L'esclave du pacha, suivi de Histoire de ma grand'tante

By X.-B. Saintine

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Title: L'esclave du pacha, suivi de Histoire de ma grand'tante

Author: X.-B. Saintine

Release date: November 18, 2025 [eBook #77266]

Language: French

Original publication: Bruxelles: Meline, Cans et compagnie, 1845

Credits: Véronique Le Bris, Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Library of Congress)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESCLAVE DU PACHA, SUIVI DE HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE ***





  L’ESCLAVE
  DU PACHA

  SUIVI DE
  HISTOIRE DE MA GRAND’TANTE
  (morte à l’âge de seize ans).

  PAR
  X. B. Saintine.


  Bruxelles et Leipzig.
  MELINE, CANS ET COMPAGNIE.
  LIBRAIRIE, IMPRIMERIE ET FONDERIE.

  1845




L’ESCLAVE DU PACHA.


L’un des jours de la semaine dernière, j’herborisais dans les bois de
Luciennes avec un de mes amis, orientaliste distingué, botaniste émérite
qui, il y a quelques années, a fait deux mille lieues et couru vingt
fois le risque de sa vie pour aller ravir une poignée d’herbes aux
flancs du Taurus et aux plaines de l’Asie Mineure. Après nous être
promenés dans le bois, en ramassant çà et là quelques gramens, quelques
orchis, seulement pour renouveler connaissance avec eux, nous longions
le joli village des Gressets et la délicieuse vallée de Beauregard, nous
dirigeant vers un déjeuner que nous espérions trouver un peu plus loin,
lorsque, sous une allée de hauts peupliers jetés sur la gauche des
prairies du _Butard_, nous aperçûmes, venant à nous, un couple de
promeneurs, homme et femme, jeunes tous deux.

Du plus loin que mon compagnon les aperçut, il fit un mouvement de
surprise.

--Vous connaissez ces personnes-là? lui demandai-je.

--Oui.

--De quelle classe, de quel genre et de quelle espèce sont-ils?

Ici, j’employais les mots simplement dans le sens botanologique.

--Analysez, observez et devinez, me répondit mon illustre voyageur.

J’observai donc, en appliquant à mes deux individus, non le système de
Linné, mais le système de Jussieu; celui des affinités et des analogies.
Celui-là me parut plus convenable et plus facile que l’autre.

Le jeune homme, d’une mise fort simple et même négligée, quoique chaussé
de ces hauts souliers à talons, véritables quarts de bottes qui ont
succédé aux demi-bottes (la botte, chez nous, depuis l’introduction du
_comfort_, va toujours en s’amoindrissant), n’avait même pas de
sous-pieds à son pantalon. Une twine gris clair, une chemise de couleur
et une casquette à large visière complétaient l’ajustement.

Il portait à la main un de ces paniers de ménage, fermés à leur partie
supérieure par deux battants d’osier, dont l’un, à moitié entr’ouvert,
laissait passer un goulot de bouteille.

Près de lui cheminait une jeune femme, de taille moyenne et bien prise,
mais chez laquelle une indolence de mouvements, une certaine flexibilité
de la tige, un certain dandinement des hanches, décelaient une origine
méridionale ou un défaut de distinction. Tous deux s’avançaient la tête
baissée, se parlant sans se regarder, marchant côte à côte sans se
donner le bras; seulement, de temps en temps, ils s’appuyaient l’un sur
l’autre de l’épaule, par un mouvement plein d’affection.

Ce ne fut que lorsque nous nous croisâmes avec eux que je pus voir la
figure des deux promeneurs; jusque-là je n’avais eu à étudier que leur
costume et leur tournure.

Le jeune homme rougit en reconnaissant mon compagnon, et nous salua d’un
air plein d’humilité; à peine si j’eus le temps de saisir une seule
ligne pathognomonique de son _facies_. La dame était fort jolie:
l’élégance de son cou, la régularité de ses traits lui donnaient un
certain air de bonne maison, contredit cependant par ce qu’il y avait de
provoquant dans son regard.

Quand ils furent passés et déjà à distance:

--Eh bien! me dit mon ami, quel jugement porterez-vous sur nos deux
individus?

--Eh bien, lui répondis-je résolûment, le jeune homme est votre
confiseur, qui vient d’épouser sa première demoiselle de comptoir.

Et lisant un signe négatif sur la physionomie de mon interlocuteur,
j’ajoutai aussitôt:

--Ou un commis marchand en bonne fortune, avec une comtesse sans
préjugés.

--Vous n’y êtes pas.

Je demandai un instant de réflexion de plus, et pour perfectionner mon
travail d’observateur, je me retournai vers le couple.

Ils avaient gagné, près de l’endroit où nous étions, les bords d’une
source, nommée dans le pays _la Fontaine-au-Prêtre_; déjà la jeune femme
s’était assise sur l’herbe, et, développant une serviette, elle
l’étendait près d’elle, tandis que le jeune homme tirait soigneusement
de son panier un pâté et diverses autres provisions.

--Certes, m’étais-je déjà dit en moi-même, il y a évidemment, dans la
physionomie de cette belle personne, de la grande dame et de la
grisette; mais, en songeant à son allure déhanchée, et surtout en
jugeant d’elle d’après son cavalier, alors courbé pour déboucher sa
bouteille, et dont le pantalon sans sous-pieds, relevé à mi-jambe,
laissait à découvert ses souliers-bottes à grandes oreilles, le type
grisette prévalut dans mon esprit.

--La dame, repris-je, mais avec moins d’assurance que la première fois,
est figurante dans un de nos théâtres, ou écuyère au Cirque-Olympique.

--Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites là.

--Quant à lui, c’est un garçon limonadier.

J’en jugeais ainsi d’après la facilité toute pratique avec laquelle il
me paraissait avoir débouché sa bouteille.

--Vous y êtes moins que jamais, me dit non compagnon.

--Au diable! et parlons d’autre chose.

Une fois au Butard, nous ne pensions plus à nos deux badauds parisiens.
Tandis qu’on préparait notre déjeuner, et même en déjeunant, mon ami en
revint naturellement à me parler de ses courses dans le Taurus et
l’Anti-Taurus, dans les Balkans, dans le Caucase, sur les rives du Phase
et de l’Euphrate, puis pour me reposer de toutes ses descriptions
botaniques et géologiques, il me raconta, pièce à pièce, sans paraître y
attacher la moindre importance, commençant par le dénoûment, finissant
par l’exposition, une histoire qui ne laissa pas que de m’intéresser
vivement. Cette histoire, accomplie non loin des bords de la mer Noire,
entre Erzeroum et Constantinople, durant son séjour dans cette partie de
l’Asie Mineure, il en avait recueilli tous les détails de la bouche même
de l’un des principaux acteurs.

J’essayerai de la redire après lui, non tout à fait dans le même ordre
ou le même désordre quant aux événements, mais du moins en respectant
leur exactitude, et en mettant à profit la connaissance acquise par mon
voyageur, des hommes et des lieux.




I


Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1841, au pachalik de Sivas,
dans de vastes jardins situés près de la rivière Rouge, une jeune fille,
vêtue à la turque, le front courbé, se promenait lentement, suivie d’une
vieille négresse. De temps en temps, elle tournait brusquement la tête,
et quand son regard, à travers les massifs d’érables et de sycomores,
avait pu entrevoir l’angle d’un grand bâtiment à grillages dorés, à
balcons de bois de cèdre découpés finement, alors, son teint,
d’ordinaire d’un blanc mat et diaphane, se colorait tout à coup, son
petit pied se crispait contre le sol, sa poitrine se soulevait, et c’est
à grand’peine qu’elle retenait le soupir qui voulait s’en échapper.

Toujours silencieuse, préoccupée, elle s’arrêta et, du doigt, désigna un
platane à la négresse. Celle-ci entra aussitôt dans un élégant kiosque,
placé à quelques pas, et en revint chargée d’une peau de tigre qu’elle
étendit au pied de l’arbre.

Après diverses allées et venues de la négresse, de l’arbre au kiosque et
du kiosque à l’arbre, la jeune fille, assise, les jambes croisées, sur
la peau de tigre, adossée au platane, dont la séparait cependant un
épais coussin de velours noir, soutenait nonchalamment de sa main gauche
une pipe narghilé, à tuyau de cerisier de Perse, et de sa droite, dans
un léger portant de filigrane d’or en forme de coquetier, une petite
tasse de porcelaine de Chine que la vieille esclave remplissait coup sur
coup d’un moka brûlant.

Baïla avait dix-sept ans; ses cheveux noirs et lustrés s’allongeaient
sur ses tempes comme deux ailes de corbeau; ses sourcils minces et
formant l’arc parfait, quoique de même couleur que ses cheveux, étaient
cependant, ainsi que ses longs cils et le bord de ses paupières,
recouverts d’une préparation d’antimoine appelée _sourmah_; une petite
raie noire verticale lui descendait même du front pour séparer ses
arcades sourcilières. D’autres couleurs avaient encore été employées
pour donner plus d’éclat à sa beauté. L’incarnat de ses lèvres avait
disparu sous une légère couche d’indigo et, par un effet contraire, sous
ses yeux où le fin réseau de ses veines projetait naturellement une
légère teinte bleue, la pourpre du henné resplendissait. Le henné, sorte
de carmin végétal, fort en usage en Orient, rougissait aussi les ongles
de ses mains, de ses pieds et jusqu’à ses talons, qui ressortaient nus
et vifs de ses petites galoches béantes, brodées d’or et de perles.

Ainsi tatouée à la mode asiatique, Baïla n’en était pas moins belle. Son
costume se composait simplement d’un cafetan de velours, de pantalons de
mousseline rayée d’argent et d’une ceinture de cachemire; mais tous les
colifichets du luxe oriental complétaient sa toilette. La double rangée
de sequins qui brimbalait sur sa tête, les larges bracelets d’or qui
paraient ses bras, qui descendaient sur ses chevilles; les chaînes, les
pierreries qui couvraient ses mains, son corsage, qui vacillaient à
l’extrémité de ses longues tresses flottantes et brillaient jusque sur
sa pipe même, rehaussaient d’un charme étrange ses jeunes attraits.

Afin de mieux comprendre quel genre d’étonnement admiratif sa vue devait
produire en ce moment, aux détails rapides donnés sur sa personne et ses
atours, il en faudrait ajouter d’autres sur cette vieille esclave noire
qui, par son âge comme par sa couleur, par sa taille courte et ramassée,
par son regard terne et glauque, opposait un contraste si frappant avec
la fraîche blancheur de Baïla, avec sa taille fine et souple et son
regard, encore vif et pénétrant, malgré la pensée soucieuse qui alors le
voilait à demi.

Pour faire ressortir, pour éclairer ce tableau, il faudrait suspendre
sur la tête de ces deux femmes, si dissemblables, un peu de ce beau ciel
bleu de l’Asie, et décrire, comme encadrement, quelques accidents de
terrain, quelques singularités de cette végétation toute locale qui les
environnait.

A quelques pas en avant du platane contre lequel s’appuyait Baïla, un
petit bassin circulaire de marbre cipolin, dont le jet d’eau
s’épanouissait en gerbe, faisait régner une douce fraîcheur autour
d’elle; un peu plus loin, sous son regard, deux palmiers se dressant,
l’un à droite, l’autre à gauche, et confondant leurs têtes, présentaient
deux colonnes surmontées d’une arcade de verdure. C’était comme
l’entrée, le portique de ce réduit sacré. Mais devant cette entrée,
selon toute apparence, l’ombre même d’un homme ne devait pas se montrer.
Baïla appartenait à un maître jaloux; sa beauté, entretenue avec tant
d’art et de coquetterie, devait croître, s’épanouir et s’effeuiller sous
les regards d’un seul.

Du pied des palmiers, partait une double haie de hêtres pourpres, de
poiriers-saules argentés, de nopals aux formes bizarres, aux fleurs
safranées, de symphorines, de lyciets et d’airelles, aux fruits
d’albâtre, de corail et de jayet. Les périplocas, avec leurs étoiles de
velours violacées, les morelles avec leurs grappes écarlates, jetaient
leurs lianes au milieu des mimosas, d’où ressortaient les pompons d’or
des cassies, les aiguilles d’ivoire des leucanthes, les longues étamines
rouges des julibrizins. Mêlant leurs branches aux branches inférieures
du platane sous lequel elle était assise, des figuiers de l’Inde
faisaient descendre, comme en guirlande, sur la tête de Baïla, leurs
larges feuilles creusées en coupes, et si étrangement bordées de fleurs
et de fruits d’une couleur orangée mêlée de cramoisi.

Au dernier plan, derrière le platane, sur un terrain rougeâtre et
sablonneux, croissaient en nombre des ficoïdes glaciales, offrant à
l’œil abusé comme des plantes saisies par le givre durant un hiver de
nos climats septentrionaux, et des soudes couvraient le sol de plaques
cristallisées.

Le tableau devait s’animer encore.

Bientôt le grand soleil d’Orient, penché vers l’horizon, jetant
obliquement ses dernières flammes sous le fronton verdoyant des
palmiers, fit scintiller la terre comme si elle eût été couverte de
diamants; ses rayons, brisés au milieu des gerbes du bassin, à travers
tous ces massifs de fleurs et de feuillages si divers, rejaillirent en
arcs-en-ciel, en reflets d’or, de pourpre et de nacre; ils glissèrent de
l’écorce du platane à la coupe diaprée des figuiers indiens; ils
illuminèrent toute la personne de Baïla, depuis son front couronné de
sequins jusqu’à ses babouches pailletées; ils se mêlèrent même à la
fumée de son narghilé, à la vapeur du moka, qui montait comme un parfum
du fond d’une cassolette de porcelaine, et, sur la soyeuse peau de tigre
qui lui servait de siége, semblèrent rouler de petites vagues
étincelantes.

Quand le vent du soir, en se levant, agita doucement les fleurs et la
verdure, mélangea toutes ces couleurs chatoyantes, toutes ces zones
d’ombre et de lumière, oh! n’était-il pas à regretter alors qu’un regard
humain ne pût contempler la belle odalisque, au milieu de ces magiques
lueurs, resplendissante du triple éclat de ses pierreries, de sa
jeunesse et de sa beauté?

Eh bien, ce tableau prestigieux, un homme en devait jouir, et cet homme
ce n’était pas le maître!

Mariam, la vieille négresse, venait de s’endormir au pied d’un arbre,
tenant encore à la main le petit mortier dans lequel au fur et à mesure
des exigences de sa maîtresse, elle broyait le café; Baïla, à moitié
assoupie, tendait machinalement vers elle sa porcelaine de Chine, quand
un étranger parut inopinément entre les deux palmiers.

A sa vue, l’odalisque crut d’abord rêver, puis, ensuite, retenue par un
sentiment de terreur, peut-être de curiosité, elle resta en place,
immobile, sans articuler un mot. Seulement, la tasse qu’elle soulevait
lui échappa des mains.

L’étranger, c’était un jeune Français, après avoir fait un mouvement
comme pour s’enfuir, s’enhardit, s’approcha d’elle et, la pourpre au
visage, la lèvre balbutiante, soit l’effet d’une trop vive émotion, soit
excès de prudence à cause de la négresse, il s’enquit simplement auprès
de Baïla du chemin qui pouvait le conduire à la ville.

Il s’exprimait fort bien en langue turque. Cependant celle-ci ne put
croire avoir bien compris. Quoi! l’étranger, trompant la surveillance
des gardiens, aurait franchi la double enceinte des jardins qui
l’enfermaient! il aurait bravé la mort, et tout cela pour lui demander
son chemin!

Revenue au sentiment de sa situation, elle se leva d’un air irrité, tira
de sa ceinture un petit poignard garni de diamants, un bijou plutôt
qu’une arme offensive ou défensive, et lui fit impérieusement signe de
s’éloigner.

Le jeune homme recula devant elle avec un maintien contrit, embarrassé,
mais sans cesser d’attacher, d’une manière toute particulière, ses yeux
sur la belle esclave. Il semblait ne pouvoir les détacher du tableau qui
venait de frapper ses regards; enfin, encore indécis et balbutiant de
confuses paroles, il franchissait le portique des palmiers, quand la
négresse s’éveilla tout à coup.

A la vue d’une silhouette d’homme qui s’allongeait dans l’enceinte, elle
bondit sur elle-même en poussant un cri d’effroi.

--Qu’avez-vous donc, Mariam? lui dit Baïla en se plaçant devant la
négresse, sans doute par un sentiment de miséricorde envers l’imprudent.

--Mais cette ombre... ne la voyez-vous pas? C’est celle d’un homme!

--D’un bostangi: quel autre oserait se montrer ici?

--Mais les bostangis eux-mêmes s’en garderaient! le maître ne leur
a-t-il pas interdit l’entrée de ces jardins lorsque nous y sommes...
lorsque vous y êtes? Un homme est venu, vous dis-je; j’ai vu l’ombre!

--Eh! de quelle ombre parlez-vous? Tenez, regardez.

Et Baïla s’effaça de devant la négresse.

--J’ai vu! répéta la négresse.

--L’ombre d’un arbre; oui, c’est possible.

--Les arbres ne courent pas, et celle-là semblait courir.

--Vous avez rêvé, ma bonne Mariam.

Et Baïla lui soutint si bien que personne n’était venu, qu’elle n’avait
rien vu, sinon en songe, que Mariam, par soumission, feignit de le
croire, et toutes deux se disposèrent à regagner leur logis.

Elles étaient à mi-route, lorsque, au détour d’une allée, la négresse
poussa un nouveau cri, et, désignant du doigt un individu qui se sauvait
à toutes jambes:

--Ai-je rêvé cette fois? dit-elle.

Et elle allait appeler à l’aide, au secours, quand l’odalisque, lui
mettant la main sur la bouche, lui ordonna de se taire. Mariam était
dévouée corps et âme à sa maîtresse, elle obéit.

Rentrée dans son appartement, Baïla réfléchit à son aventure. Les
aventures sont rares dans la vie du harem. Celle-là l’intriguait
grandement et l’eût même inquiétée si elle n’avait eu d’autres soucis en
tête.

Les soucis à leur tour vinrent occuper sa pensée.

En y songeant, elle se dépita, elle s’emporta, elle froissa les riches
étoffes qui se trouvaient sous sa main. Elle pleura même, bien plus de
colère que de douleur.

Depuis la veille, Baïla doutait de sa beauté; elle était jalouse; depuis
la veille, Baïla maudissait l’existence à laquelle elle était condamnée,
et regrettait les jours de sa première jeunesse.

Pour éloigner de son esprit l’idée incessante qui la tourmentait, elle
essaya de remonter dans son passé. Elle y trouva, non des consolations,
mais une distraction, du moins.

Le passé d’une jeune fille de dix-sept ans n’est le plus souvent que le
paradis de la mémoire, un Éden radieux peuplé des doux souvenirs de la
famille, et parfois d’un premier amour. Il n’en était pas ainsi de
Baïla. Sa famille lui était restée indifférente, et son premier amour
lui avait été imposé.

Née en Mingrélie, d’un père ivrogne et d’une mère avare, ceux-ci, la
trouvant jolie de visage et bien proportionnée de corps, l’avaient,
presque dès le berceau, destinée _aux plaisirs du sultan_.

Malgré les défenses de la Russie, aujourd’hui protectrice de cette
partie du Caucase, c’est toujours là que vise l’ambition des familles
mingréliennes.

L’éducation de la jeune fille avait été en rapport avec l’état qu’on lui
réservait. Elle avait appris à danser, à chanter, à s’accompagner du
psaltérion; quant au reste, il n’en avait jamais été question.

Quoique ses parents professassent extérieurement un des cultes
chrétiens, on s’était bien gardé de chercher à développer en elle le
moindre instinct religieux. A quoi bon? la morale du Christ ne pouvait
lui donner que de fausses idées et devenait tout à fait inutile dans la
carrière brillante qu’on prétendait ouvrir devant elle.

Mais si la belle enfant n’éveille autour d’elle que des sentiments de
spéculation, si elle n’est aux yeux de ses proches qu’une marchandise
précieuse, elle profite du moins, par avance, du bénéfice qu’elle doit
rapporter.

Tandis que ses frères s’occupent sans relâche de la culture des vignes,
de la récolte des vins et du miel, que sa sœur, belle aussi, mais un peu
boiteuse, est condamnée à seconder sa mère dans les soins du ménage, la
seule Baïla vit dans une douce indolence. Peut-on laisser en contact
avec de sales fourneaux ses mains blanches et délicates, risquer de voir
se briser contre de massives poteries ses ongles si bien taillés, ou
permettre aux cailloux de la route de déformer ses jolis pieds? Non,
c’eût été risquer de la détériorer et de lui ôter de sa valeur.

Aussi, dans la masure paternelle, où tout le monde se meut et travaille,
seule, étendue à l’ombre, n’ayant d’autre occupation que le chant et la
danse, elle passe sa vie à voir couler devant elle les flots de
l’Inéour, ou à regarder, avec une admiration naïve, croître et se
développer sa beauté, la richesse de toute sa famille.

Pour les autres, la table commune se couvre de mets grossiers; à elle, à
elle seule sont réservés les plus délicats produits de la pêche ou de la
chasse. Pour elle, ses frères se chargent de recueillir avec soin les
bulbes friandes de ces orchidées qui, réduites en farine, composent ce
merveilleux _salep_, à la fois cosmétique intérieur et substance
alimentaire, dont les femmes de l’Orient se servent pour aider au
développement de leur embonpoint et donner à leur peau une coloration
d’un blanc rosé.

Si l’on avait à se mettre en route, Baïla, en chemise de soie, voyageait
à dos de mulet, tandis que le reste de la famille, vêtue de grosse toile
ou de serge, l’escortait à pied, veillant sur elle avec une constante
sollicitude.

Certes, un étranger les rencontrant sur son chemin et témoin de tous ces
soins et démonstrations, devait croire que c’était là une fille adorée,
protégée contre le destin par les plus tendres affections!

Cependant, si son père s’approchait d’elle, c’était le plus souvent pour
lui pincer le nez, qu’elle avait alors un peu trop évasé, et sa mère,
comme caresse habituelle, se contentait de lui tirailler les paupières
du côté des tempes, afin de donner à ses yeux la forme amande.

Quelquefois le mari, pris soudainement d’enthousiasme, après avoir vu
Baïla faire montre de ses grâces en dansant le soir aux étoiles, disait
à voix basse à sa femme:

--Par saint Dimétri! je crois que l’enfant nous rapportera un jour de
quoi meubler à tout jamais notre cellier de rack et de tafia!

Et un sourire de béatitude éclairait passagèrement sa face bourgeonnée.

--Si nous avions le malheur de la perdre avant le temps, répondait sa
digne compagne, c’est dix mille bonnes piastres que le bon Dieu nous
volerait!

Et elle essuyait une larme d’attendrissement.

Baïla venait d’avoir treize ans, quand une barque qui suivait le courant
de l’Inéour s’arrêta à quelque distance de la chaumière du Mingrélien.
Un homme, coiffé d’un turban, en descendit. C’était un pourvoyeur de
harems, alors en tournée de ce côté.

--Vendez-vous du miel? dit-il au maître de la chaumière, qu’il trouva
sur le seuil de sa porte.

--J’en recueille du blanc et du rouge.

--En pourrais-je goûter?

L’honnête Mingrélien lui en apporta un échantillon de chaque couleur.

--J’en voudrais voir d’une autre sorte, dit l’homme au turban, avec un
coup d’œil significatif.

--Entrez alors, répondit le père de Baïla.

Et tandis que l’étranger franchissait le seuil de sa maison, courant au
logement occupé par sa femme:

--Alerte! lui dit-il, voici les noces de ta fille qui se préparent; le
marchand s’est présenté; il est en bas; habille-la et descends avec
elle.

A la vue de Baïla, le marchand ne put retenir une exclamation
admirative; puis, presque aussitôt, par manœuvre commerciale, il hocha
la tête, en feignant de l’examiner avec plus d’attention.

Pendant cette inspection, la rougeur couvrait le front de la jeune
fille; le père et la mère, cherchant à lire la pensée secrète du
marchand dans ses yeux et sur son visage, gardaient un silence
émotionné, priant tout bas leur saint patron pour la réussite de
l’affaire.

L’homme au turban, changeant d’allure, et comme s’il n’était venu en
effet que pour s’approvisionner de miel, s’empara de l’un des deux
échantillons déposés sur une table, et, après l’avoir effleuré du doigt,
il le dégusta.

--Ce miel est blanc et d’assez bel aspect, j’en conviens; mais il manque
de saveur. Combien la grande mesure?

--Douze mille! se hâta de crier la mère.

--Douze mille paras?

--Douze mille piastres!

Le marchand haussa les épaules.

--Vous le garderez pour votre usage, bonne femme.

Puis il se leva et se dirigea vers la porte.

La femme fit signe au mari de ne point le retenir.

En effet, comme elle l’avait prévu, il s’arrêta avant de toucher au
seuil, et se retournant vers le maître de la maison:

--Frère en Dieu, lui dit-il, je me suis reposé chez vous; en échange de
votre hospitalité, je vous dois un bon avis. Vous avez des enfants?

--J’ai deux filles.

--Eh bien! veillez sur elles, car les Lesghis sont dernièrement
descendus de leurs montagnes et en ont enlevé un grand nombre dans le
Guriel et la Géorgie.

--Qu’ils viennent! répondit le Mingrélien; j’ai trois fils et quatre
fusils.

Le marchand fit encore un mouvement de fausse sortie; puis, après avoir
jeté un regard rapide sur Baïla, il leva sa main droite, en tenant ses
cinq doigts écartés.

Baïla, rouge de honte, lui lança un regard de mépris et prit une
attitude de reine insultée.

En faveur du regard et de l’attitude, auxquels il trouva sans doute
_quelque saveur_, le marchand leva en plus un doigt de sa main gauche.

Le Mingrélien montra ses dix doigts, ce qui lui valut un coup d’œil
courroucé de sa ménagère, qui murmura:

--C’est trop tôt!

--Le miel est cher dans votre canton, dit l’homme au turban; je prévois
qu’il me faudra, contre mon gré, en acheter aux Lesghis. Adieu, et
qu’Allah vous assiste!

--On peut ne rien vendre d’un côté et ne rien acheter de l’autre, sans
pour cela se tourner le dos si vite, reprit le père. Reposez-vous
encore; la rame a dû vous fatiguer les mains.

--C’est pour cela, sans doute, qu’il a tant de peine à les ouvrir,
grommela la ménagère.

--Puisque vous le permettez, dit le marchand, j’attendrai ici que le
soleil ait perdu un peu de sa force.

--Ne puis-je vous offrir autre chose que de l’ombre? Je sais que les
fils du prophète évitent de boire et de manger sous le toit d’un
chrétien; mais, à défaut de nourriture, vous y pouvez prendre un plaisir
permis. Puisque ma fille se trouve là encore, elle va chanter pour vous
distraire.

Baïla chanta en s’accompagnant du psaltérion.

L’homme au turban, assis sur ses talons, les bras croisés sur ses
genoux, la tête appuyée sur ses bras, l’écouta avec une profonde et
immobile attention, et quand elle eut fini, pour témoigner de sa
satisfaction, il se contenta de lever silencieusement un doigt de plus.

Baïla, au son des castagnettes d’ivoire et des grelots d’argent, exécuta
alors une danse expressive, voluptueusement mimée, à la manière des
bayadères de l’Inde et des almés de l’Orient, mais avec plus de retenue
cependant.

Forcé de regarder cette fois, l’homme au turban ne fut plus maître de
déguiser l’impression ressentie par lui devant tant de grâce, de
souplesse et d’agilité, et, dans un élan irréfléchi d’enthousiasme, il
leva deux doigts d’un seul coup.

On était près de s’entendre.

Du reste, dans ce marché mystérieux, ce langage figuré, ces enchères
muettes n’avaient d’autres motifs que de mettre les parties
contractantes à même de pouvoir, devant les autorités russes, jurer, en
cas de besoin, par le Christ ou par Mahomet, qu’il n’avait été question
entre elles que d’une vente de miel, de fourrures ou de peaux de castor.

Après qu’on eut encore bataillé quelque temps de part et d’autre, la
mère reçut enfin les dix mille piastres dans son tablier, et disparut
aussitôt pour aller enfouir son trésor dans quelque cachette, sans
s’inquiéter autrement de savoir si elle reverrait sa fille.

Elle partie, le marchand avisa du coin de l’œil la sœur aînée de Baïla,
qui avait assisté au débat, tout en pétrissant la pâte dans une huche.

--Et celle-ci, dit-il, ne l’emmènerai-je pas aussi?

La sœur aînée, flattée dans son amour-propre, fit la révérence.

--Elle boite, dit le père.

--Oh! oh! fit l’autre; n’importe, voyons.

On parlementa de nouveau, et le Mingrélien, profitant de l’absence de sa
femme, finit par céder sa seconde fille, moyennant six fusils anglais,
une forte provision de poudre et de plomb, de la viande boucanée, et
deux tonnes de rack. Tandis qu’il était en train, il eût volontiers
vendu sa femme, encore d’assez belle conservation; mais l’usage,
d’accord cette fois avec le nouveau code russe, ne le permettait pas.

Les deux hommes venaient de se toucher dans la main, comme conclusion de
ce nouveau marché, quand la mère rentra. Elle poussa d’abord des cris
affreux en songeant que tous les soins du ménage allaient désormais
retomber sur elle. Le marchand parvint à la calmer avec un collier de
pierres fausses et quelques bijoux de cuivre doré.

Le lendemain, les deux sœurs mingréliennes arrivaient dans un petit port
de la mer Noire, où elles ne devaient pas tarder à s’embarquer pour
Trébizonde.

Un mois après, l’homme au turban, atteint tout à coup du désir de
prendre femme pour lui, après en avoir tant fourni aux autres, épousait
la sœur aînée, qui l’avait séduit par sa manière de pétrir la pâte.

Tels furent les souvenirs de famille qui s’éveillèrent d’abord dans
l’esprit de la jeune odalisque, retirée, seule, boudeuse et jalouse,
dans son appartement.

Elle évoqua ensuite les images de cette autre part de sa vie où l’amour
devait prendre un rôle. Elle se revit à Trébizonde, dans la maison de
son acquéreur, devenu son beau-frère. Là, entourée, ainsi que ses
compagnes de captivité, d’égards et de bons soins, sous une surveillance
minutieuse, sans être sévère, elle avait passé une année durant laquelle
elle avait appris la langue turque et l’art de la toilette, tout en se
perfectionnant dans le chant et la danse.

L’année écoulée, le beau-frère de Baïla s’était embarqué avec elle et
plusieurs de ses compagnes, pour Constantinople.

Un beau matin, il avait fait vêtir de blanc sa gracieuse cargaison; les
cheveux avaient été lissés et parfumés et, après avoir longé les murs du
Vieux-Sérail, traversé quelques rues étroites et tortueuses, marchand et
marchandise s’installaient dans une chambre du bazar des esclaves.

Les idées, en Europe, sont généralement fort erronées relativement à la
vente des femmes en Orient. Nos connaissances à ce sujet s’appuient
essentiellement sur ce que nous en avons vu dans nos théâtres et dans
quelques tableaux de genre. Mais les auteurs dramatiques et les
peintres, jaloux avant tout d’arriver au pittoresque, se soucient
souvent fort peu de l’exactitude.

Ceux-ci, pour ne pas diviser leur tableau en compartiments, à la manière
des architectes, nous ont montré une grande salle commune où des hommes
et des femmes, tous jeunes, tous beaux, demi-nus, divisés par groupes,
passent sous l’inspection des premiers venus. Les promeneurs circulent à
travers les galeries; de gros Turcs, bien écrasés par leur turban, bien
emmitouflés dans leur robe de cachemire, dans leur cafetan de soie, dans
leurs fourrures, fument tranquillement assis dans leur coin, comme au
café: il m’est arrivé même de voir dans une de ces esquisses un peu
fantasques un lévrier fluet, au museau pointu, ou un bel épagneul, à la
queue ondoyante, figurer là, en accessoire, comme au palais des rois,
dans les grandes compositions de Rubens ou de Van-Dyck; mais en Turquie
les chiens n’ont leurs entrées nulle part.

Ceux-là, les auteurs dramatiques, poëtes ou chorégraphes, ont établi
hardiment leur marché sur la place publique, devant tout un peuple de
choristes, avec des chameaux de carton, pour ajouter à la couleur
locale. Il est vrai que, grâce aux convenances de la scène, le costume
des belles esclaves à vendre a été renforcé. A l’Opéra les acheteurs de
femmes sont forcés de se contenter d’un examen très-superficiel.

Un bazar de ce genre est en réalité beaucoup moins abordable que ces
messieurs auraient pu nous le faire croire. Divisé en chambres
particulières, les femmes de toute couleur et de tout âge, surtout
celles dont la jeunesse et la beauté rehaussent le prix, y sont parquées
presque solitairement, sous la garde de leurs vendeurs. Pour pénétrer
dans le sanctuaire, il faut d’abord être musulman et offrir des
garanties, soit par sa position, soit par sa fortune; car il n’est pas
permis au premier curieux qui se présente de venir voir et marchander.

Baïla et ses compagnes venaient donc, dans une des salles du grand bazar
de Constantinople, de prendre place sur une estrade. Chacune d’elles,
désireuse d’aller régner sur le cœur de quelque puissant dignitaire de
l’empire, essayait de la pose la plus favorable pour faire ressortir ses
attraits, se disposait à s’armer de toutes ses grâces naturelles ou
acquises, quand un petit vieillard, au turban maigre et délabré, en
cafetan sans broderies, sans fourrures, passé de mode comme son maître,
s’introduisit presque furtivement dans la chambre.

C’était un Arménien renégat qui avait fait sa fortune en administrant
les biens d’un ancien vizir dont il était le trésorier ou _khasnadar_.

Tant qu’il avait été au service de celui-ci, notre homme s’était bien
gardé de laisser entrevoir ses richesses, et la maîtresse femme, épousée
par lui avant son apostasie, n’avait jamais souffert qu’il lui donnât
une rivale.

Par un double coup du sort, sa femme était morte, en même temps que son
vizir, disgracié, partait pour l’exil.

Redevenu libre des deux côtés, l’Arménien ne craignait plus de mettre au
jour son or et sa convoitise amoureuse, qu’il avait si bien tenus
cachés, l’un et l’autre, pendant trente ans.

Quoiqu’il fût un peu tard, il avait résolu de recommencer sa jeunesse,
de vivre pour le plaisir et de s’organiser un harem. Aussi, en ce
moment, se frottant les mains, la figure allumée, ses deux petits yeux
gris flamboyant comme des escarboucles, il rôdait autour de l’estrade
comme un renard à jeun autour d’un poulailler.

A sa vue, les belles jeunes filles avaient frémi. En rêvant d’amour,
chacune d’elles sans doute avait vu dans son heureux possesseur un beau
jeune homme, au front large, au port majestueux, à la barbe noire et
luisante; et le ci-devant khasnadar du vizir semblait n’avoir même
jamais dû posséder aucun de ces heureux dons de nature.

Peu soucieuses d’un tel chaland, au lieu de leur doux sourire, de leurs
gracieuses poses méditées, elles prenaient à qui mieux mieux un air
refrogné et maussade, quand le petit vieillard s’arrêta devant Baïla,
qui aussitôt devint tremblante et se sentit prise d’une violente envie
de pleurer.

Néanmoins, elle fut forcée de se lever, de marcher, et malgré toute la
mauvaise grâce qu’elle y put mettre, le khasnadar la trouva charmante.
Il s’approcha d’elle, il regarda ses pieds, ses mains, il inspecta ses
dents, puis ensuite, prenant le marchand à part:

--Ton prix? lui dit-il.

--Vingt mille piastres!

Le khasnadar fit un bond en arrière; ses lèvres se crispèrent comme
celles d’un babouin qui vient de mordre dans un citron aigre. Il
recommença à tourner autour de l’estrade; il examina, l’un après
l’autre, tous ces beaux fruits de la Géorgie et de la Circassie, étalés
à ses regards; puis, de nouveau, il s’arrêta devant Baïla.

Celle-ci, feignant de croire qu’il voulait encore lui visiter la bouche,
tira la langue et lui fit la grimace.

Cette démonstration n’attiédit en rien les feux du client. Il se
rapprocha du marchand, et quand ils eurent chuchoté quelque temps,
assis, les jambes croisées, celui-ci se leva en disant:

--Par l’ange Gabriel! j’avais bien promis cependant à ma femme, dont
c’est la propre sœur, de ne la céder qu’à vingt mille, pour l’honneur de
la famille.

Baïla, à qui l’on remit son voile sur la figure, comprit que le marché
était conclu, et, cessant de se contenir, éclata en sanglots.

Aussitôt, la porte de la salle est poussée brusquement. Un homme, à la
haute stature, au regard impérieux, entre et va droit vers la désolée;
il relève le voile, ce voile qui peut cacher ses pleurs, mais non
amortir ses cris.

--Combien cette esclave? demande-t-il.

--Elle est à moi, dit le khasnadar.

--Combien? répète l’autre.

--Mais je suis l’acquéreur, et non le marchand, reprend le petit
vieillard en se dressant sur la pointe de ses pieds, pour essayer de se
grandir à la taille de son interlocuteur.

Celui-ci le toisa du haut en bas d’un air de mépris.

--Je viens d’en faire l’acquisition au prix de dix-neuf mille piastres.

--Vingt mille! objecta le vendeur.

--J’en offre vingt-cinq, dit le dernier venu en rejetant aussitôt le
voile sur la figure de Baïla.

Le marchand s’inclina; le khasnadar, pâle de colère, se contint
cependant, car il avait déjà reconnu dans son concurrent Ali-ben-Ali,
surnommé _Djezzar_, pacha de Sivas.

C’est ainsi que la jeune fille, après avoir été, en premier lieu, vendue
par son père, le fut une seconde fois par son beau-frère.

Djezzar-Pacha, qu’un léger démêlé avec le divan avait momentanément
appelé dans la capitale de l’empire, emmena sa belle esclave dans sa
résidence ordinaire, et tout d’abord elle occupa la première place dans
son cœur.

La joie qu’elle ressentit de se voir élevée au-dessus de toutes ses
rivales ne tint pas seulement à une pensée d’orgueil: elle croyait aimer
Djezzar.

Quoiqu’il ne fût plus de la première jeunesse, et que la sévérité de son
aspect inspirât parfois à Baïla un sentiment plutôt de terreur que
d’amour, dès le premier regard qu’elle avait jeté sur lui au bazar de
Constantinople, la comparaison qu’elle avait eue à faire entre lui et le
vieux khasnadar avait été si bien à son avantage qu’elle l’avait trouvé
jeune et beau. Depuis, il s’est montré si généreux, si fortement épris,
il s’est plié à ses caprices, à ses fantaisies, avec une si tendre
indulgence, que, fermant l’oreille aux bruits qui courent autour d’elle,
elle le croit bon et patient.

Cependant, si elle est la première dans l’amour du pacha, elle n’est pas
la seule; Djezzar ne se pique pas d’une inaltérable fidélité.
Aujourd’hui même, une fille d’Amassia est entrée dans son harem, et les
femmes d’Amassia passent pour être les plus belles de toute la Turquie.
Qui sait si le sceptre de la beauté ne va pas bientôt changer de mains!
Une autre ne peut-elle inspirer à Djezzar un amour plus violent encore
que celui que lui a fait éprouver Baïla?

Telles étaient les idées qui préoccupaient si tristement la jeune
odalisque, lorsque tantôt, se promenant dans les jardins, elle jetait à
la dérobée des regards jaloux vers ces bâtiments, à grillages dorés, qui
renfermaient sa nouvelle rivale.

Maintenant, son cœur s’est raffermi, son esprit s’éclaire de plus douces
lueurs. Le tableau de sa vie entière, qui vient de repasser devant elle,
ne lui démontre-t-il pas que sa beauté doit être incomparable, puisque,
après avoir apporté l’aisance dans la maison de son père, elle avait été
pour son beau-frère l’objet d’une spéculation qui avait dépassé son
espérance même? Au bazar des femmes, deux acheteurs s’étaient seuls
présentés, et tous deux, malgré le choix qui leur était offert,
s’étaient disputé sa possession.

Mais ce qui, plus que tout le reste, lui paraît devoir prouver sa
puissance, c’est l’audace de ce jeune Franc qui, pour la voir, franchit,
au risque de sa vie, l’enceinte redoutée du palais de Djezzar; qui, en
la voyant, se trouble d’admiration au point d’en perdre la raison; qui,
après l’avoir vue, veut la revoir encore, et, de nouveau, se place
audacieusement sur son passage.

