La Vedette

By Yvette Guilbert

The Project Gutenberg eBook of La Vedette, by Yvette Guilbert

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Title: La Vedette

Author: Yvette Guilbert

Release Date: November 8, 2021 [eBook #66695]

Language: French


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  YVETTE GUILBERT

  La Vedette

  ROMAN

  Tout exemplaire est numéroté au verso du faux-titre.


  PARIS
  H. SIMONIS EMPIS, ÉDITEUR
  21, RUE DES PETITS-CHAMPS, 21

  1902

  Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays,
  y compris la Suède, la Norvège et le Danemark. S’adresser,
  pour traiter, à M. H. Simonis Empis.




ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)




Il a été tiré de cet ouvrage:

Trente exemplaires sur papier du Japon numérotés de I à XXX.

Ces exemplaires sur papier du Japon ont été souscrits par M. A. FERROUD
(Librairie des Amateurs), 127, boulevard Saint-Germain.

Soixante-dix exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 70.




AVANT-PROPOS


Le Parisien du boulevard, client de passage ou habitué de la Scala, de
l’Eldorado, de l’Olympia et des Folies-Bergère ne connaît guère, avec la
Cigale, le Concert Européen et le Divan Japonais où l’on grimpe parfois,
d’autres établissements où la chanson fait florès.

Il ignore que dans les quartiers excentriques, des petites salles de
bal, de conférences, de banquets, des sous-sols de cafés et de troquets
s’ouvrent à tous les amateurs, chanteurs, ouvriers, petits employés
venant là chercher entre eux un semblant de petite gloire.

Les arrondissements lointains sont remplis de guinguettes joyeuses,
pourvues d’une clientèle assidue, et plus d’un chanteur connu a commencé
sa carrière et pris goût aux bravos dans une de ces petites cases...
encouragé par les camarades à lâcher le burin ou le marteau pour les
joies du tremplin qui les fait rêver tous! A Paris, tout le populo
chante--mécontents et satisfaits.

Je me souviens, quand j’étais petite fille, il y a de cela vingt-huit
ans! (Tu vieillis, ma chère...) avoir demeuré dans une maison voisine
d’un café, où, le soir, les gens du quartier se réunissaient et
chantaient les romances en vogue, accompagnées au piano par un M. Petit,
qui, du temps de Renard à l’Eldorado, faisait répéter et chanter les
artistes.

Ce monsieur Petit était un personnage. Pensez donc, il musiquait pour
Amiati! et ses conseils étaient d’or: il chantait d’une façon très
correcte, avec méthode, très simplement, et d’une belle voix de baryton,
et je me souviens que mon père, amateur de chansons, comme beaucoup
d’hommes de son temps, aimait à lui entendre dire le _Violoneux_...

Que ces temps sont loin, mon Dieu! Ai-je assez travaillé depuis!!! Qui
sait? j’ai peut-être bien cent ans...

Boulevard du Temple... Café Augeol, en face la rue Saintonge... j’avais
à peine huit ans, mais comme ces souvenirs sont précis à ma mémoire!...
une grande salle, avec un piano à gauche, papa assis avec deux médecins
amis, écoutant ravis M. Petit chanter son _Violoneux_ et les _Bœufs_ de
Dupont.

Et mademoiselle Marguerite Walin! La belle blonde à la peau mate, aux
yeux clairs, qui ravageait les cœurs, de la Place de la République aux
Filles du Calvaire!

(Une ouvrière lingère fatiguée de coudre).

Celle-là chantait: _La Fille d’Auberge_, d’une voix voilée, d’un charme
étrange. On m’a conté que Petit la fit entrer tout de go à l’Eldorado:
le quartier en aurait illuminé de joie! Malheureusement Amiati avait une
place dans le cœur du public, et Marguerite Walin, qui ne savait que la
copier, dut se retirer et partir dans des Russies plus ou moins
honnêtes--où la phtisie la prit à ses admirateurs... Pauvre belle Walin!

Près du cirque, était un autre temple de la chanson, encore un café où
le dimanche se retrouvaient les mêmes personnes. Jamais je n’oublierai
un ouvrier ferblantier qui montait sur l’estrade, et grinçait d’une voix
qui semblait être un tambourin sur lequel on fait sauter des trousseaux
de clefs! une de ces voix de métal, qu’on obtient en mettant du fer et
du papier dans les intérieurs de pianos... pour faire danser les
Belle-Fatma. Il avait avec cela une horreur de tête... Une chimère
chinoise! (ou japonaise) je ne sais au juste, des yeux qui sortaient
comme pour sauter par terre... un nez énorme, large, avec des trous
noirs et poilus... une bouche en fente de broc, bref, une telle tête de
massacre, que papa, ignorant son nom, l’avait surnommé «Massacro,» et le
nom lui resta!

Celui-là, grimacier et comique, chantait:

    J’avais dû mou...
    J’avais dû mou...rir pour Charlotte!

Je me le rappelle comme si c’était hier!

Dieu! le vilain ferblantier de chanteur! Que j’aimais mieux le coiffeur,
peigné à la Rochefort, avec son toupet carotte, sa figure de porcelaine,
ses yeux éteints, d’un bleu fané sale, comme en ont les pastels sur
lesquels on a passé la manche: il me semblait du dernier bien!... et
puis il chantait la tyrolienne! et la tyrolienne était mes amours!!! Ah
les troulalaïtou de ma jeunesse! Lebassy! Qui se souvient de Lebassy?

«Lise, rentrez dans votre mi-i-i-i...se»... et les troulalaïtou à n’en
plus finir! C’était superbe! Qu’est-il devenu? Et Massacro? Et mon
coiffeur? Que tout cela est loin, mon Dieu!

Mon coiffeur et Massacro n’ont jamais dû dépasser le périmètre de leur
quartier; d’autres, mieux doués, se sont envolés vers des horizons plus
lointains, mais que de haltes, que de parcours lents et nombreux, avant
d’arriver à figurer sur l’affiche d’un établissement, je ne dirai pas
connu, mais simplement pas tout à fait ignoré!

Aussi quel soupir de joie quand l’un de ces braves gens arrive enfin au
but de ses voyages, à son entrée dans un «Grand Concert»! Dame! c’est
pour lui l’avenir assuré, c’est-à-dire la province ouverte sur toute la
ligne... la France en long et en large à ses pieds, quelquefois même
l’étranger! et pas besoin d’être pour cela une vedette en vogue, non, il
suffit--mais cela est indispensable--d’être de la Scala, de l’Eldorado,
ou de l’Olympia, ou des Folies-Bergère, c’est l’étiquette passe-partout!

C’est beaucoup de travail, de peines, pour une croûte de pain au bout de
la vie... et encore pas toujours!... c’est même rare...

Le public parisien ne se doute pas que le monsieur et la dame qu’il
trouve embêtants, et n’écoute même pas, entre huit heures et neuf heures
du soir, deviennent, dès qu’ils se déplacent, l’étoile et le favori de
toute une population qui les fête, à Lyon, à Marseille ou à Bordeaux.
Pensez donc! ce sont des «artistes» de Paris, et de la Scala encore!!!
Et ce bon accueil réchauffe leur zèle et console ces pauvres gens de ces
Parigots de malheur qui n’ont de sourires que pour leurs favoris... Ah!
si on n’avait pas la Province! on finirait par croire qu’on n’a pas de
talent! Mais, Dieu merci! les départements sont là qui prouvent le
contraire.

Bonne province!!! Bons petits cabots piocheurs, et si souvent
découragés, allez, roulez, trottez sur les routes, chantez et ramassez,
là où on vous les donne, les bravos que vous quêtez.

Si quatre-vingt-six départements vous font la risette, contre un seul
qui vous boude, consolez-vous!...--et dites-vous que déjà du temps
d’Henri IV, Paris ne valait qu’une messe! et que ce sont les
quatre-vingt-six départements qui ont raison--et zut pour le reste!

Y. G.




LA VEDETTE




I


--Mademoiselle Edmée va vous chanter les «Coccinelles!»

Parmi le brouhaha des conversations, le grincement des chaises remuées,
le cliquetis des verres sur le marbre des tables, cette annonce ne
produisit qu’un silence relatif.

Cependant, émergeant du nuage de fumée qui fanait les papillons des becs
de gaz dont s’éclairait la salle, mademoiselle Edmée se hissait déjà sur
la caisse d’emballage retournée, figurant la scène, et les premiers
accords de la romance de Massenet vagissaient sur le clavier du piano
étique accoté à l’estrade.

Et ceci se passait, rue Julien-Lacroix, dans le sous-sol d’une boutique
de marchand de vins, temple lyrique, ce dimanche soir comme tous les
autres dimanches, de la société musicale «La Fauvette de Ménilmontant».

Ce sous-sol était une sorte de carré long, au plafond bas, où l’on
accédait par un escalier en colimaçon, sans cesse encombré par les
montées et les descentes du garçon qui, irrespectueux du grand art, ne
se gênait point pour couper les meilleurs effets des monologues, et les
plus brillants traits des chansons, par des retentissants «une grenadine
au kirsch! ça fait deux!» ou «un litre de blanc! ça fait trois,»
lesquels suivis immanquablement des «chut!» et des «à la porte!»,
vociférés par les auditeurs mélomanes, déchaînaient un charivari plutôt
impropre à la parfaite exécution des chefs-d’œuvre...

Mais, n’est-ce pas? tout le monde ne peut pas louer la salle de l’Opéra,
et les virtuoses de la Fauvette de Ménilmontant, heureux de faire
apprécier leurs belles voix, n’y regardaient pas de si près. Qu’est-ce
que ça faisait, pourvu qu’on chante!

C’étaient pour la plupart des petits employés, des ouvriers, des commis
de magasins; quelques jeunes filles aussi, qui domptaient leurs
timidités et jetaient éperdument à la figure du public tous les chats
qu’elles nichaient dans la gorge.

Les familles de ces demoiselles et les copains de ces messieurs venaient
assister à leurs triomphes, en sirotant des demi-setiers, des canettes
et des liqueurs à l’eau, laissant après leur absorption des petits ronds
poisseux sur les guéridons de fer, jamais nettoyés--ou si peu!...

Mais ce soir, peste! c’était bien une autre paire de manches que les
soirs ordinaires... Des pancartes, suspendues aux colonnes, proclamaient
que le prix des consommations serait, par exception, majoré de dix
centimes et qu’une quête serait faite à la fin du concert. C’était au
bénéfice d’une infortune que la Fauvette, aujourd’hui, donnait de tout
son gosier!

Même, outre les sociétaires habituels, _des artistes des principaux
music-halls de Paris_ avaient consenti à prêter leur concours! On
entendrait, dans leur répertoire, l’incomparable comique Lourbillon et
la délicieuse Blanche Mésange, des _Ambassadeurs_!

Et ce programme n’était pas un leurre! Ces deux illustrations n’avaient
pas fait faux bond. Chacun pouvait les voir, en chair et en os, Blanche
Mésange surtout en chair et Lourbillon plutôt en os, assis, non loin du
piano, à un petit guéridon, et buvant chacun un bock, comme de simples
mortels!

A ne rien céler, l’incomparable comique Lourbillon, depuis longtemps, ne
daignait plus faire à la capitale l’aumône de son prestigieux génie...
et, seuls, les modestes beuglants de province avaient le bonheur et
l’honneur de le posséder sur leurs planches.

Quant à Blanche Mésange, les fauteuils vides et les banquettes désertes
des levers de rideau avaient été jusqu’ici, aux _Ambassadeurs_, son
unique auditoire.

Ce qui, au fond, était injuste, car elle était vraiment jeune, fraîche
et jolie, blonde et grasse, et si elle n’avait point chanté, elle eût
été sans défaut.

Mais allez donc faire comprendre à une femme qui fait «_mal_» du théâtre
qu’elle ferait «_mieux_» du commerce, ou un métier quelconque! jamais
elle ne vous croira! Ce lui semblera impossible de fabriquer de la
lingerie ou des modes, alors qu’il lui paraît si simple de faire la
petite oie sur les planches!

Blanche Mésange et Lourbillon étaient les points de mire de cent regards
admirateurs, et vers eux la reconnaissance de tout un quartier montait
en murmure ému.

Mademoiselle Edmée, une brunisseuse, coiffée d’un canotier de paille
noire, d’une voix suraiguë et d’un geste sans réplique, affirma:

--Les coccinelles sont couché-é-es, et sauta du perchoir du haut duquel
elle avait sévi.

--Une autre! une autre! cria-t-on soudain dans un coin.

--La ferme! fut-il répondu d’un antre angle de la salle.

Quelques applaudissements assez maigres et des «chut!» plus énergiques
se croisèrent.

Les bravos partaient surtout d’une table où siégeaient une vieille dame,
qui dégustait une groseille au vin, et un galopin d’une douzaine
d’années qui fouillait dans son nez d’un air pensif. Quant à la personne
qui, impoliment, avait réclamé «la ferme!» c’était une grande bringue en
cheveux, à peu près de l’âge de mademoiselle Edmée, dix-huit ans, et à
qui celle-ci, sans nul doute, avait vendu des pois qui ne voulaient pas
cuire.

Mademoiselle Edmée, d’ailleurs, ne pipa point. Elle se contenta de
grincer entre ses dents un mot que seul, le pianiste put entendre: mot
qui évoquait tout le Sahara...

Puis elle déclara:

--Je ne sais plus rien! et revint s’asseoir sous l’aile de sa mère à
côté de son jeune frère, et tous trois entrèrent en conversation vive et
animée avec des haussements d’épaules méprisants. Fit-elle pas mieux que
de se battre?

Au reste, la guerre évitée en cette partie de l’assistance éclatait
brusquement dans une autre.

--Notre camarade Paquet va nous chanter... avait commencé le régisseur.

--... La peau! c’est pas son tour! hurla tout à coup une voix furieuse.
Et une bagarre eut lieu, au pied de l’estrade, subitement.

Le camarade Paquet, un gigolo aux grâces boutiquières, en veston court,
col droit et cravate Lavallière, venait de se lever à l’appel de son
nom, mais une grosse main s’abattit sur son épaule et l’obligea à se
rasseoir.

--C’est à mon tour, à moi, Florent dit «Bat d’Af»! et, ici, c’est chacun
son tour, comme au guichet de la poste!

Et l’ivrogne--car Florent, dit «Bat d’Af,» était ivre à rouler--se mit à
tonitruer, sans nulle autorisation préalable:

    V’là l’Bat d’Af qui passe!
    Ohé! ceux d’la classe!

C’était un grand diable de polisseur aux biceps comme des gigots de
mouton. Et c’était en vain que le régisseur tapait sur le bois du piano
pour le faire taire:

    Qui qui rigol’ra
    Quand la classe,
    Quand la classe,
    Qui qui rigol’ra
    Quand la classe partira!

continuait-il avec entrain et férocité.

Blanche Mésange, très effrayée, s’était dressée, toute prête à prendre
ses jupes et la fuite. Lourbillon n’en menait pas plus large, mais on
est un homme, n’est-ce pas? il conservait sa place; seulement il était
devenu vert.

Cette double attitude illumina d’une inspiration le cerveau affolé du
régisseur. Comme Florent, dit «Bat d’Af», renversait les chaises en la
pantomime échevelée dont il accompagnait son refrain:

--Regarde, Florent! tu fais peur aux dames! Nos invités vont prendre une
drôle d’opinion de la Fauvette.

Ces paroles du régisseur calmèrent soudainement l’ivrogne. Il se tut,
tira sa casquette et s’avançant vers la jeune femme, il bredouilla:

--Respect au sexe! On boucle sa boîte. Seulement, je ne veux pas que
Paquet chante! Si il chante, je le crève!

--Bon! bon, c’est entendu. Paquet ne chantera pas! Assieds-toi!

--Je ne tiens pas à chanter, moi! se soumit le camarade Paquet qui
tentait, mais en vain, de redresser son faux-col écrasé.

--Mesdames et messieurs! dit alors le régisseur, qui s’essuyait le front
avec soulagement,--la parole est à notre camarade Fernand!

Une triple salve de bravos retentit brusquement, à cette annonce.
L’enthousiasme était unanime et Florent, dit «Bat d’Af», lui-même,
rugit:

--Oui, oui! Fernand! Fernand!

Ce fut si spontané, si vif, si emballé que l’incomparable comique
Lourbillon en eut une crispation vexée du menton, et chuchota à Blanche
Mésange:

--Mâtin! c’est une étoile, ce Fernand!

--Il est gentil! répondit Blanche.

Il était gentil, en effet, ce Fernand qui venait d’apparaître sur la
scène minuscule et s’y tenait debout, droit et svelte, sans embarras et
sans pose. Vingt ans, brun, une moustache légère retroussée sur une
bouche saine et bien meublée, l’œil intelligent, le geste aisé, il
n’avait pas encore commencé que déjà tout le monde avait fait silence.
Il n’y avait pas à dire, c’était la coqueluche du patelin! Le garçon
lui-même, arrêtant ses clameurs barbares, attendait, bouche bée, et sa
serviette sous le bras, au bas de l’escalier.

Ce qu’il fut tout de suite impossible de nier à Lourbillon, c’est que
cet amateur chantait avec une méthode instinctive et une justesse
d’organe naturelle, que lui eussent enviées et que lui enviaient déjà,
là, à l’instant même, des «artistes professionnels». L’incomparable
comique, au reste, ne cacha pas son impression à sa compagne:

--Il nous jette de la grille, ce crapaud-là! ronchonna-t-il.

Blanche Mésange lui fit signe de se taire:

--Laisse-moi écouter!

Le fait est que c’était un charme d’écouter ce Fernand.

Ce qu’il chantait? des machines quelconques, _Petits Pavés_, _Petits
Chagrins_, et autres balançoires vibrant, au sortir de ses lèvres, d’une
émotion fine et contagieuse.--Sa voix tendre et prenante enrichissait de
tous les trésors de l’expression la mollasserie des rimes et l’anémie
des mélodies. Quand il eut terminé sa première romance, les
applaudissements claquèrent, et Lourbillon, en personne, élevant très
haut dans les airs ses deux mains compétentes, les choqua l’une contre
l’autre, ostensiblement.

L’ovation ne fit que grandir, de morceau en morceau; Lourbillon élevait
chaque fois ses mains, mais, à la vérité, il ne produisait pas un
effrayant vacarme en les rapprochant... et ce n’était pas elles qu’on
entendait le mieux: son geste faisait «semblant» de rapporter quelque
chose... il avait le bravo feutré... Les plus grands hommes ont de ces
petitesses!

Blanche Mésange, elle, prise dans l’enthousiasme universel, criait
franchement «bravo!» et «bis!» et comme Lourbillon, à un moment,
esquissait une moue de supériorité et sifflait:

--Tout de-même, dix chansons, cela commence à compter!

Elle lui rétorqua, toute rose d’indignation et tressautante de
conviction:

--Mon vieux, j’aimerais mieux l’entendre toute la nuit que toi un quart
d’heure!

Ah! mais!...

C’était la meilleure des bonnes filles, cette Mésange. Et la plus
honnête! Qu’on n’entende point, par là, cette honnêteté physique dont se
targuent maintes femmes, qui, du reste, n’ont que celle-là: vieilles
filles moisies dans le célibat, à qui leur virginité coriace confère,
croient-elles, le droit d’être méchantes, improbes, criminelles au
besoin; mégères apprivoisées dont la fierté est de n’avoir aimé personne
et de haïr tout le monde.

De ces femmes dont les âmes sont si vulgaires qu’elles ne considèrent
l’acte d’amour que comme une obscénité, et dont les cerveaux sont d’une
impureté telle, que leur pudeur n’est continuellement mise en éveil que
pour les indécences qu’elles imaginent dans les gestes les plus
bellement humains!

De ces pauvres femmes honnêtes, fidèles scrupuleusement à leurs maris,
non par tendresse amoureuse où par devoir et conscience, mais à cause de
l’horreur, du dégoût, ou de l’ignorance (et cela est encore pis!) d’une
volupté qu’elles ne ressentent et ne partagent point... Chattes
échaudées craignant l’eau chaude...

Non, Blanche Mésange n’était pas honnête de cette façon-là, mais elle
était loyale, fidèle et bonne, et si sûre en amitié!

Et gobeuse!

Certes, elle aurait plutôt pu aspirer au prix Montyon qu’à la blanche
couronne des rosières; mais, exerçant un métier où la fleur d’oranger
n’est pas de rigueur, elle était de celles dont on dit: «Elle aime avec
Un Tel. Rien à faire.»

Et il n’y avait rien à faire, en effet. Très largement aidée par «un
ami», le comte Du Puy, sénateur par hasard et marié idem, elle ne
trompait jamais cet heureux législateur, plus généreux d’ailleurs
qu’exigeant.

Et puis, s’il faut tout dire, tant de vertu n’impliquait pas chez elle
un grand mérite. Grasse, à vingt ans, comme une grosse caille, elle
était paresseuse avec délices, et les béguins, c’est si fatigant! C’est
des tas de tracas, de préoccupations, de pas et de démarches, de
précautions à prendre, de lettres à écrire! Non, décidément, le jeu n’en
valait pas la chandelle. Et Blanche Mésange était très sage.--Pourtant,
en applaudissant le jeune Fernand, quand celui-ci se décida, enfin, à
quitter le tréteau, elle le considéra avec des yeux de sommeil... ou
d’amour; si lourds de Qui sait!... et de Peut-être... et où il y avait
un peu moins de sagesse que d’ordinaire.

Le vrai, c’est que leurs regards, à tous deux, s’étaient rencontrés, et
qu’elle ressentait tout à coup comme un vif picotement dans le creux du
dos, et qu’elle rougit...

C’était d’ailleurs à elle de chanter. Elle escalada l’estrade, et envoya
quelques-unes de ses gaudrioles ordinaires: _La Puce; Dis-moi où ça
m’démange_, et obtint un immense remerciement de politesse. On la
rappela, on la redemanda, et elle fut ravie! car, parfaite cabotine,
malgré une certaine intelligence et toutes ses qualités, elle croyait
fermement en son talent de cantatrice et de comédienne et en attendait
la Gloire! O naïve bonne petite Mésange aveugle!

En fait, elle avait assez de vinaigre dans la voix pour assaisonner les
salades de toute une saison, et articulait à la façon ingénue du phoque.

Mais elle était des _Ambassadeurs_ (vous pensez!) et avait bien voulu se
déranger pour la Fauvette de Ménilmontant! La Fauvette de Ménilmontant
fit un gros succès à son bon cœur et à sa jolie figure.

C’était au tour de Lourbillon. L’incomparable comique, encore que tout
ulcéré par le souvenir gênant de son jeune émule, voulut montrer à ce
public ignorant la différence qu’il y a entre un blanc-bec et un maître!
Et, ma foi, comme il avait du métier, et qu’aucune ficelle ne lui était
étrangère, depuis les années et les années qu’il promenait son bâton de
rouge et son blanc gras de Carpentras à Lille et de Brest à Nancy, il
décrocha, avec son menton bleu, sa bouche sinueuse et lippue, ses
grimaces traditionnelles, la timbale, lui aussi, et _enleva_, dans la
gaîté, un triomphe égal à celui que Fernand avait remporté dans le
sentiment.

Acclamations, fous rires, trépignements, toute la série des symptômes
nerveux, observés, les jours d’orage, à Bicêtre, à Charenton, et autres
asiles de louphoquerie humaine.

Et les cuillères choquées contre les verres! et les soucoupes heurtées
en cadence! Ah! bon Dieu! «M’as-tu vu à Ménilmontant?»

Et comme Lourbillon avait l’âme grande, dès cet instant, il pardonna en
son cœur à Fernand!

Bien plus! il lui vint la fantaisie de le connaître, et, comme la salle
se vidait petit à petit, le concert étant fini (car, naturellement,
n’est-ce pas? c’était lui, Lourbillon, dernier numéro, qui l’avait
clôturé), comme les sociétaires de la Fauvette fermaient le piano,
roulaient leur musique et réglaient leurs consommations, l’incomparable
comique avisa le jeune amateur qui, demeuré assis dans un coin, semblait
le contempler de tous ses yeux.

Lourbillon prit pour lui cette contemplation qui, de vrai, s’adressait à
Blanche Mésange, en train de mettre son collet devant la glace du fond,
et flatté:

--Eh bien, monsieur Fernand! tous mes compliments, vous savez! lui
cria-t-il, avec un signe de la main plein d’une auguste cordialité! Et
il ajouta:

--Montez donc prendre un verre avec nous. On étouffe ici!

Dans ce sous-sol où vingt pipes, et combien de mauvais cigares, sans
compter les cigarettes, avaient fait rage, l’atmosphère était d’une
épaisseur redoutable. Le garçon, d’ailleurs, éteignait les becs de gaz.

--Volontiers! acquiesça Fernand, en se levant.

Tous trois s’engagèrent dans l’escalier en colimaçon.

--Quelle jolie voix vous avez, monsieur! dit Blanche Mésange qui montait
la première, en se retournant vers Fernand qui la suivait. Les cheveux
blonds mousseux, la bouche rose aux lèvres grasses bien ourlées sur les
dents claires et les grands yeux bleus, très doux, caressèrent de leur
grâce vivante la pensée du jeune homme, vision rapide dans la pénombre
de cette ascension tournante.

Trois bocks servis, l’instant d’après:

--Et, avec une voix pareille, qu’est-ce que vous faites dans la vie,
jeune homme? interrogea Lourbillon affable.

--Sûr! que vous réussiriez au concert! et même au théâtre! appuya
Blanche Mésange avec âme.

Fernand sourit à la chanteuse. Il haussa légèrement les épaules et
répondit:

--A la vôtre! Oui, peut-être, si j’étais plus jeune et que j’aie le
temps d’apprendre. Ça m’aurait plu vraiment! Il est trop tard à présent!
Chacun son métier!

--Et quel est le vôtre, sans indiscrétion?

--Oh! il n’a rien d’artistique, mon boulot! Je suis tailleur, ouvrier
tailleur, pour être plus exact. Je coupe des culottes, des redingotes et
des jaquettes. A votre service, si vous avez besoin d’un veston, cher
monsieur.

Blanche Mésange fit la lippe, oh! une mignonne lippe d’enfant boudeur,
et elle murmura, en tapotant des doigts une valse vague sur le marbre de
la table:

--C’est dommage!

--Pourquoi?

--Pour rien! si vous êtes heureux comme cela...

--Heureux! sursauta Fernand qui s’enflamma tout d’un coup: je ne dis pas
que je suis heureux! Est-ce que nous autres, les travailleurs à gages,
nous pouvons être heureux? Toujours à la merci de la sottise des patrons
qui nous font payer leurs gaffes commerciales et rognent sur nos
salaires quand, par leur faute, leur clientèle diminue! Heureux! Est-ce
qu’on peut être heureux dans une société où l’injustice règne et où les
petits sont éternellement mangés par les gros!

Il s’animait en parlant, le sentimental «romancier» de tout à l’heure.
Ses yeux noirs s’aiguisaient de pensée, et sa moustache frémissait sur
la ciselure délicate de sa lèvre supérieure.

--Jeune homme! prononça Lourbillon avec autorité, vous faites de la
politique!

--Ah! ouiche, j’en ai fait, mais ça m’a passé, et ça n’est pas près de
me reprendre!

Il donna un coup de poing sur le guéridon.

--Les hommes sont trop bêtes, aussi! Vous savez... non, vous ne savez
pas, mais enfin vous pourriez savoir qu’il y a eu, voici huit mois à peu
près, une grève des ouvriers tailleurs. A la fin, ces exploités se
révoltaient. Ils demandaient une garantie, leurs places assurées, un
minimum de travail et l’abolition du marchandage! Je peux dire que j’ai
été l’organisateur du mouvement et le porte-parole de tous mes
camarades. Ah! bien, oui! ils m’ont tous lâché au bon moment! et c’est à
grand peine que j’ai pu trouver à me caser, après! Aussi, ni, ni, c’est
fini! J’ai soupé de l’apostolat!

Blanche Mésange ouvrait sur l’orateur des yeux bleus énormes. C’est
qu’il était épatant, ce garçon-là!

--Madame, messieurs, il est l’heure. On ferme! vint annoncer le garçon
rompant le charme.

--Bon, bon! on s’en va! Laissez! fit Fernand, en arrêtant la main de
l’incomparable comique qui se préparait à payer. Il continua:

--Je suis trop content de ne pas vous avoir trop ennuyé avec mes
chansons pour ne pas vous demander de me laisser en plus le plaisir de
vous offrir quelque chose!

Sur le pas de la porte, Fernand serra les mains de Lourbillon et de
Blanche. Un fiacre passait à vide. La jeune femme l’arrêta.

--Au revoir, monsieur Fernand! jeta-t-elle en montant en voiture. Mais
rappelez-vous ce que je vous prédis. Vous serez peut-être un jour notre
camarade à nous! Où veux-tu que je te dépose, toi, Lourbillon? Allons!
grimpe! Au revoir, monsieur;... et les yeux accrochés sur le sourire
éclairé des trente-deux dents blanches de Fernand, Mésange prit dans sa
menotte dodue et lisse la main souple et fine du jeune homme qui
tressaillit au contact de cette gaîne de chair moite et chaude.

Fernand resté seul regagna vite son logement. Il était une heure du
matin, sapristi! et il lui fallait se lever à six heures.

Dans le fiacre qui emportait les deux «principaux artistes de
music-hall,» Lourbillon, goguenard, glissa à Blanche Mésange, en
allumant sa cigarette:

--Hé! hé! dis donc! est-ce que ce ne serait pas le fin pépin qui
pousse... tu l’as beaucoup regardé, ce Fernand?

--Tu es fou! protesta Blanche. Moi? Tu sais bien qu’il n’y a rien à
faire pour personne!

--Il ne faut pas dire: «Fontaine...»

--Tiens, tu m’assommes. Tais-toi. Je dors!

Elle se rencoigna, en effet, dans le fond du coupé. Mais elle ne dormit
pas. Elle rêva.




II


Boulevard Saint-Denis, presque au coin du faubourg, à deux pas de la
porte Ludovico Magno, c’est le Café de la _Chartreuse_.

Un café? Sans doute! puisque des garçons en tablier blanc y servent,
quand on les leur commande--rarement!--des consommations; puisqu’on y
voit une caisse et une caissière, des tables, des chaises, des
banquettes et un gérant.

Mais surtout, c’est la petite Bourse des cabots, le dock de la
miseloque, la halle aux mentons bleus!

Faces blêmes, aux nez pincés, aux lèvres glabres, bouches molles
grimaçantes, yeux éraillés, pâleurs et maigreurs, angoisse et famine,
odeurs d’estomacs creux et vides, foulards sales cachant du linge usé et
douteux, ce sont les joyeux comiques sans emploi, les rigolos sur le
pavé, les chanteurs, les diseurs et les danseurs excentriques, tous ceux
qui le soir, aux lumières, demain peut-être, en quelque bouiboui,
dispenseront le rire et la joie à un public qui les croit heureux et qui
les envie...! Pitres malades, paillasses moribonds, faites les beaux,
vous aurez du sucre...! Cabriolez sans cesse et recabriolez... c’est
vous la gaîté qui passe!

Et ils viennent là, chaque jour, à la _Chartreuse_, en quête d’un
engagement possible, à l’affût de l’imprésario providentiel qui entre
dans la boîte, en coup de vent, ayant besoin pour Calais, pour Saintes
ou pour Brive-la-Gaillarde, d’un monologuiste, d’un romancier ou d’une
gommeuse.

Car il y a les femmes, aussi.

Pauvres filles!

Livides, dans la cruauté du grand jour, le sourire comme obligatoire,
fugitif ou figé, rougi au raisin, blafardes de poudre de riz à bon
marché, les paupières bleuies, les yeux en lunettes noircies au crayon,
elles attendent, elles aussi, debout sur le trottoir, le bon plaisir du
barnum qui voudra bien utiliser les restes d’une jeunesse qui file et
d’une voix qui s’éteint.

En plein hiver couvertes à peine de maigres corsages ou de chemisettes
claires, au cœur de l’été étouffant sous des manteaux de vieilles
fourrures, souvenirs de jours plus prospères, mais toujours casquées de
chapeaux ronds, à plumes tumultueuses ou à rubans ébouriffants, posés
sur des cheveux sauvagement frisottés et brûlés par le fer; parées d’une
bijouterie puérile et désolante!

Des petits ronds de porcelaine bleue, entourés d’une verroterie blanche,
leur donnent l’illusion d’avoir les oreilles égayées de turquoises et
cerclées de diamants!... Enfantillages!

Toute cette série de flèches, de losanges, de cœurs Lère-Cathelain
s’étale triste et terne sur les poitrines. Les croissants surtout, les
croissants sont en faveur... Pauvres croissants de toutes ces Dianes
revenues bredouilles et désolées de toutes les chasses, dont l’homme est
bien le dernier gibier!

Qu’une extrême et méticuleuse simplicité leur irait mieux que tous ces
faux miroirs auxquels ne se prennent plus les alouettes!...

Leurs teints, couleur de dragée violettement rosée, ne cachent pas sous
les fards les petits sillons creux de leurs soucis, de leur angoisse des
lendemains: leur maquillage, hélas! ne sait tromper personne, il n’est
que la voilette de leurs peines, il n’en est pas le masque.

Et tous ces fiers efforts de dissimulation stigmatisent sur leurs
bouches vermillonnées la pudeur de la souffrance... et c’est pour cette
pudeur-là, qu’il faut les estimer et les aimer, les braves cabots, et ne
point blaguer aigrement leurs naïves vanités, leurs puérils orgueils,
dans lesquels ils se forgent des compensations!

Écoutons-les, sans ironie méchante au coin de la lèvre, sans hochements
de tête et sans haussements d’épaules, raconter, fièvreux, leurs
prouesses, imaginer des conquêtes et des triomphes!

Qu’ils parlent d’eux, qu’ils croient surtout, qu’ils croient longtemps,
longtemps, à leur gloire, à leur talent, et surtout au bonheur
inestimable du succès... Quand ils en auront, ils n’y croiront plus!

Et tout ce monde, serré à n’y pas laisser tomber une épingle, encombre
le trottoir devant la terrasse du café de la _Chartreuse_. Et ce sont
des rires, des papotages et des histoires!

Car, ni eux ni elles n’avoueraient pour rien au monde leur détresse, et
tel qui n’a pas mangé depuis la veille midi, narre avec force détails un
souper dont il fut, soi-disant, le boute-en-train, hier, cette nuit, à
l’Américain. Avec des femmes! à la roue! Tandis qu’une énorme brune, aux
chairs croulantes, aux yeux ternes, toute la figure abominablement
lassée et triste, raconte, dans un groupe, qu’elle a refusé, pas plus
tard que ce matin, cinq louis à un vieux dégoûtant qui voulait
l’embrasser en pleine rue:

--«Tu comprends! je n’en suis pas encore à cinq louis près,
heureusement!» Et patati et patata...

Mais les conversations ralentissent et tout à coup, une femme crie:
«Tiens! Stellaire qui passe! on répète à l’_Eldorado_!» et toutes de
courir et de regarder, ah! de quels yeux brillants! les heureuses, les
veinardes de la corporation, calées dans leurs victorias, en grand tra
la la de toilette tapageuse, et qui, payées à raison de 40 à 50 fr. par
jour, dépensent 100,000 par an!

...--En a-t-elle, hein? de la chance, cette Stellaire! Avec sa figure
sabrée, au milieu, d’une fente énorme qui lui sert de bouche, ses yeux
fins, longs et étroits d’angora qui guette.--Une tête de jeune chatte
égyptienne qui aurait quitté les gouttières d’Égypte pour celles de
Montmartre!--Une Cléopâtre de bastringue!--Elle a l’air dégringolée
d’une pyramide et de poser «le profil» pour illustrations de
sarcophages! Piges-tu, dans cent ans, quelle momie!--Les quolibets
s’arrêtent là, car si Stellaire a des envieuses, elle n’a pas
d’ennemies, on la sait gentille et bonne camarade.

Seule, la mère Cégain ronchonne, elle pense qu’avec l’argent d’une seule
robe de Stellaire, elle aurait tout une garde-robe propre et à la mode
qui aiderait bigrement à son placement dans une bonne petite boîte... au
lieu de cela, elle se crève dans le jour à ses cartonnages, des boîtes à
coller à vingt-cinq sous la douzaine.

Heureuse encore de les avoir! car, lorsque le carton chôme, les gosses
manquent de tabliers et de bottines; c’est pas ses cachets de 8 à 15
francs qu’elle attrape tous les dimanches dans la banlieue de Paris qui
peuvent faire face à tout! Son mari, petit employé, ne gagne pas 10,000
francs par an... et, dame, elle est bigrement contente de toucher tous
les samedis les 25 ou 30 francs de ses petits cubes.--Le dimanche soir,
après la lessive faite du linge d’eux tous, elle file vers les Asnières,
ou les Raincy, débiter, avec succès ma foi, les chansons mises à la mode
par une paire de gants noirs 6 ¾ chevreau glacé de la Scala. Une vraie
brave femme, cette mère Cégain, bûchant, trimant, élevant ses quatre
gosses avec joie et gaîté, la parole leste et gauloise, une Madame
Sans-Gêne alerte, courageuse et vivante comme le faubourg qu’elle
personnifie de si amusante façon. Ah! la digne et brave petite femme!
Elle attendait ce jour-là un arrangeur de concert qui ne vint pas! Six
heures sonnaient à la bedaine du nègre.

Lourbillon, étendu nonchalamment sur trois chaises,--le derrière sur
l’une, le pied allongé sur l’autre et le bras étreignant amoureusement
le dossier de la troisième,--Lourbillon voyait la vie en rose, à travers
l’absinthe-grenadine de nuance fraise écrasée que le garçon venait de
poser devant lui.

Lourbillon, du reste, était beau. Beau comme un symbole.

Mal rasé, en sorte que sa barbe, assez forte, lui sortait de tous les
coins du visage en petites pointes bleues et offensives, la face remuée
et plissée incessamment d’une infinie quantité de tics, qui donnaient à
son masque la perpétuelle agitation d’une figure de singe, il était
chaussé d’espadrilles, et coiffé d’un chapeau haut de forme à bords
plats, cavalièrement incliné sur l’oreille.

Une énorme cravate écossaise égayait follement son complet beige à
grands damiers. Et, de moment en moment, il laissait de son avaloire
édentée tomber quelques récits et apophtegmes que recueillaient d’autres
privilégiés, mais de moindre importance apparemment, installés dans ses
environs.

--Monsieur!--proférait-il, en s’adressant à un vieux personnage tout
décrépit, qui se trouvait à sa droite et qui, d’ailleurs, semblait
sourd, car il écoutait béatement sans manifester la moindre approbation
ni la plus petite opposition,--monsieur! quand je chante! c’est un
silence: en entendrait pousser le gazon!

--Tenez! un soir, à Tours, des jeunes gens,--mon Dieu! je ne leur en
veux pas à ces gamins, ils avaient peut-être bu, et puis, sans doute,
ils ne savaient pas que c’était moi qui chantais...--Bref! des jeunes
gens avaient fait quelque bruit pendant que j’étais en scène. Monsieur,
on a voulu les jeter à la Loire!

Il fit une pause et ajouta:

--C’est comme cela que se font les révolutions!

Mais, tout à coup, cette fois sans s’arrêter à considérer quel effet son
récit avait pu produire sur l’apathique vieillard, Lourbillon se dressa
sur ses espadrilles et d’un moulinet double de ses deux grands bras, il
imita le télégraphe optique, à l’adresse d’un jeune homme, qui, à ce
moment, passait sur le boulevard.

--Eh! Fernand! Monsieur Fernand! hurlait-il, en même temps, de cette
criarde voix, dont, à l’entendre, il eût entraîné le peuple à des
destinées meilleures.

Le jeune homme se retourna à ce fracas, reconnut Lourbillon, sourit, et
se dirigea vers le café. C’était bien le Fernand de la Fauvette de
Ménilmontant.

Toujours svelte, élégant, avec sa fine tête brune. Seulement, il portait
le bras droit en écharpe.

--Qu’es à co? s’enquit Lourbillon en lui faisant une place à son côté.

--Peuh! rien! expliqua Fernand, un bras démis, ça n’est pas grave!

--Mais, cher ami, vous ne pouvez pas travailler avec ça!

--C’est justement ce qui m’embête, car ce sera encore long à se
remettre, m’a dit le médecin. Et dame! vous pensez, mon patron n’a pas
attendu au lendemain pour me rendre à ma belle liberté! Quand un outil
est cassé, on le jette, pas vrai? Je suis jeté! Et voilà!

Fernand parlait avec amertume. Il poursuivit:

--Vous avez de la chance, vous autres! Un bras démis n’empêche pas de
chanter! Moi, c’est la dèche d’ici quelques jours! Et la noire, vous
savez! Allez donc tenir les ciseaux de la main gauche!

Lourbillon l’interrompit:

--Avant de vous désespérer, il faudrait voir à voir, jeune homme! Il n’y
a pas que les ciseaux dans le monde, que diable! Vous rappelez-vous ce
que nous disions, Mésange et moi, le mois dernier, à la soirée de la
Fauvette, là-bas, à Ménilmontant?

Au nom de la chanteuse, Fernand avait légèrement tressailli... Il
frisotta, de sa main libre, sa moustache, comme pour cacher un sourire
involontaire, et répondit:

--Bah! c’était une plaisanterie!

Mais Lourbillon s’emballait:

--Une plaisanterie? Du tout, mon petit! Une voix comme la vôtre, ça ne
se trouve pas facilement! Et tenez! je vais vous faire un aveu. Moi,
Lourbillon! quand je vous ai entendu, j’ai été jaloux de vous! Ah! ça
vous la coupe, ça!

Et il mit ses pouces dans les entournures de son gilet. Il est certain
que l’argument était décisif! Car on n’en ramassait pas à la pelle, des
artistes dignes d’exciter, ne fût-ce qu’une minute, la jalousie de
Lourbillon!

Fernand, toutefois, demeurait sceptique. Il avait de la modestie. Et ses
triomphes d’amateur ne lui avaient pas monté la tête.

Devant trois pelées et six tondus, oui, il pouvait briller, mais devant
un public nombreux, sur une vraie scène, dans une grande salle
illuminée, du haut jusqu’en bas, il sentait bien qu’il perdrait tous ses
moyens. On le chuterait, on le sifflerait, et alors, il ne répondait
plus de lui, il avait le crâne près du bonnet, ça ferait du vilain!

C’est ce qu’il expliqua tout à trac à l’incomparable comique, avec
beaucoup de franchise.

--Des bêtises!... riposta celui-ci. Les sifflets qui vous siffleront ne
sont pas encore fondus, cher ami! Eh! mais, en croirai-je mes yeux!
s’interrompit Lourbillon, en se dressant, le chapeau au bout du bras,
agité comme un pavillon.

Une urbaine aux roues caoutchoutées, drelin-drelinant du grelot de son
cheval, venait de halter devant la Chartreuse, et il en descendait,
empanachée d’un chapeau mirobolant et gaînée de soie claire sous un
collet fanfreluché de dentelles, mademoiselle Blanche Mésange, des
_Ambassadeurs_.

La jeune femme, qui n’avait encore regardé ni à droite, ni à gauche,
traversa vivement avec des «pardon, monsieur!» et des «pardon,
madame!»--qui provoquèrent d’ailleurs quelques réflexions désobligeantes
(soyez donc polie!)--la foule des pauvres cabots qui vont à pied, et
aborda, comme jadis au palais de Salomon la reine de Saba, au seuil de
la terrasse.

Alors seulement, elle aperçut le chapeau de Lourbillon et Lourbillon
lui-même, et très vite, sans prêter attention au compagnon de son vieux
camarade:

--Tu n’as pas vu Garrigou, le compositeur?

--Garrigou? Non. Il est peut-être à l’intérieur!

--Je viens lui demander de faire la musique d’une chanson qu’on m’a
apportée. Je vais voir s’il est là!

Légère, elle pénétra dans le café, eut un bref colloque avec la
caissière et revint:

--Il n’est pas arrivé, cet idiot-là! J’ai soif, mon petit Lourbillon. Je
boirais bien quelque chose.

Et elle s’assit, en tapant sur le guéridon du pommeau d’or de son
ombrelle.

--Dis donc, Blanche... fit alors Lourbillon, en clignant les yeux, ce
qui, croyait-il, lui donnait l’air particulièrement malicieux.

--Quoi!

--Tu ne dis pas bonjour à monsieur!

--Quel monsieur? Ah! pardon, monsieur!... monsieur Fernand! s’empressa
la chanteuse qui devint toute rose. Et elle tendit la main au jeune
homme.

--Mademoiselle! balbutia celui-ci charmé. Et ils n’en dirent pas plus
long ni l’un ni l’autre.

L’astucieux Lourbillon savoura un instant ce silence bébête et joli.
Puis il dit:

--Tu ne sais pas ce que j’étais en train de conseiller à notre jeune
ami?

Blanche haussa doucement les épaules en signe d’ignorance et regardant
Fernand qui la regardait.

--Oh! vous êtes blessé? s’enquit-elle avec vivacité.

--Justement! poursuivit Lourbillon. Il a le bras démis. Son patron l’a
scié. Il va connaître les joies amères de la purée noire et je
m’exterminais le tempérament à lui persuader de lâcher son sale truc
pour le nôtre!

--Oh, oui! Monsieur Fernand, dites! s’écria Blanche Mésange en sautant
sur sa chaise et en tapant des mains. Et, vibrante d’enthousiasme:

--Ce serait si gentil! Vous les mettrez dans votre poche, vous verrez!

--Mademoiselle, vous me tentez!

La résistance de Fernand mollissait en effet sous le feu des grands yeux
bleus amusés et suppliants.

--Ah! si... s’exclama-t-il; mais il s’arrêta dans sa phrase en plein
élan.

--Si quoi?

--Si je pouvais être engagé dans le même établissement que vous!

--Là! cria Lourbillon triomphant en se frappant violemment sur les
genoux, le voilà poussé, le fin pépin! qu’est-ce que je disais?

--Est-il bête, hein? monsieur Fernand? minauda Blanche qui n’en pensait
pas un mot.

--Je veux dire... se troubla Fernand qui cherchait à rattraper son
audace.

Du coup, Lourbillon le tutoya. Il sentait la partie gagnée. L’amour,
petit dieu malin, a eu raison de bien d’autres obstacles que la faible
volonté d’un homme. Et il déclama majestueusement:

--Tu veux dire ce que tu as dit et ce que nous avons tous compris! Et
puis, en voilà assez! Enlevez, c’est pesé! Enfant, tu es des nôtres!
Garçon! à boire!

Fernand put s’assurer d’un coup d’œil, pendant que l’on remplissait les
verres, que sa franchise ne déplaisait point.

Blanche Mésange ne parlait plus, et demeurait pensive, la tête un peu
baissée sous son grand chapeau fleuri. Un dernier rayon de soleil
attardé vint caresser un instant la blondeur de sa nuque inclinée, et
Fernand sentit que le sort en était jeté, et qu’il devenait «artiste
lyrique»!

Pourtant, quelques objections pratiques se présentaient encore à son
esprit. Il confia à Lourbillon:

--C’est que, cher ami, je n’ai pas d’habit pour débuter, si je débute.
Je possède ce costume-ci et un vieux! Et je n’ai pas d’argent! plus un
rond!

--Si ce n’est que cela, moi, je... interjeta passionnément Blanche, dans
un sursaut adorable d’offrande. Elle avait relevé le front et, sous ses
cheveux dorés, ses yeux brillaient, heureux. Mais elle n’insista pas et
se mordit les lèvres, très confuse, car Fernand, avec un recul de
protestation, s’effarouchait:

--Non, mademoiselle, je vous en prie. Pas cela!

--Poire! professa Lourbillon qui ajouta:

--Ce détail n’a aucune importance. Si tu es engagé quelque part, ce qui
est inévitable, tu trouveras tout de suite le crédit nécessaire pour te
nipper comme un prince du sang, si c’est ta fantaisie. Ainsi, c’est
entendu, demain...

Tous trois se levaient, l’heure du repas sonnait au Nègre.

Les miseloqueux s’étaient peu à peu clairsemés, le boulevard redevenait
praticable devant la _Chartreuse_.

Blanche Mésange, le bout d’une bottine sur le marche-pied de sa voiture,
s’attardait à serrer la main de Fernand... Ah! le devoir avant tout!
mais le devoir a des tristesses, il fallait se quitter.

Et Lourbillon poursuivit:

--Demain, rendez-vous ici, à trois heures de relevée. Tu ne chantes pas
le même genre que moi. Il s’ensuit que l’intérêt personnel n’entrave en
rien mon admiration pour toi, et que je veux être ton parrain dans la
noble carrière des arts!

--Quel bavard! soupira Blanche. Mais elle ne se plaignait pas trop, car,
durant tout ce discours, elle tenait la main de Fernand dans la sienne.
Une petite femme si raisonnable! Fiez-vous donc aux antécédents!

--Je te mènerai--poursuivait Lourbillon--chez un agent lyrique de ma
connaissance, Premierdi, faubourg Saint-Martin, à qui tu en boucheras un
coin en lui donnant une audition et qui te fera subito, j’en mettrais
mes dix doigts au feu, engager dans un endroit chic!

Blanche s’était enfin résignée à monter dans sa victoria caoutchoutée.
Le cocher rendit la main à sa bête. Drelindrelin, fit le grelot.

--Tâche que ce soit aux _Ambassadeurs_! insista Fernand, prenant congé.

--Oui! tâche! cria, de loin déjà, Blanche Mésange emportée--drelin,
drelin--au trot de sa belle situation.

Et Lourbillon, abandonné sur le rebord du trottoir, bon vieux cabot
indulgent, revenu de tant de choses, rigola complaisamment:

--Ah! les petites canailles!




III


Faubourg Saint-Martin, une maison louche, étroite, haute, de ces maisons
à deux fenêtres en façade qui semblent écrasées entre leurs voisines et
dont la porte, à un seul battant, s’ouvre sur un couloir lépreux, où
s’amorce un escalier humide et sombre aux rampes gluantes, empuanti de
l’odeur des plombs.

Au troisième étage, une pancarte de cuir noir, tenue par des clous,
porte en lettres blanches cette double enseigne:

    L’ÉTOILE DES CONCERTS
    ADMINISTRATION ET RÉDACTION

    _La Sécurité_
    Agence lyrique.

A travers les murs de torchis, des tumultes étranges sortent de ce
repaire, assourdissant parfois la maison, du rez-de-chaussée aux
combles.

Mais la concierge est philosophe et n’en a cure.

Ce sont des hululements pointus de voix de femmes, modulant les notes de
quelque scie en vogue, des tonnerres de basses masculines, roulant,
comme des cailloux qui tombent d’une charrette, les sonorités d’un grand
air d’opéra, et, tout le temps, un pianotage essoufflé, incohérent, sans
cesse interrompu, sans trêve repris.

Ce sont, aussi, des fracas de querelles, des cris, des hurlements, des
plaintes. Et la dégringolade brusque jusqu’à la rue de gens qui
mâchonnent des injures, tendent le poing, donnent de la canne aux murs
du corridor.

Mais la concierge ferme les yeux et se bouche les oreilles. M. Premierdi
paye exactement son terme...

M. Premierdi, en effet, directeur de l’_Étoile des Concerts_, organe
hebdomadaire de l’art lyrique et, concurremment, de l’Agence la
_Sécurité_, n’est pas un bonhomme ordinaire. M. Premierdi fut jadis un
journaliste de haut vol, propriétaire d’un grand quotidien, habitué des
premières, membre de plusieurs cercles, homme politique presque éligible
et homme de lettres presque décoré. Depuis, il a eu des malheurs, qui
n’ont pas abattu sa fierté, mais qui lui ont interdit bien des
ambitions. Pris la main dans le sac dans une affaire de chantage et
condamné par la justice de son pays, il a dû renoncer aux longs espoirs
et aux larges pensées! Mais, merci, mon Dieu! il n’y a pas que cela dans
la vie!... et sitôt sorti du logement ombreux et gratuit que pour un an
les tribunaux lui avaient assigné pour domicile, il a su se retourner
et, plus avisé que Jérôme Paturot, trouver très vite une position
sociale. Il s’est intronisé bienfaiteur des arts, providence des
débutants, distributeur de réclame et marchand de gloire! Et son petit
commerce, à part quelques accrocs, marche très bien.

Justement, cet après-midi, il se présentait un accroc. Lourbillon et
Fernand, en pénétrant dans le sanctuaire, dénoncés par la sonnette qui
tintait à chaque ouverture de l’huis, en perçurent, tout de suite, une
vague idée.

Ils se trouvaient dans une petite pièce carrée, lugubre, encombrée de
casiers pleins de brochures, sentant la pipe et la vieille poussière et
qui servait d’antichambre au bureau de M. le directeur.--Pas de meubles;
aux murs, des affiches aux tons gueulards, aux dessins inhabiles
représentant les faces et même les piles des chanteuses en vogue, des
comiques en vedette, aguichant le public des rues par des œillades, des
gestes, des poses engageantes, appels continuels à la foule, qui donnent
aux murailles des airs de faire la retape...

Le piano s’était tu et l’on n’entendait plus que le manifeste chambard
d’une discussion plutôt orageuse, déchaînée de l’autre côté de la
cloison.

Des voix gutturales, colères, sauvages, alternaient avec une autre voix,
onctueuse et papelarde. Et de brusques coups de poing appliqués sur des
meubles scandaient la conversation.

--Zut! dit Lourbillon, il nous embête! Entrons tout de même!

Dans le bureau de M. le Directeur, la scène était épique. Dix Arabes, en
burnous, leurs poignets bistrés menaçants hors des linges blancs,
vitupéraient, en sabir, Premierdi, lequel, réfugié derrière sa table,
s’essoufflait en explications plutôt confuses.

--Tiens! les Beni-Ben-Mouctar! s’exclama Lourbillon. Et il expliqua à
Fernand:

--Ce sont des acrobates tunisiens que Premierdi a fait venir de là-bas.
Ils n’ont pas fait le sou à Paris, et il est probable que Premierdi a
mangé la grenouille et n’a plus l’argent pour les rapatrier! Sale
histoire! C’est qu’ils n’ont pas l’air commode!

Le chef des Beni-Ben-Mouctar, en effet, un énorme hercule, dans toute la
vigueur de la quarantaine, aux yeux sanglants dans sa figure brune,
vociférait, en désignant d’un doigt maigre le coffre-fort:

--Toi pris à nous argent pour retour! Dans caisse-là argent! Toi,
rendre, voilà et nous partir!

Les neuf autres Beni-Ben-Mouctar, appuyèrent énergiquement d’une
approbation du menton l’ultimatum du chef. Ils étaient d’âges
différents. Deux avaient trente ans à peu près, trois autres de vingt à
vingt-cinq ans, puis c’étaient deux adolescents d’une quinzaine d’années
et deux garçonnets de dix ans. Mais, tous, avec les mêmes regards noirs,
fusillaient l’infortuné directeur de la _Sécurité_, agence de tout
repos.

Et Premierdi était dans ses petits souliers.

En effet, cet argent, il l’avait touché, parbleu! Il l’avait
soigneusement retenu sur les premières recettes, médiocres pourtant,
hélas! des Beni-Ben-Mouctar. C’était, disait-il, dans leur intérêt, par
mesure de précaution, et pour leur assurer un rapatriement facile. Mais
il devait être loin, cet argent-là, s’il courait toujours!

--Patron, j’ai une idée! articula soudain, entre haut et bas, une espèce
de colosse blond, qui venait, comme d’une trappe, de surgir de derrière
une portière, drapée au fond de la pièce.

--Ah bien! c’est une chance. Dites vite! suffoqua M. le Directeur de la
_Sécurité_, qui épongeait son front chauve avec une visible inquiétude.

Le colosse blond, le premier commis de la boîte, un Américain du Nord,
nommé Smith, cligna de l’œil et répondit:

--Laissez-moi faire!

Et avec une insolence de planteur domptant des nègres, roulant ses
larges épaules, et abattant sur la table deux poings gros comme des
melons ordinaires, il commanda:

--Un peu de silence, la tribu! Tâchez de vous coller le long des murs et
d’attendre tranquillement. On va s’occuper de vous!

Matés, les indigènes reculèrent, selon l’ordre donné. Lourbillon et
Fernand, adossés, eux aussi, à la cloison, ne pipaient plus.

Et Smith, entraînant Premierdi dans l’angle le plus sourd du bureau
directorial, explique de bouche à oreille:

--Voici. Il s’agit de se débarrasser de ce paquet-là, au plus juste
prix. C’est très simple. Vous allez d’abord expédier les chefs de
famille, le vieux-là qui est méchant et qui a appris à parler français,
ce qui est fâcheux, et les deux autres gaillards qui en savent peut-être
plus qu’ils n’en disent. Trois voyages, quoi! Ces trois raseurs
liquidés, on sèmera les autres, facilement. Que le diable m’étouffe si
les boys livrés à eux-mêmes sont capables de s’y reconnaître! S’ils nous
embêtent, une fois les hommes partis, il y a le Dépôt, by God!

--Parfaitement! parfaitement! acquiesça Premierdi qui souriait
béatement.

--Seulement, Smith, mon vieux,--objecta-t-il--vous oubliez que le prix
de ces trois voyages, nous ne l’avons pas en caisse! Si on ouvrait en
même temps le coffre-fort et la porte, ça ferait un courant d’air!

--Bah! fit Smith, la mère des poires n’est pas morte! Tenez, qu’est-ce
que je disais!

Au seuil du bureau, apparaissait en ce moment, glabre et maigre, un
jeune homme qui, d’une voix peu assurée, demanda:

--Monsieur Premierdi, s’il vous plaît?

--C’est moi, monsieur.

