Troïlus et Cressida

By William Shakespeare

The Project Gutenberg EBook of Troïlus et Cressida, by William Shakespeare

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Title: Troïlus et Cressida

Author: William Shakespeare

Translator: François Pierre Guillaume Guizot

Release Date: May 4, 2006 [EBook #18313]

Language: French


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  Note du transcripteur.

    ===========================================================
    Ce document est tiré de:


    OEUVRES COMPLÈTES DE
    SHAKSPEARE

    TRADUCTION DE
    M. GUIZOT

    NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
    AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
    DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES

    Volume 4

    Mesure pour mesure.--Othello.--Comme il vous plaira.
    Le conte d'hiver.--Troïlus et Cressida.

    PARIS
    A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
    DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
    35, QUAI DES AUGUSTINS
    1863


    ==========================================================




                         TROÏLUS ET CRESSIDA

                              TRAGÉDIE



                               NOTICE
                                SUR
                         TROÏLUS ET CRESSIDA


Si, dans _Troïlus et Cressida_, le poëte traite un peu lestement les
héros de l'_Iliade_, si ces grands noms lui ont si peu imposé qu'il est
douteux que cette composition dramatique ne soit pas une parodie, ne
croyons pas que Shakspeare ait blasphémé contre la divinité d'Homère;
rappelons-nous que nos anciens romanciers avaient fait des demi-dieux
et des héros de l'antiquité de véritables chevaliers errants, et
qu'Hercule, Thésée, Jason, Achille, conservaient, pendant dix gros
volumes, les mêmes moeurs que les Lancelot, les Roland, les Olivier, et
d'autres paladins chrétiens.

C'est à Chaucer que Shakspeare nous semble en grande partie redevable de
l'idée de _Troïlus et Cressida_; mais les grands traits avec lesquels
il dessine les caractères de ses autres héros, Hector, Achille, Ajax,
Diomède, Agamemnon, Nestor, le lâche et satirique Thersite, l'amitié
d'Achille et de Patrocle, l'éloquence d'Ulysse, que la Minerve d'Homère
n'eût pas si bien inspiré; enfin, quelques traits historiques qu'on ne
trouve ni dans Chaucer, ni dans Caxton, ni dans aucun des romanciers du
moyen âge, font conjecturer que Shakspeare aurait bien pu connaître par
la traduction quelques livres de l'_Iliade_.

Quoi qu'il en soit, jamais Shakspeare ne s'est moins occupé de l'effet
théâtral que dans cette pièce. Nous passons en revue avec lui tous ces
héros, que nos souvenirs classiques nous rendent sacrés, sans pouvoir
résister à la tentation de les trouver parfois ridicules, et cependant
naturels.

Hector, qui paraît d'abord digne de concentrer sur lui tout l'intérêt,
parce qu'il est représenté comme le plus aimable, nous surprend tout à
coup en refusant de se battre avec Ajax, parce qu'il est son cousin.
On ne pardonnerait point à Shakspeare cette excuse, s'il ne faisait en
quelque sorte réparation d'honneur à ce héros en le faisant périr d'une
mort sublime.

Ajax est un des caractères les plus originaux de la pièce, et s'accorde
assez bien avec celui de l'_Iliade_. Il forme avec Achille un
contraste habilement ménagé. On trouverait encore de nos jours à faire
l'application de son portrait tel que l'esquisse Alexandre.

Achille est bien aussi l'Achille de l'_Iliade_; mais il se déshonore en
excitant les bouffonneries de Patrocle et la méchanceté de Thersite; et
il y a quelque chose de révoltant dans la froide férocité avec laquelle
il égorge Hector.

Le vieux roi de Pylos ne paraît que pour nous montrer sa barbe blanche
et recevoir les compliments d'Ulysse. Celui-ci possède à lui seul
l'éloquence et la raison de la pièce; mais il faut bien que ses discours
soient sublimes, car il ne fait que des discours. Les autres héros de
Troie et du camp des Grecs jouent un rôle encore moins important, et
pour la prise de Troie, et pour l'intrigue des deux amants.

Troïlus lui-même a pour caractère de n'en point avoir. Sa patience nous
fait sourire; on a peine à croire à ses emportements qui, du reste,
comme l'observe Schlegel, ne font mal à personne. Mais les caractères
de Cressida et de Pandarus sont frappants de vérité et d'originalité; le
nom de celui-ci est devenu dans la langue anglaise un mot honnête pour
exprimer un métier qui ne l'est guère, et qui n'a point d'équivalent
dans la nôtre; car le _Bonneau_ de _la Pucelle_ de Voltaire n'est pas
encore proverbial parmi nous.

Cressida nous amuse par son étourderie; elle devient amoureuse de
Troïlus par désoeuvrement, et le quitte par pure légèreté. Sa passion
pour Diomède n'est pas plus sérieuse que la première; un troisième
galant n'aurait qu'à s'offrir pour le supplanter aussi facilement que
l'a été Troïlus.

On peut lui appliquer le vers de lord Byron:

  _Thou art not false, but thou art fickle_.
  Tu n'es point perfide, tu n'es que légère.

Si cette pièce n'est pas une des plus morales et des plus fortement
conçues de Shakspeare, elle n'est pas une des moins amusantes et des
moins instructives. Naturellement, Shakspeare ne se passionne pour aucun
de ses personnages; nulle part, peut-être, il n'est entièrement sérieux
ou entièrement comique; mais c'est ici surtout qu'il s'est fait un jeu
du caprice de ses idées, et qu'il semble avoir voulu donner un double
sens à sa composition.

Johnson observe que le style de Shakspeare, dans _Troïlus et Cressida_,
est plus correct que dans la plupart de ses pièces; on doit y remarquer
aussi une foule d'observations politiques et morales, cachet d'un génie
supérieur.

Dryden a refait cette tragédie avec des changements. Il a donné au
fond une nouvelle forme; il a omis quelques personnages, et ajouté
Andromaque: en général, il y a plus d'ordre et de liaison dans ses
scènes, et quelques-unes sont neuves et du plus bel effet.

Selon Malone, Shakspeare aurait composé _Troïlus et Cressida_ en
1602[1].

[Note 1: _Troïlus and Cressida, or Truth found too late_ (ou la
_Vérité connue trop tard)._ London, 1679.]



TROÏLUS ET CRESSIDA

TRAGÉDIE



  PERSONNAGES

  PRIAM, roi de Troie.
  HECTOR,     )
  TROÏLUS,    )
  PARIS,      )  ses fils.
  DÉIPHOBE,   )
  HÉLÉNUS,    )

  ÉNÉE,       )
  ANTÉNOR,    )  chefs troyens.

  PANDARE, oncle de Cressida.
  CALCHAS, prêtre troyen du parti des Grecs.
  MARGARÉLON, fils naturel de Priam.
  AGAMEMNON, général des Grecs.
  MÉNÉLAS, son frère.

  ACHILLE,    )
  AJAX,       )
  ULYSSE,     )   chefs des Grecs.
  NESTOR,     )
  DIOMÈDE,    )
  PATROCLE,   )

  THERSITE, Grec difforme et lâche.
  ALEXANDRE, serviteur de Cressida.
  UN SERVITEUR DE TROÏLUS.
  UN SERVITEUR DE PARIS.
  UN SERVITEUR DE DIOMÈDE.
  HÉLÈNE, femme de Ménélas.
  ANDROMAQUE, femme d'Hector.
  CASSANDRE, fille de Priam, proph.
  CRESSIDA, fille de Calchas.--SOLDATS GRECS ET TROYENS, etc.

La scène est tantôt dans Troie, et tantôt dans le camp des Grecs.




                              PROLOGUE.


Troie est le lieu de la scène. Des îles de la Grèce, une foule de
princes enflammés d'orgueil et de courroux ont envoyé au port d'Athènes
leurs vaisseaux chargés de combattants et des apprêts d'une guerre
cruelle. Soixante-neuf chefs, rois couronnés d'autant de petits empires,
sont sortis de la baie athénienne et ont vogué vers la Phrygie, tous
liés par le voeu solennel de saccager Troie. Dans ses fortes murailles,
Hélène, l'épouse du roi Ménélas, dort en paix dans les bras de son
ravisseur Pàris; et voilà la cause de cette grande querelle. Les Grecs
abordent à Ténédos, et là leurs vaisseaux vomissent de leurs larges
flancs sur le rivage tout l'appareil de la guerre. Déjà les Grecs,
pleins d'ardeur et fiers de leurs forces encore entières, plantent leurs
tentes guerrières sur les plaines de Dardanie. Les six portes de la cité
de Priam, la porte Dardanienne, la Thymbrienne, l'Ilias, la Chétas, la
Troyenne et l'Anténoride, avec leurs lourds verroux et leurs barres de
fer, enferment et défendent les enfants de Troie.--Maintenant l'attente
agite les esprits inquiets dans l'un et l'autre parti; Grecs et Troyens
sont disposés à livrer tout aux hasards de la fortune:--Et moi je viens
ici comme un Prologue armé;--mais non pas pour vous faire un défi dans
la confiance que m'inspire la plume de l'auteur, ou le jeu des acteurs,
mais simplement pour offrir le costume assorti au sujet, et pour vous
dire, spectateurs bénévoles, que notre pièce, franchissant tout l'espace
antérieur et les premiers germes de cette querelle, court se placer au
milieu même des événements, pour se replier ensuite sur tout ce qui peut
entrer et s'arranger dans un plan. Approuvez ou blâmez, faites à votre
gré; maintenant, bonne ou mauvaise fortune, c'est la chance de la
guerre.




                             ACTE PREMIER


SCÈNE I

La scène est devant le palais de Priam.

_Entrent_ TROÏLUS _armé et_ PANDARE.


TROÏLUS.--Appelez mon varlet[2]; je veux me désarmer. Eh! pourquoi
ferais-je la guerre hors des murs de Troie, lorsque j'ai à soutenir de
si cruels combats ici dans mon sein? Que le Troyen qui est maître de son
coeur aille au champ de bataille: le coeur de Troïlus, hélas! n'est plus
à lui.

[Note 2: Ci-gît Hakin et son varlet Tout déarmé et tout défaict Avec
son espée et sa loche.]

PANDARE.--N'y a-t-il point de remède à toutes ces plaintes?

TROÏLUS.--Les Grecs sont forts, habiles autant que forts, fiers autant
qu'habiles, et vaillants autant que fiers. Mais moi, je suis plus faible
que les pleurs d'une femme, plus paisible que le sommeil, plus crédule
que l'ignorance. Je suis moins brave qu'une jeune fille pendant la nuit,
et plus novice que l'enfance sans expérience.

PANDARE.--Allons! je vous en ai assez dit là-dessus: quant à moi, je
ne m'en mêlerai plus. Celui qui veut faire un gâteau du froment doit
attendre la mouture.

TROÏLUS.--Ne l'ai-je pas attendu?

PANDARE.--Oui, la mouture; mais il faut attendre le blutage.

TROÏLUS.--N'ai-je pas attendu?

PANDARE.--Oui, le blutage: mais il vous faut attendre la levure.

TROÏLUS.--Je l'ai attendue aussi.

PANDARE.--Oui, la levure: mais ce n'est pas tout, il faut encore pétrir,
faire le gâteau, chauffer le four, cuire; et il faut bien attendre
encore que le gâteau se refroidisse, ou vous risquez de vous brûler les
lèvres.

TROÏLUS.--La patience elle-même, toute déesse qu'elle est, supporte la
souffrance moins paisiblement que moi. Je m'assieds à la table royale
de Priam, et lorsque la belle Cressida vient s'offrir à ma pensée,--que
dis-je, traître, quand elle vient?--Quand en est-elle jamais absente?

PANDARE.--Eh bien! elle était plus belle hier au soir que je ne l'ai
jamais vue, ni elle ni aucune autre femme.

TROÏLUS.--J'en étais à vous dire...--Quand mon coeur, comme ouvert
par un violent soupir, était prêt à se fendre en deux; dans la crainte
qu'Hector, ou mon père, ne me surprissent, j'ai enseveli ce soupir dans
le pli d'un sourire, comme le soleil lorsqu'il éclaire un orage: mais
le chagrin, que voile une gaieté apparente, est comme une joie que le
destin change en une tristesse soudaine.

PANDARE.--Si ses cheveux n'étaient pas d'une nuance plus foncée que ceux
d'Hélène, allons, il n'y aurait pas plus de comparaison à faire entre
ces deux femmes... mais, quant à moi, elle est ma parente: je ne
voudrais pas, comme on dit, trop la vanter.--Mais je voudrais que
quelqu'un l'eût entendue parler hier, comme je l'ai entendue, moi... Je
ne veux pas déprécier l'esprit de votre soeur Cassandre.--Mais...

TROÏLUS.--O Pandare, je vous le déclare... Pandare, quand je vous dis
que là sont ensevelies toutes mes espérances, ne me répliquez pas, pour
me dire à combien de brasses de profondeur elles sont plongées. Je vous
dis que je suis fou d'amour pour Cressida; vous me répondez qu'elle est
belle, vous versez dans la plaie ouverte de mon coeur tout le charme de
ses yeux, de sa chevelure, de ses joues, de son port, de sa voix. Vous
parlez de sa main! auprès de laquelle toutes les blancheurs sont de
l'encre qui trahit elle-même sa noirceur; auprès de la douceur de
son toucher, le duvet du cygne même est rude, et la sensation la plus
exquise est grossière comme la main du laboureur.--Voilà ce que vous me
dites. Et tout ce que vous me dites est la vérité, comme lorsque je dis
que je l'aime.--Mais en me parlant ainsi, au lieu de baume et d'huile,
vous plongez dans chaque blessure que m'a faite l'amour le couteau qui
les a ouvertes.

PANDARE.--Je ne dis que la vérité.

TROÏLUS.--Vous n'en dites pas encore assez.

PANDARE.--Ma foi, je ne veux plus m'en mêler: qu'elle soit ce qu'elle
voudra; si elle est belle, tant mieux pour elle; si elle ne l'est pas,
elle a le remède dans ses propres mains.

TROÏLUS.--Bon Pandare! eh bien! Pandare?

PANDARE.--J'en suis pour mes peines: je suis mal vu d'elle et mal vu de
vous: je me suis mêlé de négocier entre vous deux, mais on me sait fort
peu gré de mes soins.

TROÏLUS.--Quoi! seriez-vous fâché, Pandare? Le seriez-vous contre moi?

PANDARE.--Parce qu'elle est ma parente, elle n'est pas aussi belle
qu'Hélène. Si elle n'était pas ma parente, elle serait aussi belle le
vendredi qu'Hélène le dimanche. Mais qu'est-ce que cela me fait à moi?
Fût-elle noire comme un nègre, peu importe: cela m'est bien égal.

TROÏLUS.--Est-ce que je dis qu'elle n'est pas belle?

PANDARE.--Peu importe que vous le disiez ou que vous ne le disiez pas;
c'est une sotte de rester ici sans son père, qu'elle aille trouver les
Grecs; et je le lui dirai, la première fois que je la verrai; pour ce
qui est de moi, c'est fini, je ne m'en mêlerai plus.

TROÏLUS.--Pandare...

PANDARE.--Non, jamais.

TROÏLUS.--Mon cher Pandare...

PANDARE.--Je vous en prie, ne m'en parlez plus, je veux tout laisser là,
comme je l'ai trouvé; et tout est fini.

(Pandare sort.)

(Bruit de guerre.)

TROÏLUS.--Silence, odieuses clameurs! silence, rudes sons! insensés des
deux partis! Il faut bien qu'Hélène soit belle, puisque vous la fardez
tous les jours de votre sang. Moi, je ne puis combattre pour un pareil
sujet: il est trop chétif pour mon épée. Mais Pandare... O dieux, comme
vous me tourmentez! Je ne puis arriver à Cressida que par Pandare; et il
est aussi difficile de l'engager à lui faire la cour pour moi, qu'elle
est obstinée dans sa vertu contre toute sollicitation. Au nom de ton
amour pour ta Daphné, dis-moi, Apollon, ce qu'est Cressida, ce qu'est
Pandare, et ce que je suis. Le lit de cette belle est l'Inde: elle est
la perle qui y repose; je vois l'errant et vaste Océan, dans l'espace
qui est entre Ilion et le lieu de sa demeure: moi, je suis le marchand,
et ce Pandare, qui vogue de l'un à l'autre bord, est ma douteuse
espérance; mon remorqueur et mon vaisseau.

(Bruit de guerre. Entre Énée.)

ÉNÉE.--Quoi donc, prince Troïlus! pourquoi n'êtes-vous pas sur le champ
de bataille?

TROÏLUS.--Parce que je n'y suis pas; cette réponse de femme est à
propos, car c'est pour une femme que l'on sort de ces murs. Quelles
nouvelles, aujourd'hui, Énée, du champ de bataille?

ÉNÉE.--Que Pâris est rentré blessé dans la ville.

TROÏLUS.--Par qui, Énée?

ÉNÉE.--Par Ménélas, Troïlus.

TROÏLUS.--Que le sang de Pâris coule: c'est une blessure à dédaigner.
Pâris a été percé par la corne de Ménélas.

ÉNÉE.--Écoutez, quelle belle chasse on donne aujourd'hui hors de la
ville!

TROÏLUS.--Il y en aurait une plus belle dans la ville si _vouloir_ était
_pouvoir_.--Mais allons à la chasse de la plaine!--Vous y rendez-vous?

ÉNÉE.--En toute hâte.

TROÏLUS.--Venez, allons-y ensemble.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une rue de Troie.

_Entrent_ CRESSIDA et ALEXANDRE[3].

[Note 3: Alexandre est ici un valet, ce n'est pas Alexandre Pâris,
il est vrai que Pandare va tout à l'heure lui dire bonjour, mais les
gens comme Pandare sont les plus affables du monde.]


CRESSIDA.--Qui étaient celles qui viennent de passer près de nous?

ALEXANDRE.--La reine Hécube et Hélène.

CRESSIDA.--Et où vont-elles?

ALEXANDRE.--Elles vont voir la bataille, de la tour de l'Orient, dont la
hauteur commande en souveraine toute la vallée; Hector, dont la patience
est inébranlable, comme la vertu même, était ému aujourd'hui. Il a
grondé Andromaque et frappé son écuyer; et comme s'il était question
d'économie de ménage dans la guerre, il s'est levé avant le soleil pour
s'armer à la légère et se rendre sur le champ de bataille dont chaque
fleur pleurait, comme si elle pressentait prophétiquement les effets du
courroux d'Hector.

CRESSIDA.--Et quel était le sujet de sa colère?

ALEXANDRE.--Voici le bruit qui s'est répandu. Il y a, dit-on, parmi les
Grecs, un héros du sang troyen, neveu d'Hector: on le nomme Ajax.

CRESSIDA.--Fort bien; et que dit-on de lui?

ALEXANDRE.--On dit que c'est un homme _perse_, et qui se tient tout
seul[4].

[Note 4: _Stands alone, stat solus_, proéminent; _to stand_ veut
dire aussi se tenir debout, de là l'équivoque.]

CRESSIDA.--On en peut dire autant de tous les hommes, à moins qu'ils ne
soient ivres, malades, ou sans jambes.

ALEXANDRE.--Cet homme, madame, a volé à plusieurs animaux leurs qualités
distinctives. Il est aussi vaillant que le lion, aussi grossier que
l'ours, aussi lent que l'éléphant: c'est un homme en qui la nature a
tellement accumulé les humeurs diverses, qu'en lui la valeur se mêle à
la folie, et que la folie est assaisonnée de prudence: il n'y a pas un
homme qui ait une vertu dont il n'ait une étincelle, un défaut dont
il n'ait quelque teinte. Il est mélancolique sans sujet et gai à
rebrousse-poil. Il a des jointures pour tous ses membres; mais tout en
lui est si démanché, que c'est un Briarée goutteux avec cent bras dont
il ne peut faire usage, un Argus aveugle avec cent yeux dont il ne voit
pas clair.

CRESSIDA.--Mais comment cet homme, qui me fait sourire, peut-il exciter
le courroux d'Hector?

ALEXANDRE.--On dit qu'il a lutté hier avec Hector dans le combat et
qu'il l'a terrassé. Furieux et honteux depuis cet affront, Hector n'en a
ni mangé ni dormi.

(Entre Pandare.)

CRESSIDA.--_Qui_ vient à nous?

ALEXANDRE.--Madame, c'est votre oncle Pandare.

CRESSIDA.--Hector est un brave guerrier.

ALEXANDRE.--Autant qu'homme au monde, madame.

PANDARE.--Que dites-vous là? que dites-vous là?

CRESSIDA.--Bonjour, mon oncle Pandare.

PANDARE.--Bonjour, ma nièce Cressida. De quoi parlez-vous?--Ah! bonjour,
Alexandre.--Eh bien! ma nièce, comment vous portez-vous? Depuis quand
êtes-vous à Ilion[5]?

[Note 5: Ilion était le palais de Troie.]

CRESSIDA.--Depuis ce matin, mon oncle.

PANDARE.--De quoi parliez-vous quand je suis arrivé?--Hector était-il
armé et sorti avant que vous vinssiez à Ilion? Hélène n'était pas levée?
n'est-ce pas?

CRESSIDA.--Hector était parti; mais Hélène n'était pas encore levée.

PANDARE.--Oui, Hector a été bien matinal.

CRESSIDA.--C'était de lui que nous causions, et de sa colère.

PANDARE.--Est-ce qu'il était en colère?

CRESSIDA.--Il le dit, lui.

PANDARE.--Oui, cela est vrai. J'en sais aussi la cause; il en couchera
par terre aujourd'hui, je peux le leur promettre; et il y a aussi
Troïlus qui ne le suivra pas de loin: qu'ils prennent garde à Troïlus;
je peux leur dire cela aussi.

CRESSIDA.--Quoi! est-ce qu'il est en colère aussi?

PANDARE.--Qui, Troïlus? Troïlus est le plus brave des deux.

CRESSIDA.--O Jupiter, il n'y a pas de comparaison.

PANDARE.--Comment! pas de comparaison entre Troïlus et Hector?
Reconnaîtriez-vous un homme si vous le voyiez?

CRESSIDA.--Oui, si je l'avais jamais vu auparavant et si je le
connaissais.

PANDARE.--Eh bien! je dis que Troïlus est Troïlus.

CRESSIDA.--Oh! vous dites comme moi; car je suis sûre qu'il n'est pas
Hector.

PANDARE.--Non; et Hector n'est pas Troïlus, à quelques égards.

CRESSIDA.--Cela est exactement vrai de tous deux: il est lui-même, et
pas un autre.

PANDARE.--Lui-même? Hélas! le pauvre Troïlus! je voudrais bien qu'il le
fût.

CRESSIDA.--Il l'est aussi.

PANDARE.--S'il l'est, je veux aller nu-pieds jusqu'à l'Inde.

CRESSIDA.--Il n'est pas Hector.

PANDARE.--Lui-même? Oh! non, il n'est pas lui-même.--Plût au ciel qu'il
fût lui-même! Allons, les dieux sont au-dessus de nous; le temps amène
les biens ou finit les maux. Allons, Troïlus, allons... je voudrais que
mon coeur fût dans son sein!--Non, Hector ne vaut pas mieux que Troïlus.

CRESSIDA.--Pardonnez-moi.

PANDARE.--Il est plus âgé.

CRESSIDA.--Pardonnez-moi, pardonnez-moi.

PANDARE.--L'autre n'est pas encore parvenu à son âge; vous m'en direz
des nouvelles quand il y sera venu: Hector n'aura jamais son esprit de
toute l'année.

CRESSIDA.--Il n'en aura pas besoin s'il a le sien.

PANDARE.--Ni ses qualités.

CRESSIDA.--N'importe.

PANDARE.--Ni sa beauté.

CRESSIDA.--Elle ne lui siérait pas; la sienne lui va mieux.

PANDARE.--Vous n'avez pas de jugement, ma nièce: Hélène elle-même jurait
l'autre jour que Troïlus, pour un teint brun (car son teint est brun, il
faut que je l'avoue), et pas brun, pourtant...

CRESSIDA.--Non; mais brun.

PANDARE.--D'honneur, pour dire la vérité, il est brun et pas brun.

CRESSIDA.--Oui, pour dire la vérité, cela est vrai et n'est pas vrai.

PANDARE.--Enfin elle vantait son teint au-dessus de celui de Pâris.

CRESSIDA.--Mais Pâris a assez de couleurs.

PANDARE.--Oui, il en a assez.

CRESSIDA.--Eh bien! en ce cas, Troïlus en aurait trop. Si elle l'a mis
au-dessus de Pâris, son teint est plus vif que le sien; si Pâris a assez
de couleurs et Troïlus davantage, c'est un éloge trop fort pour un beau
teint. J'aimerais autant que la langue dorée d'Hélène eût vanté Troïlus
pour un nez de cuivre.

PANDARE.--Je vous jure que je crois qu'Hélène l'aime plus qu'elle n'aime
Pâris.

CRESSIDA.--C'est donc une joyeuse Grecque?

PANDARE.--Oui, je suis sûr qu'elle l'aime. Elle alla l'aborder l'autre
jour dans l'embrasure de la fenêtre.--Et vous savez, qu'il n'a pas plus
de trois ou quatre poils au menton.

CRESSIDA.--Oh! oui, l'arithmétique d'un garçon de cabaret peut trouver
le total de tout ce qu'il en possède.

PANDARE.--Il est bien jeune, et cependant, à trois livres près, il
enlève autant que son frère Hector.

CRESSIDA.--Quoi! si jeune et déjà si vieux voleur[6]?

[Note 6: _Lifter_, voleur. _Illistus_, en langue gothique, voulait
dire voleur; équivoque sur le mot.]

PANDARE.--Mais pour vous prouver qu'Hélène est amoureuse de lui, elle
l'aborda, et elle lui passa sa main blanche sous la fente du menton.

CRESSIDA.--Que Junon ait pitié de nous! comment! a-t-il le menton fendu?

PANDARE.--Hé! vous savez bien qu'il a une fossette: je ne crois pas
qu'il y ait un homme, dans toute la Phrygie, à qui le sourire aille
mieux.

CRESSIDA.--Oh! il a un fier sourire.

PANDARE.--N'est-ce pas?

CRESSIDA.--Oh! oui; c'est comme un nuage en automne.

PANDARE.--Allons, poursuivez.--Mais pour prouver qu'Hélène aime
Troïlus...

CRESSIDA.--Troïlus acceptera la preuve, si vous voulez en venir là.

PANDARE.--Troïlus? Il n'en fait pas plus de cas que je ne fais d'un oeuf
de serpent.

CRESSIDA.--Si vous aimiez un oeuf de serpent autant que vous aimez une
tête vide, vous mangeriez les petits dans la coque.

PANDARE.--Je ne peux m'empêcher de rire, quand je songe comme elle lui
chatouillait le menton.--Il est vrai qu'elle a une main d'une blancheur
divine, il faut en faire l'aveu.

CRESSIDA.--Sans qu'il soit besoin de vous donner la question pour cela.

PANDARE.--Et elle voulait à toute force découvrir un poil blanc sur son
menton.

CRESSIDA.--Hélas! pauvre menton: il y a mainte verrue plus riche que lui
en poils.

PANDARE.--Mais, on se mit tant à rire.--La reine Hécube en a tant ri,
que ses yeux en pleuraient.

CRESSIDA.--Des meules de moulin!

PANDARE.--Et Cassandre riait!

CRESSIDA.--Mais c'était un feu plus doux qu'on voyait dans le creux de
ses yeux: ses yeux ont-ils pleuré aussi?

PANDARE.--Et Hector riait...

CRESSIDA.--Et pourquoi tous ces éclats de rire?

PANDARE.--Eh! à cause du poil blanc qu'Hélène avait découvert sur le
menton de Troïlus.

CRESSIDA.--Si ç'avait été un poil vert, j'en aurais ri aussi.

PANDARE.--Ils n'ont pas tant ri du poil que de la jolie réponse de
Troïlus.

CRESSIDA.--- Quelle fut sa réponse?

PANDARE.--Elle lui dit: «Il n'y a que cinquante et un poils sur votre
menton, et il y en a un de blanc.»

CRESSIDA.--C'était là le propos d'Hélène?

PANDARE.--Oui, n'en doutez pas. «Cinquante et un poils, répond Troïlus,
et un blanc? Ce poil blanc est mon père, et tous les autres sont
ses enfants.--Jupiter! dit-elle, lequel de ces poils est Pâris, mon
époux?--Le fourchu, répliqua-t-il: arrachez-le, et le lui donnez.» Mais
on en rit tant, on en rit tant! et Hélène rougit si fort, et Pâris fut
si courroucé, et toute l'assemblée poussa tant d'éclats de rire, que
cela passe toute idée.

CRESSIDA.--Allons, laissons cela: car il y a longtemps que cela dure.

PANDARE.--Eh bien! ma nièce; je vous ai dit quelque chose hier,
pensez-y.

CRESSIDA.--C'est ce que je fais.

PANDARE.--Je vous jure que c'est la vérité, il vous pleurerait comme
s'il était né en avril.

CRESSIDA.--Et moi je pousserais sous ses larmes comme si j'étais une
ortie du mois de mai.

(On entend résonner la retraite.)

PANDARE.--Écoutez, les voilà qui reviennent du champ de bataille: nous
tiendrons-nous ici, pour les voir passer et défiler vers Ilion? Restons,
ma chère nièce, ma bonne nièce Cressida.

CRESSIDA.--Comme cela vous fera plaisir.

