papier, le plia soigneusement, l'enferma devant
elle dans un tiroir, en disant:

-- Vous voyez qu'il est en compagnie, car ces dames, après avoir
parlé de mourir plutôt que de les signer, négligent généralement
de venir reprendre leurs billets doux... Enfin, je le tiens à
votre disposition. Vous jugerez s'il vaut deux mille francs.

Elle achevait de rattacher sa robe, elle retrouvait toute son
arrogance, maintenant qu'elle avait payé.

-- Je puis sortir? demanda-t-elle d'un ton bref.

Déjà Bourdoncle s'occupait d'autre chose. Sur le rapport de Jouve,
il décidait le renvoi de Deloche: ce vendeur était stupide, il se
laissait continuellement voler, jamais il n'aurait d'autorité sur
les clientes. Mme de Boves répéta sa question, et comme ils la
congédiaient d'un signe affirmatif, elle les enveloppa tous deux
d'un regard d'assassin. Dans le flot de gros mots qu'elle
renfonçait, un cri de mélodrame lui vint aux lèvres.

-- Misérables! dit-elle en faisant claquer la porte.

Cependant, Blanche ne s'était pas éloignée du cabinet. Son
ignorance de ce qui se passait là-dedans, les allées et venues de
Jouve et des deux vendeuses, la bouleversaient, évoquaient les
gendarmes, la cour d'assises, la prison. Mais elle restait béante:
Vallagnosc était devant elle, ce mari d'un mois dont le tutoiement
la gênait encore; et il la questionnait en s'étonnant de sa
stupeur.

-- Où est ta mère?... Vous vous êtes perdues?... Voyons, réponds-
moi, tu m'inquiètes.

Pas un mensonge raisonnable ne lui venait aux lèvres. Dans sa
détresse, elle dit tout à voix basse.

-- Maman, maman... Elle a volé...

Comment! volé! Enfin, il comprit. La face bouffie de sa femme, ce
masque blême, ravagé par la peur, l'épouvantait.

-- De la dentelle, comme ça, dans sa manche, continuait-elle à
balbutier.

-- Tu l'as donc vue, tu regardais? murmura-t-il, glacé de la
sentir complice.

Ils durent se taire, des personnes déjà tournaient la tête. Une
hésitation pleine d'angoisse tint Vallagnosc immobile un moment.
Que faire? et il se décidait à entrer chez Bourdoncle, lorsqu'il
aperçut Mouret, qui traversait la galerie. Il ordonna à sa femme
de l'attendre, il saisit le bras de son vieux camarade, qu'il mit
au courant, en paroles entrecoupées. Celui-ci s'était hâté de le
mener dans son cabinet, où il le tranquillisa sur les suites
possibles. Il lui assurait qu'il n'avait pas besoin d'intervenir,
il expliquait de quelle façon les choses allaient certainement se
passer, sans paraître lui-même s'émouvoir de ce vol, comme s'il
l'avait prévu depuis longtemps. Mais Vallagnosc, lorsqu'il ne
craignit plus une arrestation immédiate, n'accepta pas l'aventure
avec cette belle tranquillité. Il s'était abandonné au fond d'un
fauteuil, et maintenant qu'il pouvait raisonner, il se répandait
en lamentations sur son propre compte. Était-ce possible? voilà
qu'il était entré dans une famille de voleuses! Un mariage stupide
qu'il avait bâclé, afin d'être agréable au père! Surpris de cette
violence d'enfant maladif, Mouret le regardait pleurer, en se
rappelant l'ancienne pose de son pessimisme. Ne lui avait-il pas
entendu soutenir vingt fois le néant final de la vie, où il ne
trouvait que le mal d'un peu drôle? Aussi, pour le distraire,
s'amusa-t-il une minute à lui prêcher l'indifférence sur un ton de
plaisanterie amicale. Et, du coup, Vallagnosc se fâcha: il ne
pouvait décidément rattraper sa philosophie compromise, toute son
éducation bourgeoise repoussait en indignations vertueuses contre
sa belle-mère. Dès que l'expérience tombait sur lui, au moindre
effleurement de la misère humaine, dont il ricanait à froid, le
sceptique fanfaron s'abattait et saignait. C'était abominable, on
traînait dans la boue l'honneur de sa race, le monde semblait en
craquer.

-- Allons, calme-toi, conclut Mouret pris de pitié. Je ne te dirai
plus que tout arrive et que rien n'arrive, puisque cela n'a pas
l'air de te consoler en ce moment. Mais je crois que tu devrais
aller donner ton bras à Mme de Boves, ce qui serait plus sage que
de faire un scandale... Que diable! toi qui professais le flegme
du mépris, devant la canaillerie universelle!

