Lettre à l'Empereur Alexandre sur la traite des noirs

By William Wilberforce

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des noirs, by William Wilberforce

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Title: Lettre à l'Empereur Alexandre sur la traite des noirs

Author: William Wilberforce

Release Date: January 11, 2004 [EBook #10683]

Language: French

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LETTRE

À

L'EMPEREUR ALEXANDRE

SUR

LA TRAITE DES NOIRS;

PAR

WILLIAM WILBERFORCE,

MEMBRE DU PARLEMENT BRITANNIQUE.





SIRE!

Lorsque Votre Majesté apposait son nom à la mémorable déclaration
promulguée, au sujet de la Traite des Noirs, par les Souverains assemblés
au Congrès de Vienne, ce n'était pas pour se conformer à des actes
diplomatiques que commandaient les circonstances: elle croyait, j'en suis
convaincu, remplir un devoir solennel et sacré, dicté par les motifs les
plus puissans de la morale et de la religion. Ce n'était point, j'en ai
l'intime conviction, un vain mot dans la bouche de Votre Majesté,
lorsqu'elle déclarait, de concert avec ses Puissans Alliés, s'acquitter
d'un devoir pressant et impérieux. Cette conviction, je la tire de
l'assurance gracieuse que daigna me donner Votre Majesté, lors de son
séjour dans ce pays, de son zèle pour la grande cause de l'Abolition du
Commerce des Esclaves; je la tire, surtout, de son respect pour les lois
de Dieu et pour l'espèce humaine. Quoi qu'il en soit, des sentimens qui
ont pu diriger quelques-uns des signataires de cette fameuse déclaration,
Votre Majesté se rappellera qu'une sentence solennelle de condamnation
fut, alors, unanimement prononcée contre ce système cruel et abominable
qui, sous le nom de Traite des Noirs, a long-temps désolé le continent
africain, et qui, sans parler des horreurs qu'il a entraînées à sa suite,
a contribué, avec un si déplorable succès, à perpétuer l'ignorance
et la barbarie de près d'un tiers du globe habitable.

Votre Majesté se rappellera également que la sentence prononcée à Vienne,
fut prononcée de nouveau et confirmée à Aix-la-Chapelle. Plus d'une fois,
sans doute, les regards de Votre Majesté se sont reportés, avec une bien
douce satisfaction, vers cette partie des opérations du Congrès, comme
vers l'une de ces circonstances si rares, mais si chères au coeur d'un
Monarque chrétien, où l'autorité souveraine se voit investie du doux
pouvoir de satisfaire et de surpasser, même, les voeux de la plus ardente
et de la plus exigeante philanthropie. Dans la pensée que vous aviez
complété la somme de bienfaits que vous étiez appelé à répandre sur
l'Afrique, vous avez cru que vous pouviez enfin détourner vos regards de
cette partie du monde, et reporter votre attention vers de nouveaux champs
de bienfaisance et d'humanité. Votre Majesté s'attend que les rapports qui
lui parviendront de l'Afrique, lui apporteront la consolante nouvelle que
ses nobles efforts ont été couronnés de succès, et que les bienfaits semés
par ses mains généreuses sur ces malheureux rivages, ont produit une
moisson abondante et fortunée, dans l'intérêt de la civilisation et de la
félicité sociale.

Hélas! pourquoi faut-il que je dissipe ces honorables illusions d'un
Monarque philanthrope! Pourquoi faut-il que, par un pénible récit,
j'afflige son coeur paternel! Sire! Préparez vous à apprendre que toutes
les abominables horreurs dont l'Afrique avait été, si long-temps, le
sanglant théâtre, et auxquelles vous avez cru avoir mis fin pour toujours,
se renouvellent, aujourd'hui, avec plus de fureur et d'activité que
jamais. Dans le récit que vous allez entendre, l'étonnement se joindra à
l'horreur.

Et quel plus juste sujet d'étonnement que celui que nous offre la conduite
de certains gouvernemens européens? Et en effet, si l'on pouvait craindre
que quelque gouvernement persistât à jeter un regard avide sur les
coupables gains de la Traite des Noirs, les craintes devaient
naturellement se porter sur ceux dont les sujets, depuis long-temps
engagés dans ce commerce homicide, auraient pu essayer de reculer l'époque
de son abolition, afin de mettre ordre à leurs affaires, et de
s'indemniser des pertes qu'allait leur causer cette grande mesure. On
pouvait encore appréhender les peuples qu'une longue habitude de cet
infâme commerce avait pu rendre insensibles aux horreurs qui
l'accompagnent, ou ceux à qui leurs habitudes commerciales pouvaient avoir
appris à ne juger d'un acte de spéculation, que sur les gains ou les
pertes qui en résultent. Mais Votre Majesté ne pouvait s'attendre que des
gouvernemens qui, jusqu'alors, étaient restés étrangers à la Traite,
fermeraient les yeux sur les tentatives criminelles faites, à cet égard,
pour la première fois, par leurs sujets respectifs. Aujourd'hui, surtout,
que l'horreur et les cruautés de ce commerce ont été dénoncées au monde,
pouvait-on s'attendre à y voir tremper une nation justement orgueilleuse
de la générosité qui fait le signe distinctif de son caractère national?

Quelque pénible que soit cette assertion, elle n'est, malheureusement, que
trop fondée. Nos regards vont encore être affligés et nos coeurs
contristés, de nouveau, par le spectacle des fraudes et des barbaries dont
nous croyions avoir vu, pour jamais l'humanité affranchie.

Il n'est pas nécessaire de mettre, de nouveau, sous les yeux de Votre
Majesté, le détail de toutes les horreurs comprises dans ce seul mot de
Traite des Noirs. Plût à Dieu que je pusse épargner à Votre Majesté la
répétition pénible de ces horribles récits! Sans doute, ces détails, une
fois imprimés dans la mémoire de l'homme sensible, ne peuvent plus s'en
effacer; et ai je ne considérais ici que ce qui a rapport à Votre Majesté,
je me contenterais De lui dire que toutes les anciennes abominations dont
elle a déjà eu connaissance, n'ont subi aucune diminution, et, tout au
contraire, se reproduisent avec une nouvelle violence, et avec des
effets plus funestes que jamais.

Mais ce serait se tromper étrangement que de croire que le véritable
caractère de la Traite et ses suites inévitables, sont universellement
appréciés. Les débats mémorables qui se sont élevés, au sujet de la
Traite, dans la Grande-Bretagne, les ouvrages lumineux qui ont été publiés
sur ce sujet, ont rendu cette grande cause familière à tous les habitans
des îles Britanniques; mais, sur le continent, et spécialement chez les
nations auxquelles nous avons fait allusion plus haut, on ne saurait en
dire autant. Dans ces pays, les particularités relatives au commerce
homicide des esclaves, sont inconnues même aux classes éclairées et aux
individus les plus remarquables par leurs talens, leur influence et leurs
lumières. L'ignorance où l'on est encore sur cette grande question dans
ces pays, peut seule faire excuser l'indifférence avec laquelle on
l'envisage. Il faut donc revenir, de nouveau, sur les détails de ce
pénible sujet. C'est ce que je vais faire d'une manière briève et
sommaire. Il faut que, désormais, à tort ou à raison, nul ne puisse plus
arguer du motif d'ignorance. Il faut que ce motif ne puisse plus être
apporté pour excuse par ces hommes qui, engagés dans de coupables
spéculations, ou intéressés à protéger les spéculations des autres et à
servir leurs criminels projets, n'ont pas honte de se livrer à un commerce
affreux qui déshonore le pays qui le tolère. S'ils continuent à se rendre
criminels, ce sera, du moins, avec connaissance de cause, et l'histoire
consignera leurs crimes dans ses pages inexorables.

Sans doute, c'est un avantage pour la Grande-Bretagne, que, parmi tous
ceux de ses habitans qui ont pu entendre parler de la Traite, il n'en est
pas un qui ignore la véritable nature de ce barbare commerce. Tous les
subterfuges, tous les palliatifs, tous les mensonges ténébreux sous
lesquels on avait voulu voiler ou défigurer les faits, ont été dissipés,
et aujourd'hui ces faits sont établis d'une manière indéniable.

Mais, avant même que d'irrécusables témoignages fussent venus les appuyer
de tout le poids de la plus complète évidence, il n'y avait, parmi nous,
aucun esprit de bonne foi qui doutât de la vérité de ces faits. Il n'était
pas nécessaire de dépositions légales, pour prouver les effets naturels et
inévitables d'un commerce de chair humaine, particulièrement dans un pays,
comme l'Afrique, divisé en un grand nombre de petites souverainetés, et
plongé encore dans les ténèbres de l'ignorance et de la barbarie.
Supposons qu'il existe un pays où des hommes, des femmes et des enfans
sont échangés, non seulement contre les choses nécessaires à la vie, ou
contre des objets de peu de valeur, mais encore contre des liqueurs
spiritueuses, contre de la poudre et des armes à feu; tenez pour certain
que ce pays doit être en proie à toute espèce de crimes, de pillages, de
fraudes et de violence. Le chef d'une peuplade attaquera et ravagera le
territoire du chef voisin. S'il se trouve trop faible pour attaquer ses
voisins, sa fureur et son avidité retomberont sur les sujets placés sous
sa garde et à l'abri de sa protection. Mais ces effets homicides et
destructeurs ne se borneront point aux chefs: on verra se reproduire dans
chaque individu les passions, les désirs coupables et la méchanceté de la
nature humaine. Le résultat est inévitable et facile à deviner. La
méfiance partout; la sécurité nulle part; l'homme redoute un ennemi dans
l'homme; le plus fort dévore le plus faible, et bientôt la société ne
présente plus qu'une vaste scène ou règnent l'anarchie, le brigandage et
la terreur.

Les preuves et les faits viennent, en foule, confirmer ces données fondées
sur la connaissance de la nature humaine, il a été établi, par
d'irrécusables témoignages, que ce détestable commerce a fondé ses
principales ressources dans les guerres ou excitées par les Européens, ou
entreprises par les naturels du pays, à l'effet de faire des esclaves. Ces
guerres ne manquent pas d'enfanter des représailles. De là d'interminables
dissentions; de là un esprit d'hostilité et de vengeance, transmis entre
les chefs, de génération en génération. En outre, il est prouvé que les
esclaves qu'on se procure sont le résultat de déprédations exécutées par
les petits souverains contre leurs propres sujets, lorsqu'ils sont trop
faibles ou trop lâches pour attaquer leurs voisins: quelquefois ils
saisissent indifféremment les premiers venus, qu'ils réduisent en
esclavage; d'autrefois, on met, pendant la nuit, le feu à un village, et
lorsque les habitans effrayés et à demi nuds s'arrachent de leurs toits
embrasés, c'est alors qu'on les saisit et qu'on leur donne des fers.

La Traite est entretenue par des déprédations et des brigandages de toute
espèce, depuis la troupe plus ou moins nombreuse qui attaque un village
sans défense, ou une famille désarmée, jusqu'à l'individu qui se cache
dans quelqu'endroit écarté, pour attendre, comme un tigre fait sa proie,
une femme ou un enfant que le hasard aura conduit vers lui et dont il fera
son esclave. Ce qui alimente surtout la Traite, c'est le _Panyar_.
Cet acte devenu si fréquent, qu'on a été obligé de le désigner par un nom
spécial, consiste à enlever des Noirs de toute tribu, de tout rang, de
toute profession, de tout sexe et de tout âge, sans aucune distinction.
Ces actes abominables sont, pour l'ordinaire, exécutés par les marchands
noirs qui voyagent dans l'intérieur de l'Afrique pour le service des
Européens; quelquefois par les capitaines et matelots européens eux-mêmes.
L'arrivée d'un navire négrier sur la côte, est le signal immédiat de toute
espèce de fraude et de rapine. Ainsi, ce n'est pas seulement de tribu à
tribu, de village à village que règnent la méfiance et la terreur. Il
n'arrive que trop souvent que, dans un accès d'emportement, de colère ou
de jalousie, un mari vend sa femme, un père ses enfans, un maître ses
domestiques; c'est vainement qu'ils font ensuite des voeux pour recouvrer
ces êtres chéris.

Enfin, la Traite trouve aussi une ressource abondante dans la corruption
de la justice pénale, l'esclavage étant la punition de presque tous les
délits, et même des fautes les plus légères. Plus souvent c'est la
punition de crimes imaginaires, tels que la magie, l'accusation de magie
servant de prétexte ordinaire pour réduire un homme en esclavage, et,
quelquefois même, pour faire partager le même sort à toute sa famille.

Il est aisé de concevoir la condition déplorable à laquelle tant
d'atrocités ont dû, nécessairement, réduire tous les pays de l'Afrique qui
bordent l'océan. Le manque absolu de toute sécurité individuelle, de toute
confiance mutuelle, de tout bonheur domestique; le développement des
passions les plus viles du coeur humain, la méchanceté, la fourberie, la
cruauté, la haine, la vengeance, en ont été les résultats naturels. Ce
n'est pas tout. Il est prouvé, d'une manière incontestable, que les
institutions religieuses et civiles de l'Afrique ont été graduellement
perverties et façonnées à l'usage de la Traite, de manière à fournir
incessamment de victimes humaines les marchés d'esclaves. Les
superstitions du pays, qui avaient souvent cédé à la faible lumière du
mahométisme, loin d'être discréditées et combattues par les marchands
négriers d'Europe, ont été entretenues avec soin, et ont fourni une source
abondante à la Traite. L'administration de la justice a éprouvé les mêmes
atteintes et a subi la même influence. Les historiens nous apprennent que
les lois criminelles de l'Afrique étaient extrêmement douces; mais,
insensiblement, tous les délits, mêmes les plus légers, ont été punis de
l'esclavage: le juge a sa part de la vente du condamné: le créancier,
faute de payement a le droit de vendre comme esclave son débiteur: s'il ne
peut s'emparer de sa personne, il vend l'un de ses parens; à défaut de
parens, il s'empare d'un habitant de la même ville, ou de la même nation
que son débiteur, et le vend comme esclave.

En outre, les capitaines des navires négriers confient des marchandises à
des facteurs Noirs qui les transportent dans l'intérieur des terres, et
qui doivent revenir avec un nombre déterminé d'esclaves. Cependant ils ont
soin de se faire remettre par le facteur, plusieurs de ses enfans, ou
d'autres membres de sa famille, qui doivent répondre pour la valeur des
marchandises confiées. Cela s'appelle des gages, en langue africaine
_Pawns_. Alors les facteurs commencent leur tournée, pour exécuter
les termes du contrat. Mais il arrive souvent qu'ils sont frustrés dans
leur attente, et que le pays sur lequel ils comptaient pour se fournir
d'esclaves, trompe les espérances qu'ils avaient conçues. Cependant le
capitaine négrier devient pressant, le navire est prêt à mettre à la
voile; d'une manière ou d'une autre, il faut que le malheureux fournisse
le nombre d'esclaves qu'il est convenu de fournir, s'il ne veut voir ses
parens emmenés en esclavage. Ainsi, grâce à l'influence coupable de la
Traite, les affections domestiques et sociales, les liens même du sang et
tous les sentimens les plus chers à la nature, deviennent des stimulans au
brigandage et à la déprédation. Ainsi l'amour des parens, cette colonne de
l'édifice social, sur laquelle sont fondés la sécurité et le bonheur de la
grande famille des hommes, la Traite le change en instrument de cruauté et
d'oppression. Tels sont les faits particuliers relatifs au fléau de la
Traite. C'est dans l'histoire des Indes Occidentales par Mr. Bryan
Edwards, qu'il faut lire le tableau général de la Traite, dans toute sa
hideuse horreur. Quoique planteur et partisan de la Traite, il a eu la
franchise de convenir, que, grâce à ce fléau, une grande partie du
continent africain n'est qu'un vaste champ de carnage et de désolation,
un désert où les habitans s'entre-dévorent comme des bêtes féroces, un
théâtre de trahison, de fraude, d'oppression et de sang. C'est ainsi que
la Traite a été appelée par l'un des premiers hommes d'Etat de la
Grande-Bretagne, "le plus grand fléau qui ait jamais affligé la race
humaine." Cependant nous pourrions en dire davantage encore que nous n'en
avons dit.

Après cette longue énumération d'horreurs et de crimes, on doit supposer
que nous en avons épuisé la liste; mais il nous reste à mentionner le plus
grand de tous ces maux, parce qu'il est la source de tous les autres. A
quelque degré d'horreur que s'élèvent tant d'atrocités, quelle que soit
l'étendue de leurs ravages, si l'on pouvait du moins prévoir un terme à
tant de maux, quelque reculé que fût ce terme, ce serait un motif de
consolation. Ah! si, du moins, on pouvait espérer que les principes et les
moeurs d'Europe pussent pénétrer dans l'Afrique à la faveur des
communications de la population africaine avec les nations européennes; si
l'on pouvait espérer de voir un jour l'influence de la civilisation et,
surtout, la bienfaisante lumière du christianisme, briller dans ces
régions couvertes des ténèbres de l'ignorance; si l'ordre et les lois,
marchant à la suite des lumières et de la religion, pouvaient remplacer,
sur ces tristes rivages, le brigandage et la terreur! Mais hélas! c'est là
l'un des caractères les plus déplorables de cette Traite si féconde en
calamités, qu'elle se suffit à elle-même pour se perpétuer d'une
génération à l'autre, et qu'elle trouve dans sa domination présente le
gage de sa domination future. C'est à l'abri des lois que grandit la
civilisation. Là où la sécurité n'existe ni pour les personnes, ni pour
les propriétés, il n'y a point de civilisation possible. Mais l'Afrique,
qu'est-ce autre chose qu'un vaste théâtre de trahison, de terreur et
d'anarchie? Cet horrible système de crime et de brigandage, que, par un
déplorable abus des mots, on a osé appeler un commerce, maintient, dans un
état permanent d'inquiétudes et d'alarmes, le pays où il exerce sa
coupable influence. Ce n'est que dans la partie des côtes, le long des
rivages de l'océan, que l'enfant de l'Afrique peut communiquer avec les
peuples plus avancés que lui dans la carrière de la civilisation: c'est là
précisément que la Traite a établi son trône sanglant; c'est là qu'elle a
élevé un mur d'airain pour intercepter tous les progrès de l'esprit
humain, tous les rayons de la morale et de la religion. C'est ainsi
qu'elle a mis un embargo sur la civilisation africaine, et a relégué ce
vaste continent dans une prison de dégradation et d'ignorance.

De là un phénomène étrange et qui ne s'était point encore présenté dans
les annales du genre humain. Nous y verrons peut-être la plus forte
preuve des effets dévastateurs de ce commerce homicide. Si nous suivons,
avec attention, les progrès du genre humain s'élevant d'un état
d'ignorance et de barbarie à un état de lumière et de civilisation, nous
trouverons, et cette observation est générale, nous trouverons que c'est
sur les bords des rivières, et sur les côtes de la mer, qui, par leur
position géographique, offraient plus de moyens de contact avec les
étrangers, que la civilisation a poussé ses premières racines. Ainsi,
l'ordre civil, la science sociale, l'agriculture, l'industrie, les
sciences et les arts, ont fleuri, d'abord, sur les côtes, et c'est de là
que les connaissances et les lumières se sont répandues dans l'intérieur.
Malheureusement, le contraire a eu lieu à l'égard de l'Afrique. Là, les
habitans des côtes, qui, depuis long-temps, communiquent avec les nations
les plus policées de l'Europe, sont dans un état complet d'ignorance et de
barbarie. Il est vrai qu'ils consomment les articles de nos manufactures;
mais c'est là tout l'avantage qu'ils ont retiré de notre commerce: nous ne
leur avons communiqué d'autre connaissance que celle de nos crimes. Au
contraire, les habitans de l'intérieur des terres, n'ayant jamais vu le
visage d'aucun Européen, sont beaucoup plus avancés dans tout ce qui
concerne l'ordre public, la sécurité personnelle, le bonheur et les
avantages de la vie sociale.

