Vathek

By William Beckford

The Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford

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Title: Vathek

Author: William Beckford

Release Date: September 2, 2018 [EBook #57832]

Language: French


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VATHEK.

NOUVELLE ÉDITION.


LONDRES:

RICHARD BENTLEY, NEW BURLINGTON STREET.

1834.




[Illustration: VATHEK.  F. Pickering, pinxt.  J. W. Cook, sculpt.]




LONDRES:

SCHULTZE ET CO. POLAND STREET.




Les éditions de Paris et de Lausanne, étant devenues extrêmement rares,
j'ai consenti enfin à ce que l'on republiât à Londres ce petit ouvrage
tel que je l'ai composé.

La traduction, comme on sait, a paru avant l'original; il est fort aisé
de croire que ce n'était pas mon intention; des circonstances, peu
intéressantes pour le public, en ont été la cause.

J'ai préparé quelques Episodes; ils sont indiqués à la page 200, comme
faisant suite à Vathek; peut-être paraîtront-ils un jour.

W. BECKFORD.




VATHEK.


Vathek, neuvième Calife[1] de la race des Abbassides, était fils de
Motassem, et petit-fils d'Haroum Al-Rachid. Il monta sur le trône à la
fleur de son âge. Les grandes qualités qu'il possédait déjà, faisaient
espérer à ses peuples que son règne serait long et heureux. Sa figure
était agréable et majestueuse; mais quand il était en colère, un de ses
yeux devenait si terrible qu'on n'en pouvait soutenir le regard: le
malheureux sur lequel il le fixait tombait à la renverse, et quelquefois
même expirait à l'instant[2]. Aussi, dans la crainte de dépeupler ses
états et de faire un désert de son palais ce prince ne se mettait en
colère que très-rarement.

Il était fort adonné aux femmes et aux plaisirs de la table. Sa
générosité était sans bornes, et ses débauches sans retenue. Il ne
croyait pas comme Omar Ben Abdalaziz[3], qu'il fallût se faire un enfer
de ce monde, pour avoir le paradis dans l'autre.

Il surpassa en magnificence tous ses prédécesseurs. Le palais
d'Alkorremi bâti par son père Motassem sur la colline des chevaux pies,
et qui commandait toute la ville de Samarah[4] ne lui parut pas assez
vaste. Il y ajouta cinq ailes ou plutôt cinq autres palais, et il
destina chacun d'eux à la satisfaction d'un des sens.

Dans le premier de ces palais, les tables étaient toujours couvertes des
mets les plus exquis. On les renouvelait nuit et jour, à mesure qu'ils
se refroidissaient. Les vins les plus délicats et les meilleures
liqueurs coulaient à grands flots de cent fontaines qui ne tarissaient
jamais. Ce palais s'appelait _le Festin éternel_ ou _l'Insatiable_.

On nommait le second palais _le Temple de la Mélodie_ ou _le Nectar de
l'Ame_. Il était habité par les premiers musiciens et poètes de ce
temps, qui, se dispersant par bandes, faisaient retentir tous les lieux
d'alentour de leurs chants.

Le palais nommé _les Délices des yeux_, ou _le Support de la mémoire_,
était un enchantement continuel. Des raretés rassemblées de toutes les
parties du monde, s'y trouvaient en profusion et dans le bel ordre. On y
voyait une galerie de tableaux du célèbre Mani[5], et des statues qui
paraissaient animées. Là, une perspective bien ménagée charmait la vue;
ici, la magie de l'optique la trompait agréablement; autre part, on
trouvait tous les trésors de la nature. En un mot, Vathek, le plus
curieux des hommes, n'avait rien omis dans ce palais de ce qui pouvait
contenter la curiosité de ceux qui le visitaient.

Le palais des _Parfums_, qu'on appelait aussi _l'Aiguillon de la
Volupté_, était divisé en plusieurs salles. Des flambeaux et des lampes
aromatiques y étaient allumés, même en plein jour. Pour dissiper
l'agréable ivresse que donnait ce lieu, on descendait dans un vaste
jardin, où l'assemblage de toutes les fleurs faisait respirer un air
suave et restaurant.

Dans le cinquième palais, nommé _le Réduit de la Joie_ ou _le
Dangereux_, se trouvaient plusieurs troupes de jeunes filles. Elles
étaient belles et prévenantes comme les Houris, et jamais elle ne se
lassaient de bien recevoir ceux que le Calife voulait admettre en leur
compagnie.

Malgré les voluptés dans lesquelles Vathek se plongeait, ce prince n'en
était pas moins aimé de ses peuples. On croyait qu'un Souverain qui se
livre au plaisir, est pour le moins aussi propre à gouverner que celui
qui s'en déclare l'ennemi. Mais son caractère ardent et inquiet ne lui
permit pas d'en rester là. Du vivant de son père il avait tant étudié
pour se désennuyer, qu'il savait beaucoup; il voulût enfin tout
approfondir, même les sciences qui n'existent pas. Il aimait à disputer
avec les savans; mais il ne fallait pas qu'ils poussassent trop loin la
contradiction. Aux uns il fermait la bouche par des présents; ceux dont
l'opiniâtreté résistait à sa libéralité, étaient envoyés en prison pour
calmer leur sang: remède qui souvent réussissait.

Vathek voulut aussi se mêler des querelles théologiques, et ce ne fut
pas pour le parti généralement regardé comme orthodoxe qu'il se déclara.
Il mit par-là tous les dévots contre lui: alors il les persécuta; car à
quelque prix que ce fût, il voulait toujours avoir raison.

Le grand Prophète Mahomet, dont les Califes sont les Vicaires, était
indigné dans le septième Ciel de la conduite irréligieuse d'un de ses
successeurs. Laissons-le faire, disait-il aux génies qui sont toujours
prêts à recevoir ses ordres: voyons où ira sa folie et son impiété; s'il
en fait trop nous saurons bien le châtier. Aidez-lui à bâtir cette tour
qu'à l'imitation de Nembrod, il a commencé d'élever; non comme ce grand
guerrier pour se sauver d'un nouveau déluge, mais par l'insolente
curiosité de pénétrer dans les secrets du ciel. Il a beau faire, il ne
devinera jamais le sort qui l'attend.

Les génies obéirent; et quand les ouvriers élevaient durant le jour la
tour d'une coudée, ils y en ajoutaient deux pendant la nuit. La rapidité
avec laquelle cet édifice fut construit, flatta la vanité de Vathek. Il
pensait que même la matière insensible se prêtait à ses desseins. Ce
prince ne considérait pas, malgré toute sa science, que les succès de
l'insensé et du méchant, sont les premières verges dont ils sont
frappés.

Son orgueil parvint au comble lorsqu'ayant monté, pour la première fois,
les quinze cents degrés de sa tour, il regarda en bas. Les hommes lui
paraissaient des fourmis, les collines des taupinières, et Samarah une
ruche d'abeilles. L'idée que cette élévation lui donna de sa propre
grandeur, acheva de lui tourner la tête. Il allait s'adorer lui-même,
lorsqu'en levant les yeux il s'aperçut que les astres étaient aussi
éloignés de lui que lorsqu'il était au niveau de la terre. Il se consola
cependant du sentiment involontaire de sa petitesse, par l'idée de
paraître grand aux yeux des autres. Il se flatta que les lumières de son
esprit surpasseraient la portée de ses yeux, et qu'il ferait rendre
compte aux étoiles des arrêts de sa destinée.

Pour cet effet, il passait la plupart des nuits sur le sommet de sa
tour, et se croyant initié dans les mystères astrologiques, il s'imagina
que les planètes lui annonçaient de merveilleuses aventures. Un homme
extraordinaire devait venir d'un pays dont on n'avait jamais entendu
parler, et en être le héraut. Alors, il redoubla d'attention pour les
étrangers, et fit publier à son de trompe dans les rues de Samarah,
qu'aucun de ses sujets n'eût à retenir ni à loger les voyageurs; il
voulait qu'on les amenât tous dans son palais.

Quelque temps après cette proclamation, parut un homme dont la figure
était si effroyable, que les gardes qui s'en emparèrent furent obligés
de fermer les yeux en le conduisant au palais. Le Calife lui-même parut
étonné à son horrible aspect; mais la joie succéda bientôt à cet effroi
involontaire. L'inconnu étala devant le prince des raretés telles qu'il
n'en avait jamais vues, et dont il n'avait pas même conçu la
possibilité.

Rien, en effet, n'était plus extraordinaire que les marchandises de
l'étranger. La plupart de ses bijoux étaient aussi bien travaillés que
magnifiques. Ils avaient outre cela une vertu particulière, décrite sur
un rouleau de parchemin attaché à chaque pièce. Des pantoufles par leurs
mouvements spontanés épargnaient la fatigue de marcher; des couteaux
coupaient sans le mouvement de la main; et des sabres portaient le coup
d'eux-mêmes au moindre geste.

Parmi ces curiosités inconcevables les sabres surtout, dont les lames
jetaient un feu éblouissant, fixèrent l'attention du Calife qui se
promettait de déchiffrer à loisir des caractères inconnus qu'on y avait
gravés. Sans demander au marchand quel en était le prix, il fit apporter
devant lui tout l'or monnoyé du trésor, et lui dit de prendre ce qu'il
voudrait. Celui-ci prit peu de chose, et en gardant un profond silence.

Vathek ne douta point que le silence de l'inconnu ne fût causé par le
respect que lui inspirait sa présence. Il le fit avancer avec bonté, et
lui demanda d'un air affable qui il était, d'où il venait, et où il
avait acquis de si belles choses? L'homme, ou plutôt le monstre, au lieu
de répondre à ces questions, frotta trois fois son front plus noir que
l'ébène, frappa quatre fois sur son ventre dont la circonférence était
énorme, ouvrit de gros yeux qui paraissaient deux charbons ardents, et
se mit à rire avec un bruit affreux en montrant de larges dents couleur
d'ambre rayées de vert.

Le Calife, un peu ému, répéta sa demande; mais il ne reçut pas d'autre
réponse. Alors, ce prince commença à s'impatienter, et s'écria: Sais-tu
bien, malheureux, qui je suis, et de qui tu te joues? Et s'adressant à
ses gardes, il leur demanda s'ils l'avaient entendu parler? Ils
répondirent qu'il avait parlé, mais que ce qu'il avait dit n'était pas
grand'chose. Qu'il parle donc encore, reprit Vathek, qu'il parle comme
il pourra, et qu'il me dise qui il est, d'où il vient, et d'où il a
apporté les étranges curiosités qu'il m'a offertes? Je jure par l'âne de
Balaam que s'il se tait davantage, je le ferai repentir de son
obstination. En disant ces mots, le Calife ne put s'empêcher de lancer
sur l'inconnu un de ses regards dangereux: celui-ci n'en perdit pas
seulement contenance; l'oeil terrible et meurtrier ne fit aucun effet
sur lui.

On ne saurait exprimer l'étonnement des courtisans, quand ils
s'aperçurent que l'incivil marchand soutenait une telle épreuve. Ils
s'étaient tous jetés la face contre terre, et y seraient restés, si le
Calife ne leur eût dit d'un ton furieux: Levez-vous, poltrons, et
saisissez ce misérable! qu'il soit traîné en prison et gardé à vue par
mes meilleurs soldats! Il peut emporter avec lui l'argent que je viens
de lui donner; qu'il le garde, mais qu'il parle. A ces mots, on tomba
sur l'étranger; on le garrotta de fortes chaînes, et on le conduisit
dans la prison de la grande tour. Sept enceintes de barreaux de fer,
garnis de pointes aussi longues et aussi acérées que des broches,
l'environnaient de tous côtés.

Le Calife demeura cependant dans la plus violente agitation; à peine
voulut-il se mettre à table, et ne mangea que de trente-deux plats sur
les trois cents qu'on lui servait tous les jours. Cette diète, à
laquelle il n'était pas accoutumé, l'aurait seule empêché de dormir.
Quel effet ne dut-elle pas avoir, étant jointe à l'inquiétude qui le
tourmentait! Aussi, dès qu'il fut jour, il courut à la prison pour faire
de nouveaux efforts auprès de l'opiniâtre inconnu. Mais sa rage ne
saurait se décrire quand il vit qu'il n'y était plus, que les grilles de
fer étaient brisées, et les gardes sans vie. Le plus étrange délire
s'empara de lui. Il se mit à donner de grands coups de pied aux cadavres
qui l'entouraient, et continua tout le jour à les frapper de la même
manière. Ses courtisans et ses visirs firent tout ce qu'ils purent pour
le calmer; mais voyant qu'ils n'en pouvaient venir à bout, ils
s'écrièrent tous ensemble: le Calife est devenu fou! le Calife est
devenu fou!

Ce cri fut bientôt répété dans toutes les rues de Samarah. Il parvint
enfin aux oreilles de la princesse Carathis, mère de Vathek. Elle
accourut toute alarmée pour essayer le pouvoir qu'elle avait sur
l'esprit de son fils. Ses pleurs et ses embrassemens réussirent à le
calmer; et cédant bientôt à ses instances, il se laissa ramener dans son
palais.

Carathis n'eut garde d'abandonner son fils à lui-même. Après qu'elle
l'eut fait mettre au lit, elle s'assit auprès de lui, et tâcha par ses
discours de le consoler et de le tranquilliser. Personne ne pouvait
mieux y parvenir. Vathek l'aimait et la respectait, non-seulement comme
une mère, mais encore comme une femme douée d'un génie supérieur. Elle
était Grecque, et lui avait fait adopter tous les systèmes et les
sciences de ce peuple, en horreur parmi les bons Musulmans.

L'astrologie judiciaire était une de ces sciences, et Carathis la
possédait parfaitement. Son premier soin fut donc de faire ressouvenir
son fils de ce que les étoiles lui avaient promis, et elle proposa de
les consulter encore. Hélas! lui dit le Calife, dès qu'il put parler, je
suis un insensé, non d'avoir donné quarante mille coups de pied à mes
gardes, qui se sont sottement laissé mourir; mais parce que je n'ai pas
réfléchi que cet homme extraordinaire était celui que les planètes
m'avaient annoncé. Au lieu de le maltraiter, j'aurais dû essayer de le
gagner par la douceur et les caresses. Le passé ne peut se rappeler,
répondit Carathis; il faut songer à l'avenir. Peut-être verrez-vous
encore celui que vous regrettez; peut-être ces écritures qui sont sur
les lames des sabres vous en apprendront des nouvelles. Mangez et
dormez, mon cher fils; nous verrons demain ce qu'il y faudra faire.

Vathek suivit ce sage conseil, du mieux qu'il put. Le lendemain, il se
leva dans une meilleure situation d'esprit, et se fit aussitôt apporter
les sabres merveilleux. Afin de n'être pas ébloui par leur éclat, il les
regarda au travers d'un verre coloré, et s'efforça d'en déchiffrer les
caractères; mais ce fut en vain: il eut beau se frapper le front, il ne
connut pas une seule lettre. Ce contretemps l'aurait fait retomber dans
ses premières fureurs, si Carathis n'était entrée à propos.

Prenez patience, mon fils, lui dit-elle; vous possédez assurément toutes
les sciences. Connaître les langues est une bagatelle du ressort des
pédants. Promettez des récompenses dignes de vous à ceux qui
expliqueront ces mots barbares que vous n'entendez pas, et qu'il est
au-dessous de vous d'entendre; bientôt vous serez satisfait. Cela peut
être, dit le Calife; mais en attendant je serai excédé par une foule de
demi-savans, qui feront cet essai autant pour avoir le plaisir de
bavarder, que pour obtenir la récompense. Après un moment de réflexion
il ajouta: Je veux éviter cet inconvénient. Je ferai mourir tous ceux
qui ne me satisferont pas; car, graces au Ciel, j'ai assez de jugement
pour voir si l'on traduit, ou si l'on invente.

Oh! pour cela, je n'en doute pas, répondit Carathis. Mais faire mourir
les ignorans est une punition un peu sévère, et qui peut avoir de
dangereuses conséquences. Contentez-vous de leur faire brûler la barbe;
les barbes ne sont pas aussi nécessaires dans un état que les hommes. Le
Calife se rendit encore aux raisons de sa mère, et fit appeler son
premier Visir. Morakanabad, lui dit-il, fais annoncer par un crieur
public dans Samarah, et dans toutes les villes de mon empire, que celui
qui déchiffrera des caractères qui paraissent indéchiffrables, aura des
preuves de cette libéralité connue de tout le monde; mais qu'au défaut
de succès, on lui brûlera la barbe jusqu'au moindre poil. Qu'on publie
aussi que je donnerai cinquante belles esclaves, et cinquante caisses
d'abricots de l'isle de Kirmith, à qui m'apprendra des nouvelles de cet
homme étrange que je veux revoir.

Les sujets du Calife, à l'exemple de leur maître, aimaient beaucoup les
femmes et les caisses d'abricots de l'île de Kirmith. Ces promesses leur
firent venir l'eau à la bouche, mais ils n'en tâtèrent pas; car personne
ne savait ce qu'était devenu l'étranger. Il n'en fut pas de même de la
première demande du Calife. Les savans, les demi-savans, et tous ceux
qui n'étaient ni l'un ni l'autre, mais qui croyaient être tout, vinrent
courageusement hasarder leur barbe, et tous la perdirent. Les eunuques
ne faisaient autre chose que de brûler des barbes; ce qui leur donnait
une odeur de roussi, dont les femmes du sérail se trouvèrent si
incommodées qu'il fallut donner cet emploi à d'autres.

Enfin, un jour il se présenta un vieillard dont la barbe surpassait
d'une coudée et demie toutes celles qu'on avait vues. Les officiers du
palais, en l'introduisant, se disaient l'un à l'autre; quel dommage!
quel grand dommage de brûler une aussi belle barbe! Le Calife pensait de
même; mais il n'en eut pas le chagrin. Le vieillard lut sans peine les
caractères, et les expliqua mot-à-mot de la manière suivante: «Nous
avons été faits là où l'on fait tout bien; nous sommes la moindre des
merveilles d'une région où tout est merveilleux et digne du plus grand
prince de la terre.»

Oh! tu as parfaitement bien traduit, s'écria Vathek; je connais celui
que ces caractères veulent désigner. Qu'on donne à ce vieillard autant
de robes d'honneur et autant de mille sequins qu'il a prononcé de mots:
il a nettoyé mon coeur d'une partie du surmé qui l'envelopait. Après ces
paroles, Vathek l'invita à dîner, et même à passer quelques jours dans
son palais.

Le lendemain le Calife le fit appeler, et lui dit: Relis-moi encore ce
que tu m'as lu; je ne saurais trop entendre ces paroles qui semblent
me promettre le bien après lequel je soupire. Aussitôt le vieillard
mit ses lunettes vertes. Mais elles lui tombèrent du nez, lorsqu'il
s'aperçut que les caractères de la veille avaient fait place à
d'autres. Qu'as-tu? lui demanda le Calife; que signifient ces marques
d'étonnement?--Souverain du monde, les caractères de ces sabres ne sont
plus les mêmes.--Que me dis-tu? reprit Vathek; mais n'importe; si tu
peux, explique-m'en la signification.--La voici, Seigneur, dit le
vieillard: «malheur au téméraire qui veut savoir ce qu'il devrait
ignorer, et entreprendre ce qui surpasse son pouvoir.» Malheur à
toi-même! s'écria le Calife, tout hors de lui. Sors de ma présence! On
ne te brûlera que la moitié de la barbe, parce qu'hier tu devinas bien;
quant à mes présents, je ne reprends jamais ce que j'ai donné. Le
vieillard, assez sage pour penser qu'il était quitte à bon marché de la
sottise qu'il avait faite en disant à son Maître une vérité désagréable,
se retira aussitôt, et ne reparut plus.

Vathek ne tarda point à se repentir de son impétuosité. Comme il ne
cessait d'examiner ces caractères, il s'aperçut bien qu'ils changeaient
tous les jours; et personne ne se présentait pour les expliquer. Cette
inquiète occupation enflamma son sang, lui causa des vertiges, des
éblouissements, et une si grande faiblesse qu'à peine il pouvait se
soutenir; dans cet état, il ne laissait pas de se faire porter à la
tour, espérant lire quelque chose d'agréable dans les astres; mais son
espoir fut trompé. Ses yeux, offusqués par les vapeurs de sa tête le
servaient mal: il ne voyait plus qu'un nuage noir et épais; augure qui
lui semblait des plus funestes.

Harassé de tant de soucis, le Calife perdit entièrement courage. Une
soif surnaturelle le consuma; et sa bouche, ouverte comme un entonnoir,
recevait jour et nuit des torrents de liquides. Alors ce malheureux
prince ne pouvant goûter aucun plaisir, fit fermer les palais des cinq
sens, cessa de paraître en public, d'y étaler sa magnificence, de rendre
justice à ses peuples, et se retira dans l'intérieur du sérail. Il avait
toujours été bon mari; ses femmes se désolèrent de son état, ne se
lassèrent point de faire des voeux pour sa santé, et de lui donner à
boire.

Cependant la princesse Carathis était dans la plus vive douleur. Elle se
renfermait tous les jours avec le visir Morakanabad, pour consulter sur
les moyens de guérir, ou du moins de soulager le malade. Persuadés qu'il
y avait de l'enchantement, ils feuilletaient ensemble tous les livres de
magie, et faisaient chercher partout l'horrible étranger qu'ils
accusaient d'être l'auteur du charme.

A quelques milles de Samarah, était une haute montagne couverte de thym
et de serpolet; une plaine délicieuse en couronnait le sommet; on
l'aurait prise pour le paradis destiné aux fidèles. Cent bosquets
d'arbustes odoriférans, où l'oranger le cédrat et le citronnier
s'entrelaçaient avec le palmier et la vigne, offraient de quoi
satisfaire également le goût et l'odorat. La terre y était jonchée de
violettes; des touffes de giroflées embaumaient l'air de leurs doux
parfums. Quatre sources claires, et si abondantes qu'elles auraient pu
désaltérer dix armées, ne semblaient couler en ce lieu que pour mieux
imiter le jardin d'Eden arrosé des fleuves sacrés. Sur leurs bords
verdoyants, le rossignol chantait la naissance de la rose, sa
bien-aimée, et se plaignait du peu de durée de ses charmes; la
tourterelle déplorait la perte de plaisirs plus réels, tandis que
l'alouette saluait par ses chants la lumière qui ranime la nature. Là,
plus qu'en aucun lieu du monde, le gazouillement des oiseaux exprimait
leurs diverses passions; les fruits délicieux qu'ils béquetaient à
plaisir, semblaient leur donner une double énergie.

On portait quelquefois Vathek sur cette montagne, afin qu'il pût y
respirer un air pur, et boire à son gré des quatre sources. Sa mère, ses
femmes et quelques eunuques étaient les seules personnes qui
l'accompagnaient. Chacun s'empressait à remplir de grandes coupes de
cristal de roche, et les lui présentait à l'envi; mais leur zèle ne
répondait pas à son avidité; souvent il se couchait par terre, pour
lapper l'eau.

Un jour que le déplorable prince était resté long-temps dans une posture
aussi vile, une voix rauque mais forte, se fit entendre, et l'apostropha
ainsi: «Pourquoi fais-tu l'exercice d'un chien, ô Calife si fier de ta
dignité et de ta puissance?» A ces mots, Vathek lève la tête, et voit
l'étranger, cause de tant de peines. A cette vue il se trouble, la
colère enflamme son coeur; il s'écrie: Et toi, maudit Giaour![6] que
viens-tu faire ici? N'es-tu pas content d'avoir rendu un prince agile et
dispos, semblable à une outre? Ne vois-tu pas que je meurs autant pour
avoir trop bu, que du besoin de boire?

Bois donc encore ce trait, lui dit l'étranger, en lui présentant un
flacon rempli d'une liqueur rougeâtre; et sache pour tarir la soif de
ton ame, après celle du corps, que je suis Indien, mais d'une région de
l'Inde qui n'est connue de personne.

Ces mots furent un trait de lumière pour le Calife. C'était
l'accomplissement d'une partie de ses désirs; et se flattant qu'ils
allaient être tous satisfaits, il prit la liqueur magique et la but sans
hésiter. A l'instant il se trouva rétabli, sa soif fut étanchée, et son
corps devint plus agile que jamais. Sa joie fut alors extrême; il saute
au col de l'effroyable Indien, et baise sa vilaine bouche béante et
baveuse avec autant d'ardeur qu'il aurait pu baiser les lèvres de corail
de ses plus belles femmes.

Ces transports n'auraient pas fini, si l'éloquence de Carathis n'eût
ramené le calme. Elle engagea son fils à retourner à Samarah, et il s'y
fit précéder par un héraut qui criait de toutes ses forces: Le
merveilleux étranger a reparu, il a guéri le Calife, il a parlé, il a
parlé!

Aussitôt, tous les habitants de cette grande ville sortirent de leurs
maisons. Grands et petits couraient en foule pour voir passer Vathek et
l'Indien. Ils ne se lassaient point de répéter: Il a guéri notre
Souverain, il a parlé, il a parlé! Ces mots devinrent ceux du jour, et
ne furent point oubliés dans les fêtes publiques qu'on donna le soir
même en signe de réjouissance; les poètes en firent le refrain de toutes
les chansons qu'ils composèrent sur ce beau sujet.

Alors, le Calife fit rouvrir les palais des sens; et comme il était plus
pressé de visiter celui du goût qu'aucun autre, il ordonna qu'on y
servît un splendide festin, auquel ses favoris et tous les grands
officiers furent admis. L'Indien, placé à côté du Calife, feignit de
croire que pour mériter autant d'honneur, il ne pouvait trop manger,
trop boire, ni trop parler. Les mets disparaissaient de la table
aussitôt qu'ils étaient servis. Tout le monde le regardait avec
étonnement: mais l'Indien, sans faire semblant de s'en apercevoir buvait
des rasades à la santé de chacun, chantait à tue-tête, contait des
histoires dont il riait lui-même à gorge déployée, et faisait des
impromptus qu'on aurait applaudis, s'il ne les eût pas déclamés avec des
grimaces affreuses: durant tout le repas, il ne cessa de bavarder autant
que vingt astrologues, de manger plus que cent porte-faix, et de boire à
proportion.

Malgré qu'on eut couvert la table trente-deux fois, le Calife avait
souffert de la voracité de son voisin. Sa présence lui devenait
insupportable, et il pouvait à peine cacher son humeur en son
inquiétude; enfin il trouva le moyen de dire à l'oreille du chef de ses
eunuques: Tu vois, Bababalouk, comme cet homme fait tout en grand. Va,
redouble de vigilance, et surtout prends garde à mes Circassiennes.

L'oiseau du matin avait trois fois renouvelé son chant, lorsque l'heure
du Divan sonna. Vathek avait promis d'y présider en personne. Il se lève
de table, et s'appuie sur le bras de son visir; plus étourdi du tapage
de son bruyant convive que du vin qu'il avait bu, ce pauvre prince
pouvait à peine se soutenir.

Les visirs, les officiers de la couronne, les gens de loi se rangèrent
autour de leur souverain en demi-cercle, et dans un respectueux silence;
tandis que l'Indien, avec autant de sang-froid que s'il avait été à
jeûn, se plaça sans façon sur une des marches du trône, et riait sous
cape de l'indignation que sa hardiesse causait à tous les spectateurs.

Cependant le Calife, dont la tête était embarrassée, rendait justice à
tort et à travers. Son premier visir s'en aperçut, et s'avisa
tout-à-coup d'un expédient pour interrompre l'audience et sauver
l'honneur de son maître. Il lui dit tout bas: Seigneur, la princesse
Carathis a passé la nuit à consulter les planètes; elle vous fait dire
que vous êtes menacé d'un danger pressant. Prenez garde que cet étranger
dont vous payez quelques bijoux magiques par tant d'égards, n'ait
attenté à votre vie. Sa liqueur a paru vous guérir; ce n'est peut-être
qu'un poison dont l'effet sera soudain. Ne rejetez pas ce soupçon;
demandez-lui du moins comme elle est composée, où il l'a prise, et
faites mention des sabres que vous semblez avoir oubliés.

