Le Roi des Étudiants

By Vinceslas-Eugène Dick

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Title: Le Roi des Étudiants

Author: Eugene Dick

Release Date: November 16, 2004 [EBook #14059]

Language: French


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V. E. DICK.

Le Roi des Étudiants






CHAPITRE PREMIER

Silhouettes d'Étudiants

C'était dans une chambre de douze pieds carrés au plus, rue St-Georges,
Québec.

Ils étaient là quatre, buvant, fumant, chantant, riant... que c'était
plaisir à voir. Le cliquetis des verres, le choc des bouteilles, les
éclats de voix, les notes plus ou moins fausses de quelque chanson
égrillarde, le bruit des pieds battant le parquet; tout cela se
combinait adorablement pour former le plus délicieux tintamarre du
monde.

Comment en eût-il été autrement?

Ce quatuor bruyant représentait la fine fleur de l'école de médecine:
Després, le roi des étudiants tapageurs, l'organisateur par excellence
de joyeuses équipées, le meilleur buveur de l'Université; Cardon, passé
maître dans l'art d'obtenir de la boisson à crédit; Lafleur, qui faisait
dix affreux calembours entre chaque rasade qu'il ingurgitait--et Dieu
sait s'il en ingurgitait, des rasades!--enfin, le petit Caboulot, le
_rat_ de l'école, intelligent comme un diablotin, mais plus grouillant,
plus étourdi, plus léger qu'un papillon.

Rien d'étonnant donc à ce que quatre lurons de cette trempe, arrosés
de whisky, fissent un charivari à broyer le tympan d'une escouade
d'artilleurs!

Tout à coup, le bruit cessa pendant une dizaine de secondes; la porte
s'ouvrit, et un cinquième personnage entra.

Alors, ce fut une tempête.

--Bonsoir, Champfort!

--Que tu arrives bien, Champfort!

--Viens prendre un coup, Champfort!

--Champfort, pas d'étude ce soir! Au diable la pathologie!

--Mort à la matière médicale!

--Aux gémonies les maladies des yeux!

--Et celles des oreilles, donc!

--Que la fièvre quarte étouffe Virchow, Kasper, Claude Bernard... et
même monsieur Koshlakoff, de St-Pétersbourg!

--Que Satanas torde le cou à feu Galien!

--Et donne le coup de grâce à ce bon monsieur Hippocrate.

--Lafleur!...

--Cardon!...

Le nouvel arrivant, tiraillé a droite, tiraillé à gauche, assassiné
d'apostrophes aussi véhémentes, ne pouvait placer un mot et se
contentait de sourire.

--Là! là! mes amis, fit-il enfin, ne parlez pas; tous à la fois: qu'y
a-t-il?

--Il y a que nous bambochons ce soir.

--Ça se voit.

--Et que nous voulons nous administrer une cuite à tout casser...

--Tais-toi, le Caboulot, laisse parler le grand monde.

--Tiens! faut-il pas avoir six pieds, par hasard, pour qu'on se permette
de parler devant monsieur!

--Silence! intervient Després. Je vais t'expliquer la chose, Champfort;
assieds-toi.

--Lorsque Dieu créa le monde...

--Passe au déluge! interrompit Lafleur.

--Monte sur une chaise! glapit le Caboulot.

--Pas de discours! grogna Cardon.

--Laissez-moi faire: ça ne sera pas long. Champfort s'était assis,
attendant patiemment la fin de la bourrasque.

--Lorsque Dieu créa le monde, reprit imperturbablement Després, il
travailla, comme tu le sais, pendant six jours...

--C'est connu, ça! fit la voix flûtée du Caboulot.

--Pas assez! répliqua gravement l'orateur.

Puis il poursuivit:

--Mais le septième, il l'employa à se reposer, laissant ainsi à l'homme,
qu'il venait de former à son image, un enseignement plein de sagesse.
Or...

--_Ergo!_

--Or, nous avons travaillé toute la semaine comme des nègres. N'est-il
pas juste que nous prenions cette soirée, cette nuit même, s'il le faut,
pour laisser un peu se détendre l'arc de nos centres nerveux?

--Bien parlé!

--Puissamment raisonné!

--D'une logique irréfutable!

--Mais, sans doute, mes très chers, répondit en riant Champfort. Et je
songeais si peu à me mettre en désaccord avec cette sage règle, que je
venais vous prier d'étudier sans moi, ce soir Je ne suis pas dans mon
assiette et n'ai aucune disposition pour le travail.

--Bravo!

--Hourra pour toi, Champfort!

--Vive le whisky, le tabac et les chansons!

Et Després, de cette voix lente et mesurée qui lui était habituelle, se
mit à chanter, tout en saisissant une bouteille de la main droite et un
verre de la main gauche:

  Étudiants, étudiants
  Chantons, rions sans cesse:
  Que l'étude et l'allégresse
  Se partagent nos instants.

De son côté, le Caboulot hurlait:

  Pourquoi boirions-nous de l'eau,
  Somm'nous des grenouilles?

Cardon, lui, proclamait moins haut la chose, mais la mettait
consciencieusement en pratique.

Quant à Lafleur, il n'est pas nécessaire de chercher ce qu'il turlutait
de sa voix enrouée; c'était toujours la même rengaine:

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche digne,
  Que l'bon Dieu nous a conservé
  Pour planter la vigne.


Il ne fallait pas lui demander autre chose que cela: c'eût été peine
perdue. Mais, en revanche, toutes les cinq minutes, l'éternel couplet
lui revenait dans le gosier, avec le nom du respectable grand-père Noé,
auteur de la première bamboche dont parle l'histoire.

Laissons Lafleur redire, en quinze couplets, les mérites et les exploits
du grand-père Noé, et esquissons à la hâte le portrait du nouvel
arrivant.




CHAPITRE II

Paul Champfort

Paul Champfort était un grand et beau garçon de vingt-deux ans.

Sa figure franche et ouverte plaisait au premier abord. Cheveux
châtains, longs et bouclés; front large, oeil brun, à la prunelle
hardie, bouche aux lèvres sympathiques, qu'ombrageait une petite
moustache de même nuance que les cheveux: tête charmante, en un mot.

Il avait l'humeur joyeuse, la parole facile, colorée, doucement
railleuse, mais toujours bienveillante. On l'aimait beaucoup, parmi les
universitaires, tant à cause du cachet de sympathique distinction dont
toute sa personne était empreinte, que par la bonté de son caractère et
la solide intelligence qu'on lui savait.

Il était de toutes les fêtes, de toutes les excursions, de tous les
_caucus_. On se l'arrachait un peu, et c'était toujours une bonne
fortune, pour des étudiants en goguette, que l'arrivée de ce bon
Champfort.

On conçoit donc la joie de nos quatre apôtres quand le jeune homme, se
rendant aux arguments irrésistibles de son ami Després, s'assit autour
de la table du festin bachique et fit mine d'en prendre sa bonne part.

Une première rasade fut versée par Després.

--Je bois à ton bonheur, Champfort, fit-il en élevant son verre.

--Moi, à tes succès en médecine, dit Cardon.

--Et moi, à l'heureuse issue de ton examen, final, continua Lafleur.

--Moi, Champfort, je bois à tes amours! cria le Caboulot, de cette voix
perçante qui dominait tous les bruits.

A cette dernière santé, un nuage passa sur le front de Champfort. Le
sourire disparut de ses lèvres, et ce fut d'un ton presque solennel
qu'il répondit, en se levant:

--Merci, Caboulot, merci, mes bons amis. Je prends actes de vos
bienveillants souhaits. Devant entrer bientôt dans la rude vie
professionnelle, j'ai besoin que la chaude amitié dont vous m'avez
toujours entouré ne me fasse pas défaut. Et si quelque amertume,
quelque déboire m'attend au début, j'aurai du moins, pour atténuer ma
mélancolie, le souvenir de vos bons procédés à mon égard.

Champfort se rassit et chacun but silencieusement son verre, comme
si les paroles émues du jeune homme eussent voilé quelque inexorable
chagrin. Tant il est vrai que chez ces généreuses natures d'étudiants,
la sympathie ne se fait jamais attendre et jaillit toujours
spontanément, au moindre appel.

Mais cette éclipse de gaieté dura peu.

Quand on est en chemin d'herboriser dans les vignes du Seigneur, on ne
s'attarde pas à constater si quelque épine rencontrée par hasard pique
peu ou prou; on ne s'amuse pas à relever les humbles violettes ou les
pâles marguerites que le pied a foulées en passant.

C'est du moins, ce que pensait Lafleur, car il entonna aussitôt d'une
voix de stentor:

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche digne,
  Que l'bon Dieu............

--Va au diable avec ton grand-père Noé! interrompit avec humeur Després,
dont le front s'était assombri.

--Hum! je doute fort qu'il veuille m'y suivre; le digne homme est trop
bien casé pour désirer un changement.

--Alors, vas-y seul.

--Nenni, mes fils; je suis trop poli pour ne pas vous attendre.

Després se dérida un peu.

--Au fait, tu as raison, Lafleur: vive la joie!

--Et les pommes de terre, morguienne! Chaque chose en son temps.
Quand nous serons bien gris, nous parlerons raison; nous ferons de
la philosophie, de la psychologie, de la physiologie, de la
phrénologie--tout ce que vous voudrez. En attendant! amusons-nous, et
haut les verres!

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche,............

--Oui, oui, c'est cela, appuya Cardon. Il n'y a rien pour délier la
langue et mettre de l'ordre dans les idées comme quelques bons verres de
_Molson_. Je seconde la motion de Labrosse.

--Adopté, _carried!_ vociféra le petit Caboulot.

La joie reparut triomphante autour de la table chargée de bouteilles, de
verres, de pipes et de tabac. Pendant plus d'une heure, ce fut un déluge
de rasades, de chansons, de bons mots à faire pâlir les orgies romaines.
Lafleur chanta vingt fois son _grand-père Noé_; le Caboulot s'enroua
pour quinze jours à gouailler chacun de ses amis; Cardon se grisa comme
un Polonais, tout en encourageant les autres à boire sec, attendu que
les _provisions_ ne manquaient pas. Quant à Després, malgré qu'il
eut avalé presque une bouteille à lui seul, il n'y paraissait guère.
Seulement, il était devenu grave et rêveur, comme d'habitude; car
c'était là le seul effet que les spiritueux semblassent produire sur
cette organisation de fer.

Mais, si grave et si rêveur qu'il fut, il le cédait pourtant sous ce
rapport de beaucoup à Champfort. Jamais le jeune homme, d'ordinaire gai
et assez solide buveur, ne s'était montré à ses amis enveloppé dans un
semblable nuage de tristesse et de mélancolie.

Tant qu'il avait été en pleine possession de son sang-froid, il s'était
efforcé de se raidir contre le _spleen_ qui l'envahissait. Aux saillies
de Caboulot, aux jeux de mots barbares de Lafleur, aux épigrammes de
Cardon, il avait ri... oui, mais d'un rire nerveux, forcé, qui faisait
mal. Puis était venu cet état de demi-ivresse, où les idées se mettent
franchement à galoper sur le chemin de la rêverie et où le coeur vient
aux lèvres, prêt à s'ouvrir à tous les épanchements.

C'est la phase la plus voluptueuse de l'état, alcoolique. Le cerveau
jouit, alors d'une lucidité plus grande qu'à l'état normal, et les idées
y dansent tout armées, prêtes à entrer en campagne au premier signal.

Il était donc rendu à ce degré de l'échelle bachique, quand Després, qui
l'observait entre deux bouffées de fumée, lui dit doucement:

--Champfort!

--Hein? fit le jeune homme, comme surpris de cette appellation
inattendue.

Puis, se soulevant à demi sur le canapé où il était presque couché;

--Qu'y a-t-il, mon ami?

--Il y a, mon cher, que tu n'es pas comme d'habitude et que tu nous
caches quelque chose.

--Mais non..., mais non, je ne vous cache rien... Que voulez-vous que je
vous cache, mes bons amis?

--Tu es triste comme une porte de prison, et c'est en vain que tu veux
paraître gai; la gaieté ne te va plus, et cela depuis longtemps.

--Quelle conclusion tirer de cela? On n'est pas toujours disposé à la
joie. Chacun a ses heures de mélancolie, sans qu'il puisse s'en défendre
et sans même qu'il en puisse expliquer la cause.

--Champfort, ne joue pas au plus fin avec moi. Depuis plusieurs mois, je
t'observe, et j'ai suivi pas à pas le travail lent, mais continu, mais
implacable qui se fait chez toi. Le peu de gaieté, de bonne humeur et
d'insouciance joyeuse qui te reste du Champfort d'autrefois n'est que
du vernis, et, sous ce vernis, il y a, une grande douleur, une de ces
douleurs incurables qui terrassent l'âme la plus fortement trempée.

Le jeune étudiant baissa la tête et ne répondit pas. Mais sa main se
porta instinctivement à son coeur, comme s'il eût craint d'y laisser
voir la plaie qu'y devinait Després.

Celui-ci se leva et, saisissant cette main indiscrète, il dit à
Champfort d'une voix douce:

--Mon pauvre ami, ta main t'a trahi; tu souffres réellement et je vais
te dire qu'elle est ta maladie.

--Tais-toi, Després, tais-toi! fit vivement Champfort, en relevant la
tête et regardant l'étudiant avec des yeux presque hagards.

Cardon, Lafleur et le Caboulot s'étaient imposé mutuellement silence,
du moment que Després--leur chef à tous--avait engagé la conversation.
Rapprochant leurs chaises, ils attendirent vivement intrigués.

Després, les désignant:

--Voyons, Champfort, doutes-tu de nous? Sommes-nous, oui ou non, tes
meilleurs amis?

--Certes, oui.

--Eh bien! qu'as-tu à craindre?

--Rien; mais mon secret est un de ceux qu'on emporte dans la tombe.

--Ta! ta! ta! ton secret n'en est pas un, car je le connais moi.

--Alors, c'est toujours un secret, répondit noblement Champfort.

Un éclair brilla dans l'oeil noir de Després. Il leva fièrement sa belle
tête intelligente, serra la main du jeune homme et dit:

--Merci, Champfort. Cette bonne parole est un coup d'éperon qui m'engage
définitivement dans la voie que j'ai adoptée.

Puis, se tournant vers Lafleur, Cardon et le Caboulot:

--Mes amis, dit-il, vous allez me donner votre parole d'honneur que rien
de ce que je vais vous apprendre ne transpirera au dehors.

--Nous la donnons, firent les jeunes gens, en se levant tous à la fois.

--Très bien, messieurs. Maintenant, Champfort, écoute, et, surtout, pas
de dénégations inutiles. Depuis plusieurs années, tu aimes d'un amour
sans espoir ta cousine, Laure Privat. Voilà ta maladie!

A cette déclaration énergique, Paul Champfort se leva d'un bond. Une
pâleur effrayante envahit sa figure, et, foudroyant Després de son
regard, il murmura:

--Malheureux, qu'as-tu dis là?

--La vérité, mon ami, répondit avec calme le roi des étudiants.

--Mais tu veux donc ma honte, mon déshonneur, pour jeter ainsi mon
secret aux quatre vents de la curiosité publique!

--Ce que je veux, c'est qu'il ne soit pas dit que Paul Champfort aura
frappé inutilement à la porte d'un coeur.

--Mais tu ne sais donc pas qu'elle ignore mon amour, et que je me
laisserai mourir plutôt que de lui faire le moindre aveu.

--Ceci importe peu... Le temps et les circonstances peuvent amener bien
des changements dans les situations les plus embrouillées. Je me charge
de forcer la main aux circonstances... et, quant au temps, on lui fera
prendre le triple galop, si besoin est.

--Oh! non, je ne veux pas qu'une pression quelconque, morale ou autre,
soit exercée sur cette enfant-là. Mon amour est une indignité, une
trahison; eh bien! périsse mon amour, dussé-je ne pas lui survivre!

--Indignité! trahison!... Eh! depuis quand se montre-t-on indigne et se
rend-on coupable de trahison, en aimant avec franchise et loyauté use
jeune fille?

--Depuis que le devoir et la reconnaissance existent. Ma tante Privat
m'a recueilli, moi orphelin, alors que les derniers débris du modeste
patrimoine de ma famille venaient de disparaître dans les frais de la
maladie et d'enterrement de ma mère; elle m'a élevé comme un enfant;
elle m'a fait instruire--me mettant ainsi dans les mains les moyens de
vivre honorablement--et je pousserais l'ingratitude jusqu'à chercher à
capter l'amour de sa fille unique, de sa fille à qui elle laissera une
part considérable de sa fortune!...

--Non, jamais! Ma tête est plus forte que mon coeur, et si celui-ci ne
veut pas entendre raison, je le briserai.

--Ah! si elle était pauvre comme moi!...

--Pauvre, toi? allons donc! Est-ce qu'on est pauvre quand on possède une
intelligence comme la tienne et quand on a un coeur comme celui qui bat
dans ta poitrine? est-ce qu'on est pauvre quand on a ton instruction et
une position sociale honorable comme celle qui t'attend?

--Et, d'ailleurs, puisque Mlle Privat a beaucoup d'argent, n'est-il pas
juste qu'elle fasse partager cette fortune à un pauvre homme honorable,
plutôt que de s'associer à un capitaliste qui n'en a que faire, et
donner ainsi le spectacle d'une richesse scandaleuse, au milieu de
misères imméritées?

--Ah! oui, elle est riche et tu es pauvre!... Le voilà bien l'esprit de
ce siècle d'argent où tout se cote, où tout se réduit en piastres et
contins, où l'on fait marchandise de tout: âme, esprit ou coeur!...
Tu verras, Champfort, que dans cent ans d'ici, chaque pensée, chaque
sentiment sera matérialisé, pesé dans la balance du spéculateur,
prostitué sur le tapis vert de l'agiotage, qui rendra, son verdict dans
ce genre-ci: «Cette idée pèse _tant_ et vaut _tant_ la livre, mais la
marchandise étant en baisse depuis une demi-heure, je ne puis offrir que
_tant!_

--Nos petits-fils verront cela, Champfort: je t'en donne ma parole
d'honneur.

A cette boutade de Després, Cardon, Lafleur et le Caboulot partirent
d'un indécent éclat de rire. Champfort lui-même, malgré toute la gravité
la situation, n'y put retenir et fit bravement chorus avec ses amis....

Mais le roi des étudiants ne fut pas désemparé.

--C'est bien, messieurs, dit-il; riez, puisque mes pronostics vous
semblent drôles. Vous êtes jeunes, et, conséquemment, vous avez le droit
d'envisager l'avenir sous ses plus riants horizons. Pour moi, je suis
vieux déjà, avec les vingt-cinq lourdes années qui sont accumulées sur
ma tête et les épreuves par lesquelles j'ai dû passer. C'est pourquoi,
cet avenir que vous entrevoyez si beau ne pouvant plus m'offrir rien
qui m'attache, rien qui m'illusionne, je le regarde froidement, je le
suppute, je le pèse, ni plus ni moins que s'il s'agissait d'un bout de
saucisse ou d'un morceau jambon!

Et, en prononçant ces mots--qui pourtant auraient dû redoubler la
bruyante hilarité de ses confères--Després avait dans la voix des
accents si sombrement dédaigneux; sa physionomie reflétait tant
d'amertumes longtemps comprimées, mais encore chaudes et palpitantes,
que personne n'ouvrit la bouche et que chacun se crut en présence d'une
de ces victimes stoïques et calmes, dont l'âme est morte à toutes les
joies de la vie.



CHAPITRE III

Cousin et Cousine

Il fallait, en effet, qu'une bien terrible tempête eût passé sur le
coeur de ce fier jeune homme pour en refroidir ainsi les puissantes
aspirations et en arrêter l'indomptable essor.

Y avait-il réellement un drame dans la vie de Després, ou devait-on
mettre sur le compte de l'organisation fortement nerveuse du roi des
étudiants cette misanthropie dédaigneuse et ces boutades douloureusement
excentriques dont il ne pouvait se défendre, à de certaines heures?

On se perdait là-dessus en conjectures.

Il y avait bien, dans l'histoire de Després, une lacune que personne ne
pouvait combler. Mais, comme la moindre allusion adressée jusqu'alors au
jeune homme sur ce sujet avait paru l'affecter péniblement, on s'était
fait un devoir de ne jamais plua le questionner sur ce passé mystérieux.

Pourtant, ce soir-là, Champfort ne put s'empêcher de lui dire:

--En vérité, mon cher Després, on dirait, à t'entendre, que des malheurs
inouïs ont plané sur ta jeunesse.

--Peut-être! murmura Després... Mais, reprit-il avec vivacité, il ne
s'agit pas de moi pour le quart d'heure.

--Cependant...

--Il s'agit d'empêcher que tu sois la victime d'une coquette, ou qu'une
délicatesse outrée fasse laisser le champ libre à un indigne rival.

--Qui te parle de rival?... En ai-je un, seulement?

--Tu en as plusieurs, mais tu n'en redoutes qu'un.

--Comment sais-tu cela?

--Je sais tout ce qui concerne _cet homme_, répondit Després d'une voix
sombre.

--Ah! fit Champfort intrigué, et tu le hais?

--Je le hais?

Ces trois mots furent dits d'un ton si glacial et si profond, que les
étudiants se regardèrent tout étonnés.

Champfort réfléchissait. Un coin du rideau qui couvrait la jeunesse de
Després venait d'être soulevé par le Roi des Étudiants lui-même, et une
étrange idée se développait dans la tête de Champfort: c'est que son
rival avait dû être pour beaucoup dans les malheurs de Després.

--Et, reprit-il, tu connais assez l'individu pour affirmer qu'il est
indigne de ma cousine?

--Cet homme est un misérable, et Mlle Privat ne devrait pas même se
laisser souiller par son regard de serpent.

--Très bien. Mais qui sera assez généreux pour désillusionner la pauvre
enfant? qui sera assez persuasif pour ouvrir les yeux de sa mère et lui
faire repousser un prétendant qu'elle regarde déjà comme son gendre?

--Ce sera moi, Champfort, moi qui, depuis des années, suis pas à pas les
mouvements tortueux de ce traître; moi qui connais tous ses agissements
honteux; moi, enfin, qui me venge du lâche séducteur de la seule femme
que j'aie aimée!

--Enfin! s'écria Champfort, le voilà le secret de ta vie, n'est-il pas
vrai?

--Oui, Paul, c'est vrai. Celui qui a détruit à jamais mes illusions de
jeune homme et mes espérances de bonheur, est le même misérable qui
cherche aujourd'hui à te ravir la jeune fille que tu aimes.

--Quelle coïncidence! Une sorte de fatalité place donc cet homme sur
notre chemin?

--Oui, c'est une fatalité... mais une fatalité que j'appelle providence,
moi. Cette providence qui m'a rendu témoin de toutes les trahisons de
ce larron d'honneur, qui m'a constamment entraîné sur ses pas, le jette
encore aujourd'hui en travers de ma route... Malheur à lui! La mesure
est pleine; le dossier est complet; je vais frapper un grand coup et
arrêter dans son vol ce vautour pillard.

--Que comptes-tu faire?

--Oh! fort peu de chose d'ici à la signature du contrat.

--Hélas! pauvre ami, c'est dans huit jours.

--Je le sais. Mais quand ce devrait être demain, j'aurais encore le
temps nécessaire à mes petits préparatifs.

--Dieu veuille, mon cher Després, que tu réussisses à empêcher un
mariage aussi malheureux! Mais...

--Mais quoi?

--En serais-je plus avancé, et Laure m'en aimera-t-elle davantage?

--Qui te prouve qu'elle ne t'aime pas déjà assez?

--Tout le prouve: sa manière d'agir avec moi, sa froideur hautaine, ses
airs protecteurs, et jusqu'à cette réserve cérémonieuse qui a remplacé
la douce intimité et les naïfs épanchements d'autrefois.

--Hum! il faut quelquefois prendre les femmes à rebours, et leurs grands
airs dédaigneux masquent souvent un dépit qu'elles dissimulent avec
peine.

--Je ne crois pas que ce soit le cas pour Laure; son coeur est trop haut
placé pour recourir à ces petits moyens.

--Qu'en sais-tu? Personne ne comprend les femmes, et les amoureux moins
que tous les autres. Ecoute-moi, Champfort: la femme est un être pétri
de contradictions, qu'il ne faut croire qu'à la dernière extrémité. J'en
sais quelque chose.

--Tu es sévère. Després, et tes malheurs passés te rendent injuste.

--Je ne crois pas. Il est possible, après tout, que Mlle Privat soit une
exception à la règle générale. C'est ce que nous verrons. Quoi qu'il
en soit, pour me former une opinion solide sur ton cas, fais-moi
l'historique de tes relations avec ta cousine.

--A quoi bon?

--Il le faut.

--Allons, je me résigne et ne vous cacherai rien.

Les chaises se rapprochèrent, et Champfort commença:

--J'ai connu ma cousine, il y a environ six ans. J'avais alors seize ans
et elle entrait dans sa quatorzième année. Mon père était mort depuis
longtemps, et ma mère venait à son tour de payer son tribut à la nature.
Resté orphelin et sans ressources, j'envisageais l'avenir avec frayeur,
lorsqu'un jour, un étranger entra dans mon petit logement et m'annonça
qu'il venait de la part de ma tante Privat, la soeur de ma mère, et
qu'il avait instruction de m'emmener à la Nouvelle-Orléans. Il me donna
une lettre de ma bonne tante et l'argent nécessaire pour régler toutes
mes petites affaires.

«Rien ne me retenait plus à Québec. Aussi, mes préparatifs ne furent-ils
pas longs, et quinze jours plus tard, j'étais à la Nouvelle-Orléans,
ou plutôt, à quelques milles de là, dans une charmante habitation que
possédait mon oncle sur sa plantation, près du lac Pontchartrain.

«Je passai là les deux belles années de ma jeunesse, vivant comme un
frère avec les deux charmants enfants de mon oncle: Edmond et Laure.

Edmond avait à peu près mon âge, et Laure, deux années de moins.

«Que de gaies promenades nous avons faites ensemble dans les champs de
canne à sucre ou sur les bords du lac! que de douces causeries nous
avons échangées sous la large véranda de l'habitation!

«La guerre civile, qui se déchaînait alors avec fureur dans plusieurs
États de l'Union, ne se traduisait encore en Louisiane que par des
mouvements de troupes et une agitation formidable. Mais, tout en
enflammant nos jeunes coeurs d'un noble amour pour la cause du Sud, elle
ne troublait pas autrement notre paisible existence.

«Sur ces entrefaites, mon oncle, qui était colonel, partit avec son
régiment pour rejoindre l'armée. Ce fut notre premier chagrin. Mais,
comme il nous déclara qu'il pourrait venir de temps en temps à
l'habitation, nous nous consolâmes assez vite de ce contretemps.

«Ainsi qu'il l'avait dit, mon oncle revint un mois après son départ. Il
était accompagné d'un jeune homme du nom de Lapierre...

--Hein! Lapierre? interrompit le Caboulot.

--Oui, Lapierre. Ce nom est-il connu?

--Peut-être... Mais il y a tant de personnes qui s'appellent ainsi.
Continue.

--Je disais donc que le colonel était accompagné d'un jeune homme du nom
de Lapierre, qui se disait de Québec et dont ma tante avait, en effet,
connu la famille, lorsqu'elle-même y demeurait. Mon oncle s'était
pris d'une véritable amitié pour ce Lapierre, et il en avait fait son
compagnon inséparable.

Comment cet étranger était-il parvenu à s'insinuer ainsi dans les bonnes
grâces du colonel? quels services lui avait-il rendus?... je l'ignore
encore.

--Moi, je le sais! interrompit Després. Lapierre courait alors d'une
armée à l'autre pour spéculer sur les navires. Un jour, il guida le
régiment du colonel Privat dans une marche nocturne qui amena la capture
d'un convoi ennemi.

Telle est l'origine de sa faveur auprès de la famille Privat.

--D'où tiens-tu ce renseignement? demanda Champfort, surpris.

--De moi-même, mon cher. J'étais à cette époque dans le Kentucky, où,
je servais comme volontaire dans l'armée qui faisait face au général
Beauregard, dont faisait partie le régiment du colonel Privat.

--Ah! fit Champfort, voilà qui explique bien des choses!

--Continue, mon cher Paul, tu en apprendras encore.

L'étudiant reprit:

«Mon oncle et Lapierre passèrent une dizaine de jours à l'habitation,
pendant lesquels ma tante et ma cousine se multiplièrent pour héberger
dignement leur hôte. Laure, selon le désir de son père, s'était
constituée le _cicérone_ du jeune étranger et ne le quittait guère. Ils
faisaient ensemble, en compagnie du colonel et de ma tante, de longues
promenades à travers la plantation ou sur les bords du lac; et, de
retour à l'habitation, c'était au piano ou sous la véranda que se
continuait le tête-à-tête.

«Pendant tout le temps que dura le séjour de mon oncle, je pus à peine
trouver l'occasion de parler à ma cousine. Elle semblait n'avoir d'yeux
et d'oreilles que pour Lapierre, et paraissait même se croire obligée de
ne plus causer qu'avec lui.

Ce changement de conduite ne fit d'abord que m'étonner; mais bientôt, à
cet étonnement bien naturel se joignit une sensation étrange, une sorte
de souffrance, quelque chose comme une douleur sourde, mal définie,
qu'il m'était impossible de surmonter.

«La vue de ma cousine, constamment au bras de ce beau jeune homme qui
lui souriait et lui parlait avec chaleur, me causait une impression
tellement pénible, que je fuyais sa société et me tenais presque
toujours à l'écart. J'errais seul de longues heures dans la campagne, et
ce n'était, qu'avec un inexprimable serrement de coeur que je rentrais à
l'habitation.

«Hélas! je venais enfin de connaître le mal mystérieux qui me torturait:
j'aimais ma cousine!

«Cette découverte m'effraya et ne fit qu'augmenter ma sauvagerie. Je
me considérai comme indigne des bontés de mon oncle et de ma tante, du
moment que mon coeur me révéla son audace, et, je pris la résolution
d'étouffer dans mon sein le coupable sentiment qui y germait.

«Aussi, lorsque le colonel repartit pour l'armée, emmenant avec lui
le jeune Lapierre, j'avais fait mon sacrifice et ce fut sans
récriminations, sinon sans amertume, que je repris avec ma cousine le
genre de vie accoutumé.

«Mais, depuis cette visite malencontreuse, il se mêla toujours à nos
relations une certaine gêne et, une teinte de froideur, que ni elle ni
moi nous ne pouvions contrôler et qui ne fit qu'augmenter dans la suite.

«Telle était la situation, lorsqu'un événement aussi douloureux
qu'inattendu vint nous plonger tous dans la désolation. Lapierre arriva
un soir à l'habitation porteur de la triste nouvelle que le colonel
était mort, quelques jours auparavant, d'une blessure reçue dans un
combat d'avant-postes. Le jeune homme, qui paraissait accablé de
chagrin, remit à ma tante une lettre de son mari mourant, dans laquelle
le blessé faisait les plus grands éloges de la conduite de son ami
Lapierre, qui l'avait recueilli sur le champ de bataille et soigné comme
un fils.

--L'infâme! le traître! s'écria Després. Veux-tu savoir, Champfort, ce
qu'avait fait Lapierre avant de ramasser sur le champ de bataille le
colonel Privat mourant?

--Qu'avait-il fait?

--Il avait, pour une forte somme d'argent, livré au général ennemi le
secret des mouvements de Beauregard et fait tomber le colonel Privat
dans une embuscade où son régiment fut écharpé et lui-même blessé
mortellement.

--Le misérable! mais cette lettre de mon oncle?

--Oh! j'aurai beaucoup, à dire sur cette lettre quand le temps sera
venu. Pour le moment, qu'il me suffise d'affirmer que le colonel était
à cent lieues de croire que Lapierre fût un espion au service du plus
offrant. Aussi, touché des soins que lui prodiguait l'hypocrite, le
chargea-t-il d'annoncer sa mort à sa femme et lui écrivit-il la lettre
dont tu parles.

--Mais, c'est affreux, cela! firent les étudiants.

--Oui, messieurs, c'est affreux--d'autant plus affreux que le colonel
avait comblé ce misérable de faveurs et qu'il reposait en lui une
confiance illimitée...

--Confiance que ne lui a pas retirée, malheureusement, la famille
Privat, fit observer Champfort.

--Oui, mais cette sympathie qu'il a su capter fera place à la haine et
au mépris, quand je l'aurai démasqué, répondit Després.

--Le pourras-tu?... Il te fera passer pour un imposteur et te demandera
des preuves... En as-tu?

--J'en ai plus qu'il ne m'en faut pour le faire rentrer sous terre et
mourir de confusion, s'il lui en reste un atome d'honneur. Laissez venir
le grand jour de la rétribution, mes amis, et vous verrez comment se
venge le Roi des Étudiants. Toi, Champfort, achève ton histoire.

--Je n'ai plus qu'un mot à dire. Ma tante, frappée dans ses plus chères
affections, se montra héroïque. Elle se dirigea immédiatement vers le
théâtre de la guerre et, à force d'argent, se fit remettre le corps de
son mari, qu'elle ramena en Louisiane, où les derniers honneurs lui
furent rendus.

«Puis, n'étant plus retenue aux États-Unis par aucun intérêt majeur,
elle vendit ses immenses propriétés et nous ramena tous à Québec, en
passant par la France.

«Quant à Lapierre, il avait rejoint l'armée, après l'enterrement du
colonel. Je ne l'ai revu qu'il y a environ trois mois, chez ma tante. Il
arrivait des États-Unis. Depuis lors, il est le commensal assidu de la
maison et fait la cour à ma cousine, qu'il doit épouser dans huit jours.

«Vous en savez, aussi long que moi, maintenant, messieurs.»



CHAPITRE IV

Secret pour secret

Un silence de quelques minutes suivit.

Després s'était levé et marchait avec agitation dans la pièce. Le récit
de Champfort, auquel le nom de Lapierre se trouvait si étrangement mêlé,
avait ravivé en lui une plaie à peine cicatrisée, et fait surgir dans
son coeur d'amers souvenirs. Un pli menaçant, qui ridait de haut en bas
son front soucieux, annonçait l'effort de sa pensée.

Chose extraordinaire, le Caboulot, le joyeux, le turbulent Caboulot
semblait partager cette agitation. Sa figure mobile était devenue grave
et il attachait sur Després des regards profonds. On eût dit qu'un vague
souvenir, trop éloigné pour avoir de la consistance, trottait, dans la
tête de l'enfant et qu'il cherchait à le fixer, à lui donner du relief.

Després ne s'apercevait pas de cette attention dont il était l'objet et
continuait sa promenade fiévreuse.

Ce que voyant Lafleur, qui n'aimait pas les situations tendues, crut le
temps propice pour risquer une proposition. Le digne étudiant n'était
amateur de mélodrame qu'autant qu'on y mettait, de temps en temps, un
petit entr'acte pour _prendre la goutte_.

Il saisit donc une bouteille et la brandissant:

--Ça! messieurs, dit-il, vos histoires sont superlativement
intéressantes; mais elles ne doivent pas nous empêcher de faire un doigt
de cour à cette bonne bouteille qui s'ennuie.

--En effet, nous ne buvons plus, appuya Cardon.

--C'est tout simplement de l'ingratitude, ajouta le Caboulot, qui
évidemment faisait effort pour paraître calme. La bouteille est une
bonne et loyale fille qui n'a jamais trahi personne, elle. Donnons-lui
une franche accolade.

Les trois amis se versèrent chacun une rasade, et Lafleur s'écria:

--Holà! Després, holà! Champfort, approchez. Faites-moi vite disparaître
ces mines tragiques et venez trinquer, ou sinon je vous chante tout mon
_Grand-père Noé_.

Et il commença, en effet:

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche digne............

Mais les deux retardataires, en voyant cette menace du mélomane Lafleur
recevoir un commencement d'exécution, s'étaient vite rendus, à l'appel.

On but la rasade exigée. Puis Champfort dit à Després:

--Eh bien! Després, es-tu toujours, d'opinion que je me suis trompé à
l'endroit des sentiments de ma cousine?

--Plus que jamais, répondit l'étudiant.

--En vérité, tu m'étonnes!

--Ce qu'il y a d'étonnant, mon cher, c'est que tu ne connaisses pas
davantage les femmes.

--Je crois pourtant connaître celle-là; ayant si longtemps vécu en
rapports journaliers avec elle.

--Tu la connais moins que toute autre... Mais laissons ce sujet pour ce
soir. Je te convaincrai avant peu de la singulière, erreur dans laquelle
un excès de délicatesse t'a fait tomber. Parlons plutôt de ce mécréant
de Lapierre.

--Je t'ai tout dit ce que je sais sur son compte.

--Alors, ce sera moi qui compléterai la biographie de ce sale
personnage. Le temps est arrivé, d'ailleurs, mes amis, où je dois
satisfaire la légitime curiosité que vous avez souvent manifesté à
l'endroit de certain épisode de ma jeunesse. J'aurais préféré ne
jamais soulever le voile sombre qui, comme un linceul, recouvre cette
malheureuse phase de ma vie. Mais le bonheur de notre ami Champfort
étant en péril, je vais parler et rouvrir vaillamment cette vieille
blessure.

Champfort serra la main de Després.

--Merci! dit-il: secret pour secret; il n'y aura plus désormais aucun
obstacle pour empêcher nos coeurs de battre à l'unisson.

Le Roi des Étudiants s'installa en face de ses amis, dont la curiosité,
surtout chez le Caboulot, était piqué au vif, et prit la parole en ces
termes:

--Il y a de cela sept ans, messieurs, je demeurais dans une petite
paroisse de la rive droite du Richelieu, à peu près à mi-chemin entre
Saint-Jean et le lac Champlain...

--Justement! murmura le Caboulot.

--Quoi? fit Després.

--Rien.

--N'interromps pas, bavard, grognai l'organe rouillé de Cardon.

«J'avais alors dix-huit ans, poursuivit Després, et je commençais mes
études médicales chez le vieux médecin de l'endroit. Je menais là une
vie paisible et heureuse, partageant mon temps entre l'étude au bureau
de mon patron et les plaisirs tranquilles de la pêche ou ceux plus
fatiguant de la chasse. J'allais aussi tous les jours m'étendre
nonchalamment sous les arbres rabougris d'un petit îlot d'alluvion,
formé au milieu du fleuve et pouvant avoir deux cents pas de tour.

«Rien de calme et de pittoresque comme le paysage qui se déroulait alors
sous mes yeux!

«Sur la rive droite du Richelieu, ma paroisse natale--que je désignerai
sous le pseudonyme de Saint-Monat--déployait sa sombre nappe de verdure,
émaillée de blanches maisonnettes et accidentée, ça et là, de rochers
moussus, de gorges nombreuses et de caps hardis, dont le courant léchait
les pieds verdâtres. En face, sur l'autre rive, quelques maisons isolées
montraient leurs façades au milieu du feuillage, et une petite rivière
descendait en grondant des hauteurs boisées de l'arrière-plan, pour
venir marier ses eaux à celles du fleuve, à deux arpents environ en aval
de l'îlot.

«Tout cela respirait une telle fraîcheur, était revêtu de tons si
harmonieusement diversifiés et plaisait tant à mon esprit rêveur, qu'il
m'arrivait souvent de m'oublier en mélancolique contemplation et de ne
regagner ma demeure que longtemps après le coucher du soleil.

«Un soir de juin, je m'étais attardé ainsi, et le soleil allait
disparaître derrière les sinuosités chevelues de l'horizon du nord,
lorsque je songeai au retour.

«Le firmament était strié de grandes bandes de nuage, dont les franges
semblaient se traîner sur la forêt. Une assez forte brise ridait le
fleuve de lames courtes et pressées, dont le clapotement incessant
contre le rivage de l'îlot avait quelque chose de mélancolique qui
berçait mes pensées. Une petite embarcation, avec une jeune, fille pour
passagère et un tout jeune garçon pour pilote, longeait la rive gauche,
à quelques arpents de moi.

«Tout à coup, au moment où je me dirigeais vers mon canot, couché dans
les ajoncs du rivage, un cri perçant se fit entendre dans la direction
de l'embarcation, qui venait, de chavirer.

«Je vis la pauvre jeune fille, affolée de terreur, qui se débattait dans
le fleuve, pendant que la chaloupe renversée s'éloignait, avec le petit
garçon cramponné à sa quille.

«Lancer mon canot, pagayer vigoureusement vers le lieu de l'accident et
saisir la jeune fille au moment où elle allait disparaître sous l'eau,
tout cela ne fut l'affaire que d'une minute.

«Mais il était temps! La petite avait déjà perdu connaissance, et, je
dus employer tout mon savoir pour la faire revenir à elle. Quant au
gamin, il tenait bon sur son épave, et j'eus tout le temps de le
recueillir sain et sauf.

«Ces jeunes gens étaient le frère et la soeur; Leur père, un des plus
riches cultivateurs de sa paroisse, demeurait non loin de là, justement
à l'embouchure de la petite rivière dont je parlais tantôt. De mon poste
d'observation sur l'îlot, j'avais souvent remarqué sa grande et belle
maison, à moitié perdue dans le feuillage et bâtie près de la berge de
la rivière.

«Grâce à ces renseignements que me donna l'enfant--car la jeune fille
n'était guère en état de parler--je ramenai dans leur famille les deux
naufragés.

«Inutile de vous dire que je fus fêté, choyé, caressé, comme devait
l'être le sauveur de deux enfants uniques. Le père et la mère me firent
promettre de les venir voir tous les jours. Désormais, j'aurais mes
entrées libres dans la maison et mon couvert mis à la table de la
famille.

«J'eus d'autant moins d'hésitation à prendre cet engagement, que les
maîtres de la maison me parurent de charmantes gens, et leur fille
Louise la plus délicieuse enfant que j'eusse rêvée. Elle avait seize
ans, une taille bien prise, des cheveux blonds et des yeux noirs,
admirable contraste qui lui seyait à ravir.