PANDARE.--Oh! voici, voici une place excellente: nous pouvons d'ici voir
à merveille; je vais vous les nommer l'un après l'autre, à mesure qu'ils
vont passer. Mais surtout remarquez bien Troïlus.

(Énée passe le premier sur le théâtre.)

CRESSIDA.--Ne parlez pas si haut.

PANDARE.--Voilà Énée. N'est-ce pas un bel homme? C'est une des fleurs de
Troie. Je puis vous dire....--Mais remarquez Troïlus: vous allez le voir
bientôt.

(Anténor suit.)

CRESSIDA.--Quel est celui-là?

PANDARE.--C'est Anténor: il a l'esprit fin, je puis vous dire, et c'est
un homme d'assez de mérite: c'est une des têtes les plus solides qu'il y
ait dans Troie; et il est bien fait de sa personne.--Quand donc viendra
Troïlus? Je vais tout à l'heure vous montrer Troïlus. S'il m'aperçoit,
vous le verrez me faire un signe de tête.

CRESSIDA.--Vous donnera-t-il un signe de tête.

PANDARE.--Vous verrez.

CRESSIDA.--Alors le moins fou en donnera à l'autre[7].

[Note 7: Jeu de mots sur _noddy_, niais, et nod, signe de tête,
etc.]

(Suit Hector.)

PANDARE.--Voilà Hector; le voilà: c'est lui, lui; regardez, c'est lui.
Voilà un homme!--Va ton chemin, Hector.--Voilà un brave homme, ma nièce!
O brave Hector! Voyez son regard! Voilà une contenance! N'est-ce pas un
brave guerrier?

CRESSIDA.--Oh! très-brave!

PANDARE.--N'est-il pas vrai? cela fait du bien au coeur de le voir.
Regardez combien d'entailles il y a sur son casque. Voyez là-bas:
voyez-vous? Regardez bien! il n'y a pas à plaisanter: ce n'est pas un
jeu; ce sont des coups, les ôtera qui voudra, comme on dit: mais ce sont
bien là des entailles.

CRESSIDA.--Sont-ce des coups d'épée?

(Pâris passe.)

PANDARE.--D'épée? de quelque arme que ce soit, il ne s'en embarrasse
guère. Que le diable l'attaque, cela lui est bien égal. Par la paupière
d'un dieu, cela met la joie au coeur, de le voir.--Là-bas, c'est Pâris
qui passe.--Regardez là-bas, ma nièce. N'est-ce pas un beau cavalier
aussi? N'est-ce pas?... Hé! c'est bon, cela.--Qui donc disait qu'il
était rentré blessé dans la ville aujourd'hui? Il n'est pas blessé.
Allons, cela fera du bien au coeur d'Hélène. Ah! je voudrais bien voir
Troïlus à présent: vous allez voir Troïlus tout à l'heure.

CRESSIDA.--Quel est celui-là?

(Hélénus passe.)

PANDARE.--C'est Hélénus.--Je voudrais bien savoir où est Troïlus:--C'est
Hélénus.--Je commence à croire que Troïlus ne sera pas sorti des murs
aujourd'hui.--C'est Hélénus.

CRESSIDA.--Hélénus est-il homme à se battre, mon oncle?

PANDARE.--Hélénus? Non,--oui, il se bat passablement bien.--Je me
demande où est Troïlus.--Ah! écoutez, n'entendez-vous pas le peuple
crier, _Troïlus_?--Hélénus est un prêtre.

CRESSIDA.--Quel est ce faquin qui vient là-bas?

(Troïlus passe.)

PANDARE.--Où? là-bas? C'est Déiphobe. Oh! c'est Troïlus! Voilà un homme,
ma nièce! Hem! le brave Troïlus: le prince des chevaliers!

CRESSIDA.--Silence; de grâce, silence!

PANDARE.--Remarquez-le: considérez-le bien.--O brave Troïlus!
Regardez-le bien, ma nièce: voyez-vous comme son épée est sanglante, et
son casque haché de plus de coups que celui d'Hector! Et son regard, sa
démarche! O admirable jeune homme! il n'a pas encore vu ses vingt-trois
ans! Va ton chemin, Troïlus, va ton chemin. Si j'avais pour soeur une
grâce, ou pour fille une déesse, il pourrait choisir. O l'admirable
guerrier! Pâris... Pâris est de la boue au prix de lui; et je gage
qu'Hélène, pour changer, donnerait un oeil par-dessus le marché.

(Suivent une troupe de combattants, soldats, etc.)

CRESSIDA.--En voici encore.

PANDARE.--Ânes, imbéciles, benêts, paille et son, paille et son! de la
soupe après dîner. Je pourrais vivre et mourir sous les yeux de Troïlus:
ne regardez plus, ne regardez plus: les aigles sont passés; buses et
corbeaux, buses et corbeaux! J'aimerais mieux être Troïlus qu'Agamemnon
et tous ses Grecs.

CRESSIDA.--Il y a Achille parmi les Grecs. C'est un héros qui vaut mieux
que Troïlus.

PANDARE.--Achille? un charretier, un crocheteur, un vrai chameau.

CRESSIDA.--Bien, bien.

PANDARE.--Bien, bien?--Avez-vous quelque discernement? Avez-vous des
yeux? Savez-vous ce que c'est qu'un homme? La naissance, la beauté, la
bonne façon, le raisonnement, le courage, l'instruction, la douceur, la
jeunesse, la libéralité et autres qualités semblables; ne sont-elles pas
comme les épices et le sel, qui assaisonnent un homme?

CRESSIDA.--Oui, un homme en hachis, pour être cuit sans dattes[8] dans
le pâté; car alors la date de l'homme ne compte plus.

PANDARE.--Vous êtes une drôle de femme; on ne sait pas sur quelle garde
vous vous tenez[9].

[Note 8: Pour comprendre ce jeu de mots, il faut savoir qu'autrefois
les dattes étaient un ingrédient qui entrait dans les pâtés.]

[Note 9: Expression empruntée à l'escrime; mais il y a le verbe
_to lie_, qui est employé dans un sens très-étendu ici, comme presque
toujours quand Shakspeare a quelque calembour en tête.]

CRESSIDA.--Je me tiens sur mon dos pour défendre mon ventre; sur mon
esprit pour défendre mes ruses; sur mon secret pour défendre ma vertu;
sur mon masque pour défendre ma beauté, et sur vous pour défendre tout
cela; je me tiens enfin sur mes gardes, et je ne cesse de veiller.

PANDARE.--Nommez-moi une de vos gardes.

CRESSIDA.--Je m'en garderai bien, et c'est là une de mes principales
gardes. Si je ne puis garder ce que je ne voudrais pas laisser toucher,
je puis bien me garder de vous dire comment j'ai reçu le coup, à moins
que l'enflure ne soit si grande que je ne puisse le cacher, et alors il
est impossible de s'en garder.

PANDARE.--Vous êtes de plus en plus étrange.

(Entre le page de Troïlus.)

LE PAGE.--Seigneur, mon maître voudrait vous parler à l'instant même.

PANDARE.--Où?

LE PAGE.--Chez vous. Il est là qui se désarme.

PANDARE.--Bon page, va lui dire que je viens. _(Le page sort.)--_Je
crains qu'il ne soit blessé. Adieu, ma chère nièce.

CRESSIDA.--Adieu, mon oncle.

PANDARE.--Je vais venir vous rejoindre tout à l'heure, ma nièce.

CRESSIDA.--Pour m'apporter, mon oncle...

PANDARE.--Oui, un gage de Troïlus.

CRESSIDA.--Par ce gage!... vous êtes un entremetteur. (_Pandare sort_.)
Promesses, serments, présents, larmes, et tous les sacrifices de
l'amour, il les offre pour un autre que lui. Mais je vois plus de mérite
dans Troïlus, dix mille fois, que dans le miroir des éloges de Pandare:
et pourtant je le tiens à distance. Les femmes sont des anges quand on
leur fait la cour; sont-elles obtenues, tout finit là. L'âme du plaisir
est dans la recherche même. La femme aimée ne sait rien, si elle ne
sait pas cela: les hommes prisent l'objet qu'ils ne possèdent pas bien
au-dessus de sa valeur: jamais il n'exista de femme qui ait connu
tant de douceurs dans l'amour satisfait qu'il y en a dans le désir.
J'enseigne donc cette maxime d'amour: la servitude suit la conquête;
l'humble prière accompagne la recherche.--Ainsi, quoique mon coeur
satisfait lui porte un amour inébranlable, aucun indice ne s'en
manifestera dans mes yeux.

(Elle sort.)


SCÈNE III

Le camp grec devant la tente d'Agamemnon. Les trompettes sonnent.

_Paraissent_ AGAMEMNON, NESTOR, ULYSSE MÉNÉLAS _et autres chefs_.


AGAMEMNON.--Princes, quel chagrin jaunit ainsi vos visages? Dans toutes
les entreprises commencées sur la terre, les vastes promesses que fait
l'espérance ne sont jamais complétement remplies; les obstacles et les
revers naissent du sein même des actions les plus élevées: comme les
noeuds formés par la rencontre de la séve déforment le pin robuste,
et détournent du cours naturel de sa croissance sa veine errante et
tortueuse. Il n'est pas nouveau, à nos yeux, princes, de nous être si
fort trompés dans nos conjectures, qu'après sept années de siége, les
murs de Troie sont encore debout. Dans toutes les entreprises qui
nous ont devancé, dont nous avons la tradition, l'exécution a toujours
rencontré des obstacles et des traverses, et n'a point répondu au but
qu'on se proposait, ni à cette vague figure imaginaire à laquelle
la pensée avait donné une forme imaginaire. Pourquoi donc, princes,
contemplez-vous notre ouvrage d'un front si consterné? Pourquoi
voyez-vous autant d'affronts dans ce qui n'est en effet qu'une épreuve
prolongée par le grand Jupiter, pour trouver la constante persévérance
chez les hommes? Ce n'est point dans les faveurs de la fortune que la
trempe de cette vertu se reconnaît; car alors le lâche et le brave,
le sage et l'insensé, le savant et l'ignorant, l'homme dur et l'homme
sensible, paraissent tous se ressembler et être de la même famille.
C'est dans les vents d'orage qu'excite son courroux que la Gloire, armée
d'un large van, sépare et rejette toute la balle; mais ce qui a de la
consistance et du corps reste seul riche en vertu et sans mélange.

NESTOR.--Avec le respect qui est dû à votre place suprême, illustre
Agamemnon, Nestor fera l'application de vos dernières paroles. Les
vicissitudes de la fortune sont la véritable épreuve des hommes. Lorsque
la mer est calme, combien de légers esquifs osent se hasarder sur son
sein patient, et faire route à côté des vaisseaux de haut bord[10].
Mais que l'impétueux Borée vienne à courroucer la paisible Thétis, voyez
alors les vaisseaux aux robustes flancs fendre les montagnes liquides,
et, comme le coursier de Persée[11], bondir entre les deux humides
éléments. Où est alors la présomptueuse nacelle dont la faible structure
osait, il n'y a qu'un moment, rivaliser avec la grandeur? Elle a fui
dans le port, ou bien elle est déjà engloutie par Neptune. De même,
c'est dans les orages de l'adversité que la valeur apparente et la
valeur réelle se distinguent. Sous l'éclat brillant de ses rayons, le
troupeau est plus tourmenté par le taon que par le tigre; mais,
lorsque le vent destructeur fait ployer le genou au chêne noueux et que
l'insecte se met à l'abri, l'animal courageux[12], excité par la fureur
de la tempête, s'irrite avec elle, et répond sur le même ton à la
fortune ennemie.

[Note 10: Stace a la même comparaison.]

  Sic ubi magna novum Phario de littore puppis
  Solvit iter jamque innumeros utrinque rudentes
  Lataque veliferi porrexit brachia mali,
  Invasitque vias, it eodem angusta Phalesus
  Æquore, immensi partem sibi vindicat Austri.

[Note 11: Allusion à la fable des ailes prêtées à Persée par
Minerve.]

[Note 12: On dit que le tigre redouble de fureur dans les tempêtes;
cette opinion n'est nullement fondée.]

ULYSSE.--Agamemnon, illustre général, toi qui es les os et les nerfs
de la Grèce, le coeur de nos soldats, l'âme et l'esprit dans lesquels
doivent se concentrer tous les caractères et toutes les volontés,
écoute ce que dit Ulysse.--D'abord je dois donner l'approbation et les
applaudissements qui sont dus à vos harangues, à la tienne, ô toi le
plus puissant par ton rang et ton autorité, et à la tienne, Nestor,
vénérable par tes longues années. Il faudrait les graver sur une table
de bronze que montreraient Agamemnon et la main de la Grèce. Nestor
aussi mériterait d'être représenté sur l'argent, enchaînant toutes les
oreilles des Grecs à sa langue éloquente par un lien d'air aussi fort
que le pivot sur lequel tourne le ciel[13]. Cependant, sous votre bon
plaisir à tous deux, toi, puissant roi, et toi, sage vieillard, daignez
écouter Ulysse.

[Note 13: Le bronze est le symbole de la force et de la durée,
l'argent celui de la douceur; on dit en anglais une _bouche d'argent_,
comme en grec, en latin et en français une _bouche d'or_; _Chrysostôme_:
il y a dans le texte le verbe _to hatch_ (hacher), ancienne expression
de graveur. Les commentateurs ont pris ce passage pour texte de leurs
dissertations, et ont fini par n'être plus d'accord.]

AGAMEMNON.--Parle, prince d'Ithaque; nous sommes bien plus certains
que tu ne prends pas la parole pour traiter des sujets inutiles et sans
importance, que nous ne le sommes de n'entendre aucun trait d'ingénieuse
éloquence, ni aucun oracle de sagesse, quand le grossier Thersite ouvre
sa mâchoire de dogue.

ULYSSE.--Troie, debout encore sur ses fondements, serait en ruines, et
l'épée du grand Hector n'aurait plus de maître, sans les obstacles que
je vais nommer. La règle et les droits de l'autorité ont été méprisés:
voyez combien de tentes grecques s'élèvent sur cette plaine; eh bien,
comptez autant de factions. Lorsque celle du général ne ressemble pas
à la ruche, où doivent revenir toutes les abeilles dispersées dans les
champs, quel miel peut-on espérer? Quand la distinction des rangs est
méconnue, le plus indigne paraît beau sous le masque. Les cieux mêmes,
les planètes et ce globe, centre de l'univers[14], observent les degrés,
les prééminences et les distances respectives; régularité dans leurs
cours divers, marche constante, proportions, saisons, formes, tout
suit un ordre invariable. Et c'est pourquoi le soleil, cette glorieuse
planète, sur son trône, brille en roi au milieu des autres qui
l'environnent: son oeil réparateur corrige les malins aspects des
planètes malfaisantes, et son influence souveraine, telle que l'ordre
d'un monarque, agit et gouverne, sans obstacle ni contradiction, les
bonnes et les mauvaises étoiles.--Mais lorsque les planètes, troublées
et confondues, sont errantes et en désordre, alors que de pestes, que de
prestiges, que de séditions! La mer est furieuse, la terre tremblante et
les vents déchaînés; les terreurs, les changements, les horreurs brisent
l'unité, déchirent et déracinent de fond en comble la paix des États
arrachés à leur repos. De même, quand la subordination est troublée,
elle qui est l'échelle de tous les grands projets, alors l'entreprise
languit. Par quel autre moyen, que par la subordination, les degrés
dans les écoles, les communautés et les corporations dans les villes, le
commerce paisible entre des rivages séparés, les droits de la naissance
et de la primogéniture, les prérogatives de l'âge, des couronnes,
des sceptres et des lauriers peuvent-ils être maintenus à leur rang
légitime? Otez la subordination, mettez cette corde hors de l'unisson,
et écoutez quelle dissonance va suivre. Toutes choses se rencontrent
pour se combattre: les eaux renfermées dans leur lit enflent leur sein
plus haut que leurs bords et trempent la masse solide de ce globe: la
force devient la maîtresse de la faiblesse, et le fils brutal va étendre
son père mort à ses pieds. La violence s'érige en droit, ou plutôt le
juste et l'injuste, que sépare la justice assise au milieu de leur choc
éternel, perdent leurs noms, et la justice anéantie périt aussi; alors
chacun se revêt du pouvoir, le pouvoir de la volonté, la volonté de la
passion, et la passion, ce loup insatiable, ainsi secondée du pouvoir
et de la volonté, doit nécessairement faire sa proie de toutes choses et
finir par se dévorer elle-même. Grand Agamemnon, voilà le chaos qui est
inévitable, lorsque la subordination est étouffée; c'est ce mépris de
la subordination qui fait reculer d'un pas, lorsqu'on a le projet
de monter. Le général est méprisé par l'officier qui est à un pas
au-dessous de lui, celui-ci par le suivant, le suivant par celui qui est
au-dessous de lui, ainsi chacun suivant l'exemple du premier, qui
s'est dégoûté de son supérieur, est pris d'une fièvre d'envie et d'une
émulation pâle et sans énergie: c'est cette fièvre qui maintient Troie
sur sa base, et non pas sa propre puissance. Pour conclure ce discours
déjà trop long, Troie subsiste par notre faiblesse et non par sa force.

[Note 14: Le système de Ptolémée était alors en vogue.]

NESTOR.--Ulysse a parlé avec sagesse, il a découvert le mal dont toute
notre armée est infectée.

AGAMEMNON.--La nature du mal étant connue, Ulysse, quel en est le
remède?

ULYSSE.--Le grand Achille, que l'opinion couronne, comme la force et
le bras droit de notre armée, ayant l'oreille remplie du bruit de sa
renommée, devient délicat sur son propre mérite, et reste étendu dans sa
tente à se moquer de nos desseins. A ses côtés, nonchalamment couché sur
un lit, Patrocle, tout le long du jour, fait assaut avec lui de propos
bouffons; et ce calomniateur appelle imitation les traits ridicules
et gauches sous lesquels il prétend nous contrefaire. Tantôt, illustre
Agamemnon, il se met à jouer ta mission souveraine; semblable à un
acteur affecté, dont tout le mérite est dans son jarret, et qui croit
que c'est une merveille d'entendre les planches retentir et répondre
à l'impulsion de son pied tendu; c'est par cette farce chargée et
déplorable qu'il contrefait ta majesté.--Lorsqu'il parle, c'est comme un
carillon qu'on raccommode; et il exhale des termes si outrés que,
dans la bouche mugissante de Typhon même, ils paraîtraient encore des
hyperboles. A ces mauvaises plaisanteries, le vaste Achille, étendu
sur son lit gémissant, applaudit en tirant de sa poitrine profonde
un bruyant éclat de rire, et s'écrie: «Excellent! c'est Agamemnon au
naturel.--Allons, joue-moi Nestor à présent; fais hem! hem! et caresse
ta barbe[15] comme le vieillard, lorsqu'il se prépare à nous débiter
sa harangue.» Patrocle obéit, et se rapproche de Nestor comme les
extrémités de deux lignes parallèles[16], il lui ressemble comme Vulcain
à sa femme. Cependant le bon Achille s'écrie toujours: «Excellent!
c'est Nestor en personne! allons, représente-le-moi, Patrocle, lorsqu'il
s'arme pour répondre à une alarme nocturne.» Et alors, les infirmités
mêmes de la vieillesse deviennent un objet de risée; Patrocle
de tousser, de cracher, de tâtonner d'une main paralytique son
gorgerin[17], sans pouvoir en ajuster l'agrafe; et à ce jeu, notre
chevalier La Valeur de mourir de rire et de s'écrier: «Oh! assez,
Patrocle, ou donne-moi des côtes d'acier: je briserai les miennes en me
dilatant la rate[18].» C'est de cette manière que tous nos talents, nos
facultés, nos caractères, nos personnes, toutes nos qualités les plus
estimables, nos exploits, nos inventions, nos ordres, nos défenses, nos
défis au combat, ou nos négociations pour les trêves, nos succès ou nos
pertes, ce qui est et ce qui n'est pas sert de matière aux bouffonneries
de ces deux personnages.

[Note 15: Tange manu inentum, tangunt quo more precantes. Optabis
merito cum mala multa viro. (OVIDE.)]

[Note 16: «Les parallèles dont il s'agit semblent être les lignes
parallèles des cartes géographiques.» (JOHNSON.)]

[Note 17: Pièce d'armure pour défendre la gorge.]

[Note 18: La rate est, disait-on, l'organe du rire.]

NESTOR.--Et l'exemple de ce couple, que l'opinion, comme l'a dit Ulysse,
proclame de sa voix souveraine, infecte beaucoup de gens. Ajax est
devenu volontaire; il porte la tête tout aussi haut que le grand
Achille: comme lui, il garde sa tente, il y donne des festins séditieux,
il raille nos plans de guerre avec la hardiesse d'un oracle, et il
excite Thersite, ce vil esclave, dont le fiel forge sans cesse des
calomnies comme une monnaie, à nous comparer à la fange, à rabaisser et
discréditer notre conduite et nos actions, de quelque imminent péril que
nous soyons environnés.

ULYSSE.--Ils blâment notre prudence et la taxent de poltronnerie;
ils tiennent la sagesse comme inutile à la guerre, ils dédaignent la
prévoyance et n'estiment d'autres actes que ceux de la main. Les calmes
facultés intellectuelles qui règlent le nombre de ceux qui doivent
frapper, quand une occasion favorable les appelle, qui savent, par les
travaux de l'observation et de la pensée, peser les forces de l'ennemi,
tout cela ne vaut pas un seul doigt de la main: ils appellent tout cela
des ouvrages de lit, fatras géographique, guerre de cabinet: en sorte
que le bélier qui renverse les murailles par le grand élan et la force
de ses coups passe à leurs yeux avant la main qui a créé cette machine
et avant l'âme intelligente qui en guide à propos le mouvement.

NESTOR.--Si on accorde cela, bientôt le cheval d'Achille vaudra
plusieurs fils de Thétis.

(On entend une trompette.)

AGAMEMNON.--Quelle est cette trompette? Voyez, Ménélas.

MÉNÉLAS.--Elle vient de Troie.

(Entre Énée.)

AGAMEMNON.--Qui vous amène devant notre tente?

ÉNÉE.--Est-ce ici la tente du grand Agamemnon, je vous prie?

AGAMEMNON.--Ici même.

ÉNÉE.--Un guerrier, prince et héraut à la fois, peut-il faire entendre
un message loyal à son oreille royale?

AGAMEMNON.--Il le peut avec plus de sûreté que n'en pourrait garantir
le bras d'Achille à la tête de tous les Grecs, qui, d'une voix unanime,
nomment Agamemnon leur chef et leur général.

ÉNÉE.--Noble permission et sécurité étendue. Mais comment un étranger
pourra-t-il reconnaître les regards souverains de cet illustre chef et
le distinguer des yeux des autres mortels?

AGAMEMNON.--Comment?

ÉNÉE.--Oui, je le demande pour éveiller mon respect et tenir mes joues
prêtes à se colorer d'une rougeur modeste, comme celle de l'Aurore
quand elle regarde d'un oeil chaste le jeune Phoebus, qui est ce dieu
en dignité qui guide ici les hommes? qui est le grand et puissant
Agamemnon?

AGAMEMNON.--Ce Troyen se rit de nous, ou les guerriers de Troie sont de
cérémonieux courtisans.

ÉNÉE.--Désarmés, ils sont des courtisans aussi francs et aussi doux que
des anges qui s'inclinent; telle est leur renommée dans la paix; mais
dès qu'ils prennent le maintien des guerriers, ils sont pleins de fiel,
ils ont des bras robustes, des jarrets fermes et des épées fidèles; et
Jupiter sait que nul n'a plus de coeur. Mais silence, Énée; silence,
Troyen: pose ton doigt sur tes lèvres. L'éloge perd son lustre et son
mérite, lorsqu'il sort de la bouche même de l'homme qui en est l'objet:
la seule louange que la renommée publie est celle que l'ennemi accorde
avec peine: voilà la seule louange pure et transcendante.

AGAMEMNON.--Seigneur, qui êtes de Troie, vous vous appelez Énée?

ÉNÉE.--Oui, Grec; tel est mon nom.

AGAMEMNON.--Quelle affaire vous amène, je vous prie?

ÉNÉE.--Pardonnez: mon message est pour les oreilles d'Agamemnon.

AGAMEMNON.--Agamemnon ne donne point d'audience particulière à ceux qui
viennent de Troie.

ÉNÉE.--Et je ne viens pas non plus de Troie pour murmurer à son oreille.
J'apporte avec moi une trompette pour le réveiller, pour exciter ses
sens à une attention profonde, et alors je parlerai.

AGAMEMNON.--Parle aussi librement que les vents. Ce n'est pas ici
l'heure où Agamemnon est endormi: et pour te convaincre, Troyen, qu'il
est éveillé, c'est lui-même qui te le déclare.

ÉNÉE.--Trompette, retentis: que ta voix d'airain résonne dans toutes
ces tentes oisives, et que tout Grec courageux sache que les loyales
propositions offertes par Troie seront offertes tout haut. (_La
trompette sonne._) Illustre Agamemnon, nous avons à Troie un prince
nommé Hector, fils de Priam, qui se rouille dans l'inaction d'une trêve
trop prolongée. Il m'a ordonné d'amener avec moi un trompette, et de
vous parler ainsi:--Rois, princes et chefs! si parmi les premiers de la
Grèce, il en est un qui estime son honneur plus que son repos, qui soit
plus jaloux de gloire qu'alarmé des dangers, qui connaisse sa valeur et
ne connaisse pas la peur, qui aime sa maîtresse d'un amour plus vrai
que de simples protestations faites avec de vains serments aux lèvres
de celle qu'il aime, et qui ose soutenir sa beauté et sa vertu dans
d'autres bras que les siens, à lui ce défi: Hector, à la vue des Troyens
et des Grecs, prouvera (ou du moins il fera tous ses efforts pour le
faire) que sa dame est plus sage, plus belle, plus fidèle, que jamais
Grec n'en ait enlacée de ses bras; et demain matin, s'avançant à
mi-chemin des murs de Troie, il provoquera à son de trompe un Grec
fidèle en amour.--Si quelqu'un se présente, Hector l'honorera: s'il ne
vient personne, rentré dans Troie, il y publiera que les dames grecques
sont toutes brûlées par le soleil, et que pas une ne vaut la peine qu'on
brise une lance pour elle. J'ai dit.

AGAMEMNON.--Énée, on annoncera ce défi à nos amants. Si aucun d'eux n'a
le courage d'y répondre, nous les aurons laissés tous dans notre patrie.
Mais nous sommes soldats, et qu'il ne soit jamais qu'un lâche, le soldat
qui n'a pas été, qui n'est pas, ou qui ne se promet pas d'être amoureux.
S'il s'en trouve un seul qui soit, qui ait été ou qui se promette d'être
amoureux, c'est lui qui se mesurera avec Hector: s'il n'y en a aucun, ce
sera moi.

NESTOR.--Parle-lui aussi de Nestor, d'un vieillard qui était déjà homme,
lorsque l'aïeul d'Hector tétait encore. Il est vieux à présent; mais
s'il ne se trouvait pas dans notre armée un noble Grec qui eût une
étincelle de courage pour répondre pour sa dame, dis à Hector, de
ma part, que je cacherai ma barbe argentée sous un casque d'or, que
j'enfermerai ce bras décharné dans mon armure, et qu'acceptant son défi,
je lui déclarerai que ma dame était plus belle que son aïeule, et aussi
chaste que qui que ce soit au monde. C'est ce que je prouverai à sa
jeunesse bouillante, avec les trois gouttes de sang qui me restent dans
les veines.

ÉNÉE.--Que le ciel ne permette pas une si grande disette de jeunes
guerriers!

ULYSSE.--Ainsi soit-il.

AGAMEMNON.--Noble seigneur, laissez-moi vous toucher la main: je veux
vous conduire à notre tente. Achille sera informé de ce message, ainsi
que tous les chefs de la Grèce, de tente en tente. Il faut que vous
soyez de nos festins avant votre départ, et vous recevrez de nous
l'accueil d'un noble ennemi.

(Ils sortent tous, excepté Ulysse et Nestor.)

ULYSSE.--Nestor?

NESTOR.--Que dit Ulysse?

ULYSSE.--Mon cerveau vient de concevoir un germe d'idée: soyez pour moi
ce qu'est le temps pour les projets, aidez-moi à la faire éclore.

NESTOR.--Quelle est-elle?

ULYSSE.--La voici: les coins épais fendent les noeuds les plus durs.
L'orgueil a atteint toute sa maturité dans le vain coeur d'Achille,
il est monté en graine: il faut l'abattre maintenant, ou bien il va
répandre sa semence et enfanter une pépinière de maux semblables dont
nous serons tous accablés.

NESTOR.--Sans doute; mais comment?

ULYSSE.--Ce défi qu'envoie le brave Hector, quoique offert en général à
tous les Grecs, s'adresse pourtant en intention au seul Achille.

NESTOR.--L'intention est aussi claire que l'est aux yeux l'état d'une
fortune dont un petit nombre de chiffres expose le total. Et ne doutez
pas qu'à la publication de ce défi, Achille, son cerveau fût-il aussi
aride que les sables de la Libye (quoique, Apollon le sait, il soit
peu fertile), ne manquera pas de concevoir, d'un jugement rapide et
très-vite, qu'il est le but auquel vise Hector.

ULYSSE.--Et cela l'excitera-t-il à lui répondre, croyez-vous?

