Expédition des dix mille

By Xénophon

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Xénophon

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Title: Expédition des dix mille

Author: Xénophon

Editor: Camille Rousset

Translator: Eugène Talbot

Release Date: May 23, 2023 [eBook #70846]

Language: French

Produced by: Laurent Vogel (This book was produced from images made
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MILLE ***






  BIBLIOTHÈQUE
  DE L’ARMÉE FRANÇAISE
  PUBLIÉE PAR ORDRE
  DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
  SOUS LA DIRECTION
  DU MINISTRE DE LA GUERRE
  PAR LES SOINS DE M. CAMILLE ROUSSET
  HISTORIOGRAPHE DU MINISTÈRE DE LA GUERRE




12030.--PARIS, TYPOGRAPHIE LAHURE

Rue de Fleurus, 9




  BIBLIOTHÈQUE DE L’ARMÉE FRANÇAISE

  XÉNOPHON

  EXPÉDITION
  DES DIX MILLE


  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1872




AVERTISSEMENT


Xénophon a inscrit en tête de son livre le mot grec _Anabasis_, qui veut
dire marche ascendante, marche en avant; c’est précisément l’opposé de
cet autre titre adopté généralement par les modernes: _Retraite des Dix
mille_. En proposant d’y substituer celui d’_Expédition des Dix mille_,
nous faisons œuvre de conciliation, puisque la marche en avant et la
marche en retraite s’y trouvent également comprises. Il est vrai qu’on
pourrait nous chercher chicane sur ce que le corps expéditionnaire était
d’environ treize mille hommes au départ; mais comme il n’était plus
guère que de huit mille cinq cents au retour, à Cérasonte, et qu’il
diminua encore depuis cet endroit-là, il nous semble que le chiffre de
dix mille est une bonne moyenne.

Quoi qu’il en soit, et sous quelque titre qu’il se produise, le livre de
Xénophon est justement compté parmi les classiques de la guerre; il en
est le premier dans l’ordre des temps, et peut-être à tous les points de
vue. L’auteur de l’_Anabase_ est un maître dans l’art de conduire les
soldats.

Xénophon était Athénien, du bourg d’Erchios; on ne connaît pas bien la
date de sa naissance, mais on la rapporte aux environs de l’année 445
avant notre ère. Il reçut la forte éducation, physique et
intellectuelle, qu’on donnait à la jeunesse de son pays et de son temps.
Il suivit des cours d’art militaire, comme il s’en faisait alors dans
les principales villes de la Grèce. Enfin, pour achever le développement
de ses facultés morales, il eut le bonheur de rencontrer Socrate.

Vers l’âge de dix-huit ans, il commença de servir dans la milice des
_péripoles_, qui étaient chargés de garder les environs d’Athènes. Deux
ans plus tard, on le trouve dans l’armée active. Blessé au combat de
Délium où les Athéniens furent battus par les troupes de Thèbes, il fut
sauvé par Socrate, qui le prit sur ses épaules et l’emporta loin du
champ de bataille.

La guerre du Péloponèse ayant pris fin, et Athènes ayant succombé sous
les coups de Sparte, Xénophon se laissa persuader par un ami, le Béotien
Proxène, d’aller chercher fortune auprès du second fils de Darius II,
Cyrus le jeune, qui gouvernait la plus grande partie de l’Asie Mineure.
Après la mort de Darius et l’avénement de son fils aîné, Artaxercès
Mnémon, au trône de Perse, Cyrus résolut de disputer la couronne à son
frère; il leva des troupes, appela des auxiliaires grecs, et partit.
Alors commença, en 401, cette expédition des Dix mille où Xénophon,
d’abord simple volontaire, s’éleva bientôt au premier rang, et dont il a
écrit l’histoire.

Quand il revint à Athènes, Socrate était mort; une démocratie jalouse,
inquiète, poursuivait de ses soupçons les meilleurs citoyens. Xénophon
fut accusé de _laconisme_, c’est-à-dire de sympathie pour Sparte et
d’inclination vers un gouvernement aristocratique, comme celui que
Lycurgue avait fondé en Laconie; il fut condamné à l’exil. Agésilas lui
donna une généreuse hospitalité; les liens d’une amitié solide unirent
ces deux fameux hommes de guerre. Enfin, Xénophon se retira dans
l’Élide, auprès d’Olympie, à Scillonte, où se termina, après quelques
autres vicissitudes, sa longue carrière; il avait plus de
quatre-vingt-dix ans quand il mourut, en 354.

Xénophon a beaucoup écrit et sur beaucoup de sujets. Les _Mémoires sur
Socrate_ et l’_Apologie de Socrate_ sont des monuments incomparables
pour l’histoire du grand réformateur de la philosophie. Le _Gouvernement
des Lacédémoniens_ et le _Gouvernement des Athéniens_ nous font bien
connaître le caractère politique des deux peuples et l’antagonisme de
leurs institutions. _Le Commandant de la cavalerie_ et le _traité de
l’Équitation_ nous ramènent vers l’art militaire qui tient une si grande
place dans les ouvrages historiques de Xénophon: les _Helléniques_ ou
_Histoire Grecque_, suite donnée par lui au chef-d’œuvre inachevé de
Thucydide, l’_Anabase_, la _Vie d’Agésilas_, et jusque dans cette
_Cyropédie_ ou _Éducation de Cyrus_, qui est cependant, comme on l’a
justement remarqué, bien plutôt une œuvre d’imagination qu’une histoire.

Nous n’avons nommé que les principaux écrits de Xénophon; le premier de
tous, le plus achevé, le plus populaire, et nous ne saurions trop le
redire, le plus digne de l’être, c’est l’_Expédition des Dix mille_.

La traduction qu’on va lire est due à la plume exercée de M. Eugène
Talbot. Vers la fin du dernier siècle, un officier général, le comte de
La Luzerne, qui fut ministre de la marine sous Louis XVI, avait consacré
à l’étude du livre de Xénophon la passion d’un ami des lettres anciennes
et l’intelligence d’un homme du métier. M. Talbot a profité utilement de
son précieux travail.

En s’appliquant à faire connaître à leurs contemporains les principales
œuvres de l’antiquité Grecque et Romaine, les traducteurs du XVIIe et du
XVIIIe siècle se préoccupaient plus d’être compris que d’être exacts.
C’est ainsi que, pour les magistratures, les fonctions civiles et
militaires chez les anciens, ils cherchaient des équivalents chez les
modernes; il paraît que des termes tels que ceux de colonel, de mestre
de camp, et d’autres de même sorte, attribués aux chefs militaires
d’Athènes où de Rome, ne choquaient pas alors les lecteurs. De notre
temps on est plus difficile; mais on risque de tomber dans l’excès
contraire. Comme on se défie des équivalents qui ne peuvent jamais être
en effet d’une exactitude parfaite, on introduit simplement dans la
traduction les dénominations grecques où latines, en leur donnant tout
au plus une désinence française: _hoplites_, _peltastes_, _gymnètes_,
etc. Cela demande cependant quelque explication. Le plus souvent, pas
toujours, on fait une note; mais l’inconvénient des notes est qu’une
fois données, on ne les reproduit plus d’ordinaire, tandis que les
termes qui intriguent le lecteur se représentent au contraire assez
fréquemment et le forcent à rechercher, non sans peine, feuillet par
feuillet, l’explication unique à laquelle il a plus d’une fois besoin de
recourir.

Au lieu de notes, nous avons cru devoir placer, dans cet _Avertissement_
même, quelques éclaircissements sur un certain nombre de termes grecs
laissés, par principe d’exactitude, dans cette traduction.

L’_hoplite_, chez les Grecs, était le fantassin armé de toutes pièces,
casque, cuirasse, cnémides ou jambières, grand bouclier qui couvrait
tout le corps, depuis le cou jusqu’aux pieds, longue pique ou sarisse,
épée. Les _hoplites_ composaient le fonds de l’infanterie grecque,
quelque chose comme notre infanterie de ligne.

Le _peltaste_, ainsi nommé de son bouclier, ou _pelte_, beaucoup moins
grand que celui de l’_hoplite_, était armé plus légèrement; au lieu de
cuirasse, il avait seulement une lame d’une certaine largeur, en fer ou
en cuivre, autour de la taille; point de cnémides; au lieu de la
sarisse, un javelot ou tout au plus une demi-pique. Les _peltastes_
étaient de l’infanterie légère.

Sous les termes de _psiles_, de _gymnètes_, il faut entendre une
infanterie encore plus légère, sans armure défensive, sans bouclier
même, prompte à la course, faite pour escarmoucher, en un mot des
tirailleurs. Les frondeurs, les archers, ce qu’on nommait en général les
gens de trait, appartenaient à cette catégorie.

Les _skeuophores_ étaient les porteurs ou conducteurs de bagages.

La formation des troupes, du moins au temps de Xénophon, se faisait
d’après l’ordonnance lacédémonienne, parce que alors Lacédémone, étant
victorieuse, donnait le ton militaire au reste de la Grèce. Cette
ordonnance différait beaucoup de l’ordonnance macédonienne qui lui
succéda, et quoiqu’on trouve les mêmes termes dans l’une et dans
l’autre, on doit les entendre dans des sens différents.

Ainsi, dans l’ordonnance macédonienne, le _lochos_ ou _loche_ n’est
qu’une file de la phalange, de huit à seize hommes au plus: dans
l’ordonnance lacédémonienne, le _loche_ est un corps de cent hommes,
quelque chose comme une de nos compagnies d’infanterie; de sorte que le
_lochage_, ou chef de _loche_, qui, chez les Macédoniens, ne se trouvait
être qu’un sous-officier, nous dirions volontiers un sergent, était,
chez les Spartiates, comme un capitaine chez nous. On verra dans
l’_Expédition des Dix mille_, les _lochages_ jouer un rôle considérable.

Les _hypolochages_ peuvent être considérés comme des lieutenants.

Le _loche_ se partageait en deux _pentécosties_, ou sections de
cinquante hommes, commandées par des _pentécontarques_, et la
_pentécostie_, en deux _énomoties_, de vingt-cinq hommes chacune, sous
les ordres d’un _énomotarque_.

Quatre _loches_, et quelquefois davantage, étaient réunis sous le
commandement d’un _stratége_ qui était comme un colonel. Le _taxiarque_
était un _stratége_, sous un nom différent. L’_hypostratége_ était en
quelque sorte un lieutenant-colonel.

En allant au combat, les troupes grecques entonnaient le _péan_, qui
était un chant militaire et religieux, et invoquaient _Ényalius_,
c’est-à-dire Mars, dieu de la guerre, sous un de ses surnoms.

Dans l’armée d’Artaxercès, on voit figurer les _doryphores_ ou
porte-lances, qui formaient la garde du Grand Roi--c’était ainsi qu’on
appelait le roi de Perse,--et les _gerrophores_ qui prenaient leur nom
du bouclier tressé en osier, ou _gerre_, qu’ils portaient.

Dans la marine, les _triérites_ étaient les rameurs ou matelots d’une
_trirème_, galère à trois rangs de rames, commandée par un _triérarque_.

Les navires à cinquante rames s’appelaient des _pentécontores_; à trente
rames, des _triacontores_.

Le terme d’_épibates_ désignait les matelots en général.

Dans les villes auxquelles Sparte avait enlevé leur autonomie, elle
envoyait un _harmoste_ ou gouverneur, revêtu de tous les pouvoirs civils
et militaires.

Un _comarque_ était un chef de village, une sorte de maire rural.

Il y aurait peut-être quelques autres explications à donner encore, mais
nous nous bornons à celles-ci, ne voulant pas fatiguer le lecteur, sous
prétexte de lui être utile.

C. R.




XÉNOPHON

EXPÉDITION DES DIX MILLE.




LIVRE PREMIER




CHAPITRE PREMIER

Des causes de la guerre entre Cyrus le jeune et Artaxercès. Cyrus se
prépare à la lutte.


Darius et Parysatis eurent deux fils: l’aîné, Artaxercès, le plus jeune,
Cyrus. Darius étant tombé malade et sentant sa fin approcher, voulut
avoir près de lui ses deux fils. L’aîné se trouvait là; Cyrus fut mandé
par son père des gouvernements dont il l’avait fait satrape, en le
nommant aussi général de toutes les troupes campées dans la plaine du
Castole. Cyrus vint donc, accompagné de Tissapherne, qu’il croyait son
ami, et suivi de trois cents hoplites grecs que commandait Xénias de
Parrhasie.

Darius meurt: Artaxercès lui succède. Alors Tissapherne accuse Cyrus
auprès de son frère de tramer contre lui. Artaxercès le croit, et fait
arrêter Cyrus, pour le mettre à mort. Leur mère, à force d’instances,
fléchit le roi, et obtient que Cyrus soit renvoyé dans son gouvernement.
Cyrus, tout ému du danger et de l’affront, s’en va et songe aux moyens
de ne plus dépendre de son frère, mais, s’il peut, de régner à sa place.
Parysatis, leur mère, favorisait Cyrus, qu’elle chérissait plus que le
roi régnant Artaxercès. D’ailleurs, quiconque venait de chez le roi
auprès de Cyrus, il le changeait si bien, qu’au départ on avait plus
d’amitié pour lui que pour le roi; et il mettait tous ses soins à ce que
les Barbares qui étaient à son service devinssent de bons soldats et
dévoués à sa personne.

En même temps, il lève des troupes grecques le plus secrètement
possible, afin de prendre le roi tout à fait au dépourvu. Voici comment
eut lieu cette levée. Dans toutes les villes où il entretenait garnison,
il ordonna aux commandants d’enrôler le plus grand nombre possible des
meilleurs soldats du Péloponèse, sous prétexte que Tissapherne en
voulait à ses places. En effet, les villes ioniennes avaient été jadis à
Tissapherne, le roi lui en ayant fait présent; mais toutes, sauf Milet,
s’étaient rangées du parti de Cyrus. Or, à Milet, Tissapherne,
pressentant que les habitants avaient également l’intention de passer à
Cyrus, fit mourir les uns et bannir les autres. Cyrus accueille les
bannis, assemble une armée, assiége Milet par terre et par mer, et tâche
d’y faire rentrer ceux qui en avaient été exilés. C’était pour lui un
nouveau prétexte de lever des troupes. Puis il envoie prier le roi de
lui donner ces places, à lui, son frère, plutôt qu’à Tissapherne. Leur
mère appuie cette demande, en sorte qu’Artaxercès, loin de soupçonner le
piége qu’on lui tend, se figure que Cyrus ne fait tous ces armements
dispendieux que contre Tissapherne. Il n’est pas même fâché de les voir
en guerre, Cyrus lui envoyant les tributs prélevés sur les villes que
Tissapherne avait eues en son pouvoir.

Une autre armée se levait pour Cyrus dans la Chersonèse, vis-à-vis
d’Abydos; et voici comment. Cléarque était un réfugié lacédémonien.
Cyrus, s’étant mis en rapport avec lui, le prit en affection, et lui
donna dix mille dariques[1]. Cléarque emploie cette somme à lever des
troupes, se met en campagne, sort de la Chersonèse, marche contre les
Thraces qui habitent au-dessus de l’Hellespont, et rend de si grands
services aux Grecs, que les villes de l’Hellespont se cotisent afin de
lui envoyer des vivres pour ses armées. C’était là un second corps de
troupes entretenues secrètement pour le service de Cyrus.

  [1] Environ 180,500 francs.

Aristippe de Thessalie était son hôte. Persécuté dans sa patrie par les
gens du parti opposé, il vient trouver Cyrus, lui demande environ deux
mille mercenaires, avec trois mois de paye, pour être en état de
triompher de ses adversaires politiques. Cyrus lui donne jusqu’à quatre
mille hommes, avec une paye de six mois, et le prie de ne point
s’accommoder avec ses adversaires, qu’ils n’en aient conféré tous deux.
Ce fut un troisième corps entretenu secrètement en Thessalie.

Proxène de Béotie, son ami, reçut ordre de lui d’arriver avec le plus
d’hommes possible, sous prétexte de marcher contre les Pisidiens, vu que
ces Pisidiens infestaient son territoire. Sophénète de Stymphale et
Socrate d’Achaïe, ses hôtes, reçoivent également l’ordre d’arriver avec
le plus d’hommes possible, comme pour faire la guerre à Tissapherne avec
les bannis de Milet. Tous exécutent ce qu’il a prescrit.




CHAPITRE II

Marche de Cyrus.--Tissapherne découvre au roi les projets de son
frère.--Entrevue de la reine Épyaxa et de Cyrus.--Grande revue.--Suite
de la marche.--Arrivée à Tarse.--Conférence de Syennésis, roi de
Cilicie, et de Cyrus.


Quand il croit le moment venu de s’avancer vers les hauts pays, il
prétexte qu’il veut chasser complétement les Pisidiens de son
territoire; et il rassemble, en vue de ce faux projet, toutes les
troupes grecques et barbares de la contrée. Il ordonne à Cléarque de
venir avec toutes ses forces; à Aristippe, de s’arranger avec ceux de sa
patrie et de renvoyer l’armée qu’il a; à l’Arcadien Xénias, qui dans les
garnisons commandait les troupes étrangères, de venir le joindre avec
tous ses hommes, sauf ceux qui seraient nécessaires pour la garde des
citadelles. Il rappelle de devant Milet les troupes de siége, et ordonne
aux bannis de se joindre à elles, leur promettant que, s’il réussit dans
l’expédition qu’il médite, il ne désarmera point qu’il ne les ait
rétablis dans leur patrie. Ils obéissent avec plaisir, car ils avaient
confiance en lui, prennent les armes et le joignent à Sardes. Xénias,
après avoir fait sa levée dans les villes, arrive à Sardes avec près de
quatre mille hoplites; Proxène entre, suivi de quinze cents hoplites et
de cinq cents gymnètes; Sophénète de Stymphale amène mille hoplites, et
Socrate d’Achaïe, cinq cents; Pasion de Mégare, sept cents hoplites et
autant de peltastes. Pasion et Socrate venaient du siége de Milet.
Telles sont les troupes qui joignent Cyrus à Sardes.

Tissapherne observant cela, et jugeant ces préparatifs trop
considérables pour une expédition contre les Pisidiens, va trouver le
roi le plus vite possible, suivi de cinq cents cavaliers. Le roi,
instruit par Tissapherne de l’armement de Cyrus, se met en état de
défense.

Cependant Cyrus, à la tête des troupes que j’ai dites, part de Sardes,
traverse la Lydie, fait, en trois étapes, vingt-deux parasanges[2], et
arrive au fleuve Méandre. La largeur de ce cours d’eau est de deux
plèthres[3]; il était traversé par un pont de sept bateaux. Cyrus le
passe, fait une étape de huit parasanges à travers la Phrygie, et arrive
à Colosses, ville peuplée, riche et grande. Il y reste sept jours.
Ménon, le Thessalien, l’y joint avec mille hoplites et cinq cents
peltastes, Dolopes, Éniens et Olynthiens. De là, il fait en trois étapes
vingt parasanges, et arrive à Célènes, ville de Phrygie, peuplée, grande
et riche. Cyrus y avait un palais et un grand parc, rempli de bêtes
sauvages qu’il chassait à cheval, quand il voulait s’exercer, lui et ses
chevaux. Au travers du parc coule le Méandre, dont les sources se
trouvent dans le palais même: il coule ensuite à travers la ville de
Célènes. Il existe encore à Célènes un autre palais fortifié du grand
roi, aux sources mêmes du Marsyas, sous la citadelle. Le Marsyas
traverse aussi la ville et se jette dans le Méandre: sa largeur est de
vingt-cinq pieds. C’est là, dit-on, qu’Apollon, vainqueur de Marsyas,
qui était entré en concurrence de talent avec lui, l’écorcha vif et
suspendit sa peau dans l’antre d’où sortent les sources. Voilà pourquoi
le fleuve s’appelle Marsyas. Xerxès à son retour de Grèce, après sa
défaite et sa fuite du combat, fit, dit-on, bâtir le palais et la
citadelle de Célènes. Cyrus y séjourne trente jours. Cléarque, banni de
Lacédémone, s’y rend avec mille hoplites, huit cents peltastes thraces
et deux cents archers crétois. En même temps Sosias de Syracuse et
Sophénite d’Arcadie arrivent, l’un avec trois cents, l’autre avec mille
hoplites. Cyrus fait dans son parc la revue et le dénombrement des
Grecs; ils montaient en tout à onze mille hoplites et environ deux mille
peltastes.

  [2] La parasange correspond à la lieue ancienne, c’est-à-dire à quatre
    kilomètres.

  [3] Plus de 62 mètres. Le plèthre est de plus de 30 mètres.

Reprenant sa marche, il fait en deux étapes dix parasanges, et arrive à
Peltes, ville populeuse; il y séjourne trois jours, pendant lesquels
Xénias, d’Arcadie, célèbre les Lycées[4] par des sacrifices et des jeux:
les prix étaient des étrilles d’or[5]. Cyrus, en personne, assiste à ces
jeux. De là, en deux étapes il fait douze parasanges, jusqu’à l’Agora
des Céraniens, ville bien peuplée, la dernière du territoire de la
Mysie. Puis il fait trente parasanges en trois étapes, et arrive à
Caystropédium, ville peuplée, où il demeure cinq jours. Il était dû plus
de trois mois de paye aux soldats, qui venaient souvent réclamer à la
porte de Cyrus. Celui-ci les renvoyait avec des espérances, et il était
évidemment chagrin; car il n’était pas dans sa nature de ne pas payer
quand il avait de quoi. Sur ces entrefaites, Épyaxa, femme de Syennésis,
roi de Cilicie, vient trouver Cyrus et lui fait, dit-on, présent de
fortes sommes. Cyrus fait aussitôt payer à son armée la solde de quatre
mois. Cette reine avait une garde de Ciliciens et d’Aspendiens: le bruit
courut que Cyrus avait obtenu ses faveurs.

  [4] Autrement les Lupercales, fêtes de Pan.

  [5] C’était un meuble de bain.

Il fait ensuite en deux étapes dix parasanges, et arrive à Thymbrium,
ville peuplée. On y voit une fontaine, portant le nom de Midas, roi de
Phrygie, et dans laquelle on dit que Midas saisit le satyre, en y mêlant
du vin[6]. De là, il fait dix parasanges en deux étapes, et arrive à
Tyriéum, ville peuplée, où il demeure trois jours. On dit qu’en cet
endroit la reine de Cilicie pria Cyrus de lui montrer son armée en
bataille. Il y consent, et passe dans la plaine une revue des Grecs et
des Barbares. Il ordonne aux Grecs de se ranger et de se tenir en
bataille, selon leur usage, et aux chefs d’ordonner chacun leur troupe.
On les range sur quatre de hauteur. Ménon occupe l’aile droite avec les
siennes; Cléarque, la gauche avec ses soldats; les autres généraux, le
centre. Cyrus voit d’abord défiler les Barbares, qui passent sous ses
yeux par escadrons et par bataillons; puis il passe devant la ligne des
Grecs, monté sur un char, et la reine de Cilicie dans une litière. Les
soldats grecs avaient tous des casques d’airain, des tuniques de
pourpre, des cnémides et des boucliers bien luisants.

  [6] Cette fable d’un satyre, ou de Silène même, enivré et surpris par
    Midas, se trouve dans Pausanias et Maxime de Tyr.

Quand Cyrus a passé devant toute la ligne, il arrête son char devant le
centre de la phalange, envoie Pigrès, son interprète, auprès des
généraux grecs, et leur ordonne de porter les piques en avant et de
faire avancer toute la colonne. Cet ordre est transmis aux soldats. Au
signal de la trompette, les piques sont portées en avant et la colonne
se met en marche; puis le pas s’accélère avec des cris, et les soldats,
par un mouvement spontané, se mettent à courir vers leurs tentes. Bon
nombre de Barbares sont effrayés, notamment la reine de Cilicie, qui
saute à bas de sa litière; et les vivandières, laissant là leurs
denrées, prennent la fuite, tandis que les Grecs rentrent en riant dans
leurs tentes. La Cilicienne, voyant la belle tenue et la discipline de
l’armée, est ravie, et Cyrus enchanté de l’effroi que les troupes
grecques ont causé aux Barbares.

Il fait ensuite vingt parasanges en trois étapes, et arrive à Iconium,
dernière ville de la Phrygie. Il y reste trois jours. De là, il traverse
la Lycaonie, parcourant trente parasanges en cinq étapes. Il permet aux
Grecs de piller cette contrée, comme étant pays ennemi. Il renvoie
ensuite Épyaxa en Cilicie par le chemin le plus court, lui donnant pour
escorte les troupes de Ménon de Thessalie, commandées par Ménon
lui-même. Cyrus, avec le reste de ses forces, traverse la Cappadoce,
fait vingt-cinq parasanges en quatre étapes, et arrive à Dana, ville
peuplée, grande et riche. Il y séjourne trois jours.

Là, Cyrus fait mettre à mort un Perse, Mégapherne, porte-enseigne royal,
et un autre officier subalterne, accusés par lui de haute trahison. On
essaye ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y conduit, quoique
accessible aux charrois, est roide, impraticable à une armée qui trouve
la moindre résistance. On disait même que Syennésis était sur les
hauteurs, pour défendre le passage. Cyrus reste donc un jour dans la
plaine. Le lendemain, un messager vient lui dire que Syennésis a quitté
les hauteurs à la nouvelle que le corps de Ménon était entré en Cilicie
après avoir passé les montagnes, et sur le bruit que des trirèmes
longeaient la côte d’Ionie pour se rendre en Cilicie, sous la conduite
de Tamos, chef de la flotte unie des Lacédémoniens et de Cyrus. Cyrus
donc monte sur les hauteurs sans obstacle, et s’empare des tentes sous
lesquelles campaient les Ciliciens. De là, il descend dans une plaine,
grande, belle, bien arrosée, pleine d’arbres de toute espèce et de
vignes; elle produit beaucoup de sésame, de méline, de millet, de
froment et d’orge. Elle est fortifiée par une ceinture de montagnes
élevées, qui s’étendent de la mer à la mer.




CHAPITRE III

Mutinerie des soldats de Cyrus.--Discours de Cléarque.--Cyrus augmente
la paye.


Cyrus descend, traverse cette plaine, fait en quatre étapes vingt-cinq
parasanges, et arrive à Tarse, ville de Cilicie, grande et riche. Là se
trouvait le palais de Syennésis, roi des Ciliciens. Au travers de la
ville coule un fleuve, nommé Cydnus, large de deux plèthres. Les
habitants de la ville s’enfuient avec Syennésis, dans un lieu fortifié,
sur les montagnes, excepté les hôteliers. Il reste aussi les gens de la
côte, habitants de Soli et d’Issus. Épyaxa, femme de Syennésis, était
arrivée à Tarse, cinq jours avant Cyrus. Dans le trajet des montagnes
qui conduisent à la plaine, deux des loches de Ménon avaient péri. Les
uns disaient que, s’étant mis à piller, ils furent taillés en pièces par
les Ciliciens; et d’autres que, restés en arrière et ne pouvant
retrouver ni le corps d’armée, ni les routes, ils s’étaient égarés et
avaient péri. Ces loches étaient de cent hoplites. Les autres, arrivés à
Tarse, pillèrent la ville, furieux de la perte de leurs compagnons, et
n’épargnèrent point le palais. Cyrus, à peine entré dans la ville, mande
à lui Syennésis. Celui-ci répond qu’il ne s’est jamais remis entre les
mains de plus fort que lui, et il ne consent à se rendre auprès de Cyrus
que sur les instances de sa femme et après avoir reçu des sûretés. Après
quoi, les deux princes étant entrés en conférence, Syennésis fournit à
Cyrus de grandes sommes d’argent pour ses troupes, et Cyrus lui fait les
présents d’honneur qu’offrent les rois de Perse: un cheval ayant un
frein d’or, un collier, des bracelets de même métal, un cimeterre à
poignée d’or et une robe perse. Il lui promet aussi que son pays ne sera
plus pillé, et lui permet de reprendre, où qu’ils se rencontrent, les
esclaves qu’on lui a enlevés.

Cyrus et son armée restent là vingt jours; les soldats refusent d’aller
plus loin. Ils commençaient, en effet, à soupçonner qu’on les menait
contre le roi, et déclaraient qu’ils ne s’étaient point engagés pour
cela. Cléarque, le premier, veut contraindre ses soldats à marcher en
avant; mais ils lui jettent des pierres, à lui et à ses équipages, au
moment où il se met en marche. Cléarque courut alors grand risque d’être
lapidé. Peu de temps après, voyant qu’il est impossible d’agir de force,
il convoque ses troupes; et d’abord, fondant en larmes, il demeure
quelque temps silencieux; tous le regardent étonnés et sans mot dire.
Alors il leur parle en ces termes: «Soldats, ne soyez pas surpris que je
sois peiné des circonstances présentes. Cyrus était mon hôte. Banni de
ma patrie, j’ai trouvé chez lui un accueil honorable, et, de plus, il
m’a donné dix mille dariques. Cette somme, je ne l’ai point gardée pour
mon usage particulier, ni employée à mes plaisirs; je l’ai dépensée pour
vous. Et d’abord, j’ai fait la guerre aux Thraces, et avec vous j’ai
vengé la Grèce, en les chassant de la Chersonèse, quand ils voulaient
arracher cette contrée aux colons grecs. Cyrus m’ayant mandé, je vous
prends avec moi, je pars, pour lui venir en aide au besoin, et
reconnaître ses services. Puisque vous ne voulez plus me suivre, il
faut: ou que, vous trahissant, je reste l’ami de Cyrus, ou que, mentant
à Cyrus, je demeure avec vous. M’arrêté-je au parti le plus juste, je ne
sais; mais j’opte pour vous; et avec vous, quoi qu’il advienne, je suis
prêt à le subir. Non; personne ne dira qu’ayant conduit des Grecs chez
des Barbares, j’ai trahi les Grecs et leur ai préféré l’amitié des
étrangers. Ainsi, puisque vous refusez de m’obéir et de me suivre, c’est
moi qui vous suivrai, et, quoi qu’il arrive, je le supporterai; car je
vous considère comme ma patrie, mes amis, mes compagnons d’armes. Avec
vous, je serai respecté partout où j’irai; séparé de vous, je suis
incapable, je le sens, ou d’aider un ami ou de repousser un ennemi.
J’irai donc partout où vous irez, soyez-en convaincus.»

Ainsi parle Cléarque; tous les soldats, les siens et les autres, lui
entendant dire qu’il ne veut point marcher contre le roi, le couvrent
d’applaudissements. Plus de deux mille de ceux de Xénias et de Pasion,
prenant armes et bagages, passent dans le camp de Cléarque. Cyrus,
inquiet et peiné de cet incident, fait mander Cléarque. Celui-ci refuse
d’aller le trouver, mais, à l’insu des soldats, il envoie un messager
lui dire de se rassurer et que tout finirait pour le mieux: il le prie,
en même temps, de l’envoyer chercher une seconde fois, et il refuse
encore d’y aller. Après quoi, il convoque ses soldats, ceux qui venaient
de se joindre à lui et qui veut l’entendre, puis il leur dit: «Soldats,
Cyrus en est évidemment avec nous au point où nous en sommes avec lui;
nous ne sommes plus ses soldats puisque nous ne le suivons pas, et il ne
nous fournit plus de paye. Il se croit lésé par nous, je le sais; aussi,
lorsqu’il me mande, je ne veux point y aller; surtout à cause de la
honte que je sens au fond de ma conscience de l’avoir entièrement
trompé. En second lieu, je crains qu’il ne me fasse arrêter et qu’il ne
me punisse des torts qu’il croit avoir à me reprocher. Ce n’est donc pas
le moment de nous endormir et de nous abandonner, mais de délibérer sur
ce qu’il convient de faire en ces conjonctures. Si nous restons ici, il
faut aviser, selon moi, aux moyens d’y demeurer en toute sûreté; s’il
nous plaît de partir, il faut voir à nous retirer en toute sûreté et à
nous procurer des vivres: car, sans vivres, le général et le simple
soldat ne sont bons à rien. Cyrus est un homme précieux quand on est son
ami, et un rude ennemi quand on l’a pour adversaire. D’ailleurs il a de
l’infanterie, une cavalerie, une flotte, que nous voyons, que nous
connaissons tous, puisque nous sommes établis auprès de lui. Il est donc
temps de dire ce que chacun croira le meilleur.» Cela dit, il se tut.

Sur ce point, plusieurs se levèrent, les uns spontanément, pour dire ce
qu’ils pensaient; les autres, stylés par Cléarque, pour démontrer quelle
difficulté il y aurait à rester ou à s’en aller sans l’agrément de
Cyrus. Un d’entre eux, feignant d’être fort pressé de se rendre en
Grèce, dit que, si Cléarque refusait de les ramener, il fallait au plus
tôt élire d’autres chefs, acheter des vivres, puisqu’il y avait un
marché dans le camp des Barbares, et plier bagage; qu’ensuite on irait
demander des vaisseaux à Cyrus, ou, en cas de refus, un guide qui
conduisît les Grecs par des pays amis. «S’il ne nous donne pas même de
guide, mettons-nous aussitôt en ordre de bataille, envoyons un
détachement qui s’empare des hauteurs, et ne nous laissons prévenir ni
par Cyrus, ni par les Ciliciens, sur lesquels nous avons fait bon nombre
de prisonniers, et dont nous avons pillé les effets.» Ainsi parla ce
soldat; Cléarque dit ce peu de mots: «Quant à me mettre à la tête d’une
semblable expédition, qu’aucun de vous ne m’en parle: je vois maintes
raisons de n’en rien faire; mais l’homme que vous aurez choisi pour
chef, je lui obéirai de tout cœur. Vous savez que je sais me soumettre
aussi bien que personne.»

Alors un autre se lève, fait remarquer la simplicité de celui qui
conseille de demander des vaisseaux à Cyrus, comme si celui-ci n’en
avait pas besoin pour son retour, et fait observer combien il serait
naïf de demander un guide à celui «dont nous ruinons, dit-il,
l’entreprise. Si nous nous fions à un guide que nous aura donné Cyrus,
qui nous empêche de prier Cyrus de s’emparer pour nous des hauteurs?
Pour ma part, j’hésiterais à monter sur les vaisseaux qu’il fournirait,
de peur qu’il ne voulût nous couler avec ses trirèmes. Je craindrais de
suivre le guide qu’il nous donnerait, de peur qu’il ne nous engageât
dans quelque pas d’où il nous fût impossible de sortir. Je voudrais, si
je pars contre le gré de Cyrus, m’en aller à son insu, ce qui n’est pas
possible. Je dis donc que tout cela n’est que folies. Je suis d’avis
qu’on envoie des hommes à Cyrus, des gens capables, avec Cléarque, pour
lui demander ce qu’il veut faire de nous. S’il s’agit d’une expédition
du genre de celle où il a déjà employé des troupes étrangères,
suivons-le et ne nous montrons pas plus lâches que celles qui sont
allées avec lui dans les hauts pays. Si c’est une entreprise plus
considérable, plus pénible, plus périlleuse, il faut ou qu’il nous
détermine à le suivre, ou que, convaincu par nous, il consente d’amitié
à nous laisser partir. Par là, si nous le suivons, il trouvera en nous
des amis, des gens de cœur; si nous partons, notre retraite ne sera
point inquiétée. Quoi qu’il réponde à cette proposition, qu’on le redise
ici; après l’avoir entendu, nous délibérerons.»

Cet avis prévalut. On choisit des hommes qu’on lui envoie avec Cléarque,
et qui demandent à Cyrus ses projets d’expédition. Il répond qu’il a
appris qu’Abrocomas, son ennemi, est à la distance de douze étapes aux
bords de l’Euphrate; qu’il veut donc les mener contre lui, et le punir
s’il l’y rencontre; mais s’il a fui, «nous délibérerons alors sur ce
qu’il faudra faire.» Ces mots entendus, les envoyés les rapportent aux
soldats: ceux-ci soupçonnent qu’on les conduit contre le roi: cependant
ils se décident à suivre. Comme ils demandent une paye plus forte, Cyrus
leur promet de leur donner à tous une moitié en sus, et de leur compter
à chacun par mois trois demi-dariques au lieu d’une darique.

Marchait-il réellement contre le roi? Personne jusque-là ne l’avait
entendu dire nettement.




CHAPITRE IV

Arrivée à Issus; jonction de la flotte.--Passage des Pyles
ciliciennes.--Entrée en Syrie.--Départ de Xénias et de Pasion.--Discours
de Cyrus.--Continuation de la marche.--Discours de Cyrus.--Arrivée sur
les bords de l’Araxe.


De là Cyrus fait dix parasanges en deux étapes et arrive au fleuve
Psarus, large de trois plèthres. Ensuite, après une marche de cinq
parasanges, on arrive au bord du Pyramus, large d’un stade. De là, on
fait quinze parasanges en deux étapes et l’on arrive à Issus, dernière
ville de la Cilicie sur la mer, peuplée, grande et riche. On y séjourne
trois jours, pendant lesquels se joignent à Cyrus, en arrivant du
Péloponèse, trente-cinq vaisseaux commandés par Pythagore de Lacédémone.
Tamos d’Égypte les conduisait depuis Éphèse, ayant avec lui vingt-cinq
autres vaisseaux de Cyrus, avec lesquels il avait assiégé Milet, ville
amie de Tissapherne, et servi Cyrus contre ce dernier. Chirisophe de
Lacédémone se trouvait également sur ces vaisseaux, mandé par Cyrus et
suivi de sept cents hoplites avec lesquels il servit dans l’armée. Les
vaisseaux vinrent mouiller près de la tente de Cyrus. Là des mercenaires
grecs quittent Abrocomas pour passer à Cyrus; ils étaient quatre cents
hoplites qui s’unissent à lui pour marcher contre le roi.

D’Issus il arrive en une étape de cinq parasanges aux Pyles de Cilicie
et de Syrie[7]. Ce sont deux murailles: celle qui est située en deçà, en
avant de la Cilicie, était gardée par Syennésis et un corps de
Ciliciens; celle qui est située au delà et du côté de la Syrie, était,
dit-on, gardée par le roi en personne. Entre les deux coule un fleuve
nommé Karsus, large d’un plèthre. L’espace entier qui est entre les deux
murailles est de trois stades. Il n’est pas facile de le forcer. Le
passage est étroit; les murailles descendent jusqu’à la mer, et elles
sont couronnées de rochers à pic. C’est dans chacune de ces murailles
que s’ouvrent les Pyles. Pour se frayer un passage, Cyrus fait venir sa
flotte, afin de débarquer les hoplites en deçà et au delà des Pyles, et
de passer en dépit des ennemis qui pouvaient garder les Pyles syriennes.
Cyrus s’attendait à la résistance d’Abrocomas, qui avait un corps
nombreux; mais Abrocomas n’en fit rien. Dès qu’il sut que Cyrus était en
Cilicie, il se retira de la Phénicie, et marcha vers le roi avec une
armée qu’on évaluait à trente myriades[8].

  [7] Il y a deux défilés qui séparent la Cilicie de la Syrie; le
    premier, plus éloigné de la mer, avait le nom de _Pyles_ (portes)
    _Amaniques_; le second s’appelait _Pyles de la Cilicie_.

  [8] Trois cent mille hommes.

De là Cyrus fait une marche de cinq parasanges, et l’on arrive à
Myriandre, ville habitée par les Phéniciens, près de la mer: c’est un
lieu de commerce et de mouillage pour un grand nombre de vaisseaux. On
s’y arrête sept jours, pendant lesquels Xénias d’Arcadie et Pasion de
Mégare s’embarquent avec ce qu’ils avaient de plus précieux, et se
retirent piqués, suivant l’opinion la plus commune, de ce que Cyrus
laissait à Cléarque ceux de leurs soldats qui s’étaient joints à lui
pour retourner en Grèce et ne point marcher contre le roi. Aussitôt
qu’ils eurent disparu, le bruit courut que Cyrus les faisait poursuivre
par des trirèmes: quelques-uns souhaitaient qu’on les arrêtât comme
traîtres; d’autres en avaient pitié, s’ils étaient pris.

Cyrus convoque les généraux et dit: «Xénias et Pasion nous ont
abandonnés: mais qu’ils sachent qu’ils ne se sont point sauvés comme des
esclaves fugitifs. Je sais où ils vont, et ils ne m’ont point échappé.
J’ai des trirèmes et je puis prendre leur bâtiment; mais, j’en atteste
les dieux, je ne les poursuivrai point. Il ne sera pas dit que, quand un
homme est avec moi, j’en use, et que, quand il veut s’en aller, je le
prends, le maltraite et pille son avoir. Qu’ils s’en aillent donc, mais
qu’ils n’ignorent pas qu’ils se conduisent plus mal envers nous que nous
envers eux. Il y a mieux: j’ai en mon pouvoir leurs enfants et leurs
femmes qu’on garde à Tralles; mais je ne les en priverai point; ils les
recevront comme prix des bons services qu’ils m’ont jadis rendus.» Ainsi
parla Cyrus; et les Grecs qui n’avaient pas beaucoup de cœur pour
l’expédition, en apprenant la belle action de Cyrus, le suivirent avec
plus de plaisir et de cœur.

Cyrus fait ensuite vingt parasanges en quatre étapes, et arrive au
fleuve Chalus, large d’un plèthre et rempli de grands poissons privés;
les Syriens les regardent comme des dieux et ne permettent point qu’on
leur fasse du mal, non plus qu’aux colombes. Les villages où l’on dressa
les tentes étaient à Parysatis: c’était un don pour sa ceinture[9]. De
là, il fait trente parasanges en cinq étapes jusqu’aux sources du fleuve
Dardès, large d’un plèthre. Là était le palais de Bélésis, gouverneur de
la Syrie, avec un parc très-grand, très-beau, et produisant tout ce que
donne chaque saison. Cyrus fait raser le parc et fait brûler le palais.
Il fait ensuite quinze parasanges en trois étapes et arrive aux bords de
l’Euphrate, large de quatre stades. En cet endroit est bâtie une ville
grande et riche nommée Thapsaque. On y demeure cinq jours. Cyrus, ayant
mandé les généraux grecs, leur dit qu’il marche contre le grand roi sur
Babylone, et les prie de l’annoncer à leurs soldats, en les engageant à
le suivre. Les généraux convoquent une assemblée et annoncent cette
nouvelle. Les soldats s’emportent contre leurs chefs, et prétendent que,
sachant depuis longtemps ce projet, ils l’ont tenu caché. Ils refusent
de marcher en avant, si on ne leur donne pas autant qu’aux Grecs qui ont
jadis accompagné Cyrus dans son voyage auprès de son père; et cela,
quand il ne s’agissait pas de se battre, mais d’escorter Cyrus que son
père avait appelé. Les généraux font leur rapport à Cyrus: celui-ci
promet de donner à chaque homme cinq mines d’argent à leur arrivée à
Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu’à ce qu’ils soient de
retour en Ionie. Ces promesses gagnent presque tous les Grecs; mais
Ménon, avant qu’on fût certain de ce que feraient les autres soldats,
s’ils suivraient Cyrus ou non, convoque séparément les siens et dit:
«Soldats, si vous m’en croyez, sans péril, sans fatigue, vous vous ferez
mieux venir de Cyrus que tous les autres soldats. Que vous ordonné-je de
faire? Cyrus prie les Grecs de le suivre contre le roi. Moi, je vous dis
donc qu’il nous faut passer l’Euphrate, avant qu’on sache au juste ce
que les autres Grecs répondront à Cyrus. S’ils se décident à le suivre,
on vous regardera comme les instigateurs, étant passés les premiers;
Cyrus vous saura gré de votre zèle, il vous payera, et il sait payer
mieux que personne: si les autres ne se décident point, nous reviendrons
tous sur nos pas; et vous, étant les seuls qui ayez obéi, il vous
emploiera, comme des gens dévoués, à la tête des garnisons et des
loches. De quoi que ce soit que vous le priez, j’en suis sûr, vous
trouverez un ami dans Cyrus.»

  [9] «Cicéron contre Verrès, liv. III, chap. XXXIII, dit que les rois
    des Perses et des Syriens sont dans l’usage d’avoir plusieurs
    femmes, et que des villes sont attribuées à ces princesses pour
    fournir, les unes, leur ceinture, _redimiculum_, d’autres leur
    voile, d’autres leurs colliers, d’autres les ornements de leur tête.
    Hérodote, Euterpe, chap. XCVIII, parle d’une ville d’Égypte donnée à
    perpétuité aux reines de ce pays pour leur chaussure. Il ajoute que
    cet ouvrage subsiste depuis la conquête de l’Égypte par les Perses.
    Athénée, liv. I, chap. XXV, cite la même ville comme donnée
    successivement par tous les souverains de ce pays, soit Perses, soit
    Égyptiens, aux reines d’Égypte. Plusieurs autres nous apprennent que
    Xerxès fit don à Thémistocle, lorsqu’il se réfugia en Asie, de trois
    villes dont l’une devait fournir le pain, une autre le vin et la
    troisième les mets de sa table. Mais le passage de Platon,
    _Alcibiade_ Ier, p. 123, confirme encore plus positivement la
    conjecture de Muret et de Lengerman. Platon assure que l’on tenait
    d’un homme digne de foi, qui avait été à la cour de Perse, qu’il
    avait employé un jour presque entier à traverser un pays vaste et
    fertile, que les habitants appelaient _la ceinture de la reine_
    (c’est probablement celui dont parle ici Xénophon, car il se trouve
    sur la route d’un Grec allant à Babylone); qu’un autre territoire
    s’appelait _le voile de la reine_, et qu’enfin différents lieu,
    beaux et d’un grand revenu, portaient chacun le nom de divers
    ornements de cette princesse, auxquels ils étaient affectés. Tel
    était l’usage des Perses.» DE LA LUZERNE.

Ces mots entendus, ils obéissent et traversent, avant la réponse des
autres corps. Cyrus les voyant passés en est ravi, et leur fait dire par
Glos: «J’avais déjà lieu, soldats, de me louer de vous; mais vous aurez
aussi à vous louer de moi, je l’ai à cœur, ou bien croyez que je ne suis
plus Cyrus.» A ces mots, les soldats, remplis de grandes espérances, lui
souhaitent un plein succès. Ménon même, dit-on, reçoit de lui de
magnifiques présents. Cela fait, Cyrus traverse le fleuve, suivi de tout
le reste de l’armée. Dans ce passage du fleuve, personne ne fut mouillé
plus haut que la poitrine. Les habitants de Thapsaque disaient que
jamais ce fleuve n’avait été guéable avant ce jour, sans bateau. Or,
Abrocomas, qui avait précédé Cyrus, avait brûlé les bateaux pour
empêcher le passage. On crut donc qu’il y avait là quelque chose de
divin, et qu’évidemment le fleuve s’était retiré devant Cyrus, comme
devant son futur roi.

On fait ensuite à travers la Syrie cinquante parasanges en neuf étapes,
et l’on arrive sur les bords de l’Araxe. Il y avait en cet endroit de
nombreux villages remplis de blé et de vin. On y demeure trois jours et
l’on y fait des provisions.




CHAPITRE V

Marche pénible dans le désert.--Arrivée à Karmande.--Dispute entre deux
soldats.


Il traverse ensuite l’Arabie, ayant l’Euphrate à droite, et fait en cinq
étapes, dans un désert, trente-cinq parasanges. La terre, en ce pays,
est une vaste plaine, unie comme une mer et pleine d’absinthe. Tout ce
qu’il y croît de plantes ou de roseaux est aromatique, mais il n’y a
point d’ombre. Les animaux sont de nombreux ânes sauvages, et beaucoup
d’autruches fort grandes, des outardes, des gazelles. Les cavaliers
poursuivaient parfois ces animaux. Les ânes, quand on les poursuivait,
gagnaient de vitesse et s’arrêtaient; car ils couraient beaucoup plus
vite que le cheval; puis, quand le cheval approchait, ils recommençaient
le même manége, en sorte qu’on ne pouvait les prendre, à moins que les
cavaliers, s’échelonnant par distance, ne leur fissent la chasse avec
des relais. La chair de ceux qu’on prit ressemblait à celle du cerf,
mais plus délicate. Personne ne prit d’autruche. Ceux des cavaliers qui
en poursuivirent, y renoncèrent bientôt: l’oiseau se dérobait par la
fuite, en courant à toutes jambes, en élevant ses ailes dont il usait
comme d’une voile. Quant aux outardes, en les faisant lever promptement,
il est facile de les prendre: elles ont le vol court, comme les perdrix,
et sont bientôt rendues: leur chair était délicieuse.

Après avoir traversé cette plaine, on arrive au fleuve Mascas, large
d’un plèthre. Là se trouve une ville déserte, grande, nommée Corsote.
Elle est arrosée par le fleuve Mascas, qui en fait le tour. On reste là
trois jours et l’armée s’y ravitaille. Après quoi on fait en treize
étapes quatre-vingt-dix parasanges dans le désert, ayant toujours
l’Euphrate à droite, et l’on arrive aux Pyles. Dans ces marches,
beaucoup de bêtes de somme moururent de faim: il n’y avait ni fourrage,
ni arbres; tout le pays était nu. Les habitants déterrent le long du
fleuve des pierres à meule qu’ils façonnent et transportent à Babylone:
ils les y vendent, et de cet échange achètent du blé, dont ils vivent.
L’armée manqua de vivres et ne put en acheter qu’au marché lydien, dans
le camp barbare de Cyrus. La capithe[10] de farine de froment ou d’orge,
coûtait quatre sigles[11]. Or, le sigle vaut sept oboles attiques[12] et
demie, et la capithe contient deux chénices[13] attiques. Les soldats ne
se soutenaient donc qu’en mangeant de la viande. On faisait de ces
longues marches, quand on voulait camper à la portée de l’eau et du
fourrage. On arrive un jour à un passage resserré, plein de boue,
impraticable aux charrois. Cyrus s’y arrête avec les premiers et les
plus riches de sa suite, et charge Glos et Pigrès de prendre avec eux un
détachement de Barbares pour faire avancer les chariots. Comme ils lui
semblent agir avec lenteur, il ordonne d’un air de colère aux seigneurs
perses qui l’entourent de se mettre aussi aux chariots. On vit alors un
bel exemple de discipline. Chacun à l’instant jette son surtout de
pourpre à la place où il se trouve, se met à courir comme s’il
s’agissait d’un prix, et descend un coteau rapide, malgré les riches
tuniques et les hauts-de-chausses brodés; en un clin d’œil ils sautent
tous dans la boue, plus vite qu’on ne peut se le figurer, enlèvent les
chariots et les dégagent.

  [10] Plus de 2 litres.

  [11] Le sigle était d’un peu plus de 1 franc.

  [12] L’obole valait environ 15 centimes.

  [13] La chénice contenait un peu plus de 1 litre.

En somme, on voyait que Cyrus pressait sa marche et ne s’arrêtait que
pour prendre des vivres ou pour tout autre motif urgent. Il pensait que
plus il se presserait, moins le roi serait préparé à combattre, et que
plus il irait lentement, plus l’armée du roi se renforcerait: car tout
homme qui réfléchit voit que l’empire du grand roi est puissant par
l’étendue du pays et par la population, mais que la longueur des
distances et la dispersion des forces le rendent faible contre quiconque
lui ferait la guerre avec promptitude.

Sur l’autre rive de l’Euphrate, et vis-à-vis du camp établi dans le
désert, était une ville riche et grande, nommée Karmande. Les soldats y
allaient acheter des vivres en se faisant des radeaux de la manière
suivante: ils prenaient les peaux qui leur servaient de couvertures, les
remplissaient de foin léger, puis les joignaient et les cousaient si
serré que l’eau ne pouvait mouiller l’herbe sèche: ils traversaient
là-dessus, et se procuraient des vivres, du vin fait de l’espèce de
gland que produit le palmier[14], et de la graine de millet: ce pays en
abonde.

  [14] La datte.

En ce lieu survint une dispute entre deux soldats, l’un à Ménon, l’autre
à Cléarque. Cléarque, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le
frappe; le soldat, de retour à son camp, raconte la chose: à son récit,
les soldats se fâchent et deviennent furieux contre Cléarque. Le même
jour, Cléarque, étant allé au passage du fleuve pour y surveiller le
marché, revenait à cheval vers sa tente, en traversant le camp de Ménon.
Il n’avait avec lui que quelques hommes. Cyrus n’était pas encore
arrivé, mais il était en route. Un des soldats de Ménon, qui fendait du
bois, voyant Cléarque passer, lui jette sa hache, et le manque; un autre
lui lance une pierre; un troisième en fait autant; puis un grand nombre
attirés par les cris. Cléarque se sauve dans son quartier, crie
sur-le-champ aux armes, ordonne aux hoplites de rester en bataille, les
boucliers placés devant leurs genoux; pour lui, suivi des Thraces et des
cavaliers qui étaient dans son camp, au nombre de plus de quarante,
Thraces aussi pour la plupart, il marche droit à la troupe de Ménon,
qui, frappée d’étonnement, ainsi que Ménon lui-même, court aux armes;
quelques-uns restent en place, ne sachant que résoudre. Alors Proxène,
qui finit par arriver à la tête d’une compagnie d’hoplites, fait avancer
ses hommes entre les deux partis, commande de mettre bas les armes, et
supplie Cléarque de ne pas agir comme il allait le faire. Cléarque, qui
avait failli être lapidé, est furieux d’entendre Proxène parler si
tranquillement de son affront. Il le presse de lui laisser le champ
libre. Cependant Cyrus arrive, apprend la nouvelle, saisit ses armes,
arrive entre les deux troupes, suivi de quelques-uns de ses fidèles, et
s’écrie: «Cléarque, Proxène, et vous Grecs ici présents, vous ne savez
pas ce que vous faites, si vous vous battez entre vous; songez-y, dès ce
jour, ma perte est décidée, et la vôtre suivra de près la mienne. Mes
affaires tournant mal, tous les Barbares que vous voyez ici seront pour
moi des ennemis plus dangereux que ceux qui sont auprès du roi.» En
entendant ces mots, Cléarque revient à lui, les deux partis s’apaisent,
et l’on met bas les armes.




CHAPITRE VI

Conspiration et punition d’Orontas.


En avançant, on trouve des pas de chevaux et du fumier, et l’on
conjecture qu’il a passé par là près de deux mille chevaux. Ce
détachement prenait les devants, brûlant les fourrages et tout ce qui
pouvait être de quelque utilité. Orontas, Perse du sang royal, qui
passait pour un des plus habiles guerriers de sa nation, et qui jadis
avait pris les armes contre Cyrus, forme le projet de le trahir. Il lui
dit que, s’il veut lui donner mille chevaux, il se fait fort de
surprendre et de massacrer le corps de troupes qui brûle le pays, ou
d’en ramener de nombreux prisonniers, d’empêcher les incendies, et de
faire que l’ennemi ne puisse rapporter au roi ce qu’il aura vu de
l’armée de Cyrus. Cyrus, l’entendant ainsi parler, juge le projet
avantageux, et lui ordonne de prendre un détachement de chaque troupe
placée sous les ordres d’un chef.

Orontas, croyant les cavaliers tout prêts à marcher, écrit au roi qu’il
vient à lui avec le plus de cavaliers possible, et le prie d’ordonner
aux siens de le recevoir en ami. Il lui rappelait dans la lettre le
souvenir de son attachement et de sa fidélité. Il donne cette lettre à
un homme sûr, il le croyait du moins; mais celui-ci ne l’a pas plus tôt
entre les mains qu’il la communique à Cyrus. Cyrus la lit, fait arrêter
Orontas, mande dans sa tente sept des principaux seigneurs de Perse, et
ordonne aux généraux grecs de convoquer leurs hoplites et de venir en
armes autour de sa tente[15]. Ainsi font-ils, amenant près de trois
mille hoplites. Il appelle également au conseil Cléarque, qui lui
paraissait, ainsi qu’à tous les autres, celui des Grecs qui jouissait de
la plus grande considération. Au sortir du conseil, Cléarque raconta à
ses amis comment s’était passé le jugement d’Orontas, car on n’en
faisait pas mystère. Cyrus, dit-il, commença par ce discours: «Je vous
ai convoqués, mes amis, pour délibérer avec vous et pour traiter de la
manière la plus juste aux yeux des dieux et des hommes Orontas que
voici. Et d’abord, mon père me l’a donné jadis pour être soumis à mes
ordres. Mais lui, obéissant, dit-il, aux injonctions de mon frère, il a
pris les armes contre moi, et s’est emparé de la citadelle de Sardes.
Alors je lui ai fait la guerre de manière à lui faire désirer la fin des
hostilités. Je pris sa main et lui donnai la mienne[16].» Après ces
premiers mots: «Orontas, continua Cyrus, t’ai-je fait quelque
tort?--Aucun tort,» répondit Orontas. Alors Cyrus: «Cependant, plus
tard, comme tu l’avoues toi-même, sans avoir eu à te plaindre de moi, ne
t’es-tu pas ligué avec les Mysiens, et n’as-tu pas ravagé mon pays
autant que tu l’as pu?» Orontas en convint.

  [15] «Voici un conseil de guerre, assemblé 401 ans avant l’ère
    vulgaire, pour juger du crime de désertion.» DE LA LUZERNE.

  [16] «L’usage de se donner la main en témoignage d’amitié n’est pas
    d’une date moderne. On verra plus d’une fois, dans la suite de cet
    ouvrage, que ce signe, garant de l’alliance et de la réconciliation,
    était regardé comme un serment sacré.» DE LA LUZERNE.

«Et quand tu eus reconnu ton impuissance, reprit Cyrus, n’es-tu pas venu
à l’autel de Diane m’assurer de ton repentir? Puis, après m’avoir
attendri, ne m’as-tu pas donné ta foi, et n’as-tu pas reçu la mienne?»
Orontas en convint également. «Quel tort t’ai-je donc fait, continua
Cyrus, pour qu’on te prenne une troisième fois à tramer contre moi?»
Orontas avouant qu’il n’avait éprouvé aucun tort: «Tu avoues donc, lui
demanda Cyrus, que tu es injuste envers moi?--Il le faut bien, dit
Orontas.--Mais pourrais-tu, demanda Cyrus, devenant l’ennemi de mon
frère, rester pour moi un ami fidèle?--Je le resterais, Cyrus, répondit
Orontas, que tu ne le croirais pas.»

Alors, Cyrus s’adressant à ceux qui étaient présents: «Ce que cet homme
a fait, dit-il, il l’avoue. A toi donc, Cléarque, de parler le premier:
dis-nous, que t’en semble?» Alors Cléarque: «Mon avis, dit-il, c’est de
nous défaire de cet homme le plus tôt possible, afin de n’avoir plus à
nous en défier, et de pouvoir à notre aise, lui puni, faire du bien à
ceux qui veulent être nos amis.» Cléarque racontait que les autres
s’étaient rangés à son opinion. Alors, sur un ordre de Cyrus, tout le
monde et les parents mêmes d’Orontas se lèvent et le prennent par la
ceinture: c’était le condamner à mort; puis il est emmené par ceux qui
en avaient l’ordre. En le voyant partir, les gens qui avaient coutume de
se prosterner au-devant de lui le firent encore, bien que sachant qu’il
allait au supplice.

On le conduisit à la tente d’Artapatès, le plus dévoué des porte-sceptre
de Cyrus, et depuis, jamais personne ne revit Orontas, ni vivant, ni
mort. Personne ne put dire, pour l’avoir vu, comment il avait péri.
Chacun fit ses conjectures: nulle part on ne vit trace de son tombeau.




CHAPITRE VII

Marche de Cyrus à travers la Babylonie.--Il se croit à la veille de
combattre et fait aux Grecs de riches promesses.


De là on fait à travers la Babylonie douze parasanges en trois étapes. A
la troisième étape, vers minuit, Cyrus passe au milieu de la plaine une
revue des Grecs et des Barbares. Il présumait que le lendemain, au point
du jour, le roi viendrait, avec son armée, lui présenter la bataille. Il
charge Cléarque du commandement de l’aile droite, et Ménon le Thessalien
de l’aile gauche: pour lui, il range ses propres troupes. Après la
revue, au petit jour, des transfuges venant de l’armée royale apportent
à Cyrus des nouvelles de la situation militaire du roi. Cyrus convoque
les stratéges et les lochages grecs, délibère avec eux sur le plan de la
bataille, et les exhorte par ces paroles encourageantes: «Grecs, si je
vous prends à mon service, ce n’est pas que je manque de Barbares prêts
à combattre pour moi; mais je crois que vous valez mieux, que vous êtes
plus forts qu’une grande quantité de Barbares, et voilà pourquoi je vous
ai pris pour cette affaire. Montrez donc que vous êtes des hommes dignes
de la liberté que vous possédez, et que je vous trouve heureux d’avoir.
Car, sachez-le bien, pour cette liberté je donnerais toutes mes
richesses et bien d’autres encore. Pour que vous connaissiez à quel
combat vous marchez, je vais vous le dire. Une foule nombreuse, de
grands cris, voilà comment vos ennemis se présentent. Si contre cela
vous tenez fermes, je rougirai, j’en suis sûr, quand vous verrez quels
hommes produit mon pays. Pour vous, qui êtes des hommes, conduisez-vous
en gens de cœur; je renverrai dans votre patrie ceux qui le voudront, en
leur faisant un sort que chacun enviera: mais j’espère faire en sorte
que bon nombre préfèrent ce que je leur offre ici à ce qu’ils
trouveraient chez eux.»

