La vie et la mort du roi Richard III

By William Shakespeare

The Project Gutenberg EBook of La vie et la mort du roi Richard III, by 
William Shakespeare, 1564-1616

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Title: La vie et la mort du roi Richard III

Author: William Shakespeare, 1564-1616

Translator: François Pierre Guillaume Guizot, 1787-1874

Release Date: October 3, 2008 [EBook #26759]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK RICHARD III ***




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     Note du transcripteur.

     ===============================================
     Ce document est tiré de:

     OEUVRES COMPLÈTES DE
     SHAKSPEARE

     TRADUCTION DE
     M. GUIZOT

     NOUVELLE ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE
     AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
     DES NOTICES SUR CHAQUE PIÈCE ET DES NOTES.

     Volume 8
     La vie et la mort du roi Richard III
     Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
     POEMES ET SONNETS:
     Vénus et Adonis.--La mort de Lucrèce
     La plainte d'une amante
     Le Pèlerin amoureux.--Sonnets.

     PARIS
     A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
     DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
     35, QUAI DES AUGUSTINS
     1863

     =================================================



                          LA VIE ET LA MORT
                         DU ROI RICHARD III

                              TRAGÉDIE



                               NOTICE
                 SUR LA VIE ET LA MORT DE RICHARD III

Richard III est l'un de ces hommes qui ont fait sur leur temps cette
impression d'horreur et d'effroi toujours fondée sur quelque cause
réelle, bien qu'ensuite elle porte à exagérer les réalités. Hollinshed
le met au nombre de «ces personnes mauvaises qui ne vivront une heure
exemptes de faire et exercer cruauté, méchef et outrageuse façon de
vivre.» Sans doute, et la critique historique en a fourni la preuve, la
vie de Richard a été chargée de plusieurs crimes qui ne lui ont pas
appartenu; mais ces erreurs et ces exagérations, fruit naturel du
sentiment populaire, expliquent, sans la justifier, la bizarre fantaisie
qu'a eue Horace Walpole de réhabiliter la mémoire de Richard, en le
déchargeant de la plupart des crimes dont on l'accuse. C'est là une de
ces questions paradoxales sur lesquelles s'échauffe l'imagination du
critique qui s'en est laissé saisir, et où la plus ingénieuse discussion
ne sert ordinairement qu'à prouver jusqu'à quel point l'esprit peut
s'employer à embarrasser la marche simple et ferme de la vérité. Sans
doute il ne faut pas juger un personnage de ces temps de désordre
d'après les habitudes douces et régulières de nos idées modernes, et
beaucoup de choses doivent être mises sur le compte de l'entourage
d'hommes et de faits au milieu desquels apparaissent les caractères
historiques; mais lorsqu'à l'époque où a vécu Richard III, après les
horreurs de la Rose rouge et de la Rose blanche, la haine publique va
choisir un homme entre tous pour le présenter comme un modèle de cruauté
et de perfidie, il faut assurément qu'il y ait eu dans ses crimes
quelque chose d'extraordinaire, ne fût-ce que cet éclat que peut y
ajouter la supériorité des talents et du caractère qui, lorsqu'elle
s'emploie au crime, le rend à la fois plus dangereux et plus insultant.

L'opinion généralement établie sur Richard a pu contribuer au succès de
la pièce qui porte son nom: aucun peut-être des ouvrages de Shakspeare
n'est demeuré aussi populaire en Angleterre. Les critiques ne l'ont pas
eu général traité aussi favorablement que le public; quelques-uns, entre
autres Johnson, se sont étonnés de son prodigieux succès; on pourrait
s'étonner de leur surprise si l'on ne savait, par expérience, que le
critique, chargé de mettre de l'ordre dans les richesses dont le public
a joui d'abord confusément, s'affectionne quelquefois tellement à cet
ordre et surtout à la manière dont il l'a conçu, qu'il se laisse
facilement induire à condamner les beautés auxquelles, dans son système,
il ne sait pas trouver une place convenable.

_Richard III_ présente, plus qu'aucun des grands ouvrages de Shakspeare,
les défauts communs aux pièces historiques qui étaient avant lui en
possession du théâtre; on y retrouve cet entassement de faits, cette
accumulation de catastrophes, cette invraisemblance de la marche
dramatique et de l'exécution théâtrale, résultats nécessaires de tout ce
mouvement matériel que Shakspeare a réduit, autant qu'il l'a pu, dans
les sujets dont il disposait plus librement, mais qui ne pouvait être
évité dans des sujets nationaux d'une date si récente, et dont tous les
détails étaient si présents à la mémoire des spectateurs. Peut-être en
doit-on admirer davantage le génie qui a su se tracer sa route dans ce
chaos, et diriger à travers ce labyrinthe un fil qui ne s'interrompt et
ne se perd jamais. Une idée domine toute la pièce, c'est celle de la
juste punition des crimes qui ont ensanglanté les querelles d'York et de
Lancaster. Exemple et organe à la fois de la colère céleste, Marguerite,
par les cris de sa douleur, appelle sans cesse la vengeance sur ceux qui
ont commis tant de forfaits, sur ceux même qui en ont profité; c'est
elle qui leur apparaît quand cette vengeance les a atteints; son nom se
mêle à l'effroi de leurs derniers moments, c'est sous sa malédiction
qu'ils croient succomber autant que sous les coups de Richard,
sacrificateur du temple sanglant dont Marguerite est la sibylle, et qui
lui-même tombera, dernière victime de l'holocauste, emportant avec lui
tous les crimes qu'il a vengés et tous ceux qu'il a commis.

Cette fatalité qui, dans _Macbeth_, se révèle sous la figure des
sorcières, et dans _Richard III_ sous celle de Marguerite, n'est
cependant en aucune façon la même dans les deux pièces. Macbeth,
entraîné de la vertu dans le crime, offre à notre imagination l'image
effrayante de la puissance de l'ennemi de l'homme, puissance soumise
cependant au maître éternel et suprême qui, du même coup dont il décide
la chute, prépare la punition. Richard, agent bien plus direct, bien
plus volontaire de l'esprit du mal, semble plutôt jouter avec lui que
lui obéir; et dans ce jeu terrible des pouvoirs infernaux, c'est comme
en passant que s'exerce la justice du ciel jusqu'au moment où elle
éclatera sans équivoque sur l'insolent coupable qui s'imaginait la
braver en accomplissant ses desseins.

Cette différence dans la marche des idées se peint dans tous les détails
du caractère et de la destinée des personnages. Macbeth, une fois tombé,
ne se soutient que par l'ivresse du sang où il se plonge toujours
davantage; et il arrive à la fin fatigué de ce mouvement étranger à sa
nature, désabusé des biens qui lui ont coûté si cher, et ne puisant que
dans l'élévation naturelle de son caractère la force de défendre ce
qu'il n'a presque plus le désir de conserver. Richard, inférieur à
Macbeth pour la profondeur des sentiments autant qu'il lui est supérieur
par la force de l'esprit, a cherché, dans le crime même, le plaisir
d'exercer des facultés comprimées, et de faire sentir aux autres une
supériorité ignorée ou dédaignée. Il trompe à la fois pour réussir et
pour tromper, pour s'assujettir les hommes et pour se donner le plaisir
de les mépriser; il se moque de ses dupes et des moyens qu'il a employés
pour les duper; et à la satisfaction qu'il ressent de les voir vaincus,
s'allie celle d'avoir acquis la preuve de leur faiblesse. Cependant ce
qu'il en découvre ne suffit pas encore à la tyrannie de ses volontés; la
bassesse ne va jamais tout à fait aussi loin qu'il l'a conçu, et qu'il a
eu besoin de le concevoir: obligé de sacrifier ensuite ce qu'il a
d'abord corrompu, il faut que sans cesse il séduise de nouveaux agents
pour abattre de nouvelles victimes. Mais arrive enfin le moment où ses
moyens de séduction ne suffisent plus à surmonter les difficultés qu'il
s'est créées, où l'appât qu'il peut présenter aux passions des hommes
n'est plus de force à surmonter l'effroi qu'il leur a inspiré sur leurs
intérêts les plus pressants; alors ceux qu'il avait divisés pour les
faire succomber l'un par l'autre se réunissent contre lui. Il se sentait
trop fort pour chacun d'eux, il est seul contre tous, et il a cessé
d'espérer en lui-même; il se rend justice alors, mais sans s'abandonner,
et, par un dernier effort, il se brise contre l'obstacle qu'il s'indigne
de ne pouvoir plus vaincre.

La peinture d'un pareil personnage, et des passions qu'il sait mettre en
jeu pour les faire servir à ses intérêts, offre un spectacle d'autant
plus frappant qu'on voit clairement que l'hypocrisie de Richard n'agit
que sur ceux qui ont intérêt à s'en laisser aveugler; le peuple demeure
muet à ces lâches appels par lesquels on l'invite à s'unir aux hommes en
pouvoir qui vont donner leur voix pour l'injustice; ou si quelques voix
inférieures s'élèvent, c'est pour exprimer un sentiment général
d'éloignement et d'inquiétude, et faire entrevoir, à côté d'une cour
servile, une nation mécontente. L'attente qui en résulte, le pathétique
de quelques scènes, la sombre énergie du caractère de Marguerite,
l'inquiète curiosité qui s'attache à ces projets si menaçants et si
vivement conduits, achèvent de répandre sur cet ouvrage un intérêt qui
explique la constance de son succès.

Le style de Richard III est assez simple et, si l'on en excepte un ou
deux dialogues, il offre peu de ces subtilités qui fatiguent quelquefois
dans les plus belles pièces de Shakspeare. Dans le rôle de Richard, l'un
des plus spirituels de la scène tragique, l'esprit est presque
entièrement exempt de recherche.

Ce drame comprend un espace de quatorze ans, depuis 1471 jusqu'en 1485.

Il paraît avoir été représenté en 1597: on avait, avant cette époque,
plusieurs pièces sur le même sujet.




                          LA VIE ET LA MORT
                         DU ROI RICHARD III

                              TRAGÉDIE



PERSONNAGES

    ÉDOUARD IV, roi d'Angleterre.

    ÉDOUARD, prince     }
    de Galles, ensuite  }
    Édouard V.          } fils d'Édouard IV.
                        }
    RICHARD, duc        }
    d'York.             }

    GEORGE, duc de Clarence.  }
                              } frères du
    RICHARD, duc de Glocester,} roi.
    ensuite Richard III.      }

    UN JEUNE FILS du duc de Clarence.
    HENRI, comte de Richmond, ensuite Henri VII.
    LE CARDINAL BOURCHIER, archevêque de Cantorbéry.
    THOMAS ROTHERAM, archevêque d'York.
    JOHN MORTON, évêque d'Ély.
    LE DUC DE BUCKINGHAM.
    LE DUC DE NORFOLK.
    LE COMTE DE SURREY, son fils.
    LE COMTE RIVERS, frère de la reine Élisabeth, femme d'Édouard.

    LE MARQUIS DE DORSET,}
                         } fils de la
    LORD GREY.           } reine.

    LE COMTE D'OXFORD.
    LORD HASTINGS.
    LORD STANLEY.
    LORD LOVEL.
    SIR THOMAS VAUGHAN.
    SIR RICHARD RATCLIFF.
    SIR WILLIAM CATESBY.
    SIR JAMES TYRREL.
    SIR JAMES BLUNT.
    SIR WALTER HERBERT.
    SIR ROBERT BRAKENBURY, lieutenant de la Tour de Londres.
    CHRISTOPHE URSWICK, prêtre.
    UN AUTRE PRETRE.
    LE LORD MAIRE DE LONDRES.
    LE SHERIF DE WILTSHIRE.
    LA REINE ÉLISABETH, femme d'Édouard IV.
    LA REINE MARGUERITE D'ANJOU, veuve de Henri VI.
    LA DUCHESSE D'YORK, mère d'Édouard IV, duc de Clarence, et du
           duc de Glocester.
    LADY ANNE, veuve d'Édouard, prince de Galles, fils de Henri VI,                  mariée ensuite au duc de Glocester.
    UNE FILLE du duc de Clarence.

    LORDS, et autres personnes de la suite. DEUX GENTILSHOMMES, UN
    POURSUIVANT, UN CLERC, CITOYENS, MEURTRIERS, MESSAGERS, SPECTRES,
    SOLDATS, ETC.

La scène est en Angleterre.




                             ACTE PREMIER




SCÈNE I

A Londres.--Une rue.

_Entre_ LE DUC DE GLOCESTER.


GLOCESTER.--Enfin le soleil d'York a changé en un brillant été l'hiver
de nos disgrâces, et les nuages qui s'étaient abaissés sur notre maison
sont ensevelis dans le sein du profond Océan. Maintenant notre front est
ceint des guirlandes de la victoire, et nos armes brisées sont
suspendues pour lui servir de monument. Le funeste bruit des combats a
fait place à de joyeuses réunions, nos marches guerrières à des danses
agréables. La guerre au visage renfrogné a aplani son front chargé de
rides, et maintenant, au lieu de monter des coursiers armés pour le
combat, et de porter l'effroi dans l'âme des ennemis tremblants, elle
danse d'un pied léger dans les appartements des femmes, charmée par les
sons d'un luth voluptueux. Mais moi qui ne suis point formé pour ces
jeux badins, ni tourné de façon à caresser de l'oeil une glace
amoureuse; moi qui suis grossièrement bâti et qui n'ai point cette
majesté de l'amour qui se pavane devant une nymphe folâtre et légère;
moi en qui sont tronquées toutes les belles proportions, moi dont la
perfide nature évita traîtreusement de tracer les traits lorsqu'elle
m'envoya avant le temps dans ce monde des vivants, difforme, ébauché, à
peine à moitié fini, et si irrégulier, si étrange à voir, que les chiens
aboient contre moi quand je m'arrête auprès d'eux; moi qui, dans ces
ébats efféminés de la paix, n'ai aucun plaisir auquel je puisse passer
le temps, à moins que je ne le passe à observer mon ombre au soleil, et
à deviser sur ma propre difformité;--si je ne puis être amant et
contribuer aux plaisirs de ces beaux jours de galanterie, je suis décidé
à me montrer un scélérat, et je hais les amusements de ces jours de
frivolité. J'ai ourdi des plans, j'ai fait servir de radoteuses
prophéties, des songes, des libelles à élever de dangereux soupçons,
propres à animer l'un contre l'autre d'une haine mortelle mon frère
Clarence et le roi; et pour peu que le roi Édouard soit aussi franc,
aussi fidèle à sa parole, que je suis rusé, fourbe et traître, ce jour
doit voir Clarence mis en cage d'après une prédiction qui annonce que
G... donnera la mort aux héritiers d'Édouard. Pensées, replongez-vous
dans le fond de mon âme. Voilà Clarence. _(Entre Clarence avec des
gardes et Brakenbury_.) Bonjour, mon frère. Que signifie cette garde
armée qui suit Votre Grâce?

CLARENCE.--C'est Sa Majesté qui, chérissant la sûreté de ma personne, me
l'a donnée pour me conduire à la Tour.

GLOCESTER.--Et pour quelle cause?

CLARENCE.--Parce que mon nom est _George_.

GLOCESTER.--Hélas! milord, cette faute n'est pas la vôtre. Ce sont vos
parrains qu'il devrait faire mettre en prison pour cela. Oh! selon toute
apparence, Sa Majesté a le projet de vous faire baptiser de nouveau dans
la Tour.--Mais au vrai, Clarence, quelle est la raison?--Puis-je le
savoir?

CLARENCE.--Oui, Richard, quand je le saurai: car je proteste que, quant
à présent, je l'ignore: mais autant que j'ai pu comprendre, il prête
l'oreille à des prophéties, à des songes; il veut ôter de l'alphabet la
lettre G, et il dit qu'un sorcier lui a annoncé que G... priverait ses
enfants de sa succession: et parce que mon nom commence par un G, il en
conclut dans sa tête que c'est moi qui suis désigné. Ce sont ces
sottises-là et quelques autres du même genre qui, à ce que j'apprends,
ont déterminé Sa Majesté à me faire emprisonner.

GLOCESTER.--Oui, voilà ce qui arrive lorsque les hommes sont gouvernés
par les femmes.--Ce n'est pas le roi qui vous envoie à la Tour: c'est sa
femme milady Grey: Clarence, c'est elle qui pousse à cette extrémité.
N'est-ce pas elle, et cet honnête homme de bien Antoine Woodville son
frère, qui ont fait envoyer lord Hastings à la Tour, dont il vient de
sortir ce jour même? Nous ne sommes pas en sûreté, Clarence, nous ne
sommes pas en sûreté.

CLARENCE.--Par le Ciel, je crois en effet que personne n'est en sûreté
ici que les parents de la reine, et les messagers nocturnes qui se
fatiguent à aller et venir entre le roi et sa maîtresse Jeanne Shore.
N'avez-vous pas su quelles humbles supplications lui a faites le lord
Hastings pour obtenir sa délivrance?

GLOCESTER.--C'est par ses humbles prières à cette divinité que milord
chambellan a obtenu sa liberté. Je vous le dis: si nous voulons nous
conserver dans les bonnes grâces du roi, je pense que le meilleur moyen
est de nous mettre au nombre de ses gens, de porter sa livrée. La
vieille et jalouse veuve et celle-ci, depuis que notre frère en a fait
des dames, sont de puissantes commères dans cette monarchie.

BRAKENBURY.--Je demande pardon à Vos Grâces: mais Sa Majesté m'a
expressément enjoint de ne permettre à aucun homme, de quelque rang
qu'il puisse être, un entretien particulier avec son frère.

GLOCESTER.--Oui? Eh bien, s'il plaît à Votre Seigneurie, Brakenbury,
vous pouvez être en tiers dans tout ce que nous disons: il n'y a nul
crime de trahison dans nos paroles, mon cher.--Nous disons que le roi
est sage et vertueux, et que la noble reine est d'âge à plaire, belle et
point jalouse.--Nous disons que la femme de Shore a le pied mignon, les
lèvres vermeilles comme la cerise, un oeil charmant, le discours
infiniment agréable; que les parents de la reine sont devenus de beaux
gentilshommes: qu'en dites-vous, mon ami? Tout cela n'est-il pas vrai?

BRAKENBURY.--Milord, je n'ai rien à faire de tout cela.

GLOCESTER.--Rien à faire avec mistriss Shore? Je te dis, ami, que celui
qui a quelque chose à faire avec elle, hors un seul, ferait bien de le
faire en secret et quand ils seront seuls.

BRAKENBURY.--Hors un seul! lequel, milord?

GLOCESTER.--Eh! son mari, apparemment.--Voudrais-tu me trahir?

BRAKENBURY.--Je supplie Votre Grâce de me pardonner, et aussi de cesser
cet entretien avec le noble duc.

CLARENCE.--Nous connaissons le devoir qui t'est imposé, Brakenbury, et
nous allons obéir.

GLOCESTER.--Nous sommes les sujets méprisés[1] de la reine, et il nous
faut obéir!--Adieu, mon frère. Je vais trouver le roi, et à quoi que ce
soit qu'il vous plaise de m'employer, fût-ce d'appeler ma soeur la veuve
que s'est donnée le roi Édouard, je ferai tout pour hâter votre
délivrance.--En attendant, ce profond outrage fait à l'union fraternelle
m'affecte plus profondément que vous ne pouvez l'imaginer.

[Note 1: We are the queen abjects.

_Nous sommes les abjects de la reine._ Il a fallu renoncer à rendre
cette amère plaisanterie de Richard, qui ne pouvait conserver en
français le sel qu'elle a en anglais, où _abjects et subjects_ ayant la
même terminaison, l'un peut être substitué à l'autre sans laisser aucune
équivoque sur l'intention de l'interlocuteur.]

CLARENCE.--Je sais qu'il ne plaît à aucun de nous.

GLOCESTER.--Allez, votre emprisonnement ne sera pas long: je vous en
délivrerai, ou je prendrai votre place. En attendant, tâchez d'avoir
patience.

CLARENCE.--Il le faut bien. Adieu.

(Clarence sort avec Brakenbury et les gardes.)

GLOCESTER.--Va, suis ton chemin, par lequel tu ne repasseras jamais,
simple et crédule Clarence. Je t'aime tant, que dans peu j'enverrai ton
âme dans le ciel, si le ciel veut en recevoir le présent de ma main.
Mais qui s'approche? C'est Hastings, tout nouvellement élargi.

(Entre Hastings.)

HASTINGS.--Bonjour, mon gracieux lord.

GLOCESTER.--Bonjour, mon digne lord chambellan. Je me félicite de vous
voir rendu au grand air. Comment Votre Seigneurie a-t-elle supporté son
emprisonnement?

HASTINGS.--Avec patience, mon noble lord, comme il faut que fassent les
prisonniers. Mais j'espère vivre, milord, pour remercier les auteurs de
mon emprisonnement.

GLOCESTER.--Oh! sans doute, sans doute; et Clarence l'espère bien aussi:
car ceux qui se sont montrés vos ennemis sont aussi les siens, et ils
ont réussi contre lui, comme contre vous.

HASTINGS.--C'est pitié que l'aigle soit mis en cage, tandis que les
vautours et les étourneaux pillent en liberté.

GLOCESTER.--Quelles nouvelles du dehors?

HASTINGS.--Il n'y a rien au dehors d'aussi fâcheux que ce qui se passe
ici.--Le roi est en mauvais état, faible, mélancolique, et ses médecins
en sont fort inquiets.

GLOCESTER.--Oui, par saint Paul; voilà une nouvelle bien fâcheuse en
effet! oh! il a suivi longtemps un mauvais régime; et il a par trop
épuisé sa royale personne: cela est triste à penser. Mais quoi,
garde-t-il le lit?

HASTINGS.--Il est au lit.

GLOCESTER.--Allez-y le premier, et je vais vous suivre. _(Hastings
sort_.) Il ne peut vivre; je l'espère: mais il ne faut pas qu'il meure
avant que George ait été dépêché en poste pour le ciel.--Je vais entrer,
pour irriter encore plus sa haine contre Clarence par des mensonges
armés d'arguments qui aient du poids; et si je n'échoue pas dans mes
profondes machinations, Clarence n'a pas un jour de plus à vivre. Cela
fait, que Dieu dispose du roi Édouard dans sa miséricorde, et me laisse
à mon tour la scène du monde pour m'y démener.--Alors j'épouserai la
fille cadette de Warwick.... Quoi, après avoir tué son mari et son
père?--Le moyen le plus court de donner satisfaction à cette pauvre
créature, c'est de devenir son mari et son père; et c'est ce que je veux
faire, non pas tant par amour que pour certaine autre vue secrète à
laquelle je dois parvenir en l'épousant.--Mais me voilà toujours à
courir au marché avant mon cheval. Clarence respire encore, Édouard vit
et règne: c'est quand ils n'y seront plus que je pourrai faire le compte
de mes bénéfices.

(Il sort.)




SCÈNE II

Toujours à Londres.--Une rue.

_Entre le convoi du roi Henri VI; son corps est porté dans un cercueil
découvert et entouré de troupes avec des hallebardes; _LADY ANNE
_suivant le deuil_.


ANNE.--Déposez, déposez ici votre honorable fardeau (si du moins
l'honneur peut s'ensevelir dans un cercueil): laissez-moi un moment
répandre les pleurs du deuil sur la mort prématurée du vertueux
Lancastre.--Pauvre image glacée d'un saint roi! pâles cendres de la
maison de Lancastre! restes privés de sang royal, qu'il me soit permis
d'adresser à ton ombre la prière d'écouter les lamentations de la pauvre
Anne, de la femme de ton Édouard, de ton fils massacré, percé de la même
main qui t'a fait ces blessures! Vois; dans ces ouvertures par où ta vie
s'est écoulée, je verse le baume inutile de mes pauvres yeux. Oh!
maudite soit la main qui a ouvert ces larges plaies! maudit soit le
coeur qui en eut le courage! maudit le sang qui fit couler ce sang! Que
des calamités plus désastreuses que je n'en peux souhaiter aux serpents,
aux aspics, aux crapauds, à tous les reptiles venimeux qui rampent en ce
monde tombent sur l'odieux misérable qui, par ta mort, causa notre
misère! Si jamais il a un fils, que ce fils, avorton monstrueux, amené
avant terme à la lumière du jour, effraye de son aspect hideux et contre
nature la mère qui l'attendait pleine d'espérance; et qu'il soit
l'héritier du malheur qui accompagne son père! Si jamais il a une
épouse, qu'elle devienne, par sa mort, plus misérable encore que je ne
le suis par la perte de mon jeune seigneur et par la sienne!--Allons,
marchez maintenant vers Chertsey, avec le saint fardeau que vous avez
tiré de Saint-Paul, pour l'inhumer en ce lieu.--Et toutes les fois que
vous serez fatigués de le porter, reposez-vous, tandis que je ferai
entendre mes lamentations sur le corps du roi Henri.

(Les porteurs reprennent le corps et se remettent en marche.)

(Entre Glocester.)

GLOCESTER.--Arrêtez, vous qui portez ce corps; posez-le à terre.

ANNE.--Quel noir magicien évoque ici ce démon, pour venir mettre
obstacle aux oeuvres pieuses de la charité?

GLOCESTER.--Misérables, posez ce corps, vous dis-je; ou, par saint Paul,
je fais un corps mort du premier qui me désobéira.

ANNE.--Milord, rangez-vous, et laissez passer ce cercueil.

GLOCESTER.--Chien mal-appris! Arrête quand je te l'ordonne: relève ta
hallebarde de dessous ma poitrine; ou, par saint Paul, je t'étends à
terre d'un seul coup, et je te foule sous mes pieds, malotru, pour punir
ton audace.

(Les porteurs déposent le corps.)

ANNE.--Quoi! vous tremblez? vous avez peur?--Hélas! je ne vous blâme
point. Vous êtes des mortels, et les yeux des mortels ne peuvent
soutenir la vue du démon... Eloigne-toi, effroyable ministre des
enfers!--Tu n'avais de pouvoir que sur son corps mortel: tu ne peux en
avoir sur son âme; ainsi, va-t'en.

GLOCESTER.--Douce sainte, au nom de la charité, point tant
d'imprécations.

ANNE.--Horrible démon, au nom de Dieu, loin d'ici, et laisse-nous en
paix. Tu as établi ton enfer sur cette heureuse terre que tu as remplie
de cris de malédiction, et de profondes exclamations de douleur. Si tu
te plais à contempler tes odieux forfaits, regarde cet échantillon de
tes assassinats. Oh! voyez, voyez! les blessures de Henri mort rouvrent
leurs bouches glacées, et saignent de nouveau. Rougis, rougis de honte,
masse odieuse de difformités: car c'est ta présence qui fait sortir le
sang de ces vides et froides veines qui ne contenaient plus de sang.
C'est ton forfait inhumain et contre nature qui provoque ce déluge
contre nature.--O Dieu, qui formas ce sang, venge sa mort! Terre qui
bois ce sang, venge sa mort! Ciel, d'un trait de ta foudre frappe à mort
le meurtrier; ou bien ouvre ton soin, ô terre, et dévore-le à l'instant
comme tu engloutis le sang de ce bon roi, qu'a assassiné son bras
conduit par l'enfer.

GLOCESTER.--Madame, vous ignorez les règles de la charité, qui rend le
bien pour le mal, et bénit ceux qui nous maudissent.

ANNE.--Scélérat, tu ne connais aucune loi, ni divine ni humaine: il
n'est point de bête si féroce qui ne sente quelque atteinte de pitié.

GLOCESTER.--Je n'en sens aucune, preuve que je ne suis point une de ces
bêtes.

ANNE.--O prodige! entendre le diable dire la vérité!

GLOCESTER.--Il est encore plus prodigieux de voir un ange se mettre
ainsi en colère.--Souffrez, divine perfection entre les femmes, que je
puisse me justifier en détail de ces crimes supposés.

ANNE.--Souffre plutôt, monstre d'infection entre tous les hommes, que,
pour ces crimes bien connus, je maudisse en détail ta personne maudite.

GLOCESTER.--Toi, qui es trop belle pour que des noms puissent exprimer
ta beauté, accorde-moi avec patience quelques instants pour m'excuser.

ANNE.--Toi qui es plus odieux que le coeur ne peut le concevoir, il
n'est pour toi d'autre excuse admissible que d'aller te pendre.

GLOCESTER.--Par un pareil désespoir je m'accuserais moi-même.

ANNE.--Et c'est par le désespoir que tu pourrais t'excuser, en faisant
sur toi-même une juste vengeance de l'injuste carnage que tu fais des
autres.

GLOCESTER.--Dites, si je ne les avais pas tués?

ANNE.--Eh bien, alors ils ne seraient pas morts! mais ils sont morts, et
par toi, scélérat diabolique.

GLOCESTER.--Je n'ai point tué votre mari.

ANNE.--Il est donc vivant?

GLOCESTER.--Non, il est mort; il a été tué de la main d'Édouard.

ANNE.--Tu as menti par ton infâme gorge.--La reine Marguerite a vu ton
épée meurtrière fumante de son sang, cette même épée que tu allais
ensuite diriger contre elle-même, si tes frères n'en eussent écarté la
pointe.

GLOCESTER.--Je fus provoqué par sa langue calomnieuse, qui chargeait de
leur crime ma tête innocente.

ANNE.--Tu fus provoqué par ton âme sanguinaire, qui ne rêva jamais que
sang et carnage.--N'as-tu pas tué ce roi?

GLOCESTER.--Je vous l'accorde.

ANNE.--Tu l'accordes, porc-épic? Eh bien, que Dieu m'accorde donc aussi
que tu sois damné pour cette action maudite!--Oh! il était bon, doux,
vertueux.

GLOCESTER.--Il n'en était que plus digne du Roi du ciel, qui le possède
maintenant.

ANNE.--Il est dans le ciel, où tu n'entreras jamais.

GLOCESTER.--Qu'il me remercie donc de l'y avoir envoyé: il était plus
fait pour ce séjour que pour la terre.

ANNE.--Et toi, tu n'es fait pour aucun autre séjour que l'enfer.

GLOCESTER.--Il y aurait encore une autre place, si vous me permettiez de
la nommer.

ANNE.--Quelque cachot, sans doute.

GLOCESTER.--Votre chambre à coucher.

ANNE.--Que l'insomnie habite la chambre où tu reposes!

GLOCESTER.--Elle l'habitera, madame, jusqu'à ce que j'y repose entre vos
bras[2].

[Note 2: _Till I lie with you_.]

ANNE.--Je l'espère ainsi.

GLOCESTER.--Et moi, j'en suis sûr.--Mais, aimable lady Anne, finissons
cet assaut de mots piquants, et discutons d'une manière plus
posée.--L'auteur de la mort prématurée de ces Plantagenet, Henri et
Édouard, n'est-il pas aussi condamnable que celui qui en a été
l'instrument?

ANNE.--Tu en as été la cause, et de toi est sorti cet effet maudit.

GLOCESTER.--C'est votre beauté qui a été la cause de cet effet. Oui,
votre beauté qui m'obsédait pendant mon sommeil, et me ferait
entreprendre de donner la mort au monde entier, si je pouvais à ce prix
vivre seulement une heure sur votre sein charmant.

ANNE.--Si je pouvais le croire, je te déclare, homicide, que tu me
verrais déchirer de mes ongles la beauté de mon visage.

GLOCESTER.--Jamais mes yeux ne supporteraient la destruction de cette
beauté. Vous ne parviendrez pas à l'outrager, tant que je serai présent.
C'est elle qui m'anime comme le soleil anime le monde: elle est ma
lumière, ma vie.

ANNE.--Que la sombre nuit enveloppe ta lumière, que la mort éteigne ta
vie!

GLOCESTER.--Ne prononce pas de malédictions contre toi-même, belle
créature; tu es pour moi l'une et l'autre.

ANNE.--Je le voudrais bien, pour me venger de toi.

GLOCESTER.--C'est une haine bien contre nature, que de vouloir te venger
de celui qui t'aime!

ANNE.--C'est une haine juste et raisonnable, que de vouloir être vengée
de celui qui a tué mon mari.

GLOCESTER.--Celui qui t'a privée de ton mari ne l'a fait que pour t'en
procurer un meilleur.

ANNE.--Il n'en existe point de meilleur que lui sur la terre.

GLOCESTER.--Il en est un qui vous aime plus qu'il ne vous aimait.

ANNE.--Nomme-le.

GLOCESTER.--Plantagenet.

ANNE.--Eh! c'était lui.

GLOCESTER.--C'en est un du même nom; mais d'une bien meilleure nature.

ANNE.--Où donc est-il?

GLOCESTER.--Le voilà. (_Elle lui crache au visage_.) Pourquoi me
craches-tu au visage?

ANNE.--Je voudrais, à cause de toi, que ce fût un mortel poison.

GLOCESTER.--Jamais poison ne vint d'un si doux endroit.

ANNE.--Jamais poison ne tomba sur un plus odieux crapaud.--Ote-toi de
mes yeux; ta vue finirait par me rendre malade.

GLOCESTER.--C'est de tes yeux, douce beauté, que les miens ont pris mon
mal.

ANNE.--Que n'ont-ils le regard du basilic pour te donner la mort!

