Candide, ou, L'optimisme

By Voltaire

The Project Gutenberg EBook of Candide, by Voltaire

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Title: Candide

Author: Voltaire

Release Date: November, 2003 [Etext #4650]
[This file was first posted on February 20, 2002]
[Last updated: April 16, 2015]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CANDIDE ***


The Project Gutenberg Etext of Candide
by Voltaire
(#6 in our series by Voltaire)

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                                OEUVRES

                                  DE

                               VOLTAIRE.

                              TOME XXXIII

                 DE L' IMPRIMERIE DE A. FIRMIN DIDOT,

                           RUE JACOB, Nº 24.




                                OEUVRES

                                  DE

                               VOLTAIRE

                 PRÉFACES, AVERTISSEMENTS, NOTES, ETC.

                            PAR M. BEUCHOT.

                             TOME XXXIII.

                            ROMANS. TOME I.

                               A PARIS,

                        CHEZ LEFÈVRE, LIBRAIRE,

            RUE DE L'ÉPERON, Kº 6. WERDET ET LEQUIEN FILS,

                        RUE DU BATTOIR, Nº 20.

                              MDCCCXXIX.



                               CANDIDE,

                                  ou

                             L'OPTIMISME.



Préface de l'Éditeur


_Candide_ parut au plus tard en mars 1759.  Le roi de Prusse en
accuse réception par sa lettre du 28 du mois d'avril.

Voltaire en avait envoyé le manuscrit à la duchesse de La
Vallière, qui lui fit répondre qu'il aurait pu se passer d'y
mettre tant d'indécences, et qu'un écrivain tel que lui n'avait
pas besoin d'avoir recours à cette ressource pour se procurer des
lecteurs.

Beaucoup d'autres personnes furent scandalisées de _Candide_, et
Voltaire désavoua cet ouvrage, qu'il appelle lui-même une
coïonnerie.  Il ne faut pas, au reste, prendre à la lettre son
titre d'optimisme.  L'optimisme, dit-il ailleurs[1], n'est qu'une
fatalité désespérante.

  [1] _Homélie sur l'athéisme_.  Voyez les _Mélanges_, année
  1767; et aussi, tome XII, une des notes du troisième _Discours
  sur l'homme_.


Voltaire écrivit, sous le nom de Mead, une lettre relative à
Candide, qui fut insérée dans le _Journal encyclopédique_, du 15
juillet 1759: on la trouvera dans les Mélanges, à cette date.

C'est à Thorel de Campigneulles, mort en 1809, qu'çn attribue
une _Seconde partie de Candide_, publiée en 1761, et plusieurs
fois réimprimée à la suite de l'ouvrage de Voltaire, comme étant
de lui.  On l'a même admise dans une édition intitulée:
_Collection complète des Oeuvres de M, de Voltaire, 1764, in-12_.
L'édition de Candide, 1778, avec des figures dessinées et gravées
par Daniel Chodowicky, contient les deux parties.

Le _Remercîment de Candide à M. de Voltaire_ (par Marconnay) est
de 1760.

Linguet publia, en 1766, la _Cacomonade, histoire politique et
morale, traduite de l'allemand, du docteur Pangloss, par le
docteur lui-même, depuis son retour de Constantinople_, 1766,
in-12; nouvelle édition, augmentée d'une lettre du même auteur,
1766, in-12.  Un arrêt de la cour royale de Paris, du 16 novembre
1822 (inséré dans le _Moniteur_ du 26 mars 1825), ordonne la
destruction de la _Canonnade, ou Histoire du Mal de Naples, par
Linguet_.  Ce n'est pas la première fois que les ouvrages
condamnés sont mal désignés dans les jugements.  L'arrêt de la
cour du parlement, du 6 août 1761, ordonne de lacérer et brûler
le tome XIII du Commentaire de Salmeron, qui n'a que quatre
volumes.

_Candide en Danemarck, ou l'Optimisme des honnêtes gens_, est
d'un auteur qu'on ne connaît pas.

_Antoine Bernard et Rosalie, ou le Petit Candide_, a paru en
1796, un volume in-i8.

Le _Voyage de Candide fils au pays d'Eldorado, vers la fin du
dix-huitième siècle, pour servir de suite aux aventures de M. son
père_, an XI-1803, a deux volumes in-8º.

Le chapitre XXVI de _Candide_ a été imité, en 1815, par Lemontey,
dans un article intitulé: _Le Carnaval de Vénise_.  J'ai renoncé
à reproduire ce petit morceau, lorsque j'ai vu l'annonce des
_Oeuvres de Lemonley_, où sans doute on le trouvera.

J.-J.  Rousseau prétendait[2] que c'est sa _Lettre sur la
Providence_ qui a donné naissance à _Candide_; _Candide en est la
réponse_.  Voltaire en avait fait _une de deux pages où il bat la
campagne, et Candide parut dix mois après_.

  [2] Lettre de J.  J.  Rousseau au prince de Wirtemberg, du 11
  mars 1764.


Ce que Rousseau appelle sa _Lettre sur la Providence_, est sa
lettre à Voltaire du 18 août 1756; la réponse de Voltaire est du
21 septembre 1766; Candide ne vit le jour que vingt-sept à
vingt-neuf mois plus tard.

                ------

Les notes sans signature, et qui sont indiquées par des lettres,
sont de Voltaire.

Les notes signées d'un K sont des éditeurs de Kehl, MM. Condorcet
et Decroix.  Il est impossible de faire rigoureusement la part de
chacun.

Les additions que j'ai faites aux notes de Voltaire ou aux notes
des éditeurs de Kehl, en sont séparées par un--, et sont, comme
mes notes, signées de l'initiale de mon nom.

                                                 BEUCHOT.

4 octobre 1829.





                               CANDIDE,

                                  ou

                             L'OPTIMISME,

                         TRADUIT DE L'ALLEMAND

                        DE M. LE DOCTEUR RALPH,

                          AVEC LES ADDITIONS

      QU'ON A TROUVÉES DANS LA POCHE DU DOCTEUR, LORSQU'IL MOURUT

                     À MINDEN, L'AN DE GRÂCE 1759

                                 1759



CHAPITRE I.

Comment Candide fut élevé dans un beau château, et comment il fut
chassé d'icelui.

Il y avait en Vestphalie, dans le château de M. le baron de
Thunder-ten-tronckh, un jeune garçon à qui la nature avait donné
les moeurs les plus douces.  Sa physionomie annonçait son âme.
Il avait le jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple;
c'est, je crois, pour cette raison qu'on le nommait Candide.  Les
anciens domestiques de la maison soupçonnaient qu'il était fils
de la soeur de monsieur le baron et d'un bon et honnête
gentilhomme du voisinage, que cette demoiselle ne voulut jamais
épouser parce qu'il n'avait pu prouver que soixante et onze
quartiers, et que le reste de son arbre généalogique avait été
perdu par l'injure du temps.

Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la
Westphalie, car son château avait une porte et des fenêtres.  Sa
grande salle même était ornée d'une tapisserie.  Tous les chiens
de ses basses-cours composaient une meute dans le besoin; ses
palefreniers étaient ses piqueurs; le vicaire du village était
son grand-aumônier.  Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils
riaient quand il fesait des contes.

Madame la baronne, qui pesait environ trois cent cinquante
livres, s'attirait par là une très grande considération, et
fesait les honneurs de la maison avec une dignité qui la rendait
encore plus respectable.  Sa fille Cunégonde, âgée de dix-sept
ans, était haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante.  Le
fils du baron paraissait en tout digne de son père.  Le
précepteur Pangloss[1] était l'oracle de la maison, et le petit
Candide écoutait ses leçons avec toute la bonne foi de son âge et
de son caractère.

  [1] De _pan_, tout, et _glossa_, langue.  B.


Pangloss enseignait la métaphysico-théologo-cosmolonigologie.  Il
prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et
que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de
monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame
la meilleure des baronnes possibles.

Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être
autrement; car tout étant fait pour une fin, tout est
nécessairement pour la meilleure fin.  Remarquez bien que les nez
ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des
lunettes[2].  Les jambes sont visiblement instituées pour être
chaussées, et nous avons des chausses.  Les pierres ont été
formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi
monseigneur a un très beau château: le plus grand baron de la
province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour
être mangés, nous mangeons du porc toute l'année: par conséquent,
ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il
fallait dire que tout est au mieux.

  [2] Voyez tome XXVII, page 528; et dans les _Mélanges_, année
  1738, le chapitre XI de la troisième partie des _Éléments de la
  philosophie de Newton_; et année 1768, le chapitre X des
  _Singularités de la nature_.  B.


Candide écoutait attentivement, et croyait innocemment; car il
trouvait mademoiselle Cunégonde extrêmement belle, quoiqu'il ne
prît jamais la hardiesse de le lui dire.  Il concluait qu'après
le bonheur d'être né baron de Thunder-ten-tronckh, le second
degré de bonheur était d'être mademoiselle Cunégonde; le
troisième, de la voir tous les jours; et le quatrième, d'entendre
maître Pangloss, le plus grand philosophe de la province, et par
conséquent de toute la terre.

Un jour Cunégonde, en se promenant auprès du château, dans le
petit bois qu'on appelait parc, vit entre des broussailles le
docteur Pangloss qui donnait une leçon de physique expérimentale
à la femme de chambre de sa mère, petite brune très jolie et très
docile.  Comme mademoiselle Cunégonde avait beaucoup de
disposition pour les sciences, elle observa, sans souffler, les
expériences réitérées dont elle fut témoin; elle vit clairement
la raison suffisante du docteur, les effets et les causes, et
s'en retourna tout agitée, toute pensive, toute remplie du désir
d'être savante, songeant qu'elle pourrait bien être la raison
suffisante du jeune Candide, qui pouvait aussi être la sienne.

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit: Candide
rougit aussi.  Elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupée; et
Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait.  Le lendemain,
après le dîner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide
se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son
mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main;
le jeune homme baisa innocemment la main de la jeune demoiselle
avec une vivacité, une sensibilité, une grâce toute particulière;
leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflammèrent, leurs
genoux tremblèrent, leurs mains s'égarèrent.  M. le baron de
Thunder-ten-tronckh passa auprès du paravent, et voyant cette
cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de
pied dans le derrière.  Cunégonde s'évanouit: elle fut souffletée
par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et
tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des
châteaux possibles.



CHAPITRE II

Ce que devint Candide parmi les Bulgares.


Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
belle des baronnettes; il se coucha sans souper au milieu des
champs entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons.
Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
voisine, qui s'appelle _Valdberghoff-trarbk-dikdorff_, n'ayant
point d'argent, mourant de faim et de lassitude.  Il s'arrêta
tristement à la porte d'un cabaret.  Deux hommes habillés de bleu
le remarquèrent: Camarade, dit l'un, voilà un jeune homme très
bien fait, et qui a la taille requise; ils s'avancèrent vers
Candide et le prièrent à dîner très civilement.--Messieurs, leur
dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
d'honneur, mais je n'ai pas de quoi payer mon écot.--Ah!
monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
de votre mérite ne paient jamais rien: n'avez-vous pas cinq pieds
cinq pouces de haut?--Oui, messieurs, c'est ma taille, dit-il en
fesant la révérence.--Ah!  monsieur, mettez-vous à table; non
seulement nous vous défraierons, mais nous ne souffrirons jamais
qu'un homme comme vous manque d'argent; les hommes ne sont faits
que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide; c'est ce que M. Pangloss m'a toujours dit, et je vois
bien que tout est au mieux.  On le prie d'accepter quelques écus,
il les prend et veut faire son billet; on n'en veut point, on se
met à table.  N'aimez-vous pas tendrement?....--Oh!  oui,
répond-il, j'aime tendrement mademoiselle Cunégonde.--Non, dit
l'un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n'aimez pas
tendrement le roi des Bulgares?--Point du tout, dit-il, car je ne
l'ai jamais vu.--Comment! c'est le plus charmant des rois, et il
faut boire à sa santé.--Oh! très volontiers, messieurs.  Et il
boit.  C'en est assez, lui dit-on, vous voilà l'appui, le
soutien, le défenseur, le héros des Bulgares; votre fortune est
faite, et votre gloire est assurée.  On lui met sur-le-champ les
fers aux pieds, et on le mène au régiment.  On le fait tourner à
droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
coups de bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins
mal, et il ne reçoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un
prodige.

Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment
il était un héros.  Il s'avisa un beau jour de printemps de
s'aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que
c'était un privilège de l'espèce humaine, comme de l'espèce
animale, de se servir de ses jambes à son plaisir.  Il n'eut pas
fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui
l'atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot.  On lui
demanda juridiquement ce qu'il aimait le mieux d'être fustigé
trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-fois
douze balles de plomb dans la cervelle.  Il eut beau dire que les
volontés sont libres, et qu'il ne voulait ni l'un ni l'autre, il
fallut faire un choix; il se détermina, en vertu du don de Dieu
qu'on nomme _liberté_, à passer trente-six fois par les
baguettes; il essuya deux promenades.  Le régiment était composé
de deux mille hommes; cela lui composa quatre mille coups de
baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu'au cul, lui
découvrirent les muscles et les nerfs.  Comme on allait procéder
à la troisième course, Candide, n'en pouvant plus, demanda en
grâce qu'on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête; il
obtint cette faveur; on lui bande les yeux; on le fait mettre à
genoux.  Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s'informe du
crime du patient; et comme ce roi avait un grand génie, il
comprit, par tout ce qu'il apprit de Candide, que c'était un
jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il
lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous
les journaux et dans tous les siècles.  Un brave chirurgien
guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés
par Dioscoride.  Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher,
quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.



CHAPITRE III.

Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares, et ce qu'il
devint.


Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
les deux armées.  Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
tambours, les canons; formaient une harmonie telle qu'il n'y en
eut jamais en enfer.  Les canons renversèrent d'abord à peu près
six mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du
meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en
infectaient la surface.  La baïonnette fut aussi la raison
suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes.  Le tout
pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes.  Candide,
qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put
pendant cette boucherie héroïque.

Enfin, tandis que les deux rois fesaient chanter des _Te Deum_,
chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs
des effets et des causes.  Il passa par-dessus des tas de morts
et de mourants, et gagna d'abord un village voisin; il était en
cendres: c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé,
selon les lois du droit public.  Ici des vieillards criblés de
coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient
leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles
éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques
héros, rendaient les derniers soupirs; d'autres à demi brûlées
criaient qu'on achevât de leur donner la mort.  Des cervelles
étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes
coupés.

Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village: il
appartenait à des Bulgares, et les héros abares l'avaient traité
de même.  Candide, toujours marchant sur des membres palpitants
ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la
guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et
n'oubliant jamais mademoiselle Cunégonde.  Ses provisions lui
manquèrent quand il fut en Hollande; mais ayant entendu dire que
tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était
chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il
l'avait été dans le château de M. le baron, avant qu'il en eût
été chassé pour les beaux yeux de mademoiselle Cunégonde.

Il demanda l'aumône à plusieurs graves personnages, qui lui
répondirent tous que, s'il continuait à faire ce métier, on
l'enfermerait dans une maison de correction pour lui apprendre à
vivre.

Il s'adressa ensuite à un homme qui venait de parler tout seul
une heure de suite sur la charité dans une grande assemblée.  Cet
orateur le regardant de travers lui dit: Que venez-vous faire
ici? y êtes-vous pour la bonne cause? Il n'y a point d'effet sans
cause, répondit modestement Candide; tout est enchaîné
nécessairement et arrangé pour le mieux.  Il a fallu que je fusse
chassé d'auprès de mademoiselle Cunégonde, que j'aie passé par
les baguettes, et il faut que je demande mon pain, jusqu'à ce que
je puisse en gagner; tout cela ne pouvait être autrement.  Mon
ami, lui dit l'orateur, croyez-vous que le pape soit
l'antechrist? Je ne l'avais pas encore entendu dire, répondit
Candide: mais qu'il le soit, ou qu'il ne le soit pas, je manque
de pain.  Tu ne mérites pas d'en manger, dit l'autre: va, coquin,
va, misérable, ne m'approche de ta vie.  La femme de l'orateur
ayant mis la tête à la fenêtre, et avisant un homme qui doutait
que le pape fût antechrist, lui répandit sur le chef un
plein.....  O ciel!  à quel excès se porte le zèle de la religion
dans les dames!

Un homme qui n'avait point été baptisé, un bon anabaptiste, nommé
Jacques, vit la manière cruelle et ignominieuse dont on traitait
ainsi un de ses frères, un être à deux pieds sans plumes, qui
avait une âme; il l'amena chez lui, le nettoya, lui donna du pain
et de la bière, lui fit présent de deux florins, et voulut même
lui apprendre à travailler dans ses manufactures aux étoffes de
Perse qu'on fabrique en Hollande.  Candide se prosternant presque
devant lui, s'écriait: Maître Pangloss me l'avait bien dit que
tout est au mieux dans ce monde, car je suis infiniment plus
touché de votre extrême générosité que de la dureté de ce
monsieur à manteau noir, et de madame son épouse.

Le lendemain, en se promenant, il rencontra un gueux tout couvert
de pustules, les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de
travers, les dents noires, et parlant de la gorge, tourmenté
d'une toux violente, et crachant une dent à chaque effort.



CHAPITRE IV.

Comment Candide rencontra son ancien maître de philosophie, le
docteur Pangloss, et ce qui en advint.


Candide, plus ému encore de compassion que d'horreur, donna à cet
épouvantable gueux les deux florins qu'il avait reçus de son
honnête anabaptiste Jacques.  Le fantôme le regarda fixement,
versa des larmes, et sauta à son cou.  Candide effrayé recule.
Hélas! dit le misérable à l'autre misérable, ne reconnaissez-vous
plus votre cher Pangloss? Qu'entends-je? vous, mon cher maître!
vous, dans cet état horrible! quel malheur vous est-il donc
arrivé? pourquoi n'êtes-vous plus dans le plus beau des châteaux?
qu'est devenue mademoiselle Cunégonde, la perle des filles, le
chef-d'oeuvre de la nature? Je n'en peux plus, dit Pangloss.
Aussitôt Candide le mena dans l'étable de l'anabaptiste, où il
lui fit manger un peu de pain; et quand Pangloss fut refait: Eh
bien! lui dit-il, Cunégonde? Elle est morte, reprit l'autre.
Candide s'évanouit à ce mot: son ami rappela ses sens avec un peu
de mauvais vinaigre qui se trouva par hasard dans l'étable.
Candide rouvre les yeux.  Cunégonde est morte! Ah!  meilleur des
mondes, où êtes-vous? Mais de quelle maladie est-elle morte? ne
serait-ce point de m'avoir vu chasser du beau château de monsieur
son père à grands coups de pied? Non, dit Pangloss, elle a été
éventrée par des soldats bulgares, après avoir été violée autant
qu'on peut l'être; ils ont cassé la tête à monsieur le baron qui
voulait la défendre; madame la baronne a été coupée en morceaux;
mon pauvre pupille traité précisément comme sa soeur; et quant au
château, il n'est pas resté pierre sur pierre, pas une grange,
pas un mouton, pas un canard, pas un arbre; mais nous avons été
bien vengés, car les Abares en ont fait autant dans une baronnie
voisine qui appartenait à un seigneur bulgare.

A ce discours, Candide s'évanouit encore; mais revenu à soi, et
ayant dit tout ce qu'il devait dire, il s'enquit de la cause et
de l'effet, et de la raison suffisante qui avait mis Pangloss
dans un si piteux état.  Hélas! dit l'autre, c'est l'amour:
l'amour, le consolateur du genre humain, le conservateur de
l'univers, l'âme de tous les êtres sensibles, le tendre amour.
Hélas! dit Candide, je l'ai connu cet amour, ce souverain des
coeurs, cette âme de notre âme; il ne m'a jamais valu qu'un
baiser et vingt coups de pied au cul.  Comment cette belle cause
a-t-elle pu produire en vous un effet si abominable?

Pangloss répondit en ces termes: O mon cher Candide! vous avez
connu Paquette, cette jolie suivante de notre auguste baronne:
j'ai goûté dans ses bras les délices du paradis, qui ont produit
ces tourments d'enfer dont vous me voyez dévoré; elle en était
infectée, elle en est peut-être morte.  Paquette tenait ce
présent d'un cordelier très savant qui avait remonté à la source,
car il l'avait eu d'une vieille comtesse, qui l'avait reçu d'un
capitaine de cavalerie, qui le devait à une marquise, qui le
tenait d'un page, qui l'avait reçu d'un jésuite, qui, étant
novice, l'avait eu en droite ligne d'un des compagnons de
Christophe Colomb.  Pour moi, je ne le donnerai à personne, car
je me meurs.

O Pangloss! s'écria Candide, voilà une étrange généalogie!
n'est-ce pas le diable qui en fut la souche?  Point du tout,
répliqua ce grand homme; c'était une chose indispensable dans le
meilleur des mondes, un ingrédient nécessaire; car si Colomb
n'avait pas attrapé dans une île de l'Amérique cette maladie[1]
qui empoisonne la source de la génération, qui souvent même
empêche la génération, et qui est évidemment l'opposé du grand
but de la nature, nous n'aurions ni le chocolat ni la cochenille;
il faut encore observer que jusqu'aujourd'hui, dans notre
continent, cette maladie nous est particulière, comme la
controverse.  Les Turcs, les Indiens, les Persans, les Chinois,
les Siamois, les Japonais, ne la connaissent pas encore; mais il
y a une raison suffisante pour qu'ils la connaissent à leur tour
dans quelques siècles.  En attendant elle a fait un merveilleux
progrès parmi nous, et surtout dans ces grandes armées composées
d'honnêtes stipendiaires bien élevés, qui décident du destin des
états; on peut assurer que, quand trente mille hommes combattent
en bataille rangée contre des troupes égales en nombre, il y a
environ vingt mille vérolés de chaque côté.

  [1] Voyez tome XXXI, page 7.  B.


Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il faut vous faire
guérir.  Et comment le puis-je? dit Pangloss; je n'ai pas le sou,
mon ami, et dans toute l'étendue de ce globe on ne peut ni se
faire saigner, ni prendre un lavement sans payer, ou sans qu'il y
ait quelqu'un qui paie pour nous.

Ce dernier discours détermina Candide; il alla se jeter aux pieds
de son charitable anabaptiste Jacques, et lui fit une peinture si
touchante de l'état où son ami était réduit, que le bon-homme
n'hésita pas à recueillir le docteur Pangloss; il le fit guérir à
ses dépens.  Pangloss, dans la cure, ne perdit qu'un oeil et une
oreille.  Il écrivait bien, et savait parfaitement
l'arithmétique.  L'anabaptiste Jacques en fit son teneur de
livres.  Au bout de deux mois, étant obligé d'aller à Lisbonne
pour les affaires de son commerce, il mena dans son vaisseau ses
deux philosophes.  Pangloss lui expliqua comment tout était on ne
peut mieux.  Jacques n'était pas de cet avis.  Il faut bien,
disait-il, que les hommes aient un peu corrompu la nature, car
ils ne sont point nés loups, et ils sont devenus loups.  Dieu ne
leur a donné ni canons de vingt-quatre, ni baïonnettes, et ils se
sont fait des baïonnettes et des canons pour se détruire.  Je
pourrais mettre en ligne de compte les banqueroutes, et la
justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en
frustrer les créanciers.  Tout cela était indispensable,
répliquait le docteur borgne, et les malheurs particuliers font
le bien général; de sorte que plus il y a de malheurs
particuliers, et plus tout est bien.  Tandis qu'il raisonnait,
l'air s'obscurcit, les vents soufflèrent des quatre coins du
monde, et le vaisseau fut assailli de la plus horrible tempête, à
la vue du port de Lisbonne.


CHAPITRE V.

Tempête, naufrage, tremblement de terre, et ce qui advint du
docteur Pangloss, de Candide, et de l'anabaptiste Jacques.

La moitié des passagers affaiblis, expirants de ces angoisses
inconcevables que le roulis d'un vaisseau porte dans les nerfs et
dans toutes les humeurs du corps agitées en sens contraires,
n'avait pas même la force de s'inquiéter du danger.  L'autre
moitié jetait des cris et fesait des prières; les voiles étaient
déchirées, les mâts brisés, le vaisseau entr'ouvert.  Travaillait
qui pouvait, personne ne s'entendait, personne ne commandait.
L'anabaptiste aidait un peu à la manoeuvre; il était sur le
tillac; un matelot furieux le frappe rudement et l'étend sur les
planches; mais du coup qu'il lui donna, il eut lui-même une si
violente secousse, qu'il tomba hors du vaisseau, la tête la
première.  Il restait suspendu et accroché à une partie de mât
rompu.  Le bon Jacques court à son secours, l'aide à remonter, et
de l'effort qu'il fait, il est précipité dans la mer à la vue du
matelot, qui le laissa périr sans daigner seulement le regarder.
Candide approche, voit son bienfaiteur qui reparaît un moment, et
qui est englouti pour jamais.  Il veut se jeter après lui dans la
mer: le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui prouvant que la
rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet anabaptiste
s'y noyât.  Tandis qu'il le prouvait _à priori_, le vaisseau
s'entr'ouvre, tout périt à la réserve de Pangloss, de Candide, et
de ce brutal de matelot qui avait noyé le vertueux anabaptiste;
le coquin nagea heureusement jusqu'au rivage, où Pangloss et
Candide furent portés sur une planche.

Quand ils furent revenus un peu à eux, ils marchèrent vers
Lisbonne; il leur restait quelque argent, avec lequel ils
espéraient se sauver de la faim après avoir échappé à la tempête.

A peine ont-ils mis le pied dans la ville, en pleurant la mort de
leur bienfaiteur, qu'ils sentent la terre trembler sous leurs
pas[1]; la mer s'élève en bouillonnant dans le port, et brise les
vaisseaux qui sont à l'ancre.  Des tourbillons de flammes et de
cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons
s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les
fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et
de tout sexe sont écrasés sous des ruines.  Le matelot disait en
sifflant et en jurant: il y aura quelque chose à gagner ici.
Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène? disait
Pangloss.  Voici le dernier jour du monde!  s'écriait Candide.
Le matelot court incontinent au milieu des débris, affronte la
mort pour trouver de l'argent, en trouve, s'en empare, s'enivre,
et ayant cuvé son vin, achète les faveurs de la première fille de
bonne volonté qu'il rencontre sur les ruines des maisons
détruites, et au milieu des mourants et des morts.  Pangloss le
tirait cependant par la manche: Mon ami, lui disait-il, cela
n'est pas bien, vous manquez à la raison universelle, vous prenez
mal votre temps.  Tête et sang, répondit l'autre, je suis matelot
et né à Batavia; j'ai marché quatre fois sur le crucifix dans
quatre voyages au Japon[2]; tu as bien trouvé ton homme avec ta
raison universelle!