--Le Directeur de l’_Étoile des Concerts_?

--En personne! répondit Premierdi à qui Smith venait de pousser le coude
avec allégresse.

--Monsieur, je suis Clodomir, de l’_Européen_, et je viens vous demander
la faveur d’une insertion, annonçant mes débuts dans un genre nouveau
pour moi. Je vais créer une pantomime et je désirerais vivement...

--Oh! oh! une insertion à l’_Étoile_! comme vous y allez! s’exclama
Premierdi. C’est que nous sommes pleins, vous savez! Il n’y a plus une
ligne à donner.

--Je serais prêt--déclara le jeune Clodomir avec anxiété--à payer ce
qu’il faudrait.

--On pourrait peut-être, interjeta Smith, faire sauter l’article sur
Polin, cette fois-ci. Mais dame! vous comprenez, ça vaut ce que ça vaut!

--Ça vaudra ce que ça vaudra! déclara héroïquement Clodomir.

--Smith! commanda Premierdi, emmenez Monsieur à la caisse et
arrangez-vous avec lui. Monsieur, c’est bien une faveur que je vous fais
et parce que toutes les tentatives artistiques m’intéressent!
déclama-t-il, pendant que l’Américain entraînait le mime de _l’Européen_
derrière la portière du fond.

Les Beni-Ben-Mouctar, impassibles le long des murs, attendaient avec
fatalisme. Ce qui est écrit est écrit!--il était bien «écrit» sur leurs
engagements qu’une somme de... leur serait payée et l’argent n’était pas
venu... Mais à cela près, n’empêchait qu’Allah était Allah! et que
Mohammed était son prophète...

Premierdi aperçut tout à coup Lourbillon et Fernand, et, cordial:

--Tiens! Lourbillon, par quel hasard! s’écria-t-il.

--Je suis venu, cher ami, exposa Lourbillon en s’avançant, vous
présenter un jeune camarade à moi, pour que vous l’entendiez, et je suis
sûr qu’après l’audition, vous me remercierez de vous avoir amené un
numéro de cet acabit.

Premierdi jaugea Fernand d’un coup d’œil de maquignon. Puis, très bref:

--Un comique?

--Non. Un romancier!

--C’est bien raplapla...

--Une voix délicieuse!

--Monsieur!--jeta Premierdi à Fernand, c’est vingt francs qu’il faut que
vous déposiez!

--Vingt francs! sursauta Lourbillon.

Fernand se reculait déjà, l’air gêné. Mais Lourbillon le rattrapa par la
manche.

--C’est à prendre ou à laisser! prononça Premierdi avec flegme.

Lourbillon tira un louis de sa poche.

--Je prends!--dit-il,--ou plutôt vous prenez! C’est égal, vous en avez
une santé, mon père Premierdi!

--Laisse donc, tu me revaudras ça plus tard! souffla-t-il à Fernand.--Il
ne sera pas dit que, faute d’un louis, on aura mis la lumière sous le
boisseau!

Sous la portière soulevée réapparaissaient Smith et Clodomir. Clodomir,
le chapeau à la main, retraversa le bureau, s’inclina et disparut. Smith
chuchota, ricanant, à Premierdi:

--Il a payé l’insertion: 50 francs! plus un abonnement à _l’Étoile_ que
je lui ai collé d’autorité: 25 francs. Ça marche!

--Ça marche! oui! mais pas encore suffisamment. Il faudrait un appoint
sérieux.

Smith se frappa le front:

--Patron! l’appoint, je l’ai! seulement, il faut que je vous fasse un
aveu pénible.

--Un aveu, Smith?

--Une confession. Voilà, voilà bien deux ans que je n’ai pas expédié le
service de _l’Étoile des Concerts_!

Premierdi bondit. Les voleurs n’aiment pas être volés. Il foudroya Smith
de ses yeux furibonds.

--Bénissez le Seigneur notre Dieu, patron! car c’est cette circonstance
qui vous sauve. Du reste, vous n’avez rien perdu. Les abonnés de
_l’Étoile_ ont trop le trac de s’y voir éreintés pour protester. Ils
achètent le journal, voilà tout. Et c’est encore un bénéfice! Mais cela
n’est rien. L’important, c’est que, n’ayant pas envoyé tout ce papier,
je l’ai conservé chez moi! Et il y en a bien douze mille kilos! Depuis
deux ans, songez donc! Ça représente de la galette, douze mille kilos de
papier! Paper is money! C’est le voyage de nos trois Arbicos! Patron,
remerciez-moi.

Premierdi suffoquait. Mais il ne protesta que faiblement. Il dit:

--Positivement, Smith, vous m’épatez! Enfin, ce qui est fait est fait!

Ce dialogue édifiant n’avait pas été sans estomaquer Fernand quelque
peu, mais Lourbillon le réconforta. Et d’ailleurs, quoi! la sagesse
était de ne s’étonner de rien! et c’est pourquoi, quelques instants plus
tard, tandis que Smith emmenait les Beni-Ben-Mouctar, après leur avoir
expliqué à sa manière l’ingénieuse combinaison qui les concernait--le
jeune homme, accompagné au piano par l’universel Premierdi (cet
honorable industriel possédait tous les talents!) roucoula, de sa voix
la plus suave, les meilleures mélodies de son répertoire. L’épreuve
réussit à souhait, et, séance tenante, le vieux crocodile lui fit signer
un engagement au concert des _Bateaux-Fleuris_ (Auteuil-Point-du-Jour).
Dans trois jours, il débuterait.

Ce n’était pas encore les _Ambassadeurs_! mais tout vient à point à qui
sait attendre... dit-on. Les cent paliers de la gloire se montent marche
par marche... et les phénomènes sont rares qui peuvent enjamber
plusieurs étages à la fois--si ce n’est pour les descendre!




IV


La berge de la rive droite de la Seine, au Point-du-Jour, sous le viaduc
d’Auteuil, n’est peut-être pas un rendez-vous de noble compagnie; mais
elle est, toutes proportions gardées, un charmant séjour, quand même,
pour une foule de gens qui, tout comme les gentilshommes de l’auberge du
Pré-aux-Clercs, doucement y passent la vie, à célébrer le litre à seize
et l’amour!

Ce paysage nautique et excentrique, Trouville des purotins, plage d’été
pour bourses plates, est égayé de mille attractions diverses.

L’odeur des pommes de terre frites, l’arôme vespéral des absinthes, les
rugissements des orgues tournants des manèges de chevaux de bois, le
grincement, sous les portiques des gymnases en plein vent, des anneaux
où se balancent les trapèzes et les escarpolettes, la cloche des
bateaux-mouches, le sifflet des trains de ceinture, tout cela se mêle et
se conjugue en un charivari de fracas et de senteurs d’une originalité
brutale.

Et puis, il y a les «concerts»!

Ce sont, juste au débarcadère de la ligne Pont-d’Austerlitz-Auteuil, des
séries de bâtisses aux prétentions de chalets, munies chacune d’une
salle de spectacle et d’une scène comportant, s’il vous plaît, rideau,
décors, portants, manteau d’Arlequin, à l’instar de la Capitale, et des
rangées de fauteuils d’où l’on peut, tout aussi bien qu’ailleurs,
applaudir aux inepties en vogue et aux chahuts les plus nouveaux.

Le concert des _Bateaux-Fleuris_ n’est pas le moindre de ces sanctuaires
artistiques; et, ce lundi-là, jour de gouape et de flemme, de balade et
de rigolade pour le Parisien des ateliers, toutes les travées en étaient
bondées, du parterre aux galeries!

Fernand, casé en cet établissement par l’astucieux Premierdi, n’avait,
en somme, pas trop à se plaindre pour ses débuts. On ne l’avait pas
déporté dans un désert.

Aussi, son trac était-il carabiné! et, en attendant son tour de
paraître, regrettait-il déjà, dans la coulisse poussiéreuse, son établi
de tailleur et ses grands ciseaux à étoffes...

Pourtant, l’excellent Lourbillon, qui, afin de se trouver là, avait
renoncé à un beau cachet pour Mantes (sept francs et le voyage), le
réconfortait de tout son zèle et lui prodiguait les encouragements de
son autorité. Peines perdues! Fernand se sentait les mains moites dans
ses gants blancs tout neufs.

--Il me semble, confessait-il piteusement au comique, que je ne pourrai
même pas ouvrir la bouche! J’ai les mâchoires serrées, là, au milieu des
joues.

Mais Lourbillon, haussant les épaules, supérieur:

--C’est la fièvre d’avant les victoires, parbleu! Henri IV était comme
cela, les matins de bataille! Seulement, lui, ce n’était pas
resserrement, au contraire! Ah! Ah! (on est comique... ou on ne l’est
pas!)

Mais Fernand ne se déridait pas aux facéties... historiques du camarade.
Tout à coup, drrring! drrring! une sonnerie tinta, la voix de
l’avertisseur cria: «A vous, Fernand!» et légèrement poussé en avant,
avec un affectueux: «Vas-y et épate-les!» le débutant se trouva devant
le trou du souffleur, face aux trois cents faces du public, et vit
brusquement se lever vers lui, comme pour le battre, le bâton du chef
d’orchestre: «Un! Deux! Trois! Partez!»

Derrière la scène, et les yeux collés à des déchirures de la toile de
fond ou aux interstices des châssis du décor, les cabots de la maison,
hommes et femmes, guettaient leur nouveau compagnon avec la sympathique
attention d’une bande de chats pour une souris égarée dans leur grenier.

Pauvre souris! Pauvre Fernand! Avec quelle allégresse eût été accueillie
la moindre note fausse! Mais cette joie fut refusée à ces messieurs et à
ces dames. A la fin du premier morceau, une tempête d’applaudissements
éclata dans la salle, tempête à laquelle se mêla, de la coulisse, le
tonitruant bravo de Lourbillon ravi.

--Qu’est-ce qu’il a, celui-là? Il est fou! grogna l’actuel «romancier»
de la troupe, en se retournant avec mauvaise humeur. Ce cabot se faisait
la tête de Polin, parce qu’il s’appelait Polas, anagramme de son vrai
nom qui était Salop, tout bonnement; et le succès de l’intrus n’était
pas sans lui inspirer quelque inquiétude au sujet de la sécurité de sa
situation.

Car, au concert comme ailleurs, ce n’est pas le talent qu’on jalouse...
c’est la place et l’argent qu’on prend. La sympathie va plus volontiers
à un grand artiste pauvre qu’à un grand artiste riche... et pas par
compensation ou générosité! Non! au contraire! Il est des gens qui ne
peuvent plus dire du bien d’un artiste dès qu’ils savent qu’il devient
riche! Ce sont de piteux caractères, n’est-ce pas? Mais les hommes se
méfient tellement les uns des autres qu’ils ont inventé des lois et des
règlements de police pour se protéger contre leurs réciproques
vulgarités; ils se savent de petites âmes, de petits cœurs et de petits
cerveaux, alors ils ont fait des juges, des commissaires, des huissiers
et des sergents de ville! Quel aveu!

Mademoiselle Azemia, la «fine diseuse» (qui confond toujours alibi avec
contretemps et épargne avec épave...), grande fille si plate, si longue,
qu’on l’appelle la «chanteuse à rallonge», répondit d’une voix pointue
comme ses coudes:

--Tais-toi donc! Tu vois bien que ce monsieur est de la claque!

--Et toi, de la clique, Bébé! riposta Lourbillon qui avait entendu.

Mais Fernand avait recommencé à chanter et un «chut!» du régisseur, gros
de menaces d’amende, interrompit ce colloque au verjus.

Encore une fois le public trépigna d’enthousiasme. Les cannes s’en
mêlèrent. Deux, trois rappels! Il n’y avait pas à dire mon bel ami, la
tape n’était pas accordée!

Parmi les spectateurs, au cinquième rang, et très emmitouflée dans une
voilette mystère à grands dessins, une dame, dont tout ce qu’on pouvait
affirmer, c’est qu’elle était blonde et potelée, poussait de véritables
cris d’extase et avait retiré ses gants pour produire plus de fracas
avec ses mains nues. Du délire, quoi!

L’heureux Fernand ne distinguait point ces détails, enivré qu’il était
de sa réussite et les yeux brouillés d’émotion.

Quand il rentra dans la coulisse, la froideur glaciale des autres
«artistes» put le renseigner, mieux encore que la chaleur du public, sur
l’authenticité de sa victoire. Par contre Lourbillon lui ouvrit ses
bras, comme un père noble à la grande scène de réconciliation, et le
régisseur, le tumulte continuant dans la salle, malgré le rideau tombé,
dut venir annoncer que M. Fernand aurait un deuxième tour de chant, à la
fin de la seconde partie du concert.

Bravo! bravo! bravo! Rideau! nom de Dieu!

--Hein? mon fils! la goûtes-tu, la gloire? la goûtes-tu bien? s’emballa
Lourbillon, tout larmoyant.

Le baryton Polas s’était contenté jusqu’ici de sourire d’un petit air
dédaigneux; mais l’annonce du régisseur sembla soudain l’inciter à une
détermination farouche. Il cracha violemment sur le plancher, et après
avoir presque bousculé Lourbillon et son élève, il s’élança au dehors,
en marmonnant:

--Attends un peu! J’te vas en fiche, moi, un second tour de chant!

Car la musique n’adoucit pas toujours les mœurs. Le baryton Polas, avant
de charmer les oreilles des hommes, sur les bords fleuris qu’arrose la
Seine, avait mené la viande aux abattoirs de la Villette. Il avait,
avant l’habit noir et le plastron blanc, porté la veste bleue et le
tablier rouge, et s’était connu boucher avant qu’on le connût chanteur.

Il avait gardé de nombreuses relations dans son ancien monde, et malgré
l’élégance acquise de ses manières et la parfaite aristocratie de son
langage d’aujourd’hui, il était encore mieux à l’aise avec Bubu de
Montparnasse qu’avec le comte d’Haussonville et préférait le largonji
des loucherbèmes au vain papotage des salons... où les duchesses étaient
des poires... dont il n’aurait pas voulu se payer les pommes!... (O
virtuosité de la langue française!!) Justement, beaucoup de ses amis--il
disait «poteaux» dans l’intimité--exerçaient, à deux pas des
_Bateaux-Fleuris_, sur la berge, une foule de métiers modestes, quoique
lucratifs: le bonneteau, la passe anglaise, la rouge et la noire!

D’autres camarades à lui, trop beaux pour faire quelque chose, venaient
souvent, le lundi, et les autres jours aussi, du reste, villégiaturer
dans ces parages. Et Polas songeait que ces messieurs n’avaient pas
leurs pareils pour organiser un boucan, souffler dans des clefs forées,
et chiper aux pattes une réputation naissante.

--Ça sera rare--marmonnait l’ulcéré gentleman, longeant le fleuve, en
sifflet, tube et escarpins--si je ne dégote pas par là le gros Victor et
sa tierce!

Le gros Victor et sa tierce, c’est-à-dire cinq ou six de ses copains,
étaient en effet, non loin du viaduc, dans le fossé des fortifications,
allongés le ventre dans l’herbe et la cravate lâche, se laissant vivre!

--Tiens! ce vieux Salop!

--Polas!

--De cœur!

--Il passe, et repasse!

--Et le voilà!

Le baryton des _Bateaux-Fleuris_ expliqua sans plus tarder «ce qui
l’amenait». Il y avait un sale petit _type_, avec une voix de
grenouille, qui voulait lui soulever sa place au concert. Il fallait,
dare dare, aller lui faire ramasser la pipe--lui, Polas, se chargeait de
placer les frères mirontons!--et chuter ce Fernand de malheur, de façon
à lui ôter pour toute sa vie l’idée et le goût de montrer sa viande sur
les planches!

C’est ainsi (tout se recommence!) que les amis de Pradon montèrent jadis
une cabale contre la _Phèdre_ de Racine.

Dix minutes après, les amis de Polas étaient à leur poste, assis en rang
d’oignons sur des chaises supplémentaires. La pancarte, à droite de
l’orchestre, glissée dans sa rainure par la main experte du
contrebassiste, annonça: Fernand! et un murmure flatteur courut dans
l’auditoire.

Fernand parut, on applaudit.

Mais alors, le gros Victor émit tout haut cette appréciation:

--Oh! la! la! c’tte gueule!

Et derrière lui, la tierce approuva en chœur:

--C’qu’il est moche, c’t’outil-là!

--Assez! taisez-vous! la ferme! protestèrent cependant plusieurs
spectateurs furieux et scandalisés.

Mais la plus furieuse et la plus scandalisée, c’était la dame blonde et
potelée du cinquième rang des fauteuils. Elle avait brusquement relevé
sa voilette mystère, et foudroyait de ses yeux bleus (les yeux bleus de
Blanche Mésange en personne) l’impertinent gros Victor.

Et comme celui-ci, roulant les épaules, demandait en goguenardant à ses
interpellateurs:

--Quelle ferme?

--La vôtre, espèce de barbeau! glapit, exaspérée et toutes griffes en
avant, l’admiratrice de Fernand.

Dès lors, ce fut réglé. Si le baryton Polas avait grandi à la Villette,
la divette Blanche Mésange avait poussé à Charonne, Aussi le gros Victor
en prit pour son grade. Soutenue et encouragée par la salle tout
entière, la douce enfant lui vida sur la tête une hottée d’épithètes
choisies. Et la ritournelle de la chanson de Fernand n’était pas encore
terminée, que les cabaleurs, expulsés par l’indignation générale et la
menace universelle, étaient obligés de décamper, non sans avoir encaissé
quelques bourrades. A la porte! à la porte! les marlous!

Et Fernand chanta, n’ayant perçu de cette exécution sommaire, qu’un
léger brouhaha et sans avoir vu--l’ingrat!--la vaillante paludine,
championne de sa gloire!

En revanche, le gros Victor, lui, l’avait bien regardée, pour la
reconnaître au besoin, et le besoin s’en faisait sentir! On allait y
secouer les puces, à cette paillasse-là! A-t-on jamais vu une morue
pareille! Et dessalée, oui! avec ses belles fringues! Attends un peu!

Ce langage, pour n’être pas celui des cours, est indiscutablement celui
des Ponts...

Aussi, quand le concert prit fin et que Blanche Mésange, discrètement,
se dirigea vers l’embarcadère, car il n’entrait pas dans son plan de se
faire reconnaître par Fernand,--elle était venue là, est-ce qu’elle
savait seulement pourquoi? et si elle s’en doutait, se l’avouait-elle?
Non, bien sûr!--il y eut tout à coup une poussée dans la foule, et la
chanteuse se trouva instantanément entourée par une dizaine de voyous en
tricots marrons, bouchers le jour et rôdeurs la nuit, de filles en
cheveux, dont la coiffure à la chien ne varie en rien, qu’elles soient
du White Chapel de Londres, du Bowery de New-York, ou des Fortifs
parisiennes--pour quelle raison se coiffent-elles toutes
semblablement...? Est-ce une enseigne internationale?--gigolettes et
gigolos, dont les propos grossiers, cyniques, s’abattirent sur elle, dru
comme grêlons.

Éperdue, Blanche tournait sur elle-même, tentant vainement de forcer le
cercle de ses persécuteurs. Et déjà les mains devenaient brutales, les
yeux mauvais et les mots plus boueux, quand soudainement, à droite, à
gauche! pan! pan! deux coups de poing providentiels abattirent deux des
malandrins; Blanche fut débloquée et vit à ses côtés, s’escrimant
vaillamment du biceps et du jarret, Fernand et Lourbillon.

Ils passaient, gagnant eux aussi le bateau, lorsque ce rassemblement
insolite avait attiré leur attention, et qu’à leur immense stupeur, ils
avaient d’un coup d’œil reconnu, en péril, leur jolie camarade. Tous
deux s’étaient compris d’un regard et avaient immédiatement couru sinon
au canon, du moins aux gnons!

Surpris d’abord, le gros Victor et sa tierce s’étaient vite remis
d’aplomb, et quoique Lourbillon et Fernand fussent assez robustes, l’un,
plus très jeune, et l’autre, avec son bras à peine remis, devaient
fatalement succomber, malgré l’appui que leur prêtait, à grands coups
d’ombrelle dans les figures, Blanche Mésange qui, en même temps, ne
cessait de crier: «Au secours! A l’assassin!» d’une voix qu’on entendait
certainement jusqu’à Grenelle!

Inutile de dire que les badauds, dès les premiers coups, s’étaient
héroïquement dispersés, selon le principe du bourgeois parisien «qu’il
faut laisser ces gens-là régler leurs affaires entre eux!»

Heureusement les clameurs de Blanche avaient été entendues sinon à
Grenelle, du moins à Auteuil, car, tout à coup, six agents
dégringolèrent l’escalier du pont avec un grand bruit de bottes.

--Vingt-deux! hoqueta un des combattants, et, comme un vol de moineaux,
la bande s’éparpilla, pfut! et disparut. Deux corps restaient pourtant
étendus sur le terrain: Fernand, qui au dernier moment de la bataille
avait reçu, au côté, un formidable coup d’os de mouton, et le gros
Victor, lequel, ayant avalé avec son œil gauche le bout de l’ombrelle de
Blanche, s’était évanoui de douleur et n’avait pas repris connaissance.

Chez le commissaire, on s’expliqua. Le gros Victor fut dirigé sur
l’infirmerie du Dépôt. Son compte était bon! Quant à Fernand, il avait
une côte enfoncée. État grave nécessitant des soins. «A l’hôpital!»
ordonna le magistrat.

Mais, à ce mot, Blanche Mésange bondit.

--Jamais, monsieur le commissaire! Si vous m’y autorisez, j’emmènerai
monsieur chez moi, voilà tout!

--Hem! hem! fit Lourbillon, discrètement.

Le commissaire sourit:

--Si personne ne voit d’inconvénient à cela, mademoiselle, moi, je vous
y autorise pleinement.

--Oh! merci, monsieur le commissaire!

Blanche était dans le ravissement, le _rôle_ d’ange gardien et de sœur
hospitalière l’emballa pour la jolie préface qu’il allait mettre au
roman d’amour qu’elle pressentait inévitable entre elle et Fernand...

Dans le fiacre qui les ramenait au pas, à Paris, Lourbillon, assis sur
le strapontin et qui regardait la tête pâle de Fernand presque inanimé
retomber sur l’épaule de la jeune femme, dit, tout à coup:

--Ah! ça! mais c’est très joli, tout ça! Mais comment va le prendre ton
sénateur?

Elle réfléchit une minute, et ajouta:

--Il ne le prendra pas... il le laissera!

--Mais c’est la dèche pour toi, ça, ma fille, sursauta Lourbillon.

--Eh bien? Et puis après? fit lentement Mésange.




V


L’abat-jour rose de la lampe estompait de langueur le profil amaigri de
Fernand, couché dans un grand lit aussi large que long, sous une
courtepointe de satin et sur des oreillers fanfreluchés de dentelles.

Blanche Mésange entra sur la pointe des pieds, en peignoir, en
pantoufles, et les cheveux défaits. Un petit cartel, sur la cheminée,
sonna dix heures.

La soirée était silencieuse. A peine si, à travers les épais rideaux
fermés des fenêtres, le bruit d’un roulement de voiture, de loin en
loin, montait.

Mésange était là... hypnotisée par les mains de Fernand, qu’il avait
telles qu’elle les aimait... longues, moelleuses et fines, les doigts
ronds, effilés, les ongles durs, brillants et bombés, dont Mésange avait
fait une toilette minutieuse pendant les sommeils profonds du blessé...
Que ces mains lui plaisaient! Comme elle en pressentait la joie sur sa
chair d’amoureuse, le frisson sur sa nuque!... Comme elle en devinait
les timidités impatientes, les indiscrétions, les caresses lentes, les
souplesses chaudes et moites, les contacts affolants!... Car, il y a des
mains d’amour comme il y a des chairs d’amour, des mains si
voluptueuses! et les doigts voluptueux sont les baisers du bout des
bras... des mains froides aussi... des mains gaies, tristes, grotesques,
comiques, tragiques! poilues, velues comme des araignées et des pattes!
des mains spirituelles et des mains bêtes, bonnes et chipies, et
sympathiques et antipathiques, des mains si tendres!... et des mains si
dures! des frôleuses et des chastes, des mains combattantes, des mains
résignées de victimes, dolentes et ouvertes, comme celles de la statue
d’Élisabeth d’Autriche, à Salzbourg; des mains de croix, des pauvres
mains de martyre qui pressentent le clou, des mains si faibles, si
pitoyables qu’elles auraient dû désarmer les doigts féroces, formidables
et fermés, les doigts bougeurs des assassins et des marlous...

Comme les bouches, les doigts ont leurs mystères... leurs attirances...
et leurs secrets, et Mésange, immobile et comme fascinée, admirait aussi
les lèvres de Fernand, en observait le sourire d’émail, la ligne arquée,
ronde et lisse, la muqueuse humide et rouge, ombragée d’une petite
moustache. Ah! la belle bouche! Jeune et fraîche, aux ivoires intacts,
propres et sains!

--Des dents aussi belles que les miennes, pensait Mésange... et sa
volupté, latente jusqu’ici, s’éveillait, irritée, aiguë, devant cette
bouche tentatrice, qu’elle pressentait amoureuse et gourmande, éclairant
le visage de Fernand d’un étroit soleil d’émail luisant et vivant!...
Cette fois, vous êtes amoureuse, Mésange!...

--Quelle différence entre ces lèvres-là et certaines autres bouches...
Celles en biais des ironistes méchants et des voyous, gicleuses de
rosseries et de crachats; bouches lippues et saignantes des fêtards et
des impudiques; bouches cracheuses, postillonneuses; bouches à tout
faire des hommes prostitués, bouches à baves épileptiques, bouches
avachies et puantes des piliers de cafés, mangeurs de fumée et buveurs
d’alcools, rappelant le port de Marseille en temps de peste!
Ameublements de gencives, cassés, pourris, noirs, jaunes, nauséabonds!
et qui, c’est inimaginablement vrai, trouvent quand même d’autres
bouches de bonne volonté, pour les respirer et les aimer, sans autre
charité humaine que le plaisir qu’elles y trouvent! Amour de la charogne
et de la pestilence! Mais les femmes n’ont ni goût, ni dégoût, a dit
Théophile Gautier! Et les hommes, nés malins, sont parvenus à leur faire
croire qu’ils ont le droit d’être salement laids! et les bétasses ont
gobé cela! Ah! les roublards!

Fernand fit un mouvement et ouvrit les yeux.

--Comment vous trouvez-vous? Avez-vous bien dormi? interrogea la jeune
femme en se penchant tendrement sur lui.

--Ah! soupira Fernand, avec un sourire de reconnaissance; mon sommeil a
été bon, mais mon réveil est meilleur encore puisque vous voici!

Il prit la main de Blanche et la baisa. Puis tous deux se turent. Et le
tictac de la pendulette, seul bruit vivant dans la chambre, sembla,
durant un instant, rythmer le battement de deux cœurs.

Il y avait huit jours que Fernand, recueilli, soigné, dorloté par la
chanteuse, vivait là, dans l’appartement où on l’avait transporté après
la «bataille-du-Point du Jour», comme disait Lourbillon, volontiers
grandiloquent.

Le pauvre garçon avait été sérieusement meurtri. Le médecin, pour
réduire la fracture d’une côte, dûment rompue, avait dû multiplier ses
visites. Mais, plus que toutes les ordonnances de cet homme de science,
la sollicitude passionnée de la garde-malade avait efficacement agi.

Blanche laissait complaisamment sa main sur les lèvres de son blessé, et
nulle raison ne militait pour que cette caresse prît fin, quand un léger
coup fut frappé à la porte.

--Entrez! qui est là?

La tête de la bonne, effarée et sournoisement égayée tout ensemble, se
montra dans l’entrebâillement de l’huis.

--Eh bien! Charlotte, quoi? qu’est-ce que c’est que cette figure? Le feu
est à la maison?

Charlotte répondit:

--Madame! c’est Monsieur!

--Ah! c’est Monsieur? Et puis après! Qu’il entre!

--Monsieur attend madame dans le salon. Il a dit comme ça qu’il ne
voulait pas déranger madame!

Elle s’inclina sur Fernand qu’elle reborda avec un soin maternel:

--A tout à l’heure, ami. Soyez sage! Ne remuez pas, le docteur l’a
défendu!

Le sénateur, confortablement écroulé sur un fauteuil crapaud, lisait la
dernière heure du _Temps_, la face bouleversée entre la correction
poivre et sel de ses favoris sérieux.

Il se leva galamment à l’apparition de sa bonne amie; celle-ci, gênée à
l’idée qu’elle allait peut-être lui faire une grosse peine à cet homme
attentif, correct et respectueux--sait-on bien jamais, après tout, quand
un homme vous aime ou ne vous aime pas? et si c’est quand il le montre
ou quand il le cache, qu’il tient le plus à vous?--Mésange, intimidée,
attendait qu’il parlât le premier.

--Voici une semaine que j’ai reçu votre lettre, ma chère amie... Alors,
vous croyez qu’il me suffit de savoir que vous avez généreusement ramené
chez _nous_ un jeune homme, blessé dans une rixe au Point-du-Jour, et
que, depuis, vous vous révélez une véritable sœur de charité, dosant les
juleps, sucrant les tisanes, couchant sur un lit pliant pour que votre
hôte soit plus à son aise dans... notre lit! Je le reconnais, c’est fort
beau et je m’incline. Notez que je ne vous demande pas ce que vous étiez
allée faire au Point-du-Jour, qui n’est pas, que je sache, un endroit
fréquenté par la meilleure société... ou le monde élégant? Tant que
votre jeune homme a été malade, votre bon cœur a eu raison; mais, à
présent que ce malade est presque bien portant, il me semble que votre
cœur exagère... Ce n’est plus de l’assistance publique, ma belle enfant,
c’est de l’hospitalité de nuit! Allez-vous le laisser partir? Non! Vous
le gardez? Tout comme le Guritan de Ruy Blas (vous devez connaître cela,
chère, c’est du théâtre!) je ne suis plus d’âge ni d’humeur

    A disputer le cœur d’aucune Pénélope
    Contre un jeune gaillard si prompt à la syncope.

Et je préfère m’effacer discrètement au lieu de m’obstiner sottement. Je
garderai, chère mignonne, un souvenir exquis de votre grâce, et j’espère
que vous voudrez bien vous rappeler quelquefois que je fus pour vous un
ami fidèle, affectueux et dévoué, qui...

Blanche ne lui en laissa pas dire davantage; éclatant en sanglots, elle
lui prit les deux mains et gémit: «Pardon, pardon, oui, vous avez été
très bon, très tendre...» et dans un grand haussement d’épaules,
accablée, elle ajouta: «Mais c’est plus fort que moi, plus fort que
tout, j’aime cet homme depuis le premier jour où je l’ai vu, je suis
hantée par son visage, et puisque la fatalité l’a jeté sur ma route, je
veux suivre ma destinée et l’aimer à mon aise. Je vous ai écrit
l’aventure qui l’a amené chez moi, je ne me serais pas donnée à lui
étant encore à vous... Je vous rends votre liberté, je reprends la
mienne, toute secouée de voir la peine que révèlent vos traits, mon
pauvre ami... Séparons-nous... mais loyalement du moins.»

Le vieillard avait la main sur le bouton de la porte. Il répondit
doucement:--Un bon baiser, ma petite Blanche... Voulez-vous? du bonheur
je vous souhaite, mon enfant, car vous voilà partie pour une destination
inconnue! Bonne chance! ménagez votre jeunesse, petite amie... ça part
si vite!

Et il disparut, laissant la chanteuse debout, bouleversée, au milieu de
son salon, si troublée, si émue, que vaguement inquiète et très
certainement peinée, elle murmura: Mon Dieu, ne me punissez pas!

Vivement elle courut vers sa chambre. Mais une stupeur la cloua sur le
seuil.

Fernand, déjà chaussé, s’habillait péniblement.

Blanche clama:

--Ah! ça, qu’est-ce qu’il y a! Vous êtes fou, vous!

--Non, mademoiselle. Et je vous demande pardon de ne pas avoir compris
plus tôt l’embarras où je vous mettais! Les paroles de votre bonne m’ont
fixé, et je m’en vais.

--Ah! non, alors! pas de bêtises! sursauta Blanche. Elle se tourna vers
la porte, poussa le verrou, puis s’élançant vers Fernand, elle l’assit
d’autorité dans un fauteuil et commença à le redéshabiller; et elle dit,
très rouge et les yeux tendres:

--Il n’y a plus d’embarras: les embarras, c’était tout ce qui n’était
pas vous! et tout ce qui n’était pas vous est balancé. Vite, au dodo,
monsieur! appuyez-vous sur votre garde!

Et, comme Fernand, ahuri, sans volonté, dans un ravissement anémique,
reposait sa tête sur l’oreiller, tout à coup, brusque et presque
brutale, dans un élan de toutes les forces jeunes de son cœur et de sa
chair, la jeune femme se précipita sur cette tête, sur ces lèvres pâlies
et dans un long, un profond baiser:

--Essaye un peu, pour voir, de t’en aller d’ici à présent que je puis
t’aimer de toute mon âme! prononça-t-elle... Et, son peignoir glissé en
rond à ses pieds, ses mules et ses bas jetés par la chambre, d’un bond,
comme une grande chatte blonde, elle se mit au lit...

O logique des femmes! cinq minutes avant elle lui recommandait de ne
point bouger!!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lourbillon arriva un matin pour déjeuner avec une figure
extraordinairement rayonnante sous son tube à bords plats. Depuis les
changements survenus dans la vie sentimentale de la chanteuse, il avait
contracté la douce habitude de venir, au moins quatre fois par semaine,
«picorer chez ses tourtereaux».

C’étaient bien, en effet, ses tourtereaux. Leur bonheur était son
ouvrage et il leur infusait généreusement, à l’un comme à l’autre, son
âme de vieux cabot flemmard et sans scrupules exagérés.

La convalescence de Fernand s’allongeait avec délices, dans la paresse
des grasses matinées après les nuits amoureuses, la griserie des petits
verres de chartreuse et des cigarettes innombrables, après le café, sur
la table non desservie, où, parmi les serviettes jamais pliées, les
soucoupes servaient de cendriers. Peu à peu, dans cet acagnardement de
volupté et de gourmandise, les quelques principes de morale courante que
son éducation première avait laissés à Fernand se dissolvaient mollement
au fond de lui-même. Après tout, quoi? Mésange et lui ne faisaient de
mal à personne en s’aimant. Et quand les derniers billets bleus du baron
se seraient évaporés, eux aussi, comme la fumée des nazirs, eh bien!
est-ce qu’il n’avait pas assez de talent, lui, Fernand, pour conquérir
les gros cachets et rendre au centuple à Mésange l’argent qui filait en
ce moment?

Et puis, Fernand, comme fils du peuple, c’est-à-dire comme homme droit
et sans détours, ne vivait pas à la lettre «Le Code des considérations
puériles et malhonnêtes», à l’usage de ceux qui font pour les moralités,
un manuel «Passe-partout», et notre ami pensait que Mésange partageait
avec lui!--et combien généreusement--des choses autrement rares, fines
et précieuses, que ce vulgaire argent! Seulement, voilà: on peut,
paraît-il, prendre d’une femme sa chair, sa jeunesse, sa beauté, sa
santé, sa vie même (sait-on jamais où mène l’amour?...) fondre avec le
sien son cœur et son corps; mais accepter qu’elle partage ses ronds de
cuivre, d’argent et d’or semble être du dernier muflisme; c’est, du
moins, le paragraphe le plus essentiel du catalogue des immoralités
sociales édité par une société sévère, qui souvent, du côté des femmes,
joue de l’adultère comme de l’éventail, et qui, du côté des hommes,
l’accepte comme l’arrangement de tous les arrangements. La vérité, c’est
que si les hommes ont décrété _mal_ d’accepter l’argent d’une femme
qu’on aime, c’est parce que c’est la seule chose qu’ils pourraient lui
rendre...

Mais l’ancien ouvrier tailleur ne doutait plus des hautes destinées qui
l’attendaient. Et ce fut sans le moindre étonnement qu’il entendit, ce
jour-là, Lourbillon lui crier dès le vestibule:

--Fils! je t’apporte la fortune dans les plis de mon veston! La mère
Langlet veut te voir et t’entendre. Je lui ai parlé de toi, je t’ai
chauffé à blanc, elle t’attend demain pour une audition!

--La mère Langlet!

--Oui, fils! rien que cela! la patronne de la _Cella_ et du _Colorado_,
les deux plus grands concerts de Paris, des boîtes tout en or! Je te
l’avais bien dit, que tu les dégoterais tous!

Fernand sourit sans répondre.

--Tu ferais bien, d’ici à demain, mon chéri, de répéter un peu trois ou
quatre chansons. On n’a pas beaucoup travaillé, nous deux, tous ces
temps-ci! hasarda Blanche.

--Peuh! répondit Lourbillon, est-ce qu’une voix comme la sienne s’abîme?
Pas plus qu’un diamant ne s’éraille, qu’une eau courante ne se ternit.

--Ce bon Lourbillon!

--Ah! et puis, il y a quelque chose d’excellent. Je ne sais pas qui a
raconté à la vieille ton histoire avec Mésange, en ajoutant que tu étais
joli, joli garçon! Alors, tu conçois, elle t’attend comme le Messie, sur
un gril, et l’eau à la bouche!...

--Ah... demanda Fernand en frisottant sa moustache... est-ce que?...

--Probable! Oh! la chair fraîche ne lui déplaît pas. Au contraire.

--Enfin, quelle bonne femme est-ce, au juste?

--La mère Langlet? c’est tout ce qu’on veut. C’est une chose énorme, la
baleine de Jonas, une tour qui marche. Avec ça, une veinarde à qui tout
réussit! Et qui connaît son affaire! Mon petit, ça n’est pas bien sûr
qu’elle sache lire, mais elle mettrait tous les auteurs dans sa poche
pour son flair de la chose à succès, du machin qui portera, enfin tu la
verras! Tu l’épateras probablement; mais elle t’épatera aussi.
Seulement, ne te laisse pas avaler par la baleine!

--J’irais lui arracher sa perruque! déclara Blanche.

--Toi?--Et Lourbillon haussa les épaules avec philosophie; elle te
boufferait par-dessus le marché!

Le lendemain, à trois heures, Fernand, conduit par Lourbillon qui ne le
quittait plus, était introduit dans la régie du _Colorado_, en présence
de Madame Langlet.

Celle-ci, tassée derrière une table couverte de papiers, de morceaux de
musique et de brochures, accueillit le jeune homme par un:

--Ah oui! c’est vous, le merle blanc! qui ne laissa pas que
d’interloquer légèrement le débutant. Puis, étendant une main aux doigts
énormes chargés d’un fonds de bijouterie tout entier, vers un piano qui
disparaissait à moitié dans l’ombre de la pièce, mal éclairée par une
seule poire électrique:

--Mettez-vous là près de la commode. Vous avez votre musique? Bon. On va
vous accompagner. Allez-y.

Et tandis que Fernand commençait, elle se mit, à gros traits de crayon
bleu, à balafrer des manuscrits qu’elle avait devant elle... C’est une
manie, connue, des directeurs de théâtre, que de ne pas prêter attention
à l’artiste qu’ils brûlent d’engager; ils comptent l’intimider, et
l’avoir à meilleur compte, cela fait partie du stock de leurs trois
mille petits trucs d’habileté malhonnête...

Fernand se tut. La directrice releva vers lui sa tête bestiale, large,
aux cheveux teints au henné, et qu’empanachait un énorme chapeau de
paille rouge à plumes noires, jetant ombre sur sa figure couleur
aubergine.

--Nous signerons le traité quand vous voudrez! Ça va, prononça-t-elle.
Puis le regardant, le détaillant plutôt comme un étalon au Tattersall,
elle marmotta:

--C’est vrai que vous êtes beau garçon! Dites donc! Elle ne doit pas
s’embêter, la petite Mésange. Est-ce qu’elle en laisse un peu pour les
autres, hein?

Fernand rougit. Mais déjà, la grosse femme le congédiait:

--A jeudi, deux heures, pour les clauses à débattre! Entendu, hein!
Bonsoir.

Deux jours après, Fernand rapportait en poche un double traité engageant
Mésange avec lui. Il avait exigé--les prétentions poussant vite aux
«vedettes,»--que sa maîtresse fît, à ses côtés, partie de la troupe.

--Bon! bon! je cède!--avait grogné la mère Langlet--mais vous verrez,
mon garçon! Vous avez tort de vous embarrasser d’une femme! Toutes les
femmes, ça n’est quelquefois pas assez, mais une femme, c’est toujours
trop!...




VI


Les Langlet avaient une fille, mademoiselle Étiennette Langlet, seize
ans, une jolie brunette aux yeux verts, aux cheveux bouclés, avec une
bouche un peu large dont le sourire en disait long...

Mademoiselle Étiennette était guettée, comme la poule par le renard, par
M. Antonin Mariol (le dernier et le plus chic échantillon de la famille
Langlet). Et comme il la guettait, il l’eut.

En était-il, de cette famille, Antonin Mariol? Mystère!

Neveu? cousin? on ne savait. Mais il était né à la grande vie parisienne
en même temps que les Langlet, dont il était le factotum obligeant,
l’employé indispensable, le successeur fatal, l’allié futur, le cerveau,
la main droite--et la main gauche par surcroît.

Antonin Mariol avait vingt-cinq ans. C’était un exquis garçon, tout de
charme et de souplesse, cordial et perfide, d’une intelligence, disons
commerciale, avec cela très obstiné. Le coup d’œil juste, l’exécution
habile, il était le sens pratique incarné. La prospérité toujours
croissante des établissements Langlet était due beaucoup à son
initiative. Expert en publicité, artiste en réclame, il eût fait salle
comble en plein Sahara!

Le moyen de ne point accepter tout d’un phénix pareil!

C’est devant Antonin Mariol que Fernand et Blanche Mésange durent
comparaître, quelques jours après leur engagement au _Colorado_. La mère
Langlet avait tenu à ce que son confident jugeât par lui-même les
nouvelles acquisitions.

Encore une fois, dans le bureau sombre de la régie, l’audition eut lieu.

Blanche Mésange, numéro sans importance, détailla, la première, ses
petits couplets. La voix était de vinaigre, mais les cheveux de miel, et
le teint de lait. La mère Langlet fut intéressée.

--Elle est mignonne tout plein, cette petite! fit-elle.

--Une seringue! déclara tout bas Mariol, très calme. Puis il écouta
Fernand avec attention.

Il fut séduit. Vraiment, l’organe était délicieux, la diction nette, la
grâce personnelle indéniable. Ce garçon-là ferait de l’argent! Il aurait
la vogue de Denailleul auquel les femmes envoyaient des fleurs, des
lettres, des billets doux et qui perdit sa voix et ses jambes à courir
aux rendez-vous de ses admiratrices! Il avait débuté dans la rue, au
pied de la statue de Moncey, place Clichy... chanteur ambulant, à la
lueur de six chandelles fichées en terre éclairant un cercle de badauds
auditeurs, auxquels il apprenait ses couplets et ses refrains repris en
chœur! Et Mariol savait les belles recettes que, jadis, il avait fait
encaisser aux Langlet. Mais maintenant que Denailleul était vieux, fini,
usé, sans voix et sans ressources, les directions et les femmes le
laissaient crever son petit bonhomme de chemin, et barytonner à la
lune... Ah! s’il avait su! Naïf petit chanteur qui n’a pas deviné
l’avenir! as-tu par hasard compté sur «le bon souvenir et la
fraternité?» Poire!...

--Monsieur, prononça Mariol, plein d’affabilité, je vous remercie, et je
félicite madame Langlet, d’avoir eu, pour n’en point perdre l’habitude,
la main heureuse! seulement, il faut vous faire un genre et chanter de
l’inédit. Je vous enverrai des auteurs. Je veux que votre apparition sur
notre scène soit une révélation retentissante. Nous en recauserons!

Comme Fernand s’inclinait et que Blanche Mésange, blessée au fond
d’elle-même d’une piqûre d’amour-propre, se dirigeait pensive vers la
porte, madame Langlet, d’un geste bref, appela Mariol dans un coin et
tout bas:

--Alors, la gosse? on la saque?

--Mais pas le moins du monde! Elle ne rendra pas de services au concert,
c’est entendu; mais elle tiendra l’homme! Prenez-la, au contraire, et
plutôt deux fois qu’une!




VII


--Deux heures! on répète la revue. Entrons dans la salle!

Et poussant une porte rouge matelassée, qui du café menait à l’intérieur
du concert, Fernand et Mésange pénétrèrent dans le _Colorado_.

Sous le jour faux qui tombait du plafond et des cintres, les yeux
avaient besoin de s’acclimater pour distinguer quelque chose. Partout,
des coins d’ombre, des renfoncements pareils à des cavernes; aux balcons
des galeries, de grandes nippes pendaient, housses qui semblaient
guenilles; et le vaste désert de l’orchestre, sous la toile blanche
couvrant les fauteuils, avait l’air d’un champ enseveli sous la neige,
avec les bosses des dossiers produisant des renflements d’aspect
sinistre; l’aspect des steppes glacées, pendant la retraite de Russie,
ou d’un décor au théâtre de Montmartre, représentant les vagues d’un
océan fantaisiste.

Là-bas, sur la scène, éclairée louchement par une des herses abaissées
au milieu du décor, plusieurs silhouettes gesticulaient, hommes et
femmes, en chapeaux, et les collets relevés, car un pernicieux courant
d’air se faisait sentir, venu des vasistas de ventilation grands
ouverts.

Fernand et Blanche Mésange s’assirent, chacun sur le bras d’un fauteuil.
Ils n’étaient pas de la pièce. Dans la pénombre, ça et là, clairsemés de
rangée en rangée, des visages apparaissaient, fantômatiques. Et un
chuchotement vague sortait de tous côtés, des ténèbres. Une porte de
loge claqua avec bruit.

--Silence! nom de Dieu! on ne s’entend pas! hurla tout à coup un gros
petit homme, assis dans l’orchestre des musiciens, devant un piano et
qui tapait à tour de bras sur le bois sonore de la boîte du souffleur.

--Mademoiselle Blanc! allons, c’est à vous! C’est-il pour aujourd’hui?
Où est-elle, cette grue-là? Mademoiselle Blanc! s’époumonna-t-il.
C’était le père Beuriet, le chef d’orchestre, un musicien qui n’avait
jamais écrit la moindre musique, et dont toute la réussite venait de ce
qu’on croyait, et qu’il laissait croire, à sa parenté très proche avec
un académicien.

--Mademoiselle Blanc! mademoiselle Blanc!

A droite, à gauche, sur la scène, avec leurs ombres dégingandées
derrière eux, des gens couraient. Le père Beuriet continuait à marteler
du poing la boîte du souffleur. Enfin, une grande fille, blonde, l’air
très calme, arriva sans se presser et dit:

--Eh ben, quoi? me v’là! Qu’est-ce qu’y a?

--Votre couplet! vite! Vous le savez! allez!

Et le plaquement d’un accord retentit sur le clavier.

La grande fille ouvrit une bouche innocente et entonna à plein gosier:

    Moi! je suis Émapinondas!...

Elle allait poursuivre, mais le père Beuriet interrompit net son
accompagnement:

--Pas: Émapinondas! Épaminondas!

--Oui, monsieur, dit la grande fille avec soumission.

--Allez! reprenez.

Elle reprit, sereine:

    Moi! je suis Émapinondas!

Le père Beuriet cria:

--Assez, répétez comme moi: É-pa!

--Épa-

--Mi-non!

--Mi-non!

--Das!

--Das!

--Épaminondas!

--É-pa-mi-non-das!

--C’est très bien. Allez, maintenant!

La grande fille reprit haleine, sourit et chanta:

    Moi! je suis Émapinondas!

--Est-ce que vous vous foutez du monde, à la fin? vociféra le père
Beuriet exaspéré, en élevant vers les cieux des mains frémissantes.

--Oh! non, monsieur.

--Allons! encore une fois! reprenez! É-pa-mi-non-das!

La grande fille repartit:

    Moi, je suis Émapinondas!

Et tout à coup, éclatant en sanglots, elle se cacha la figure de son
bras replié, et tout en s’essuyant les yeux avec son coude, gémit:

--Je ne peux pas, là! Je ne sais pas prononcer l’anglais!

Trépignante de désespoir, elle s’enfuit dans la coulisse. On riait.
Soudain, du fond d’une loge d’avant-scène, complètement obscure, une
voix coupante s’éleva:

--Vous rayerez mademoiselle Blanc de la distribution, n’est-pas,
Prosper? Nous avons assez des grues sans les dindes!

--Oui, monsieur Mariol! répondit le régisseur en s’inclinant.

--A une autre! et activons, monsieur Beuriet! commanda Mariol avec
impatience.

--Mademoiselle Chérie Chéron, c’est à vous, pour le rondeau de la
Réclame!

--Je viens!

Et une très jolie femme, admirablement mise, bracelets aux poignets,
brillants aux oreilles, bagues aux doigts, se leva dans la salle et
gagna la scène. Chérie Chéron était une des étoiles du lieu. Les
journaux retentissaient de sa gloire et on ne lui confiait que des rôles
importants. Ses meilleures amies prétendaient bien qu’elle payait ses
directeurs pour ses rôles et quelques journalistes pour sa gloire, mais
le monde est si méchant! Et puis comme si c’était facile! Et la preuve
qu’elle ne payait pas les journalistes pour dire du bien d’elle, c’est
qu’ils en disaient souvent du mal.

Chérie Chéron terminait son rondeau au milieu d’un murmure
flatteur,--car elle avait la main large avec ses camarades et n’est-ce
pas, un service est toujours bon à demander--quand un monsieur coiffé
d’un haut de forme incliné sur l’oreille, qui se promenait de long en
large sur le plateau derrière les artistes, s’arrêta brusquement et
demanda:

--Pardon, Chéron; mais j’ai écrit:

    Je vends, je vante et j’invente,
        Menteuse savante!

Or, vous prononcez, et depuis hier seulement, je l’ai remarqué:

    Je vends, je chante et j’invente!

Pourquoi changer le texte?

Chérie Chéron regarda l’auteur, puis baissant les yeux d’un air de
petite fille qui va lâcher une énormité, elle dit:

--«Je vante!» je ne peux pas chanter ça.

--Comment! vous ne pouvez pas chanter ça! A cause?

--Pour sûr que non! qu’est-ce que diraient mes amis des cercles? Je
vante!

--Eh bien, quoi? vous vantez! ça veut dire: vous louangez! vous
célébrez! vous...

Chérie Chéron murmura, comme un souffle:

--Oh! ce n’est pas cela que mes amis comprendraient. Ils comprendraient:
«Je vente!» v-e-n-t-e, vous sentez!

Cette fois le rire fut général. Cette pauvre Chéron! Ah! Ah! Elle vente!
Et l’auteur dut accepter la modification.

--Je le replacerai! Il vaut le jus! fit-il simplement.

Fernand, dans l’ombre de la salle, perché sur son bras de fauteuil,
glissa à Blanche Mésange:

--A la bonne heure! elle en a une couche, celle-là! C’est ça, le
café-concert!... C’est ça, leur étoile!

Blanche regarda autour d’elle avec précaution et répondit:

--Tais-toi... c’est la maîtresse de Mariol.

A ce moment, Fernand sentit une main se poser sur son épaule, et une
voix murmura à son oreille:

--Viens! j’ai à te parler.

C’était Lourbillon.

Car Lourbillon, généreusement, avait consenti à renouer avec la
Capitale. Il était engagé dans un beuglant du faubourg Saint-Martin et
avait renoncé aux tournées en province, la nourriture des hôtels le
dégoûtant, prétendait-il, et il voulait bien donner la préférence à la
cuisine de ses amis Fernand.

Car Blanche Mésange et Fernand, pour lui, c’était désormais le ménage
Fernand. Fernand tout seul! dans un fauteuil! Blanche, quoi? une petite
cabotine, un lever de rideau! tandis que Fernand! peste! matin!
maugrebleu! une future vedette! à la bonne heure!

Ainsi tout doucement la nébuleuse Blanche Mésange disparaissait dans le
rayonnement d’astre du flamboyant Fernand. Et cela n’était pas sans lui
faire un peu mal au cœur. Enfin!

--Tu permets, Mésange, que je te l’enlève une minute. Tu viendras nous
retrouver chez Zimmer! acheva très vite Lourbillon en emmenant «son»
Fernand, comme une proie.

Et Blanche, restée seule devant les grossières banalités de la
répétition qui continuait, seule dans le noir, l’odeur de poussière,
dans l’ânonnement des scies du jour, le tapotage du piano et les éclats
brefs des observations brutales de Mariol, éclatant d’instants en
instants comme des coups de revolver, Blanche eut une crise d’angoisse
et songea:

--Il n’est encore rien. Il n’a pas encore vraiment débuté, et je
n’existe déjà plus près de lui. Est-ce juste?




VIII


--Mon vieux, j’ai eu une idée mirobolante pour toi! déclara Lourbillon,
qui entraînait Fernand sous le bras et qui, royal, sitôt sur le
trottoir, arrêta: «Cocher! psst!...» une voiture.

--Chez Zimmer! et au trot!

Lourbillon s’était intronisé, d’autorité, le directeur de conscience, le
conseiller d’existence, le mentor, l’ange gardien, le commissionnaire et
le chevalier de Fernand. «Tu n’es pas imaginatif,» avait-il pris
l’habitude de lui répéter, «et moi je le suis. Tu n’as pas d’idées, j’en
suis plein; tu ne connais pas le monde où tu vas évoluer; moi, non
seulement je le connais, mais encore, je le pratique. Laisse-toi
conduire.» Et Fernand, assez mou de caractère, un peu dénué de volonté,
caressé d’ailleurs dans sa vanité par les éloges enthousiastes que lui
versait, à pleine bouche et continuellement, le vieux cabot, ravi
d’avoir trouvé une machine à faire de l’argent sans se fatiguer
lui-même, Fernand s’abandonnait complètement à la merci de son
compagnon. D’ailleurs il n’avait point à se plaindre de la combinaison.
Lourbillon choyait son trésor.

--Où allons-nous? interrogea Fernand.

Le cocher, flatté de conduire des «acteurs», avait enveloppé sa
bête--qui souffrit de la faveur grande--d’un coup de fouet plein de
fierté.

--Tu vas voir. Tu me remercieras.

Et sitôt le fiacre arrêté devant la brasserie et les voyageurs
descendus:

--Monsieur Solness! présenta Lourbillon, voici mon ami Fernand dont je
vous ai parlé, et à qui vous voulez bien faire la magnifique surprise en
question!

Fernand considéra le généreux inconnu qui s’occupait de lui préparer une
surprise magnifique. C’était un grand garçon blond, à la bouche
hermétique et aux yeux bridés, complètement rasé et dont la figure, en
cet instant, considérablement riante, épanouie et cordiale, devait au
repos paraître rusée, close et inquiète.

--Solness, le peintre! expliqua Lourbillon avec feu;--tu sais bien!
celui qui fait toutes les grandes affiches qu’on voit sur les colonnes
Morris! et qui veut faire la tienne, pour tes débuts! hein, mon vieux!

Et il tapa, d’allégresse, sur les cuisses de Fernand, en extase.

Son affiche! une affiche! énorme! coloriée! qui serait son portrait, son
image à lui, dans la rue! sur les murs!

Toujours lui! lui partout!

--Oh! monsieur!

--Oui!--confia Solness, d’une voix circonspecte--j’ai entendu parler de
vous par M. Lourbillon, et par d’autres personnes aussi, du reste, (ceci
fut dit légèrement, en passant, car Solness aurait été fort embarrassé
de nommer les dites personnes, et pour cause!)--Il paraît que vous
allez, d’ici à quelques jours, révolutionner le concert et faire courir
tout Paris. Et je serais vraiment heureux d’être le premier à vous
présenter à la foule, dans une épreuve avant la lettre, si j’ose dire,
avant le grand tirage de la célébrité!

Il ajouta:

--Maintenant que vous vous appartenez encore, on peut causer avec vous!
Plus tard, demain, quand vous appartiendrez au monde entier, on ne
pourra plus. Il faudra vous demander audience.

--Oh! monsieur, jamais! protesta naïvement Fernand, projeté au septième
ciel, et qui se sentait pousser des ailes.

--Oui, oui, on dit ça; on le croit même! et puis, quand la gloire est
venue!...

Solness articula cela sans rire, avec un sérieux mélancolique, en homme
qui a sondé l’ingratitude humaine et qui sait combien l’ascension du
Capitole change les meilleures natures.

--Et ce serait une grande affiche, monsieur? interrogea Fernand
haletant, et donnant libre cours à son unique préoccupation.

--Immense! hurla Lourbillon, et étendant aussi loin que possible
l’envergure de ses longs bras maigres:

--Plus grande que ça!

--Un double colombier! glissa Solness; un placard qui tiendrait tout un
côté de la colonne! Et puis, on la ferait balader par les hommes
sandwichs et par les voitures réclames!

Fernand ne respirait plus. Pourtant, un moment, le sentiment logique que
ce monsieur, si aimable, ne devait pas travailler pour rien, traversa
son cerveau, et timidement:

--Mais, monsieur, cela doit vous coûter des frais!

Mais Solness eut le geste d’Hippocrate repoussant les présents
d’Artaxercès.

--Monsieur Fernand, je vous prie! dit-il, entre artistes, on doit
s’entr’aider. Je suis trop heureux de pouvoir, en quelque sorte, être un
de vos parrains. C’est gracieusement que je ferai ma maquette, et mon
exécution grandeur nature.

Maintenant, n’est-ce pas? pour les tirages et les éditions successives,
vous vous arrangerez avec l’imprimeur. Cela ne me regarde pas. Mais, de
grâce, de moi à vous, pas de question d’argent!