GLOCESTER.--Je le voudrais, afin de mourir tout d'un coup, au lieu
qu'ils me font mourir sans m'ôter la vie. Tes yeux ont tiré des miens
des larmes amères. Ils les ont fait honteusement rougir de pleurs
puérils, ces yeux qui ne versèrent jamais une larme de pitié, ni quand
mon père York et Édouard pleurèrent au douloureux gémissement que poussa
Rutland dans l'instant où l'affreux Clifford le perça de son épée; ni
lorsque ton belliqueux père, me faisant le funeste récit de la mort de
mon père, s'interrompit vingt fois pour pleurer et sangloter comme un
enfant, et que tous les assistants avaient les joues trempées de larmes,
comme des arbres chargés des gouttes de la pluie; en ces tristes
instants mes yeux virils ont dédaigné de s'humecter d'une seule larme;
mais ce que n'ont pu faire toutes ces douleurs, ta beauté l'a fait, et
mes yeux sont aveuglés de pleurs. Jamais je n'ai supplié ni ami ni
ennemi; jamais ma langue ne put apprendre un doux mot capable d'adoucir
la colère; mais aujourd'hui que ta beauté peut en être le prix, mon
coeur superbe sait supplier, et pousse ma langue à parler. (_Anne le
regarde avec dédain_.) Ah! n'enseigne pas à tes lèvres cette expression
de mépris: elles ont été faites pour le baiser et non pour l'outrage. Si
ton coeur vindicatif ne sait pas pardonner, tiens, je te prête cette
épée acérée: si tel est ton désir, enfonce-la dans ce coeur sincère, et
fais enfuir une âme qui t'adore: j'offre mon sein nu au coup mortel, et
à tes genoux je te demande humblement la mort. (_Il découvre son sein:
Anne dirige l'épée contre lui_.) Non, n'hésite pas: j'ai tué le roi
Henri.--Mais ce fut ta beauté qui m'y entraîna. Allons, hâte-toi.--C'est
moi qui ai poignardé le jeune Édouard. (_Elle dirige de nouveau l'épée
contre lui_.) Mais ce fut ce visage céleste qui poussa mes coups. (_Elle
laisse tomber l'épée_.) Relève cette épée ou relève-moi.

ANNE.--Lève-toi, fourbe: quoique je désire ta mort, je ne veux pas être
ton bourreau.

GLOCESTER.--Eh bien, ordonne-moi de me tuer, et je t'obéirai.

ANNE.--Je te l'ai déjà dit.

GLOCESTER.--C'était dans ta colère.... Redis-le encore; et au moment où
tu auras prononcé l'ordre, cette main qui, par amour pour toi, tua
l'objet de ton amour, tuera encore, par amour pour toi, un amant bien
plus sincère. Tu auras contribué à leur mort à tous deux.

ANNE.--Plût à Dieu que je pusse connaître ton coeur!

GLOCESTER.--Ma langue vous le représente.

ANNE.--Je crains bien qu'ils ne soient faux tous deux.

GLOCESTER.--Il n'y eut donc jamais d'homme sincère.

ANNE.--Bien, bien; reprenez votre épée.

GLOCESTER.--Dis donc que tu m'as pardonné.

ANNE.--Vous le saurez par la suite.

GLOCESTER.--Mais puis-je avoir de l'espérance?

ANNE.--Tous les hommes l'ont: espère.

GLOCESTER.--Daigne porter cet anneau.

ANNE _met l'anneau à son doigt_.--Recevoir n'est pas donner.

GLOCESTER.--Vois comme cet anneau entoure ton doigt: c'est ainsi que mon
pauvre coeur est enfermé dans ton sein. Use de tous deux, car tous deux
sont à toi; et si ton pauvre et dévoué serviteur peut encore solliciter
de ta gracieuse beauté une seule faveur, tu assures son bonheur pour
jamais.

ANNE.--Quelle est cette faveur?

GLOCESTER.--Qu'il vous plaise de laisser ce triste emploi à celui qui a
plus que vous sujet de se couvrir de deuil; et d'aller d'ici vous
reposer à Crosby où, dès que j'aurai solennellement fait inhumer ce
noble roi dans le monastère de Chertsey, et arrosé son tombeau des
larmes de mon repentir, j'irai vous retrouver encore avec un vertueux
empressement. Pour plusieurs raisons que vous ignorez, je vous en
conjure, accordez-moi cette grâce.

ANNE.--De tout mon coeur; et j'ai bien de la joie de vous voir si touché
de repentir.--Tressel, et vous, Berkley, accompagnez-moi.

GLOCESTER.--Dites-moi donc adieu?

ANNE.--C'est plus que vous ne méritez: mais puisque vous m'instruisez à
vous flatter, imaginez-vous que je vous ai dit adieu.

(Lady Anne sort avec Tressel et Berkley).

GLOCESTER.--Allons, vous autres, emportez ce corps.

UN DES OFFICIERS.--A Chertsey, noble lord?

GLOCESTER.--Non, à White-Friars.--Et attendez-moi là. (_Le cortège sort
avec le corps_.) A-t-on jamais fait la cour à une femme de cette
manière? a-t-on jamais fait de cette manière la conquête d'une femme? Je
l'aurai, mais je ne compte pas la garder longtemps.--Quoi! moi qui ai
tué son époux et son père, l'attaquer au plus fort de la haine qu'elle a
pour moi dans le coeur, les malédictions à la bouche, les larmes dans
les yeux, et en présence de l'objet sanglant qui excite sa vengeance!
Dieu, sa conscience et ce cercueil sollicitaient contre moi; et moi,
sans aucun ami pour appuyer mes sollicitations, que le diable en
personne et mes regards dissimulés! Et en venir à bout! c'est du moins
ce qu'on peut parier, le monde contre rien.--Ah! a-t-elle donc déjà
oublié son époux, ce brave Édouard, que j'ai, il y a à peu près trois
mois, poignardé à Tewksbury dans ma fureur? Le plus gracieux et le plus
aimable gentilhomme que puisse jamais offrir l'univers entier, formé par
la nature avec prodigalité; jeune, vaillant, sage, et l'on n'en peut
douter, tout fait pour être roi? Et elle abaisse ses regards sur moi qui
ai moissonné dans son riche printemps cet aimable prince, et qui ai fait
de son lit le séjour d'un douloureux veuvage! sur moi, qui tout entier
ne vaux pas la moitié de ce que valait Édouard! sur moi, boiteux et si
horriblement contrefait! Mon duché contre un misérable denier, que je me
suis mépris tout ce temps sur ma personne. Sur ma vie, elle trouve,
quoique je n'en puisse faire autant, que je suis un homme singulièrement
bien tourné. Allons, je veux faire emplette de miroirs, et entretenir à
mes frais quelques douzaines de tailleurs, pour étudier les modes et en
parer ma personne: puisque me voilà parvenu à gagner ses bonnes grâces,
je ferai bien quelques frais pour me maintenir dans cette heureuse
situation.--Mais commençons par faire loger le compagnon dans son
tombeau, et ensuite je reviendrai soupirer aux genoux de ma
belle.--Brillant soleil, luis en attendant que j'achète un miroir, afin
qu'en marchant je puisse voir mon ombre.

(Il sort.)




SCÈNE III

Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LA REINE ELISABETH, LORD RIVERS ET LORD GREY.


RIVERS.--Madame, calmez-vous: il n'est pas douteux que Sa Majesté ne
recouvre bientôt sa santé accoutumée.

GREY.--Vos inquiétudes ne font qu'aggraver son mal. Ainsi, au nom de
Dieu, prenez meilleure espérance, et tâchez de réjouir Sa Majesté par
des discours gais et animés.

ÉLISABETH.--S'il était mort, que deviendrais-je?

GREY.--Vous n'auriez d'autre malheur que la perte d'un tel époux.

ÉLISABETH.--La perte d'un tel époux renferme tous les malheurs.

GREY.--Le ciel vous a fait don d'un excellent fils pour être votre
consolateur et votre appui quand le roi ne sera plus.

ÉLISABETH.--Ah! il est jeune, et sa minorité est confiée aux soins de
Richard de Glocester, à un homme qui ne m'aime point, ni aucun de vous.

RIVERS.--Est-il décidé qu'il sera protecteur?

ÉLISABETH.--Cela est décidé. Cela n'est pas encore fait, mais cela sera
nécessairement si le roi vient à manquer.

(Entrent Buckingham et Stanley).

GREY.--Voici les lords Buckingham et Stanley.

BUCKINGHAM.--Mes bons souhaits à Votre royale Majesté.

STANLEY.--Dieu veuille rendre à Votre Majesté le bonheur et la joie.

ÉLISABETH.--La comtesse de Richmond[3], mon cher lord Stanley, aurait
bien de la peine à dire _amen_ à cette bonne prière. Cependant, Stanley,
quoiqu'elle soit votre femme et qu'elle ne m'aime pas, soyez bien sûr,
mon bon lord, que son orgueilleuse arrogance ne vous attire point ma
haine.

[Note 3: La comtesse du Richmond, mère du jeune comte de Richmond depuis
Henri VII, avait épousé en secondes noces lord Stanley.]

STANLEY.--Je vous supplie, ou de ne pas ajouter foi aux propos
calomnieux de ses jaloux et perfides accusateurs, ou, quand l'accusation
sera fondée, d'avoir de l'indulgence pour sa faiblesse, résultat de
l'aigreur que donne la maladie, et non d'aucune mauvaise volonté réelle.

ÉLISABETH.--Avez-vous vu le roi aujourd'hui, milord?

STANLEY.--Nous sortons dans le moment, le duc de Buckingham et moi, de
faire visite à Sa Majesté.

ÉLISABETH.--Voyez-vous, milords, quelque apparence que sa santé puisse
s'améliorer?

BUCKINGHAM.--Madame, il y a tout lieu d'espérer. Sa Majesté parle avec
gaieté.

ÉLISABETH.--Que Dieu lui accorde la santé! Avez-vous parlé d'affaires
avec lui?

BUCKINGHAM.--Oui, madame. Il désire fort pacifier les différends du duc
de Glocester avec vos frères, et ceux de vos frères avec milord
chambellan: il vient de les mander tous devant lui.

ÉLISABETH.--Dieu veuille que tout s'arrange! mais cela ne sera
jamais.--Je crains bien que notre bonheur ait atteint son dernier terme.

(Entrent Glocester, Hastings et Dorset.)

GLOCESTER.--Ils me calomnient, et je ne le souffrirai pas.--Qui
sont-ils, ceux qui se plaignent au roi que je leur fais mauvaise mine,
et que je ne les aime pas? Par saint Paul! ils aiment bien peu Sa Grâce,
ceux qui remplissent ses oreilles de semblables tracasseries! Parce que
je ne sais pas flatter, dire de belles paroles, sourire aux gens,
cajoler, feindre, tromper, saluer d'un coup de tête à la française, et
avec des singeries de politesse, il faudra qu'on m'accuse de rancune et
d'inimitié! Un homme franc et qui ne pense point à mal ne saurait-il
éviter que sa sincérité ne soit mal interprétée par de fourbes et
insinuants faquins vêtus de soie?

GREY.--A qui, dans cette assemblée, Votre Grâce nous fait-elle l'honneur
de s'adresser?

GLOCESTER.--A toi, qui n'as pas plus de probité que[4] d'honneur. Quand
t'ai-je fait tort? ou à toi, ou à toi (_en montrant les autres lords_),
à aucun de votre cabale? Dieu vous confonde tous! Sa Majesté..... (que
Dieu veuille conserver plus longtemps que vous ne le souhaitez!) ne peut
respirer un moment tranquille, que vous n'alliez la fatiguer de vos
infâmes délations.

[Note 4:

    _To whom in all this presence speaks your grace?_
    _--To thee that hast nor honesty nor grace_.

Il a fallu, pour conserver quelque chose de la forme de cette réplique
de Glocester, substituer le mot _honneur_ au mot _grâce_, qui ne peut
s'entendre en français dans le sens qu'il a ici en anglais.]

ÉLISABETH.--Mon frère de Glocester, vous avez mal pris la chose. Le roi,
de sa propre et royale volonté, et sans en avoir été sollicité par
personne, ayant en vue, apparemment, la haine que vous nourrissez dans
votre coeur, et qui éclate dans votre conduite, contre mes enfants, mes
frères et moi-même, vous mande auprès de lui, afin de prendre
connaissance des motifs de votre mauvaise volonté pour travailler à les
écarter.

GLOCESTER.--Je ne saurais dire, mais le monde est devenu si pervers, que
le roitelet vient picoter là où n'oserait percher l'aigle.--Depuis que
tant de Gros-Jean sont devenus gentilshommes, bien des gentilshommes
sont redevenus Gros-Jean.

ÉLISABETH.--Allons, allons, mon frère Glocester, nous devinons votre
pensée. Vous êtes blessé de mon élévation et de l'avancement de mes
amis: Dieu nous fasse la grâce de n'avoir jamais besoin de vous!

GLOCESTER.--En attendant, Dieu nous fait la grâce, madame, d'avoir
besoin de vous: c'est par vos menées que mon frère est emprisonné, que
je suis moi-même disgracié, et que la noblesse du royaume est tenue en
mépris; tandis qu'on fait tous les jours de nombreuses promotions pour
anoblir des personnages qui, deux jours auparavant, avaient à peine un
noble.

ÉLISABETH.--Au nom de Celui qui, du sein de la destinée tranquille où je
vivais satisfaite, m'a élevée à cette grandeur pleine d'inquiétudes, je
jure que jamais je n'ai aigri Sa Majesté contre le duc de Clarence, et
qu'au contraire j'ai plaidé sa cause avec chaleur. Milord, vous me
faites une honteuse injure de jeter sur moi, contre toute vérité, ces
soupçons déshonorants.

GLOCESTER.--Vous êtes capable de nier que vous avez été la cause de
l'emprisonnement de milord Hastings?

RIVERS.--Elle le peut, milord; car...

GLOCESTER.--Elle le peut, lord Rivers? et qui ne le sait pas qu'elle le
peut? Elle peut vraiment faire bien plus que le nier: elle peut encore
vous faire obtenir nombre d'importantes faveurs et nier après que sa
main vous ait secondé, et faire honneur de toutes ces dignités à votre
rare mérite. Que ne peut-elle pas? Elle peut!... oui, par la messe[5],
elle peut...

[Note 5:

    _Ay marry may she_!
    --_What marry may she_?
    --_What marry may she? marry with a king_.

Il y a ici un jeu de mots entre le mot _marry_, espèce de serment, et
_marry_, qui signifie marier, épouser. Il a fallu, pour conserver
quelque sens à cette partie du dialogue, substituer à _marry_ le serment
par la _messe_, assez familier aux Anglais de cette époque.]

RIVERS.--Eh bien! par la messe, que peut-elle?...

GLOCESTER.--Ce qu'elle peut, par la messe! épouser un roi, un beau jeune
adolescent. Nous savons que votre grand'mère n'a pas trouvé un si bon
parti.

ÉLISABETH.--Milord de Glocester, j'ai trop longtemps enduré vos insultes
grossières, et vos brocards amers. Par le ciel! j'informerai Sa Majesté
de ces odieux outrages que j'ai tant de fois soufferts avec patience.
J'aimerais mieux être servante de ferme que d'être une grande reine à
cette condition d'être ainsi tourmentée, insultée, et en butte à vos
emportements. Je trouve bien peu de joie à être reine d'Angleterre!

(Entre la reine Marguerite, qui demeure en arrière).

MARGUERITE.--Et ce peu, puisse-t-il être encore diminué! Mon Dieu, je te
le demande! Tes honneurs, ta grandeur, et le trône où tu t'assieds, sont
à moi.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Quoi! vous me menacez de vous plaindre au
roi? Allez l'instruire, et ne m'épargnez pas: comptez que ce que je vous
ai dit, je le soutiendrai en présence du roi: je brave le danger d'être
envoyé à la Tour. Il est temps que je parle: on a tout à fait oublié mes
travaux.

MARGUERITE, _toujours derrière_.--Odieux démon! Je ne m'en souviens que
trop. Tu as tué, dans la Tour, mon époux Henri, et mon pauvre fils
Édouard à Tewksbury.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Avant que vous fussiez reine, ou votre époux
roi, j'étais le cheval de peine dans toutes ses affaires,
l'exterminateur de ses fiers ennemis, le rémunérateur prodigue de ses
amis; pour couronner son sang, j'ai versé le mien.

MARGUERITE.--Oui, et un sang bien meilleur que le sien ou le tien.

GLOCESTER, _à Élisabeth_.--Et pendant tout ce temps, vous et votre mari
Grey, combattiez pour la maison de Lancastre; et vous aussi,
Rivers.--Votre mari n'a-t-il pas été tué dans le parti de Marguerite, à
la bataille de Saint-Albans? Laissez-moi vous remettre en mémoire, si
vous l'oubliez, ce que vous étiez alors, et ce que vous êtes
aujourd'hui; et en même temps ce que j'étais moi, et ce que je suis.

MARGUERITE.--Un infâme meurtrier, et tu l'es encore.

GLOCESTER.--Le pauvre Clarence abandonna son père Warwick, et se rendit
parjure. Que Jésus le lui pardonne!....

MARGUERITE.--Que Dieu l'en punisse!

GLOCESTER.--Pour combattre en faveur des droits d'Édouard à la couronne,
et pour son salaire, ce pauvre lord est dans les fers! Plût à Dieu que
j'eusse comme Édouard un coeur de roche, ou que celui d'Édouard fût
tendre et compatissant comme le mien! Je suis, pour le monde où nous
vivons, d'une sensibilité vraiment trop puérile.

MARGUERITE.--Fuis donc aux enfers, de par l'honneur, et quitte ce monde,
démon infernal; c'est là qu'est ton royaume.

RIVERS.--Milord de Glocester, dans ces temps difficiles, où vous nous
reprochez d'avoir été les ennemis de votre maison, nous avons suivi
notre maître, notre légitime souverain; nous en ferions de même pour
vous si vous deveniez notre roi.

GLOCESTER.--Si je le devenais? J'aimerais mieux être porte-balle: loin
de mon coeur une pareille pensée!

ÉLISABETH.--Milord, quand vous vous figurez qu'il y ait si peu de joie à
être roi d'Angleterre, vous pouvez vous figurer aussi que je n'ai pas
plus de joie à en être reine.

MARGUERITE.--La reine d'Angleterre goûte, en effet, très peu de joie,
car c'est moi qui le suis, et je n'en ai plus aucune.--Je ne peux me
contenir plus longtemps. (_Elle s'avance_.) Écoutez-moi, pirates
querelleurs, qui vous disputez le partage des dépouilles que vous m'avez
enlevées: qui de vous peut me regarder sans trembler? Si vous ne vous
inclinez pas comme des sujets soumis, devant moi votre reine, c'est
comme des rebelles que vous frissonnez devant moi que vous avez déposée.
(_A Glocester_.) Ah! brigand de noble race, ne te détourne pas.

GLOCESTER.--Abominable sorcière ridée, que viens-tu offrir à ma vue?

MARGUERITE.--L'image de ce que tu as détruit; c'est là ce que je veux
faire, avant de te laisser partir.

GLOCESTER.--N'as-tu pas été bannie sous peine de mort?

MARGUERITE.--Oui, je l'ai été: mais je trouve l'exil plus cruel que ne
serait la mort pour être restée en ces lieux.--Tu me dois un époux et un
fils!--(_à la reine Élisabeth_) et toi, un royaume; (_à l'assemblée_) et
vous tous l'obéissance: mes douleurs vous appartiennent de droit, et
tous les biens que vous usurpez sont à moi.

GLOCESTER.--La malédiction qu'appela sur toi mon noble père, lorsque tu
ceignis son front belliqueux d'une couronne de papier, et que par tes
outrages tu fis couler de ses yeux des torrents de larmes, et
qu'ensuite, pour les essuyer, tu lui présentas un mouchoir trempé dans
le sang innocent du charmant Rutland; ces malédictions que, dans
l'amertume de son coeur, il invoqua contre toi, sont tombées sur sa
tête: c'est Dieu, et non pas nous, qui a puni ton action sanguinaire.

ÉLISABETH.--Dieu montre sa justice en faisant droit à l'innocent!

HASTINGS.--Oh! ce fut l'action la plus odieuse, d'égorger cet enfant; le
trait le plus impitoyable dont on ait jamais entendu parler!

RIVERS.--Les tyrans mêmes pleurèrent, quand on leur en fit le récit.

DORSET.--Il n'est personne qui n'en ait prédit la vengeance.

BUCKINGHAM.--Northumberland qui y était présent en pleura.

MARGUERITE.--Quoi! vous étiez à vous quereller et tout prêts à vous
prendre à la gorge avant que j'arrivasse, et maintenant vous tournez
toutes vos haines contre moi! Les malédictions d'York ont-elles donc eu
tant de pouvoir sur le ciel, que la mort de Henri, la mort de mon
aimable Édouard, la perte de leur couronne, et mon déplorable
bannissement aient seulement servi de satisfaction pour la mort de ce
méchant petit morveux? Les malédictions peuvent-elles percer les nuages
et pénétrer dans les cieux? S'il en est ainsi, nuages épais, donnez
passage à mes rapides imprécations.--Qu'au défaut de la guerre, votre
roi périsse par la débauche, comme le nôtre a péri par le meurtre, pour
le faire roi! (_A la reine_.) Qu'Édouard ton fils, aujourd'hui prince de
Galles, pour me payer Édouard, mon fils, avant lui prince de Galles,
périsse dans sa jeunesse, par une fin violente! Et toi, qui es reine,
pour ma vengeance à moi qui étais reine, puisses-tu survivre à tes
grandeurs, comme moi, malheureuse que je suis! Puisses-tu vivre
longtemps pour pleurer longtemps la perte de tes enfants, et en voir une
autre parée de tes dépouilles, comme je te vois aujourd'hui à ma place!
Que tes jours de bonheur expirent longtemps avant ta mort, et après de
longues heures de peine; meurs après avoir cessé d'être mère, d'être
épouse, d'être reine d'Angleterre! Rivers, et toi, vous étiez présents,
et tu l'étais aussi, lord Hastings, lorsque mon fils fut percé de leurs
poignards sanglants. Que Dieu, je l'en conjure, ne laisse vivre aucun de
vous, jusqu'au terme naturel de sa vie, mais qu'un accident imprévu
tranche vos jours!

GLOCESTER.--Mégère, as-tu fini ta conjuration, vieille et détestable
sorcière que tu es?

MARGUERITE.--Et je t'oublierais, toi! Arrête, chien: il faut que tu
m'entendes. Si le Ciel tient en réserve quelques châtiments douloureux,
plus cruels que ceux que je peux te souhaiter, oh! qu'il les retienne
encore jusqu'à ce que la mesure de tes forfaits soit comblée, et
qu'alors il précipite sur toi leur indignation, perturbateur du repos de
ce triste univers! Que le ver de la conscience ronge ton âme sans
relâche! que, tant que tu vivras, tes amis te soient suspects comme
traîtres, et que les traîtres les plus perfides soient pris par toi pour
tes meilleurs amis! Que jamais le sommeil ne ferme ton oeil de mort, si
ce n'est pour qu'un songe terrible t'épouvante d'une troupe infernale de
hideux démons; avorton dévoué par les fées, pourceau dévastateur[6],
marqué à ta naissance pour être le rebut de la nature, et le fils de
l'enfer! toi, l'opprobre du ventre pesant de ta mère, fruit abhorré des
reins de ton père, lambeau déshonoré! détestable....

[Note 6: Richard portait dans ses armes un sanglier que Marguerite, pour
l'insulter davantage transforme ici en pourceau (_hog_).]

GLOCESTER.--Marguerite!

MARGUERITE.--Richard!

GLOCESTER.--Quoi?

MARGUERITE.--Je ne t'appelle point.

GLOCESTER.--En ce cas, pardonne; j'avais cru que tous ces noms odieux
s'adressaient à moi.

MARGUERITE.--Oui, c'était à toi; mais je n'attendais pas de
réponse.--Oh! laisse-moi finir mon imprécation.

GLOCESTER.--Je l'ai finie, moi; elle se termine par ce nom: Marguerite.

ÉLISABETH.--Ainsi, toutes vos imprécations retombent sur vous-même.

MARGUERITE.--Pauvre reine en peinture! Vain fantôme de mes grandeurs!
pourquoi répandre le sucre devant cette araignée au large ventre[7] dont
la toile funeste t'enveloppe de toutes parts? Insensée, insensée! tu
aiguises le couteau qui doit t'égorger! Un jour viendra où tu imploreras
mon secours pour t'aider à maudire ce venimeux crapaud de bossu.

[Note 7: _Bouttled spider_, araignée en forme de bouteille.]

HASTINGS.--Fausse prophétesse, finis tes frénétiques imprécations, ou
crains, pour ton malheur, de lasser notre patience.

MARGUERITE.--Opprobre sur vous tous: vous avez tous lassé la mienne.

RIVERS.--Si l'on vous faisait justice, on vous apprendrait votre devoir.

MARGUERITE.--Pour me faire justice, vous devriez tous me rendre vos
devoirs, m'enseigner à être votre reine, et apprendre, vous, à être mes
sujets: oh! faites-moi justice, et apprenez vous-mêmes à observer ce
devoir.

DORSET.--Ne disputez point avec elle; c'est une lunatique.

MARGUERITE.--Silence, maître marquis; point tant d'insolence. Vos
dignités, tout nouvellement frappées, commencent à peine à avoir cours.
Oh! si votre noblesse toute jeune encore pouvait juger ce que c'est que
de perdre son rang, et de tomber dans la misère! Ceux qui se trouvent
placés sur les hauteurs sont exposés à un bien plus grand nombre de
coups de vents, et s'ils tombent, ils se brisent en mille morceaux.

GLOCESTER.--Le conseil est bon, vraiment! retenez-le, retenez-le,
marquis.

DORSET.--Il vous regarde, milord, autant que moi.

GLOCESTER.--Sans doute, et beaucoup plus. Mais je suis né à une telle
élévation que notre nid, bâti sur la cime du cèdre, se joue dans les
vents et brave le soleil.

MARGUERITE.--Et le plonge dans les ténèbres.--Hélas, hélas! témoin mon
fils, qui maintenant est plongé dans les ombres de la mort, lui, dont ta
rage ténébreuse a enveloppé les purs et brillants rayons dans une nuit
éternelle. Votre aire a été bâtie dans notre nid aérien[8]. O Dieu qui
le vois, ne le souffre pas! Il a été conquis par le sang; qu'il soit
perdu de même.

[Note 8: _Your aiery buildeth in our aiery nest_, jeu de mots entre
_aiery_ (aire) et _aiery_ (aérien).]

BUCKINGHAM.--Cessez, cessez, par pudeur, si ce n'est par charité.

MARGUERITE.--Ne me parlez ni de charité ni de pudeur. Vous en avez agi
avec moi sans charité, et vous avez sans pudeur moissonné cruellement
toutes mes espérances. Ma charité, c'est l'outrage; si je rougis, c'est
de vivre; et puisse ma honte entretenir à jamais la rage de ma douleur!

BUCKINGHAM.--Finissez, finissez.

MARGUERITE.--Oh! noble Buckingham! je baise ta main en signe d'union et
d'amitié avec toi. Que le bonheur te suive, toi et ton illustre maison!
Tes vêtements ne sont pas teints de notre sang, et tu n'es pas compris
dans mes malédictions.

BUCKINGHAM.--Non, ni personne de ceux qui sont ici: les malédictions
expirent en sortant de la bouche qui les exhale dans l'air.

MARGUERITE.--Moi, je ne puis m'empêcher de croire qu'elles s'élèvent au
ciel, et qu'elles y interrompent le doux sommeil de la miséricorde de
Dieu. O Buckingham! prends garde à ce chien; sois sûr que quand il
flatte c'est pour mordre, et que quand il mord, le venin de sa dent
s'aigrit jusqu'à causer la mort. N'aie rien à démêler avec lui; prends
garde à lui: le péché, le crime et l'enfer l'ont marqué de leur sceau,
et tous leurs ministres l'environnent.

GLOCESTER.--Que dit-elle, milord Buckingham?

BUCKINGHAM.--Rien qui arrête mon attention, mon gracieux lord.

MARGUERITE.--Quoi! tu payes de mépris mes conseils bienveillants, et tu
flattes le démon que je t'avertis d'éviter! Oh! ne manque pas de te le
rappeler un jour, lorsqu'il brisera ton coeur d'amertume; et dis alors:
l'infortunée Marguerite l'avait prédit. Vivez tous pour être les objets
de sa haine, lui de la vôtre, et tous, tant que vous êtes, de celle de
Dieu.

(Elle sort.)

BUCKINGHAM.--Mes cheveux se dressent d'entendre ses imprécations.

RIVERS.--Et les miens aussi: je m'étonne de ce qu'on la laisse en
liberté.

GLOCESTER.--Je ne puis la blâmer. Par la sainte mère de Dieu, elle a
essuyé de trop cruels outrages, et je me repens, en mon particulier, du
mal que je lui ai fait.

ÉLISABETH.--Je ne me rappelle pas, moi, lui avoir jamais fait aucun
tort.

GLOCESTER.--Et cependant vous recueillez tout le profit de ses pertes.
Moi, j'ai été trop ardent à servir les intérêts de quelqu'un qui est
trop froid pour s'en souvenir encore. C'est comme Clarence: vraiment, il
en est bien récompensé! Voilà, pour sa peine, qu'on l'a mis à engraisser
sous le toit à porcs. Dieu veuille pardonner à ceux qui en sont la
cause!

RIVERS.--C'est finir vertueusement et chrétiennement, que de prier pour
ceux qui nous ont fait du mal.

GLOCESTER.--C'est toujours ma coutume, et je la crois sage (_à part_),
car si j'avais maudit en ce moment, je me serais maudit moi-même.

(Entre Catesby.)

CATESBY.--Madame, Sa Majesté vous demande, (_à Richard_) ainsi que Votre
Grâce; et vous aussi, mes nobles lords.

ÉLISABETH.--Catesby, je vous suis.--Lords, voulez-vous venir avec moi?

RIVERS.--Madame, nous allons accompagner Votre Majesté.

(Ils sortent tous, excepté Glocester.)

GLOCESTER.--Je fais le mal, et je crie le premier. Toutes les
méchancetés que j'ourdis en secret, je les fais peser sur le compte des
autres. Clarence, que moi seul j'ai fait mettre à l'ombre, je le pleure
devant quantité de pauvres oisons comme Stanley, Hastings, Buckingham;
et je leur dis que c'est la reine et sa famille qui aigrissent le roi
contre le duc mon frère: les en voilà tous persuadés; et ils m'excitent
à me venger de Rivers, de Vaughan et de Grey; mais je leur réponds, avec
un soupir accompagné d'un lambeau de l'Écriture, que Dieu nous ordonne
de rendre le bien pour le mal: c'est ainsi que je couvre la nudité de ma
scélératesse de quelque vain bout de phrase volé aux livres sacrés, et
je parais un saint, précisément lorsque je joue le mieux le rôle du
diable!--Mais, silence; voilà mes exécuteurs. (_Entrent deux
assassins_.) Eh bien, mes braves, mes robustes et résolus compagnons,
êtes-vous prêts à finir cette affaire?

PREMIER ASSASSIN.--Tout prêts, milord; et nous venons chercher un ordre
qui nous autorise à pénétrer jusqu'aux lieux où il est.

GLOCESTER.--J'y ai bien pensé: je l'ai ici sur moi. (_Il leur donne
l'ordre_.) Dès que vous aurez fini, réfugiez-vous à Crosby. Mais,
messieurs, de la promptitude dans l'exécution, et soyez inexorables. Ne
vous arrêtez point à l'entendre plaider; car Clarence parle bien, et
peut-être finirait-il par exciter vos coeurs à la pitié, si vous
écoutiez ses discours.

SECOND ASSASSIN.--Allez, allez, milord, nous ne nous amuserons pas à
babiller: les grands parleurs ne sont pas bons pour l'action. Soyez
certain que nous allons agir du bras, et non pas de la langue.

GLOCESTER.--Oui, vos yeux pleurent des meules de moulin, quand les
imbéciles versent des larmes. Vous me plaisez tout à fait, mes enfants.
Sur-le-champ à l'ouvrage... Allez, allez, dépêchez.

PREMIER ASSASSIN.--Nous y allons, mon noble lord.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

A Londres.--Une chambre dans la Tour.

_Entrent_ CLARENCE ET BRAKENBURY.


BRAKENBURY.--D'où vous vient aujourd'hui, milord, cet air si abattu?

CLARENCE.--Oh! j'ai passé une nuit déplorable, une nuit si pleine de
songes effrayants et de fantômes hideux, qu'en vérité, comme je suis un
fidèle chrétien, je ne voudrais pas en passer une autre semblable,
dussé-je acheter à ce prix une éternité d'heureux jours! tant j'ai été
pendant toute la soirée assiégé d'affreuses terreurs!

BRAKENBURY.--Quel était votre songe, milord? Je vous prie,
racontez-le-moi.

CLARENCE.--Je me croyais échappé de la Tour et embarqué pour me rendre
en Bourgogne, ayant mon frère de Glocester avec moi. Il est venu me
chercher dans mon cabinet, pour nous promener sur le tillac du vaisseau,
d'où nous jetions nos regards sur l'Angleterre, et nous nous rappelions
l'un l'autre mille mauvais moments que nous avons eus à passer pendant
les guerres d'York et de Lancastre. Tandis que nous arpentions le sol
tremblant du tillac, j'ai cru voir Glocester faire un faux pas; comme je
voulais le retenir, il m'a poussé par-dessus le bord, dans les vagues
amoncelées de l'Océan. O Dieu! qu'il m'a semblé que c'était une mort
douloureuse que de se noyer! Quel vacarme effrayant des eaux dans mes
oreilles! Sous combien de formes hideuses la mort s'offrit à mes yeux!
Je m'imaginai voir les effroyables débris de mille naufrages, des
milliers d'hommes que rongeaient les poissons, des lingots d'or, des
ancres énormes, des monceaux de perles, des pierres inestimables, des
joyaux sans prix semés au fond de la mer; quelques-uns dans des têtes de
morts; et là, dans les ouvertures qu'avaient occupées les yeux,
s'étaient introduites à leur place, comme par dérision, des pierres
brillantes qui semblaient contempler avec ardeur le fond fangeux de
l'abîme, et se rire des os des morts répandus de tous côtés.