Ah! comment n’a-t-il pas craint que la mort ne fût le prix de sa
témérité? Il ne l’a pas craint parce qu’il l’aime, et que c’est ainsi
qu’aiment les Français. N’a-t-on pas vu le plus célèbre d’entre eux,
Napoléon, leur sultan, à la tête d’une armée, conquérir l’Égypte pour y
chercher une belle femme dont un rêve envoyé par Dieu lui avait révélé
le pays et la beauté[1]? C’est par un rêve peut-être aussi que le jeune
Français a eu la révélation des charmes de Baïla! Peut-être l’avait-il
déjà aperçue lors de son séjour à Trébizonde, ou de son passage à
Constantinople! N’importe! c’est à lui qu’elle doit de se sentir forte
et rassurée aujourd’hui.

  [1] Cette croyance est encore fort répandue parmi le peuple, en
    Arabie, en Égypte et en Turquie.

Que Djezzar prodigue ses passagères amours d’une nuit à la fille
d’Amassia! demain il reviendra à la Mingrélienne.

Et Baïla s’endormit en songeant au jeune Français.

Éprouvait-elle déjà pour lui un de ces amours inexplicables qui parfois
naissent spontanément dans le cœur des recluses? Nullement: avec son
costume étriqué, son menton imberbe, elle l’avait trouvé fort peu
séduisant, et ce n’est point par son éloquence qu’il avait pu la
charmer; mais elle croyait lui devoir de la reconnaissance. D’ailleurs,
peut-être voulait-elle essayer de se venger de Djezzar, même durant son
sommeil.




II


Le lendemain, de grand matin, toujours suivie de Mariam, Baïla
parcourait de nouveau les jardins, sous prétexte de faire disparaître
les traces de l’inconnu, s’il en avait laissé. Le vent et la nuit les
avaient fait disparaître sur ces sentiers recouverts de sable fin.

Néanmoins, en se rapprochant de la rivière Rouge, elle retrouva la
marque d’une botte fraîchement imprimée sur la terre d’une plate-bande.
Le pied était petit, étroit et la forme en était gracieuse.

Baïla hésita à en effacer l’empreinte.

Pourquoi?

Décidément l’étranger lui parlait au cœur?

Non! caprice de femme, et, parmi les femmes, les odalisques sont
peut-être plus énigmatiques encore que les autres.

Après avoir entrepris cette nouvelle excursion à cette fin d’effacer
toute trace du passage du Franc, elle se sentait possédée de la
tentation de respecter la seule qui fût restée de lui.

Cette empreinte, que n’avaient pu laisser les bostangis, avec leurs
larges sandales à semelles de bois, et que le pied du pacha eût débordée
à grande marge, qui, par conséquent, devait révéler la tentative de la
veille, elle voulait la conserver... Qui sait! peut-être son
imagination, surexcitée par ses idées de reconnaissance, à la vue de
cette forme élégante, imprimée sur le sol, donnait-elle un démenti à ses
yeux, en revêtant l’étranger d’un charme que, dans son premier mouvement
de frayeur, elle n’avait pas su reconnaître d’abord; peut-être, aveuglée
par le dépit, Baïla désirait-elle que Djezzar vît cette marque
dénonciatrice, pour que sa jalousie s’en alarmât, et qu’il souffrît
aussi, lui, dans son orgueil et dans son amour!

La vieille négresse lui fit observer que, dans le cas où l’inconnu
serait assez téméraire pour revenir encore, le pacha, ses soupçons une
fois éveillés, le ferait saisir infailliblement, ce qui ne pourrait que
les compromettre toutes deux.

La Mingrélienne céda alors. Mais, par un nouveau caprice de son esprit,
elle ne voulut pas souffrir que Mariam remuât la terre à cette place.
Elle se contenta d’apposer à plusieurs reprises son pied délicat et menu
sur l’empreinte de celui de l’étranger; et cette double trace resta
longtemps ainsi, protégée qu’elle était contre les regards par le
feuillage surabondant et penché d’un _azalea pontique_.

Cette sorte d’arbuste croît en grand nombre sur les versants du Caucase,
et Baïla, enfant, l’avait vu fleurir dans son pays natal. Elle se prit
d’affection pour ce petit espace qui lui parlait de sa patrie et de son
second et mystérieux amant. Sa patrie, elle l’avait quittée sans nul
regret; ce jeune Français, ce giaour, il n’avait d’abord été pour elle
qu’une surprise, une apparition, un rêve, et maintenant son cœur blessé
demande un aliment à ce double souvenir.

Pendant tout un mois, ses promenades se dirigent de ce côté; c’est là
qu’elle vient rêver de son pays et de l’étranger; de l’étranger surtout!

L’aime-t-elle enfin cette fois? Qui pourrait le dire? Qui oserait donner
le nom d’amour à ces lueurs trompeuses nées dans le cerveau d’une jeune
fille de la fermentation des idées, comme les feux follets de celle de
la terre; à ces fantômes d’un instant dont se peuplent les solitudes
livrées à la vie contemplative?

En Europe, les religieuses, quoique vivant sous un régime bien
différent, reportent toutes les tendresses passionnées de leur âme vers
Dieu; chacune d’elles cependant trouve encore moyen d’en ménager une
portion pour quelque sainte image de son choix, pour quelque relique
cachée, qui n’appartient qu’à elle; elle lui adresse ses prières
secrètes, elle la parfume d’un encens qu’elle détourne du grand autel:
c’est son culte à part.

En Orient, d’autres cloîtrées, les odalisques, n’ont de culte que
l’amour, et dans les élans de cet amour, elles ne doivent aussi se
prosterner que devant un seul; mais là, comme ailleurs, l’idole se cache
dans l’ombre du temple; on a ses fétiches, on a ses rêves, ses amours
frauduleuses, ses amours de tête, comme on dit. C’est peut-être un
besoin de la nature humaine de donner ainsi un contrepoids à ses
penchants les plus décidés pour maintenir l’âme en équilibre; de
protester tout bas contre ce qu’on adore tout haut, d’opposer une ombre
à la réalité.

Il est vrai qu’en fait d’amants, quelquefois l’ombre prend un corps et
la réalité se vaporise.

Quoi qu’il en soit, Djezzar était revenu à Baïla, et celle-ci, plus sûre
désormais de sa puissance, lui avait fait expier par ses bizarreries,
par ses exigences, sa dernière infidélité. On s’émerveillait, dans le
harem, de voir le pacha de Sivas, devant qui tout tremblait, plier
devant cette jolie esclave si frêle, si blanche, si délicate, qu’il eût
pu briser d’un geste ou d’un souffle.

Le bruit en retentit même dans la ville et l’on s’y disait tout bas que
si Baïla le voulait, Djezzar se ferait juif.

C’était cependant un terrible homme qu’Ali-ben-Ali, surnommé Djezzar,
c’est-à-dire _le Boucher_. D’abord icoglan au sérail de Constantinople,
quoique élevé par Mahmoud, il n’avait participé en rien aux
améliorations civilisatrices que celui-ci avait tenté de faire pénétrer
dans son empire. Le décret de Gulhané l’avait de même trouvé
récalcitrant devant toute réforme. Assuré dans le divan d’une protection
qu’il savait reconnaître, il conservait en lui le type pur des anciens
pachas, dont ses prédécesseurs et homonymes, Ali de Janina et Djezzar
d’Acre, avaient été les parangons.

Il semblait surtout redoubler de barbarie depuis qu’un vent
philanthropique, venu d’Europe, essayait de souffler la tolérance sur
son pays.

S’adjugeant à lui seul le double métier de juge et de bourreau, grâce à
sa justice expéditive, les arrêts émanés de son tribunal étaient
aussitôt exécutés que rendus; quelquefois même, le supplice précédait le
jugement.

On citait de lui mille traits qui tendaient à prouver clairement qu’en
Turquie, Djezzar était resté de l’ancien régime.

Un aga avait prévariqué. Le pacha, ne pouvant alors s’occuper par
lui-même du châtiment du coupable, en ami de la prompte et bonne
justice, avait ordonné à un jeune effendi, son secrétaire, de se
transporter immédiatement au domicile du prévaricateur, et de lui
arracher un œil. Le jeune homme hésitant et s’excusant sur son
inexpérience: Approche, lui avait dit Djezzar; et quand le pauvre
effendi s’était approché, le pacha, avec une dextérité merveilleuse, lui
plongeant brusquement le doigt dans un des coins de la paupière, lui
avait fait saillir le globe de l’œil hors de l’orbite, puis, par un
rapide mouvement de torsion, et au moyen de l’ongle, l’opération s’était
trouvée faite.

--Esclave, tu sais comment t’y prendre, maintenant obéis! lui avait-il
dit ensuite.

Et la pauvre victime, à peine pansée et toute saignante, avait été
contrainte, sous peine de la vie, d’aller faire subir à l’aga le
supplice qu’elle venait de subir elle-même.

Nul n’excellait comme lui à faire sauter une tête d’un revers de
yatagan. Il est vrai que nul autant que lui n’en avait la pratique.

On parlait à Sivas d’un trait d’adresse dans ce genre qui lui avait fait
le plus grand honneur.

Deux paysans arabes, fellahs, accusés d’un meurtre, lui ayant été
amenés, et chacun d’eux rejetant le crime sur l’autre, Djezzar s’était
trouvé un moment en perplexité. Il était possible qu’un des deux fût
innocent. Manquant de lumières à cet égard, et n’étant guère d’humeur à
attendre pour s’en procurer, il imagina un moyen ingénieux et prompt de
s’en remettre au jugement de Dieu.

Sur son ordre, les deux accusés sont attachés dos à dos, par le corps et
par les épaules; il tire son sabre: la tête qui va tomber doit être
celle du coupable.

Voyant la mort si prête, les deux misérables luttent entre eux à qui
évitera de se trouver sous la main de l’exécuteur; ils tournent, ils
pivotent, chacun essayant de placer son compagnon du côté où le coup
doit porter. Djezzar prit quelque temps plaisir à la manœuvre; puis
enfin, après avoir prononcé trois fois le nom d’Allah, il fit décrire un
large cercle à sa lame damassée, et les deux têtes volèrent du même
coup.

Malgré sa gravité habituelle, le pacha ne put s’empêcher de rire de ce
résultat inattendu; il en rit à gorge déployée, ce qui ne lui était
peut-être jamais arrivé de sa vie, et à ses bruyants éclats de rire se
mêlèrent les soupirs rauques et haletants d’un lion enfermé dans une
pièce voisine, et qu’alléchait l’odeur du sang.

Ce lion, c’était le favori du maître. Depuis longtemps, l’usage parmi
les pachas de Sivas, comme parmi d’autres pachas de l’Asie, voulait
qu’ils se montrassent accompagnés d’un lion dans toutes les occasions
solennelles. Galib, prédécesseur de Djezzar et grand partisan de la
réforme, en avait eu un monstrueux, qu’il nourrissait spécialement de
janissaires; le bruit courait que le fanatique Djezzar aiguillonnait de
temps en temps l’appétit du sien par de la chair chrétienne.

Eh bien! cet homme farouche, qui professait le métier de bourreau, qui
ne riait qu’aux têtes coupées, qui, selon les dires publics, jetait de
la chair humaine à son lion Haïder, il connaissait l’amour; non sans
doute l’amour galant, musqué, l’amour de boudoir; mais doué d’un
tempérament énergique et voluptueux, il passait au milieu de son harem
tout le temps que lui laissaient les affaires, et, en Orient, quelle que
soit la complication des événements, l’administration, surtout sous un
maître pareil, est réduite à une telle simplicité que les loisirs ne
manquent jamais.

Djezzar pouvait dire avec Orosmane:

    Je vais donner une heure aux soins de mon empire,
    Et le reste du jour sera tout à Zaïre.

Zaïre, c’est-à-dire Baïla, l’attendait à la sortie de son conseil.
Surtout dans son palais d’été de Kizil-Ermak, la rivière Rouge, il
passait la plus grande partie de la journée étendu sur des coussins aux
pieds de sa belle esclave, fumant les roses de Taif et d’Andrinople,
mêlées au tabac de Malatia ou de Latakié, y glissant parfois une feuille
de haschich, un grain d’opium ou même d’arsenic, pour s’exalter
l’imagination.

Parfois, Baïla fumait dans le houka, et comme ils étaient là tous deux,
plongés dans cet assoupissement plein de rêves, causé par les sucs du
chanvre de l’Inde et du pavot d’Aboutig, l’un s’ouvrant par avance le
séjour des houris célestes, l’autre revoyant peut-être son audacieux
étranger, il arrivait qu’_Haïder_, le lion du maître, rentrant ses
ongles, venait familièrement s’allonger auprès d’eux.

Baïla s’appuyait alors nonchalamment du coude sur le terrible animal à
l’ondoyante crinière, tandis que le pacha laissait tomber nonchalamment
sa tête sur les genoux de l’odalisque. Et c’était encore un tableau à
contempler que celui de cette gracieuse jeune femme, vêtue de gaze,
reposant doucement entre ces deux bêtes féroces.

Elle ne redoutait ni l’une ni l’autre. Le lion, comme l’homme, était
dompté. Tous deux aujourd’hui obéissaient à sa voix, à son regard.

Dans les premiers temps, malgré la passion violente de Djezzar, Baïla
avait pu douter de la durée de sa puissance, surtout en songeant à la
favorite qui l’avait précédée.

Cette favorite, après un règne de trois ans, ayant osé insister en
sollicitant la grâce d’un bostangi, condamné à la mutilation de la main,
pour avoir pêché frauduleusement, la nuit, dans les viviers du pacha,
celui-ci, dans un mouvement de vivacité, avait coupé le nez de sa belle
Aysché, et, peu soucieux ensuite de la garder dans cet état, il avait
complété le châtiment du bostangi infidèle et de l’esclave récalcitrante
en les mariant l’un à l’autre. Un champ, situé aux bords de la ville,
leur avait été donné comme dot.

Aujourd’hui, Aysché vendait elle-même ses légumes au marché, sur la
place du Méïdan, où elle était connue sous le nom de _Bournou-sez_
(Sans-Nez).

Cet exemple de l’instabilité du pouvoir des favorites avait cessé
d’inquiéter Baïla depuis que le chrétien lui avait révélé à elle-même le
secret de ses forces. D’ailleurs, lors de l’événement, Aysché n’était
plus jeune, et tout donnait lieu de penser que sa beauté décroissante
avait plus que tout autre motif excité la colère du maître.

Baïla avait dix-sept ans, une tête géorgienne sur un corps circassien,
une voix de sirène, des pieds de nymphe; qu’avait-elle à craindre? Sa
volonté était devenue celle du pacha. Tout entier à son amour cimenté
par l’habitude, celui-ci semblait ne songer à ses autres odalisques que
lorsque la Mingrélienne, par caprice ou par méchante humeur, se mettait
en révolte ouverte contre ses désirs. Alors, devant la rebelle, Djezzar
ordonnait à un esclave de porter à la beauté qu’il désignait une pièce
d’étoffe qui, dans la coutume orientale, annonce la visite prochaine du
maître, et que, dans notre façon de traduire les mœurs turques, nous
avons amoindrie par cette locution, devenue française, de _jeter le
mouchoir_.

Naguère encore, à l’idée de cette infidélité qui allait lui être faite,
Baïla se dépitait, boudait dans un coin d’un air revêche; sa jolie
bouche, relevée aux extrémités de l’arc, murmurait des plaintes et des
menaces inintelligibles; ses beaux yeux noirs, aux longs cils vibrants,
se fermaient à moitié, et, la tête basse, les prunelles rejetées à
l’angle de la paupière, elle prolongeait en dessous sur l’esclave, sur
le maître, et même sur la brillante pièce d’étoffe, un regard plein de
colère et de jalousie. Là se bornait son audace.

Aujourd’hui, quand Djezzar, pour se venger d’elle, se met en velléité
d’inconstance, Baïla se jette sur l’étoffe et sur l’esclave, déchire
l’une, griffe l’autre, et si l’omnipotent pacha poursuit sa vengeance
jusqu’au bout, il arrive souvent, le lendemain, que pour prix de leur
double soumission, l’esclave, sous le premier prétexte venu, reçoit la
bastonnade, et la favorite d’un jour, chassée honteusement, trop
heureuse de ne pas laisser, comme Aysché, son nez au seuil du palais,
est envoyée au bazar pour devenir la propriété du plus offrant et
dernier enchérisseur.

Tel avait été dernièrement le sort de la belle fille d’Amassia.

Fière de l’empire exercé par elle sur son maître, Baïla s’enivrait du
triomphe de sa vanité. Au milieu de ces fumées, le souvenir de
l’étranger, du giaour, sans s’effacer entièrement, ne lui arrivait plus
qu’à de longs intervalles.

Depuis toute une semaine, elle était restée enfermée, sans descendre
dans les jardins, lorsqu’un jour que Djezzar était allé lever quelques
impôts, tout en chassant au faucon, reprenant ses anciennes promenades,
elle se trouva, sans trop y songer, devant l’azaléa pontique.

--Qu’était devenu ce jeune Franc? Habitait-il encore le pachalik de
Sivas? Nourrissait-il le projet d’une seconde tentative, ainsi qu’avait
semblé le prévoir Mariam? Sans doute il était parti; il avait rejoint
son pays, ce singulier pays de France, où, dit-on, les femmes ont le pas
sur les hommes; elle ne le verrait plus; tant mieux! Il était capable de
trop oser pour elle comme pour lui.

Comme elle était dans ces réflexions, un rugissement d’Haïder se fit
entendre du dehors; il annonçait le retour du pacha. Celui-ci l’avait
fait traîner à sa suite pour se donner le plaisir, chemin faisant, de le
lancer sur quelque chacal. Elle se disposait à rentrer dans ses
appartements pour s’y trouver à l’arrivée de Djezzar, lorsqu’un coup de
feu retentit, et une sourde rumeur s’éleva du côté de la rivière Rouge.

Baïla tressaillit, sans pouvoir se rendre compte du motif de son
émotion.

--Avez-vous fait bonne chasse? dit-elle à Djezzar quand ils se
retrouvèrent seuls.

--Pas mauvaise, répondit celui-ci; mon faucon a pris trois faisans, et
moi j’ai tué un _chien_.

Baïla n’osa l’interroger sur le sens douteux que ce mot pouvait avoir
dans la bouche d’un musulman aussi orthodoxe que l’était Ali-Ben-Ali.

Le soir, quand Mariam vint rejoindre sa maîtresse, après avoir hésité
dans la confidence qu’elle avait à lui faire, après dix exclamations
préparatoires, elle la mit au courant de l’événement du jour.

Comme le pacha revenait vers le palais, et que son escorte de chasse
longeait le Kizil-Ermak, vers l’endroit même où il sert de seconde
enceinte à la résidence du maître, Haïder, qu’un esclave tenait en
laisse, s’était arrêté obstinément devant un buisson, rugissant
sourdement, ce qui avait attiré l’attention de Djezzar.

Le buisson battu par les gens de la suite, un homme s’en était échappé,
fuyant avec rapidité vers la rivière qu’il avait tenté de traverser à la
nage; mais avant qu’il eût pu atteindre l’autre rive, le pacha,
saisissant un fusil des mains d’un de ses cavaliers delhi-bachs, avait
visé le fuyard avec une telle sûreté d’œil et de main, que, frappé à la
tête, le malheureux avait disparu aussitôt, entraîné par le courant. Cet
homme était un chrétien, mais un chrétien d’Asie, comme en témoignait
suffisamment son bonnet kastan de mousseline bleue, lisérée clair.
D’ailleurs, au dire du pacha, le cri d’Haïder eût pu suffire à dénoncer
à quel culte il appartenait.

--Quoi qu’il en soit de son pays et de sa religion, dit Mariam en
terminant son récit, il est mort, mort sans qu’on ait pu deviner quel
motif l’avait conduit à se cacher de ce côté, aux abords mêmes du
palais.

--Aux abords des jardins, interrompit alors Baïla, qui avait écouté le
récit de sa vieille négresse sans l’interrompre un seul instant, et même
sans paraître grandement s’en émouvoir. C’est par les jardins,
reprit-elle, qu’il voulait pénétrer, comme il avait fait déjà.

Mariam la regarda avec surprise.

--Oui, poursuivit la Mingrélienne, cet homme qu’ils ont tué, c’est lui,
c’est ce jeune Franc qui sans doute s’était travesti pour ne pas trop
attirer l’attention sur lui, par son costume d’Européen.

Mariam garda le silence.

--N’est-ce pas là aussi ta pensée?

Après quelques paroles à peine articulées:

--Qui peut le savoir? dit la négresse.

--Toi, reprit Baïla; je parierais que tu en sais plus que tu ne m’en as
raconté.

--J’avoue, ajouta Mariam après une derrière hésitation, qu’un des
delhi-bachs, témoin de l’affaire, a répété devant moi que le fugitif lui
avait semblé avoir le visage d’une grande blancheur pour un Asiatique.

--Tu vois bien, Mariam, dit nonchalamment Baïla, tout en caressant
l’éventail de plumes qu’elle tenait à la main.

--S’il en est ainsi, reprit la négresse, je plains le sort du pauvre
jeune chrétien; mais du moins nous voilà hors de danger et je pourrai
dormir maintenant; car depuis sa double apparition dans le jardin, je
n’ai fermé l’œil qu’à moitié. Je craignais toujours une imprudence de sa
part... ou de la vôtre!

--Peureuse!

Et Mariam aida Baïla à disposer sa toilette de nuit.

Au petit jour, la Mingrélienne quitta sa couche solitaire; car Djezzar
s’était reposé, seul aussi, de son côté, des fatigues de la chasse; elle
alla réveiller sa négresse et toutes deux descendirent au jardin. Baïla
donnait pour prétexte à sa promenade le besoin de respirer l’air frais
du matin.

Elle se dirigea d’abord vers le kiosque, puis vers le plateau sur lequel
elle s’était assise naguère; elle jeta un coup d’œil autour d’elle, sur
les massifs de fleurs et d’arbustes, sur le petit bassin de marbre
cipolin, et son regard s’arrêta quelque temps attentif sur les deux
palmiers, comme si, entre leurs colonnes, sous leur verte ogive,
quelqu’un devait se montrer encore.

Puis alors, elle marcha vers l’endroit où l’azaléa couvrait de son ombre
et de ses fleurs la dernière trace de l’étranger; elle brisa une de ses
branches, l’effeuilla, la rompit en deux, mit les fragments en croix, au
moyen d’un cordon emprunté à la pelisse qui la couvrait; puis cette
croix, elle l’implanta sur l’empreinte déjà aux trois quarts effacée.

Tout cela fut fait par elle sans affectation de sentiment, d’un air
calme et presque dégagé.

A la vue de cette croix, Mariam, née chrétienne, en Abyssinie, où le
culte catholique est généralement suivi, se signa, après avoir toutefois
jeté un regard d’inspection autour d’elle. Baïla se contenta de pousser
un soupir, soupir de l’enfant qui voit finir un jeu dont il s’est
doucement préoccupé durant quelques instants; ensuite, elle regagna le
pavillon isolé où étaient situés ses appartements, le front incliné et
pensif; mais songeant peut-être à tout autre chose qu’à l’étranger.

Cependant, à partir de ce moment, maussade et fantasque avec Djezzar,
elle n’eut plus ni de ces caresses si douces, ni de ces chants
mélodieux, ni de ces danses enivrantes qu’accompagnait le bruit
cliquetant des castagnettes, et qui semblaient faire s’ouvrir pour lui
les portes du septième ciel. Elle finit par l’irriter si bien par ses
redoublements de caprices, de bizarreries et de refus, qu’il la quitta
une fois haletant de fureur, et resta trois jours entiers sans vouloir
entendre parler d’elle.

Vers le milieu du troisième jour, on vint lui dire que, dans
l’appartement de la favorite, on entendait s’élever un bruit terrible,
des cris de femme mêlés à des rugissements de lion.

Djezzar y envoya, mais ne voulut pas y aller lui-même.

Quand on accourut au secours de la Mingrélienne, on la trouva enfermée
seule avec Haïder. Le riche tapis du Khorassan, qui garnissait le
plancher de sa chambre, était déchiré en lambeaux, par places, et tout
parsemé de débris de baguettes de cerisier.

Ces lambeaux et ces débris indiquaient les endroits où la lutte s’était
renouvelée entre l’odalisque et le lion.

Après l’avoir attiré dans son pavillon, Baïla lui avait fermé toute
retraite, et, sans souci de ce qui pouvait résulter pour elle, armée
d’un léger faisceau de narguilés, elle en était venue à le frapper à
coups redoublés, renouvelant résolûment chaque baguette qui se brisait
sur le corps de son dangereux adversaire.

Celui-ci, habitué à obéir à cette voix qui le gourmandait, à se courber
sous ce bras qui le frappait, sans songer à se défendre, bondissait d’un
bout à l’autre de la chambre, emportant à chaque bond, sous ses ongles
crispés, un lambeau du tapis; mais enfin, à bout de patience et de
longanimité, irrité par la douleur, rugissant, pantelant, couché à
moitié sur sa croupe et sur son dos, levant une de ses pattes
monstrueuses, il détendait sa griffe tranchante et devenait menaçant à
son tour, quand tout à coup entrèrent les bostangis et les estafiers du
pacha, munis d’épieux.

La porte ouverte, le lion s’enfuit honteusement, non devant les nouveaux
venus, mais devant la Mingrélienne, qui le pourchassait encore de son
dernier rameau de cerisier.

Le soir de ce même jour où Baïla avait excité contre elle les colères
royales de son lion, ce terrible animal, brisé, dégradé par la
domesticité, vint, comme le chien le mieux appris, confus et repentant,
ramper aux pieds de sa maîtresse en implorant son pardon.

Dès le jour suivant, il en fut de même de Djezzar. La favorite le vit se
rapprocher d’elle, humble et les mains pleines de présents.

La lutte de Baïla contre Haïder, dont on lui avait rendu compte, l’avait
rempli d’une singulière admiration pour celle-ci.

Baïla reçut ses deux vaincus avec une dignité froide qui pouvait passer
pour un reste de rigueur.

C’est que sa double victoire la trouve indifférente. Elle a épuisé
toutes les émotions qu’il lui était donné de connaître; elle a si bien
éloigné ses rivales, que le triomphe ne chatouille même plus sa vanité;
les esclaves qui l’entourent lui sont si bien soumis, qu’elle n’a plus
de joie au commandement. Le pacha est dompté, dompté jusqu’à la
faiblesse, jusqu’à la lâcheté; chacun, même le lion, subit la puissance
de la favorite, et d’un accord tellement unanime, que dans ce harem, où
tout se prosterne devant elle, où tout court au-devant de sa volonté, de
son caprice, il n’est plus qu’un seul ennemi qu’elle ne puisse vaincre;
c’est l’ennui! Celui-là menaçait de grandir d’heure en heure, et de se
fortifier de la faiblesse des autres.

Le pacha se rendait le jour même à la ville; Baïla consentit à
l’accompagner, et après avoir séjourné peu de temps à Sivas, à peine de
retour au palais de Kizil-Ermak, elle se montra toute différente de ce
qu’elle était à son départ; la gaieté, la vivacité lui étaient revenues;
le rire aux lèvres, la joie aux yeux, elle avait retrouvé ses chants les
plus doux, comme ses danses les plus gracieuses. Elle fut charmante pour
Djezzar, et même pour Haïder. On eût dit qu’elle s’était spontanément
métamorphosée en route.

La belle humeur de la favorite se communiquant au pacha, et, par lui,
gagnant de proche en proche, tout fut en fête au palais ce soir-là.

De cette joie générale, Baïla seule avait le secret.




III


Enfermée dans son palanquin, à la suite du maître, comme elle longeait,
avec l’escorte, un des faubourgs de Sivas pour retourner vers la rivière
Rouge, et qu’elle prenait plaisir à voir les habitants, turcs ou
chrétiens, fuir pêle-mêle, en désordre, se cacher ou se prosterner à
l’aspect du pacha, elle en avait remarqué un qui, resté debout et
immobile, semblait ne participer en rien aux diverses émotions de la
foule.

Baïla s’étonne d’abord que les gardes du cortége, les _cawas_, ne le
forcent pas à prendre une posture plus humble; elle l’examine avec plus
d’attention et tressaille. Il porte le costume franc et, autant qu’elle
en peut juger à travers son double voile et les mousselines semées
d’étoiles d’or du palanquin, ses traits sont ceux de l’inconnu.

Par un mouvement plus rapide que la pensée, voiles, rideaux, tout se
soulève en même temps; c’est lui! leurs deux regards se rencontrent.
L’étranger se trouble, sans doute ébloui de nouveau par l’éclat
resplendissant de tant de beauté; puis, avec une expression pleine
d’amour, il lève ses yeux au ciel, place une main sur son cœur: bientôt,
dans cette main, il agite, en manière de signal, un petit objet
brillant, doré, sur lequel le soleil jette un éclair, mais que Baïla ne
peut reconnaître, car déjà ses rideaux sont retombés.

Cette scène imprudente, audacieuse, passée au milieu de la foule, n’eut
cependant pas de témoin; tous les spectateurs étaient en fuite ou le
front contre terre.

Durant le reste de la route, Baïla crut avoir rêvé. Quoi! cet étranger,
il n’était pas mort! il n’avait pas été dénoncé par Haïder et tué par
Djezzar! Elle a donc été injuste et cruelle envers ceux-ci? Elle leur
devait une réparation. Peut-être le Franc avait-il été seulement blessé?
D’une blessure bien légère alors, puisqu’elle ne l’a pas empêché de se
trouver sur son passage tout à l’heure. Pourquoi légère? n’était-il pas
capable, pour la voir, d’endurer la douleur, lui qui ne craignait pas de
tout braver pour arriver jusqu’à elle? Mais quel objet a-t-il donc fait
briller à ses yeux, la main sur son cœur et le regard au ciel? Sans
doute un présent qu’il voulait lui faire, qu’il espérait pouvoir jeter
dans son palanquin comme souvenir. Elle avait trop tôt laissé retomber
ses mousselines étoilées d’or. Ou plutôt n’est-ce pas quelque bijou à
elle, quelque joyau détaché de sa parure et trouvé par lui au pied du
platane ou dans les allées du jardin? Oui, et il le conserve comme une
relique précieuse, comme un amulette préservateur, qu’il garde sur son
cœur, car c’est de là qu’il l’a tiré, c’est là qu’elle l’a vu le
replacer après son transport d’amour.

Elle se demande ensuite ce que peut être parmi les Francs ce jeune homme
resté debout, dans une attitude si fière, sur le passage du pacha, et
que cependant les cawas ont semblé respecter. Oh! bien des secrets lui
restent encore à pénétrer. N’importe! quels que soient le rang, le
pouvoir de ce mystérieux inconnu, elle est pour lui l’objet d’un amour
frénétique, elle n’en peut douter; sa vanité s’en glorifie, et, faisant,
pour la seconde fois, entrer dans ses rêves un souvenir de l’Égypte et
de Napoléon, elle en vient à se dire que si jamais son inconnu
commandait une armée dans le pays de France, les Français pourraient
bien, un beau jour, envahir le pachalik de Sivas.

Jusqu’alors, pour se soustraire aux influences narcotiques de la vie
monotone du harem, Baïla avait eu recours à ses fantaisies de toute
espèce, à ses caprices mille fois renaissants, à ses luttes, à ses
bouderies, à ses révoltes, à ses tyrannies contre son maître, contre son
lion, contre ses esclaves; maintenant, son caractère semble se modifier:
elle a repris près de Djezzar son humeur égale et indolente des premiers
temps; elle tourmente moins sa bonne Mariam et ses autres femmes de
service; son goût pour la parure semble même s’être amoindri: au lieu de
quatre toilettes par jour, elle n’en fait plus que trois; elle est
devenue grave, elle réfléchit, elle pense; elle pense au giaour; elle
réfléchit au singulier enchaînement de circonstances qui, depuis
quelques mois, malgré elle, par fatalité, est venu mêler ce jeune homme
à toutes ses préoccupations, à tous les événements de sa vie de recluse.

Sans recourir au moyen dangereux d’une feuille de haschich glissée dans
son narguilé, ou d’un grain d’arsenic fondu dans une dose de thériaque,
maintenant son imagination sait créer pour elle un monde charmant et
nouveau. Elle poursuit follement ses rêves vaniteux de la conquête du
Sivas. Elle se voit transportée dans une autre contrée du globe, à
Paris, où chacun librement peut venir admirer sa beauté, naguère la
propriété d’un seul. Recevoir les hommages de tous, faire battre mille
cœurs à la fois, tout en réservant le sien à l’objet aimé, ah! n’est-ce
pas pour une femme la gloire et le bonheur sur la terre?

Mais ce rêve ne pouvait-il donc se réaliser sans l’intervention d’une
armée?

Cette réalisation de sa chimère, Baïla l’attendit quelque temps, puis
quand elle cessa d’y croire, l’ennui, le terrible ennui revint la
saisir. Une sorte de langueur maladive l’accabla. Elle chercha une cause
à sa souffrance, et cette cause, elle ne voulut la voir que dans les
murs du harem, qui pesaient sur elle et l’étouffaient.

Le sultan Mahmoud, dans les derniers temps de sa vie, avait permis à ses
femmes de franchir les portes du sérail, bien escortées et surveillées
toutefois; depuis lui, de jeunes dignitaires de la Sublime Porte,
partisans déclarés du nouvel ordre de choses, avaient à leur tour essayé
de cet usage. Baïla le savait, elle résolut de conquérir pour elle cette
douce liberté.

Au premier mot qu’elle en dit au pacha, celui-ci, la regardant avec des
yeux fauves et flamboyants, jura par Mahomet et les quatre califes,
c’était son serment redoutable, que si toute autre de ses femmes lui eût
fait une demande semblable, sa tête aurait déjà sauté sous un coup de
yatagan.

Baïla se garda d’en parler de nouveau; mais le refus du maître donna au
désir dont elle était possédée une intensité dévorante. Elle aussi jura,
non par les quatre califes, mais par son vouloir de femme, d’arriver à
son but, quelque chemin qu’il lui fallût prendre, quelque péril qu’il
lui fallût braver.

L’idée seule de cette nouvelle lutte qui s’engageait suffit pour la
guérir à moitié de sa langueur.

Quel était-il, ce but? Elle eut d’abord à s’examiner en elle-même pour
bien le définir.

Du haut des terrasses du palais d’hiver, elle avait déjà parcouru des
yeux une partie des monuments de la ville; elle avait visité la
citadelle, le caravansérai, la mosquée, à la suite du pacha. Ce n’était
donc point là ce qui lui faisait aspirer après ce fantôme de liberté.

Restaient les bazars; mais ce qu’ils contenaient de précieux ou de
curieux en brocart, velours, pierreries, or ciselé, le maître ne
s’empressait-il pas de le faire apporter au harem pour qu’elle eût à
voir et même à choisir? De ce côté encore la privation se faisait peu
sentir pour elle.

Les bateleurs, les jongleurs, les musiciens de la Perse et du Kurdistan,
tout nain difforme, tout objet curieux qui traversait le pachalik, sur
un mot d’elle avait son entrée au palais.

Elle arriva à cette conclusion logique, c’est que si elle avait désiré
pouvoir visiter et parcourir Sivas, c’était dans l’espoir d’y retrouver
son inconnu, de surprendre enfin la clef des mystères qui
l’environnaient; et cet inconnu était certainement la seule des
curiosités de la ville que Djezzar refuserait de faire venir à son
palais pour le divertissement de sa favorite.

Mais une autre ne pouvait-elle aller à la découverte pour Baïla? Elle
songea aussitôt à Mariam.

Celle-ci, chargée en partie des achats et des approvisionnements du
harem; dispensée, par son emploi, par son âge, par sa couleur, par sa
laideur naturelle, du cérémonial ordinaire, parcourait librement les
rues et les marchés. Baïla connaissait son dévouement à sa personne, et,
refusât-elle de la servir dans ses recherches, elle savait que la
vieille négresse ne la trahirait pas. Elle lui en parla donc.

Prise d’un tremblement subit,

--Par le saint Christ! s’écria l’Abyssine, ah! ne répétez pas cette
parole, chère maîtresse; résistez à la tentation, étouffez-la dans votre
cœur; c’est une inspiration du mauvais esprit!... ou un effet de la
Providence, peut-être, une volonté d’en haut! ajouta-t-elle en murmurant
à voix basse, et comme s’apostrophant elle-même.

--Tu n’as rien à craindre, Mariam; de quel crime seras-tu coupable pour
avoir essayé de prendre quelques renseignements sur cet étranger? Ne
sait-on pas que les vieilles femmes sont curieuses?

--Oh! les jeunes ne le sont pas moins, reprit Mariam en jetant sur elle
un regard de reproche, et leur curiosité entraîne à plus de périls.
Notre sainte mère Ève était jeune quand...

--Ainsi, tu refuses de me servir?

--Pour cette fois... ne l’exigez pas, n’insistez pas; je puis faiblir;
j’ai déjà eu tant à lutter d’un autre côté!

--Comment?

--Ce jeune Franc!... il est né pour votre perte et pour la mienne...
Mais non... Si vous saviez!...

--Tu le connais donc? tu l’as donc revu?

--Ai-je parlé de cela? Par l’ange noir! il n’en est rien, j’espère.

--A l’instant même tu viens de te trahir; tu l’as vu!

--Ah! chère maîtresse, ne me perdez pas! s’écria la vieille esclave
toute palpitante d’effroi. Oui, je l’ai vu... pour mon malheur!

--Eh bien! qui est-il? Qui le retient à Sivas? Que veut-il?
Qu’espère-t-il? Quels sont ses projets?

--Est-ce à moi de vous les faire connaître? Au nom du Dieu des
chrétiens, qui a été le vôtre et qui est encore le mien, cessez de
m’interroger. Si notre maître venait seulement à découvrir que ce jeune
homme a pénétré ici, dans les jardins, que je le savais, que je me suis
tue, ah! il me ferait hacher menu et jeter aux poissons du grand bassin!

--Mais il ne le saura point! Tu n’as rien à craindre, te dis-je; ne
suis-je pas là pour te protéger?

--Mais vous, qui vous protégera?

--Que t’importe? Ainsi, cet étranger, tu le connais? Et tu ne m’avais
rien dit! Tu l’as donc rencontré?

--Sans doute; il l’a bien fallu, quoiqu’il eût préféré encore se
rencontrer avec... une autre.

--Cette autre, qui donc est-elle?

--Vous!

--Moi! s’écria Baïla, dont le pourpre colora subitement le visage, comme
si elle ne s’attendait point à cette réponse, qu’elle avait sciemment
provoquée afin d’entraîner forcément Mariam dans la voie des
confidences. Et que peut-il me vouloir?

--Oh! ce qu’il veut, répondit la vieille négresse, de nouveau en proie à
son émotion première, ce qu’il veut!... Dieu me garde d’en parler! Seul
il pourrait vous le dire; mais ce serait la mort pour nous trois,
peut-être!

Baïla garda un instant le silence.

--Il a donc espéré me revoir encore? demanda-t-elle ensuite.

--Si on doit l’en croire, il donnerait mille fois sa vie pour la
réalisation de cette espérance... et de l’autre!

--De quelle autre s’agit-il donc?

--C’est son secret, ce n’est pas le mien... J’en ai trop dit déjà!

Elles furent interrompues. Mariam se retira à la hâte, et bientôt Baïla
resta seule avec ce serpent de la curiosité qui lui rongeait le cœur.

Peu de temps après, durant la nuit, tandis que le pacha était dans la
ville de Tocate, où les soins de son administration devaient le retenir
plusieurs jours, un homme fut amené furtivement dans les jardins de la
rivière Rouge. Un bostangi avait trouvé moyen de l’y introduire dans une
caisse de fleurs.

Ce bostangi, gagné par de riches présents, le conduisit, par des routes
alors désertes, jusqu’au pavillon occupé par la favorite.

Baïla était au bain lorsque sa négresse abyssine parut et lui fit un
signe.

A ce signe, la belle odalisque, prétextant d’un besoin de repos,
congédia ses femmes de service, après avoir toutefois fait natter ses
cheveux et s’être soigneusement fait parfumer le corps par elles.

Ses esclaves éloignées, aidée de Mariam, elle se rhabilla, mais
tellement à la hâte que sa ceinture de cachemire, négligemment nouée,
retenait à peine sa robe à moitié entr’ouverte; et son long voile,
répandu autour d’elle, cachait seul les trésors de ses épaules et de sa
poitrine.

En se rendant vers la salle où l’attendait le visiteur mystérieux, elle
s’arrêta. La respiration lui manquait; un tremblement nerveux agitait
ses membres délicats et courait en frissons sur sa peau, moite encore
d’eau de rose et d’essence de santal. Portant la main à son cœur, comme
pour en contenir les battements précipités,

--J’ai peur! murmura-t-elle.