Et un tel désintéressement éclatait sur sa face rasée, que Fernand se
sentit pénétré de reconnaissance et d’orgueil.

Ioris-Karl Solness, Danois d’origine, mais Pantinois renforcé,
dessinateur, peintre et homme d’affaires, obligé de gagner sa vie et
celle des siens, avait, un beau jour, tout comme un chercheur d’or,
trouvé une mine.

Cela ne lui était pas venu en entendant chanter le rossignol, mais bien
en écoutant chanter les mentons bleus des cafés-concerts. La naïveté
enfantine de ces gambilleurs de flons-flons, amateurs de clinquant et de
vacarme, collectionneurs de palmes en papier, de coupures de journaux et
de portraits phototypiques, lui était apparue comme un terrain riche en
minerai pour un exploiteur adroit et assez actif pour cataloguer toutes
leurs vanités et en faire son profit. Et il avait su être cet exploiteur
adroit.

Flatteur, insinuant et retors, sachant donner à sa physionomie les
expressions de l’admiration la plus fervente ou de l’émotion la plus
profonde devant n’importe quelle singerie du premier pitre venu, il
avait pénétré derrière le rideau des music-halls et autres tréteaux. Il
y avait récolté des commandes et moissonné une gerbe de documents
hilarants.

Caricaturiste de talent, chargeant sans vergogne ses modèles,--toujours
honorés et satisfaits, pourvu qu’on vît leurs traits sur les murs--il
faisait à la fois sa réputation et sa fortune. Ses albums de croquis des
célébrités du concert étaient comme autant de musées des horreurs; mais
aucune de ces célébrités qui n’eût payé gros l’honneur de se voir, telle
quelle, dans l’apothéose de l’affiche!

Les originaux de Solness se vendaient fort cher. De temps en temps, il
organisait une exposition où la collection de ses victimes occupait
plusieurs pans de murs, à la Bodinière ou en quelque autre galerie
selected. Et les dites victimes, gommeuses aux épaules creusées de
salières offensantes, ténors aux doubles mentons outrageusement
soulignés, n’étaient pas les dernières à se payer, à beaux deniers
comptants, leurs effigies, comme à plaisir déformées.

I.-K. Solness, à la suite de ces ventes, s’en allait à la mer, avec sa
famille, en se tordant de rire.

Ainsi Fernand allait avoir son affiche par Solness!

Hors de lui, de joie et d’ivresse, et se figurant déjà--à regarder la
Morris bigarrée de réclames de spectacles, plantée devant la terrasse de
Zimmer--y voir sa tête resplendir, sa tête à lui, Fernand, avec ses
yeux, ses oreilles et sa coupe de barbe (car il ne se faucherait jamais
la moustache, c’était juré! Il n’était pas de ces cabots ordinaires
qu’on emploie à toutes sauces!) enivré, donc, et joyeux, il éprouva
quelque étonnement à constater la froideur avec laquelle Blanche Mésange
accueillit la triomphale nouvelle!

Elle arrivait d’un pas calme, l’air plutôt attristé, dans son auréole de
blondeur douce, dorée encore par le soleil qui demeure assez tardivement
à cet angle du boulevard, et quand Fernand avec exaltation se précipita
vers elle, la saisit par les mains, l’amena à la table et la présenta à
Solness, en criant presque:

--Voilà M. Solness, le célèbre peintre, qui va faire une affiche pour
moi!

Elle se contenta d’une brève inclination de tête et commanda au garçon
un vermouth-grenadine, le bout du petit doigt appuyé sur le pommeau de
son ombrelle, exactement comme s’il ne se préparait pas, sous la calotte
des cieux, cette grande chose, cet événement de marque: une affiche de
Fernand par I.-K. Solness!

Au reste, l’attitude de Solness vis-à-vis de Blanche fut dénuée de tout
emballement, et quand Fernand et Lourbillon nommèrent leur compagne,
«vous savez bien! qui était aux _Ambassadeurs_!» le peintre répondit:

--Ah! oui, parfaitement! avec un visage qui indiquait profondément que
jamais le nom de l’amie de Fernand n’avait frappé son oreille.

Aussi Blanche éprouva-t-elle assez vite les prurits d’un appétit qui
n’était peut-être pas aussi violent qu’elle voulait bien l’affirmer, et
manifesta-t-elle le désir d’aller dîner.

Et comme Fernand, par politesse, et d’ailleurs enchanté de voir en face
de lui le visage de son futur glorificateur, ne semblait pas aussi
pressé de regagner la maison, elle émit un:

--Reste avec tes amis, si tu veux, moi je rentre! qui n’était plus d’une
lune de miel.

--Du tout! du tout! rentrons!

Fernand se levait, serrait la main de Solness comme il eût étreint celle
d’un père.

--Vous savez, les femmes!

--Mais oui, mais oui, parfaitement!

--Alors, à quand?

--Mais à demain! Si vous pouvez. Venez à mon atelier, rue Lepic, 10. Il
faut que je vous croque sérieusement. Vos débuts sont tout prochains, je
crois.

--Dans quinze jours.

--Raison de plus. Demain, à deux heures de relevée à cause de la
lumière. Vous avez des méplats intéressants, là, dans les joues, que je
ne voudrais pas rater. Madame!...

Solness, debout, s’inclinait, très correct. Le salut de Mésange au
départ fut ce qu’avait le salut de Mésange, à l’arrivée, très court,
très sec.

Et Lourbillon ne fut pas invité à dîner.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Minuit. L’heure des crimes ou des baisers!

Blanche et Fernand, couchés depuis un quart de minute, se regardaient
autrement que de coutume. D’ordinaire, cet échange des yeux préludait à
une naturelle et charmante ruée de ces deux jeunesses l’une vers
l’autre.

Ce soir, Fernand dit:

--Comme tu as été désagréable pour Solness?

Et Mésange, les mains jointes sous son chignon, nettement étendue sur le
dos, et nullement penchée vers son ami, répondit, les yeux maintenant au
plafond:

--Est-ce que je connais ce monsieur?

--Mais il te connaît, lui!

--Ah! oui! drôlement! Est-ce que j’existe, moi? D’ailleurs il n’y a que
toi, tu le sais bien!

--Pour toi, oui, j’espère! insinua Fernand, qui pressentant vaguement
l’imminence d’une scène, coupait au court en insinuant son bras sous la
taille nue de Blanche.

Cette manœuvre insidieuse obtint un plein succès. Blanche tressaillit
toute et jeta brusquement ses bras autour du cou de son amant. Et bien
des griefs furent oubliés.

Pourtant, une heure après, la lampe éteinte, cette simple et triste
phrase sonna dans la nuit:

--Tu as de la chance, toi! on te fait des affiches!




IX


Le grand jour était arrivé.

Celui des débuts «sensationnels» de l’illustre Fernand aux soirées
classiques du _Colorado_.

Car, désormais, Fernand était illustre!

Avant de s’être illustré lui-même, d’ailleurs. D’autres s’étaient
chargés de ce soin.

L’affiche illuminante de Solness, dont les couleurs pétaradaient sur les
colonnes Morris comme les mille fusées d’un bouquet de feu d’artifice,
exhibait depuis une quinzaine, aux Parisiens éblouis, le portrait en
pied de l’imminent triomphateur.

Bien cambré dans un habit bleu azur, à boutons d’argent, culotte
amarante, bas de même et escarpins à boucles, Fernand, moustaches en
croc, mèche ondulée et œil en amande, était présenté à l’admiration des
foules par le bon faiseur. Il y avait déjà des cocottes à huit-ressorts
qui rêvaient de lui.

Car l’affiche n’était pas seule à célébrer sa gloire. Des notes
insidieuses, payées cher par la mère Langlet aux courtiers de publicité
spéciale, racontaient dans les journaux des histoires attendrissantes.

Et tout un roman, de cape et d’épée, d’amour et d’honneur, courait les
rues:

«Fernand, disaient les feuilles, n’était pas un cabot vulgaire, le
baryton professionnel, l’ordinaire numéro des music-halls.--Dernier-né
d’une grande famille, noble comme les Montmorency, mais pauvre comme
Job, les siens ayant été affligés par des revers de fortune,
Fernand,--ce nom cachait un nom devant lequel s’incline tout l’armorial
de France!--était une fois, comme dans les contes de fées, tombé
amoureux d’une princesse belle comme le jour...

»Trop fier pour accepter le rôle d’un coureur de dot, et jouer le
personnage du jeune homme pauvre de Feuillet lui semblant d’une
littérature un peu périmée, il avait résolu de ne devoir rien qu’à
lui-même, et, comme dans les romans de chevalerie, de conquérir son
amante à la pointe de son gosier! et dzim et boum!!

»Héroïquement, il avait rompu avec son monde, brisé toutes ses
relations, fui les salons où l’occasion de rencontrer celle qu’il
adorait lui était offerte. Prétextant un exode aux lointains pays, à la
recherche de la Toison d’or, il avait disparu, sans hésitation, sinon
sans souffrance... (Allons, tant mieux!...)

»Doué,--narraient toujours les gazettes,--d’une voix admirable et d’un
talent musical hors ligne, il s’était en réalité décidé (l’art a ses
paladins comme la guerre!) à vaincre l’adversité sur ce terrain du
théâtre, si parisien et si moderne!»... Plan! plan! ra! ta! plan! fermez
le ban!

La réclame avait été prestigieusement faite. C’est Antonin Mariol qui
s’en était chargé. Et avec quel zèle, Seigneur! Et d’autant plus de joie
que cela fournissait une occasion unique et plausible au démolissage en
douce de Petrus, l’étoile masculine de la troupe actuelle--dont le
succès énorme et le talent spécial, goûté du public, commençaient à
agacer fortement la direction, qui rageusement se voyait dans
l’obligation d’avoir pour lui des obligations et des égards... (ce qui
est une source inépuisable de rancunes pour un directeur qui se
respecte!) Quelle joie pour la mère Langlet et Antonin Mariol, de
pouvoir, si Fernand avait du succès, asticoter, vexer, humilier et faire
trembler le célèbre Petrus qui, depuis huit belles années, leur
rapportait environ 80,000 francs de rente! On allait lui faire voir
aussi, à celui-là, s’il était le seul et l’unique; est-ce qu’il allait
les obliger encore longtemps à lui être reconnaissants?... Ces cabots
ont tous les toupets! On avait engagé Fernand, il était là... tout
nouveau, tout beau, tout neuf et tout frais. A lui nos cœurs. On allait
voir ce qu’il avait dans le ventre... (S’il était creux... sait-on
jamais?... ce brave Petrus serait encore salué dans la maison); mais si
le nouvel arrivé, «l’Espoir», avait du succès, oh! alors, mon pauvre
Petrus, attends-toi à tout! Pendant toute une saison, on négligera ta
publicité, on fera le silence autour de toi, ta vedette maigrira, de
petites lettres de rien du tout remplaceront les belles majuscules de
jadis! La claque recevra des ordres formels... tu chanteras à 8 heures
et demie, à l’heure solennelle des salles vides... on te défendra de
bisser tes couplets... les programmes seront toujours trop longs; le
régisseur, pour prendre l’air de la maison, deviendra insolent; le chef
d’orchestre, par esprit d’imitation, sera maussade, tes camarades seront
contents... Bref, on te fera «tomber». Ce qui en argot de théâtre
signifie «étouffer un succès». Puis on te mettra le marché en main:
partir ou rester à meilleur compte!

Et toi, grande bonne bête de cabot, tu pleureras, ton chagrin deviendra
de la révolte pendant cinq minutes... et le soir, après avoir été la
dupe et le joujou de gens retors, roublards et malhonnêtes, tu chanteras
la bouche en cœur, les pouces dans les entournures de ton gilet, le
chapeau sur l’oreille, l’air d’un homme heureux, car tu auras signé tout
ce qu’on aura voulu pour rester là... sur ces vieilles planches que tu
aimes, ce vieux trou du souffleur dont pendant tes huit plus belles
années tes guiboles ont ressenti les courants d’air glacés. Tu tiens à
ta scène, comme d’autres à leur petite maison, à leurs vieux arbres, et
l’idée de partir, d’aller ailleurs, fait que tu t’attendris... Non, mais
es-tu assez bête mon pauvre vieux!... Si au moins tu avais secoué
fortement la caisse de tes patrons, et t’étais enrichi avec eux! Mais
non, tu as cru être d’une exigence terrifiante en te faisant payer de
façon à leur rapporter quatre cents pour cent!!! Fallait compter, vieil
ami, et tirer d’eux le possible et l’impossible! fallait compter!! et
escompter toutes les rosseries, les ingratitudes et les oublis des
lendemains de gloire ou des veilles de danger. On ne t’a donc rien
dit?... rien raconté?... Comment n’as-tu pas deviné?... Mais laissons
débuter Fernand.

La salle était fort brillante. Le public habituel de ces sortes
d’inaugurations était accouru. Il y avait là des chapeaux coûtant plus
cher que les femmes qu’ils coiffaient, des bagues dont les prix avaient
fait faire un tas de bêtises à celles qui les portaient et auraient
suffi à nourrir une famille pendant un an, des souliers et des tubes si
luisants qu’on ne savait si c’étaient les souliers qui étaient en soie
ou les tubes qui étaient vernis. La critique était même représentée par
quelques «soiristes,» ces entraîneurs des étoiles, et tous les
«courriéristes» que la belle Antonia appelait «les valets de cœur»...
parce qu’ils ne coûtent rien... et vous servent! Pour trente lignes de
publicité qu’on lui faisait par mois, Antonia ne refusait rien!

Dans les avant-scènes des rez-de-chaussée, les hétaïres notoires de la
capitale, la belle Puchera, Lucienne de Nemours, Liane de Sancy,
hostiles lune à l’autre chacune, et chacune entourée de sa bande
spéciale d’«amis», hauts sur col, plastronnés de blanc et couverts de
noir, comme les pies, s’accoudaient nonchalamment sur le velours rouge
du rebord des loges, lorgnant de faces-à-main dédaigneux le menu peuple
des hommes à un louis et le fretin des minces ondulées qui ne vont qu’en
fiacre.

Au fond de la salle, face à la scène, et debout derrière le dernier rang
de fauteuils, Antonin Mariol, intéressé et fiévreux, attendait le lever
du rideau.

Une explosion de cuivres, de tambours et de grosse caisse, ouverture et
introduction, charivari et ritournelle, annonça tout à coup le
commencement des réjouissances. Le rideau s’envola jusqu’au cintre, et
dans un décor violemment éclairé, un monsieur vêtu d’un complet
groseille apparut, ouvrit la bouche comme s’il eût voulu avaler
l’auditoire, et froidement polka, valsa les délices d’être garçon
d’honneur, le tout mêlé d’une histoire de camembert remplaçant la fleur
d’oranger fripatouillée sous la table, et d’un ruban arraché
traditionnellement sous forme de la «Jarretière de la mariée»! Qu’est-ce
que ce fromage venait faire là-dessous? N’empêche que la chanson s’était
vendue à 50,000 exemplaires, ce qui est le dernier cri littéraire du
concert. C’était la première chanson du programme.

Un grand gaillard vint affirmer les sympathies du peuple français pour
le peuple ru-u-sse! Enfant de chœur dans sa jeunesse, puis cordonnier,
son premier prix de chant de la «Société Chorale de Champigny» lui valut
de signer un engagement de cinq ans dans les établissements d’été, et de
plein air, à la recherche des coups de gueule capables de couvrir le
bruit des pluies sur la toiture, le roulement des voitures, et la sirène
des bateaux passant sur la Seine. Tout ça pour 10 francs par soirée!

Ce stentor levait les rideaux des établissements Langlet, du mois
d’octobre à fin avril.

Après lui vint un ivrogne fictif, détaillant les hoquets, les
haut-le-cœur, et titubant des chevilles--le nez et les pommettes
fleuries, le chapeau défoncé sur l’oreille et les pouces accrochés aux
poches d’un gilet à guirlandes, ses bredouillages mouillés rythmés par
une musique gaie.--Puis ce furent les «Gommeuses,» surmontées de
coiffures dont le sommet de plumes époussetait les frises. Une très
jeune personne vint, bras nus, jambes nues, gorge nue, et qui, d’un
mouvement habile au cours d’un refrain, trouva moyen de faire glisser
l’épaulette de son presque pas de corsage, en sorte qu’on put voir son
sein gauche qui était rond, rose, petit et joli (espérons pour l’autre
qu’il était pareil!) Elle chanta qu’elle voulait: «Un p’tit vieux bien
pro-o-pe,» et le répéta deux fois... ce qu’elle n’aurait pu faire si
elle avait demandé un p’tit vieux bien sa-a-le... Car la censure, qui
s’y connaît aux nuances, le lui aurait sévèrement refusé.

Mais la prétention, très légitime après tout, de la jolie fille laissa
le public froid comme glace. Ce public n’était pas un public ordinaire!
C’était le public des premières, celui qui la connaît et que rien
n’épate, et qui ne se chauffe point à du bois déjà brûlé! ah! mais! Et
il attendait Fernand, ce public. Et nul autre! Et on eût pu lui montrer
la lune à un mètre, et vivante! qu’il n’eût point bronché!

Il y eut cependant un dégel.

Inattendue, cette détente, mais réelle! Il s’entr’ouvrit des sourires çà
et là, sur des lèvres peintes, des plastrons se penchèrent vers des
corsages avec approbation. La belle Puchera daigna choquer l’une contre
l’autre ses mains ruisselantes de diamants, et un applaudissement assez
vif crépita aux petites places.

--Qu’est-ce que c’est que cette gosse-là?

--Elle est gentille?

--D’un joli blond, n’est-ce pas?

--On en mettrait sur son lit!

Ces propos, en brouhaha flatteur, bruirent assez distinctement de
l’orchestre aux loges.

Et on rappela la débutante. Parfaitement! sans nulle rancune pour
l’acidulé de sa voix et le léger bafouillis de sa prononciation.
Bafouillis? Bah! gazouillis, un joujou nouveau! Bravo!

Et, comme l’indiquait le refrain de sa chanson, elle avait:

        Charmé les lapins,
    Les p’tits lapins doux et câlins...
    Avec une plum’ de paon,
    J’leur chatouill’ le tympan!

avait chanté la jolie fille.--Et sa joliesse avait captivé les yeux si
fortement qu’elle en avait bouché les oreilles.

Et les bravos de partir!

Blanche Mésange, charmée, mais point trop surprise (car enfin, n’est-il
pas vrai qu’on peut être modeste et avoir pourtant conscience de sa
valeur?...) revint saluer et envoyer des baisers reconnaissants, toute
émue, toute rose de la réception faite par ce public «de première»,...
ma chère, celui qui s’y connaît! Car c’était Blanche Mésange qui
remportait ce succès d’un soir. Un vrai succès, sur le moment! ses
cheveux mousseux, son sourire de bébé, la douceur de ses yeux, tout cela
inattendu, inédit et non préparé, avait brusquement allumé le feu de
paille.

C’est un axiome au concert, démenti parfois, justifié souvent, qu’un
«numéro» qui réussit _fiche par terre_ le numéro suivant. Les gens sont
si paresseux qu’ils ne trouvent pas en eux-mêmes la force de deux
enthousiasmes en une seule séance. La veulerie de nos contemporains va
des actes aux gestes.

De fait, après la petite ovation accordée à Blanche Mésange, le public
redevint froid comme une banquise. Le célèbre équilibriste Tom Jack
lança vainement par les airs des bouteilles, des guéridons, des poids de
dix kilos et des œufs à la coque. Chérie Chéron, elle-même, égrena dans
l’indifférence bruyante et la plus absolue les perles de son répertoire.
«Et quand on pense qu’il faut respecter le Public, grogna-t-elle! Ah!
zut alors!»

On attendait désormais Fernand.

Mais, avouons-le, on l’attendait comme, au coin d’un bois, des
détrousseurs espèrent l’imprudent inconnu. Le Tout-Paris des premières
ne peut pas s’emballer deux fois! Voyons! il faut être juste. Et puis
c’est fatigant de se faire une opinion, et difficile! Demain, quand on
aura lu les comptes rendus des journaux, ce sera plus commode...

Et ce furent des bâillements, des conversations particulières, des
remuements de petites cuillères dans les verres et une recrudescence de
fumées de cigares, tout le temps que défilèrent hommes et femmes, les
«types déjà assez vus» du _Colorado_.

Tout à coup le silence se rétablit: le nom de Fernand venait d’être
affiché, tandis que stridait la sonnerie de l’avertisseur. On allait
entendre le rossignol annoncé à la porte! et dans les avant-scènes en
vue, la belle Puchera, Liane de Sancy et Lucienne de Nemours daignèrent
abandonner les colloques qu’elles entretenaient avec leurs entreteneurs,
et se retourner du côté de la rampe, avec des claquements secs
d’éventails brusquement fermés.--Une loge restée vide jusque-là fut tout
à coup occupée par trois hommes très chics, dont le plus gros était
l’amant connu de Chérie Chéron, marié et père de grands enfants; cela ne
l’empêchait pas de courir avec sa maîtresse tous les éditeurs de musique
et de l’accompagner dans sa course aux chansons, de surveiller son
affichage qu’il payait sans compter, louant les kiosques, les pans de
murailles libres pour y faire coller l’affiche coloriée de Chérie
Chéron, payant ses leçons de diction, ses couturiers, et se précipitant
chez le coiffeur quand les frisettes étaient en retard: homme de bourse,
il avait de constantes relations avec la haute banque de Paris, pour
laquelle il louait des fauteuils qu’il offrait à chaque début de Chérie
Chéron.--Ce soir-là, inquiet, nerveux, agité, il attendait, anxieux, le
résultat du début de Fernand... Clou d’avenir qui pouvait faire aussi
pâlir l’étoile de son amie: un clou chasse l’autre, dit le proverbe, qui
ne fut jamais si vrai! Petrus comme homme, Chérie Chéron comme femme,
pouvaient être démolis du coup, si ce Fernand prenait tout pour lui, si
la direction mettait sur lui seul ses soins de publicité! Et déjà il
échafaudait tout un plan de défense... des toilettes folles, des bijoux
nouveaux et des dîners chers offerts largement à ceux qui la serviraient
dans les journaux; des villégiatures offertes aux auteurs et mille
autres sornettes de combat.--Enfin Fernand parut!

Il était, comme sur son affiche, en habit azur à boutons d’argent,
culotte amarante, bas et escarpins.

--Tiens! jeta assez haut Liane de Sancy, j’habillerai mon domestique
comme cela!

--Lou mien, il l’est déjà! riposta la belle Puchera, de la loge voisine.

Fernand avait entendu ces aimables paroles, le plateau de la scène étant
à deux pas, et il sentit tout à coup, en même temps que de la colère, un
trac énorme l’envahir. A peine entré, déjà la proie passive de tous ces
êtres, en nombre, contre lui tout seul.

Mais déjà le bâton du chef d’orchestre lui donnait le signal. Il
s’agissait de vaincre ou de mourir, et il s’élança dans sa chanson comme
à Waterloo la garde impériale entra dans la fournaise.

Baryton adoré de la _Fauvette_ de Ménilmontant, demeuré très faubourg
populaire, sans relations dans le monde spécial des fabricants pour
concerts, et d’ailleurs devenu un peu fat dans le bain d’admiration où
le plongeaient du soir au matin et du matin au soir Blanche Mésange et
Lourbillon, Fernand ne s’était pas donné la peine de s’en donner.
Confiant dans le timbre de sa voix, et assuré de ses agréments physiques
par le culte passionné que leur rendait dans l’intimité sa bonne amie,
il avait simplement choisi, comme morceau de début, une de ces romances
goualantes, son triomphe autrefois, une de ces bêleries de rue que les
ouvrières, à l’heure du déjeuner, accompagnent, massées en cercle autour
d’un violoneux, qui la vend dix centimes, deux sous!

Il s’était dit que ce serait du nouveau pour les music-halls, ce genre
de production ne s’y étant jamais fait entendre, propriété exclusive des
virtuoses du pavé.

Il se trompait fortement, car une partie de la salle--si nombreuse
qu’elle fût!--s’amusa à reprendre le refrain en chœur.

A Paris, la scie a plus de vogue que la symphonie. Et la rengaine des
carrefours pénètre dans les salons, ne fût-ce que par l’escalier de
service--(et comme certains salons n’en ont pas d’autre...) Seul,
l’organe véritablement charmant de débutant arrêta les rires prêts à
éclater. Même, certains, plus sceptiques, voulurent bien croire à une
charge préméditée.

--Il se paye notre tête!

Mais le public ne montra pas une mauvaise humeur excessive, pourtant.

Et on applaudit, mollement; juste ce qu’il fallait pour laisser au nommé
Fernand le prétexte de «repiquer au truc», pour montrer ce qu’il avait
«dans le ventre».

Il y avait les _Bœufs_! L’infortuné! les _Bœufs_ de Pierre Dupont et la
_Tour-Saint-Jacques_ de Darcier! Des chefs-d’œuvre, à ce public de
demoiselles de parade, coûteuses et joyeuses, à ces femmes du monde en
mal de piments, à ces gentilshommes impatients de retroussés et de
littérature au vitriol.

Ce fut une stupeur. Ainsi le Fernand n’était pas un fumiste! c’était
pour de vrai! nulle galéjade. Un troubadour sincère! Le Tout-Paris des
premières, de fauteuil à fauteuil, de loge à loge, se regarda
mutuellement dans les yeux.

Il y eut un instant terrible et drôle, un de ces instants baroques qui
tuent ou qui font vivre une réputation entre l’Opéra et le faubourg
Saint-Martin. Allait-on siffler? C’était au bord, comme on dit.

Mais on ne siffla pas! Ce diable d’organe, prenant, vibrant, délicieux,
paralysa les exécuteurs. On ne siffla pas. On se tut. Même, quelques
applaudissements, là-haut, aux galeries, se risquèrent. La poésie de
Pierre Dupont, la verve de Darcier réjouissaient encore quelques âmes
simples. Et Fernand put saluer et se retirer à reculons, comme un
dompteur pas très sûr de ses bêtes... sans encombre et sans trop de
honte.

C’est égal! la chute était rude! Disparue la vision odieuse, de toutes
ces rangées de visages figés, hostiles, impassibles, muets, Fernand dans
la coulisse se sentit pâlir de lassitude, de désespoir et de dégoût. Il
s’appuya à un portant. Ses jambes flageolaient sous lui. Pas un rappel!
Ah! pour une tape!... C’était cela, ce public «si bon, si indulgent! si
encourageant!» Des phrases, des blagues écrites dans les journaux par
des cabots adroits et roublards.

Ainsi, c’est là qu’aboutissaient tous ses espoirs de fortune, tous ses
orgueils, toute sa sottise! s’avoua-t-il en une seconde de vérité.

Le vide autour de lui. Le personnel s’empressait pour l’entrée de
Charlin, le tourlourou fantaisiste et pittoresque, idole fêtée du
parterre. Seul, le pompier de service, attentif sous son casque de
cuivre, dans sa petite logette, assistait, sans y prendre garde du
reste, à cette agonie d’une vanité bébête.

Fernand se dirigea à pas chancelants vers l’escalier des loges
d’artistes. Pantin désarticulé, vêtu de bleu clair et d’amarante, il
poussa la porte du réduit où une heure auparavant il avait endossé ces
oripeaux joyeux.

Une femme, Blanche Mésange, en robe de ville, était assise sur une
chaise, à côté de la planche à maquillage. Elle se leva, quand il entra,
bondit vers lui avec un visage d’allégresse et cria:

--Hein? ça a bien marché! J’en ai eu un succès!

Il la regarda d’un œil morne. Sans s’apercevoir de cette attitude,
Blanche enivrée continua:

--Deux rappels! mon chéri! Tu vois, ta petite femme, deux rappels!

Comme il se taisait toujours:

--Figure-toi! je suis désolée. Il est venu tant de messieurs dans ma
loge, avec des fleurs! Des journalistes, tu sais! et puis des hommes
chics, et les camarades, et tout le monde; et ils sont gentils ici! ce
n’est pas comme aux _Bateaux Fleuris_! Je n’ai pas eu le temps d’ôter
mon costume et de me rhabiller assez vite pour venir t’applaudir! Ah!
mon chou! je suis contente!

Et elle se précipita pour l’embrasser.

Alors, seulement, Fernand recouvra l’usage de la parole. Il repoussa
Blanche, et, d’une voix creuse, avec une amertume infinie, il dit:

--M’applaudir!

--Bien sûr!

--Tu aurais été la seule!

--Qu’est-ce que tu chantes? suffoqua Blanche en arrondissant ses yeux.

--Je chante! jeta Fernand avec violence, je chante que j’aurais mieux
fait de ne jamais chanter de ma vie! Où est Lourbillon?

Blanche demeurait effarée. Elle balbutia:

--Lourbillon? mais il est dans la salle! il va venir!

--Lui? ah! oui, comptes-y! D’ailleurs il vaut mieux qu’il ne se mette
pas sous ma patte! Qu’est-ce que je lui conterais, à celui-là! C’est de
sa faute, tout ça! de la tienne aussi, d’ailleurs!

--Mais qu’est-ce qu’il y a? que s’est-il passé? Tu es fou! gémit Blanche
en joignant les mains. Dans sa jolie figure tout en bonheur, deux
grosses larmes commençaient à poindre, aux coins des paupières.

--Il y a, cria Fernand exaspéré, que je viens de ramasser la bûche! mais
là, la vraie! celle de Noël! Et que c’est à vous deux, à Lourbillon et à
toi, que je dois ça! car sans vous, le diable m’emporte si je serais
jamais monté sur vos sales planches, me faire charrier par votre sale
public!

--Toc! toc! on peut entrer? fit à ce moment une voix aimable. Et Antonin
Mariol, jeune, souriant et tranquille, apparut au seuil de la loge.

--Ah! monsieur Mariol! je suis un homme perdu! Je vais me jeter à l’eau!
Et quand je pense que vous avez signé avec moi! hoqueta Fernand qui se
mit à sangloter, à bout de nerfs, effondré comme un petit enfant.

--Mais, fit Mariol avec affabilité, je suis enchanté, mon cher ami,
d’avoir signé avec vous, ou du moins,--il se reprit--d’avoir fait signer
madame Langlet! Que vous arrive-t-il? vous êtes indisposé?

Fernand le regarda, stupide d’effarement:

--Mais... ma tape de ce soir?

--Votre tape? Où prenez-vous une tape? Vous n’avez peut-être pas
décroché tout le succès auquel on pouvait s’attendre. Mais voilà tout.
C’est à recommencer simplement. Vous avez été applaudi en somme!

--Oh! par qui?

--Par les gens d’en haut! Ceux qui font durables les carrières
d’artistes! Rassurez-vous! je vous ai entendu. C’était très bien! Les
petites places vous gobent. Tout est là! Les autres, ça ira tout seul.
On paiera les journalistes qui feront payer les gens du monde!

--Oh! monsieur Mariol.

--Seulement, vous avez eu tort de ne pas suivre mon conseil. Il faut
vous créer un répertoire et un genre à vous! Que diable! les auteurs et
les musiciens ne manquent pas! Allez les voir. Montez à Montmartre.
C’est le pays qui en produit le plus! Ces gens-là vous fabriqueront sur
mesure des machines originales et c’est vous qui en récolterez tout le
bénéfice, la publicité et la galette!

Il s’en allait. Il ajouta:

--Surtout plus de rengaines! de ponts neufs! Dégoisez de l’inédit,
fût-il stupide! Ça portera avec votre voix... Voyez Sufreid à
Montmartre; ses chansons passent pour spirituelles, elles sont
au-dessous de tout: le tout est de s’imposer. Nous vous imposerons.

Il n’était déjà plus là, le suave Antonin Mariol, quand Blanche,
s’approchant de Fernand, le réconforta un peu:

--Des auteurs? mon chéri. J’en connais des bottes! Je t’en indiquerai
qui sont épatants, si tu veux! proposa-t-elle en l’aidant à dégager son
bras de la manche du bel habit azur à boutons d’argent, qui venait
d’aller à la peine sans être à l’honneur. Habit de polichinelle cassé et
démantibulé, habit confident des troubles et des peines, des espoirs et
des défaillances, qui semblez brillant ou piteux selon que vous avez été
à la gloire ou à la défaite, quand vous serez fané et jeté dans un coin,
si vous pouviez alors nous raconter l’histoire de vos espoirs déçus,
quelle leçon pour nos vanités!




X


Le cabaret de la _Tarentule montmartroise_ n’occupait pas, en façade, un
espace énorme sur le boulevard Rochechouart, mais il possédait des
profondeurs.

Une simple boutique, en vérité, vue du trottoir... un temple! sitôt le
seuil passé.

Bistro, café. Puis le sanctuaire. C’est bien là l’impression que Fernand
ressentit quand Lourbillon l’amena en ce lieu.

Car Lourbillon s’était ressaisi. Consterné, déconfit, prostré après la
défaite de son disciple, à la première soirée classique du _Colorado_,
il avait virilement, ce soir-là, soir de tristesse et de doute, pris la
résolution de ne plus connaître Fernand. Et, négligeant de lui apporter
en sa loge des condoléances oiseuses, il était parti, à l’anglaise, avec
le public.

Mais, deux jours après, Lourbillon avait appris que la «tape» était
considérée comme nulle et non avenue par l’administration, et que son
poulain gardait encore des chances, outsider tiré sans doute et réservé
pour un grand prix futur!

Aussi, la bouche en cœur, et sincèrement, somme toute,--car, au fond,
qui saura jamais ce qu’il peut entrer de délicatesse invisible dans une
muflerie patente, et si ce n’était pas par timidité d’amitié
souffrante que Lourbillon avait salement lâché Fernand dans le
malheur?--sincèrement, donc, et tous les sourires aux lèvres, le vieux
comique revint déjeuner chez son ami; la cuisine était excellente, au
reste.

Et aujourd’hui, Lourbillon emmenait son petit Fernand à la _Tarentule_,
pour lui «dégoter» un auteur!

Bistro, café, sanctuaire.

Tel s’offrait, en effet, l’établissement.

A la terrasse, quelques guéridons, autour desquels stagnaient, fumant
leurs pipes, au-dessus de bocks sans faux-cols, plusieurs citoyens en
chapeaux mous.

A l’intérieur, sitôt entrés, Lourbillon dit à Fernand de stopper un peu
dans la salle réservée aux buveurs; on entrerait plus tard dans celle
consacrée aux auditions des poètes de la Butte.

                   *       *       *       *       *

Tous deux regardent les habitués de l’endroit. Près d’une petite femme
en rouge, c’était Lafoire, le dessinateur connu, qui d’une cravache sûre
et cinglante profilait les culbutes morales et physiques de ses
contemporains.--On s’arrachait les ventres de ses banquiers et les
maigreurs de ses danseuses. A côté de lui c’était le célèbre Will, le
Pierrot glabre, Watteau de sacristie, artiste délicieux d’une élégance
«interne» et cérébrale. Il causait à un petit homme qui disparaissait
presque sous la table, et dont les jambes, quand il était assis, étaient
à cinquante centimètres du sol! De sa hauteur totale de 1 mètre 20,
celui-là toisait drôlement l’humanité, et la déformait et la défigurait,
avec talent du reste. Tous ses modèles devenaient des monstres,
gesticulant à l’envers, des êtres de cauchemar, épileptiques et fous.

Toute sa rancune inconsciente de petit nain lui remontait dans l’œil,
qui voyait inexorablement la déformation quand même et pour tous! On
racontait que ce talentueux artiste demandait, durant de longs mois
d’hiver, l’hospitalité de nuit, la table et les plaisirs du soir à
certaines demeures chastement closes... et qu’il vivait là, faisant des
études de mœurs fort intéressantes, en camarade, en ami, conseiller
gratuit des tempêtes sentimentales qui s’élèvent parfois dans les cœurs
bas tombés des amoureuses pensionnaires de ces garnis d’amour.

Plus loin un homme jeune crépu, noir, un peu nègre de type. C’est
Maurice Prenais, les lèvres épaisses, les dents grosses et longues, les
yeux blagueurs (collez-lui une couronne de pampres sur la tête et une
peau de bête en guise de _redingue_... il aura l’air d’un fêtard de la
suite de Bacchus). C’est un poète celui-là, le meilleur de la bande, qui
dira peut-être ses «Vieux Marcheurs» tout à l’heure...

Le vieux à barbe blanche là-bas, c’est un peintre; l’autre à côté c’est
un graveur très connu; et voici de Gyvry, pianiste et compositeur d’un
talent réel, noyé dans l’absinthe; il a été l’ami de Verlaine dont il
sait les œuvres par cœur, et le soir, là, après la fermeture, entre eux,
toutes ces illustrations déclament et Verlaine et Baudelaire.

Goudeau, Delmet et d’autres se joignent à eux et les enthousiasmes se
partagent entre les morts et les vivants.

A ce moment, Fernand et Lourbillon ayant vidé leurs bocks se déplacèrent
afin d’entendre les fameux chanteurs de la Butte!

--Tiens, dit Lourbillon en entrant dans la petite salle, Hortensia et
Paulina du _Colorado_... vois donc, Fernand...

Et en effet, les deux chanteuses étaient là, très serrées l’une contre
l’autre, avec au bras une énorme couronne mortuaire d’immortelles
jaunes! A MA MÈRE! disait la couronne; et comme Lourbillon, stupéfié,
leur demandait le sens de cette plaisanterie macabre...

--Pas une blague, répondit Paulina. Hortensia et moi sommes parties
tantôt au cimetière porter cette couronne sur la tombe de la mère
d’Hortensia. Comme le cimetière était fermé, nous l’avons trimballée
avec nous... on a dîné au _Rat Mort_, on est passé au Moulin, on s’en va
aux Halles, on tire une bordée. Êtes-vous des nôtres, venez donc?--Non,
merci, répliquèrent Lourbillon et Fernand, amusez-vous seules!

Et la couronne mortuaire s’en fut faire la fête... jusqu’au lendemain
matin sept heures, où elle arriva piteuse, à sa destination, déposée sur
une tombe par deux femmes fatiguées et vannées de leurs folies
nocturnes.

Cependant, un petit homme aux cheveux rares, la figure courte et large,
pâle et maigre, les yeux bizarres, dont un qui n’y voyait plus, abîmé
qu’il était par une large taie blanche, monta sur l’estrade où perchait
un mauvais piano, et s’accompagnant des deux doigts se mit à chanter, à
blaguer «Les Sergots».--La chose était fort spirituelle, d’une ironie
fine et bon enfant. On applaudit ferme!

--Gamahut!... annonça le chanteur rageur et embêté. Et la chanson
macabre et terrifiante fut grincée en mineur, résonnante comme un glas
funèbre, qui entre temps ferait des farces de sons, et d’allures... La
salle délirait! Mais on put trépigner, hurler, l’applaudir et le
rappeler, le petit homme bourru et borgne se leva, salua et déguerpit au
trot... Il avait gagné ses cinq francs, son bock et sa choucroute.

Après lui vint un homme essoufflé, asthmatique, dont l’haleine aux
relents de produits pharmaceutiques embaumait les alentours... Celui-là
articulait si exagérément ses mots qu’il avait l’air de les mordre. Un
mouchoir en main épongeant une sueur qui n’en finissait pas, il clamait
le martyre de son cœur, l’espoir de son âme et les déceptions de ses
rêves.--Il eut un gros succès.

Puis tout à coup, l’introducteur habituel de ces célébrités vint
demander au public de faire un silence absolu, afin que le «bon camarade
Sacha puisse se faire entendre». Alors arriva sur l’estrade un individu
pâle, exsangue, d’une blancheur de cire, les yeux mal réveillés, les
cheveux de paille, les lèvres violettes et la bouche horrible,
démeublée, presque sans dents, et laissant apercevoir entre quelques
bouts d’ivoire noircis et pourris, un trou noir, d’où sortait une
musique maladive, d’une sonorité douteuse, et des paroles de reproches à
une femme aimée, dont les trahisons se multipliaient...

«Te rappelles-tu ses baisers?» disaient les refrains.

--Flûte alors! Ta bouche, bébé! glapit une vieille fille maquillée.

Ce «ta bouche, bébé,» allusion plus qu’exclamation, mit le public en
belle humeur, et le chanteur pâle et jaune, vexé et furieux, descendit
du tremplin, menaçant et grossier.

A ce moment, entrait dans la salle un journaliste, homme de lettres qui
volontiers racontait dans ses livres ses histoires personnelles. Il
avait eu la manie de célébrer les femmes androgynes, maigres, osseuses,
exsangues, diaphanes, l’amour des formes à l’état d’indication, les
seins et les ventres plats, les hanches des garçonnets, puis il s’en
était dégoûté en même temps que de la morphine et de l’éther; sa santé
s’équilibrant et s’assagissant avec l’âge, les bouges et les garçons
bouchers le laissaient froid.

Dorénavant on ne parlerait plus de lui tout bas, avec des ah! et des oh!
et des chut! On dirait simplement et sans commentaires qu’il avait
bigrement du talent! Notre journaliste alla droit au petit coin que
cachait le piano et derrière lequel, abrité par un paravent, se tenait,
affalé dans un fauteuil, un homme étrange, si blanc, si blanc, d’un
teint si transparent qu’il en semblait de nacre, une barbe soignée et
rousse comme de l’or encadrant son visage de mort. Ce personnage était
très connu à Montmartre: morphinomane enragé, on lui donnait partout
l’hospitalité d’un coin afin de faciliter ses piqûres consécutives. En
apercevant le journaliste, il se remua difficilement, mais lui tendit la
main en lui disant, les yeux éteints et comme figés:

--Rendez-moi un service, éreintez donc demain dans votre journal cette
garce d’Hortensia qui tout à l’heure m’a ridiculisé ici... devant toutes
ces brutes. Figurez-vous qu’elle m’a déposé sur le front une
épouvantable couronne mortuaire et qu’elle a crié tout haut, en
chahutant ce paravent: «Mesdames et Messieurs, regardez le coco! Le
Christ au moment des sueurs!!!» Et le morphinomane, ruisselant encore,
retomba dans son état comateux.

Le lendemain, Hortensia eut son compte dans une feuille du matin!

Et voilà tout ce que vit Fernand dans un seul petit coin de ce
Montmartre, appelé par Salis la mamelle de la France, et qui n’est tout
au plus que le biberon des faubourgs, alimentant de ses mots, de ses
chansons et de ses modes quelques quartiers excentriques, et jetant le
poivre de sa bohème spirituelle sur toute une ville décidée au plaisir
et à la fantaisie.

--Sortons, sortons, dit Fernand à Lourbillon, j’en ai assez. Mène-moi
chez Toni-Truant, le fameux cabaretier.

A peine sur le boulevard Rochechouart depuis dix minutes, les sanglots
d’une pierreuse effarée leur firent dresser l’oreille.

--Bats-moi, insulte-moi, disait la voix de femme, tu sais bien que
j’t’aime et t’en abuses, lâche, lâche, vociférait la fille.

Ils s’éloignèrent, laissant la prostituée à ses occupations nocturnes,
en hommes prudents et renseignés.

Arrivés devant la porte de Toni-Truant, ils virent deux dames fort
élégantes qui, sautant d’une correcte voiture de maître, leur
demandèrent fort gracieusement de les aider de leur présence à entrer
dans ce cabaret.

--Nous avons un peu peur d’entrer toutes seules...

--Mais volontiers, répondirent les deux hommes. Et cognant à la porte
toujours close, aux volets fermés, ils entrèrent tous quatre... Dès
l’apparition des femmes, Toni-Truant cria:

--V’là des peaux! v’là de la garce! Puis aux deux hommes: Allez,
foutez-vous là... C’est à toi cette marmite-là? Oh! qu’elle est pââââle!
Qui qu’c’est qu’est le miché d’vous deux? C’est toi l’vieux! Qu’est-ce
que vous prenez? des bocks? Deux bocks, Eugène!

Et lâchant les nouveaux venus, Toni-Truant s’assit sur un coin de table.
Fernand s’aperçut alors qu’il était chaussé de bottes énormes, vêtu d’un
complet de velours à côtes, lingé d’une chemise en flanelle et la taille
serrée d’une large ceinture rouge de débardeur. La figure était noble et
fière malgré l’habitude prise de laisser à la bouche une mollesse
faubourienne, très spéciale aux gavroches. Les cheveux longs rejetés en
arrière donnaient au front l’ampleur voulue et cherchée, l’allure
générale était celle d’un beau chouan, solide et d’attaque!

--J’vas vous en dire une, annonça l’homme aux bottes d’égoutier: Serrez
vos rangs!

Et Toni-Truant, d’une voix terrible, formidable, de foudre, ébranla du
pavé au plafond la petite salle enfumée qu’il arpentait mains au dos,
d’un pas pesant, rythmé et sautillant, un pas à lui, une marche à lui,
imitée dans toutes les revues par des cabots qui singeaient ses allures,
sa mise et sa terrible voix!

On applaudit férocement, on trépigna, on cria, mais Toni-Truant qui
avait entendu une femme d’apparence fort distinguée dire qu’elle
préférait ses autres chansons... ses chansons salées... lui cria dans la
figure:

--Une pornographie pour la marquise! et au lieu d’une pornographie (il
n’en chantait jamais du reste, son talent réel de poète naturaliste le
protégeant contre ces vulgarités), il entonna une satire pouffante des
gigolos présents: _Les Crevés!_

    Vos mères avaient donc pas de tétons,
    Qu’elles ont pas pu vous faire des gueules?...
    Allez donc dire qu’on vous finisse!

Alors ce fut du délire, tous les snobs bafoués, claqués, poussèrent des
oh! et des ah! d’admiration joyeuse, les femmes, émoustillées sous les
mots crus, se frottaient d’aise à leurs voisins. On cria: «bravo! bravo!
un autographe, une signature!» et Toni-Truant, jouant de l’engueulade
comme de la rime, les fit «casquer du bon pognon» comme il chantait, et
ce soir-là, le faubourg Saint-Germain, insulté à gueule que veux-tu et
ravi, jeta dans la bourse du chanteur le plus pur de son or et de ses
remerciements.

Fernand, lui, semblait médusé; il examinait la composition de la petite
salle et n’en revenait pas! Des comtes et des marquis s’interpellaient,
des femmes entre elles s’appelaient duchesse... et tout ce monde
s’asseyait là, serrés les uns contre les autres, avec une aisance qu’une
promiscuité douteuse n’effarait pas: des soldats ivres, deux prostituées
du quartier, des petits rentiers, des cabots, deux bonnes...

--Mais, dit tout à coup Fernand, ces gens-là... ceux de la bonne
société, ces gens du monde ne se rendent pas compte... ce n’est pas
possible... ces femmes bien nées ne peuvent pas prendre un plaisir
semblable à celui qui plaît à ces gigolettes... c’est dans la façon de
s’amuser qu’on voit la différence des classes...

--Depuis 93, bouffonna Lourbillon... il n’y a plus de classes! Toutes
les femmes se ressemblent, toutes demandent des piments pour leurs sens;
la pierreuse de tout à l’heure hurlait de plaisir sous les coups et sous
les paroles ordurières de son amant; ces mondaines-là ont aussi besoin
d’un dévergondage de langage qui les émoustille: c’est la même chose, la
même bête qui les travaille. Le dévergondage les pique toutes au même
endroit, leur besoin de s’encanailler est intense, mon petit Fernand, et
quand je pense que ces bougres-là nous intimident! Hein? crois-tu qu’on
est bête! Ils ne sont pas plus intelligents que nous, pas meilleurs, au
contraire, ils sont plus riches, mieux habillés, mieux instruits, mieux
élevés, mais nous sommes aussi distingués qu’eux... pas vrai, Fernand?

--Le fait est, dit Fernand... que la distinction est dans les sentiments
et pas dans la coupe de la jaquette... et j’avoue que ni ma mère, ni mon
père, ni mes sœurs, ni moi, n’avons jamais eu de goûts crapuleux comme
ça: il est vrai que nous n’étions que des ouvriers...

Il était tard.

--Allons-nous en, dit Fernand, je ne trouverai pas de chansons ici, on
ne les viserait pas et c’est pour un public spécial. Mais à ce moment le
poète Jehan du Brancart gravit l’estrade.

Il était chauve, avec une drôle de petite moustache blonde ébouriffée,
et se montrait tout de noir moulé dans un veston en forme de dolman
d’officier à collet rigide, pendant que ses jambes se perdaient dans les
flots d’un pantalon à la hussarde à carreaux. Il récita des rondels
successifs sur les successives beautés de sa bonne amie: «ses yeux,»
«son nez,» «sa bouche,» «ses seins». Puis, avant d’en entamer un
dernier, il s’arrêta et avant d’en avoir énoncé complètement le titre:
«Son...» avait-il commencé.--Non, fit il, celui-là, je le garde pour
moi!

Et le triomphe qu’il obtint ne fut pas inférieur à celui de Toni-Truant.

--Tu trouves ça bien, toi? ça t’amuse? demanda Fernand à Lourbillon.

--Non, répondit Lourbillon, tout bas: moi, ça me rase, mais c’est la
mode, qu’est-ce que tu veux?

--Si qu’on s’en irait. On crève de chaleur ici! insinua Fernand.

--Le fait est qu’un bock bien tiré, avec une chaise à soi tout seul!...

Ils se levèrent. Mais déjà Belval glapissait:

--La parole est à notre excellent camarade...

Et le désordre occasionné par le mouvement de retraite des deux
compagnons ne fut pas sans provoquer de véhémentes protestations.

--Chut!

--Assis!

--On ne s’en va pas au milieu d’un morceau!

--A la porte!

--A la porte? bon Dieu, mais c’est là que nous allons, riposta Fernand
exaspéré!

De fait, ils finirent par se trouver devant la tenture, lisière du
«Saint des Saints,» puis dans le café, puis dans la rue. Ouf!!

--Veux-tu un conseil? professa Lourbillon en avalant un bol d’air; à
Montmartre tu peux te fouiller pour dégoter ton homme. Les auteurs d’ici
chantent leurs machines eux-mêmes, et d’ailleurs leurs machines ne
porteraient pas au concert. Plante-les moi seulement sur les planches du
_Colorado_ et tu verras la gadiche! Non! Si j’étais à ta place, je
donnerais un coup de pied jusque chez un de ces petits éditeurs
lyriques, qui foisonnent boulevard de Strasbourg et aux environs. Là, tu
trouveras sûrement inédité, inconnu, enseveli dans les cartons, le merle
blanc qu’il te faut!

--Avant, répliqua Fernand, il me faut voir Grandsec. Mariol tient
absolument à ce que je lui demande des machines modernes et
sentimentales.--Est-ce que vraiment il a du talent?

--Peuh! fit Lourbillon, un pochard... qui rime sur toutes les tables des
brasseries de Montmartre... Enfin, vois-le toujours!!




XI


La grande salle de _l’Abbaye de Thélème_, au premier étage,
resplendissait de lumières et éclatait de fracas.

Là, c’était la haute noce montmartroise, les fêtards au gousset garni,
le dessus du panier du Moulin-Rouge, toutes les Espagnoles de la rue
Lepic, toute l’Italie galante du boulevard Rochechouart et de la place
Pigalle; danses du ventre des Tunisiennes de la rue Caulaincourt et des
almées du Delta. Les bouchons de champagne sautaient à plusieurs tables,
et de véritables soupers: caviar, écrevisses, viandes froides et salades
russes, mobilisaient des vaisselles.

D’ailleurs, une file de sapins à la porte de l’établissement attestait
que, pour rouler, le louis est aussi rond sur la Butte que dans la
plaine et qu’il y a des ivrognes et des sultanes partout où l’homme
désire en trouver. Agréable constatation, qui prouve que les boulevards
«extérieurs» ne sont pas plus «extérieurs» que les «grands» boulevards,
puisqu’ils produisent la même denrée pour le cœur que pour l’estomac.
Attrape! _l’Américain_!

Au moment où Fernand et Lourbillon, pilotés par Grandsec, firent leur
entrée, le brouhaha était tel qu’il eût été complètement impossible
d’entendre les notes de la _Valse Bleue_ que cependant tapotait d’un
doigt sur le piano une jeune personne vêtue en cycliste et complètement
ivre, par surcroît, ce qui lui constituait deux culottes.

Mais Grandsec avait quelque chose d’admirable, un seul éclat de sa voix
calmait les tempêtes et dominait les orages!

Impassible sous ses longs cheveux, il se dirigea droit vers
l’instrument, prit délicatement, on eût dit entre le pouce et l’index,
la cycliste mélomane, l’enleva de dessus le tabouret, la posa sur une
chaise et solennel:

--Tas de veaux et de génisses! hurla-t-il, avec un agréable sourire,
tâchez un peu de boucler vos avaloires, on va vous ficher à l’œil,
quoique vous n’en soyez certainement pas dignes, un régal dont vous
pourrez vous lécher les doigts, si vous n’êtes pas trop dégoûtés de vos
mains.

Il avait prononcé cette harangue d’un organe à ce point dominateur que
le tumulte ambiant en fut troué comme une planche par un boulet.

Des gens se fâchaient; mais d’autres rirent, et surtout le nom de
l’interpellateur arrangea tout:

--C’est Grandsec!

--Vous savez bien! Grandsec!

--Le musicien?

--Le poivrot!

--Grandsec! quoi!

--Ah! bon! Eh bien! il en a une santé!

--De fer!

--Et une gueule!

--De bois!

--Bravo! Grandsec! continue! Tu nous intéresses!

Grandsec déposa sur le piano son immuable chapeau haut de forme, agita
sa crinière de lion, et poursuivit:

--Ce jeune homme que vous voyez à ma droite (fais risette à ce troupeau,
mon fils; c’est lui que tu tondras demain!) ce jeune homme s’appelle
Fernand. Il a vingt ans, toutes ses dents et du talent comme j’en
voudrais avoir si mon génie ne me suffisait pas!

Bâillements de femmes, ricanements d’hommes, tout un tumulte roula vers
Grandsec.

--A la bonne heure!

--Voilà qui est grave!

--Tu ne te mouches pas du pied!

--Veux-tu mon épingle à chapeau pour te piquer?

--Viens boire un verre de champagne! Tu dois avoir la pépie!

--Tu parles, Charles!

Grandsec attrapa au vol une bouteille de champagne, l’entonna comme on
embouche une trompette et répondit:

--Ce soir, il ne s’agit pas de bagatelle. Il s’agit de grand art. Vous
allez entendre mon merle brun. Il est poète comme Hugo, musicien comme
Wagner, chanteur comme M. Jean de Reszké. La totalisation des délices et
des orgues, en un mot!

--Et des amours?

--Demandez-le lui!

Fernand commençait, lui personnellement, à se demander si son nouvel ami
n’était pas un abominable mystificateur à froid, occupé à le couvrir de
ridicule.

Mais non. Grandsec lui passa tout à coup un papier:

--Tu sais lire la musique, pas? Déchiffre ça en douce. Dans un quart
d’heure, tu vas leur dégoiser les trois couplets, paroles et musique; tu
peux y aller carrément, c’est complètement inconnu. Je l’ai fait cet
après-midi. Et tu peux être tranquille. Ça leur en bouchera un coin!
C’est des fleurs de mon jardin secret, et je l’aurais gardé pour moi, si
ta gueule ne m’était pas revenue.

Et, face au public, il annonça:

--Mon ami Fernand, moi et cet autre cabot qui nous accompagne nous
allons vider une tasse! après quoi, vous pourrez ouvrir vos esgourdes.
Garçon, trois demis!

Et il s’assit avec majesté!

Il n’y eut pas à le nier, le public attendit.

Et il fit silence quand Fernand commença.

C’était une mélopée bohème, au rythme moqueur, aux paroles douloureuses,
l’automoquerie de la misère et de la mort.

Et, au martèlement des grands accords dont l’accompagnait Grandsec,
l’effet était étrange et frissonnant.

On applaudit avec frénésie. Fernand lui-même, emballé par la nouveauté
originale de l’œuvre, vibrait comme une chanterelle. Il se laissa
retomber sur sa chaise, ému, et tous les nerfs secoués... Ce fils du
peuple avait la fibre sensible et distinguée comme s’il avait eu cent
aïeux glorieux en art.

Mais dans l’auditoire, quelqu’un surtout manifestait par une pantomime
délirante la qualité de son admiration.

C’était, placée précisément à la table la plus proche du piano, une
femme d’allure et d’aspect bizarres.

Rousse, mais d’un roux qui dédaignait d’imiter la nature, car ses
cheveux ne disaient pas: «Voyez comme nous sommes d’une jolie nuance!»
ils clamaient: «voyez comme nous sommes teints d’une façon
extraordinaire!» rouge vif plutôt et coiffée en bandeaux qui cachaient
les oreilles, après s’être--selon le rite esthétique de saint
Botticelli--incarnés sur le front en deux volutes, cette créature, d’une
pâleur de linge, ouvrait sous cette crinière pourpre et dans cette face
livide, deux énormes yeux bleus d’un éclat mourant, d’un charme délicat,
attendris, profonds, délicieux, inoubliables. Un Rossetti, pour
établissements de nuit, une Béatrice de brasserie... Elle était
barbarement vêtue d’un mélange de somptuosité et de désordre. Des bagues
à tous les doigts, et un collet déchiré; un chapeau merveilleux et des
franges au bas de la jupe. En sorte qu’il était malaisé de prononcer si
elle était ridicule ou splendide, séduisante ou haïssable, poupée
articulée ou personnalité exceptionnelle!

Si l’on ajoute qu’elle était seule, farouchement seule, à sa table et
buvait de l’absinthe, de l’absinthe blanche à deux heures du matin, ce
dernier trait ne fera qu’élargir le champ des hypothèses troublantes et
inquiétantes.

La façon dont elle accueillit la chanson de Fernand ne laissa pas non
plus que d’être peu banale.