NESTOR.--Oui, et il le faut; car quel autre guerrier, capable d'enlever
à Hector l'honneur de ce défi, pourriez-vous lui opposer, si ce n'est
Achille? Quoique ce combat ne soit qu'un jeu, cependant cette épreuve
est fort importante: par là, les Troyens veulent apprécier notre mérite
le plus renommé par celui d'entre eux qui peut le mieux en juger; et
croyez-moi, Ulysse, notre valeur sera étrangement pesée d'après la
fortune de ce combat isolé. Car le succès, bien qu'appartenant à un
individu, servira de mesure au bon ou au mauvais succès général. Quoique
de semblables index ne soient qu'un point en comparaison des volumes qui
vont suivre, on y découvre pourtant le tableau abrégé de la masse des
choses qui vont être développées. On supposera que celui qui lutte avec
Hector est le champion de choix, et ce choix, étant l'acte unanime de
tous les Grecs, tombe sur le mérite d'un homme qui semble extrait de
chacun de nous et composé de toutes nos vertus. S'il échoue, quel coeur
en recevra un pressentiment de victoire, pour affermir son opinion
avantageuse de lui-même? Et c'est cette opinion de soi, dont les membres
ne sont que les instruments; ils agissent sous son impulsion, comme
l'arc et l'épée sont dirigés par le bras.

ULYSSE.--Pardonnez le discours que vous allez entendre.--C'est pour
cela qu'il n'est pas à propos que ce soit Achille qui combatte Hector.
Imitons les marchands; montrons d'abord nos marchandises les plus
médiocres, en espérant qu'elles se vendront peut-être, sinon l'éclat
de ce qu'il y a de mieux en ressortira davantage, après avoir exposé
d'abord le rebut. Ne consentons jamais qu'Hector et Achille soient
aux prises ensemble, car du sort de ce combat sortiront deux étranges
conséquences pour notre honneur ou notre honte.

NESTOR.--Mes yeux, affaiblis par l'âge, ne les voient pas: quelles
sont-elles?

ULYSSE.--La gloire que notre Achille obtiendrait sur Hector, nous la
partagerions avec lui s'il n'était pas si orgueilleux: mais il est
déjà trop insolent. Et il vaudrait mieux être brûlés par les ardeurs du
soleil d'Afrique, que d'avoir à soutenir les dédains insultants de son
oeil superbe, s'il échappait au bras d'Hector, s'il était vaincu,
alors nous verrions tomber l'estime de nous-mêmes avec notre meilleur
guerrier. Non: faisons une loterie et combinons-la de façon que le sort
nomme le stupide Ajax pour combattre Hector. Entre nous, donnons-lui
notre aveu comme à notre plus vaillant héros: ces éloges serviront à
guérir le hautain Mirmidon qui s'échauffe par les applaudissements; ils
feront tomber son cimier qui se balance avec plus de fierté que l'arc
azuré d'Iris. Si le stupide et écervelé Ajax s'en tire, nous le
parerons de nos éloges; s'il succombe, nous restons toujours à l'abri de
l'opinion que nous avons de plus vaillants guerriers. Mais, vainqueur ou
vaincu, toujours nous atteindrons notre but; notre projet aura cet effet
salutaire, c'est qu'employant Ajax on ôtera quelques plumes à Achille.

NESTOR.--Ulysse, je commence à goûter ton avis, et je vais à l'instant
en donner le goût à Agamemnon. Allons le trouver, sans différer. Les
deux dogues s'apprivoiseront l'un l'autre: l'orgueil est l'os qu'il faut
leur jeter pour les exciter.

(Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                             ACTE DEUXIÈME


SCÈNE I

Camp des Grecs.

_Entrent_ AJAX et THERSITE.


AJAX.--Thersite?

THERSITE.--Agamemnon...--S'il avait des boutons par tout le corps,
généralement?

AJAX.--Thersite?

THERSITE.--Et si ces boutons donnaient? Supposons que cela fût, le
général ne donnerait-il pas, alors? Ne serait-ce pas un amas d'ulcères?

AJAX.--Chien!

THERSITE.--Alors il sortirait de lui du moins quelque chose, et jusqu'à
présent je ne lui vois rien produire.

AJAX.--Toi, fils d'un chien-loup, ne peux-tu pas m'entendre? Eh bien,
voyons si tu me sentiras.

(Il le frappe.)

THERSITE.--Que la peste de Grèce te saisisse, seigneur, métis à l'esprit
de boeuf.

AJAX.--Parle donc, levain chanci, réponds; je te battrai jusqu'à ce que
tu deviennes un bel homme.

THERSITE.--C'est moi plutôt qui te raillerai jusqu'à ce que tu aies
de l'esprit et de la piété; mais je crois que ton cheval aura plus tôt
appris une oraison par coeur, que tu n'auras pu apprendre une prière
sans livre. Tu peux frapper, le peux-tu? Que la rouge peste te saisisse
pour tes âneries!

AJAX.--Excrément de crapaud, apprends-moi l'objet de la proclamation.

THERSITE.--Penses-tu que je sois sans sentiment pour me frapper de la
sorte?

AJAX.--La proclamation!

THERSITE.--Tu es, je crois, proclamé fou.

AJAX.--Ne me.... Porc-épic, ne me.... La main me démange.

THERSITE.--Je voudrais que tu fusses tourmenté de démangeaisons de la
tête aux pieds, et que ce fût moi qui fusse chargé de te gratter; je
ferais de toi le plus dégoûtant galeux de la Grèce. Quand tu es sorti
pour quelque expédition, tu es aussi lent à frapper qu'un autre.

AJAX.--La proclamation, te dis-je.

THERSITE.--Tu murmures et tu t'emportes à chaque instant contre Achille;
et tu es aussi plein d'envie contre sa grandeur, que Cerbère contre la
beauté de Proserpine; oui, voilà ce qui te fait aboyer après lui.

AJAX.--Madame Thersite!

THERSITE.--Tu devrais le battre, lui.

AJAX.--Masse lourde et informe[19]!

[Note 19: _Cob loaf_, pain lourd et raboteux.]

THERSITE.--Il te mettrait en miettes avec son poing, aussi aisément
qu'un matelot brise son biscuit.

AJAX, _en le frappant de nouveau_.--Comment! infâme mâtin?

THERSITE.--Courage! courage!

AJAX.--Sellette à sorcière[20]!

[Note 20: Une manière de donner la question à une sorcière, c'était
de la placer sur une sellette les jambes liées en croix: la circulation
s'embarrassait au bout de quelque temps dans cette position où tout le
poids du corps portait sur le même point; souvent après vingt-quatre
heures d'abstinence, les malheureuses s'avouaient sorcières.]

THERSITE.--Oui, va, va, seigneur à l'esprit détrempé: tu n'as pas
plus de cervelle dans la tête, qu'il n'y en a dans mon coude. Un ânon
pourrait t'en remontrer, méchant et vaillant baudet; tu es venu ici pour
rosser les Troyens, et tous ceux qui ont quelque esprit te vendent et
t'achètent comme un esclave de Barbarie; si tu prends l'habitude de me
battre, je commencerai à t'anatomiser depuis les talons, et je te dirai
ce que tu es, pouce par pouce, masse sans entrailles, oui!

AJAX.--Chien!

THERSITE.--Méchant seigneur!

AJAX, _le battant_.--Roquet!

THERSITE.--Idiot de Mars! continue, brutal, continue, chameau! continue.

(Entrent Achille et Patrocle.)

ACHILLE.--Quoi, qu'y a-t-il donc, Ajax? pourquoi le maltraiter ainsi?
Thersite, voyons, de quoi s'agit-il?

THERSITE.--Vous le voyez là, n'est-ce pas?

ACHILLE.--Oui; de quoi s'agit-il?

THERSITE.--Voyons, regardez-le.

ACHILLE.--Oui, eh bien! de quoi s'agit-il?

THERSITE.--Mais considérez-le bien.

ACHILLE.--Eh bien! c'est ce que je fais.

THERSITE.--Mais non, vous ne le considérez pas bien; car, pour qui que
vous le preniez, c'est Ajax.

ACHILLE.--Je le sais bien, fou.

THERSITE.--Oui, mais ce fou ne se connaît pas lui-même.

AJAX.--C'est pour cela que je te bats.

THERSITE, _riant_.--Là, là, là! les petites preuves d'esprit qu'il
donne! voilà comme ses saillies ont les oreilles longues. Je lui ai
rogné le cerveau, comme il a battu mes os. J'achèterai neuf moineaux
pour un sou; eh bien! sa pie-mère[21] ne vaut pas la neuvième partie
d'un moineau. Ce seigneur, Achille, cet Ajax..., qui porte son esprit
dans son ventre et ses boyaux dans la tête, je vais vous dire ce que je
dis de lui.

[Note 21: _Pie-mère, pia mater_, sorte de membrane très-fine qui
revêt immédiatement le cerveau.]

ACHILLE.--Eh bien! quoi?

THERSITE.--Je dis que cet Ajax...

(Ajax s'avance pour le frapper de nouveau; Achille se met entre eux
deux.)

ACHILLE.--Allons, bon Ajax...

THERSITE.--N'a pas autant d'esprit...

(Ajax veut se débarrasser des bras d'Achille.)

ACHILLE.--Allons, je vous tiendrai.

THERSITE.--... Qu'il en faudrait pour boucher le trou de l'aiguille
d'Hélène, pour laquelle il vient combattre.

ACHILLE.--Paix, fou.

THERSITE.--Je voudrais avoir la paix et le repos; mais ce fou ne le veut
pas: tenez, c'est lui, le voilà; voyez-le bien.

AJAX.--O damné roquet! je te...

ACHILLE.--Voulez-vous lutter d'esprit avec un fou?

THERSITE.--Non, je vous en réponds; car l'esprit d'un fou ferait honte
au sien.

PATROCLE.--Point d'injures, Thersite.

ACHILLE.--Quel est donc le sujet de la querelle?

AJAX.--J'ai dit à cette vile chouette de m'apprendre l'objet de la
proclamation, et il se met à me railler.

THERSITE.--Je ne suis pas ton valet.

AJAX.--Allons, va, va.

THERSITE.--Je sers ici en volontaire.

ACHILLE.--Ton dernier service était un service de patience; il n'était
certainement pas volontaire; il n'y a point d'homme qui soit battu
volontairement; c'était Ajax qui était ici le volontaire, et toi tu
étais comme sous presse[22].

THERSITE.--Oui-da?--Une grande partie de votre esprit gît aussi dans vos
muscles, ou bien il y a des menteurs[23]. Hector sera une bonne capture,
s'il vous fait sauter la cervelle; il gagnerait autant à casser une
grosse noix moisie sans amande.

[Note 22: _Under an impress_, soumis à la presse militaire.]

[Note 23: Encore le verbe _to lie_ qui sert à l'équivoque _to lie_
être couché, mentir.]

ACHILLE.--Quoi! à moi aussi, Thersite?

THERSITE.--Il y a Ulysse et le vieux Nestor, dont l'esprit était moisi
avant que vos grands-pères eussent des ongles à leurs orteils..., qui
vous accouplent au joug comme deux boeufs de charrue, et vous font
labourer cette guerre.

ACHILLE.--Quoi? que dis-tu là?

THERSITE.--Oui, vraiment. Ho! ho! Achille! ho! ho! Ajax! ho! ho!

AJAX.--Je te couperai la langue.

THERSITE.--Peu m'importe: je parlerai encore autant que vous après.

PATROCLE.--Allons, plus de paroles, Thersite; paix!

THERSITE.--Moi, je me tiendrai en paix, quand le braque d'Achille me
dira de me taire.

ACHILLE.--Voilà pour vous, Patrocle.

THERSITE.--Je veux vous voir pendus, comme deux bourriques, avant que
je rentre jamais dans vos tentes; je me tiendrai là où il y a un peu
d'esprit, et je quitterai la faction des fous.

(Il sort.)

PATROCLE.--Un bon débarras.

ACHILLE.--Voici ce qu'on a publié dans toute l'armée: qu'Hector, demain
vers la cinquième heure du soleil, viendra, avec un trompette, entre nos
tentes et les murs de Troie, défier au combat quelque chevalier qui aura
du coeur et qui osera soutenir,... je ne sais quoi. C'est de la sottise,
adieu!

AJAX.--Adieu? Qui lui répondra?

ACHILLE.--Je n'en sais rien; on l'a mis en loterie, autrement il
connaîtrait déjà son homme.

AJAX.--Ah! vous voulez parler de vous.--Je vais en apprendre davantage.


SCÈNE II

Troie.--Appartement du palais de Priam.

PRIAM, HECTOR, TROÏLUS, PARIS et HÉLÉNUS.


PRIAM.--Après la perte de tant d'heures, de discours et de sang, Nestor
vient encore nous dire au nom des Grecs: «Rendez Hélène, et tous les
dommages: honneur, perte de temps, voyages, dépenses, blessures, amis,
et tout l'amas de biens précieux que cette guerre vorace a consumés dans
son sein brûlant, seront mis de côté.»--Hector, qu'en dites-vous?

HECTOR.--Quoiqu'aucun homme ne craigne moins les Grecs que moi, quant à
ce qui me touche particulièrement, néanmoins, vénérable Priam, il n'y
a pas de dame parmi celles dont les entrailles sont les plus tendres
et les plus susceptibles de concevoir des craintes, qui soit plus prête
qu'Hector à s'écrier: Qui peut prévoir la suite? Le mal de la paix,
c'est la sécurité, une sécurité trop confiante. Mais une défiance
modeste est nommée le fanal du sage, la sonde qui pénètre jusqu'au fond
de tout ce qu'il y a de pire. Qu'Hélène parte. Depuis que la première
épée a été tirée pour cette querelle, parmi les milliers de guerriers
égorgés, chaque dixième victime nous était aussi précieuse qu'Hélène: je
parle des nôtres; si nous avons perdu tant de fois le dixième des nôtres
pour conserver un bien qui ne nous appartient pas, ce bien porterait mon
nom qu'il n'aurait pas la valeur du dixième. Sur quoi se fonde le motif
qui nous fait refuser de la rendre?

TROÏLUS.--Fi donc! fi donc! mon frère. Pesez-vous le prix et l'honneur
d'un roi, d'un aussi grand roi que notre auguste père, dans la balance
qui sert aux intérêts vulgaires? Voulez-vous calculer avec des jetons la
valeur inappréciable de son mérite infini et entourer un corps immense
d'une ceinture aussi étroite que les craintes et les raisons? Fi donc!
ayez honte, au nom des dieux!

HÉLÉNUS.--Il n'est pas étonnant que vous attaquiez si rarement la
raison, vous qui en êtes si dépourvu. Faudrait-il donc que notre père
gouvernât les affaires de son empire sans le secours de la raison, parce
que votre discours, qui le lui conseille, en est dénué?

TROÏLUS.--Vous êtes pour le sommeil et les songes, mon frère le prêtre;
vous garnissez vos gants de raisons. Les voici, vos raisons: vous savez
qu'une épée est dangereuse à manier; et la raison fuit tout objet qui
présente un danger. Qui donc s'étonnera qu'Hélénus, lorsqu'il aperçoit
devant lui un Grec et son épée, ajuste promptement les ailes de la
raison à ses talons, et s'enfuie aussi vite que Mercure grondé par
Jupiter, ou qu'une étoile lancée hors de sa sphère? Si nous voulons
parler de raison, fermons donc nos portes, et dormons; le courage et
l'honneur auraient bientôt des coeurs de lièvre, s'ils se farcissaient
seulement leurs pensées de cette grasse raison; La raison et la prudence
rendent le foie blanc[24] et abattent la force.

[Note 24: _Make livers pale_ (rendent le foie blanc). La blancheur
du foie était regardée comme une preuve de lâcheté, ainsi dans Macbeth
«_thou lily livered_.»]

HECTOR.--Mon frère, Hélène ne vaut pas ce qu'il nous en coûte pour la
garder.

TROÏLUS.--Quel objet a d'autre valeur que celle qu'on y attache?

HECTOR.--Mais cette valeur ne dépend pas d'un caprice particulier;
l'estime et le cas qu'on fait d'un objet viennent autant de son prix
réel que de l'opinion de celui qui le prise. C'est une folle idolâtrie,
que de rendre le culte plus grand que le dieu; c'est un délire que
de vouloir attribuer à un objet des qualités qu'il s'arroge bientôt
lui-même sans avoir l'ombre du mérite auquel il prétend.

TROÏLUS.--J'épouse aujourd'hui une femme, et mon choix est dirigé par
mon penchant: mon inclination s'est enflammée par mes oreilles et mes
yeux, deux pilotes naviguant entre le dangereux rivage du caprice et
du jugement. Comment puis-je me dégager de la femme que j'ai choisie,
quoique ma volonté vienne à se dégoûter de son propre choix? Il n'y a
aucun moyen d'échapper à ceci, tout en restant ferme dans la route de
l'honneur. Nous ne renvoyons pas au marchand ses soieries, après que
nous les avons salies, et nous ne jetons pas les restes d'un festin dans
le panier de rebut, parce que nous nous trouvons rassasiés. On a trouvé
à propos que Pâris tirât des Grecs quelque vengeance; c'est le souffle
de vos suffrages unanimes qui a enflé ses voiles: les vents et la mer,
suspendant leur antique querelle, ont fait une trêve pour seconder
ses desseins; enfin il a touché au port désiré; et pour une vieille
tante[25], que les Grecs retenaient captive, il a enlevé une reine de
Grèce, dont la jeunesse et la fraîcheur flétrissent les traits d'Apollon
même, et font pâlir l'Aurore. Pourquoi la gardons-nous? Les Grecs
gardent notre tante.--Mérite-t-elle d'être gardée? Oh! Hélène est une
perle dont la conquête a fait lancer mille vaisseaux, et a converti en
marchands des rois couronnés. Si vous accordez une fois que Pâris fit
sagement de partir (comme vous êtes forcés d'en convenir, vous étant
tous écriés: Partez, partez); si vous avouez qu'il a ramené chez nous
une noble conquête, comme vous êtes aussi forcés de l'avouer, après
avoir frappé des mains, et crié inestimable! pourquoi donc blâmez-vous
aujourd'hui les suites de vos propres conseils, et faites-vous une chose
que n'a pas faite encore la fortune, en ravalant l'objet que vous avez
vous-même estimé au-dessus des richesses de la mer et de la terre?
O quel vil larcin que de voler un bien que nous tremblons de garder!
Voleurs, indignes du trésor que nous avons enlevé, lorsqu'après
avoir fait aux Grecs cet affront dans le sein même de leur pays, nous
craignons d'en défendre la possession dans notre ville natale!

[Note 25: _Hésione_, soeur de Priam.]

CASSANDRE, _de l'intérieur du théâtre_.--Pleurez, Troyens, pleurez!

PRIAM.--Quel est ce bruit? d'où viennent ces cris sinistres?

TROÏLUS.--C'est notre folle de soeur: je reconnais sa voix.

CASSANDRE, _dans l'intérieur_.--Pleurez, Troyens!

HECTOR.--C'est Cassandre.

CASSANDRE _entre en délire_.--Pleurez, pleurez, Troyens! Prêtez-moi dix
mille yeux, et je les remplirai de larmes prophétiques[26].

[Note 26: Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris Ora, dei jussu
non unquam credita Teucris.

_(Énéide,_ l. II, v. 246-47.)]

HECTOR.--Paix, ma soeur; paix!

CASSANDRE.--Jeunes filles, jeunes garçons, adultes et vieillards ridés,
tendres enfants qui ne pouvez que pleurer, secondez tous mes clameurs.
Payons d'avance la moitié du tribut immense de gémissements que nous
prépare l'avenir. Pleurez, Troyens, pleurez. Accoutumez vos yeux aux
larmes. Troie ne sera plus, et le superbe palais d'Ilion va tomber.
Pâris, notre frère, est la torche embrasée qui nous consume. Pleurez,
Troyens; criez: Hélène! Malheur! pleurez, pleurez: Troie est en feu, si
Hélène ne s'en va!

(Elle sort.)

HECTOR.--Eh bien! jeune Troïlus, ces accents prophétiques de notre
soeur n'excitent-ils aucun remords? Ou votre sang est-il si follement
bouillant, que les conseils de la raison, ni la crainte d'un mauvais
succès dans une mauvaise cause, ne puissent le modérer?

TROÏLUS.--Quoi! mon frère Hector, nous ne pouvons juger de la justice
d'une entreprise sur l'issue que pourront lui donner les événements, ni
laisser abattre le courage de nos âmes, parce que Cassandre est folle.
Les transports de son cerveau malade ne peuvent pas dénaturer la bonté
d'une cause que notre honneur à tous s'est engagé à faire triompher.
Pour ma part, je n'y ai pas plus d'intérêt que tous les fils de Priam;
mais que Jupiter ne permette pas qu'il soit pris parmi nous aucune
résolution qui laisse au plus faible courage de la répugnance à la
soutenir et à combattre pour elle!

PARIS.--Autrement le monde pourrait taxer de légèreté mes entreprises
aussi bien que vos conseils; mais j'atteste les dieux que c'est votre
plein consentement qui a donné des ailes à mon inclination, et qui a
étouffé toutes les craintes attachées à ce fatal projet; car que peut,
hélas! mon bras isolé? Quelle défense y a-t-il dans la valeur d'un seul
homme, pour soutenir le choc et la vengeance des ennemis que devait
armer cette querelle? Et cependant, je proteste que si je devais moi
seul en subir les périls, et que mon pouvoir égalât ma volonté,
jamais Pâris ne rétracterait ce qu'il a fait, ni ne faiblirait dans sa
poursuite.

PRIAM.--Pâris, vous parlez comme un homme enivré de voluptés: vous avez
le miel, vous; mais ils goûtent le fiel: ainsi vous n'avez pas de mérite
à être vaillant.

PARIS.--Seigneur, je n'ai pas seulement en vue les plaisirs qu'une
pareille beauté apporte avec elle: je voudrais aussi effacer la tache de
son heureux enlèvement, par l'honneur de la garder. Quelle trahison ne
serait-ce pas contre cette princesse enlevée, quel opprobre pour votre
gloire, quelle ignominie pour moi, de céder aujourd'hui sa possession,
lâchement et par contrainte? Se peut-il qu'une idée aussi basse puisse
prendre pied un moment dans vos âmes généreuses? Parmi les plus faibles
courages de notre parti, il n'en est pas un qui n'ait un coeur pour
oser, et une épée à tirer, quand il est question de défendre Hélène:
il n'en est pas un, si grand, si noble qu'il soit, dont la vie fût
mal employée, ou la mort sans gloire, lorsqu'Hélène en est l'objet: je
conclus donc que nous pouvons bien combattre pour une beauté, dont la
vaste enceinte de l'univers ne peut nous offrir l'égale.

HECTOR.--Pâris, et vous, Troïlus, vous avez tous deux bien parlé;
et vous avez raisonné sur l'affaire et la question maintenant en
discussion; mais bien superficiellement, et comme des jeunes gens
qu'Aristote[27] jugerait incapables d'entendre la philosophie morale.
Les raisons que vous alléguez conviennent mieux à l'ardente passion d'un
sang bouillant, qu'à un libre choix entre le juste et l'injuste: car le
plaisir et la vengeance ont l'oreille plus sourde que le serpent à la
voix d'une sage décision. La nature veut qu'on rende tous les biens
au légitime possesseur; or quelle dette plus sacrée y a-t-il, parmi le
genre humain, que celle de l'épouse envers l'époux? Si cette loi de
la nature est enfreinte par la passion, et que les grandes âmes lui
résistent par une partiale indulgence pour leurs penchants inflexibles,
il y a, dans toute nation bien gouvernée, une loi pour dompter ces
passions effrénées qui désobéissent et se révoltent. Si donc Hélène est
la femme du roi de Sparte (comme il est notoire qu'elle l'est), ces
lois morales de la nature et des nations crient hautement qu'il faut
la renvoyer à son époux. Persister dans son injustice, ce n'est pas la
réparer; c'est au contraire l'aggraver encore. Voilà quel est l'avis
d'Hector, en ne consultant que la vérité; néanmoins, mes braves frères,
je penche de votre côté dans la résolution de garder Hélène: c'est
une cause qui n'intéresse pas médiocrement notre dignité générale et
individuelle.

[Note 27: On ne s'attendait guère A voir _Aristote_ en cette
affaire. (La Fontaine.)]

TROÏLUS.--Vous venez de toucher l'âme de nos desseins. Si nous
n'étions pas plus jaloux de gloire que nous ne le sommes d'obéir à nos
ressentiments, je ne souhaiterais pas qu'il y eût une goutte de plus du
sang troyen versé pour la défense d'Hélène. Mais, brave Hector, elle
est un objet d'honneur et de renommée; un aiguillon puissant aux actions
courageuses et magnanimes; notre valeur peut aujourd'hui terrasser nos
ennemis, et la gloire dans l'avenir peut nous sanctifier. Car je présume
que le brave Hector ne voudrait pas, pour les trésors du monde entier,
renoncer à la riche promesse de gloire qui sourit au front de cette
guerre.

HECTOR.--Je suis des vôtres, valeureux fils de l'illustre Priam.--J'ai
lancé un audacieux défi au milieu des Grecs factieux et languissants; il
portera l'étonnement au fond de leurs âmes assoupies. J'ai été informé
que leur grand général sommeillait, tandis que la jalousie se glissait
dans l'armée. Ceci, je présume, le réveillera.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le camp des Grecs.--L'entrée de la tente d'Achille.

_Entre_ THERSITE.


THERSITE.--Eh bien! Thersite? Quoi! tu te perds dans le labyrinthe de ta
colère? Cet éléphant d'Ajax en sera-t-il quitte à ce prix?--Il me bat,
et je le raille: vraiment, belle satisfaction! Je voudrais changer de
rôle avec lui; moi, pouvoir le battre, et en être raillé. Par le diable,
j'apprendrai à conjurer, à évoquer les démons, plutôt que de ne pas voir
quelque résultat aux imprécations de ma colère. Et puis cet Achille:
un fameux travailleur! Si Troie n'est prise que lorsque ces deux
assiégeants auront miné ses fondements, ses murs tiendront jusqu'à ce
qu'ils tombent d'eux-mêmes.--O toi, grand lance-tonnerre de l'Olympe,
oublie donc que tu es Jupiter, le roi des dieux, et toi, Mercure, oublie
toute l'astuce des serpents enlacés à ton caducée, si vous n'achevez pas
d'ôter à ces deux champions la petite, la très-petite dose de bon sens
qui leur reste encore. Et l'ignorance elle-même, à la courte vue, sait
que cette dose est si excessivement mince qu'elle ne leur fournirait pas
d'autre expédient, pour délivrer un moucheron des pattes d'une araignée,
que de tirer leur fer pesant et de couper la toile. Après cela,
vengeance sur le camp entier: ou plutôt, le mal des os[28]; car
c'est, je crois, le fléau attaché à ceux qui font la guerre pour une
jupe.--J'ai dit mes prières: que le démon de l'envie réponde, _amen_!
Holà! ho! seigneur Achille.

[Note 28: _Bone-Ache,_ soit que l'on regarde ces douleurs ostéocopes
comme un symptôme de la maladie ou comme la maladie elle-même, il est
certain que Shakspeare a voulu parler ici du mal de Vénus.]

(Entre Patrocle.)

PATROCLE.--Qui appelle? Thersite! bon Thersite, entre donc, et viens
railler.

THERSITE.--Si j'avais pu me souvenir d'une pièce d'or fausse, tu
n'aurais pas échappé à mes réflexions. Mais peu importe: je te laisse à
toi-même. Que la commune malédiction du genre humain, l'ignorance et la
folie, abondent en toi! Que le ciel te fasse la grâce de te laisser sans
mentor, et que la discipline n'approche pas de toi! Que la fougue de
ton sang soit ton seul guide jusqu'à ta mort! Et alors, si celle qui
t'ensevelira dit que tu es un beau corps, je veux jurer et jurer encore
qu'elle n'a jamais enseveli que des lépreux. _Amen!_--Où est Achille?

PATROCLE.--Quoi, es-tu devenu dévot? Étais-tu là en prière?

THERSITE.--Oui; et que le ciel veuille m'entendre!

(Achille sort de sa tente.)

ACHILLE.--Qui est là?

PATROCLE.--Thersite, seigneur.

ACHILLE.--Où, où?--Te voilà venu? Pourquoi, toi, mon fromage, mon
digestif, pourquoi ne t'es-tu pas servi sur ma table depuis tant de
repas?--Allons; dis-moi ce qu'est Agamemnon?

THERSITE.--Ton commandant, Achille.--Allons, Patrocle, dis-moi ce qu'est
Achille?

PATROCLE.--Ton chef, Thersite: dis-moi à ton tour, qu'es-tu, toi?

THERSITE.--Ton connaisseur, Patrocle: et dis-moi, Patrocle, qu'es-tu,
toi?

PATROCLE.--Tu peux le dire, toi qui te dis connaisseur.

ACHILLE.--Oh! dis-le, dis-le.

THERSITE.--Je vais décliner toute la question: Agamemnon commande
Achille; Achille est mon chef; je suis le connaisseur de Patrocle, et
Patrocle est un fou.

PATROCLE--Comment, misérable!

THERSITE.--Tais-toi, fou. Je n'ai pas fini.

ACHILLE.--Allons, c'est un homme privilégié.--Continue, Thersite.

THERSITE.--Agamemnon est un fou; Achille est un fou; Thersite est un
fou; et, comme je l'ai dit ci-devant, Patrocle est un fou.

ACHILLE.--Prouve cela, allons!