-- Tiens! cria naïvement Vallagnosc, quand ça se passe chez les
autres!

Cependant, il s'était levé. Il suivit le conseil de son ancien
condisciple. Tous deux retournaient dans la galerie, lorsque
Mme de Boves sortit de chez Bourdoncle. Elle accepta avec majesté
le bras de son gendre, et comme Mouret la saluait d'un air
galamment respectueux, il l'entendit qui disait:

-- Ils m'ont fait des excuses. Vraiment, ces méprises sont
épouvantables.

Blanche les avait rejoints, et elle marchait derrière eux. Ils se
perdirent lentement dans la foule.

Alors, Mouret, seul et songeur, traversa de nouveau les magasins.
Cette scène, qui l'avait distrait du combat dont il était déchiré,
augmentait sa fièvre maintenant, déterminait en lui la lutte
suprême. Tout un rapport vague s'élevait dans son esprit: le vol
de cette malheureuse, cette folie dernière de la clientèle
conquise, abattue aux pieds du tentateur, évoquait l'image fière
et vengeresse de Denise, dont il sentait sur sa gorge le talon
victorieux. Il s'arrêta en haut de l'escalier central, il regarda
longtemps l'immense nef, où s'écrasait son peuple de femmes.

Six heures allaient sonner, le jour qui baissait au-dehors se
retirait des galeries couvertes, noires déjà, pâlissait au fond
des halls, envahis de lentes ténèbres. Et, dans ce jour mal éteint
encore, s'allumaient, une à une, des lampes électriques, dont les
globes d'une blancheur opaque constellaient de lunes intenses les
profondeurs lointaines des comptoirs. C'était une clarté blanche,
d'une aveuglante fixité, épandue comme une réverbération d'astre
décoloré, et qui tuait le crépuscule. Puis, lorsque toutes
brûlèrent, il y eut un murmure ravi de la foule, la grande
exposition de blanc prenait une splendeur féerique d'apothéose,
sous cet éclairage nouveau. Il sembla que cette colossale débauche
de blanc brûlait elle aussi, devenait de la lumière. La chanson du
blanc s'envolait dans la blancheur enflammée d'une aurore. Une
lueur blanche jaillissait des toiles et des calicots de la galerie
Monsigny, pareille à la bande vive qui blanchit le ciel la
première du côté de l'Orient; tandis que, le long de la galerie
Michodière, la mercerie et la passementerie, les articles de Paris
et les rubans, jetaient des reflets de coteaux éloignés, l'éclair
blanc des boutons de nacre, des bronzes argentés et des perles.
Mais la nef centrale surtout chantait le blanc trempé de flammes:
les bouillonnés de mousseline blanche autour des colonnes, les
basins et les piqués blancs qui drapaient les escaliers, les
couvertures blanches accrochées comme des bannières, les guipures
et les dentelles blanches volant dans l'air, ouvraient un
firmament du rêve, une trouée sur la blancheur éblouissante d'un
paradis, où l'on célébrait les noces de la reine inconnue. La
tente du hall des soieries en était l'alcôve géante, avec ses
rideaux blancs, ses gazes blanches, ses tulles blancs, dont
l'éclat défendait contre les regards la nudité blanche de
l'épousée. Il n'y avait plus que cet aveuglement, un blanc de
lumière où tous les blancs se fondaient, une poussière d'étoiles
neigeant dans la clarté blanche.