Dès les premières notes, on la put voir tomber sur la table, tout le
buste aplati sur la nappe et les bras étendus, et ainsi elle demeura
immobile, comme en hypnose, sa tête aux yeux immenses obstinément dardée
vers le chanteur, sinistrement belle et terrible.

Des sourires amusés coururent de bouche en bouche et un chuchotement
léger se moqua. Mais discrètement! Montmartre respecte ses phénomènes.
Il les soigne et les multiplie afin d’entretenir la particularité de sa
population.

Elle, d’ailleurs, n’avait cure de l’entourage. Et elle émettait
sourdement une sorte de râle rauque et doux, comme les chattes qu’on
caresse à leur gré et qui s’immobilisent sous le plaisir...

Quand Fernand se tut, elle se redressa, s’adossa à la cloison, alluma
une cigarette et sembla se perdre dans un double nuage de fumée et de
songerie.

Cependant l’heure passait. Si noctambules que soient les gens, ils se
couchent pourtant quelquefois.

Fernand songeait que Mésange devait être inquiète. Elle avait pris la
mauvaise habitude de l’attendre à la fenêtre. Déjà, d’ailleurs, beaucoup
de messieurs atteignaient leurs chapeaux aux patères et demandaient les
additions.

--Garçon! payez-vous! héla Grandsec qui vit le désir de son jeune ami,
et de qui la seule voix pouvait déchirer le vacarme grandissant.

Ils se levaient. Mais à ce moment, glissant, preste comme une anguille,
entre Lourbillon et le musicien, l’admiratrice rousse s’élança vers
Fernand, se pressa contre sa poitrine et l’irradiant subitement d’un
regard qui fut un véritable accent de volupté et une prière ardente
d’amour brutal et de tous risques:

--Je vous en prie. Demain. Deux heures. Je vous attendrai... Je vous en
prie... chuchota-t-elle d’un accent de fièvre. Et elle lui mettait,
presque de force, une carte dans la main. Puis, pft! plus rien! elle
avait bondi vers l’escalier, et disparu.

Dans la rue:

--Tu la connais!... vous la connaissez, cette femme? demanda à Grandsec
Fernand qui avait, à la lueur d’un bec de gaz, déchiffré ce nom sur la
carte et cette adresse:

    LILITH JOCELYN

    _30, Boulevard de Clichy._

--Oh! fils! tu peux me tutoyer! clama Grandsec. Si je la connais Lilith?
la belle madame Jocelyn? Certainement.

--Qu’est-ce qu’elle fait?

--Tout! l’amour, de la littérature et de la sculpture, le trottoir et
les salons! La Belle et la Bête! L’ange et le démon, le bien, le mal et
le reste! Un original qui n’est peut-être qu’une copie! un type qui
n’est peut-être qu’une rengaine. On ne sait pas, je ne sais pas,
personne ne sait!

--Alors?

--Alors? si elle a un béguin pour toi, vas-y! Marche! mais ne t’arrête
pas! Prends-la comme elle te prendra, par curiosité, comme on croque un
fruit rare et savoureux, comme on boit une coupe, mais si elle ne
t’offre pas une seconde tournée, n’insiste pas. Ne marche plus, cours!
fiche le camp; fuis!

--Elle est si dangereuse que cela? sourit Fernand incrédule.

--Je l’ignore et le veux ignorer. Mais elle a à moitié rendu louphoques
plusieurs braves garçons qui, sans elle, auraient pu faire quelque
chose! C’est une allumeuse... une dangereuse...

--Mais encore?

--Encore? rien. C’est tout. Elle vaut l’expérimentation! Essaye. Tu es
encore assez jeune pour te tirer des pattes si tu sens la glu te
prendre, comme le papier-à-mouches les mouches. Au revoir. Me voici chez
moi...

Lourbillon et Fernand redescendaient la côte des Martyrs. Et Lourbillon
s’enquit:

--Est-ce que tu iras?

--Où ça?

--Chez cette Lilith?

--Si on te le demande, Lourbillon, tu répondras que tu n’es pas
renseigné.

--Écoute, mon petit, veux-tu un conseil?

--Non. Du tout.

--Tu l’auras pourtant. N’y va pas. Ces femmes-là, ça ne vaut rien pour
toi. Tu es tout neuf.

--Un neuf frais! pouffa Fernand.

--Et Mésange!

--Si tu ne lui racontes rien, elle sera heureuse, ne connaissant pas
l’histoire!

--Tu as tort de rigoler, moi je ne rigole pas!

--Ce n’est pas toi, non plus, qu’on a invité à la rigolade! Allons,
vieux, je t’offre un dernier verre chez Pousset et bonne nuit!

Il est des arguments auxquels on ne résiste pas. Cette fois-là
Lourbillon ne discuta point plus avant.




XII


Un peu gauchement, Fernand demandait à la concierge:

--Madame Jocelyn?

--Au cintième, la porte en face. Au fait, il n’y en à qu’une de porte!

Fernand, muni des renseignements, était déjà arrivé à la hauteur du
deuxième palier quand une voix le héla de la loge:

--Mossieur! eh! Mossieur!

Il s’arrêta, se pencha sur la rampe et tout en bas, distingua la
concierge qui brandissait un carré de papier.

--Qu’y a-t-il?

--C’est-il pas vous qui vous appelez Fernand?

--Oui.

--Alors, redescendez! J’ai une lettre pour vous!

Fernand redescendit.

--C’est une lettre--expliqua la portière avec flegme, que madame Lilith
m’a bien recommandé de vous donner, avant que vous ne montiez.

--Merci!

Et Fernand, en réascendant les degrés, prit connaissance du poulet.

Il était conçu en ces termes, et dénué de simplicité, sinon de promesse:

  «O mon si beau!

  »Car tu es beau! Je ne suis pas de celles qui prouvent les proverbes;
  à la sagesse des nations, j’en préfère la folie. Il est dit: «Frappez
  et l’on vous ouvrira!» Moi, je te dis: «Ne frappe pas. Entre sans
  frapper! Tourne la bobinette, la chevillette cherra!»

  »Ta déjà Lilith.»

Tudieu? Fernand sentit son sang lui péter aux joues. Et ses vingt ans
escaladèrent les degrés, au pas de charge.

«Tourne la bobinette, la chevillette cherra!»

En effet, la clef était sur la serrure. Fernand tourna la bobinette et
la chevillette chut.

Il se trouvait dans une sorte d’atelier, très drapé de tentures et
envahi de clarté de par une large baie, en façon de vitrail. Au fond,
sur un divan oriental, Lilith Jocelyn, absolument nue, rousse et
blanche, bellement allongée et couchée sur le ventre, avait l’air d’une
nymphe de Henner, éclatante et nacrée, attendant son cadre!

Elle dit, en se redressant sur un coude:

--Retire la clef maintenant, mon chéri!

Et sautant sur ses pieds, les bras ouverts, levés légèrement, si bien
que ses deux seins, exquisement pâles et ronds, venaient en parade au
devant de l’arrivant, les cuisses longues, grasses, souples, le sourire
offert et les yeux flambants, elle marcha vers Fernand totalement
hypnotisé, et demeuré, cloué le dos à la porte, comme une chouette à un
volet.

--Eh bien? c’est tout l’effet que je te produis? murmura-t-elle, venue à
se coller contre lui et lui entourant le cou, mettant à ses oreilles la
fraîcheur moite de ses poignets.

Et brusquement:

--Ote ces habits, arrache ces voiles, ô ma statue, qui mettent entre mon
désir et ta beauté, une barrière de gêne et de convention!

Elle lui appuya aux lèvres un baiser violent et enlaça ses jambes aux
siennes.

Fernand vacillait. Ces manières faunesques alliées à cette phraséologie
académique le stupéfiaient au point de l’annihiler, et un instant, il
put craindre une solution humiliante à sa bonne fortune.

Mais Lilith Jocelyn n’était pas femme à laisser, sans le battre,
refroidir le fer quand il est chaud. Elle se rendit compte, sans doute,
que l’effet de son éloquence nuisait à celui de ses charmes, et elle se
tut, subitement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

_Acta non verba!!!_ (Petit Larousse, page 805.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A cette heure même, Blanche Mésange, dans sa salle à manger, accoudée en
face de Lourbillon, s’inquiétait.

--Où est-il allé? dis, Lourbillon? qu’il avait l’air si pressé! Tu as
vu, c’est à peine si il m’a embrassée! Et puis d’ailleurs c’est de ta
faute.

--De ma faute! ça, par exemple! rugit Lourbillon, froissé.

--Sans doute! Tu es tout le temps à l’entraîner, à l’emmener traîner,
plutôt!

--Moi!

--Oui! toi! au café, dans les brasseries, chez des tas de gens! Hier, il
est rentré à quatre heures du matin!

--Ça ma petite, tu te gourres! s’il ne fréquentait jamais que moi!...

Blanche avait dressé l’oreille. Elle reprit, très vivement:

--Alors, il en fréquente d’autres: il a fait de mauvaises connaissances?
Une femme, je parie! dis-le moi; je ne le lui répéterai pas!

Mais Lourbillon s’était remis un bœuf sur la langue. Satané bavard qu’il
était! Il s’en était fallu d’un fifrelin qu’il mangeât le morceau.

Il répondit, et mentalement, pour sa peine, il se collait des gifles
plein la figure:

--Mais non, mais non! qu’est-ce que tu vas imaginer! une femme? Fernand?
Ah! la la! il t’aime bien trop pour ça, ma fille!

Mésange se rassurait un peu. Et, à part soi, Lourbillon songea:

--Eh bien! j’allais en allonger une, de gaffe! Il ne m’aurait jamais
pardonné, le frère! Pourvu, au moins, qu’il ne revienne pas toqué de
chez cette...

Et il se versa un petit verre de chartreuse pour renforcer le mot qui
rimait avec «étain».

Hélas! ce n’est pas toqué, c’est complètement fou que revint Fernand.

--Ah! mon vieux! c’est une fée! Splendide et magnifique... confia-t-il à
Lourbillon, le soir.

--Une sorcière! grogna Lourbillon, maussade.

Et de fait, Fernand était ensorcelé. Ce rossignol n’était pas un aigle.
C’était un garçon qui avait plus de notes dans le gosier que d’idées
dans le crâne, et qui chantait plus juste qu’il ne pensait. Et puis
quoi, c’était un simple homme ni fort, ni infaillible, convaincu qu’il
faut prendre l’amour chaque fois qu’on le trouve.

La belle Lilith l’avait «épaté» considérablement! Jamais, en ses plus
audacieux rêves d’ancien ouvrier tailleur, pourvu du certificat d’études
primaires et devenu artiste par la grâce d’un don de nature, il n’aurait
osé supposer l’existence d’une femme pareille, qui savait tout, qui
parlait de tout, et qui vous enchantait par son esprit, après vous avoir
ébloui par sa beauté et grisé par ses caresses. Une muse, un marbre, une
bacchante! Toutes les lyres!

--Les Quat’z’Arts! quoi! gouailla Lourbillon dans le sein osseux de qui
il s’épanchait.

Cela finit par prendre des proportions désastreuses. La belle madame
Jocelyn n’était point riche, et sous ses dehors d’excentricité amoureux
et artistiques, elle voilait un dedans extrêmement pratique et avisé.

Fernand, dont la franchise était naïve et de qui les confidences
sortaient comme l’eau des parois poreuses d’un alcarazas, ne lui avait
point, après quelques après-midi de baisers, caché sa situation,
l’engagement qui liait à lui la direction du _Colorado_, non plus que
son union libre avec Blanche Mésange.

Et Lilith forma le projet de s’attacher ce joli garçon, capable de
devenir d’un rapport utile, après avoir été d’un commerce agréable. Il
s’agissait de mettre en œuvre le grand jeu!

Elle n’y manqua point.

Huit jours,--jour pour jour,--après celui de la première étreinte, comme
Fernand, de plus en plus épris, passait le seuil affolant de son nouveau
paradis, il trouva, au lieu de la déesse nue, étalée, provocante et
lascive, sur le large divan, une dame correctement vêtue, de la cheville
au menton, d’une robe-tailleur infiniment chaste, et qui lui dit, en lui
tendant les bouts de deux doigts:

--Bonjour, cher! Asseyez-vous. Ne me troublez pas. Je travaille.

Madame Lilith Jocelyn, en effet, debout devant une selle de sculpteur,
modelait d’un ébauchoir inspiré le corps d’une nymphe, sortie évidemment
de ses rêves plus que de la réalité, attendu que certains détails de
structure indiquaient plus d’ambition voluptueuse que de science
anatomique... Nymphe de garçonnière.

Fernand ne venait pas précisément pour regarder sa maîtresse pétrir de
la glaise. Il s’assit, pourtant, soumis mais non résigné, dans
l’espérance que tout cela n’était qu’un prologue acide aux bonheurs
accoutumés. Mais il dut bien vite déchanter.

--Cher! soupira tout à coup Lilith, qui le regardait sournoisement dans
une glace placée devant elle, et où se reflétait la figure déconfite de
l’amant déçu:--Cher! il faut que je vous parle sérieusement!

Elle posa l’ébauchoir sur la selle, lava ses mains dans le bassin d’une
fontaine de porcelaine, accrochée en un angle de l’atelier; puis,
revenant vers Fernand, elle se laissa tomber près de lui, assise sur le
divan, lui prit le front dans ses dix doigts, lui caressa les cheveux,
lui baisa les yeux, et dit:

--Cher chéri que j’adore, adieu.

--Comment, adieu? sursauta Fernand, éperdu.

--Oui, soupira-t-elle; je t’aime trop pour t’aimer si peu! Je te
voudrais trop, tout entier, pour ne t’avoir qu’à demi! Adieu, mon ange!
que je t’embrasse une fois encore; et va-t-en.

--Mais...

--Non! rien! je t’en prie...

Elle lui posa la paume tiède de sa main sur la bouche. Ses yeux
délicieux agonisaient de langueur triste... Elle murmura:

--Reviens, si tu veux; tous les jours; à toute heure! je serai sans me
lasser heureuse de te voir. Mais qu’il n’y ait plus rien de charnel
entre nous! Sens bien comme j’en souffrirai...

Elle avait saisi la main du jeune homme et l’appliquait sur son sein,
rond, ferme et palpitant.

--Le partage me répugne. Je n’y puis plus consentir. Adieu. Cette
personne me pardonnera, si elle apprend jamais le sacrifice que je fais
en ce moment!

Elle semblait toute prête à rendre l’âme. Fernand tenta ses plus tendres
moyens. Mais rien. Un geste las, un geste infiniment désespéré le
repoussait. Il sortit, en proie à une désolation intense.

Le lendemain, le surlendemain, le jour qui suivit, il revint. Les choses
allèrent de même. Toujours avec ce pareil sourire navré, on
l’accueillait, on le congédiait. «On l’aimait trop pour l’aimer si peu.»

Et le pauvre Fernand, insoucieux désormais de ses futurs débuts,
derechef tambourinés par la presse et célébrés par les affiches «dans un
répertoire original et inédit!» désemparé, désorbité, exaspéré, en
perdit peu à peu le manger et le boire, devint quinteux avec Lourbillon,
méchant avec Blanche, et insolent avec les journalistes!

C’était, cela, la fin dernière, l’écroulement fatal de tout le château,
en France et non en Espagne, rêvé!

Lourbillon le comprit; et un soir, comme, à peine la dernière bouchée
avalée, Fernand s’était esquivé, l’œil hagard, la bouche de travers,
l’air fou, le vieux comique paternel et soucieux, confia tout à trac à
Mésange:

--Écoute, ma fille! Il faut que je te dise la vérité! Voici ce qu’il en
est!...




XIII


--Les hommes sont encore plus bêtes que les femmes, décidément! gémit
Blanche Mésange, sitôt que, Lourbillon expédié, elle se retrouva seule,
devant sa table de salle à manger, un reste de cigarette aux doigts, un
reste de sourire aux lèvres.

Car elle avait pris, en son amour-propre blessé, la force de sourire,
durant que le vieux comique, avec des gestes appropriés et des
intonations à l’avenant, lui détaillait la bonne fortune, tournée en
mésaventure, de cet imbécile de Fernand!

Au fond, elle souffrait beaucoup. Et certes plus dans sa tendresse que
dans sa vanité. C’est vraiment de tout son cœur de bonne fille qu’elle
adorait à présent son amant. Et de l’apprendre ainsi, tout d’un coup,
infidèle, oublieux et ingrat, la poignait d’une douleur très vive.

Et puis, il y avait, dans cette catastrophe de ses sentiments, quelque
chose qui plus encore que la vilenie du procédé la froissait chez le
coupable, c’était l’incontestable sottise de la mauvaise action commise.

Elle la connaissait, la Jocelyn, elle l’avait, au temps de sa liaison
avec le sénateur, vu venir mendier des subsides, pour la soi-disant
location d’un atelier, chez ce législateur, connu pour n’être pas une
île escarpée et sans bords aux abordages du sexe joli.

Elle connaissait le côté d’aventurière et la part de roublardise inclus
dans ce caractère de fausse excentrique et de détraquée en simili. Et il
lui était arrivé, jadis, au temps où elle n’était pas intéressée
directement aux emportements de la donzelle, de plaindre les pauvres
bougres «chipés» à cette glu dangereuse.

Et, finalement, ce fut cette sensation qui domina en elle: Fernand dans
les pattes de cette araignée de malheur. Ç’avait d’abord été en son
esprit, du chagrin, puis de la colère, ça devint de la pitié.

Elle les connaissait les trucs de cette voleuse d’hommes de Lilith! et
dire que Fernand, lui aussi, s’était laissé prendre par l’extériorité de
cette femme «Mystère», qu’il avait subi, lui aussi, le charme de cette
attirance calculée, bric-à-bracquement capiteuse, dont la volupté,
harnachée d’une mise en scène de bazar, mettait aux cerveaux des pauvres
hommes des visions d’attitudes nouvelles... des espoirs de frissons
inconnus et de perversités superbes...

Et c’était vers ces cheveux teints au henné, cette bouche teinte au
carmin, ces yeux peints de Kohl, cette chair tripotée par tous, ces
ongles dorés d’idole poudrederisée que Fernand, comme tant d’autres,
avait couru!

Est-ce qu’il espérait l’amour de cette théâtrale prostituée? Non,
voyons, ce n’était pas possible, il avait là, follement, bêtement,
cherché du gros plaisir de peau, et il en reviendrait peut-être hanté
par des souvenirs de joies du ventre... mais rien de plus! Une
reconnaissance qui partirait des pieds pour finir à la ceinture, et qui
n’aurait rien à faire avec une souvenance d’amour vrai, intense, l’amour
perchant plus haut... la Jocelyn n’avait pu l’atteindre!

Ah! l’amour! l’amour délicat, dévoué, tendre, affectueux, amoureux et
maternel en même temps, c’était dans le joli cœur de Mésange qu’il
était, c’était là qu’on le verrait prêt à tout! c’était lui, tout
chaudement rayonnant, qui éclairerait de sa bonne sagesse les
agissements de Mésange trahie... Il lui dicterait les bonnes paroles
d’indulgence et de pardon, et ce serin de Fernand pouvait rentrer...
elle lui cacherait son chagrin, sa torture aiguë, et l’accueillerait
avec des yeux si tendres et des bras si maternellement ouverts qu’il
serait bien obligé de s’y réfugier confus et penaud. Car il était bon,
Fernand, meilleur--oh! combien!--que la moyenne des hommes, et il le lui
prouvait constamment, en l’aimant sans égoïsme, celui-là, et bien plus
pour son bonheur à elle, que pour son bonheur à lui.

Il ne l’aimait pas que bien attifée et d’une élégance qui devait
contenter un amour-propre d’homme, une vanité d’amant orgueilleux,
heureux que sa maîtresse soit belle pour les autres.

Elle n’avait pas eu besoin, pour le conserver, d’employer les misérables
moyens de défense, qui prouvent la fragilité et la vulgarité d’un amour.
Il ne l’aimait pas pour le plaisir des yeux de la galerie, mais pour la
joie des siens propres, et qu’elle fût frisée ou pas, élégante ou non,
pourvu «qu’Elle» fût à l’aise, à son gré, et heureuse, il était heureux.

Et Mésange, jusqu’alors poupée de luxe pour ses amants, qui lui
défendaient les bigoudis du soir, susceptibles d’entraver leurs
expansions, exigeant au contraire un harnachement soyeux de dessous et
de dessus, indispensable à l’excitation de leurs désirs, dont la lingère
complice se faisait payer les frais, Mésange se vit tout à coup aimée
avec ou sans rubans, avec ou sans lingerie de soie, aimée pour sa
joliesse elle-même, aimée surtout pour la tendresse de son cœur, et
l’élégance de son âme, prise non plus comme un joujou d’amour, mais
aimée passionnément, comme une femme! une vraie femme!

Comme elle en était reconnaissante à Fernand! Elle était pour lui, elle
le sentait bien, plus que la «maîtresse» qu’elle avait eu l’habitude
d’être pour les autres, ou peut-être était-ce lui qui était pour elle ce
que n’avaient pas été les autres. Oui, pensait Mésange toujours assise,
pleurant depuis deux heures silencieuse, oui, il est mon amant, mon
mari, mon frère et mon enfant aussi... mon petit enfant, faible et
fragile... que je dois guider, aider, pardonner et aimer! et tout à coup
attendrie, fondue dans son amour sincère et si profondément dévoué, elle
se raisonna, se calma, se tamponna les yeux, se moucha et se leva très
résolue.

Il s’agissait de lui montrer qu’on était une femme supérieure. Pas de
scène--au contraire--un grand bon pardon.--Et en avant pour le travail!
C’est ce qu’il fallait mettre à la tête des considérations. «Je vais lui
montrer clairement qu’il ne faut pas perdre son temps à écouter les
«femmes fatales» quand on a toute une belle carrière devant soi, à
mettre solidement debout», et Mésange échafaudait tout cela, en même
temps que son pompon à poudre de riz faisait des bonds de son menton à
son front et de ses yeux à son nez tout rouge d’avoir pleuré! Et, les
nerfs domptés, très en ordre, la volonté assise sur une grande chaise,
elle attendit patiente la rentrée de l’infidèle adoré.




XIV


Fernand rentra vers cinq heures. Il était livide. Les yeux, gros de
pleurs contenus, se gonflaient dans sa face tirée et crispée. Il venait
d’avoir avec Lilith une scène atroce.

--Allez retrouver votre cabotine! puisque vous n’aimez de l’amour que
les sales plaisirs que ces créatures-là peuvent donner! avait ordonné
dédaigneusement l’éthérée péronnelle qui définitivement refusait de
redescendre de son nuage.

Et Fernand, les nerfs à bout, la gorge étranglée de sanglots, était
parti, sans chapeau, comme un fou.

Vraiment, à revoir la douce figure tendre de Blanche, il éprouva un
soulagement reconnaissant; un remords le saisit, et comme sa maîtresse
lui offrait ses lèvres dans un baiser de bienvenue, il éclata soudain en
larmes, se jeta sur les molles mains bienfaisantes qu’on lui abandonnait
et s’en voilant le front où elles mirent, ces mains amies, une fraîcheur
d’absolution, il cria:

--Pardon, ma chérie! pardon! si tu savais! si tu savais!

--Mais je sais, mon pauvre petit, je sais, et tu es tout pardonné, sois
tranquille! dit Mésange simplement. Et, lui entourant la tête de ses
bras, elle baisa les tristes yeux du criminel repentant.

Fernand murmura:

--Oh! c’est fini. Tu ne m’aimes plus; tu n’es même plus jalouse.

--Quand même je serais jalouse, à quoi bon t’ennuyer de ma jalousie,
puisque te voilà revenu? Tu es bête, mon chéri. C’est justement parce
que je t’aime que je veux te rendre accueillant le seuil de la maison.
Quand l’enfant prodigue est rentré chez son père, le père a tué le veau
gras. Justement, tiens! ce soir il y a de la blanquette! Ris donc,
puisque je te jure que tout est oublié!!

Elle ajouta, plus sérieuse:

--Tout ça n’est pas de ta faute! Tu t’es laissé monter le coup! Tu n’es
pas le premier et tu ne seras pas le dernier. Embrasse-moi, tiens, et ne
pensons plus à tout ce cauchemar!

Fernand considérait Mésange avec de la stupeur. L’infortuné patito de la
poétique madame Jocelyn n’était plus acclimaté à ces indulgences. Il
balbutia naïvement:

--Comme tu es gentille!

--N’est-ce pas!

--Oh! oui!

--Tiens! proposa Blanche, mets ton chapeau et descendons! Tu m’offres
l’apéritif!

Fernand sursauta. Son chapeau. Il l’avait laissé là-bas, chez l’autre.
Il dut l’avouer, piteux.

Mais Blanche éclata d’un beau rire sonore, d’un beau rire de bonne santé
amoureuse et de franche gaîté cordiale.

--Ah! ah! tu as laissé ton chapeau chez elle! Tout va bien: nous voilà
quittes! Un chapeau pour un béguin! Elle est payée!

Fernand finissait par s’égayer. Mésange poursuivit, triomphante:

--Et encore! ton chapeau était tout neuf! tandis que son béguin avait
déjà servi. C’est encore elle qui te redoit, va!

Ils descendirent, bras dessus, bras dessous, et dans la rue Fernand
confessa qu’il lui semblait qu’il venait d’être fou; et le blond sincère
des cheveux de sa compagne, comparé, dans le plein jour, au roux truqué
de la tignasse de Lilith, acheva sa conversion totale.

Mais ce n’était pas tout que d’avoir reconquis l’homme, il urgeait de
réveiller l’artiste et c’est à quoi Blanche se consacra dès le
lendemain. Elle déclara:

--Tu n’es pas raisonnable, Fernand! Voici plus de huit jours que
Grandsec a apporté tes six chansons, les six chansons de toi, paroles et
musique, et je suis sûre que tu n’en sais pas le premier mot!

Blanche articula cette phrase sans la moindre ironie et Fernand
l’entendit avec sérénité. Ni l’un ni l’autre ne savouraient l’intense
baroquerie de cette allégation: «Tu ne sais ni un mot ni une note d’une
chanson dont tu as fait les vers et la musique!» L’âme cabotine possède
des grâces d’état.

--Ah oui! c’est vrai! diable! mes chansons! où sont-elles? se contenta
de s’écrier Fernand.

Il devait en effet dans une quinzaine faire un second début et présenter
au public un numéro tout neuf. Il devenait un autre Fernand poète et
compositeur, interprète de ses propres œuvres. Le providentiel Grandsec
avait, est-il besoin de le dire? fourni rythmes et rimes, à des
conditions très sortables de bon marché.

C’était une idée d’Antonin Mariol, qui, pour motiver un nouveau début de
Fernand, avait suggéré l’idée d’un nouveau répertoire dont on le dirait
l’auteur, afin d’aguicher en des lignes nouvelles de publicité la
curiosité d’un public si déçu une première fois. Donc on ferait savoir
dans les gazettes que le premier four de Fernand ne se devait qu’à la
pauvreté de son premier répertoire; que depuis, il avait eu l’ingénieuse
idée de se rimer une série de chansons appelées à faire sensation tant
par la forme nouvelle que par l’imprévu des sujets. Un nouveau
chansonnier se levait! Dans quelques jours auraient lieu les auditions
des œuvres du «Poète Chanteur» chantées par l’Auteur!




XV


Grandsec, trop bohème pour voir son travail pris au sérieux chez des
éditeurs qui ne se souciaient que des écrivains arrivés, plaçait le plus
gros de ses élucubrations chez des gens en mal de productions et, d’un
bout de l’année à l’autre, il donnait chez Pierre et chez Paul des
chroniques, des vers, des pièces de théâtre, des romans qu’on lui payait
le prix qu’il demandait, et qui passaient sous les yeux du public signés
des noms des différents acheteurs.

Il est probable qu’il y trouvait son compte puisqu’il avait renoncé
depuis longtemps à la gloire de ses œuvres; et cela lui permettait de
pondre dans tous les coins, sans fatiguer les yeux des lecteurs par le
rappel continuel de sa signature dans les feuilles.

Il était «l’ouvrier littéraire» travaillant pour plusieurs patrons, et
le petit mépris qu’il avait pour ceux qui, grâce à ses efforts de
cerveau, trouvaient leurs voies toutes tracées dans la vie, le faisait
encaisser de façon fièrement ironique l’argent que les «geais» payaient
pour leurs plumes de «paons».

Ce fut donc Grandsec qui accepta, joyeux, de laisser à Fernand la gloire
de ses rimes et de ses rythmes, moyennant une rétribution payée par
Antonin Mariol.

Mais, comme Fernand ne pouvait faire partie de la Société des Auteurs en
sa qualité d’artiste interprète, et que Grandsec ne pouvait pas mettre
sa signature au bas des couplets dont Fernand allait se dire l’auteur,
ce fut Antonin Mariol qui exigea la remise des «droits d’auteur».--Ainsi
il rentrerait dans l’argent déboursé...

Grandsec, quand il apprit les exigences de Mariol, le traita de tous les
noms possibles! Ce salaud de Mariol, qui gagnait trois cent mille balles
par an, ne pouvait pas lui remettre ce peu d’argent qui lui permettrait
de manger plus régulièrement! Ce millionnaire qui le privait de quelque
cinquante francs! il était bon à fusiller, à cambrioler, à étriper. «En
voilà un citoyen! hurlait comiquement Grandsec, et quand on pense qu’il
n’est pas cocu! C’est une injustice!» Et ses grands bras de
gesticuler.--Pauvre Grandsec!

Non seulement, lui, Grandsec, était privé de ses droits d’auteur, mais
aussi privé de ses droits d’artiste, car à force de dire et de répéter
«des chansons»,--Fernand et Mésange arrivaient à croire vraiment que
Grandsec n’y était pour rien! Et cela tout simplement, tout
naturellement... par la force des choses et la faiblesse des êtres, et
c’était charmant d’inconscience et de bonne foi.

Donc, Blanche au piano, car elle tapotait agréablement, déchiffra les
petits chefs-d’œuvre et Fernand commença à les étudier.

De temps en temps, ravi, il s’interrompait et disait à son
accompagnatrice, après quelque passage plus réussi:

--Hein? c’est bien, ça? Quels jolis vers?

--Oh! oui, Fernand! c’est ravissant!

Et elle le regardait avec des yeux d’extase. A ce moment, ils croyaient
à la véracité du «_Paroles et musique de Fernand_» inscrit en tête de la
mélodie. Le plus comique, c’est que l’«auteur» se trouvait soudain, par
instants, devant des mots qu’il ne pouvait pas lire, ce satané Grandsec
ayant une écriture de chat enragé; et alors, c’étaient, sur le sens
probable de ces caractères mystérieux, des discussions interminables, où
en général Mésange finissait par l’emporter, car elle avait été jadis
assez studieuse élève à la «Laïque», et détenait sur les mystères de
l’orthographe des notions assez précises.

Fernand, lui, n’allait pas chercher midi à quatorze heures et ne se
détraquait pas le cerveau à creuser la signification des phrases:

--Pourvu que ça s’articule bien, je me f... du sens! affirmait-il, non
sans fierté; ce à quoi Mésange répondait doucement:

--Tout de même, mon chéri, il vaut mieux que ça veuille dire quelque
chose!

--Peuh! crois-tu? concluait Fernand en pirouettant sur les talons.

Et de rire.

Mais cette préoccupation qu’avait la jeune femme des nuances littéraires
des textes, fut cause qu’elle put indiquer, à tout propos, des
intonations justes, des inflexions appropriées que l’illustre chanteur
n’aurait jamais trouvées tout seul.

--Blanche! elle m’en remontrerait! proclamait parfois Fernand avec
étonnement.

Et de fait, privée des moyens physiques de l’expression, munie d’une
faible voix aigrelette et sans timbre, presque gauche en scène, malgré
sa grâce naturelle à la ville, Blanche Mésange était, certes, dans son
petit doigt rose plus artiste que le mélodieux Fernand dans tout son
corps avec ses belles cordes vocales!

Elle était surtout, et de beaucoup, plus intelligente que lui, elle
avait beaucoup lu, beaucoup appris, beaucoup compris, et les quelques
aventures d’amour de sa vie l’avaient toujours mise en contact avec des
gens plus que moyennement instruits, auprès desquels elle avait appris à
distinguer les différences, les modalités des mille choses de la vie; il
en résultait une petite science d’observation, une habitude de
spécifier, de classer, de mettre de l’ordre dans sa compréhension.--Elle
ne faisait rien sans le besoin absolu de comprendre et ne se contentait
pas des à-peu-près.

Aussi quelle ressource pour l’ancien ouvrier tailleur, sorti de l’école
à onze ans et réfractaire aux cours du soir, d’une ignorance relative,
qui rendait forcément son cerveau malingre! Il comprenait mal qu’une
femme comme Mésange pût lui expliquer le sens du mot: «Saphique», qui se
trouvait dans un couplet de Grandsec.

«J’assiste aux amours saphiques,» disait le poète.

Et gentiment Mésange expliqua que cela signifiait des amours illustrées
par Sapho, une courtisane de l’antiquité qui avait les mêmes mœurs que
Paulina du _Colorado_...

Mais Fernand, méfiant soudain, insinua, sournois, que c’était tout de
même bizarre que Mésange sût la signification de «mots pareils,» des
mots qu’on ne prononce pas tous les jours...

--Saphiques! répétait Fernand... Saphiques! comment peux-tu, toi, savoir
ce mot-là!

--Ah! mais dis donc, sursauta Mésange, tu as l’air de dire que j’en suis
aussi, de la corporation des Sapho!

--Tu en as peut-être été... sonda Fernand...

Du coup Mésange, honteuse et furieuse, fondit en larmes! Et Fernand,
gêné de son ignorance et de sa brutalité, la prit tendrement dans ses
bras, et la consola avec des tas de baisers!

Les études reprirent de plus belle.

Et cette femme qui paraissait bébête sur les planches, dont le
répertoire faisait hurler les gens sains d’esprit, savait, de très
exacte façon, donner un semblant de raffinement, d’élégance élevée, et
presque littéraire, à des données de chansons piteuses à la lecture.

Elle savait comprendre, elle utilisait les effets et les indiquait à
Fernand, élève soumis et zélé; mais elle aurait été incapable de les
faire valoir elle-même.

Sans moyens d’exécution, elle était pourtant un professeur remarquable,
et Fernand, ainsi préparé, seriné, remis de ses chagrins et de ses
fatigues, fut prêt à débuter une seconde fois «dans ses œuvres», mentait
l’affiche.




XVI


Il débuta! et cette fois empoigna la salle, et le succès.

Ça y était! Et cette fois, c’était la bonne! rien ne vint troubler sa
joie glorieuse. La même salle le revint voir; les cocottes, les snobs,
les journalistes, le populo, la mère Langlet, Lourbillon et Antonin
Mariol, tous, tous, crièrent bravo! Tous venaient de lui ouvrir la voie
de la Fortune.

Et pendant des semaines, des mois et des saisons, Fernand allait ne pas
se fatiguer des interviews, des journalistes prenant d’assaut sa loge,
faisant la nuit travailler les protes à célébrer sa gloire.

Des messieurs âgés et graves s’installaient, silencieux, sous les lampes
sinistres des rédactions, pour rédiger avec soin les paroles relatives à
des questions saugrenues auxquelles il avait consenti à répondre entre
deux changements de gilets de flanelle...

La transpiration du succès...

La sueur de la gloire serait relatée elle aussi... N’était-elle pas la
résultante de ses gestes?

Et les gestes d’un cabot auréolé comptent et font partie de ses
attitudes.

Des années on verrait son nom s’étaler sur des savons, sur des
bretelles, sur des cravates; une liqueur Fernand, un quinquina Fernand
seraient lancés,--des commerçants, qui n’auraient pas fait le plus petit
cadeau à leurs proches, combleraient Fernand d’envois de toutes sortes:
Fernand partout et toujours.--Fernand grand conquérant de Paris, la
ville la plus spirituelle du monde! de Paris, qu’il avait à ses pieds de
cabot ignorant, pâle reflet d’une petite Mésange frisée. Paris, la ville
attendue, souhaitée par des milliers de cerveaux savants, en ébullition
constante pour la conquérir; Paris vers qui tous les efforts se tendent,
tous les désirs aspirent; Paris-Reine, Paris-Madone vers qui tant de
milliers de mains se joignent; Paris joyeux, Paris triste, Paris d’Art,
Paris de Travail, Tout Paris était à lui! Il en était le Maître, l’Idole
et le Roi.

Et quand sa liberté, emprisonnée par un contrat sérieux et étrangleur,
serait dégagée de ses entraves, d’autres millions de gens, fournis par
l’Amérique, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et tous les autres
coins du monde, accouraient battre des mains. Oui, on pouvait le
blaguer, n’empêche que les faits étaient là, et qu’on le voulût ou non,
que les jaloux fussent ou non décidés à reconnaître «son importance»,
elle existait! Et ce ne serait pas une des moindres joies de Mésange, de
constater toutes les polémiques que Fernand susciterait, toutes les
légendes idiotes qu’on ferait circuler sur son compte, toutes les lubies
baroques de cabot hautain qu’on lui attribuerait: autant de mensonges,
d’inventions malveillantes. Et Mésange, du haut de son bon sens, ferait
voir à Fernand le grotesque des dessous de son succès... Quels rires à
l’arrivée des lettres anonymes! Ce qu’on s’esclafferait! C’était la
preuve irréfutable du succès, toutes ces rosseries sournoises, faites
par des gens qui ne se payaient même pas le luxe de les avouer!

Mais la joie du succès était telle, si intense, si grisante, et l’argent
qui en découlerait servirait à s’offrir tant de bien-être, de luxe et de
plaisirs! Qu’il ferait bon vivre et chanter! Qu’il serait bon d’arriver
toujours chez Mésange, les mains, les poches pleines de petits présents
qui feraient rougir Mésange de plaisir!

Et des gens pourraient trouver cela excessif, des journalistes
pourraient crier au ridicule, et blaguer le chanteur et l’engouement du
public, les camarades pourraient déclarer que c’était un succès de
passage... Fernand, qui saurait à peu près tout ce qu’on écrirait et
raconterait de lui (car il comptait se tenir très au courant), dirait,
calme, très souriant: «Laissez faire. N’empêche que des masses
d’individus se sont dérangés pour m’entendre... que des foules prennent
des dispositions pour arriver à l’heure où je parais... que des dîners
se précipitent... que des gens s’endimanchent, que des femmes se font
belles, pour venir le soir me fêter... que des cochers sont hélés, et
frappent leurs chevaux pour les faire arriver à temps au _Colorado_...
que huit jours à l’avance se projettent, entre amis, des parties du soir
pour aller en groupes m’applaudir... que des milliers d’ouvriers lâchent
leur travail de meilleure heure, que des aristocrates pressent leurs
larbins de les servir.

C’était vrai! Toute la bureaucratie lâchait ses brasseries pour lui, les
boutiquiers fermaient plus tôt; tout cela, additionné depuis quatre
années, représentait des millions d’êtres, pétrisseurs de sa gloire,
enthousiastes de sa personne et de son talent! Que ceux qui le
blaguaient essayent un peu pour voir... Il n’était pas breveté... que
les autres en fassent autant!

Ah! qu’ils étaient loin ces ciseaux de culottier d’il y a quatre ans! Et
Fernand, gonflé, ivre de joie, promènerait Mésange, bijoutée et habillée
comme une duchesse, et le soir, après chaque représentation où la foule
l’acclamerait joyeusement, Fernand presserait Mésange dans ses bras,
disant: «Tiens, écoute-les... Es-tu contente?»

Et comme, déjà, il le lui demandait ce soir...

--Bien sûr, répliqua Mésange, étonnée qu’il ne calmât pas son
enthousiasme du succès. Bien sûr, que je suis heureuse!...

Mais elle ne disait pas la vérité vraie... Quelque chose d’obscur... un
petit goût d’amertume lui montait aux lèvres... Non, non, Mésange
n’était pas heureuse!




XVII


Lourbillon s’était mué en gentleman. Il se vêtait de costumes d’un
anglicanisme et d’une coupe à faire pâlir notre Le Bargy national. Le
vieux comique avait enfin trouvé sa voie: ne rien faire en s’agitant
beaucoup. Il virevoltait, comme une guêpe enfermée de l’aube au soir, il
filait par les rues, s’occupant de son protégé et de ses affaires
d’intérêt. Rendons-lui cette justice: Fernand aurait trouvé
difficilement ami plus dévoué et plus désintéressé. Il marchait dans le
sillage du jeune triomphateur avec une modestie et un dévouement de
postulant au prix Montyon. Il aurait pu s’engager comme trompette dans
la fanfare de la Renommée. A lui seul il faisait plus de publicité
effective au débutant que tous les réclamistes de la presse parisienne.

Lourbillon allait clamant la gloire de son ami par les cafés et
brasseries métropolitains. Son éloquence chaude mobilisait chaque jour
plus de spectateurs pour le _Colorado_ que l’apposition sur les colonnes
Morris de deux cents quadruples colombiers.

En sus, il était malin comme un ouistiti et de bon conseil. Il savait
dénicher les cachets supplémentaires rémunérateurs. Fernand avait du
pain cuit d’avance; grâce à l’ex-comique, on le sollicitait au faubourg
Saint-Honoré pour chanter ses œuvres, dans les soirées mondaines.

Ce fut au cours d’une de ces soirées chez la vieille et ancienne
professionnal beauty duchesse de X***, habitant un élégant entresol de
l’avenue du Bois, que Fernand vit tomber en miettes les nombreuses
illusions qu’il avait sur «le monde,» le vrai, le grand!

La duchesse recevait le gratin de Paris, ce soir-là, et quelques
artistes en vogue avaient été priés de venir assister la maîtresse de
maison à distraire un troupeau élégant, ô combien! de gens cérémonieux
et de coupe irréprochable, mais dont les conversations devaient avoir si
peu de saveur, qu’on en était réduit, quand on les avait chez soi, à
demander du secours à quelques amuseurs professionnels... afin sans
doute de combler les silences, ou de pourvoir à la facilité des échanges
de banalités.

C’est beaucoup demander à des gens qui n’en ont point l’habitude de se
suffire à eux-mêmes; aussi, ce soir-là, était-il venu quelques masques
hilarants de la Comédie-Française, une série de chansonniers
montmartrois suivis de Gilette Norbert (une vieille amie de l’auteur de
ce livre), grande femme maigre, assez laide de visage et de forme, dont
le chignon rouge sembla ravir l’auditoire.

A son entrée, un murmure reconnaissant l’accueillit, les femmes se
trémoussèrent, les hommes se calèrent, attentifs... et Fernand, lui
aussi, constata que cette chanteuse, car c’en était une, était attendue
et désirée. Que chantait-elle donc? Qu’interprétait-elle? Des auteurs
anciens? De grands et nobles poètes? Quelle hauteur avait donc le
frisson d’art qu’elle allait donner pour que toutes ces femmes d’un
monde fermé, aux relations «d’exception,» de distinction pincée, de
tenue hostile, fussent détendues, épanouies à l’avance, pour que tous
ces hommes, leurs maris, leurs amants, les vieux, les jeunes, les
engageassent par de petits signes des yeux, des gestes, du coude, à bien
ouvrir leurs oreilles... leurs nobles oreilles!

Mais la chanteuse, après avoir pris tout son temps, toutes ses aises,
s’accota au piano... gainée d’une longue robe de satin vert Nil, couleur
voulue, étudiée, pour composer son ensemble à l’instar des affiches
gueulardes que sa manie de la réclame quand même avait inspiré à Cab, le
dessinateur des «Cent mille Albums».

D’un petit geste souriant, elle fit signe au pianiste qu’il pouvait
tapoter...

Un regard circulaire très lent, sur l’auditoire, fixa le choix du
répertoire qu’elle allait leur servir... et du fouet de ses vilains
petits yeux, de la blague de sa grande bouche, du flegme de ses longs
bras croisés, noirs et tranquilles sur son ventre plat, elle nasilla,
follement amusée, les gestes de caricature des «Vernis,» «Leurs
adultères,» «Sainte Galette».

--Je terminerai par la satire bien parisienne du ménage à trois. Et elle
annonça: «Les P’tits Cochons!»

Alors ce fut du délire: «Encore! Encore! Bravo Gilette!» Mais elle avait
à filer ailleurs, dit-elle... On l’attendait chez la comtesse de
Blaguapart... La vérité c’est qu’elle allait tout bêtement se coucher et
n’avait nulle envie de s’éreinter le larynx!

Et ce fut au milieu d’un brouhaha flatteur que la grande femme laide et
maigre traversa les salons de la vieille duchesse de X***, rieuse et
farceuse, comme enchantée d’en avoir fait une bien bonne!

Après le départ de la chanteuse, un entr’acte de quelques minutes permit
au noble faubourg d’aller se rafraîchir au buffet somptueusement servi.

Une ambassadrice, jolie comme un cœur, blaguait en un argot exquis des
vieilles dames qui se faisaient remarquer par des chairs flicflottantes
et rouges, arrivées en retard irréparablement décolletées, enguirlandées
de pierreries, de fleurs, de plumes d’autruche, dont les frisottages des
faux toupets de ces douairières étaient hérissés!

Ah! les horreurs molles, étalées, ballottées sous les lustres féroces,
que leur vieille impudeur exposait aux quolibets des hommes, aux
grossièretés de mâles!

Était-ce par élégance qu’elles exhibaient ces nudités pitoyables,
devenues impudiques par la laideur? Est-ce là «la distinction mondaine?»
Zut alors!

Puis venaient les jeunes femmes, poupées de salons que l’oisiveté
déprave, luttant d’une façon attristante avec les cocottes qui leur
chipent leurs maris, ayant le même couturier que ces joyeuses,--et la
même lingère surtout... Procédés sournois d’une galanterie inavouée, si
misérable, si pitoyable! Et ces maris si vains, si naïvement heureux des
airs équivoques de leurs femmes, de la tentation qu’elles aiguisent
autour d’elles et qui leur donne, à eux, des airs de parer la jument
pour qu’un autre l’entraîne.

Toutes ces femmes bien nées, aux lèvres de courtisanes... qu’un bâton de
fard fait tentantes et parées pour l’amour.

Pour qui tous ces frais? Pour la joie de plaire? A qui? à leurs maris?
Rien qu’à leurs maris?

Hum!

--Il y a des façons moins vulgaires de soigner sa beauté, et on peut
rester une femme appétissante, soignée et jolie, sans employer les trucs
raccrocheurs des demoiselles tarifées, pensait Fernand, stupéfié de tout
ce laisser-aller élégamment pervers.

Alors, c’était ça, le grrrand monde?

Fernand sortit de cette maison absolument épaté!

Le lendemain Lourbillon intriguait pour que son ami fût prié au
ministère de l’Agriculture, où allait se donner une grande fête
officielle. Son rêve était de faire entendre Fernand entre Coquelin
Cadet et Moreno. D’ailleurs, il ne doutait pas que «son poulain» n’en
bouchât une surface copieuse à Son Excellence et à ses invités.

Et, qui sait?--Lourbillon avait toutes les audaces,--le ministre
remarquerait peut-être que la boutonnière du poète-musicien-interprète
était vierge encore de tout ruban violet. Les palmes académiques
hallucinaient, bien que discréditées, l’excellent homme.

Peu de jours après qu’il eut conquis le public, l’ancien tailleur
socialiste fut averti par son Mentor qu’il allait recevoir, dans la
journée même, la visite de Pluvieux, le plus roublard des éditeurs du
café-concert.

Ça, c’était la consécration définitive. Pluvieux n’avait pas pour
habitude de se déranger pour rien. Il fallait qu’il fût bien certain de
l’avenir du débutant pour tenter une démarche. Il n’aimait pas à faire
les premiers pas. On allait à lui, humblement, car c’était un lanceur
habile. Au moins en avait-il la réputation.

Il arriva sur le coup de cinq heures chez Blanche Mésange, où Fernand
continuait d’élire domicile.

Pluvieux était un petit bonhomme dans la banlieue de la quarantaine. Il
était blond, pâlot, effacé, avec des yeux de porcelaine de Sèvres. Il
donnait la sensation d’avoir macéré dans l’eau du fleuve Seine pendant
de longues heures. Il avait l’air humide des personnages silhouettés par
Ibsen. Son cheveu était pauvre et décoloré; les vêtements, qui
flottaient sur sa chétive carcasse, semblaient émaner de quelque Temple,
costumier de la misère faubourienne. Pluvieux suait la déveine et
pourtant, à tout coup, il mettait dans le mille du succès. Pluvieux
avait l’air stupide et il était très sondeur; il avait l’air pauvre et
était riche. Pluvieux était la contradiction faite homme. Il était
retors et fourbe. Il était timoré à l’excès et passait pour un hardi
compère. Il affectait la franchise et mentait à bouche que veux-tu. Il
était avare sordidement, ce qui ne l’empêchait pas, dans des coups de
générosité fous, d’acheter très cher des refrains qu’il enterrait dans
ses cartons. Il achetait de la musique pas toujours pour en tirer
profit, le plus souvent pour qu’un confrère ne profitât pas de
l’aubaine. C’était un drôle de coco que l’olibrius dénommé Pluvieux.

La réussite complète, trop brusque, a pour propriété de troubler les
cerveaux les mieux aménagés. Fernand payait son tribut à la vanité.
Fermement il s’imaginait être l’auteur des machines qu’il chantait. On
commence à mentir aux autres et un jour, pris au trébuchet, on se ment à
soi-même, on trompe sa conscience comme une femme qu’on aime encore.

Aussi est-ce au piano que Pluvieux trouva le triomphateur. Fernand eut
été fort empêtré si on lui avait demandé de jouer _Au Clair de la Lune_
ou _J’ai du bon Tabac_, mais s’imaginait que cela faisait bien d’avoir
l’air de malaxer l’ivoire.

L’éditeur, malgré ses apparences de noyé, était fin comme du papier à
cigarettes ambré. Il devina la pose et le mensonge.

--Toi, mon gaillard, tu veux m’épater; ça ne prend pas, tu sais. Tu
connais la musique comme moi le sanscrit. Fais-tu les paroles de tes
chansons? voilà ce qu’il faudrait savoir.

Il sut très vite.

--Vraiment, mon cher auteur, ce serait un peu puéril de vous faire des
compliments; toutes les feuilles publiques débordent d’éloges mérités.

C’est ainsi qu’il préambula.

Fernand prit un air modeste, il eut un sourire idiot, avec la bouche
plissée et serrée comme une bourse de roulier.

--Oh! protesta-t-il, la presse exagère et mon talent et mon succès.

--Mais non, mais non. Surtout gardez-vous bien de dire cela à l’éditeur
que je suis: la canaille de Pluvieux, comme ont accoutumé de dire vos
charmants confrères en chansons.

--Croyez, monsieur...

--Arrivons au fait. Vous n’avez pas besoin d’argent, heureux veinard?

--Je ne saisis pas très bien...

--Hypothèse née de ce que je sais que vous n’avez, depuis vos débuts,
fait aucun effort pour placer votre marchandise.

--Ma marchandise? questionna Fernand littéralement abasourdi.

--Pardon, vos œuvres! rectifia en souriant Pluvieux. Dans la corporation
nous ne sommes pas très respectueux.

--Et vous désirez?

--Acheter votre répertoire, simplement.

--C’est que j’ignore tout de ce genre d’opérations, balbutia le jeune
homme.

--Moi, je m’y entends un peu, insinua Lourbillon. C’est pourquoi j’ai
prié M. Pluvieux de venir te voir. Pour que tes créations deviennent
populaires, il faut qu’elles soient éditées.

--Voilà qui est parier d’or. Maintenant, parlons d’argent. Combien
voulez-vous?

--Vous me prenez sans vert, protesta Fernand.

--Je l’espère bien, si je vous laissais à vos réflexions et aux conseils
de vos intimes, demain vous me réclameriez le Pactole; et j’avoue en
toute humilité que je ne le porte pas sur moi ni dans ma caisse. J’ai
peu de temps à perdre, réglons ça vite et bien.

--Mais encore...

--Voilà, je considère que vous serez de vente pendant trois ans.

--Vous dites?

--Je veux dire, tout au moins, que votre succès a pour trois ans de
vitalité dans le ventre et qu’il faut en tirer profit dans ce délai.

Fernand était mortifié, il renacla.

--Je suis tout jeune.

--Heureusement. Dans trois ans, vous aurez certainement plus de talent,
si c’est possible, vous posséderez plus d’acquis, mais Paris vous aura
assez vu. Vous serez le joujou dont l’enfant est las. Partez de ce
principe: le spectateur est un gosse, un sale gosse; aujourd’hui, il
vous fait risette; demain, il pleurnichera rien qu’à vous voir.

--Vous n’êtes guère réconfortant, protesta avec un peu de tristesse
Fernand.

--Pluvieux est un malin, rigola Lourbillon, et qui ne ne veut pas
s’engager pour l’éternité.

--Vous l’avez dit, sympathique comique. Résumons-nous. Aucun éditeur ne
vous a fait d’offres fermes.

--Non.

--Mes confrères sont des crétins. Pour l’instant, vous êtes l’auteur
dont les couplets se vendraient comme des petits pains. Nous avons déjà
perdu beaucoup de temps. J’étais à la campagne, malade. C’est ce qui
explique ma visite un peu tardive. Enfin, il n’y a pas encore de temps
perdu; à l’ouvrage!

Fernand avait les méninges brouillées par la faconde de ce petit
bonhomme à mine éteinte qui vibrait, s’agitait comme écureuil en cage.

--Combien avez-vous de créations jusqu’à ce jour? demanda Pluvieux.

Le chanteur se remémora des titres.

--Une douzaine environ.

--Bon. Tout le paquet doit être en vente dans deux jours.

--Mais vous n’y songez pas, insinua timidement Lourbillon, le temps de
graver les planches, de dessiner les couvertures, de tirer les petits et
les grands formats, cela m’apparaît comme impossible.

Le vieux cabot n’était pas fâché de faire parade de ses connaissances
techniques. Il étonnait Fernand et lui prouvait qu’il pouvait utilement
défendre ses intérêts, et il se proposait de discuter ultérieurement la
question gros sous avec Pluvieux.

Sec comme un ressort qui se brise, l’éditeur déclara:

--Après-demain, vos douze chansons seront appendues aux vitrines des
libraires. Les illustrations seront faites par des maîtres dessinateurs.
Vous serez bien servi, comptez sur moi. J’ai fait d’autres tours de
force que celui-là. Pour ce qui est de la question pécuniaire, pour
qu’elle ne puisse pas nous entraver, voilà ce que j’ai à vous proposer.
Voici un traité par lequel vous vous engagez à me céder vos œuvres
pendant trois ans consécutifs. Le prix?

--Dame!

--Je ne veux pas vous ficher dedans; nous allons introduire une clause
restrictive dans le papier qui vous laissera libre de reprendre votre
signature et votre parole si je ne vous donne pas la somme qu’on vous
offrira par ailleurs. Est-ce entendu?

Pluvieux, en cette minute, parlait avec la décision d’un généralissime.
Il avait un peu l’air d’un Napoléon subalterne, dictant un plan de
bataille à son état-major--d’un Napoléon qui aurait été exposé pendant
quelques jours sur une dalle de la Morgue, par exemple.

Fernand ne trouvait rien à objecter à la proposition de Pluvieux qui
semblait, a priori, fort honorable. Il consulta du regard le fidèle
Lourbillon qui, avec une extrême discrétion, opina du chef.

Qu’est-ce qu’on risquait!

Oh! peu de chose; être roulé comme un vulgaire chapeau d’auvergnat.
Pluvieux possédait plus d’un tour dans son sac. Il avait le génie du
traité, des bons petits traités qui ne montrent pas de fissure, qui
semblent faits entièrement au profit du bienheureux auteur, charmé,
reconnaissant envers ce petit manteau bleu des doubles-croches qui se
dépouille, comme un généreux saint Martin, pour enrichir rimeurs et
croque-notes.

Mais toujours, dans un paragraphe obscur, se glissait une clause de rien
du tout, semblable au ver dans un fruit, qui permettait au financier
Pluvieux de se dérober, si tel était son intérêt.

Il savait «y faire», comme on dit à Pantruche-sur-Seine.

Le minuscule bonhomme sortit de sa poche deux belles feuilles de papier
timbrées à un franc vingt. Et il lut à Fernand tous les articles qui
contraignaient Pluvieux à payer à son cher auteur des sommes
vertigineuses. C’était comme une pluie d’or.

Fernand en était confus. Vraiment c’était trop de générosité. L’éditeur
se dépouillait comme un lapin de garenne. Quand il n’y en avait plus, il
y en avait encore. Proportionnalité de droits sur la vente, bénéfice sur
l’étranger, prime après dix mille exemplaires vendus, autre prime à cent
mille, et on les ferait en se jouant, affirmait Pluvieux, l’air
convaincu. Et revenant comme un refrain:

--Et le droit de vous dégager si cela vous plaît, si on vous offre
davantage.

Car c’était impossible.

L’important, par exemple, c’était de signer de suite. On ne pouvait
mobiliser dessinateurs, imprimeurs sans être en règle.

Malgré tout Fernand hésitait. C’était trop beau. Un peu de méfiance lui
restait dans un coin de bon sens.

L’autre devina.

--Vous me prenez pour un fou, n’est-ce pas? ou un citoyen qui veut vous
ficher dedans? Je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai le désir de faire une
excellente affaire, et je suis sûr que je vais la faire avec vous.
Personne n’est outillé à Paris pour tirer mieux profit de votre talent.
Je vous fais bénéficier loyalement de mes connaissances
professionnelles. Je ne vous demande pas de reconnaissance, je vais
gagner beaucoup d’argent, je vous en abandonne un peu. C’est simple.