Excédé des insolences de l'Indien, Vathek répondit à son visir par un
signe de tête, et s'adressant à ce monstre: Lève-toi, lui dit-il, et
déclare en plein Divan de quelles drogues est composée la liqueur que tu
m'as fait prendre; débrouille surtout l'énigme des sabres que tu m'as
vendus: et reconnais ainsi les bontés dont je t'ai comblé.

Le Calife se tut après ces paroles qu'il prononça d'un ton aussi modéré
qu'il lui fut possible. Mais l'Indien, sans répondre ni quitter sa
place, renouvella ses éclats de rire et ses horribles grimaces. Alors
Vathek ne put se contenir; d'un coup de pied il le jette de l'estrade,
le suit, et le frappe avec une rapidité qui excite tout le Divan à
l'imiter. Tous les pieds sont en l'air; on ne lui a pas donné un coup
qu'on ne se sente forcé de redoubler.

L'Indien prêtait beau jeu. Comme il était court et gros, il s'était
ramassé en boule, et roulait sous les coups de ses assaillants, qui le
suivaient partout avec un acharnement inoui. Roulant ainsi d'appartement
en appartement, de chambre en chambre, la boule attirait après elle tous
ceux qu'elle rencontrait. Le palais en confusion retentissait du plus
épouvantable bruit. Les sultanes effrayées regardèrent à travers leurs
portières; et dès que la boule parut, elles ne purent se contenir. En
vain pour les arrêter, les eunuques les pinçaient jusqu'au sang; elles
s'échappèrent de leurs mains: et ces fidèles gardiens, presque morts de
frayeur, ne pouvaient eux-mêmes s'empêcher de suivre à la piste la boule
fatale.

Après avoir ainsi parcouru les salles, les chambres, les cuisines, les
jardins et les écuries du palais, l'Indien prit enfin le chemin des
cours. Le Calife, plus acharné que les autres, le suivait de près, et
lui lançait autant de coups de pied qu'il pouvait: son zèle fut cause
qu'il reçut lui-même quelques ruades adressées à la boule.

Carathis, Morakanabad, et deux ou trois autres visirs dont la sagesse
avait jusqu'alors résisté à l'attraction générale, voulant empêcher le
Calife de se donner en spectacle, se jetèrent à ses genoux pour
l'arrêter; mais il sauta par dessus leurs têtes, et continua sa course.
Alors, ils ordonnèrent aux Muézins d'appeler le peuple à la prière, tant
pour l'ôter du chemin, que pour l'engager à détourner par ses voeux une
telle calamité; tout fut inutile. Il suffisait de voir cette infernale
boule pour être attiré après elle. Les Muézins eux-mêmes, quoiqu'ils ne
la vissent que de loin, descendirent de leurs minarets, et se joignirent
à la foule. Elle augmenta au point, que bientôt il ne resta dans les
maisons de Samarah que des paralytiques, des culs-de-jatte, des
mourants, et des enfants à la mamelle dont les nourrices s'étaient
débarrassées pour courir plus vîte: Carathis elle-même, Morakanabad et
les autres, s'étaient enfin mis de la partie. Les cris des femmes
échappées de leurs sérails; ceux des eunuques s'efforçant de ne pas les
perdre de vue; les jurements des maris, qui, tout en courant, se
menaçaient les uns les autres; les coups de pied donnés et rendus; les
culbutes à chaque pas, tout enfin rendait Samarah semblable à une ville
prise d'assaut et livrée au pillage. Enfin le maudit Indien, sous cette
forme de boule, après avoir parcouru les rues, les places publiques,
laissa la ville déserte, prit la route de la plaine de Catoul, et enfila
une vallée au pied de la montagne des quatre sources.

L'un des côtés de cette vallée était bordé d'une haute colline; de
l'autre était un gouffre épouvantable formé par la chûte des eaux. Le
Calife et la multitude qui le suivait craignirent que la boule n'allât
s'y jeter et redoublèrent d'efforts pour l'atteindre, mais ce fut en
vain; elle roula dans le gouffre, et disparut comme un éclair.

Vathek se serait sans doute précipité après le perfide Giaour, s'il
n'avait été retenu comme par une main invisible. La foule s'arrêta
aussi; tout devint calme. On se regardait d'un air étonné; et malgré le
ridicule de cette scène, personne ne rit. Chacun, les yeux baissés,
l'air confus et taciturne, reprit le chemin de Samarah, et se cacha dans
sa maison, sans penser qu'une force irrésistible pouvait seule porter à
l'extravagance qu'on se reprochait; car il est juste que les hommes qui
se glorifient du bien dont ils ne sont que les instruments, s'attribuent
aussi les sottises qu'ils n'ont pu éviter.

Le Calife seul, ne voulut pas quitter la vallée. Il ordonna qu'on y
dressât ses tentes; et, malgré les représentations de Carathis et de
Morakanabad, il prit son poste aux bords du gouffre. On avait beau lui
représenter qu'en cet endroit le terrein pouvait s'ébouler, et que
d'ailleurs, il était trop près du magicien; leurs remontrances furent
inutiles. Après avoir fait allumer mille flambeaux, et commandé qu'on ne
cessât d'en allumer, il s'étendit sur les bords fangeux du précipice, et
tâcha, à la faveur de ces clartés artificielles, de voir au travers des
ténèbres, que tous les feux de l'empirée n'auraient pu pénétrer. Tantôt
il croyait entendre des voix qui partaient du fond de l'abîme, tantôt il
s'imaginait y démêler les accents de l'Indien; mais ce n'était que le
mugissement des eaux, et le bruit des cataractes qui tombaient à gros
bouillons des montagnes.

Vathek passa la nuit dans cette violente situation. Dès que le jour
commença à poindre, il se retira dans sa tente, et là, sans avoir rien
mangé, il s'endormit, et ne se réveilla que lorsque l'obscurité vint
couvrir l'hémisphère. Alors, il reprit le poste de la veille, et ne le
quitta pas de plusieurs nuits. On le voyait marcher à grands pas et
regarder les étoiles d'un air furieux, comme s'il leur reprochait de
l'avoir trompé.

Tout-à-coup, depuis la vallée jusqu'au-delà de Samarah, l'azur du Ciel
s'entremêla de longues raies de sang; cet horrible phénomène semblait
toucher à la grande tour. Le Calife voulut y monter; mais ses forces
l'abandonnèrent: et, transi de frayeur, il se couvrit la tête du pan de
sa robe.

Tous ces prodiges effrayants ne faisaient qu'exciter sa curiosité.
Ainsi, au lieu de rentrer en lui-même, il persista dans le dessein de
rester où l'Indien avait disparu.

Une nuit qu'il faisait sa promenade solitaire dans la plaine, la lune et
les étoiles s'éclipsèrent subitement; d'épaisses ténèbres succédèrent à
la lumière, et il entendit sortir de la terre qui tremblait, la voix du
Giaour, criant avec un bruit plus fort que le tonnerre: «Veux-tu te
donner à moi, adorer les influences terrestres, et renoncer à Mahomet? A
ces conditions, je t'ouvrirai le palais du feu souterrain. Là, sous des
voûtes immenses, tu verras les trésors que les étoiles t'ont promis;
c'est de là que j'ai tiré mes sabres; c'est là où Suleïman, fils de
Daoud, repose environné des talismans qui subjuguent le monde.»

Le Calife étonné répondit en frémissant, mais pourtant du ton d'un homme
qui se faisait aux aventures surnaturelles: Où es-tu? parais à mes yeux!
dissipe ces ténèbres dont je suis las! Après avoir brûlé tant de
flambeaux pour te découvrir, c'est bien le moins que tu me montres ton
effroyable visage.--Abjure donc Mahomet, reprit l'Indien; donne-moi des
preuves de ta sincérité, ou jamais tu ne me verras.

Le malheureux Calife promit tout. Aussitôt le Ciel s'éclaircit, et à la
lueur des planètes qui semblaient enflammées, Vathek vit la terre
entr'ouverte. Au fond paraissait un portail d'ébène. L'Indien étendu
devant, tenait en sa main une clef d'or, et la faisait résonner contre
la serrure.

Ah! s'écria Vathek, comment puis-je descendre jusqu'à toi? Viens me
prendre, et ouvre ta porte au plus vîte.--Tout beau, répondit l'Indien:
sache que j'ai grand'soif et que je ne puis ouvrir qu'elle ne soit
étanchée. Il me faut le sang de cinquante enfants: prends-les parmi ceux
de tes visirs, et des grands de ta cour. Autrement, ni ma soif ni ta
curiosité ne seront satisfaites. Retourne donc à Samarah; apporte-moi ce
que je désire; jette-les toi-même dans ce gouffre; et puis tu verras.

Après ces paroles, l'Indien tourna le dos; et le Calife, inspiré par les
démons, se résolut au sacrifice affreux. Il fit donc semblant d'avoir
repris sa tranquillité, et s'achemina vers Samarah aux acclamations d'un
peuple qui l'aimait encore. Il dissimula si bien le trouble involontaire
de son ame, que Carathis et Morakanabad y furent trompés comme les
autres. On ne parla plus que de fêtes et de réjouissances. On mit même
sur le tapis l'histoire de la boule, dont personne n'avait encore osé
ouvrir la bouche: partout on en riait; cependant tout le monde n'avait
pas sujet d'en rire. Plusieurs étaient encore entre les mains des
chirurgiens à la suite des blessures reçues dans cette mémorable
aventure.

Vathek était très-aise qu'on le prît sur ce ton, parce qu'il voyait que
cela le conduirait à ses abominables fins. Il avait un air affable avec
tout le monde, surtout avec ses visirs et les grands de sa cour. Le
lendemain, il les invita à un repas somptueux. Peu-à-peu il fit tomber
la conversation sur leurs enfants, et demanda d'un air de bienveillance
qui d'entr'eux avait les plus jolis garçons? Aussitôt, chaque père
s'empresse à mettre les siens au-dessus de ceux des autres. La dispute
s'échauffa; on en serait venu aux mains sans la présence du Calife qui
feignit de vouloir en juger par lui-même.

Bientôt on vit arriver une bande de ces pauvres enfants. La tendresse
maternelle les avait ornés de tout ce qui pouvait rehausser leur beauté.
Mais tandis que cette brillante jeunesse attirait tous les yeux et les
coeurs, Vathek l'examina avec une perfide avidité, et en choisit
cinquante pour les sacrifier au Giaour. Alors, avec un air de bonhommie
il proposa de donner à ses petits favoris une fête dans la plaine. Ils
devaient, disait-il, se réjouir encore plus que tous les autres du
retour de sa santé. La bonté du Calife enchante. Elle est bientôt connue
de tout Samarah. On prépare des litières, des chameaux, des chevaux;
femmes, enfants, vieillards, jeunes gens, chacun se place selon son
goût. Le cortège se met en marche, suivi de tous les confiseurs de la
ville et des faubourgs; le peuple suit à pied en foule; tout le monde
est dans la joie, et pas un ne se ressouvient de ce qu'il en a coûté à
plusieurs, la dernière fois qu'on avait pris ce chemin.

La soirée était belle, l'air frais, le ciel serein; les fleurs
exhalaient leurs parfums. La nature en repos semblait se réjouir aux
rayons du soleil couchant. Leur douce lumière dorait la cîme de la
montagne aux quatre sources; elle en embellissait la descente et
colorait les troupeaux bondissants. On n'entendait que le murmure des
fontaines, le son des chalumeaux, et la voix des bergers qui
s'appelaient sur les collines.

Les pauvres enfants qui allaient être immolés rendaient la scène encore
plus intéressante. Pleins de sécurité, ils s'avançaient vers la plaine
en ne cessant de folâtrer; l'un courait après des papillons, l'autre
cueillait des fleurs ou ramassait de petites pierres luisantes;
plusieurs s'éloignaient d'un pas léger pour avoir le plaisir de se
rejoindre et de se donner mille baisers.

Déjà on découvrait de loin l'horrible gouffre au fond duquel était le
portail d'ébène. Comme une raie noire, il coupait la plaine par le
milieu. Morakanabad et ses confrères le prirent pour un de ces bizarres
ouvrages que le Calife se plaisait à faire; les malheureux! ils ne
savaient pas à quoi il était destiné. Vathek, qui ne voulait point qu'on
examinât de trop près le lieu fatal, arrête la marche et fait tracer un
grand cercle. La garde des eunuques se détache pour mesurer la lice
destinée aux courses de pied, et pour préparer les anneaux que doivent
enfiler les flèches. Les cinquante jeunes garçons se déshabillent à la
hâte; on admire la souplesse et les agréables contours de leurs membres
délicats. Leurs yeux pétillent d'une joie qui se répète dans ceux de
leurs parents. Chacun fait des voeux pour celui des petits combattants
qui l'intéresse le plus: tout le monde est attentif aux jeux de ces
êtres aimables et innocents.

Le Calife saisit ce moment pour s'éloigner de la foule. Il s'avance sur
le bord du gouffre, et entend, non sans frémir, l'Indien qui disait en
grinçant des dents: Où sont-ils?--Impitoyable Giaour! répondit Vathek
tout troublé, n'y a-t-il pas moyen de te contenter sans le sacrifice que
tu exiges? Ah! si tu voyais la beauté de ces enfants, leurs graces, leur
naïveté, tu en serais attendri.--La peste de ton attendrissement, bavard
que tu es! s'écria l'Indien; donne, donne-les vîte, ou ma porte te sera
fermée à jamais.--Ne crie donc pas si haut, repartit le Calife en
rougissant.--Oh! Pour cela, j'y consens, reprit le Giaour, avec un
sourire d'ogre; tu ne manques pas de présence d'esprit: j'aurai patience
encore un moment.

Pendant cet affreux dialogue, les jeux étaient dans toute leur vivacité.
Ils finirent enfin, lorsque le crépuscule gagna les montagnes. Alors, le
Calife se tenant debout sur le bord de l'ouverture, cria de toutes ses
forces: Que mes cinquante petits favoris s'approchent de moi, et qu'ils
viennent selon l'ordre du succès qu'ils ont eu dans leurs jeux! Au
premier des vainqueurs je donnerai mon bracelet de diamants, au second
mon collier d'émeraudes, au troisième ma ceinture de topaze, et à chacun
des autres quelque pièce de mon habillement, jusqu'à mes pantoufles.

A ces paroles, les acclamations redoublèrent; on portait aux nues la
bonté d'un Prince qui se mettait tout nu pour amuser ses sujets, et
encourager la jeunesse. Cependant le Calife se déshabillant peu-à-peu,
et élevant le bras aussi haut qu'il pouvait, faisait briller chacun des
prix; mais tandis que d'une main il le donnait à l'enfant qui se hâtait
de le recevoir, de l'autre il le poussait dans le gouffre, où le Giaour
toujours grommelant, répétait sans cesse: Encore! Encore!

Cet horrible manège était si rapide, que l'enfant qui accourait ne
pouvait pas se douter du sort de ceux qui l'avaient précédé; et quant
aux spectateurs, l'obscurité et la distance les empêchaient de voir.
Enfin, Vathek ayant ainsi précipité la cinquantième victime, crut que le
Giaour viendrait le prendre et lui présenter la clef d'or. Déjà il
s'imaginait être aussi grand que Suleïman, et n'avoir aucun compte à
rendre, lorsque la crevasse se ferma à sa grande surprise, et qu'il
sentit sous ses pas la terre ferme comme à l'ordinaire. Sa rage et son
désespoir ne peuvent s'exprimer. Il maudissait la perfidie de l'Indien;
il l'appelait des noms les plus infâmes, et frappait du pied comme pour
en être entendu. Il se démena ainsi jusqu'à ce qu'étant épuisé, il tomba
par terre comme s'il avait perdu le sentiment. Ses visirs et les grands
de la cour plus près de lui que les autres, crurent d'abord qu'il
s'était assis sur l'herbe pour jouer avec les enfants; mais une sorte
d'inquiétude les ayant saisis, ils s'avancèrent et virent le Calife tout
seul, qui leur dit d'un air égaré: Que voulez-vous?--Nos enfants! nos
enfants! s'écrièrent-ils.--Vous êtes bien plaisants de vouloir me rendre
responsable des accidents de la vie, leur répondit-il. Vos enfants sont
tombés en jouant dans le précipice qui était ici, et j'y serais tombé
moi-même, si je n'avais fait un saut en arrière.

A ces mots, les pères des cinquante enfants poussent des cris perçants,
que les mères répétèrent d'un octave plus haut; tandis que tous les
autres, sans savoir pourquoi l'on criait, enchérissaient sur eux par des
hurlements. Bientôt on se dit de tous côtés: C'est un tour que le Calife
nous a joué pour plaire à son maudit Giaour; punissons-le de sa
perfidie, vengeons-nous! vengeons le sang innocent! jetons ce cruel
Prince dans la cataracte, et que sa mémoire même soit anéantie.

Carathis, effrayée par cette rumeur, s'approcha de Morakanabad. Visir,
lui dit-elle, vous avez perdu deux jolis enfants, vous devez être le
plus désolé des pères; mais vous êtes vertueux, sauvez votre maître.
Oui, Madame, répondit le visir; je vais essayer au péril de ma vie de le
tirer du danger où il est; ensuite, je l'abandonnerai à son funeste
destin. Bababalouk, poursuivit-elle, mettez-vous à la tête de vos
eunuques; écartons la foule; ramenons, s'il se peut, ce malheureux
Prince dans son palais. Bababalouk et ses compagnons se félicitèrent,
pour la première fois et tout bas, de ce qu'on les avait privés des
honneurs et des soucis de la paternité. Ils obéirent au visir, et
celui-ci les secondant de son mieux, vint enfin à bout de sa généreuse
entreprise. Alors, il se retira pour pleurer à son aise.

Dès que le Calife fut rentré, Carathis fit fermer les portes du palais.
Mais voyant que l'émeute augmentait, et que de tous côtés on vomissait
des imprécations, elle dit à son fils: Que vous ayez tort ou raison,
n'importe; il faut sauver votre vie. Retirons-nous dans vos
appartements; de là, nous passerons dans le souterrain qui n'est connu
que de vous et de moi, et gagnerons la tour, où, avec le secours des
muets qui n'en sont jamais sortis, nous tiendrons de reste. Bababalouk
nous croira encore dans le palais, et en défendra l'entrée pour son
propre intérêt; alors, sans nous embarrasser des conseils de ce pleureur
de Morakanabad, nous verrons ce qu'il y aura de mieux à faire.

Vathek ne répondit pas un seul mot à tout ce que sa mère lui disait, et
se laissa conduire comme elle voulut; mais tout en marchant, il
répétait: Où es-tu, horrible Giaour? N'as-tu pas encore croqué ces
enfants? Où sont tes sabres, ta clef d'or, tes talismans? Ces paroles
firent deviner à Carathis une partie de la vérité. Quand son fils se fut
un peu tranquillisé dans la tour, elle n'eut pas de peine à la tirer
toute entière. Bien loin d'avoir des scrupules, elle était aussi
méchante qu'une femme peut l'être, et ce n'est pas peu dire; car ce sexe
se pique de surpasser en tout celui qui lui dispute la supériorité. Le
récit du Calife ne causa donc à Carathis ni surprise ni horreur; elle
fut seulement frappée des promesses du Giaour, et dit à son fils: Il
faut avouer que ce Giaour est un peu sanguinaire; cependant les
puissances terrestres doivent être encore plus terribles; mais les
promesses de l'un et les dons des autres valent bien la peine de faire
quelques petits efforts; nul crime ne doit coûter quand de tels trésors
en sont la récompense. Cessez donc de vous plaindre de l'Indien; il me
semble que vous n'avez pas rempli toutes les conditions qu'il met à ses
services. Je ne doute point qu'il ne faille faire un sacrifice aux
génies souterrains, et c'est à quoi il nous faudra penser lorsque
l'émeute sera appaisée; je vais rétablir le calme, et je ne craindrai
pas d'épuiser vos trésors, puisque nous en aurons bien d'autres. Cette
princesse qui possédait merveilleusement l'art de persuader, repassa par
le souterrain, et s'étant rendue au palais, se montra au peuple par la
fenêtre. Elle le harangua, tandis que Bababalouk jetait de l'or à
pleines mains. Ces deux moyens réussirent; l'émeute fut appaisée: chacun
retourna chez soi, et Carathis reprit le chemin de la tour.

On annonçait la prière du point du jour, lorsque Carathis et Vathek
montèrent les innombrables degrés qui conduisent au sommet, et quoique
la matinée fût triste et pluvieuse, ils y restèrent quelque temps. Cette
sombre lueur plaisait à leurs coeurs méchants. Quand ils virent que le
soleil allait percer les nuages, ils firent tendre un pavillon pour se
mettre à l'abri de ses rayons. Le Calife, harassé de fatigue, ne songea
d'abord qu'à se reposer, et dans l'espérance d'avoir des visions
significatives, il se livra au sommeil. De son côté l'active Carathis,
avec une partie de ses muets, descendit pour préparer le sacrifice qui
devait se faire la nuit suivante.

Par de petits degrés pratiqués dans l'épaisseur du mur, et qui n'étaient
connus que d'elle et de son fils, elle descendit d'abord dans des puits
mystérieux qui recélaient les momies des anciens Pharaons, arrachées de
leurs tombeaux; elle en fit prendre un bon nombre. De là, elle se rendit
à une galerie où, sous la garde de cinquante négresses muettes et
borgnes de l'oeil droit, on conservait l'huile des serpents les plus
venimeux, des cornes de rhinocéros, et des bois d'une odeur suffocante,
coupés par des magiciens dans l'intérieur des Indes; sans parler de
mille autres raretés horribles. Carathis elle-même avait fait cette
collection, dans l'espérance d'avoir, un jour ou l'autre, quelque
commerce avec les puissances infernales qu'elle aimait passionnément, et
dont elle connaissait le goût. Pour s'accoutumer aux horreurs qu'elle
méditait, elle resta quelque temps avec ses négresses qui louchaient
d'une manière séduisante du seul oeil qu'elles avaient, et lorgnaient,
avec délices, les têtes de mort et les squelettes. A mesure qu'on les
armoires, les négresses faisaient des contorsions épouvantables; et,
tout en admirant la princesse, elles glapissaient à l'étourdir. Enfin,
étouffée par la mauvaise odeur, Carathis fut forcée de quitter la
galerie, après l'avoir dépouillée d'une partie de ses monstrueux
trésors.

Cependant le Calife n'avait pas eu les visions qu'il attendait; mais il
avait gagné dans ces régions exhaussées un appétit dévorant. Il avait
demandé à manger aux muets, et ayant totalement oublié qu'ils étaient
sourds, il les battait, les mordait et les pinçait de ce qu'ils ne
bougeaient pas. Heureusement pour ces misérables créatures, Carathis
vint mettre le holà à une scène si indécente. Qu'est-ce donc, mon fils?
dit-elle, toute essoufflée; j'ai cru entendre les cris de mille
chauve-souris qu'on déniche d'un antre, et ce ne sont que ceux de ces
pauvres muets que vous maltraitez: en vérité, vous ne méritez pas
l'excellente provision que je vous apporte. Donnez, donnez! s'écria le
Calife; je meurs de faim.--Ma foi, vous auriez un bon estomac, dit-elle,
si vous pouviez digérer tout ce que j'ai ici.--Dépêchez-vous, repartit
le Calife. Mais, ô ciel! quelles horreurs! que voulez-vous faire? je
suis prêt à vomir.--Allons, allons, répliqua Carathis, ne soyez pas si
délicat, aidez-moi à mettre tout ceci en ordre; vous verrez que les
mêmes objets que vous rebutez vous rendront heureux. Préparons le bûcher
pour le sacrifice de cette nuit, et ne songez point à manger qu'il ne
soit dressé. Ne savez-vous pas que tous les rites solemnels doivent être
précédés d'un jeûne rigoureux?

Le Calife, n'osant rien répliquer, s'abandonna à la douleur et aux vents
qui commençaient à désoler ses entrailles, tandis que sa mère allait
toujours son train. On eut bientôt arrangé sur les balustrades de la
tour les phioles d'huile de serpents, les momies et les ossements. Le
bûcher s'élevait, et en trois heures il eut vingt coudées de haut.
Enfin, les ténèbres arrivèrent, et Carathis toute joyeuse, se dépouilla
de ses vêtements: elle battait des mains et brandissait un flambeau de
graisse humaine; les muets l'imitaient; mais Vathek exténué de faim, ne
put y tenir plus long-temps, et tomba évanoui.

Déjà les gouttes brûlantes des flambeaux allumaient le bois magique,
l'huile empoisonnée jetait mille feux bleuâtres, les momies se
consumaient et lançaient des tourbillons d'une fumée noire et opaque;
enfin les flammes gagnant les cornes de rhinocéros, il se répandit une
odeur si infecte que le Calife revint à lui en sursaut, et parcourut
d'un oeil égaré la scène flamboyante. L'huile enflammée découlait à
grands flots, et les négresses, qui ne cessaient d'en apporter,
joignaient leurs hurlements aux cris de Carathis. Les flammes devinrent
si violentes, et le poli de l'acier les réfléchissait avec tant de
vivacité, que le Calife ne pouvant plus en supporter l'ardeur ni
l'éclat, se réfugia sous l'étendard impérial.

Frappés de la lumière qui éclairait toute la ville, les habitans de
Samarah se levèrent à la hâte, montèrent sur leurs toits, virent la tour
en feu, et descendirent à moitié nus sur la place. Leur amour pour leur
souverain se réveilla encore dans ce moment, et croyant qu'il allait
être brûlé dans sa tour, ils ne songèrent plus qu'à le sauver.
Morakanabad sortit de sa retraite en essuyant ses larmes; il criait au
feu, comme les autres. Bababalouk, dont le nez était plus accoutumé aux
odeurs magiques, se doutait que Carathis travaillait à ses opérations,
et conseillait à tous de rester tranquilles. On le traita de vieux
poltron et de traître insigne; on fit avancer les chameaux et les
dromadaires chargés d'eau; mais comment entrer dans la tour?

Pendant qu'on s'obstinait à en forcer les portes, un vent furieux
s'éleva du nord-est, et répandit au loin la flamme. D'abord, le peuple
recula, ensuite il redoubla de zèle. Les odeurs infernales des cornes et
des momies se répandant de tous côtés, empestèrent l'air, et plusieurs
personnes presque suffoquées, tombèrent à la renverse. Ceux qui étaient
restés debout, disaient à leurs voisins; éloignez-vous, vous
empoisonnez. Morakanabad, plus malade que les autres, faisait pitié;
partout on se bouchait le nez: mais rien n'arrêta ceux qui enfonçaient
les portes. Cent quarante des plus robustes et des plus déterminés en
vinrent à bout. Ils gagnèrent l'escalier, et firent bien du chemin dans
un quart-d'heure.

Carathis, que les signes de ses muets et de ses négresses alarmaient,
s'avance sur l'escalier, en descend quelques marches, et entend
plusieurs voix qui crient: Voici de l'eau! Comme elle n'était pas mal
leste pour son âge, elle regagna vîte la plateforme, et dit à son fils:
Un moment; suspendez le sacrifice; nous allons avoir de quoi le rendre
encore plus beau. Certaines bêtes s'imaginant, sans doute, que le feu
était à la tour, ont eu la témérité d'en briser les portes, jusqu'à
présent inviolables, et viennent avec de l'eau. Il faut avouer qu'ils
sont bien bons d'avoir oublié tous vos torts; mais n'importe.
Laissons-les monter, nous les sacrifierons au Giaour; nos muets ne
manquent ni de force ni d'expérience: ils auront bientôt dépêché des
gens fatigués. Soit, répondit le Calife, pourvu qu'on finisse et que je
dîne.

Ces malheureux ne tardèrent pas à paraître. Essoufflés d'avoir monté si
vîte les quinze cents degrés, au désespoir que leurs seaux étaient
presque vides, ils ne furent pas plutôt arrivés que l'éclat des flammes
et l'odeur des momies offusquèrent tous leurs sens à la fois: c'était
dommage, car ils ne voyaient pas le sourire agréable avec lequel les
muets et les négresses leur passaient la corde au col; mais tout n'était
pas perdu, car ces aimables personnes ne se réjouissaient pas moins
d'une telle scène. Jamais on n'étrangla avec plus de facilité; chacun
tombait sans résistance et expirait sans pousser un cri; de sorte que
Vathek se trouva bientôt environné des corps de ses plus fidèles sujets,
qu'on jeta sur le bûcher. Carathis qui pensait à tout, crut en avoir
assez; elle fit tendre les chaînes et fermer les portes d'acier qui se
trouvaient sur le passage.