A ces mots, Gaulitès, banni de Samos, et dévoué à Cyrus: «Cependant,
Cyrus, dit-il, il y en a qui prétendent que tu fais beaucoup de
promesses aujourd’hui, parce que tu es dans un danger imminent, mais
que, si tout va bien, tu n’auras plus de mémoire. D’autres disent que,
quand même tu aurais souvenance et bonne volonté, tu ne pourrais donner
tout ce que tu promets.» Alors Cyrus répondit: «L’empire de mes pères
s’étend, vers le midi, jusqu’à des pays que la chaleur rend inhabitables
aux hommes; du côté de l’ourse, jusqu’à des terres glacées; tout ce qui
est au milieu a pour satrapes les amis de mon frère. Si nous sommes
vainqueurs, il faut bien que vous, qui êtes nos amis, en deveniez les
maîtres; si bien que j’ai moins peur, en cas de succès, de n’avoir pas
assez à donner à chacun de mes amis, que de manquer d’amis à qui je
donne. En outre, à vous, Grecs, je donne à chacun une couronne d’or.»

Ceux qui entendirent ces paroles sentirent redoubler leur ardeur et
racontèrent le fait aux autres. Les généraux et même quelques Grecs vont
trouver Cyrus, désirant savoir ce qu’ils auraient au cas où ils seraient
vainqueurs. Il les renvoie tous, le cœur rempli d’espérances. Tous ceux
qui s’entretenaient avec lui, quels qu’ils fussent, l’engageaient à ne
pas combattre, mais à se tenir à l’arrière-garde. Ce fut dans cette
circonstance que Cléarque lui fit à peu près cette question: «Penses-tu,
Cyrus, que ton frère veuille combattre?--Par Jupiter, dit Cyrus, s’il
est fils de Darius et de Parysatis et mon frère, ce n’est pas sans coup
férir que je prendrai sa place.»

Pendant que les soldats s’armaient, on fit le recensement des Grecs: dix
mille quatre cents hoplites et deux mille cinq cents peltastes; avec
Cyrus[17], dix myriades de Barbares et environ vingt chars armés de
faux. L’armée des ennemis était, dit-on, de cent vingt myriades, avec
deux cents chars armés de faux, sans compter six mille cavaliers
commandés par Artaxercès et rangés devant le roi. A la tête des corps de
l’armée royale étaient quatre chefs, stratéges ou généraux, ayant chacun
sous ses ordres trente myriades, Abrocomas, Tissapherne, Gobryas,
Arbacès. Mais il ne se trouva à la bataille que quatre-vingt-six
myriades et cent cinquante chars armés de faux, Abrocomas n’étant arrivé
de la Phénicie que cinq jours après l’action. Cyrus, avant la bataille,
apprit tous ces détails des transfuges ennemis, venus de l’armée du
grand roi; et, après le combat, ils furent confirmés par les
prisonniers.

  [17] La myriade, comme on sait, est de dix mille hommes.

Cyrus fait ensuite trois parasanges en une étape, marchant en ordre de
bataille avec toutes ses troupes, grecques et barbares: il pensait, en
effet, que le roi l’attaquerait ce jour-là. Vers le milieu de cette
marche, il rencontra un fossé profond creusé de main d’homme, d’une
largeur de cinq brasses et d’une profondeur de trois. Il s’étendait, en
remontant dans la plaine, d’une longueur de douze parasanges, jusqu’au
mur de la Médie. Il y a dans cette plaine quatre canaux qui dérivent du
Tigre: ils sont très-profonds, larges d’un plèthre, et portant des
bateaux chargés de blé. Ils se jettent dans l’Euphrate et ont de l’un à
l’autre la distance d’une parasange: on les passe sur des ponts.

Près de l’Euphrate, entre le fleuve et le fossé, était un passage étroit
d’environ vingt pieds. Le grand roi avait fait creuser ce fossé pour se
retrancher, lorsqu’il avait appris que Cyrus marchait contre lui. Cyrus
et son armée passent le défilé et se trouvent au delà du fossé. Le roi
ne se présente point ce jour-là pour combattre; mais on remarque
beaucoup de traces de chevaux et d’hommes battant en retraite. Cyrus,
alors, fait venir le devin Silanus d’Ambracie, et lui donne trois mille
dariques, parce que, onze jours auparavant, il lui avait annoncé,
pendant qu’il sacrifiait, que le roi ne combattrait pas de dix jours.
Or, Cyrus lui avait dit: «Il n’y aura pas du tout de combat, s’il n’y en
a pas dans l’espace de ces dix jours; si donc tu dis vrai, je te promets
dix talents.» C’était cet or qu’il lui comptait, les dix jours étant
expirés.

Comme le roi ne s’était point opposé à ce que l’armée de Cyrus passât le
fossé[18], Cyrus crut, ainsi que beaucoup d’autres, qu’il ne pensait
plus à combattre; aussi, le lendemain, marcha-t-il avec moins de
précaution. Le troisième jour, Cyrus s’avance, assis sur son char, avec
peu de soldats devant lui, la plupart des troupes marchant en désordre,
et beaucoup de soldats faisant porter leurs armes sur des chariots et
sur des bêtes de somme.

  [18] Plutarque, _Vie d’Artaxercès_, nous apprend la cause de cette
    conduite d’Artaxercès: il voulait se retirer dans la province de
    Perse et y attendre que toutes ses forces fussent réunies pour
    combattre Cyrus.




CHAPITRE VIII

Bataille de Cunaxa[19].--Mort de Cyrus.

  [19] «Plusieurs historiens, dit Plutarque, ont raconté cette bataille;
    mais Xénophon, entre autres, la décrit si vivement, qu’on croit y
    assister et non la lire, et qu’il passionne ses lecteurs comme s’ils
    étaient au milieu du péril, tant il la rend avec vérité et énergie.»
    Trad. d’A. Pierron, t. IV, p. 528. On trouvera dans la traduction du
    comte de La Luzerne un plan fort clair de la bataille de Cunaxa. Ce
    judicieux écrivain fait observer que c’est la première bataille
    considérable dont un militaire, qui s’y est trouvé, nous ait donné
    la relation.


C’était environ l’heure où l’agora est remplie, et l’on approchait du
lieu où l’on voulait asseoir le camp, lorsque Patégyas, seigneur perse,
un des fidèles de Cyrus, paraît, arrivant bride abattue, le cheval en
sueur, et criant aussitôt à tous ceux qu’il rencontre, en langue barbare
et grecque, que le roi s’avance avec une nombreuse armée, tout prêt à
engager le combat. De là, grand tumulte: les Grecs et tous les autres
s’attendent à être chargés avant de s’être formés. Cyrus saute de son
char, endosse sa cuirasse, monte à cheval, saisit en main des javelots,
et ordonne à tous de s’armer et de prendre chacun son rang.

On se forme à la hâte: Cléarque à l’aile droite appuyée à l’Euphrate:
Proxène le joint, suivi des autres généraux; Ménon et son corps sont à
l’aile gauche. Dans l’armée barbare, les cavaliers paphlagoniens, au
nombre de mille environ, se placent à la droite auprès de Cléarque.
Ariée, lieutenant général de Cyrus, occupe la gauche avec le reste des
Barbares. Cyrus se place au centre avec six cents cavaliers environ,
tous revêtus de grandes cuirasses, le casque en tête, à l’exception de
Cyrus. Cyrus, tête nue, se tient prêt au combat. On dit, en effet, que
l’usage des Perses est d’avoir la tête nue quand ils affrontent les
dangers de la guerre. Tous les chevaux de la troupe de Cyrus ont la tête
et le poitrail bardés de fer; les cavaliers sont armés de sabres à la
grecque.

Cependant arrive le milieu du jour, et les ennemis ne se montrent pas;
mais, quand vient l’après-midi, on aperçoit une poussière semblable à un
nuage blanc, qui bientôt se noircit et couvre la plaine. Lorsqu’ils sont
plus près, on voit briller l’airain, puis les piques et les rangs se
dessinent. C’était la cavalerie à cuirasses blanches appartenant à
l’aile gauche de l’ennemi. Tissapherne était, disait-on, à la tête.
Viennent ensuite les gerrophores, puis les hoplites, ayant des boucliers
de bois tombant jusqu’aux pieds. On disait que c’étaient des Égyptiens.
Après eux, viennent d’autres cavaliers, d’autres archers, rangés tous
par nation, et chaque nation marchant formée en colonne pleine. En
avant, à de grandes distances, étaient des chars armés de faux attachées
à l’essieu, les unes s’étendant obliquement à droite, à gauche, les
autres placées sous le siége, dirigées vers la terre, pour couper tout
sur leur passage. Le plan était de se précipiter sur les bataillons
grecs et de les rompre.

Ce que Cyrus avait dit aux Grecs, dans son allocution, de ne pas
s’effrayer des cris des Barbares, se trouva démenti. Point de cris, mais
le plus profond silence; une marche tranquille, égale et lente. Alors
Cyrus, passant le long de la ligne avec Pigrès, son interprète, et trois
ou quatre officiers, crie à Cléarque de conduire sa troupe au centre
même des ennemis, où devait être le roi. «Si nous y sommes vainqueurs,
dit-il, tout est à nous.» Cléarque, voyant le corps placé au centre, et
apprenant de Cyrus que le roi était au delà de la gauche des Grecs,
attendu que ses troupes étaient si nombreuses, que son centre dépassait
l’aile gauche de Cyrus, Cléarque, dis-je, ne voulut pas détacher son
aile droite des bords du fleuve, de peur d’être enveloppé par les deux
flancs; mais il répondit à Cyrus qu’il veillerait à ce que tout allât
bien.

Cependant l’armée barbare s’avance en bon ordre. Le corps des Grecs,
demeurant à la même place, se complète de soldats arrivant encore à
leurs rangs. Cyrus, passant à cheval le long de la ligne et à peu de
distance du front, regardait de loin les deux armées, les yeux dirigés
tantôt sur les ennemis, tantôt sur ses troupes, lorsqu’un des soldats de
l’armée grecque, Xénophon d’Athènes[20], pique pour le rejoindre et lui
demande s’il a quelque ordre à donner. Cyrus s’arrête, et lui commande
de publier que les entrailles des victimes présagent un heureux succès.
Cela dit, il entend un bruit qui court par les rangs et demande ce que
c’est. Xénophon lui dit que c’est le mot d’ordre qui passe pour la
seconde fois. Cyrus s’étonne qu’on l’ait donné, et demande quel est ce
mot d’ordre. Xénophon répond: «Jupiter sauveur et Victoire.» Cyrus
l’entendant: «Eh bien! je l’accepte, dit-il; que cela soit!» Il se porte
ensuite au poste qu’il a choisi. Il n’y avait plus que trois ou quatre
stades entre le front des deux armées, lorsque les Grecs chantent un
péan et s’ébranlent pour aller à l’ennemi.

  [20] C’est notre historien lui-même. Comme il n’avait aucune fonction
    militaire, il pouvait se tenir à distance en qualité de spectateur.

Une partie de la phalange s’avance comme une mer houleuse; le reste suit
au pas de course pour s’aligner, et bientôt tous les Grecs, faisant
retentir leur cri ordinaire: «Héléleu!» en l’honneur d’Ényalius,
arrivent en courant. On dit qu’en même temps ils frappaient leurs
boucliers de leurs piques, afin d’effrayer les chevaux. Avant qu’on soit
à la portée du trait, la cavalerie barbare détourne ses chevaux et
s’enfuit; les Grecs la poursuivent de toutes leurs forces, et se crient
les uns aux autres de ne pas courir en désordre, mais de suivre en rang.
D’autre part, les chars sont entraînés les uns au travers des ennemis,
les autres à travers la ligne des Grecs: ils sont vides de conducteurs.
Les Grecs, les voyant venir de loin, ouvrent leurs rangs: il n’y eut
qu’un soldat qui, regardant avec étonnement, comme dans un hippodrome,
se laissa heurter; et même, dit-on, il n’en reçut aucun mal. Pas un seul
autre Grec ne fut blessé dans cette bataille, si ce n’est un soldat de
l’aile gauche, atteint d’une flèche, dit-on.

Cyrus, voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant
eux, se sent plein de joie: déjà il est salué roi par ceux qui
l’entourent; cependant il ne s’emporte point à poursuivre; mais il tient
serrée sa troupe de six cents cavaliers et observe les mouvements du
roi. Il savait qu’il était au milieu de l’armée perse. Tous les chefs
des Barbares occupent ainsi le centre de leurs troupes, croyant qu’ils y
sont plus en sûreté, parce qu’ils sont couverts des deux côtés, et que,
s’ils ont à donner un ordre, il ne leur faut que la moitié du temps pour
le transmettre à l’armée. Le roi donc, placé ainsi au centre de son
armée, dépassait pourtant la gauche de Cyrus. Aussi, ne voyant d’ennemis
ni en face de lui, ni devant ceux qui le couvraient, il fait un
mouvement de conversion comme pour envelopper l’autre armée. Cyrus,
craignant qu’il ne prenne les Grecs à dos et ne les taille en pièces,
pique à lui, et, chargeant avec ses six cents cavaliers, replie tout ce
qui est devant le roi et met en fuite les six mille hommes: on dit même
qu’il tue de sa propre main Artaxercès, qui les commandait.

La déroute une fois commencée, les six cents cavaliers de Cyrus se
dispersent et s’élancent à sa poursuite, sauf quelques-uns qui demeurent
auprès de lui, presque tous uniquement ceux qu’on appelle commensaux.
Étant au milieu d’eux, il aperçoit le roi et le groupe qui l’entoure; il
ne peut se contenir: «Je vois l’homme,» s’écrie-t-il; il se précipite
sur lui, le frappe à la poitrine et le blesse à travers sa cuirasse,
comme l’atteste le médecin Ctésias, qui prétend avoir guéri la blessure;
mais au moment même où il porte le coup, on ne sait qui l’atteint
au-dessus de l’œil d’un javelot lancé avec force. Dans ce combat entre
le roi, Cyrus et ceux de leur suite, on sait combien il périt de monde
autour du roi, par le témoignage de Ctésias, qui était auprès de lui.
Cyrus y fut tué, et, sur son corps, huit de ses premiers officiers.
Artapatès, dit-on, le plus dévoué de ses porte-sceptres, voyant Cyrus à
terre, saute de son cheval et se jette sur le corps de son maître: le
roi, assure-t-on, l’y fait égorger; d’autres disent qu’il s’égorgea
lui-même, après avoir tiré son cimeterre: car il en avait un à poignée
d’or, et portait un collier, des bracelets et autres ornements, ainsi
que les premiers des Perses. Cyrus l’avait en estime pour son dévouement
et sa fidélité.




CHAPITRE IX

Éloge de Cyrus.


Ainsi finit Cyrus, de tous les Perses qui vécurent après Cyrus l’ancien,
le cœur le plus royal, le plus digne de régner, de l’aveu de ceux qui le
pratiquèrent. Dès son enfance, élevé avec son frère et d’autres enfants,
il eut sur tous une supériorité incontestable; car tous les fils des
Perses de distinction sont élevés aux portes du roi: là on apprend à
être réservé; jamais on n’entend, jamais on ne voit rien de honteux: les
enfants remarquent ou ils entendent dire que tels sont honorés par le
roi, et que tels autres encourent sa disgrâce, de sorte que dès leur
enfance ils apprennent à commander et à obéir.

Cyrus parut avoir plus de dispositions à s’instruire que tous ceux de
son âge; les gens d’une naissance inférieure n’obéissaient pas aussi
scrupuleusement que lui aux vieillards: il aimait beaucoup les chevaux
et les maniait avec la plus grande adresse: on le regardait dans les
exercices guerriers, le tir à l’arc et le jet du javelot, comme un
jouteur passionné et infatigable. Quand son âge le lui permit, il devint
grand amateur de chasse et avide des dangers que l’on court à la
poursuite de bêtes fauves. Un ours, un jour, s’étant jeté sur lui, il
n’en fut point effrayé; il le combattit, et l’ours l’ayant fait tomber
de cheval, il en reçut des blessures, dont il lui resta des cicatrices;
mais il finit par le tuer, et combla de faveurs celui qui le premier
vint à son secours.

Envoyé par son père en qualité de satrape dans la Lydie, la grande
Phrygie et la Cappadoce, et de commandant général de toutes les troupes
qui devaient s’assembler dans le Castole, il montra d’abord qu’il se
faisait un devoir sacré de ne jamais tromper dans les traités, les
contrats, les simples promesses. Aussi avait-il la confiance des villes
qui lui étaient soumises, et la confiance des particuliers; aussi, quand
un ennemi traitait avec Cyrus, avait-il l’assurance de n’éprouver de lui
aucun mauvais traitement. En conséquence, lorsqu’il fit la guerre à
Tissapherne, toutes les villes, sauf Milet, aimèrent mieux obéir à Cyrus
qu’au satrape; et encore les Milésiens ne le craignaient-ils que parce
qu’il ne voulait point abandonner les bannis. En effet, il prouva, comme
il l’avait dit, qu’il ne les livrerait point, ayant été leur ami, et
cela lors même que leur nombre diminuerait et que leurs affaires iraient
plus mal.

On le voyait toujours, après un bon ou un mauvais procédé, essayer
d’avoir le dessus, et l’on rapportait de lui ce souhait, qu’il désirait
vivre assez longtemps pour surpasser en bienfaits et en vengeance ses
amis ou ses ennemis. Aussi tout le monde voulait-il lui confier, à lui
plutôt qu’à tel autre homme de notre temps, sa fortune, sa ville, sa
personne. On ne pourra pas dire non plus qu’il se soit laissé duper par
les scélérats et les malfaiteurs; il les punissait avec la dernière
sévérité. On voyait souvent sur les grandes routes des hommes auxquels
il manquait les pieds, les mains, les yeux; de sorte que, dans le
gouvernement de Cyrus, tout Grec ou barbare qui ne faisait de tort à
personne pouvait voyager sans crainte, aller où il voulait, et porter ce
qui lui plaisait. C’est un fait reconnu qu’il honorait tout
particulièrement ceux qui se montraient braves à la guerre. La première
qu’il soutint fut contre les Pisidiens et les Mysiens; il dirigeait
l’armée en personne dans ce pays; ceux qu’il vit affronter résolûment
les dangers, il leur donna le gouvernement des provinces conquises, il
les honora d’autres présents; de sorte qu’on regarda la bravoure comme
un moyen d’être très-heureux, et la lâcheté comme un titre à
l’esclavage. Aussi était-ce à qui courrait au danger, dès qu’on espérait
être vu de Cyrus.

En fait de justice, si quelqu’un lui paraissait vouloir se distinguer
par la sienne, il faisait tout pour le rendre plus riche que ceux qui
recherchaient d’injustes profits. C’est ainsi que toute son
administration était dirigée par l’équité et qu’il avait une véritable
armée. En effet, les stratéges et les lochages venaient à lui par mer,
non point en vue du gain, mais parce qu’ils savaient qu’il était plus
avantageux d’obéir bravement à Cyrus que de toucher une solde mensuelle.
Quand on exécutait ponctuellement ses ordres, il ne laissait jamais ce
zèle sans récompense: aussi dit-on que Cyrus eut en tout genre les
meilleurs agents.

Quand il voyait un intendant se distinguer par son économie et sa
justice, améliorant le pays qui lui était confié, en augmentant les
revenus, loin de lui rien enlever, il lui donnait plus encore; de sorte
qu’on travaillait avec joie, qu’on acquérait avec sécurité, et qu’on ne
cachait point à Cyrus ce qu’on avait acquis. On ne remarquait point
qu’il enviât les richesses avouées, mais il essayait de faire main-basse
sur les trésors cachés. Tous les amis qu’il s’était créés, dont il
connaissait l’affection et qu’il regardait comme des auxiliaires
capables pour ce qu’il voulait entreprendre, il excellait, de l’aveu de
tous, à se les ménager par de bons offices; et, comme il y avait des cas
où il pensait avoir besoin lui-même de l’aide de ses amis, il essayait
d’être pour ses amis un aide excellent dès qu’il leur connaissait un
désir.

Il n’est pas un homme, je pense, qui ait reçu plus de présents que lui,
et pour plusieurs raisons: personne aussi ne les a mieux distribués à
ses amis, consultant les goûts et les besoins urgents de chacun. Lui
envoyait-on de riches habillements qui servissent à la guerre ou à la
parure: il disait que son corps ne pouvait les porter tous, mais que des
amis bien parés étaient le plus bel ornement d’un homme. Qu’il ait
vaincu ses amis en munificence, cela n’est point étonnant, puisqu’il
était plus puissant qu’eux; mais qu’en attentions, en désir d’obliger,
il les ait surpassés, c’est ce qui me semble plus admirable. Souvent
Cyrus leur envoyait des vases à demi pleins de vin, quand il en recevait
du bon, disant que depuis longtemps il n’en avait pas bu de meilleur:
«Je t’en envoie donc et te prie de le boire aujourd’hui avec tes
meilleurs amis.» Souvent il envoyait des moitiés d’oie, de pain et
d’autres mets pareils, et chargeait le porteur de dire: «Cyrus les a
trouvés excellents; aussi veut-il que tu en goûtes.» Quand le fourrage
était rare, et qu’à force de valets et de soins il avait pu s’en
procurer, il faisait dire à ses amis d’envoyer prendre de ce fourrage
pour leurs chevaux de monture, afin que le jeûne ne les empêchât pas de
porter ses amis. Quand il se présentait quelque part, et que beaucoup de
regards devaient se fixer sur lui, il appelait ses amis et s’entretenait
gravement avec eux, afin de montrer ceux qu’il avait en estime.

Pour ma part, d’après ce que j’entends dire, je juge que personne n’a
jamais été l’objet d’une affection plus vive parmi les Grecs et les
Barbares. En voici une preuve: quoique Cyrus fût sujet du roi, personne
ne le quitta pour Artaxercès. Orontas seul l’essaya, et il reconnut
bientôt que l’homme qu’il avait pris pour confident lui était moins
dévoué qu’à Cyrus. Au contraire, quand les deux princes devinrent
ennemis, beaucoup de gens du roi passèrent du côté de Cyrus; et parmi
eux des hommes que le roi aimait réellement, mais qui croyaient que leur
bravoure serait mieux récompensée par Cyrus que par le roi. La mort de
Cyrus fournit encore une plus grande preuve et qu’il était
personnellement bon, et qu’il savait distinguer sûrement les hommes
fidèles, dévoués, constants. Quand Cyrus fut tué, tous ses commensaux
périrent en combattant à ses côtés. Ariée seul lui survécut, parce qu’il
commandait alors la cavalerie de l’aile gauche. Dès qu’il apprit que
Cyrus était tombé, il s’enfuit avec les troupes barbares placées sous
ses ordres.




CHAPITRE X

Artaxercès s’empare du camp de Cyrus.--Il rallie ses troupes contre les
Grecs, qui le mettent en déroute.


On coupa, sur le lieu même, la tête et la main droite de Cyrus. Le roi
et sa troupe, poursuivant les fuyards, entrent dans le camp de Cyrus.
Ariée et ses gens ne font aucune résistance: ils s’enfuient du camp à
l’étape d’où ils étaient partis, et qui était, dit-on, à quatre
parasanges. Le roi et sa troupe mettent tout au pillage et prennent la
maîtresse de Cyrus, une Phocéenne que l’on disait sage et belle. Une
Milésienne, plus jeune que l’autre, prise par les soldats du roi,
s’enfuit nue du côté des Grecs, qui étaient commis à la garde des armes
avec les skeuophores; ils se forment pour résister, tuent bon nombre des
pillards, et perdent aussi quelques-uns des leurs; mais ils ne quittent
point leur poste, et sauvent non-seulement la jeune femme, mais tout ce
qui se trouve dans leur quartier, hommes et bagages.

Il y avait alors entre le roi et les Grecs une distance d’environ trente
stades, les uns poursuivant ce qui était devant eux comme s’ils avaient
tout vaincu, les autres pillant comme s’ils étaient tous vainqueurs.
Mais les Grecs s’aperçoivent que le roi avec sa troupe tombait sur les
skeuophores, et le roi apprenant par Tissapherne que les Grecs, après
avoir repoussé l’aile qui était en face d’eux, s’avançaient à la
poursuite des fuyards, rallie ses gens et reforme sa troupe. Cléarque,
de son côté, appelle Proxène, qui se trouvait le plus près de lui, et
ils délibèrent s’ils enverront un détachement, ou bien s’ils iront tous
défendre le camp.

Sur ce point, le roi se montre prêt à tomber sur leurs derrières. Les
Grecs font volte-face, disposés à le recevoir, s’il s’avance de ce côté.
Mais le roi prend une autre direction et revient sur ses pas par le
chemin qu’il a suivi, quand il dépassait l’aile gauche. Il emmenait avec
lui et les déserteurs qui avaient passé aux Grecs pendant la bataille,
et Tissapherne avec ses troupes. Ce Tissapherne n’avait pas fui à la
première rencontre: au contraire, il avait pénétré le long du fleuve, à
travers les peltastes grecs, sans y tuer personne, tandis que les Grecs,
qui s’étaient ouverts, frappaient et dardaient sa cavalerie. A la tête
de ces peltastes était Épisthène d’Amphipolis, qui passait pour un homme
de prudence. Tissapherne donc, ayant le dessous, s’était retiré, et,
parvenu au camp des Grecs, il y avait rencontré le roi; de sorte qu’ils
revenaient avec leurs troupes réunies.

Quand ils furent à la hauteur de l’aile gauche des Grecs, ceux-ci,
craignant qu’on ne les prît en flanc, et qu’enveloppés de toutes parts
on ne les taillât en pièces, voulurent étendre leur aile et l’adosser au
fleuve. Tandis qu’ils délibèrent, le roi, reprenant la même position,
vient se placer devant leur phalange, comme il était au commencement de
la bataille. Les Grecs, voyant les Barbares près d’eux et rangés en
ligne, chantent de nouveau le péan, et chargent avec encore plus
d’ardeur qu’auparavant. De leur côté, les Barbares ne les attendent pas
et s’enfuient plus vite encore que la première fois; les Grecs les
poursuivent jusqu’à un village où ils s’arrêtent: ce village était
dominé par une colline au pied de laquelle la troupe du roi avait fait
volte-face; il n’y avait pas d’infanterie, mais la colline était pleine
de cavaliers, à ne pouvoir distinguer ce qui se passait: on prétendait
voir l’étendard du roi, une aigle d’or au haut d’une pique, les ailes
déployées.

Les Grecs s’étant dirigés sur cette position, les cavaliers abandonnent
la colline, mais en filant cette fois par pelotons, les uns d’un côté,
les autres d’un autre: la colline se dégarnit peu à peu; enfin tout
disparaît. Aussi Cléarque ne gravit-il point la colline avec sa troupe;
il fait halte au pied et il envoie sur la colline Lycius de Syracuse et
un autre chef, avec ordre de voir ce qui se passe en bas et de le lui
rapporter. Lycius y fait une pointe et revient rapporter que l’ennemi
fuit à toutes brides. Or, ceci se passait presque au coucher du soleil.
Les Grecs s’arrêtent et posent leurs armes à terre pour prendre du
repos. Cependant ils s’étonnent de ne pas voir du tout Cyrus, ni
personne de sa part, car ils ignoraient qu’il fût mort; ils
conjecturaient qu’il était à la poursuite de l’ennemi ou qu’il s’était
avancé pour prendre quelque position. Ils délibérèrent donc entre eux si
l’on ferait venir les équipages pour rester où ils étaient, ou si l’on
retournerait au camp. Ils résolurent d’y retourner, et l’on arriva aux
tentes vers l’heure du souper. Telle fut la fin de cette journée.

Les Grecs trouvèrent la plupart de leurs effets pillés, ainsi que les
provisions de manger et de boire. Les caissons pleins de farine et de
vin dont Cyrus s’était pourvu, afin de les distribuer aux Grecs s’il
survenait quelque grande disette dans leur armée, et qu’on évaluait au
nombre de trois cents, avaient été également pillés par les troupes du
roi: cela fit que la plupart des Grecs ne purent souper, et ils
n’avaient pas dîné; car, avant qu’on envoyât le soldat prendre son
repas, le roi avait paru. C’est donc ainsi qu’ils passèrent la nuit.




LIVRE II




CHAPITRE PREMIER

Les Grecs apprennent la mort de Cyrus et le projet d’Ariée de retourner
en Ionie.--Cléarque essaye de le faire revenir et lui promet l’empire
des Perses.--Artaxercès envoie sommer les Grecs de rendre les armes:
ceux-ci congédient les envoyés du roi avec une fière réponse.


La levée des troupes grecques faite par Cyrus, quand il entreprit son
expédition contre Artaxercès, les divers incidents de sa marche, les
détails de la bataille, la mort de Cyrus, le retour des Grecs à leur
camp pour y prendre du repos, persuadés qu’ils avaient remporté une
victoire complète et que Cyrus était vivant, tels sont les faits qui ont
été exposés dans le livre précédent.

Au point du jour, les généraux s’assemblent, étonnés que Cyrus n’envoie
personne ordonner ce qu’il faut faire, ou qu’il ne paraisse pas
lui-même. Ils se décident à plier les bagages qui leur restent, à
prendre les armes, à se porter en avant et à rejoindre Cyrus. Ils se
mettaient en marche, lorsque, au lever du soleil, arrivent Proclès,
gouverneur de la Teuthranie[21], descendant du lacédémonien Démarate, et
Glos, fils de Tamos. Ceux-ci disent que Cyrus est mort, et qu’Ariée, en
fuite, est avec les autres Barbares, au campement d’où ils étaient
partis la veille, qu’il leur promet de les y attendre tout le jour,
s’ils veulent s’y rendre, mais que le lendemain, il retournera, dit-il,
en Ionie d’où il est venu. En apprenant cette nouvelle, les généraux et
le reste des Grecs sont vivement affligés. Cléarque dit: «Plût au ciel
que Cyrus vécût encore! mais puisqu’il n’est plus, annoncez à Ariée que
nous avons vaincu le roi, que personne, comme vous voyez, ne nous
résiste, et que, si vous ne fussiez survenus, nous marchions contre le
roi. Nous promettons à Ariée que, s’il vient ici, nous le ferons monter
sur le trône royal, puisque c’est aux vainqueurs à disposer de
l’empire.» Cela dit, il congédie les employés, et les fait accompagner
de Chirisophe de Lacédémone, et de Ménon de Thessalie. Ménon lui-même
l’avait demandé, étant l’ami et l’hôte d’Ariée. Les envoyés partent, et
Cléarque attend leur retour.

  [21] Contrée de la Mysie.

L’armée se procure des vivres comme elle peut: on prend aux équipages
des bœufs et des ânes qu’on égorge; quant au bois, voici comment on en
a: en s’avançant à peu de distance de la phalange, à l’endroit où
s’était livrée la bataille, on trouve quantité de traits que les Grecs
forcent les transfuges du roi de dépouiller de leur fer, puis des gerres
et des boucliers d’osier égyptiens, un grand nombre de peltes et des
chars vides; le tout sert à faire bouillir les viandes, et l’on vit
ainsi ce jour-là.

A l’heure où l’agora est pleine, il arrive de la part du roi et de
Tissapherne des hérauts et d’autres Barbares. Parmi eux se trouve un
Grec, Phalynus, qui servait auprès de Tissapherne dont il était
considéré, parce qu’il se donnait pour savant dans la tactique et le
maniement des armes. Les hérauts s’approchent, appellent les chefs des
Grecs, et disent que le roi, se regardant comme vainqueur, puisqu’il a
tué Cyrus, somme les Grecs de rendre les armes et de venir aux portes du
roi solliciter un bon traitement. Voilà ce que disent les hérauts du
roi. Les Grecs sont indignés de ces paroles. Cependant Cléarque se
contente de dire que ce n’est point aux vainqueurs à rendre les armes:
«Mais vous, ajoute-t-il, vous, généraux, faites-leur la réponse la
meilleure et la plus honorable; moi, je reviens à l’instant.» Et de
fait, un de ses serviteurs l’appelait pour voir les entrailles de la
victime, car il sacrifiait au moment même. Proxène de Thèbes prenant
alors la parole: «Quant à moi, dit-il, Phalynus, je me demande avec
étonnement si c’est comme vainqueur que le roi exige nos armes, ou comme
ami, à titre de présent. Si c’est comme vainqueur, pourquoi les
demande-t-il? il n’a qu’à venir les prendre. S’il veut les avoir par la
persuasion, qu’il dise ce qu’il fera pour les soldats en retour de cette
gracieuseté.» A cela Phalynus répond: «Le roi se croit vainqueur,
puisqu’il a tué Cyrus. Car qui désormais lui disputerait l’empire? Il
vous regarde comme sous sa dépendance, vu qu’il vous tient au milieu de
ses États, entre des fleuves qu’il est impossible de traverser, et qu’il
peut vous écraser sous une telle multitude d’hommes que vous ne pourriez
pas les tuer, même s’il vous les abandonnait.» Xénophon d’Athènes lui
dit: «Phalynus, tu le vois, nous n’avons plus d’autre ressource que nos
armes et notre courage: et tant que nous aurons nos armes, nous pensons
bien que notre courage ne nous fera point défaut; mais les livrer, ce
serait livrer notre personne. Ne crois donc pas que nous abandonnions le
seul bien qui nous reste; il doit nous servir à combattre pour nos
intérêts.» En entendant ces mots, Phalynus se prit à rire et dit: «Ah!
jeune homme, tu m’as l’air d’un philosophe, et tu dis là des choses qui
ne manquent point d’agrément; sache pourtant que tu es fou, si tu
t’imagines que votre courage l’emporte sur les forces du roi.» D’autres,
qui mollissaient, firent observer, dit-on, qu’après avoir été fidèles à
Cyrus, ils pourraient aussi devenir très-utiles au roi, s’il voulait
être leur ami, et que, s’il les employait, soit à n’importe quelle
entreprise, soit dans une campagne contre les Égyptiens, ils fondraient
sur eux avec lui.

Cependant Cléarque revient et demande si l’on a fait une réponse.
Phalynus reprend et lui dit: «L’un dit une chose, l’autre une autre;
mais toi, Cléarque, dis-nous ce que tu penses.» Alors Cléarque: «Moi,
Phalynus, dit-il, c’est avec plaisir que je t’ai vu, et il en est de
même, je pense, de tous ceux qui sont ici. Tu es Grec, comme nous tous
que tu vois autour de toi. Dans la position où nous sommes, nous te
demandons ton avis sur ce que nous devons faire relativement à tes
propositions. Toi donc, au nom des dieux, conseille-nous ce qui te
paraît le meilleur et le plus honorable, ce qui doit t’honorer aux yeux
de la postérité, quand on dira: «Jadis Phalynus, envoyé par le roi pour
sommer les Grecs de rendre les armes, a été consulté par eux et a donné
ce conseil;» car tu sais bien que, de toute nécessité, on parlera en
Grèce du conseil, quel qu’il soit, que tu auras donné.»

Par ces insinuations, Cléarque voulait amener l’envoyé même du roi à
conseiller de ne pas rendre les armes, afin de relever ainsi l’espérance
des Grecs; mais Phalynus l’éluda, et parla en ces termes, contre
l’attente de Cléarque: «Moi, dit-il, si entre dix mille chances de salut
il en est une seule pour vous en combattant contre le roi, je vous
conseille de ne pas rendre les armes; mais s’il n’y a pas d’espoir de
salut en dépit du roi, je vous conseille de vous sauver comme vous
pourrez.» Alors Cléarque: «Ainsi voilà ce que tu dis; eh bien, va-t’en
dire de notre part que nous croyons, nous, que si nous devons être les
amis du roi, nous vaudrons plus ayant nos armes que les rendant à un
autre, et que, s’il faut combattre, il vaut mieux combattre avec ses
armes qu’après les avoir rendues.» Phalynus répond: «Nous le dirons,
mais le roi m’a encore chargé de vous dire que, vous restant ici, il y
aura trêve, et guerre si vous avancez ou reculez. Répondez sur ce point:
Restez-vous ici avec une trêve, ou bien voulez-vous la guerre? Je
porterai votre réponse.--Réponds donc, dit Cléarque, que nous acceptons
les propositions du roi.--Qu’entends-tu par là? dit Phalynus.--Si nous
restons, dit Cléarque, il y a trêve, et guerre si nous avançons ou
reculons.» Phalynus dit une seconde fois: «Est-ce trêve ou guerre que je
dois annoncer?» Et Cléarque répondit une fois encore: «Trêve en restant
ici, guerre en avançant ou en reculant.» Quant à ce qu’il ferait, il
n’en laissa rien percer.




CHAPITRE II

Alliance avec Ariée.--On se met en marche, et l’on rejoint les troupes
du roi.--Terreur panique dans les deux armées.


Phalynus repart avec ceux qui l’avaient accompagné. Proclès et
Chirisophe reviennent du camp d’Ariée. Ménon était resté. Ils rapportent
qu’Ariée a répondu qu’il y avait beaucoup de Perses plus distingués que
lui, et qu’ils ne le souffriraient jamais pour roi. «Mais si vous voulez
faire retraite avec lui, il vous prie de le joindre cette nuit; sinon,
il partira demain, dit-il, de grand matin.» Cléarque répond: «Eh bien,
faites comme vous dites, si nous vous joignons; sinon, prenez le parti
que vous croirez le plus avantageux.» Quant à ce qu’il ferait lui-même,
il ne leur en dit rien. Mais ensuite, au coucher du soleil, convoquant
les stratéges et les lochages, il leur dit: «Amis, j’ai sacrifié pour
savoir si je devais marcher contre le roi; les entrailles n’ont pas été
favorables. Cela devait être: car, d’après mes renseignements, le Tigre,
qui est entre nous et le roi, ne se passe qu’en bateaux, et nous ne
pouvons le traverser sans embarcations, puisque nous n’en avons point.
Rester ici, cela est impossible; nous n’avons point de vivres. Mais pour
aller rejoindre les amis de Cyrus, les victimes sont favorables. Voici
donc ce qu’il faut faire: séparons-nous, et que chacun soupe avec ce
qu’il a. Quand la corne sonnera comme pour le repos, pliez bagage; au
second son, chargez les bêtes de somme; au troisième, suivez votre chef,
la colonne des équipages longeant le fleuve, et les hoplites en dehors.»
Ces ordres entendus, les stratéges et les lochages se retirent et font
ce qui est convenu. De ce moment, Cléarque commande et les autres
obéissent, sans l’avoir élu, mais voyant bien qu’il avait la tête
nécessaire pour commander, tandis que les autres étaient sans
expérience. Voici le calcul du chemin qu’on avait fait depuis Éphèse, en
Ionie, jusqu’au champ de bataille: en quatre-vingt-treize étapes, cinq
cent trente-cinq parasanges ou seize mille cinquante stades. Du champ de
bataille jusqu’à Babylone, on disait qu’il y avait encore trois cent
soixante stades.

Quand il fit noir, Miltocythe de Thrace, suivi de quarante cavaliers
thraces et d’environ trois cents fantassins de la même nation, déserta
pour passer au roi. Cléarque se met à la tête des autres, ainsi qu’il
l’avait annoncé; les autres suivent, et l’on arrive vers minuit à
l’ancien campement, où se trouve Ariée et sa troupe. On pose les armes
devant les rangs, et les stratéges ainsi que les lochages se rendent
auprès d’Ariée. Alors les Grecs, Ariée et les principaux de son armée,
jurent de ne point se trahir, et de rester alliés fidèles. Les Barbares
jurent, en outre, de guider loyalement. En jurant, on égorge un
sanglier, un taureau, un loup et un bélier; et l’on en reçoit le sang
dans un bouclier, où les Grecs plongent leurs épées et les Barbares
leurs lances.

Ces gages donnés, Cléarque parle ainsi: «Voyons, Ariée, puisque vous et
nous prenons la même route, dis-moi quel est ton avis sur la marche à
suivre. Retournerons-nous par où nous sommes venus, ou bien connais-tu
quelque autre route qui soit meilleure?» Ariée répond: «Si nous
retournons sur nos pas, nous mourrons tous de faim, puisque nous n’avons
plus de vivres. Dans les dix-sept dernières étapes faites pour arriver
ici, nous n’avons rien trouvé dans le pays, ou bien nous avons consommé
en passant le peu qu’il y avait. Nous songeons donc à une route plus
longue, mais où nous ne manquerons point de vivres. Nous ferons les
premières étapes aussi fortes que nous pourrons, afin de nous éloigner
le plus possible de l’armée du roi. Une fois que nous serons en avance
sur lui de deux ou trois jours de marche, le roi ne pourra plus nous
atteindre. Il n’osera pas nous suivre avec peu de troupes; et, s’il en a
beaucoup, il ne pourra pas aller vite; peut-être même aura-t-il
également peu de vivres. Voilà, dit Ariée, quel est mon avis, à moi.»

Ce plan stratégique ne tendait qu’à échapper au roi ou à fuir; le hasard
se montra tacticien plus habile. Dès que le jour paraît, on se met en
marche, le soleil à droite[22], et comptant arriver au soleil couchant à
des villages de la Babylonie. On ne se trompait point. Vers
l’après-midi, on croit voir des cavaliers ennemis. Ceux des Grecs qui ne
se trouvaient point à leurs rangs courent les reprendre. Ariée, qui
était monté sur un chariot à cause de ses blessures, saute à bas et met
sa cuirasse, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Pendant qu’ils
s’arment, les éclaireurs qu’on avait envoyés en avant reviennent dire
que ce ne sont point des cavaliers, mais des bêtes de somme à la pâture.
Tout le monde en conclut que le roi campe près de là; et, en effet, on
apercevait de la fumée dans les villages voisins. Cependant Cléarque ne
marche point à l’ennemi. Il voyait que les soldats étaient las, à jeun,
et qu’il se faisait tard. Toutefois, il ne se détourne point, pour
n’avoir pas l’air de fuir; mais il mène son monde droit en avant, et, au
soleil couché, il campe avec la tête de la colonne dans les villages les
plus proches, d’où l’armée royale avait emporté tout, même le bois des
maisons.

  [22] L’armée se dirigeait donc vers le nord.

Les premiers arrivés se campent avec assez d’ordre, comme d’habitude;
mais les seconds, arrivant à la nuit close, se logent au hasard, et font
grand bruit en s’appelant les uns les autres. Les postes les plus
rapprochés des ennemis les entendent et s’enfuient de leurs tentes. On
s’en aperçut le lendemain, car on ne vit plus aux environs ni bêtes de
somme, ni camp, ni fumée. Le roi lui-même, à ce qu’il paraît, fut
effrayé de l’approche de l’armée; sa conduite du lendemain en est la
preuve.

Vers le milieu de la nuit, une terreur pareille s’empara des Grecs:
grand bruit, grand tumulte, comme il arrive en ces sortes d’alertes.
Cléarque avait par hasard auprès de lui Tolmide d’Élée, le meilleur
crieur de son temps; il lui enjoint de faire faire silence, et de
proclamer ensuite, de la part des chefs, que quiconque dénoncera celui
qui a lâché un âne à travers les armes, recevra pour récompense un
talent d’argent. Cette proclamation fait comprendre aux soldats que leur
alarme a été vaine, qu’il n’est rien arrivé à leurs chefs. Au point du
jour, Cléarque ordonne aux Grecs de prendre les armes et de se ranger
comme le jour de la bataille.




CHAPITRE III

Le roi veut entrer en accommodement.--Les Grecs répondent avec fermeté
qu’ils ont besoin de se battre pour avoir de quoi manger.--Le roi les
fait conduire à des villages bien approvisionnés.--Entrevue de
Tissapherne et de Cléarque.--Alliance avec le roi.


Ce que j’ai écrit plus haut, que le roi avait été effrayé à l’approche
de l’ennemi, devint alors évident. Après avoir la veille envoyé l’ordre
de livrer leurs armes, il envoie, au lever du soleil, des hérauts
proposer un accommodement. Ceux-ci, arrivés aux avant-postes, demandent
les chefs. Les sentinelles ayant fait leur rapport, Cléarque, qui, dans
ce moment, inspectait les rangs, leur prescrit de dire aux hérauts
d’attendre qu’il fût de loisir. Il dispose alors ses troupes de manière
à ce que la phalange offrît à l’œil une masse compacte et qu’aucun des
soldats sans armes ne fût en évidence; puis il mande les députés, va
lui-même au-devant d’eux avec ses soldats les mieux armés, les plus
beaux hommes, et invite les autres chefs à faire comme lui.

Arrivé près des envoyés, il leur demande ce qu’ils veulent. Ils disent
qu’ils viennent pour une trêve, avec mission d’annoncer aux Grecs les
intentions du roi, et au roi celles des Grecs. Cléarque répond:
«Annoncez-lui donc qu’il faut d’abord combattre, car nous n’avons pas de
quoi dîner: et qui donc oserait parler de trêve aux Grecs, s’il n’a pas
de dîner à leur fournir?» Ces mots entendus, les envoyés s’en
retournent, mais ils reviennent bientôt; ce qui prouve que le roi était
tout près, lui, ou quelqu’un chargé par lui de toute la négociation. Ils
disent que le roi trouve la demande raisonnable, et qu’ils reviennent
avec des guides chargés, au cas où la trêve serait conclue, de conduire
les Grecs à un endroit où ils auraient des vivres. Cléarque leur demande
si le roi ne fait trêve qu’avec ceux qui vont et viennent pour les
négociations, ou si l’accommodement s’étend à toute l’armée: «A toute
l’armée, répondent-ils, jusqu’à ce que vos propositions aient été
adoptées par le roi.» Après cette promesse, Cléarque les fait éloigner,
et tient un conseil où l’on décide de conclure promptement la trêve, et
de se rendre paisiblement à l’endroit où sont les vivres, et de s’en
pourvoir. «C’est aussi mon avis, dit Cléarque; mais, au lieu de le faire
savoir sur-le-champ, je différerais, afin que les envoyés craignent que
nous ne rejetions la trêve; et même je ne crois pas mauvais que nos
soldats aient la même appréhension.» Quand il croit le moment arrivé, il
annonce aux envoyés qu’il accède à la trêve, et les prie de le conduire
aussitôt où sont les vivres.

Ils le conduisent. Cléarque se met donc en marche pour aller conclure le
traité, l’armée en ordre de bataille, et lui-même à l’arrière-garde. On
rencontre des fossés et des canaux si pleins d’eau, qu’on ne peut les
passer sans ponts; on en fait à la hâte, soit avec des palmiers tombés
d’eux-mêmes, soit avec ceux que l’on coupe. C’est là qu’on put voir quel
général était Cléarque. De la main gauche il tenait une pique, de la
droite un bâton. Si quelque soldat commandé pour cette besogne montre de
la paresse, il le frappe, et il en choisit un autre plus capable;
lui-même il met la main à l’œuvre, en entrant dans la boue, si bien que
chacun aurait rougi de ne pas montrer la même ardeur. Il n’avait employé
à cet ouvrage que des hommes au-dessous de trente ans; mais, quand on
voit l’activité de Cléarque, les plus âgés se mettent aussi de la
partie. Cléarque d’ailleurs se hâtait d’autant plus qu’il soupçonnait
que les fossés n’étaient pas toujours aussi pleins d’eau, vu qu’on
n’était point à l’époque où l’on arrose la campagne; mais il présumait
que, pour faire croire aux Grecs qu’il y aurait de nombreux obstacles à
leur marche, le roi avait fait lâcher cette eau dans la plaine.

En marchant, on arrive aux villages, où les guides avaient indiqué qu’on
pourrait prendre des vivres; on y trouve du blé en abondance, du vin de
palmier et une boisson acide qu’on tire des fruits. Quant aux dattes
mêmes, celles qui ressemblent aux dattes qu’on voit en Grèce, on les
laissait aux servantes; sur la table des maîtres, on n’en servait que de
choisies, remarquables par leur beauté et leur grosseur: leur couleur
est celle de l’ambre jaune. On en fait sécher aussi, qu’on offre au
dessert: c’est un mets délicieux après boire, mais il donne mal à la
tête. C’est encore là que, pour la première fois, les soldats mangèrent
du chou-palmiste. Beaucoup en admirent la forme et le goût agréable qui
lui est propre; mais il porte aussi violemment à la tête. Le palmier se
sèche entièrement dès qu’on lui enlève le sommet de sa tige.

On séjourne trois jours en cet endroit. De la part du grand roi arrive
Tissapherne, avec le frère de la femme du roi, trois autres Perses et
une suite nombreuse d’esclaves. Les généraux grecs vont au-devant d’eux,
et Tissapherne leur parle ainsi, par son interprète: «Grecs, j’habite un
pays voisin de la Grèce; vous voyant tombés dans des malheurs sans
issue, j’ai regardé comme un bonheur de pouvoir obtenir du roi la
permission que j’ai sollicitée de vous ramener sains et saufs en Grèce.
Je pense que ma conduite ne trouvera d’ingrats ni chez vous, ni dans la
Grèce entière. Dans cette conviction, j’ai présenté ma requête au roi,
en lui disant que c’est justice de m’accorder cette grâce, ayant été le
premier à lui annoncer la marche de Cyrus, et à lui amener du secours
après cette nouvelle; que seul de tous ceux qui ont été opposés aux
Grecs, je n’ai point pris la fuite; mais qu’après m’être frayé un
passage, j’ai rejoint le roi dans votre camp, où il s’était porté après
avoir tué Cyrus, et que j’ai poursuivi les Barbares à la solde de Cyrus
avec les troupes qui sont avec moi et qui sont toutes dévouées à sa
cause. Le roi m’a promis d’en délibérer; mais il m’a chargé de venir
vous demander pourquoi vous avez pris les armes contre lui. Or, je vous
conseille de faire une réponse mesurée, afin qu’il me soit plus facile,
si toutefois je le puis, d’agir auprès de lui dans votre intérêt.»

Les Grecs s’éloignent, délibèrent, et répondent par la bouche de
Cléarque: «Nous ne nous sommes point réunis pour faire la guerre au roi;
nous n’avons point marché contre le roi. Mais Cyrus, tu le sais bien
toi-même, a trouvé mille prétextes pour vous prendre au dépourvu et nous
amener ici. Cependant, lorsque nous le vîmes en péril, la honte nous
prit, à la face des dieux et des hommes, de le trahir, après nous être
prêtés auparavant à tout le bien qu’il nous avait fait. Depuis que Cyrus
est mort, nous ne disputons plus au roi la souveraineté, et nous n’avons
aucun motif de ravager les États du roi. Nous n’en voulons point à sa
vie, et nous retournerions dans notre pays, si personne ne nous
inquiétait; seulement, si l’on nous fait tort, nous essayerons, avec
l’aide des dieux, de nous défendre; mais si l’on se montre généreux à
notre égard, nous ferons tout ce qui sera en notre pouvoir pour n’être
pas vaincus en générosité.» Ainsi parla Cléarque.

Après l’avoir entendu, Tissapherne reprend: «Je transmettrai ce discours
au roi, et à vous ensuite ses intentions. Jusqu’à mon retour, que la
trêve subsiste; nous vous fournirons un achat de vivres.» Le lendemain,
il ne reparut point: les Grecs déjà étaient inquiets. Le troisième jour,
il vint et dit qu’il avait obtenu du roi la permission de sauver les
Grecs, malgré la résistance d’un grand nombre, qui prétendaient
contraire à la dignité du roi de laisser aller des gens qui avaient
porté les armes contre lui. «Enfin, dit-il, vous pouvez recevoir de nous
l’assurance que notre pays ne vous sera point hostile, et que nous vous
guiderons loyalement vers la Grèce, en vous fournissant des achats de
vivres. Que si nous ne vous en fournissons pas, nous vous permettons de
prendre sur le pays même ce qui sera nécessaire à votre subsistance.
Mais vous, il faut que vous nous juriez de passer partout comme en pays
ami, sans coup férir, ne prenant de quoi manger et de quoi boire que
quand nous ne vous en fournirons point l’achat; et, quand nous vous le
fournirons, achetant ce qu’il faut pour vivre.» Ces conditions sont
arrêtées; on fait serment et l’on se donne la main, Tissapherne et le
frère de la femme du roi aux stratéges et aux lochages des Grecs, et
ceux-ci à Tissapherne. Alors Tissapherne leur dit: «Maintenant je
retourne auprès du roi; quand j’aurai terminé ce que je dois faire, je
reviendrai avec mes équipages pour vous ramener en Grèce et retourner
moi-même dans mon gouvernement.»




CHAPITRE IV

On attend Tissapherne.--Ariée devient suspect aux Grecs.--Tissapherne de
retour devenant également suspect, les Grecs marchent séparément et
établissent leur camp à distance.--Arrivée à la muraille de
Médie.--Perfidie des Perses.--Suite de la marche.


Après cela, les Grecs et Ariée, campés les uns près des autres,
attendent Tissapherne plus de vingt jours. Pendant ce temps, Ariée
reçoit les visites de ses frères et autres parents: des Perses viennent
également le trouver pour le rassurer et lui promettre, sur la foi du
roi, que le roi ne se souvient plus de leur alliance avec Cyrus, ni de
rien de ce qui s’est passé. Les choses en étant à ce point, on
s’aperçoit bientôt qu’Ariée et ses soldats ont moins d’égards pour les
Grecs; si bien qu’un grand nombre de Grecs, mécontents de cette
conduite, vont trouver Cléarque, ainsi que les autres généraux, et leur
disent: «Pourquoi rester ici? Est-ce que nous ne savons pas que le roi
payerait bien cher notre perte, afin que les autres Grecs aient peur de
faire campagne contre le grand roi? Il nous engage à rester ici, parce
que ses troupes sont dispersées; mais qu’il les réunisse, il n’y a pas
moyen qu’il ne fonde pas sur nous. Peut-être creuse-t-il des fossés,
élève-t-il des murs, pour que la route nous soit impraticable. Jamais de
bon cœur il ne voudra que, de retour en Grèce, nous publiions qu’étant
si peu nous avons vaincu le roi devant ses portes, et qu’en le narguant
nous nous sommes retirés.» Cléarque répond à ces paroles: «Et moi aussi
je songe à tout cela; mais je réfléchis que, si nous nous en allons
maintenant, nous aurons l’air de nous en aller pour faire la guerre et
de rompre la trêve. Dès lors personne ne nous fournira d’achat de
vivres, nous n’aurons plus où trouver du blé, personne ne nous servira
de guide. Aussitôt que nous aurons fait cela, Ariée s’éloignera de nous;
il ne nous restera plus un ami, et ceux même qui l’étaient auparavant
deviendront nos ennemis. Avons-nous quelque autre fleuve à passer, je ne
sais; mais ce que nous savons, c’est que l’Euphrate ne peut être
traversé quand des ennemis en défendent le passage. S’il faut se battre,
nous n’avons pas de cavalerie alliée, tandis que les cavaliers ennemis
sont nombreux et bien montés. Ainsi, vainqueurs, nous ne tuons personne;
vaincus, pas un n’en réchappe. Je ne vois pas non plus pourquoi le roi,
qui a tant de moyens de nous perdre, s’il le veut, aurait fait un
serment, donné sa main, et pris les dieux à témoin pour rendre sa foi
suspecte aux Grecs et aux Barbares.» Il dit beaucoup d’autres choses
semblables.

Sur ce point arrive Tissapherne, ayant avec lui sa troupe, comme pour
retourner chez lui, et Orontas également avec sa troupe. Ce dernier
emmenait la fille du roi qu’il avait épousée. On part donc, guidés par
Tissapherne, qui fait trouver à acheter des vivres. Ariée, suivi des
troupes barbares de Cyrus, marche avec Tissapherne et campe avec eux.
Les Grecs, qui se défient d’eux, marchent de leur côté sous la conduite
de leurs guides. On campe ainsi séparément, à une parasange au plus les
uns des autres, enfin l’on s’observe mutuellement, comme entre ennemis,
ce qui fait naître aussitôt des soupçons. Parfois on se rencontrait
faisant du bois au même endroit, ramassant du fourrage ou d’autres
choses semblables, et l’on se frappait des deux côtés: nouveau motif de
haine. Après trois étapes, on arrive à la muraille qu’on nomme mur de
Médie[23], et on passe au delà. Il est construit en briques cuites au
feu, liées avec de l’asphalte, sur une largeur de vingt pieds et une
hauteur de cent: on le disait long de vingt parasanges: il est à une
petite distance de Babylone.

  [23] Cette muraille s’étendait de l’Euphrate au Tigre, et garantissait
    la Babylonie des incursions des peuples nomades qui habitaient la
    partie basse de la Mésopotamie. Voy. L. Dubeux, _la Perse_, dans
    l’_Univers pittoresque_ de F. Didot.

De là on fait huit parasanges, en deux étapes, et l’on traverse deux
canaux, l’un sur un pont à demeure, l’autre sur un pont de bateaux. Ces
canaux dérivaient du Tigre, et on y avait ouvert des tranchées pour
arroser le pays, d’abord larges, puis plus étroites, et enfin de petites
rigoles telles qu’on en pratique en Grèce dans les champs de mil[24]. On
arrive au Tigre. Près de ce fleuve est une ville grande et peuplée,
nommée Sitace, à une distance de quinze stades. Les Grecs campent tout
auprès, et non loin d’un parc, beau, vaste, planté d’arbres de toute
espèce.

  [24] Pour maîtriser, dit Dubeux, et pour diriger les eaux de
    l’Euphrate et faciliter l’arrosement des campagnes, les Babyloniens
    élevèrent des digues, creusèrent des canaux et des lacs qui
    défendaient en même temps le pays contre les invasions du dehors.
    Quelques canaux aussi étaient destinés à faire communiquer
    l’Euphrate avec le Tigre. Un de ces canaux, qui se trouvait près de
    la ville de Sippara, était nommé _Naharraga_; un autre, le
    _Naharsares_, est appelé aujourd’hui _Naharsarer_; enfin le
    troisième était le _Naharmalcha_ ou _Fleuve royal_, qui joignait
    l’Euphrate au Tigre, près de l’endroit où fut plus tard fondée
    Sélami. _La Perse_, p. 7.

Les Barbares avaient passé le Tigre et ne paraissaient plus. Après le
souper, Proxène et Xénophon se promenaient, par hasard, à la tête du
camp en avant des armes. Arrive à eux un homme qui demande aux gardes
avancées où il trouvera Proxène ou Cléarque: il ne demandait point
Ménon, quoiqu’il vînt de la part d’Ariée, hôte de Ménon. Proxène s’étant
nommé, cet homme lui dit: «Je suis envoyé d’Ariée et d’Artabaze, gens
dévoués à Cyrus, et qui vous veulent du bien: ils vous recommandent de
vous tenir sur vos gardes, de peur que les Barbares ne vous attaquent
cette nuit: il y a beaucoup de troupes dans le parc voisin. Ils vous
engagent également à envoyer une garde au pont du Tigre, que Tissapherne
a résolu de couper cette nuit, s’il lui est possible, pour vous empêcher
de passer et vous enfermer entre le fleuve et le canal.» Quand ils ont
entendu ce rapport, ils conduisent l’homme à Cléarque et lui rendent
compte de ce qu’il a dit. Cléarque se sent troublé, épouvanté même à ce
récit. Cependant un jeune homme de ceux qui étaient présents, après un
moment de réflexion, fait observer qu’il y a désaccord entre l’attaque
et la rupture du pont. «Il est clair que, s’ils nous attaquent, ils
seront vainqueurs ou vaincus. Vainqueurs, à quoi leur sert de couper le
pont? Y en eût-il plusieurs autres, nous ne saurions où nous sauver
après une défaite. Si c’est nous qui sommes vainqueurs, le pont rompu,
ils n’auront plus où fuir, et ils ne trouveront aucun secours dans les
forces nombreuses qu’ils ont sur l’autre rive, du moment que le passage
du pont n’existera plus.»

Alors Cléarque demande à l’envoyé de quelle étendue est le pays situé
entre le Tigre et le canal. Celui-ci répond que le pays est vaste, avec
de nombreux villages et beaucoup de grandes villes. On aperçoit alors
que les Barbares ont envoyé cet homme en sous main, de crainte que les
Grecs, après avoir coupé le pont, ne restent dans l’île, où ils auraient
eu pour retranchement d’un côté le Tigre, de l’autre le canal, avec des
vivres assurés, puisque cette espèce d’île était vaste, fertile, peuplée
de cultivateurs, offrant, en outre, un asile sûr à quiconque eût voulu
inquiéter le roi.

On prend ensuite du repos, tout en envoyant une garde à la tête du pont;
mais personne ne l’attaqua; il ne parut même aucun ennemi devant le
pont, ainsi que les sentinelles l’assurèrent. Le lendemain, au point du
jour, on passe le Tigre sur un pont de trente-sept bateaux, avec toutes
les précautions possibles; car des Grecs qui étaient auprès de
Tissapherne avaient prévenu qu’on serait attaqué au passage, mais
c’était un faux avis. Seulement Glos, avec quelques autres Barbares,
parut au moment où l’on passait, regarda si l’on traversait, et, l’ayant
vu, s’éloigna au galop.

Des bords du Tigre, on fait vingt parasanges en quatre étapes et l’on
arrive au fleuve Physcus[25], large d’un plèthre: il y a un pont. En cet
endroit s’élève une grande ville nommée Opis[26]. Les Grecs y
rencontrent le frère naturel de Cyrus et d’Artaxercès, amenant de Suse
et d’Ecbatane une armée considérable au secours du roi. Il fait faire
halte à son armée et regarde passer les Grecs. Cléarque, qui était en
tête, les fait défiler deux à deux, et commande de temps à autre un
moment d’arrêt. Ainsi, toutes les fois que la colonne s’arrête, le reste
de la colonne en fait autant: de cette manière elle parut très-nombreuse
aux Grecs, et le Perse fut frappé d’étonnement[27].

  [25] Aujourd’hui l’_Odorneh_.

  [26] _Antiochia_ sous les Séleucides.