Cette franchise, cette rondeur décidèrent Fernand et détruisirent dans
son esprit la mauvaise herbe de la méfiance.

Il signa.




XVIII


Naïf, ignorant et faible, quoique pas sot, Fernand n’était plus à ses
propres yeux le Fernand d’autrefois! Un singulier phénomène de mirage
lui faisait apercevoir dans sa glace, quand il s’y contemplait, l’image
d’un Fernand majestueux, solennel, héroïque et grandiose, sur qui,
manifestement, tout l’univers avait les regards fixés. Petit à petit,
ainsi que l’a rimé un poète qui avait vu jouer la Périchole, il
«devenait Espagnol, et se sentait grandir». Lui! Victor Hugo! Pasteur!
et Napoléon! Le dix-neuvième siècle pouvait quitter la planche. Il avait
eu des hommes!

Fernand eut un hôtel.--Raisonnablement, quelqu’un de son importance ne
pouvait pas loger dans un vulgaire appartement. Un hôtel et un jardin,
naturellement. Comme il y avait une écurie et une remise, il fallut bien
la voiture et les chevaux. Fernand eut un duc, qu’il conduisait
lui-même, ganté de peau sang de bœuf, les mains basses et les coudes
hauts, au grand effroi de Blanche Mésange qui craignait, non sans
raison, les accidents... et les engueulades des piétons!

Un billard avait été installé au rez-de-chaussée de l’habitation, et
Fernand avait bien spécifié au fournisseur qu’il voulait que les billes
en fussent d’ivoire de défenses d’éléphant, et non d’ivoire de corne de
rhinocéros, comme on en fait pour les petites maisons! Il fallait qu’on
pût tâter tout... et qu’on vit que rien n’était de la camelote...

A ce train, d’ailleurs, les gros appointements filaient vite. Fernand
gardait table ouverte au déjeuner, et comme à Paris les pique-assiette
ne manquent pas, il pouvait fort aisément se payer l’illusion d’être un
roi qui tient sa cour: «entretient» eût été plus exact.

Il venait là des journalistes, des auteurs, agents de publicité, des
brasseurs d’affaires, des aigrefins et des inventeurs, des braves gens
et des filous, mais surtout, des flatteurs et des tapeurs.

Des reporters de dixième ordre lui savaient gré des cent mille
occasions, qu’il leur fournissait, de relater ses menus faits et gestes
et profitaient avec abus des occasions qui leur faisaient fabriquer de
la copie à deux sous la ligne. Le bon marché du paiement en nécessitait
la quantité. Et comme il était un «homme,» son succès n’excitait pas la
jalousie et la rancune des petites théâtreuses amies de ces «messieurs
de la Presse», de sorte que rarement une note hypocritement bonne, ou
réellement méchante, paraissait à son égard.

Ah! s’il se fût agi d’une femme, cela se fût passé avec moins de
courtoisie, et les petits reporters obscurs, obligatoirement
reconnaissants, n’auraient pu échapper à l’influence amoureuse des
petites âmes frisées, qui, trop sensibles pour jouer de l’épingle à
chapeau vis-à-vis d’une gêneuse, manœuvrent simplement avec la plume de
leurs amis.

--C’était bien le moins qu’ils pussent faire pour Elles!

Fernand ne refusait jamais le louis à qui ne contestait pas son génie.
Un marchand de cirage avait obtenu de lui la forte commandite en lui
proposant de mettre sur les boîtes, son portrait, à lui Fernand, et
d’intituler le produit inclus: «_Cirage à la plus charmante voix du
monde._»

Les colonnes Morris, les affiches, les brochures de chansons avaient
beau reproduire à l’infini ces traits si publics à présent, Fernand ne
pouvait se rassasier de se voir en papier, en plâtre ou en bronze, sur
les murailles ou dans les vitrines. Il n’avait, au tréfonds de lui-même,
qu’une contrariété et qu’une envie. Jadis, un autre artiste, moins grand
que lui, certes, mais qui avait eu son genre, Petrus, l’illustre Petrus,
avait suscité une idole au pays et un mouvement énorme d’opinion, sous
les espèces du général Boulanger et du Boulangisme! Cela manquait à la
gloire de Fernand, qui anxieusement cherchait autour de lui, sans en
rien avouer à personne, le général à lancer, le courant politique à
déchaîner. Déroulède, le duc d’Orléans, Jules Guérin ou Barillier?

Les lauriers de Petrus l’empêchaient positivement de dormir. Lui,
Fernand, peut-être? qui sait? serait un jour le sauveur attendu? Et il
ne disait pas non à cette idée. N’était-il pas déjà, après tout, l’homme
le plus populaire de France?

Quand il remuait ces pensées, secrètement, il plissait le front, pinçait
la bouche, jetait ses deux bras derrière son dos et se mettait à
arpenter le parquet d’un pas saccadé.

Mésange, alors, souriant doucement, lui lançait, légèrement moqueuse:

--Bon! voilà que tu fais ton Bonaparte!

Elle ne croyait pas si bien dire.

A part cette innocente toquade, Fernand ne se plaignait point de la vie,
la petite humiliation de n’avoir pas encore renversé le gouvernement ne
troublant que peu son sommeil et nullement son appétit.

On citait ses mots que Lourbillon, logé à l’hôtel et commensal assidu du
maître, allait colporter dans les journaux où on les insérait avec
gaîté.

Un jour qu’un attaché d’une ambassade étrangère venait de louer une
avant-scène pour un prince de la puissance qu’il représentait, de
passage à Paris, Fernand, qui sortait de la répétition, fut salué par le
diplomate, qui le prit à part dans un coin, le priant d’intercéder
auprès de sa direction afin que le prince ne fût pas le point de mire du
public, grâce à la marche nationale qu’on lui servait généralement en
pareil cas. On désirait l’incognito le plus absolu.

--Mais certainement, répliqua Fernand... à une condition pourtant.

--Laquelle?

--C’est que, lorsque j’irai chez vous, on ne me jouera pas la
_Marseillaise_!

Une autre fois, présenté à un chroniqueur notoire, membre de
l’Académie-française, chargé d’ans et d’honneurs, il avait, désireux
d’être aimable et de trouver la phrase et le terme de comparaison les
plus propres à chatouiller au bon endroit son interlocuteur, émis ce
compliment:

--Je sais, monsieur, vos mérites et quelle place vous occupez. Vous
êtes, si j’ose m’exprimer ainsi, «le Fernand du journalisme».

Et il avait ajouté, dans l’oreille de Lourbillon:

--S’il n’est pas satisfait avec ça! Je crois que je lui en passe, de la
pommade!

Mais il surgit un événement qui mit le comble à son orgueil, car il
allait lui permettre, cet événement inattendu quoique cependant bien à
prévoir, d’emplir une fois de plus, de sa personnalité, les échos
parisiens.

Un matin, Blanche Mésange, très pensionnaire et toute confuse, lui
confia, non sans inquiétude,--car enfin, elle ne l’avait pas fait exprès
et on ne sait jamais comment les hommes prendront cela!--que selon tant
de probabilités qu’elles en devenaient une certitude, elle était
enceinte! Voilà!

Blanche avait bien tort de craindre. Fernand fut ravi. Il embrassa la
future maman en clamant:

--Il aurait été dommage, en effet, que je m’éteignisse sans postérité!

Car il soignait son langage, depuis qu’il fréquentait les journalistes,
et même, usait de l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’il n’était
nécessaire.

Il ajouta avec élan:

--Et aussi bien, puisqu’il en est ainsi, je veux que la fête soit
complète! Pas de baptême sans noce. Fais venir tes papiers, ma chère; je
t’épouse!

Mésange en resta sans voix, la bouche bée, les yeux écarquillés, avec
seulement un «oh!» de stupeur, qui s’acheva dans une crise de larmes
délicieuses et dans une telle défaillance nerveuse que Fernand dut la
prendre dans ses bras, poupée inerte et sanglotante, pour l’empêcher de
choir sur le tapis.

Le mariage! le mariage légitime! avec le maire et le curé! l’alliance en
or, pour de vrai! Le «oui» éternel avec l’homme qu’on aime! Le mariage
bourgeois, ce rêve de toutes les cabotines, petites ou grandes! ce hâvre
de grâce vers lequel cinglent en vain tant de voiles lasses des libres
vents du large! Elle y entrait, elle, Blanche Mésange, ancienne
«corbeille» aux _Ambassadeurs_, ex-petite femme de beuglant! Ce n’était
pas un rêve, c’était la réalité, c’était la vie! sa vie à elle!

--Ah! mon chéri, mon chéri! hoqueta-t-elle dans un spasme. Fernand,
digne et indulgent, souriait avec l’affabilité d’un roi qui élève
jusqu’à lui une bergère, touché sincèrement, pourtant, dans la partie
profonde de son être que n’avait pas encore cuirassée l’induration
professionnelle.

--Et tu verras si ce sera chic! nous aurons nos portraits dans les
illustrés! reprit-il, ressaisi déjà par le métier.

Mésange, qui n’était pas du bâtiment pour rien, se redressa:

--Le mien aussi, dis?

--Parbleu!

Et ce fut en effet «très chic!»

La chose fut pompeuse et fort bien ordonnée. Le mariage civil, à la
mairie du dixième, fut célébré dans une stricte intimité, devant les
quatre témoins, le grand Petrus et l’inimitable Charlin pour l’épousée,
et Mariol avec Lourbillon pour Fernand; les deux conjoints n’ayant plus
ni pères ni mères, la présence des familles, parfois compromettantes, ne
gâta point l’admirable correction de la cérémonie. Le maire prononça une
courte allocution sur les devoirs conjugaux, les vertus des artistes et
les privilèges du talent. Après quoi l’on alla luncher.

Mésange, nerveuse, luttait pour paraître calme: mais, depuis la minute
du OUI solennel, à la mairie, une émotion intense la tenaillait... elle
aurait voulu en finir vite de ce déjeuner et se trouver seule avec
Fernand... Un besoin qu’elle ne s’expliquait pas la poussait à exprimer
à Fernand des sentiments subits et neufs qui la préoccupaient depuis le
matin. Enfin les invités partirent et les mariés se trouvèrent seuls,
après avoir bien recommandé à leurs témoins de ne pas les faire poser le
lendemain, à l’église Saint-Laurent.

Une fois rentrés, Blanche dit tout à coup:

--C’est drôle comme cette petite cérémonie de ce matin m’a bouleversée.
Je me sens tout à coup des responsabilités, vois-tu, mon chéri. Des
devoirs, jamais avant je n’y avais pensé, est-ce drôle! Demain, après
l’église, nous serons tout à fait mariés... tu seras «mon mari». Non,
mais, est-ce que ça ne te fait pas quelque chose, cette histoire de
mariage? Moi, j’en suis bouleversée, mon chéri, j’ai en moi une espèce
d’impression «sérieuse,» «grave;» dame, c’est pour toujours, mon
chéri... pour toujours... Quel bonheur! Comme on va être heureux, dis?
Nous aurons un beau petit gosse... tu verras, après la visite à
l’église, j’enlève mon corset pour qu’il pousse mieux! Et en avant la
bosse!

Et le soir, à l’heure du dîner, la façon dont Mésange s’assit à table et
servit Fernand, prouva que c’était «madame Fernand» qui donnait ses
ordres au valet de chambre, et non plus «Mésange, des _Ambassadeurs_»;
non pas, grands dieux, qu’il y eût de la pose dans sa tenue, oh! non!
mais une sorte de façon réservée, une dignité correcte dans son maintien
de femme très aimante, qui veut faire honneur à «son mari,» et mériter
son titre de femme mariée; épousée au grand jour, choisie devant tous
par l’homme qu’elle aime. Ah! oui! c’est bon! Le rêve des rêves!

La paix du cœur jusqu’à la fin de la vie! Une vie d’amour certain, une
communauté des joies et des peines, un partage de tout!

Fernand serait fier d’elle; sûr qu’elle serait une femme modèlement
fidèle, dévouée à lui et à son enfant! Et pendant qu’en dînant elle
pensait à tout cela, Fernand, lui, pensait à faire le soir même reporter
des notes dans les journaux afin que nul n’ignorât que c’était bien
demain la cérémonie religieuse à Saint-Laurent!...

--Quand on pense, dit tout à coup Mésange, qu’il y a de si mauvais
ménages et que nous allons être si heureux! Nous penserons ensemble,
nous travaillerons ensemble, nous voyagerons ensemble, notre métier à
tous les deux nous aidera à ne jamais nous quitter, puisque tu exiges
toujours mon engagement quand tu signes un contrat? Et, vois-tu, c’est
la base solide du bonheur d’amour cette perpétuelle vie à deux, sans
aucune raison de séparation; quand on s’aime bien, comme nous, les
séparations, fussent-elles très courtes, sont autant de petites morts.
Il faut, pour éviter de s’habituer à l’absence de l’un, ne pas se
quitter... et se donner un tel besoin l’un de l’autre, qu’il semble
douloureux de ne pas être ensemble. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce
pas? Eh bien! c’est d’une extrême importance. C’est une sorte de
garantie contre l’indifférence tueuse de l’amour.

--Il y a des gens--répondit Fernand--qui trouvent justement la fatigue
de l’amour dans le perpétuel tête-à-tête...

--Allons donc! sursauta Mésange, ce sont des êtres inférieurs, qui
aiment mal. Crois-tu que tous les hommes soient capables d’amour? Alors,
pourquoi y a-t-il tant de mauvais amants et tant de mauvais maris? C’est
un _don_, un _art_, aussi difficile sinon plus qu’un autre, et si tout
le monde «en fait,» très peu y sont artistes. C’est une science
bigrement subtile! La moitié du monde soigne mieux son commerce que son
bonheur; est-ce qu’on ne voit pas des familles prendre moins de
renseignements sur leurs futurs gendres que sur leurs caissiers?

--Je ne crois pas, dit Fernand, que les individus soient créés assez
noblement pour vivre ensemble... les égoïsmes séparent tout, on est si
piteusement faibles!

--C’est pour cela, dit Mésange, que, lorsqu’on s’aime, bien entendu, il
faut vouloir vivre l’un pour l’autre, il faut vouloir ne songer qu’à
cela, et la joie de rendre heureux vous donne des trésors d’indulgence
et de force. Je le sais bien, moi... depuis que je t’aime, dit-elle
rieuse. Vois-tu, Fernand, la conquête du bonheur, c’est comme celle de
la fortune, il faut la désirer, il faut en être l’artisan: est heureux
qui veut!

--Tu vas loin, chérie; j’ai dans ma famille de braves femmes bien
dignes, bien dévouées qui ont été des martyres en ménage, malgré toute
leur tendresse et leurs devoirs remplis...

--Possible, répliqua Mésange, mais c’est qu’elles avaient mal fait leur
choix. Avaient-elles choisi seulement, les pauvres! Elles avaient
«accepté,» très probablement. Du mauvais choix vient tout le mal!

--N’empêche, ma chérie, que tout cela est bien difficile, va... Quant à
nous... nous verrons!

--Tu verras, tu verras, dit la jeune femme, tu verras qu’on s’aimera de
mieux en mieux, mon bien-aimé, parce que tu es un brave garçon et que je
suis une brave femme... pas vrai, dis?

--Oui, bonne Mésange, lui souffla-t-il dans le cou, interrompant sa
cigarette pour l’embrasser follement, les larmes aux cils... oui... tu
es vraiment une brave petite femme! et on s’aimera dur!

On quitta la table, après avoir bavardé encore un peu. Fernand proposa
d’aller dormir afin d’être frais et dispos pour la grande journée du
lendemain; et puis c’était si rare une soirée sans concert, une soirée
de liberté, chez soi, dans l’intimité... que vite ils se mirent au lit.
Fernand s’endormit vite. Mésange, elle, ne ferma les yeux que tard dans
la nuit... émue délicieusement et pourtant inquiète. «Ma fille, se
disait-elle, c’est entre tes mains qu’est remis le bonheur d’un homme,
il va falloir être à la hauteur de la tâche...»

A leur réveil on remit à Mésange et à Fernand un paquet énorme de
correspondance. Tout à coup Fernand, qui depuis cinq minutes relisait
pour la dixième fois un petit bleu, laissa tomber un juron énergique:

--Salaud! hocha-t-il de la tête. Tiens, lis, Mésange.

Le petit bleu «anonyme» disait:

  «Mon cher Fernand,

  »En ce jour de fête, je viens, au nom d’un groupe d’admirateurs de
  votre grand talent, féliciter surtout votre femme de l’habileté
  qu’elle a déployée pour se faire épouser par un homme qui gagne cent
  mille francs par an... alors qu’elle ne l’a pas pris pour mari quand
  il était inconnu et pauvre... Nous la croyions simplement jolie, elle
  est mieux que cela! Sa roublardise, ses calculs de femme l’ont amenée
  à faire une excellente affaire. Elle, petite grue sans le sou, va
  maintenant avoir son avenir assuré. Mais c’est égal, quand on
  s’appelle Fernand, on épouse une femme riche, comme cela on est
  certain qu’on n’est pas pris seulement que pour sa galette. Enfin il
  sera dit que sur la scène, comme dans la vie, vous serez une poire,
  une vraie poire!»

Suivait une signature gribouillée, illisiblement barbouillée.

Pendant la lecture du petit bleu, Mésange ouvrait des yeux stupéfiés.
Qui, qui pouvait être assez sot, assez vil pour prendre la peine
vulgaire d’écrire une pareille chose!

--Nous allons en avoir, des jaloux! Ça va pleuvoir, dit-elle
tranquillement. Ça va être gai! Si tu veux, on va collectionner toutes
les lettres rosses, pour voir à la fin de l’année combien il en sera
venu. J’ai là une petite malle qui fera notre affaire. Tout de même, dit
Mésange en se levant, c’est révoltant, hein, de penser qu’un être
pauvre, homme ou femme, ne puisse unir sa vie à celle d’un autre,
fortuné et heureux, sans que _tout le monde_ le soupçonne de calculs! Ça
devient du courage héroïque pour un homme pauvre, qui aime une femme
riche, de l’épouser! Misère!

--Les deux tiers des gens pensent, respirent et agissent comme des
mufles, dit Fernand; tu ne peux pas demander à l’autre tiers d’être le
plus fort, s’il est le plus distingué. Mais quand un être est sain,
dévoué, bon, aimant et intelligent comme toi, ma Mésange, il peut se
permettre, même sans le sou, d’espérer la richesse en échange d’un amour
unique et admirable.--On lui redoit encore, et fameusement! L’amour,
vois-tu, quand il est vraiment honorable, digne et profond, ne s’arrête
pas plus devant un porte-monnaie plein qu’il ne passe dédaigneux devant
un porte-monnaie vide. Il est avec ou sans argent. Si on est pauvre,
tant pis! Si on est riche, tant mieux! Et que la bourse soit à homme ou
à la femme, quand ils s’aiment, leur bourse n’a pas de nom. Leur lit est
bien commun. La sécurité du bonheur demande-t-elle moins de précaution
que celle de la caisse? Fi donc! Fi donc! Haut les âmes!

Mésange, radieuse de le voir si joliment aimant, radieuse aussi de lui
sentir l’âme au-dessus du vulgaire, lui prit la main qu’elle embrassa
dévotement.

--Nous serons de braves gens... articula-t-elle très lentement, et nous
laisserons les mufles essayer de cracher sur notre bonheur. Ils ne
l’atteindront pas.--Pas vrai, mon grand?

Elle s’aperçut qu’avec tout ça il était dix heures. Vite, vite, il
fallait se dépêcher, la messe était à midi.




XIX


Et c’est à la paroisse Saint-Laurent que le spectacle fut magnifique.

Depuis huit jours, les notes des courriers théâtraux ne tarissaient
point sur l’union du délicieux ténor Fernand, «la plus charmante voix du
monde,» avec la ravissante divette Blanche Mésange, du _Colorado_. Des
détails de toilette, des indiscrétions intimes habilement ménagés,
avaient tenu, toute la semaine, le public en éveil. De sorte que
lorsqu’à onze heures du matin, le cortège déboucha du boulevard de
Strasbourg, une foule compacte de badauds--tant Paris aime ses
guignols!--était massée devant l’église.

De la première voiture descendit Blanche Mésange, en robe bleu pâle. Son
premier témoin, le grand Petrus, glabre, gras, tondu, la face
napoléonienne, lui donnait le bras. Et avant qu’ils eussent pénétré sous
le porche, ce furent dans l’agglomération tassée aux alentours des
acclamations joyeuses:

--Vive Petrus!

--Bravo, la mariée!

Même, une voix ayant entonné: _En revenant de la Revue_, cet air connu
fut repris en chœur par l’assistance mise en gaieté.

Mais déjà du second carrosse émergeait pesamment la rotondité somptueuse
de Madame Langlet, au bras de Fernand. Plus couverte de panaches blancs
et de bijoux qu’un dais et qu’une châsse, la grosse dame provoqua sur
son passage un silence effaré que rompit seule cette exclamation d’un
télégraphiste qui attendait là, depuis une bonne heure, des dépêches
plein sa sacoche:

--Mâtin, y en a!

Fernand, élégamment moulé dans une longue redingote grise, l’œil
aimable, la moustache en croc, produisit la meilleure impression.

--Il est chic!

--Bonne nuit, hé!

--Il n’a pas l’air d’un cabot!

--C’est un auteur, ma chère!

--T’ennuies pas, ce soir!

Ensuite, ce fut, pour l’allégresse et l’admiration du populaire, le
défilé de toutes les étoiles des concerts, music-halls, Olympias, Édens
et Élysées de la capitale: faces rasées et mentons bleus, le pardessus
de demi-saison jeté sur la manche; le huit-reflets impeccable!

--Mince alors! dit une voix sonore, on m’étouffe!

Alors s’avança une masse inouïe! énorme, immense, roulante et débordante
en tous les sens. En avant, en arrière, à gauche, à droite, la chair
s’entassait en des couches épaisses, inconcevables!

Un épouvantable et gigantesque sac de graisse humaine, duquel dépassait
par le haut la tête (relativement restée très petite) d’une femme au
teint laiteux, aux cheveux délicieusement dorés...

Le gros sac de graisse humaine avançait, narguant du nombril, ce qui
faisait remonter fortement au-dessus du sol la jupe qui le cachait, et
donnait à la chanteuse, car c’en était une, l’aspect d’un phénomène
monstrueusement enceinte de cinquante enfants!

A sa vue, des oh! des ah! prolongés indéfiniment se firent entendre,
férocement moqueurs... comme à ses entrées en scène. Alors la chanteuse,
hydropiquement comique, eut une fois de plus l’occasion de déchaîner le
rire, en précipitant dans son cou, d’un mouvement d’enfoncement, sa tête
de naine emplumassée d’autruche à n’en plus finir, et qui donnait à son
chapeau des airs de reposer sur une orange dorée, en équilibre sur une
invraisemblable citrouille! Bravo, la grosse Cloch! Bravo, la grosse
Cloch! clama la foule, ahurie et mise en belle humeur par cette bravade
de clown affligé.

De famille israélite, les Cloch, d’aînées en plus jeunes, étaient toutes
au concert, sous des noms différents. Mais, seul, derrière elle était
son frère, mince et brun, la taille encore fine du corset de la
veille... il imitait les femmes en vogue, depuis Thérésa, Amiati,
jusqu’aux dernières agréées--qu’il chantât les Sapeurs, le mouchoir de
l’Empire en main, ou qu’il meublât de ses bras les tamtamistes gants
noirs, il était toujours décolleté, poudré et maquillé, si bien que les
messieurs en mal d’Étoiles lui envoyaient des fleurs et des billets doux
pour les fossettes de son dos, et la cambrure de ses ceintures...
C’était un charmant jeune homme de femme, dont les Cloch étaient fières.

Comme il avait des habits masculins, la foule ne le reconnut pas. A
cette minute il aurait donné je ne sais quoi pour être _une femme_ comme
tout le monde... saluée et reconnue de la foule... comme venait de
l’être sa sœur, sa popularité clochait comme son sexe... dame!

Il en était là de ses réflexions, quand un homme immensément long, et
maigre autant qu’il était grand, lui tapa sur l’épaule amicalement.

C’était Prunin retour d’Amérique, des articles plein ses poches relatant
son inimaginable ossature dépouillée; ami de Fernand et de Mésange, il
était venu les féliciter. A sa vue des cris, des hurlements partirent
d’un groupe de gamins.

--Pige-moi cet oiseau déplumé. C’qu’il est haut sur pattes!

--C’est un pélican.

--C’est un jeu d’osselets!--Y doit boutonner ses souliers sans se
baisser... quels bras!--Est-ce que t’as tout long comme ça, dis, Prunin?
hurlèrent les gosses mis en joie.--Fais le fichu avec tes abatis,
Prunin, cria un tout petit.

Alors Prunin, docile et bon enfant, croisa très vite devant sa poitrine
ses interminables bras qui vinrent se rencontrer derrière son dos, et
gratter ses omoplates; cela fut fait si vite, avec tant d’aisances, que
ce geste passa presque inaperçu de ceux qui n’étaient pas tout près de
lui. Il en fut remercié par des bravos joyeux!

--Comment va ta femme? lui demanda le jeune Cloch.

--Bien, merci.

--Tu l’embrasses toujours, le soir, avant ton entrée en scène?

--Oui, toujours!

Et Prunin fila se mêler aux autres invités.

Ils passèrent tous avec cette correction et cette raideur officielle
qu’ont seuls les queues-rouges quand ils la font au sérieux.

--Tiens, voilà Charlin! Mets-lui une soutane, il aura l’air d’un curé de
campagne avec sa bonne grosse balle rouge attendrie et béate. Est-il
gras l’animal! il en plisse!

--Et Claudis! Zut, il a chipé le profil à la Lune!

--Et Cermadier! C’est sa femme, cette jolie blonde? Mazette! il a bon
goût, le frère!

--Et Anna Bithaud, moulée dans une gaine de point de Venise qui fait
l’admiration des petites couturières venues voir les toilettes des
artistes.

--Marguerite Duclore! sinistre, avec ses cheveux noirs, ses yeux noirs,
ses sourcils noirs, ses vêtements noirs, tout une gamme sombre violentée
par une fente sanglante, sa bouche, au milieu d’une figure de cire,
blafarde et mate, une tête de mort, maquillée, la croupe maintenue dans
une résille de chenille, rappel des Ollé! Ollé! des soirs d’été aux
Champs-Elysées.

--Willat! le chanteur classique dont les jambes dansent dans le pantalon
noir, l’air croque-mort ou charpentier mal habillé, les yeux injectés de
sang. On crie à son passage: bravo!

Brave Willat! on chuchote qu’il a bigrement du talent, celui-là! Plus
que Fernand pour sûr...

--Oui, mais, ajoute une bonne âme, il n’a pas payé la presse lui, pour
se lancer!... Et aïe donc!

--Stellaire! oh! regardez-la donc, quelle toilette! C’est pas un
chapeau, c’est un canapé qu’elle a sur la tête!

Et tous les titis de se tordre, on lui crie le refrain qu’elle chante
tous les soirs:

    P’stt, p’stt... écoutez-moi donc!

--Tas d’idiots! riposte Stellaire fâchée et froufroutante, la taille
guêpée d’une ceinture ciselée et incrustée de turquoises, mais entrant
pieuse et recueillie dans l’église où elle demande à la Vierge la
«veine» pour des choses impures...

A sa suite venaient d’autres femmes, toutes plus belles les unes que les
autres, des teints un peu vannés mais ravivés au rouge, des yeux
brillants de fard, des bouches en as de cœur saignant, d’un arrangement
que la lumière du soir atténue, mais que le jour cru rend d’une
inutilité absolue, hélas! exagérant encore des ans l’irréparable
outrage!

L’orgue attaquait la marche nuptiale et derrière les derniers invités,
la foule envahit le sanctuaire.

En un instant, la nef, les bas-côtés, les chapelles latérales, tout fut
plein! Quel succès! pensait Fernand, qui d’un coup d’œil avait estimé
très vite le nombre des curieux:

--«Une belle salle», murmura-t-il étourdiment à Mésange.

Et en dépit de la destination du lieu, ce fut, à l’instant même,
craquetant sous les arceaux, se mêlant aux répons du plain-chant, un
caquetage strident, tant de bouches ayant tant de choses à dire à tant
d’oreilles. Dames! toutes les cigales de Paris n’étaient-elles pas
rassemblées là?

A la sortie, il y eut un tumulte jovial et charmant. Au seuil de
l’église, Fernand et Blanche, entourés de camarades, entourés de la
foule, salués par le clair soleil de midi qui éblouit cordialement leurs
jeunes figures, goûtèrent comme l’impression d’une apothéose royale. Le
ciel était bleu; tout leur souriait, les gens, la saison et l’heure.
Fernand, pressant le bras de sa femme, lui murmura tendrement:

--Quel beau jour!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, ce jour est un beau jour, pauvre Fernand! Emplis-en tes yeux,
garde-le dans tes prunelles, afin de t’en faire des souvenirs pour plus
tard! Car il marque l’apogée de ta fortune. Il est le point culminant de
tes bonheurs! La vie n’est pas bâtie sur terrain plan. Tu as monté; tu
vas descendre. Oui! c’est un beau jour! Emplis-en tes yeux; garde-le
bien dans tes prunelles.




XX


Depuis trois ans, la mère Langlet, à l’instigation de Mariol, avait fait
les choses plus que bien!

Jamais dans cette maison, de mémoire du plus vieux lyrique, on n’avait
fait une pareille publicité, ni à Petrus ni à Kam-Hill: qu’avait donc la
patronne?

Une sympathie violente pour Fernand, voilà tout!

Faire plus que le maximum ne devenait plus une plaisanterie de
courriériste. On refusait du monde, après avoir empilé les spectateurs
comme harengs en caque. Et c’étaient des bravos, des acclamations sans
fin.

Tous les autres numéros du spectacle disparaissaient, se diluaient dans
ce cyclone du succès.

Chose étrange: ses camarades, hommes et femmes, hypnotisés, sidérés,
trouvaient cela naturel; ils entraient, d’instinct, dans la grande
farandole du succès.

En vérité, je vous le dis, Mariol était un rude barnum et Grandsec un
faiseur d’hommes admirable!

Grandsec! chaque soir, dans un coin de la salle, la cigarette pendante à
la lèvre inférieure, quasiment extatique, il dégustait ses vers et sa
musique comme un mets délicieux. C’est lui qui avait fait cela: les
rythmes savants et charmants; c’est son cerveau d’alcoolique qui avait
ourlé ces rimes mignardes et imprévues, faites pour stupéfier, dans ce
milieu habitué aux assonances à la va-comme-je-te-pousse.

Il trouvait cela très rigolo, très rigolo. Sa barbe de bouc en
frémissait d’aise. Il en resta trois mois sans s’enivrer! Jamais il
n’avait eu conscience de son mérite; bien entendu il n’ignorait pas son
savoir; mais vrai, là, il s’épatait. C’est que c’était très bien, ses
histoires. Il ne se montait pas le bourrichon! comme avait coutume de
dire Courteline, il en avait fichu du joli dans l’existence! avoir ça
dans la peau et crever de misère; être le poivrot dont on se gausse à
Montmartre! Non, non, minute! Il allait reprendre du poil de la bête. On
allait voir ce qu’on allait voir! Il en avait des rêves en réserve, il
allait leur donner la volée, aux pauvres captifs!

Pour son malheur, un mauvais soir, après la représentation du
_Colorado_, en ascendant la Butte, il se heurta au «Marquis,» un
camarade des jours de cuite.

Reproches, amers comme du bitter, de l’ami lâché, révolte du vieil
Orphée:

--Tu me dégoûtes, je t’ai assez vu. Je me suis ressaisi, je suis un
homme nouveau; disparais de mon orbe, marquis de malheur, gentilhomme de
la cour du roi Misère.

--Ah! mon pauvre vieux, qu’est-ce qui t’a versé ça? questionna avec
anxiété le noble poivrot.

--Marquis, tu t’abuses: je ne suis point ivre, ainsi que tu te le
vrilles dans l’imaginative. Je suis vierge de Picon et de Pernod depuis
trois jours.

--C’est ce qui explique que tu déraisonnes.

--Erreur profonde, monseigneur de la Biture; je suis l’homme neuf qui va
vers de nouvelles destinées. Foin des errements défunts! J’oblitère d’un
trait noir les amitiés anciennes, les relations néfastes. Je vous ai
assez vu, ô compagnons de la sainte fainéantise et du levage de coude!
J’ai soupé de vos fioles, gonflées de spiritueux. Regarde, marquis de la
Mistoufle, comment est architecturé un homme qui va au labeur.

--Je considère surtout avec tristesse un pauvre bougre qui s’achemine
vers les pires louphoqueries et imbécillités, fit sur un ton lugubre le
descendant des preux. Il acheva sa pensée:

--La vie est une plante rare qui veut être arrosée avec fréquence. Si tu
échappes à cette loi, Grandsec, ami de mes nuits et de mes ennuis, tu
vogues vers l’île du marasme et des désespoirs. Crois-en la parole d’or
d’un Coupeau qui se doublerait d’un Chrysostome: tout est vain, hormis
la joie qu’un humain peut éprouver à boire: Donc buvons!

Ils burent.

Épouvantablement même, puisque le soir, ils allaient échouer dans un
commissariat de police sous l’inculpation de tapage nocturne et
d’injures aux agents.

Grandsec était repincé par sa passion et, cette fois, de façon
irrémédiable. L’événement n’avait rien de bien extraordinaire en soi. Le
cas était prévu. La mauvaise chance guette nos bonheurs comme un
assassin sa victime.




XXI


--Et moi, je vous dis que les auteurs récitent leurs vers ou chantent
leur musique comme des fourneaux!

Grandsec, parfaitement ivre d’ailleurs, et gesticulant de ses longs
bras, affirmait ainsi ses convictions sur le coup de deux heures du
matin, en plein _Rat-Mort_. Une aimable société de bohèmes faisait
cercle autour de sa table où des piles de soucoupes babélisaient.

Quelqu’un dit:

--Il y a pourtant dans les cabarets de Montmartre des types qui débitent
très bien leur camelote.

--Parce que, justement, c’est de la camelote, jeune homme; vous l’avez
déclaré vous-même! professa Grandsec. Qu’est-ce que la chanson de
Montmartre, je vous prie? Des idées volées, sur des airs démarqués! Des
chroniques de journal mises en mauvais vers! La clef du Caveau devenue
rossignol de cambriolage! Ça n’est pas plus des œuvres que les
fabricants ne sont des auteurs. Ne parlez pas de cette chose devant moi!

--Mais enfin, insista l’obstiné contradicteur, abandonnons à votre
mépris la chanson montmartroise, puisque vous ne l’admettez pas; il n’en
demeure pas moins qu’il existe des auteurs qui, devant des salles
combles, interprètent fort congrûment leurs histoires. Tenez! pour n’en
citer qu’un: le nommé Fernand, du _Colorado_, par exemple!

Grandsec vida son verre, haussa les épaules et éclata de rire.

--Fernand!

--Eh! oui, Fernand! Trouvez-moi beaucoup de cabots professionnels
capables de détailler comme lui ce qu’il compose lui-même!

L’approbation fut unanime. En effet, Grandsec était cloué. Le
préopinant, satisfait de son avantage, poursuivit:

--Celui-là ne s’en tire pas comme un fourneau; et ce qu’il fait est
original et joli!

Grandsec n’était pas content. Il n’aimait pas à avoir tort, et la
contradiction l’exaspérait. A jeun, pourtant, sans doute eût-il mis un
bœuf sur sa langue, car la combinaison, soigneusement tenue secrète, qui
le liait à Fernand, lui rapportait maintenant de sérieux bénéfices.
Malheureusement il avait bu plus que son compte, et il cria:

--Fernand, Fernand! Vous me désolez par votre stupidité! Alors, vous
coupez dans ce godant-là? Peuple! on te trompe! et on a raison, car tu
le mérites!

Et tirant de la poche de sa redingote un papier plié en quatre:

--Mesdames et messieurs, voici le plus récent chef-d’œuvre du
poète-musicien Fernand! Cela s’appelle «les Yeux menteurs» et cela a été
créé, il y a une quinzaine, au _Colorado_, quand l’auteur a eu le loisir
d’en prendre connaissance et de l’apprendre par cœur! Je ne sais pas si
je m’abuse, mais il me semble que la calligraphie de ce petit morceau,
les mots et les notes sont d’un certain Grandsec, votre serviteur bien
humble. Voici l’objet, on peut toucher!

Le manuscrit des «Yeux menteurs» passa de mains en mains. Il n’y avait
pas à dire mon bel ami, l’écriture de Grandsec était assez
caractéristique pour être reconnue, et de loin.

--Mais alors... Fernand?

--Fernand est un cabot, rien qu’un cabot, un petit cabot! Et s’il était
auteur, il chanterait comme un fourneau! Et j’ai raison, comme toujours!

Grandsec était lancé; et il raconta tout, cédant à une poussée de vanité
un peu basse: sa rencontre, voici quatre ans, avec Fernand, tout
déconfit d’une première tape, son idée de monter le coup au public en
fabriquant de toutes pièces un nouveau joujou parisien,
l’auteur-chanteur, numéro sensationnel et inédit! Stupide, il termina en
recommandant aux quinze colporteurs de cancans qui l’avaient écouté
religieusement:

--Maintenant, je vous en prie, que ceci reste entre nous! N’allez
répéter ça à personne.

--Comment donc?

A une table voisine, soupait un jeune homme, qui n’avait pas perdu un
mot de cette intéressante communication. Il avait même noté certains
détails sur un calepin. Vers trois heures et demie, Grandsec se leva,
serra des mains et s’en alla, titubant. Il avait vraiment gagné sa
soirée!

Deux jours plus tard, tous les journaux, dans leur revue de la presse,
reproduisaient le filet que voici:

«_Du Cri de Paris_:

»Sait-on qui est le véritable Fernand, du _Colorado_, le
poète-compositeur à la mode? Le seul, l’authentique auteur, justement
applaudi, des _Feuilles Sèches_, du _Dernier Baiser_, de la _Mort Jolie_
et de tant d’autres bijoux de grâce légère, s’appelle de son nom
Grandsec, et n’a jamais quitté Montmartre.

»Mais alors, qui est donc ce garçon brun, à moustache agressive, qui
chaque soir, nous sert, comme étant de lui, depuis quelques années, ce
répertoire à succès?

»Mystère.»

C’est Mésange qui, levée de meilleure heure que Fernand, lut, la
première, ce petit morceau de littérature acide. Consternée, elle courut
éveiller son amant et lui poussant le journal sous les yeux:

«Tiens! regarde un peu, les sales mufles!»

Elle constatait successivement dans les autres feuilles la présence de
la note. Fernand était devenu rouge de colère. Il murmura, entre ses
dents serrées:

--Qui donc a pu?...

Et soudain:

--Parbleu, ça ne peut être que Grandsec, lui-même. Ah! le gredin, qu’il
ne me tombe pas sous la main!

A ce moment, la sonnette de l’appartement tinta. Des portes battirent.
Grandsec parut au seuil de la chambre.

--Mon cher Fernand... commença-t-il. Mais Fernand, subitement dressé
dans son lit et écrasant d’un poing rageur ses oreillers, lui cria:

--Ah! vous voilà, vous! vous arrivez bien! M’expliquerez-vous ce que
signifie l’article que voici?

Et il brandissait le journal avec fureur.

Grandsec n’avait pas l’air précisément à la noce. Ses interminables
cheveux s’agitèrent d’une façon triste. Un instant, il sembla un saule
pleureur secoué par la brise. Il balbutia:

--Mon bon ami, je vais vous expliquer... Je...

--Ainsi, c’est bien vous qui avez été raconter nos affaires à des
journalistes! Me voilà propre!

Blanche regardait le calamiteux musicien avec des yeux farouches.
Grandsec protesta:

--Je n’ai rien raconté à des journalistes! Je ne sais comment cela s’est
fait.

--Enfin! vous avez parlé! Vous avez dénoncé notre pacte! pourquoi?
comment? et comme c’est bête! Ça vous ennuyait donc bien de gagner
beaucoup d’argent?

--Je ne puis arriver à y rien comprendre! se défendit Grandsec. C’est
vrai! j’ai eu tort; j’ai commis l’indiscrétion. Mais il n’y avait là que
des amis. C’était au _Rat-Mort_.

--Quand vous êtes saoul, tout le monde, c’est des amis! Vous étiez
saoul! articula Blanche, durement.

Grandsec eut un réveil de fierté sous l’injure. Il répondit:

--Ce serait en tous cas une circonstance atténuante. Je vous félicite,
madame, si vous n’avez jamais eu que des vertus. Moi, j’ai des vices, je
le reconnais humblement.

Il reprit, s’adressant à Fernand:

--Écoutez, je vous fais toutes mes excuses, et je vous apporte le moyen
de tout réparer. Je vais vous écrire une lettre que je vous autorise à
communiquer aux journaux, et où je m’inscrirai moi-même en faux contre
mon stupide bavardage de l’autre nuit! Je ne peux pas mieux faire,
voyons, et la pénitence rachètera le péché.

Mais Fernand n’était pas en état de rien entendre.

Il cria:

--Hé! je me fiche de vos lettres! Vous pouvez les garder pour vous! La
seule chose que je constate, c’est que vous m’avez odieusement trahi,
moi qui ai tant fait pour vous, et que vous avez une singulière façon de
me remercier de vous avoir tiré de la dèche et de la crotte!

Grandsec, à cette phrase, changea brusquement d’attitude. Ce cabot
dépassait vraiment les bornes! La riposte fut nette:

--Pardon, mon petit! Je ne sais pas si vous m’avez tiré de la dèche et
de la crotte, mais je sais que je vous ai tiré du néant. J’ai fait de
vous, la nullité même, une manière de personnalité! Vous n’êtes qu’une
baudruche que j’ai gonflée de mon souffle! Service pour service, vous
m’avez, en effet, fait gagner un peu d’argent; mais c’est grâce à moi
que vous en avez gagné beaucoup! Et maintenant, serviteur! J’ai assez
soufflé comme cela. Je vous laisse à vos moyens propres. Je vous
souhaite bien du talent et beaucoup de succès!

Et Grandsec sortit sans attendre de réponse.

Mésange et Fernand échangèrent un regard stupéfait. Le dur choc de la
vérité leur avait martelé le crâne. Et la première parole prononcée fut
celle-ci, dite avec désolation par la jeune femme:

--Maintenant, il va répandre cela partout!

Le soir de ce même jour, le Tsar de toutes les Russies, en personne,
n’aurait pu, après neuf heures, trouver une place dans la salle du
_Colorado_.

--Je n’ai même plus un strapontin! déclarait d’un visage épanoui la
buraliste aux survenants dont se renfrognaient aussitôt les figures.

Dans sa loge, Fernand, nerveux, causait avec Antonin Mariol.

--Qu’est-ce que c’est que cette histoire?

--C’est cet ivrogne de Grandsec qui a vendu la mèche!

--Vous auriez bien dû savoir si cet homme était sûr, avant de m’engager
avec lui, grinça Mariol, cela peut nous faire un tort considérable...

--Mais c’est surtout moi que cela atteint! sursauta Fernand outré.

--Pardon, rectifia Mariol. Moi, j’ai démoli deux excellentes vedettes de
la maison... Petrus et Chérie Chéron... pour que rien ne vous gêne... et
vous devez, cher ami, comprendre dans quel embarras vous me mettez si
vous vous démolissez vous-même... Petrus était encore excellent!!! et
pouvait encore aller des années!

--Enfin nous verrons comment cela va tourner, dit Mariol sortant sec,
cassant et raide.

Il conclut:

--Ça va bientôt être à vous. Tenez vous bien.

Se bien tenir! Fernand ne songeait qu’à cela. Déjà, il lui avait fallu
composer son attitude pour ses camarades, qui l’un après l’autre,
étaient venus lui serrer la main avec des grimaces condoléantes sous
lesquelles se percevait parfaitement l’envie de rire. Une grande vedette
qui se ramasse, c’est toujours drôle.

L’avertisseur l’appelait en scène. Il entra, salua et commença à
chanter. Comme il finissait sa première romance, les applaudissements
crépitèrent.

--Allons! il avait eu tort de craindre. Tout irait bien. Mais comme il
s’inclinait pour remercier, tout à coup, du fond de la salle, une voix
demanda:

--L’auteur?

Et ce fut comme une traînée de poudre. De fauteuil en fauteuil, de loge
en loge, en haut, en bas, à droite et à gauche, le même cri fit
explosion:

--L’auteur? l’auteur? l’auteur?

Fernand sentit le plancher du plateau tourner sous ses pieds. Pourtant,
il espéra que son prestige--le prestige de l’homme le plus populaire de
France!--viendrait peut-être à bout de la cabale et d’un doigt dirigé
vers sa poitrine, il se désigna.

Mais alors, une clameur unanime:

--C’est pas vrai! lui jaillit à la face de tous les points de la salle,
et une bordée de sifflets le mitrailla. Effaré, il recula d’un pas. Il
ne voyait plus rien. Ses tempes bourdonnaient. Il allait tomber.

--Rideau! cria le régisseur et le rideau, s’abaissant entre lui et
l’affreux tumulte déchaîné, mit fin miséricordieusement à son supplice.

Dès lors, irrémédiablement, le bruit courut que Grandsec s’était vanté
en disant être le seul fournisseur mystérieux de Fernand... ils étaient,
paraît-il, dix ou douze!--Oui, ma chère... puisque Machin et Chose
déclaraient eux aussi dans les cafés d’artistes, et cela avec des petits
airs entendus, qu’il n’y avait pas que Grandsec qui eût contribué au
succès de Fernand.

Hum!... Et les toussottements de marcher... C’était un truc imaginé par
Machin et Chose pour attraper les gogos cabots, lesquels immédiatement
acceptèrent toutes les inepties rimaillées par les deux faiseurs, qui,
depuis toujours, voyaient leurs couplets refusés par tout le monde!

Et du moment que Machin et Chose «travaillaient» pour Fernand, c’était
réglé: ils devaient «faire bien». On s’arracha leurs chansons! Et voilà
comment s’équilibrent certaines fortunes et se déforment les légendes...
et les vérités.




XXII


Le lendemain matin, arrivait à Fernand une lettre de Mariol:

  «Cher Monsieur Fernand,

  »Après ce qui s’est passé hier, et craignant qu’un scandale pareil ne
  se renouvelle aux représentations suivantes, la direction du
  _Colorado_ a décidé de vous accorder un congé temporaire. Voici
  bientôt du reste la saison finie et le moment de la clôture annuelle.
  Il convient, croyons-nous, de laisser l’oubli se faire sur cet
  incident qui pourrait, si on y insistait à présent, compromettre votre
  succès et le nôtre, à la rentrée d’octobre.

  »Croyez-moi d’ailleurs, en tout état de cause,

  »Votre toujours dévoué,

  »Antonin MARIOL.»

Fernand sauta sur un porte-plume, et répondit, poste pour poste:

  «Cher Monsieur Mariol,

  »Vous êtes mille fois trop bon d’avoir compris que j’avais besoin d’un
  peu de repos. Mais ne vous mettez pas en peine du plus ou moins de
  succès que je pourrais obtenir chez vous à la rentrée. L’engagement
  qui me lie à vos établissements prend terme justement cette année et
  je compte ne point le renouveler. Des propositions autrement
  avantageuses me sont faites d’autre part, et je vous serais fort
  obligé d’aviser madame Langlet de ma décision qui est irrévocable.

  »Recevez mes salutations.

  »FERNAND.»

Cette missive expédiée, Fernand se sentit un peu soulagé. Sa colère
avait trouvé un exutoire.

--Tas de saligauds! comme ils le lâchaient tous! au moins, de cette
façon, personne ne pourrait se vanter de l’avoir débarqué! C’est lui qui
repoussait la boîte du pied.

Mais il restait désespéré, malgré tout. Qu’est-ce qu’on allait penser?
Que disait-on dans Paris?

Heureusement, Blanche Mésange était là. Elle avait usé sa nuit à lui
procurer un peu de sommeil en le forçant à avaler une potion au chloral.
Et, devant cette inquiétude de la contemption publique, naïvement
exprimée, elle le rassura:

--Mais on ne dira rien, mon chéri. Paris a tout de même à penser à autre
chose. Parce qu’une séquelle d’oisifs et de malveillants a imité les
cris d’animaux dans un café-concert, tu ne vas pas te figurer que tout
est perdu! Les plus grands artistes ont été sifflés! Ils n’en sont pas
morts!

Ainsi s’ingéniait l’amie sincère mais l’adversité fait rentrer l’homme
en lui-même et déboulonne les orgueils les plus solides. Fernand hocha
la tête et avoua:

--Oui! mais toute mon affaire à moi reposait sur un mensonge! C’est
drôle, je le reconnais aujourd’hui parfaitement, et je ne m’en rendais
pas bien compte hier. Dis donc, Blanche, je crois bien que j’étais en
train de devenir un imbécile!

--Toi? protesta Blanche avec feu, jamais! D’ailleurs, crois-tu
sérieusement, que tu n’aurais pas été capable d’en faire autant que ce
Grandsec, cette espèce de dépendeur d’andouilles, toujours saoul et mal
embouché?

--Oh! oh! comme tu y vas! C’est un poète, en somme, et moi...

--Toi! tu serais aussi poète que lui, si tu voulais! Penses-tu par
exemple que cette chanson que tu avais écrite pour moi, toi-même et tout
seul, au premier temps de nos amours ne valait pas les rengaines de
Grandsec?

--Quelle chanson?

--Si tu ne te la rappelles plus, moi je m’en souviens encore. Je suis
moins ingrate que toi. D’ailleurs je l’ai toujours gardée, je vais te la
chercher.

Elle sortit un instant et revint, en agitant triomphalement une feuille
de papier jauni qu’elle passa à Fernand:

--Relis-les tout haut. J’aimais tant cela!

Fernand lut les couplets, avec une vague émotion ressurgie du passé. En
effet, ils n’étaient pas si mal, ces vers!

--Tu vois bien! clama Blanche, ravie; et flattant du doigt le menton de
Fernand:

--Je te dis que nous mettrons tous les Grandsec dans notre poche quand
il te plaira!

--Mais la musique? Je ne sais pas écrire la musique, moi?

--Mais, moi, je sais! J’ai étudié mon solfège, moi! J’ai des diplômes!
Tu me fredonneras tes airs ou tu me les joueras avec le pouce sur le
piano, et je les écrirai sous ta dictée. Crois-tu que les Belmot, que
les Naquet et tous les maîtres du concert écrivent leur musique
eux-mêmes?

Les choses bien convenues ainsi, le couple examina la situation que lui
faisait le malheur des temps. Il s’agissait de prendre des mesures pour
vivre sans trop déchoir jusqu’à la rentrée.

Elle n’était point trop brillante, la situation! Habitué à laisser
couler sans compter l’argent dont la source paraissait inépuisable,
Fernand n’avait pas retenu un sol des sommes qui avaient passé dans la
maison. Lourbillon, appelé en conseil, indiqua la solution la plus
raisonnable.

--Mes petits enfants, puisque vous avez perdu, il faut payer. Vendez la
voiture, vendez les chevaux, donnez congé de l’hôtel et louez un
appartement dans un quartier pas trop cher! Quant aux domestiques et aux
invités, voici assez longtemps qu’ils volent leurs gages et piquent vos
assiettes! Du balai! du balai! Vous me garderez seulement mon rond de
serviette à moi, qui suis un vieux camarade, dont vous auriez mieux fait
d’écouter la voix prophétique que les flagorneries de tous vos olibrius
qui vous ont rendus à moitié fous!

Lourbillon était devenu grognon, et non sans cause. C’est en vain que
durant les trois années d’apothéose, lorsque Fernand planait au
firmament des étoiles, il avait, de plus en plus édenté, prodigué les
avertissements. Fernand, qui ne touchait plus la terre, ne l’entendait
pas, et Mésange, entraînée dans l’orbe du triomphateur, avait, elle
aussi, un peu perdu le juste sentiment de la proportion des choses, des
êtres et des faits.

L’idée adoptée par Fernand de continuer à chanter des œuvres de lui,
n’eut pas l’heur de sourire à Lourbillon.

--Pourquoi toujours vouloir sortir de son métier! ronchonna-t-il. Est-ce
qu’un bon ténor ne vaut pas mille fois un mauvais poète? Tu vas encore
te faire emboîter!

Mais Fernand, pris d’enthousiasme et saisi du «sacré délire,» avait
acheté un traité de prosodie française, et rimait à tour de bras--le
tout, corrigé par Mésange!

L’hôtel trouva facilement un acquéreur de la suite du bail, et la
liquidation des écuries et du mobilier produisit de quoi largement
assurer, pour un an ou deux, la tranquillité du ménage.

Fernand et Mésange s’installèrent, boulevard Poissonnière, dans un
appartement de 2,000 francs, au quatrième sur le devant. Ils n’avaient
conservé qu’une cuisinière et une femme de chambre, la nécessité
prochaine d’une nourrice s’imposant... Pour cette même raison, il avait
été décidé que Blanche ne chercherait pas d’engagement cette année, le
futur citoyen qu’elle allait offrir à la France lui arrondissant déjà
visiblement la taille.

Cependant, le mois d’août touchait à sa fin. Fernand reçut un matin une
lettre des frères Yselo, directeurs des deux grands music-halls,
_Luteciana_ et _Adelphia_, qui le mandaient à leur cabinet.

Ces messieurs lui demandèrent s’il était dégagé de tout traité avec les
établissements Langlet, et, sur sa réponse affirmative, lui proposèrent
de signer chez eux, pour une série de trente soirées, renouvelable en
cas de réussite.

Les conditions pécuniaires étaient bien meilleures encore qu’au
_Colorado_ (huit cents francs par jour!) et Fernand, enchanté, se mit à
bûcher son nouveau répertoire.

Il était certain du succès. Des journalistes, qu’il avait vus, lui
avaient affirmé que nul ne songeait plus à sa mésaventure. En outre, et
sentant bien, à présent que le vertige de l’amour-propre l’éblouissait
moins, que le plus sûr atout de son jeu était sa voix, simplement, il
avait résolu de n’intercaler qu’avec modération ses romances à lui,
entre d’autres numéros demandés aux fournisseurs les plus en vogue.

Toutefois, il eut une légère déception, lorsque quelques jours avant
l’ouverture de l’_Adelphia_, communiquant son programme aux frères
Yselo, il constata de quelle façon ses nouveaux directeurs accueillaient
sa prétention d’interpréter quelques-unes de ses œuvres personnelles.

Ces deux messieurs eurent simultanément et parallèlement le même
haussement d’épaules et des sourcils et déclarèrent ensemble:

--Oui, l’auteur-chanteur! c’est bien usé. Et qui est-ce qui vous
fabrique vos machines, cette fois-ci?

Ils n’y mettaient point la moindre méchanceté, les frères Yselo; ils
parlaient, d’après une conviction faite, inébranlable. Fernand se cabra:

--Mais messieurs, cette fois-ci, comme vous dites, c’est bien moi qui
serai le véritable et unique auteur de ce que je présenterai sous mon
nom!

--C’est entendu, concéda Yselo l’aîné; c’est entendu! D’ailleurs nous
n’avons pas à entrer dans ce détail. Mais êtes-vous bien sûr que,
désormais, il n’y aura plus d’indiscrétion commise?

--Mais par qui voulez-vous?... puisque je vous répète...

--Bon! bon! enfin, c’est votre affaire! l’interrompit Yselo cadet, de
l’air de quelqu’un qui préfère ne pas laisser un interlocuteur
s’empêtrer dans une imposture.

Fernand les quitta furieux.

C’est qu’elles n’étaient pas loin d’être tout à fait charmantes, ces
œuvrettes dont il était vraiment le père, et qu’il allait, ce coup-ci,
en toute authenticité, jeter au jugement de la foule. D’où sa rage
contre les sceptiques.

Il s’était, l’ancien ouvrier socialiste, rédacteur de manifestes de
grève, retrouvé un bout de plume élégant, et telle de ses inspirations
intitulée: _Feu de paille_, et qui commençait par ces vers:

    Ton amour est feu de paille,
    Tôt allumé, vite éteint...

dépassait certainement la moyenne des poésies de salons littéraires. Et
les mélodies, bien à sa voix, valaient, et au-delà, les plus soignés
spécimens du genre.

_L’Adelphia_ rouvrait le 1er octobre. Des notes fort élogieuses
annonçaient dans les feuilles l’engagement de Fernand, et son nom, de
nouveau, éclatait en lettres énormes sur les affiches. Pourtant
Lourbillon ne se déridait pas. Cassandre incorrigible, il gardait le
front plissé d’angoisses. Le matin de la première représentation, il dit
à Fernand avec autorité:

--Donne-moi de l’argent.

--Pourquoi?

--Parce que je vais m’occuper de te faire soigner ton entrée en scène.
Aide-toi, le ciel t’aidera, c’est un proverbe. Et un peu de claque fait
grand bien!

C’est ainsi que le soir, l’apparition de Fernand à la rampe fut saluée
d’une salve de bravos d’une énergie toute romaine.

Il commença par chanter, en prenant la précaution de proclamer à
l’avance les noms des divers auteurs, trois mélodies inédites.

Les bravos redoublèrent. Peu à peu la salle partait. Le charme vocal
opérait.

C’était le tour du quatrième morceau, le dernier. Fernand annonça:

«Feu de paille!» paroles et musique de _moi_.

Il s’inclinait. Alors un imperceptible murmure bourdonna et tout à coup,
d’un fauteuil d’orchestre, cette exclamation jaillit:

--Ah non! faut pas nous la faire!

Des rires pouffèrent. Mais le silence se rétablit assez vite. On
écoutait. En somme, nulle hostilité. Un égaiement plutôt. Hilarité
contenue. Ce n’était pas vilain, ce _Feu de paille_! Mais quelle santé
ils ont, ces cabots!