On avait à peine exécuté ces ordres que la tour trembla; les cadavres
disparurent, et les flammes de sombre cramoisi qu'elles étaient,
devinrent d'un beau couleur de rose. Une vapeur suave se fit
délicieusement sentir; les colonnes de marbre jetèrent des sons
harmonieux, et les cornes liquéfiées exhalèrent un parfum ravissant.
Carathis, en extase, jouissait d'avance du succès de ses conjurations;
tandis que les muets et les négresses, à qui les bonnes odeurs donnaient
la colique, se retirèrent dans leurs tanières en grommelant.

Dès qu'ils furent partis la scène changea. Le bûcher, les cornes et les
momies firent place à une table magnifiquement servie. On y voyait au
milieu d'une foule de mets exquis des flacons de vin, et des vases de
Fagfouri[7] où un sorbet excellent reposait sur la neige. Le Calife
fondit sur tout cela comme un vautour, et dévorait un agneau aux
pistaches; mais Carathis, occupée de tout autres soins, tirait d'une
urne de filigramme un parchemin roulé dont on ne voyait pas la fin, et
que son fils n'avait pas même aperçu. Finissez donc, glouton, lui
dit-elle d'un ton imposant, et écoutez les promesses magnifiques qui
vous sont faites; alors elle lut tout haut ce qui suit: «Vathek, mon
bien-aimé, tu as surpassé mes espérances; mes narines ont savouré le
fumet de tes momies, de tes excellentes cornes, et surtout de ce sang
Musulman que tu as répandu sur le bûcher. Lorsque la lune sera dans son
plein, sors de ton palais, environné de toutes les marques de ta
puissance; que les choeurs de tes musiciens te précèdent au son des
clairons et au bruit des timbales. Fais-toi suivre de l'élite de tes
esclaves, de tes femmes les plus chéries, de mille chameaux
somptueusement chargés, et prends la route d'Istakhar[8]. C'est là que
je t'attends; là, ceint du diadème de Gian Ben Gian[9], et nageant dans
toutes sortes de délices, les talismans des Suleïman, les trésors des
Sultans préadamites[10] te seront livrés; mais malheur à toi si dans ta
route tu acceptes quelque asile.»

Le Calife, nonobstant son luxe ordinaire, n'avait jamais si bien dîné.
Il se laissa aller à la joie que lui inspiraient de si bonnes nouvelles,
et but de nouveau. Carathis ne haïssait pas le vin, et faisait raison à
toutes les rasades qu'il portait par ironie à la santé de Mahomet. Cette
perfide liqueur acheva de les remplir d'une confiance impie. Ils
blasphémaient; l'âne de Balaam, le chien des sept Dormans, et les autres
animaux qui sont dans le paradis du saint Prophète, devinrent le sujet
de leurs scandaleuses plaisanteries. En ce bel état, ils descendirent
gaîment les quinze cents degrés, se moquant des mines inquiètes qu'ils
voyaient sur la place, à travers les lucarnes de la tour, gagnèrent le
souterrain, et arrivèrent dans les appartements royaux. Bababalouk s'y
promenait d'un air tranquille en donnant ses ordres aux eunuques qui
mouchaient les bougies et peignaient les beaux yeux des Circassiennes.
Il n'eut pas plutôt aperçu le Calife qu'il dit: Ah! je vois bien que
vous n'êtes pas brûlés; je m'en doutais. Que nous importe ce que tu
penses, s'écria Carathis! Va, cours dire à Morakanabad que nous voulons
lui parler, et surtout ne t'arrête pas pour faire tes insipides
réflexions.

Le grand visir arriva sans délai: Vathek et sa mère le reçurent avec
beaucoup de gravité, lui dirent d'un ton plaintif que le feu du sommet
de la tour était éteint; mais que par malheur il en avait coûté la vie
aux braves gens qui étaient venus à leur secours.

Encore des malheurs! s'écria Morakanabad en gémissant; ah! Commandeur
des Fidèles; notre saint Prophète est sans doute irrité contre nous;
c'est à vous à l'appaiser. Nous l'appaiserons de reste, répondit le
Calife, avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Vous aurez assez de
loisir pour vaquer à vos prières; ce pays m'abîme la santé, je veux
changer d'air; la montagne aux quatre sources m'ennuie, il faut que je
boive du ruisseau de Rocnabad[11], et me rafraîchisse dans les beaux
vallons qu'il arrose. En mon absence vous gouvernerez mes états d'après
les conseils de ma mère, et aurez soin de lui fournir tout ce qu'elle
désirera pour ses expériences; car vous savez bien que notre tour est
remplie de choses précieuses pour les sciences.

La tour n'était guères du goût de Morakanabad; sa construction avait
épuisé des trésors prodigieux, et il n'y avait vu porter que des
négresses, des muets et de vilaines drogues. Il ne savait non plus que
penser de Carathis, qui prenait toutes les couleurs comme le caméléon.
Sa maudite éloquence avait souvent mis le pauvre Musulman aux abois;
mais si elle ne valait pas grand'chose, son fils était encore pire, et
il se réjouissait d'en être délivré. Il alla donc calmer le peuple, et
préparer tout pour le voyage de son maître.

Vathek, dans l'espoir de plaire davantage aux esprits du palais
souterrain, voulait que son voyage fût d'une magnificence inouie. Pour
cet effet il confisqua à droite et à gauche les biens de ses sujets,
pendant que sa digne mère visitait les harems, et les dépouillait de
leurs pierreries. Toutes les couturières, toutes les brodeuses de
Samarah et des autres grandes villes à cinquante lieues à la ronde,
travaillaient sans relâche aux palanquins, et aux litières qui devaient
embellir le train du Monarque. On enleva toutes les belles toiles de
Masulipatan, et on employa tant de mousseline pour enjoliver Bababalouk
et les autres eunuques noirs, qu'il n'en restait pas une aune dans tout
l'Iraque Babylonien.

Pendant que ces préparatifs se faisaient, Carathis donnait de petits
soupers pour se rendre agréable aux puissances ténébreuses. Les dames
les plus fameuses par leur beauté y étaient invitées. Elle recherchait
surtout les plus blanches et les plus délicates. Rien n'était aussi
élégant que ces soupers; mais lorsque la gaîté devenait générale, ses
eunuques faisaient couler sous la table des vipères, et y vidaient des
pots remplis de scorpions[12]. On pense bien que tout cela mordait à
merveille. Carathis faisait semblant de ne pas s'en apercevoir, et
personne n'osait bouger. Lorsqu'elle voyait que les convives allaient
expirer, elle s'amusait à panser quelques plaies avec une excellente
thériaque de sa composition; car cette bonne Princesse avait en horreur
l'oisiveté.

Vathek n'était pas aussi laborieux que sa mère. Il passait son temps à
tirer parti des sens dans les palais qui leur étaient dédiés. On ne le
voyait plus ni au Divan, ni à la Mosquée; et pendant qu'une moitié de
Samarah suivait son exemple, l'autre gémissait des progrès de la
corruption.

Sur ces entrefaites revint l'ambassade qu'on avait envoyée à la Mecque,
dans des temps plus pieux. Elle était composée des plus révérends
Moullahs[13]. Leur mission était parfaitement remplie, et ils
apportaient un de ces précieux balais qui avaient nettoyé le sacré
Cahaba: c'était un présent vraiment digne du plus grand prince de la
terre.

Le Calife se trouvait dans ce moment retenu en un lieu peu convenable
pour recevoir des ambassadeurs. Il entendit la voix de Bababalouk qui
criait derrière les portières; Voici l'excellent Edris Al Shafei et le
séraphique Mouhateddin, qui apportent le balai de la Mecque, et qui avec
des larmes de joie désirent ardemment de le présenter à votre
Majesté.--Qu'on apporte ici ce balai, dit Vathek; il peut y être de
quelque utilité.--Comment? répondit Bababalouk, hors de lui[14].--Obéis!
reprit le Calife, car c'est ma volonté suprême; c'est ici, et nulle
autre part, que je veux recevoir ces bonnes gens qui te mettent en
extase.

L'eunuque s'en alla en murmurant, et dit au vénérable cortège de le
suivre. Une sainte joie se répandit parmi ces respectables vieillards,
et quoique fatigués de leur long voyage, ils suivirent Bababalouk avec
une agilité qui tenait du miracle. Ils enfilèrent les augustes
portiques, et trouvaient bien flatteur que le Calife ne les reçût pas,
comme des gens ordinaires, dans la salle d'audience. Bientôt ils
parvinrent dans l'intérieur du sérail, où à travers de riches portières
de soie, ils crurent apercevoir de beaux yeux bleus et noirs qui
allaient et venaient comme des éclairs. Pénétrés de respect et
d'étonnement, et pleins de leur mission céleste, ils s'avançaient en
procession vers de petits corridors qui semblaient n'aboutir à rien, et
les conduisaient à cette petite cellule, où le Calife les attendait.

Le Commandeur des Fidèles serait-il malade, disait tout bas Edris Al
Shafei à son compagnon? Il est, sans doute, à son oratoire, répondit Al
Mouhateddin. Vathek, qui entendait ce dialogue, leur cria: Que vous
importe où je suis? avancez toujours. Alors il sortit la main à travers
la portière, et demanda le sacré balai. Chacun se prosterna avec
respect, aussi bien que le corridor le permit, et même dans un assez
beau demi-cercle. Le respectable Edris Al Shafei tira le balai des
linges brochés et parfumés qui en défendaient la vue aux yeux du
vulgaire, se détacha de ses confrères, et s'avança pompeusement vers le
prétendu oratoire. De quelle surprise, de quelle horreur ne fut-il pas
saisi! Vathek, avec un rire moqueur, lui ôta le balai qu'il tenait d'une
main tremblante, et fixant quelques toiles d'araignée suspendues au
plancher azuré, il les balaya et n'en laissa pas une seule.

Les vieillards pétrifiés n'osaient lever leur barbe de dessus la terre.
Ils voyaient tout; car Vathek avait négligemment tiré le rideau qui les
séparait de lui. Leurs larmes mouillaient le marbre. Al Mouhateddin
s'évanouit de dépit et de fatigue, pendant que le Calife, se laissant
aller à la renverse, riait et battait des mains sans miséricorde. Mon
cher noiraut, dit-il enfin à Bababalouk, va régaler ces bonnes gens de
mon vin de Shiraz[15] Puisqu'ils peuvent se vanter de mieux connaître
mon palais que personne, on ne saurait leur faire trop d'honneur. En
disant ces mots, il leur jeta le balai au nez, et s'en alla rire avec
Carathis. Bababalouk fit son possible pour consoler les vieillards, mais
deux des plus faibles en moururent sur-le-champ; les autres, ne voulant
plus voir la lumière, se firent porter dans leurs lits, d'où ils ne
sortirent jamais.

La nuit suivante, Vathek et sa mère montèrent au haut de la tour pour
consulter les astres sur le voyage. Les constellations étant dans un
aspect des plus favorables, le Calife voulut jouir d'un spectacle aussi
flatteur. Il soupa gaîment sur la plateforme, encore noircie de
l'affreux sacrifice. Pendant le repas on entendit de grands éclats de
rire qui retentissaient dans l'atmosphère, et il en tira le plus
favorable augure.

Tout était en mouvement dans le palais. Les lumières ne s'éteignaient
pas de toute la nuit; le bruit des enclumes et des marteaux, la voix des
femmes et de leurs gardiens qui chantaient en brodant; tout cela
interrompait le silence de la nature et plaisait infiniment à Vathek,
qui croyait déjà monter en triomphe sur le trône de Suleïman.

Le peuple n'était pas moins content que lui. Chacun mettait la main à
l'oeuvre, pour hâter le moment qui devait le délivrer de la tyrannie
d'un maître si bizarre.

Le jour qui précéda le départ de ce prince insensé, Carathis crut devoir
lui renouveller ses conseils. Elle ne cessait de répéter les décrets du
parchemin mystérieux qu'elle avait appris par coeur, et recommandait
surtout de n'entrer chez qui que ce fût pendant le voyage. Je sais bien,
lui disait-elle, que tu es friand de bons plats et de minois agréables;
mais contente-toi de tes anciens cuisiniers, qui sont les meilleurs du
monde, et souviens-toi que dans ton sérail ambulant, il y a pour le
moins trois douzaines de jolis visages auxquels Bababalouk n'a pas
encore levé le voile. Si ma présence n'était pas nécessaire ici, je
veillerais moi-même à ta conduite. J'aurais grande envie de voir ce
palais souterrain, rempli d'objets intéressants pour les gens de notre
espèce; il n'est rien que j'aime autant que les cavernes; mon goût pour
les cadavres et les momies est décidé, et je gage que tu trouveras la
quintessence de ce genre. Ne m'oublie donc pas, et dès le moment que tu
seras en possession des talismans qui doivent te donner le royaume des
métaux parfaits, et t'ouvrir le centre de la terre, ne manque pas
d'envoyer ici quelque génie de confiance pour me prendre avec mon
cabinet. L'huile de ces serpents que j'ai pincés jusqu'à la mort, sera
un fort joli présent pour notre Giaour, qui doit aimer ces sortes de
friandises.

Lorsque Carathis eut fini ce beau discours, le soleil se coucha derrière
la montagne aux quatre sources, et fit place à la lune. Cet astre, alors
dans son plein, paraissait d'une beauté et d'une circonférence
extraordinaires aux yeux des femmes, des eunuques et des pages qui
brûlaient de voyager. La ville retentissait de cris de joie et de
fanfares. On ne voyait que plumes flottantes sur tous les pavillons, et
qu'aigrettes brillant à la douce clarté de la lune. La grande place ne
ressemblait pas mal à un parterre émaillé des plus belles tulipes de
l'Orient.

Le Calife en habits de cérémonie, s'appuyant sur son visir et sur
Bababalouk, descendit la grande rampe de la tour. La multitude entière
était prosternée, et les chameaux magnifiquement chargés
s'agenouillaient devant lui. Ce spectacle était superbe, et le Calife
lui-même s'arrêta pour l'admirer. Tout était dans un silence
respectueux: il fut pourtant un peu troublé par les cris des eunuques de
l'arrière-garde. Ces vigilants serviteurs avaient remarqué que quelques
cages à dame penchaient trop d'un côté: certains gaillards s'y étaient
adroitement glissés; mais on les en dénicha bien vite, avec de bonnes
recommandations aux chirurgiens du sérail.

D'aussi petits événements n'interrompirent pas la majesté de cette
auguste scène. Vathek salua la lune d'un air d'intelligence; et les
docteurs de la loi furent scandalisés de cette idolâtrie, ainsi que les
visirs et les grands rassemblés pour jouir des derniers regards de leur
Souverain. Enfin, les clairons et les trompettes donnèrent, du sommet de
la tour, le signal du départ. Quoique parfaitement d'accord, on crut
pourtant y remarquer quelque dissonance; c'était Carathis qui chantait
des hymnes au Giaour, et dont les négresses et les muets faisaient la
basse-continue. Les bons Musulmans croyant entendre le bourdonnement de
ces insectes nocturnes qui sont de mauvais présage, supplièrent Vathek
d'avoir soin de sa personne sacrée.

On arbore le grand étendard du Califat; vingt mille lances brillent à la
suite; et le Calife, foulant majestueusement aux pieds les tissus d'or
étendus sur son passage, monte en litière aux acclamations de ses
sujets. Alors, la marche s'ouvrit dans le plus bel ordre, et avec un si
grand silence, qu'on entendait chanter les cigales dans les buissons de
la plaine de Catoul. On fit six bonnes lieues avant l'aurore, et
l'étoile du matin étincelait encore dans le firmament quand ce nombreux
cortége arriva au bord du Tigre, où l'on dressa les tentes pour se
reposer le reste de la journée.

Trois jours s'écoulèrent de la même manière. Au quatrième, le ciel en
courroux éclata de mille feux: la foudre faisait un fracas épouvantable,
et les Circassiennes tremblantes embrassaient leurs vilains gardiens. Le
Calife commençait à regretter les palais des sens; il avait grande envie
de se réfugier dans le gros bourg de Ghulchissar, dont le Gouverneur
était venu lui offrir des rafraîchissements. Mais ayant regardé ses
tablettes, il se laissa intrépidement mouiller jusqu'aux os malgré les
instances de ses favorites. Son entreprise lui tenait trop à coeur, et
ses grandes espérances soutenaient son courage. Bientôt le cortège
s'égara; on fit venir les géographes pour savoir où l'on était; mais
leurs cartes trempées étaient dans un état aussi piteux que leurs
personnes; d'ailleurs, on n'avait point fait de long voyage depuis
Haroun Al-Rachid: on ne savait donc plus de quel côté se diriger.
Vathek, qui avait de grandes connaissances de la situation des corps
célestes, ne savait où il en était sur la terre. Il grondait plus fort
encore que le tonnerre, et lâchait quelquefois le mot de potence, qui ne
flattait pas bien agréablement les oreilles littéraires. Enfin, ne
voulant plus suivre que ses idées, il ordonna de traverser des rochers
escarpés, et de prendre un chemin qu'il croyait devoir le conduire en
quatre jours à Rocnabad: on eut beau faire des remontrances, son parti
était pris.

Les femmes et les eunuques, qui n'avaient jamais rien vu de pareil,
frémissaient à l'aspect des gorges des montagnes, et faisaient des cris
pitoyables en voyant les horribles précipices qui bordaient le sentier
rapide où l'on était. La nuit tomba avant que le cortège eût atteint le
sommet du plus haut rocher. Alors un vent impétueux mit en pièces les
rideaux des palanquins et des cages, et laissa les pauvres dames
exposées à toutes les fureurs de l'orage. L'obscurité du ciel augmentait
la terreur de cette nuit désastreuse; aussi n'était-ce que miaulement
des pages et pleurs des demoiselles.

Pour surcroît de malheur, on entendit des rugissements effroyables, et
bientôt on aperçut dans l'épaisseur des forêts des yeux flamboyants, qui
ne pouvaient être que ceux de diables ou de tigres. Les pionniers qui
préparaient le chemin du mieux qu'ils pouvaient, et une partie de
l'avant-garde, furent dévorés avant que de pouvoir se reconnaître. La
confusion était extrême; les loups, les tigres et les autres animaux
carnassiers, invités par leurs compagnons, accouraient de toutes parts.
On entendait partout croquer des os, et dans l'air, un épouvantable
battement d'ailes; car les vautours commençaient à se mettre de la
partie.

L'effroi parvint enfin au grand corps de troupes qui entourait le
Monarque et son sérail, et qui était à deux lieues de distance. Vathek,
choyé par ses eunuques, ne s'était encore aperçu de rien; il était
mollement couché sur des coussins de soie dans son ample litière; et
pendant que deux petits pages, plus blancs que l'émail de Franguistan,
lui chassaient les mouches, il dormait d'un profond sommeil, et voyait
briller les trésors de Suleïman dans ses rêves. Les clameurs de ses
femmes le réveillèrent en sursaut, et au lieu du Giaour avec sa clef
d'or, il vit Bababalouk tout transi et consterné. Sire, s'écria ce
fidèle serviteur du plus puissant des Monarques, le malheur est à son
comble; les bêtes féroces, qui ne vous respecteraient pas plus qu'un âne
mort, sont tombées sur vos chameaux. Trente des plus richement chargés
ont été dévorés avec leurs conducteurs; vos boulangers, vos cuisiniers,
et ceux qui portaient vos provisions de bouche ont éprouvé le même sort,
et si notre saint Prophète ne nous protège pas, nous ne mangerons plus
de notre vie. A ce mot de manger, le Calife perdit toute contenance; il
hurla et se donna de grands coups. Bababalouk voyant que son maître
avait tout-à-fait perdu la tête, se boucha les oreilles pour s'éviter au
moins le tintamarre du sérail. Et comme les ténèbres augmentaient, et
que la rumeur devenait toujours plus grande, il prit un parti héroïque.
Allons, mesdames et mes confrères, cria-t-il de toutes ses forces,
mettons la main à l'oeuvre, battons le briquet au plus vite! Il ne sera
pas dit que le Commandeur des vrais Croyants serve de pâture à des
animaux infidèles.

Quoiqu'il n'y eût pas mal de capricieuses et de revêches parmi ces
belles, toutes furent soumises dans cette occasion. En un clin-d'oeil,
on vit paraître des feux dans toutes les cages. Dix mille flambeaux
furent allumés sur-le-champ, tout le monde s'arme de gros cierges, et le
Calife lui-même en fait autant. Des étoupes trempées dans l'huile et
allumées au bout de longues perches, jetaient tant d'éclat que les
rochers paraissaient éclairés comme en plein jour. L'air était rempli de
tourbillons d'étincelles, et le vent les chassant partout, le feu prit à
la fougère et aux broussailles. Dans peu, l'incendie fit des progrès
rapides; on vit ramper de toutes parts des serpents au désespoir et qui
abandonnaient leur demeure avec des sifflements effroyables. Les
chevaux, le nez au vent, hennissaient, battaient du pied, et ruaient
sans quartier.

Une des forêts de cèdre qu'on côtoyait alors s'embrasa, et les branches
qui pendaient sur le chemin communiquèrent les flammes aux fines
mousselines et aux belles toiles qui couvraient les cages des dames, et
elles furent obligées d'en sortir, au hasard de se rompre le col.
Vathek, vomissant mille blasphèmes, fut forcé tout comme les autres, de
mettre ses pieds sacrés à terre.

Jamais rien de pareil n'était arrivé: les dames qui ne savaient pas se
tirer d'affaire, tombaient dans la fange, pleines de dépit, de honte et
de rage. Moi, marcher! disait l'une; moi, mouiller mes pieds! disait
l'autre; moi salir mes robes! s'écriait une troisième: exécrable
Bababalouk! disaient-elles toutes à la fois, ordure d'enfer! Qu'avais-tu
besoin de flambeaux? Plutôt que les tigres nous eussent dévorées, que
d'être vues dans l'état où nous sommes! Nous voilà perdues pour jamais.
Il n'y aura pas de porte-faix dans l'armée, ni de décrotteur de chameaux
qui ne puisse se vanter d'avoir vu une partie de notre corps, et, qui
pis est, nos visages. En disant ces mots les plus modestes se jetèrent
la face dans les ornières. Celles qui avaient un peu plus de courage en
voulurent à Bababalouk; mais lui, qui les connaissait et qui était fin,
s'enfuit à toutes jambes avec ses confrères, en secouant leurs torches
et battant des timbales.

L'incendie répandit une lumière aussi vive que le soleil au plus beau
jour de la canicule, et il faisait chaud à proportion. Oh comble
d'horreur! On voyait le Calife embourbé comme un simple mortel! Ses sens
commencèrent à s'engourdir; il ne pouvait plus avancer. Une de ses
femmes Ethiopiennes (car il en avait une grande variété) eut pitié de
lui, le prit à brasse-corps, le chargea sur ses épaules, et voyant que
le feu gagnait de tous côtés, elle partit comme un trait, malgré le
poids de son fardeau. Les autres dames, auxquelles le danger avait rendu
l'usage de leurs jambes, la suivirent de toutes leurs forces; les gardes
se mirent à galoper après, et les palefreniers faisaient courir les
chameaux en se culbutant les uns sur les autres.

On arriva enfin au lieu où les bêtes féroces avaient commencé le
carnage; mais elles avaient trop d'esprit pour ne s'être pas retirées au
bruit d'un si horrible vacarme, ayant, du reste, soupé à merveille.
Bababalouk se saisit pourtant de deux ou trois des plus grasses, et qui
s'étaient tant remplies qu'elles ne pouvaient plus bouger. Il se mit à
les écorcher proprement; et comme on était déjà assez éloigné de
l'embrasement pour que la chaleur n'en fût que médiocre et agréable, on
se détermina à s'arrêter dans l'endroit où l'on était. On ramassa les
lambeaux des toiles peintes; on enterra les débris du repas des loups et
des tigres; on se vengea sur quelques douzaines de vautours qui en
avaient leur saoul; et après avoir fait le dénombrement des chameaux qui
préparaient tranquillement du sel ammoniac, on encagea tant bien que mal
les dames, et on dressa la tente impériale sur le terrain le moins
raboteux.

Vathek s'étendit sur ses matelas de duvet, et commençait à se refaire
des secousses de l'Ethiopienne; c'était une rude monture! Le repos
ramena son appétit accoutumé; il demanda à manger; mais hélas! ces pains
délicats qu'on cuisait dans des fours d'argent[16] pour sa bouche
royale, ces gâteaux friands, ces confitures ambrées, ces flacons de vin
de Shiraz, ces porcelaines remplies de neige, ces excellents raisins qui
croissent sur les bords du Tigre; tout avait disparu! Bababalouk n'avait
à offrir qu'un gros loup rôti, des vautours à la daube, des herbes
amères, des champignons vénéneux, des chardons et des racines de
mandragore qui ulcéraient la gorge et mettaient la langue en pièces.
Pour toutes liqueurs, il ne possédait que quelques phioles de méchante
eau-de-vie, que les marmitons avaient cachées dans leurs pabouches. On
conçoit qu'un repas aussi détestable dut mettre Vathek au désespoir; il
se bouchait le nez et mâchait avec des grimaces affreuses. Cependant, il
ne mangea pas mal, et s'endormit pour mieux digérer.

Pendant ce temps tous les nuages avaient disparu de dessus l'horizon. Le
soleil était ardent, et ses rayons, réfléchis par les rochers,
rôtissaient le Calife, malgré les rideaux qui l'enveloppaient. Un essaim
de moucherons fétides et couleur d'absynthe, le piquaient jusqu'au sang.
N'en pouvant plus, il se réveille en sursaut, et hors de lui; il ne
savait que devenir, et se débattait de toutes ses forces, tandis que
Bababalouk continuait de ronfler, couvert de ces vilains insectes qui
lui courtisaient le nez. Les petits pages avaient jeté leurs éventails
par terre. Ils étaient à moitié morts, et employaient leurs voix
expirantes à faire des reproches amers au Calife, qui, pour la première
fois de sa vie, entendit la vérité.

Alors, il renouvella ses imprécations contre le Giaour, et commença même
à dire quelques douceurs à Mahomet. Où suis-je? s'écriait-il: quels sont
ces affreux rochers! ces vallées de ténèbres! sommes-nous arrivés à
l'épouvantable Caf! la Simorgue[17] va-t-elle venir me crever les yeux
pour venger mon expédition impie! En parlant ainsi, il mit la tête à une
ouverture du pavillon; mais hélas! quels objets se présentèrent à sa
vue! D'un côté, une plaine de sable noir dont on ne voyait point
l'extrémité; de l'autre, des rochers perpendiculaires tout couverts de
ces abominables chardons qui lui faisaient encore cuire la langue. Il
crut pourtant découvrir parmi les ronces et les épines, quelques fleurs
gigantesques; il se trompait: ce n'était que des morceaux de toiles
peintes, et des lambeaux de son magnifique cortège. Comme il y avait
plusieurs crevasses dans le roc, Vathek prêta l'oreille, dans l'espoir
d'y entendre le bruit de quelque torrent; mais il n'entendit que le
sourd murmure de gens, qui, en maudissant leur voyage, demandaient de
l'eau. Il y en avait même qui criaient auprès de lui: Pourquoi
avons-nous été conduits ici? Notre Calife a-t-il quelqu'autre tour à
bâtir? Ou est-ce que les Afrites[18] impitoyables que Carathis aime
tant, font ici leur demeure?