«Ce soir-là, je revins chez moi heureux d'avoir fait une bonne action et
le coeur rempli de la blonde image de Louise.

«Le lendemain, je me jetai dans mon canot et retournai chez mes nouveaux
amis, avec qui je passai une partie de la journée. Louise ne se
ressentait plus des émotions de la veille, et une légère pâleur, qui la
rendait dix fois plus belle, rappelait seule la terrible crise.

«Je conversai longtemps avec elle dans une douce intimité. Sa voix avait
un charme pénétrant et des accents, d'aimable naïveté qui m'allaient à
l'âme. Je vis avec joie qu'elle possédait une instruction suffisante
pour alimenter une bonne causerie, et qu'elle n'en savait pas assez pour
être pédante.

«Je la quittai à regret vers le soir, après lui avoir promis de revenir
le lendemain et les jours suivants.

«Pendant plus d'un mois, je vécus ainsi, traversant chaque jour le
fleuve en canot et ne revenant sur la rive droite qu'à la nuit.

«Quel heureux temps! quelles heures délicieuses! Louise et moi, nous
n'étions plus seulement des amis inséparables: nous étions des amants.
Je l'adorais; elle raffolait de moi. Je trouvais longue la nuit qui nous
séparait; elle épiait avec anxiété, aux premières heures du matin, le
retour de mon léger canot bondissant sur la lame ou glissant comme une
flèche sur le fleuve endormi.

«Oh! oui, le beau, le bon temps!

--C'est à cette époque--c'est-à-dire vers la fin du mois de
juillet--qu'arriva à Saint-Monat un jeune homme du nom de Lapierre. Il
venait de Québec, où il étudiait le droit, et comptait passer un mois ou
deux de villégiature chez un de ses oncles, le voisin et l'ami de mon
père.

«C'était un fort joli garçon, altéré de mouvement, passionné pour la
chasse, amoureux des plaisirs champêtres. Je l'avais un peu connu
autrefois, pendant mon séjour à Québec. Aussi, malgré sa mobilité
d'esprit et son caractère à plusieurs faces, fûmes-nous bien vite liés
d'amitié.

«Je ne faisais pas une excursion qu'il n'en fut; je n'avais pas une
relation, une connaissance dans les environs que je ne lui fisse
partager. Bref, nous étions, au bout de quelques jours, la plus belle
paire d'amis qui se soit vue depuis Oreste et Pylade.

«Pour sceller à jamais une si étroite intelligence, la Providence mit un
jour en grand danger la précieuse existence de Pylade-Lapierre, dans une
circonstance où nous traversions la rivière à la nage: en fidèle Oreste,
je le sauvai au péril de ma vie.

«Cette bonne action me valut l'éternelle reconnaissance du loyal jeune
homme.

«Vous allez voir comment il me la prouva.

«Je vous ai dit que toutes nos distractions étaient communes et que
cette communauté s'étendait aux relations que j'avais. Naturellement, la
famille de Louise n'en était pas exclue, et je continuais, comme par le
passé, à me rendre tous les jours auprès de ma jolie fiancée. Seulement,
j'étais invariablement flanqué du citoyen Lapierre.

«Le jeune homme paraissait surtout goûter extrêmement, la société des
maîtres de la maison, auxquels il racontait toutes sortes d'histoires
plus ou moins invraisemblables, que sa verve intarissable rendait
amusantes au possible et qui faisaient les délices des bons vieillards.
Louise et moi, nous nous mêlions souvent à leur cercle et prenions
de bon coeur part à l'hilarité générale. Lapierre, alors, redoublait
d'amabilité, et ses racontars, s'adressant directement à la jeune fille,
ne manquaient jamais de l'amuser beaucoup.

«Et c'est ainsi qu'une douce familiarité s'établit, à ma grande
satisfaction, entre mon ami et mon amante.

«Loin de mettre obstacle au développement de cette sympathie naissante
entre les deux jeunes gens, je cherchais, au contraire, à en resserrer
tous les jours les liens dorés. Il me semblait que mon bonheur ne
serait complet qu'à la condition d'y faire un peu participer mon dévoué
compagnon, cet excellent Lapierre.

«Un procédé si délicat ne manquait pas de toucher vivement le bon jeune
homme, et il me disait souvent, en me serrant la main:

--Gustave, tu es un coeur d'or, et je bénis le ciel qui m'a, fait faire
ta connaissance. Non seulement tu me procures d'agréables distractions,
mais tu pousses, en outre, la complaisance jusqu'à me laisser prendre
une petite place dans le coeur de ta belle fiancée. Il est si bon de
sentir rayonner autour de soi la douce amitié d'une femme, que je te
sais gré de m'avoir procuré ce plaisir-là. Je retournerai à Québec
meilleur que je n'en suis parti, et cette amélioration sera ton oeuvre.

«L'hypocrite! le traître!... Oh! messieurs, tenez-vous le pour dit:
c'était et c'est encore un rusé coquin que ce Lapierre. Tous les rôles
lui sont bons; aucun moyen ne lui répugne. Quand un ennemi se trouve sur
son chemin, il le bouscule; si c'est un ami, il prend une voie détournée
et frappe dans le dos.

--Et c'est à un bandit de cette force que j'ai affaire! murmura
Champfort.

--Ne crains rien: je suis là! répondit Després; je suis là, en travers
de sa route, implacable et sombre comme le châtiment!

--Moi aussi! s'écria le Caboulot, d'une voix étrange.



CHAPITRE V

Trahison

Lafleur et Cardon s'amusèrent beaucoup de cette exclamation un peu
prétentieuse; mais Després, lui, eut un singulier tressaillement. Il
regarda l'enfant avec des yeux étonnés, et sa main se posa sur son
front, comme si une idée nuageuse cherchait à en jaillir.

Apparemment que cette idée lui parut folle, car il hocha bientôt la tête
et poursuivit:

«Je vivais donc dans la plus grande sécurité et sans la moindre
appréhension du côté de Lapierre. Quant à ma fidèle Louise, j'aurais cru
commettre une profanation en la soupçonnant; et, d'ailleurs, elle se
montrait toujours pour moi si prévenante, si gracieuse, si aimante, que
c'eût été vraiment folie de lui prêter des idées de trahison.

«C'est sous ces riantes circonstances que je dus, vers la fin d'août,
faire une absence de trois ou quatre jours pour aller régler certaines
affaires à Saint-Jean.

«Je partis en canot, après avoir reçu de Louise les plus chaudes
recommandations de ne pas être longtemps dans mon voyage, et du bon
Lapierre les meilleurs souhaits.

«La descente du Richelieu se fit en quelques heures, et, à la nuit
tombante, j'arrivais à destination.

«Mes affaires furent bâclées plus rapidement que je ne m'y attendais,
et, dès le lendemain, je pus effectuer mon retour.

«Je laissai Saint-Jean dans l'après-midi. Le temps était beau. Pas un
souffle de vent ne ridait la surface calme et unie du fleuve. Je pouvais
donc compter, en ramant ferme, que j'arriverais à Saint-Monat dans le
courant de la soirée.

«En effet, vers dix heures, je n'étais plus qu'à un mille environ de
chez moi. Quoiqu'il n'y eût pas de lune et que le ciel fût assez sombre
pour empêcher les étoiles de rayonner librement, je pouvais cependant
distinguer l'îlot qui se détachait du fleuve comme une tache noirâtre
sur une plaque d'acier bruni.

«Je suivais alors la rive gauche d'assez près, afin d'éviter le courant
des eaux profondes. Je ne pouvais conséquemment rien distinguer de ce
côté-là, à quelques arpents devant moi, à cause des sinuosités de la
berge.

«Soudain, en doublant une pointe, je vis briller une lumière dans un
endroit bien connu, au fond d'une petite baie où se déchargeait le bras
de rivière déjà décrit.

«--C'est là! me dis-je, tandis qu'une émotion bizarre tenait mon aviron
immobile. Et, pendant plus de cinq minutes, je restai les yeux fixés sur
ce point lumineux rayonnant seul au milieu de l'obscurité! Un sentiment
d'angoisse indéfinissable me serrait la gorge, quelque chose comme un
pressentiment mystérieux, comme l'appréhension d'un malheur!

«L'image de Louise, de ma Louise adorée que je n'avais pas vue depuis
deux jours, se présenta à mon esprit troublé, et cette évocation me
causa une impression étrange. Je la revis, comme en cette soirée fatale
et heureuse où je la sauvai de la mort, lutter contre les vagues qui
s'ouvraient pour l'engloutir; mais, au lieu de mon bras, c'était celui
de Lapierre qui l'arrachait au gouffre béant. Et Lapierre me saluait
d'un geste moqueur, puis filait rapidement dans son canot, sur le fleuve
tourmenté, en me jetant un éclat de rire sardonique!...

«Cette dernière image me secoua comme un cauchemar, et, plongeant
énergiquement mon aviron dans l'eau, je fis voler mon canot dans la
direction de la baie.

«Dans quel but?... et pourquoi allonger ainsi ma route?

«Je ne pouvais me l'expliquer. Je me sentais poussé invinciblement
vers la petite lumière; elle m'attirait comme un puissant aimant; elle
m'aspirait comme le terrible maelstrom des côtes de Norvège.

«Le ciel était devenu plus sombre, et je pouvais à peine distinguer à
vingt pas en avant de la pince de mon canot. Je filais toujours quand
même, guidé par le foyer étincelant qui se rapprochait à vue d'oeil.
Comme s'il se fût agi d'une reconnaissance en pays ennemi, je plongeais
en silence mon aviron dans l'eau tranquille, ne la laissant même pas
toucher le rebord de l'embarcation.

--Tout à coup, une obscurité plus profonde se fit à quelques pas de moi,
et mon canot s'engagea doucement dans les ajoncs, fila quelques secondes
en les frôlant, puis s'arrêta.

--J'étais arrivé.

--Et par un singulier hasard, je me trouvais justement dans une petite
crique du bras de rivière, ombragée de massifs très épais, et à une
vingtaine de pieds tout au plus de la fenêtre illuminée, qui était celle
de la chambre de Louise.

«Je demeurai là immobile, fixant de mon regard ardent cette fenêtre
bien-aimée, derrière laquelle devait se trouver ma douce fiancée.
J'espérais entrevoir la charmante silhouette de la jeune fille; je lui
dirais alors mentalement adieu, puis je prendrais ma course.

«Mais rien ne bougeait dans la chambre, et j'en conclus que la pieuse
Louise adressait à Dieu sa prière accoutumée, avant de se mettre au lit.

«La chère enfant, murmurai-je, elle dit peut-être, à cette minute
précise où je suis à deux pas d'elle, un _pater_ et, un _ave_ pour que
son bon ami Gustave lui revienne sain et sauf.

Amère ironie de ma pensée!

«Je n'avais pas finie cette réflexion émue, qu'un bruit étouffé de
conversation à voix basse me parvint.

«J'éprouvai comme une secousse galvanique et me rapprochai, en me
glissant silencieusement à travers le feuillage, de l'endroit d'où
semblaient partir les chuchotements.

Ce fut l'affaire d'une minute. Quand je fus assez près pour être sûr
de ne pas perdre une syllabe de la conversation mystérieuse, j'écartai
doucement le feuillage et je regardai.

A cinq ou six pas de moi, près de la maison, il y avait un homme et une
femme. L'obscurité m'empêchait de distinguer leurs traits, mais mon
coeur, qui battait à se rompre, les reconnut, lui.

«L'homme était Lapierre; la femme, Louise, ma fiancée! Leur voix, qui se
fit entendre au même moment, ne me laissa aucun doute à cet égard.

«Ainsi, j'étais trahi!... trahi par la femme que j'aimais le plus au
monde, qui m'avait juré une inviolable fidélité et que j'avais arrachée,
deux mois auparavant, à une mort certaine!... trahi par l'homme qui me
devait aussi la vie, par l'homme dont la bouche hypocrite me disait, la
veille même, des paroles d'amitié, par le confident qui avait reçu tous
les secrets de mon coeur!

«C'était trop à la fois, et le coup qui m'atteignait en pleine poitrine
était porté trop soudainement!... Un flot de sang me monta aux yeux et
je dus me cramponner désespérément à un arbre, pour ne pas tomber.

«Puis la réaction se fit, immense, terrible; une froide rage serra mes
tempes, et ce fut avec un calme effrayant que je me dis:

«Avant de les frapper, je dois les entendre. Je ne suis plus un amant;
je suis un juge! Écoutons.

«Et, concentrant toutes les facultés de mon âme dans un seul sens:
l'ouïe; j'entendis mot à mot le dialogue suivant:

--En vérité, ma chère Louise, disait Lapierre, vous êtes trop
pusillanime ce soir. Les ombres de la nuit vous feraient-elles peur et
n'auriez-vous de courage qu'à la clarté du soleil?

--Ne raillez pas, Joseph: j'ai peur, en effet, répondait la jeune fille.

--Peur de quoi?

--Le sais-je?... De tout: du vent qui agite le feuillage, du coassement
des grenouilles au bord de la rivière, du cri des hibous, là-bas, dans
ces gorges sombres...

--Allons donc!

--Il me semble que tous ces bruits et toutes ces voix de la nuit ne
s'élèvent que pour me reprocher mon infidélité.

--Vous êtes folle, Louise: les hiboux et les grenouilles n'ont rien à
voir dans nos affaires, croyez-moi.

--Je le sais bien... Mais ce sentiment de vague terreur que j'éprouve
n'est pas de ceux que l'on surmonte par le raisonnement.

--Si vous m'aimiez, Louise, autant que, je vous aime, vous chasseriez
bien vite toutes ces idées superstitieuses et vous ne craindriez rien au
monde, quand je suis là pour vous défendre.

--Vous aimer, Joseph?... Lorsque, pour vous, je trahis des serments
solennels; lorsque je trompe à toute heure du jour un franc et loyal
jeune homme qui a foi en moi; lorsque je récompense le dévouement de
celui qui m'a sauvé la vie en jouant vis-à-vis de lui la comédie de
l'amour, tandis que mon coeur appartient à un autre; vous me demandez si
je vous aime!...

Louise avait prononcée cette tirade d'une voix forte, quoique étouffée,
et avec une énergie fébrile. Je n'en perdis pas un mot, pas une
intonation. Aussi, l'effet fut-il foudroyant, et je demeurai accablé, la
tête appuyée au tronc d'un arbre, le visage baigné de larmes.

Lapierre reprit:

--Je vous crois, Louise, et la démarche que vous faite ce soir confirme
vos dires; mais combien les actions prouvent mieux que les paroles!

--Ce que vous me demandez est si grave, que je ne puis m'y résoudre.

--Qu'y a-t-il dans ma proposition de si extraordinaire? Vous n'aimez pas
l'homme que vos parents vous destinent; pour vous soustraire à la dure
nécessité d'épouser cet homme-là, vous fuyez avec celui que votre coeur
a choisi... Encore une fois, qu'y a-t-il dans ce projet de si étrange?

--Gustave Després m'a sauvé la vie!

--La belle affaire! Tout autre, à sa place, en eût fait autant. Est-ce
qu'on laisse périr sous ses yeux une personne qui se noie, sans lui
porter secours?

--Je lui ai dit que je l'aimais et promis de n'être jamais qu'à lui!

--Propos d'amoureux que tout cela. Ces sortes d'engagements ne tirent
pas à conséquence et se rompent tous les jours. Després a abusé de votre
jeunesse et escompté votre reconnaissance, en vous faisant promettre une
chose semblable. C'est tout simplement odieux.

A cette lâche accusation de Lapierre, je me redressai pâle de colère et
prêt à bondir sur lui; mais la voix de Louise m'arrêta.

--Laissez-moi réfléchir, disait la jeune fille. Demain, à la môme heure,
soyez ici: je vous dirai à quoi je suis résolu.

--Ne craignez-vous pas le retour de Després?

--Oh! non, il m'a déclaré que son absence durerait au moins trois jours.

--J'attendrai, puisqu'il le faut. Mais songez, Louise, que le temps
presse et que la découverte de notre liaison peut tout gâter.

--Demain, j'aurai pris une décision.

--A demain, donc! La frontière n'est pas loin et mon canot est rapide.

--Je serai prête. A demain!

Louise rentra, et j'entendis, à quelques pas de moi, le bruit des
branches froissées par Lapierre, qui regagnait son canot.

Je le laissai partir.

Cinq minutes après, je filais silencieusement dans son sillage. Mon
heureux rival fredonnait un gai refrain, pagayant mollement, comme un
homme qui n'est pas pressé.

Je l'abandonnai à la hauteur de l'îlot, pour obliquer à gauche et me
diriger vers la demeure de mon père.

Lui se perdit dans l'obscurité, en amont, et je l'entendis atterrir
presque en même temps que moi.



CHAPITRE VI

Le drame de l'îlot

Després, après s'être recueilli un instant, reprit ainsi sa narration:

«La découverte de la honteuse trahison dont j'étais victime avait
réveillé dans mon coeur une foule de passions assoupies jusqu'alors. De
sombres idées de vengeance m'agitaient, et c'est sous l'empire d'une de
ces colères blanches qui ne raisonnent pas que je pris un parti.

«Je gravis au pas de course le coteau qui conduisait à la maison de mon
père; et, après avoir rendu compte à ce dernier de ma mission, je lui
dis qu'une affaire importante m'obligeait à repartir de suite, et le
priai de ne pas révéler à personne mon retour nocturne à Saint-Monat.

«Le bon vieillard parut quelque peu étonné de mes allures mystérieuses;
mais je le rassurai en lui disant qu'il s'agissait tout simplement d'un
pari à gagner, et je fis mes préparatifs de départ.

«Ce ne fut pas long.

«De l'argent, quelques hardes, des provisions pour deux jours et une
paire de revolvers chargés composèrent mon bagage, et je quittai la
maison paternelle comme deux heures du matin sonnaient au coucou du
salon.

«Une vingtaine de minutes plus tard, j'étais installé dans le fourré le
plus épais de l'îlot, ayant eu soin de hâler mon canot à sec et de le
dissimuler dans un fouillis de broussailles.

«Mon intention, en choisissant cet endroit solitaire pour y passer la
journée, était d'abord d'empêcher que Lapierre n'eût vent de mon retour,
ensuite d'être plus à portée d'observer ses allées et venues.

«Rien d'extraordinaire ne se passa, jusqu'au soir.

«Mon ex-ami alla bien, comme d'habitude, chez mon père et chez quelques,
autres personnes du voisinage, mais son canot ne bougeait pas.

«La nuit vint, sombre, silencieuse--une vrai nuit de contrebandier, de
bandit. Je distinguais à peine les deux rives du fleuve; et si quelques
maigres rayons d'étoiles n'eussent percé l'obscurité compacte, il
m'aurait été bien difficile de constater le départ du coquin.

«Heureusement, mes yeux s'y firent à la longue, et, vers dix heures
environ, je pus y voir le canot de Lapierre se dessiner sur le fleuve
comme une ombre légère et glisser rapidement vers l'îlot.

«Arrivé à la pointe sud, au lieu de passer outre, comme je m'y
attendais, le canot vint s'y ensabler, et l'homme qui le montait sauta à
terre et alla déposer, non loin de là, derrière un rocher, quelque chose
qui me parut être un paquet de hardes.

«Avant, que je fusse revenu de mon étonnement, le canotier avait rejoint
son embarcation et nageait ferme dans la direction de la rive gauche.

«Je lui laissai prendre un peu d'avance, puis, à mon tour, je sautai
dans mon canot et m'élançai silencieusement sur ses traces.

«Après une dizaine de minutes de cette chasse nocturne, j'abordais dans
ma petite crique de la veille et je me glissais sans bruit jusqu'à mon
poste d'observation de la nuit précédente.

«Lapierre était déjà rendu près de la maison. Je vis sa silhouette qui
s'estompait faiblement sur le mur blanchi à la chaux.

«Tout semblait sommeiller dans la maison. Aucune lumière ne brillait aux
fenêtres. Le monotone trémolo des grenouilles dans les ajoncs du rivage
interrompit seul le silence pesant de la nuit.

«Tout à coup, j'entendis crier les gonds d'une porte qui s'ouvrait; puis
des pas légers se firent entendre, et Louise, en costume de voyage parut
auprès de Lapierre.

--Enfin, vous voilà! fit le coquin.

--Mon Dieu! répondit la jeune fille d'une voix navrée, à quelle affreuse
démarche m'obligez-vous?

--Allons, voilà vos terreurs puériles qui vous reprennent.

--Mes bons parents, les abandonner! ce pauvre Gustave, le trahir!

--Mais, ma chère, vous les reverrez, vos parents--car, une fois mariés,
nous reviendrons; quant à cet imbécile de Gustave, vous me feriez
plaisir en le laissant là où il est.

--Il me semble que je fais un rêve terrible et que je ne pourrai jamais
me résoudre à vous suivre.

--En ce cas, éveillez-vous et prenez vite une décision, car je n'ai
aucunement l'intention de passer ainsi toutes les nuits à courir sur le
fleuve.

--Si nous attendions encore quelques jours...

--Pas une heure. C'est assez d'enfantillage comme cela. Suivez-moi cette
nuit même, ou retournez à votre premier amoureux... Il n'est pas fier,
ce bon enfant-là, et il se fera un honneur de recueillir les débris de
ma succession.

«Remarquez en passant, messieurs, comment le brutal Lapierre traitait
cette jeune fille, qu'il prétendait, aimer et quelle abjecte soumission
Louise avait pour lui. Il est certaines femmes qu'il faut tenir ainsi
dans une crainte salutaire... La verge leur est douce et les coups de
fouet leur semblent des caresses.

«Pauvre et sotte humanité!

«Mais je poursuis... Après quelques secondes, Louise répondit
brusquement:

--Vous le voulez, Joseph? Eh bien! que notre destinée s'accomplisse:
emmenez-moi.

«Le ravisseur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit la jeune fille
dans ses bras et la transporte dans son canot. Puis il poussa au large
et disparut sur le fleuve sombre.

«Mais je l'avais prévenu. Aux dernières paroles de Louise, j'avais
regagné à pas de loup mon embarcation, et je fuyais comme une flèche
vers l'îlot, lorsque les fuyards se détachèrent de la rive.

«En un clin d'oeil, j'avais atteint l'endroit où Lapierre, une heure
auparavant, avait, mis pied à terre. J'étais sûr que le coquin s'y
arrêterait encore, et je l'attendais, un revolver dans chaque main, et
blotti derrière un rocher.

«J'étais résolu à tout pour empêcher le rapt de se consommer; et, plutôt
que de laisser impunies brûlé la politesse, en compagnie de son bon ami
Lapierre...

--La tête qu'il fera? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le voir de
suite, misérable, car me voilà!

«Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied violent. Je
repoussai au large leur canot, qui partit à la dérive et disparut
aussitôt dans l'obscurité.

«Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser chacun
une exclamation:

--Després! Gustave!

--Oui, c'est bien moi, Gustave Després! repris-je avec force--Gustave
Després, qui en échange du petit service qu'il vous a rendu de vous
sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux; Gustave Després
qui, a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous
avez en tête; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et
vient vous, porter la sentence que vous méritez!

--Et quelle est cette sentence. Votre Honneur?

--La mort! répondis-je d'une voix stridente.

--Pour tous deux?

--Pour toi seul, coquin.

--Et pour mademoiselle?

--Le mépris!

--Ho! ho! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas de main
morte, monsieur le juge!

--Je me venge! fut la réponse.

«Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de ces
accents qui portent immédiatement la conviction.

--La tête qu'il fera? m'écriai-je d'une voix terrible, tu vas le voir de
suite, misérable, car me voilà!

«Et me redressant en face des fuyards, d'un coup de pied violent. Je
repoussai au, large leur canot, qui partit à la dérive et disparut
aussitôt dans l'obscurité.

Lapierre et Louise restèrent pétrifiés et ne purent que pousser chacun
une exclamation:

--Després! Gustave!

--Oui, c'est bien moi, Gustave Després! repris-je avec force--Gustave
Després, qui en échange du petit service qu'il vous a rendu de vous
sauver la vie, vous avez constamment trompé tous deux; Gustave Després
qui a entendu vos entretiens nocturnes et connaît les projets que vous
avez en tête; Gustave Després, enfin, qui s'est constitué votre juge et
vient vous, porter la sentence que vous méritez!

--Et quelle est cette sentence. Votre Honneur? demanda impudemment
Lapierre.

--La mort! répondis-je d'une voix stridente.

--Pour tous deux?

--Pour toi seul, coquin.

--Et pour mademoiselle?

--Le mépris!

--Ho! ho! fit Lapierre avec un rire forcé, vous n'y allez pas de main
morte, monsieur le juge!

--Je me venge! fut la réponse.

«Malgré son audace, le jeune homme tressaillit, car il y a de ces
accents qui portent immédiatement la conviction.

«Pourtant, il feignit encore de badiner.

--Qui sera l'exécuteur des hautes oeuvres? ricana-t-il.

--Moi!

«Et, exhibant aussitôt mes revolvers, j'ajoutai:

--Il y en a un pour toi et un pour moi. Nous nous placerons à chacune
des extrémités de l'îlot, et nous tirerons à volonté nos six coups.

«Lapierre recula.

--Un duel? fit-il.

«Oui, un duel, un duel loyal! car si je veux ta vie, ce n'est point par
un assassinat que je prétends l'avoir.

--Un duel sous les yeux d'une femme?

--Cette femme en est la cause: il faut qu'elle voie son oeuvre.

--C'est une lâcheté cruelle!

--Il te sied bien, Joseph Lapierre, de parler de lâcheté, toi que je
surprends en flagrant délit de trahison, en train de déshonorer à jamais
une famille respectable. Mets de côté ces airs de chevalerie qui ne te
vont pas, et prépare-toi plutôt à disputer ta misérable vie.

--Et si je ne veux pas me battre, moi?

--Si tu refuses de te battre, infâme larron d'honneur, aussi vrai que
Dieu m'entend, je vais te tuer comme un chien.

«Pour le coup, Lapierre vit que j'étais sérieux et qu'il fallait
s'exécuter coûte que coûte. Il se mit à trembler tout de bon.

--Au moins, dit-il, mettons Louise à couvert; tu n'as pas envie de
l'assassiner, je suppose?

--Pas le moins du monde. Il y a, de l'autre côté de l'îlot, un amas de
roches derrière lequel elle se blottira. Si je te tue, comme je l'espère
bien, je m'engage à la ramener chez elle dans mon canot, que j'ai caché
à quelques pas d'ici; si tu es vainqueur, tu agiras à ta guise. Allons,
fais vite, où je vais te frotter les côtes pour te donner du courage.

«Ce coup d'éperon parut transformer Lapierre. Il bondit vers la jeune
fille et, malgré ses supplications et ses gémissements, la transporta au
lieu convenu.

«Puis, revenant vers moi, il me cria d'une voix sauvage:

--A nous deux, maintenant!... Ah! mon petit Després, tu veux du sang! Eh
bien! je vais voir de quelle couleur est celui d'un amoureux déconfit.
Où est mon revolver?

--Je viens de le déposer sur le paquet de hardes que tu destinais à
mademoiselle, vilaine caricature de Don Juan! répondis-je, en gagnant à
la hâte l'extrémité nord de l'îlot.

«Il était alors environ minuit.

«Le temps était toujours sombre. La lune n'étant pas encore levée, c'est
à peine si la clarté blafarde des étoiles permettait de voir à quelques
pas devant soi.

«C'était donc à peu près au hasard que nous allions tirer, à moins de
marcher l'un sur l'autre, ou, ce qui serait mieux, de nous guider sur
notre feu réciproque.

«Je me faisais ces réflexions, tout en cherchant un abri quelconque,
lorsqu'une détonation retentit et qu'une balle siffla à mon oreille.

«Je me retournai vivement et ripostai au hasard.

«Je n'avais pas abaissé mon arme que, pan! une autre détonation suivit
et qu'une seconde balle me passa dans les cheveux.

«--Hum! me dis-je, il paraît que maître Lapierre attend mon feu pour
mieux viser. Ce n'est pas si bête pour un coquin de son acabit.

«Cette constatation faite, j'avançai de quelques pas et tirai à mon tour
sur une ombre qui semblait se mouvoir.

«Un coup de feu me répondit immédiatement, mais, cette fois-ci, à une
trentaine de pieds de moi tout au plus. La balle fit éclater une branche
à mes côtés.

«--Tant mieux! murmurais-je, Lapierre marche sur moi, comme je marche
sur lui. Ce sera plus tôt fini.

«Et je lâchai mon troisième coup.

«Mais, rendu prudent par les sifflements désagréables que mes oreilles
n'avaient que trop perçus, je m'étais aussitôt jeté à plat-ventre.

«Cette précaution me sauva la vie, car Lapierre m'envoya sa quatrième
balle à quelques pouces seulement au-dessus de la tête.

«En ce moment, je vis pendant deux secondes sa silhouette se dessiner
près d'un arbuste. Mon revolver était en position: je tirai.

«Un cri terrible se fit entendre et j'entendis le bruit d'un corps
pesant s'affaissant dans le feuillage.

«--Justice est faite! je suis vengé! m'écriai-je.

«Et, bondissant par dessus le cadavre, je courus à l'endroit où Louise
attendait le résultat de la lutte. Elle était probablement évanouie au
premier coup de feu, car je la trouvai sans connaissance, les mains
cramponnées au rocher qui lui servait d'abri.

«--Pauvre enfant! murmurai-je, si ce misérable que je viens de tuer ne
s'était pas rencontré sur notre chemin, comme nous aurions été heureux!

«Mais je n'avais ni le temps ni la volonté de m'attendrir. Je la
transportai dans mon canot et la ramenai chez elle.

«Au moment où je la déposais près de la maison de son père, elle reprit
ses sens et me reconnut.

«Après m'avoir regardé avec effroi pendant quelques secondes, elle
détourna la tête et ses lèvres murmurèrent un mot sanglant:

«--Assassin!

«--Vous vous trompez, mademoiselle, répliquai-je gravement. Ce n'est
pas moi, mais bien votre coquetterie qui a couché dans les bruyères de
l'îlot l'homme qui y dort son dernier sommeil. Souvenez-vous-en, Louise,
et... adieu!

«Je m'éloignai rapidement, l'âme remplie d'une mortelle tristesse, et,
toute la nuit, je remontai le Richelieu à grands coups d'aviron.



CHAPITRE VII

Kingston et Kentucky

Després s'arrêta, un instant à cette phase de son récit.

Sa physionomie, jusque là grave et triste, se revêtit soudain d'une
expression de haine impossible à rendre; sa prunelle s'alluma d'un feu
sombre, comme si quelque horrible souvenir venait de passer devant ses
yeux, et il reprit d'un ton farouche:

«J'achève, messieurs, et je serai bref dans ce qui me reste à dire.

«Je remontai donc le Richelieu pendant le reste de la nuit, me dirigeant
vers la frontière. A la pointe du jour, je me trouvais tout au plus à
quatre ou cinq milles de la ligne quarante-cinq, c'est-à-dire de la
liberté, du salut. Mais j'étais exténué, je n'en pouvais plus; mes
mains, gonflées outre mesure par le maniement de l'aviron, refusaient
absolument le service...

«Je dus m'arrêter pour prendre quelque repos.

«Je me trouvais alors en face d'un grand bois de sapins et de bouleaux.
J'y cachai mon canot et, m'étendant tout auprès, je m'endormis d'un
profond sommeil.

«Quand je m'éveillai, le soleil était haut et je jugeai que j'avais dû
dormir plusieurs heures.

«Pour réparer autant que possible cette grave imprudence, je me hâtais
de remettre mon embarcation à l'eau, lorsque de grands cris s'élevèrent
des deux côtés de la rive et je fus enveloppé par une dizaine d'hommes
qui bondirent sur moi et m'arrêtèrent.

«Parmi ces hommes était Lapierre; Lapierre que je croyais avoir tué et
que je retrouvais plein de vie, ayant reçu tout au plus une blessure
légère, à en juger par un de ses bras, qu'il portait en écharpe.

«Je compris tout.

«Le lâche, pris de terreur en se sentant atteint par ma balle, avait
poussé un cri d'agonie et s'était laissé choir tout de son long,
contrefaisant le mort. Puis, lorsqu'il avait bien constaté mon départ,
il s'était empressé de mettre les autorités à mes trousses.

«--Ah! ah! mon petit Després, me dit-il avec un ricanement d'hyène,
il paraît que te voilà descendu du banc de la jugerie! C'est dommage,
parole d'honneur, tu étais superbe la nuit dernière en prononçant ma
sentence!... Mais, bah! ajouta-t-il, si tu perds le rôle de juge, tu
porteras toute ta vie la casaque du forçat... Elle ira mieux à ta
taille!

«--Misérable chenapan! murmurai-je avec dégoût, en lui tournant le dos.

«On me passa les menottes, comme à un malfaiteur vulgaire, et c'est
ainsi que je fus conduit à Saint-Jean, où je fus interné dans la prison
commune.

«Mon procès ne tarda pas à s'instruire, et, naturellement, grâce aux
menées de Lapierre, je fus trouvé coupable.

«On me condamna...

--A quoi? demandèrent les jeunes gens, voyant que Després se taisait.

--Au pénitencier! répondit d'une voix sourde le Roi des Étudiants.

--Au pénitencier! fit Champfort... et pour combien de temps?

--Pour un an... Le jury m'avait fortement recommandé à la clémence de la
cour.

--Hélas! pauvre ami... mais la sentence ne fut pas...

--J'ai fait mon temps! j'ai porté, comme me l'avait prédit Lapierre, la
casaque du forçat; pendant douze longs mois, j'ai vécu cote à côte avec
les meurtriers, les voleurs et les faussaires; travaillant sous le fouet
des gardiens, mangeant à la gamelle du galérien!

--Oh! ces douze mois, mes amis, ils m'ont vieilli de douze ans et ont
amassé bien du fiel dans mon coeur!... Et qui pourrait dire combien de
sombres pensées de vengeance m'ont agité à l'ombre de ces murs lugubres
du pénitencier de Kingston!

«Enfin, ils passèrent, et je pus respirer de nouveau le grand air de la
liberté.

«Mais je n'étais déjà plus l'adolescent joyeux à qui l'avenir sourit.
Mon âme avait bu à la source d'amertume et s'en était imprégnée. La
blessure que l'on venait de faire à mon honneur et à mes sentiments les
plus intimes me brûlait comme un fer rouge.

«Je résolus de quitter le Canada et d'aller chercher dans le fracas de
la guerre américaine, sinon l'oubli, du moins un adoucissement à mes
tortures morales et une sorte de réhabilitation vis-à-vis de moi-même.

«Une autre raison--et celle-là bien plus impérieuse--me poussa à cette
détermination.

«En arrivant chez mon père, j'appris que la famille de Louise s'était
éloignée de la paroisse, où les calomnies de Lapierre lui avaient fait
une position intenable, et que le mécréant, après s'être ainsi vengé
d'un échec matrimonial, avait gagné les États-Unis. Or, telle était ma
haine contre ce scélérat, que le seul espoir de le rencontrer face à
face et de me venger de ses infamies aurait été plus que suffisant pour
me faire abandonner famille et patrie.

«Je partis donc pour le théâtre de la guerre, et je m'engageai dans une
armée de fédéraux qui opérait alors dans le Kentucky et faisait face au
général Beauregard.

«Chose inouïe, je venais de tomber juste sur l'homme que je cherchais,
et je me trouvais précisément dans un des avant-postes où maître
Lapierre exerçait ses nombreux talents. J'eus maintes fois l'occasion
d'observer ses allées et venues d'un camp à l'autre. Mon ex-ami faisait
là rondement ses petites affaires, à ce qu'il paraissait. Il était à la
fois commissaire des vivres, espion et agent de recrutement, pour le
compte de l'armée du Nord.

«Tu as vu, Champfort, comment le triste personnage opérait et quelle
habileté il savait déployer dans ses multiples occupations.

«Eh bien! le rôle qu'il a joué vis-à-vis du colonel Privat n'était
que la centième répétition de comédies aussi odieuses, exécutées aux
avant-postes des années, tantôt au détriment des confédérés, tantôt à
celui des fédéraux, suivant le bon plaisir de ses intérêts pécuniaires,
à lui.

«Il est infiniment probable que si l'audacieux coquin avait su que son
plus mortel ennemi se trouvait dans les mêmes parages que lui, observant
tous ses agissements, épiant ses moindres démarches, il aurait décampé
sans tambour ni trompette.

«Mais j'étais si bien grimé, avec ma longue barbe que j'avais laissé
croître, et, je prenais tellement de précautions pour ne pas être
reconnu, que maître Lapierre vivait à cet égard dans une parfaite
sécurité.

«J'en profitais pour faire, moi aussi, mes petites affaires,
c'est-à-dire pour accumuler contre lui autant de preuves que
possible--une somme suffisante pour le faire fusiller comme un espion
ennemi; et je vous assure que je ne regardais pas beaucoup aux moyens à
employer, lorsqu'il s'agissait d'augmenter ma liste.

«Un soir entre autres que, par une nuit obscure, il revenait
clandestinement du quartier-général ennemi, je m'embusquai sur son
passage et, après l'avoir rossé à mon goût, je le dévalisai de ses
papiers, ni plus ni moins que si j'eusse été un voleur de grand chemin.

«Ce bel exploit compléta mon dossier; car il se trouva que le misérable
portait sur lui, cette nuit-là, une véritable cargaison de papiers
compromettants: correspondances secrètes, instructions, etc., de quoi
faire fusiller dix espions.

«Je me décidai alors à ne plus retarder le châtiment et à frapper un
coup décisif.

«Ma qualité de secrétaire du général commandant l'armée me permettait de
le voir à toute heure. J'allai le trouver cette nuit-là même. Le général
n'était déjà plus à sa tente. Tout te camp était en mouvement. Nous
marchions à l'ennemi.

«La bataille s'engagea sur toute la ligne, furieuse, épouvantable. Nous
fûmes battus et obligés de retraiter précipitamment bien en arrière de
nos lignes précédentes.

«C'est dans cette affreuse retraite que je fus blessé d'un coup de feu,
qui mit fin à ma carrière militaire.

«On m'évacua vers le nord, et comme ma convalescence traînait en
longueur et que, d'ailleurs, je ne pouvais espérer reprendre mon service
de sitôt, j'obtins mon congé et je revins au pays.

--Et Lapierre? demanda Champfort.

--Je ne l'ai plus revu qu'ici, à Québec, lorsqu'il revint des
États-Unis. C'est la Providence, comme je l'ai dit, qui le jette sur ma
route. Cette fois-ci, il ne m'échappera pas.

--C'est à moi qu'il appartient! rugit le Caboulot, dont la physionomie
était transformée et qui lançait des éclairs par ses yeux bleus.



CHAPITRE VIII

On se reconnaît

On conçoit l'étonnement des étudiants à cette exclamation véhémente de
l'enfant.

Chacun se demandait par quelle crise passait le camarade et quelle
raison il pouvait avoir pour réclamer ainsi le droit de punir Lapierre;
puis, rapprochant cette toquade de la singulière agitation qu'il avait
manifestée pendant le récit de Després, on était bien empêché de trouver
une réponse.

Pourtant Lafleur, rarement à court, en exhuma une de sa cervelle
empâtée:

--Il est saoul, mes amis, dit-il, saoul comme cent mille Polonais.

--Tiens, c'est une idée! bégaya Cardon.

--C'est ton mauvais whisky qui lui vaut ça, Cardon, pourvoyeur
malhonnête que tu es!

--Mon whisky, mauvais?... Tu peux bien le dire, à présent que tu en
as plein ta vilaine trogne, riposta Cardon, blessé dans sa dignité de
fournisseur.

--Trogne toi-même!

--Assez! mes amis, intervînt Després, n'allez-vous pas vous chicaner,
maintenant?

Puis, se tournant vers le Caboulot qui était assis près de la table, le
front dans ses mains:

--Voyons, Caboulot, lui dit-il, prouve à ces deux ivrognes que tu n'es
pas saoul et que tu parles sensément.

Pour toute réponse, le jeune homme se leva en face de Després et le
toisant minutieusement:

--Oui, c'est bien Gustave, murmura-t-il comme se parlant à lui-même.
Seulement, tu es si changé depuis sept ans, que je ne t'aurais certes
pas reconnu, sans cette, histoire...

--Que veux-tu dire? demanda Després, qui, à son tour, regardait le petit
étudiant dans les yeux et lui trouvait une bizarre ressemblance.

--Je veux dire, répondit l'enfant d'une voix émue, que la destinée a
d'étranges voies et qu'elle place aujourd'hui en face l'un de l'autre
deux hommes qui étaient amis de vieille date, sans se connaître...

--Mais nous nous connaissons depuis plus d'un mois!

--Oui, de figure. Mais te serais-tu imaginé mon vieux Gustave, que sous
le sobriquet de Caboulot donné par les camarades devait se lire le nom
de Jacques Gaboury?

--Toi, Jacques Gaboury, le petit Jacques que j'ai sauvé là-bas, le frère
de... Louise! exclama Després, en mettant ses deux mains sur les épaules
de l'enfant et le dévorant du regard.

--Oui, c'est bien moi; c'est bien le petit gamin qui allait se noyer
dans le Richelieu, sans ton secours.

--Qui aurait pu dire?... murmura le Roi des Étudiants. En effet, ta
figure me revient maintenant, malgré que je n'aie pas eu l'occasion de
te voir longtemps là-bas.

--Seulement le temps des vacances... J'étais au collège, vois-tu.

--Je me souviens, je me souviens... Comme tu es changé, mon pauvre
Jacques! Ce sont bien les mêmes traits principaux, les mêmes yeux,
surtout... Mais tout cela a pris des formes plus accusées... Et puis, tu
as grandi, tu t'es développé--si bien que je ne t'aurais certainement,
pas reconnu, mon cher enfant.

--Ce n'est pas étonnant, Gustave; je n'avais guère qu'une dizaine
d'années lorsque tu venais... chez nous, et l'on ne fait pas beaucoup
attention à un gamin de cet âge.

--Tu as raison. Mais, toi, est-ce que ma figure ne t'a pas frappé?