A la fin, quelques applaudissements se risquèrent, peu nombreux.
Seulement, comme à la sortie de Fernand la claque reprenait son exercice
de battoir, plusieurs spectateurs se fâchèrent et crièrent: «Chut!»

Énigme des destinées! Les trois quarts des gens qui étaient là avaient
oublié l’anicroche de Fernand ou ne l’avaient pas connue. Fernand était
en pleine forme et n’avait jamais été meilleur, S’il avait jamais mérité
les acclamations de jadis, c’était bien maintenant. Et rien! Faut-il
croire qu’en toute la vie humaine, une heure sonne où la chance tourne.

L’engagement de Fernand, le mois fini, ne fut pas renouvelé par les
frères Yselo.




XXIII


--Laisse-moi tranquille! Va te promener. Ça m’agace de te voir
tournailler sans rien faire de tes dix doigts. Descends au café,
puisqu’il n’y a que là que tu t’amuses!

--C’est bon! Parfait! Pas besoin de t’énerver, ma chère. J’y cours!

Fernand se dirigeait vers l’antichambre. La main sur le loquet de la
porte, il cria:

--Si je ne rentre pas dîner, ne m’attends pas! C’est agaçant, à la fin!
La vie n’est plus tenable!

Le ménage passait en effet par une crise. L’échec de _l’Adelphia_
n’avait pas été sans aigrir le caractère du ténor en disponibilité; d’un
autre côté, l’état de grossesse de Blanche Mésange rendait celle-ci
agressive, grincheuse et exigeante, Elle avait sans cesse les «nerfs en
pelote,» comme disait Lourbillon, rabroué, lui aussi, plus souvent qu’à
son tour. L’ennui de se voir devenir laide, le corps déformé, la
démarche lourde, la claustration forcée, le régime imposé transformaient
momentanément la plus douce des épouses en la plus intraitable des
mégères. Chaque jour amenait sa scène de reproches ou de jalousie,
terminée invariablement, et noyée dans un flot de larmes charriant
pêle-mêle des excuses et des baisers de repentir.

--Ce n’est pas de ma faute si je suis comme cela. C’est plus fort que
moi! hoquetait Mésange après trois heures de férocité déchaînée.

--Et on appelle ça une position intéressante! philosophait Lourbillon.

Fernand, chassé de chez lui par cette atmosphère continuelle de tempête,
avait, en désespoir de cause, pris l’habitude de sortir le plus
possible, et pour tuer le temps, il usait ses journées à changer de
cafés, enfilant des chapelets de bocks jusqu’à l’heure de l’absinthe,
l’heure verte où

                        Vénus
    S’allume dans le ciel vert-pâle,

De sorte qu’il rentrait généralement juste pour se mettre à table, sinon
gris, au moins très surexcité. Et les querelles recommençaient aussitôt,
à propos de tout et de rien, pour la soupe trop froide ou le café trop
chaud. Là-dessus, mauvaises paroles, cris, menaces, bris de vaisselle.
Un enfer!

Ce jour-là, Fernand dégringola son escalier, au pas de charge, quatre à
quatre et bouillant de colère.

Il avait des désirs d’aller loin, loin, au bout du monde, presque à
Asnières! Quelle existence, bon Dieu de bon Dieu!

Il prit le faubourg Montmartre, la rue Notre-Dame-de-Lorette, la rue
Fontaine. Il montait, montait toujours, pour fatiguer son exaspération,
mâchonnant de vagues récriminations, sans regarder personne.

Comme il débouchait place Blanche, il tomba tout à coup dans les bras
d’un individu qui marchait en sens inverse et dont il venait, tête
baissée, de heurter la large poitrine.

--Eh bien quoi! camarade Fernand! on veut défoncer les amis, à présent!
tonna une grosse voix gaie.

--Tiens! ce vieux Galigant! Ah! par exemple! depuis le temps qu’on ne
s’est vu! s’exclama Fernand, cordialement.

Galigant était un ancien compagnon de travail du ténor, au temps où ils
étaient ouvriers tailleurs.

Socialiste et grand liseur de brochures révolutionnaires, il avait été,
autrefois, le plus dévoué des militants, lors de la fameuse grève; et, à
le retrouver, en ce moment d’exacerbation et de rancune, Fernand sentit
se réveiller en lui tous ses premiers instincts de révolte, endormis
depuis par le bien-être et l’opulence égoïstes.

Galigant était un grand diable, aux épaules hautes, à la figure joviale,
où se remarquaient deux yeux noirs malins et une bouche éloquente. Il
portait des cheveux longs sous un feutre mou aux vastes bords.

Fernand lui prit le bras et lui demanda:

--Qu’est-ce que tu deviens?

--Je deviens, déclama Galigant, je deviens un danger pour cette Société
pourrie, et un réconfort pour tous ceux qu’elle exploite! Je ne coupe
plus d’habits! je tranche dans le vif! En un mot comme en cent, mon
cher, je fais des tournées de conférences, et je porte partout, de
villes en villages, de bourgs en hameaux, la bonne parole libertaire par
qui lèvera un jour la moisson de la rénovation sociale, fille des grains
de vérité que que je sème sur ma route! Allons boire quelque chose,
s’interrompit-il, car j’ai soif. Et toi?

--Moi aussi, tu m’altères! confessa Fernand en riant. Comme ils
s’étaient attablés devant deux chopes de bière, Galigant, la moustache
blanche de mousse, se frappa soudain le front.

--Tu peux rendre un signalé service à la cause, mon petit Fernand! Ce
soir, à la _Maison du Peuple_, nous organisons une grande soirée
familiale, au profit du _Groupe révolutionnaire des gars de la Seine et
d’ailleurs_: Causerie par un camarade, partie de concert, chants et
récits, suivie d’une tombola gratuite; nombreux lots. Entrée: 30
centimes. Les compagnes et leurs enfants ne paieront pas. C’est ça qui
serait chic si tu voulais venir nous dégoiser quelque chose?

--Ce soir?

--Oui. Ah! dame! c’est à l’œil, et nous ne te donnerons pas huit cents
balles pour ton cachet, mais pense ce qu’ils seront contents! Fernand du
_Colorado_ et de _l’Adelphia_! Tout le quartier va monter chez nous!

--Moi, je veux bien! dit Fernand, flatté et ému à la fois. Ainsi, ses
anciens camarades ne le considéraient pas comme un cabot vidé, un
plagiaire éventé! Pour eux il était encore quelqu’un dont le dérangement
vaut quelque chose! Et il se promit de leur en jeter, pour rien, plus et
mieux qu’il n’en avait jamais fourni, pour leur galette, aux bourgeois,
ces gourdes!

--Viens dîner avec moi, proposa brusquement Galigant. Je connais un
bistro de cochers avenue Trudaine où le ragoût de mouton est parfait! Ça
te changera des restaurants de la haute! car, ce que tu dois en
becqueter, de ces fins morceaux, espèce d’homme arrivé?

--Oh! arrivé! je ne sais pas si je suis arrivé, mais je crois bien que
je m’en retourne! soupira Fernand, avec une amertume subite.

De fait, une grosse rancœur le poignait, en la compagnie de ce robuste
et allègre garçon, resté prolétaire et remueur d’idées généreuses.
Qu’était-il devenu, lui? un pantin richement costumé, un guignol à la
mode d’une ou deux saisons, un article de Paris, l’amusement des
enfants, la tranquillité des parents, la machine à chanter que les
richards se payent pour quelques louis, comme ils commandent des bottes
d’asperges chez Potel et Chabot.

De quelle utilité humaine, ou simplement publique était-il? Pour le
bénéfice de quelle grande cause, avait-il utilisé ses forces de mâle
solide? Vers quels buts progressifs et utiles s’étaient tendues ses
ambitions?

Quelle coopération avait-il apportée dans la lutte généreuse de la
défense des petits contre les gros?

De quelles idées nobles avait été assailli son cerveau depuis ces quatre
années de pitreries?

Est-ce qu’il était suffisant, pour faire son devoir, d’épouser sa
maîtresse, de la rendre mère, de se coller des costumes de singe, de
barbouiller sa face de rouge, et de donner tout son temps à un métier
inférieur d’amuseur public, payé pour égayer la grossièreté des foules?

Allons donc! S’enrichir soi et les siens n’était pas la fonction unique
et principale de l’«Être».

Et cela avait été à lui, Fernand, sa seule pensée depuis quatre ans...

Était-ce possible qu’il fut convaincu d’avoir été un «homme»!

Un bon mari, un bon père, un bon cabot, soit, mais ce n’était point tout
ce qu’il fallait être!

Et le souvenir de ce qu’il était, quand, pauvre, obscur et râpé, il
prêchait la résistance aux patrons, et se redressait, dans sa libre
misère, contre les iniquités du capital, lui rendit douloureuse,
l’espace d’une seconde, la sensation très nette de sa dignité abdiquée
pour l’argent fugace et la gloriole vaine.

Galigant et Fernand, après le ragoût de mouton annoncé--et en vérité,
les pommes de terre en étaient farineuses à souhait et onctueuse la
sauce!--se dirigèrent, chacun un cigare au bec--oh! point de havanes,
mais de simples deux soustados crapularès!--vers la Maison du Peuple.

La Maison du Peuple, c’est, au fond de l’impasse Pers qui donne sur la
rue Ramey, au versant de la butte Montmartre, une sorte d’énorme hangar.
A gauche, sitôt la porte franchie, une boutique de marchand de vins,
avec son comptoir de zinc, ses tables de bois et ses escabeaux. Tout
droit devant vous, en entrant, derrière une seconde porte, la salle de
spectacle, blanchie à la chaux, nue comme un temple protestant, garnie
de bancs.

Au fond de la salle, la scène, surélevée d’un mètre à peu près. Des
drapeaux rouges tendus aux murs sont la seule décoration du lieu.

Quand Galigant et Fernand arrivèrent (il était neuf heures environ) le
public était déjà compact, et des nuages de fumée s’échevelaient vers le
plafond lambrissé.

Des hommes, des femmes, des enfants, garçons et filles, des blouses et
des redingotes, des casquettes et des chapeaux, tout un monde
s’entassait, assis et debout, tantôt bruyant, tantôt silencieux.

Sur la scène, installé derrière une table, mais se levant souvent et
arpentant l’étroite estrade, un orateur parlait avec des gestes brefs et
coupants.

--C’est le camarade Karikine, un Russe! chuchota Galigant.

La voix, sèche et claire, avait des éclats aigus interrompus par:

--Des blagues!

--Vive la Commune!

--Vive la Sociale!

Ces interjections éclataient, rugies de différents coins de la salle.
L’orateur poursuivit:

--L’histoire, l’économie politique, le simple bon sens...

--A bas Jaurès!! Vive Jaurès!! et le tumulte devint tel que la voix de
l’orateur se perdit...

Mais avant de descendre de la tribune, Karikine termina sa harangue par
un souhait ironique de les voir un jour heureux, riches, quoi! les égaux
de la bourgeoisie!

Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna.

Une femme cria:

--Nous n’y coupons pas non plus!!!

Dans un coin, un chœur de voix sourdes entonna:

    Dansons la carmagnole!
    Vive le son, vive le son,
    Dansons la carmagnole,
    Vive le son du canon!!

--Chut!

--Silence!

Au milieu des claquements de mains, des cris d’enthousiasme et des
roulements de cannes sur le plancher, le camarade Karikine, un homme
maigre, à la fois chauve et chevelu, par le front dégarni et la longueur
de boucles brunes couvrant sa nuque, descendit de la scène et vint
s’asseoir sur un banc de la salle, où l’on se serra pour lui faire
place.

Mais déjà des voix nombreuses réclamaient le concert. Une femme apparut
sur le théâtre.

--C’est Zulma Porret, une fidèle!

--Je la connais. Elle a chanté chez nous! répondit Fernand.

Zulma Porret, ancienne étoile des Bouffes du Nord, plus très jeune, mais
agréable encore, avec de beaux yeux meurtris et des dents magnifiques,
chanta, d’une voix rauque et passionnée, la _Revanche des Gueux_, sorte
de poème brutal où elle mettait une force de haine extraordinaire. Un
piano où manquaient des cordes accompagnait rageusement.

Puis ce fut un long et pâle poète à barbe noire qui rythma, d’une
diction lente et sombrée, les stupeurs du Christ revenu sur terre et
jugeant les modernes chrétiens.

Ce singulier poète s’appelait: Pierre Larmus; il était long, long et
d’une maigreur qu’il soignait d’un régime éternel, pour garder sa saveur
«Purotine» indispensable à l’évocation des «Ventres Creux», ses héros.

Il était si long et si plat, et si pâle qu’on voyait en lui l’image
exacte de toutes les famines! Non seulement celles de l’estomac, mais
celles aussi de tous les organes...

Il s’apitoyait sur lui-même, en gémissant sur les autres lamentablement,
et d’une voix désolée d’appel à la pitié.

Lui aussi, il avait connu les nuits sans asile, les jours sans pain, les
hivers sans feu et sans logis, où les mises au bloc ou à l’hôpital sont
autant de bonnes heures... les meilleures.

Lui aussi, comme ceux qu’il aimait à dépeindre, et sur lesquels il
appelait, à grands cris douloureux, l’amour du prochain, lui aussi, il
avait connu les liquettes en guenilles, les ribouis percés qui font
clapoter les gros orteils dans les boues glacées... lui aussi il les
avait fuis, les yeux féroces des boutiquiers, marchands de comestibles
attablés en famille en des coins de leurs boutiques pleines de bonnes
victuailles, qui le chassaient avec des menaces d’agents...

Ah! le bon plaisir qu’il aurait eu à défoncer toutes ces boîtes de
haricots verts et de viandes de conserve... en attente... à cambrioler
leur cave... à chatouiller leurs filles!

On l’applaudit ferme, celui-là! Quel succès! Après lui vinrent d’autres
artistes et tandis qu’ils se succédaient, plusieurs petites filles, de
bancs en bancs, faufilant leurs silhouettes fluettes, distribuaient les
billets de la tombola.

--Camarades! vociféra tout à coup Galigant, nous avons ici un ami, le
camarade Fernand du _Colorado_ et de _l’Adelphia_, qui veut bien nous
apporter le concours de sa bonne volonté et de sa belle voix!

--Bravo! bravo!

--A la tribune!

--Où qu’il est?

Le tumulte fut considérable. Les uns se haussaient sur la pointe des
pieds pour découvrir l’artiste! les autres se retournaient sur leurs
sièges. Toutes les femmes étaient debout. A grand’peine, Fernand se
fraya un chemin jusqu’à l’estrade. Il s’y hissa. On applaudit.

On applaudit bien davantage encore après qu’il eût chanté. Tout le monde
criait. C’était le chaud auditoire des jadis périmés:

--Bis! bis!

--Encore!

--Une autre!

Il s’exécuta. Une fois. Deux fois. Lui, Fernand, qui pour or, ni pour
argent, n’aurait, au concert, ajouté une broque à son programme, il se
sentait, ce soir, infatigable. Cette pensée l’exaltait: Je chante pour
le peuple! je chante pour mes frères!

Mais la chaleur était si intense, l’odeur de cette foule si suffocante,
qu’il demanda dix minutes de repos, promettant de leur chanter encore,
après, tout ce qu’on voudrait.

On hurla de joie: Bravo! Bravo!

Et l’entr’acte permettant d’aller se rafraîchir, il y eut un branle-bas
de chaises, de bancs, une bousculade vers une sorte de buffet improvisé.

A ce moment, un petit homme sec, nerveux, l’œil sondeur, finement
scrutateur, s’avança vers Fernand et à brûle-pourpoint lui déclara:

--C’est d’une très véritable amabilité, monsieur, d’être venu parmi
nous, et surtout d’avoir mis à votre répertoire de ce soir cette chanson
d’Eugène Pottier: «Ce que dit le pain.» Un artiste riche, fêté par les
bourgeois et l’aristocratie et qui vient ici... chanter avec nous...
Demain, certains journaux vous accuseront d’ingratitude envers ceux qui
ont fait votre fortune... Vous n’avez pas peur qu’on interprète mal
votre geste?

--Comment, bondit Fernand, parce que j’ai le ventre plein, je ne dois
pas m’apitoyer sur ceux qui crèvent de faim! parce que j’ai de l’argent
en poche, je dois ignorer les misères d’autrui! on peut tout de même
devenir riche, sans devenir mufle.

--C’est bien difficile, ricana l’homme nerveux et maigre... Il est vrai,
continua-t-il, qu’un artiste n’a pas d’opinions... et j’ai lu
dernièrement que vous alliez un jour charmer «Les Petits Chapeaux,» «Les
Œillets Blancs,» et, le lendemain et les jours suivants, qu’on vous
applaudissait chez Drumont, chez les francs-maçons, chez Deschanel... Ce
sont les petites courbettes du métier, n’est-ce pas?

--Oui, grogna Fernand, tout cabot est un peu le valet du public; nous
n’allons pas partout de bon cœur, mais parce que c’est notre fonction.

--Et ce soir? interrogea le petit vieux.

--Ce soir? ah! ce soir, je me sens heureux! heureux, monsieur, moi qui
suis du peuple, comme vous, de me sentir en communion d’idées avec vous
tous qui luttez... je sens que je ne suis pas tout à fait gâté... et que
mon départ des milieux populaires n’a pas étouffé en moi, les germes des
généreuses révoltes--je me sens toujours des vôtres!

A ce moment, un murmure unanime et grandissant s’éleva. A droite, à
gauche, des premiers rangs aux derniers, une même demande convergea vers
l’homme à la belle voix:

--L’Internationale! l’Internationale!

La salle entière exigeait l’hymne de Pottier, la Marseillaise du
prolétariat. Et Fernand, vibrant et convaincu, entonna le couplet:

    Debout! les damnés de la terre!
    Debout! les forçats de la faim!
    La raison tonne en son cratère,
    C’est l’éruption de la fin.
    Du passé, faisons table rase
    Foule esclave, debout! debout!
    Le monde va changer de base,
    Nous ne sommes rien! soyons tout!

_Refrain._

    C’est la lutte finale!
    Groupons-nous, et demain,
    L’Internationale
    Sera le genre humain!

Le refrain, repris en chœur par le public, donnait à la chanson une
énergie sauvage et vraiment belle.

Un ouragan d’enthousiasme, tonna, rugit!

--Vive Fernand!

--Merci, camarade!

--A bientôt!

--A la prochaine!

Fernand, remorqué par Galigant, gagna la sortie, serrant des mains sur
son passage. Mais Galigant rentrait pour la tombola:

--Au revoir, vieux!

--A ton service.

--Merci.

Boulevard Rochechouart, Fernand, plus bourgeoisement, prit un fiacre.
Dans les cahots de la voiture, malgré lui, il fredonnait encore:

    C’est la lutte finale!
    Groupons-nous, et demain,
    L’Internationale
    Sera le genre humain!

Mais son exaltation tombait bientôt. Et il murmura, rencoigné dans son
véhicule, glacé par cette nuit de décembre:

--C’est égal, maintenant, il va falloir que je me débrouille.




XXIV


Si les desseins de la Providence sont impénétrables, les voies de la
nature sont régulières. Ce qui devait arriver chez les Fernand arriva à
la date prévue. Et ce fut un gros petit garçon, d’un poids normal; tout
rouge comme s’il se fût, depuis neuf mois, impatienté d’avoir tant
attendu son exeat, et les yeux hermétiquement clos cependant, comme s’il
eût fait vœu de ne point voir le jour!

Tel qu’il était, chauve, édenté et fripé de mille rides comme un
octogénaire en réduction, Fernand le trouva superbe et délicieux, et le
premier cri qu’il poussa, enroué et chevrotant, gonfla d’orgueil le cœur
de ce père enchanté de son ouvrage!

--Hein? en a-t-il déjà, une voix! clama-t-il à Lourbillon, qui
admiratif, approuva:

--C’est un gaillard!

Le gaillard fut, comme la plupart des gaillards de son espèce, à ce
moment de leur carrière, confié aux bras d’une nourrice qu’il sembla
parfaitement connaître depuis beau temps, car il se jeta immédiatement
sur son corsage et avec une familiarité qui paraissait dénoter des
relations antérieures, lui empoigna le sein, devant tout le monde.

La semaine qui suivit fut une suite d’émerveillements quotidiens autour
du berceau. Le gaillard n’était pas seulement un gaillard de par la
vigueur de son organe. Il était également un gaillard de par la finesse
et la vivacité de son esprit. Là-dessus, il n’aurait pas fallu démentir
Fernand. Il vous eût, à l’instant même, tenu pour le plus marécageux des
imbéciles! Le moindre froncement du front, la plus petite grimace de la
bouche, étaient immédiatement interprétés comme les signes d’une volonté
bien arrêtée et les indices d’une intelligence déjà avisée.

Lourbillon, d’ailleurs, partageait cette opinion. Il s’était intronisé
l’oncle et la bonne d’enfant, tout ensemble, du poupon. Il le dorlotait,
le promenait par les chambres et lui racontait même des monologues où il
prodiguait ses effets les plus sûrs! En pure perte, du reste, car le
gaillard ne daignait pas marquer qu’il s’intéressât encore à l’art du
théâtre.

Enfin, la paix conjugale, avec la délivrance de Blanche, était revenue
dans la maison. Pâle et faible, la jeune mère, d’un tendre sourire las
et d’une pression de main reconnaissante, avait obtenu l’oubli de toutes
ses méchancetés involontaires et ce bon moment avait effacé tous les
fichus quarts d’heure. Blanche n’avait pas enlaidi, au contraire! et
quand elle put se lever, elle constata qu’elle agraferait sans peine son
corset au même écran qu’avant l’événement. Ces certitudes-là remettent
du baume au cœur des femmes les plus éprouvées!

Un mois après, ce fut la grande question du baptême. Mésange demanda à
Chérie Chéron, du _Colorado_, d’être la marraine, et celle-ci accepta
très gentiment, encore que Mariol et les Langlet, ses directeurs,
pussent voir cette complaisance d’un mauvais œil, mais tant pis s’ils se
fâchaient! Elle, Chérie Chéron, s’en fichait pas mal! Elle avait sa
position faite et elle «enquiquinait les patrons».

Quant au parrain, Lourbillon eût envoyé des témoins à quiconque aurait
voulu lui disputer ce titre!

Tous ces arrangements pris, il ne restait plus qu’à fixer le jour, à
commander les dragées et à lancer des invitations et les faire-part.
Mésange, rayonnante, s’occupa de ces détails, avec un zèle éperdu.

Quoique ce fût un peu loin--mais on louerait des voitures--il fut décidé
que la cérémonie aurait lieu à Saint-Laurent, pour que le même curé, qui
avait marié les parents, pût baptiser l’enfant, qui s’appellerait Robert
comme son parrain. Lourbillon, en effet, se prénommait Robert, «comme le
duc de Chartres!» spécifiait-il. La date choisie fut le 2 février.

Mais Mésange, et Fernand non moins qu’elle, malgré qu’il s’en cachât,
eurent une déception très sensible. Ils avaient, comme pour leur noce,
invité la plupart des artistes des concerts de Paris, amis, camarades et
connaissances. Le plus grand nombre s’excusa, prétextant cent et cent
raisons, répétitions, maladies, absences. On les «plaquait» tout
doucement. On coupait la corde. Blanche en pleura.

En sorte qu’à la dernière heure, tout fut décommandé, et que le père et
la mère, le parrain, la marraine, la nourrice et le bébé se rendirent
simplement, et sans nul cortège, à l’église.

--Et les dragées, qu’en ferons-nous? avait soupiré Mésange.

Chérie Chéron répondit en riant:

--Nous les croquerons nous-mêmes, donc! Crois-tu que nous ne les
mangerons pas aussi bien que ces mufles-là!

A la sortie, Fernand ne put s’empêcher de comparer cette journée à celle
de son mariage! Alors, le soleil d’avril égayait les arbres du
boulevard, le ciel bleu semblait lui promettre tout un avenir de
félicités. Il était riche, notoire, célèbre, sollicité partout. A
présent, sans engagement, presque oublié, bientôt dans la gêne, il
regardait sous le ciel gris de février s’amonceler les nuages de neige.
Et il avait suffi de onze mois à peine pour une telle métamorphose!

Rentré au logis, Fernand eut une crise de colère:

--Ah! gronda-t-il à Lourbillon consterné. Je sais bien ce qu’il faudrait
pour les ramener tous, l’échine basse, le chapeau à la main, plats comme
des chiens couchants qui lèchent le fouet du maître! Si j’étais
seulement monsieur le Directeur, ils empliraient mon antichambre, là, à
côté, et en cireraient le parquet avec leurs semelles, à force de
révérences! Tous, tu entends, Lourbillon, tous! ils viendraient mendier
ma signature au bas d’un traité! Si j’étais monsieur le Directeur! Et au
fait, pourquoi pas?

--Oui, fit Lourbillon, pourquoi pas?

--Parce que je n’ai pas le sou, parbleu! Que me reste-t-il? une
vingtaine de mille francs pour tout potage. A peine de quoi payer mon
électricité! Ah! si je trouvais un commanditaire, je ne dis pas!

--Ça se trouve.

--Quand on cherche! Et je ne veux pas chercher! Tout ce monde-là me
dégoûte!

--Bon, bon! calme-toi. Ça se passera.

Lourbillon, sondeur, avait son idée. Il le fit bien voir, une quinzaine
plus tard.

Un matin que Fernand rejoignait Mésange dans la chambre de la nourrice,
où elle était allée regarder débarbouiller le jeune Robert, il trouva sa
femme en grande conversation avec Chérie Chéron.

Celle-ci, en lui tendant la main, lui dit, à brûle-pourpoint:

--Qu’est-ce donc qu’est venu me raconter Lourbillon, cher ami? que vous
auriez le désir de devenir directeur?

--Lourbillon est fou! Donnez-moi de l’argent... répondit Fernand en
riant franchement--et j’ouvre demain!

--En ce cas, c’est une affaire faite. Commandez vos décors.

--Vous dites?

--Je dis: Ouvrez demain, vous avez l’argent!

--Elle est bonne!

--N’est-ce pas?

--Non; mais voyons--reprit Fernand sérieusement--vous blaguez?

--Mais pas le moins du monde!

--Vous m’avez découvert un commanditaire?

--Parfaitement!... et je n’ai pas eu besoin de courir bien loin. Il
était chez moi!

--Ah! c’est...

--Oui, monsieur, c’est... justement! avoua la belle-fille, en pouffant
de gaîté et dans un salut révérencieux.

Ce n’était un secret pour personne que Chérie Chéron, depuis nombre
d’années, était entretenue richement: M. Oscar Grindot, propriétaire des
moulins de la Meuse, s’était attaché à cette maîtresse élégante et
décorative, il lui servait une pension royale et tenait sa maison sur un
très grand pied, car c’est chez elle qu’il recevait, et à sa table qu’il
donnait ses dîners d’affaires. C’est cette situation bien définie et
parfaitement assurée, qui permettait à Chérie Chéron son indépendance
vis-à-vis des Mariol, des Langlet et autres «singes».

--Voilà! exposa-t-elle. J’ai dit à Oscar: «J’en ai assez de m’égosiller
chez les autres. Je voudrais chanter dans une maison où je serais chez
moi. Et je crois que l’occasion se présente!» Oscar a perdu l’habitude
de me refuser quoi que ce soit. Seulement, il demande des
éclaircissements. Je lui en ai fourni. Je lui ai expliqué qu’un de mes
camarades, Fernand (d’ailleurs il vous connaît parfaitement, il vous a
entendu et il vous gobe beaucoup!) désirait prendre la direction d’un
concert; que ce Fernand était décidé à placer dans cette entreprise
toute sa propre galette, mais que cette galette était trop courte! J’ai
ajouté qu’il me serait personnellement agréable à moi, Chérie, de
parfaire la somme qu’il faudra; (avec l’agent d’Oscar, comme de juste),
que par ce moyen, je deviendrais co-propriétaire, co-directrice, etc.,
etc. Il est bien entendu, mon petit Fernand, que tout ce dernier
arrangement, c’est de la frime! J’ai dit ça à Oscar, parce qu’Oscar, qui
casquera pour moi, ne casquerait pas pour vous! Le vrai, c’est que vous
palperez et que vous marcherez tant que ça ira. Si tout va bien, tant
mieux! si tout va mal, tant pis! Après tout, ce n’est pas de mes
économies! Pourvu que vous me mettiez en grande vedette! ça, par
exemple, c’est sacré! Sans ça, Oscar débinerait le truc!

Elle pirouetta, embrassa Mésange et sortit, en jetant à Fernand:

--Demain, à midi; vous déjeunez chez moi avec Oscar. Vous avez bien
saisi l’ordre et la marche? A demain!

Chérie Chéron habitait rue d’Offémont, à deux pas du parc Monceau, un
hôtel somptueux, à balcons de pierre, rez-de-chaussée et deux étages. Au
coup de sonnette de Fernand, un domestique en bas et culotte courte vint
ouvrir, et sans un mot, conduisit le visiteur au salon.

Ce salon, qui en réalité en formait deux, un grand et un petit, séparés
l’un de l’autre par une sorte de portique mauresque, était meublé de
façon composite, chaque pièce étant de style différent, et choisie parmi
ce que ces styles avaient de plus pur. Un goût parfait avait présidé au
choix et à l’arrangement de ce musée d’art, qui était en même temps un
lieu confortable.

Chérie Chéron arriva presque aussitôt, entortillée dans un peignoir
flottant, satin rouge et dentelles noires, suivie d’un monsieur en
redingote, décoré, à qui elle présenta immédiatement son invité.

--Mon ami! monsieur Fernand, mon camarade du _Colorado_, dont je t’ai
parlé.

Puis, à Fernand:

--Monsieur Oscar Grindot.

Les deux hommes se saluèrent. M. Oscar Grindot tendit la main à Fernand
et très aimable:

--Enchanté, monsieur! Je serais le seul être au monde à ne point vous
connaître; mais je vous connais et je vous apprécie infiniment!

M. Oscar Grindot, bien qu’ami sérieux et payant cher ses plaisirs,
n’avait rien d’un Dandin ou d’un Sganarelle. C’était un gros homme,
ventru, ayant passé la cinquantaine, à la physionomie un peu vulgaire et
un peu dure, brun avec une forte barbe noire. L’acuité un peu gênante du
regard était corrigée par le sourire nettement lippu d’une bouche
affable et sensuelle.--On sentait qu’il savait assez compter pour
pouvoir dépenser beaucoup, sans mécompte, et se montrer très généreux
sans déséquilibrer son budget.

--Nous causerons mieux les pieds sous la table! Le déjeuner doit être
prêt, ma chère enfant?

--Il n’attend que nous, mon ami.

--Eh bien, allons!

Il offrit son bras à sa maîtresse, avec les grâces les plus correctes,
et l’on passa dans la salle à manger.

Le service était dirigé par un maître d’hôtel impeccable. Fernand,
malgré son désir de paraître acclimaté à toutes les mondanités, se
sentait influencé. Mâtin! il avait eu, lui aussi, des larbins, mais
comme celui-là, jamais! Elle se mettait bien, Chérie Chéron!

--Monsieur, déclara enfin le seigneur et maître de cette beauté si bien
lotie, après que la conversation eut épuisé les banalités
préliminaires--je mets à la disposition de mademoiselle Chéron, qui les
consacre à commanditer votre affaire, cent mille francs. Votre apport
personnel est de...

--Vingt mille! balbutia Fernand, honteux de la modicité de la somme.
Mais M. Grindot ne sourcilla pas; il poursuivit:

--Vous fournissez, en outre, votre talent, votre expérience, votre
notoriété, et la quantité considérable de travail et d’effort que vous
aurez à produire dans cette lourde tâche qu’est une direction effective.

--Tout mon zèle, monsieur...

--Bien! Je vous enverrai donc, dès demain, mon notaire, afin que soient
débattues et posées les bases des statuts de la Société que vous allez
constituer. Et maintenant, ne parlons plus de chiffres. Votre verre, je
vous prie. Un doigt de Tokay. Celui-là, je le verse moi-même. Les
domestiques n’y touchent pas!




XXV


«C’est décidément samedi prochain, 26 septembre, qu’ouvrira le _Nouveau
Concert_, dans la coquette salle du faubourg Poissonnière, entièrement
modifiée et remise à neuf. Le programme, très varié, promet d’être des
plus brillants. La troupe, en tête de laquelle marche Fernand lui-même,
artiste en même temps que directeur, a été triée sur le volet. Gageons
que le _Nouveau Concert_ sera, cet hiver, le rendez-vous favori du
Tout-Paris qui s’amuse!»

Cette note tendancieuse, parue le même jour dans tous les quotidiens,
était due, l’on n’en doute point, à la plume de Fernand en personne, qui
cependant ne pouvait se lasser de la relire dans chaque papier public
qui lui tombait sous la main.

Depuis cinq mois qu’il avait touché l’argent de sa commandite et qu’il
travaillait à mettre debout sa maison, ces quelques lignes, bien plates,
étaient pour lui comme la montagne du haut de laquelle Moïse entrevit la
terre promise.

Enfin, ça y était!

Et ça n’avait pas été sans peine!

Le choix d’un local, d’abord, avait été une grosse affaire. Il fallait
un quartier central, une voie fréquentée, un immeuble bien en façade. On
ne va pas chercher un théâtre au fond d’une cour, dans un cul-de-sac.
C’est alors qu’il avait songé à l’ancien Alcazar, désaffecté maintenant,
mais qu’il serait certainement facile de rendre à sa destination
primitive.

Le prix du loyer, lors des pourparlers avec le propriétaire, ébouriffa
Fernand. Soixante-cinq mille francs! plus de la moitié de sa mise de
fonds! mais il réfléchit qu’en somme, il n’allait pas payer les quatre
termes à la fois; et une diminution de cinq mille ayant été consentie,
il se décida.

Les travaux d’aménagement et d’appropriation commencèrent aussitôt.
Fernand voulait être prêt pour la rentrée. On maçonna, on menuisa, on
tapissa de jour et de nuit. En sorte que dans la première semaine de
juillet, le nouveau directeur put s’asseoir devant sa table
directoriale, sur son fauteuil directorial, dans son cabinet
directorial.

Excellent Fernand! La première après-midi qu’il passa dans ce
sanctuaire, il sentit lui remonter à la tête des bouffées de
mégalomanie, et ce fut d’un geste à la César qu’il appuya sur le bouton
de la sonnette électrique pour appeler son garçon de bureau.

Sa joie d’être «quelque chose» après avoir été «quelqu’un» avait dissipé
en lui toute rancune contre quiconque; et certes, à cette heure, il ne
se souvenait plus qu’il avait désiré son trône de cuir uniquement pour
tenir sous son sceptre vengeur, en qualité de sujets humiliés, les
lyriques de tout poil et de tout sexe de qui les mauvais procédés
l’avaient offensé.

Ils pouvaient venir désormais, hommes et femmes, comiques et romanciers,
gommeuses et diseuses, il les recevrait à bras ouverts, heureux de se
montrer dans sa gloire!

Ils et elles ne s’en firent pas faute. Et ce fut bientôt, faubourg
Poissonnière, un défilé de tous les mentons bleus et de tous les museaux
roses en disponibilité. Si Fernand avait tenu encore à savourer
l’aplatissement des camarades, il aurait eu de quoi être largement
satisfait.

--Tu sais, mon vieux, faut pas m’en vouloir, si je n’ai pas été au
baptême de ton gosse! Sérieusement, j’étais grippé, à ne pas pouvoir
quitter la chambre!

--Tu connais ce chameau de Mariol! Si on manque une répétition, v’lan,
vingt francs d’amende! Et avec ce que la mère Langlet nous paye!

--Oui, oui, c’est bon, ça va bien! approuvait Fernand épanoui.

Quant au côté des dames, c’étaient chatteries sur gentillesses.

--Donnez-moi donc votre adresse, Fernand! Je voudrais tant envoyer un
joujou à votre petit Robert! car il s’appelle Robert, n’est-ce pas?

--Je monterai l’embrasser, cet amour! Et cette bonne Mésange, donc! Elle
ne m’a pas trop oubliée, au moins?

Et patati, et patata, ce n’était que sucre et que miel, baise-main, et
tout ce que Fernand aurait voulu!

Le bruit s’était répandu, en effet, que le _Nouveau Concert_ se montait
avec une galette énorme. Le chiffre d’un million se chuchotait carrément
dans tous les cafés littéraires ou artistiques. Lourbillon, que ses
habitudes de vieux noctambule exposaient à être rencontré par un tas de
gens, n’avait pas peu contribué à propager cette légende dorée. Chaque
fois qu’on essayait, à ce propos, de lui tirer les vers du nez, il
répondait avec flegme:

--Je ne sais pas au juste. J’ai bien vu la somme écrite sur le papier
que Fernand a signé chez le notaire, mais je n’ai pas eu le temps de la
lire. Il y avait trop de zéros!

Aussi l’effervescence grandissait-elle dans le monde où l’on se grime.
Le _Nouveau Concert_, c’était la boîte dont il fallait être.

Fernand, tout olympiens que fussent les airs qu’il se donnait, n’était
qu’un homme et un homme faible. Il ne sut pas résister à la ruée qui
l’assaillait, et engagea des rossignols qui l’étaient aux deux
significations du mot. Des journalistes lui présentèrent d’infâmes
petites grues, qu’il agréa dans l’espoir que cette complaisance--un
service en vaut un autre--lui serait plus tard payée en publicité
reconnaissante. Ces jeunes personnes, d’ailleurs, réclamaient des
appointements plus sérieux qu’elles-mêmes; et, sans complètement
obtempérer à leurs exigences fantastiques, Fernand dut toutefois
alourdir sa troupe et grever son budget de toutes ces «inutilités»
protégées par la presse.

Mais le pire, c’est que Chérie Chéron, malgré sa promesse formelle de ne
se mêler de rien, intervint au contraire, et tyranniquement, sur le
point spécial des engagements de femmes. Fernand, pour rehausser la
médiocrité de son personnel, médiocrité dont il se rendait parfaitement
compte, avait entamé des pourparlers avec Anna Bithaud, la divette des
établissements Langlet; et celle-ci, séduite par les avantages offerts,
et d’autre part point mécontente de jouer un tour à la mère Langlet qui,
depuis des années, l’exploitait avec sérénité, la bernant toujours d’un
espoir d’augmentation qui ne se réalisait jamais, allait se décider à
quitter le _Colorado_ pour le _Nouveau Concert_,--acquisition
excellente, car Anna Bithaud avait son public qui l’aurait suivie--quand
Chérie Chéron, avertie de cet exode, se mit furieusement en travers:

--Si cette femme-là entre ici, moi, j’en sors! déclara-t-elle à Fernand.
Elle ou moi, choisissez, mais je doute qu’elle puisse vous rendre les
mêmes services que moi!

C’est en vain que l’infortuné directeur essaya de soutenir qu’il avait
cependant besoin de quelques sujets de premier ordre, Chérie Chéron
riposta:

--Eh bien! et moi?

Par politesse elle ajouta, sans grande conviction:

--Et vous?

Au fond, la crainte de ne plus être la seule et unique étoile du lieu,
lui faisait grincer les dents, la nuit.

Anna Bithaud resta donc au _Colorado_.

Une autre plaie d’Égypte, et dont Fernand ne sut pas se garantir, ce
fut, chaque jour, l’assaut à sa caisse mené par ses pensionnaires,
lesquels, sous le prétexte de costumes à commander, de dédits à payer et
autres balançoires, venaient lui soutirer des avances.

--Tu comprends, mon vieux, si tu étais un mufle comme les autres, on ne
te demanderait rien. Mais comme tu es un chic type et que tu es
douillard comme un Crésus!...

Fernand, touché et flatté du même coup, ne résistait pas à de si
honnêtes paroles. Et dans son coffre, à la place des billets bleus,
s’entassaient les reçus blancs, qui représentaient, sans les remplacer,
des sommes déjà importantes.

Enfin, vaille que vaille, le moment de l’ouverture approchait. On avait
répété! Lourbillon, régisseur et directeur de la scène, se proclamait
encore fourbu de la peine et du tracas qu’il avait à apprendre leur
métier à toutes ces mazettes «qui ne savent même pas marcher!» Il n’y
avait plus qu’à faire faire un peu de tamtam autour du _Nouveau
Concert_, et en route!

Fernand alla trouver ses bons amis, les journalistes dont il avait
assumé les gigolettes, les priant de lui prêter quelque publicité pour
subsister. Mais ces messieurs ne sont pas prêteurs, c’est là leur
moindre défaut. Dans toutes les rédactions, la réponse fut la même:

--Nous ne demanderions pas mieux, cher ami, que de vous ficher toute la
réclame possible, mais ça ne passerait pas! Le journal n’insère que les
notes des concerts qui ont des traités avec l’administration. Allez donc
vous entendre avec l’administrateur!

Cette tournée dans les journaux allégea sensiblement le portefeuille
directorial, et Fernand perdit quelques illusions qui lui restaient
encore sur la gratitude et le désintéressement de la gent plumigère.

En revanche, ainsi qu’on l’a vu, la presse annonça avec ensemble et en
termes cordiaux la naissance du _Nouveau Concert_. C’était bien le
moins!

Pauvre Fernand, il les connut toutes, les belles âmes qui font le
chantage au billet de faveur. Ils étaient toute une flopée, menaçante au
refus d’un fauteuil d’orchestre ou d’une loge: le plus infime
écrivaillon arrivait chez lui, dans sa propre maison, l’air agressif,
quand le contrôleur trouvait vraiment excessif cet assaut d’un théâtre,
dont les frais étaient payés par un seul répondant, qui avait le devoir
de faire le plus d’argent possible--pour faire honneur à ses affaires.

--Jamais ces bougres-là ne venaient quand il y avait un four... mais
seulement, au moment où l’on avait besoin de toute sa salle pour
rattraper les mauvaises passes, grognait la buraliste!

Ah! on pouvait attendre, si l’on comptait sur leur discrétion! Il
fallait leur donner tout ce qu’ils demandaient, sans cela gare la
casse!!!

Sans compter les rancunes des journalistes-auteurs, auxquels on refuse
soit une revue, soit sa petite femme, soit un petit acte... Ah! c’en
était une exigence... Quel abus!

Sans compter que dans les mêmes journaux payés, pour lesquels Fernand se
ruinait en traités, annonces, comptes rendus, etc., etc., se trouvait
journellement un monsieur qui démolissait en première page par une
chronique de deux colonnes ce qu’avec les efforts de sa publicité payée
il avait édifié à la quatrième.

Et Fernand n’avait aucun recours contre le journal malhonnête qui
trahissait les intérêts desquels il payait la défense.

Fernand comptait avec effroi qu’on le mettrait en demeure de donner pour
le moins 200 francs de places chaque soir! Les demandes arrivaient sans
cesse d’un tas de rédactions de journaux qu’il avait ignorés jusqu’ici.
Des feuilles, qu’on reçoit comme prospectus, demandaient un service de
première, etc., etc... «Bref, disait Fernand, deux cents francs par jour
font six mille balles par mois, soit soixante mille francs pendant les
dix mois qu’on joue!...»

C’était fou, inadmissible, monstrueux! il se renseignerait et verrait si
tous ses confrères étaient aussi dupés que lui...

Hélas! c’était partout le même abus, et il apprit des histoires d’argent
sur Pierre et sur Paul, rédacteurs ici et là-bas, qui lui ouvrirent les
yeux...

Mais alors, quoi?... Eh bien! mon Dieu, il fallait se laisser faire
comme les autres! Zut, c’était tout de même une sale histoire.

Le premier mois, tout alla bien. Encore que le spectacle ne fût pas
extraordinaire, ni les artistes stupéfiants, la soirée qu’on passait au
_Nouveau Concert_ valait celles qu’on passait ailleurs. Sans emplir des
salles, comme autrefois, le nom de Fernand avait encore une certaine
influence sur la recette. Puis les habitants du quartier tenaient à se
rendre compte de la nouvelle attraction qu’on leur apportait. Tous frais
payés, ces premiers trente jours se soldèrent par un bénéfice.

La saison se poursuivit avec des fortunes diverses. On eut des
demi-fours et des demi-succès. Rien de décisif. Toutefois, le second
semestre du loyer fut perçu recta par le propriétaire. En somme, à la
clôture, le résultat était nul. On avait vécu.

Mésange, Fernand et le petit Robert passèrent les vacances à la mer
comme de bons bourgeois.




XXVI


La seconde saison allait ouvrir.

Or, un matin qu’il arrivait à son bureau, on lui remit une carte:

--«Madame Bonarien, Bruxelles,» disait le bristol.

Madame Bonarien! Serait-ce la femme ou la mère de Bonarien, le
journaliste le plus craint de Belgique et que connaissaient tous les
acteurs retour de là-bas?

Et Fernand, en bon cabot directeur qu’il était, la reçut avec force
salutations, en raison des considérations dues... à son fils, car
c’était sa mère.

L’aspect de cette femme était sympathique: l’œil était aimable, très
fin; la bouche avait conservé, malgré l’âge, une dentition
irréprochable, et toute la personne de cette petite vieille exhalait un
parfum de propreté, de netteté méticuleuse qui séduisait très fort.

--Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service, et comme je vous
sais «aussi intelligent que bon...» vous allez me comprendre.

--Parlez, madame...

Et elle commença:

--J’ai 76 ans,--oui, je sais ne pas les paraître, mais je les ai tout de
même.

»J’ai travaillé jusqu’à soixante-dix ans, sans m’arrêter, sans repos,
pour subvenir aux besoins de mon fils et aux miens... J’ai perdu mon
mari voilà cinquante ans, j’ai eu tous les malheurs... à vingt-trois
ans, j’étais veuve, avec un enfant sur les bras. J’étais riche, je me
suis ruinée... Bref, mon existence n’a été qu’une longue lutte pour deux
vies: la mienne et celle de mon fils. J’ai passé des nuits à travailler
pour payer son collège, ses études et il n’a pas même pu être reçu
bachelier... Je l’ai poussé dans toutes les affaires, il a essayé de
tout sans succès!

»Il a essayé du théâtre, personne n’a voulu lui recevoir même un acte!
Il a écrit des milliers et des milliers de pages, essayé des chroniques,
des romans, et aucun éditeur n’a trouvé son style assez bon pour se
décider à le publier... Il a essayé d’apprendre la musique, il a dû y
renoncer, il ne pouvait pas, il ne comprenait pas... Des amis de notre
famille l’ont recommandé à de gros négociants qui le prenaient par
amitié pour moi, et régulièrement, deux mois après, mon fils me
revenait, remercié, renvoyé par ses patrons qui n’en pouvaient rien
faire, son intelligence étant fermée à tout... Et, pendant ce temps-là,
je travaillais toujours...

»Enfin, un beau jour, il eut l’idée,--à cinquante-deux ans!--de faire du
journalisme. J’étais si découragée, si vieille, si fatiguée, que je ne
m’intéressais plus à ses efforts qui, pour moi, étaient d’éternelles
faillites... Bref, un soir, il sort ravi d’une représentation théâtrale
de Liège. Un chef d’orchestre de Munich était venu conduire un opéra de
Wagner, et la salle, électrisée, l’avait acclamé avec tout son
orchestre. Mon fils, sous l’impression toute chaude de cette belle
manifestation, écrivit six pages d’enthousiasme lyrique, et porta le
tout dans le plus grand journal de la ville, certain qu’on allait lui
prendre son article, pour lequel il ne demandait rien que le plaisir de
le voir imprimé... Cette fois, le directeur du journal en question le
fit venir et lui tint le langage que voici:

--Mon cher monsieur, vous m’avez apporté six pages de copie, qui sont
d’un style à la portée de tout le monde... Mon Dieu! oui... C’est trop
facile de s’enthousiasmer, de trouver du talent aux gens qui en ont...
et de le dire et de le répéter... Cela porte d’une façon régulière,
simple, sur le public, mais cela ne le bouleverse pas. Ça ne fait pas
monter le tirage, et ne donne aucune personnalité au journal ni au
journaliste auteur de l’article.

--Mais que faut-il donc faire, demanda mon fils, pour être une
personnalité?

--Se créer une «spécialité,» répliqua le directeur. Savoir oser,
monsieur, tout est là... Tenez, ajouta-t-il, vous êtes emballé sur le
talent de M. X...? Eh bien, _démolissez-le_ avec la même sincérité que
vous l’avez encensé, faites-moi un article de critique terrible, trouvez
tout mauvais, tournez en ridicule et blaguez ferme!... On prendra cela
pour de l’esprit, allez... essayez et revenez me voir...

--Mais c’est difficile, répliqua mon fils, écrire le contraire de ce que
l’on pense!...

--C’est une affaire d’habitude, monsieur.

--Bref, monsieur, mon fils fit tant et si bien qu’il se créa en six ans
une spécialité, comme dit son directeur. Mais une _spécialité_ telle,
ajouta la vieille dame, qu’il lui serait aujourd’hui de toute
impossibilité d’écrire deux lignes de vérité sur quelqu’un ou sur
quelque chose. Il a pris une telle habitude du démolissage par principe,
que, maintenant, il ne fait plus autre chose... et il nous gagne
beaucoup d’argent.

--Mais, s’écria Fernand, votre fils, madame, me fait l’effet de faire un
métier de petite crapule!

--Mais non, mais non, répliqua doucement la petite vieille. Vous ne
savez pas... J’ai conservé sur lui une telle autorité que c’est moi qui
règle sa ligne de conduite... Ainsi, tenez, je lui défends de s’attaquer
à ceux qui sont en plein succès... à ceux qui jouissent de la faveur
publique. Cela ne servirait à rien, d’ailleurs, et le ferait passer pour
un sot. Mais, ceux dont la chance baisse... ceux dont la popularité
diminue... ceux qui se débattent...

--Bref, vous êtes les assommeurs des gloires mourantes, c’est charmant,
vous êtes une jolie paire d’âmes... Compliments!

La petite vieille se redressa et, tranquille, répondit:

--Oh! pas d’ironie, monsieur... On fait le métier qu’on peut... Il les a
essayés tous... et il est incapable d’en faire un autre, mon pauvre
enfant... C’est un malheur évidemment, de n’avoir qu’une habileté
méchante à son service, et pour tout don... Le bon Dieu ne favorise pas
tout le monde, monsieur... Remerciez-le de vous avoir donné une
intelligence suffisamment forte pour vous permettre d’être bon, de vous
faire aimer et de faire applaudir vos efforts par des centaines de mille
individus, sans avoir besoin pour cela d’être un être offensif et
inférieur; en un mot, remerciez Dieu de vous avoir doué de plusieurs
intelligences, c’est-à-dire de plusieurs talents. Mon fils n’en a qu’un
seul, lui: celui d’être méchant... Méchant... s’entend, au point de vue
productif. S’il avait eu du talent, monsieur, il eût été le meilleur des
hommes, alors qu’il n’est que le meilleur des fils... Et c’est pour lui,
pour lui, que je viens vous prier de me rendre un immense service,
monsieur Fernand! Vous avez beaucoup d’amis, faites entrer mon fils dans
un journal parisien... Vous n’avez pas une spécialité, un journaliste
comme mon fils, à Paris.

--Mais si, mais si, nous en avons, s’écria Fernand et plus d’un encore!
Seulement, ils n’ont pas la notoriété de M. Bonarien, cela c’est vrai...
En revanche, ils sont une bande de petits écrivaillons obscurs...
toujours à l’affût..., rôdant dans le sillage des vrais journalistes,
écoutant par ci, reportant par là... mentant, inventant, rédigeant des
notes d’une méchanceté bête et plate, se faisant les commissionnaires
des antipathies, des haines imbéciles, des jalousies, et soulageant
leurs rancunes de ratés ou de guignards par des vengeances sournoises,
souvent anonymes, écrites toujours dans la solitude... loin de tous
risques, à la lueur de la lampe de nuit, complice de leurs vulgarités de
pauvres hommes jaloux et malheureux, ou tout simplement bêtes...

--Ah! mais... pardon, interrompit madame Bonarien, si mon fils dit du
mal de tout et de tout le monde, c’est parce que c’est beaucoup plus
facile que d’en dire du bien... et que sa notoriété y gagne. Tandis que
vos spécialistes parisiens ne sont guidés que par leur amertume
personnelle... soit la jalousie de voir qu’ils restent inconnus quand
d’autres deviennent célèbres, qu’ils stationnent quand d’autres montent
en grade, et surtout qu’ils restent pauvres, alors que d’autres
s’enrichissent... Alors, c’est la jalousie haineuse et basse... C’est
tout autre chose que ce que fait mon fils!... Il y a une nuance qu’il
faut sentir, monsieur... Et puis, dit-elle, la vie n’est pas une chose
si sérieuse qu’on doive prendre souci du mal qu’on y fait...

Et, sur cette parole, qui n’est pas de l’Évangile, elle remit à Fernand
le scénario d’une féerie «moderne et satirique», en lui disant:

--Si vous ne pouvez pas, monsieur, recommander mon fils à l’une de vos
nombreuses relations dans la Presse, vous pouvez certainement prendre
connaissance de ce livret et jouer: _Les trois Cheveux de Cadet
Rousselle_ s’ils vous semblent dignes de votre scène...

--La mode est à la rosserie, dit Fernand en riant; M. Bonarien a, j’en
suis certain, réussi à fouetter ses contemporains... je vais lire sa
féerie satirique et vous ferai savoir le résultat de ma lecture.

La petite vieille salua, partit, lente et précise comme elle était
venue.

Fernand lut le manuscrit laissé. Une joie, une surprise le saisit! cette
petite vieille venait de lui apporter l’oiseau rare, les cent
représentations du rêve! C’était épatant! Bien montée, la pièce
tiendrait l’affiche tant qu’on voudrait! Ah! c’en était une veine!




XXVII


La saison commença très heureusement.

Une revuette d’un jeune auteur que Fernand n’avait reçue et montée
qu’avec inquiétude, réussit brusquement et brilla d’un éclat très vif
pendant quelques semaines. Tous les Parisiens vinrent voir «ça». Puis
«ça» s’éteignit subitement, et plusieurs soirées durant, on joua devant
les banquettes.

Mais Fernand n’en avait cure. Il tenait, croyait-il, le bon billet, et
pas celui de La Châtre, celui du père Bidard! Avec son espèce de féerie
satirique que Bonarien lui avait apportée et où lui-même Fernand
abordant la comédie, jouait un rôle de cocu moderne qui le ravissait!

Pour cette pièce: _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_, la direction
du _Nouveau Concert_ n’avait reculé devant aucun sacrifice. Costumes de
Landolff, décors de Jambon, augmentation de l’orchestre, toute la lyre!
Les frais étaient considérables, et Fernand ne se dissimulait point que
si _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_ ramassaient une bûche, il
n’avait plus qu’à mettre la clef sous la porte.

Mais,--déclarait-il à qui voulait l’entendre, avec le sourire du
vainqueur--cela n’était pas à craindre!

C’est cela, pourtant, qui advint. Et jamais bûche ne fut aussi bûche.
Cette féerie bouffe, que Fernand considérait débordante de gaîté et
propre à dérider des populations entières, déclancha, dès les premières
répliques, autant de bâillements qu’il y avait de bouches dans la salle.
Il existait trois actes de cette œuvre géniale et pour leur faire place,
on avait supprimé la partie concert. Avant la fin du premier, un bon
tiers du public avait déjà pris la porte. A dix heures et quart, comme
le rideau tombait sur la fin du deux:

--Est-ce qu’on ne pourrait pas couper le Trois? demanda un loustic, à
haute et intelligible voix.

C’était le désastre, et c’était la fin.

Fernand le comprit. D’ailleurs, il eût fallu avoir les oreilles bouchées
et les yeux crevés pour ne pas comprendre. Les journaux, si parcimonieux
de leurs lignes quand il s’agissait de louanger, employèrent des
colonnes complètes à exterminer _Les trois Cheveux de Cadet Rousselle_,
«cette erreur d’un homme sans esprit». (A vous, Bonarien!)

Juste au-dessus de l’éreintement du _Nouveau Concert_, se lisait un
paragraphe donnant des nouvelles de la santé de Gilette Norbert: la
chanteuse avait été entre la vie et la mort pendant de longs mois et le
journal annonçait que, hors de danger, et déjà en convalescence,
l’artiste avait fait sa première sortie au Bois.--Aux souhaits de prompt
rétablissement envoyés à Gilette se joignaient les vœux de la voir
bientôt reparaître en public...

--Tiens! pensa Fernand, si je lui demandais de faire sa rentrée chez
moi? Qui sait, si elle ne me ramènerait pas la chance?

Et Fernand, dare dare, écrivit à Gilette qu’elle voulût bien le recevoir
le lendemain.

Fernand était décidé à risquer une dernière séance.

                   *       *       *       *       *

Il était onze heures du matin, quand on remit à Gilette Norbert la
lettre implorante de Fernand.

--Si le médecin le permet, dit-elle, à la garde-malade, qui depuis des
mois ne la quittait ni jour ni nuit, je me lèverai encore deux heures
aujourd’hui... Cela me repose de cet abominable lit! En attendant,
faites-moi une belle toilette, j’attends la visite d’un camarade.

Avec des précautions inouïes, la garde arrangea, bichonna sa malade, et
le médecin étant arrivé au milieu de ces menus soins, permit la levée de
Gilette, toute l’après-midi! «Chic! Chouette! Veine! clama-t-elle comme
une vraie gosse. Dans quinze jours, docteur, je vous danse une gavotte!»

--En attendant, prenez vos béquilles, et faites-moi le tour de votre
lit...

