Micromégas

By Voltaire

The Project Gutenberg Etext of Micromegas
by Voltaire
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Title: Micromegas

Author: Voltaire

Release Date: November, 2003  [Etext #4649]
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Edition: 10

Language: French


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			     OEUVRES

			       DE

			    VOLTAIRE.

			   TOME XXXIII

	      DE L' IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,

			RUE JACOB, N° 24.




			     OEUVRES

			       DE

			    VOLTAIRE

	      PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

			PAR  M. BEUCHOT.

			  TOME XXXIII.

			ROMANS.  TOME   I.

			    A PARIS,

		     CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

	 RUE DE L'ÉPERON, K° 6.  WERDET ET LEQUIEN FILS,

		     RUE DU BATTOIR, N° 2O.

			   MDCCCXXIX.




			   MICROMÉGAS,

		     HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.


Préface de l'Éditeur

L'immense correspondance de Voltaire ne contient pas un mot qui
puisse faire connaître l'époque de la publication de
_Micromégas_.  L'édition que je crois l'originale est sans
millésime et avec un titre gravé.  L'abbé Trublet, dans ses
_Mémoires sur Fontenelle_, n'hésite pas à dire que _Micromégas_
est dirigé contre Fontenelle; mais il ne parle pas de la date de
sa publication.  J'ai donc conservé celle que donnent les
éditions de Kehl (1752).  Il existe cependant de Micromégas une
édition portant la date de 1700.  Cette date est-elle
authentique? je n'oserais l'affirmer ; loin de là.  J'ai donc
suivi les éditions de Kehl, où Micromégas est précédé de
l'Avertissement que voici :

  Ce roman peut, être regardé comme une imitation d'un des
  voyages de Gulliver.  II contient plusieurs allusions.  Le nain
  dé Saturne est M. de Fontenelle.  Malgré sa douceur, sa
  circonspection, sa philosophie, qui devait lui faire aimer
  celle de M. de Voltaire, il s'était lié avec les ennemis de ce
  grand homme, et avait paru partager, sinon leur haine, du moins
  leurs préventions.  Il fut fort blessé du rôle qu'il jouait
  dans ce roman, et d'autant plus peut-être que la critique était
  juste, quoique sévère, et que les éloges qui s'y mêlaient y
  donnaient encore plus de poids.  Le mot qui termine l'ouvrage
  n'adoucit point la blessure, et le bien qu'on dit du secrétaire
  de l'académie de Paris ne consola point M. de Fontenelle des
  plaisanteries qu'on se permettait sur celui de l'académie de
  Saturne.

				------

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix.  Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un --, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

                                                BEUCHOT.

4 octobre 1829.





			   MICROMÉGAS,

		     HISTOIRE PHILOSOPHIQUE.





CHAPITRE I.

Voyage d'un habitant du monde de l'étoile Sirius dans la planète
de Saturne.

Dans une de ces planètes qui tournent autour de l'étoile nommée
Sirius il y avait un jeune homme de beaucoup d'esprit, que j'ai
eu l'honneur de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur
notre petite fourmilière; il s'appelait Micromégas[1], nom qui
convient fort à tous les grands.  Il avait huit lieues de haut:
j'entends par huit lieues, vingt-quatre mille pas géométriques de
cinq pieds chacun.

  [1] De _micros_, petit, et de _megas_, grand.  B.


Quelques géomètres[2], gens toujours utiles au public, prendront
sur-le-champ la plume, et trouveront que, puisque M. Micromégas,
habitant du pays de Sirius, a de la tête aux pieds vingt-quatre
mille pas, qui font cent vingt mille pieds de roi, et que nous
autres citoyens de la terre nous n'avons guère que cinq pieds, et
que notre globe a neuf mille lieues de tour; ils trouveront,
dis-je, qu'il faut absolument que le globe qui l'a produit ait au
juste vingt-un millions six cent mille fois plus de circonférence
que notre petite terre.  Rien n'est plus simple et plus ordinaire
dans la nature.  Les états de quelques souverains d'Allemagne ou
d'Italie, dont on peut faire le tour en une demi-heure, comparés
à l'empire de Turquie, de Moscovie, ou de la Chine, ne sont
qu'une très faible image des prodigieuses différences que la
nature a mises dans tous les êtres.

  [2] C'est ainsi qu'on lit dans les premières éditions.
  D'autres, au lieu de _géomètres_, portent _algébristes_.  B.


La taille de son excellence étant de la hauteur que j'ai dite,
tous nos sculpteurs et tous nos peintres conviendront sans peine
que sa ceinture peut avoir cinquante mille pieds de roi de tour;
ce qui fait une très jolie proportion.  [3]Son nez étant le tiers
de son beau visage, et son beau visage étant la septième partie
de la hauteur de son beau corps, il faut avouer que le nez du
Sirien a six mille trois cent trente-trois pieds de roi plus une
fraction; ce qui était à démontrer.

  [3] Je rétablis celte phrase d'après les premières éditions.
  B.


Quant à son esprit, c'est un des plus cultivés que nous ayons; il
sait beaucoup de choses; il en a inventé quelques unes: il
n'avait pas encore deux cent cinquante ans; et il étudiait, selon
la coutume, au collège le plus célèbre[4] de sa planète,
lorsqu'il devina, par la force de son esprit, plus de cinquante
propositions d'Euclide.  C'est dix-huit de plus que Blaise
Pascal, lequel, après en avoir deviné trente-deux en se jouant, à
ce que dit sa soeur, devint depuis un géomètre assez médiocre[5],
et un fort mauvais métaphysicien.  Vers les quatre cent cinquante
ans, au sortir de l'enfance, il disséqua beaucoup de ces petits
insectes qui n'ont pas cent pieds de diamètre, et qui se dérobent
aux microscopes ordinaires; il en composa un livre fort curieux,
mais qui lui fit quelques affaires.  Le muphti de son pays, grand
vétillard, et fort ignorant, trouva dans son livre des
propositions suspectes, malsonnantes, téméraires[6], hérétiques,
sentant l'hérésie, et le poursuivit vivement: il s'agissait de
savoir si la forme substantielle des puces de Sirius était de
même nature que celle des colimaçons.  Micromégas se défendit
avec esprit; il mit les femmes de son côté; le procès dura deux
cent vingt ans.  Enfin le muphti fit condamner le livre par des
jurisconsultes qui ne l'avaient pas lu, et l'auteur eut ordre de
ne paraître à la cour de huit cents années[7].