Et Mouret regardait toujours son peuple de femmes, au milieu de
ces flamboiements. Les ombres noires s'enlevaient avec vigueur sur
les fonds pâles. De longs remous brisaient la cohue, la fièvre de
cette journée de grande vente passait comme un vertige, roulant la
houle désordonnée des têtes. On commençait à sortir, le saccage
des étoffes jonchait les comptoirs, l'or sonnait dans les caisses;
tandis que la clientèle, dépouillée, violée, s'en allait à moitié
défaite, avec la volupté assouvie et la sourde honte d'un désir
contenté au fond d'un hôtel louche. C'était lui qui les possédait
de la sorte, qui les tenait à sa merci, par son entassement
continu de marchandises, par sa baisse des prix et ses rendus, sa
galanterie et sa réclame. Il avait conquis les mères elles-mêmes,
il régnait sur toutes avec la brutalité d'un despote, dont le
caprice ruinait des ménages. Sa création apportait une religion
nouvelle, les églises que désertait peu à peu la foi chancelante
étaient remplacées par son bazar, dans les âmes inoccupées
désormais. La femme venait passer chez lui les heures vides, les
heures frissonnantes et inquiètes qu'elle vivait jadis au fond des
chapelles: dépense nécessaire de passion nerveuse, lutte
renaissante d'un dieu contre le mari, culte sans cesse renouvelé
du corps, avec l'au-delà divin de la beauté. S'il avait fermé ses
portes, il y aurait eu un soulèvement sur le pavé, le cri éperdu
des dévotes auxquelles on supprimerait le confessionnal et
l'autel. Dans leur luxe accru depuis dix ans, il les voyait,
malgré l'heure, s'entêter au travers de l'énorme charpente
métallique, le long des escaliers suspendus et des ponts volants.
Mme Marty et sa fille, emportées au plus haut, vagabondaient parmi
les meubles. Retenue par son petit monde, Mme Bourdelais ne
pouvait s'arracher des articles de Paris. Puis, venait la bande,
Mme de Boves toujours au bras de Vallagnosc, et suivie de Blanche,
s'arrêtant à chaque rayon, osant regarder encore les étoffes de
son air superbe. Mais, de la clientèle entassée, de cette mer de
corsages gonflés de vie, battant de désirs, tout fleuris de
bouquets de violettes, comme pour les noces populaires de quelque
souveraine, il finit par ne plus distinguer que le corsage nu de
Mme Desforges, qui s'était arrêtée à la ganterie avec Mme Guibal.
Malgré sa rancune jalouse, elle aussi achetait, et il se sentit le
maître une dernière fois, il les tenait à ses pieds, sous
l'éblouissement des feux électriques, ainsi qu'un bétail dont il
avait tiré sa fortune.

D'un pas machinal, Mouret suivit les galeries, tellement absorbé,
qu'il s'abandonnait à la poussée de la foule. Quand il leva la
tête, il était dans le nouveau rayon des modes, dont les glaces
donnaient sur la rue du Dix-Décembre. Et là, le front contre le
verre, il fit encore une halte, il regarda la sortie. Le soleil
couchant jaunissait le faîte des maisons blanches, le ciel bleu de
cette belle journée pâlissait, rafraîchi d'un grand souffle pur;
tandis que, dans le crépuscule qui noyait déjà la chaussée, les
lampes électriques du Bonheur des Dames jetaient cet éclat fixe
des étoiles allumées sur l'horizon, au déclin du jour. Vers
l'Opéra et vers la Bourse, s'enfonçait le triple rang des voitures
immobiles, gagnées par l'ombre, et dont les harnais gardaient des
reflets de vive lumière, l'éclair d'une lanterne, l'étincelle d'un
mors argenté. À chaque seconde, un appel de garçon en livrée
retentissait, et un fiacre avançait, un coupé se détachait,
prenait une cliente, puis s'éloignait d'un trot sonore. Les queues
diminuaient maintenant, six voitures roulaient de front, d'un bord
à l'autre, au milieu des battements de portières, des claquements
de fouet, du bourdonnement des piétons, qui débordaient parmi les
roues. Il y avait comme un élargissement continu, un rayonnement
de la clientèle, remportée aux quatre points de la cité, vidant
les magasins avec la clameur ronflante d'une écluse. Cependant,
les voitures du Bonheur, les grandes lettres d'or des enseignes,
les bannières hissées en plein ciel, flambaient toujours au reflet
de l'incendie du couchant, si colossales dans cet éclairage
oblique, qu'elles évoquaient le monstre des réclames, le
phalanstère dont les ailes, multipliées sans cesse, dévoraient les
quartiers, jusqu'aux bois lointains de la banlieue. Et l'âme
épandue de Paris, un souffle énorme et doux, s'endormait dans la
sérénité du soir, courait en longues et molles caresses sur les
dernières voitures, filant par la rue peu à peu déblayée de foule,
tombée au noir de la nuit.

Mouret, les regards perdus, venait de sentir passer en lui quelque
chose de grand; et, dans ce frisson du triomphe dont tremblait sa
chair, en face de Paris dévoré et de la femme conquise, il éprouva
une faiblesse soudaine, une défaillance de sa volonté, qui le
renversait à son tour, sous une force supérieure. C'était un
besoin irraisonnable d'être vaincu, dans sa victoire, le non-sens
d'un homme de guerre pliant sous le caprice d'un enfant, au
lendemain de ses conquêtes. Lui qui se débattait depuis des mois,
qui le matin encore jurait d'étouffer sa passion, cédait tout d'un
coup, saisi du vertige des hauteurs, heureux de faire ce qu'il
croyait être une sottise. Sa décision, si rapide, avait pris d'une
minute à l'autre une telle énergie, qu'il ne voyait plus qu'elle
d'utile et de nécessaire dans le monde.