Ce n'est pas que la Traite n'ait étendu dans l'intérieur de l'Afrique sa
funeste influence; ce n'est pas qu'elle n'y ait inoculé ce génie de la
destruction et de la barbarie qui fait son caractère distinctif et qui la
range parmi les plus épouvantables fléaux qui aient jamais désolé le
monde. Mais, c'est surtout sur les côtes que la Traite a développé toute
la puissance de sa criminelle énergie. Là, tous les pays soumis à sa
fatale domination n'offrent plus qu'un vaste théâtre d'anarchie d'où la
sécurité est à jamais bannie. Bien loin d'avoir importé chez les
malheureux Africains des côtes, les progrès et les arts de la
civilisation, la Traite ne leur a communiqué que nos vices. Elle les a,
pour ainsi dire, scellés de son sceau et condamnés à une condition
incurable de barbarie et d'ignorance. C'est là surtout, comme nous n'avons
jamais cessé de le proclamer, c'est là, de toutes les conséquences de la
Traite, la plus importante et la plus grave. Au jour du jugement, n'en
doutons pas, le Suprême Arbitre du monde fera rendre un compte sévère et
rigoureux à ces coupables Européens qui n'ont fait servir la civilisation
et les lumières qu'à avilir et à démoraliser l'homme, ce sublime ouvrage
du Créateur.

Nous croyons que l'Afrique a épuisé enfin la coupe des douleurs: une coupe
mille fois plus amère encore est préparée pour les malheureux Africains
que les navires de l'Europe entraînent loin de cette terre de malédiction.
Je veux parler des souffrances et des horreurs sans nombre, qui marquent
le passage d'Afrique aux Indes Occidentales. Tel est le nombre de ces
souffrances multipliées, telle est leur nature humiliante et déchirante,
tout ensemble, que la première fois où le regard du public pût pénétrer
dans l'intérieur de ces prisons flottantes, une incrédulité générale se
manifesta: on ne pouvait croire que l'humanité pût supporter tant de
douleurs horribles. Il semble, en effet, que le génie du crime ait épuisé
son épouvantable science, pour trouver les moyens d'entasser le plus
d'hommes possibles, dans l'espace le plus resserré.

Figurez-vous un navire rempli, dans toute son étendue, de malheureux
Africains qui montent dans un navire pour la première fois; les hommes, et
ce sont eux qui composent la majeure partie de la cargaison, attachés deux
à deux, les fers aux pieds, pour la sûreté de l'équipage; ces deux hommes,
fréquemment différant de nation et de langage; et, pour surcroît de
précaution, des chaînes ajoutées aux fers de ces infortunés, lorsqu'on les
amène, un moment, respirer sur le pont; qu'on se représente le pont du
navire, la cale, et les étages intermédiaires pratiqués en plate-formes,
complètement couverts de corps humains; ces malheureux, se touchant l'un
l'autre, incapables de changer de position, ni de faire le moindre
mouvement, les membres déchirés par le frottement des planches du navire,
ou écorchés par la pression de leurs fers!... Qu'on se figure avec quelle
effrayante rapidité les épidémies doivent se répandre parmi tant de
victimes entassées.... Je m'arrête!... qu'il me suffise d'ajouter que les
horreurs dont les navires négriers offrent le tableau sont telles, que la
plume répugne à les décrire, bien que l'avidité négrière ne répugne pas à
les infliger à ses malheureuses victimes. Les chirurgiens de navire qui
ont été témoins oculaires de ces scènes affreuses, assurent tous qu'il est
impossible de supporter la chaleur et l'infection qui s'exhalent de ces
prisons fétides. Quand le mauvais temps oblige de fermer les écoutilles et
de renfermer les Noirs à fond de cale, il n'est pas rare d'en voir expirer
de suffocation. Au contraire, le temps permet-il de les faire monter sur
le pont? De nouveaux supplices les attendent: c'est un faible soulagement
où la cruauté même ne manque pas d'entrer. Le mal de mer, les peines de
l'esprit, en voilà plus qu'il ne faut pour empêcher de prendre de la
nourriture et de l'exercice: mais l'exercice et la nourriture sont
indispensables à l'animal, si l'on veut qu'il paraisse en bon état aux
regards des acheteurs. Et qu'est-ce autre chose qu'un Noir aux yeux d'un
négrier, si non une bête de somme dont il veut se défaire avec bénéfice?
Ils n'ont pas faim; ils mangeront de force. Il leur faut de l'exercice;
ils ne sont pas disposés à en prendre; ils en prendront malgré eux: on
fera danser ces infortunés avec le poids de leurs fers, et les coups
redoublés d'un fouet inhumain hâteront et précipiteront cette horrible
cadence!.... O comble d'horreur!.... Ces indignes outrages, on les prodigue
à tous sans distinction! La sensibilité et le courage doivent subir
l'humiliation commune! Ces traitemens barbares, on les inflige même à des
hommes éclairés et instruits! M. Parke nous apprend que, dans le navire
sur lequel il faisait voile de la Gambie aux Indes Occidentales, sur 130
esclaves qui composaient la cargaison, car il faut bien nous servir de ce
terme, quelque déshonorante que soit ici son acception, il y en avait 25
qui savaient écrire en langue arabe!....

Si nous pouvions, un instant, mettre en doute la cruauté et l'excès des
souffrances qu'endurent ces infortunés, nous en trouverions une preuve
irrécusable dans ce fait étonnant que, parmi les objets qui entrent dans
l'équipement d'un navire négrier, est un vaste filet de bastingage qui
s'élève, de chaque côté du pont, pour empêcher les esclaves de se jeter à
la mer. Cette précaution est souvent inutile: on a de nombreux exemples
d'esclaves qui se sont détruits de cette manière. On en a vu s'applaudir,
en mourant, d'échapper, par la mort, au pouvoir de leurs bourreaux. On en
a vu d'autres refuser constamment toute nourriture, malgré les moyens de
douceur ou de force employés en cette occasion. On s'appitoie sur des
souffrances ordinaires et communes: quelles émotions déchirantes ne doit
pas exciter le tableau des horreurs que nous venons de présenter, et
auxquelles on chercherait vainement des objets de comparaison! On n'a pas
oublié l'étonnement et l'horreur universelle qui se manifestèrent,
lorsqu'aux yeux du Parlement Britannique furent présentées, pour la
première fois, les abominations d'un navire négrier. Et, cependant, ce
navire, et tous ceux de la même espèce qui existaient alors, appartenaient
à des hommes qui avaient puisé, dans une longue habitude de la Traite, les
moyens les plus propres à s'assurer le succès de leur coupable négoce, et
à transporter les esclaves au lieu de leur destination, avec le moins de
dommage possible dans cette cargaison humaine. Les effets de la Traite
sont bien plus horribles aujourd'hui que son exercice est confié à des
hommes qui, n'ayant pas vieilli dans cet abominable commerce, le font avec
une inhabileté cruelle, et ne sont qu'imparfaitement initiés aux
perfectionnemens suggérés par l'avidité à leurs criminels devanciers.
Toutefois, c'est une justice qu'on doit leur rendre; ils ne sont pas
restés en arrière dans ce qui fait le fondement et le principal ressort de
leur commerce; ils se sont singulièrement perfectionnés, je dirai presque
qu'ils ont passé leurs maîtres, dans cette insatiable soif du gain, dans
cette complète insensibilité, cet insultant mépris pour les droits et pour
le bonheur de leurs semblables, qui constituent la condition première et
indispensable de ce sanglant trafic.

Pardonnez-moi, Sire, d'avoir affligé votre coeur sensible par le récit des
atrocités qu'entraîne à sa suite ce détestable système. C'est pour vous un
juste sujet de consolation intérieure, de penser que vous avez enfin
dénoncé à la chrétienté cette honteuse flétrissure imprimée sur elle; et
le récit que je viens d'offrir à Votre Majesté, ne prouve que trop
clairement que le fléau que vous vous êtes solennellement engagé à
détruire, n'était pas indigne de votre auguste et puissante intervention.
On présente une objection. "Quelqu'énorme, dit-on, quelqu'imposante que
soit cette masse de cruautés et de crimes, cependant on ne peut
disconvenir que plusieurs années se sont écoulées avant que les
abolitionnistes anglais eux-mêmes, pussent réussir à faire abandonner à
leurs concitoyens, ce commerce illégitime." Il n'est que trop vrai; bien
des obstacles ont entravé notre marche; nos progrès ont été lents. Et qui
le sait mieux que nous qui, d'année en année, avons vu, si long-temps,
notre attente déçue et nos espérances trompées? Cette objection paraît
naturelle. Cependant on aurait tort d'en faire un grief contre nous; on
aurait tort de s'étayer des lenteurs qu'a éprouvées l'abolition
britannique, pour traiter d'irraisonnable le zéle que nous mettons à
provoquer, sans délai, cette abolition de la part des autres peuples.
L'objection est donc injuste; mais comme elle ne laisse pas d'exercer une
grande influence dans la question, il n'est pas inutile de considérer les
causes de ces lenteurs qu'on nous reproche. Ne fût-ce que pour rendre
justice à la nation britannique, cet examen serait encore utile.

Et d'abord, il importe de prendre en considération l'état des choses au
moment où nous commençâmes nos opérations. On a dit souvent, et avec
raison, que l'habitude est une seconde nature: or, qu'on n'oublie pas que,
durant deux siècles, la Traite avait été exercée sans interruption, sans
obstacle et sans qu'il fût venu à personne l'idée de mettre en doute sa
légalité. On ignorait la nature et les effets de ce trafic barbare. La
croyance générale était que les Noirs étaient des êtres d'une nature
inférieure à l'homme, et que l'homme pouvait, comme les autres animaux,
les employer à ses besoins. On oubliait que le commerce de chair humaine
n'avait pas commencé en Afrique où on eût pu, jusqu'à un certain point, le
considérer comme un résultat naturel de l'apparente infériorité des
peuples qui habitent ce vaste continent. On oubliait que des pays devenus
depuis le séjour de la civilisation et de la philosophie, n'étaient
anciennement habités que par une population sauvage, nue et barbare, au
sein de laquelle des pirates riches et puissans venaient saisir et acheter
des esclaves. On dira que ces choses avaient lieu avant que la céleste
lumière du christianisme n'apparût aux yeux des hommes. Mais, long-temps
après l'ère chrétienne, la Grande-Bretagne elle-même peut être citée en
preuve de la vérité de cette assertion. La Grande-Bretagne avait fourni
des marchés d'esclaves, et ces esclaves étaient achetés par les habitans
les plus riches et les plus éclairés de l'Irlande, qui finirent par
abandonner ce commerce comme coupable et inhumain, et comme devant attirer
sur leur pays les châtimens du ciel. L'honneur de cette abolition de la
Traite d'Angleterre, est dû, principalement, au zèle et aux vertueux
efforts de St. Wolstan. Elle eut lieu en 1171[1]. A l'époque où les
modernes abolitionnistes commencèrent le cours de leurs opérations contre
la Traite des Noirs, cette Traite était généralement inconnue et dans sa
nature et dans ses effets. Les hommes d'Etat les plus célèbres de la
Grande Bretagne, n'avaient pas fait difficulté, dans des traités
solennels, de stipuler, pour leurs concitoyens, le droit de faire la
Traite. Des hommes du caractère le plus honorable, connus par leur
humanité et leurs principes religieux, avaient des capitaux engagés dans
ce commerce homicide. Dans de telles circonstances, faut-il s'étonner que
ce ne soit que par degrés que les yeux de la nation britannique ont été
ouverts sur la nature véritable de ce déplorable commerce? Le mal
trouvait, dans son énormité même, le moyen et le prétexte de se perpétuer.

[Note 1: Voyez Guillaume de Malmsbury. Livre II. Chapitre 20. Vie de
St. Wolstan, Evêque de Worcester.]

Des hommes estimables, mais dont l'esprit n'était pas fortement trempé, ne
pouvant croire aux crimes que nous dénoncions, nous accusaient
d'exagération. D'autres soutenaient qu'il était impossible que tant de
cruauté et de scélératesse eussent été souffertes par nos ancêtres, sans
être réprimées. Quelques-uns considéraient la Traite comme l'un de ces
maux nécessaires et inévitables qui font partie du système du monde, et
contre lesquels les hommes ne peuvent rien, pas plus que contre les
éruptions d'un volcan, ou les ravages d'un ouragan. Ces hommes oubliaient
que trop souvent l'empire de l'habitude a dénaturé les sentimens de
l'homme et fait taire sa conscience; ils oubliaient qu'autrefois
l'autorité des sages et des hommes de bien a sanctionné des crimes que la
morale condamne justement aujourd'hui; que, par exemple, la destruction
des enfans nouveau-nés par les auteurs de leurs jours, crime horrible
contre lequel il semblait que la nature eût suffisamment prémuni l'homme,
a autrefois prévalu parmi les nations les plus civilisées du globe. Et
cela est si vrai, qu'un historien célèbre, grand admirateur des nations
payennes, n'a pu s'empêcher d'avouer que le crime d'exposer les enfans
nouveau-nés, était devenu, une maladie incurable dans toute l'antiquité.

Enfin, il s'agissait de lever le voile épais qui couvrait, depuis si
long-temps, le continent Africain et les scènes homicides dont il était le
théâtre. Bientôt quelques rayons de lumière commencèrent à poindre sur
l'horizon. Le ciel voulut qu'à cette époque il se trouvât des hommes qui
dirigèrent leurs efforts et leurs recherches vers ce grand objet. Mais,
les travaux de ces hommes promettaient, dans l'origine, si peu de
résultats, que, lors des premières enquêtes faites par les
abolitionnistes, les marchands d'esclaves intéressés à prolonger
L'ignorance générale, vinrent eux-mêmes apporter leur tribut de lumières,
et faire connaître ce qu'ils savaient. Cependant, leurs intérêts menacés
sonnèrent bientôt l'alarme. Dès-lors, ils s'efforcèrent d'intercepter la
vérité et d'entraver la marche des enquêtes. Mais le trait de lumière
qu'on avait vu briller, avait suffi pour éclairer les yeux, et avait
révélé au public épouvanté, des horreurs qu'on n'avait jamais soupçonnées.
Je n'oublierai jamais l'impression que produisit sur tous les esprits
humains et généreux la première exposition de tant de forfaits. Supposez
un démon effroyable et horrible, ayant réussi à se revêtir, pour quelque
temps, d'une forme humaine, et à se mêler, parmi les hommes, et qui,
touché tout-à-coup par la baguette d'un génie, est rendu à sa laideur
primitive et à ses hideuses formes: telle parut la Traite des Noirs à tous
ceux que leurs préjugés n'empêchèrent pas de reconnaître son véritable
caractère. A son premier aspect, elle souleva une exécration générale.
Mais cet arbre funeste avait des racines trop profondes, il avait étendu
trop loin dans le sol ses innombrables fibres, pour être déraciné
subitement par le souffle redoutable de l'indignation publique. On a
reproché aux abolitionnistes de n'avoir pas mis à profit cette indignation
excitée dans la nation britannique, lorsque parut, pour la première fois,
dans toute son horreur, le tableau des crimes de la Traite. "La Traite,
dit-on, eût été tout d'un coup supprimée d'enthousiasme et par
acclamation. Dans un pays qui serait constitué comme les républiques
anciennes, et dans les quel la manifestation de l'opinion publique serait
suffisante pour mettre fin aux maux les plus invétérés, point de doute que
la Traite n'eût été immédiatement abolie."

Ceux qui font ce reproche aux abolitionnistes me paraissent dans une
ignorance complète de la constitution anglaise. Ils ignorent que ce qui
distingue cette constitution de toutes les autres, ce qui la distingue
surtout des républiques célèbres de l'antiquité, c'est le soin minutieux
avec lequel, pour le bien général, elle protège les droits et les
propriétés des particuliers. Les abolitionnistes ne savaient que trop les
difficultés et les obstacles jaloux que, d'après ce principe, leur
opposeraient les formes parlementaires. Ils savaient les enquêtes
scrupuleuses qui devaient avoir lieu, les moyens nombreux mis à la
disposition des parties intéressées dans chacun des résultats de cette
grande mesure, la facilité qu'avaient ces derniers de récuser les preuves
et d'infirmer les témoignages de leurs adversaires, le champ immense qui
leur était ouvert pour préparer tous leurs moyens de défense. Ils
n'ignoraient pas les nombreux degrés par lesquels devait passer le Bill
d'Abolition. Dans la seule Chambre des Communes, ces degrés étaient
indispensablement au nombre de sept ou huit, et pouvaient être beaucoup
plus nombreux encore. Les mêmes lenteurs, les mêmes obstacles se
présentaient à la Chambre des Pairs. A chacun de ces délais nouveaux, nos
adversaires pouvaient préparer de nouvelles batteries, mettre toute leur
artillerie en campagne et, même avec la certitude de succomber, prolonger
long-temps encore la bataille. C'est surtout alors que ces lenteurs et ces
délais, devaient être déplorés. Ils retardaient la destruction du fléau
dont nous voulions délivrer le monde. Toutefois, gardons-nous d'accuser
les institutions. Les choses humaines sont mêlées de bien et de mal. La
question que nous agitions alors, sortait du cercle des questions
ordinaires: les lois humaines n'avaient pu la prévoir. Lorsque, pour la
première fois, des lois furent faites pour garantir les propriétés, qui
eût pu prévoir qu'un jour viendrait que des hommes seraient la propriété
d'autres hommes qui les vendraient et les exporteraient comme une
marchandise?

Hélas! aujourd'hui encore, des difficultés de la même nature se
présentent. Comme sujets d'états indépendans, les négriers réclament, en
leur faveur, le bénéfice de ces principes que les nations civilisées ont
établis d'un commun accord, pour la sécurité des droits maritimes et des
indépendances nationales. Les négriers demandent qu'on les exempte du
droit de visite par d'autres vaisseaux que par ceux de leurs nations
respectives. Ils veulent que, témoins de leurs infâmes brigandages, les
vaisseaux d'une puissance étrangère, ne puissent les réprimer. Ainsi les
institutions sociales sont tournées contre les intérêts même qu'elles
devaient protéger! Le mal naît de ce qui ne devait produire que le bien!
Ainsi ces principes bienfaisans qu'avait établis la politique des nations
pour garantir de toute atteinte la personne et la propriété des individus
engagés dans un commerce légal, on les fait servir à assurer l'impunité et
à empêcher la répression du brigandage et de l'assassinat!

Nos adversaires mirent à profit tous leurs avantages dans la résistance
qu'ils firent à la première attaque des abolitionnistes. Ils se
retranchèrent derrière les formes parlementaires, et, bien que le fléau
que nous attaquions fût, tout ensemble, l'ennemi de Dieu et des hommes, il
était de toute impossibilité de terminer la guerre en une seule campagne.
Certes, ces délais ne sauraient jeter aucune défaveur sur les
abolitionnistes ou sur le caractère de la nation britannique, surtout si
l'on réfléchit que la vraie nature de la Traite venait d'être assignée
depuis si peu de temps, et si l'on songe aux forces imposantes qui étaient
dirigées contre nous. Nous savions trop combien l'intérêt est habile à
pervertir et à aveugler le jugement de l'homme, et ce n'était pas un
intérêt méprisable que celui dont l'existence allait être mise en
question.

Faites entrer en ligne de compte la valeur des marchandises expédiées
annuellement en Afrique pour l'achat des esclaves, la valeur des navires
employés à les transporter, celle de leurs fournimens, etc... Qu'on
n'oublié pas que le produit du commerce avec l'Afrique était devenu
Immense. Il ne s'agissait pas moins que _d'un million de livres
Sterlings_ dont on prédisait la perte infaillible. La seconde ville
commerciale de la Grande-Bretagne[2] allait voir, disait-on, son commerce
anéanti, si l'abolition était proclamée. Les colons criaient d'une voix
unanime, leurs facteurs et leurs agens accrédités en Angleterre répétaient
après eux, que c'en était fait des colonies des Indes Occidentales,
que l'abolition de la Traite allait infailliblement consommer leur
destruction. La plus grande partie des colons des Indes Occidentales
résidaient dans la mère patrie, au lieu de vivre sur leurs plantations,
comme les colons français et espagnols. Plusieurs d'entre eux faisaient
partie du parlement. Ils avaient plusieurs de leurs agens dans la Chambre
des Communes. Tous les propriétaire savaient leurs créanciers
hypothécaires et leurs agens commerciaux résidant à Londres, et dans les
autres grands ports de l'Angleterre. C'étaient des hommes extrêmement
riches et de grande influence, dont les intérêts étaient étroitement unis
à ceux de ces propriétaires. Tous ces individus étaient animés du zèle, de
l'activité et de la persévérance que communique un intérêt mal entendu.
L'établissement des colonies anglaises dans les Indes Occidentales, datait
de si loin, les propriétaires de ces colonies, résidant dans les diverses
provinces du royaume, étaient devenus si nombreux, qu'insensiblement
ils s'étaient entourés d'une vaste atmosphère d'intérêts homogènes faisant
cause commune avec les leurs.