BRAKENBURY.--Mais pouviez-vous ainsi, en mourant, contempler les secrets
de l'abîme?

CLARENCE.--Il me semblait le pouvoir. Et plusieurs fois je m'efforçai de
rendre l'âme: mais toujours les flots jaloux laissaient vivre mon âme
malgré moi, et ne voulaient point lui permettre d'aller au dehors errer
dans les vastes et vides espaces de l'air; mais ils la retenaient dans
mon sein haletant, prêt à se briser pour l'exhaler dans les ondes.

BRAKENBURY.--Et vous ne vous êtes pas éveillé dans cette cruelle agonie?

CLARENCE.--Oh! non: mon songe s'est prolongé au delà de ma vie; et c'est
alors qu'ont commencé les orages de mon âme. Il me sembla que, conduit
par le sombre nocher dont nous parlent les poëtes, je passais le fleuve
mélancolique, et j'entrais dans le royaume de l'éternelle nuit. La
première ombre qui salua mon âme à son arrivée fut celle de mon illustre
beau-père, le renommé Warwick, qui s'écria d'une voix forte: _Quel
supplice propre au parjure ce sombre royaume pourra-t-il fournir pour le
perfide Clarence?_ Et elle s'évanouit. Ensuite je vis s'approcher,
errant çà et là, une ombre semblable à un ange; sa brillante chevelure
était trempée de sang, et elle cria fortement: _Clarence est arrivé!--Le
traître, l'inconstant, le parjure Clarence, qui m'a poignardé dans les
champs de Tewksbury! Saisissez-le, furies, livrez-le à vos
tourments._--A ces mots, il m'a semblé qu'une légion de démons hideux
m'environnait, hurlant à mes oreilles des cris si affreux qu'à ce bruit
je me suis éveillé tremblant, et longtemps après je ne pouvais me
persuader que je ne fusse pas en enfer, tant ce songe m'avait laissé une
impression terrible!

BRAKENBURY.--Je ne m'étonne pas, milord, qu'il vous ait épouvanté: il me
semble que je le suis moi-même de vous l'avoir entendu raconter.

CLARENCE.--O Brakenbury, toutes ces choses qui maintenant déposent
contre mon âme, je les ai faites pour l'amour d'Édouard; et tu vois
comme il m'en récompense! O Dieu, si mes prières élevées du fond du
coeur ne te peuvent apaiser, et que tu veuilles être vengé de mes
offenses, n'exécute que sur moi l'oeuvre de ta colère. Oh! épargne mon
innocente femme et mes pauvres enfants!--Je te prie, cher gardien,
demeure auprès de moi. Mon âme est appesantie, et je voudrais dormir.

BRAKENBURY.--Je resterai, milord; que Dieu accorde à Votre Grâce un
sommeil paisible! (_Clarence s'endort sur une chaise._) Le chagrin
intervertit les temps et les heures du repos. Il fait de la nuit le
matin, et du midi la nuit. La gloire des princes se réduit à leurs
titres; des honneurs extérieurs pour des peines intérieures, et pour des
rêveries imaginaires, ils sentent souvent un monde de soucis inquiets;
en sorte qu'entre leurs titres et un nom obscur, il n'y a d'autre
différence que la renommée extérieure.

(Entrent les deux assassins.)

PREMIER ASSASSIN.--Holà! y a-t-il quelqu'un ici?

BRAKENBURY.--Que veux-tu, mon ami? Et comment es-tu arrivé jusqu'ici?

SECOND ASSASSIN.--Je voulais parler à Clarence.--Et je suis arrivé sur
mes jambes.

BRAKENBURY.--Quoi! le ton si bref?

PREMIER ASSASSIN.--Oh! ma foi, il vaut mieux être bref qu'ennuyeux. (_A
son camarade._) Montre-lui notre commission, et trêve de discours.

(On remet un papier à Brakenbury qui le lit.)

BRAKENBURY.--Cet ordre m'enjoint de remettre le noble duc de Clarence
entre vos mains.--Je ne ferai point de réflexions sur les intentions qui
l'ont dicté, je veux les ignorer pour en être innocent. Voilà les
clefs,--et voici le duc endormi. Je vais trouver le roi, et lui rendre
compte de la manière dont je vous ai remis mes fonctions.

PREMIER ASSASSIN.--Vous le pouvez, mon cher, et c'est un acte de
prudence. Adieu.

(Brakenbury sort.)

SECOND ASSASSIN.--Eh quoi, le tuerons-nous endormi?

PREMIER ASSASSIN.--Non, il dirait à son réveil que nous l'avons tué en
lâches.

SECOND ASSASSIN.--A son réveil! imbécile. Il ne se réveillera jamais
qu'au grand jour du jugement.

PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, il dirait alors que nous l'avons tué pendant
qu'il dormait.

SECOND ASSASSIN.--Ce mot de jugement, que je viens de prononcer, a fait
naître en moi une espèce de remords.

PREMIER ASSASSIN.--Quoi! as-tu peur?

SECOND ASSASSIN.--Non pas de le tuer, puisque nous avons notre ordre
pour garantie, mais d'être damné pour l'avoir tué: ce dont aucun ordre
ne pourrait me sauver.

PREMIER ASSASSIN.--Je t'aurais cru plus résolu.

SECOND ASSASSIN.--Je suis résolu de le laisser vivre.

PREMIER ASSASSIN.--Je vais retourner trouver le duc de Glocester, et lui
conter cela.

SECOND ASSASSIN.--Non, je te prie: arrête un moment. J'espère que cet
accès de dévotion me passera; il n'a pas coutume de me tenir plus de
temps qu'un homme n'en mettrait à compter vingt.

PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, comment te sens-tu maintenant?

SECOND ASSASSIN.--Ma foi, je sens encore en moi quelque résidu de
conscience.

PREMIER ASSASSIN.--Songe à notre récompense quand l'action sera faite.

SECOND ASSASSIN.--Allons, il va mourir: j'avais oublié la récompense.

PREMIER ASSASSIN.--Où est ta conscience à présent?

SECOND ASSASSIN.--Dans la bourse du duc de Glocester.

PREMIER ASSASSIN.--Ainsi dès que sa bourse s'ouvrira pour nous donner
notre salaire, voilà ta conscience partie.

SECOND ASSASSIN.--Cela m'est bien égal.--Qu'elle s'en aille; elle ne
trouvera pas beaucoup de gens, ou même pas du tout, qui veuillent
l'héberger.

PREMIER ASSASSIN.--Mais si elle allait te revenir?

SECOND ASSASSIN.--Je n'irai pas me commettre avec elle: c'est une
dangereuse espèce. Elle vous fait d'un homme un poltron: on ne peut pas
voler qu'elle ne vous accuse; on ne peut pas jurer qu'elle ne vous
gourmande; on ne peut pas coucher avec la femme du voisin qu'elle ne
vous trahisse: c'est un lutin au visage timide et toujours prêt à
rougir, qui est sans cesse à se mutiner dans le sein d'un homme; elle
vous remplit partout d'obstacles; elle m'a fait restituer une fois une
bourse d'or que j'avais trouvée par hasard; elle réduit à la mendicité
quiconque la garde chez soi; aussi est-elle bannie de toutes les villes
et cités comme une chose dangereuse; et tout homme qui veut vivre à son
aise doit s'arranger pour ne s'en rapporter qu'à soi et se passer
d'elle.

PREMIER ASSASSIN.--Corbleu! la voilà précisément à mon oreille qui veut
me persuader de ne pas tuer le duc.

SECOND ASSASSIN.--Renferme ce diable-là dans ton esprit, et ne l'écoute
pas; il ne veut s'insinuer auprès de toi que pour te coûter ensuite des
soupirs.

PREMIER ASSASSIN.--Je suis robuste de ma nature: elle n'aura pas le
dessus.

SECOND ASSASSIN.--C'est parler en brave compagnon jaloux de sa
réputation. Allons, nous mettrons-nous à l'ouvrage?

PREMIER ASSASSIN.--Attrape-le-moi par le haut de la tête avec la poignée
de ton épée, et ensuite jetons-le dans cette tonne de malvoisie qui est
dans la chambre voisine.

SECOND ASSASSIN.--O l'excellente idée! Nous en ferons une soupe.

PREMIER ASSASSIN.--Doucement. Il s'éveille....

SECOND ASSASSIN.--Frappe.

PREMIER ASSASSIN.--Non; raisonnons un peu avec lui.

CLARENCE.--Où es-tu, gardien? Donne-moi un verre de vin.

PREMIER ASSASSIN.--Vous allez tout à l'heure, milord, avoir du vin tant
que vous en voudrez.

CLARENCE.--Au nom de Dieu, qui es-tu?

PREMIER ASSASSIN.--Un homme, comme vous en êtes un.

CLARENCE.--Mais non pas, comme moi, du sang royal.

PREMIER ASSASSIN.--Et vous n'êtes pas, comme nous, un homme loyal.

CLARENCE.--Ta voix est un tonnerre: mais ton regard est humble!

PREMIER ASSASSIN.--Ma voix est celle du roi: mes regards sont de moi.

CLARENCE.--Que tes réponses sont obscures, mais qu'elles sont sinistres!
vos yeux me menacent: pourquoi êtes-vous si pâles? Qui vous a envoyés
ici? Pourquoi venez-vous?

LES DEUX ASSASSINS.--Pour... pour... pour...

CLARENCE.--Pour m'assassiner?

LES DEUX ASSASSINS.--Oui. Oui.

CLARENCE.--A peine avez-vous le coeur de me le dire; vous n'aurez donc
pas le coeur de le faire. En quoi, mes amis, vous ai-je offensés?

PREMIER ASSASSIN.--Nous? vous ne nous avez pas offensés: mais c'est le
roi.

CLARENCE.--Je suis sûr d'être bientôt réconcilié avec lui.

PREMIER ASSASSIN.--Jamais, milord. Ainsi, préparez-vous à mourir.

CLARENCE.--Êtes-vous donc choisis entre tous les hommes pour égorger
l'innocent? Quel est mon crime? où sont les preuves qui m'accusent? quel
jury légal a donné son verdict à mon juge? qui a prononcé l'amère
sentence de mort du pauvre Clarence? Avant que je sois convaincu d'un
crime par la loi, me menacer de la mort est un acte illégal. Je vous
enjoins, sur vos espérances de rédemption, et par le précieux sang du
Christ versé pour nos graves péchés, de sortir d'ici, et de ne me pas
toucher. L'action que vous voulez faire est une action damnable.

PREMIER ASSASSIN.--Ce que nous voulons faire, nous le faisons par ordre.

SECOND ASSASSIN.--Et celui qui l'a donné est notre roi.

CLARENCE.--Sujet insensé! Le grand Roi des rois a dit dans les tables de
sa loi: «Tu ne commettras pas de meurtre.»--Veux-tu donc mépriser son
ordre pour obéir à celui d'un homme? Prends garde; il tient dans sa main
la vengeance, pour la précipiter sur la tête de ceux qui violent sa loi.

SECOND ASSASSIN.--Et c'est cette vengeance qu'il précipite sur toi,
comme sur un traître parjure et sur un meurtrier: tu avais fait le
serment sacré de combattre pour la cause de la maison de Lancastre.

PREMIER ASSASSIN.--Et, traître au nom de Dieu, tu as violé ton serment,
et avec ton épée perfide tu as percé les entrailles du fils de ton
souverain.

SECOND ASSASSIN.--Que tu avais juré de soutenir et de défendre.

PREMIER ASSASSIN.--Comment peux-tu nous opposer la loi redoutable de
Dieu, après l'avoir violée à tel point?

CLARENCE.--Hélas! pour l'amour de qui ai-je commis cette mauvaise
action? Pour Édouard, pour mon frère, pour lui seul: et ce n'est pas
pour cela qu'il vous envoie m'assassiner: car il est dans ce péché tout
aussi avant que moi. Si Dieu veut en tirer vengeance, sachez qu'il se
venge publiquement; n'ôtez pas à son bras puissant le soin de sa
querelle; il n'a pas besoin de moyens indirects et illégaux pour
retrancher du monde ceux qui l'ont offensé.

PREMIER ASSASSIN.--Qui donc t'a chargé de te faire son ministre
sanglant, en frappant à mort le brave Plantagenet, ce noble adolescent,
qui s'élevait avec tant de vigueur?

CLARENCE.--Mon amour pour mon frère, le diable et ma rage.

PREMIER ASSASSIN.--C'est notre amour pour ton frère, notre obéissance et
ton crime, qui nous amènent ici pour t'égorger.

CLARENCE.--Si vous aimez mon frère, ne me haïssez pas. Je suis son
frère, et je l'aime beaucoup. Si vous êtes payés pour cette action,
allez-vous-en, et je vous enverrai de ma part à mon frère Glocester, qui
vous récompensera bien mieux pour m'avoir laissé vivre qu'Édouard ne
vous payera la nouvelle de ma mort.

SECOND ASSASSIN.--Vous êtes dans l'erreur: votre frère Glocester vous
hait.

CLARENCE.--Oh! cela n'est pas. Il m'aime, et je lui suis cher: allez le
trouver de ma part.

LES DEUX ASSASSINS.--Oui, nous irons.

CLARENCE.--Dites-lui que lorsque notre illustre père York bénit ses
trois fils de sa main victorieuse, et nous recommanda du fond de son
coeur de nous aimer mutuellement, il ne prévoyait guère cette discorde
dans notre amitié: dites à Glocester de se souvenir de cela, et il
pleurera.

PREMIER ASSASSIN.--Oui, des meules de moulin: voilà les pleurs qu'il
nous a enseignés à verser.

CLARENCE.--Oh! ne le calomniez pas; il est bon.

PREMIER ASSASSIN.--Précisément, comme la neige sur la récolte.--Tenez,
vous vous trompez; c'est lui qui nous envoie ici pour vous tuer.

CLARENCE.--Cela ne peut pas être, car il a gémi de ma disgrâce, et, me
serrant dans ses bras, il m'a juré, avec des sanglots, qu'il
travaillerait à ma délivrance.

PREMIER ASSASSIN.--C'est ce qu'il fait aussi lorsqu'il veut vous
délivrer de l'esclavage de ce monde, pour vous envoyer aux joies du
ciel.

SECOND ASSASSIN.--Faites votre paix avec Dieu; car il vous faut mourir,
milord.

CLARENCE.--Comment, ayant dans l'âme cette sainte pensée de m'engager à
faire ma prière avec Dieu, peux-tu être toi-même assez aveugle sur les
intérêts de ton âme pour faire la guerre à Dieu en m'assassinant? O mes
amis, réfléchissez, et songez bien que celui qui vous a envoyés pour
commettre ce forfait vous haïra pour l'avoir commis.

SECOND ASSASSIN.--Que devons-nous faire?

CLARENCE.--Vous laisser toucher et sauver vos âmes.

PREMIER ASSASSIN.--Nous laisser toucher! ce serait une lâcheté, une
faiblesse de femme.

CLARENCE.--Ne se point laisser toucher est d'un être brutal, sauvage,
diabolique.--Qui de vous deux, s'il était fils d'un roi, privé de sa
liberté comme je le suis à présent, voyant venir à lui deux assassins
tels que vous, ne plaiderait pas pour sa vie? Mon ami, j'entrevois
quelque pitié dans tes regards. Oh! si ton oeil n'est pas hypocrite,
range-toi de mon côté, et demande grâce pour moi comme tu la demanderais
si tu étais dans la même détresse.--Quel homme, réduit à mendier sa vie,
n'aurait pas pitié d'un prince réduit à prier pour la sienne[9]!

SECOND ASSASSIN.--Détournez la tête, milord.

PREMIER ASSASSIN, _le poignardant_.--Tiens, tiens encore; et si tout
cela ne suffit pas, je vais vous noyer dans ce tonneau de malvoisie qui
est ici à côté.

(Il sort avec le corps.)

SECOND ASSASSIN.--O action sanguinaire, et bien imprudemment précipitée!
Que je voudrais, comme Pilate, pouvoir me laver les mains de cet odieux
et coupable meurtre[10]!

[Note 9: _A begging prince what beggar pities not?_]

[Note 10: Clarence ne périt point de cette manière ni par le fait seul
du duc de Glocester, mais de concert avec le roi qui, aigri par Richard
et par la reine, et d'ailleurs toujours disposé à se méfier de Clarence,
le fit condamner à mort par la chambre des pairs, instrument servile, à
cette époque, des actes de tyrannie les plus odieux envers les
particuliers, en même temps qu'elle était presque intraitable sur les
subsides. Clarence fut condamné pour de simples propos qu'on avait eu
soin de provoquer.]

(Rentre le premier assassin.)

PREMIER ASSASSIN.--Eh bien, à quoi penses-tu donc de ne pas m'aider? Par
le ciel! le duc saura comme tu as été lâche.

SECOND ASSASSIN.--Je voudrais qu'il pût savoir que j'ai sauvé son
frère.--Va recevoir seul la récompense, et rends-lui ce que je dis là;
car je me repens de la mort du duc.

(Il sort.)

PREMIER ASSASSIN.--Et moi, non.--Va, poltron que tu es.--Allons, je vais
cacher ce cadavre dans quelque trou, jusqu'à ce que le duc donne des
ordres pour sa sépulture. Et lorsque j'aurai reçu mon salaire je
disparaîtrai; car ceci va éclater, et alors il ne serait pas bon que je
restasse ici.

(Il sort.)

FIN DU PREMIER ACTE.




                            ACTE DEUXIÈME




SCÈNE I

Toujours à Londres.--Un appartement dans le palais.

_Entrent_ LE ROI ÉDOUARD, _malade et soutenu_; LA REINE ÉLISABETH,
DORSET, RIVERS, HASTINGS, BUCKINGHAM, GREY _et autres lords_.


LE ROI ÉDOUARD.--Allons, je suis satisfait; j'ai fait un bon emploi de
ma journée.--Conservez, nobles pairs, cette étroite union. J'attends de
jour en jour un message de mon Rédempteur, pour m'élargir de ce monde:
mon âme le quittera avec plus de paix pour aller au ciel, puisque j'ai
rétabli la paix entre mes amis sur la terre. Rivers, et vous, Hastings,
prenez-vous la main. Ne gardez plus de haine dissimulée: jurez-vous une
amitié mutuelle.

RIVERS.--Le ciel m'est témoin que mon âme est purgée de tout secret
venin de haine, et de ma main je scelle la sincère amitié de mon coeur.

HASTINGS.--Puissé-je prospérer comme je fais avec sincérité le même
serment!

LE ROI ÉDOUARD.--Gardez-vous de vous jouer de votre roi, de peur que
Celui qui est le suprême Roi des rois ne confonde votre fausseté cachée,
et ne vous condamne à périr l'un par l'autre.

HASTINGS.--Puissé-je ne prospérer qu'autant que je jure avec sincérité
une affection parfaite!

RIVERS.--Et moi, comme il est vrai que j'aime Hastings du fond de mon
coeur.

LE ROI ÉDOUARD.--Madame, vous n'êtes pas non plus étrangère à ceci... ni
votre fils Dorset... ni vous, Buckingham. Vous avez tous agi les uns
contre les autres. Ma femme, aimez lord Hastings; donnez-lui votre main
à baiser, et ce que vous faites, faites-le sincèrement.

ÉLISABETH.--Voilà ma main, Hastings.--Jamais je ne me souviendrai de nos
anciennes haines: j'en jure par mon bonheur et celui des miens.

LE ROI ÉDOUARD.--Dorset, embrassez-le.--Hastings, soyez l'ami du marquis
Dorset.

DORSET.--Je proteste ici que de ma part ce traité d'amitié sera
inviolable.

HASTINGS.--Et je fais le même serment.

(Il embrasse Dorset.)

LE ROI ÉDOUARD.--Maintenant c'est à toi, illustre Buckingham, à mettre
le sceau à cette union, en embrassant les parents de mon épouse, et en
me donnant le bonheur de vous voir amis.

BUCKINGHAM, _à la reine_.--Si jamais Buckingham tourne son ressentiment
contre Votre Majesté, s'il ne vous rend pas à vous et aux vôtres tous
les soins et les devoirs de l'attachement, que Dieu m'en punisse par la
haine de ceux de qui j'attends le plus d'amitié. Que dans l'instant où
j'aurai le plus besoin d'employer un ami, où je compterai le plus sur
son zèle, je le trouve faux, perfide, traître et plein d'artifices
envers moi! Voilà ce que je demande au ciel aussitôt que je me montrerai
froid dans mes affections pour vous et les vôtres.

(Il embrasse Rivers.)

LE ROI ÉDOUARD.--Noble Buckingham, ce voeu que tu viens de faire est un
doux cordial pour mon âme malade. Il ne manque plus ici que notre frère
Glocester, pour achever de couronner l'ouvrage de cette heureuse paix.

BUCKINGHAM.--Voici le noble duc qui arrive tout à propos.

(Entre Glocester.)

GLOCESTER.--Bonjour, mes souverains roi et reine, et vous, illustres
pairs; que cette heure du jour vous soit heureuse!

LE ROI ÉDOUARD.--Elle est heureuse par l'emploi que nous avons fait de
ce jour. Mon frère, nous avons accompli des oeuvres de charité. Nous
avons, entre ces pairs irrités de ressentiments toujours croissants,
fait succéder la paix aux inimitiés, l'amitié à la haine.

GLOCESTER.--C'est une oeuvre de bénédiction, mon souverain seigneur. Si
dans cette assemblée princière, il est quelqu'un qui, trompé par de faux
rapports ou par d'injustes soupçons, m'ait tenu pour son ennemi; si j'ai
fait à mon insu ou dans un moment de colère quelque action qui ait
offensé aucun de ceux qui sont ici présents, je désire sincèrement me
remettre avec lui en paix et amitié. C'est la mort pour moi que d'être
en inimitié avec quelqu'un; je déteste cela, et je désire l'amitié de
tous les gens de bien.--Je commence par vous, madame, et je vous demande
une paix sincère, que j'aurai soin d'entretenir par un respectueux
dévouement.--Je vous la demande aussi à vous, mon noble cousin
Buckingham, si jamais il a existé entre nous quelque secret
mécontentement.--A vous, lord Rivers, et lord Grey, qui m'avez toujours,
sans que je l'aie mérité, regardé d'un oeil malveillant.--En un mot à
vous tous, ducs, comtes, lords, gentilshommes. Je ne connais pas un seul
Anglais vivant contre qui mon âme renferme, sur quelque point que ce
soit, plus d'aigreur que n'en a l'enfant qui naquit cette nuit; et je
remercie Dieu de m'avoir donné ces sentiments d'humilité.

ÉLISABETH.--Ce jour sera consacré pour être désormais un jour de fête.
Plût à Dieu que toutes les querelles fussent accommodées!--Mon souverain
seigneur, je conjure Votre Majesté de recevoir en grâce notre frère
Clarence.

GLOCESTER.--Quoi, madame, suis-je donc venu vous offrir ici mon amitié
pour me voir ainsi bafoué en présence du roi? Qui ne sait que cet
aimable duc est mort? (_Tous tressaillent._) C'est l'outrager que
d'insulter ainsi à son cadavre.

LE ROI ÉDOUARD.--Qui ne sait qu'il est mort? Eh! qui sait qu'il le soit?

ÉLISABETH.--O ciel qui vois tout, quel monde est celui-ci!

BUCKINGHAM.--Lord Dorset, suis-je aussi pâle que les autres?

DORSET.--Oui, mon bon lord; et il n'est personne dans cette assemblée
dont les joues n'aient perdu leur couleur.

LE ROI ÉDOUARD.--Est-il vrai que Clarence soit mort?--L'ordre avait été
révoqué.

GLOCESTER.--Mais le pauvre malheureux a été mis à mort sur le premier
ordre, il avait été porté sur les ailes de Mercure; le second ordre est
arrivé lentement par quelque messager boiteux survenu trop tard, et
seulement pour le voir ensevelir.--Dieu veuille que quelqu'un, moins
noble et moins fidèle que Clarence, moins proche du roi par le sang,
mais d'un coeur plus sanguinaire, et cependant encore exempt de
soupçons, n'ait pas mérité bien pis que le malheureux Clarence!

(Entre Stanley.)

STANLEY.--Une grâce, mon souverain, pour tous mes services.

LE ROI ÉDOUARD.--Je t'en prie, laisse-moi: mon âme est pleine de
douleur.

STANLEY.--Je ne me relève point que Votre Majesté ne m'ait entendu.

LE ROI ÉDOUARD.--Dis donc en peu de mots ce que tu demandes.

STANLEY.--La grâce, mon souverain, d'un de mes serviteurs qui a tué
aujourd'hui un gentilhomme querelleur, depuis peu attaché au duc de
Norfolk.

LE ROI ÉDOUARD.--Ma langue aura prononcé l'arrêt de mort de mon frère,
et l'on veut que cette même langue prononce le pardon d'un valet? Mon
frère n'avait tué personne: son crime ne fut qu'une pensée; et cependant
il a été puni par une mort cruelle. Qui de vous m'a sollicité pour lui?
Qui, dans ma colère, s'est jeté à mes pieds, et m'a engagé à réfléchir?
Qui m'a parlé des liens fraternels? Qui m'a parlé de notre affection?
Qui m'a rappelé comment le pauvre malheureux avait abandonné le puissant
Warwick, et avait combattu pour moi? Qui m'a rappelé que dans les champs
de Tewksbury, lorsque Oxford m'avait terrassé, il me sauva la vie, en
disant: _Cher frère, vivez, et soyez roi_? Qui m'a rappelé comment,
lorsque couchés tous deux sur la terre, nous étions presque morts de
froid, il m'enveloppa de ses propres vêtements, et s'exposa nu et sans
force au froid pénétrant de la nuit? Hélas! ma brutale colère avait
criminellement arraché tout cela de mon souvenir, et pas un de vous n'a
eu la charité de me le remettre.... Mais lorsqu'un de vos palefreniers
ou de vos valets de pied a commis un meurtre dans l'ivresse, et défiguré
la précieuse image de notre bien-aimé Rédempteur, vous voilà aussitôt à
mes genoux demandant pardon, pardon; et il faut qu'injuste autant que
vous, je vous l'accorde!--Mais pour mon frère, personne n'a élevé la
voix, ni moi non plus, ingrat! je ne me suis rien dit en faveur de ce
pauvre malheureux!--Les plus fiers d'entre vous ont été ses obligés
pendant sa vie, et pas un de vous n'aurait parlé pour le défendre.--O
Dieu! je crains bien que ta justice ne venge ce crime sur moi, sur vous,
sur les miens et les vôtres!--Venez, Hastings; aidez-moi à regagner mon
cabinet.--O pauvre Clarence!....

(Sortent le roi et la reine, Hastings, Rivers, Dorset et Grey.)

GLOCESTER.--Voilà les fruits d'une aveugle colère!--N'avez-vous pas
remarqué comme tous ces coupables parents de la reine ont pâli à la
nouvelle de la mort de Clarence! Oh! ils n'ont cessé de la solliciter
auprès du roi. Dieu en tirera vengeance.--Allons, milord, voulez-vous
venir avec moi tenir compagnie à Édouard, pour soulager sa douleur?

BUCKINGHAM.--Nous suivons Votre Grâce.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Toujours à Londres.

_Entre_ LA DUCHESSE D'YORK, _avec_ LE FILS ET LA FILLE DE CLARENCE.


LE FILS.--Bonne grand'maman, dites-nous si notre père est mort.

LA DUCHESSE.--Non, mon enfant.

LA FILLE.--Pourquoi donc pleurez-vous si souvent, et frappez-vous votre
poitrine, en criant: _O Clarence! ô mon malheureux fils!_

LE FILS.--Pourquoi nous regardez-vous en secouant la tête, et nous
appelez-vous _orphelins, infortunés dans l'abandon_, si notre père est
encore en vie?

LA DUCHESSE.--Mes chers enfants, vous vous méprenez tous deux: je pleure
la maladie du roi que je crains de perdre, et non la mort de votre père:
ce seraient des larmes perdues que de pleurer un homme mort.

LE FILS.--Ainsi donc, grand'maman, vous convenez enfin qu'il est
mort.--Le roi mon oncle est bien condamnable pour cette action: Dieu la
vengera, et je l'importunerai de pressantes prières, et toutes pour
qu'il la venge.

LA FILLE.--Et j'en ferai autant.

LA DUCHESSE.--Paix, mes enfants, paix! Le roi vous aime bien tous deux.
Pauvres innocents, simples et sans expérience, vous ne pouvez guère
deviner qui a causé la mort de votre père.

LE FILS.--Nous le pouvons très-bien, grand'maman; car mon bon oncle
Glocester m'a dit que le roi, poussé à cela par la reine, avait inventé
des prétextes pour l'emprisonner; et quand mon oncle me dit cela, il
pleurait et me plaignait, et il me baisait tendrement la joue; et il me
disait de compter sur lui comme sur mon père, et qu'il m'aimerait aussi
tendrement que si j'étais son fils.

LA DUCHESSE.--Ah! est-il possible que la perfidie emprunte des formes si
douces, et cache la profondeur de ses vices sous le masque de la vertu?
Il est mon fils... et ma honte; mais ce n'est pas dans mon sein qu'il
puisa cet art de feindre.

LE FILS.--Croyez-vous, grand'mère, que mon oncle ne fût pas sincère?

LA DUCHESSE.--Oui, mon fils, je le crois.

LE FILS.--Moi, je ne le puis croire.--Écoutez... Quel est ce bruit?

(Entrent la reine Élisabeth dans le désespoir. Rivers et Dorset la
suivent.)

ÉLISABETH.--Ah! qui pourra m'empêcher de gémir et de pleurer, de
m'irriter contre mon sort, et de me désespérer? Oui, je veux seconder le
noir désespoir qui attaque mon âme, et devenir ennemie de moi-même.

LA DUCHESSE.--A quoi tendent ces furieux transports?

ÉLISABETH.--A quelque acte de violence tragique... Édouard, mon
seigneur, ton fils, notre roi, est mort.--Pourquoi les rameaux
croissent-ils encore quand le tronc est abattu? Pourquoi les fleurs ne
périssent-elles pas quand la sève est tarie? Si vous voulez vivre,
pleurez: si vous voulez mourir, hâtez-vous; et que nos âmes dans leur
vol rapide puissent encore atteindre celle du roi, ou le suivre, en
sujets fidèles, dans son nouveau royaume de l'éternel repos.

LA DUCHESSE.--Ah! j'ai autant de part dans ta douleur que j'avais de
droits sur ton noble mari. J'ai pleuré la mort d'un époux vertueux, et
je ne conservais la vie qu'en contemplant encore ses images: mais
maintenant la mort ennemie a brisé en pièces deux des miroirs où se
retraçaient ses traits augustes; et il ne me reste pour toute
consolation qu'une glace infidèle qui m'afflige de la vue de mon
opprobre. Tu es veuve, mais tu es mère, et tes enfants te restent pour
consolation. Mais moi, la mort a enlevé de mes bras mon époux, et
arraché de mes faibles mains les deux appuis qui me soutenaient,
Clarence et Édouard. Oh! puisque ta perte n'est que la moitié de la
mienne, qu'il est donc juste que mes plaintes surmontent les tiennes, et
étouffent tes cris!

LE FILS.--Ah! ma tante, vous n'avez pas pleuré la mort de notre père!
Comment pouvons-nous vous aider de nos larmes?

LA FILLE.--On a vu sans gémir nos pleurs d'orphelins; votre douleur de
veuve demeurera de même sans larmes.

ÉLISABETH.--Ne m'aidez point à me plaindre; je ne serai pas stérile de
lamentations. Puisse le cours de tous les ruisseaux venir aboutir à mes
yeux! et puissé-je, ainsi gouvernée par l'humide influence de la lune,
verser des larmes assez abondantes pour submerger le monde! Ah! mon
mari! Ah! mon cher seigneur Édouard!

LES DEUX ENFANTS.--Ah! notre tendre père! Notre cher seigneur Clarence!

LA DUCHESSE.--Hélas! je pleure sur tous deux: tous deux étaient à moi.
Mon Édouard! mon Clarence!

ÉLISABETH.--Quel appui avais-je qu'Édouard? Et il m'a quittée!

LES ENFANTS.--Quel appui avions-nous que Clarence? et il nous a quittés!

LA DUCHESSE.--Quels appuis avais-je qu'eux deux? Et ils m'ont quittée!

ÉLISABETH.--Jamais veuve n'a tant perdu.

LES ENFANTS.--Jamais orphelins n'ont tant perdu.

LA DUCHESSE.--Jamais mère n'a tant perdu. Hélas! Je suis la mère de
toutes ces douleurs. Leurs pertes sont partagées entre eux: la mienne
les embrasse toutes. Elle pleure un Édouard, et moi aussi: je pleure un
Clarence, et elle n'a point de Clarence à pleurer. Ces enfants pleurent
Clarence, et moi aussi: mais je pleure un Édouard, et ces enfants n'ont
point d'Édouard à pleurer. Hélas! c'est sur moi, trois fois malheureuse!
que vous faites tomber toutes vos larmes; c'est moi qui suis chargée de
vos douleurs, et je les nourrirai par mes lamentations.

DORSET.--Prenez courage, ma bonne mère. Dieu s'offense de vous voir vous
révolter avec tant d'ingratitude contre sa volonté. Dans le monde, les
hommes taxent d'ingratitude celui qui se refuse de mauvaise grâce à
rendre la dette qu'une main libérale lui a généreusement prêtée: c'en
est une plus grande que de disputer ainsi contre le Ciel, parce qu'il
vous redemande ce prêt royal qu'il vous a fait.