THERSITE.--Agamemnon est un fou de prétendre commander Achille; Achille
est un fou de se laisser commander par Agamemnon: Thersite est un fou de
rester au service d'un pareil fou, et Patrocle est absolument fou.

PATROCLE.--Pourquoi suis-je fou?

THERSITE.--Demande-le à celui qui t'a fait: moi, il me suffit que tu le
sois.--Regardez, qui vient à nous?

(Agamemnon, Ulysse, Nestor, Diomède et Ajax s'avancent vers la tente
d'Achille.)

ACHILLE.--Patrocle, je ne veux parler à personne.--Viens avec moi,
Thersite.

(Achille rentre dans sa tente.)

THERSITE.--Que de sottise, de jonglerie et de friponnerie il y a dans
tout ceci! le sujet de la question est un homme déshonoré et une
femme perdue. Une belle querelle, vraiment, pour exciter ces factions
jalouses, et verser son sang jusqu'à la dernière goutte!--Que le
serpigo[29] dessèche le sujet de ces débats!--et que la guerre et la
débauche détruisent tout.

[Note 29: Ulcère qui sillonne en zigzag la peau.]

(Il s'en va.)

AGAMEMNON.--Où est Achille?

PATROCLE.--Dans sa tente: mais il est indisposé, seigneur.

AGAMEMNON.--Faites-lui savoir que nous sommes ici: il a brusqué nos
députés; et nous mettons de côté nos prérogatives pour venir le visiter.
Dites-le-lui, de crainte qu'il ne s'imagine peut-être que nous n'osons
pas rappeler les droits de notre place, ou que nous ne savons pas ce que
nous sommes.

PATROCLE.--Je lui dirai.

(Il sort.)

ULYSSE.--Nous l'avons vu à l'entrée de sa tente; il n'est point malade.

AJAX.--Il l'est, mais du mal de lion; il est malade d'un coeur
enflé d'orgueil: vous pouvez appeler cela mélancolie, si vous voulez
l'excuser; mais, sur ma tête, c'est de l'orgueil. Et pourquoi donc,
pourquoi donc? Qu'il nous en donne la raison.--Un mot, seigneur.

(Agamemnon et Ajax vont se parler à l'écart.)

NESTOR.--Quel est donc la cause qui excite Ajax à aboyer ainsi contre
lui?

ULYSSE.--Achille lui a débauché son fou.

NESTOR.--Qui? Thersite?

ULYSSE.--Lui-même.

NESTOR.--Voilà donc Ajax qui va manquer de matière, s'il a perdu le
sujet de son discours.

ULYSSE.--Non, vous voyez qu'Achille est devenu son sujet, à présent
qu'il lui a pris le sien.

NESTOR.--Tant mieux, leur séparation entre plus dans nos voeux que leur
faction, puisqu'un fou a pu la rompre!

ULYSSE.--L'amitié, dont la sagesse n'est pas le noeud, est aisément
désunie par la folie; voici Patrocle qui revient.

(Patrocle revient.)

NESTOR.--Point d'Achille avec lui.

ULYSSE.--L'éléphant a des jointures, mais point pour la politesse: ses
jambes sont pour son besoin, et non pour fléchir.

PATROCLE.--Achille me charge de vous dire qu'il est bien fâché, si
quelque autre objet que celui de votre dissipation et de votre plaisir
a porté Votre Grandeur, et sa noble suite, à venir à sa tente: il se
flatte que tout le but de cette visite est votre santé, que c'est une
promenade de l'après-dîner pour aider à la digestion.

AGAMEMNON.--Écoutez, Patrocle.--Nous ne sommes que trop accoutumés à ces
réponses. Mais cette excuse qu'il nous envoie sur les ailes rapides du
mépris n'échappe point à notre intelligence. Il a beaucoup de mérite, et
nous avons beaucoup de raisons de lui en attribuer: cependant toutes ses
vertus, que lui-même ne montre pas dans un jour glorieux, commencent à
perdre de leur éclat à nos yeux; c'est un beau fruit servi dans un plat
malsain, et qui pourrait bien se gâter sans qu'on en goûte. Allez, et
répétez-lui que nous sommes venus pour lui parler; et vous ne ferez pas
mal de lui dire que nous l'accusons d'un excès d'orgueil, et d'un défaut
d'honnêteté. Il se croit plus grand dans son opinion présomptueuse
qu'il ne le paraît au jugement du bon sens. Dites-lui que de plus
dignes personnages que lui tolèrent la sauvage solitude qu'il affecte,
dissimulent la force sacrée de leur autorité, souscrivent avec une
humble déférence à sa bizarre supériorité, et épient ses mauvaises
lunes, le flux et le reflux de son humeur, comme si tout le cours
de cette entreprise devait suivre la marée de ses caprices. Allez,
dites-lui cela; et ajoutez que, s'il se met à un prix trop haut, nous
nous passerons de lui; que, semblable à une machine de guerre qu'on ne
peut transporter, il reste gisant et chargé de ce reproche public: «il
faut ici du mouvement: cette machine ne peut aller à la guerre.» Nous
préférons un nain actif à un géant endormi.--Dites-lui cela.

PATROCLE.--Je vais le faire, et je rapporterai sa réponse sur-le-champ.

(Patrocle sort.)

AGAMEMNON.--Sa seconde réponse ne nous satisfera pas. Nous sommes venus
pour lui parler.... Ulysse, pénétrez dans sa tente.

(Ulysse sort.)

AJAX.--Hé! qu'est-il plus qu'un autre!

AGAMEMNON.--Il n'est pas plus qu'il ne se croit être.

AJAX.--Est-il autant? Ne pensez-vous pas qu'il croit valoir mieux que
moi?

AGAMEMNON.--Sans aucun doute.

AJAX.--Et souscrirez-vous à cette opinion, et direz-vous: cela est vrai?

AGAMEMNON.--Non, noble Ajax; vous êtes aussi fort, aussi vaillant, aussi
sage, aussi noble, beaucoup plus doux et beaucoup plus traitable que
lui.

AJAX.--Comment un homme peut-il être orgueilleux? Comment vient
l'orgueil? Je ne sais pas ce que c'est que l'orgueil.

AGAMEMNON.--Votre jugement en est plus net, Ajax, et vos vertus en sont
plus belles. L'homme orgueilleux se dévore lui-même. L'orgueil est son
miroir, son héraut, son historien: et toute belle action qu'il vante
lui-même, il en engloutit le mérite par sa louange même.

AJAX.--Je hais un homme orgueilleux, comme je hais la génération des
crapauds.

NESTOR, _à part._--Et cependant il s'aime lui-même: cela n'est-il pas
étrange?

(Ulysse revient.)

ULYSSE.--Achille n'ira point au combat demain matin.

AGAMEMNON.--Quelle est son excuse?

ULYSSE.--Il n'en allègue aucune: mais il suit le penchant de sa
propre humeur, sans attention, ni égard pour personne, obstiné dans sa
présomption et sa propre volonté.

AGAMEMNON.--Pourquoi ne veut-il pas, cédant à notre honnête prière,
sortir de sa tente et respirer l'air avec nous?

ULYSSE.--Il donne de l'importance aux plus petites choses, pour cela
même qu'il se voit prié. Il est possédé de sa grandeur, et il ne se
parle à lui-même qu'avec un orgueil mécontent de ses propres louanges.
L'idée qu'il a de son mérite fait bouillir son sang avec tant de chaleur
qu'au milieu de ses facultés actives et intellectuelles, le royal
Achille se mêle en furieux à la commotion et se renverse lui-même: que
vous dirai-je? Il est tellement infecté de la peste d'orgueil, que les
symptômes mortels crient: Il n'y a point de remède[30].

[Note 30: Allusion aux taches mortelles des pestiférés.]

AGAMEMNON.--Qu'Ajax aille le trouver.--Mon cher seigneur, allez, et
saluez-le dans sa tente; on dit qu'il fait cas de vous; et à votre
prière il se laissera détourner un peu de son obstination.

ULYSSE.--O Agamemnon, n'en faites rien. Nous consacrerons tous les pas
d'Ajax quand ils s'éloigneront d'Achille. Ce chef altier qui nourrit
son arrogance de sa propre substance et qui ne souffre jamais que les
affaires du monde entrent dans sa tête à l'exception de celles qu'il
conçoit et rumine lui-même, sera-t-il vénéré par un héros que nous
honorons plus que lui? Non, il ne faut pas que ce vaillant seigneur
trois fois illustre prostitue ainsi sa palme, si noblement acquise; ni,
suivant mon avis, qu'il asservisse son mérite personnel, aussi riche en
titres que peut l'être celui d'Achille, en allant trouver Achille. Cette
complaisance ne ferait qu'enfler[31] son orgueil déjà trop bouffi;
ce serait ajouter des feux au Cancer, lorsqu'il est embrasé, et qu'il
entretient les feux du grand Hypérion. Qu'Ajax aille le trouver! O
Jupiter, ne le souffre pas, et réponds au milieu du tonnerre: Achille,
va le trouver!

[Note 31: Il y a dans le texte _engraisser son orgueil_.]

NESTOR, _à part_.--A merveille: il touche l'endroit sensible!

DIOMÈDE, _à part_.--Et comme le silence d'Ajax savoure ces louanges!

AJAX.--Je vais à lui, je veux lui frapper le visage de mon gantelet.

AGAMEMNON.--Oh! non, vous n'irez pas.

AJAX.--S'il veut faire le fier avec moi, je lui frotterai son
orgueil.--Laissez-moi y aller.

ULYSSE.--Non, pour toute la valeur de ce qui dépend de cette guerre.

AJAX.--Un insolent, un misérable!

NESTOR, _à part_.--Comme il se dépeint lui-même!

AJAX.--Ne peut-il donc être sociable?

ULYSSE, _à part_.--C'est le corbeau qui crie contre la couleur noire.

AJAX.--Je tirerai du sang à ses humeurs.

AGAMEMNON, _à part_.--C'est le malade qui se fait ici le médecin.

AJAX.--Si tout le monde pensait comme moi....

ULYSSE, _à part_.--L'esprit ne serait plus à la mode.

AJAX.--Il n'en serait pas quitte à ce prix: il lui faudrait avaler nos
épées auparavant. L'orgueil remportera-t-il la victoire?

NESTOR, _à part_.--Si cela était, vous en remporteriez la moitié.

ULYSSE, _à part_.--Il en aurait dix parts.

AJAX.--Je le pétrirai comme il faut, et je le rendrai souple.

NESTOR, _à part, à Ulysse_.--Il n'est pas encore assez échauffé:
farcissez-le d'éloges, versez, versez, son ambition a soif.

ULYSSE, _à Agamemnon_.--Seigneur, vous vous tourmentez trop longtemps de
ce désagrément.

NESTOR.--Notre illustre général, ne songez plus à cela.

DIOMÈDE.--Il faut vous préparer à combattre sans Achille.

ULYSSE.--Et c'est de l'entendre nommer qui lui fait du mal. Voici un
vrai héros.--Mais ce serait le louer en face: je me tais.

NESTOR.--Et pourquoi cela? Il n'est pas jaloux comme Achille.

ULYSSE.--Le monde entier sait qu'il est aussi vaillant que lui.

AJAX.--Un infâme chien se jouer de nous! Oh! que je voudrais qu'il fût
Troyen!

NESTOR.--Maintenant quel vice serait-ce dans Ajax....

ULYSSE.--S'il était orgueilleux.

DIOMÈDE.--Ou avide de louanges.

ULYSSE.--Oui, ou d'une humeur colère?

DIOMÈDE.--Ou bizarre et plein de lui-même.

ULYSSE.--Rends-en grâce au ciel, Ajax, ton caractère est formé: loue
celui qui t'a engendré, celle qui t'a allaité: gloire à ton précepteur;
et que les dons que tu as reçus de la nature soient renommés au delà,
bien au delà de la science. Mais celui qui a instruit tes bras aux
combats.... que Mars partage l'éternité en deux, et lui en donne la
moitié! et quant à ta force, Milon, porte-taureau[32], le cède au
nerveux Ajax. Je ne vanterai point ta sagesse, qui, comme une borne, un
poteau, un rivage, limite et termine l'étendue de tes grandes facultés.
Voici Nestor.--Instruit par le temps écoulé, il doit être, il est en
effet, et il est impossible qu'il ne soit pas sage.--Mais pardonnez, mon
père Nestor, si vos années étaient aussi jeunes que celles d'Ajax,
et votre cerveau de la même trempe que le sien, vous n'auriez pas la
prééminence sur lui, mais vous seriez ce qu'est Ajax.

AJAX.--Vous appellerai-je mon père[33]?

[Note 32: Milon peut bien être cité ici après Aristote.]

[Note 33: Shakspeare suit ici la coutume de son temps, Ben Johnson
avait plusieurs amis qui s'appelaient ses fils.]

NESTOR.--Oui, mon cher fils.

DIOMÈDE.--Laissez-vous guider par lui, seigneur Ajax.

ULYSSE.--Il est inutile de rester ici plus longtemps; le cerf Achille
reste dans les taillis. Qu'il plaise à notre illustre général de
convoquer son conseil de guerre. De nouveaux rois sont entrés dans
Troie. Demain, nous devons faire face avec nos principales forces;
et voici un guerrier!--Qu'il vienne des chevaliers de l'Orient et de
l'Occident, et qu'ils choisissent entre eux la fleur de leur héros, Ajax
fera raison au meilleur.

AGAMEMNON.--Allons au conseil.--Laissons dormir Achille, les barques
légères volent sur l'onde, tandis que les gros vaisseaux s'engravent.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




                            ACTE TROISIÈME


SCÈNE I

Troie.--Appartement du palais de Priam.

PANDARE, UN VALET.


PANDARE.--Ami! je vous prie, un mot, n'êtes-vous pas de la suite du
jeune seigneur Pâris?

LE VALET.--Oui, monsieur, quand il marche devant moi.

PANDARE.--Vous dépendez de lui, veux-je dire?

LE VALET.--Monsieur, je dépends de mon seigneur.

PANDARE.--Vous dépendez d'un noble seigneur, il faut que je fasse son
éloge.

LE VALET.--Le seigneur soit loué!

PANDARE.--Vous me connaissez: n'est-ce pas?

LE VALET.--Ma foi, monsieur, très-superficiellement.

PANDARE.--Ami, connaissez-moi mieux, je suis le seigneur Pandare.

LE VALET.--J'espère que je connaîtrai mieux votre honneur.

PANDARE.--C'est ce que je désire.

LE VALET.--Êtes-vous en état de grâce?

PANDARE.--_Grâce_[34]? Non, mon ami, honneur, seigneurie, voilà mes
titres.--Quelle est cette musique?

(On entend une musique dans l'intérieur.)

[Note 34: Jeu de mots sur _grâce_, titre que prennent les ducs en
Angleterre.]

LE VALET.--Je ne la connais qu'en _partie_, seigneur, c'est une musique
en parties.

PANDARE.--Connaissez-vous les musiciens?

LE VALET.--En entier, monsieur.

PANDARE.--Pour qui jouent-ils?

LE VALET.--Pour ceux qui les écoutent, monsieur.

PANDARE.--Pour le _plaisir_ de qui, ami?

LE VALET.--Pour le mien, monsieur, et celui des amateurs de musique.

PANDARE.--Par les ordres de qui, veux-je dire, ami?

LE VALET.--A qui donnerais-je des ordres, seigneur[35]?

[Note 35: Équivoque sur le verbe _command_, commander et
commandement, si _command_ est substantif.]

PANDARE.--Ami, nous ne nous entendons pas l'un l'autre; je suis trop
poli, et toi trop malin; à la requête de qui les musiciens jouent-ils?

LE VALET.--Voilà une question qui va droit au but, celle-là; ma foi,
monsieur, à la requête de Pâris mon maître, qui est là en personne; et
avec lui, la Vénus mortelle, le coeur de la beauté, l'âme invisible de
l'amour.

PANDARE.--Qui, ma nièce Cressida?

LE VALET.--Non, monsieur:--Hélène, n'avez-vous donc pu la reconnaître à
ses attributs?

PANDARE.--Il me paraît, l'ami, que tu n'as pas vu la belle Cressida.--Je
viens pour parler à Pâris de la part du prince Troïlus; je lui ferai un
assaut de politesses et de compliments; car mon affaire bout.

LE VALET.--Une affaire bouillie! C'est une phrase à l'étuvée, ma foi!

(Entrent Pâris et Hélène. Suite.)

PANDARE.--Bel avenir à vous, seigneur et à toute cette belle compagnie!
Que de beaux désirs, dans une belle mesure, les accompagnent tous! et
surtout vous, belle reine! Que de beaux songes soient le doux oreiller
de votre sommeil!

HÉLÈNE.--Cher seigneur, vous êtes plein de belles paroles.

PANDARE.--C'est votre beau plaisir de le dire, aimable princesse.--Beau
prince, voilà de la bonne musique interrompue.

PARIS.--C'est vous qui l'avez interrompue, cousin, et sur ma vie, vous
en renouerez le fil de nouveau; vous la raccommoderez avec une pièce de
votre invention.--Hélène, il a une voix pleine d'harmonie.

PANDARE.--Non, madame, en vérité.

HÉLÈNE.--Oh! seigneur...

PANDARE.--Rauque, en vérité; rauque, vraiment.

PARIS.--Bien dit, seigneur.--Oui, je sais que c'est là votre excuse de
temps en temps.

PANDARE.--Chère princesse, j'aurais affaire au seigneur Pâris.--(_A
Pâris_.) Seigneur, voulez-vous m'accorder la faveur de vous dire un mot?

HÉLÈNE.--Non; cette défaite ne nous éconduira pas: nous vous entendrons
chanter, certainement.

PANDARE.--Allons, belle princesse, vous me raillez.--(A Pâris.) Mais
vraiment, comme je vous le dis, seigneur,--mon cher seigneur, mon
estimable ami, votre frère Troïlus...

HÉLÈNE.--Seigneur Pandare, mon doux seigneur...

PANDARE.--Allons, poursuivez, charmante princesse, poursuivez.--(_A
Pâris_)...se recommande à vous dans les termes les plus affectueux.

HÉLÈNE.--Vous ne nous priverez pas de notre mélodie.--Si vous le faites,
que notre mélancolie retombe sur votre tête.

PANDARE.--Douce princesse, chère princesse; oh! c'est une charmante
princesse, en vérité!

HÉLÈNE.--...Et rendre triste une douce princesse, c'est une grande
insulte. Non, vous aurez beau faire, cela est inutile; vous n'y gagnerez
rien, en vérité; oh! je ne m'embarrasse pas de ces propos. Non, non.

PANDARE, _à Pâris_.--...Et, seigneur, il vous prie, si le roi l'invite
au souper, de vous charger de l'excuser.

HÉLÈNE.--Seigneur Pandare...

PANDARE.--Que dit mon aimable reine, ma très-aimable reine?

PARIS.--Quel projet a-t-il en tête? Où soupe-t-il ce soir?

HÉLÈNE.--Non; mais, seigneur...

PANDARE.--Que dit ma belle reine? Mon cousin se brouillera avec vous; il
ne faut pas que vous sachiez où il soupe.

HÉLÈNE.--Je gagerais ma vie que c'est avec Cressida l'usurpatrice.

PANDARE.--Oh! non, non, vous n'y êtes pas; vous en êtes bien loin;
allez, l'usurpatrice est malade[36].

[Note 36: Hélène appelle Cressida l'usurpatrice, parce que sa beauté
lui fait tort.]

PARIS.--Eh bien! je ferai ses excuses au roi.

PANDARE.--Oui, mon noble seigneur.--_(A Hélène_.) Pourquoi disiez-vous
Cressida? Oh! non, la pauvre usurpatrice est malade.

PARIS.--Ah! je devine.

PANDARE.--Vous devinez? eh! que devinez-vous? Donnez-moi un
instrument.--Allons, voyons, belle princesse.

HÉLÈNE.--Oh! cela est bien bon de votre part.

PANDARE.--Ma nièce est horriblement amoureuse d'une chose que vous
possédez, belle reine.

HÉLÈNE.--Elle est à elle, seigneur, pourvu que ce ne soit pas mon
seigneur Pâris.

PANDARE.--Lui? non, elle ne veut pas de lui. Elle et lui font deux[37].

[Note 37: C'est-à-dire ils sont brouillés.]

HÉLÈNE.--Une réconciliation, après une brouillerie, pourrait des deux en
faire trois.

PANDARE.--Allons, allons, je ne veux pas en entendre davantage
là-dessus; je vais vous chanter une chanson.

HÉLÈNE.--Oui, oui, je vous en prie; sur mon honneur, mon digne seigneur,
vous préludez bien.

PANDARE.--Oui, oui, vous pouvez, vous pouvez...

HÉLÈNE.--Que l'amour soit le sujet de votre chanson. Ah! l'amour nous
perdra tous. O Cupidon! Cupidon! Cupidon!

PANDARE.--L'amour! oui, ce sera lui, d'honneur.

PARIS.--Oh! oui, bon; l'amour, l'amour, rien que l'amour.

PANDARE.--En vérité, cela commence ainsi...

  L'amour, l'amour, rien que l'amour, toujours l'amour,
  Car, oh! l'arc de l'amour
  Perce chevreuils et chevrettes;
  Le trait tue
  Lorsqu'il blesse;
  Mais il chatouille toujours la blessure.

  Ces amants s'écrient: Oh! oh! Ils meurent;
  Mais ce qui semble blesser à mort
  Se change en oh! oh! en ah! ah! eh!
  De sorte que l'amour mourant vit toujours,
  Oh! oh! un moment; mais ah! ah! ah!
  Oh! oh! on gémit en disant: Ah! ah! ah!
  Eh! oh!

HÉLÈNE.--De l'amour, vraiment jusqu'au bout du nez.

PARIS.--Il ne se nourrit que de colombes, l'Amour; et cela échauffe
le sang, et le sang chaud engendre de brûlants désirs, et les brûlants
désirs produisent de brûlants effets, et ces brûlants effets sont
l'amour.

PANDARE.--Est-ce là la génération de l'Amour? Un sang chaud, de chauds
désirs, de chauds effets; comment donc? ce sont des vipères; l'amour
est-il une génération de vipères?--Mon cher seigneur, qui est-ce qui est
en campagne aujourd'hui?

PARIS.--Hector, Déiphobe, Hélénus, Anténor, et tous les braves de Troie.
J'aurais bien désiré m'armer aussi aujourd'hui; mais mon Hélène ne l'a
pas voulu.--Comment se fait-il que mon frère Troïlus n'y ait pas été?

HÉLÈNE.--Il y a quelque chose qui lui fait faire la moue.--Vous savez
tout, seigneur Pandare.

PANDARE.--Non, ma tendre et douce reine.--Je brûle de savoir quel succès
ils ont eu aujourd'hui.--_(A Pâris.)_ Vous vous rappellerez les excuses
de votre frère.

PARIS.--Ponctuellement.

PANDARE.--Adieu, belle princesse.

(Il sort.)

(On sonne la retraite.)

HÉLÈNE.--Ne m'oubliez pas auprès de votre nièce.

PANDARE.--Je m'en souviendrai, belle princesse.

PARIS.--Ils sont revenus du champ de bataille: allons au palais de
Priam complimenter les guerriers. Chère Hélène, il faut que je vous prie
d'aider à désarmer notre Hector; les boucles rebelles de son armure, une
fois touchées de cette charmante main blanche, obéiront plus vite qu'au
tranchant de l'acier, ou à la force des muscles grecs. Vous serez plus
puissante que tous ces rois insulaires pour désarmer le grand Hector.

HÉLÈNE.--Je serai fière, Pâris, de le servir: oui, ce qu'il recevra de
moi en hommages me donnera plus de droits au prix de la beauté que ce
que j'en possède, et même m'embellira encore.

PARIS.--O ma chère, je t'aime au delà de toute idée.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Troie.--Les jardins de Pandare.

PANDARE, UN VALET DE TROÏLUS.


PANDARE.--Eh bien, où est ton maître? est-il chez ma nièce Cressida?

LE VALET.--Non seigneur, il vous attend pour l'y conduire.

(Entre Troïlus.)

PANDARE.--Ah! le voilà qui vient.--Eh bien? eh bien?

TROÏLUS, _au valet_.--Drôle, éloigne-toi.

(Le valet sort.)

PANDARE.--Avez-vous vu ma nièce?

TROÏLUS.--Non, Pandare, je me promène auprès de sa porte, comme une
ombre étrangère sur les bords du Styx en attendant la barque. O vous,
soyez mon Caron, et transportez-moi rapidement à ces champs fortunés, où
je pourrai me reposer mollement sur ces couches de lis destinées à celui
qui en est digne. O cher Pandare, arrachez à l'amour ses ailes peintes,
et volez avec moi vers Cressida.

PANDARE.--Promenez-vous dans ce verger. Je vais l'amener ici à
l'instant.

(Pandare sort.)

TROÏLUS, _seul_.--Je suis tout étourdi; l'attente me donne des vertiges.
Le plaisir que je goûte déjà en imagination est si doux qu'il enchante
tous mes sens. Qu'arrivera-t-il donc lorsque je m'abreuverai à longs
traits du céleste nectar de l'amour? La mort, je le crains; une mort
d'évanouissement, une volupté trop exquise, trop pénétrante, trop
exaltée dans sa douceur pour la capacité de mes facultés grossières.
Je le crains beaucoup; je crains aussi de perdre le sentiment net de
ma joie, comme dans une bataille où l'on charge pêle-mêle l'ennemi en
déroute.

(Pandare rentre.)

PANDARE.--Elle s'apprête, elle va être ici tout à l'heure. C'est à
présent qu'il faut vous aider de tout votre esprit: elle rougit aussi
fort, sa respiration est aussi courte que si elle était épouvantée
par un esprit. Je vais l'aller chercher. Oh! c'est la plus jolie
friponne.--Elle ne respire pas plus qu'un moineau qu'on vient de saisir.

(Pandare sort.)

TROÏLUS.--Le même trouble s'empare de mon sein: mon pouls bat plus vite
que le pouls de la fièvre; et toutes mes facultés perdent leur usage,
comme un vassal en rencontrant à l'improviste les yeux du monarque.

(Pandare vient avec Cressida.)

PANDARE, _à sa nièce_.--Allons, venez. Pourquoi rougissez-vous? La
pudeur est un enfant.--La voilà; répétez-lui maintenant tous les
serments que vous m'avez faits à moi.--Quoi, vous voilà déjà repartie?
Il faudra donc vous priver de sommeil, pour vous apprivoiser[38]? dites,
le faudra-t-il? Allons, venez, avancez; ou si vous reculez, nous vous
placerons entre les brancards.--Pourquoi ne lui adressez-vous pas la
parole? Allons, levez ce voile, et laissez voir votre portrait. Allons
donc! quelle répugnance vous avez à offenser la lumière du jour! S'il
était nuit, je crois que vous vous rapprocheriez plutôt.--Allons,
allons, éveillez-vous et embrassez la demoiselle. Comment, comment?
c'est un baiser infini comme un fief perpétuel: bâtis ici, charpentier,
l'air y est doux. Oh! vous vous direz tout ce que vous avez sur le
coeur avant que je vous sépare. Oh! le faucon vaut le tiercelet[39], je
gagerais tous les canards de la rivière: allez, allez.

[Note 38: Voyez _l'Art du Fauconnier_.]

[Note 39: Le tiercelet est le mâle du faucon; du moins, en
Angleterre, on entend toujours par faucon la femelle du tiercelet.]

TROÏLUS.--Vous m'avez ôté l'usage de la parole, madame.

PANDARE.--Les paroles ne payent aucune dette: donnez-lui des effets.
Mais elle vous en ôterait aussi les facultés, si elle mettait leur
activité à l'épreuve. Quoi! on se becquète encore? Nous y voilà.--_En
témoignage de quoi, les deux parties mutuellement_... Entrez, entrez: je
vais faire faire du feu.

(Pandare sort.)

CRESSIDA.--Voulez-vous vous promener, seigneur?

TROÏLUS.--O Cressida! oh! combien de fois je me suis souhaité où je
suis!

CRESSIDA.--Souhaité, seigneur? Les dieux le veuillent! ô seigneur!

TROÏLUS.--Qu'ils veuillent quoi? Où tend cette jolie apostrophe? quel
limon ma douce dame aperçoit-elle dans la source de notre amour?

CRESSIDA.--Plus de limon que d'eau pure, si ma crainte a des yeux.

TROÏLUS.--La crainte fait un démon d'un chérubin; jamais la crainte ne
voit la vérité.

CRESSIDA.--L'aveugle crainte, quand la raison clairvoyante la guide,
marche d'un pas plus sûr que l'aveugle raison, qui, sans crainte,
trébuche. En craignant le dernier des malheurs, on s'en préserve
souvent.

TROÏLUS.--Ah! que ma belle Cressida ne conçoive aucune alarme! Dans
toutes les scènes de l'amour on ne représente point de monstre[40].

[Note 40: Allusion aux théâtres d'alors.]

CRESSIDA.--Non? ni rien de monstrueux?

TROÏLUS.--Rien, si ce n'est nos projets. Lorsque nous faisons voeu
de verser des torrents de larmes, de vivre au milieu des flammes, de
dévorer les rochers, d'apprivoiser les tigres, croyant qu'il est plus
difficile à notre amante d'imaginer des épreuves assez fortes, qu'à nous
de triompher des travaux qu'elle nous impose; voilà, madame, ce qu'il y
a de monstrueux dans l'amour: c'est que la volonté est infinie, et que
le pouvoir est borné; le désir est immense, et l'exécution esclave des
limites.