--Que craignez-vous maintenant? dit en la soutenant sous les bras
Mariam, dont le courage, comme par un jeu de bascule, semblait s’être
affermi, exalté, tandis que défaillait celui de sa maîtresse: le pacha
est loin; tout dort autour de nous; ce Franc que vous avez désiré
recevoir et que vous allez entendre, il a franchi, sans éveiller les
soupçons, les portes du palais. Il vous attend. Il n’a pas tremblé pour
venir, lui; les moments sont précieux; il les compte avec impatience;
allons le rejoindre.

--J’ai peur! répéta Baïla résistant à l’impulsion que voulait lui donner
la vieille esclave.

Et tout en frissonnant, le corps courbé, allangui, le sourire aux
lèvres, les yeux à demi fermés, elle semblait savourer avec délice
l’effroi ressenti par elle; comme ces malades, saturés de breuvages
fades et sucrés, se plaisent momentanément aux âpres amertumes de
l’absinthe.

C’était une émotion, enfin, et pour la recluse du harem, toute émotion
devenait précieuse.

Non sans avoir promené un dernier regard sur l’habile et voluptueux
désordre de sa toilette, elle souleva enfin la portière de ce salon où
l’attendait l’inconnu.

A la faible lumière que projetaient deux bougies de senteur, placées sur
un guéridon, elle vit l’étranger debout, une main au coude, l’autre au
front, dans une posture méditative.

Au frôlement de sa robe, au léger bruissement de ses pas, il releva la
tête, croisa ses mains avec une sorte de transport extatique, et ses
yeux, levés vers le plafond doré, resplendirent si vifs, qu’il sembla à
la Mingrélienne que la lumière en était doublée autour d’elle.

Quand Mariam a disparu pour mieux veiller sur eux, quand Baïla se trouve
seule, seule avec son inconnu, avec l’amant de ses rêves, tout à coup
rejetant son voile en arrière, elle se montre à lui dans tout l’éclat de
sa beauté géorgienne.

Un instant, elle jouit de son trouble, de sa surprise; puis, allant
s’asseoir à l’angle d’un sofa, elle l’invite, par un signe, à venir
prendre place à son côté.

Mais l’étranger est resté immobile; son seul mouvement a été de se
couvrir les yeux, comme si ce qu’il venait d’entrevoir l’eût
soudainement ébloui.

Après avoir doucement savouré, dans son orgueil, l’effet stupéfiant
produit par sa beauté, Baïla réitère son geste.

Cette fois, le Français, avec un reste d’embarras et d’hésitation
cependant, se dirige vers le sofa, et, se courbant presque jusqu’à terre
devant elle, les yeux baissés, il saisit l’extrémité du long voile de
l’odalisque, et l’en recouvre tout entière, en détournant la tête.

Ce mouvement n’avait pas laissé que de surprendre étrangement Baïla;
mais peut-être, se disait-elle, sont-ce là les préliminaires de l’amour
chez les Francs.

--Écoutez-moi, lui dit alors le jeune homme d’une voix émue, en prenant
place à son côté; écoutez-moi avec attention, madame; le moment présent
peut devenir, pour vous comme pour moi, le commencement d’une ère
nouvelle de gloire et de salut.

Elle ne le comprenait point; elle se rapprocha de lui.

--Vous êtes née chrétienne, madame, continua-t-il; la Mingrélie est
votre patrie.

Baïla crut un instant qu’il venait lui-même de l’ancienne Colchide,
qu’il y avait vu sa famille; et dans le vol rapide de ses pensées, elle
fit remonter l’amour du jeune homme, non plus seulement à une époque
récente, mais à ce temps où elle n’était encore que la propriété de son
père. Les souvenirs du pays natal lui revenant plus doux, en s’unissant
à l’idée d’un amour d’enfance, de nouveau elle se rapprocha de lui et le
regarda curieusement, espérant retrouver sur sa figure des traits
anciennement gravés dans sa mémoire.

--Êtes-vous donc un ami de mes frères? lui demanda-t-elle.

Dans ce moment d’expansion, la Mingrélienne effleura de sa main celle de
l’étranger. Celui-ci tressaillit, se releva aussitôt en faisant le signe
de la croix, et d’une voix pleine d’onction et de solennité:

--Oui, madame, je suis l’ami de vos frères, de vos frères les chrétiens,
aujourd’hui foulés aux pieds d’un despote cruel, mais qui par vous peut
s’adoucir. Le terrible Dâher, maître d’une partie de la Syrie et de la
Palestine, après avoir pris pour ministre un chrétien, Ibrahim-Sabbar,
devint le protecteur des disciples de Jésus-Christ. N’exercez-vous pas
sur votre maître un pouvoir plus grand que celui qu’Ibrahim avait sur le
sien, vous, madame, à qui, dit-on, les lions mêmes ne résistent pas?
Dieu s’est servi d’Esther pour toucher le cœur d’Assuérus; il vous a,
comme elle, marquée de son sceau pour concourir à la délivrance de son
peuple. La foi me l’a révélé. Grâce à vous, le pacha de Sivas,
Ali-ben-Ali, le boucher, le bourreau, ne tournera plus sa rage que
contre les ennemis de l’Église; la clarté divine, descendue de la croix
du Calvaire, a su parfois pénétrer jusque dans les cœurs les plus
endurcis...

--Misérable! s’écria Baïla, revenue enfin de la stupeur qu’elle avait
éprouvée en entendant ce discours inattendu; qu’es-tu venu faire ici?

--Vous apprendre à pleurer sur votre vie passée, vous aider à vous laver
de vos souillures, vous sauver, et sauver avec vous et par vous nos
frères les chrétiens du Sivas!

--Va-t’en, apôtre du démon; retire-toi, insolent! répète la belle
odalisque en s’enveloppant alors d’elle-même dans ses voiles, en se
cachant de son mieux aux regards du profane; va-t’en, et sois maudit!

--Non, vous ne me chasserez pas ainsi, disait le jeune enthousiaste;
vous m’entendrez! Dieu, qui m’a inspiré l’idée de la sainte mission que
j’accomplis en ce moment, va changer votre cœur; il le peut, il le fera!

--Ton Dieu n’est pas le mien, impie! va-t’en.

--Ah! ne blasphémez pas contre le Dieu de vos pères, ne mentez pas ainsi
aux saintes croyances qui, peut-être, même à votre insu, sont restées
dans votre cœur. N’est-ce pas vous qui, dans un coin retiré de vos
jardins, avez dressé la plus humble des croix, sans doute pour y venir
prier en secret?

Ce mot, ce souvenir du rameau d’azaléa qui faisait passer soudainement
dans la mémoire de la jeune odalisque toutes les chimères de son amour
fantastique, toutes les espérances, toutes les illusions qui s’étaient
groupées pour elle autour d’une seule idée; le dépit de voir ainsi
s’effacer tous ses rêves; l’effrayante pensée du péril qu’elle a
recherché, qu’elle a bravé, qui la menace encore en ce moment même, et
le tout pour arriver à une pareille déception, pour trouver un apôtre
dans l’amant qu’elle attendait, troublèrent à ce point ses esprits que
sa voix, s’élevant par degrés, sembla devoir aller jusqu’au delà de son
pavillon éveiller les esclaves qui dormaient.

Pour essayer de la calmer, le geste suppliant, l’étranger fit un pas
vers elle:

--N’approche pas! lui cria l’odalisque.

Et se levant, frémissante, elle appela Mariam. Elle se disposait à
sortir en faisant retentir encore ses imprécations, quand la portière,
brusquement soulevée, le pacha parut tout à coup entouré de soldats et
portant à sa ceinture un arsenal complet d’armes de toutes sortes.

Soit que la colère de la Mingrélienne fût arrivée à son paroxysme, soit
que le sentiment de la conservation s’éveillât impérieux en elle et la
rendît impitoyable:

--Tuez-le! tuez-le!

Et du doigt, elle désignait le malheureux Français aux vengeances du
pacha.

Le jeune homme arrêta un instant sur Baïla un regard triste et
miséricordieux qui la fit tressaillir, puis il tendit la tête.

Un soldat leva son sabre; Djezzar détourna le coup.

--Non, dit-il; il ne faut pas qu’il meure si vite.

Et, promenant tour à tour sa prunelle investigatrice sur les deux
soupçonnés, il murmura d’une voix cadencée cette phrase affreusement
poétique:

--Son sang ne doit pas jaillir tout à coup, comme l’eau de la fontaine,
mais couler lentement, comme celle de la source qui tombe goutte à
goutte du rocher.

En Orient, la poésie se retrouve partout.

Ensuite, il dit quelques mots à l’oreille d’un esclave maugrebin placé
près de lui, puis on emmena le chrétien.




IV


Resté seul avec Baïla, Djezzar laissa d’abord rugir toutes ses passions
jalouses; mais avec lui, la favorite n’avait à redouter qu’une
explication commençant par un coup de poignard.

Dès qu’elle le vit débuter simplement par des menaces et des
emportements, elle cessa de craindre pour sa vie.

Prenant une attitude de surprise, une physionomie révoltée, tout en
tâchant pourtant de se maintenir aussi jolie que possible, elle essaya
de tirer parti de tous ses avantages, et de faire valoir avec le Turc
cette toilette pleine d’abandon, coquettement disposée pour le chrétien.

Djezzar, qui, ce jour même, était revenu de Tocate à Sivas, avait été
instruit dans cette dernière ville des projets du Français pour pénétrer
dans l’intérieur du harem; mais il manquait de preuves sur la complicité
de sa belle esclave. Baïla s’en aperçut. Ces preuves, celui qui aurait
pu les donner, il expirait sans doute en ce moment. N’avait-elle pas
d’ailleurs à se prévaloir de ses imprécations contre le giaour et de son
mouvement de terreur et de fuite, dont le pacha lui-même avait été
témoin?

Aussi celui-ci sembla-t-il bientôt se laisser convaincre, et, les rôles
intervertis, ce fut le maître qui, humble et suppliant, implorait tout
bas son pardon.

A l’innocence de la Mingrélienne il préparait cependant de terribles
épreuves!

Déjà, s’irritant d’avoir été soupçonnée, Baïla élevait de plus en plus
la voix.

--Écoute! dit le pacha, lui imposant silence du geste et semblant
lui-même prêter l’oreille à un certain mouvement qui se manifestait du
dehors.

Elle écouta et n’entendit rien, qu’un bruit sourd, confus, monotone et
régulier, comme celui des vanneurs ou des batteurs en grange.

--Qu’est-ce donc? demanda-t-elle.

--Rien... rien encore, répondit-il.

Tous deux demeurèrent ainsi quelque temps attentifs; le même bruit se
répéta, mais sans s’accroître.

Djezzar se dépita, et cédant à son impatience, il frappa dans ses mains.

--Mes ordres ne sont-ils donc pas exécutés? demanda-t-il à l’esclave
maugrebin qui se présenta.

--Ils le sont, fils d’Ali; mais en vain, contre ce chrétien, nous avons
employé les cordelettes armées de plomb et les lanières de cuir
d’hippopotame; en vain nous avons humecté, saupoudré ses plaies béantes
de piment et de jus de limon; il n’a pas poussé un cri, pas un soupir.

--Que fait-il donc? hurla le pacha.

--Il prie, répondit l’esclave.

--N’a-t-il rien révélé?

--Rien, fils d’Ali.

--Si mes châtiments n’ont pu lui délier la langue, ma clémence en
viendra à bout peut-être, dit Djezzar avec un sourire sinistre. Qu’on me
l’amène, et qu’Haïder vienne avec lui. Par Allah! je saurai le faire
parler, moi!

Quand le maugrebin se fut éloigné, Djezzar redevint près de Baïla
l’homme du harem, l’efféminé, le voluptueux Djezzar; il lui fit
reprendre place au sofa, et lui-même, étendu à ses pieds, fumant le
narguilé, préoccupé, en apparence seulement, de voir la fumée de sa pipe
persane s’échapper d’un côté en flocons nuageux, remonter de l’autre en
s’épurant dans un flacon de cristal plein d’eau parfumée, il attendit,
dans une posture indolente, l’arrivée de son captif.

Ce captif on le nommait Ferdinand Lasserre. Né à Paris, dans une bonne
famille de la vieille bourgeoisie, d’un caractère enclin à la rêverie, à
l’exaltation, il n’avait pu, orphelin dès le berceau, donner à sa
sensibilité un cours naturel. Malgré son éducation tout universitaire,
la pensée religieuse avait germé et s’était développée en lui. A défaut
de ces tendres affections qu’il ignorait, les saintes et ardentes
croyances avaient comblé les vides de son âme.

Il occupait un petit emploi au ministère des affaires étrangères,
lorsque, un jour, à la suite d’un sermon de l’abbé Lacordaire, la
résolution lui était venue de se faire prêtre.

Le seul parent qui lui restât, son oncle, récemment nommé au consulat
d’une des villes importantes de l’Asie Mineure, ne trouva rien alors de
plus à propos que de l’emmener avec lui, en qualité d’élève consul. Il
espérait le distraire de ses pieuses abstractions, le faire renoncer à
ses projets, et même le conquérir au doute, à la vue de toutes ces
sectes de chrétiens schismatiques qui peuplent l’Orient.

L’oncle était philosophe.

Mais dans le cœur du néophyte la foi se ranima plus vive, au contraire,
en approchant de ces lieux saints où les vérités évangéliques avaient
étendu leurs premiers rameaux et porté leurs fruits les plus savoureux.
Pour lui, les sommets du Taurus s’illuminaient des clartés du Thabor et
du Sinaï. Plus que jamais affermi dans sa vocation première, sous son
costume de diplomate, il vêtit le cilice et se promit, puisque
l’occasion s’offrait à lui, d’accomplir, en dépit de son parent et dans
le secret de sa pensée chrétienne, un noviciat signalé par des travaux
apostoliques.

Après s’être perfectionné par la pratique dans la langue turque et
l’arabe vulgaire, Ferdinand Lasserre se mit à visiter à Sivas et dans
les environs les sectateurs des différentes églises dissidentes:
arméniens, grecs, maronites, nestoriens, eutychéens et même les
catholiques latins, séparés de Rome seulement par le mariage de leurs
prêtres. Il allait vers eux pour opérer des conversions; il en revenait
plus effrayé encore de leur misère que de leur ignorance, et, véritable
apôtre, il y retournait moins pour les prêcher que pour les secourir.

Monté sur un léger batelet qu’il avait appris à manœuvrer à la manière
orientale, avec la rame au gouvernail, il suivait un jour le cours de la
rivière Rouge, et rêvant le désert, un ermitage dans quelque thébaïde,
il se créait dans l’avenir un bonheur ascétique trempé d’eau claire,
lorsque la rame se rompit entre ses mains. Sa barque, en échouant, le
jeta sur un petit pan de terrain, en delta, placé comme une île entre le
Kizil-Ermak et un fossé régulièrement creusé.

Ferdinand n’était pas nageur habile; mais, malgré la gravité ordinaire
de ses pensées, il était bon sauteur; il mesura tour à tour de l’œil la
rivière et le fossé, et, la question décidée en faveur de ce dernier, il
le franchit d’un bond. Le fossé derrière lui, il aperçut un petit mur
que lui avait masqué un épais buisson de nopals et d’abricotiers
sauvages. Rebondir de l’autre côté pour regagner son delta, c’était
risquer de se rompre le cou, car cette fois l’espace lui manquait pour
prendre un élan, et, dût-il réussir, il se retrouvait encore devant la
rivière infranchissable.

Dans cette position, fort embarrassé de son rôle, et ne se doutant guère
qu’il avoisinait de si près les jardins d’été du pacha, il aperçut une
porte basse, cintrée, pratiquée dans le petit mur; il la poussa
machinalement, et, à sa grande joie, elle s’ouvrit devant lui.

Il existe autour de Sivas, et surtout sur les bords de la rivière, des
enclos où des cultivateurs, chrétiens pour la plupart, font venir, à
grand renfort d’eau, les légumes qui servent aux approvisionnements des
marchés de la ville, et ces poncires énormes, ces pastèques savoureuses,
ces dattes et ces pistaches, dignes de rivaliser avec celles d’Alep et
de Damas. Ferdinand crut être arrivé devant une de ces exploitations
appartenant à des chrétiens. La négligence apportée dans la fermeture
des portes l’affermit dans son idée; il entra.

Alors, pour la première fois, il se trouva face à face avec Baïla,
nonchalamment assise sous le platane.

Plus surpris que charmé à la vue de la gracieuse odalisque bariolée de
rouge et de noir, effrayé de la rencontre, il ne sut que balbutier
quelques paroles en rapport avec le désir véhément qu’il avait
d’échapper sain et sauf à cette périlleuse bonne fortune qu’il n’était
pas venu chercher. Égaré ensuite dans les dédales du jardin, il se
retrouva devant Baïla et sa négresse; enfin, regagnant non sans peine la
petite porte encore ouverte, il s’épouvantait de nouveau de ce double
obstacle du fossé et de la rivière qui s’opposait à sa fuite, quand au
milieu des vapeurs du soir il vit un homme s’avancer mystérieusement
vers le delta, en traversant le Kizil-Ermak à un endroit guéable, que
Ferdinand ne soupçonnait pas.

Cet homme, bostangi chez le pacha, volait les fruits de son maître pour
aller les vendre à la ville. C’est lui qui avait laissé tout contre la
petite porte cintrée, laquelle ne servait d’ordinaire qu’à l’entretien
des fossés. Après avoir, ce jour-là, à son insu, indiqué à Ferdinand le
moyen de sortir d’embarras, c’est lui encore, c’est ce voleur de fruits
qui, plus tard, enfermé par Baïla entre la crainte d’une dénonciation et
l’espoir d’une récompense, devait introduire le Français dans les
jardins et jusque dans le pavillon de la favorite.

Parvenu au delta, le bostangi tira de dessous un amas de ronces
pendantes une longue planche dont il se servit pour franchir le fossé;
il la déposa ensuite derrière le massif de nopals et d’abricotiers
sauvages, où justement Ferdinand se tenait caché.

Dans ce concours de circonstances inespérées qui venaient coopérer à sa
délivrance, celui-ci vit un miracle du ciel. Cette planche devenait une
arche de salut pour lui; il s’en servit à son tour, et grâce au gué de
la rivière, que le bostangi venait de lui révéler, après s’être égaré
quelque temps dans des sentiers inconnus, après avoir lutté de nouveau
contre le Kizil-Ermak, qui, comme un serpent à la poursuite de sa proie,
se retrouvait partout sur sa route et semblait vouloir l’envelopper de
ses détours et de ses replis, il échappa enfin à tous les dangers de sa
malencontreuse promenade.

Rentré à Sivas, dans la maison du consulat, il eut à se féliciter
doublement d’y être arrivé sain et sauf, quand il apprit que ces jardins
où il s’était si follement aventuré n’étaient rien moins que ceux de
Djezzar-Pacha.

Mais cette femme qu’il y avait vue, qui pouvait-elle être?

Quand il songeait à sa rencontre avec l’odalisque, il croyait maintenant
avoir rêvé, ou qu’une vision l’avait abusé.

Elle réapparaissait à son esprit sous une forme multiple. Il la revoyait
semblable à une bacchante, sa coupe à la main, indolemment accroupie sur
sa peau de tigre; puis, comme une péri, comme une ondine, se montrant à
lui à travers les reflets dorés du soleil et les arcs-en-ciel du petit
bassin de marbre; puis enfin, dans sa troisième transformation, debout,
sévère, irritée, lui ordonnant la fuite, et le menaçant du poignard.

Toutefois, son imagination chaste et calme ne prêtait nul charme à cette
triplicité de formes. Il se demandait, au contraire, si cette vision ne
lui avait pas présenté un emblème de tous les vices réunis? L’ivresse,
la luxure, la paresse, la colère! Il trouvait moyen de compléter les
sept péchés capitaux.

Dans ces jardins maudits, habités par le persécuteur des chrétiens,
n’était-ce pas le démon lui-même qui s’était fait voir à lui?

Ainsi, tandis que Baïla faisait de lui un être à part, un être
merveilleux, dont elle honorait la trace, une idole à laquelle elle
rendait un culte d’amour, lui, il s’entretenait pieusement dans la
sainte horreur de son souvenir.

Ce démon cependant, cet effroyable assemblage des sept péchés capitaux,
il allait tout tenter pour l’approcher encore.

Ferdinand Lasserre, depuis qu’il séjournait près de son oncle, dans
cette province de l’Anti-Taurus, s’était peu préoccupé de ce qui se
passait dans l’intérieur du harem de Djezzar. Ses pensées étaient
ailleurs; mais après sa visite involontaire dans les jardins, il prêta
plus curieusement l’oreille aux discours qui se tenaient sur le pacha.
Il apprit que celui-ci, entièrement abandonné à ses penchants
voluptueux, subissait l’empire d’une favorite mingrélienne. Bientôt,
sans qu’il pût se douter de la part qu’il avait eue lui-même à
l’accroissement de cette domination de la belle esclave, il entendit
répéter partout autour de lui que, si elle en avait la ferme volonté,
Baïla ferait un juif de son maître Ali-ben-Ali.

--Pourquoi pas un chrétien? se dit-il.

Dès ce jour, toutes ses pensées se sont concentrées en une seule: Elle
est chrétienne, et elle peut tout sur Djezzar!

Oh! combien sa divine mission s’agrandit à ses propres yeux! Quel
triomphe pour lui, pour la religion, pour tous les malheureux chrétiens
de Sivas, si cette pensée se réalise! Sans doute, l’exécution d’un
projet pareil est hors de toute probabilité; mais la foi
raisonne-t-elle? Ne parvînt-il qu’à arrêter les persécutions qui pèsent
sur ses frères de toutes les sectes, et qui en poussent quelques-uns à
l’abjuration, n’est-ce pas un assez grand résultat? A ce résultat
comment arriver?

Le premier pas qu’il fait dans sa nouvelle voie est déjà un triomphe.

Il a confié son dessein, ses radieuses espérances, à un vieux prêtre,
son confesseur, et son confesseur se trouve être en même temps celui de
Mariam; car Mariam, catholique zélée, n’a jamais cessé de pratiquer,
mystérieusement toutefois, les préceptes de sa religion.

Arriver à la négresse abyssine par le saint homme, à la favorite par la
négresse, au pacha par la favorite, telle est la marche à suivre que se
trace d’avance notre jeune enthousiaste.

Régénérer et faire refleurir le christianisme dans cette portion du
monde asiatique, telle est la mission sublime dont il se croit chargé
par Dieu lui-même.

Le vieux confesseur refusa d’abord de s’associer à ces dangereuses
tentatives. Vaincu enfin par ses instances, il le mit en relation avec
l’Abyssine, mais c’est à quoi se réduisit son rôle. Usé par la
persécution, devenu craintif et prudent, le vieillard tenait à la vie,
qui lui échappait. Il avait coutume de dire que l’Église conquérante ne
doit compter que sur ses fraîches recrues, plus ardentes que les autres,
et que le martyre ne convient bien qu’à la jeunesse.

C’est par Mariam alors que Ferdinand apprit que cette favorite, venue de
la Mingrélie, et sur laquelle il avait fondé toutes ses espérances
chrétiennes, n’était autre que la démoniaque odalisque rencontrée par
lui dans les jardins de Kizil-Ermak.

A quelque temps de là, la nouvelle ayant circulé que Baïla, à la suite
de Djezzar, avait traversé la ville dans son palanquin et devait la
traverser encore pour retourner vers le palais d’été, il s’était placé
sur son passage. Mariam, quoique ébranlée par ses ardentes et pieuses
sollicitations, n’avait point encore parlé de lui à sa maîtresse; mais
il crut voir la preuve du contraire dans le mouvement de la jeune femme
vers lui, et ce fut dans cette conviction qu’il tira de sa poitrine et
fit briller à ses yeux ce bijou, qui n’était autre qu’une petite croix
dorée qu’avait portée sa mère, et qui ne le quittait jamais.

On sait comment tourna l’exécution de cette sainte et audacieuse
entreprise, dont Ferdinand Lasserre, à cette heure, vient de subir les
premières et terribles conséquences, et prévoit le dénoûment.

Quand, après son supplice préparatoire, les mains solidement liées
derrière le dos, il fut ramené devant le pacha, celui-ci était encore
étendu sur ses coussins; sa tête, et le bras qui soutenait le narguilé,
reposaient sur les genoux de la Mingrélienne, et son lion, Haïder,
allongé sur ses pattes, le museau contre terre, les yeux à demi fermés,
était couché près de lui.

Sur un geste du maître, les esclaves se retirèrent. La scène qui allait
suivre ne voulait pas de témoins.

Le pacha, la Mingrélienne, le chrétien et le lion demeurèrent seuls.




V


Baïla avait senti disparaître sa confiance. Une seule révélation du
prisonnier pouvait être pour elle un arrêt de mort; et, cachant sa
pâleur sous les plis redoublés de son voile, le cœur palpitant, elle
attendit le résultat de l’interrogatoire, en attachant son regard plein
d’anxiété sur le captif.

--Quoi! j’aurais risqué de mourir pour entendre un sermon de ce triste
prêcheur! se disait-elle; que ne l’ont-ils tué quand j’en ai donné
l’ordre! ou que n’a-t-il succombé sous le fouet des cawas!

Cependant, en le voyant le corps sillonné de stigmates bleuâtres, la
chair gonflée et saignante, se tenir là, dans cette salle, comme s’il
n’en était pas sorti pour être livré aux bourreaux, comme il y était
avant l’arrivée du pacha, avec son même maintien, avec son même regard
timide, qu’il n’osait lever vers elle, elle se sentait émue de quelque
pitié.

--Chrétien, dit le pacha, quel motif t’amena dans ce lieu?

--Son salut, répondit le captif en tournant un instant ses yeux vers le
sofa occupé par l’odalisque; et les reportant sur Djezzar: Le tien
peut-être, ajouta-t-il.

--Quoi! chien fils de chien que tu es, tu pensais faire de moi un vil
Nazaréen, et pour me convertir à la secte de maudits, tu profitais du
temps de mon absence?

--J’ai dit la vérité, répondit le jeune homme, aussi vrai que
Jésus-Christ est le rédempteur du monde!

--Tu mens! cria le pacha, aussi vrai qu’il n’y a pas d’autre Dieu que
Dieu et que Mahomet est son prophète.

Après ce mouvement, il sembla faire un effort pour s’interrompre dans sa
colère, il se replaça plus à l’aise entre les genoux de sa favorite,
passa sa main, en signe de caresse, sur la crinière de son lion, et
quand il eut aspiré deux ou trois bouffées de son _latakié_:

--Voyons, sois sincère, reprit-il, et n’aggrave pas ton crime. Tu sais
bien que d’un musulman on ne fait point un chrétien, comme d’un chrétien
on ne peut faire un juif. La loi de Moïse a préparé celle de Jésus;
celle de Jésus n’était que le second échelon de celle de Mahomet; dans
cette route-là on ne redescend pas; on monte.

--J’espérais du moins, dit le captif, te rendre plus favorable à mes
frères...

--Sont-ce donc là tes frères, toutes ces bandes de chacals qui se
mordent entre eux, toutes ces races d’infidèles qui oublient leur propre
loi? De quoi se plaignent-ils? De quelques-uns j’ai fait de bons
chrétiens par le martyre; de quelques autres de bons musulmans, par la
persuasion. D’ailleurs, es-tu donc un de leurs prêtres? Non! loin de là!
Tu n’es qu’un de ces frivoles Européens qui viennent essayer de propager
parmi nous leurs usages impies; laisse de côté la ruse et le mensonge:
tu as entendu parler de la beauté de cette esclave (il tourna la tête
vers Baïla), et, au prix de ta vie, tu as voulu en saturer tes yeux?
N’est-ce point cela?

Le jeune homme fit un signe négatif; le pacha n’en tint nul compte et
poursuivit:

--Eh bien, es-tu satisfait? Tu dois l’être; car tu l’as vue. Vos femmes
d’Europe sont-elles à ce point à dédaigner qu’il vous faille venir chez
nous pour nous ravir les nôtres? Jusqu’à ce jour, vous n’avez eu de
convoitise que pour nos chevaux. Comment as-tu trouvé moyen de
correspondre avec elle? Quel a été ton guide? De quelle façon t’a-t-elle
d’abord accueilli?

Semblable au tigre qui, de l’œil et de l’oreille, épie le moindre cri,
le moindre mouvement de la proie qu’il veut saisir, Djezzar guettait une
parole d’aveu, un signe dénonciateur de la part de l’interrogé.

Il ne l’obtint pas de ce côté; mais il sentit, sous lui, frissonner les
genoux de Baïla.

--Chrétien, reprit-il, je te le répète, sois sincère; dis-moi quel
espoir tu avais conçu; dis-moi qui t’a introduit dans ces lieux; nomme
tes complices, et, quelle que soit ta faute, je mettrai dans l’autre
balance ta jeunesse, ton titre consulaire, quoique ta présence ici la
nuit, au milieu de mon harem, me donne le droit de l’oublier. Mais je te
tiendrai compte de ce que tu as déjà enduré, et, comme Allah, je serai
miséricordieux. Parle; je t’écoute.

Il aspira de nouveau la fumée odorante du narguilé et sembla attendre
une réponse; mais le captif gardait toujours son silence et son
immobilité.

--Parle, chrétien; parle, il est temps; à ce prix seul, tu peux racheter
ta vie... en abjurant ton idolâtrie, bien entendu.

A ce dernier mot, le jeune homme releva la tête; une noble rougeur lui
monta au visage:

--Dénoncer et apostasier! s’écria-t-il; voilà ta clémence, pacha! Tes
bourreaux ont-ils donc oublié de te dire qui je suis? Toi-même, qui m’as
honoré ici du titre de chrétien, tu ignores donc quels devoirs ce titre
impose? Pour plonger deux fois leur âme dans une souillure ineffaçable,
crois-tu que les disciples du Christ tiennent tant à cette vie mortelle?

Et son œil étincelait, et toute sa physionomie avait pris un caractère
de beauté sublime.

--C’est entendu, dit Djezzar, contrastant alors, par son apparente
impassibilité, avec l’exaltation du jeune Français; tu veux mourir, et
tu mourras; mais sais-tu bien quelle fin je te réserve?

--Quelle qu’elle soit, je suis prêt, dit le captif.

--Ainsi, de cette vie mortelle, tu ne regretteras rien?

Et le pacha suivait attentivement son regard, qu’il croyait devoir se
porter vers Baïla.

--Rien, répondit le jeune homme, les yeux baissés, sinon de n’être
point, à mes derniers moments, assisté par un saint prêtre de ma
religion.

Djezzar sembla réfléchir; puis un sourire contracta légèrement ses
lèvres:

--Si tes désirs ne vont pas au delà, dit-il, ils peuvent être exaucés.

A son appel, le maugrebin reparut.

Quelques minutes après, un vieillard au front chauve, à la longue barbe
blanche, aux traits amaigris, se présenta. En présence du pacha, il fut
pris tout à coup d’un tremblement, comme s’il eût cru sa dernière heure
arrivée.

C’était un pauvre religieux maronite envoyé récemment par le patriarche
du mont Liban pour remplacer le supérieur du couvent de Perkinik qui
venait de mourir. Le jour même, en traversant ce village catholique des
environs de Sivas, le pacha avait voulu frapper d’une avanie son
misérable couvent, où trois moines, couverts de haillons, vivaient du
travail de leurs mains, au milieu d’une population aussi misérable
qu’eux. Ne pouvant leur extorquer l’argent qu’ils n’avaient pas, Djezzar
venait d’emmener avec lui leur supérieur, pour le garder en otage
jusqu’à ce que la somme exigée par lui fût payée.

--_Kafer_, lui dit-il, tu as refusé d’acquitter les impôts du miri et du
karadj.

--Les chrétiens du Liban en sont exemptés depuis les capitulations du
saint roi Louis, répondit le malheureux dont la voix trahissait la
violente émotion; le vice-roi Mehemet-Ali nous en tenait dispensés.

--A l’enfer le vieux chacal!

--Mais les sultans eux-mêmes ont reconnu cette loi, Altesse.

--Il n’y a d’autre loi ici que ma volonté! lui cria le pacha.

--Que puis-je faire pour désarmer ta rigueur? balbutia le vieillard en
attachant son regard terrifié sur le lion couché auprès de Djezzar, et
dont il se croyait déjà la pâture. Je ne possède rien au monde, sinon la
vie, que tu puisses me prendre.

--Ainsi ferai-je, si tu ne m’obéis sur-le-champ!

--Mais pour acquitter cet impôt...

--Par le Coran, qui te parle encore d’un impôt? Du karadj et du miri, je
vous tiens quittes, toi et les tiens, quittes à jamais, et tu es libre,
et tu sortiras d’ici emportant plus de piastres que je ne t’en
demandais; mais avant de nous séparer, tu vas appeler les malédictions
de ton Dieu sur ce chien que voilà.

Alors s’adressant à son autre captif:

--Oui, tu vas mourir, et mourir maudit par un prêtre de ta religion,
Ynch Allah! Parleras-tu maintenant?

Avec une héroïque résignation, pour toute réponse, Ferdinand Lasserre
s’agenouille et courbe sa tête, dévouée à la fois au sabre et à
l’anathème, quand il entend le vieux cénobite du Liban, levant ses mains
décharnées sur son front, lui dire d’une voix attendrie:

--Si vous êtes chrétien, je vous bénis, mon fils!

Cette sainte parole à peine prononcée, le vieillard tombait à la
renverse, frappé d’un coup de feu; Baïla, avec un mouvement d’horreur,
se rejetait en arrière; et le pacha, avec sa même impassibilité,
remettait son pistolet dans sa ceinture.

Soudain, il interrompit ce mouvement pour retenir par la crinière son
lion qui, animé par la vue du sang, s’élançait avec un rugissement vers
le corps du Maronite.

--Qu’on emporte cette charogne, dit Djezzar au maugrebin, et qu’on nous
laisse!

Le cadavre emporté, le maugrebin sorti, revenant au lion qui, la gueule
entr’ouverte, les lèvres crispées et pantelantes, poussait de rauques
soupirs et dardait ses regards étincelants vers cette proie qu’on lui
enlevait:

--Holà! dit-il en le flattant du geste et de la voix, holà! patience,
Haïder, ta part te sera bientôt faite; tu ne perdras pas à l’échange.

Il reprit alors sa position première; et tandis que le lion, retenu par
lui, continuait de rugir sourdement, les yeux tournés vers une large
tache de sang restée sur le tapis, s’adressant à Baïla, sans paraître se
douter des émotions de terreur dont était agitée sa belle esclave:

--Oui, à nous trois le giaour! chacun sa part! A moi sa tête, au lion
son corps, et à toi, ma rose de l’Inéour, ma fidèle, à toi son cœur! Ce
cœur, ne te l’a-t-il pas donné? Eh bien! va le prendre!

Baïla, indécise, troublée d’horreur, ne savait quel sens attacher à ces
mots.

--Va le prendre, répéta Djezzar; tiens, regarde, impuissant à se
défendre, ne semble-t-il pas te l’offrir de lui-même? Va, mon âme, et si
ton poignard ne suffit pas à l’œuvre, sers-toi du mien.

L’odalisque se pencha vers lui:

--Tu te joues de moi, Ali, n’est-il pas vrai? lui murmura-t-elle à
l’oreille.

--Ne m’entends-tu pas, ou ne veux-tu pas me comprendre? répondit-il
d’une voix formidable. Que cet homme meure, qu’il meure de ta main,
sur-le-champ, sinon je te croirai sa complice, et ta tête tombera avant
la sienne, je te le jure par Mahomet et les quatre califes!

N’ayant plus qu’à choisir entre donner la mort ou la recevoir, Baïla
sentit un froid glacial dans ses veines; son front se couvrit d’une
pâleur livide.

--Tu hésites? dit le pacha.

Elle porta une main tremblante à son poignard.

--Prends le mien, reprit-il.

La main de Baïla retomba sur l’épaule de Djezzar et y resta quelque
temps comme paralysée; ses yeux troublés se levèrent furtivement vers le
jeune Français, ce matin encore l’objet de ses rêves d’amour; vers ce
jeune martyr, qui d’un mot pouvait la perdre, et qui allait mourir,
mourir par elle, pour n’avoir pas voulu le prononcer, ce mot!

--Obéiras-tu! dit le bourreau avec un geste de rage impatiente.

La main de Baïla descendit seulement de l’épaule de Djezzar, et s’égara,
furetante, parmi les armes qui formaient un arsenal à sa ceinture.

--Tu trembles? tu ne veux donc pas? tu l’aimes donc? lui cria-t-il
enfin.

--Oui, je l’aime! répondit la Mingrélienne. Et, bondissant tout à coup,
elle enfonça la lame du yatagan en pleine poitrine du pacha.

Quoique frappé à mort, il fit encore un mouvement pour saisir son
dernier pistolet; mais, sur un geste de Baïla, le lion Haïder, excité de
nouveau à la vue du sang qui jaillissait, se ruant sur son maître, se
fit sa part.

Tandis que Ferdinand Lasserre, épouvanté du double meurtre, fermait les
yeux, en roidissant d’horreur ses bras garrottés, la Mingrélienne, douée
tout à coup d’une incroyable présence d’esprit, rassembla à la hâte,
dans un coin de la salle, les légers meubles et les étoffes qui s’y
trouvaient; elle y mit le feu, et saisissant par ses liens le jeune
Français plus mort que vif, elle l’entraîna vers une issue secrète qui
conduisait au logis de la négresse abyssine.

Le palais de Kizil-Ermak, de construction turque, c’est-à-dire bâti en
bois, fut presque entièrement consumé.

Le lendemain, sur le méidan de Sivas, les colporteurs de nouvelles
s’évertuaient à définir les causes de ce grand événement. Les uns se
bornaient à dire que le pacha avait été étranglé par son lion et que,
dans la lutte des deux bêtes féroces, une torche renversée avait été la
cause de l’incendie.

Les autres, raisonnant d’après les us de l’ancien régime ottoman, et se
prétendant mieux informés, racontaient qu’un homme, portant l’habit d’un
Franc, après avoir assez longtemps séjourné dans la ville, afin
d’écarter les soupçons sur le but de sa mission secrète, s’était
introduit auprès du pacha et jusque dans son harem; lorsque celui-ci
avait ordonné à ses esclaves de le décapiter, le prétendu Franc, qui
n’était autre que le capidgi-béchi du sultan, l’exécuteur de ses arrêts
de mort, avait montré son _kat-chérif_, et la tête seule de Djezzar
était tombée. Le feu avait pris au palais au milieu du désordre, et le
capidgi-béchi, profitant du grand concours de peuple attiré par
l’incendie, s’était échappé sous un nouveau déguisement.

Vingt versions circulèrent encore, qui, presque toutes, furent répétées
alors par les journaux d’Europe.

Tandis qu’à Sivas, à Rocate, et dans les autres villes du pachalik, on
se perdait ainsi dans des explications plus ou moins vraisemblables,
Baïla et Ferdinand, qui, en effet, avaient trouvé moyen de s’enfuir du
palais, grâce au désordre, à la foule et à leur travestissement, se
tinrent d’abord cachés dans les montagnes situées au sud de Sivas, où
des brigands curdes les prirent sous leur protection sans trop les
rançonner; puis ils trouvèrent un abri dans un couvent, puis vingt
autres dans les cavernes ou sous les ombrages des bois d’Avanes,
toujours en remontant les bords de la rivière Rouge.

Entrés enfin dans les États du schah de Perse, ils étaient revenus en
France à la suite de la dernière ambassade.

De toutes ces cachettes, Ferdinand Lasserre sortit non sans y avoir
quelque peu perdu de son ardeur de prosélytisme.

A travers les montagnes et les vallées, le jour et la nuit, il avait
voyagé, portant la tentation en croupe. Baïla était réellement devenue
pour lui le démon qu’il avait rêvé.

Avec la belle Mingrélienne, sa libératrice et la compagne de sa fuite,
marchant du même pas dans les mêmes sentiers, dormant sous les mêmes
abris, soigné, pansé par elle, il lui avait été difficile d’empêcher son
cœur de battre sous d’autres inspirations que celles de l’amour divin.
Ferdinand avait vingt-cinq ans, et la reconnaissance a tant d’empire sur
une âme généreuse!

Néanmoins, dans les premiers jours de leur fuite en commun, il était
parvenu à convertir sa schismatique compagne, facile à persuader, par
indifférence en matière de religion; mais bientôt, dit-on, elle l’avait
converti à son tour. Ce qu’il y a de positif, c’est que le jeune homme
ne revint pas seul en France; son passe-port, quand il le fit viser à
Marseille, portait: M. Ferdinand Lasserre, élève consul, voyageant _avec
sa sœur_.