  [27] «Il est sans doute des manœuvres par lesquelles un général habile
    en impose aux yeux de l’ennemi, et multiplie pour ainsi dire ses
    troupes; mais celle-ci me paraît grossière. Comment Cléarque,
    prêtant le flanc à l’armée nombreuse du frère du roi, osa-t-il faire
    défiler ainsi les Grecs et former de ses troupes une colonne qui ne
    finissait point et qui n’aurait pu opposer de résistance, si les
    Barbares eussent chargé? On n’était point, à la vérité, en guerre
    ouverte avec eux; mais on a vu quels soupçons existaient, on va voir
    combien ils étaient fondés. Il fallait d’ailleurs que la Perse fût
    bien peu accoutumée à voir des troupes, pour que cette procession
    ridicule lui fît illusion. Cléarque était un militaire. Quoique le
    texte soit clair, je le soupçonne d’être corrompu.» DE LA LUZERNE.

De là, en six étapes, on fait trente parasanges à travers les déserts de
Médie, et l’on arrive aux villages de Parysatis, mère de Cyrus et
d’Artaxercès. Tissapherne, pour insulter à Cyrus, permet aux Grecs de
les piller, mais avec défense de faire des esclaves. On y trouve
beaucoup de blé, de bétail et autre butin. On fait ensuite vingt
parasanges en quatre étapes dans le désert, ayant le Tigre à gauche. A
la première étape, de l’autre côté du fleuve, on voit une ville grande
et florissante, nommée Cænæ, dont les habitants apportent sur des
radeaux faits de peaux, du pain, du fromage et du vin.




CHAPITRE V

Arrivée au fleuve Zabate.--Entrevue de Cléarque et de Tissapherne.--Les
principaux chefs des Grecs sont pris en traître et livrés au roi.


On arrive ensuite au fleuve Zabate, large de quatre plèthres. On y
séjourne quatre jours. On avait bien des soupçons, mais on n’avait la
preuve d’aucun piége. Cléarque résolut donc de s’aboucher avec
Tissapherne, pour dissiper, s’il était possible, les soupçons, avant
qu’il en sortît la guerre. Il lui envoie dire qu’il désire avoir une
entrevue avec lui. Tissapherne le prie de venir sur-le-champ. Dès qu’ils
sont ensemble, Cléarque lui dit: «Je sais, Tissapherne, que nous avons
juré, la main dans la main, de ne nous faire mutuellement aucun tort: je
vois pourtant que tu te tiens sur tes gardes avec nous comme avec des
ennemis, et nous, voyant cela, nous nous tenons aussi sur nos gardes.
J’ai beau chercher, je ne puis découvrir que tu aies essayé de nous
faire du mal, et je suis sûr que nous ne formons aucun projet contre
toi. J’ai donc désiré une entrevue, afin que, s’il est possible, nous
fassions disparaître cette mutuelle défiance: car je vois que les hommes
qui, sur une calomnie ou sur un soupçon, ont peur les uns des autres, et
veulent prévenir le mal, causent des maux irréparables à des gens qui
n’avaient ni les moyens ni l’intention de nuire. Persuadé qu’une
explication peut certainement mettre un terme à ces malentendus, je
viens et je veux te prouver que tu as tort de te défier de nous. Avant
tout, garantie puissante, nos serments à la face des dieux nous
empêchent d’être ennemis. Quiconque a conscience de les avoir violés
est, selon moi, le plus misérable des hommes. En guerre avec les dieux,
je ne sache point de vitesse qui dérobe à leur poursuite, de ténèbres
qui cachent, de forteresse qui mette à l’abri. Partout, tout est soumis
aux dieux, partout et sur tout les dieux exercent un égal empire. Voilà
ce que je pense au sujet des dieux et des serments par lesquels nous
nous sommes engagé notre amitié. Passant à des considérations humaines,
je te regarde, toi, dans les circonstances présentes, comme notre plus
grand bien. Avec toi, tout chemin est ouvert, tout fleuve guéable, nul
manque de vivres: sans toi, toute route est ténébreuse, puisque nous
n’en connaissons point; tout fleuve infranchissable, toute multitude
effrayante, et plus effrayante encore la solitude, toute semée
d’abandon. Si la fureur nous portait à te faire périr, qu’aurions-nous
produit en tuant notre bienfaiteur, qu’une lutte avec le roi, le vengeur
le plus terrible? Mais encore, de quelles espérances je me priverais
moi-même, si j’essayais de te faire du mal, je vais te le dire.

«J’ai souhaité d’être l’ami de Cyrus, parce que je croyais trouver en
lui l’homme de son temps le plus en état de faire du bien à qui il
voudrait. Je te vois aujourd’hui maître du pouvoir et du domaine de
Cyrus, sans perdre pour cela ton propre gouvernement; je vois que cette
puissance royale, dont Cyrus s’était fait une ennemie, est, au
contraire, une alliée pour toi. Cela étant, qui serait assez fou pour ne
pas désirer être ton ami? Mais il y a plus, et je vais te dire d’où me
vient l’espoir que tu voudras aussi devenir le nôtre. Je sais que les
Mysiens vous inquiètent; j’espère, avec les forces dont je dispose, les
réduire à votre soumission. J’en dis autant des Pisidiens, et il est
beaucoup d’autres peuples dont on m’a parlé, et dont j’espère faire
cesser les atteintes à votre repos. Pour les Égyptiens, contre lesquels
je vous sais tout particulièrement irrités, je ne vois pas quelles
autres forces que les miennes vous pourriez employer pour les châtier.
Enfin, parmi les peuples qui t’avoisinent, s’il en est dont tu veuilles
être l’ami, ils n’en trouveront point de plus puissant; et si quelqu’un
t’inquiète, tu seras un maître absolu qui extermine, en nous ayant pour
ministres, nous qui ne te servirions pas seulement par espoir d’une
solde, mais par un sentiment de reconnaissance dont notre salut, dû à ta
bonté, nous ferait un devoir. Pour moi, quand je considère tous ces
motifs, je suis tellement étonné de ta défiance, que j’apprendrais avec
le plus vif plaisir le nom de l’homme assez habile dans l’art de parler
pour te persuader par ses discours que nous tramons contre toi.» Ainsi
parle Cléarque; Tissapherne répond:

«Oui, je suis charmé, Cléarque, d’entendre de ta bouche ces paroles
sensées. Avec ces idées, si tu méditais quelque mauvais dessein contre
moi, tu me paraîtrais aussi ennemi de tes intérêts que des miens. Mais,
pour être bien sûr que vous auriez le plus grand tort de vous défier du
roi et de moi-même, écoute à ton tour. Si nous voulions vous perdre, te
semble-t-il que nous n’aurions pas assez de cavalerie, d’infanterie,
d’armes, pour être en état de vous nuire sans courir le moindre risque?
Les terrains propres à vous attaquer nous manqueraient-ils, le crois-tu?
Et ces vastes plaines qui nous sont amies, et que vous traversez avec
tant de peines, et ces montagnes qui se dressent devant vous et qu’il
vous faut franchir, ne pouvons-nous pas, en les occupant d’avance, vous
en fermer le passage? Et ces fleuves, ne voyez-vous point qu’il en est
dont nous pouvons tirer, comme d’un arsenal, tout ce qu’il nous plaira
pour combattre autant de troupes que nous voudrons, et qu’il en est
d’autres que vous ne sauriez traverser en aucune façon, si nous n’étions
point là pour vous faire passer?

«Supposons qu’en tout cela nous ayons le dessous, le feu n’est-il pas
plus fort que les fruits de la terre? Et nous pourrions, en les brûlant,
vous susciter comme un ennemi, la famine, qu’il vous serait impossible
de combattre, malgré votre valeur. Comment, avec tant de moyens de vous
faire la guerre sans danger, choisirions-nous le seul qui soit impie
devant les dieux, déshonorant aux yeux des hommes? C’est la ressource
des gens embarrassés, à bout de voies, que la nécessité presse, des
scélérats enfin, qui veulent tirer quelque profit de leur parjure envers
les dieux et de leur mauvaise foi envers les hommes. Non, non, jamais,
Cléarque, nous ne serons insensés et fous à ce point!

«Pourquoi, lorsque nous pouvions vous exterminer, ne l’avons-nous point
fait? Sache bien que la cause de votre salut est le désir que j’avais de
prouver mon dévouement aux Grecs: car ces troupes étrangères sur
lesquelles Cyrus ne comptait, en montant dans les hauts pays, que parce
qu’il les payait, je voulais, moi, en descendant, m’en faire un soutien
par des bienfaits. Quant aux avantages que vous pouvez m’offrir, tu en
as dit quelques-uns; mais le plus grand, c’est celui que je sais. Il est
permis au roi seul de porter la tiare droite sur sa tête; mais
peut-être, vous présents, est-il permis à un autre de la porter ainsi
dans son cœur.»

En parlant ainsi, il parut à Cléarque dire la vérité, et Cléarque
reprit: «Ceux donc, dit-il, qui, lorsque nous avons de tels motifs
d’amitié, essayent par leurs calomnies de nous rendre ennemis, ne
sont-ils pas dignes des derniers supplices?--Pour moi, dit Tissapherne,
si vous voulez, stratéges et lochages, venir à moi au grand jour, je
vous dirai ceux qui me disent que tu trames contre moi et contre mon
armée.--Moi, dit Cléarque, je te les amènerai tous; et, de mon côté, je
te ferai connaître d’où je tiens ce que je sais de toi.»

Après cette conférence, Tissapherne fait de grandes caresses à Cléarque,
qu’il prie de rester et de dîner avec lui. Le lendemain Cléarque, de
retour au camp, paraît persuadé des intentions pacifiques de
Tissapherne, et raconte ce que celui-ci lui a dit. Il ajoute qu’il faut
que les chefs invités se rendent chez Tissapherne, et que ceux des Grecs
qui seraient convaincus de calomnie soient punis comme traîtres et
ennemis des Grecs. Il soupçonnait que le calomniateur était Ménon,
sachant qu’il s’était, ainsi qu’Ariée, abouché avec Tissapherne, qu’il
formait un parti contre lui et qu’il cabalait pour se gagner toute
l’armée et devenir l’ami de Tissapherne. Cléarque, de son côté, voulait
se concilier l’affection de l’armée entière et se débarrasser de ceux
qui le gênaient. Cependant quelques soldats, d’un avis opposé au sien,
disent qu’il ne faut pas conduire à Tissapherne tous les lochages et
tous les chefs, qu’il faut s’en défier. Mais Cléarque insiste fortement
jusqu’à ce qu’il ait obtenu d’y aller avec cinq stratéges et vingt
lochages: ils sont suivis d’environ deux cents soldats, faisant mine
d’aller acheter des vivres.

Arrivés aux tentes de Tissapherne, on appelle à l’intérieur les généraux
Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d’Arcadie, Cléarque de
Lacédémone, et Socrate d’Achaïe: les lochages restent à la porte.
Quelques instants après, au même signal, on arrête les généraux qui sont
entrés, et l’on égorge ceux qui sont restés dehors. Ensuite des
cavaliers barbares, galopant par la plaine, massacrent tout ce qu’ils
rencontrent de Grecs, soit libres, soit esclaves. Les Grecs sont étonnés
de cette course de cavaliers qu’ils aperçoivent de leur camp, et ne
savent que penser, lorsque arrive Nicarque d’Arcadie: il s’était enfui,
blessé au ventre et tenant ses entrailles dans ses mains. Il raconte
tout ce qui s’est passé. Aussitôt les Grecs courent aux armes, frappés
de terreur, et croyant que les Barbares vont fondre sur le camp; mais
ils n’arrivent pas tous: ils ne voient qu’Ariée, Artaoze et Mithridate,
gens fort dévoués à Cyrus. L’interprète des Grecs dit qu’il aperçoit
avec eux le frère de Tissapherne et qu’il le reconnaît. Ils avaient une
escorte de Perses cuirassés, environ trois cents. Ceux-ci, arrivés près
du camp, demandent qu’un stratége ou un lochage grec s’avance pour
entendre les ordres du roi. Alors les stratéges grecs, Cléanor
d’Orchomène et Sophénète de Stymphale, sortent du camp avec précaution,
et derrière eux Xénophon d’Athènes, pour savoir des nouvelles de
Proxène. Chirisophe ne se trouvait pas là: il était allé avec d’autres à
un village pour chercher des vivres. Quand on est à portée de la voix,
Ariée parle ainsi: «Grecs, Cléarque, convaincu d’avoir manqué à ses
serments et rompu la trêve, en a subi la peine: il est mort. Proxène et
Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie, sont en grand honneur. Quant à vous,
le roi vous demande vos armes: il dit qu’elles sont à lui, puisqu’elles
étaient à Cyrus, son esclave.» A cela les Grecs répondent par la bouche
de Cléanor d’Orchomène: «O le plus méchant des hommes, Ariée, et vous
tous qui étiez amis de Cyrus, n’avez-vous pas honte à la face de Dieu et
des hommes, vous qui, après avoir juré de reconnaître les mêmes amis et
les mêmes ennemis que nous, nous livrez à Tissapherne, le plus impie, le
plus scélérat des traîtres; vous qui, après avoir si lâchement assassiné
les dépositaires de votre serment et trahi les autres, marchez contre
nous avec nos ennemis?» Ariée réplique: «Cléarque a été convaincu de
tramer depuis longtemps contre Tissapherne, contre Orontas et contre
nous tous qui sommes avec eux.» Xénophon lui répond: «Cléarque, je le
veux bien, s’il a violé ses ses serments et la trêve, a la peine qu’il
mérite: car c’est justice que les traîtres périssent. Mais Proxène, mais
Ménon, qui sont vos bienfaiteurs et nos stratéges, renvoyez-les ici. Il
est certain qu’étant vos amis et les nôtres, ils s’efforceront de nous
donner à vous et à nous les meilleurs conseils.»

Alors les Barbares tiennent entre eux une longue conférence, et se
retirent sans rien répondre.




CHAPITRE VI

Jugement de Xénophon sur Cléarque, Proxène, Ménon, Agias et Socrate.


Les généraux qu’on avait ainsi arrêtés sont conduits au roi, qui leur
fait trancher la tête: telle fut leur fin. L’un d’eux, Cléarque, de
l’aveu de tous ceux qui le pratiquèrent, passait pour un soldat, pour un
homme de guerre dans toute la force de l’expression. Tant que les
Lacédémoniens furent en lutte avec les Athéniens, il demeura en Grèce. A
la paix, il persuada à ses concitoyens que les Thraces faisaient du tort
aux Grecs, gagna, comme il put, les éphores, et mit à la voile pour
aller guerroyer contre les Thraces qui habitent au-dessus de la
Chersonèse et de Périnthe. Les éphores, ayant changé d’avis après son
départ, essayèrent de le faire revenir de l’isthme[28]; mais il n’obéit
point, et fit voile vers l’Hellespont. Les magistrats de Sparte le
condamnèrent à mort, pour refus d’obéissance. Dès lors, n’ayant plus de
patrie, il vient trouver Cyrus et gagne sa confiance par des discours
que nous avons cités ailleurs. Cyrus lui donne dix mille dariques.
Celui-ci les reçoit, mais ne s’abandonne point à l’inaction; il se sert
de cette somme pour lever une armée, et fait la guerre aux Thraces.
Vainqueur dans un combat, il pille et ravage leur pays, et continue les
hostilités jusqu’à ce que Cyrus ait besoin de ses troupes: il part alors
avec Cyrus pour une autre campagne.

  [28] De Corinthe.

Ce sont bien là les actes d’un vrai soldat, qui, libre de vivre en paix
sans honte et sans dommage, préfère la guerre; libre de ne rien faire,
aime mieux s’imposer les fatigues de la guerre; libre d’avoir des
richesses sans danger, préfère posséder moins, pourvu qu’il fasse la
guerre. C’est à la guerre qu’il dépensait son argent, comme on le
dépense en amour ou en autres plaisirs, tant il était passionné pour la
guerre.

Pour son talent militaire, en voici la preuve. Il aimait le danger; la
nuit comme le jour, il conduisait les siens à l’ennemi, et, dans les
occasions périlleuses, il était prudent, ainsi que l’attestent tous ceux
qui l’y ont vu. On le disait habile à commander autant qu’on le pouvait
attendre d’un homme de son humeur. Car s’il était capable, aussi bien
que personne, de songer à fournir à ses troupes les objets nécessaires,
et à prendre pour cela les précautions voulues, il ne savait pas moins
amener ceux qui le suivaient à obéir à Cléarque. Il y arrivait, du
reste, par la sévérité: il avait l’air dur, la voix rude, il punissait
toujours avec rigueur, parfois avec colère, au point qu’il s’en est plus
d’une fois repenti. Il châtiait pourtant par système, convaincu qu’une
armée sans discipline ne sert de rien. On prétend même qu’il disait que
le soldat doit plus craindre son chef que les ennemis, soit qu’on lui
ordonne de garder un poste, d’épargner les terres amies, ou de marcher
résolument à l’ennemi. Aussi, dans les dangers, c’était lui qu’on
écoutait le plus volontiers, et les soldats ne lui préféraient personne.
Alors la rudesse de sa physionomie prenait, dit-on, une teinte plus
douce, et sa dureté ne paraissait plus être qu’une mâle assurance en
face des ennemis. Ce n’était plus, aux yeux de tous, qu’un gage de
talent, et non pas un objet d’effroi. Mais, le danger évanoui, dès qu’on
voyait jour à passer sous d’autres chefs, on l’abandonnait en foule.
Cléarque, en effet, n’avait rien de gracieux; il était toujours dur et
cruel, en sorte que ses soldats avaient pour lui les sentiments des
enfants pour un pédagogue. Par suite, il n’eut jamais personne qui le
suivît par amitié ou par dévouement; mais ceux que la patrie, le besoin,
ou toute autre nécessité, avaient rangés sous ses ordres, il savait
parfaitement les faire obéir. Dès qu’on eut commencé à vaincre sous lui,
deux grands moyens lui créèrent d’excellents soldats, son intrépidité à
toute épreuve, et une crainte du châtiment qui les rendait soumis à la
discipline. Tel était Cléarque dans son commandement; mais il ne voulut
jamais, dit-on, subir celui d’un autre. Il avait, quand il mourut,
environ cinquante ans.

Proxène de Béotie, dès son enfance, désira devenir un homme capable de
grandes choses; et c’est ce désir qui lui fit prendre des leçons payées
de Gorgias de Léontium. Après avoir passé quelque temps auprès de lui,
se croyant alors de force à commander et regardant son amitié comme un
prix égal aux services rendus à des princes, il se mêla aux affaires de
Cyrus. Il espérait acquérir un grand nom, un grand pouvoir, des sommes
considérables. Mais, malgré cette ambition, il prouva toujours jusqu’à
la dernière évidence qu’il ne voulait rien obtenir par des moyens
injustes: c’était par la justice et la probité qu’il prétendait arriver
à son but; autrement, non. Il était d’une nature à commander à
d’honnêtes gens; mais il n’avait pas ce qu’il faut pour inspirer le
respect ou la crainte: il respectait ses soldats plus qu’il n’en était
respecté, et l’on voyait trop qu’il craignait plus de se faire mal venir
de ses soldats que les soldats de lui désobéir. Il pensait qu’il suffit,
pour être un bon chef et le paraître, de donner des éloges à ceux qui
font bien, et de n’en point donner à ceux qui se conduisent mal. De la
sorte, les honnêtes gens placés sous ses ordres lui étaient dévoués,
tandis que les méchants, le prenant aisément pour dupe, conspiraient
contre lui. Quand il mourut, il avait près de trente ans.

Ménon de Thessalie ne dissimulait point sa soif des richesses. Il
n’aspirait au commandement que pour gagner davantage, désirant les
honneurs pour faire plus de profits; il ne voulait être l’ami des
puissants que pour être impunément injuste. Pour arriver à ce qu’il
désirait, il regardait comme la voie la plus courte le parjure, le
mensonge, la fourberie; la loyauté et la probité lui paraissaient une
niaiserie. On voyait qu’il n’aimait personne; et ceux dont il se disait
l’ami, il leur tendait ostensiblement des piéges. Jamais il ne se
moquait d’un ennemi; mais il ne parlait point avec ceux de son entourage
sans se moquer d’eux. Il ne cherchait point à s’emparer des biens des
ennemis, parce qu’il ne croyait pas facile de prendre ce qui est bien
gardé; mais, seul entre tous, il croyait très-facile de prendre le bien
mal gardé d’un ami. Tout ce qu’il connaissait de parjures et de
scélérats, il en avait peur comme de gens aguerris; mais tous ceux qui
étaient pieux et vrais, il en tirait profit comme n’étant pas des
hommes.

Comme on voit quelqu’un faire gloire de sa piété, de sa franchise, de sa
droiture, ainsi Ménon se targuait de savoir tromper, forger un mensonge,
railler ses amis, et il regardait les gens sans friponnerie comme des
hommes mal élevés. Quand il voulait être le premier dans l’affection
d’un autre, il calomniait les premiers occupants, convaincu que c’était
le moyen de gagner son estime. Pour se faire obéir des soldats, il se
faisait complice de leurs scélératesses. Il voulait se faire honorer et
courtiser, tout en montrant qu’il avait plus que personne le pouvoir et
la volonté de nuire. Il appelait rendre service, si l’on venait à
l’abandonner, de n’avoir pas perdu celui dont il s’était servi.

On peut se tromper sur des faits peu connus; mais, ce que tout le monde
sait, le voici. Il était encore joli garçon, quand il obtint d’Aristippe
un commandement de troupes étrangères; et il n’avait point perdu la
fraîcheur de la jeunesse, lorsqu’il vécut dans une intimité des plus
étroites avec Ariée le Barbare, qui aimait les beaux jeunes gens:
lui-même, à un âge où il n’avait pas de barbe, eut pour mignon un
Barbare, Tharipas. Quand les généraux périrent, pour avoir marché contre
le roi avec Cyrus, il ne fut pas mis à mort, quoiqu’il eût fait comme
eux; mais, après le meurtre des autres généraux, le roi ne le punit pas
de mort comme Cléarque et les autres chefs, à qui l’on trancha la tête,
genre de mort qui paraissait le plus noble; on dit qu’on lui fit
souffrir un an les supplices des malfaiteurs[29], et que ce fut là sa
fin.

  [29] Il eut le pied ou la main coupée.

Agias d’Arcadie et Socrate d’Achaïe furent également mis à mort. Ni l’un
ni l’autre ne furent jamais décriés comme lâches à la guerre, ni comme
traîtres à l’amitié. Ils étaient âgés, tous les deux, de près de
trente-cinq ans.




LIVRE III




CHAPITRE PREMIER

Découragement des Grecs.--Songe de Xénophon.--Son discours aux Grecs.


Tout ce que les Grecs ont fait dans leur marche dans les hauts pays avec
Cyrus jusqu’à la bataille, puis ce qui s’est passé au moment de la
retraite des Grecs, depuis la mort de Cyrus et la trêve avec
Tissapherne, a été raconté dans les livres précédents.

Quand on eut arrêté les stratéges et mis à mort ceux des lochages et des
soldats qui les avaient suivis, les Grecs se trouvèrent dans un grand
embarras, en songeant qu’ils étaient aux portes du roi, entourés de tous
côtés d’un grand nombre de nations et de villes ennemies, sans personne
qui leur fournît un marché de vivres; à une distance de la Grèce de plus
de dix mille stades; sans guide qui leur indiquât la route; arrêtés au
milieu du chemin qui les menait à leur patrie par des fleuves
infranchissables, trahis par les Barbares même qui avaient accompagné
Cyrus dans son expédition; abandonnés seuls et sans cavaliers qui
couvrissent leur retraite. Il était donc certain que, vainqueurs, ils ne
tueraient pas un fuyard; vaincus, pas un d’eux n’échapperait.

Au milieu de ces pensées décourageantes, peu d’entre eux, ce soir-là,
prirent de la nourriture, peu allumèrent du feu, et il n’y en eut pas
beaucoup qui, dans la nuit, vinssent auprès des armes. Chacun reposa où
il se trouvait; aucun ne pouvait dormir, du chagrin et des regrets
qu’ils avaient de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes, de
leurs enfants, qu’ils n’espéraient plus revoir. C’est dans cette
situation d’esprit qu’on se livra au repos.

Or, il y avait à l’armée un certain Xénophon d’Athènes qui ne la suivait
ni comme stratége, ni comme lochage, ni comme soldat; mais Proxène,
depuis longtemps son hôte, l’avait engagé à quitter son pays, lui
promettant, s’il venait, de le faire ami de Cyrus, dont il attendait
lui-même, disait-il, de plus grands avantages que dans son pays.
Xénophon, ayant lu la lettre, consulte Socrate d’Athènes sur ce voyage.
Socrate, craignant que Xénophon ne se rendît suspect à ses concitoyens
en devenant ami de Cyrus, qui avait paru se lier étroitement avec les
Lacédémoniens dans la guerre contre Athènes, lui conseille d’aller à
Delphes consulter le dieu sur ce voyage. Xénophon s’y rend et demande à
Apollon quel est le dieu auquel il doit offrir des sacrifices et des
prières pour mener à meilleure fin le voyage qu’il médite, et pour
revenir sain et sauf, après y avoir réussi. Apollon lui répond de
sacrifier aux dieux qu’il lui désigne. A son retour, Xénophon fait part
de l’oracle à Socrate. Celui-ci, en l’entendant, lui reproche de n’avoir
pas commencé par demander lequel valait mieux pour lui de partir ou de
rester, et, déterminé au voyage, d’avoir seulement consulté sur le
meilleur moyen de l’accomplir: «Mais, puisque tu t’es borné à cette
question, ajoute-t-il, il faut faire tout ce que le dieu a prescrit.»
Xénophon ayant donc offert les sacrifices dont le dieu avait parlé,
s’embarque et joint à Sardes Proxène et Cyrus, tout prêts à prendre la
route des hauts pays. Il est présenté à Cyrus. D’après le vœu de
Proxène, Cyrus lui témoigne le désir de le garder auprès de lui: il lui
dit que, l’expédition finie, il le renverra aussitôt. On prétendait que
l’expédition était faite contre les Pisidiens.

Xénophon s’était donc engagé dans cette campagne, trompé, il est vrai,
non par Proxène, car celui-ci ne savait pas que l’expédition était
contre le roi, pas plus du reste qu’aucun autre Grec, sauf Cléarque. Ce
n’est qu’arrivés en Cilicie que tout le monde vit clairement que
l’expédition était contre le roi. Effrayés du trajet, mais cédant,
malgré eux, à un sentiment de honte pour eux-mêmes et pour Cyrus, la
plupart des Grecs avaient suivi, et Xénophon était l’un d’eux.

Au milieu de l’embarras général, il s’affligeait avec les autres et ne
pouvait dormir. Cependant, ayant pris un peu de sommeil, il eut un
songe. Il crut voir, au milieu des tonnerres, la foudre tomber sur la
maison paternelle, qui devint toute en feu. Effrayé, il s’éveille en
sursaut: d’une part il juge le songe favorable, puisque au milieu des
peines et des dangers il a vu venir une grande lumière de Jupiter; mais
d’autre part il craint, le songe lui étant venu de Jupiter-Roi, et le
feu ayant paru briller autour de lui, de ne pouvoir sortir des États du
roi de Perse et d’y être enfermé de tous côtés par des obstacles.

De quelle nature était un pareil songe, il est permis d’en juger par les
événements qui le suivirent. Voici, en effet, ce qui arriva
immédiatement après. Xénophon s’éveille, et telle est la première idée
qui se présente à son esprit: «Pourquoi suis-je couché? la nuit
s’avance; avec le jour il est probable que l’ennemi va nous arriver. Si
nous tombons au pouvoir du roi, qui empêchera qu’après avoir vu tout ce
qu’il y a de plus affreux et souffert tout ce qu’il y a de plus cruel,
nous ne subissions une mort ignominieuse? Le moyen d’échapper, personne
n’y songe, personne ne s’en occupe; mais nous restons couchés, comme si
nous avions le temps de rester en repos. De quelle ville doit m’arriver
un général qui agisse en conséquence? Quel âge dois-je attendre? Non, je
ne serai jamais vieux, si je me livre aujourd’hui aux ennemis.»

Sur ce point, il se lève, et appelle d’abord les lochages de Proxène.
Lorsqu’ils sont réunis: «Je ne puis, leur dit-il, lochages, ni dormir ni
rester couché, et vous êtes sans doute comme moi, quand je vois dans
quelle situation nous sommes. Il est évident que les ennemis ne nous
auraient pas déclaré une guerre ouverte, s’ils ne croyaient avoir bien
pris toutes leurs mesures; et cependant personne de nous ne songe aux
moyens de les repousser de notre mieux.

«Si nous ne faisons rien et que nous tombions au pouvoir du roi, quel
sera, croyez-vous, notre sort, avec un homme qui, voyant mort son frère,
né du même père et de la même mère que lui, lui a fait couper la tête et
la main, et les a clouées sur une croix? Et nous, dont personne ne prend
les intérêts, nous qui avons marché contre lui, pour le faire de roi
esclave et pour le mettre à mort, si nous l’avions pu, qu’en devons-nous
attendre? Ne fera-t-il pas tout pour nous traiter de la façon la plus
ignominieuse et détourner à jamais tous les hommes de faire la guerre
contre lui? Oui, pour ne pas tomber en son pouvoir, il faut mettre tout
en œuvre.

«Pour moi, tant qu’a duré la trêve, je n’ai cessé de plaindre notre sort
et d’envier le bonheur du roi et des siens, en considérant l’étendue et
la nature du pays qu’ils possèdent, l’abondance de leurs provisions,
leurs esclaves, leur bétail, et cet or, et ces étoffes. Mais aussi,
lorsque je songeais à nos soldats, qui ne pouvaient avoir part à tous
ces biens qu’en les achetant, lorsque je voyais que, même en les payant,
ils n’étaient accessibles qu’à un très-petit nombre, et que nos serments
nous interdisaient tout autre moyen d’avoir le nécessaire qu’en échange
d’argent, en songeant, dis-je, à tout cela, je redoutais plus encore la
trêve que maintenait la guerre.

«Toutefois, puisqu’ils ont rompu la trêve, il me semble qu’ils ont mis
fin à leur insolent bien-être et à nos peines. Entre eux et nous, ces
richesses sont comme un prix réservé à ceux qui montreront le plus de
cœur, et les juges du jeu sont les dieux eux-mêmes, qui seront, j’aime à
le croire, de notre parti. Les ennemis se sont parjurés devant eux, et
nous, qui avions tant de biens sous les yeux, nous nous en sommes
constamment abstenus, par respect pour les dieux attestés dans nos
serments. Nous pouvons donc, ce me semble, marcher au combat avec plus
d’assurance que les Barbares. En outre, nous avons des corps plus
endurcis que les leurs à supporter les froids, les maladies, les
fatigues. Grâce au ciel, nous avons aussi des âmes plus vigoureuses; et
leurs soldats sont plus faciles à blesser et à tuer que les nôtres, si
les dieux nous accordent la victoire qu’ils nous ont déjà donnée.

«Mais peut-être en est-il d’autres qui ont la même pensée. Au nom des
dieux, n’attendons pas qu’ils viennent à nous pour nous appeler à des
actions d’éclat. Soyons les premiers à entraîner les autres sur le
chemin de l’honneur. Montrez-vous les plus braves des lochages, plus
dignes d’être stratéges que les stratéges eux-mêmes. Pour moi, si vous
voulez marcher où je vous dis, je suis prêt à vous suivre; si vous
m’ordonnez de vous conduire, je ne prétexterai point mon âge; je crois,
au contraire, avoir toute la vigueur qu’il faut pour éloigner de moi les
maux dont je suis menacé.»

Ainsi parle Xénophon. Les lochages, après l’avoir entendu, le prient
tous de se mettre à leur tête, sauf un certain Apollonidès, qui prétend,
avec l’accent béotien, qu’il y a folie à proposer un autre moyen de
salut que de fléchir le roi, s’il est possible; et il se met alors à
parler des difficultés de la situation; mais Xénophon l’interrompant:
«Homme étonnant, dit-il, tu ne comprends donc pas ce que tu vois, tu ne
te rappelles pas ce que tu entends. Tu étais cependant avec nous lorsque
le roi, après la mort de Cyrus, tout fier de ce bel exploit, nous fit
sommer de rendre les armes; nous ne les avons pas rendues, mais tout
armés nous avons campé près de lui. Que n’a-t-il pas fait, envoyant des
émissaires, demandant une trêve, nous fournissant des vivres, jusqu’à ce
que la trêve fût convenue! Alors nos stratéges et nos lochages, comme tu
le demandes, se sont abouchés avec lui, sans armes, sur la foi de la
trêve; et maintenant frappés, blessés, outragés, les infortunés
peuvent-ils du moins obtenir la mort? Ah! je suis sûr qu’ils la
désirent! Et toi, qui sais tout cela, tu traites de fous ceux qui
proposent de se défendre; tu dis qu’il faut aller de nouveau supplier?
Mon avis, compagnons, c’est de ne plus admettre cet homme parmi nous;
ôtons-lui son grade, chargeons-le de son bagage, et reléguons-le parmi
les skeuophores. Un homme déshonore sa patrie et la Grèce entière,
lorsque, Grec, il se conduit ainsi.»

Alors Agasias de Stymphale prenant la parole: «Heureusement, dit-il, cet
homme n’a rien de commun avec la Béotie ni avec le reste de la Grèce. Je
l’ai vu de près; c’est une espèce de Lydien, et il a les deux oreilles
percées.» Ce qui était vrai. On le chasse donc, et les autres, se
dispersant dans tous les quartiers, appellent à haute voix le stratége,
si le stratége n’avait point péri; l’hypostratége, si le stratége était
mort; le lochage, si le lochage avait échappé. Quand tout le monde est
réuni, on s’assied devant les armes, stratéges et lochages, au nombre
d’une centaine environ. Au moment où cela se passait, il était près de
minuit.

Hiéronyme d’Élis, le plus ancien des lochages de Proxène, prit alors la
parole: «Stratéges et lochages, dit-il, en jetant les yeux sur les
conjonctures présentes, il nous a paru convenable de vous assembler et
de vous convoquer, pour prendre, si nous pouvons, une bonne résolution.
Parle, Xénophon, redis à ton tour ce dont tu nous as fait part.»

Alors Xénophon commence en ces mots: «Nous savons tous que le roi et
Tissapherne ont fait arrêter autant de nos compagnons qu’ils ont pu;
quant aux autres, il est clair qu’ils leur tendent des piéges pour les
faire périr, s’ils le peuvent. Nous devons donc, selon moi, mettre tout
en œuvre pour ne pas tomber entre les mains des barbares, mais plutôt
pour les faire tomber, si nous pouvons, entre les nôtres. Sachez du
reste que tous, tant que vous êtes, en ce moment réunis ici, vous avez
la plus belle occasion. Tous les soldats ont les yeux tournés sur vous.
S’ils vous voient découragés, ils se conduiront tous en lâches; mais si
vous paraissez disposés à marcher contre les ennemis et à entraîner les
autres, sachez-le bien, ils vous suivront et s’efforceront de vous
imiter.

«Or, il est juste que vous vous distinguiez des soldats: vous êtes
stratéges, taxiarques, lochages: pendant la paix, vous aviez plus de
part aux richesses et aux honneurs; vous devez donc, aujourd’hui que
nous sommes en guerre, vous montrer plus braves que la foule qui vous
suit, et lui donner, au besoin, l’exemple de la prévoyance et du
courage. Et, d’abord, je crois que vous rendrez un grand service à
l’armée, si vous vous occupez à remplacer au plus tôt les stratéges et
les lochages qui ont péri. Sans chefs, rien de beau, rien de bien,
tranchons le mot, rien absolument ne se fait, à la guerre surtout. La
discipline est le salut des armées; combien l’indiscipline n’en a-t-elle
pas perdu!

«Quand vous aurez élu les chefs nécessaires, si vous réunissez les
autres soldats et que vous les ranimiez, vous ferez, selon moi, une
chose tout à fait urgente. Car sans doute vous avez observé comme moi
leur abattement quand ils sont venus aux armes, leur abattement quand
ils se sont placés aux postes. Tant qu’ils en seront là, je ne vois
point quel parti en tirer, soit la nuit, soit le jour. Or, si l’on
tourne leurs idées d’un autre côté, de manière qu’ils ne songent pas
exclusivement à ce qu’ils ont à souffrir, mais à ce qu’ils ont à faire,
ils reprendront bientôt courage. Vous savez, en effet, qu’à la guerre ce
n’est ni le nombre ni la force qui fait la victoire; mais ceux qui, avec
l’aide des dieux, vont d’une âme forte contre les ennemis, en trouvent
rarement qui leur résistent. J’ai observé aussi, camarades, que ceux
qui, dans les combats, cherchent à sauver leur vie, périssent presque
toujours d’une mort lâche et honteuse, tandis que ceux qui savent que la
mort est commune et inévitable à tous les hommes, et qui combattent pour
mourir avec honneur, parviennent souvent, je le vois, à la vieillesse,
et, tant qu’ils vivent, n’en sont que plus heureux. Convaincus de ces
maximes, il faut aujourd’hui, dans les circonstances où nous sommes,
nous montrer hommes de cœur et y exciter les autres.» Cela dit, il se
tait.

Après lui, Chirisophe prenant la parole: «Je ne te connaissais pas
auparavant, Xénophon, dit-il; j’avais seulement entendu dire que tu
étais Athénien. Mais aujourd’hui je te loue de ce que tu dis et de ce
que tu fais, et je voudrais que tous les autres fussent comme toi: ce
serait un bien général. Cependant, camarades, ajoute-t-il, ne tardons
point; séparons-nous; que ceux de vous qui manquent de chefs en
choisissent, puis, le choix fait, venez au milieu du camp et amenez-y
celui que vous aurez choisi: ensuite, convoquons tous les autres
soldats: que le héraut Tolmidès soit près de nous!» A ces mots il se
lève, pour qu’il n’y ait aucun délai et qu’on exécute ce qu’il faut
faire. On élit alors les chefs: au lieu de Cléarque, Timasion de
Dardanie; au lieu de Socrate, Xanticlès d’Achaïe; à la place d’Agias,
Cléanor d’Arcadie; au lieu de Ménon, Philésius d’Achaïe; à la place de
Proxène, Xénophon d’Athènes.




CHAPITRE II

Discours de Chirisophe, de Cléanor et de Xénophon.


Après l’élection, le jour commençant à poindre, les chefs se rendent au
centre du camp et conviennent de placer des gardes en avant et de
convoquer les soldats. Les soldats réunis, Chirisophe de Lacédémone se
lève et parle ainsi: «Soldats, les circonstances sont critiques, depuis
que nous sommes privés de nos stratéges, de nos lochages et de nos
soldats; de plus, Ariée, qui était notre allié, nous a trahis. Il faut
cependant sortir de là en hommes de cœur. Au lieu de nous décourager,
essayons de nous en tirer, si nous pouvons, par une belle victoire;
sinon, mourons bravement plutôt que de tomber vivants aux mains des
ennemis: car je crois que nous souffririons des maux que puissent les
dieux réserver à nos ennemis!»

Alors, Cléanor d’Orchomène se lève et parle ainsi: «Oui, vous voyez,
soldats, le parjure du roi et son impiété; vous voyez la perfidie de
Tissapherne, lui qui, après vous avoir dit qu’il était voisin de la
Grèce, et qu’il voulait avant tout nous sauver, après avoir fait les
mêmes serments que nous et nous avoir donné la main, nous trahit et
arrête nos généraux. Il n’a pas même respecté Jupiter Hospitalier; mais
il a fait asseoir Cléarque à sa table, pour mieux les tromper, et les a
fait mettre à mort. Et Ariée, que nous avons voulu créer roi, à qui nous
avons donné notre foi, en recevant la sienne, que nous ne nous
trahirions point, cet homme, sans crainte des dieux, sans respect pour
la mémoire de Cyrus, de Cyrus qui, de son vivant, l’avait comblé
d’honneurs, le voilà maintenant passé du côté des plus cruels ennemis de
son bienfaiteur, en essayant de nous faire du mal, à nous les amis de
Cyrus! Ah! que les dieux les punissent! Pour nous, témoins de cette
conduite, il ne faut plus nous laisser tromper par de telles gens:
combattons donc avec le plus de cœur possible, prêts à subir d’ailleurs
ce qu’il plaira aux dieux!»

Alors Xénophon se lève, revêtu de la plus belle armure guerrière qu’il
eût pu se procurer, convaincu que, si les dieux lui donnaient la
victoire, la plus belle parure convenait au vainqueur, et que, s’il
fallait mourir, il convenait encore, après s’être jugé digne de porter
les plus belles armes, d’en mourir revêtu, puis il commence ainsi: «Le
parjure des barbares, leur perfidie dont parle Cléanor, vous les
connaissez aussi, je le crois. Si donc vous délibériez sur un nouvel
accord d’amitié avec eux, nous serions nécessairement en proie au
découragement, en considérant ce qu’ont souffert nos stratéges qui, sur
la foi des traités, se sont remis en leurs mains. Mais si nous avons
l’intention de punir avec les armes les maux qu’on nous a faits, et de
leur faire la guerre par tous les moyens en notre pouvoir, nous avons,
avec l’aide des dieux, de nombreuses et belles espérances de salut.» Au
moment où Xénophon prononçait ces paroles, un Grec éternue. Aussitôt,
les soldats, d’un seul mouvement, s’inclinent tous devant le dieu. Alors
Xénophon reprenant: «Il me semble, soldats, dit-il, que comme, au moment
où nous délibérons sur notre salut, Jupiter sauveur nous envoie ce
présage, il faut vouer à ce dieu un sacrifice d’actions de grâces, dès
que nous serons arrivés en pays ami, et un second sacrifice aux dieux,
suivant nos facultés. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main.»
Tous la lèvent: on prononce ensuite le vœu, on chante un péan; puis, ces
hommages légitimes rendus aux dieux, Xénophon reprend en ces mots: «Je
disais donc que nous avons de nombreuses et belles espérances de salut.
D’abord nous observons les serments faits devant les dieux, tandis que
les ennemis se sont parjurés et ont violé serments et trêves. Cela
étant, il est probable que les dieux combattront avec nous contre nos
ennemis, eux qui, aussitôt qu’ils le veulent, peuvent soudain humilier
les grands et sauver aisément les faibles même au milieu des dangers. En
second lieu, je vais vous rappeler les dangers qu’ont courus nos
ancêtres, afin que vous sentiez qu’il faut vous montrer braves, parce
que les braves sont tirés par les dieux des plus grands périls. Quand
les Perses et ceux qui les suivaient vinrent, avec une armée formidable,
pour anéantir Athènes, les Athéniens osèrent leur résister et les
vainquirent. Ils avaient fait vœu d’immoler à Diane autant de chèvres
qu’ils tueraient d’ennemis; et, n’en trouvant pas assez, ils décidèrent
d’en sacrifier cinq cents tous les ans. Ce sacrifice se fait encore
aujourd’hui.

«Plus tard, lorsque Xerxès, suivi de troupes innombrables, marcha contre
la Grèce, nos ancêtres battirent sur terre et sur mer les aïeux de vos
ennemis. Vous en voyez des preuves dans les trophées; mais le plus grand
témoignage est la liberté des villes où vous êtes nés et où vous avez
été élevés: vous ne vous y inclinez devant aucun maître, mais seulement
devant les dieux. Voilà les ancêtres dont vous êtes sortis. Je ne dirai
pas qu’ils aient à rougir de vous, puisque, il y a peu de jours, placés
en face des descendants de ces mêmes hommes, vous avez, avec l’aide des
dieux, vaincu des troupes bien plus nombreuses que les vôtres. Et alors
c’est pour la royauté de Cyrus que vous avez montré du cœur; mais
aujourd’hui qu’il s’agit de votre salut, il faut montrer encore plus
d’ardeur et de courage: il est d’ailleurs tout naturel que vous ayez
plus d’assurance en face des ennemis. Jadis vous ne les aviez point
pratiqués; et, tout en voyant leur foule innombrable, vous avez osé,
avec ce courage qui vous est héréditaire, vous élancer sur eux.
Maintenant que vous savez par expérience que, si nombreux qu’ils soient,
ils n’ont pas le cœur de vous attendre, vous conviendrait-il de les
craindre?

«Ne regardez pas non plus comme un désavantage, si les troupes de Cyrus,
jadis rangées à vos côtés, vous font défaut aujourd’hui. Elles sont
encore plus lâches que celles que nous avons battues: c’est pour
rejoindre celles-ci qu’elles nous ont abandonnés. Ne vaut-il pas mieux
alors voir dans l’armée ennemie que dans la nôtre des gens prêts à
donner le signal de la fuite? Si quelqu’un de vous se décourage de ce
que nous n’avons pas de cavalerie, tandis que les ennemis en ont une
nombreuse, songez que dix mille cavaliers ne sont que dix mille hommes.
Personne, dans une bataille, n’a jamais péri d’une morsure ni d’un coup
de pied de cheval: ce sont les hommes qui font la chance des batailles.
Ainsi, nous avons une assiette beaucoup plus sûre que celle des
cavaliers. Suspendus sur leurs chevaux, ils ont peur non-seulement de
nous, mais de tomber; tandis que nous, solidement fixés à la terre, nous
frappons plus fortement ceux qui nous approchent, nous atteignons mieux
le point où nous visons. Les cavaliers n’ont sur nous qu’un avantage,
c’est de fuir avec plus de sûreté que nous.

«Si, pleins de cœur au combat, vous vous affligez de ce que Tissapherne
ne sera plus notre guide, et que le roi ne nous fournira plus de marché,
considérez lequel vaut mieux d’avoir pour guide un Tissapherne, qui
machine évidemment contre nous, ou de nous faire conduire par des hommes
de notre choix, qui sauront que, s’ils veulent nous duper, c’est leur
âme et leur corps qui seront dupes. Quant aux vivres, vaut-il mieux, au
marché qu’ils nous fournissent, en acheter quelques mesures pour
beaucoup d’argent, surtout à un moment où l’argent va nous manquer, que
d’en prendre nous-mêmes, étant vainqueurs, en telle quantité que chacun
de nous voudra?

«Si ce dernier parti vous semble préférable, peut-être croyez-vous
impossible de passer les fleuves, et regardez-vous comme une grande
faute de les avoir passés; mais prenez donc garde que les Barbares ont
commis la folie plus grande encore de les avoir passés comme nous.
D’ailleurs, si les fleuves sont difficiles à traverser loin de leurs
sources, ils deviennent enfin guéables en remontant vers leur point de
départ, et ils ne mouillent pas même le genou; et le passage fût-il
impraticable, dût-il ne se présenter aucun guide, il ne faudrait pas
encore nous décourager. En effet, nous savons que les Mysiens, que nous
ne croyons pas plus braves que nous, habitent dans les États du roi, et
malgré lui, des villes grandes et florissantes. Nous en savons autant
des Pisidiens. Quant aux Lycaoniens, nous avons vu qu’ils occupent des
lieux forts dans des plaines appartenant au roi, et dont ils recueillent
les produits. Je vous dirai donc, en pareil cas, de ne point montrer un
désir marqué de retourner dans notre pays, mais de tout disposer comme
si nous voulions fonder une colonie: car je suis sûr que le roi
donnerait de nombreux guides, de nombreux otages aux Mysiens, pour les
reconduire en toute sûreté; que même il leur aplanirait la route, s’ils
voulaient partir sur des chars à quatre chevaux. Il en ferait autant
pour nous, et de très-grand cœur, s’il nous voyait nous préparer à
demeurer ici. Mais j’ai peur que, si nous apprenions une fois à vivre
dans l’oisiveté, à passer nos jours dans l’abondance, en société des
grandes et belles femmes ou filles des Mèdes et des Perses, chacun de
nous, comme les mangeurs de lotos, n’oubliât la route de la patrie.

«Il me semble donc juste et raisonnable d’essayer, avant tout, de
revenir en Grèce et dans nos familles, et là d’annoncer aux Grecs que,
s’ils sont pauvres, c’est qu’ils le veulent bien, puisqu’il leur est
permis de transporter ici ceux qui maintenant chez eux sont privés de
ressources, et de les y faire riches. Car tous ces biens, soldats,
attendent évidemment un vainqueur. J’ai maintenant à vous exposer
comment nous marcherons avec le plus de sécurité, et, s’il faut
combattre, comment nous combattrons avec le plus de succès.

«D’abord, continue-t-il, je suis d’avis de brûler les charrois qui nous
suivent, afin que ce ne soient pas nos attelages qui règlent nos
mouvements, mais que nous nous portions où l’exige le bien de l’armée.
En second lieu, il faut brûler nos tentes. Elles nous donnent de
l’embarras à transporter, et ne servent ni pour combattre, ni pour avoir
des vivres. Débarrassons-nous encore du superflu de nos bagages, sauf ce
qui est nécessaire à la guerre, au boire ou au manger: c’est le moyen
d’avoir plus de soldats sous les armes et moins de skeuophores. Vaincus,
en effet, vous le savez, on laisse tout aux autres: et si nous sommes
vainqueurs, les ennemis deviendront nos skeuophores, croyez-le bien.

«Reste à dire ce que je crois le plus important. Vous voyez que les
ennemis n’ont osé reprendre la guerre avec nous qu’après avoir fait main
basse sur nos stratéges, convaincus que, tant que nous aurions des chefs
à qui nous obéirions, nous serions en mesure de les vaincre à la guerre,
tandis que, nos chefs enlevés, l’anarchie nous perdrait. Il faut donc
que les nouveaux chefs soient plus vigilants que les précédents, que les
soldats soient beaucoup plus disciplinés et plus dociles aux chefs
actuels qu’à ceux d’autrefois. En cas de désobéissance, si vous décidez
que n’importe qui d’entre vous, alors présent, aidera le général dans la
répression, dès lors vous tromperez complétement les ennemis. Car, à
partir de ce jour, ils verront dix mille Cléarques au lieu d’un seul, ne
permettant à personne d’être lâche. Mais il est temps d’en finir:
peut-être les ennemis vont-ils bientôt paraître. Que tous ceux qui
trouvent bon ce que je viens de dire, le ratifient au plus tôt, pour
qu’on l’exécute. Mais si l’on a un meilleur avis, qu’on parle hardiment,
fût-ce un simple soldat: nous sommes tous intéressés au salut commun.»

Ensuite Chirisophe dit: «Eh bien, si l’on a quelque chose à ajouter au
discours de Xénophon, il est permis de le dire tout de suite; mais pour
le moment, je crois que le meilleur est de mettre aux voix sur-le-champ
ce qu’il vient de dire. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main!»
Tous la lèvent. Alors Xénophon debout, reprenant de nouveau: «Écoutez,
camarades, ce que je crois utile de faire. Il est évident que nous
devons aller où nous ayons des vivres. Or, j’entends dire qu’il y a de
beaux villages à vingt stades au plus d’ici. Je ne serais pas surpris si
les ennemis, semblables à ces chiens qui poursuivent et mordent, s’ils
peuvent, les passants, mais qui s’enfuient dès qu’on court sur eux, si
les ennemis, dis-je, nous suivaient dans notre retraite. Aussi, l’ordre
le plus sûr pour la marche est peut-être de former avec les hoplites une
colonne à centre vide, pour que les bagages et la masse qui nous suit
s’y trouvent en sûreté. Si nous désignions dès à présent ceux qui
commanderont la tête de la colonne et veilleront en avant, puis ceux qui
couvriront les flancs et marcheront à la queue, nous n’aurions plus à
délibérer, à l’approche de l’ennemi, et nous pourrions mettre en
mouvement nos troupes toutes formées.

«Si l’on voit quelque autre chose de mieux, faisons autrement; sans
cela, que Chirisophe commande la tête, puisqu’il est Lacédémonien; que
les deux stratéges les plus âgés veillent aux flancs; Timasion et moi,
comme les plus jeunes, nous resterons pour le moment à l’arrière-garde.
Plus tard, quand nous aurons essayé de cette ordonnance, nous
déciderons, suivant l’occasion, ce qu’il y aura de mieux à faire. Si
quelqu’un voit autre chose de mieux, qu’il le dise.» Personne ne prenant
la parole, il continue: «Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main!»
La chose est décidée. «Maintenant, dit-il, partons et faisons ce qui est
arrêté. Que celui d’entre vous qui veut revoir sa famille, se souvienne
d’être un homme de cœur: c’est le seul moyen d’y arriver: que celui qui
veut vivre, tâche de vaincre: vainqueur, on tue; vaincu, l’on est tué.
Enfin, que celui qui aime les richesses tâche de remporter la victoire:
vainqueur, on sauve son bien; vaincu, on le laisse aux autres.»




CHAPITRE III

Dispositions pour le départ.--Arrivée de Mithridate, suspect aux Grecs,
qu’il attaque ensuite.--Découragement des soldats.--Formation d’un corps
de frondeurs.


Ce discours achevé, on se lève, et l’on va brûler les chars et les
tentes: quant au superflu du bagage, on le distribue entre ceux qui
peuvent en avoir besoin, on jette le reste au feu, et, cela fait, on
dîne. Pendant le dîner, Mithridate arrive, suivi d’environ trente
cavaliers, fait prier les stratéges de venir à la portée de la voix, et
parle ainsi: «Et moi aussi, Grecs, dit-il, j’étais dévoué à Cyrus, vous
le savez bien, et j’ai de bonnes intentions pour vous. J’éprouve en ce
moment toutes sortes de frayeurs. Aussi, si je vous voyais prendre un
parti salutaire, je viendrais vous rejoindre avec toute ma suite.
Dites-moi donc, ajoute-t-il, ce que vous avez dans l’esprit; vous parlez
à un ami, à un homme bien intentionné, qui veut marcher de compagnie
avec vous.» Les stratéges délibèrent et décident de lui répondre ainsi
par l’entremise de Chirisophe: «Nous avons décidé, si l’on nous laisse
retourner dans notre patrie, de traverser le pays en y faisant le moins
de dégâts possible, et, si l’on s’oppose à notre marche, de combattre de
notre mieux.» Mithridate s’efforce alors de leur démontrer qu’il est
impossible, si le roi ne le veut, qu’ils lui échappent. Mais cet avis le
fait considérer comme envoyé en sous-main. D’ailleurs un des familiers
de Tissapherne l’accompagnait pour s’assurer de sa foi. Dès ce moment,
les stratéges convinrent que le meilleur parti était de faire une guerre
à mort, tant qu’on serait en pays ennemi, parce que, dans les
pourparlers, on débauchait les soldats: déjà même on avait débauché un
lochage, Nicarque d’Arcadie, qui avait déserté de nuit avec une
vingtaine d’hommes.

L’incident terminé, l’armée dîne, passe le fleuve Zabate et s’avance en
bon ordre, les bêtes de somme et les porteurs au milieu du carré. On
n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsque Mithridate reparaît avec à
peu près deux cents cavaliers et environ quatre cents archers ou
frondeurs, lestes et agiles. Il s’avance vers les Grecs en faisant mine
d’être ami; quand il est tout près, soudain ses cavaliers et ses
fantassins lancent leurs flèches, les frondeurs leurs pierres, et sèment
les blessures. Les Grecs surtout de l’arrière-garde ont à souffrir, sans
pouvoir faire de mal, attendu que les archers crétois n’atteignaient pas
aussi loin que les Perses, et qu’étant armés à la légère, on les avait
enfermés dans le centre. De leur côté, les hommes armés de javelines ne
pouvaient pas atteindre jusqu’aux frondeurs ennemis. Xénophon se décide
alors à charger, et il court sur l’ennemi avec les hoplites et les
peltastes qui se trouvent avec lui à l’arrière-garde; mais on ne peut
faire aucun prisonnier, les Grecs n’ayant pas de cavalerie, et leurs
fantassins ne pouvant pas mettre la main sur les fantassins perses, qui,
de loin, prenaient la fuite: car on n’osait pas s’écarter beaucoup du
gros de l’armée.

Cependant les cavaliers barbares blessaient des hommes, tout en fuyant,
et tirant en arrière de dessus leurs chevaux. Tout le chemin que
faisaient les Grecs à la poursuite de l’ennemi, ils l’avaient à faire de
nouveau pour se replier en combattant, en sorte que, dans toute la
journée, l’armée n’avança que de vingt-cinq stades, et n’arriva que le
soir aux villages. Le découragement recommence. Chirisophe et les plus
âgés des stratéges reprochent à Xénophon de s’être détaché de la
phalange pour courir après les ennemis, et de s’être mis en péril sans
avoir pu faire de mal aux ennemis. En les entendant, Xénophon dit que
leurs reproches sont justes, et que l’événement témoigne contre lui.
«Mais, ajoute-t-il, j’ai été contraint de poursuivre, parce que je
voyais qu’en ne bougeant pas nous n’avions pas moins de mal sans pouvoir
en faire. C’est en poursuivant que nous avons reconnu la justesse de ce
que vous dites; car nous ne pouvions pas faire plus de mal aux ennemis
qu’auparavant, et nous nous repliions avec une grande difficulté. Il
faut donc rendre grâce aux dieux de ce que les ennemis ont fondu sur
nous, non pas en force, mais seulement avec quelques soldats; sans nous
causer de grandes pertes, ils nous ont indiqué ce qui nous manque. En ce
moment, les ennemis usent d’arcs et de frondes, dont les Crétois ne
peuvent égaler la portée avec les flèches et les pierres qui partent de
leurs mains. Quand nous les poursuivons, nous ne pouvons pas nous
éloigner à une grande distance de l’armée: et à une petite, un
fantassin, si vite qu’il soit, n’en peut joindre un autre qui a sur lui
l’avance d’une portée d’arc. Si donc nous voulons empêcher nos ennemis
de venir nous faire du mal, il nous faut au plus tôt des frondeurs et
des cavaliers. J’entends dire qu’il y a dans l’armée des Rhodiens, qu’on
donne pour la plupart comme sachant manier la fronde et lancer les
pierres deux fois plus loin que les frondeurs perses. Ceux-ci, en effet,
se servant de trop grosses pierres, ne peuvent porter loin; de plus, les
Rhodiens savent user de balles de plomb. Si donc nous recherchions quels
sont les soldats qui ont des frondes; si, leur en payant la valeur, nous
donnions aussi de l’argent à ceux qui voudraient en tresser d’autres, et
qu’en même temps l’on imaginât quelque privilége pour ceux qui
s’enrôleraient volontairement parmi les frondeurs, peut-être s’en
présenterait-il de propres à ce service. Je vois aussi des chevaux dans
l’armée: quelques-uns sont à moi, d’autres ont été laissés par Cléarque;
nous en avons pris un grand nombre qui servent aux bagages; choisissons
les meilleurs: faisons des échanges avec les skeuophores, équipons des
chevaux de manière à porter des cavaliers; peut-être inquiéteront-ils à
leur tour l’ennemi en fuite.»

Cet avis semble bon. Cette nuit même on forme un corps de près de deux
cents frondeurs: le lendemain, on choisit environ cinquante chevaux et
autant de cavaliers: on leur fournit des casaques de peau et des
cuirasses, et l’on met à leur tête Lycius d’Athènes, fils de Polystrate.




CHAPITRE IV

Nouvelle attaque de Mithridate.--Il est repoussé.--Arrivée au
Tigre.--Attaque inutile de Tissapherne.--Changement dans l’ordonnance de
l’armée.--Nouvelles attaques des ennemis.--Courage déployé par les
Grecs, et en particulier par Xénophon.


On séjourne un jour en cet endroit; le lendemain, on en part plus tôt
qu’à l’ordinaire: il fallait franchir un ravin, et l’on craignait au
passage d’être attaqué par les ennemis. A peine est-on passé que
Mithridate reparaît avec mille cavaliers et environ quatre mille archers
et frondeurs. Il les avait demandés à Tissapherne, qui les lui avait
accordés, sur la promesse que, quand il les aurait reçus, il lui
livrerait les Grecs qu’il méprisait, parce que, dans les dernières
escarmouches, malgré le petit nombre de ses gens, il n’avait rien perdu,
et leur avait fait beaucoup de mal, du moins il le croyait.

Les Grecs avaient passé le ravin et en étaient à huit stades, quand
Mithridate le traversa avec son détachement. On avait ordonné à un
nombre déterminé de peltastes et d’hoplites de fondre sur l’ennemi, et à
la cavalerie de poursuivre les fuyards, avec l’assurance de la soutenir.
Mithridate les ayant rejoints et se trouvant déjà à la portée de la
fronde et de la flèche, la trompette sonne chez les Grecs; aussitôt ils
courent en masse, suivant l’ordre, et les cavaliers s’élancent. Les
Barbares ne les attendent pas et fuient vers le ravin. Dans cette
déroute, les Barbares perdent beaucoup d’infanterie, et l’on prend
vivants, dans le ravin même, dix-huit de leurs cavaliers. On les tue, et
les Grecs, sans en avoir reçu l’ordre, les mutilent pour inspirer plus
de terreur aux ennemis.

Après ce coup, les ennemis s’éloignent. Les Grecs marchent le reste du
jour sans inquiétude et arrivent au bord du Tigre. Là se trouve une
ville grande, mais déserte, nommée Larissa. Elle était jadis habitée par
les Mèdes. Son mur a vingt-cinq pieds d’épaisseur sur cent de hauteur,
et deux parasanges de tour: il est bâti de briques, mais les fondements
sont de pierres de taille jusqu’à la hauteur de vingt pieds. Lorsque les
Perses enlevèrent l’empire aux Mèdes, le roi de Perse, qui assiégeait
cette ville, ne pouvait d’aucune manière s’en rendre maître; mais un
nuage ayant fait disparaître le soleil, les assiégés perdirent courage,
et la ville fut ainsi prise. A peu de distance était une pyramide de
pierre, ayant un plèthre de longueur à la base et deux de hauteur.
Quantité de Barbares s’étaient réfugiés à Larissa des villages voisins.