  [4] Au lieu de _le plut célèbre_, qu'on lit dans la première
  édition, les êdilions postérieures portent: _des jésuites_.  B.

  [5] Pascal devint un très grand géomètre, non dans la classe de
  ceux qui ont contribué par de grandes découvertes au progrès
  des sciences, comme Descartes, Newton, mais dans celle des
  géomètres qui ont montré par leurs ouvrages un génie du premier
  ordre.  K.

  [6] L'édition que je crois l'originale, porte: _téméraires,
  sentant l'hérésie_.  Le texte actuel existe dès 1756.  B.

  [7] M. de Voltaire avait été persécuté par le théatin Boyer,
  pour avoir dit dans ses _Lettres philosophiques_ que les
  facultés de nôtre ame se développent en même temps que nos
  organes, de la même manière que les facultés de l'ame des
  animaux.  K.


Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui
n'était remplie que de tracasseries et de petitesses.  Il fit une
chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne
s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète,
pour achever de se former _l'esprit et le coeur_[8], comme l'on
dit.  Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline
seront sans doute étonnés des équipages de là-haut; car nous
autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien
au-delà de nos usages.  Notre voyageur connaissait
merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces
attractives et répulsives.  Il s'en servait si à propos, que,
tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité
d'une comète, il allait de globe en globe lui et les siens, comme
un oiseau voltige de branche en branche.  Il parcourut la voie
lactée en peu de temps; et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit
jamais, à travers les étoiles dont elle est semée, ce beau ciel
empyrée que l'illustre vicaire Derham[9] se vante d'avoir vu au
bout de sa lunette.  Ce n'est pas que je prétende que M. Derham
ait mal vu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les
lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire
personne.  Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le
globe de Saturne.  Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses
nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et
de ses habitants, se défendre de ce sourire de supériorité qui
échappe quelquefois aux plus sages.  Car enfin Saturne n'est
guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens
de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut
ou environ.  Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, à peu
près comme un musicien italien se met à rire de la musique de
Lulli, quand il vient en France.  Mais, comme le Sirien avait un
bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort
bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de
haut.  Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir
étonnés.  Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de
l'académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait, à
la vérité, rien inventé, mais qui rendait un fort bon compte des
inventions des autres, et qui fesait passablement de petits vers
et de grands calculs.  Je rapporterai ici, pour la satisfaction
des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un
jour avec M. le secrétaire.

  [8] Voyez ma note, page 110.  B.  [cette note, dans _Zadig_,
  dit: "Ce trait porte surtout contre Rollin, qui emploie souvent
  ces expressions dans son _Traité des études_.  Voltaire y
  revient souvent: voyez, dans le présent volume, le chapitre I
  de _Micromégas_, et dans le tome XXXIV, le chapitre XI de
  l'_Homme aux quarante écus_, le chapitre IX du _Taureau blanc_;
  et tome XI, le second vers du chant VIII de _la Pucelle_.  B."]

  [9] Savant Anglais, autour de la _Théologie astronomique_, de
  quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver
  l'existence de Dieu par le détail des merveilles de la nature:
  malheureusement lui et ses imitateurs se trompent souvent dans
  l'exposition de ces merveilles; ils s'extasient sur la sagesse
  qui se montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que
  ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont supposé; alors
  c'est ce nouvel ordre qui leur parait un chef-d'oeuvre de
  sagesse.  Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre,
  les a décrédités.  On sait trop d'avance que, de quelque
  manière que les choses soient, l'auteur finira toujours par les
  admirer.  K.



CHAPITRE II.

Conversation de l'habitant de Sirius avec celui de Saturne.