Mon ami, l’illustre voyageur, m’avait déjà livré tous les documents de
l’histoire que je viens de mettre en œuvre; mais ma curiosité n’était
pas encore pleinement satisfaite. Je voulais connaître le sort des deux
amants à leur arrivée en France. Je le pressai de questions à ce sujet,
et d’abord très-inutilement.

Nous venions de déjeuner, en plein air, sur la pelouse du Butard, et mon
botaniste, dans une exaltation difficile à décrire, n’était alors
préoccupé que d’une trouvaille qu’il venait de faire sous la table même
qui nous avait servi pour notre repas. C’était une petite plante à
feuilles velues et lancéolées, aux fleurs d’un jaune pâle, marquées
d’une tache violette à la base de chacun de leurs cinq pétales.

--_Cistus guttatus_! _Helianthemum guttatum_! s’écriait-il avec des
élans de surprise, des cris, des gestes impossibles à traduire pour
quiconque n’a pas la botanique au cœur. Je croyais qu’il n’existait que
dans les montagnes de l’Anti-Taurus, d’où j’en ai rapporté si
précieusement un échantillon unique! C’était ma plus belle conquête
végétale, et voilà que je le retrouve ici, au Butard, à Luciennes,
banlieue de Paris, sous la table d’un cabaret! Est-ce que ça devrait
être? Le Taurus et le Butard en rivalité de productions! c’est à s’y
perdre! Fiez-vous donc à l’Asie Mineure!

--Mais, de l’Asie Mineure, lui dis-je alors en l’interrompant avec
ténacité, avec obstination, vous m’avez rapporté une histoire dont les
héros m’intéressent vivement. Veuillez, je vous prie, me donner de leurs
nouvelles.

--Ils se portent parfaitement bien, merci, me répondit-il.

--Je ne vous demande pas des nouvelles de leur santé, mais de leur sort.

--Ah! ce qu’ils sont devenus? oui, je comprends.

Puis, me regardant d’un air moqueur, et poussant un éclat de rire:

--Eh! mais, reprit-il, pour peu qu’ils aient, comme nous, l’habitude de
causer beaucoup en mangeant, ils achèvent de déjeuner ici près.

--Comment! quoi! m’écriai-je, ces gens de la fontaine au Prêtre?

--Justement. Vous voyez bien que vous n’aviez pas deviné. Mon prétendu
confiseur, le soi-disant garçon limonadier, n’est autre que mon ami
Ferdinand Lasserre, notre martyr chrétien; et sa compagne, par vous si
légèrement qualifiée de grisette ou de comtesse sans préjugés, c’est
Baïla, l’ex-favorite de Djezzar, pacha de Sivas; Baïla la Mingrélienne,
la rose de l’Inéour, la colombe aux serres d’épervier!

Après m’avoir administré cette moquerie, bien méritée sans doute, mon
ami se décida enfin à me donner, en résumé, le complément de ma
nouvelle.

--Arrivés à Paris, dit-il, des événements d’une nature beaucoup plus
vulgaire que ceux qui avaient signalé leur séjour au Sivas vinrent
encore éprouver le jeune Français et la Mingrélienne: l’argent leur
manqua. Les bijoux, présents de Djezzar, que l’odalisque avait emportés
dans sa fuite, étaient faux pour la plupart. On ne peut plus se fier
même aux pachas! Ferdinand dut prendre un état lucratif avant tout. Il
entra à l’imprimerie royale, comme prote, pour les ouvrages orientaux.
Cette ressource ne suffisant pas encore aux besoins du ménage, Baïla
chercha à s’utiliser de son côté. N’ayant jamais manié une aiguille,
elle ne pouvait se faire ni couturière, ni brodeuse, ni femme de
chambre, ni demoiselle de compagnie: elle a une voix charmante, et
défierait, au besoin, en gazouillis et en gargouillis, toutes les
cantatrices italiennes, françaises ou autres; mais ne possédant aucune
des langues de l’Europe, elle ne pouvait chanter que des _mouals_ arabes
ou des _gazels_ turcs. Par bonheur, elle est danseuse aussi, et la danse
est une langue qui se parle et se comprend dans tous les pays. Elle
figure aujourd’hui dans le corps des ballets de l’Opéra, où elle se fait
remarquer par sa légèreté, sa douceur et sa modestie.

Comme mon illustre voyageur achevait ce récit, nous vîmes revenir, bras
dessus bras dessous, vers le Butard, Ferdinand Lasserre et sa jolie
compagne. Mieux renseigné cette fois, j’admirai en toute conscience la
rare beauté de la Mingrélienne et l’incroyable et gracieuse souplesse de
sa taille.

Quant au ci-devant élève consul, pour la vérification d’un des détails
de cette histoire, mon regard se porta aussitôt curieusement vers ses
extrémités inférieures, afin d’apprécier la forme et la dimension de ses
pieds.

Je les trouvai fort ordinaires.

Sans doute il avait confié à Baïla les rapports d’amitié existant entre
lui et mon compagnon, car lorsque nous nous croisâmes de nouveau, elle
fit à celui-ci un petit signe de la main en disant: _Bojour, mochu!_

--_Salem-alai-k!_ lui répondit mon illustre voyageur.

Moi, je saluai profondément.


FIN DE L’ESCLAVE DU PACHA.

Marly-le-Roi, juillet 1844.




HISTOIRE

DE MA GRAND’TANTE.


--Lorsque sonnera l’heure éternelle de la résurrection, croyez-vous que
nous devions nous retrouver tous avec la forme que nous aurons eue au
dernier instant de notre vie?

--C’est là un point contesté, et qui le sera encore longtemps sans
doute. Il faut convenir que si les choses doivent se passer ainsi, ces
âmes mélancoliques et tendres, qui désirent quitter leur enveloppe
terrestre avant que les riches draperies de pourpre de la jeunesse, les
joyaux de la beauté en aient été déchirés, arrachés par les doigts
crochus du temps, ne font pas, à tout prendre, un vœu déraisonnable.

--Certes! le sentiment raisonne d’ordinaire plus juste qu’on ne pense,
me répondit mon interlocuteur, qui n’était autre que le compagnon de ma
dernière course au Butard[2].

  [2] Voir ci-dessus _l’Esclave du Pacha_.

Cette fois, nous venions d’herboriser en pleine forêt de Marly. Surpris
par une averse, nous nous étions réfugiés dans une de ces cabanes de
bûcherons, aux murailles de rondins, à la toiture de fagots et de
genêts, où nous philosophions, faute de mieux, pour prendre patience, en
attendant la fin du mauvais temps.

--Les peintres qui, par avance, ont voulu nous représenter le jugement
dernier, ont seuls donné cours à tant de fausses idées sur le sujet qui
nous occupe, reprit-il. Selon moi, messieurs de la peinture et de la
sculpture se sont rendus coupables d’un délit du même genre à l’égard du
génie, lorsqu’ils se sont chargés de le faire comparaître, non devant le
tribunal de Dieu, mais devant celui de la postérité. Où ont-ils été
s’imaginer de toujours traduire nos grands hommes en vieillards, sous
prétexte que leur vie a été de longue durée? Ceux-ci n’ont-ils pas été
jeunes aussi? N’est-ce pas alors un anachronisme que de nous représenter
nos artistes inspirés, nos grands poëtes, à une époque où la poésie et
l’inspiration n’existaient plus en eux? Leur jeunesse, ou du moins leur
verte maturité, leur temps de sève et de production ne les retracent-ils
pas mieux à notre esprit que leur moment de décadence et de caducité?
Pourquoi toujours le soleil à son déclin? Pourquoi une ruine, là où nous
devrions voir un palais? Vous nous devez un tableau d’histoire et vous
vous acquittez avec un portrait de famille; un portrait de famille, rien
de plus, car à la famille seule il importe de voir se reproduire sur la
toile les individus tels que le souvenir les rappelle; la postérité ne
se souvient que des œuvres.

--C’est justement en songeant à des tableaux de famille que m’est venue
l’idée de ce grand jour de la résurrection, dont je vous entretenais
tout à l’heure.

--Je ne saisis guère l’analogie, me répondit mon interlocuteur.

--Considérée non sous le point de vue de l’art, mais sous son côté
pittoresque, une collection de ce genre, surtout avec son texte
explicatif, est seule capable cependant de nous donner un avant-goût de
l’étrange spectacle qui, selon quelques-uns, nous attend dans la vallée
de Josaphat. Nous entrons dans une longue galerie; regardez, examinez
avec moi. Je serai le _cicerone_. Cette fillette qui joue avec son
bichon, enrubané comme elle; cette jeune et jolie femme qui regarde avec
tendresse son perroquet perché sur son doigt; toutes ces fraîches
beautés suspendues autour de vous, ce sont les aïeules ou les bisaïeules
de ces honnêtes vieillards à moustaches grises. Cet octogénaire de
fraîche date, coiffé à la Titus, a près de lui son père, mort à
vingt-quatre ans; de l’autre côté, son grand-oncle, décédé au berceau.
C’est un pêle-mêle d’âges, de temps, un logogriphe chronologique à ne
s’y pas reconnaître; enfin, c’est une scène de la résurrection, s’il
faut ajouter foi à un système que, pour notre part, nous repoussons de
toutes nos forces. Nous n’aurons tous qu’un même âge dans le ciel.

--Très-bien! J’admets maintenant la relation d’idées entre votre bizarre
collection de tableaux et le spectacle que devrait, selon quelques-uns,
présenter le jugement dernier; mais dans cette forêt, où, depuis que,
sous cet abri champêtre, nous sommes tapis comme deux braconniers ou
deux garde-vents, pas une figure humaine n’a passé devant nous, par
quelle échelle intellectuelle votre pensée s’est-elle trouvée subitement
transportée au milieu d’un musée de famille?

--Voyez-vous cette touffe de bluets, jetée au bord de la route,
ajoutai-je; eh bien, voilà le premier échelon qui m’a permis de franchir
en deux bonds la distance qui sépare la forêt de Marly de la vallée de
Josaphat.

--Oui, me dit mon ami le voyageur après un moment de réflexion, il en
est souvent ainsi; malgré nous, à notre insu, nos souvenirs sont
emportés de l’est à l’ouest, du nord au sud par l’oiseau qui passe, par
une modulation qui se fait entendre au loin. Nous autres, dont les
regards se tournent toujours avec tant d’amour vers ce vaste manteau de
verdure, si richement brodé, qui couvre le sein de la terre, les fleurs
doivent forcément jouer un grand rôle dans la transition de nos idées.
Je n’ouvre jamais mon herbier sans le trouver rempli de souvenirs et
d’anecdotes de tous les temps et de tous les pays.

--J’irai le feuilleter un jour avec vous.

--Volontiers; mais d’abord dites-moi comment vos bluets vous ont, _d’un
premier bond_, introduit au milieu d’une collection de tableaux?

--En m’adressant cette question, vous ne croyez pas être indiscret, lui
répondis-je, et cependant, vous me demandez là l’histoire de mon premier
amour.

--Vraiment! Enchanté de l’indiscrétion. Le premier amour peut toujours
se raconter: il est, d’ordinaire, empreint de tant de pureté...

--Surtout celui-là; ce fut une passion si follement idéale!... si
complétement impossible!...

--Vous redoublez ma curiosité.

--Je vais la satisfaire, et en peu de mots. Ce que je vous ai dit
précédemment me conduit, par une pente toute naturelle, à vous raconter
comment, sous le toit d’une vieille mansarde, j’ai fait la connaissance
de ma grand’tante.

--Il ne s’agit pas ici de votre grand’tante, mais de votre premier
amour.

--Justement.

«A l’étage le plus élevé de la maison de mon père, il y avait une vaste
chambre, garnie d’un assez bon nombre de ces portraits de famille dont
on regarderait l’abandon comme un sacrilége, la destruction comme un
crime, mais qu’on exile respectueusement dans le coin le plus reculé du
logis, car ce sont, en général, d’horribles croûtes d’un aspect fort
disgracieux.

«Par bonheur, ceux-ci se trouvaient si bien encrassés et tellement
recouverts de poussière et de toiles d’araignées, qu’il n’était pas
facile à la critique de s’exercer à leurs dépens. D’ailleurs, la
critique montait rarement dans les mansardes.

«Mais moi, enfant, je m’y établissais volontiers; je m’y sentais à
l’aise, j’y pouvais impunément être espiègle et tapageur.

«Un jour, il me prit fantaisie de laver la tête de tous mes grands
parents, dont à peine on pouvait distinguer le sexe à travers leur
triple voile. Je parvins assez heureusement à en débarbouiller
quelques-uns, et n’eus alors rien de plus pressé que de faire, au moyen
d’un morceau de craie et d’une plume trempée dans l’encre, des
moustaches à ces dames et des cornettes à ces messieurs. Comme j’étais à
lessiver un de ces vieux portraits, il m’arriva de voir, sous l’éponge,
apparaître de jolies petites joues, de beaux yeux clairs qui me
regardaient d’un air de connaissance, une petite bouche charmante qui me
souriait avec une grâce toute particulière. C’était une belle enfant, de
treize à quatorze ans, d’un air timide et doux. Ses longs cheveux
blonds, couronnés de bluets, encadraient le plus charmant visage...»

--Ah! nous voici arrivés aux bluets! interrompit mon ami. Désormais je
ne rencontrerai plus la _centaurea cyanus_ sans songer à vos amours.
Continuez.

--Mais j’ai presque fini.

--Allons donc!

Je poursuivis:

«Ce portrait de jeune fille, je me sentais de la joie au cœur rien qu’à
le contempler; et plus je le contemplais, plus il me semblait avoir déjà
vu ces petites joues-là sur la figure de quelqu’un; ce front si pur ne
m’était pas inconnu; ces jolis yeux clairs, d’un vert gai, comme on dit,
je les avais déjà rencontrés quelque part. A celle-là je ne fis point de
moustaches.

«J’avais plusieurs jeunes parentes alors, fort gentilles, fort
espiègles; j’en vins à me rappeler que chacune d’elles possédait un de
ces traits qui m’affriandaient si fort, mais aucune n’en présentait
l’ensemble, aucune n’était aussi charmante que cette peinture, que cette
belle enfant à la couronne de bluets. Était-ce donc une autre petite
cousine que je ne connaissais pas encore? N’importe; en attendant que la
connaissance fût faite, comme elle me regardait toujours avec son même
sourire, je me pris d’affection pour elle; je l’aimai.»

--Quoi! cette image?

--Oui, je l’avais descendue de son clou, placée commodément sur une
vieille chaise dépaillée, afin qu’elle se trouvât plus à ma portée. Je
l’associais à mes jeux, je lui parlais, je me répondais pour elle; nous
nous entendions très-bien, quand un jour, jour néfaste! ma mère nous
surprit ensemble dans la mansarde.

--Que s’ensuivit-il?

--Une révélation terrible. Ma mère, tout en se retenant de rire à la vue
des moustaches et des cornettes, après m’avoir vivement sermonné sur ma
peinture impie, m’apprit que la jeune fille, la compagne de mes jeux,
mon premier amour enfin, c’était sa grand’tante à elle, ma
très-grand’tante à moi!

--Ah! grand Dieu! votre amour dut être tué du coup? Tout amour sans
espoir ne dure guère.

--Sans doute. Depuis, quand je revis ces traits qui m’avaient tant
charmé, je les trouvai changés entièrement. Dans le regard de ma
grand’tante, dans son sourire, auparavant si gracieux, j’entrevis
quelque chose d’ironique et de narquois. Elle s’était moquée de moi
évidemment. Avec cette niaiserie naïve de l’enfance, je supputai l’âge
qu’elle aurait eu, si elle avait été vivante encore. J’en fus effrayé.

--Je le crois bien... Elle était morte à soixante ans, sans doute; pour
une grand’tante, c’est bien le moins, et il y avait peut-être plus de
cinquante ans de cela!

--Aussi je me la figurais alors plus que centenaire, courbée en deux, la
tête branlante, la bouche démeublée, le menton poilu, les yeux éteints,
la paupière écarlate, assise dans un grand fauteuil, et grommelant
quelques mots inintelligibles. Tous ces portraits de vieilles que
j’avais moustachées, je me persuadais que c’était encore elle à des
époques plus ou moins rapprochées, et je n’osais aller aux
renseignements; et quand on parlait devant moi d’une grand’tante
quelconque, je rougissais de honte, comme si je les avais aimées toutes!

--Et à quel âge, en effet, était morte la pauvre vieille?

--A seize ans.

--Plaît-il?

--C’est ce que j’appris seulement quelques années plus tard. A cette
époque, le temps des vacances venu, je quittai le collége pour aller
passer tout un mois chez ma grand’mère, dans l’ancien Valois, sur la
lisière de la Picardie. Ma grand’mère devait avoir connu ma grand’tante.
Il me vint en pensée de demander des nouvelles de celle-ci à celle-là.
Mon aïeule aimait à conter; elle avait une mémoire prodigieuse; au lieu
de simples renseignements, j’eus une histoire complète que j’écrivis
alors avec tous ses détails, et ma grand’tante fut alors le sujet de mon
premier ouvrage, comme elle avait été l’objet de mon premier amour.

--Parbleu! contez-moi ça... la chose vaut d’être connue.

--C’est une histoire bien simple et bien naïve, un drame purement
villageois.

--Allez toujours. J’aime assez les histoires villageoises; elles
deviennent rares par le temps qui court. D’ailleurs, la pluie redouble;
nous n’avons rien de mieux à faire pour le moment.

Je commençai sur-le-champ mon récit.




I


Ma grand’tante Adèle avait passé sa vie dans les lieux mêmes où je me
trouvais, à Béthizy, dans cette belle vallée suspendue aux flancs de la
forêt de Compiègne, paysage ravissant, digne de la Suisse, auquel rien
ne manque, ni les sites pittoresques, ni les souvenirs historiques, ni
les ruines, ni les eaux, ni les ombrages. Cette tour de Saint-Adrien, de
forme ovale, qui couronne le sommet de la colline, c’est ce qui reste du
manoir royal de Philippe le Bel; escaladez-en les hauteurs, à vos pieds
est le château de la Douye, peut-être un débris, une grange aujourd’hui;
mais alors le père de ma grand’tante l’habitait avec elle, et le vieux
bâtiment, réduit aux proportions d’une maison ordinaire, ainsi que ces
anciens nobles ruinés qui s’obstinent à garder un titre qu’ils ne
peuvent plus soutenir, restait château en dépit de l’apparence et
s’appuyait encore, comme un vieux frère d’armes, sur les restes de
l’ancien palais du roi Jean; car le Valois conserve de tous côtés les
traces de cette race de rois qui lui avaient emprunté son nom.

Là, servant de route principale au pays et remontant vers la forêt pour
gagner les plaines du Soissonnais, voici la chaussée de Brunehaut,
grande voie romaine, réparée par cette terrible reine, dont peut-être
dans l’ancien Valois seulement le nom n’éveille pas un sentiment
d’horreur; bien au contraire, car la chaussée de Brunehaut a été
métamorphosée en _Chaussée des Pruneaux_.

Plus loin, c’est le _Champ dolent_, le champ des plaintes et des
gémissements. C’est là qu’un lieutenant de Philippe-Auguste tailla en
pièces une armée anglaise, ce qui valut au village de Géroménil, qui en
est proche, sa dénomination plus récente de Saint-Sauveur. Aujourd’hui,
de vastes chènevières croissent sur toutes ces tombes, ignorées de celui
même qui les bouleverse du soc de sa charrue. A droite, du côté de
Saint-Wast, sont d’autres tombes aussi, les merveilleuses pierres
druidiques de Rhuys, hantées nuitamment par les loups-garous.

Détournant vos yeux de ces grandes batailles si vite oubliées, de ces
palais royaux si promptement renversés, reportez-les sur ce bel horizon
de verdure que dessine autour de vous la forêt, sur ces maisons blanches
à volets verts, sur ces terrasses, sur ces chaumières formant ceinture
autour de la colline de Saint-Adrien: c’est Béthizy. Suivez du regard
ces lignes d’argent qui coupent les prairies; ce sont les ruisseaux de
Boneuil, des Buttes et de Néry, tous trois allant rejoindre la jolie
rivière d’Autonne, qui elle-même, après avoir empli les grands étangs de
Pontdron et du Berval, va se jeter dans l’Oise, au-dessus de Verberie.

Ces lieux, depuis mon enfance, sont restés purs, charmants, animés, dans
un coin réservé de ma mémoire, et quand je m’y transporte en idée, le
souvenir et l’imagination aidant, je les revois non-seulement tels que
je les ai connus, mais aussi tels que les récits de ma grand’mère me les
ont fait connaître, tels qu’ils étaient au milieu du siècle dernier, du
temps de ma grand’tante.

Élevée au couvent des dames de Crépy, grâce à l’instruction des bonnes
religieuses, ma grand’tante y avait puisé de saintes et fermes
croyances; mais dans les entretiens de ses jeunes compagnes, elle avait
acquis, en plus, une crédulité à peine imaginable. Il n’était question
parmi celles-ci que de revenants et de sorciers, de divinations par les
cartes ou par les dés. Les bonnes sœurs avaient appris à ma grand’tante
à aimer Dieu; les jeunes filles, à craindre le diable.

Si elle avait vécu de nos jours, Spurzheim eût certainement trouvé en
elle l’organe de la _merveillosité_. Je me rappelle en effet que sur son
portrait elle avait, à l’angle de l’œil, un certain renflement signalé
par le célèbre phrénologue, et qui donnait à son sourire même un air
étonné.

Quand Adèle, c’était son nom, après la mort de sa mère, revint à
Béthizy, pour tenir le ménage du survivant, il était curieux de voir
cette jeune maîtresse de maison se signer, se troubler, s’interrompre
dans un ordre à donner, à la vue du sel renversé, de deux couteaux en
croix et autres signes néfastes; se sauver ou défaillir, quand, la nuit
venue, certains bruits se faisaient entendre du dehors. Ne se sentant
plus protégée par les murs de son couvent, l’esprit plus impressionnable
depuis sa douleur récente, elle ne rêvait que fantômes dans la maison,
gobelins et farfadets dans les bois, loups-garous et sorciers dans les
champs.

Pour son malheur, ces idées étaient en partie celles des gens avec qui
elle avait à vivre.

A Béthizy, on croyait surtout à la bête de la Chambrerie. C’était une
espèce de monstre, la transformation hideuse d’un ancien prieur du pays.
Chambrerie ou prieuré avaient alors même signification. Ce prieur, épris
d’un amour sacrilége pour une jeune religieuse, sa pénitente, avait
trouvé moyen de l’attirer chez lui, à force de ruses et de faux
prétextes. Bientôt éclairée sur ses projets, la jeune fille s’était
sauvée à travers l’église et avait cherché un refuge au pied du
maître-autel; mais jusque-là le monstre l’avait poursuivie. Elle était
perdue quand, levant ses yeux éplorés vers l’autel, elle vit
Jésus-Christ descendre de sa croix, saisir de ses deux mains ce bois qui
avait été l’instrument de son supplice et en décharger un coup si
violent sur la tête du prieur que celui-ci tomba mort.

On ne pouvait le mettre en terre sainte; il fut déposé sous la
principale des pierres de Rhuys; mais par la puissance de Satan, qui
régnait de ce côté, il reparut bientôt sous la forme d’un animal
immonde. Il se montrait de préférence dans les ruines de la tour de
Saint-Adrien, dont il habitait les voûtes souterraines. Il n’en sortait
que lorsque quelqu’un du pays devait mourir bientôt. Alors il faisait
entendre de sinistres hurlements en signe d’avis, et des cloches
invisibles tintaient d’elles-mêmes dans les airs.

Trois jours de suite, la bête de la Chambrerie avait hurlé et les
cloches avaient tinté pour la mère d’Adèle; du moins on le disait ainsi,
et la jeune fille crédule n’était que trop disposée à ajouter foi à
toutes ces choses surnaturelles. Qui eût pu combattre en elle ces
fâcheuses impressions? Elle avait un frère, son aîné de dix ans; mais ce
frère, marié déjà, occupait un emploi dans une province éloignée; son
père, lieutenant des chasses de la capitainerie de Compiègne, presque
toujours hors de chez lui, aussi occupé de ses propres plaisirs que de
ceux du roi, la raillait bien quelquefois sur ses folles terreurs et sur
l’adhésion donnée par elle à toutes les superstitions populaires; mais
le plus souvent il en riait, sans songer à la détourner, par le
raisonnement, de ces dangereuses tendances.

Avec le temps, cependant, ma grand’tante avait senti ses prédispositions
au merveilleux s’adoucir, se modifier en partie. Les conseils du curé,
le soin qu’il prit de lui imputer à péché ses terreurs superstitieuses,
puis enfin l’âge de raison qui venait, car elle touchait à sa quinzième
année, tout concourut à la remettre à peu près dans un sens droit; mais
il lui resta toujours quelque chose de ses anciennes appréhensions. Ce
quelque chose, c’était une poltronnerie naïve, une timidité d’enfant
qui, jointes à la vivacité naturelle de son âge, à l’espèce de réserve
et de dignité que lui commandait sa position exceptionnelle de reine du
logis, donnaient à son caractère, à ses allures, de certaines
bizarreries, de certains contrastes qui n’étaient pas sans charmes.

M. le lieutenant des chasses Dampierre, outre les revenus, exemptions et
priviléges de sa charge, possédait quelques arpents de terre dans le
pays, et deux moulins sur la rivière d’Autonne. L’individu auquel ces
moulins étaient affermés, le nommé Brulard, avait une fille dont Adèle,
faute de mieux, faisait sa meilleure amie. Voulait-elle se reposer de
ses travaux du ménage; son père, pour raison d’administration ou autre,
entreprenait-il un voyage à Versailles ou à Compiègne, c’est vers
Martine, vers le hameau de Glaignes qu’Adèle courait aussitôt pour
trouver une compagnie. Heureuse alors de n’avoir plus à commander à
personne, elle redevenait une jeune fille vive et rieuse, aimant les
jeux, les exercices de son âge, escaladant les échaliers, s’ébaudissant
comme il est toujours permis de le faire à quinze ans, mais avec son
amie seulement, car à l’aspect du premier visage étranger qui survenait,
rentrée aussitôt sous sa carapace de demoiselle, elle baissait les yeux
et restait roide comme un piquet, muette comme un poisson, jusqu’au
moment où l’heure des ébats sonnait pour elle, c’est-à-dire jusqu’à ce
que le visage étranger eût disparu.

Martine Brulard avait quelques années de plus qu’Adèle, des yeux noirs
qui ressortaient vifs et brillants sur son teint légèrement mordoré par
le soleil; le nez retroussé, les narines ouvertes, les cheveux crépus,
la bouche souriante et les dents blanches et nettes. Avec ses formes
franchement accusées et son allure joviale, c’était ce qu’on appelle un
beau brin de fille. Toutefois, malgré cette apparence de jovialité,
Martine avait les passions ardentes, et, par contre, était susceptible
de plus de dissimulation et de jalousie qu’on ne s’y fût attendu de la
part d’une personne aussi bien portante.

Un jour, profitant d’une vacance, ma grand’tante était auprès de son
amie. Celle-ci, qui aimait à jouer à la petite maman, se plaisait à
l’attifer, à lui boucler les cheveux. Assises sur un tronc d’arbre jeté
à terre au milieu d’une grande cour de ferme, n’ayant d’autres témoins
qu’un vieux chanvrier, endormi sur un tas de javelles, et une bonne
vache noire qui, d’un air mélancolique et stupide, les regardait de
l’autre côté de l’échalier, les deux jolies filles s’occupaient à
tresser en guirlande les bluets qu’elles venaient de cueillir dans les
champs. La guirlande faite, Martine en couronna la tête de ma
grand’tante, et elle la trouva tellement à son gré ainsi qu’elle en
battit des mains et l’embrassa pour la remercier d’être si jolie.

--Savez-vous, mam’zelle Adèle, que les filles du pays feront bien, à
l’avance, de s’approvisionner d’amoureux, car, d’ici à deux ans, ils
pourraient bien tous courir après vous?

--Oh! qui songe à cela? Je ne suis pas encore en âge d’être mariée; et
d’ailleurs, c’est un soin qui ne regarde que mon père, répond ma
grand’tante, du ton d’une fille bien élevée et qui se souvient encore du
couvent.

--Mais votre père a d’autres occupations en tête, reprend Martine; il
est plus de son métier de chasser pour le roi que de chasser pour vous.
Je le soupçonne plus adroit vis-à-vis des sangliers que des galants;
donc vous ferez bien de ne pas trop compter sur lui, sinon gare à sainte
Catherine!

--Eh bien! le beau malheur! réplique l’autre en souriant. Sainte
Catherine est une bonne sainte et me ferait alors une bienheureuse
patronne de plus. On n’en saurait trop avoir. Puis, ajoute-t-elle avec
une certaine gaucherie d’innocence, des galants, il faudrait, pour en
trouver, chasser bien loin, au moins jusqu’à Senlis ou Compiègne, car
dans ce pays-ci il n’y a que... que des sangliers!

--Oh! dit Martine, il y a peut-être aussi des amoureux; en cherchant
bien... Quelquefois, au moment où on s’y attend le moins, il vous en
part un à deux pas. Le tout, c’est de ne pas le manquer.

--Avez-vous cherché, vous, Martine?

Martine rit aux éclats et ne répond point; et pourtant, la conversation
une fois sur ce sujet, elle se sent tentée, par vanité, de prendre Adèle
pour confidente...

C’est que Martine a cherché, elle, et elle a trouvé.




II


Un fils de bonne famille, un jeune homme nommé Charles Doisy, ou d’Oisy,
les renseignements m’ont manqué pour l’apostrophe en plus ou en moins,
était venu habiter pendant quelque temps le petit domaine de
Champlieu-lez-Béthizy, qui appartenait à son père. Martine, fille unique
du meunier-fermier Brulard, qui faisait à la fois le commerce des
farines, des chanvres et des bestiaux, pouvait aspirer aux meilleurs
partis du pays; elle vit le jeune homme, il lui plut, et _elle ne le
manqua pas_.

Comme il semblait peu disposé à s’enamourer d’elle, elle lui fit des
avances auxquelles il s’empressa de répondre comme il le devait.

Pourtant l’amoureux en question avait une autre passion dans le cœur,
passion plus ancienne et plus forte sans doute que celle qu’il éprouvait
pour mademoiselle Brulard. Il était fou de peinture. Élève de la Tour,
il promettait déjà d’être digne d’un tel maître, lorsque son père,
jetant au vent palettes et pinceaux, pour le dérouter sur les arts, sur
les artistes et sur toutes les séductions de Paris, l’avait envoyé à
Champlieu tomber sous les séductions de la jolie meunière.

Quelques mois après, le jeune homme se sentait saisi d’un nouvel
enthousiasme; il ne s’agissait plus seulement de s’illustrer par les
arts, mais par la guerre. L’amour de Martine se trouva saisi entre deux
gloires comme la gaufre entre deux fers brûlants, et Charles Doisy,
après lui avoir juré une constance éternelle, se rendit à Melun où il
s’engagea dans le régiment de hussards commandé par le lieutenant
général comte de Berchiny.

Voilà ce que Martine avait bonne envie de conter à sa jeune camarade,
mais réfléchissant que déjà, depuis quelque temps, elle n’avait point
reçu de nouvelles de Charles Doisy, qu’il pouvait changer d’amours et
elle aussi, que sa confidence alors tournerait à sa honte, elle se
retint. Une autre idée, non sans quelque rapport avec la première, lui
traverse la tête; elle propose à Adèle de lui faire les cartes,
d’interroger à elles deux le sort sur le mariage qui leur est réservé.

Adèle résiste; trop crédule encore, livrant trop facilement sa confiance
à ce genre de prédictions, elle craint de s’engager de nouveau dans
cette voie que le curé lui a interdite. Cela peut être un jeu, une
manière d’amusement pour Martine; pour elle, c’est chose sérieuse et
blâmable.

--Quoi que vous en disiez, je vais chercher des cartes, reprend
obstinément Martine.

--A quoi bon? dit une voix qui les fit tressaillir toutes deux.

C’était celle du bonhomme qui dormait sur les javelles. Au milieu de
leurs causeries et de leurs préoccupations, elles avaient oublié qu’il
était là; aussi, son interruption inattendue leur causa-t-elle d’abord
une grande surprise mêlée d’émotion.

--Chut! fit Martine à sa compagne.

Et se penchant vers elle, lui désignant du doigt le chanvrier, qui
dormait toujours ou faisait semblant de dormir:

--Il a raison, au fait, à quoi bon des cartes, puisque nous l’avons là,
près de nous? lui dit-elle tout bas; c’est le père Hubert, celui que les
paysans appellent _le Vieux Rouisseur_. Je ne crois pas beaucoup à sa
science, ajouta-t-elle en prenant un ton d’esprit fort; mais n’importe!
essayons. Ils disent tous qu’il est sorcier.

A ce mot de sorcier, Adèle tressaillit de nouveau, et tandis qu’elle
tenait ses yeux attachés sur le vieillard, qu’elle contemplait avec une
curiosité inquiète son front chauve et proéminent, sa tête énorme
parsemée de touffes de cheveux d’un blanc verdâtre et comme fichée sur
un cou grêle et long:

--Père Hubert, dit Martine en s’adressant au bonhomme, dormez-vous ou
veillez-vous?

--Je dors et je vois, répondit celui-ci, les yeux fermés et sans bouger
de place.

--Eh bien! pourriez-vous nous donner des nouvelles de nos épouseurs
futurs?

--En voici un qui arrive, dit le Vieux-Rouisseur.

--Vraiment, Hubert? en êtes-vous bien sûr? Et qui doit-il épouser?

--Une des deux.

--Mais laquelle?

Le vieux se tut, et Martine ne put parvenir à lui faire rompre son
silence.

--Eh bien! dit-elle, puisqu’il arrive, et qu’il est destiné à l’une de
nous deux, tirons l’amoureux à la courte paille!

Elle prit un brin de chanvre à l’une des javelles, le rompit en deux,
cacha dans sa main les fragments inégaux, et ne laissant passer entre
ses doigts que deux extrémités absolument pareilles, elle donna à
choisir à sa jeune compagne.

Après quelque hésitation, celle-ci, excitée, raillée, poursuivie par
Martine, se décida enfin, prit au hasard et tira la longue paille.

--Bravo! bien joué, bien choisi! cria la fille du meunier; elle ne
coiffera donc pas sainte Catherine. Voilà le futur trouvé!... Pourvu
qu’il vienne!... pourvu qu’il plaise!... que ce ne soit pas un sanglier
de Saint-Sauveur ou de Béthizy!... Oh! pauvre mam’zelle Adèle, il n’y a
pas à dire, il faudrait épouser tout de même... c’est le sort qui le
veut.

Tandis qu’elle multipliait encore ses interprétations au milieu des
éclats de rire, et qu’Adèle, immobile, les joues empourprées, regardait
son fétu de paille d’un air tout honteux et contrit, sans savoir si elle
devait rire aussi ou s’alarmer, le galop d’un cheval se fit entendre; à
travers un flot de poussière, un uniforme de hussard brilla un instant,
et bientôt Charles Doisy entra dans la cour.

Le beau régiment des hussards de Berchiny, changeant de garnison, était,
depuis la veille au soir, installé à Compiègne, et notre jeune homme,
récemment élevé au grade de maréchal des logis, n’avait eu rien de plus
pressé que de venir faire briller ses galons à la ferme des Brulard.

A peine à bas de sa monture, l’œil animé, les bras ouverts à demi, il se
dirigea vers Martine. S’apercevant qu’elle n’était pas seule, il fit un
double salut et s’arrêta ensuite comme émerveillé à l’aspect de l’autre
jeune fille, qu’il n’avait d’abord qu’entrevue.

Adèle avait conservé sa couronne de bluets, sous laquelle ressortaient
si bien ses beaux cheveux blonds, bouclés et abondants; le visage
éclairé par un rayon de soleil et mieux encore par ces impressions
diverses éveillées en elle, grâce à l’imprudence de Martine, à la
prédiction du vieillard, à la présence du jeune homme, levant vers ce
dernier un œil timide et curieux à la fois, sans sortir de sa presque
immobilité, elle le regardait avec cet air d’extase et d’étonnement dont
on accueille celui qu’on attendait sans espoir de le voir arriver. Sur
sa physionomie, dans son maintien, dans son geste, il y avait alors plus
de grâce, plus de beauté qu’elle n’en avait jamais eu, qu’elle n’en
devait jamais avoir peut-être; car il en est de la beauté des femmes
comme du courage des hommes; elle a ses instants d’exaltation qu’elle
emprunte aux grands mouvements de l’âme.

Quand elle eut pu remarquer l’attitude du jeune militaire, et quel
regard répondait au sien, elle se troubla, et dans son trouble, elle
laissa tomber le petit fétu de paille qu’elle tenait encore à la main.

Elle se baissa pour le ramasser.

Ce mouvement n’échappa point à Martine, déjà irritée de cette
distraction qui avait paralysé le premier élan du jeune hussard; à
Martine déjà mécontente d’elle-même, à qui il fâchait d’être venue si
mal à propos, par son épreuve de la courte paille, déranger un horoscope
qui certainement ne pouvait regarder qu’elle.

La voix glapissante du meunier Brulard qui survint, mit fin à toutes ces
émotions, ou du moins les fit rentrer au cœur de chacun de nos
personnages. Il avait entendu le galop d’un cheval et accourait prendre
connaissance du visiteur.

--Comment, c’est vous, farceur! dit-il, lorsque, après un moment
d’examen, il eut reconnu le jeune homme sous son nouvel uniforme. Est-il
faraud ainsi! Ça lui va bien tout de même, n’est-ce pas, Martine?

Martine, modeste par mauvaise humeur, baissa les yeux sans répondre;
elle ne put néanmoins se défendre d’un sentiment de joie en entendant le
jeune homme annoncer qu’il était de nouveau devenu le voisin de la
ferme, puisque son régiment allait rester à Compiègne.

Ce sentiment de joie de Martine, une autre le partagea sans doute.

--Vive le roi! reprit le fermier-meunier; ainsi, l’ami, on vous verra de
temps en temps, comme par le passé; vous viendrez encore dessiner notre
ferme, notre grange, notre vache, notre moulin, tout croquer, comme vous
dites, jusqu’à not’ fille et not’ femme. Mais, à propos de not’ femme,
va-t-elle être contente de vous voir ainsi tout galonné! Entrez donc
l’embrasser un peu, vous boirez un coup après; ça vous donnera
l’occasion d’essuyer vos lèvres, si vous êtes dégoûté.

Charles Doisy, en galant militaire, offrit son bras à Martine. Martine
refusa de le prendre et s’empara de celui de son père.

Dans ce mouvement de dépit, le jeune homme ne voulut voir qu’une mesure
de prudence et de circonspection. Il s’adressa donc à l’autre jeune
fille, qui n’osa le refuser, mais se sentit bien honteuse et bien émue
en se trouvant ainsi accrochée au bras d’un hussard.

Tout le temps qu’on passa à la ferme, Charles Doisy, placé près d’Adèle,
fut avec elle empressé, courtois, galant même, et, vers la brune,
lorsqu’elle retourna à Béthizy, il ne manqua pas de lui faire la
conduite avec les autres.

Doué d’un caractère loyal et sincère, d’une grande susceptibilité sur
tout ce qui touchait à l’honneur, mais non sur ce qui n’avait rapport
qu’à l’amour, Charles Doisy, n’ayant rien compris aux jalouses
réticences de Martine, ne craignit point, lorsqu’on se fut séparé
d’Adèle, de mettre tout d’abord, de lui-même, la conversation sur la
grâce toute particulière de la jeune fille. Il l’avait admirée surtout
lorsqu’en arrivant à la ferme, il l’avait entrevue, rougissante,
palpitante, émotionnée de son arrivée, sous sa couronne de bluets, et il
la comparait à une madone, à une nymphe des champs. Il était peintre et
s’enthousiasmait facilement.

De même qu’elle s’était repentie d’avoir songé à l’épreuve de la courte
paille, Martine éprouva un regret profond d’avoir placé sa couronne de
bluets sur la tête blonde de celle qu’elle regardait déjà comme sa
rivale; mais elle savait dissimuler. Elle se garda bien de contredire
les éloges prodigués à l’autre; elle ne laissa plus rien percer, pour ce
jour-là, de son mécontentement; seulement, elle se promit tout bas de
parer au danger, et le plus promptement possible.