L’armée fait ensuite une étape de six parasanges, et arrive près d’une
grande muraille abandonnée, qui s’étend près d’une ville nommée Mespila.
Elle était jadis habitée par les Mèdes. La base, construite d’une pierre
polie incrustée de coquilles, a cinquante pieds d’épaisseur et cinquante
de hauteur. Sur cette base s’élève un mur de briques d’une épaisseur de
vingt-cinq pieds sur cent de hauteur et deux parasanges de tour. On
raconte que Médée, femme du roi des Mèdes, s’y réfugia lorsque son
empire fut détruit par les Perses. Le roi des Perses assiégea cette
ville, et il ne put la prendre ni par blocus ni par force; mais Jupiter
frappa de terreur les habitants, et la ville fut prise.

On fait ensuite quatre parasanges en une étape. Durant la marche,
Tissapherne paraît suivi de sa cavalerie, des troupes d’Orontas, qui
avait épousé la fille du roi, des Barbares qui étaient montés avec Cyrus
dans les hauts pays, de l’armée que le frère du roi avait amenée au
secours de ce prince, et, en outre, de tous les renforts que le roi
avait accordés à Tissapherne. Tout cela faisait une force imposante.
Quand il fut près, il en range une partie contre l’arrière-garde des
Grecs, et une autre sur leurs flancs, mais il n’ose pas charger ni
courir le risque d’un combat: il se contente d’une attaque d’archers et
de frondeurs. Alors les frondeurs rhodiens, disséminés dans les rangs,
lancent leurs pierres, et les archers armés à la Scythe leurs flèches;
pas un ne manque son homme; ils l’eussent voulu, qu’ils ne le pouvaient
pas. Aussi Tissapherne se retire promptement hors de la portée du trait
et fait replier les autres divisions. Le reste du jour, les Grecs
s’avancent, et les Perses suivent; mais les Barbares ne peuvent plus
faire de mal dans ce genre d’escarmouche, les frondes des Rhodiens
portant plus loin que celles des Perses, et même que les flèches de la
plupart des archers. Les arcs des Perses étaient grands, de sorte que
toutes les flèches qu’on ramassait étaient fort utiles aux Crétois, qui
continuèrent à se servir des traits des ennemis, et s’exercèrent à les
lancer verticalement à longue portée. On trouva dans les villages
beaucoup de cordes et de plomb qui servirent pour les frondes.

Ce même jour, les Grecs cantonnent dans les villages qu’ils rencontrent,
et les Barbares se retirent, mécontents de leur dernière escarmouche.
Les Grecs séjournent le lendemain et font des provisions: il y avait en
effet une grande quantité de blé dans les villages. Le jour suivant, ils
traversent la plaine, et Tissapherne les suit en escarmouchant. Les
Grecs reconnaissent alors qu’un carré est un mauvais ordre de marche
quand on a l’ennemi sur les talons; car il est de toute nécessité que,
quand les ailes se rapprochent, soit dans un chemin, soit dans des
gorges de montagnes, soit au passage d’un pont, les hoplites se
resserrent, marchent avec peine, s’écrasent, se mêlent, et il est
difficile de tirer un bon parti d’hommes qui sont mal rangés. Lorsque
les ailes reprennent leurs distances, il arrive nécessairement que, les
hoplites, qui étaient resserrés, venant à s’écarter, il se fait un vide,
ce qui décourage le soldat qui sent l’ennemi derrière lui. Quand il
fallait traverser un pont ou opérer quelque autre passage, chacun se
hâtait; on voulait être au delà le premier: aussi les ennemis
avaient-ils alors une belle occasion de charger. Cet inconvénient
reconnu, les stratéges forment six loches de cent hommes chacun, et
nomment pour les commander des lochages, des pentécontarques et des
énomotarques. Dans la marche, quand les ailes se rapprochaient, les
lochages demeuraient en arrière pour ne pas gêner le mouvement, puis ils
regagnaient, en suivant les flancs du bataillon. Lorsque, au contraire,
les flancs s’écartaient, le vide se remplissait, s’il était peu
considérable, par loches; s’il était plus large, par pentécosties; s’il
était tout à fait étendu, par énomoties; de la sorte, le centre était
toujours garni. S’il fallait traverser un défilé, un pont, il n’y avait
point de désordre: les lochages passaient les uns après les autres, et,
dès qu’il fallait se former en phalange, tout le monde était à son rang.
On fit quatre marches de cette manière.

Le cinquième jour, pendant la marche, on aperçoit une espèce de palais,
et autour de ce palais de nombreux villages. Le chemin, pour y arriver,
passait par des collines élevées se rattachant à une montagne, au pied
de laquelle était un village. Les Grecs, comme de raison, aperçoivent
ces collines avec plaisir, puisque leurs ennemis étaient des cavaliers.
Lorsque, au sortir de la plaine, ils ont gravi la première colline et
qu’ils redescendent pour gravir la seconde, les Barbares surviennent,
et, tirant d’un point élevé, ils lancent une grêle de pierres et de
flèches sous les coups de fouet de leurs officiers. Ils blessent ainsi
beaucoup de Grecs, battent les troupes légères, les refoulent sur les
hoplites, et rendent complétement inutiles pour ce jour-là les frondeurs
et les archers, qui demeurent avec les équipages.

Cependant les hoplites, incommodés de ces attaques, essayent de charger;
mais ils ont de la peine à gravir la hauteur avec leurs armes pesantes:
les ennemis font prompte retraite; les Grecs éprouvent autant de peine à
rejoindre le corps d’armée. A la seconde colline, même difficulté; à la
troisième, les chefs décident de ne plus détacher d’hoplites; mais ils
ouvrent le flanc droit du carré et en font sortir les peltastes, qui se
dirigent vers la montagne. Dès qu’ils se sont placés au-dessus des
ennemis qui les harcèlent, ceux-ci ne les inquiètent plus à la descente,
de peur d’être coupés et enveloppés. On marche ainsi le reste du jour,
les uns suivant le chemin des collines, les autres prenant par la
montagne, jusqu’à ce qu’on arrive aux villages, où l’on établit huit
médecins, parce qu’il y avait beaucoup de blessés.

On y séjourne trois jours à cause de ceux-ci, et parce qu’on y trouve
beaucoup de vivres, de la farine et du froment, du vin, de l’orge en
quantité pour les chevaux. Toutes ces provisions avaient été réunies
pour le satrape du pays. Le quatrième jour, les Grecs descendent dans la
plaine. Tissapherne, les ayant rejoints avec son armée, les force de se
cantonner au premier village qu’ils rencontrent et de ne pas avancer
davantage en combattant; car beaucoup d’entre eux étaient hors de
service, les blessés, ceux qui les portaient et ceux qui tenaient les
armes des porteurs. Une fois qu’ils sont cantonnés, les Barbares ayant
tenté contre eux une escarmouche en s’avançant sur le village, les Grecs
obtiennent un grand avantage; car il y avait une grande différence entre
faire une sortie pour repousser une attaque et résister en marchant à
une attaque des ennemis.

L’après-midi venue, ce fut l’heure pour les ennemis de se retirer, parce
que jamais les Barbares ne campaient à moins de soixante stades de
l’armée grecque, de peur d’en être attaqués durant la nuit. Aussi une
armée perse est détestable de nuit. Ils lient leurs chevaux et, la
plupart du temps, leur mettent des entraves aux pieds, pour les empêcher
de fuir, s’ils se détachent. Survient-il une alerte, il faut que le
cavalier perse selle, bride et monte son cheval, après avoir endossé sa
cuirasse; toutes manœuvres difficiles à exécuter la nuit, surtout dans
un moment de trouble. Voilà pourquoi ils campaient loin des Grecs.

Quand les Grecs surent que les Barbares voulaient se retirer et qu’ils
se transmettaient des ordres, on fait crier aux Grecs de se tenir prêts,
de manière à être entendu par les ennemis. Durant quelques instants, les
Barbares diffèrent leur retraite; mais, le soir arrivant, ils partent,
croyant dangereux de marcher et d’arriver de nuit à leur camp. Les
Grecs, après les avoir vus partir, décampent à leur tour, se mettent en
marche et font environ soixante stades. Il y eut alors une telle
distance entre les deux armées, que ni le lendemain, ni le surlendemain,
il ne parut aucun ennemi; mais, le quatrième jour, les Barbares s’étant,
dès la nuit, mis en marche, occupèrent une hauteur près de laquelle les
Grecs devaient passer: c’était la crête d’une montagne, qui dominait
l’unique chemin par où l’on descendît à la plaine.

Chirisophe, voyant cette hauteur garnie d’ennemis qui l’avaient prévenu,
envoie chercher Xénophon à l’arrière-garde et lui fait dire d’amener
avec lui les peltastes et de les placer au front. Xénophon ne conduit
point les peltastes; il venait d’apercevoir Tissapherne qui paraissait
avec toute son armée; mais se portant au galop vers Chirisophe:
«Pourquoi me fais-tu appeler? dit-il.--Tu peux le voir, répond celui-ci;
l’ennemi s’est emparé avant nous du sommet qui commande la descente, et
il n’y a moyen de passer qu’en taillant ces gens-là en pièces. Mais
pourquoi n’amènes-tu pas les peltastes?» Alors Xénophon: «C’est que je
n’ai pas jugé convenable de découvrir l’arrière-garde en présence des
ennemis; cependant il faut aviser d’urgence à débusquer ces hommes.»

Xénophon voit alors, au sommet de la montagne qui domine l’armée, un
chemin qui conduit à l’endroit où sont postés les ennemis: «L’essentiel,
Chirisophe, dit-il, c’est de nous emparer au plus vite de cette hauteur:
si nous la prenons, ils ne pourront pas se maintenir au-dessus de notre
chemin. Si tu le veux, reste ici avec l’armée; moi je me porte en avant;
ou bien si tu le préfères, marche à la montagne, et moi je resterai
ici.--Je te donne le choix, dit Chirisophe; agis à ton gré.» Xénophon
répond qu’étant le plus jeune, il préfère marcher. En même temps, il le
prie de lui donner quelques peltastes de la tête parce qu’il serait trop
long d’en faire venir de la queue. Chirisophe lui donne les peltastes de
l’avant-garde et les remplace par des troupes du centre: il le fait
suivre, en outre, de trois cents hommes d’élite qui étaient sous ses
ordres directs, en tête de l’armée.

Le détachement s’avance aussi vite que possible. Les ennemis, de leur
poste élevé, ne l’ont pas plutôt vu se diriger vers la montagne, qu’ils
s’élancent en toute hâte pour le prévenir. Alors il s’élève un grand cri
de l’armée grecque, qui exhorte les siens, et un grand cri des gens de
Tissapherne qui exhortent les leurs. Xénophon, galopant sur le flanc de
sa troupe, l’anime de la voix: «Soldats, dit-il, songez que vous vous
battez pour revoir la Grèce, vos enfants, vos femmes; encore quelques
instants de peine, et nous faisons le reste du chemin sans combat.»
Alors Sotéridas de Sicyone: «La partie n’est pas égale, Xénophon: tu
galopes sur un cheval, et moi, je peine rudement à porter un bouclier.»
Xénophon l’entend, saute de cheval, pousse le soldat hors du rang, lui
arrache son bouclier, et s’élance de toute sa vitesse. Il se trouvait
avoir une cuirasse de cavalier: le poids l’écrasait; cependant il fait
avancer la tête, et entraîne la queue qui marchait lentement. Les autres
soldats frappent Sotéridas, lui jettent des pierres, l’injurient,
jusqu’à ce qu’ils l’aient contraint à reprendre son bouclier et à
marcher. Xénophon remonte sur son cheval, et s’en sert tant que le
chemin est praticable; puis, quand il cesse de l’être, il le quitte de
nouveau et marche vite à pied. On arrive enfin sur la montagne avant les
ennemis.




CHAPITRE V

Incendie des villages par Tissapherne.--Les Grecs sont enfermés entre
les monts des Carduques et le Tigre.--Difficulté de passer le
fleuve.--Expédient proposé par un Rhodien.--On se décide à franchir les
monts Carduques.


Les Barbares tournent le dos et s’enfuient chacun comme il peut; les
Grecs sont maîtres de la hauteur. Tissapherne et Ariée prennent alors un
autre chemin. De son côté, Chirisophe descend dans la plaine avec ses
troupes et campe dans un village plein de vivres. Il y avait dans la
même plaine, le long du Tigre, beaucoup d’autres villages bien
approvisionnés. L’après-midi venue, l’ennemi paraît à l’improviste dans
la plaine et massacre quelques Grecs, qui s’étaient dispersés pour
piller. Il y avait là, en effet, un grand nombre de troupeaux qu’on prit
au moment où ils allaient passer le fleuve.

Alors Tissapherne et ses gens ayant essayé de mettre le feu aux
villages, quelques Grecs sont désespérés, dans la crainte de ne plus
trouver où se fournir de vivres, si les Barbares viennent à tout brûler.
En ce moment, Chirisophe revenait de porter secours à ceux qui avaient
été surpris dans la plaine. Xénophon, redescendu de la montagne, se met
à parcourir les rangs: «Vous voyez, Grecs, leur dit-il, que les Barbares
regardent déjà cette contrée comme à nous. Ils avaient stipulé que nous
ne brûlerions pas les terres du roi, et ce sont eux maintenant qui les
brûlent comme un pays qui ne leur appartient plus. Mais, en quelques
lieux qu’ils laissent des vivres pour eux-mêmes, ils nous y verront
marcher. Voyons, Chirisophe, ajoute-t-il, je suis d’avis de porter
secours contre ces incendiaires, comme si le pays était à nous.» Alors
Chirisophe: «Et moi, dit-il, je n’en suis point d’avis; mais brûlons
aussi nous-mêmes, et ce sera plus tôt fini.»

De retour aux tentes, pendant que les autres s’occupent à chercher des
vivres, les stratéges et les lochages se réunissent. L’embarras était
grand: c’étaient, d’une part, des montagnes élevées; de l’autre, un
fleuve tellement profond qu’on n’y pouvait tenir les piques hors de
l’eau en essayant de le sonder. Dans cette perplexité un Rhodien se
présente: «Je me charge, camarades, dit-il, de faire passer quatre mille
hoplites, si vous voulez me fournir ce qui m’est nécessaire et me donner
un talent de récompense.» On lui demande ce qu’il lui faut: «J’ai
besoin, dit-il, de deux mille outres; je vois ici beaucoup de moutons,
de chèvres, de bœufs et d’ânes: écorchez-les, soufflez-en les peaux, et
nous passerons facilement. J’aurai également besoin des courroies dont
vous vous servez pour les attelages. Avec ces courroies j’attacherai les
outres et je les adapterai les unes aux autres; ensuite j’y suspendrai
des pierres que je laisserai descendre dans l’eau comme des ancres;
puis, pour relier les deux rives, je jetterai sur le tout des branches
et sur ces branches une couche de terre. Vous allez voir tout de suite
que vous n’enfoncerez point. Chaque outre portera deux hommes de manière
à ne pas enfoncer, et le bois revêtu de terre empêchera qu’on ne
glisse.»

En entendant cette proposition, les stratéges trouvent l’idée
ingénieuse, mais l’exécution impossible; il y avait, de l’autre côté du
fleuve, un grand nombre de cavaliers prêts à y mettre obstacle, et qui
n’eussent pas laissé mettre pied à terre aux premiers qui l’eussent
essayé.

Le lendemain, on se replie, par une route opposée à celle de Babylone,
sur les villages qui n’étaient pas brûlés, et l’on brûle ceux que l’on
quitte. Les ennemis ne font point de charge, mais ils regardent avec
étonnement la manœuvre des Grecs, ne sachant où ils veulent se porter,
ni ce qu’ils ont dans l’esprit. Pendant que les soldats s’occupent à
chercher des vivres, les stratéges et les lochages se réunissent de
nouveau, se font amener les prisonniers, et tâchent de tirer d’eux des
renseignements sur tout le pays qui les entoure.

Ils disent qu’il existe, vers le midi, une route qui conduit à Babylone
et en Médie, celle-là même par où l’armée est venue; que vers l’Orient,
une autre route mène à Suse et à Ecbatane, où le roi passe le printemps
et l’été; qu’en traversant le fleuve du côté du couchant on marche vers
la Lydie et l’Ionie, qu’enfin à travers les montagnes et en se tournant
vers l’Ourse, on va chez les Carduques[30]. Ils ajoutent que ce peuple
habite un sol montueux, qu’il est belliqueux et indépendant du roi;
qu’autrefois le roi a envoyé chez eux une armée de douze myriades, et
qu’il n’en est revenu personne à cause de la difficulté du terrain; que
pourtant quand ils étaient en paix avec le satrape de la plaine, il y
avait des relations réciproques entre les deux nations.

  [30] C’est le peuple qui, aujourd’hui, se nomme les Kourdes.

Après ce rapport, les stratéges font mettre à part les prisonniers qui
assurent connaître le pays, et ne disent rien de la route qu’ils veulent
prendre. Cependant ils jugent nécessaire de traverser les monts des
Carduques. En effet, on leur avait dit qu’au sortir de ces montagnes ils
arriveraient en Arménie, pays vaste et fertile, soumis à Orontas, et que
de là ils iraient aisément où bon leur semblerait. Cette mesure décidée,
ils sacrifient, afin de pouvoir partir à l’heure qu’ils jugeraient
convenable, car ils craignaient que l’ennemi ne s’emparât des hauteurs.
On donne l’ordre qu’après le dîner tout le monde plie bagage et se
repose pour partir au premier signal.




LIVRE IV




CHAPITRE PREMIER

Arrivée au pays des Carduques.--Grand embarras des Grecs harcelés par
l’ennemi.--Un captif leur indique un chemin facile.


Tout ce qui s’est passé dans la marche vers les hauts pays jusqu’à la
bataille, puis, après la bataille, jusqu’à la trêve conclue entre le roi
et les Grecs, compagnons de marche de Cyrus, et enfin la lutte soutenue
par les Grecs, après que le roi et Tissapherne eurent rompu la trêve et
que l’armée perse se fut mise à leur poursuite, a été raconté dans les
livres précédents.

Quand on est arrivé à l’endroit où la largeur et la profondeur du Tigre
en rendent le passage impossible, et sans qu’on puisse davantage le
longer, les monts des Carduques tombant à pic dans le fleuve, les
généraux décident de faire route à travers les montagnes. Ils tenaient
des prisonniers qu’après les avoir franchies, ils pourraient passer le
Tigre à sa source, en Arménie, ou même le tourner, s’ils le préféraient.
On disait aussi que la source de l’Euphrate était voisine de celle du
Tigre; et cela était.

Revenons à l’invasion des Grecs dans le pays des Carduques. On tâche de
décamper secrètement et de prévenir l’ennemi avant qu’il se soit emparé
des hauteurs. Vers le moment de la dernière veille, comme il ne restait
de nuit que le temps nécessaire pour passer la plaine à la faveur des
ombres, on lève le camp au signal donné, et l’on arrive à la montagne au
point du jour. Chirisophe marchait à la tête de l’armée avec sa division
et tous les gymnètes. Xénophon suivait avec les hoplites de
l’arrière-garde, n’ayant aucun gymnète avec lui; car il n’y avait nulle
apparence que l’ennemi vînt attaquer en queue, au moment où l’on
monterait. Chirisophe gagne le sommet avant que les ennemis
s’aperçoivent de rien; il continue de marcher, et le reste de l’armée le
suit, à mesure qu’on franchit les hauteurs, jusqu’aux villages situés
dans les vallons et les enfoncements des montagnes.

Les Carduques abandonnent alors leurs habitations, emmènent leurs femmes
et leurs enfants, et s’enfuient vers les montagnes. On trouve des vivres
en abondance. Les maisons étaient pourvues de beaucoup d’ustensiles
d’airain. Les Grecs n’enlèvent rien et ne poursuivent pas les habitants,
dans l’espoir que, si on les ménage, les Carduques consentiront
peut-être à les laisser passer comme à travers un pays ami, puisqu’ils
sont ennemis du roi.

Quant aux vivres, on prend tout ce qu’on trouve: il y avait urgence.
Cependant les Carduques n’écoutent pas ceux qui les appellent et ne
montrent aucune disposition pacifique. Ainsi, quand l’arrière-garde des
Grecs, à la nuit déjà close, descend des hauteurs dans les villages (le
chemin étant fort étroit, la montée et la descente avaient occupé tout
le jour), plusieurs Carduques se réunissent, tombent sur les traînards,
en tuent quelques-uns et en blessent d’autres à coups de pierres et de
flèches. Ils étaient peu nombreux, les Grecs étant entrés chez eux à
l’improviste, sans quoi, s’ils eussent été en force, une grande partie
de l’armée eût couru risque d’être taillée en pièces. On cantonne donc
ainsi la nuit dans les villages. Les Carduques allument des feux tout
autour sur les montagnes, et l’on s’observe des deux côtés.

Au point du jour, les stratéges et les lochages se réunissent et
décident de ne garder des bêtes de somme que celles qui sont
indispensables, d’abandonner le reste et de rendre la liberté à tous les
prisonniers faits récemment et retenus esclaves à l’armée. La marche
était retardée par la quantité excessive des bêtes de somme et des
prisonniers; nombre de soldats, chargés d’y veiller, devenaient inutiles
au combat; d’ailleurs il fallait traîner et porter le double de vivres
pour tant de monde; la résolution est prise; les hérauts la proclament.

Après le dîner, l’armée se met en marche. Les stratéges, faisant halte à
un défilé, ôtent ce qu’ils trouvent de trop à ceux qui ne se sont pas
soumis à l’ordre: tous obéissent, sauf quelques-uns qui passent en
fraude quelque joli garçon, ou quelque jolie femme dont ils sont épris.
On marche ainsi le reste du jour, tantôt combattant, tantôt se reposant.
Le lendemain, il survient un grand orage. Cependant il faut marcher: il
n’y a pas assez de vivres. Chirisophe est en tête, Xénophon à
l’arrière-garde. Les ennemis font une attaque vigoureuse; le chemin
étant étroit, ils peuvent lancer de près leurs flèches et des pierres.
Les Grecs, contraints de les poursuivre et de rallier ensuite, ne
marchent qu’avec lenteur. Souvent Xénophon faisait halte, lorsque les
ennemis le pressaient vivement: de son côté, Chirisophe s’arrêtait
toujours dès que l’ordre en était donné; seulement une fois, au lieu de
s’arrêter, le voilà marchant plus vite et commandant de suivre. Il était
clair qu’il se passait quelque chose à la tête de la colonne. Comme on
n’avait pas le temps d’envoyer savoir la cause de cette marche
précipitée, l’arrière-garde suivit d’un train qui ressemblait à une
fuite.

On perdit, en cette rencontre, un brave soldat, Cléarque de Lacédémone:
une flèche traversa son bouclier, sa casaque et lui perça le flanc;
Basias d’Arcadie eut aussi la tête percée de part en part. Quand on fut
arrivé à l’endroit où l’on voulait camper, Xénophon alla sur-le-champ,
comme il était, trouver Chirisophe, et lui reprocha de ne pas l’avoir
attendu et de l’avoir forcé de combattre tout en fuyant: «Deux soldats
de cœur et de mérite viennent de périr sans que nous ayons pu enlever
leurs corps ni les ensevelir.» Chirisophe lui répond: «Regarde ces
montagnes; tu le vois, elles sont inaccessibles: il n’y a qu’une route;
jettes-y les yeux; elle est à pic; et tu peux y voir cette multitude
d’hommes qui gardent le passage par où nous pourrions nous échapper.
Voilà pourquoi je me suis hâté: je n’ai point fait halte, afin de les
prévenir, s’il était possible, avant qu’ils fussent maîtres des
hauteurs: nos guides m’assurent qu’il n’y a point d’autre route.»
Xénophon dit: «Moi aussi, j’ai deux prisonniers: pendant que les ennemis
nous tombaient sur les bras, je leur ai tendu une embuscade, ce qui nous
a donné le temps de respirer; nous en avons tué quelques-uns, et nous
désirons en prendre d’autres vivants, afin d’avoir des guides instruits
des localités.»

On se fait amener aussitôt ces deux hommes, on les sépare, on tâche de
leur faire dire à chacun en particulier s’ils connaissent une autre
route que celle que l’on voit. Le premier, malgré toute espèce de
menaces, déclare qu’il n’en sait pas d’autre; et, comme il ne dit rien
d’utile, on l’égorge sous les yeux de son camarade. Celui-ci répond que
l’autre avait prétendu ne rien savoir, parce qu’il se trouvait avoir
dans ce canton une fille qu’il y avait mariée; il promet, quant à lui,
de conduire l’armée par un chemin praticable, même aux bêtes de somme.
On lui demande s’il ne s’y rencontre point de pas difficile; il répond
qu’il y a une hauteur qui rend le passage impossible, si l’on ne prend
les devants.

Alors on est d’avis d’assembler aussitôt les lochages, les peltastes et
un corps d’hoplites, de leur dire ce dont il s’agit et de leur demander
s’il y en a qui veuillent se montrer gens de cœur et marcher en
volontaires. Parmi les hoplites se présentent Aristonyme de Méthydrie et
Agasias de Stymphale, tous deux Arcadiens. Une contestation s’élève
entre eux et Callimaque de Parrhasie, également Arcadien. Ce dernier dit
qu’il veut marcher avec les volontaires tirés de toute l’armée. «Je suis
sûr, ajoute-t-il, que beaucoup de jeunes soldats me suivront, si je
marche à leur tête.» On demande ensuite s’il y a quelques gymnètes ou
quelques taxiarques qui veuillent être du détachement. Il se présente
Aristéas de Chios, qui souvent, en de pareilles occasions, avait rendu
de grands services à l’armée.




CHAPITRE II

On envoie deux mille hommes d’élite s’emparer des hauteurs.--Ils y
réussissent.--Passage difficile à travers les montagnes.


Le jour tombait; on commande aux volontaires de partir aussitôt après
leur repas: on garrotte le guide et on le leur livre. On convient avec
eux que, s’ils s’emparent de la hauteur, ils s’y maintiendront toute la
nuit: au point du jour ils sonneront de la trompette; après quoi, ils
descendront de la hauteur sur les ennemis qui surveillent le chemin, et
l’armée se portera à leur aide, le plus vite possible. Cet arrangement
pris, les volontaires se mettent en marche, au nombre de deux mille
environ. Il tombait une grande pluie. Xénophon, suivi de
l’arrière-garde, conduit ses gens vers le chemin désigné, afin d’attirer
toute l’attention des ennemis et de couvrir le mouvement de la troupe en
marche. A peine l’arrière-garde est-elle arrivée à un ravin qu’il
fallait traverser pour gravir la montagne, que les Barbares roulent d’en
haut des pierres rondes, grosses à remplir un chariot, les unes d’un
plus grand, les autres d’un plus petit volume, mais qui toutes, en
bondissant sur les rochers, font l’effet de pierres à fronde; en sorte
qu’il est absolument impossible d’approcher du chemin. Quelques
lochages, ne pouvant prendre cette route, en cherchent une autre, et
continuent cette recherche jusqu’à la nuit. Quand on croit pouvoir se
retirer sans être vu, on revient souper, l’arrière-garde n’ayant pas
même trouvé le temps de dîner.

Cependant les ennemis ne cessent pas, durant toute la nuit, de rouler
des quartiers de roche: on peut en juger par le bruit. Les volontaires
qui avaient le guide avec eux, ayant tourné ce mauvais pas, surprennent
la garde ennemie assise auprès du feu: ils en tuent une partie, chassent
les autres et restent à ce poste, se croyant maîtres de la hauteur.

Ils se trompaient: au-dessus d’eux était un mamelon près duquel se
trouvait l’étroit chemin où se tenait la garde; toutefois, ce poste
conduisait à l’endroit occupé par les ennemis, sur le chemin signalé.

On y passe la nuit. Dès que le jour paraît, on marche en ordre et en
silence contre l’ennemi, et, comme il faisait du brouillard, on passe
sans être vu. La reconnaissance faite, la trompette sonne; les Grecs se
jettent sur les Barbares en faisant retentir le cri militaire; ceux-ci
ne les attendent pas, mais ils s’enfuient et abandonnent la défense du
chemin. Ils perdent peu de monde, étant légèrement armés. Chirisophe et
ses gens, entendant la trompette, montent aussitôt par le chemin
signalé; les autres stratéges s’avancent par les sentiers non frayés qui
s’offrent à chacun d’eux, et grimpent comme ils peuvent en s’aidant les
uns les autres avec leurs piques. Ils sont les premiers à joindre ceux
qui s’étaient emparés du poste. Xénophon, avec la moitié de
l’arrière-garde, s’avance par la route que suivaient ceux qui avaient
avec eux le guide: c’était le chemin le plus commode pour les bêtes de
somme; l’autre moitié avait été placée par lui à la suite du bagage.
Dans la marche se trouvait une colline, dominant le passage et occupée
par des ennemis qu’il fallait tailler en pièces, sous peine d’être
séparés des autres Grecs. On aurait bien pris le même chemin que les
autres; mais c’était le seul par où les attelages pouvaient passer.

On s’exhorte mutuellement, et l’on s’élance vers les hauteurs en
colonne, sans chercher à cerner l’ennemi, de manière à lui ménager une
retraite s’il veut fuir. Les Barbares, voyant les Grecs monter comme ils
peuvent, ne lancent ni flèches ni pierres sur ceux qui approchent, mais
ils fuient et abandonnent leur poste. Les Grecs avaient dépassé la
colline; ils en aperçoivent une autre occupée par l’ennemi; ils jugent à
propos d’y marcher. Mais Xénophon, craignant que, s’il abandonne sans
défense la hauteur qui vient d’être enlevée, les Barbares ne la
reprennent et ne tombent sur les attelages qui sont en train de défiler
lentement par la route étroite, y laisse les lochages Céphisodore
d’Athènes, fils de Céphisophon, Amphicrate d’Athènes, fils d’Amphidème,
et Archagoras, banni d’Argos. Lui-même, avec le reste des troupes,
marche à la seconde colline, qu’il occupe de la même manière. Restait un
troisième mamelon, beaucoup plus escarpé: il dominait le poste où les
volontaires avaient surpris, la nuit, l’ennemi laissé auprès du feu. A
l’approche des Grecs, les Barbares abandonnent ce mamelon sans combat:
ce qui étonne tout le monde. On se figure que c’est la crainte d’y être
enveloppés et pris qui les a fait fuir; mais le fait est que les
Carduques, voyant d’en haut ce qui se passait à la queue de la colonne,
s’étaient retirés tous pour charger l’arrière-garde.

Xénophon, avec les plus jeunes soldats, monte au haut du mamelon, et
ordonne au reste de marcher lentement, pour que les autres lochages
puissent le rejoindre: il leur dit également de se tenir en ordre de
bataille, dès qu’ils seront le long de la route sur un terrain uni. Au
même instant, arrive précipitamment Archagoras d’Argos. Il raconte qu’on
a été débusqué de la colline, que Céphisodore et Amphicrate ont été
tués, ainsi que tous ceux qui n’ont pas sauté du haut du rocher et
rejoint l’arrière-garde. Cet avantage remporté, les Barbares viennent
occuper une autre colline vis-à-vis du dernier mamelon. Xénophon leur
propose un armistice par la voie d’un interprète, et réclame les morts.
Ils promettent de les rendre, si l’on s’engage à ne point brûler les
villages. Xénophon y consent. En ce moment, tandis que l’armée défile et
que les pourparlers ont lieu, tous les ennemis accourent ensemble de
dessus la colline; ils se concentrent sur un même point. Les Grecs, de
leur côté, commençaient à descendre, pour rejoindre les autres à
l’endroit où étaient posées les armes, lorsque les Barbares s’avancent
en grand nombre et en tumulte. Arrivés au sommet du mamelon d’où
Xénophon descendait encore, ils roulent des pierres qui cassent la
cuisse d’un Grec. L’homme de service de Xénophon, son porte-bouclier,
l’avait abandonné. Euryloque de Lousie, Arcadien, l’un des hoplites,
court à lui, le couvre de son bouclier, et tous deux se retirent ainsi,
pendant que les autres rejoignent les troupes formées en bataille.

Toute l’armée grecque, se trouvant alors réunie, cantonne dans de
nombreuses et belles maisons, où abondent les vivres. Il y avait tant de
vin qu’on le gardait dans des citernes cimentées. Xénophon et
Chirisophe, par voie de négociation, obtiennent les morts en échange de
leur guide, et ils font tout pour rendre de leur mieux à ces dépouilles
mortelles les honneurs dus à des hommes courageux.

Le lendemain on marche sans guide: les ennemis, combattant et gagnant
les devants partout où la route devenait étroite, ne cessent de barrer
le passage. Quand ils arrêtaient la tête, Xénophon, avec
l’arrière-garde, gravissait les montagnes et dissipait l’obstacle posté
en travers de la route, en essayant de se placer au-dessus des ennemis.
Quand l’arrière-garde était attaquée, Chirisophe, se mettant en marche
et s’efforçant de gravir au-dessus des ennemis, dissipait l’obstacle qui
traversait la route, et la frayait à l’arrière-garde. Par là, ils se
prêtaient continuellement un mutuel secours, et veillaient attentivement
les uns sur les autres. Il y avait des moments où les Barbares
inquiétaient beaucoup la descente des troupes qui avaient monté: ils
étaient si agiles qu’on ne pouvait les joindre, quoiqu’ils partissent de
près: et, de fait, ils ne portaient qu’un arc et une fronde.

C’étaient d’excellents archers: leurs arcs mesuraient près de trois
coudées, et leurs flèches plus de deux: pour les décocher, ils tiraient
la corde de haut en bas, en y appuyant le pied gauche. Leurs flèches
perçaient les boucliers et les cuirasses. Les Grecs, qui les
ramassaient, s’en servaient en guise de dards, après y avoir mis des
courroies. Sur tout ce terrain les Crétois rendirent de très-grands
services: ils étaient commandés par Stratoclès de Crète.




CHAPITRE III

Arrivée près du Centrite.--Nouvelles difficultés.--Songe de
Xénophon.--Passage du fleuve.


Ce même jour, on cantonne dans les villages situés au-dessus de la
plaine arrosée par le Centrite[31]. C’est un fleuve large de deux
plèthres, qui sépare l’Arménie du pays des Carduques. Les Grecs y font
une halte. Le fleuve est à six ou sept stades des montagnes des
Carduques. Ce cantonnement fut des plus agréables, grâce aux vivres et
aux souvenirs des maux passés. En effet, durant les sept jours qu’on
avait mis à traverser le pays des Carduques, il avait fallu constamment
combattre, et souffrir plus de maux qu’on n’en avait souffert et du roi
et de Tissapherne: aussi la pensée d’en être délivré procura-t-elle aux
soldats un doux sommeil.

  [31] Suivant l’opinion du savant d’Anville, le Centrite est le
    Khabour, qu’il ne faut pas confondre avec l’ancien Chaboras,
    également appelé aujourd’hui _Kabour_.

Au point du jour, on aperçoit de l’autre côté du fleuve des cavaliers en
armes, faisant mine de barrer le passage; puis, au-dessus de ces
cavaliers, des fantassins rangés en bataille sur les berges, pour
empêcher les Grecs d’entrer en Arménie. C’étaient des hommes à la solde
d’Orontas et d’Artuque, Arméniens, Mygdoniens et Chaldéens mercenaires.
Les Chaldéens étaient, disait-on, libres et belliqueux: ils avaient pour
armes de grands boucliers d’osier et des lances. Les hauteurs sur
lesquelles ils étaient formés étaient éloignées du fleuve de trois ou
quatre plèthres. On ne voyait qu’un chemin qui y montât, et on l’eût dit
fait de main d’homme. Ce fut par là que les Grecs tentent le passage.
Mais ils reconnaissent qu’ils auront de l’eau jusqu’au-dessus de
l’aisselle; que le courant est rapide, coupé de gros cailloux glissants;
qu’on ne peut porter les armes dans l’eau; que, s’ils l’essayent, le
fleuve les entraîne eux-mêmes, que mettre leurs armes sur leurs têtes,
c’est s’exposer sans défense aux flèches et aux autres traits; ils se
retirent et campent sur les bords du fleuve.

Alors, sur la montagne où ils avaient campé la nuit précédente, ils
aperçoivent un grand nombre de Carduques rassemblés en armes. Le
découragement des Grecs est à son comble, en considérant la difficulté
de traverser le fleuve, en voyant sur l’autre rive des troupes qui s’y
opposeront, et derrière eux les Carduques qui les prendront à dos au
moment du passage. Ce jour-là donc et la nuit suivante, ils demeurèrent
dans le plus grand embarras. Mais Xénophon eut un songe. Il rêva qu’il
avait aux pieds des entraves qui, s’étant rompues d’elles-mêmes, le
laissèrent libre de marcher tant qu’il voulait. Au point du jour, il va
trouver Chirisophe, lui dit qu’il a bon espoir et lui raconte son rêve.

Chirisophe s’en réjouit, et tous les généraux présents se hâtent de
faire des sacrifices avant que le jour paraisse. Dès la première victime
les signes sont favorables. A l’issue des sacrifices, les stratéges et
les lochages ordonnent aux soldats de prendre leur repas. Pendant celui
de Xénophon, deux jeunes gens accourent à lui; car tout le monde savait
qu’il était permis de l’aborder, déjeunant ou dînant, et, s’il dormait,
de l’éveiller pour lui dire tout ce qui pouvait avoir trait à la guerre.
Ces jeunes gens lui racontent qu’ils se trouvaient à ramasser des
feuilles sèches pour leur feu, lorsqu’ils aperçoivent sur l’autre bord,
entre des rochers descendant jusqu’au lit du Centrite, un vieillard, une
femme et des jeunes filles qui déposent des sacs de vêtements noirs dans
une anfractuosité de rochers; en les voyant, ils croient pouvoir y
passer en sûreté, parce que le terrain ne permettait pas à la cavalerie
ennemie d’approcher. Ils se déshabillent, disent-ils, et, un poignard à
la main, ils se proposent de traverser nus à la nage; mais sans avoir
besoin de nager, ils passent, sans se mouiller les parties, enlèvent les
habits et reviennent par le même chemin.

Aussitôt Xénophon fait lui-même des libations et ordonne de verser du
vin aux jeunes gens pour prier les dieux, qui ont fait voir le danger et
le passage, de mener à bien tout le reste. Les libations faites, il mène
aussitôt les jeunes gens à Chirisophe et lui raconte le fait. Après les
avoir entendus, Chirisophe fait à son tour des libations; puis, donnant
le signal de plier bagage, ils convoquent les stratéges et délibèrent
sur les moyens de passer le plus sûrement possible, de vaincre les
ennemis qu’on a en face et de n’être pas entamé par ceux qui sont à dos.
On décide que Chirisophe marchera en tête et passera avec la moitié de
l’armée, tandis que Xénophon attendra avec l’autre moitié, et que les
équipages et la masse traverseront dans l’intervalle.

Le tout bien concerté, on se met en marche: les jeunes gens servent de
guides, longeant le fleuve sur la gauche; la route jusqu’au gué était
d’environ quatre stades.

Pendant la marche, les groupes de cavalerie ennemie se tiennent sur la
hauteur de l’autre rive.

Arrivés au gué, sur la berge du fleuve, on pose les armes; Chirisophe le
premier, la tête couronnée, quitte ses habits, reprend ses armes et
donne ordre à tous les autres d’en faire autant. Il commande aux
lochages de diviser les loches par colonnes et de les faire passer les
uns à droite, les autres à gauche. En même temps, les devins immolent
des victimes près du fleuve, tandis que les ennemis lancent des flèches
et des pierres qui ne portent point. Les signes sacrés étant favorables,
les soldats entonnent tous le péan, et poussent le cri de guerre, auquel
répondent les clameurs des femmes; car beaucoup de soldats avaient leurs
maîtresses.

Chirisophe entre dans le fleuve, suivi de sa division. Xénophon, prenant
avec lui les soldats les plus lestes de l’arrière-garde, court de toute
sa force au passage qui était vis-à-vis de l’entrée des montagnes
d’Arménie, faisant mine de vouloir traverser le fleuve et d’envelopper
la cavalerie qui en longeait le bord. Les ennemis, voyant le corps de
Chirisophe passer le gué avec facilité, et le détachement de Xénophon
courir sur leurs derrières, craignent d’être coupés et s’enfuient à
toute vitesse vers le point qui, de la berge, conduisait dans le haut
pays. Arrivés en cet endroit, ils remontent vers la montagne. Lycius,
qui commandait l’escadron de cavalerie, et Eschine, qui avait sous ses
ordres les peltastes de la division de Chirisophe, voyant la déroute de
l’ennemi, se mettent à sa poursuite: les soldats leur crient qu’ils ne
les laisseront point dans l’embarras, et qu’ils vont courir avec eux
vers la montagne. Cependant Chirisophe, après avoir passé le fleuve, ne
s’amuse pas à courir après la cavalerie, mais il commence par marcher
droit aux ennemis postés sur la hauteur qui descendait au fleuve. Ce
corps, voyant la cavalerie en fuite et les hoplites grecs s’avancer pour
les charger, abandonne les hauteurs qui dominent le fleuve.

De son côté Xénophon, voyant que tout va bien sur l’autre rive, revient
au plus vite au gué que passait l’armée: car on apercevait déjà les
Carduques descendant vers la plaine pour tomber sur les derniers qui
passaient. Chirisophe était maître des hauteurs. Lycius et quelques
soldats, s’étant mis à la poursuite de l’ennemi, prennent ce qui était
resté en arrière de ses bagages, quelques belles étoffes et des vases à
boire. Les équipages des Grecs et leur suite étaient sur le point de
passer, lorsque Xénophon, faisant tête du côté des Carduques, tourne
contre eux les armes. Il ordonne aux lochages de former leurs loches par
énomoties, en déployant chaque énomotie sur un front de phalange du côté
du bouclier[32], de telle sorte que les lochages et les énomotarques
fussent du côté des Carduques, et les serre-files du côté du fleuve.

  [32] C’est-à-dire du côté gauche.

Les Carduques, voyant l’arrière-garde séparée du gros de l’armée et peu
nombreuse, s’avancent contre elle en toute hâte, en chantant je ne sais
quels chants. Chirisophe, de son côté, se trouvant en lieu sûr, renvoie
à Xénophon les peltastes, les frondeurs, les archers, et leur prescrit
de faire ce qui leur sera ordonné. Or Xénophon, qui les voit descendre,
leur envoie dire par un officier de se tenir sur le bord de la rivière
sans la passer, puis, lorsqu’il commencera à entrer dans l’eau, de s’y
jeter eux-mêmes en dehors de la ligne et sur les deux flancs, comme
s’ils voulaient repasser le fleuve et charger les Carduques, la main sur
la courroie de leurs javelots et la flèche sur l’arc, mais en ne
s’engageant pas loin dans le fleuve. En même temps, il ordonne à sa
division, au moment où les pierres l’atteindront et feront résonner les
boucliers, de chanter le péan et de courir d’un trait à l’ennemi; puis,
dès qu’il sera en fuite, et que du haut de la berge la trompette sonnera
la charge, de faire demi-tour du côté de la lance en suivant les
serre-files, de courir à toutes jambes et de traverser en ligne droite,
sans rompre les rangs, de manière à ne point se gêner mutuellement. Le
meilleur soldat sera celui qui arrivera le premier sur l’autre rive.

Les Carduques, voyant qu’il reste peu de troupes, beaucoup des soldats
qui devaient faire partie de l’arrière-garde l’ayant quittée, les uns
pour les attelages, les autres pour les bagages, d’autres pour leurs
maîtresses, font une décharge de pierres et de flèches. Les Grecs,
entonnant le péan, s’élancent sur eux au pas de course. Les ennemis ne
tiennent pas, parce qu’ils étaient armés pour la guerre de montagnes, de
manière à charger et à fuir promptement, mais non pas d’une manière
suffisante pour résister. Au même instant, la trompette sonne, ce qui
les fait fuir encore plus vite. Les Grecs font demi-tour à droite, et
s’élancent rapidement à travers le fleuve. Quelques-uns des ennemis s’en
aperçoivent, reviennent en courant et tirent des flèches sur les Grecs,
dont ils blessent un petit nombre. En même temps, on voyait encore fuir
la plupart d’entre eux quand les Grecs étaient déjà sur l’autre bord.
Ceux qui étaient venus à leur rencontre, s’étant comportés en hommes de
cœur et avancés plus qu’il ne fallait, traversent le fleuve après les
troupes de Xénophon, et quelques-uns d’entre eux sont blessés.




CHAPITRE IV

Entrée en Arménie.--Trêve des Grecs avec Tiribaze, qui les trahit.--La
neige commence à tomber.


Le passage effectué, vers midi, l’on se range et l’on s’avance à travers
l’Arménie, pays tout de plaine avec quelques légères ondulations: on
fait environ cinq parasanges; car il n’y avait point de villages auprès
du fleuve, à cause des guerres avec les Carduques. Le village où l’on
arrive était grand: il y avait un palais pour le satrape, et la plupart
des maisons avaient des tours: les vivres abondaient.

On fait ensuite dix parasanges en deux étapes, et l’on dépasse les
sources du Tigre. En trois étapes on fait quinze parasanges et l’on
arrive au Téléboas. C’est un fleuve qui n’est pas grand, mais les eaux
en sont belles. Cette contrée s’appelle l’Arménie du couchant: le
gouverneur était Tiribaze, ami du roi. Quand il était auprès du prince,
nul autre que lui ne l’aidait à monter à cheval. Suivi de quelques
cavaliers, il vient au galop et envoie un interprète pour annoncer aux
chefs qu’il veut conférer. Les stratéges consentent à l’entendre; ils
s’avancent à la portée de la voix et lui demandent ce qu’il désire. Il
répond qu’il s’engage par un traité à ne pas faire de mal aux Grecs, à
condition qu’ils ne brûlent point les maisons et se contentent de
prendre les vivres dont ils ont besoin. Les stratéges acceptent, et le
traité est conclu.

De là on fait quinze parasanges en trois étapes à travers la plaine,
Tiribaze côtoyant les Grecs avec ses troupes à une distance d’environ
dix stades. On arrive à des palais entourés de nombreux villages pleins
de vivres. Tandis qu’on est campé, il tombe, durant la nuit, beaucoup de
neige. Le matin, on décide de cantonner les divisions et les stratéges
dans les différents villages. On ne voyait pas un ennemi, et la quantité
de neige inspirait de la sécurité. On trouve là toutes sortes de vivres
excellents, bestiaux, blé, vins vieux d’un excellent bouquet, raisins
secs, légumes de toute espèce. Cependant quelques hommes, s’étant
écartés du camp, disent qu’ils ont aperçu une armée et, pendant la nuit,
la lueur de plusieurs feux. Les stratéges jugent donc imprudent de
cantonner dans des villages séparés, et nécessaire de rassembler les
troupes. On les rassemble encore une fois, d’autant que le temps
paraissait beau. Mais, cette nuit même, il tombe une neige si épaisse
qu’elle couvre les armes et les hommes qui étaient couchés, et engourdit
les bêtes de somme. On eut grand’peine à se lever, et c’était un triste
spectacle de voir la neige amoncelée sur tous les objets où elle n’avait
pas fondu. Cependant Xénophon ayant eu le courage de se lever presque nu
et de fendre du bois, un autre se lève, lui en prend et se met aussi à
en fendre. Dès ce moment, tout le monde se lève, allume du feu et se
frotte de matières grasses qu’on trouve là en quantité, et dont on se
sert en guise d’huile d’olive, telles que saindoux, huile de sésame,
d’amande amère et de térébinthe: on y trouve aussi des essences tirées
des mêmes végétaux.

On convient ensuite de renvoyer l’armée dans les villages pour qu’elle
soit à couvert. Les soldats, avec force cris de joie, retournent aux
abris et aux vivres. Seulement, tous ceux qui, en quittant les maisons,
les avaient brûlées, en portaient la peine, forcés de bivouaquer
tristement en plein air. Durant la nuit on envoie, sous les ordres de
Démocrate de Téménium, un détachement vers les montagnes où les soldats
qui s’étaient écartés disaient avoir vu des feux. Cet homme passait pour
avoir toujours dit la vérité, donnant pour ce qui était ce qui était, et
ce qui n’était pas pour ce qui n’était pas. De retour, il dit qu’il n’a
point vu de feux, mais il revient ramenant prisonnier un homme qui avait
un arc perse, un carquois et une hache telle qu’en portaient les
Amazones. On demande au prisonnier de quel pays il est; il dit qu’il est
Perse et qu’il s’est éloigné de l’armée de Tiribaze pour chercher des
vivres. On s’informe auprès de lui de la force de cette armée et du
motif qui l’a fait rassembler. Il dit que Tiribaze est suivi de ses
propres troupes et de mercenaires Chalybes et Taoques. Il ajoute que
Tiribaze se prépare à attaquer les Grecs au défilé de la montagne, où il
n’y a qu’un seul passage.

D’après ce rapport, les généraux sont d’avis de rassembler l’armée:
aussitôt ils laissent une garde commandée par Sophénète de Stymphale, et
marchent, prenant le prisonnier pour guide. Quand on a franchi le faîte
des montagnes, les peltastes, qui avaient pris les devants, n’ont pas
plus tôt aperçu le camp de Tiribaze que, sans attendre les hoplites, ils
y courent à grands cris. Les Barbares, en entendant ce bruit, ne
tiennent pas et s’enfuient. On tue cependant quelques Barbares: on prend
environ vingt chevaux ainsi que la tente de Tiribaze et, dans cette
tente, des lits à pieds d’argent, des vases à boire, avec des gens qui
se disent ses boulangers et ses échansons. Les stratéges des hoplites,
en apprenant le fait, croient bon de revenir au camp au plus vite, de
peur que la garde qu’ils y ont laissée ne soit attaquée. Ils font
aussitôt sonner les trompettes, et ce même jour ils reviennent au camp.




CHAPITRE V

Tristes effets de la neige.--Intensité du froid.--Disette.--Attaque de
l’ennemi.--Arrivée à des villages, où l’on se remet des épreuves qu’on
vient de subir.


Le lendemain, on croit devoir marcher le plus vite possible, avant que
l’ennemi se rallie et occupe les défilés. On plie bagage, et l’armée
s’avance à travers une neige épaisse, sous la conduite de plusieurs
guides. Le même jour, on arrive au delà des montagnes où Tiribaze devait
attaquer les Grecs, et l’on y campe. De là, on fait trois étapes dans le
désert, le long de l’Euphrate, qu’on passe ayant de l’eau jusqu’au
nombril. On disait que la source de ce fleuve n’était pas éloignée. On
fait ensuite quinze parasanges en trois jours, dans une plaine couverte
de neige. Le troisième jour fut rude: le vent borée, soufflant debout,
brûlait et glaçait les hommes. Un des devins fut d’avis de sacrifier au
vent: on égorge une victime, et tout le monde constate que la violence
du vent paraît cesser. La neige avait une brasse d’épaisseur, de sorte
qu’il périt beaucoup de bêtes de somme, d’esclaves, et une trentaine de
soldats.

On campe la nuit autour de grands feux, car il y avait beaucoup de bois
au campement; mais les derniers arrivés n’en trouvent plus. Les premiers
venus, qui avaient allumé du feu, ne permettent aux autres de s’en
approcher qu’après s’être fait donner du blé ou quelque autre
comestible. On se communique de part et d’autre ce que l’on peut avoir.
Où l’on allumait du feu, la neige fondait, et il se faisait jusqu’au sol
de grands trous qui permirent de mesurer la hauteur de la neige.

On marche tout le jour suivant dans la neige, et beaucoup d’hommes sont
atteints de boulimie[33]. Xénophon, à l’arrière-garde, en ayant
rencontré qui gisaient à terre, ne savait pas quelle maladie ils
avaient; mais, ayant appris d’un soldat, qui connaissait ce mal, que
c’étaient les symptômes évidents de la boulimie, et que, s’ils avaient à
manger, ils seraient bientôt debout, il court aux équipages, et tout ce
qu’il peut trouver de comestibles, il les donne ou les envoie donner aux
malades par ceux qui sont en état de courir. Dès qu’ils ont pris un peu
de nourriture, ils se lèvent et continuent leur marche.

  [33] Faim maladive, accompagnée de défaillances.

Chirisophe, à la nuit tombante, arrive à un village et rencontre des
femmes et des filles du pays, qui portaient de l’eau près de la fontaine
située devant le fort. Elles demandent aux Grecs qui ils sont.
L’interprète leur répond en perse que ce sont des troupes envoyées au
satrape par le roi. Elles répondent que le satrape n’est pas là, mais à
la distance d’une parasange environ. Comme il était tard, on entre dans
le fort avec les porteuses d’eau, et l’on se rend auprès du
comarque[34]. De cette manière Chirisophe, et tout ce qui a pu suivre
l’avant-garde, se loge en cet endroit. Quant aux autres soldats, ceux
qui ne peuvent arriver passent la nuit en route, sans nourriture et sans
feu: il y en eut qui périrent.

  [34] Le chef du village.

Quelques ennemis, qui s’étaient réunis à la poursuite des Grecs,
prennent ceux des équipages qui n’ont pu suivre, et se battent entre eux
pour le partage. On laisse aussi en arrière des soldats que la neige
avait aveuglés, ou à qui le froid avait gelé les doigts des pieds. On se
garantissait les yeux contre la neige en les couvrant de quelque étoffe
noire, pendant la marche, et les pieds en les remuant, en ne prenant pas
de repos, en se déchaussant pour la nuit. A tous ceux qui s’endormaient
chaussés, les courroies pénétraient dans les chairs, et les sandales se
durcissaient par la gelée: car les premières chaussures se trouvant
usées, on en avait fabriqué de cuir de bœuf nouvellement écorché. Ces
nécessités avaient fait laisser quelques traînards. Ceux-ci voyant un
endroit noir, parce que la neige l’avait quitté, avaient jugé qu’elle
s’y était fondue; et, de fait, elle s’était fondue par la vapeur d’une
source qui coulait tout auprès dans un vallon. Ils s’étaient donc
dirigés de ce côté et refusaient d’avancer.

Xénophon, à l’arrière-garde, n’en est pas plutôt instruit, qu’il emploie
tous les moyens imaginables pour les supplier de ne pas demeurer en
arrière, disant qu’il est suivi d’un gros détachement d’ennemis. Il
finit par se fâcher. Ceux-ci demandent qu’on les égorge; il leur est
impossible de faire un pas. On juge que le meilleur parti à prendre est
de faire, si l’on peut, une telle frayeur aux ennemis, qu’ils ne tombent
pas sur ces malheureux. Il était nuit noire. Les ennemis s’avancent,
menant grand bruit et se disputant ce qu’ils avaient pris.
L’arrière-garde se lève, toute composée de soldats bien disposés, et
court sur eux, tandis que les traînards, jetant les plus hauts cris
possibles, frappent leurs boucliers de leurs piques. Les ennemis
effrayés se jettent dans le vallon à travers la neige, et l’on n’entend
plus personne souffler.

Xénophon et les siens promettent aux malades de revenir à eux le
lendemain, et continuent leur marche. Ils n’avaient pas fait quatre
stades qu’ils trouvent deux soldats étendus dans la neige et couverts de
leurs manteaux. Aucune garde ne les veillait. On les fait lever: ils
disent que ceux qui les précèdent font halte. Xénophon, s’avançant
lui-même, envoie devant lui les plus vigoureux peltastes, pour savoir ce
qui fait obstacle. Ils lui rapportent que l’armée tout entière fait
halte également. Le corps de Xénophon reste donc au bivouac en cet
endroit, sans feu et sans souper, et pose de son mieux des sentinelles.
Au point du jour, Xénophon envoie les plus jeunes soldats aux malades
pour les forcer à se lever et à partir. Au même moment, Chirisophe
dépêche du village quelques-uns des siens pour savoir où en sont les
derniers. On voit arriver avec joie ces messagers, auxquels on remet les
malades pour les porter au camp, et l’on part. On n’avait pas fait vingt
stades, qu’on était au village où cantonnait Chirisophe.

Là, Polycrate d’Athènes, lochage, demande qu’il lui soit permis de se
porter en avant. Prenant avec lui des soldats agiles, il court au
village échu à Xénophon, y surprend chez eux tous les habitants avec
leur comarque, prend dix-sept poulains élevés pour la résidence royale,
et la fille du comarque, mariée depuis neuf jours: son mari était sorti
pour courre le lièvre, et ne fut pas pris dans les villages. Les
habitations étaient sous terre: l’ouverture est comme celle d’un puits,
mais l’intérieur est vaste; il y a des issues creusées pour les
bestiaux, mais les hommes descendent par des échelles. Dans ces
habitations étaient des chèvres, des brebis, des bœufs, de la volaille
et des petits de toutes ces espèces: tout le bétail est nourri de foin.
On y trouva aussi du blé, de l’orge, des légumes, et du vin d’orge dans
des vases à boire. On y voyait flotter l’orge même jusqu’aux bords,
ainsi que des chalumeaux, les uns plus grands, les autres plus petits,
et sans nœuds. Il fallait, quand on avait soif, en prendre un dans la
bouche et sucer. Cette boisson est très-forte, si l’on n’y mêle de
l’eau; mais on la trouve très-agréable quand on y est accoutumé.

Xénophon fait souper avec lui le comarque, et le prie de se rassurer, en
lui disant qu’on ne le privera pas de ses enfants et qu’on aura soin, au
départ, à titre d’indemnité, de remplir sa maison de vivres, s’il veut,
comme guide, mettre l’armée en bonne voie, jusqu’à ce qu’on soit arrivé
chez une autre peuplade. Celui-ci promet, et, pour preuve de son bon
vouloir, il découvre où l’on a enfoui les tonneaux de vin. Cantonnés
ainsi pour cette nuit, les soldats se reposent dans l’abondance de tous
les biens, sans toutefois cesser de garder à vue le comarque et ses
enfants.

Le lendemain, Xénophon prend avec lui le comarque et va trouver
Chirisophe. Dans chaque village où il passe, il rend visite à ceux qui
s’y sont cantonnés, et partout il les trouve en festins et en liesse:
nulle part on ne le laisse aller qu’il ne se soit assis au repas. Or, il
n’y avait pas d’endroit où il ne se trouvât sur la même table de
l’agneau, du chevreau, du porc, du veau, de la volaille, avec une grande
quantité de pains de froment et de pains d’orge. Quand, par affection,
on voulait boire à la santé d’un ami, on le menait au vase, puis il
fallait boire, la tête baissée, en humant, comme fait un bœuf. On permit
au comarque de prendre tout ce qu’il voudrait. Il ne voulut rien
accepter; mais, au fur et à mesure qu’il rencontrait un parent, il
l’emmenait avec lui.

Arrivés auprès de Chirisophe, on trouve aussi ceux de ce cantonnement,
couronnés de couronnes de foin sec, et se faisant servir par des enfants
arméniens, revêtus de leurs robes barbares. On leur montrait par signes,
comme à des sourds, ce qu’ils avaient à faire. Chirisophe et Xénophon,
après les compliments d’amitié, demandent ensemble au comarque, par un
interprète qui savait le perse, dans quel pays on est. Celui-ci répond
en Arménie. Ils lui demandent encore pour qui l’on élève des chevaux; il
dit que c’est une redevance royale. Il ajoute que la province voisine
est habitée par les Chalybes, et il indique la route qui y conduit.
Xénophon repart alors, ramène le comarque et sa famille, et lui donne un
cheval qu’il avait pris, en lui recommandant de le nourrir pour
l’immoler: il avait entendu dire que l’animal était consacré au soleil,
et il craignait qu’il ne mourût, épuisé par la route. Il prend ensuite
un poulain pour lui-même et en donne un à chacun des stratéges et des
lochages. Les chevaux de ce pays sont moins grands que ceux de Perse,
mais ils ont plus de cœur. Le comarque apprend aux Grecs à attacher des
sacs aux pieds de leurs chevaux et de leurs bêtes de somme, quand ils
les conduiront à travers la neige: sans cette précaution, les bêtes y
enfoncent jusqu’au ventre.




CHAPITRE VI

Le guide s’enfuit par la faute de Chirisophe.--Arrivée au Phase.--On
traverse le pays des Taoques et des Chalybes.


On était au huitième jour: Xénophon remet le guide à Chirisophe, et
laisse au comarque tous les gens de sa famille, sauf son fils, à peine
adolescent. Cet enfant est confié à la garde d’Épisthène d’Amphipolis,
et si le père se conduit bien, on le lui rendra avec la liberté. On
porte ensuite à sa maison de tout ce que l’on peut, on plie bagage et
l’on se met en marche. Le comarque sert de guide à travers la neige,
sans être lié. Déjà l’on était à la troisième étape, lorsque Chirisophe
s’emporte contre lui de ce qu’il ne les mène point à des villages.
Celui-ci répond qu’il n’y en a pas dans la contrée. Chirisophe le
frappe, sans le faire lier. Aussi, la nuit suivante, il s’échappe, en
abandonnant son fils. Le seul différend qui eut lieu entre Chirisophe et
Xénophon, durant toute la marche, provient des mauvais traitements
infligés au guide et du peu de soin qui suivit. Épisthène s’éprit de
l’enfant, l’emmena dans sa patrie et l’éprouva toujours fidèle.