[Note 2: Liverpool. C'est de cette ville que se faisaient presque tous
les armemens pour l'Afrique.]

Une foule d'honnêtes gens étaient arrivés, peu à peu, à partager leurs
erreurs et leurs craintes. Ainsi leurs idées étaient devenues le partage
d'une grande partie de la nation, et un grand nombre de citoyens probes et
désintéressés qui, s'ils eussent connu la nature de la Traite, fussent
devenus nos amis et nos soutiens, étaient alors dans les rangs de nos
ennemis, d'autant plus redoutables qu'ils étaient plus consciencieux. Le
corps colonial était donc devenu un parti puissant dans l'Etat, et, en
Angleterre, un parti de quelque importance ne tarde pas à avoir des
champions et des défenseurs au sein du parlement. Reconnaissons néanmoins,
à l'honneur du caractère britannique, qu'il ne se trouva alors aucun homme
remarquable par son influence ou ses talens, et, à l'exception de ceux
dont les intérêts étaient spécialement compromis dans cette grande
question, aucun individu dans la Grande-Bretagne, qui ne condamnât
franchement la Traite comme indigne d'être défendue, se bornant à
repousser notre mode d'abolition, comme moins efficace et moins juste que
celui qu'ils proposaient. Par toutes les raisons que nous venons de
détailler, il arriva qu'une confédération puissante se forma contre nous.
Long-temps elle trouva les forces nécessaires pour repousser toutes nos
attaques et anéantir nos espérances les mieux fondées. Mais les amis de
l'abolition ne se découragèrent pas. Nous jugeâmes qu'il entrait dans
notre plan et dans notre devoir, de contre-balancer et de combattre
l'opposition redoutable qui s'était formée de tous ceux qui regardaient
leurs intérêts menacés par la solution de cette grande question. Nous
pensâmes que le meilleur moyen à employer, était d'enrôler sous nos
drapeaux et d'amener sur le champ de bataille, tout ce que la
Grande-Bretagne comptait de citoyens sages, bons et humains. Nous nous
employâmes, sur-le-champ, à cette grande oeuvre, et nous la poursuivîmes
avec une imperturbable persévérance. Confians dans la justice de notre
cause, nous sentîmes qu'il nous fallait faire un appel à tous les esprits
humains, éclairés et généreux. Les erreurs et les mensonges de nos
adversaires furent réfutées, un à un, et exposés au grand jour. On
pulvérisa cette insolente allégation que les Noirs sont d'une nature
inférieure à la nôtre, calomnie effrontée et atroce, au moyen de laquelle
les bourreaux osaient arguer de l'état de misère où ils avaient réduit
leurs victimes, et s'en faire un titre pour continuer, à leur égard, leurs
attentats et leurs cruautés. Cependant cette lâche imposture avait été
généralement répandue. Affirmée par les historiens, adoptée par les
philosophes, les marchands d'esclaves et les colons s'en étaient
habilement emparés, et en faisaient l'un de leurs argumens favoris. Telles
avaient été, selon eux, les fatales conséquences de cet état d'infériorité
intellectuelle et d'avilissement moral, dans lequel étaient plongés les
malheureux Africains, que le mal était devenu incurable, et que, bien
qu'ils n'approuvassent pas tous les moyens mis en usage par la Traite,
encore était-ce rendre un service réel à ces misérables, que de les
arracher à une terre de malédiction pour les transporter à un esclavage
éternel aux Indes Occidentales. Ainsi, on joignait l'insulte au crime
contre ces déplorables victimes de l'avarice européenne. Pour confondre
ces coupables allégations, il fut prouvé qu'à l'exception de ceux qu'avait
corrompus le commerce des nations européennes, les enfans de l'Afrique
étaient en général éminemment bons, aimans et hospitaliers. Les voyageurs
Mungo Park et Golberry, bien que ce dernier fût personnellement intéressé
à favoriser la Traite, n'en attestèrent pas moins, par d'innombrables et
irrécusables témoignages, le naturel bon et humain des Africains, leur
bienveillance, leur politesse, leur tendresse pour les auteurs de leurs
jours et pour leurs enfans, leurs affections domestiques et sociales, leur
Amour de la vérité, leur courage, leur reconnaissance, leur fidélité dans
l'union conjugale, leur industrie et leur persévérance dans le travail
lorsqu'ils ont quelqu'espoir d'en recueillir le fruit, leur attachement
extraordinaire à leur pays et aux lieux qui les ont vus naître, et, enfin,
le caractère de magnanimité dont ils ont souvent donné des preuves qui
honoreraient partout la nature humaine. Tout cela fut prouvé d'une manière
irrécusable. On prouva que ce n'était qu'en s'appuyant du plus grossier
mensonge, qu'on osait se justifier de transporter les Africains en
esclavage aux Indes Occidentales, sous prétexte qu'ils étaient déjà
esclaves dans leur propre pays, et que ce n'était que changer non la
nature, mais le lieu de leur servitude.

On ne nia pas que dans quelques parties du continent Africain, les peuples
ne fussent soumis à un pouvoir despotique dont les abus, comme partout
ailleurs, pouvaient être d'une nature déplorable; mais il fût prouvé que
ce qu'on appelait esclavage en Afrique, n'était autre chose qu'une sorte
de vasselage doux et patriarchal dans lequel les maîtres partageaient les
travaux, les plaisirs et la nourriture des esclaves; les maîtres
d'ailleurs n'ayant le droit de vendre leurs esclaves, qu'en punition de
quelque crime; le tout présentant le tableau le plus touchant de
l'innocence et de la simplicité antique. On détruisit insensiblement et on
ruina de fond en comble tout l'échafaudage sophistique qu'avaient élevé
les marchands d'esclaves et leurs défenseurs. Telle était cette objection
que, si les esclaves africains n'étaient pas achetés par les Européens,
ils seraient tous livrés à la mort, comme prisonniers de guerre. On prouva
que les esclaves que n'achetaient pas les Européens étaient employés à des
travaux dans le pays. On prouva également que les fournitures d'esclaves,
si nous pouvons nous exprimer ainsi, étaient en raison des demandes, et
que les demandes venant à cesser, les fournitures cesseraient aussi
nécessairement.

Quant à l'assertion que la Traite était avantageuse, en ce qu'elle donnait
de l'emploi aux marins anglais, on ne se contenta pas de la nier.
M. Thomas Clarkson, après un examen laborieux et un dépouillement exact
des rôles de matrice, prouva que la Traite, bien loin d'être utile à la
marine anglaise, en était, au contraire, le tombeau. On avait osé soutenir
que l'abolition de la Traite entraînerait la ruine de ceux de nos grands
ports où cette branche commerciale était poursuivie avec le plus
d'activité: on avait dit encore que cette mesure serait infailliblement
fatale aux colonies anglaises des Indes Occidentales, ainsi qu'au commerce
manufacturier de la métropole. Nous ne craignîmes pas de répondre que
c'était un outrage aux grands principes commerciaux et une insulte à la
divinité, que de supposer que la prospérité et le bien être de nos
manufactures et de nos colonies étaient fondés sur la ruine et le malheur
d'une vaste portion du continent africain. L'évènement a prouvé d'une
manière victorieuse combien étaient fausses ces menaces de destruction; et
aujourd'hui, il n'existe pas un seul commerçant, un seul financier, un
seul économiste éclairé qui ne reconnaisse que, même en s'appuyant sur ce
principe immoral d'un gain sordide et d'avantages commerciaux, on eût
gagné en Angleterre à abolir la Traite plutôt. C'est ainsi que, dans une
autre circonstance, lorsque nous touchions bientôt à la fin de cette
longue guerre que nous avions entreprise contre les bourreaux de
l'humanité, nous eûmes l'occasion de réfuter les vaines terreurs de nos
adversaires, par le tableau des résultats que l'expérience avait amenés.
Nous croyons devoir rappeler cette circonstance.

A l'époque où l'attention du parlement se fixa, pour la première fois, sur
la question de la Traite, des personnes furent chargées de visiter
quelques-unes de ces prisons flottantes dans lesquelles ces malheureuses
victimes de l'avarice européenne étaient transportées d'Afrique aux Indes
Occidentales. Ce qui frappa d'abord les commissaires, ce fut l'étrange
disproportion entre le nombre d'esclaves que devaient recevoir ces
navires, et l'espace destiné à les contenir. Les premières enquêtes se
dirigèrent donc sur ce point. Cependant, il était facile de prévoir que
l'examen de toutes les questions qui se rattachaient à la Traite,
emploierait plusieurs sessions, avant que le parlement pût donner une
décision définitive. En conséquence, les abolitionnistes proposèrent que
des mesures provisoires fussent adoptées, pour l'intervalle de temps
pendant lequel la Traite devait nécessairement continuer encore, et que
des lois réglassent la quantité d'espace à accorder, à l'avenir, à chaque
esclave dans les navires négriers, aussi bien que la quantité d'eau, de
nourriture et de médicamens qui leur serait allouée. A cette nouvelle, les
marchands d'esclaves jetèrent un cri d'alarme. Ils présentèrent les
protestations les plus énergiques, appuyées par les sermens les plus
solennels. A les entendre, les mesures que l'on proposait équivalaient à
une abolition, et la ruine totale et immédiate de la Traite allait en être
la conséquence inévitable. "Non seulement," disaient-ils, "ces mesures
étaient inutiles; elles seraient encore funestes aux esclaves eux-mêmes.
L'intérêt des parties," soutenaient-ils, non sans quelqu'apparence
plausible, "offrait une garantie suffisante contre les abus que l'on
Redoutait. Non seulement le propriétaire du navire était intéressé à ce
que les esclaves fussent rendus dans le meilleur état possible, au lieu de
leur destination, mais le capitaine, le chirurgien et les officiers du
bâtiment avaient le même intérêt, puisque leurs bénéfices dépendaient, en
grande partie, de la valeur effective de la cargaison."

Les marchands ne se bornaient pas à soutenir que toutes les précautions
étaient prises, pour préserver, pendant la traversée, la vie et la santé
des esclaves; ils allaient même jusqu'à dire qu'on apportait l'attention
la plus scrupuleuse à veiller au bien-être de ces infortunés et à leur
procurer toutes les douceurs possibles. A les entendre, afin d'entretenir
leur santé et leur gaîté, on mettait à leur disposition une foule
d'innocens plaisirs et d'amusemens divers. Le chant et la danse entraient
même dans ce charmant tableau. Enfin, à en croire ces hommes, la traversée
d'Afrique aux Colonies n'était, pour les Africains, qu'une véritable
partie de plaisir: telles étaient, du moins, les déclarations des
officiers des navires négriers. Cependant, on ne les crut pas sur parole:
les enquêtes furent continuées. On trouva alors que, dans cette
circonstance, comme dans tant d'autres, bien que ce fût l'intérêt des
négriers de traiter les esclaves avec humanité, cependant la nature
corrompue avait étouffé la raison, l'intérêt lui-même s'était tût devant
les passions coupables. On trouva que l'habitude de considérer ces
malheureux comme une marchandise, avait endurci les coeurs des agens
chargés de les conduire: que le résultat de ce coupable endurcissement
avait été les traitemens les plus barbares, non moins contraires à
l'humanité qu'aux intérêts des propriétaires et des officiers des bâtimens
négriers; et que le sort des malheureux esclaves se trouvait, par là,
horriblement aggravé. En conséquence, en dépit des marchands d'esclaves
qui soutenaient que la ruine de la Traite allait être l'infaillible
résultat de cette mesure, une loi fut promulguée portant des dispositions
relatives au soin de la santé et du bien-être des esclaves. Cependant
qu'arriva-t-il? Quelques années ne s'étaient pas écoulées, que toutes les
parties intéressées, marchands d'esclaves, officiers, équipages, colons,
planteurs, reconnaissaient unanimement que la loi ayant pour but de régler
et d'améliorer la traversée, n'avait pas seulement contribué au bien-être
des esclaves, mais avait encore assuré aux négriers une augmentation de
bénéfice. Qu'on juge par là de la confiance qu'on peut accorder aux
déclarations des hommes engagés dans ce trafic criminel. C'est ainsi que
nous pouvons également apprécier les malheurs dont on ne cesse de menacer
les philanthropes, comme devant être la conséquence des mesures dont les
lois de Dieu et le bonheur de l'homme nous prescrivent l'adoption.

Mais ce n'est pas seulement en ce qui concernait la traversée, que les
marchands d'esclaves essayèrent de faire illusion sur les maux
inséparables de la Traite. La fraude, l'alliée naturelle de la cruauté,
fut appelée à son aide; à l'hypocrisie vint se joindre la calomnie, et
l'ange des ténèbres usurpa le langage et les formes d'un ange de lumière.

Quelques uns de nos plus adroits adversaires soutenaient que tel était
l'avilissement naturel des Noirs, telle était l'infériorité de leur
nature, telles étaient, sur plusieurs points de ce vaste continent, leurs
sanglantes superstitions et le cruel despotisme de leurs tyrans, que
c'était un acte de compassion et d'humanité que de les arracher à cette
terre de malédiction pour les transporter aux Indes occidentales où,
malgré leur esclavage, ils se trouvaient dans un véritable Paradis
comparativement au pays qu'ils quittaient. Il y en eut même qui allèrent
jusqu'à soutenir que, dans plusieurs endroits de l'Afrique, les habitans
étaient anthropophages, préférant la chair de l'homme à toute autre
nourriture; qu'en cet état de choses, non seulement les prisonniers de
guerre, mais même tous les habitans beaux et gras seraient infailliblement
dévorés par leurs barbares concitoyens, si les charitables négriers ne les
arrachaient à la mort, en se chargeant de les transporter aux Indes
occidentales, et cela par pure humanité. Ce n'est pas sans raison qu'on a
souvent accusé de crédulité le peuple Breton. Cependant, il n'eut pas la
faiblesse de prêter foi à une accusation aussi dénuée de toute espèce de
fondement. Il vit combien était méprisable et invraisemblable, tout
ensemble, une accusation de cette nature; attendu, surtout, que, pour la
justifier, les négriers et leurs avocats ne pouvaient produire, un seul
exemple parmi les Africains. D'ailleurs, cette accusation n'était pas
nouvelle: elle ne s'était pas bornée aux peuples de l'Afrique: on pourrait
à peine citer un seul peuple barbare contre lequel elle n'ait pas été
dirigée, et toujours, après un plus mûr examen, on en a reconnu
l'injustice.

Les Anglais accoutumés, comme jurés, à apprécier la valeur des accusations
et des témoignages, ne pouvaient admettre une accusation dirigée contre
les opprimés par les oppresseurs eux-mêmes, dans le dessein manifeste de
justifier leur crime. L'indignation publique fut le prix de cette
insolente prétention par laquelle les marchands d'esclaves se couvraient
hypocritement du manteau de l'humanité dans une question où l'intérêt
était, si évidemment, le seul mobile de leur infâme conduite. Le cri
national fit justice de cet abus de tous les sentimens honorables et
vertueux. Le peuple Anglais comprit facilement que tolérer plus long-temps
la Traite, ce serait non seulement tolérer la violation de toutes les lois
divines et humaines, mais encore imprimer sur le caractère Britannique une
souillure ineffaçable, et se présenter aux regards de la postérité et de
l'histoire, comme l'oppresseur et l'ennemi du genre humain.

Quant à l'argument tiré des superstitions cruelles de quelques peuples
d'Afrique, nous vainquîmes nos adversaires par leurs propres armes et
tournâmes contre eux leurs propres batteries. Nous prouvâmes que ces
superstitions, bien loin d'avoir été affaiblies par la Traite, n'étaient
nulle part plus en vigueur que dans les endroits fréquentés par les
négriers d'Europe, en ces mêmes lieux où un commerce honorable et légitime
eût fait éclore une riche moisson de civilisation et de lumières. Nous ne
croyons pas nécessaire de faire observer que de si pitoyables argumens ne
pouvaient se rencontrer que dans la bouche de gens démoralisés par
l'intérêt, ayant la conscience de leur crime, mais désirant présenter
quelques excuses spécieuses pour pallier un peu les horreurs trop
manifestes qu'ils infligeaient à leurs semblables. Mais, ici, il est une
justice que nous devons rendre aux marchands d'esclaves. Les plus ardens
défenseurs de ce criminel commerce, avouèrent franchement que s'il
n'existait pas déjà, aucune vue de spéculation ne pourrait les porter à le
commencer. Mais les capitaux des marchands d'esclaves étaient engagés dans
ce commerce, et de même que ces assassins Italiens qui, en quittant leur
métier homicide, cherchent un dédommagement pour leurs stilets, de même
ils demandaient que, s'ils venaient à donner une autre direction à leur
industrie, on les indemnisât, non pour la valeur de leurs navires,
puisqu'ils pouvaient les employer à un autre genre de commerce, mais pour
la valeur de leurs armes à feu, de leurs fouets, de leur chaînes et de
tout cet attirail de cruauté qui allait leur devenir inutile. On appuyait
aussi, mais faiblement, pour la continuation de la Traite, sur les pertes
qu'allaient supporter nos manufactures qui fournissaient les articles
d'exportation qu'on donnait en échange des malheureuses victimes. Les
abolitionnistes, de leur côté, accusèrent avec raison les négriers d'avoir
empêché, par leur criminel trafic, les peuples du continent Africain, de
se livrer à un commerce mille fois plus profitable à l'Europe que ce
commerce de chair humaine qui désolait les rivages de la malheureuse
Afrique, et livrait ses enfans à des bourreaux étrangers.

"Pourquoi," s'écriait Pitt, dans sa vertueuse indignation, "pourquoi
l'Afrique serait-elle condamnée à rester perpétuellement sous l'interdit?
Combien de pays jadis aussi barbares qu'elle, sont aujourd'hui le siège de
la civilisation et des lumières, le champ de l'industrie et du commerce!"

Mais le plus important de nos auxiliaires, dans notre lutte contre les
marchands d'esclaves, ce fut la religion. A tort ou à raison, on a imputé
à nos pères vivant dans un siècle d'ignorance sous l'empire de la foi
catholique, cette opinion insensée que les attentats au bonheur et au
droit des hommes pouvaient être expiées par des prières et des messes.
Certes, ce n'était pas là la religion catholique; ce n'en était que
l'abus. Quoiqu'il en soit, nous n'avions pas de pareils préjugés à
combattre; nous n'avions pas à craindre que nos adversaires, pour se
soustraire aux obligations les plus claires du devoir et de la conscience,
se réfugiassent dans les bras d'un bigotisme insensé. Du moins, tel
n'était pas le caractère des catholiques de la Grande-Bretagne. Bien loin
de là, catholiques et protestans se réunirent franchement pour repousser,
de concert et avec indignation, un commerce condamné par les lois divines
et humaines. Le clergé en particulier, depuis le premier jusqu'au dernier
de ses membres, mit la plus grande activité dans les efforts qu'il tenta
pour purger une nation chrétienne de cette souillure honteuse qui la
déshonorait.