A la visite suivante que fit Adèle à la ferme, elle fut reçue par
Martine avec de grandes démonstrations d’amitié. Elle ne pouvait mieux
arriver; elle allait assister et même prendre part à une pêche
d’écrevisses et d’anguilles, ce qui ne pouvait manquer de lui procurer
un grand divertissement.

Adèle en sauta de joie; puis, par réflexion:

--Mais je ne sais pas pêcher, dit-elle.

--C’est bien vite appris, lui fut-il répondu. Il ne s’agit que d’une
pêche à la main; rien n’est plus amusant, vous verrez; surtout par ce
clair soleil et par la chaleur qu’il fait; on voudrait n’en avoir jamais
fini. Mais avant de nous mettre en besogne, il faut d’abord prendre un
costume pour la circonstance, vous surtout, mam’zelle; moi, je n’ai rien
à gâter.

Et elle enleva à sa jeune et confiante amie la cornette à rubans rouges
qui lui seyait si bien; elle lui fit quitter sa robe de droguet de soie
et sa guimpe de mousseline, qui faisaient si gracieusement valoir sa
taille et ses blanches épaules; elle lui encaissa les pieds dans des
sabots, pour les protéger contre les cailloux de la rivière, car il
fallait entrer dans l’eau; puis, comme dernière précaution, elle la
cuirassa du haut en bas d’un long tablier de grosse toile, à large
bavolet. Adèle riait de son singulier accoutrement; cependant:

--Vous êtes bien sûre qu’il ne viendra personne? dit-elle.

--Oh! non, il est déjà venu ce matin.

La jeune fille rougit d’avoir été si vite et si bien devinée.

--Oui, poursuivit Martine d’un ton d’insouciance, où perçait néanmoins
un sentiment d’orgueil mal déguisé, il avait une ordonnance, un message
du gouverneur de Compiègne, le duc d’Humières, pour le grand bailli de
Crépy, le duc de Gesvres; il a trouvé que c’était le plus court de
traverser la forêt et de passer par la ferme.

Adèle s’imagina que, peut-être, Charles Doisy avait espéré l’y revoir
encore; sa pensée n’alla pas plus loin, et cette pensée suffit à
redoubler sa belle humeur.

Les deux amies s’acheminèrent bientôt vers un endroit de la vallée où le
ruisseau de Boneuil se jette dans l’Autonne. Jupons à demi levés, jambes
nues, elles entrèrent dans le lit peu profond de la petite rivière; de
vertes oseraies leur servaient de rideaux.

Elles demeurèrent là quelque temps à l’œuvre; Martine, plus brave et
plus expérimentée, fouillant hardiment les sourives où se tenaient
cachées les écrevisses, Adèle se contentant de les sonder d’une branche
de saule, et reculant devant sa proie, quand elle était parvenue à la
faire sortir du gîte, toutes deux riant, s’ébattant au milieu de l’eau,
surtout Martine, qui, par manière de jeu, en inondait sa compagne,
tandis que celle-ci, poussant des cris de joyeuse détresse, osait à
peine riposter, dans la crainte de perdre son équilibre.

La pêche aux écrevisses terminée, on procéda à la chasse aux anguilles
de roche. Hubert, le Vieux Rouisseur, qui connaissait les bons endroits
pour ce genre de trouvaille, comme pour bien d’autres, les avait
rejointes, armé d’un pic, et déjà, grâce à lui, des quartiers de grès et
de silex avaient été soulevés, mettant à découvert les demeures
souterraines des innocents reptiles. Mais cette fois ce n’était pas dans
des eaux claires et transparentes qu’il allait falloir s’aventurer, mais
dans des flaques de fange et de vase que l’on voyait se mouvoir et se
gonfler sous les mouvements multipliés des habitantes du lieu.

Il s’agissait de les saisir avec assez de dextérité des deux doigts et
du pouce, pour qu’elles ne pussent échapper en glissant.

Au moment de prendre part à cet autre divertissement, Adèle s’aperçut
qu’elle avait peur des anguilles. A peine engagée dans le marais, debout
sur un fragment de rocher qui lui servait de piédestal, malgré les
exhortations réitérées de Martine, elle refusait d’aller plus avant,
lorsque le Vieux Rouisseur qui, les bras croisés, appuyés sur son pic,
les avait observées quelque temps l’une et l’autre, passant près d’elle,
lui dit tout bas:

--Méfiez-vous! le cheval est là-bas, mais le cavalier n’est pas loin.

Au même instant, par une feinte maladresse de la fille Brulard, un des
larges quartiers de silex, soulevés par Hubert, retombait au milieu de
la fange, et inondait la poltronne d’eau boueuse et noirâtre.

Pour faire disparaître les traces de cette affreuse aspersion, Adèle
regagna, en toute hâte, la rivière, et comme elle en atteignait le bord,
une tête sortit d’entre les osiers, et elle se trouva en face de Charles
Doisy, non plus, cette fois, avec les avantages d’une mise coquette et
soignée, mais avec son tablier de grosse toile, ses sabots embourbés,
ses cheveux humides, déroulés, ruisselants, et le visage marbré, maculé
de fange.

Elle eût voulu pouvoir se cacher dans un des gouffres de la rivière,
mais la petite rivière d’Autonne n’a jamais eu de gouffres.

La pauvre enfant venait de subir la vengeance d’une rivale, une
vengeance de villageoise, et la fille Brulard qui, le matin même, avait
donné dans cet endroit rendez-vous au jeune militaire, à son retour de
Crépy, avait habilement préparé son coup.

Rentrée chez son père, Adèle se sent le cœur contrit et désespéré. Elle
ne peut se consoler de s’être montrée dans un pareil état devant le
jeune homme: Quelle opinion doit-il avoir d’elle maintenant! Elle est
loin cependant d’accuser Martine de sa mésaventure, elle s’accuse
elle-même. Pourquoi avait-elle pris part à des jeux, à des occupations
pareilles, dignes tout au plus d’une servante de ferme? Cela était-il
convenable? Non, et Dieu l’en a punie; elle l’avait bien mérité; mais, à
vrai dire, le châtiment surpasse la faute.

Après sa première entrevue avec Charles Doisy, la prédiction du
vieillard endormi, le hasard des pailles qui le lui donnaient pour futur
époux, avaient occupé ses rêveries de jeune fille; elle le revoyait
encore devant elle, sous son bel uniforme de hussard qui lui allait si
bien, dans son attitude de surprise admirative. Puis il s’était occupé
d’elle comme jamais homme ne l’avait fait jusqu’alors; elle, de son
côté, s’était sentie, en l’écoutant, heureuse d’un bonheur qu’elle
n’aurait su définir, mais que nul autre ne lui avait fait éprouver.

Les choses étant ainsi, était-il donc si déraisonnable de supposer
possible l’accomplissement de la prédiction? Le jeune homme n’est que
maréchal de logis, il est vrai, mais sa famille est honorable, et les
protections ne lui manqueront point sans doute.

Voilà ce qu’elle pensait, voilà ce qu’elle se disait le matin, le soir
et à toutes les heures de la journée; mais aujourd’hui ses rêves ont
pris leur vol pour ne plus revenir, et la prédiction a menti. Il ne
pourra jamais l’aimer, et c’est bien naturel; elle ne retournera plus à
la ferme, elle craindrait de l’y rencontrer. Pourrait-il en la revoyant
s’empêcher de rire, de se moquer d’elle? et c’est là une humiliation
qu’elle ne se sent pas la force de supporter.

Pendant plus d’une semaine toutes ces mêmes idées ne firent que tourner
et se répéter dans sa tête.

Elle n’entendait plus parler de Martine, quand un jour, vers le midi, le
meunier Brulard, suivi du Vieux Rouisseur, qui portait un paquet de
chanvre, un sac de blé noir et deux chapons gras, se présenta au château
de la Douye. Il venait payer au lieutenant des chasses ses redevances,
en argent et en nature, pour le loyer des deux moulins. En l’absence de
celui-ci il remit l’argent à Adèle.

--Eh bien, lui dit-il, on ne vous voit plus, la belle enfant. Est-ce que
nos anguilles vous font toujours peur?... Faut pas rougir pour ça; c’est
matière à rire et voilà tout; aussi nous en avons bien ri avant-hier
encore, avec ce farceur de Doisy...

--Quoi!

--Ah! c’est surtout son camarade, un vrai boute-en-train, qu’il nous a
amené, et qui a failli en crever, quoi! Il est vrai que Martine conte ça
gentiment.

Adèle se promit bien d’en garder rancune à Martine.

--Enfin, reprit le meunier, ça l’a tant amusé, ce militaire...

--Qui? interrompit de nouveau la jeune fille, d’une voix altérée: M.
Doisy?

--Eh! non, son camarade; histoire de faire enrager le maréchal des
logis, vous comprenez bien, parce que, censé, vous ayant déjà rencontrée
une fois à la maison, il s’était rendu amoureux de vous à la première
vue. Il était revenu une seconde, à votre intention, toujours censé pour
vous surprendre au bain, derrière l’oseraie; voilà comme ils arrangent
ça... Il vous avait guettée... c’est peut-être vrai ensuite, et au lieu
d’une nymphe, comme il dit, le maréchal des logis a trouvé une pêcheuse
d’anguilles sous roche! C’est Martine qu’a fait le discours comme ça;
elle a tant d’esprit, Martine!

Et le Brulard rit d’un gros rire, brutal comme son esprit, et, tout en
riant:

--Oh! si vous les aviez vus, ça vous aurait-il amusée! Le maréchal des
logis faisait semblant de se fâcher, et l’autre farceur, son camarade,
pour mieux le faire endêver, disait qu’il conterait, le soir même,
l’histoire au régiment... C’est qu’il en est bien capable! car c’est un
bien bon garçon, tout d’même, qui ne boude pas, un bon vivant, quoi! On
en parle peut-être à Compiègne à l’heure qu’il est de vos anguilles;
pourquoi n’en parlerait-on pas bientôt à la cour, puisqu’on attend le
roi? Oui, mam’zelle, le roi et madame de Pompadour, qui chasse aussi,
elle, pas aux anguilles, mais aux lapins, et à bout portant, c’est plus
commode. C’est sans doute pour ça que vot’ père est absent? Il aura été
panneauter dans les réserves. Lui en avez-vous parlé de l’histoire des
anguilles à vot’ père? Non? Vous avez eu tort, car c’est drôle.

Sous prétexte d’ordres à donner, Adèle se leva hors d’elle-même et
courut à la cuisine.

Elle y trouva le Rouisseur qui venait d’y déposer les deux chapons. Il
était dans un coin, assis sur un escabeau, mangeant, sous le pouce, un
morceau de lard et du pain bis que Mariote, la servante du logis,
s’était empressée de lui servir. Sa grosse tête, que pouvait à peine
soutenir son cou long et mince, reposait sur son épaule, dans une pose
de pélican. Lorsque Adèle entra, il souleva sa tête, la balança de
droite à gauche, en signe de salut, puis il prit un verre de vin placé
devant lui, et l’élevant, comme pour un toast:

--En espérance et patience fait bon vivre, dit-il.

Après avoir vidé son verre d’un trait, il en laissa, une à une, tomber
les dernières gouttes dans l’âtre; ensuite, il sembla réfléchir et,
comme s’il se fût reproché de payer son repas seulement par un proverbe,
désignant un des chapons qu’il avait apportés:

--V’là le plus gros, dit-il à la cuisinière; faudra pas tarder à le
mettre à la broche.

Et, se tournant vers la jeune maîtresse du logis, clignant de l’œil,
mettant un doigt sur sa bouche d’un air mystérieux:

--Car vous aurez une visite aujourd’hui, ajouta-t-il.

Adèle ne se sentait plus en disposition de prêter complaisamment
l’oreille aux propos de l’oracle; d’ailleurs, que lui faisait une
visite? N’en recevait-elle pas tous les jours, à toute heure, pour les
affaires de vénerie, quand M. Dampierre n’était pas là prêt à répondre
aux arrivants? Ce n’était point une prédiction bien difficile à voir
s’accomplir.

--Not’ demoiselle, lui dit Mariotte, quand Brulard et le Vieux Rouisseur
se furent éloignés, il me cuide que pour c’te visite, un chapon tout
seul ne fera mie l’affaire.

--Eh! qui vous a fait croire que nous aurions du monde à dîner? lui
répondit Adèle.

--Qui? Mais n’avez-vous pas ouï père Hubert, avant qu’il ne se retrahît?

Il existe un pays dont il est encore aujourd’hui interdit au vulgaire
des voyageurs de comprendre le langage. Ce pays, où tout semble
extraordinaire, où la terre ne renferme pas un caillou, où les maisons
se transportent à bras d’hommes, où l’innocence et la crédulité de l’âge
d’or semblent s’être conservées dans toute leur pureté, il ne faut le
chercher ni au milieu des archipels de la mer du Sud, ni des atollons
des Maldives; il est situé à quinze lieues de Paris, entre deux bras de
l’Oise. C’est le Meux, célèbre seulement par ses fromages, mais qui
mériterait de l’être sous bien d’autres rapports.

Mariotte, la servante de M. Dampierre, était du Meux, et mêlait
volontiers à la langue commune les expressions naïves de cette vieille
langue picarde, comme avait fait son compatriote Jean Froissart, dans un
style différent, toutefois.

--Faut croire que c’te visite mangera, reprit-elle, puisque _le
devineur_ a parlé de mettre le plus gras à broche?

--_Le devineur_ ne sait ce qu’il dit!

--Oh! not’ demoiselle, père Hubert n’est point un bourdeur; c’est un
malin qui oncques ne se trompit jamais sur ce qui doit avenir. Il y a
deux ans, à la ducasse de Saint-Martin, il était à boire un souquet avec
des compères, chez Moutonnet, le charron, qui vend du vin; v’là qu’il se
met tout de suite à crier: «Aïe!--Qu’est-ce que c’est? lui disent les
autres.--Aïe! qu’il répète; il y a dans ce moment une branche et une
jambe qui se cassent.» En effet, entrementes qu’il parlait, à deux
lieues de l’endroit où il se trouvait, le fieu de la grande Durande, en
allant dénicher des agaces, avait eu une branche qui s’était brisée sous
lui tout de même, et en tombant, il s’était cassé, nenni la jambe, mais
quasi le bras, dont il restait tout affolé. Vous voyez ben que père
Hubert ne se trompe jamais. C’est un vieux qu’en sait, et les Brulard ne
l’ignorent point. Sans ça, pourquoi qu’ils le garderaient chez eux, où
il ne gagne même son nutriment, n’étant bon qu’à rouir un petit le
chanvre? Mais ils craignent qu’il ne leur soit à nuisance, à eux ou à
leurs animaux, qu’il ne leur jette un sort; et pourquoi qu’il ne le
ferait pas, lui qui, à la main, prend les oisias qui volent, lui qui va
à la chasse sans rêts, sans fusil et sans furons? Il sait si bien
charmer le gibier, rien qu’avec des mots, que pour le prendre il n’a
qu’à ouvrir son bissac; les lapins viennent à grand’foison, d’eux-mêmes,
se bouter dedans, pour sa pourvéance. Moutonnet l’a vu! Adonc, c’est
pour vous dire, not’ demoiselle, que le monde que nous allons avoir à
dîner fera chair piteuse si on ne met le chapon à la broche tout
d’suite. M’est avis qu’il faudrait encore un petit d’autre chose. Le
maître apportera peut-être une darne de venaison; mais un bon poisson
n’aurait pas été mésavenu. Si j’avais su ça au matin, Babet a passé
devant notre ménil, venant de Boneuil, et elle avait des murènes, des
anguilles, comme vous dites, qui vous auraient fait plaisir à voir, vous
qui les aimez, not’ demoiselle.

Adèle jette un regard de colère à sa servante, et, sans lui répondre,
elle rentre chez elle, s’y enferme et se met à pleurer de dépit, de
douleur. Elle se sent irritée contre tout le monde; contre ce Brulard,
si grossier dans ses plaisanteries; contre ce chanvrier, la cause
première de ses chagrins; contre sa servante, qui a su sa mésaventure
sans doute, et qui prend à tâche de la lui rappeler. Mais c’est surtout
à Martine qu’elle en veut: se moquer d’elle ainsi! faire de Charles
Doisy son complice, pour la rendre la fable et la risée de la maison, du
village et peut-être de la ville, même de la cour, s’il en faut croire
ce vilain meunier!

Comme elle se désole, elle entend la voix de son père; il est de retour,
il la demande.

Essuyant ses yeux à la hâte, pour qu’il ne puisse voir qu’elle a pleuré,
elle s’empresse d’aller au-devant de lui, dans un couloir obscur qui
précède sa chambre. Sans lui adresser un mot, afin de lui dérober
l’émotion de sa voix, elle lui jette aussitôt ses bras au cou,
l’embrasse et pousse un cri.

C’est que des moustaches ont effleuré sa joue, et son père n’en porte
pas; c’est qu’un sabre a retenti sur les carreaux du couloir, et son
père, pour toute arme, n’a qu’un couteau de chasse. Cependant, c’est
bien la voix de son père qu’elle a entendue!

Effrayée, haletante, elle retourne précipitamment dans sa chambre et
tombe évanouie sur une chaise.

Quand elle rouvre les yeux, elle voit près d’elle, devant elle, Charles
Doisy. Il était seul dans la chambre, seul avec elle; il lui tenait la
main et la contemplait silencieusement, avec un de ces regards
expressifs et prolongés où l’âme se glisse tout entière.

Encore pleine du trouble causé par son évanouissement, Adèle croit être
abusée par un rêve, elle sourit, et, avec un geste de tête familier,
elle répond à ce regard qui semble l’interroger.

Dans ce moment, M. Dampierre rentre avec Mariotte, tout effarée... Il
vient d’aller chercher de l’eau fraîche, des sels, du vinaigre.

--Ah! te voilà revenue à toi, enfin, pauvrette, s’écrie-t-il en la
retrouvant les yeux grands ouverts et le sourire sur les lèvres. Pardon,
jeune homme, de vous avoir laissé là en guise de garde-malade; mais,
vous savez, il y a des moments où, ma foi, bonsoir au cérémonial; puis,
dans nos villages, voyez-vous, on ne suit guère l’étiquette de
Versailles.

Adèle regarde tour à tour, avec stupéfaction, Charles Doisy, son père et
Mariotte: elle ne peut comprendre comment, le jeune militaire étant là,
Martine n’y est pas aussi. Elle croit toujours rêver.

--Comment te trouves-tu, pauvrette? reprend le lieutenant des chasses;
bois ce verre d’eau, ça te fera du bien; c’est le seul cas où l’eau soit
bonne à quelque chose; sans quoi, elle ne convient qu’aux carpes et aux
anguilles, n’est-ce pas, camarade?

Sans s’apercevoir de l’effet que ce terrible mot d’anguille produit sur
la malade:

--Tu ne t’attendais pas à la visite qui t’arrive? poursuit le père.

--Que si fait, not’ maître, interrompt la vieille servante.

--Comment! vous saviez que je vous ramènerais un beau garçon?

--Tout d’même!

--Et saviez-vous qu’il partagerait notre dîner?

--Nous l’savions itou; l’chapon est jà devant l’fec.

--Bah!... est-ce vrai, Adèle?

--Oui, mon père.

--Le diable s’en est donc mêlé? car nous n’avons rencontré âme qui vive
depuis que la proposition est faite et acceptée.

--Par ma fi! père Hubert voit de loin et entend de même, dit Mariotte.

--Quoi! c’est ce damné rouisseur qui vous a dit...?

--Parbleu! camarade, vous rappelez-vous, tandis que nous étions à nos
panneaux, cette touffe de fougère qui remuait seule au milieu d’une
broussaille? Je croyais à un marcassin; je parie maintenant que c’est ce
vieux chien de braconnier qui était là à tendre ses lacets.

--Père Hubert braconnier! père Hubert des lacets! sainte Vierge, ma
patronne! s’écria la servante d’un air de révolte; lui s’eschiver, se
tapir, quand il pourrait comme un oisias chevaucher dans l’air sur une
escoube ou sur des émolettes!

--Oui, mais s’il ne voyage pas, comme tu le dis, sur un balai ou sur des
pincettes, c’est que probablement il n’a pas encore trouvé le moyen de
se rendre invisible et qu’il craint un coup de fusil: c’est pour cela
qu’il se cache.

--Jésus!

--Allons, tais-toi, vieille folle; retourne à ta cuisine, et si tu
t’avises encore de parler devant ma fille de pareilles sottises, je te
chasse et j’envoie ton vieux braconnier opérer ses miracles devant la
table de marbre, à Paris.

Quand ils furent seuls tous trois, Dampierre reprit, en s’adressant à sa
fille:

--Ma chère enfant, voici un brave militaire que je te présente. Tu dois
le reconnaître, bien qu’il ne t’ait vue encore qu’une seule fois,
m’a-t-il dit, chez les Brulard.

Adèle, dans le fond de son âme, remercia le jeune homme d’avoir oublié
leur seconde entrevue.

Le lieutenant des chasses poursuivit:

--C’est le fils de mon ancien camarade Doisy de Champlieu, qui nous a
quittés depuis vingt ans pour se faire Parisien; mais le fils nous est
revenu, grâce à Dieu, car par lui je puis voir s’accomplir l’un de mes
désirs les plus ardents.

Adèle crut qu’il était déjà question de mariage; elle en ressentit plus
de trouble que de joie, et, baissant la tête, elle porta son mouchoir à
son visage pour cacher l’étrange émotion qui s’emparait d’elle.

--Comme quelquefois le hasard s’entend à nous bien servir! continua le
père. Le roi nous arrive demain, presque sans s’être fait annoncer; il
s’agit d’une chasse pour la marquise; j’avais besoin d’aide pour le
panneautage; je m’adresse au lieutenant-colonel, M. de Tolt, et à mon
ami le capitaine Pardaillan, qui m’envoient vingt gaillards vigoureux,
commandés par le maréchal des logis que voilà; au nom de Doisy, je
dresse l’oreille; nous nous abordons et je trouve en lui, non-seulement
un auxiliaire actif et intelligent pour mes panneaux, mais aussi un
peintre habile, qui va satisfaire au désir que je nourris depuis si
longtemps, de pouvoir enfin placer ton portrait près de celui de ta
mère!

En achevant, M. le lieutenant des chasses tendit la main au jeune homme,
qui la lui pressa avec effusion.

Tous deux cependant avaient compté trop vite sur la bonne volonté du
modèle.

Quand il s’agit de fixer un jour pour la première séance, Adèle déclara
nettement qu’elle ne voulait pas se faire peindre, et, ni les ordres de
son père, ni les supplications de l’artiste, ne purent un instant
ébranler sa détermination.

Poser devant Charles Doisy, se tenir là, sous son regard, durant des
heures entières, elle qui venait de l’embrasser par méprise, elle qui
venait de lui sourire en croyant rêver, elle qui pour rien au monde en
ce moment n’aurait osé lever les yeux sur lui! Il lui semblait que sur
son visage il devait retrouver encore les macules de fange qu’il y avait
vues, et qu’il ne pouvait la représenter qu’ainsi.

L’artiste crut à un caprice de jeune fille; peut-être entrevit-il la
vérité.

Le père attribua les répugnances d’Adèle à quelque prédiction qui lui
avait été faite, à quelque fâcheux présage. Sa mère était morte peu de
temps après s’être fait peindre.

Nos gens étaient pressés de dîner pour retourner à leurs panneaux.

Adèle, sous prétexte de malaise, n’assista point au repas. En effet,
elle était malade. Trop d’émotions diverses l’avaient agitée durant
cette journée.

Le lendemain, la chasse de la marquise eut lieu. Un hussard de Berchiny,
qui faisait partie de l’escorte d’honneur, fut assez heureux pour
retenir le cheval de madame de Pompadour, au moment où celui-ci
s’emportait.

Quelques semaines s’écoulèrent sans qu’on entendît parler du maréchal
des logis.

Adèle avait eu le temps de se repentir d’avoir ainsi opposé un obstacle
à la volonté de son père. Elle se sentait maintenant des dispositions de
fille obéissante et soumise; mais comment revenir sur sa décision
précédente, déclarée par elle irrévocable? M. le lieutenant des chasses
semblait en avoir pris son parti et ne lui ouvrait plus la bouche sur ce
qui avait été entre eux le motif d’une discussion et même d’une
bouderie.

Un matin, comme elle s’habillait, son père lui-même vint l’avertir que
le déjeuner l’attendait.

Quoique son service ne le réclamât pas impérieusement ce jour-là, et que
l’heure habituelle du premier repas ne fût point encore sonnée, il était
d’un appétit, d’une impatience que rien ne semblait motiver. Ne pouvant
tenir en place, il allait et venait, piétinant dans la chambre de sa
fille, s’asseyant, se levant, gesticulant devant elle, comme si tout le
mouvement qu’il se donnait, en pure perte, dût accélérer les préparatifs
de sa toilette, et par conséquent l’heure du déjeuner.

Il se mit ensuite en disposition de lui servir d’auxiliaire, de femme de
chambre, et la retarda d’autant plus.

Tendait-elle la main vers une épingle, il s’élançait vers la pelote avec
une impétuosité si peu calculée qu’il la jetait bas et l’envoyait rouler
sous un meuble. Voulait-il se charger de défaire un nœud du lacet, il
l’embrouillait de plus belle en voulant aller trop vite. Encore du temps
perdu. Ainsi du reste. Adèle ne comprenait rien à cet appétit précoce et
violent qui l’avait saisi de si grand matin.

--Mais qu’avez-vous donc, mon père, lui disait-elle, et qui vous presse
ainsi?

--Ce que j’ai? répondait-il; tu en parles bien à ton aise; j’ai... j’ai
faim! Ne devons-nous donc pas déjeuner aujourd’hui?

--Sept heures viennent à peine de sonner à l’église.

--L’église va mal.

--Eh bien, alors, puisque je suis en retard, commencez sans moi; je vous
rejoindrai bientôt.

--Je déteste manger seul!

Sans laisser à Adèle le temps de nouer son dernier ruban, il la força de
descendre, et, quand elle entra avec lui dans la salle à manger, le
couvert n’était seulement pas mis.

La jeune fille allait en témoigner son étonnement, lorsqu’elle aperçut
devant elle, suspendu à un clou, son portrait! oui, son portrait,
frappant, saisissant de ressemblance.

L’artiste l’avait peinte de mémoire.

Ébahie, charmée, Adèle demeura quelques instants muette de surprise et
de bonheur: elle était donc restée dans son souvenir! Il avait donc bien
songé à elle! C’est telle qu’elle lui était apparue pour la première
fois dans la cour de la ferme, qu’il l’avait représentée, avec sa robe
d’étoffe claire, son tablier de soie, sa couronne de bluets, au moment
où la courte paille le lui donnait pour futur époux!

Elle ne peut résister à toutes les pensées qui, alors, du cerveau lui
descendent au cœur:

--Mon père, ah! que je suis heureuse! Il ne m’en a donc pas voulu! Qu’il
est bon ce jeune homme! qu’il est aimable!

Peut-être allait-elle laisser échapper une exclamation plus capable
encore d’exprimer ce qu’elle ressentait; elle se retint à temps:

--Ah! mon père! que je vous aime! dit-elle.

L’exclamation, déviant de sa vraie route, avait été frapper un autre
but.

--Eh bien, pauvrette, lui dit le lieutenant des chasses, comme
témoignage de ta reconnaissance, il ne te demande que de lui accorder
une séance, une seule, pour qu’il puisse perfectionner son travail.

--Dix! s’il le faut! s’écrie la jeune fille.

--Alors, entrez, mon officier, dit M. Dampierre en poussant une porte
qui de la salle à manger communiquait à un petit salon, où Charles Doisy
s’était tenu pendant ce temps.

--Quand je dis mon officier, reprit le lieutenant des chasses, vous ne
l’êtes pas encore, mais ça viendra, je l’espère.

--Dieu vous entende! répondit le jeune homme en tressaillant.

Et, prenant tout à coup un air grave et résolu:

--Oui, il faut que je sois officier, et bientôt! dit-il.

Le premier mouvement d’Adèle, en apercevant Charles, avait été de courir
se réfugier dans un coin de la salle, le front contre la muraille; mais
son trouble ne l’empêcha pas d’entendre les paroles du jeune hussard, et
ne pouvant les interpréter que dans ce sens, qu’il ne se croyait pas
digne d’elle avant d’avoir conquis le grade d’officier, elle tourna
brusquement la tête vers lui et, répondant à sa propre pensée plutôt
qu’à celle du jeune homme:

--Oh! rien ne presse! dit-elle avec étourderie.

Honteuse ensuite, comme toujours, de ces élans de naïveté qui lui
échappaient ainsi malgré elle, elle se rencogna dans son mur et il
fallut que son père allât la prendre par la main pour la contraindre à
remercier l’artiste au sujet du portrait.

Pour tout remercîment, elle lui fit une révérence.

Pendant le repas néanmoins, elle se montra vive, enjouée, tout à fait de
son âge. Le jeune homme, au contraire, resta pensif et presque soucieux.
Un observateur expérimenté eût bien vite reconnu qu’il y avait en lui
quelque douleur secrète et permanente, logée profondément dans l’âme en
dehors des tendres affections; mais une fois qu’une idée d’amour à germé
dans une tête de jeune fille, pour elle tout s’explique par l’amour.

Adèle ne traduisit pas autrement l’air soucieux et rêveur du beau
hussard; il l’aimait: le portrait n’était-il pas là pour le prouver? et
il se chagrinait de ne pouvoir encore demander sa main à son père.
Partant de ce principe, plus elle le vit triste, plus elle se sentit
heureuse et fière; plus il resta silencieux, plus elle fut possédée
d’une joyeuse loquacité qui lui était peu ordinaire. Charles Doisy finit
par se laisser entraîner lui-même par cette belle humeur de la charmante
enfant.

Quant à M. Dampierre, après avoir faussement tant parlé de sa faim, il
avait fini par se l’exagérer si bien à lui-même, qu’il mangea outre
mesure, but de même et fit seul véritablement honneur au repas qu’il
avait préparé pour son hôte.

Le déjeuner terminé, Doisy prit les pinceaux et la boîte de couleurs
qu’il avait apportés avec lui, et la séance commença, avec une entière
bonne volonté, cette fois, de la part du modèle. Comme les peintres
doivent toujours un récit quelconque au patient qu’ils tiennent sous
leur pinceau, ne fût-ce que pour le tenir en éveil, Doisy se prit
lui-même pour sujet de l’histoire qu’il avait à raconter. Il en vint à
parler du temps de sa première jeunesse, de sa mère, des jeux de son
enfance, et comment il s’était épris de l’art de la peinture, et de son
exil à Champlieu. Il eut soin toutefois de passer sous silence les
consolations qu’il y avait reçues; il dit ensuite pourquoi son père
voulant le contraindre à entrer en qualité de commis chez un financier,
il avait préféré se faire soldat.

En écoutant ces demi-confidences qui semblaient établir entre eux des
rapports d’intimité, ma grand’tante avait sur les lèvres ce sourire
ineffable que le peintre avait habilement su saisir et qui m’avait tant
charmé dans son portrait.

Ce portrait qu’il achevait, c’était celui-là que je devais retrouver un
jour dans les mansardes de la maison de mon père.

Mais qu’éprouvait donc auprès d’Adèle Dampierre ce jeune hussard de
Berchiny, dont jusque-là les sentiments étaient restés comme dans une
sorte d’admiration silencieuse? Charles Doisy n’avait pu voir Adèle sans
s’éprendre de sa beauté, de sa candeur; tout en elle, jusqu’à son
aventure de la pêche aux anguilles, jusqu’à ses spasmes de pudeur ou
d’effroi, lui apparaissait, dans son admiration d’artiste, étrange et
charmant. Mais elle était encore si jeune! Comment aurait-il osé lui
parler d’amour? Puis, il aimait aussi Martine... d’une autre façon, oui,
mais il l’aimait.

A son âge, est-il sans exemple de se sentir dans le cœur deux cordes
vibrantes à la fois? Bien d’autres, parmi les artistes, parmi les
hussards surtout, ont eu des claviers plus complets. Puis encore, il
faut bien le dire, Charles Doisy, quoique brave, avait aussi sa
faiblesse, son côté de pusillanimité et de poltronnerie. Il avait peur
de Martine! Il tremblait d’avance à l’idée de ses pleurs, de sa
jalousie, de son désespoir. Croyant d’autant plus à son amour, qu’elle
n’avait rien négligé pour l’en convaincre, il se regardait comme engagé
à elle d’honneur, et, chez lui, tout ce qui touchait à l’honneur allait
jusqu’à l’exaltation.

De même qu’il admirait la pudique naïveté de l’une, il avait su gré à
l’autre de ses avances, de son audace passionnée; il s’en était bien
trouvé, et sa vanité y avait eu son compte. Philosophes, psychologues,
chimistes du cœur, vous qui savez de quels éléments se compose l’amour,
c’est à vous de nous dire pour quelle dose y entre la vanité.

Si notre jeune maréchal des logis se sentait entraîné vers Adèle par un
sentiment plus doux, plus épuré, plus vif peut-être, ses instincts moins
éthérés, plus positifs, le reportaient vers Martine. La première avait
pour lui le charme de la nouveauté; la seconde, la force de l’habitude.
Il rêvait de Béthizy, mais c’est vers Glaignes qu’il se dirigeait
d’ordinaire. Adèle était sa poésie; Martine, sa réalité. Quand son âme
était en joie, celle-ci lui venait la première à la pensée; quand un
sentiment de tristesse et de mélancolie le prenait, c’est l’image de
celle-là qui lui apparaissait pour s’associer à ses peines.

Voilà pourquoi, depuis quelques jours, c’est Adèle qui triomphe dans son
cœur; pourquoi, à force de la voir des yeux de l’âme, il a pu se passer
d’elle pour faire son portrait; pourquoi, enfin, contristé, accablé, par
une pensée poignante, étrangère à son double amour, à la veille de se
séparer de toutes deux, c’est vers Adèle seule qu’il est venu.

La guerre de Hanovre, la guerre de sept ans allait s’ouvrir. En prenant
congé de ses nouveaux amis, Charles Doisy, non sans étouffer un soupir,
leur annonça que le lendemain il partait pour les bords du Rhin.

--Mais il me semblait que deux escadrons de votre régiment devaient
seuls se mettre en route, et que le vôtre restait à Compiègne? lui dit
M. Dampierre. C’est du moins ainsi que me l’a conté Pardaillan, votre
capitaine et mon ami.

A ce nom de Pardaillan, le visage du jeune homme se colora subitement.

--J’ai obtenu de quitter ma compagnie, répondit-il, pour passer dans une
autre qui part sous les ordres de notre lieutenant-colonel, M. Tolt. Je
vous le répète, il faut que je sois officier ou que je me fasse tuer!

Il pressa la main de son hôte et se disposa à faire ses adieux à la
jeune fille; mais elle n’était plus là, et le père, le valet et la
servante eurent beau l’appeler, la chercher partout, dans sa chambre,
dans le jardin, d’un bout à l’autre du vieux château de la Douye, elle
ne reparut point.

Déjà le cavalier avait franchi la vallée d’Autonne; il atteignait la
lisière de la forêt lorsque, jetant un dernier regard vers Béthizy et
cette maison qu’il venait de quitter, il vit à une petite fenêtre
ogivale, qui faisait saillie dans la partie la plus haute des combles,
un mouchoir blanc s’agiter.

Ce qu’il ne vit pas, c’est que ce mouchoir était trempé de larmes.




III


A quelques mois de là, l’époque de la Saint-Louis venue, la tête de la
capitainerie des chasses et celle de la maîtrise des eaux et forêts de
Compiègne se transportèrent à Versailles, pour y présenter leurs
hommages au roi, à l’occasion de sa fête.

M. Dampierre, espérant distraire sa fille de certains accès de tristesse
et de taciturnité qui depuis quelque temps, sans raison apparente,
semblaient s’être emparés d’elle, avait jugé à propos de l’emmener avec
lui.

Adèle n’avait jamais habité que le couvent des dames de Crépy et le
vieux château délabré de la Douye; son plus grand voyage avait été de
l’un à l’autre. Le mouvement d’une ville comme Versailles, le tableau,
si nouveau pour elle, de toute cette population de courtisans, chamarrés
de plumes, de croix, de rubans, devaient la guérir indubitablement de
son ennui. Mais le plus difficile n’était point d’arriver à Versailles;
c’était de pouvoir s’y loger.

La ville regorgeait de monde.

Dans le château, les ministres occupaient des mansardes; les duchesses,
des greniers; dans les communs, au chenil comme aux écuries, chiens et
chevaux s’étaient vus forcés de céder un peu de leur logement aux gens
les mieux titrés de France. On tenait à pouvoir dire qu’on avait été
hébergé par Sa Majesté.

Au chenil comme au château, on était chez le roi; mais je pense qu’il
était plus facile de dormir dans l’un que dans l’autre.

La ville présentait un spectacle non moins curieux.

Les maisons bourgeoises étaient transformées en auberges, les boutiques
en cabarets, les rues en réfectoires. Plus de trente mille honnêtes
citoyens y dînaient gravement sur le pouce.

Dans les auberges, on mangeait dans les caves; on couchait sur les
tables et même dessous; on y dressait des hamacs dans les corridors, et
l’on y louait des chaises _à la nuit_.

Versailles était ce jour-là une ville de cinq cent mille âmes.

Au milieu de la cohue des promeneurs, des flâneurs et des dîneurs, M. le
lieutenant des chasses, sa valise sous un bras, sa fille sous l’autre,
courait depuis trois heures d’hôtel en hôtel, de porte en porte, ayant
refusé d’abord une chambre à deux lits, et ne trouvant même plus un
palier à deux chaises.

Suant, harassé, affamé, entrevoyant avec terreur la triste perspective
de dormir debout, après avoir dîné aux fumées, il prit une résolution
subite et désespérée:

--Pauvrette, dit-il à sa fille avec une poignante ironie, t’amuses-tu
bien ici?

--Oui, mon père, répondit Adèle du ton de parfaite insouciance de
l’ennui résigné.

--Comment! tu t’amuses? dans cette affreuse ville où on ne peut ni
boire, ni manger, ni s’asseoir?

--Oh! qu’importe! on n’a qu’à penser à autre chose.

--A la bonne heure; mais c’est que je ne puis pas penser à autre chose,
moi! s’écria M. Dampierre en s’arrêtant au milieu de la rue et se posant
un instant sur sa valise: je suis éreinté et je meurs de faim!

--Eh bien, dit Adèle, toujours du même ton, entrons quelque part, mon
père; reposons-nous et dînons.

--Entrons quelque part! répéta le père avec stupéfaction. Quoi! tu ne
t’es pas aperçue que, depuis trois heures, nous sommes entrés partout,
et que nulle part il n’y a pour vous ni repos, ni dîner?

--Comment faire alors? reprit la jeune fille avec sa même quiétude
apparente.

--Oh! j’avais bien trouvé un moyen, moyen bien simple, et qui nous
aurait tirés d’affaire, mais tu t’amuses... Je serais désolé
d’interrompre ton plaisir.

--De quoi s’agissait-il donc?

--De sonner le retour du côté de Béthizy.

--Quel bonheur!

--Hein? Quel bonheur! dis-tu?... quand il s’agit de partir... Tu ne
t’amuses donc pas, alors?... Cherchez donc à faire plaisir à votre
fille!... Mettez-vous en frais pour cela!... grommela le lieutenant des
chasses, perdant à son tour le souvenir de ses phrases précédentes. Au
surplus, reprit-il bientôt, vu les circonstances, il n’y a pas de mal.

Il fit part alors à Adèle du plan qu’il venait de former.

D’instant en instant, la foule se montrant de plus en plus compacte à
Versailles, et nul ne devant encore songer au départ, il serait facile
de se procurer une voiture, ne fût-ce que jusqu’à Saint-Denis. Une fois
là, le père et la fille dîneraient tout à l’aise, dormiraient de même,
chacun dans sa chambre, et, après un long repos réparateur, le
lendemain, on songerait à se procurer un autre véhicule pour regagner le
château de la Douye. Sans doute M. Dampierre ne pourrait, comme il était
de son désir et même de son devoir, aller faire la révérence à Sa
Majesté, au sujet de la Saint-Louis; mais peut-être bien le roi,
distrait par les mille préoccupations de ce grand jour, ne
s’apercevrait-il pas qu’il manquât à la fête. Au surplus, on
prétexterait de quelque indisposition subite d’Adèle, ou de
l’indispensabilité administrative du lieutenant des chasses à Béthizy;
bref, ce n’était là qu’un danger éventuel, et auquel on pouvait
facilement parer avec un peu d’adresse, tandis qu’en restant à
Versailles, il y avait un péril réel, imminent, flagrant, se présentant
à la fois sous trois faces, comme le chien Cerbère aboyant et mordant de
ses trois gueules; ce triple péril, c’était celui dont il était menacé
par la privation d’abri, de sommeil et de nourriture.