RIVERS.--Madame, songez, comme le doit une tendre mère, au jeune prince
votre fils: envoyez-le chercher sans délai, pour le faire couronner roi:
c'est en lui que réside votre consolation. Ensevelissez cette douleur
désespérée dans le tombeau d'Édouard mort, et replacez votre bonheur sur
le trône d'Édouard vivant.

(Entrent Glocester, Buckingham, Stanley, Hastings, Ratcliff et autres.)

GLOCESTER.--Consolez-vous, ma soeur; tous tant que nous sommes, nous
avons tous sujet de déplorer l'obscurcissement de l'étoile qui brillait
sur nous. Mais nul ne peut guérir ses maux avec des larmes. Madame ma
mère, je vous demande pardon: je n'avais pas aperçu Votre Grâce.--Je
demande humblement à vos genoux votre bénédiction.

LA DUCHESSE.--Dieu te bénisse et mette dans ton coeur la bonté, la
bienveillance, la charité, l'obéissance et la fidélité à ton devoir.

GLOCESTER, _à part.--Amen_, et qu'il me fasse la grâce de mourir vieux
et bon homme; c'est à cela que tend la bénédiction d'une mère: je suis
étonné que Sa Grâce l'ait oublié.

BUCKINGHAM.--O vous, princes en deuil, pairs au coeur rempli de
tristesse, qui tous partagez le poids de la douleur commune, cherchez
maintenant votre consolation dans une amitié réciproque. Nous perdons,
il est vrai, la récolte que nous offrait ce roi: mais il nous reste
l'espérance de celle que nous promet son fils. Il faut maintenant
conserver et maintenir soigneusement l'union et le lien si récemment
formés entre vos coeurs naguère gonflés de ressentiments qui viennent
d'être apaisés.--Je crois qu'il conviendrait d'envoyer chercher dès à
présent le jeune prince qui est à Ludlow, et de l'amener à Londres avec
peu de suite pour le faire couronner roi.

RIVERS.--Et pourquoi avec peu de suite, milord de Buckingham?

BUCKINGHAM.--De peur, milord, que dans une foule considérable les
blessures de la haine, trop nouvellement fermées, ne trouvassent
occasion de se rouvrir, ce qui serait d'autant plus dangereux que le
royaume est dans un état d'enfance, et encore sans maître. Quand chacun
des chevaux dispose du frein qui le contient, et peut diriger sa course
comme il lui plaît, on doit, à mon avis, prévenir avec autant de soin la
crainte du mal que le mal lui-même.

GLOCESTER.--Je me flatte que le roi nous a tous réconciliés; et quant à
moi, la réconciliation est solide et sincère de ma part.

RIVERS.--J'en peux dire autant de moi, et, je crois, de nous tous. Mais
puisque le lien de notre amitié est si frais encore, il ne faut pas
l'exposer à la plus légère occasion de rupture; danger qui serait
peut-être plus à craindre si le cortége était nombreux: ainsi, je pense,
comme le noble Buckingham, qu'il est prudent de n'envoyer que peu de
monde pour chercher le jeune prince.

HASTINGS.--C'est aussi mon avis.

GLOCESTER.--Eh bien, soit; allons délibérer sur le choix de ceux que
nous enverrons à l'heure même à Ludlow.--(_A la reine._) Madame, et
vous, ma mère, voulez-vous venir donner vos avis sur cette affaire
importante?

(Tous sortent, excepté Buckingham et Glocester.)

BUCKINGHAM.--Milord, quels que soient ceux qui seront envoyés vers le
prince, au nom de Dieu, songez bien qu'il ne faut pas que nous restions
ici ni l'un ni l'autre. Je veux, chemin faisant, pour prélude du projet
dont nous avons parlé, trouver l'occasion d'écarter du jeune prince
l'ambitieuse parente de la reine.

GLOCESTER.--Oh! mon second moi-même, mon conseil tout entier, mon
oracle, mon prophète, mon cher cousin, je suivrai tes avis avec la
docilité d'un enfant. Rendons-nous donc à Ludlow, car il ne faut pas
rester en arrière.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

Toujours à Londres.--Une rue.

_Entrent_ DEUX CITOYENS _se rencontrant_.


PREMIER CITOYEN.--Bonjour, voisin. Où allez-vous si vite?

SECOND CITOYEN.--Je vous jure que je ne le sais pas trop moi-même.
Savez-vous les nouvelles?

PREMIER CITOYEN.--Oui, le roi est mort.

SECOND CITOYEN.--Funeste nouvelle, par Notre-Dame! Rarement le
successeur est meilleur. Je crains, je crains bien que le monde n'aille
de travers.

(Entre un troisième citoyen.)

TROISIÈME CITOYEN.--Voisins, Dieu vous garde!

PREMIER CITOYEN.--Je vous donne le bonjour, mon cher.

TROISIÈME CITOYEN.--La nouvelle de la mort du bon roi Édouard se
confirme-t-elle?

SECOND CITOYEN.--Oui; elle n'est que trop vraie. Dieu veuille nous
assister!

TROISIÈME CITOYEN.--En ce cas, messieurs, attendez-vous à voir du
trouble dans le royaume.

PREMIER CITOYEN.--Non, non, s'il plaît à Dieu, son fils régnera.

TROISIÈME CITOYEN.--Malheur au pays qui est gouverné par un enfant!

SECOND CITOYEN.--Il peut nous donner l'espérance d'être bien gouvernés:
d'abord par un conseil sous son nom, pendant sa minorité; et ensuite par
lui-même, quand l'âge l'aura mûri. N'en doutez pas, il gouvernera bien.

PREMIER CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, lorsque Henri VI
fut couronné à Paris, à l'âge de neuf mois.

TROISIÈME CITOYEN.--Telle était la situation de l'État, dites-vous? Non,
mes bons amis, Dieu le sait; car alors ce pays-ci était singulièrement
bien fourni de sages politiques, et le roi avait des oncles vertueux
pour le soutenir.

PREMIER CITOYEN.--Celui-ci en a aussi, tant du côté paternel que du côté
maternel.

TROISIÈME CITOYEN.--Il vaudrait bien mieux ou qu'il n'en eût que du côté
paternel, ou qu'il n'eût aucun parent de ce côté; car la rivalité des
prétentions, à qui sera le plus près du roi, nous causera bien des maux
si Dieu n'y met la main. Oh! le duc de Glocester est un homme bien
dangereux, et les fils et frères de la reine sont superbes et hautains.
Si, au lieu de gouverner, ils étaient tous contenus dans l'obéissance,
ce pays languissant pourrait encore avoir de bons moments comme par le
passé.

PREMIER CITOYEN.--Allons, allons; nous voyons au pis. Tout ira bien.

TROISIÈME CITOYEN.--Quand on voit paraître des nuages, les hommes sages
prennent leur manteau. Quand les grandes feuilles commencent à tomber,
l'hiver n'est pas loin. Quand le soleil se couche, qui ne s'attend à la
nuit? Les orages hors de saison menacent d'une disette. Tout peut aller
bien: mais si Dieu nous fait cette grâce, c'est plus que nous ne
méritons, et que je n'espère.

SECOND CITOYEN.--Au fait, tous les coeurs sont agités de crainte. Vous
ne pouvez vous entretenir avec personne qui ne vous paraisse triste et
rempli de frayeur.

TROISIÈME CITOYEN.--C'est ce qui arrive toujours à la veille des jours
de révolution. L'esprit de l'homme, par un instinct divin, pressent le
danger qui s'avance, comme nous voyons l'eau s'enfler à l'approche d'une
violente tempête. Mais laissons tout entre les mains de Dieu. Où
allez-vous?

SECOND CITOYEN.--Eh! vraiment, nous sommes mandés par les juges.

TROISIÈME CITOYEN.--Et moi aussi. Je vous tiendrai compagnie.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Toujours à Londres.--Un appartement du palais.

_Entrent_ L'ARCHEVÊQUE D'YORK, LE JEUNE DUC D'YORK, LA REINE, LA
DUCHESSE D'YORK.


L'ARCHEVÊQUE.--On m'a dit qu'ils avaient couché la nuit dernière à
Stony-Stratford et qu'ils devaient coucher ce soir à Northampton[11].
Demain, ou après-demain, ils seront ici.

[Note 11: Stony-Stratford est plus près de Londres que Northampton; mais
le duc de Glocester ayant fait arrêter Rivers, Grey, etc., à
Stony-Stratford, où ils avaient passé la nuit avec le jeune roi, ramena
celui-ci à Northampton où lui-même avait couché la veille, et ce fut de
là qu'ils se rendirent à Londres. Au reste, on fait observer que
l'archevêque ne pouvait encore être instruit de cette marche, puisqu'il
ne sait pas l'arrestation des lords, ou bien, s'il en est instruit sans
en connaître la cause, il devrait, ainsi que les autres personnages, en
témoigner quelque étonnement.]

LA DUCHESSE.--Je brûle d'impatience de voir le prince. J'espère qu'il
aura beaucoup grandi depuis la dernière fois que je l'ai vu.

ÉLISABETH.--Mais j'ai ouï dire que non. On assure même que mon fils York
l'a presque regagné pour la taille.

YORK.--On le dit, ma mère; mais j'aurais voulu que cela fût autrement.

LA DUCHESSE.--Eh! pourquoi donc, mon enfant? Il est bon de grandir.

YORK.--Grand'maman, un soir que nous étions à souper, mon oncle Rivers
disait que je grandissais beaucoup plus vite que mon frère: «Ah! dit mon
oncle Glocester, ce sont les petites plantes qui sont bonnes à quelque
chose, et les mauvaises herbes croissent rapidement;» et depuis ce temps
il me semble que j'aimerais mieux ne pas grandir si vite, puisque les
belles fleurs viennent lentement, et que les mauvaises herbes se
dépêchent.

LA DUCHESSE.--Vraiment, vraiment, celui qui t'a dit cela est lui-même
une exception au proverbe: c'était dans son enfance l'être le plus
chétif, le plus lent à croître et le moins avancé; si sa règle était
vraie, il devrait être rempli de qualités.

L'ARCHEVÊQUE.--Et il n'est pas douteux qu'il ne le soit, ma gracieuse
dame.

LA DUCHESSE.--Je veux bien l'espérer, mais permettez l'inquiétude aux
mères.

YORK.--Oh! si je m'en étais souvenu, j'aurais pu lancer à Sa Grâce, mon
oncle, sur sa croissance, une épigramme bien meilleure que celle qu'il
m'a dite sur la mienne.

LA DUCHESSE.--Et comment, mon petit York? Dis-le-moi, je t'en prie.

YORK.--Vraiment, l'on dit que mon oncle grandissait si vite, que deux
heures après sa naissance il pouvait ronger une croûte, tandis que moi,
à deux ans, je n'avais pas encore fait seulement une dent. N'est-ce pas
grand'maman, ç'aurait été une bonne plaisanterie pour le faire enrager?

LA DUCHESSE.--Eh! je t'en prie, mon cher petit York, qui est-ce qui t'a
raconté cela?

YORK.--Sa nourrice, grand'maman.

LA DUCHESSE.--Sa nourrice? Eh bon!... elle était morte avant que tu
fusses né.

YORK.--Si ce n'est pas elle, je ne me rappelle pas qui me l'a dit.

ÉLISABETH.--Petit raisonneur!--Allons, pas tant de malice, je vous prie.

L'ARCHEVÊQUE.--Ma bonne madame, ne le grondez pas.

ÉLISABETH.--Les murs[12] ont des oreilles.

[Note 12: _Pitchers have ears_.

_Les pots ont des oreilles_. Le proverbe anglais est: _Les petits pots
ont de grandes oreilles_.]

(Entre un messager.)

L'ARCHEVÊQUE.--Voici un messager.--Quelles nouvelles?

LE MESSAGER.--De telles nouvelles qu'il m'est pénible, milord, de vous
les annoncer.

ÉLISABETH.--Comment se porte le prince?

LE MESSAGER.--Bien, madame, il est en bonne santé.

LA DUCHESSE.--Quelles sont donc tes nouvelles?

LE MESSAGER.--Lord Rivers et lord Grey ont été conduits en prison à
Pomfret, et avec eux sir Thomas Vaughan.

LA DUCHESSE.--Et par quel ordre?

LE MESSAGER.--Par ordre des puissants ducs de Glocester et de
Buckingham.

ÉLISABETH.--Et pour quel crime?

LE MESSAGER.--Je vous ai dit tout ce que j'en sais. Par quel motif ou
dans quelle intention ces nobles ducs ont été emprisonnés, c'est, ma
gracieuse dame, ce que j'ignore absolument.

ÉLISABETH.--Hélas! je prévois la ruine de ma maison. Le tigre a saisi la
brebis sans défense. L'insolente tyrannie commence à s'élever sur le
trône qu'un innocent enfant ne peut faire respecter. Arrivez donc,
destruction, carnage, massacre. Je vois tracée, comme sur une carte, la
fin de tout ceci.

LA DUCHESSE.--Exécrables jours de troubles et de discorde, combien de
fois mes yeux vous ont vus renaître! Mon époux a perdu la vie pour
gagner la couronne; et mes fils ont été, haut et bas, battus de la
fortune, me donnant tantôt à jouir de leurs succès, tantôt à pleurer
leurs malheurs. Établis enfin lorsque toutes les querelles domestiques
sont entièrement dissipées, voilà que, devenus les maîtres, ils se font
la guerre les uns aux autres, frère contre frère, sang contre sang,
chacun contre soi-même!--Oh! frénétiques insultes à la nature, cessez
vos fureurs maudites, ou laissez-moi mourir; que je n'aie plus la mort
devant les yeux!

ÉLISABETH.--Viens, viens, mon enfant; allons nous renfermer dans le
sanctuaire.--Adieu, madame.

LA DUCHESSE.--Attendez, je veux vous suivre.

ÉLISABETH.--Vous n'avez rien à craindre.

L'ARCHEVÊQUE, _à la reine_.--Venez, ma gracieuse dame, et apportez vos
trésors et tout ce que vous possédez. Pour moi, je veux remettre entre
vos mains les sceaux qui m'étaient confiés; et puisse-t-il m'advenir
selon que je me conduirai envers vous et les vôtres! Venez, je vais vous
conduire au sanctuaire.

FIN DU DEUXIÈME ACTE.




                            ACTE TROISIÈME




SCÈNE I

Toujours à Londres.--Une rue.

_On entend les trompettes. Entrent_ LE PRINCE DE GALLES, GLOCESTER,
BUCKINGHAM, LE CARDINAL BOUCHIER (_le même que_ L'ARCHEVÊQUE), _et
autres_.

BUCKINGHAM.--Soyez le bienvenu, aimable prince, dans votre ville de
Londres, votre demeure[13].

[Note 13: _Your chamber_: Votre chambre.]

GLOCESTER.--Soyez le bienvenu, cher cousin, souverain de mes pensées. Il
paraît que la fatigue de la route vous a rendu mélancolique.

LE PRINCE.--Non, mon oncle. Mais les douloureux incidents de notre
voyage me l'ont rendu ennuyeux, pénible et fatigant. Je voudrais voir
ici plus d'oncles pour me recevoir.

GLOCESTER.--Cher prince, l'innocente pureté de votre âge n'a pas encore
pénétré les mensonges du monde. Vous ne pouvez discerner dans un homme
que ce que son extérieur offre à vos yeux; et les dehors, Dieu le sait,
s'accordent rarement, pour ne pas dire jamais, avec le coeur. Ces
oncles, que vous auriez voulu voir ici, étaient des hommes dangereux.
Votre Grâce ne sentait que le miel de leurs paroles, et n'apercevait pas
le poison de leurs coeurs. Dieu vous préserve d'eux, et d'amis aussi
perfides!

LE PRINCE.--Dieu me préserve d'amis perfides! Mais ils ne l'étaient pas.

GLOCESTER.--Milord, voici le maire de Londres qui vient vous rendre son
hommage.

(Entre le lord maire et son cortége.)

LE MAIRE.--Que le Ciel accorde à Votre Grâce la santé et des jours
prospères!

LE PRINCE.--Je vous remercie tous. (_Sortent le maire_, etc.)--Je
croyais que ma mère et mon frère York seraient venus, il y a longtemps,
nous joindre en chemin.--Quel indigne paresseux que ce Hastings, qui ne
vient pas nous dire s'ils arrivent ou non!

(Entre Hastings.)

BUCKINGHAM.--Le voici fort à propos, et tout en nage.

LE PRINCE.--Soyez le bienvenu, milord. Eh bien, notre mère vient-elle?

HASTINGS.--La reine votre mère, et votre frère York, ont été, à propos
de quoi, Dieu le sait et non pas moi, se réfugier dans le
sanctuaire.--Le jeune prince aurait bien souhaité venir avec moi
au-devant de Votre Grâce, mais sa mère l'a retenu malgré lui.

BUCKINGHAM.--Fi donc! quelle conduite déplacée et maussade! (_A
l'archevêque_.) Lord cardinal, Votre Grâce veut-elle aller déterminer la
reine à envoyer sur-le-champ le duc d'York à son auguste frère? Si elle
s'y oppose, milord Hastings, allez avec le cardinal, et alors
arrachez-le par force de ses bras jaloux.

L'ARCHEVÊQUE.--Milord Buckingham, si ma faible éloquence peut obtenir de
sa mère le jeune duc d'York, attendez-vous à le voir ici dans un moment:
mais, si elle s'obstine à résister à des instances amicales, que le Dieu
du ciel ne permette pas que nous violions jamais le saint privilége du
bienheureux sanctuaire! Pour le royaume entier, je ne voudrais pas me
rendre coupable d'un si noir péché.

BUCKINGHAM.--Vous vous entêtez ici contre toute raison, milord, pour de
pures formes et de vieilles traditions. Considérez la chose même
conformément aux idées grossières de ce siècle, vous trouverez que vous
ne violez point les droits du sanctuaire en forçant le prince d'en
sortir. Le bénéfice de l'asile n'est accordé qu'à ceux à qui leurs
actions l'ont rendu nécessaire, et qui ont assez de jugement pour le
réclamer. Mais le prince ne peut ni le réclamer ni en avoir besoin. Il
n'est donc pas, à mon avis, en droit de l'obtenir; ainsi, en le faisant
sortir de là où il ne peut être, vous ne violez aucun privilège, aucune
charte. J'ai souvent ouï parler d'hommes réfugiés dans le sanctuaire;
mais d'enfants, jamais jusqu'à présent.

L'ARCHEVÊQUE.--Milord, pour cette fois votre opinion l'emporte sur la
mienne[14].--Allons, milord Hastings, voulez-vous venir avec moi?

[Note 14: L'archevêque ne céda point ainsi, mais voyant que, malgré ses
protestations, on était résolu à employer la force, il fit comprendre à
la reine que la résistance était inutile.]

HASTINGS.--Je vous suis, milord.

LE PRINCE.--Chers lords, faites, je vous prie, toute la diligence qui
vous sera possible. (_Sortent le cardinal et Hastings._) Dites, mon
oncle Glocester, si notre frère vient, où logerons-nous jusqu'au jour de
notre couronnement?

GLOCESTER.--Dans le lieu qui plaira le plus à Votre Altesse. Si vous
voulez suivre mon conseil, vous vous reposerez un ou deux jours à la
Tour, et ensuite dans le lieu qui vous plaira, et qui sera jugé le plus
favorable à votre santé et à vos amusements.

LE PRINCE.--La Tour est l'endroit du monde qui me plaît le
moins.--Est-il vrai, mon oncle, que ce soit Jules César qui l'ait bâtie?

GLOCESTER.--C'est lui, mon gracieux seigneur, qui l'a bâtie d'abord;
puis dans la suite des siècles elle a été rebâtie plusieurs fois.

LE PRINCE.--Ce fait est-il constaté par des actes, ou bien a-t-on
seulement raconté d'âge en âge que c'est lui qui l'avait bâtie?

BUCKINGHAM.--Par des actes, milord.

LE PRINCE.--Mais supposez, milord, que cela n'eût pas été consigné dans
les archives, il me semble que la vérité devrait vivre d'âge en âge,
comme un héritage transmis à la postérité, jusqu'au jour de la fin
universelle.

GLOCESTER, _à part_.--Des enfants si précoces et si sages, dit-on, ne
vivent pas longtemps.

LE PRINCE.--Que dites-vous, mon oncle?

GLOCESTER.--Je disais que, sans le secours des caractères, la renommée
vit longtemps[15]. (_A part._) Ainsi, comme l'Iniquité personnifiée sur
nos théâtres, je moralise avec des mots à double sens.

[Note 15: Without characters, fame lives long.]

LE PRINCE.--Ce Jules César était un homme bien fameux! Sa valeur a
illustré son génie, et son génie a déposé dans ses écrits de quoi faire
vivre sa valeur. La mort n'a pu faire de ce conquérant sa conquête, car
il est encore vivant par la gloire, bien qu'il ait perdu la vie.--Je
veux vous dire une chose, mon cousin Buckingham.

BUCKINGHAM.--Quoi, mon gracieux seigneur?

LE PRINCE.--Si j'atteins l'âge d'homme, je veux ou reconquérir nos
anciens droits sur la France, ou mourir en soldat, comme j'aurai vécu en
roi.

GLOCESTER.--Les courts étés ont eu ordinairement un printemps
très-précoce.

(Entre York, Hastings et le cardinal.)

BUCKINGHAM.--Ah! voici le duc d'York qui vient comme nous l'avions
désiré.

LE PRINCE.--Richard d'York, comment se porte notre cher frère?

YORK.--Bien, mon redouté seigneur; car c'est ainsi que je dois vous
nommer désormais.

LE PRINCE.--Oui, mon frère, à notre grande douleur ainsi qu'à la vôtre:
il est trop vrai qu'il vient de mourir celui qui eût dû plus longtemps
conserver ce titre, auquel sa mort a ôté beaucoup de majesté.

GLOCESTER.--Comment se porte notre cousin le noble duc d'York?

YORK.--Je vous remercie, cher oncle. O milord! c'est vous qui avez dit
que mauvaise herbe croît bien vite: le prince, mon frère, a grandi
beaucoup plus que moi.

GLOCESTER.--Il est vrai, milord.

YORK.--Il est donc mauvais?

GLOCESTER.--O mon beau cousin! je ne dis pas cela du tout.

YORK.--En ce cas, il vous a plus d'obligation que moi.

GLOCESTER.--Il peut me commander, lui, à titre de mon souverain; et
vous, vous avez sur moi le pouvoir d'un parent.

YORK.--Je vous prie, mon oncle, donnez-moi ce poignard.

GLOCESTER.--Mon poignard, petit cousin? De tout mon coeur.

LE PRINCE.--Mendie-t-on comme cela, mon frère?

YORK.--Ce n'est qu'à mon cher oncle, qui, je le sais bien, me le donnera
volontiers: ce n'est qu'une bagatelle qu'il ne peut pas avoir de peine à
me donner.

GLOCESTER.--Je veux faire à mon cousin un plus beau présent.

YORK.--Un plus beau présent! Oh! vous voulez donc y joindre l'épée?

GLOCESTER.--Oui, mon beau cousin, si elle était assez légère.

YORK.--Oh! je vois bien que vous n'aimez à me faire que des dons légers;
et, dans des demandes d'un plus grand poids, vous refuseriez au
mendiant.

GLOCESTER.--Mais elle est, pour vous, trop pesante à porter.

YORK.--Fût-elle plus pesante, je la manierais très-facilement.

GLOCESTER.--Quoi! vous voudriez avoir mon épée, petit lord?

YORK.--Oui, je le voudrais, pour vous remercier de l'épithète que vous
me donnez.

GLOCESTER.--Quelle épithète?

YORK.--Petit.

LE PRINCE.--Milord d'York sera toujours contrariant dans ses discours:
mais, mon oncle, Votre Grâce sait comment le supporter.

YORK.--Vous voulez dire me porter, et non pas me supporter.--Mon oncle,
mon frère se moque de vous et de moi. Parce que je suis aussi petit
qu'un singe, il croit que vous pourriez me porter sur votre épaule.

BUCKINGHAM, _à part_.--Avec quelle finesse et quelle promptitude
d'esprit il raisonne! Pour adoucir le sarcasme qu'il lance à son oncle,
il se raille lui-même avec toute sorte de grâce et d'adresse. Tant de
malice à cet âge est une chose étonnante!

GLOCESTER.--Mon gracieux seigneur, voulez-vous continuer votre route?
Mon bon cousin Buckingham et moi, nous allons nous rendre auprès de
votre mère pour la presser de venir vous trouver à la Tour et vous
féliciter sur votre arrivée.

YORK.--Quoi! vous voulez aller à la Tour, mon prince?

LE PRINCE.--Milord protecteur dit qu'il le faut.

YORK.--Je ne dormirai pas tranquillement dans la Tour.

GLOCESTER.--Et pourquoi, mon ami? Qu'y voyez-vous à craindre?

YORK.--Vraiment, l'âme irritée de mon oncle Clarence. Ma grand'mère m'a
dit qu'il y avait été assassiné.

LE PRINCE.--Je ne crains pas les oncles morts.

GLOCESTER.--Ni les vivants non plus, je m'en flatte.

LE PRINCE.--Oui, s'ils vivent, je n'ai, je l'espère, rien à
craindre.--Mais marchons, milord: et, le coeur plein de tristesse, je
vais, en songeant à eux, me rendre à la Tour.

(Sortent le prince, York, Hastings et le cardinal.)

BUCKINGHAM.--Pensez-vous, milord, que ce petit babillard d'York n'ait
pas été excité par son artificieuse mère à vous poursuivre de ses
sarcasmes insultants?

GLOCESTER.--Il n'y a pas de doute, il n'y a pas de doute. C'est un petit
raisonneur, hardi, vif, spirituel, prompt et capable. C'est tout le
portrait de sa mère, de la tête aux pieds.

BUCKINGHAM.--Laissons-les pour ce qu'ils sont.--Approche, cher Catesby.
Tu t'es engagé aussi fortement à exécuter les intentions que nous
t'avons communiquées, qu'à garder soigneusement le secret de la
confidence que nous t'avons faite. Tu as entendu nos raisons pendant la
route?--Qu'en penses-tu? Serait-il si difficile de faire entrer le lord
Hastings dans le projet que nous avons d'installer cet illustre duc sur
le trône royal de cette île fameuse?

CATESBY.--Il aime si tendrement le jeune prince, à cause de son père,
qu'il ne sera pas possible de l'engager à rien de contraire à ses
intérêts.

BUCKINGHAM.--Et Stanley, qu'en penses-tu? S'y refusera-t-il?

CATESBY.--Stanley fera tout ce que fera Hastings.

BUCKINGHAM.--En ce cas, il faut s'en tenir à ceci. Va, cher Catesby,
sonde de loin lord Hastings pour savoir de quel oeil il verrait notre
projet; et invite-le à se rendre demain à la Tour, pour assister au
couronnement. Si tu trouves qu'on puisse le disposer pour nous, alors
encourage-le, et dis-lui toutes nos raisons. S'il est de plomb, de
glace, froid, et mal disposé, sois de même, romps aussitôt l'entretien,
et viens nous instruire de ses dispositions.--Demain nous tenons deux
conseils séparés où tu joueras un grand rôle.

GLOCESTER.--Assure lord William de mon attachement, et dis-lui, Catesby,
que l'ancienne ligue de ses dangereux ennemis va verser son sang demain
au château de Pomfret; et recommande de ma part à mon ami de donner, en
signe de joie de cette bonne nouvelle, un doux baiser de plus à mistriss
Shore[16].

[Note 16: Jeanne Shore avait été maîtresse d'Edouard, et à ce qu'il
paraît de lord Hastings. Elle fut comprise dans l'accusation intentée
contre lui après sa mort, et subit une pénitence publique. Elle mourut
dans la misère, abandonnée de tous ceux auxquels elle avait rendu des
services pendant sa faveur.]

BUCKINGHAM.--Va, cher Catesby: exécute habilement ta commission.

CATESBY.--Mes bons lords, je vous promets à tous deux d'y donner tous
les soins dont je suis capable.

GLOCESTER.--Catesby, aurons-nous de vos nouvelles, avant de nous mettre
au lit?

CATESBY.--Vous en aurez, milord.

GLOCESTER.--A Crosby: tu nous trouveras là tous deux.

(Catesby sort.)

BUCKINGHAM.--Que ferons-nous, milord, si nous voyons que Hastings ne se
prête pas à nos projets?

GLOCESTER.--Nous ferons tomber sa tête, mon cher.--Nous viendrons à bout
de quelque chose.--Et souviens-toi, lorsque je serai roi, de me demander
le comté d'Hereford, dont le roi mon frère était en possession, avec
toutes ses dépendances.

BUCKINGHAM.--Je réclamerai de Votre Grâce l'effet de cette promesse.

GLOCESTER.--Et compte qu'elle te sera accordée en toute
affection.--Allons, il faut souper de bonne heure afin d'avoir ensuite
le temps de digérer nos projets et de leur donner une certaine forme.

(Ils sortent.)




SCÈNE II

Devant la maison de lord Hastings.

_Entre_ UN MESSAGER.


LE MESSAGER, _frappant à la porte_.--Milord, milord?

HASTINGS, _en dedans_.--Qui est là?

LE MESSAGER.--Quelqu'un de la part de lord Stanley.

HASTINGS.--Quelle heure est-il?

LE MESSAGER.--Vous allez entendre sonner quatre heures.

(Entre Hastings.)

HASTINGS.--Ton maître trouve-t-il donc la nuit trop longue pour dormir?

LE MESSAGER.--Il y a toute apparence, d'après ce que j'ai à vous dire.
D'abord, il me charge de présenter ses salutations à Votre Seigneurie.

HASTINGS.--Et après...

LE MESSAGER.--Ensuite il vous annonce qu'il a rêvé, cette nuit, que le
sanglier lui avait jeté son casque à bas. Il vous informe aussi qu'on
tient deux conseils, et qu'il serait possible que, dans l'un des deux,
on prît un parti qui pourrait à tous deux vous faire déplorer l'autre.
C'est ce qui l'a déterminé à m'envoyer savoir vos intentions; et si, à
l'instant même, vous voulez monter à cheval avec lui, et vous réfugier
en toute hâte dans le nord pour éviter le danger que pressent son âme.

HASTINGS.--Va, mon ami, retourne vers ton maître. Dis-lui que nous
n'avons rien à craindre de ces deux conseils séparés. Son Honneur et moi
nous serons de l'un des deux, et mon bon ami Catesby doit se trouver à
l'autre; il ne peut rien s'y passer relativement à nous que je n'en sois
instruit. Dis-lui que ses craintes sont vaines et sans motifs; et quant
à ses songes, je m'étonne qu'il soit assez simple pour ajouter foi aux
illusions d'un sommeil agité. Fuir le sanglier avant qu'il nous
poursuive, ce serait l'exciter à courir sur nous, et diriger sa
poursuite vers la proie qu'il n'avait pas intention de chasser. Va, dis
à ton maître de se lever, et de venir me joindre; nous irons ensemble à
la Tour, où il verra que le sanglier nous traitera bien.

LE MESSAGER.--J'y vais, milord; et lui rapporterai vos paroles.

(Il sort.)

(Entre Catesby.)

CATESBY.--Mille bonjours à mon noble lord.

HASTINGS.--Bonjour, Catesby. Vous êtes bien matinal aujourd'hui. Quelles
sont les nouvelles, dans ce temps d'incertitude?

CATESBY.--En effet, milord, les choses sont peu stables; et je crois
qu'elles ne reprendront point de solidité, que Richard ne porte le
bandeau royal.

HASTINGS.--Comment! le bandeau royal? Veux-tu dire la couronne?

CATESBY.--Oui, mon bon lord.

HASTINGS.--La couronne de ma tête tombera de dessus mes épaules avant
que je voie la couronne si odieusement déplacée. Mais crois-tu
t'apercevoir qu'il y vise?

CATESBY.--Oui, sur ma vie: il se flatte de vous voir ardent à le
soutenir dans ses projets pour y parvenir; et c'est dans cette confiance
qu'il m'envoie vous apprendre l'agréable nouvelle que, ce jour même, vos
ennemis, les parents de la reine, doivent mourir à Pomfret.

HASTINGS.--J'avoue que cette nouvelle ne m'afflige pas, car ils ont
toujours été mes ennemis; mais que je donne jamais ma voix à Richard, au
préjudice du droit des légitimes héritiers de mon maître! Dieu sait que
je n'en ferai rien, dût-il m'en coûter la vie.

CATESBY.--Dieu conserve Votre Seigneurie dans ces bons sentiments!

HASTINGS.--Mais je rirai pendant un an d'avoir assez vécu pour voir la
fin tragique de ceux qui m'avaient attiré la haine de mon maître. Va,
va, Catesby, avant que je sois plus vieux de quinze jours, j'en ferai
dépêcher encore quelques-uns qui ne s'y attendent guère.

CATESBY.--C'est une vilaine chose, mon cher lord, de mourir sans
préparation, et lorsqu'on s'y attend le moins.

HASTINGS.--Oh! affreux, affreux. Et c'est pourtant ce qui arrive à
Rivers, Vaughan et Grey; et il en arrivera autant à quelques autres, qui
se croient aussi en sûreté que toi et moi, qui, tu le sais, sommes aimés
du prince Richard et de Buckingham.

CATESBY.--Oh! ils vous tiennent en très-haute estime, (_à part_) car ils
estiment que sa tête sera bientôt sur le pont.