--Mon Dieu, non: tu n'es plus le même homme. Ta moustache a poussé, ton
teint est plus brun, ta voix est changée aussi... de sorte qu'il faut le
savoir pour retrouver, dans le Roi des Étudiants, Gustave Després, le
joyeux garçon qui s'appelait là-bas Gustave Lenoir.

--Que veux-tu? la tempête ne mugit pas dans la cime du sapin le plus
vigoureux sans y laisser de traces, sans en changer l'aspect. J'ai passé
par bien des épreuves depuis le bon temps où nous nous sommes connus
pour la première fois, et mon front en garde les empreintes indélébiles.

--Pauvre Després! Permets-moi de te conserver ce nom, sous lequel j'ai
renoué notre amitié d'autrefois.

--Non-seulement je te le permets, mais encore je t'en prie, toi et les
autres. C'est le nom de ma mère, et, ce nom... le pénitencier ne l'a pas
sur ses registres d'écrou.

Le Caboulot courba la tête et garda le silence.

Champfort, Cardon et Lafleur ne disaient mot.

Le premier admirait les mystérieux décrets de la Providence, qui faisait
converger sur la tête du coupable Lapierre toutes ses voix accusatrices
et se disposait à le frapper.

Quant aux deux autres, gorgés de whisky et ahuris par tous les
étonnements de cette nuit mémorable, ils se demandaient sérieusement
s'ils assistaient pas à une représentation dramatique et attendaient
tranquillement, la fin de la pièce pour se communiquer leurs
impressions.

Au bout de quelques secondes, Després regarda son petit ami et lui
demanda d'une voix mal assurée:

--Et... elle?

--Tu veux savoir où elle est?

--Oui.

--A Québec.

--Seule?

--Avec mon père et moi.

--Ta mère est donc...?

--Morte, mon vieux, morte de chagrin.

--Pauvre femme!

Le Caboulot essuya une larme.

--Oh! Louise fut bien coupable, dit-il, mais elle a terriblement expié
son erreur; elle a bien souffert...

--C'était justice! murmura Després.

--Oh! ne la condamne pas, Gustave; ne sois pas inexorable pour ma pauvre
soeur. Si toutes les larmes du coeur peuvent effacer une faute, la
sienne mérite pardon et indulgence.

Després ne répondit pas, mais un éclair traversa sa prunelle sombre et
sa figure prit une dure expression d'inflexibilité.

En ce moment, trois heures du matin sonnèrent à l'horloge de la pension.

Champfort se leva.

--Trois heures, dit-il: je rentre.

--Je t'accompagne, répondit Després; nous aurons beaucoup à causer.

--Attendez, dit à son tour le Caboulot; je retourne à la maison, moi
aussi; nous ferons un bout de chemin ensemble.

--Partons, firent les jeunes gens.

--C'est ça! grommela Lafleur; allez-vous-en tous et laissez-nous, à
Cardon et à moi, la besogne d'achever la bouteille qui reste.

--Garde-là pour demain, dit Després.

--Jamais! protesta majestueusement le diurne homme. Morguienne! ce
serait du propre: Lafleur reculer devant une bouteille! Allons,
estimable compagnon de la bamboche, illustre pourvoyeur Cardon, un
petit... un dernier coup de coeur!

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche digne,
  Que l'bon Dieu nous a conservé
  Pour planter la vigne..

Cardon ne répondit pas; il ronflait comme un cachalot.

Le chanteur eut beau enfler sa voix pour reprendre:

  Il se fit faire un bateau
  Pour se promener sur l'eau
  Pendant le déluge......

rien n'y fit: le célèbre Cardon ne bougea pas.

Quant aux trois autres, ils étaient déjà dans la rue, où les échos de la
voix éraillée de Lafleur leur arrivaient par bouffées intermittentes.



CHAPITRE IX

La Folie-Privat et ses Habitants

Le promeneur qui laisse Québec par la barrière du pont Dorchester et se
dirige vers les luxuriantes campagnes de la côte de Beaupré, ne peut
manquer, s'il a l'esprit bien fait, d'admirer le magnifique paysage qui
se déroule aux environs de cette partie de la capitale.

Ce ne sont, de chaque côté de la route poudreuse, que chalets et
cottages, maisons de plaisance et villas minuscules, coquettement assis
sur la croupe des collines ou accrochés aux flancs des vallons.

Tout cela est largement pourvu d'arbres au feuillage abondant, et
respire une fraîcheur qui repose l'âme... Ce petit coin de l'Eden,
où tout est verdure et calme, semble avoir été jeté à dessein en cet
endroit pour faire contraste à l'aride et brûlant promontoire de Québec,
qui, droit en face, étage au soleil les toits étincelants de ses
milliers de maisons.

Cette patrie des heureux de la fortune s'appelle la _Canardière_.

C'est là que les bourgeois aisés de la ville vont se reposer, pendant
la belle saison, de la fatigue des affaires, et retremper, sous les
ombrages de leurs parcs, leurs forces morales épuisées.

Naturellement, dès son arrivée à Québec, la veuve du colonel Privat
s'était empressée de s'acheter à grand renfort d'argent, une résidence
d'été dans cet endroit de prédilection. Elle l'avait baptisée du nom de
_Folie-Privat_...

Mais quelle délicieuse Folie!...

Perdue à demi sous bois, comme un bijou dans un écrin, la façade seule
on était visible du chemin. On y arrivait par une large avenue sablée
qui tranchait comme un ruban grisâtre sur une verte pelouse, plantée
confusément de sapins, de peupliers, de lilas, et de quelques arbres à
fruit. Tout autour, et à plusieurs arpents en arrière, s'étendait le
parc--une vraie petite forêt, avec ses pittoresques accidents, ses
rochers moussus, ses troncs morts, envahis par le lierre, ses cascades
jaillissantes ou ses ruisseaux babillant sous les herbes. Ce mystérieux
domaine était sillonné en sens de routes et de sentiers, tantôt au
cordeau comme les allées classiques des jardins anglais, tantôt étroits
et tortueux, selon que le caprice de la nature ou les goûts romantiques
du Le Nôtre canadien l'avaient voulu... Et puis des charmilles des
bocages, des bancs rustiques, des pelouses veloutées, des étangs
qui semblaient dormir, des vallons ombreux, aux flancs desquels
s'incrustaient les myosotis et les marguerites!...

Une miniature de l'Eden!

Quand, le front fatigué par le travail incessant de la pensée, ou le
cerveau endolori par l'épuisante obsession de quelque idée fixe, de
quelque souvenir amer, on éprouve le besoin d'un peu de répit, d'une
minute d'oubli, c'est là qu'il faut l'aller chercher--là, en pleine
nature, sous ces ombrages paisibles, près de ces cascatelles
babillardes, au bord de ces ruisseaux dont la voix est douce et parle au
coeur!... La brise y court, fraîche et parfumée, dans vos cheveux; le
feuillage y murmure à vos oreilles ses monotones mais toujours suaves
et toujours mélancoliques plaintes; les oiseaux y réjouissent l'âme par
leurs gaies chansons et leurs joyeux ébats!...

Aussi, à peine les premières fleurs étalaient-elles au soleil de mai
leurs pétales vierges; à peine les champs et les arbres revêtaient-ils
cette teinte verdâtre qui repose le regard, que la famille
Privat,--ennuyée des fades plaisirs de la ville--s'installait au cottage
de la Canardière, pour ne plus le quitter qu'à l'approche de l'hiver.

On y menait joyeuse vie.

Le sable de la grande avenue criait souvent sous les roues de lourds
carrosses, chargés de citadins et de citadines, attentifs à ne pas
laisser s'attiédir leurs relations avec la riche famille et sensibles
aux charmes de la pittoresque Folie-Privat. Les allées bordées de
verdure, les pelouses brillantes, les parterres tout constellés de
fleurs ne manquaient jamais de jolies robes pour les effleurer, de
petits pieds pour y sautiller et de mains chinoises pour y commettre des
larcins impunis.

Bref, la Folie-Privat était devenue le rendez-vous de tout ce qu'il y
avait à Québec d'élégant et de fashionable.

Rien de surprenant à cela.

Madame Privat, veuve d'un planteur de la Nouvelle-Orléans et riche
à faire peur, dépensait fort largement, dans la vieille capitale
canadienne, ses immenses revenues. D'habitude, la richesse suffit à tout
et allonge démesurément la queue de ses connaissances. Mais soyons juste
dans le cas présent, le _vil métal_ n'était pas la seule raison de
l'engouement général; Madame Privat, bien que mariée en Louisiane,
était, originaire de Québec, où sa famille avait des relations fort
étendues, ce qui explique bien un peu pourquoi un si grand nombre d'amis
suivaient avec empressement son char doré.

C'était une femme d'environ quarante ans, portant d'une façon
très-évidente les vestiges d'une opulente beauté. Blonde, blanche,
rondelette, elle pouvait encore tirer l'oeil à plus d'un célibataire;
quand elle n'eût pas eu, pour exciter les convoitises matrimoniales,
l'appât de ses superbes rentes. Son séjour à la Nouvelle-Orléans, sous
le brûlant soleil du golfe mexicain, avait donné à sa peau fine et
satinée cette teinte demi-dorée qui empourpre le firmament, à certains
couchers du soleil. Cela ajoutait du piquant à sa mobile physionomie, en
la voilant imperceptiblement, comme le fait une gaze quasi-impalpable
recouvrant une figurine de cire. Petite de taille, alerte, vive,
toujours parlant, toujours riant, altérée de mouvement, de bruit, de
plaisir... c'était bien la femme créée et mise au monde pour gaspiller
royalement une fortune comme la sienne.

Madame Privat n'avait que deux enfants: Edmond et Laure.

Edmond avait environ vingt-deux ans. Depuis l'arrivée de la famille à
Québec, il étudiait le droit à l'Université Laval. C'était un grand
jeune homme à la mine éveillée, au teint blond et aux yeux bleus, le
portrait vivant de sa mère, dont il reproduisait, du reste, le type au
moral. C'était bien, avec cela, le plus joyeux garçon d'Amérique et le
meilleur coeur qu'il fût possible de souhaiter. Sa mère en raffolait et
tout le monde l'aimait.

Laure, plus jeune de deux ans, était bien différente au physique et au
moral. Elle reproduisait dans toute sa splendeur le type créole de son
père, dont les exagérations tropicales étaient mitigées par le sang des
climats du nord, qu'elle tenait de sa mère.

De taille moyenne, mais d'une cambrure admirable, elle avait de ces
mouvements félins et moelleux, qui sont d'une grâce irrésistible,
quand ils sont naturels. Les cheveux d'un noir chatoyant se relevaient
d'eux-mêmes sur le front et les tempes, pour s'épanouir en un fouillis
de coquettes volutes, qui n'auraient certainement pu imiter le plus
habiles des coiffeurs. Sous ce gracieux chapiteau de cheveux bouclés
s'arrondissait doucement un front lisse comme une lame d'ivoire, au bas
duquel s'estompaient en vigueur de grands sourcils noirs du dessin
le plus habile. Les yeux étaient grands, largement fendus, d'un brun
velouté, comme les longs cils qui les surmontaient, et susceptibles
d'exprimer tour à tour les sentiments de l'âme les plus opposés:
douceur, colère, molle langueur, brûlante énergie. Une petite bouche,
aux lèvres rouges comme certains coraux, se dessinait gracieusement sur
des dents courtes et d'une blancheur éclatante...

Ajoutez à tous ces charmes un nez grec, aux narines mobiles; couvrez
le tout d'une peau d'un blanc mat, animée sur les joues par une
imperceptible carnation... et dites avec nous que cette tête de jeune
fille était tout simplement ravissante.

En effet, Laure passait à Québec pour un prodige de beauté, et tout
le monde était d'accord sur ce point. Tout au plus, les envieuses
pouvaient-elles hasarder que cette beauté avait quelque chose de hautain
qui paralysait l'admiration.

C'était un peu vrai.

Laure tenait de son père cette expression sévère de physionomie qui la
faisait paraître dédaigneuse et--disons le mot--infatuée d'elle-même.
Mais hâtons-nous d'ajouter que, si l'enveloppe était froide et le visage
de marbre, le coeur n'avait que de nobles passions et demeurait ouvert à
tous les grands sentiments.

Une particularité de son caractère avait toujours étonné, non-seulement
la mère de Laure, mais encore ses amies: c'était la brusque transition
de la gaieté la plus expansive à une morne et inconcevable mélancolie
qui durait des journées entières.

Cette bizarrerie ne s'était fait remarquer que depuis le retour à Québec
de la famille Privat, et avait toujours été s'accentuant, surtout dans
les derniers temps. Personne n'y pouvait rien, et les apprêts même de
son futur mariage avec un beau jeune homme du nom de Lapierre, n'avaient
pas le privilège de changer son humeur.

Qu'y avait-il?... quel ver rongeur mordait le coeur de cette jeune fille
à qui Dieu avait fait la vie si belle, et dont l'avenir paraissait si
riche de promesses riantes?

On se perdait en conjectures. Il était à présumer que ce n'était pas
l'approche de son mariage avec Lapierre qui la préoccupait à ce point,
puisque rien ne l'y forçait et que, d'ailleurs, au dire de toutes les
demoiselles de sa société, le jeune prétendant était fort bien de sa
personne, extrêmement aimable et jouissait d'une enviable réputation
d'honorabilité.

Quoi donc, alors?

Ceux-là seuls qui auraient pu sonder les replis de l'âme si fortement
cuirassée de la belle créole eussent été en mesure de répondre.

En attendant, faute de mieux, on mettait la chose sur le compte des
nerfs, Ces femmes des pays inter-tropicaux les ont si impressionnables!
Quoi qu'il en soit, nous nous bornons pour le moment à constater
le fait, nous réservant de l'expliquer plus tard à la plus grande
satisfaction du lecteur.

Et, maintenant que nous connaissons à peu près tous nos principaux
personnages, reprenons notre récit, car les événements vont bientôt se
précipiter.



CHAPITRE X

Première escarmouche

Le lendemain de la fameuse nuit dont nous venons de raconter les
diverses péripéties, et qui se trouvait être le 20 juin 186..., Paul
Champfort cheminait seul sur la route de la Canardière, se dirigeant
vers la Folie-Privat.

Il était environ cinq heures de l'après-midi.

Encore tout ému des confidences de son ami Després, et le coeur
réchauffé par un rayon d'espoir, le jeune homme marchait d'un pas
allègre, se demandant quel événement nécessitait sa présence au cottage,
puisque sa tante avait pris la peine de l'envoyer quérir à Québec par un
domestique.

Il y avait donc du nouveau là-bas!

Qui sait?... Le mariage projeté, et dont les apprêts occupaient la
famille de sa tante depuis plusieurs semaines, était peut-être retardé
ou même rompu par quelque circonstance fortuite, quelque caprice de la
jeune fiancée!...

Laure était si excentrique et son humeur sujette à tant de bizarres
contradictions!

Et puis, après tout, Lapierre, pour être un fort habile homme, n'en
était pas moins, faillible comme le commun des mortels. Il pouvait bien,
dans l'orgueil de son triomphe, avoir froissé d'une façon ou d'une autre
l'ombrageuse susceptibilité de mademoiselle Privat et fait naufrage au
moment d'atteindre le port!... D'ailleurs, qui empêchait que le remords,
cet implacable juge de la conscience, ne l'eût enfin arrêté sur la
pente de la trahison, au moment de conduire à l'autel la fille de sa
victime!...

Champfort se faisait à lui-même toutes ces réflexions et se laissait
ainsi bercer par une rêverie pleine d'optimisme, lorsqu'il arriva chez
sa tante.

Madame Privat était occupée pour quelques minutes, dit au jeune homme:

--Ah! te voilà, mon cher Paul... Ce n'est pas mal à toi d'être venu,
bien que ce soit sur mon invitation expresse et qu'il m'ait fallu te
dépêcher une estafette pour avoir l'honneur de ta visite... car tu nous
négliges, Paul: voilà bien quatre grands jours que nous ne t'avons pas
vu...

--Je vous en prie, ma tante, répondit l'étudiant, n'allez pas croire au
moins que ce soit par indifférence. Mes examens approchent et je n'ai
vraiment pas une minute...

--A perdre, n'est-ce pas?

--Oh! ma tante, que dites-vous là? Vous savez bien que je ne suis nulle
part plus heureux qu'ici, dans votre famille, et que les instants que
j'y passe me semblent toujours trop courts.

--Voyons, mon pauvre Paul, ne va pas prendre mes taquineries au sérieux:
je suis en gaieté aujourd'hui et je lutine tout le monde.

--Vous serez toujours jeune, ma tante...

--De caractère, peut-être... mais de figure, oh! oh!... Allons, vilain
flatteur, va t'amuser au salon avec ta cousine, en m'attendant. J'ai
encore quelques ordres à donner, et je vous rejoindrai dans un instant.

Paul obéit et se dirigea vers le salon.

Le piano, touchée par une main exercée, résonnait par toutes ses cordes,
tantôt exhalant sa colère avec d'éclatants accords, et tantôt gémissant
en une douce mélodie où semblaient trembler des sanglots.

Champfort s'arrêta à la porte, le coeur serré et en proie à une
indicible émotion.

«Toujours seule et triste! murmura-t-il. Pauvre Laure!»

Puis, ne voulant pas laisser plus longtemps ignorer sa présence à deux
pas de sa cousine, il frappa doucement.

Le piano se tut aussitôt, et Mlle Privat vint elle-même ouvrir.

--Ah! c'est vous, mon cousin, fit la jeune fille un peu surprise.

--En personne, ma cousine, et enchanté d'avoir le plaisir de vous voir.

--Vous êtes bien aimable de condescendre jusqu'à venir visiter de
pauvres campagnards comme nous.

--Je ne mérite pas aujourd'hui ce compliment, ma chère Laure, car c'est
à la demande expresse de ma tante que je me suis transporté au cottage.

--En vérité? Alors, c'est maman qu'il faut remercier. Il ne fallait
rien moins que sa puissante intercession pour obtenir une faveur si
précieuse.

--Comme vous dites, ma cousine. Je ne suis pas à moi en ce temps-ci:
j'appartiens à mes auteurs de médecine.

--Heureux mortels que ces, auteurs!

--Pas tant que vous croyez, car ils ont en moi un amant assez volage.

--C'est dans l'ordre, répondit un peu sèchement la jeune fille.

Toute cette conversation s'était tenue sur un ton aigre-doux, moitié
plaisant, moitié sarcastique, surtout du côté de Laure.

Champfort était habitué à ces boutades et ne s'en étonnait plus.

Il se dirigea vers le piano et, jetant les yeux sur un cahier de musique
ouvert en face:

--Du Schubert? fit-il... Est-ce cela que vous jouiez tout à l'heure, ma
cousine?

--Quoi, vous écoutiez, monsieur?

--Non pas, j'arrivais et je n'ai pu commander à mes oreilles de ne pas
entendre la ravissante musique qui jaillissait de vos doigts.

--Ravissante musique! ricana Mlle Privat... Mon cher cousin, vous n'êtes
pas difficile: j'improvisais, je laissais courir ma pensée sur les
touches.

--En ce cas, votre pensée, ma chère Laure, était bien triste.

--Pourquoi pas?... Est-ce qu'il m'est défendu, à moi, d'être triste? Ne
puis-je, par hasard, avoir du chagrin comme le commun des mortels?

--Oh! vous avez certainement ce droit; mais, pour ma part, je
souhaiterais de tout mon coeur vous le voir exercer moins souvent.

--Que vous importe? riposta Laure, avec une nuance d'amertume. Est-ce
que ces choses-là dérangent un homme comme vous, qui n'a d'attention que
pour d'affreux livres de médecine?

--Laure, répliqua Champfort un peu ému, me croyez-vous sans coeur,
et votre antipathie pour moi va-t-elle jusqu'à me refuser d'avoir de
l'affection pour vous et votre famille?...

--Que parlez-vous d'antipathie? interrompit la jeune fille.

--Jusqu'à arrêter sur mes lèvres l'expression du profond intérêt que je
porte à tous les membres d'une famille qui m'est chère par le double
lien du sang et de la reconnaissance? poursuivit Champfort, en
s'animant.

--Tout doux, mon cousin, je n'ai pas cette prétention, et mon
_antipathie_, comme vous dites, ne va pas jusque là.

--C'est fort heureux pour moi que vous sachiez mettre des bornes à cet
inexplicable sentiment. Le poids m'en est déjà assez lourd comme ça, et
je serais véritablement au désespoir de le voir s'augmenter, ne fût-ce
que d'un atome.

Laure se mordit légèrement les lèvres et ne répondit pas. Ses doigts se
mirent à errer sur les touches d'ivoire, en gammes capricieuses, pendant
que ses yeux rêveurs se fixaient vaguement sur ceux de Champfort.

Tout à coup, elle demanda brusquement:

--Êtes-vous fataliste, Paul?

--Pourquoi cette question? fit le jeune homme surpris.

--Peu importe... répondez toujours.

--Précisez davantage.

--Soit: croyez-vous qu'il y ait une destinée à laquelle on ne puisse se
soustraire?

--Non, je ne crois pas à cela: la vie humaine n'est pas une machine que
Dieu monte avec un ressort à la naissance, et qui en suit l'invincible
impulsion jusqu'à la mort.

--Ah! vous pensez donc que l'on doit, en toute circonstance, se raidir
contre un malheur qui nous semble inévitable.

--Je suis d'avis qu'il y aurait lâcheté à agir autrement.

--Même lorsque ce malheur est nécessaire ou nous paraît tel?

--Même en ce cas... Mais, ma chère Laure, que parlez-vous de malheur et
pourquoi ce mot vient-il sur des lèvres qui ne devraient que sourire?

--Qui sait?...

--Est-ce au moment où l'avenir ne vous promet que joie et félicité, où
tout est rose à votre horizon, où vos souhaits les plus chers vont être
réalisés... par votre mariage avec l'homme que vous aimez...

--Allez toujours...

--Est-ce à ce moment-là que vous devez avoir des idées sombres et parler
de malheur?

--Qui vous dit que je parle pour moi?

--Qui me le dit?... Eh! mon Dieu, rien et tout.

--Ce n'est pas répondre.

--Il m'est difficile de répondre autrement, car mes suppositions ne sont
fondées que sur un pressentiment, et ce pressentiment...

--Voyons.

--Je ne sais si je dois...

--Oui, oui, parlez.

--Sans réticences?

--Sans réticences... comme à une amie.

--Eh bien! _mon amie_, ce pressentiment qui m'assiège murmure à
l'oreille de mon coeur une étrange chose.

--Dites.

--Vous le voulez?

--Je le veux.

--Voici: c'est que vous avez quelque motif mystérieux pour épouser
l'homme qui vous fait la cour, et que...

--Achevez.

--Vous n'aimez pas cet homme.

Laure devint très pâle, et, pour cacher son trouble, elle se mit à
exécuter sur le piano le plus fantastique des galops.

Quand ce fut fini, elle se retourna vers Champfort et se contenta de lui
dire avec un singulier regard:

--Mon cher Paul, il me vient une curieuse idée, à moi aussi.

--Me feriez-vous le plaisir...?

--Oh! volontiers: c'est que vous êtes jaloux de monsieur Lapierre.

Ce fut au tour de Champfort de pâlir. Mais, comme il n'avait pas à sa
disposition la ressource du piano pour se donner contenance, Laure put à
son aise suivre, sur la figure de son cousin, l'impression qu'elle avait
produite.

Cependant, Paul balbutiait:

--Quelle idée! grand Dieu, quelle idée!

--Elle est drôle, n'est-ce pas?

--Oh! pour le moins... être jaloux de cet homme!

--Comme vous dites cela! fit la jeune fille avec un mélange de hauteur
et de surprise. Est-ce que, par hasard, mon fiancé aurait le malheur de
vous déplaire?

Ma foi, répondit Champfort avec une insouciance presque dédaigneuse, je
vous avouerai ingénument que je n'ai pas encore eu la pensée d'analyser
le sentiment qu'il m'inspire.

--Au moins peut-on supposer que ce n'est pas de la sympathie...

--Je suis trop poli pour vous contredire.

--Voilà un aveu... Mais que vous a-t-il donc fait, le pauvre jeune
homme?... Il a l'air de vous aimer beaucoup, cependant.

L'oeil de Champfort s'alluma et l'étudiant parut sur le point d'éclater;
mais ce ne fut qu'un éclair, et Paul répondit négligemment:

--Oh! rien... à moi personnellement, du moins.

--C'est à quelqu'un des vôtres, alors, à nous, peut-être, qu'il a fait
quelque chose?

Champfort, au lieu de répliquer, se leva et fit un tour dans le salon.
Cette conversation le mettait au supplice, et il ne savait trop comment
s'y soustraire.

--Vous ne répondez pas? insista la jeune fille.

--Les événements répondront pour moi! murmura l'étudiant d'un? voix
sombre.

Laure, vivement intriguée, ouvrait la bouche pour demander une
explication, lorsque des pas rapides se firent entendre dans la pièce
voisine, et Mme Privat parut.



CHAPITRE XI

Une Évocation Inattendue

--La paix! mes enfants, dit-elle joyeusement; je suis sûre que vous êtes
encore aux prises.

--Mais non, ma mère, répondit Laure: je discutais avec mon cousin un
point de philosophie, et naturellement...

--Naturellement vous n'étiez pas d'accord?

--Comme toujours. C'est étonnant comme nous n'avons pas les mêmes
notions et les mêmes idées sur toute espèce de choses.

--Je suis le premier à le regretter, répliqua Champfort; mais il est
certain qu'il suffit que je pense de telle façon, pour que ma charmante
cousine ait une autre manière de penser.

--C'est fâcheux, en effet, repartit Mlle Privat, mais que
voulez-vous?... les opinions sont libres, et je profite de cette
liberté.

--Tu en profites peut-être trop, ma fille, dit avec bonté. Mme Privat.
Ce pauvre Paul, tu prends plaisir à le contrarier; tu le maltraites
véritablement.

--Oh! ma tante...

--On dirait, ma chère Laure, que tu n'aimes pas ton cousin ou que tu as
contre lui des griefs sérieux.

--Moi?... En vérité, ma mère, où prenez-vous cela? Je n'ai pas le
moindre grief contre mon cousin, et je l'aime à en mourir.

--Je ne demande pas tant que cela, répondit un peu ironiquement
Champfort, et je vous prie instamment de vous conserver pour votre
heureux fiancé, cet excellent monsieur Lapierre.

Un éclair passa dans les yeux de Laure.

--Oh! vos craintes n'ont pas leur raison d'être, je vous prie de le
croire, répliqua-t-elle avec hauteur.

--Tant mieux pour lui! articula froidement Paul.

--Assez! assez! mes enfants, interrompit Mme Privat. Si vous continuez
sur ce ton, vous allez vous chicaner, et ça ne sera pas joli,
savez-vous, entre frère et soeur--car vous êtes frère et soeur,
souvenez-vous-en. Je t'ai toujours considéré, Paul, comme mon enfant;
j'en avais fait la promesse à ta pauvre mère.

Champfort avait la tête basse et le sourcil froncé. Tout-à-coup, il
parut prendre une résolution énergique.

--Ma bonne tante, répondit-il avec une amertume à peine contenue, je
sais toute l'affection que vous avez eue et que vous avez encore pour
moi. Je n'oublie pas, non plus, et n'oublierai jamais que je vous dois
tout et que, d'un orphelin malheureux et sans avenir, vous avez fait un
fils et un homme en mesure de vivre honorablement. Aussi, je serais au
désespoir de vous causer le moindre ennui, le moindre chagrin, ce qui
arrivera inévitablement si je continue à me rencontrer avec ma cousine.
Souffrez donc...

--Où veux-tu en venir, mon enfant?

--Souffrez donc, reprit le jeune homme avec une fermeté douloureuse
et se levant, souffrez que je me retire pour quelque temps de votre
famille... jusqu'à des jours meilleurs.

Et il s'inclina devant sa tante, prêt à prendre congé.

Laure, la froide et hautaine créole, eut alors un cri de l'âme.

--Oh! Paul, Paul, vous êtes bien dur pour moi... plus dur que vous ne
pensez!

Paul, tout surpris, regarda sa cousine. Il n'était plus habitué à
l'entendre lui parler de cette voix émue, presque suppliante, et à voir
sur la belle figure de Laure cette franche expression de chagrin. Sa
colère se fondit comme par enchantement et une immense pitié envahissant
soudain son bon coeur, il fléchit le genou devant Mlle Privat et,
prenant une de ses mains:

--Pardon, pardon, ma chère Laure... murmura-t-il. Je suis en effet
cruel... mais l'espèce d'antipathie que vous me montrez, l'inexplicable
froideur qui a remplacé, dans nos relations, la bonne et douce
cordialité d'autrefois me font mal à l'âme et me rendent injuste malgré
moi.

--Relevez-vous mon cousin, répondit la jeune fille avec une douceur
triste, et souvenez-vous qu'il ne faut jamais juger à la légère les
sentiments d'une femme, quelque bizarre qu'ils paraissent.

--Je m'en souviendrai, Laure, répondit Paul, que cette phrase ambiguë
n'intriguait pas médiocrement.

Mme Privat fut aussi un peu frappée de cette recommandation étrange;
mais comme les impressions ordinaires n'avaient pas le temps de prendre
racine dans son caractère mobile et léger, elle ne s'y arrêta pas
autrement et dit aux jeunes gens:

--Bien, mes enfants, vous avez fait votre paix; je suis contente.
Signez-la d'un bon baiser et qu'il ne soit plus question de querelle
entre vous.

--Mais, ma mère... se récria Laure.

--Pas de mais!... embrasse ton cousin, ou plutôt ton frère Paul.

Laure hésitait, rougissante... Ce que voyant, Champfort s'avança
bravement, quoique un peu ému, un peu pâlot, prit la belle tête de sa
cousine entre ses mains et baisa bruyamment ses deux joues devenues
rouges comme des cerises mûres. Puis il regagna sa place, tout
frissonnant.

Depuis plus de deux ans, ses lèvres n'avaient pas effleuré la peau fine
et veloutée de sa soeur d'adoption, et ce baiser inattendu faisait
courir dans ses veines mille flèches brûlantes. En quelques secondes,
son amour, jusque là fortement comprimé par une volonté de fer, secoua
ses entraves et envahit, son coeur avec la force d'expansion de la
poudre... Le sang lui afflua au cerveau, et il rougit comme une écolier
surpris en flagrant délit de grimaces à son maître d'étude... Puis la
réaction se fit, et il resta tout pâle.

Mme Privat n'avait rien vu; mais il n'en fut pas ainsi de Laure. Un
observateur attentif qui aurait su analyser les rapides nuances qui se
succédaient sur son visage ému, et trouver la cause intime de la teinte
rosée qui embellissait son front, n'eut pas été en peine d'expliquer ce
trouble et de le rapporter à la contenance de Champfort.

Mais il n'y avait là aucun observateur attentif, et Paul avait trop à
faire de dominer sa propre émotion pour s'occuper de celle d'autrui.

La jeune créole, eut donc tout le bénéfice de l'incident, et son
impénétrabilité n'en souffrit pas.

Mme Privat, après s'être commodément installée dans un fauteuil, tira
les jeunes gens d'embarras en disant d'une voix enjouée:

--Eh bien! mon cher Paul, maintenant que te voilà redevenu sage, te
doutes-tu un peu pourquoi je t'ai fait venir?

--Ma foi! ma tante, je vous avouerai que je n'en ai pas la moindre idée.

--Voyons, cherche, avant de jeter ta langue aux chiens.

--J'ai beau chercher, je ne trouve rien... à moins que ce ne soit pour
me parler de... du mariage projeté.

--Tu n'y es pas tout à fait... mais tu en approches,.. _tu brûles_,
comme on dit dans je ne sais pas quel jeu.

--S'agirait-il de... votre futur gendre?

--C'est encore un peu ça, mais il y a autre chose.

--Alors, je renonce à trouver. Aussi bien, j'ai trop de médecine en tête
pour deviner des énigmes.

--Paresseux qui se retranche toujours derrière sa médecine quand il
s'agit de nous venir voir ou de nous prêter le concours de ses grandes
lumières!... Tiens, je la prends en grippe, ta médecine.

--Ne dites pas cela, ma tante: la médecine est tout pour
moi--non-seulement le présent, mais encore, et surtout, l'avenir.

--Bah! ne te martèle pas la tête avec ces idées-là: j'ai pourvu au passé
et, si Dieu me laisse vivre, j'aurai aussi l'oeil sur l'avenir.

--Oh! ma tante, vous êtes pour moi une véritable mère; mais je ne veux
pas abuser de votre bonté, et je songe sérieusement...

--Abuse, abuse, mon garçon: le fonds est inépuisable et il y en a pour
tout le monde... Mais revenons à nos moutons.

--Je t'ai fait appeler pour t'annoncer que je donne, lundi prochain, un
grand bal--quelque chose de colossal, d'inouï, de féerique, si c'est
possible. Or, comme j'ai besoin d'un bon organisateur et que je ne puis
guère compter sur Edmond, tout entier à ses amusements, je m'adresse
à toi. Tu vas mettre à contribution toutes les ressources de ton
imagination, fouiller tous les coins et recoins de ton génie inventif,
réveiller tous les souvenirs de fêtes endormis dans ta mémoire, enfin
relire les _Mille et une Nuits_, s'il le faut, pour nous aider à
surpasser les grands festivals donnés à l'occasion du mariage d'Aladin,
l'heureux possesseur de la lampe merveilleuse.

--Cela te va-t-il?

--Je suis tout entier à vos ordres, ma chère tante; mais, outre que que
je n'ai pas la fameuse lampe des contes arabes, je suis fort mauvais
organisateur de fête et profondément ignorant en matière de bal.

--Qu'à cela ne tienne! je serai la tête qui combine, et toi, le bras qui
exécute.

--A merveille. En ce cas, je me mets à votre service. Disposez de ma
personne comme bon vous semblera.

--Voilà qui est entendu: tu consens à nous aider.

--De grand coeur, ma tante.

--C'est qu'il va te falloir faire plusieurs démarches et de t'occuper
d'une foule de petits détails.

--Je serai trop heureux de me multiplier pour vous être utile.

--D'ailleurs, mon cher Paul, je compte bien ne pas te laisser seul à
faire toute la besogne et en mettre une partie sur les épaules de celui
qui bénéficiera le plus de ce bal...

--Quel est cet heureux mortel?

--Hé! mon futur gendre, donc.

Champfort ne put s'empêcher de faire une moue dédaigneuse; mais il la
transforma si vite en sourire aimable, qu'il pensa bien n'avoir pas été
remarqué.

Pourtant Laure avait vu--si bien vu, qu'une rougeur fugitive envahit son
front et qu'elle courba la tête, toute rêveuse.

Champfort reprit:

--Monsieur Lapierre?... En vérité, ma tante, vous ne pouviez m'associer
à un homme plus entendu dans la matière: car il a tous les talents,
mon futur cousin, et je serais fort surpris qu'il ne fût pas bon
organisateur de fête, lui qui était si excellent organisateur
d'expéditions nocturnes dans l'armée confédérée. Vous vous en souvenez,
ma tante?

--Mon Dieu, oui, répondit inconsidérément Mme Privat. C'est même dans
une de ces expéditions, organisée par lui, que mon pauvre mari trouva la
mort.

--Oh! l'affreux souvenir! murmura Laure en se voilant la figure de ses
deux mains.

--D'autant plus affreux, que, par une fatalité inconcevable, ce fut le
meilleur ami de mon oncle qui le conduisit à la boucherie, croyant le
mener à, la victoire, répondit Paul, d'une voix où se devinait une
implacable ironie.

Mme Privat, dominée par cette évocation inattendue, porta son mouchoir à
ses yeux et se tut. Quant à Laure, un trouble étrange l'envahit et elle
se leva pour aller ouvrir une croisée, où elle s'accouda, baignant son
front brûlant dans la fraîche brise qui s'élevait du jardin.

Champfort, lui, demeura froid et sombre sur son fauteuil, le regard
menaçant, comme s'il venait de faire une déclaration de guerre.

En ce moment, un vigoureux coup de sonnette carillonna dans
l'antichambre.

Les trois personnages du salon relevèrent ensemble la tête et fixèrent
la porte, avec un point d'interrogation dans le regard.

Dix secondes après, une servante entr'ouvrit le battant et annonça:

--Monsieur Lapierre!

--Qu'il entre! fit vivement Mme Privat, en se élevant.

Lapierre entra.



CHAPITRE XII

Petite Revue de la Situation

Il nous faut ici, pour l'intelligence complète de ce qui va suivre,
ouvrir une parenthèse et faire, à vol d'oiseau, une revue de la
situation réciproque des personnages qui vont successivement se
présenter sous nos yeux.

A tout seigneur, tout honneur! Commençons par le fiancé de mademoiselle
Privat.

C'était, en vérité, un fort joli garçon que ce chenapan de Lapierre.

Grand, bien découplé, souple et gracieux dans ses mouvements, il était
l'heureux possesseur d'une tête caractéristique, où il y avait, mêlés
assez confusément, du grec et du mauresque.

En effet, si son nez un peu aquilin et la coupe hardie de son visage
rappelaient vaguement le type athénien, sa peau mate et légèrement
bronzée n'en aurait pas moins fait honneur à la langoureuse physionomie
d'un descendant des Maures de l'Andalousie.

Quoi qu'il en soit, un détail presque insignifiant dérangeait,
constatation faite, l'harmonie classique et le calme olympien de cette
belle figure, et ce détail se trouvait dans le regard.

Lapierre avait des yeux noirs fort grands et fort beaux; mais, chose
extraordinaire, il ne pouvait les maintenir en repos et les fixer
carrément sur une autre paire d'yeux. Son regard, sans cesse en
mouvement et comme égaré, ne faisait qu'effleurer le regard fixé sur lui
et se plaisait, de préférence, à voltiger sur les menus détails de la
toilette de son interlocuteur.

L'honnête garçon agissait-il ainsi par timidité?... on bien le misérable
suborneur de jeunes filles craignait-il de laisser, lire, par ces
fenêtres grandes ouvertes de son âme, les noires machinations qui s'y
tramaient?...

Peut-être!

Dans tous les cas, ce tic singulier donnait à notre nouvel Adonis un
petit air faux et un certain cachet d'hypocrisie qui déparaient bien un
peu les grâces séduisantes de ses autres traits... Mais, comme on ne
rencontre guère d'homme parfait et que, d'ailleurs, le défaut dont il
est question résidait plutôt dans l'expression du regard que dans le
regard lui-même, Lapierre n'en passait pas moins pour un des plus beaux
hommes de Québec, aux yeux des juges féminins. Et plus d'une de ces
dames, qu'un secret dépit rendait accommodante, ne se gênait pas pour
dire que la riche demoiselle Privat faisait, en somme, un excellent
mariage, puisqu'elle payait avec du _vil métal_ aisément acquis tant de
grâce et tant de perfection...

Madame Privat--il faut bien le dire--paraissait être un peu de cette
opinion; mais sa fille envisageait probablement la chose, à un point
de vue plus élevé et moins spéculatif, car il était de toute évidence
qu'elle ne partageait pas l'engouement général à l'égard de son futur
époux. Calme et presque insouciante, elle voyait arriver sans trouble
comme sans impatience le jour solennel où elle associerait à jamais sa
vie à celle du brillant jeune homme qui faisait tourner tant de têtes.
Plus que cela, les gens sérieux de son entourage--ses vrais amis,
ceux-là,--remarquaient avec étonnement qu'à rencontre de bien des jeunes
filles en pareil cas, Laure devenait de plus en plus bizarre, se drapait
de plus en plus dans sa sombre mélancolie, à mesure qu'approchait le
jour fatal...

A leurs yeux, cette belle Jeune fille gardait dans son coeur quelque
secret terrible et, plutôt que de le dévoiler, marchait stoïquement à
l'autel, comme d'autres marchent au sacrifice.

Mais ses amis clairvoyants--en bien petit nombre, du reste--se gardaient
bien de laisser paraître au dehors cette pénible impression et se
contentaient de conjecturer _in petto_.

Il aurait donc fallu que la veuve du colonel Privat, pour se renseigner
exactement sur ce qui se passait dans le coeur de sa jeune fille, eût
d'abord un soupçon, puis, guidée par cet indice un peu vague, que son
instinct maternel, doublé d'une observation attentive, la mît sur la
piste de la vérité...

Malheureusement, l'excellente femme, comme nous l'avons dit, n'était
rien moins qu'observatrice; et, d'ailleurs, sa légèreté naturelle ne lui
avait pas permis de s'arrêter longtemps sur les réflexions qu'avaient
fait naître chez elle les récentes étrangetés du caractère de sa fille.

Il ne faut pas croire que cette insoucieuse légèreté masquait un mauvais
coeur et que les délices d'une vie opulente avaient étouffé, chez Mme
Privat, les sentiments sacrés de la maternité.

Ce serait là une étrange erreur.

La riche veuve, au contraire, raffolait de ses deux enfants; elle eût,
sans hésiter, sacrifié des sommes folles pour satisfaire le moindre de
leur caprice... Mais la Providence, qui lui avait prodigué l'or, lui
avait refusé cette sorte d'intuition maternelle qui fait rechercher pour
ses enfants, en dehors des jouissances de la fortune, les jouissances
plus intimes du coeur et celles plus relevées de l'âme.

Pour certaines femmes du monde, qu'une piété bien entendue ou quelque
saine idée de philanthropie n'éclaire pas, être heureux, c'est avoir
assez d'argent pour se payer tous les fastueux caprices du _high life_,
et assez de notoriété pour que les membres de cette aristocratie-là ne
vous rient pas au nez, malgré vos écus.

Mme Privat avait ces deux éléments de bonheur et s'en contentait. L'idée
que ses enfants eussent besoin d'autre chose pour entrer, le front
serein, dans la vie mondaine ne lui était jamais venue et--disons-le--ne
pouvait lui venir.