C'est ainsi qu'insensiblement les ténèbres firent place au grand jour.
C'est ainsi que des faits et des opinions, reconnus aujourd'hui
incontestables, pénétrèrent, peu à peu et avec lenteur, dans les
consciences, et finirent par établir leur autorité sur la nation entière.
Enfin l'opinion nationale étant suffisamment éclairée, les consciences
suffisamment convaincues, à l'exception d'un petit nombre d'hommes
personnellement intéressés à continuer ce coupable commerce, une
circonstance favorable survint. Un changement d'administration eut lieu
dans le gouvernement britannique. La plupart des membres du nouveau
ministère étaient des abolitionnistes zélés. Dans la chambre des communes
Fox, Lord Howick, depuis Lord Grey, et Lord Henry Petty, depuis Lord
Lansdowne; dans la chambre des pairs Lord Grenville, et Lord Holland
appuyèrent de tout le poids de leurs talens supérieurs et de leur mâle
éloquence, la cause de la justice et de l'humanité; et le 25 Mars 1807, à
une immense majorité dans les deux chambres, l'abolition fut proclamée!...
Il se manifesta alors une telle unanimité de volontés, que les premiers
avocats de cette grande cause s'accusaient presque des retards que
l'abolition avait éprouvés. C'est ainsi que Clarendon nous représente
l'état de la Grande-Bretagne, au retour de Charles II, après l'usurpation
de Cromwell. "Un seul voeu," dit-il, "une seule opinion paraissait dominer
la nation, et le monarque lui-même déclara que, certes, ce devait être sa
faute, s'il ne régnait pas plutôt sur un peuple si empressé à le recevoir."

Cependant les abolitionnistes qui n'avaient pas assez la conscience de
leurs forces, et qui désiraient d'ailleurs mettre cette grande mesure à
l'abri de la plus légère objection, n'avaient affecté au crime de la
Traite que des châtimens pécuniaires, avec la confiscation du navire et de
sa cargaison. Mais ces dispositions pénales, après un mûr examen, ayant
paru trop faibles, bientôt une loi fut promulguée assignant à la Traite un
caractère infâmant, et la frappant, comme crime de félonie, d'une peine
infamante. Cependant, par un sentiment d'indulgence pour ceux d'entre les
criminels à qui l'autorité des lois antérieures aurait pu faire perdre de
vue l'horreur de ce crime, la peine de mort fut écartée, et la peine de la
déportation adoptée. Ainsi, les coupables négriers allèrent dès lors
justement prendre place parmi ces vils scélérats que la Grande-Bretagne
dégorge annuellement de son sein, comme indignes de la société qui les
repousse. Nulle voix ne s'éleva en leur faveur, et depuis ce jour,
l'opinion publique a classé les négriers dans l'espèce la plus lâche et la
plus vile des criminels.

Tel était l'état des choses dans l'opinion et dans les lois de la
Grande-Bretagne, quand la paix vint terminer les sanglans et longs démêlés
qui avaient, depuis plus de vingt ans, divisé les nations de l'Europe. La
réunion de toutes les Puissances européennes en Congrès, parut aux
abolitionnistes une occasion favorable pour faire proclamer, publiquement
et à la face du monde, le caractère véritable de la Traite, et pour
engager solennellement la religion des nations civilisées à délivrer
l'Afrique de ses bourreaux. Jamais espoir ne fut plus fondé que le nôtre.
Et, par le fait, la Traite, à cette époque, avait cessé de la part de tous
les peuples, à l'exception du Portugal qui ne la continuait guère que sur
les points de l'Afrique soumis à son impitoyable domination. L'étroite
alliance qui, malheureusement pour le genre humain, existait alors entre
le Portugal et la Grande-Bretagne, en favorisant la libre navigation des
vaisseaux de cette puissance, donnait aux négriers portugais une
déplorable facilité dans leurs coupables opérations.

Quoiqu'il en soit, le Portugal excepté, aucune nation de l'Europe
n'exerçait la Traite, et on avait droit d'espérer que toutes les
Puissances européennes se réuniraient pour proscrire ce commerce
dévastateur, et pour protéger à jamais l'Afrique contre ses ravages. Sur
ce point, notre espérance ne fut point trompée. La Traite traduite au
tribunal de l'Europe fut jugée, justement condamnée et dénoncée à
l'exécration de l'univers. Après quelques lenteurs et quelques
difficultés, le principe général fut adopté, et on laissa seulement à
chaque Puissance la faculté d'assigner et de fixer les peines conformément
à ses propres lois. Une déclaration solennelle proclama la volonté unanime
de cette confédération vraiment sainte, et le même jour, ce jour fortuné
qui ratifia la paix de l'Europe, annonça à l'Afrique qu'elle aussi elle
allait être, pour jamais, délivrée de l'épouvantable guerre dont elle
était, depuis si long-temps, le théâtre, guerre plus horrible encore dans
sa nature et plus calamiteuse dans ses effets que celle dont l'Europe se
voyait affranchie avec tant de joie.

La sentence prononcée à Vienne fut renouvelée et ratifiée à
Aix-la-Chapelle. C'est alors que les chefs des grandes Puissances, voyant
avec douleur les retards qu'apportait le Roi de Portugal à se joindre à
l'oeuvre d'humanité qu'ils avaient entreprise, lui adressèrent en commun
une lettre signée de leur propre main, dans laquelle ils le conjuraient
d'imiter leur exemple, et de ne pas se refuser seul à cette mesure
générale. La réponse du Roi de Portugal fut loin d'être satisfaisante.
Mais alors ce monarque était dans ses états du Brésil. Cette circonstance
peut avoir influencé sa détermination. Peut être a-t-il cru devoir
conserver sa popularité parmi les Brésiliens, aux dépens même de l'honneur
et de la dignité de sa couronne. Maintenant qu'il a traversé l'Atlantique
et qu'il est dans ses états d'Europe, cette excuse ne serait plus
admissible. Je me plais à croire que la nation portugaise, jadis si grande
et si glorieuse, cette nation qui vient de se réveiller à la liberté et
qui, dans une constitution libre, vient de rendre un si solennel hommage
aux droits de l'homme, ne fermera pas l'oreille aux cris de l'humanité et
de la justice, et dans le moment où elle proclame le triomphe des
principes pour elle-même, ne voudra pas les fouler aux pieds en ce qui
concerne les enfans de l'Afrique.

Votre Majesté n'a pas besoin que je lui rappelle la part qu'elle a prise
dans ces nobles actes, et les engagemens qu'elle a contractés dans cette
mémorable occasion. L'histoire dira, dans ses pages fidèles, que c'est
Votre Majesté qui fut le principal instrument employé par la divine
Providence dans les grandes mesures dont je viens de parler. Ce jour fut,
je n'en doute point, l'un des plus doux, l'un des plus délicieux de votre
vie. L'avenir, chargé naguères de sombres nuages, s'offrait alors heureux
et riant à vos philanthropiques regards. Vous y lisiez le présage de
meilleurs jours pour la malheureuse Afrique. Déjà, dans un doux lointain,
vous pensiez voir, dans ces régions vastes et immenses, où les pas d'aucun
européen n'avaient encore pénétré, la civilisation étendre ses conquêtes
pacifiques, et la barbarie et la misère céder, par degrés, aux lumières et
à la félicité sociale. Ces délicieuses illusions étaient permises à Votre
Majesté. Nous-mêmes, nous, abolitionnistes, qui avions, tant de fois, vu
briser la coupe de l'espérance à peine présentée à nos lèvres avides, nous
partagions ces illusions charmantes. Aujourd'hui même encore, la réflexion
ne me fait pas changer d'opinion à cet égard: nos espérances, je persiste
à le croire, étaient justement fondées. Eh qui n'eût partagé cette douce
attente, en lisant les noms des augustes signataires de cette déclaration
signalée, et en entendant leur noble langage! Et quel langage, encore!
Dans le dernier acte solennel de ce Congrès mémorable, on vit les augustes
Alliés proclamer en substance: "que, bien que des circonstances
particulières eussent, jusqu'à un certain point, pallié une partie de
l'horreur de la Traite des Noirs, cependant, depuis que la nature et les
détails de ce commerce étaient mieux connus, depuis que les horreurs qui
l'accompagnent, avaient été révélées au grand jour, le cri public, dans
toutes les nations civilisées, en avait demandé la suppression immédiate;
qu'ils étaient animés du désir sincère de concourir par tous les moyens en
leur pouvoir, à donner à cette mesure l'exécution la plus prompte et la
plus efficace; qu'ils s'étaient engagés, par un traité solennel, à
contribuer à cette grande oeuvre, avec tout le zèle et toute la
persévérance que réclamait une cause si belle et si juste, et à ne
négliger aucun moyen propre à assurer l'exécution, ou à accélérer les
progrès de cette entreprise; que les augustes signataires de cette
déclaration, ne considéreraient pas leurs engagemens comme remplis, tant
qu'un succès complet n'aurait pas couronné leurs efforts." Ils terminèrent
ce grand acte, en déclarant "que le triomphe définitif de cette noble
cause, serait un des plus beaux titres de gloire du siècle qui en serait
témoin, et qui aurait l'honneur d'y contribuer."

Je le demande, après des protestations si solennelles, les abolitionnistes
n'étaient-ils pas fondés à penser que tous les Souverains qui avaient
concouru à cette importante déclaration, devraient se croire obligés en
conscience, à l'exécuter et à remplir leurs engagemens.

Hélas! nous ne savions que trop, combien il est difficile de faire
entendre la voix de l'humanité et de la vérité dans les conseils des Rois.
Nous savions que, dans les transactions des Souverains, les intérêts de la
justice et de la morale ne sont quelquefois qu'imparfaitement respectés.
Mais nous pensions avoir affaire à des hommes d'un caractère, si non
rigidement juste et humain, dans toute l'étendue de cette acception, du
moins honorable et magnanime.

Et aujourd'hui encore, quand nous réfléchissons que les chefs des hautes
Puissances Européennes ont proclamé la Traite un fléau qui a _long-temps
désolé l'Afrique, déshonoré l'Europe et affligé l'Humanité_; quand nous
nous rappelons qu'après avoir fait entendre les grandes vérités que nous
avons reproduites, ils se sont solennellement engagés, par un traité, à la
face du monde, à extirper ce fléau; je le répète, quelles que soient les
difficultés que nous avons rencontrées, quelqu'expérience que nous ayons
faite de l'invincible attachement de l'intérêt à ses injustes bénéfices,
nous ne désespérons pas encore de notre cause. Bien que quelques-uns des
augustes signataires ne nous aient pas paru aussi favorablement disposés
que nous avions lieu de l'attendre; bien que nous ayons entendu renouveler
contre nous les argumens insensés que nous avaient déjà opposés les
négriers,--que l'Europe présentait des crimes et des cruautés égaux au
moins en étendue, à ceux que nous voulions supprimer en Afrique, qu'au
lieu d'aller porter au loin les bienfaits et les armes de notre
philanthropie, un champ assez vaste s'offrait naturellement à nous, sans
sortir de notre pays;--bien qu'on ait osé attaquer la pureté de nos
intentions, et nous accuser d'agir dans des vues mercenaires d'intérêt
national et de jalousie mercantile; nous en avons la ferme espérance,
toutes ces indignes calomnies, tous ces lâches sophismes tomberont, et,
mis en opposition avec la masse imposante que présente notre grande et
glorieuse cause, ils ne seront d'aucun poids dans la balance, aux yeux de
nos contemporains mêmes qui nous voient, et encore moins de la postérité
qui nous jugera.

Pour ce qui est de cette accusation, qu'en pressant les autres pays de
suivre l'exemple de la Grande-Bretagne, nous sommes influencés par des
considérations de politique commerciale et d'intérêts mercantiles,
accusation aussi dénuée de fondement que produite avec mauvaise foi, nous
ne ferons qu'une seule observation. Ceux qui déversent sur nous cette
calomnie, sont dans une complète ignorance de tout ce qui a amené et
accompagné l'abolition de la Traite dans la Grande-Bretagne, ils oublient
que ce sont les hommes religieux de toutes les communions qui ont commencé
et soutenu, dans toute sa durée, cette glorieuse campagne. Long-temps les
avocats de cette grande cause, furent taxés d'enthousiastes et de
fanatiques. Aux principes de morale et d'humanité que nous présentions, on
opposait des principes de politique et d'intérêts commerciaux. Nos plus
dangereux adversaires furent ceux qui prédirent, et, comme l'évènement l'a
démontré, exagérèrent beaucoup les sacrifices coloniaux, financiers et
commerciaux qu'allait entraîner le triomphe de la justice et de
l'humanité. Aujourd'hui que ce long combat entre le génie du bien et celui
du mal, entre Dieu et Mammon, est enfin terminé, attendra-t-on de nous que
nous prouvions sérieusement à nos nouveaux accusateurs que l'abolition de
la Traite ne fut pas l'oeuvre de quelques adroits hommes d'état qui
n'avaient en vue que les intérêts commerciaux de la Grande-Bretagne, en
engageant les autres nations à suivre notre exemple? Cette accusation peut
bien obtenir quelque crédit sur ceux qui ignorent complètement les
circonstances de l'abolition Britannique; mais, il n'en est pas moins
constant qu'il n'y a que la plus complète ignorance qui puisse
l'expliquer.

Une pareille accusation aurait pu, il y a quelques années, peut-être,
trouver des oreilles crédules. Mais les pas immenses et gigantesques de
l'opinion Européen ne dans les derniers temps, nous paraissent devoir être
peu favorables à la propagation d'accusations si ridicules. Certes, si la
justice et l'humanité ne sont point un vain mot, c'est, surtout à la suite
de la liberté que nous pouvons espérer de les rencontrer, non de cette
liberté tumultueuse qui n'est que la licence, et qui n'a que trop souvent
usurpé le nom de la liberté véritable, mais de cette liberté
constitutionnelle, fondée sur l'ordre et les lois, fixant, avec une sage
précision, la limite où finissent les droits, où commencent les devoirs.
Les peuples qui, sortant du long sommeil où les avait endormis
l'esclavage, se sont réveillés au sentiment de leurs droits et à la
possession d'une constitution libre, ne fermeront pas leurs coeurs aux
nobles émotions qui doit naturellement y avoir excitées l'ère nouvelle qui
s'ouvre pour eux; ils n'oublieront pas les grandes destinées, les sublimes
devoirs auxquels leur nouvel état les appelle; ils rempliront
scrupuleusement les engagemens contractés par leurs Souverains, au sujet
de la Traite, antérieurement aux nouveaux changemens politiques; ils ne
voudront pas, sans doute, qu'on accuse la liberté d'être moins humaine et
moins philanthrope que le despotisme. Non, je ne saurais croire que, parce
que, dans la nation espagnole, des colons et des planteurs, qui ont cru
leurs intérêts lésés dans l'abolition de la Traite, pourraient réussir par
leur influence à envoyer quelques membres à la législature, ces membres
soient disposés à fouler aux pieds la morale et la vertu, au point
d'acheter l'appui de leurs avides commettans par le sacrifice de leurs
votes et l'avilissement de leurs fonctions constitutionnelles. Je croirai
encore moins que de tels hommes, s'il s'en trouvait, puissent obtenir
quelqu'influence sur l'auguste assemblée dont ils font partie; et
j'attendrai, pour ajouter foi à ces déplorables et humiliantes assertions,
que la vérité m'en ait été démontrée par l'évidence la plus complète.
"Qu'on me donne un point d'appui," disait Archimède, "et je soulèverai le
monde." Ce point d'appui que demandait le philosophe, nous le trouvons
dans la représentation d'un peuple libre, et par lui, nous pouvons, d'une
main ferme, soulever; avec le levier de la morale et du christianisme, un
monde d'intérêts funestes et de coupables préjugés.

Mais Sire!.... de favorables présages viennent justifier cet espoir.
Tandis que je traçais ces lignes, un bruit passager est venu jusqu'à moi.
On m'apprend que les Cortés d'Espagne, fidèles à cet esprit de générosité
qui, il y a trois siècles, jeta un éclat si vif et si glorieux dans cette
assemblée, paraissent disposés à accomplir les hautes espérances que
m'avaient fait concevoir la connaissance de la dignité attachée au
caractère espagnol.

Ces espérances, nous les nourrissons, surtout, en ce qui concerne le
Portugal, et ces considérations consolatrices viennent relever notre
courage. Sire! vous vous rappelez avec quelle étrange opiniâtreté le
plénipotentiaire Portugais résista aux efforts que tentèrent toutes les
autres Puissances pour l'engager à accéder à la confédération générale
contre la Traite, et comment il s'obstina à refuser d'assigner aucune
époque déterminée pour la cessation définitive de ce commerce homicide. On
alla même alors jusqu'à émettre une idée que je ne me rappelle qu'avec un
sentiment de douleur et de honte. On donna à entendre qu'on pourrait
consentir à prêter l'oreille au cri de la justice et de l'humanité, si la
Grande-Bretagne voulait faire quelques sacrifices pécuniaires à l'effet
d'indemniser le commerce Portugais. Enfin, lorsqu'après bien des délais et
des difficultés, la couronne de Portugal eut consenti à l'abolition de la
Traite, au nord de la ligne, les sujets de cette nation et même les
gouverneurs des établissemens portugais sur la côte nord d'Afrique, n'en
ont pas moins continué ce fatal commerce, sans se donner même la peine de
voiler cette infraction coupable aux traités existans. Mais quand je me
rappelle que la nation Portugaise fut l'une des plus illustres de
l'Europe, que, l'une des premières, elle s'affranchit de la barbarie et de
la rouille du moyen âge; quand je vois cette même nation renaître à la
conscience de ses droits politiques, et relever l'édifice de ses libertés
constitutionnelles, j'aime à croire qu'elle rendra un juste hommage aux
droits du genre humain, et qu'elle ne regardera pas d'un oeil indifférent,
les souffrances de nos frères les Africains, cette intéressante portion de
la grande famille des hommes.

Si, néanmoins, le Portugal, malgré les nouvelles circonstances sous
l'empire desquelles il se trouve placé, persistait à tromper toutes nos
espérances; si, après avoir concouru à cette déclaration à jamais célèbre
qui condamne la Traite au nom des principes sacrés de la justice et de
l'humanité, cette puissance continuait à maintenir la Traite et à faire,
seule, exception à ce concert universel de toutes les Puissances de la
Chrétienté; Votre Majesté, nous osons en concevoir l'espérance, n'aurait
pas oublié que cette circonstance, toute improbable qu'elle est, a été
prévue dans les négociations de Vienne. Elle se rappellera qu'il fut
convenu alors, que, dans le cas où l'une des puissances se placerait dans
cette honteuse situation, les autres parties contractantes s'engageaient à
adopter telles mesures jugées nécessaires pour rendre la conduite de cette
puissance aussi funeste à ses propres intérêts, qu'elle est criminelle aux
yeux de la religion et de la morale. La mesure qui fut alors indiquée fut
la prohibition des produits de la puissance dissidente. Nul doute que la
seule conviction d'une disposition sérieuse, de la part des Puissances, à
exécuter cette stipulation, ne suffît pour remplir le but qu'on s'y était
proposé et pour prévenir la nécessité de son exécution. Il dépend donc de
Votre Majesté de détruire, en cette circonstance, l'une des branches les
plus considérables et les plus destructives de ce commerce désolateur; et
Votre Majesté n'a pas besoin que je lui rappelle que le pouvoir de faire
un acte de justice et d'humanité, est une obligation implicite de
l'exécuter, qui nous est imposée par l'Eternel lui-même.

Pour ce qui est de la nation des Pays Bas, nous ne pouvons croire, que,
parce que cette infâme Traite a été appelée un commerce, et que cette
nation est l'une des plus anciennes dans les annales commerciales, elle
soit disposée à ajouter foi à l'accusation aussi cruelle que ridicule que
j'ai rapportée plus haut.

Les espérances que présentent les Etats-Unis d'Amérique, sont subordonnées
aux mesures plus ou moins efficaces qu'adoptera le Congrès pour concourir
à la suppression de la Traite. Dernièrement, un Comité nommé par le
Congrès et tiré de son sein, a manifesté des dispositions non équivoques
pour l'adoption de mesures propres à assurer l'abolition efficace de la
Traite. Il a recommandé à ses concitoyens le sacrifice d'une injuste
prévention qui avait empêché jusque là le gouvernement des Etats-Unis
d'accéder avec la Grande-Bretagne à l'établissement d'un droit de visite
mutuelle sur les vaisseaux marchands des deux nations qui fréquentent la
côte d'Afrique. Il observe, avec raison, que cet établissement ne doit pas
être confondu avec le droit de visite que s'arrogent, en temps de guerre,
les puissances belligérantes; que, bien loin de là, en stipulant pour
l'exercice d'un droit qu'elle accordait aux Etats-Unis dans une proportion
semblable, la Grande-Bretagne reconnaissait implicitement la nécessité
d'un traité spécial pour l'exercice de ce droit, ce qui équivalait à une
renonciation totale, de sa part, à toute prétention de cette nature.[3]

[Note 3: Voyez _De l'Etat actuel de la Traite des Noirs, composant
le Rapport présenté, le 8 Mai, 1821, aux Directeurs de l'Institution
Africaine_. Page 169.]