Les choses ainsi convenues, M. Dampierre, à demi soulagé et restauré,
rien que par la certitude de voir bientôt finir son supplice, se remit
en route, à travers la foule, fouillant de droite à gauche les larges
rues de Versailles, cherchant avec la même ardeur, et sans plus de
succès, une voiture pour en partir, comme il avait cherché son logement
pour y séjourner.

Tous les coches étaient retenus à l’avance, tous les fiacres étaient en
route: M. Dampierre se dépitait de plus belle, lorsque, dans la cour
d’une maison de maigre apparence, il découvrit une petite voiture,
dételée, à trois places, espèce de carriole de campagne, qu’un seul
cheval pouvait facilement traîner.

Comme il l’inspecte, le propriétaire ou le conducteur de la carriole se
présente:

--Elle est à vous, bourgeois, et à votre compagnie, jusqu’à demain
matin, si vous voulez.

--Je n’en ai besoin que pour quelques heures. Je vais à Saint-Denis.

--Ah! le bourgeois va à Saint-Denis?... Très-bien.

--Ton prix?

--Une pistole. Ça vaut ça, n’est-ce pas?

--Non; un écu de six livres, si tu veux.

--Six livres! Mais on peut tenir six personnes là dedans! s’écria le
voiturier.

--Comment, il n’y a que trois places!

--Eh bien? en se relayant.

M. Dampierre était trop pressé pour chercher à comprendre. Il consentit
à la pistole, et durant un long quart d’heure, pestant, jurant, il
attendit qu’on attelât. Ne voyant rien venir, ni le cheval, ni le
cocher, il cria si fort que ce dernier accourut tout ébahi et en se
frottant les yeux, car il venait de dormir.

--Quoi! vous n’êtes pas encore installés? dit-il.

--Mais le cheval! interrompit M. Dampierre.

--Quel cheval? répondit l’autre.

--Pour la voiture!...

--Pour la voiture, nos conventions sont faites, reprit le cocher d’un
ton plein de modération et de courtoisie; ne confondons pas. Mais est-ce
que le bourgeois désirerait être conduit par moi à Saint-Denis?

--Parbleu... voilà un effronté drôle!

--Alors, monsieur, entrez dans la voiture; reposez-vous-y, faites-vous-y
servir, si vous voulez et si vous pouvez; demain, quand mon cheval ne
sera plus sur le flanc, nous pourrons causer de l’autre affaire.

--Comment demain!... comment de l’autre affaire! s’écria le lieutenant
des chasses, qui commençait à tourner à l’exaspération; mais alors,
misérable, sur quoi avons-nous donc fait marché d’une pistole, et
qu’est-ce que ta voiture sans ton cheval?

--Aujourd’hui, monsieur, dans les circonstances présentes, répliqua le
cocher versaillais d’un air plein de dignité, ma voiture, sans mon
cheval, est tout simplement _un appartement à louer_.

M. Dampierre lui tourna le dos. Il était temps de se reposer néanmoins,
car les forces d’Adèle commençaient à l’abandonner entièrement. Le père
chercha d’espace en espace, sur les bancs des boulevards, une place
vacante; il ne la trouva pas. Les fossés creusés le long des arbres
étaient eux-mêmes envahis. Il regretta alors d’avoir trop légèrement
renoncé au voiturin; il y retourna; l’appartement était loué.

O bonheur! à travers la poussière et la cohue, il aperçoit une chaise
vide, dans l’angle d’une petite place; il traverse la foule, non sans
peine; et il y installe enfin sa fille.

Cette chaise était la sellette sur laquelle un célèbre prestidigitateur,
arracheur de dents de son métier, faisait asseoir ses victimes.

Adèle ne lui échappa qu’avec peine.

M. le lieutenant des chasses ne savait plus à quel saint s’adresser, à
quelle ressource avoir recours; comme son gosier, son imagination était
à sec; étouffé par la chaleur, aveuglé par la poussière, il se sentait
sans force pour lutter contre le courant de la foule qui le tiraillait,
qui l’entraînait, tantôt du côté de sa valise, tantôt du côté de sa
fille.

Dans cet état fiévreux, intolérable, qui le torture, il est porté, par
un flot de promeneurs, jusque sur une esplanade couverte où s’élèvent
des bascules, des balançoires et autres mécaniques divertissantes,
accompagnement obligé de tous les plaisirs populaires. Les regards de M.
Dampierre, dirigés sur un jeu de bague, tombent sur deux chevaux de bois
sans cavaliers. Où les autres voient un jeu, lui, il voit un repos, un
siége, une halte à faire. Il enlève Adèle de terre, l’installe sur le
premier cheval, s’empare lui-même du second, met sa valise devant lui,
et voilà le père et la fille tournant, tournant encore: le père,
furieux, maudissant Versailles, ses habitants et ses fêtes, et promenant
des yeux irrités autour de lui; la fille, le front baissé, l’attitude
pensive, autant que peut le permettre sa position équestre, se livrant
aux préoccupations qui lui sont devenues habituelles depuis quelques
mois. Tous deux, l’un, avec son teint légèrement pâli, l’autre avec son
front animé et ses yeux flamboyants, semblaient représenter la Colère et
la Douleur, prenant part aux divertissements publics donnés à
Versailles, en 1757, en l’honneur de la fête du roi de France, Louis XV,
dit le Bien-Aimé.

Tout en tournant, tout en maugréant, M. Dampierre se demandait à
lui-même ce que, lui et sa fille, à vingt lieues de leur pays, dans
cette Babylone maudite, où ils n’avaient pas un ami, pas un asile,
allaient devenir, lorsqu’il leur faudrait descendre de leur monture de
bois, quand il entendit un cri partir auprès de lui, et son nom fut
prononcé.

Il vira la tête, il chercha du regard vers l’endroit d’où la voix
s’était fait entendre; mais, forcé de suivre le mouvement de la machine
qui l’emportait, il fut aussitôt contraint de tourner le dos à son
interpellateur.

Le tour accompli, il chercha rapidement parmi toutes les figures que la
foule, incessamment accrue, étalait à ses regards, pour savoir de quelle
bouche son nom venait de sortir de nouveau; mais encore une fois le même
mouvement l’emporta au triple galop de son cheval de bois.

A force de tourner, de s’irriter, ses yeux se troublèrent, le vertige
s’empara de lui; peut-être sa diète trop prolongée y fut-elle pour
quelque chose. Il ne vit plus dans toute cette multitude qu’une seule
figure grimaçante et grotesque qui riait en le narguant; il n’entendit
plus qu’un bruit confus de mille voix, se réunissant toutes en un seul
chœur pour répéter son nom, en le lui envoyant comme une moquerie. Il
voulut descendre, il voulut s’arrêter. Son cheval de bois avait pris le
mors aux dents et s’élançait dans sa route circulaire avec plus de
rapidité que jamais. C’est qu’une de ces bandes de gamins qu’on retrouve
dans toutes les fêtes publiques, et qui cherchent toujours à prendre
leur part dans les plaisirs des autres, était venue en aide à l’homme
chargé de faire mouvoir et tourner la machine. L’élan donné à la
mécanique pivotante était triplé, décuplé. Les spectateurs ne voyaient
plus passer devant eux qu’une ligne confuse de figures effarées, qui,
après avoir semblé courir l’une après l’autre, réunies enfin, formaient
ensemble comme une ronde diabolique; et des cris, des rires, des hourras
s’échappaient du sein de la foule.

M. le lieutenant des chasses perdit tout à fait la tête et il allait se
jeter résolûment à bas de sa monture, lorsque le mouvement se ralentit
enfin; retenue par une main vigoureuse, la machine s’arrêta presque
subitement et, dans son libérateur, M. Dampierre reconnut son ami
Pardaillan, l’ex-capitaine de Charles Doisy.

M. de Pardaillan ne faisait plus partie des hussards de Berchiny. Chargé
par le ministre de diriger l’organisation d’un nouveau régiment de
cavalerie, où il espérait bientôt figurer comme major, il occupait à
Versailles la maison de son frère, alors en voyage. Cette maison, il
l’occupait seul.

Après s’être fait, tant bien que mal, expliquer par son ami Dampierre
par quelle bizarre fantaisie il venait de trouver un lieutenant des
chasses de Sa Majesté courant comme un échappé de collége, à franc
étrier, sur un cheval de bois, instruit des mésaventures du père et de
la fille, il leur proposa de devenir ses hôtes, et sans un sublime
effort d’imagination, on peut deviner que l’offre fut acceptée avec
empressement et reconnaissance.

En arrivant chez le capitaine, M. Dampierre se débotta, mangea un
morceau et but trois coups de suite. Adèle, après avoir pris un bain, se
coucha et dormit quelques heures.

Durant le souper, les deux amis, heureux de s’être retrouvés et de vivre
en commun, comme d’une même famille, causèrent de guerre, de chasse, des
affaires de l’Église et de celles du parlement. Adèle, qui n’avait pas
un mot à placer dans une pareille conversation, profita des
préoccupations des causeurs pour retourner toute seule à Béthizy, et
elle y était déjà lorsqu’un nom prononcé la jeta brusquement hors de sa
rêverie.

--Parbleu! disait son père au capitaine, tu as dû entretenir des
relations avec ton ancien régiment?

--Quelques-unes... Eh bien?

--Donne-moi donc des nouvelles, si tu en as, d’un nommé Charles Doisy,
ton maréchal des logis... Est-il mort? Est-il vivant?

--Il est vivant, je l’espère, répondit M. de Pardaillan.

--Tant mieux! c’est un brave et joli garçon, un gaillard qui a bonne
envie d’avancer.

--Et il avancera, ou j’y perdrai mon nom!

--Comment? Plaît-il?

--Rien... rien... je m’intéresse à lui; voilà tout.

M. de Pardaillan avait mis dans ses réponses un ton de réticence, une
animation concentrée qui n’avaient point échappé à la jeune fille.

La conversation roulant sur un pareil sujet, elle trouva moyen de s’y
glisser petit à petit, sournoisement, et s’adressant enfin au vieux
militaire:

--Vous pensez donc, capitaine, qu’il pourra bientôt être nommé officier?
dit-elle.

--Si l’affaire ne dépendait que de moi, il le serait déjà, ma belle
enfant, et ce ne serait que justice.

A partir de ce moment, la jeune fille prit le capitaine en affection.

Celui-ci continua, en se retournant vers Dampierre:

--M. Tolt, son lieutenant-colonel, avec qui je suis en correspondance,
me tient au courant. Doisy s’est déjà distingué dans plusieurs
rencontres. Dernièrement encore, à Hastembeck, il a concouru à la prise
d’une batterie anglaise, et s’est assez brillamment conduit pour que M.
de Chevert, qui s’y connaît, l’ait remarqué.

--Quel bonheur! s’écria la naïve enfant, qui, pour la première fois de
sa vie sans doute, venait, avec un vif intérêt, de prêter l’oreille à un
récit de guerre.

Honteuse ensuite de son exclamation, elle rougit, étendit sa serviette
devant ses yeux, comme si elle se disposait à la plier; puis, l’instant
d’après, sous prétexte d’admirer de plus près un magnifique chat angora
ou de jouer avec lui, elle quitta la table subitement.

Le capitaine l’examina dans tous ses mouvements avec une certaine
attention; après quoi, il se retourna vers le père, en lui adressant un
geste interrogatif.

--Oh! dit celui-ci d’un ton insoucieux et avec un mouvement d’épaules,
non; mais il a fait son portrait.

Il ne voyait pas plus loin.

On soupait de bonne heure à cette époque; cependant, la nuit venue,
Adèle, presque inaperçue dans un coin de la chambre, à moitié cachée
sous les rideaux d’une fenêtre, le chat endormi sur ses genoux, se
tenait immobile et le caressait de la main, en songeant à tout autre
chose. Les deux amis, se croyant seuls, prolongeaient le dessert, en
achevant les bouteilles entamées, ou en entamant les bouteilles pleines.

Ils en étaient à la discipline militaire, à l’obéissance passive, aux
caprices des supérieurs si souvent injustes, et faisant du bon plaisir
tout ainsi que Sa Majesté.

--Tes soldats n’ont jamais dû avoir cela à te reprocher, à toi,
Pardaillan? dit Dampierre.

En effet, le capitaine, militaire instruit et probe, sévère mais
consciencieux, avait eu de tout temps une incontestable réputation
d’équité. Cependant, devant l’apostrophe élogieuse de son ami, il hocha
la tête, et après avoir réfléchi un instant en regardant son verre, que
l’autre venait de remplir jusqu’aux bords:

--Écoute, Dampierre; convenir de ses torts devant tout le monde, les
confesser hautement et inutilement, en jurant de n’y retomber plus, ça
peut être un beau moment dans la vie d’un moine, mais dans celle d’un
militaire, ce serait un acte de couardise, et voilà ce que jamais on
n’obtiendrait de moi.

--Parbleu!

--Mais, poursuivit le capitaine, quand déjà depuis longtemps on s’est
reproché ses torts à soi-même, les confier à un ami, qui n’en exige pas
l’aveu, c’est simplement demander un bon conseil, ou chercher une
consolation, n’est-ce pas?

--Parbleu! Mais, où en veux-tu venir avec ta préface?

--J’en veux venir, Dampierre, à te dire, à toi, entre quatre yeux, que,
malgré la trop bonne opinion que tu as conçue de moi, j’ai là sur la
conscience le souvenir d’une injustice qui, quoique involontaire, me
pèse comme le remords d’une lâche action.

--Allons donc!... Toi? Je parierais, mon pauvre ami, que tu prends des
cochons d’Inde pour des sangliers.

--Tu vas en juger, reprit le capitaine. Tu te souviens de la dernière
chasse où tu me demandas des hommes de bonne volonté pour l’aider à
tendre tes toiles?

--Très-bien; que même tu m’envoyas le maréchal des logis...

--Justement! Eh bien, mon vieux camarade, à cette chasse, le cheval de
la marquise s’emporta, à ce qu’il paraît. Un de mes hommes sauta à la
bride et le retint. C’est un exploit qui ne se met guère sur un état de
service, mais qui cependant, parfois, compte mieux qu’un autre. En
rentrant au château, madame de Pompadour, qui avait eu peur, qui
peut-être aussi voulait se rendre intéressante, parla beaucoup des
dangers qu’elle avait courus. Pour lui être agréable, le roi, dès le
lendemain, en quittant Compiègne, chargea le comte de Berchiny
d’acquitter la dette de la marquise envers son libérateur inconnu. Sur
l’ordre du chef, j’assemblai mes hommes qui avaient fait partie de
l’escorte de chasse, et, à haute voix, après un appel de clairon, je
leur demandai lequel d’entre eux s’était signalé dans cette occasion,
moins encore par son courage que par sa courtoisie envers une jolie
femme. Il y eut d’abord un silence assez prolongé; puis enfin, un soldat
sortit des rangs et dit: «C’est moi!» Nul ne le contredisant, notre
colonel le nomma sur-le-champ cornette, lui fit avancer une année de
solde, et lui paya son équipement. C’était un peu bien beau pour un
simple hussard; mais, tu comprends, il s’agissait de la marquise!

--Parbleu! si je comprends, dit le lieutenant des chasses en tendant son
verre pour trinquer avec son ami, le hussard avait sauvé l’État, qui
risquait de périr ce jour-là par une chute de cheval, comme toi tu m’as
sauvé aujourd’hui en sautant courageusement à la crinière de mon
coursier de bois qui m’emportait. A ta santé et à celle du hussard!

--A sa pendaison, au double traître! s’écria Pardaillan, dont les yeux
et le geste s’animèrent soudainement. Il n’avait rien sauvé du tout! Le
vrai sauveur, c’était le maréchal des logis, ce jeune Doisy dont nous
parlions tout à l’heure.

--Bah! Mais alors pourquoi n’a-t-il rien dit, lorsque, à haute voix...?

--Il était retenu ailleurs par le service, et je ne remarquai pas son
absence.

--Ah! diable! c’est fâcheux! ça lui allait si bien à lui qui a de
l’ambition! il était officier d’emblée!

En ce moment, le rideau de la fenêtre s’agita sans que nos deux amis y
prissent garde. L’un était absorbé par ce qu’il lui restait à dire,
l’autre par ce qu’il lui restait à boire.

--Au bout du compte, reprit Dampierre, je ne vois pas dans tout cela que
tu aies la moindre chose à te reprocher.

--Si ce n’était que ça!

--Qu’est-ce donc encore?... Verse.

--J’appris bientôt, continua Pardaillan, que le maréchal des logis
s’était vanté tout bas à quelques amis d’avoir été seul l’écuyer de la
marquise. Je le fis venir chez moi et lui demandai ses preuves. Il
dédaigna de les donner, déclarant se soucier fort peu d’arriver par
cette voie. Cette réponse était fière et noble; mais pour le quart
d’heure j’y vis tout autre chose que de la fierté et de la noblesse, et
je le renvoyai assez rudement.

--Et bien tu as fait!... Comment... d’arriver par cette voie! mais
madame la marquise de Pompadour est... une très-jolie femme!

--Laisse là ton verre, Dampierre, et écoute-moi... J’eus grand tort au
contraire.

--Certainement...

--J’aurais dû deviner sur la noble figure du jeune homme que seul il
disait vrai.

--Tu l’aurais dû.

--Loin de là, apprenant qu’il ne perdait pas une occasion de railler le
nouveau porte-étendard, je m’en irritai. Je ne voulus voir dans cette
conduite qu’un acte de déloyauté, un manquement à la discipline, et, un
jour, devant toute la compagnie, je l’apostrophai avec une violence que
je me reprocherais encore aujourd’hui, eût-il été coupable. Le coup
d’œil révolté qu’il me jeta alors ne faisant que redoubler mon
irritation, je m’oubliai tout à fait, je fis un mouvement pour lui
arracher ses aiguillettes; par bonheur, je me contentai de l’envoyer au
cachot et de le suspendre de ses fonctions.

--Pauvre garçon! A sa santé, dit le lieutenant des chasses, qui
commençait à s’attendrir sensiblement.

--Dès le jour suivant, reprit le capitaine, le duc de Gesvres, qui
m’honore de quelque bienveillance et qui, en qualité de gouverneur de
l’Ile-de-France, avait dû se trouver au nombre des chasseurs,
m’éclairait sur la vérité. Il avait vu, de ses yeux vu, le fait en
question. Le jeune homme qui s’était élancé à la bride du cheval était
un maréchal des logis et non un simple cavalier. Alors, seulement, je me
rappelai l’absence de Doisy au moment de l’interpellation adressée à ses
camarades, le silence qui s’était fait d’abord dans les rangs. Bref,
tout me fut connu. Je ne pouvais faire amende honorable à un de mes
hommes.

--Tu ne le pouvais pas, Pardaillan.

--A moins de donner ma démission sur-le-champ.

--Oui...

--Cependant, grâce à mon oubli, à mon emportement, à ma fatale méprise,
un garçon estimable, non-seulement était privé d’une faveur royale, mais
encore désigné à ses camarades, à ses chefs, comme un imposteur, un
fanfaron. Il pouvait être arrêté court dans la carrière librement
choisie par lui. Je n’hésitai pas alors, Dampierre.

--Tu as bien fait, mon ami; bois donc.

--Je me dévouai, corps et âme, à la réparation du mal dont j’étais
cause. J’allai trouver notre lieutenant-colonel, M. Tolt. Je lui confiai
tout, à lui, mon chef, comme aujourd’hui je me confie à toi, mon ami. A
nous deux, nous décidâmes de ce qu’il convenait de faire pour le jeune
homme.

--Ah!... voyons.

--D’abord, le changer d’escadron, pour que mon incartade pesât moins sur
lui.

--Bien!

--Cela fait, l’envoyer sur le Rhin, et le mettre à même de s’y
distinguer, puisqu’il ne voulait parvenir que par la bonne voie.

--Très-bien!

--Mais ce n’est pas tout.

--Parfait!

--Déjà M. Tolt m’avait écrit de là-bas qu’il l’avait désigné au ministre
pour l’avancement, et je n’entendais parler de rien. Je me résolus à
mettre aussi les fers au feu de mon côté. Sans la faveur, vois-tu, on ne
fait rien de bon dans ce pays-ci.

--C’est clair; la graine d’épinards ne pousse bien qu’à Versailles.

--Eh bien, pour y venir, à Versailles, pour me rapprocher de la cour,
j’acceptai cette besogne d’organisation que j’avais d’abord refusée...
Oui, je n’avais pas voulu quitter mon régiment; notre régiment, c’est
notre famille, à nous autres. Que te dirai-je, mon ami? moi qui n’ai
jamais rien demandé en mon nom, depuis deux mois je me suis fait
quémandeur, pied-plat, courtisan! J’intrigue à droite, à gauche, pour
trouver des protecteurs à mon protégé. J’ai des placets plein ma poche;
toujours le même. J’en ai semé dans tous les ministères et dans toutes
les antichambres; rien n’a fait jusqu’à présent. Je m’étais d’abord
adressé au roi; mais le roi ne se mêle de rien, et il est inabordable
pour nous autres. Plus tard, j’ai visé à la favorite. Il était bien
naturel qu’elle m’aidât à réparer une injustice dont elle est la
première cause. Déjà, j’avais obtenu une audience d’elle; je croyais
l’affaire terminée; au diable! sa fille est morte. La marquise est
devenue invisible comme le roi! Sans me décourager, j’ai tenté un
troisième assaut. Cette fois, j’ai tourné la citadelle; je suis entré
par les cuisines.

--Gourmand!

--Tu comprends?

--Parbleu! répondit le lieutenant des chasses en remplissant de nouveau
son verre. C’est-à-dire... je comprends... Non... va toujours. A ta
réussite!

--Allons, Dampierre, lui dit le capitaine en s’interrompant, tu bois
trop!

--Laisse donc! ces petits vins des environs de Paris, ça ne fait que
trotter sur la langue...

--Mais tu ne sais donc plus ce que tu dis? Tu ne sens donc plus ce que
tu bois, malheureux? c’est du roussillon qu’on nous a donné!

--Ah! bah! tu crois?

--Mon frère n’en a pas d’autre dans sa cave.

Dampierre ouvrit de grands yeux, prit gravement son verre, après avoir
d’un signe de la main rassuré son ami; puis, il huma une petite gorge,
s’en gargarisa la bouche, et d’un air convaincu:

--C’est vrai; tu as raison, dit-il. Je n’y avais pas goûté.

Alors, il replaça sur la table son verre à peine entamé et le distança,
par réflexion, de toute la longueur de son bras; repoussa de même sa
bouteille, s’essuya les lèvres de sa serviette, en faisant suivre sa
pantomime de ces mots remarquables:

--Je déteste les vins du Midi. Continue.

--J’entrai donc par les cuisines, reprit Pardaillan; c’est-à-dire, ne
pouvant m’adresser aux maîtres, je m’adressai aux valets, aux écuyers de
bouche, au garde-vaisselle, aux tourneurs de broches, aux porteurs de
chaises, aux falotiers, aux pâtissiers, aux femmes de chambre, aux
filles de service, que sais-je! Qu’est-ce qui te fait rire?

--Moi?... Va toujours; je pensais à la singulière figure que je devais
avoir sur ce cheval de bois.

--Oh! tu peux rire de moi, Dampierre, et de mes moyens d’intrigue.
Cependant, grâce à mes nouveaux auxiliaires, un de mes placets fut
déposé sur la toilette de la favorite, un autre dans sa voiture, un
troisième trouva moyen de se glisser même dans un pâté; mais jusqu’à
présent, soit que le placet de la toilette ait servi à faire des
papillotes, que celui de la voiture ait allumé la pipe du palefrenier,
et que le pâté n’ait été ouvert qu’à l’office, j’ai compromis
inutilement mes moustaches grises et ma croix de Saint-Louis avec toute
cette engeance. N’importe! notre ami sera officier, j’en réponds,
poursuivit le brave capitaine, et je compte bien ne pas m’arrêter là
dans la réparation de mes torts. Je sais que le père du jeune homme a
fait de mauvaises affaires dans les entreprises; moi, je n’ai pas
d’enfants; j’ai quelque fortune...

--Ah! que c’est bien! murmura une petite voix tout émue.

--Qu’est-ce que tu fais ici? cria le lieutenant des chasses à sa fille,
qu’il aperçut derrière le fauteuil du capitaine, les yeux en larmes et
les mains jointes.

--Ce que je fais, mon père?... Mais... j’écoute.

--Tu viens donc d’entrer à la sourdine?

--Je ne suis pas sortie.

--Voyez-vous, la fille d’Ève! Eh bien! si tu as écouté, poursuivit le
père en essayant de prendre devant son ami le grand ton d’autorité dont
il faisait rarement usage, tu as dû entendre que le récit du capitaine
était entièrement confidentiel.

--Oui, mon père; j’ai entendu... confidentiel... pour nous deux...
puisque j’étais là.

--Elle a raison, dit Pardaillan. Allons, ma belle enfant, c’est moi qui
ai des excuses à vous faire d’avoir tenu table si longtemps, sans songer
que vous êtes venue à Versailles pour voir tout autre chose que deux
vieux amis qui bavardent sans raison et qui boivent sans soif.

--Ah! que vous êtes bon!... oui, vous êtes bon, murmura la jeune fille.
J’ai eu raison d’écouter, n’est-il pas vrai? puisque cela fait que je
vous aime de tout mon cœur!

Et, par un mouvement rapide, elle s’empara d’une des mains du capitaine,
et la baisa avant que celui-ci eût songé à la retirer.

--Que faites-vous, chère enfant? dit le capitaine ému lui-même.

Et, se retournant vers Adèle, il resta un instant stupéfait du caractère
étrange et passionné que venait de revêtir sa beauté. Ce simple coup
d’œil lui suffit pour lire entièrement dans le cœur de la jeune fille.
Ces ennuis, ces souffrances inexplicables, qu’au bout de plusieurs mois
un père n’avait pu encore deviner, il les comprit sur-le-champ, et, se
courbant vers elle:

--Je tiens plus que jamais à ce qu’il soit heureux! lui dit-il tout bas.

Élevant ensuite la voix:

--Vous n’êtes plus fatiguée, je l’espère, reprit-il, et vous ne gardez
pas rancune à notre Versailles de vos mésaventures de la matinée?
Allons, ma belle enfant, faites un bout de toilette, si bon vous semble;
votre père va passer son bel uniforme, et tous trois nous irons au parc,
voir les illuminations, et même faire un tour dans la grande galerie du
château, où j’ai mes entrées.

Pendant que ces paroles s’échangeaient entre son ami et sa fille,
Dampierre, resté à table, avait avisé du coin de l’œil le verre, presque
plein, envoyé par lui si injustement en exil. Il l’en faisait revenir
peu à peu, et quand Pardaillan acheva sa péroraison, la paix était faite
entre le vin de Roussillon et le lieutenant des chasses de la
capitainerie de Compiègne.

Au moment de partir, Dampierre se sentit la tête lourde et embarrassée.
Il jugea prudent de rester au logis; mais ne voulant pas priver sa fille
du spectacle féerique des illuminations, il la confia en toute sécurité
à la protection du noble capitaine.

D’autres événements d’une nature plus étrange étaient réservés à ma
grand’tante durant son court séjour à Versailles, et devaient décider de
son sort comme de celui de M. de Pardaillan.

Adèle et son guide se promenaient dans le parc, admirant ou expliquant
tout, les eaux, les rocailles, les tritons et les grands seigneurs,
quand le capitaine, à la clarté de la lune et des lampions, crut
entrevoir, au milieu de la foule, un gros homme qui semblait s’adresser
à lui par des signes multipliés.

Il s’approcha. C’était un cocher de madame de Pompadour.

M. de Pardaillan apprit par lui que la marquise, en l’honneur de la fête
du roi, rompant son deuil, devait se montrer le soir même dans la grande
galerie.

Le renseignement était bon, mais il fallait le rendre profitable.

Se diriger aussitôt de ce côté, quitter le parc pour le château, se
faire jour, avec sa jeune compagne, à travers des essaims de courtisans
qui déjà encombraient le grand escalier, fut pour le capitaine l’affaire
d’un instant.

A peine entré, il voit un mouvement, un remous de la foule, s’opérer
vers une extrémité de la galerie; elle est là sans doute.

M. de Pardaillan, en dépit de l’étiquette de cour, se sent homme à lui
parler de son affaire, de Doisy, du brevet d’officier, et sur-le-champ.
Il fait quelques pas pour la rejoindre; mais il songe à la jeune fille
qui lui tient le bras et qu’il lui va falloir traîner après lui à la
remorque. Peut-il en sa compagnie aborder la royale courtisane? mettre
ainsi face à face l’innocence et la candeur d’une part, la corruption et
l’adultère de l’autre? Non. Cette fois, il s’agit de l’étiquette de
l’honneur, et celle-là le capitaine la connaît et la respecte.

Par une manœuvre habile, évitant le fossé sans se détourner du but, il
installe Adèle sur un bout de banquette, en priant poliment deux dames
d’apparence respectable qui se trouvent là, de veiller sur elle; puis,
tranquille sur son arrière-garde, il marche en avant.

Les dames respectables, qui n’étaient pas assez vieilles encore pour
être sans prétentions, ne tardent pas à s’apercevoir des inconvénients
de ce qu’on leur a donné à garder. Elles n’accrochent plus un regard ni
une salutation. Tous les hommes qui passent admirent les traits délicats
de la jeune fille, son teint frais et ses cheveux abondants; elles ne
sont plus inspectées qu’après coup, à la légère, et perdent évidemment à
la comparaison.

Les femmes qui jettent les yeux de ce côté s’étonnent à la vue d’Adèle,
de son canezou à la vieille mode de l’année dernière, de ses cheveux
sans poudre, de sa robe sans cerceaux, de ses manches courtes, sans
satin et sans dentelles, ornées seulement d’une rosette pleureuse.

Comment cette créature se trouve-t-elle là, sous la garde de la
vicomtesse de B*** et de la baronne K***? On flaire la province: on
critique, on médit, et, pour humilier la vicomtesse:

--Mademoiselle est votre parente?

--Pas du tout! je ne connais même point cette petite.

Et jetant, en guise d’adieu, un regard de dédain sur la pauvre enfant,
les deux dames respectables se hâtent de renoncer à un voisinage si
dangereux, et dont leur vanité souffrait doublement.

Deux mousquetaires prennent leur place.

Par bonheur pour Adèle, ils ne sont pas de la bonne espèce. Communs et
bêtes, eux-mêmes provinciaux, encore encrassés, ils ne savent adresser à
la jeune fille que des balourdises incapables sans doute de la séduire,
mais suffisantes pour l’effrayer.

Un autre leur succède. C’est un jeune homme au costume élégant, mais
débraillé; aux allures hardies et conquérantes, mais dégingandées, et
dont les grands airs de cour ne laissent pas que de sentir quelque peu
le tripot et le brelan.

--Vous êtes seule, ma charmante? dit-il à Adèle.

--Non, monsieur, répond-elle en balbutiant, comme pour invoquer l’appui
de son protecteur absent; je suis venue avec le capitaine Pardaillan,
qui m’a laissée... parce que...

--C’est justement lui qui m’envoie, pour vous tenir compagnie, ma toute
belle. Comment vous nomme-t-on?

--Adèle Dampierre, répond ingénument la pauvre fille.

--C’est ça... Diable! beau nom! Et M. votre père appartient au château?

--Il est lieutenant des chasses, monsieur.

--C’est ce que je voulais dire. Diable! belle position. Eh bien,
charmante Adèle, je vous ai reconnue rien qu’à vos cheveux. Je vous
déclare, foi de chevalier d’Annezay, que depuis feu la reine Bérénice,
jamais chevelure plus délicieusement plantureuse que la vôtre n’a paru à
une cour quelconque, et que vous avez bien fait de ne pas l’enfariner,
quoi qu’en puissent dire les jalouses. Je comprends seulement
d’aujourd’hui que le costume de notre mère Ève pouvait bien être plus
convenable qu’on ne le suppose méchamment. Ah! les beaux cheveux! J’en
dirais probablement autant de vos yeux, s’ils daignaient un tantinet se
tourner de mon côté. Pardaillan me les a vantés.

A ce nom, invoqué là sous un motif si singulier, Adèle releva la tête
involontairement, et la vue du chevalier, loin de l’intimider d’abord,
la rassura au contraire. Le désordre de sa toilette, la pâleur maladive
de son teint, lui inspirèrent une sorte de commisération pour le pauvre
jeune homme. Elle le crut souffrant, et cette idée suffit à lui donner
confiance.

Enhardi par les apparences, le chevalier hausse d’un ton sa parole comme
son regard. Il se rapproche d’Adèle qui, devenue plus clairvoyante, afin
d’éviter son approche, son contact, s’éloigne à mesure qu’il avance, et,
dans son trouble, dans son émotion, recule au delà même des limites de
sa banquette, et tombe.

On fait rumeur autour d’elle, on la relève.

--Un verre d’eau!

--Au buffet! disent quelques voix.

Un gros monsieur se présente; il lui offre son bras. Encore tout ahurie,
honteuse de sa position, de son isolement, de sa chute, la tête baissée,
les oreilles écarlates, pour se dérober aux regards qui la bombardent de
tous côtés, Adèle prend le bras du gros monsieur qui, charitablement, se
dispose à la conduire hors de la galerie, car elle a besoin d’air; à la
faire monter dans sa voiture, car elle peut à peine se soutenir; à la
mener enfin à sa petite maison, car elle a besoin sans doute d’un abri.

Pendant ce mouvement, le chevalier d’Annezay avait disparu, car le gros
monsieur, l’un des hommes les plus respectables de la finance, était son
créancier en chef.

Le matin, mademoiselle Dampierre s’était trouvée au milieu d’une cohue
de badauds, de bourgeois et de manants; elle avait failli y être
étouffée, y mourir de fatigue et de faim. Le soir, au milieu de cette
foule aristocratique, dorée, titrée, blasonnée, de femmes élégantes et
d’hommes comme il faut, elle a lieu de s’épouvanter bien davantage.

Dans ce moment, par un coup de la Providence, la foule s’ouvre en deux;
tous les promeneurs s’arrêtent, tous les hommes se courbent, toutes les
femmes font la révérence. C’est madame de Pompadour qui passe, entourée
d’un brillant état-major de courtisans, parmi lesquels Adèle n’en
distingue qu’un seul, l’ami de son père, le brave capitaine Pardaillan.

Sans se donner le temps de remercier le gros monsieur de ses bonnes
intentions, elle s’élance dans cette route qui vient de s’élargir devant
elle et se dirige vers son premier guide.

Le capitaine avait résolûment abordé la marquise à chacune de ses
stations. Il lui avait adressé ses compliments, essayant de leur faire
servir d’enveloppe à sa grande affaire, celle du brevet d’officier,
qu’il trouvait moyen de glisser à travers ses lieux communs de
politesse. La marquise lui avait souri, lui avait répondu, mais
vaguement, sans lui prêter autrement attention, sans le reconnaître,
sans le comprendre, à peu près comme Dampierre avec son vin de
Roussillon.

Un peu découragé, M. de Pardaillan se laissait déborder dans l’escorte;
il perdait du terrain, quand madame de Pompadour poussa tout à coup un
cri perçant.




IV


L’exclamation de madame de Pompadour était pour le capitaine une
occasion qui se présentait de se rapprocher d’elle. Il le tentait,
lorsqu’il se sentit arrêté dans son élan.

Adèle venait de le rejoindre.

En compagnie de la naïve jeune fille, le moyen de retourner vers la
favorite? Il n’y songeait plus et se disposait à s’éloigner, ajournant
encore ses espérances au lendemain, quand le cercle des courtisans,
faisant un mouvement de recul, tourbillonna de son côté. Il entendit
prononcer son nom, et vit aussitôt madame de Pompadour, qui venait de
faire subitement volte-face, lui adresser un geste en l’interpellant:

--Eh bien! M. de Pardaillan, lui disait-elle, qu’êtes-vous devenu?
N’avons-nous pas à causer encore?

On s’écarta d’eux aussitôt, on leur fit place, tout en s’étonnant de
voir la royale tutrice, la gouvernante maîtresse, porter l’esprit des
affaires jusque dans des réunions de fête.

Adèle, le capitaine et la marquise formèrent un centre autour duquel le
reste gravita respectueusement à distance.

Celle-ci reprit alors:

--Je me rappelle parfaitement ce dont il s’agit, monsieur: ne vous ai-je
pas même à ce sujet accordé une audience? C’est pour les cadres d’un
nouveau régiment de cavalerie que le roi vous a chargé de former,
n’est-il pas vrai?

Et tandis qu’elle parlait, et tandis que le pauvre capitaine, fort
embarrassé de sa position entre ces deux femmes si dissemblables,
tentait de faire mieux comprendre le vrai motif de ses incessantes
sollicitations, la marquise, sans lui prêter plus d’attention
qu’auparavant, tenait ses yeux fixement arrachés sur la jeune fille,
palpitante sous son regard; et, à plusieurs reprises, elle murmurait
avec un accent plein d’émotion:

--Mon Dieu! mon Dieu!

Le capitaine, étonné du vif intérêt qu’elle semblait prendre à ses
explications, commençait à s’embrouiller dans ses phrases, lorsque
l’interrompant:

--C’est bien, c’est bien, monsieur, lui dit-elle; faites-moi une note
sur tout cela.

Et désignant Adèle:

--Cette enfant me l’apportera demain à mon lever.

Adèle et le capitaine firent un soubresaut.

--Je le désire; je veux la voir encore, reprit la marquise. Vous
l’accompagnerez si bon vous semble, M. de Pardaillan. Adieu, ma
mignonne.

Un seul mot prononcé à l’une des portes de la grande galerie de
Versailles venait d’imprimer une nouvelle secousse à la foule.

On avait annoncé Le roi!

La marquise se hâta d’aller au-devant de Louis XV.

--Eh bien, était-ce beau? demanda le lieutenant des chasses, quand sa
fille et son ami rentrèrent au logis.

--Superbe! répondit le capitaine en se jetant sur un siége, d’un air de
mauvaise humeur.

Et il raconta ce qui s’était passé relativement à la marquise.

--Tu vois, ajouta-t-il d’un ton ironique, qu’il ne tient plus qu’à nous
d’obtenir, dès demain, la nomination de notre jeune homme.

--C’est fait alors, dit Dampierre.

--C’est plus loin de se faire que jamais, répliqua l’autre. N’as-tu donc
pas entendu que la marquise veut revoir ta fille? que c’est ta fille
qui, cette fois, doit présenter le placet?

--Mais je ne refuse pas! interrompit Adèle, quoique certainement on soit
bien mal à son aise au milieu de tout ce beau monde-là.

--Votre bon vouloir ne suffit pas, mon enfant, dit Pardaillan; votre
père refuse pour vous.

--Moi, pas du tout! exclama à son tour Dampierre, que le vin de
Roussillon dominait encore et rendait plus accommodant. Ça sera drôle,
ma fille ira voir madame de Pompadour, tandis que j’irai faire ma visite
au roi!... Pourvu que le roi n’ait pas entendu parler de la figure que
j’avais sur ce cheval de bois... il serait capable de me rire au nez...
Bah!

Le capitaine le regarda fixement, et se tournant vers la jeune fille:

--Savez-vous, Adèle, ce que c’est que madame de Pompadour?

--Dame!... c’est une marquise.

--C’est... c’est une vilaine femme!

--Tu n’es plus connaisseur, mon vieux, dit Dampierre. Jolie femme! jolie
femme! au contraire.

Et il se mit à rire aux éclats.

Le capitaine haussa les épaules, et s’adressant de nouveau à la jeune
fille:

--Il faut que vous compreniez bien, mon enfant, l’importance de cette
visite qu’on attend de vous. La marquise... n’est pas une femme comme
une autre; la marquise n’est une grande dame que par contrebande, que...
comment vous dirai-je?... C’est la maîtresse du roi, enfin!

--Ah! fit Adèle d’un air indécis.

Puis, après un moment de silence:

--Je ne comprends pas bien, dit-elle. Est-ce que le roi a encore des
maîtresses, à son âge?

--Mais à quarante-sept ans on n’est pas...

--Elle croit qu’il s’agit d’une maîtresse de clavecin! cria Dampierre en
riant plus fort: vous avez bien fait de revenir; vous m’amusez; je
m’ennuyais tout seul.