Mariée fort jeune à un homme puissamment riche, elle était passée sans
transition du doucereux couvent des Ursulines de Québec à l'opulente
villa de son mari, en Louisiane. Il n'y avait, par conséquent, pas
une heure dans son existence entière où elle n'eût été entourée des
jouissances que procure la fortune, et tant loin que son souvenir
pouvait se porter en arrière, elle n'y voyait que plaisir et bonheur.

Rien d'étonnant donc à ce qu'une, femme élevée dans de semblables
conditions ne vît pas au-delà l'horizon des jouissances matérielles et
ne comprît point ces voluptés sublimes qui prennent naissance dans le
coeur.

Mais, à part les considérations qui précèdent, une raison plus simple et
moins métaphysique doit nous faire excuser Mme Privat de n'avoir point
jusqu'alors compris sa fille et de la lancer si inconsidérément dans les
serres redoutables du mariage: et cette raison bien simple, c'est que la
chère femme n'était pour rien dans le choix de Laure.

Expliquons-nous.

Mme Privat avait bien, dès la première apparition en Louisiane de
Lapierre, en compagnie du colonel, accueilli le jeune homme avec
beaucoup de prévenances, comme on accueille un hôte aimable; elle
avait bien vu d'un bon oeil des relations amicales s'établir entre son
compatriote québecquois et sa fille, ne faisant en cela, d'ailleurs, que
se conformer au désir tacite de son mari; elle avait bien aussi, après
le retour de sa famille à Québec, ouvert à deux battants la porte de
son salon à l'ami du colonel, à celui qui avait recueilli et soigné le
malheureux officier blessé et mourant, à l'homme généreux qui avait
rendu les derniers devoirs au planteur louisianais...

Elle avait bien fait tout cela; mais jamais il ne lui était arrivée
d'encourager autrement les assiduités de Lapierre, ni d'exercer une
pression quelconque sur sa bien-aimée Laure.

Elle s'était montré satisfaite et n'avait peut-être pas suffisamment
caché son mécontentement: voilà tout.

Lorsque, deux mois après son arrivée a Québec, Lapierre avait
formellement demandé à Mme Privat la main de Laure, la riche veuve
s'était déclarée très honorée de la démarche, mais elle avait
complètement subordonné sa réponse à celle de sa fille.

Et ce n'est, en effet, qu'après avoir transmis à Laure la demande
officielle de Lapierre et avoir reçu de la jeune créole une réponse
favorable, que la veuve du colonel Privat, heureuse de voir les goûts
de sa fille en conformité avec les siens, proclama ouvertement ses
préférences et pressa activement les préliminaires du mariage.

Lapierre, qui ne demandait pas mieux que d'en finir au plus tôt
possible, aida puissamment la bonne dame dans les mille détails
d'une aussi importante opération, surtout dans ce qui concernait la
liquidation de la dot de Laure, tant et si bien qu'au moment où nous
sommes rendus, un mois après la demande officielle, tout était terminé
et qu'il ne restait guère plus que le contrat à signer.

La chose devait se faire le mardi suivant, la veille même du mariage
et le lendemain du grandissime bal que se proposait de donner, à son
cottage de la Canardière, la mère de la future épouse.

Voilà pour la situation réciproque des dames Privat et du citoyen
Lapierre.

Il nous reste maintenant à dire deux mots du jeune Edmond et de notre
ami Champfort, relativement à la position qui leur était faite par les
événements en voie de réalisation.

Edmond n'avait pas vu sans un secret chagrin sa soeur Laure, qu'il
aimait beaucoup, donner tête baissée dans le traquenard matrimonial
tendu par l'irrésistible Lapierre.

Ce dernier ne lui avait jamais été bien sympathique, et pour une raison
ou pour une autre, le jeune Privat lui en voulait de venir ainsi ravir
sa soeur à son affection.

Edmond se disait, pour s'expliquer à lui-même l'étrange sentiment de
répulsion qu'il éprouvait, que ce Lapierre avait toujours été pour
les siens un oiseau de mauvais augure. Leurs premiers malheurs et les
premières larmes dans sa famille dataient de l'apparition en Louisiane
de cet étranger; et le jeune étudiant aimait trop sa soeur, pour ne pas
s'être aperçu que le retour à Québec de ce même étranger était pour
beaucoup dans la mystérieuse tristesse de la pauvre Laure.

Il avait même--un certain jour qu'il surprit la jeune fille le visage
baigné de larmes, dans une allée solitaire du parc--essayé de toucher ce
sujet; mais, dès les premiers mots, Laure lui avait jeté les bras autour
du cou, et répondu, avec un redoublement de pleurs:

--Edmond, mon cher Edmond, je suis bien malheureuse!... Oh! si tu
savais!... Mais non... ni toi, ni ma mère, ni personne au monde ne doit
savoir un si terrible secret... J'ai un grand devoir à remplir... Prie
Dieu que la force ne m'abandonne pas; et si tu m'aimes, ne parle jamais
à qui que ce soit de ce que je viens de te dire--surtout à notre
mère--et toi-même, ne me questionne jamais plus sur ce sujet.

Edmond, douloureusement étonné, avait promis, en courbant la tête.

Mais, depuis cette demi-révélation, il avait sur le coeur un gros levain
d'amertume contre le fiancé de sa soeur, contre l'homme qui possédait
des armes si puissantes pour vaincre la résistance des jeunes filles
riches, et faire tomber leur dot dans son escarcelle.

Quant à Champfort, dont nous ne voulons dire qu'un mot, on sait quelles
puissantes raisons il avait de ne pas aimer son futur cousin.

Cet homme-là avait détruit à jamais ses rêves de bonheur, en lui
enlevant, non-seulement le coeur de Laure, mais jusqu'à son amitié,
jusqu'à cette sympathie irrésistible qui faisait autrefois d'eux un
frère et une soeur.

Tant qu'il n'avait fait que soupçonner son malheur, Champfort s'était
contenté de gémir en secret sur le revirement imprévu du coeur de la
jeune créole; son ombrageuse fierté aidant, il avait même affecté auprès
de sa cousine une indifférence qui frisait le dédain...

Mais, depuis un mois, les choses étaient bien changées, et la certitude
que Laure était décidément perdue pour lui jetait le pauvre étudiant
dans toutes les angoisses du désespoir.

Il ne venait que rarement au cottage de la Canardière, fuyant la vue de
sa cousine et surtout le contact de son odieux rival.

Després avait bien, pour un moment, fait refleurir dans le coeur de
Champfort l'arbre vivace de l'espérance; mais la conversation qu'il
venait d'avoir avec Laure avait ramené le pauvre amoureux à la froide
réalité et lui faisait envisager l'avenir avec toute l'amertume des
jours passés.

Telle était la situation!



CHAPITRE XIII

Lapierre à L'oeuvre

A la fin de l'avant-dernier chapitre, nous avons laissé Lapierre sur le
seuil du salon, faisant son entrée.

L'ex-fournisseur de l'armée fédérale, en homme bien appris, présenta
d'abord ses hommages à la maîtresse de la maison, puis s'inclina
profondément devant Mlle Privat, à laquelle il débita un aimable
compliment, et finalement il souhaita rondement le bonjour à Champfort,
comme on le fait avec une ancienne connaissance.

L'étudiant salua froidement, et Laure. répondit à peine; mais il en fut
tout autrement de Mme Privat. Elle fit asseoir son futur gendre entre
elle et sa fille et lui dit avec enjouement:

--C'est aimable à vous d'être venu... Je vous attendais. Tenez, nous
parlions justement de vous.

--Vous êtes bien bonne, madame... Je ne suis donc pas de trop dans votre
conversation, répondit Lapierre, qui jeta un rapide coup d'oeil sur
Champfort et sa cousine.

--Oh! vous n'êtes jamais de trop dans ce que nous avons à dire, et en ce
temps-ci moins que d'habitude, encore.

--D'autant moins, ajouta nonchalamment Champfort, que nous évoquions, au
moment de votre arrivée, un souvenir qui vous est familier.

--Lequel donc, cher ami?

--Nous parlions de mon pauvre oncle Privat, et des circonstances qui ont
accompagné sa mort, répondit lentement, le jeune étudiant, qui fixa sur
son interlocuteur un regard hautain.

Celui-là hésita dix secondes--le temps de composer sa physionomie et de
lui donner un air de profonde componction--puis il accoucha de la phrase
suivante:

--Hélas! ce souvenir ne m'est, en effet, que trop familier, car il est
toujours présent dans mon coeur, avec ses sanglantes péripéties. Bien
des mois se sont écoulés depuis cette mort glorieuse, et pourtant, j'ai
toujours sous les yeux la pâle et héroïque figure du colonel, au moment
où il rendait le dernier soupir dans mes bras. Ce sont de ces choses que
l'on n'oublie pas, monsieur, ajouta Lapierre, en rendant à Champfort son
regard hautain.

--Surtout lorsqu'on a comme vous, des raisons particulières pour se
souvenir, grommela Champfort, exaspéré par l'impudence et le sang-froid
de Lapierre.

--Qu'est-ce à dire, monsieur? demanda l'ex-fournisseur, en pâlissant.
Auriez-vous, par hasard, quelque arrière-pensée relativement aux
circonstances que je vous rappelle?

Champfort eut une horrible démangeaison--celle de démasquer
immédiatement le fourbe; mais une seconde de réflexion lui fit voir
qu'il compromettait irrémédiablement sa cause en agissant avec trop de
précipitation, et surtout en n'attendant pas, pour frapper un grand
coup, le concours de son ami Després. D'ailleurs la figure irritée de
sa tante le ramena vite au sentiment de la prudence.

Faisant donc une prompte retraite et comprimant sa colère, il répondit
en s'efforçant de sourire:

--Tout doux, mon futur cousin, vous vous emportez comme un cheval de
guerre qui entend le clairon. Je n'ai pas la moindre arrière-pensée
malicieuse à votre endroit. Je voulais seulement dire que l'amitié qui
vous unissait à mon oncle le colonel était une raison insuffisante pour
que sa mort reste éternellement gravée dans votre mémoire.

La figure de Mme Privat se rasséréna, et celle de Lapierre reprit à peu
près sa placidité ordinaire. Seule, Laure demeura le sourcil froncé et
son regard se tourna lentement vers son cousin, comme pour lui reprocher
sa reculade.

Le fiancé de la jeune fille surprit-il ce regard et en comprit-il la
signification?

La chose est probable, car il répondit avec un peu d'amertume:

--Mon cher Champfort--il l'appelait _son cher_!--et vous, mesdames,
veuillez me pardonner un emportement bien légitime. Les sentiments
qui m'unissaient au regretté colonel étaient d'une nature tellement
affectueuse, tellement filiale, que je me révolte à l'idée seule qu'on
en puisse suspecter la pureté. Il n'y a qu'un semblable sujet qui puisse
me faire sortir des bornes de la politesse exquise que je vous dois.

--De grâce, monsieur Lapierre, dit Mme Privat ne vous faites pas plus
coupable que vous n'êtes. Mon neveu est un peu vif et il a pu mal
choisir ses expressions; mais son intention n'était pas blessante, je
m'en porte garant... D'ailleurs, ajouta-t-elle, le sentiment qui vous a
fait parler est un de ceux qui vous feraient tout pardonner, à ma fille
et à moi... N'est-ce pas, Laure?

Ainsi interpellée, la jeune fille se redressa, et fixant ses grands
yeux pleins d'éclairs sur ceux de son fiancé, elle répondit d'une voix
étrange:

--Oui... pourvu que ce sentiment soit désintéressé.

La figure mate de Lapierre devint tout à fait d'une blancheur de cire.

--En douteriez-vous, mademoiselle? balbutia-t-il.

--Oh! je ne dis pas cela: je réponds à ma mère d'une manière générale,
répartit la jeune créole, qui se renfonça dans son fauteuil.

La mère de Laure, peu satisfaite de l'explication de sa fille, vint à sa
rescousse.

--Ma chère enfant, tu n'es pas aimable aujourd'hui, dit-elle.
Tout-à-l'heure, tu te querellais avec ton cousin, à propos de futilités,
et voilà que maintenant tu réponds à ton fiancé comme une petite fille
boudeuse.

--Paul m'a pardonné, répondit Laure, et nous avons fait notre paix...
n'est-ce pas, mon cousin?

--Mais, certainement, ma chère cousine, et cette aimable petite querelle
n'a fait que réchauffer mon affection pour vous.

--Vous voyez bien! fit la jeune fille, en se tournant vers sa mère.

--C'est parfait, répliqua la veuve, mais il te reste à en faire autant
pour ton fiancé.

L'oeil noir de Laure étincela. Il y eut en elle une lutte de quelques
secondes--puis elle articula froidement:

--Je n'ai rien à me faire pardonner de monsieur Lapierre.

Mme Privat resta stupéfaite.

Champfort, lui, jeta sur sa cousine un regard franchement admirateur.
Le digne étudiant jubilait littéralement, et il faut bien dire que la
figure décomposée de son rival n'était pas faite pour diminuer sa joie.

Celui-ci s'agita un moment sur son fauteuil, puis, après être passé
successivement du pâle au vert et du vert au cramoisi, il se leva tout
droit et, s'adressant a Mme Privat:

--Madame, dit-il avec une politesse cérémonieuse, auriez-vous l'extrême
complaisance de me laisser quelques instants seul avec mademoiselle,
votre fille?... J'ai à l'entretenir de choses infiniment sérieuses, et
il importe que cette conversation ait lieu sans retard.

--Je n'ai pas la moindre objection, répondit la veuve, assez étonnée, et
j'espère bien que mademoiselle Privat sera assez convenable pour n'en
pas avoir, elle non plus.

Elle accompagna cette dernière phrase d'un regard sévère à l'adresse de
sa fille, et attendit.

--Je suis à vos ordres, ma mère, répondit Laure avec calme.

--Très bien, ma fille, reprit Mme Privat, se disposant à quitter le
salon: je n'attendais pas moins de votre obéissance... Et maintenant,
ajouta-t-elle plus bas, en se penchant vers Laure, j'attends de ton
amitié pour moi que tu répares ta maladresse de tout-à-l'heure et que tu
sois aimable.

--Soyez tranquille, je serai très aimable, répondit sur le même ton la
jeune fille, avec un pâle sourire.

A peu près rassurée, la crédule mère rejoignit

Champfort, qui s'était dirigé vers la porte du salon, sans attendre
qu'on l'invitât à déguerpir. Avant de passer le seuil, Mme Privat dit à
Lapierre:

--Vous savez que nous vous attendrons pour souper... Tâchez de terminer
bien vite vos petites affaires, et de conclure, cette fois, un traité de
paix durable.

--C'est, en effet, un traité que nous allons faire, répondit
audacieusement Lapierre, et j'ose espérer que les parties contractantes
l'observeront scrupuleusement.

--Tant mieux. A bientôt donc!... Viens, Paul.

Champfort suivit sa tante; mais, avant de refermer la porte du salon,
il contempla une dernière fois la pauvre Laure, dont le fier et triste
regard était fixé sur lui.

En une seconde, une immense colère fit bouillonner ses tempes...! marcha
rapidement sur Lapierre, et, dardant sur lui ses prunelles menaçantes,
il lui dit d'une voix concentrée:

--Prends garde à toi, misérable, et pense à l'îlot de Saint-Monat!

Puis il rejoignit sa tante, qui s'éloignait sans avoir
entendu............

Trois-quarts d'heure après, Lapierre et Laure rejoignaient, dans la
grande salle à manger du cottage, les autres membres de la famille, qui
n'attendaient plus qu'eux pour se mettre à table.

Lapierre était toujours pâle, comme d'habitude, mais sa figure rayonnait
d'une façon singulière.

Quant à Mlle Privat, son teint animé et ses yeux brillants disaient
assez le rude combat qu'elle venait de soutenir.

Elle fut, du reste, plus prévenante que d'ordinaire pour son fiancé, et
n'adressa, pas une seule fois la parole à Champfort.

Le souper fut assez animé--Lapierre faisant à peu près seul les frais de
la conversation avec les dames, tandis que Champfort et le fils de Mme
Privat, arrivée depuis une demi-heure, s'entretenaient à part.

De l'incident du salon, il ne fut nullement question, et rien dans les
paroles ni dans les regards de Lapierre ne vint indiquer à Champfort
que l'ancien rival de Després eût compris la terrible allusion au drame
nocturne de l'îlot qui venait de lui être jetée en plein visage.

--Ou cet homme est véritablement très fort, ou il est tellement
sûr d'arriver à ses fins qu'il ne craint pas les menaces, se dit
l'étudiant... Nous verrons ce que dira l'ami Gustave de cette attitude
un peu plus qu'indépendante.

Et le pauvre amoureux, qui n'y comprenait plus rien, se replongea dans
ses réflexions pessimistes.

Quant au triomphateur Lapierre, après avoir reçu de Mme Privat toutes
les instructions nécessaires à l'organisation du grand bal projeté, il
se retira d'assez bonne heure, promettant de revenir le lendemain.

Bientôt après, chacun regagna sa chambre et les lumières s'éteignirent
successivement aux fenêtres du cottage.

La nuit étendait, son voile protecteur sur les douleurs et passions
diverses sommeillant sous le toit de la Folie-Privat.



CHAPITRE XIV

Pauvre Laure!

Faisons maintenant un pas en arrière et disons ce qui s'était passé
entre Mlle Privat et son ténébreux fiancé.

Lorsque la porte du salon se fut refermé sur Champfort--une seconde
après que l'étudiant exaspéré eut lancé à son rival l'apostrophe que
l'on sait--Lapierre demeura quelque temps immobile, debout et la main
crispée sur le dos d'un fauteuil, étourdi par ce coup inattendu.

Ce nom de _Saint-Monat_, cette allusion à un épisode de sa vie où il
savait n'avoir pas joué le beau rôle, lui remettait en mémoire trop
d'événements terribles, pour ne pas lui faire perdre un instant son
magnifique sang-froid.

Et, dans la bouche de ce jeune homme à l'oeil menaçant--le cousin,
presque le frère de la femme dont il convoitait la dot--un avertissement
comme celui-là prenait les proportions d'une véritable déclaration de
guerre, ressemblait à une intervention tardive, mais inévitable, de la
Providence en faveur de la malheureuse victime de sa cupidité.

En une minute de réflexion, Lapierre remonta, anneau par anneau, la
chaîne de ses méfaits... et il eut peur. La sombre figure d'une autre de
ses victimes, d'un pauvre jeune homme aimé, dont il avait brisé la vie
en lui enlevant le coeur de sa fiancée, lui apparut dans le nuage de sa
menaçante rêverie...

Mais celui-là n'était le timide défenseur qui procédait par allusions et
avertissements... Il arrivait comme la foudre, sombre et terrible... Six
années de souffrances avaient éteint dans son coeur jusqu'au dernier
atome de pitié... Implacable justicier, il déchirait d'une main
vengeresse le voile qui couvrait les turpitudes de l'ancien espion de
l'armée fédérale et mettait à nu la gangrène de son âme...

Oui, Lapierre eut peur, et ses lèvres blêmies murmurèrent
involontairement le nom de Gustave Lenoir!

Mais cette défaillance morale ne dura qu'une minute, et le misérable se
raidit vigoureusement contre un sentiment qu'il qualifia de puéril. Il
reprit donc bien vite son aplomb et s'approchant de Mlle Privat, qui
semblait encore sous l'effet des singulières paroles de Champfort:

--Mademoiselle, dit-il, vous avez entendu comme moi.. je suppose,
l'étrange menace que vient de me faire votre cousin?

--Oui, monsieur, répondit froidement Laure, et j'ai même pu remarquer la
profonde impression que cette menace a produite chez vous.

--Ah! repartit ironiquement Lapierre, vous êtes en vérité trop
perspicace, mademoiselle, et rien ne peut vous échapper...

Laure ne répondit pas.

--Mais, continua le jeune homme, laissez-moi vous dire que, cette
fois-ci, votre flair si subtil vous a trompée.

--Je ne le crois pas, monsieur.

--Moi, j'en suis sûr--car, à n'en pas douter, vous avez cru que les
insolentes paroles de ce Champfort m'ont fait peur.

--J'ai, en effet, non pas cru, mais vu cela.

--Mademoiselle, vous êtes dans la plus singulière des erreurs, et le
sentiment que m'a fait éprouver l'impertinence de votre cousin est tout
autre.

--Vous ne me donnerez pas le change, monsieur.

--Écoutez-moi, et vous ne tarderez pas à être convaincue. Depuis
longtemps déjà je suis en butte aux mesquines agaceries de ce petit
carabin qui vient de m'insulter, et je me suis demandé plus d'une fois
quelle raison il avait de m'en vouloir... La ridicule menace de tout à
l'heure, jointe à mes observations personnelles, a été pour moi un trait
de lumière... Je tiens la clé de l'énigme.

--En vérité?... Vous êtes plus avancé que moi, car j'ignore complètement
pourquoi mon cousin semble avoir pour vous un si profond mépris.

--Je vais vous en instruire, mademoiselle, et vous donner sans ambages
la cause de ce grand mépris dont vous parlez avec une certaine
complaisance.

--Je serais heureuse de le savoir, je l'avoue...

--Eh bien! soyez doublement heureuse, ma fiancée, car monsieur Champfort
ne m'honore de son dédain que parce qu'il..., _vous aime!..._

A cette déclaration formelle, qui venant confirmer des soupçons nés le
jour même dans son esprit, la pauvre Laure se sentit pâlir affreusement.
Sans le vouloir, elle porta une de ses mains à son coeur, tandis que
l'autre comprimait son front qui semblait vouloir éclater.

C'est que, chez elle aussi, la lumière venait de se faire. Elle revit,
à la clarté de cette tardive révélation, les beaux jours d'autrefois,
alors que son cousin et elle folâtraient gaiement sur les plages du lac
Pontchartrain ou prolongeaient leur douce causerie sous la véranda de
l'habitation louisianaise...

Elle revit son père, qu'elle idolâtrait et dont le souvenir était encore
si vivant dans son coeur; elle revit ce père malheureux, arrivant de
l'armée en compagnie de Lapierre, la prendre sur ses genoux et la prier
d'être particulièrement aimable pour son compagnon de voyage...

Puis, les promenades avec ce jeune homme, le vague effroi qu'elle
éprouvait en sa présence, les attentions dont il l'entourait, le
contentement du colonel à la vue de leur amitié apparente... tout cela
défila rapidement sous ses yeux.

Enfin, la fantasmagorie de son rêve d'une minute lui montra, à son tour,
le pauvre Champfort, devenu indifférent pour sa coquette cousine, fuyant
sa société et rompant un à un tous les fils dorés de la douce intimité
qui les unissait--provoquant chez la jeune créole, dont l'orgueil
natif était piqué au vif, cette réaction de froideur d'amertume qui
caractérisa par la suite leurs rapports journaliers...

La malheureuse jeune fille revit tout cela en quelques instants, et une
larme brûlante vint trembloter au bord de sa paupière.

--Comme nous aurions pu être heureux! se dit-elle.

Mais la vue de Lapierre, debout en face d'elle et suivant du regard les
impressions produites par sa déclaration, la ramena bientôt à la froide
réalité.

Elle reprit toute son énergique attitude et, relevant fièrement la tête:

--Vous pensez que mon cousin m'aime, dit-elle... Hé! quand cela serait?

Lapierre hésita une seconde, puis il répondit avec force:

--Ah! ah! quand cela serait!... Puisqu'il en est ainsi, mademoiselle, et
puisque vous trouvez si étrange qu'un autre homme que moi, qui dois vous
épouser ces jours-ci, vous fasse impunément la cour, eh bien! je vais
laisser le champ libre; cet heureux rival... Mais je jure Dieu que le
nom du votre père sera déshonoré.

--Ah! ce secret, ce fatal secret!... murmura Laure éperdue.

--Je le divulguerai, mademoiselle, et le monde entier saura que le
colonel Privat a forfait à l'honneur.

--Hélas!.... pauvre père! gémit la jeune fille.

--L'Amérique apprendra, poursuivit Lapierre, qu'il s'est trouvé dans
son armée un officier assez dépourvu de patriotisme pour escompter le
dévouement de ses soldats et réparer les brèches de sa fortune en volant
les défenseurs de la patrie...

--Vous mentez, misérable... Mon père n'a pu descendre si bas.

--Et la lettre, la fameuse lettre?... se contenta de répondre froidement
Lapierre.

--Ah! ce n'est que trop vrai... Pauvre père! murmura Laure anéantie.

--Cette lettre, acheva l'ex-fournisseur, dans laquelle votre père vous
fait l'aveu de son déshonneur et vous supplie, au nom de votre
amour pour lui, d'empêcher, par votre mariage avec moi, que le seul
dépositaire du terrible secret ne révèle son crime?...

--Oui, oh! oui, je m'en souviens, sanglota Laure, et cette prière, d'un
mourant sera exaucée... Je serai votre femme; je me sacrifierai pour que
les ossements de mon malheureux père ne tressaillent pas de honte dans
leur tombeau.

--Voilà qui est bien, et j'admire un dévouement filial poussé jusqu'au
point de consentir à un aussi monstrueux mariage, reprit Lapierre avec
ironie... Mais, mademoiselle, quand on se pose en héroïne, il ne faut
pas faire les choses à demi; et, puisque vous êtes décidée à vous
_sacrifier_--suivant votre expression--je désire que ce sacrifice soit
complet.

--Que voulez-vous dire?... que vous faut-il de plus? demanda Laure avec
exaltation... N'est-ce pas assez d'enchaîner ma vie à la vôtre et de
renoncer pour toujours à mes plus chères illusions, à ma part de bonheur
en ce monde?... Ma fortune, cette misérable dot que vous convoitez, ne
suffit-elle pas à vos appétits cupides?... Va-t-il me falloir supplier
mon frère de renoncer aussi à la sienne en votre faveur, pour que votre
traître bouche ne révèle pas des malversations dans lesquelles vous avez
trempé, ne trouble pas le dernier sommeil du malheureux et confiant
officier dont vous avez causé la mort?...

--Voyons, dites, monsieur le chevalier d'industrie... ne, vous gênez
pas! Vous possédez un secret qui vaut une mine d'or: exploitez-le avec
le talent que vous avez déployé là-bas, entre les armées ennemies!

Et la fière créole, brisée d'émotion, se couvrit le visage de ses mains
crispées.

Quant à Lapierre, cette sanglante flagellation lui causa un mouvement de
rage.

Il parut sur le point d'éclater.

Mais sa nature perverse rentra vite dans son calme de reptile.

Redoutant par-dessus tout une scène où il n'avait rien à gagner, et
craignant que le desespoir de Laure ne la porta à tout confier à sa
mère, il avala sans sourciller la terrible mercuriale de sa victime, et
répliqua d'une voix doucereuse:

--Tout doux! ma belle fiancée, la colère vous égare et vous fait dire
des choses que votre coeur ne pense pas. Je suis trop au-dessus de vos
insinuations et ma conscience est trop nette sous ce rapport, pour
que je m'offense sérieusement de propos dictés par un dépit excessif.
Laissez-moi vous dire seulement, mademoiselle, que votre père eût parlé
tout autrement que vous ne le faites, et qu'il n'eût pas récompensé par
des injures les services que j'ai pu lui rendre...

--Vous vous faites payer trop cher ces prétendus services, pour avoir
le droit de les rappeler, interrompit Laure avec amertume... Et encore,
ajouta-t-elle. Dieu seul sait...

Elle n'acheva pas.

--Dieu seul sait, continua Lapierre avec componction, que je poursuis
auprès de la fille l'oeuvre commencée avec le père...

--Vous ne croyez pas dire si vrai! murmura la jeune créole.

--Dieu seul sait, reprit sans s'émouvoir l'ex-fournisseur, que mon
mariage avec vous n'a toujours été, dans ma pensée, qu'un premier pas
vers la grande oeuvre de réparation que j'ai promis solennellement
d'accomplir au chevet du colonel Privat mourant. Cette dot que vous me
reprochez; si injustement de convoiter, savez-vous, jeune fille, à quoi
elle est destinée?

--Je le sais que trop.

--Vous ne le savez pas du tout, au contraire.

Eh bien! je vais vous le dire. Votre dot, mademoiselle--environ deux
cent mille piastres--passera presque toute entière à restituer les
sommes subrepticement empruntées par votre père à la caisse de l'armée;
cette misérable fortune devant laquelle vous m'accusez de ramper, je
m'en dessaisirai aussitôt, après notre mariage pour la rendre à qui elle
appartient, pour enlever de la croix d'honneur de mon malheureux ami, le
colonel Privat, la tache d'ignominie qui la souille...

--Voilà, mademoiselle, la mine que j'exploite; voilà l'industrie que je
pratique!

Et Lapierre, en prononçant ces mots, avait un accent si irrésistible
de noble franchise, que la pauvre Laure abaissa lentement sa paupière
brûlante, et qu'une soudaine réflexion traversa son cerveau endolori:

--S'il disait vrai!

Lapierre lut au vol cette pensée sur le front de la jeune fille.

Il reprit gravement:

--Maintenant, mademoiselle, injuriez-moi! si vous en avez le coeur: je
n'en continuerai pas moins à remplir la mission sacrée que je me suis
imposée.

--Ni les menaces de votre adorateur Champfort, ni vos insinuations
malveillantes ne me feront fléchir, ne me détourneront de la route que
je poursuis--route qui aboutit à la réhabilitation de mon pauvre ami, le
colonel Privat.

--Mais prenez garde, orgueilleuse jeune fille, que vos froideurs et vos
dédains ne changent--en une heure de colère--ma mission de salut en
mission de vengeance. Ce jour-là, je serai inflexible, et ni le
pouvoir magique de votre beauté, ni vos supplications, ni vos larmes
n'empêcheront le déshonneur de s'abattre sur votre maison.

Laure était émue.

Un violent combat se livrait en elle-même depuis quelques instants.

Tout à coup, elle se leva et, tendant sa main à Lapierre:

--Monsieur, dit-elle, si j'ai eu des torts vis-à-vis de vous,
pardonnez-les-moi. Je veux vous croire, car il serait trop malheureux
que mon obstination causât l'éternelle honte de ma famille.

--Dites ce que vous exigez de moi: j'obéirai.

Un éclair de triomphe passa dans les yeux de l'ex-fournisseur. Il saisit
avec empressement la main de sa fiancée et, la portant respectueusement
à ses lèvres, il dit en fléchissant le genou comme un preux chevalier
qu'il n'était pas:

--Mademoiselle, le plus humble de vos adorateurs n'a pas ici à
commander, mais à implorer.

--Implorez alors, répondit froidement Mlle Privat, mais faites vite, car
cette scène m'épuise.

--Eh bien! mademoiselle, répliqua Lapierre en se levant, je m'estimerais
heureux si vous daigniez vous montrer en compagnie un peu plus
bienveillante à mon égard.

--Je ferai mon devoir de fiancée, monsieur. Après.

--Après?... Ma foi, je ne vous cacherai pas que je tiens beaucoup à
ce que votre cousin ne vienne plus jouer vis-à-vis de vous le rôle de
protecteur, ou plutôt celui de vengeur--comme si vous étiez une victime
et moi un bourreau.

--C'est affaire entre vous et lui. Quant à moi, je n'ai jamais dit à
mon cousin un seul mot de nature à, lui laisser supposer que je fusse
forcée, d'une façon quelconque, de vous épouser.

--Cependant, ce jeune homme vous aime...

--Je n'en sais rien monsieur.

--Comment!... il ne vous l'a jamais dit?

--Jamais.

--Du moins, sa manière d'agir vis-à-vis de vous a dû vous le prouver?

--C'est tout le contraire. Mon cousin a toujours été très réservé--plus
que cela, très froid avec moi.

--Alors, comment expliquer sa conduite d'aujourd'hui?

--Je n'ai aucune explication à donner.

Lapierre réfléchit une demi-minute, puis se levant:

--Très bien, mademoiselle, je vous remercie de votre condescendance. Ne
pouvant vous prier de fermer la bouche à mon insulteur de tantôt, je me
chargerai moi-même de cette besogne en temps et lieu.... Je tâcherai de
lui faire rentrer son rôle de vengeur.

Laure s'était levée à son tour, et se disposait à quitter le salon.
Au moment de franchir la porte, elle entendit la dernière phrase de
Lapierre.

Elle s'arrêta et répondit d'une voix grave:

--Monsieur Lapierre, si j'ai besoin d'être vengée, ce ne sera ni par mon
cousin Champfort, ni par d'autres... Mon vengeur, ce sera Dieu!

Et s'inclinant froidement, elle se dirigea vers la salle à manger, où se
trouvaient réunis les hôtes de la maison.



CHAPITRE XV

Louise

Pendant que s'accomplissait les divers événements que nous venons de
rapporter, une scène d'un tout autre genre se passait à Québec, dans une
modeste mansarde de Saint-Roch.

Cette fois-ci, il ne s'agit pas d'intérêts et de passions contraires
aux prises, et les acteurs sont bien autres qu'un fiancé forçant
impitoyablement la main à sa future...

Nous y voyons, au contraire, une belle et douce jeune fille de vingt à
vingt-deux ans, un peu pâle, un peu triste, travaillant avec ardeur à un
ouvrage de broderie, près d'une fenêtre que protège contre l'aveuglante
lumière du soleil un blanc rideau de mousseline...

C'est, nous l'avons dit, dans une modeste mansarde de Saint-Roch,
quelque part dans la rue Saint-Valier--comme l'indique le pittoresque
amoncellement de rochers, couronnés de vieux remparts percés
d'embrasures, qui ferme l'horizon du sud, en face de la fenêtre.

Ici, point de luxe et rien de ce qui annonce la riche héritière.

La pièce est petite, basse et mal éclairée; l'ameublement, qui semble
avoir connu des jours meilleurs, porte les traces évidentes d'un long
usage et de plusieurs pérégrinations...

Mais, comme tout y est à sa place!... comme tout est propre, luisant,
soigné!... qu'elle est donc blanche la couverture qui orne le petit
lit virginal, dressé tout au fond de l'appartement, et combien semble
moelleux le tapis d'un chelin qui cache tout entier le parquet!

C'est que nous sommes ici dans la chambre particulière, dans le _sanctus
sanctum_ de cette jolie jeune fille qui manie si prestement son
aiguille, près de la fenêtre.

Et la chambre d'une jeune fille, y a-t-il nid de fauvette ou
d'hirondelle plus chaud, plus douillet, plus charmant que cela?

Au moment où pénètre notre regard profane dans ce coquet pigeonnier, il
est environ quatre heures de l'après-midi.

C'est le jour môme de notre excursion à la Canardière et le lendemain de
la fameuse réunion d'étudiants.

La maîtresse du petit logis, debout avec l'aube et fatiguée par un
travail incessant et monotone, lève de temps en temps sa bête blonde,
jette un regard distrait par la fenêtre, puis laisse tomber son menton
dans sa main et rêve...

L'aiguille reprend bientôt sa course hâtée sur les dessins de la toile;
mais elle s'arrête de nouveau au bout de quelques minutes... la tête
blonde se relève; le regard distrait traverse encore la mousseline
transparente pour aller se perdre sur les sombres remparts...

Et puis, l'infatigable aiguille se remet à l'oeuvre.

Évidemment, la jeune fille est lasse et voudrait bien interrompre
tout-à-fait son travail; mais, de toute évidence aussi, quelque raison
puissante l'en empêche et l'aiguillonne.

La lutte reprend donc, avec des alternatives diverses de triomphe et de
défaillance, jusqu'à ce qu'un bruit cadencé de pas sur le trottoir d'en
face arrête enfin net la terrible aiguille.

L'ouvrage est brusquement déposé sur un petit guéridon, et la jeune
brodeuse, se haussant sur ses mignons pieds, regarde avec anxiété dans
la rue.

Apparemment qu'elle voit ce qu'elle désirait voir, car aussitôt,
frappant joyeusement ses mains l'une contre l'autre, elle abandonne
vivement la fenêtre et court à la porte de sa chambre.

Un instant après, un bruit de clef jouant dans une serrure se fait
entendre, puis l'escalier est ébranlé par des pieds agiles qui
l'escaladent quatre à quatre, et, finalement, un jeune homme tout
essoufflé arrive comme une bombe dans la chambre, pour être reçu entre
les bras de notre jolie travailleuse.

Disons de suite, pour empêcher le moindre soupçon d'effleurer l'esprit,
que ce mortel privilégié n'était autre que notre vieille connaissance
d'hier, le _petit Caboulot_, et la belle jeune fille de la mansarde, sa
soeur _Louise_, l'ex-fiancée du Roi des Étudiants!

Là, Caboulot, en quittant sa soeur le matin, lui avait annoncé qu'il
possédait un grand secret la concernant, mais qu'il ne lui en ferait
part qu'après son cours, à quatre heures, alors, que leur père serait
absent.

Or, quatre heures étaient sonnées depuis quelque temps, et voilà
pourquoi nous avons vu Louise oublier sa broderie pour regarder par la
fenêtre ou se demander quel pouvait bien être ce _grand secret_, de
monsieur son frère.

Maintenant, par quelle succession d'événements singuliers et quelles
vicissitudes du sort avaient-ils passé, pour que nous les retrouvions
dans un modeste logement de la rue Saint-Valier, à Québec, après
les avoir laissés là-bas, sur le Richelieu, dans une situation plus
qu'aisée?

C'est ce que nous allons raconter en quelques mots.

On voit déjà que Lapierre, après avoir obtenu la déportation à Kingston
de son rival Després, voulut se conduire en conquérant et obtenir des
parents de Louise la main de leur fille.

Ceux-ci refusèrent net.

Ils avaient bien considéré auparavant ce jeune homme comme un aimable
compagnon et un gai convive; mais, outre que depuis il avait tenté
d'enlever leur fille de force, deux autres raisons leur faisaient un
devoir de résister à sa demande.

C'était d'abord l'engagement pris avec le sauveur de leur fille.
Després--engagement d'honneur dont ils ne se croyaient pas déliés par
le malheur arrivé à leur pauvre ami. Ensuite, et surtout, la conduite
ignoble de Lapierre dans toute cette affaire de duel et de procès avait
soulevé contre lui l'indignation de ces braves gens, et ils ne voulaient
pour pour gendre d'un homme ayant sur la conscience d'aussi lâches
agissements.

Voilà pourquoi ils se retranchèrent derrière leur détermination bien
arrêtée.

Lapierre eut beau supplier et menacer: tout fut inutile.

Alors, transporté de colère, le misérable ne craignit pas de recourir,
pour se venger, à un moyen révoltant: il calomnia publiquement Louise et
répandit sur son compte les bruits les plus compromettants.

Puis, content de son oeuvre, il détala au plus vite et se réfugia aux
États-Unis.

Mais il laissait derrière lui la semence maudite qu'il avait jetée parmi
les populations cancanières des petites paroisses environnantes, et
cette semence germa avec une effrayante rapidité.

La position ne tarda pas à devenir intolérable pour la famille
Gaboury--on a vu ailleurs que c'était son nom--et elle dut vendre ses
propriétés, puis s'en aller bien loin de ces bords aimés du Richelieu,
où chacun de ses membres était né.

Louise elle-même, guérie depuis longtemps de sa folle passion par la
lâcheté de son ravisseur, avait la première, demandé ce déplacement.

Ce fut à Québec que l'on décida de se rendre--autant pour mettre le plus
de distance possible entre la nouvelle et l'ancienne résidence, que pour
permettre au petit Georges de continuer plus facilement ses études.

Le temps, qui sèche bien des larmes, venait à peine de tarir la source
de celles versées par cette famille éprouvée, qu'une nouvelle calamité
s'abattit sur elle et que les pleurs reparurent.

Madame Gaboury, minée par le chagrin et la maladie, succomba six mois
après avoir quitté s'a place natale.

Ce fut un grand deuil.

Louise, surtout, pensa ne s'en consoler jamais. La malheureuse jeune
fille s'imagina, non sans une apparence de raison, qu'elle était pour
beaucoup dans ce fatal événement, et cette funeste conviction s'enracina
tellement dans son esprit, qu'elle y étendit un sombre voile de
mélancolie, que la main bienfaisante du temps ne put jamais déchirer
complètement.

Puis vinrent les difficultés pécuniaires, inséparables de toute
situation de ce genre, Georges entra à l'Université, et les revenus se
trouvèrent insuffisants pour un tel surcroît de dépense...

Le père Gaboury, encore alerte pour son âge, paya bravement de sa
personne, en se faisant petit employé d'une maison de commerce.

Quant à Louise, heureuse en quelque sorte de réparer ses torts
involontaires envers sa famille, elle se mit résolument à l'oeuvre et
devint une ouvrière en broderie des plus courues.

L'aube la trouvait debout, et la nuit la surprenait courbée sur son
travail.

Grâce à ces deux énergies et à ces deux dévouements, Georges put
continuer, insoucieux, ses études médicales.

On masqua si bien de prétextes ingénieux ces sacrifices nécessaires, que
l'enfant ne fit que soupçonner la vérité, sans jamais la découvrir toute
entière.

Ce gamin-là eût été homme à refuser énergiquement d'apprendre l'art de
guérir, aux prix des fatigues de son vieux père et des sueurs de sa
pauvre soeur.

Voilà où en étaient les choses au moment où nous renouons connaissance
avec cette estimable famille.



CHAPITRE XVI

Le Frère et la Soeur

Après maintes accolades et une prodigieuse quantité de baisers sonores,
le Caboulot s'arrêta enfin pour reprendre haleine.

Il jeta son chapeau sur une chaise et se dirigea vers le guéridon pour
y déposer un peu plus soigneusement un cahier de notes qu'il avait à la
main.

Ce dernier mouvement lui fit apercevoir l'ouvrage de broderie oublié par
sa soeur. Il s'en empara, et l'examinant avec une attention comique:

--Ah! ça, ma grande soeur, s'écria-t-il, aurais tu, par hasard,
l'intention de te marier?

--Pourquoi cette question? fit Louise, en s'efforçant de sourire.

--Parce que, tonnerre d'une pipe, voici un jupon qui sent le
_matrimonium_ à plein nez.