  [1] Le tremblement de terre de Lisbonne est du 1er novembre 1755.
  B.

  [2] Voyez tome XVIII, page 470.  B.


Quelques éclats de pierre avaient blessé Candide; il était étendu
dans la rue et couvert de débris.  Il disait à Pangloss: Hélas!
procure-moi un peu de vin et d'huile; je me meurs.  Ce
tremblement de terre n'est pas une chose nouvelle, répondit
Pangloss; la ville de Lima éprouva les mêmes secousses en
Amérique l'année passée; mêmes causes, mêmes effets; il y a
certainement une traînée de soufre sous terre depuis Lima jusqu'à
Lisbonne.  Rien n'est plus probable, dit Candide; mais, pour
Dieu, un peu d'huile et de vin.  Comment probable?  répliqua le
philosophe, je soutiens que la chose est démontrée.  Candide
perdit connaissance, et Pangloss lui apporta un peu d'eau d'une
fontaine voisine.

Le lendemain, ayant trouvé quelques provisions de bouche en se
glissant à travers des décombres, ils réparèrent un peu leurs
forces.  Ensuite ils travaillèrent comme les autres à soulager
les habitants échappés à la mort.  Quelques citoyens, secourus
par eux, leur donnèrent un aussi bon dîner qu'on le pouvait dans
un tel désastre: il est vrai que le repas était triste; les
convives arrosaient leur pain de leurs larmes; mais Pangloss les
consola, en les assurant que les choses ne pouvaient être
autrement: Car, dit-il, tout ceci est ce qu'il y a de mieux; car
s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs; car
il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont, car
tout est bien.

Un petit homme noir, familier de l'inquisition, lequel était à
côté de lui, prit poliment la parole et dit: Apparemment que
monsieur ne croit pas au péché originel; car si tout est au
mieux, il n'y a donc eu ni chute ni punition.

Je demande très humblement pardon à votre excellence, répondit
Pangloss encore plus poliment, car la chute de l'homme et la
malédiction entraient nécessairement dans le meilleur des mondes
possibles.  Monsieur ne croit donc pas à la liberté? dit le
familier.  Votre excellence m'excusera, dit Pangloss; la liberté
peut subsister avec la nécessité absolue; car il était nécessaire
que nous fussions libres; car enfin la volonté déterminée......
Pangloss était au milieu de sa phrase, quand le familier fit un
signe de tête à son estafier qui lui servait à boire du vin de
Porto ou d'Oporto.



CHAPITRE VI.

Comment on fit un bel auto-da-fé pour empêcher les tremblements
de terre, et comment Candide fut fessé.


Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois quarts
de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus
efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple
un bel auto-da-fé[1]; il était décidé par l'université de Coïmbre
que le spectacle de quelques personnes brûlées à petit feu, en
grande cérémonie, est un secret infaillible pour empêcher la
terre de trembler.

  [1] Après le tremblement de terre de Lisbonne, on y fit en
  effet un autoda-fé, le 20 juin 1756; voyez, tome XXI, le
  chapitre XXXI du _Précis du Siècle de Louis XV_.  B.


On avait en conséquence saisi un Biscayen convaincu d'avoir
épousé sa commère, et deux Portugais qui en mangeant un poulet en
avaient arraché le lard: on vint lier après le dîner le docteur
Pangloss et son disciple Candide, l'un pour avoir parlé, et
l'autre pour l'avoir écouté avec un air d'approbation: tous deux
furent menés séparément dans des appartements d'une extrême
fraîcheur, dans lesquels on n'était jamais incommodé du soleil:
huit jours après ils furent tous deux revêtus d'un san-benito, et
on orna leurs têtes de mitres de papier: la mitre et le
san-benito de Candide étaient peints de flammes renversées, et de
diables qui n'avaient ni queues ni griffes; mais les diables de
Pangloss portaient griffes et queues, et les flammes étaient
droites.  Ils marchèrent en procession ainsi vêtus, et
entendirent un sermon très pathétique, suivi d'une belle musique
en faux-bourdon.  Candide fut fessé en cadence, pendant qu'on
chantait; le Biscayen et les deux hommes qui n'avaient point
voulu manger de lard furent brûlés, et Pangloss fut pendu,
quoique ce ne soit pas la coutume.  Le même jour la terre trembla
de nouveau avec un fracas épouvantable.

Candide épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout
palpitant, se disait à lui-même: Si c'est ici le meilleur des
mondes possibles, que sont donc les autres?  passe encore si je
n'étais que fessé, je l'ai été chez les Bulgares; mais, ô mon
cher Pangloss! le plus grand des philosophes, faut-il vous avoir
vu pendre, sans que je sache pourquoi!  ô mon cher anabaptiste!
le meilleur des hommes, faut-il que vous ayez été noyé dans le
port! ô mademoiselle Cunégonde! la perle des filles, faut-il
qu'on vous ait fendu le ventre!

Il s'en retournait, se soutenant à peine, prêché, fessé, absous,
et béni, lorsqu'une vieille l'aborda, et lui dit: Mon fils,
prenez courage, suivez-moi.



CHAPITRE VII

Comment une vieille prit soin de Candide, et comment il retrouva
ce qu'il aimait.


Candide ne prit point courage, mais il suivit la vieille dans une
masure: elle lui donna un pot de pommade pour se frotter, lui
laissa à manger et à boire; elle lui montra un petit lit assez
propre; il y avait auprès du lit un habit complet.  Mangez,
buvez, dormez, lui dit-elle, et que Notre-Dame d'Atocha[1],
monseigneur saint Antoine de Padoue, et monseigneur saint Jacques
de Compostelle prennent soin de vous! je reviendrai demain.
Candide, toujours étonné de tout ce qu'il avait vu, de tout ce
qu'il avait souffert, et encore plus de la charité de la vieille,
voulut lui baiser la main.  Ce n'est pas ma main qu'il faut
baiser, dit la vieille; je reviendrai demain.  Frottez-vous de
pommade, mangez et dormez.

  [1] Sur Notre-Dame d'Atocha, voyez dans les _Mélanges_, année
  1769, une des notes de Voltaire sur son _Extrait d'un journal_
  (ou Mémoires de Dangeau).  B.


Candide, malgré tant de malheurs, mangea et dormit.  Le lendemain
la vieille lui apporte à déjeuner, visite son dos, le frotte
elle-même d'une autre pommade: elle lui apporte ensuite à dîner:
elle revient sur le soir et apporte à souper.  Le surlendemain
elle fit encore les mêmes cérémonies.  Qui êtes-vous? lui disait
toujours Candide; qui vous a inspiré tant de bonté? quelles
grâces puis-je vous rendre? La bonne femme ne répondait jamais
rien.  Elle revint sur le soir, et n'apporta point à souper:
Venez avec moi, dit-elle, et ne dites mot.  Elle le prend sous le
bras, et marche avec lui dans la campagne environ un quart de
mille: ils arrivent à une maison isolée, entourée de jardins et
de canaux.  La vieille frappe à une petite porte.  On ouvre; elle
mène Candide, par un escalier dérobé, dans un cabinet doré, le
laisse sur un canapé de brocart, referme la porte, et s'en va.
Candide croyait rêver, et regardait toute sa vie comme un songe
funeste, et le moment présent comme un songe agréable.

La vieille reparut bientôt; elle soutenait avec peine une femme
tremblante, d'une taille majestueuse, brillante de pierreries, et
couverte d'un voile.  Otez ce voile, dit la vieille à Candide.
Le jeune homme approche; il lève le voile d'une main timide.
Quel moment!  quelle surprise! il croit voir mademoiselle
Cunégonde; il la voyait en effet, c'était elle-même.  La force
lui manque, il ne peut proférer une parole, il tombe à ses pieds.
Cunégonde tombe sur le canapé.  La vieille les accable d'eaux
spiritueuses, ils reprennent leurs sens, ils se parlent: ce sont
d'abord des mots entrecoupés, des demandes et des réponses qui se
croisent, des soupirs, des larmes, des cris.  La vieille leur
recommande de faire moins de bruit, et les laisse en liberté.
Quoi! c'est vous, lui dit Candide, vous vivez! je vous retrouve
en Portugal! On ne vous a donc pas violée? on ne vous a point
fendu le ventre, comme le philosophe Pangloss me l'avait assuré?
Si fait, dit la belle Cunégonde; mais on ne meurt pas toujours de
ces deux accidents.--Mais votre père et votre mère ont-ils été
tués?--Il n'est que trop vrai, dit Cunégonde en pleurant.--Et
votre frère?--Mon frère a été tué aussi.--Et pourquoi êtes-vous
en Portugal? et comment avez-vous su que j'y étais? et par quelle
étrange aventure m'avez-vous fait conduire dans cette maison?--Je
vous dirai tout cela, répliqua la dame; mais il faut auparavant
que vous m'appreniez tout ce qui vous est arrivé depuis le baiser
innocent que vous me donnâtes, et les coups de pied que vous
reçûtes.

Candide lui obéit avec un profond respect; et quoiqu'il fût
interdit, quoique sa voix fût faible et tremblante, quoique
l'échine lui fît encore un peu mal, il lui raconta de la manière
la plus naïve tout ce qu'il avait éprouvé depuis le moment de
leur séparation.  Cunégonde levait les yeux au ciel: elle donna
des larmes à la mort du bon anabaptiste et de Pangloss; après
quoi elle parla en ces termes à Candide, qui ne perdait pas une
parole, et qui la dévorait des yeux.



CHAPITRE VIII.

Histoire de Cunégoride.


J'étais dans mon lit et je dormais profondément, quand il plut au
ciel d'envoyer les Bulgares dans notre beau château de
Thunder-ten-tronckh; ils égorgèrent mon père et mon frère, et
coupèrent ma mère par morceaux.  Un grand Bulgare, haut de six
pieds, voyant qu'à ce spectacle j'avais perdu connaissance, se
mit à me violer; cela me fit revenir, je repris mes sens, je
criai, je me débattis, je mordis, j'égratignai, je voulais
arracher les yeux à ce grand Bulgare, ne sachant pas que tout ce
qui arrivait dans le château de mon père était une chose d'usage:
le brutal me donna un coup de couteau dans le flanc gauche dont
je porte encore la marque.  Hélas! j'espère bien la voir, dit le
naïf Candide.  Vous la verrez, dit Cunégonde; mais continuons.
Continuez, dit Candide.

Elle reprit ainsi le fil de son histoire: Un capitaine bulgare
entra, il me vit toute sanglante, et le soldat ne se dérangeait
pas.  Le capitaine se mit en colère du peu de respect que lui
témoignait, ce brutal, et le tua sur mon corps.  Ensuite il me
fit panser, et m'emmena prisonnière de guerre dans son quartier.
Je blanchissais le peu de chemises qu'il avait, je fesais sa
cuisine; il me trouvait fort jolie, il faut l'avouer; et je ne
nierai pas qu'il ne fût très bien fait, et qu'il n'eût la peau
blanche et douce; d'ailleurs peu d'esprit, peu de philosophie: on
voyait bien qu'il n'avait pas été élevé par le docteur Pangloss.
Au bout de trois mois, ayant perdu tout son argent, et s'étant
dégoûté de moi, il me vendit à un Juif nommé don Issachar, qui
trafiquait en Hollande et en Portugal, et qui aimait
passionnément les femmes.  Ce Juif s'attacha beaucoup à ma
personne, mais il ne pouvait en triompher; je lui ai mieux
résisté qu'au soldat bulgare: une personne d'honneur peut être
violée une fois, mais sa vertu s'en affermit.  Le Juif, pour
m'apprivoiser, me mena dans cette maison de campagne que vous
voyez.  J'avais cru jusque-là qu'il n'y avait rien sur la terre
de si beau que le château de Thunder-ten-tronckh; j'ai été
détrompée.

Le grand-inquisiteur m'aperçut un jour à la messe; il me lorgna
beaucoup, et me fit dire qu'il avait à me parler pour des
affaires secrètes.  Je fus conduite à son palais; je lui appris
ma naissance; il me représenta combien il était au-dessous de mon
rang d'appartenir à un Israélite.  On proposa de sa part à don
Issachar de me céder à monseigneur.  Don Issachar, qui est le
banquier de la cour, et homme de crédit, n'en voulut rien faire.
L'inquisiteur le menaça d'un auto-da-fé.  Enfin mon Juif intimidé
conclut un marché par lequel la maison et moi leur
appartiendraient à tous deux en commun; que le Juif aurait pour
lui les lundis, mercredis, et le jour du sabbat, et que
l'inquisiteur aurait les autres jours de la semaine.  Il y a six
mois que cette convention subsiste.  Ce n'a pas été sans
querelles; car souvent il a été indécis si la nuit du samedi au
dimanche appartenait à l'ancienne loi ou à la nouvelle.  Pour
moi, j'ai résisté jusqu'à présent à toutes les deux; et je crois
que c'est pour cette raison que j'ai toujours été aimée.

Enfin, pour détourner le fléau des tremblements de terre, et pour
intimider don Issachar, il plut à monseigneur l'inquisiteur de
célébrer un auto-da-fé.  Il me fit l'honneur de m'y inviter.  Je
fus très bien placée; on servit aux dames des rafraîchissements
entre la messe et l'exécution.  Je fus, à la vérité, saisie
d'horreur en voyant brûler ces deux Juifs et cet honnête Biscayen
qui avait épousé sa commère: mais quelle fut ma surprise, mon
effroi, mon trouble, quand je vis dans un san-benito, et sous une
mitre, une figure qui ressemblait à celle de Pangloss! Je me
frottai les yeux, je regardai attentivement, je le vis pendre;
je tombai en faiblesse.  A peine reprenais-je mes sens, que je
vous vis dépouillé tout nu; ce fut là le comble de l'horreur, de
la consternation, de la douleur, du désespoir.  Je vous dirai,
avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et d'un
incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares.
Cette vue redoubla tous les sentiments qui m'accablaient, qui me
dévoraient.  Je m'écriai, je voulus dire, Arrêtez, barbares!
mais la voix me manqua, et mes cris auraient été inutiles.  Quand
vous eûtes été bien fessé: Comment se peut-il faire, disais-je,
que l'aimable Candide et le sage Pangloss se trouvent à Lisbonne,
l'un pour recevoir cent coups de fouet, et l'autre pour être
pendu par l'ordre de monseigneur l'inquisiteur, dont je suis la
bien-aimée?  Pangloss m'a donc bien cruellement trompée, quand il
me disait que tout va le mieux du monde!

Agitée, éperdue, tantôt hors de moi-même, et tantôt prête de
mourir de faiblesse, j'avais la tête remplie du massacre de mon
père, de ma mère, de mon frère, de l'insolence de mon vilain
soldat bulgare, du coup de couteau qu'il me donna, de ma
servitude, de mon métier de cuisinière, de mon capitaine bulgare,
de mon vilain don Issachar, de mon abominable inquisiteur, de la
pendaison du docteur Pangloss, de ce grand miserere en
faux-bourdon pendant lequel on vous fessait, et surtout du baiser
que je vous avais donné derrière un paravent, le jour que je vous
avais vu pour la dernière fois.  Je louai Dieu, qui vous ramenait
à moi par tant d'épreuves.  Je recommandai à ma vieille d'avoir
soin de vous, et de vous amener ici dès qu'elle le pourrait.
Elle a très bien exécuté ma commission; j'ai goûté le plaisir
inexprimable de vous revoir, de vous entendre, de vous parler.
Vous devez avoir une faim dévorante; j'ai grand appétit;
commençons par souper.

Les voilà qui se mettent tous deux à table; et, après le souper,
ils se replacent sur ce beau canapé dont on a déjà parlé; ils y
étaient quand le signor don Issachar, l'un des maîtres de la
maison, arriva.  C'était le jour du sabbat.  Il venait jouir de
ses droits, et expliquer son tendre amour.



CHAPITRE IX.

Ce qui advint de Cunégonde, de Candide, du grand-inquisiteur, et
d'un Juif.


Cet Issachar était le plus colérique Hébreu qu'on eût vu dans
Israël, depuis la captivité en Babylone.  Quoi!  dit-il, chienne
de galiléenne, ce n'est pas assez de monsieur l'inquisiteur? il
faut que ce coquin partage aussi avec moi? En disant cela il tire
un long poignard dont il était toujours pourvu, et, ne croyant
pas que son adverse partie eût des armes, il se jette sur
Candide; mais notre bon Vestphalien avait reçu une belle épée de
la vieille avec l'habit complet.  Il tire son épée, quoiqu'il eût
les moeurs fort douces, et vous étend l'Israélite roide mort sur
le carreau, aux pieds de la belle Cunégonde.

Sainte Vierge! s'écria-t-elle, qu'allons-nous devenir?  un homme
tué chez moi! si la justice vient, nous sommes perdus.  Si
Pangloss n'avait pas été pendu, dit Candide, il nous donnerait un
bon conseil dans cette extrémité, car c'était un grand
philosophe.  A son défaut, consultons la vieille.  Elle était
fort prudente, et commençait à dire son avis quand une autre
petite porte s'ouvrit.  Il était une heure après minuit, c'était
le commencement du dimanche.  Ce jour appartenait à monseigneur
l'inquisiteur.  Il entre et voit le fessé Candide, l'épée à la
main, un mort étendu par terre, Cunégonde effarée, et la vieille
donnant des conseils.

Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de Candide, et
comment il raisonna: Si ce saint homme appelle du secours, il me
fera infailliblement brûler, il pourra en faire autant de
Cunégonde; il m'a fait fouetter impitoyablement; il est mon
rival; je suis en train de tuer; il n'y a pas à balancer.  Ce
raisonnement fut net et rapide; et, sans donner le temps à
l'inquisiteur de revenir de sa surprise, il le perce d'outre en
outre, et le jette à côté du Juif.  En voici bien d'une autre,
dit Cunégonde; il n'y a plus de rémission; nous sommes
excommuniés, notre dernière heure est venue!  Comment avez-vous
fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un Juif
et un prélat? Ma belle demoiselle, répondit Candide, quand on est
amoureux, jaloux, et fouetté par l'inquisition, on ne se connaît
plus.

La vieille prit alors la parole, et dit: Il y a trois chevaux
andalous dans l'écurie, avec leurs selles et leurs brides, que le
brave Candide les prépare; madame a des moyadors et des diamants,
montons vite à cheval, quoique je ne puisse me tenir que sur une
fesse, et allons à Cadix; il fait le plus beau temps du monde, et
c'est un grand plaisir de voyager pendant la fraîcheur de la
nuit.

Aussitôt Candide selle les trois chevaux; Cunégonde, la vieille,
et lui, font trente milles d'une traite.  Pendant qu'ils
s'éloignaient, la sainte hermandad arrive dans la maison, on
enterre monseigneur dans une belle église, on jette Issachar à la
voirie.

Candide, Cunégonde, et la vieille, étaient déjà dans la petite
ville d'Avacéna, au milieu des montagnes de la Sierra-Morena; et
ils parlaient ainsi dans un cabaret.



CHAPITRE X.

Dans quelle détresse Candide, Cunégonde, et la vieille, arrivent
à Cadix, et leur embarquement.


Qui a donc pu me voler mes pistoles et mes diamants? disait en
pleurant Cunégonde; de quoi vivrons-nous? comment ferons-nous? où
trouver des inquisiteurs et des Juifs qui m'en donnent d'autres?
Hélas! dit la vieille, je soupçonne fort un révérend père
cordelier, qui coucha hier dans la même auberge que nous à
Badajos; Dieu me garde de faire un jugement téméraire! mais il
entra deux fois dans notre chambre, et il partit long-temps avant
nous.  Hélas!  dit Candide, le bon Pangloss m'avait souvent
prouvé que les biens de la terre sont communs à tous les hommes,
que chacun y a un droit égal.  Ce cordelier devait bien, suivant
ces principes, nous laisser de quoi achever notre voyage.  Il ne
vous reste donc rien du tout, ma belle Cunégonde? Pas un
maravédis, dit-elle.  Quel parti prendre? dit Candide.  Vendons
un des chevaux, dit la vieille; je monterai en croupe derrière
mademoiselle, quoique je ne puisse me tenir que sur une fesse, et
nous arriverons à Cadix.

Il y avait dans la même hôtellerie un prieur de bénédictins; il
acheta le cheval bon marché.  Candide, Cunégonde, et la vieille,
passèrent par Lucena, par Chillas, par Lebrixa, et arrivèrent
enfin à Cadix.  On y équipait une flotte, et on y assemblait des
troupes pour mettre à la raison les révérends pères jésuites du
Paraguai, qu'on accusait d'avoir fait révolter une de leurs
hordes contre les rois d'Espagne et de Portugal, auprès de la
ville du Saint-Sacrement[1].  Candide, ayant servi chez les
Bulgares, fit l'exercice bulgarien devant le général de la petite
armée avec tant de grâce, de célérité, d'adresse, de fierté,
d'agilité, qu'on lui donna une compagnie d'infanterie à
commander.  Le voilà capitaine; il s'embarque avec mademoiselle
Cunégonde, la vieille, deux valets, et les deux chevaux andalous
qui avaient appartenu à M. le grand-inquisiteur de Portugal.

  [1] Voyez tome XVII, page 470; et dans les _Mélanges_, année
  1759, la _Lettre_ de M. Mead _aux auteurs du Journal
  encyclopédique_.  B.


Pendant toute la traversée ils raisonnèrent beaucoup sur la
philosophie du pauvre Pangloss.  Nous allons dans un autre
univers, disait Candide; c'est dans celui-là, sans doute, que
tout est bien: car il faut avouer qu'on pourrait gémir un peu de
ce qui se passe dans le nôtre en physique et en morale.  Je vous
aime de tout mon coeur, disait Cunégonde; mais j'ai encore l'âme
tout effarouchée de ce que j'ai vu, de ce que j'ai éprouvé.  Tout
ira bien, répliquait Candide; la mer de ce nouveau monde vaut
déjà mieux que les mers de notre Europe; elle est plus calme, les
vents plus constants.  C'est certainement le Nouveau-Monde qui
est le meilleur des univers possibles.  Dieu le veuille! disait
Cunégonde: mais j'ai été si horriblement malheureuse dans le
mien, que mon coeur est presque fermé à l'espérance.  Vous vous
plaignez, leur dit la vieille; hélas!  vous n'avez pas éprouvé
des infortunes telles que les miennes.  Cunégonde se mit presque
à rire, et trouva cette bonne femme fort plaisante de prétendre
être plus malheureuse qu'elle.  Hélas! lui dit-elle, ma bonne, à
moins que vous n'ayez été violée par deux Bulgares, que vous
n'ayez reçu deux coups de couteau dans le ventre, qu'on n'ait
démoli deux de vos châteaux, qu'on n'ait égorgé à vos yeux deux
mères et deux pères, et que vous n'ayez vu deux de vos amants
fouettés dans un auto-da-fé, je ne vois pas que vous puissiez
l'emporter sur moi; ajoutez que je suis née baronne avec soixante
et douze quartiers, et que j'ai été cuisinière.  Mademoiselle,
répondit la vieille, vous ne savez pas quelle est ma naissance;
et si je vous montrais mon derrière, vous ne parleriez pas comme
vous faites, et vous suspendriez votre jugement.  Ce discours fit
naître une extrême curiosité dans l'esprit de Cunégonde et de
Candide.  La vieille leur parla en ces termes.



CHAPITRE XI.

Histoire de la vieille.


Je n'ai pas eu toujours les yeux éraillés et bordés d'écarlate;
mon nez n'a pas toujours touché à mon menton, et je n'ai pas
toujours été servante.  Je suis la fille du pape Urbain X et de
la princesse de Palestrine[a].  On m'éleva jusqu'à quatorze ans
dans un palais auquel tous les châteaux de vos barons allemands
n'auraient pas servi d'écurie; et une de mes robes valait mieux
que toutes les magnificences de la Vestphalie.  Je croissais en
beauté, en grâces, en talents, au milieu des plaisirs, des
respects, et des espérances: j'inspirais déjà de l'amour; ma
gorge se formait; et quelle gorge!  blanche, ferme, taillée comme
celle de la Vénus de Médicis; et quels yeux! quelles paupières!
quels sourcils noirs!  quelles flammes brillaient dans mes deux
prunelles, et effaçaient la scintillation des étoiles!  comme me
disaient les poètes du quartier.  Les femmes qui m'habillaient et
qui me déshabillaient tombaient en extase en me regardant
par-devant et par-derrière; et tous les hommes auraient voulu
être à leur place.

  [a] Voyez l'extrême discrétion de l'auteur; il n'y eut jusq'uà
  présent aucun pape nommé Urbain X; il craint de donner une
  bâtarde à un pape connu.  Quelle circonspection! quelle
  délicatesse de conscience!--Cette note de Voltaire est
  posthume.  Elle n'était même pas dans les éditions de Kehl.  Je
  la tiens de feu Décrois.  Le dernier pape du nom d'Urbain est
  Urbain VIII, mort en 1644.  B.


Je fus fiancée à un prince souverain de Massa-Carrara: quel
prince!  aussi beau que moi, pétri de douceur et d'agréments,
brillant d'esprit et brûlant d'amour; je l'aimais comme on aime
pour la première fois, avec idolâtrie, avec emportement.  Les
noces furent préparées: c'était une pompe, une magnificence
inouïe; c'étaient des fêtes, des carrousels, des opéra-buffa
continuels; et toute l'Italie fit pour moi des sonnets dont il
n'y eut pas un seul de passable.  Je touchais au moment de mon
bonheur, quand une vieille marquise, qui avait été maîtresse de
mon prince, l'invita à prendre du chocolat chez elle; il mourut
en moins de deux heures avec des convulsions épouvantables; mais
ce n'est qu'une bagatelle.  Ma mère au désespoir, et bien moins
affligée que moi, voulut s'arracher pour quelque temps à un
séjour si funeste.  Elle avait une très belle terre auprès de
Gaïète: nous nous embarquâmes sur une galère du pays, dorée comme
l'autel de Saint-Pierre de Rome.  Voilà qu'un corsaire de Salé
fond sur nous et nous aborde: nos soldats se défendirent comme
des soldats du pape; ils se mirent tous à genoux en jetant leurs
armes, et en demandant au corsaire une absolution _in articulo
mortis_.