Après que son excellence se fut couchée, et que le secrétaire se
fut approché de son visage, Il faut avouer, dit Micromégas, que
la nature est bien variée.  Oui, dit le Saturnien, la nature est
comme un parterre dont les fleurs.....  Ah! dit l'autre, laissez
là votre parterre.  Elle est, reprit le secrétaire, comme une
assemblée de blondes et de brunes, dont les parures....  Eh!
qu'ai-je à faire de vos brunes? dit l'autre.  Elle est donc comme
une galerie de peintures dont les traits.....  Eh non! dit le
voyageur, encore une fois la nature est comme la nature.
Pourquoi lui chercher des comparaisons?  Pour vous plaire,
répondit le secrétaire.  Je ne veux point qu'on me plaise,
répondit le voyageur; je veux qu'on m'instruise; commencez
d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de
sens.  Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien; et
nous nous plaignons tous les jours du peu.  Notre imagination va
au-delà de nos besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et
douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop
bornés; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand
de passions qui résultent de nos soixante et douze sens, nous
avons tout le temps de nous ennuyer.  Je le crois bien, dit
Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens;
et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais
quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes
peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits.
J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au-dessous de nous;
j'en ai vu de fort supérieurs: mais je n'en ai vu aucuns qui
n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins
que de satisfaction.  J'arriverai peut-être un jour au pays où il
ne manque rien; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de
nouvelles positives de ce pays-là.  Le Saturnien et le Sirien
s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de
raisonnements fort ingénieux et fort incertains, il en fallut
revenir aux faits.  Combien de temps vivez-vous? dit le Sirien.
Ah!  bien peu, répliqua le petit homme de Saturne.  C'est tout
comme chez nous, dit le Sirien: nous nous plaignons toujours du
peu.  Il faut que ce soit une loi universelle de la nature.
Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes
révolutions du soleil.  (Cela revient à quinze mille ans ou
environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est
mourir presque au moment que l'on est né; notre existence est un
point, notre durée un instant, notre globe un atome.  A peine
a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant
qu'on ait de l'expérience.  Pour moi, je n'ose faire aucuns
projets; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan
immense.  Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure
ridicule que je fais dans ce monde.  Micromégas lui repartit: Si
vous n'étiez pas philosophe, je craindrais de vous affliger en
vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que
la vôtre; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son
corps aux éléments, et ranimer la nature sous une autre forme, ce
qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu,
avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément
la même chose.  J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois
plus long-temps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait
encore.  Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent
prendre leur parti et remercier l'Auteur de la nature.  Il a
répandu sur cet univers une profusion de variétés avec une espèce
d'uniformité admirable.  Par exemple tous les êtres pensants sont
différents, et tous se ressemblent au fond par le don de la
pensée et des désirs.  La matière est partout étendue; mais elle
a dans chaque globe des propriétés diverses.  Combien
comptez-vous de ces propriétés diverses dans votre matière? Si
vous parlez de ces propriétés, dit le Saturnien, sans lesquelles
nous croyons que ce globe ne pourrait subsister tel qu'il est,
nous en comptons trois cents, comme l'étendue, l'impénétrabilité,
la mobilité, la gravitation, la divisibilité, et le reste.
Apparemment, répliqua le voyageur, que ce petit nombre suffit aux
vues que le Créateur avait sur votre petite habitation.  J'admire
en tout sa sagesse; je vois partout des différences, mais aussi
partout des proportions.  Votre globe est petit, vos habitants le
sont aussi; vous avez peu de sensations; votre matière a peu de
propriétés; tout cela est l'ouvrage de la Providence.  De quelle
couleur est votre soleil bien examiné? D'un blanc fort jaunâtre,
dit le Saturnien; et quand nous divisons un de ses rayons, nous
trouvons qu'il contient sept couleurs.  Notre soleil tire sur le
rouge, dit le Sirien, et nous avons trente-neuf couleurs
primitives.  Il n'y a pas un soleil, parmi tous ceux dont j'ai
approché, qui se ressemble, comme chez vous il n'y a pas un
visage qui ne soit différent de tous les autres.

Après plusieurs questions de cette nature, il s'informa combien
de substances essentiellement différentes on comptait dans
Saturne.  Il apprit qu'on n'en comptait qu'une trentaine, comme
Dieu, l'espace, la matière, les êtres étendus qui sentent, les
êtres étendus qui sentent et qui pensent, les êtres pensants qui
n'ont point d'étendue; ceux qui se pénètrent, ceux qui ne se
pénètrent pas, et le reste.  Le Sirien, chez qui on en comptait
trois cents et qui en avait découvert trois mille autres dans ses
voyages, étonna prodigieusement le philosophe de Saturne.  Enfin,
après s'être communiqué l'un à l'autre un peu de ce qu'ils
savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient pas, après avoir
raisonné pendant une révolution du soleil, ils résolurent de
faire ensemble un petit voyage philosophique.

CHAPITRE III.

Voyage des deux habitants de Sirius et de Saturne.

Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer dans
l'atmosphère de Saturne avec une fort jolie provision
d'instruments de mathématiques, lorsque la maîtresse du
Saturnien, qui en eut des nouvelles, vint en larmes faire ses
remontrances.  C'était une jolie petite brune qui n'avait que six
cent soixante toises, mais qui réparait par bien des agréments la
petitesse de sa taille.  Ah! cruel! s'écria-t-elle, après t'avoir
résisté quinze cents ans, lorsque enfin je commençais à me
rendre, quand j'ai à peine passé cent[1] ans entre tes bras, tu
me quittes pour aller voyager avec un géant d'un autre monde; va,
tu n'es qu'un curieux, tu n'as jamais eu d'amour: si tu étais un
vrai Saturnien, tu serais fidèle.  Où vas-tu courir? que veux-tu?
nos cinq lunes sont moins errantes que toi, notre anneau est
moins changeant.  Voilà qui est fait, je n'aimerai jamais plus
personne.  Le philosophe l'embrassa, pleura avec elle, tout
philosophe qu'il était; et la dame, après s'être pâmée, alla se
consoler avec un petit-maître du pays.

  [1] L'édition de 1773 est la première qui porte _cent_; toutes les
  éditions précédentes portent: _deux cents_.  B.


Cependant nos deux curieux partirent; ils sautèrent d'abord sur
l'anneau, qu'ils trouvèrent assez plat, comme l'a fort bien
deviné un illustre habitant de notre petit globe[2]; de là ils
allèrent aisément de lune en lune.  Une comète passait tout
auprès de la dernière; ils s'élancèrent sur elle avec leurs
domestiques et leurs instruments.  Quand ils eurent fait environ
cent cinquante millions de lieues, ils rencontrèrent les
satellites de Jupiter.  Ils passèrent dans Jupiter même, et y
restèrent une année, pendant laquelle ils apprirent de fort beaux
secrets qui seraient actuellement sous presse sans messieurs les
inquisiteurs, qui ont trouvé quelques propositions un peu dures.
Mais j'en ai lu le manuscrit dans la bibliothèque de l'illustre
archevêque de...., qui m'a laissé voir ses livres avec cette
générosité et cette bonté qu'on ne saurait assez louer.  Aussi je
lui promets un long article dans la première édition qu'on fera
de Moréri, et je n'oublierai pas surtout messieurs ses enfants,
qui donnent une si grande espérance de perpétuer la race de leur
illustre père.

  [2] Huygens.  Voyez.  tome XXVI, page 398.  B.