--Oh! le vilain garçon qui fouille dans les ouvrages de femmes!

--C'est que, hum!... mademoiselle ma soeur, vous m'avez toujours soutenu
que vous ne travailliez pas pour les autres, et qu'à moins de prévisions
matrimoniales très... très prudentes...

--Eh! bien?...

--Cette robe de baptême ne vous est pas destinée.

--Curieux, va! Es-tu bien sûr, au moins, que ce soit une robe de
baptême?

--Dame! ça m'en a tout l'air... Au reste, c'est peut-être une jaquette
pour ta poupée, petite soeur.

--Tu sais bien que je ne _catine_ plus.

--Alors, c'est une robe de baptême, puisque ça ne peut être que ceci ou
cela. Sors-moi un peu de ce dilemme-là.

--Je n'ai pas fait ma rhétorique, et j'aime mieux rester entre les
pattes de ton terrible dilemme, que d'en sortir pour me faire quereller.

--Ah! ah! voilà enfin un aveu... Ainsi, il est établi, irréfutablement
établi que Mlle Gaboury s'est fait couturière pour entretenir à
l'Université son flandrin de frère...

--Mais, pas du tout: j'ai des moments de loisir, des heures d'ennui...
je les utilise, je m'amuse.

--Oui, oui... _va-t-en voir s'ils viennent..._ Ce n'est pas à moi que
l'on fait avaler de pareilles couleuvres.

--Quand je te dis...

--Ne dis rien, ne dis rien: tu t'enferrerais davantage. Je sais à quoi
m'en tenir. Mon père et toi, vous suez le sang pour amarrer les deux
bouts, et c'est moi qui en suis la cause: voilà l'affaire tirée au net.

--Mais, mon cher enfant...

--Louise, ma grande soeur, ce n'est pas bien, ça!... Je ne veux pas t'en
dire plus long aujourd'hui... Et, tiens--comme je n'ai pas de rancune,
moi--je vais te punir immédiatement en t'annonçant une nouvelle qui va
probablement te causer une certaine émotion.

--Ah! oui... ce grand secret que tu tiens en réserve depuis ce matin?...

--Précisément. Te doutes-tu un peu de quoi il s'agit?

--Mais, non... à moins que tu n'aies eu des nouvelles de... _lui_.

Et Louise, toute tremblante, regarda anxieusement son frère.

--J'en ai, ma soeur, répondit gravement le Caboulot.

--Tu as des nouvelles de Gustave?... tu sais où il est? demanda vivement
la jeune fille, qui devint pâle.

--Mieux que cela: je l'ai vu.

--Ici, à Québec?

--A l'Université, où il est étudiant en médecine, comme moi.

--Ah! mon Dieu!

Et Louise, étourdie par cette nouvelle imprévue, se laissa tomber sur un
siège.

Depuis six ans que Gustave Lenoir--il portait son vrai nom à cette
époque--était allé subir, au pénitencier de Kingston, la condamnation
que lui avait valu son duel avec Lapierre, aucune nouvelle de lui
n'était parvenue au Canada.

On s'était répété vaguement que le malheureux jeune homme, après s'être
sorti de prison, avait traversé la frontière et s'était lancé tête
baissée dans le formidable tourbillon de la guerre américaine. Mais,
à part ce maigre renseignement, on ignorait absolument ce qu'il était
devenu. Et le père de Gustave lui-même, questionné à ce sujet, déclarait
ne rien savoir sur le compte de son fils.

De sorte que toutes les connaissances du jeune Lenoir avaient fini par
le croire mort, tué sans doute--comme tant de ses compatriotes--dans une
de ces épouvantables boucheries de la guerre de sécession.

--Louise seule, ou à peu près, persistait à espérer... Son coeur, revenu
tout entier aux chastes élans du premier amour, se refusait à accepter
l'idée d'une séparation éternelle... Quelque chose lui disait qu'elle
reverrait Gustave et que, régénérée par l'expiation, elle pourrait
arracher de l'âme endolorie du jeune homme le dard que sa trahison y
avait planté.

Pourtant, jusqu'à ce jour, rien n'était venu donner raison à cette voix
intérieure, et, si tenace que fût l'espérance, de la pauvre fille, elle
subsistait malgré elle la froide influence de la désillusion.

Et voilà que tout à coup, sans préparation, elle apprenait, que,
non-seulement Gustave était vivant, mais encore qu'il était à Québec et
que son frère l'avait vu!...

On conçoit donc l'émotion indescriptible qui s'empara d'elle.

Après une minute d'un silence anxieux, que le Caboulot respecta, Louise
reprit, d'une voix tremblante:

--Ainsi, tu l'as vu?

--Comme je te vois.

--Et tu lui as parlé?

--Il y a deux mois que je lui parle tous les jours sans le connaître.

--Il est donc bien changé?

--Ah! pour ça, c'est plus que je ne puis dire: j'étais si jeune quand il
venait chez nous, là-bas, que je n'ai guère fait attention à ses traits.
Tout ce que je sais, c'est qu'il a beaucoup vieilli et que je ne
l'aurais certes pas reconnu, sans l'histoire qu'il nous a contée.

--Quelle histoire?

Le Caboulot hésitait.

--Dis, insista Louise.

--Je veux tout savoir.

--Ce serait rouvrir inutilement une plaie maintenant fermée.

La jeune fille s'approcha de son frère, puis lui prenant les mains:

--Mon cher enfant, dit-elle gravement, tu te trompes: la blessure dont
tu parles saigne toujours.

Le Caboulot la regarda avec surprise et douleur.

--Quoi! fit-il, tu aimerais encore, cet homme?

--Eh bien! oui, je l'aime! répondit Louise avec explosion.

--Même après ce qu'il a fait?

--Surtout après ce qu'il a fait, repartit avec force la jeune fille.
S'il n'eût pas souffert à cause de moi, peut-être l'aurais-je oublié à
jamais!...

Le Caboulot paraissait ahuri.

Il regardait sa soeur avec des yeux hagards.

Tout à coup, un souvenir lui traversa la tête, et il lui fut impossible
de se contenir plus longtemps.

--Eh bien! ma soeur, s'écria-t-il, aime-le si tu veux, mais ce n'en est
pas moins un fier misérable.

--Un misérable?

--Oui, oui, un misérable, un gredin, un gibier de potence, tout ce que
tu voudras! glapit le Caboulot exaspéré.

Et, comme Louise paraissait altérée, l'enfant reprit doucement:

--Vois-tu, ma chère soeur, je lui aurais peut-être pardonné le mal qu'il
t'a fait, s'il eût montré du repentir... mais, loin de là, le brigand
cherche à faire d'autres victimes, et, pas plus tard que la nuit
dernière. Gustave nous racontait...

--Gustave? interrompit Louise avec stupeur.

--Oui, Gustave.

--Gustave Lenoir?

--Eh! tonnerre d'une pipe, quel autre Gustave veux-tu que ce soit?...

Et le Caboulot regarda sa soeur avec des yeux tout écarquillés.

Louise respira.

--Quel est donc celui que tu appelles misérable et qui cherche encore à
faire des victimes? demanda-t-elle, la gorge serrée.

--Eh! je te le dis depuis une heure, gronda le Caboulot: cette bête
féroce, qui mord et déchire ceux qui lui font du bien, c'est Lapierre!

--Lapierre! exclama la jeune fille, serait-il donc à Québec, lui aussi?

--Il n'y est que trop, le brigand... Plût au ciel qu'il fût encore
à canailler aux États-Unis, puisque ma pauvre soeur a la coupable
faiblesse d'aimer un monstre semblable!

--Mais ce n'est pas lui que j'aime! se récria vivement Louise.

--Vrai?... Ah!... Mais qui donc aimes-tu, alors?... Dis vite, petite
soeur..., Oh! si c'était!...

--Oui, c'est lui... c'est Gustave! Tu aurais dû le comprendre de suite.

Le Caboulot ne répondit pas. Il sauta au cou de sa soeur et la couvrit
de baisers.

Il avait la pensée tellement occupée de Lapierre, depuis le matin, qu'il
avait cru que Louise voulait faire allusion à ce dernier, en parlant de
blessure encore saignante.

De là le quiproquo et l'indignation en pure perte de notre bouillant ami
le Caboulot.

Rassuré tout à fait, le petit étudiant devint calme et reprit:

--Ah! Louise, tu m'as fait une fière peur, et la bile m'en a frémi dans
sa vésicule!

--Mon cher Georges, il n'y a rien à craindre de ce côté-là, répondit la
jeune fille. Je méprise ce Lapierre depuis le jour où j'ai appris sa
lâche conduite dans la terrible nuit du duel.

--Il n'en fallait, pas plus, assurément... Mais combien tu le
mépriserais davantage, su tu avais entendu Després... pardon, Gustave...

--Pourquoi dis-tu Després?

--C'est le nom que porte Gustave depuis... depuis qu'il a été. au
pénitencier.

--C'est juste, murmura Louise... Il ne veut plus porter un nom qui lui
rappelle tant d'amers souvenirs.

--En effet, ma soeur... Je disais donc que si tu avais entendu Gustave,
la nuit dernière, nous raconter toutes les infamies de ce brigand de
Lapierre, tant au Canada qu'aux États-Unis, ce ne serait plus du mépris
que tu éprouverais pour lui, mais de l'indignation et du dégoût.

--Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu? s'écria Louise... Voyons, mon cher
Georges, raconte-moi tout cela minutieusement et n'oublie rien, surtout,
de ce qui concerne ce pauvre Gustave... J'ai été bien coupable envers
lui, et s'il était en mon pouvoir d'adoucir un peu l'amertume de ses
souvenirs, je le ferais au prix des plus grands sacrifices.

--Tu sauras tout, Louise. Je ne te cacherai pas un mot, car, moi aussi,
je veux t'aider à ramener l'espérance et le pardon dans le coeur de mon
pauvre ami Gustave.

Et le Caboulot fit à sa soeur le récit détaillé de tout ce qu'avaient
révélé, la nuit précédente, Champfort et Després. Il n'omit pas
l'engagement solennel pris par le Roi des Étudiants de démasquer
Lapierre et de venger d'un seul coup toutes les dupes de ce chenapan.

Puis, lorsqu'il eut terminé:

--Ma, soeur, dit-il, nous avons notre coup d'épaule à donner dans cette
oeuvre solennelle de justice rétributive... J'ai compté sur toi: me
suis-je trompé?

--Mon frère, répondit gravement Louise, Dieu défend la vengeance, mais
il ordonne la charité. Or, c'est de la charité que d'empêcher une
malheureuse jeune fille d'être sacrifiée à un monstre pareil.

--Je ferai mon devoir: je vous aiderai!

--Merci, ma soeur, répondit le Caboulot: à cette condition, Gustave
pardonnera peut-être!

--Que Dieu le veuille! soupira la jeune fille.

Le Caboulot se leva.

Sa figure rayonnait.

--A l'oeuvre, maintenant! dit-il. Le citoyen Lapierre n'a qu'à bien se
tenir.

Le frère et la soeur se séparèrent.

Six heures sonnaient à l'horloge de la cuisine et le père Gaboury
rentrait.



CHAPITRE XVII

Le Roi des Étudiants entre en campagne

Gustave Després--nous voulons lui conserver ce nom sous lequel il était
connu à l'Université--Gustave Després, disons-nous, occupait, rue
Saint-Georges, un appartement confortable, composé de deux pièces.

L'une de ces pièces, bien éclairée et presque spacieuse, donnait, sur la
rue et cumulait les attributions de cabinet de travail, de salon et de
laboratoire chimique.

C'était une sorte de pandémonium où il y avait un peu de tout.

Les crânes grimaçants y coudoyaient sans façon les fioles de
médicaments; les tibias et les fémurs, épars et disparates, se
prélassaient philosophiquement sur les meubles; un atlas d'anatomie,
tout ouvert et peu soucieux de la crudité de ses planches, reposait
cyniquement sur un volume de poésie d'Alfred de Musset... et la grande
table, dressée au milieu de la pièce, ne se faisait pas scrupule de
marier, dans le plus charmant des désordres, livre» de médecine et
romans, scalpels et pipes, tabac et journaux, os humains et cornues de
verre!...

Ajoutez à tout cela une bibliothèque adossée à la muraille, dans un
coin, un canapé, deux chaises, un joli hamac havanais suspendu aux
solives du plafond, et un petit poêle de fonte, en forme de pyramide, à
deux pas de la table... puis faites-vous un peu l'idée du chaos que ça
devait être...

Cependant, le Roi des Étudiants se plaisait au milieu de ce désordre
artistique. Il aimait à embrasser d'un coup d'oeil, pèle-mêle et
heurtées, toutes ces choses si peu faites pour aller ensemble...
Sa puissante imagination y puisait des éléments de rêverie et s'y
repaissait, comme le fait le gourmet à la vue d'une table abondamment
servie.

La seconde pièce, plus petite et située en arrière, servait de chambre
à coucher. Il est inutile pour nous d'y pénétrer et d'en faire la
description.

Passons donc.

Comme on le voit, le logement de notre ami Després ne manquait pas d'un
certain luxe; et, pour un carabin surtout, il pouvait presque passer
pour somptueux.

C'est que le Roi des Étudiants n'était plus ce jeune homme riche
seulement d'illusions que nous avons connu à Saint-Monat. Un de ses
oncles, célibataires, avait eu, deux années auparavant, le bon esprit de
coucher Gustave sur son testament, et la non moins bonne idée de partir
pour un monde meilleur.

Or, ce respectable vieux garçon laissait après lui, outre les regrets de
rigueur, une petite fortune assez rondelette, que Després empocha sans
se faire prier le moins du monde.

Et voilà comment il se faisait que le Roi des Étudiants pouvait loger
sous des lambris décents, et tenir tête aux exigences de la haute
dignité dont l'avait revêtu ses confrères.

Le 22 juin de l'année 186..., juste au lendemain de la scène à laquelle
nous venons d'assister entre le Caboulot et sa soeur, Gustave Després
fumait sa pipe, nonchalamment étendu dans son hamac.

Il était environ trois heures de l'après-midi.

Le Roi des Étudiants venait de rentrer du cours, et, à moitié perdu dans
un nuage de fumée, il paraissait réfléchir profondément.

Quelques heures auparavant, il avait eu avec Champfort une longue
conférence, qui s'était terminée par le dialogue suivant:

--Ainsi, Paul, tu ne crois pas qu'il aille ce soir à la Folie-Privat?

--Edmond, qui l'a vu tout à l'heure, doit remettre à ma tante une
lettre de Lapierre, dans laquelle il s'excuse de ne pouvoir se rendre
aujourd'hui à la Canardière.

--Ah! voilà qui ne laisse aucun doute. Dans ce cas, je vais commencer de
suite mes petites combinaisons.

Il n'est que temps, mon cher Després, car le pouvoir de ce coquin
s'affermit de jour en jour.

--Bah! laisse-moi faire: nous avons encore quatre grandes journées
devant nous, et c'est plus qu'il m'en faut pour charger la mine qui fera
tout sauter.

--Que comptes-tu faire à ton entrée en campagne?

--Mais pas grand'chose, mon cher. Je compte aller tout bonnement me
promener à la Canardière. Ta tante possède un fort joli parc, et j'ai
l'intention d'y aller herboriser.

--Oui, je comprends... et, tout en herborisant, tu feras nos petites
affaires.

--Précisément, mon cher. Tu peux t'en rapporter à moi: une fois dans le
coeur de la place, je mènerai rondement les choses. Ce n'est pas pour
rien que je suis allé jusqu'aux États-Unis relancer le misérable qui m'a
envoyé au pénitencier; ce n'est pas pour rien, non plus, que j'attends
depuis de longues années le moment où je pourrai broyer cette canaille
sous mon talon...

--L'heure approche; elle va sonner... le Roi des Étudiants entre en
campagne!

--Vive le Roi des Étudiants! avait dit Champfort, en prenant congé.

--A demain, avait répondu Després. Il y aura probablement du nouveau.

Et Champfort était parti, laissant Després débrouiller seul les fils de
sa trame.

Depuis environ une demi-heure, Gustave jonglait dans son hamac, en
suivant d'un regard distrait les capricieuses ondulations des petites
colonnes de fumée qui s'échappait de ses lèvres, lorsque soudain, un
coup de sonnette retentit.

Gustave sauta à terre et murmura:

«C'est lui; il est exact.»

Quelques secondes ne s'étaient pas écoulées; quand on frappa à la
porte et que la figure sympathique d'Edmond Privat se montra dans
l'encadrement.

--Ah! mon cher, voilà qui s'appelle répondre gentiment à une invitation,
s'écria Després en secouant la main du jeune homme.

--Votre Majesté ne pourra donc pas, dire, comme Louis XIV, qu'elle a
failli attendre, répondit Edmond en riant.

--Oh! ma Majesté n'y regarde pas de si près, et n'est pas aussi
exigeante que le Roi-Soleil. Elle s'accommode fort bien de
l'empressement amical de ses fidèles sujets de l'Université-Laval.

--En ce cas, sire, mettez mon amitié à contribution, repartit Edmond, en
s'inclinant avec un respect comique.

--Votre Majesté m'a dépêché une estafette, armée d'un billet, m'invitant
à transporter ma rutilante personne ici. Je suis accouru. Que veut le
Roi des Étudiants?

--Ce qu'il veut?... Je vais te le dire, Prends un siège, _Cinna_, et
assieds-toi.

L'étudiant en droit s'installa dans un fauteuil.

--Mon cher Edmond, reprit Després d'une voix grave, j'ai à te parler de
choses infiniment sérieuses, et j'ai besoin, avant d'entamer un sujet
d'une aussi grande importance, que tu me dises sincèrement si tu aimes
un peu cette vieille _culotte de peau_, qui s'appelle Gustave Després.

Edmond regarda son ami avec des yeux étonnés, puis se levant d'un bond
et lui prenant les mains:

--Si je t'aime! si je t'aime!... s'écria-t-il. Mais, en vérité, mon
pauvre Gustave, en douterais-tu, par hasard?

--Allons, je te crois. Merci... avec de braves coeurs comme toi, on peut
tout entreprendre et il faut jouer cartes sur table.

--Qu'y a-t-il donc? demanda Edmond, et pourquoi ces airs solennels?

--Il y a, mon cher, que je veux empêcher un crime abominable de se
consommer et un bandit d'entrer de force dans une famille respectable.

--Mais... qu'ai-je à voir dans cette affaire et comment puis-je t'être
utile?

--Tu as tout à y voir et tu dois m'aider, car la famille dont je parle
est la tienne et le bandit qui cherche à s'y introduire se nomme Joseph
Lapierre.

--Quoi! s'écria le jeune Privat, mon futur beau-frère?...

--Lui-même, mon cher.

--Et tu dis...

--Que c'est une horrible canaille, indigne de dénouer les cordons des
souliers de ta soeur.

--Mais, d'où sais-tu cela?

--Je possède tous les secrets de ce garnement et j'ai en ma possession
assez de preuves pour le confondre de la façon la plus évidente...

--En vérité?... Mais alors, ma pauvre soeur est donc victime de quelque
horrible machination?

--Mlle Privat est en effet si bien enchevêtrée dans le réseau de
mensonges tissé autour d'elle par Lapierre, qu'elle ne peut s'échapper
et qu'elle marche fatalement au sacrifice, croyant laver de la mémoire
de son père une souillure imaginaire.

--Ah! je comprends maintenant ses tristesses incompréhensibles et la
demi confidence qu'elle m'a faite un jour.

--Quelle confidence?

Edmond raconta à Després la scène du parc que l'on sait. Puis, quand il
eut fini:

--Depuis ce jour, ajouta-t-il, j'ai compris qu'il y avait un secret
terrible entre ma soeur et son fiancé... mais lequel!... C'est ce que je
n'ai jamais pu deviner.

--Ce secret, mon cher, je te l'expliquerai en temps et lieu. Pour
aujourd'hui, contente-toi de prendre ma parole et de savoir que ce
secret est une habile combinaison de Lapierre pour forcer ta soeur à
l'épouser et à lui apporter surtout une dot considérable.

--Oh! l'infâme!... s'écria le frère de Laure, en serrant les poings...
mais je ne souffrirai pas cela, moi, et dussé-je le tuer sur les marches
de l'autel...

--Mauvais moyen, mon cher. La violence ne fait jamais de bonne besogne.

--Que faire alors? je ne peux pourtant pas laisser cette pauvre Laure
donner tête baissée dans un pareil traquenard.

--Que faire?... Me laisser agir et suivre mes instructions. Cet homme
m'appartient, Edmond. Il y a six ans que je le guette et que je
m'apprête à venger la perte de mon bonheur.

--Que t'a-t-il donc fait? demanda naïvement le jeune étudiant.

--Ce qu'il m'a fait? rugit Després... Il m'a volé ma fiancée, puis,
après s'être battu en duel contre moi, m'a dénoncé aux autorités, qui,
elles, m'ont envoyé au pénitencier de Kingston...

--Voilà ce qu'il m'a fait!

Il se fit un silence.

Edmond Privat attendait, que le calme fut revenu sur la figure sombre de
Després. Enfin, il tendit à son camarade sa main finement gantée:

--Mon cher Gustave, dit-il, le danger que court ma soeur m'épouvante...
je m'en rapporte à toi pour l'éloigner de sa tête... Mais, de grâce, ne
perdons pas de temps et suis-moi au cottage. Nous tâcherons d'ouvrir les
yeux de cette malheureuse enfant.

--Mon cher, j'allais te proposer cette petite promenade. J'ai besoin
en effet de voir Mlle Privat, mais je dois lui parler à elle seule. La
chose est-elle possible?

--Hum! à la maison, ce n'est guère praticable.

--Ne peux-tu la prier d'aller faire un tour dans le parc avec toi?

--Oh! pour cela, oui: c'est très facile.

--Une fois dans le parc, tu me feras l'honneur de me présenter à elle
et tu t'éloigneras un peu, de manière à nous permettre de converser
librement.

Le reste me regarde.

--Mais, ma mère te verra pénétrer dans le parc.

--Pas du tout: j'entrerai sous le bois en faisant un détour, à distance
du cottage.

--En effet, tout est, pour le mieux: partons.

--Une minute. Lapierre ne viendra pas chez vous aujourd'hui, n'est-ce
pas?

--Je suis certain que non. Il a une affaire importante à régler;
m'a-t-il dit, et j'apporte une lettre de lui à ma mère.

--Très bien. Maintenant un dernier mot.

--Parle.

--Donne-moi ta parole d'honneur de ne pas souffler mot à personne de la
conversation que nous venons d'avoir.

--Pas même à ma mère?

--Pas même à ta mère.

--Puisque tu le veux, je te la donne.

--Merci. Maintenant, je fais un bout de toilette et je te suis. As-tu ta
voiture?

--Oui, elle est à la porte.

--C'est bien; nous serons rendus là-bas avant cinq heures.

--Oh! oui, il n'est que quatre.

Després, qui avait fini sa toilette, rejoignit son camarade, et une
minute après tous deux roulaient à grand fracas vers la Canardière.

Le Roi des Étudiants entrait en campagne.



CHAPITRE XVIII

Le premier pas

Depuis la conversation orageuse qu'elle avait eue avec son fiancé, Mlle
Privat ne quittait guère sa chambre et ne se mêlait que très rarement
aux autres membres de la famille.

Frappée au coeur et courbée forcément sous une inexorable nécessité,
elle voulait bien ne pas se plaindre, mais il lui était impossible de
prendre part aux joies de ses compagnes plus heureuses qu'elle, et
encore plus impossible de s'associer aux préparatifs que l'on faisait en
vue de son mariage.

C'était ainsi qu'elle vivait, isolée et mélancolique, tantôt retirée
dans sa délicieuse chambrette, tantôt en tête-à-tête avec le grand piano
du salon, pendant qu'autour d'elle, dans les vastes appartements, tout
était bruit, mouvement et branle-bas de fête.

Dans le cours de la vie humaine, combien de fois le plaisir insoucieux
ne s'ébat-il pas de la sorte tout à côté de la douleur ignorée!

A l'heure précise où Gustave et Edmond filaient au grand trot sur le
chemin de la Canardière, la pauvre Laure, toujours triste et désespérée,
se trouvait à la fenêtre de sa chambre, promenant son regard voilé
sur la magnifique campagne qui avoisine Québec. A travers quelques
éclaircies d'arbres, elle voyait se dessiner, comme les tronçons d'un
ruban grisâtre, la route qui conduit à Montmorency... De temps à autre,
un magnifique équipage passait rapidement vis-à-vis ces percées de
feuillages, pour disparaître en une seconde, se montrer de nouveau plus
loin, puis s'évanouir encore.

Laure regardait sans voir...

Que lui importait le mouvement de ces foules en habits de fête, galopant
joyeusement sur le chemin de la vie!... Son bonheur, à elle, n'était-il
pas envolé pour toujours, et la route qui se déroulait en face de sa
jeune existence pouvait-elle lui offrir autre chose que des épines et
des ornières!...

Elle laissait donc passer un à un tous ces brillants équipages, sans
leur accorder plus qu'une attention distraite, lorsqu'un élégant
phaéton, traîné par deux beaux chevaux de race mexicaine, s'arrêta tout
à coup vis-à-vis d'une éclaircie du parc et qu'un des deux jeunes gens
qui en occupaient le siège sauta à terre, puis disparut entre les
arbres.

Laure devint toute pâle.

Elle avait reconnu la voiture de son frère et se disait avec anxiété:

--Oh! mon Dieu, qui donc est avec mon frère?... Pourvu que ce ne soit
pas lui!...

Puis se ravissant:

--Mais non..., ce ne peut être déjà mon persécuteur... et, d'ailleurs, il
ne se serait pas venu dans la voiture d'Edmond, ou, dans tous les cas,
ne serait pas descendu à l'entrée du parc.

Ce raisonnement rassura un peu la jeune créole. Toutefois, sa curiosité
n'était pas satisfaite, et elle se remit à faire de nouvelles
suppositions.

--Si c'était Paul! se dit-elle.

Et sa main se porta involontairement à son coeur.

Depuis la scène de l'avant-veille et, surtout, depuis l'imprudent aveu
fait par Lapierre relativement aux sentiments de l'étudiant en médecine,
Laure était bien revenue de ses préventions contre son cousin. Plus que
cela, elle se reprochait amèrement de ne l'avoir pas compris et d'avoir
ainsi laissé passer le bonheur à côté d'elle, sans lui tendre la main...
Et, maintenant, cet amour désintéressé et malheureux, ce sentiment
chevaleresque qu'elle s'était appliquée à refouler--faute de le
connaître--dans le coeur du fier jeune homme, pouvait-elle y songer?...
pouvait-elle le lui offrir encore?...

Et la pauvre jeune fille, en se faisant ces réflexions, ne put empêcher
une larme brûlante de couler sur sa joue enfiévrée.

Mais, à son tour, elle repoussa cette nouvelle Supposition.

--Non, se dit-elle, ce n'est pas Champfort... Il souffre, lui aussi, et
ne veut pas augmenter sa souffrance en venant dans cette maison où
le malheur s'est abattu... Et, pourtant, ce jeune homme que j'ai vu
disparaître dans le parc...

Elle n'acheva pas.

Le roulement d'une voiture se fit entendre dans l'avenue, et Laure,
s'avançant la tête hors de sa fenêtre, put voir son frère sauter
lestement sur les marches du péristyle et remettre les guides à un
domestique.

Alors, la jeune créole appela:

--Edmond!

Celui-ci releva la tête.

--Je veux te voir tout de suite, continua Laure. Peux-tu me donner deux
minutes?

--Pas deux minutes, ma chère, mais deux heures, répondit l'étudiant, qui
disparut sous la haute porte d'entrée.


Un instant après, il était dans la chambre de sa soeur.

La jeune créole embrassa, son frère, puis ouvrait la bouche pour
lui poser une question facile à deviner, lorsqu'elle s'aperçut que
l'étudiant, d'ordinaire pétulant et joyeux, était, ce jour-là, d'une
gravité magistrale.

Elle le regarda quelques secondes, puis changeant brusquement sa
question:

--Que se passe-t-il donc, mon cher Edmond? demanda-t-elle; qu'a-t-il pu
t'arriver de si fâcheux pour que tu sois devenu comme cela tout morose?

--Il ne m'est rien arrivé d'extraordinaire, ma bonne Laure, répondit
l'étudiant.

--Alors, pourquoi cette figure de juge qui va prononcer une sentence de
mort?

--Ai-je vraiment cette figure-là?

--Mais... à peu près.

--Dans ce cas, c'est que j'ai probablement quelque sentence grave à
porter... ou à faire porter.

--Une sentence?

--Tu dis bien.

--Eh! contre qui?,.. Ce n'est pas contre moi, au moins?

Et Laure. feignit de rire; mais le rire ne lui allait plus, et elle ne
put qu'ébaucher un amer rictus.

Edmond ne répondit pas, mais il se leva et, s'approchant de sa soeur, il
lui dit avec une tristesse qui n'était pas sans solennité:

--Ma soeur, le temps des atermoiements et des subterfuges est passé...
Il se trame ici des choses terribles et enveloppées d'un sombre
mystère...

Laure voulut se récrier.

--Laisse-moi parler, continua le jeune Privat. Si je n'ai pas le droit
de te forcer à me faire part de ce fatal secret que tu prétends exister
entre nous, l'ai du moins le devoir d'empêcher ma soeur unique de se
sacrifier inutilement.

--Edmond, je t'en prie, interrompit fébrilement la jeune créole, ne va
pas plus loin et cesse de me parler de ces choses. Tu m'as promis, il y
a quelque temps, de ne jamais plus revenir sur ce sujet.

--Je l'avoue; mais les circonstances sont changées... Il s'agit du
bonheur de toute ta vie, et je ne veux plus rester spectateur impassible
d'un sacrifice aussi douloureux.

--Mais, je ne me sacrifie pas... je l'aime, mon fiancé!...

Et la malheureuse enfant eut le courage de prononcer ce sublime mensonge
d'une voix ferme.

Edmond la contempla d'un air attendri.

--Ce n'est pas à moi, pauvre chère soeur, dit-il, que tu feras croire
pareille chose. Ton âme est trop noble pour n'avoir pas deviné la
bassesse de caractère et l'hypocrisie de ce misérable suborneur... Tu ne
peux l'aimer.

--C'est là où tu te trompes, essaya de répliquer Laure.--Et, d'ailleurs,
reprit-elle avec énergie, si je fais véritablement un sacrifice, c'est
que je le juge tellement nécessaire, que rien au monde ne pourrait
m'empêcher de l'accomplir. Le sort en est jeté... Tu m'as juré de ne
jamais révéler ce secret à notre mère: tiens ta promesse, je tiendrai
mes engagements.

Le jeune Privat vit qu'il était temps de frapper un grand coup.

--S'il existait de par le monde, dit-il, un homme qui fût capable de te
prouver l'inutilité de ton sacrifice...?

Laure hocha la tête et murmura:

--C'est impossible.

--Si ce même homme, poursuivit Edmond, possédait des documents
irrécusables, en présence desquels le doute ne serait pas permis, et
établissant que Lapierre est un misérable, digne tout au plus de figurer
au bout d'une corde de potence...

Laure ne répondait pas.

Son front était devenu brûlant et les tempes lui bourdonnaient.

--Eh bien? fit l'étudiant.

--Un homme semblable n'existe pas, répondit la jeune fille, qu'une
étrange espérance envahissait.

--S'il existait? insista Edmond.

--S'il existait! s'il existait! s'écria Laure avec exaltation, je dirais
que Dieu a eu pitié de moi et qu'il a fait un miracle.

--Eh bien! ma soeur, reprit le jeune Privat en tirant une lettre de sa
poche, remercie Dieu, car il a fait un miracle; car cet homme existe et
il t'envoie ceci.

Laure s'empara fébrilement de la lettre que lui présentait son frère.

--Une lettre! dit-elle... une lettre à moi!...Mais vais-je me permettre
de la lire?

--Tu le dois, ma soeur. Elle est d'un brave jeune homme qui sera ton
sauveur. Ne refuse pas le secours que t'envoie la Providence.

--N'est-ce pas ce jeune étranger qui t'accompagnait tout à l'heure,
demanda Laure, tout en brisant le cachet d'une main tremblante.

--Précisément. Il attend dans le parc que tu lui répondes.

Laure ouvrit la lettre et lut tout bas.

Voici le contenu de cette missive écrite par Gustave Després:


    Mademoiselle,

    Un homme qui a parfaitement, connu, à l'armée américaine, votre
    brave et malheureux père, vous demande respectueusement quelques
    instants d'entretien, sous la sauvegarde de votre frère.

    Cet homme est en état de vous donner tous les renseignements que
    vous pourrez lui demander sur la personne et les actes de M. Joseph
    Lapierre, votre fiancé. Il appuiera ses, dires des preuves les plus
    irrécusables.

    De grâce, mademoiselle, ne refusez pas d'entendre cet envoyé de
    la Providence, car il est probablement le seul homme qui puisse
    éloigner de votre tête l'effroyable malheur qui vous menace.

    Laissez-vous conduire par votre frère.

La jeune créole ne prit pas même le temps de réfléchir. Après avoir
glissé la lettre du Roi des Étudiants dans son corsage, elle dit
rapidement à son frère:

--As-tu vu _Monsieur_, aujourd'hui?

--Je l'ai vu ce matin.

--A quelle heure doit-il venir?

--Il ne viendra pas avant demain. J'ai une lettre d'excuse pour ma mère.

--Ah! tant mieux: nous ne serons pas épiés. Allons trouver l'homme qui
m'a écrit; c'est Dieu qui nous l'envoie.



CHAPITRE XIX

L'entrevue

Comme il avait été convenu, Edmond Privat fit descendre Després à
l'entrée du parc et continua son chemin, pour arriver, au grand trot de
ses deux _mustangs_, par la grande avenue.

Quant au Roi des Étudiants, habitué à tous les exercices du corps, il
enjamba prestement la haie vive qui fermait le parc, et s'engagea dans
un étroit sentier dont le mince ruban se déroulait, en serpentant,
vers le nord. Suivant les indications du jeune Privat, Gustave devait
déboucher, après une dizaine de minutes de marche, sûr un vaste
rond-point au centre du parc, et attendre là que la jeune créole et son
frère vinssent le rejoindre.

Il cheminait donc tranquillement dans la sente à peine tracée, écartant
de ses deux mains les rameaux entrelacés qui barraient le passage, et
songeant à ce qu'il lui faudrait dire pour convaincre la malheureuse
fiancée de Lapierre, lorsque soudain, à un coude du sentier, près d'un
petit pont de bois jeté sur un ruisseau, un bruit de branches froissées
se fit entendre, suivi de piétinements semblables à ceux produits par un
animal qui s'enfuit précipitamment.

Després s'arrêta.

--Est-ce qu'il y aurait des animaux dans ce parc? se demanda-t-il.

Et il écarta les branches pour faire quelques pas dans la direction d'où
était venu le bruit suspect. Mais tout était rentré dans le silence,
et aucune trace n'était visible sur le lit de feuilles sèches qui
tapissaient le sol.

--Allons! se dit-il, je n'ai pas de temps à perdre à la constatation
d'une semblable bagatelle... C'est un animal quelconque, ou quelque
gamin qui cherche des nids d'oiseaux... Laissons-les à leurs amusements.

Et, pour réparer le temps perdu, Després allongea le pas, refoulant les
blanches feuillues qui lui froissaient la poitrine, brisant avec fracas,
les rameaux entrelacés, de telle façon qu'une douzaine de fauves
auraient pu s'abattre autour de lui sans qu'il les entendit.

Il arriva bientôt en vue de la clairière.

C'était, comme nous l'avons dit, un vaste rond-point où venaient
aboutir--semblables aux rayons d'une immense roue--toutes les allées
principales du parc.

Tout autour, des bancs à dossier, peints en la traditionnelle couleur
verte, étaient disposés entre les arbres--les uns orgueilleusement assis
sur la croupe de quelque petit mamelon, les autres à moitié ensevelis
sous le feuillage luxuriant.

Gustave se dirigea vers un de ces derniers et s'y installa.

Puis il se prit à réfléchir profondément.

La partie qu'il allait engager était extrêmement sérieuse. Non-seulement
il allait avoir à lutter contre un homme d'une habileté supérieure et
rompue à toutes les intrigues, mais encore il lui faudrait porter la
conviction dans le coeur d'une jeune fille entièrement fascinée par ce
démon, marchant stoïquement à ce qu'elle croyait être la réhabilitation
de la mémoire de son père, avec le fatalisme des victimes antiques.

Després n'attendit pas longtemps.

En effet, cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, qu'une jeune fille,
vêtue de noir et pâle comme une madone d'albâtre, émergea à un coude de
la grande allée conduisant au cottage, et s'avança lentement dans la
direction du rond-point.

Elle donnait le bras à un jeune homme, que Gustave reconnut sur-le-champ
pour être Edmond Privat.

Le Roi des Étudiants ne put se défendre d'une profonde émotion à la vue
de cette femme malheureuse et forte, de cette belle créole dont le type
opulent et la pâleur dorée avaient fait place à une blancheur de cire et
à un affaissement précoce.

--Comme elle est belle! se dit-il... et comme elle souffre!... Ah! non,
une aussi admirable femme ne peut aimer cette brute de Lapierre!... Je
la sauverai, dussé-je le faire malgré elle!

Cependant, le couple approchait...

Després, le chapeau à la main, s'avança au devant de Mlle Privat, et
s'inclinant avec cette courtoisie française qui le distinguait:

--Mademoiselle, dit-il, je rends grâce à Dieu et à votre bon ange de me
procurer aujourd'hui le bonheur de vous rencontrer...

--Ma soeur, interrompit Edmond, j'ai le plaisir de te présenter mon
excellent ami, Gustave Després, notre roi... le Roi des Étudiants.

Mlle Privat s'inclina sans répondre. Elle examinait, à la dérobée, la
mâle et franche figure de celui qui s'annonçait comme devant être son
sauveur.

Després reprit:

--Mademoiselle, pardonnez-moi si j'ai dû, sans être connu de madame
votre mère, solliciter de vous une entrevue dans ce lieu écarté. Les
motifs qui me font agir sont tellement en dehors des raisons ordinaires,
et les circonstances de l'affaire où je suis engagé tellement
impérieuses, que je n'avais réellement pas le choix des moyens.

--Monsieur, répondit Laure avec dignité, vous avez mentionné dans votre
lettre le nom de mon père, et ce nom seul était suffisant pour me
déterminer à accepter votre proposition, si étrange qu'elle me paraisse.

Després s'inclina à son tour; puis, après quelques secondes de
réflexion, il reprit:

--Mademoiselle, j'ai en effet à vous parler de votre père, mais j'ai
surtout un immense devoir à remplir à l'égard d'une personne qui se sert
du nom sans tache du colonel Privat pour arriver à ses vues criminelles.

Laure était tout oreilles, mais elle feignit de ne pas comprendre et
garda le silence.

Ce que voyant, le Roi des Étudiants se décida à entrer de suite dans le
vif de la question. Il poursuivit donc, en regardant Edmond:

--Mademoiselle, les instants sont précieux, à vous comme à moi... Il
se peut que cette entrevue que j'ai eu le bonheur d'obtenir soit la
dernière... Souffrez donc que j'aborde immédiatement le sujet pour
lequel je suis venu, et que je prie monsieur votre frère de nous laisser
un moment seuls.

Edmond, qui s'attendait à cette invitation salua et dit:

--Je vous quitte, et, toi, ma pauvre soeur, je te supplie de te laisser
convaincre et de ne pas être le forgeron de ta chaîne.

--Laure fit une inclinaison de tête et s'assit, sans prononcer une
parole.

Després resta, debout en face d'elle.

Une minute se passa dans un silence plein d'anxiété.

Enfin, le Roi des Étudiants parut prendre une résolution soudaine:

--Mademoiselle Privat, dit-il brusquement, aimiez-vous votre père?

--Monsieur! fit Laure, dont les tempes, rougirent.

--Je vous demande pardon, mademoiselle, repartit Després, mais je vous
supplie à genoux de ne pas vous étonner, de mes questions et de me
répondre sans arrière-pensée.

Laure hésita une seconde, regarda profondément Després, puis répliqua
avec explosion:

--Mon pauvre père, je ne l'aimais pas, je l'idolâtrais.

--Je le savais, mademoiselle, repartit simplement Després, et si je ne
l'eusse pas su, j'aurais abandonné l'idée que je poursuis...

--Maintenant, continua-t-il, voulez-vous avoir assez de confiance en moi
pour me dire si, en cas de malheur financier arrivé à ce pauvre père que
vous regrettez tant, vous seriez fille à sacrifier la fortune qui vous
revient pour combler le déficit?...

--Sans hésiter une seconde, répondit Laure avec fermeté.

--Et même à sacrifier le bonheur de toute votre vie?... poursuivit
Després.

--Mon bonheur à moi ne peut être mis en comparaison avec la mémoire
honorée de mon père, répondit Laure d'une voix émue.

Després s'inclina.

--Mademoiselle, dit-il, je savais votre âme grande et noble; mais,
maintenant, je la sais bonne et chevaleresque... Ma tâche en sera plus
facile...J'ai des choses infiniment délicates à traiter avec vous; j'ai
des souvenirs bien amers à réveiller... j'ai même des plaies cuisantes
à rouvrir. Mais votre courage et la confiance que vous semblez avoir
en moi me soutiennent... Vous venez au-devant du salut: l'oeuvre de
rédemption me sera plus légère.

Laure était émue et ses grands yeux noirs demeuraient constamment fixés
sur la sympathique figure du Roi des Étudiants.

Després continua:

--Vous ignorez probablement, mademoiselle, quel but je poursuis en
venant ainsi m'immiscer dans les affaires qui, au premier abord,
semblent ne pas me concerner le moins du monde.

--Je vous avoue que je ne saurais deviner...

--Deux raisons me font agir et me poussent irrésistiblement sur votre
chemin... La première et la plus sacrée, c'est que des circonstances
tout à fait exceptionnelles, et que je vous expliquerai bientôt, m'ont
mis sur la piste d'un grand crime; la seconde...