Aussitôt on les dépouilla nus comme des singes, et ma mère aussi,
nos filles d'honneur aussi, et moi aussi.  C'est une chose
admirable que la diligence avec laquelle ces messieurs
déshabillent le monde; mais ce qui me surprit davantage, c'est
qu'ils nous mirent à tous le doigt dans un endroit où nous autres
femmes nous ne nous laissons mettre d'ordinaire que des canules.
Cette cérémonie me paraissait bien étrange: voilà comme on juge
de tout quand on n'est pas sorti de son pays.  J'appris bientôt
que c'était pour voir si nous n'avions pas caché là quelques
diamants; c'est un usage établi de temps immémorial parmi les
nations policées qui courent sur mer.  J'ai su que messieurs les
religieux chevaliers de Malte n'y manquent jamais quand ils
prennent des Turcs et des Turques; c'est une loi du droit des
gens à laquelle on n'a jamais dérogé.

Je ne vous dirai point combien il est dur pour une jeune
princesse d'être menée esclave à Maroc avec sa mère: vous
concevez assez tout ce que nous eûmes à souffrir dans le vaisseau
corsaire.  Ma mère était encore très belle: nos filles d'honneur,
nos simples femmes de chambre avaient plus de charmes qu'on n'en
peut trouver dans toute l'Afrique: pour moi, j'étais ravissante,
j'étais la beauté, la grâce même, et j'étais pucelle: je ne le
fus pas long-temps; cette fleur, qui avait été réservée pour le
beau prince de Massa-Carrara, me fut ravie par le capitaine
corsaire; c'était un nègre abominable, qui croyait encore me
faire beaucoup d'honneur.  Certes il fallait que madame la
princesse de Palestrine et moi fussions bien fortes pour résister
à tout ce que nous éprouvâmes jusqu'à notre arrivée à Maroc! Mais
passons; ce sont des choses si communes, qu'elles ne valent pas
la peine qu'on en parle.

Maroc nageait dans le sang quand nous arrivâmes.  Cinquante fils
de l'empereur Muley Ismael[1] avaient chacun leur parti; ce qui
produisait en effet cinquante guerres civiles, de noirs contre
noirs, de noirs contre basanés, de basanés contre basanés, de
mulâtres contre mulâtres: c'était un carnage continuel dans toute
l'étendue de l'empire.

  [1] Sur Muley Ismael, qui régnait en 1702, et vécut cent cinq
  ans, voyez tome XVI, page 197; tome XVIII, page 420; tome XX,
  le chapitre XVIII du _Siècle de Louis XIV_; tome XXX, page 126.
  B.


A peine fûmes-nous débarquées, que des noirs d'une faction
ennemie de celle de mon corsaire se présentèrent pour lui enlever
son butin.  Nous étions, après les diamants et l'or, ce qu'il
avait de plus précieux.  Je fus témoin d'un combat tel que vous
n'en voyez jamais dans vos climats d'Europe.  Les peuples
septentrionaux n'ont pas le sang assez ardent; ils n'ont pas la
rage des femmes au point où elle est commune en Afrique.  Il
semble que vos Européans aient du lait dans les veines; c'est du
vitriol, c'est du feu qui coule dans celles des habitants du mont
Atlas et des pays voisins.  On combattit avec la fureur des
lions, des tigres, et des serpents de la contrée, pour savoir qui
nous aurait.  Un Maure saisit ma mère par le bras droit, le
lieutenant de mon capitaine la retint par le bras gauche; un
soldat maure la prit par une jambe, un de nos pirates la tenait
par l'autre.  Nos filles se trouvèrent presque toutes en un
moment tirées ainsi à quatre soldats.  Mon capitaine me tenait
cachée derrière lui; il avait le cimeterre au poing, et tuait
tout ce qui s'opposait à sa rage.  Enfin je vis toutes nos
Italiennes et ma mère déchirées, coupées, massacrées par les
monstres qui se les disputaient.  Les captifs, mes compagnons,
ceux qui les avaient pris, soldats, matelots, noirs, basanés,
blancs, mulâtres, et enfin mon capitaine, tout fut tué, et je
demeurai mourante sur un tas de morts.  Des scènes pareilles se
passaient, comme on sait, dans l'étendue de plus de trois cents
lieues, sans qu'on manquât aux cinq prières par jour ordonnées
par Mahomet.

Je me débarrassai avec beaucoup de peine de la foule de tant de
cadavres sanglants entassés, et je me traînai sous un grand
oranger au bord d'un ruisseau voisin; j'y tombai d'effroi, de
lassitude, d'horreur, de désespoir, et de faim.  Bientôt après
mes sens accablés se livrèrent à un sommeil qui tenait plus de
l'évanouissement que du repos.  J'étais dans cet état de
faiblesse et d'insensibilité, entre la mort et la vie, quand je
me sentis pressée de quelque chose qui s'agitait sur mon corps;
j'ouvris les yeux, je vis un homme blanc et de bonne mine qui
soupirait, et qui disait entre ses dents: _O che sciagura
d'essere senza coglioni!_



CHAPITRE XII.

Suite des malheurs de la vieille.


Étonnée et ravie d'entendre la langue de ma patrie, et non moins
surprise des paroles que proférait cet homme, je lui répondis
qu'il y avait de plus grands malheurs que celui dont il se
plaignait; je l'instruisis en peu de mots des horreurs que
j'avais essuyées, et je retombai en faiblesse.  Il m'emporta dans
une maison voisine, me fit mettre au lit, me fit donner à manger,
me servit, me consola, me flatta, me dit qu'il n'avait rien vu de
si beau que moi, et que jamais il n'avait tant regretté ce que
personne ne pouvait lui rendre.  Je suis né à Naples, me dit-il;
on y chaponne deux ou trois mille enfants tous les ans; les uns
en meurent, les autres acquièrent une voix plus belle que celle
des femmes, les autres vont gouverner des états[1].  On me fit
cette opération avec un très grand succès, et j'ai été musicien
de la chapelle de madame la princesse de Palestrine.  De ma mère!
m'écriai-je.  De votre mère! s'écria-t-il en pleurant: quoi!
vous seriez cette jeune princesse que j'ai élevée jusqu'à l'âge
de six ans, et qui promettait déjà d'être aussi belle que vous
êtes?--C'est moi-même; ma mère est à quatre cents pas d'ici
coupée en quartiers sous un tas de morts.....

  [1] Farinelli, chanteur italien, né à Naples en 1705, sans être
  ministre, gouvernait l'Espagne sous Ferdinand VI; il est mort
  en 1782.  Voltaire reparle de ce Farinelli dans la
  _Conversation de l'Intendant des menus en exercice_: voyez les
  _Mélanges_, année 1761.  B.


Je lui contai tout ce qui m'était arrivé; il me conta aussi ses
aventures, et m'apprit comment il avait été envoyé chez le roi de
Maroc par une puissance chrétienne, pour conclure avec ce
monarque un traité par lequel on lui fournirait de la poudre, des
canons, et des vaisseaux, pour l'aider à exterminer le commerce
des autres chrétiens.  Ma mission est faite, dit cet honnête
eunuque; je vais m'embarquer à Ceuta, et je vous ramènerai en
Italie.  _Ma che sciagura d'essere senza coglioni!_

Je le remerciai avec des larmes d'attendrissement; et au lieu de
me mener en Italie, il me conduisit à Alger, et me vendit au dey
de cette province.  A peine fus-je vendue, que cette peste qui a
fait le tour de l'Afrique, de l'Asie, de l'Europe, se déclara
dans Alger avec fureur.  Vous avez vu des tremblements de terre;
mais, mademoiselle, avez-vous jamais eu la peste?  Jamais,
répondit la baronne.

Si vous l'aviez eue, reprit la vieille, vous avoueriez qu'elle
est bien au-dessus d'un tremblement de terre.  Elle est fort
commune en Afrique; j'en fus attaquée.  Figurez-vous quelle
situation pour la fille d'un pape, âgée de quinze ans, qui en
trois mois de temps avait éprouvé la pauvreté, l'esclavage, avait
été violée presque tous les jours, avait vu couper sa mère en
quatre, avait essuyé la faim et la guerre, et mourait pestiférée
dans Alger! Je n'en mourus pourtant pas; mais mon eunuque et le
dey, et presque tout le sérail d'Alger périrent.

Quand les premiers ravages de cette épouvantable peste furent
passés, on vendit les esclaves du dey.  Un marchand m'acheta, et
me mena à Tunis; il me vendit à un autre marchand qui me revendit
à Tripoli; de Tripoli je fus revendue à Alexandrie, d'Alexandrie
revendue à Smyrne; de Smyrne à Constantinople.  J'appartins enfin
à un aga des janissaires, qui fut bientôt commandé pour aller
défendre Azof contre les Russes qui l'assiégeaient.

L'aga, qui était un très galant homme, mena avec lui tout son
sérail, et nous logea dans un petit fort sur les Palus-Méotides,
gardé par deux eunuques noirs et vingt soldats.  On tua
prodigieusement de Russes, mais ils nous le rendirent bien: Azof
fut mis à feu et à sang[2], et on ne pardonna ni au sexe, ni à
l'âge; il ne resta que notre petit fort; les ennemis voulurent
nous prendre par famine.  Les vingt janissaires avaient juré de
ne se jamais rendre.  Les extrémités de la faim où ils furent
réduits les contraignirent à manger nos deux eunuques, de peur de
violer leur serment.  Au bout de quelques jours ils résolurent de
manger les femmes.

  [2] Les Russes prirent Azof sous Pierre-le-Grand, en 1696, et
  la rendirent à la paix, en 1711; la reprirent en 1739, la
  fortifièrent; mais à la paix de 1789, ils la rendirent après
  l'avoir démantelée.  La prise d'Azof, sous Catherine II, est
  postérieure de dix ans à _Candide_.  B.


Nous avions un iman très pieux et très compatissant, qui leur
fit un beau sermon par lequel il leur persuada de ne nous pas
tuer tout-à-fait.  Coupez, dit-il, seulement une fesse à chacune
de ces dames, vous ferez très bonne chère; s'il faut y revenir,
vous en aurez encore autant dans quelques jours; le ciel vous
saura gré d'une action si charitable, et vous serez secourus.

Il avait beaucoup d'éloquence; il les persuada: on nous fit cette
horrible opération; l'iman nous appliqua le même baume qu'on met
aux enfants qu'on vient de circoncire: nous étions toutes à la
mort.

A peine les janissaires eurent-ils fait le repas que nous leur
avions fourni, que les Russes arrivent sur des bateaux plats; pas
un janissaire ne réchappa.  Les Russes ne firent aucune attention
à l'état où nous étions.  Il y a partout des chirurgiens
français: un d'eux qui était fort adroit prit soin de nous, il
nous guérit; et je me souviendrai toute ma vie, que quand mes
plaies furent bien fermées, il me fit des propositions.  Au
reste, il nous dit à toutes de nous consoler; il nous assura que
dans plusieurs sièges pareille chose était arrivée, et que
c'était la loi de la guerre.

Dès que mes compagnes purent marcher, on les fit aller à Moscou;
j'échus en partage à un boïard qui me fit sa jardinière, et qui
me donnait vingt coups de fouet par jour; mais ce seigneur ayant
été roué au bout de deux ans avec une trentaine de boïards pour
quelque tracasserie de cour, je profitai de cette aventure; je
m'enfuis; je traversai toute la Russie; je fus long-temps
servante de cabaret à Riga, puis à Rostock, à Vismar, à Leipsick,
à Cassel, à Utrecht, à Leyde, à la Haye, à Rotterdam: j'ai
vieilli dans la misère et dans l'opprobre, n'ayant que la moitié
d'un derrière, me souvenant toujours que j'étais fille d'un pape;
je voulus cent fois me tuer, mais j'aimais encore la vie.  Cette
faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus
funestes; car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter
continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre;
d'avoir son être en horreur, et de tenir à son être; enfin de
caresser le serpent qui nous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait
mangé le coeur?

J'ai vu dans les pays que le sort m'a fait parcourir, et dans les
cabarets où j'ai servi, un nombre prodigieux de personnes qui
avaient leur existence en exécration; mais je n'en ai vu que
douze qui aient mis volontairement fin à leur misère, trois
nègres, quatre Anglais, quatre Genevois, et un professeur
allemand nommé Robeck[3].  J'ai fini par être servante chez le
Juif don Issachar; il me mit auprès de vous, ma belle demoiselle;
je me suis attachée à votre destinée, et j'ai été plus occupée de
vos aventures que des miennes.  Je ne vous aurais même jamais
parlé de mes malheurs, si vous ne m'aviez pas un peu piquée, et
s'il n'était d'usage, dans un vaisseau, de conter des histoires
pour se désennuyer.  Enfin, mademoiselle, j'ai de l'expérience,
je connais le monde; donnez-vous un plaisir, engagez chaque
passager à vous conter son histoire, et s'il s'en trouve un seul
qui n'ait souvent maudit sa vie, qui ne se soit souvent dit à
lui-même qu'il était le plus malheureux des hommes, jetez-moi
dans la mer la tête la première.

  [3] Robeck (Jean), né à Calmar en Suède, en 1672, se noya
  volontairement en 1739.  J.-J.  Rousseau parle de Robeck dans
  sa _Nouvelle Héloïse_, lettre vingt et unième de la troisième
  partie.  B.





CHAPITRE XIII.

Comment Candide fut obligé de se séparer de la belle Cunégonde et
de la vieille.


La belle Cunégonde, ayant entendu l'histoire de la vieille, lui
fit toutes les politesses qu'on devait à une personne de son rang
et de son mérite.  Elle accepta la proposition; elle engagea tous
les passagers, l'un après l'autre, à lui conter leurs aventures.
Candide et elle avouèrent que la vieille avait raison.  C'est
bien dommage, disait Candide, que le sage Pangloss ait été pendu
contre la coutume dans un auto-da-fé; il nous dirait des choses
admirables sur le mal physique et sur le mal moral qui couvrent
la terre et la mer, et je me sentirais assez de force pour oser
lui faire respectueusement quelques objections.

A mesure que chacun racontait son histoire, le vaisseau avançait.
On aborda dans Buénos-Ayres.  Cunégonde, le capitaine Candide, et
la vieille, allèrent chez le gouverneur don Fernando d'Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y Souza.  Ce seigneur avait
une fierté convenable à un homme qui portait tant de noms.  Il
parlait aux hommes avec le dédain le plus noble, portant le nez
si haut, élevant si impitoyablement la voix, prenant un ton si
imposant, affectant une démarche si altière, que tous ceux qui
le saluaient étaient tentés de le battre.  Il aimait les femmes à
la fureur.  Cunégonde lui parut ce qu'il avait jamais vu de plus
beau.  La première chose qu'il fit fut de demander si elle
n'était point la femme du capitaine.  L'air dont il fit cette
question alarma Candide: il n'osa pas dire qu'elle était sa
femme, parcequ'en effet elle ne l'était point; il n'osait pas
dire que c'était sa soeur, parcequ'elle ne l'était pas non plus;
et quoique ce mensonge officieux eût été autrefois très à la mode
chez les anciens[1], et qu'il pût être utile aux modernes, son
âme était trop pure pour trahir la vérité.  Mademoiselle
Cunégonde, dit-il, doit me faire l'honneur de m'épouser, et nous
supplions votre excellence de daigner faire notre noce.

  [1] Voyez l'article ABRAHAM, tome XXVI, page 48.  B.


Don Fernando d'Ibaraa, y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos, y
Souza, relevant sa moustache, sourit amèrement, et ordonna au
capitaine Candide d'aller faire la revue de sa compagnie.
Candide obéit; le gouverneur demeura avec mademoiselle Cunégonde.
Il lui déclara sa passion, lui protesta que le lendemain il
l'épouserait à la face de l'Église, ou autrement, ainsi qu'il
plairait à ses charmes.  Cunégonde lui demanda un quart d'heure
pour se recueillir, pour consulter la vieille, et pour se
déterminer.

La vieille dit à Cunégonde: Mademoiselle, vous avez soixante et
douze quartiers et pas une obole; il ne tient qu'à vous d'être la
femme du plus grand seigneur de l'Amérique méridionale, qui a une
très belle moustache; est-ce à vous de vous piquer d'une fidélité
à toute épreuve? Vous avez été violée par les Bulgares; un Juif
et un inquisiteur ont eu vos bonnes grâces: les malheurs donnent
des droits.  J'avoue que si j'étais à votre place, je ne ferais
aucun scrupule d'épouser monsieur le gouverneur, et de faire la
fortune de monsieur le capitaine Candide.  Tandis que la vieille
parlait avec toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent,
on vit entrer dans le port un petit vaisseau; il portait un
alcade et des alguazils, et voici ce qui était arrivé.

La vieille avait très bien deviné que ce fut un cordelier à la
grande manche qui vola l'argent et les bijoux de Cunégonde dans
la ville de Badajos, lorsqu'elle fuyait en hâte avec Candide.  Ce
moine voulut vendre quelques unes des pierreries à un joaillier.
Le marchand les reconnut pour celles du grand-inquisiteur.  Le
cordelier, avant d'être pendu, avoua qu'il les avait volées: il
indiqua les personnes, et la route qu'elles prenaient.  La fuite
de Cunégonde et de Candide était déjà connue.  On les suivit à
Cadix: on envoya, sans perdre de temps, un vaisseau à leur
poursuite.  Le vaisseau était déjà dans le port de Buénos-Ayres.
Le bruit se répandit qu'un alcade allait débarquer, et qu'on
poursuivait les meurtriers de monseigneur le grand-inquisiteur.
La prudente vieille vit dans l'instant tout ce qui était à faire.
Vous ne pouvez fuir, dit-elle à Cunégonde, et vous n'avez rien à
craindre; ce n'est pas vous qui avez tué monseigneur, et
d'ailleurs le gouverneur, qui vous aime, ne souffrira pas qu'on
vous maltraite; demeurez.  Elle court sur-le-champ à Candide:
Fuyez, dit-elle, ou dans une heure vous allez être brûlé.  Il n'y
avait pas un moment à perdre; mais comment se séparer de
Cunégonde, et où se réfugier?



CHAPITRE XIV.

Comment Candide et Cacambo furent reçus chez les jésuites du
Paraguai.


Candide avait amené de Cadix un valet tel qu'on en trouve
beaucoup sur les côtes d'Espagne et dans les colonies.  C'était
un quart d'Espagnol, né d'un métis dans le Tucuman; il avait été
enfant de choeur, sacristain, matelot, moine, facteur, soldat,
laquais.  Il s'appelait Cacambo, et aimait fort son maître,
parceque son maître était un fort bon homme.  Il sella au plus
vite les deux chevaux andalous.  Allons, mon maître, suivons le
conseil de la vieille, partons, et courons sans regarder derrière
nous.  Candide versa des larmes: O ma chère Cunégonde! faut-il
vous abandonner dans le temps que monsieur le gouverneur va faire
nos noces! Cunégonde amenée de si loin, que deviendrez-vous? Elle
deviendra ce qu'elle pourra, dit Cacambo; les femmes ne sont
jamais embarrassées d'elles; Dieu y pourvoit; courons.  Où me
mènes-tu? où allons-nous? que ferons-nous sans Cunégonde?
disait Candide.  Par saint Jacques de Compostelle, dit Cacambo,
vous alliez faire la guerre aux jésuites, allons la faire pour
eux; je sais assez les chemins, je vous mènerai dans leur
royaume, ils seront charmés d'avoir un capitaine qui fasse
l'exercice à la bulgare; vous ferez une fortune prodigieuse;
quand on n'a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un
autre.  C'est un très grand plaisir de voir et de faire des
choses nouvelles.

Tu as donc été déjà dans le Paraguai? dit Candide.  Eh vraiment
oui!  dit Cacambo; j'ai été cuistre dans le collège de
l'Assomption, et je connais le gouvernement de los padres comme
je connais les rues de Cadix.  C'est une chose admirable que ce
gouvernement.  Le royaume a déjà plus de trois cents lieues de
diamètre; il est divisé en trente provinces.  Los padres y ont
tout, et les peuples rien; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et
de la justice.  Pour moi, je ne vois rien de si divin que los
padres, qui font ici la guerre au roi d'Espagne et au roi de
Portugal, et qui en Europe confessent ces rois; qui tuent ici des
Espagnols, et qui à Madrid les envoient au ciel; cela me ravit;
avançons: vous allez être le plus heureux de tous les hommes.
Quel plaisir auront los padres, quand ils sauront qu'il leur
vient un capitaine qui sait l'exercice bulgare!

Dès qu'ils furent arrivés à la première barrière, Cacambo dit à
la garde avancée qu'un capitaine demandait à parler à monseigneur
le commandant.  On alla avertir la grande garde.  Un officier
paraguain courut aux pieds du commandant lui donner part de la
nouvelle.  Candide et Cacambo furent d'abord désarmés; on se
saisit de leurs deux chevaux andalous.  Les deux étrangers sont
introduits au milieu de deux files de soldats; le commandant
était au bout, le bonnet à trois cornes en tête, la robe
retroussée, l'épée au côté, l'esponton à la main.  Il fit un
signe; aussitôt vingt-quatre soldats entourent les deux nouveaux
venus.  Un sergent leur dit qu'il faut attendre, que le
commandant ne peut leur parler, que le révérend père provincial
ne permet pas qu'aucun Espagnol ouvre la bouche qu'en sa
présence, et demeure plus de trois heures dans le pays.  Et où
est le révérend père provincial? dit Cacambo.  Il est à la parade
après avoir dit sa messe, répondit le sergent, et vous ne pourrez
baiser ses éperons que dans trois heures.  Mais, dit Cacambo,
monsieur le capitaine, qui meurt de faim comme moi, n'est point
Espagnol, il est Allemand; ne pourrions-nous point déjeuner en
attendant sa révérence?

Le sergent alla sur-le-champ rendre compte de ce discours au
commandant.  Dieu soit béni! dit ce seigneur, puisqu'il est
Allemand, je peux lui parler; qu'on le mène dans ma feuillée.
Aussitôt on conduit Candide dans un cabinet de verdure, orné
d'une très jolie colonnade de marbre vert et or, et de treillages
qui renfermaient des perroquets, des colibris, des
oiseaux-mouches, des pintades, et tous les oiseaux les plus
rares.  Un excellent déjeuner était préparé dans des vases d'or;
et tandis que les Paraguains mangèrent du maïs dans des écuelles
de bois, en plein champ, à l'ardeur du soleil, le révérend père
commandant entra dans la feuillée.

C'était un très beau jeune homme, le visage plein, assez blanc,
haut en couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille rouge,
les lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était
ni celle d'un Espagnol ni celle d'un jésuite.  On rendit à
Candide et à Cacambo leurs armes, qu'on leur avait saisies, ainsi
que les deux chevaux andalous; Cacambo leur fit manger l'avoine
auprès de la feuillée, ayant toujours l'oeil sur eux, crainte de
surprise.

Candide baisa d'abord le bas de la robe du commandant, ensuite
ils se mirent à table.  Vous êtes donc Allemand? lui dit le
jésuite en cette langue.  Oui, mon révérend père, dit Candide.
L'un et l'autre, en prononçant ces paroles, se regardaient avec
une extrême surprise, et une émotion dont ils n'étaient pas les
maîtres.  Et de quel pays d'Allemagne êtes-vous? dit le jésuite.
De la sale province de Vestphalie, dit Candide: je suis né dans
le château de Thunder-ten-tronckh.  O ciel! est-il possible!
s'écria le commandant.  Quel miracle! s'écria Candide.  Serait-ce
vous?  dit le commandant.  Cela n'est pas possible, dit Candide.
Ils se laissent tomber tous deux à la renverse, ils s'embrassent,
ils versent des ruisseaux de larmes.  Quoi! serait-ce vous, mon
révérend père? vous, le frère de la belle Cunégonde! vous qui
fûtes tué par les Bulgares!  vous le fils de monsieur le baron!
vous jésuite au Paraguai! Il faut avouer que ce monde est une
étrange chose.  O Pangloss! Pangloss! que vous sériez aise si
vous n'aviez pas été pendu!

Le commandant fit retirer les esclaves nègres et les Paraguains
qui servaient à boire dans des gobelets de cristal de roche.  Il
remercia Dieu et saint Ignace mille fois; il serrait Candide
entre ses bras, leurs visages étaient baignés de pleurs.  Vous
seriez bien plus étonné, plus attendri, plus hors de vous-même,
dit Candide, si je vous disais que mademoiselle Cunégonde, votre
soeur, que vous avez crue éventrée, est pleine de
santé.--Où?--Dans votre voisinage, chez M. le gouverneur de
Buénos-Ayres; et je venais pour vous faire la guerre.  Chaque mot
qu'ils prononcèrent dans cette longue conversation accumulait
prodige sur prodige.  Leur âme tout entière volait sur leur
langue, était attentive dans leurs oreilles, et étincelante dans
leurs yeux.  Comme ils étaient Allemands, ils tinrent table
long-temps, en attendant le révérend père provincial; et le
commandant parla ainsi à son cher Candide.



CHAPITRE XV.

Comment Candide tua le frère de sa chère Cunégonde.