On fait ensuite sept marches de cinq parasanges par jour, et l’on arrive
aux bords du Phase, fleuve large d’un plèthre; puis on fait dix
parasanges en deux étapes; après quoi l’on aperçoit, sur le sommet d’une
montagne donnant dans la plaine, des Chalybes, des Taoques et des
Phasiens. Chirisophe, voyant les ennemis sur la hauteur, arrête sa
colonne à la distance d’environ trente stades, pour ne pas s’approcher
de l’ennemi en ordre de marche. Il ordonne aux autres chefs de faire
avancer les loches de manière que l’armée soit en phalange. Quand
l’arrière-garde est également formée, il assemble les stratéges et les
lochages, et dit: «Les ennemis, comme vous voyez, occupent le sommet de
la montagne: il s’agit de délibérer sur ce qu’il faut faire pour
combattre avec succès. Pour ma part, je suis d’avis d’envoyer les
soldats dîner, et d’examiner entre nous si c’est aujourd’hui ou demain
qu’il convient de passer la montagne.--Moi, dit Cléanor, je crois qu’il
faut dîner au plus vite, courir au plus vite aux armes et marcher contre
ces gens-là. Si nous attendons à demain, les ennemis qui nous voient
seront plus audacieux, et cette audace, croyez-le bien, en attirera un
plus grand nombre.»

Après Cléanor, Xénophon parla ainsi: «Pour moi, tel est mon sentiment.
S’il est nécessaire de combattre, il faut nous préparer à combattre avec
vigueur; mais si nous ne voulons que passer le plus aisément possible,
il faut, avant tout, aviser à n’avoir que très-peu de blessés, et
très-peu de morts. La partie des monts qui est en vue s’étend à près de
soixante stades, et il ne paraît d’ennemis en observation que sur ce
chemin. Il vaudrait donc beaucoup mieux essayer de surprendre un passage
non gardé et prévenir l’ennemi, si nous pouvons, que d’attaquer un lieu
fort et des hommes bien préparés. Il est bien plus facile de franchir un
mont escarpé, quand on n’a personne à combattre, qu’un terrain plat,
quand les ennemis sont partout. La nuit, quand on ne se bat pas, on voit
mieux où l’on pose le pied, que le jour, quand il faut se battre. Enfin
une route pierreuse, quand on ne se bat pas, est moins fatigante pour
les pieds qu’une route unie où l’on expose sa tête. Je ne crois donc pas
impossible de nous dérober, puisqu’il nous est permis de marcher la
nuit, de manière à n’être point vus, et que nous pourrons prendre un
tour qui dissimule notre marche. Il me semble encore qu’en faisant une
fausse attaque de ce côté-ci, nous trouverons le reste de la montagne
d’autant moins gardé, vu que les ennemis resteront en bien plus grand
nombre sur le point à défendre.

«Mais où vais-je parler de ruse? J’entends dire, Chirisophe, que vous
autres Lacédémoniens, qui appartenez à la classe des égaux, vous êtes
exercés dès l’enfance au larcin; qu’il n’y a pas honte, mais nécessité
chez vous à voler, dans les limites de la loi. Pour dérober avec le plus
d’adresse possible et pour essayer de le faire en secret, il est de
principe chez vous que ceux qui se laissent prendre soient punis du
fouet. Voici donc le moment de nous montrer les fruits de ton éducation,
et de faire en sorte que l’on ne vous prenne pas à voler la montagne,
afin de ne pas recevoir une volée de coups.--Eh bien, reprend
Chirisophe, j’entends dire aussi que vous autres Athéniens, vous êtes
très-adroits à voler le trésor public, et que, malgré le danger imminent
que court le voleur, ce sont les plus distingués qui s’y entendent le
mieux, si toutefois vous mettez à votre tête les plus distingués. C’est
donc aussi pour toi le moment de montrer les fruits de ton
éducation.--Je suis prêt, dit Xénophon, et, dès que nous aurons soupé,
j’irai avec mon arrière-garde m’emparer de la montagne. J’ai des guides:
les gymnètes ont pris dans une embuscade quelques-uns des voleurs qui
nous suivaient. Je tiens d’eux que la montagne n’est pas impraticable,
mais qu’on y fait paître des chèvres et des bœufs, et qu’une fois maître
d’eux, nos attelages y pourront passer. J’espère d’ailleurs que les
ennemis ne tiendront pas, quand ils nous verront de niveau avec eux sur
les hauteurs, attendu qu’ils ne veulent point descendre en plaine contre
nous.» Chirisophe dit alors: «Mais pourquoi y aller toi-même et quitter
l’arrière-garde? envoies-en d’autres, s’il ne se présente pas de
volontaires.» Aussitôt Aristonyme de Méthydrie vient s’offrir avec ses
hoplites; Aristée de Chio et Nicomarque d’Œta, avec des gymnètes. Il est
convenu que, quand ils seront maîtres des hauteurs, ils allumeront de
grands feux. Ces conventions faites, on dîne. Après le dîner, Chirisophe
mène toute l’armée à dix stades environ de l’ennemi, pour mieux simuler
une attaque de ce côté.

Après souper, la nuit venue, le détachement part, s’empare des hauteurs,
et le reste de l’armée demeure en repos. Les ennemis, voyant la montagne
occupée, s’éveillent et allument des feux nombreux durant la nuit.
Lorsqu’il fait jour, Chirisophe, après avoir sacrifié, fait avancer ses
troupes, tandis que celles qui se sont emparées des hauteurs chargent
les ennemis. La plupart étant restés à leur poste sur la cime de la
montagne, une partie seulement s’avance contre ceux qui étaient maîtres
des hauteurs; mais, avant que les ennemis se soient réunis, les troupes
des hauteurs en viennent aux mains. Les Grecs ont l’avantage et
poursuivent. Alors les peltastes grecs de la plaine courent sur ceux qui
sont rangés en bataille, pendant que Chirisophe suit au pas accéléré
avec les hoplites. Les ennemis restés sur la route, voyant vaincu le
détachement d’en haut, prennent la fuite: il en périt un grand nombre;
on prend quantité de boucliers que les Grecs brisent avec leurs épées,
pour les rendre inutiles. Arrivés sur les hauteurs, on sacrifie, on
dresse un trophée, et l’on redescend dans la plaine et dans des villages
pleins de toutes sortes de biens.




CHAPITRE VII

Arrivée chez les Taoques.--Pas difficile à franchir.--On traverse le
pays des Chalybes.--Passage de l’Harpase.--Arrivée au mont
Théchèse.--Joie enthousiaste des Grecs.


De là on arrive chez les Taoques, après avoir fait trente parasanges en
cinq étapes. Les vivres manquent, parce que les Taoques habitaient des
places fortifiées, où ils avaient transporté toutes leurs provisions.
Arrivés à un endroit où il n’y avait ni villes, ni maisons, mais où se
trouvaient réunis nombre d’hommes, de femmes et de bestiaux, Chirisophe
le fait attaquer de prime abord. La première division est repoussée, une
autre suit et une autre encore. En effet, il n’était pas facile
d’attaquer ce fort avec des troupes nombreuses, vu qu’il régnait autour
un escarpement à pic. Xénophon étant arrivé avec les hoplites et les
peltastes de l’arrière-garde: «Tu viens à propos, lui dit Chirisophe; il
faut forcer le poste; l’armée n’a pas de vivres, si nous ne pouvons
l’enlever.» Ils se concertent, et Xénophon demandant où est l’obstacle:
«Il n’y a pas d’autre passage, reprend Chirisophe, que celui que tu
aperçois; et, dès qu’on veut passer par là, ils roulent des pierres du
haut de ce rocher qui surplombe: quiconque y est pris est arrangé comme
tu vois.» En même temps il montre des hommes qui avaient les jambes et
les côtes brisées. «S’ils épuisent leurs pierres, dit Xénophon, y
aura-t-il ou non quelque autre obstacle à notre passage? car on ne voit
en face qu’un petit nombre d’hommes, et encore n’y en a-t-il que deux ou
trois d’armés. C’est un espace, comme tu vois, d’environ trois
demi-plèthres, que nous avons à passer sous leurs pierres. Un plèthre
entier est couvert de gros pins épars, sous lesquels nos hommes
n’auraient rien à craindre, ni des pierres qu’on lance, ni de celles
qu’on roule. Il ne reste donc plus qu’un demi-plèthre environ à
traverser au pas de course, pendant que les pierres cesseront de
tomber.--Mais aussitôt, reprend Chirisophe, que nous nous mettrons à
marcher pour arriver au couvert, les pierres pleuvront sur nous.--C’est
justement ce qu’il faut, répond Xénophon; ils n’en auront que plus tôt
épuisé leurs pierres. Allons, avançons vers le point d’où nous aurons le
moins à courir pour passer, si nous pouvons, et d’où la retraite sera
plus facile, si nous reculons.»

Cela dit, Chirisophe et Xénophon s’avancent avec Callimaque de
Parrhasie, l’un des lochages qui ce jour-là était à la tête de
l’arrière-garde: les autres lochages restent à l’abri. Alors
soixante-dix hommes environ se portent derrière les arbres, non pas en
troupe, mais un à un, chacun se tenant de son mieux sur ses gardes.
Agasias de Stymphale, et Aristonyme de Méthydrie, aussi lochages de
l’arrière-garde et d’autres Grecs se tiennent debout hors de l’espace
planté, car il y avait du danger à faire entrer plus d’un loche sous les
arbres. Callimaque s’ingénie alors d’un bon moyen. Il court à deux ou
trois pas de l’arbre sous lequel il se tenait, puis, aussitôt que les
pierres pleuvent, il se retire en toute hâte. A chacune de ses courses,
on lui lance plus de dix charretées de pierres. Agasias voyant ce que
faisait Callimaque, sur lequel l’armée entière avait les yeux tournés,
et craignant qu’il n’arrivât le premier au poste, n’appelle ni
Aristonyme son voisin, ni Euryloque de Lousie, tous deux ses amis, ni
personne autre, mais il marche seul et les devance. Callimaque, qui le
voit passer, le saisit par le bord de son bouclier; mais en même temps
Aristonyme de Méthydrie les dépasse, et, après lui, Euryloque de Lousie:
tous font assaut de courage, rivalisent entre eux, et, en se disputant
de la sorte, finissent par enlever la position. En effet, dès qu’il y en
eut un de monté, il ne tomba plus d’en haut une seule pierre.

On vit alors un affreux spectacle. Les femmes, jetant leurs enfants, se
jettent ensuite, et leurs maris les suivent. Énée de Stymphale, un des
lochages, voyant tout près de se précipiter un barbare richement vêtu,
le saisit pour le retenir. Celui-ci l’entraîne, et tous deux, roulant de
rochers en rochers, tombent et meurent. On ne fit que peu de
prisonniers, mais on trouva beaucoup de bœufs, d’ânes et de moutons.

De là on fait, en sept étapes, cinquante parasanges, à travers le pays
des Chalybes. C’est le plus belliqueux des peuples chez lesquels on
passa. Il fallut en venir aux mains. Ils portaient des corselets de lin
descendant jusqu’à la hanche. Au lieu de basques, beaucoup de cordes
entortillées tombaient du bas de ces corselets. Ils avaient aussi des
jambières, des casques, et, à la ceinture, un petit sabre, dans le genre
du poignard lacédémonien, dont ils égorgeaient les prisonniers qu’ils
pouvaient faire; après quoi, ils leur coupaient la tête et marchaient en
la portant. Ils chantaient, ils dansaient, dès qu’ils étaient en vue de
l’ennemi. Ils portaient aussi une pique longue d’environ quinze coudées
et armée d’une seule pointe. Ils se tenaient dans leurs forts; puis,
quand ils voyaient les Grecs passés, ils les poursuivaient en combattant
sans cesse: ils se retranchaient ensuite dans des lieux fortifiés, où
ils avaient transporté toutes leurs provisions, en sorte que les Grecs,
n’en trouvant pas, vécurent des bestiaux pris aux Taoques. Les Grecs
arrivent ensuite au fleuve Harpase, large de cinq plèthres; puis ils
font vingt parasanges en quatre étapes à travers le pays des Scythins,
dans une plaine semée de villages, où ils séjournent trois jours et se
munissent de vivres.

Après avoir fait vingt parasanges en quatre étapes, on arrive à une
ville grande, florissante et peuplée; elle se nomme Gymnias. Le chef du
pays envoie un guide aux Grecs pour les conduire sur le territoire de
ses ennemis. Celui-ci vient et leur dit qu’il les conduira en cinq jours
à un lieu d’où ils découvriront la mer; s’il ment, il consent à être mis
à mort. Il conduit, en effet, l’armée, et, dès qu’il l’a fait entrer sur
le territoire ennemi, il l’engage à tout brûler et ravager: ce qui
prouva bien qu’il n’était venu que pour cela, et non par bienveillance
pour les Grecs.

On arrive le cinquième jour à la montagne sacrée. Cette montagne se
nomme Théchès. Quand les premiers eurent gravi jusqu’au sommet et aperçu
la mer, ce furent de grands cris. En les entendant, Xénophon et
l’arrière-garde s’imaginent que l’avant-garde est attaquée par de
nouveaux ennemis: car la queue était poursuivie par les gens dont on
avait brûlé le pays. L’arrière-garde en tue quelques-uns et en fait
d’autres prisonniers après avoir tendu une embuscade. On leur prend une
vingtaine de boucliers d’osier, recouverts d’un cuir de bœuf cru avec
ses poils.

Cependant les cris augmentent à mesure que l’on approche: de nouveaux
soldats se joignent incessamment, au pas de course, à ceux qui crient;
plus le nombre croît, plus les cris redoublent, et il semble à Xénophon
qu’il se passe là quelque chose d’extraordinaire. Il monte à cheval,
prend avec lui Lycius et les cavaliers, et accourt à l’aide. Mais
aussitôt ils entendent les soldats crier: _Mer! Mer!_ et se féliciter
les uns les autres.

Alors tout le monde accourt, arrière-garde, équipages, chevaux. Arrivés
tous au sommet de la montagne, on s’embrasse, soldats, stratéges et
lochages, les yeux en larmes. Et tout à coup, sans qu’on sache de qui
vient l’ordre, les soldats apportent des pierres et élèvent un grand
tertre. Ils y placent une quantité de boucliers en cuir de bœuf, des
bâtons et des boucliers d’osier; le guide lui-même met les boucliers en
pièces et engage les autres à faire comme lui. Les Grecs renvoient
ensuite ce guide, après lui avoir donné, de la masse commune, un cheval,
une coupe d’argent, un habillement perse, et dix dariques. Il demandait
surtout des anneaux, et il en reçut beaucoup des soldats. Il leur
indique alors un village où ils cantonneront, et le chemin pour aller
chez les Macrons; puis, le soir venu, il part durant la nuit et
disparaît.




CHAPITRE VIII

Marche à travers le pays des Macrons.--Arrivée aux montagnes des
Colques.--Combat contre les barbares.--On descend à Trapézonte, où l’on
célèbre des jeux.--Grande joie des Grecs.


Les Grecs font ensuite dix parasanges en trois étapes dans le pays des
Macrons. Le premier jour, ils arrivent à un fleuve qui sépare ce pays de
celui des Scythins. Ils avaient à droite une montagne très-escarpée et à
gauche un autre fleuve, où se jetait celui qui faisait limite et qu’il
fallait passer. La rive était bordée d’arbres minces, mais serrés. Les
Grecs s’avancent, se mettent à couper le bois et se hâtent pour sortir
le plus tôt possible de ce mauvais pas. Mais les Macrons, armés de
boucliers d’osier, de lances, et revêtus de tuniques de crin, s’étaient
rangés en bataille de l’autre côté du fleuve. Ils s’encourageaient
mutuellement et jetaient des pierres dans le fleuve; aucune d’elles ne
portait, et ils ne blessaient personne.

Alors un des peltastes, qui disait avoir été esclave à Athènes, vient
trouver Xénophon et lui dit qu’il sait la langue de ces gens-là. «Je
crois, dit-il, que c’est ici ma patrie, et, si rien ne s’y oppose, je
veux causer avec eux.--Rien ne t’en empêche, dit Xénophon, cause, et
demande-leur d’abord qui ils sont.» Ils répondent à cette question
qu’ils sont Macrons. «Demande-leur donc alors, dit Xénophon, pourquoi
ils se sont rangés contre nous et veulent être nos ennemis.» Ils
répondent: «Parce que vous êtes venus sur notre terre.» Les stratéges
leur font dire qu’ils ne songent à leur causer aucun tort. «Nous avons
fait la guerre au roi, nous retournons en Grèce, nous voulons arriver à
la mer.» Ils demandent si on leur en donnerait des gages. On leur répond
qu’on est tout prêt à en donner et à en recevoir. Les Macrons donnent
aux Grecs une pique barbare, et les Grecs aux Macrons une pique grecque:
c’étaient là, chez eux, les gages; des deux parts on prend les dieux à
témoin.

Les gages donnés, les Macrons aident à couper les arbres, ouvrent la
route, comme pour passer à l’autre rive, se mêlent aux Grecs, leur
fournissent toutes les denrées qu’ils peuvent, et les guident pendant
trois jours, jusqu’à ce qu’ils les aient amenés aux montagnes des
Colques. Là se trouve une montagne haute, inaccessible, sur laquelle
apparaissent les Colques, rangés en bataille. D’abord les Grecs se
forment en phalange pour marcher sur la montagne; mais les stratéges
jugent convenable de se réunir et de délibérer sur le meilleur moyen
d’attaque.

Xénophon propose de laisser de côté la phalange et de marcher en
colonnes droites: «La phalange se rompra bientôt; ici nous trouverons la
montagne praticable, là elle ne le sera pas. Il y aura des
découragements lorsque, rangés en phalange, on verra cet ordre se
rompre. Ensuite, si nous marchons sur un ordre profond, les ennemis nous
déborderont et tourneront contre nous, à leur gré, tout ce qui nous
débordera. Si, au contraire, nous marchons sur un ordre sans profondeur,
il n’y aura rien d’étonnant que notre phalange soit taillée en pièces
par la quantité de traits et d’hommes qui fondront sur nous. Que cela
ait lieu sur un point, et tout va mal pour la phalange entière. Mais si
nous formons des colonnes droites, en laissant entre elles assez
d’intervalle pour que les derniers loches dépassent les ailes de
l’ennemi, de cette manière nous nous trouverons, avec nos derniers
loches, dépasser la phalange ennemie, et à la tête de nos colonnes
droites seront les meilleurs soldats, en même temps que chaque loche
marchera par où le chemin sera le plus praticable. Il ne sera pas facile
à l’ennemi de pénétrer dans les intervalles: il se mettrait entre deux
rangs de piques. Il ne lui sera pas facile non plus de tailler en pièces
un loche marchant en colonne; si un loche fléchit, le plus voisin lui
portera du secours; et, dès que l’un d’eux aura pu gagner le sommet, pas
un des ennemis ne tiendra.»

Cet avis est adopté: on forme les colonnes droites; Xénophon se porte de
la droite à la gauche et dit aux soldats: «Camarades, ces gens que vous
voyez sont le seul obstacle qui nous empêche d’être déjà où nous
désirons depuis longtemps arriver. Il faut, si nous pouvons, les manger
tout crus.»

Lorsque chacun est à son poste et qu’on a formé les colonnes droites, il
se trouve environ quatre-vingts loches d’hoplites, de près de cent
hommes chacun. On partage en trois corps les peltastes et les archers;
on en fait marcher une division au delà de l’aile gauche, une autre au
delà de l’aile droite, la dernière au centre: chacune de ces divisions
était de près de six cents hommes.

Sur ce point, les stratéges ordonnent de faire des prières: on en fait
et l’on s’avance en chantant un péan. Chirisophe et Xénophon, suivis des
peltastes, marchent de manière à dépasser la phalange des ennemis. Les
ennemis, les voyant arriver, courent à leur rencontre; mais, en se
portant sur la gauche et sur la droite, ils ouvrent leur phalange et
font un grand vide au centre. En les voyant se séparer, les peltastes
arcadiens, commandés par Eschine d’Acarnanie, croient qu’ils fuient,
accourent de toutes leurs forces, et arrivent ainsi les premiers au
sommet de la montagne. Ils sont suivis des hoplites arcadiens, commandés
par Cléanor d’Orchomène.

Les ennemis, quand les Grecs commencent à courir, ne tiennent plus, mais
prennent la fuite dans tous les sens. Les Grecs, arrivés en haut,
cantonnent dans plusieurs villages pourvus de vivres abondants. Il n’y
eut là rien qui parût extraordinaire, si ce n’est qu’il se trouva
beaucoup de ruches, que tous les soldats qui en mangèrent eurent le
délire, des vomissements, un dérangement de corps, et que pas un ne put
se tenir sur ses jambes. Ceux qui en avaient peu mangé ressemblaient à
des gens tout à fait ivres: ceux qui en avaient pris beaucoup, à des
furieux ou à des mourants. Beaucoup gisaient à terre, comme après une
défaite; il y avait un grand découragement. Cependant le lendemain il
n’y eut personne de mort, et le délire cessa vers la même heure où il
avait pris la veille. Le troisième et le quatrième jour, chacun se leva,
comme après une purgation.

On fait ensuite sept parasanges en deux étapes, et l’on arrive sur le
bord de la mer à Trapézonte[35], ville grecque, peuplée, sur le
Pont-Euxin, colonie de Sinope, dans le pays des Colques. On y demeure
une trentaine de jours sur les terres des Colques, en butinant dans la
Colchide. Les Trapézontins établissent un marché dans le camp des Grecs,
les reçoivent et leur offrent des dons hospitaliers, des bœufs, de la
farine d’orge, du vin. Ils obtiennent aussi qu’on ménage les Colques du
voisinage, répandus la plupart dans la plaine, et l’on en reçoit aussi
beaucoup de bœufs comme présents d’hospitalité. On se prépare ensuite à
faire aux dieux les sacrifices promis; car il était venu assez de bœufs
pour offrir à Jupiter sauveur, à Hercule conducteur et aux autres dieux,
les victimes promises. On célèbre également des jeux et des combats
gymniques sur la montagne du campement, et l’on choisit Dracontius de
Sparte pour veiller à la course et présider aux jeux. Il avait été banni
tout enfant de sa patrie, pour avoir tué, sans le vouloir, un autre
enfant, en le perçant de son poignard.

  [35] Aujourd’hui _Trébizonde_.

Le sacrifice achevé, on donne à Dracontius les peaux des victimes, et on
le prie de conduire les Grecs au lieu préparé pour la course. Il désigne
la place même où on se trouve: «Cette colline, dit-il, est excellente
pour courir dans le sens que l’on voudra.--Mais comment donc feront-ils,
lui dit-on, pour lutter sur ce sol inégal et boisé?» Il répond: «On n’en
sentira que plus de mal en tombant.» Des enfants, pour la plupart
prisonniers, courent le stade, et plus de soixante Crétois le
dolique[36]; d’autres s’exercent à la lutte, au pugilat, au pancrace. Ce
fut un beau spectacle. Nombre de lutteurs étaient descendus dans la lice
sous les regards de leurs camarades: il y avait une grande émulation.
Les chevaux coururent aussi. Il leur fallait descendre par une pente
rapide, puis, arrivés au bord de la mer, remonter et revenir à l’autel.
Bon nombre roulaient à la descente, et, en remontant, c’était lentement,
avec peine, au pas, qu’ils gravissaient la hauteur. De là de grands
cris, des rires, des encouragements.

  [36] C’est-à-dire la _longue course_, la plus longue carrière que
    fournissent les coureurs.




LIVRE V




CHAPITRE PREMIER

Chirisophe se met en quête de navires; Xénophon pourvoit au
reste.--Dexippus, envoyé pour ramener les vaisseaux, s’enfuit sur l’un
d’eux.--Polycrate ramène un vaisseau à trente rames.


Tout ce que firent les Grecs durant l’expédition de Cyrus et dans leur
marche jusqu’à la mer qui se nomme le Pont-Euxin, puis leur arrivée à
Trapézonte, ville grecque où ils firent les sacrifices promis pour leur
délivrance dès qu’ils seraient en pays ami, a été raconté dans les
livres précédents.

On s’assemble, et l’on délibère sur la route qui reste à suivre.
Antiléon de Thurium se lève le premier et parle en ces mots: «Pour ma
part, dit-il, camarades, je suis las de plier bagage, d’aller, de
courir, de porter des armes, de marcher en rang, de monter la garde, de
me battre: je veux une trêve à tous ces travaux. Puisque nous voilà au
bord de la mer, je veux m’embarquer, et, comme Ulysse, étendu et
dormant, arriver jusqu’en Grèce.» En entendant ces mots, les soldats
s’écrient avec grand bruit qu’il a bien parlé. Un autre répète les mêmes
paroles, et après lui tous les assistants. Chirisophe se lève alors et
dit: «J’ai pour ami, chers camarades, Anaxibius, qui se trouve en ce
moment à la tête d’une flotte. Si vous m’envoyez à lui, j’espère revenir
avec les trirèmes et les bâtiments de transport qui nous sont
nécessaires. Puisque vous voulez vous embarquer, attendez mon retour; je
reviendrai dans peu.» Ces paroles ravissent les soldats, qui décident
que Chirisophe parte dans le plus bref délai.

Après lui, Xénophon se lève et dit: «Chirisophe va nous aller chercher
des vaisseaux, et nous, nous resterons ici. Par conséquent, ce qu’il
vous convient de faire durant ce séjour, je vais vous le dire. D’abord
il faut tirer des vivres du pays ennemi, car le marché ne suffit pas à
nos besoins et nous n’avons la faculté d’acheter qu’à un petit nombre de
marchands: de plus, ce pays étant ennemi, il y a risque que beaucoup des
nôtres périssent, si vous vous avancez sans soin et sans précaution pour
vous procurer des vivres. Je crois donc qu’il faut aller marauder à
distance pour nous faire des provisions, que personne ne s’écarte, si
nous voulons ne pas être perdus, et que nous y veillions tous.» Cet avis
est adopté. «Écoutez encore ceci. Plusieurs d’entre vous iront à la
maraude. Il est donc bon, je crois, que celui qui sortira nous prévienne
et nous indique où il va, afin que nous connaissions le nombre des
sortants et des restants, et que nous nous tenions prêts au besoin. S’il
faut porter secours à quelqu’un, nous saurons où courir. Si quelqu’un
sans expérience médite une entreprise, nous en délibérerons avec lui et
nous tâcherons de savoir à quelle force il aura affaire.» On adopte cet
avis. «Songez encore à ceci, dit Xénophon: l’ennemi de son côté peut
piller à son aise, et il a le droit de nous tendre des piéges, puisque
nous nous sommes approprié ce qui est à lui. Il est posté au-dessus de
nous. Je crois donc qu’il faut des gardes tout autour du camp. Si nous
nous divisions par compagnies pour garder et veiller, les ennemis auront
moins de chances de nous surprendre. Voici encore une chose. Si nous
avions la certitude que Chirisophe revînt avec une flotte capable de
transporter l’armée, ce que je vais dire serait inutile. Mais comme en
ce moment le fait est douteux, je suis d’avis de nous pourvoir ici même
de bâtiments. Si nous les avons, quand il reviendra, nous n’en
manquerons pas pour naviguer; s’il n’en amène pas, nous userons de ceux
d’ici. Je vois souvent des navires longer cette côte. Empruntons aux
Trapézontins de longs navires; amenons-les ici et gardons-les, après en
avoir détaché le gouvernail, jusqu’à ce que nous en ayons un nombre
suffisant; peut-être alors ne manquerons-nous pas de moyens de
transport.» Cette proposition est encore adoptée. «Examinez aussi,
continue Xénophon, s’il n’est pas juste de nourrir à frais communs les
gens que nous amènerons, durant tout le temps qu’ils resteront ici, et
de convenir avec eux du passage, afin qu’ils profitent en nous
profitant.» La proposition est accueillie. «Enfin, dit Xénophon, je suis
d’avis, s’il nous est impossible d’arriver à nous procurer des
bâtiments, d’ordonner aux villes maritimes de réparer les chemins, qui,
d’après ce que nous savons, sont en fort mauvais état. Elles obéiront
par crainte et par le désir de se voir débarrassées de nous.»

Tout le monde s’écrie qu’il n’est pas nécessaire de réparer les chemins.
Xénophon, voyant leur folie, ne va point aux voix, mais il engage les
villes à les réparer d’elles-mêmes, en leur disant qu’elles seront plus
vite débarrassées, si les routes sont praticables. On reçoit des
Trapézontins un pentécontore, dont on donne le commandement au Laconien
Dexippe. Cet homme, sans se préoccuper de réunir des navires, prend la
fuite et s’échappe du Pont-Euxin avec le vaisseau qu’il a. Mais dans la
suite il fut justement puni. Ayant intrigué en Thrace, auprès de
Seuthès, il y fut tué par le Laconien Nicandre. Les Grecs empruntent
aussi un triacontore, dont on confie le commandement à Polycrate
d’Athènes, qui ramène près du camp tous les vaisseaux qu’il peut
prendre. On en tire la cargaison, que l’on met sous bonne garde, afin
qu’il ne s’en perde rien, et l’on se sert des bâtiments pour le
transport. En même temps les Grecs sortent pour la maraude: les uns
prennent; les autres ne trouvent pas. Cléénète, ayant conduit son loche
et celui d’un autre contre un poste difficile, y est tué, et plusieurs
autres avec lui.




CHAPITRE II

Lutte contre les Driles.


Les vivres manquant, il était difficile au soldat de revenir le même
jour au camp. Xénophon prend donc des guides à Trapézonte, et conduit la
moitié de l’armée contre les Driles, en laissant l’autre moitié de garde
au camp, attendu que les Colques, chassés de leurs habitations,
s’étaient réunis en grand nombre et portés sur les hauteurs. Les
Trapézontins, de leur côté, ne menaient point où il eût été facile
d’avoir des vivres, parce que c’eût été chez des amis; mais ils
conduisent de grand cœur chez les Driles, dont ils avaient à se
plaindre. C’est un pays montueux et âpre: les habitants sont les plus
belliqueux de tout le Pont-Euxin.

Dès que les Grecs sont arrivés dans le haut pays, tous les endroits qui
paraissent aux Driles d’une prise facile, ils y mettent le feu en se
retirant. On n’y trouve à prendre que des porcs, des bœufs et autres
bestiaux échappés aux flammes. Il y avait un lieu qu’on appelait leur
métropole. Ils s’y étaient tous réfugiés. Alentour était un ravin
très-profond, avec des abords difficiles. Les peltastes, qui avaient
couru cinq ou six stades en avant des hoplites, traversent le ravin, en
voyant beaucoup de bestiaux, ainsi que d’autres objets de bonne prise,
et attaquent le poste. Ils étaient suivis d’un grand nombre de
doryphores, qui étaient sortis pour trouver des vivres, de sorte qu’il y
avait plus de deux mille hommes au delà du ravin. Ne pouvant pas enlever
par un combat la place qu’entourait un large fossé, dont une palissade
et beaucoup de tours de bois garnissaient le ravin, ils essayent de se
replier; mais les ennemis fondent sur eux. Impossible de revenir sur ses
pas, vu qu’on ne pouvait descendre qu’un à un de la place au ravin. Ils
députent à Xénophon, qui commandait les hoplites. L’envoyé lui dit que
la place est pleine d’un riche butin: «Mais nous ne pouvons l’emporter:
le lieu est fort; il n’est pas facile non plus de se retirer: on tombe
sur nous dans des sorties, et la retraite n’est pas commode.»

En entendant ces mots, Xénophon mène les hoplites jusqu’au bord du ravin
et fait poser les armes, passe seul avec les lochages, et examine s’il
vaut mieux ramener ceux qui ont traversé ou faire traverser les
hoplites, pour prendre la place. Xénophon se rend à leur avis, plein de
confiance dans les victimes, les devins ayant, en effet, déclaré qu’il y
aurait bataille, mais que la fin de l’affaire serait heureuse. Il
renvoie alors les lochages pour faire passer le ravin aux hoplites. Pour
lui, il reste, ordonne aux peltastes de reprendre leurs rangs et
interdit toute escarmouche. Les hoplites arrivés, il commande à chaque
lochage de former son loche sur l’ordre qu’il croit le plus avantageux à
la bataille. Comme les lochages étaient près l’un de l’autre, ils ne
pouvaient manquer, comme de tout temps, de faire assaut de courage. Les
lochages exécutent cet ordre. Alors il prescrit à tous les peltastes de
s’avancer, la main sur la courroie du javelot, pour le lancer au premier
signal, et aux archers de tenir la corde pour la décocher au premier
signal; puis il recommande aux gymnètes d’avoir leurs sacs pleins de
pierres, et charge les hommes soigneux d’y veiller.

Quand tout est prêt, les lochages, les hypolochages et les simples
soldats, qui ne s’estimaient pas moins qu’eux, sont tous rangés en
bataille et se voient les uns les autres, la nature du terrain
permettant d’embrasser toute la ligne d’un coup d’œil. On chante un
péan, la trompette résonne, on crie tout d’une voix: «Ényalius!» et les
hoplites s’avancent au pas de course. Bientôt c’est une pluie de traits,
de javelots, de flèches, de pierres lancées par les frondes et plus
encore par les mains; il y en a même qui lancent du feu. Sous cette
quantité de projectiles, les ennemis abandonnent la palissade et les
tours. Alors Agasias de Stymphale et Philoxène de Pélène laissent leurs
armes et montent en simple tunique; les uns entraînent les autres;
d’autres sont déjà montés; la place est prise, on le croit. Les
peltastes et les psiles y courent, et se mettent à piller, chacun du
mieux qu’il peut. Cependant Xénophon, debout auprès des postes, retient
dehors le plus d’hoplites possible, car d’autres ennemis se faisaient
voir sur des hauteurs fortifiées. Quelques moments après, un cri se fait
entendre à l’intérieur; les uns fuient avec le butin qu’ils ont pris,
plusieurs sont blessés: on se bouscule aux portes, on interroge ceux qui
sortent. Ils répondent qu’il y a dans la place un fort d’où les ennemis
ont fait une sortie et blessé beaucoup de monde.

Au même instant, Xénophon fait publier par le héraut Tolmide que
quiconque veut piller peut entrer. Bon nombre s’y portent et les
nouveaux entrés repoussent la sortie de l’ennemi, qu’ils renferment de
nouveau dans la citadelle. Tout ce qui est en dehors est pillé et enlevé
par les Grecs. Les hoplites se tenaient en armes, les uns près de la
palissade, les autres dans le chemin qui menait à la citadelle. Xénophon
et les lochages vont reconnaître s’il est possible de s’en emparer:
c’était un moyen d’assurer leur retraite; autrement, il paraissait bien
difficile de l’opérer. Après avoir bien observé, ils jugent la place
absolument imprenable. Ils se préparent donc à la retraite: les soldats
arrachent, chacun devant soi, les pieux de la palissade: on renvoie les
gens inutiles et ceux qui sont chargés de butin, ainsi que la plupart
des hoplites, et les lochages ne laissent que ceux en qui ils ont le
plus de confiance.

La retraite commencée, un gros d’ennemis fait une sortie, ayant des
boucliers d’osier, des jambières et des casques paphlagoniens: d’autres
montent sur les maisons des deux côtés du chemin qui mène à la
citadelle; de sorte qu’il n’était pas sûr de les poursuivre jusqu’aux
portes qui y donnaient entrée. Comme ils lançaient de grosses poutres du
haut des maisons, il était dangereux de rester et de se retirer. La
nuit, qui s’approchait, était effrayante. Les Grecs combattaient dans
cette perplexité, lorsqu’une divinité leur offrit un moyen de salut.
Tout à coup une maison de la droite s’enflamme sans que personne y ait
mis le feu. A peine est-elle écroulée, que tous ceux des maisons de la
droite prennent la fuite.

Xénophon, profitant de cette leçon du hasard, fait mettre le feu aux
maisons de gauche: elles étaient de bois, elles s’enflamment bien vite.
Tous ceux qui s’y trouvaient prennent la fuite. Ceux qu’on avait en tête
inquiétaient seuls; et il était évident qu’ils attaqueraient dans la
retraite et à la descente. Xénophon ordonne alors à tous ceux qui sont
hors de l’atteinte des traits d’apporter du bois et de le jeter entre
eux et l’ennemi. Quand il s’en trouve assez, on y met le feu; on met
aussi le feu aux maisons voisines du fossé, pour donner de l’occupation
à l’ennemi. C’est ainsi qu’on se retire à grand’peine de cette place,
ayant le feu pour barrière entre soi et les ennemis. Tout fut brûlé:
ville, maisons, tours, palissades, et le reste, excepté la citadelle.

Le lendemain, les Grecs se retirent avec des vivres. Comme ils
craignaient la descente vers Trapézonte, passage étroit et escarpé, ils
font une fausse embuscade. Un Mysien d’origine, et qui portait le nom de
son pays, prend avec lui quatre ou cinq Crétois, se poste dans un lieu
fourré, et fait semblant de se dérober à la vue des ennemis; or, leurs
peltes d’airain, brillant par intervalles, les rendaient fort visibles.
Les ennemis, voyant cela, ont peur de quelque embuscade. Cependant
l’armée descend. Quand le Mysien la croit assez loin, il fait signe aux
siens de fuir à toutes jambes; puis, se redressant lui-même, il s’enfuit
avec eux. Les Crétois, qui craignent d’être joints à la course, quittent
le chemin et se sauvent en roulant de la montagne dans le bois. Le
Mysien, qui fuit le long de la route, crie au secours: on le secourt en
effet et on le ramène blessé. Ceux qui lui étaient venus en aide se
retirent à reculons sous les traits de l’ennemi, auquel quelques Crétois
renvoient des flèches: on arrive de la sorte au camp, tous sains et
saufs.




CHAPITRE III

Chirisophe n’arrive point: on embarque une partie de l’armée, le reste
suit par terre.--Arrivée à Cérasonte.--Revue et dénombrement.--Partage
de l’argent.--Consécration faite par Xénophon à Apollon et à
Diane.--Description de sa retraite à Scillonte et de la fête de Diane,
instituée par lui.


Cependant Chirisophe n’arrive point: on n’a point de vaisseaux en
nombre; on ne trouve plus de vivres à enlever; on se décide à partir. On
embarque les malades, ceux qui ont passé la quarantaine, les enfants,
les femmes, tous les équipages inutiles, et l’on charge Philésius et
Sophénète, les plus âgés des stratéges, de s’embarquer avec eux et d’en
prendre soin. Les autres se mettent en marche: les chemins avaient été
réparés. On arrive au bout de trois jours à Cérasonte[37], ville
grecque, sur la mer, colonie des Sinopéens, sur le territoire de la
Colchide. On y reste dix jours. On passe la revue et l’on fait le
dénombrement des soldats sous les armes. Il y en a huit mille six cents:
c’étaient les débris d’environ dix mille; les autres avaient été
détruits par les ennemis, les neiges, la maladie.

  [37] Aujourd’hui _Keresount_. Ce fut, dit-on, dans cette ville que
    Lucullus trouva le cerisier, qu’il importa en Italie. De là les noms
    latins de _cerasus_ et _cerasum_ pour désigner l’arbre et le fruit.

On partage alors l’argent provenant de la vente des prisonniers; on
prélève pour Apollon et pour Diane d’Éphèse un dixième que les stratéges
se divisent entre eux et se chargent de mettre en réserve afin de
l’offrir aux dieux. On remet à Néon d’Asinée la part de Chirisophe.

Xénophon, mettant à part l’offrande d’Apollon, la consacre à Delphes
dans le trésor des Athéniens, et y fait inscrire son nom et celui de
Proxène, son hôte, qui avait péri avec Cléarque. Quant à la part de
Diane, quand il quitta l’Asie avec Agésilas pour se rendre en Béotie, il
laissa cet argent à Mégabyze, néocore[38] de Diane, ne doutant pas qu’il
n’eût à courir de grands dangers avec Agésilas, et il recommanda au
dépositaire de le lui rendre, s’il survivait, mais, s’il lui arrivait
malheur, d’en faire l’offrande qu’il croirait la plus agréable à la
déesse.

  [38] Ministre du temple.

Lorsque, durant son exil, Xénophon habitait Scillonte, ville bâtie par
les Lacédémoniens dans les environs d’Olympie, Mégabyze vint voir les
jeux olympiques et lui rendit son dépôt. Xénophon l’accepte, et achète
un terrain qu’il consacre à la déesse, sur l’indication même des dieux.
Ce territoire est traversé par le fleuve Sélinus, fleuve du même nom que
celui qui coule en Asie près du temple de Diane à Éphèse. On trouve dans
tous les deux des poissons et des coquillages. Dans le domaine de
Scillonte il y a des terrains de chasse et du gibier de toute espèce.

De l’argent sacré Xénophon érige aussi un temple et un autel, et, depuis
ce temps, il n’a cessé d’offrir à la déesse un sacrifice et la dîme des
productions de ses terres. Tous les habitants de la ville et des
environs, hommes et femmes, prennent part à la fête. La déesse fournit
aux assistants de la farine d’orge, du pain, du vin, des friandises, une
portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés, et du
gibier. En effet, à l’occasion de cette fête, les fils de Xénophon et
ceux des autres habitants faisaient une grande chasse, à laquelle
prenaient part tous ceux qui voulaient. On chassait soit sur le domaine
sacré, soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils, des
cerfs. Ce lieu, situé sur le chemin de Lacédémone à Olympie, est à une
vingtaine de stades du temple d’Olympie consacré à Jupiter. Dans
l’enceinte sacrée sont des bocages et des montagnes couvertes d’arbres,
où l’on peut élever des porcs, des chèvres, des bœufs et des chevaux, si
bien qu’il est facile d’y nourrir largement tous ceux qui viennent à la
fête. Autour du temple même, on a planté un verger d’arbres fruitiers
qui donnent toutes sortes d’excellents fruits selon les saisons. Le
temple ressemble, en petit, à celui d’Éphèse; mais à Éphèse la statue de
la déesse est d’or, et ici de cyprès. Près du temple est une colonne
avec cette inscription: «Ce lieu est consacré à Diane. Que celui qui
l’occupera ou en recueillera les fruits en offre tous les ans un dixième
et que du reste il entretienne le temple: si l’on n’agit pas ainsi, la
déesse y veillera.»




CHAPITRE IV

Arrivée aux frontières des Mossynèques.--Ils s’opposent au passage de
l’armée grecque.--Ils sont battus.--Mœurs de ce peuple.


Les premiers arrivés par mer à Cérasonte en partent de même: le reste
suit par terre. On arrive aux frontières des Mossynèques; on députe
Timésithée de Trapézonte, proxène des Mossynèques, pour leur demander si
l’on va marcher en pays ami ou ennemi. Ils répondent qu’ils ne
souffriront point le passage: ils se fiaient à leurs places. Timésithée
raconte alors aux Grecs que ces peuplades sont en guerre avec celles de
l’autre côté du pays. On juge à propos d’inviter celles-ci à une
alliance offensive contre les autres. Timésithée y est député et ramène
les chefs avec lui. Quand ils sont arrivés, les chefs des Mossynèques se
réunissent avec les stratéges grecs, et Xénophon leur parle ainsi,
Timésithée servant d’interprète: «Mossynèques, nous voulons retourner en
Grèce par terre, attendu que nous n’avons pas de vaisseaux. Nous
trouvons un obstacle dans ceux de vous que nous savons être vos ennemis.
Si vous voulez, vous pouvez, en vous alliant avec nous, vous venger et
les soumettre pour toujours à votre obéissance. Songez que, si vous ne
voulez pas de nous, vous ne retrouverez plus pour auxiliaire une armée
telle que la nôtre.» Le chef des Mossynèques répond qu’ils adhèrent à
tout cela et qu’ils veulent bien de l’alliance. «Eh bien! voyons, dit
Xénophon, à quoi nous emploierez-vous, si nous devenons vos alliés, et
de votre côté, que ferez-vous pour nous aider à poursuivre notre
marche?» Ils répondent: «Nous sommes en mesure d’attaquer à revers le
pays de ceux qui sont vos ennemis et les nôtres, et de vous envoyer ici
des vaisseaux et des hommes qui combattront pour vous et vous guideront
en chemin.»

Ils repartent ensuite, après avoir donné et reçu des gages de foi. Le
lendemain, ils reviennent amenant trois cents canots, chacun d’un seul
tronc d’arbre, et portant chacun trois hommes, dont deux débarquent et
se mettent en ordre de bataille; le troisième reste dans le canot. Les
canots repartent conduits ainsi par un seul homme. Voici comment les
autres se forment: ils se mettent sur plusieurs files, de cent hommes au
plus, et se répondant les unes aux autres comme des chœurs. Ils portent
tous des boucliers d’osier, couverts de cuir de bœuf blanc garni de poil
et ressemblant à une feuille de lierre. Ils tiennent de l’autre main un
javelot long de six coudées, armé d’une pointe de fer, et terminé en
boule du côté du bois.

Leurs tuniques ne descendent pas jusqu’aux genoux; elles sont d’une
toile épaisse, comme de grosses couvertures de lin. Ils ont sur la tête
des casques de cuir à la paphlagonienne, sur le milieu desquels s’élève
une tresse en spirale, à la façon d’une tiare. Ils ont des sagaies de
fer. Un d’entre eux ayant préludé, ils se mettent tous à chanter, puis,
marchant en cadence, passent à travers les rangs des Grecs qui étaient
sous les armes, et s’avancent aussitôt contre le poste des ennemis qui
paraissait le plus facile à enlever. C’était un lieu en avant de la
ville qu’ils appelaient leur métropole, et dans laquelle était la
principale forteresse des Mossynèques, cause originaire de cette guerre,
car ceux qui l’occupaient étaient réputés maîtres de tout le pays des
Mossynèques. Les alliés des Grecs prétendaient que les autres n’en
étaient pas justes détenteurs, et que les possesseurs de cette place les
privaient d’autant.

A leur suite marchent, sans l’ordre des stratéges, quelques Grecs
attirés par l’espoir de piller. Les ennemis les laissent tranquillement
avancer; mais, quand ils les voient près du poste, ils font une sortie
au pas de course, les mettent en fuite, tuent un grand nombre de
barbares, ainsi que quelques-uns des Grecs qui les avaient accompagnés,
et poursuivent les fuyards jusqu’à ce qu’ils aperçoivent les Grecs
arrivant au secours. Alors ils se détournent et battent en retraite,
coupent les têtes des morts et les montrent aux Grecs et à leurs
compatriotes ennemis, en dansant et en chantant un air national. Les
Grecs sont tout affligés d’avoir enhardi les ennemis et d’avoir vu fuir
avec les barbares une grande quantité des leurs, ce qui jusque-là
n’était jamais arrivé durant toute l’expédition. Aussi Xénophon
convoquant les Grecs: «Soldats, dit-il, ne vous découragez point après
ce qui s’est passé. C’est un mal pour un bien. D’abord, vous avez appris
que les Mossynèques qui doivent nous servir de guides sont réellement
les ennemis de ceux que nous sommes forcés de traiter en ennemis. En
second lieu, les Grecs qui ont eu la folie de ne pas rester dans vos
rangs, et qui ont cru pouvoir faire avec des barbares ce qu’ils avaient
fait avec nous, viennent d’en être punis: ils ne s’aviseront plus de
s’écarter de notre armée. Il faut donc vous préparer à montrer à vos
alliés que vous valez mieux que des barbares, et aux ennemis qu’ils ont
affaire à d’autres hommes, et non plus à des soldats mal rangés.»

Ainsi se passa la journée. Le lendemain, on fait un sacrifice: les
victimes étant favorables, on se forme en colonnes droites, on range les
barbares à l’aile gauche, dans le même ordre, et l’on marche. Les
archers étaient dans l’intervalle des colonnes, un peu en arrière du
front des hoplites, parce que, parmi les ennemis, il y en avait de
lestes à la course qui lançaient des pierres. Les archers et les
peltastes les repoussent. Le reste de l’armée s’avance au pas et bien
aligné vers le point où la veille avaient été mis en fuite les barbares
et ceux qui étaient avec eux: l’ennemi y était en bataille. Les barbares
soutiennent le choc des peltastes et les combattent; mais, à l’approche
des hoplites, ils tournent le dos. Les peltastes se mettent aussitôt à
leur poursuite et arrivent en montant jusqu’à la métropole. Les hoplites
suivent en bon ordre. Arrivés en haut, près des maisons de la métropole,
les ennemis se rallient et renouvellent le combat en lançant des
javelots; ou bien, comme ils ont des piques épaisses, longues, qu’un
homme aurait peine à porter, ils essayent de se défendre avec les mains.

Les Grecs, loin de lâcher prise, les serrent de près: les barbares
s’enfuient et abandonnent toute la place. Leur roi demeure dans une tour
de bois, bâtie sur le haut de la montagne: ils l’y entretiennent à frais
communs et lui servent de gardes. Il refuse de sortir, ainsi que ceux du
premier poste: ils y sont tous brûlés avec les tours de bois. Les Grecs
pillent la place. Ils trouvent dans la maison des amas de pains des
années précédentes qui se transmettent de père en fils, au dire des
Mossynèques. Il y avait aussi du grain nouveau en gerbe: c’était pour la
plupart de l’épeautre. On trouve dans des amphores des tranches de
dauphin salé. D’autres vases étaient pleins de graisse de dauphin,
employée par les Mossynèques aux mêmes usages que l’huile d’olive par
les Grecs. Dans les greniers étaient de grosses châtaignes, sans
fissure. C’est leur manger ordinaire: ils les font bouillir et s’en
servent comme de pain. On trouva du vin qui, bu pur, parut aigre à cause
de sa rudesse, mais qui, trempé, prit un bouquet et un goût agréables.

Les Grecs dînent et continuent leur marche, après avoir remis la place
aux Mossynèques, leurs alliés. De toutes les autres places qu’on trouva
sur le chemin, et dans lesquelles il y avait des ennemis, les moins
fortes furent abandonnées de leurs défenseurs, les autres se rendirent.
Voici ce que c’est que la plupart de ces villes: elles sont entre elles
à une distance d’environ quatre-vingts stades, les unes plus, les autres
moins. On crie, et l’on s’entend d’une place à l’autre, tant le pays est
élevé et creux. Quand les Grecs arrivent chez les Mossynèques, leurs
alliés, ceux-ci leur montrent des enfants de gens riches, nourris,
engraissés de châtaignes bouillies, délicats, très-blancs, à peu près
aussi grands que gros. Ils ont le dos marqueté, et sur la poitrine un
tatouage de fleurs. Ils tâchaient d’avoir commerce, aux yeux de tous,
avec les filles que les Grecs avaient à leur suite: c’est un usage du
pays. Tous sont blancs, hommes et femmes.

Les Grecs disent que, dans leur expédition, ils n’ont pas trouvé de
peuples plus barbares et dont les mœurs s’éloignent plus de celles des
Grecs. Ils font en public ce que partout ailleurs on fait à l’écart, et
qu’on n’oserait pas faire si l’on était vu; puis, quand ils sont seuls,
ils font ce qu’on fait devant d’autres. Ils se parlent à eux-mêmes et se
mettent à rire tout seuls; ils dansent sans qu’il y ait personne, et
n’importe où ils se trouvent, comme s’ils voulaient se faire voir.




CHAPITRE V

On traverse le pays des Chalybes et des Tibarènes.--Arrivée à
Cotyore.--Entrevue avec les Sinopéens.


Pour traverser ce pays, soit ennemi, soit ami, les Grecs emploient huit
étapes. Les Chalybes sont peu nombreux et soumis aux Mossynèques. La
plupart vivent de l’extraction du fer.

De là on arrive chez les Tibarènes. Le pays des Tibarènes est beaucoup
plus uni, et leurs places, situées au bord de la mer, sont moins fortes.
Les stratéges étaient d’avis de les attaquer de vive force, pour que
l’armée y fît quelque butin: aussi les présents hospitaliers envoyés par
les Tibarènes sont-ils refusés, et on leur ordonne d’attendre jusqu’à ce
qu’on ait décidé; après quoi l’on sacrifie. Mais, après avoir immolé
beaucoup de victimes, les devins s’accordent à dire que les dieux ne se
sont nullement prononcés pour la guerre. On reçoit donc les présents; et
après avoir traversé ce territoire, pendant deux jours, comme pays ami,
on arrive à Cotyore, ville grecque, colonie des Sinopéens, dans le pays
des Tibarènes.

Jusqu’à cet endroit, l’armée avait été à pied. Voici le calcul de la
route qu’elle avait faite dans sa retraite, depuis la bataille, près de
Babylone, jusqu’à Cotyore: cent vingt-deux étapes, six cent vingt
parasanges, ou dix mille six cents stades; durée de la marche: huit
mois. Elle reste à cette station quarante-cinq jours. On commence par
offrir des sacrifices aux dieux: chaque nation grecque fait sa pompe et
célèbre des jeux gymniques. On va prendre des vivres soit dans la
Paphlagonie, soit sur le territoire des Cotyorites, attendu qu’ils ne
voulaient point fournir de marché, ni recevoir les malades dans leurs
murs.

Sur ces entrefaites arrivèrent des députés de Sinope. Ils craignaient et
pour la ville des Cotyorites, qui dépend de la leur et qui leur paye
tribut, et pour le territoire environnant, qu’on leur avait dit ravagé.
Ils viennent au camp, et disent par l’organe d’Hécatonyme, homme réputé
éloquent: «Soldats, la ville de Sinope nous envoie pour vous féliciter
de ce que par vous la Grèce a vaincu les barbares, et pour nous réjouir
avec vous de ce qu’à travers mille dangers, dont le bruit est arrivé à
nos oreilles, vous voilà sains et saufs dans ce pays. Grecs nous-mêmes,
nous nous attendons à n’éprouver de vous, qui êtes Grecs, que de bons
traitements et nulle injure, car jamais nous ne nous sommes mal conduits
envers vous. Les Cotyorites, chez qui vous êtes, sont une de nos
colonies: nous leur avons donné le pays enlevé aux Barbares; et voilà
pourquoi ils nous payent un tribut fixe, ainsi que les habitants de
Cérasonte et de Trapézonte. En conséquence, tout le mal que vous leur
ferez, la ville de Sinope croira le subir. Aujourd’hui nous apprenons
que vous êtes entrés à main armée dans leur ville, que vous avez logé
quelques-uns des vôtres dans les maisons, et que, sans leur aveu, vous
prenez sur leur territoire ce dont vous avez besoin. Nous n’approuvons
pas cette conduite. Si vous continuez d’agir ainsi, nous serons forcés
de recourir à Corylas, aux Paphlagoniens, ou à tout autre que nous
pourrons avoir pour ami.»

A ces mots, Xénophon se lève et répond au nom des soldats: «Nous sommes
venus ici, habitants de Sinope, contents d’avoir sauvé notre vie et nos
armes: car piller et combattre en même temps l’ennemi était pour nous
chose impossible. Mais maintenant que nous sommes arrivés à des villes
grecques, à Trapézonte, où l’on nous a fourni un marché de vivres, nous
n’avons rien pris qu’en payant; en retour de quoi les citoyens ont rendu
des honneurs à l’armée, et lui ont offert des présents d’hospitalité: de
notre part mêmes hommages; de plus, nous avons épargné ceux des Barbares
dont ils sont alliés, tandis que leurs ennemis, ceux contre lesquels ils
nous ont conduits eux-mêmes, nous leur avons fait tout le mal possible.

«Demandez-leur comment nous avons agi avec eux: il y en a ici que, par
amitié, la ville nous a donnés pour guides. Seulement partout où, lors
de notre arrivée, nous ne trouvons point de marché, que le pays soit
grec ou barbare, nous prenons ce qu’il nous faut, non par licence, mais
par nécessité. Nous avons fait la guerre aux Carduques, aux Chaldéens,
aux Taoques, qui ne sont pas sujets du roi, mais des peuples
redoutables: nous en avons fait des ennemis. Pourquoi? par la nécessité
de prendre des vivres, puisqu’ils ne voulaient pas nous en vendre. Les
Macrons, au contraire, nation barbare, nous en ayant fourni à prix
d’argent, comme ils ont pu, nous les avons considérés comme amis, et
n’avons rien pris chez eux par violence. Si nous avons pris quelque
chose chez les Cotyorites, que vous dites dépendre de vous, ils en sont
eux-mêmes responsables. Ils ne se sont pas conduits avec nous en amis:
ils ont fermé leurs portes et ont refusé de nous recevoir chez eux et de
rien nous vendre hors des murs, puis ils sont venus auprès de nous
accuser leur harmoste d’en être la cause.

«Quant à ce que tu dis que nous sommes entrés de force dans les
logements, nous avons demandé qu’on donnât un abri aux malades; et,
comme on n’ouvrait pas les portes, afin de nous recevoir, nous sommes
entrés dans la place sans autre violence: là, nos malades trouvent un
abri et nous en soldons la dépense; seulement nous gardons les portes,
afin que nos malades ne soient pas sous la dépendance de votre harmoste,
et que nous puissions les transporter quand nous le voudrons. Les
autres, vous le voyez, couchent en plein air et en bon ordre, toujours
prêts à rendre service pour service, insulte pour insulte. Tu nous
menaces et tu dis que, si bon vous semble, vous aurez pour alliés contre
nous Corylas et les Paphlagoniens. Eh bien! nous, si nous y sommes
contraints, nous vous ferons la guerre à tous. Nous nous sommes déjà
essayés contre des forces bien supérieures aux vôtres; mais, de plus, si
nous voulons, nous aurons le Paphlagonien pour ami. Nous savons qu’il
désire s’emparer de votre ville et de vos places maritimes. Nous
essayerons donc, devenus ses amis, d’agir de concert avec lui dans ce
qu’il médite.»

On voit clairement que les collègues d’ambassade d’Hécatonyme sont fort
mécontents de son discours. L’un d’eux s’avance, et dit qu’ils ne sont
pas venus déclarer la guerre, mais prouver qu’ils sont amis. «C’est par
des présents hospitaliers que nous vous accueillerons, si vous venez à
Sinope. Pour l’instant, nous allons ordonner aux gens de ce pays de vous
fournir ce qui dépend d’eux; car nous voyons que tout ce que vous dites
est vrai.» Bientôt après, les Cotyorites envoient des présents
d’hospitalité; de leur côté, les stratéges grecs font aux envoyés de
Sinope un accueil hospitalier; ils ont ensemble une longue conférence
sur leurs affaires respectives, notamment sur le reste de la route à
faire et sur les services réciproques qui peuvent être rendus.




CHAPITRE VI

Sur le conseil d’Hécatonyme, on se décide à prendre la route de mer.


Telle fut la fin de cette journée. Le lendemain, les stratéges
convoquent les soldats, et jugent convenable de délibérer sur la route à
suivre, en prenant conseil des Sinopéens. S’il fallait aller par terre,
il paraissait utile d’avoir des Sinopéens pour guides, attendu qu’ils
connaissent la Paphlagonie; si l’on voulait aller par mer, il fallait
encore recourir aux Sinopéens: seuls, en effet, ils paraissaient en état
de fournir la quantité de bâtiments nécessaires à l’armée. On appelle
donc les députés aux délibérations, et on leur expose qu’en qualité de
Grecs, le premier service à rendre à des Grecs, c’est de leur témoigner
de la bienveillance et de leur donner le meilleur conseil.

Hécatonyme se lève, et commence par une apologie de ce qu’il avait dit
au sujet de l’alliance avec les Paphlagoniens: il n’avait pas voulu dire
qu’on ferait avec eux la guerre aux Grecs, mais que, pouvant avoir les
Barbares pour amis, on préférerait les Grecs. Pressé de dire son avis,
il invoque les dieux et dit: «Si je vous conseille le meilleur parti,
puisse-t-il m’arriver toutes sortes de biens! Autrement, qu’il m’arrive
le contraire! Cette délibération qu’on dit être sacrée, je la regarde
comme telle. En ce moment, si l’on voit que j’ai donné un bon conseil,
vous serez beaucoup à me louer; s’il est mauvais, vous serez beaucoup à
me maudire.

«Je sais que ce sera pour nous une bien plus grosse affaire, si vous
vous faites transporter par mer, car il faudra que nous vous procurions
des vivres; tandis que, si vous vous en allez par terre, c’est vous qui
vous ferez un passage en combattant. Je dirai pourtant ce que je sais,
vu que je connais par expérience le pays et les forces des
Paphlagoniens. Leur pays est de deux natures, de fort belles plaines et
de très-hautes montagnes. Et d’abord, je sais par où il faut y entrer
directement. Il n’y a pas d’autre chemin qu’une gorge dominée des deux
côtés par des montagnes élevées.

«Qu’une poignée d’hommes occupe, s’ils le peuvent, ces hauteurs. Une
fois qu’ils en sont maîtres, il n’y a pas d’hommes qui puissent y
passer. Je vous le ferai voir, si vous voulez y envoyer quelqu’un avec
moi. Je sais ensuite que dans la plaine il y a une cavalerie considérée
par les Barbares comme supérieure à toute la cavalerie du roi. Ces
gens-là ne se sont point rendus à l’appel du roi: leur chef est bien
trop fier.

«Supposons que vous puissiez passer ces montagnes à la dérobée ou en
prévenant l’ennemi, et qu’arrivés dans la plaine, vous battiez cette
cavalerie, soutenue d’une infanterie qui monte à plus de douze myriades,
vous arrivez à des fleuves, et d’abord au Thermodon, large de trois
plèthres: il ne sera pas facile, je crois, de le passer, ayant des
ennemis nombreux en tête et sur vos derrières. Le second fleuve est
l’Iris, qui a aussi trois plèthres de largeur; et le troisième l’Halys,
qui n’a pas moins de deux stades de large. Vous ne pourriez le traverser
sans bateaux; mais des bateaux, qui vous en fournira? Vient ensuite le
Parthénius: il n’est pas plus guéable; et cependant il faudra le passer,
à supposer que vous ayez franchi l’Halys. Je pense donc que la route de
terre vous sera non-seulement difficile, mais complétement impossible.
Si, au contraire, vous vous embarquez, vous longez la côte d’ici à
Sinope, et de Sinope à Héraclée, puis, d’Héraclée, vous n’avez aucun
embarras, soit par terre, soit par mer, vu qu’à Héraclée se trouvent
beaucoup de bâtiments.»