--Quelle est-elle?

--La seconde, acheva Després avec une sombre énergie, c'est que j'ai une
oeuvre impérieuse de vengeance à accomplir.

Laure regarda le Roi des Étudiants.

Il était debout en face d'elle, l'oeil chargé d'éclairs et le bras
étendu dans un geste de suprême menace.

Elle comprit que ce fier Jeune homme, vieilli avant le temps, n'agissait
pas pour assouvir une mesquine passion, et que de puissants motifs
l'envoyaient à son secours.

La confiance pénétra dans son coeur.

Monsieur, dit-elle, quelles que soient les raisons qui vous dirigent, je
les respecte et ne désire pas vous forcer à les divulguer... Mais vous
avez parlé d'un grand crime sur la piste duquel vous êtes tombé, et,
comme je suppose que ma famille est pour quelque chose dans cette
ténébreuse affaire, je vous prierai de me dire de quoi il s'agit.

--Mademoiselle, répondit Després, vous serez satisfaite, car je ne suis
pas venu pour autre chose.

--Je vous écoute, monsieur.

--Aucune oreille indiscrète n'entendra ce que j'ai à vous dire? demanda
Després, en regardant tout autour de lui.

--Il n'y a que mon frère dans le parc, répondit Laure, et vous voyez
qu'il ne songe guère à vous écouter.

En effet, Edmond paraissait se trouver trop à son aise, étendu sur la
pelouse à une centaine de pieds de là et absorbé dans la lecture d'un
roman, pour s'occuper de ce qui se passait entre sa soeur et Gustave.

Després prit donc place à côté de Laure, et la regardant avec une
sympathie presque paternelle;

--Mademoiselle, dit-il brusquement, vous allez vous marier mardi
prochain, n'est-ce pas?

--Oui, monsieur, répondit la jeune fille en baissant les yeux.

--Votre décision est bien prise?

--Mais, monsieur!...

--Il le faut, mademoiselle. Répondez-moi en toute confiance, je vous en
supplie.

--Eh bien! sans doute, ma décision est arrêtée.

--Irrévocablement?

--Pourquoi pas?... Est-ce que, par hasard, quelqu'un aurait le droit de
me forcer la main?

--Non, mademoiselle, personne n'a ce droit, répondit gravement Després;
mais il n'en est pas moins vrai qu'un homme s'est trouvé qui a cru
pouvoir le prendre, ce droit; il n'en est pas moins vrai que, vous qui
êtes jeune, belle et riche, vous vous mariez contre votre gré.

Laure pâlit, et regardant son interlocuteur en face:

--Monsieur! dit-elle, vous abusez...

--Laissez faire, mademoiselle... reprit tranquillement Després. Je
n'avance rien que je ne sois en mesure de prouver. Tout-à-l'heure, vous
me rendrez justice.

Puis continuant:

--Donc, vous vous mariez contre votre gré et vous n'aimez pas celui qui
sera bientôt votre époux.

--Je vous laisse dire, puisqu'il le faut.

--Bien plus, pauvre jeune fille, vous avez au coeur un autre amour, une
de ces passions suaves et douces qui sont l'histoire de toute une vie et
ne s'éteignent jamais.

Une rougeur brûlante envahit le front de la jeune fille, mais elle
haussa bravement les épaules et feignit de rire.

--Beau chevalier redresseur de torts, dit-elle, vous savez beaucoup de
choses, mais je doute fort que vous puissiez lire à découvert dans le
coeur d'une femme--surtout d'une femme que vous voyez pour la première
fois.

--Mademoiselle, reprit Després d'une voix grave, je ne suis pas devin,
mais j'ai beaucoup; souffert, et le chagrin, en forçant certaines
facultés à se replier sur elles-mêmes, à se concentrer, double la
puissance de ces facultés, donne une sorte de seconde vue.

Laure jeta un sympathique regard sur le jeune homme et répliqua d'un
accent ému:

--C'est vrai, monsieur: ceux qui ont souffert voient mieux et plus
loin que les heureux de ce monde... Mais, ajouta-t-elle, pour pouvoir
pénétrer jusqu'au sanctuaire le plus intime de la pensée humaine, jusque
dans le coeur d'une femme, il faut autre chose que l'expérience, autre
chose que le raisonnement...

--Que faut-il donc?

--Mais, mon Dieu... tout au moins la connaissance intime du caractère,
des goûts, des sympathies innées de cette femme.

--En ce cas, mademoiselle, s'empressa de répliquer Després, je possède
toutes les connaissances nécessaires pour affirmer solennellement que
vous n'avez pas d'amour pour votre fiancé, et qu'au contraire...

--Achevez.

--Vous aimez le noble jeune homme qui, depuis de longues années, souffre
en silence à cause de vous.

Laure essaya de rire.

--Voilà une conclusion pour le moins étrange, dit-elle.

--Elle est très logique, mademoiselle. Suivez bien mon raisonnement.

Allez...

--Vous avez un caractère chevaleresque, porté aux grands dévouements,
épris des nobles actions et auquel répugne souverainement tout ce qui
paraît louche ou déloyal.

--Vous me flattez.

--Non pas: je vous analyse. Eh bien! mademoiselle, ne voyez-vous pas
que toutes les tendances sympathiques de votre caractère vous poussent
inévitablement vers le loyal jeune homme qui vous aime, tandis que vos
antipathies innées vous empêchent d'éprouver autre chose que le plus
profond mépris pour votre fiancée?

--Qui vous dit que monsieur Lapierre ne soit pas digne de mon amour?

--Lapierre est un lâche et misérable assassin! s'écria Després d'une
voix concentré.

Laure, stupéfaite, regarda l'étudiant avec de grands yeux et ne répondit
pas sur-le-champ.

Dans le même moment, un bruit singulier se fit dans le feuillage, à
quelque distance en arrière du banc où étaient assis les deux jeunes
gens. Une oreille exercée aurait pu y reconnaître le froissement produit
par une personne qui se faufile au milieu des branches... Mais Laure et
Gustave étaient trop absorbés par leurs pensées pour faire attention à
ce frôlement significatif.

Après quelques secondes de silence, la jeune créole répliqua:

--Monsieur Després, voilà des paroles bien sévères, et à moins, de
preuves très positives...

--Je vous demande pardon, mademoiselle, de m'être quelque peu laissé
emporter en votre présence, répondit poliment le Roi des Étudiants...
Cela ne m'arrivera plus. Quant à prouver ce que j'affirme, à savoir
que Joseph Lapierre est un lâche assassin, je vais le faire sans plus
tarder.

Et Després, prenant l'ex-fournisseur au moment de son arrivée à
Saint-Monat, se mit à le disséquer de main de maître. Tout y passa,
depuis les complaisances du Roi des Étudiants pour son nouvel ami et le
sauvetage des deux enfants Gaboury, jusqu'à la sombre affaire du duel et
ses sinistres conséquences.

Le narrateur, mis en verve par cette évocation douloureuse de ses
malheurs passés, n'oublia pas l'ignoble conduite de Lapierre à l'égard
de Louise, après la condamnation de son rival, et les basses calomnies
qu'il répandit partout sur le compte de la malheureuse jeune fille.

Son récit fut un véritable et foudroyant réquisitoire.

Laure écoutait, émue et palpitante, ce dramatique exposé, et une
irrésistible impression de terreur l'envahissait, lorsqu'elle reportait
son esprit sur sa, propre situation vis-à-vis du machiavélique auteur de
tous ces méfaits.

Quand le Roi des Étudiants en fut arrivé, au point culminant de
l'histoire de Lapierre, c'est-à-dire à ce qui concernait la mort du
colonel Privat, il s'arrêta un moment, puis reprit ainsi:

--Mademoiselle, je vous disais, au commencement de cet entretien, qu'une
raison mystérieuse vous forçait à épouser l'homme dont je viens de vous
faire la biographie.

--En effet, monsieur, vous prétendiez cela, murmura Laure.

--Eh bien! cette raison, je vais vous la donner... Vous ne consentez à
épouser Joseph Lapierre que parce qu'il se dit dépositaire d'un secret,
dont la divulgation déshonorerait la mémoire de votre père.

--Qui vous a dit?... balbutia Laure, stupéfaite.

--Est-ce que je me trompe?

--Oh! mon Dieu!... Mais je suis perdue... nous sommes perdus, ruinés
de réputation, puisque cette malheureuse... faiblesse de mon père est
connue.

--Au contraire, vous êtes sauvée, mademoiselle, car ce soupçon sur
l'honneur du colonel Privat est une horrible calomnie, un mensonge
ignoble qui ne pouvait éclore que dans le cerveau de l'homme qui
convoite votre dot.

--Quoi! mon père serait...?

--L'honneur même. Jamais le colonel Privat n'a failli à son devoir. Bien
plus, c'était sans contredit l'un des meilleurs officiers de l'armée du
successeur de Beauregard, le général Bragg... et quiconque en douterait
n'a qu'à s'adresser au général Kirby Smith, commandant alors la division
dans laquelle servait votre père en qualité de colonel de cavalerie.

--En effet, ces noms me sont connus, murmura Laure... Vous êtes bien
renseigné.

--Jusqu'à la bataille de Rogersville, j'ai servi dans l'armée de Buell,
division Manson, qui guerroya pendant tout l'été de 1862 contre les
généraux confédérés Bragg et Kirby Smith, dans le Kentucky et le
Tennessee, se contenta de répondre le Roi des Étudiants.

--Et vous avez connu mon père.

--Que trop, mademoiselle, répondit Després en souriant. Le colonel
Privat, avec son fameux escadron de cavalerie, nous a fait plus de mal
à lui seul que toute une division d'infanterie. Il venait fourrager
jusqu'à nos avant-postes et ne s'en retournait jamais sans nous avoir
sabré une cinquantaine d'homme.

--Mon brave père!

--Vous pouvez le dire, mademoiselle. Son audace était telle, qu'on ne
l'appelait plus que le _Murât_ de l'armée du Sud.

Laure garda un instant le silence.

Son front rayonnait d'un singulier enthousiasme et son oeil humide
s'allumait d'étranges lueurs.

Tout à coup, elle demanda brusquement:

--Quelle est la vérité sur la mort de mon père?

--Je vais vous la dire, mademoiselle, répondit Gustave, qui s'attendait
à cette question.

--Le brigadier-général Manson, consterné de voir ses grand'gardes et
ses avant-postes décimés par l'insaisissable cavalerie de Kirby Smith,
promit une forte somme d'argent à quiconque en amènerait la destruction,
ou, du moins, ferait tomber son chef--le colonel Privat--entre les mains
des Unionistes.

--Cette honteuse prime fut offerte le 25 juillet 1862.

--Le 1er août, vers dix heures du soir, un de nos espions se présenta à
la tente de Manson, s'engageant à faire tomber, le lendemain même,
le colonel Privat et ses cavaliers dans une embuscade infaillible.
L'endroit choisi était ce fameux défilé des montagnes du Cumberland,
appelé _Big Creek Gap_ ou _Cumberland Gap_.

--C'est le seul chemin par où une troupe armée puisse pénétrer du
Tennessee dans le Kentucky. Et encore, cet unique passage n'est-il
qu'une gorge profonde, étroite, sinueuse, où les cavaliers ne peuvent
souvent cheminer qu'un à un, en file indienne.

--Les montagnes du Cumberland séparant les deux armées, il fallait donc
absolument que les cavaliers susdits s'en gageassent dans ce défilé pour
faire leurs expéditions chez nous.

--L'espion s'entretint fort avant dans la nuit avec le général Manson,
et, lorsqu'il sortit de la tente, la mort du colonel Privat était
résolue.

--Vous savez ce qui se passa.

--Deux régiments d'élite furent échelonnés sur les contreforts, de
chaque côté du _Cumberland Gap_; et lorsque le terrible escadron, trompé
par notre habile espion et croyant marcher à la facile capture d'un
convoi, s'engagea dans le défilé, les contreforts s'illuminèrent soudain
et une multitude de feux plongeants assaillirent les braves cavaliers.

--Ce fut un affreux massacre. A peine une dizaine d'hommes en
réchappèrent-ils.

--Le colonel lui-même tomba, mortellement blessé, et fut transporté en
lieu sûr par l'espion qui venait de le faire écharper.

--C'est horrible et infâme! murmura la créole, les yeux étincelants.

--Ce n'est pas tout, mademoiselle, continua Després. L'espion, en homme
plein de ressources, voulut faire d'une pierre deux coups. Il soigna sa
victime comme aurait pu le faire une soeur de charité; puis, quand le
pauvre officier n'eut plus que le souffle, il lui persuada d'écrire à sa
femme la lettre que vous savez, et il attendit tranquillement la fin.

--Ce ne fut pas long.

--Le colonel mourut le lendemain.

--Alors, le garde-malade se transforma en voleur de cadavre. Il fouilla
le mort et s'empara de tous les papiers qu'il y trouva.

--La même chose fut faite pour la malle du colonel.

--Après quoi, et muni d'une foule d'originaux, notre habile chevalier
d'industrie s'installa tranquillement à une table et se mit en devoir
d'essayer un autre petit talent qu'il possédait--le talent d'imiter
l'écriture d'autrui...

Ici, Laure, qui avait écouté tout ce récit avec une stupéfaction
croissante, joignit les mains et s'écria:

--Oh! mon Dieu, tant d'infamie est-il possible?

--Mademoiselle, j'ai vu tout cela de mes yeux, répondit simplement
Després.

Puis il reprit:

--Après plusieurs essais, l'espion, le voleur, le faussaire parut
satisfait, et il écrivit à la fille du colonel--une riche héritière sur
laquelle il avait des vues--une lettre touchante, signée: _Ton père
mourant_, que vous devez connaître, mademoiselle.

--Hélas! hélas! gémit la jeune fille... C'était donc lui!

--Oui, mademoiselle, répondit Després en se levant. L'assassin du
colonel Privat, le voleur de papiers, le faussaire que vous venez de
voir à l'oeuvre se nommait...

Il ne put achever. Edmond arrivait comme une bombe.

--Alerte! cria-t-il; séparez-vous. Voici ma mère.

Laure se leva vivement.

--Des preuves de tout cela?... demanda-t-elle, en regardant Després.

--Je vous les apporterai le soir du bal, avant la signature du contrat
de mariage, répondit le Roi des Étudiants, qui s'était vivement rejeté
en arrière et disparaissait dans le feuillage.

Laure eut le temps de lui crier:

--Je vous croirai, monsieur. En attendant merci, oh! merci!
...................................


Au même moment, un homme à la figure livide et contractée, cachée jusque
là derrière un arbre, à peu de distance de l'endroit où s'était passée
la scène précédente, remit dans sa poche un revolver qu'il tenait à la
main, et disparut, en courant, sous l'épaisse feuillée du parc.



CHAPITRE XX

Le guet-apens

Cet individu n'était autre que Lapierre.

Depuis la scène de l'avant-veille, et, surtout, depuis l'étrange menace
de Champfort, le cauteleux personnage ne vivait plus. De mystérieuses
appréhensions lui étreignaient la poitrine, et il pressentait que
quelque chose de vaguement terrible se tramait contre lui.

Plus que cela, un sentiment nouveau germait sourdement dans le coeur
de cet homme, jusque là inaccessible à toute autre voix que la voix
métallique des aigles américains ou des souverains anglais...

Le misérable aimait sa victime et il était jaloux!

Cette constatation, faite seulement depuis deux jours, mettait Lapierre
dans des colères blanches. Lui, dont le coeur triplement cuirassé avait
toujours résisté à un penchant si puéril, se découvrir tout à coup
amoureux comme tout le monde, se sentir pris dans ses propres filets!

Il y avait de quoi faire bouillir la bile d'un coquin encore
flegmatique.

Quoi qu'il en soit, on ne résiste pas à l'envahissement de l'amour, et
il faut bien le subir quand il s'installe à notre foyer.

C'est ce que fit Lapierre.

Il prit son rôle d'amoureux au sérieux, et, en homme prudent, il résolut
de veiller sur son bien. Ce n'est pas que l'ancien espion se fit un
instant illusion sur le sentiment qu'il inspirait à sa fiancée.

Oh! non. Lapierre se savait haï, méprisé. Mais il se disait que c'était
là une raison de plus pour être sur le qui-vive, et empêcher au moins la
belle créole de donner son coeur à un autre.

Et puis, d'ailleurs, n'y avait-il pas ce petit carabin de Paul Champfort
dont il fallait brider les trop tendres inclinations et enrayer la
progression amoureuse?...

Lapierre revint donc à son ancien métier: il se fit l'espion de sa
fiancée et de Champfort. Redoutant par-dessus tout une entrevue entre
les deux jeunes gens, les révélations que pouvait faire l'étudiant sur
les événements de Saint-Monat, le soupçonneux coquin eut recours au
petit moyen que nous connaissons.

Il écrivit à Mme Privat pour s'excuser de ne pouvoir, ce jour-là, se
rendre à la Canardière et faire sa cour à Mlle Laure. Puis il vint,
en tapinois, s'embusquer dans le parc, dans l'espoir de surprendre sa
fiancée en flagrant délit de trahison.

On a vu que le hasard n'avait que trop bien favorisé l'espion.

Lapierre, en effet, n'était pas en embuscade depuis une demi-heure, à
proximité, du chemin royal, qu'un roulement de voiture fit résonner
le macadam et cessa, tout à coup, presque en face de l'endroit, où se
tenait blotti l'ex-fournisseur.

Un homme sauta sur la route, enjamba la haie vive et s'engagea
résolument dans un sentier du parc.

Lapierre ne vit qu'une seconde la figure du nouvel arrivant, mais
c'en fut assez pour que le misérable restât cloué à sa place, pâle,
tremblant, pétrifié, comme si la tête de Méduse lui fût apparue...

--Lui! lui! s'écria-t-il... Gustave Lenoir?

Et, n'en pouvant croire ses yeux, il prit sa course pour aller, par un
long circuit, s'embusquer près d'un petit pont que devait traverser
l'inconnu.

Cette fois, le doute ne fut plus permis, et Lapierre reconnut tout à son
aise la mâle et sombre figure de son ancien antagoniste.

Le jeune homme marchait d'un pas rapide, comme quelqu'un qui se hâte
vers un but arrêté; et Lapierre ne put empêcher ses jambes de flageoler
et sa face blême de se couvrir d'une sueur froide, en se faisant une
réflexion terrible:

--Il va _la_ rencontrer... il va lui parler... Je suis perdu!

Et, en formulant cette pensée, le misérable tira machinalement de sa
poche un revolver tout armé, et en dirigea le canon vers Després; mais
celui-ci, ayant cru entendre un bruit insolite dans le feuillage,
s'était arrêté et avait prêté l'oreille, en écartant les branches...

C'est ce qui le sauva.

Lapierre, revenu subitement au sentiment de la prudence, n'eut que le
temps de se jeter à plat-ventre, et, là, immobile, il attendit...

Després reprit bientôt sa route, sans plus s'occuper de l'incident qui
l'avait fait arrêter.

Quant à Lapierre, il remit son revolver dans sa poche et se prit à
réfléchir profondément.

La situation était grave, et la brusque intervention de Després--nous
lui conserverons ce nom--dans des affaires déjà singulièrement
compromises n'était pas de nature à rassurer le prétendant à la dot de
Mlle Privat.

Aussi ses premières méditations furent-elles sombres et découragées.
Un moment même, le tenace chercheur de dollars eut l'idée de tout
abandonner et de fuir des parages où se rencontraient des figures aussi
peu rassurantes que celle du Roi des Étudiants. Le souvenir du terrible
drame de l'îlot passa comme un fantôme dans la cervelle du coquin, et il
eut peur--car il sentit planer sur sa tête l'inexorable vengeance que
devait lui réserver l'amant de Louise.

Pourtant, il était dur d'échouer au port, quand trois jours à peine
séparaient ce pauvre Lapierre du but qu'il poursuivait depuis, de
longues années.

L'ex-fournisseur passa bien un bon quart-d'heure ainsi assailli par
de noires pensées... Puis il se leva et parut prendre une résolution
énergique:

--Ah! ma foi, tant pis! se dit-il; je n'abandonnerai pas ainsi le champ
de bataille sans combattre... J'ai déjà, fait assez de sacrifices pour
cette affaire: je ne lâcherai pas une si belle proie, quand je n'ai plus
qu'à étendre la main pour la saisir,... Et, d'ailleurs, ajouta-t-il, qui
m'assure que ce Gustave de malheur connaisse le premier mot de ce qui se
passe ici?... qui me dit que sa démarche ait le moindre rapport avec
mon mariage?... Rien, un simple soupçon. J'en aurai le coeur net et je
saurai à qui en veut mon ancien ami...

--Au surplus, reprit Lapierre en se disposant à partir, si cet oiseau de
pénitencier s'avisait de jaser un peu plus qu'il ne me convient, je lui
ferai avaler une pilule qui le rendra muet pour longtemps.

Et il frappa d'un air sinistre sur la poche où était son revolver.

Puis, voulant rattraper le temps perdu, l'espion s'engagea vivement dans
le sentier parcouru par Després et se dirigea à pas de loup vers le
rond-point.

Gustave, comme on sait, s'y était installé sur un banc à moitié enseveli
sous un dais de rameaux entrelacés.

Du premier coup d'oeil, Lapierre vit quel parti il pouvait tirer de
cette disposition; et, revenant sur ses pas, il fit un long circuit vers
le nord, avec l'intention de s'approcher silencieusement du banc et
d'entendre la conversation qui ne manquerait pas de s'engager.

Cinq minutes après, l'espion était à son poste, à dix pas tout au plus
de son ancien rival et complètement abrité par les enchevêtrements du
feuillage.

Il était temps. Laure arrivait, escorté de son frère, et le sinistre
fiancé de la belle créole put constater que ses dispositions les plus
mauvaises allaient se réaliser.

Il eut un moment de terreur et de rage. L'épouvante lui fit perdre la
tête, et, une seconde fois, canon de son revolver se trouva dirigé vers
la de Després.

Pourtant, le misérable se contint encore....

--Bah! se dit-il, en abaissant son arme, il sera toujours temps... Et
puis, je ne serais pas fâché de savoir au juste ce que pense et connaît
de moi mon ancien rival.

Pendant ce monologue de Lapierre, les compliments d'usage s'étaient
échangés entre le Roi des Étudiants et la jeune créole; Edmond avait
présenté son ami sous le nom de Gustave Després, puis s'était retiré à
l'écart, comme l'on sait.

--Tiens, se dit l'espion dans sa cachette, il paraît que mon ami Lenoir
a changé de nom... Voilà donc pourquoi j'avais perdu complètement sa
trace...

Et il se mit en position de ne pas perdre une seule des paroles de
l'intéressant couple.

Cependant, la conversation avait fait du chemin... Després en était à
raconter, avec les couleurs les plus saisissantes, les événements de
Saint-Monat: l'enlèvement de Louise, le duel nocturne sur l'îlot, la
dénonciation, le procès, la condamnation, puis enfin l'échec de Lapierre
et ses ignobles calomnies...

L'espion écoutait, anxieux, inquiet, la poitrine serrée...

--Tout cela est peu de chose, se dit-il... Pourvu qu'il ne sache rien de
_l'autre affaire_!

Et le bandit crispa sa main sur la crosse de son revolver.

Mais lorsque le Roi des Étudiants en arriva aux agissements de Lapierre
dans le Kentucky; lorsqu'il décrivit la monstrueuse hécatombe du
_Cumberland Gap_; lorsqu'il déroula sous les yeux de Laure les faits
et gestes de l'espion, dans cette nuit sinistre où le colonel Privat
agonisait sur un méchant grabat, loin des siens et au pouvoir de l'homme
qui l'avait trahi, l'ex-fournisseur n'y tint plus...

Son bras se tendit dans la direction du narrateur, et, livide, hideux
de terreur et de rage, Lapierre se dressa de toute sa hauteur et ajusta
Gustave Després...

Juste à ce moment, Edmond arrivait en courant et le Roi des Étudiants se
levait en toute hâte.

Il était encore sauvé; mais, comme on l'a vu dans le dernier chapitre,
son adversaire se mit résolument à sa poursuite, faisant un long détour
vers le nord et allant s'aposter sur le chemin que suivait lentement le
jeune disciple d'Esculape.

Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, que le pas régulier et souple de
Gustave fit résonner la terre durcie du sentier. L'étudiant marchait
la tête basse, absorbé dans un flot de pensées couleur de rosé, s'il
fallait en juger par le demi-sourire qui courbait sa moustache.

Lapierre le voyait venir.

--Ah! ah! se dit-il, avec une sourde colère, tu triomphes un peu
vite, mon bonhomme... L'espion, le traître, le faussaire--comme tu
m'appelles--va t'apprendre un peu qu'on ne se jette pas impunément en
travers de ses projets.

Et le misérable introduisit rapidement la main dans la poche de son
habit...

Mais il l'en retira aussitôt et fit un geste de désappointement et de
rage...

Le revolver n'y était plus!

Dans, sa course précipitée, l'espion l'avait perdu, et il était trop
tard pour essayer de le retrouver.

Cependant, Després n'était plus qu'à quelques pas de l'endroit où se
tenait Lapierre... Il allait passer...

Mais, soudain, l'ancien espion se baissa avec une rapidité de tigre,
ramassa une grosse pierre et la lança de toutes ses forces à la tête du
Roi des Étudiants...

Celui-ci, atteint en plein crâne, tomba comme une masse, sans même
pousser une plainte.

Alors, l'assassin prit ses jambes à son cou, sauta la haie vive et se
trouva dans le chemin royal.

Il était sept heures du soir, et les passants se faisaient rares.

Seuls, un tout jeune homme et une Jeune fille voilée cheminaient
lentement sur la route de la Canardière, en face du parc de la
Folie-Privat.



CHAPITRE XXI

Deux attentats dans une journée

A la vue de cet homme, à la figure bouleversée, qui venait d'exécuter
un si prodigieux saut par-dessus les arbustes de la haie, le couple
s'arrêta, étonné.

Lapierre, lui, continua pour quelque temps sa course furibonde, puis il
ralentit son allure et, finalement, prit le pas ordinaire à environ deux
arpents du parc.

--C'est lui! s'écria le jeune homme qui accompagnait la dame voilée.

--Qui, lui? fit celle-ci un peu émue.

--Lapierre!... Joseph Lapierre!

--C'est impossible...

--Je te dis que je l'ai parfaitement reconnu. Une figure comme la sienne
ne s'oublie pas.

--Mais, que faisait-il dans ce bois?

--Je n'en, sais rien... Tout ce que je puis dire, c'est qu'il n'était
pas là pour prier le bon Dieu, et que nous ferions bien d'aller nous
promener un peu de ce côté.

--Quelle idée!

--Partout où cet homme a passé, ça doit sentir le crime... Allons voir,
ma soeur; je vais te frayer un passage.

--Mon pauvre frère, nous n'avons pas le droit de pénétrer ainsi chez des
étrangers, et si quelqu'un nous surprenait...

--Pénétrons tout de même: c'est mon idée...Advienne que pourra! Lapierre
vous a, ce soir, une physionomie qui ne me revient pas du tout, et le
coquin m'a tout l'air... Enfin, allons toujours.

La jeune fille, à moitié convaincue, se laissa conduire par son frère,
et, après plusieurs essais infructueux, ils se trouvèrent enfin de
l'autre côté de la haie.

Un sentier, à peine visible, se présentait en face d'eux.

Ils s'y engagèrent.

Mais les deux hardis promeneurs n'avaient pas fait un arpent, qu'un
spectacle terrible s'offrit à leurs regards et qu'ils poussèrent
simultanément un cri d'effroi:

--Un cadavre!

Un homme gisait, en effet, en travers du chemin, la figure horriblement
tatouée de sang et le front ouvert par une large blessure.

Il paraissait mort, ou, du moins, respirait si péniblement qu'il n'en
valait guère mieux.

Ce moribond, comme on le sait, n'était autre que Gustave Després.

Cependant, le jeune garçon s'était approché du cadavre supposé, tout en
murmurant:

--Hum! ce pauvre diable me fait l'effet de n'avoir guère besoin de
soins médicaux, car je le crois parti pour un monde meilleur... Voyons
toujours.

Et il se mit en frais de relever la tête du malheureux, pour examiner sa
blessure.

La jeune femme, elle, demeurait là, près du lieu de la catastrophe,
immobile, clouée au sol, les yeux démesurément ouverts et incapable de
prononcer une parole.

Tout à coup, le médecin improvisé, qui s'occupait à étancher le sang sur
le front de l'homme gisant par terre, lâcha la tête qu'il soutenait et
se releva d'un bond, en poussant un cri terrible:

--Gustave!... c'est Gustave!

--Que dis-tu là? fit la jeune fille, en joignant les mains et
s'avançant, pâle d'effroi.

--Je dis que Gustave a été assassiné... il est mort.

--Grand Dieu! serait-ce possible?

--Hélas! ce n'est que trop vrai. Regarde plutôt.

La jeune fille, surmontant sa terreur, se courba sur l'homme assassiné
et releva son voile pour mieux voir.

Si Gustave Després eût alors ouvert soudainement les yeux, il aurait
contemplé un spectacle auquel il ne se serait, certes, pas attendu: il
aurait vu Louise Gaboury, sa fiancée infidèle des bords du Richelieu,
penchée sur lui et pleurant à chaudes larmes.

Mais le Roi des Étudiants dormait probablement son dernier sommeil, car
il ne bougeait pas et sa respiration était imperceptible.

Disons ici, en peu de mots, comment il se faisait que Louise se trouvait
là en compagnie de son frère; car on devine aisément que le jeune
garçon, improvisé médecin, n'était autre que notre vieille connaissance,
cet excellent Caboulot.

Depuis les révélations qu'il avait faites à sa soeur, le petit étudiant
avait dans la tête une idée fixe: rapprocher Louise de Després et les
faire travailler de concert à la vengeance commune.

Il se doutait bien qu'une première entrevue ne suffirait pas à effacer
de la mémoire du Roi des Étudiants les événements de Saint-Monat et la
trahison de Louise; mais, bon lui-même et possédant un coeur d'or,
le Caboulot se disait que Gustave finirait par pardonner, en face du
repentir et des larmes de sa soeur.

Cramponné à cette idée, le jeune Gaboury avait, non sans peine, décidé
Louise à l'accompagner chez Després; là, il apprit que ce dernier venait
de partir, avec un jeune homme, pour la Canardière.

Le parti du Caboulot fut bientôt pris. On sait que son caractère
bouillant était l'ennemi acharné des atermoiements.

--Gustave est à la Canardière, dit-il à sa soeur: eh bien! allons-y.
Nous aurons bien du malheur si nous ne le heurtons pas en chemin.

--Y songes-tu? avait répondu Louise... Jamais je ne me déciderai à une
semblable démarche.

--Tu m'as promis de te laisser guider par moi; conséquemment, tu dois
m'obéir. Pas de réplique: en avant, marche!

Et le tyrannique Caboulot avait, sans cérémonie, pris le bras de sa
soeur et l'avait conduite nous savons où.

Cependant, Louise, toujours agenouillée, disait:

--Mon Dieu! mon Dieu! ce pauvre Gustave, le revoir en cet état!

--Mort! mort! sanglotait à son tour le Caboulot, mort sans avoir atteint
son but, sans s'être vengé et avoir vengé la société!

--Mort sans m'avoir pardonnée! reprenait Louise, comme un écho funèbre.

--Ces lamentations duraient depuis cinq minutes, quand tout à coup le
Caboulot bondit sur ses pieds, galvanisé par une pensée soudaine.

--Assez pleuré! cria-t-il. L'homme qui sort d'ici est l'assassin de
Gustave: il faut que cet homme-là meure avant d'entrer dans Québec. Je
l'attraperai bien.

--Et il se disposa à prendre son élan.

--Es-tu fou? exclama Louise en le retenant par le bras... Me laisser
seule ici?... abandonner ce pauvre Gustave, qui vit peut-être encore?...

Et elle posa la main sur le coeur du moribond.

Le Caboulot trépignait.

Je veux le tuer! je veux le tuer! rugissait-il... Point de pitié pour
cet assassin d'enfer, pour cet ignoble espion, pour ce voleur de dot!

--Attends, attends! dit tout à coup Louise, anxieuse et penchée sur la
poitrine du cadavre.

--Point d'attente!... C'est tout de suite... la main me démange!
répondit sourdement le Caboulot, fou de colère et de douleur.

Il allait bondir, quand Louise eut un soudain tressaillement.

--Reste, mon frère, Gustave n'est pas mort... son coeur bat,
s'écria-t-elle.

Et elle releva vers le bouillant Georges sa pâle et douce figure, où
brillait un rayon d'espérance.

--Dis-tu vrai? exclama le petit étudiant, qui se précipita sur le corps
de Després et appliqua son oreille sur la poitrine du blessé.

--En effet, dit-il au bout de quelques secondes, le coeur bat et ce
pauvre Gustave est encore vivant... Tout espoir n'est pas perdu.

Puis se relevant:

--Vite, à l'oeuvre... Je cours chercher de l'eau... Nous le sauverons,
Louise.

Heureusement qu'un ruisseau coulait à quelques pas de là, sous le petit
pont dont nous avons déjà parlé. Le Caboulot s'y transporta en deux
enjambées et rapporta de l'eau dans son chapeau.

Quoique étudiant de première année, le jeune Gaboury aurait eu honte de
ne pas savoir bassiner une blessure. Il lava donc à grande eau la plaie
qui ouvrait le front de Després, puis la banda soigneusement avec le
mouchoir de Louise, préalablement trempé dans le ruisseau.

Et, satisfait de son pansement, il regarda le blessé, lui tenant le
pouls, comme aurait pu faire un vrai médecin.

Ce traitement si simple du futur docteur en médecine suffit cependant
pour ranimer le Roi des Étudiants. Le pouls reparut à l'artère radiale;
la figure se colora imperceptiblement, et la respiration devint plus
facile. Quelques mots inintelligibles s'échappèrent même des lèvres
pâles du jeune homme.

Mais il ne bougea pas autrement, et ses yeux demeurèrent entr'ouverts.

--Allons, grommela le Caboulot, avec toute l'importance d'un vieux
praticien, le cerveau a subi une plus forte commotion que je ne le
pensais, et Gustave a besoin de soins attentifs. Je vais aller chercher
une voiture et nous le transporterons à Québec, chez lui.

--Non pas, répliqua vivement Louise, c'est chez nous qu'il faut
l'emmener. Je serai sa garde-malade, et peut-être...

--Au fait, tu as raison, ma soeur, et je ne suis qu'une grue de n'avoir
pas songé à cela. Gustave sera tellement dorloté et médicamenté chez le
père Gaboury, qu'il reviendra à la santé malgré lui... Mais, ajouta-t-il
en remettant son chapeau sur sa tête, je suis ici à dire des fariboles,
tandis que je devrais galoper à la recherche d'une voiture. Attends-moi:
je ne serai pas longtemps.

Et le petit étudiant partit comme un trait, bondit par-dessus la haie
avec l'agilité d'un acrobate, prit sa course dans la direction de
Québec, et disparut finalement à un coude du chemin.

Louise resta donc seule, en face du moribond.

La nuit tombait: l'obscurité envahissait le parc et la clarté rougeâtre
qui estompait le couchant faisait ressortir davantage les teintes
sombres de la forêt.

Aucun bruit ne s'élevait de la route de la Canardière; seules, les
grenouilles, croassant dans les flaques d'eau, faisaient entendre leur
monotone trémolo, auquel répondait d'une façon sinistre la respiration
comateuse du blessé.

Louise eut peur...

Quoique éveillée, elle eut un singulier cauchemar.

Il lui sembla que le corps de Després se redressait lentement et se
remettait sur ses pieds, avec des mouvements d'automate; les yeux du
malheureux se changeaient en charbons ardents; sa blessure se rouvrait
et laissait couler un flot de sang lumineux; puis, enfin, une voix
sépulcrale se faisait entendre, qui disait: «Tu vois, Louise, cette
horrible blessure: elle va me tuer; mais ce n'est rien en comparaison de
celle que tu fis à mon coeur, il y a sept ans... Je me meurs depuis ce
jour, Louise: adieu!...» Et le corps retombait lourdement en travers du
sentier durci...

A cette horrible vision, la pauvre jeune, fille sentit une sueur glacée
inonder ses tempes, et elle ne put que se laisser choir sûr ses genoux,
en voilant sa figure de ses mains tremblantes.

Elle était dans cette position depuis une minute à peine, quand un
frôlement imperceptible agita le feuillage tout près de là... Une figure
blême se glissa derrière la jeune fille agenouillée; deux mains, tenant
un foulard plusieurs fois replié, s'avancèrent en silence de chaque côté
de sa tête; puis, soudain, le foulard glissa rapidement sur la bouche,
et se trouva noué derrière la nuque de Louise...

La malheureuse affolée de terreur, voulut crier; mais l'horrible figure
lui apparut, grimaçante et moqueuse...

Alors, la pauvre jeune fille perdit tout à fait connaissance entre
les bras de la sinistre apparition, pendant que ses lèvres décolorées
murmuraient:

--Encore _lui!_ ................................................

Cinq minutes plus tard, le roulement sourd d'une voiture se fit entendre
et un homme apparut dans le sentier.

C'était le Caboulot.

Il était suivi du cocher de la voiture, qui venait lui aider à
transporter le Roi des Étudiants évanoui.

La première parole du Caboulot fut à l'adresse de sa soeur.

--Ai-je été trop long-temps, ma soeur?... As-tu eu peur? demanda-t-il.

Pas de réponse.

--Où es-tu donc, Louise? reprit le jeune homme, en élevant la voix.

Même silence.

L'inquiétude commença à gagner le petit étudiant. Louise pouvait bien
s'être éloignée de quelques pas, et pour une minute ou deux; mais, dans
tous les cas, elle devait se trouver à portée d'entendre les appels
réitérés de son frère.

Le Caboulot se fit cette supposition, et beaucoup d'autres, mais
inutilement: Louise demeura introuvable. On eut beau chercher, fouiller
le parc: rien!

Alors, un véritable désespoir s'empara de l'enfant. Il aurait sangloté,
s'il eût été seul.

Que faire?...

Le petit étudiant le demandait à tous les échos de la Canardière et à
tous les saints du calendrier.

Placé dans la dure alternative d'abandonner sa soeur ou de risquer la
vie de son ami Després, en le privant des soins immédiats que requérait
son état, le Caboulot ne savait quel parti prendre... Il se lamentait et
s'arrachait les cheveux; mais ces démonstrations violentes n'avançaient
pas les choses...

Le cocher risqua un avis. Par hasard, ce cocher-là se trouvait être un
homme de bon conseil.

Mon petit monsieur, dit-il, écoutez-moi. Votre position est embêtante,
je l'avoue; mais ce n'est pas en vous donnant des taloches et en
geignant que vous en sortirez... Allons au plus pressé; il y a ici un
homme qui peut mourir, faute de soins: dépêchons-nous de le transporter
en bon lieu. Puis, si vous ne trouvez pas votre soeur à la maison, eh
bien! vous aurez toute la nuit pour chercher. Pas vrai?

--Vous avez raison, murmura le Caboulot; si Gustave mourait sans
médecine, je me le reprocherais toute ma vie. Transportons-le dans la
voiture, et filons vers Québec. Je reviendrai plutôt.

Trois quarts d'heure après, le Roi des Étudiants reposait dans le lit
virginal de Louise.

Un médecin était à son chevet.



CHAPITRE XXII

Une distillerie clandestine

A l'époque où se passaient les événements que nous sommes en train de
raconter, il y avait, sur la route de Charlesbourg, une singulière
habitation.

C'était une vieille masure tombant en ruine, lézardée sur toutes ses
faces et laissant croître une mousse verdâtre dans les interstices de
ses pierres branlantes.

Cette maison de sinistre apparence avait dû appartenir autrefois à
quelque riche bourgeois, à en juger par ses vastes dimensions et les
vestiges d'élégance qui restaient de son architecture délabrée.
Mais, depuis de longues années, sans doute, son propriétaire l'avait
abandonnée, car elle tombait de vétusté, sans qu'une main charitable
songeât le moins du monde à entraver les ravages du temps. Les larges
fenêtres cintrées de la façade étaient veuves de plus d'un carreau, et
les deux petits soupiraux de la cave en manquaient absolument. Seule,
une armature en fer, composée de gros barreaux entre-croisés, protégeait
ces dernières ouvertures, percées au ras du sol.

Mais ce qui contribuait, plus que tout le reste, à faire de cette
vieille masure un lieu de prédilection pour maître Satanas et ses
diablotins, c'était sa situation exceptionnelle. Accroupie sur un
monticule de rochers grisâtres, à l'entrée d'un bois et sur le bord
d'une profonde ravine, l'habitation solitaire, semblait, en effet, ne
pouvoir manquer d'attirer l'attention du diable, comme pied-à-terre à
quelques arpents de Québec.

La superstition populaire se disait que le sombre roi de l'abîme eût été
là comme chez lui au milieu des chouettes et des hiboux, à quelques pas
d'un quartier célèbre en vols et en assassinats, non loin de la haute
chaîne des Laurentides, où se trouvait probablement l'enfer.

Et les paysans, revenant du marché, qui passaient par là, une fois
la nuit tombée, faisaient prendre le grand trot à leur monture et se
signaient formidablement, en face de la maison suspecte.

Même, plus d'un de ces, braves Charlesbourgeois, que leur mauvaise
étoile forçait à cheminer, ainsi la nuit, affirmaient avoir vu
d'étranges lumières danser derrière les carreaux crasseux de la masure
abandonnée, et entendu des cris encore plus étranges éveiller les échos
d'alentour.

Il était donc évident que cette maison maudite était hantée, et servait
de refuge à des légions de diablotins en rupture de ban qui venaient y
faire leur sabbat.

Il n'y avait, d'ailleurs, pour s'en convaincre, qu'à regarder, au beau
milieu des nuits les plus noires, l'épaisse fumée phosphorescente qui
s'échappait de la haute cheminée.