J'aurai toute ma vie présent à la mémoire le jour horrible où je
vis tuer mon père et ma mère, et violer ma soeur.  Quand les
Bulgares furent retirés, on ne trouva point cette soeur adorable,
et on mit dans une charrette ma mère, mon père, et moi, deux
servantes et trois petits garçons égorgés, pour nous aller
enterrer dans une chapelle de jésuites, à deux lieues du château
de mes pères.  Un jésuite nous jeta de l'eau bénite; elle était
horriblement salée; il en entra quelques gouttes dans mes yeux:
le père s'aperçut que ma paupière fesait un petit mouvement: il
mit la main sur mon coeur, et le sentit palpiter; je fus secouru,
et au bout de trois semaines il n'y paraissait pas.  Vous savez,
mon cher Candide, que j'étais fort joli; je le devins encore
davantage; aussi le révérend père Croust[1], supérieur de la
maison, prit pour moi la plus tendre amitié: il me donna l'habit
de novice: quelque temps après je fus envoyé à Rome.  Le père
général avait besoin d'une recrue de jeunes jésuites allemands.
Les souverains du Paraguai reçoivent le moins qu'ils peuvent de
jésuites espagnols; ils aiment mieux les étrangers, dont ils se
croient plus maîtres.  Je fus jugé propre par le révérend père
général pour aller travailler dans cette vigne.  Nous partîmes,
un Polonais, un Tyrolien, et moi.  Je fus honoré, en arrivant, du
sous-diaconat et d'une lieutenance: je suis aujourd'hui colonel
et prêtre.  Nous recevrons vigoureusement les troupes du roi
d'Espagne; je vous réponds qu'elles seront excommuniées et
battues.  La Providence vous envoie ici pour nous seconder.  Mais
est-il bien vrai que ma chère soeur Cunégonde soit dans le
voisinage, chez le gouverneur de Buénos-Ayres? Candide l'assura
par serment que rien n'était plus vrai.  Leurs larmes
recommencèrent à couler.

  [1] Dans les premières éditions, au lieu de _Croust_, on lit:
  _Didrie_.  Mais l'édition fesant partie du volume intitulé:
  _Seconde suite des Mélanges_, 1761, porte déjà Croust.  Il est
  question du révérend P. Croust, _le plus brutal de la société_,
  dans le tome XXX, page 429.  B.


Le baron ne pouvait se lasser d'embrasser Candide; il l'appelait
son frère, son sauveur. Ah! peut-être, lui dit-il, nous pourrons
ensemble, mon cher Candide, entrer en vainqueurs dans la ville,
et reprendre ma soeur Cunégonde.  C'est tout ce que je souhaite,
dit Candide; car je comptais l'épouser, et je l'espère encore.
Vous, insolent! répondit le baron, vous auriez l'impudence
d'épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers! Je vous
trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si téméraire!
Candide, pétrifié d'un tel discours, lui répondit: Mon révérend
père, tous les quartiers du monde n'y font rien; j'ai tiré votre
soeur des bras d'un Juif et d'un inquisiteur; elle m'a assez
d'obligations, elle veut m'épouser.  Maître Pangloss m'a toujours
dit que les hommes sont égaux; et assurément je l'épouserai.
C'est ce que nous verrons, coquin! dit le jésuite baron de
Thunder-ten-tronckh; et en même temps il lui donna un grand coup
du plat de son épée sur le visage.  Candide dans l'instant tire
la sienne, et l'enfonce jusqu'à la garde dans le ventre du baron
jésuite; mais en la retirant toute fumante, il se mit à pleurer:
Hélas!  mon Dieu!  dit-il, j'ai tué mon ancien maître, mon ami,
mon beau-frère; je suis le meilleur homme du monde, et voilà déjà
trois hommes que je tue; et dans ces trois il y a deux prêtres.

Cacambo, qui fesait sentinelle à la porte de la feuillée,
accourut.  Il ne nous reste qu'à vendre cher notre vie, lui dit
son maître; on va, sans doute, entrer dans la feuillée; il faut
mourir les armes à la main.  Cacambo, qui en avait bien vu
d'autres, ne perdit point la tête; il prit la robe de jésuite que
portait le baron, la mit sur le corps de Candide, lui donna le
bonnet carré du mort, et le fit monter à cheval.  Tout cela se
fit en un clin d'oeil.  Galopons, mon maître; tout le monde vous
prendra pour un jésuite qui va donner des ordres; et nous aurons
passé les frontières avant qu'on puisse courir après nous.  Il
volait déjà en prononçant ces paroles, et en criant en espagnol:
Place, place pour le révérend père colonel!



CHAPITRE XVI.

Ce qui advint aux deux voyageurs avec deux filles, deux singes,
et les sauvages nommés Oreillons.


Candide et son valet furent au-delà des barrières, et personne ne
savait encore dans le camp la mort du jésuite allemand.  Le
vigilant Cacambo avait eu soin de remplir sa valise de pain, de
chocolat, de jambon, de fruits, et de quelques mesures de vin.
Ils s'enfoncèrent avec leurs chevaux andalous dans un pays
inconnu où ils ne découvrirent aucune route.  Enfin une belle
prairie entrecoupée de ruisseaux se présenta devant eux.  Nos
deux voyageurs font repaître leurs montures.  Cacambo propose à
son maître de manger, et lui en donne l'exemple.  Comment
veux-tu, disait Candide, que je mange du jambon, quand j'ai tué
le fils de monsieur le baron, et que je me vois condamné à ne
revoir la belle Cunégonde de ma vie?  à quoi me servira de
prolonger mes misérables jours, puisque je dois les traîner loin
d'elle dans les remords et dans le désespoir? et que dira le
Journal de Trévoux[1]?

  [1] L'ouvrage cité sous le titre de _Journal de Trévoux_, du
  nom de la ville où il s'imprima, est intitulé: _Mémoires pour
  servir à l'histoire des sciences et des beaux-arts_.  Ce titre
  a subi plusieurs changements.  B.


En parlant ainsi, il ne laissa pas de manger.  Le soleil se
couchait.  Les deux égarés entendirent quelques petits cris qui
paraissaient poussés par des femmes.  Ils ne savaient si ces cris
étaient de douleur ou de joie; mais ils se levèrent
précipitamment avec cette inquiétude et cette alarme que tout
inspire dans un pays inconnu.  Ces clameurs partaient de deux
filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la
prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les
fesses.  Candide fut touché de pitié; il avait appris à tirer
chez les Bulgares, et il aurait abattu une noisette dans un
buisson sans toucher aux feuilles.  Il prend son fusil espagnol à
deux coups, tire, et tue les deux singes.  Dieu soit loué, mon
cher Cacambo! j'ai délivré d'un grand péril ces deux pauvres
créatures: si j'ai commis un péché en tuant un inquisiteur et un
jésuite, je l'ai bien réparé en sauvant la vie à deux filles.  Ce
sont peut-être deux demoiselles de condition, et cette aventure
nous peut procurer de très grands avantages dans le pays.

Il allait continuer, mais sa langue devint percluse quand il vit
ces deux filles embrasser tendrement les deux singes, fondre en
larmes sur leurs corps, et remplir l'air des cris les plus
douloureux.  Je ne m'attendais pas à tant de bonté d'âme, dit-il
enfin à Cacambo; lequel lui répliqua: Vous avez fait là un beau
chef d'oeuvre, mon maître; vous avez tué les deux amants de ces
demoiselles.  Leurs amants!  serait-il possible? vous vous
moquez de moi, Cacambo; le moyen de vous croire? Mon cher maître,
repartit Cacambo, vous êtes toujours étonné de tout; pourquoi
trouvez-vous si étrange que dans quelques pays il y ait des
singes qui obtiennent les bonnes grâces des dames?  ils sont des
quarts d'homme, comme je suis un quart d'Espagnol.  Hélas!
reprit Candide, je me souviens d'avoir entendu dire à maître
Pangloss qu'autrefois pareils accidents étaient arrivés, et que
ces mélanges avaient produit des égypans, des faunes, des
satyres; que plusieurs grands personnages de l'antiquité en
avaient vu; mais je prenais cela pour des fables.  Vous devez
être convaincu à présent, dit Cacambo, que c'est une vérité, et
vous voyez comment en usent les personnes qui n'ont pas reçu une
certaine éducation; tout ce que je crains, c'est que ces dames ne
nous fassent quelque méchante affaire.

Ces réflexions solides engagèrent Candide à quitter la prairie,
et à s'enfoncer dans un bois.  Il y soupa avec Cacambo; et tous
deux, après avoir maudit l'inquisiteur de Portugal, le gouverneur
de Buénos-Ayres, et le baron, s'endormirent sur de la mousse.  A
leur réveil, ils sentirent qu'ils ne pouvaient remuer; la raison
en était que pendant la nuit les Oreillons, habitants du pays, à
qui les deux dames les avaient dénoncés, les avaient garrottés
avec des cordes d'écorces d'arbre.

Ils étaient entourés d'une cinquantaine d'Oreillons tout nus,
armés de flèches, de massues, et de haches de caillou: les uns
fesaient bouillir une grande chaudière; les autres préparaient
des broches, et tous criaient: C'est un jésuite, c'est un
jésuite! nous serons vengés, et nous ferons bonne chère; mangeons
du jésuite, mangeons du jésuite!

Je vous l'avais bien dit, mon cher maître, s'écria tristement
Cacambo, que ces deux filles nous joueraient d'un mauvais tour.
Candide apercevant la chaudière et les broches s'écria: Nous
allons certainement être rôtis ou bouillis.  Ah! que dirait
maître Pangloss, s'il voyait comme la pure nature est faite? Tout
est bien; soit, mais j'avoue qu'il est bien cruel, d'avoir perdu
mademoiselle Cunégonde, et d'être mis à la broche par des
Oreillons.  Cacambo ne perdait jamais la tête.  Ne désespérez de
rien, dit-il au désolé Candide; j'entends un peu le jargon de
ces peuples, je vais leur parler.  Ne manquez pas, dit Candide,
de leur représenter quelle est l'inhumanité affreuse de faire
cuire des hommes, et combien cela est peu chrétien.

Messieurs, dit Cacambo, vous comptez donc manger aujourd'hui un
jésuite? c'est très bien fait; rien n'est plus juste que de
traiter ainsi ses ennemis.  En effet le droit naturel nous
enseigne à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on en agit dans
toute la terre.  Si nous n'usons pas du droit de le manger, c'est
que nous avons d'ailleurs de quoi faire bonne chère; mais vous
n'avez pas les mêmes ressources que nous: certainement il vaut
mieux manger ses ennemis que d'abandonner aux corbeaux et aux
corneilles le fruit de sa victoire.  Mais, messieurs, vous ne
voudriez pas manger vos amis.  Vous croyez aller mettre un
jésuite en broche, et c'est votre défenseur, c'est l'ennemi de
vos ennemis que vous allez rôtir.  Pour moi, je suis né dans
votre pays; monsieur que vous voyez est mon maître, et bien loin
d'être jésuite, il vient de tuer un jésuite, il en porte les
dépouilles; voilà le sujet de votre méprise.  Pour vérifier ce
que je vous dis, prenez sa robe, portez-la à la première barrière
du royaume de los padres; informez-vous si mon maître n'a pas tué
un officier jésuite.  Il vous faudra peu de temps; vous pourrez
toujours nous manger, si vous trouvez que je vous ai menti.
Mais, si je vous ai dit la vérité, vous connaissez trop les
principes du droit public, les moeurs, et les lois, pour ne nous
pas faire grâce.

Les Oreillons trouvèrent ce discours très raisonnable; ils
députèrent deux notables pour aller en diligence s'informer de la
vérité; les deux députés s'acquittèrent de leur commission en
gens d'esprit, et revinrent bientôt apporter de bonnes nouvelles.
Les Oreillons délièrent leurs deux prisonniers, leur firent
toutes sortes de civilités, leur offrirent des filles, leur
donnèrent des rafraîchissements, et les reconduisirent jusqu'aux
confins de leurs états, en criant avec allégresse: Il n'est point
jésuite, il n'est point jésuite!

Candide ne se lassait point d'admirer le sujet de sa délivrance.
Quel peuple! disait-il, quels hommes!  quelles moeurs! si je
n'avais pas eu le bonheur de donner un grand coup d'épée au
travers du corps du frère de mademoiselle Cunégonde, j'étais
mangé sans rémission.  Mais, après tout, la pure nature est
bonne, puisque ces gens-ci, au lieu de me manger, m'ont fait
mille honnêtetés, dès qu'ils ont su que je n'étais pas jésuite.



CHAPITRE XVII.

Arrivée de Candide et de son valet au pays d'Eldorado, et ce
qu'ils y virent.


Quand ils furent aux frontières des Oreillons: Vous voyez, dit
Cacambo à Candide, que cet hémisphère-ci ne vaut pas mieux que
l'autre; croyez-moi, retournons en Europe par le plus court
chemin.  Comment y retourner, dit Candide; et où aller? Si je
vais dans mon pays, les Bulgares et les Abares y égorgent tout;
si je retourne en Portugal, j'y suis brûlé; si nous restons dans
ce pays-ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche.
Mais comment se résoudre à quitter la partie du monde que
mademoiselle Cunégonde habite?

--Tournons vers la Cayenne, dit Cacambo, nous y trouverons des
Français qui vont par tout le monde; ils pourront nous aider.
Dieu aura peut-être pitié de nous.»

Il n'était pas facile d'aller à la Cayenne: ils savaient bien à
peu près de quel côté il fallait marcher; mais des montagnes, des
fleuves, des précipices, des brigands, des sauvages, étaient
partout de terribles obstacles.  Leurs chevaux moururent de
fatigue; leurs provisions furent consumées; ils se nourrirent un
mois entier de fruits sauvages, et se trouvèrent enfin auprès
d'une petite rivière bordée de cocotiers qui soutinrent leur vie
et leurs espérances.

Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la
vieille, dit à Candide: Nous n'en pouvons plus, nous avons assez
marché; j'aperçois un canot vide sur le rivage, emplissons-le de
cocos, jetons-nous dans cette petite barque, laissons-nous aller
au courant; une rivière mène toujours à quelque endroit habité.
Si nous ne trouvons pas des choses agréables, nous trouverons du
moins des choses nouvelles.  Allons, dit Candide,
recommandons-nous à la Providence.

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords, tantôt fleuris,
tantôt arides, tantôt unis, tantôt escarpés.  La rivière
s'élargissait toujours; enfin elle se perdait sous une voûte de
rochers épouvantables qui s'élevaient jusqu'au ciel.  Les deux
voyageurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous
cette voûte.  Le fleuve resserré en cet endroit les porta avec
une rapidité et un bruit horrible.  Au bout de vingt-quatre
heures ils revirent le jour; mais leur canot se fracassa contre
les écueils; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une
lieue entière; enfin ils découvrirent un horizon immense, bordé
de montagnes inaccessibles.  Le pays était cultivé pour le
plaisir comme pour le besoin; partout l'utile était agréable[1]:
les chemins étaient couverts ou plutôt ornés de voitures d'une
forme et d'une matière brillante, portant des hommes et des
femmes d'une beauté singulière, traînés rapidement par de gros
moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux
d'Andalousie, de Tétuan, et de Méquinez.

  [1] Tel est le texte de toutes les éditions données du vivant
  de l'auteur, et même des éditions de Kehl.  Quelques éditeurs
  récents ont mis: _l'utile était_ joint à _l'agréable_.  B.


Voilà pourtant, dit Candide, un pays qui vaut mieux que la
Vestphalie.  Il mit pied à terre avec Cacambo auprès du premier
village qu'il rencontra.  Quelques enfants du village, couverts
de brocarts d'or tout déchirés, jouaient au palet à l'entrée du
bourg; nos deux hommes de l'autre monde s'amusèrent à les
regarder: leurs palets étaient d'assez larges pièces rondes,
jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier.  Il prit
envie aux voyageurs d'en ramasser quelques uns; c'était de l'or,
c'était des émeraudes, des rubis, dont le moindre aurait été le
plus grand ornement du trône du Mogol.  Sans doute, dit Cacambo,
ces enfants sont les fils du roi du pays qui jouent au petit
palet.  Le magister du village parut dans ce moment pour les
faire rentrer à l'école.  Voilà, dit Candide, le précepteur de la
famille royale.

Les petits gueux quittèrent aussitôt le jeu, en laissant à terre
leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.
Candide les ramasse, court au précepteur et les lui présente
humblement, lui fesant entendre par signes que leurs altesses
royales avaient oublié leur or et leurs pierreries.  Le magister
du village, en souriant, les jeta par terre, regarda un moment la
figure de Candide avec beaucoup de surprise, et continua son
chemin.

Les voyageurs ne manquèrent pas de ramasser l'or, les rubis, et
les émeraudes.  Où sommes-nous? s'écria Candide.  Il faut que les
enfants des rois de ce pays soient bien élevés, puisqu'on leur
apprend à mépriser l'or et les pierreries.  Cacambo était aussi
surpris que Candide.  Ils approchèrent enfin de la première
maison du village; elle était bâtie comme un palais d'Europe.
Une foule de monde s'empressait à la porte, et encore plus dans
le logis; une musique très agréable se fesait entendre, et une
odeur délicieuse de cuisine se fesait sentir.  Cacambo s'approcha
de la porte, et entendit qu'on parlait péruvien; c'était sa
langue maternelle; car tout le monde sait que Cacambo était né au
Tucuman, dans un village où l'on ne connaissait que cette langue.
Je vous servirai d'interprète, dit-il à Candide; entrons, c'est
ici un cabaret.

Aussitôt deux garçons et deux filles de l'hôtellerie, vêtus de
drap d'or, et les cheveux renoués avec des rubans, les invitent à
se mettre à la table de l'hôte.  On servit quatre potages garnis
chacun de deux perroquets, un contour bouilli qui pesait deux
cents livres, deux singes rôtis d'un goût excellent, trois cents
colibris dans un plat, et six cents oiseaux-mouches dans un
autre; des ragoûts exquis, des pâtisseries délicieuses; le tout
dans des plats d'une espèce de cristal de roche.  Les garçons et
les filles de l'hôtellerie versaient plusieurs liqueurs faites de
cannes de sucre.

Les convives étaient pour la plupart des marchands et des
voituriers, tous d'une politesse extrême, qui firent quelques
questions à Cacambo avec la discrétion la plus circonspecte, et
qui répondirent aux siennes d'une manière à le satisfaire.

Quand le repas fut fini, Cacambo crut, ainsi que Candide, bien
payer son écot, en jetant sur la table de l'hôte deux de ces
larges pièces d'or qu'il avait ramassées; l'hôte et l'hôtesse
éclatèrent de rire, et se tinrent long-temps les côtés.  Enfin
ils se remirent.  Messieurs, dit l'hôte, nous voyons bien que
vous êtes des étrangers; nous ne sommes pas accoutumés à en voir.
Pardonnez-nous si nous nous sommes mis à rire quand vous nous
avez offert en paiement les cailloux de nos grands chemins.  Vous
n'avez pas sans doute de la monnaie du pays, mais il n'est pas
nécessaire d'en avoir pour dîner ici.  Toutes les hôtelleries
établies pour la commodité du commerce sont payées par le
gouvernement.  Vous avez fait mauvaise chère ici, parceque c'est
un pauvre village, mais partout ailleurs vous serez reçus comme
vous méritez de l'être.  Cacambo expliquait à Candide tous les
discours de l'hôte, et Candide les écoutait avec la même
admiration et le même égarement que son ami Cacambo les rendait.
Quel est donc ce pays, disaient-ils l'un et l'autre, inconnu à
tout le reste de la terre, et où toute la nature est d'une espèce
si différente de la nôtre?  C'est probablement le pays où tout va
bien; car il faut absolument qu'il y en ait un de cette espèce.
Et, quoi qu'en dît maître Pangloss, je me suis souvent aperçu que
tout allait assez mal en Vestphalie.



CHAPITRE XVIII

Ce qu'ils virent dans le pays d'Eldorado[1].

  [1] Sur le pays d'Eldorado, voyez tome XVII, page 436.  B.


Cacambo témoigna à son hôte toute sa curiosité; l'hôte lui dit:
Je suis fort ignorant, et je m'en trouve bien; mais nous avons
ici un vieillard retiré de la cour qui est le plus savant homme
du royaume, et le plus communicatif.  Aussitôt il mène Cacambo
chez le vieillard.  Candide ne jouait plus que le second
personnage, et accompagnait son valet.  Ils entrèrent dans une
maison fort simple, car la porte n'était que d'argent, et les
lambris des appartements n'étaient que d'or, mais travaillés avec
tant de goût, que les plus riches lambris ne l'effaçaient pas.
L'antichambre n'était à la vérité incrustée que de rubis et
d'émeraudes; mais l'ordre dans lequel tout était arrangé réparait
bien cette extrême simplicité.

Le vieillard reçut les deux étrangers sur un sofa matelassé de
plumes de colibri, et leur fit présenter des liqueurs dans des
vases de diamant; après quoi il satisfit à leur curiosité en ces
termes:

Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j'ai appris de feu
mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont
il avait été témoin.  Le royaume où nous sommes est l'ancienne
patrie des incas, qui en sortirent très imprudemment pour aller
subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par
les Espagnols.

Les princes de leur famille qui restèrent dans leur pays natal
furent plus sages; ils ordonnèrent, du consentement de la nation,
qu'aucun habitant ne sortirait jamais de notre petit royaume; et
c'est ce qui nous a conservé notre innocence et notre félicité.
Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays, ils
l'ont appelé _Eldorado_; et un Anglais, nommé le chevalier
Raleigh, en a même approché il y a environ cent années; mais,
comme nous sommes entourés de rochers inabordables et de
précipices, nous avons toujours été jusqu'à présent à l'abri de
la rapacité des nations de l'Europe, qui ont une fureur
inconcevable pour les cailloux et pour la fange de notre terre,
et qui, pour en avoir, nous tueraient tous jusqu'au dernier.

La conversation fut longue; elle roula sur la forme du
gouvernement, sur les moeurs, sur les femmes, sur les spectacles
publics, sur les arts.  Enfin Candide, qui avait toujours du goût
pour la métaphysique, fit demander par Cacambo si dans le pays il
y avait une religion.

Le vieillard rougit un peu.  Comment donc! dit-il, en pouvez-vous
douter? Est-ce que vous nous prenez pour des ingrats? Cacambo
demanda humblement quelle était la religion d'Eldorado.  Le
vieillard rougit encore: Est-ce qu'il peut y avoir deux
religions? dit-il.  Nous avons, je crois, la religion de tout le
monde; nous adorons Dieu du soir jusqu'au matin.  N'adorez vous
qu'un seul Dieu? dit Cacambo, qui servait toujours d'interprète
aux doutes de Candide.  Apparemment, dit le vieillard, qu'il n'y
en a ni deux, ni trois, ni quatre.  Je vous avoue que les gens de
votre monde font des questions bien singulières.  Candide ne se
lassait pas de faire interroger ce bon vieillard; il voulut
savoir comment on priait Dieu dans Eldorado.  Nous ne le prions
point, dit le bon et respectable sage; nous n'avons rien à lui
demander, il nous a donné tout ce qu'il nous faut; nous le
remercions sans cesse.  Candide eut la curiosité de voir des
prêtres; il fit demander où ils étaient.  Le bon vieillard
sourit.  Mes amis, dit-il, nous sommes tous prêtres; le roi et
tous les chefs de famille chantent des cantiques d'actions de
grâces solennellement tous les matins, et cinq ou six mille
musiciens les accompagnent.--Quoi! vous n'avez point de moines
qui enseignent, qui disputent, qui gouvernent, qui cabalent, et
qui font brûler les gens qui ne sont pas de leur avis?--Il
faudrait que nous fussions fous, dit le vieillard; nous sommes
tous ici du même avis, et nous n'entendons pas ce que vous voulez
dire avec vos moines.  Candide à tous ces discours demeurait en
extase, et disait en lui-même: Ceci est bien différent de la
Vestphalie et du château de monsieur le baron: si notre ami
Pangloss avait vu Eldorado, il n'aurait plus dit que le château
de Thunder-ten-tronckh était ce qu'il y avait de mieux sur la
terre; il est certain qu'il faut voyager.

Après cette longue conversation, le bon vieillard fit atteler un
carrosse à six moutons, et donna douze de ses domestiques aux
deux voyageurs pour les conduire à la cour.  Excusez-moi, leur
dit-il, si mon âge me prive de l'honneur de vous accompagner.  Le
roi vous recevra d'une manière dont vous ne serez pas mécontents,
et vous pardonnerez sans doute aux usages du pays, s'il y en a
quelques uns qui vous déplaisent.

Candide et Cacambo montent en carrosse; les six moutons volaient,
et en moins de quatre heures on arriva au palais du roi, situé à
un bout de la capitale.  Le portail était de deux cent vingt
pieds de haut, et de cent de large; il est impossible d'exprimer
quelle en était la matière.  On voit assez quelle supériorité
prodigieuse elle devait avoir sur ces cailloux et sur ce sable
que nous nommons or et pierreries.

Vingt belles filles de la garde reçurent Candide et Cacambo à la
descente du carrosse, les conduisirent aux bains, les vêtirent de
robes d'un tissu de duvet de colibri; après quoi les grands
officiers et les grandes officières de la couronne les menèrent à
l'appartement de sa majesté au milieu de deux files, chacune de
mille musiciens, selon l'usage ordinaire.  Quand ils approchèrent
de la salle du trône, Cacambo demanda à un grand officier comment
il fallait s'y prendre pour saluer sa majesté: si on se jetait à
genoux ou ventre à terre; si on mettait les mains sur la tête ou
sur le derrière; si on léchait la poussière de la salle: en un
mot, quelle était la cérémonie.  L'usage, dit le grand-officier,
est d'embrasser le roi et de le baiser des deux côtés.  Candide
et Cacambo sautèrent au cou de sa majesté, qui les reçut avec
toute la grâce imaginable, et qui les pria poliment à souper.

En attendant, on leur fit voir la ville, les édifices publics
élevés jusqu'aux nues, les marchés ornés de mille colonnes, les
fontaines d'eau pure, les fontaines d'eau-rose, celles de
liqueurs de cannes de sucre qui coulaient continuellement dans de
grandes places pavées d'une espèce de pierreries qui répandaient
une odeur semblable à celle du girofle et de la cannelle.
Candide demanda à voir la cour de justice, le parlement; on lui
dit qu'il n'y en avait point, et qu'on ne plaidait jamais.  Il
s'informa s'il y avait des prisons, et on lui dit que non.  Ce
qui le surprit davantage, et qui lui fit le plus de plaisir, ce
fut le palais des sciences, dans lequel il vit une galerie de
deux mille pas, toute pleine d'instruments de mathématiques et de
physique.