En conséquence, le Comité insiste pour qu'une convention soit passée, dans
ce sens, avec la Grande-Bretagne, à l'effet de réprimer de la seule
manière efficace, les coupables pirateries des négriers: car le Congrès
lui-même a assigné à la Traite son véritable caractère, en la déclarant
crime de piraterie, et y a attaché la peine capitale qui, chez toutes les
nations du globe, est le châtiment de cette sorte de délit. Certes, des
raisonnemens et des considérations si justes sont faits pour convaincre,
soit en Amérique, soit dans tout autre pays, tous les hommes sensés qui
font franchement des voeux pour l'abolition de cette Traite dévastatrice.

Mais, s'il est un peuple et un gouvernement que, certes, Votre Majesté
n'eût jamais pu soupçonner d'écouter ces accusations insensées, et ces
vils intérêts qui servent seuls de base à la Traite, c'est assurément le
peuple et le gouvernement français.

Sans doute, Votre Majesté a partagé nos espérances, lorsque la paix
qu'imploraient tous les gens de bien, vint réunir deux nations trop
long-temps divisées. Nous conçûmes alors l'espoir que la France
consentirait avec joie, à fraterniser avec nous dans cette grande oeuvre
de miséricorde. Tout nous le faisait présager, l'esprit chevaleresque de
la nation française, le caractère personnel de son Roi, et, plus encore,
les circonstances qui avaient précédé son rétablissement sur le trône de
ses pères, circonstances bien faites pour allumer dans un coeur vertueux
toutes les inspirations humaines et généreuses. "Un Monarque qui se dit
victime de l'oppression et de l'usurpation triomphante, jettera,"
disions-nous, "un regard d'attendrissement sur les victimes de
l'injustice et de la cruauté européenne!" Long-temps exilé lui-même aux
rives étrangères, il sait, par sa propre expérience, combien il est
douloureux d'être arraché à sa douce patrie, au toit de ses "aïeux"!
Il était naturel de penser que la religion et la morale à qui la
Grande-Bretagne avait dû sa dernière victoire, devaient avoir vu leur
empire affaibli dans une nation volcanisée par les éruptions
révolutionnaires, et qui, passant subitement de l'anarchie au despotisme,
avait vu ses yeux fascinés si long-temps par les illusions d'une gloire
sanglante et mensongère. On devait croire, néanmoins, que le nouveau
gouvernement sentirait l'importance de fonder la réédification du trône
sur les bases de la religion, et se convaincrait que le meilleur moyen
de témoigner sa reconnaissance à l'Arbitre Suprême par qui règnent les
Rois, c'était de se joindre à un acte d'humanité en faveur d'un vaste
continent: car la stabilité future du trône des Bourbons ne pouvait
être assise sur de plus fermes bases. Nous pensions que, dans cette
foule d'exilés que le retour de la paix ramenait dans leur patrie,
les sentimens religieux devaient prévaloir; et nous avions l'intime
conviction qu'il n'existait pas un homme religieux et vertueux qui ne fût
favorable à notre cause. Cette cause, en effet, était celle de tout homme
qui n'a pas brisé entièrement les liens moraux et intellectuels qui
l'attachent au Souverain Etre, et qui n'a pas abjuré le dogme d'un Dieu
rémunérateur. Nous avions encore d'autres motifs d'espérance. Quelque fût
notre attachement à la religion sous l'empire de laquelle nous vivons,
nous ne pouvions oublier que l'un des plus beaux titres de la religion
Catholique, était d'avoir mis fin à l'esclavage en Europe, et d'avoir fait
cesser ces guerres meurtrières que se faisaient, dans le moyen âge, les
seigneurs et les chefs d'une même nation. Il est vrai encore que la nature
et les effets de la Traite étaient bien moins connus en France qu'en
Angleterre; mais l'appât de ce commerce coupable y était aussi,
proportionnellement, beaucoup moindre. En effet, la France ne voyait pas
ses capitaux, ses navires et les articles de ses manufactures employés à
ce commerce: elle n'avait donc aucune des excuses dont l'intérêt ne manque
pas de se couvrir pour justifier ses crimes. Le gouvernement nouvellement
rétabli ne devait pas ignorer, d'ailleurs, qu'à l'exception de deux ou
trois ports, l'abolition de la Traite ne pouvait rencontrer aucun obstacle
dans la masse de la population française. Une circonstance importante
venait de nous mettre à même de juger pleinement des dispositions de la
nation française à cet égard. Quelqu'opinion qu'on se forme de Bonaparte,
il est un point que doivent lui accorder unanimement et ses amis et ses
ennemis; c'est la connaissance de l'esprit public de la nation française.
Or, on sait qu'à son retour de l'île d'Elbe, dans un moment où l'intérêt
de sa politique lui commandait, plus que jamais, de se concilier l'opinion
du peuple français, l'un des premiers actes de son pouvoir fut l'abolition
totale et définitive de la Traite des Noirs.

Cependant, comme si l'ennemi du genre humain avait interposé ici sa fatale
influence, nous avons vu refouler tout à coup des espérances fondées sur
de si justes titres.

Votre Majesté se rappelle avec douleur qu'à l'époque où l'Afrique vous vit
pour la première fois accourir à la défense de ses enfans opprimés, les
ministres du Roi de France, tout en reconnaissant la cruauté et la
criminalité de ce commerce sanglant, n'en manifestèrent pas moins
l'intention de le continuer pendant cinq ans encore.

Mais lorsque les prétentions de cet inexplicable et tenace attachement au
crime eurent été repoussées; quand le gouvernement français, revenant à
des sentimens plus conformes à sa dignité, eut consenti à entrer dans la
sainte ligue formée entre les Souverains de l'Europe, à l'effet de donner
à l'Afrique une réparation, trop long-temps retardée, des maux que lui
avait causés la Traite, et d'établir entre ce continent et les nations
chrétiennes un commerce paisible de lumières et de bienfaits, devait-on
s'attendre à lui voir adopter un système de conduite plus funeste que
jamais? Ce gouvernement ne s'était-il donc si solennellement engagé à
l'abolition de la Traite, que pour tremper dans une coupable connivence
avec les fauteurs de cet horrible commerce, que pour fermer les yeux sur
leurs attentats les plus notoires et les plus païens? Cette supposition
est d'une telle nature, qu'il semble impossible de l'admettre. Et
cependant, Sire! je dois le déclarer à Votre Majesté, quelque pénible que
me soit cet aveu, c'est en France que les abolitionnistes ont vu tromper,
de la manière la plus cruelle, leurs voeux et leurs espérances; c'est en
France, dans ce pays où nous comptions tant d'amis dévoués à notre cause,
que cette cause a reçu les coups les plus douloureux. Des ordonnances ont
été publiées, des lois promulguées, condamnant formellement la Traite;
mais les ports français sont encombrés de navires négriers; mais ils
fourmillent sur la côte d'Afrique; mais l'arrivée de ces coupables navires
dans les ports des colonies françaises est librement proclamée dans des
annonces rendues publiques. On fait circuler des propositions invitant les
spéculateurs à entrer dans cette branche de commerce: il en a été trouvé à
bord de navires français dans les possessions les plus éloignées de la
France: en France même, des compagnies ont été formées, à l'effet de
diviser les capitaux employés à ces criminelles entreprises dans le plus
grand nombre de mises possible, et de multiplier par là les parties
intéressées, en mettant ces coupables spéculations à la portée d'un plus
grand nombre de fortunes. Enfin, la flamme et le fer dévastent de nouveau
le continent africain; les gémissemens et les larmes de ses malheureux
habitans montent encore vers les cieux, pour implorer vengeance de leurs
oppresseurs!....

Comment expliquer de tels faits?.... Qu'est devenue cette police française
si justement célèbre pour sa vigilance et pour la célérité de ses
opérations?.... Cette police aux cent yeux, n'en a-t-elle plus lorsqu'il
s'agit d'explorer les crimes de la Traite?..... Et ses innombrables
oreilles, les a-t-elle bouchées pour ne pas entendre ce que tout le monde
sait, ce qu'elle seule paraît ignorer?... Nous ne pouvons croire que le
gouvernement Français manque de zèle à faire exécuter les lois! Et
cependant, d'où vient que les lois contre la Traite sont les seules qu'il
ne fait pas exécuter?.... Quelle cause assignerons-nous à cet étrange
phénomène?....

Et néanmoins, Sire! les leçons n'ont pas manqué à ce gouvernement. Il en
est une surtout par laquelle il semble que la Providence ait voulu
réveiller son énergie et sa sensibilité, et le tirer de sa funeste apathie
par l'un de ces effroyables exemples qui donnent, tout d'un coup, la
mesure des horreurs auxquelles on doit se préparer en tolérant la Traite,
et de la scélératesse des monstres qui se livrent à ce commerce sanglant.
Je vais rapporter ce fait horrible: il est d'une telle nature, qu'il
frappera d'étonnement et d'horreur ceux-là même que l'attention qu'ils ont
portée vers la Traite, a le plus familiarisés avec les crimes de ce fléau,
et avec toutes les formes diverses, toutes plus hideuses les unes que les
autres, sous lesquelles ces crimes ont coutume de se produire.

Le Rôdeur, navire français de 200 tonneaux, fit voile du Havre le 24
Janvier, 1819, pour la côte d'Afrique où il arriva le 14 Mars suivant.
Jusque-là, l'équipage qui était composé de 22 hommes, avait joui d'une
bonne santé. Il prit à bord 160 Noirs avec lesquels il fit voile pour la
Guadeloupe, le 6 Avril. La cargaison, c'est le nom qu'on donne aux
malheureux Noirs, la cargaison et l'équipage ne montraient aucun symptôme
de maladie; mais un mal effroyable se développa, lorsque le navire fut
sous la ligne.

Les symptômes n'étaient d'abord que d'une nature peu alarmante. C'était
une rougeur qui se manifestait aux yeux: limitée aux seuls Noirs, on
l'attribua au défaut de renouvellement de l'air dans la cale où ces
infortunés étaient entassés, ainsi qu'à la disette d'eau qui commençait
déjà à se faire sentir. On était alors rationné à huit onces par jour, et,
plus tard, il n'en fut distribué qu'un demi verre. D'après l'avis du
chirurgien du bâtiment, on fit monter successivement les Noirs sur le
bord, afin de leur faire respirer un air plus pur. Mais un grand nombre
de ces infortunés, affectés d'un désir violent de revoir leur pays natal,
désir si violent en effet que les gens de l'art l'ont classé, sous le nom
de Nostalgie, parmi les maladies qui affligent la race humaine, ne se
virent pas plutôt en liberté, qu'ils se précipitèrent dans la mer, en se
tenant embrassés les uns les autres. Le capitaine du Rôdeur en fit un
effroyable exemple: il en fit fusiller quelques-uns et en fit pendre
d'autres, afin d'intimider le reste; mais cette barbarie fut sans succès,
et l'on prit le parti de les enfermer tous à fond de cale. La maladie fut
reconnue être une ophtalmie violente. Le mal qui avait fait de rapides
progrès parmi les Africains, commença bientôt à attaquer l'équipage.

Le premier homme de l'équipage, atteint par la contagion, fut un matelot
qui couchait prés de la cale. Dans les trois jours qui suivirent, le
capitaine et la presque totalité de l'équipage en furent frappés. Les
ressources de l'art furent vainement employées; les douleurs augmentaient
de jour en jour, ainsi que le nombre des aveugles. Un seul matelot avait
échappé; c'était leur seule espérance et, cet homme venant à être frappé,
il ne leur eût plus été possible de diriger le bâtiment, pour se rendre
aux Antilles. C'est ce qui était arrivé à un bâtiment espagnol qu'ils
rencontrèrent sur leur route: tout son équipage était devenu aveugle.
Ils avaient donc été obligés de renoncer à diriger le navire, et se
recommandèrent à la charité du Rôdeur; mais les gens du Rôdeur ne purent
ni abandonner leur bord pour aller sur le bord espagnol, ni recevoir
l'équipage de ce navire, le leur étant à peine suffisant pour eux. Depuis
on n'a plus entendu parler de ce navire qui se nommait le St. Léon.

La consternation devint générale, mais n'empêcha pas de se livrer à un
effroyable calcul. Parmi les noirs, qui étaient devenus totalement
aveugles, il y en eut 36 _qu'on jeta à la mer_, pour n'avoir pas à
les nourrir en pure perte, puisqu'en cet état déplorable il n'était pas
possible de les vendre. Ils avaient encore un autre motif pour commettre
cet acte atroce: c'était d'obtenir que la valeur de ces infortunés leur
fut intégralement payée par les assureurs de la cargaison. Arrivés à la
Guadeloupe, ceux d'entre les esclaves qui avaient survécu, étaient dans un
état déplorable. Trois jours après l'arrivée du navire, le seul homme de
l'équipage qui avait échappé à la contagion et qui avait pu guider le
navire, en fut atteint lui-même. Parmi les Noirs, 39 étaient devenus
aveugles; 12 étaient borgnes; 14 avaient des taches plus ou moins
considérables sur la cornée. Parmi l'équipage, 12 avaient perdu la vue,
parmi lesquels était le chirurgien du navire; 5, dont était le capitaine,
avaient perdu un oeil; quatre autres avaient plus ou moins éprouvé les
suites de l'ophtalmie. Le 22 Octobre, le Rôdeur retourna au Havre.

Tels sont les détails publiés à Paris, d'un voyage fait, en 1819, aux
côtes d'Afrique, par un navire négrier français. Et Votre Majesté voudra
bien observer, que tous ces détails sont incontestables et dignes de foi;
d'abord, parce que l'auteur à qui nous les devons, M. Guillié, homme digne
de foi, oculiste de la Duchesse d'Angoulème, a, peu de temps après, fait
insérer, dans le Courrier Français, une lettre dans laquelle il déclare
qu'il tient toutes ces particularités du capitaine, du chirurgien et des
matelots du Rôdeur auxquels il a donné ses soins; ensuite, parce que ces
détails ne sont pas fournis par un ennemi de la Traite dans la vue d'en
inspirer l'horreur et d'en arrêter la continuation, mais sont publiés,
comme renseignemens de l'art, dans un ouvrage scientifique dans lequel
l'auteur n'avait en vue que de rendre compte d'une maladie et d'exposer
les remèdes qui lui sont propres. L'article dans lequel est contenue
l'histoire du Rôdeur, est intitulé: _Observations sur une
Blépharo-blennorrhée contagieuse_. Il est inséré dans le numéro de
Novembre 1819 de "la Bibliothèque Ophtalmologique ou Recueil
d'Observations sur les Maladies des Yeux, faites à la Clinique de
l'Institution Royale des jeunes Aveugles, par M. Guillié, Directeur
général et Médecin en Chef, etc...."

Mais, hélas! Il n'arrive que trop souvent que nous restons indifférens aux
souffrances que nous ne voyons pas. Nul doute que, si les lecteurs de ce
drame sanglant, en eussent été les témoins oculaires, leurs âmes se
fussent soulevées d'horreur et d'indignation. Et cependant, cette
publication ne paraît pas avoir excité une grande sensation à Paris, et,
probablement, moins encore au Hâvre; car, dès l'année suivante, le Rôdeur
partit pour un second voyage, commandé par le même capitaine, et, sans
être retenu par la vengeance terrible dont la divine Providence venait de
punir ses forfaits, alla de nouveau porter le ravage sur les rives
africaines. Quoiqu'il en soit, les faits sont établis d'une manière
indéniable, et la postérité aura peine à croire qu'en 1819, le Rôdeur fit
voile de l'un des ports les plus populeux et les plus commerciaux de
France; après avoir exécuté son coupable voyage, en débarqua les fruits
criminels dans la plus considérable des colonies françaises; de là revint
en France avec les misérables débris de son coupable équipage, et rejeta
sur le territoire français ces scélérats portant en tous lieux avec eux
les marques de la justice divine, de manière à être partout reconnus. Et
c'est en 1819 que tout cela s'est fait à la face du monde!
c'est-à-dire douze ans après que l'Angleterre avait aboli ce criminel
commerce, huit ans après qu'elle l'avait déclaré crime de félonie et puni
de la peine de la déportation, quatre ans après que la France elle-même,
d'abord par un traité solennel, ensuite par une loi, le tout confirmé par
une lettre écrite de la propre main de son souverain, avait décrété son
abolition immédiate et définitive!...

Le fait est si étonnant par lui-même, que Votre Majesté aura peine à y
ajouter foi. Cependant, je pourrais mettre sous les yeux de Votre Majesté
des exemples de cruauté d'une nature encore plus atroce, et c'est dans la
Traite française que je les puiserais. Mais à quoi serviraient de nouveaux
détails à cet égard? Il est une vérité dont conviendront sans peine tous
ceux qui ont considéré attentivement ce vaste sujet, c'est que toutes les
cruautés, quelqu'horribles qu'elles soient, que peut enfanter la Traite,
ne sont rien en comparaison des maux que les dévastations de cette Traite
abominable produisent en Afrique même; et l'on doit placer, en première
ligne, cette insurmontable barrière d'anarchie et d'ignorance, par
laquelle la Traite intercepte tous les rayons de la religion et de la
morale, et les empêche de pénétrer dans l'intérieur de ce malheureux
continent par le seul canal possible, les communications avec les nations
civilisées.

Il est impossible de croire qu'un commerce qui abonde en indignités de
l'espèce de celles que nous venons de décrire, fût souffert plus
long-temps en France, si l'attention publique était convenablement
provoquée sur cet objet. Loin de nous l'idée que des gains sordides et des
bénéfices pécuniaires, aient pu paraître à une froide politique, compenser
suffisamment tant de cruautés et de crimes! Sans doute, de telles idées
n'ont pu entrer dans la pensée de ministres éclairés, et surtout de
ministres français.

Parmi les accusations dont la France a souvent été l'objet, celles
d'avidité commerciale et d'un vil amour du gain, ne sont pas même entrées
dans la pensée de ses plus implacables ennemis. On a dit de la France, que
le génie des armes et l'amour de la gloire militaire l'avaient détournée
de toute autre ambition, et l'avaient même rendue insensible aux avantages
résultant du commerce. Cette opinion parut, en quelque sorte, confirmée
par une expression célèbre qu'employait fréquemment le chef du dernier
gouvernement français. On sait qu'il reprochait aux Anglais de n'être
_qu'une nation boutiquière_. Au contraire, un de nos hommes d'état,
un écrivain Anglais avait appelé la nation française une _nation
Chevaleresque_. Si nous lisons l'histoire des guerres de la révolution
française, nous trouverons ce caractère national empreint encore sur
chacune de ses pages. Nous verrons que la générosité et la valeur
française n'ont jamais été plus brillantes, les victoires de ce peuple
jamais plus éclatantes que dans cette période; nous verrons qu'alors une
multitude de causes avaient contribué à répandre l'esprit guerrier dans
toute la population française. Quels que soient les changemens qu'aient pu
subir le caractère originel de ce peuple, ces changemens n'ont pas été de
nature à faire présager qu'il contracterait des habitudes bassement
mercantiles. Certes, nul n'eût pu croire que l'avidité commerciale fût,
tout à coup, devenue si extrême dans cette nation, qu'elle se fût
précipitée, avec une coupable ardeur, dans une carrière lucrative mais
déshonorante, que les autres nations ont cru devoir abandonner par des
considérations de justice et de morale.