Le bois dont se chauffent les chrétiens ne fait pas une fumée comme
celle-là, une fumée pointillée de tisons brûlants et sentant le soufre à
plein nez.

Donc, la vieille maison était hantée!

Voyez-vous ça!... l'enfer ayant une succursale sur le bord d'une grande
route, et aux portes d'une honnête ville, d'une respectable capitale!

Ah! Québec pouvait bien contempler, tous les dix ou vingt ans, le
spectacle d'un de ses quartiers les plus populeux flambant comme une
manufacture d'allumettes!

Cependant, malgré toutes ces preuves plus convaincantes les unes que les
autres, en dépit des hurlements sinistres et des lumières dansant comme
des feux-follets, nonobstant même la fumée noirâtre pointillée de
tisons ardents, nous devons à la vérité historique de dire que les bons
habitants de Charlesbourg se trompaient,... que la maison mystérieuse
n'était pas hantée!

Ou, si l'on tient à ce qu'elle le fût, ce n'était pas par des démons
folâtres, mais bien par une vieille femme inoffensive, n'ayant pour
toute compagnie qu'un grand chien fauve, un gros chat noir et un... fils
aux trois-quarts idiot.

Que faisait là ce quatuor disparate?

Ah! dame! c'est précisément la question que se posaient inutilement,
depuis longtemps, les gens timorés et à l'imagination plus
superstitieuse que rusée.

Ceux-là seuls--et ils étaient en petit nombre--qui auraient été à même
de répondre, se gardaient bien de le faire. Une indiscrétion de leur
part eût pu les priver de l'avantage inappréciable de partager un
secret important, et faire ouvrir les yeux à des autorités justement
inflexibles.

Voici comment et pourquoi...

La masure sinistre servait de quartier-général à un certain nombre
de jeunes gens qui y avaient installé une distillerie clandestine de
whisky, dans le but de frauder la douane et de boire à bon marché. La
cave, haute et pavée, servait de laboratoire, et c'est là qu'était
installé, sur un fourneau adossé à la cheminée, un alambic de gros
fer-blanc et le reste du matériel indispensable.

La vieille femme et son imbécile de fils étaient les seuls ouvriers
de cette manufacture primitive. La mère distillait patates, grains et
autres céréales, tandis que le fils entretenait le feu, coupait le bois
et tirait l'eau d'un immense puits creusé dans un angle de la cave.

Il y avait bien aussi le chien et le chat, mais ces deux quadrupèdes
n'étaient pas attachés directement à la distillerie. Tout au plus
pouvait-on les considérer comme des comparses. Le premier veillait au
salut commun, et le dernier gardait, d'une patte énergique, la matière
première--les céréales--contre les rats et autres vermines de la même
catégorie.

Le whisky de contrebande de cette distillerie au petit pied n'était
certes pas de première qualité, mais on y ajoutait divers ingrédients
savants qui en relevaient le goût; et, d'ailleurs, il coûtait si peu,
grisait si bien et se fabriquait si vite, que les habitués n'avaient pas
le droit de se montrer difficiles.

Depuis deux ans déjà, dans cette maison isolée sur la route de
Charlesbourg, à deux pas de Québec, les céréales se transformaient ainsi
en whisky, à la barbe des autorités du fisc, lorsque nous y pénétrons.
C'est dans la soirée même où Gustave Després était transporté mourant
chez le père Gaboury.

Il fait nuit. Les chouettes houloulent dans les lézardes de la muraille;
les grenouilles coassent au sein du marécage voisin; le gros chat noir
ronronne, accroché à la gouttière du toit, et le grand chien fauve,
couché sur le perron de pierre de la masure, fait semblant de dormir.

Entrons.

Nous sommes dans une vaste salle où il n'y a pour tous meubles qu'une
immense table de bois brut, flanquée de cinq ou six chaises boiteuses.
Au fond de la pièce, dans un angle obscur, une gigantesque armoire
s'adosse à la muraille, tandis que, tout près de là, se voit la porte
entr'ouverte d'un cabinet noir.

Un feu de branches mortes flambe dans l'âtre d'une large cheminée,
faisant mijoter à gros bouillons un pot-au-feu de lard salé.

La maîtresse du logis est là, tout près, surveillant la cuisson du
succulent souper qui se prépare.

C'est une femme d'un âge incertain, mais à coup sûr, plus près du
crépuscule de sa vie que de son aurore. Une sorte de résille emprisonne
sa chevelure grise et permet à sa figure anguleuse, heurtée, de se
détacher en vigueur... La bonne femme culotte tranquillement un
brûle-gueule, pendant que, d'un genou distrait, elle bat la mesure de
ses pensées.

Cette estimable contrebandière répond au doux nom de la _mère
Friponne_--une petite appellation d'amitié qui lui vient de ses
pratiques.

En face d'elle, et accoudé fantastiquement sur la grande table, se voit
le digne rejeton de la mère Friponne. C'est un grand garçon d'un blond
fadasse, efflanqué, boursouflé, à l'oeil atone, aux chairs flasques.
Tout indique chez cet être dégradé l'abrutissement le plus complet.

A portée de sa main, sur la table, il y a une bouteille et une petite
tasse de fer-blanc. De temps à autre, le brave garçon se verse une
rasade et l'avale histoire d'apaiser sa faim, en attendant le souper qui
retarde.

A un moment donné, la vieille retire son brûle-gueule de ses lèvres,
arrête le mouvement cadencé de son genou, relève son nez pointu et
apostrophe ainsi son aimable rejeton:

--Ah! ça, vilain garnement, vas-tu bientôt cesser de boire? Tu es rendu
à ton sixième verre depuis une demi-heure.

A laquelle apostrophe le vilain garnement répond d'une voix enrouée:

--C'est pour empêcher le gosier de me racornir.

--Ivrogne! bois de l'eau.

--L'eau m'est contraire.

--Voyez-vous ça!... monsieur qui a des délicatesses d'estomac!

--Vous dites vrai, la mère; il n'y a que le whisky qui me désaltère.

--Tu es brûlé, brûlé de la tignasse aux talons.

--Hé! c'est pour ça que je bois tant--pour jeter de l'eau sur le feu.

--Tu n'es qu'une sale trogne, et tu me ruines.

--Ah! pour ça, non: le whisky coûte trop bon marché ici.

--Bon marché... hum! il ne faut pas trop le dire... les _policemen_ ont
le nez fin...

--Bah! je m'en moque, moi, de ces gens-là... et, pourvu que la grande
chaudière ne crève pas...

--Ce n'est pas ça qui est à craindre, car elle est en fer-blanc double.
Il y a autre chose qui me chiffonne.

--Quoi donc, la mère?

--C'est que nos pratiques nous laissent. Voilà plus de deux jours que
personne n'est venu, et, pourtant, ça fait le deuxième baril que nous
faisons.

--As pas peur, la mère... je les boirai, moi.

--Ça nous rapportera un beau profit, vraiment.

--C'est encore curieux, allez...

--Tu es fou.

--Fou, le Simon à la mère Friponne?... Ah! que non. Tenez, vous allez
voir. Faisons un marché.

--Radote tout seul et laisse-moi brasser ma fricassée.

Et la bonne femme se leva, pour se livrer toute entière à cette
importante opération.

Mais elle laissa bientôt tomber sa cuiller-à-pot, en entendant un bruit
argentin auquel son oreille ne se trompait jamais.

Ce bruit était produit par la chute de plusieurs pièces de monnaie que
Simon faisait trébucher sur la table.

La mère Friponne ne fit qu'un saut de la cheminée à son fils. Sans plus
d'explications, elle saisit le pauvre garçon à la gorge et, lui montrant
le poing resté libre:

--Brigand! rugit-elle, tu m'as volée.

--Lâchez-moi! vous m'étouffez! râla Simon.

--Non, je vas t'étrangler tout-à-fait.

--Aïe! ouf!

--Fainéant! bourreau! assassin! rends-moi mes pauvres épargnes.

--Aïe! aïe!! aïe!!!

--Mon argent! mon argent!! mon argent!!!

La lutte prenait des proportions épiques, et les doigts crochus de la
mère Friponne étaient sur le point d'envoyer le malheureux Simon _ad
patres_, lorsqu'un spasme suprême le dégagea.

Son premier soin fut de mettre la table entre sa terrible mère et
lui; son second, de pousser coup sur coup trois ou quatre soupirs de
cachalot.

Après quoi, il cria:

--C'est à moi, cet argent-là; c'est le beau monsieur de l'autre jour qui
vient de me le donner.

--Tu mens! grogna Friponne.

--Je mens?... Ah! mais vous m'y faites penser: il est à un arpent d'ici,
sur la butte qui m'attend, et moi qui l'avais oublié!

Simon se précipita vers la porte, mais l'incorruptible Friponne le happa
au passage.

--De quel monsieur veux-tu parler? demanda-t-elle, d'une voix terrible.

--De _l'Américain_.

--Ah!

--C'est la vérité, vrai; et, tenez, il est là qui m'attend... il va me
battre, c'est sûr.

--Pourquoi t'a-t-il donné cet argent?

--Je l'ai rencontré il y a environ une demi-heure, dans le petit bois en
arrière, comme je ramassais une brassée de branches sèches. Il avait une
fille presque morte dans ses bras, et il m'a dit comme ça:

--Y a-t-il du monde chez vous?

--J'sais pas, que j'ai répondu.

--Vas-y voir, qu'il a repris; je vais t'attendre ici.

--Et il m'a mis dans la main ces belles pièces blanches que je viens de
vous montrer. Voyez, êtes-vous contente, à présent?... direz-vous encore
que je vous vole?

Et Simon, radieux d'avoir établi son innocence, oublia de nouveau sa
commission et se dressa majestueusement devant sa mère.

Mais celle-ci ne le laissa pas jubiler longtemps.

--Imbécile! cria-t-elle, triple fou! tu ne vois donc pas que cet homme
t'attend pour entrer ici et, qu'il doit être furieux.

--Tiens, c'est pourtant vrai!

--Cours vite lui dire qu'il n'y a personne et qu'il peut venir sans
crainte.

-Et la vieille poussa rudement son fils au dehors, pendant qu'elle
grommelait entre ses dents:

--Une si bonne paye! un Américain bourré d'or et qui m'a promis cent
belles piastres, le faire attendre!

Cinq minutes plus tard, Simon rentrait, suivi d'un homme bien mis, qui
tenait dans ses bras une jeune fille exténuée...

Cet homme était Lapierre; la jeune fille, Louise Gaboury.

--Bonsoir, la mère, dit l'homme; vous pouvez vous vanter d'avoir pour
fils un fier imbécile: il m'a laissé morfondre à la porte pendant près
d'une heure, sans nécessité... Mais c'est égal; puisque me voilà, arrivé
sans encombre, je lui pardonne. Avez-vous une chambre pour cette femme?

--J'en ai plusieurs, répondit la mère Friponne, mais il y en a de plus
mignonnes les unes que les autres.

--Je veux la meilleure et, surtout, la plus éloignée d'ici.

--Alors, c'est la chambre du nord--un vrai nid d'hirondelle pour la
tenue.

--Cette chambre ferme-t-elle à clé?

--Il y a un solide verrou en dehors: ça vaut mieux.

--Très bien. Et les fenêtres?

--Une seule, et encore, on peut l'assujettir en dehors avec des clous.

--Je vous loue cette chambre, mais à une condition: vous y garderez
cette jeune fille prisonnière jusqu'à nouvel ordre--pendant trois
ou quatre jours au plus; vous la traiterez convenablement et ne la
laisserez manquer de rien; en outre, personne ne doit savoir qu'elle
est ici, et il faut que vous veilliez attentivement à ce qu'elle ne
s'échappe pas...

--Ah! pour ça, j'en réponds, interrompit la mère Friponne.

--Bien. A ces conditions-là, je vous donnerai cinquante piastres le jour
où je viendrai rendre la liberté à cette jeune fille. En attendant,
voici dix billets de cinq pour vous mettre à même de bien soigner ma
protégée. Ça vous va-t-il?

--Si ça me va!... c'est-à-dire que la charmante poulette sera tellement
bien chez la mère Friponne, qu'elle n'en voudra plus partir et que vous
serez obligé de l'emmener de force.

Et la vieille, après cette boutade un peu prétentieuse, engouffra dans
sa poche les précieux billets de _l'Américain_ et se mit en devoir
d'installer Louise dans sa fameuse chambre du nord.

La chose se fit en peu de temps, car les prières et les larmes de la
pauvre fille ne retardèrent pas d'une minute son emprisonnement. La mère
Friponne avait les fibres du coeur furieusement coriaces, et elle en
avait vu d'autres que ça sans s'émouvoir.

Quand tout fut terminé et que les verrous furent scrupuleusement poussés
en travers des ais de la porte, la fabricante de whisky en contrebande
retourna à la cuisine, où l'attendait stoïquement Lapierre.

--Ça y est, dit-elle. La petite a bien fait quelques difficultés, mais
la mère, Friponne a encore la poigne solide, et tout c'est passé comme
sur des roulettes.

--C'est bien, répondit distraitement Lapierre.

Et il ajouta d'une voix sourde:

--Celle-là, du moins, ne viendra pas se jeter dans mes jambes, lors de
la signature du contrat. Quant à l'autre...

Il n'acheva pas sa pensée, mais réfléchit quelques secondes et demanda:

--Votre cave est-elle sûre?

--Que voulez-vous dire? balbutia la bonne femme, songeant à sa petite
industrie.

--Oh! rassurez-vous, reprit le questionneur, je n'ai aucunement
l'intention d'aller vous dénoncer aux agents du fisc. Faites le négoce
qu'il vous plaira de faire; je n'ai rien à y voir. Vous savez ce que je
vous ai dit il y a deux jours: chacun gagne sa vie comme il peut, et il
n'y a que les sots qui crèvent de faim. La contrebande n'est une faute
que lorsqu'on se fait prendre. C'est ma morale à moi.

--Et la mienne aussi, ne put s'empêcher d'ajouter la vieille.

--C'est la bonne, reprit Lapierre. Distillez donc en paix et ne craignez
rien en moi, si vous me servez bien. Mais répondez à ma question:

--Votre cave est-elle sûre?

--Dame! je crois bien! répondit Friponne, en se gourmant... des murs de
deux pieds d'épaisseur, la porte condamnée, les soupiraux défendus par
des barreaux de fer gros comme mon poignet!...

--Ah! ah!... De sorte qu'un homme qui serait enfermé là n'en sortirait
qu'avec votre permission?

--Pour ça, oui.

--En ce cas, la mère, préparez-vous à gagner encore une petite centaine
de piastres et à recevoir un nouveau pensionnaire. Je vous l'enverrai
probablement lundi dans la nuit. Il est un peu turbulent, mais les deux
gaillards qui l'emmèneront ici vous aideront à le calmer... D'ailleurs,
vous ne le garderez pas longtemps.

La mère Friponne était éblouie.

--Ah! mon bon monsieur, s'écria-t-elle, quel fier homme vous faites et
je vous remercie donc!... Deux cents piastres! mais c'est une petite
fortune!

--Il s'agit de la gagner loyalement, répliqua Lapierre, se disposant à
partir.

--N'ayez souci; vos pensionnaires sortiraient plutôt de l'enfer que de
chez la mère Friponne.

--C'est ce que nous verrons. Je reviendrai demain. Au revoir.

Et, Lapierre partit, se dirigeant rapidement vers Québec, tout en
grommelant:

--Ah! mon petit Després, il paraît que je t'ai manqué; mais j'ai bien
peur que, tout de même, tu ne puisses apporter à Mlle Privat les preuves
que tu lui as promises...

Quant à, la vieille et à son fils Simon, ils se mirent tranquillement à
table, comme d'honnêtes travailleurs qui ont fait une bonne journée.



CHAPITRE XXIII

Dans la gueule du loup

Il était environ dix heures quand Lapierre quitta la maison de la mère
friponne.

La nuit était noire, et c'est à peine si quelques rares étoiles
scintillaient au firmament.

Le fiancé de Laure descendit vivement la route de Charlesbourg,
s'engagea sur le pont Dorchester, prit la rue du même nom, grimpa à
la Haute-Ville par le grand escalier, tourna à gauche dans la rue
Saint-Georges, coudoya les remparts, passa sous les arcades de la
massive porte Saint-Jean, longea l'esplanade et, finalement, s'arrêta
devant une haute maison de la rue Saint-Louis.

Il était arrivé.

Lapierre sonna.

Au bout d'une minute, la porte s'ouvrit et une femme d'un certain âge,
tenant une lampe à la main, se présenta dans l'entrebâillement.

Reconnaissant le visiteur qui venait si tard, elle s'empressa de
s'effacer, tout en murmurant avec respect:

--Ah! c'est vous, monsieur Lapierre...

--Oui, c'est moi, répondit rapidement ce dernier; personne n'est venu,
Madeleine?

--Non, monsieur... c'est-à-dire oui... deux espèces d'individus, mal
étriqués et sentant la boisson que ça soulevait le coeur.

--Faites-moi grâce de vos réflexions, je vous l'ai déjà dit... A quelle
heure ces hommes se sont-ils présentés?

--Environ vers cinq heures, cette après-midi.

--Bien. Et doivent-ils revenir?

--Ils ont dit qu'ils repasseraient dans le cours de la soirée.

--C'est bon. Vous les conduirez dans mon cabinet privé--vous savez...
celui du fond. En attendant, donnez-moi vite à souper, car je meure de
faim.

Pendant ce dialogue, les deux interlocuteurs avaient, monté un escalier
et s'étaient rendus dans un élégant salon du second étage, où Lapierre
se laissa tomber sur un large fauteuil, en attendant que la table fût
dressée dans la salle à manger, située en arrière.

Là, douillettement assis sur le crin élastique et reposant ses membres
courbaturés par une course de plusieurs heures, le sinistre personnage
se prît à réfléchir.

La journée avait été fertile en émotions, et la succession rapide des
événements qui s'y étaient déroulés n'avait pas permis à Lapierre de les
peser mûrement. Il était donc bien aise de se trouver enfin seul avec
ses pensées, afin d'y mettre un peu d'ordre et de tirer les conclusions
qui devaient en découler.

Une demi-heure se passa ainsi à tourner et à retourner tous les
incidents de ce jour mémorable, à les analyser, à les disséquer, à en
rechercher les causes, à en prévoir les conséquences.

Lapierre ne bougeait pas plus qu'un terme, et la voix de Madeleine,
annonçant à plusieurs reprises que le souper était servi, n'avait pas
même le privilège d'arriver jusqu'à l'entendement du maître.

Enfin, celui-ci parut sortir de sa torpeur, redescendre des nuages. Il
passa la main sur son front et murmura, en forme de conclusion:

--En somme, la journée n'a pas été aussi mauvaise que j'aurais pu m'y
attendre... Louise ne parlera pas, et, Lenoir _alias_ Després ne parlera
plus. Cette idée de faire servir la masure de la mère Friponne à mes
petits projets n'est pas trop mal trouvée, et je ne regrette pas mon
voyage d'avant-hier, ni ma rencontre avec les deux compères qui vont
venir tout à l'heure. On n'a jamais trop de connaissances... Allons, ne
nous laissons pas aller au découragement et mangeons de bon appétit.

Après s'être ainsi réconforté le moral, Lapierre se dirigea vers la
salle à manger, disposé à en faire autant pour le physique.

Les bandits de profession ont cela d'excellent, c'est qu'ils perdent
rarement l'appétit et que les situations les plus terribles ne
réagissent pas sur leur estomac.

Lapierre prit donc tranquillement son souper, tout connue s'il n'eût
pas, quelques heures auparavant assommé un homme et séquestré une fille.

Le remords--cet hôte implacable qui vient s'asseoir dans les consciences
bourrelées--ne se montra même pas à l'horizon, et l'âpre chercheur de
dot se leva de table, n'ayant plus en tête que des idées riantes.

Il repassa dans son salon et s'étendit nonchalamment sur une causeuse;
mais cinq minutes ne s'étaient pas écoulées qu'un violent coup de
sonnette retentit.

--Ah! ah! voici mes collaborateurs, se dit Lapierre.

Et il gagna en toute hâte une petite pièce, située tout à fait au fond
de la maison et qu'il appelait judicieusement son _cabinet privé_.

Là, en effet, ne pénétraient que quelques rares privilégiés et ne se
traitaient que des affaires plus ou moins véreuses; il y allait, plus
de gens dignes de coucher à la prison, que de figurer au bal du
lieutenant-gouverneur.

C'est que Lapierre, avec ses instincts innés de crime et l'éducation
pernicieuse qu'il avait puisée dans les camps américains, en qualité
d'espion, éprouvait le besoin de se créer, à Québec, une double
existence: l'une au grand jour, irréprochable, élégante, presque
fastueuse, avec ses exigence multiples, tant au point de vue du logement
et des relations, qu'à celui du domestique en livrée de rigueur; l'autre
cachée, cauteleuse et enveloppée de ténébreuses précautions.

Voilà pourquoi ce maître en fait d'intrigues avait chez lui deux lieux
de réception: l'un public, donnant sur la rue, l'autre privé, prenant
jour du côté de la cour.

C'est dans ce dernier que Lapierre se rendit pour recevoir ses nocturnes
visiteurs.

Ces messieurs, du reste, ne tardèrent pas à être introduits.

Nous devons à la vérité de dire qu'ils ne payaient pas de mine, bien
qu'ils ne se ressemblassent guère. L'un, grand, gros, fortement
charpenté, avait cette physionomie placide et brutale que donne
l'habitude du crime; l'autre petit, fluet, pâle et presque imberbe,
possédait une figure intelligente, mais où il y avait plus d'astuce et
d'audace cynique que de toute autre chose.

Le premier répondait au prénom de _Bill_; le second s'appelait le plus
innocemment du monde _Passe-Partout_. Tous deux étaient bizarrement
vêtus de hardes disparates, peu faites pour leur taille.

Ces messieurs furent donc introduits par Madeleine. Ils firent trois pas
dans le cabinet, puis s'inclinèrent avec un ensemble parfait. Dans cette
position, ils attendirent poliment, le chapeau bas, que le maître du
logis leur adressa la parole.

--Hum! se dit Lapierre, en toisant avec complaisance ses visiteurs,
voilà deux sujets qui ne me paraissent pas difficiles à discipliner...
Du diable si je n'en fais pas quelque chose!

Puis, tout haut:

--Vous êtes exact, dit-il; asseyez-vous, mes braves.

Les deux braves ne se firent pas prier et, d'un même mouvement,
s'écrasèrent sur le bord de leur chaise respective. Tout cela sans
articuler une parole.

--Bien, mes amis, reprit Lapierre. Maintenant, causons. Lorsque je vous
ai rencontré, il y a quelques jours, dans la taverne de Jack Hunter,
vous vous plaigniez, n'est-ce pas vrai, de la dureté des temps et de la
stagnation des affaires dans votre ligne?...

--C'est le cas, affirma le petit homme.

--C'est le cas, appuya le gros.

--Vous disiez que, du temps de Tom Leblond, les choses allaient mieux et
que peu de nuits s'écoulaient sans qu'il vous eut déterré quelque bon
coup à faire, quelque petite mine à exploiter...?

--Hélas! rien de plus vrai, modula la voix flûtée du blanc-bec.

--Rien de plus vrai, grommela l'organe sonore de l'hercule.

--Et vous ajoutiez que ce qui vous faisait défaut, c'était un chef
habile, une espèce de chien de chasse, ayant assez de flair pour
découvrir le gibier et le faire lever...?

--Mais oui, c'est justement ça! firent en choeur les deux voyous.

--Eh bien! mes amis, j'ai votre affaire... Voulez-vous que je sois votre
chef pendant quelques jours et que je vous fasse gagner, sans danger,
dix fois plus d'argent que vous n'en amasseriez en risquant votre peau?

--Vous feriez ça, vous? demanda vivement Passe-Partout, ébloui de la
perspective.

--Je fais tout ce que je dis, répliqua froidement Lapierre. J'ai besoin
de deux hommes, hardis, sans préjugés, incorruptibles, et je m'adresse à
vous de préférence à bien d'autres. Acceptez-vous?

--Faudra-t-il tuer? grogna Bill... Alors, c'est plus cher.

--Ni tuer, ni voler.

--Ni aller à confesse? ricana Passe-Partout.

--Rien de tout cela, répondit Lapierre. Il y aura peut-être un oiseau à
mettre en cage et un autre à garder... voilà tout.

--Pas davantage?

--Pas davantage.

--Mais le jeu n'en vaut pas la chandelle, et vous allez gaspiller votre
argent, maître, fit honnêtement remarquer Passe-Partout.

--Le petit a raison, gronda Bill, un peu désappointé... S'il y avait
quelque magasin à piller ou un gênant à assommer, je ne dis pas!...

--Tranquillisez-vous, reprit Lapierre; je n'ai pas dit que l'oiseau se
laisserait mettre en cage sans se débattre... C'est un malin.

--A la bonne heure! fit Bill, en détirant ses formidables biceps.

--Ce sera ton lot, mon brave.

--_All right!_ j'en suis.

--Quant à toi, maître Passe-Partout, ta besogne sera multiple; je te
fais mon collaborateur, mon lieutenant.

--Vous me comblez, fit le voyou avec humilité.

--Eh bien! ça y est-il?

--Voyons le prix.

--Je ne lésinerai pas: quatre piastre par jour.

--Mettons cinq: c'est un compte plus rond.

--Va pour cinq. Ainsi, c'est convenu?

--C'est convenu.

--Bien, mes amis. Maintenant, je vais vous donner mes instructions.

Ici, Lapierre développa minutieusement son plan de campagne, sans
toutefois se compromettre par: des explications trop circonstanciées.
Pendant près d'une heure, il dicta aux deux bandits, attentifs et
respectueux, le rôle qu'ils devaient jouer dans le grand drame qui se
préparait. Pas un détail ne fut omis, pas une précaution négligée. La
trame qui devait envelopper la malheureuse Laure et ses amis fut si bien
ourdie, que le rusé Passe-Partout, dans un élan de sincère admiration,
s'écria:

--Maître, Tom Leblond n'était qu'un farceur à côté de vous!

Cet éloge enthousiaste flatta-t-il quelque fibre cachée du coeur de
l'ancien espion?... c'est ce que nous ne pouvons dire; mais son oeil
brilla d'une étrange flamme, et Lapierre leva la séance, vers deux
heures du matin, par les ordres suivants:

--Ainsi donc, Bill, il est entendu que tu te rends immédiatement à ton
poste d'observation, en arrière de chez la mère Friponne. Quant à toi,
Passe-Partout, dégringole jusque sur le bord du cap et ne perd pas de
vue la maison des Gaboury. Bonsoir, mes braves. A demain.

Un quart-d'heure après, le fiancé de Mlle Privat dormait du sommeil du
juste.

La nuit s'écoula toute entière en songes rosés, et, lorsqu'il s'éveilla,
l'heureux Lapierre put constater que le soleil était déjà haut.

--Est-ce que, au moment de toucher le but, je m'amollirais dans les
délices de Capoue? se dit-il... est-ce que je deviendrais paresseux?

Redoutant une semblable déchéance, il sauta lestement du lit et
s'habilla. Puis, cette opération terminée, il se rendit à la salle à
manger, où les arômes du moka saturaient délicieusement l'atmosphère.

Mais, à ce moment, un formidable carillon agita la sonnette
correspondant à la porte de la rue, et Madeleine courut ouvrir.

--Monsieur Lapierre? demanda une voix impérieuse.

--Il n'y est pas, répondit l'organe doucereux de Madeleine...
c'est-à-dire... enfin, je vais aller voir.

Et la femme de charge remonta l'escalier. Mais le visiteur la suivit
quatre à quatre et se trouva sur le palier, à l'entrée de la salle à
manger, en même temps qu'elle.

C'était le Caboulot!

Apercevant Lapierre, il marcha droit à lui et articula froidement:

--Ma soeur! misérable, qu'as-tu fait de ma soeur?

--Votre soeur! balbutia Lapierre, interdit et cherchant à reconnaître le
jeune homme qui l'apostrophait ainsi.

--Oui, ma soeur, ma soeur Louise Gaboury que tu as voulu ruiner de
réputation autrefois, et que tu as volée hier!... Qu'en as-tu fait?...
où est-elle? Parle vite, scélérat.

--Vous êtes fou, répondit l'ancien espion, se remettant et voyant à qui
il avait, affaire... Je ne sais ce que vous voulez dire.

--Ah! tu ne sais pas ce que je veux dire, ravisseur, espion, assassin et
faussaire que tu es!--eh bien! je vais t'ouvrir l'intelligence. Dis-moi
de suite où tu as traîné ma soeur, la nuit dernière, ou, sur mon salut,
tu es mort.

Et le jeune homme, tirant un revolver de sa poche, ajusta Lapierre.

Celui-ci devint fort pâle. Néanmoins, une seconde après, il se remit.

--Abaissez votre arme, jeune homme, dit-il; je vais vous satisfaire.

Le Caboulot abaissa son pistolet, sans toutefois cesser de menacer
l'espion de son regard... Mais il vit aussitôt Lapierre éclater de rire
et se sentit lui-même enlacer par deux bras nerveux, qui ïe réduisirent
à l'impuissance.

Ces deux bras intempestifs n'appartenaient à rien moins qu'au
collaborateur Passe-Partout.

Suivant les ordres de son nouveau maître, le mouchard improvisé s'était
aposté derrière les remparts, en face de la maison où logeait, la
famille Gaboury. Là, par la baie d'une embrasure, il avait vu sortir le
Caboulot et s'était lancé aussitôt sur sa piste. Grand avait été son
étonnement en voyant le jeune homme pénétrer chez le patron Lapierre;
mais Passe-Partout, surmontant cette impression, s'était dit que
peut-être il ne serait pas de trop dans l'explication qui ne pouvait
manquer d'avoir lieu, et il était entré sur les talons du _filé_.

On a vu que, sa bonne étoile aidant, le jeune policier _in partibus_
était arrivé juste à point pour sauver la précieuse existence de son
patron.

En un clin d'oeil, l'imprudent Caboulot fut garrotté et mis hors d'état
de nuire.

Lapierre passa alors dans son cabinet privé et ouvrit une petite porte,
masquée par le bureau sur lequel il écrivait. Cette porte, en tournant
sur ses gonds, laissa voir une chambre noire, étroite, une sorte de
_dépense_, qui ne recevait le jour que par un petit châssis de deux
vitres, soigneusement grillé.

C'est là que le malheureux enfant, ficelé comme une momie, fut jeté, en
proie à la rage et au désespoir.

Passe-Partout fut installé à la porte, pendant que Lapierre, triomphant,
lui disait:

--Mon cher collaborateur, ton entrée en campagne a été un coup de
maître, et, pour te récompenser je te nomme gouverneur de cette prison.



CHAPITRE XXIV

Ou Bill et Passe-Partout se distinguent

Enjambons maintenant par-dessus les trois jours qui nous séparent du
fameux bal de Madame Privat. Aussi bien, les choses ont marché pendant
que nous étions occupés ailleurs et l'organisation ne laisse plus rien à
désirer. Tout est prêt pour la fête; les musiciens sont à leur poste, et
le chef d'orchestre n'attend plus que le signal de la maîtresse du logis
pour faire mugir ses cuivres et vibrer ses cordes.

Dans le grand salon et les pièces adjacentes de la Folie-Privat, ce
ne sont que toilettes éblouissantes, fastueuses pierreries, parfums
enivrants, soyeux frous-frous. Tout Québec est là--du moins le Québec
aristocratique, le Québec de la _fashion_, la quintessence de la société
dorée. Brunes et blondes; sémillantes Canadiennes-françaises à la noire
chevelure; plantureuses Anglaises aux tresses fauves; rentiers ventrus
et journalistes diaphanes; politiciens bavards et financiers discrets,
officiers de la garnison tout chamarrés de torsades d'or, et hommes de
lettres en modestes habits noirs; maris, femmes et filles... tout y est
rien ne manque!

C'est que le gigantesque festival donné par la veuve du colonel Privat
n'était pas chose commune à cette époque. La bonne ville de Québec,
tressaillant jusque dans ses assises de granit, s'en était entretenue
pendant huit jours et avait fait des préparatifs considérables pour
y être dignement représentée--si bien que la date du 26 juin, cette
année-là, fut sur le point d'éclipser sa soeur aînée du 24, le jour
national des Canadiens-français, la Saint-Jean-Baptiste!

Dès huit heures du soir, les équipages encombraient l'avenue de la
Folie-Privat et le pérystile du cottage s'encombrait de falbalas et de
volants. Vers dix heures, tous les invités étaient rendus et l'orchestre
entamait les premières mesures du quadrille d'honneur.

Il va sans dire que le héros de la soirée, Joseph Lapierre, figurait
dans cette danse d'ouverture, à côté de Mlle Privat qu'il devait épouser
le lendemain matin. Les deux jeunes gens avaient pour vis-à-vis, un haut
dignitaire du gouvernement, donnant la main à Mlle Privat, tandis que
les autres figurants étaient des officiers de la garnison.

Pendant que ces messieurs et ces dames vont déployer, au son d'une
musique tapageuse, les grâces de leurs personnes et la désinvolture de
leurs mouvements, sortons un peu et dirigeons nos pas vers le parc.

N'oublions pas que mous sommes à la fin du mois de juin et qu'à cette
époque de l'année l'atmosphère d'une salle de bal laisse à désirer sous
le rapport de la fraîcheur.

En outre de cette considération, disons de suite qu'en cette nuit
fameuse où la riche madame Privat donnait l'hospitalité à l'élite de
Québec, la température était quasi-tropicale. Et puis, la nuit avait de
si alléchantes invitations, les arômes champêtres étaient si pénétrants,
les rameaux feuillus murmuraient si harmonieusement, la lune déversait
avec tant de libéralité les larges gerbes de sa lumière veloutée dans
les allées aux bords frangés d'ombre, la brise courait si douée à
travers la ramée sonore... que vraiment la tentation devenait trop
forte, et que le parc recevait plus de promeneurs que le cottage de
chorégraphes.

Couples amoureux de la solitude à deux; adeptes de la _dive_ et du
buffet, éprouvant le besoin de se rafraîchir les tempes et les idées;
personnages de tapisserie qui vont au bal pour regarder faire les
autres; hommes d'affaires que la déesse Terpsichore ne séduit pas et qui
préfèrent causer dépression commerciale ou change sterling, pendant
que le commun dos mortels s'amuse; _cavaliers_ et _blondes_ à qui le
tête-à-tête sous les arbres feuillus ne peut jamais déplaire; fumeurs
affamés, inhumainement chassés du voisinage des dames; _beaux_ en quêtes
d'aventures; enfin, rêveurs pour qui le spectacle d'une mélancolique
nuit d'été l'emporte sur la vue de pauvres danseurs suant à grosses
gouttes:--tout cela se croisait, défilait, caquetait dans le jardin du
cottage.

Le coup d'oeil était charmant.

Grâce à la discrète lumière de la lune, et surtout grâce aux reflets
multicolores de plusieurs lanternes chinoises disposées avec goût de
distance en distance, aux points de jonction des allées, robes blanches,
manteaux rouges, chevelures dénouées--blondes ou brunes--rubans de
toutes nuances, habits de toutes formes apparaissaient sous un aspect
pittoresque au possible.

C'était un tableau mouvant, où les couleurs, les ombres, les sujets
changeaient à toute seconde, comme dans une représentation de
fantasmagorie!

Et, planant au-dessus de cette foule bigarrée, le murmure frais et perlé
des voix de femmes, ou le grondement plus sonore des organes masculins!

Il y avait bien, en effet, de quoi faire oublier la salle de
danse--contenant et contenu.

Mais, parmi cette foule insoucieuse qui traînait nonchalamment ses
pas dans les larges allées du parc de la Folie-Privat, il y avait
probablement quelques personnes ayant, un autre but que celui de se
distraire.

Deux individus, entre autres, marchaient avec un peu trop de
circonspection et se faufilaient avec infiniment trop de soins derrière
les épais rameaux bordant les allées, pour ne pas éveiller de prudentes
appréhensions.

Ces deux compères--un grand et un petit--après une foule de détours
et de contremarches, s'arrêtaient enfin derrière un banc presque
entièrement dissimulé sous le feuillage d'un sapin de rond-point.

On se rappelle que cet endroit avait été précisément choisi par Gustave
Després pour sa première entrevue avec Mlle Privat.

Une fois là, nos deux individus se tapirent de leur mieux dans le
taillis et ne bougèrent plus.

Il était alors près de onze heures, et, dans le grand salon du cottage,
la danse faisait fureur. Seul à peu près, ce carrefour éloigné du parc
manquait de promeneurs, tandis que les échos de tous les bosquets des
alentours redisaient les frais éclats de rire ou le murmure plus doux
des conversations enjouées.

Un quart-d'heure se passa, pendant lequel le silence ne fut troublé que
par le cric-crac des coléoptères se jouant au milieu des hautes herbes
du gazon.

Puis, tout à coup, une voix aigre et d'un timbre caractéristique surgit
des profondeurs en arrière du banc.

--Sapristi! disait la voix, je commence à m'embêter. Le particulier est
capable de ne pas venir.

--Il viendra, répondit un formidable organe de basse-taille: le patron
l'a dit.

--Il devrait être ici depuis une bonne demi-heure... Tu vas voir que ce
chameau-là va nous brûler la politesse, répliqua la voix de fausset.

--La consigne est d'attendre, se contenta de repartir stoïquement la
contre-basse.

Mais ce parti philosophique ne plut, paraît-il, que médiocrement au
premier interlocuteur, car il émergea bientôt d'un bouquet de feuillage
et s'avança de quelques pas dans la direction du rond-point. Ce
mouvement compromit gravement l'incognito du personnage... En effet, un
indiscret rayon de lune tombant d'aplomb des régions célestes, éclaira
soudain la figure de maître Passe-Partout.

Effrayé de ce sans-gêne compromettant, le collaborateur de Lapierre se
replongea bien vite dans l'obscurité du feuillage, où il rejoignit son
compagnon, qui n'était autre que Bill.

Que faisaient là les deux bandits et dans quel but sinistre se
dérobaient-ils ainsi aux rayons même de la lune?

On le devine aisément. Ils avaient pour instructions d'empocher une
nouvelle entrevue entre, le Roi des Étudiants et la fiancée de Lapierre.
Ce dernier jouait là sa dernière carte, il le savait bien; mais que le
coup réussit, et aucun obstacle sérieux ne subsistait plus entre Laure
et lui, entre la fortune et l'âpre convoitise.

Depuis deux jours, l'habile prétendant avait tout mis en oeuvre pour
détruire, dans l'esprit de Mlle Privat, l'effet produit par les
révélations de Després; et nous devons avouer que l'ex-fournisseur
n'avait pas trop mal réussi, puisque la pauvre jeune fille, à bout
d'arguments, n'avait pu trouver d'autre échappatoire que celui-ci: «Je
ne demande qu'à être convaincue. Si M. Després ne m'apporte pas les
preuves qu'il m'a promises, eh bien! je croirai comme vous qu'il n'a
voulu que se venger, et notre mariage aura lieu. Dans le cas contraire,
n'espérez pas que je faiblirai devant d'audacieuses menaces.»

L'enlèvement de Louise, la séquestration du Caboulot, et la maladie de
Després--toutes choses ignorées complètement de Mlle Privat et de ses
amis--servaient à merveilles les projets criminels de Lapierre, et
pourvu que la nuit du bal se passât sans encombre, la situation était
enlevée.

Mais il y avait cent à parier que le tenace Roi des Étudiants
n'abandonnerait pas de la sorte une partie presque gagnée. Sa blessure
n'avait pas eu de suite fatales, et il était en état de venir au
rendez-vous donné à Laure, puisque, le matin même, Passe-Partout l'avait
vu se promener dans la chambre de la maison Gaboury.

Seulement, allait-il se présenter ouvertement, par l'avenue du cottage,
ou se faufiler dans le parc, comme lors de sa première visite?... c'est
ce qu'il était, un peu difficile de prévoir, même pour un habile espion
habitué à toutes les roueries.

Voilà pourquoi; ne voulant rien laisser au capricieux hasard, Lapierre
avait jugé prudent de prévoir les deux éventualités, en plaçant deux
sentinelles à l'entrée de l'avenue et deux autres près du rond-point.

De la sorte, il aurait fallu que ce pauvre Després eût une fière chance
pour arriver jusqu'à Laure.

Aussi donna-t-il tête baissée dans le traquenard, malgré le soin qu'il
prit de pénétrer dans le parc par la grande allée du rond-point,
éclairée ce soir-là comme en plein jour.

Au moment où il longeait le banc derrière lequel se tenaient accroupis
nos deux bandits de toute à l'heure, il fut terrassé et bâillonné, puis
solidement garrotté, sans même avoir eu le temps de pousser un cri.

Bill et Passe-Partout n'en étaient pas à leur coup d'essai dans ce genre
d'opération, et il faut leur rendre cette justice qu'ils faisaient
toujours leur besogne en conscience.

Cette nuit-là, ils se surpassèrent même... si bien que l'illustre
Passe-Partout grommela joyeusement:

--Sapristi! si le patron n'est pas satisfait, il faut qu'il soit
crânement difficile... car nous travaillons, parole d'honneur, comme de
vrais _artisses_...

--Et maintenant, ajouta-t-il, rejoignons vite la voiture, et filons
proprement vers la geôle de la mère Friponne.

En un clin d'oeil, les deux chenapans eurent disparu dans les
profondeurs du parc, traînant avec eux leur victime, réduite à la plus
complète impuissance.



CHAPITRE XXV

Trop tard

Environ une demi-heure après l'audacieux enlèvement auquel nous venons
d'assister, et pendant qu'une lourde voiture soigneusement fermée
entraînait rapidement Després vers la distillerie de la mère Friponne,
l'orchestre installé dans le grand salon du cottage entamait les
premières mesures d'une valse.

Les danseurs étaient à leur poste et le gracieux balancement du départ
faisait déjà ondoyer tous les couples impatients, lorsque deux nouveaux
figurants se jetèrent dans la chaîne mouvante, au moment où la danse
s'ébranlait.