Quand il a fini de parler, les uns le soupçonnent d’avoir parlé par
amitié pour Corylas, dont il est le proxène; les autres, que l’espoir
d’une récompense lui a dicté cet avis; d’autres enfin le soupçonnent
d’avoir parlé dans la crainte qu’en allant par terre on ne mette à mal
le territoire des Sinopéens. Les Grecs cependant décident qu’on achèvera
la route par mer. Alors Xénophon, prenant la parole: «Sinopéens, dit-il,
nos hommes choisissent la route que vous leur conseillez; mais voici
comment. S’il doit se trouver assez de bâtiments pour qu’il ne reste pas
ici même un seul homme, nous sommes prêts à nous embarquer; mais s’il
faut que les uns restent ici et que les autres s’embarquent, pas un de
nous ne montera à bord. Nous savons que, partout où nous serons en
force, nous pourrons nous sauver et avoir des vivres. Mais si nous
sommes pris à être plus faibles que nos ennemis, il est clair que nous
serons traités comme des esclaves.» Cette réponse entendue, les
Sinopéens prient d’envoyer des députés à Sinope. On envoie Callimaque
d’Arcadie, Ariston d’Athènes, et Samolas d’Achaïe: ils partent
sur-le-champ.

Dans le même temps Xénophon, voyant cette foule d’hoplites grecs, cette
foule de peltastes, d’archers, de frondeurs, de cavaliers, qui, grâce à
une longue expérience, étaient devenus d’excellents soldats, les voyant,
dis-je, sur les bords du Pont-Euxin, où l’on n’aurait pu qu’avec de
grands frais rassembler de telles forces, songea qu’il serait beau d’y
accroître le territoire et la puissance des Grecs en y fondant une
ville. Il lui semblait qu’elle deviendrait considérable, quand il
songeait au nombre des troupes et à celui des peuples qui avoisinent le
Pont. Il offre un sacrifice avant de s’ouvrir à qui que ce soit des
soldats, et appelle Silanus d’Ambracie, qui avait été devin de Cyrus.

Silanus craignant que, si ce projet était réalisé, l’armée ne s’établît
dans ce pays, répand parmi les soldats le bruit que Xénophon veut y
fixer les troupes et bâtir une ville, pour se faire à lui-même un nom et
une puissance. Or Silanus, pour sa part, aspirait à retourner le plus
tôt possible en Grèce. Les trois mille dariques qu’il avait reçues de
Cyrus, pour avoir prédit juste d’après un sacrifice à dix jours de
distance, il les avait bien gardées. Les soldats, en apprenant ce
dessein, furent d’avis, les uns qu’il valait mieux rester, mais la
plupart, non. Timasion de Dardanie et Thorax de Béotie disent à des
marchands d’Héraclée et de Sinope qui se trouvaient là, que, si l’on ne
paye pas la solde aux Grecs peur qu’ils puissent se fournir de vivres
durant la traversée, il y a grande apparence qu’on fixera cette troupe
sur les bords du Pont. «C’est l’avis de Xénophon, et il nous engage,
aussitôt que les bâtiments seront arrivés, de dire à l’armée: «Soldats,
nous vous voyons en ce moment fort embarrassé pour avoir des vivres
durant le trajet et pour gagner quelque chose à rapporter aux vôtres
dans votre patrie. Si vous voulez choisir, à votre gré, un des pays
colonisés autour de l’Euxin, vous vous en emparerez; alors celui qui
voudra retournera dans sa patrie, celui qui ne voudra pas, pourra
rester: vous avez des vaisseaux, ainsi vous pouvez tomber à l’improviste
où bon vous semblera.»

Les marchands font part à leurs villes de cette nouvelle. Timasion de
Dardanie y envoie Eurymaque de Dardanie et Thorax de Béotie, pour la
confirmer. Les Sinopéens et les Héracléotes, en l’apprenant, dépêchent
vers Timasion pour le prier de se mettre à la tête de l’affaire, et de
prendre l’argent nécessaire à l’embarquement de l’armée. Celui-ci,
satisfait de cette offre, rassemble les soldats et leur dit: «Camarades,
il ne faut pas songer à rester ici, ni mettre rien au-dessus de la
Grèce. J’entends dire qu’il y en a parmi nous qui font des sacrifices
dans cette vue, sans nous en rien dire. Je vous promets, si vous vous
embarquez, à la néoménie, de payer à chacun de vous un talent cyzicène
par mois: je vous mènerai dans la Troade, d’où je suis banni; ma ville
deviendra vôtre, car je sais qu’on m’y recevra de bon cœur. Je vous
conduirai ensuite dans un pays où vous ferez un riche butin. Je connais
à fond l’Eolide, la Phrygie, la Troade, tout le gouvernement de
Pharnabaze: celles-là, parce que j’en suis originaire; cet autre, parce
que j’y ai fait la guerre avec Cléarque et Dercyllidas.»

Aussitôt se lève Thorax de Béotie, qui sans cesse disputait le
commandement à Xénophon. Il dit qu’à la sortie du Pont-Euxin, on
trouvera la Chersonèse, contrée belle et fertile: là, qui voudra pourra
se fixer; et qui ne voudra pas, retournera dans sa patrie. Il est
ridicule, quand la Grèce offre tant de pays riches et féconds, de
chercher chez les Barbares. «Jusqu’à ce que vous y soyez arrivés, moi
aussi, comme Timasion, je vous promets la solde.» Il disait cela, parce
qu’il savait ce que les Héracléotes et les Sinopéens avaient promis à
Timasion, si l’on s’embarquait.

Cependant Xénophon gardait le silence. Philésius et Lycon, tous deux
Achéens, se lèvent et disent qu’il est étrange qu’en particulier
Xénophon sollicite les Grecs à rester et sacrifie dans cette vue, sans
en faire part à l’armée, tandis qu’en commun il ne dit rien sur ce
sujet. Ainsi contraint, Xénophon se lève et dit: «Soldats, je sacrifie,
vous le voyez, autant que je puis pour vous et pour moi, afin que mes
paroles, mes pensées et mes actions aillent à ce qu’il y a de plus beau
et de meilleur et pour vous et pour moi. Je sacrifiais donc, il n’y a
qu’un instant, pour savoir s’il valait mieux vous parler le premier de
mon projet et travailler à l’accomplir, ou ne toucher en rien à cette
affaire. Le devin Silanus m’a répondu, point essentiel, que les victimes
étaient favorables. Il savait qu’il ne parlait pas à un homme sans
expérience, car j’assiste toujours aux sacrifices. Mais il a ajouté
qu’il voyait dans les entrailles dol et fourberie contre moi: et certes,
il voyait juste, puisqu’il tramait de me calomnier auprès de vous. C’est
lui, en effet, qui a semé le bruit que je voulais exécuter mes projets,
sans vous les faire agréer. Pour ma part, si je vous voyais dans
l’embarras, je songerais aux moyens de nous emparer d’une ville: qui
voudrait, s’embarquerait sur l’heure; qui ne voudrait pas, resterait
pour gagner de quoi faire du bien à sa famille. Mais, puisque je vois
les Héracléotes et les Sinopéens vous envoyer des bâtiments, puisqu’il y
a des hommes qui vous promettent une solde à partir de la néoménie, je
crois avantageux de nous sauver où nous voulons et de recevoir en plus
un salaire pour nous être sauvés. Je renonce donc à ce dessein, et tous
ceux qui sont venus me trouver pour me dire d’agir ainsi, doivent y
renoncer également. Voici, en effet, ma pensée: réunis en corps, comme
maintenant, vous êtes respectés et vous ne manquez point du nécessaire;
car c’est une suite de la victoire de se rendre maître du bien des
vaincus. Mais si vous vous séparez, si vous amoindrissez vos forces,
vous ne pourrez plus prendre votre subsistance, et vous n’aurez pas à
vous réjouir de votre retraite. Je crois donc comme vous qu’il faut
retourner en Grèce; et si quelqu’un reste, ou si on le prend à quitter
l’armée, avant qu’elle soit toute en lieu sûr, qu’il soit décrété de
trahison. Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main!» Tous la lèvent.

Silanus se met à crier et s’efforce de dire qu’il est juste qu’on s’en
aille, si l’on veut. Les soldats ne veulent pas entendre ce langage,
mais ils le menacent, s’ils le prennent à déserter, de lui en faire
porter la peine. Alors les Héracléotes, sachant qu’on avait décidé de
s’embarquer et que Xénophon lui-même l’avait fait décréter, envoient des
vaisseaux, mais non l’argent qu’ils avaient promis pour la solde à
Timasion et à Thorax, promesse mensongère. Aussi ceux qui avaient promis
cette solde à l’armée sont frappés de terreur, et en redoutent la
colère. Ils prennent avec eux les stratéges, qui tous, à l’exception de
Néon d’Asinée, commandant à la place de Chirisophe absent, avaient
connaissance de leurs premières démarches, et viennent trouver Xénophon.
Ils disent qu’ils se repentent; que, lorsqu’on a des vaisseaux, le
meilleur est de voguer vers le Phase et de s’emparer du pays des
Phasiens: le fils d’Æétès était roi de ce pays. Xénophon répond qu’il ne
communiquera rien de ce genre à l’armée. «Assemblez-la vous-mêmes,
dit-il, et, si vous le voulez, faites-lui cette proposition.» Timasion
de Dardanie est d’avis de ne point la convoquer, mais que chacun essaye
de gagner les premiers lochages placés sous ses ordres. On se sépare et
l’on agit ainsi.




CHAPITRE VII

Xénophon, calomnié par Néon d’Asinée, se défend auprès des
soldats.--Conduite honteuse du lochage Cléarète.--Enquête sur quelques
faits passés.


Les soldats apprennent ce qui s’est passé. Néon leur dit que Xénophon,
après avoir séduit les stratéges, a l’intention de tromper les soldats
et de les ramener vers le Phase. A cette nouvelle, les soldats sont
indignés: ils se forment en groupes; ils se rassemblent en cercles. Déjà
l’on craint de les voir faire ce qu’ils ont fait aux envoyés de Colques
et aux agoranomes: tous ceux qui ne s’étaient pas sauvés sur mer,
avaient été lapidés. Xénophon, instruit de ce qui se passe, croit qu’il
faut au plus vite convoquer l’armée et ne pas lui laisser le temps de le
faire d’elle-même. Il ordonne au héraut de la convoquer. Aussitôt qu’on
entend le héraut, on accourt avec empressement. Alors Xénophon, sans
accuser les stratéges de s’être rendus auprès de lui: «Soldats, dit-il,
j’apprends qu’on m’impute faussement le dessein de vous tromper et de
vous conduire au Phase. Écoutez-moi donc, au nom des dieux! Si je vous
parais coupable, il ne faut pas que je sorte d’ici sans en porter la
peine; mais si les vrais coupables sont mes calomniateurs, traitez-les
comme ils le méritent. Vous savez où le soleil se lève et où il se
couche; que, si l’on veut aller en Grèce, c’est vers le couchant qu’il
faut se diriger, et que, si l’on veut aller chez les Barbares, c’est au
contraire vers l’orient. Est-il possible qu’on puisse vous abuser au
point de vous faire croire que le soleil se lève où il se couche, et se
couche où il se lève? Nous savons également que le Borée porte en Grèce
ceux qui partent du Pont, et que le Notus conduit vers le Phase: et
quand le Borée souffle, vous dites qu’il fait un beau temps pour aller
en Grèce. Y a-t-il moyen de vous tromper et de vous faire embarquer
quand souffle le Notus?

«Mais supposons que je vous embarque par un temps calme: est-ce que je
ne naviguerai pas sur un seul vaisseau, tandis que vous en aurez au
moins cent? Alors comment vous forcerai-je à faire le même trajet que
moi, si vous ne voulez pas? comment vous entraînerai-je en vous
trompant? Mais je suppose encore que je vous ai trompés, que mes
enchantements vous ont entraînés vers le Phase. Nous descendons à terre.
Vous reconnaîtrez bien que vous n’êtes pas en Grèce; je serai tout seul,
moi, le trompeur, et vous, trompés, vous serez près de dix mille, ayant
des armes. Le moyen qu’un seul homme ne soit pas puni, quand il médite
de pareils desseins contre lui-même et contre vous?

«Mais ce sont là les propos d’hommes insensés, jaloux de moi et des
égards que vous avez pour moi. Et cependant je n’ai pas mérité cette
jalousie. Quel est celui d’entre eux que j’empêche de parler s’il a
quelque chose de bon à dire, de combattre s’il veut, et pour vous et
pour lui-même, de veiller avec dévouement à votre sûreté? Eh quoi! Vous
choisissez des chefs; est-ce que je suis un obstacle? Je résigne le
commandement: qu’un autre le prenne; seulement, qu’il fasse le bien de
l’armée.

«Mais j’en ai dit assez: s’il est quelqu’un de vous qui se croie trompé
ou qui pense que d’autres l’ont été, qu’il le dise et le prouve!
Maintenant qu’en voilà assez sur ce propos, ne vous séparez pas avant
que je vous aie parlé d’un fait que je commence à voir se produire dans
l’armée. Si ce mal se développe, s’il arrive au point qu’il a l’air de
vouloir atteindre, il est temps de prendre des mesures relatives à
nous-mêmes, afin de ne pas paraître les plus méchants et les plus lâches
des hommes à la face du ciel et de la terre, de nos amis et de nos
ennemis, et de ne pas nous couvrir de honte.» En entendant ces mots, les
soldats étonnés le pressent de dire ce que c’est. Il commence ainsi:
«Vous savez qu’il y avait sur les montagnes barbares des bourgades
alliées aux Cérasontins, d’où quelques habitants descendaient et
venaient nous vendre du bétail et les autres denrées qu’ils possédaient.
Plusieurs de vous, ce me semble, ont été dans la plus voisine de ces
bourgades, ont fait leur marché, et sont revenus. Le lochage Cléarète,
informé qu’elle est petite et mal gardée, et parce qu’elle se fiait à
notre amitié, sort la nuit pour aller la piller, sans rien dire à
personne. Il avait le dessein, s’il s’en rendait maître, de ne plus
revenir à l’armée, de s’embarquer à bord d’un bâtiment sur lequel ses
camarades de chambrée longeaient la côte, d’y charger la prise, de
mettre à la voile et de sortir de l’Euxin. Ces camarades s’étaient faits
ses complices, comme je viens de le savoir. Cléarète appelle à lui tous
ceux qu’il peut séduire et les mène à la bourgade. Mais le jour l’ayant
surpris en route, les gens du lieu se rassemblent, et du haut de leurs
montagnes se défendent si bien de leurs traits et de leurs coups, qu’ils
tuent Cléarète et bon nombre des siens. Quelques-uns s’enfuient à
Cérasonte.

«Cela se passait le jour même où nous partions à pied pour venir ici.
Plusieurs de ceux qui devaient suivre par mer étaient encore à Cérasonte
et n’avaient pas levé l’ancre. Alors, suivant le rapport des
Cérasontins, arrivent trois vieillards du lieu attaqué, qui demandent à
être introduits dans notre assemblée. Ne nous trouvant pas, ils disent
aux Cérasontins qu’ils sont surpris de ce que nous avons eu l’idée de
les attaquer. Ceux-ci leur ayant répondu que l’affaire n’avait point été
concertée, les barbares en sont contents, et veulent s’embarquer pour
venir ici nous raconter ce qui s’est passé et inviter ceux qui le
voudraient à reprendre et à ensevelir les morts.

«Quelques-uns des Grecs qui avaient fui se trouvaient encore à
Cérasonte. Sachant où allaient ces barbares, ils osent leur jeter des
pierres et en appeler d’autres à leur aide. Les trois députés périssent
lapidés. Aussitôt des Cérasontins arrivent nous trouver, et nous,
stratéges, consternés de ce que nous apprenons, nous nous concertons
avec les Cérasontins sur les moyens de donner la sépulture aux cadavres
des Grecs. Nous étions assis en avant des autres, quand tout à coup nous
entendons un grand tumulte: «Frappe! frappe! jette! jette!» Nous voyons
bientôt un grand nombre d’hommes accourir, les uns tenant des pierres
dans leurs mains, les autres en ramassant. Les Cérasontins, témoins de
ce qui s’était passé dans leur ville, s’enfuient épouvantés vers leurs
vaisseaux; et même, par Jupiter! quelques-uns de nous n’étaient pas sans
crainte. Pour moi, je m’avance, je demande quel est ce désordre. Il y en
avait qui n’en savaient rien, tout en ayant des pierres entre les mains.
Je trouve enfin un homme au courant de l’affaire: il me dit que les
agoranomes se sont fort mal conduits avec l’armée. Au même instant, un
soldat aperçoit l’agoranome Zélarque qui se retire vers le rivage: il
jette un cri; les autres l’entendent, et les voilà courant sus, comme
s’ils avaient vu paraître un sanglier ou un cerf.

«Les Gérasontins, voyant qu’on se précipite de leur côté, croient qu’on
leur en veut, fuient en courant et se jettent dans la mer. Quelques-uns
des nôtres y tombent aussi, et tous ceux qui ne savent pas nager se
noient. Que vous semble des Cérasontins? Ils ne nous avaient fait aucun
tort, ils craignaient que nous ne fussions tout à coup enragés comme des
chiens.

«Si un pareil ordre de choses subsiste, voyez en quel désarroi tombera
notre armée. Vous tous réunis en corps, vous ne serez plus maîtres de
faire la guerre, ou, si vous le voulez, d’y mettre un terme. Le premier
venu conduira l’armée à son gré et où il voudra. S’il vous vient
quelques envoyés pour vous demander la paix ou toute autre chose, qui
voudra les fera mettre à mort et vous empêchera de rien entendre des
paroles de ceux qui nous sont députés. Ensuite, tous ceux que vous aurez
choisis pour chefs n’auront plus d’autorité. Quiconque s’élira lui-même
stratége et voudra crier: «Jette! jette!» pourra tuer tout chef ou tout
simple soldat qu’il lui plaira, sans forme de procès, s’il trouve des
complaisants comme cela est arrivé naguère. Quels exploits vous ont
produits ces stratéges qui se sont créés eux-mêmes, voyez-les. Zélarque,
cet agoranome, est-il coupable envers vous? il s’est enfui par mer, et
il a échappé au châtiment: est-il innocent? il fuit loin de l’armée de
crainte d’être mis à mort injustement et sans forme de procès.

«Ceux qui ont lapidé les envoyés ont fait que, seuls de tous les Grecs,
vous ne pouvez être en sûreté à Cérasonte, si vous n’y venez en force.
Ces morts, que naguère ceux mêmes qu’ils avaient tués vous invitaient à
venir ensevelir, ils ont fait qu’il n’est pas sûr pour vous d’aller les
enlever même avec un héraut. Qui voudra être héraut, après avoir tué
ceux des autres? Aussi avons-nous prié les Cérasontins d’ensevelir nos
morts.

«Si vous approuvez tous ces faits, rendez un décret qui les confirme,
afin que, s’ils se renouvellent, chacun se tienne sur ses gardes et
essaye de se retrancher dans quelque lieu fort. Mais si vous croyez que
ce sont là des actes de bêtes sauvages et non pas d’hommes, songez à y
mettre un terme. Autrement, par Jupiter! comment ferons-nous aux dieux
des sacrifices qui leur plaisent, après des actes impies? comment
irons-nous combattre les ennemis, si nous nous égorgeons les uns les
autres? Quelle ville nous recevra comme amis, si l’on voit chez nous
pareil désordre? Qui osera nous apporter des vivres, quand il sera
notoire que nous ne reculons pas devant les plus grands crimes? Si nous
croyons avoir mérité quelque gloire, qui donc osera louer des hommes
tels que nous? Je sais que nous paraîtrions des scélérats après une
pareille conduite.»

Aussitôt tous les Grecs se lèvent et disent qu’il faut commencer par
sévir contre les coupables, ne plus tolérer à l’avenir de semblables
désordres, et mettre à mort le premier qui les renouvellera; les
stratéges vont instruire le procès, on va rechercher toutes les autres
fautes commises depuis la mort de Cyrus, et les lochages en seront
juges. Sur la proposition de Xénophon, appuyée du conseil des devins, on
décide de purifier l’armée, et l’expiation a lieu.




CHAPITRE VIII

Accusé d’avoir frappé plusieurs soldats, Xénophon se justifie.


Il est décidé que les stratéges auront à rendre compte de leur conduite
passée. Le compte rendu, Philésias et Xanthiclès sont condamnés à payer
vingt mines de déficit dans la caisse de la marine. Sophénète est
condamné à dix mines pour négligence dans ses fonctions de général.
Xénophon est accusé par quelques hommes, prétendant qu’il les a frappés
et le décrétant de violence. Xénophon se lève et somme le premier qui
avait porté plainte de dire d’abord où il a été battu. Celui-ci répond:
«Dans un lieu où nous mourions de froid, où nous étions couverts de
neige.» Xénophon reprend: «S’il faisait le temps que tu dis, quand les
vivres manquaient, quand on ne sentait pas une goutte de vin, que nous
étions rendus de fatigues, ou harcelés par l’ennemi, si c’est alors que
je t’ai insulté, je suis plus insolent que les ânes, dont la fatigue
n’arrête pas, dit-on, l’insolence. Mais explique pourquoi je t’ai
frappé. Te demandais-je quelque chose, et est-ce pour ton refus que je
t’ai battu? Est-ce que j’exigeais une restitution? T’ai-je querellé pour
un mignon, ou bien étais-je en état d’ivresse?» L’autre convenant que ce
n’est rien de tout cela, Xénophon lui demande s’il était alors parmi les
hoplites. «Non.--Avec les peltastes?--Non plus; mais moi, homme libre,
je conduisais un mulet; les camarades de chambrée m’en avaient chargé.»
Xénophon reconnaissant alors son homme: «N’es-tu pas, lui demande-t-il,
celui qui transportait un malade?--Oui, par Jupiter! tu m’y avais forcé,
après avoir culbuté le bagage de mes compagnons.--Mais cette culbute,
dit Xénophon, voici comment elle s’est faite. Je répartis les effets
entre d’autres soldats, pour les porter et me les remettre. Le tout
m’ayant été rendu en bon état, je te l’ai remis en échange de mon homme.
Mais écoutez comment cela s’est fait: la chose en vaut la peine.

«On laissait en arrière un homme qui ne pouvait plus marcher: je ne le
connaissais que parce qu’il était un des nôtres. Je te force à le
porter, sans quoi il est perdu; car, si je ne me trompe, nous avions les
ennemis en queue.» L’homme en convient. «Après t’avoir fait prendre les
devants, poursuit Xénophon, je retourne à l’arrière-garde, et je te
retrouve ensuite creusant une fosse pour enterrer ton homme. Je m’arrête
et je t’approuve. Mais pendant que nous sommes là, le malade plie la
jambe: tous les assistants s’écrient qu’il est en vie. Alors toi: Tout
ce qu’on voudra, dis-tu; pour moi, je ne le porte plus. C’est alors que
je t’ai frappé.--Tu dis vrai.--Tu me faisais l’effet de savoir qu’il
n’était pas mort.--Eh bien, répéta le plaignant, en est-il moins mort
depuis que je te l’ai rendu?--Et nous aussi, dit Xénophon, nous mourrons
tous; mais est-ce une raison pour nous enterrer tout vifs?» Tout le
monde alors s’écrie qu’il n’a pas assez frappé. Xénophon invite ensuite
les autres à dire pourquoi chacun d’eux l’a été. Personne ne se levant,
il dit:

«Oui, soldats, j’en conviens, j’ai frappé pour indiscipline beaucoup
d’hommes, auxquels il aurait dû suffire d’être sauvés par vous: nous
marchions en ordre et nous combattions quand il le fallait, tandis que
ces hommes-là, quittant leurs rangs, et courant en avant, voulaient
piller et gagner plus que vous. Si nous avions tous fait cela, nous
étions tous perdus. Il y a plus; quelque soldat mou, refusant de se
relever et se livrant lui-même à l’ennemi, je l’ai frappé, je l’ai
contraint de rallier. En effet, dans le grand froid, ayant moi-même
attendu longtemps après qu’on eut plié bagage, je me suis aperçu que
j’avais peine à me relever et à étendre les jambes. D’après cette
expérience personnelle, dès que je voyais quelqu’un s’asseoir en
paresseux, je l’activais: car le mouvement et l’action donnent de la
chaleur et de la souplesse, tandis que la station et le repos, ainsi que
je l’ai vu, aident le sang à se glacer et les doigts des pieds à se
geler; accident que vous savez être arrivé à plusieurs d’entre vous.

«Quelque autre soldat, arriéré par nonchalance, et qui empêchait, vous
l’avant-garde, et nous l’arrière-garde, d’avancer, je l’ai peut-être
frappé du poing, afin qu’il ne fût pas frappé de la lance des ennemis.
Il est donc permis à ceux que j’ai sauvés ainsi de me demander compte du
traitement que je leur ai infligé contrairement à la justice. Mais s’ils
étaient tombés au pouvoir des ennemis, quel traitement plus terrible
n’auraient-ils pas eu à subir, et dont ils croiraient avoir à demander
raison? Je vous parle à cœur ouvert. Si j’ai puni quelqu’un pour son
bien, je dois être puni comme un père qui châtie ses enfants ou un
maître ses disciples. C’est aussi pour le bien que les médecins coupent
et brûlent. Mais si vous croyez que j’ai agi par violence, réfléchissez
que, grâce aux dieux, j’ai bien plus de confiance aujourd’hui qu’alors,
que je me sens aujourd’hui plus d’audace que jadis, que je bois plus de
vin, et cependant je ne frappe personne: c’est que je vous vois au port.
Mais durant la tempête, quand la mer est soulevée, ne voyez-vous pas
que, pour le moindre signe de tête, le pilote s’emporte contre les
matelots de la proue, le timonier s’emporte contre ceux de la poupe?
c’est qu’en pareil cas la faute la plus légère peut tout perdre. Du
reste, vous avez prononcé vous-mêmes que j’ai eu raison de frapper ces
gens, car vous étiez autour de moi tenant en main, non pas des cailloux
de suffrages, mais des armes, et vous pouviez leur venir en aide, si
vous le vouliez. Mais, par Jupiter, vous ne leur êtes point venus en
aide, et vous n’avez pas frappé avec moi celui qui abandonnait son rang.
Vous avez autorisé la conduite de ces lâches en donnant les mains à leur
insolence: car je le crois, si vous vouliez y faire attention, vous
verriez qu’ils sont devenus les plus lâches et les plus insolents des
hommes.

«Boïscus, un lutteur thessalien, bataillait récemment pour porter son
bouclier: il se disait malade; et maintenant, à ce que j’entends dire,
il a dépouillé je ne sais combien de Cotyorites. Si vous êtes sages,
vous ferez avec lui le contraire de ce qu’on fait avec les chiens. Les
chiens méchants, on les met à l’attache le jour, et on les lâche la
nuit: lui, si vous êtes prudents, vous l’attacherez la nuit, et le
lâcherez le jour.

«Mais en vérité, dit-il en terminant, je m’étonne que vous vous
rappeliez ce que j’ai pu vous faire de désagréable, et que vous ne
puissiez vous en taire; tandis que s’il en est à qui j’ai porté secours
durant le froid, que j’ai défendus contre l’ennemi, à qui j’ai rendu
service dans la maladie ou dans la détresse, personne ne s’en souvient.
Si j’ai loué ceux qui faisaient une belle action, si j’ai honoré quelque
brave, autant qu’il était en moi, on ne se le rappelle pas davantage. Et
cependant il est beau, il est juste, c’est un devoir agréable et sacré
de se souvenir du bien plutôt que du mal.»

A ces mots, chacun se lève, l’esprit tout entier aux souvenirs, et
l’affaire s’arrange au mieux.




LIVRE VI




CHAPITRE PREMIER

Alliance avec les Paphlagoniens.--Danses curieuses.--Départ de
Cotyore.--Arrivée à Harmène.--On offre à Xénophon le commandement en
chef.--Il refuse et le fait donner à Chirisophe.


Pendant le séjour qu’on fit en cet endroit, on vécut, soit des
provisions du marché, soit de la maraude faite en Paphlagonie. De leur
côté, les Paphlagoniens dépouillaient parfaitement tous ceux qui
s’écartaient, et la nuit, ils incommodaient fort ceux qui bivouaquaient
à distance. De là, de part et d’autre, une vive animosité. Corylas, qui
se trouvait alors gouverneur de Paphlagonie, envoya aux Grecs des
députés, avec des chevaux et des vêtements magnifiques. Ils disent que
Corylas est tout prêt à ne plus inquiéter les Grecs, si l’on ne
l’inquiète plus. Les stratéges répondent qu’ils en délibéreront avec
l’armée, donnent aux envoyés l’hospitalité, et invitent avec eux tous
ceux qu’il paraît le plus juste d’appeler; puis, après avoir immolé des
bœufs et d’autres bestiaux de capture, on sert un repas convenable; on
soupe couchés sur des lits de feuillage, et l’on boit dans des coupes de
corne, qu’on trouvait dans le pays.

Les libations faites et le péan chanté, des Thraces se lèvent d’abord,
dansent tout armés au son de la flûte, puis sautent très-haut et avec
agilité en s’escrimant de leurs sabres. Enfin l’un d’eux frappe l’autre,
si bien qu’il semble à tous qu’il a blessé son homme, qui ne tombe que
pour la forme. Les Paphlagoniens jettent un grand cri. Le vainqueur
dépouille l’autre de ses armes, et sort en chantant Sitalcé[39], tandis
que les Thraces emportent le prétendu mort, qui se porte bien.

  [39] Chant en l’honneur de Sitalcé, reine de Thrace, fameuse par sa
    valeur et sa prudence. Voy. Diodore de Sicile, XII, L.

Ensuite les Énians et le Magnésiens se lèvent et commencent en armes la
danse nommée _carpéa_[40]. Voici en quoi consiste cette danse. Un des
acteurs met ses armes à terre à côté de lui, sème son champ et conduit
une charrue, en se retournant fréquemment comme un homme qui a peur. Un
brigand survient. Dès que l’autre le voit, il saute sur ses armes, va
au-devant de lui et se bat pour son attelage. Tous ces mouvements
s’exécutent en cadence, au son de la flûte. Enfin le brigand a le
dessus, garrotte le laboureur et emmène son attelage. D’autres fois le
laboureur bat le brigand; il l’attache auprès de ses bœufs et le chasse
devant lui, les deux mains liées au dos.

  [40] C’est-à-dire _La semeuse_. Lucien, dans son traité curieux _De la
    danse_, n’a pas songé à parler de celle-ci. Elle méritait cependant
    une mention.

Après, Mysus entre, un bouclier léger dans chaque main. Tantôt il a
l’air, dans sa danse, de se défendre contre deux ennemis, tantôt il se
sert de ses deux boucliers contre un seul; quelquefois il tourne et fait
la culbute, sans lâcher ses boucliers; si bien qu’il offre toujours un
spectacle agréable. Il finit par la danse des Perses, en frappant d’un
bouclier sur l’autre: il se met à genoux, il se relève, tout cela en
mesure et au son de la flûte.

Viennent ensuite des Mantinéens et quelques autres Arcadiens, qui se
lèvent, couverts de leurs plus belles armes, s’avancent en cadence, les
flûtes jouant une marche guerrière, chantent un péan, et dansent comme
il est d’usage dans les cérémonies religieuses. Les Paphlagoniens sont
tout étonnés de voir toutes ces danses exécutées en armes. Mysus,
s’apercevant de leur surprise, engage un Arcadien, qui avait une
danseuse pour maîtresse, à l’introduire, revêtue de ses habits les plus
beaux, et un bouclier léger à la main. Celle-ci danse la pyrrhique avec
une grande légèreté. Aussitôt de grands applaudissements. Les
Paphlagoniens demandent aux Grecs si les femmes combattent avec eux. On
leur dit que ce sont elles qui ont mis le roi en fuite et l’ont chassé
de son camp. Telle fut la fin de cette soirée.

Le lendemain, les Paphlagoniens sont amenés à la délibération des
soldats, qui décident que l’on ne se fera plus de mal des deux côtés;
après quoi les députés repartent. Les Grecs, jugeant qu’ils ont assez de
bâtiments, s’embarquent et naviguent avec le vent favorable pendant un
jour et une nuit, ayant à gauche la Paphlagonie. Le lendemain on arrive
à Sinope et on mouille à Harmène[41], port de cette ville. Sinope est en
Paphlagonie; c’est une colonie des Milésiens. Les habitants envoient aux
Grecs des présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge
et quinze cents cérames[42] de vin. Chirisophe y arrive avec des
trirèmes. Les soldats espéraient qu’il leur amenait autre chose; mais il
n’amenait rien. Il annonce seulement qu’Anaxibius, chef de la flotte,
ainsi que tous les autres, fait l’éloge de l’armée, et qu’Anaxibius leur
promet une solde au sortir de l’Euxin.

  [41] Port de mer à 40 stades de Sinope.

  [42] Vase d’une capacité correspondant à un peu plus de 28 litres.

Les soldats restent toujours à Harmène. Comme ils se sentent près de la
Grèce, ils songent plus que jamais aux moyens de ne pas rentrer chez eux
les mains vides. Ils jugent donc qu’en choisissant un seul chef, un seul
pourra mieux que plusieurs imposer sa volonté à l’armée, la nuit ainsi
que le jour; s’il faut garder quelque secret, il pourra mieux l’empêcher
de se répandre; s’il est nécessaire de prévenir l’ennemi, il perdra
moins de temps; il ne faudra plus de confidence; mais un seul fera
exécuter ce qu’il aura décidé, tandis qu’auparavant les stratéges
faisaient tout à la pluralité des voix.

Occupés de ces pensées, ils songent à Xénophon. Les lochages viennent le
trouver et lui disent que c’est le vœu de l’armée. Chacun, lui
témoignant son affection, l’engageait à se charger du commandement.
Xénophon y inclinait, croyant que ce serait pour lui la source d’une
plus grande gloire, le moyen de se faire un nom plus illustre parmi ses
amis et dans sa ville natale: peut-être même l’armée lui devrait-elle de
nouveaux services.

Ces réflexions l’entraînaient à désirer devenir commandant en chef; mais
quand il songeait que personne ne peut lire dans l’avenir et qu’il
risquait de perdre dans ce rang la gloire qu’il avait acquise, il
hésitait. Dans cette perplexité, il croit que le meilleur parti à
prendre est de consulter les dieux. Il conduit deux victimes devant les
autels, et sacrifie à Jupiter Roi, qui lui avait été désigné par
l’oracle de Delphes. C’était d’ailleurs à ce dieu qu’il attribuait
l’envoi du songe qu’il avait eu quand il commença à prendre sa part des
soins dus à l’armée. Il se ressouvenait aussi qu’à son départ d’Éphèse,
pour être présenté à Cyrus, il avait entendu à droite le cri d’un aigle
posé à terre; le devin qui l’accompagnait alors lui avait dit que
c’était l’augure d’une gloire élevée, glorieuse, mais pénible, vu que
les oiseaux attaquent l’aigle surtout quand il est posé. Le devin
ajoutait que ce n’était pas un augure de richesse, car c’est au vol que
l’aigle s’empare de sa proie.

Pendant qu’il sacrifie, le dieu lui montre clairement qu’il ne doit ni
briguer le commandement en chef, ni l’accepter, s’il est élu. C’est ce
qui eut lieu. L’armée s’étant réunie, tout le monde dit qu’il faut élire
un chef, et, cet avis adopté, on propose Xénophon. Comme il était
évident que, quand on irait aux voix, ce serait lui qu’on choisirait, il
se lève et dit:

«Soldats, je suis sensible à l’honneur que vous me faites, attendu que
je suis homme; je vous en remercie et je prie les dieux de me donner
l’occasion de vous rendre service; mais je ne crois pas, quand il y a là
un Lacédémonien, que ce soit votre intérêt et le mien de me choisir: les
Lacédémoniens seraient moins empressés à cause de cela de vous accorder
ce qui vous ferait faute, et je ne sais pas s’il y aurait sûreté pour
moi. Car je vois qu’ils n’ont cessé d’être en guerre avec ma patrie que
quand ils ont eu fait reconnaître par toute la ville la suprématie des
Lacédémoniens: cet aveu fait, ils ont cessé la guerre et n’ont pas
continué le siége de la ville. Témoin de ces événements, si je
paraissais attenter, autant qu’il est en moi, à leur autorité, je
craindrais qu’on ne me rappelât brusquement à la raison. Quant à ce que
vous pensez, qu’il y aura moins de séditions avec un seul chef qu’avec
plusieurs, sachez bien que, si vous en choisissez un autre, vous ne me
trouverez à la tête d’aucun parti. Je pense qu’à la guerre quiconque
conspire contre son chef conspire contre son propre salut; tandis que,
si vous me choisissiez, je ne serais pas surpris qu’il se trouvât
quelqu’un d’irrité contre vous et contre moi.»

A ces mots, un plus grand nombre encore se lèvent et disent qu’il faut
qu’il commande. Agasias de Stymphale dit qu’il trouve ridicule que la
chose se passe de la sorte; que, si les Lacédémoniens se fâchent, ils
devront aussi se fâcher si, dans un festin, on ne choisit pas un
Lacédémonien pour président. «A ce compte, ajoute-t-il, il ne nous est
pas permis sans doute d’être lochages, puisque nous sommes Arcadiens.»
Ces paroles d’Agasias sont couvertes d’applaudissements.

Alors Xénophon, voyant qu’il faut insister davantage, s’avance et dit:
«Eh bien! camarades, pour ne vous rien cacher, je vous en atteste tous
les dieux et toutes les déesses, que, pressentant votre décision,
j’offris un sacrifice pour savoir s’il serait avantageux à vous de me
confier ce pouvoir, à moi de l’accepter. Les dieux m’ont fait voir dans
les victimes, si clairement qu’un enfant n’aurait pu s’y méprendre, que
je dois m’abstenir de ce pouvoir absolu.»

On élit Chirisophe. Chirisophe, une fois élu, s’avance et dit: «Sachez,
soldats, que je me serais soumis, si vous aviez élu un autre chef, mais
vous avez rendu service à Xénophon en ne l’élisant pas. Dexippe l’a
depuis peu calomnié auprès d’Anaxibius, autant qu’il l’a pu, quoique
j’aie fait tous mes efforts pour lui fermer la bouche. Il a dit qu’il
croyait que Xénophon aimerait mieux avoir pour collègue Timasion de
Dardanie, de la division de Cléarque, que lui-même qui est Lacédémonien.
Mais puisque vous m’avez élu, continue Chirisophe, je m’efforcerai aussi
de vous faire tout le bien que je pourrai. Préparez-vous à lever
l’ancre, demain, si le temps est beau. On fera voile vers Héraclée; il
faut que tout le monde tâche d’y arriver; une fois là, nous aviserons au
reste.»




CHAPITRE II

Départ des Grecs.--Arrivée à Héraclée.--Fin du commandement en chef de
Chirisophe.--Nouvelle autorité de Xénophon.--Division de l’armée en
trois corps.


Le lendemain, on met à la voile par un bon vent, et pendant deux jours
on navigue, à l’aide du câble, le long des côtes. En longeant la terre
on aperçoit le cap Jason, où aborda, dit-on, le navire Argo, et les
bouches de plusieurs fleuves, d’abord du Thermodon, ensuite de l’Iris,
puis de l’Halys[43], enfin du Parthénius. Cette embouchure passée, on
arrive à Héraclée, ville grecque, colonie de Mégare, située dans le pays
des Mariandyns. On mouille près de la Chersonèse Achérusiade. C’est là,
dit-on, qu’Hercule descendit aux enfers pour enchaîner Cerbère: on
montre encore à présent, comme monument de sa descente, un gouffre qui a
plus de deux stades de profondeur. Les Héracléotes envoient aux Grecs,
en présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge, deux
mille cérames de vin, vingt bœufs et cent brebis. La plaine est
traversée par un fleuve nommé Lycus, large d’environ deux plèthres.

  [43] Le Thermodon est le _Thermeh_ actuel. L’Iris se nomme aujourd’hui
    _Iekil-Irmak_, et l’Halys _Kisyl-Ermak_.

Les soldats, s’étant assemblés, délibèrent s’il vaut mieux sortir de
l’Euxin par terre ou par mer. Lycon d’Achaïe se lève et dit: «Je suis
étonné, soldats, que nos stratéges n’essayent pas de nous procurer des
vivres. Les présents hospitaliers assurent à l’armée des vivres pour
trois jours; mais où nous fournirons-nous de vivres pour le reste de la
route? je n’en sais rien. Je suis donc d’avis de demander à la ville
d’Héraclée au moins trois mille cyzicènes.» Un autre dit qu’il faut
exiger une solde de dix mille cyzicènes au moins. «Choisissons des
députés tout de suite, sans désemparer; envoyons-les à la ville, et
sachons leur réponse pour en délibérer.» On propose pour députés d’abord
Chirisophe, en sa qualité de général en chef. Quelques-uns nomment aussi
Xénophon. Ils refusent tous deux avec force.

Ils pensaient qu’on ne devait exiger d’une ville grecque et amie que ce
que les citoyens voudraient eux-mêmes donner. Comme ils avaient de
l’éloignement pour une telle mission, on envoie Lycon d’Achaïe,
Callimaque de Parrhasie et Agasias de Stymphale. Arrivés à Héraclée,
ceux-ci disent ce qui a été décidé: on dit que Lycon ajouta des menaces,
si l’on n’obéissait pas sans réserve. Après l’avoir entendu, les
Héracléotes répondent qu’ils vont délibérer. Ils font rentrer aussitôt
tout ce qu’ils ont de biens dans les champs, approvisionnent leur ville,
en ferment les portes et paraissent en armes sur les remparts.

Les auteurs de ce désarroi accusent les stratéges d’avoir fait manquer
l’affaire. Les Arcadiens et les Achéens se réunissent à part. A leur
tête sont Callimaque de Parrhasie et Lycon d’Achaïe. Ils disent qu’il
est honteux qu’un Athénien qui n’a pas amené de troupes à l’armée
commande à des Péloponésiens et à des Lacédémoniens; qu’ils ont toute la
peine et d’autres le profit, et cela quand ce sont eux qui ont sauvé
l’armée; que les Arcadiens et les Achéens ont tout fait: que le reste
n’est rien; et, de fait, les Arcadiens et les Achéens composaient la
moitié de l’armée; que, s’ils avaient un peu de bon sens, ils se
réuniraient, se choisiraient eux-mêmes des stratéges, feraient route à
part, et tâcheraient de faire quelque bonne prise. L’avis est adopté.
Tout ce qu’il y a d’Arcadiens et d’Achéens abandonnent Chirisophe et
Xénophon et font corps à part. Ils en élisent dix d’entre eux pour
stratéges, et arrêtent que ceux-ci feront exécuter tout ce qui sera
décidé à la pluralité des voix. Ainsi tombe le pouvoir suprême de
Chirisophe, six ou sept jours après qu’il a été élu.

Xénophon cependant voulait continuer sa marche en compagnie de ces
factieux, croyant qu’il y trouverait plus de sûreté qu’à conduire
séparément chaque division. Mais Néon lui conseille de marcher à part,
ayant su de Chirisophe que Cléandre, harmoste de Byzance, avait dit
qu’il se rendrait avec des trirèmes au port de Calpé; l’intention de
Néon était que personne ne profitât de ces trirèmes: il voulait s’y
embarquer avec les soldats de leurs divisions, et voilà pourquoi il
donnait ce conseil. Chirisophe, découragé par tous ces événements, et
même irrité contre l’armée, permet à Xénophon de faire ce qu’il veut.
Celui-ci est d’abord tenté de laisser l’armée et de s’embarquer seul;
mais, ayant fait un sacrifice à Hercule Conducteur, afin de savoir s’il
lui serait meilleur et plus avantageux de continuer l’expédition avec
les soldats qui lui restaient ou de les quitter, le dieu lui fit
connaître par les victimes qu’il fallait rester avec ses soldats.

Ainsi l’armée se sépare en trois corps: le premier, composé d’Arcadiens
et d’Achéens, de plus de quatre mille cinq cents hommes, tous hoplites;
le second, sous les ordres de Chirisophe, est de quatorze cents hoplites
et près de sept cents peltastes: c’étaient les Thraces de Cléarque; le
troisième, commandé par Xénophon, de dix-sept cents hoplites et
d’environ trois cents peltastes: c’était le seul où il y eût de la
cavalerie, environ quarante cavaliers.

Les Arcadiens, ayant obtenu des bâtiments des Héracléotes, s’embarquent
les premiers, pour tomber à l’improviste sur les Bithyniens et leur
enlever le plus possible. Ils descendent au port de Calpé, situé vers le
milieu de la Thrace. Chirisophe, au sortir de la ville d’Héraclée,
marche à travers l’intérieur du pays. Mais, une fois arrivé en Thrace,
il continue sa route le long de la mer: il se sentait déjà malade. Pour
Xénophon, ayant pris des bâtiments, il débarque aux confins de la Thrace
et du territoire d’Héraclée, et s’avance dans le milieu des terres.




CHAPITRE III

Marche des trois corps.--Ils se réunissent tous au port de Calpé.


Comment fut dissous le commandement de Chirisophe et comment l’armée
grecque se divisa, nous venons de l’exposer. Voici ce que fit chaque
division.

Les Arcadiens débarquent de nuit au port de Calpé, marchent vers les
premiers villages, à trente stades à peu près de la mer. Au point du
jour, chaque stratége conduit sa troupe séparément vers un village:
quand un village paraît plus fort, les stratéges y envoient deux loches.
On convient d’une colline où tout le monde devra se réunir. Cette
irruption ayant été subite, ils font beaucoup de prisonniers et enlèvent
une grande quantité de bétail. Les Thraces qui ont pu s’échapper, se
réunissent. Or, il s’en était échappé un bon nombre, tous peltastes, des
mains des hoplites grecs. Une fois réunis, ils attaquent d’abord le
loche de Smicrès, un des stratéges des Arcadiens, qui marchait au
rendez-vous, chargé de butin. Les Grecs continuent quelque temps leur
marche en combattant; mais, au passage d’un ravin, ils sont mis en
déroute, et tués jusqu’au dernier, y compris Smicrès: un autre lochage,
l’un des dix stratéges, Hégésandre, ne ramena que huit hommes. Cependant
les autres lochages gagnent la colline, les uns avec du butin, les
autres les mains vides.

Les Thraces, après ce premier succès, s’appellent les uns les autres et
se rassemblent en force pendant la nuit. Au point du jour, ils se
forment en cercle autour de la colline où campaient les Grecs; ils
avaient en bataille de nombreux cavaliers et des peltastes: leur nombre
croissait à chaque instant, et ils attaquaient impunément les hoplites.
Les Grecs, en effet, n’avaient ni archer, ni homme de trait, ni
cavalier, tandis que les Thraces courant ou galopant lançaient leur
javelot, et, quand on marchait sur eux, se retiraient aisément. Ils
attaquaient les uns d’un côté, les autres de l’autre, blessaient
beaucoup de leurs ennemis sans avoir un seul blessé, de telle sorte que
les Grecs ne peuvent bouger de leur poste, et que les Thraces finissent
par les empêcher d’arriver à un endroit où il y avait de l’eau. Dans
cette extrémité, on parle de trêve, et déjà l’on convient de quelques
conditions, mais les Grecs demandant des otages et les Thraces refusant
d’en donner, on en demeure là. Telle était la situation des Arcadiens.

Cependant Chirisophe, marchant par terre le long de la mer, arrive au
port de Calpé. Xénophon, de son côté, traverse l’intérieur du pays, et
sa cavalerie, détachée en avant, lui amène des vieillards qu’elle a
rencontrés. Il leur demande s’ils savent des nouvelles d’une autre armée
grecque. Ils rapportent ce qui s’est passé, comment les Grecs, assiégés
en ce moment même sur une colline, sont serrés de tous côtés par les
Thraces. Xénophon met alors ces hommes sous bonne garde, pour servir de
guides au besoin; il pose dix vedettes, convoque ses troupes et dit:
«Soldats, une partie des Arcadiens a péri; les autres sont assiégés sur
une colline. Je pense que, si nous les laissons périr, nous n’aurons
plus aucun espoir de salut avec des ennemis si nombreux et si pleins
d’audace. Le meilleur pour nous est donc de secourir ces gens-là au plus
vite, afin que, s’ils sont encore vivants, nous combattions avec eux, et
que nous n’ayons pas à courir seuls de nouveaux dangers.

«Nous camperons plus tard; dès à présent marchons, jusqu’à ce que nous
croyions être à l’heure du repas. Pendant que nous avancerons, Timasion
se portera en avant avec la cavalerie, sans nous perdre de vue, et
éclairera le pays, afin qu’il n’y ait pas de surprise.»

Il envoie en même temps les plus agiles de ses gymnètes sur les flancs
et sur les hauteurs, avec ordre de faire signe, s’ils apercevaient
quelque chose, et de brûler tout ce qui pouvait être incendié. «Quant à
nous, nous n’avons plus de retraite, ajoute-t-il. Héraclée est trop loin
pour y retourner, Chrysopolis trop loin pour y arriver, et nous sommes
près de l’ennemi. Le port de Calpé, où nous croyons Chirisophe arrivé,
s’il a pu échapper, est encore le point le plus proche. Mais il n’y a là
ni bâtiments pour nous embarquer, ni vivres pour y demeurer, ne fût-ce
qu’un seul jour. Laisser périr les assiégés, puis nous unir avec les
troupes seules de Chirisophe, pour affronter de nouveaux dangers, est un
parti pire que de les sauver, de nous unir tous et de pourvoir ensemble
à notre salut. Marchons donc, résolus à périr aujourd’hui glorieusement
ou à faire quelque bel exploit, en sauvant tant de Grecs. Dieu peut-être
agit-il ainsi parce qu’il veut humilier l’orgueil de ceux qui se sont
crus trop sages, et nous élever au-dessus d’eux, nous qui n’entreprenons
rien sans invoquer les dieux. Suivez vos chefs, et donnez toute votre
attention à bien exécuter leurs ordres.»

Cela dit, il se place en tête. La cavalerie, se dispersant autant
qu’elle le peut sans risque, brûle tout ce qu’elle rencontre, et les
peltastes, occupant successivement les hauteurs, mettent le feu à tout
ce qui est combustible: le reste de l’armée achève de détruire ce qui a
échappé: de cette manière le pays tout en feu annonce la marche d’une
nombreuse armée. L’heure étant venue, les Grecs montent et campent sur
une colline, d’où ils aperçoivent les feux de l’ennemi, à la distance
d’environ quarante stades, et ils allument eux-mêmes le plus de feux
possible. Le repas fini, on ordonne d’éteindre ces feux au plus vite; on
place des sentinelles pour la nuit, et on se livre au repos. Au point du
jour, on adresse des prières aux dieux, on se range en bataille et l’on
s’avance au pas accéléré. Timasion, qui avait pris les devants avec la
cavalerie et les guides, se trouve, sans le savoir, sur la colline où
les Grecs étaient assiégés. Il n’y voit plus ni amis, ni ennemis, et il
en instruit aussitôt Xénophon et sa troupe. Il ne restait que quelques
vieilles femmes, des vieillards, quelques chétifs moutons et des bœufs
abandonnés. On s’étonne d’abord, on se demande ce qui peut être arrivé.
On apprend ensuite de ceux qu’on a laissés là que les Thraces se sont
retirés tous dès le soir même, et ils ajoutent que les Grecs sont partis
le lendemain, mais de quel côté, ils ne le savent pas.

Ces renseignements connus, Xénophon fait dîner les troupes; on plie
bagage, et l’on se remet en marche dans le dessein de rejoindre au plus
tôt les autres Grecs au port de Calpé. Chemin faisant, on trouve la
trace des Arcadiens et des Achéens sur la route du port de Calpé. Quand
on les a rejoints, on se revoit avec bonheur et l’on s’embrasse comme
frères. Les Arcadiens demandent aux soldats de Xénophon pourquoi ils ont
éteint leurs feux: «Nous croyions, disent-ils, en ne voyant plus vos
feux, que vous alliez attaquer les ennemis la nuit même: ceux-ci, nous
le présumons, ont eu également cette idée, et la crainte les a fait
décamper; car, c’est vers ce moment qu’ils ont battu en retraite. Comme
vous n’arriviez point et que le temps nécessaire était écoulé, nous
avons cru qu’instruits de notre situation et effrayés, vous vous étiez
retirés vers la mer. Nous avons jugé nécessaire de ne pas rester en
arrière de vous, et c’est comme cela que nous avons marché jusqu’ici.»




CHAPITRE IV

Description du port de Calpé.--Résolution qu’y prennent les
Grecs.--Fausse démarche de Néon.--Apparition de la cavalerie de
Pharnabaze.


On reste tout ce jour en plein air sur le rivage, près du port. Ce lieu,
qu’on appelle port de Calpé, est situé dans la Thrace asiatique. Cette
Thrace, qui commence à la bouche de l’Euxin et s’étend jusqu’à Héraclée,
est à droite de ceux qui entrent dans le Pont. De Byzance à Héraclée, il
ne faut que le trajet d’un long jour aux trirèmes qui ne naviguent qu’à
la rame. On ne trouve dans l’intervalle aucune ville ni amie ni grecque,
mais seulement des Thraces Bithyniens. Ceux des Grecs qui tombent entre
leurs mains, soit par naufrage, soit autrement, ils les traitent avec
cruauté. Le port de Calpé est à mi-chemin pour ceux qui naviguent
d’Héraclée à Byzance. C’est une pointe qui s’avance dans la mer: le côté
tourné vers la pleine mer est un rocher à pic, très-élevé, dont la plus
petite hauteur n’a pas moins de vingt brasses; l’isthme qui relie cette
pointe à la terre a tout au plus quatre plèthres de largeur; mais
l’espace compris entre la mer et ce passage pourrait contenir une ville
de dix mille âmes.

Le port est sous le rocher même, le rivage tourné vers le couchant. Une
source d’eau douce très-abondante coule du côté de la mer, mais dominée
par le rocher. Des bois en grande quantité et de toute espèce, ainsi
qu’une infinité de bois de construction, garnissent le rivage. La
montagne qui prend naissance au port, s’étend dans l’intérieur du pays
jusqu’à vingt stades environ; elle est de terre, sans mélange de
pierres; et le long de la côte, sur une étendue de plus de vingt stades,
elle offre une forêt touffue de grands arbres de toute essence. Le reste
du pays est beau, spacieux, couvert de villages très-peuplés. Il produit
de l’orge, du blé, des légumes de toute espèce, du miel, du sésame,
quantité de figues, des vignes nombreuses qui donnent d’excellent vin;
de tout enfin, sauf des oliviers. Tel est ce pays.

Les soldats se cantonnent sur la côte, le long de la mer: ils ne
voulaient pas camper dans un lieu propre à fonder une ville. Ils
craignaient même d’être venus en cet endroit par le mauvais dessein de
ceux qui avaient le projet d’un semblable établissement: car la plupart
d’entre eux n’avaient pas été conduits par la misère à s’embarquer dans
l’espérance d’une paye, mais par le bruit de la générosité de Cyrus, les
uns entraînant à leur suite des dissipateurs ruinés, d’autres s’étant
dérobés à leur père et à leur mère, quelques-uns abandonnant leurs
enfants avec la pensée de revenir un jour leur fortune faite, sachant
d’ailleurs que d’autres avaient gagné auprès de Cyrus de grandes et
fortes sommes. Des hommes de cette espèce désiraient donc revenir en
Grèce sains et saufs.

Le lendemain, quand tout le monde est réuni, Xénophon fait un sacrifice
pour savoir s’il faut sortir du camp. Il fallait nécessairement aller
chercher des vivres, et il songeait à donner la sépulture aux morts. Les
entrailles ayant été favorables, les Arcadiens mêmes le suivent et
enterrent la plupart des morts, chacun à la place où il était tombé; car
les cadavres étant là depuis cinq jours, il n’y avait plus moyen de les
enlever. Quelques-uns ayant été rapportés de dessus les chemins, on leur
fait les plus belles funérailles que permettent les circonstances. Pour
ceux qu’on ne peut retrouver, on leur dresse un grand cénotaphe avec un
immense bûcher orné de couronnes. Cela fait, on revient au camp, où l’on
soupe et l’on prend du repos.

Le lendemain tous les soldats se rassemblent. Cette réunion est surtout
provoquée par Agasias de Stymphale, lochage, Hiéronyme d’Élée, également
lochage, et les plus âgés des Arcadiens. On fait un décret, qui condamne
à mort quiconque proposerait à l’avenir la séparation de l’armée, exige
que chacun retourne au rang qu’il occupait précédemment dans les
troupes, et rend le commandement aux anciens chefs. Chirisophe était
mort par suite d’un remède qu’il avait pris pour la fièvre: Néon
d’Asinée le remplace.

Xénophon se lève et dit: «Soldats, c’est par terre, à ce qu’il paraît,
qu’il faut continuer la marche, puisque nous n’avons pas de bâtiments:
il faut même partir sur-le-champ, car nous n’avons pas de vivres pour
rester. Nous allons faire un sacrifice; vous, de votre côté, vous allez
vous préparer à combattre plus vigoureusement que jamais: les ennemis
ont repris courage.»

Cela dit, les généraux font les sacrifices, près d’eux se tient le devin
Arexion d’Arcadie. Silanus d’Ambracie s’était enfui d’Héraclée sur un
navire qu’il avait affrété. Ce sacrifice fait pour le départ ne donne
pas de présages favorables. On ne bouge donc pas ce jour-là.
Quelques-uns ont l’audace de dire que Xénophon, voulant fonder une ville
en cet endroit, a engagé le devin à dire que les victimes ne sont pas
favorables au départ. Alors Xénophon fait publier par un héraut qu’il
sera permis le lendemain à qui voudra, même aux devins, d’assister aux
sacrifices pour observer les entrailles. Il sacrifie devant un grand
nombre de témoins. On immole jusqu’à trois victimes sans trouver de
signes heureux pour le départ; les soldats s’en affligent d’autant plus
qu’ils ont consommé les vivres qu’ils avaient apportés, et qu’il n’y a
point de marché.

L’assemblée se réunit et Xénophon leur adresse encore ces paroles:
«Soldats, vous le voyez, il n’y a pas de présages heureux pour le
départ, et je vous vois manquer du nécessaire: il me paraît donc urgent
d’offrir de nouveaux sacrifices pour cet objet.» Un homme se lève alors
et dit: «Il est tout naturel que les présages ne soient point
favorables: j’ai su de l’un des matelots du navire qui a relâché hier
par hasard, que Cléandre, harmoste de Byzance, doit arriver ici avec des
bâtiments de transport et des trirèmes.» Tout le monde alors est d’avis
d’attendre; mais il est essentiel de sortir pour se procurer des vivres.
On immole dans cette vue jusqu’à trois victimes, et les présages sont
mauvais: déjà les soldats marchent vers la tente de Xénophon et disent
qu’ils n’ont pas de vivres. Celui-ci déclare qu’il ne les fera pas
sortir sans avoir des présages heureux.

Le lendemain, le sacrifice recommence: l’armée presque tout entière,
grâce à l’impatience générale, forme un cercle autour de l’autel; mais
les victimes manquent. Les stratéges persistent à ne pas vouloir sortir:
ils convoquent l’assemblée. Xénophon s’exprime ainsi: «Sans doute les
ennemis se sont réunis et il faudra combattre. Si donc, abandonnant nos
équipages dans ce lieu fortifié, nous marchons tout prêts au combat,
peut-être obtiendrons-nous d’heureux présages.» A ces mots, les soldats
s’écrient qu’il ne faut rien transporter dans cet endroit, mais
sacrifier au plus vite. On n’avait point de menu bétail; on achète des
bœufs d’attelage et on les immole. Xénophon recommande à Cléanor
d’Arcadie de veiller à tout, si l’issue est favorable; mais les présages
ne sont pas heureux.

Néon, qui avait été nommé stratége à la place de Chirisophe, voyant
l’extrême disette où les hommes sont réduits, et voulant leur être
agréable, profite de la rencontre d’un Héracléote qui lui dit connaître
des villages voisins où l’on peut prendre des vivres: il fait publier
par un héraut que quiconque veut aller chercher des vivres n’a qu’à
venir avec lui: il les guidera. Il sort du camp, avec des piques, des
outres, des sacs et autres ustensiles, environ deux mille hommes. Mais à
peine se sont-ils rendus dans les villages et dispersés pour piller, que
les cavaliers de Pharnabaze tombent sur eux. Ils étaient venus en aide
aux Bithyniens, avec l’intention de s’unir à eux pour empêcher les Grecs
d’entrer en Phrygie. Ces cavaliers tuent au moins cinq cents Grecs; le
reste s’enfuit sur la montagne.

Un des fuyards rapporte au camp cette nouvelle. Comme ce jour-là même
les victimes n’avaient pas été favorables, Xénophon prend un bœuf
d’attelage, faute d’autre victime, l’immole et marche au secours des
Grecs avec tous les soldats âgés de moins de trente ans. Ils recueillent
les débris de la troupe et les ramènent au camp. Le soleil allait se
coucher, et les Grecs, tout découragés, étaient à souper. Tout à coup, à
travers un fourré, des Bithyniens tombent sur les avant-postes, tuent
plusieurs soldats et poursuivent les autres jusqu’au camp. Un cri
s’élève; tous les Grecs courent aux armes; il paraît dangereux de
poursuivre l’ennemi et de lever le camp pendant la nuit, parce que le
pays est fourré; mais on passe la nuit en armes, après avoir posé des
gardes assez fortes pour combattre.