Mais revenons à nos voyageurs.  En sortant de Jupiter, ils
traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues, et ils
côtoyèrent la planète de Mars, qui, comme on sait, est cinq fois
plus petite que notre petit globe; ils virent deux lunes qui
servent à cette planète, et qui ont échappé aux regards de nos
astronomes.  Je sais bien que le père Castel écrira, et même
assez plaisamment, contre l'existence de ces deux lunes; mais je
m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie.  Ces bons
philosophes-là savent combien il serait difficile que Mars, qui
est si loin du soleil, se passât à moins de deux lunes.  Quoi
qu'il en soit, nos gens trouvèrent cela si petit, qu'ils
craignirent de n'y pas trouver de quoi coucher, et ils passèrent
leur chemin comme deux voyageurs qui dédaignent un mauvais
cabaret de village, et poussent jusqu'à la ville voisine.  Mais
le Sirien et son compagnon se repentirent bientôt.  Ils allèrent
long-temps, et ne trouvèrent rien.  Enfin ils aperçurent une
petite lueur, c'était la terre; cela fit pitié à des gens qui
venaient de Jupiter.  Cependant, de peur de se repentir une
seconde fois, ils résolurent de débarquer.  Ils passèrent sur la
queue de la comète, et, trouvant une aurore boréale toute prête,
ils se mirent dedans, et arrivèrent à terre sur le bord
septentrional de la mer Baltique, le cinq juillet mil sept cent
trente-sept, nouveau style.



CHAPTTRE IV.

Ce qui leur arrive sur le globe de la terre.


Après s'être reposés quelque temps, ils mangèrent à leur déjeuner
deux montagnes, que leurs gens leur apprêtèrent assez proprement.
Ensuite ils voulurent reconnaître le petit pays où ils étaient.
Ils allèrent d'abord du nord au sud.  Les pas ordinaires du
Sirien et de ses gens étaient d'environ trente mille pieds de
roi; le nain de Saturne, dont la taille n'était que de mille
toises, suivait de loin en haletant; or il fallait qu'il fît
environ douze pas, quand l'autre fesait une enjambée:
figurez-vous ( s'il est permis de faire de telles comparaisons)
un très petit chien de manchon qui suivrait un capitaine des
gardes du roi de Prusse.

Comme ces étrangers-là vont assez vite, ils eurent fait le tour
du globe en trente-six heures; le soleil, à la vérité, ou plutôt
la terre, fait un pareil voyage en une journée; mais il faut
songer qu'on va bien plus à son aise quand on tourne sur son axe
que quand on marche sur ses pieds.  Les voilà donc revenus d'où
ils étaient partis, après avoir vu cette mare, presque
imperceptible pour eux, qu'on nomme _la Méditerranée_, et cet
autre petit étang qui, sous le nom du _grand Océan_, entoure la
taupinière.  Le nain n'en avait eu jamais qu'à mi-jambe, et à
peine l'autre avait-il mouillé son talon.  Ils firent tout ce
qu'ils purent en allant et en revenant dessus et dessous pour
tâcher d'apercevoir si ce globe était habité ou non.  Ils se
baissèrent, ils se couchèrent, ils tâtèrent partout; mais leurs
yeux et leurs mains n'étant point proportionnés aux petits êtres
qui rampent ici, ils ne reçurent pas la moindre sensation qui pût
leur faire soupçonner que nous et nos confrères les autres
habitants de ce globe avons l'honneur d'exister.

Le nain, qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord
qu'il n'y avait personne sur la terre.  Sa première raison était
qu'il n'avait vu personne.  Micromégas lui fit sentir poliment
que c'était raisonner assez mal: car, disait-il, vous ne voyez
pas avec vos petits yeux certaines étoiles de la cinquantième
grandeur que j'aperçois très distinctement; concluez-vous de là
que ces étoiles n'existent pas?  Mais, dit le nain, j'ai bien
tâté.  Mais, répondit l'autre, vous avez mal senti.  Mais, dit le
nain, ce globe-ci est si mal construit, cela est si irrégulier et
d'une forme qui me paraît si ridicule! tout semble être ici dans
le chaos: voyez-vous ces petits ruisseaux dont aucun ne va de
droit fil, ces étangs qui ne sont ni ronds, ni carrés, ni ovales,
ni sous aucune forme régulière; tous ces petits grains pointus
dont ce globe est hérissé, et qui m'ont écorché les pieds? ( Il
voulait parler des montagnes.) Remarquez-vous encore la forme de
tout le globe, comme il est plat aux pôles, comme il tourne
autour du soleil d'une manière gauche, de façon que les climats
des pôles sont nécessairement incultes? En vérité, ce qui fait
que je pense qu'il n'y a ici personne, c'est qu'il me paraît que
des gens de bon sens ne voudraient pas y demeurer.  Eh bien! dit
Micromégas, ce ne sont peut-être pas non plus des gens de bon
sens qui l'habitent.  Mais enfin il y a quelque apparence que
ceci n'est pas fait pour rien.  Tout vous paraît irrégulier ici,
dites-vous, parceque tout est tiré au cordeau dans Saturne et
dans Jupiter.  Eh! c'est peut-être pour[1] cette raison-là même
qu'il y a ici un peu de confusion.  Ne vous ai-je pas dit que
dans mes voyages j'avais toujours remarqué de la variété? Le
Saturnien répliqua à toutes ces raisons.  La dispute n'eût jamais
fini, si par bonheur Micromégas, en s'échauffant à parler, n'eût
cassé le fil de son collier de diamants.  Les diamants tombèrent;
c'étaient de jolis petits carats assez inégaux, dont les plus
gros pesaient quatre cents livres, et les plus petits cinquante.
Le nain en ramassa quelques uns; il s'aperçut, en les approchant
de ses yeux, que ces diamants, de la façon dont ils étaient
taillés, étaient d'excellents microscopes.  Il prit donc un petit
microscope de cent soixante pieds de diamètre, qu'il appliqua à
sa prunelle; et Micromégas en choisit un de deux mille cinq cents
pieds.  Ils étaient excellents; mais d'abord on ne vit rien par
leur secours, il fallait s'ajuster.  Enfin l'habitant de Saturne
vit quelque chose d'imperceptible qui remuait entre deux eaux
dans la mer Baltique: c'était une baleine.  Il la prit avec le
petit doigt fort adroitement; et la mettant sur l'ongle de son
pouce, il la fit voir au Sirien, qui se mit à rire pour la
seconde fois de l'excès de petitesse dont étaient les habitants
de notre globe.  Le Saturnien, convaincu que notre monde est
habité, s'imagina bien vite qu'il ne l'était que par des
baleines; et comme il était grand raisonneur, il voulut deviner
d'où un si petit atome tirait son origine, son mouvement, s'il
avait des idées, une volonté, une liberté.  Micromégas y fut fort
embarrassé; il examina l'animal fort patiemment, et le résultat
de l'examen fut qu'il n'y avait pas moyen de croire qu'une âme
fût logée là.  Les deux voyageurs inclinaient donc à penser qu'il
n'y a point d'esprit dans notre habitation, lorsqu'à l'aide du
microscope ils aperçurent quelque chose d'aussi gros qu'une
baleine qui flottait sur la mer Baltique.  On sait que dans ce
temps-là même une volée de philosophes revenait du cercle
polaire, sous lequel ils avaient été faire des observations, dont
personne ne s'était avisé jusqu'alors.  Les gazettes dirent que
leur vaisseau échoua aux côtes de Bothnie, et qu'ils eurent bien
de la peine à se sauver: mais on ne sait jamais dans ce monde le
dessous des cartes.  Je vais raconter ingénument comme la chose
se passa, sans y rien mettre du mien; ce qui n'est pas un petit
effort pour un historien.