Après avoir parcouru toute l'après-dinée à peu près la millième partie
de la ville, on les remena chez le roi.  Candide se mit à table entre
sa majesté, son valet Cacambo, et plusieurs dames.  Jamais on ne fit
meilleure chère, et jamais on n'eut plus d'esprit à souper qu'en eut
sa majesté.  Cacambo expliquait les bons mots du roi à Candide, et
quoique traduits, ils paraissaient toujours des bons mots.  De tout ce
qui étonnait Candide, ce n'était pas ce qui l'étonna le moins.

Ils passèrent un mois dans cet hospice.  Candide ne cessait de
dire à Cacambo: Il est vrai, mon ami, encore une fois, que le
château où je suis né ne vaut pas le pays où nous sommes; mais
enfin mademoiselle Cunégonde n'y est pas, et vous avez sans doute
quelque maîtresse en Europe.  Si nous restons ici, nous n'y
serons que comme les autres; au lieu que si nous retournons dans
notre monde, seulement avec douze moutons chargés de cailloux
d'Eldorado, nous serons plus riches que tous les rois ensemble,
nous n'aurons plus d'inquisiteurs à craindre, et nous pourrons
aisément reprendre mademoiselle Cunégonde.

Ce discours plut à Cacambo; on aime tant à courir, à se faire
valoir chez les siens, à faire parade de ce qu'on a vu dans ses
voyages, que les deux heureux résolurent de ne plus l'être, et de
demander leur congé à sa majesté.

Vous faites une sottise, leur dit le roi: je sais bien que mon
pays est peu de chose; mais, quand on est passablement quelque
part, il faut y rester.  Je n'ai pas assurément le droit de
retenir des étrangers; c'est une tyrannie qui n'est ni dans nos
moeurs ni dans nos lois; tous les hommes sont libres; partez
quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile.  Il est
impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes
arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers.
Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds
de hauteur, et sont droites comme des murailles: elles occupent
chacune en largeur un espace de plus de dix lieues; on ne peut en
descendre que par des précipices.  Cependant, puisque vous voulez
absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des
machines d'en faire une qui puisse vous transporter commodément.
Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne
pourra vous accompagner; car mes sujets ont fait voeu de ne
jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour
rompre leur voeu.  Demandez-moi d'ailleurs tout ce qu'il vous
plaira.  Nous ne demandons à votre majesté, dit Cacambo, que
quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du
pays.  Le roi rit: Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens
d'Europe ont pour notre boue jaune: mais emportez-en tant que
vous voudrez, et grand bien vous fasse.

Il donna l'ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une
machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du
royaume.  Trois mille bons physiciens y travaillèrent; elle fut
prête au bout de quinze jours, et ne coûta pas plus de vingt
millions de livres sterling, monnaie du pays.  On mit sur la
machine Candide et Cacambo; il y avait deux grands moutons rouges
sellés et bridés pour leur servir de monture quand ils auraient
franchi les montagnes, vingt moutons de bât chargés de vivres,
trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus
curieux, et cinquante chargés d'or, de pierreries, et de
diamants.  Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds.

Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière
ingénieuse dont ils furent hissés eux et leurs moutons au haut
des montagnes.  Les physiciens prirent congé d'eux après les
avoir mis en sûreté, et Candide n'eut plus d'autre désir et
d'autre objet que d'aller présenter ses moutons à mademoiselle
Cunégonde.  Nous avons, dit-il, de quoi payer le gouverneur de
Buénos-Ayres, si mademoiselle Cunégonde peut être mise à prix.
Marchons vers la Cayenne, embarquons-nous, et nous verrons
ensuite quel royaume nous pourrons acheter.



CHAPITRE XIX.

Ce qui leur arriva à Surinam, et comment Candide fit connaissance
avec Martin.


La première journée de nos deux voyageurs fut assez agréable.
Ils étaient encouragés par l'idée de se voir possesseurs de plus
de trésors que l'Asie, l'Europe, et l'Afrique, n'en pouvaient
rassembler.  Candide transporté écrivit le nom de Cunégonde sur
les arbres.  A la seconde journée deux de leurs moutons
s'enfoncèrent dans des marais, et y furent abîmés avec leurs
charges; deux autres moutons moururent de fatigue quelques jours
après; sept ou huit périrent ensuite de faim dans un désert;
d'autres tombèrent au bout de quelques jours dans des précipices.
Enfin, après cent jours de marche, il ne leur resta que deux
moutons.  Candide dit à Cacambo: Mon ami, vous voyez comme les
richesses de ce monde sont périssables; il n'y a rien de solide
que la vertu et le bonheur de revoir mademoiselle Cunégonde.  Je
l'avoue, dit Cacambo; mais il nous reste encore deux moutons avec
plus de trésors que n'en aura jamais le roi d'Espagne; et je vois
bien de loin une ville que je soupçonne être Surinam,
appartenante aux Hollandais.  Nous sommes au bout de nos peines
et au commencement de notre félicité.

En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par
terre, n'ayant plus que la moitié de son habit, c'est-à-dire d'un
caleçon de toile bleue; il manquait à ce pauvre homme la jambe
gauche et la main droite.  Eh!  mon Dieu! lui dit Candide en
hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je
te vois? J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux
négociant, répondit le nègre.  Est-ce M. Vanderdendur, dit
Candide, qui t'a traité ainsi?  Oui, monsieur, dit le nègre,
c'est l'usage.  On nous donne un caleçon de toile pour tout
vêtement deux fois l'année.  Quand nous travaillons aux
sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous coupe
la main: quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe:
je me suis trouvé dans les deux cas.  C'est à ce prix que vous
mangez du sucre en Europe.  Cependant, lorsque ma mère me vendit
dix écus patagons sur la côte de Guinée, elle me disait: Mon cher
enfant, bénis nos fétiches, adore-les toujours, ils te feront
vivre heureux; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs
les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta
mère.  Hélas! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils
n'ont pas fait la mienne.  Les chiens, les singes, et les
perroquets, sont mille fois moins malheureux que nous: les
fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tous les
dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs.
Je ne suis pas généalogiste; mais si ces prêcheurs disent vrai,
nous sommes tous cousins issus de germain.  Or vous m'avouerez
qu'on ne peut pas en user avec ses parents d'une manière plus
horrible.

O Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais pas deviné cette
abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je renonce à
ton optimisme.  Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo.  Hélas!
dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand on
est mal; et il versait des larmes en regardant son nègre; et en
pleurant, il entra dans Surinam.

La première chose dont ils s'informent, c'est s'il n'y a point au
port quelque vaisseau qu'on pût envoyer à Buénos-Ayres.  Celui à
qui ils s'adressèrent était justement un patron espagnol qui
s'offrit à faire avec eux un marché honnête.  Il leur donna
rendez-vous dans un cabaret.  Candide et le fidèle Cacambo
allèrent l'y attendre avec leurs deux moutons.

Candide, qui avait le coeur sur les lèvres, conta à l'Espagnol
toutes ses aventures, et lui avoua qu'il voulait enlever
mademoiselle Cunégonde.  Je me garderai bien de vous passer à
Buénos-Ayres, dit le patron: je serais pendu, et vous aussi; la
belle Cunégonde est la maîtresse favorite de monseigneur.  Ce fut
un coup de foudre pour Candide, il pleura longtemps; enfin il
tira à part Cacambo.  Voici, mon cher ami, lui dit-il, ce qu'il
faut que tu fasses.  Nous avons chacun dans nos poches pour cinq
ou six millions de diamants, tu es plus habile que moi; va
prendre mademoiselle Cunégonde à Buénos-Ayres.  Si le gouverneur
fait quelque difficulté, donne-lui un million: s'il ne se rend
pas, donne-lui-en deux; tu n'as point tué d'inquisiteur, on ne se
défiera point de toi.  J'équiperai un autre vaisseau, j'irai
t'attendre à Venise: c'est un pays libre où l'on n'a rien à
craindre ni des Bulgares, ni des Abares, ni des Juifs, ni des
inquisiteurs.  Cacambo applaudit, à cette sage résolution.  Il
était au désespoir de se séparer d'un bon maître devenu son ami
intime; mais le plaisir de lui être utile l'emporta sur la
douleur de le quitter.  Ils s'embrassèrent en versant des larmes:
Candide lui recommanda de ne point oublier la bonne vieille.
Cacambo partit dès le jour même: c'était un très bon homme que ce
Cacambo.

Candide resta encore quelque temps à Surinam, et attendit qu'un
autre patron voulût le mener en Italie lui et les deux moutons
qui lui restaient.  Il prit des domestiques, et acheta tout ce
qui lui était nécessaire pour un long voyage; enfin
M. Vanderdendur, maître d'un gros vaisseau, vint se présenter à
lui.  Combien voulez-vous, demanda-t-il à cet homme, pour me
mener en droiture à Venise, moi, mes gens, mon bagage, et les
deux moutons que voilà? Le patron s'accorda à dix mille piastres:
Candide n'hésita pas.

Oh! oh! dit à part soi le prudent Vanderdendur, cet étranger
donne dix mille piastres tout d'un coup!  il faut qu'il soit bien
riche.  Puis revenant un moment après, il signifia qu'il ne
pouvait partir à moins de vingt mille.  Eh bien! vous les aurez,
dit Candide.

Ouais, se dit tout bas le marchand, cet homme donne vingt mille
piastres aussi aisément que dix mille.  Il revint encore, et dit
qu'il ne pouvait le conduire à Venise à moins de trente mille
piastres.  Vous en aurez donc trente mille, répondit Candide.

Oh! oh! se dit encore le marchand hollandais, trente mille
piastres ne coûtent rien à cet homme-ci; sans doute les deux
moutons portent des trésors immenses; n'insistons pas davantage:
faisons-nous d'abord payer les trente mille piastres, et puis nous
verrons.  Candide, vendit deux petits diamants, dont le moindre
valait plus que tout l'argent que demandait le patron.  Il le
paya d'avance.  Les deux moutons furent embarqués.  Candide
suivait dans un petit bateau pour joindre le vaisseau à la rade;
le patron prend son temps, met à la voile, démarre; le vent le
favorise.  Candide éperdu et stupéfait le perd bientôt de vue.
Hélas! cria-t-il, voilà un tour digne de l'Ancien Monde.  Il
retourne au rivage, abîmé dans la douleur; car enfin il avait
perdu de quoi faire la fortune de vingt monarques.

Il se transporte chez le juge hollandais; et, comme il était un
peu troublé, il frappe rudement à la porte; il entre, expose son
aventure, et crie un peu plus haut qu'il ne convenait.  Le juge
commença par lui faire payer dix mille piastres pour le bruit
qu'il avait fait: ensuite il l'écouta patiemment, lui promit
d'examiner son affaire sitôt que le marchand serait revenu, et se
fit payer dix mille autres piastres pour les frais de l'audience.

Ce procédé acheva de désespérer Candide; il avait à la vérité
essuyé des malheurs mille fois plus douloureux; mais le sang
froid du juge, et celui du patron dont il était volé, alluma sa
bile, et le plongea dans une noire mélancolie.  La méchanceté des
hommes se présentait à son esprit dans toute sa laideur, il ne se
nourrissait que d'idées tristes.  Enfin un vaisseau français
étant sur le point de partir pour Bordeaux, comme il n'avait plus
de moutons chargés de diamants à embarquer, il loua une chambre
du vaisseau à juste prix, et fit signifier dans la ville qu'il
paierait le passage, la nourriture, et donnerait deux mille
piastres à un honnête homme qui voudrait faire le voyage avec
lui, à condition que cet homme serait le plus dégoûté de son
état, et le plus malheureux de la province.

Il se présenta une foule de prétendants qu'une flotte n'aurait pu
contenir.  Candide, voulant choisir entre les plus apparents, il
distingua une vingtaine de personnes qui lui paraissaient
sociables, et qui toutes prétendaient mériter la préférence.  Il
les assembla dans son cabaret, et leur donna à souper, à
condition que chacun ferait serment de raconter fidèlement son
histoire, promettant de choisir celui qui lui paraîtrait le plus
à plaindre et le plus mécontent de son état, à plus juste titre,
et de donner aux autres quelques gratifications.

La séance dura jusqu'à quatre heures du matin.  Candide, en
écoutant toutes leurs aventures, se ressouvenait de ce que lui
avait dit la vieille en allant à Buénos-Ayres, et de la gageure
qu'elle avait faite, qu'il n'y avait personne sur le vaisseau à
qui il ne fût arrivé de très grands malheurs.  Il songeait à
Pangloss à chaque aventure qu'on lui contait.  Ce Pangloss,
disait-il, serait bien embarrassé à démontrer son système.  Je
voudrais qu'il fût ici.  Certainement si tout va bien, c'est dans
Eldorado, et non pas dans le reste de la terre.  Enfin il se
détermina en faveur d'un pauvre savant qui avait travaillé dix
ans pour les libraires à Amsterdam.  Il jugea qu'il n'y avait
point de métier au monde dont on dût être plus dégoûté.

Ce savant, qui était d'ailleurs un bon-homme, avait été volé par
sa femme, battu par son fils, et abandonné de sa fille, qui
s'était fait enlever par un Portugais.  Il venait d'être privé
d'un petit emploi duquel il subsistait; et les prédicants de
Surinam le persécutaient, parcequ'ils le prenaient pour un
socinien.  Il faut avouer que les autres étaient pour le moins
aussi malheureux que lui; mais Candide espérait que le savant le
désennuierait dans le voyage.  Tous ses autres rivaux trouvèrent
que Candide leur fesait une grande injustice; mais il les apaisa
en leur donnant à chacun cent piastres.



CHAPITRE XX.

Ce qui arriva sur mer à Candide et à Martin.


Le vieux savant, qui s'appelait Martin, s'embarqua donc pour
Bordeaux avec Candide.  L'un et l'autre avaient beaucoup vu et
beaucoup souffert; et quand le vaisseau aurait dû faire voile de
Surinam au Japon par le cap de Bonne-Espérance, ils auraient eu
de quoi s'entretenir du mal moral et du mal physique pendant tout
le voyage.

Cependant Candide avait un grand avantage sur Martin, c'est qu'il
espérait toujours revoir mademoiselle Cunégonde, et que Martin
n'avait rien à espérer; de plus il avait de l'or et des diamants;
et, quoiqu'il eût perdu cent gros moutons rouges chargés des plus
grands trésors de la terre, quoiqu'il eût toujours sur le coeur
la friponnerie du patron hollandais; cependant quand il songeait
à ce qui lui restait dans ses poches, et quand il parlait de
Cunégonde, surtout à la fin du repas, il penchait alors pour le
système de Pangloss.

Mais vous, monsieur Martin, dit-il au savant, que pensez-vous de
tout cela? quelle est votre idée sur le mal moral et le mal
physique?  Monsieur, répondit Martin, mes prêtres m'ont accusé
d'être socinien[1]; mais la vérité du fait est que je suis
manichéen[2].  Vous vous moquez de moi, dit Candide; il n'y a
plus de manichéens dans le monde.  Il y a moi, dit Martin: je ne
sais qu'y faire; mais je ne peux penser autrement.  Il faut que
vous ayez le diable au corps, dit Candide.  Il se mêle si fort
des affaires de ce monde, dit Martin, qu'il pourrait bien être
dans mon corps, comme partout ailleurs: mais je vous avoue qu'en
jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense
que Dieu l'a abandonné à quelque être malfaisant; j'en excepte
toujours Eldorado.  Je n'ai guère vu de ville qui ne désirât la
ruine de la ville voisine, point de famille qui ne voulût
exterminer quelque autre famille.  Partout les faibles ont en
exécration les puissants devant lesquels ils rampent, et les
puissants les traitent comme des troupeaux dont on vend la laine
et la chair.  Un million d'assassins enrégimentés, courant d'un
bout de l'Europe à l'autre, exerce le meurtre et le brigandage
avec discipline pour gagner son pain, parcequ'il n'a pas de
métier plus honnête; et dans les villes qui paraissent jouir de
la paix, et où les arts fleurissent, les hommes sont dévorés de
plus d'envie, de soins, et d'inquiétudes, qu'une ville assiégée
n'éprouve de fléaux.  Les chagrins secrets sont encore plus
cruels que les misères publiques.  En un mot j'en ai tant vu et
tant éprouvé, que je suis manichéen.

  [1] Les sociniens rejettent les mystères et n'admettent que
  l'évidence: voyez tome XXVIII, page 435.  B.

  [2] Les manichéens admettent un bon et un mauvais principe:
  voyez tome XV, pages 27, 314-315.  B.


Il y a pourtant du bon, répliquait Candide.  Cela peut être,
disait Martin; mais je ne le connais pas.

Au milieu de cette dispute, on entendit un bruit de canon.  Le
bruit redouble de moment en moment.  Chacun prend sa lunette.  On
aperçoit deux vaisseaux qui combattaient à la distance d'environ
trois milles: le vent les amena l'un et l'autre si près du
vaisseau français, qu'on eut le plaisir de voir le combat tout à
son aise.  Enfin l'un des deux vaisseaux lâcha à l'autre une
bordée si bas et si juste, qu'il le coula à fond.  Candide et
Martin aperçurent distinctement une centaine d'hommes sur le
tillac du vaisseau qui s'enfonçait; ils levaient tous les mains
au ciel, et jetaient des clameurs effroyables: en un moment tout
fut englouti.

Eh bien! dit Martin, voilà comme les hommes se traitent les uns
les autres.  Il est vrai, dit Candide, qu'il y a quelque chose de
diabolique dans cette affaire.  En parlant ainsi, il aperçut je
ne sais quoi d'un rouge éclatant, qui nageait auprès de son
vaisseau.  On détacha la chaloupe pour voir ce que ce pouvait
être; c'était un de ses moutons.  Candide eut plus de joie de
retrouver ce mouton, qu'il n'avait été affligé d'en perdre cent
tous chargés de gros diamants d'Eldorado.

Le capitaine français aperçut bientôt que le capitaine du
vaisseau submergeant était espagnol, et que celui du vaisseau
submergé était un pirate hollandais; c'était celui-là même qui
avait volé Candide.  Les richesses immenses dont ce scélérat
s'était emparé furent ensevelies avec lui dans la mer, et il n'y
eut qu'un mouton de sauvé.  Vous voyez, dit Candide à Martin, que
le crime est puni quelquefois; ce coquin de patron hollandais a
eu le sort qu'il méritait.  Oui, dit Martin; mais fallait-il que
les passagers qui étaient sur son vaisseau périssent aussi? Dieu
a puni ce fripon, le diable a noyé les autres.

Cependant le vaisseau français et l'espagnol continuèrent leur
route, et Candide continua ses conversations avec Martin.  Ils
disputèrent quinze jours de suite, et au bout de quinze jours ils
étaient aussi avancés que le premier.  Mais enfin ils parlaient,
ils se communiquaient des idées, ils se consolaient.  Candide
caressait son mouton.  Puisque je t'ai retrouvé, dit-il, je
pourrai bien retrouver Cunégonde.



CHAPITRE XXI.

Candide et Martin approchent des côtes de France, et raisonnent.


On aperçut enfin les côtes de France.  Avez-vous jamais été en
France, monsieur Martin? dit Candide.  Oui, dit Martin, j'ai
parcouru plusieurs provinces.  Il y en a où la moitié des
habitants est folle, quelques unes où l'on est trop rusé,
d'autres où l'on est communément assez doux et assez bête:
d'autres où l'on fait le bel esprit; et, dans toutes, la
principale occupation est l'amour; la seconde, de médire; et la
troisième, de dire des sottises.  Mais, monsieur Martin,
avez-vous vu Paris? Oui, j'ai vu Paris; il tient de toutes ces
espèces-là; c'est un chaos, c'est une presse dans laquelle tout
le monde cherche le plaisir, et où presque personne ne le trouve,
du moins à ce qu'il m'a paru.  J'y ai séjourné peu; j'y fus volé,
en arrivant, de tout ce que j'avais, par des filous, à la foire
Saint-Germain; on me prit moi-même pour un voleur, et je fus huit
jours en prison; après quoi je me fis correcteur d'imprimerie
pour gagner de quoi retourner à pied en Hollande.  Je connus la
canaille écrivante, la canaille cabalante, et la canaille
convulsionnaire.  On dit qu'il y a des gens fort polis dans cette
ville-là: je le veux croire.

Pour moi, je n'ai nulle curiosité de voir la France, dit Candide;
vous devinez aisément que quand on a passé un mois dans Eldorado,
on ne se soucie plus de rien voir sur la terre que mademoiselle
Cunégonde: je vais l'attendre à Venise; nous traverserons la
France pour aller en Italie; ne m'accompagnerez-vous pas?  Très
volontiers, dit Martin: on dit que Venise n'est bonne que pour
les nobles vénitiens, mais que cependant on y reçoit très bien
les étrangers quand ils ont beaucoup d'argent; je n'en ai point;
vous en avez, je vous suivrai partout.  A propos, dit Candide,
pensez-vous que la terre ait été originairement une mer, comme on
l'assure dans ce gros livre qui appartient au capitaine du
vaisseau[1]? Je n'en crois rien du tout, dit Martin, non plus que
de toutes les rêveries qu'on nous débite depuis quelque temps.
Mais à quelle fin ce monde a-t-il donc été formé? dit Candide.
Pour nous faire enrager, répondit Martin.  N'êtes-vous pas bien
étonné, continua Candide, de l'amour que ces deux filles du pays
des Oreillons avaient pour ces deux singes, et dont je vous ai
conté l'aventure? Point du tout, dit Martin, je ne vois pas ce
que cette passion a d'étrange; j'ai tant vu de choses
extraordinaires, qu'il n'y a plus rien d'extraordinaire pour moi.
Croyez-vous, dit Candide, que les hommes se soient toujours
mutuellement massacrés comme ils font aujourd'hui?  qu'ils aient
toujours été menteurs, fourbes, perfides, ingrats, brigands,
faibles, volages, lâches, envieux, gourmands, ivrognes, avares,
ambitieux, sanguinaires, calomniateurs, débauchés, fanatiques,
hypocrites, et sots?  Croyez-vous, dit Martin, que les éperviers
aient toujours mangé des pigeons quand ils en ont trouvé?  Oui,
sans doute, dit Candide.  Eh bien! dit Martin, si les éperviers
ont toujours eu le même caractère, pourquoi voulez-vous que les
hommes aient changé le leur? Oh! dit Candide, il y a bien de la
différence, car le libre arbitre....  En raisonnant ainsi, ils
arrivèrent à Bordeaux.


  [1] La Bible.  On lit dans la Genèse, chapitre Ier, verset 2:
  Tenebrae erant super faciem abyssi, paroles que De Maillet
  donne comme présentant la même idée que ce vers d'Ovide
  (_Métam_., 1, 15):

  «Quaque erat et tellus, illic et pontus et aer.»

  Voyez la première journée de _Telliamed_, où il est dit que _la
  mer a été supérieure d'an grand nombre de coudées à la plus
  haute de toutes nos montagnes_.  Voltaire parle souvent de De
  Maillet et de son _Telliamed_.  Voyez entre autres, dans les
  _Mélanges_, année 1768, le chapitre XVIII des _Singularités de
  la nature_; et année 1777, le onzième des _Dialogues
  d'Evhémère_.  B.


CHAPITRE XXII[1].

Ce qui arriva en France à Candide et à Martin.

  [1] Ce chapitre XXII a été beaucoup augmenté en 1761; voyez ma
  note, plus en bas.  B.


Candide ne s'arrêta dans Bordeaux qu'autant de temps qu'il en
fallait pour vendre quelques cailloux du Dorado, et pour
s'accommoder d'une bonne chaise à deux places; car il ne pouvait
plus se passer de son philosophe Martin; il fut seulement très
fâché de se séparer de son mouton, qu'il laissa à l'académie des
sciences de Bordeaux, laquelle proposa pour le sujet du prix de
cette année de trouver pourquoi la laine de ce mouton était
rouge; et le prix fut adjugé à un savant du Nord, qui démontra
par A, plus B, moins C divisé par Z, que le mouton devait être
rouge, et mourir de la clavelée[2].

  [2] Quelques progrès que les sciences aient faits, il est
  impossible que, sur dix mille hommes qui les cultivent en
  Europe, et sur trois cents académies qui y sont établies, il ne
  se trouve point quelque académie qui propose des prix
  ridicules, et quelques savants qui fassent d'étranges
  applications des sciences les plus utiles.  Ce ridicule avait
  frappé M. de Voltaire dans son séjour à Berlin.  Les savants du
  Nord conservaient encore à cette époque quelques restes de
  l'ancienne barbarie scolastique; et la philosophie hardie, mais
  hypothétique et absurde de Leibnitz, n'avait pas contribué à
  les en dépouiller.  K.


Cependant tous les voyageurs que Candide rencontra dans les
cabarets de la route lui disaient: Nous allons à Paris.  Cet
empressement général lui donna enfin l'envie de voir cette
capitale; ce n'était pas beaucoup se détourner du chemin de
Venise.

Il entra par le faubourg Saint-Marceau, et crut être dans le plus
vilain village de la Vestphalie.

A peine Candide fut-il dans son auberge, qu'il fut attaqué d'une
maladie légère, causée par ses fatigues.  Comme il avait au doigt
un diamant énorme, et qu'on avait aperçu dans son équipage une
cassette prodigieusement pesante, il eut aussitôt auprès de lui
deux médecins qu'il n'avait pas mandés, quelques amis intimes qui
ne le quittèrent pas, et deux dévotes qui fesaient chauffer ses
bouillons.  Martin disait: Je me souviens d'avoir été malade
aussi à Paris dans mon premier voyage; j'étais fort pauvre: aussi
n'eus-je ni amis, ni dévotes, ni médecins, et je guéris.

Cependant, à force de médecines et de saignées, la maladie de
Candide devint sérieuse.  Un habitué du quartier vint avec
douceur lui demander un billet payable au porteur pour l'autre
monde: Candide n'en voulut rien faire; les dévotes l'assurèrent
que c'était une nouvelle mode: Candide répondit qu'il n'était
point homme à la mode.  Martin voulut jeter l'habitué par les
fenêtres.  Le clerc jura qu'on n'enterrerait point Candide.
Martin jura qu'il enterrerait le clerc, s'il continuait à les
importuner.  La querelle s'échauffa: Martin le prit par les
épaules, et le chassa rudement; ce qui causa un grand scandale,
dont on fit un procès-verbal.