HASTINGS.--Je sais qu'il en est ainsi, et je l'ai bien mérité. (_Entre
Stanley._) Comment! comment! mon cher, où est donc votre épieu, mon
cher? Quoi! vous craignez le sanglier, et vous marchez sans armes?

STANLEY.--Bonjour, milord.--Bonjour, Catesby.--Vous pouvez plaisanter;
mais, par la sainte croix, je n'aime point ces conseils séparés, moi.

HASTINGS.--Milord, j'aime autant ma vie, que vous la vôtre; et même je
vous proteste qu'elle ne me fut jamais aussi précieuse qu'elle me l'est
en ce moment. Croyez-vous, de bonne foi, que, si je n'étais pas certain
de notre sûreté, vous me verriez un air aussi triomphant?

STANLEY.--Les lords qui sont à Pomfret étaient joyeux aussi, lorsqu'ils
partirent de Londres; ils s'y croyaient bien en sûreté; ils n'avaient,
en effet, aucun sujet de défiance, et pourtant vous voyez combien
promptement le jour s'est obscurci pour eux: ce coup, si soudainement
porté par la haine, éveille mes inquiétudes; veuille le Ciel que ma peur
n'ait pas le sens commun!--Eh bien! nous rendrons-nous à la Tour? Le
jour s'avance.

HASTINGS.--Allons, allons; j'ai quelque chose à vous dire...
Devinez-vous ce que c'est, milord? Aujourd'hui, les lords dont vous
parlez sont décapités.

STANLEY.--Hélas! pour la fidélité, ils méritent mieux de porter leurs
têtes que quelques-uns de ceux qui les ont accusés de porter leurs
chapeaux. Mais, venez, milord; partons.

(Entre un sergent d'armes.)

HASTINGS.--Allez toujours devant, je veux dire un mot à ce brave homme.
(_Sortent Stanley et Catesby._)--Eh bien, ami, comment va?

LE SERGENT.--D'autant mieux, que Votre Seigneurie veut bien s'en
informer.

HASTINGS.--Je te dirai, mon ami, que les choses vont mieux pour moi,
aujourd'hui, que la dernière fois que tu me rencontras ici. On me
conduisait en prison à la Tour où j'étais envoyé par les menées des
parents de la reine; mais maintenant je te dirai (garde cela pour toi)
qu'aujourd'hui ces mêmes ennemis sont mis à mort, et que je suis en
meilleure position que je n'étais alors.

LE SERGENT.--Dieu veuille vous y maintenir, à la satisfaction de Votre
Honneur.

HASTINGS.--Mille grâces, ami. Tiens, bois à ma santé.

(Il lui jette sa bourse.)

LE SERGENT.--Je remercie Votre Honneur.

(Sort le sergent.)

(Entre un prêtre.)

LE PRÊTRE.--Bienheureux de vous rencontrer, milord, je suis fort aise de
voir Votre Honneur.

HASTINGS.--Je te remercie de tout mon coeur, mon bon sir John. Je vous
suis redevable pour votre dernier office. Venez chez moi dimanche
prochain, et je m'acquitterai avec vous.

(Entre Buckingham.)

BUCKINGHAM.--Quoi! en conversation avec un prêtre, lord chambellan? Ce
sont vos amis de Pomfret qui ont besoin du ministère d'un prêtre; mais
vous, je ne crois pas que vous ayez occasion de vous confesser.

HASTINGS.--Non, ma foi; et lorsque j'ai rencontré ce saint homme, j'ai
songé à ceux dont vous parlez.--Eh bien, allez-vous à la Tour?

BUCKINGHAM.--J'y vais, milord: mais je n'y resterai pas longtemps; j'en
reviendrai avant vous.

HASTINGS.--Cela est assez probable; car j'y resterai à dîner.

BUCKINGHAM, _à part_.--Et à souper aussi, quoique tu ne t'en doutes
pas.--Allons, voulez-vous venir?

HASTINGS.--Je vous suis, milord.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

A Pomfret.--Devant le château.

_Entre_ RATCLIFF, _conduisant, avec une escorte_, RIVERS, GREY ET
VAUGHAN _à la mort_.


RATCLIFF.--Allons, conduisez les prisonniers.

RIVERS.--Sir Richard Ratcliff, laisse-moi te dire ceci: tu vois mourir
aujourd'hui un sujet fidèle, puni de son zèle et de sa loyauté.

GREY.--Dieu garde le prince de votre clique à tous! Vous êtes là une
troupe liguée de damnés vampires.

VAUGHAN.--Il y en a parmi vous qui un jour crieront malheur sur tout
ceci.

RATCLIFF.--Dépêchons; le terme de votre vie est arrivé.

RIVERS.--O Pomfret, Pomfret! ô toi, prison sanglante, prison fatale et
de mauvais augure aux nobles pairs de ce royaume! Dans la coupable
enceinte de tes murs fut massacré Richard II; et pour rendre plus odieux
ton sinistre séjour, nous allons te donner à boire encore notre sang
innocent.

GREY.--C'est maintenant que tombe sur nos têtes la malédiction de
Marguerite, lorsqu'elle reprocha à Hastings, à vous et à moi, d'être
restés spectateurs tranquilles, pendant que Richard poignardait son
fils.

RIVERS.--Elle maudit aussi Hastings, elle maudit Buckingham, elle maudit
Richard. Souviens-toi, ô Dieu, d'exaucer contre eux ses prières, comme
tu les exauces contre nous!--Mais ma soeur, et les princes ses
enfants... ô Dieu miséricordieux, contente-toi de notre sang fidèle,
qui, tu le vois, va être injustement versé!

RATCLIFF.--Finissons: l'heure marquée pour votre mort est déjà passée.

RIVERS.--Allons, Grey,--allons, Vaughan. Embrassons-nous ici.--Adieu,
jusqu'à notre réunion dans le ciel.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

A Londres.--Un appartement dans la Tour.

BUCKINGHAM, STANLEY, HASTINGS, L'ÉVÊQUE D'ÉLY, CATESBY, LOVEL _et
autres, autour d'une table, les officiers du conseil sont présents_.


HASTINGS.--Nobles pairs, nous sommes ici rassemblés pour fixer le jour
du couronnement; au nom de Dieu, parlez, quel jour nommez-vous pour
cette auguste cérémonie?

BUCKINGHAM.--Tout est-il préparé pour ce grand jour?

STANLEY.--Tout: il ne reste plus qu'à le fixer.

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Demain serait, ce me semble, un jour heureusement
choisi.

BUCKINGHAM.--Qui de vous ici connaît les intentions du protecteur? quel
est le confident le plus intime du noble duc?

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--C'est vous, milord, à ce que nous croyons, qui
connaissez le mieux sa pensée.

BUCKINGHAM.--Nous connaissons tous les visages l'un de l'autre: mais
pour nos coeurs.... Il ne connaît pas plus le mien que moi le vôtre: et
je ne connais pas plus le sien, milord, que vous le mien.--Lord
Hastings, vous êtes liés tous deux d'une étroite amitié.

HASTINGS.--Je sais que Sa Grâce a la bonté de m'accorder beaucoup
d'affection. Mais quant à ses vues sur le couronnement, je ne l'ai point
sondé, et il ne m'a fait connaître en aucune manière ses gracieuses
volontés à ce sujet. Mais vous, noble lord, vous pourriez nommer le
jour: et je donnerai ma voix au nom du duc; j'ose espérer qu'il ne le
prendra pas en mauvaise part.

(Entre Glocester.)

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Voici le duc lui-même, qui vient fort à propos.

GLOCESTER--Mes nobles lords et cousins, je vous souhaite à tous le
bonjour. J'ai dormi tard; mais je me flatte que mon absence n'a pas
empêché qu'on s'occupât d'aucun des objets importants qui devaient se
régler en ma présence.

BUCKINGHAM.--Si vous n'aviez pas fait votre entrée à point nommé,
milord, voilà lord Hastings qui allait se charger de votre rôle; je veux
dire qu'il aurait donné votre voix pour le couronnement du roi.

GLOCESTER.--Personne ne pouvait le faire avec plus de confiance que
milord Hastings. Il me connaît bien; il m'est tendrement
attaché.--Milord d'Ély, la dernière fois que je me trouvai à Holborn, je
vis des fraises dans votre jardin[17]. Je vous prie, envoyez-m'en
quelques-unes.

[Note 17: La demande des fraises est historique, et donnée comme un
échantillon de la bonne humeur qu'affecta ce jour-là Richard au
commencement du conseil. Probablement Shakspeare en a profité pour faire
sortir l'évêque d'Ély, afin qu'il ne s'établît pas de discussion entre
ce prélat, qui a demandé que le couronnement d'Édouard V eût lieu le
lendemain, et Stanley à qui un instant de prudence fait exprimer le
désir qu'il soit retardé. C'est ce que n'ont point aperçu les
commentateurs.]

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Oui-dà, milord, et de tout mon coeur.

(L'évêque d'Ély sort.)

GLOCESTER.--Cousin Buckingham, un mot. (_Il le prend à part:_)--Catesby
a sondé Hastings sur notre projet, et il a trouvé cet entêté-là si
violent qu'il perdra, dit-il, sa tête avant de consentir à ce que le
fils de son maître, comme il l'appelle respectueusement, perde la
souveraineté du trône d'Angleterre.

BUCKINGHAM.--Sortez un moment, je vous accompagnerai.

(Sortent Glocester et Buckingham.)

STANLEY.--Nous n'avons pas encore fixé ce jour solennel. Demain, à mon
avis, est trop précipité. Pour moi, je ne suis pas aussi bien préparé
que je le serais si l'on éloignait ce jour.

(Rentre l'évêque d'Ély.)

L'ÉVÊQUE D'ÉLY.--Où est milord protecteur? Je viens d'envoyer chercher
les fraises.

HASTINGS.--Le duc paraît ce matin bien disposé et de bonne humeur. Il
faut qu'il soit occupé de quelque idée qui lui plaît, pour nous avoir
souhaité le bonjour d'un air si animé. Je ne crois pas qu'il y ait, dans
toute la chrétienté, un homme moins capable de cacher sa haine ou son
amitié que lui: vous lisez d'abord sur son visage ce qu'il a dans le
coeur.

STANLEY.--Et quels traits de son âme voyez-vous donc aujourd'hui sur son
visage, d'après les apparences qu'il a laissé voir?

HASTINGS.--Hé! j'y vois clairement qu'il n'est irrité contre personne,
car, si cela était, on l'aurait vu dans ses yeux.

(Rentrent Richard et Buckingham.)

GLOCESTER.--Je vous le demande à tous, dites-moi ce que méritent ceux
qui conspirent ma mort par les pratiques diaboliques d'une damnable
sorcellerie, et qui sont parvenus à soumettre mon corps à leurs charmes
infernaux?

HASTINGS.--Le tendre attachement que j'ai pour Votre Grâce, milord,
m'enhardit à prononcer le premier, dans cette illustre assemblée,
l'arrêt des coupables. Quels qu'ils soient, je soutiens, milord, qu'ils
ont mérité la mort.

GLOCESTER.--Eh bien, que vos yeux soient donc témoins du mal qu'ils
m'ont fait. Voyez comme ils m'ont ensorcelé: regardez, mon bras est
desséché comme une jeune perche frappée de la gelée. C'est l'ouvrage de
cette épouse d'Édouard, de cette horrible sorcière, liguée avec cette
malheureuse, cette prostituée, la Shore: ce sont elles qui m'ont ainsi
marqué de leurs sortilèges.

HASTINGS.--Si elles sont les auteurs de ce forfait, milord....

GLOCESTER.--Si! que prétends-tu avec tes si, toi, le protecteur de cette
odieuse prostituée?--Tu es un traître.--A bas sa tête.--Oui, je jure ici
par saint Paul, que je ne dînerai pas que je ne l'aie vue à bas.--Lovel
et Catesby, ayez soin que cela s'exécute.--Pour vous autres, qui m'aime
se lève et me suive.

(Tout le conseil se lève, et suit Richard et Buckingham.)

HASTINGS.--Malheur, malheur à l'Angleterre! car de moi je n'en donnerais
pas cela. Imbécile que je suis, j'aurais pu prévenir ce qui m'arrive.
Stanley avait vu en songe le sanglier lui abattre son casque; mais j'ai
méprisé cet avis, et j'ai dédaigné de fuir. Trois fois aujourd'hui mon
cheval caparaçonné a bronché et a fait un écart à l'aspect de la Tour,
comme s'il eût refusé de me mener à la boucherie.--Ah! j'ai besoin
maintenant du prêtre à qui je parlais tantôt. Je me repens à présent
d'avoir dit à ce sergent, d'un air de triomphe, que mes ennemis
périssaient aujourd'hui à Pomfret d'une mort sanglante, et que moi
j'étais sûr d'être en grâce et en faveur. O Marguerite, Marguerite!
c'est maintenant que ta funeste malédiction tombe sur la tête infortunée
du pauvre Hastings!

CATESBY.--Allons, milord, abrégez: le duc attend pour dîner. Faites une
courte confession; il est pressé de voir votre tête.

HASTINGS.--O faveur momentanée des mortels que nous poursuivons avec
plus d'ardeur que la grâce de Dieu! Celui qui bâtit son espérance sur
ton fantastique sourire est comme le matelot ivre au haut d'un mât,
toujours prêt à tomber à la moindre secousse, dans les fatales
entrailles de l'abîme.

LOVEL.--Allons, allons, finissons: ces lamentations sont inutiles.

HASTINGS.--O sanguinaire Richard!--Malheureuse Angleterre! je te prédis
les jours les plus effroyables qu'aient encore vus les siècles les plus
malheureux.--Allons, conduisez-moi à l'échafaud: portez-lui ma
tête.--J'en vois sourire à mon malheur qui ne me survivront pas
longtemps.

(Ils sortent.)




SCÈNE V

Toujours à Londres.--Les murs de la Tour.

_Entrent_ GLOCESTER ET BUCKINGHAM _vêtus d'armures rouillées et
singulièrement en désordre_.


GLOCESTER.--Dis-moi, cousin, peux-tu trembler et changer de couleur,
perdre la respiration au milieu d'un mot, recommencer ton discours et
t'arrêter encore comme si tu avais la tête perdue, l'esprit égaré de
frayeur?

BUCKINGHAM.--Bon! je suis en état d'égaler le plus grand tragédien, de
parler en regardant en arrière, et promenant autour de moi un oeil
inquiet, de trembler et tressaillir au mouvement d'un brin de paille,
comme assailli d'une crainte profonde. Le regard épouvanté et le sourire
forcé sont également à mes ordres; ils sont toujours prêts, chacun dans
son emploi, à donner à mes stratagèmes l'apparence convenable. Mais
Catesby est-il parti?

GLOCESTER.--Oui, et le voilà qui ramène avec lui le maire.

BUCKINGHAM.--Laissez-moi lui parler. (_Entrent le lord maire et
Catesby._) Lord maire....

GLOCESTER.--Prenez garde au pont.

BUCKINGHAM.--Écoutez, écoutez le tambour.

GLOCESTER.--Catesby, veillez sur les remparts.

BUCKINGHAM.--Lord maire, la raison qui nous a fait vous mander....

GLOCESTER.--Prends garde, défends-toi....--Voilà les ennemis.

BUCKINGHAM.--Que Dieu et notre innocence nous défendent et nous
protègent!

(Entrent Lovel et Catesby, portant la tête de Hastings.)

GLOCESTER.--Non, rassurez-vous, ce sont nos amis: Lovel et Catesby.

LOVEL.--Voilà la tête de cet ignoble traître, de ce dangereux Hastings
qu'on était si loin de soupçonner.

GLOCESTER.--J'ai tant aimé cet homme que je ne puis m'empêcher de
pleurer. Je l'avais toujours cru le plus sincère et le meilleur humain
qui jamais sur terre ait porté le nom de chrétien. Il était pour moi
comme un livre où mon âme déposait le récit de ses plus secrètes
pensées. Il savait couvrir ses vices d'un vernis de vertu si séduisant,
que, sauf une faute notoire et visible à tous les yeux (je parle de son
commerce déclaré avec la femme de Shore), il vivait à l'abri du plus
léger soupçon.

BUCKINGHAM.--Oh! c'était bien le traître le plus caché, le plus
habilement déguisé qui ait jamais vécu!--Voyez, lord maire, auriez-vous
jamais imaginé, et pourriez-vous même le croire encore, si la Providence
ne nous avait pas conservés vivants pour vous le dire, que ce rusé
traître avait comploté de nous assassiner, moi et le bon duc de
Glocester, aujourd'hui même dans la chambre du conseil?

LE MAIRE.--Quoi, est-il vrai?

GLOCESTER.--Quoi? nous prenez-vous pour des Turcs et des infidèles? Et
pensez-vous que nous eussions ainsi, contre la forme des lois, procédé
si violemment à la mort du scélérat, si l'extrême danger de la chose, le
repos de l'Angleterre et la sûreté de nos personnes ne nous eussent pas
forcés à cette rapide exécution?

LE MAIRE.--Puisse-t-il vous bien arriver! Il a mérité la mort; et Vos
Grâces ont très-sagement procédé, en faisant un exemple capable
d'effrayer les faux traîtres qui voudraient renouveler de pareilles
tentatives. Je n'ai rien espéré de mieux de sa part, depuis que je l'ai
vu en relation avec mistriss Shore.

BUCKINGHAM.--Et cependant notre intention n'était pas qu'il fût exécuté
avant que vous fussiez arrivé, milord, pour être présent à sa fin. Mais
le zèle affectionné de nos amis a empêché, un peu contre notre
intention, que cela ne fût ainsi. Nous aurions été bien aises que vous
eussiez entendu le traître parler, et confesser en tremblant les détails
et le but de sa trahison, afin que vous eussiez pu en rendre compte aux
citoyens qui seraient peut-être tentés de mal interpréter cette
exécution, et de plaindre sa mort.

LE MAIRE.--La parole de Votre Grâce, mon bon lord, vaudra autant que si
je l'avais vu et entendu parler: et ne doutez nullement ni l'un ni
l'autre, nobles princes, que je n'informe nos fidèles citoyens de la
justice avec laquelle vous avez agi en cette occasion.

GLOCESTER.--C'était pour cela que nous souhaitions la présence de Votre
Seigneurie, afin d'éviter la censure des langues mal intentionnées.

BUCKINGHAM.--Mais enfin, puisque vous êtes arrivé trop tard pour remplir
nos intentions, vous pouvez du moins attester tout ce que nous venons de
vous en apprendre. Et sur ce, mon bon lord maire, nous vous souhaitons
le bonjour.

(Le lord maire sort.)

GLOCESTER.--Allons, suivez, suivez-le, cousin Buckingham. Le maire va se
rendre en diligence à Guild-Hall. Là, lorsque vous trouverez le moment
favorable, mettez en avant la bâtardise des enfants d'Edouard.
Dites-leur comment Edouard fit mettre à mort un citoyen[18], pour avoir
dit qu'il ferait son fils héritier de la couronne, lorsqu'il n'entendait
parler que de sa maison, dont l'enseigne portait ce nom. Ensuite
insistez sur ses abominables débauches, et la brutalité de ses penchants
inconstants, qui s'étendaient jusqu'à leurs servantes, leurs filles,
leurs femmes, partout où son oeil lascif et son coeur dévorant
s'arrêtaient pour chercher une proie. De là vous pouvez, dans un besoin,
ramener le discours sur ma personne.--Dites-leur que, lorsque ma mère
devint grosse de cet insatiable Édouard, le duc d'York, mon illustre
père, était occupé dans les guerres de France; et qu'en faisant une
supputation exacte des dates, il reconnut évidemment que l'enfant ne lui
appartenait pas; vérité confirmée encore par sa physionomie, qui n'avait
aucun des traits du noble duc mon père; cependant touchez cela
légèrement, et comme en passant, car vous savez, milord, que ma mère vit
encore.

[Note 18: Un riche mercier de la Cité, nommé Walker. Ce fut en chaire
que Richard fit d'abord attaquer les actes d'Édouard, la légitimité de
ses enfants, et la sienne propre, par un docteur Shand, frère du maire
de Londres.]

BUCKINGHAM.--Reposez-vous sur moi, milord; je vais parler avec autant
d'éloquence que si la brillante récompense qui fait l'objet de mon
plaidoyer devait être pour moi-même; et sur ce, adieu, milord.

GLOCESTER.--Si vous réussissez, amenez-les au château de Baynard; vous
m'y trouverez vertueusement entouré de révérends pères et de savants
évêques.

BUCKINGHAM.--Je pars; et comptez que vers les trois ou quatre heures,
vous recevrez des nouvelles de ce qui se sera passé à Guild-Hall.

(Buckingham sort.)

GLOCESTER.--Lovel, allez chercher promptement le docteur Shaw.--Et vous,
Catesby, amenez-moi le moine Penker. Dites-leur de venir me trouver
avant une heure d'ici, au château de Baynard. (_Lovel et Catesby
sortent._) Je vais rentrer. Il faut que je donne des ordres secrets pour
mettre hors de vue cette petite race de Clarence, et recommander qu'on
ne souffre pas que personne au monde approche les princes.

(Ils sortent.)




SCÈNE VI

Une rue de Londres.

_Entre_ UN CLERC.


LE CLERC.--Voilà les chefs d'accusation intentés contre ce bon lord
Hastings, grossoyés dans une belle écriture à main posée, pour être lus
tantôt publiquement dans l'église de Saint-Paul! Et remarquez comme tout
cela est d'accord!--J'ai employé onze heures entières à les mettre au
net; car ce n'est que d'hier au soir que Catesby me les a envoyés;
l'original avait coûté au moins autant de temps à rédiger, et pourtant
il n'y a pas cinq heures que Hastings vivait encore, et sans avoir été
ni accusé, ni interrogé, en pleine liberté. Il faut avouer que nous
sommes dans un joli monde!--Qui serait assez stupide pour ne pas voir ce
grossier artifice? Et cependant qui serait assez hardi pour avoir le
courage de ne pas dire qu'il ne le voit pas? Le monde est mauvais; et
tout est perdu sans ressource, quand il faut, en voyant de pareilles
actions, se contenter de penser.

(Il sort.)




SCÈNE VII

Toujours à Londres.--La cour du château de Baynard[19].

GLOCESTER ET BUCKINGHAM _entrent par différents côtés_.

[Note 19: Le château de Baynard était, à ce qu'il paraît, une habitation
fortifiée, bâtie par un des gentilshommes qui accompagnèrent Guillaume
le Conquérant. Elle était située dans Londres même, au bord de la
Tamise, où l'on en aperçoit encore les fondations lorsque les eaux sont
basses.]


GLOCESTER.--Eh bien? eh bien? Que disent nos bourgeois?

BUCKINGHAM.--Par la sainte Mère de notre Sauveur, les bourgeois ont la
bouche close, et ne disent pas un mot!

GLOCESTER.--Avez-vous touché l'article de la bâtardise des enfants
d'Édouard?

BUCKINGHAM.--Oui; j'ai parlé de son contrat de mariage avec lady Lucy,
et de celui qui a été fait en France par ses ambassadeurs; de
l'insatiable voracité de ses désirs, et de ses violences sur les femmes
de la Cité; de sa tyrannie à propos de rien; j'ai dit que lui-même était
bâtard puisqu'il avait été conçu lorsque votre père était en France;
qu'il n'avait point de ressemblance avec le duc; j'ai en même temps
rappelé vos traits et je vous ai montré comme la véritable image de
votre père, tant par la physionomie que par la noblesse de l'âme. J'ai
fait valoir toutes vos victoires dans l'Écosse, votre science dans la
guerre, votre sagesse dans la paix, vos vertus, la bonté de votre
naturel, et votre humble modestie; enfin, rien de ce qui pouvait tendre
à vos vues n'a été laissé de côté dans ma harangue, ni touché avec
négligence. Et lorsque je suis venu à la fin, j'ai sommé ceux qui
aimaient le bien de leur pays, de crier: Dieu conserve Richard, roi
d'Angleterre!

GLOCESTER.--Et l'ont-ils fait?

BUCKINGHAM.--Non. Que Dieu me soit aide! ils n'ont pas dit un mot. Mais
tous, comme de muettes statues ou des pierres insensibles, sont demeurés
à se regarder l'un l'autre, et pâles comme des morts.--Quand j'ai vu
cela, je les ai réprimandés, et j'ai demandé au maire ce que signifiait
ce silence obstiné. Sa réponse a été, que le peuple n'était pas
accoutumé à se voir haranguer par d'autres que par le greffier. Alors on
l'a pressé de répéter mon discours: mais il n'a parlé que d'après moi;
_voilà ce qu'a dit le duc, voilà comment le duc a conclu_; sans rien
prendre sur lui. Lorsqu'il a eu fini, un certain nombre de mes gens,
apostés dans le bas de la salle, ont jeté leurs bonnets en l'air, et
environ une douzaine de voix ont crié: _Dieu conserve le roi Richard!_
J'ai saisi l'occasion qu'ils me donnaient. _Je vous remercie, bons
citoyens, braves amis, leur ai-je dit. Cette acclamation générale et ces
cris de joie prouvent votre discernement, et votre affection pour
Richard:_ et j'ai fini là, et me suis retiré.

GLOCESTER.--Quels muets imbéciles! Quoi! Ils n'ont pas voulu
parler?--Mais le maire et ses adjoints ne viendront-ils pas?

BUCKINGHAM.--Le maire est tout près d'ici, milord. Montrez quelque
crainte. Ne leur donnez audience qu'après de vives instances; et ayez
soin, mon bon lord, de paraître devant eux un livre de prières à la
main, et entre deux ecclésiastiques: car je veux sur ce texte faire un
sermon édifiant. Et ne vous laissez pas aisément gagner à nos
sollicitations. Jouez le rôle de la jeune fille: répondez toujours non,
tout en acceptant.

GLOCESTER.--Je rentre: et, si vous plaidez aussi bien pour eux que je
saurai répondre non pour mon propre compte, nul doute que nous ne
conduisions notre projet à une heureuse issue.

BUCKINGHAM.--Allez, allez, montez sur la terrasse; voilà le maire qui
frappe. (_Sort Glocester._)--(_Entrent le lord maire, les aldermen, des
citoyens._)--Soyez le bienvenu, milord. Je perds mon temps à attendre le
duc. Je ne crois pas qu'il veuille nous recevoir. (_Entre Catesby,
venant du château._) Eh bien, Catesby, qu'a répondu le duc à ma requête?

CATESBY.--Il prie Votre Grâce, mon noble lord, de remettre votre visite
à demain, ou au jour suivant. Il est enfermé avec deux vénérables
ecclésiastiques, et saintement occupé de méditations, et désire
qu'aucune affaire temporelle ne vienne le distraire de son pieux
exercice.

BUCKINGHAM.--Retournez, bon Catesby, vers le gracieux duc. Dites-lui que
le maire, les aldermen et moi, nous sommes venus pour conférer avec Sa
Grâce sur des affaires de la dernière conséquence, sur des projets
très-importants, et qui se rattachent au bien général de l'État.

CATESBY.--Je vais l'en instruire sur-le-champ.

(Il sort.)

BUCKINGHAM, _au maire_.--Ha! ha! milord: ce prince-là n'est pas un
Edouard. Il n'est pas à se bercer sur un voluptueux canapé. Il est sur
ses genoux, occupé à la contemplation. On ne le trouve pas se
divertissant avec une couple de courtisanes: mais il médite avec deux
profonds et savants docteurs. Il n'est pas à dormir pour engraisser son
corps indolent: mais il prie pour enrichir son âme vigilante. Heureuse
l'Angleterre, si ce vertueux prince voulait se charger d'en être le
souverain! Mais, je le crains bien, jamais nous n'obtiendrons cela de
lui.

LE MAIRE.--Vraiment, Dieu nous préserve d'un refus de sa part!

BUCKINGHAM.--Ah! je crains bien qu'il ne refuse.--Voilà Catesby qui
revient. (_Entre Catesby._) Eh bien, Catesby, que dit Sa Grâce?

CATESBY.--Elle ne conçoit pas dans quel but vous avez réuni un si grand
nombre de citoyens, pour les amener chez elle, sans l'en avoir prévenue
auparavant; elle craint, milord, que vous n'ayez de mauvais desseins
contre elle.

BUCKINGHAM.--Je suis mortifié que mon noble cousin puisse me soupçonner
de mauvais desseins contre lui. Par le ciel! nous venons à lui remplis
d'affection; retournez encore, je vous prie, et assurez-en Sa Grâce.
(_Catesby sort._) Quand ces hommes pieux et d'une dévotion profonde sont
à leur chapelet, il est bien difficile de les en retirer: tant sont doux
les plaisirs d'une fervente contemplation.

(Glocester paraît sur un balcon élevé, entre deux évêques. Catesby
revient avec lui.)

LE MAIRE.--Eh! tenez, voilà Sa Grâce qui arrive entre deux
ecclésiastiques.

BUCKINGHAM.--Deux appuis pour la vertu d'un prince chrétien, et qui le
préservent des chutes de la vanité! Voyez! dans sa main un livre de
prières: ce sont là les véritables parures auxquelles se fait
reconnaître un saint.--Fameux Plantagenet, très-gracieux prince, prête
une oreille favorable à notre requête, et pardonne-nous d'interrompre
les dévots exercices de ton zèle vraiment chrétien.

GLOCESTER.--Milord, vous n'avez pas besoin d'apologie. C'est moi qui
vous prie de m'excuser si mon ardeur pour le service de mon Dieu m'a
fait négliger la visite de mes amis. Mais laissons cela; que désire
Votre Grâce?

BUCKINGHAM.--Une chose qui, j'espère, sera agréable à Dieu, et réjouira
tous les bons citoyens de cette île dans l'anarchie.

GLOCESTER.--Vous me faites craindre d'avoir commis quelque faute
répréhensible aux yeux de cette ville, et vous venez sans doute me
reprocher mon ignorance?

BUCKINGHAM.--Vous avez deviné juste, milord. Votre Grâce
daignerait-elle, à nos instantes prières, réparer sa faute?

GLOCESTER.--Comment pourrais-je autrement vivre dans un pays chrétien?

BUCKINGHAM.--Sachez donc que vous êtes coupable d'abandonner le siége
suprême, le trône majestueux, les fonctions souveraines de vos ancêtres,
les grandeurs qui vous appartiennent, les droits de votre naissance et
la gloire héréditaire de votre royale maison, au rejeton corrompu d'une
tige souillée; tandis que vous êtes plongé dans le calme de vos pensées
assoupies, dont nous venons de vous réveiller aujourd'hui pour le bien
de notre patrie, cette belle île se voit mutilée dans plusieurs de ses
membres, son visage est défiguré par des marques d'infamie, la tige de
ses rois est greffée sur d'ignobles sauvageons, et elle-même se voit
presque entièrement ensevelie dans l'abîme profond de la honte et de
l'oubli. C'est pour la sauver que nous venons vous solliciter ardemment,
gracieux seigneur, de prendre sur vous le fardeau et le gouvernement de
ce pays qui est le vôtre, non plus comme protecteur, régent, lieutenant,
ou comme agent subalterne qui travaille pour le profit d'un autre, mais
comme héritier qui a reçu de génération en génération les droits
successifs à un empire qui vous appartient en propre. Voilà ce que,
d'accord avec les citoyens, vos amis sincères et dévoués, et sur leurs
ardentes sollicitations, je suis venu demander à Votre Grâce avec de
légitimes instances.

GLOCESTER.--Je suis incertain, s'il convient mieux à mon rang et aux
sentiments où vous êtes, que je me retire en silence, ou que je réponde
pour vous adresser d'amers reproches. Car, si je ne réponds pas, vous
pourriez peut-être imaginer que ma langue, liée par l'ambition, consent
par son silence à ce joug doré de la souveraineté, que vous voulez
follement m'imposer ici. Et si, d'un autre côté, je vous reproche les
offres que vous me faites, et qui me touchent par l'expression de votre
fidèle attachement pour moi, j'aurai maltraité mes amis.... Pour vous
répondre donc et éviter ce premier inconvénient, et ne pas tomber, en
m'expliquant, dans le second, voici définitivement ma réponse. Votre
amour mérite mes remerciements; mais mon mérite, qui n'est d'aucune
valeur, se refuse à de si hautes propositions. D'abord, quand tous les
obstacles seraient écartés, et que le chemin au trône me serait aplani,
quand il me reviendrait comme une succession ouverte, et par les droits
de ma naissance, telle est la pauvreté de mes talents, et telles sont la
grandeur et la multitude de mes imperfections, que je chercherais à me
dérober à mon élévation, frêle barque que je suis, peu faite pour
affronter une mer puissante, plutôt que de m'exposer à me voir caché
sous ma grandeur, et englouti dans les vapeurs de ma gloire. Mais, Dieu
merci, on n'a pas besoin de moi; et je répondrais bien peu à votre
besoin, si c'était à moi à vous secourir. La tige royale nous a laissé
un fruit royal, qui, mûri par les heures que nous dérobe le temps, sera
digne de la majesté du trône, et nous rendra, je n'en doute point, tous
heureux sous son règne. C'est sur lui que je dépose ce que vous voudriez
placer sur moi, ce qui lui appartient par les droits de sa naissance, et
par son heureuse étoile.--Et Dieu me préserve de vouloir le lui ravir.