A ce nom de Carathis, Vathek se ressouvint de certaines tablettes
qu'elle lui avait données, en lui conseillant d'y avoir recours dans les
cas désespérés. Pendant qu'il les feuilletait, il entendit un cri de
joie et des battements de mains; les rideaux du pavillon s'ouvrirent, et
il vit Bababalouk suivi d'une troupe de ses favorites. Ils lui amenaient
deux nains d'une coudée de haut, portant une grande corbeille remplie de
melons, d'oranges et de grenades, et qui chantaient d'une voix argentine
les paroles suivantes: «Nous habitons sur la cîme de ces rochers, une
cabane tissue de cannes et de joncs; les aigles nous envient notre
séjour; une petite source nous y fournit de quoi faire l'Abdeste, et
jamais un jour ne se passe sans que nous récitions les prières
prescrites par notre saint Prophète. Nous vous chérissons, ô Commandeur
des Fidèles! Notre maître, le bon Emir Fakreddin vous chérit aussi; il
révère en vous le Vicaire de Mahomet. Tout petits que nous sommes, il a
de la confiance en nous; il sait que nos coeurs sont aussi bons que nos
corps paraissent méprisables; et il nous a placés ici pour secourir ceux
qui s'égarent dans ces tristes montagnes. Nous étions, la nuit dernière,
occupés dans notre petite cellule de la lecture du saint Koran, lorsque
les vents impétueux ont éteint tout-à-coup nos lumières, et fait
trembler notre habitation. Deux heures se sont écoulées dans les plus
profondes ténèbres; alors, nous entendîmes au loin des sons que nous
avons pris pour ceux des clochettes d'un Cafila qui traversait les rocs.
Bientôt des cris, des rugissements et le son des tymbales ont frappé nos
oreilles. Glacés d'effroi, nous avons pensé que le Deggial avec ses
anges exterminateurs, venait répandre ses fléaux sur la terre. Au milieu
de ces réflexions, des flammes couleur de sang se sont élevées sur
l'horison, et quelques moments après, nous fûmes tout couverts
d'étincelles. Hors de nous-mêmes par ce spectacle effrayant, nous nous
sommes agenouillés, nous avons ouvert le livre dicté par les
bienheureuses intelligences, et à la clarté des feux qui nous
entouraient, nous avons lu le verset qui dit: _On ne doit mettre sa
confiance qu'en la miséricorde du Ciel; il n'y a de ressource que dans
le saint Prophète; la montagne de Caf elle-même peut trembler, la
puissance d'Allah est seule inébranlable._ Après avoir prononcé ces
paroles, un calme céleste s'est emparé de nos ames; il s'est fait un
profond silence, et nos oreilles ont distinctement ouï dans l'air une
voix qui disait: Serviteurs de mon Serviteur fidèle, mettez vos
sandales, et descendez dans l'heureuse vallée qu'habite Fakreddin;
dites-lui qu'une occasion illustre se présente pour satisfaire la soif
de son coeur hospitalier: c'est le Commandeur des vrais Croyants qui
erre lui-même dans ces montagnes; il faut le secourir. Joyeusement, nous
avons obéi à l'angélique mission; et notre maître plein d'un zèle pieux,
a cueilli de ses propres mains ces melons, ces oranges, ces grenades; il
nous suit avec cent dromadaires chargés des eaux les plus limpides de
ses fontaines. Il vient baiser la frange de votre robe sacrée, et vous
supplier d'entrer dans son humble demeure, qui est enchâssée dans ces
déserts arides comme une émeraude dans le plomb.» Les nains, après avoir
ainsi parlé restèrent debout les mains croisées sur l'estomac, et dans
un profond silence.

Pendant cette belle harangue, Vathek s'était saisi de la corbeille, et
long-temps avant qu'elle fût finie, les fruits s'étaient fondus dans sa
bouche. A mesure qu'il les mangeait, il devenait pieux, récitait ses
prières, et demandait en même temps le Koran et du sucre.

Il était dans ces dispositions, quand les tablettes, qu'il avait posées
à l'apparition des nains, lui donnèrent dans la vue; il les reprit, mais
il pensa tomber de son haut, en y voyant en grands caractères rouges,
tracés par la main de Carathis, ces paroles qui étaient d'un à-propos à
faire trembler: _«Garde-toi bien des vieux docteurs et de leurs petits
messagers qui n'ont qu'une coudée; méfie-toi de leurs supercheries
pieuses; au lieu de manger leurs melons, il faut les mettre eux-mêmes à
la broche. Si tu es assez faible pour entrer chez eux, la porte du
palais souterrain se fermera, et son mouvement te mettra en lambeaux. On
crachera sur ton corps, et les chauve-souris feront leur nid de ton
ventre.»_

Que signifie ce galimathias épouvantable? s'écria le Calife: faut-il que
j'expire de soif dans ces déserts de sable, pendant que je puis me
rafraîchir dans l'heureuse vallée des melons et des concombres? Que
maudit soit le Giaour avec son portail d'ébène! Il m'a fait assez
morfondre; d'ailleurs, qui me donnera des lois? Je ne dois entrer chez
personne, dit-on; eh! puis-je entrer dans quelque lieu qui ne
m'appartienne? Bababalouk, qui ne perdait pas une parole de ce
soliloque, y applaudissait de tout son coeur, et toutes les dames furent
de son avis; ce qui jusqu'alors n'était pas arrivé.

On fêta les nains, on les caressa, on les mit bien proprement sur de
petits carreaux de satin, on admira la symmétrie de leurs petits corps;
on voulait tout voir; on leur présenta des breloques et du bonbon; mais
ils refusèrent tout avec une gravité admirable. Ils grimpèrent sur
l'estrade du Calife, et se plaçant sur ses épaules, ils lui
bourdonnèrent des prières dans les deux oreilles. Leurs petites langues
allaient comme les feuilles du tremble, et la patience de Vathek
touchait à sa fin, quand les acclamations des troupes annoncèrent
l'arrivée de Fakreddin, avec cent barbons, autant de Korans, et autant
de dromadaires. On se mit vîte aux ablutions et à réciter le
Bismillah[19]. Vathek se débarrassa de ses importuns moniteurs, et en
fit de même; car il avait les mains brûlantes.

Le bon Emir, qui était religieux à toute outrance, et grand
complimenteur, fit une harangue cinq fois plus longue, et cinq fois
moins intéressante, que celle de ses petits précurseurs. Le Calife n'y
pouvant plus tenir, s'écria: Pour l'amour de Mahomet! finissons, mon
cher Fakreddin, et allons dans votre verte vallée, manger les beaux
fruits dont le ciel vous a fait présent. Sur ce mot d'allons, on se mit
en marche; les vieillards allaient un peu lentement; mais Vathek,
sous-main, avait ordonné aux petits pages d'éperonner les dromadaires.
Les cabrioles que ces animaux faisaient, et l'embarras de leurs
cavaliers octogénaires, étaient si plaisants, qu'on n'entendait
qu'éclats de rire dans toutes les cages.

On descendit pourtant heureusement dans la vallée par de grands
escaliers que l'Emir avait fait pratiquer dans le roc; et déjà on
commençait à entendre le murmure des ruisseaux et le frémissement des
feuilles. Le cortège enfila bientôt un sentier bordé d'arbustes fleuris,
qui aboutissait à un grand bois de palmier, dont les branches
ombrageaient un vaste bâtiment de pierre de taille. Cet édifice était
couronné de neuf dômes, et orné d'autant de portails de bronze, sur
lesquels les mots suivants étaient gravés en émail: _C'est ici l'asile
des pélerins, le refuge des voyageurs, et le dépôt des secrets de tous
les pays du monde._

Neuf pages, beaux comme le jour, et décemment vêtus de longues robes de
lin d'Egypte, se tenaient à chaque porte. Ils reçurent la procession
d'un air ouvert et caressant. Quatre des plus aimables placèrent le
Calife sur un techtravan[20] magnifique; quatre autres un peu moins
gracieux se chargèrent de Bababalouk, qui tressaillait de joie en voyant
l'heureux gîte qu'il devait avoir: le reste du train fut soigné par les
autres pages.

Quand tout ce qui était mâle eut disparu, la porte d'une grande enceinte
qu'on voyait à droite, tourna sur ses gonds harmonieux, et il en sortit
une jeune personne d'une taille légère, et dont la chevelure d'un blond
cendré flottait au gré des zéphirs du crépuscule. Une troupe de jeunes
filles, semblables aux Pléiades, la suivait sur la pointe des pieds.
Elles accoururent toutes aux pavillons où étaient les sultanes, et la
jeune dame s'inclinant avec grace leur dit: Mes charmantes princesses,
on vous attend; nous avons dressé les lits de repos, et jonché vos
appartements de jasmin: nul insecte n'écartera le sommeil de vos
paupières, nous les chasserons avec un million de plumes. Venez donc,
aimables dames, rafraîchir vos pieds délicats, et vos membres d'ivoire
dans des bains d'eau de rose; et, à la douce lueur des lampes parfumées,
vos servantes vous feront des contes. Les sultanes acceptèrent avec
grand plaisir ces offres obligeantes, et suivirent la jeune dame dans le
harem de l'Emir; mais il faut les quitter un moment pour retourner au
Calife.

Ce prince avait été conduit sous un grand dôme, éclairé de mille lampes
de crystal de roche. Autant de vases de la même matière, remplis d'un
sorbet délicieux, étincelaient sur une grande table où se trouvait une
profusion de mets délicats. Il y avait entr'autres du riz au lait
d'amandes, des potages au safran, et de l'agneau à la crême que le
Calife aimait beaucoup. Il en mangea avec excès, témoigna bien de
l'amitié à l'Emir dans la gaîté de son coeur, et fit danser les nains
malgré eux; car ces petits dévots n'osaient désobéir au Commandeur des
Fidèles. Enfin, il s'étendit sur le sopha, et dormit plus tranquillement
qu'il n'avait fait de sa vie.

Il régnait sous ce dôme un silence paisible que rien n'interrompait que
le bruit des mâchoires de Bababalouk, qui se refaisait du triste jeûne
auquel il avait été forcé dans les montagnes. Comme il était de trop
bonne humeur pour dormir, et qu'il n'aimait pas à être désoeuvré, il
voulut aller tout de suite au harem pour soigner ses dames, voir si
elles s'étaient frottées à propos de baume de la Mecque, si leurs
sourcils et leurs chevelures étaient en ordre; en un mot, pour leur
rendre tous les menus services dont elles avaient besoin.

Il chercha long-temps, mais sans succès, la porte qui conduisait au
harem. De peur d'éveiller le Calife, il n'osait crier, et personne ne
bougeait dans le palais. Il commençait à désespérer de venir à bout de
son dessein, lorsqu'il entendit un petit chuchotement; c'étaient les
nains qui étaient retournés à leur ancienne occupation, et qui, pour la
neuf cent quatre vingt neuvième fois de leur vie, relisaient le Koran.
Ils invitèrent très-poliment Bababalouk à les entendre; mais il avait
bien d'autres choses à faire. Les nains, quoiqu'un peu scandalisés, lui
indiquèrent le chemin des appartements qu'il cherchait. Il fallait, pour
y arriver, passer par cent corridors fort obscurs. Il les enfila en
tâtonnant, et à la fin au bout d'une longue allée, il commença à
entendre l'agréable caquet des femmes, et son coeur en fut tout réjoui.
«Ah! ah! vous n'êtes pas encore endormies, s'écria-t-il, en faisant de
grandes enjambées; ne croyez pas que j'aie abdiqué ma charge.» Deux
eunuques noirs, entendant parler si haut, se détachèrent des autres à la
hâte, le sabre à la main; mais bientôt on répéta de tous côtés: Ce n'est
que Bababalouk, ce n'est que Bababalouk. En effet, ce vigilant gardien
s'avança vers une portière de soie incarnat, à travers laquelle luisait
une clarté agréable, qui lui fit distinguer un grand bain de porphyre
foncé, et d'une forme ovale. D'amples rideaux tombant en grands replis,
entouraient ce bain; ils étaient à demi-ouverts, et laissaient entrevoir
des groupes de jeunes esclaves, parmi lesquelles Bababalouk reconnut ses
anciennes pupilles étendant mollement les bras, comme pour embrasser
l'eau parfumée, et se refaire de leurs fatigues. Les regards langoureux,
les mots à l'oreille, les sourires enchanteurs qui accompagnaient les
petites confidences, la douce odeur des roses, tout inspirait une
volupté contre laquelle Bababalouk lui-même avait de la peine à se
défendre.

Il garda pourtant un grand sérieux, et commanda d'un ton magistral de
faire sortir ces belles de l'eau, et de les peigner d'importance. Tandis
qu'il donnait ces ordres, la jeune Nouronihar, fille de l'Emir, gentille
comme une gazelle, et pleine d'espiéglerie, fit signe à une de ses
esclaves de descendre tout doucement la grande escarpolette qui était
attachée au plancher avec des cordons de soie. Pendant qu'on faisait
cette manoeuvre, elle parla des doigts aux femmes qui étaient dans le
bain, et qui bien fâchées d'être obligées de sortir de ce séjour de
mollesse, emmêlèrent leurs cheveux pour donner de l'occupation à
Bababalouk, et lui faisaient mille autres niches.

Quand Nouronihar le vit prêt à perdre patience, elle s'approcha de lui
avec un respect affecté, et lui dit: «Seigneur, il n'est pas décent que
le chef des eunuques du Calife, notre Souverain, se tienne ainsi debout;
daignez reposer votre gentille personne sur ce sopha, qui se rompra de
dépit s'il n'a pas l'honneur de vous recevoir.» Charmé de ces accents
flatteurs, Bababalouk répondit galamment: «Délices de mes prunelles,
j'accepte la proposition qui découle de vos lèvres sucrées; et à dire
vrai, mes sens sont affaiblis par l'admiration que m'a causée la
splendeur rayonnante de vos charmes.» Reposez-vous donc, reprit la
belle, en le plaçant sur le prétendu sopha. Tout-à-coup, la machine
partit comme un éclair. Toutes les femmes voyant alors de quoi il
s'agissait, sortirent nues du bain, et se mirent follement à donner le
branle à l'escarpolette. Dans peu elle parcourut tout l'espace d'un dôme
fort élevé, et faisait perdre la respiration à l'infortuné Bababalouk.
Quelquefois il rasait l'eau, et quelquefois il allait donner du nez
contre les vitres; en vain, il remplissait l'air de ses cris avec une
voix qui ressemblait au son d'un pot cassé, les éclats de rire ne
permettaient pas de les entendre.

Nouronihar, ivre de jeunesse et de gaieté, était bien accoutumée aux
eunuques des harems ordinaires; mais elle n'en avait jamais vu d'aussi
dégoûtant ni d'aussi royal: aussi se divertissait-elle plus que toutes
les autres. Enfin, elle se mit à parodier des vers Persans, et chanta:
«Douce et blanche colombe, qui voles dans les airs, donne quelque
oeillade à ta fidèle compagne. Gazouillant rossignol, je suis ta rose;
chante-moi donc quelques couplets agréables.»

Les sultanes et les esclaves, animées par ces plaisanteries, firent tant
jouer l'escarpolette que la corde cassa, et que le pauvre Bababalouk
tomba comme une tortue au milieu du bain. Il se fit un cri général;
douze petites portes qu'on n'apercevait pas s'ouvrirent, et l'on
s'échappa bien vîte après lui avoir jeté tous les linges sur la tête, et
avoir éteint les lumières.

Le déplorable animal dans l'eau jusqu'au col et dans l'obscurité, ne
pouvait se débarrasser du fatras qu'on lui avait jeté, et entendait, à
sa grande douleur, des éclats de rire de tous côtés. C'était en vain
qu'il se débattait pour sortir du bain; le bord tout imbibé de l'huile
qui avait coulé des lampes cassées, le faisait glisser et retomber avec
un bruit sourd qui résonnait dans le dôme. A chaque chûte, les maudits
éclats de rire redoublaient. Croyant ce lieu habité par des démons
plutôt que par des femmes, il prit le parti de ne plus tâtonner, et de
rester tristement dans le bain. Son humeur s'exhala en soliloques
remplis d'imprécations, dont ses malicieuses voisines, nonchalamment
couchées ensemble, ne perdaient pas un mot. Le matin le surprit dans ce
bel état; on le tira enfin de dessous le monceau de linge à demi
étouffé, et trempé jusqu'aux os. Le Calife l'avait fait chercher
partout, et il se présenta devant son maître en boitant et en claquant
des dents. Vathek s'écria en le voyant dans cet état: Qu'as-tu donc? Qui
est-ce qui t'a mis à la marinade?--Et vous-même, qui vous a fait entrer
dans ce maudit gîte, demanda Bababalouk à son tour? Est-ce qu'un
Monarque, tel que vous, doit venir se fourrer avec son harem, chez un
barbon d'Emir qui ne sait pas vivre? Les gracieuses demoiselles qu'il
tient ici! Imaginez-vous qu'elles m'ont trempé comme une croûte de pain,
et m'ont fait danser toute la nuit sur leur maudite escarpolette comme
un saltimbanque. Voilà un bel exemple pour vos sultanes, à qui j'avais
inspiré tant de bienséance!

Vathek, ne comprenant rien à ce discours, se fit expliquer toute
l'histoire. Mais au lieu de plaindre le pauvre hère, il se mit de toute
sa force, de la figure qu'il devait faire sur l'escarpolette. Bababalouk
en fut outré, et peu s'en fallût qu'il ne perdît tout respect. Riez,
riez, Seigneur, disait-il; je voudrais que cette Nouronihar vous jouât
aussi quelque tour; elle est assez méchante pour ne pas vous épargner
vous-même. Ces mots ne firent pas d'abord une grande impression sur le
Calife; mais il s'en ressouvint dans la suite.

Au milieu de cette conversation arriva Fakreddin, pour inviter Vathek à
des prières solennelles, et aux ablutions qui se faisaient dans une
vaste prairie, arrosée par une infinité de ruisseaux. Le Calife trouva
l'eau fraîche, mais les prières ennuyeuses à la mort. Il se divertissait
pourtant de la multitude de calenders, de santons et de derviches, qui
allaient et venaient dans la prairie. Les bramanes, les faquirs et
autres cagots venus des grandes Indes, et qui en voyageant s'étaient
arrêtés chez l'Emir, l'amusaient surtout beaucoup. Ils avaient tous
quelque momerie favorite: les uns traînaient une grande chaîne; les
autres un ourang-outang; d'autres étaient armés de disciplines; tous
réussissaient à merveille dans leurs différents exercices. On en voyait
qui grimpaient sur les arbres, tenaient un pied en l'air, se balançaient
sur un petit feu, et se donnaient des nazardes sans pitié. Il y en avait
aussi qui chérissaient la vermine, et celle-ci ne répondait pas mal à
leurs caresses. Ces cagots ambulants soulevaient le coeur des derviches,
des calenders et des santons. On les avait rassemblés, dans l'espoir que
la présence du Calife les guérirait de leur folie, et les convertirait à
la foi musulmane: mais hélas! on se trompa beaucoup. Au lieu de les
prêcher, Vathek les traita comme des bouffons, leur dit de faire ses
compliments à Visnou et à Ixhora, et se prit de fantaisie pour un gros
vieillard de l'île de Serendib, qui était le plus ridicule de tous. Ah
çà, lui dit-il, pour l'amour de tes Dieux, fais quelque gambade qui
m'amuse. Le vieillard offensé se mit à pleurer; et comme il était un
vilain pleureur, Vathek lui tourna le dos. Bababalouk, qui suivait le
Calife avec un parasol, lui dit alors: Que votre Majesté prenne garde à
cette canaille. Quelle diable d'idée de la rassembler ici! Faut-il qu'un
grand Monarque soit régalé d'un tel spectacle, avec des intermèdes de
talapoins plus galeux que des chiens? Si j'étais vous, j'ordonnerais un
grand feu, et je purgerais la terre de l'Emir, de son harem et de toute
sa ménagerie.--Tais-toi, répondit Vathek. Tout ceci m'amuse infiniment,
et je ne quitterai pas la prairie que je n'aie visité tous les animaux
qui l'habitent.

A mesure que le Calife allait en avant, on lui présentait toutes sortes
d'objets pitoyables; des aveugles, des demi-aveugles, des messieurs sans
nez, des dames sans oreilles, et le tout pour relever la grande charité
de Fakreddin qui, avec ses barbons, distribuait à la ronde les
cataplasmes et les emplâtres. A midi, il se fit une superbe entrée
d'estropiés, et bientôt on vit dans la plaine les plus jolies sociétés
d'infirmes. Les aveugles, en tâtonnant, allaient avec les aveugles; les
boiteux clochaient ensemble, et les manchots gesticulaient du seul bras
qui leur restait. Aux bords d'une grande chute d'eau se trouvaient les
sourds; ceux de Pégu avaient les oreilles les plus belles et les plus
larges, et jouissaient de l'agrément d'entendre encore moins que les
autres. Ce lieu était aussi le rendez-vous des superfluités en tout
genre, comme des goîtres, des bosses, et même des cornes, dont plusieurs
avaient un poli admirable.

L'Emir voulut rendre la fête solennelle, et faire tous les honneurs
possibles à son illustre convive; en conséquence, il fit étendre sur le
gazon une multitude de peaux et de nappes. On servit des pilaus de
toutes les couleurs, et autres mets orthodoxes pour les bons musulmans.
Vathek, qui était honteusement tolérant, avait eu le soin d'ordonner des
petits plats d'abomination[21] qui scandalisaient les fidèles. Bientôt,
toute la sainte assemblée se mit à manger de son mieux. Le Calife eut
envie d'en faire autant; et malgré toutes les remontrances du chef des
eunuques, il voulut dîner sur le lieu même. Aussitôt l'Emir fit dresser
une table à l'ombre des saules. Au premier service on donna du poisson
tiré d'une rivière qui coulait sur un sable doré au pied d'une colline
fort haute. On rôtissait ce poisson à mesure qu'on le prenait, et on
l'assaisonnait ensuite avec des fines herbes du mont Sina; car chez
l'Emir tout était aussi pieux qu'excellent.

On était aux entremets du festin, quand tout-à-coup un son mélodieux de
luths que répétaient les échos, se fit entendre sur la colline. Le
Calife, saisi d'étonnement et de plaisir, leva la tête, et il lui tomba
sur le visage un bouquet de jasmin. Mille éclats de rire succédèrent à
cette petite niche, et à travers les buissons on aperçut les formes
élégantes de plusieurs jeunes filles qui sautillaient comme des
chevreuils. L'odeur de leurs chevelures parfumées parvint jusqu'à
Vathek; il suspendit son repas, et comme enchanté il dit à Bababalouk:
Les Périses[22] sont-elles descendues de leurs sphères? Vois-tu celle
dont la taille est si déliée, qui court avec tant d'intrépidité sur les
bords des précipices, et qui en tournant la tête, semble ne faire
attention qu'aux gracieux replis de sa robe? Avec quelle jolie petite
impatience elle dispute son voile aux buissons! Serait-ce elle qui m'a
jeté les jasmins?--Oh! c'est bien elle, répondit Bababalouk, et elle
serait fille à vous jeter vous-même du rocher en bas; je la reconnais:
c'est ma bonne amie Nouronihar, qui m'a si poliment prêté son
escarpolette. Allons, mon cher seigneur et maître, continua-t-il, en
rompant une branche de saule, permettez-moi de l'aller fustiger pour
vous avoir manqué de respect. L'Emir ne saurait s'en plaindre; car, sauf
ce que je dois à sa piété, il a grand tort de tenir un troupeau de
demoiselles sur les montagnes; l'air vif donne trop d'activité aux
pensées.

Paix, blasphémateur, dit le Calife; ne parle pas ainsi de celle qui
entraîne mon coeur sur ces montagnes. Fais plutôt que mes yeux se fixent
sur les siens, et que je puisse respirer sa douce haleine. Avec quelle
grace et quelle légèreté elle court palpitant dans ces lieux champêtres!
En disant ces mots, Vathek étendit ses bras vers la colline, et levant
les yeux avec une agitation qu'il n'avait jamais sentie, il cherchait à
ne pas perdre de vue celle qui l'avait déjà captivé. Mais sa course
était aussi difficile à suivre que le vol d'un de ces beaux papillons
azurés de cachemire, si rares et si semillants.

Vathek, non content de voir Nouronihar, voulait aussi l'entendre, et
prêtait avidement l'oreille pour distinguer ses accents. Enfin il
entendit qu'elle disait à une de ses compagnes, en chuchotant derrière
le petit buisson d'où elle avait jeté le bouquet; Il faut avouer qu'un
Calife est une belle chose à voir: mais mon petit Gulchenrouz est bien
plus aimable; une tresse de sa douce chevelure vaut mieux que toute la
riche broderie des Indes; j'aime mieux que ses dents me serrent
malicieusement le doigt que la plus belle bague du trésor impérial. Où
l'as-tu laissé, Sutlemémé? Pourquoi n'est-il pas ici?

Le Calife inquiet aurait bien voulu en entendre davantage; mais elle
s'éloigna avec toutes ses esclaves. L'amoureux Monarque la suivit des
yeux jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue, et demeura tel qu'un voyageur
égaré pendant la nuit, à qui les nuages dérobent la constellation qui le
dirige. Un rideau de ténèbres semblait s'être abaissé devant lui; tout
lui paraissait décoloré, tout avait pour lui changé de face. Le bruit du
ruisseau portait la mélancolie dans son ame, et ses larmes tombaient sur
les jasmins qu'il avait recueillis dans son sein brûlant. Il ramassa
même quelques cailloux pour se ressouvenir de l'endroit où il avait
senti les premiers élans d'une passion, qui jusqu'alors lui avait été
inconnue. Mille fois il avait tâché de s'en éloigner, mais c'était en
vain. Une douce langueur absorbait son ame. Etendu au bord du ruisseau,
il ne cessait de tourner ses regards vers la cîme bleuâtre de la
montagne. Que me caches-tu, rocher impitoyable! s'écriait-il:
qu'est-elle devenue? Qu'est-ce qui se passe dans tes solitudes? Ciel!
peut-être en ce moment elle erre dans tes grottes avec son heureux
Gulchenrouz!

Cependant le serein commençait à tomber. L'Emir, inquiet pour la santé
du Calife, fit avancer la litière impériale; Vathek s'y laissa porter
sans s'en apercevoir, et fut ramené dans le superbe salon où il avait
été reçu la veille.

Mais laissons le Calife livré à sa nouvelle passion, et suivons sur les
rochers Nouronihar, qui avait enfin rejoint son cher petit Gulchenrouz.
Ce Gulchenrouz était le seul enfant d'Ali Hassan, frère de l'Emir, et la
créature de l'univers la plus délicate, la plus aimable. Depuis dix ans
son père était parti pour voyager sur des mers inconnues, et l'avait
confié aux soins de Fakreddin. Gulchenrouz savait écrire en différents
caractères avec une précision merveilleuse, et peignait sur le vélin les
plus jolis arabesques du monde. Sa voix était douce, et il l'accordait
avec le luth de la manière la plus attendrissante. Quand il chantait les
amours de Meignoun et de Leilah[23], ou de quelqu'autres amants
infortunés de ces siècles antiques, les larmes baignaient les yeux de
ses auditeurs. Ses vers (car comme Meignoun il était poète) inspiraient
une langueur et une mollesse bien dangereuses pour les femmes. Toutes
l'aimaient à la folie; et quoiqu'il eût treize ans, on n'avait pas
encore pu l'arracher du harem. Sa danse était légère comme ce duvet que
font voltiger dans l'air les zéphirs du printemps. Mais ses bras qui
s'entrelaçaient si gracieusement avec ceux des jeunes filles, lorsqu'il
dansait, ne pouvaient pas lancer les dards à la chasse, ni dompter les
chevaux fougueux que son oncle nourrissait dans ses pâturages. Il tirait
pourtant de l'arc d'une main sûre, et il aurait devancé tous les jeunes
gens à la course, si on avait osé rompre les liens de soie qui
l'attachaient à Nouronihar.