Candide guérit; et pendant sa convalescence il eut très bonne
compagnie à souper chez lui.  On jouait gros jeu.  Candide était
tout étonné que jamais les as ne lui vinssent; et Martin ne s'en
étonnait pas.

Parmi ceux qui lui fesaient les honneurs de la ville, il y avait
un petit abbé périgourdin, l'un de ces gens empressés, toujours
alertes, toujours serviables, effrontés, caressants,
accommodants, qui guettent les étrangers à leur passage, leur
content l'histoire scandaleuse de la ville, et leur offrent des
plaisirs à tout prix.  Celui-ci mena d'abord Candide et Martin à
la comédie.  On y jouait une tragédie nouvelle.  Candide se
trouva placé auprès de quelques beaux esprits.  Cela ne l'empêcha
pas de pleurer à des scènes jouées parfaitement.  Un des
raisonneurs qui étaient à ses côtés lui dit dans un entr'acte:
Vous avez grand tort de pleurer, cette actrice est fort mauvaise;
l'acteur qui joue avec elle est plus mauvais acteur encore; la
pièce est encore plus mauvaise que les acteurs; l'auteur ne sait
pas un mot d'arabe, et cependant la scène est en Arabie[3]; et,
de plus, c'est un homme qui ne croit pas aux idées innées; je
vous apporterai demain vingt brochures contre lui[4].  Monsieur,
combien avez-vous de pièces de théâtre en France? dit Candide à
l'abbé; lequel répondit: Cinq ou six mille.  C'est beaucoup, dit
Candide: combien y en a-t-il de bonnes?  Quinze ou seize,
répliqua l'autre.  C'est beaucoup, dit Martin.

  [3] La Grange Chancel adressa à Voltaire, en 1718, une _Épitre
  à M. Arouet de Voltaire_, dans laquelle on trouve ces vers :

        Que ton exactitude à dépeindre les moeurs
        S'étende jusqu'aux noms de tes moindres acteurs,
        Et qu'en les prononçant ils nous fassent connaître
        Les pays et les temps où tu les fais renaître.
        Je vois avec dépit, pour ne produire rien,
        Chez le Thébain Oedipe, Hidaspe l'Indien.

  Voltaire profita de la critique, et mit _Araspe_ au lieu de
  _Hidaspe_.  C'est peut-être à ces vers de La Grange Chancel que
  Voltaire fait ici allusion.  B.

  [4] Dans l'édition de 1759, on lit:

    «... contre lui.  Monsieur, lui dit l'abbé périgourdin,
    avez-vous remarqué cette jeune personne qui a un visage si
    piquant et une taille si fine? Il ne vous en coûtera que dix
    mille francs par mois, et pour cinquante mille écus de
    diamants.  Je n'ai qu'un jour ou deux à lui donner, répondit
    Candide, parceque j'ai un rendez-vous à Venise, qui presse.

    Le soir, après souper, l'insinuant Périgourdin redoubla de
    politesses et d'attentions.  Vous avez donc, monsieur, lui
    dit-il, un rendez-vous à Venise, etc.» (Voyez page 306.)

  Le texte actuel existe dès 1761.  B.


Candide fut très content d'une actrice qui fesait la reine
Élizabeth, dans une assez plate tragédie[5], que l'on joue
quelquefois.  Cette actrice, dit-il à Martin, me plaît beaucoup;
elle a un faux air de mademoiselle Cunégonde; je serais bien aise
de la saluer.  L'abbé périgourdin s'offrit à l'introduire chez
elle.  Candide, élevé en Allemagne, demanda quelle était
l'étiquette, et comment on traitait en France les reines
d'Angleterre.  Il faut distinguer, dit l'abbé: en province, on
les mène au cabaret; à Paris, on les respecte quand elles sont
belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes.  Des
reines à la voirie! dit Candide.  Oui vraiment, dit Martin;
monsieur l'abbé a raison; j'étais à Paris quand mademoiselle
Monime[6] passa, comme on dit, de cette vie à l'autre; on lui
refusa, ce que ces gens-ci appellent les _honneurs de la
sépulture_, c'est-à-dire de pourrir avec tous les gueux du
quartier dans un vilain cimetière; elle fut enterrée toute seule
de sa bande au coin de la rue de Bourgogne; ce qui dut lui faire
une peine extrême, car elle pensait très noblement.  Cela est
bien impoli, dit Candide.  Que voulez-vous? dit Martin; ces
gens-ci sont ainsi faits.  Imaginez toutes les contradictions,
toutes les incompatibilités possibles, vous les verrez dans le
gouvernement, dans les tribunaux, dans les églises, dans les
spectacles de cette drôle de nation.  Est-il vrai qu'on rit
toujours à Paris? dit Candide.  Oui, dit l'abbé, mais c'est en
enrageant; car on s'y plaint de tout avec de grands éclats de
rire; même[7] on y fait en riant les actions les plus
détestables.

  [5] C'est probablement _le Comte d'Essex_, tragédie de Thomas
  Corneille.  (Note de M. Decroix.)

  [6] Mademoiselle Lecouvreur.--Sur le refus de sépulture à
  mademoiselle Lecouvreur, en 1730, voyez, tome XII, la pièce
  intitulée: _La Mort de mademoiselle Lecouvreur_.  B.

  [7] Feu Decroix proposait, au lieu de _même_, de mettre ici
  _comme_.  Je n'ai trouvé cette version dans aucune édition.  B.


Quel est, dit Candide, ce gros cochon qui me disait tant de mal
de la pièce où j'ai tant pleuré, et des acteurs qui m'ont fait
tant de plaisir? C'est un mal-vivant, répondit l'abbé, qui gagne
sa vie à dire du mal de toutes les pièces et de tous les livres;
il hait quiconque réussit, comme les eunuques haïssent les
jouissants; c'est un de ces serpents de la littérature qui se
nourrissent de fange et de venin; c'est un folliculaire.
Qu'appelez-vous folliculaire? dit Candide.  C'est, dit l'abbé, un
feseur de feuilles, un Fréron.

C'est ainsi que Candide, Martin, et le Périgourdin, raisonnaient
sur l'escalier, en voyant défiler le monde au sortir de la pièce.
Quoique je sois très empressé de revoir mademoiselle Cunégonde,
dit Candide, je voudrais pourtant souper avec mademoiselle
Clairon, car elle m'a paru admirable.

L'abbé n'était pas homme à approcher de mademoiselle Clairon, qui
ne voyait que bonne compagnie.  Elle est engagée pour ce soir,
dit-il; mais j'aurai l'honneur de vous mener chez une dame de
qualité, et là vous connaîtrez Paris comme si vous y aviez été
quatre ans.

Candide, qui était naturellement curieux, se laissa mener chez la
dame, au fond du faubourg Saint-Honoré; on y  était occupé d'un
pharaon; douze tristes pontes tenaient chacun en main un petit
livre de cartes, registre cornu de leurs infortunes.  Un profond
silence régnait, la pâleur était sur le front des pontes,
l'inquiétude sur celui du banquier; et la dame du logis, assise
auprès de ce banquier impitoyable, remarquait avec des yeux de
lynx tous les parolis, tous les sept-et-le-va de campagne, dont
chaque joueur cornait ses cartes; elle les fesait décorner avec
une attention sévère, mais polie, et ne se fâchait point, de peur
de perdre ses pratiques.  La dame se fesait appeler la marquise
de Parolignac.  Sa fille, âgée de quinze ans, était au nombre des
pontes, et avertissait d'un clin d'oeil des friponneries de ces
pauvres gens qui tâchaient de réparer les cruautés du sort.
L'abbé périgourdin, Candide, et Martin, entrèrent; personne ne se
leva, ni les salua, ni les regarda; tous étaient profondément
occupés de leurs cartes.  Madame la baronne de
Thunder-ten-tronckh était plus civile, dit Candide.

Cependant l'abbé s'approcha de l'oreille de la marquise, qui se
leva à moitié, honora Candide d'un sourire gracieux, et Martin
d'un air de tête tout-à-fait noble; elle fit donner un siège et
un jeu de cartes à Candide, qui perdit cinquante mille francs en
deux tailles: après quoi on soupa très gaiement; et tout le monde
était étonné que Candide ne fût pas ému de sa perte; les laquais
disaient entre eux, dans leur langage de laquais: Il faut que ce
soit quelque milord anglais.  Le souper fut comme la plupart des
soupers de Paris, d'abord du silence, ensuite un bruit de paroles
qu'on ne distingue point, puis des plaisanteries dont la plupart
sont insipides, de fausses nouvelles, de mauvais raisonnements,
un peu de politique, et beaucoup de médisance; on parla même de
livres nouveaux.  Avez-vous vu, dit l'abbé périgourdin, le roman
du sieur Gauchat, docteur en théologie?  Oui, répondit un des
convives, mais je n'ai pu l'achever.  Nous avons une foule
d'écrits impertinents; mais tous ensemble n'approchent pas de
l'impertinence de Gauchat, docteur en théologie[8]; je suis si
rassasié de cette immensité de détestables livres qui nous
inondent, que je me suis mis à ponter au pharaon.  Et les
_Mélanges_ de l'archidiacre Trublet, qu'en dites-vous? dit l'abbé.
Ah! dit madame de Parolignac, l'ennuyeux mortel! comme il vous
dit curieusement ce que tout le monde sait! comme il discute
pesamment ce qui ne vaut pas la peine d'être remarqué légèrement!
comme il s'approprie, sans esprit, l'esprit des autres! comme il
gâte ce qu'il pille! comme il me dégoûte! mais il ne me dégoûtera
plus; c'est assez d'avoir lu quelques pages de l'archidiacre.

  [8] Il fesait un mauvais ouvrage intitulé: _Lettres sur
  quelques écrits de ce temps_.  On lui donna une abbaye, et il
  fut plus richement récompensé que s'il avait fait _L'Esprit des
  Lois_, et résolu le problème de la précession des équinoxes.
  K.--C'est D'Alembert qui a résolu le problème de la précession
  des équinoxes: voyez, tome XXI, la note des éditeurs sur le
  chapitre XLIII du _Précis du Siècle de Louis XV_.  B.


Il y avait à table un homme savant et de goût qui appuya ce que
disait la marquise.  On parla ensuite de tragédies; la dame
demanda pourquoi il y avait des tragédies qu'on jouait
quelquefois, et qu'on ne pouvait lire.  L'homme de goût expliqua
très bien comment une pièce pouvait avoir quelque intérêt, et
n'avoir presque aucun mérite; il prouva en peu de mots que ce
n'était pas assez d'amener une ou deux de ces situations qu'on
trouve dans tous les romans, et qui séduisent toujours les
spectateurs; mais qu'il faut être neuf sans être bizarre, souvent
sublime et toujours naturel, connaître le coeur humain et le
faire parler; être grand poëte, sans que jamais aucun personnage
de la pièce paraisse poëte; savoir parfaitement sa langue, la
parler avec pureté, avec une harmonie continue, sans que jamais
la rime coûte rien au sens.  Quiconque, ajouta-t-il, n'observe
pas toutes ces règles, peut faire une ou deux tragédies
applaudies au théâtre, mais il ne sera jamais compté au rang des
bons écrivains; il y a très peu de bonnes tragédies: les unes
sont des idylles en dialogues bien écrits et bien rimés; les
autres, des raisonnements politiques qui endorment, ou des
amplifications qui rebutent; les autres, des rêves d'énergumène,
en style barbare, des propos interrompus, de longues apostrophes
aux dieux, parcequ'on ne sait point parler aux hommes, des
maximes fausses, des lieux communs ampoulés.

Candide écouta ce propos avec attention, et conçut une grande
idée du discoureur; et, comme la marquise avait eu soin de le
placer à côté d'elle, il s'approcha de son oreille, et prit la
liberté de lui demander qui était cet homme qui parlait si bien.
C'est un savant, dit la dame, qui ne ponte point, et que l'abbé
m'amène quelquefois à souper; il se connaît parfaitement en
tragédies et en livres, et il a fait une tragédie sifflée, et un
livre dont on n'a jamais vu hors de la boutique de son libraire
qu'un exemplaire qu'il m'a dédié.  Le grand homme! dit Candide,
c'est un autre Pangloss.

Alors se tournant vers lui, il lui dit: Monsieur, vous pensez,
sans doute, que tout est au mieux dans le monde physique et dans
le moral, et que rien ne pouvait être autrement? Moi, monsieur,
lui répondit le savant, je ne pense rien de tout cela; je trouve
que tout va de travers chez nous; que personne ne sait ni quel
est son rang, ni quelle est sa charge, ni ce qu'il fait, ni ce
qu'il doit faire, et qu'excepté le souper, qui est assez gai, et
où il paraît assez d'union, tout le reste du temps se passe en
querelles impertinentes; jansénistes contre molinistes, gens du
parlement contre gens d'église, gens de lettres contre gens de
lettres, courtisans contre courtisans, financiers contre le
peuple, femmes contre maris, parents contre parents; c'est une
guerre éternelle.

Candide lui répliqua: J'ai vu pis; mais un sage, qui depuis a eu
le malheur d'être pendu, m'apprit que tout cela est à merveille;
ce sont des ombres à un beau tableau.  Votre pendu se moquait du
monde, dit Martin; vos ombres sont des taches horribles.  Ce sont
les hommes qui font les taches, dit Candide, et ils ne peuvent
pas s'en dispenser.  Ce n'est donc pas leur faute, dit Martin.
La plupart des pontes, qui n'entendaient rien à ce langage,
buvaient; et Martin raisonna avec le savant, et Candide raconta
une partie de ses aventures à la dame du logis.

Après souper, la marquise mena Candide dans son cabinet, et le
fit asseoir sur un canapé.  Eh bien! lui dit-elle, vous aimez
donc toujours éperdument mademoiselle Cunégonde de
Thunder-ten-tronckh?  Oui, madame, répondit Candide.  La marquise
lui répliqua avec un souris tendre: Vous me répondez comme un
jeune homme de Vestphalie; un Français m'aurait dit: Il est vrai
que j'ai aimé mademoiselle Cunégonde; mais en vous voyant,
madame, je crains de ne la plus aimer.  Hélas! madame, dit
Candide, je répondrai comme vous voudrez.  Votre passion pour
elle, dit la marquise, a commencé en ramassant son mouchoir; je
veux que vous ramassiez ma jarretière.  De tout mon coeur, dit
Candide; et il la ramassa.  Mais je veux que vous me la
remettiez, dit la dame; et Candide la lui remit.  Voyez-vous, dit
la dame, vous êtes étranger; je fais quelquefois languir mes
amants de Paris quinze jours, mais je me rends à vous dès la
première nuit, parcequ'il faut faire les honneurs de son pays à
un jeune homme de Vestphalie.  La belle ayant aperçu deux énormes
diamants aux deux mains de son jeune étranger, les loua de si
bonne foi, que des doigts de Candide ils passèrent aux doigts de
la marquise.

Candide, en s'en retournant avec son abbé périgourdin, sentit
quelques remords d'avoir fait une infidélité à mademoiselle
Cunégonde.  M. l'abbé entra dans sa peine; il n'avait qu'une
légère part aux cinquante mille livres perdues au jeu par
Candide, et à la valeur des deux brillants moitié donnés, moitié
extorqués.  Son dessein était de profiter, autant qu'il le
pourrait, des avantages que la connaissance de Candide pouvait
lui procurer.  Il lui parla beaucoup de Cunégonde; et Candide lui
dit qu'il demanderait bien pardon à cette belle de son
infidélité, quand il la verrait à Venise.

Le Périgourdin redoublait de politesses et d'attentions, et
prenait un intérêt tendre à tout ce que Candide disait, à tout ce
qu'il fesait, à tout ce qu'il voulait faire.

Vous avez donc, monsieur, lui dit-il, un rendez-vous à Venise?
Oui, monsieur l'abbé, dit Candide; il faut absolument que j'aille
trouver mademoiselle Cunégonde.  Alors, engagé par le plaisir de
parler de ce qu'il aimait, il conta, selon son usage, une partie
de ses aventures avec cette illustre Vestphalienne.

Je crois, dit l'abbé, que mademoiselle Cunégonde a bien de
l'esprit, et qu'elle écrit des lettres charmantes.  Je n'en ai
jamais reçu, dit Candide; car, figurez-vous qu'ayant été chassé
du château pour l'amour d'elle, je ne pus lui écrire; que bientôt
après j'appris qu'elle était morte, qu'ensuite je la retrouvai,
et que je la perdis, et que je lui ai envoyé à deux mille cinq
cents lieues d'ici un exprès dont j'attends la réponse.

L'abbé écoutait attentivement, et paraissait un peu rêveur.  Il
prit bientôt congé des deux étrangers, après les avoir tendrement
embrassés.  Le lendemain Candide reçut à son réveil une lettre
conçue en ces termes:

  «Monsieur mon très cher amant, il y a huit jours que je suis
  malade en cette ville; j'apprends que vous y êtes.  Je volerais
  dans vos bras si je pouvais remuer.  J'ai su votre passage à
  Bordeaux; j'y ai laissé le fidèle Cacambo et la vieille, qui
  doivent bientôt me suivre.  Le gouverneur de Buénos-Ayres a
  tout pris, mais il me reste votre coeur.  Venez; votre présence
  me rendra la vie ou me fera mourir de plaisir.»

Cette lettre charmante, cette lettre inespérée, transporta
Candide d'une joie inexprimable; et la maladie de sa chère
Cunégonde l'accabla de douleur.  Partagé entre ces deux
sentiments, il prend son or et ses diamants, et se fait conduire
avec Martin à l'hôtel où mademoiselle Cunégonde demeurait.  Il
entre en tremblant d'émotion, son coeur palpite, sa voix
sanglote; il veut ouvrir les rideaux du lit; il veut faire
apporter de la lumière.  Gardez-vous-en bien, lui dit la
suivante; la lumière la tue; et soudain elle referme le rideau.
Ma chère Cunégonde, dit Candide en pleurant, comment vous
portez-vous?  si vous ne pouvez me voir, parlez-moi du moins.
Elle ne peut parler, dit la suivante, la dame alors tire du lit
une main potelée que Candide arrose long-temps de ses larmes, et
qu'il remplit ensuite de diamants, en laissant un sac plein d'or
sur le fauteuil.

Au milieu de ses transports arrive un exempt suivi de l'abbé
périgourdin et d'une escouade.  Voilà donc, dit-il, ces deux
étrangers suspects? Il les fait incontinent saisir, et ordonne à
ses braves de les traîner en prison.  Ce n'est pas ainsi qu'on
traite les voyageurs dans Eldorado, dit Candide.  Je suis plus
manichéen que jamais, dit Martin.  Mais, monsieur, où nous
menez-vous?  dit Candide.  Dans un cul de basse-fosse, dit
l'exempt.

Martin, ayant repris son sang froid, jugea que la dame qui se
prétendait Cunégonde était une friponne, monsieur l'abbé
périgourdin un fripon, qui avait abusé au plus vite de
l'innocence de Candide, et l'exempt un autre fripon dont on
pouvait aisément se débarrasser.

Plutôt que de s'exposer aux procédures de la justice, Candide,
éclairé par son conseil, et d'ailleurs toujours impatient de
revoir la véritable Cunégonde, propose à l'exempt trois petits
diamants d'environ trois mille pistoles chacun.  Ah! monsieur,
lui dit l'homme au bâton d'ivoire, eussiez-vous commis tous les
crimes imaginables, vous êtes le plus honnête homme du monde;
trois diamants! chacun de trois mille pistoles! Monsieur! je me
ferais tuer pour vous, au lieu de vous mener dans un cachot.  On
arrête tous les étrangers, mais laissez-moi faire; j'ai un frère
à Dieppe en Normandie; je vais vous y mener; et si vous avez
quelque diamant à lui donner, il aura soin de vous comme
moi-même.

Et pourquoi arrête-t-on tous les étrangers? dit Candide.  L'abbé
périgourdin prit alors la parole, et dit: C'est parcequ'un gueux
du pays d'Atrébatie[9] a entendu dire des sottises; cela seul lui
a fait commettre un parricide, non pas tel que celui de 1610 au
mois de mai[10], mais tel que celui de 1594 au mois de
décembre[11], et tel que plusieurs autres commis dans d'autres
années et dans d'autres mois par d'autres gueux qui avaient
entendu dire des sottises.

  [9] Artois.  Damiens était né à Arras, capitale de l'Artois.
  K.  --L'attentat de Damiens est du 5 janvier 1757: voyez, tome
  XXI, le chapitre XXXVII du _Précis du Siècle de Louis XV_; et
  tome XXII, page 339.  B.

  [10] Le 14 mai 1610 est le jour de l'assassinat de Henri IV par
  Ravaillac: voyez tome XVIII, page 152.  B.

  [11] Le 27 décembre 1594, Jean Châtel, élève des jésuites,
  donna un coup de couteau à Henri IV: voyez tome XVIII, page
  147.  B.



L'exempt alors expliqua de quoi il s'agissait.  Ah! les monstres!
s'écria Candide; quoi! de telles horreurs chez un peuple qui
danse et qui chante! Ne pourrai-je sortir au plus vite de ce pays
où des singes agacent des tigres? J'ai vu des ours dans mon pays;
je n'ai vu des hommes que dans le Dorado.  Au nom de Dieu,
monsieur l'exempt, menez-moi à Venise, où je dois attendre
mademoiselle Cunégonde.  Je ne peux vous mener qu'en
Basse-Normandie, dit le barigel[12].  Aussitôt il lui fait ôter
ses fers, dit qu'il s'est mépris, renvoie ses gens, emmène à
Dieppe Candide et Martin, et les laisse entre les mains de son
frère.  Il y avait un petit vaisseau hollandais à la rade.  Le
Normand, à l'aide de trois autres diamants, devenu le plus
serviable des hommes, embarque Candide et ses gens dans le
vaisseau qui allait faire voile pour Portsmouth en Angleterre.
Ce n'était pas le chemin de Venise; mais Candide croyait être
délivré de l'enfer; et il comptait bien reprendre la route de
Venise à la première occasion.

  [12] Chef de sbires.  B.



CHAPITRE XXIII.

Candide et Martin vont sur les côtes d'Angleterre; ce qu'ils y
voient.


Ah! Pangloss! Pangloss! Ah! Martin! Martin!  Ah! ma chère
Cunégonde!  qu'est-ce que ce monde-ci? disait Candide sur le
vaisseau hollandais.  Quelque chose de bien fou et de bien
abominable, répondait Martin.--Vous connaissez l'Angleterre; y
est-on aussi fou qu'en France? C'est une autre espèce de folie,
dit Martin.  Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour
quelques arpents de neige vers le Canada[1], et qu'elles
dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le
Canada ne vaut.  De vous dire précisément s'il y a plus de gens à
lier dans un pays que dans un autre, c'est ce que mes faibles
lumières ne me permettent pas; je sais seulement qu'en général
les gens que nous allons voir sont fort atrabilaires.

  [1] Voyez, tome XXI, _Le précis du Siècle de Louis XV_,
  chapitre XXXV.  B.


En causant ainsi ils abordèrent à Portsmouth; une multitude de
peuple couvrait le rivage, et regardait attentivement un assez
gros homme qui était à genoux, les yeux bandés, sur le tillac
d'un des vaisseaux de la flotte; quatre soldats, postés vis-à-vis
de cet homme, lui tirèrent chacun trois balles dans le crâne, le
plus paisiblement du monde; et toute l'assemblée s'en retourna
extrêmement satisfaite[2].  Qu'est-ce donc que tout ceci? dit
Candide; et quel démon exerce partout son empire? Il demanda qui
était ce gros homme qu'on venait de tuer en cérémonie.  C'est un
amiral, lui répondit-on.  Et pourquoi tuer cet amiral?  C'est,
lui dit-on, parcequ'il n'a pas fait tuer assez de monde; il a
livré un combat à un amiral français, et on a trouvé qu'il
n'était pas assez près de lui.  Mais, dit Candide, l'amiral
français était aussi loin de l'amiral anglais que celui-ci
l'était de l'autre!  Cela est incontestable, lui répliqua-t-on;
mais dans ce pays-ci il est bon de tuer de temps en temps un
amiral pour encourager les autres.

  [2] L'amiral Byng.  M. de Voltaire ne le connaissait pas, et
  fit des efforts pour le sauver.  Il n'abhorrait pas moins les
  atrocités politiques que les atrocités théologiques; et il
  savait que Byng était une victime que les ministres anglais
  sacrifiaient à l'ambition de garder leurs places.  K.--L'amiral
  Byng fut exécuté le 14 mars 1757: voyez, tome XXI, le chapitre
  XXXI du _Précis du Siècle de Louis XV_.  B.


Candide fut si étourdi et si choqué de ce qu'il voyait et de ce
qu'il entendait, qu'il ne voulut pas seulement mettre pied à
terre, et qu'il fit son marché avec le patron hollandais (dût-il
le voler comme celui de Surinam), pour le conduire sans délai à
Venise.

Le patron fut prêt au bout de deux jours.  On côtoya la France;
on passa à la vue de Lisbonne, et Candide frémit.  On entra dans
le détroit et dans la Méditerranée, enfin on aborda à Venise.
Dieu soit loué! dit Candide, en embrassant Martin; c'est ici que
je reverrai la belle Cunégonde.  Je compte sur Cacambo comme sur
moi-même.  Tout est bien, tout va bien, tout va le mieux qu'il
soit possible.



CHAPITRE XXIV.

De Paquette, et de frère Giroflée.


Dès qu'il fut à Venise, il fit chercher Cacambo dans tous les
cabarets, dans tous les cafés, chez toutes les filles de joie, et
ne le trouva point.  Il envoyait tous les jours à la découverte
de tous les vaisseaux et de toutes les barques: nulles nouvelles
de Cacambo.  Quoi! disait-il à Martin, j'ai eu le temps de passer
de Surinam à Bordeaux, d'aller de Bordeaux à Paris, de Paris à
Dieppe, de Dieppe à Portsmouth, de côtoyer le Portugal et
l'Espagne, de traverser toute la Méditerranée, de passer quelques
mois à Venise; et la belle Cunégonde n'est point venue! Je n'ai
rencontré au lieu d'elle qu'une drôlesse et un abbé périgourdin!
Cunégonde est morte, sans doute; je n'ai plus qu'à mourir.  Ah!
il valait mieux rester dans le paradis du Dorado que de revenir
dans cette maudite Europe.  Que vous avez raison, mon cher
Martin! tout n'est qu'illusion et calamité.