  [1] Toutes les éditions qui ont précédé celles de Kehl,
  portent: _par_.  B.



CHAPITRE V.

Expériences et raisonnements des deux voyageurs.


Micromégas étendit la main tout doucement vers l'endroit où
l'objet paraissait, et avançant deux doigts, et les retirant par
la crainte de se tromper, puis les ouvrant et les serrant, il
saisit fort adroitement le vaisseau qui portait ces messieurs, et
le mit encore sur son ongle, sans le trop presser, de peur de
l'écraser.  Voici un animal bien différent du premier, dit le
nain de Saturne; le Sirien mit le prétendu animal dans le creux
de sa main.  Les passagers et les gens de l'équipage, qui
s'étaient crus enlevés par un ouragan, et qui se croyaient sur
une espèce de rocher, se mettent tous en mouvement; les matelots
prennent des tonneaux de vin, les jettent sur la main de
Micromégas, et se précipitent après.  Les géomètres prennent
leurs quarts de cercle, leurs secteurs, deux filles laponnes[1],
et descendent sur les doigts du Sirien.  Ils en firent tant,
qu'il sentit enfin remuer quelque chose qui lui chatouillait les
doigts; c'était un bâton ferré qu'on lui enfonçait d'un pied dans
l'index: il jugea, par ce picotement, qu'il était sorti quelque
chose du petit animal qu'il tenait; mais il n'en soupçonna pas
d'abord davantage.  Le microscope, qui fesait à peine discerner
une baleine et un vaisseau, n'avait point de prise sur un être
aussi imperceptible que des hommes.  Je ne prétends choquer ici
la vanité de personne, mais je suis obligé de prier les
importants de faire ici une petite remarque avec moi; c'est qu'en
prenant la taille des hommes d'environ cinq pieds, nous ne fesons
pas sur la terre une plus grande figure qu'en ferait sur une
boule de dix pieds de tour un animal qui aurait à peu près la six
cent millième[2] partie d'un pouce en hauteur.  Figurez-vous une
substance qui pourrait tenir la terre dans sa main, et qui aurait
des organes en proportion des nôtres; et il se peut très bien
faire, qu'il y ait un grand nombre de ces substances: or
concevez, je vous prie, ce qu'elles penseraient de ces batailles
qui font gagner au vainqueur un village pour le perdre ensuite.

  [1] Voyez les notes du discours en vers _sur la Modération_
  (volume XII), et celles du _Russe à Paris_ (volume XIV).  K.

  [2] L'édition que je crois l'originale, porte: _soixante
  millième_.  B.


Je ne doute pas que si quelque capitaine des grands grenadiers
lit jamais cet ouvrage, il ne hausse de deux grands pieds au
moins les bonnets de sa troupe; mais je l'avertis qu'il aura beau
faire, que lui et les siens ne seront jamais que des infiniment
petits.

Quelle adresse merveilleuse ne fallut-il donc pas à notre
philosophe de Sirius, pour apercevoir les atomes dont je viens de
parler? Quand Leuwenhoek et Hartsoëker virent les premiers ou
crurent voir la graine dont nous sommes formés, ils ne firent
pas, à beaucoup près, une si étonnante découverte.  Quel plaisir
sentit Micromégas en voyant remuer ces petites machines, en
examinant tous leurs tours, en les suivant dans toutes leurs
opérations! comme il s'écria! comme il mit avec joie un de ses
microscopes dans les mains de son compagnon de voyage! Je les
vois, disaient-ils tous deux à-la-fois; ne les voyez-vous pas qui
portent des fardeaux, qui se baissent, qui se relèvent.  En
parlant ainsi, les mains leur tremblaient, par le plaisir de voir
des objets si nouveaux, et par la crainte de les perdre.  Le
Saturnien, passant d'un excès de défiance à un excès de
crédulité, crut apercevoir qu'ils travaillaient à la propagation.
«Ah!  disait-il, j'ai pris la nature sur le fait[1].» Mais il se
trompait sur les apparences; ce qui n'arrive que trop, soit qu'on
se serve ou non du microscope.