CRESSIDA.--On dit que les amants jurent d'exécuter plus de choses qu'ils
ne peuvent en accomplir, et cependant qu'ils tiennent en réserve un
pouvoir qu'ils n'emploient jamais, jurant de faire dix fois plus qu'un
homme et n'accomplissant pas la dixième partie de ce que fait un homme.
Ceux qui ont la voix des lions et la lâcheté des lièvres ne sont-ils pas
des monstres?

TROÏLUS.--Y a-t-il des gens pareils? Nous n'en sommes pas. Mesurez vos
louanges sur l'épreuve que vous faites de nous, accordez-nous le degré
de mérite que nous témoignons; notre tête restera nue jusqu'à ce que
le mérite la couronne; nulle perfection à venir ne recueillera d'éloges
anticipés; ne nommons point le mérite avant sa naissance; et lorsqu'il
sera né, ses titres seront modestes; peu de paroles et beaucoup de foi.
Voilà ce que Troïlus sera pour Cressida, tout ce que l'envie pourra
inventer de plus noir sera de ridiculiser ma constance, et tout ce que
la vérité pourra dire de plus vrai ne sera pas plus sincère que Troïlus.

CRESSIDA.--Voulez-vous entrer, seigneur?

(Pandare revient.)

PANDARE.--Quoi, vous rougissez encore? N'avez-vous donc pas fini de
jaser ensemble?

CRESSIDA.--Eh bien! toutes les folies que je fais, je vous les consacre.

PANDARE.--Je vous en rends grâces: oui, si le seigneur Troïlus a un fils
de vous, vous me le donnerez: soyez-lui fidèle; et s'il vous délaisse,
c'est moi que vous gronderez.

TROÏLUS.--Vous connaissez à présent nos otages; la parole de votre oncle
et ma foi constante.

PANDARE.--Oh! j'engagerai sans crainte ma parole pour elle aussi: les
filles de notre famille sont longtemps à se laisser faire l'amour; mais
une fois gagnées, elles sont constantes; ce sont de vrais glouterons, je
puis vous l'assurer; elles s'attachent là où on les jette.

CRESSIDA.--La hardiesse commence à me venir, et me rend le courage,
prince Troïlus; je vous ai aimé nuit et jour depuis de bien longs mois.

TROÏLUS.--Pourquoi donc ma Cressida a-t-elle tardé si longtemps à se
laisser vaincre?

CRESSIDA.--Dites à paraître vaincue; mais j'étais vaincue, seigneur,
depuis le premier coup d'oeil que je... Pardonnez-moi... Si j'en avoue
trop, vous deviendrez tyran. Je vous aime à présent; mais jusqu'à
présent, pas au point de n'être pas maîtresse de mon amour.--Ah!
d'honneur, je ne dis pas vrai; mes pensées étaient comme des enfants
sans lisière, devenus trop mutins pour obéir à leur mère.--Voyez comme
nous sommes folles! Pourquoi ai-je bavardé? Qui sera discret pour nous,
lorsque nous ne pouvons pas nous garder le secret à nous-mêmes? Mais,
quoique je vous aimasse bien, je ne vous recherchais pas, et cependant,
je le jure, je souhaitais alors être un homme, ou bien que les femmes
eussent le privilége qu'ont les hommes de parler les premiers. Mon ami,
dites-moi de me taire, car dans l'enchantement où je suis, je dirai
vivement des choses dont je me repentirai après. Voyez, voyez: votre
silence, adroit dans sa discrétion, surprend à ma faiblesse le secret le
plus profond de mon âme.--Fermez-moi la bouche.

TROÏLUS.--Je le veux bien _(il l'embrasse),_ quoiqu'il en sorte une
douce musique.

PANDARE.--C'est fort joli, en vérité.

CRESSIDA.--Seigneur, je vous en conjure, pardonnez-moi. Je n'avais pas
l'intention de demander un baiser. Je suis honteuse.--O ciel! qu'ai-je
fait?--Pour cette fois, je veux prendre congé de vous, seigneur.

TROÏLUS.--Congé, chère Cressida?

PANDARE.--Congé! Oh! si vous prenez congé avant demain matin...

CRESSIDA.--Je vous en prie, permettez-moi...

TROÏLUS.--Qui est-ce qui vous importune, madame?

CRESSIDA.--Seigneur, ma propre compagnie.

TROÏLUS.--Vous ne pouvez pas vous fuir vous-même.

CRESSIDA.--Laissez-moi m'en aller et essayer: j'ai une partie fâcheuse,
qui s'abandonne elle-même pour être la dupe d'un autre.--Je voudrais
m'en aller! Où est donc ma raison? Je ne sais ce que je dis.

TROÏLUS.--On sait bien ce qu'on dit quand on parle avec tant de sagesse.

CRESSIDA.--Peut-être, seigneur, que j'ai montré plus de finesse que
d'amour: et que je vous ai fait sans détour de si grands aveux pour
amorcer vos désirs.--Mais vous n'êtes pas sage, ou vous n'aimez pas.
Unir la sagesse et l'amour surpasse le pouvoir de l'homme[41]: ce
prodige est réservé aux dieux.

[Note 41: _Amare et sapere vix à Deo conceditur_. (Publius Syrus.)]

TROÏLUS.--Ah! que je voudrais pouvoir penser qu'il est au pouvoir
d'une femme (et si cela est possible, je le crois de vous) d'entretenir
toujours son flambeau et les feux de l'amour; de conserver sa constance
pleine de vigueur et de jeunesse, afin qu'elle survive à sa beauté
extérieure par une âme qui se renouvelle plus promptement que le sang
ne s'appauvrit! ou si je pouvais être convaincu que mon dévouement et ma
fidélité pour vous peuvent rencontrer leur égale dans une tendresse pure
sans alliage; oh! que je serais alors élevé au-dessus de moi-même! Mais,
hélas! je suis aussi vrai que la simplicité de la vérité, et plus simple
que la vérité dans son enfance.

CRESSIDA.--Je lutterai de constance avec vous.

TROÏLUS.--O combat vertueux, lorsque la vertu lutte avec la vertu, à qui
vaudra le mieux! Les vrais amants, dans les siècles futurs, attesteront
leur foi par le nom de Troïlus. Lorsque dans leurs vers, remplis de
protestations, de serments et de grandes comparaisons, ils auront épuisé
toutes les figures, qu'ils les auront usées à force de les répéter;
après qu'ils auront juré que leur coeur est aussi fidèle que l'acier,
aussi constant que les plantes le sont à la lune, que le soleil l'est
au jour, la tourterelle à sa compagne, le fer à l'aimant, la terre à son
centre; après toutes ces comparaisons, je serai cité comme le modèle le
plus célèbre de fidélité: Fidèle comme Troïlus, telle sera la conclusion
de leurs vers pour les rendre sacrés.

CRESSIDA.--Puissiez-vous être prophète! Si je suis perfide, ou que
je m'écarte de la fidélité de l'épaisseur d'un cheveu, quand le temps
vieilli se sera oublié lui-même, quand les gouttes de pluie auront usé
les murs de Troie, que l'aveugle oubli aura englouti les cités, et que
des États puissants seront effacés de la terre et réduits à la poussière
du néant, qu'alors la mémoire, remontant au milieu des filles infidèles,
d'infidélité en infidélité, me reproche ma perfidie. Lorsqu'on aura
dit: Aussi perfide que le renard l'est à l'agneau, le loup au veau de la
génisse; le léopard au chevreuil, ou la marâtre à son fils, qu'alors
on ajoute, pour toucher au coeur même de la perfidie: Aussi perfide que
Cressida!

PANDARE.--Allons, voilà un marché fait: scellez-le, scellez-le; je
servirai de témoin. Je tiens ici votre main, et voici celle de ma nièce:
si jamais vous devenez infidèles l'un à l'autre, après toutes les
peines que j'ai prises pour vous rapprocher, que tous les malheureux
entremetteurs soient jusqu'à la fin du monde appelés de mon nom; qu'on
les appelle tous des Pandares, que tous les hommes inconstants soient
appelés des Troïlus, toutes les femmes perfides des Cressida, et tous
les intrigants d'amour des Pandare! dites tous deux: _Amen_!

TROÏLUS.--_Amen_!

CRESSIDA.--_Amen_!

PANDARE.--_Amen_!--Et là-dessus, je vais vous montrer une chambre à
coucher: et comme le lit ne parlera jamais de vos tendres combats,
pressez-le à mort: allons, venez; et que Cupidon veuille procurer à
toutes les filles qui sont ici bouche close, un lit, une chambre, et un
Pandare pour tout préparer!

(Ils sortent.)


SCÈNE III

Le camp des Grecs.

AGAMEMNON, ULYSSE, DIOMÈDE, NESTOR, AJAX, MÉNÉLAS et CALCHAS.


CALCHAS.--Princes, les circonstances présentes m'autorisent à parler
et à réclamer la récompense du service que je vous ai rendu. Je dois
remettre devant vos yeux, que, d'après mon talent de lire dans l'avenir,
j'ai abandonné Troie à Jupiter; j'ai quitté mes biens, et encouru le nom
de traître, je me suis exposé à un sort incertain, au lieu des avantages
et de la fortune dont j'étais possesseur assuré; séparant de moi tout
ce que l'habitude, les liaisons, la coutume et mon état avaient rendu
agréable, familier à ma nature; pour vous rendre service, je suis devenu
ici étranger, tout nouveau dans le monde, sans amis ni connaissances.
Je vous prie donc de m'accorder aujourd'hui une légère faveur prise
à l'avance sur les nombreuses promesses qui subsistent toujours,
dites-vous, pour m'enrichir à l'avenir.

AGAMEMNON.--Que désires-tu de nous, Troyen? Expose ta demande.

CALCHAS.--Vous avez un prisonnier troyen, nommé Anténor, pris d'hier.
Troie attache un grand prix à sa personne. Vous avez plusieurs fois (et
je vous en ai souvent remercié) demandé ma fille Cressida en échange de
prisonniers illustres, et Troie l'a toujours refusée; mais cet Anténor,
je le sais, est tellement nécessaire[42] à leurs négociations que,
privées de sa direction, elles doivent échouer; et ils nous donneraient
presque un prince du sang, un des fils de Priam, en échange.
Renvoyez-le, illustres princes, pour la rançon de ma fille, dont la
présence vous acquittera entièrement envers moi de tous les services
que j'ai pu vous rendre, dans les entreprises qui vous intéressaient le
plus.

[Note 42: Il y a dans le texte: _Such a wrest in their affairs;
wrest_, instrument pour accorder les harpes, dit un commentateur.]

AGAMEMNON.--Que Diomède le conduise à Troie et nous ramène Cressida:
Calchas aura ce qu'il nous demande.--Noble Diomède, apprêtez-vous
convenablement pour cet échange; et de plus, annoncez à Troie que si
Hector veut demain qu'on réponde à son défi, Ajax est tout prêt.

DIOMÈDE.--Je me charge de tout ceci, et c'est un fardeau que je suis
fier de porter.

(Diomède et Calchas sortent.)

(Achille et Patrocle sortent et paraissent devant leur tente.)

ULYSSE.--J'aperçois Achille à l'entrée de sa tente. Qu'il plaise à notre
général de passer près de lui, d'un air indifférent, comme s'il l'avait
oublié: et vous, princes, jetez tous sur lui un coup d'oeil vague et
inattentif. Je passerai le dernier; il est probable qu'il me demandera
pourquoi on le regarde d'un air si dédaigneux, pourquoi ces froids
regards. S'il le fait, je saurai, par une dérision salutaire, expliquer
vos dédains à son orgueil qui sera naturellement avide de m'écouter;
cela peut être bon.--L'orgueil n'a pour se montrer d'autre miroir que
l'orgueil: la souplesse des genoux entretient l'arrogance, et c'est le
salaire de l'homme orgueilleux.

AGAMEMNON.--Nous allons exécuter votre dessein, et affecter un visage
indifférent en passant devant lui. Que chacun de vous en fasse autant;
et que personne ne le salue, ou plutôt qu'on le salue avec dédain; ce
qui l'irritera bien plus que si on ne le regardait pas. Je vais passer
le premier.

(Ils marchent tous.)

ACHILLE.--Quoi! le général vient-il me parler? Vous savez ma résolution;
je ne combattrai plus contre Troie.

AGAMEMNON.--Que dit Achille? Nous veut-il quelque chose?

NESTOR, _à Achille_.--Voudriez-vous, seigneur, parler au général?

ACHILLE.--Non.

NESTOR, _à Agamemnon_.--Rien, seigneur.

AGAMEMNON.--Tant mieux.

ACHILLE, _à Ménélas_.--Bonjour, bonjour.

MÉNÉLAS.--Comment vous portez-vous? comment vous portez-vous?

(Ménélas sort.)

ACHILLE.--Quoi! cet homme déshonoré me mépriserait-il!

AJAX.--Comment vous va, Patrocle?

ACHILLE.--Bonjour, Ajax.

AJAX.--Hein!

ACHILLE.--Bonjour.

AJAX.--Oui, et bon lendemain aussi.

(Ajax sort.)

ACHILLE.--Que veulent dire ces gens-là? Est-ce qu'ils ne connaissent pas
Achille?

PATROCLE.--Ils passent devant nous d'un air bien indifférent: ils
avaient coutume de saluer, d'envoyer devant eux leurs sourires vers
Achille, de lui adresser de gracieux sourires, et de l'aborder avec
l'humilité qu'ils montrent au pied des saints autels.

ACHILLE.--Quoi! suis-je devenu pauvre tout à coup? Il est certain que
la grandeur, une fois qu'elle est brouillée avec la fortune, doit se
brouiller aussi avec les hommes. L'homme ruiné lit sa chute dans les
yeux d'autrui aussitôt qu'il la sent lui-même; car les hommes, comme
les papillons, ne déploient leurs ailes poudreuses que pendant l'été; et
l'homme qui n'est que simplement homme ne reçoit aucun honneur; il n'est
honoré que pour ses honneurs extérieurs, comme sa place, ses richesses,
sa faveur, avantages dus au hasard aussi souvent qu'au mérite. Quand ces
honneurs, étais glissants d'une amitié glissante comme eux, viennent
à tomber, les uns entraînent l'autre, et tout périt ensemble dans la
chute. Mais il n'en est pas ainsi de moi; la fortune et moi nous sommes
amis; je jouis au plus haut degré de tout ce que je possédais, excepté
des regards de ces hommes qui, à ce qu'il me paraît, trouvent en moi
quelque chose qui n'est plus digne de ces regards complaisants qu'ils
m'ont si souvent accordés. Voici Ulysse; je veux interrompre sa
lecture.--Ulysse?

ULYSSE.--Eh bien! illustre fils de Thétis?

ACHILLE.--Que lisez-vous là?

ULYSSE.--Un étrange mortel m'écrit ici qu'un homme, quelque richement
doué qu'il soit, quels que soient ses avantages intérieurs ou
extérieurs, ne peut se vanter d'avoir ce qu'il a, et qu'il ne sent ce
qu'il possède qu'en le voyant par autrui: ses vertus en brillant devant
les autres les échauffent, et ils rendent à leur tour cette chaleur à
l'homme dont elle est émanée.

ACHILLE.--Il n'y a rien d'étrange à cela, Ulysse. La beauté du visage
n'est pas connue de celui qui le porte. C'est des yeux d'autrui qu'il
apprend son prix; et l'oeil même, l'organe le plus pur du sentiment, ne
peut se voir sans sortir de lui-même; mais oeil contre oeil se saluent
l'un l'autre de leur forme respective; car la vue ne veut se replier sur
elle-même qu'après avoir traversé l'espace; c'est là qu'elle s'unit à un
miroir où elle peut se contempler: cela n'a rien d'étrange, Ulysse.

ULYSSE.--Je n'ai pas d'objections à la proposition, elle est familière;
mais je m'étonne des conséquences qu'en tire l'auteur. Dans le
développement de ses preuves, il démontre que l'homme ne possède rien
en maître (quelles que soient ses richesses extérieures et intérieures)
jusqu'au moment où il les communique aux autres; par lui-même il ne leur
connaît aucun prix qu'après qu'il les a vues emprunter leur forme et
leur valeur de l'approbation de ceux auxquels elles s'étendent: ainsi la
voix est répercutée d'une voûte sonore; ainsi une porte d'acier placée
en face du soleil reçoit et renvoie son image et sa chaleur. J'étais
plongé là dedans, et j'en ai fait sur-le-champ l'application à Ajax;
il est encore ignoré. Mais ô ciel, quel homme c'est! un vrai cheval qui
porte un trésor qu'il ne connaît pas. O nature, que de choses qui sont
viles à nos yeux, et qui deviennent précieuses par l'usage! Que de
choses, au contraire, si fort estimées et qui sont d'une mince valeur!
C'est demain que nous verrons par un exploit que le hasard du sort a
fait tomber sur lui, Ajax devenu célèbre. O ciel, que de choses font
quelques mortels, tandis que d'autres les laissent faire! Combien
d'hommes se glissent dans le palais de la Fortune inconstante, tandis
que d'autres font les idiots sous ses yeux! Ainsi un homme prospère aux
dépens d'un autre, dont l'orgueil se repaît de lui-même dans une molle
indolence! Il faut voir les chefs grecs! Ils frappent déjà sur l'épaule
du lourd Ajax comme s'il avait le pied sur la gorge du brave Hector et
si la fameuse Troie s'écroulait.

ACHILLE.--Je crois ce que vous dites là, car ils ont passé près de moi
comme feraient des avares devant un mendiant; ils ne m'ont adressé ni
une bonne parole, ni un regard. Quoi! mes exploits sont-ils oubliés?

ULYSSE.--Le Temps, seigneur, a sur son dos une besace, où il jette les
aumônes qu'il va recueillant pour l'Oubli, qui est un géant, monstre
d'ingratitude. Ces aumônes sont les bonnes actions passées; dévorées
presque aussitôt qu'elles sont accomplies, oubliées dès qu'elles sont
finies: la persévérance seule, cher seigneur, entretient l'honneur dans
son éclat; avoir fait, c'est être passé de mode et suspendu à l'écart,
ainsi qu'une cotte d'armes rouillée dans une décoration ridicule. Prenez
le chemin qui s'offre à vous, car l'honneur voyage dans un défilé si
étroit, qu'il n'y peut passer qu'un homme de front avec lui: gardez donc
le sentier. L'émulation a mille enfants, qui se suivent et se pressent
l'un l'autre. Si vous cédez, et que vous vous rangiez de côté hors de
la route directe, semblables au flux qui entre dans le port, ils se
précipiteront tous ensemble et vous laisseront derrière; vous resterez
comme un brave cheval de bataille tombé au premier rang, et qui, foulé
par l'arrière-garde, reste gisant et écrasé sous les pieds. Ainsi ce
que les autres font dans le présent, quoique au-dessous de vos exploits
passés, les surpassera nécessairement; car le Temps ressemble à un hôte
du grand monde, qui serre froidement la main à l'ami qui s'en va, et
qui, les bras étendus, comme s'il voulait prendre son vol, embrasse
le nouveau venu. Toujours l'arrivée sourit, et l'adieu soupire en s'en
allant. Oh! que la vertu ne cherche jamais la récompense de ce qu'elle
a été. Beauté, esprit, naissance, force du corps, mérite des services,
amour, amitié, bienfaisance, tout cela est le sujet du temps envieux
et calomniateur. Un trait commun de la nature fait du monde entier une
seule famille; tous, d'un accord unanime, prisent les hochets nouveaux,
quoiqu'ils soient faits et formés avec les choses qui ne sont plus, et
donnent plus de louanges à la poussière qui est un peu dorée qu'à l'or
pur couvert de poussière. L'oeil présent admire l'objet présent;
ainsi ne t'étonne pas, héros illustre et accompli, si tous les Grecs
commencent à adorer Ajax: les objets en mouvement attirent bien plus la
vue que ce qui ne remue pas. Tous les cris s'adressaient jadis à toi;
ils te suivraient encore et pourraient te revenir encore si tu ne
voulais pas t'ensevelir tout vivant, et enfermer ta réputation dans ta
tente, toi dont les glorieux exploits, dans ces derniers combats encore,
firent descendre de l'Olympe les dieux jaloux et ennemis, et rendirent
le grand Mars séditieux.

ACHILLE.--J'ai de fortes raisons pour rester retiré dans ma tente.

ULYSSE.--Mais les raisons qui condamnent votre retraite sont encore plus
puissantes et plus dignes d'un héros. On sait, Achille, que vous êtes
amoureux d'une des filles de Priam.

ACHILLE.--Ah! on le sait?

ULYSSE.--Et cela doit-il vous étonner? La Providence qui, dans un État
bien gouverné, connaît presque chaque grain d'or de Plutus, trouve le
fond des plus insondables profondeurs; elle va se placer à côté de la
pensée, et comme les dieux, elle dévoile celles qui sont muettes encore
dans leur berceau. Il est dans l'âme d'un État un mystère où n'ose
jamais pénétrer l'oeil de l'histoire, et qui a une opération, une
influence plus divine que la voix ou la plume ne peuvent l'exprimer.
Toute la correspondance que vous avez eue avec Troie nous est aussi
parfaitement connue qu'à vous-même, seigneur; et il siérait beaucoup
mieux à Achille de terrasser Hector que Polyxène; mais ce qui affligera
le jeune Pyrrhus resté dans vos foyers, c'est, lorsque la renommée ira
sonner la trompette dans nos îles, de voir toutes les jeunes Grecques
chanter en dansant: _Achille a séduit la soeur du grand Hector, mais
notre illustre Ajax a bravement terrassé Hector._ Adieu, seigneur, je
vous parle en ami; un fou glisse sur la glace que vous devriez rompre.

(Ulysse sort.)

PATROCLE.--Je vous ai donnée le même conseil, Achille. Une femme
impudente et masculine n'inspire pas plus de dégoût et de mépris qu'un
homme efféminé au moment de l'action. Et moi, on me blâme de cela; les
Grecs s'imaginent que c'est mon peu d'ardeur pour la guerre, et votre
grande amitié pour moi, qui vous retiennent ainsi. Ami, réveillez-vous,
et bientôt le faible et folâtre Cupidon détachera de votre cou ses bras
amoureux, et vous le secouerez loin de vous comme le lion secoue de sa
crinière une goutte de rosée.

ACHILLE.--Est-ce qu'Ajax combattra Hector?

PATROCLE.--Oui, et peut-être en recueillera-t-il beaucoup d'honneur.

ACHILLE.--Je le vois, ma réputation est en péril; ma renommée est
dangereusement atteinte.

PATROCLE.--Prenez-y donc bien garde. Les blessures que l'homme se fait
lui-même guérissent difficilement. L'omission d'un devoir indispensable
nous met en butte aux coups du danger; et le danger, comme une
fièvre contagieuse, nous saisit subtilement, même lorsque nous sommes
nonchalamment assis au soleil.

ACHILLE.--Va, cher Patrocle; appelle Thersite. J'enverrai ce bouffon
vers Ajax, et le chargerai d'inviter les chefs troyens à venir, après le
combat, nous voir ici désarmés. J'ai une envie de femme, un désir dont
je suis malade; c'est de voir le grand Hector dans ses habits de paix,
de causer avec lui, et de contempler à satiété son visage.--(_Apercevant
Thersite_.) Voici une peine épargnée.

(Entre Thersite.)

THERSITE.--Un prodige!

ACHILLE.--Quoi?

THERSITE.--Ajax erre çà et là dans la plaine, se cherchant lui-même.

ACHILLE.--Comment cela?

THERSITE.--Il doit se battre demain en combat singulier avec Hector; et
il est si fier d'avance d'une bastonnade héroïque, qu'il extravague en
ne disant rien.

ACHILLE.--Comment cela peut-il être?

THERSITE.--Eh! il marche à pas posés en long et en large comme un paon:
il fait un pas, puis une pause. Il rumine, comme une hôtesse qui n'a
d'autre arithmétique que sa tête pour inscrire son compte. Il se mord
la lèvre avec un regard malin, comme s'il voulait dire: «Il y aurait de
l'esprit dans cette tête, s'il en voulait sortir:» et oui, il y en a;
mais il y est aussi caché, aussi froid que l'étincelle dans le caillou,
dont elle ne jaillit que lorsque le caillou a été frappé. C'est un homme
perdu sans ressource; car si Hector ne lui rompt pas le cou dans le
combat, il se le rompra lui-même à force de vaine gloire. Il ne me
reconnaît plus; je lui ai dit: Bonjour, Ajax. Il m'a répondu: Merci,
Agamemnon. Que dites-vous de cet homme, qui me prend pour le général?
Il est devenu un vrai poisson de terre, sans voix, un monstre muet. La
peste soit de l'opinion! Un homme peut la porter dans les deux sens, à
l'endroit et à l'envers, comme un pourpoint de cuir.

ACHILLE.--Il faut que tu sois mon ambassadeur près de lui, Thersite.

THERSITE.--Qui, moi?--Eh mais! il ne veut répondre à personne; il fait
profession de ne pas répondre: parler est bon pour la canaille; lui, il
porte sa langue dans son bras.--Je veux le contrefaire devant vous: que
Patrocle me questionne; vous allez voir la scène d'Ajax.

ACHILLE.--Questionne-le, Patrocle; dis-lui: «Je prie humblement le
vaillant Ajax d'inviter le très-valeureux Hector à venir désarmé dans
ma tente, et de lui procurer un sauf-conduit pour sa personne, du
très-magnanime, très-illustre, et six ou sept fois honorable général de
l'armée grecque, Agamemnon, etc....» Dis cela.

PATROCLE.--Que Jupiter bénisse le grand Ajax!

THERSITE.--Hom!

PATROCLE.--Je viens de la part du brave Achille.

THERSITE.--Ah!

PATROCLE.--Qui vous prie humblement d'inviter Hector à venir sous sa
tente.

THERSITE.--Hom?

PATROCLE.--Et d'obtenir pour lui un sauf-conduit d'Agamemnon!

THERSITE.--Agamemnon?

PATROCLE.--Oui, seigneur.

THERSITE.--Ah!

PATROCLE.--Quelle est votre réponse?

THERSITE.--Dieu soit avec vous: de tout mon coeur.

PATROCLE.--Votre réponse, seigneur?

THERSITE.--S'il fait beau demain, vers les onze heures, le sort se
décidera pour l'un ou pour l'autre; mais il me payera cher avant de me
tenir.

PATROCLE.--Votre réponse?

THERSITE.--Adieu, de tout mon coeur.

ACHILLE.--Mais il ne chante pas sur ce ton-là, n'est-ce pas?

THERSITE.--Non; il est hors de tous les tons, comme je vous le dis. Je
ne sais pas quelle musique on trouvera dans son individu, quand Hector
lui aura brisé la cervelle; mais je suis sûr qu'on n'en tirera rien,
à moins que le ménétrier Apollon ne prenne ses nerfs pour en faire des
cordes pour son luth.

ACHILLE.--Allons, il faut que tu lui portes une lettre sur-le-champ.

THERSITE.--Donnez-m'en donc une autre pour son cheval; car il est le
plus intelligent des deux.

ACHILLE.--Mon âme est émue comme une fontaine troublée, et moi-même je
n'en puis voir le fond.

(Achille et Patrocle sortent.)

THERSITE, _seul_.--Plût aux dieux que la fontaine de votre âme redevînt
claire, pour qu'on pût y abreuver un âne; j'aimerais mieux être une
tique sur un mouton que d'avoir cette stupide bravoure.

(Il sort.)

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                            ACTE QUATRIÈME


SCÈNE I

Rue de Troie.

ÉNÉE _entre d'un côté, avec un valet portant une torche; de l'autre
entrent_ PARIS, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE ET AUTRES, _avec des
torches_.


PARIS.--Voyez, qui est-ce que j'aperçois là-bas?

DÉIPHOBE.--C'est le seigneur Énée.

ÉNÉE, _reconnaissant Pâris_.--Quoi, prince, vous êtes ici en personne?
Si j'avais d'aussi bonnes raisons, prince Pâris, de rester longtemps au
lit, il n'y aurait qu'un ordre des cieux qui pût me séparer de ma belle
compagne.

DIOMÈDE.--Je pense comme vous.--Salut, seigneur Énée!

PARIS.--Un vaillant Grec, Énée! Prenez-lui la main: j'en atteste votre
récit même, le jour que vous nous disiez comment Diomède s'était,
pendant une semaine entière, jour par jour, attaché à vous sur le champ
de bataille.

ÉNÉE, _à Diomède_.--Portez-vous bien, brave guerrier, tant que
dureront les rapports de ce paisible armistice; mais, lorsque je vous
rencontrerai en armes, je vous adresserai le défi le plus sanglant que
le coeur puisse concevoir ou le courage exécuter.

DIOMÈDE.--Diomède accepte l'un et l'autre. Notre sang est calme
maintenant; et tant qu'il le sera, portez-vous bien, Énée: mais dès
que les combats m'offriront l'occasion de vous joindre, par Jupiter! je
deviendrai le chasseur de ta vie, et j'y dévoue toutes mes forces, toute
ma vitesse et toute mon adresse.

ÉNÉE.--Et tu chasseras un lion qui fuira en retournant la tête.--Sois
le bienvenu à Troie, et reçois-y un bon accueil: oui, par les jours
d'Anchise! tu es le bienvenu. Je jure par la main de Vénus qu'il n'est
point d'homme vivant qui puisse mieux aimer celui qu'il a l'intention de
tuer.