BUCKINGHAM.--Milord, c'est une preuve des délicatesses de la conscience
de Votre Grâce; mais ses scrupules sont frivoles et sans importance, dès
qu'on vient à bien considérer les choses. Vous dites qu'Édouard est le
fils de votre frère: nous en convenons avec vous; mais il n'est pas né
de l'épouse légitime d'Édouard; car celui-ci s'était engagé auparavant
avec lady Lucy; et votre mère peut servir de témoin à son
engagement[20]. Ensuite il s'est fiancé par ambassadeur à la princesse
Bonne, soeur du roi de France. Ces deux épouses mises à l'écart, il
s'est présenté une pauvre suppliante, une mère accablée des soins d'une
nombreuse famille, une veuve dans la détresse, qui, bien que sur le
déclin de sa beauté, a conquis et charmé l'oeil lascif d'Édouard, et l'a
fait tomber de la hauteur et de l'élévation de ses premières pensées,
dans le honteux abaissement d'une dégoûtante et vile bigamie: c'est de
cette veuve, et dans sa couche illégitime, qu'il a engendré cet Édouard,
que, par courtoisie, nous appelons le prince. Je pourrais m'en plaindre
ici en termes plus amers, si, retenu par les égards que je dois à
certaine personne vivante, je n'imposais à ma langue une prudente
circonspection. Ainsi, mon bon seigneur, prenez pour votre royale
personne cette dignité qui vous est offerte; si ce n'est pour nous
rendre heureux, et avec nous tout le pays, que ce soit du moins pour
retirer votre noble race de la corruption que lui ont fait contracter
les abus du temps, et pour la rendre à son cours direct et légitime.

[Note 20: On voulut en effet arguer de cet argument pour empêcher le
mariage d'Édouard avec lady Grey. Mais lady Lucy, sommée sous serment de
dire la vérité, déclara qu'elle n'avait reçu aucune promesse d'Edouard.]

LE MAIRE.--Acceptez, mon bon seigneur: vos citoyens de la ville de
Londres vous en conjurent.

BUCKINGHAM.--Ne refusez pas, puissant prince, l'offre de notre amour.

CATESBY.--Oh! rendez-les heureux, en souscrivant à leur juste requête!

GLOCESTER.--Hélas! pourquoi voulez-vous m'accabler de ce fardeau
d'inquiétudes? Je ne suis pas fait pour les grandeurs et la majesté d'un
trône.--Je vous en prie, ne le prenez pas en mauvaise part, mais je ne
puis ni ne veux céder à vos désirs.

BUCKINGHAM.--Si vous vous obstinez à le refuser, si par sensibilité et
par attachement vous répugnez à déposer un enfant, un fils de votre
frère; car nous connaissons bien la tendresse de votre coeur, et cette
pitié douce et efféminée, que nous avons toujours remarquée en vous pour
vos proches, et qui au reste s'étend également à toutes les classes
d'hommes:.... eh bien, apprenez, que, soit que vous acceptiez nos offres
ou non, jamais le fils de votre frère ne régnera sur nous comme notre
roi; mais que nous placerons quelque autre sur le trône, à la disgrâce
et à la ruine de votre maison;--et c'est dans cette résolution que nous
vous quittons.--Venez, citoyens; nous ne le solliciterons pas plus
longtemps.

(Buckingham sort avec le maire et sa suite.)

CATESBY.--Rappelez-les, cher prince; acceptez leur demande: si vous la
refusez, tout le pays en portera la peine.

GLOCESTER.--Voulez-vous donc me précipiter dans un monde de soucis? Eh
bien, rappelez-les: je ne suis pas fait de pierre, et je sens que mon
coeur est touché de vos tendres sollicitations (_sort Catesby_), quoique
ce soit contre ma conscience et mon inclination. (_Entrent Buckingham et
les autres._) Cousin Buckingham.... et vous, hommes sages et
respectables, puisque vous voulez charger mes épaules du fardeau de la
grandeur, et me le faire porter, que je le veuille ou non, il faut bien
que je m'y soumette avec résignation. Mais si la noire calomnie, ou le
blâme au visage odieux, sont un jour la conséquence du devoir que vous
m'imposez, la violence que vous me faites me sauvera de toutes les
censures, et de toutes les taches d'ignominie qui pourraient en
résulter; car Dieu m'est témoin, et vous le voyez en quelque sorte
vous-mêmes, combien je suis loin de désirer ce qui m'arrive.

LE MAIRE.--Que Dieu bénisse Votre Grâce! Nous le voyons, et nous le
publierons.

GLOCESTER.--En le disant, vous ne direz que la vérité.

BUCKINGHAM.--Je vous salue donc de ce titre royal. Longue vie au roi
Richard, le digne souverain de l'Angleterre!

TOUS.--_Amen._

BUCKINGHAM.--Vous plairait-il d'être couronné demain?

GLOCESTER.--Ce sera quand il vous plaira, puisque vous le voulez
absolument.

BUCKINGHAM.--Nous viendrons donc demain pour accompagner Votre Grâce: et
nous prenons congé de vous, le coeur rempli de joie.

GLOCESTER, _aux ecclésiastiques qui sont avec lui_.--Venez: allons
reprendre nos pieux exercices.--Adieu, bon cousin.--Adieu, chers amis.

FIN DU TROISIÈME ACTE.




                            ACTE QUATRIÈME




SCÈNE I

Devant la Tour.

_Entrent d'un côté_ LA REINE ÉLISABETH, LA DUCHESSE D'YORK, ET LE
MARQUIS DE DORSET, ET _de l'autre_ ANNE, DUCHESSE DE GLOCESTER, _menant_
LADY MARGUERITE PLANTAGENET, _fille du duc de Clarence_.


LA DUCHESSE.--Qui rencontrons-nous ici?--Ma nièce Plantagenet que
conduit par la main sa bonne tante de Glocester! Sur ma vie, elle se
rend à la Tour par pure tendresse de coeur pour y saluer le jeune
prince.--Ma fille, je me félicite de vous trouver ici.

ANNE, _à Élisabeth et à la duchesse_.--Que le ciel vous soit propice à
toutes deux dans cette heure du jour!

ÉLISABETH.--Je vous en souhaite autant, bonne soeur! Où donc allez-vous?

ANNE.--Pas plus loin qu'à la Tour; et, à ce que je présume, dans le même
sentiment qui vous y mène, pour y féliciter les jeunes princes.

ÉLISABETH.--Je vous en remercie, ma chère soeur: nous y entrerons de
compagnie. Et voilà fort à propos le lieutenant qui arrive. (_Entre
Brakenbury._) Monsieur le lieutenant, avec votre permission, dites-moi,
je vous prie, comment se portent le prince, et mon jeune fils York.

BRAKENBURY.--Très-bien, madame.... Mais, soit dit sans vous offenser, je
ne puis vous permettre de les voir: le roi l'a sévèrement défendu.

ÉLISABETH.--Le roi? quel roi?

BRAKENBURY.--C'est du lord protecteur que je parle.

ÉLISABETH.--La protection du Seigneur le préserve de ce titre de
roi!--A-t-il donc élevé une barrière entre la tendresse de mes enfants
et moi? Je suis leur mère. Qui pourra m'empêcher d'arriver jusqu'à eux?

LA DUCHESSE.--Je suis mère de leur père, et je prétends les voir.

ANNE.--Je suis leur tante par alliance, et leur mère par ma tendresse:
ainsi conduisez-moi vers eux; je me charge de la faute, et je t'absous
de l'ordre à mes périls.

BRAKENBURY.--Non, madame, je ne puis me départir ainsi de ma charge: je
suis lié par serment; ainsi daignez m'excuser.

(Il sort.) (Entre Stanley.)

STANLEY, _à la duchesse_.--Mesdames, si je vous rencontre dans une heure
d'ici, je pourrai saluer dans Sa Grâce la duchesse d'York, la
respectable mère de deux belles reines qu'elle aura vues régner l'une
après l'autre. (_A la duchesse de Glocester._) Venez, madame; il faut
vous rendre sans délai à Westminster, pour y être couronnée reine comme
épouse de Richard.

ÉLISABETH.--Ah! coupez mon lacet, afin que mon coeur oppressé puisse
battre en liberté... ou je sens que je vais m'évanouir à cette mortelle
nouvelle.

ANNE.--Odieuse nouvelle! ô sinistre événement!

DORSET, _à Élisabeth_.--Prenez courage, ma mère: comment se trouve Votre
Grâce?

ÉLISABETH.--O Dorset, ne me parle pas; va-t'en. La mort et la
destruction sont à ta poursuite et prêtes à te saisir. Le nom de ta mère
est fatal à ses enfants: si tu veux échapper à la mort qui te poursuit,
traverse les mers, et va vivre avec Richmond hors des atteintes de
l'enfer. Va, hâte-toi, hâte-toi de fuir cette boucherie, si tu ne veux
pas augmenter le nombre des morts, et me faire mourir selon la
malédiction de Marguerite, n'étant plus ni mère, ni femme, ni reine
actuelle de l'Angleterre.

STANLEY.--Votre conseil, madame, est dicté par de très-sages
craintes.--Dorset, saisissez rapidement l'avantage que vous laissent
quelques heures. Je vous donnerai des lettres de recommandation pour mon
fils, et lui écrirai de venir au-devant de vous; ne vous laissez pas
surprendre par un imprudent délai.

LA DUCHESSE.--O vent funeste du malheur qui nous disperse tous!--O
entrailles maudites, couches de mort, vous avez donné le jour à un
serpent dont le regard est mortel à qui n'a pas su l'éviter!

STANLEY.--Allons, madame, venez; j'ai été envoyé en toute hâte.

ANNE.--Et je vais vous suivre à contre-coeur. Oh! plût à Dieu que le
cercle d'or, qui va ceindre mon front, fût un fer rouge qui me brûlât
jusqu'au cerveau! Puissé-je être ointe d'un poinçon meurtrier, qui me
fasse expirer avant qu'on ait pu dire: Dieu conserve la reine!

ÉLISABETH.--Va, va, pauvre créature; je n'envie pas ta gloire; ma
douleur ne désire pas se repaître de tes maux.

ANNE.--Eh! pourquoi pas?--Lorsqu'au moment où je suivais le cercueil de
Henri, celui qui est aujourd'hui mon époux vint me trouver, les mains à
peine lavées du sang de cet ange qui fut mon premier époux, et de celui
du saint défunt que j'accompagnais en pleurant; lorsqu'en ce moment,
dis-je, je fixai mes yeux sur Richard, voici quel fut mon voeu: «Sois
maudit pour m'avoir condamnée, moi si jeune, à un si long veuvage; et,
quand tu te marieras, que la douleur assiége ta couche, et que ton
épouse (s'il est une femme assez folle pour le devenir) soit plus
malheureuse par ta vie[21] que tu ne m'as rendue malheureuse par le
meurtre de mon cher époux!» Hélas! avant que je pusse répéter cette
malédiction, dans cet espace de temps si court, mon coeur de femme
s'était laissé si grossièrement surprendre par ses mielleuses paroles,
et avait fait de moi l'objet de ma propre malédiction. Depuis ce moment
elle a privé mes yeux de tout repos: je n'ai pas encore joui une heure
dans sa couche des précieuses vapeurs du sommeil, sans être réveillée
par les songes effrayants qui agitent Richard. Je sais d'ailleurs qu'il
me hait, par la haine qu'il portait à mon père Warwick, et sans doute il
ne tardera pas à se défaire de moi.

[Note 21: La malédiction d'Anne fut: Sois plus malheureuse par ta mort,
etc.]

ÉLISABETH.--Pauvre chère âme, adieu. Je plains tes douleurs.

ANNE.--Pas plus que mon coeur ne gémit sur les vôtres.

DORSET.--Adieu, toi qui accueilles si tristement les grandeurs.

ANNE, _à Dorset_.--Adieu, pauvre malheureux qui vas prendre congé
d'elles.

LA DUCHESSE, _à Dorset_.--Va joindre Richmond, et qu'une heureuse
fortune guide tes pas! (_A lady Anne._) Va joindre Richard, et que les
anges gardiens veillent sur tes jours! (_A la reine._) Va au sanctuaire,
et que de bonnes pensées s'emparent de toi! Moi je vais à mon tombeau,
et puissent le repos et la paix y descendre avec moi. J'ai vu
quatre-vingts tristes années de chagrins, et chacune de mes heures de
joie est toujours venue s'abîmer dans une semaine de douleurs.

ÉLISABETH.--Arrêtez, encore.--Jetons encore un regard sur la Tour.--O
vous, pierres antiques, prenez en compassion ces tendres enfants, que la
haine a renfermés dans vos murs! Berceau bien rude pour de si jolis
petits enfants! dure et sauvage nourrice! vieille et triste compagne de
jeu pour de jeunes princes, traite bien mes enfants! Pierres, c'est
ainsi qu'une douleur insensée prend congé de vous.

(Ils sortent tous.)




SCÈNE II

Une salle d'apparat dans le palais.

_Fanfares et trompettes_. RICHARD _en habits royaux, sur son trône_,
BUCKINGHAM, CATESBY, UN PAGE _autres personnages_.


LE ROI RICHARD, _à sa suite_.--Écartez-vous tous.--Cousin Buckingham?

BUCKINGHAM.--Mon gracieux souverain?

LE ROI RICHARD.--Donne-moi ta main.--C'est par tes conseils et par ton
assistance que le roi Richard se voit placé si haut. Mais ces grandeurs
ne vivront-elles qu'un jour? ou seront-elles durables, et pourrons-nous
en jouir avec satisfaction?

BUCKINGHAM.--Puissent-elles être permanentes et durer toujours!

LE ROI RICHARD.--Ah! Buckingham, c'est en ce moment que je vais employer
la pierre de touche pour savoir si ton or est vraiment de bon aloi.--Le
jeune Édouard vit. Cherche maintenant dans ta pensée ce que je veux
dire.

BUCKINGHAM.--Dites-le, cher seigneur.

LE ROI RICHARD.--Buckingham, je te dis que je voudrais être roi.

BUCKINGHAM.--Eh! mais vous l'êtes en effet, mon trois fois renommé
souverain.

LE ROI RICHARD.--Ah! suis-je vraiment roi?--Oui, je le suis, mais
Édouard vit!

BUCKINGHAM.--Il est vrai, noble prince.

LE ROI RICHARD.--Et voilà donc la cruelle conséquence de ce qu'il vit
encore, il est vrai, noble prince.--Cousin, tu n'avais pas coutume
d'avoir l'esprit si lent. Faut-il que je te parle ouvertement? Je désire
la mort de ces bâtards, et je voudrais voir la chose exécutée
sur-le-champ. Que dis-tu, maintenant? Parle vite et en peu de mots.

BUCKINGHAM.--Votre Grâce peut tout ce qui lui plaît.

LE ROI RICHARD.--Allons, allons. Te voilà tout de glace: ton amitié se
refroidit. Parle, ai-je ton consentement à leur mort?

BUCKINGHAM.--Donnez-moi le temps de respirer: un moment de réflexion,
cher lord, avant que je vous donne là-dessus une réponse positive. Je
vais dans un instant satisfaire à la question de Votre Grâce.

(Buckingham sort.)

CATESBY, à part.--Le roi est offensé; voyez: il mord ses lèvres.

LE ROI RICHARD.--Je veux m'adresser à des têtes de fer, à quelqu'un de
ces gens qui vont sans y regarder. Quiconque examine les choses d'un
oeil si prudent n'est point mon homme.--L'ambitieux Buckingham devient
circonspect.--Page?

LE PAGE.--Seigneur?

LE ROI RICHARD.--Ne connais-tu point quelque homme que l'or corrupteur
puisse induire à se charger d'un secret exploit de mort?

LE PAGE.--Je connais un gentilhomme mécontent, dont l'humble fortune est
peu d'accord avec la hauteur de ses pensées. L'or vaut autant près de
lui que vingt orateurs; il le déterminera, je n'en doute point, à tout
faire.

LE ROI RICHARD.--Quel est son nom?

LE PAGE.--Son nom, seigneur, est Tyrrel.

LE ROI RICHARD.--Je connais un peu cet homme. Va, page, fais-le-moi
venir ici. (_Le page sort._) Cet habile et profond penseur de Buckingham
ne sera plus le confident de mes secrets. Quoi! il aura si longtemps
suivi mes pas sans se lasser, et il s'arrête à présent pour
respirer?--Eh bien, soit. (_Entre Stanley._) Eh bien, lord Stanley,
quelles nouvelles?

STANLEY.--Vous saurez, mon cher seigneur, que le marquis de Dorset, à ce
que j'apprends, s'est sauvé pour aller joindre Richmond dans le pays où
il s'est fixé.

LE ROI RICHARD.--Écoute, Catesby; répands dans le public que Anne, ma
femme, est dangereusement malade. Je pourvoirai à ce qu'elle se tienne
renfermée: cherche-moi quelque mince gentilhomme à qui je puisse marier
promptement la fille de Clarence. Pour le fils, il est imbécile[22], je
n'en ai pas peur.--Eh bien, à quoi rêves-tu? Je te le répète, fais
courir le bruit que Anne, ma femme, est malade, et qu'elle a bien l'air
d'en mourir. Occupe-toi de cela sur-le-champ: car il m'importe beaucoup
d'arrêter toutes les espérances qui pourraient se fortifier à mon
désavantage.--(_Catesby sort._) Il faut que j'épouse la fille de mon
frère, ou mon trône ne posera que sur un verre fragile.--Égorger ses
frères, et puis l'épouser! ce n'est pas là une route bien sûre pour y
parvenir. Mais me voilà entré si avant dans le sang, qu'il faut qu'un
crime chasse l'autre. La pitié larmoyante n'habita jamais dans ces yeux.
(_Entre le page avec Tyrrel._) T'appelles-tu Tyrrel?

[Note 22: Il ne devint imbécile qu'à la suite de la longue réclusion
qu'il subit d'abord sous Richard, puis sous Henri VII, et durant
laquelle son éducation fut entièrement négligée: Henri VII le fit
assassiner. La fille fut mariée à sir Richard Pole, et décapitée à la
Tour, à l'âge de soixante-dix ans, par l'ordre de Henri VIII sans forme
de procès, et sans autre crime que ses droits à la couronne.]

TYRREL.--James Tyrrel, votre dévoué sujet.

LE ROI RICHARD.--L'es-tu en effet?

TYRREL.--Mettez-moi à l'épreuve, mon gracieux seigneur.

LE ROI RICHARD.--Oseras-tu te charger de tuer un de mes amis?

TYRREL.--Comme il vous plaira: mais j'aimerais mieux tuer deux de vos
ennemis.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, c'est cela même. Deux mortels ennemis
contraires à mon repos, et qui me privent des douceurs du sommeil: voilà
ceux sur qui je voudrais te faire opérer. Tyrrel, c'est des bâtards qui
sont dans la Tour que je te parle.

TYRREL.--Donnez-moi les moyens d'arriver jusqu'à eux, et je vous aurai
bientôt délivré de la crainte qu'ils vous inspirent.

LE ROI RICHARD.--Tu chantes sur un ton qui me plaît.--Écoute,
approche-toi, Tyrrel. Va, muni de ce gage; lève-toi, et approche ton
oreille: (_il lui parle bas_) voilà tout.--Viens me dire: C'est fait; et
je t'aimerai, je t'avancerai.

TYRREL.--Je vais dépêcher l'affaire sur-le-champ.

(Il sort.)

(Rentre Buckingham.)

BUCKINGHAM.--Mon prince, j'ai examiné en moi la proposition sur laquelle
vous m'avez sondé dernièrement.

LE ROI RICHARD.--Fort bien, n'en parlons plus.--Dorset est en fuite; il
est allé joindre Richmond.

BUCKINGHAM.--C'est ce que je viens d'apprendre, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Stanley, Richmond est le fils de votre femme.--Vous
m'entendez; ayez l'oeil à cela.

BUCKINGHAM.--Mon prince, je réclame le don auquel j'ai droit en vertu de
la promesse que vous m'en avez faite sur votre honneur et votre foi...
Le comté de Hereford avec toutes ses mouvances, dont vous m'avez promis
la possession.

LE ROI RICHARD.--Stanley, veillez sur votre femme: si elle entretient
quelque correspondance de lettres avec Richmond, vous m'en répondrez.

BUCKINGHAM.--Que dit Votre Majesté de ma juste requête?

LE ROI RICHARD.--Je me le rappelle: Henri VI a prédit que Richmond
serait roi; et cela, lorsque Richmond n'était encore qu'un
polisson.--Roi!--Peut-être...

BUCKINGHAM.--Seigneur...

LE ROI RICHARD.--Et comment arrive-t-il que ce prophète ne m'ait pas dit
en même temps, à moi qui étais là, que je le tuerais?

BUCKINGHAM.--Seigneur, votre promesse de ce comté...

LE ROI RICHARD.--Richmond!... La dernière fois que j'ai passé par
Exeter, le maire eut la complaisance de me faire voir le château, qu'il
appela Rougemont! A ce nom, je frémis, en me rappelant qu'un barde
irlandais m'avait dit un jour que je ne vivrais pas longtemps après
avoir vu Richmond.

BUCKINGHAM.--Seigneur...

LE ROI RICHARD.--Ah! quelle heure est-il?

BUCKINGHAM.--J'ose prendre la liberté de rappeler à Votre Grâce la
promesse qu'elle m'a faite.

LE ROI RICHARD.--Bien; mais, quelle heure est-il?

BUCKINGHAM.--Le coup de dix heures est prêt à frapper.

LE ROI RICHARD.--Eh bien! laisse-le frapper.

BUCKINGHAM.--Pourquoi me dites-vous: Laisse-le frapper?

LE ROI RICHARD.--Parce que, comme une figure d'horloge, tu as tenu le
coup en suspens entre ta demande et mes réflexions. Je ne suis pas
aujourd'hui dans mon humeur donnante.

BUCKINGHAM.--Dites-moi donc, décidément, si je dois compter ou non sur
votre promesse.

LE ROI RICHARD.--Tu m'importunes: je ne suis pas en train de donner[23].

(Sort Richard avec sa suite.)

[Note 23: Il paraîtrait que le comté d'Hereford fut donné à Buckingham,
et que ce furent d'autres causes qui le brouillèrent avec Richard.]

BUCKINGHAM.--Oui? En est-il ainsi? Est-ce d'un tel mépris qu'il veut
payer mes importants services? Est-ce pour cela que je l'ai fait roi?
Oh! souvenons-nous de Hastings, et fuyons vers Brecknock, tandis que
cette tête tremblante est encore sur mes épaules.

(Il sort.)




SCÈNE III

_Entre_ TYRREL.


TYRREL.--L'acte sanglant et tyrannique est consommé; l'action la plus
perfide, le massacre le plus horrible dont cette terre se soit jamais
rendue coupable! Dighton et Forrest, que j'ai gagnés pour exécuter cette
impitoyable scène de boucherie, des scélérats endurcis, des chiens
sanguinaires, tout pénétrés d'attendrissement et d'une douce pitié, ont
pleuré comme deux enfants en me faisant le triste récit de leur mort.
«C'est ainsi, me disait Dighton, qu'étaient couchés ces aimables
enfants.»--«Ils se tenaient ainsi, disait Forrest, se tenant
mutuellement dans leurs bras innocents et blancs comme l'albâtre; leurs
lèvres semblaient quatre roses rouges sur une seule tige, qui, dans leur
beauté d'été, se baisaient l'une l'autre. Un livre de prières était posé
sur leur oreiller: cette vue, dit Forrest, a, pendant un moment, presque
changé mon âme. Mais, oh! le démon...» Le scélérat s'est arrêté à ce
mot, et Dighton a continué: «Nous avons étouffé le plus parfait, le plus
charmant ouvrage que la nature ait jamais formé depuis la création!» Ils
m'ont quitté tous deux si pénétrés de douleur et de remords qu'ils ne
pouvaient parler; et je les ai laissés aller pour venir apporter cette
nouvelle à notre roi sanguinaire.--Ah! le voilà. (_Entre le roi
Richard._) Salut à mon souverain seigneur.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, cher Tyrrel, vais-je être heureux par ta
nouvelle?

TYRREL.--Si l'exécution de l'acte dont vous m'avez chargé doit enfanter
votre bonheur, soyez donc heureux, car il est consommé.

LE ROI RICHARD.--Mais les as-tu vus morts?

TYRREL.--Oui, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Et enterrés, cher Tyrrel?

TYRREL.--Le chapelain de la Tour les a enterrés; mais pour vous dire où,
j'avoue que je ne le sais pas.

LE ROI RICHARD.--Reviens me trouver, cher Tyrrel, immédiatement après
mon souper, et tu me conteras alors toutes les circonstances de leur
mort... En attendant, ne t'occupe qu'à chercher dans ta pensée comment
je pourrais te faire du bien, et sois sûr de l'accomplissement de tes
désirs.--Adieu jusqu'à tantôt.

TYRREL.--Je prends humblement congé de vous.

(Il sort.)

LE ROI RICHARD.--Je vous ai bien enfermé le fils de Clarence; j'ai marié
sa fille en bas lieu. Les fils d'Édouard dorment dans le sein d'Abraham,
et ma femme Anne a souhaité le bonsoir à ce bas monde. A présent, comme
je sais que Richmond de Bretagne a des vues sur la jeune Élisabeth, la
fille de mon frère, et qu'à la faveur de ce noeud il forme des projets
ambitieux sur la couronne, je vais la trouver, et lui faire ma cour en
amant heureux et galant.

(Entre Catesby.)

CATESBY.--Mon prince....

LE ROI RICHARD.--Sont-ce de bonnes ou de mauvaises nouvelles que tu
m'apportes si brusquement?

CATESBY.--Mauvaises, mon prince. Morton[24] s'est enfui vers Richmond;
et Buckingham, soutenu par les intrépides Gallois, est en campagne; ses
forces s'accroissent à chaque instant.

[Note 24: L'évêque d'Ély.]

LE ROI RICHARD.--Ély, joint à Richmond, m'inquiète bien plus que
Buckingham et sa troupe ramassée à la hâte.--Allons, on m'a appris que
les réflexions que l'on fait sur le danger sont les pesants auxiliaires
du paresseux délai, et que le délai conduit après lui l'impotente
indigence au pas de tortue. Volons donc sur les ailes de la rapidité,
prompte comme la flamme, messagère de Jupiter, et faite pour être le
héraut d'un roi! Partons, assemblons une armée.--Mon bouclier est mon
conseil: il faut abréger, quand les traîtres osent se mettre en
campagne.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Toujours à Londres.--Devant le palais.

MARGUERITE.


MARGUERITE.--Ainsi leur prospérité touche à sa maturité; elle va tomber
bientôt dans la bouche pourrie de la mort. J'ai erré secrètement à
l'entour de ces lieux pour observer la ruine de mes ennemis. Je suis
témoin d'un sinistre début, et je repasserai en France avec l'espoir que
les scènes qui vont suivre seront aussi funestes, aussi cruelles, aussi
tragiques.--Éloigne-toi, malheureuse Marguerite, quelqu'un approche.

(Entrent la reine Élisabeth et la duchesse d'York.)

ÉLISABETH.--Ah! mes pauvres princes! mes tendres enfants, fleurs non
encore épanouies, douces plantes qui ne veniez que d'apparaître; si vos
âmes chéries volent encore dans les airs, si un éternel arrêt n'a pas
fixé votre séjour, planez autour de moi sur vos ailes invisibles, et
écoutez les gémissements de votre mère.

MARGUERITE.--Oui, planez autour d'elle; dites-lui que c'est la justice
vengeresse du droit qui a couvert votre matin naissant des ombres de la
vieille nuit.

LA DUCHESSE.--Tant de douleurs ont usé ma voix; que ma langue, fatiguée
de se plaindre, reste immobile et muette.--Édouard Plantagenet, hélas!
pourquoi as-tu cessé de vivre?

MARGUERITE.--Plantagenet a vengé Plantagenet; Édouard a payé à Édouard
sa dette de mort.

ÉLISABETH.--As-tu pu, ô Dieu! abandonner ces tendres agneaux, et les
jeter dans les entrailles du loup dévorant? Où dormais-tu lorsqu'on a
commis cet attentat?

MARGUERITE.--Lorsque moururent le pieux Henri et mon cher fils.

LA DUCHESSE.--Vie morte, vue aveugle, pauvre spectre vivant et mortel,
spectacle de misères, opprobre du monde, propriété du tombeau, qu'usurpe
la vie, abrégé et monument de jours lamentables, repose ton corps sans
repos sur cette terre des lois, enivrée, contre toutes les lois, du sang
de l'innocence.

(Elle s'assied à terre.)

ÉLISABETH.--O terre! que ne peux-tu m'offrir un tombeau, comme tu peux
m'offrir un triste siége? Je voudrais, non reposer mes os sur ta
surface, mais les cacher dans ton sein. Ah! qui a sujet de pleurer que
nous seules?

(Elle s'assied à terre à côté de la duchesse.)

MARGUERITE.--Si la plus ancienne douleur est la plus respectable, cédez
donc à la mienne l'avantage de la prééminence; et laissez mes douleurs
étaler les premières leur sombre visage. Si la douleur peut admettre
quelque société (_elle s'assied à terre à côté des autres_), que la vue
de mes maux vous répète les vôtres. J'avais un Édouard avant que Richard
le tuât! J'avais un époux avant que Richard le tuât! Tu avais un Édouard
avant que Richard le tuât! Tu avais un Richard avant que Richard le
tuât!

LA DUCHESSE.--J'avais aussi un Richard et tu l'as tué! J'avais aussi un
Rutland et tu as aidé à le tuer!

MARGUERITE.--Tu avais aussi un Clarence, et Richard l'a tué! De ton
ventre est sorti rampant, comme de son repaire, ce chien d'enfer qui
nous poursuit tous à mort. Ce dogue qui eut des dents avant d'ouvrir les
yeux, pour déchirer les faibles agneaux, et lécher leur sang innocent;
cet odieux destructeur de l'oeuvre de Dieu, ce tyran par excellence, le
premier entre ceux de la terre, dont la puissance s'emploie à régner sur
des yeux fatigués de larmes, c'est ton sein qui l'a déchaîné, pour nous
donner la chasse jusqu'à notre tombeau. O Dieu juste, équitable et
fidèle dispensateur! combien je te remercie de ce que ce chien acharné
dévore le fruit des entrailles de sa mère, et l'associe aux gémissements
des autres!

LA DUCHESSE.--O femme de Henri, ne triomphe point de mes maux; Dieu
m'est témoin que j'ai pleuré sur les tiens!

MARGUERITE.--Pardonne-moi. Je suis affamée de ma vengeance, et je me
repais à la contempler. Ton Édouard est mort, qui avait tué le mien; ton
autre Édouard est mort aussi pour payer mon Édouard. Le jeune York ne
sert que d'appoint à la vengeance, car les deux autres ne pouvaient
ensemble égaler en perfection l'excès de ma perte. Il est mort, ton
Clarence qui avait poignardé mon Édouard, et avec lui les spectateurs de
cette scène tragique, l'adultère Hastings, Rivers, Vaughan et Grey sont
tous prématurément engloutis dans leurs ténébreux tombeaux. Richard seul
est vivant, noir affidé de l'enfer, réservé comme son agent pour acheter
des âmes, et les lui envoyer. Mais bientôt, bientôt approche sa fin
pitoyable et qui sera vue sans pitié. La terre s'ouvre béante, l'enfer
flambe, les démons rugissent, les saints prient, tous demandent qu'il
disparaisse précipitamment de ce monde.--Cher Dieu, déchire, je t'en
conjure, le bail de sa vie, afin que je puisse vivre assez, pour dire:
Le chien est mort!

ÉLISABETH.--Ah! tu m'avais prédit qu'un temps viendrait, où
j'implorerais ton secours pour m'aider à maudire cette araignée au large
ventre, cet odieux crapaud bossu.

MARGUERITE.--Je t'appelais alors une vaine image de ma grandeur, un
pauvre fantôme, une reine en peinture, pure représentation de ce que
j'avais été, l'annonce flatteuse d'un horrible spectacle, une femme
élevée sur le faîte pour en être précipitée, mère seulement par dérision
de deux beaux enfants, le songe de ce que tu semblais être, une
brillante enseigne destinée à servir de but aux coups les plus
dangereux, une reine de théâtre faite uniquement pour remplir la scène.
Où est ton mari, maintenant? où sont tes frères? où sont tes deux fils?
De quoi te réjouis-tu? qui vient te prier à genoux, et te dire: Dieu
conserve la reine? Où sont ces pairs qui venaient te flatter, courbés
devant toi? où est ce peuple qui suivait en foule tes pas? Renonce à
tout cela et vois ce que tu es aujourd'hui; non plus une épouse
heureuse, mais une veuve dans la détresse; non plus une mère joyeuse,
mais une mère qui en déplore le nom; non plus celle qu'on supplie, mais
une humble suppliante; non plus une reine, mais une misérable, couronnée
de maux; non plus celle qui me méprisait, mais celle qui endure mes
mépris; non plus celle que tous redoutaient, mais celle qui en redoute
un autre; non plus celle qui commandait à tous, mais celle à qui
personne n'obéit. C'est ainsi que la roue de la justice a fait sa
révolution, et t'a laissée la proie du temps, sans autre bien que le
souvenir de ce que tu fus, pour te faire un plus grand tourment de ce
que tu es. Tu usurpas ma place, et tu ne prendrais pas la part qui te
revient de mes maux! Maintenant ton cou superbe porte la moitié du joug
appesanti sur moi, et, le laissant glisser de dessus ma tête fatiguée,
j'en rejette sur toi le fardeau tout entier. Adieu, femme d'York, reine
des tristes infortunes! Ces maux de l'Angleterre me feront sourire en
France.

ÉLISABETH.--O toi, si habile à maudire, arrête encore un moment, et
enseigne-moi à maudire mes ennemis.

MARGUERITE.--Laisse passer tes nuits sans sommeil et tes jours sans
nourriture, compare ton bonheur éteint avec tes vivantes douleurs,
représente-toi tes enfants plus charmants qu'ils ne l'étaient, et celui
qui les a tués plus affreux qu'il ne l'est, embellis ce que tu as perdu,
pour te rendre plus odieux celui qui a causé tes pertes, sois sans cesse
à retourner toutes ces pensées, et tu apprendras à maudire.