CHAPITRE V

On assied le camp dans un lieu sûr.--Marche contre l’ennemi.--Éloquence
et bravoure de Xénophon.--Victoire sur les Bithyniens et les troupes de
Pharnabaze.


La nuit se passe ainsi. Le lendemain, au point du jour, les stratéges
conduisent l’armée dans le poste fortifié: les soldats suivent avec
armes et bagages. Avant l’heure du repas, l’espace étroit qui donne
entrée en ce lieu est retranché par un fossé qu’on creuse et dont on
palissade le revers, en n’y laissant que trois portes. Arrive alors un
bâtiment d’Héraclée, apportant de la farine d’orge, des bestiaux et du
vin.

Levé de bonne heure, Xénophon sacrifie pour obtenir des dieux la sortie
du camp: les signes sont favorables dès la première victime. A la fin du
sacrifice, le devin Arexion de Parrhasie aperçoit un aigle d’un heureux
augure, et engage Xénophon à sortir. On passe le fossé, on pose les
armes et l’on fait publier par les hérauts que les soldats, après le
repas, sortent armés, mais qu’ils laissent derrière le retranchement les
esclaves et tout ce qui ne porte pas d’armes. Tout sort, excepté Néon,
auquel on croit devoir laisser, comme poste d’honneur, la garde du camp.
Mais les lochages et les soldats l’ayant quitté, honteux de ne pas
suivre quand les autres marchaient à l’ennemi, il ne lui reste que les
hommes âgés de plus de quarante-cinq ans: ceux-là tout seuls demeurent;
les autres marchent.

Après avoir fait quinze stades, on trouve des morts: on couvre les
premiers cadavres qu’on rencontre d’une aile de la ligne, et l’on
ensevelit tout ce qui est derrière. Ceux-là ensevelis, la marche
continue, ainsi que la même manœuvre, et l’on ensevelit tout ce que
l’armée rencontre. Arrivés au chemin qui conduit hors des villages, on y
trouve beaucoup de cadavres près l’un de l’autre; on les transporte tous
ensemble et on leur donne la sépulture.

Il était plus de midi quand l’armée s’avança hors des villages, enlevant
tout ce qu’on trouvait de vivres dans le parcours de la phalange. Tout à
coup on découvre les ennemis, qui avaient monté le revers de quelques
collines en face des Grecs. Ils étaient sur une ligne pleine, avec
beaucoup de cavaliers et de fantassins. Spithridate et Rhathinés étaient
arrivés avec un détachement des troupes de Pharnabaze. Dès qu’ils ont
aperçu les Grecs, ils s’arrêtent à la distance d’environ quinze stades.
Aussitôt Arexion, devin des Grecs, fait un sacrifice, et les entrailles
de la première victime sont favorables. Alors Xénophon: «Stratéges,
dit-il, je suis d’avis de ranger des loches en corps de réserve,
derrière la phalange, afin qu’ils puissent la soutenir au besoin, et que
l’ennemi en désordre trouve des troupes fraîches et formées.» Tous les
stratéges sont de la même opinion. «Menons donc, dit-il, l’armée droit à
l’ennemi: ne restons donc pas là, puisque nous voyons l’ennemi et qu’il
nous voit. Je vous joindrai, dès que j’aurai formé les loches derrière
la phalange, comme vous l’avez décidé.»

On s’avance au petit pas. Xénophon, prenant les trois derniers rangs,
d’environ deux cents hommes chacun, en envoie un tiers vers la droite,
pour suivre à la distance d’un plèthre: Samolas d’Achaïe était à la tête
de cette division; le second tiers a l’ordre de marcher à distance
derrière les centres: il était commandé par Pyrrhias d’Arcadie; le
dernier tiers est détaché vers la gauche, sous les ordres de Phrasias
d’Athènes. On avançait, quand ceux qui sont en tête, arrivés à un grand
vallon, dont le passage était difficile, font halte, parce qu’ils
ignorent s’il est possible de le traverser. On appelle les stratéges et
les lochages à la tête de la ligne. Xénophon, étonné de ce qui peut
arrêter la marche, entend l’ordre et se porte au front à bride abattue.
Quand tout le monde est assemblé, Séphénète, le plus âgé des stratéges,
dit qu’il ne faut pas risquer le passage d’un pareil vallon. Alors
Xénophon l’interrompant avec vivacité: «Compagnons, dit-il, vous savez
que je ne vous ai jamais de gaieté de cœur exposés à un danger; je vois,
en effet, que vous avez moins besoin de valeur pour votre gloire que
pour votre salut. En ce moment, voici notre position. Nous ne pouvons
sortir d’ici sans combattre. Si nous ne marchons pas contre les ennemis,
ils nous suivront dans notre retraite et tomberont sur nous. Examinons
s’il vaut mieux marcher sur ces hommes, nos armes en avant, ou bien, nos
armes au dos, voir les ennemis nous attaquer par derrière. Vous le
savez, il n’y a point d’honneur à se retirer devant l’ennemi; mais le
poursuivre donne du cœur aux plus lâches. Pour moi, j’aimerais mieux
poursuivre avec moitié moins de troupes que fuir avec moitié plus. Et
d’ailleurs, j’en suis sûr, vous ne vous figurez pas que ces gens
tiendront contre notre attaque; mais si nous tournons le dos, vous savez
qu’ils auront le courage de nous suivre. Une fois passé, ce vallon
difficile à franchir n’est-il pas, pour des hommes résolus à combattre,
une position qui vaut la peine d’être prise? Pour ma part, je voudrais
que l’ennemi eût tous les chemins ouverts à sa retraite, et que nous
nous fussions convaincus par notre situation que nous n’avons de salut
que dans la victoire. Je m’étonne donc que ce vallon paraisse à certains
plus redoutable que tant d’autres que nous avons franchis. Mais comment
traverser cette plaine même, si nous ne battons les cavaliers? Comment
passerons-nous ces montagnes, si tant de peltastes nous poursuivent? Si
nous arrivons sains et saufs à la mer, quel vallon que l’Euxin! Là, nous
ne trouverons ni bâtiments pour nous transporter, ni vivres pour
subsister, si nous y restons. Mais il faudra, après nous être hâtés d’y
arriver, nous hâter d’en sortir pour chercher des vivres. Il vaut donc
mieux combattre aujourd’hui, après avoir mangé, que demain à jeun.
Compagnons, les victimes nous sont favorables, les augures propices, les
entrailles superbes. Marchons à ces hommes: il ne faut pas qu’après
avoir vu notre armée, ils dînent à leur aise et dressent leurs tentes où
il leur plaira.»

Les lochages le pressent alors de se mettre en tête, et personne ne s’y
oppose. Il se met en tête, après avoir donné l’ordre de traverser le
vallon sans se rompre, chacun marchant devant soi: il présumait qu’en
colonnes serrées l’armée le franchirait plus promptement qu’en défilant
sur le pont placé au milieu du vallon. Le vallon traversé, Xénophon
passant sur le front de la ligne: «Soldats, dit-il, retracez à votre
pensée toutes les journées où, avec l’aide des dieux, votre courage vous
a fait vaincre, et le sort qui attend ceux qui tournent le dos à
l’ennemi: songez aussi que nous sommes aux portes de la Grèce. Suivez
Hercule Conducteur: encouragez-vous mutuellement par votre nom. Il est
doux, quand on raconte et qu’on fait une action belle et courageuse,
d’en rappeler à qui l’on veut le souvenir.»

Ainsi parle Xénophon, galopant au front de la phalange qu’il conduit en
même temps. Les peltastes ayant été placés sur les deux ailes, on marche
à l’ennemi. On ordonne de placer la pique sur l’épaule droite jusqu’à ce
que la trompette sonne, puis de la tenir en avant, d’avancer à pas lents
et de ne pas poursuivre au pas de course. Le mot d’ordre est _Jupiter
Sauveur, Hercule Conducteur_. Les ennemis, croyant la position bonne,
attendent les Grecs. Ceux-ci s’étant approchés, les peltastes jettent le
cri de guerre et courent sus à l’ennemi, avant d’en avoir reçu l’ordre.
Aussitôt les ennemis s’élancent à leur rencontre, cavaliers et
fantassins des Bithyniens; les peltastes sont mis en fuite; mais bientôt
la phalange des hoplites grecs s’avance au pas redoublé: la trompette
sonne; le péan retentit, les cris s’ensuivent et les piques s’abaissent:
les ennemis ne tiennent plus; ils s’enfuient.

Timasion les poursuit avec sa cavalerie: on en tue tout ce que peut tuer
un aussi faible escadron. L’aile gauche de l’ennemi, placée en face de
la cavalerie grecque, est aussitôt dispersée: la droite, qui n’est pas
poursuivie aussi vivement, s’arrête sur une colline. Les Grecs, la
voyant arrêtée, croient que rien n’est plus facile et moins dangereux
que de la charger sur l’heure. Ils chantent le péan et s’élancent; elle
plie, et les peltastes la poursuivent, jusqu’à ce qu’elle soit dispersée
à son tour. Il y a peu d’hommes tués, la cavalerie ennemie, qui était
nombreuse, ayant fait peur.

Les Grecs, voyant la cavalerie de Pharnabaze tenir bon encore, et celle
des Bithyniens s’y rallier et regarder ce qui se passait du haut d’une
colline, jugent qu’il faut, quoique fatigués, marcher à ces troupes et
les empêcher de prendre du courage avec du repos. Ils se forment et
s’avancent. Les cavaliers ennemis s’enfuient par une pente rapide, comme
s’ils avaient eu de la cavalerie sur les talons: ils entrent, en effet,
dans un vallon marécageux, inconnu aux Grecs; mais ceux-ci étaient déjà
revenus de la poursuite, vu qu’il se faisait tard. De retour au lieu de
la première mêlée, ils érigent un trophée et redescendent à la mer vers
le coucher du soleil: ils étaient à près de soixante stades de leur
camp.




CHAPITRE VI

Butin fait sur les Bithyniens.--Arrivée de Cléandre.--Dispute entre
Agasias et Dexippe.--Discours de Xénophon et d’Agasias.--Réponse de
Cléandre.--Sa générosité.--Arrivée à Chrysopolis.


Les ennemis s’occupent alors de ce qui leur appartient; ils transportent
le plus loin possible leurs familles et leurs biens. De leur côté, les
Grecs attendent Cléandre, qui doit arriver avec des trirèmes et des
bâtiments de transport. Cependant ils sortent chaque jour avec des bêtes
de somme et des esclaves, rapportant, sans être inquiétés, du blé, de
l’orge, du vin, des légumes, du mil, des figues: tout abonde en ce pays,
sauf l’huile d’olive. Toutes les fois que l’armée restait au camp pour
se reposer, il était permis aux soldats d’aller à la maraude: ils
sortaient et faisaient main basse; mais quand l’armée sortait tout
entière, ce que chacun prenait à part en s’écartant était considéré
comme appartenant à la masse. Déjà une grande abondance régnait au camp;
il arrivait de toutes parts des denrées des villes grecques, et les
bâtiments qui longeaient la côte venaient volontiers y relâcher, sur le
bruit qu’on y fondait une ville et qu’il y avait un port. Les ennemis
mêmes, qui habitaient dans le voisinage, députent à Xénophon, à la
nouvelle qu’il est le fondateur de la colonie, et lui demandent ce qu’il
faut faire pour être ses amis. Celui-ci les présente aux soldats.

Sur ces entrefaites, Cléandre arrive avec des trirèmes, mais point de
bâtiments de transport. Au moment où il arrivait, l’armée était dehors:
quelques soldats s’étaient écartés pour la maraude, et d’autres étaient
sur la montagne; ils avaient pris beaucoup de menu bétail; mais,
craignant qu’il ne fût confisqué, ils le disent à Dexippe, le même qui
s’était enfui de Trapézonte sur un pentécontore, et le prient de sauver
leur butin, en prenant une partie et en rendant le reste. Aussitôt il
repousse les soldats qui entourent cette maraude et prétendent qu’elle
appartient à la masse; il va trouver Cléandre et l’instruit qu’on veut
enlever le bétail. Cléandre se fait amener le ravisseur. Dexippe met la
main sur un homme et l’amène. Agasias, qui survient par hasard, reprend
l’homme: celui qu’on emmenait était un de ses lochites. Les autres
soldats présents se mettent à jeter des pierres à Dexippe, en l’appelant
traître. Effrayés, un grand nombre de triérites se sauvent du côté de la
mer. Cléandre même s’enfuit. Xénophon et les autres stratéges
contiennent les soldats, et disent à Cléandre que cela n’est rien, qu’un
décret de l’armée est cause de tout ce bruit. Mais Cléandre, excité par
Dexippe, et piqué lui-même d’avoir eu peur, répond qu’il va mettre à la
voile et faire publier la défense à aucune ville de les recevoir, comme
ennemis. Tous les Grecs obéissaient alors aux Lacédémoniens.

L’affaire paraissait grave aux yeux des Grecs; ils supplient Cléandre de
ne point agir ainsi. Il répond qu’il ne changera point de sentiment,
qu’on ne lui ait livré le premier qui a jeté des pierres et arraché le
soldat arrêté. Celui qu’il désignait ainsi était Agasias, de tout temps
ami de Xénophon; motif pour lequel Dexippe l’accusait. Dans cette
circonstance critique, les chefs convoquent l’armée: quelques-uns se
souciaient fort peu de Cléandre; mais Xénophon ne voyant pas là une
petite affaire, se lève et dit: «Soldats, je ne vois point que ce soit
une petite affaire, si Cléandre s’en va dans la disposition d’esprit
qu’il annonce. Près de nous déjà sont les villes grecques, et la Grèce
est soumise aux Lacédémoniens: les Lacédémoniens, que dis-je? un seul
d’entre eux a le pouvoir de faire dans les villes ce que bon lui semble.
Si donc cet homme nous ferme d’abord les portes de Byzance, et s’il
défend aux autres harmostes de nous recevoir dans les villes, comme
traîtres aux Lacédémoniens et hors la loi, le bruit en viendra aux
oreilles d’Anaxibius, chef de la flotte. Alors il nous est également
difficile de rester ou de naviguer, attendu qu’aujourd’hui les
Lacédémoniens commandent sur la terre et sur la mer. Il ne faut pas,
pour un homme ou deux, fermer la Grèce à tous les autres, mais obéir à
ce qu’on nous ordonne: aussi bien, les villes d’où nous sommes leur
obéissent. Pour ma part, puisqu’on me dit que Dexippe affirme à Cléandre
que jamais Agasias n’aurait agi de la sorte sans mon ordre, je vous lave
tous de cette accusation, aussi bien qu’Agasias, si Agasias lui-même
prétend que je suis l’auteur de tout cela. Oui, je m’accuse, si j’ai
excité quelqu’un à jeter des pierres ou à commettre quelque autre
violence, de mériter le dernier supplice, et je suis prêt à le subir.
Seulement, j’ajoute que, si un autre est accusé, il faut qu’il se
remette de même aux mains et au jugement de Cléandre. C’est le moyen de
vous mettre tous hors de cause. Dans les circonstances où nous sommes,
il serait triste qu’espérant obtenir en Grèce honneur et gloire, nous
n’y fussions pas même traités comme les autres, mais exclus des villes
grecques.»

Agasias se lève: «Compagnons, dit-il, j’en atteste les dieux et les
déesses, non, Xénophon ne m’a pas donné le conseil d’enlever l’homme
arrêté; personne de vous ne me l’a donné. Mais voyant saisir un de mes
braves lochites par un Dexippe, qui, vous le savez tous, vous a trahis,
le fait m’a paru trop violent, je le lui ai arraché, je l’avoue.
Cependant ne me livrez pas. C’est moi-même, comme le dit Xénophon, qui
me livrerai à la justice de Cléandre, pour qu’il fasse de moi ce qu’il
voudra. Ainsi ne vous mettez point pour cela en guerre avec les
Lacédémoniens; sauvez-vous en toute sûreté, où chacun de vous le désire.
Seulement envoyez avec moi auprès de Cléandre des députés qui, en cas
d’omission de ma part, parleront et agiront pour moi.» Alors l’armée
permet à Agasias de choisir qui bon lui semble pour l’accompagner. Il
choisit les stratéges. Agasias et les stratéges vont trouver Cléandre,
avec l’homme qui avait été arraché, et les stratéges s’expriment ainsi:
«L’armée nous a envoyés vers toi, Cléandre. Elle te prie, si tu
l’accuses tout entière, de la juger et d’en ordonner ce que tu voudras:
s’il y a un seul homme, ou deux, ou plusieurs qui soient en cause, elle
est d’avis qu’ils se présentent eux-mêmes à ton tribunal. En
conséquence, si tu accuses quelqu’un de nous, nous nous offrons à ta
justice; si c’en est un autre, parle. Personne ne t’échappera de ceux
qui sont soumis à notre autorité.» Alors Agasias s’avançant: «C’est moi,
Cléandre, dit-il, qui ai arraché à Dexippe l’homme qu’il emmenait: c’est
moi qui ai engagé à frapper Dexippe. Je connaissais ce soldat pour un
brave. Quant à Dexippe, je savais que, choisi par l’armée pour commander
le pentécontore que nous avions demandé aux Trapézontins, et pour réunir
des bâtiments afin de nous sauver, ce Dexippe s’est enfui; il a trahi
les soldats avec lesquels il s’était échappé. Il a volé aux Trapézontins
leur pentécontore, nous a fait passer pour des fourbes, et a préparé
ainsi notre perte à tous: car il avait entendu dire, comme nous, qu’il
nous était impossible de retourner par terre, de traverser les fleuves
et d’arriver sains et saufs dans la Grèce. Voilà l’homme à qui j’ai
arraché mon soldat. Si tu l’eusses emmené, toi, ou quelque autre des
tiens, et non pas un de nos déserteurs, sois-en sûr, je n’aurais rien
fait de tout cela. Songe maintenant qu’en me tuant, tu feras mourir un
brave homme à cause d’un traître et d’un lâche.»

Ce discours entendu, Cléandre répond qu’il n’approuve point Dexippe,
s’il s’est conduit ainsi; seulement il ajoute que, Dexippe fût-il un
scélérat, on n’aurait pas dû le traiter avec violence: «Il fallait le
mettre en justice comme vous agissez vous-mêmes aujourd’hui, et
provoquer son châtiment. Maintenant donc, retirez-vous et laissez-moi
avec cet homme; quand je vous ferai appeler, vous entendrez le jugement.
Je n’accuse plus ni l’armée, ni personne, puisque en voici un qui
convient d’avoir arraché le soldat.» Ce soldat dit alors: «Tu crois
peut-être, Cléandre, que l’on m’a conduit à toi parce que je me suis
rendu coupable; non, je n’ai frappé personne, je n’ai point jeté de
pierres, mais j’ai dit que le bétail appartenait à la masse. En effet,
les soldats ont décidé que si, le jour où l’armée sort, on pillait pour
son propre compte, le butin serait à tous. Voilà ce que j’ai dit.
Dexippe alors m’a saisi: il m’entraînait afin que personne n’osât parler
et que, maître ainsi du butin, il pût s’en approprier une partie et
laisser le reste aux maraudeurs contrairement au décret.» Alors
Cléandre: «Puisque tu es l’homme en question, dit-il, reste, afin que
nous délibérions sur ton sort.»

Cléandre et les siens se mettent ensuite à dîner. Xénophon convoque
l’armée et lui conseille d’envoyer demander à Cléandre la grâce des
prisonniers. On décide de lui députer des stratéges, les lochages,
Dracontius de Sparte, et tous ceux que l’on croit en état de le fléchir,
avec mission d’employer auprès de lui tous les moyens de sauver les deux
hommes. Xénophon vient également et dit: «Cléandre, les accusés sont
entre tes mains: l’armée te les livre pour en faire ce que tu voudras
ainsi que de tous les autres. Maintenant elle te prie de lui rendre ces
deux hommes et de ne point les faire périr. Ils ont souffert jadis bien
des peines pour l’armée. Si elle obtient de toi cette grâce, elle en
promet sa reconnaissance; si tu veux te mettre à notre tête et que les
dieux nous soient propices, nous te montrerons des soldats disciplinés,
et en état, par leur soumission, de ne craindre, avec l’aide des dieux,
aucun ennemi. Ils te supplient, une fois à notre tête, de les mettre à
l’épreuve, eux, Dexippe et tous les autres, de voir ce qu’est chacun, et
d’accorder à chacun selon son mérite.» En entendant ces mots. Cléandre
s’écrie: «Par les Dioscures, je vous répondrai sur l’heure. Je vous
rends les deux hommes; je suis à vous, et, si les dieux me viennent en
aide, je vous ramènerai en Grèce; ce que vous me dites est bien
différent de ce que certains m’avaient dit de vous, que vous cherchiez à
détacher l’armée des Lacédémoniens.»

On applaudit à ces paroles et l’on s’en retourne en emmenant les deux
hommes. Cléandre sacrifie au sujet du départ, se lie avec Xénophon, et
ils contractent ensemble des liens d’hospitalité. En voyant les troupes
exécuter les commandements avec précision, il désire plus vivement
encore d’en être le chef. Cependant après trois jours de sacrifices, les
victimes n’étant point favorables, il convoque les stratéges et leur
dit: «Les entrailles ne me permettent pas de me mettre à votre tête;
toutefois ne perdez point courage: c’est à vous, à ce qu’il paraît,
qu’il est réservé de ramener vos soldats. Allez donc; quand vous serez
arrivés là-bas, nous vous recevrons de notre mieux.»

Les soldats sont d’avis de lui offrir tout le menu bétail du dépôt
commun. Il l’accepte, le rend, et met seul à la voile. Les soldats,
après avoir vendu le blé qu’ils avaient apporté, ainsi que les autres
effets qu’ils avaient pris, se mettent en marche à travers la Bithynie.
Mais, comme ils ne trouvent rien, en suivant le droit chemin, et qu’ils
veulent revenir les mains pleines avant d’entrer en pays ami, ils
décident de retourner sur leurs pas un jour et une nuit. Ainsi font-ils,
et ils prennent beaucoup d’esclaves et de menu bétail. Au bout de six
jours, ils arrivent à Chrysopolis de Chalcédoine[44]: ils y demeurent
sept jours à vendre leur butin.

  [44] Aujourd’hui _Scutari_.




LIVRE VII




CHAPITRE PREMIER

Anaxibius, chef de la flotte de Sparte, séduit par les offres de
Pharnabaze, trompe les Grecs et les fait sortir de Byzance: ils y
rentrent de vive force.--Xénophon les calme et les conduit hors de la
ville.--Commandement éphémère de Cératade.


Tous les faits accomplis par les Grecs durant leur marche vers les hauts
pays avec Cyrus jusqu’à la bataille, tous les incidents de la marche,
depuis la mort de Cyrus jusqu’à l’arrivée au Pont-Euxin, et tout ce qui
s’est passé depuis le départ du Pont, par terre et par mer jusqu’au
sortir de la bouche de cette mer et l’arrivée à Chrysopolis d’Asie, tout
cela a été raconté dans les livres précédents.

En ce moment, Pharnabaze, craignant que l’armée ne porte la guerre dans
son gouvernement, députe vers Anaxibius, chef de la flotte, qui était
alors à Byzance, le prie de transporter ces troupes hors de l’Asie et
lui promet, en retour, de faire tout ce qu’il lui demanderait. Anaxibius
mande alors les stratéges et les lochages des soldats à Byzance, et leur
promet une paye s’ils veulent traverser. Les autres chefs répondent
qu’ils en délibéreront et feront connaître leur décision; mais Xénophon
dit qu’il veut dès à présent quitter l’armée et s’embarquer. Cependant
Anaxibius l’ayant prié de rester pendant le passage et de ne se retirer
qu’après, Xénophon y consent.

Sur ces entrefaites, le thrace Seuthès députe Médosade auprès de
Xénophon pour le prier de s’employer à faire passer l’armée et lui dire
que, s’il s’y emploie, il ne s’en repentira pas. Xénophon répond:
«L’armée va certainement passer: que Seuthès ne me donne rien pour cela,
ni à moi, ni à personne; quand elle sera passée, je me retirerai: qu’il
s’adresse à ceux qui restent, et qui seront en mesure de traiter avec
lui comme il l’entendra.»

Tous les soldats passent alors à Byzance. Anaxibius ne leur donne point
de paye, mais il fait publier par un héraut qu’ils aient à sortir avec
armes et bagages, comme pour les congédier après les avoir passés en
revue. Les soldats, fâchés de n’avoir pas d’argent pour acheter des
vivres pendant la route, font leurs préparatifs avec lenteur. Xénophon,
devenu l’hôte de l’harmoste Cléandre, va le trouver, et lui fait ses
adieux comme pour s’embarquer. Cléandre lui dit: «Ne fais pas cela;
sinon, tu te feras accuser: en ce moment même, il y en a qui t’accusent
de la lenteur avec laquelle l’armée se retire.» Xénophon répond: «Mais
je n’en suis pas cause; les soldats manquent de vivres et ils ne
possèdent rien; voilà pourquoi ils n’ont pas de cœur au départ.--Je te
conseille pourtant, reprend Cléandre, de sortir d’ici comme pour marcher
avec eux, puis, quand l’armée sera dehors, de t’en séparer
seulement.--Allons donc trouver Anaxibius, répond Xénophon, et
concertons-nous avec lui.» Ils y vont et lui disent l’affaire. Celui-ci
engage à agir ainsi, à faire sortir au plus vite les soldats qui sont
prêts, et à leur dire, en outre, que quiconque ne se trouvera pas à la
revue et au dénombrement, se déclarera par cela même en faute. Les
généraux sortent les premiers, et les autres suivent. Déjà tout le
monde, sauf quelques-uns, était dehors, et déjà Étéonicus se tenait près
des portes, afin, quand tout le monde serait dehors, de les fermer et de
mettre la barre.

Anaxibius, convoquant les stratéges et les lochages, leur dit: «Prenez
des vivres dans les villages de Thrace: nous y trouverons beaucoup
d’orge, du blé, et toute espèce de vivres. Quand vous en aurez, marchez
vers la Chersonèse; là, Cynisque vous donnera la paye.» Quelques
soldats, peut-être un des lochages, entendant ces paroles, les
rapportent à l’armée. Les stratéges prenaient des informations sur
Seuthès, s’il était ami ou ennemi, s’il fallait traverser le mont Sacré
ou faire un détour par le milieu de la Thrace.

Pendant ces questions, les soldats saisissent leurs armes, et courent en
toute hâte vers les portes afin de rentrer dans les murs. Étéonicus et
ses gens, voyant accourir les hoplites, ferment les portes et mettent la
barre. Les soldats frappent aux portes, et disent que c’est l’injustice
la plus criante de les laisser à la merci de l’ennemi; et ils menacent
de briser les portes, si on ne les ouvre pas de bonne grâce. D’autres
courent à la mer et pénètrent dans la ville par-dessus le môle, tandis
que ceux des soldats qui sont restés à l’intérieur, voyant ce qui se
passe aux portes, coupent les barres à coups de hache et ouvrent les
battants: l’armée se précipite dans la ville.

Xénophon voit ce qui se passe; il craint que les Grecs ne se livrent au
pillage et qu’il n’en résulte des maux irréparables pour la ville, pour
lui-même et pour les soldats; il accourt donc et se jette à l’intérieur
avec la masse. Les Byzantins, voyant l’armée entrer de force, s’enfuient
de l’agora, les uns vers les navires, les autres dans leurs maisons;
ceux qui étaient chez eux en sortent; d’autres lancent des trirèmes à la
mer afin de se sauver; tous se figurent qu’ils sont perdus, comme si la
ville était prise. Étéonicus se réfugie vers le cap. Anaxibius court à
la mer, fait le tour de la ville dans un bateau pêcheur, monte à
l’acropole, et envoie aussitôt chercher la garnison de Chalcédoine, ne
croyant pas avoir assez des hommes qui sont dans l’acropole, pour
contenir les Grecs.

Les soldats, apercevant Xénophon, se précipitent en foule vers lui et
s’écrient: «C’est aujourd’hui, Xénophon, qu’il faut te montrer un homme.
Tu as une ville, tu as des trirèmes, tu as de l’argent, tu as des
troupes nombreuses. Maintenant donc, si tu veux, suis-nous, et nous te
ferons grand.» Xénophon répond: «C’est bien dit: ainsi ferai-je. Puisque
tel est votre désir, posez les armes et prenez vos rangs.» Il voulait
les apaiser en leur donnant cet ordre, et il engage les autres chefs à
donner le même ordre et à faire poser les armes. Les soldats se formant
d’eux-mêmes, les hoplites se rangent en un instant sur cinquante de
hauteur, et les peltastes courent aux deux ailes. Ils occupaient une
place des plus commodes pour y déployer une armée, celle qui est appelée
la place de Thrace, sans maisons et tout unie. Les armes ayant été
posées à terre, et les esprits plus calmes, Xénophon convoque l’armée et
dit:

«Votre colère, soldats, la pensée où vous êtes qu’on vous a indignement
trompés, n’ont rien qui me surprenne. Mais si nous nous laissons aller à
notre courroux, si nous punissons de cette fourberie les Lacédémoniens
qui sont ici, si nous mettons au pillage une ville qui n’en peut mais,
réfléchissez aux suites. Nous serons ennemis déclarés des Lacédémoniens
et de leurs alliés, et il est aisé de prévoir quelle guerre en sera la
conséquence, en considérant et en se rappelant ce qui s’est passé
naguère encore. Nous autres Athéniens, quand nous sommes entrés en
guerre avec les Lacédémoniens et leurs alliés, nous avions des trirèmes
sur la mer ou dans nos chantiers, nous en avions au moins quatre cents,
les richesses abondaient dans la ville, les revenus annuels du pays et
des contrées au delà des frontières s’élevaient à plus de mille talents,
nous étions maîtres de toutes les îles, nous avions nombre de villes en
Asie, plusieurs en Europe, entre autres, cette Byzance où nous sommes
aujourd’hui; cependant nous avons eu le dessous dans cette guerre, comme
vous le savez tous.

«Que croyons-nous qu’il nous arrive, aujourd’hui que les Lacédémoniens
n’ont pas seulement les Achéens pour alliés, mais les Athéniens et tous
les peuples qui jadis étaient ligués avec ceux-ci, quand nous-mêmes nous
avons pour ennemis Tissapherne et tous les barbares de la côte, et
par-dessus tout le roi des hauts pays, à qui nous étions venus, si nous
avions pu, arracher son royaume et la vie? Avec tout cela contre nous, y
a-t-il quelqu’un d’assez fou pour croire que nous serons vainqueurs? Au
nom des dieux, n’agissons pas en insensés; ne nous perdons pas
nous-mêmes en faisant la guerre à notre patrie, à nos amis, à nos
parents. Ils sont tous citoyens des villes qui s’armeront contre nous;
et ce sera justice. Nous n’avons pas voulu garder une seule ville
barbare, et cela triomphants; mais la première ville grecque où nous
entrons, nous la mettons au pillage. Je ne forme qu’un vœu: c’est, avant
de vous voir commettre une pareille action, d’être à dix mille brasses
sous terre. Je vous conseille donc, à vous Grecs, de vous soumettre aux
chefs de la Grèce et d’essayer d’en obtenir un traitement équitable. Si
vous ne pouvez y réussir, il faut, en dépit même de cette injustice, ne
pas vous faire bannir de la Grèce. Pour le moment, je suis d’avis de
députer à Anaxibius et de lui dire que nous ne sommes point entrés dans
la ville pour y commettre de violence. «Nous voulons, dirons-nous,
obtenir de vous quelque allégement et vous faire voir, en cas de refus,
que ce n’est pas en gens dupés, mais soumis, que nous sortons de
Byzance.»

L’avis est adopté: on envoie Hiéronyme d’Élis pour porter la parole,
ainsi qu’Euryloque d’Arcadie et Philésius d’Achaïe. Ils partent pour
dire ce dont ils sont chargés. Les soldats étaient encore assis, lorsque
Cératade de Thèbes vient les aborder: il n’était point banni de la
Grèce, mais il allait de côté et d’autre pour obtenir des commandements,
et il s’offrait à la ville ou à la nation qui pouvait avoir besoin de
général. Il vient trouver les soldats et leur dit qu’il est prêt à les
conduire à l’endroit appelé le Delta de Thrace, où ils auront sous la
main une quantité d’objets précieux; jusqu’à ce qu’ils y soient arrivés,
il leur fournira en abondance du vin et des vivres.

Pendant que les soldats l’écoutaient, on leur rapporte la réponse
d’Anaxibius. Il dit qu’ils ne se repentiront point de lui avoir obéi,
mais qu’il rendra compte de leur conduite aux magistrats de sa patrie,
et que, pour son compte, il prendra de son mieux leurs intérêts. Les
soldats acceptent Cératade pour stratége et sortent des murs. Cératade
convient avec eux de se trouver le lendemain au camp avec des victimes,
un devin, et des vivres pour l’armée. Dès qu’elle est hors des portes,
Anaxibius les fait fermer et fait publier que tout soldat qui sera pris
à l’intérieur sera vendu. Le lendemain Cératade arrive avec les victimes
et le devin: il est suivi de vingt hommes chargés de farine d’orge;
vingt autres portent du vin, et trois des olives: un homme apporte de
l’ail à plier sous la charge, et un autre des oignons. Cératade fait
déposer le tout, comme pour le distribuer, et commence le sacrifice.

Cependant Xénophon envoie chercher Cléandre et le prie de lui obtenir la
permission de rentrer dans la ville, afin de s’embarquer au port de
Byzance. Cléandre arrive: «J’ai eu grand’peine à obtenir cette
permission; Anaxibius dit qu’il n’est pas convenable que l’armée soit
près des murs et Xénophon à l’intérieur, que les Byzantins sont partagés
en factions animées les unes contre les autres. Il te permet cependant
de rentrer, mais à condition de t’embarquer avec lui.» Xénophon prend
congé des soldats et rentre dans la ville avec Cléandre.

Cératade, le premier jour, n’obtient point de présages heureux et ne
distribue rien aux soldats. Le lendemain, les victimes étaient près de
l’autel, et Cératade, couronné, se disposait à sacrifier, quand Timasion
de Dardanie, Néon d’Asinée et Cléanor d’Orchomène viennent à lui et lui
disent de ne point sacrifier, qu’il ne commandera pas l’armée, s’il ne
fournit pas de vivres. Cératade ordonne donc la distribution; mais,
comme il s’en fallait beaucoup qu’il y eût de quoi nourrir chaque soldat
même un jour, il se retire, emmenant ses victimes et renonçant au
commandement.




CHAPITRE II

Discussion sur la route à suivre.--Vente de quatre cents soldats restés
à Byzance.--Xénophon se concerte avec Seuthès pour faire passer les
Grecs à son service.


Néon d’Asinée, Phryniscus d’Achaïe, Philésius d’Achaïe, Xanticlès
d’Achaïe et Timasion de Dardanie étaient restés avec l’armée: ils la
conduisent aux villages des Thraces voisins de Byzance et l’y font
camper. Les stratéges n’étaient point d’accord: Cléanor et Phryniscus
voulaient conduire les troupes à Seuthès, qui les avait gagnés en
donnant à l’un un cheval et à l’autre une femme, et Néon en Chersonèse,
persuadé que, si l’on se trouvait sous la puissance des Lacédémoniens,
il aurait le commandement de toute l’armée.

Pour Timasion, il désirait repasser en Asie, espérant retourner ensuite
dans son pays. C’était aussi ce que voulaient les soldats. Cependant le
temps s’écoule: beaucoup de soldats vendent leurs armes dans la campagne
et s’embarquent comme ils peuvent; d’autres distribuent leurs armes dans
le pays et se mêlent à la population des villes. Anaxibius est ravi
d’apprendre la dissolution de l’armée: il pensait que ce fait causerait
la plus grande joie à Pharnabaze.

Parti de Byzance sur un vaisseau, Anaxibius rencontre à Cyzique
Aristarque, successeur de Cléandre comme harmoste de Byzance. Celui-ci
lui annonce que Polus, désigné comme successeur au commandement de la
flotte, est sur le point d’arriver dans l’Hellespont. Anaxibius donne
mission à Aristarque de vendre tous les soldats de Cyrus qu’il pourra
trouver à Byzance. Cléandre n’en avait vendu aucun: il avait, par un
sentiment de pitié, fait prendre soin des malades et forcé de les loger
en ville. Aristarque n’est pas plus tôt arrivé, qu’il en fait vendre
plus de quatre cents. Anaxibius met à la voile pour Parium, d’où il
députe à Pharnabaze pour lui rappeler ses engagements. Mais celui-ci,
apprenant l’arrivée d’Aristarque, nouvel harmoste de Byzance, et la fin
du commandement naval d’Anaxibius, ne s’inquiète plus d’Anaxibius, mais
renouvelle avec Aristarque, au sujet de l’armée de Cyrus, les mêmes
conventions qu’avec Anaxibius.

Alors Anaxibius mande Xénophon, et le presse de mettre en œuvre tous les
moyens, tous les ressorts pour s’embarquer et joindre l’armée dans le
plus bref délai, de la tenir réunie, de rassembler le plus possible de
soldats dispersés, et de les conduire à Périnthe pour passer le plus
vite possible en Asie. Il lui donne un triacontore ainsi qu’une lettre,
et envoie avec lui un homme chargé d’ordonner aux habitants de Périnthe
de fournir immédiatement des chevaux à Xénophon pour se rendre à
l’armée. Xénophon part et arrive à l’armée: les soldats le reçoivent
avec joie et s’empressent de le suivre, dans l’espoir de repasser de
Thrace en Asie.

De son côté, Seuthès, apprenant le retour de Xénophon, lui envoie par
mer Médosade pour le prier de lui amener l’armée et lui faire des
promesses qu’il croit capables de le séduire. Xénophon répond qu’on lui
demande une chose qu’il leur est impossible d’exécuter. Médosade repart
avec cette réponse. Dès que les Grecs sont arrivés à Périnthe, Néon se
détache et campe séparément à la tête d’environ huit cents hommes. Tout
le reste de l’armée demeure réuni et campe sous les murs de Périnthe.

Cependant Xénophon cherche à se procurer des bâtiments pour passer au
plus vite en Asie. Au même moment l’harmoste Aristarque arrive à Byzance
avec des trirèmes, et, gagné par Pharnabaze, il défend aux maîtres des
navires de passer l’armée, se rend au camp, et défend également aux
soldats de passer en Asie. Xénophon répond qu’il en a reçu l’ordre
d’Anaxibius: «C’est pour cela, dit-il, qu’il m’a envoyé ici.» Aristarque
répond: «Anaxibius n’est plus chef de la flotte; et moi, je suis
l’harmoste de ce pays. Si j’en prends un seul de vous sur la mer, je le
coule.» Cela dit, il rentre dans les murs.

Le lendemain, il mande les stratéges et les lochages. Ils étaient déjà
près du mur, lorsqu’on avertit Xénophon que, s’il entre, on va l’arrêter
et lui faire subir quelque mauvais traitement ou le livrer à Pharnabaze.
Sur cet avis, Xénophon laisse les autres aller en avant, et dit qu’il a
personnellement un sacrifice à faire. Il revient donc et fait un
sacrifice pour savoir si les dieux lui permettent de conduire l’armée à
Seuthès. En effet, il ne croyait pas qu’il fût sûr pour elle de
traverser la Propontide, Aristarque ayant des trirèmes pour l’en
empêcher; et il ne voulait pas non plus aller s’enfermer dans la
Chersonèse, où l’armée aurait manqué de tout. D’ailleurs, il aurait
fallu obéir à l’harmoste, et l’on n’aurait pas pu s’y procurer de
vivres.

Telles étaient les pensées qui le préoccupaient. Les stratéges et les
lochages reviennent de chez Aristarque. Ils rapportent que, pour
l’instant, ils les a congédiés avec ordre de revenir dans l’après-dînée:
ce qui rendait plus évidente la trahison. Xénophon, croyant d’après les
victimes que le plus sûr pour lui et pour l’armée est de se rendre
auprès de Seuthès, prend Polycrate d’Athènes, un des lochages, prie
chacun des stratéges, excepté Néon, de lui donner l’homme en qui il a le
plus de confiance, et part la nuit pour le camp de Seuthès, qui était à
soixante stades.

Quand on en est près, on rencontre des feux, mais point de gardes.
D’abord Xénophon croit que Seuthès a décampé; mais entendant du bruit et
les avertissements réciproques des soldats de Seuthès, il se doute que
celui-ci fait allumer ainsi des feux en avant des postes, afin qu’on ne
puisse voir les gardes dans l’obscurité, ni savoir où elles sont, tandis
que tout ce qui s’en approche ne peut se cacher et se trouve éclairé à
plein par la lueur. Ce fait reconnu, il envoie en avant l’interprète
qu’il avait pris avec lui, et le prie de dire à Seuthès que Xénophon est
là, qui veut conférer avec lui. La garde demande si c’est l’Athénien,
celui de l’armée. Il répond que c’est lui-même. Les soldats ne font
qu’un saut auprès de Seuthès; et, quelques instants après, arrivent
environ deux cents peltastes qui conduisent Xénophon et sa suite auprès
de leur chef. Celui-ci se tenait dans une tour bien gardée, et entourée
de chevaux tout bridés; dans la crainte d’une surprise, il les faisait
paître le jour et les tenait prêts pour la nuit. On disait que jadis
Térès, son aïeul, dans le même pays et suivi d’une nombreuse armée,
avait eu beaucoup de monde de tué par les habitants, qui l’avaient
dépouillé de ses équipages. Ces peuples sont les Thyniens, réputés pour
les gens les plus redoutables dans les entreprises nocturnes.

Quand on est près de Seuthès, il ordonne qu’on fasse entrer Xénophon
avec deux hommes de son choix. Entrés, on commence par se saluer, et,
suivant la mode des Thraces, on se donne à boire dans des cornes pleines
de vin. Près de Seuthès était Médosade, qu’il envoyait partout en
députation. Xénophon prend ensuite la parole: «Seuthès, dit-il, tu m’as
d’abord envoyé en Chalcédoine Médosade ici présent, pour me prier de
négocier le passage de l’armée hors de l’Asie, me promettant, si je vous
rendais ce service, de me payer de retour: c’est ce que m’a dit Médosade
que voici.» En disant ces mots, il demande à Médosade s’il dit vrai.
Celui-ci en convient. «Le même Médosade, quand j’eus repassé de Parium
au camp, revint et me promit que, si je t’amenais l’armée, tu me
traiterais en ami et en frère, et que, de plus, tu me donnerais les pays
maritimes qui sont en ton pouvoir.» II prie de nouveau Médosade
d’attester qu’il a dit cela. Médosade en convient encore. «Eh bien,
continue-t-il, rapporte donc à Seuthès ce que je t’ai répondu en
Chalcédoine.--D’abord tu m’as répondu que l’armée allait passer à
Byzance, qu’il était inutile pour cela de te gagner, non plus qu’un
autre; que, si tu traversais, tu t’en irais; et tu as fait comme tu
l’avais dit.--Et que t’ai-je dit, quand tu es venu à Sélybrie?--Tu m’as
dit que c’était impossible, mais que vous alliez à Périnthe pour
retourner en Asie.--Aujourd’hui, reprend Xénophon, me voici avec
Phryniscus, un des stratéges, et Polycrate, un des lochages; et, à
l’extérieur, se trouvent ceux de leurs hommes en qui chaque stratége,
sauf Néon de Laconie, a le plus de confiance. Si donc tu veux rendre
notre traité plus authentique, fais-les aussi venir. Toi, Polycrate, va
les trouver, dis-leur que je leur ordonne de quitter leurs armes, et
toi-même rentre sans épée.»

A ces mots, Seuthès dit qu’il ne se défie d’aucun Athénien: il sait
qu’ils lui sont attachés par les liens du sang, et qu’il compte trouver
en eux des amis dévoués. On introduit donc ceux dont la présence était
nécessaire, et Xénophon commence par demander à Seuthès à quoi il compte
employer l’armée. Seuthès répond: «Médosade était mon père: il avait
pour sujets les Mélandeptes, les Thyniens et les Tranipses. Forcé de
quitter le pays par suite d’une révolte des Odryses, mon père mourut de
maladie; je restai donc orphelin et fus élevé par Médocus, le roi
actuel. Devenu jeune homme, je ne pus vivre d’une table étrangère; assis
sur le même banc que lui, je le suppliai de me donner toutes les troupes
qu’il pourrait pour faire tout le mal possible à ceux qui nous avaient
chassés et ne plus vivre l’œil fixé sur sa table, comme un chien. Il me
donna les hommes et les chevaux que vous verrez au jour. Et maintenant
je vis à leur tête, pillant les États de mes pères. Si vous vous joignez
à moi, j’espère, avec l’aide des dieux, reconquérir aisément mon
royaume. Voilà ce que j’ai à vous demander.--Eh bien, reprend Xénophon,
si nous venons, que peux-tu donner à l’armée, aux lochages et aux
stratéges? Dis-le, afin que ceux-ci aillent l’annoncer.» Il promet à
chaque soldat un statère de Cyzique, le double au lochage, le quadruple
au stratége, de la terre autant qu’ils voudraient, des attelages et une
ville maritime fortifiée. «Mais, dit Xénophon, si nous essayons
d’exécuter l’entreprise, mais que la crainte des Lacédémoniens nous
arrête, recevras-tu chez toi ceux qui voudront s’y réfugier?» Seuthès
répond: «Je les traiterai comme des frères, des commensaux, des amis,
avec lesquels nous partagerons tout ce que nous pourrons conquérir. Pour
toi, Xénophon, je te donnerai ma fille; si tu as une fille, je
l’achèterai, suivant la coutume des Thraces, et je vous donnerai pour
habitation la ville de Bisanthe[45], la plus belle de mes places
maritimes.»

  [45] Sur la Propontide, nommée _Rhædeste_, aujourd’hui _Rodosto_.




CHAPITRE III

Les Grecs, à l’exception de Néon de Laconie, passent au service de
Seuthès.--Festin qui sert à consacrer l’alliance.--Expédition nocturne:
grand profit qu’on en retire.


Après ce discours, on se donne et l’on se prend la main, puis on se
retire. On arrive au camp avant le jour, et chacun rend un compte fidèle
à qui l’a envoyé. Dès qu’il est jour, Aristarque convoque de nouveau les
stratéges et les lochages; mais ceux-ci sont d’avis, au lieu d’aller
trouver Aristarque, de convoquer l’armée. Tout le monde arrive, excepté
les soldats de Néon, campés à près de dix stades. Quand on est assemblé,
Xénophon se lève et parle ainsi: «Compagnons, Aristarque, que vous
savez, nous empêche, avec ses trirèmes, d’aller par mer où nous voulons:
il y a du danger à s’embarquer. Il vous ordonne d’entrer dans la
Chersonèse et d’y entrer en force par le mont Sacré. Si, après l’avoir
passé, nous pénétrons dans le pays, il dit qu’il ne vous vendra plus
comme à Byzance, qu’il ne vous trompera plus, mais qu’on vous donnera
une solde et qu’on ne négligera plus, comme aujourd’hui, de vous
procurer ce dont vous avez besoin. Voilà ce qu’il dit. Voici ce que dit
l’autre: si vous allez à lui, il vous traitera bien. C’est donc à vous
d’examiner si vous voulez en délibérer à l’instant même, ou bien quand
vous serez arrivés où il y a des vivres. Pour moi, mon avis est que,
n’ayant pas d’argent ici pour acheter des denrées et personne ne nous
laissant prendre de vivres sans argent, nous retournions dans les
villages où des gens moins nombreux nous en laisseront prendre, et que
là nous écoutions ce qu’on nous demande, afin de choisir ce que nous
croirons le meilleur. Que quiconque pense comme moi lève la main.» Tout
le monde la lève. «Allez donc faire vos préparatifs, et, quand vous en
recevrez l’ordre, suivez votre chef.»

Xénophon se met alors à leur tête; ils suivent. Néon et d’autres envoyés
d’Aristarque engagent les troupes à revenir sur leurs pas: on ne les
écoute point. Quand on a fait une trentaine de stades, on rencontre
Seuthès. Xénophon, l’apercevant, le prie d’approcher, afin qu’un plus
grand nombre entende ce qui a trait à l’intérêt de tous. Il s’avance, et
Xénophon lui dit: «Nous allons où l’armée pourra trouver de la
subsistance: là nous écouterons tes propositions et celles du
Lacédémonien, et nous choisirons ce qui nous paraîtra le meilleur. Si tu
nous conduis où il y a abondance de vivres, nous nous croirons liés à
toi par des liens hospitaliers.» Seuthès répond: «Mais je connais de
nombreux villages qui se touchent et qui abondent en provisions: ils ne
sont de nous qu’à la distance nécessaire pour mieux dîner.--Eh bien, dit
Xénophon, il faut nous y conduire.» On y arrive l’après-dînée; les
soldats s’assemblent, et Seuthès leur dit: «Soldats, je viens vous prier
de faire la guerre à mon service: je vous promets que je vous donnerai
par mois un statère de Cyzique, et aux lochages ainsi qu’aux stratéges
ce qui est d’usage. Mais, en outre, je payerai suivant les mérites. Le
manger et le boire, vous le tirerez, comme aujourd’hui, du pays: quant
au butin, il m’appartiendra, afin que je le fasse vendre pour vous payer
votre solde. Nous sommes en état de poursuivre et de dépister ce qui
fuit et se cache: ceux qui nous résisteraient, nous essayerons avec vous
de les soumettre.» Xénophon lui demande: «Jusqu’à quelle distance de la
mer prétends-tu que l’armée te suive?» Seuthès répond: «Jamais à plus de
sept journées, souvent à moins.»

On permet alors à qui veut de prendre la parole. Beaucoup disent que
Seuthès fait des propositions convenables: on est en hiver; ceux qui
veulent retourner dans leur patrie ne le peuvent pas; il est également
impossible de rester en pays ami, n’ayant pas pour acheter de quoi
vivre; cantonner et se nourrir en pays ennemi est moins sûr tout seuls
qu’avec Seuthès, qui offre tant de ressources; toucher une solde, c’est
à leurs yeux une vraie trouvaille. Xénophon dit alors: «Si quelqu’un a
quelque objection, qu’il parle; sinon, allons aux voix.» Personne
n’ayant d’objection, on va aux voix et l’affaire est conclue. Aussitôt
on annonce à Seuthès que l’armée est à son service.

Les soldats cantonnent ensuite par divisions. Les stratéges et les
lochages sont invités à dîner chez Seuthès, qui occupait un village
voisin. Quand ils sont à la porte et près d’entrer pour dîner, ils y
trouvent un certain Héraclide de Maronée. Cet homme, abordant chacun de
ceux qu’il croit avoir de quoi donner à Seuthès, commence par s’adresser
à des habitants de Parium, qui venaient négocier une alliance avec
Médocus, roi des Odryses, et qui apportaient des présents au roi et à sa
femme. Il leur dit que Médocus est dans le haut pays, à douze journées
de la mer, et que Seuthès, avec l’armée qu’il vient de recruter, va
devenir maître du littoral. «Devenu votre voisin, il aura tous les
moyens possibles de vous faire du bien et du mal; si donc vous êtes
sages, vous lui donnerez tout ce que vous lui apportez: vous vous en
trouverez mieux que si vous donnez vos présents à Médocus qui habite au
loin.» Ce discours les décide. Il s’approche ensuite de Timasion de
Dardanie, ayant entendu dire qu’il avait des coupes et des tapis
barbares. Il lui assure que c’est l’usage, quand on est invité à dîner
chez Seuthès, que les conviés lui fassent un présent: «Quand il aura un
grand pouvoir, ajoute-t-il, il sera en état de te faire rentrer dans ta
patrie, ou de te rendre riche ici même.» Héraclide sollicitait de la
même manière tous ceux qu’il abordait. Arrivé à Xénophon, il lui dit:
«Tu es citoyen d’une grande ville, et ton renom est grand auprès de
Seuthès; peut-être souhaites-tu posséder dans cette contrée, comme l’ont
fait beaucoup des vôtres, et des villes et des domaines. Il est donc
juste que tu rendes de magnifiques hommages à Seuthès. C’est par
bienveillance que je te donne ce conseil. Je suis certain que plus tu
donneras, plus tu recevras de notre chef.» Cet avis met Xénophon dans
l’embarras; à son passage de Parium, il n’avait avec lui qu’un esclave
et l’argent nécessaire pour la route.

On entre pour dîner. Il y avait là les principaux chefs des Thraces, les
stratéges, les lochages des Grecs, les envoyés de plusieurs villes: on
s’assied en cercle; alors on apporte des trépieds pour tous, une
vingtaine environ, remplis de viandes coupées en morceaux, avec de
grands pains fermentés, tenant aux viandes par des broches. Les mets se
placent par préférence devant les étrangers: c’est l’usage. Seuthès sert
le premier; il prend les pains placés devant lui, les rompt en morceaux
et les lance à qui bon lui semble: il en fait de même des viandes, dont
il ne se réserve que pour en goûter. Les autres suivent son exemple,
chacun pour les mets qu’il a devant lui. Un certain Arcadien, nommé
Arystas, grand mangeur, ne se donne pas la peine de rien jeter aux
autres; il prend dans sa main un pain de trois chénices, met de la
viande sur ses genoux et dîne.

On porte autour des convives des cornes de vin, et personne ne refuse.
Arystas, quand l’échanson vient lui apporter la corne, lui dit en
regardant Xénophon qui ne mangeait plus: «Donne-la donc à celui-ci, il a
le temps, et moi je ne l’ai pas encore.» Seuthès qui l’entend parler
demande à l’échanson ce qu’il dit: alors l’échanson, qui savait le grec,
le lui raconte, et tout le monde de rire.

Pendant que l’on continue de boire, entre un Thrace menant un cheval
blanc. Il prend une corne pleine et dit: «Je bois à ta santé, Seuthès,
et je te donne ce cheval, sur lequel tu pourras à ton gré poursuivre et
prendre un ennemi, ou lui échapper sans crainte.» Un autre amène un
jeune esclave et le lui donne en buvant aussi à sa santé: un troisième
lui offre des vêtements pour sa femme. Timasion, buvant à la santé de
Seuthès, lui donne une coupe d’argent et un tapis qui valait dix mines.
Un certain Gnésippe d’Athènes se lève et dit que c’est un ancien et fort
bel usage que ceux qui ont donnent au roi pour lui faire honneur, pourvu
que de son côté le roi donne à ceux qui n’ont rien: «Ainsi, dit-il,
j’aurai de quoi te donner et te faire hommage.» Xénophon ne savait que
faire, d’autant que, par honneur, on l’avait fait asseoir sur le siége
le plus voisin de Seuthès.

Héraclide ordonne à l’échanson de lui présenter la corne. Xénophon, qui
avait un peu bu, se lève, prend bravement la corne et dit: «Pour moi,
Seuthès, je me donne à toi, moi-même et tous mes compagnons, pour être
de tes amis dévoués: nul n’y répugne; tous, au contraire, désirent, plus
encore que moi, devenir tes amis. Et maintenant les voici qui ne te
demandent rien, mais jaloux d’affronter pour toi les fatigues et les
dangers. Avec eux, s’il plaît aux dieux, tu reprendras possession du
vaste pays de tes pères, et tu y ajouteras de nouvelles conquêtes: tu
auras beaucoup de chevaux, beaucoup d’hommes, de jolies femmes, qui ne
seront pas le fruit du pillage, mais des présents volontaires.» Seuthès
se lève, boit avec Xénophon, et répand ensuite à terre le vin qui reste
dans la corne.

Entrent alors des Cérasontins, qui sonnent une chasse avec des flûtes et
des trompettes de cuir de bœuf cru, le tout en mesure comme s’ils
jouaient de la magadis[46]. Seuthès lui-même se lève, jette un cri de
guerre et s’élance avec agilité comme pour éviter un trait. Alors
entrent des bouffons.

  [46] «Athénée, dans le dernier chapitre de son quatrième livre, nous
    parle de deux instruments nommés μάγαδις, dont l’un était à corde et
    l’autre à vent. Le premier ressemblait à la guitare, à la lyre, au
    luth, et le second était une espèce de flûte. Celui-ci s’appelait
    aussi παλαιομάγαδις, et rendait en même temps des sons aigus et des
    sons graves.» DE LA LUZERNE.

Le soleil était près de se coucher. Les Grecs se lèvent et disent qu’il
est l’heure de poser les gardes de nuit et de donner le mot d’ordre. Ils
prient Seuthès d’ordonner qu’il n’entre de nuit aucun Thrace dans le
camp grec. «Nos ennemis, disent-ils, sont des Thraces comme vous qui
êtes nos amis.» Dès qu’ils sont sortis, Seuthès se lève n’ayant point
l’air d’un homme ivre. En sortant, il rappelle les stratéges et leur
dit: «Compagnons, les ennemis ne savent rien de notre alliance. Si nous
marchons sur eux avant qu’ils se soient mis sur leurs gardes contre
notre irruption et qu’ils aient préparé leurs moyens de défense, nous
ferons plus de butin et plus de prisonniers.» Les stratéges approuvent
son avis et le prient de les conduire. Seuthès répond: «Préparez-vous
donc, attendez, et moi, quand il en sera temps, j’irai vous trouver. Je
vous prendrai vous et vos peltastes, et, avec l’aide des dieux, je vous
conduirai.» Xénophon lui dit: «Vois donc, puisque nous marcherons de
nuit, si l’usage grec ne vaut pas mieux. Pendant le jour, c’est la
nature du pays qui décide du genre de troupes qui doivent marcher en
tête: hoplites, peltastes ou cavalerie; durant la nuit, l’usage grec est
que les troupes pesantes marchent en avant. De cette manière les armées
se séparent moins, et les soldats ont moins d’occasions de s’écarter
sans qu’on s’en aperçoive. Souvent des troupes ainsi séparées tombent
les unes sur les autres, ne se reconnaissent point, et se font
réciproquement du mal.» Seuthès dit: «Votre réflexion est juste, je me
conformerai à votre usage: je vous donnerai pour guides ceux des
vieillards qui connaissent le mieux le pays, et je vous suivrai avec mes
chevaux: en un instant, s’il le faut, je serai à la tête de la colonne.»
On prend pour mot d’ordre: _Minerve_, en raison de la parenté; et,
l’entretien fini, chacun va goûter le repos.

Vers minuit, Seuthès arrive avec ses cavaliers cuirassés et les
peltastes en armes. Quand il a donné les guides, les hoplites marchent
en tête, les peltastes suivent, et les cavaliers forment
l’arrière-garde. Dès qu’il est jour, Seuthès gagne la tête et applaudit
à l’usage grec: «Souvent, dit-il, il m’est arrivé, dans des marches
nocturnes, de me séparer de l’infanterie avec les cavaliers. Maintenant,
à la pointe du jour, nous nous retrouvons comme il le faut, tous
ensemble et en ordre. Mais attendez-moi ici, et reposez-vous. Je vais
aller reconnaître le pays.» A ces mots il s’élance par un chemin à
travers la montagne. Arrivé à un endroit couvert de neige, il examine
s’il découvrira sur le chemin des traces d’hommes venant de son côté ou
allant en sens inverse. Voyant que la route n’est point frayée, il
revient promptement et dit: «Tout ira bien, compagnons, s’il plaît à
Dieu. Nous allons surprendre nos hommes. Je vais me mettre à la tête de
la cavalerie pour empêcher que, si nous voyons quelqu’un, il ne s’enfuie
et n’avertisse les ennemis: vous, vous suivrez; si vous restez en
arrière, la trace des chevaux vous mettra sur la voie. Quand nous aurons
passé les montagnes, nous arriverons à des villages nombreux et
opulents.»

On était au milieu du jour, lorsque, arrivé au haut des montagnes, et
voyant à ses pieds les villages, Seuthès accourt au galop vers les
hoplites et leur dit: «Je vais faire descendre rapidement les cavaliers
dans la plaine et les peltastes dans les villages. Suivez le plus vite
possible, pour appuyer, s’il y a quelque résistance.» En entendant ces
mots, Xénophon descend de cheval; Seuthès lui dit: «Pourquoi
descends-tu, quand il faut se hâter?--Je sais, dit Xénophon, que tu n’as
pas besoin de moi seul: les hoplites courront de meilleur cœur, quand je
les conduirai moi-même à pied.»

Seuthès s’éloigne alors, et avec lui Timasion suivi d’une quarantaine de
cavaliers grecs. Xénophon, de son côté, ordonne aux soldats âgés de
trente ans de sortir des loches; puis il s’élance au pas de course,
suivi de son détachement. Cléanor conduit le reste des Grecs. Quand on
est aux villages, Seuthès vient au galop avec environ trente chevaux, et
dit: «Il est arrivé, Xénophon, ce que tu disais: les habitants sont
pris, mais les cavaliers m’ont laissé là et se sont dispersés à la
poursuite dans tous les sens. J’ai peur que les ennemis ne se rallient
quelque part et ne leur fassent du mal. Et puis, il faut laisser de
notre monde dans les villages, vu qu’ils sont pleins d’habitants.--Eh
bien, dit Xénophon, je vais, avec les hommes que j’ai, m’emparer des
hauteurs. Pour toi, dis à Cléanor d’étendre sa phalange dans la plaine
le long des villages.» Cette manœuvre exécutée, on rassemble environ
mille prisonniers, deux mille bœufs, et dix mille têtes de menu bétail.
On bivouaque sur la place.




CHAPITRE IV

Suite de l’expédition.--Rigueur du froid.--Épisthène d’Olynthe et son
prisonnier.--Xénophon en danger d’être brûlé vif.--Traité de Seuthès
avec les Thyniens.