DIOMÈDE.--Nous sympathisons.--Grand Jupiter, qu'Énée vive, si son trépas
ne doit rien ajouter à la gloire de mon épée! Qu'il voie le soleil
remplir mille fois le cercle complet de son cours! Mais en faveur de
mon honneur jaloux, qu'il meure, que chacun de ses membres porte une
blessure; et cela demain!

ÉNÉE.--Nous nous connaissons bien l'un l'autre.

DIOMÈDE.--Oui, et nous désirons nous connaître plus mal.

PARIS.--Voilà le compliment le plus mêlé de vengeance et de paix,
d'amitié et de haine héroïque, que j'aie jamais entendu.--Quelle
affaire, seigneur, vous fait lever de si grand matin?

ÉNÉE.--Je suis mandé par le roi, j'ignore pour quel motif.

PARIS.--Je vous apporte ses ordres. C'était pour vous charger de
conduire ce Grec à la maison de Calchas, et de lui faire rendre la belle
Cressida en échange d'Anténor. Daignez nous accompagner; ou plutôt, s'il
vous plaît, hâtez-vous de nous y précéder. Je pense certainement, ou
plutôt ma pensée peut s'appeler une certitude, que mon frère Troïlus y
a passé cette nuit. Éveillez-le, et donnez-lui avis de notre approche,
avec les détails de notre message: je crains que nous ne soyons fort mal
reçus.

ÉNÉE.--Oh! cela, je vous en réponds. Troïlus aimerait mieux voir
emporter Troie en Grèce, que de voir emmener de Troie sa Cressida.

PARIS.--Il n'y a pas de remède. Ce sont les cruelles conjonctures des
temps qui le veulent ainsi.--Allez, seigneur, nous vous suivons.

ÉNÉE.--Salut à tous.

(Énée sort.)

PARIS.--Et dites-moi, noble Diomède, soyez de bonne foi; dites-moi
la vérité, parlez-moi avec la franchise d'une bonne amitié: lequel de
Ménélas ou de moi jugez-vous le plus digne de la belle Hélène?

DIOMÈDE.--Tous les deux également. Il mérite bien de l'avoir, lui qui,
sans s'inquiéter de sa souillure, la cherche à travers un enfer de
peines et un monde d'obstacles. Et vous, vous méritez autant de la
garder, vous qui, insensible à son déshonneur, la défendez au prix de la
perte immense de tant de richesses et d'amis. Lui, misérable gémissant,
boirait jusqu'à la lie impure d'un vin passé et sans saveur; et vous, en
vrai débauché, il vous plaît d'engendrer vos héritiers dans les flancs
d'une prostituée: dans le vrai, vos deux mérites balancés ne pèsent ni
plus ni moins l'un que l'autre; mais vous êtes égaux, puisqu'il s'agit
entre vous d'une femme infâme.

PARIS.--Vous êtes trop amer pour votre compatriote.

DIOMÈDE.--C'est elle qui est bien amère pour son pays. Écoutez-moi,
Pâris: pas une goutte de sang qui remplit ses veines impures qui n'ait
coûté la vie à un Grec; pas une drachme dans tout le poids de son corps
avili et prostitué qui n'ait coûté la mort à un Troyen: depuis qu'elle a
su parler, elle n'a pas prononcé autant de bonnes paroles qu'il est mort
pour elle de Grecs et de Troyens.

PARIS.--Beau Diomède, vous en usez comme les chalands qui déprécient
le bijou qu'ils ont envie d'acheter; mais nous, nous nous contentons
d'estimer en silence son mérite, et nous ne vanterons point ce que nous
n'avons pas envie de vendre. Voici notre chemin.

(Ils sortent.)


SCÈNE II

Une cour devant la maison de Pandare.

TROÏLUS et CRESSIDA.


TROÏLUS.--Ma chère, ne te tourmente pas, la matinée est froide.

CRESSIDA.--Alors, mon cher seigneur, je vais faire descendre mon oncle:
il nous ouvrira les portes.

TROÏLUS.--Non, ne le dérange pas. Au lit! au lit! Que le sommeil ferme
ces jolis yeux, et plonge tous tes sens dans un repos aussi profond que
le sommeil des enfants, qui est vide de toute pensée!

CRESSIDA.--Adieu donc.

TROÏLUS.--Je t'en prie, remets-toi au lit.

CRESSIDA.--Êtes-vous las de moi?

TROÏLUS.--O Cressida! si le jour actif, éveillé par l'alouette, n'avait
pas réveillé les hardis corbeaux et chassé les songes et la nuit, qui ne
peut plus couvrir de son ombre nos plaisirs, je ne me séparerais pas de
toi.

CRESSIDA.--La nuit a été trop courte.

TROÏLUS.--Maudite soit la sorcière! Elle demeure auprès des enchanteurs
nocturnes jusqu'à les lasser autant que l'enfer; mais elle fuit les
embrassements de l'amour d'une aile plus rapide que le vol de la
pensée.--Vous prendrez froid, et vous me le reprocherez.

CRESSIDA.--Je vous en conjure, restez encore: vous autres hommes, vous
ne voulez jamais rester. O folle Cressida!--Je pouvais vous tenir encore
loin de moi, et vous seriez resté alors. Écoutez, il y a quelqu'un de
levé.

PANDARE, _à haute voix, dans l'intérieur de la maison_.--Quoi! toutes
les portes sont-elles donc ouvertes ici?

TROÏLUS.--C'est votre Oncle. (Entre Pandare.)

CRESSIDA.--La peste soit de lui! Il va se moquer de moi, je vais mener
une vie...

PANDARE.--Eh bien, eh bien! comment vont les virginités?--Vous voilà,
jeune vierge! Où est ma nièce Cressida à présent?

CRESSIDA.--Allez vous pendre, mon oncle, méchant moqueur. Vous me
conseillez de faire... et ensuite vous me raillez.

PANDARE.--De faire quoi? de faire quoi? Voyons, qu'elle dise quoi....
Que vous ai-je conseillé de faire?

CRESSIDA.--Allons, maudit soit votre coeur! Vous ne serez jamais bon, et
vous ne souffrirez jamais que les autres le soient.

PANDARE.--Ha, ha! hélas! la pauvre petite! la pauvre innocente! Tu n'as
pas dormi cette nuit? Est-ce que ce méchant ne t'a pas laissée dormir?
Qu'un fantôme l'emporte!

(On frappe à la porte.)

CRESSIDA, _à Troïlus_.--Ne vous l'avais-je pas dit? Je voudrais qu'on
lui cassât la tête!--Qui est à la porte? Mon bon oncle, allez voir.--(_A
Troïlus_.) Seigneur, rentrez dans ma chambre: vous souriez et vous vous
moquez de moi, comme si j'avais des intentions malicieuses.

TROÏLUS, _riant_.--Ha, ha!

CRESSIDA.--Allons, vous vous trompez; je ne songe à rien de semblable.
(_On frappe encore_.)--Avec quelle force ils frappent!--Je vous en prie,
rentrez. Je ne voudrais pas, pour la moitié de Troie, qu'on vous vit
ici.

(Ils rentrent tous les deux.)

PANDARE.--Qu'y est là? qu'y a-t-il? Voulez-vous donc enfoncer les
portes? Eh bien, de quoi s'agit-il?

(Entre Énée.)

ÉNÉE.--Bonjour, seigneur, bonjour.

PANDARE.--Qui est là?--Quoi! c'est vous, seigneur Énée? Sur ma parole,
je ne vous ai pas reconnu. Quelles nouvelles apportez-vous si matin?

ÉNÉE.--Le prince Troïlus n'est-il pas ici?

PANDARE.--Ici? Hé! qu'y ferait-il?

ÉNÉE.--Allons, il est ici, seigneur; ne nous le célez pas: il est
très-important pour lui que je lui parle.

PANDARE.--Il est ici, dites-vous? C'est plus que je n'en sais, je vous
le jure.--Quant à moi, je suis rentré tard.--Hé! que ferait-il ici?

ÉNÉE.--Quoi? rien.--Allons, allons, vous lui feriez beaucoup de tort,
sans vous en douter; j'espère que vous lui serez assez fidèle pour le
trahir; à la bonne heure, ignorez qu'il est ici; mais allez toujours le
chercher. Allez.

(Pandare va sortir, Troïlus entre.)

TROÏLUS.--Quoi? Qu'y a-t-il?...

ÉNÉE.--Seigneur, à peine ai-je le temps de vous saluer, tant mon message
est pressé. Voici à deux pas Pâris votre frère, et Déiphobe, le Grec
Diomède, et notre Anténor qui nous est rendu; mais, en échange de sa
liberté, il faut que sur-le-champ, dans une heure et avant le premier
sacrifice, nous remettions dans les mains de Diomède la jeune Cressida.

TROÏLUS.--Est-ce une chose arrêtée?

ÉNÉE.--Oui, par Priam, et le conseil de Troie; ils me suivent et sont
prêts à l'exécuter.

TROÏLUS.--Comme mes projets se jouent de moi!--Je vais aller les
joindre; et vous, seigneur Énée, nous nous sommes rencontrés par hasard;
vous ne m'avez pas trouvé ici..

ÉNÉE.--Bon, bon, seigneur; les secrets de la nature ne sont pas gardés
dans un plus profond silence.

(Troïlus et Énée sortent.)

PANDARE.--Est-il possible? Pas plutôt gagnée qu'elle est perdue! Que le
diable emporte Anténor! Le jeune prince en perdra la raison; la peste
soit d'Anténor! Je voudrais qu'ils lui eussent cassé le cou.

CRESSIDA.--Eh bien, de quoi s'agit-il? Qui donc était ici?

PANDARE.--Ah! ah!

CRESSIDA.--Pourquoi soupirez-vous si profondément? Où est mon seigneur?
De grâce, mon cher oncle, dites-moi ce que c'est.

PANDARE.--Je voudrais être enfoncé de toute ma hauteur sous la terre!

CRESSIDA.--O dieux! qu'y a-t-il donc?

PANDARE.--Je te prie, rentre. Plût aux dieux que tu ne fusses jamais
née! Je savais bien que tu serais cause de sa mort! O pauvre prince! la
peste soit d'Anténor!

CRESSIDA.--Mon cher oncle, je vous en conjure à genoux, je vous en
conjure, qu'y a-t-il?...

PANDARE.--Il faut que tu partes, ma pauvre fille, il faut que tu partes;
tu es échangée avec Anténor: il faut que tu retournes vers ton père, et
que tu te sépares de Troïlus: ce sera sa mort, son poison; il ne pourra
jamais le supporter.

CRESSIDA.--O dieux immortels!--Je ne partirai pas.

PANDARE.--Il le faut.

CRESSIDA.--Je ne le veux pas, mon oncle. J'ai oublié mon père, je ne
connais aucun sentiment de parenté. Non, il n'est point de parents, de
tendresse, de sang, de coeur, qui me touchent d'aussi près que mon cher
Troïlus. O dieux du ciel! faites du nom de Cressida le symbole de la
perfidie, si jamais elle abandonne Troïlus. Temps, violence, mort,
portez-vous sur ce corps à toutes les extrémités; mais la base solide
sur laquelle mon amour est affermi est comme le centre même de la terre,
il attire tout à lui.--Je vais rentrer et pleurer.

PANDARE.--Oui, va, va.

CRESSIDA.--Et arracher mes beaux cheveux, et égratigner ces joues si
vantées, briser ma voix à force de sanglots, et briser mon coeur à force
de crier: Troïlus! Je ne veux pas sortir de Troie.

(Ils sortent.)


SCÈNE III

La scène se passe devant la maison de Pandare.

PARIS, TROÏLUS, ÉNÉE, DÉIPHOBE, ANTÉNOR, DIOMÈDE.


PARIS.--Il est grand jour, et l'heure fixée pour la remettre à ce
vaillant Grec s'avance à grands pas.--Mon cher frère Troïlus, allez dire
à Cressida ce qu'il faut qu'elle fasse, et déterminez-la promptement à y
consentir.

TROÏLUS.--Entrez dans sa maison. Je vais l'amener dans un instant à ce
Grec; et lorsque vous me verrez la remettre entre ses mains, croyez voir
un autel, et dans votre frère Troïlus le prêtre qui immole son propre
coeur.

(Il sort.)

PARIS.--Je sais ce que c'est que d'aimer; et je voudrais pouvoir le
secourir comme je le plains.--Entrez, je vous prie, seigneurs.

(Ils sortent.)


SCÈNE IV

On voit un appartement de la maison de Pandare.

PANDARE, CRESSIDA.


PANDARE.--De la modération, de la modération.

CRESSIDA.--Que me parlez-vous de modération? Ma douleur est complète,
parfaite, et extrême comme l'amour qui l'a produite; et elle m'agite
avec la même force invincible que lui. Comment puis-je la modérer? Si
je pouvais composer avec ma passion, ou la refroidir et l'affaiblir,
je pourrais tempérer de même mon chagrin: mais mon amour n'admet point
d'alliage qui le modifie, et mon chagrin n'en admet pas davantage dans
une perte aussi chère.

(Entre Troïlus.)

PANDARE.--Le voici qui vient, le voici.--Ah! mes pauvres poulets[43]!

[Note 43: _Sweet ducks!_]

CRESSIDA _l'embrassant_.--O Troïlus, Troïlus!

PANDARE.--Quel couple d'objets infortunés j'ai devant les yeux! Que je
vous embrasse aussi. O coeur! comme on l'a si bien dit:

  O coeur, ô triste coeur!
  Pourquoi soupires-tu sans te briser?

Et à cela il répond:

  Parce que tu ne peux soulager ta cuisante douleur
  Ni par l'amitié, ni par les paroles[44].

Jamais il n'y eut rime plus vraie. Ne faisons dédain de rien, car nous
pourrions vivre assez pour avoir besoin de ces vers; nous le voyons,
nous le voyons... Eh bien! mes agneaux?

[Note 44: Citation de quelque ancienne ballade.]

TROÏLUS.--Cressida, je t'adore d'un amour si pur que les dieux
bienheureux, comme s'ils étaient jaloux de ma passion plus fervente dans
son zèle que la dévotion que respirent pour leurs divinités des lèvres
glacées, te séparent de moi.

CRESSIDA.--Les dieux sont-ils sujets à l'envie?

PANDARE.--Oui, oui, oui; en voilà la preuve bien évidente.

CRESSIDA.--Et est-il vrai qu'il me faille quitter Troie?

TROÏLUS.--Odieuse vérité!

CRESSIDA.--Quoi? et Troïlus aussi?

TROÏLUS.--Troie, et Troïlus!

CRESSIDA.--Est-il possible?

TROÏLUS.--Et si soudainement que la cruauté du sort nous ravit le temps
de prendre congé l'un de l'autre, brusque tous les délais, frustre avec
barbarie nos lèvres de la douceur de s'unir, interdit violemment nos
étroits embrassements, étouffe nos tendres voeux à la naissance même
de notre haleine laborieuse. Nous deux, qui nous sommes achetés l'un
l'autre au prix de tant de milliers de soupirs, nous sommes forcés de
nous vendre misérablement après un seul soupir fugitif et imparfait! Le
temps injurieux, avec la précipitation d'un voleur, entasse pêle-mêle et
au hasard tout son riche butin. Nous nous devons autant d'adieux qu'il
est d'étoiles dans le firmament, tous bien articulés, et scellés d'un
baiser: eh bien! il les amoncelle tous en un seul adieu vague, et nous
réduit à un seul baiser affamé, gâté par l'amertume de nos larmes.

ÉNÉE, _derrière le théâtre_.--Seigneur, la dame est-elle prête?

TROÏLUS.--Écoutez! c'est vous qu'on appelle... On dit que c'est ainsi
que le Génie crie: Viens! à celui qui va mourir.--Dites-leur d'avoir
patience; elle va venir à l'instant.

PANDARE.--Où sont mes larmes? Pluie, coulez pour abattre ce vent, sans
quoi mon coeur va être déraciné.

(Pandare sort.)

CRESSIDA.--Faut-il donc que j'aille chez les Grecs?

TROÏLUS.--Il n'y a point de remède.

CRESSIDA.--La malheureuse Cressida au milieu des Grecs joyeux!--Quand
nous reverrons-nous?

TROÏLUS.--Écoute-moi, ma bien-aimée; garde-moi seulement un coeur
fidèle...

CRESSIDA.--Moi! fidèle?--Quoi donc? quelle est cette mauvaise pensée?

TROÏLUS.--Allons, il faut user doucement des plaintes, car c'est
l'instant de notre séparation.--Je ne te dis pas, sois fidèle, parce que
je doute de toi; car je jetterais mon gant à la Mort elle-même, pour la
défier de prouver qu'aucune tache ait souillé ton coeur; mais si je dis,
sois fidèle, c'est uniquement pour amener la protestation que je vais te
faire; sois fidèle, et j'irai te voir.

CRESSIDA.--O prince! vous serez exposé à des dangers aussi nombreux que
pressants; mais je serai fidèle.

TROÏLUS.--Et moi, je me ferai un ami du danger.--Porte cette manche.

CRESSIDA.--Et vous ce gant. Quand vous verrai-je?

TROÏLUS.--Je corromprai les sentinelles des Grecs, pour te rendre visite
la nuit: mais, sois fidèle.

CRESSIDA.--O ciel! encore: Sois fidèle!

TROÏLUS.--Écoute pourquoi je parle ainsi, mon amour: les jeunes Grecs
sont remplis de qualités; ils sont amoureux, bien faits, riches des
dons de la nature et perfectionnés par les arts et les exercices. La
nouveauté fait impression quand les talents sont unis aux grâces de la
personne!... Hélas! une sorte de jalousie céleste (que je vous conjure
d'appeler une erreur vertueuse) m'inspire des craintes.

CRESSIDA.--O ciel! vous ne m'aimez pas.

TROÏLUS.--Que je meure en lâche si je ne vous aime pas! Si je vous parle
ainsi, c'est bien moins de votre fidélité que je doute que de mon propre
mérite: je ne sais point chanter, ni danser la volte, ni parler avec
douceur, ni jouer à des jeux d'adresse, autant de talents brillants,
naturels et familiers aux Grecs: mais je puis vous dire que sous les
grâces de ces dons séduisants est caché un démon dangereux qui parle
sans rien dire, et tente avec un art extrême: ne vous laissez pas
tenter.

CRESSIDA.--Croyez-vous que je me laisse tenter?

TROÏLUS.--Non, mais nous faisons quelquefois des choses que nous ne
voulons pas; nous sommes nos propres démons à nous-mêmes, lorsque nous
voulons tenter la fragilité de nos forces, en présumant trop de leur
puissance variable.

ÉNÉE, _en dehors_.--Allons, mon bon seigneur.

TROÏLUS.--Allons, embrassons-nous, et séparons-nous.

PARIS, _en dehors_.--Mon frère Troïlus!

TROÏLUS.--Mon cher frère, entrez ici, et amenez Énée et le Grec avec
vous.

CRESSIDA.--Seigneur, serez-vous fidèle?

TROÏLUS.--Qui, moi? hélas! c'est mon vice, c'est mon défaut. Tandis
que les autres savent gagner par adresse une haute estime, moi, par mon
excès d'honnêteté, je n'obtiens qu'une simple approbation. Tandis que
d'autres dorent avec art leurs couronnes de cuivre, j'offre la mienne
nue avec franchise et sincérité. Ne craignez rien de ma fidélité:
franchise et bonne foi, c'est là toute ma morale. (_Entrent Énée, Pâris,
Anténor, Déiphobe et Diomède_.) Soyez le bienvenu, noble Diomède: voici
la dame que nous rendons à la place d'Anténor. Aux portes, seigneur,
je la remettrai dans vos mains, et, chemin faisant, je vous ferai
comprendre ce qu'elle vaut. Traitez-la avec distinction; et, par mon
âme, beau Grec, si jamais tu te trouvais à la merci de mon épée, nomme
seulement Cressida, et ta vie sera aussi en sûreté que Priam dans Ilion.

DIOMÈDE.--Belle Cressida, dispensez-vous, je vous prie, des remercîments
que ce prince attend de vous; l'éclat de vos yeux et la beauté céleste
de vos traits vous assurent tous les égards: vous serez la souveraine de
Diomède; il est tout entier à vos ordres.

TROÏLUS.--Grec, tu ne me traites pas avec courtoisie, de faire honte
à l'ardeur de ma prière, en louant Cressida. Je te dis, prince grec,
qu'elle est aussi fort au-dessus de tes louanges, que tu es indigne de
porter le nom de son serviteur: je te recommande de la bien traiter, à
ma seule considération; car, j'en jure par le redoutable Pluton, si
tu ne le fais pas, quand le géant Achille serait ton gardien, je te
couperai la gorge.

DIOMÈDE.--Ah! point de courroux, prince Troïlus; qu'il me soit permis,
par le privilége de mon rang et de mon message, de parler en liberté:
quand je serai sorti de cette ville, je suivrai ma volonté; et sachez,
seigneur, que je ne ferai rien sur vos ordres; elle sera appréciée
suivant son propre mérite; mais lorsque vous direz: que cela soit, je
vous répondrai dans toute la fierté du courage et de l'honneur: non.

TROÏLUS.--Allons, marchons vers les portes.--Je te dis, moi, Diomède,
que cette bravade te forcera plus d'une fois à cacher ta tête.--Belle
Cressida, donnez-moi la main, et, en marchant, achevons ensemble un
entretien nécessaire et qui ne regarde que nous.

(Troïlus, Cressida et Diomède sortent.)

(On entend une trompette.)

PARIS.--Écoutez; c'est la trompette d'Hector.

ÉNÉE.--A quoi avons-nous passé cette matinée? Le prince doit me croire
paresseux et négligent, moi qui lui avais juré d'être sur le champ de
bataille avant lui.

PARIS.--C'est la faute de Troïlus. Allons, allons, rendons-nous sur le
champ de bataille avec lui.

DÉIPHOBE.--Faisons diligence.

ÉNÉE.--Oui, marchons avec le joyeux empressement d'un jeune époux,
et volons sur les traces d'Hector: la gloire de notre Troie dépend
aujourd'hui de sa noble valeur et de ce combat singulier.

(Ils sortent.)


SCÈNE V

Le camp des Grecs, une lice a été préparée.

AJAX _s'avance armé_, AGAMEMNON, ACHILLE, PATROCLE, MÉNÉLAS, ULYSSE,
NESTOR _et autres chefs_.


AGAMEMNON.--Te voilà déjà complétement vêtu de ta brillante armure et
devançant le temps dans l'impatience de ton courage. Redoutable Ajax,
ordonne à ton héraut d'envoyer jusqu'à Troie le signal éclatant de sa
trompette, et que l'air épouvanté frappe l'oreille du grand champion et
l'appelle ici.

AJAX.--Trompette, voilà ma bourse. Maintenant crève tes poumons et brise
ta trompe d'airain. Souffle, coquin, jusqu'à ce que tes joues arrondies
se gonflent plus que celles de l'aquilon essoufflé. Allons, enfle ta
poitrine, et que le sang jaillisse de tes yeux; c'est Hector que tu
appelles.

(La trompette sonne.)

ULYSSE.--Aucune trompette ne répond.

ACHILLE.--Il est bien matin encore.

AGAMEMNON.--N'est-ce pas Diomède qu'on aperçoit là-bas, avec la fille de
Calchas?

ULYSSE.--C'est lui-même; je le reconnais à sa tournure: il marche en
s'élevant sur la pointe du pied; c'est son ambitieuse fierté qui l'élève
ainsi au-dessus de la terre.

(Diomède s'avance avec Cressida.)

AGAMEMNON.--Est-ce là la jeune Cressida?

DIOMÈDE.--Oui, c'est elle.

AGAMEMNON.--Vous êtes la bienvenue chez les Grecs, belle dame.

NESTOR.--Notre général vous salue d'un baiser.

ULYSSE.--Ce n'est là qu'une courtoisie particulière: il vaudrait bien
mieux qu'elle fût baisée par tous en général[45].

[Note 45: Notre général et en général, jeu de mots.]

NESTOR.--Et c'est là un conseil bien galant. Allons, c'est moi qui
commencerai.--Voilà pour Nestor.

ACHILLE.--Je veux chasser l'hiver de vos lèvres, belle dame. Achille
vous souhaite la bienvenue.

MÉNÉLAS.--J'avais jadis de bonnes raisons pour mes baisers.

PATROCLE.--Mais ce n'est pas une raison pour baiser aujourd'hui; Pâris
est arrivé tout d'un coup si effrontément qu'il vous a séparés, vous et
vos raisons?

ULYSSE.--Amère pensée, sujet de tous nos affronts; nous perdons nos
têtes pour dorer ses cornes.

PATROCLE.--Le premier était le baiser de Ménélas, celui-ci est le mien;
c'est Patrocle qui vous embrasse.

MÉNÉLAS.--Oh! cela est joli!

PATROCLE.--Pâris et moi, nous baisons toujours pour Ménélas.

MÉNÉLAS.--Je veux avoir le mien, seigneur; belle dame, permettez....

CRESSIDA.--En embrassant, donnez-vous, ou recevez-vous?

MÉNÉLAS.--Je prends, et je donne.

CRESSIDA.--Je veux faire un marché où je puisse gagner ma vie. Le baiser
que vous prenez vaut mieux que celui que vous donnez; ainsi point de
baiser.

MÉNÉLAS.--Je vous payerai l'excédant; je vous en donnerai trois pour un.

CRESSIDA.--Donnez juste autant, ou n'en donnez point. Vous êtes un homme
impair.

MÉNÉLAS.--Un homme impair, dites-vous, belle? tout homme l'est.

CRESSIDA.--Non, Pâris ne l'est pas; car vous savez qu'il est très-vrai
que vous êtes impair, et que lui est au pair avec vous.

MÉNÉLAS.--Vous me donnez des chiquenaudes sur le front.

ULYSSE.--La partie ne serait pas égale, votre ongle contre sa corne.
Puis-je, belle dame, vous demander un baiser?

CRESSIDA.--Vous le pouvez.

ULYSSE.--Je le désire.

CRESSIDA.--Allons, demandez-le.

ULYSSE.--Eh bien! pour l'amour de Vénus, donnez-moi un baiser, quand
Hélène sera redevenue vierge, et en sa possession.

(Montrant Ménélas.)

CRESSIDA.--Je suis votre débitrice: réclamez votre payement quand il
sera échu.

ULYSSE.--Jamais le jour n'arrivera, ni votre baiser.

DIOMÈDE.--Madame, un mot.--Je vais vous conduire à votre père.

(Diomède emmène Cressida.)

NESTOR.--C'est une femme d'un esprit vif.

ULYSSE.--Fi donc, fi donc! tout parle en elle, ses yeux, ses joues,
ses lèvres, jusqu'au mouvement de son pied. Ses penchants déréglés se
décèlent dans tous ses muscles, dans tous les mouvements de sa personne.
Oh! ces hardies assaillantes, si libres de la langue, qui vous font
ainsi les premières avances, et qui ouvrent les tablettes de leurs
pensées toutes grandes au premier venu qui les flatte, regardez-les
comme la proie complaisante de la première occasion, et de vraies filles
du métier.

(On entend une trompette au dehors.)

TOUS.--La trompette du Troyen.

AGAMEMNON.--Voilà sa troupe qui vient.

(Entrent Hector armé, Énée, Troïlus, d'autres Troyens et suite.)

ÉNÉE.--Salut! vous tous, princes de la Grèce. Quel sera le prix de
celui qui remportera la victoire? ou vous proposez-vous de déclarer
un vainqueur? voulez-vous que les deux champions se poursuivent l'un
l'autre jusqu'à la dernière extrémité: ou seront-ils séparés par quelque
voix, quelque signal du champ de bataille? Hector m'a ordonné de vous le
demander.

AGAMEMNON.--Quel est le désir d'Hector?

ÉNÉE.--Cela lui est indifférent: il obéira aux conventions.

ACHILLE.--C'est bien là Hector; mais il agit bien tranquillement,
avec un peu de fierté et il ne fait pas grand cas du chevalier son
adversaire.

ÉNÉE.--Si vous n'êtes pas Achille, seigneur, quel est votre nom?

ACHILLE.--Si je ne suis pas Achille, je n'en ai point.

ÉNÉE.--Eh bien, Achille soit: mais qui que vous soyez, sachez ceci: que
les deux extrêmes en valeur et en orgueil excellent chez Hector: l'un
monte presque jusqu'à l'infini; l'autre descend jusqu'au néant. Faites
bien attention à ce héros, et ce qui en lui ressemble à de l'orgueil
est courtoisie. Cet Ajax est à demi-formé du sang d'Hector, et par amour
pour ce sang la moitié d'Hector reste à Troie: c'est la moitié de
son courage, de sa force, la moitié d'Hector, qui vient chercher ce
chevalier de sang mêlé, moitié Grec et moitié Troyen.

ACHILLE.--Ce ne sera donc qu'un combat de femme?--Oh! je vous comprends.

(Diomède revient.)

AGAMEMNON.--Voici Diomède.--Allez, noble chevalier: tenez-vous près de
notre Ajax. Il en sera comme vous déciderez, vous et le seigneur Énée,
sur l'ordre du combat; soit que vous arrêtiez qu'ils doivent se battre
à outrance ou que les deux champions pourront reprendre haleine: les
combattants étant parents, leur combat est à moitié arrêté avant que les
coups aient commencé.

(Ajax et Hector entrent dans la lice.)

ULYSSE.--Les voilà déjà prêts à en venir aux mains.

AGAMEMNON.--Quel est ce Troyen qui a l'air si triste?