Ce n'est pas que je prétende accorder qu'en supposant les bénéfices
commerciaux le but principal des négocians de France, et des propriétaires
des bâtimens français, la Traite est le moyen qui leur offre, dans cette
hypothèse, le plus de chances de gain. On ne saurait mettre un instant en
doute, en considérant l'immense étendue du continent Africain, sa vaste
population, la variété des innombrables productions de son climat et de
son sol, qu'on ne pût tirer d'un commerce légitime avec l'Afrique,
infiniment plus d'avantages que de la Traite des esclaves.

Ainsi la question pour les négocians de Nantes et du Hâvre, n'est pas de
savoir s'ils continueront le commerce des esclaves, ou s'ils cesseront
tout commerce avec l'Afrique. Il s'agit de savoir s'ils veulent
entreprendre avec l'Afrique un commerce véritablement digne de ce nom, un
commerce conforme à la justice, à l'humanité, aux progrès de la
civilisation; un commerce dont les bénéfices doivent sans cesse augmenter,
et auxquels il est impossible d'assigner des bornes;--ou si, dédaignant
le champ immense qui s'offre à leurs spéculations commerciales, ils aiment
mieux y renoncer, et continuer le détestable trafic des esclaves,
aujourd'hui que toutes les abominations de ce trafic ont été dénoncées
à l'univers. Qu'ils y prennent garde!... Tant d'horreur attireront
infailliblement la vengeance divine, ou plutôt, j'en ai l'intime
conviction, ce criminel commerce deviendra bientôt, en France, l'objet
d'une haine et d'une indignation si générale, qu'il finira par succomber
sous les efforts combinés de tous les hommes humains et religieux; et
alors il faudra bien qu'ils l'abandonnent, à la différence qu'ils peuvent
aujourd'hui en faire le sacrifice de bonne grâce, et qu'alors, ce
sacrifice étant forcé, les couvrira de remords et de honte.

Mais je le demande à tout Français humain et loyal, et, d'avance je suis
sûr de leur réponse, quand bien même les bénéfices de la Traite seraient
aussi considérables qu'on affecte de le croire, ces bénéfices
pourraient-ils compenser la honte qui planerait infailliblement sur le
caractère national? Car l'infamie attachée à la Traite retombe sur la
nation qui la tolère. Quel ample sujet de réflexions pour tous les
Français attachés à la gloire de leur pays, et à qui l'honneur du
gouvernement et de son auguste chef n'est point indifférent? Comment ces
hommes peuvent-ils supporter l'idée de l'étrange contraste que la France
et la Grande-Bretagne offriront, sur cet important objet, dans les pages
de l'inexorable histoire. N'entendent-ils pas d'avance le langage de
l'équitable postérité? "L'Angleterre," dira-t-elle, "tant qu'elle ignora
la nature et les effets de cette Traite cruelle, fut l'une des plus
ardentes à la pratiquer; mais à peine son caractère véritable lui est-il
connu, elle emploie tous ses efforts à expier envers l'Afrique les maux
qu'elle lui a causés sans avoir la conscience de son crime; elle épuise
ses trésors, elle multiplie ses offres, (à la France elle-même, en argent
et en territoire,) à l'effet d'indemniser le commerce des autres nations,
des pertes que la suppression de la Traite pourrait lui faire éprouver.
La France, au contraire, s'élance avec une criminelle ardeur dans cette
horrible carrière que le remords fait abandonner à l'Angleterre et aux
autres nations. L'Angleterre s'efforce, à grands frais, de répandre les
arts et les bienfaits de la civilisation sur ces rivages africains
naguères l'affreux théâtre des crimes de la Traite; elle bâtit des
villages, élève des écoles et, d'une main libérale, jette sur cette terre
désolée les semences sociales; déjà elle commence à voir récompenser ses
philanthropiques efforts, et déjà les prémices d'une moisson abondante
viennent réjouir ses regards. Quant à la France, elle s'occupe à déverser
la désolation sur les provinces que la paix lui a rendues sur la côte
d'Afrique; à son aspect, à l'aspect de ses coupables agens, la fertilité
et le bonheur s'enfuient devant l'anarchie et la dévastation, et ces mêmes
rivages qui présentaient l'image d'un nouvel Eden, n'offrent plus aux
regards qu'un désert désolé."

Se peut-il que l'ancienne noblesse de France, cette noblesse qui se dit le
boulevard du trône, supporte avec calme l'humiliante comparaison que ses
ennemis ne manqueront pas de faire entre la conduite d'un gouvernement
monarchique et celle tenue par des états républicains? En effet, sans
parler de la Grande-Bretagne, partout où la voix du peuple s'est fait
entendre aux Etats-Unis d'Amérique, à Buénos Ayres, dans la république de
Colombia, au Chili, au sein des Cortès Espagnoles, partout cet injuste et
sanglant commerce a été abjuré avec indignation; tandis que la France,
rendue à l'antique race de ses rois, dans un temps où sa politique doit
nécessairement partager de la nature et du caractère d'une royauté légale
et constitutionnelle, la France voit ses sujets exercer, avec activité et
de notoriété publique, cette même Traite que condamnent ses lois; de sorte
que le gouvernement Français pourrait être accusé de protéger ces
criminelles entreprises, comme profitables au commerce français, et
encourir conséquemment, quoique bien à tort nous aimons à le croire, un
reproche de connivence avec les fauteurs obstinés de ce commerce horrible.

Vous êtes sensibles, dites-vous, à tout ce qui intéresse l'honneur de la
France, vous avez déploré le voile de honte dont les crimes de quelques
révolutionnaires ont couvert, pendant une époque courte mais horrible, la
patrie ensanglantée; et vous oubliez que les atrocités de la Traite sont,
sans comparaison, beaucoup plus horribles dans leurs affreuses
circonstances et bien plus immensément funestes dans leurs effets, que les
plus abominables d'entre les crimes que vous déplorez.

Il faut du moins rendre justice aux grands criminels de la révolution;
c'étaient de hardis scélérats, mais non des hypocrites. Ils n'ont jamais
prétendu au titre de chrétiens. Dans la guerre impie qu'ils avaient
déclarée aux hommes, ils avaient enveloppé l'Eternel lui-même, et ne lui
demandaient rien. Ils étaient poussés au crime par le plus redoutable de
tous les stimulans, les fureurs et les haines de parti: ayant la
conscience des dangers qu'ils couraient et du châtiment qui les attendait,
leurs âmes étaient dans un état perpétuel de délire et dans la folie du
désespoir. Les objets de leurs cruautés, c'étaient leurs ennemis
politiques: ils les combattaient avec acharnement et à outrance; ils les
traitaient, comme ils s'attendaient à en être traités, sans pitié, sans
miséricorde. Dans la nature même de leurs forfaits, il y avait un gage de
leur peu de durée. Ils n'avaient point de sobriété dans leur système: ils
n'avaient pas même coordonné un système. Il serait donc injuste de faire
entrer leurs crimes en parallèle avec ceux des négriers. Ces derniers
froidement combinés, sont le résultat de spéculations mercantiles. Et sur
qui sont commis ces crimes? Il ne faut pas l'oublier, c'est sur des
individus inoffensifs que les agens de la Traite vont chercher dans un
pays éloigné. La force et la ruse sont employées, tour à tour et à la
fois, contre ces déplorables victimes de l'avarice du négrier qui,
calculant tranquillement les bénéfices de son crime, se propose, de sang
froid, de fonder sur la base du vol et de l'homicide, son système
commercial. Sans doute, c'est un spectacle qui fait horreur, que le
spectacle de ces bourreaux athées blasphémant et renonçant la Divinité.
Mais il y a quelque chose de plus affreux encore aux regards de tout
esprit éclairé; c'est ce démenti pratique et journalier donné à la
providence d'un Dieu bon et paternel, en bravant froidement et
systématiquement sa vengeance, par la continuation d'une Traite reconnue
pour la violation la plus manifeste de ses lois. L'athée le plus opiniâtre
peut être éclairé, le plus grand criminel peut se repentir et être
pardonné; mais que dirons-nous de ces hommes qui, reconnaissant l'autorité
divine et l'énormité de leur crime, déclarent, néanmoins, que ce crime
tout flagrant, tout cruel qu'il est, est trop lucratif pour qu'ils en
abandonnent l'exercice?

Il est une réflexion, surtout, qui doit éveiller la honte et l'indignation
dans le coeur de tout Français sensible à l'honneur national; c'est que,
tant que la France refusera d'entrer dans les mesures de réciprocité que
plusieurs nations de l'Europe ont adoptées pour la suppression efficace de
la Traite, le drapeau blanc servira de protection à tous les pirates et à
tous les aventuriers de l'univers, comme le plus propre à leur garantir
l'exécution et l'impunité de leurs criminelles entreprises. Ainsi ce
pavillon d'une nation grande et valeureuse, ce pavillon que les opprimés
ne doivent jamais réclamer en vain, se verra associé à tous les crimes,
et deviendra l'emblème naturel de l'injustice et de la cruauté.

Pour expliquer cet inexplicable manque de zèle qu'on remarque en France,
en ce qui concerne l'abolition de la Traite, on a dit en Angleterre, bien
que la chose soit à peine croyable, que des tentatives ont été faites, non
sans quelques succès, pour intéresser dans cet important sujet, l'orgueil
national du peuple français, et nuire à la cause des abolitionnistes, en
soutenant qu'abolir la Traite, ce serait, pour la France, se soumettre à
l'influence et à la volonté de la Grande-Bretagne.

S'il se trouvait quelques hommes que de pareilles idées eussent pu
séduire, je leur dirais que c'est à juste titre que nous nous efforçons
d'engager les autres nations a renoncer à cet infâme commerce, car ce nous
est un devoir d'en agir ainsi, ne pouvant oublier que, dans cette pratique
coupable, notre exemple a pu en égarer bien d'autres. Après avoir enfin
découvert la criminalité et la cruauté de ce commerce destructeur, un
renoncement solitaire et silencieux eût-il suffi à acquitter notre
conscience? Les autres peuples, ignorant encore le vrai caractère de la
Traite, ne pouvaient-ils pas naturellement occuper la place que notre
retraite laissait vacante? Et alors, en quoi, je le demande, le sort de la
malheureuse Afrique eût-il été changé? Sans doute, c'était pour nous un
devoir sacré de prendre l'initiative, et de proclamer, à la face du monde,
la criminalité de notre conduite antérieure, afin d'égaler au moins le
repentir au crime, afin de donner à nos mesures réparatrices l'activité et
l'éclat qu'avaient eus nos torts envers la malheureuse Afrique.

Lorsque, dans ces circonstances, animés par des motifs aussi purs et aussi
généreux, nous cherchâmes autour de nous des appuis pour nous seconder,
c'est dans la France, d'abord, que nous conçûmes l'espoir d'en trouver.
Mettons de côté tout préjugé: cette confiance de la Grande-Bretagne
n'était-elle pas honorable pour la France? Nous nous rappelions que
c'était à un Roi de France qu'étaient dues ces belles paroles: "Si la
vérité et la vertu étaient exilées du reste de la terre elles devraient se
réfugier dans le coeur des Rois!" Nous pensions que le Souverain actuel de
la France, instruit à l'école de l'adversité, avait pu apprendre dans ses
redoutables enseignemens, non moins que dans la générosité naturelle de
son caractère, quel haut prix est attaché à la sublime prérogative de
faire le bien. Il était naturel de penser que lui et plus encore sa
famille, victimes de l'oppression, trouveraient dans leur coeur la
sensibilité nécessaire pour compatir au destin des malheureux Africains,
victimes, comme eux, du crime triomphant. La conduite, du Monarque
Français dans cette circonstance, semblait lui être naturellement tracée.
Délivré de ses puissans ennemis, par les mains d'une Providence
protectrice, et rétabli par elle sur le trône de ses pères, quel plus
digne tribut de reconnaissance pouvait-il offrir à l'Eternel, que de
sécher les pleurs de l'infortune, que de briser les chaînes de l'injustice
et de l'oppression?

Tels étaient les sentimens qui animaient le Monarque actuel de la
Grande-Bretagne, lorsque, dans la lettre qu'il adressa, à ce sujet, au Roi
de France, il le supplia avec toute là confiance de l'amitié, de se
joindre à lui dans cet acte véritablement royal, dans cet acte de justice
et d'humanité, le conjurant de lui procurer de toutes les joies la plus
délicieuse et la plus pure, en s'unissant à lui pour effacer, du caractère
de la chrétienté, cette souillure honteuse et déplorable qui le déshonore.
Le Roi de France répondit, et sa réponse, on n'en peut douter, fut conçue
dans le même esprit de franchise. Il déclara, dans sa lettre, qu'il était
disposé à s'unir au Monarque de la Grande-Bretagne, dans toutes les
mesures qui auraient pour but d'assurer le repos et le bonheur du genre
humain, et particulièrement en contribuant à l'extinction d'un fléau qui
ne tendait à rien moins qu'à la destruction de l'espèce humaine.
Dira-t-on que le Roi de France fit alors parade d'une humanité qui n'était
point dans son coeur? Dira-t-on qu'au lieu d'obéir à l'impulsion de sa
propre sensibilité, il ne cédait, alors, qu'à une influence étrangère?...
Certes, une pareille idée n'a jamais pu entrer dans la tête d'aucun
Anglais. Si ceux d'entre les Français à qui je me suis spécialement
adressé dans ces dernières pages, avaient pu concevoir une telle pensée,
je leur dirais: "Examinez bien ce que vous imputez à votre Souverain, à
l'objet de votre royalisme et de votre affection!"... Certes, nous ne
pouvons croire qu'il soit considérable le nombre de ces Français qui,
lorsque nous les invitions à se joindre à nous de coeur et d'âme, dans
l'intérêt de notre grande et glorieuse cause, ont interprété notre
démarche d'une manière si erronée, que de s'imaginer que nous prenions
avec eux le ton d'une supériorité morale. Cette absurde accusation ne peut
être considérée que comme un déplorable reste de cet esprit d'hostilité
qui a si long-temps divisé les deux nations anglaise et française, et qui
n'a pu encore totalement faire place à de plus doux sentimens, à ces
sentimens d'amitiés et de fraternités nationales qui n'ont cessé d'animer
les avocats de l'Afrique dans toutes leurs communications avec les peuples
étrangers. Et qu'on ne croie pas que, par ces mots, je prétende faire un
grand mérite à mes compatriotes de leur philanthropie. Grâces au Ciel,
nous sommes arrivés à une époque, nous vivons dans un temps où la
philanthropie fait partie de l'économie politique elle-même. Chacun sait,
ou est à portée de savoir que la prospérité d'un pays profite à tous les
autres, qu'au lieu de fonder leur élévation et leur félicité sur
l'oppression et le malheur des autres, chaque peuple est intéressé aux
progrès et au bien être de tous. Ces idées ne sont pas le résultat des
émotions souvent passagères du coeur humain; ce sont des principes stables
et fixes que l'expérience a confirmés; c'est une émanation de cette haute
sagesse, de cette bonté divine qui préside aux mouvemens et à tout
l'ensemble du système moral de l'univers.

Ah! fussé-je animé par cette injuste haine contre la France, que doivent
m'imputer ceux dont je combats, en ce moment, les absurdes accusations;
fussé-je assez lâche pour souhaiter, entre nos deux nations, une autre
rivalité que cette honorable émulation par laquelle deux peuples généreux
luttent de vertu et d'honneur; au lieu de conjurer la France de concourir
avec nous au grand ouvrage de l'abolition de la Traite, je devrais
m'applaudir de voir la nation française courir cette carrière coupable que
le remords et la honte ont fuit abandonner aux autres peuples.

Mais, si l'Angleterre a été calomniée en France, la France, a son tour, a
été calomniée en Angleterre. En effet, on nous a dit, (et j'aime à croire
que la calomnie seule a pu inventer de tels bruits,) on nous a dit qu'en
France certains personnages d'un haut rang et jouissant d'une grande
influence politique, possesseurs de propriétés coloniales, ou ayant des
relations d'intérêt dans les ports français où la Traite est exercée avec
le plus d'activité, n'ont pas eu honte de voiler les horreurs de ce
commerce profanateur, et même d'en protéger la continuation. On ajoute que
les restrictions mises à la liberté de la presse, lesquelles n'avaient, en
apparence, pour but, que de mettre le peuple à l'abri du blasphème et des
provocations séditieuses, ont été employées à l'indigne usage de tenir la
nation française dans l'ignorance du caractère véritable de ce commerce
injuste et cruel. Mais, sans doute, il n'en peut être ainsi. Sans doute,
c'est une des calomnies répandues a dessein par les ennemis de la nation
française. J'ose l'espérer, les hommes que la Providence a placés dans un
rang élevé, n'oublieront pas à ce point le soin de leur honneur et les
devoirs qui leur sont imposés. Ils se rappelleront qu'ils ont été investis
de l'honorable emploi d'être les précepteurs et les bienfaiteurs de leur
patrie. Puissent-ils reconnaître enfin la véritable destination à laquelle
ils ont été appelés! Puisse leur conduite à venir nous prouver
victorieusement que le gouvernement français remplit avec joie les devoirs
qui lui sont imposés par tant d'obligations sacrées.

Sire! qu'il soit permis aux amis de l'Afrique de s'adresser, dans cette
circonstance, à Votre Majesté, comme principal garant des saintes
obligations contractées à Vienne et ratifiées à Aix-la-Chapelle. Votre
Majesté a proclamé, à la face du monde, sa ferme croyance aux saintes
vérités du christianisme, et son respect pour ce livre divin où l'homme
lit la charte de son bonheur et de son immortalité. Si, parmi les parties
contractantes, il s'en trouvait qui considérassent ces déclarations comme
des formules de diplomatie, et qui, faisant profession publique de respect
pour la religion, déclinassent en secret sa divine autorité, certes, Votre
Majesté ne saurait être de ce nombre. En Angleterre, du moins, les amis du
christianisme aiment à croire que vos déclarations religieuses ne sont
point un vain langage dicté par la politique, mais bien l'expression de
votre conviction intime, l'acte spontané de votre conscience, et la règle
constante de votre vie. C'est là que nous plaçons notre espoir. Nous ne
doutons pas un moment que les lois de Dieu, les droits et le bonheur du
genre humain, la religion, la justice, l'humanité, la bonne foi, et tous
les sentimens les plus sacrés ne se présentent à l'esprit de Votre
Majesté, comme autant de motifs qui l'engagent à prêter avec ardeur son
aide et ses secours à l'accomplissement de cette grande oeuvre de
miséricorde.

Mais, si Votre Majesté me permet de lui parler sans détour et avec toute
la franchise que me prescrit l'intérêt de cette sainte cause, je lui
déclare que, dans cette circonstance, le choix ne lui est point laissé.
D'après les principes seuls du christianisme, il vous est défendu de
fermer l'oreille aux cris des victimes de l'oppression; mais les
stipulations d'un traité solennel obligent, en outre, Votre Majesté à
accomplir la promesse qu'elle nous donna à Vienne. Votre Majesté n'est
point intéressée, personnellement, dans ce grand débat. Cette circonstance
est la plus favorable de toutes, puisqu'elle vous permet de prendre, au
milieu des parties contractantes, le caractère de médiateur, et de juger
dans cette grande cause pendante au tribunal de la nature et de la
religion. S'il était possible que Votre Majesté se crût dispensée de
remplir ses engagemens à cet égard, sous prétexte qu'elle n'a aucun
intérêt personnel à les violer ou à les remplir, je vous dirais que c'est
la volonté de Dieu que vous les remplissiez, dans toutes les hypothèses,
avec le même zèle et le même respect. Quel triomphe pour les ennemis des
Monarques légitimes! "Eh! quoi," diraient-ils, "si l'une des clauses des
traités de Vienne, relatives aux cessions ou aux délimitations de
territoire, eût été violée, à l'instant même on eût fait connaître cette
violation, et on eût exigé une réparation prompte, immédiate. Mais le
bonheur et la civilisation de près d'un tiers du globe habitable, ne
sont-ils donc pas d'un intérêt aussi grave aux yeux de ces Monarques qui
proclament les principes du christianisme comme la règle constante de leur
conduite?" Et en effet, de pareilles accusations, si elles étaient
prouvées vraies, ne justifieraient-elles pas l'opinion de ceux qui n'ont
vu, dans cette association de Rois, connue sous le nom de _Sainte
Alliance_, qu'une combinaison de vues politiques trop manifestes, et
maladroitement déguisées sous le masque de la religion? Quel sujet de
chagrin et de honte pour les véritables amis du christianisme, que de voir
la religion ainsi profanée!