Il tomba dans une mélancolie noire, et ne prit aucune part à
l'opéra _alla moda_, ni aux autres divertissements du carnaval;
pas une dame ne lui donna la moindre tentation.  Martin lui dit:
Vous êtes bien simple, en vérité, de vous figurer qu'un valet
métis, qui a cinq ou six millions dans ses poches, ira chercher
votre maîtresse au bout du monde, et vous l'amènera à Venise.  Il
la prendra pour lui, s'il la trouve; s'il ne la trouve pas, il en
prendra une autre: je vous conseille d'oublier votre valet
Cacambo et votre maîtresse Cunégonde.  Martin n'était pas
consolant.  La mélancolie de Candide augmenta, et Martin ne
cessait de lui prouver qu'il y avait peu de vertu et peu de
bonheur sur la terre; excepté peut-être dans Eldorado[1], où
personne ne pouvait aller.

  [1] Voyez chapitre XVIII.  B.


En disputant sur cette matière importante, et en attendant
Cunégonde, Candide aperçut un jeune théatin dans la place
Saint-Marc, qui tenait sous le bras une fille.  Le théatin
paraissait frais, potelé, vigoureux; ses yeux étaient brillants,
son air assuré, sa mine haute, sa démarche fière.  La fille était
très jolie, et chantait; elle regardait amoureusement son
théatin, et de temps en temps lui pinçait ses grosses joues.
Vous m'avouerez du moins, dit Candide à Martin, que ces gens-ci
sont heureux.  Je n'ai trouvé jusqu'à présent dans toute la terre
habitable, excepté dans Eldorado, que des infortunés; mais pour
cette fille et ce théatin, je gage que ce sont des créatures très
heureuses.  Je gage que non, dit Martin.  Il n'y a qu'à les prier
à dîner, dit Candide, et vous verrez si je me trompe.

Aussitôt il les aborde, il leur fait son compliment, et les
invite à venir à son hôtellerie manger des macaronis, des perdrix
de Lombardie, des oeufs d'esturgeon, et à boire du vin de
Montepulciano, du lacryma-christi, du chypre, et du samos.  La
demoiselle rougit, le théatin accepta la partie, et la fille le
suivit en regardant Candide avec des yeux de surprise et de
confusion, qui furent obscurcis de quelques larmes.  A peine
fut-elle entrée dans la chambre de Candide, qu'elle lui dit: Eh
quoi! monsieur Candide ne reconnaît plus Paquette!  A ces mots
Candide, qui ne l'avait pas considérée jusque-là avec attention,
parcequ'il n'était occupé que de Cunégonde, lui dit: Hélas! ma
pauvre enfant, c'est donc vous qui avez mis le docteur Pangloss
dans le bel état où je l'ai vu?

Hélas! monsieur, c'est moi-même, dit Paquette; je vois que vous
êtes instruit de tout.  J'ai su les malheurs épouvantables
arrivés à toute la maison de madame la baronne et à la belle
Cunégonde.  Je vous jure que ma destinée n'a guère été moins
triste.  J'étais fort innocente quand vous m'avez vue.  Un
cordelier, qui était mon confesseur, me séduisit aisément.  Les
suites en furent affreuses; je fus obligée de sortir du château
quelque temps après que M. le baron vous eut renvoyé à grands
coups de pied dans le derrière.  Si un fameux médecin n'avait pas
pris pitié de moi, j'étais morte.  Je fus quelque temps par
reconnaissance la maîtresse de ce médecin.  Sa femme, qui était
jalouse à la rage, me battait tous les jours impitoyablement;
c'était une furie.  Ce médecin était le plus laid de tous les
hommes, et moi la plus malheureuse de toutes les créatures d'être
battue continuellement pour un homme que je n'aimais pas.  Vous
savez, monsieur, combien il est dangereux pour une femme
acariâtre d'être l'épouse d'un médecin.  Celui-ci, outré des
procédés de sa femme, lui donna un jour, pour la guérir d'un
petit rhume, une médecine si efficace, qu'elle en mourut en deux
heures de temps dans des convulsions horribles.  Les parents de
madame intentèrent à monsieur un procès criminel; il prit la
fuite, et moi je fus mise en prison.  Mon innocence ne m'aurait
pas sauvée, si je n'avais été un peu jolie.  Le juge m'élargit à
condition qu'il succéderait au médecin.  Je fus bientôt
supplantée par une rivale, chassée sans récompense, et obligée de
continuer ce métier abominable qui vous paraît si plaisant à vous
autres hommes, et qui n'est pour nous qu'un abîme de misère.
J'allai exercer la profession à Venise.  Ah! monsieur, si vous
pouviez vous imaginer ce que c'est que d'être obligée de caresser
indifféremment un vieux marchand, un avocat, un moine, un
gondolier, un abbé; d'être exposée à toutes les insultes, à
toutes les avanies; d'être souvent réduite à emprunter une jupe
pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant; d'être volée
par l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre; d'être rançonnée par
les officiers de justice, et de n'avoir en perspective qu'une
vieillesse affreuse, un hôpital, et un fumier, vous concluriez
que je suis une des plus malheureuses créatures du monde.

Paquette ouvrait ainsi son coeur au bon Candide, dans un cabinet,
en présence de Martin, qui disait à Candide: Vous voyez que j'ai
déjà gagné la moitié de la gageure.

Frère Giroflée était resté dans la salle à manger, et buvait un
coup en attendant le dîner.  Mais, dit Candide à Paquette, vous
aviez l'air si gai, si content, quand je vous ai rencontrée; vous
chantiez, vous caressiez le théatin avec une complaisance
naturelle; vous m'avez paru aussi heureuse que vous prétendez
être infortunée.  Ah! monsieur, répondit Paquette, c'est encore
là une des misères du métier.  J'ai été hier volée et battue par
un officier, et il faut aujourd'hui que je paraisse de bonne
humeur pour plaire à un moine.

Candide n'en voulut pas davantage; il avoua que Martin avait
raison.  On se mit à table avec Paquette et le théatin; le repas
fut assez amusant, et sur la fin on se parla avec quelque
confiance.  Mon père, dit Candide au moine, vous me paraissez
jouir d'une destinée que tout le monde doit envier; la fleur de
la santé brille sur votre visage, votre physionomie annonce le
bonheur; vous avez une très jolie fille pour votre récréation, et
vous paraissez très content de votre état de théatin.

Ma foi, monsieur, dit frère Giroflée, je voudrais que tous les
théatins fussent au fond de la mer.  J'ai été tenté cent fois de
mettre le feu au couvent, et d'aller me faire turc.  Mes parents
me forcèrent, à l'âge de quinze ans, d'endosser cette détestable
robe, pour laisser plus de fortune à un maudit frère aîné, que
Dieu confonde! La jalousie, la discorde, la rage, habitent dans
le couvent.  Il est vrai que j'ai prêché quelques mauvais sermons
qui m'ont valu un peu d'argent dont le prieur me vole la moitié;
le reste me sert à entretenir des filles: mais quand je rentre le
soir dans le monastère, je suis prêt à me casser la tête contre
les murs du dortoir; et tous mes confrères sont dans le même cas.

Martin se tournant vers Candide avec son sang froid ordinaire: Eh
bien!  lui dit-il, n'ai-je pas gagné la gageure tout entière?
Candide donna deux mille piastres à Paquette, et mille piastres à
frère Giroflée.  Je vous réponds, dit-il, qu'avec cela ils seront
heureux.  Je n'en crois rien du tout, dit Martin; vous les
rendrez peut-être avec ces piastres beaucoup plus malheureux
encore.  Il en sera ce qui pourra, dit Candide: mais une chose me
console, je vois qu'on retrouve souvent les gens qu'on ne croyait
jamais retrouver; il se pourra bien faire qu'ayant rencontré mon
mouton rouge et Paquette, je rencontre aussi Cunégonde.  Je
souhaite, dit Martin, qu'elle fasse un jour votre bonheur; mais
c'est de quoi je doute fort.  Vous êtes bien dur, dit Candide.
C'est que j'ai vécu, dit Martin.  Mais regardez ces gondoliers,
dit Candide: ne chantent-ils pas sans cesse? Vous ne les voyez
pas dans leur ménage, avec leurs femmes et leurs marmots
d'enfants, dit Martin.  Le doge a ses chagrins, les gondoliers
ont les leurs.  Il est vrai qu'à tout prendre le sort d'un
gondolier est préférable à celui d'un doge; mais je crois la
différence si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d'être
examiné.

On parle, dit Candide, du sénateur Pococurante, qui demeure dans
ce beau palais sur la Brenta, et qui reçoit assez bien les
étrangers.  On prétend que c'est un homme qui n'a jamais eu de
chagrin.  Je voudrais voir une espèce si rare, dit Martin.
Candide aussitôt fit demander au seigneur Pococurante la
permission de venir le voir le lendemain.



CHAPITRE XXV.

Visite chez le seigneur Pococurante, noble vénitien.


Candide et Martin allèrent en gondole sur la Brenta, et
arrivèrent au palais du noble Pococurante.  Les jardins étaient
bien entendus, et ornés de belles statues de marbre; le palais
d'une belle architecture.  Le maître du logis, homme de soixante
ans, fort riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec
très peu d'empressement, ce qui déconcerta Candide, et ne déplut
point à Martin.

D'abord deux filles jolies et proprement mises servirent du
chocolat, qu'elles firent très bien mousser.  Candide ne put
s'empêcher de les louer sur leur beauté, sur leur bonne grâce, et
sur leur adresse.  Ce sont d'assez bonnes créatures, dit le
sénateur Pococurante; je les fais quelquefois coucher dans mon
lit; car je suis bien las des dames de la ville, de leurs
coquetteries, de leurs jalousies, de leurs querelles, de leurs
humeurs, de leurs petitesses, de leur orgueil, de leurs sottises,
et des sonnets qu'il faut faire ou commander pour elles; mais,
après tout, ces deux filles commencent fort à m'ennuyer.

Candide, après le déjeuner, se promenant dans une longue galerie,
fut surpris de la beauté des tableaux.  Il demanda de quel maître
étaient les deux premiers.  Ils sont de Raphaël, dit le sénateur;
je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années; on
dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me
plaisent point du tout: la couleur en est très rembrunie, les
figures ne sont pas assez arrondies, et ne sortent point assez;
les draperies ne ressemblent en rien à une étoffe: en un mot,
quoi qu'on en dise, je ne trouve point là une imitation vraie de
la nature.  Je n'aimerai un tableau que quand je croirai voir la
nature elle-même: il n'y en a point de cette espèce.  J'ai
beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus.

Pococurante, en attendant le dîner, se fit donner un concerto.
Candide trouva la musique délicieuse.  Ce bruit, dit Pococurante,
peut amuser une demi-heure; mais s'il dure plus long-temps, il
fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer.  La
musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses
difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la
longue.

J'aimerais peut être mieux l'opéra, si on n'avait pas trouvé le
secret d'en faire un monstre qui me révolte.  Ira voir qui voudra
de mauvaises tragédies en musique, où les scènes ne sont faites
que pour amener très mal à propos deux ou trois chansons
ridicules qui font valoir le gosier d'une actrice; se pâmera de
plaisir qui voudra ou qui pourra, en voyant un châtré fredonner
le rôle de César et de Caton, et se promener d'un air gauche sur
des planches: pour moi, il y a long-temps que j'ai renoncé à ces
pauvretés qui font aujourd'hui la gloire de l'Italie, et que des
souverains paient si chèrement.  Candide disputa un peu, mais
avec discrétion.  Martin fut entièrement de l'avis du sénateur.

On se mit à table; et, après un excellent dîner, on entra dans la
bibliothèque.  Candide, en voyant un Homère magnifiquement relié,
loua l'illustrissime sur son bon goût.  Voilà, dit-il, un livre
qui fesait les délices du grand Pangloss, le meilleur philosophe
de l'Allemagne.  Il ne fait pas les miennes, dit froidement
Pococurante: on me fit accroire autrefois que j'avais du plaisir
en le lisant; mais cette répétition continuelle de combats qui se
ressemblent tous, ces dieux qui agissent toujours pour ne rien
faire de décisif, cette Hélène qui est le sujet de la guerre, et
qui à peine est une actrice de la pièce; cette Troie qu'on
assiège et qu'on ne prend point; tout cela me causait le plus
mortel ennui.  J'ai demandé quelquefois à des savants s'ils
s'ennuyaient autant que moi à cette lecture: tous les gens
sincères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais
qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque, comme un
monument de l'antiquité, et comme ces médailles rouillées qui ne
peuvent être de commerce.

Votre excellence ne pense pas ainsi de Virgile? dit Candide.  Je
conviens, dit Pococurante, que le second, le quatrième, et le
sixième livre de son Énéide, sont excellents; mais pour son pieux
Énée, et le fort Cloanthe, et l'ami Achates, et le petit
Ascanius, et l'imbécile roi Latinus, et la bourgeoise Amata, et
l'insipide Lavinia, je ne crois pas qu'il y ait rien de si froid
et de plus désagréable.  J'aime mieux le Tasse et les contes à
dormir debout de l'Arioste.

Oserais-je vous demander, monsieur, dit Candide, si vous n'avez
pas un grand plaisir à lire Horace? Il y a des maximes, dit
Pococurante, dont un homme du monde peut faire son profit, et
qui, étant resserrées dans des vers énergiques, se gravent plus
aisément dans la mémoire: mais je me soucie fort peu de son
voyage à Brindes, et de sa description d'un mauvais dîner, et de
la querelle de crocheteurs entre je ne sais quel Pupilus[1] dont
les paroles, dit-il, _étaient pleines de pus_, et un autre dont
les paroles _étaient du vinaigre_[2].  Je n'ai lu qu'avec un
extrême dégoût ses vers grossiers contre des vieilles et contre
des sorcières; et je ne vois pas quel mérite il peut y avoir à
dire à son ami Mecenas que, s'il est mis par lui au rang des
poètes lyriques, il frappera les astres de son front sublime[3].
Les sots admirent tout dans un auteur estimé.  Je ne lis que pour
moi; je n'aime que ce qui est à mon usage.  Candide, qui avait
été élevé à ne jamais juger de rien par lui-même, était fort
étonné de ce qu'il entendait; et Martin trouvait la façon de
penser de Pococurante assez raisonnable.

  [1] Ce n'est pas Pupilus, mais Rupilius, que nomme Horace,
  livre Ier, satire VII, vers I:

                   Rupili pus atque venenum.  B.

  [2] _Italo perfusus aceto_, dit Horace, dans la même pièce,
  vers 32.  B.

  [3] Horace, odes, I, I.  B.


Oh! voici un Cicéron, dit Candide: pour ce grand homme-là, je
pense que vous ne vous lassez point de le lire.  Je ne le lis
jamais, répondit le Vénitien.  Que m'importe qu'il ait plaidé
pour Rabirius ou pour Cluentius? J'ai bien assez des procès que
je juge; je me serais mieux accommodé de ses oeuvres
philosophiques; mais quand j'ai vu qu'il doutait de tout, j'ai
conclu que j'en savais autant que lui, et que je n'avais besoin
de personne pour être ignorant.

Ah! voilà quatre-vingts volumes de recueils d'une académie des
sciences, s'écria Martin; il se peut qu'il y ait là du bon.  Il y
en aurait, dit Pococurante, si un seul des auteurs de ces fatras
avait inventé seulement l'art de faire des épingles; mais il n'y
a dans tous ces livres que de vains systèmes, et pas une seule
chose utile.

Que de pièces de théâtre je vois là, dit Candide, en italien, en
espagnol, en français! Oui, dit le sénateur, il y en a trois
mille, et pas trois douzaines de bonnes.  Pour ces recueils de
sermons, qui tous ensemble ne valent pas une page de Sénèque, et
tous ces gros volumes de théologie, vous pensez bien que je ne
les ouvre jamais, ni moi, ni personne.

Martin aperçut des rayons chargés de livres anglais.  Je crois,
dit-il, qu'un républicain doit se plaire à la plupart de ces
ouvrages écrits si librement.  Oui, répondit Pococurante, il est
beau d'écrire ce qu'on pense; c'est le privilège de l'homme.
Dans toute notre Italie, on n'écrit que ce qu'on ne pense pas;
ceux qui habitent la patrie des Césars et des Antonins n'osent
avoir une idée sans la permission d'un jacobin.  Je serais
content de la liberté qui inspire les génies anglais, si la
passion et l'esprit de parti ne corrompaient pas tout ce que
cette précieuse liberté a d'estimable.

Candide apercevant un Milton, lui demanda s'il ne regardait pas
cet auteur comme un grand homme.  Qui?  dit Pococurante, ce
barbare, qui fait un long commentaire du premier chapitre de la
Genèse, en dix livres de vers durs?  ce grossier imitateur des
Grecs, qui défigure la création, et qui, tandis que Moïse
représente l'Etre éternel produisant le monde par la parole,
fait prendre un grand compas par le Messiah dans une armoire du
ciel pour tracer son ouvrage?  Moi, j'estimerais celui qui a gâté
l'enfer et le diable du Tasse; qui déguise Lucifer tantôt en
crapaud, tantôt en pygmée; qui lui fait rebattre cent fois les
mêmes discours; qui le fait disputer sur la théologie; qui, en
imitant sérieusement l'invention comique des armes à feu de
l'Arioste, fait tirer le canon dans le ciel par les diables?  Ni
moi ni personne en Italie n'a pu se plaire à toutes ces tristes
extravagances.  Le _Mariage du Péché et de la Mort_, et les
couleuvres dont le Péché accouche, font vomir tout homme qui a le
goût un peu délicat; et sa longue description d'un hôpital n'est
bonne que pour un fossoyeur.  Ce poëme obscur, bizarre, et
dégoûtant, fut méprisé à sa naissance; je le traite aujourd'hui
comme il fut traité dans sa patrie par les contemporains[4].  Au
reste je dis ce que je pense, et je me soucie fort peu que les
autres pensent comme moi.  Candide était affligé de ces discours;
il respectait Homère, il aimait un peu Milton.  Hélas!  dit-il
tout bas à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un
souverain mépris pour nos poètes allemands.  Il n'y aurait pas
grand mal à cela, dit Martin.  Oh!  quel homme supérieur!  disait
encore Candide entre ses dents, quel grand génie que ce
Pococurante! rien ne peut lui plaire.

  [4] Voyez ce que Voltaire dit du _Paradis perdu_ de Milton,
  dans le chapitre IX de l'_ Essai sur la poésie épique_, imprimé
  dans le tome X, à la suite de la _Henriade_.  B.


Après avoir fait ainsi la revue de tous les livres, ils
descendirent dans le jardin.  Candide en loua toutes les beautés.
Je ne sais rien de si mauvais goût, dit le maître; nous n'avons
ici que des colifichets: mais je vais dès demain en faire planter
un d'un dessin plus noble.

Quand les deux curieux eurent pris congé de son excellence: Or
çà, dit Candide à Martin, vous conviendrez que voilà le plus
heureux de tous les hommes, car il est au-dessus de tout ce qu'il
possède.  Ne voyez-vous pas, dit Martin, qu'il est dégoûté de
tout ce qu'il possède?  Platon a dit, il y a long-temps, que les
meilleurs estomacs ne sont pas ceux qui rebutent tous les
aliments.  Mais, dit Candide, n'y a-t-il pas du plaisir à tout
critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir
des beautés? C'est-à-dire, reprit Martin, qu'il y a du plaisir à
n'avoir pas de plaisir? Oh bien! dit Candide, il n'y a donc
d'heureux que moi, quand je reverrai mademoiselle Cunégonde.
C'est toujours bien fait d'espérer, dit Martin.

Cependant les jours, les semaines, s'écoulaient; Cacambo ne
revenait point, et Candide était si abîmé dans sa douleur, qu'il
ne fit pas même réflexion que Paquette et frère Giroflée
n'étaient pas venus seulement le remercier.



CHAPITRE XXVI.

D'un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et
qui ils étaient.


Un soir que Candide, suivi de Martin, allait se mettre à table
avec les étrangers qui logeaient dans la même hôtellerie, un
homme à visage couleur de suie l'aborda par derrière, et, le
prenant par le bras, lui dit: Soyez prêt à partir avec nous, n'y
manquez pas.  Il se retourne, et voit Cacambo.  Il n'y avait que
la vue de Cunégonde qui pût l'étonner et lui plaire davantage.
Il fut sur le point de devenir fou de joie.  Il embrasse son cher
ami.  Cunégonde est ici, sans doute?  où est-elle? Mène-moi vers
elle, que je meure de joie avec elle.  Cunégonde n'est point ici,
dit Cacambo, elle est à Constantinople.  Ah ciel! à
Constantinople!  mais fût-elle à la Chine, j'y vole, partons.
Nous partirons après souper, reprit Cacambo; je ne peux vous en
dire davantage; je suis esclave, mon maître m'attend; il faut que
j'aille le servir à table: ne dites mot, soupez, et tenez-vous
prêt.

Candide, partagé entre la joie et la douleur, charmé d'avoir revu
son agent fidèle, étonné de le voir esclave, plein de l'idée de
retrouver sa maîtresse, le coeur agité, l'esprit bouleversé, se
mit à table avec Martin, qui voyait de sang froid toutes ces
aventures, et avec six étrangers, qui étaient venus passer le
carnaval à Venise.

Cacambo, qui versait à boire à l'un de ces six étrangers,
s'approcha de l'oreille de son maître, sur la fin du repas, et
lui dit: Sire, votre majesté partira quand elle voudra, le
vaisseau est prêt.  Ayant dit ces mots, il sortit.  Les convives
étonnés se regardaient sans proférer une seule parole, lorsqu'un
autre domestique s'approchant de son maître, lui dit: Sire, la
chaise de votre majesté est à Padoue, et la barque est prête.  Le
maître fit un signe, et le domestique partit.  Tous les convives
se regardèrent encore, et la surprise commune redoubla.  Un
troisième valet s'approchant aussi d'un troisième étranger, lui
dit: Sire, croyez-moi, votre majesté ne doit pas rester ici plus
long-temps, je vais tout préparer; et aussitôt il disparut.

Candide et Martin ne doutèrent pas alors que ce ne fût une
mascarade du carnaval.  Un quatrième domestique dit au quatrième
maître: Votre majesté partira quand elle voudra, et sortit comme
les autres.  Le cinquième valet en dit autant au cinquième
maître.  Mais le sixième valet parla différemment au sixième
étranger qui était auprès de Candide; il lui dit: Ma foi, sire,
on ne veut plus faire crédit à votre majesté ni à moi non plus,
et nous pourrions bien être coffrés cette nuit vous et moi; je
vais pourvoir à mes affaires: adieu.

Tous les domestiques ayant disparu, les six étrangers, Candide,
et Martin, demeurèrent dans un profond silence.  Enfin Candide le
rompit: Messieurs, dit-il, voilà une singulière plaisanterie.
Pourquoi êtes-vous tous rois? pour moi, je vous avoue que ni moi
ni Martin nous ne le sommes.

Le maître de Cacambo prit alors gravement la parole, et dit en
italien: Je ne suis point plaisant, je m'appelle Achmet III[1];
j'ai été grand-sultan plusieurs années; je détrônai mon frère;
mon neveu m'a détrôné; on a coupé le cou à mes vizirs; j'achève
ma vie dans le vieux sérail; mon neveu le grand-sultan Mahmoud me
permet de voyager quelquefois pour ma santé; et je suis venu
passer le carnaval à Venise.

  [1] Achmet III, dont il est parlé dans l'_Histoire de Charles
  XII_ et dans l'_Histoire de Russie sous Pierre-le-Grand_, avait
  été déposé en 1730; il est mort en 1736.  B.


Un jeune homme qui était auprès d'Achmet parla après lui, et dit:
Je m'appelle Ivan[2]; j'ai été empereur de toutes les Russies;
j'ai été détrôné au berceau; mon père et ma mère ont été
enfermés; on m'a élevé en prison; j'ai quelquefois la permission
de voyager, accompagné de ceux qui me gardent; et je suis venu
passer le carnaval à Venise.

  [2] Ivan, né en 1730, détrôné la même année, emprisonné, et enfin
  poignardé en 1762.  B,


Le troisième dit: Je suis Charles-Édouard[3], roi d'Angleterre;
mon père m'a cédé ses droits au royaume; j'ai combattu pour les
soutenir; on a arraché le coeur à huit cents de mes partisans, et
on leur en a battu les joues; j'ai été mis en prison; je vais à
Rome faire une visite au roi mon père, détrôné ainsi que moi et
mon grand-père; et je suis venu passer le carnaval à Venise.

  [3] Sur Charles-Édouard, voyez, tome XXI, le chapitre XXXV du
  _Précis du Siècle de Louis XV_.  B.


Le quatrième prit alors la parole et dit: Je suis roi des
Polaques; le sort de la guerre m'a privé de mes états
héréditaires[4]; mon père a éprouvé les mêmes revers; je me
résigne à la Providence comme le sultan Achmet, l'empereur Ivan,
et le roi Charles-Édouard, à qui Dieu donne une longue vie; et je
suis venu passer le carnaval à Venise.

  [4] Auguste, électeur de Saxe et roi de Pologne, chassé de ses
  états héréditaires pendant la guerre de 1756, se réfugia en
  Pologne: voyez, tome XXI, le chapitre XXXII du _Précis du
  Siècle de Louis XV_; il est mort en 1763.  B.


Le cinquième dit; Je suis aussi roi des Polaques[5]; j'ai perdu
mon royaume deux fois; mais la Providence m'a donné un autre état
dans lequel j'ai fait plus de bien que tous les rois des Sarmates
ensemble n'en ont jamais pu faire sur les bords de la Vistule.
Je me résigne aussi à la Providence; et je suis venu passer le
carnaval à Venise.

  [5] Stanislas Leczinski, beau-père de Louis XV: voyez, tome
  XXI, le chapitre IV du _Précis du Siècle de Louis XV_; il est
  mort en 1763.  B.