ULYSSE.--C'est le plus jeune des fils de Priam, un vrai chevalier; il
n'est pas mûr encore et il est déjà sans égal: ferme dans sa parole,
parlant par ses actions et sans langue pour les vanter; lent à
s'irriter, mais lent à se calmer quand il est provoqué: son coeur et
sa main sont tous deux ouverts et tous deux francs; ce qu'il a, il le
donne, ce qu'il pense, il le montre: mais il ne donne que lorsque son
jugement éclaire sa bienfaisance, et il n'honore jamais de sa voix
une pensée indigne de son caractère: courageux comme Hector et plus
dangereux que lui. Hector, dans la fougue de sa colère, cède aux
impressions de la tendresse: mais lui, dans la chaleur de l'action, il
est plus vindicatif que l'amour jaloux: on le nomme Troïlus, et Troie
fonde sur lui sa seconde espérance, avec autant de confiance que sur
Hector même: ainsi le peint Énée, qui connaît ce jeune homme de la tête
aux pieds, et tel est le portrait qu'il m'a fait de lui en confidence,
dans le palais d'Ilion.

(Bruit de guerre. Hector et Ajax combattent.)

AGAMEMNON.--Les voilà aux prises.

NESTOR.--Allons, Ajax, tiens-toi bien sur tes gardes.

TROÏLUS.--Hector, tu dors; réveille-toi.

AGAMEMNON.--Ses coups sont bien ajustés.--Ici, Ajax.

DIOMÈDE, _aux deux champions_.--Il faut vous en tenir là.

(Les trompettes cessent.)

ÉNÉE.--Princes, c'est assez, je vous prie.

AJAX.--Je ne suis pas encore échauffé. Recommençons le combat.

DIOMÈDE.--Comme il plaira à Hector.

HECTOR.--Eh bien! moi, je veux en rester là.--Noble guerrier, tu es le
fils de la soeur de mon père, cousin-germain des enfants de l'auguste
Priam. Les devoirs du sang défendent entre nous deux une émulation
sanguinaire. Si tu étais mélangé d'éléments grecs et troyens, de
manière à pouvoir dire: «Cette main est toute grecque et celle-ci toute
troyenne: les muscles de cette jambe sont de Troie et les muscles de
celle-ci sont de la Grèce: le sang de ma mère colore la joue droite, et
dans les veines de cette joue gauche bouillonne le sang de mon père,»
par le tout-puissant Jupiter, tu ne remporterais pas un seul de tes
membres grecs, sans que mon épée y eût marqué l'empreinte de notre
haine irréconciliable; mais que les dieux ne permettent pas que mon épée
homicide répande une goutte du sang que tu as emprunté de ta mère, la
tante sacrée d'Hector.--Que je t'embrasse, Ajax! par le Dieu qui tonne,
tu as des bras vigoureux, et voilà comme Hector veut qu'ils tombent sur
lui. Cousin, honneur à toi!

AJAX.--Je te remercie, Hector: tu es trop franc et trop généreux.
J'étais venu pour te tuer, cousin, et pour remporter, par ta mort, de
nouveaux titres de gloire.

HECTOR.--L'admirable Néoptolème lui-même, dont la renommée montre le
panache brillant, criant de sa voix éclatante: c'est lui, ne pourrait
pas se promettre d'ajouter à sa gloire un laurier de plus enlevé à
Hector.

ÉNÉE.--Les deux partis sont dans l'attente de ce que vous allez faire.

HECTOR.--Nous allons y satisfaire. L'issue du combat est notre
embrassement. Adieu, Ajax.

AJAX.--Si je puis me flatter d'obtenir quelque succès par mes prières,
bonheur qui m'arrive rarement, je désirerais voir mon illustre cousin
dans nos tentes grecques.

DIOMÈDE.--C'est le désir d'Agamemnon, et le grand Achille languit de
voir le vaillant Hector désarmé.

HECTOR.--Énée, appelez-moi mon frère Troïlus; et allez annoncer à ceux
du parti troyen qui nous attendent cette entrevue d'amitié; priez-les
de rentrer dans Troie.--(_A Ajax.)_ Donne-moi ta main, cousin, je veux
aller dîner avec toi, et voir vos guerriers.

AJAX.--Voilà l'illustre Agamemnon qui vient au-devant de nous.

HECTOR.--Nomme-moi l'un après l'autre les plus braves d'entre eux: mais
pour Achille, mes yeux le chercheront et le reconnaîtront seuls à sa
haute et robuste taille.

AGAMEMNON.--Digne guerrier, soyez le bienvenu autant que vous pouvez
l'être d'un homme qui voudrait être délivré d'un tel ennemi. Mais ce
n'est pas là un bon accueil; écoutez ma pensée en termes plus clairs.
Le passé et l'avenir sont couverts d'un voile et des ruines informes de
l'oubli: mais dans le moment présent, la foi et la franchise,
purifiées de toute intention détournée, t'adressent, grand Hector, avec
l'intégrité la plus divine, un salut sincère, du plus profond du coeur.

HECTOR.--Je te rends grâces, royal Agamemnon.

AGAMEMNON, _à Troïlus_.--Illustre prince de Troie, soyez aussi le
bienvenu.

MÉNÉLAS.--Laissez-moi confirmer le salut du roi mon frère; noble couple
de frères belliqueux, soyez les bienvenus ici.

HECTOR.--A qui avons-nous à répondre?

MÉNÉLAS.--Au noble Ménélas.

HECTOR.--Ah! c'est vous, seigneur? Par le gantelet de Mars, je vous
remercie. Ne vous moquez pas de moi si je choisis ce serment peu
ordinaire. Celle qui fut naguère votre femme jure toujours par le gant
de Vénus: elle est en pleine santé; mais elle ne m'a point chargé de
vous saluer de sa part.

MÉNÉLAS.--Ne la nommez pas: c'est un sujet fatal d'entretien.

HECTOR.--Ah! pardon, je vous offense.

NESTOR.--Brave Troyen, je vous avais vu souvent, travaillant pour la
destinée, ouvrir un chemin sanglant à travers les rangs de la jeunesse
grecque; je vous avais vu, ardent comme Persée, pousser votre coursier
phrygien, mais dédaignant bien des exploits et bien des défaites quand
une fois vous aviez suspendu votre épée en l'air, et ne la laissant
point retomber sur ceux qui étaient tombés, voilà ce qui me faisait dire
à ceux qui étaient près de moi: Voyez Jupiter qui distribue la vie!
je vous avais vu, enfermé dans un cercle de Grecs, vous arrêter et
reprendre haleine, comme un lutteur dans les jeux olympiques. Voilà
comme je vous avais vu. Mais je n'avais pas encore vu votre visage,
qui était toujours caché par l'acier. J'ai connu votre aïeul et j'ai
combattu une fois contre lui, c'était un bon soldat; mais j'en jure
par le dieu Mars, notre chef à tous, il ne vous fut jamais comparable.
Permettez qu'un vieillard vous embrasse; venez, digne guerrier, soyez le
bienvenu dans notre camp.

ÉNÉE, _à Hector_.--C'est le vieux Nestor.

HECTOR.--Laisse-moi t'embrasser, bon vieillard, chronique antique, qui
as si longtemps marché en donnant la main au temps; vénérable Nestor, je
suis heureux de te serrer dans mes bras.

NESTOR.--Je voudrais que mes bras pussent lutter contre les tiens dans
le combat, comme ils luttent avec toi d'amitié.

HECTOR.--Je le voudrais aussi.

NESTOR.--Ah! par cette barbe blanche, je combattrais contre toi dès
demain. Allons, sois le bienvenu: j'ai vu le temps, où...

ULYSSE.--Je suis étonné que cette ville là-bas soit encore debout,
lorsque nous avons ici près de nous sa colonne et sa base.

HECTOR.--Je reconnais bien vos traits, seigneur Ulysse. Ah! seigneur, il
y a bien des Grecs et des Troyens de morts; depuis que je vous vis pour
la première fois avec Diomède dans Ilion, lorsque vous y vîntes député
par les Grecs.

ULYSSE.--Oui; je vous prédis alors ce qui devait arriver. Ma prophétie
n'est encore qu'à la moitié de son cours; car ces murs que nous voyons
là-bas entourer fièrement votre Troie, et les cimes de ces tours
ambitieuses qui vont baiser les nuages devront bientôt baiser leur base.

HECTOR.--Je ne suis pas obligé de vous croire. Les voilà encore debout;
et je crois, sans vanité, que la chute de chaque pierre phrygienne
coûtera une goutte de sang grec. La fin couronne l'oeuvre. Et cet
antique et universel arbitre, le temps, amènera un jour la fin.

ULYSSE.--Oui; abandonnons-lui les événements.--Noble et vaillant Hector,
soyez le bienvenu: je vous conjure de venir dans ma tente, de m'honorer
de votre seconde visite, en quittant notre général, et d'y partager mon
repas.

ACHILLE.--Je passerai avant vous, seigneur Ulysse; avant vous.--A
présent, Hector, mes yeux sont rassasiés de te considérer: je t'ai
examiné en détail, Hector, et j'ai observé jointure par jointure.

HECTOR.--Est-ce Achille?

ACHILLE.--Je suis Achille.

HECTOR.--Tiens-toi droit, je te prie, laisse-moi te regarder.

ACHILLE.--Regarde tant que tu voudras.

HECTOR.--J'ai déjà fini.

ACHILLE.--Tu vas trop vite: moi je veux encore une fois te contempler
membre par membre, comme si je voulais t'acheter.

HECTOR.--Tu veux me parcourir tout entier, comme un livre d'amusement;
mais il y a en moi plus de choses que tu n'en comprends: pourquoi
m'opprimes-tu de tes regards?

ACHILLE.--Ciel! montre-moi dans quelle partie de son corps je dois le
détruire; si c'est ici, ou là, ou là? afin que je puisse donner un nom à
la blessure suivant son lieu, et rendre distincte la brèche par laquelle
aura fui la grande âme d'Hector. Ciel! réponds-moi.

HECTOR.--Les dieux bienheureux se déshonoreraient en répondant à
une pareille question; homme superbe, arrête encore: penses-tu donc
conquérir ma vie si facilement que tu puisses nommer d'avance avec une
exactitude si précise, l'endroit où tu veux me frapper de mort?

ACHILLE.--Oui, te dis-je!

HECTOR.--Tu serais un oracle que je ne t'en croirais pas: désormais,
sois bien sur tes gardes, car moi je ne te tuerai pas ici, ou là, ou
là; mais par les forges qui ont fabriqué le casque de Mars, je te
tuerai partout ton corps; oui, partout ton corps.--Vous, sages Grecs,
pardonnez-moi cette bravade, c'est son insolence qui arrache des folies
à mes lèvres; mais je tâcherai que mes actions confirment mes paroles;
ou puissé-je ne jamais...

AJAX.--Ne vous irritez point, cousin.--Et vous, Achille, laissez-là vos
menaces jusqu'à ce que l'occasion où votre volonté vous mettent à portée
de les exécuter. Vous pouvez chaque jour vous rassasier d'Hector, si
vous en avez tant d'envie; et le conseil de la Grèce, j'en ai peur,
aurait quelque peine à obtenir de vous d'en venir aux mains avec lui.

HECTOR.--Je vous prie, qu'on vous voie sur le champ de bataille:
nous n'avons livré que des combats insignifiants depuis que vous avez
abandonné la cause des Grecs.

ACHILLE.--M'en pries-tu, Hector? Demain, je te rencontrerai, cruel comme
la mort; ce soir nous sommes tous amis.

HECTOR.--Donne-moi ta main pour gage de ta promesse.

AGAMEMNON.--D'abord, vous tous, nobles Grecs, venez dans ma tente et
livrons-nous ensemble à la joie des festins; ensuite, fêtez Hector,
chacun à votre tour, suivant son loisir et votre libéralité. Que les
tambours battent, que les trompettes sonnent, et que ce grand guerrier
sache qu'il est le bienvenu.

(Ils sortent, excepté Troïlus et Ulysse.)

TROÏLUS.--Seigneur Ulysse, dites-moi, je vous prie, dans quelle partie
du camp se trouve Chalcas?

ULYSSE.--Dans la tente de Ménélas, noble Troïlus. Diomède y soupe avec
lui ce soir: Diomède ne regarde plus ni le ciel ni la terre; toute son
attention et ses amoureux regards sont fixés sur la belle Cressida.

TROÏLUS.--Aimable seigneur, vous aurais-je l'obligation infinie de m'y
conduire au sortir de la tente d'Agamemnon?

ULYSSE.--Je serai à vos ordres, seigneur: répondez à ma complaisance
en me disant quelle considération l'on avait à Troie pour Cressida? N'y
avait-elle pas un amant qui pleure à présent son absence?

TROÏLUS.--Ah! seigneur, ceux qui, pour se vanter, montrent leurs
cicatrices, méritent qu'on se moque d'eux. Voulez-vous que nous
marchions, seigneur? Elle était aimée, elle aimait: elle est aimée, elle
aime; mais le tendre amour est toujours la proie de la fortune.

(Ils sortent.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME


SCÈNE I

Le camp des Grecs.--La scène se passe devant la tente d'Achille.

ACHILLE, PATROCLE.


ACHILLE.--Je vais lui échauffer le sang ce soir avec du vin grec; et
demain je le lui rafraîchirai avec mon épée.--Patrocle, fêtons-le à
toute outrance.

(Entre Thersite.)

PATROCLE.--Voici Thersite.

ACHILLE.--Eh bien! coeur de l'envie, pâte mal pétrie par la nature,
quelles nouvelles?

THERSITE.--Allons, toi, portrait de ce que tu parais, idole adorée par
des imbéciles, voilà une lettre pour toi.

ACHILLE.--De la part de qui, avorton?

THERSITE.--De Troie, plat de fou.

PATROCLE.--Qui garde la tente maintenant?

THERSITE.--L'étui du chirurgien, ou la blessure du patient[46].

[Note 46: _Tent_, appareil de chirurgie et tente.]

PATROCLE.--Bien dit, seigneur contrariant. Et quel besoin avons-nous de
ces tours d'esprit?

THERSITE.--Je t'en prie, tais-toi, mon garçon: je ne gagne rien à tes
propos: tu passes pour être le varlet mâle d'Achille.

PATROCLE.--Varlet mâle! Insolent que veux-tu dire par là?

THERSITE.--Eh bien! que tu es sa concubine mâle. Que toutes les
gangrènes du Midi, les coliques, les hernies, les catarrhes, la gravelle
et les sables des reins, les léthargies, les froides paralysies, la
chassie des yeux, la pourriture du foie, l'enrouement des poumons, les
apostumes, les sciatiques, les calcinantes ardeurs dans la paume des
mains, l'incurable carie des os, et les rides de la lèpre soient la
punition de ces horribles inventions!

PATROCLE.--Détestable boîte à envie, qui prétends-tu maudire ainsi?

THERSITE.--Est-ce que je te maudis, toi?

PATROCLE.--Non, borne en ruine; non, chien difforme, fils de prostituée.

THERSITE.--Non! Alors pourquoi t'emportes-tu, toi, écheveau léger de
soie floche, bandeau de taffetas vert pour un oeil malade, glands de
la bourse d'un prodigue! Ah! comme le pauvre monde est importuné de ces
moucherons d'eau, atomes de la nature!

PATROCLE.--Va-t'en, fiel!

THERSITE.--Va-t'en, oeuf de chardonneret[47]!

[Note 47: On ne sait trop quel sens injurieux Shakspeare attachait à
cette dénomination.]

ACHILLE.--Mon cher Patrocle, me voilà traversé dans mon grand projet de
combat pour demain. Voici une lettre de la reine Hécube, et un gage de
sa fille, ma belle maîtresse, qui m'imposent et m'adjurent de tenir un
serment que j'ai fait. Je ne veux pas le violer: tombez, Grecs; gloire,
éclipse-toi: honneur, fuis ou reste; mon premier voeu est engagé ici;
c'est à lui que je veux obéir.--Allons, allons, Thersite, aide à parer
ma tente; il faut passer toute cette nuit dans les festins.--Viens,
Patrocle.

(Ils sortent.)

THERSITE.--Avec trop de sang, et trop peu de cervelle, ces deux
compagnons peuvent devenir fous; mais s'ils le deviennent jamais par
trop de cervelle, et par trop peu de sang, je consens à me faire médecin
de fous.--Voici Agamemnon, un assez honnête homme, et grand amateur de
cailles[48]. Mais il n'a pas autant de cervelle qu'il a de cire dans
l'oreille; et cette belle métamorphose de Jupiter qui est là, son frère,
le taureau, patron primitif et emblème des hommes déshonorés, maigre
chausse-pied dans une chaîne, pendant à la jambe de son frère, sous
quelle autre forme que celle qu'il a, l'esprit lardé de malice, ou la
malice farcie d'esprit, le métamorphoseraient-ils? En âne? ce ne serait
rien; il est à la fois âne et boeuf. En boeuf? ce ne serait rien encore;
il est à la fois boeuf et âne. Être chien, mulet, chat, putois,
crapaud, lézard, chouette, buse, ou un hareng sans laite; je ne m'en
embarrasserais pas: mais être un Ménélas, oh! je conspirerais contre la
destinée. Ne me demandez pas ce que je voudrais être, si je n'étais pas
Thersite; car je consens à être le pou d'un mendiant, pourvu que je ne
sois pas Ménélas.--Ouais! Esprits et feux[49]!

[Note 48: La caille est un oiseau très-lascif; _caille coiffée_,
sobriquet qu'on donne aux femmes. En vieux français, _caille_ signifiait
fille de joie.]

[Note 49: Exclamation de Thersite en apercevant les torches dans le
lointain.]

(Entrent Hector, Troïlus, Ajax, Agamemnon, Ulysse, Nestor, Ménélas et
Diomède, avec des flambeaux.)

AGAMEMNON.--Nous nous trompons, nous nous trompons.

AJAX.--Non, c'est là-bas, où vous voyez de la lumière.

HECTOR.--Je vous dérange.

AJAX.--Non, non, pas du tout.

ULYSSE.--Le voilà, qui vient lui-même nous guider.

(Entre Achille.)

ACHILLE.--Soyez le bienvenu, brave Hector: soyez tous les bienvenus,
princes.

AGAMEMNON.--A présent, beau prince de Troie, je vous souhaite une bonne
nuit. Ajax commande la garde qui doit vous escorter.

HECTOR.--Merci, et bonne nuit au général des Grecs.

MÉNÉLAS.--Bonne nuit, seigneur.

HECTOR.--Bonne nuit, aimable Ménélas.

THERSITE, _à part_.--Aimable! Est-ce aimable qu'il a dit? Aimable égout,
aimable cloaque!

ACHILLE.--Bonne nuit, et salut à ceux qui s'en vont, ou qui restent.

AGAMEMNON.--Bonne nuit.

(Agamemnon et Ménélas s'en vont.)

ACHILLE.--Le vieux Nestor reste, et vous aussi Diomède, tenez compagnie
à Hector, une heure ou deux.

DIOMÈDE.--Je ne le puis, seigneur. J'ai une affaire importante dont
voici l'heure. Bonne nuit, brave Hector.

HECTOR.--Donnez-moi votre main.

ULYSSE, _à part, à Troïlus_.--Suivez sa torche; il va à la tente de
Calchas. Je vais vous accompagner.

TROÏLUS.--Aimable seigneur, vous me faites honneur.

HECTOR.--Adieu donc, bonne nuit.

(Diomède sort suivi d'Ulysse et de Troïlus.)

ACHILLE.--Allons, allons, entrons dans ma tente.

(Achille sort avec Hector, Ajax et Nestor.)

THERSITE.--Ce Diomède est un misérable au coeur faux, un scélérat sans
foi; je ne me fie pas plus à lui quand il vous regarde de travers,
qu'à un serpent quand il siffle. Il fera grand bruit de paroles et de
promesses, comme un mauvais limier; mais lorsqu'il les tient, oh! les
astronomes l'annoncent, c'est un prodige, cela doit amener quelque
révolution: le soleil emprunte sa lumière de la lune, quand Diomède
tient sa parole. J'aime mieux manquer de voir Hector que de ne pas le
suivre: on dit qu'il entretient une fille troyenne, et qu'il emprunte la
tente du traître Calchas; je veux le suivre. Il n'y a que des débauchés
ici: ce sont tous des valets incontinents.


SCÈNE II

Devant la tente de Calchas.

_Entre_ DIOMÈDE.


DIOMÈDE.--Est-on levé ici? Holà, répondez.

CALCHAS.--Qui appelle?

DIOMÈDE.--Diomède.--C'est Calchas, je crois.--Où est votre fille?

CALCHAS.--Elle vient à vous.

(Troïlus et Ulysse arrivent à quelque distance, Thersite est derrière
eux.)

ULYSSE.--Tenons-nous à l'écart pour que la torche ne nous fasse pas
apercevoir.

(Cressida entre.)

TROÏLUS.--Cressida va au-devant de lui!

DIOMÈDE.--Comment allez-vous, mon joli dépôt?

CRESSIDA.--Et vous, mon cher gardien? Écoutez, un mot en secret.

(Elle lui parle à l'oreille.)

TROÏLUS.--Ah! tant de familiarité!

ULYSSE.--Elle chantera de même au premier venu, à première vue.

THERSITE, _à part_.--Et tout homme la fera chanter s'il peut saisir sa
clef; elle est notée.

DIOMÈDE.--Vous souvenez-vous?...

CRESSIDA.--Si je m'en souviens! Oui.

DIOMÈDE.--Eh bien! faites-le donc, et que les effets répondent à vos
paroles.

TROÏLUS.--De quoi doit-elle se souvenir?

ULYSSE.--Écoutez!

CRESSIDA.--Grec doux comme le miel, ne me tentez pas davantage de faire
une folie.

THERSITE, _à part_.--Scélératesse!

DIOMÈDE.--Quoi! mais...

CRESSIDA.--Je vous dirai comment...

DIOMÈDE.--Bah! bah! allons, je m'en soucie comme d'une épingle, vous
êtes parjure...

CRESSIDA.--En bonne foi, je ne le puis! Que voulez-vous que je fasse?

THERSITE, _à part_.--Un tour d'escamotage... se faire ouvrir
secrètement.

DIOMÈDE.--Qu'avez-vous juré de m'accorder?

CRESSIDA.--Je vous prie, ne me forcez pas à tenir mon serment;
commandez-moi toute autre chose, doux Grec.

DIOMÈDE.--Bonsoir.

TROÏLUS.--Allons, patience!

ULYSSE.--Eh bien! Troyen?

CRESSIDA.--Diomède...

DIOMÈDE.--Non, non, bonsoir: je ne serai plus votre dupe.

TROÏLUS.--Meilleur que toi l'est bien.

CRESSIDA.--Écoutez: un mot à l'oreille.

TROÏLUS.--O peste et fureur!

ULYSSE.--Vous êtes ému, prince! Partons, je vous en prie, de peur que
votre ressentiment n'éclate en paroles forcenées: ce lieu est dangereux:
le moment est mortel: je vous en conjure, partons.

TROÏLUS.--Voyons, je vous prie.

ULYSSE.--Seigneur, allons-nous-en: vous volez à une mort certaine;
venez, seigneur.

TROÏLUS.--Je vous prie, demeurez.

ULYSSE.--Vous n'avez pas assez de patience: venez.

TROÏLUS.--De grâce, attendez: par l'enfer, et par tous les tourments de
l'enfer, je ne dirai pas une parole.

DIOMÈDE.--Et là-dessus, bonne nuit.

CRESSIDA.--Oui, mais vous me quittez en colère.

TROÏLUS.--C'est donc là ce qui t'afflige! O foi corrompue!

ULYSSE.--Eh bien! seigneur, vous allez...

TROÏLUS.--Par Jupiter, je serai patient.

CRESSIDA.--Mon gardien!... Eh bien! Grec?

DIOMÈDE.--Bah! bah! adieu. Vous me jouez.

CRESSIDA.--En vérité, non: revenez ici.

ULYSSE.--Quelque chose, seigneur, vous agite: voulez-vous partir? Vous
allez éclater.

TROÏLUS.--Elle lui caresse la joue!

ULYSSE.--Venez, venez.

TROÏLUS--Non, attendez: par Jupiter, je ne dirai pas un mot: il y a
entre ma volonté et tous les outrages un rempart de patience.--Restons
encore un moment.

THERSITE, _à part_.--Comme le démon de la luxure avec sa croupe arrondie
et ses doigts de pommes de terre les chatouille tous les deux[50]!
Multiplie, luxure, multiplie!

[Note 50: Les pommes de terre passaient alors pour porter à
l'incontinence.]

DIOMÈDE.--Mais vraiment, vous le ferez?...

CRESSIDA.--Sur ma foi, je le ferai, là, ou ne vous fiez jamais à moi.

DIOMÈDE.--Donnez-moi quelque gage pour sûreté de votre parole.

CRESSIDA.--Je vais vous en chercher un.

(Cressida sort.)

ULYSSE.--Vous avez juré d'être patient.

TROÏLUS.--Ne craignez rien, seigneur: je ne serai pas moi-même, et
j'ignorerai ce que je sens. Je suis tout patience.

(Cressida rentre.)

THERSITE, _à part_.--Voilà le gage! voyons, voyons!

CRESSIDA.--Tenez, Diomède: gardez cette manche.

TROÏLUS.--O beauté, où est ta foi?

ULYSSE.--Seigneur...

TROÏLUS.--Je serai patient: je le serai du moins extérieurement.

CRESSIDA.--Vous regardez cette manche! Considérez-la bien.--Il
m'aimait!... O fille perfide!... Rendez-la moi.

DIOMÈDE.--A qui était-elle?

CRESSIDA.--Peu importe, je la tiens: je ne vous recevrai pas demain. Je
vous en prie, Diomède, cessez vos visites.

THERSITE, _à part_.--Voilà qu'elle aiguise son désir.--Bien dit, pierre
à aiguiser.

DIOMÈDE.--Je veux l'avoir.

CRESSIDA.--Quoi, ce gage?

DIOMÈDE.--Oui, cela même.

CRESSIDA.--O dieux du ciel!... O joli, joli gage! ton maître maintenant
est dans son lit songeant à toi et à moi; et il soupire, il prend mon
gant, et le baise doucement en souvenir de moi, comme je te baise ici...
Non, ne me l'arrachez pas: celui qui m'enlève ceci doit m'enlever mon
coeur en même temps.

DIOMÈDE.--J'avais votre coeur auparavant: ce gage doit le suivre.

TROÏLUS.--J'ai juré que je serais patient.

CRESSIDA.--Vous ne l'aurez pas, Diomède: non, vous ne l'aurez pas: je
vous donnerai quelque autre chose.

DIOMÈDE.--Je veux avoir ceci.--A qui était-ce?

CRESSIDA.--Peu importe.

DIOMÈDE.--Allons, dites-moi à qui cela appartenait.

CRESSIDA.--Cela appartenait à un homme qui m'aimait plus que vous ne
m'aimerez.--Mais, maintenant que vous l'avez, gardez-le.

DIOMÈDE.--A qui était-ce?

CRESSIDA.--Par toutes les suivantes de Diane qui brillent là-haut, et
par Diane elle-même, je ne vous le dirai pas!

DIOMÈDE.--Demain je veux le porter sur mon casque, et tourmenter le
coeur de son maître, qui n'osera pas le revendiquer.

TROÏLUS.--Tu serais le diable, et tu le porterais sur tes cornes, qu'il
serait revendiqué.

CRESSIDA.--Allons, allons, c'est fait, c'est fini... Et cependant non,
pas encore.--Je ne veux pas tenir ma parole.

DIOMÈDE.--En ce cas, adieu donc. Tu ne te moqueras plus de Diomède.

CRESSIDA.--Vous ne vous en irez pas.--On ne peut dire un mot, que vous
ne vous courrouciez.

DIOMÈDE.--Je n'aime point toutes ces plaisanteries.

THERSITE, _à part_.--Ni moi, par Pluton: mais c'est ce que vous n'aimez
pas, qui me plaît le plus.

DIOMÈDE.--Eh bien! viendrai-je? A quelle heure?

CRESSIDA.--Oui, venez... O Jupiter!... Oui, venez... Que je vais être
tourmentée!

DIOMÈDE.--Adieu, jusque-là.

(Il sort.)

CRESSIDA.--Bonne nuit. Je vous en prie, allons... _(Diomède sort_.)
Adieu, Troïlus! Un de mes yeux te regarde encore, mais c'est par l'autre
que mon coeur voit. O notre pauvre sexe! Je sens que c'est notre défaut,
de laisser guider notre âme par l'erreur de nos yeux, et ce que l'erreur
guide doit s'égarer. Oh! concluons donc que les coeurs, dirigés par les
yeux, sont pleins de turpitude!

(Elle sort.)

THERSITE, _à part_.--Elle ne pouvait pas donner une preuve plus forte, à
moins de dire: «Mon âme est maintenant changée en prostituée.»

ULYSSE.--Tout est fini, seigneur.

TROÏLUS.--Oui.

ULYSSE.--Pourquoi restons-nous alors?

TROÏLUS.--Pour repasser dans mon âme chaque syllabe qui a été prononcée.
Mais si je raconte la manière dont ils se sont concertés, ne mentirai-je
pas en publiant la vérité! Car il est encore une foi dans mon coeur, une
espérance si fatalement obstinée qu'elle renverse le témoignage de mes
oreilles et de mes yeux: comme si ces organes avaient des fonctions
trompeuses, créées uniquement pour la calomnie. Était-ce bien Cressida
qui était ici?

ULYSSE.--Je n'ai pas le pouvoir d'évoquer des fantômes, prince.