ÉLISABETH.--Mes paroles sont sans force: anime-les de l'énergie des
tiennes.

MARGUERITE.--Tes douleurs les aiguiseront et les rendront pénétrantes
comme les miennes.

(La reine Marguerite sort.)

LA DUCHESSE.--Le malheur est-il donc si plein de discours?

ÉLISABETH.--Bruyants avocats de la douleur qui les charge de sa plainte,
vains héritiers d'un bonheur qui n'a rien laissé après lui, tristes
orateurs exhalant nos misères, que la liberté leur soit laissée, bien
qu'ils ne puissent nous donner aucune autre assistance que de soulager
le coeur.

LA DUCHESSE.--S'il en est ainsi, n'enchaîne point ta langue: suis-moi;
et de l'amertume qu'exhaleront nos paroles, suffoquons mon détestable
fils qui a étouffé tes deux aimables enfants. (_Tambours derrière le
théâtre._) J'entends les tambours. N'épargne pas les imprécations.

(Entrent le roi Richard et sa suite au pas de marche.)

LE ROI RICHARD.--Qui ose m'arrêter dans ma marche guerrière?

LA DUCHESSE.--Celle qui aurait pu, en t'étouffant dans son sein maudit
de Dieu, t'épargner tous les meurtres que tu as commis, misérable que tu
es.

ÉLISABETH.--Oses-tu bien couvrir de cette couronne d'or ce front où
devraient être gravés avec un fer chaud, si l'on te faisait justice, le
meurtre d'un prince qui possédait cette couronne, et le massacre de mes
pauvres enfants et de mes frères? Dis-moi, lâche scélérat, où sont mes
enfants?

LA DUCHESSE.--Crapaud, crapaud que tu es, où est ton frère Clarence, et
le petit Ned Plantagenet son fils?

LA REINE.--Que sont devenus les nobles Rivers, Vaughan et Grey?

LA DUCHESSE.--Qu'as-tu fait du généreux Hastings?

LE ROI RICHARD.--Sonnez une fanfare, trompettes: tambours, battez
l'alarme! Que le ciel n'entende pas les rapports de ces femmes qui
accusent l'oint du Seigneur. Sonnez, vous dis-je. (_Fanfare, alarme._)
Modérez-vous, et parlez-moi sans invective, ou je vais continuer
d'étouffer le bruit de vos cris sous la voix bruyante de la guerre.

LA DUCHESSE.--Es-tu mon fils?

LE ROI RICHARD.--Oui, grâce à Dieu, à mon père et à vous.

LA DUCHESSE.--Écoute donc patiemment les expressions de ma colère.

LE ROI RICHARD.--Madame, je tiens de vous un caractère qui ne peut
supporter l'accent du reproche.

LA DUCHESSE.--Oh! laisse-moi parler.

LE ROI RICHARD.--Parlez, mais je ne vous entendrai pas.

LA DUCHESSE.--Je serai douce et modérée dans mes paroles.

LE ROI RICHARD.--Et brève, ma bonne mère, je suis pressé.

LA DUCHESSE.--Qui te presse si fort?.... Combien de temps t'ai-je
attendu, moi, Dieu le sait, dans les tourments et l'agonie?

LE ROI RICHARD.--Et ne suis-je pas enfin venu au monde vous consoler de
vos douleurs?

LA DUCHESSE.--Non; par la sainte croix, tu le sais bien: tu es venu sur
la terre pour me faire de la terre un enfer. Ta naissance fut un fardeau
douloureux pour ta mère; ton enfance fut chagrine et colère; les jours
de ton éducation effrayants, sauvages et furieux. Ta première jeunesse
fut téméraire, audacieuse, cherchant les dangers; et dans l'âge qui l'a
suivit, tu fus orgueilleux, subtil, faux et sanguinaire, tu devins plus
calme, mais plus dangereux, et caressant dans ta haine. Quelle heure de
consolation, dis-moi, ai-je jamais goûtée dans ta société?

LE ROI RICHARD.--Par ma foi aucune, si ce n'est l'heure d'Humphroy[25],
qui vous appela une fois à déjeuner pendant que vous étiez avec moi.--Si
ma vue vous est si désagréable, laissez-moi continuer ma marche, madame,
et cesser de vous déplaire.--Battez, tambours.

[Note 25: Il paraîtrait que l'heure d'Humphroy, c'était l'heure où l'on
avait faim. _Dîner_ avec le duc Humphroy était en Angleterre une
expression proverbiale qui signifiait se passer de dîner. Une des ailes
de l'ancienne église de Saint-Paul s'appelait la promenade du duc
Humphroy, et c'était là, à ce qu'il paraît, que se promenaient, à
l'heure du dîner, ceux qui, n'ayant pas trop de quoi dîner chez eux,
espéraient peut-être y rencontrer quelqu'un qui les invitât: le proverbe
est-il venu de là, ou bien le nom de la promenade est-il venu du
proverbe, c'est ce qu'on ne saurait éclaircir.]

LA DUCHESSE.--Je t'en prie, écoute-moi.

LE ROI RICHARD.--Vous me parlez avec trop d'aigreur.

LA DUCHESSE.--Un mot encore, c'est la dernière fois que tu m'entendras.

LE ROI RICHARD.--Eh bien?

LA DUCHESSE.--Ou par le juste jugement de Dieu tu périras dans cette
guerre avant de la pouvoir terminer en vainqueur, ou je mourrai de
douleur et de vieillesse, et jamais je ne reverrai ton visage. Emporte
donc avec toi mes plus pesantes malédictions, et puissent-elles, au jour
du combat, t'accabler d'un plus lourd fardeau que l'armure complète dont
tu es revêtu! Mes prières combattent pour tes adversaires: les jeunes
âmes des enfants d'Édouard animeront le courage de tes ennemis, et leur
murmureront à l'oreille des promesses de succès et de victoire. Tu es
sanguinaire, ta fin sera sanglante; et l'infamie accompagne ta vie et
suivra la mort.

(Elle sort.)

ÉLISABETH.--Avec bien plus de sujets de te maudire je n'ai pas, autant
qu'elle, la force nécessaire; mais je réponds: Amen. (Elle va pour
s'éloigner.)

LE ROI RICHARD.--Arrêtez, madame: j'ai un mot à vous dire.

ÉLISABETH.--Je n'ai plus de fils du sang royal que tu puisses
assassiner. Pour mes filles, Richard, j'en ferai des religieuses
consacrées à la prière, et non des reines dans les pleurs. Ne cherche
donc pas à les frapper.

LE ROI RICHARD.--Vous avez une fille appelée Élisabeth, belle et
vertueuse, une princesse charmante.

ÉLISABETH.--Et faut-il qu'elle meure pour cela? Oh! laisse-la vivre! Je
corromprai ses moeurs, je flétrirai sa beauté; je me déshonorerai
moi-même, en m'accusant d'infidélité à la couche d'Édouard, et je
jetterai sur elle un voile d'infamie. Qu'à ce prix elle vive à l'abri du
poignard sanglant: je déclarerai qu'elle n'est pas fille d'Édouard.

LE ROI RICHARD.--Ne faites point affront à sa naissance, elle est du
sang royal.

ÉLISABETH.--Pour sauver ses jours, je consens à dire qu'elle n'en est
pas.

LE ROI RICHARD.--Sa naissance seule suffit pour les garantir.

ÉLISABETH.--Eh! c'est seulement à cause de cette garantie que sont morts
ses frères.

LE ROI RICHARD.--Tenez, les étoiles protectrices s'étaient montrées
contraires à leur naissance.

ÉLISABETH.--Non, mais de perfides protecteurs[26] ont été contraires à
leur existence.

LE ROI RICHARD.--Tout ce qui n'a pu être évité était l'arrêt de la
destinée.

ÉLISABETH.--Oui, quand celui qui évite les chemins de la grâce fait la
destinée. Mes enfants étaient destinés à une mort plus heureuse, si la
grâce du ciel t'avait accordé une vie plus vertueuse.

LE ROI RICHARD.--On dirait que c'est moi qui ai tué mes neveux.

ÉLISABETH.--Tes neveux! et c'est bien en effet[27] par leur oncle qu'ils
ont perdu le bonheur, la couronne, leurs parents, la liberté, la vie.
Quelles que soient les mains qui percèrent leurs tendres coeurs, c'est
ta tête qui indirectement a dirigé le coup. Il n'est pas douteux que le
poignard meurtrier ne soit demeuré impuissant et émoussé jusqu'au moment
où il a été aiguisé sur ton coeur de pierre, pour s'enfoncer à plaisir
dans les entrailles de mes agneaux. Ah! si l'habitude de la douleur n'en
calmait pas les emportements, ma langue ne nommerait point mes enfants à
ton oreille, que mes ongles ne fussent plantés dans tes yeux, et que
moi, lancée dans ce golfe désespéré de la mort, pauvre barque à qui l'on
a enlevé ses voiles et ses cordages, je ne me fusse brisée en morceaux
sur ton sein de roche.

[Note 26: Shakspeare met en opposition dans les deux répliques _good
stars_ (bonnes étoiles) et _bad friends_ (mauvais amis), ce qu'il a
fallu tâcher de rendre par l'opposition des étoiles protectrices et des
perfides protecteurs.]

[Note 27:

    _You speak as if I had slain my cousins;_
    _--Cousins indeed, and by their uncle cozen'd,_
    _Of kingdom, comfort, etc., etc._

Vous parlez comme si j'avais tué mes cousins. _Cousins en effet, et
filoutés (cozen'd) par leur oncle, de leur royaume, de leur bonheur_,
etc., etc. Ce jeu de mots était impossible à rendre en français.]

LE ROI RICHARD.--Madame, puissé-je réussir dans mon entreprise, et dans
les généreux hasards d'une guerre sanglante, comme il est vrai que je
vous veux plus de bien, et à vous et aux vôtres, que je ne vous ai
jamais fait de mal, ni à vous, ni à vos enfants!

ÉLISABETH,--Eh! quel bien peut-on encore apercevoir sous la face du ciel
qui puisse être un bien pour moi?

LE ROI RICHARD.--L'élévation de vos enfants, noble dame.

ÉLISABETH.--Sur quelque échafaud pour y perdre leurs têtes.

LE ROI RICHARD.--Non, mais aux dignités et au faîte de la fortune, pour
y être le type souverain des gloires de la terre.

ÉLISABETH.--Flatte ma douleur d'un pareil tableau. Dis-moi, quels
honneurs, quelles dignités, quelle fortune tu peux abandonner à aucun de
mes enfants?

LE ROI RICHARD.--Tout ce que j'en possède, et moi avec, je veux le
donner à un de tes enfants. Noie donc dans l'oubli de ton âme irritée le
triste souvenir des maux que tu supposes que je t'ai faits.

ÉLISABETH.--Explique-toi donc en peu de mots, de crainte que le récit de
tes projets bienveillants ne dure plus longtemps que ta bonne volonté.

LE ROI RICHARD.--Sache donc que j'aime ta fille de toute la tendresse de
mon âme.

ÉLISABETH.--La mère de ma fille le pense ainsi du fond de son âme.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, que pensez-vous?

ÉLISABETH.--Que tu aimes ma fille de toute la tendresse de ton âme,
comme tu aimas ses frères avec tout ce que tu as de tendresse dans
l'âme, et comme je t'en remercie avec toute la tendresse que j'ai pour
toi[28].

[Note 28: Richard a dit à Élisabeth:

_Then know that from my soul I love thy daughter._

Élisabeth lui répond:

_My daughter's mother thinks it with her soul_.

_From_, en anglais, se met après les verbes de mouvement, et peut
signifier loin de, comme _go thou from my sight_, éloigne-toi de ma vue.
Ainsi, dans le langage d'équivoque que Shakspeare durant toute cette
scène a donné à Élisabeth, _from my soul I love thy daughter_, peut
également signifier j'aime ta fille de toute mon âme, ou bien _j'aime ta
fille loin de mon âme_. C'est dans ce dernier sens que le prend
Élisabeth, et c'est sur cette équivoque que roule le dialogue, jusqu'à
ces mots de Richard: _Ne soyez pas si prompte_. Il était impossible de
le rendre en français sans s'écarter un peu du sens littéral.]

LE ROI RICHARD.--Ne soyez pas si prompte à mal interpréter mes paroles.
Oui, je veux dire que j'aime votre fille de toute mon âme, et je me
propose de la faire reine d'Angleterre.

ÉLISABETH.--Et dis-moi, quel est celui que tu te proposes de lui donner
pour roi?

LE ROI RICHARD.--Celui qui la fera reine: quel autre pourrait-ce être?

ÉLISABETH.--Qui, toi?

LE ROI RICHARD.--Moi, oui, moi-même; qu'en pensez-vous, madame?

ÉLISABETH.--Eh! comment pourras-tu lui faire ta cour?

LE ROI RICHARD.--C'est ce que je désirerais apprendre de vous, comme de
la personne la mieux instruite de ses penchants.

ÉLISABETH.--Veux-tu l'apprendre de moi?

LE ROI RICHARD.--Oui, madame; c'est le désir de mon coeur.

ÉLISABETH.--Envoie-lui, par celui qui a tué ses frères, deux coeurs
sanglants, où tu auras fait graver les noms d'_Édouard_ et d'_York_,
peut-être, en les voyant, elle pleurera: alors présente-lui un mouchoir,
comme autrefois Marguerite présenta à ton père un linge trempé dans le
sang de Rutland. Dis-lui qu'il a essuyé le sang vermeil qui coulait du
corps de ses frères chéris, et invite-la à s'en servir pour sécher les
larmes de ses yeux. Si cela ne suffit pas pour l'engager à t'aimer,
envoie-lui dans une lettre le détail de tes nobles exploits: dis-lui que
c'est toi qui as fait périr son oncle Clarence, son oncle Rivers; et que
de plus, à sa considération, tu as promptement dépêché sa bonne tante
Anne.

LE ROI RICHARD.--Vous vous moquez de moi, madame: ce n'est pas là le
moyen de gagner le coeur de votre fille.

ÉLISABETH.--Je n'en connais point d'autre, à moins que tu ne puisses
emprunter quelque autre figure, et n'être plus le Richard qui a fait
tout cela.

LE ROI RICHARD.--Dites-lui que j'ai fait tout cela par amour pour elle.

ÉLISABETH.--Vraiment, alors, elle ne peut manquer de t'aimer, après que
tu as acheté son amour au prix d'un si sanglant butin.

LE ROI RICHARD.--Écoutez: ce qui est fait ne peut se réparer. L'homme
commet quelquefois sans réflexion des actions dont ensuite il a le temps
de se repentir. Si j'ai ravi le royaume à vos fils, je veux, en
réparation, le donner à votre fille; si j'ai fait périr les fruits de
votre sein, je veux, pour ressusciter votre postérité, me donner avec
votre fille une postérité formée de votre sang. Le nom d'aïeule n'est
guère moins doux que le tendre nom de mère: ce seront également vos
enfants; plus éloignés seulement d'un degré, ils tiendront de même de
vous: ce sera votre sang; une même douleur les aura mis au monde, en y
ajoutant seulement une nuit de souffrances qu'endurera celle pour qui
vous avez subi la même peine. Vos enfants ont fait le malheur de votre
jeunesse; les miens feront la consolation de votre vieillesse. La perte
que vous regrettez n'est autre que celle d'un fils roi, et par cette
perte, votre fille va devenir reine. Je ne puis vous donner tous les
dédommagements que je voudrais, acceptez donc les offres qui sont en ma
puissance. Dorset, votre fils, qui, l'âme remplie de crainte, a porté
ses pas mécontents dans une terre étrangère, aussitôt rappelé, va se
voir porter par cette heureuse alliance aux plus hautes dignités et à la
plus brillante fortune. Le roi, qui nommera votre charmante fille son
épouse, donnera familièrement à votre Dorset le titre de frère: vous
serez encore la mère d'un roi, et tous les ravages d'un temps de malheur
seront bientôt réparés par un double trésor de jouissances. Quoi! nous
pouvons voir couler encore une foule de jours heureux. Chaque goutte des
pleurs que vous avez versés peut vous revenir changée en perle d'Orient,
et payée avec usure par les avantages d'un bonheur dix fois redoublé. Va
donc, ma mère, va trouver ta fille; enhardis, par ton expérience, sa
timide jeunesse; dispose son oreille à entendre les voeux d'un amant;
enflamme son tendre coeur du désir ambitieux de la brillante
souveraineté; révèle à la princesse la douceur de ces heures
silencieuses des joies du mariage; et, sitôt que mon bras aura châtié ce
petit rebelle, cet écervelé de Buckingham, je reviendrai couvert de
lauriers triomphants, et conduirai ta fille à la couche d'un vainqueur:
c'est à elle que je ferai hommage de mes succès et de mes conquêtes; à
elle seule appartiendra la victoire; elle sera le César du César.

ÉLISABETH.--Que pourrais-je lui dire?... Que le frère de son père
voudrait être son époux? ou lui dirai-je son oncle? ou bien celui qui a
tué ses frères et ses oncles? Sous quel titre lui annoncer tes désirs,
que Dieu, que les lois, mon honneur et son amour puissent rendre
agréable à sa tendre jeunesse?

LE ROI RICHARD.--Montrez-lui cette alliance donnant la paix à la belle
Angleterre.

ÉLISABETH.--Mais elle l'achèterait aux dépens de ses troubles éternels.

LE ROI RICHARD.--Dites-lui que le roi, qui pourrait commander, la
supplie.

ÉLISABETH.--De consentir à ce que défend le Roi des rois.

LE ROI RICHARD.--Dites-lui qu'elle sera une grande et puissante reine.

ÉLISABETH.--Pour en déplorer le titre comme fait sa mère.

LE ROI RICHARD.--Dites-lui que je l'aimerai toujours.

ÉLISABETH.--Mais combien de temps ce mot toujours conservera-t-il
quelque valeur?

LE ROI RICHARD.--Autant que durera sa belle vie, et toujours aussi
tendre.

ÉLISABETH.--Mais sincèrement, combien durera sa douce vie[29]?

[Note 29:

    _Sweetly in force unto her fair life end;_
    _--But how long fairly shall her sweet life last?_

Ce sont des oppositions qu'il faut renoncer à rendre en français.]

LE ROI RICHARD.--Aussi longtemps que le ciel et la nature la
prolongeront.

ÉLISABETH.--Aussi longtemps que l'enfer et Richard le trouveront bon.

LE ROI RICHARD.--Dites-lui que moi, son souverain, je suis son humble
sujet.

ÉLISABETH.--Mais elle, votre sujette, abhorre une pareille souveraineté.

LE ROI RICHARD.--Employez votre éloquence en ma faveur.

ÉLISABETH.--Une proposition honnête réussit mieux exposée simplement.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, annoncez-lui simplement l'offre de mon amour.

ÉLISABETH.--Dire simplement ce qui n'est pas honnête, cela est par trop
grossier.

LE ROI RICHARD.--Vos raisonnements sont superficiels et par trop
recherchés.

ÉLISABETH.--Oh! non, mes raisons sont trop profondes et trop
naturelles[30]. Mes pauvres enfants sont trop profondément et trop
réellement ensevelis dans leurs tombeaux.

[Note 30:

    _Your reasons are too shallow and too quick._
    _--Oh no! my reasons are too deep and dead._

]

LE ROI RICHARD.--Ne touchez point cette corde, madame; cela est passé.

ÉLISABETH.--Je la toucherai tant qu'il restera dans mon coeur une corde
sensible.

LE ROI RICHARD.--Oui, par mon saint George, par ma jarretière, par ma
couronne....

ÉLISABETH.--Tu as profané l'un, déshonoré l'autre, usurpé la troisième.

LE ROI RICHARD.--Je jure....

ÉLISABETH.--Sur rien, ce n'est point là un serment: ton saint George
profané a perdu sa sainte dignité; ta jarretière ternie est dépouillée
de sa vertu chevaleresque; ta couronne usurpée est déshonorée dans sa
gloire: si tu veux faire un serment qui te lie et que je croie, jure
donc par quelque chose que tu n'aies pas outragé.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, par l'univers....

ÉLISABETH.--Il est plein de tes odieux forfaits.

LE ROI RICHARD.--Par la mort de mon père.

ÉLISABETH.--Ta vie l'a déshonorée.

LE ROI RICHARD.--Par moi-même.

ÉLISABETH.--Tu t'es avili toi-même.

LE ROI RICHARD.--Enfin, par le nom de Dieu.

ÉLISABETH.--Dieu a été le plus offensé de tous. Si tu avais craint de
violer un serment fait au nom de Dieu, l'union que le roi ton frère
avait formée n'aurait pas été rompue ni mon frère égorgé. Si tu avais
craint de violer un serment fait au nom de Dieu, cet or, signe du
pouvoir, qui entoure maintenant ta tête, aurait décoré le jeune front de
mon enfant; et je verrais ici vivants les deux princes qui, maintenant,
tendres camarades couchés ensemble dans la poussière du tombeau[31],
sont par la violation de ta foi devenus la proie des vers. Par quoi
peux-tu jurer aujourd'hui?

[Note 31:

_Too deep and dead poor infants in their graves._

Encore des oppositions impossibles à rendre tout à fait, même en
s'écartant un peu du sens littéral.]

LE ROI RICHARD.--Par l'avenir.

ÉLISABETH.--Tu l'as outragé dans le passé, et moi-même j'ai encore bien
des larmes à verser dans l'avenir pour le passé rempli de tes crimes.
Les enfants dont tu as massacré les parents passent une jeunesse sans
conseils et sans guides qu'ils déploreront dans la suite de l'âge; les
parents dont tu as égorgé les enfants vivent aujourd'hui, plantes
stériles et desséchées, pour passer leur vieillesse dans les pleurs. Ne
jure point par l'avenir; tu en as abusé avant de pouvoir en user, par le
mauvais usage que tu as fait du passé.

LE ROI RICHARD.--Comme il est vrai que je désire prospérer, je veux tout
réparer, et puissé-je à ce seul prix réussir dans l'entreprise
dangereuse que je vais tenter contre mes ennemis en armes! Que je sois
moi-même l'artisan de ma ruine! Que le ciel et la fortune ne m'accordent
plus un instant de bonheur! Jour, refuse-moi ta lumière; nuit,
refuse-moi ton doux repos: que tous les astres propices deviennent
contraires à mes desseins si ce n'est pas avec l'amour le plus pur, le
dévouement le plus vertueux et les pensées les plus saintes, que
j'adresse mes voeux à ta belle et noble fille: c'est en elle qu'est
placé mon bonheur et le tien. Sans elle, je vois tomber sur moi, sur
vous, sur elle-même, sur l'Angleterre et sur une foule d'âmes
chrétiennes, la mort, la désolation, la ruine et la destruction. Tous
ces désastres ne peuvent être prévenus que par cet hymen: ainsi donc,
chère mère (car c'est le nom qu'il faut que je vous donne), plaidez
auprès d'elle la cause de mon amour; parlez-lui de ce que je serai, et
non pas de ce que j'ai été; ne lui parlez pas de mon mérite présent,
mais de celui que je veux acquérir. Insistez sur les nécessités de
l'État et des temps, et ne mettez pas de maussades obstacles à de grands
projets.

ÉLISABETH.--Me laisserai-je donc tenter ainsi par ce démon?

LE ROI RICHARD.--Oui, si ce démon vous tente pour le bien.

ÉLISABETH.--Faudra-t-il m'oublier moi-même, pour me revoir ce que
j'étais?

LE ROI RICHARD.--Oui, si le souvenir de ce que vous êtes vous nuit à
vous-même.

ÉLISABETH.--Mais tu as assassiné mes fils.

LE ROI RICHARD.--Mais je les ensevelis dans le sein de votre fille, et
dans ce nid brûlant ils renaîtront de leurs cendres, pour votre
consolation et votre félicité.

ÉLISABETH.--Irai-je presser ma fille de céder à tes désirs?

LE ROI RICHARD.--Oui, et par là devenez une heureuse mère.

ÉLISABETH.--Eh bien, j'y vais.--Écris-moi une lettre très-courte, et tu
connaîtras par moi ses sentiments.

LE ROI RICHARD.--Portez-lui le baiser de mon tendre amour; adieu. (_Il
l'embrasse; Élisabeth sort._) O femme imbécile, légère, changeante et
prompte à pardonner! (_Entrent Ratcliff et ensuite Catesby._) Eh bien,
quelles nouvelles?

RATCLIFF.--Très-puissant souverain, une flotte redoutable paraît sur la
côte occidentale. Sur le rivage accourent une foule d'amis douteux, au
coeur dissimulé, sans armes, et ne paraissant pas disposés à s'opposer à
la descente des ennemis. On croit que Richmond est l'amiral de la
flotte, et qu'ils longent la côte, en attendant que Buckingham vienne
leur prêter son appui, et les recevoir sur le rivage.

LE ROI RICHARD.--Que quelque ami rapide dans sa course se rende
promptement auprès du duc de Norfolk. Ratcliff, que ce soit toi,.... ou
Catesby: où est-il?

CATESBY.--Ici, mon bon seigneur.

LE ROI RICHARD.--Catesby, vole vers le duc.

CATESBY.--Je pars, seigneur, avec toute la célérité possible.

LE ROI RICHARD.--Ratcliff, approche: cours à Salisbury, et quand tu
reviendras.... (_A Catesby._) Traître d'imbécile, pourquoi restes-tu là
au lieu d'aller trouver le duc?

CATESBY.--Dites-moi d'abord, mon souverain, les ordres de Votre Majesté;
que veut-elle que je dise au duc?

LE ROI RICHARD.--Oh! tu as raison, bon Catesby.--Dis-lui de lever
sur-le-champ la plus forte armée qu'il pourra rassembler, et de venir me
joindre au plus tôt à Salisbury.

CATESBY.--Je pars. (Catesby sort.)

RATCLIFF.--Que désirez-vous que je fasse à Salisbury?

LE ROI RICHARD.--Eh! qu'y veux-tu faire, avant que j'y sois arrivé?

RATCLIFF.--Votre Majesté m'avait dit de prendre les devants.

LE ROI RICHARD.--J'ai changé d'avis. (Entre Stanley.) Stanley, quelles
nouvelles?

STANLEY.--Seigneur, pas d'assez bonnes pour être entendues de vous avec
plaisir, ni d'assez mauvaises pour qu'on n'ose vous les annoncer.

LE ROI RICHARD.--Bon, des énigmes? Ni bonnes, ni mauvaises! Qu'as-tu
besoin de venir ainsi d'une lieue, quand tu peux arriver à dire ton
affaire par le plus court chemin? Encore une fois, quelle nouvelles?

STANLEY.--Richmond est en mer.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, qu'il s'y abîme, et que la mer l'engloutisse.
Que fait là ce vagabond sans courage?

STANLEY.--Mon souverain, je ne le sais que par conjecture.

LE ROI RICHARD.--Eh bien, voyons votre conjecture.

STANLEY.--C'est qu'excité par Buckingham, Dorset et Morton, il fait
voile vers l'Angleterre pour revendiquer la couronne.

LE ROI RICHARD.--Le trône est-il vacant? l'épée sans maître? le roi
est-il mort? l'empire sans possesseur? Quel autre héritier d'York est en
vie que nous? et qui est roi d'Angleterre, que l'héritier du grand York?
D'après cela dites-moi donc ce qu'il fait sur la mer.

STANLEY.--Si ce n'est pas là son projet, seigneur, j'ignore ses
desseins.

LE ROI RICHARD.--A moins qu'il ne vienne pour être votre souverain, vous
ne pouvez deviner ce qui attire ce Gallois sur nos bords?.... Tu te
révolteras, et tu iras te joindre à lui, j'en ai peur.

STANLEY.--Non, mon puissant souverain: n'ayez donc de moi aucune
défiance.

LE ROI RICHARD.--En ce cas, où sont tes troupes pour le repousser? où
sont tes vassaux, tes soldats? Ne sont-ils pas plutôt actuellement sur
la côte occidentale, à seconder la descente des rebelles sur le rivage?

STANLEY.--Non, mon bon seigneur: tous mes amis sont dans le nord.

LE ROI RICHARD.--De froids amis pour moi! Que font-ils dans le nord,
lorsqu'ils devraient servir leur souverain dans l'occident?

STANLEY.--Ils n'en ont pas reçu l'ordre, puissant roi. Si Votre Majesté
veut bien m'y autoriser, je vais rassembler mes amis, et je rejoindrai
Votre Grâce au temps et dans le lieu qu'il lui plaira de me prescrire.

LE ROI RICHARD.--Oui, oui, tu voudrais déjà être parti pour joindre
Richmond. Je ne me fierai point à vous, Mortimer.

STANLEY.--Très-puissant souverain, vous n'avez aucun sujet de douter de
mon attachement: jamais je ne fus et jamais je ne serai un traître.

LE ROI RICHARD.--Allez donc, et rassemblez vos forces.--Mais écoutez;
laissez avec moi votre fils George Stanley. Songez à être ferme dans
votre fidélité; autrement la tête de votre fils est mal assurée.

STANLEY.--Agissez avec lui, seigneur, selon que vous me trouverez fidèle
envers vous.

(Stanley sort.)

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.--Mon gracieux souverain, j'ai reçu par des amis l'avis
certain que sir Édouard Courtney, et ce hautain prélat, l'évêque
d'Exeter, son frère aîné, sont actuellement en armes dans le Devonshire,
à la tête d'un parti nombreux.

(Entre un autre messager.)

SECOND MESSAGER.--Dans la province de Kent, mon souverain, les Guilford
sont en armes: et à chaque instant une foule de partisans vient se
joindre aux rebelles; leur armée grossit de plus en plus.

(Entre un autre messager.)

TROISIÈME MESSAGER.--Seigneur, l'armée du puissant Buckingham...

LE ROI RICHARD.--Soyez maudits, oiseaux de malheur! Quoi, rien que des
chants de mort! (_Il le frappe._) Tiens, reçois cela jusqu'à ce que tu
m'apportes de meilleures nouvelles.

TROISIÈME MESSAGER.--La nouvelle que j'apporte à Votre Majesté, c'est
qu'un violent orage et des débordements soudains ont mis en désordre et
dispersé l'armée de Buckingham, et qu'il erre abandonné, sans qu'on
puisse savoir où.

LE ROI RICHARD.--Oh! je te demande pardon. Tiens, voilà ma bourse, pour
te guérir du coup que je t'ai donné.--Quelque ami bien conseillé a-t-il
proclamé une récompense pour celui qui m'amènera le traître?

TROISIÈME MESSAGER.--Cette proclamation a été faite, seigneur.

(Entre un autre messager.)

QUATRIÈME MESSAGER.--On dit, mon souverain, que sir Thomas Lovel et le
lord marquis de Dorset sont soulevés dans la province d'York. Mais j'ai
une nouvelle consolante à apprendre à Voire Majesté: c'est que la
tempête a dispersé la flotte de Bretagne. Richmond, sur la côte du comté
de Dorset, a détaché une chaloupe au rivage pour savoir si ceux qu'il
voyait sur la côte étaient de son parti. Ils lui ont répondu qu'ils
venaient de la part de Buckingham pour le seconder. Lui, se méfiant
d'eux, a remis à la voile, et a repris sa course vers la Bretagne.

LE ROI RICHARD.--Marchons, marchons, puisque nous sommes sur pied, si ce
n'est pour combattre des ennemis étrangers, du moins pour réprimer les
rebelles de l'intérieur.

(Entre Catesby.)

CATESBY.--Seigneur, le duc de Buckingham est pris; voilà la meilleure
nouvelle que j'aie à vous donner, car il y en a une plus fâcheuse, mais
qu'il faut pourtant vous dire: c'est que le comte de Richmond est
débarqué à Milford avec une nombreuse armée.

LE ROI RICHARD.--Marchons vers Salisbury: tandis que nous demeurons ici
à raisonner, une bataille gagnée ou perdue aurait déjà pu affermir une
couronne.--Que quelqu'un de vous se charge de faire amener Buckingham à
Salisbury, et que le reste me suive.

(Ils sortent.)




SCÈNE V

Une pièce dans la maison de lord Stanley.

_Entrent_ STANLEY ET SIR CHRISTOPHE URSWICK.


STANLEY.--Sir Christophe, dites à Richmond, de ma part, que mon fils
George Stanley est retenu en otage dans le repaire de ce féroce
sanglier. Si je me révolte, la tête de mon jeune George va tomber; c'est
cette crainte qui m'empêche de lui prêter mon appui: mais apprenez-moi
où est actuellement le noble Richmond.

CHRISTOPHE.--A Pembroke, ou à Harford-West, dans la province de Galles.

STANLEY.--Quels hommes de nom se sont joints à lui?

CHRISTOPHE.--Sir Walter Herbert, guerrier renommé; sir Gilbert Talbot et
sir William Stanley; Oxford, le terrible Pembroke, sir James Blunt, et
Ricep Thomas, avec une vaillante troupe, et plusieurs autres guerriers
de distinction et de mérite. Ils dirigent leur marche vers Londres, si
on ne leur livre pas bataille en chemin.

STANLEY.--Va, hâte-toi de rejoindre ton seigneur; porte-lui mon hommage,
et annonce-lui que la reine a consenti avec joie à lui donner pour
épouse sa fille Élisabeth. Ces lettres l'instruiront de mes
dispositions. Adieu.

(Il donne des papiers à sir Christophe. Ils sortent.)

FIN DU QUATRIEME ACTE.




                            ACTE CINQUIÈME




SCÈNE I

A Salisbury.