  [1] Expression heureuse el plaisante de Fontenelle, en rendant
  compte de quelques observations d'histoire naturelle.  K.



CHAPITRE VI.

Ce qui leur arriva avec les hommes.


Micromégas, bien meilleur observateur que son nain, vit
clairement que les atomes se parlaient; et il le fit remarquer à
son compagnon, qui, honteux de s'être mépris sur l'article de la
génération, ne voulut point croire que de pareilles espèces
pussent se communiquer des idées.  Il avait le don des langues
aussi bien que le Sirien; il n'entendait point parler nos atomes,
et il supposait qu'ils ne parlaient pas: d'ailleurs comment ces
êtres imperceptibles auraient-ils les organes de la voix, et
qu'auraient-ils à dire?  Pour parler, il faut penser, ou à peu
près; mais s'ils pensaient, ils auraient donc l'équivalent d'une
âme: or, attribuer l'équivalent d'une âme à cette espèce, cela
lui paraissait absurde.  Mais, dit le Sirien, vous avez cru
tout-à-l'heure qu'ils fesaient l'amour; est-ce que vous croyez
qu'on puisse faire l'amour sans penser et sans proférer quelque
parole, ou du moins sans se faire entendre? Supposez-vous
d'ailleurs qu'il soit plus difficile de produire un argument
qu'un enfant? Pour moi l'un et l'autre me paraissent de grands
mystères: je n'ose plus ni croire ni nier, dit le nain; je n'ai
plus d'opinion; il faut tâcher d'examiner ces insectes, nous
raisonnerons après.  C'est fort bien dit, reprit Micromégas; et
aussitôt il tira une paire de ciseaux dont il se coupa les
ongles, et d'une rognure de l'ongle de son pouce il fit
sur-le-champ une espèce de grande trompette parlante, comme un
vaste entonnoir, dont il mit le tuyau dans son oreille.  La
circonférence de l'entonnoir enveloppait le vaisseau et tout
l'équipage.  La voix la plus faible entrait dans les fibres
circulaires de l'ongle; de sorte que, grâce à son industrie, le
philosophe de là-haut entendit parfaitement le bourdonnement de
nos insectes de là-bas.  En peu d'heures il parvint à distinguer
les paroles, et enfin à entendre le français.  Le nain en fit
autant, quoique avec plus de difficulté.  L'étonnement des
voyageurs redoublait à chaque instant.  Ils entendaient des mites
parler d'assez bon sens: ce jeu de la nature leur paraissait
inexplicable.  Vous croyez bien que le Sirien et son nain
brûlaient d'impatience de lier conversation avec les atomes; le
nain craignait que sa voix de tonnerre, et surtout celle de
Micromégas, n'assourdît les mites sans en être entendue.  Il
fallait en diminuer la force.  Ils se mirent dans la bouche des
espèces de petits cure-dents, dont le bout fort effilé venait
donner auprès du vaisseau.  Le Sirien tenait le nain sur ses
genoux, et le vaisseau avec l'équipage sur un ongle; il baissait
la tête et parlait bas.  Enfin, moyennant toutes ces précautions
et bien d'autres encore, il commença ainsi son discours:

Insectes invisibles, que la main du Créateur s'est plu à faire
naître dans l'abîme de l'infiniment petit, je le remercie de ce
qu'il a daigné me découvrir des secrets qui semblaient
impénétrables.  Peut-être ne daignerait-on pas vous regarder à ma
cour; mais je ne méprise personne, et je vous offre ma
protection.

Si jamais il y eut quelqu'un d'étonné, ce furent les gens qui
entendirent ces paroles.  Ils ne pouvaient deviner d'où elles
partaient.  L'aumônier du vaisseau récita les prières des
exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du vaisseau
firent des systèmes; mais quelque système qu'ils fissent, ils ne
purent jamais deviner qui leur parlait.  Le nain de Saturne, qui
avait la voix plus douce que Micromégas, leur apprit alors en peu
de mots à quelles espèces ils avaient affaire.  Il leur raconta
le voyage de Saturne, les mit au fait de ce qu'était
M. Micromégas; et après les avoir plaints d'être si petits, il
leur demanda s'ils avaient toujours été dans ce misérable état si
voisin de l'anéantissement, ce qu'ils fesaient dans un globe qui
paraissait appartenir à des baleines, s'ils étaient heureux,
s'ils multipliaient, s'ils avaient une âme, et cent autres
questions de cette nature.

Un raisonneur de la troupe, plus hardi que les autres, et choqué
de ce qu'on doutait de son âme, observa l'interlocuteur avec des
pinnules braquées sur un quart de cercle, fit deux stations, et à
la troisième il parla ainsi: Vous croyez donc, monsieur, parceque
vous avez mille toises depuis la tête jusqu'aux pieds, que vous
êtes un.....  Mille toises! s'écria le nain: juste ciel! d'où
peut-il savoir ma hauteur?  mille toises! il ne se trompe pas
d'un pouce: quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il
connaît ma grandeur; et moi, qui ne le vois qu'à travers un
microscope, je ne connais pas encore la sienne!  Oui, je vous ai
mesuré, dit le physicien, et je mesurerai bien encore votre grand
compagnon.  La proposition fut acceptée; son excellence se coucha
de son long; car, s'il se fût tenu debout, sa tête eût été trop
au-dessus des nuages.  Nos philosophes lui plantèrent un grand
arbre, dans un endroit que le docteur Swift nommerait, mais que
je me garderai bien d'appeler par son nom, à cause de mon grand
respect pour les dames.  Puis, par une suite de triangles liés
ensemble, ils conclurent que ce qu'ils voyaient était en effet un
jeune homme de cent vingt mille pieds de roi.

  [1] L'édition que je crois l'originale, porte: _un beau
  jeune...  de cent vingt mille pieds de roi_.  B.