Il restait au sixième monarque à parler.  Messieurs, dit-il, je
ne suis pas si grand seigneur que vous; mais enfin j'ai été roi
tout comme un autre; je suis Théodore[6]; on m'a élu roi en
Corse; on m'a appelé _Votre Majesté_, et à présent à peine
m'appelle-t-on _Monsieur_; j'ai fait frapper de la monnaie, et je
ne possède pas un denier; j'ai eu deux secrétaires d'état, et
j'ai à peine un valet; je me suis vu sur un trône, et j'ai
long-temps été à Londres en prison sur la paille; j'ai bien peur
d'être traité de même ici, quoique je sois venu, comme vos
majestés, passer le carnaval à Venise.

  [6] Sur le roi de Corse, Théodore, mort le 2 décembre 1756,
  voyez tome XXI, le chapitre XL du _Précis du Siècle de Louis
  XV_.  B.


Les cinq autres rois écoutèrent ce discours avec une noble
compassion.  Chacun d'eux donna vingt sequins au roi Théodore
pour avoir des habits et des chemises; Candide lui fit présent
d'un diamant de deux mille sequins.  Quel est donc, disaient les
cinq rois, cet homme qui est en état de donner cent fois autant
que chacun de nous, et qui le donne?  Etes-vous roi aussi,
monsieur?--Non, messieurs, et n'en ai nulle envie.

Dans l'instant qu'on sortait de table, il arriva dans la même
hôtellerie quatre altesses sérénissimes qui avaient aussi perdu
leurs états par le sort de la guerre, et qui venaient passer le
reste du carnaval à Venise; mais Candide ne prit pas seulement
garde à ces nouveaux venus.  Il n'était occupé que d'aller
trouver sa chère Cunégonde à Constantinople.



CHAPITRE XXVII.

Voyage de Candide à Constantinople.


Le fidèle Cacambo avait déjà obtenu du patron turc qui allait
reconduire le sultan Achmet à Constantinople qu'il recevrait
Candide et Martin sur son bord.  L'un et l'autre s'y rendirent
après s'être prosternés devant sa misérable hautesse.  Candide,
chemin fesant, disait à Martin: Voilà pourtant six rois détrônés
avec qui nous avons soupé! et encore dans ces six rois il y en a
un à qui j'ai fait l'aumône.  Peut-être y a-t-il beaucoup
d'autres princes plus infortunés.  Pour moi, je n'ai perdu que
cent moutons, et je vole dans les bras de Cunégonde.  Mon cher
Martin, encore une fois, Pangloss avait raison, tout est bien.
Je le souhaite, dit Martin.  Mais, dit Candide, voilà une
aventure bien peu vraisemblable que nous avons eue à Venise.  On
n'avait jamais vu ni ouï conter que six rois détrônés soupassent
ensemble au cabaret.  Cela n'est pas plus extraordinaire, dit
Martin, que la plupart des choses qui nous sont arrivées.  Il est
très commun que des rois soient détrônés; et à l'égard de
l'honneur que nous avons eu de souper avec eux, c'est une
bagatelle qui ne mérite pas notre attention.  Qu'importé avec qui
l'on soupe, pourvu qu'on fasse bonne chère?

A peine Candide fut-il dans le vaisseau, qu'il sauta au cou de
son ancien valet, de son ami Cacambo.  Eh bien! lui dit-il, que
fait Cunégonde? est-elle toujours un prodige de beauté?
m'aime-t-elle toujours? comment se porte-t-elle? Tu lui as, sans
doute, acheté un palais à Constantinople?

Mon cher maître, répondit Cacambo, Cunégonde lave les écuelles
sur le bord de la Propontide, chez un prince qui a très peu
d'écuelles; elle est esclave dans la maison d'un ancien
souverain, nommé Ragotski[1], à qui le Grand-Turc donne trois
écus par jour dans son asile; mais, ce qui est bien plus triste,
c'est qu'elle a perdu sa beauté, et qu'elle est devenue
horriblement laide.  Ah! belle ou laide, dit Candide, je suis
honnête homme, et mon devoir est de l'aimer toujours.  Mais
comment peut-elle être réduite à un état si abject avec les cinq
ou six millions que tu avais emportés? Bon, dit Cacambo, ne m'en
a-t-il pas fallu donner deux au senor don Fernando d'Ibaraa, y
Figueora, y Mascarenès, y Lampourdos, y Souza, gouverneur de
Buénos-Ayres, pour avoir la permission de reprendre mademoiselle
Cunégonde? et un pirate ne nous a-t-il pas bravement dépouillés
de tout le reste? Ce pirate ne nous a-t-il pas menés au cap de
Matapan, à Milo, à Nicarie, à Samos, à Petra, aux Dardanelles, à
Marmara, à Scutari? Cunégonde et la vieille servent chez ce
prince dont je vous ai parlé, et moi je suis esclave du sultan
détrôné.  Que d'épouvantables calamités enchaînées les unes aux
autres! dit Candide.  Mais, après tout, j'ai encore quelques
diamants; je délivrerai aisément Cunégonde.  C'est bien dommage
qu'elle soit devenue si laide.

  [1] Voltaire a parlé de Ragotski dans le chap.  XXII du _Siècle
  de Louis XIV_; voyez tome XX.  Ragotski est mort en 1785.  B.


Ensuite, se tournant vers Martin: Que pensez-vous, dit-il, qui
soit le plus à plaindre, de l'empereur Achmet, de l'empereur
Ivan, du roi Charles-Édouard, ou de moi? Je n'en sais rien, dit
Martin; il faudrait que je fusse dans vos coeurs pour le savoir.
Ah! dit Candide, si Pangloss était ici, il le saurait, et nous
l'apprendrait.  Je ne sais, dit Martin, avec quelles balances
votre Pangloss aurait pu peser les infortunes des hommes, et
apprécier leurs douleurs.  Tout ce que je présume c'est qu'il y a
des millions d'hommes sur la terre cent fois plus à plaindre que
le roi Charles-Édouard, l'empereur Ivan, et le sultan Achmet.
Cela pourrait bien être, dit Candide.

On arriva en peu de jours sur le canal de la mer Noire.  Candide
commença par racheter Cacambo fort cher; et, sans perdre de
temps, il se jeta dans une galère, avec ses compagnons, pour
aller sur le rivage de la Propontide chercher Cunégonde, quelque
laide qu'elle pût être.

Il y avait dans la chiourme deux forçats qui ramaient fort mal,
et à qui le levanti patron appliquait de temps en temps quelques
coups de nerf de boeuf sur leurs épaules nues; Candide, par un
mouvement naturel, les regarda plus attentivement que les autres
galériens, et s'approcha d'eux avec pitié.  Quelques traits de
leurs visages défigurés lui parurent avoir un peu de ressemblance
avec Pangloss et avec ce malheureux jésuite, ce baron, ce frère
de mademoiselle Cunégonde.  Cette idée l'émut et l'attrista.  Il
les considéra encore plus attentivement.  En vérité, dit-il à
Cacambo, si je n'avais pas vu pendre maître Pangloss, et si je
n'avais pas eu le malheur de tuer le baron, je croirais que ce
sont eux qui rament dans cette galère.

Au nom du baron et de Pangloss les deux forçats poussèrent un
grand cri, s'arrêtèrent sur leur banc, et laissèrent tomber leurs
rames.  Le levanti patron accourait sur eux, et les coups de nerf
de boeuf redoublaient.  Arrêtez! arrêtez! seigneur, s'écria
Candide; je vous donnerai tant, d'argent que vous voudrez.  Quoi!
c'est Candide!  disait l'un des forçats; quoi!  c'est Candide!
disait l'autre.  Est-ce un songe? dit Candide; veille-je? suis-je
dans cette galère? Est-ce là monsieur le baron, que j'ai tué?
est-ce là maître Pangloss, que j'ai vu pendre?

C'est nous-mêmes, c'est nous-mêmes, répondaient-ils.  Quoi! c'est
là ce grand philosophe? disait Martin.  Eh! monsieur le levanti
patron, dit Candide, combien voulez-vous d'argent pour la rançon
de M. de Thunder-ten-tronckh, un des premiers barons de l'empire,
et de M. Pangloss, le plus profond métaphysicien d'Allemagne?
Chien de chrétien, répondit le levanti patron, puisque ces deux
chiens de forçats chrétiens sont des barons et des
métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans
leur pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins.  Vous les
aurez, monsieur; remenez-moi comme un éclair à Constantinople, et
vous serez payé sur-le-champ.  Mais non, menez-moi chez
mademoiselle Cunégonde.  Le levanti patron, sur la première offre
de Candide, avait déjà tourné la proue vers la ville, et il
fesait ramer plus vite qu'un oiseau ne fend les airs.

Candide embrassa cent fois le baron et Pangloss.  Et comment ne
vous ai-je pas tué, mon cher baron?  et mon cher Pangloss,
comment êtes-vous en vie, après avoir été pendu? et pourquoi
êtes-vous tous deux aux galères en Turquie? Est-il bien vrai que
ma chère soeur soit dans ce pays? disait le baron.  Oui,
répondait Cacambo.  Je revois donc mon cher Candide!  s'écriait
Pangloss.  Candide leur présentait Martin et Cacambo.  Ils
s'embrassaient tous; ils parlaient tous à-la-fois.  La galère
volait, ils étaient déjà dans le port.  On fit venir un Juif, à
qui Candide vendit pour cinquante mille sequins un diamant de la
valeur de cent mille, et qui lui jura par Abraham qu'il n'en
pouvait donner davantage.  Il paya incontinent la rançon du baron
et de Pangloss.  Celui-ci se jeta aux pieds de son libérateur, et
les baigna de larmes; l'autre le remercia par un signe de tête,
et lui promit de lui rendre cet argent à la première occasion.
Mais est-il bien possible que ma soeur soit en Turquie?
disait-il.  Rien n'est si possible, reprit Cacambo, puisqu'elle
écure la vaisselle chez un prince de Transylvanie.  On fit
aussitôt venir deux Juifs; Candide vendit encore des diamants; et
ils repartirent tous dans une autre galère pour aller délivrer
Cunégonde.



CHAPITRE XXVIII.

Ce qui arriva à Candide, à Cunégonde, à Pangloss, à Martin, etc.


Pardon, encore une fois, dit Candide au baron; pardon, mon
révérend père, de vous avoir donné un grand coup d'épée au
travers du corps.  N'en parlons plus, dit le baron; je fus un peu
trop vif, je l'avoue; mais puisque vous voulez savoir par quel
hasard vous m'avez vu aux galères, je vous dirai qu'après avoir
été guéri de ma blessure par le frère apothicaire du collège, je
fus attaqué et enlevé par un parti espagnol; on me mit en prison
à Buénos-Ayres dans le temps que ma soeur venait d'en partir.  Je
demandai à retourner à Rome auprès du père général.  Je fus nommé
pour aller servir d'aumônier à Constantinople auprès de monsieur
l'ambassadeur de France.  Il n'y avait pas huit jours que j'étais
entré en fonction, quand je trouvai sur le soir un jeune icoglan
très bien fait.  Il fesait fort chaud: le jeune homme voulut se
baigner; je pris cette occasion de me baigner aussi.  Je ne
savais pas que ce fût un crime capital pour un chrétien d'être
trouvé tout nu avec un jeune musulman.  Un cadi me fit donner
cent coups de bâton sous la plante des pieds, et me condamna aux
galères.  Je ne crois pas qu'on ait fait une plus horrible
injustice.  Mais je voudrais bien savoir pourquoi ma soeur est
dans la cuisine d'un souverain de Transylvanie réfugié chez les
Turcs.

Mais vous, mon cher Pangloss, dit Candide, comment se peut-il que
je vous revoie? Il est vrai, dit Pangloss, que vous m'avez vu
pendre; je devais naturellement être brûlé mais vous vous
souvenez qu'il plut à verse lorsqu'on allait me cuire: l'orage
fut si violent qu'on désespéra d'allumer le feu; je fus pendu,
parcequ'on ne put mieux faire: un chirurgien acheta mon corps,
m'emporta chez lui, et me disséqua.  Il me fit d'abord une
incision cruciale depuis le nombril jusqu'à la clavicule.  On ne
pouvait pas avoir été plus mal pendu que je l'avais été.
L'exécuteur des hautes oeuvres de la sainte inquisition, lequel
était sous-diacre, brûlait à la vérité les gens à merveille, mais
il n'était pas accoutumé à pendre: la corde était mouillée et
glissa mal, elle fut mal nouée; enfin je respirais encore:
l'incision cruciale me fit jeter un si grand cri, que mon
chirurgien tomba à la renverse; et croyant qu'il disséquait le
diable, il s'enfuit en mourant de peur, et tomba encore sur
l'escalier en fuyant.  Sa femme accourut au bruit d'un cabinet
voisin: elle me vit sur la table étendu avec mon incision
cruciale; elle eut encore plus de peur que son mari, s'enfuit, et
tomba sur lui.  Quand ils furent un peu revenus à eux, j'entendis
la chirurgienne qui disait au chirurgien: Mon bon, de quoi vous
avisez-vous aussi de disséquer un hérétique?  ne savez-vous pas
que le diable est toujours dans le corps de ces gens-là? je vais
vite chercher un prêtre pour l'exorciser.  Je frémis à ce propos,
et je ramassai le peu de forces qui me restaient pour crier: Ayez
pitié de moi! Enfin le barbier portugais s'enhardit: il recousit
ma peau; sa femme même eut soin de moi; je fus sur pied au bout
de quinze jours.  Le barbier me trouva une condition, et me fit
laquais d'un chevalier de Malte qui allait à Venise: mais mon
maître n'ayant pas de quoi me payer, je me mis au service d'un
marchand vénitien, et je le suivis à Constantinople.

Un jour il me prit fantaisie d'entrer dans une mosquée; il n'y
avait qu'un vieux iman et une jeune dévote très jolie qui disait
ses patenôtres; sa gorge était toute découverte: elle avait entre
ses deux tétons un beau bouquet de tulipes, de roses, d'anémones,
de renoncules, d'hyacinthes, et d'oreilles d'ours: elle laissa
tomber son bouquet; je le ramassai, et je le lui remis avec un
empressement très respectueux.  Je fus si long-temps à le lui
remettre, que l'iman se mit en colère, et voyant que j'étais
chrétien, il cria à l'aide.  On me mena chez le cadi, qui me fit
donner cent coups de latte sous la plante des pieds, et m'envoya
aux galères.  Je fus enchaîné précisément dans la même galère et
au même banc que monsieur le baron.  Il y avait dans cette galère
quatre jeunes gens de Marseille, cinq prêtres napolitains, et
deux moines de Corfou, qui nous dirent que de pareilles aventures
arrivaient tous les jours.  Monsieur le baron prétendait qu'il
avait essuyé une plus grande injustice que moi: je prétendais,
moi, qu'il était beaucoup plus permis de remettre un bouquet sur
la gorge d'une femme que d'être tout nu avec un icoglan.  Nous
disputions sans cesse, et nous recevions vingt coups de nerf de
boeuf par jour, lorsque l'enchaînement des événements de cet
univers vous a conduit dans notre galère, et que vous nous avez
rachetés.

Eh bien! mon cher Pangloss, lui dit Candide, quand vous avez été
pendu, disséqué, roué de coups, et que vous avez ramé aux
galères, avez-vous toujours pensé que tout allait le mieux du
monde? Je suis toujours de mon premier sentiment, répondit
Pangloss; car enfin je suis philosophe; il ne me convient pas de
me dédire, Leibnitz ne pouvant pas avoir tort, et l'harmonie
préétablie étant d'ailleurs la plus belle chose du monde, aussi
bien que le plein et la matière subtile.



CHAPITRE XXIX.

Comment Candide retrouva Cunégonde et la vieille.


Pendant que Candide, le baron, Pangloss, Martin, et Cacambo,
contaient leurs aventures, qu'ils raisonnaient sur les événements
contingents ou non contingents de cet univers, qu'ils disputaient
sur les effets et les causes, sur le mal moral et sur le mal
physique, sur la liberté et la nécessité, sur les consolations
que l'on peut éprouver lorsqu'on est aux galères en Turquie, ils
abordèrent sur le rivage de la Propontide, à la maison du prince
de Transylvanie.  Les premiers objets qui se présentèrent furent
Cunégonde et la vieille, qui étendaient des serviettes sur des
ficelles pour les faire sécher.

Le baron pâlit à cette vue.  Le tendre amant Candide en voyant sa
belle Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les
joues ridées, les bras rouges et écaillés, recula trois pas,
saisi d'horreur, et avança ensuite par bon procédé.  Elle
embrassa Candide et son frère: on embrassa la vieille: Candide
les racheta toutes deux.

Il y avait une petite métairie dans le voisinage; la vieille
proposa à Candide de s'en accommoder, en attendant que toute la
troupe eût une meilleure destinée.  Cunégonde ne savait pas
qu'elle était enlaidie, personne ne l'en avait avertie: elle fit
souvenir Candide de ses promesses avec un ton si absolu, que le
bon Candide n'osa pas la refuser.  Il signifia donc au baron
qu'il allait se marier avec sa soeur.  Je ne souffrirai jamais,
dit le baron, une telle bassesse de sa part, et une telle
insolence de la vôtre; cette infamie ne me sera jamais reprochée:
les enfants de ma soeur ne pourraient entrer dans les chapitres
d'Allemagne.  Non, jamais ma soeur n'épousera qu'un baron de
l'empire.  Cunégonde se jeta à ses pieds, et les baigna de
larmes; il fut inflexible.  Maître fou, lui dit Candide, je t'ai
réchappé des galères, j'ai payé ta rançon, j'ai payé celle de ta
soeur; elle lavait ici des écuelles, elle est laide, j'ai la
bonté d'en faire ma femme; et tu prétends encore t'y opposer! je
te retuerais si j'en croyais ma colère.  Tu peux me tuer encore,
dit le baron, mais tu n'épouseras pas ma soeur de mon vivant.



CHAPITRE XXX.

Conclusion.


Candide, dans le fond de son coeur, n'avait aucune envie
d'épouser Cunégonde; mais l'impertinence extrême du baron le
déterminait à conclure le mariage; et Cunégonde le pressait si
vivement qu'il ne pouvait s'en dédire.  Il consulta Pangloss,
Martin, et le fidèle Cacambo.  Pangloss fit un beau mémoire par
lequel il prouvait que le baron n'avait nul droit sur sa soeur,
et qu'elle pouvait, selon toutes les lois de l'empire, épouser
Candide de la main gauche.  Martin conclut à jeter le baron dans
la mer; Cacambo décida qu'il fallait le rendre au levanti patron,
et le remettre aux galères, après quoi on l'enverrait à Rome au
père général par le premier vaisseau.  L'avis fut trouvé fort
bon; la vieille l'approuva; on n'en dit rien à sa soeur; la chose
fut exécutée pour quelque argent, et on eut le plaisir d'attraper
un jésuite, et de punir l'orgueil d'un baron allemand.

Il était tout naturel d'imaginer qu'après tant de désastres,
Candide marié avec sa maîtresse, et vivant avec le philosophe
Pangloss, le philosophe Martin, le prudent Cacambo, et la
vieille, ayant d'ailleurs rapporté tant de diamants de la patrie
des anciens Incas, mènerait la vie du monde la plus agréable;
mais il fut tant friponné par les Juifs, qu'il ne lui resta plus
rien que sa petite métairie; sa femme devenant tous les jours
plus laide devint acariâtre et insupportable: la vieille était
infirme, et fut encore de plus mauvaise humeur que Cunégonde.
Cacambo, qui travaillait au jardin, et qui allait vendre des
légumes à Constantinople, était excédé de travail, et maudissait
sa destinée.  Pangloss était au désespoir de ne pas briller dans
quelque université d'Allemagne.  Pour Martin, il était fermement
persuadé qu'on est également mal partout; il prenait les choses
en patience.  Candide, Martin, et Pangloss, disputaient
quelquefois de métaphysique et de morale.  On voyait souvent
passer sous les fenêtres de la métairie des bateaux chargés
d'effendis, de bachas, de cadis, qu'on envoyait en exil à Lemnos,
à Mytilène, à Erzeroum: on voyait venir d'autres cadis, d'autres
bachas, d'autres effendis, qui prenaient la place des expulsés,
et qui étaient expulsés à leur tour: on voyait des têtes
proprement empaillées qu'on allait présenter à la sublime Porte.
Ces spectacles fesaient redoubler les dissertations; et quand on
ne disputait pas, l'ennui était si excessif, que la vieille osa
un jour leur dire: Je voudrais savoir lequel est le pire, ou
d'être violée cent fois par des pirates nègres, d'avoir une fesse
coupée, de passer par les baguettes chez les Bulgares, d'être
fouetté et pendu dans un auto-da-fé, d'être disséqué, de ramer en
galère, d'éprouver enfin toutes les misères par lesquelles nous
avons tous passé, ou bien de rester ici à ne rien faire?  C'est
une grande question, dit Candide.

Ce discours fit naître de nouvelles réflexions, et Martin surtout
conclut que l'homme était né pour vivre dans les convulsions de
l'inquiétude, ou dans la léthargie de l'ennui.  Candide n'en
convenait pas, mais il n'assurait rien.  Pangloss avouait qu'il
avait toujours horriblement souffert; mais ayant soutenu une fois
que tout allait à merveille, il le soutenait toujours, et n'en
croyait rien.

Une chose acheva de confirmer Martin dans ses détestables
principes, de faire hésiter plus que jamais Candide et
d'embarrasser Pangloss.  C'est qu'ils virent un jour aborder dans
leur métairie Paquette et le frère Giroflée, qui étaient dans la
plus extrême misère; ils avaient bien vite mangé leurs trois
mille piastres, s'étaient quittés, s'étaient raccommodés,
s'étaient brouillés, avaient été mis en prison; s'étaient enfuis,
et enfin frère Giroflée s'était fait turc.  Paquette continuait
son métier partout, et n'y gagnait plus rien.  Je l'avais bien
prévu, dit Martin à Candide, que vos présents seraient bientôt
dissipés, et ne les rendraient que plus misérables.  Vous avez
regorgé de millions de piastres, vous et Cacambo, et vous n'êtes
pas plus heureux que frère Giroflée et Paquette.  Ah! ah!  dit
Pangloss à Paquette, le ciel vous ramène donc ici parmi nous.  Ma
pauvre enfant!  savez-vous bien que vous m'avez coûté le bout du
nez, un oeil, et une oreille? Comme vous voilà faite!  eh!
qu'est-ce que ce monde! Cette nouvelle aventure les engagea à
philosopher plus que jamais.

Il y avait dans le voisinage un derviche très fameux qui passait
pour le meilleur philosophe de la Turquie; ils allèrent le
consulter; Pangloss porta la parole, et lui dit: Maître, nous
venons vous prier de nous dire pourquoi un aussi étrange animal
que l'homme a été formé.

De quoi te mêles-tu? lui dit le derviche; est-ce là ton affaire?
Mais, mon révérend père, dit Candide, il y a horriblement de mal
sur la terre.  Qu'importé, dit le derviche, qu'il y ait du mal ou
du bien?  quand sa hautesse envoie un vaisseau en Égypte,
s'embarrasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont
à leur aise ou non? Que faut-il donc faire? dit Pangloss.  Te
taire, dit le derviche.  Je me flattais, dit Pangloss, de
raisonner un peu avec vous des effets et des causes, du meilleur
des mondes possibles, de l'origine du mal, de la nature de l'âme,
et de l'harmonie préétablie.  Le derviche, à ces mots, leur ferma
la porte au nez.

Pendant cette conversation, la nouvelle s'était répandue qu'on
venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le
muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis.  Cette
catastrophe fesait partout un grand bruit pendant quelques
heures.  Pangloss, Candide, et Martin, en retournant à la petite
métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à
sa porte sous un berceau d'orangers.  Pangloss, qui était aussi
curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti
qu'on venait d'étrangler.  Je n'en sais rien, répondit le
bon-homme, et je n'ai jamais su le nom d'aucun muphti ni d'aucun
vizir.  J'ignore absolument l'aventure dont vous me parlez; je
présume qu'en général ceux qui se mêlent des affaires publiques
périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent; mais
je ne m'informe jamais de ce qu'on fait à Constantinople; je me
contente d'y envoyer vendre les fruits du jardin que je cultive.
Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison;
ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs
sortes de sorbets qu'ils fesaient eux-mêmes, du kaïmak piqué
d'écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons,
des ananas, des dattes, des pistaches, du café de Moka qui
n'était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles.
Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les
barbes de Candide, de Pangloss, et de Martin.

Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique
terre?  Je n'ai que vingt arpents, répondit le Turc; je les
cultive avec mes enfants; le travail éloigne de nous trois grands
maux, l'ennui, le vice, et le besoin.

Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes
réflexions sur le discours du Turc.  Il dit à Pangloss et à
Martin: Ce bon vieillard me paraît s'être fait un sort bien
préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l'honneur
de souper.  Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses,
selon le rapport de tous les philosophes; car enfin Églon, roi
des Moabites, fut assassiné par Aod; Absalon fut pendu par les
cheveux et percé de trois dards; le roi Nadab, fils de Jéroboam,
fut tué par Baasa; le roi Éla, par Zambri; Ochosias, par Jéhu;
Athalie, par Joïada; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias,
furent esclaves.  Vous savez comment périrent Crésus, Astyage,
Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha,
Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien,
Richard II d'Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie
Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l'empereur Henri
IV?  Vous savez.....  Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut
cultiver notre jardin.  Vous avez raison, dit Pangloss; car,
quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden, il y fut mis _ut
operaretur eum_, pour qu'il travaillât; ce qui prouve que l'homme
n'est pas né pour le repos.  Travaillons sans raisonner, dit
Martin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable.

Toute la petite société entra dans ce louable dessein; chacun se
mit à exercer ses talents.  La petite terre rapporta beaucoup.
Cunégonde était, à la vérité, bien laide; mais elle devint une
excellente pâtissière; Paquette broda; la vieille eut soin du
linge.  Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît
service; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête
homme: et Pangloss disait quelquefois à Candide: Tous les
événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles;
car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à
grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de
mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à
l'inquisition, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si
vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous
n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado, vous
ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches.  Cela
est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre
jardin[1].

  [1] Voyez, dans les _Mélanges_, année 1759, la _Lettre aux
  auteurs du Journal encyclopédique_, datée du Ier avril.  B.


                            FIN DE CANDIDE.







End of the Project Gutenberg EBook of Candide, by Voltaire

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including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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