_Entrent_ LE SHÉRIF _et ses gardes, conduisant_ BUCKINGHAM _au
supplice_.


BUCKINGHAM.--Le roi Richard ne veut donc pas m'accorder un moment
d'entretien?

LE SHÉRIF.--Non, mon bon lord: ainsi résignez-vous.

BUCKINGHAM.--Hastings, et vous, enfants d'Édouard, Rivers, Grey! saint
roi Henri! Édouard, son aimable fils! Vaughan! et vous tous qui êtes
tombés en trahison sous la main corrompue de l'odieuse injustice, si vos
âmes offensées et irritées contemplent, au travers des nuages, le
spectacle de cette heure fatale, pour votre vengeance, insultez à ma
destruction!--Amis, n'est-ce pas aujourd'hui le jour des Morts?

LE SHÉRIF.--Oui, milord.

BUCKINGHAM.--Eh bien, ce jour des Morts est le jour de ma mort. C'est
aussi le jour que, sous le règne d'Édouard, j'ai prié le Ciel de me
rendre fatal, si je devenais perfide à ses enfants, ou aux parents de
son épouse. C'est le jour où je formai le souhait de périr victime de la
perfidie de l'homme en qui j'aurais le plus de confiance. Ce jour où
tant d'âmes de morts assiégent mon âme tremblante est le terme marqué à
mes forfaits. Ce Dieu tout puissant, qui voit tout, et dont je me
jouais, a fait tomber sur ma tête l'effet de ma feinte prière; et il me
donne en réalité tout ce que je lui demandais en riant. C'est ainsi
qu'il force l'épée du méchant de tourner sa pointe contre le sein de son
maître. Ainsi tombe de tout son poids sur ma tête la malédiction de
Marguerite. _Lorsqu'il brisera ton coeur de douleur, me disait-elle,
souviens-toi que Marguerite te l'a prédit._--Allons, conduisez-moi à ce
honteux échafaud. L'injustice recueille l'injustice, et l'infamie est
payée par l'infamie.

(Buckingham sort avec le shérif et les gardes.)




SCÈNE II

Une plaine près de Tamworth.

_Entrent avec des tambours et des drapeaux_ RICHMOND, FORD, SIR JAMES
BLUNT, SIR WALTER HERBERT, _et autres avec des troupes en marche_.


RICHMOND.--Mes compagnons d'armes et mes bien chers amis, froissés sous
le joug de la tyrannie, nous voici parvenus sans obstacle jusque dans le
sein de l'Angleterre; et nous recevons ici de notre père Stanley une
lettre bien propre à nous soutenir et à nous encourager. Le sanguinaire
usurpateur, l'infâme sanglier qui a ravagé vos récoltes de l'été et vos
vignes fertiles, et va jusque dans vos entrailles, dont il a fait son
auge, engloutir, comme l'eau immonde dont il se nourrit, votre sang
encore fumant, cet odieux pourceau est, à ce que nous apprenons, gîté au
centre de cette île, près de la ville de Leicester; de Tamworth
jusque-là nous n'avons qu'un jour de marche. Au nom de Dieu, courageux
amis, allons d'un coeur allègre, dans les sanglants hasards d'un combat
dangereux, mais unique, recueillir la moisson d'une paix éternelle.

OXFORD.--La conscience de notre droit vaut en chacun de nous mille
épées, pour combattre ce sanguinaire homicide.

HERBERT.--Je ne doute pas que ses amis ne l'abandonnent pour se joindre
à nous.

BLUNT.--Il n'a d'amis que ceux que retient la crainte, et qui
l'abandonneront au moment où il aura le plus besoin de leur secours.

RICHMOND.--Tout est pour nous. Ainsi, marchons au nom de Dieu.
L'espérance légitime avance rapidement et vole sur les ailes de
l'hirondelle: des rois elle fait des dieux, et des créatures moins
nobles elle fait des rois.

(Ils sortent.)




SCÈNE III

La plaine de Bosworth.

_Entrent_ LE ROI RICHARD _et des troupes_; LE DUC DE NORFOLK, LE COMTE
DE SURREY, _et autres lords_.


LE ROI RICHARD.--Plantons ici nos tentes dans la plaine de Bosworth.
Milord Surrey, pourquoi avez-vous l'air si triste?

SURREY.--Mon coeur est dix fois plus gai que mes yeux.

LE ROI RICHARD.--Milord de Norfolk?

NORFOLK.--Mon souverain?....

LE ROI RICHARD.--Norfolk, nous aurons des coups; ah! n'est-ce pas que
nous en aurons?

NORFOLK.--Nous en donnerons et nous en recevrons, mon cher seigneur.

LE ROI RICHARD.--Qu'on dresse ma tente. Je passerai la nuit ici. (_Des
soldats viennent dresser la tente du roi_.) Mais où la passerai-je
demain?--Allons, n'importe.--Qui de vous a reconnu le nombre des
rebelles?

NORFOLK.--Ils sont tout au plus six à sept mille hommes.

LE ROI RICHARD.--Eh quoi? notre armée est trois fois plus nombreuse.
D'ailleurs, le nom du roi est une puissante citadelle qui manque au
parti de nos ennemis. Dressez cette tente.--Venez, nobles lords, allons
reconnaître le terrain.--Qu'on fasse appeler quelques hommes de bon
jugement: observons avec soin la discipline, et ne perdons pas une
minute; car demain, mes lords, sera une laborieuse journée.

(Ils sortent.)

(Entrent de l'autre côté du champ de bataille Richmond, sir William
Brandon, Oxford et d'autres lords. Quelques soldats sont occupés à
dresser la tente de Richmond.)

RICHMOND.--Le soleil fatigué s'est couché dans des nuages d'or, et la
trace brillante qu'a laissée son char enflammé nous promet pour demain
un beau jour. Sir William Brandon, vous porterez mon étendard.--Qu'on
m'apporte de l'encre et du papier dans ma tente.--Je veux tracer le plan
figuré de notre ordre de bataille, distribuer à chaque chef son poste et
ses fonctions, et régler sur de justes proportions le partage de notre
petite armée.--Milord d'Oxford, et vous, sir William Brandon, et vous,
sir Walter Herbert, restez avec moi. Le comte de Pembroke commandera son
régiment.--Bon capitaine Blunt, saluez-le de ma part, et priez-le de me
venir trouver dans ma tente vers deux heures du matin. Faites-moi encore
un plaisir, mon bon capitaine: où est le quartier de milord Stanley? le
savez-vous?

BLUNT.--Ou je me suis bien trompé sur ses couleurs, et je suis sûr du
contraire, ou son régiment est à un demi-mille au moins au midi de la
puissante armée du roi.

RICHMOND.--S'il était possible, sans danger, cher Blunt, de trouver
quelque moyen de vous aboucher avec lui, et de lui remettre de ma part
cette note extrêmement importante....

BLUNT.--Fût-ce au péril de ma vie, milord, je le tenterai; et, sur ce,
Dieu vous envoie un sommeil tranquille cette nuit!

RICHMOND.--Bonne nuit, mon bon capitaine Blunt!--Venez, messieurs;
allons nous consulter sur les opérations de demain. Entrons dans ma
tente; l'air devient âpre et froid.

(Ils se retirent sous la tente du comte.) (Entre dans sa tente le roi
Richard avec Norfolk, Ratcliff et Catesby.)

LE ROI RICHARD.--Quelle heure est-il?

CATESBY.--Il est temps de souper, seigneur; il est neuf heures.

LE ROI RICHARD.--Je ne soupe point ce soir.--Donne-moi de l'encre et du
papier.--A-t-on arrangé la visière de mon casque de manière qu'elle ne
me gêne plus?--Toute mon armure est-elle dans ma tente?

CATESBY.--Oui, mon souverain; et tout est prêt.

LE ROI RICHARD.--Mon bon Norfolk, rends-toi sur-le-champ à ton poste.
Fais la garde avec soin, choisis des sentinelles sûres.

NORFOLK.--J'y vais, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Levez-vous demain avec l'alouette, cher Norfolk.

NORFOLK.--Vous pouvez y compter, mon prince.

(Il sort.)

LE ROI RICHARD.--Ratcliff?

RATCLIFF.--Seigneur?

LE ROI RICHARD.--Envoie un sergent d'armes au quartier de Stanley. Qu'il
lui porte l'ordre d'amener sa troupe avant le lever du soleil, s'il ne
veut pas que son fils George tombe dans la sombre caverne de la nuit
éternelle.--Remplis-moi un verre de vin. Qu'on me donne une garde[32].
(A Catesby.) Tu selleras mon cheval blanc, Surrey, pour la bataille de
demain. Aie soin que le bois de mes lances soit solide et point trop
lourd.--Ratcliff?

[Note 32: Give me a watch.

On est incertain sur le sens de ces paroles. _A watch_ veut dire _une
montre_, veut dire _une sentinelle_, peut vouloir dire une lumière pour
passer la nuit, une de ces sortes de bougies sur lesquelles était
indiqué, par des marques placées de distance en distance, le nombre
d'heures qu'elles devaient durer. On ne connaissait pas les montres en
Angleterre du temps de Richard; mais ce ne serait pas une raison pour
Shakspeare; et d'ailleurs, selon toute apparence, le nom de _watch_
(veille) avait été donné d'abord aux instruments tels que sabliers,
clepsydres, destinés à mesurer le temps dans l'absence du soleil. On
pourrait donc alors assez arbitrairement choisir entre cette
interprétation du mot watch, et celle par laquelle il signifierait
_flambeau de veille_. C'est à ce dernier sens que se sont arrêtés les
commentateurs, observant, sans doute avec beaucoup de raison, qu'il va
sans dire qu'on mettra une garde à la tente du roi, et qu'il n'a pas
besoin de la demander. Cependant une autre observation qui leur a
échappé, c'est le soin qu'a apporté le poëte à mettre en opposition les
inquiétudes de Richard avec la tranquille confiance de Richmond. La peur
d'être trahi le poursuit; il va épier ce qui se passe dans le camp,
avertit le duc de Norfolk de choisir des sentinelles sûres, recommande,
au moment où l'on se retire, que la garde veille avec soin, tandis que
Richmond s'endort remettant à Dieu le soin de le garder. Cette
opposition est trop marquée pour que Shakspeare n'ait pas eu intention
de la faire ressortir, et rien n'est plus propre à indiquer l'agitation
de l'esprit de Richard que ce soin inutile de demander une garde. Il
n'est pas d'ailleurs bien rare de voir Shakspeare sacrifier la
vraisemblance à l'effet: c'est donc ce sens du mot watch qu'on a cru
devoir choisir.]

RATCLIFF.--Seigneur?

LE ROI RICHARD.--As-tu vu le mélancolique lord Northumberland?

RATCLIFF.--Je les ai vus, le comte de Surrey et lui, à l'heure du
crépuscule, aller de quartier en quartier, parcourant l'armée, et
animant les soldats.

LE ROI RICHARD.--J'en suis bien aise. Donne-moi un verre de vin.--Je ne
me sens point cette allégresse de coeur, cette gaieté d'esprit à
laquelle j'étais accoutumé. Bon, mets-le là.--M'as-tu préparé de l'encre
et du papier?

RATCLIFF.--Oui, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Va recommander à ma garde de veiller avec soin, et
laisse-moi. Vers le milieu de la nuit, tu reviendras dans ma tente, et
tu m'aideras à m'armer.--Va-t'en, te dis-je.

(Ratcliff sort.)

(La tente de Richmond s'ouvre, on voit le comte avec ses officiers.)

(Entre Stanley.)

STANLEY.--Que la fortune et la victoire reposent sur ton casque!

RICHMOND.--Que tout le bonheur que peut donner la sombre nuit
t'accompagne, mon noble beau-père!--Dis-moi comment se porte notre
tendre mère?

STANLEY.--Je suis chargé par procuration de te bénir au nom de ta mère,
qui ne cesse de prier pour le bonheur de Richmond. C'en est assez
là-dessus.--Les heures silencieuses de la nuit s'écoulent, et l'ombre
éclaircie commence à s'entr'ouvrir dans l'Orient. Pour abréger, car le
temps nous l'ordonne, ce que tu as à faire, c'est de ranger ton armée en
bataille dès le point du jour, et de confier ta fortune à la sanglante
décision des coups et de la guerre aux regards meurtriers. Moi, autant
que je le pourrai (car je ne puis faire tout ce que je désirerais), je
chercherai les moyens d'éluder et de te secourir dans la confusion du
combat; mais je ne peux me déclarer trop ouvertement pour toi, de
crainte que, si mes mouvements étaient aperçus, ton jeune frère George
ne fût exécuté à la vue de son père. Adieu. Le temps et le danger
coupent court aux témoignages usités d'attachement; et à cet abondant
échange de discours affectueux dont auraient besoin des amis séparés
depuis si longtemps. Dieu veuille nous donner le loisir de vaquer à ce
culte de l'amitié! Encore une fois, adieu. Vaillance et succès!

RICHMOND.--Chers lords, conduisez-le jusqu'à son quartier. Je vais
tâcher, au milieu du trouble de mes pensées, de prendre quelque repos,
de crainte qu'un sommeil de plomb ne m'accable demain, lorsqu'il me
faudra monter sur les ailes de la Victoire. Encore une fois, bonne nuit,
chers lords, et messieurs. (Sortent les lords avec Stanley.) O toi dont
je me regarde ici comme le capitaine, jette sur mes soldats un regard
favorable! Mets dans leurs mains les massues meurtrières de ta
vengeance, et que de leur chute pesante elles écrasent les casques
usurpateurs de nos ennemis! Fais de nous les ministres de ta justice,
afin que nous puissions te glorifier dans la victoire! C'est sur toi que
je me repose des soins qui occupent mon âme, tandis que je vais laisser
tomber le rideau de mes paupières. Soit que je dorme ou que je veille,
oh! ne cesse pas de me défendre!

(Il s'endort.)

(L'ombre du prince Édouard, fils de Henri VI, sort de terre entre les
deux tentes.)

L'OMBRE, à Richard.--Que demain je pèse sur ton âme! Souviens-toi comme
tu m'as assassiné dans la fleur de ma jeunesse à Tewksbury. Désespère
donc, et meurs. (A Richmond.) Aie bon courage, Richmond: les âmes
irritées des princes égorgés combattent pour toi: c'est le fils du roi
Henri, Richmond, qui vient t'encourager.

(L'ombre du roi Henri VI sort de terre.)

L'OMBRE, _à Richard_.--Lorsque j'étais mortel, mon corps oint du
Seigneur, a été par toi percé de mille coups meurtriers. Songe à la Tour
et à moi. Désespère et meurs. C'est Henri VI qui vient te le souhaiter;
désespère et meurs. (_A Richmond._) Vertueux et pieux, tu seras
vainqueur. Henri, qui t'a prédit que tu serais roi, vient t'encourager
dans ton sommeil. Vis et prospère.

(L'ombre de Clarence sort de terre.)

L'OMBRE, _à Richard_.--Que demain je pèse sur ton âme! Moi qui péris
noyé dans un vin doucereux, moi pauvre Clarence, que ta perfidie fit
tomber dans les piéges de la mort; pense à moi demain dans la bataille,
et que ton épée tombe émoussée! Désespère et meurs. (_A Richmond._)
Rejeton de la maison de Lancastre, les héritiers d'York, victimes de
l'injustice, prient pour toi. Que les anges te protégent dans le combat!
Vis et prospère.

(Les ombres de Rivers, Grey et Vaughan, sortent de terre.)

L'OMBRE DE RIVERS, _à Richard_.--Que demain je pèse sur ton âme! C'est
Rivers, mort à Pomfret. Désespère et meurs!

L'OMBRE DE GREY.--Souviens-toi de Grey; et que ton âme désespère!

L'OMBRE DE VAUGHAN.--Souviens-toi de Vaughan; et plein de la terreur du
crime, laisse tomber ta lance! Désespère et meurs!

TOUTES TROIS, _à Richmond_.--Éveille-toi avec la pensée que nos injures
attachées au coeur de Richard vont le faire succomber: éveille-toi et
remporte la victoire.

(L'ombre de lord Hastings sort de terre.)

L'OMBRE, _à Richard_.--Couvert de sang et de crimes, réveille-toi du
réveil du crime, et finis tes jours dans une bataille sanglante. Pense à
lord Hastings. Désespère et meurs! (_A Richmond._) Ame calme et
tranquille, éveille-toi, éveille-toi. Prends tes armes, combats, et
triomphe pour le bonheur de l'Angleterre!

(Les ombres des deux jeunes princes sortent de terre.)

LES OMBRES, _à Richard_.--Rêve de tes neveux étouffés dans la Tour. Que
nous soyons dans ton sein, Richard, un plomb qui t'entraîne à ta ruine,
à l'infamie et à la mort! Les âmes de tes neveux viennent te le
souhaiter. Désespère et meurs! (_A Richmond._) Dors, Richmond, dors en
paix, et réveille-toi dans la joie. Que les bons anges te gardent du
sanglier! Vis et sois le père d'une race heureuse de rois! Les
malheureux enfants d'Édouard font des voeux pour ta prospérité!

(L'ombre de la reine Anne sort de terre.)

L'OMBRE, _à Richard_.--C'est ta femme, Richard, la malheureuse Anne, ta
femme, qui ne goûta jamais près de toi une heure d'un tranquille
sommeil; c'est elle qui remplit ton sommeil de trouble. Pense à moi
demain dans la bataille, et que ton épée tombe émoussée. Désespère et
meurs! (_A Richmond._) Et toi, âme paisible, dors d'un paisible sommeil;
rêve de succès et d'une heureuse victoire. La femme de ton adversaire
prie pour toi!

(L'ombre de Buckingham sort de terre.)

L'OMBRE, _à Richard_.--C'est moi qui le premier t'aidai à monter sur le
trône; c'est moi qui le dernier éprouvai ta tyrannie. Oh! pense à
Buckingham dans la bataille, et meurs dans les terreurs de tes forfaits.
Rêve, rêve de faits sanglants et de mort, de défaite, de désespoir, et
dans le désespoir rends ton dernier soupir! (_A Richmond._) J'ai péri
pour t'avoir voulu seconder, avant que je pusse te prêter mon appui.
Mais que ton coeur s'affermisse et ne sois point effrayé: Dieu et les
bons anges combattent pour Richmond, et Richard va tomber de toute la
hauteur de son orgueil.

(Les ombres disparaissent.)

(Le roi Richard sort en sursaut de son rêve.)

LE ROI RICHARD.--Donnez-moi un autre cheval.--Bandez mes plaies.--Jésus,
aie pitié de moi!--Mais doucement, ce n'est qu'un rêve. O lâche
conscience, comme tu me tourmentes! Ce flambeau jette une flamme
bleuâtre. Nous sommes au plus profond de la nuit. La sueur froide de la
crainte couvre mon corps tremblant.--De quoi ai-je donc peur? De moi? Il
n'y a ici que moi. Richard aime Richard.--Y a-t-il ici quelque
meurtrier? Non.--Oui, moi. Fuyons donc. Quoi, me fuir moi-même? Beau
projet! et pourquoi? De peur que je ne me venge... Quoi! que je me venge
sur moi-même? Je m'aime... Et pourquoi? Pour quelque bien que je me sois
fait à moi-même? Oh! non, hélas! Je me hais plutôt moi-même, pour les
actions haïssables commises par moi. Je suis un misérable... Mais non,
je mens, cela n'est pas vrai. Imbécile, parle donc bien de toi...
Imbécile, pas de flatterie. Ma conscience a mille langues et chacune
répète son histoire, et chaque histoire me déclare un misérable. Le
parjure, le parjure au plus haut degré! Le meurtre, le meurtre féroce,
au degré le plus abominable! Tous les crimes divers, tous commis sous
toutes les formes, se pressent en foule au tribunal et crient tous:
Coupable! coupable! Je tomberai dans le désespoir.--Il n'y a pas une
créature qui m'aime; et si je meurs, pas une âme n'aura pitié de moi...
Et pourquoi auraient-ils pitié de moi? Moi-même je n'en trouve aucune
pour moi dans mon coeur. Il m'a semblé que toutes les âmes de ceux que
j'ai fait périr étaient venues dans ma tente, et chacune d'elles avait
pour demain crié vengeance sur la tête de Richard.

(Entre Ratcliff.)

RATCLIFF.--Seigneur?...

LE ROI RICHARD.--Qui est là?

RATCLIFF.--Ratcliff, seigneur, c'est moi. Le coq matineux du village a
déjà salué deux fois l'aurore. Vos amis sont debout et se couvrent de
leur armure.

LE ROI RICHARD.--O Ratcliff, j'ai eu un songe effrayant.--Qu'en
penses-tu? Nos amis seront-ils tous fidèles?

RATCLIFF.--N'en doutez pas, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Ratcliff, je crains, je crains...

RATCLIFF.--Allons, mon bon seigneur, ne vous laissez pas effrayer par
des visions.

LE ROI RICHARD.--Par l'apôtre saint Paul! Les ombres que j'ai vues cette
nuit ont jeté plus de terreur dans l'âme de Richard que ne pourraient
faire dix mille soldats, en chair et en os, armés à toute épreuve, et
conduits par l'écervelé Richmond.--Le jour n'est pas encore prêt à
paraître. Viens avec moi, je vais faire dans le camp le métier
d'écouteur aux portes, pour savoir s'il y en a qui méditent de
m'abandonner dans le combat.

(Le roi Richard sort avec Ratcliff.)

(Richmond s'éveille.--Entrent Oxford et autres.)

LES LORDS.--Bonjour, Richmond!

RICHMOND.--Je vous demande pardon, milords, et à vous, officiers
diligents, de ce que vous surprenez un paresseux dans sa tente.

LES LORDS.--Comment avez-vous dormi, milord?

RICHMOND.--Du plus doux sommeil, depuis l'instant de votre départ,
milords, et avec les songes les plus favorables qui soient jamais entrés
dans la tête d'un homme endormi. J'ai cru voir les âmes de tous ceux que
Richard a assassinés, venir à ma tente, et me crier: Victoire! Je vous
proteste que mon coeur est tout réjoui du souvenir d'un si beau songe. A
quelle heure du matin sommes-nous, milords?

LES LORDS.--Quatre heures vont sonner.

RICHMOND.--Allons, il est temps de s'armer, et de donner les ordres pour
le combat.--(_Il s'avance vers les troupes._) Le temps et la nécessité
qui nous pressent ne me permettent pas, mes chers compatriotes, de rien
ajouter à ce que je vous ai dit.--Souvenez-vous seulement de ceci.--Dieu
et la justice de notre cause combattent pour nous; les prières des
saints et celles des âmes irritées contre Richard se placent devant nous
comme un rempart fort élevé. A l'exception du seul Richard, ceux que
nous allons combattre nous souhaitent la victoire, plutôt qu'à celui qui
les conduit; car, qui les conduit? vous le savez, messieurs; un tyran
sanguinaire, un homicide, élevé par le sang, et qui par le sang
seulement a pu se maintenir; qui, pour parvenir, s'est servi de tous les
moyens, et a mis à mort ceux qui lui avaient servi de moyen pour
parvenir; une pierre impure et vile, qui n'est devenue précieuse que par
l'éclat du trône d'Angleterre dans lequel il s'est illégitimement
enchâssé; un homme qui a toujours été l'ennemi de Dieu: ainsi, puisque
vous combattez un ennemi de Dieu, Dieu, dans sa justice, ne manquera pas
de protéger en vous ses soldats. S'il en coûte des efforts pour
renverser le tyran, le tyran mort, vous dormez en paix. Si vous
combattez les ennemis de votre patrie, la prospérité de votre patrie
vous payera de vos travaux; si vous combattez pour défendre vos femmes,
vos femmes vous recevront avec joie en vainqueurs; si vous délivrez vos
enfants du glaive de la tyrannie, les enfants de vos enfants vous en
récompenseront dans votre vieillesse. Ainsi, au nom de Dieu et de tous
ces droits, déployez vos étendards, et tirez vos épées de bon coeur.
Pour moi, si mon entreprise est téméraire, je la payerai de ce corps qui
demeurera froid sur la froide surface de la terre; mais, si je réussis,
le dernier de vous tous recueillera sa part des fruits de ma victoire.
Trompettes et tambours, sonnez hardiment et gaiement, Dieu et saint
George! Richmond et victoire!

(Ils sortent.)

(Rentrent le roi Richard, Ratcliff, suite, troupes.)

LE ROI RICHARD.--Que disait Northumberland, au sujet de Richmond[33]?

[Note 33: Il ne croyait pas que lord Northumberland combattît pour lui
de bon coeur. En effet, Northumberland ne donna point dans le combat.]

RATCLIFF.--Qu'il n'a jamais été formé au métier de la guerre.

LE ROI RICHARD.--Il disait la vérité.--Et Surrey, que disait-il?

RATCLIFF.--Il disait, en souriant: Tant mieux pour nous.

LE ROI RICHARD.--Il avait raison, et cela est vrai en
effet.--(_L'horloge sonne._) Quelle heure est-il? Donnez-moi un
calendrier.--Qui a vu le soleil aujourd'hui?

RATCLIFF.--Je ne l'ai pas aperçu, seigneur.

LE ROI RICHARD.--Il dédaigne apparemment de se montrer; car, d'après le
calendrier, il devrait embellir l'orient depuis une heure. Ce jour sera
lugubre pour quelqu'un.--Ratcliff?

RATCLIFF.--Seigneur?

LE ROI RICHARD.--Le soleil ne veut point se laisser voir aujourd'hui. Le
ciel se noircit et les nuages s'abaissent sur notre camp. Je voudrais
que ces gouttes de rosée vinssent de la terre. Point de soleil
aujourd'hui! Eh bien, que m'importe, à moi, plus qu'à Richmond? Le ciel
sinistre pour moi est également sinistre pour lui.

NORFOLK.--Aux armes! aux armes, seigneur! l'ennemi nous brave dans la
plaine.

(Entre Norfolk.)

LE ROI RICHARD.--Allons. En mouvement, en mouvement.--Qu'on caparaçonne
mon cheval. Allez chercher lord Stanley: dites-lui d'amener ses
troupes.--Je veux conduire mon armée dans la plaine, et voici mon ordre
de bataille.--Mon avant-garde se déploiera sur une ligne, composée d'un
nombre égal de cavalerie et d'infanterie. Nos archers seront placés dans
le centre. John, duc de Norfolk, et Thomas, comte de Surrey, auront le
commandement de cette infanterie et de cette cavalerie. Eux ainsi
placés, nous les suivrons avec le corps de bataille, dont les ailes
seront fortifiées par nos meilleurs cavaliers. Après cela, que saint
George nous seconde!--Qu'en penses-tu, Norfolk?

NORFOLK.--C'est un très-bon plan, mon guerrier souverain. J'ai trouvé
cela ce matin sur ma tente.

(Il lui donne un papier.)

LE ROI RICHARD, _lisant_.--«Jockey de Norfolk, point trop d'audace; ton
maître Dickon est vendu et acheté.» Invention de l'ennemi.--Allons,
messieurs, que chacun se place à son poste, ne laissons pas effrayer nos
âmes par de vains songes. La conscience est un mot à l'usage des lâches,
et inventé pour tenir le fort en respect; que la vigueur de nos bras
soit notre conscience, nos épées notre loi. En avant, joignons
courageusement l'ennemi, jetons-nous dans la mêlée, et si ce n'est au
ciel, allons ensemble en enfer.--Que vous dirai-je de plus que ce que je
vous ai dit? Rappelez-vous à qui vous avez affaire. A un ramas de
vagabonds, de misérables, de proscrits, l'écume de la Bretagne; de vils
et ignobles paysans, vomis du sein de leur terre surchargée, pour se
lancer dans les aventures désespérées, où ils vont trouver une perte
certaine. Vous qui dormiez en paix, ils viennent vous arracher au repos;
vous qui avez des terres et le bonheur de posséder de belles femmes, ils
veulent taxer les unes, déshonorer les autres. Et qu'est le chef qui les
conduit, qu'un pauvre misérable nourri longtemps en Bretagne, aux dépens
de notre patrie? Une vraie soupe au lait, qui n'a jamais de sa vie senti
seulement ce qu'on a de froid en enfonçant le pied dans la neige jusque
par-dessus la chaussure! Repoussons à coups de fouet ces bandits sur les
mers; chassons à coups de lanières cette canaille téméraire échappée de
la France; ces mendiants affamés, lassés de vivre, qui, sans le rêve
insensé qu'ils ont fait sur cette folle entreprise, gueux comme des
rats, se seraient pendus eux-mêmes. Si nous avons à être vaincus, que ce
soit du moins par des hommes, et non par ces bâtards de Bretons que nos
pères ont battus, insultés, assommés, et dont ils ont perpétué la honte
par des ignominies authentiques. Quoi! ces gens-là prendraient nos
terres, coucheraient avec nos femmes, raviraient nos filles?--Écoutez,
j'entends leurs tambours. (On entend les tambours de l'ennemi.) Au
combat, gentilshommes anglais! au combat, brave milice; tirez, archers,
vos flèches à la tête. Enfoncez l'éperon dans les flancs de vos fiers
chevaux et galopez dans le sang. Effrayez le firmament des éclats de vos
lances. (Entre un messager.) Que dit lord Stanley? il amènera ses
troupes.

LE MESSAGER.--Seigneur, il refuse de marcher.

LE ROI RICHARD.--Qu'on tranche sur-le-champ la tête à son fils George!

NORFOLK.--Mon prince, l'ennemi a passé le marais. Remettez après la
bataille à faire mourir George Stanley.

LE ROI RICHARD.--Un millier de coeurs grandissent dans mon sein. En
avant nos étendards! Fondons sur l'ennemi; que notre ancien cri de
guerre, beau saint George! nous inspire la rage de dragons enflammés! A
l'ennemi! La victoire est sur nos panaches.

(Ils sortent.)




SCÈNE IV

Une autre partie du champ de bataille.

_Entrent_ NORFOLK _avec des troupes_; CATESBY _vient à lui_.


CATESBY.--Du secours, milord de Norfolk! Du secours! du secours! Le roi
a fait des prodiges au-dessus des forces d'un homme. Il brave
audacieusement tous les dangers. Son cheval est tué, et il combat à
pied, cherchant Richmond jusque dans le sein de la mort. Du secours,
cher lord, ou la bataille est perdue!

(Une alarme. Entrent le roi Richard, Catesby.)

LE ROI RICHARD.--Un cheval! un cheval! Mon royaume pour un cheval!

CATESBY.--Retirez-vous, seigneur, et je vous ferai trouver un cheval!

LE ROI RICHARD.--Lâche, j'ai joué ma vie sur un coup de dés, j'en veux
courir les risques.--Je crois en vérité qu'il y a six Richmond sur le
champ de bataille; j'en ai déjà tué cinq pour celui que je cherche! Un
cheval! un cheval! mon royaume pour mon cheval!

(Ils sortent.)

(Alarmes. Entrent le roi Richard et Richmond; ils sortent en combattant.
Retraite et fanfares. Entrent ensuite Richmond, Stanley apportant la
couronne; plusieurs autres lords et des troupes.)

RICHMOND.--Louange à Dieu, et à vos armes, victorieux amis! La journée
est à nous; ce chien sanguinaire est mort.

STANLEY.--Vaillant Richmond, tu as bien rempli ton rôle. Tiens, j'ai
arraché, pour en orner ta tête, du front inanimé de ce misérable couvert
de sang, la couronne qu'il a si longtemps usurpée. Porte-la, possède-la
et connais-en tout le prix.

RICHMOND.--Grand Dieu du ciel, je dis amen à tout cela.--Mais, avant
tout dites-moi, le jeune George Stanley est-il vivant?

STANLEY.--Oui, milord; il est sain et sauf à Leicester, où nous pouvons,
si vous voulez, nous retirer à présent.

RICHMOND.--Quels hommes de marque ont péri dans l'autre armée?

STANLEY.--John, duc de Norfolk, Walter, lord Ferrers, sir Robert
Brakenbury et sir William Brandon.

RICHMOND.--Qu'on les enterre avec les honneurs dus à leur
naissance.--Qu'on proclame le pardon pour les soldats fugitifs qui
reviendront se soumettre à nous, et ensuite, comme nous en avons pris
l'engagement sacré, nous réunirons enfin la rose blanche et la rose
rouge.--Puisse le ciel si longtemps irrité de leurs haines, sourire à la
beauté de leur union! Quel est le traître qui pourrait m'entendre, et ne
pas dire amen? Longtemps l'Angleterre en délire s'est déchirée
elle-même; le frère a versé aveuglément le sang de son frère; le père
dans son emportement massacrait son fils, et le fils était forcé de
devenir l'assassin de son père, tous divisés par les détestables
divisions d'York et de Lancastre. O qu'aujourd'hui enfin, Richmond et
Élisabeth, légitimes héritiers des deux maisons royales, s'unissent
ensemble de l'aveu de l'Éternel! Et que leurs successeurs (grand Dieu!
si c'est ta volonté) donnent aux générations à venir le riche présent de
la paix au doux visage, de la riante abondance, et des beaux jours de la
prospérité! fais tomber, ô Dieu bienfaisant, l'épée des traîtres qui
voudraient ramener ces jours meurtriers, et faire verser à la pauvre
Angleterre des ruisseaux de larmes sanglantes. Qu'ils ne vivent pas pour
jouir de la prospérité de leur patrie, ceux qui voudraient par la
trahison déchirer ce beau pays; enfin les plaies de la guerre civile
sont fermées, et la paix revit. Puisse-t-elle vivre longtemps! ô Dieu,
dis-nous amen.

(Tous sortent.)

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.











End of the Project Gutenberg EBook of La vie et la mort du roi Richard III, by 
William Shakespeare, 1564-1616

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Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


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