Alors Micromégas prononça ces paroles: Je vois plus que jamais
qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur apparente.  O Dieu!
qui avez donné une intelligence à des substances qui paraissent
si méprisables, l'infiniment petit vous coûte aussi peu que
l'infiniment grand; et s'il est possible qu'il y ait des êtres
plus petits que ceux-ci, ils peuvent encore avoir un esprit
supérieur à ceux de ces superbes animaux que j'ai vus dans le
ciel, dont le pied seul couvrirait le globe où je suis descendu.

Un des philosophes lui répondit qu'il pouvait en toute sûreté
croire qu'il est en effet des êtres intelligents beaucoup plus
petits que l'homme.  Il lui conta, non pas tout ce que Virgile a
dit de fabuleux sur les abeilles, mais ce que Swammerdam a
découvert, et ce que Réaumur a disséqué.  Il lui apprit enfin
qu'il y a des animaux qui sont pour les abeilles ce que les
abeilles sont pour l'homme, ce que le Sirien lui-même était pour
ces animaux si vastes dont il parlait, et ce que ces grands
animaux sont pour d'autres substances devant lesquelles ils ne
paraissent que comme des atomes.  Peu-à-peu la conversation
devint intéressante, et Micromégas parla ainsi:



CHAPITRE VII.

Conversation avec les hommes.


O atomes intelligents, dans qui l'Etre éternel s'est plu à
manifester son adresse et sa puissance, vous devez, sans doute,
goûter des joies bien pures sur votre globe; car ayant si peu de
matière, et paraissant tout esprit, vous devez passer votre vie à
aimer et à penser; c'est la véritable vie des esprits.  Je n'ai
vu nulle part le vrai bonheur, mais il est ici, sans doute.  A ce
discours, tous les philosophes secouèrent la tête; et l'un d'eux,
plus franc que les autres, avoua de bonne foi que, si l'on en
excepte un petit nombre d'habitants fort peu considérés, tout le
reste est un assemblage de fous, de méchants, et de malheureux.
Nous avons plus de matière qu'il ne nous en faut, dit-il, pour
faire beaucoup de mal, si le mal vient de la matière; et trop
d'esprit, si le mal vient de l'esprit.  Savez-vous bien, par
exemple, qu'à l'heure que je vous parle[1], il y a cent mille
fous de notre espèce, couverts de chapeaux, qui tuent cent mille
autres animaux couverts d'un turban, ou qui sont massacrés par
eux, et que, presque par toute la terre, c'est ainsi qu'on en use
de temps immémorial? Le Sirien frémit, et demanda quel pouvait
être le sujet de ces horribles querelles entre de si chétifs
animaux.  Il s'agit, dit le philosophe, de quelque tas de boue[2]
grand comme votre talon.  Ce n'est pas qu'aucun de ces millions
d'hommes qui se font égorger prétende un fétu sur ce tas de boue.
Il ne s'agit que de savoir s'il appartiendra à un certain homme
qu'on nomme _Sultan_, ou à un autre qu'on nomme, je ne sais
pourquoi, _César_.  Ni l'un ni l'autre n'a jamais vu ni ne verra
jamais le petit coin de terre dont il s'agit; et presque aucun de
ces animaux, qui s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal
pour lequel il s'égorge.

  [1] Ou a vu, à la fin du chapitre III, que la scène se passait
  en 1737.  Il s'agit ici de la guerre des Turcs et des Russes,
  de 1736 à 1739.  B.

  [2] La Crimée, qui toutefois n'a été réunie à la Russie qu'en
  1783.  B.


Ah! malheureux! s'écria le Sirien avec indignation, peut-on
concevoir cet excès de rage forcenée! Il me prend envie de faire
trois pas, et d'écraser de trois coups de pied toute cette
fourmilière d'assassins ridicules.  Ne vous en donnez pas la
peine, lui répondit-on; ils travaillent assez à leur ruine.
Sachez qu'au bout de dix ans, il ne reste jamais la centième
partie de ces misérables; sachez que, quand même ils n'auraient
pas tiré l'épée, la faim, la fatigue, ou l'intempérance, les
emportent presque tous.  D'ailleurs, ce n'est pas eux qu'il faut
punir, ce sont ces barbares sédentaires qui du fond de leur
cabinet ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre
d'un million d'hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu
solennellement.  Le voyageur se sentait ému de pitié pour la
petite race humaine, dans laquelle il découvrait de si étonnants
contrastes.  Puisque vous êtes du petit nombre des sages, dit-il
à ces messieurs, et qu'apparemment vous ne tuez personne pour de
l'argent, dites-moi, je vous en prie, à quoi vous vous occupez.
Nous disséquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des
lignes, nous assemblons des nombres; nous sommes d'accord sur
deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur
deux ou trois mille que nous n'entendons pas.  Il prit aussitôt
fantaisie au Sirien et au Saturnien d'interroger ces atomes
pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient.  Combien
comptez-vous, dit celui-ci, de l'étoile de la Canicule à la
grande étoile des Gémeaux? Ils répondirent tous à-la-fois,
Trente-deux degrés et demi.  Combien comptez-vous d'ici à la
lune? Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond.
Combien pèse votre air? Il croyait les attraper[3], mais tous lui
dirent que l'air pèse environ neuf cents fois moins qu'un pareil
volume de l'eau la plus légère, et dix-neuf mille fois moins que
l'or de ducat.  Le petit nain de Saturne, étonné de leurs
réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens
auxquels il avait refusé une âme un quart d'heure auparavant.

  [3] L'édition que je crois l'originale, porte: _effrayer_, au
  lieu de: _attraper_.  B.