--Non, mon enfant, reprit Pardaillan avec gravité; ce n’est pas une
maîtresse de clavecin, c’est... c’est... l’_amoureuse_ du roi! et le roi
est marié, et elle aussi! Comprenez-vous maintenant?

La pauvre villageoise baissa les yeux et sa rougeur répondit pour elle.

Cependant relevant bientôt le front d’un air mutiné:

--Si c’est une méchante femme, comme vous le dites, pourquoi courez-vous
donc toujours après elle?

--Bien répondu!

Et Dampierre se roula sur son fauteuil.

--Permettez, mon enfant, dit le capitaine. Distinguons: moi, je ne suis
pas une jeune fille.

--Je le sais bien.

--Parbleu!... Vous m’amusez de plus en plus!... Oh! que vous avez donc
bien fait de revenir!

--Je vais à elle, comme tout le monde, pour les affaires de l’État,
puisque c’est elle qui gouverne! J’y vais, non pour moi, mais pour un
autre, et, puisque vous avez entendu ma confidence à votre père, je puis
le répéter; j’y vais pour lui faire réparer une injustice, dont elle est
la cause première.

Adèle sembla réfléchir, puis, d’un ton de résolution:

--Eh bien! c’est pour cela aussi que j’irai! Refuserez-vous de
m’associer à votre bonne action?

--Elle a raison, dit le père en s’attendrissant tout à coup. Bien,
pauvrette! C’est très-touchant, ce qu’elle dit là. Viens m’embrasser. Il
ne s’agit pas ici de faire la bégueule, mais d’être utile à ce brave
garçon qui lui a fait son portrait, et pour rien!... Ce sera le payement
de sa peinture. Au bout du compte, la marquise ne la mangera pas!... Oh!
si c’était le roi... Un instant, sire; de ce côté, nous ne voulons pas
diriger vos chasses, et encore moins fournir le gibier. D’ailleurs, ne
seras-tu pas là, Pardaillan?

--Sans doute! mon père a raison; que puis-je craindre? Notre voyage à
Versailles aura du moins été utile à... quelqu’un.

--A la bonne heure! dit le capitaine. Moi, j’avais cru devoir vous
avertir; mais si tous deux vous êtes d’accord, je ne demande pas mieux.
Vive le roi! mon maréchal des logis sera officier! A demain donc, mon
enfant.

Le lendemain, vêtue de blanc comme une première communiante, Adèle fut
conduite vers la partie du château où se trouvaient les appartements de
la favorite.

A chaque salon qu’elle traversait, elle était forcée de s’arrêter, tant
elle se sentait défaillante. Durant une longue nuit sans sommeil, elle
avait réfléchi aux paroles de M. de Pardaillan. Un instinct d’amour lui
en avait fait comprendre la portée. Que pouvait-elle avoir à démêler
avec une femme pareille? Cette femme, pourquoi, la veille, l’avait-elle
regardée avec tant d’attention? Pourquoi avait-elle voulu la revoir
encore? Elle ne trouvait de réponse à aucune de ces questions; et le
mystère qui environnait cette visite la lui rendait encore plus
redoutable.

Son amour pour Charles Doisy fut plus fort que le reste. Il fallait
qu’il fût officier. Pour lui, comme pour elle, s’armant de courage, elle
parvint à vaincre sa timidité native, et à maîtriser les révoltes de sa
pudeur.

Quand le capitaine et sa jeune amie furent introduits auprès de la
toute-puissante marquise, celle-ci était à sa toilette.

Une de ses femmes, après avoir lavé ses cheveux dans de l’eau parfumée,
les couvrait de poudre à la maréchale; une autre étalait sur les meubles
des robes de soie, de dentelle ou de brocart, pour qu’elle eût à
choisir; une troisième essayait la coiffure du jour sur une tête à
poupée, pour qu’elle pût juger de l’effet, et l’ornementait de fleurs ou
de plumes, selon que le coup d’œil de sa maîtresse approuvait ou
rejetait.

A gauche de la toilette se tenait assis un beau jeune ecclésiastique, en
manteau court, en bas violets, portant un rabat en point de Venise, et
des joyaux à chacun de ses doigts. C’était un évêque, récemment nommé.
Il tenait à la main une petite pelote de velours, toute couverte
d’épingles d’or, et la présentait alternativement, soit à la dame, soit
à la suivante.

Vers la droite, on voyait, debout, un homme à la haute prestance, décoré
de plusieurs ordres et portant en sautoir, par-dessus sa veste richement
brodée, le large cordon du Saint-Esprit. C’était le ministre de la
guerre qui venait consulter et prendre des ordres.

La marquise, tout en se mirant, tout en s’épinglant, tout en jetant des
regards négatifs ou approbatifs vers la tête à poupée ou vers les robes
accumulées devant elle, échangeait avec l’évêque et le ministre des
paroles tour à tour graves ou enjouées, quand les noms de mademoiselle
Dampierre et du capitaine de Pardaillan lui furent articulés bas à
l’oreille; elle tressaillit, se leva, et d’un geste, fit signe à
l’évêque et au ministre de s’éloigner.

Ceux-ci, après un salut profond, se retirèrent dans un petit salon
attenant au cabinet de la marquise, et là ils attendirent qu’il lui plût
de les rappeler.

A peine avaient-ils disparu que madame de Pompadour, se retournant
brusquement, s’élança vers Adèle, la prit dans ses bras, la baisa au
front, et la contemplant dans une sorte d’extase douloureuse: Ma fille!
s’écria-t-elle.

A cette exclamation, dont elle ne peut comprendre le sens, la pauvre
enfant, déjà jetée hors d’elle-même par toutes ses émotions précédentes,
subitement atteinte d’une de ces faiblesses nerveuses auxquelles elle
est sujette, s’évanouit entre les bras qui sont ouverts pour elle.

Les femmes s’empressent; le capitaine, désespéré et qui la croit déjà
morte, aide à la déposer sur un sofa, pousse des soupirs haletants,
frappe du pied, laisse même échapper quelques jurons, se souvenant à
peine du lieu où il est, et ne cesse de lui prodiguer ses soins que
lorsqu’il s’agit de couper les lacets de son corsage.

Il se retire alors discrètement, sans cesser toutefois de maugréer entre
ses dents, dans un coin de l’appartement, bouleversé par ce qu’il vient
de voir et d’entendre, et ne sachant plus ni ce qu’il doit penser ni
pourquoi il est venu.

Presque inanimée, la jeune fille était étendue sur le sofa; ses yeux
restaient fermés; ses cheveux, déroulés, retombaient en désordre sur sa
poitrine, pâle comme son front.

--Oh! laissez-la un instant ainsi, supplia la marquise; c’est ainsi que
pour la dernière fois j’ai vu mon Alexandrine, à qui elle ressemble
tant!

Et elle éclata en sanglots.

Par son ordre, on va chercher une couronne de roses blanches,
précieusement déposée dans un coffre de deuil, dans un coffre qui
renferme les seules choses qui lui restent de sa fille: de blonds
cheveux, des fleurs fanées, un mouchoir trempé de ses larmes et teint de
son sang.

Madame de Pompadour n’était plus la belle et omnipotente favorite;
alors, c’était une pauvre femme à qui il n’était permis d’être mère
qu’en cachette; une femme qui, à force d’adresse, de beauté et
d’ambition, avait fait son esclave d’un roi; mais à cet esclave, elle
devait des sourires et de la belle humeur. Devant lui, comme devant les
autres, il lui fallait cacher ses larmes, étouffer ses douleurs,
contenir ses élans de maternité. Ne devait-elle pas rester belle pour
plaire au maître? Ne devait-elle pas plaire au maître pour gouverner
l’État? Pourquoi aurait-elle pleuré sa fille? Ce n’était point celle de
Louis XV; c’était celle de M. d’Étioles... Qu’importait au roi!

Quand on eut déposé entre ses mains la couronne de roses, elle la plaça
sur la tête d’Adèle, comme, quelques semaines auparavant, elle l’avait
placée sur la tête de son Alexandrine.

Ç’avait été une volonté de la mourante.

Elle se reprit alors à contempler de nouveau cette étrangère, qui lui
rappelait de si doux et de si poignants souvenirs. Ses larmes coulèrent
avec plus d’abondance, et, par cet élan sympathique qui rapproche toutes
les conditions devant une pensée de mort, ses femmes s’agenouillèrent et
pleurèrent avec elle.

Adèle revenait à la vie; ses sens commençaient à sortir de leur
anéantissement passager, et un seul bruit, celui des sanglots, venait
frapper son oreille. Les idées pleines de confusion encore, elle ouvrit
les yeux. Des femmes inconnues étaient là, à genoux, se lamentant. Elle
essaya de se lever et retomba aussitôt en poussant un cri.

Elle venait de voir dans une glace une jeune fille, le teint livide,
avec une couronne et des vêtements blancs comme un linceul. Cette jeune
fille avait ses traits; était-ce donc son spectre qui venait de lui
apparaître?

Et elle entendait autour d’elle des voix gémir et répéter: Pauvre
enfant!--Pauvre enfant!--Mourir si jeune!--Si belle!--Pourquoi
l’avez-vous rappelée à vous, mon Dieu!

Adèle referma les yeux, et de ses paupières deux larmes jaillirent.

Elle se pleurait elle-même.

Revenue tout à fait de son évanouissement, rendue au sentiment de sa
position réelle, elle ne put cependant se défendre d’une terreur
secrète, en songeant à son fantôme qu’elle avait vu.

C’était une des idées superstitieuses le plus généralement accréditées
alors, que celle-là qui établissait que quelques jours avant de mourir
de mort violente ou inattendue, votre propre image vous apparaissait,
pâle, désolée, comme un messager fatal envoyé de l’autre monde.

La marquise prodigua de nouveau ses caresses à Adèle; elle l’interrogea
avec bonté sur sa famille, sur son pays, sur ses espérances de fortune.
Adèle ne put articuler un mot. Ce fut le capitaine qui se chargea de
répondre pour elle.

Au moment de la quitter, madame de Pompadour lui glissa au doigt une
bague d’un grand prix. La jeune fille s’en aperçut à peine, et le
remercîment n’arriva que jusqu’au bord de ses lèvres.

Perdant la mémoire du puissant motif qui lui avait fait risquer son
aventureuse démarche, elle saluait pour prendre congé, quand M. de
Pardaillan, entravant sa sortie, se hâta de lui dire:

--Et le placet?

A ce mot, Adèle recouvre tout à la fois la mémoire et la parole:

--Oui!... ah! de grâce, madame, s’écrie-t-elle, soyez bonne pour lui! Il
l’a si bien mérité!... D’ailleurs, il vous a sauvé la vie, peut-être,
car c’est lui, lui seul, madame, qui a retenu le cheval!...

--De qui et de quoi s’agit-il donc? demanda la marquise en souriant de
cette animation subite, dont elle n’eut pas de peine à démêler la cause
première.

Le capitaine expliqua tout et présenta la note.

Après l’avoir parcourue:

--Notre intéressant libérateur n’aura pas perdu pour attendre, dit la
marquise de l’air le plus gracieux.

Elle sonna et fit mander le ministre de la guerre, qui se trouvait
justement sous sa main.

--M. de Paulmy, lui dit-elle, vous devez avoir quelque lieutenance de
cavalerie à votre disposition?

--Et à la vôtre, madame, répondit le galant ministre en s’inclinant.

--Eh bien! donc, faites droit à ce placet, et sur-le-champ. Nous vous en
saurons gré, notre cousin.

Dampierre et sa fille retournèrent bientôt à Béthizy, enchantés de la
façon dont avait tourné la visite à madame de Pompadour.

Depuis deux jours, ils étaient de retour de leur voyage à Versailles,
lorsque Martine Brulard, qui depuis longtemps n’avait pas mis les pieds
au château de la Douye, y arriva.

Martine avait des chagrins; ses yeux rouges et son air effaré le
disaient assez.

Dès qu’elle se trouva seule avec Adèle, elle éclata.

Son père venait d’apprendre par un des hussards de Berchiny que Charles
Doisy, après s’être signalé au combat de Hamelen, y avait reçu une
blessure grave... mortelle sans doute.

A ce coup de foudre inattendu, à cette nouvelle qui menaçait de
renverser toutes ses espérances de bonheur, Adèle poussa un cri et se
jeta dans les bras de Martine en fondant en larmes.

Martine, qui était venue chercher des consolations et peut-être faire
montre de sa douleur, se trouva vivement blessée en voyant mademoiselle
Dampierre plus affectée qu’elle-même, et elle la quitta, persuadée que
plus que jamais elle avait en elle une rivale et non plus une amie.

Adèle, de jour en jour, devenait plus triste et plus abattue; elle
passait des heures entières devant son portrait, peint par Charles
Doisy.

Un matin, le lieutenant des chasses reçut une lettre cachetée de noir.
Il déjeunait en tête-à-tête avec sa fille lorsque cette lettre lui fut
remise par Mariotte.

Dès qu’Adèle vit le cachet de deuil, sa pensée se reporta naturellement
vers Charles Doisy, mortellement blessé au combat de Hamelen, au dire de
Martine; faisant un effort pour vaincre la violence de ses émotions,
elle se disposait à interroger son père; mais en voyant l’agitation
subite, la stupéfaction douloureuse qui venait de s’emparer de celui-ci
au milieu de sa lecture, son cœur se comprima et les paroles expirèrent
glacées sur ses lèvres...

--Qu’est-ce donc? de quoi s’agit-il? murmura-t-elle enfin; mais d’une
voix si faible, tellement éteinte, que M. Dampierre devina
l’interrogation plutôt au regard qu’à la voix.

--Rien... ce n’est rien, dit-il en se levant de table brusquement et en
laissant là son repas à peine commencé.

Chez un homme tel que lui, parfait appréciateur des plaisirs sensuels,
et dont les petits événements malencontreux de la vie n’avaient jamais
eu le pouvoir de troubler le robuste appétit, cette fuite de table, ce
mouvement d’abnégation eût suffi seul pour annoncer un grand malheur.

--C’est un ordre... oui, reprit-il d’un ton grave et solennel, qui
n’était guère dans ses habitudes, un ordre!... auquel je dois obéir, et
sur-le-champ.

Il appela son valet, lui ordonna de seller son cheval, et lui adressa
diverses recommandations qui devaient suffisamment faire pressentir
qu’il ne rentrerait pas de quelques jours.

Adèle resta muette, le regarda avec des yeux effarés; mais elle ne lui
fit point une seule objection.

Tandis qu’il était monté à sa chambre, pour quelques préparatifs
indispensables, Adèle résolut de l’y rejoindre. Arrivée devant la porte,
elle n’osa entrer; elle ne le put pas. De même que ses lèvres étaient
restées muettes, ses jambes demeuraient immobiles. Qu’allait-elle dire à
son père? L’interroger sur le sort de Charles?

Elle eut peur de la réponse qu’il pouvait lui faire. Elle eut peur du
coup qu’elle pouvait recevoir!

Et comme elle se tenait là, indécise, perplexe, mais ne pouvant
cependant supporter ce doute qui la torturait, elle entendit son père
marcher à grands pas en poussant de longs soupirs, et le mot, mort!
mort! articulé avec un profond accent de douleur, vint frapper son
oreille.

--Qui donc est mort? s’écria-t-elle en se précipitant dans la chambre et
en recouvrant tout à la fois le mouvement et la parole: M. Charles?...

La main de M. Dampierre descendit rapidement sur la bouche d’Adèle.

--Que ce nom ne soit plus prononcé entre nous, pauvrette, lui dit-il.
Oublions-le; si, comme moi, tu te ressentais quelque amitié pour lui,
efface-la de ta mémoire; qu’il n’en soit plus question! Entends-tu?
Jamais! jamais!

Il prit sa fille entre ses bras, lui baisa les yeux, la recommanda aux
soins de Mariotte, monta à cheval et partit.

Maintenant, par une de ces bizarreries si fréquentes au milieu de nos
douleurs, car nos douleurs comme nos joies sont capricieuses et
fantasques, Adèle cherche à rentrer dans son doute. Un cachet noir
apposé sur une lettre a suffi pour lui faire croire à la mort de
Charles, et quand le cri échappé à son père, cette phrase sur Doisy, qui
ne peut avoir pour elle qu’un sens positif, quand tout enfin a semblé
concourir à justifier ses pressentiments, à la confirmer dans sa
croyance, cette croyance, elle la repousse.

A son âge, on voit l’espérance pénétrer jusque dans la tombe des morts.

--Lorsque j’ai rapporté à mon père le propos de Martine relativement à
la blessure de Charles, se dit-elle, à peine s’il a paru y prêter
attention. Pourquoi se serait-il ainsi troublé aujourd’hui devant un
résultat qu’il devait prévoir? Puis, en quoi cela pouvait-il l’obliger à
s’éloigner d’ici, et pour plusieurs jours? Cependant il m’a dit de
l’oublier... «Mort! mort!» s’est-il écrié. Qui donc est mort, si ce
n’est lui? Oh! la lettre, cette lettre seule pourrait me dire toute la
vérité!

Cette lettre, elle la cherche, pensant que, dans sa précipitation, son
père a peut-être négligé de la garder et de l’emporter avec lui; mais
elle ne la trouve pas.

Elle songe alors à Mariotte; peut-être aussi son père, au moment du
départ, quand il est descendu seul de sa chambre, n’a-t-il pas craint de
s’expliquer devant sa vieille servante. Alors elle interroge la Picarde,
laissant éclater devant elle ses craintes et même sa douleur.

--Écoutez, not’ demoiselle, lui dit Mariotte, faut pas ainsi
s’entretenir en grand’crémeur sans raison ni bon sens. Si ce garçon est
guari de sa navrure, n’y a plus de danger; alors, tenez-vous coie; s’il
est défunt, n’y a plus de remède; à quoi bon larmoyer? Ne devons-nous
mie chacun itou en faire autant? Vous duit-il tout savoir au certain,
pour vous désoler tout de suite et vous consoler plus vite? A la bonne
heure! on peut amoyenner la chose. Cil qui peut vous en dire long n’est
pas loin; c’est père Hubert, le rouisseur: il est appert en art magique,
le vieux madré! vez-le.

Adèle refuse d’arriver à la certitude avec l’aide du sorcier.

Puisant momentanément des forces dans l’excès même de son désespoir,
elle se rend d’elle-même, à pied, à la ferme des Brulard; elle court
risque d’y rencontrer le Vieux Rouisseur, sans doute, mais ce n’est pas
lui qu’elle y va chercher; c’est Martine, et ce fut Martine seule
qu’elle y trouva.




V


La fille du meunier chantait alors à tue-tête, de l’air le plus joyeux
du monde.

La voix d’Orphée, malgré tout ce qu’on en raconte, ne manifesta jamais
sa puissance d’une façon plus merveilleuse que ne le fit en ce moment la
voix fausse et discordante de Martine; jamais les symphonies d’Haydn ou
de Beethoven, les accords les plus enivrants de Mozart, d’Auber et de
Rossini, ne retentirent aux oreilles d’un mélomane fanatique avec autant
de charme qu’Adèle en trouva au vieil air, si impitoyablement écorché
alors par la fille Brulard; Byron et Lamartine, dans leurs plus grands
jours d’inspiration et de lyrisme, n’ont jamais laissé tomber des
strophes d’un plus formidable effet que celui produit par ces vers si
simples:

    On vend de la tiretaine,
    De la soie et du velours, etc.

Le reste à l’avenant.

Adèle, palpitante, s’était arrêtée sur le seuil de la chambre occupée
par Martine, comme le matin de ce même jour elle s’était tenue anxieuse,
indécise, bouleversée par de rudes angoisses, à cette porte qui la
séparait de son père et de la missive au cachet noir; mais combien son
émotion est différente maintenant! L’oreille tendue, les mains jointes,
les yeux au ciel, elle écoute dans une sorte de ravissement extatique ce
chant trivial, comme elle eût écouté les cantiques des anges ou la voix
du Christ au tombeau de Lazare, et en l’écoutant elle se sent renaître;
le sang lui remonte aux joues, au front et lui bat au cœur par flots
plus doux et plus réguliers; son regard se ranime sous une expression
radieuse d’espoir et même de bonheur.

Pour Adèle, la voix de Martine vient de ressusciter un mort.

Se précipitant dans la chambre:

--Il est donc sauvé! s’écrie-t-elle.

--Ah! vous m’avez fait peur! dit, avec un soubresaut, Martine, qui ne
s’attendait pas à cette visite. Qui donc est sauvé?

--Mais lui!

--Qui, lui?

--M. Doisy!

--M. Doisy? hein?... plaît-il?... pourquoi sauvé? reprit la fille du
meunier, dans un trouble évident.

--Il n’est pas mort, du moins, poursuivit Adèle.

--Mort, lui?... qui donc a pu vous dire...

--Mais vous-même, d’abord;... oui, vous, Martine; ne m’avez-vous pas
parlé d’une blessure mortelle reçue par lui dans la ville d’Hamelen?

--Ah!... oui, oui... Pardon! c’est que je pensais à tout autre chose,
répondit l’autre en se remettant de son trouble momentané.

Et, d’un air plus calme, elle ajouta:

--Au fait, après ce qui lui est arrivé, il pourrait bien n’être plus de
ce monde... je l’ai même entendu dire, et, pour votre gouverne,
mam’zelle, vous ferez bien de le croire ainsi, voire même de le répéter
au besoin.

Adèle la regarda d’un air stupéfait, puis, tombant sur une chaise:

--Et vous chantiez, Martine!

--Pourquoi pas? Faut-il donc toujours être en pâmoison? Ça ne me va pas,
à moi. D’ailleurs, je suis contente aujourd’hui: je vais me marier. Oui,
mam’zelle, et bientôt je l’espère; mon père y consent; il ne s’agit plus
que de patienter un peu; car nous nous marions, nous autres!
ajouta-t-elle en se redressant de toute la hauteur de sa fausse vertu.

Depuis sa dernière visite au château de la Douye, la fille Brulard en
avait beaucoup appris sur le compte de mademoiselle Dampierre et sur son
séjour à Versailles. Aussi reprit-elle d’un ton d’arrogance et de
dédain:

--Vous ne m’aviez pas raconté, ma mie, à quelle occasion le roi vous
avait fait présent d’un diamant de si grand prix. Pourquoi donc ne me
l’avoir pas montré? Croyez-vous que j’en aurais été jalouse?... Oh! nous
autres, simples filles de la campagne, nous nous contentons de moins, ça
coûte trop cher.

--Comment, le roi! dit Adèle, frappée de stupeur; le roi! je ne l’ai
même pas vu.

--Je le souhaite pour vous, ma chère; mais alors, qui donc vous aurait
remis ce joyau?

--Mais... madame la marquise.

--Ah! la Pompadour? Au fait, reprit Martine avec une ironie grossière
qu’elle croyait devoir être piquante, on se convient, on se rapproche,
selon les goûts qu’on a. Vous voyez le beau monde, à ce qu’il paraît, à
présent? Je pourrai bien le voir un jour aussi; mais à d’autres
conditions... qui sait?... Mon mari peut devenir...

Elle se retint tout à coup et se prit à chanter comme si elle était
encore seule.

Le meunier Brulard survint, et, avec sa brutale franchise, il renchérit
encore sur les propos de sa fille.

--Retourne à ton rouet, près de ta mère; hors d’ici, Martine! il ne te
convient pas de causer plus longtemps avec les belles demoiselles de
château. Tiens-toi à ta place; chacun à la sienne!

Et se retournant vers la nouvelle venue, restée interdite devant ce
double accueil:

--Je ne vous prierai pas d’entrer chez ma femme, reprit-il; mais
j’espère avoir le plaisir, je ne dis pas l’honneur, de vous revoir,
quand j’irai porter mes redevances à votre digne homme de père.

Le meunier et sa fille s’éloignèrent; Adèle resta seule.

Raillée, insultée, chassée, sans avoir pu même appeler la plus faible
lueur sur le doute qui la tuait, elle sentit sa raison près de s’égarer
au milieu du chaos de ses pensées douloureuses. Certes, elle avait déjà
connu le malheur, puisqu’elle avait perdu sa mère; mais de tous les
étonnements pleins d’amertume que le mauvais destin pouvait encore lui
tenir en réserve, celui de se voir méprisée, méprisée moralement, était
le plus grand, le plus inattendu de tous. Elle n’ignorait pas combien de
formes différentes le malheur peut revêtir pour arriver à nous, mais
jamais elle n’eût soupçonné devoir le rencontrer sous celle du mépris.

A ses émotions, à ses tressaillements de pudeur, si un sentiment réel de
honte pénible s’était mêlé jamais, ç’avait été surtout dans cette
matinée où la rusée Martine l’avait réduite à se montrer aux yeux du
jeune soldat tout inondée de la bourbe des marais. Aujourd’hui, ce n’est
plus son vêtement d’emprunt, son tablier de grosse toile que la fille
Brulard éclabousse d’une fange impure, c’est sur l’enveloppe même de son
âme, sur sa robe virginale, sur son manteau de chasteté qu’elle jette à
pleines mains les immondices corrosives de la calomnie.

--Mon Dieu! si Charles n’a pas cessé de vivre, faut-il que ce bruit
fatal arrive jusqu’à lui? Doit-il donc, lui aussi, mépriser la pauvre
enfant qui n’eut dans sa vie qu’un instant d’audace et de résolution et
à son profit? Mais non, ma crainte est vaine; près de lui, on ne peut
rien contre moi, car Charles n’existe plus sans doute!

Et elle n’échappe ainsi à une douleur que pour tomber sous une douleur
plus grande.

Dans le désordre, dans l’agitation de son esprit, sa pensée se retourne
dans son cœur comme un glaive à deux tranchants.

S’il vivait cependant, s’il devait vivre encore assez pour entendre une
voix lui dire à l’oreille: Ton Adèle a cessé d’être une honnête fille;
tu voulais t’élever pour être digne d’elle, et elle était indigne de
toi! Ah! s’il vivait, ne fût-ce que pour quelques jours, eh bien! elle
se sentirait la force d’aller le rejoindre pour s’agenouiller devant son
lit de douleur et le consoler par sa justification. Quoique la calomnie
vole d’une aile rapide, elle arriverait à temps pour lui crier: Charles,
je suis innocente! Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous et en
restant digne de vous! J’en prends à témoin celui dont je n’ai que
secondé les vues généreuses, cet homme devenu pour vous un bienfaiteur,
un second père, votre ancien capitaine, l’ami de mon père, M. de
Pardaillan enfin, dont l’honneur vous répondra du mien! Cette démarche,
elle oserait la tenter! Elle l’oserait, car sous la double commotion
qu’elle vient de ressentir, elle aussi s’est transformée; une incroyable
énergie semble vouloir prendre la place de ses habitudes timides et
craintives. Oui, elle va rentrer au logis de son père, lui tout dire,
lui tout avouer; qu’il l’accompagne, et elle part!... Mais son père...
son père, c’est lui qui est parti... parti, en emportant cette lettre
fatale qui l’instruisait de la mort de Charles!

Sous le poids accablant de cette double et désolante pensée de mort et
de déshonneur, elle s’éloignait de l’habitation du meunier, marchant
devant elle au hasard, quand, arrivée sur les bords de la rivière
d’Autonne, elle aperçut un homme enfoncé dans l’eau à mi-corps.

Cet homme, elle le reconnut bientôt au dandinement de sa tête, à ses
cheveux vert pâle, distribués par touffes sur un front chauve, le tout
offrant assez fidèlement l’image de ces fins gazons de bois, décolorés à
l’arrière-saison, et qui, parfois, plaqués sur des pierres de forme
arrondie, semblent couvrir des têtes fossiles d’une chevelure végétale.

Distraite, effrayée même par cette rencontre inattendue, Adèle ne vit
pas une femme dont la jupe de futaine et le haut bonnet à la picarde
disparurent derrière une haie, aussitôt qu’elle se montra.

Le Vieux Rouisseur paraissait alors occupé à déplacer ses gerbes placées
au fond de son _routoir_[3].

  [3] Les _routoirs_ sont ces flaques d’eau généralement produites par
    les infiltrations des rivières, et dans lesquelles on met rouir le
    chanvre.

Celui du père Hubert était séparé de l’Autonne seulement par le chemin
que suivait la jeune fille. Elle ne put donc éviter de passer près de
lui, mais elle le fit les yeux baissés, le visage tourné vers la
rivière, autant pour cacher son trouble qu’à cause de l’espèce de
terreur dont elle ne pouvait se défendre à l’aspect du vieillard.

Songeant cependant aux derniers conseils de Mariotte, elle ralentit sa
marche, sans l’interrompre toutefois.

Déjà, elle était au delà du routoir, lorsque s’aventurant à jeter un
regard furtif derrière elle, elle vit le sorcier, les bras croisés, la
tête ballante, qui la suivait de l’œil, d’un air d’intérêt et de
compassion.

Elle hésitait encore quand elle l’entendit murmurer des paroles
confuses, au milieu desquelles son nom seul ressortait distinct.

Revenant aussitôt sur ses pas:

--Vous m’avez appelée, père Hubert? dit-elle; pardon de ne vous avoir
pas vu d’abord.

--Oh! que vous m’aviez bien vu, mam’zelle! à preuve qu’ensuite vous avez
détourné la tête pour essayer de me dérober l’air de votre figure. Mais
avais-je besoin de vous voir de face pour deviner la réception qu’ils
vous ont faite, au moulin?

--Quoi! vous savez, père Hubert?...

--Beau mérite! je les connais si bien, que je les entends d’ici
jastoiser sur vous. Vous auriez évité ça, mam’zelle, si vous aviez suivi
de prime le conseil de vot’ servante.

--Quoi! vous savez aussi...

--Oh! je sais... je sais, reprit le bonhomme en lui jetant un regard en
dessous, qu’il y a ben des choses que vous ne savez pas et que vous
voudriez ben savoir; n’est-il pas vrai?

--Oui, oui; bien vrai! s’écria la jeune fille.

--Pourquoi n’êtes-vous pas venue plus tôt? Vous n’avez donc plus
confiance dans le Vieux Rouisseur?

Adèle baissa la tête.

--Les échos du pays répètent de vilaines choses, mam’zelle; mais les
échos ont ça de bon qu’ils ne répètent que ce qu’ils entendent dire; ils
n’y ajoutent rien. De ce côté, ils valent mieux que les hommes. Vous
désireriez leur faire changer de ton, dites?

--Que m’importe! si celui devant qui surtout j’aimerais à me justifier
n’existe plus.

--Ah! fit le Rouisseur, vous pensez à la lettre de ce matin?

Adèle ouvrit des yeux stupéfaits. Puis, joignant convulsivement ses
mains d’un air d’impérieuse supplication:

--Vous qui savez tant de choses, existe-t-il? le reverrai-je?
s’écria-t-elle.

--Attendez, et écoutez! répondit le vieillard d’un ton d’étrange
solennité; surtout, retenez bien ce que je vas dire, car les paroles que
je prononce à l’emblée et sous le souffle du MAITRE, à peine si mon
oreille les entend et si ma pauvre mémoire les garde. Il en est d’elles
quasi comme de mes vieux rêves de l’an passé... Écoutez!

Sans sortir de son routoir, il plongea alors profondément ses bras sous
l’eau, en marmottant des mots inintelligibles dans un jargon
cabalistique; puis, des javelles submergées, il retira trois brins de
chanvre, et, l’un après l’autre, du bout de l’ongle, il les dépouilla de
leur enveloppe.

--L’_écorce_ quitte la _chènevotte_, murmura le sorcier en attachant de
temps en temps sur la jeune fille ses petits yeux fauves et perçants:
bien des choses s’éclairciront. La chènevotte est rayée, et la raie du
_mitan_ est majeure!... tous ceux qui doivent mourir ne sont pas encore
morts.

Rassemblant alors les lambeaux humides et grêles de l’écorce du chanvre,
il les mâcha à plusieurs reprises, comme pour en étudier la saveur.

Personne n’ignore quelle est la puissance narcotique et vertigineuse du
chanvre. C’est avec cette plante que les Orientaux composent cette
terrible liqueur du _bang_, dont les effets, supérieurs même à ceux de
l’opium, leur ouvrent des mondes imaginaires ou les jettent dans des
exaltations prophétiques.

Peut-être la feinte ne jouait-elle pas seule un rôle dans la sorcellerie
du père Hubert; peut-être les émanations de la plante, les opérations du
rouissage, auxquelles il se livrait, agissaient-elles sur son cerveau en
dehors de ses pensées volontaires; peut-être enfin était-il plus sorcier
qu’il ne le croyait lui-même.

Quoi qu’il en soit, après avoir quelque temps savouré la liqueur âcre et
caustique contenue dans les lambeaux enlevés par lui à la chènevotte, il
les pressa entre ses doigts, tira à lui, et les fit crier à son oreille,
écoutant avec grande attention le bruit aigre et grinçant qui s’en
échappait.

Entre le chanvre et le chanvrier paraissaient exister en ce moment les
rapports communs d’une langue mystérieuse et surnaturelle.

Adèle se tenait toujours devant lui, les mains jointes, et dans une
attitude pleine de perplexité et de foi, car la parole du vieillard, le
timbre bizarre de sa voix, son regard obsesseur, le mouvement régulier
de sa tête, la nuit qui venait, et jusqu’à la vue de l’eau, tout
contribuait à la frapper de ce vertige superstitieux dont elle n’avait
jamais été bien guérie.

Le Vieux Rouisseur s’arrêta dans sa consultation, et comme se parlant à
lui-même, en paraissant répondre à une des exigences de son singulier
interlocuteur:

--Oh! oh!... dit-il, l’osera-t-elle?

--Tout ce qu’il sera en mon pouvoir d’entreprendre, je l’oserai, père
Hubert. Parlez!

--Eh bien! reprit le vieillard, écoutez donc! Un fétu de paille vous a
tout d’abord fait songer pour la première fois au beau jeune garçon qui
vous occupe si tristement à l’heure présente.

--C’est la vérité, répondit Adèle.

--Ces trois autres fétus qui se trouvent là, si vous faites ce qu’ils
ordonnent, pourront bien parfaire l’œuvre du premier.

--Qu’ordonnent-ils? dit la consulteuse, qui tremblait de tout son corps.

--Cette nuit même... cette nuit, vous entendez, acheminez-vous par la
_Cavée aux Anglais_ vers la tour Saint-Adrien.

Adèle fit un mouvement.

--Rendez-vous-y seule, sans falot ni lanterne, quand tout dormira autour
de vous; soyez sans crainte. On n’est jamais si seule qu’on le croit.

--Ensuite? dit Adèle.

--Ensuite, gravissez la montagne, et ne vous arrêtez qu’à la place où se
trouvait naguère la chapelle de Sainte-Geneviève; vous la reconnaîtrez
bien aux marches de pierre qui s’y trouvent encore au milieu des ruines.

--Ensuite? répéta Adèle.

--Ensuite, si, là, vous priez Dieu pour les blessés, les blessés
guériront.

--Mais il est mort! s’écria-t-elle.

--Priez, vous dis-je; priez, et, votre prière faite, levez les yeux et
regardez bien... Surtout, ne répétez jamais que vous avez vu aujourd’hui
le père Hubert, et que vous lui avez parlé.

Il laissa tomber au milieu du routoir les trois brins de chanvre qu’il
tenait encore à la main, puis il ajouta:

--Maintenant, ne m’interrogez plus; je ne saurais vous répondre: allez!

--Mon Dieu! serait-il possible? Cette lettre ne contenait donc point la
vérité? Mais, s’il est blessé, mourant, là-bas, si loin de ceux qui
s’intéressent à lui, qui donc prend soin de lui?... dites?

Et elle tendait vers lui ses mains suppliantes.

--Puis-je croire que mes prières suffiront à le sauver? Répondez... Ah!
répondez, par grâce!

Le Vieux Rouisseur s’était remis tranquillement à transposer ses gerbes;
il ne lui répondit point, sinon d’un ton dur et colère:

--Passez vot’ chemin, jeune fille, et cessez de troubler dans sa besogne
un pauv’ vieillard qui ne sait ce que vous lui voulez!

En rentrant au château de la Douye, mademoiselle Dampierre fut prise
d’une fièvre violente, et dut se mettre au lit.

Mariotte envoya à Verberie chercher le médecin. Celui-ci commanda la
diète, le repos absolu, et promit de revenir le lendemain. Mariotte
voulut veiller sa maîtresse, et malgré ses défenses expresses, elle
s’obstina à rester dans sa chambre pour y passer la nuit. Adèle finit
par l’y souffrir.

--Au fait, se disait-elle, puis-je penser à aller seule, ainsi, dans
l’obscurité, parcourir ces ruines où nul, dans le pays, n’ose
s’aventurer? ces ruines où un danger vous menace à chaque pas, dit-on,
et où la bête de la Chambrerie erre dans les ténèbres? En aurais-je la
force? Dans l’état où je me trouve, comment y songer?

Le soir venu, accablée par la fatigue et par la fièvre, elle s’endormit.
Mariotte en fit autant de son côté.

Onze heures sonnaient à la paroisse de Saint-Martin de Béthizy quand la
jeune malade s’éveilla.

Un rêve venait de la transporter au fond du Hanovre et de lui montrer
Charles Doisy sur un grabat, étendu, privé de soins, de secours, et
attendant la mort au milieu d’un isolement affreux.

Se jetant aussitôt hors du lit, elle s’habilla silencieusement, à la
hâte, en prenant toutes sortes de précautions pour ne point interrompre
le sommeil de Mariotte.

--Si le père Hubert avait raison! se dit-elle; si mes prières pouvaient
le sauver! Dans le doute même, pourquoi hésiterais-je?

Vêtue à peine, marchant pieds nus, pour ne pas faire de bruit, elle
gagna l’escalier, et parvenue à la porte de sortie, là seulement elle
chaussa ses souliers, qu’elle avait jusqu’alors tenus à la main.

La nuit était froide, le terrain inégal, raboteux; elle voyait clair à
peine, car des nuages couvraient le ciel; mais la fièvre la soutenait,
comme auparavant le désespoir.

Elle ne devait emprunter de forces, ce jour-là, qu’à ses souffrances
physiques ou morales, à son amour aussi.

En traversant le village, elle ne rencontra personne. A cette heure, les
habitants des deux Béthizy dormaient tous paisiblement. Aucune lumière
ne brillait aux fenêtres, comme pas une étoile ne scintillait dans le
ciel. Tout en s’applaudissant de sa solitude, elle s’en effraya. Sa
raison vint à son secours.

--De quoi puis-je avoir peur? je ne vois rien, pas même mon ombre, et
j’entends à peine le bruit de mes pas.

Une chauve-souris décrivit ses spirales au-dessus de sa tête, et le cri
du choucas s’éleva du côté de la forêt. Les évolutions comme les cris de
ces hôtes des nuits lui étaient familiers; cependant elle tressaillit
involontairement; mais elle poursuivit son chemin.

Au bout de quelques pas, soit réalité, soit un effet de la fièvre, elle
crut entendre des hurlements lugubres... Une cloche tintait dans le
lointain.

--Ce sont les clameurs, ce sont les cloches invisibles du Prieur maudit!
pensa-t-elle. Qui donc est en danger de mort?... Moi, peut-être!

Non sans peine, elle reprit courage et continua d’avancer.

Parvenue à la Cavée aux Anglais, elle vit, dans de grises vapeurs, se
dessiner devant elle la montagne, la tour, les ruines de Saint-Adrien.
Elle les avait vues mille fois le jour et sans aucune sorte d’émotion
pénible; mais à cette heure de la nuit et sous l’empire des idées qui
s’emparaient d’elle à ce moment, les choses lui paraissaient tout
autres. La montagne semblait vaciller sur sa base; on eût cru que de
nouvelles assises étaient venues s’ajouter à celles de la tour qui
paraissait grandir et dont les créneaux s’éclairaient par instants d’une
lueur étrange. Les pans de ruines eux-mêmes, restés debout dans toute
leur hauteur, se mouvaient, se rapprochaient, se penchaient l’un vers
l’autre, comme autant de spectres funèbres qui auraient tenu conseil.

Adèle s’arrêta indécise, et peut-être allait-elle rétrograder si cette
pensée ne s’était fait jour dans son esprit, au milieu de ses
hallucinations: Quoi! quand il s’agit de lui sauver la vie, car le
Rouisseur l’a dit: «Priez et les blessés guériront,» je ne pourrais
vaincre un sentiment d’effroi, lorsque pour lui, à Versailles, j’ai su
triompher même d’un sentiment de pudeur! Il m’en a coûté cher déjà; mais
qu’il vive et il sera mon juge, après Dieu.

De cet instant, une métamorphose complète s’opéra en elle; ses forces
purent faiblir, mais sa résolution lui demeura inébranlable au cœur, et
l’enfer armé n’eût pas suffi à lui barrer le passage.