Mais, je le répète, nous ne pouvons nous arrêter, un seul instant, à de
pareils soupçons, et c'est avec l'espoir le plus fondé et la confiance la
plus entière, que nous supplions Votre Majesté d'interposer sa médiation,
particulièrement en ce qui concerne la France. Cette demande, nous la
faisons à Votre Majesté dans toute la sollicitude de notre coeur. Mais ce
n'est pas à l'égard de la France seule, que nous invoquons votre
médiation; nous l'invoquons également à l'égard des autres Puissances
européennes auxquelles Votre Majesté s'est associée pour délivrer
l'Afrique de ses oppresseurs. Jamais l'intervention de Votre Majesté ne
fut plus urgente. Le nouveau point de vue sous lequel la question se
présente, a beaucoup accru les difficultés. Quand il ne s'agissait que
d'obtenir des diverses Puissances, qu'elles prohibassent, par des lois, un
commerce qu'elles avaient solennellement condamné de la manière la plus
énergique, comme empreint d'injustice et de cruauté, et qu'elles s'étaient
engagées à abolir, par un traité solennel, il n'était pas difficile
d'obtenir un acquiescement dont le refus eût été une violation par trop
manifeste des principes les plus communs du bon sens et de la probité.

Mais, prohiber par des lois et permettre par le fait ce commerce criminel,
opposer au mal des mesures telles qu'elles sont insuffisantes pour sa
répression, que dirons-nous d'une semblable conduite? N'est-elle pas, de
toutes, la pire et la plus funeste? Votre Majesté, sans doute, fera
comprendre aux diverses Puissances contractantes, combien leur conduite
actuelle les expose à cette imputation, quoiqu'injuste qu'elle puisse être
dans le fait. Il n'est pas nécessaire d'indiquer à Votre Majesté les
moyens dont elle peut se servir pour rendre à la cause de l'humanité cet
important service. Hélas! Votre Majesté ne les connaît que trop bien.
Qu'elle suive l'impulsion de sa conscience; qu'elle obéisse seulement aux
mouvemens de son coeur; qu'à ses démarches préside cette énergie que donne
la conscience, qu'assurent les sentimens généreux, et tout ira bien. La
justice, l'humanité, la bonne foi, la saine politique et, par dessus tout,
la religion, vous prêteront leur auguste et irrésistible appui. J'ai dit
la religion: et en effet, ce n'est pas ici l'occasion de mettre en avant
ces distinctions théologiques qui divisent malheureusement l'église
chrétienne. Toutes les communions chrétiennes s'accordent à condamner la
fraude, le vol, le brigandage et l'homicide: toutes s'accordent à
commander la paix et la charité envers tous les hommes: toutes nous
ordonnent d'employer au bonheur de nos semblables, non à perpétuer leur
ignorance et leur infortune, les dons et les facultés qu'il a plu à
l'Eternel de nous départir.

Pour ce qui est des considérations politiques, nous trouvons dans les
événemens qui se pressent chaque jour d'éclore, la confirmation des hautes
leçons que l'histoire nous a transmises dans chacune de ses pages. Tout
doit nous convaincre, qu'abstraction faite de toute considération de
justice ou d'humanité, celui-là s'abuserait étrangement qui, dans l'époque
actuelle, prétendrait élever l'édifice d'un commerce national et d'une
puissance coloniale, sur une base composée de matériaux de la nature de
ceux que fournit la Traite. Insensé!... lui dirions-nous, ne voyez-vous
pas les Etats-Unis d'Amérique affranchir leurs esclaves par milliers!
Ne voyez-vous pas, dans la dernière guerre, l'Angleterre appeler à la
liberté les esclaves de leurs ennemis! Ne voyez-vous pas, surtout, Haïti
prendre, de jour en jour, une attitude plus imposante, capable de
déconcerter tous les projets politiques de ses ennemis! N'entendez-vous
pas mugir les feux souterrains de cette île volcanique! Ce bruit
redoutable est le présage de nouvelles éruptions aux ravages desquelles
l'oeil ni la pensée ne peuvent assigner de limites! Et c'est dans de
telles circonstances, que des hommes d'état, qui n'ont pas perdu l'usage
de leur raison, prétendent voir une combinaison avantageuse dans
l'établissement de colonies trans-atlantiques dont la population serait
fournie par la Traite!...

Mais j'ai honte de parler de considérations politiques, quand la voix du
devoir et le cri de la conscience se font entendre si hautement. Ah! Sire!
adressez vous aux ministres des Puissances contractantes au Congrès de
Vienne. Adjurez-les de remplir les engagemens qu'ils ont contractés!
Dites-leur qu'ils trahissent notre noble cause, en mettant tant de
tiédeur, et en employant des moyens si faibles et si inefficaces, dans
l'abolition de la Traite. Dites-leur qu'une telle froideur équivaut à un
abandon total de la cause qu'ils s'étaient engagés à défendre, et n'est
pas moins criminelle. Quant à moi, je le déclare, quand je jette les yeux
en arriére, et que je considère tout ce qui a déjà été fait pour cette
grande cause, je ne puis m'empêcher de croire que ce fléau dévastateur
touche à sa fin. Les lumières qu'on a jetées sur cet horrible trafic, la
connaissance universelle de la cruauté et de la criminalité qui y sont
attachées, les événemens qui se passent sous nos yeux, les circonstances
tant physiques que morales de l'époque où nous vivons, tout concourt à me
persuader que nous touchons au moment de voir la suppression totale et
définitive de cette horrible violation des lois de la justice et de
l'humanité. Cependant, la Traite se continue encore; et dût-elle bientôt
complètement cesser, elle aura du moins continué assez, pour accuser dans
la postérité et couvrir d'une ineffaçable infamie, ceux qui lui auront
résisté avec tant de faiblesse, et qui auront mis si peu de zèle à sa
suppression. Ceux-là, surtout, qui ont participé à la mémorable
déclaration de Vienne, et qui n'en ont pas moins continué d'être sourds
aux commandements de la religion, du devoir et de la morale, qui n'en ont
pas moins foulé aux pieds l'humanité et la foi des sermens, ceux-là,
dis-je, ne peuvent avoir oublié la part qu'ils ont prise alors à une
entreprise qui s'annonçait sous des auspices si honorables. Ils se
rappellent l'acte solennel dans lequel ils déclaraient vouloir laisser,
dans l'abolition de la Traite, un monument impérissable à la postérité. Ce
monument existera en effet: il existera; mais il portera une inscription
bien différente de celle qu'il eût dû porter. Cette inscription, au lieu
de retracer, en caractères immortels, l'imperturbable persévérance de ces
Monarques dans l'accomplissement des devoirs qu'ils avaient contractés à
la face de Dieu et des hommes, transmettra à la postérité la plus reculée,
les titres de leur honte; les plaintes de la justice et de l'humanité
admises d'abord, puis, ensuite, indignement foulées aux pieds; les
engagemens les plus saints, les sermens les plus sacrés mis en oubli; les
intérêts du genre humain immolés à des intérêts commerciaux de peu
d'importance et plus qu'équivoques; tandis qu'une nation soupçonnée de
tout sacrifier à ses spéculations mercantiles, n'avait pas fait difficulté
de renoncer à ce cruel commerce, en s'accusant d'y avoir participé trop
long-temps, et en le dénonçant à la haine et a l'exécration des peuples
civilisés.

Sire! puisse l'Eternel bénir les efforts de Votre Majesté!... Dans les
travaux que vous allez entreprendre, songez que vous défendez une cause,
digne des regards de la Divinité!... La paix, la charité envers tous les
hommes, voilà les bases sur lesquelles elle s'appuie!... Ah! Tous les
coeurs des gens de bien vont vous suivre! De tous les points de l'univers,
leurs voeux et leurs espérances vont accompagner vos pas, et seconder
vos efforts! Surtout, Votre Majesté trouvera dans son propre coeur, dans
le témoignage de sa conscience, une récompense bien douce de ses
philanthropiques travaux: mais une récompense plus chère et plus
solennelle leur est destinée, dans ce jour où les mystères de la
Providence seront révélés; où Dieu apparaîtra sans voile aux regards des
hommes; où comparaîtront, confondus devant le même tribunal, les sujets et
les rois accompagnés seulement du cortège de leurs actions; où, enfin,
l'injustice et la cruauté auront pour jamais cesse de désoler la terre....

J'ai l'honneur d'être, avec le respect et l'attachement les plus sincères,

SIRE,

de Votre Majesté,
le très-humble et obéissant serviteur,

WILBERFORCE




RÉSUMÉ DU DISCOURS
PRONONCÉ
PAR M. WILBERFORCE,
DANS
La Chambre des Communes,
_Le 27 Juin, 1822,_
SUR
_L'ÉTAT ACTUEL_
DE LA TRAITE DES NÈGRES.





RÉSUMÉ DU DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. WILBERFORCE.


En renouvelant aujourd'hui une motion analogue à celles que j'ai déjà
présentées dans la dernière session et dans quelques-unes des sessions
précédentes, je ne me dissimule point les inconvéniens qui accompagnent
d'ordinaire ces propositions annuelles.

Quelle que soit l'importance du sujet, l'intérêt qu'il excitait
primitivement s'affaiblit par degrés; et pour le bien même de la cause, il
est souvent préférable de n'en occuper le public qu'à de plus longs
intervalles. Mais la Chambre remarquera sans doute les circonstances
particulières dans lesquelles nous nous trouvons placés, et qui me
semblent rendre nécessaire la motion que je vais avoir l'honneur de lui
soumettre.

Ayant aboli nous-mêmes la Traite des Nègres, l'humanité nous faisait un
devoir de presser les autres nations d'imiter notre exemple, et de se
joindre à nous pour l'accomplissement de ce grand oeuvre. Nous avons donc
saisi l'occasion qui nous était offerte par le Congrès de Vienne; nous
nous sommes adressés à tous les Souverains de l'Europe, mais spécialement
à ceux dont les sujets s'étaient livrés précédemment au commerce
d'esclaves, et nous les avons conjurés d'embrasser avec nous la bonne
cause. Le Portugal s'est seul refusé à nos instances. La Russie,
l'Autriche et la Prusse, quoique étrangères à la Traite des Nègres, et
n'ayant point elles-mêmes de colonies, ont pris part aux déclarations
solennelles qui ont marqué la Traite du sceau de l'infamie. Toutes les
grandes Puissances réunies en cour suprême de justice, ont prononcé la
sentence d'un crime qu'elles ont justement nommé la honte de notre siècle,
et il a été livré par elles à l'exécration de l'humanité.

L'injustice et la cruauté du commerce d'esclaves ayant été reconnues par
les Puissances européennes, des traités ont été conclus avec plusieurs
d'entre elles pour assurer l'abolition de ce trafic. Toutes, à l'exception
du Portugal, ont fixé une époque précise après laquelle la Traite serait à
jamais interdite. Les Gouvernemens mêmes qui se sont refusés à une
abolition immédiate ont pris l'engagement formel de ne faire la Traite
qu'au midi de la ligne.

Il a été convenu avec plusieurs de ces Gouvernemens que des juridictions
spéciales seraient établies pour juger les infractions aux lois qui
prohibent la Traite. Il est donc naturel, ou plutôt il est nécessaire que
nous nous enquerrions de temps à autre comment les traités sont exécutés,
et quels pas nous faisons vers le but que nous avons en vue.

Une grande masse de documens a été soumise à la Chambre par le
Gouvernement de Sa Majesté. Elle comprend sa correspondance avec les
officiers de la marine royale sur la côte d'Afrique, avec les membres des
commissions mixtes et avec les ministres du Roi auprès de différentes
cours étrangères. L'adresse que je compte proposer aujourd'hui contiendra
l'expression des sentimens qu'a excités en nous la lecture de ces pièces
officielles. Mais avant d'entrer dans les détails de la question, je crois
remplir un devoir en reconnaissant que mon noble ami, qui siège de l'autre
côté de la Chambre (Lord Londonderry) a veillé sur les intérêts de notre
glorieuse cause avec habileté et persévérance.

Je commencerai par les Pays-Bas. En considérant les diverses phases de
l'histoire de ce pays et les longues relations d'intimité qui ont existé
entre son gouvernement et le nôtre, sa lenteur, pour ne rien dire de plus,
à exécuter des engagemens formels, lui fait aussi peu d'honneur que le
manque d'empressement qu'il témoigne à mettre un terme à des pratiques
qu'il a déclarées lui-même contraires à la justice et à l'humanité.
Toutefois les argumens du noble Lord (Lord Londonderry), appuyés par les
talens et le zèle du Ministre de Sa Majesté près la Cour des Pays-Bas,
(Lord Clancarty), ont enfin amené cette Puissance à donner aux traités
leur véritable et légitime interprétation.

La Traite des Nègres s'est faite long-temps avec impunité sous pavillon
espagnol; mais un juste sentiment du devoir paraît s'être réveillé dans le
sein des Cortès. Le Comte de Torreno a employé ses talens distingués en
faveur de notre cause, et les Cortès ont enfin soumis à une peine
infamante, (dix années de travaux forcés) le crime de la Traite, sous
quelque forme qu'il se commette. Les malheureuses victimes qui seront
trouvées à bord des vaisseaux négriers seront désormais délivrées de
l'esclavage. Il est beau de voir un peuple qui jette les fondemens de sa
propre liberté, se montrer sensible au droit qu'ont d'autres hommes à
jouir du même bienfait; et la conduite de l'Espagne, dans cette
circonstance, redoublera, je n'en doute point, l'intérêt qu'inspirent aux
citoyens de la Grande-Bretagne les efforts de ce peuple pour établir son
indépendance politique.

Quelque longues et quelque amicales qu'aient été nos relations avec la
Cour de Portugal, je suis forcé de convenir que sa conduite, par rapport
à la Traite des Noirs, a été honteuse à l'excès. Elle n'a eu qu'un seul
genre de mérite, une persévérance inébranlable dans le mal. Au Congrès
même de Vienne, tandis que toutes les autres Puissances européennes ont
reconnu l'injustice et la cruauté de la Traite, tandis qu'elles ont fixé
un terme pour l'abolir, le Portugal seul, tout en accédant à la première
de ces déclarations, s'est obstinément refusé à la mesure qui en était la
conséquence. Il s'est contenté de nous offrir de discontinuer ses
barbaries sur la côte d'Afrique, si nous consentions à acheter cet acte de
justice par une concession de privilèges commerciaux. A la fin, néanmoins,
la Cour de Lisbonne a stipulé, moyennant une somme considérable pour prix
de son consentement, que la Traite serait désormais interdite au commerce
portugais au nord de la ligne. Elle a délivré par là de ses ravages une
étendue de plus de mille lieues de côtes, et elle a borné son trafic à des
contrées qui, ayant fait partie de ses domaines depuis des siècles,
avaient des droits particuliers à sa protection et à sa bonté. Mais en
dépit de cette convention, l'on rencontre encore des négriers portugais
sur tous les points de la côte d'Afrique au nord de la ligne; et il a été
prouvé que les Gouverneurs de quelques-uns des établissemens coloniaux de
cette puissance prennent part à ces expéditions de forbans. Certes, il
serait d'un mauvais augure pour les destinées à venir du Portugal, que le
nouveau gouvernement de ce pays, en assurant sa propre indépendance, ne
prît aucune mesure pour exterminer un commerce de fraude, de sang et
d'infamie. J'ai meilleur espoir de sa législature actuelle; et les
principes du nouveau gouvernement formeront, j'ose le croire, un heureux
contraste avec ceux de l'ancien. En tout cas, sa conduite ne saurait être
pire, en ce qui concerne la Traite des Noirs.

Je passe aux Etats-Unis d'Amérique. Ce pays a débuté plutôt que nous-mêmes
dans la bonne oeuvre de l'abolition; mais il est pénible de voir, en
étudiant les pièces déposées sur notre table, que le gouvernement de
Washington, quoiqu'il ait fait de la Traite un crime capital, quoiqu'il
l'ait rangée parmi les actes de piraterie, se refuse encore à la seule
mesure qui paraisse devoir être efficace pour mettre un terme au trafic du
sang africain: je veux dire, le droit réciproque de visiter les vaisseaux
qui naviguent sur la côte d'Afrique.

Il est évident, ainsi que l'a justement observé dans la session dernière
mon honorable ami, Mr. Brougham, (et c'est aussi un des argumens dont
s'est servi le Secrétaire d'Etat de Sa Majesté), que rien n'est plus
distinct de ce qu'on appelle le droit de visite, tel qu'il s'exerce en
temps de guerre, que la faculté mutuelle accordée aux bâtimens des deux
nations, d'examiner les navires marchands, dans des limites déterminées,
et sur le pied de l'égalité la plus parfaite. La seconde de ces mesures,
on l'a soutenu avec raison, ne diffère pas seulement de la première, elle
lui est, pour ainsi dire, opposée. Car reconnaître la nécessité d'un
traité spécial pour exercer un droit dans de certaines bornes et à
certaines conditions, c'est en quelque sorte désavouer le droit général et
indéfini de visite qui ne se fonde sur aucune convention préalable. La
résistance que nous oppose à cet égard le gouvernement américain, est
d'autant plus fâcheuse, qu'à Washington même un comité de la Chambre des
Représentans a recommandé l'année dernière l'adoption du système de visite
mutuelle sur les côtes d'Afrique. Ainsi la branche populaire de la
législature, celle où l'on pouvait supposer que les préjugés nationaux
seraient le plus long-temps à se dissiper, s'est montrée supérieure à ces
considérations secondaires. Cette année encore, un comité du Congrès
(nommé dans le Sénat, si je ne me trompe) a reproduit les mêmes argumens
en faveur de la visite mutuelle. Néanmoins, le Gouvernement refuse
d'accéder à ces conseils, et sa résistance n'est pas exempte de rudesse.
Mais de cela même je tire un favorable augure; et quand, en réponse aux
argumens irrésistibles de Mr. Stratford Canning, je vois Mr. Quincy Adams
toujours sur le point de manquer de mesure, je ne puis m'empêcher
d'attribuer une telle disposition au malaise qu'il éprouve en repoussant
une proposition évidemment équitable, et j'aime à espérer qu'il finira par
l'adopter avec satisfaction. Dans une cause qui embrasse les plus chers
intérêts d'une grande portion de nos semblables, il est pénible sans doute
de voir le gouvernement américain s'en tenir aux minuties de l'étiquette
nationale, au lieu d'envisager la question sous un point de vue plus réel
et plus élevé; mais si telle est la diplomatie des Etats-Unis, avec quelle
satisfaction n'avons-nous pas reconnu que les sentimens individuels des
Américains se sont montrés tels qu'on devait les attendre d'hommes issus
de la même origine que la nôtre, d'hommes élevés dans la jouissance des
mêmes droits et des mêmes prérogatives constitutionnelles. Les officiers
de la marine américaine en croisière sur les côtes d'Afrique, ont secondé
nos efforts avec la bienveillance et la cordialité la plus parfaite. Je
désire ardemment, je l'avoue, que la Grande-Bretagne et l'Amérique
éprouvent l'une pour l'autre les sentimens qui conviennent à deux peuples
qui sont descendus des mêmes ancêtres, qui parlent la même langue, qui
professent la même religion, qui font gloire de la même liberté politique,
et qui sont redevables aux mêmes principes constitutionnels des bienfaits
spéciaux dont ils jouissent: je me réjouis de tout indice qui semble
annoncer que les deux peuples ne connaîtront bientôt plus d'autre rivalité
que celle qui peut exister entre des amis et des frères; et je me livre
avec bonheur à l'espoir qu'ils seront désormais unis l'un à l'autre par
des liens d'estime et d'affection mutuelles.