Les deux frères avaient mutuellement engagé leurs enfants l'un à
l'autre, et Nouronihar aimait son cousin encore plus que ses propres
yeux, tout beaux qu'ils étaient. Ils avaient tous deux les mêmes goûts
et les mêmes occupations, les mêmes regards longs et languissants, la
même chevelure, la même blancheur; et quand Gulchenrouz se parait des
robes de sa cousine, il semblait être plus femme qu'elle. Si par hasard
il sortait un moment du harem pour aller chez Fakreddin, c'était avec la
timidité du faon qui s'est séparé de la biche. Avec tout cela il avait
assez d'espiéglerie pour se moquer des barbons solennels; aussi le
tançaient-ils quelquefois sans pitié. Alors, il se plongeait avec
transport dans l'intérieur du harem, tirait toutes les portières sur lui
et se réfugiait en sanglotant dans les bras de Nouronihar. Elle aimait
ses fautes plus qu'on n'a jamais aimé les vertus.

Nouronihar, après avoir laissé le Calife dans la prairie, courut avec
Gulchenrouz sur les montagnes tapissées de gazon, qui protégeaient la
vallée où Fakreddin faisait sa résidence. Le soleil quittait l'horison;
et ces jeunes gens, dont l'imagination était vive et exaltée, crurent
voir dans les beaux nuages du couchant les dômes de Shaddukian et
d'Ambreabad[24] où les Péris font leur demeure. Nouronihar s'était
assise sur le penchant de la colline, et tenait la tête parfumée de
Gulchenrouz sur ses genoux. Mais l'arrivée imprévue du Calife, et
l'éclat qui l'environnait avaient déjà troublé son ame ardente.
Entraînée par sa vanité, elle n'avait pu s'empêcher de se faire
remarquer de ce prince. Elle avait bien vu qu'il ramassait les jasmins
qu'elle lui avait jetés, et son amour-propre en était flatté. Aussi,
fut-elle toute troublée, lorsque Gulchenrouz s'avisa de lui demander ce
qu'était devenu le bouquet qu'il lui avait cueilli. Pour toute réponse,
elle le baisa au front, et s'étant levée à la hâte, elle se promena à
grands pas dans une agitation et une inquiétude qu'on ne saurait
décrire.

Cependant la nuit avançait: l'or pur du soleil couchant avait fait place
à un rouge sanguin; des couleurs comme celles d'une fournaise ardente,
donnaient sur les joues enflammées de Nouronihar. Le pauvre petit
Gulchenrouz s'en aperçut. Il tressaillait jusqu'au fond de son ame de ce
que son amiable cousine était si agitée. Retirons-nous, lui dit-il d'une
voix timide, il y a quelque chose de funeste dans les cieux. Ces
tamarins tremblent plus qu'à l'ordinaire, et ce vent me glace le coeur.
Allons, retirons-nous; cette soirée est bien lugubre. En disant ces
mots, il avait pris Nouronihar par la main, et l'entraînait de toutes
ses forces. Celle-ci le suivait sans savoir ce qu'elle faisait. Mille
idées étranges roulaient dans son esprit. Elle passa un grand rond de
chèvre-feuille qu'elle aimait beaucoup, sans y faire aucune attention;
Gulchenrouz seul, quoiqu'il courût comme si une bête sauvage eût été à
ses trousses, ne put s'empêcher d'en arracher quelques tiges.

Les jeunes filles les voyant venir si vîte crurent que, selon leur
coutume, ils voulaient danser. Aussitôt elles s'assemblèrent en cercle
et se prirent par la main; mais Gulchenrouz, hors d'haleine, se laissa
aller sur la mousse. Alors, la consternation se répandit parmi cette
troupe folâtre. Nouronihar, presque hors d'elle-même, et aussi fatiguée
du tumulte de ses pensées, que de la course qu'elle venait de faire, se
jeta sur lui. Elle prit ses petites mains glacées, les réchauffa dans
son sein, et frotta ses tempes d'une pommade odoriférante. Enfin, il
revint à lui, et s'enveloppant la tête dans la robe de Nouronihar, la
supplia de ne pas retourner encore au harem. Il craignait d'être grondé
par Shaban, son gouverneur, vieil eunuque ridé et qui n'était pas des
plus doux. Ce gardien rébarbatif aurait trouvé mauvais qu'il eût dérangé
la promenade accoutumée de Nouronihar. Toute la bande s'assit donc en
rond sur la pelouse, et on commença mille jeux enfantins. Les eunuques
se placèrent à quelque distance, et s'entretinrent ensemble. Tout le
monde était joyeux, Nouronihar resta pensive et abattue. Sa nourrice
s'en aperçut, et se mit à faire des contes plaisants, auxquels
Gulchenrouz, qui avait déjà oublié toutes ses inquiétudes, prenait grand
plaisir. Il riait, il battait des mains, et faisait cent petites niches
à toute la compagnie, même aux eunuques, qu'il voulait absolument faire
courir après lui, en dépit de leur âge et de leur décrépitude.

Sur ces entrefaites, la lune se leva; la soirée était délicieuse, et on
se trouva si bien, qu'on résolut de souper au grand air. Un des eunuques
courut chercher des melons; les autres firent pleuvoir des amandes
fraîches en secouant les arbres qui ombrageaient l'aimable bande.
Sutlemémé, qui excellait à faire des salades, remplit des grandes jattes
de porcelaine d'herbes les plus délicates, d'oeufs de petits oiseaux, de
lait caillé, de jus de citron et de tranches de concombres, et en servit
à la ronde, avec une grande cuiller de Cocknos. Mais Gulchenrouz, niché,
à son ordinaire, dans le sein de Nouronihar, fermait ses petites lèvres
vermeilles lorsque Sutlemémé lui présentait quelque chose. Il ne voulait
rien recevoir que de la main de sa cousine, et s'attachait à sa bouche
comme une abeille qui s'enivre du suc des fleurs.

Pendant l'allégresse, qui était générale, on vit une lumière sur la cîme
de la plus haute montagne. Cette lumière répandait une clarté douce, et
on l'aurait prise pour le lever de la lune en son plein, si cet astre
n'eût pas été sur l'horison. Ce spectacle causa une émotion générale; on
s'épuisait en conjectures. Ce ne pouvait pas être l'effet d'un
embrasement, car la lumière était claire et bleuâtre. Jamais on n'avait
vu de météore d'une teinte pareille, ni de cette grandeur. Un moment,
cette étrange clarté devenait pâle; un instant après, elle se ranimait.
D'abord, on la crut fixée sur le pic du rocher; tout-à-coup, elle le
quitta et étincela dans un bois touffu de palmiers; de là, se portant le
long des torrents, elle s'arrêta enfin à l'entrée d'un vallon étroit et
ténébreux. Gulchenrouz, dont le coeur frissonnait à tout ce qui était
imprévu et extraordinaire, tremblait de peur. Il tirait Nouronihar par
sa robe, et la suppliait de retourner au harem. Les femmes en firent de
même; mais la curiosité de la fille de l'Emir était trop forte, elle
l'emporta. A tout hasard, elle voulut courir après le phénomène.

Pendant qu'on disputait ainsi, il partit de la lumière un trait de feu
si éblouissant, que tout le monde se sauva en jetant de grands cris.
Nouronihar fit aussi quelques pas en arrière; bientôt elle s'arrêta, et
s'avança du côté du phénomène. Le globe s'était fixé dans le vallon, et
y brûlait dans un majestueux silence. Nouronihar croisant alors les
mains sur sa poitrine, hésita quelques moments. La peur de Gulchenrouz,
la solitude profonde où elle se trouvait pour la première fois de sa
vie, le calme imposant de la nuit; tout concourait à l'épouvanter. Plus
de mille fois elle fut sur le point de s'en retourner, mais le globe
lumineux se retrouvait toujours devant elle. Poussée par une impulsion
irrésistible, elle s'en approcha au travers des ronces et des épines, et
malgré tous les obstacles qui devaient naturellement arrêter ses pas.

Lorsqu'elle fut à l'entrée du vallon, d'épaisses ténèbres
l'environnèrent tout-à-coup, et elle n'aperçut plus qu'une faible
étincelle, qui était fort éloignée. Le bruit des chûtes d'eau, le
froissement des branches de palmier, et les cris funèbres et interrompus
des oiseaux qui habitaient les troncs d'arbres; tout portait la terreur
dans son ame. A chaque instant, elle croyait fouler aux pieds quelque
reptile venimeux. Les histoires qu'on lui avait contées des Dives malins
et des sombres Goules[25], lui revinrent dans l'esprit. Elle s'arrêta
pour la seconde fois; mais sa curiosité l'emporta encore, et elle prit
courageusement un sentier tortueux qui conduisait vers l'étincelle.
Jusqu'alors elle avait su où elle était; elle ne se fut pas plutôt
engagée dans le sentier qu'elle se perdit. Hélas! disait-elle, que ne
suis-je encore dans ces appartements sûrs, et si bien illuminés, où mes
soirées s'écoulaient avec Gulchenrouz! Cher enfant; comme tu palpiterais
si tu errais comme moi dans ces profondes solitudes! En parlant ainsi,
elle avança toujours. Soudain, des degrés pratiqués dans le roc, se
présentèrent à ses yeux; la lumière augmentait et paraissait sur sa tête
au plus haut de la montagne. Elle monta audacieusement les degrés.
Lorsqu'elle fut parvenue à une certaine hauteur, la lumière lui parut
sortir d'une espèce d'antre; des sons plaintifs et mélodieux s'y
faisaient entendre: c'était comme des voix qui formaient une sorte de
chant, semblable aux hymnes qu'on chante sur les tombeaux. Un bruit,
comme celui qu'on fait en remplissant des bains, frappa en même temps
ses oreilles. Elle découvrit de grands cierges flamboyants, plantés çà
et là, dans les crevasses du rocher. Cet appareil la glaça d'épouvante:
cependant elle continua de monter; l'odeur subtile et violente
qu'exhalaient ces cierges la ranima, et elle arriva à l'entrée de la
grotte.

Dans cette espèce d'extase, elle jeta les yeux dans l'intérieur, et vit
une grande cuve d'or, remplie d'une eau dont la suave vapeur distillait
sur son visage une pluie d'essence de roses. Une douce symphonie
résonnait dans la caverne; sur les bords de la cuve, se trouvaient des
habillements royaux, des diadèmes et des plumes de héron, toutes
étincelantes d'escarboucles[26]. Pendant qu'elle admirait cette
magnificence, la musique cessa, et une voix se fit entendre, disant:
Pour quel Monarque a-t-on allumé ces cierges, préparé ce bain et ces
habillements qui ne conviennent qu'aux Souverains, non-seulement de la
terre, mais même des puissances talismaniques?--C'est pour la charmante
fille de l'Emir Fakreddin, répondit une seconde voix.--Quoi! repartit la
première, pour cette folâtre qui consume son temps avec un enfant
volage, noyé dans la mollesse, et qui ne sera jamais qu'un mari
pitoyable!--Que me dis-tu! reprit l'autre voix; pourrait-elle s'amuser à
de telles niaiseries, quand le Calife brûle d'amour pour elle, le
Souverain du monde, celui qui doit jouir des trésors des Sultans
préadamites, un Prince qui a six pieds de haut, et dont l'oeil pénètre
jusqu'à la moelle des jeunes filles? Non, elle ne saurait rejeter une
passion qui la comble de gloire, et elle méprisera son joujou enfantin:
alors, toutes les richesses qui sont en ce lieu, ainsi que l'escarboucle
de Giamchid[27], lui appartiendront.--Je crois que tu as raison, dit la
première voix, et je vais à Istakhar, préparer le palais du feu
souterrain pour recevoir les deux époux.

Les voix cessèrent, les flambeaux s'éteignirent, l'obscurité la plus
épaisse succéda à la rayonnante clarté, et Nouronihar se trouva étendue
sur un sopha, dans le harem de son père. Elle frappa des mains, et
aussitôt accoururent Gulchenrouz et ses femmes, qui se désespéraient de
l'avoir perdue, et avaient envoyé les eunuques pour la chercher partout.
Shaban parut aussi, et la gronda d'importance. Petite impertinente,
disait-il, ou vous avez de fausses clefs, ou vous êtes aimée de quelque
Ginn, qui vous donne des passes-partout. Je vais voir quelle est votre
puissance; entrez vîte dans la chambre aux deux lucarnes, et ne comptez
pas que Gulchenrouz vous y accompagne: allons, marchez, Madame, je vais
vous y enfermer à double tour. A ces menaces, Nouronihar leva sa tête
altière, et ouvrit sur Shaban ses yeux noirs, beaucoup agrandis depuis
le dialogue de la grotte merveilleuse; Va, lui dit-elle, parle ainsi à
des esclaves; mais respecte celle qui est née pour donner des lois, et
soumettre tout à son empire.

Elle allait continuer sur le même ton, quand on entendit crier: Voici le
Calife! voici le Calife! Aussitôt toutes les portières furent tirées,
les esclaves se prosternèrent en doubles rangs, et le pauvre petit
Gulchenrouz se cacha sous une estrade. D'abord, on vit paraître une file
d'eunuques noirs, traînant après eux de longues robes de mousseline
brochée d'or; ils tenaient dans leurs mains des cassolettes, qui
répandaient un doux parfum de bois d'aloës. Ensuite marchait gravement
Bababalouk, qui n'était pas trop content de la visite, et branlait la
tête. Vathek, habillé magnifiquement, le suivait de près. Sa démarche
était noble et aisée; on aurait admiré sa bonne mine, quand même il
n'eût pas été le Souverain du monde. Il s'approcha de Nouronihar, et
lorsqu'il eut fixé ses yeux rayonnants, qu'il avait seulement entrevus,
il fut tout hors de lui. Nouronihar, s'en aperçut, et elle les baissa
aussitôt; mais son trouble augmentait sa beauté, et enflammait davantage
le coeur de Vathek.

Bababalouk, connaisseur en pareilles affaires, vit qu'à mauvais jeu il
fallait faire bonne mine, et fit signe à tout le monde de se retirer. Il
parcourut tous les coins de la salle pour voir si personne ne s'y était
caché, et il vit des pieds qui sortaient du bas de l'estrade. Bababalouk
les tira à lui sans cérémonie, et voyant que c'étaient ceux de
Gulchenrouz, il le mit sur ses épaules, et l'emporta en lui faisant
mille odieuses caresses. Le petit criait et se débattait, ses joues
devinrent rouges comme la fleur de grenade, et ses yeux humides
étincelaient de dépit. Dans son désespoir, il jeta un regard si
significatif à Nouronihar, que le Calife s'en aperçut, et dit: Serait-ce
là votre Gulchenrouz? Souverain du monde, répondit-elle, épargnez mon
cousin, dont l'innocence et la douceur ne méritent pas votre colère.
Rassurez-vous, reprit Vathek, en souriant; il est en bonnes mains;
Bababalouk aime les enfants, et n'est jamais sans dragées ni confitures.
La fille de Fakreddin, toute confondue, laissa emporter Gulchenrouz,
sans dire une parole. Cependant le mouvement du sein de Nouronihar
découvrait l'agitation de son coeur. Vathek en était transporté, et se
livrait à tout le délire de la plus vive passion; on ne lui opposait
plus qu'une faible résistance, lorsque l'Emir entrant subitement, se
jeta aux pieds du Calife, le front contre terre. Commandeur des Croyans,
lui dit-il, ne vous abaissez pas jusqu'à votre esclave. Non, Emir,
repartit Vathek, je l'élève plutôt jusqu'à moi. Je la déclare mon
épouse, et la gloire de votre famille s'étendra de génération en
génération. Hélas! Seigneur, répondit Fakreddin en s'arrachant quelques
poils de la barbe, abrégez les jours de votre fidèle serviteur, avant
qu'il manque à sa parole. Nouronihar est solennellement promise à
Gulchenrouz, le fils de mon frère Ali Hassan; leurs coeurs sont unis; la
foi est réciproquement donnée: on ne saurait violer des engagements
aussi sacrés. Quoi! repliqua brusquement le Calife, tu veux livrer cette
beauté divine à un mari encore plus femme qu'elle! Tu crois que je
laisserai flétrir ses charmes sous des mains si lâches et si faibles!
non, c'est dans mes bras qu'elle doit passer sa vie; tel est mon
plaisir! Retire-toi, et ne trouble pas cette nuit, que je consacre au
culte de ses attraits. L'Emir outré tira alors son sabre, le présenta à
Vathek, et tendant son col, il lui dit d'un ton ferme: Seigneur, frappez
votre hôte infortuné; il a trop vécu puisqu'il a le malheur de voir que
le Vicaire du Prophète viole les saintes lois de l'hospitalité.
Nouronihar, qui était restée interdite pendant toute cette scène, ne put
soutenir davantage le combat des diverses passions qui bouleversaient
son ame. Elle tomba en défaillance, et Vathek, aussi effrayé pour sa
vie, que furieux de trouver de la résistance, dit à Fakreddin: Secourez
votre fille! et il se retira en lui lançant son terrible regard.--Le
malheureux Emir tomba sur-le-champ à la renverse, baigné d'une sueur
mortelle.

Gulchenrouz, de son côté, s'était échappé des mains de Bababalouk, et
revenait en ce moment, lorsqu'il vit Fakreddin et sa fille étendus par
terre. Il cria au secours, tant qu'il put. Ce pauvre enfant tâchait de
ranimer Nouronihar par ses caresses. Pâle et haletant, il ne cessait de
baiser la bouche de son amante. Enfin, la douce chaleur de ses lèvres la
fit revenir, et bientôt elle reprit tous ses sens.

Lorsque Fakreddin fut remis de l'oeillade du Calife, il se mit sur son
séant, et regardant autour de lui pour voir si ce dangereux prince était
sorti, il fit appeler Shaban et Sutlemémé, et, les tirant à part, il
leur dit: Mes amis, aux grands maux, il faut des remèdes violents. Le
Calife porte l'horreur et la désolation dans ma famille; je ne saurais
résister à sa puissance; un autre de ses regards me mettrait au tombeau.
Qu'on me donne de cette poudre assoupissante qu'un Derviche m'apporta de
l'Arracan; j'en ferai prendre à ces deux enfants une dose dont l'effet
dure trois jours. Le Calife les croira morts. Alors, feignant de les
enterrer, nous les porterons dans la caverne de la vénérable Meimouné, à
l'entrée du grand désert de sable, près de la cabane de mes nains; et
quand tout le monde sera retiré, vous, Shaban, avec quatre eunuques
choisis, vous les transporterez près du lac où vous aurez fait porter
des provisions pour un mois. Un jour pour la surprise, cinq pour les
pleurs, une quinzaine pour les réflexions, et le reste pour se préparer
à se remettre en marche; voilà, selon mon calcul, tout le temps que
Vathek prendra, et j'en serai quitte.

L'idée est bonne, dit Sutlemémé; il en faut tirer tout le parti
possible. Nouronihar me paraît avoir du goût pour le Calife. Soyez sûr
qu'aussi long-temps qu'elle le saura ici, malgré tout son attachement
pour Gulchenrouz, nous ne pourrons pas la faire tenir dans ces
montagnes. Persuadons-lui qu'elle est réellement morte, ainsi que
Gulchenrouz, et que tous deux ont été transportés dans ces rochers, pour
y expier les petites fautes que l'amour leur a fait commettre. Nous leur
dirons que nous nous sommes tués de désespoir, et vos petits nains,
qu'ils n'ont jamais vus, leur paraîtront des personnages
extraordinaires. Les sermons qu'ils leur feront, produiront un grand
effet sur eux, et je gage que tout se passera le mieux du monde.
J'approuve ton idée, dit Fakreddin; mettons la main à l'oeuvre.

Aussitôt, on alla chercher la poudre; on la mit dans du sorbet, et
Nouronihar et Gulchenrouz, sans se douter de rien, avalèrent le mélange.
Une heure après, ils sentirent des angoisses et des palpitations de
coeur. Un engourdissement universel s'empara d'eux. Ils se levèrent, et
montant l'estrade avec peine, ils s'étendirent sur le sopha.
Réchauffe-moi, ma chère Nouronihar, disait Gulchenrouz, en la tenant
étroitement embrassée; mets ta main sur mon coeur: il est de glace. Ah!
tu es aussi froide que moi. Le Calife nous aurait-il tué tous les deux
avec son terrible regard? Je meurs, repartit Nouronihar d'une voix
éteinte, serre-moi; que du moins j'exhale mon ame sur tes lèvres. Le
tendre Gulchenrouz poussa un profond soupir, leurs bras tombèrent et ils
n'en dirent pas davantage; tous les deux restèrent comme morts.

Alors, de grands cris retentirent dans le harem. Shaban et Sutlemémé
jouèrent les désespérés avec beaucoup d'adresse. L'Emir, fâché d'en
venir à ces extrémités, faisait pour la première fois l'épreuve de la
poudre, et n'avait pas besoin de contrefaire l'affligé. On avait éteint
les lumières, à l'exception de deux lampes qui jetaient une triste lueur
sur le visage de ces belles fleurs, qu'on croyait fanées dans le
printemps de leur vie; et les esclaves, qui s'étaient rassemblés de
toutes parts, restèrent immobiles au spectacle qui s'offrait à leurs
yeux. On apporta les vêtements funèbres; on lava leurs corps avec de
l'eau rose; on les revêtit de simarres plus blanches que l'albâtre: et
leurs belles tresses, nouées ensemble, furent parfumées des odeurs les
plus exquises.

On allait poser sur leurs têtes deux couronnes de jasmin, leur fleur
favorite, lorsque le Calife, qui venait d'apprendre cet événement
tragique, arriva. Il était aussi pâle et hagard, que les Goules qui
errent la nuit dans les sépulcres. Dans cette circonstance, il s'oublia
lui-même et le monde entier; il se précipita au milieu des esclaves, se
prosterna au pied de l'estrade, et se frappant la poitrine, il se
qualifiait d'atroce meurtrier, et faisait mille imprécations contre
lui-même. Mais lorsque d'une main tremblante, il eut levé le voile qui
couvrait le visage blême de Nouronihar, il jeta un grand cri, et tomba
comme mort. Le chef des eunuques fit d'horribles grimaces, et l'emporta
sur-le-champ, en disant: Je l'avais bien prévu que Nouronihar lui
jouerait quelque mauvais tour.

Dès que le Calife fut éloigné, l'Emir commanda les cercueils, et fit
défendre l'entrée du harem. On ferma toutes les fenêtres; on brisa tous
les instruments de musique, et les Imans commencèrent à réciter des
prières. Les pleurs et les lamentations redoublèrent dans la soirée qui
suivit ce jour lugubre. Quant à Vathek, il gémissait en silence. On
avait été obligé d'assoupir les convulsions de sa rage et de sa douleur,
en lui donnant des remèdes calmants.

A la pointe du jour suivant, on ouvrit les grands battants des portes du
palais, et le convoi se mit en marche pour se rendre à la montagne. Les
tristes cris de Leillah-Illeilah[28] parvinrent jusqu'au Calife. Il
voulut à toute force se cicatriser et suivre la pompe funèbre; jamais on
n'aurait pu l'en dissuader, si sa grande faiblesse lui eut permis de
marcher: mais il tomba au premier pas, et l'on fut obligé de le mettre
au lit, où il resta plusieurs jours dans un état d'insensibilité qui
faisait pitié, même à l'Emir.

Quand la procession fut arrivée à la grotte de Meimouné, Shaban et
Sutlemémé congédièrent tout le monde. Les quatre eunuques affidés
restèrent avec eux; et après s'être reposés quelques moments auprès des
cercueils, auxquels on avait laissé de l'air, ils les firent porter sur
les bords d'un petit lac bordé d'une mousse grisâtre. Ce lieu était le
rendez-vous des hérons et des cigognes qui y pêchaient continuellement
des petits poissons bleus. Les nains, instruits par l'Emir, ne tardèrent
pas à s'y rendre, et avec l'aide des eunuques, ils construisirent des
cabanes de cannes et de joncs; ouvrage dans lequel ils réussissaient à
merveille. Ils élevèrent aussi un magasin pour les provisions, un petit
oratoire pour eux-mêmes, et une pyramide de bois. Elle était faite de
bûches arrangées avec beaucoup d'exactitude et servait à l'entretien du
feu; car il faisait froid dans le creux de ces montagnes.

Vers le soir, on alluma deux grands feux sur le bord du lac; on tira les
deux jolis corps de leurs cercueils, et ils furent posés doucement dans
la même cabane, sur un lit de feuilles sèches. Les deux nains se mirent
à réciter le Koran d'une voix claire et argentine. Shaban et Sutlemémé
se tenaient debout, à quelque distance, et attendaient avec beaucoup
d'inquiétude que la poudre eût fait son effet. Enfin, Nouronihar et
Gulchenrouz étendirent faiblement les bras, et ouvrant les yeux ils
regardèrent avec le plus grand étonnement tout ce qui les entourait. Ils
essayèrent même de se lever; mais les forces leur manquant, ils
retombèrent sur leur lit de feuilles. Aussitôt, Sutlemémé leur fit
avaler d'un cordial dont l'Emir l'avait munie.

Alors, Gulchenrouz se réveilla tout-à-fait, éternua bien fort, et se
leva avec un élan qui marquait toute sa surprise. Lorsqu'il fut hors de
la cabane, il huma l'air avec une extrême avidité, et s'écria: Je
respire, j'entends des sons, je vois un firmament semé d'étoiles!
j'existe encore. A ces accents chéris, Nouronihar se débarrassa des
feuilles, et courut serrer Gulchenrouz dans ses bras. Les longues
simarres dont ils étaient revêtus, leurs couronnes de fleurs et leurs
pieds nus, furent les premières choses qui frappèrent ses regards. Elle
cacha son visage dans ses mains pour réfléchir. La vision du bain
enchanté, le désespoir de son père, et surtout la figure majestueuse de
Vathek lui roulaient dans l'esprit. Elle se ressouvenait d'avoir été
malade et mourante, aussi bien que Gulchenrouz; mais toutes ces images
étaient confuses dans sa tête. Ce lac singulier, ces flammes réfléchies
dans les eaux paisibles, les pâles couleurs de la terre, ces cabanes
bizarres; ces joncs qui se balançaient tristement d'eux-mêmes, ces
cigognes, dont le cri lugubre se mêlait aux voix des nains; tout la
convainquit que l'ange de la mort lui avait ouvert le portail de quelque
nouvelle existence.

Gulchenrouz, de son côté, dans des transes mortelles, s'était collé
contre sa cousine. Il se croyait aussi dans le pays des fantômes, et
s'effrayait du silence qu'elle gardait. Parle, lui dit-il enfin, où
sommes-nous? Vois-tu ces spectres qui remuent cette braise ardente?
Seraient-ce Monkir et Nekir[29] qui vont nous y jeter? Le fatal pont[30]
traverserait-il ce lac, dont la tranquillité nous cache peut-être un
abîme d'eau, où nous ne cesserons de tomber pendant des siècles?

Non, mes enfants, leur dit Sutlemémé en s'approchant d'eux,
rassurez-vous; l'ange exterminateur qui a conduit nos ames après les
vôtres, nous a assuré que le châtiment de votre vie molle et voluptueuse
sera borné à passer une longue suite d'années dans ce lieu mélancolique,
où le soleil se montre à peine, où la terre ne produit ni fruits ni
fleurs. Voilà nos gardiens, continua-t-elle, en montrant les nains; ils
pourvoiront à nos besoins: car des ames aussi profanes que les nôtres
tiennent encore un peu à leur grossière existence. Pour tous mets vous
ne mangerez que du ris; et votre pain sera trempé dans les brouillards
qui couvrent sans cesse ce lac.

A cette triste perspective, les pauvres enfants fondirent en pleurs. Ils
se prosternèrent devant les nains, qui soutenant parfaitement bien leur
personnage, leur firent, selon la coutume, un discours bien beau et bien
long, sur le chameau sacré qui devait, dans quelques milliers d'années,
les porter au paradis des fidèles.

Le sermon fini, on fit des ablutions, on loua Allah et le Prophète, on
soupa bien maigrement, et on s'en retourna aux feuilles sèches.
Nouronihar et son petit cousin furent bien aises de trouver que les
morts couchaient dans la même cabane. Comme ils avaient assez dormi, ils
s'entretinrent le reste de la nuit de ce qui s'était passé, et cela
toujours en s'embrassant de peur des esprits.