La nuit s’épaississait de plus en plus; à peine si le sentier qu’elle
suivait était perceptible. Le vent, qui s’était élevé, se déchirant aux
angles des ruines, faisait entendre des sifflements aigus, auxquels se
mêlaient ces étranges hurlements qui déjà l’avaient alarmée.

Elle marcha cependant; mais un tremblement convulsif la prit.

Bientôt, près d’elle, elle sentit quelque chose haleter, fureter, et
deux yeux ardents brillèrent dans l’obscurité. Elle tomba à genoux sur
les cailloux du sentier. Les deux yeux étincelants semblèrent aussitôt
s’être implantés en terre devant elle, comme de vivantes escarboucles,
et un gémissement plaintif arriva à son oreille, en même temps qu’une
chaude vapeur d’haleine lui passa sur la figure. Puis, la vision
disparut.

Elle se releva et marcha encore; mais sa poitrine était comprimée, ses
artères battaient avec violence et il lui semblait que c’était dans son
cœur même que résonnait alors le tintement sinistre de la cloche
invisible.

La tour qu’elle avait perdue de vue, tandis qu’elle gravissait les
pentes inférieures de la montagne, reparut enfin à ses yeux; mais la
vieille enceinte semblait avoir changé de place. Elle l’avait laissée à
sa gauche, elle la retrouvait à sa droite. La courageuse enfant coupait
le terrain en diagonale pour y arriver par un chemin plus direct, quand,
derrière un monticule, s’éleva soudainement une apparition sous forme
féminine. Sa robe blanche flottait au vent; elle élevait les bras, en
faisant entendre comme un appel étouffé.

Cette seconde vision disparut comme l’autre.

Au même instant, comme Adèle s’approchait d’une haie qui semblait se
mouvoir et s’entr’ouvrir, le vent de la nuit prit une voix pour lui
crier à l’oreille ces mots nettement articulés: Retournez! retournez!

Elle n’en tint compte et continua de marcher; mais une sueur glacée lui
tombait du front, et ses dents entre-choquées lui faisaient ajouter un
nouveau bruit à tous ces bruits aigus, plaintifs, stridents, qui
l’entouraient.

Elle aperçut enfin, à la lueur d’une faible éclaircie, les marches de
pierre, brisées, disjointes, couvertes de mousse et de byssus, qui, avec
un fragment de muraille couronné d’une lucarne en ogive, composaient les
seuls débris de l’ancienne chapelle de Sainte-Geneviève.

Touchant au but, fortifiée par l’importance et les périls mêmes de sa
mission, Adèle sentit s’évanouir toutes les terreurs auxquelles elle
avait été en proie et dont elle avait triomphé. Se faisant de son amour
et de ses croyances un abri contre toutes les puissances malfaisantes du
démon, tout entière à l’acte solennel qu’elle était venue accomplir dans
ce lieu terrible, elle s’agenouilla sur ces pierres bouleversées avec le
même recueillement qu’elle eût porté devant le maître-autel de
Saint-Martin de Béthizy.

Après avoir fait le signe de la croix, joignant les mains:

--Mon Dieu! mon Dieu! s’écria-t-elle, et vous, bonne sainte Geneviève,
soyez-moi en aide; s’il n’est que mourant, faites qu’il vive! Quoiqu’il
soit bien loin de son pays et des siens, faites que je le revoie!

Ensuite, courbant son front jusqu’à terre, elle acheva mentalement son
oraison.

Quand elle releva les yeux, non sans surprise, elle vit l’ogive de ce
pan de muraille qui lui faisait face, s’éclairer soudainement d’une
lueur qui ne pouvait descendre du ciel. Cette fenêtre de l’ancienne
chapelle avoisinait la tour, dont la base se trouvait à son niveau.

A cette clarté qui venait de faire sortir de ses ténèbres le plateau du
vieil édifice féodal, Adèle vit s’élever, comme de dessous terre, une
apparition bien autrement saisissante que toutes celles qu’elle avait
vues rôder ou se dresser devant elle durant cette nuit prestigieuse. Un
jeune homme, au teint pâle, les cheveux en désordre et portant le bras
en écharpe, se montra. Le court manteau qui le recouvrait, rejeté en
arrière, laissait voir les restes d’un costume militaire, d’un uniforme
de hussard.

C’était Charles Doisy, ou c’était son fantôme.

Muette de stupeur, les bras tendus vers lui, Adèle se redresse
palpitante, épiant ses mouvements, interprétant sa pâleur et lui
adressant de la tête de légers signes affectueux qu’il ne pouvait voir,
car elle restait dans l’ombre. Tout à l’heure, elle était plongée dans
les transes de la terreur et du désespoir; maintenant toute son énergie
se concentrait pour retenir un délire de joie et de bonheur qui
s’emparait d’elle:

--Je le vois! se disait-elle à elle-même, mais si je vais à lui, si je
l’appelle, peut-être son ombre va-t-elle s’évanouir.

Dans ce moment, le jeune homme, après avoir semblé écouter attentivement
un bruit du dehors, ramassa une lanterne placée à l’entrée du souterrain
dont il venait de sortir, et il s’en aida comme pour éclairer une des
rampes du vieux château.

--Il vient! il vient! murmura Adèle.

Mais Charles, sans bouger à peine de place, fit alors un geste de
surprise, échangea à voix basse plutôt des signaux que des paroles avec
quelqu’un qui paraissait gravir de l’autre côté un des versants de la
tour, puis:

--Est-ce donc toi, chère Martine? dit-il.

--Eh! sans doute, c’est moi! répondit une voix haletante. Je n’y tenais
plus! j’ai voulu venir aujourd’hui moi-même, mon Charlot, pour
t’apporter une bonne nouvelle.

Et Martine, tout essoufflée, se jeta dans les bras du jeune homme.

Ils furent interrompus dans leurs embrassements par un cri déchirant
parti d’entre les débris de la vieille chapelle...




VI


Blessé, en effet, mais légèrement, dans l’affaire d’Hamelen, Charles
Doisy avait reçu de son lieutenant-colonel le conseil et l’autorisation
d’aller lui-même plaider sa cause auprès du ministre.

Arrivé à Versailles le lendemain même du jour où Dampierre et sa fille
en étaient sortis, il se présente dans les bureaux, pour y réclamer son
état de service. Le commis auquel il s’adresse se hâte de lui annoncer
qu’il vient d’être nommé lieutenant dans le régiment d’Anjou et lui
montre la lettre signée par M. de Paulmy.

Le jeune homme pousse un cri de joie; son front, jusqu’alors resté
soucieux, s’éclaira vif et animé, et, redressant fièrement la tête, il
se rendit aussitôt chez le capitaine de Pardaillan.

M. de Pardaillan travaillait avec quelques officiers de son futur
régiment et avait fait défendre sa porte, lorsque son domestique vint
lui dire qu’un jeune militaire insistait vivement pour pénétrer jusqu’à
lui, malgré la consigne.

Au nom de Charles Doisy, il ne douta pas qu’une indiscrétion n’eût été
commise et que son ex-maréchal des logis ne vînt le remercier de sa
récente nomination. Il ordonna qu’on le laissât entrer.

--Je viens, capitaine, lui dit Charles, le prenant dès l’abord sur le
ton le plus élevé et n’adressant son salut militaire qu’aux officiers,
vous annoncer que je suis enfin lieutenant.

--J’en suis ravi, mon brave, répondit M. de Pardaillan, d’autant que je
sais à n’en pas douter que cette distinction est méritée.

--Ravi? répéta le jeune homme, la tête haute et d’un ton de sarcasme;
j’en doute, monsieur; car si j’ai tenu si fort à cette distinction,
méritée, ainsi que vous voulez bien le reconnaître, ce n’a été, avant
tout, que pour avoir le droit de vous demander raison de votre conduite
lâche et déloyale à mon égard.

Les témoins de cette scène firent un mouvement pour intervenir; le
capitaine les retint d’un geste, et leur dit ensuite:

--Veuillez nous laisser seuls.

--Restez, messieurs, reprit Charles Doisy; restez pour pouvoir attester
devant tous, s’il en est besoin, que je suis venu ici pour demander
raison à M. le capitaine de Pardaillan de l’insulte qu’il m’a faite, de
l’injustice calculée dont il m’a rendu victime; restez! car, contre
toute probabilité, s’il refuse de me rendre satisfaction, il faut que
devant vous je lui arrache ses insignes d’officier, comme il a voulu me
dégrader de ceux que je portais, plus noblement peut-être qu’il ne porte
les siens!

Le capitaine se couvrit les yeux de ses deux mains avec un geste
désespéré.

S’il se fût trouvé seul lors de l’arrivée de Charles Doisy, peut-être ne
lui eut-il pas laissé le temps de s’engager dans cette route fatale;
peut-être même, la terrible phrase achevée, il eût été assez généreux
pour oublier l’outrage et forcer par un seul mot son insulteur à lui
demander pardon. Mais une explication n’était plus possible, ou ne
l’était du moins qu’après l’affaire vidée.

--Vos armes, monsieur? lui dit-il.

--L’épée.

--Le lieu?

--L’Étoile de Satory.

--L’heure?

--Le temps de trouver un témoin.

--Allez donc le chercher, monsieur! Vous serez le mien, Blangy, dit le
capitaine en s’adressant à l’un des officiers.

Doisy ne connaissait personne dans Versailles. Pour son témoin, il dut
donc se contenter du premier venu ou du plus tôt trouvé.

En longeant les boulevards, il aperçoit, à travers les vitres d’un café,
un jeune beau fils qui s’ébat tout seul devant un bol de punch, et
semble prendre un grand plaisir à le faire flamber. Il entre, et le
touchant légèrement du doigt:

--Pardon, monsieur, lui dit-il, j’aurais un service à vous demander.
Pourriez-vous sortir un instant?

--Du tout, mon cher, répond l’autre en le toisant du haut en bas. Si je
sors, mon punch va s’éteindre. Ne savez-vous parler sans prendre l’air?

Dès les premiers mots, l’homme au punch vit de quoi il s’agissait.

--Très-bien, dit-il, je suis à vous, mais asseyez-vous, et pour gagner
du temps aidez-moi à vider ce bol; il est payé, je ne puis le perdre.
Ici, où j’ai l’honneur d’être connu, les drôles me font toujours payer
d’avance. Allons donc! pas de cérémonie! vous m’en payerez un autre
quand nous reviendrons... si vous revenez. Holà! oh! garçon, un verre!

Ce flambeur de punch était le chevalier d’Annezay, fils de bonne maison,
deux fois chassé de son régiment pour cause d’indiscipline, perdu de
dettes et de débauches, mais qui, protégé par la maîtresse du prince de
Soubise, fréquentait les antichambres de Versailles et devait faire son
chemin. C’était lui qui, quelques jours auparavant, avait accosté
mademoiselle Dampierre dans la grande galerie du château.

--Voyons, mon gentilhomme, dit-il à Doisy, quand celui-ci eut enfin
consenti à s’asseoir. D’abord, à qui ai-je affaire?

--Je suis officier, monsieur.

--Très-bien, c’est que vous n’en portez pas l’uniforme. Et vous vous
battez?...

--A l’épée, monsieur.

--C’est donc pour cela que je ne vous vois qu’un sabre?

--Je vais pourvoir à l’arme qui me manque.

--On ne peut mieux! Mais ce duel, c’est donc pour demain?

--A l’instant, monsieur.

--Diable! et vous ne vous étiez précautionné ni d’une arme, ni d’un
témoin? Eh bien! mon jeune ami, vous avez eu la main heureuse en me
rencontrant; mon temps est libre, j’ai dix épées à votre service et je
loge dans cette maison même. Il n’y aura pas une minute perdue!

Le bol achevé rapidement, ils montèrent chez d’Annezay.

--Maintenant, tout en menant les choses vivement, ne précipitons rien,
dit le chevalier. Il s’agit de savoir quel genre d’épée nous convient.
J’en ai pour toutes les circonstances. Est-ce à un frère, à un mari que
nous avons affaire? Dans ce cas, l’épée moyenne, plate, courtoise, est
la plus convenable. Il est toujours de mauvais goût de tuer ces
messieurs-là. Consolons les veuves, ventre de biche! mais n’en faisons
pas. Elles sont parfois assez simples pour nous en garder rancune.

--Il ne s’agit nullement de femmes dans cette affaire, monsieur.

--Tant mieux. Ça laisse le jeu plus franc. Une autre question. Nous
battons-nous avec un ami ou avec un ennemi? Pardon! je ne voudrais pas
être indiscret!... il ne s’agit toujours ici que du choix de l’arme.
Quel que soit votre adversaire, je suis votre homme, s’agît-il de mon
propre frère... Je suis cadet.

--C’est avec mon ancien capitaine que je me bats, monsieur.

--Tudieu! la longue épée alors, la colichemarde pour ces distributeurs
d’arrêts forcés! Au diable tous les capitaines! On n’en saurait trop
mettre à la réforme; je sollicite un emploi. Il faut des vacances. Vous
êtes Berchiny, mon gentilhomme. J’aimerais assez ce régiment-là; le
costume est galant. Voulez-vous vous essayer la main, très-cher? j’ai un
joli coup d’arrêt en dessus à vous indiquer, il est vif et peu connu.

--Nous sommes pressés, monsieur.

--Oui? Voici votre épée. En route!

On fit avancer un fiacre; ils y montèrent et se dirigèrent vers l’Étoile
de Satory.

Chemin faisant:

--Eh! dites donc, camarade, à propos, j’oubliais... J’ai un ami qui est
Berchiny aussi... un grand ami, le vicomte d’Arsac... Un instant;
celui-là, je n’en dois pas hériter; au contraire, je n’en jouis qu’en
viager. Il me paye à dîner et je lui gagne son argent au lansquenet! Ce
n’est pas avec lui que vous vous battez, n’est-ce pas?

--Je suis confus, chevalier, de n’avoir pas débuté par vous dire le nom
de mon adversaire, je le devais...

--Mais non!

--Il ne fait même plus partie du régiment de Berchiny...

--Tant pis! Mais qu’importe!

--C’est le capitaine de Pardaillan.

--Pardaillan! s’écria d’Annezay, Pardaillan qui a refusé de m’admettre
dans le régiment en œuf qu’il est en train de couver! Ah! le rufien! Je
suis désolé de ne pas vous avoir appris mon coup d’arrêt en dessus.
J’aurais été ravi d’en voir l’essai sur la peau de ce drôle qui m’a mis
à l’écart; oui, et malgré la recommandation du duc de Soubise,
soi-disant parce que je suis joueur, ivrogne, bretteur, toutes choses,
du reste, parfaitement vraies, mais qui ne le regardent en rien, il me
semble. Il paraît que c’est de vestales qu’il va composer son régiment
de cavalerie. Des vestales qu’il recrute d’abord pour le Parc aux Cerfs!
Comme ça lui va, au Pardaillan, de parler de mœurs!

--Pourquoi non? Quelle que soit la gravité des reproches que j’aie à lui
faire, c’est un homme d’honneur, répondit Charles Doisy, qui commençait
à prendre son témoin en dégoût, et qui, déjà touchant à la vengeance, ne
s’y sentait peut-être plus poussé par la même ardeur.

--Un homme d’honneur! Turlututu! A d’autres, mon gentilhomme! Vous
arrivez de loin, à ce qu’il me paraît.

Puis, partant d’un éclat de rire:

--Il est vrai qu’en fait d’honneur, le capitaine doit en avoir,
puisqu’il en vend.

--Plaît-il?

--Oui, mon très-cher, il vend le sien et celui des autres... celui des
jeunes filles surtout. Ah! le vilain métier! Il vaut mieux vendre que
prendre, dit le proverbe. Ici, le proverbe a menti.

Et il se mit à chanter ce noël tout nouveau alors:

    On vend de la tiretaine,
    De la soie et du velours;
    On vend les plac’s par douzaine;
    On vend même de l’amour.
    Eh! le beau mal, par ma foi!
    C’est pour les plaisirs du roi!

Doisy regarda le chanteur.

--Que voulez-vous faire entendre par là? lui dit-il.

--Vous ne comprenez pas encore? Décidément, vous revenez de très-loin.

--Je reviens de l’armée.

--C’est donc cela!

--Mais quel rapport peut-il y avoir entre M. de Pardaillan et...

--Quel rapport? Écoutez le second couplet.

Et il reprit:

    De vingt tendrons mis en vente
    Le roi seul est l’acheteur;
    Pompadour est la marchande,
    Pardaillan le fournisseur.
    Changez de nom, Pardaillan,
    Car vous voilà _Paillardant_.

--C’est là une étrange calomnie! dit Charles. Le capitaine a pu être
pour moi injuste et cruel; mais une faute, une erreur peut-être,
n’entache pas toute une vie. Comment admettre chez lui des vices pareils
à ceux que vous lui supposez? il vient à peine de quitter son régiment
où il était estimé... et...

--Mais vous n’avez donc pas entendu mon second couplet? Je vais le
recommencer...

--Moi, je vous répète, monsieur, que je ne puis le croire.

--Allons, bon! au lieu de se battre avec lui, il va se battre pour lui,
et avec moi!

--Eh! monsieur!...

--A vos souhaits, jeune homme. Je ne refuse pas de faire plus ample
connaissance avec vous, mais n’embrouillons rien, je vous prie. Si nous
nous battons, et que je sois tué, vous n’aurez plus de témoin; puis,
entre nous, si c’est à moi que vous avez d’abord affaire, je vous
prêterai une autre épée, plus courtoise. Je ne me soucie pas de me
trouver en regard de ma colichemarde.

--Assez sur ce sujet, et trêve de railleries, je vous prie! répliqua
Doisy d’un ton brusque, et en se rencognant dans le fond du fiacre,
comme décidé à terminer là l’entretien.

--Non pas! dit le chevalier en se récriant; car d’un autre côté, si vous
vous battez avec le Paillardant, il peut d’un coup de broche vous
envoyer dans l’autre monde, ce qui serait très-désagréable pour moi.

--Comment, pour vous?

--Sans doute! Je ne veux pas que vous mouriez dans l’impénitence finale
et en regardant le fils de mon père comme un conteur de bourdes. Je
tiens à vous prouver ce que vingt autres pourraient vous attester avec
moi au besoin, c’est-à-dire que, à la Saint-Louis dernière, pour ne pas
remonter à plus de trois jours, le capitaine, en pleine galerie du
château, a présenté publiquement, à la marquise, une jeune provinciale,
une fille sauvage de la forêt de Compiègne, laquelle le roi avait déjà
remarquée dans une de ses chasses; que ledit Pardaillan, ami du père,
après avoir eu l’art de l’attirer chez lui avec sa fille, a grisé le
bonhomme, pour arriver plus facilement à ses fins; que la marquise, qui
aime mieux avoir vingt rivales sans importance qu’une seule capable de
l’inquiéter, ayant trouvé la petite fort jolie, mais d’apparence peu
redoutable, a voulu elle-même la présenter au roi, comme bouquet de
fête; qu’en effet, elle lui a, dès le lendemain de grand matin, facilité
une entrevue avec Sa Majesté; enfin, que le capitaine a accompagné
lui-même jusque dans le boudoir de la marquise la jolie victime, qui en
est sortie pâle, défaite, les yeux rouges, et portant au doigt un
brillant de la valeur de plus de trois mille écus! Ce que j’avance là,
ventre de biche! j’en suis sûr! moi-même je m’étais mis sur la piste de
la poulette, qui n’avait pas l’abord difficile, ma foi; j’ai failli
imprudemment chasser sur les réserves du roi; j’étais dans la grande
galerie lors de la première présentation; lors de la seconde, je me
trouvais de même dans l’antichambre de la marquise; le vicomte de
Charlieu, le colonel de Bar y étaient avec moi. Ce sont eux qui ont fait
le noël en question; bref, ce que j’ai dit, je l’ai vu, _de visu, testis
oculatus_! Savez-vous le latin, camarade?

--Et le nom de cette jeune fille, le nom de son père, monsieur? demanda
Charles d’une voix altérée et tremblante.

--Elle me l’a dit elle-même; Jean-Pierre, je crois.

--Dampierre?

--C’est ça! un lieutenant des chasses.

--Adèle? s’écria le jeune homme avec déchirement.

--Ah! il vous faut jusqu’au nom de baptême? Mais qu’avez-vous donc,
l’ami? demanda d’Annezay, s’interrompant en voyant l’altération subite
qu’avait éprouvée la figure de son compagnon.

--J’ai... j’ai..., répondit celui-ci en balbutiant, que je ne puis
croire encore...

Ébranlé par l’air de conviction du chevalier, mais ne pouvant
s’expliquer le séjour de mademoiselle Dampierre à Versailles, son
introduction chez la marquise; au souvenir de tant d’innocence se
débattant encore dans ses propres incertitudes, il allait ajouter: «Vous
avez rêvé ou vous avez menti!» lorsque le fiacre s’arrêta à l’Étoile de
Satory.

Le capitaine et son témoin étaient déjà sur le terrain.

Les préliminaires du duel ne furent pas longs; les deux adversaires ne
s’adressèrent point un mot, et les témoins n’eurent qu’à choisir la
place et à tirer au sort l’avantage de la position.

Après une lutte de quelques minutes, Charles Doisy fut atteint à
l’épaule, là même où était en train de se cicatriser sa blessure récente
du combat d’Hamelen.

--Botte de pied ferme, en _flanconade_... petit jeu! murmura d’Annezay.

Quoique la blessure fût sans gravité aucune, M. de Blangy, le témoin du
capitaine, s’interposa alors entre les combattants, et s’adressant au
jeune homme:

--Croyez-vous votre honneur satisfait, monsieur? lui dit-il.

--Oui, dit Charles, si M. de Pardaillan consent à répondre avec
franchise et loyauté à quelques-unes de mes questions.

Se tournant alors vers celui-ci:

--Est-il vrai, monsieur, que mademoiselle Dampierre soit venue
dernièrement à Versailles?

--Elle y était encore hier, répondit le capitaine.

--Est-il vrai qu’elle ait logé chez vous?

--Avec son père, oui.

--Est-il vrai que, sous votre seule protection, elle ait été conduite
chez madame la marquise de Pompadour?

Le capitaine fronça le sourcil, hésita à répondre, puis enfin:

--Ceci demanderait une explication que je ne puis donner en ce moment,
dit-il.

--Mais... vous ne niez pas le fait?

--Non.

--En garde! misérable! cria Charles en se ruant sur lui.

Au bout de quelques instants, M. de Pardaillan reçut l’épée de son
adversaire en pleine poitrine.

--Joli coupé dégagé, en tierce! dit d’Annezay, qui semblait assister là
comme le prévôt dans une salle d’armes, simplement pour juger les coups.

Cependant, lorsqu’il vit le capitaine rouler des yeux hagards,
chanceler, puis tomber à la renverse, en rendant le sang par la bouche,
il se précipita vers lui avec les autres pour lui prêter assistance.

Tout secours était inutile; il avait été frappé au cœur.

Charles allait s’éloigner, lorsque M. de Blangy s’avança vers lui:

--Monsieur, lui dit-il en plaçant une main sur sa poitrine, pour essayer
de maîtriser sa violente émotion, dans la prévision de ce qui pouvait,
de ce qui devait arriver, mon ami (et il jeta un regard douloureux vers
le cadavre), mon généreux ami, reprit-il, m’a chargé de vous faire
observer que, quoique nommé lieutenant de cavalerie, n’ayant pas encore
reçu votre brevet signé du roi, vous avez contrevenu aux lois
disciplinaires, qui ne vous reconnaissent pas encore le grade
d’officier. Il m’a fait promettre, monsieur, que je vous engagerais à
songer à votre sûreté, que je vous y aiderais même, si vous pensiez
avoir besoin de mes services.

--Ah! ventre de biche! fit d’Annezay, j’aurais dû deviner ça! Un
lieutenant en costume de maréchal des logis! Mais, bast! venez chez moi,
camarade; vous n’y serez relancé que par mes créanciers.

Il fit monter dans le fiacre le malheureux vainqueur, qui semblait
n’avoir plus la conscience de lui-même.

Écrasé par les événements de ce jour, Doisy, en rentrant dans le
logement de d’Annezay, tomba sur une chaise, tandis que celui-ci criait
à travers les escaliers:

--Garçon! un second bol de punch; c’est le camarade qui paye!




VII


L’asile offert par d’Annezay au malheureux meurtrier ne pouvait le
protéger longtemps. Non-seulement on y avait à craindre la visite des
créanciers, mais encore celle de tous les mauvais sujets de la ville,
qui, trois fois par semaine, le transformaient en un tripot de jeu.

Charles Doisy, réfléchissant bientôt sur le danger de sa situation,
s’était à son tour prudemment éloigné de Versailles, pour se rendre à
Glaignes auprès de son ami le meunier. Ne voulant pas l’abandonner avant
de l’avoir installé lui-même dans sa nouvelle retraite, le chevalier lui
fit escorte pendant la route, et jusqu’à la ferme des Brulard, où il ne
dédaigna pas de séjourner vingt-quatre heures.

C’est par lui, par lui seul, que Martine avait été si bien mise au
courant des prétendues aventures de mademoiselle Dampierre à Versailles.
Le chevalier lui avait même appris le terrible noël, témoignage rimé du
déshonneur de la pauvre Adèle, et que celle-ci avait entendu sortir avec
un si grand ravissement de la bouche de sa rivale.

Après le départ de d’Annezay, Brulard, ne croyant pas Charles Doisy
assez en sûreté dans sa ferme, lui ouvrait un refuge plus impénétrable
dans les caveaux Saint-Adrien, où le père Hubert, qu’on s’était vu forcé
de mettre dans la confidence, lui portait ses provisions chaque nuit.

Les choses en étaient là, et Charles n’avait plus d’autre habitation que
les souterrains de la vieille tour, et chacun faisait du mystère à la
ferme de Glaignes, lorsque la lettre au cachet noir arriva au château de
la Douye.

Par cette lettre, M. de Blangy, l’ami et le témoin du capitaine de
Pardaillan, instruisait M. Dampierre de l’issue fatale du duel de
l’Étoile de Satory, et le priait de recueillir les papiers du défunt et
de mettre ordre à ses affaires, le frère de M. de Pardaillan, alors en
voyage, n’ayant laissé à personne le secret de la route tenue par lui.

Dans le secrétaire du capitaine, M. Dampierre trouva un testament
olographe remontant à un mois de date et par lequel celui-ci laissait
une part de ses biens à Charles Doisy.

Maintenant, revenons à la montagne Saint-Adrien, au moment où un cri
lamentable parti d’entre les ruines de la chapelle vint interrompre
Charles et Martine au milieu de leurs embrassements.

La fille Brulard s’était épouvantée d’abord. Rendue à son sang-froid
habituel, elle se hâta d’éteindre la lanterne dont la clarté pouvait la
trahir, et de retenir d’une main vigoureuse le jeune militaire dont le
premier mouvement avait été de s’élancer vers l’endroit d’où ce cri
s’était fait entendre.

Après avoir habitué leurs yeux à l’obscurité presque totale qui les
entourait, ils crurent voir un homme chargé d’un fardeau s’éloigner à
grands pas à travers les sentiers, creusés en ravins, qui conduisaient
vers Béthizy. Peut-être ne l’eussent-ils pas reconnu, malgré sa
conformation singulière et ses dandinements de tête en façon de battant
d’horloge, si le chien de la ferme, venu à la suite de Martine, ne
s’était mis à le suivre en sautant et gambadant autour de lui.

--Voilà mes deux compagnons de route, l’homme et le chien, qui me
faussent compagnie, dit Martine. Oui, c’est le père Hubert... bien
sûr... qui se sauve en traînant je ne sais quoi. C’est lui sans doute
qui vient de pousser ce cri de Mélusine qui m’a tant fait peur. Je ne
sais vraiment de quelle mouche le vieux sorcier a été piqué aujourd’hui,
mais il a d’abord semblé faire les plus grandes difficultés pour me
laisser venir ici cette nuit avec lui; puis, à mi-route, il a disparu
tout à coup, et je ne l’ai plus revu. Sans autre protecteur que Pyrame,
il m’a fallu arriver jusqu’à toi, mon Charlot, et non sans peine et non
sans peur, je t’assure; mais j’y tenais, je me l’étais mis en tête. Je
voulais t’annoncer moi-même notre grande victoire. Oui, mon officier,
j’ai tout dit ce matin à mon père, en lui cachant, bien entendu, ce
qu’il fallait lui cacher; mais je lui ai dit que tu m’aimes et que tu ne
désires rien tant que de m’épouser. Ai-je menti, hein? Il m’a d’abord
jeté au nez des si, des mais, disant que tu n’as pas le sou; par
bonheur, ma mère s’est mise de mon bord, et il consent enfin! Eh bien,
M. le lieutenant, cela valait-il la peine de venir moi-même? Que ton
affaire s’arrange là-bas, à Versailles, et en avant l’église! nous
serons mari et femme!

Charles se trouva heureux alors que Martine eût éteint la lanterne; elle
ne put voir sur ses traits l’impression qu’il reçut à l’annonce de cette
grande nouvelle dont la fille Brulard avait, dans la journée, failli
faire la confidence à mademoiselle Dampierre elle-même.

De son côté, reculant devant l’idée de trahir ouvertement le secret de
ses maîtres, le Vieux Rouisseur, lorsque Adèle s’était présentée devant
son routoir, avait cependant conçu le projet de l’éclairer, mais sans se
compromettre.

Pris d’un tendre intérêt pour elle et pour le fugitif, n’estimant
Martine qu’à sa propre valeur, ayant entrevu, avec cette sagacité
rustique qu’il mettait si souvent à contribution dans son état de
sorcier, que Charles, qui parlait mariage aujourd’hui, ne l’avait fait
que dans une idée de dépit jaloux contre mademoiselle Dampierre, il
avait espéré pouvoir réunir les deux jeunes gens dans une rencontre
nocturne sur la montagne.

Une explication entre eux devait, selon lui, bien changer les
physionomies au moulin de Glaignes, comme au château de la Douye.

Par la présence de Martine, les choses s’étaient passées bien autrement
qu’il n’avait pu le prévoir.

Après avoir tenté vainement de paralyser lui-même son œuvre, en se
plaçant sur le chemin de la jeune fille et en l’engageant à retourner
sur ses pas, il n’était arrivé à la chapelle de Sainte-Geneviève que
pour recevoir Adèle dans ses bras et la rapporter chez elle à moitié
inanimée.

Pendant quelques jours, la pauvre enfant se débattit encore sous les
redoublements de la fièvre, mais d’heure en heure la maladie poursuivait
ses ravages; la maladie de l’âme plutôt que celle du corps; car elle ne
mourait point sous l’influence d’une de ces désorganisations dont la
médecine peut assigner la cause physique; elle mourait d’une déception
du cœur, elle mourait d’une parole d’amour adressée à une autre.

Depuis qu’elle s’était mise au lit, elle n’avait pas articulé un mot; à
peine si elle avait ouvert les yeux dans la crainte qu’on y pût lire sa
pensée, sa pensée incurable.

A son père, accouru en toute hâte de Versailles et qui se tenait sans
cesse à son chevet, elle souriait parfois; mais, quoi qu’il fît, il n’en
pouvait obtenir une parole ni même un geste, ce qui le plongeait dans le
désespoir; car cette immobilité, ce silence, n’était-ce pas déjà l’image
d’une mort anticipée?

Un matin, Adèle se redressa d’elle-même sur son oreiller et demanda
qu’on lui apportât son portrait.

Quand il fut placé devant elle, ses yeux, en le contemplant, reprirent
un éclat inaccoutumé, et elle pria Mariotte de lui arranger et de lui
lisser ses cheveux. La pauvre malade voulait se refaire belle.

Elle avait parlé, elle s’était mouvée, le soin de sa personne, le goût
de la toilette étaient revenus, et ce changement inattendu remplissait
de surprise et de joie ceux-là qui l’entouraient, son père, sa vieille
servante et jusqu’au médecin, qui voyait dans cette crise des pronostics
du plus favorable augure.

Le peintre avait naguère essayé de composer une image ressemblant au
modèle, et il avait réussi; aujourd’hui le modèle voulait ressembler au
portrait, et la réussite était bien plus difficile.

La vivacité des couleurs et la beauté des formes créées par l’artiste,
ont une durée que Dieu lui-même n’a pas su donner à son plus parfait
ouvrage. Les nuances roses et carminées, vivantes encore sur la toile,
n’existaient plus sur le visage de la jeune fille. Peu de jours avaient
suffi pour effacer cette brillante palette que la jeunesse et la beauté
elles-mêmes ne possèdent pas toujours, et qui ne se ravive que sous la
protection des deux anges gardiens du corps et de l’âme, la santé et le
bonheur.

Les traits amaigris d’Adèle, ses lèvres décolorées, son teint crayeux
n’étaient plus que le pâle simulacre de ce qu’ils avaient été autrefois.
Cependant, elle voulait se ressembler encore, et quand Mariotte eut
convenablement disposé ses cheveux, dont les reflets dorés semblaient
encore s’être ternis comme le reste, quand elle l’eut parée de son mieux
et telle à peu près que le peintre l’avait représentée, la malade pria
qu’on allât cueillir des bluets pour lui en tresser une couronne.

Dès qu’elle l’eut entre les mains, elle la contempla silencieusement
pendant quelques instants; puis, ses yeux s’humectèrent. Elle-même se la
plaça sur la tête, et elle demanda un miroir.

La vieille servante allait obéir, mais d’un geste M. Dampierre la
retint.

--Vous avez raison, dit Adèle en accompagnant ces paroles adressées à
son père d’un de ses ineffables sourires: à quoi bon! cette image seule
a gardé des traces de moi-même.

Puis, après une nouvelle contemplation:

--Enlevez ce portrait, dit-elle; il me fait mal.

Soit que déjà sa vue se fût altérée, ou qu’elle eût fait un prisme
menteur de ses larmes, sur la toile, peinte par Doisy, elle avait cru
voir la couronne de bluets se changer en une couronne de roses blanches.
Son portrait alors ressemblait à ce spectre d’elle-même qui lui était
apparu chez madame de Pompadour.

--Nous nous ressemblons enfin! avait-elle murmuré... Mais, ce n’est plus
à moi, ni à lui que je dois songer, c’est à Dieu, à Dieu seul!

Sortant de son sein un médaillon qui ne l’avait jamais quittée, car il
renfermait des cheveux de sa mère, elle l’ouvrit et en retira un petit
fétu de paille qu’elle jeta loin d’elle, en détournant les yeux.

Ensuite, elle baisa la mèche de cheveux:

--Console-toi, bonne mère, dit-elle, nous allons nous revoir, puisque...
puisque je vais mourir...

--Non, non, tu ne mourras pas! s’écria son père en sanglotant.

Et il tomba à genoux près d’elle, prit ses mains dans les siennes et les
baigna de larmes.

--Chut! entendez-vous, reprit Adèle en écoutant attentivement un bruit
qui venait du dehors: entendez-vous les cloches?

En effet, un son de cloches se faisait entendre.

--Ce sont celles du Prieur maudit, sans doute? Elles sonnent pour moi
comme elles ont sonné pour ma mère, reprit-elle.

--Calme-toi; non, ce n’est pas la mort de mon enfant qu’elles annoncent,
dit M. Dampierre. Ces cloches sont celles de l’église.

--Comme elles sonnent longtemps et à grand bruit! Qu’annoncent-elles
donc?

Cette fois ce fut Mariotte qui fit un signe au père. Il se tut.

--Je devine! dit Adèle. Un mariage!...

Elle retomba sur son oreiller, plus pâle que de sa précédente pâleur...

--Mon père, murmura-t-elle, faites venir un prêtre... mon confesseur...
Ayez hâte... bientôt il ne serait plus temps!

M. Dampierre et Mariotte, tous deux agenouillés près du lit, tous deux
le visage en larmes, échangèrent entre eux un regard abattu; mais aucun
ne fit un mouvement, semblables par leur attitude, leur mutisme et leur
immobilité, à ces statues de pierre ou de marbre qui prient et pleurent
sur les marches des mausolées.

--Faites venir un prêtre! répéta la mourante avec une sorte d’impatience
désespérée, un prêtre!... hâtez-vous!...

Puis, après un moment de silence:

--Mais non, vous avez raison encore, ajouta-t-elle d’une voix presque
éteinte; il ne pourrait venir en ce moment. Mon Dieu! à cause de _lui_,
je ne reverrai donc pas ma mère! à cause de _lui_, dois-je donc renoncer
même à mon salut éternel?

Mariotte sortit.

Un long temps s’écoula avant qu’elle fût de retour; mais elle ne revint
pas seule.

Le curé de Béthizy l’accompagnait.

De cette même main qui venait de bénir l’union de Charles et de Martine,
le bon prêtre ferma les yeux d’Adèle.

                   *       *       *       *       *

--Parbleu! vous choisissez bien votre instant pour me conter des
histoires pareilles! Par les temps de pluie, je suis sensible en diable!
me dit mon ami.

Car il ne faut pas oublier que c’est au beau milieu de la forêt de Marly
et sous l’abri d’une hutte de bûcherons, que je prenais plaisir à me
remémorer ce petit drame de famille, n’ayant pour auditeur et
interlocuteur que mon philosophe botaniste, dont j’ai eu soin toutefois,
dans l’intérêt du récit, de supprimer les fréquentes interruptions.

--Mais, permettez..., me dit-il; les romanciers ont eu de tout temps le
droit irrécusable de n’avoir pas le sens commun, et c’est un glorieux
privilége qu’ils exploitent encore amplement aujourd’hui; cependant
quand on affiche la prétention de conter des histoires vraies, on doit,
avant tout, se mettre en garde contre l’objection. Comment votre Charles
Doisy, dont je me soucie fort peu, du reste, a-t-il pu se marier
lorsqu’il avait encore suspendu sur sa tête l’un de ces articles du code
militaire qui ne contiennent rien moins que douze balles de plomb?

--Madame de Pompadour, qui l’avait tout à fait pris sous sa protection,
lui répondis-je, venait de lui faire parvenir sa grâce, en
l’accompagnant d’un riche cadeau pour sa future qu’elle ne doutait pas
devoir être cette blonde jeune fille à laquelle elle s’était si vivement
intéressée. Charles profita de l’amnistie; Martine du présent de noces,
consentant facilement, malgré ses principes sévères de vertu, à devenir
l’obligée de _la Pompadour_.

A quelque temps de là, Charles demanda audience à la favorite, pour la
remercier de l’avoir dispensé de paraître devant un conseil de guerre.
Il ignorait complétement qu’elle eût fait autre chose pour lui. Ce fut
alors, et par la marquise elle-même, qu’il apprit par quels moyens et
par quelles instances persévérantes Adèle et M. de Pardaillan étaient
parvenus à lui faire accorder ce brevet, qu’il croyait n’avoir dû qu’à
son propre mérite.

Il sortit de cette entrevue bouleversé, à moitié fou; le même jour, il
alla trouver M. de Blangy, se fit tout raconter en détail par lui, et,
le lendemain, il donna sa démission d’officier de cavalerie. Quant au
testament, il va sans dire qu’il n’en voulut pas entendre parler.

--A la bonne heure; ceci me raccommode un peu avec lui.

--Cette démission, vous le pensez bien, déconcerta fort toutes les
vanités des Brulard, père, mère et fille, et ne laissa pas que de
changer en lune rousse la lune de miel du nouveau ménage. Mais Charles
avait au fond du cœur d’autres chagrins plus poignants que ceux que
pouvait lui faire subir sa femme. Ses chagrins ressemblaient à des
remords. Ce vieillard, cette jeune fille, qui s’étaient avec tant de
dévouement réunis dans une seule et même pensée, pour son avancement,
pour sa fortune, comme pour son bonheur, il les avait tués tous deux;
tous deux il les avait frappés au cœur.

Parfois, se dérobant aux ennuis du foyer domestique, il venait évoquer
le souvenir d’Adèle auprès de sa nièce, ma grand’mère. C’est à lui que
celle-ci avait dû les principaux détails de cette histoire, détails sur
lesquels il ne craignait pas de revenir sans cesse, comme acte
d’expiation. Ma grand’mère était la seule à qui il osât en parler,
toutefois en arrière de sa femme, dont il redoutait les emportements.

--Vécut-il longtemps ainsi?

--Oui, il parvint à un âge très-avancé.

--Et votre grand’tante, m’avez-vous dit, était morte à seize ans! Vive
Dieu! je serais curieux de savoir, s’écria mon voyageur, quelle figure
feront nos deux amoureux en se rencontrant dans la vallée de Josaphat.


FIN.




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ESCLAVE DU PACHA, SUIVI DE HISTOIRE DE MA GRAND'TANTE ***


    

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