Enfin Micromégas leur dit: Puisque vous savez si bien ce qui est
hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est
en-dedans.  Dites-moi ce que c'est que votre âme, et comment vous
formez vos idées.  Les philosophes parlèrent tous à-la-fois comme
auparavant; mais ils furent tous de différents avis.  Le plus
vieux citait Aristote, l'autre prononçait le nom de Descartes;
celui-ci, de Malebranche; cet autre, de Leibnitz; cet autre, de
Locke.  Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance:
L'âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la
puissance d'être ce qu'elle est.  C'est ce que déclare
expressément Aristote, page 633 de l'édition du Louvre.  Il cita
le passage[4].  Je n'entends pas trop bien le grec, dit le géant.
Ni moi non plus, dit la mite philosophique.  Pourquoi donc,
reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec? C'est,
répliqua le savant, qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend
point du tout dans la langue qu'on entend le moins.

  [4] Voici ce passage tel qu'il est transcrit dans l'édition
  datée de 1750: 

  Ce passage d'Aristote, _de l'Ame_, livre II, chapitre II, est
  ainsi traduit par Casaubon: _Anima quaedam perfectio et actus
  ac ratio est quod potentiam habet ut ejusmodi sit_.  B.


Le cartésien prit la parole, et dit: L'âme est un esprit pur qui
a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques,
et qui, en sortant de là, est obligée d'aller à l'école, et
d'apprendre tout de nouveau ce qu'elle a si bien su, et qu'elle
ne saura plus.  Ce n'était donc pas la peine, répondit l'animal
de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta
mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au
menton.  Mais qu'entends-tu par esprit?  Que me demandez-vous là?
dit le raisonneur; je n'en ai point d'idée; on dit que ce n'est
pas la matière.  -- Mais sais-tu au moins ce que c'est que la
matière? Très bien, lui répondit l'homme.  Par exemple cette
pierre est grise, est d'une telle forme, a ses trois dimensions,
elle est pesante et divisible.  Eh bien! dit le Sirien, cette
chose qui te paraît être divisible, pesante, et grise, me
diras-tu bien ce que c'est? Tu vois quelques attributs; mais le
fond de la chose, le connais-tu?  Non, dit l'autre.--Tu ne sais
donc point ce que c'est que la matière.

Alors M. Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu'il
tenait sur son pouce, lui demanda ce que c'était que son âme, et
ce qu'elle fesait.  Rien du tout, dit le philosophe
malebranchiste[5]; c'est Dieu qui fait tout pour moi; je vois
tout en lui, je fais tout en lui; c'est lui qui fait tout sans
que je m'en mêle.  Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de
Sirius.  Et toi, mon ami, dit-il à un Leibnitzien qui était là,
qu'est-ce que ton âme? C'est, répondit le Leibnitzien, une
aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne;
ou bien, si vous voulez, c'est elle qui carillonne pendant que
mon corps montre l'heure; ou bien mon âme est le miroir de
l'univers, et mon corps est la bordure du miroir: tout cela est
clair.

  [5] Voyez dans les _Mélanges_, année 1769, l'opuscule intitulé:
  _Tout en Dieu_.  B,


Un petit partisan de Locke était là tout auprès; et quand on lui
eut enfin adressé la parole: Je ne sais pas, dit-il, comment je
pense, mais je sais que je n'ai jamais pensé qu'à l'occasion de
mes sens.  Qu'il y ait des substances immatérielles et
intelligentes, c'est de quoi je ne doute pas: mais qu'il soit
impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c'est de
quoi je doute fort.  Je révère la puissance éternelle; il ne
m'appartient pas de la borner: je n'affirme rien; je me contente
de croire qu'il y a plus de choses possibles qu'on ne pense.

L'animal de Sirius sourit: il ne trouva pas celui-là le moins
sage; et le nain de Saturne aurait embrassé le sectateur de Locke
sans l'extrême disproportion.  Mais il y avait là, par malheur,
un petit animalcule en bonnet carré qui coupa la parole à tous
les autres animalcules philosophes; il dit qu'il savait tout le
secret, que tout cela se trouvait dans la _Somme de saint
Thomas_; il regarda de haut en bas les deux habitants célestes;
il leur soutint que leurs personnes, leurs mondes, leurs soleils,
leurs étoiles, tout était fait uniquement pour l'homme.  A ce
discours, nos deux voyageurs se laissèrent aller l'un sur l'autre
en étouffant de ce rire inextinguible qui, selon Homère[6], est
le partage des dieux; leurs épaules et leurs ventres allaient et
venaient, et dans ces convulsions le vaisseau que le Sirien avait
sur son ongle tomba dans une poche de la culotte du Saturnien.
Ces deux bonnes gens le cherchèrent long-temps; enfin ils
retrouvèrent l'équipage, et le rajustèrent fort proprement.  Le
Sirien reprit les petites mites; il leur parla encore avec
beaucoup de bonté, quoiqu'il fût un peu fâché dans le fond du
coeur de voir que les infiniment petits eussent un orgueil
presque infiniment grand.  Il leur promit de leur faire un beau
livre de philosophie[7], écrit fort menu pour leur usage, et que,
dans ce livre, ils verraient le bout des choses.  Effectivement,
il leur donna ce volume avant son départ: on le porta à Paris à
l'académie des sciences; mais, quand le[8] vieux secrétaire l'eut
ouvert, il ne vit rien qu'un livre tout blanc: « Ah!  dit-il, je
m'en étais bien douté.  »

  [6] Iliade, I, 599.  B.

  [7] L'édition que je crois l'originale, et celle qui est datée
  de 1750, portent: «livre de philosophie, qui leur apprendrait
  des choses admirables, et qui leur montrerait le bon des
  choses.» B.

  [8] Quoique la scène se passe en 1737, comme on l'a vu pages
  177 et 188, on pouvait donner l'épithèle de vieux à Fontenelle,
  qui avait alors quatre-vingts ans, et qui mourut vingt ans
  après.  Il s'était démis, en 1740, de la place de secrétaire
  perpétuel.  B.

		FIN DE L'HISTOIRE DE MICROMÉGAS.
The Project Gutenberg Etext of Micromegas
by Voltaire
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