Le lendemain matin, qui fut bien sombre et pluvieux, les nains montèrent
sur de longues perches plantées en guise de minarets, et appelèrent à la
prière. Toute la congrégation s'assembla; Sutlemémé, Shaban, les quatre
eunuques, quelques cigognes qui s'ennuyaient de la pêche, et les deux
enfants. Ceux-ci s'étaient traînés languissamment hors de leur cabane,
et comme leurs esprits étaient montés sur un ton mélancolique et tendre,
ils firent leurs dévotions avec ferveur. Après cela, Gulchenrouz demanda
à Sutlemémé et aux autres, comment ils avaient fait de mourir si à
propos pour eux. Nous nous sommes tués de désespoir après votre mort,
répondit Sutlemémé. Nouronihar, qui malgré tout ce qui s'était passé,
n'avait pas oublié sa vision, s'écria: Et le Calife! Serait-il mort de
douleur? Viendra-t-il ici? Les nains avaient le mot, et répondirent
gravement: Vathek est damné sans retour. Je le crois bien, s'écria
Gulchenrouz, et j'en suis charmé; car je pense que c'est son horrible
oeillade qui nous a envoyés ici manger du riz, et entendre des sermons.

Une semaine s'écoula à-peu-près de la même manière sur les bords du lac.
Nouronihar pensait aux grandeurs que son ennuyeuse mort lui avait fait
perdre; et Gulchenrouz faisait des prières et des paniers de joncs avec
les nains, qui lui plaisaient infiniment.

Pendant que cette scène d'innocence se passait au sein des montagnes, le
Calife en donnait une autre chez l'Emir. Il n'eut pas plutôt repris
l'usage de ses sens, qu'avec une voix qui fit tressaillir Bababalouk, il
s'écria: Perfide Giaour! c'est toi qui as tué ma chère Nouronihar; je
renonce à toi et demande pardon à Mahomet; il me l'aurait conservée si
j'avais été plus sage. Allons, qu'on me donne de l'eau pour faire mes
ablutions, et que le bon Fakreddin vienne ici, pour que je me réconcilie
avec lui et que nous fassions la prière. Après cela, nous irons ensemble
visiter le sépulcre de l'infortunée Nouronihar. Je veux me faire
hermite, et passer mes jours sur cette montagne pour y expier mes
crimes. Et que mangerez-vous là, lui dit Bababalouk? je n'en sais rien,
repartit Vathek; je te le dirai quand j'aurai appétit: ce qui ne
m'arrivera, je crois, de long-temps.

L'arrivée de Fakreddin interrompit cette conversation. Dès que Vathek le
vit, il lui sauta au col, et le baigna de ses larmes, en lui disant des
choses si pieuses, que l'Emir en pleurait de joie, et se félicitait tout
bas de l'admirable conversion qu'il venait d'opérer. On comprend qu'il
n'osait pas s'opposer au pélerinage de la montagne; ils se mirent donc
chacun dans leur litière et partirent.

Malgré l'attention avec laquelle on veillait sur le Calife, on ne put
empêcher qu'il ne se fît quelques égratignures sur le lieu où l'on
disait que Nouronihar était enterrée. L'on eut grand'peine à l'en
arracher, et il jura solennellement qu'il y reviendrait tous les jours,
ce qui ne plut pas trop à Fakreddin; mais il se flattait que le Calife
ne se hasarderait pas plus avant, et qu'il se contenterait de faire ses
prières dans la caverne de Meimouné; d'ailleurs, le lac était si caché
dans les rochers, qu'il ne croyait pas possible de le trouver. Cette
sécurité de l'Emir était augmentée par la conduite de Vathek. Il tenait
bien exactement sa résolution, et revenait de la montagne si dévot et si
contrit, que tous les barbons en étaient en extase.

Nouronihar, de son côté, n'était pas tout-à-fait aussi contente.
Quoiqu'elle aimât Gulchenrouz, et qu'on la laissât libre avec lui afin
d'augmenter sa tendresse, elle le regardait comme un joujou qui
n'empêchait pas que l'escarboucle de Giamchid ne fût très-désirable.
Elle avait même quelquefois des doutes sur son état, et ne pouvait pas
comprendre que les morts eussent tous les besoins et les fantaisies des
vivants. Un matin, pour s'en éclaircir, elle se leva doucement d'auprès
de Gulchenrouz, pendant que tout dormait encore, et après lui avoir
donné un baiser, elle suivit le bord du lac, et vit qu'il se dégorgeait
sous un rocher dont la cîme ne lui parut pas inaccessible. Aussitôt elle
y grimpa du mieux qu'elle put, et voyant le ciel à découvert, elle se
mit à courir comme une biche qui fuit le chasseur. Quoiqu'elle sautât
avec la légèreté de l'antelope, elle fut pourtant obligée de s'asseoir
sur quelques tamarins pour reprendre haleine. Elle y faisait ses petites
réflexions, et croyait reconnaître les lieux, quand tout-à-coup, Vathek
se présenta à sa vue. Ce prince inquiet et agité avait devancé l'aurore.
Lorsqu'il vit Nouronihar, il resta immobile. Il n'osait approcher de
cette figure tremblante et pâle; mais pourtant encore charmante à voir.
Enfin, Nouronihar, d'un air moitié content et moitié affligé, leva ses
beaux yeux sur lui, et lui dit: Seigneur, vous venez donc manger du riz
avec moi, et entendre des sermons? Ombre chérie, s'écria Vathek, vous
parlez! vous avez toujours la même forme élégante, le même regard
rayonnant! Seriez-vous aussi palpable? En disant ces mots, il l'embrasse
de toute sa force, en répétant sans cesse; mais voici de la chair, elle
est animée d'une douce chaleur; que veut dire ce prodige?

Nouronihar répondit modestement; Vous savez, Seigneur, que je mourus la
nuit même où vous m'honorâtes de votre visite. Mon cousin dit que ce fut
d'une de vos oeillades, mais je n'en crois rien; elles ne me parurent
pas si terribles. Gulchenrouz mourut avec moi, et nous fûmes tous les
deux transportés dans un pays bien triste, et où l'on fait très-maigre
chère; si vous êtes mort aussi, et que vous veniez nous joindre, je vous
plains, car vous serez étourdi par les nains et les cigognes.
D'ailleurs, il est fâcheux pour vous et pour moi, d'avoir perdu les
trésors du palais souterrain qui nous étaient promis.

A ce nom de palais souterrain, le Calife suspendit ses caresses, qui
avaient déjà été assez loin, pour se faire expliquer ce que Nouronihar
voulait dire. Alors elle lui raconta sa vision, ce qui l'avait suivie,
et l'histoire de sa prétendue mort; elle lui dépeignit le lieu
d'expiation d'où elle s'était échappée, d'une manière qui l'aurait fait
rire, s'il n'avait pas été très-sérieusement occupé. Elle n'eut pas
plutôt cessé de parler, que Vathek la reprenant dans ses bras, lui dit:
Allons, lumière de mes yeux, tout est dévoilé. Nous sommes tous deux
pleins de vie: votre père est un fripon qui nous a trompés pour nous
séparer; et le Giaour, qui, à ce que je comprends, veut nous faire
voyager ensemble, ne vaut guères mieux. Ce ne sera pas du moins de
long-temps qu'il nous tiendra dans son palais de feu. J'attache plus de
valeur à votre belle personne, qu'à tous les trésors des sultans
préadamites; et je veux la posséder à mon aise, et en plein air pendant
bien des lunes, avant que d'aller m'enfouir sous terre. Oubliez ce petit
sot de Gulchenrouz, et...--Ah, Seigneur, ne lui faites point de mal,
interrompit Nouronihar. Non, non, reprit Vathek; je vous ai déjà dit de
ne rien craindre pour lui; il est trop pétri de lait et de sucre pour
que j'en sois jaloux: nous le laisserons avec les nains (qui par
parenthèse sont mes anciennes connaissances) c'est une compagnie qui lui
convient mieux que la vôtre. Au reste, je ne retournerai plus chez votre
père; je ne veux pas l'entendre lui et ses barbons, me criailler aux
oreilles que je viole les lois de l'hospitalité, comme si ce n'était pas
un plus grand honneur pour vous d'épouser le Souverain du monde, qu'une
petite fille habillée en garçon.

Nouronihar n'eut garde de désapprouver un discours aussi éloquent. Elle
aurait seulement voulu que l'amoureux Monarque eût marqué un peu plus
d'ardeur pour l'escarboucle de Giamchid; mais elle pensa que cela
viendrait en son temps, et demeura d'accord de tout, avec la soumission
la plus engageante.

Quand le Calife le jugea à propos, il appela Bababalouk qui dormait dans
la caverne de Meimouné, et rêvait que le fantôme de Nouronihar l'avait
remis sur l'escarpolette, et lui donnait un tel branle, que tantôt il
planait au-dessus des montagnes, et tantôt touchait aux abîmes. A la
voix de son maître, il s'éveilla en sursaut, courut tout essoufflé, et
pensa tomber à la renverse, lorsqu'il crut voir le spectre auquel il
venait de rêver. Ah! Seigneur, s'écria-t-il en reculant dix pas, et
mettant sa main devant ses yeux: est-ce que vous déterrez les morts?
Faites-vous aussi le métier de Goule? Mais n'espérez pas de manger cette
Nouronihar; après ce qu'elle m'a fait souffrir, elle sera assez méchante
pour vous manger vous-même.

Cesse de faire l'imbécile, dit Vathek; tu seras bientôt convaincu que
celle que je tiens dans mes bras, est Nouronihar, bien fraîche et très
vivante. Va faire dresser mes tentes dans une vallée que j'ai remarquée
ici près; je veux y fixer mon habitation avec cette belle tulipe dont je
ranimerai les couleurs. Fais en sorte de nous pourvoir de tout ce qu'il
faut pour mener une vie voluptueuse jusqu'à nouvel ordre.

Les nouvelles d'un incident aussi fâcheux parvinrent bientôt aux
oreilles de l'Emir. Au désespoir de ce que son stratagème n'avait pas
réussi, il s'abandonna à la douleur, et se barbouilla duement le visage
avec de la cendre; ses fidèles barbons en firent autant, et son palais
tomba dans un affreux désordre. Tout était négligé; on ne recevait plus
les voyageurs, on ne faisait plus d'emplâtres; et à la place de
l'activité charitable qui régnait dans cet asile, ceux qui l'habitaient
n'y montraient plus que des visages d'une coudée de long; ce n'était que
gémissements et barbouillages.

Cependant Gulchenrouz était resté pétrifié, en ne trouvant plus sa
cousine. Les nains n'étaient pas moins surpris que lui. Sutlemémé seule,
plus fine qu'eux tous, soupçonna d'abord ce qui était arrivé. On amusa
Gulchenrouz avec la belle espérance qu'il retrouverait Nouronihar dans
quelque endroit des montagnes, où la terre jonchée de fleurs d'orange et
de jasmin, offrirait des lits plus agréables que ceux des cabanes, où
l'on chanterait au son des luths, et où l'on irait à la chasse des
papillons.

Sutlemémé était dans le fort de ses descriptions quand un des quatre
eunuques la tira à part, lui éclaircit l'histoire de la fuite de
Nouronihar, et lui remit les ordres de l'Emir. Aussitôt elle tint
conseil avec Shaban et les nains; on plia bagage; on se mit dans une
chaloupe, et on vogua tranquillement. Gulchenrouz s'accommodait de tout;
mais lorsqu'on arriva à l'endroit où le lac se perdait sous la voûte du
rocher, que la barque y fut entrée, et que Gulchenrouz se vit dans une
parfaite obscurité, il fut saisi d'une peur horrible et jeta des cris
perçants; car il croyait qu'on allait le damner entièrement, pour avoir
trop fait le vivant avec sa cousine.

Pendant ce temps, le Calife, et celle qui régnait sur son coeur,
filaient des jours heureux. Bababalouk avait fait dresser les tentes et
fermer les deux entrées de la vallée avec des paravents magnifiques,
doublés de toile des Indes, et gardés par des esclaves Ethiopiens, le
sabre à la main. Pour maintenir le gazon de cette belle enceinte dans
une fraîcheur perpétuelle, des eunuques blancs ne cessaient d'en faire
le tour avec des arrosoirs de vermeil. L'air, auprès du pavillon
impérial, était sans cesse agité par le mouvement des éventails; un jour
tendre qui passait au travers des mousselines éclairait ce lieu de
volupté, et le Calife y jouissait en plein des charmes de Nouronihar.
Enivré de délices, il écoutait avec transport sa belle voix, et les
accords de son luth. De son côté, elle était ravie d'entendre les
descriptions qu'il lui faisait de Samarah, et de sa tour remplie de
merveilles. Elle se plaisait surtout à lui faire répéter l'aventure de
la boule, et celle de la crevasse où le Giaour se tenait auprès du
portail d'ébène.

Le jour s'écoulait dans ces entretiens, et la nuit ces amants se
baignaient ensemble dans un grand bassin de marbre noir, qui relevait
admirablement la blancheur de Nouronihar. Bababalouk, avec qui cette
belle était rentrée en grace, prenait soin que leurs repas fussent
servis avec la plus grande délicatesse; c'était toujours quelques mets
nouveaux; et il fit chercher à Schiraz un vin pétillant et délicieux,
encavé avant la naissance de Mahomet. On cuisait dans de petits fours
pratiqués dans le roc, des pains au lait que Nouronihar pétrissait de
ses mains délicates; ce qui leur donnait une saveur si fort au gré de
Vathek, qu'il en oubliait tous les ragoûts que ses autres femmes lui
avaient faits; aussi ces pauvres délaissées se mouraient-elles de
chagrin chez l'Emir.

La sultane Dilara, qui jusqu'alors avait été la favorite, prenait cette
négligence à coeur avec une énergie qui était dans son caractère. Dans
le cours de sa faveur, elle avait été imbue des idées extravagantes de
Vathek, et brûlait de voir les tombeaux d'Istakhar, et le palais des
quarante colonnes; élevée d'ailleurs parmi les mages, elle se
réjouissait de voir le Calife prêt à s'adonner au culte du feu: ainsi la
vie voluptueuse et fainéante qu'il menait avec sa rivale, l'affligeait
doublement. La piété passagère de Vathek, lui avait donné de vives
alarmes; ceci était pis encore. Elle prit donc le parti d'écrire à la
princesse Carathis, pour lui apprendre que tout allait mal, qu'on avait
manqué net aux conditions du parchemin, qu'on avait mangé, couché et
fait vacarme chez un vieil Emir, dont la sainteté était fort redoutable,
et qu'enfin il n'y avait plus d'apparence qu'on eût jamais les trésors
des sultans préadamites. Cette lettre fut confiée à deux bûcherons, qui
coupaient du bois dans une des grandes forêts de la montagne, et qui
connaissant les routes les plus courtes, arrivèrent en dix jours à
Samarah.

La princesse Carathis jouait aux échecs avec Morakanabad, quand les
messagers arrivèrent. Depuis quelques semaines elle avait abandonné les
hautes régions de sa tour, parce que tout lui semblait en confusion
parmi les astres, lorsqu'elle les consultait pour son fils. Elle avait
beau répéter ses fumigations, et s'étendre sur les toits, dans
l'espérance d'avoir des visions mystiques; elle ne rêvait que pièces de
brocard, bouquets et autres niaiseries pareilles. Cela l'avait jetée
dans un abattement dont toutes les drogues qu'elle composait ne
pouvaient la tirer, et sa dernière ressource était Morakanabad, bon
homme, plein d'une honnête confiance, mais qui, dans sa compagnie, ne se
trouvait pas sur des roses.

Comme personne ne savait des nouvelles de Vathek, mille histoires
ridicules se répandaient sur son compte. On conçoit donc avec quelle
vivacité Carathis décacheta la lettre, et quelle fut sa rage lorsqu'elle
apprit la lâche conduite de son fils. Ah! ah! dit-elle; je périrai, ou
il pénétrera dans le palais du feu; que je meure dans les flammes, et
que Vathek règne sur le trône de Suleïman! En parlant ainsi, elle fit la
pirouette d'une manière si magique et si effroyable que Morakanabad en
recula de terreur; elle commanda de préparer son grand chameau
Alboufaki, et de faire venir la hideuse Nerkès et l'impitoyable Cafour:
Je ne veux pas d'autre train, dit-elle au visir; je vais pour affaires
pressantes, ainsi trève de parade; vous aurez soin du peuple; plumez-le
bien dans mon absence; car nous dépensons beaucoup, et on ne sait pas ce
qui arrivera.

La nuit était très noire, et il soufflait de la plaine de Catoul un vent
mal sain, qui aurait rebuté le voyageur le plus intrépide; mais Carathis
se plaisait beaucoup à tout ce qui était funeste: Nerkès en pensait de
même; et Cafour avait un goût particulier pour les pestilences. Au
matin, cette gentille caravane, guidée par les deux bûcherons, s'arrêta
sur les bords d'un grand marais d'où s'exhalait une vapeur mortelle, qui
aurait tué tout autre animal qu'Alboufaki, qui naturellement pompait
avec plaisir ces malignes odeurs. Les paysans supplièrent les dames de
ne pas dormir dans ce lieu. Dormir! s'écria Carathis; la belle idée! Je
ne dors jamais que pour avoir des visions; et, quant à mes suivantes,
elles ont trop d'occupations pour fermer le seul oeil qui leur reste.
Les pauvres gens qui commençaient à ne pas trop se plaire dans cette
compagnie, restèrent la gueule béante.

Carathis mit pied à terre, aussi bien que les négresses qu'elle avait en
croupe; et toutes s'étant mises en chemise et en caleçons, elles
coururent à l'ardeur du soleil pour cueillir des herbes vénéneuses, dont
il y avait à foison le long du marécage. Cette provision était destinée
pour la famille de l'Emir, et pour tous ceux qui pouvaient apporter le
moindre empêchement au voyage d'Istakhar. Les bûcherons mouraient de
peur, en voyant courir ces trois horribles fantômes, et ne goûtaient pas
trop la société d'Alboufaki. Ce fut bien pire lorsque Carathis leur
ordonna de se mettre en route, quoiqu'il fût midi et qu'il fît une
chaleur à calciner les pierres; malgré tout ce qu'ils purent dire, il
fallut obéir.

Alboufaki qui aimait beaucoup la solitude, reniflait quand il apercevait
la moindre habitation, et Carathis le gâtant à sa manière, se détournait
tout de suite. Il arriva de là que les paysans ne purent pas prendre la
moindre nourriture sur la route. Les chèvres et les brebis, que la
Providence semblait leur envoyer, et dont le lait aurait pu les
rafraîchir un peu, s'enfuyaient à la vue de l'hideux animal et de son
étrange charge. Pour Carathis, elle n'avait nul besoin de ces aliments
communs ayant inventé depuis long-temps une opiate qui lui suffisait, et
dont elle faisait part à ses chères muettes.

A la nuit tombante, Alboufaki s'arrête tout court, et frappa du pied.
Carathis connaissait ses allures, et comprit qu'elle devait être dans le
voisinage d'un cimetière. En effet, la lune jetait une pâle lueur qui
lui fit bientôt entrevoir une longue muraille, et une porte à
demi-ouverte et si élevée, qu'elle pouvait y faire passer Alboufaki. Les
misérables guides, qui touchaient à l'extrémité de leurs jours, prièrent
alors humblement Carathis de les enterrer, puisqu'elle en avait la
commodité, et rendirent l'ame. Nerkès et Cafour plaisantèrent à leur
manière sur la sottise de ces gens, trouvèrent l'aspect du cimetière
fort à leur gré, et les sépulcres bien réjouissans; il y en avait au
moins deux mille sur la pente d'une colline. Carathis trop occupée de
ses grandes vues pour s'arrêter à ce spectacle, quelque charmant qu'il
fût à ses yeux, s'avisa de tirer parti de sa situation. Assurément, se
disait-elle, un si beau cimetière est hanté par les Goules; cette espèce
ne manque pas d'intelligence; comme j'ai laissé mourir mes bêtes de
guides faute d'attention, je demanderai mon chemin aux Goules, et pour
les amorcer, je les inviterai à se régaler de ces corps frais. Après ce
sage monologue, elle parla des doigts à Nerkès et à Cafour, leur disant
d'aller frapper aux tombeaux, et d'y faire entendre leur joli ramage.

Les négresses, toutes joyeuses de cet ordre, et qui se promettaient
beaucoup de plaisir dans la compagnie des Goules, partirent avec un air
de conquête, et se mirent à faire toc, toc, contre les sépulcres. A
mesure qu'elles frappaient, on entendait un bruit sourd dans la terre,
les sables se remuaient, et les Goules attirés par la fraîcheur des
nouveaux cadavres, sortaient de toutes parts avec le nez en l'air. Tous
se rendirent devant un cercueil de marbre où Carathis était assise entre
les deux corps de ses malheureux conducteurs. Cette princesse reçut son
monde avec une politesse distinguée, et après avoir soupé, on parla
d'affaires. Elle apprit bientôt ce qu'elle desirait savoir, et sans
perdre de temps voulut se remettre en marche: les négresses qui avaient
commencé des liaisons de coeur avec les Goules, la supplièrent de tous
leurs doigts d'attendre au moins jusqu'à l'aurore; mais Carathis, qui
était la vertu même et ennemie jurée des amours et de la mollesse,
rejeta leur prière, et montant sur Alboufaki, leur ordonna de s'y placer
au plus vîte. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle continua son
voyage sans s'arrêter. Le cinquième, elle traversa des montagnes et des
forêts à demi-brûlées, et arriva le sixième devant les beaux paravents,
qui dérobaient à tous les yeux les voluptueux égarements de son fils.

C'était la pointe du jour: les gardes ronflaient à leurs postes en
pleine sécurité; le grand trot d'Alboufaki les réveilla en sursaut; ils
crurent voir des spectres sortis du noir abîme, et s'enfuirent sans
autre cérémonie. Vathek était au bain avec Nouronihar: il écoutait des
contes et se moquait de Bababalouk qui les faisait. Alarmé par les cris
de ses gardes, il sauta hors de l'eau; mais il y rentra bien vîte
lorsqu'il vit paraître Carathis: elle avançait avec ses négresses et
toujours montée sur Alboufaki, et mettait en pièces les mousselines et
les fines portières du pavillon. A cette apparition subite, Nouronihar,
qui n'était pas toujours sans remords, crut que le moment de la
vengeance céleste était arrivé, et se colla amoureusement contre le
Calife. Alors Carathis, sans descendre de son chameau, et écumante de
rage au spectacle qui s'offrait à sa chaste vue, éclata sans ménagement.
Monstre à deux têtes et à quatre jambes, s'écria-t-elle, que signifie
tout ce bel entortillage? N'as-tu pas honte d'empoigner ce tendron au
lieu des sceptres des sultans préadamites? C'est donc pour cette gueuse
que tu as follement manqué aux conditions du Giaour? C'est avec elle que
tu consumes des moments précieux? Est-ce là le fruit que tu retires des
belles connaissances que je t'ai données? Est-ce ici le but de ton
voyage? Arrache-toi des bras de cette petite niaise; noie-là dans l'eau,
et suis-moi.

Dans son premier mouvement de fureur, Vathek avait eu envie d'éventrer
Alboufaki, et de le farcir des négresses, et même de Carathis; mais les
idées du Giaour du palais d'Istakhar, des sabres et des talismans,
frappèrent son esprit avec la rapidité d'un éclair. Il dit donc à sa
mère d'un ton civil, quoique résolu: Redoutable dame, vous serez obéie;
mais je ne noyerai pas Nouronihar. Elle est plus douce que le mirabolan
confit; elle aime beaucoup les escarboucles, et surtout celui de
Giamchid qu'on lui a promis; elle viendra avec nous, car je prétends
qu'elle couche sur les canapés de Suleïman; je ne puis plus dormir sans
elle. A la bonne heure, répondit Carathis, en descendant d'Alboufaki,
qu'elle remit entre les mains des négresses.

Nouronihar, qui n'avait pas lâché prise, se rassura un peu, et dit
tendrement au Calife; Cher souverain de mon coeur, je vous suivrai, s'il
le faut, jusqu'au-delà de Caf dans le pays des Afrites; je ne craindrai
pas de grimper pour vous au nid de la Simorgue, qui, après Madame, est
l'être le plus respectable qui ait été créé. Voilà, dit Carathis, une
jeune fille qui a du courage et des connaissances. Nouronihar en avait
assurément; mais malgré toute sa fermeté, elle ne pouvait s'empêcher de
penser quelquefois aux graces de son petit Gulchenrouz, et aux journées
de tendresse qu'elle avait passées avec lui; quelques larmes mouillèrent
ses yeux et n'échappèrent pas au Calife; elle dit même tout haut et par
inadvertance: Hélas! mon doux cousin, que deviendrez-vous? A ces mots,
Vathek fronça le sourcil, et Carathis s'écria: Que signifient ces
grimaces, qu'a-t-elle dit? Le Calife répondit: Elle donne mal-à-propos
un soupir à un petit garçon aux yeux langoureux et aux douces tresses
qui l'aimait.--Où est-il? repartit Carathis, il faut que je fasse
connaissance avec ce joli enfant; car, poursuivit-elle tout bas, j'ai
dessein avant que de partir, de me remettre en grace avec le Giaour; il
n'y aura rien de plus appétissant pour lui que le coeur d'un enfant
délicat, qui s'abandonne aux premières impulsions de l'amour.

Vathek, en sortant du bain, donna ordre à Bababalouk de rassembler ses
troupes, ses femmes, et les autres meubles de son sérail, et de tout
préparer pour partir dans trois jours. Quant à Carathis, elle se retira
seule dans une tente, où le Giaour l'amusa avec des visions
encourageantes. A son réveil, elle vit à ses pieds Narkès et Cafour,
qui, par leurs signes, lui apprirent qu'ayant mené Alboufaki aux bords
d'un petit lac pour y brouter une mousse grise passablement vénéneuse,
elles avaient vu des poissons bleuâtres, comme ceux du réservoir au haut
de la tour de Samarah. Ah! ah! dit-elle, je veux aller sur les lieux à
l'instant même; au moyen d'une petite opération, je pourrai rendre ces
poissons oraculaires; ils m'éclairciront beaucoup de choses, et
m'apprendront où est ce Gulchenrouz que je veux absolument immoler.
Aussitôt elle partit avec son noir cortège.

Comme on va vîte dans les mauvaises entreprises, Carathis et ses
négresses ne tardèrent pas d'arriver au lac. Elles brûlèrent des drogues
magiques dont elles étaient toujours munies, et s'étant déshabillées
toutes nues, elles entrèrent dans l'eau jusqu'au col. Narkès et Cafour
secouèrent des torches enflammées, tandis que Carathis prononçait des
mots barbares. Alors, tous les poissons mirent la tête hors de l'eau,
qu'ils agitaient fortement avec leurs nageoires; et contraints par la
puissance du charme, ils ouvrirent des bouches pitoyables, et dirent
tous à la fois: Nous vous sommes dévoués depuis la tête jusqu'à la
queue; que voulez-vous de nous? Poissons, dit Carathis, je vous conjure
par vos brillantes écailles de me dire où est le petit Gulchenrouz?--De
l'autre côté de ce rocher, Madame, répondirent tous les poissons en
choeur: êtes-vous contente? Nous ne le sommes pas du tout de tenir ainsi
la bouche ouverte au grand air. Oui, repartit la princesse, je vois bien
que vous n'êtes pas accoutumés à de longs discours, je vous laisserai en
repos, quoique j'aurais bien d'autres questions à vous faire. Sur cela,
l'eau devint calme, et les poissons disparurent.

Carathis, remplie du venin de ses projets escalada tout de suite le
rocher, et vit sous une feuillée l'aimable Gulchenrouz qui dormait,
tandis que les deux nains veillaient auprès de lui, et marmotaient leurs
oraisons. Ces petits personnages avaient le don de deviner quand quelque
ennemi des bons Musulmans approchait; ils sentirent donc venir Carathis
qui, s'arrêtant tout court, se disait à elle-même: Comme il penche
mollement sa petite tête! comme il est langoureux et blême! c'est
précisément l'enfant qu'il me faut. Les nains interrompirent ces belles
réflexions en se jetant sur elle, et en l'égratignant de toutes leurs
forces. Narkès et Cafour prirent aussitôt la défense de leur maîtresse,
et pincèrent les nains si fortement, qu'ils en rendirent l'ame, en
priant Mahomet de faire tomber sa vengeance sur cette méchante femme, et
sur toute sa famille.