Haletante, toute en nage, les béquilles à portée de sa main, elle
s’assit, la figure maigrie, grosse comme un poing, illuminée d’espoir
joyeux.--Passez-moi mon peigne, Eugénie?--Et installée dans un fauteuil
bas, avec, devant elle, une chaise encombrée de brosses et d’épingles,
elle essaya, pour la première fois depuis des mois, de donner à ses
cheveux deux sous d’élégance... Et comme elle était attentive à se
peigner devant son miroir, elle aperçut deux petits reflets d’argent
dans sa chevelure. Déjà!... soupira-t-elle en arrachant vite ces deux
cheveux blancs, cause de son émoi; et elle se mit à rechercher dans sa
mémoire toutes les circonstances, toutes les couleurs par lesquelles
étaient passés ses pauvres cheveux de femme cahotée dans la vie.

Ses cheveux de fillette!... blond châtain avec mille reflets mordorés,
si peu abondants, si maigres, si courts, sa petite natte si ridicule, si
pauvre, malgré le gentil ruban qu’elle voulait pendant, très bas dans
son dos, pour avoir la sensation d’une chevelure plus longue--que sa
coquetterie précoce de déjà petite femme lui faisait parfois mélanger à
de faux cheveux de sa mère, des papillotes de l’ancienne mode.

... Les cheveux des temps durs, ses cheveux de misère lissés à la hâte
pour ne pas perdre le temps destiné au gain du pain. Ses cheveux de
«trottin» parcourant d’un pas ferme les coins affairés de Paris, son
grand carton «tambour» passé au bras.

Ses cheveux de fillette raisonnable et sage. Ses petits cheveux sans
aucune onde, sans la plus petite frange «à la chien,» le plus innocent
«accroche-cœur,» ses petits cheveux plats, serrés et sans parure,
encadrant d’une ligne sèche et nette sa petite tête pas jolie, pâlotte
et anémiée, sans autre séduction que deux yeux intelligents, une bouche
fine, meublée de belles petites dents blanches de jeune chien.

Ses pauvres petits cheveux pauvres! coiffés de petits chapeaux pauvres,
couchés sur de pauvres petits oreillers bien ordinaires, bien rudes...
comme sa vie!

Puis la voilà poussée, grandie et jeune fille. Elle se rappelait ses
cheveux d’alors. Un peu moins raides, un peu moins tirés, un peu plus
brillants, un peu moins pauvres, mais d’un arrangement toujours simple
et sage... Oh! si sage qu’elle en avait des allures de jeune miss, de
sèche gouvernante anglaise; mais elle les soignait mieux, les
brillantait d’une huile parfumée, les lavait, les séchait à l’eau de
Cologne.

Les cheveux de l’aisance!... Dame, elle était employée dans une grande
maison, quelques pièces de cent sous la faisaient riche. En a-t-elle
versé de l’eau sédative sur sa tête pour avoir des reflets dorés comme
sa «première», de ces reflets rouges, bruns, cuivre, comme elle en avait
vus à certaines têtes de femmes dans les tableaux des musées. Elle se le
rappelait, ce temps-là, où elle économisait ses appointements de trois
mois pour s’acheter une robe convenable, qu’elle quittait en arrivant à
la maison de couture, pour endosser la robe somptueuse de satin noir
fournie par la maison aux jeunes filles dites «mannequins». Quel
temps!... Quelle maison!... Quels patrons! L’homme et la femme,
d’anciens employés parvenus, arrivés, durs, sévères, n’ayant jamais ni
un sourire, ni un mot d’encouragement, n’étant préoccupés que de vendre
beaucoup, toujours, et le plus cher possible. Elle se rappelait ce
commissionnaire de New-York venant chaque année acheter des modèles
qu’elle faisait valoir sur sa longue et mince personne et qui, un jour,
faillit la recevoir sur ses genoux, évanouie de fatigue qu’elle était,
montrant depuis deux heures sur ses épaules un manteau de fourrure... au
mois de juillet!

Elle essayait bien, en ce temps-là, de frisotter un brin sa nuque, de
poudrer son visage, mais, pour rentrer chez elle, avait soin de relisser
ses cheveux et de bien essuyer sa figure. C’était le temps où les
placiers lui faisaient la cour... Elle riait gaiement, ni trop libre, ni
trop prude, en fille de Paris, qui sait déjà se tirer des difficultés,
qui sait qu’elle doit se mettre en garde par sa tenue, mais qui tient
aussi à ne point se faire d’ennemis dans sa carrière et, à cette époque,
elle se figurait «rester dans la couture toute sa vie!»

Puis, tout à coup, surgit une période d’ennuis, de maladie: son père
meurt, elle est anémique, elle est fatiguée, sans jamais de repos, ses
jambes se refusent à rester debout, elle quitte sa maison de robes,
patraque, fourbue, désolée, inquiète... Que faire?

                   *       *       *       *       *

Du théâtre! Et la voilà mettant sa tête au point, l’eau oxygénée fait
son œuvre, les cheveux blonds d’autrefois s’éclairent, s’illuminent.
C’est la période d’espoirs et de déceptions, la petite tête d’Anglaise a
perdu de sa sagesse, elle est dans la fournaise.

Ondulée, frisottée, elle avait perdu de son charme triste et sérieux, et
la poudre et le rouge aux lèvres lui donnaient un semblant de vie autant
qu’un semblant de gaieté... tout s’en mêlait pour que tout son être ne
fût qu’un maquillage extérieur. Elle avait conquis un brin de grâce, sa
coquetterie la parait, mais ses cheveux étaient rongés par la
décoloration, et les voilà qui tombaient en même temps que son cœur
souffrait, que sa gaieté obligatoire maquillait son âme douloureuse...

Ah! comme elle avait souffert, comme elle avait pleuré, comme elle avait
pris la vie en dégoût, en haine «pendant ses cheveux jaunes!» Et c’est
pendant le temps de ses cheveux jaunes, ses cheveux de douleur, qu’elle
eut le plus de courage, qu’elle prit la résolution subite et irrévocable
de se donner deux années pour arriver à faire quelque chose, à être
quelqu’un. Et voilà que petit à petit, de semaine en semaine, sa volonté
fait merveille. On s’étonne de sa ténacité, que rien ne démonte: tout le
monde lui tend les mains, on l’encourage. D’inquiète qu’elle était, la
voilà rassurée. La chance vient à elle. Son courage redouble, elle sent
la veine accourir et, petit à petit, de semaine en semaine, de jaunes
qu’ils étaient, ses cheveux deviennent rutilants, roux, flamboyants;
c’est une couronne d’or rouge sur sa tête. Ses cheveux pauvres,
d’autrefois, comme ils sont loin! Les voilà bouffants, soyeux,
brillants, ses cheveux de bonheur, ses cheveux de joie, ses cheveux de
fortune, ses cheveux de succès, ses cheveux de gloire! Ils sont
l’enseigne de sa vie heureuse, fêtée, de son bonheur conquis par le
travail! Ses cheveux deviennent le drapeau de son œuvre et quelques
hivers passent.

Puis, tout à coup, brutalement, férocement, la maladie la frappe: la
réaction s’est faite... Et des semaines et des semaines se passent; elle
va mourir... On l’annonce dans la ville... C’est fini d’elle, plus rien
ne restera. Et un soir, toute souillée de sueur et de fièvre, elle
demande qu’on la peigne... Et elle aperçoit ses cheveux redevenus brun
sombre, ses cheveux de misère d’autrefois... Ah! comme ils sont revenus
à l’heure précise!... Est-ce un avertissement final?...

Et elle pleure, pleure, tout doucement, et elle prie tout doucement, et,
tout doucement, tout lentement, elle revient à la vie après des mois et
des mois. Et voilà qu’étant guérie, elle s’est assise et s’est peignée
devant son miroir... et qu’ayant vu deux cheveux blancs elle est restée
muette et pensive... Sont-ils seulement la conséquence de la souffrance
passée ou bien l’avertissement de quelque phase nouvelle, ces deux
petits fils d’argent? Qui sait?

Et, dans sa joie de revivre et sa volonté d’être heureuse encore, elle
se remet à fouetter son courage et son activité, et les projets
marchent, et les espoirs s’échafaudent, l’assurance complète d’une ère
nouvelle de bonheur se précise et s’affirme dans son cerveau, et
rayonnante, rajeunie, elle se lève joyeuse en murmurant: «C’est bien,
j’attends! J’ai la volonté du bonheur et pour quelque temps encore la
vie en poche!!!» Povera donna.

Il était quatre heures quand Fernand fut introduit dans la chambre de
Gilette qui, recouchée, l’attendait assise dans son lit.

--Mais, cher ami, c’est impossible! fut la première parole saluant
l’entrée de Fernand. Je suis loin d’être d’aplomb... Je commence
seulement à me lever! Votre lettre est absolument folle!

--Mais cette sortie au Bois?

--Des blagues, hélas! Des blagues de journalistes.

Fernand était atterré. Il sortit de chez Gilette, le cerveau vide, la
figure décomposée et les yeux fous.

Quoi faire alors, quoi faire?

S’obstiner eût été folie ou improbité. Dès le surlendemain, les artistes
étaient convoqués, faubourg Poissonnière, et Fernand leur exposait la
situation. Il restait juste en caisse de quoi leur payer à tous leurs
appointements du mois courant, et ceux du mois suivant, en guise
d’indemnité. Après quoi, on pourrait retourner le coffre-fort, il n’en
tomberait plus même un grain de poussière!

Ces braves gens, convaincus de la bonne foi du patron, n’hésitèrent
point à donner décharge et Fernand allait les prier de se rendre dans
son cabinet pour le règlement en solde de tout compte, quand Chérie
Chéron, qui n’avait jusqu’à ce moment rien dit, s’avança vers lui et
tout bas:

--Voyons, Fernand, vous êtes fou! N’est-ce qu’une question d’argent qui
vous fait fermer boutique? Est-ce que M. Grindot n’est pas toujours là?
Il arrosera, je vous l’affirme!

Chérie Chéron tenait dur comme fer à sa grande vedette et à son portrait
sur les placards de l’entrée! Mais Fernand répondit fermement:

--Non, ma chère amie, c’est assez comme cela. J’ai été un sot, je ne
veux pas être une canaille. J’ai déjà assez coûté à vous et à M.
Grindot. Et puis, je suis découragé; je sens que je ne me relèverai
plus. J’ai un remords que je ne tiens pas à augmenter!

Fernand faisait peine à voir. La figure décomposée, les lèvres
tremblantes, les yeux chavirés, il était comme un naufragé qui se noie
sans plus même appeler au secours. Il avait dépensé son dernier atome
d’énergie dans son explication avec son personnel.

Mais Chérie Chéron n’avait pas l’esprit tourné à la miséricorde. Elle
était furieuse, et elle cria de façon que nul n’en ignorât:

--Eh bien! vous êtes un paltoquet, voilà! Et puis, venez un peu encore
me demander des services! Vous verrez comme vous serez reçu!

Et violente, sans daigner aller toucher ce qui lui revenait, elle
sortit, dans un bruit de jupes terrible.

Deux larmes, impossibles à retenir, coulèrent le long des joues de
Fernand. Muets, hébétés, indécis, les cabots demeuraient tassés devant
lui.

--Veuillez me suivre! je vais vous régler, balbutia-t-il, en prenant le
chemin de son bureau.

Il allait lui rester en tout soixante-douze francs et vingt centimes!




XXVIII


Très digne dans l’adversité immédiate, Fernand avait fait bonne mine en
public. Dans l’intimité, il redevint homme ordinaire, et fut lâche et
récriminateur. Il pleura comme un enfant à qui on a chipé des billes. Le
pauvre pantin avait la ficelle coupée. Il eut la mine d’un ministre qui
a glissé sur la fatale et inéluctable pelure d’orange.

Il émit cette phrase maladroite et foncièrement injuste:

--Ah! si j’avais été seul!

Seul! Pauvre petit! La déchéance eut été plus rapide, plus irrémédiable.
Il était de ceux-là qui ont l’air d’avoir du caractère parce qu’ils
crient très fort, sont autoritaires et brutaux; au fond ce sont des
faibles, qui se brisent au moindre obstacle, aussi fatalement que des
pipes au tir de la foire.

Par contre, sa femme se montra armée pour la lutte. Elle n’eût pas une
seconde de défaillance. Blanche Mésange s’avéra la femme romaine, forte
devant l’adversité, ou, plutôt, ce qui est mieux, elle fut la parisienne
vaillante et aimante qui sait défendre farouchement son bonheur.

Son bonheur, ô dérision! Il se constituait de ce rossignol sans voix,
qu’était son mari, et de son enfant chétif et fragile, joli et décoloré,
semblable à une plante automnale que l’initiale gelée guette.

Sa force d’épouse et de maman étayait l’édifice branlant de ces deux
faiblesses. Rien ne la rebutait: démarches pour reconquérir un emploi à
Fernand, auditions où on la rabrouait avec férocité, se vengeant sur la
pauvre, des triomphes de l’autre. Son courage s’émoussait à des armures
de rosserie, à des murs d’hostilité.

Mésange connut le chemin du Mont-de-Piété où, un à un, ses bijoux furent
engagés--plus facilement que le chanteur désorbité.

Lui, pendant ce temps, pérorait à la _Chartreuse_, faisait la roue au
milieu d’un état-major de marmiteux, qui écoutaient ses jérémiades, à
cause uniquement des apéritifs, soldés sur le maigre argent récolté au
jour le jour, par la compagne stoïque et agissante.

Cela ne pouvait durer. Le linge intime avait pris la même route que la
quincaillerie dorée. Encore quelques jours et c’était la famine à la
porte.

Une veine arriva, comme un éclair dans la nuit.

La nécessité de prendre un loyer infiniment moins fort que celui qu’ils
avaient au temps de la direction, amena le ménage dans un modeste
appartement de cinq cents francs, rue du Château-d’Eau. C’était laid,
c’était sombre, mais ça ne coûtait pas cher; et là était l’important
dans l’instant.

Dans l’immeuble même, était installée une minuscule librairie, tenue par
une grosse femme qui portait, en étendard, le nom euphonique de
Rouchoux: Eudoxie la baptisait en surplus.

La tenancière de la papeterie était une excellente commère, ayant le
cœur sur la main, comme on dit dans le peuple, et qui, en outre, tenait
toujours la main large ouverte. Madame Rouchoux était toute ronde. Tête
ronde, yeux ronds, corsage en bols de restaurant à bon marché, reposant
sur une taille en futaille qui, elle-même, s’appuyait solidement sur la
mappemonde d’une croupe hottentote. Ronde en affaires, également. Et ses
affaires commerciales étaient multiples. Elle vendait du papier encré,
sous forme de journaux, et du papier vierge pour les épistoles des
petites gens du quartier. De plus, elle louait des livres, vendait des
chansons, et, depuis quelques mois seulement, en «éditait».

Paris, seul, réserve de ces surprises. Madame Rouchoux, veuve d’un
boucher, n’avait rien trouvé de mieux, étant brouillée mortellement avec
la lexicologie et la syntaxe la plus élémentaire, que de s’avatarier
dans une profession qui, a priori, semble comporter une certaine somme
de connaissances littéraires.

Eudoxie Rouchoux était une grande liseuse devant l’Éternel--le Très-Haut
doit être imprimeur.--Elle lisait tout: philosophes chloroformiques,
historiens inimaginatifs, romanciers psychologues et Bourgetiques,
feuilletonistes de rez-de-chaussées, initiateurs aux crimes compliqués,
madame Rouchoux épelait également toutes les feuilles publiques.

C’était, sans conteste, la femme de France ayant le plus lu de bouquins
et les ayant le moins compris. Alinéas géniaux, sottises imprimées, tout
cela glissait sur elle comme pluie sur waterproof.

Pourtant ses lectures ne meublaient pas suffisamment sa vie: Madame
Rouchoux s’intéressait, infiniment plus que le ministre de
l’Agriculture, au sport hippique.

On ne vend pas impunément le _Jockey_ et le _Paris-Sport_ sans être, un
vilain jour, touché par la grâce. Un gros rapport du pari-mutuel et les
yeux se dessillent. Avoir raté pareille aubaine, c’est trop sot, on sera
plus malin à l’avenir.

La très respectable madame veuve Rouchoux jouait aux courses.

Elle y perdait avec une assez grande régularité, d’ailleurs, ce qui ne
la stupéfiait pas. Nous avons affirmé, au surplus, que la dame Rouchoux
était éditeur de musique. Elle l’était. Quel bénéfice aurions-nous à
mentir? Et puis ça n’est pas dans notre caractère.

Donc, elle éditait.

Quoi?

Elle n’en savait trop rien. Un jour, un homme, jeune encore et musicien
par surcroît, était entré en coup de vent dans son humble boutique et
lui avait tenu ce langage:

--Madame, je viens de composer un chef-d’œuvre, un vrai.

--Ah!

Ce fut tout.

--Vous doutez, Madame Rouchoux?

--Moi? s’exclama la libraire qui savait, pour l’avoir
lu--nécessairement,--qu’il ne faut pas contrarier les monomanes.

--Vous doutez parce que vous ne connaissez pas mon œuvre. Vous allez
l’entendre. Et il l’entraîna dans l’arrière-boutique, où un piano droit
montrait ses dents agressives. L’instrument suppliciaire servait à
Mademoiselle Rouchoux, fille de sa mère, que le Conservatoire de musique
guignait, d’ores et déjà.

--Écoutez!

La matrone s’injecta la trompe d’eustache d’une marche entraînante et
bien française, puisqu’elle était un peu fraîche de réminiscences de
Wagner et de Verdi. «C’est que c’est que ça y était!» Elle avait le sens
critique du populo. Quand le musicien eut broyé sous ses doigts
puissants et mal lavés, une douzaine d’octaves, Madame Rouchoux savait
l’air et le chantait.

--Ah! il n’y a pas à dire, c’est enlevant et ça aura un fier succès!
eut-elle la candeur de dire, naïvement enthousiasmée.

--Cette chanson, je vous la vends.

--Ah! bah! à quel titre achèterais-je? Je ne suis pas éditeur, éditrice,
éditeuse... je ne sais pas comment on dit, bégaya l’infortunée libraire.

--Ça n’a pas d’importance. Si vous étiez éditeur, je n’aurais jamais
songé à venir vous trouver. Vous m’auriez volé sans vergogne. Vous
m’auriez offert généreusement deux louis pour les paroles et la musique
d’une chanson qui rapportera ses petits dix mille francs. Je veux, il me
faut absolument deux billets de cent, l’huissier est à mon huis;
sauvez-moi en vous enrichissant, bonne et exquise, madame Rouchoux!

Cet argument décida la brave femme. Elle allongea la somme, bien décidée
à ne considérer ce débours uniquement que comme une avance, un prêt. Le
samedi qui suivit, Paulus chanta _Le Trombone sentimental_. La salle
trépigna d’enthousiasme. Le lendemain un millier de gens fredonnaient
l’air approximatif de la chanson. Les commissionnaires demandèrent à
Madame Rouchoux des exemplaires du succès; elle se décida à publier la
machine. Elle gagna la forte somme. A partir de ce moment, ce fut une
ruée, chez elle, d’auteurs inconnus et illustres, qui lui liquidèrent
des soldes, les raclures des tiroirs. Elle mangea rapidement le bénéfice
de sa première opération. Cela, en somme, lui indifférait. L’ennui, pour
elle, consistait à ce que, prise dans le tourbillon éditorial, elle
n’avait plus le temps de lire. Et puis, tous ces bougres qu’elle
devinait madrés, estampeurs, lui répugnaient. Toute la gent chantonneuse
lui tira une ou plusieurs plumes. Cela devenait douloureux à la fin.
Pourtant elle ne lâchait pas pied encore, ayant conscience de rendre
service, de loin en loin, à un bon diable, dèchard et talentueux. Parmi
ceux qu’elle considérait comme tels, était un nommé Stéphane Griboul. Il
possédait un talent très réel; malheureusement, ce talent ne fleurissait
qu’arrosé d’alcool. Un jour, pressé d’argent, il bâcla sur le marbre
d’un caboulot six chansons quelconques. Un copain, musicien
d’importance, griffonna des notes là-dessous et le tout fut porté chez
la douce madame Rouchoux. Celle-ci résista et, comme toujours, se laissa
attendrir. Le musicien surtout lui en imposait. Il tenait le grand orgue
dans une église aristocratique de Paris, ma chère! L’affaire fut conclue
et la bonne femme fut soulagée d’une assez jolie somme. Le soir, quand
sa fille rentra au logis, l’espoir du Conservatoire fut mise en demeure
de déchiffrer la musique acquise dans la journée. Horreur! Six fois de
suite elle moulut la Marseillaise! Jamais on ne s’était offert la tête
de l’innocente madame Rouchoux dans de pareilles proportions. Et c’était
un homme d’église qui avait fait cela. Donc la libraire devint
voltairienne et anticléricale à épouvanter un rédacteur de la
_Lanterne_.

Elle n’eut plus qu’un désir: se débarrasser de son fonds d’édition. Les
coquins l’avaient écœurée.

Blanche Mésange, qui ne pouvait plus acheter de livres neufs, en louait
chez la mère Rouchoux à deux sous le volume. Les deux femmes avaient
bavardé, s’étaient raconté leurs mutuels ennuis et aussi leurs
espérances. La marchande de papier connaissait Fernand pour l’avoir
entendu chanter en ses jours de triomphe au _Colorado_; Mésange lui
plaisait pour sa distinction et son courage à la lutte pour la vie. Une
idée assez ingénieuse germa dans son cerveau à la suite de l’acquisition
de la sextuple Marseillaise. On la bernait parce qu’elle était une
pauvre femme illettrée, sans défense devant les fausses larmes et la
faconde des astucieux auteurs; monsieur Fernand était un homme, lui, il
savait écrire et composer. Ça n’est pas à lui qu’on enfilerait l’hymne
national pour de l’inédit. Et puis, surtout, c’était un moyen d’obliger
ses nouveaux amis, avec discrétion, sans les froisser. Oh! cœur d’or!
jamais las d’obliger autrui, tu ne méritais pas le coup de la goualante
de Rouget de l’Isle!

Avec une timidité charmante, un matin que Fernand prenait sur une pile
son journal préféré, madame Rouchoux l’interpella. Questions sur
l’avenir:

--On m’a promis quelque chose de très sérieux pour bientôt, mentit-il
avec un peu de rouge au front.

La libraire ne fut pas dupe du mensonge. Elle savait par l’intermédiaire
de Blanche Mésange que la misère encreuse avait succédé à la gêne.

--Voyons, monsieur Fernand, ne trichez pas avec moi, je connais votre
situation, j’adore votre bébé et je veux essayer de vous être agréable.
Et, nettement, avec une jolie carrure, elle lui offrit de prendre sa
succession en tant qu’éditeur.

--On me roule tous les jours que Dieu fait. Je ne sais pas résister à
ces monstres d’auteurs, ils me mettront sur la paille. Vous, vous saurez
tirer parti des quelques rares bonnes choses que j’ai en magasin, Oh! il
n’y en a pas lourd! Avec vos connaissances techniques, vous éditerez
d’autres histoires que vous saurez choisir avec discernement. Ça vous
tirera peut-être d’un mauvais pas; moi, ça m’obligera.

Évidemment, l’idée séduisait Fernand. Il était tout ému de l’aubaine et,
surtout de la façon charmante dont on la lui offrait.

--Et de l’argent?

--Nul besoin: je ne vends pas, je donne. Si vous réussissez, vous me
dédommagerez.

--Soit pour ce qui est édité, mais pour les nouvelles œuvres à acheter
et à publier?

--Mais j’y ai songé, parbleu! Comme j’étais trompée outrageusement, j’ai
eu de la chance ces jours derniers aux courses. J’ai réalisé un assez
gros magot sur un paroli qui devait craquer. Cet argent, je le
reperdrai, c’est sûr. Vous m’obligerez en vous en servant et en le
faisant fructifier.

Cela était dit si gentiment que Fernand ne résista pas à la tentation
d’embrasser comme du bon pain la maman Rouchoux. Il pleurait comme une
éponge.

--Ah! vrai, vous êtes une brave femme! mais si je ne réussissais pas?
tout est possible.

--Nous nous consolerons en pensant que j’aurais perdu le double à
acheter quelques centaines de «Chant du Départ» et autres
«Marseillaises». Ah! les monstres, ils vous dégoûteraient du
patriotisme! C’est entendu, n’est-ce pas?

--Je ne suis pas Hippocrate, madame Rouchoux.

Huit jours après, Fernand était éditeur.




XXIX


En elle-même, la vente des chansons n’était pas mauvaise. Moins bonne
pourtant que s’il avait pu faire quelques créations sensationnelles,
comme autrefois. Mais les lauriers étaient coupés. On n’allait plus au
bois du triomphe.

Quelques cachets de ci, de là, chez des gens du monde qui payaient
bien, mais n’apportaient aucun appoint à la réputation du
chansonnier-chanteur. Des soirées aussi à Montmartre, dans des boîtes
subalternes qui suaient l’ennui et la faillite. C’était tout. C’était
peu.

Blanche Mésange réconfortait Fernand de son mieux.

La comptabilité, chose neuve pour l’ancien tailleur socialiste, le
prenait tout entier. Maintenant le «chanteur florentin» bedonnait
légèrement, s’embourgeoisait. Son unique rêve était de «faire face à ses
affaires».

Si ses anciens copains de la Maison du Peuple l’avaient entendu, ils en
auraient hurlé!

Sans avoir publié de ces très grands succès, qui font riche un éditeur
en une année, il constatait, non sans orgueil, que l’avoir et le doit
s’équilibraient à peu de chose près. Pourtant, trois mille francs
manquaient en caisse pour que sa balance fût tout à fait exacte, mais ce
vide allait être comblé par l’appoint des sommes que la Société _La
Croûte de pain_, protégeant les intérêts des auteurs, éditeurs et
compositeurs de musique, devait lui payer, au commencement du trimestre.

Il avait édité quarante chansons. Il supputait que cela devait lui
donner, au bas mot, cinq mille francs de droits pour sa part d’éditeur.

Une fois de plus le pot au lait des illusions se brisa sur la route.

La veille d’une lourde échéance, on lui notifia de la puissante Société
que sa prétention n’avait plus aucune raison d’être. Un statut adjonctif
décidait en effet qu’aucun éditeur nouveau ne serait plus admis à
émarger, s’il ne justifiait de la publication de cinquante «œuvres»
musicales (paroles, musique, chant et piano).

Ce fut le coup sourd. Fernand songea au suicide. Qu’allait-il devenir?
Il se considérait comme déshonoré du fait que des traites, acceptées par
lui, allaient rester impayées!...

Ça, au moins, c’était drolatique, venant d’un ex-socialo qui, dix ans
auparavant, considérait presque accomplir un acte admirable en
«estampant» ses fournisseurs, de pauvres diables de petits commerçants,
restaurateurs, hôteliers, cordonniers, tous ceux-là, pitoyables et
dèchards, qu’un paiement tardif pouvait mettre sur la paille autrement
qu’au figuré.

La ruine était irrémédiable. Quelqu’un lui suggéra l’idée de liquider
son fonds d’édition.

--A qui?

--A Drulom, parbleu!

--Jamais à cette fripouille.

--Une fripouille qui a toujours de l’argent libre et qui, seul, peut te
tirer d’embarras.

L’argument était sérieux. Mésange, elle, prétendait qu’il fallait,
stoïquement, attendre la liquidation judiciaire. Ils n’avaient volé
personne, tous les auteurs avaient été payés intégralement. Quelques
fournisseurs devraient patienter: ils le pouvaient, étant riches. Les
sommes dues n’étaient en somme que du profit qui se faisait attendre,
voilà tout.

Fernand s’emporta. Déposer son bilan. Cette idée le rendait enragé!

Jamais! Il aimait mieux, cent fois, bazarder tout le fourbi. D’ailleurs
la preuve était faite. Il n’était pas commerçant pour un sou. Il se
laissait gruger par tout le monde. Mieux valait renoncer et remonter sur
les planches.

Au fond il avait la nostalgie du tremplin. Il ne se rendait pas compte
que sa jolie voix d’antan avait été rejoindre les neiges anciennes.

Ces deux considérations le décidèrent: sauver son honneur commercial et
reparaître en public.

--Double sottise, lui dit amicalement Lourbillon, appelé en
consultation, plaque si tu veux, mais garde-toi une poire pour la soif:
tu as charge d’âmes. Tu es marié; de plus, tu es père. Tes créanciers,
en admettant qu’ils n’acceptent pas de te donner du temps, ce qui n’est
pas du tout probable, ne peuvent t’exécuter comme cela tout de suite; tu
obtiendras ton concordat; tes livres font la preuve de ta bonne foi; tu
n’as pas fait la fête avec leur argent, n’est-ce pas? Tu pourras
continuer, tu complèteras tes cinquante chansons et, cette fois, les
citoyens de _La Croûte de pain_ ne pourront plus te refuser comme
sociétaire.

--Oui, mon vieux, tu parles comme un livre doré sur tranche, seulement
au moment de mon admission possible, les premières chansons qui
constituent mon fond, auront cessé de plaire, elles ne rapporteront plus
un rond de droits, et ça sera un joli cadeau à faire à un enfant que le
montant des sommes réparties!

--Qu’est-ce que tu me racontes là? s’exclama le naïf Lourbillon, mais
l’argent encaissé par la société t’appartient! on t’en doit compte!

--Tu crois? Pauvre! _La Croûte de pain_ ne doit et ne donne de raisons à
personne.

--Je comprends très bien que, ne t’ayant pas encore admis parmi eux, ils
se refusent à toucher pour toi ta part, mais ayant perçu, qu’ils
conservent le tout, voilà qui est raide, par exemple!...

--Oui, mais... qu’est-ce que tu veux y faire?

--Moi, rien, bien sûr. Pourtant il me semble que si tous les intéressés
s’avisaient de protester, ils auraient tout de même gain de cause.

--Cela est certain. Seulement les auteurs débutants, les éditeurs peu
fortunés se détestent entre eux, se jalousent à s’assassiner, ce qui
fait que l’ingénieux Louchard, l’agent général, en prend à son aise et
ne paye que contraint.

--Et l’on tolère cela en haut lieu?

--En haut lieu, comme tu dis, on s’en contre-fiche.

--Pourtant il s’agit de millions, dérobés à des pauvres diables; ça
vaudrait la peine!

Il y avait beaucoup d’exagération et un peu de vérité dans la diatribe
de l’éditeur mécontent.

Fernand prit la résolution d’aller rendre visite à Drulom, bien que le
personnage lui inspirât plutôt de la répugnance.

Drulom, agent lyrique et éditeur de musique, habitait rue
Paradis-Poissonnière un appartement spacieux, au deuxième étage d’une
maison d’apparence cossue. L’immeuble était habité bourgeoisement, sauf
les boutiques louées à un fabricant de porcelaine et un commissionnaire
en marchandises. Le propriétaire n’aimait pas le va et vient commercial;
il ne tolérait au-dessus que l’exploitation Drulom. Pourquoi? Simplement
parce que Drulom était, comme par hasard, l’heureux possesseur de ces
six étages à gros rapport.

Drulom, ex-comique de café chantant, n’était pas un personnage
ordinaire. Ancien élève de l’École des Mines, chassé un jour pour avoir
dérobé à ses camarades de menus objets: livres, bijoux, il était allé
échouer dans un beuglant de faubourg. Il sut se débrouiller tout de
suite. Ses appointements étaient plus que modestes, il les allongea en
prêtant sur gage à ses confrères mâles et femelles.

Le taux était usuraire, on s’en doute. Il amassa à ce genre d’opérations
un assez joli pécule. Loin de le dilapider, il décida de le faire
fructifier. Ses succès comme chanteur étaient minces; il en sécrétait du
fiel et de la bile, car il était vaniteux, bien qu’il affectât la
simplicité.

Un jour, il lâcha son music-hall pour s’établir à la fois agent lyrique
et éditeur.--Son principal fournisseur fut lui-même.--Comme ça, il n’eut
pas, au début, de raison de se plaindre de la qualité de la marchandise.
Ses chansons en valaient bien d’autres. Néanmoins il ne visa pas au
succès. A quoi bon? les couplets qui lèvent le rideau touchent les mêmes
droits que le gros succès.

Il fit engager, pour des prix doux, des figurantes de revues, des
petites femmes qui chantaient comme des portes mal graissées, mais qui
possédaient des ressources par ailleurs. Un contrat sous seing-privé
obligeait ses clientes à ne chanter que ses œuvres. A ce trafic il gagna
beaucoup d’argent. Inutile de dire qu’il se réservait la plus grosse
part sur les engagements.--Jusque-là, rien que de licite ou à peu près.
Ça le devint moins du jour où, pour donner plus d’extension à son petit
commerce, il fit passer des notes dans des journaux spéciaux, où il
demandait des jeunes filles ayant un peu de voix et se destinant à la
carrière lyrique. Elles accoururent en foule, les mignonnes cigales
parisiennes et provinciales. En quinze jours, l’habile homme vous
confectionnait une gambilleuse, une diseuse, une romancière à l’usage
des villes de garnison. Quelques-unes de ces artistes improvisées
n’avaient pas toujours atteint leur quinzième année. Ça, c’était du
nanan. Drulom s’en pourléchait les babines.

Il avait des exigences de pacha, et les fillettes des complaisances
d’odalisques. Il fallait vivre! La nécessité n’était pas toujours le
moteur de ces vocations. La vanité, le désir de s’exhiber sur les
planches, l’espoir de faire sa pelote dans le pelotage, lui amenaient un
solide contingent de filles pubères, ou presque.

Drulom avait une face immonde de prêtre défroqué. Rien que sur sa mine
on aurait dû l’incarcérer. Le vice transsudait par tous les pores de son
sinistre individu. Lèvres minces et décolorées, front bas et fuyant vers
un crâne déprimé, tout concordait à le rendre hideux. Pourtant, c’était
l’homme le plus aimé de Paris. Pouah! des virginités vraies s’offraient
à ce monstre pour un engagement dans un bouiboui de chef-lieu
d’arrondissement où, neuf fois sur dix, la scène n’était que
l’antichambre de la prochaine maison close!

L’ingénieur manqué pratiquait sans vergogne la traite des blanches. Tout
le monde le savait, nul ne s’en inquiétait. La Préfecture de police
fermait les yeux. Certains affirmaient que Drulom n’était pas uniquement
agent lyrique et qu’il rendait des services à la maison du coin du quai.

En arrivant rue Paradis, Fernand fut reçu par une vieille dame à mine de
«douairière qui a eu des malheurs». Bonnet de dentelles à rubans,
anglaises tirebouchonnantes.

--Vous désirez, monsieur? questionna l’introductrice aux façons
respectables.

--Entretenir M. Drulom d’une opération qui peut l’intéresser.

--M. Drulom, monsieur, est très occupé; je pourrais peut-être le
suppléer?

--C’est pour la vente d’un fonds d’édition, du mien, balbutia Fernand,
intimidé par les grands airs de la garde-vestibule du visqueux Drulom.

--Comment vous nommez-vous?

--Fernand, le chanteur.

--Oh! parfaitement, monsieur. Je vous connais, de réputation du moins,
fit-elle en baissant pudiquement les yeux pour bien marquer qu’elle
n’allait pas au concert. Je vais avertir M. Drulom, il sera très heureux
de vous recevoir.

Sortie de la vieille. Quelques minutes après, réapparition de sa figure
respectable et prière au visiteur de l’accompagner.

Fernand fut introduit dans un cabinet de travail d’une très belle tenue
qui jurait avec la profession proxénétique du maître de céans: large
bureau Louis XVI aux bronzes sobres finement ciselés; sièges solides et
hospitaliers; bibliothèque garnie de livres modernes, choisis avec
discernement. Sur la cheminée une pendule monumentale, de style
scrupuleusement approprié.

Drulom était certainement une canaille, mais sûrement aussi son
intellectualité était supérieure à celle des faiseurs de sa profession.
Cet ingénieur manqué était ingénieux: il n’ignorait pas que le cadre en
impose aux simples. C’est dans ce bureau-salon qu’il décidait les
jouvencelles à entrer dans la carrière lyrique et, par surcroît, quand
il était d’humeur galante, dans sa chambre à coucher.

Il se rua vers le visiteur, la main tendue largement; une main aux
doigts spatulés de chourineur.

--Comment, vous! Ah! je suis heureux. Madame m’a dit en deux mots ce qui
vous amenait. Je ne demande pas mieux que de vous être agréable. Dame!
entre confrères!

Fernand eût un sursaut de dégoût. Ça, un confrère! ah! non! par exemple!
Enfin, il fallait avaler la couleuvre.

--Je suis décidé, ne trichons pas, obligé de céder mon fonds d’édition.
Êtes-vous disposé à racheter?

--Pourquoi pas? Vous avez quelques machinettes qui ne sont pas
mauvaises, puisqu’elles sont de vous, ajouta-t-il avec un sourire plein
de sous-entendus. Si vous n’avez pas d’exigences outrées, nous nous
entendrons, aisément. Combien avez-vous de chansons éditées?

--Quarante?

--Parues depuis combien?

--Trois mois.

--Et vous lâchez au moment de la répartition?

--On refuse mon admission à la société.

--Ah! oui, c’est vrai. Le statut obstructif qui exige cinquante
chansons. Pourquoi ne pas publier les dix dernières? Vous seriez en
règle.

--Je n’ai plus d’argent, avoua, non sans dignité, Fernand.--Ensuite en
aurais-je--il avait pressenti le: on en trouve--je suis las, j’ai
conscience de ne pas être taillé pour ce métier; je désire céder.

--Combien?

--Dix mille francs.

--Eh bien! mon petit, pour un garçon qui avoue de ne pas être organisé
pour le commerce, vous ne vous embêtez pas.

--C’est ce que ça m’a coûté à publier.

--Mauvaise raison. Je vais vous donner cinq mille francs; et encore,
parce que c’est vous!

Drulom fit le geste auguste du financier qui ouvre le tiroir de sa
caisse pléthorique.

--Vous m’étranglez.

--Je vous comble. Nous signons demain. Mais en attendant, comme je
connais la vie, que, parfois, vingt-quatre heures peuvent être
désastreuses, voici votre argent; donnez-m’en décharge. Et, vous savez,
je n’exige pas que vous m’ayez de la reconnaissance. Vous pourrez dire
que je suis une immonde crapule à tout le monde, en sortant d’ici: voilà
qui ne me gêne pas dans les entournures.

Fernand signa d’un paraphe nerveux, sans un mot de protestation. Il
avait hâte d’en finir. Déjà l’argent en poche, il se retirait, après un
salut court, quand Drulom l’arrêta:

--Et maintenant, qu’allez-vous faire?

--Mon métier, chanter.

--Où?

--Je trouverai.

--Hum! Ça sera dur. Voulez-vous faire un tour en province? Cela vous
reposera. Et voyez comme aujourd’hui je suis de bonne composition, je
vous engage pour trois mois; j’engage également votre femme, la petite
Mésange.

--Les conditions?

--Huit cents francs par mois globalement, pour ménager les
susceptibilités de chacune des parties.

Tout cela jovial, gai, qui aurait été d’un brave homme, sans le facies
du criminel qui blague ses victimes.

Fernand ne discuta pas, il considérait cette offre comme une aubaine. Il
partit réconforté!

Drulom valait décidément mieux que sa réputation.

L’auteur-compositeur-éditeur-usurier se malaxait les paumes en signe de
joie. Il venait de faire une fructueuse affaire et de se donner les
apparences d’un bienfaiteur. Cela lui arrivait souvent. Oh! ça n’était
pas un paresseux, celui-là.




XXX


Et ce fut, d’abord, l’exode en province, là-bas, à Rouen.

Ce phénomène s’était produit, Fernand chantait toujours d’une façon
charmante, phrasant à la perfection et ne détonnant jamais, mais sa voix
ne passait plus la rampe, elle était comme «fanée». Et tout de suite, ce
fut une grosse désillusion pour les habitués des Folies-Bergère et de
l’Ile-Lacroix, que ce numéro parisien, qui devait être sensationnel et
qui resta en grisaille.

Blanche, elle, semblait devoir passer inaperçue, comme toujours.
Infortunée Mésange, c’était son destin. Au contraire, ce fut elle qui
sauva la situation: si elle ne décrocha aucun bravo pour son talent,
elle obtint un véritable triomphe de jolie femme. Elle atteignait alors
sa trente-cinquième année--avouée--et la plénitude de son charme de
blonde grasse. Le manager trouva donc, tout de suite, son profit dans la
combinaison. Si la salle boudait aux roucoulements périmés de
l’ex-irrésistible chanteur, la partie masculine de l’assistance
s’enflammait fort passionnément devant le décolleté de la divette,
savoureuse comme un fruit mûr à point.

Certains soirs, toute la jeunesse riche de Rouen traversait la Seine et
venait applaudir Mésange. Pour tout factice que fût, cet enthousiasme de
snobs, il ne laissa pas que d’être fort agréable à celle qui en était
l’objet et qui avait rarement été à pareille fête. Ces applaudissements,
au contraire, suppliciaient Fernand, qui n’en connaissait plus que de
moins en moins la douceur pour lui-même.

Juste retour! Ce qu’autrefois Mésange souffrait dans sa vanité cabotine
froissée, l’ancien triomphateur le subissait à présent, endolori à en
crier; chacun son tour! Mais, lui, fut plus injuste, étant au fond moins
aimant, plus gâté aussi, car il sied d’excuser bien des choses. Il se
considéra comme ridicule et se sentit offensé. Des scènes éclatèrent. Le
soir, il se plaignait avec fiel et amertume.

Mésange, vexée et blessée, répliquait non sans hauteur.

--Tu me fais jouer un rôle au moins bizarre! déclarait-il.

Elle ripostait:

--Je ne comprends pas bien.

--Tous ces olibrius qui tournent autour de toi, qui t’envoient des
bouquets avec leurs cartes et des bonbons avec des billets doux, me
donnent l’apparence d’un Sganarelle ou, ce qui est pire, d’un mari
complaisant!

Mésange s’emportait:

--Ce que tu dis là est stupide! Est-ce que je suis cause du succès qui
me vient?

--Sûrement, que tu n’en es pas cause! Et puis il est propre, ton succès!
Si tu t’imagines, ma petite, que c’est ta voix qu’applaudissent ces
imbéciles!

Les disputes allaient parfois très loin. Puis, la nuit, qui porte
conseil, remettait la paix dans le ménage; mais le lendemain, dès les
chandelles allumées, aux premières acclamations saluant le corsage de
Mésange, Fernand, de nouveau, entrait dans des rages folles. Quand son
tour de chant arrivait, la face bilieuse et méprisante, il jetait à
l’orchestre des chansons violentes et récriminatives, des chansons de
lui, ses chansons _pour l’Idée_, socialistes et libertaires, qui
n’étaient pas au programme et où il déchargeait son âme! Les autres,
l’ennemi, le public, les gens en habit se sentaient visés. Que diable!
ils avaient payé pour s’amuser et non pour supporter un cours de
collectivisme hostile! Et des scandales se déchaînaient:

--Hou! hou! autre chose!

Cependant les galeries supérieures rigolaient.

--Vive la Sociale! A bas les aristos!

--A la porte, l’anarchiste! ripostaient ceux des fauteuils.

Grabuge.

Le directeur dut bientôt redouter les conséquences des algarades de ce
pensionnaire compromettant. Du commissariat central, il reçut des
avertissements motivés! Le dénouement de tout ceci, fut que la saison
suivante, l’engagement de Fernand et de Mésange ne fut pas renouvelé à
Rouen.

Alors, l’existence, pour le couple, se continua pareille, d’année en
année, de ville en ville. Pleurs et grincements de dents, décadence, en
somme, lente encore, mais sûre. Les fréquentes réconciliations sur
l’oreiller après les querelles dans la coulisse amenèrent, un vilain
matin, un double résultat, désastreux dans le précaire de la situation:
Mésange accoucha de deux jumeaux. Ce fut le commencement de la fin de sa
beauté. Elle y perdit sa taille et son teint.

Ces jumeaux, au reste, ne vécurent point. Ils ne furent que de la
douleur qui passa. La chose s’était produite à Lyon. Les deux petits
êtres--qu’est-ce qu’ils étaient venus faire au monde, ceux-là?--furent
enterrés au cimetière des Brotteaux, abandonnés là pour toujours.

Cependant, d’étape en étape, le caractère de Fernand s’aigrissait. Non
que la province ne lui payât pas encore un bon prix ses vocalises. Mais
tant de théories mal digérées lui restaient sur l’estomac. Il avait mal
à son orgueil et la bile en mouvement. Une fois, à Lille, une grève des
ouvriers du fer ayant éclaté, Fernand, sollicité d’aller «en pousser
quelques-unes» dans les meetings, accepta avec frénésie, et au cours
d’une manifestation, se fit arrêter, comme il portait le drapeau rouge,
en tête d’une colonne de sans-travail.

Le petit Robert, sorti de chez des paysans où on l’avait gardé pendant
quelque temps, suivait maintenant ses parents dans leurs pérégrinations,
couché à la diable, nourri au hasard. Ce fut en l’amenant par la
main--(pauvre mioche, marchant à peine)--au général commandant les
troupes mobilisées pour la répression du mouvement émeutier, que Mésange
obtint la mise en liberté de son mari, dont l’affaire pouvait se gâter
tout à fait, car il y avait eu rébellion, injures aux agents, et toute
la lyre!

Enfin, un jour, à Péronne, où ils étaient embauchés pour trois mois, un
jour d’hiver, une lettre arriva tout à coup, à Fernand, une lettre dont
l’adresse avait été tracée par une main défaillante et qui disait:

  «Mon petit Fernand,

  »Si toi et Mésange voulez me voir encore vivant pendant quelques
  minutes, prenez vite le train. Il n’est que temps. Car je meurs. Je
  vous embrasse. Votre vieux camarade.

  »LOURBILLON.»

--Nous ne pouvons pas le laisser tout seul! s’écria Fernand.

--Non, bien sûr. Pauvre Lourbillon! s’éplora Blanche.

Le soir même, ils partirent pour Paris.




XXXI


C’était un 12 décembre, le matin, par un froid terrible, et le jour pas
encore levé.

Le garçon de garde de l’hôtel Saint-Vincent, rue saint Vincent, à
Montmartre, dormait encore, jeté tout habillé sur le lit pliant disposé
dans le bureau d’entrée, quand des coups de poing précipités furent
frappés, du corridor, sur le carreau crasseux de la porte vitrée.

--Qui est là? interrogea l’homme au tablier, réveillé en sursaut. Et
sautant du lit, il atteignit, d’un geste machinal d’habitude, la bougie
d’un bougeoir. Il bougonnait, debout avec peine, les yeux gros et
brouillés du somme interrompu, saisi par la température glaciale; et
tout en tâtonnant de l’allumette la mèche charbonneuse, il répéta:

--Qui est là?

--C’est moi, Gaselin, le balayeur, vous savez bien.

--Ah! bon, attendez, j’ouvre. Et qu’est-ce qu’il y a de cassé?

Le bruit d’une clef tourna dans la serrure. Le balayeur dit au garçon,
apparu au seuil du bureau, la figure fantastiquement éclairée par les
sursauts de sa lumière, qui dansait dans ses mains grelottantes, pendant
qu’il claquait des dents:

--Il y a que le vieux du 37, mon voisin, doit être en train de passer.
Il râle depuis minuit; j’ai eu beau taper dans le mur, il n’a pas
répondu.

--Bon Dieu de bon Dieu! quelle tuile! Il ne manquait plus que ça! C’est
le patron qui va faire une poire!

--Vous devriez y monter. Moi, vous comprenez, il faut que je parte à mon
travail!

Le garçon haussa les épaules:

--Vous en avez de bonnes, vous! Qu’il attende! Tout à l’heure il fera
clair.

--Enfin, vous voilà prévenu. La porte, s’il vous plaît.

Le cordon fut tiré, et, par l’huis ouvert, une cinglée de neige et de
bise s’allongea dans le couloir.

--Brrr! fit le garçon, c’est pas un temps à aller chercher le médecin.
Je vais finir ma nuit. Tant pis.

Il rentra dans son antre, se recoucha sur ses paillasses et souffla la
bougie.

Vers sept heures et demie pourtant, comme une aube jaunâtre pâlissait à
la croisée, le garçon se décida à grimper voir «de quoi il retournait».
Justement le père Gaselin rentrait, sa besogne terminée, et les deux
hommes gravirent de compagnie l’escalier gluant et fétide de l’hôtel.

--Alors, vous croyez que le vieux du 37 va perdre le goût du pain?
demanda l’employé du garni. Le balayeur répondit:

--Je crois bien qu’il l’a perdu depuis beau temps. Voilà bien huit jours
qu’il n’est pas sorti. Et qu’est-ce qu’il a mangé de la semaine? Il n’a
pas un rond! C’est malheureux, tout de même!

--Qu’est-ce que vous voulez, mon père Gaselin, c’est comme ça. On vit de
privations jusqu’à ce qu’on en crève.

--Et puis, vous savez, très fier avec ça! Avant-hier je suis entré dans
sa chambre. Il était au pieu, avec la fièvre et des yeux d’affamé. Je
lui ai demandé s’il avait besoin de quelque chose: «Oui, qu’il m’a dit,
vous seriez bien chic de mettre cette lettre-là à la poste, puisque moi,
je garde l’appartement!» Et il m’a tendu une enveloppe avec les trois
sous pour le timbre. Comme je ne voulais pas des trois pétards--n’est-ce
pas! je sentais que c’était le fond de sa bourse!--il a insisté: «Si,
si, mais, eh bien! quoi donc? Je ne suis pas un mendigot, moi! j’ai des
économies!»

--Et c’était pour qui, cette lettre?

--Pour un nommé Armand, Fernand, quelque chose comme ça, artiste
lyrique!

--A Paris?

--Non; en province, je ne sais plus la ville; tout ce que je sais, c’est
que c’est parti dans la boîte des départements.

Ils étaient arrivés tout en haut de l’immeuble, et s’arrêtaient devant
une porte, la dernière au fond d’un boyau sombre et nauséabond.

--Entendez-vous? fit Gaselin en baissant la voix.

--Oui, mais on dirait qu’il cause! chuchota le garçon.

On percevait en effet, interrompant le rauque et sinistre soufflet du
râle, des éclats de mots, des lambeaux de phrases... des ricanements
même. Puis le râle recommençait.

--Il va peut-être mieux! hasarda le balayeur avec doute. La porte était
fermée de l’intérieur, et nulle réponse ne fut faite quand on eut
frappé. Mais le garçon avait une double clef. Il ouvrit et entra.
Gaselin le suivit.

Le spectacle était lugubre. Un cabinet mansardé, éclairé par une fenêtre
à tabatière dont le châssis en ce moment couvert de neige laissait à
peine entrer la lumière; pour plancher, un carrelage, défoncé en dix
endroits, et, pour cloisons, des murailles lépreuses le long desquelles
l’humidité avait décollé les restes d’un papier qui retombait en
lambeaux déchirés. Pour tout mobilier, une chaise, une malle défoncée et
un pot à eau égueulé.

Au fond de ce cabinet, il y avait un lit de fer, et dans ce lit un
homme, un vieillard, un mourant: Lourbillon!

Étendu sur le dos, la nuque sur un traversin sans oreiller, Lourbillon,
les yeux grand ouverts et fixés au plafond, les mains allongées à plat,
prononçait des paroles sans suite, avec une volubilité inconsciente. Il
était d’une maigreur affreuse. Ses lèvres rentrées dans sa bouche sans
dents, ses joues enfoncées entre les maxillaires décharnés, faisaient
plus saillante l’arête du nez, aiguisé et comme transparent. Les rotules
de ses genoux et le bout de ses orteils pointaient sous le drap élimé
qui semblait recouvrir la rigidité d’un cadavre.

Le garçon et le balayeur s’étaient figés sur le seuil.

--Eh bien!--tonitrua tout à coup derrière eux une grosse voix cordiale
et canaille--est-il transportable, le bonhomme?

C’était le patron du garni, M. Crampart, l’honorable et patenté
propriétaire de l’«Hôtel Saint-Vincent». Il regarda un instant son
locataire, haussa les épaules d’un air de mauvaise humeur, puis, prenant
son parti, il dit avec la rondeur brutale, non exempte de sensibilité,
de l’ancien commis boucher qu’il était:

--Pauvre vieux! mieux vaut pour lui claquer tranquillement ici que
d’être trimballé à l’hôpital par le temps de chien qu’il fait! Auguste,
va chercher un médecin, et au trot!

Le garçon grommela:

--Un médecin, pourquoi faire?

--Le fait est!...

--Ça serait comme un cautère sur une jambe de bois!

--Il est au bout du rouleau! appuya le balayeur qui s’était approché du
grabat.

--Le médecin des morts suffira bien! conclut Auguste, ravi de la course
épargnée.

Lourbillon, toujours immobile, s’était tu, et le râle reprit rythmique.

--Messieurs, déclara brusquement l’hôtelier, si vous aimez entendre ça,
restez ici. Moi, je me tire.

Et M. Crampart prit la porte, suivi, du reste, immédiatement par Gaselin
et Auguste.

Lourbillon, en agonie, resta seul.

Il y avait cinq ans à peu près que le malheureux logeait dans ce garni
de dernier ordre, où sa situation, selon les déchéances successives de
son destin, avait suivi, comme dans l’immortel roman de Balzac, la même
voie descendante que le père Goriot à la pension Vauquer.

Descente qui était une montée en même temps, puisque, à mesure qu’il
s’enfonçait d’un degré dans la misère, il gravissait, d’un étage, le
calvaire puant qu’était en son ensemble l’«Hôtel Saint-Vincent».

Au commencement, Lourbillon, vivace encore, jovial et «rigolo», bien
qu’attristé de la décadence de plus en plus stupide de la fortune des
Fernand, avait loué la plus belle chambre de la maison. Il avait gardé
des relations, trouvait de ci, de là, quelques cachets à faire, en
banlieue, un camarade pour lui payer la bleue, chaque soir, au «Café
Français», et le crédit pour la croustille, chez nombre de marchands de
vins qu’égayaient sa verve cocasse, et ses souvenirs, et ses grimaces de
vieux lutteur de la foire aux chansons.

Puis, Fernand et Mésange travaillaient en province, c’est vrai; mais
dans la bonne province et chez des impresarios sérieux: Lyon, Bordeaux,
Marseille, Montpellier, Toulouse, et n’oubliaient pas leur ami, les
jours de paie. En sorte qu’assez régulièrement un mandat-poste venait
égayer l’ancien comique, rapide à se précipiter au guichet pour en
signer l’acquit.

Mais le temps coula. Les charges de Fernand, là-bas, aux quatre coins de
la carte de France, augmentaient parallèlement à la diminution de ses
ressources. Le ménage ne chantait plus que dans des villes moins
importantes. De plus en plus rarement, il touchait barre à Paris. Les
mandats-poste s’espacèrent, puis furent supprimés. Hélas! la vie
devenait trop dure, et Lourbillon s’installa dans une chambre moins
chère.

Il fallait cependant la payer, cette chambre-là. Et Lourbillon tenta des
prodiges. Mais en vain. On le revit à la _Chartreuse_, implorant une
matinée de quarante sous, de vingt sous, n’importe où. Personne ne lui
tendit la perche. Voûté, catarrheux, édenté et presque chauve, il
effrayait les courtiers marrons. Ce comique portait le diable en terre.
Au bout de quelques mois, fatigué de n’être point payé, M. Crampart
donna le choix à cette épave de l’art, ou d’être mis purement et
simplement à la rue ou d’accepter sous les combles--et par charité--la
sorte de cellule abjecte qui portait le nº 37. Lourbillon accepta.

Encore fallait-il solder le prix misérable de ce taudis, et manger
quelquefois. Lourbillon fut celui qui, sous un chapeau cabossé, vêtu de
loques et chaussé de trous, se présente devant les terrasses des cafés,
concurremment aux hommes de bronze, aux camelots de cartes transparentes
et aux acrobates du pavé; celui qui, d’un organe dont on ne sait si
l’alcool ou la phtisie ont creusé les cavernes, annonce: «L’Éden-purée»
et se hâte aussitôt, vite, vite, avant l’arrivée des sergents de ville,
d’érailler une chanson qui lui confère le droit de tendre aux
consommateurs, une coquille Saint-Jacques hospitalière aux gros sous.

Lourbillon fut celui qui, la nuit, soupe d’une soupe de dix centimes aux
Halles, et déjeune--déjeuner dînatoire--à neuf heures du matin d’un
restant de gamelle à la grille des casernes.

Mais la vieillesse implacable venait. Sa carcasse usée ne tenait plus
sur ses jambes rompues, et un soir, il se coucha pour ne plus se
relever. Il lui restait quinze centimes. Il les consacra à affranchir
une lettre à Fernand, et ce fut son suprême acte conscient.

Et, à présent, seul, raidi sur sa couche crasseuse, dans la pénombre
sale de ce bouge sans air, sous la neige étouffant sa vitre, le ventre
creux, le cerveau vide, Lourbillon entrait en agonie.

Le râle s’arrêta tout à coup. Et très distinctement, cette phrase
retentit:

--Mon rasoir! Voyons, mes enfants. Je ne peux pourtant pas chanter
devant le Tsar avec une barbe de huit jours?

Ses doigts de squelette se promenèrent sur ses joues creuses, où, en
effet, le poil avait poussé depuis peu, et d’un accent irrité le
moribond reprit:

--Mon rasoir, voyons! ma petite Mésange. Vous savez bien que c’est une
question d’avenir pour moi. Si je réussis, ça y est. Le Tsar m’emmène en
Russie! Vive la joie et les pommes de terre frites! A nous les troïkas;
mais il faut que je me rase. J’ai la barbe très forte, moi!

Il chanta:

    O mon Fernand, tous les biens de la terre...