Le soir, après la dernière table, il attendit dans son cabinet.
Frémissant comme un jeune homme qui va jouer son bonheur, il ne
pouvait rester en place, il retournait sans cesse à la porte, pour
prêter l'oreille aux rumeurs des magasins, où les commis faisaient
le déplié, enfoncés jusqu'aux épaules dans le saccage de la vente.
À chaque bruit de pas, son coeur battait. Et il eut une émotion,
il se précipita, car il avait entendu au loin un sourd murmure,
peu à peu grossi.

C'était l'approche lente de Lhomme, chargé de la recette. Ce jour-
là, elle pesait si lourd, il y avait tellement du cuivre et de
l'argent, dans le numéraire encaissé, qu'il s'était fait
accompagner par deux garçons. Derrière lui, Joseph et un de ses
collègues pliaient sous les sacs, des sacs énormes, jetés comme
des sacs de plâtre sur leurs dos; tandis que, marchant le premier,
il portait les billets et l'or, un portefeuille gonflé de papiers,
deux sacoches pendues à son cou, dont le poids tirait à droite, du
côté de son bras coupé. Et, lentement, suant et soufflant, il
venait du fond des magasins, à travers l'émotion grandissante des
vendeurs. Les gants et la soie s'étaient offerts en riant pour le
soulager, la draperie et les lainages souhaitaient un faux pas,
qui aurait semé l'or aux quatre coins des rayons. Puis, il avait
dû monter un escalier, s'engager sur un pont volant, monter
encore, tourner dans les charpentes, où les regards du blanc, de
la bonneterie, de la mercerie, le suivaient, bayant d'extase
devant cette fortune voyageant en l'air. Au premier, les
confections, la parfumerie, les dentelles, les châles, s'étaient
rangés avec dévotion, comme sur le passage du bon Dieu. De proche
en proche, le brouhaha s'élevait, devenait une clameur de peuple
saluant le veau d'or.

Cependant, Mouret avait ouvert la porte. Lhomme parut, suivi des
deux garçons, qui chancelaient; et, hors d'haleine, il eut encore
la force de crier:

-- Un million, deux cent quarante-sept francs, quatre-vingt-quinze
centimes!

Enfin, c'était le million, le million ramassé en un jour, le
chiffre dont Mouret avait longtemps rêvé! Mais il eut un geste de
colère, il dit avec impatience, de l'air déçu d'un homme dérangé
dans son attente par un importun:

-- Un million, eh bien! mettez-le là.

Lhomme savait qu'il aimait ainsi à voir sur son bureau les fortes
recettes, avant qu'on les déposât à la caisse centrale. Le million
couvrit le bureau, écrasa les papiers, faillit renverser l'encre;
et l'or, et l'argent, et le cuivre, coulant des sacs, crevant des
sacoches, faisaient un gros tas, le tas de la recette brute, telle
qu'elle sortait des mains de la clientèle, encore chaude et
vivante.

Au moment où le caissier se retirait, navré de l'indifférence du
patron, Bourdoncle arriva, en criant gaiement:

-- Hein! nous le tenons, cette fois!... Il est décroché, le
million!

Mais il remarqua la préoccupation fébrile de Mouret, il comprit et
se calma. Une joie avait allumé son regard. Après un court
silence, il reprit:

-- Vous vous êtes décidé, n'est-ce pas? Mon Dieu! je vous
approuve.

Brusquement, Mouret s'était planté devant lui, et de sa voix
terrible des jours de crise:

-- Dites donc, mon brave, vous êtes trop gai... N'est-ce pas? Vous
me croyez fini, et les dents vous poussent. Méfiez-vous, on ne me
mange pas, moi!

Décontenancé par la rude attaque de ce diable d'homme qui devinait
tout, Bourdoncle balbutia:

-- Quoi donc? vous plaisantez? moi qui ai tant d'admiration pour
vous!

-- Ne mentez pas! reprit Mouret plus violemment. Écoutez, nous
étions stupides, avec cette superstition que le mariage devait
nous couler. Est-ce qu'il n'est pas la santé nécessaire, la force
et l'ordre mêmes de la vie!... Eh bien! oui, mon cher, je
l'épouse, et je vous flanque tous à la porte, si vous bougez.
Parfaitement! vous passerez comme un autre à la caisse,
Bourdoncle!