Au bruit que cet étrange combat faisait dans le vallon, Gulchenrouz
s'éveilla, fit un furieux bond, grimpa sur un figuier, et, gagnant la
cîme du rocher, courut sans prendre haleine; enfin, il tomba comme mort
entre les bras d'un bon vieux Génie qui chérissait les enfans, et
s'occupait entièrement à les protéger. Ce Génie, faisant sa ronde dans
les airs, avait fondu sur le cruel Giaour lorsqu'il grommelait dans son
horrible fente, et lui avait enlevé les cinquante petits garçons que
Vathek avait eu l'impiété de lui sacrifier. Il éduquait ces
intéressantes créatures dans des nids élevés au-dessus des nuages, et
habitait lui-même un nid plus grand que tous les autres ensemble, dont
il avait chassé les rocs qui l'avaient construit.

Ces sûrs asiles étaient défendus contre les Dives et les Afrites par des
banderolles flottantes, sur lesquelles étaient écrits en caractères
d'or, brillants comme l'éclair, les noms d'Allah et du Prophète. Alors
Gulchenrouz, qui n'était pas encore désabusé sur sa prétendue mort, se
crut dans les demeures d'une paix éternelle. Il s'abandonnait sans
crainte aux caresses de ses petits amis, qui tous se rassemblaient dans
le nid du vénérable Génie, et à l'envi l'un de l'autre, baisaient le
front uni, et les belles paupières de leur nouveau camarade. C'est là
qu'éloigné des tracasseries de la terre, de l'impertinence des harems,
de la brutalité des eunuques et de l'inconstance des femmes, il trouva
sa véritable place. Heureux, ainsi que ses compagnons, les jours, les
mois, les années s'écoulèrent dans cette société paisible; car le Génie,
au lieu de combler ses pupilles de vaines connaissances, et de
périssables richesses les gratifiait du don d'une perpétuelle enfance.

Carathis, peu accoutumée à voir échapper sa proie, se mit dans une
colère épouvantable contre les négresses, qu'elle accusait de n'avoir
pas saisi l'enfant tout de suite, et de s'être amusées à pincer jusqu'à
la mort de petits nains qui ne signifiaient rien. Elle revint dans la
vallée en murmurant; et, trouvant que son fils n'était pas encore levé
d'auprès de sa belle, elle passa sa mauvaise humeur sur lui et sur
Nouronihar. Toutefois elle se consola par l'idée de partir le lendemain
pour Istakhar, et de faire connaissance avec Eblis[31] même, au moyen
des bons offices du Giaour; mais le destin en avait ordonné autrement.

Sur le soir, comme cette princesse s'entretenait avec Dilara qu'elle
avait fait venir et qui était fort de son goût, Bababalouk vint lui dire
que le ciel paraissait fort embrasé du côté de Samarah, et semblait
annoncer quelque chose de funeste. Sur-le-champ, elle prit ses
astrolabes et ses instruments magiques, mesura la hauteur des planètes,
fit ses calculs, et vit, à son grand déplaisir, qu'il y avait là une
révolte formidable; que Motavekel profitant de l'horreur qu'inspirait
son frère, avait soulevé le peuple, s'était emparé du palais, et faisait
le siége de la grande tour, où Morakanabad s'était retiré avec un petit
nombre de ceux qui restaient encore fidèles. Quoi! s'écria-t-elle, je
perdrais ma tour, mes muets, mes négresses, mes momies, et surtout mon
cabinet d'expériences qui m'a coûté tant de veilles, et cela sans savoir
si mon étourdi de fils viendra à bout de son aventure! Non, je n'en
serai pas la dupe; je pars dans l'instant pour secourir Morakanabad par
mon art redoutable, et faire pleuvoir sur les conspirateurs, des clous
et des ferrailles ardentes; j'ouvrirai mes magasins de serpents et de
torpèdes, qui sont sous les grandes voûtes de la tour et que la faim a
rendus enragés, et nous verrons si l'on tiendra contre de tels
assaillants. En parlant ainsi, Carathis courut à son fils, qui
banquetait tranquillement avec Nouronihar dans son beau pavillon
incarnat. Goulu, que tu es, lui dit-elle; sans ma vigilance, tu ne
serais bientôt que le Commandeur des tourtes: tes Croyants ont renié la
foi qu'ils t'avaient jurée; Motavekel, ton frère, règne dans ce moment
sur la colline des chevaux pies; et si je n'avais pas quelques petites
ressources dans notre tour, il ne lâcherait prise de sitôt. Mais afin de
ne pas perdre du tems, je ne te dirai que quatre mots; plie tes tentes,
pars ce soir même, et ne t'arrête nulle part à baliverner. Quoique tu
aies manqué aux conditions du parchemin, il me reste encore quelques
espérances; car, il faut avouer que tu as fort joliment violé les lois
de l'hospitalité, en séduisant la fille de l'Emir, après avoir mangé de
son sel et de son pain. Ces sortes de manières ne peuvent que plaire au
Giaour; et si, dans la route, tu fais encore quelque petit crime, tout
ira bien, et tu entreras en triomphe dans le palais de Suleïman. Adieu!
Alboufaki et mes négresses m'attendent à la porte.

Le Calife n'eut pas le mot à répondre; il souhaita un bon voyage à sa
mère, et finit son souper. A minuit, on décampa au bruit des fanfares et
des trompettes; mais on avait beau timbaler, on ne pouvait s'empêcher
d'entendre les cris de l'Emir et de ses barbons, qui à force de pleurer,
étaient devenus aveugles, et n'avaient pas un poil de reste. Nouronihar,
à qui cette musique faisait de la peine, fut fort aise quand elle ne fut
plus à portée de l'ouir. Elle était avec le Calife dans la litière
impériale, et ils s'amusaient à se représenter toutes les magnificences
dont ils devaient être bientôt entourés. Les autres femmes se tenaient
bien tristement dans leurs cages, et Dilara prenait patience, en pensant
qu'elle allait célébrer les rites du feu sur les augustes terrasses
d'Istakhar.

En quatre jours, on se trouva dans la riante vallée de Rocnabad. Le
printemps y était dans toute sa vigueur; et les branches grotesques des
amandiers en fleurs, se découpaient sur l'azur d'un ciel étincelant. La
terre jonchée d'hyacinthes et de jonquilles, exhalait une douce odeur;
des milliers d'abeilles, et presque autant de Santons, y faisaient leur
demeure. On voyait alternativement rangés sur les bords du ruisseau, des
ruches et des oratoires, dont la propreté et la blancheur étaient
relevées par le verd brun des hauts cyprès. Ces pieux solitaires
s'amusaient à cultiver de petits jardins, remplis de fruits, et surtout
de melons musqués les meilleurs de la Perse. Quelquefois on les voyait
épars dans la prairie, s'amusant à nourrir des paons plus blancs que la
neige, et des tourterelles azurées. Ils étaient ainsi occupés, quand les
avant-coureurs du cortège impérial crièrent à haute voix: Habitants de
Rocnabad, prosternez-vous sur les bords de vos sources limpides, et
rendez graces au ciel qui vous montre un rayon de sa gloire; car voici
le Commandeur des Croyans qui approche.

Les pauvres Santons, remplis d'un saint empressement, se hâtèrent
d'allumer des cierges dans tous les oratoires, déployèrent leurs Korans
sur des lutrins d'ébène, et allèrent au-devant du Calife, avec de petits
paniers remplis de figues, de miel et de melons. Pendant qu'ils
s'avançaient en procession et à pas comptés, les chevaux, les chameaux
et les gardes, faisaient un horrible dégât parmi les tulipes, et les
autres fleurs de la vallée. Les Santons ne pouvaient s'empêcher de jeter
un oeil de pitié sur ces ravages, tandis que de l'autre, ils regardaient
le Calife et le Ciel. Nouronihar, enchantée de ces beaux lieux qui lui
rappelaient les aimables solitudes de son enfance, pria Vathek de
s'arrêter; mais ce prince, pensant que tous ces petits oratoires
pourraient passer dans l'esprit du Giaour pour une habitation, ordonna à
ses pionniers de les abattre. Les Santons restèrent pétrifiés pendant
qu'on exécutait cet ordre barbare; ils pleuraient à chaudes larmes, et
Vathek les fit chasser à coups de pieds par des eunuques. Alors, il
descendit de sa litière avec Nouronihar, et ils se promenèrent dans la
prairie, tout en cueillant des fleurs et en se disant des gaillardises;
mais les abeilles, qui étaient bonnes musulmanes, se crurent obligées de
venger la querelle de leurs chers maîtres les Santons, et s'acharnèrent
tellement à les piquer, qu'ils furent trop heureux que leurs tentes se
trouvassent prêtes pour les recevoir.

Bababalouk, auquel l'embonpoint des paons et des tourterelles n'avait
pas échappé, en fit mettre tout de suite quelques douzaines à la broche,
et autant en fricassées. On mangeait, on riait, on trinquait, on
blasphémait à plaisir, quand tous les Moullahs, tous les Scheiks, tous
les Cadis, et tous les Imans de Schiraz, qui n'avaient pas apparemment
rencontré les Santons, arrivèrent avec des ânes parés de guirlandes, de
rubans et de sonnettes d'argent, et chargés de tout ce qu'il y avait de
meilleur dans le pays. Ils présentèrent leurs offrandes au Calife, en le
suppliant d'honorer leur ville et leurs mosquées de sa présence. Oh!
pour cela, dit Vathek, je m'en garderai bien; j'accepte vos présents, et
vous prie de me laisser tranquille, car je n'aime pas à résister à la
tentation: mais comme il n'est pas décent que des gens aussi
respectables que vous s'en retournent à pied, et que vous avez la mine
d'être d'assez mauvais cavaliers, mes eunuques auront la précaution de
vous lier sur vos ânes, et prendront surtout bien garde que vous ne me
tourniez pas le dos; car ils savent l'étiquette. Il y avait parmi eux de
vigoureux Scheiks, qui, croyant que Vathek était fou, en disaient tout
haut leur opinion. Bababalouk prit soin de les faire garrotter à doubles
cordes; et piquant tous les ânes avec des épines, ils partirent au grand
galop, tout en ruant et s'entrechoquant de la manière la plus plaisante
du monde. Nouronihar et son Calife, jouissaient à l'envi l'un de
l'autre, de cet indigne spectacle; ils faisaient de grands éclats de
rire, lorsque les vieillards tombaient avec leur monture dans le
ruisseau, et que les uns devenaient boiteux, d'autres manchots, d'autres
brèche-dents, ou pis encore.

On passa deux jours fort délicieusement à Rocnabad, sans y être troublé
par de nouvelles ambassades. Le troisième, on se remit en marche; on
laissa Schiraz à la droite, et on gagna une grande plaine d'où l'on
découvrait, à l'extrémité de l'horison, les noirs sommets des montagnes
d'Istakhar.

A cette vue, le Calife et Nouronihar ne pouvant contenir les transports
de leur ame, sautèrent de la litière en bas, et firent des exclamations
qui étonnèrent tous ceux qui étaient à portée de les entendre.
Allons-nous dans des palais rayonnants de lumière, se demandaient-ils
l'un l'autre, ou bien dans des jardins plus délicieux que ceux de
Sheddad?--Les pauvres mortels! c'est ainsi qu'ils se répandaient en
conjectures! l'abîme des secrets du Tout-Puissant leur était caché.

Cependant les bons Génies qui veillaient encore un peu sur la conduite
de Vathek, se rendirent dans le septième ciel auprès de Mahomet, et lui
dirent: Miséricordieux Prophète, tendez vos bras propices à votre
Vicaire, ou il tombera, sans ressource, dans les piéges que les Dives
nos ennemis lui ont dressées; le Giaour l'attend dans l'abominable
palais du feu souterrain; s'il y met le pied, il est perdu sans retour.
Mahomet répondit avec indignation: Il n'a que trop mérité d'être laissé
à lui-même; toutefois, je consens que vous fassiez encore un effort pour
le détourner de son entreprise.

Soudain un bon Génie prit la figure d'un berger, plus renommé pour sa
piété, que tous les derviches et les santons du pays; il se plaça sur la
pente d'une petite colline auprès d'un troupeau de brebis blanches, et
commença à jouer sur un instrument inconnu, des airs dont la touchante
mélodie pénétrait l'ame, réveillait les remords, et chassait toute
pensée frivole. A des sons si énergiques, le soleil se couvrit d'un
sombre nuage, et les eaux d'un petit lac plus claires que le cristal,
devinrent rouges comme du sang. Tous ceux qui composaient le pompeux
cortège du Calife furent attirés, comme malgré eux, du côté de la
colline; tous baissèrent les yeux, et restèrent consternés; chacun se
reprochait le mal qu'il avait fait: le coeur battait à Dilara; et le
chef des eunuques, d'un air contrit, demandait pardon aux femmes de ce
qu'il les avait souvent tourmentées pour sa propre satisfaction.

Vathek et Nouronihar pâlissaient dans leur litière, et se regardant d'un
oeil hagard, se reprochaient à eux-mêmes, l'un, mille crimes des plus
noirs, mille projets d'une ambition impie; et l'autre, la désolation de
sa famille, et la perte de Gulchenrouz. Nouronihar croyait entendre dans
cette fatale musique, les cris de son père expirant, et Vathek, les
sanglots des cinquante enfants qu'il avait sacrifiés au Giaour. Dans ces
angoisses, ils étaient toujours entraînés vers le berger. Sa physionomie
avait quelque chose de si imposant, que pour la première fois de sa vie,
Vathek perdit contenance, tandis que Nouronihar se cachait le visage
avec les mains. La musique cessa; et le Génie adressant la parole au
Calife, lui dit: Prince insensé, à qui la Providence a confié le soin
des peuples! est-ce ainsi que tu réponds à ta mission? Tu as mis le
comble à tes crimes; te hâtes-tu à présent de courir à ton châtiment? Tu
sais qu'au-delà de ces montagnes, Eblis et ses Dives maudits tiennent
leur funeste empire, et séduit par un malin fantôme, tu vas te livrer à
eux! C'est ici le dernier instant de grace qui t'est donné: abandonne
ton atroce dessein, retourne sur tes pas, rends Nouronihar à son père
qui a encore quelque reste de vie, détruis la tour avec toutes ses
abominations, chasse Carathis de tes conseils, sois juste envers tes
sujets, respecte les Ministres du Prophète, répare tes impiétés par une
vie exemplaire, et, au lieu de passer tes jours dans les voluptés, va
pleurer tes crimes sur les tombeaux de tes pieux ancêtres! Vois-tu ces
nuages qui te cachent le soleil? Au moment que cet astre reparaîtra, si
ton coeur n'est pas changé, le temps de la miséricorde sera passé pour
toi.

Vathek, saisi de crainte et chancelant, était sur le point de se
prosterner devant le berger qu'il sentit bien devoir être d'une nature
supérieure à l'homme; mais son orgueil l'emporta, et levant
audacieusement la tête, il lui lança un de ses terribles regards. Qui
que tu sois, lui dit-il, cesse de me donner d'inutiles avis. Ou tu veux
me tromper, ou tu te trompes toi-même: si ce que j'ai fait est aussi
criminel que tu le prétends, il ne saurait y avoir pour moi un moment de
grace: j'ai nagé dans une mer de sang pour arriver à une puissance qui
fera trembler tes semblables; ne te flatte donc pas que je recule à la
vue du port, ni que je quitte celle qui m'est plus chère que la vie et
que ta miséricorde. Que le soleil reparaisse, qu'il éclaire ma carrière,
que m'importe où elle finira! En disant ces mots, qui firent frémir le
Génie lui-même, Vathek se précipita dans les bras de Nouronihar, et
commanda de forcer les chevaux à reprendre la grande route.

On n'eut pas de peine à exécuter cet ordre; l'attraction n'existait
plus, le soleil avait repris tout l'éclat de sa lumière, et le berger
avait disparu en jetant un cri lamentable. La fatale impression de la
musique du Génie était cependant restée dans le coeur de la plupart des
gens de Vathek; ils se regardaient les uns les autres avec effroi. Dès
la nuit même presque tous s'échappèrent, et il ne resta de ce nombreux
cortège que le chef des eunuques, quelques esclaves idolâtres, Dilara,
et un petit nombre d'autres femmes, qui suivaient comme elle la religion
des Mages.

Le Calife, dévoré par l'ambition de donner des lois aux intelligences
ténébreuses, s'embarrassa peu de cette désertion. Le bouillonnement de
son sang l'empêchant de dormir, il ne campa plus comme à l'ordinaire.
Nouronihar, dont l'impatience surpassait, s'il se peut, la sienne, le
pressait de hâter sa marche, et pour l'étourdir, lui prodiguait mille
tendres caresses. Elle se croyait déjà plus puissante que Balkis[32], et
s'imaginait voir les Génies prosternés devant l'estrade de son trône.
Ils s'avancèrent ainsi au clair de la lune jusqu'à la vue de deux
rochers élancés, qui formaient comme un portail à l'entrée du vallon
dont l'extrémité était terminée par les vastes ruines d'Istakhar.
Presqu'au sommet de la montagne, on découvrait la façade de plusieurs
sépulcres de Rois, dont les ombres de la nuit augmentaient l'horreur. On
passa par deux bourgades presque entièrement désertes. Il n'y restait
plus que deux ou trois faibles vieillards, qui, en voyant les chevaux et
les litières, se mirent à genoux, en s'écriant: Ciel! est-ce encore de
ces fantômes qui nous tourmentent depuis six mois? Hélas! nos gens
effrayés de ces étranges apparitions et du bruit qu'on entend sous les
montagnes, nous ont abandonnés à la merci des esprits malfaisants! Ces
plaintes semblaient de mauvais augure au Calife; il fit passer ses
chevaux sur les corps des pauvres vieillards, et arriva enfin au pied de
la grande terrasse de marbre noir. Là, il descendit de sa litière avec
Nouronihar. Le coeur palpitant et portant des regards égarés sur tous
les objets, ils attendirent avec un tressaillement involontaire,
l'arrivée du Giaour; mais rien ne l'annonçait encore. Un silence funèbre
régnait dans les airs et sur la montagne. La lune réfléchissait sur la
grande plate-forme l'ombre des hautes colonnes qui s'élevaient de la
terrasse presque jusqu'aux nues. Ces tristes phares, dont le nombre
pouvait à peine se compter, n'étaient couverts d'aucun toît; et leurs
chapiteaux, d'une architecture inconnue dans les annales de la terre,
servaient de retraite aux oiseaux nocturnes, qui alarmés à l'approche de
tant de monde, s'enfuirent en croassant.

Le chef des eunuques, transi de peur, supplia Vathek de permettre qu'on
allumât du feu, et qu'on prît quelque nourriture. Non, non, répondit le
Calife, il n'est plus temps de penser à ces sortes de choses; reste où
tu es, et attends mes ordres. En disant ces mots d'un ton ferme, il
présenta la main à Nouronihar, et montant les degrés d'une vaste rampe,
parvint sur la terrasse qui était pavée de carreaux de marbre, et
semblable à un lac uni, où nulle herbe ne peut croître. A la droite,
étaient les phares rangés devant les ruines d'un palais immense, dont
les murs étaient couverts de diverses figures; en face, on voyait les
statues gigantesques de quatre animaux qui tenaient du griffon et du
léopard, et qui inspiraient l'effroi; non loin d'eux, on distinguait à
la clarté de la lune, qui donnait particulièrement sur cet endroit, des
caractères semblables à ceux qui étaient sur les sabres du Giaour; ils
avaient la même vertu de changer à chaque instant; enfin, ils se
fixèrent en lettres arabes, et le Calife y lut ces mots: Vathek, tu as
manqué aux conditions de mon parchemin; tu mériterais d'être renvoyé;
mais en faveur de ta compagne et de tout ce que tu as fait pour
l'acquérir, Eblis permet qu'on t'ouvre la porte de son palais, et que le
feu souterrain te compte parmi ses adorateurs.

A peine avait-il lu ces mots, que la montagne contre laquelle la
terrasse était adossée trembla, et que les phares semblèrent s'écrouler
sur leurs têtes. Le rocher s'entr'ouvrit, et laissa voir dans son sein
un escalier de marbre poli, qui paraissait devoir toucher à l'abîme. Sur
chaque degré étaient posés deux grands cierges, semblables à ceux que
Nouronihar avait vus dans sa vision, et dont la vapeur camphrée
s'élevait en tourbillon sous la voûte.

Ce spectacle, au lieu d'effrayer la fille de Fakreddin, lui donna un
nouveau courage; elle ne daigna pas seulement prendre congé de la lune
et du firmament, et sans hésiter, quitta l'air pur de l'atmosphère, pour
se plonger dans des exhalaisons infernales. La marche de ces deux impies
était fière et décidée. En descendant à la vive lumière de ces
flambeaux, ils s'admiraient l'un l'autre, et se trouvaient si
resplendissants qu'ils se croyaient des intelligences célestes. La seule
chose qui leur donnait de l'inquiétude, c'était que les degrés ne
finissaient point. Comme ils se hâtaient avec une ardente impatience,
leurs pas s'accélérèrent à un point, qu'ils semblaient tomber rapidement
dans un précipice, plutôt que marcher; à la fin, ils furent arrêtés par
un grand portail d'ébène que le Calife n'eut pas de peine à reconnaître;
c'était là que le Giaour l'attendait avec une clef d'or à la main. Soyez
les bien-venus en dépit de Mahomet et de toute sa séquelle, leur dit-il
avec son affreux sourire; je vais vous introduire dans ce palais, où
vous avez si bien acquis une place. En disant ces mots il toucha de sa
clef la serrure émaillée, et aussitôt les deux battants s'ouvrirent avec
un bruit plus fort que le tonnerre de la canicule, et se refermèrent
avec le même bruit dès le moment qu'ils furent entrés.

Le Calife et Nouronihar se regardèrent avec étonnement, en se voyant
dans un lieu qui, quoique voûté, était si spacieux et si élevé qu'ils le
prirent d'abord pour une plaine immense. Leurs yeux s'accoutumant enfin
à la grandeur des objets, ils découvrirent des rangs de colonnes et des
arcades qui allaient en diminuant, et se terminaient en un point radieux
comme le soleil, lorsqu'il darde sur la mer ses derniers rayons. Le
pavé, semé de poudre d'or et de safran, exhalait une odeur si subtile,
qu'ils en furent comme étourdis. Ils avancèrent cependant, et
remarquèrent une infinité de cassolettes où brûlaient de l'ambre gris et
du bois d'aloës. Entre les colonnes, étaient des tables couvertes d'une
variété innombrable de mets et de toutes sortes de vins qui pétillaient
dans des vases de crystal. Une foule de Ginns et autres Esprits follets
des deux sexes, dansaient lascivement par bandes au son d'une musique,
qui résonnait sous leurs pas.

Au milieu de cette salle immense, se promenait une multitude d'hommes et
de femmes, qui tous, tenant la main droite sur le coeur, ne faisaient
attention à nul objet, et gardaient un profond silence. Ils étaient tous
pâles comme des cadavres, et leurs yeux enfoncés dans leurs têtes,
ressemblaient à ces phosphores qu'on aperçoit la nuit dans les
cimetières. Les uns étaient plongés dans une profonde rêverie; les
autres écumaient de rage, et couraient de tous côtés comme des tigres
blessés d'un trait empoisonné; tous s'évitaient; et quoiqu'au milieu
d'une foule, chacun errait au hasard, comme s'il eût été seul.

A l'aspect de cette funeste compagnie, Vathek et Nouronihar se sentirent
glacés d'effroi. Ils demandèrent avec importunité au Giaour, ce que tout
cela signifiait, et pourquoi tous ces spectres ambulants n'ôtaient
jamais leur main droite de dessus leur coeur? Ne vous embarrassez pas de
tant de choses à l'heure qu'il est, leur répondit-il brusquement, vous
saurez tout dans peu; hâtons-nous de nous présenter devant Eblis. Ils
continuèrent donc à marcher à travers tout ce monde; mais malgré leur
première assurance, ils n'avaient pas le courage de faire attention aux
perspectives des salles et des galeries, qui s'ouvraient à droite et à
gauche: elles étaient toutes éclairées par des torches ardentes, et par
des brasiers dont la flamme s'élevait en pyramide, jusqu'au centre de la
voûte. Ils arrivèrent enfin en un lieu, où de longs rideaux de brocard
cramoisi et or, tombaient de toutes parts dans une confusion imposante.
Là, on n'entendait plus les choeurs de musique ni les danses; la lumière
qui y pénétrait, semblait venir de loin.

Vathek et Nouronihar se firent jour à travers ces draperies, et
entrèrent dans un vaste tabernacle tapissé de peaux de léopards. Un
nombre infini de vieillards à longue barbe, d'Afrites en complète
armure, étaient prosternés devant les degrés d'une estrade, au haut de
laquelle, sur un globe de feu, paraissait assis le redoutable Eblis. Sa
figure était celle d'un jeune homme de vingt ans, dont les traits nobles
et réguliers, semblaient avoir été flétris par des vapeurs malignes. Le
désespoir et l'orgueil étaient peints dans ses grands yeux, et sa
chevelure ondoyante tenait encore un peu de celle d'un ange de lumière.
Dans sa main délicate, mais noircie par la foudre, il tenait le sceptre
d'airain, qui fait trembler le monstre Ouranbad[33], les Afrites, et
toutes les puissances de l'abîme.

A cette vue, le Calife perdit toute contenance, et se prosterna la face
contre terre. Nouronihar, quoiqu'éperdue, ne pouvait s'empêcher
d'admirer la forme d'Eblis, car elle s'était attendu à voir quelque
géant effroyable. Eblis, d'une voix plus douce qu'on aurait pu la
supposer, mais qui portait la noire mélancolie dans l'ame, leur dit:
Créatures d'argile, je vous reçois dans mon empire; vous êtes du nombre
de mes adorateurs; jouissez de tout ce que ce palais offre à votre vue,
des trésors des Sultans préadamites, de leurs sabres foudroyants, et des
talismans qui forceront les Dives à vous ouvrir les souterrains de la
montagne de Caf, qui communiquent à ceux-ci. Là, vous trouverez de quoi
contenter votre curiosité insatiable. Il ne tiendra qu'à vous de
pénétrer dans la forteresse d'Aherman[34], et dans les salles
d'Argenk[35] où sont peintes toutes les créatures raisonnables, et les
animaux qui ont habité la terre, avant la création de cet être
méprisable que vous appelez le père des hommes.

Vathek et Nouronihar se sentirent consolés et rassurés par cette
harangue. Ils dirent avec vivacité au Giaour; Conduisez-nous bien vîte
au lieu où sont ces talismans précieux. Venez, répondit ce méchant Dive,
avec sa grimace perfide, venez, vous posséderez tout ce que notre maître
vous promet, et bien davantage. Alors il leur fit enfiler une longue
allée, qui communiquait au tabernacle; il marchait le premier à grands
pas, et ses malheureux disciples le suivaient avec joie. Ils arrivèrent
à une salle spacieuse, couverte d'un dôme fort élevé, et autour de
laquelle on voyait cinquante portes de bronze, fermées avec des cadenats
d'acier. Il régnait en ce lieu une obscurité funèbre, et sur des lits
d'un cèdre incorruptible, étaient étendus les corps décharnés des fameux
Rois préadamites, jadis Monarques universels sur la terre. Ils avaient
encore assez de vie pour connaître leur déplorable état; leurs yeux
conservaient un triste mouvement; ils s'entre-regardaient languissamment
les uns les autres, et tenaient tous la main droite sur leur coeur. A
leurs pieds on voyait des inscriptions qui retraçaient les événements de
leur règne, leur puissance, leur orgueil et leurs crimes. Soliman Raad,
Soliman Daki, et Soliman dit Gian Ben Gian, qui, après avoir enchaîné
les Dives dans les ténébreuses cavernes de Caf, devinrent si
présomptueux, qu'ils doutèrent de la puissance suprême, tenaient là un
rang distingué; mais non pas comparable à celui du prophète Suleïman Ben
Daoud.