Il s’interrompit. Le râle siffla de nouveau dans sa gorge, puis il cria:

--Cette perruque-là! oui! celle-là, la noire! Elle va bien à mon genre
de beauté. Mon rouge! bon Dieu, où est mon rouge? Lourbillon? c’est moi,
parfaitement! Ah! c’est mon tour! c’est bon, c’est bon! on y va! La
ritournelle, monsieur le chef d’orchestre, je vous en prie.

Le râle encore. Et soudain:

--Hein? ça marche ce soir! Un public en or, je vous dis!

Il s’était dressé sur son lit, les bras brusquement projetés en avant,
un sourire crispé sur les lèvres violettes. Et ses deux mains, rigides,
claquèrent tout à coup l’une contre l’autre, à plusieurs reprises.

Il clama:

--Oui! vous êtes bien gentils. Mais je ne sais plus rien! C’était la
dernière... la... dernière!... Ah!...

C’était la dernière, en vérité. Le buste de Lourbillon eut un sursaut
brusque, puis il retomba en arrière. Le cou frappa sur le fer du chevet
qui vibra sous le choc. Les bras s’abattirent, et soudainement, dans un
déclanchement hideux, la mâchoire inférieure s’affaissa, laissant la
bouche béante. Les yeux écarquillés devinrent vitreux.

Le râle avait cessé.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers six heures du soir, Fernand et Mésange, qui, au reçu de la lettre
de leur vieux camarade, avaient pris le train, sans rien entendre, ni
les objurgations de l’impresario, ni les menaces télégraphiées de
l’agent lyrique, averti, descendirent de voiture à la porte de l’hôtel.
Ils s’enquirent bouleversés:

--C’est au numéro 37. Montez, c’est tout en haut! Je ne vous accompagne
pas, dit le garçon en leur donnant une lumière.

Oh! l’horreur ignoble du bouge et l’épouvantable bâillement du cadavre!
Tout de même, pieusement, et avec des larmes sincères, Fernand et
Mésange rabaissèrent sur les prunelles mortes les paupières de l’ami.

Et là, devant ce pauvre corps, un subtil et amer retour sur eux-mêmes
emplit subitement leurs âmes. Et Mésange murmura:

--Lui, au moins, il aura eu quelqu’un pour lui fermer les yeux, mais
nous?...

Fernand, comme un écho d’angoisse et de doute, répéta:

--Ah! nous!...




XXXII


Le lendemain, à la première heure possible, sous la neige fondue qui
continuait à tomber du ciel sale sur le pavé gras, un misérable convoi,
sordide et hâtif, prit le chemin du cimetière de Saint-Ouen. Avec les
pauvres, les formalités ne sont pas longues! Un gueux de plus à la fosse
commune, plus vite c’est enfoui, mieux cela vaut! et les sollicitudes
sociales ne font pas de zèle pour si peu.

Derrière le corbillard misérable des indigents, Fernand et Mésange, à
pied, suivaient seuls. Et le cocher du véhicule, pressé de terminer
cette course peu lucrative, ne jugeait point--pour un mort sans
importance--urgent ni nécessaire de marcher à pas comptés. En sorte que,
pataugeant dans la boue, les deux derniers amis du trépassé, contraints,
par moments, de presque courir, sentaient, malgré le froid vif, la sueur
couler sur leurs visages que mouillaient déjà les larmes.

Seuls, Fernand et Mésange? Non, pourtant, pas tout à fait. Un troisième
fidèle escortait Lourbillon, porté dans les bras de la jeune femme,
hagard, plaintif, furieux et tout hérissé.

C’était Taupin, un simple chat! mais dont l’histoire passait en mérite
celle de bien des hommes.

Taupin était un matou, tout noir, ras de poil et haut sur pattes, et
d’une noblesse de gouttière incontestable. Il était pelé à la nuque,
écorché au râble et quelque peu excorié, car son tempérament passionné
lui avait valu de nombreuses batailles et maintes blessures au champ
d’honneur et d’amour des toits parisiens.

Depuis des années, il partageait le vivre et le couvert, le logis et la
table avec Lourbillon, et ne quittait son maître que lorsque le démon de
la chair lui tressautait le long de l’échine.

Alors, par la fenêtre en tabatière, l’œil phosphorescent et la moustache
en buisson de piques, il s’échappait et ne revenait qu’amaigri,
ensanglanté, affamé, mais riche de quelques souvenirs de plus.

Des imbéciles, qui n’ont jamais observé les bêtes, prétendent que les
chats n’ont ni attachement de cœur, ni reconnaissance des services
rendus. Or, voici ce qu’avait fait Taupin, le jour où Lourbillon rendit
au grand Tout son âme de cigale.

Taupin était «en bombe» depuis près d’une semaine. Cette fois, ce
n’était pas seulement à aimer qu’il cherchait dehors, c’était à manger
aussi, car c’est surtout de faim qu’était mort Lourbillon, et là où il
n’y a rien, les chats perdent leurs droits, tout comme les rois.

Il y avait une heure à peu près que Fernand et Mésange étaient
arrivés--trop tard--et qu’ils veillaient, à la lueur funèbre de la
bougie, le corps inanimé qui se refroidissait là, quand tout à coup sur
la vitre du châssis de la fenêtre, un bruit grinça, acharné et
volontaire. On eût dit des ongles qui travaillaient à déblayer la couche
de neige entassée sur le carreau. Et, en effet, Mésange, ayant levé les
yeux, aperçut bientôt deux pattes noires et entre elles deux points
verts, flamboyants. C’était Taupin qui travaillait pour rentrer chez
lui.

On lui ouvrit, et il se précipita sur le plancher--le plancher de
briques--où il demeura immobile un instant, comme surpris de l’étrangeté
de la réception, de la présence de ces intrus, et d’un il ne savait quoi
d’inaccoutumé dans la couleur et l’odeur des choses.

Mais ayant aperçu sur le lit le profil rigide de son maître et s’étant
rendu compte que ces inconnus n’étaient point des inconnus dangereux, il
sauta sur la poitrine de Lourbillon et ronronna tendrement, non sans lui
détacher sur le visage de petits coups de patte de velours affectueux.

Toute la nuit, il resta ainsi. De temps en temps, comme inquiet
vaguement, il se dressait sur ses quatre pattes, s’étirait, érigeant en
bosse son dos souple, et venait flairer de tout près le nez de
Lourbillon, contre lequel il poussait d’amicaux coups de tête. Et son
regard, avant qu’il se recouchât, était soupçonneux, vers Fernand et
Mésange, ces deux étrangers installés là. On lui avait changé son
patron, si sensible jusqu’ici à ses caresses et si froid maintenant.
Mais oui, si froid! Comme il avait froid!

--Laisse-le! avait dit Mésange à Fernand, il ne fait pas de mal.

Au matin, quand le médecin des morts arriva pour constater le décès, le
chat dérangé gronda, puis se cacha sous le lit, hostile; mais quand les
sombres emballeurs des pompes funèbres, avec leurs chapeaux de cuir
bouilli, leurs habits et leurs plaques, prétendirent mettre en bière le
cadavre, l’antienne changea. L’animal devint comme fou, bondissant d’un
coin à l’autre du taudis, avec un lamento de gorge qui était un sanglot
et un rugissement. Les hommes noirs en avaient peur.

--Enfermez votre sale matou! grogna l’un. Et Mésange put réussir à
attraper le pauvre Taupin et à le garder, serré sur sa gorge. Il n’avait
plus qu’un grand frisson de tout son corps et un petit gémissement, très
doux. Il regardait, regardait.

Et quand le cercueil fut cloué, il vint se coucher tout au long et lécha
le bois.

C’est pourquoi Mésange, quand on partit pour Saint-Ouen, l’emporta dans
ses bras, jusqu’au cimetière.

L’enfouissement de Lourbillon fut une chose rondement conduite. Pas de
prières sur la tombe, puisque c’était un enterrement civil. Guère de
pourboires à attendre pour la gent nécrophore. En deux temps, trois
mouvements, «oh! hisse! attention! là!... enlevez!» ce fut pesé! la
bière était au fond, on retira la corde, quelques manœuvres tendirent
des mains quémandeuses de menue monnaie; Fernand et Mésange--le
corbillard parti, cahotant dans les ornières et les flaques,--se
trouvèrent seuls, comme en un désert, en face de ce trou.

La neige tombait toujours, molle et lente. Les pieds s’engluaient dans
un terrain de glaise délayée. A côté de lui, Mésange, le chapeau trempé,
la jupe fripée, pleurait à hoquets convulsifs. Et Fernand songea, tout
grelottant sous son pardessus de demi-saison (un dernier luxe) et son
costume d’été, que c’était l’homme qui reposait là, entre quatre
planches, le bon bohème au menton bleu et aux illusions roses, qui
certes était responsable de l’heur et du malheur de son destin, à lui
Fernand! Oui! Lourbillon avait donné le coup de barre orientant vers les
vanités de l’art la vie du modeste ouvrier! Avait-il à remercier,
avait-il à maudire le timonier? Fernand, dans un éclair, récapitula son
existence. Le passé avait été resplendissant, le présent était terne;
qu’allait être l’avenir? Hélas, il constata la jeunesse enfuie, le
courage aveuli, l’espoir déclinant. On ne pouvait être et avoir été.
Non, Lourbillon n’avait pas joué les bons génies, et décidément les
conseilleurs ne sont pas les payeurs! Mais il lui pardonnait, ah! de
tout cœur! A quoi bon se plaindre et réclamer?

--Tu viens, Blanche? dit-il doucement. Elle prit son bras.

Le chat Taupin, las de chagrin, dormait sous le collet.

--Enfin!--marmotta Fernand comme s’il se parlait à lui-même, nous, au
moins, nous gagnons encore de quoi manger!

--Demain, il faudra aller chez Drulom, observa vivement Mésange, qu’il
nous envoie dans une ville quelconque! Et tout de suite! notre voyage de
Péronne ici, et la couronne pour Lourbillon ont dévoré toutes nos
économies. Je suis à sec!

--Nous irons demain, ma chérie! c’est bien le diable si nous ne sommes
pas casés immédiatement!

--Dieu t’entende! soupira Blanche. Fernand haussa les épaules. Il
devenait irritable et nerveux, et tout manque de confiance le
souffletait comme une insulte. En tout cas, demain n’était pas loin; on
allait bien voir!

Ce fut vu--assez vite.

La répétition des élèves et interprètes de Drulom battait son plein,
quand Fernand et Mésange poussèrent la porte.

Et ce n’était pas un spectacle banal.

Assises sur des chaises, tout autour des quatre cloisons d’une pièce
étroite, et comme hypnotisées par le piano où le maître serinait à celle
de leurs congénères «dont c’était le tour» la chanson du répertoire
patronal qu’elle aurait à promener de l’Est à l’Ouest, et du Midi au
Septentrion, une dizaine de pauvres demoiselles, quelques-unes jolies,
mais toutes vêtues et chapeautées selon une apparence ou pour, au moins,
un désir de chic, attendaient, les mains croisées sur des rouleaux de
cuir.

Les rouleaux des jeunes filles sont en cuir, a observé Franc-Nohain,
poète subtil.

En face des jeunes femmes, étaient groupés, en des poses avachies de
voyous disloqués, trois gamins de 17 à 20 ans, d’une mise devant son
élégance au Temple, et dont les cravates rouges accentuaient d’une note
criarde la vulgarité de l’ensemble.

Tous trois avaient les cheveux noirs gras, et luisants d’une pommade qui
aidait la frange infâme de cheveux coupés à la chien à se maintenir en
ordre au-dessus des sourcils, où elle arrivait, coupée et peignée, en
ligne nette et précise.

Cette coiffure féminine, surmontée d’un chapeau melon posé en arrière,
donnait aux faces de gouapes de ces trois hommes une apparence
terriblement indicatrice... précisée par une poudre de riz déposée sur
leurs visages de fils soumis.

D’une voix, ou plutôt de trois voix traînardes, grasseyantes de Parigots
de Belleville, ils répétaient de tout leur cœur un couplet où les gestes
surtout avaient de l’importance, car «leur genre», à ceux-là, était de
chanter à l’unisson, et de gesticuler de même, tous trois levaient et
baissaient ensemble bras ou jambes: c’était le «Trio Gambilleur».

Drulom leur serinait depuis trente minutes les vingt-quatre mesures d’un
refrain, qu’ils dansaient avec des mouvements d’une grâce... toute
«Moulin de la Galette». Leurs bouches édentées, aux lèvres molles,
laissaient passer les paroles, sans les arrêter au passage afin de les
formuler; c’était une débandade de mots inintelligibles, de tons de
gosiers gargarisés d’alcools, de grimaces de voyous de barrière, de
gestes aux grosses mains sales, aux ongles carrés et noirs, aux pieds
énormes, lourds et laids. Mais Drulom les faisait se ganter et se
chausser d’escarpins vernis, et le soir, aux lumières, dans leurs trois
complets de satin mauve, avec leur haut de forme lilas, leurs trois
cannes pareilles, ils entraient en scène, souriant, fardés, frisés,
pommadés, des dentelles à leurs poignets d’anciens garçons de café, et
chantaient avec des gestes de marionnettes:

    Nous sommes les petits Chéris,
    Petits chéris, petits chéris,
    De la Vill’ de Paris!

Et sortaient de scène sur un pas de danse dont la dernière mesure
laissait aux trois horribles têtes le temps de saluer, d’un geste
brusque et cassé de pantins désignés à la guillotine.

Drulom les avait trouvés chez un troquet du quartier: les deux plus
jeunes servaient sur le zinc, et le troisième était «plongeur»,
c’est-à-dire laveur de vaisselle: ce dernier rinçait les verres et les
bouteilles et, connaissant Drulom il avait recommandé ses camarades au
maître qui, en 15 jours, avait fait du trio une attraction pour Paris et
la Province--et allez donc! ce n’est pas plus difficile que cela! et 900
francs par mois!

Ça valait mieux que de sécher les litres, vous savez... et moins long à
apprendre!

Trente francs par soirée! Mazette! Drulom était épatant!

Après que le «Trio Gambilleur» eut bien en tête l’air de sa chanson, ce
fut le tour des dames.

Elles vinrent se placer autour du piano; toutes celles réunies à cette
heure-là étaient des «Romancières;» et Drulom attaqua:

    Au bois de Meudon,
    Un jour avec Blaise.

Il battait la mesure sur le plancher avec une énorme canne, et le
rythme, scandé de telle façon, aidait les pauvres femmes à mieux retenir
une musique qu’elles ne pouvaient apprendre autrement qu’avec de la
mémoire!

Aucune d’elles n’avait de piano et ne savait solfier une note! Toutes
ignoraient la plus petite règle musicale. On leur rabâchait l’air
pendant une semaine ou deux, et, quand elles savaient les paroles par
cœur, en route pour la scène!...

Parmi celles qui ce jour-là faisaient partie du troupeau docile, était
une jeune fille de 16 ans à peine.

Un jour qu’elle regardait les affiches manuscrites collées sur les
vitres d’une crèmerie de la rue du Temple, afin de trouver une patronne
en quête de «petites mains,» elle fut abordée par un monsieur qui
stationnait là, depuis un bon bout de temps, dévisageant toutes les
jeunes filles venant en nombre chercher des adresses d’ateliers ayant
besoin d’ouvrières.

Le monsieur attendit qu’elle eût traversé la chaussée et, lui tapant sur
l’épaule, lui demanda combien elle désirait gagner par jour.

--Deux francs comme toujours.

--Je vous offre cinq francs, mademoiselle!

--Pour quoi faire, monsieur?

--Pour chanter au café-concert!

--Mais, monsieur, fit timidement la petite, je ne sais pas, je ne saurai
jamais!

--Je vous apprendrai...

--Je n’oserai pas, j’aurais trop peur...

--Essayez, vous verrez comme c’est simple, mon enfant... et puis, pensez
donc, c’est cent cinquante francs par mois, pour commencer, puis vous
gagnerez trois cents!! cinq cents francs!! Vous serez «artiste».

--Je réfléchirai, monsieur...

Elle partit bouleversée, lisant, pour la dixième fois, la petite carte
laissée entre ses jolis doigts de petite fée.

    MONSIEUR DRULOM,

    _Agent lyrique des grands concerts de Paris,
    Marseille, Bordeaux, Bruxelles._

    14, rue de Paradis-Poissonnière.

Deux jours après, elle arrivait, émue, chez Drulom.

Un mois après on lui avait appris quatre chansons de «Gommeuse». Drulom
ayant constaté, paternellement, que ses jambes valaient la peine d’être
vues, avait choisi pour elle, et cela sans hésiter, la tenue qui
mettrait le plus en valeur la jeunesse et les beautés de la petite...

--Gommeuse!! C’est-à-dire épaules nues, bras nus, seins nus, jambes
nues... on cacherait juste ce qu’on ne pouvait, hélas! pas montrer...

Drulom lui vendit son premier costume... des bas jusqu’au grand
chapeau... pour le prix de six mois de ses appointements!!!

Mais comme il était un brave homme... il lui laisserait la facilité de
le payer à raison de 75 francs par mois... il resterait donc à la
fillette 75 autres francs pour son entretien, blanchissage, nourriture
et son logement!!!

C’était maigre, la petite en resta toute bouleversée! Mais elle avait
signé... Monsieur Drulom avait d’elle un grand papier... et puis, ce
n’était que six mois à patienter; une fois les premiers frais payés, ça
irait mieux... Mais dans six mois, le costume serait fané, il en
faudrait un autre, et alors?

Elle alla, toute inquiète, chez la couturière qui fabriquait les
commandes des protégées de Drulom, et lui demanda si elle ne pourrait
pas, en cas de besoin, lui faire une jolie robe pour beaucoup moins
cher... Pensez donc, neuf cents francs pour un costume!

--Je vous donnerai le même pour deux cents, mademoiselle, lui dit la
couturière narquoise et renseignée...

--Deux cents francs! alors, pourquoi est-ce neuf cents, cette fois-ci?

--Je ne sais pas... moi, je le vends à Drulom deux cents voilà tout...

Alors elle comprit!

Drulom gagnait sur tout et sur toutes. Mais la petite ouvrière s’imagina
que pour le payer et s’en débarrasser plus vite, il lui serait peut-être
facile d’augmenter ses ressources... Elle allait être au «théâtre,» elle
serait jolie dans cette tunique de soie écarlate toute brillante de
paillettes... elle était jeune... qui sait?... Ben oui, quoi!

Elle ne serait pas la première, ni la dernière.

Et comme Drulom la fit partir dans un caboulot de province, elle fut, la
petite malheureuse, la proie du premier gigolo de l’endroit, pris sans
amour, sans joie, pour la simple impossibilité de manger, de boire, et
de dormir dans du linge propre, avec deux francs cinquante par jour...

Le temple de l’Amour devait à Drulom beaucoup de ses prêtresses.

A l’entrée de Fernand et de Mésange, le maître se leva. Non par respect,
certes, mais par colère.

Il était furieux, le maître! et avant que ni l’un ni l’autre des
arrivants n’eût eu le loisir d’ouvrir la bouche, il éclata en paroles
grossières et comminatoires:

--Ah! vous voilà! vous! eh bien! vous en avez fait du propre!

--Pardon, Drulom, fit Fernand... Je voudrais...

--Je me moque pas mal de vos pardons et de ce que vous voulez!

Drulom, la main gauche appuyée sur son piano, brandissait férocement
dans l’air son poing droit. Les élèves l’admiraient en sa rage.
L’exécutante de l’instant en gardait la bouche ouverte de stupeur. Il
poursuivit:

--Ah! vous croyez qu’on lâche comme cela un directeur! qu’on se bat
l’œil des clauses d’un engagement signé! qu’on prend le train le matin
quand on doit travailler le soir! et qu’on fiche tout le monde dans les
choux pour des raisons qui n’existent pas!

--Mais... hasarda Mésange.

--Ah! je vous conseille de parler! vous, la grosse! Vous êtes jolie! et
vous avez du talent! oui! comme mon...

Il dit le mot!

--C’est par charité! vous entendez! uniquement par charité! que je
m’occupais encore de vous, vous personnellement, la toujours enceinte!
pauvre buveuse d’absinthe? c’est un vers! c’en est même deux! et de
Rollinat encore! Et vos jumeaux de l’année dernière, ils vont bien?

--Vous savez bien qu’ils sont morts! répondit Mésange, sombre.

Mais un tel détail n’était pas pour troubler Drulom. Il continua. Il
s’exaspérait à mesure:

--En tout cas, vous deux! c’est fini! Vous pouvez crever maintenant. Ce
n’est pas moi qui vous sortirai de la mouise!

Il se croisa les bras:

--On vous a sifflés à Tours! on vous a sifflés à Bordeaux! on vous a
sifflés à Bayonne! Vous n’êtes plus possibles dans les grandes villes!
Et vous vous permettez, par surcroît, de ne pas remplir les conditions
que j’ai acceptées pour vous! Monsieur et madame laissent tout en plan!
Un ami mourant! Ce n’est pas celui-là qui vous paiera vos cachets,
n’est-ce pas? Ni moi, non plus, du reste, j’en ai assez.

Fernand avança d’un pas et dit:

--Monsieur, vous abusez peut-être de ma patience!

--Moi? ah! ah! ah! elle est bien bonne!

--Et celle-ci, comment la trouvez-vous?

Le fracas d’une gifle retentissante venait d’éclater sur la joue blême
du mercanti.

Fernand restait en défense, dans l’attente d’une riposte, mais la
riposte ne vint pas.

Alors il articula froidement:

--Monsieur, je suis à vos ordres.

Drulom, qui se frottait la joue, répondit avec dignité:

--Mais moi, monsieur, je ne suis pas aux vôtres!

Il fit un pas de maître de ballet, ouvrit la porte et prononça:

--Après ce qui s’est passé, j’espère, monsieur Fernand, ne jamais vous
revoir!

Fernand et Mésange sortirent.

Encore une branche qui craquait.




XXXIII


    La branche était sèche,
    Et l’oiseau tomba.

Les petites filles piaillent cette cantilène, en tournant leurs rondes.
Il y est question, dans cette cantilène, d’une catastrophe et d’un
malheur; mais les petites filles sont gaies. Elles poursuivent:

    Mon petit oiseau-au,
    T’es-tu fait du mal?

Et le petit oiseau répond, dans la chanson:

    Je m’suis cassé l’aile
    Et tordu le cou!...

L’histoire lamentable du petit oiseau était celle de Fernand et de
Mésange. Ils s’étaient cassé l’aile et tordu le cou.

En vain, ils tentèrent, l’un ou l’autre, un mois durant, de retrouver un
engagement quelconque pour une ville possible. Les agents lyriques ne
voulaient plus entendre parler d’eux:

--Oui! pour que vous fichiez le camp le jour où la recette est assurée!
Plus souvent! On vous connaît maintenant.

Ils durent retourner à la _Chartreuse_, ce hâvre des épaves, cette hotte
aux débris, et quémander ce cachet piteux, la tournée de misère.

Ils firent des soirées à Mantes, des matinées à Coulommiers.
D’appartement en logement, de logement en chambre, ils avaient
dégringolé, degré à degré, d’année en année, vendant à mesure ce qui
devenait un surplus de mobilier. Finalement, le dernier lit porté chez
un brocanteur, ils logeaient en garni. Pourquoi garder un domicile à
Paris, puisqu’ils couraient continuellement la province?

Une consolation, qui était une charge de plus, mais qu’ils bénissaient,
car elle était désormais l’unique sourire de leur existence, était la
présence entre eux de Robert, leur fils, «le présomptif», disait
Fernand, aux rares instants où un peu de gaieté lui remontait aux
lèvres.

Robert, cahin-caha, à travers les anicroches de la débine, les jours et
les nuits blanches, la mistoufle et la purée, grandissait, pauvre graine
chétive aux pousses pâlies.

Ah! le maigriot gamin souffreteux--qui dînait et soupait en même temps,
plus souvent qu’à son tour, d’un sandwich au jambon et d’un fond de
bock, dans une brasserie où le garçon consentait à faire crédit--ne se
pouvait guère douter qu’il avait été, dans sa première enfance, un
poupon riche, couvert de dentelles, aux bras d’une nourrice somptueuse,
aux rubans immenses tombant jusqu’à terre.

Brun de cheveux comme son père, Robert avait les yeux bleus et la bouche
tendre de sa mère. Des yeux profonds, fiévreux et brillants, cernés
d’une ombre délicate. Tout mignard, et ne parlant encore presque pas, il
avait appris, tout seul, à jouer du violon, sur un violon-joujou que son
parrain Lourbillon lui avait donné pour ses étrennes. C’était au moment
où l’horizon s’assombrissait pour Fernand et où l’argent plus rare
rendait les cadeaux à bébé moins fréquents. Ce violon avait été le
dernier bonheur, en somme, de Robert. Aussi était-il devenu bien cher à
l’enfant qui, doué d’un instinct musical remarquable, avait très
rapidement acquis une virtuosité surprenante.

A cinq ans, cet artiste en réduction, à croquer avec ses longs cheveux
noirs bouclés et ses regards trop expressifs, tant y brûlait une
précocité quasi morbide d’intelligence, déchiffrait du premier coup des
concertos et des sonates de Beethoven et de Mendelssohn.

Si bien que lorsque Fernand et Mésange, la dureté des temps s’aggravant,
durent partir extra muros, chercher leur pitance, dans les chefs-lieux
et les sous-préfectures, loin du boulevard et de ce ruisseau de la rue
du Bac que tant regrettait madame de Staël, ils emmenèrent avec eux ce
rejeton-prodige, qui obtenait, haut comme la botte d’un gendarme, des
succès pyramidaux, avec son archet puéril.

Robert adorait sa mère, d’une adoration passionnée et jalouse. Il lui
arrivait, si, quelque soir, Mésange, tracassée par les embarras
d’argent, oubliait de l’embrasser en le mettant au lit, de pleurer toute
la nuit, à petit bruit, pour ne réveiller personne, mais à grands
sanglots muets qui le laissaient le lendemain, épuisé, blanc comme un
mort, vidé de force et de larmes.

D’une sensibilité extrême, il joignait les mains quand Fernand chantait,
se gorgeait de musique à s’en rendre malade. Il avait des perceptions
spéciales, certains airs lui paraissaient dégager de certains parfums.

--N’est-ce pas, mon papa, disait-il, que la _Symphonie pastorale_ sent
la violette?

Conçu en des jours de prospérité, il était né, certainement, robuste et
râblé, avec des reins et des jarrets de jeune lièvre; mais cette belle
santé s’était rapidement flétrie, au souffle de la misère, et au
désarroi de la vie errante. Mal nourri, de gargotes en gargotes, sans
cesse secoué dans des trains, couché tard, intoxiqué par l’atmosphère
surchauffée des coulisses, il avait, pour ainsi dire, vieilli sans
croître. Et, pâle d’une pâleur nacrée, avec son sourire déjà triste et
ses prunelles dilatées, il était comme un tout petit homme que rien
n’étonne plus et qu’a d’avance modelé la douleur.

--Ah! si nous ne t’avions pas!... lui avait crié, un soir de détresse et
d’amertume, Fernand abîmé sur un banc de promenade publique, en un
Quimper-Corentin quelconque.

--Eh bien! que feriez-vous, si vous ne m’aviez pas? avait interrogé
Robert.

Il avait sept ans à cette époque.

Fernand répondit:

--Nous nous tuerions, ta maman et moi! C’est ce que nous aurions de
mieux à faire!

Alors, l’enfant, passant ses deux bras frêles autour du cou de son père,
avait murmuré bien bas:

--Oh! mon papa, je sais bien qu’on n’est pas heureux, nous trois. Je ne
veux pas vous empêcher, si vous avez envie de mourir. Seulement, vous me
tuerez avant, dis, n’est-ce pas?

Robert atteignait à sa dixième année, quand une sorte d’agent marron qui
recrutait des troupes lyriques pour les concerts de quarante-neuvième
ordre, boîtes à soldats et goguettes de barrières, l’entendit--ce fut
l’expression de cet homme distingué--«s’expliquer avec son violon».

Tout de suite, il embaucha la famille, en bloc. «Le dab, la daronne et
le salé, trois thunes l’un dans l’autre». Quinze francs par jour.
Fernand accepta. Robert gagnait sa vie avant de vivre.




XXXIV


Le café Jeanne d’Arc, à Compiègne, petite ville abondamment garnisonnée,
estaminet banal pendant le jour, se transformait, le soir, en concert
beuglant, à l’usage et à la disposition de messieurs les militaires.

Un piano brèche-dents et une estrade dressée au fond de la salle, entre
la porte de la cuisine et celle du closet, suffisaient à effectuer cette
métamorphose.

Sur l’estrade, sitôt le gaz allumé, venaient s’asseoir, sur des chaises
de paille, trois ou quatre dames chanteuses, bras nus et décolletées
autant qu’on peut l’être. Le petit troupier français aime la chair,
chacun sait ça!

Vers six heures, une heure après la sonnerie de la soupe, dans les
casernes, l’établissement se remplissait brusquement. Fantassins et
dragons, par deux, par trois, par bandes, entraient en foule, casques
mêlés aux képis, sabres et épées-baïonnettes, tout un fracas de
ferraille martiale. Et tout cela s’entassait; sous-offs, simples
cavaliers et biffins vulgaires, brigadiers et caporaux, tuniques et
dolmans, sur les banquettes de cuir râpé, devant des mazagrans un peu
plus corsés que le jus de chapeau du réveil, ou des bocks plus mousseux
que les bières de la cantine.

Et c’était de table à table, avant que l’accompagnateur, un vieux bossu,
chauve et glabre, n’eût plaqué les premiers accords de la soirée sur son
instrument décrépit, un échange de vociférations professionnelles, dans
le heurt des soucoupes, le cliquetis des armes, et la fumée nauséabonde
des pipes de mauvais tabac, vite épanouie en nuage opaque au-dessus de
cette agglomération de culottes rouges et de boutons de cuivre.

--Eh ben! mon pays? ça se tire!

--Encore quatre-vingt-quinze jours!

--La classe! bon Dieu! la classe!

Fernand, Mésange et le petit Robert avaient échoué, pour quinze jours,
au café Jeanne d’Arc.

Ils venaient de la Fère, cité où gîtent les artilleurs, et partiraient
ensuite pour Senlis où sont les cuirassiers.

Depuis beau temps, Fernand ne portait plus la moustache. Rasé comme le
commun des queues rouges, il était désormais le pitre à tout faire
errant sur les routes départementales. Adieu, l’époque du répertoire
personnel et des morceaux choisis! Costumé le plus souvent en tourlourou
grotesque, petite veste, pantalon trop court, godillots énormes, gants
blancs en fil de chaussette, et képi défoncé, il interprétait les
ahurissements de Pitou et les gaudrioles de Dumanet, pour la plus grande
joie de l’armée nationale. Quelques absinthes pures (très peu d’eau,
beaucoup d’absinthe) l’aidaient, chaque soir, à subir sans trop de
dégoût les nécessités de cette existence.

Pour l’instant, la troupe de «Jeanne d’Arc» se composait de Mésange,
chanteuse égrillarde,--hélas!--d’une nommée Loulou, danseuse
excentrique, dont les dessous, pourtant douteux, allumaient, quand elle
levait la jambe, toutes les flammes de la concupiscence dans l’âme
collective du public; d’une énorme dondon, Antonia, romancière
patriotique, et de lui-même, Fernand, comique-bouffe! Le jeune Robert,
entre deux numéros, exécutait un solo de violon; cent sous par jour et
pas nourris, tel était le tarif de la maison.

Le pianiste bossu ayant planté ses doigts maigres sur le clavier jauni,
ce qui fit pousser au piano brusquement attaqué un gémissement de
détresse, l’imposante Antonia, une brune aux cheveux gras et mats de
teinture noire, se leva et s’avança au bord de l’estrade. Elle avait des
bras comme des cuisses, trois mentons pour le moins, et ses seins
monstrueux, comme des mappemondes gélatineuses, tremblaient, à demi
sortis d’un corsage très bas, de peluche rouge.

Elle entonna les Turcos, d’une voix de contrebasse enrouée:

    Les turcos, les turcos sont de bons enfants!
        Mais il ne faut pas qu’on les gêne!...

A coups de fourreaux de sabres sur le plancher, les cavaliers
soulignaient le rythme et les fantassins contrepointaient en choquant
leurs verres sur le marbre des tables.

Quand ce fut fini, Antonia descendit du tréteau, et, une assiette à la
main, commença sa quête dans la salle, se faufilant entre les chaises,
égratignant ses biceps nus aux cannelures rugueuses des épaulettes,
pincée ici, chatouillée là, saluée au passage, de gros mots ou d’offres
obscènes. Mais elle accueillait de la même impassibilité les gravelures
et les sous; au point qu’il eût été impossible de savoir si c’était à
ceux-ci ou à celles-là que s’adressait son «merci bien!» machinal et
las.

Mais déjà, la maigre Loulou, une longue fille grêle et bistrée, aux
membres de faucheur et aux yeux charbonnés, se déhanchait en un chahut
épileptique, lançant vers le plafond son mollet gaîné de rose-chair.

De toutes parts, l’enthousiasme rugit.

--Plus haut! Plus haut!

--Encore!

--Hardi, nom de Dieu!

--Je te vois, petit polisson!

Et un trompette de dragons, ayant d’un organe aigu tarataté les paroles
d’une sonnerie connue, où il est question, sans pudeur aucune, d’une
cantinière, l’assistance, en un chœur forcené, hurla:

--Il est tout noir!

--Parfaitement, répondit Loulou sans s’arrêter de gambiller.

--Bravo! bravo!

Et ce fut un tumulte éperdu d’aciers, de porcelaines, de mains battantes
et de bottes trépignant.

La quête de Loulou fut plus fructueuse que celle d’Antonia. Les regards
flambaient, les teints étaient rouges, et des décimes plurent dans
l’assiette secouée par la danseuse sous les nez excités.

C’était au tour de Mésange. Pauvre Mésange! La taille épaisse, l’eau
bleue de ses yeux devenue trouble, et le blond de sa chevelure passé au
henné--car, dans ce blond, tant de gris s’était glissé!--la bouche
détendue et se forçant à sourire, elle gardait pourtant encore un air de
douceur jolie et de grâce tendre. Aux lumières, un peu de la
femme-caille, grassouillette et savoureuse, qu’elle avait été,
subsistait; et elle devait se défendre plus que les autres, contre les
attouchements trop précis de ses admirateurs. Les sous-officiers étaient
amoureux d’elle. Pauvre Mésange!

Elle détailla sa grivoiserie comme d’ordinaire et ainsi que d’habitude,
promena parmi les guerriers jurant, fumant et buvant, l’assiette au
billon. Comme elle passait devant un groupe de gradés, un sergent-major
mit quarante sous, une pièce blanche! et lui saisissant le poignet,
chuchota avec autorité.

--Je vous attends ce soir, à la sortie!

--Mais, monsieur.

--Suffit, c’est compris? vous pouvez disposer! il lui lâcha le poignet
et commanda:

--Garçon, une menthe verte!

Pauvre Mésange! En ce moment, Fernand, un mouchoir de troupier au bout
des doigts, dans sa veste ridicule et son pantalon rouge de carnaval,
exhalait les plaintes d’un conscrit qui a trouvé un rat dans sa gamelle.
Et l’auditoire se tordait à ses grimaces et à ses contorsions. Ah! le
pain est dur à gagner, même sec!

Cependant l’horloge allait marquer neuf heures. Il y eut soudain un
bruyant remue-ménage. De tous côtés, des hommes se levaient, rebouclant
leurs ceinturons, rajustant leurs coiffures. Et ce fut un brusque exode
de l’assistance presque entière, la salle à peu près vidée en une
minute. La rentrée au quartier pour les simples soldats.

Seuls, les sous-officiers, libres jusqu’à une heure du matin,
conservaient leurs places, étalés sur deux chaises et la cigarette au
bec, insolents comme des seigneurs pour qui les lois, qui régissent le
troupeau vulgaire, ne sont point faites.

Antonia, Loulou, le petit Robert, Mésange et Fernand, deux fois encore
par tête, occupèrent la planche. Quelques civils, après le départ de la
troupe, s’étaient hasardés dans l’établissement. Même, le fils d’un des
adjoints au maire, un des plus prodigues représentants de la jeunesse
dorée du crû, offrit une coupe de champagne à la comburante Loulou dont
les sauts de carpe lui étaient allés droit au cœur.

Mais du petit tas de sergents et de sergents-majors affalés dans leur
coin de salle, c’était, chaque fois que Mésange reparaissait, une
manifestation exagérée de bravos et de rappels.

--Bis! bis!

--Une autre!

Fernand, énervé, finit par demander à Blanche:

--Qu’est-ce qu’ils ont, ces imbéciles-là?

--Rien, mon ami! ne fais pas attention, je t’en prie! répondit-elle,
avec trouble.

L’attitude de Fernand l’angoissait. Il avait bu, certainement. Pauvre
garçon! Il était excusable après tout, avec cette chienne de vie!

A onze heures, après une ultime bobêcherie de Fernand, le concert
prenait fin. Le patron, un petit vieux, obèse et chauve, commença à
éteindre ses becs de gaz, les garçons à compter leurs jetons; le fils de
l’adjoint et ses amis sortirent, et les sous-officiers, non sans avoir
heurté de leurs fourreaux de baïonnettes les sièges et les colonnes,
disparurent à leur suite.

Le patron, tirant de l’un des tiroirs de sa caisse, un sac de toile
plein de pièces de cent sous, s’assit à son comptoir, au pied duquel se
rangèrent pour la paie, les «artistes,» et la distribution de la modique
manne allait s’effectuer, quand la porte du café se rouvrit, brusquement
poussée du dehors.

--Eh bien, quoi, Mésange! c’est-il pour aujourd’hui ou pour demain?

Le sergent-major aux deux francs, blond, avec des moustaches hérissées,
la bouche mauvaise et l’œil aviné, se tenait sur le seuil.

Fernand bondit:

--Qu’est-ce que vous dites?

Il allait s’élancer, mais le patron, vivement sorti de son bastion, le
retint par le bras.

L’élan de Fernand, pourtant avait été significatif, et le sous-officier
cria:

--Ah! tu marches avec le cabot! Rends les quarante sous, au moins, eh!
traînée!

Mésange avait blêmi. Les deux autres femmes ricanèrent.

--Et puis non! tiens! tu les donneras à ton type! garde-les!

Le bruit vitré de la porte refermée rageusement et ce fut tout. Fernand
écumait. Il regarda Mésange avec des yeux fous. Il balbutia:

--Qu’est-ce que?... Mais! non! tout à l’heure! se reprit-il avec un
geste de menace.

Le patron le raisonnait:

--Voyons, vous êtes toqué! Vous allez vous mettre à dos toute la
garnison. Celui-là, c’est un «chef» rengagé. Il connaît tout le monde.
Il ameuterait les deux casernes! Enfin, quoi! mademoiselle est votre
amie, c’est entendu, mais vous n’êtes pas des bourgeois, que diable! On
n’en meurt pas! Pour une fois, mon Dieu! Vous n’êtes pas mariés
ensemble!

--Malheureusement, si!--riposta Fernand, froidement--et madame est ma
femme légitime!

--Ah!

Le patron demeurait bouche bée. Il écarta les bras, comme se
désintéressant désormais de tout ce grabuge, et déclara:

--Alors, je ne sais pas, moi; arrangez-vous! Mais c’est tout de même une
drôle d’idée de faire un métier pareil dans ces conditions.

Dans la rue, comme ils regagnaient leur chambre d’hôtel, Fernand et
Mésange n’échangèrent pas une parole. Derrière eux, trottinait, sa boîte
à violon sous sa chétive aisselle, le petit Robert, lourd de fatigue et
de grosse peine. Les derniers réverbères se mouraient. C’était la nuit,
le deuil, le soir.

Sitôt rentrés chez eux, Fernand posa la bougie sur la table, et Mésange
s’écroula sur le canapé pisseux qui servait de lit à l’enfant.

--Et maintenant, tu vas m’expliquer, je pense, cette histoire de
quarante sous?

--Il n’y a pas d’histoire, Fernand, je te le jure!

--Allons donc! va conter ça à d’autres!

Mésange joignit les poings, et très vite:

--Je te le jure! tiens! sur la tête de Robert! c’est un goujat! Il s’est
dit: Voilà une fille comme les autres! une chanteuse de boîte à soldats;
on a ça pour deux francs! ça vient quand on la siffle; ça se couche
quand on lui parle! Est-ce que je le connais, cet homme? Je ne l’avais
jamais vu! Il paraît que cela a lieu tous les jours! Nous en sommes
arrivés à ce point, vois-tu, que n’importe qui peut prendre le droit de
me cracher à la figure, et se fâcher, par surcroît, si je ne me déclare
pas très honorée!

Fernand avait baissé la tête. Il ne répondit rien. Il songeait que
certainement, la malheureuse ne mentait point, et que pourtant il avait
des désirs de meurtre au bout des ongles. Il poussa un profond soupir et
silencieusement, commença à se déshabiller. Ah! dormir, oublier,
s’anéantir!

Il se coucha. Une lassitude immense l’envahit; sa colère était tombée. A
quoi bon? Et puis, quoi! Est-ce qu’un pantin désarticulé comme lui
pouvait se permettre le luxe d’une jalousie? ou d’une dignité?

Ses yeux s’étaient clos, et tout de suite, il somnola; un pli de
souffrance barrait son front. Il murmura dans l’inconscience:

--On n’en meurt pas! pour une fois!...

Mésange, les mains croisées sur un de ses genoux, était restée sur le
canapé, les regards fixes, l’âme comme inerte. Tout-à-coup, elle sentit
sur sa joue, un baiser timide. C’était le petit Robert qui se rappelait
à son cœur. Elle le pressa sur sa poitrine avec passion.

--Attends, mon chéri, je vais te laisser la place pour que tu dormes
bien.

L’enfant répondit:

--Non, maman, je ne veux pas dormir, puisque tu ne dors pas, toi.

--C’est que moi, mon ange, j’ai du chagrin.

Il supplia:

--Maman, laisse-moi avoir ton chagrin avec toi. Je ne te gênerai pas.

Il avait enlacé ses doigts aux doigts de sa mère, et jusqu’à l’aube,
Mésange, la tête de son fils nichée au creux de son épaule, pleura,
pleura...




XXXV


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et du temps passa!!!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .




XXXVI


Sur la grimpette criblée de soleil qui monte, entre deux talus, de la
rive droite du grand Morin au petit hameau de Juche-en-Haut, en
Seine-et-Marne, trois êtres, par une brûlante après-midi de juillet,
cheminaient, le corps plié en avant, les pieds trébuchant dans les
éboulis de pierrailles, trempés de sueur et rendus de fatigue.

C’étaient un homme, une femme et un garçonnet, chargés, l’un, d’une
vieille valise, la seconde, d’un paquet noué dans une toilette de
couturière, et le troisième, d’une boîte à violon.

--Je n’en peux plus! déclara tout à coup la femme, en se laissant tomber
assise sur le bord de la côte. Pas un souffle de vent n’agitait les
verdures roussies des plants de vignes, échelonnées, à perte de vue, à
droite et à gauche.

--Encore un peu de courage! Voilà les premières maisons en vue. Il y à
la goutte à boire là-haut! répondit l’homme en essayant de plaisanter.
Il avait une triste figure rasée, sous un chapeau de paille déformé et
sali, et la femme, avec un gros soupir, allait se redresser sur ses
jambes lasses, quand le gamin, la face soudainement livide, s’affaissa,
à son tour, dans la poussière, en portant la main à sa poitrine, avec ce
seul cri:

--Maman!

Tous deux, le père et la mère, s’étaient déjà précipités. Mais l’enfant
rouvrit ses yeux qu’il avait fermés un moment. Un peu de couleur revint
à ses pommettes, et il dit:

--Ce n’est rien. C’est au cœur que ça m’a fait mal... mais c’est
passé!!...

Il sourit aux deux visages d’angoisse qui se penchaient sur lui, et
bravement se releva, tout à fait.

--Allons! fit-il. Et, d’un élan vif, ramassant sa boîte à violon, il
reprit l’ascension, le premier, à pas rapides.

Au bout de dix minutes, en effet, le trio débouchait dans la grand’rue
du village. Un village d’Ile-de-France, aux maisons basses, toiturées de
tuiles, et pareilles, aux deux côtés de la route.

--Il faut maintenant trouver l’auberge à la mère Colin! émit en
soufflant et en tamponnant de son mouchoir ses cheveux défrisés, la
femme.

L’homme, qui s’était assis sur la valise, et s’épongeait aussi de son
mieux, la rassura:

--Ça ne doit pas être difficile à dénicher. Du diable s’il y a, dans ce
patelin-ci, plus d’une auberge! D’ailleurs, c’est en même temps le
bureau de tabac. Alors ça doit se voir comme le nez au milieu de la
figure!

Et de fait, elle apparut bientôt aux yeux des voyageurs, reconnaissable
à son fagot de branches et à la carotte de régie, suspendus au-dessus de
la porte, la maison Colin (mercerie, épicerie, vins et liqueurs, tabac,
loge à pied et à cheval!) Ouf! Enfin!

Dans le comptoir, une énorme femme, aux appas flottants, s’occupait à
corriger d’un coup de pouce, la trop juste honnêteté de sa balance,
employée, pour l’instant, à peser une demi-livre de vermicelle. Elle
leva sur les arrivants des yeux vifs de paysanne madrée et chaude, toisa
et jaugea son monde, puis, sans hésitation:

--Vous êtes les acteurs qui venez pour la fête des moissons, hein?

--Parfaitement, madame!

--Eh bien! tout à l’heure, la bonne va vous montrer la salle. C’est
là-haut, au fond de la cour. Tâchez d’arranger ça! Maintenant, si vous
voulez vous rafraîchir, passez par ici!...

Elle ouvrit une porte vitrée au fond de la boutique. Les «acteurs»
pénétrèrent dans une grande pièce carrée, d’où sortaient des chants et
des hurlements, une épaisse fumée et une odeur de choux aigres...

Il y avait là, réunie et menant bombance, toute la jeunesse du pays,
vautrée sur des bancs autour de trois longues tables de bois. Les litres
de vin, les canettes de bière, et les petits verres de liqueur
fraternisaient dans un désordre poisseux. Et la bonne, une jeune brune
aux clins d’yeux sournois, évoluait de côté et d’autre, à travers le
tumulte, parmi les propos brutaux et les bourrades polissonnes, plus
attentive à ne point casser la vaisselle qu’à sauvegarder sa vertu. Un
solide coup de poing la vengeait seulement, de temps en temps, chaque
fois que la galanterie trop empressée d’un client lui faisait un bleu au
bras... ou ailleurs.

--Marie! trois kirschs!

--Une chopine de blanc, Marie!

--Deux marcs!

Les «gas» s’amusaient. Et allez donc! A la tienne! Ah! c’est que les gas
de Juche-en-Haut n’en craignent pas pour la rigolade! Dans toute la
région d’alentours, c’est eux qui se saoulent le mieux, oui, dame! Ce
n’est pas comme ceux de Vrilly-la-Butte qui ont peur d’un demi-setier!
ah! mais non!

Les trois nomades s’étaient installés, comme ils avaient pu, sur un bout
de banc, à un coin de table. Et, tout de suite, après un silence subit
de quelques secondes, le charivari se déchaîna de nouveau, plus grossier
toutefois qu’auparavant et d’intonation nettement injurieuse!
Pensez-donc! Il y avait une femme qui avait l’air d’une parisienne!
Attends un peu!

Un long jeune homme, conscrit de l’année, en casquette et en sabots,
mais adorné d’une cravate sang de bœuf du plus rare effet, se leva, et
avec des gestes intentionnels, et des grimaces dédicatoires, entonna un
refrain de troupiers en marche, le plus ignoble qu’il put vomir.

Tous les «Juche-en-Haut» applaudirent bruyamment. Ça, c’était tapé, par
exemple! Qu’est-ce qu’elle prenait, la Parisienne! Et toutes les faces,
mufles de bêtes, museaux de brutes, congestionnées de joie et suantes de
gouaillerie haineuse, se fouinaient vers les étrangers. Ah! ah!
qu’est-ce qu’on leur mettrait!

--Fernand! allons-nous-en, je t’en prie!... suffoqua Blanche. Elle se
retenait pour ne pas éclater en sanglots. Qu’avaient-ils fait à ces
gens-là? Pourquoi cette férocité gratuite, cette lâcheté sans motifs?
Robert, les traits bouleversés, se bouchait les oreilles de ses deux
poings menus. Fernand eut un sursaut de rage.

Mais, à cet instant, Marie, la servante, prise de pitié, s’approchait
d’eux et doucement:

--Venez, monsieur, madame, je vais vous mener dans la salle de bal; là
où vous jouerez ce soir. Ils sont saouls, vous savez, c’est jour de
fête. Faut les excuser! je vous servirai là-haut!

Fernand, Mésange et Robert étaient déjà debout. Leur retraite fut saluée
par des vociférations sauvages; un chœur hurla:

    Tu t’en vas et tu nous quittes!
    Tu nous quittes et tu t’en vas!

Puis, l’on héla la patronne. On voulait avoir des renseignements.

--Hé, madame Colin!

--Arrivez un peu voir!

--Qu’on vous cause un brin.

--Qui c’est-il que ces paroissiens-là?

Au fond, une vague inquiétude s’infiltrait dans l’esprit avaricieux des
ivrognes. Ces Parisiens étaient peut-être des bourgeois, venus pour
louer une bicoque dans le pays, et qui seraient bons à gruger, matière
exploitable pour l’habitant! Peut-être bien qu’on avait eu tort de les
charrier!

Mais quand la grosse mère Colin eut exposé la vérité, ce fut un ouragan
de ricanements satisfaits et d’allégresse méprisante:

--Ah! bien! à c’tte heure! Y avait pas d’erreur!

--C’est des cabotins!

--Des saltimbanques!

--On peut y aller carrément!

Un vieux vigneron aux mâchoires branlantes, éjecta entre deux crachats:

--C’est cor plus gueux que nous, ces gueux-là!

--C’est tout catauds et mendigots!

--Moi, ce soir, j’y dis deux mots, à la grosse blonde! déclara le grand
gaillard qui avait chanté, tout fier encore du succès de son ordure.

--Chiche!

Ce fut un défi de tous les garçons qui étaient là.

--Tope!

Les mains claquèrent. Ah! ah! on allait rire.

--Quoi! qu’est-ce qu’y à de drôle? C’est son métier, à c’tte femme, de
causer à tout le monde! opina le tailleur Pichois, un boîteux, la forte
tête du canton. Et les «Juche-en-Haut» se remirent à boire.

Pendant ce temps, Fernand et Mésange édifiaient leur tréteau. Quatre
tonneaux dressés sur champ, deux à droite et deux à gauche, supportant
huit planches. On accédait à cette scène rudimentaire par une chaise
accostée à l’une des futailles. Robert, bien sage dans un coin, écrivait
sur une feuille de papier écolier, ce mot et ce chiffre: _Entrée: 25
centimes._ Cela devait être affiché à l’entrée de la salle de bal.

Cette salle de bal, carrée et assez vaste, avait été aménagée par la
mère Colin, négociante avisée, dans un ancien grenier, indépendant du
corps de bâtiment principal. On y arrivait par une sorte d’échelle de
meunier, où les filles, en grimpant, montraient leurs jambes. Source de
jovialité pour les garçons. On n’a pas tant de distractions à la
campagne!

Un coupon d’andrinople, glissant sur une tringle qu’équipa Fernand,
constitua le rideau. D’en bas, le bruit des rires, des hurlements, des
couplets bachiques et des querelles entre rustres, montait sans
interruption.

--Nous ferons bien une vingtaine de francs, dit Fernand en s’asseyant,
ça tient facilement quatre-vingt croquants, ce local!

Il s’interrompit, pris d’une quinte de toux, puis:

--Heureusement qu’ils ne doivent pas être difficiles par ici! Car, avec
ma laryngite, ils seraient volés!

Il parlait d’une voix fêlée et rauque. Mésange, morne, murmura:

--J’ai le trac. Ils ont l’air méchants, ces paysans?

--Bah! fais comme moi. Enfile-toi une absinthe, une vraie purée... bien
épaisse; ça te remettra le cœur en place. Et le gosse aussi, il aura sa
petite mominette! Pas, Robert?

--Oui, papa! c’est bon, ça fait chaud! répondit l’enfant.

Ils en étaient là!

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers huit heures, la salle commença à se remplir. Balourds dans leurs
habits du dimanche, et se balançant sur leurs pieds, dans des
dandinements de canard qui voulaient être désinvoltes, les naturels
envahissaient peu à peu les bancs, rangés en travées parallèles devant
«le théâtre!»

En dépit de leurs prétentions à la goguenardise, les gars étaient
impressionnés par la majesté du rideau rouge, qui leur cachait «la
scène». Tant de mystère, même banal, émeut les âmes les plus épaisses.
Cinq sous sont une somme qu’on peut débourser sans hypothéquer son bien,
et tout Juche-en-Haut se payait le spectacle.

Soudain, et comme, chacun à peu près casé, le piétinement des gros
souliers faisant trêve et le brouhaha des paroles se calmant, tous les
yeux béaient vers l’estrade, un cri terrible, un cri qui n’avait rien
d’humain, un hurlement de bête égorgée, retentit derrière le rideau
fermé.

Et celui-ci, glissant subitement sur sa tringle, on vit, échevelée,
livide, la bouche ouverte encore par son glapissement sinistre,
«l’actrice» à genoux auprès du corps étendu d’un enfant, tandis que le
«cabotin» sautait comme un fou dans la salle, en appelant: «Au secours!
au secours!»

Voici ce qui s’était passé.

Au moment où Fernand se préparait à commencer:

--Tu y es? allons-y! Place au théâtre, disait-il à Mésange.

Tout à coup, Robert, qui venait de tirer son violon de sa boîte, poussa
un profond soupir, lâcha son instrument, et comme une masse, tomba à la
renverse, de tout son haut, sur le plancher. Mésange s’élança. Il ne
bougeait plus. Les lèvres crispées, les prunelles fixes, les bras en
croix. C’est alors que la mère avait jeté sa plainte lugubre et que
Fernand s’était rué au milieu du public.

Cependant le tumulte et le désordre étaient indescriptibles. Tout le
monde s’était dressé; les uns escaladaient les bancs, les autres
cherchaient la porte. Des femmes se lamentaient. Et à Fernand qui
demandait: «Un médecin! un médecin!» nul n’était en état de donner une
indication utile. La mère Colin, qu’il trouva sur le seuil, finit
pourtant par lui répondre, en hochant la tête:

--Un médecin? ah mais non, dame! y en a point dans le pays!

Hagard, Fernand était remonté sur son estrade. Il prit son fils dans ses
bras et le portant, se laissa glisser jusqu’en bas de l’échelle de
meunier de la «Salle des Fêtes».

--Avez-vous un lit? Vite, un lit, de grâce!

Mésange, décolletée et les bras nus, courait, en démence, à travers
l’établissement, heurtant les hommes, se cognant aux chaises, aux
tables, sans rien sentir ni rien voir.

--J’nai point d’lit! déclara la grosse aubergiste, vous comprenez! c’est
la fête des moissons! à c’tte heure, tout est pris.

--Mais alors... haleta Fernand.

--Alors, tenez! posez-le là, c’petit! Y s’ra aussi bien qu’dans un lit.
C’est une syncope, c’est rien! Il va r’grouiller tout à l’heure.

Elle offrait le billard, un vieux billard déteint et râpé, au-dessus
duquel elle alluma un bec de gaz, généreusement.

Fernand y déposa Robert. Tout autour, les paysans, muets maintenant,
consternés et curieux, regardaient, les bras ballants. Et brusquement,
Mésange, amenée là au hasard de ses déambulations inconscientes,
s’écroula, d’un bloc, auprès du petit corps toujours immobile. Il allait
revenir à lui, n’est-ce pas?

--Robert! mon bijou! mon chéri! Robert! Écoute-moi, tu m’entends,
voyons!

Elle couvrait de baisers le visage insensible. Fernand pétrissait dans
ses mains les doigts fins et froids. Rien. Tous deux se regardèrent. Les
yeux de Mésange se dilataient graduellement, s’emplissaient d’une
horreur grandissante. Subitement, elle chancela, tournoya sur elle-même,
et d’une voix changée, d’une voix de fillette, étrange et enrouée, elle
balbutia:

--Est-ce que?... est-ce qu’il est mort?

A ce moment, Fernand tomba à genoux, et sa tête cogna le bord du
billard. Depuis quelques minutes, il sentait bien que le pouls ne
battait plus dans le frêle poignet.

Et Mésange comprit aussi. Elle fit: Ah! et roula sur le parquet,
évanouie. Les gens de Juche-en-Haut, se glissant le long des murs, à pas
sourds et comme honteux, s’étaient esquivés. Le papillon de gaz,
au-dessus du petit mort, tremblotait, éclairant par saccades les coins
sombres de l’estaminet sordide. Au dehors, c’était le silence opaque et
la nuit des champs. Un chien aboya, très loin. Fernand ne pensait plus à
rien, à rien...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mésange et Fernand vivent encore.


FIN


ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)




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COLLECTION D’ALBUMS IN-4º, A 3 FR. 50

  Pierre de Lano et Reutlinger    Nos Baigneuses                1 album.
  Jean Darc           Léon III et sa Cour                       1 album.

COLLECTION DES HUMORISTES, A 2 FR.

  Maurice Beaubourg   La Saison au Bois de Boulogne               1 vol.
  Paul Gavault        Le Petit Guignol                            1 vol.
  Gustave Guiches     La Femme du Voisin                          1 vol.


Paris.--Typ. Ph. Renouard, 19, rue des Saints-Pères.--41784.

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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

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Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
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