D'un geste, il le congédiait. Bourdoncle se sentit condamné,
balayé dans cette victoire de la femme. Il s'en alla. Denise
entrait justement, et il s'inclina dans un salut profond, la tête
perdue.

-- Enfin! c'est vous! dit Mouret, doucement.

Denise était pâle d'émotion. Elle venait d'éprouver un dernier
chagrin, Deloche lui avait appris son renvoi; et, comme elle
essayait de le retenir, en offrant de parler en sa faveur, il
s'était obstiné dans sa malchance, il voulait disparaître: à quoi
bon rester? pourquoi aurait-il gêné les gens heureux? Denise lui
avait dit un adieu fraternel, gagnée par les larmes. Elle-même
n'aspirait-elle pas à l'oubli? Tout allait finir, elle ne
demandait plus à ses forces épuisées que le courage de la
séparation. Dans quelques minutes, si elle était assez vaillante
pour s'écraser le coeur, elle pourrait s'en aller seule, pleurer
au loin.

-- Monsieur, vous avez désiré me voir, dit-elle de son air calme.
Du reste, je serais venue vous remercier de toutes vos bontés.

En entrant, elle avait aperçu le million sur le bureau, et
l'étalage de cet argent la blessait. Au-dessus d'elle, comme s'il
eût regardé la scène, le portrait de Mme Hédouin, dans son cadre
d'or, gardait l'éternel sourire de ses lèvres peintes.

-- Vous êtes toujours résolue à nous quitter? demanda Mouret, dont
la voix tremblait.

-- Oui, monsieur, il le faut.

Alors, il lui prit les mains, il dit dans une explosion de
tendresse, après la longue froideur qu'il s'était imposée:

-- Et si je vous épousais, Denise, partiriez-vous?

Mais elle avait retiré ses mains, elle se débattait comme sous le
coup d'une grande douleur.

-- Oh! monsieur Mouret, je vous en prie, taisez-vous! Oh! ne me
faites pas plus de peine encore!... Je ne peux pas! je ne peux
pas!... Dieu est témoin que je m'en allais pour éviter un malheur
pareil!

Elle continuait de se défendre par des paroles entrecoupées.
N'avait-elle pas trop souffert déjà des commérages de la maison?
Voulait-il donc qu'elle passât aux yeux des autres et à ses
propres yeux pour une gueuse? Non, non, elle aurait de la force,
elle l'empêcherait bien de faire une telle sottise. Lui, torturé,
l'écoutait, répétait avec passion:

-- Je veux... je veux...

-- Non, c'est impossible... Et mes frères? j'ai juré de ne point
me marier, je ne puis vous apporter deux enfants, n'est-ce pas?

-- Ils seront aussi mes frères... Dites oui, Denise.

-- Non, non, oh! laissez-moi, vous me torturez!

Peu à peu, il défaillait, ce dernier obstacle le rendait fou. Eh
quoi! même à ce prix, elle se refusait encore! Au loin, il
entendait la clameur de ses trois mille employés, remuant à pleins
bras sa royale fortune. Et ce million imbécile qui était là! il en
souffrait comme d'une ironie, il l'aurait poussé à la rue.

-- Partez donc! cria-t-il dans un flot de larmes. Allez retrouver
celui que vous aimez... C'est la raison, n'est-ce pas? Vous
m'aviez prévenu, je devrais le savoir et ne pas vous tourmenter
davantage.

Elle était restée saisie, devant la violence de ce désespoir. Son
coeur éclatait. Alors, avec une impétuosité d'enfant, elle se jeta
à son cou, sanglota elle aussi, en bégayant:

-- Oh! monsieur Mouret, c'est vous que j'aime!

Une dernière rumeur monta du Bonheur des Dames, l'acclamation
lointaine d'une foule. Le portrait de Mme Hédouin souriait
toujours, de ses lèvres peintes, Mouret était tombé assis sur le
bureau, dans le million, qu'il ne voyait plus. Il ne lâchait pas
Denise, il la serrait éperdument sur sa poitrine, en lui disant
qu'elle pouvait partir maintenant, qu'elle passerait un mois à
Valognes, ce qui fermerait la bouche du monde, et qu'il irait
ensuite l'y chercher lui-même, pour l'en ramener à son bras,
toute-puissante.





End of the Project Gutenberg EBook of Au bonheur des dames, by Émile Zola

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
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Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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