Le lendemain, Seuthès brûle de fond en comble les villages et n’y laisse
aucune maison. Il voulait par là jeter la terreur et faire sentir aux
autres ce qu’ils auraient à souffrir, s’ils ne se rendaient pas. Il part
ensuite, et envoie Héraclide à Périnthe avec le butin, pour le vendre et
en faire la paye des soldats; lui-même avec les Grecs établit son camp
dans la plaine des Thyniens. Ceux-ci quittent leurs habitations et
s’enfuient dans les montagnes.

Il y avait beaucoup de neige, et il faisait tellement froid que l’eau
qu’on apportait pour le dîner fut gelée, et le vin lui-même dans les
amphores. Beaucoup de Grecs eurent le nez et les oreilles brûlés par le
froid. On comprit alors pourquoi les Thraces portent des fourrures de
renard sur la tête et sur les oreilles, pourquoi leurs tuniques ne
croisent pas seulement sur la poitrine, mais enveloppent leurs cuisses,
et pourquoi, à cheval, ils ont, au lieu de chlamydes, des robes qui
descendent jusqu’aux pieds. Seuthès délivre quelques prisonniers, les
envoie vers les montagnes et leur dit que, si les habitants ne
redescendent pas à leurs maisons pour se soumettre, il brûlera les
villages et le blé et les fera mourir de faim. Alors les femmes, les
enfants et les vieillards descendent, mais la jeunesse reste dans les
villages situés au pied de la montagne. Seuthès, l’ayant su, commande à
Xénophon de prendre les plus jeunes des hoplites et de le suivre. On se
met en marche pendant la nuit: au point du jour on se présente devant
les villages; la plupart des habitants s’enfuient vers la montagne qui
était proche, mais tous ceux qu’on peut saisir, Seuthès les fait percer
tous sans merci à coups de javelot.

Il y avait à l’armée un certain Épisthène d’Olynthe, qui était
pédéraste. Cet homme, voyant un tout jeune garçon, d’une jolie figure,
tenant un pelte à la main et condamné à mourir, accourt vers Xénophon et
le conjure de venir en aide à ce bel enfant. Xénophon va trouver Seuthès
et le prie de ne pas faire tuer ce garçon: il lui dit en même temps les
goûts d’Épisthène, qui jadis formant un loche, n’avait songé qu’à le
composer de jolis garçons; homme brave d’ailleurs à la tête de sa
troupe. Seuthès lui dit: «Voudrais-tu, Épisthène, mourir à sa place?»
Épisthène tendant le cou: «Frappe, dit-il, si ce garçon le veut et si
cela peut lui être agréable.» Seuthès demande ensuite au garçon s’il
veut qu’il frappe l’autre à sa place. L’enfant ne veut pas et le prie de
ne les tuer ni l’un ni l’autre. Alors Épisthène embrassant le garçon:
«Qu’on vienne maintenant, Seuthès, dit-il, combattre contre moi pour
l’avoir! je ne le lâcherai pas.» Mais Seuthès, se mettant à rire, passe
à d’autres soins. Il est d’avis de demeurer à cette place, afin que ceux
qui se sont réfugiés dans la montagne ne puissent tirer leur subsistance
des villages. Il descend lui-même dans la plaine et s’y établit.
Xénophon, avec sa troupe d’élite, se cantonne dans le village le plus
élevé, et les autres Grecs à peu de distance, chez les Thraces appelés
montagnards.

Peu de jours s’étaient écoulés, lorsque les Thraces de la montagne
descendent auprès de Seuthès et négocient une trêve, avec remise
d’otages. Xénophon vient aussi trouver Seuthès et lui dit qu’il est
cantonné dans un mauvais endroit; que les ennemis sont tout près; qu’il
serait plus agréablement dans un endroit fortifié par la nature, que
dans un village où il y a chance de périr. Seuthès l’invite à prendre
courage et lui montre les otages qu’on lui a remis. Quelques hommes
descendus de la montagne étaient aussi venus trouver Xénophon pour
négocier une trêve. Xénophon y consent, leur dit de se rassurer, et leur
promet qu’il ne leur arrivera aucun mal, s’ils se rendent à Seuthès.
Mais ces gens n’avaient dit cela que pour espionner.

Voilà ce qui se passa le jour. La nuit d’après, les Thyniens viennent de
la montagne attaquer le village. Le maître de chaque maison servait de
guide; et, de fait, il eût été difficile à tout autre, dans l’obscurité,
de reconnaître les maisons dans les villages: elles étaient tout autour,
palissadées avec de grands pieux, à cause du bétail. Arrivés aux portes
de chaque maison, les uns lancent des javelots, les autres frappent avec
des massues, qu’ils disaient porter pour briser la pointe des lances:
quelques-uns y mettent le feu; puis appelant Xénophon par son nom, ils
lui commandent de sortir pour se faire tuer, sinon qu’ils vont le brûler
tout vivant.

Déjà la flamme se fait jour par le toit: Xénophon et sa troupe étaient à
l’intérieur, tous cuirassés, avec leurs boucliers, leurs épées et leurs
casques. Alors Silanus de Maceste, garçon de dix-huit ans, se met à
sonner de la trompette. Aussitôt ils se précipitent l’épée au poing, en
même temps que ceux des autres maisons. Les Thraces s’enfuient en se
couvrant le dos de leurs peltes, suivant leur usage. Quelques-uns sont
pris en voulant sauter par-dessus la palissade, leurs peltes s’étant
embarrassés dans les pieux; d’autres sont tués en cherchant une issue
sans la trouver. Les Grecs les poursuivent hors du village.

Cependant quelques Thyniens reviennent pendant l’obscurité: du fond de
la nuit, ils frappent, à la lueur du feu, des Grecs courant autour d’une
maison incendiée; ils blessent Hiéronyme, le lochage Euodias, et
Théagène de Locres, également lochage; mais il n’y a personne de tué: on
en est quitte pour des habits ou des bagages qui brûlent. Seuthès arrive
au secours avec sept cavaliers, les premiers qu’il trouve, et un
trompette thrace. Celui-ci comprend ce dont il s’agit, ne cesse pas,
tout le temps que dure l’attaque, de sonner de sa corne et d’effrayer
ainsi les ennemis. A son arrivée, Seuthès tend la main aux Grecs et leur
dit qu’il avait cru en trouver beaucoup de morts.

Xénophon le prie de lui remettre les otages, et lui propose de marcher
avec lui à la montagne, ou, s’il ne le veut pas, de l’y laisser aller.
Le lendemain, Seuthès lui livre les otages, les vieillards, disait-on,
les plus considérables des montagnards.

Il arrive lui-même avec des troupes, dont le nombre était triplé.
Beaucoup d’Odryses, sur le bruit de ce qu’avait fait Seuthès, étaient
descendus se joindre à lui. Les Thyniens voyant de la hauteur cette
quantité de peltastes, cette quantité de cavaliers, descendent et
demandent la paix. Ils consentent à tout faire et demandent qu’on
reçoive leurs gages. Seuthès appelle Xénophon et lui communique ces
propositions, ajoutant qu’il ne s’engage à rien, si Xénophon veut se
venger de leur attaque. Celui-ci répond: «Pour ma part, je les trouve
suffisamment punis aujourd’hui, si de libres ils deviennent esclaves.»
Toutefois, il donne à Seuthès le conseil de prendre désormais pour
otages ceux qui sont en état de mal faire, et de laisser les vieillards
à la maison. Tous les habitants du pays consentent à ce traité.




CHAPITRE V

Seuthès ne paye point aux Grecs la solde complète.--Ils le suivent
cependant dans une nouvelle expédition.--La solde n’étant pas payée
davantage, les soldats s’emportent contre Xénophon.


On passe ensuite aux Thraces qui habitent au-dessus de Byzance, dans le
pays nommé Delta. Cette contrée n’était plus à Mésade; c’était le
domaine de Térès, un ancien roi des Odryses. Là se trouve Héraclide avec
l’argent provenant de la vente du butin. Seuthès fait amener trois
attelages de mulets, les seuls qu’il eût, et plusieurs attelages de
bœufs; puis il mande Xénophon et lui dit de prendre pour lui ce qu’il
veut, et de distribuer le reste entre les stratéges et les lochages.
Xénophon lui répond: «Je me contenterai de recevoir une autre fois;
offre donc aux stratéges qui t’ont suivi avec moi, et aux lochages.»
Timarion de Dardanie, Cléanor d’Orchomène et Phryniscus d’Achaïe ont
chacun un attelage de mulets: les lochages se partagent les attelages de
bœufs. Quant à la solde, quoiqu’il y eût un mois d’échu, Seuthès n’en
paye que vingt jours. Héraclide prétend n’avoir pas pu tirer plus de la
vente. Xénophon irrité lui dit: «Tu m’as l’air, Héraclide, de n’avoir
pas pris comme il faut les intérêts de Seuthès; si tu les avais pris, tu
aurais apporté de quoi payer la solde entière; il fallait emprunter, si
tu ne pouvais faire autrement, et vendre jusqu’à tes habits.» Héraclide,
piqué de ce discours, et craignant de perdre les bonnes grâces de
Seuthès, calomnie, dès ce jour, autant qu’il peut, Xénophon auprès de
Seuthès. Les soldats s’en prennent à Xénophon de ce qu’ils n’ont pas
leur paye, et Seuthès lui en veut de ce qu’il demande avec fermeté qu’on
paye les soldats. Jusque-là, il ne cessait de lui répéter que, dès qu’on
arriverait près de la mer, il lui donnerait Bisanthe, Ganos et
Néon-Tichos[47]; mais à partir de ce moment, il n’en parle plus. C’était
le résultat d’une nouvelle calomnie d’Héraclide, disant qu’il n’était
pas sûr de confier des places à un homme qui avait une armée.

  [47] Places maritimes de la Thrace.

Cependant Xénophon réfléchissait aux moyens de porter plus loin la
guerre dans le haut pays; mais Héraclide présente les autres stratéges à
Seuthès, et les presse d’assurer qu’ils conduiront tout aussi bien
l’armée que Xénophon; il leur promet sous peu de jours la solde entière
de deux mois et les engage à marcher en avant. Timasion répond: «Pour
moi, quand même la solde devrait être de cinq mines, je ne marcherai pas
sans Xénophon.» Phryniscus et Cléandre font la même réponse que
Timasion.

Alors Seuthès reproche à Héraclide de n’avoir pas appelé Xénophon: ils
le font venir seul. Xénophon, devinant la fourberie d’Héraclide, qui
voulait le calomnier auprès des autres stratéges, amène avec lui tous
les stratéges et les lochages. Seuthès les convainc tous: on part et on
marche, ayant à droite le Pont, à travers le pays des Thraces
mélinophages[48], et l’on arrive à Salmydesse. Beaucoup de bâtiments qui
entrent dans l’Euxin touchent et s’engravent en cet endroit: la mer y
est pleine de bas-fonds. Les Thraces habitants de ces parages ont établi
des colonnes de démarcation entre lesquelles chacun pille ce qui échoue
sur sa côte. On prétend qu’avant l’établissement de ces limites, bon
nombre de ces pillards s’entre-tuaient. Là on trouve beaucoup de lits,
beaucoup de coffres, beaucoup de livres et beaucoup de tous ces objets
que les matelots transportent dans des caisses de bois. La contrée
soumise, on revient sur ses pas. Seuthès avait alors une armée plus
nombreuse que celle des Grecs. Il lui était venu des montagnes une plus
grande quantité d’Odryses qu’auparavant, et tous ceux qu’il soumettait
se joignaient successivement à lui. On campe dans une plaine au-dessus
de Sélymbrie, à trente stades environ de la mer. De solde, nulle
apparence. Les soldats sont tous furieux contre Xénophon, et Seuthès, de
son côté, ne le traite plus avec la même intimité. Toutes les fois que
Xénophon veut aller le voir, celui-ci prétexte de grandes occupations.

  [48] Mangeurs de millet.




CHAPITRE VI

Propositions des envoyés de Sparte.--Accusation contre Xénophon; sa
défense.--Il est également défendu par Charminus et Polycrate.--Embarras
de Seuthès et d’Héraclide.--Offres de Seuthès à Xénophon.


Sur ces entrefaites, au bout de deux mois environ, arrivent Charminus de
Lacédémone et Polynice de la part de Thimbron. Ils annoncent que les
Lacédémoniens ont décidé de faire la guerre à Tissapherne, et que
Thimbron s’est embarqué pour commencer les hostilités: il a besoin de
l’armée grecque, et il promet à chaque soldat une darique par mois, le
double aux lochages, le quadruple aux stratéges. Dès que les
Lacédémoniens sont arrivés, Héraclide, informé qu’ils viennent chercher
l’armée, dit à Seuthès qu’il ne peut lui arriver rien de plus heureux:
«Les Lacédémoniens ont besoin de l’armée, et toi tu n’en as plus besoin;
en la leur rendant, tu leur seras agréable; les Grecs ne te demanderont
pas leur paye, mais ils sortiront de tes États.»

Après avoir entendu ces mots, Seuthès se fait amener les envoyés. Ils
disent qu’ils viennent chercher l’armée; Seuthès répond qu’il la leur
remettra, qu’il veut être leur ami et leur allié. Il les invite à un
repas d’hospitalité, et il les traite avec magnificence. Il n’invite ni
Xénophon, ni aucun autre des stratéges. Les Lacédémoniens lui demandant
quel homme est Xénophon, il répond que ce n’est pas d’ailleurs un
méchant homme, mais qu’il aime trop le soldat: cela lui fait beaucoup de
tort. Les envoyés lui disent: «Est-ce qu’il n’a pas de popularité parmi
ses hommes?» Héraclide répond: «Une très-grande.--Alors, ne
s’opposera-t-il pas à ce que nous emmenions l’armée?--Convoquez les
troupes, dit Héraclide, promettez-leur une solde; ils tiendront peu à
lui, ils accourront à vous.--Mais comment les convoquer?--Demain, dit
Héraclide, dès le matin nous vous conduirons vers eux. Je suis sûr que,
dès qu’ils vous verront, ils accourront à vous de grand cœur.» Ainsi
finit cette journée.

Le lendemain, Seuthès et Héraclide conduisent les Lacédémoniens à
l’armée. Elle s’assemble. Les deux Lacédémoniens prennent la parole:
«Sparte a décidé de faire la guerre à Tissapherne, qui vous a fait du
tort à vous-mêmes. Si donc vous venez avec nous, vous vous vengerez d’un
ennemi, et chacun de vous recevra une darique par mois, le lochage le
double, et le stratége le quadruple.» Les soldats les écoutent avec
joie. Aussitôt un Arcadien se lève pour accuser Xénophon. Seuthès était
là; il voulait savoir ce qu’on déciderait, et il se tenait à portée
d’entendre. Il avait son interprète avec lui, et du reste il savait
lui-même le grec. L’Arcadien commence ainsi: «Nous serions avec vous
depuis longtemps, Lacédémoniens, si Xénophon ne nous avait pas pressés
de venir ici: nous avons passé un rude hiver à faire la guerre, nuit et
jour, sans profit, tandis qu’il jouit de nos peines, et que Seuthès, qui
l’a enrichi en particulier, nous refuse notre solde. Pour ma part,
ajoute ce premier orateur, si je le voyais lapidé et puni des maux où il
nous a entraînés, je croirais avoir reçu ma paye et je ne regretterais
plus mes fatigues.» Après lui se lève un autre Grec, qui parle sur le
même ton, puis un troisième. Xénophon ensuite s’exprime ainsi:

«Oui, un homme doit s’attendre à tout, puisque je me vois accusé par
vous de ce que je regarde, dans mon for intérieur, comme la plus grande
preuve de mon zèle. J’étais déjà en route pour ma patrie, et par
Jupiter! si je suis revenu, ce n’était pas pour partager votre
prospérité, c’était parce qu’on m’avait appris votre détresse; je
voulais vous être utile, si je pouvais. J’arrive: Seuthès, que voici,
m’envoie de nombreux messagers, il me fait mille promesses pour que je
vous engage à le suivre; mais je n’essaye point de le faire, vous le
savez tous. Je vous conduis au port d’où je pense passer au plus vite en
Asie: c’était ce que je croyais pour vous le meilleur, le plus conforme
à ce que vous souhaitiez. Aristarque arrive avec ses trirèmes et nous
empêche de traverser: aussitôt je vous convoque, comme c’était mon
devoir, afin que nous délibérions sur ce qu’il faut faire.

«Vous entendez Aristarque qui vous enjoint de vous rendre dans la
Chersonèse; vous entendez Seuthès qui vous engage à vous joindre à lui
comme auxiliaires: vous dites tous qu’il faut aller avec Seuthès, vous
votez tous pour ce projet. Si je vous ai fait quelque tort en vous
conduisant où vous vouliez tous aller, dites-le. Depuis que Seuthès a
commencé à se jouer de vous pour la solde, si je l’avais approuvé, vous
seriez en droit de m’accuser et de me haïr. Mais si, après avoir été mon
meilleur ami, il est devenu mon plus cruel ennemi, est-il juste que vous
m’accusiez et non pas Seuthès, vous qui êtes la cause de ma rupture avec
lui? Peut-être direz-vous qu’il m’est facile, ayant reçu ce qui vous
appartient, de jouer la comédie auprès de Seuthès. Mais n’est-il pas
évident que, si Seuthès m’a payé, il ne m’a pas payé pour perdre ce
qu’il m’a donné et pour avoir à vous payer encore? Je crois que, s’il
m’avait donné quelque chose, il me l’aurait donné pour avoir, en me
donnant moins, à ne pas vous donner plus. Si c’est là votre pensée, vous
pouvez à l’instant même rendre inutile tout ce complot concerté entre
nous deux, en lui demandant votre argent. Il est clair que Seuthès, si
j’ai reçu quelque chose de lui, le redemandera selon son droit, si je
manque à la convention suivant laquelle j’aurais reçu. Mais il s’en faut
beaucoup que j’aie touché ce qui vous appartient. Je vous le jure par
tous les dieux et par toutes les déesses, je n’ai pas même ce que
Seuthès m’avait promis en particulier. Il est là; il m’entend, et il
m’est témoin si je me parjure. Pour vous étonner davantage, je fais
encore serment que je n’ai pas touché ce qu’ont reçu les autres
stratéges, pas même autant que quelques lochages. Pourquoi me suis-je
conduit ainsi? Je croyais, soldats, que plus je partagerais avec Seuthès
son indigence, plus je pourrais compter, dès qu’il le pourrait, sur son
amitié. Aujourd’hui que je le vois prospérer, je connais son âme.

«Mais, dira-t-on, n’avez-vous pas honte d’avoir été si ridiculement
joué? J’en rougirais, par Jupiter, si un ennemi m’eût trompé de la
sorte; mais, entre amis, il me paraît plus honteux de tromper que d’être
trompé. Au reste, s’il est des précautions à prendre avec des amis, vous
les avez prises toutes, sans lui laisser aucun prétexte honnête de ne
pas vous donner ce qu’il a promis. Nous ne lui avons fait aucun tort;
nous n’avons montré ni lâcheté ni crainte, où qu’il ait voulu nous
conduire.

«Mais, direz-vous, il fallait exiger des gages, afin qu’il fût
impossible de tromper, s’il le voulait. Écoutez ce que j’ai à répondre,
et ce que je n’aurais jamais dit en présence de Seuthès, si vous ne
m’aviez montré toute votre injustice, toute votre ingratitude envers
moi. Rappelez-vous donc dans quelle situation vous vous trouviez, quand
je vous en ai tirés pour vous conduire à Seuthès. Les portes de
Périnthe, si vous aviez été dirigés vers cette ville, Aristarque de
Lacédémone les avait fermées pour vous empêcher d’y entrer: vous campiez
dehors, au grand air. On était au cœur de l’hiver: vous viviez d’achats,
ne voyant que peu de vivres à vendre, n’ayant que peu d’argent pour en
acheter. Vous étiez contraints de rester en Thrace: les trirèmes en rade
vous empêchaient de mettre en mer: condamnés à demeurer là, il fallait
être en pays ennemi, serrés par de nombreux cavaliers, par de nombreux
peltastes. Nous avions des hoplites, c’est vrai; en nous portant en
force sur les villages, nous aurions peut-être pu prendre du grain, et
encore en petite quantité; mais se mettre à poursuivre, faire des
prisonniers et enlever des bestiaux, impossible; car je ne trouvai chez
vous ni cavalerie, ni peltastes organisés.

«Si donc, quand vous étiez dans une telle détresse, je vous ai, sans
exiger aucune solde, procuré pour allié Seuthès, qui avait des cavaliers
et des peltastes dont vous manquiez, croyez-vous que j’aie mal servi vos
intérêts? Une fois réunis à ses troupes, vous avez trouvé des grains en
plus grande abondance dans les villages, grâce à la nécessité où se
trouvaient les Thraces de fuir avec plus de vitesse: vous avez eu votre
part de bestiaux et d’esclaves. Nous n’avons plus revu d’ennemis, quand
la cavalerie de Seuthès s’est jointe à nous, tandis que jusque-là ils
nous harcelaient avec leurs cavaliers et leurs peltastes, nous empêchant
de nous disperser autrement qu’en petit nombre, et de nous procurer plus
de vivres. Si celui qui vous a procuré cette sécurité ne vous a pas payé
bien exactement, en plus de cette sécurité même, la solde qu’il avait
promise, est-ce là un si grand malheur, et croyez-vous qu’il faille pour
cela ne pas me laisser vivre?

«Aujourd’hui, comment vous retirez-vous? N’avez-vous pas comme excédant,
après un hiver passé dans l’abondance de tout bien, ce que vous avez
reçu de Seuthès? Vous avez vécu aux dépens de l’ennemi; et malgré cela,
vous n’avez pas eu un homme de tué, vous n’avez pas perdu un homme
vivant[49]. Mais de plus, si vous avez fait quelque bel exploit contre
les barbares d’Asie, n’en avez-vous pas le mérite, et n’y ajoutez-vous
pas en ce moment une autre gloire, celle d’avoir vaincu en Europe les
Thraces avec lesquels vous êtes en guerre? Oui, j’ai raison de le dire,
ces griefs qui vous irritent contre moi, vous devriez en remercier les
dieux, comme de bienfaits.

  [49] C’est-à-dire fait prisonnier.

«Telle est votre position actuelle. Maintenant, au nom des dieux,
considérez la mienne. Au moment où pour la première fois je m’embarquais
afin de retourner dans ma patrie, je m’en allais couvert de vos éloges;
et, par vous, les autres Grecs me faisaient un nom glorieux: je
jouissais de la confiance des Lacédémoniens; sans quoi, ils ne
m’auraient pas député de nouveau vers vous. Aujourd’hui je m’en vais,
calomnié par vous auprès de ces mêmes Lacédémoniens, haï, grâce à vous,
de Seuthès, chez qui j’espérais que mes services, rendus par votre
entremise, me feraient une retraite heureuse pour moi et pour mes
enfants, si je devenais père. Et vous, pour qui je me suis fait tant
d’ennemis beaucoup plus puissants que moi, vous, dont les intérêts me
préoccupent encore, voilà ce que vous pensez de moi. Vous me tenez, je
ne m’enfuis pas, je ne cherche pas à m’échapper; mais si vous faites ce
que vous dites, sachez que vous tuerez un homme qui a si souvent veillé
sur vous; qui a bravé avec vous tant de fatigues, tant de dangers, et
quand c’était son tour, et quand ce ne l’était pas; qui, par la faveur
des dieux, a érigé avec vous tant de trophées chez les Barbares; qui,
pour vous empêcher de devenir les ennemis d’aucun des Grecs, a souvent
lutté contre vous de tout son pouvoir. Vous pouvez maintenant, sans
craindre, aller où bon vous semble, et sur terre et sur mer. Et, lorsque
tout vous arrive à souhait, quand vous allez vous embarquer pour le pays
où vous désirez aborder depuis longtemps, lorsque le peuple le plus
puissant vous implore, qu’on vous donne une solde, que les
Lacédémoniens, réputés aujourd’hui les plus forts, viennent vous
trouver, c’est le moment que vous croyez devoir choisir pour me mettre
le plus vite à mort! Ce n’était plus cela quand nous étions dans le
danger, ô les plus oublieux des hommes! Vous m’appeliez votre père, vous
juriez de vous souvenir toujours de moi, comme votre bienfaiteur. Ah!
ceux même qui viennent vous chercher ne sont pas si injustes! Non, j’en
réponds, vous ne leur paraîtrez plus aussi bons, quand ils vous verront
ce que vous êtes avec moi.» Cela dit, il cessa de parler.

Charminus de Lacédémone se lève et parle ainsi: «Pour moi, soldats, je
ne crois pas que vous ayez raison de vous emporter contre cet homme.
J’ai de quoi témoigner en sa faveur. Seuthès, quand Polynice et moi nous
lui avons demandé quel homme était Xénophon, n’a rien trouvé à lui
reprocher que d’aimer trop le soldat, ce fut son mot; c’était même là
une cause de brouille avec nous autres Lacédémoniens et avec Seuthès
lui-même.»

Euryloque de Lousie, Arcadien, se lève ensuite et dit: «Il me semble,
Lacédémoniens, que, puisque vous voilà nos chefs, il faut nous faire
payer par Seuthès de gré ou de force, et ne pas nous emmener
auparavant.»

Polycrate d’Athènes se lève et parle pour Xénophon. «Je vois là,
soldats, dit-il, Héraclide qui nous écoute. Il a reçu le butin qui était
le fruit de nos fatigues, il l’a vendu, et n’en a remis l’argent ni à
Seuthès ni à nous; il l’a volé, et il en a fait son profit. Si donc nous
faisons bien, nous l’arrêterons. Cet homme, ajoute-t-il, n’est point de
Thrace; il est Grec et il fait tort à des Grecs.»

En entendant ces mots, Héraclide est frappé de terreur. Il s’approche de
Seuthès et lui dit: «Et nous, si nous faisons bien, nous quitterons au
plus vite un endroit où ces gens-là sont les maîtres.» Aussitôt dit, ils
sautent à cheval, et s’élancent au galop vers leur camp. De là Seuthès
envoie à Xénophon Abrozelmès, son interprète, et le prie de rester à son
service avec mille hoplites, s’engageant de lui donner les places
maritimes et tout ce qu’il lui a promis. Il ajoute, comme un secret,
qu’il a entendu Polynice dire que, si Xénophon tombe entre les mains des
Lacédémoniens, Thimbron le fera certainement mettre à mort. D’autres
personnes, unies d’hospitalité avec Xénophon, lui font savoir qu’il est
calomnié et qu’il doit se tenir sur ses gardes. En entendant ces mots,
Xénophon prend deux victimes et sacrifie à Jupiter-Roi, pour savoir s’il
fera mieux de rester avec Seuthès, aux conditions que Seuthès lui offre,
ou de partir avec l’armée. Le dieu lui ordonne de partir.




CHAPITRE VII

Départ pour des villages fournis de provisions.--Négociation avec
Médosade.--Discours de Xénophon à Seuthès.--Celui-ci se décide à payer
les Grecs.


De là, Seuthès va camper plus avant dans les terres, les Grecs
cantonnent dans les villages, d’où ils devaient, après avoir fait de
bonnes provisions, descendre vers la mer. Ces villages avaient été
donnés par Seuthès à Médosade. Celui-ci, voyant avec peine les Grecs
consommer tout ce qu’il y avait dans les villages, prend environ trente
chevaux, et l’homme le plus considérable parmi les Odryses, qui étaient
descendus de leurs montagnes et s’étaient joints à Seuthès. Il s’avance
et appelle Xénophon hors du cantonnement des Grecs. Xénophon, prenant
avec lui quelques lochages et d’autres personnes affidées, s’approche de
Médosade. Alors celui-ci: «Vous nous faites tort, Xénophon, dit-il, en
ravageant nos villages. Nous vous annonçons donc, moi, de la part de
Seuthès, et cet homme de la part de Médocus, roi du haut pays, que vous
ayez à évacuer notre contrée; sinon, nous ne nous laisserons pas faire;
et, si vous ravagez nos terres, nous vous repousserons comme des
ennemis.»

Xénophon après l’avoir entendu: «Tu viens de nous dire des choses
auxquelles il est fâcheux de répondre; je le ferai cependant pour que ce
jeune homme sache qui vous êtes et qui nous sommes. Avant de devenir vos
amis, nous traversions ce pays comme nous le voulions; nous pillions où
il nous plaisait, nous brûlions à notre gré. Et toi, quand tu es venu
vers nous en envoyé, tu as campé au milieu de nous, sans rien avoir à
craindre des ennemis. Vous ne pouviez entrer dans cette contrée, ou, si
vous y entriez, vous y campiez comme en pays d’ennemis plus forts, vos
chevaux toujours bridés. Maintenant que vous êtes nos amis, et que,
grâce à nous, vous possédez cette contrée, vous nous chassez d’un pays
dont vous n’êtes maîtres que par nous. Tu le sais bien toi-même, les
ennemis n’étaient pas capables de nous en faire sortir. Et ce n’est pas
en nous faisant des présents, en nous traitant bien, pour reconnaître
nos services, que tu prétends nous chasser; tu veux, autant qu’il est en
toi, nous empêcher même de cantonner. En parlant ainsi, tu ne rougis pas
devant les dieux, devant ce jeune homme qui te voit maintenant dans la
richesse, toi qui, avant d’être notre ami, ne vivais que de maraude,
comme tu nous l’as avoué. Mais pourquoi me dis-tu cela? Je ne commande
plus ici, mais vous vous êtes livrés aux Lacédémoniens pour conduire
votre armée et vous ne m’avez pas appelé au conseil, hommes étonnants
que vous êtes; comme je les ai fâchés en vous amenant l’armée, vous
craigniez que je ne leur fisse plaisir en la leur ramenant aujourd’hui.»

Lorsque l’Odryse eut entendu ces mots, il dit: «Pour moi, Médosade, je
voudrais être enfoui sous terre, de la honte que j’ai en entendant cela.
Si je l’avais su d’avance, je ne t’aurais pas accompagné: je m’en vais.
Le roi Médocus ne m’approuverait pas de chasser nos bienfaiteurs.» Cela
dit, il saute à cheval, et part au galop, suivi des autres cavaliers, à
l’exception de quatre ou cinq. Médosade, affligé de voir ses terres
dévastées, presse Xénophon d’appeler les deux Lacédémoniens. Xénophon,
prenant avec lui les hommes les plus capables, va trouver Charminus et
Polynice, leur dit que Médosade les envoie chercher, et leur propose,
comme on le faisait pour lui, de se retirer du pays. «Je pense, dit-il,
que vous obtiendrez pour l’armée la solde qui lui est due, si vous dites
que l’armée vous prie de la faire payer, de gré ou de force, par
Seuthès; que ce point obtenu, elle consent à vous suivre de bon cœur;
que sa demande vous paraît légitime, et que vous vous êtes engagés à ne
la faire partir que quand on aura rendu cette justice aux soldats.»
Après avoir entendu ces raisons, les Lacédémoniens promettent de les
faire valoir et d’y ajouter tout ce qu’ils trouveront de plus fort.
Après quoi ils partent, suivis de tous ceux que réclamait la
circonstance. Quand ils sont arrivés, Charminus prend la parole: «Si tu
as quelque chose à nous dire, Médosade, dis-le; sinon, c’est nous qui
avons à te parler.» Médosade répond d’un ton fort soumis: «Seuthès et
moi nous vous prions de ne faire aucun tort à ce pays devenu ami pour
nous; si vous faites quelque mal aux habitants, c’est à nous que vous le
ferez, car ils sont nôtres.--Eh bien, disent les Lacédémoniens, nous
nous en éloignerons, si la solde est payée à ceux qui vous ont aidés en
cette affaire; autrement, nous venons à leur secours, et nous punirons
les hommes qui leur ont fait du tort, contre la foi du serment. Si vous
êtes de ces hommes-là, nous commencerons par vous à faire justice.»
Xénophon ajoute: «Voulez-vous, Médosade, puisque vous dites que les
habitants du pays sont vos amis, leur faire décider la question de
savoir si c’est vous ou nous qui devons sortir du pays?» Médosade ne
veut pas; mais il propose avant tout aux deux Lacédémoniens ou d’aller
trouver Seuthès au sujet de la paye, convaincu que Seuthès les écoutera,
ou du moins d’envoyer avec lui Xénophon, dont il s’engageait à soutenir
la proposition. En attendant, il supplie de ne pas brûler les villages.
On envoie donc Xénophon, et avec lui ceux que l’on croit les plus
propres à l’affaire. Aussitôt arrivé, Xénophon dit à Seuthès:

«Je n’ai rien à te demander, Seuthès, en venant auprès de toi, mais j’ai
à te faire comprendre, si je le puis, que tu as eu tort de m’en vouloir,
quand je réclamais au nom des soldats ce que tu leur as promis
volontairement. Je croyais qu’il n’était pas moins de ton intérêt de le
donner que du leur de le recevoir. Et d’abord, je remarque qu’après les
dieux ce sont eux qui t’ont mis en évidence, en te faisant roi d’un
grand pays et d’un peuple nombreux; de telle sorte que rien ne peut
demeurer caché de ce que tu fais de honteux ou d’honnête. Étant ce que
tu es, je regarde pour toi comme un fait important de ne pas renvoyer
sans récompense des hommes qui t’ont rendu service, comme un fait
important d’obtenir les éloges de six mille hommes, et comme un fait
plus important encore de ne jamais laisser douter de ta parole. Je vois,
en effet, que la parole ambiguë des gens sans foi est vaine, sans force
et sans valeur, tandis que la parole de ceux qui font évidemment
profession de vérité ne les conduit pas moins sûrement que la violence
des autres au but où ils aspirent. S’ils veulent ramener quelqu’un à la
raison, j’observe que leurs menaces ne ramènent pas moins à la raison
que les châtiments précipités des autres, et, quand de pareils hommes
promettent une chose, ils tiennent aussi bien que d’autres qui donnent
sur l’heure.

«Rappelle-toi ce que tu nous as avancé, en nous prenant pour alliés; tu
sais que ce n’est rien. La confiance dans la vérité de tes paroles a
entraîné un grand nombre d’hommes à marcher sous tes ordres et à te
soumettre un empire qui vaut, non pas cinquante talents, somme que ces
soldats se croient due en ce moment, mais infiniment davantage. Eh bien,
cette confiance qui t’a valu un royaume, tu vas la vendre pour cette
somme. Allons, rappelle-toi quelle importance tu attachais à la conquête
de cette contrée qui t’est maintenant soumise. Je suis convaincu
qu’alors tu aimerais mieux la posséder qu’une somme beaucoup plus
considérable. Il me semble que ce serait pour toi un plus grand dommage
et une plus grande tâche de ne pas conserver cette conquête, que de ne
point l’avoir faite, comme il serait beaucoup plus fâcheux de devenir
pauvre après avoir été riche, que de n’avoir jamais eu de richesse,
comme il serait beaucoup plus affligeant de redevenir simple particulier
après avoir été roi, que de n’avoir jamais exercé la royauté.

«Tu sais que les peuples qui subissent aujourd’hui ta loi te sont
soumis, non point par affection pour ton autorité, mais par contrainte,
et ils essayeraient de reconquérir leur liberté, s’ils n’étaient dominés
par la peur. Mais ne crois-tu pas qu’ils te redouteraient encore plus et
qu’ils s’attacheraient plus à ta personne, s’ils voyaient les soldats en
humeur de rester maintenant auprès de toi, dès que tu leur en donnerais
l’ordre, ou tout prêts à revenir au besoin, puis les autres, sur le
bruit de tes nombreux bienfaits, prompts à accourir pour se mettre à ta
disposition, que s’ils présumaient et que les autres ne viendront pas à
toi, à cause de la défiance qu’inspire ta conduite actuelle, et que les
soldats sont déjà mieux disposés pour eux que pour toi? D’ailleurs, ce
n’est point parce qu’ils nous étaient inférieurs en nombre que ces
peuples t’ont cédé, mais faute de chefs. Aussi est-il à craindre
aujourd’hui qu’ils ne prennent pour chefs quelques-uns de ceux qui
croient avoir des griefs contre toi, ou bien les Lacédémoniens qui sont
plus puissants encore, surtout si les soldats promettent de servir avec
plus d’empressement ceux qui les auront fait payer, et si les
Lacédémoniens, vu le besoin qu’ils ont de l’armée, consentent à tout
cela. Que les Thraces aujourd’hui soumis à ta loi soient beaucoup plus
empressés à marcher contre toi qu’avec toi, cela ne fait pas de doute:
car, si tu es vainqueur, c’est l’esclavage qui les attend; vaincu, la
liberté.

«S’il faut aussi songer un peu à ce pays devenu tien, ne crois-tu pas
qu’il subira moins de dommages, si les soldats, après avoir reçu ce
qu’ils demandent, se retirent paisiblement, que s’ils y demeurent comme
en pays ennemi, et que tu essayes de lever contre eux une armée, qui
aura besoin de subsistances? Quant à l’argent, crois-tu qu’il t’en
coûtera plus en nous payant sur-le-champ ce qui nous est dû qu’en
continuant à nous le devoir, et en te voyant contraint d’en soudoyer
d’autres plus nombreux?

«Mais Héraclide, ainsi qu’il me l’a déclaré, trouve que c’est beaucoup
d’argent. Oui; mais il t’est bien plus facile aujourd’hui de lever cet
argent et de le payer, que jadis, avant notre venue auprès de toi, d’en
donner le dixième. Ce n’est pas la quotité d’une somme qui la rend
considérable ou légère, ce sont les moyens de celui qui paye et de celui
qui reçoit. Or, tes revenus annuels excèdent maintenant tout le fonds
que tu possédais autrefois.

«Pour moi, Seuthès, je t’ai parlé avec les égards dus à un ami, afin que
tu te montres digne des biens que les dieux viennent de te donner, et
que je ne me perde point dans l’opinion du soldat. Car, sache-le bien,
si je voulais en ce moment faire du mal à un ennemi, je ne le pourrais
avec l’armée telle qu’elle est disposée, et, si je voulais te venir
encore en aide, j’en serais également incapable. Cependant, je te prends
à témoin, Seuthès, avec les dieux qui savent tout, que je n’ai rien reçu
de toi pour les services que t’ont rendus les soldats, et que
non-seulement je ne t’ai rien demandé de ce qui leur était dû
personnellement, mais je ne t’ai pas même réclamé ce que tu m’avais
promis. Je te jure encore que je n’aurais point accepté ce que tu
m’aurais donné, si les soldats n’avaient reçu en même temps ce qui leur
était dû. J’aurais regardé comme une honte de faire mes affaires et de
négliger les leurs, mes besoins devant passer après l’estime où je suis
auprès d’eux. Laissons Héraclide penser que le reste n’est que niaiserie
et qu’il faut, par tout moyen, se procurer de l’argent. Quant à moi,
Seuthès, je crois que pour un homme, et surtout pour un prince, il n’y a
pas de richesses plus précieuses ni plus brillantes que la justice et la
générosité: quiconque les possède est riche, a de nombreux amis; il est
riche d’hommes qui aspirent à son amitié. Prospère-t-il, il a des gens
qui se réjouissent avec lui; tombe-t-il dans l’infortune, il ne manque
pas de secours. Si mes actes n’ont pu te convaincre que j’étais
sincèrement ton ami, si mes paroles n’ont pu te le faire connaître,
songe à ce qu’ont dit les soldats. Tu étais là, tu as entendu ce que
disaient ceux qui voulaient me blâmer. Ils m’accusaient auprès des
Lacédémoniens de t’être plus attaché qu’aux Lacédémoniens; ils me
reprochaient de préférer tes intérêts aux leurs, ils disaient que
j’avais reçu de toi des présents. M’aurait-on accusé, le crois-tu,
d’avoir reçu de toi ces présents, si l’on m’avait vu mal disposé à ton
égard, et si l’on n’avait supposé que j’avais pour toi trop de zèle? Je
pense, en effet, que tous les hommes doivent montrer de la bienveillance
à celui dont ils reçoivent des présents. Toi, au contraire, avant que je
t’eusse rendu aucun service, tu me faisais un accueil gracieux; tes
regards, ta voix, tes dons étaient ceux d’un hôte; tu ne te lassais pas
de me faire des promesses; maintenant que tu as accompli ce que tu
voulais, et que, grâce à moi, tu es arrivé à une haute puissance, tu as
le cœur de me voir déshonoré auprès des soldats? Et cependant je ne
doute pas que tu ne les payes; le temps, j’en suis sûr, sera ton maître;
tu ne pourras souffrir de voir ceux qui t’ont rendu service devenir tes
accusateurs. Je te demande donc qu’en les payant, tu t’efforces de me
faire voir aux soldats tel que j’étais, quand tu m’as pris à ton
service.»

En entendant ces paroles, Seuthès maudit celui qui était cause que la
solde n’eût pas été payée depuis longtemps, et tout le monde pensa bien
qu’il désignait Héraclide. «Pour moi, dit-il, je n’ai jamais eu la
pensée de retenir ce qui est dû; je payerai.» Alors Xénophon répond:
«Puisque tu consens à payer, je te conjure de le faire par mes mains et
de ne pas négliger de me remettre aujourd’hui avec l’armée au point où
j’en étais, quand je suis venu vers toi.» Seuthès dit: «Ce n’est pas à
cause de moi que tu perdras l’estime des soldats; et, si tu restes
auprès de moi avec mille hoplites seulement, je te donnerai toutes les
places et tous les dons que je t’ai promis.» Xénophon répond: «Cela ne
peut plus se faire: renvoie-nous sur-le-champ.--Cependant, dit Seuthès,
je sais qu’il est plus sûr pour toi de rester auprès de moi que de
partir.--Je te suis reconnaissant, répond Xénophon, de ta prévoyance,
mais il m’est impossible de rester: partout où j’aurai de la
considération, sois certain qu’elle tournera à ton avantage.» Seuthès
répond: «Je n’ai point d’argent, ou plutôt j’en ai peu, je te le donne;
c’est un talent: j’ai en outre six cents bœufs, environ quatre mille
moutons et cent vingt esclaves: prends-les, ainsi que les otages de ceux
qui vous ont attaqués, et pars.» Xénophon se met à rire: «Et si tout
cela ne suffit pas pour la paye, à qui, je te le demande, appartiendra
le talent? Puisqu’il y a du danger pour moi à m’en aller, ne faut-il pas
que je me garantisse des pierres? Tu as entendu les menaces.» Il demeure
donc là le reste du jour.

Le lendemain, Seuthès livre aux députés ce qu’il avait promis, et envoie
des gens le porter. Les soldats disaient déjà que Xénophon n’avait été
trouver Seuthès que pour rester auprès de lui et recevoir ce qu’il lui
avait promis. Quand ils le voient arriver, ils courent à lui tout
joyeux. De son côté, Xénophon, apercevant Charminus et Polynice: «Voilà,
leur dit-il, ce que vous avez sauvé pour l’armée; je vous le remets,
vendez-le et donnez-en le prix aux soldats.» Ceux-ci reçoivent les
effets, y commettent des laphyropoles[50] et soulèvent de nombreuses
récriminations. Xénophon se tient à l’écart, mais il fait ostensiblement
ses préparatifs pour retourner dans son pays, le décret n’ayant pas
encore paru, qui le bannissait d’Athènes. Ceux des soldats qui étaient
le plus liés avec lui viennent le conjurer de ne pas partir avant
d’avoir emmené l’armée et de l’avoir remise à Thimbron.

  [50] Des gens chargés de vendre le butin.




CHAPITRE VIII

Arrivée à Lampsaque et dans la Troade.--Combat contre le Perse
Asidate.--Noms des pays traversés par l’armée et des satrapes qui les
gouvernaient.--Fin de la retraite des Dix mille.


On s’embarque ensuite pour Lampsaque. Au-devant de Xénophon se présente
le devin Euclide de Phlionte, fils de Cléagoras, qui a peint les Songes
qui sont dans le Lycée. Il félicite Xénophon d’avoir échappé et lui
demande ce qu’il a d’or. Xénophon lui jure qu’il n’a pas de quoi
retourner dans sa patrie, à moins de vendre son cheval et tout ce qu’il
peut avoir. Euclide ne veut pas le croire. Mais les Lampsacènes ayant
envoyé des présents d’hospitalité à Xénophon, celui-ci fait un sacrifice
à Apollon et place Euclide auprès de lui. Euclide ayant vu les
entrailles, dit à Xénophon: «Je vois maintenant que tu n’as pas fait
fortune, mais je suis sûr que, lors même que cela devrait t’arriver, il
y aurait quelque empêchement, sinon d’autre part, du moins de toi-même.»
Xénophon en convient. Euclide continue: «L’obstacle vient de Jupiter
Mélichius[51],» et il lui demande: «Lui as-tu toujours offert des
sacrifices? A Athènes, j’avais l’habitude d’offrir pour vous des
sacrifices et des holocaustes.» Xénophon répond que, depuis son départ,
il n’a point fait de sacrifices à ce dieu. Euclide lui conseille donc de
lui en faire, et ajoute qu’il s’en trouvera mieux. Le lendemain,
Xénophon se rend à Ophrynium, sacrifie et brûle des porcs en holocauste
suivant le rit national: les entrailles sont favorables. Le même jour,
arrivent Biton et Euclide avec de l’argent pour l’armée: ils se lient
d’hospitalité avec Xénophon, et, comme il s’était défait à Lampsaque de
son cheval pour cinquante dariques, soupçonnant qu’il ne l’avait vendu
que par besoin, puisqu’ils avaient entendu dire qu’il tenait beaucoup à
ce cheval, ils le rachètent, le lui rendent et ne veulent point en
recevoir le prix.

  [51] C’est-à-dire _qui adoucit, clément_. Voy. le _Dict._ de Jacobi.

De là, on marche à travers la Troade; on passe l’Ida et l’on arrive
d’abord à Antandros, puis, en longeant les côtes de Lydie, dans la
plaine de Thèbes[52]. De là, par Atramyttium et Certone, on entre, près
d’Atarné, dans la plaine du Caïque, et l’on parvient à Pergame de Mysie.

  [52] Ville de Troade, où avait régné Aétion, père d’Andromaque.

Xénophon y est reçu en hospitalité chez Hellas, femme de Gongylus
d’Érétrie, et mère de Gorgion et de Gongylus. Celle-ci l’avertit
qu’Asidate, seigneur perse, est dans la plaine: elle lui dit que, s’il y
marche de nuit avec trois cents hommes, il le prendra lui, sa femme, ses
enfants et tous ses trésors, et il y en a beaucoup. Elle lui donne pour
guides son cousin et Daphnagoras, qu’elle tenait en grande estime.
Xénophon offre avec eux un sacrifice. Le devin Basias d’Élis, qui y
assiste, lui dit que les entrailles sont favorables et que le Perse sera
pris. Xénophon se met donc en marche après le dîner, prenant avec lui
les lochages les plus intimes et les plus dévoués, afin de leur rendre
un bon service. Sur ses pas se jettent, malgré lui, environ six cents
hommes, mais les lochages prennent les devants, pour n’avoir point à
partager un butin assuré.

On arrive vers minuit. On laisse échapper, des environs de la tour, des
esclaves et de nombreux trésors, ne voulant prendre qu’Asidate et tout
ce qui lui appartenait. On attaque la tour elle-même: mais, comme il
était difficile de la prendre, vu qu’elle était grande, élevée, munie de
créneaux et défendue par des soldats nombreux et braves, on essaye de la
miner. L’épaisseur du mur était de huit briques; cependant, au jour, une
ouverture est pratiquée: dès qu’on y paraît, un des assiégés perce avec
une grande broche à bœufs la cuisse de celui qui s’avance le plus près.
Et d’ailleurs, les flèches rendaient les approches dangereuses. Aux cris
poussés par les gens de la tour, Itabélius arrive pour les défendre avec
sa troupe; puis il vient de la Comanie des hoplites assyriens, des
cavaliers hyrcaniens, à la solde du roi, au nombre d’environ
quatre-vingts, et près de huit cents peltastes: enfin il arrive des
cavaliers de Parthénium, d’Apollonie et des places voisines.

Il était temps de songer à faire retraite: on prend tout ce qu’il y a de
bœufs et de menu bétail, et on l’emmène avec les esclaves, en formant
une colonne à centre vide; ce n’était pas qu’on eût l’esprit au butin,
mais la retraite aurait eu l’air d’une fuite, si l’on se fût retiré les
mains vides, ce qui aurait augmenté l’ardeur des ennemis et le
découragement des Grecs. On se retire donc en gens qui se battent pour
défendre leur bien. Gongylus apercevant les Grecs en petit nombre,
pressés par de nombreux ennemis, sort, malgré sa mère, avec sa troupe,
pour prendre part à l’action. Proclès, descendant de Démarate, amène
aussi des renforts d’Halisarne et de Teuthranie. La troupe de Xénophon,
écrasée par les flèches et les pierres, marche en cercle pour opposer
les armes aux traits, et repasse à grand’peine le Caïque; la moitié
presque sont blessés, entre autres Agasias de Stymphale, un des
lochages, qui, en tout temps, s’était battu avec courage contre les
ennemis. Enfin les Grecs sont hors de danger, conservant environ deux
cents prisonniers, et assez de menu bétail pour fournir des victimes.

Le lendemain, Xénophon, après avoir fait un sacrifice, fait marcher de
nuit toute l’armée le plus loin possible dans la Lydie, afin qu’Asidate
ne craigne plus son voisinage et néglige de se garder. Or, Asidate,
entendant dire que Xénophon a fait de nouveaux sacrifices et qu’il doit
l’attaquer avec toute son armée, va se cantonner dans les villages
contigus aux murailles de Parthénium. Il y tombe dans les troupes de
Xénophon, qui le prennent avec sa femme, ses enfants, ses chevaux et
tout ce qu’il possède. Ainsi fut accomplie la première prédiction des
victimes. De là les Grecs se retirent à Pergame, et Xénophon n’a point à
se plaindre du dieu, car les Lacédémoniens, les lochages, les autres
stratéges et les soldats conviennent de lui donner l’élite du butin,
chevaux, attelages et le reste: en sorte qu’il se trouve même en état
d’en obliger d’autres.

Sur ces entrefaites, Thimbron arrive, prend le commandement de l’armée,
l’incorpore aux troupes grecques, et va faire la guerre à Tissapherne et
à Pharnabaze.

Voici les noms des gouverneurs des pays du roi que traversa notre armée:
en Lydie, Artimas; en Phrygie, Artacamas; en Lycaonie et en Cappadoce,
Mithridate; en Cilicie, Syennésis; en Phénicie et en Arabie, Dernès; en
Syrie et en Assyrie, Bélésis; à Babylone, Rhoparas; en Médie, Arbacas;
chez les Phasians et les Hespérites, Tiribaze; les Carduques, Chalybes,
Chaldéens, Macrons, Colques, Mossynèques, Coètes et Tibarènes, étaient
des peuples indépendants: en Paphlagonie, Corylas; en Bithynie,
Pharnabaze; chez les Thraces d’Europe, Seuthès.

Le total du parcours entier, marche et retraite, est de deux cent quinze
étapes, comprenant onze cent cinquante-cinq parasanges, ou trente-quatre
mille six cent cinquante stades: la durée, marche et retraite, est d’un
an et trois mois.


FIN.




TABLE

EXPÉDITION DES DIX MILLE


  Avertissement                                                        I


  LIVRE PREMIER.

  Chapitre Ier. Des causes de la guerre entre Cyrus le jeune et
    Artaxercès.--Cyrus se prépare à la lutte.                          1

  Chap. II. Marche de Cyrus.--Tissapherne découvre au roi les
    projets de son frère.--Entrevue de la reine Épyaxa et de
    Cyrus.--Grande revue.--Suite de la marche.--Arrivée à
    Tarse.--Conférence de Syennésis, roi de Cilicie, et de Cyrus       4

  Chap. III. Mutinerie des soldats de Cyrus.--Discours de
    Cléarque.--Cyrus augmente la paye                                 11

  Chap. IV. Arrivée à Issus; jonction de la flotte.--Passage des
    Pyles ciliciennes.--Entrée en Syrie.--Départ de Xénias et de
    Pasion.--Discours de Cyrus.--Continuation de la
    marche.--Discours de Cyrus.--Arrivée sur les bords de l’Araxe     18

  Chap. V. Marche pénible dans le désert.--Arrivée à
    Karmande.--Dispute entre deux soldats                             24

  Chap. VI. Conspiration et punition d’Orontas                        29

  Chap. VII. Marche de Cyrus à travers la Babylonie.--Il se croit
    à la veille de combattre et fait aux Grecs de riches promesses    33

  Chap. VIII. Bataille de Cunaxa.--Mort de Cyrus                      38

  Chap. IX. Éloge de Cyrus                                            44

  Chap. X. Artaxercès s’empare du camp de Cyrus.--Il rallie ses
    troupes contre les Grecs, qui le mettent en déroute               49


  LIVRE II.

  Chapitre Ier. Les Grecs apprennent la mort de Cyrus et le projet
    d’Ariée de retourner en Ionie.--Cléarque essaye de le faire
    revenir et lui promet l’empire des Perses.--Artaxercès envoie
    sommer les Grecs de rendre les armes; ceux-ci congédient les
    envoyés du roi avec une fière réponse                             55

  Chap. II. Alliance avec Ariée.--On se met en marche, et l’on
    rejoint les troupes du roi.--Terreur panique dans les deux
    armées                                                            61

  Chap. III. Le roi veut entrer en accommodement.--Les Grecs
    répondent avec fermeté qu’ils ont besoin de se battre pour
    avoir de quoi manger.--Le roi les fait conduire à des villages
    bien approvisionnés.--Entrevue de Tissapherne et de
    Cléarque.--Alliance avec le roi                                   66

  Chap. IV. On attend Tissapherne.--Ariée devient suspect aux
    Grecs.--Tissapherne de retour devenant également suspect, les
    Grecs marchent séparément et établissent leur camp à
    distance.--Arrivée à la muraille de Médie.--Perfidie des
    Perses.--Suite de la marche                                       72

  Chap. V. Arrivée au fleuve Zabate.--Entrevue de Cléarque et de
    Tissapherne.--Les principaux chefs des Grecs sont pris en
    traître et livrés au roi                                          79

  Chap. VI. Jugement de Xénophon sur Cléarque, Proxène, Ménon,
    Agias et Socrate                                                  87


  LIVRE III.

  Chapitre Ier. Découragement des Grecs.--Songe de Xénophon.--Son
    discours aux Grecs                                                95

  Chap. II. Discours de Chirisophe, de Cléanor et de Xénophon        106

  Chap. III. Dispositions pour le départ.--Arrivée de Mithridate,
    suspect aux Grecs, qu’il attaque ensuite.--Découragement des
    soldats.--Formation d’un corps de frondeurs                      116

  Chap. IV. Nouvelle attaque de Mithridate.--Il est
    repoussé.--Arrivée au Tigre.--Attaque inutile de
    Tissapherne.--Changement dans l’ordonnance de
    l’armée.--Nouvelles attaques des ennemis.--Courage déployé
    par les Grecs et particulièrement par Xénophon                   120

  Chap. V. Incendie des villages par Tissapherne.--Les Grecs sont
    enfermés entre les monts des Carduques et le Tigre.--Difficulté
    de passer le fleuve.--Expédient proposé par un Rhodien.--On
    se décide à franchir les monts Carduques                         130


  LIVRE IV.

  Chapitre Ier. Arrivée au pays des Carduques.--Grand embarras des
    Grecs harcelés par l’ennemi.--Un captif leur indique un chemin
    facile                                                           135

  Chap. II. On envoie deux mille hommes d’élite s’emparer des
    hauteurs.--Ils y réussissent.--Passage difficile à travers les
    montagnes                                                        141

  Chap. III. Arrivée près du Centrite.--Nouvelles
    difficultés.--Songe de Xénophon.--Passage du fleuve              147

  Chap. IV. Entrée en Arménie.--Trêve des Grecs avec Tiribaze, qui
    les trahit.--La neige commence à tomber                          154

  Chap. V. Tristes effets de la neige.--Intensité du
    froid.--Disette.--Attaque de l’ennemi.--Arrivée à des
    villages, où l’on se remet des épreuves qu’on vient de subir     158

  Chap. VI. Le guide s’enfuit par la faute de Chirisophe.--Arrivée
    au Phase.--On traverse le pays des Taoques et des Chalybes       165

  Chap. VII. Arrivée chez les Taoques.--Pas difficile à
    franchir.--On traverse le pays des Chalybes.--Passage de
    l’Harpase.--Arrivée au mont Théchèse.--Joie enthousiaste
    des Grecs                                                        170

  Chap. VIII. Marche à travers le pays des Macrons.--Arrivée aux
    montagnes des Colques.--Combat contre les barbares.--On
    descend à Trapézonte, où l’on célèbre des jeux.--Grande joie
    des Grecs                                                        176


  LIVRE V.

  Chapitre Ier. Chirisophe se met en quête de navires; Xénophon
    pourvoit au reste.--Dexippus, envoyé pour ramener les
    vaisseaux, s’enfuit sur l’un d’eux.--Polycrate ramène un
    vaisseau à trente rames                                          182

  Chap. II. Lutte contre les Driles                                  187

  Chap. III. Chirisophe n’arrive point: on embarque une partie de
    l’armée, le reste suit par terre.--Arrivée à Cérasonte.--Revue
    et dénombrement.--Partage de l’argent.--Consécration faite par
    Xénophon à Apollon et à Diane.--Description de sa retraite à
    Scillonte et de la fête de Diane, instituée par lui              193

  Chap. IV. Arrivée aux frontières des Mossynèques.--Ils s’opposent
    au passage de l’armée grecque.--Ils sont battus.--Mœurs de ce
    peuple                                                           196

  Chap. V. On traverse le pays des Chalybes et des
    Tibarènes.--Arrivée à Cotyore.--Entrevue avec les Sinopéens      202

  Chap. VI. Sur le conseil d’Hécatonyme, on se décide à prendre la
    route de mer                                                     207

  Chap. VII. Xénophon, calomnié par Néon d’Asinée, se défend
    auprès des soldats.--Conduite honteuse du lochage
    Cléarète.--Enquêtes sur quelques faits passés                    216

  Chap. XIX. Accusé d’avoir frappé plusieurs soldats, Xénophon se
    justifie                                                         223


  LIVRE VI.

  Chapitre Ier. Alliance avec les Paphlagoniens.--Danses
    curieuses.--Départ de Cotyore.--Arrivée à Harmène.--On offre à
    Xénophon le commandement en chef.--Il refuse et le fait donner
    à Chirisophe                                                     229

  Chap. II. Départ des Grecs.--Arrivée à Héraclée.--Fin du
    commandement en chef de Chirisophe.--Nouvelle autorité de
    Xénophon.--Division de l’armée en trois corps                    236

  Chap. III. Marche des trois corps.--Ils se réunissent au port de
    Calpé                                                            240

  Chap. IV. Description du port de Calpé.--Résolution qu’y
    prennent les Grecs.--Fausse démarche de Néon.--Apparition de
    la cavalerie de Pharnabaze                                       246

  Chap. V. On assied le camp dans un lieu sûr.--Marche contre
    l’ennemi.--Éloquence et bravoure de Xénophon.--Victoire sur
    les Bithyniens et les troupes de Pharnabaze                      252

  Chap. VI. Butin fait sur les Bithyniens.--Arrivée de
    Cléandre.--Dispute entre Agasias et Dexippe.--Discours de
    Xénophon et d’Agasias.--Réponse de Cléandre.--Sa
    générosité.--Arrivée à Chrysopolis                               259


  LIVRE VII.

  Chapitre Ier. Anaxibius, chef de la flotte de Sparte, séduit par
    les offres de Pharnabaze, trompe les Grecs et les fait sortir
    de Byzance: ils y rentrent de vive force.--Xénophon les calme
    et les conduit hors de la ville.--Commandement éphémère de
    Cératade                                                         269

  Chap. II. Discussion sur la route à suivre.--Vente de quatre
    cents soldats restés à Byzance.--Xénophon se concerte avec
    Seuthès pour faire passer les Grecs à son service                277

  Chap. III. Les Grecs, à l’exception de Néon de Laconie, passent
    au service de Seuthès.--Festin qui sert à consacrer
    l’alliance.--Expédition nocturne: grand profit qu’on en retire   285

  Chap. IV. Suite de l’expédition.--Rigueur du froid.--Épisthène
    d’Olynthe et son prisonnier.--Xénophon en danger d’être brûlé
    vif.--Traité de Seuthès avec les Thyniens                        295

  Chap. V. Seuthès ne paye point aux Grecs la solde complète.--Ils
    le suivent cependant dans une nouvelle expédition.--La solde
    n’étant pas payée davantage, les soldats s’emportent contre
    Xénophon                                                         300

  Chap. VI. Propositions des envoyés de Sparte.--Accusation contre
    Xénophon; sa défense.--Il est également défendu par Charminus
    et Polycrate.--Embarras de Seuthès et d’Héraclide.--Offres de
    Seuthès à Xénophon                                               304

  Chap. VII. Départ pour des villages fournis de
    provisions.--Négociation avec Médosade.--Discours de Xénophon
    à Seuthès.--Celui-ci se décide à payer les Grecs                 314

  Chap. VIII. Arrivée à Lampsaque et dans la Troade.--Combat
    contre le Perse Asidate.--Noms des pays traversés par l’armée
    et des satrapes qui les gouvernaient.--Fin de la retraite
    des Dix-Mille                                                    325


FIN DE LA TABLE.


12030.--Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.


*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EXPÉDITION DES DIX MILLE ***

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
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computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™'s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation's website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without
widespread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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