Ce Roi si renommé par sa sagesse, était sur la plus haute estrade, et
immédiatement sous le dôme. Il paraissait avoir plus de vie que les
autres; et quoiqu'il poussât de temps en temps de profonds soupirs, et
tînt la main droite sur le coeur comme ses compagnons, son visage était
plus serein; et il semblait être attentif au bruit d'une cataracte d'eau
noire, qu'on entrevoyait à travers l'une des portes qui était grillée.
Nul autre bruit n'interrompait le silence de ces lieux lugubres. Une
rangée de vases d'airain, entourait l'estrade. Ote les couvercles de ces
dépôts cabalistiques, dit le Giaour à Vathek; prends les talismans qui
briseront toutes ces portes de bronze, et te rendront le maître des
trésors qu'elles renferment et des Esprits qui en ont la garde.

Le Calife, que cet appareil sinistre avait entièrement déconcerté,
s'approcha des vases en chancelant, et pensa expirer de terreur, quand
il entendit les gémissements de Suleïman, que dans son trouble il avait
pris pour un cadavre. Alors, une voix sortant de la bouche livide du
prophète, articula ces mots: Pendant ma vie, j'occupai un trône
magnifique. A ma droite étaient douze mille sièges d'or, où les
patriarches et les prophètes écoutaient ma doctrine; à ma gauche, les
sages et les docteurs, sur autant de trônes d'argent, assistaient à mes
jugements. Tandis que je rendais ainsi justice à des multitudes
innombrables, les oiseaux voltigeant sans cesse sur ma tête me servaient
de dais contre les ardeurs du soleil. Mon peuple fleurissait; mes palais
s'élevaient jusqu'aux nues: je bâtis un temple au Très-Haut, qui fut la
merveille de l'univers; mais je me laissai lâchement entraîner par
l'amour des femmes, et par une curiosité qui ne se bornait pas aux
choses sublunaires. J'écoutai les conseils d'Aherman, et de la fille de
Pharaon; j'adorai le feu et les astres; et quittant la ville sacrée, je
commandai aux Génies de construire les superbes palais d'Istakhar et la
terrasse des phares, dont chacun était dédié à une étoile. Là, pendant
un temps, je jouis en plein de la splendeur du trône et des voluptés:
non-seulement les hommes, mais encore les Génies m'étaient soumis. Je
commençais à croire, ainsi que l'ont fait ces malheureux Monarques qui
m'entourent, que la vengeance céleste était assoupie, lorsque la foudre
brisa mes édifices et me précipita dans ce lieu. Je n'y suis cependant
pas, comme tous ceux qui l'habitent, entièrement dépourvu d'espérance.
Un ange de lumière m'a fait savoir, qu'en considération de la piété de
mes jeunes ans, mes tourments finiront lorsque cette cataracte (je
compte les gouttes) cessera de couler: mais hélas! quand arrivera ce
temps si désiré? Je souffre, je souffre, un feu impitoyable dévore mon
coeur.

En disant ces mots, Suleïman éleva ses deux mains vers le ciel en signe
de supplication, et le Calife vit que son sein était d'un crystal
transparent, au travers duquel on découvrait son coeur brûlant dans les
flammes. A cette terrible vue, Nouronihar tomba comme pétrifiée dans les
bras de Vathek: O Giaour! s'écria ce malheureux prince, dans quel lieu
nous as-tu conduits? Laisse-nous en sortir; je te tiens quitte de toutes
tes promesses. O Mahomet! n'y a-t-il plus de miséricorde pour nous? Non,
il n'y en a plus, répondit le malfaisant Dive; sache que c'est ici le
séjour du désespoir et de la vengeance; ton coeur sera embrasé comme
celui de tous les adorateurs d'Eblis; peu de jours te sont donnés avant
ce terme fatal, emploie-les comme tu voudras; couche sur des monceaux
d'or, commande aux puissances infernales; parcours tous ces immenses
souterrains à ton gré, aucune porte ne te sera fermée; quant à moi j'ai
rempli ma mission, et je te laisse à toi-même. En disant ces mots, il
disparut.

Le Calife et Nouronihar restèrent dans un accablement mortel; leurs
larmes ne pouvaient couler; à peine pouvaient-ils se soutenir; enfin,
ils se prirent tristement par la main, et sortirent en chancelant de
cette salle funeste, sans savoir où ils allaient. Toutes les portes
s'ouvraient à leur approche, les Dives se prosternaient devant leurs
pas, des magasins de richesses se déployaient à leurs yeux; mais ils
n'avaient plus ni curiosité, ni orgueil, ni avarice. Avec la même
indifférence, ils entendaient les choeurs des Ginns, et voyaient les
superbes repas qui étaient étalés de toutes parts. Ils allaient errant
de chambre en chambre, de salle en salle, d'allée en allée, tous autant
de lieux sans bornes et sans limites, tous éclairés par une sombre
lueur, tous parés avec la même triste magnificence, tous parcourus par
des gens qui cherchaient le repos et le soulagement; mais qui le
cherchaient en vain, puisqu'ils portaient partout un coeur tourmenté
dans les flammes. Evités de tous ces malheureux qui, par leurs regards,
semblaient se dire les uns aux autres, c'est toi qui m'as séduit, c'est
toi qui m'as corrompu, ils se tenaient à l'écart, et attendaient dans
une angoisse effroyable le moment qui devait les rendre semblables à ces
objets de terreur.

Quoi! disait Nouronihar, le temps viendra-t-il que je retirerai ma main
de la tienne? Ah! disait Vathek, mes yeux cesseront-ils jamais de puiser
à longs traits la volupté dans les tiens? Les doux moments que nous
avons passés ensemble me seront-ils en horreur? Non, ce n'est pas toi
qui m'as mené dans ce lieu détestable, ce sont les principes impies par
lesquels Carathis a perverti ma jeunesse, qui ont causé ma perte et la
tienne: ah! que du moins elle souffre avec nous! En disant ces
douloureuses paroles, il appela un Afrite qui attisait un brasier, et
lui ordonna d'enlever la princesse Carathis du palais de Samarah, et de
la lui amener.

Après avoir donné cet ordre, le Calife et Nouronihar continuèrent de
marcher dans la foule silencieuse, jusqu'au moment où ils entendirent
parler au bout d'une galerie. Présumant que c'étaient des malheureux
qui, comme eux, n'avaient pas encore reçu leur arrêt final, ils se
dirigèrent d'après le son des voix, et trouvèrent qu'elles partaient
d'une petite chambre quarrée, où sur des sofas étaient assis quatre
jeunes hommes de bonne mine et une belle femme, qui s'entretenaient
tristement à la lueur d'une lampe. Ils avaient tous l'air morne et
abattu, et deux d'entr'eux s'embrassaient avec beaucoup
d'attendrissement. En voyant entrer le Calife et la fille de Fakreddin,
ils se levèrent civilement, les saluèrent et leur firent place. Ensuite,
celui qui paraissait le plus distingué de la compagnie, s'adressant au
Calife, lui dit: Etranger, qui sans doute êtes dans la même horrible
attente que nous, puisque vous ne portez pas encore la main droite sur
votre coeur; si vous venez passer avec nous les affreux moments qui
doivent s'écouler jusqu'à notre commun châtiment, daignez nous raconter
les aventures qui vous ont conduit en ce lieu fatal, et nous vous
apprendrons les nôtres, qui ne méritent que trop d'être entendues. Se
retracer ses crimes, quoiqu'il ne soit plus temps de s'en repentir, est
la seule occupation qui convienne à des malheureux tels que nous.

Le Calife et Nouronihar consentirent à cette proposition, et Vathek
prenant la parole, leur fit, non sans gémir, un sincère récit de tout ce
qui lui était arrivé. Lorsqu'il eut fini sa pénible narration, le jeune
homme qui lui avait parlé, commença la sienne de la manière suivante.

Histoire des deux Princes amis, Alasi et Firouz, enfermés dans le palais
du feu souterrain.

Histoire du Prince Barkiarokh enfermé dans le palais du feu souterrain.

Histoire du Prince Kalilah et de la Princesse Zulkais enfermés dans le
palais du feu souterrain.

Le troisième Prince en était au milieu de son récit, quand il fut
interrompu par un bruit qui fit trembler et entr'ouvrir la voûte.
Bientôt après, une vapeur se dissipant peu-à-peu, laissa voir Carathis
sur le dos de l'Afrite, qui se plaignait horriblement de son fardeau.
Elle sauta à terre, et s'approchant de son fils, lui dit: Que fais-tu
ici dans cette petite chambre? Voyant que les Dives t'obéissent, j'ai
cru que tu étais placé sur le trône des Rois préadamites.

Femme exécrable, répondit le Calife, que maudit soit le jour où tu m'as
mis au monde! Va, suis cet Afrite, qu'il te mène dans la salle du
prophète Suleïman; là, tu apprendras à quoi est destiné ce palais qui
t'a paru si désirable, et combien je dois abhorrer les connaissances
impies que tu m'as données!--La puissance où tu es parvenu, t'a-t-elle
troublé la tête, répliqua Carathis? Je ne demande pas mieux que de
rendre mes hommages à Suleïman le prophète. Il faut pourtant que tu
saches que l'Afrite m'ayant dit que ni toi ni moi ne retournerions à
Samarah, je l'ai prié de me laisser mettre ordre à mes affaires, et
qu'il a eu la politesse d'y consentir. Je n'ai pas manqué de mettre à
profit ces instants; j'ai mis le feu à notre tour, où j'ai brûlé tout
vif les muets, les négresses, les torpèdes et les serpents, qui pourtant
m'avaient rendu beaucoup de services, et j'en aurais fait autant au
grand visir, s'il ne m'avait pas abandonnée pour Motavekel. Quant à
Bababalouk, qui avait eu la sottise de retourner à Samarah, et tout
bonnement d'y trouver des maris pour tes femmes, je l'aurais mis à la
torture, si j'en avais eu le temps; mais comme j'étais pressée, je l'ai
seulement fait prendre, après lui avoir tendu un piége pour l'attirer
auprès de moi, aussi bien que les femmes; je les ai fait enterrer toutes
vivantes par mes négresses, qui ont ainsi employé leurs derniers moments
à leur grande satisfaction. Pour Dilara, qui m'a toujours plu, elle a
montré son esprit en se mettant ici-près au service d'un Mage, et je
pense qu'elle sera bientôt des nôtres. Vathek était trop consterné pour
exprimer l'indignation que lui causait un tel discours; il ordonna à
l'Afrite d'éloigner Carathis de sa présence, et resta dans une morne
rêverie que ses compagnons n'osèrent troubler.

Cependant Carathis pénétra brusquement jusqu'au dôme de Suleïman, et
sans faire la moindre attention aux soupirs du Prophète, elle ôta
audacieusement les couvercles des vases, et s'empara des talismans.
Alors, élevant une voix telle qu'on n'en avait jamais entendue dans ce
funeste Empire, elle força les Dives à lui montrer les trésors les plus
cachés, les antres les plus mystérieux, que l'Afrite lui-même n'avait
jamais vus. Elle passa par des descentes rapides qui n'étaient connues
que d'Eblis et des plus puissants de ses favoris, et pénétra au moyen de
ces talismans jusqu'aux entrailles de la terre d'où souffle le Sansar,
vent glacé de la mort: rien n'effrayait son coeur indomptable. Elle
trouvait cependant chez tout ce monde qui portait la main droite sur le
coeur une petite singularité qui ne lui plaisait pas.

Comme elle sortait d'un des abîmes, Eblis se présenta à ses regards.
Mais malgré tout l'imposant de sa majesté, elle ne perdit pas
contenance, et lui fit même son compliment avec beaucoup de présence
d'esprit: ce superbe Monarque lui répondit: Princesse, dont les
connaissances et les crimes méritent un siége élevé dans mon empire,
vous faites bien d'employer le loisir qui vous reste; car les flammes et
les tourments qui s'empareront bientôt de votre coeur, vous donneront
assez d'occupation. En disant ces mots, il disparut dans les draperies
de son tabernacle.

Carathis resta un peu interdite; mais résolue d'aller jusqu'au bout, et
de suivre le conseil d'Eblis, elle assembla tous les choeurs des Ginns,
et tous les Dives pour en recevoir les hommages. Elle marchait ainsi en
triomphe, à travers une vapeur de parfums, et aux acclamations de tous
les Esprits malins dont la plupart étaient de sa connaissance. Elle
allait même détrôner un des Solimans pour prendre sa place, quand une
voix sortant de l'abîme de la mort, cria: Tout est accompli! Aussitôt le
front orgueilleux, de l'intrépide Princesse se couvrit des rides de
l'agonie; elle jeta un cri douloureux, et son coeur devint un brasier
ardent: elle y porta la main pour ne l'en retirer jamais.

Dans cet état de délire, oubliant ses vues ambitieuses et sa soif des
sciences qui doivent être cachées aux mortels, elle renversa les
offrandes que les Ginns avaient déposées à ses pieds; et maudissant
l'heure de sa naissance et le sein qui l'avait portée, elle se mit à
courir pour ne plus s'arrêter, ni goûter un moment de repos.

A peu près dans ce même temps, la même voix avait annoncé au Calife, à
Nouronihar, aux quatre Princes et à la Princesse, le décret irrévocable.
Leurs coeurs venaient de s'embraser; et ce fut alors qu'ils perdirent le
plus précieux des dons du ciel, l'_espérance_! Ces malheureux s'étaient
séparés en se jetant des regards furieux. Vathek ne voyait plus dans
ceux de Nouronihar que rage et que vengeance; elle ne voyait plus dans
les siens qu'aversion et désespoir. Les deux Princes amis, qui jusqu'à
ce moment s'étaient tenus tendrement embrassés, s'éloignèrent l'un de
l'autre en frémissant. Kalilah et sa soeur se firent mutuellement un
geste d'imprécation. Tous, par des contorsions effroyables et des cris
étouffés, témoignèrent l'horreur qu'ils avaient d'eux-mêmes: tous se
plongèrent dans la foule maudite pour y errer dans une éternité de
peines.

                   *       *       *       *       *

Tel fut, et tel doit être le châtiment des passions effrénées, et des
actions atroces; telle sera la punition de la curiosité aveugle, qui
veut pénétrer au-delà des bornes que le Créateur a mises aux
connaissances humaines; de l'ambition, qui, voulant acquérir des
sciences réservées à de plus pures intelligences, n'acquiert qu'un
orgueil insensé, et ne voit pas que l'état de l'homme est d'être humble
et ignorant.

Ainsi le Calife Vathek, qui, pour parvenir à une pompe vaine, et à une
puissance défendue, s'était noirci de mille crimes, se vit en proie à
des remords, et à une douleur sans fin et sans borne; ainsi l'humble, le
méprisé Gulchenrouz, passa des siècles dans la douce tranquillité et le
bonheur de l'enfance.


FIN.




NOTES.


PAGE 1.

  [1] _Calife._--Chez les Mahométans, ce titre comprend à la fois les
    caractères réunis de prophète, de prêtre et de roi; on l'emploie
    pour signifier le Vicaire de Dieu sur la terre.--_Etat de l'Empire
    Ottoman, par Habesci, pag. 9. d'Herbelot, page 985._

  [2] _Expirait à l'instant._--L'auteur de Nighiaristan nous a conservé
    ce qui vient à l'appui de ce récit; et il n'y a aucune histoire de
    Vathek, dans laquelle il ne soit fait mention de son oeil terrible.

PAGE 2.

  [3] _Omar Ben Abdalaziz._--Calife distingué de tous les autres par sa
    tempérance, et son abnégation de lui-même; au point que l'on croit
    qu'il a été reçu dans le sein de Mahomet, en récompense de son
    abstinence exemplaire dans un siècle de corruption.--_D'Herbelot, p.
    690._

  [4] _Samarah._--Ville de l'Iraque Babylonien, que l'on suppose avoir
    été située sur le lieu où Nembrod éleva sa tour. Khondemir raconte
    dans la vie de Motassem, que ce prince quitta Bagdad pour terminer
    les disputes qui s'élevaient continuellement entre les habitants de
    cette ville et ses esclaves Turcs; et qu'il choisit une situation
    dans la plaine de Catoul, où il bâtit Samarah. On assure qu'il avait
    dans les écuries de cette ville cent trente mille chevaux pies, dont
    chacun transporta par son ordre un sac de terre sur la place qu'il
    avait choisie: de cet amas énorme, il se forma une élévation qui
    dominait sur toute l'étendue de Samarah, et qui servit de base à son
    magnifique palais.--_D'Herbelot, p. 752. 808. 985. Anecdotes Arabes,
    p. 413._

PAGE 3.

  [5] _Mani._--Cet artiste vivait sous le règne de Schabur ou Sapor,
    fils d'Ardschir Babegan; il était peintre et sculpteur de
    profession, et il fut fondateur de la secte des
    Manichéens.--_D'Herbelot, p. 548._

PAGE 23.

  [6] _Giaour._--Infidèle.

PAGE 56.

  [7] _Vases de Fagfouri._--Les Orientaux donnent le nom de Fagfouri à
    la porcelaine de la Chine, dont l'usage est ancien chez eux. Ils
    appellent l'Empereur de la Chine, le Fagfour.

PAGE 57.

  [8] _Istakhar._--Cette cité était, sous les Rois des trois premières
    races, l'ancienne Persépolis, la capitale de la Perse. L'auteur du
    Lebtarikh dit que Kischtab établit son séjour dans cette ville;
    qu'il y érigea plusieurs temples consacrés à l'élément du feu; et
    qu'il fit creuser pour lui-même et ses successeurs, des sépulcres
    dans les rochers de la montagne qui communiquaient à la cité. Les
    ruines qui restent encore des colonnes et des figures mutilées par
    Alexandre et par le temps, prouvent évidemment que ces anciens
    potentats avaient choisi cet endroit pour leur
    sépulture.--_D'Herbelot, p. 327._

  [9] _Gian Ben Gian._--Par ce nom l'on distinguait le Monarque de cette
    espèce d'êtres appelés par les Arabes, _Gian_, ou _Ginn_ qui
    signifie Génie, et par les Tarikhs _Thabari_, Feez ou Fées. Gian Ben
    Gian était fameux par ses expéditions guerrières et par ses édifices
    prodigieux; suivant les écrivains Orientaux, les pyramides d'Egypte
    étaient au nombre des monuments de sa puissance.--_D'Herbelot, p.
    396. Bailly, sur l'Atlantide, p. 147._

  [10] _Sultans préadamites._--Ces Monarques, qui étaient au nombre de
    soixante-douze, avaient chacun le gouvernement d'une espèce
    distincte d'êtres raisonnables, antérieurs à l'existence
    d'Adam.--_D'Herbelot, p. 820._

PAGE 59.

  [11] _Rocnabad._--Le ruisseau de ce nom coule près de la cité de
    Schiraz. Ses eaux sont extraordinairement claires et limpides, et
    ses bords couverts de la plus belle verdure.

PAGE 62.

  [12] _Pots remplis de scorpions._--C'était un goût de famille.
    Motavekel, frère de Vathek, régalait ses convives de la même manière
    et s'amusait aussi quelquefois à les guérir avec une thériaque
    admirable.--_D'Herbelot, p. 641._

  [13] _Moullahs._--Titre de ceux qui, chez les Mahométans, étaient
    élevés dans la science des lois: de leur classe on tirait les Juges
    des villes et des provinces.

PAGE 63.

  [14] _Bababalouk, hors de lui._--L'énormité de la profanation de
    Vathek ne peut être sentie que par un Musulman orthodoxe, ou par
    quelqu'un qui se rappelle l'ablution et la prière indispensablement
    requises en pareil cas.--_Disc. prél. de Sale, p. 139. Alcoran,
    chap. iv. Etat de l'Empire Ottoman, par Habetei, p. 93._

PAGE 65.

  [15] _Vin de Schiraz._--Schiraz était fameuse dans l'Orient pour les
    vins de différentes sortes qu'elle produisait, mais particulièrement
    pour son vin rouge, qui était même plus estimé que le vin blanc de
    Kirmith.

PAGE 80.

  [16] _Des fours d'argent._--Les fours portatifs étaient une partie des
    meubles des voyageurs Orientaux. S. Jérôme (_Compl. 8. 10._) les a
    décrits en détail. Ceux des Califes étaient de la même espèce,
    excepté qu'ils étaient d'argent au lieu de cuivre.

PAGE 81.

  [17] _La Simorgue._--C'est cet oiseau chimérique de l'Orient dont on
    dit tant de merveilles. Il avait non-seulement le don de la raison,
    mais encore la connaissance de toutes les langues; d'où l'on peut
    conclure que c'était un génie sous une forme empruntée. Cette
    créature rapporte d'elle-même qu'elle avait vu douze fois commencer
    et finir la grande révolution de sept mille ans, et que dans sa
    durée, le monde avait été sept fois dépeuplé, et sept fois repeuplé
    d'habitants. Elle est représentée comme la grande amie de la race
    d'Adam et l'ennemie la plus décidée des Dives. Tahamurath et Aherman
    apprirent par ses prédictions tout ce qui devait leur arriver, et
    ils obtinrent qu'elle les seconderait dans toutes leurs entreprises.
    Tahamurath, armé du bouclier de Gian Ben Gian, fut porté dans l'air
    par la Simorgue, au-dessus du noir désert jusqu'à la montagne de
    Caf; le panache de son casque était de plumes tirées du sein de cet
    oiseau. La Simorgue était invulnérable dans les combats, et les
    héros qu'elle favorisait, ne manquaient jamais de réussir.
    Quoiqu'elle fût assez puissante pour exterminer ses ennemis,
    cependant on supposait qu'il lui était interdit d'exercer ce fatal
    pouvoir. Pour prouver combien la Providence est universelle dans le
    soin qu'elle prend des êtres créés, Sadi prétend que la Simorgue,
    malgré sa masse immense, n'est pas embarrassée de trouver sa
    nourriture sur la montagne de Caf.

PAGE 82.

  [18] _Afrites._--C'était une espèce de Méduse ou Lamie, le plus
    terrible et le plus cruel de tous les ordres des Dives.

PAGE 88.

  [19] _Le Bismillah._--Ce mot qui est à la tête de tous les chapitres
    de l'Alcoran, excepté le dix-neuvième, signifie «Au nom du Dieu
    très-miséricordieux.»

PAGE 90.

  [20] _Tecthravan._--Cette espèce de trône ambulant, quoique plus
    commun à présent que dans le temps de Vathek, est encore réservé aux
    personnes du premier rang.

PAGE 103.

  [21] _Des petits plats d'abomination._--Le Koran a établi diverses
    distinctions, relativement à différentes sortes de nourritures; et
    beaucoup de Mahométans sont assez scrupuleux pour ne pas toucher à
    la viande de certains animaux, sur lesquels on a oublié de
    prononcer, à l'instant de leur mort, le mot de Bismillah.--_Cérém.
    Relig. vol. vii. p. 110._

PAGE 104.

  [22] _Périses._--Le mot _Péri_, dans le langage Persan, signifie cette
    belle race de créatures qui tient le milieu entre les anges et les
    hommes. Les Arabes lui donnent le nom de Ginn ou Génie; et nous,
    d'après les Persans, peut-être, nous les appelons, Fées.

PAGE 109.

  [23] _Meignoun et Leilah._--Ces personnages sont considérés par les
    Arabes comme les amants les plus beaux et les plus fidèles. Leurs
    amours ont été célébrées avec tous les charmes de la poésie dans les
    différentes langues de l'Orient.

PAGE 111.

  [24] _Shaddukian et Ambreabad._--Deux villes des Péries dans la région
    imaginaire du Ginnistan. La première signifie _plaisir_ et _désir_,
    l'autre la _cité de l'ambre gris_.--Voyez _Richardson, Dissert. p.
    169._

PAGE 118.

  [25] _Sombres Goules._--_Goul_ ou _Ghul_ en Arabe, signifie un objet
    épouvantable qui ôte l'usage des sens. De là dérive le nom de ces
    espèces de monstres qui passent pour habiter les forêts, les
    cimetières et les autres places désertes. On raconte que
    non-seulement ils déchirent les vivants, mais encore déterrent les
    morts pour les dévorer.--_Richardson, dissert. p. 174, 274._ _Voyez
    aussi_ l'histoire d'Amine dans les Mille et une Nuits.

PAGE 119

  [26] _Plumes de héron toutes étincelantes d'escarboucles._--Les
    panaches de cette sorte font partie des attributs de la royauté
    Orientale.

PAGE 120.

  [27] _L'escarboucle de Giamchid._--Ce puissant Potentat était le
    quatrième souverain de la Dynastie des Pischadians, et frère ou
    neveu de Tahamurath. Son vrai nom était Giam ou Gem et Shilo,
    lequel, dans l'ancien langage Persan, signifie le soleil, allusion
    faite à la majesté de sa personne, ou à la splendeur de ses actions.

PAGE 132.

  [28] _Les cris de Leillah-Illeilah._--Ces exclamations qui signifient,
    «Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu,» étaient ordinairement
    prononcées avec une violente émotion.

PAGE 135.

  [29] _Monkir et Nekir._--Deux Anges noirs, dont la fonction est
    d'examiner tous les objets concernant la foi. Quiconque ne leur rend
    pas un compte satisfaisant est certain d'être assommé avec des
    massues de fer rouge, et d'être tourmenté au-delà de toute
    expression.--_Cérém. Relig. vol. V. p. 101, vol. VII. p. 59, 68,
    118._

  [30] _Le pont fatal._--Ce pont, nommé Al Siral en Arabe, est supposé
    s'étendre sur le gouffre infernal. On le représente aussi mince que
    le fil d'une toile d'araignée et aussi étroit que le tranchant de la
    lame d'un sabre.

PAGE 166.

  [31] _Eblis._--D'Herbelot prétend que ce mot est une corruption du
    grec _diabolos_. C'est une qualification conférée par les Arabes au
    premier des Anges apostats. Il est représenté comme exilé dans les
    régions infernales, pour avoir refusé à Adam l'hommage que Dieu
    lui-même avait ordonné de lui rendre.

PAGE 180.

  [32] _Balkis._--Nom de la reine de Saba, venue du Midi pour admirer la
    sagesse et la gloire de Salomon. Le Koran représente cette reine,
    comme une adoratrice du feu. Salomon a la réputation de l'avoir
    non-seulement traitée avec magnificence, mais encore de l'avoir
    honorée de son trône et de son lit.--_Alcoran chap. XXVII. et les
    notes de Sale. D'Herbelot, p. 182._

PAGE 189.

  [33] _Ouranbad._--Ce monstre est représenté sous la figure d'une hydre
    ailée, très-féroce, et tient de la classe des Rakshes, qui font leur
    nourriture ordinaire de serpents et de dragons; du Soham, qui a la
    tête d'un cheval, avec quatre yeux, et le corps d'un dragon couleur
    de feu; du Syl, espèce de basilic, avec une face humaine si
    effroyable, qu'aucun mortel ne peut supporter son aspect; et ainsi
    des autres.--_Voyez les titres respectifs dans le_ Dictionnaire
    Persan, Arabe et Anglais de Richardson.

PAGE 190.

  [34] _La forteresse d'Aherman._--Dans la mythologie Orientale, Aherman
    est réputé le démon de la discorde. Les anciens romans de la Perse
    abondent en descriptions de cette forteresse, dans laquelle les
    démons subalternes s'assemblent pour recevoir les lois de leurs
    princes; et c'est de là qu'ils partent pour aller exercer leur
    malice sur toute la terre.--_D'Herbelot, p. 71._

  [35] _Les salles d'Argenk._--Les salles de ce puissant Dive qui
    régnait dans les montagnes de Caf, contenaient les statues des
    soixante-douze Solimans, et les portraits des différentes créatures
    qui leur étaient attachées. Aucune d'entr'elles n'avait rien qui
    ressemblât à la figure humaine.


FIN DES NOTES.


LONDRES:

SCHULZE ET CO. POLAND STREET.






End of the Project Gutenberg EBook of Vathek, by William Beckford

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VATHEK ***

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LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
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LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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