TROÏLUS.--Elle n'y était pas, j'en suis sûr.

ULYSSE.--Très-certainement elle y était.

TROÏLUS.--En le niant, je ne parle point en insensé.

ULYSSE.--Ni moi, en l'affirmant, seigneur; Cressida était ici, il n'y a
qu'un moment.

TROÏLUS.--Que l'on ne le croie pas pour l'honneur du sexe! Pensez que
nous avons eu des mères. Ne donnons point cet avantage à ces censeurs
acharnés et enclins, sans aucune cause et par dépravation, à juger de
tout le sexe sur l'exemple de Cressida. Croyons plutôt que ce n'est pas
là Cressida.

ULYSSE.--Ce qu'elle a fait, prince, peut-il déshonorer nos mères?

TROÏLUS.--Rien du tout, à moins que ce ne fût elle.

THERSITE, _à part_.--Quoi! veut-il donc braver le témoignage de ses
propres yeux?

TROÏLUS.--Elle, Cressida? Non, c'est la Cressida de Diomède; si la
beauté a une âme, ce n'est point là Cressida: si l'âme dicte les voeux,
si ces voeux sont des actes sacrés, si ces actes sacrés sont le
plaisir des dieux, s'il est vrai que l'unité soit une, ce n'était point
Cressida. O délire de raisonnements, par lesquels l'homme plaide pour et
contre soi-même: autorité équivoque, où la raison peut se soulever sans
se perdre, et où la raison perdue peut se croire sagesse! C'est et
ce n'est pas Cressida. Il s'élève dans mon âme un combat d'une nature
étrange, qui sépare une chose indivisible par un espace aussi immense
que celui qui sépare la terre et les cieux. Et cependant la vaste
largeur de cette division ne laisse pas d'ouverture à une pointe aussi
fine que la trame rompue d'Arachné. O preuve! preuve forte comme les
portes de Pluton! Cressida est à moi, elle tient à moi par les noeuds du
ciel. O preuve! preuve forte comme le ciel même! Les noeuds du ciel sont
relâchés et dénoués; et, par un autre noeud que ses cinq doigts viennent
de former, les restes de sa foi, les fragments de son amour, les débris
et les rebuts graisseux de sa fidélité sont attachés à Diomède.

ULYSSE.--Le sage Troïlus peut-il éprouver réellement la moitié des
sentiments qu'exprime ici sa passion?

TROÏLUS.--Oui, Grec; et cela sera divulgué en caractères aussi rouges
que le coeur de Mars enflammé par Vénus. Jamais jeune homme n'aima
d'une âme aussi constante, aussi fidèle. Grec, écoutez: autant j'aime
Cressida, autant, par la même raison, je hais Diomède. Cette manche,
qu'il veut porter sur son cimier, est à moi; et son casque, fût-il
l'ouvrage de l'art de Vulcain, mon épée saura l'entamer; et le terrible
ouragan, que les marins appellent trombe, condensé en une masse par le
tout-puissant soleil, n'étourdit pas l'oreille de Neptune d'un bruit
plus retentissant, que ne le fera mon épée en tombant à coups pressés
sur Diomède.

THERSITE, _à part_.--Il le chatouillera pour le punir de sa paillardise.

TROÏLUS.--O Cressida! ô perfide Cressida! perfide, perfide, perfide!
Qu'on place toutes les faussetés à côté de ton nom souillé, elles
paraîtront glorieuses.

ULYSSE.--Ah! de grâce, contenez-vous. Votre fureur attire les oreilles
de notre côté.

(Énée entre.)

ÉNÉE.--Je vous cherche depuis une heure, seigneur. Hector, à l'heure
qu'il est, s'arme dans Troie. Ajax, votre gardien, attend pour vous
reconduire dans la ville.

TROÏLUS.--Je suis à vous, prince.--Adieu, mon courtois seigneur.--Adieu,
beauté parjure! Et toi, Diomède, sois ferme et porte un château[51] sur
ta tête.

[Note 51: _Castle_, espèce de casque juste qui enfermait toute la
tête.]

ULYSSE.--Je veux vous accompagner jusqu'aux portes du camp.

TROÏLUS.--Agréez des remerciements troublés.

(Troïlus, Énée et Ulysse sortent.)

THERSITE.--Je voudrais rencontrer ce vaurien de Diomède; je croasserais
comme un corbeau; je lui présagerais malheur. Patrocle me donnera
tout ce que je voudrai si je lui fais connaître cette prostituée.
Un perroquet n'en ferait pas plus pour une amande, que lui, pour se
procurer une courtisane facile. Luxure, luxure! Toujours guerre et
débauche: rien autre ne reste à la mode! Qu'un diable brûlant les
emporte!

(Il sort.)


SCÈNE III

Troie.--Devant le palais de Priam.

HECTOR, ANDROMAQUE.


ANDROMAQUE.--Quand donc mon seigneur fut-il d'assez mauvaise humeur
pour fermer son oreille aux conseils? Désarmez-vous, désarmez-vous: ne
combattez point aujourd'hui.

HECTOR.--Vous me poussez à vous offenser: rentrez. Par tous les dieux
immortels, j'irai!

ANDROMAQUE.--Mes songes, j'en suis sûre, sont aujourd'hui des présages
certains.

HECTOR.--Cessez, vous dis-je.

(Entre Cassandre.)

CASSANDRE.--Où est mon frère Hector?

ANDROMAQUE.--Le voici, ma soeur, tout armé, et ne respirant que le
carnage. Unissez-vous à mes cris et à mes tendres prières: conjurons-le
à genoux; car j'ai rêvé de combats sanglants, et toute cette nuit je
n'ai vu que des spectres de mort et de carnage.

CASSANDRE.--Oh! c'est la vérité.

HECTOR.--Allez, dites à mon héraut de sonner la trompette.

CASSANDRE.--Oh! qu'elle ne sonne point le signal d'une sortie, au nom du
ciel, mon cher frère.

HECTOR.--Retirez-vous, vous dis-je; les dieux ont entendu mon serment.

CASSANDRE.--Les dieux sont sourds aux voeux d'une témérité obstinée; ce
sont des offrandes impures, plus abhorrées du ciel que les taches sur le
foie des victimes.

ANDROMAQUE.--Ah! laissez-vous persuader: ne croyez pas que ce soit un
acte pieux de faire le mal par respect pour un serment; il serait aussi
légitime pour nous de donner beaucoup au moyen de violents larcins, et
de voler au profit de la charité.

CASSANDRE.--C'est l'intention qui fait la force du serment; mais tous
les serments ne doivent point s'accomplir. Désarmez-vous, cher Hector.

HECTOR.--Tenez-vous tranquilles, vous dis-je! c'est mon honneur qui
règle mes destins. Tout homme tient à la vie; mais l'homme vertueux
attache plus de prix à l'honneur qu'à la vie. _(Entre Troïlus_.) Eh
bien! jeune homme, as-tu l'intention de combattre aujourd'hui?

ANDROMAQUE.--Cassandre, va chercher mon père pour persuader Hector.

(Cassandre sort.)

HECTOR.--Non, en vérité, jeune Troïlus; dépouille ton armure, jeune
homme, je suis aujourd'hui en veine de courage; laisse grossir tes
muscles jusqu'à ce que leurs noeuds soient robustes, et ne risque
pas les chocs terribles de la guerre; désarme-toi, va, et n'aie pas
d'inquiétude, brave jeune homme, je combattrai aujourd'hui pour toi,
pour moi, et pour Troie.

TROÏLUS.--Mon frère, vous avez en vous un vice de générosité qui sied
mieux à un lion qu'à un homme.

HECTOR.--Quel est ce vice, cher Troïlus? reproche-le-moi.

TROÏLUS.--Mille fois, quand les Grecs captifs tombent au seul sifflement
de votre belle épée, vous leur ordonnez de se lever et de vivre.

HECTOR.--Oh! c'est le franc jeu!

TROÏLUS.--Un jeu d'insensé, par le ciel, Hector!

HECTOR.--Comment donc? pourquoi?

TROÏLUS.--Pour l'amour de tous les dieux, Hector, laissons la compassion
à nos mères; et lorsqu'une fois nous avons revêtu nos armures, que la
vengeance la plus envenimée chevauche sur nos glaives; poussons-les aux
actes sanguinaires, et défendons-leur la pitié.

HECTOR.--Fi donc, barbare! fi!

TROÏLUS.--Hector, c'est ainsi qu'on fait la guerre.

HECTOR.--Troïlus, je ne veux pas que vous combattiez aujourd'hui.

TROÏLUS.--Qui pourrait me retenir? Ni la destinée, ni l'obéissance, ni
le bras de Mars, quand il me donnerait le signal de la retraite avec son
glaive enflammé, ni Priam ni Hécube à mes genoux, les yeux rougis par
les pleurs; ni vous, mon frère, avec votre fidèle épée nue et pointée
contre moi pour m'en empêcher, vous ne pourriez arrêter ma marche, qu'en
me tuant.

(Cassandre revient avec Priam.)

CASSANDRE.--Emparez-vous de lui, Priam, retenez-le. Il est votre bâton
de vieillesse; si vous le perdez, vous qui êtes appuyé sur lui, et Troie
entière qui l'est sur vous, vous tombez tous ensemble.

PRIAM.--Allons, Hector, allons, reviens sur tes pas; ta femme a eu des
songes, ta mère des visions. Cassandre prévoit l'avenir, et moi-même je
me sens saisi soudain d'un transport prophétique, pour t'annoncer que ce
jour est sinistre; ainsi rentre.

HECTOR.--Énée est au champ de bataille, et ma parole est engagée à
plusieurs Grecs, sur la foi de la valeur, de me présenter ce matin
devant eux.

PRIAM.--Tu n'iras point.

HECTOR.--Je ne dois pas violer ma parole. Vous me savez soumis: ainsi,
père chéri, ne me forcez pas à outrager le respect, mais accordez-moi la
grâce de suivre avec votre suffrage et votre consentement, le chemin que
vous voulez m'interdire, ô roi Priam!

CASSANDRE.--O Priam, ne lui cédez pas.

ANDROMAQUE.--Oh! non, mon bon père.

HECTOR.--Andromaque, je suis fâché contre vous; au nom de l'amour que
vous me portez, rentrez.

(Andromaque sort.)

TROÏLUS, _montrant Cassandre_.--Cette fille insensée, superstitieuse,
occupée de songes, crée tous ces vains présages.

CASSANDRE.--Adieu, cher Hector. Vois, comme te voilà mourant! comme tes
yeux s'éteignent! comme ton sang coule par mille blessures! Écoute les
gémissements de Troie, les sanglots d'Hécube: comme la pauvre Andromaque
exhale sa douleur dans ses cris aigus! Vois, le désespoir, la frénésie,
la consternation s'abordent comme des acteurs ignorants, tous crient:
Hector, Hector est mort! ô Hector!

TROÏLUS.--Va t'en! va t'en!

CASSANDRE.--Adieu!... Non, arrêtons-nous. Hector, je prends congé de
toi; tu te trompes toi-même, et notre Troie...

(Elle sort.)

HECTOR, _à Priam_.--Vous êtes consterné, mon père, de ses exclamations.
Rentrez, et rassurez les habitants: nous allons sortir pour combattre,
et faire des exploits dignes de louanges, que nous vous raconterons ce
soir.

PRIAM.--Adieu, que les dieux t'environnent et protégent tes jours!

(Priam sort, ainsi qu'Hector d'un côté opposé.--On entend des bruits
d'armes.)

TROÏLUS.--Les voilà à l'action, écoutez!--Présomptueux Diomède, sois sûr
que je viens pour perdre ce bras, ou regagner ma manche.

(Comme Troïlus va pour sortir, Pandare entre du côté opposé.)

PANDARE.--Entendez vous, seigneur? entendez-vous?

TROÏLUS.--Quoi donc?

PANDARE.--Voici une lettre de cette pauvre fille.

TROÏLUS.--Lisons.

PANDARE.--Une misérable phthisie, une coquine de phthisie me tourmente
horriblement, et de plus, la fortune de cette sotte fille; et soit une
chose, soit une autre, je vous ferai mes adieux un de ces jours; j'ai
encore une humeur dans les yeux et un tel mal dans les os, que je ne
sais qu'en penser, à moins qu'on ne m'ait jeté un sort.--Eh bien! que
dit-elle là-dedans?

TROÏLUS.--Des mots, des mots, rien que des mots; rien qui vienne du
coeur. (_Il déchire la lettre_.) L'effet est le contraire de ce qu'elle
croit. Allez, vent, avec le vent; changez et tournez ensemble. Elle
nourrit mon amour de paroles et de perfidies, mais elle consacre ses
actions à un autre.

(Ils sortent séparément.)


SCÈNE IV

Plaine entre Troie et le camp des Grecs.

(Bruits d'armes; mouvements de troupes.)

THERSITE _entre_.


THERSITE.--Maintenant ils sont à se tarabuster l'un l'autre; je veux
aller voir cela. Cet abominable hypocrite; ce faquin de Diomède a planté
sur son casque la manche de ce jeune imbécile de Troie, de cet amoureux
extravagant; je serais curieux de les voir aux prises, et que ce jeune
ânon de Troyen, qui aime cette prostituée-là, pût envoyer ce maître
fourbe de Grec débauché avec sa manche, vers sa courtisane, lui porter
un message sans manche. D'un autre côté, la politique de ces rusés et
déterminés coquins... de Nestor, ce vieux morceau de fromage sec et
rongé des rats, et de ce renard d'Ulysse... ne vaut pas une mûre de
haie. Ils ont, par finesse, opposé ce roquet métis, Ajax, à cet autre
roquet d'aussi mauvaise race, Achille: le roquet Ajax est aussi fier que
le roquet Achille, et ne s'armera pas aujourd'hui. Les Grecs mécontents
commencent à être tentés d'invoquer la barbarie; la politique a bien
perdu dans leur esprit. Doucement.--Doucement, voici la manche, et
l'autre aussi.

(Entrent Diomède et Troïlus.)

TROÏLUS.--Ne fuis pas, car tu passerais le fleuve du Styx que je me
jetterais à la nage sur ta trace.

DIOMÈDE.--Tu donnes à tort le nom de fuite à ma retraite; je ne fuis
pas: c'est le soin de mon avantage qui m'a fait éviter la mêlée: à toi!

THERSITE, _à part_.--Garde ta prostituée, Grec!... Allons, bravo pour ta
prostituée, Troyen!... allons, la manche, la manche!

(Diomède et Troïlus sortent en combattant.)

(Hector survient.)

HECTOR.--Qui es-tu, Grec? Es-tu fait pour te mesurer avec Hector? es-tu
d'un sang noble? as-tu de l'honneur?

THERSITE.--Non, non; je suis un misérable, un pauvre bouffon qui n'aime
qu'à railler, un vrai vaurien.

HECTOR.--Je te crois; vis.

(Il sort.)

THERSITE.--Les dieux soient loués de ce que tu veux bien m'en croire;
mais que la peste t'étrangle pour m'avoir effrayé! Que sont devenus ces
champions de filles? Je crois qu'ils se sont avalés l'un l'autre: je
rirais bien de ce miracle. Cependant, en quelque façon, la débauche se
dévore elle-même. Je vais les chercher.

(Il sort.)


SCÈNE V

Une autre partie du champ de bataille.

DIOMÈDE, UN VALET.


DIOMÈDE.--Va, va, mon valet, prends le cheval de Troïlus; présente ce
beau coursier à madame Cressida; songe à vanter mes services à cette
belle; dis-lui que j'ai châtié l'amoureux Troyen, que je suis son
chevalier par mes preuves.

LE VALET.--Je pars, seigneur.

(Le valet sort.)

(Entre Agamemnon.)

AGAMEMNON.--De nouveaux guerriers! de nouveaux guerriers! Le fougueux
Polydamas a terrassé Menon. Le bâtard Margarelon a fait Doréus
prisonnier; et debout comme un colosse, il brandit sa lance sur les
corps défigurés des rois Épistrophe et Cedius; Polixène est tué;
Amphimaque et Thoas sont mortellement blessés; Patrocle est pris ou tué;
Palamède est cruellement blessé et meurtri; le terrible Sagittaire[52]
épouvante nos soldats: hâtons-nous, Diomède, de voler à leur secours, ou
nous périrons tous.

[Note 52: C'était, suivant le roman de la _guerre de Troie_, une
bête prodigieuse qui avait le buste de l'homme et la croupe du cheval,
et qui tirait de l'arc à merveille.]

(Entre Nestor.)

NESTOR.--Allez, portez à Achille le corps de Patrocle; et dites à cet
Ajax, lent comme un limaçon, de s'armer s'il craint la honte. Il y a
mille Hector dans le champ de bataille. Ici, il combat sur son coursier
galate, et bientôt il manque de victimes; il combat ailleurs à pied, et
tous fuient ou meurent comme des poissons fuyant par troupes devant la
baleine vomissante. Il reparaît plus loin; et là, les Grecs légers et
mûrs pour son glaive tombent devant lui comme l'herbe sous la faux; il
est ici, là et partout, quitte et revient avec une dextérité si fidèle
à sa volonté, que tout ce qu'il veut il le fait; et il en fait tant, que
ce qu'il a exécuté paraît encore impossible.

(Entre Ulysse.)

ULYSSE.--Courage, courage, princes! le grand Achille s'arme en pleurant,
en maudissant, en jurant vengeance. Les blessures de Patrocle ont
réveillé son sang assoupi, ainsi que la vue de ses Myrmidons, qui,
mutilés, hachés et défigurés, sans nez, sans mains, courent à lui en
criant après Hector. Ajax a perdu un ami, et il est tout écumant de
rage; il est armé, et il est à l'oeuvre, rugissant après Troïlus, qui a
fait aujourd'hui des prodiges de témérité et d'extravagance, s'engageant
sans cesse dans la mêlée et s'en retirant toujours avec une fougue
insouciante et une prudence sans force, comme si la fortune, en dépit de
toute précaution, lui ordonnait de tout vaincre.

(Entre Ajax.)

AJAX.--Troïlus! lâche Troïlus!

(Il sort.)

DIOMÈDE.--Oui, par là, par là.

NESTOR.--Allons, allons, nous serons ensemble.

(Ils sortent.)

(Entre Achille.)

ACHILLE.--Où est cet Hector? allons, viens, meurtrier d'enfants,
montre-moi ton visage! Apprends ce que c'est que d'avoir affaire à
Achille irrité. Hector! où est-il, Hector? Je ne veux qu'Hector.


SCÈNE VI

Une autre partie du champ de bataille.

AJAX _reparaît_.--Troïlus, lâche Troïlus, montre donc ta tête!


DIOMÈDE _arrive_.--Troïlus, dis-tu? où est Troïlus?

AJAX.--Que lui veux-tu?

DIOMÈDE.--Je veux le châtier.

AJAX.--Je serais le général que tu m'arracherais ma dignité avant que je
te laissasse ce soin... Troïlus! dis-je; Troïlus!

(Entre Troïlus.)

TROÏLUS.--O traître Diomède! tourne ton visage perfide, traître, et
paye-moi ta vie, que tu me dois pour m'avoir enlevé mon cheval!

DIOMÈDE.--Ah! te voilà?

AJAX.--Je veux le combattre seul, arrête, Diomède.

DIOMÈDE.--Il est ma proie; je ne veux pas vous regarder faire.

TROÏLUS.--Venez tous deux, Grecs perfides[53], voilà pour tous les deux.

[Note 53: _Græcia mendax_. (Cicéron.)]

(Ils sortent en combattant.)

(Entre Hector.)

HECTOR.--Ah! c'est toi, Troïlus! oh! bien combattu, mon jeune frère.

(Achille paraît.)

ACHILLE.--Enfin, je t'aperçois.--Allons, défends-toi, Hector.

(Ils combattent.)

HECTOR.--Arrête, si tu veux.

ACHILLE--- Je dédaigne ta courtoisie, orgueilleux Troyen. Tu es heureux
que mes armes soient hors d'usage; ma négligence et mon repos te servent
en ce moment, mais bientôt tu entendras parler de moi; en attendant, va,
suis ta fortune.

(Il sort.)

HECTOR.--Adieu. Je t'aurais offert un adversaire plus frais et plus
dispos, si je t'eusse attendu. (_Troïlus paraît_.) Eh bien! mon frère?

TROÏLUS.--Ajax a pris Énée. Le souffrirons-nous? Non, par les feux de ce
ciel glorieux, il n'emmènera pas son prisonnier; je serai pris aussi,
ou je le délivrerai.--Destin, écoute ce que je dis: peu m'importe que ma
vie finisse aujourd'hui.

(Il sort.)

(Paraît un autre guerrier revêtu d'une armure somptueuse.)

HECTOR.--Grec, arrête: tu es un beau but.--Non, tu ne veux pas? Je suis
épris de ton armure; je veux la briser et en faire sauter toutes les
agrafes jusqu'à ce que j'en sois maître. (_L'autre fuit_.) Tu ne veux
pas rester, animal? Eh bien! fuis donc, je vais te faire la chasse pour
avoir ta dépouille.

(Il le poursuit.)


SCÈNE VII

La scène est dans une autre partie de la plaine.

ACHILLE, _suivi de ses Myrmidons_.


ACHILLE.--Venez ici, autour de moi, mes Myrmidons, et faites attention
à ce que je dis. Suivez mon char. Ne frappez pas un seul coup, mais
tenez-vous en haleine; et lorsqu'une fois j'aurai trouvé le sanglant
Hector, environnez-le de vos armes: soyez cruels et ne ménagez
rien.--Suivez-moi, amis, et voyez-moi agir. C'est décrété; il faut que
le grand Hector périsse.

(Ils sortent.)


SCÈNE VIII

Un autre côté de la plaine.

MÉNÉLAS ET PARIS _entrent en combattant, puis vient_ THERSITE.


THERSITE.--Ah! Ménélas et celui qui lui a fait cadeau de ses cornes
sont aux prises. Allons, taureau! allons, dogue! allons Pâris! allons,
courage, moineau à double femelle: allons, Pâris! allons. Le taureau a
l'avantage: gare les cornes. Holà!

(Pâris et Ménélas sortent.)

MARGARÉLON _survient_.--Tourne-toi, esclave, et combats.

THERSITE.--Qui es-tu?

MARGARÉLON.--Un fils bâtard de Priam.

THERSITE.--Je suis bâtard aussi. J'aime les bâtards: je suis bâtard
de naissance, bâtard d'éducation, bâtard dans l'âme, bâtard en valeur,
bâtard en tout. Un ours n'en mord pas un autre; pourquoi donc les
bâtards se feraient-ils du mal? Prends-y garde, la dispute nous serait
fatale. Si le fils d'une femme perdue combat pour une femme perdue, il
appelle le jugement. Adieu, bâtard.

MARGARÉLON.--Que le diable t'emporte, lâche!

(Ils sortent.)


SCÈNE IX

Le théâtre représente une autre partie de la plaine.

_Entre_ HECTOR.


HECTOR.--Coeur gangrené, sous de si beaux dehors, ta belle armure t'a
coûté la vie! A présent ma tâche de ce jour est finie, je vais reprendre
haleine. Repose-toi, mon épée: tu es rassasiée de sang et de carnage.

(Il ôte son casque et suspend son bouclier derrière lui.)

(Achille survient à la tête de ses Myrmidons.)

ACHILLE.--Regarde, Hector, vois: le soleil est prêt à se coucher;
vois comme la nuit hideuse suit la trace de l'astre au moment où il va
s'abaisser sous l'horizon, et faire place aux ténèbres pour terminer le
jour: la vie d'Hector est finie.

HECTOR.--Je suis désarmé. N'abuse pas de cet avantage, Grec.

ACHILLE.--Frappez, soldats, frappez! c'est lui que je cherche. (_Hector
tombe_.) Ilion, tu vas tomber après lui; Troie, tombe en ruines! ici
gisent ton coeur, tes os et tes muscles.--Allons, Myrmidons; et criez
tous de toutes vos forces: Achille a tué le puissant Hector! (_On sonne
la retraite_.) Écoutez: on sonne la retraite du côté des Grecs.

UN MYRMIDON.--Les trompettes de Troie la sonnent aussi, seigneur.

ACHILLE.--Les dragons de la nuit étendent leurs ailes sur la terre et
séparent les deux armées comme les juges du combat; mon épée à demi
rassasiée, qui aurait volontiers achevé son repas, charmée de ce
morceau friand, rentre ainsi dans son lit. (_Il remet son épée dans le
fourreau_.)--Allons, liez son corps à la queue de mon cheval: je veux
traîner ce Troyen le long de la plaine.

(Ils sortent.)


SCÈNE X

Toujours entre la ville et le camp des Grecs.

AGAMEMNON, AJAX, MÉNÉLAS, NESTOR, DIOMÈDE _et les autres guerriers en
marche_.--_Acclamations_.


AGAMEMNON.--Écoutez, écoutez! Quelles sont ces clameurs?

NESTOR.--Silence, tambours.

UN CRI.--Achille! Achille! Hector est tué! Achille!

DIOMÈDE.--On crie: Hector est tué, et par Achille!

AJAX.--Si cela est, qu'il ne s'en enorgueillisse pas. Le grand Hector
était un aussi brave guerrier que lui.

AGAMEMNON.--Marchons avec ordre.--Qu'on dépêche quelqu'un pour prier
Achille de venir nous trouver dans notre tente. Si les dieux nous ont
témoigné leur faveur par la mort d'Hector, la fameuse Troie est à nous,
et nos sanglantes guerres sont finies.

(Ils sortent.)


SCÈNE XI

Une autre partie du champ de bataille.

ÉNÉE, _suivi des Troyens_.


ÉNÉE.--Arrêtez, nous sommes maîtres du champ de bataille; ne rentrons
pas chez nous; restons ici toute la nuit.

(Troïlus arrive.)

TROÏLUS.--Hector est tué.

TOUS LES TROYENS.--Hector!--Que les dieux nous en préservent!

TROÏLUS.--Il est mort; et, attaché à la queue du cheval de son
meurtrier, comme le plus vil des animaux, il est honteusement traîné le
long de la plaine. Cieux! courroucez-vous, hâtez-vous d'accomplir votre
vengeance. Asseyez-vous, dieux, sur vos trônes, et souriez à Troie;
oui, montrez votre clémence dans la rapidité de nos désastres, et ne
prolongez point notre destruction inévitable.

ÉNÉE.--Seigneur, vous découragez toute l'armée.

TROÏLUS.--Vous qui me parlez ainsi, vous ne me comprenez pas. Je ne
parle pas de fuite, de crainte ou de mort; mais je brave tous les
dangers, tous les maux dont nous menacent les hommes et les dieux.
Hector n'est plus! Qui l'annoncera à Priam ou à Hécube? Que celui qui
veut être appelé un hibou sinistre aille à Troie, et dise: Hector est
mort! Ce mot changera Priam en pierre, et les épouses et les jeunes
filles en fontaines et en Niobés, fera de froides statues des jeunes
gens, et, en un mot, jettera Troie entière dans la consternation. Mais
allons, marchons! Hector est mort, il n'y a rien de plus à dire: arrêtez
cependant... Exécrables tentes, fièrement plantées sur nos plaines
phrygiennes, que Titan se lève aussitôt qu'il l'osera, je vous
traverserai de part en part. Et toi, lâche géant, nul espace de terre ne
séparera nos deux haines: je t'obséderai comme une conscience coupable
qui crée des spectres aussi vite que la fureur enfante des pensées.
Donnez le signal de la marche vers Troie; prenons courage et marchons;
l'espoir de la vengeance couvrira notre douleur intérieure.

(Énée sort avec les Troyens.)

(Au moment où Troïlus va sortir, Pandare entre de l'autre côté.)

PANDARE.--Écoutez donc, écoutez donc!

TROÏLUS.--Loin d'ici, vil entremetteur! que l'ignominie et la honte
poursuivent ta vie et accompagnent à jamais ton nom!

(Troïlus sort.)

PANDARE.--Voilà un excellent topique pour mes douleurs. O monde!
monde! monde! c'est ainsi que le pauvre agent est méprisé! O fourbes et
entremetteurs, comme à force de protestations on vous presse d'agir, et
comme on vous en récompense mal! Pourquoi donc nos efforts sont-ils
si recherchés et nos succès si dédaignés! Quels vers citer à ce sujet?
quels exemples? Voyons.

  Le bourdon chante joyeusement
  Tant qu'il conserve son miel et son aiguillon;
  Mais une fois qu'il a perdu sa queue armée,
  Adieu son miel et ses doux bourdonnements.

Bonnes gens qui faites le commerce de la chair, écrivez cette leçon sur
vos tapisseries.

Vous tous qui dans cette assemblée êtes du château de la complaisance,
que vos yeux, à demi sortis de leur orbite pleurent la chute de
Pandare; ou, si vous ne pouvez pleurer, du moins donnez-lui quelques
gémissements; si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour les douleurs de
vos os malades, vous frères et soeurs, qui faites métier de veiller à
la porte. Dans deux mois d'ici environ, mon testament sera fait; il le
serait même déjà, sans la crainte que j'ai que quelque maligne oie
de Winchester[54] ne le sifflât: jusqu'à ce moment je transpirerai et
chercherai mes aises; et, l'instant venu, je vous lègue mes maladies.

(Il sort.)

[Note 54: Les filles de joie étaient anciennement sous la
juridiction de l'évêque de Winchester.]

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.







End of Project Gutenberg's Troïlus et Cressida, by William Shakespeare

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electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
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property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
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DAMAGE.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.

*** END: FULL LICENSE ***