Il me reste à remplir la plus pénible portion de ma tâche: je dois parler
de la conduite de la France relativement à la Traite des Nègres. Si l'on
réfléchit que le gouvernement français a condamné la Traite dans les
termes les plus énergiques, comment ajouter foi à ce qui est néanmoins
d'une vérité incontestable? c'est que dans quelque direction que nous
jetions les yeux, sur toutes les mers, dans tous les ports, sur tous les
points de la côte d'Afrique, et presque dans toutes les autres parties du
monde, nos regards affligés rencontrent des preuves manifestes de
l'activité redoublée avec laquelle des Français indignes de ce nom, se
livrent à la Traite des Noirs. Des circulaires sont répandues et en France
et dans les colonies; on appelle les plus petits capitaux à s'engager dans
ce trafic infâme où des profits énormes doivent récompenser les
spéculateurs. Les officiers de la marine royale et les gouverneurs des
établissemens coloniaux, semblent également disposés à favoriser la Traite
par leur connivence; et dans le même instant, on nous assure que le
gouvernement français ne néglige aucun effort pour mettre un terme à de
semblables pratiques; ce même gouvernement réputé si exact et si habile
dans l'application de ses lois pénales et de ses réglemens fiscaux.

Il existe néanmoins en France des hommes qui ressentent pour cette
coupable connivence du pouvoir suprême, l'indignation qu'elle doit exciter
dans toutes les âmes généreuses. Le Duc de Broglie, en particulier, a
traité cette grande question dans la Chambre des Pairs avec une habileté
et une éloquence dignes de l'objet de ses efforts; et en dénonçant les
horreurs de la Traite à l'opinion publique, il a montré une parfaite
connaissance du sujet jointe à tout le zèle qu'inspire une semblable
cause. Tant que la France possédera des hommes tels que le Duc de Broglie,
tant que leurs intentions resteront les mêmes, tant que leurs talens
seront consacrés à la cause de la justice et de l'humanité, je ne saurais
désespérer du succès. Mais c'est un étrange et humiliant spectacle que
celui d'un grand royaume qui, comblé des dons de la Providence, placé au
premier rang par les progrès de la civilisation et les raffinemens de la
vie sociale, emploie les ressources de son industrie à accroître les
souffrances et à prolonger la barbarie de nations moins favorisées du
ciel. Un pareil crime devient plus odieux encore quand on réfléchit aux
circonstances dans lesquelles il se commet; quand on songe que c'est au
moment même où à l'issue d'une longue guerre, la France a retrouvé les
jouissances de la paix et le gouvernement de son souverain légitime.

L'on nous dit que la religion renaît en France, et que le gouvernement
actuel est disposé à en favoriser les progrès; mais j'aurais, je l'avoue,
une triste idée d'une religion qui accepterait la honteuse alliance de la
Traite des Nègres. Ç'a été l'un des caractères distinctifs du
christianisme, que d'adresser ses consolations aux pauvres, de se montrer
le protecteur des opprimés, le soutien des malheureux; ç'a été la gloire
de l'Evangile que de répandre la paix et la bienveillance mutuelle parmi
les hommes. Quel doit donc être le caractère de cette religion qui fait un
pacte avec la fraude et la cruauté, avec le meurtre et le brigandage, qui
adopte pour missionnaires des hommes endurcis dans le crime, et qui porte
la désolation et le pillage dans toute une moitié du monde non civilisé?

Je ne trace point un tableau imaginaire.

(Ici Mr. Wilberforce a lu l'extrait d'une dépêche de Lord Londonderry au
ministère français, d'où il résulte que les négriers se procurent des
victimes sur la côte d'Afrique en excitant les peuplades indigènes à des
actes de brigandage mutuel, en incendiant les hameaux et enlevant les
malheureux habitans à mesure qu'ils cherchent à échapper aux flammes).

L'infamie et la cruauté d'une pareille conduite, a repris l'orateur, sont
encore aggravées par la considération que l'échafaudage de sophismes au
moyen duquel on essayait autrefois de justifier la Traite des Noirs, est
maintenant réduit en poudre. Quand nous avons commencé la lutte, on nous
objectait que les Nègres étaient une race inférieure, une sorte de chaînon
entre l'homme et le singe: que la nature les avait destinés à couper du
bois et à porter de l'eau pour l'usage du reste de leurs semblables. Ceci
n'est pas une ironie, c'est une assertion avancée gravement dans un des
livres qui font autorité sur les questions relatives aux Indes
occidentales. Mais ces mensonges honteux qui offensent à la fois la
Majesté Divine et les droits de l'humanité, ont été repoussés depuis
long-temps dans les ténèbres dont ils n'auraient jamais dû sortir. Divers
rapports sur l'état de l'Afrique ont mis hors de doute que les indigènes
sont semblables à nous par leurs qualités physiques et morales. La colonie
de Sierra Leone surtout, cet établissement jadis si calomnié et si
injustement méprisé, démontre aujourd'hui cette vérité incontestable,
qu'une société africaine peut faire des progrès aussi rapides que les
nôtres, lorsqu'elle jouit des bienfaits de la religion protestante et des
lois britanniques. Cette colonie, bien qu'encore dans l'enfance, est un
objet d'admiration et de joie pour tous les amis de l'humanité; la plante
est jeune et délicate, mais ses jets sont vigoureux, son feuillage est
verdoyant, et déjà l'on y distingue quelques traits de la beauté et de la
symétrie qui caractérisent la constitution britannique.

La France peut-elle vouloir que sa conduite offre un contraste si frappant
avec la nôtre? Quoi! tandis que nous réveillons par des soins paternels
les facultés assoupies des malheureux Africains, emploiera-t-elle toutes
les ressources de sa puissance à les corrompre, à les dégrader, à les
détruire? Non, sans doute, si de pareilles horreurs peuvent encore se
commettre, c'est qu'on les cache aux regards du public; et je ne saurais
croire que ni le gouvernement ni le peuple français consentissent à
tolérer de tels actes d'iniquité, s'ils en connaissaient la nature et
l'étendue. Qu'ils se mettent pour un moment à la place des habitans de
l'Afrique! Qu'ils supposent que les Algériens débarquent sur les côtes du
Languedoc et viennent s'y livrer à un brigandage, moins cruel pourtant que
celui des négriers. Qu'ils supposent que ces pirates incendient les
Villages pendant la nuit, enlèvent les paysans tandis qu'ils s'efforcent
d'échapper à la mort, et vont les vendre dans une contrée lointaine pour y
subir eux et leur postérité un esclavage éternel. Quel soulèvement
n'exciterait pas le simple récit de ces atrocités? On les signalerait
comme le comble de l'horreur et de la barbarie; il semblerait monstrueux
que l'Europe ne se levât pas en masse pour en châtier les auteurs. Eh
bien! ce brigandage, quelque juste indignation qu'il dût exciter, reste en
deçà de la cruauté systématique, de la froide barbarie qui caractérise la
Traite des Nègres. La morale et l'humanité sont-elles donc circonscrites
par des limites géographiques, et une nation qui prétend à l'honneur de
surpasser toutes les autres dans les rafinemens de la civilisation, se
livrera-t-elle sans obstacles aux plus indignes pratiques?

Mais il est de fait, ainsi que je l'ai remarqué précédemment, que les
horreurs de la Traite trouvent un appui dans leur étendue même. Nous nous
habituons à la considérer comme un être abstrait, et nous oublions
qu'entre les 80 à 100 mille victimes de ce trafic, chacune a subi quelque
violence individuelle, enduré quelque malheur qui lui est propre, supporté
peut-être une plus grande intensité de souffrances que ne saurait en
produire aucun des autres fléaux qui affligent l'humanité. L'on peut à
peine supposer que la Traite des Noirs fût tolérée dans un seul des pays
qui prennent le nom de chrétiens, si elle était connue pour ce qu'elle est
incontestablement en réalité.

J'ai cherché à me rendre compte des ruses et des sophismes qui ont pu
valoir à ce trafic l'espèce de faveur dont il jouit encore, et je me suis
assuré que ce triste résultat provient, en grande partie, de ce qu'on
attribue à l'abolition de la Traite la détresse actuelle de nos colonies
occidentales, et de ce que l'on suppose que nous pressons la France
d'adopter une marche qui a été fatale à nos établissemens d'outre-mer,
dans le but d'étouffer son commerce et d'arrêter les progrès de sa
prospérité. Mais ceux qui accueillent cette calomnie ignorent, ou du moins
ils oublient que, lors même qu'aucun sentiment de morale ne nous
empêcherait d'adopter un si abominable système, les principes seuls de
l'économie politique suffiraient pour nous en détourner. Et en effet,
grâces en soient rendues à l'Eternel, on a reconnu l'absurdité de la
doctrine autrefois reçue, qu'une nation pour être puissante doive
appauvrir et rabaisser les peuples qui l'environnent: doctrine impie, qui
Accuserait l'Ordonnateur Suprême de toutes choses d'avoir fondé le
bien-être temporel des nations sur la méchanceté et l'égoïsme, et non sur
la liberté, la paix et l'affection mutuelle. Non, certes, nous le savons
aujourd'hui, un pays n'a pas de plus sûre manière d'accroître sa
prospérité, que de favoriser les progrès de ses voisins; et chaque membre
de la grande famille est intéressé au bien-être et au bonheur de tous.

Mais l'hypothèse que la détresse actuelle de nos colonies provienne de
l'abolition de la Traite, peut avoir de si dangereuses conséquences, que
je me crois obligé d'en démontrer la fausseté; je vais plus loin,
j'affirme qu'il eût mieux valu pour nos anciennes colonies que la Traite
eût été abolie beaucoup plus tôt. La détresse qui se fait sentir dans les
Indes occidentales remonte à plus de vingt années, et je n'ai pas besoin
de rappeler à la Chambre que l'abolition de la Traite ne date que de
quinze ans. A moins donc que l'effet ne précède la cause, il est évident
que la détresse des colonies n'est point imputable à l'abolition de ce
trafic. A l'appui de mon assertion sur l'époque à laquelle remonte cet
état de souffrance de nos colonies occidentales, je lirai l'extrait d'un
Rapport sur la Jamaïque, imprimé par ordre de la Chambre au mois de
Février, 1805.

"Tous les négocians anglais qui ont des hypothèques sur les plantations,
forment des demandes en expropriation forcée; et néanmoins quand ils ont
obtenu un jugement, ils hésitent à le faire exécuter, parce qu'ils
seraient obligés de devenir eux-mêmes propriétaires, et qu'ils savent par
expérience ce qu'il en coûte. Les officiers des Sheriffs et les receveurs
des impositions à l'intérieur, font vendre sur tous les points de l'île
des habitations dont les propriétaires, autrefois riches, sont réduits
aujourd'hui à se voir déposséder de leurs biens pour moitié de leur valeur
réelle et moins de moitié de leur prix d'achat. Toute espèce de crédit est
anéantie, etc., etc. Les détails les plus fidèles paraîtraient d'une
exagération absurde."

Je pourrais continuer à citer des passages semblables; mais je me borne à
faire observer qu'à une époque encore plus reculée, dans les vingt années
qui se sont écoulées de 1760 à 1780, les expropriations se sont élevées au
nombre de 80,000 et à la somme de £32,500,000, monnaie de la Jamaïque,
soit 22,500,000 livres sterling. Pendant ces vingt années, près de la
moitié des propriétés de l'île a changé de maîtres. En voilà, sans doute,
plus qu'il ne faut pour renverser la supposition que l'abolition de la
Traite ait eu aucune part à la détresse actuelle de nos colonies.

Mais quels que soient les motifs de l'indulgence coupable dont jouit la
Traite des Nègres, c'est, je le répète, un sujet de surprise et
d'indignation que de voir un pays tel que la France, dans le moment où il
est rendu à la paix et à la prospérité, devenir le fléau du continent
africain, l'instrument funeste qui non seulement aggrave les souffrances
de ces malheureuses contrées, mais qui, ne l'oublions point, y prolonge à
plaisir la guerre intestine et la barbarie. Les Français sont un peuple
brave et chevaleresque; ils nous ont disputé jadis l'empire de la mer, et
je ne puis comprendre qu'ils ne sentent pas que c'est souiller l'honneur
de leur pavillon, que d'en faire non seulement la sauvegarde d'un trafic
de sang humain, quand ce sont des navires français qui s'y livrent, mais
le protecteur, le patron, l'ange gardien pour ainsi dire (ange de ténèbres
sans doute) des plus vils aventuriers de toutes les nations.--Je ne
saurais m'empêcher de croire que lorsque la nature et les effets d'un
pareil système seront bien connus, le sentiment moral de la France
elle-même ne souffrira pas que la Traite continue impunément ses ravages.

Quant à nous, du moins, remplissons notre tâche, et ne négligeons aucune
des ressources qui sont en notre puissance pour faire réparation à
l'Afrique des torts qu'elle a eu si long-temps à nous reprocher. Si nos
traités avec les Puissances étrangères avaient eu pour objet des limites
territoriales ou des privilèges commerciaux, leur exécution aurait été
strictement exigée. Que notre conduite ne nous fasse pas soupçonner de
mettre plus d'intérêt à ces questions d'un ordre secondaire qu'aux droits
les plus chers, à la vie et au bonheur de nos semblables. Que nous
puissions dire au moins que nous avons fait notre devoir; et je le répète,
il m'est impossible de ne pas espérer qu'un jour Sa Majesté pourra se
livrer à la douce jouissance de penser que sa médiation a puissamment
contribué à délivrer la terre du plus grand fléau qui ait jamais affligé
l'humanité, et à ouvrir à la civilisation, aux lumières et au bonheur
l'entrée du vaste continent de l'Afrique.

Je propose donc que l'Adresse suivante soit humblement présentée à Sa
Majesté[4].

[Note 4: Cette adresse a été votée à l'unanimité par la Chambre des
Communes.]

"Le profond intérêt que la Chambre des Communes a pris et continue à
prendre à l'abolition de la Traite des Nègres, nous a engagés à étudier
avec une attention particulière les documens qui ont été mis récemment
sous nos yeux, d'après les ordres de Sa Majesté.

"Nous nous étions flattés que les représentations et les remontrances
réitérées de Sa Majesté auraient enfin déterminé les divers gouvernemens
dont les sujets se livraient encore au trafic des Noirs, à méditer
sérieusement sur l'obligation solennelle qu'ils ont si souvent contractée
de coopérer avec Sa Majesté d'une manière cordiale et efficace à la
destruction complète de cet épouvantable fléau.

"Mais nous avons appris avec douleur et avec honte qu'à un petit nombre
d'exceptions près, nos espérances ont été déçues, et que nous sommes
encore réduits à l'étrange et humiliante condition de voir la Traite des
Nègres se faire avec une activité redoublée par les sujets de ces mêmes
puissances, qui ont formellement reconnu que ce trafic est le comble de la
dépravation et de la cruauté.

"Nous remarquons cependant avec satisfaction que les argumens sans
réplique et les démarches réitérées des ministres de Sa Majesté, appuyés
des remontrances énergiques de son Ambassadeur à la Cour des Pays-Bas, ont
enfin amené ce gouvernement à donner aux traités leur interprétation
légitime.

"Nous avons vu également avec plaisir la réforme de quelques-uns des abus
qui s'étaient introduits dans les cours de juridiction mixte établies à
Sierra Leone. Mais l'expérience a démontré la nécessité de modifier la
clause qui exige, pour prononcer la condamnation d'un navire, que des
esclaves aient été trouvés à bord au moment de la saisie, tandis qu'il
importe au contraire d'accorder une juste valeur aux preuves décisives que
l'on peut déduire de l'arrimage et de l'équipement qui distinguent les
bâtimens négriers.

"Nous avons trouvé quelque soulagement à la douleur que doit causer la
déplorable uniformité des renseignemens qui nous sont fournis, en
apprenant que les Cortès d'Espagne ont prononcé une peine sévère et
infamante contre tous les individus qui désormais prendraient part à la
Traite des Nègres. Mais il ne suffit pas de cette juste reconnaissance de
l'atrocité du crime, il ne suffit pas d'une prohibition légale, et nous
espérons que les Cortès prendront toutes les mesures nécessaires pour
l'exécution rigoureuse de la nouvelle loi.

"Nous voyons avec chagrin que les navires portugais, loin de renoncer
graduellement à la Traite, ont continué à s'y livrer avec une activité
redoublée, et spécialement sur la côte au nord de la ligne, ce qui est une
contravention formelle au traité par lequel cette Puissance s'est engagée
à borner son trafic aux contrées situées au midi de l'équateur.

"Mais nous ne saurions nous empêcher d'embrasser l'espérance que le
nouveau Gouvernement du Portugal montrera plus d'empressement pour
l'exécution d'un traité que toutes les lois divines et humaines lui font
un devoir de respecter.

"Nous avons remarqué avec une vive satisfaction le zèle que manifestent
pour l'abolition de la Traite des Nègres les commandans des bâtimens de
guerre américains en station sur la côte d'Afrique, et leur empressement à
seconder les efforts des officiers de la marine royale. Mais nous voyons
avec regret que le gouvernement des Etats-Unis ne paraît point disposé à
abandonner les objections qu'il a faites précédemment à l'établissement
d'un droit de visite mutuelle dans les parages de l'Afrique.

"Nous nous étions flattés que ce gouvernement prendrait en juste
considération les argumens irrésistibles mis en avant par le Comité de la
Chambre des Représentans en faveur d'un arrangement de ce genre, et
spécialement le passage du Rapport de ce Comité où l'on fait ressortir la
différence, ou plutôt l'opposition, qui existe entre une mesure fondée sur
des conventions réciproques et renfermée dans des limites déterminées, et
le droit de visiter les vaisseaux neutres sans aucune stipulation
antérieure, tel qu'on le réclame et le pratique en temps de guerre. Nous
nous étions flattés surtout que, dans une question qui intéresse les
droits et le bonheur d'une si grande portion de nos semblables, le
gouvernement américain se rendrait à la considération évidente que
l'établissement général d'un système quelconque de visite mutuelle peut
seul être efficace pour mettre un terme au trafic des Noirs.

"Nous voyons avec une profonde douleur que cette année comme les
précédentes, la Traite se fait sous pavillon français sur toute l'étendue
de la côte d'Afrique; qu'en France et à l'étranger des prospectus sont
répandus pour offrir aux spéculateurs des expéditions de ce genre, pour
attirer les plus petits capitaux, et séduire des aventuriers par l'espoir
d'un profit énorme; que le petit nombre de bâtimens de guerre français en
station dans les parages de l'Afrique, ne met aucune entrave sérieuse au
trafic des Noirs; que les gouverneurs des colonies ne paraissent pas
montrer plus d'activité: et cela, tandis que le Gouvernement français
condamne ce trafic dans les termes les plus énergiques, tandis qu'il
déclare qu'aucune peine n'est épargnée pour arrêter un si grand fléau. Il
est à déplorer qu'un gouvernement dont les moyens d'action passent pour
être si efficaces, voie ses efforts paralysés dans cette seule
circonstance. Nous ne pouvons donc que continuer à nous affliger
profondément de ce qu'une grande et brave nation, comblée de tous les dons
de la Providence, placée au premier rang par les jouissances de la vie
sociale, se montre, dans le moment même où elle est rendue aux bienfaits
de la paix et au gouvernement de son souverain légitime, un agent
principal de destruction pour étouffer les germes de civilisation qui
commençaient à se développer en Afrique, et prolonger la misère et la
barbarie de ce vaste continent.

"Nous conjurons Sa Majesté de réitérer ses remontrances auprès des
gouvernemens étrangers, et de rendre manifeste que son intervention n'est
point une affaire de forme, mais l'accomplissement d'un devoir impérieux
et sacré.

"L'Angleterre aura du moins la satisfaction d'apprendre que nous
travaillons sans relâche à réparer les torts que l'Afrique a eu si
long-temps à nous reprocher à nous-mêmes. Et nous ne saurions douter qu'à
la fin nous ne puissions féliciter Sa Majesté d'avoir triomphé dans la
bonne cause, et d'avoir puissamment contribué à effacer la tache la plus
honteuse qui souille l'honneur de la chrétienté."



FIN.






End of the Project Gutenberg EBook of Lettre à l'Empereur Alexandre sur la
traite des noirs, by William Wilberforce

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LETTRE à L'EMPEREUR ***

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