Le tourbillon s'arrêta une seconde et chacun s'empressa de faire place
au couple retardataire.

Quand nous aurons dit que les arrivants n'étaient autres que Paul
Champfort, le neveu, et Laure Privat, la fille de l'amphitryon, personne
ne s'étonnera de la complaisance empressée des valseurs.

Cependant, la valse n'avait pas été interrompue, et, glissant en cadence
sur le parquet, chaque couple tournoyait, défilait, disparaissait, pour
revenir et disparaître encore. Les falbalas des danseuses, subissant
les lois de la force centrifuge, s'épanouissaient en rond, s'élevant à
chaque mouvement giratoire, pour retomber quand ce mouvement diminuait
ou cessait. Mais les cavaliers infatigables, enlevés par une formidable
musique, enivrés par les parfums s'exhalant des toilettes féminines
violemment secouées, ne laissaient guère de repos à ces pauvres
falbalas... et le gigantesque serpent de valseurs continuait toujours à
dérouler ses anneaux de couples enlacés.

Paul Champfort subissait, plus que tout autre, l'enivrement général.

Le contact de la femme aimée, de cette malheureuse Laure qu'il allait
perdre à jamais dans quelques heures; l'entraînement irrésistible de
la cadence: les notes éclatantes des cuivres, où se mariaient les sons
moelleux des clarinettes et les trilles aigus des violons; ces effluves
magnétiques qui s'échappent des prunelles animées des femmes; et
par-dessus tout, l'haleine tiède et haletante de sa danseuse, lui
arrivant au visage par bouffées aromatiques... tout cela lui monta au
cerveau comme une fumée d'or et lui donna le vertige.

Il arriva même un moment où, perdant tout contrôle sur lui-même et
dominé par un irrésistible besoin d'épanchement, il se baissa vers
l'oreille de Laure et lui souffla ardemment: «Oh! je t'aime! je t'aime!»

La jeune fille leva vers son cousin un regard brûlant, sentit courir
dans ses veines un frisson de fièvre, puis, faiblissante et pâle,
murmura:

--C'est assez. Je me sens tout étourdie... Retirons-nous.

Champfort obéit.

Il abandonna la valse et conduisit sa cousine, la soutenant de son bras
droit, dans une pièce contiguë, où il la déposa sur un canapé.

Puis, s'emparant d'une carafe d'eau frappée, il en humecta son mouchoir,
et bassina les tempes de Laure.

La jeune créole parut se remettre.

--Vous sentez-vous mieux, Laure? demanda doucement Champfort.

--Oui, mon cousin, merci... ce n'était d'ailleurs qu'un simple
étourdissement. La valse me produit toujours cet effet-là.

--Vous êtes toute pâle!

--Ce n'est rien. Ne parlons pas de cela; les couleurs me reviendront
avec le repos.

--Voulez-vous que j'appelle ma tante?

--N'en faites rien, et asseyez-vous plutôt là, près de moi.

Et voyant le jeune homme se troubler un peu;

--N'êtes-vous pas mon médecin? ajouta-t-elle en souriant faiblement.
Vous tiendrez compagnie à votre malade.

Champfort prit place sur le canapé; mais une secrète pensée se
traduisit, malgré lui, dans son regard et il jeta un coup d'oeil sur la
porte donnant sur le salon.

Laure vit ou plutôt devina ce regard.

--Je vous comprends, dit-elle; vous craignez que mon fiancé ne prenne
ombrage de notre tête-à-tête?

--Oh! fit Champfort.

--Rassurez-vous. Monsieur Lapierre était sorti, vous le savez, lorsque
nous avons valsé ensemble...

--Je crois, en effet...

--Eh bien! il n'est pas rentré, que je sache?

--Non, mais il rentrera... et, à dire vrai...

--Voyons.

--Je n'aime pas à lui procurer l'occasion de m'humilier par ses airs
vainqueurs.

--Ce n'est pas à redouter... On ne peut chanter victoire quand il n'y a
pas eu combat.

Champfort baissa la tête et soupira intérieurement: «Elle n'a pas
entendu mon aveu! se dit-il... C'est peut-être tant mieux... N'y pensons
plus.»

«Vous ne répondez pas? reprit la jeune créole, d'une voix un peu émue.

--Mais, qu'ai-je à répondre... sinon que vous êtes la logique même?

--Vous admettez donc?

--Sans aucun doute.

--En ce cas, causons, puisque rien ne nous en empêche.

Champfort regarda sa cousine avec quelque surprise, puis répondit
froidement:

--Causons. Aussi bien, est-ce probablement la dernière fois que nous en
avons l'occasion.

--Qui sait! murmura Laure.

Il y eut alors un silence de quelques secondes,--silence pénible et
plein d'anxiété. Les deux jeunes gens semblaient également mal à l'aise:
Champfort pâle et soucieux, la jeune fille émue et agitée de pensées
tumultueuses.

A la fin, Laure parut recouvrer toute sa présence d'esprit et elle
commença sur un ton indifférent:

--Eh bien! Paul, comment va la fête?

--Ma foi, elle me semble très brillante, répondit le jeune homme, ne
sachant où voulait en venir sa cousine.

--Tout Québec, y est, n'est-ce pas?

--Mais oui, tout Québec de la haute, du moins.

--Il ne manque guère, à ce qu'Edmond m'a dit que cinq ou six invités?

--C'est plus que je ne puis dire, n'ayant pas vu la liste.

--Vous devez, au moins, savoir si tous vos amis se sont rendus?

--Tous... moins un, répondit Champfort, dont le front s'assombrit.

--Ah! quel est ce monsieur qui fait ainsi défaut?

--C'est un de mes compagnons d'Université, un ami d'Edmond.

--Gomment s'appelle-t-il? demanda Laure avec plus d'agitation qu'elle
n'en voulait laisser paraître.

--Il s'appelle Gustave Després, répondit Champfort, en baissant la voix
et regardant de nouveau du côté du salon.

--Qu'avez-vous donc à vous retourner ainsi? Est-ce que par hasard, le
nom de ce monsieur Després ne pourrait se prononcer à haute voix et
devant tout le monde?

--Oui et non.

--Encore une énigme?

--Le mot en est facile. C'est que le nom de Gustave pourrait éveiller de
vilains souvenirs dans l'esprit de certaine personne.

--Parlez-vous au singulier ou au pluriel, en disant _certaine personne_?

--Je parle au singulier, ma cousine.

--Ah...

Laure hésita une seconde, puis reprenant:

--Je parie que cette personne, je la connais...

--Vous connaissez son nom, sa figure, son physique enfin, oui.

--Mais pas son moral, n'est-ce pas?

--Vous devinez si juste, que c'est plaisir de vous poser des énigmes, ma
chère Laure.

--Attendez, au moins, que je vous aie nommé la personne qui, dans votre
esprit, n'aime pas à entendre prononcer le mot _Gustave_.

--C'est juste. Dites.

--Eh bien! celui que vous soupçonnez de frayeurs si puériles n'est autre
que M. Lapierre.

--Précisément, chère cousine. M. Joseph Lapierre est l'homme chez qui le
nom de _Gustave_ éveillerait de terribles souvenirs et qui préférerait
voir le diable en personne arriver ici ce soir ou demain matin, que
d'apercevoir tout-à-coup Gustave Després, au seuil du grand salon.

--Vous en êtes sûr?

--Aussi sûr que je le suis d'avoir près de moi une malheureuse jeune
fille glissant sur la pente de la perdition.

Laure eut un véritable frisson. Elle crispa sa main sur le bras de son
cousin et lui dit d'une voix altérée:

--Paul, Paul, ce que vous affirmez là est grave, et vous me devez une
explication.

Champfort se taisait..

--Il le faut, vous dis-je, insista la jeune créole, en le regardant
fixement. Pourquoi suis-je en voie de me perdre et comment le nom de M.
Gustave Després se trouve-t-il mêlé aux affaires de mon fiancé?

--A quoi bon! murmura le jeune homme, sur la point de céder.

--A quoi bon?... Vous me le demandez?... Mais, apparemment, à me sauver
de l'abîme où je glisse, d'après vous.

--Eh bien! vous l'aurez, cette explication, répondit Champfort
résolument. Elle sera courte, mais claire. Vous voulez savoir pourquoi
Gustave Després, s'il apparaissait tout-à-coup à la Folie-Privat,
produirait sur votre fiancé l'effet de la tête de Méduse?... Je vais
vous le dire. C'est que Després possède la preuve que Lapierre est un
misérable, absolument indigne d'aspirer à votre main. Bien, plus, ma
pauvre Laure, ce même Després pourrait établir qu'un ruisseau de sang
sépare les deux personnes qui vont unir demain leur destinée, et que
votre mariage serait l'alliance monstrueuse du loup et de la brebis.

Laure frissonna de nouveau sous la voix ardemment convaincue de son
cousin.

--Mais il va venir, il doit venir, M. Després! s'écria-t-elle
inconsidérément.

--Il ne viendra pas, Laure, ou ce sera miracle.

--Qui vous fait dire cela?

--Voilà quatre jours que Gustave a quitté son logis, et, depuis, il n'a
pas reparu.

--Ciel! dites-vous vrai?

--J'ai fouillé tout Québec pour le retrouver ou avoir seulement un
renseignement sur son compte, mais sans le moindre résultat.

--Oh! mon Dieu!... et ces preuves qu'il m'a promises, ces preuves
établissant...

--Quoi! interrompit Champfort, stupéfait, vous auriez vu Gustave
Després?

--Eh bien! oui, s'écria la jeune créole, s'apercevant trop tard de son
indiscrétion involontaire, oui, je l'ai vu et nous avons longuement
conversé ensemble. Je connais toutes les graves accusations qui pèsent
sur mon fiancé; je sais qu'il a été espion dans l'armée américaine;
je sais qu'il ne me recherche que pour ma dot; je sais enfin qu'il a
probablement des fautes plus graves à se reprocher. Et cependant...

--Achevez, de grâce.

--Et cependant, si tout cela n'est pas prouvé, si M. Després n'arrive
pas avant demain, ou plutôt ce matin, à six heures, rien au monde ne
pourra empêcher ce Lapierre de devenir mon mari, une heure plus tard.

--Comment cela, mon Dieu?

--D'abord, parce qu'il a ma parole; en second lieu, parce que--faute de
preuves du contraire--je dois obéir à la voix d'un mourant.

--Mais c'est impossible, cela! Vous ne pouvez ainsi sacrifier votre
existence entière à un doute, à un sentiment de piété enthousiaste. Vous
vous devez à vous-même, vous devez à vos parents, à vos amis d'attendre
au moins qu'une aussi malheureuse situation soit clairement définie, que
des preuves vous arrivent...

--Impossible! impossible! répondit Laure, avec une conviction
douloureuse. Ah! c'est une terrible position que la mienne, et la
fatalité est là qui me pousse à l'autel, me répétant sans cesse: «Femme,
fais ton devoir!...» Je le ferai, cet inexorable devoir; j'ensevelirai
sous mon blanc voile de mariée ma jeunesse mes illusions, mon coeur,
tout!...

Et la malheureuse jeune fille étouffa un long sanglot.

Champfort perdit la tête. Il saisit brusquement les deux mains de sa
cousine, et d'une voix où tremblait la passion si longtemps comprimée:

--Non, non, s'écria-t-il, tu ne feras pas cela, ma bonne Laure; non, tu
ne seras pas l'enjeu de la partie jouée par un misérable; non, tu n'iras
pas broyer ton coeur sous le corsage de ta robe nuptiale!... car je ne
veux pas, moi; car, aux ignobles calculs de Lapierre, j'opposerai
mon amour sans tache pour toi, mon amour que six années d'amertumes
contenues rendent sacré!

Et le jeune étudiant, beau de douleur et de noble passion, se laissa
glisser aux genoux de sa cousine.

Laure eut dans les yeux un éclair de joie surhumaine; sa belle figure
se colora d'une bouffée du sang venu du coeur... Mais elle tressaillit
aussitôt après, et prenant dans ses mains la tête de Champfort
agenouillé, elle y colla son visage baigné de larmes.

--Trop tard! murmura-t-elle avec mélancolie, trop tard, mon pauvre
Paul!... Nous ne nous sommes pas compris... Moi aussi, je t'aimais,
et--ajouta-t-elle plus bas--je t'aime encore!

--Tu m'aimes! s'écria Champfort d'une voix concentrée, tu m'aimes?...
Oh! redis-le-moi, ce mot qui me rend fou.

--Oui, je t'aime! articula nettement Laure, Mais, encore une fois, ni
mon amour pour toi, ni aucune autre considération au monde n'empêcheront
mon sacrifice de s'accomplir, si le courageux jeune homme qui s'est
annoncé comme mon sauveur n'arrive pas à temps.

--Oh! Gustave, où es-tu? murmura Champfort amèrement.

En ce moment, l'horloge du grand salon sonna une heure du matin.

--Déjà une heure! murmura la jeune fille, en se levant. Mon cousin, il
faut nous séparer. Notre absence n'a été que trop longue et pourrait
être remarquée.

--Tu as raison, Laure, répondit l'étudiant: je vais te quitter, mais
pour retrouver notre sauveur. Depuis que je sais être aimé de toi, je me
sens capable de remuer des montagnes. Gustave Després sera présent à la
signature du contrat, ou sinon...

Il ajouta en lui-même: _Gare à Lapierre!_

Laure tendit la main à son cousin, lui murmura un mot d'espoir et rentra
dans le salon.

Quant à l'heureux Champfort, il prit une autre porte et disparut dans
les multiples pièces du cottage.

A la même minute, par une étrange coïncidence, Lapierre opérait sa
rentrée par la grande porte de l'avenue.



CHAPITRE XXVI

La Tête de Méduse

D'où venait l'espion, et quel avait été le motif de sa brusque sortie,
une heure auparavant?

C'est ce que nous allons dire en peu de mots.

Pendant toute la soirée, Lapierre avait été inquiet, agité; ses yeux
s'étaient souvent dirigés, avec une impatience à peine contenue, vers
l'horloge du grand salon; sa conversation, bien qu'enjouée et pleine de
verve, s'était ressentie de l'état de son esprit, et sa bonne humeur
n'avait été qu'une bonne humeur de commande; sa gaieté, qu'une gaieté
factice, nerveuse, intermittente. Chaque fois que la porte d'entrée du
grand salon s'était ouverte pour livrer passage à un invité en retard,
à une figure nouvelle, il avait tressailli et pâli sous son masque de
cire, comme s'il se fût attendu à quelque soudaine apparition, à voir
une nouvelle statue du Commandeur.

Mais, ainsi que don Juan, il avait trop de scepticisme dans l'âme et
trop de foi dans son étoile pour s'arrêter longtemps à des craintes
puériles, et ne pas se remettre aussitôt de ces petites alertes.

Néanmoins, il faut croire que Lapierre avait de sérieuses raisons
pour observer ainsi la porte d'entrée, et dévisager tous les nouveaux
arrivants, car pas une figure étrangère n'échappa à sa rapide
inspection, pas un nom ne fut chuchoté sans être entendu de lui; et,
chose singulière, plus la soirée avançait, plus s'approchait, par
conséquent, le moment si impatiemment attendu de son mariage, plus aussi
l'inquiétude étreignait Lapierre à la gorge, plus l'effarement se lisait
dans ses yeux.

C'est que le coquin avait beau se répéter à lui-même que toutes ses
précautions étaient bien prises, ses ennemis en lieu sûr, sa fiancée aux
trois-quarts convaincue--une vague crainte, une mystérieuse terreur n'en
faisait pas moins frémir les fibres les plus secrets de son être...

--Tout cela ne servira qu'à me perdre davantage, se disait-il, si ce
Després de malheur n'est pas empoigné avant d'arriver ici.

En effet, l'enlèvement du Roi des Étudiants! voilà ce qui préoccupait,
par-dessus toutes choses, maître Lapierre; voilà ce qui le rendait
nerveux et impressionnable; voilà ce qui lui mettait au coeur cette
mystérieuse impression de terreur dont nous venons de parler.

Vers minuit, l'honnête fiancé n'y tint plus et, prétextant, vis-à-vis de
Laure un grand mal de tête, il demanda la permission d'aller prendre le
frais dans le parc.--permission qui, on le conçoit sans peine, lui fut
octroyée de grand coeur.

Lapierre sortit donc.

Au lieu de suivre les allées illuminées _a giorno_, il prit un sentier
perdu et s'enfonça rapidement au plus épais du bois; puis, faisant un
crochet, il inclina vers la gauche et se rapprocha ainsi du rond-point.

Une fois arrivé à vingt pas de l'endroit où, dans l'avant-dernier
chapitre, nous avons vu Bill et Passe-Partout en embuscade, Lapierre
s'arrêta et prêta anxieusement l'oreille.

Aucun bruit ne lui parvint, que la rumeur sourde et lointaine des
promeneurs conversant à demi-voix et les accords éclatants de
l'orchestre répétés par les échos du parc.

Lapierre fit une dizaine de pas en avant et s'arrêta de nouveau pour
écouter.

Même silence et mêmes bruits.

Alors, il appela doucement:

--Passe-Partout! Bill!

Les deux mécréants ne répondirent pas--et pour cause. Ils trottaient en
ce moment sur la route de Charlesbourg,--avec leur prisonnier Gustave
Després.

Lapierre eut un rayon d'espérance.

--Serait-ce déjà fait? se dit-il. Allons voir au signe convenu.

Et, se glissant sous les rameaux entrelacés, le rôdeur nocturne
s'approcha du banc que l'on connaît. Une fois là, il tâta avec sa main
et poussa une exclamation étouffée, en sentant, sous ses doigts une
petite branche attachée grossièrement à une extrémité du dossier.

--C'est fait! s'écria-t-il! Mon ami Després est allé rendre ses hommages
à la mère Friponne. Brave Bill! brave Passe-Partout! comme ils me font
une bonne besogne et quelle heureuse idée j'ai eue de me les associer!

Après avoir ainsi exprimé sa satisfaction. Lapierre se disposa au
retour. Il refit le chemin qu'il venait de parcourir, se faufilant avec
les mêmes précautions au milieu du parc, fuyant les endroits éclairés et
adoptant de préférence les sentes plongées dans l'obscurité.

Une heure après son départ, il rentrait au cottage, dans le même
moment--comme nous l'avons vu--où Paul Champfort en sortait par les
appartements de derrière.

Le fiancée de Mlle Privat n'étant plus reconnaissable. Sa figure
rayonnait, et un sourire de triomphe mal comprimé courbait sa fine
moustache.

Laure s'aperçut de ce changement à vue et ne put s'empêcher de frémir.
Elle préférait voir son prétendant soucieux et préoccupé, que de lire
sur son front l'annonce d'un succès prochain. En effet, tout ce qui
était joie chez cet homme ne présageait-il pas douleur et désillusion
pour elle.

Quoi qu'il en soit, elle ne perdit pas contenance et reçut les
compliments du jeune homme avec le calme dont elle ne s'était pas
départie depuis que son sacrifice était fait. Et, d'ailleurs, les
mutuels aveux qui venaient de s'échanger entre elle et son cousin
n'avaient pas peu contribué à rendre la paix à son coeur. Elle se disait
maintenant que tout serait, tenté pour la soustraire au gouffre qui
l'attirait invinciblement, et qu'elle n'avait plus qu'à s'en rapporter
courageusement à la Providence. A quoi lui servirait de se raidir contre
une destinée inévitable, si Després n'arrivait pas? Que lui vaudraient
des récriminations et des dédains, si Lapierre, en dépit de tout, allait
être son mari?

Voilà ce que se disait la jeune fille et voilà pourquoi elle accueillit
son fiancé avec moins de froideur que d'habitude, presque amicalement.

--Mademoiselle, roucoulait Lapierre, j'ai appris en entrant que vous
vous êtes trouvée fatiguée pendant une valse: me serait-il permis de
vous demander si cette faiblesse est passée?

--Oh! monsieur, ce n'était qu'un simple étourdissement, répondit Laure,
une défaillance passagère qui n'a pas eu de suites.

--Vous me voyez très heureux d'apprendre qu'il en a été ainsi, car vous
aurez besoin de toutes vos forces pour la grande journée dont l'aurore
va poindre bientôt.

--Vous avez raison, monsieur, il me faudra être forte! murmura Laure,
avec un singulier sourire. Aussi, ajouta-t-elle, ai-je l'intention de me
ménager et de ne plus accepter d'invitation à danser.

--Je ne saurais blâmer une aussi sage détermination,
mademoiselle--d'autant moins qu'elle me prouve votre désir de paraître à
l'autel dans tout l'éclat de votre beauté, répondit galamment Lapierre.

--Oh! monsieur, croyez que cette considération-là est pour fort peu
de chose dans ma décision, et que cette beauté dont il vous plaît de
parler, je ne m'en occupe guère.

--Vous avez tort, mademoiselle; car, au milieu de cet essaim de
charmantes jeunes filles qui émaillent, cette nuit, vos salons, vous
êtes et restez encore la plus charmante.

--En vérité, M. Lapierre, vous tournez à ravir le madrigal, et je me
demande ce qui a pu vous arriver de si heureux pour que vous vous soyez
transformé de la sorte.

Le jeune homme se mordit les lèvres.

--Vous trouvez? fit-il narquoisement.

--Mon Dieu, oui... répondit Laure négligemment. Il y a une heure à
peine, vous sembliez soucieux, préoccupé...

--La promenade m'a fait du bien, répliqua Lapierre, et, d'ailleurs, me
ferez-vous un crime de perdre un peu la tête à l'approche du bonheur que
je rêve depuis si longtemps?

Laure ne répondit pas sur-le-champ. Elle plongea son regard froid et
calme dans l'oeil louche de son interlocuteur.

--Il y a peut-être autre chose, dit-elle...

--Autre chose?... quoi donc?

--L'absence de certaine personne...

--Je vous comprends, mademoiselle, répliqua gravement Lapierre; vous
voulez parler de monsieur Després, n'est-ce pas?

--Précisément, monsieur.

--Je suis très aise que vous ayez amené la conversation sur ce terrain,
car vous me fournissez l'occasion de vous dire franchement ma pensée
là-dessus. Vous vous rappelez, n'est-ce pas, que vendredi dernier, sans
savoir même que vous vous étiez rencontrée avec ce Després, je vous
disais que mes ennemis s'agitaient dans l'ombre, tramaient contre moi,
obéissant à un mot d'ordre, parti je ne savais d'où; vous vous souvenez
que je vous ai mentionné spécialement le nom du matamore qui devait,
paraît-il, venir jusqu'ici soutenir ses accusations ridicules en face de
toute la noce; vous avez souvenir de tout cela, n'est-il pas vrai?

--C'est vrai... je me souviens parfaitement.

--Eh bien! mademoiselle, comme ce jour là, je vous déclare de nouveau
que j'aurais été heureux de voir monsieur Després exécuter sa menace et
remplir son engagement; j'aurais été charmé de pouvoir, d'un seul coup,
fermer la bouche à ce vaillant chevalier redresseur de torts, digne
émule de feu don Quichotte... Et tenez, mademoiselle, il n'y a pas
encore à désespérer, puisqu'il n'est que deux heures et que le contrat
ne se signe qu'à six... Attendons, et peut-être que la justice de Dieu
voudra bien envoyer cet impudent papillon se brûler les ailes à la
lumière de la vérité.

--Vous avez raison: attendons la justice de Dieu! répondit Laure avec
gravité.

En ce moment, madame Privat pénétrait dans le salon et se dirigeait vers
le groupe formé par son futur gendre et sa fille.

--Ma chère Laure, dit-elle en arrivant, je viens t'enlever ton fiancé
pour quelques instants. Le notaire est occupé à dresser le contrat,
et il a besoin de monsieur Lapierre pour certains renseignements. Tu
permets, n'est-ce pas?

--Faites, répondit Laure, avec insouciance.

Lapierre s'inclina et suivit la veuve du colonel.

Quant à la jeune créole, elle se dirigea vers l'embrasure d'une fenêtre
et ramena sur elle les rideaux, pour échapper à l'obsession de la foule,
qui n'aurait pas manqué de venir lui rendre ses hommages.

Là, elle colla son front contre une vitre et regarda anxieusement
l'avenue brillamment illuminée; puis sa pensée prit son essor et suivit
son cousin, Paul Champfort, à la recherche du mystérieux sauveur qu'elle
n'avait fait qu'entrevoir. A toute minute, par une illusion d'espoir,
elle se figurait voir arriver les deux jeunes gens--l'un rayonnant comme
le bonheur, l'autre terrible comme la vengeance!

Mais toute la nuit se passa; mais l'aurore descendit du ciel; mais
quatre heures sonnèrent, puis cinq, puis six, sans réaliser le secret
espoir de la malheureuse fiancée, sans que Gustave eût paru?

Seulement, comme le dernier coup de la sonnerie vibrait encore au-dessus
des assistants silencieux, Champfort entra dans le grand salon.

Il était extrêmement pâle et paraissait exténué de fatigue.

Laure, assise près de sa mère et à quelque distance de la table où se
tenait un grave notaire, jeta à son cousin un coup d'oeil interrogateur;
mais celui-ci ne put que courber la tête dans un geste de suprême
désespoir.

--Allons! le sort en est jeté, se dit la jeune fille, consommons
courageusement notre sacrifice.... Dieu n'a pas voulu que j'eusse ma
part de bonheur sur la terre!

Et, calme, stoïque, impassible, elle écouta la lecture du contrat de
mariage, faite en ce moment par le notaire.

Le plus profond silence régnait parmi les nombreux assistants,
rassemblés dans le salon. Seuls, Paul Champfort et Edmond Privat,
retirés à l'écart, causaient d'une façon extrêmement animée.

Les deux jeunes gens paraissaient sous le coup d'une violente émotion et
semblaient discuter une question d'un haut intérêt, car sur leurs
pâles figures se lisait le bouleversement le plus terrible. Champfort,
surtout, avait l'air furieusement excité et dominé par une de ces
froides colères que l'on ne maîtrise pas.

Le jeune Privat, plus raisonnable, faisait tous ses efforts pour calmer
son cousin.

Cependant, le notaire acheva la lecture du contrat de mariage au milieu
du silence général. Il promena alors, à travers ses lunettes, un regard
interrogateur sur les intéressés; puis, constatant que personne n'avait
d'objection à faire, il se leva et présenta au futur époux, Joseph
Lapierre, son siège et sa plume.

--Signez, monsieur, dit-il.

Lapierre signa d'une main fiévreuse. Puis, se levant, il attendit, tout
en présentant la plume au notaire.

--A la future épouse, maintenant! reprit l'homme de loi. Passez la plume
à votre fiancée, monsieur.

Lapierre se tourna vers Laure et attendit, tenant toujours la plume.

Mais, comme la jeune fille hésitait, tournant désespérément son regard
vers la porte d'entrée, madame Privat intervint.

--Eh bien! Laure, que fais-tu donc? dît-elle avec une certaine
impatience; ne vois-tu pas que tu fais attendre ces messieurs?

--J'y vais, ma mère! répondit tranquillement la jeune créole.

Et, plus blanche que le papier sur lequel elle allait inscrire son nom,
plus froide que la table de marbre qui servait de bureau, elle s'avança
silencieuse et résignée.

Lapierre, fort pâle lui-même, s'empressa de lui présenter la fatale
plume.

La victime se mit en devoir de signer sa condamnation...

Mais, à cet instant, suprême, il se passa quelque chose d'étrange.
On vit Champfort s'échapper brusquement des mains d'Edmond Privat et
marcher, un revolver à la main, sur Lapierre, tandis que la porte
d'entrée du salon s'ouvrait avec fracas pour livrer passage à un homme
pâle et le visage ruisselant de sueur...

A cette terrible apparition, Lapierre poussa un cri étouffée et tomba
sur un siège. Quant à Laure, elle laissa échapper la plume, joignit les
mains et leva les yeux au ciel, dans une muette action de grâce.

L'homme qui arrivait ainsi à la dernière heure, à la dernière minute,
c'était le sauveur, c'était Gustave Després.



CHAPITRE XXVII

Deux vieilles connaissances

Avant de mettre face à face les deux implacables rivaux de Saint-Monat,
retournons un peu sur nos pas et expliquons comment il se faisait que le
Roi des Étudiants, enlevé si prestement la veille, arrivait cependant
juste à point pour sauver Laure des bras de Lapierre.

On se rappelle que vers le soir du 22 juin--c'est-à-dire quatre fours
auparavant--Després, ramassé sanglant et privé de sentiment dans le parc
de la Folie-Privat, avait été conduit chez le père Gaboury par le petit
Caboulot, et là, confié aux soins d'un médecin; on se rappelle, en
outre, que Louise avait disparu le même soir, sans que les recherches
les plus minutieuses eussent donné seulement un indice relativement à
cette étrange affaire; enfin, nos lecteurs ont trop bonne mémoire pour
n'avoir pas tout frais dans l'esprit le spectacle poignant du pauvre
Caboulot enserré dans les immenses bras de Passe-Partout, au moment
où le courageux enfant faisait pâlir Lapierre sous le regard des six
prunelles d'acier de son revolver.

Il va sans dire que tout cela s'était accompli à l'insu du Roi des
Étudiants, cloué sur le lit de Louise par une fièvre cérébrale qui
s'était déclarée pendant la nuit, et il est parfaitement inutile
d'ajouter que la garde-malade chargée de veiller auprès du blessé avait
reçu instruction de ne pas toucher un mot de ces événements, au cas où
Gustave, revenu à l'intelligence, la questionnerait.

Il résulta donc de toutes ces salutaires précautions que Després
n'apprit l'horrible vérité, c'est-à-dire la disparition du Caboulot et
de Louise, que dans la matinée du lundi suivant, jour où le médecin le
déclara hors de danger et lui raconta ce qui était arrivé.

Le Roi des Étudiants n'eut pas de peine à deviner d'où partaient tous
ces coups successifs. Il se souvint du célèbre axiome de droit criminel:
«Cherche à qui le crime profite», et il eut bientôt fait de trouver à
qui pouvait, profiter la disparition du Caboulot et de sa soeur; et,
rattachant ces deux attentats à la tentative de meurtre faite sur lui,
quelques jours auparavant, le jeune homme acquit la conviction que
Lapierre, Lapierre seul, était l'auteur de toutes ces ténébreuses
menées.

Que faire?...

Fallait-il terminer la campagne par un coup de foudre, en dénonçant
Lapierre aux autorités de police et le faisant arrêter dans son propre
domicile?

Gustave en eut un instant la pensée, mais il la rejeta aussitôt. Sa
loyauté native se prêtait mal à de semblables moyens, et il chercha
autre chose.

Ne valait-il pas mieux faire le mort et laisser l'ennemi s'endormir dans
une trompeuse sécurité, pour tomber sur lui au moment où il croirait la
victoire assurée?

C'était de bonne guerre, et c'est à ce dernier moyen que s'arrêta
l'étudiant. Il attendrait, pour se rendre à la Canardière, que la nuit
fût venue, et il ne ferait que passer chez lui--le temps de prendre
un certain portefeuille où était soigneusement enfermé le dossier de
l'ex-fournisseur des armées américaines.

Malheureusement, Després comptait sans maître Passe-Partout, qui,
nonchalamment étendu sur le talus du rempart, le guettait par une
embrasure. Or, ce digne garçon, relevé de sa garde auprès du Caboulot,
s'était installé dès le matin en face de la maison Gaboury et ne l'avait
pas un seul instant perdue de vue.

Une si belle persévérance ne devait pas rester infructueuse.
Passe-Partout vit, à un certain remue-ménage dans la chambre du malade,
que quelque chose d'inaccoutumé se passait. Il redoubla d'attention,
dilatant ses prunelles pour essayer de percer l'épais rideau de
mousseline qui masquait la fenêtre. Mais, en dépit de toute la bonne
volonté du monde, l'excellent garçon ne put que constater le passage
fréquent de deux ombres derrière le malencontreux rideau.

Un autre se fût découragé.

Passe-Partout, lui, ne fit que se piquer au jeu.

Enfin, vers six heures du soir. Argus--le dieu des espions--eut pitié de
son disciple. La fenêtre s'ouvrit toute grande et Després se pencha hors
de l'appui pour inspecter la rue.

Cela ne dura qu'une seconde; mais Passe-Partout vit ce qu'il voulait
voir, c'est-à-dire un blessé tout vêtu et assez bien rétabli pour
entreprendre une petite promenade à la Canardière.

Il détala aussitôt et se rendit en toute hâte chez le patron.

Là, il ne dit qu'un mot:

--Votre homme va venir.

--C'est bien, partez, lui fut-il répondu; et, surtout, n'oubliez pas
qu'il faut que les choses se fassent sans bruit. Pas de lutte, pas de
cris. Mais un bon bâillon et des cordes solides. Allez.

Bill, surgissant du _cabinet privé_, emboîta le pas derrière
Passe-Partout, et les deux coquins prirent le chemin de la Polie-Privat.

Trois-quarts d'heure plus tard, une voiture de maître, conduite par un
élégant jeune homme et agrémentée d'un domestique en livrée, descendait
rapidement la rue Saint-Louis et tournait l'angle da la côte du Palais.

C'était Lapierre qui se rendait au bal de sa future belle-mère, Mme
Privat.

La garde du Caboulot, toujours prisonnier dans son cabinet noir, avait
été confiée à Madeleine.

Mais revenons à Gustave Després.

Après avoir rassuré le père Gaboury sur le sort de ses deux enfants et
lui avoir promis de les ramener sains et saufs au logis, le lendemain,
le Roi des Étudiants se disposa au départ.

Il attendit cependant que la nuit fût complètement venue; puis il
s'enveloppa dans une ample redingote et se dirigea vers la rue
Saint-Georges, où il demeurait.

Sa maîtresse de pension, en le voyant arriver si inopinément, faillit
lui sauter au cou.

--Ah! monsieur Després, dit-elle, j'ai cru qu'il vous était arrivé
malheur, et vos amis, donc!... Dame! depuis quatre jours qu'on n'a eu,
de vous ni vent ni nouvelle!...

--Rassurez-vous, la mère, répondit Gustave... J'ai fait un voyage: voilà
tout.

--Tant mieux. Seigneur!...

Elle allait continuer, mais Gustave ne lui en laissa, pas le temps et
monta chez lui. Sans perdre une minute, il ouvrit un des tiroirs de son
secrétaire et y prit un vieux portefeuille de maroquin rouge, à fermoir
de cuivre oxydé, qu'il dissimula soigneusement sous ses habits; puis il
sortit de sa chambre, referma sa porte et regagna la rue, à petit bruit.

Une heure après, il pénétrait, par un chemin détourné, dans le parc
de la Folie-Privat et s'avançait, absorbé dans ses pensées, vers le
rond-point. Certes, il était loin de s'attendre à rencontrer, au beau
milieu des domaines de Mme Privat et en pleine nuit, les deux oiseaux de
pénitencier qui le guettaient. Aussi, lorsque ces messieurs s'abattirent
sur lui avec un ensemble magnifique, Gustave fut-il extrêmement surpris,
tellement surpris qu'il ne songea pas même à se défendre. L'eut-il
voulu, du reste, que la chose eût été impossible. En effet, les
agresseurs ne s'amusèrent pas à lui expliquer comment ils se trouvaient
là et à s'excuser de la liberté grande. Bien au contraire, pendant que
l'un lui appliquait sur la bouche un solide bâillon, l'autre, avec
une dextérité inouïe, lui liait bras et jambes, le mettant dans
l'impossibilité absolue de bouger.

Cela fait, le plus grand des bandits--une espèce de géant, aux formes
massives--sortit de sa ceinture un court poignard et en appliqua
froidement la pointe sur la poitrine du prisonnier.

--Un cri, un geste... et tu es mort, mon bonhomme! dit-il d'une voix
sourde.

--Nous te ferons pas de mal, si tu es sage; mais gare à la dissipation!
ajouta le plus petit sur un ton aigrelet.

Després n'avait garde de crier: il étouffait sous son bâillon: de
gesticuler: il était ficelé comme une momie de la pyramide de Khéops.

Il se contenta donc de rager _in petto_ et de déplorer son imprévoyance.
Mais c'étaient là des regrets superflus, et le Roi des Étudiants n'était
pas homme à s'y abandonner longtemps. Comprenant parfaitement que le
seul but de Lapierre, en le faisant enlever, était de l'empêcher de
communiquer avec Laure avant son mariage. Després concentra toutes ses
facultés à chercher un moyen de s'échapper avant le lendemain matin.

--Pourvu qu'on ne m'entraîne pas trop loin, se dit-il, rien n'est
perdu. Je trouverai bien, d'ici à quelques heures, un expédient pour me
débarrasser de mes deux coquins.

Et, fortifié par cette lueur d'espoir, Gustave se laissa docilement
conduire à la voiture formée qui attendait en, face d'une des extrémités
du parc.

Le trajet se fit en dix minutes; puis le lourd équipage s'ébranla, pour
ne s'arrêter qu'après une course d'une demi-heure.

On était arrivé.

Passe-Partout ouvrit la portière et sauta sur le chemin. Il fut suivi
de Bill. Puis tous deux, avec une galanterie exquise, enlevèrent
délicatement leur prisonnier et le mirent un instant sur ses jambes, à
côté de la voiture.

Cela fait, Passe-Partout se détacha du groupe et se dirigea vers une
vieille maison en ruines, accroupie sur un amoncellement de rochers
fantastiques, et qui n'était autre que la distillerie de la mère
Friponne.

Després ignorait ce détail; mais il lui fut facile de reconnaître qu'il
était sur la route de Charlesbourg et à un demi-mille tout au plus de
Québec, dont la masse sombre se détachait sur sa droite.

--Allons, bon! pensa-t-il, je ne suis qu'à deux pas de la Canardière
et j'aurai bien du malheur si je ne réussis pas à m'échapper de cette
vieille bicoque.

Passe-Partout revint au bout de cinq minutes.

Il y a quelqu'un, dit-il à son compagnon; faisons le tour et entrons par
la porte de derrière.

--La chambre de monsieur est prête? demanda Bill, d'un ton goguenard.

--Il n'y manque que des tapis, répondit le facétieux Passe-Partout.

--En avant, alors.

Després fut de nouveau enlevé, et les deux porteurs gravirent le
monticule, frôlèrent les murailles de la masure, puis finalement
s'arrêtèrent en face d'une porte basse donnant sur la forêt.

--C'est ici! fit la voix flûtée du plus petit des porteurs.

--Faut-il enfoncer? gronda le géant, s'apprêtant à heurter la porte de
sa formidable épaule.

--Non pas. Du silence et de la tenue!... la mère Friponne va ouvrir dans
la minute, s'empressa de répliquer Passe-Partout.

Il ne se trompait pas. La porte s'ouvrit presqu'à l'instant et une
vieille femme apparut, une chandelle fumeuse à la main.

--Par ici. mes coeurs, dit-elle je vais vous montrer le chemin.

--On y va, la vieille; marchez, lui fut-il répondu.

La mère Friponne, suivie des porteurs et du porté, traversa une petite
salle sombre et humide, ouvrit une porte, fit quelques pas dans une
autre pièce, non moins sombre, et non moins humide, puis s'arrêta et,
se baissant, souleva une trappe, d'où s'échappèrent des parfums non
équivoques de whisky.

--Ça sent bon, ici, la mère! grommela Bill en reniflant avec
satisfaction.

--Sapristi! oui, appuya Passe-Partout.

--Suivez toujours, mes coeurs, grinça la voix de la mère Friponne, déjà
rendue dans les profondeurs de la cave.

Le singulier cortège descendit l'escalier par on était disparue la
vieille, traversa une vaste salle, mal pavée et saturée d'odeurs
alcooliques, passa sous le cadre vermoulu d'une lourde porte, et enfin
s'arrêta dans une autre salle, aussi vaste que la première et séparée
d'icelle par un mur de refend, mais à moitié dépavée et ne recevant de
jour que par un soupirail grillé.

--C'est ici la chambre de monsieur, dit la mère Friponne, en s'inclinant
avec une politesse comique.

--Oui-da! fit Passe-Part oui; eh bien! j'en ai vu de pire et j'ai
souvent couché, moi qui vous parle, dans des lieux qui, loin d'être bien
clos comme celui-ci, n'avaient pour murailles que les quatre pans du
ciel.

--Moi aussi, appuya Bill, sans compter la pluie qui passait à travers la
toiture du firmament.

--En ce cas, vous ne trouverez pas monsieur à plaindre, pas vrai? fit
observer la maîtresse du logis.

--Au contraire, répondit Passe-Partout, il va être ici comme un
prince... un peu gêné, peut-être, dans ses mouvements; mais, bah! une
nuit est bientôt passée.

Et, sur cette réflexion philosophique, le petit homme repassa dans la
première cave, où l'attiraient invinciblement les odorantes émanations
du whisky.

La mère Friponne et Bill suivirent, non, toutefois, sans avoir
civilement souhaité une bonne nuit à leur pensionnaire.

Puis, la lourde porte fut refermée et une grosse barre de chêne
assujettie en travers, de manière à rendre inutile toute tentative
pour la rouvrir. Le pauvre Després, malgré toutes les ressources de sa
fertile imagination, avait donc bien peu de chances de s'échapper.

Cependant, il ne désespéra pas et se prit à réfléchir sérieusement.

Pendant que le Roi des Étudiants rumine et repasse dans sa mémoire
toutes les ruses employées par les prisonniers célèbres, depuis; les
évasions du hardi chevalier de Latude jusqu'à celles du fameux Jack
Sheppard, suivons un peu nos amis Bill et Passe-Partout. Nous finirons,
peut-être, par rencontrer, au bout de notre course, des per sonnages
avec qui nous avons déjà lié connaissance.

Comme tous les membres de la petite pègre, les deux garnements que nous
venons de voir à l'oeuvre adoraient les liqueurs spiritueuses et,
en particulier, le whisky. Aussi, les avons-nous vus tout à l'heure
manifester hautement leur prédilection, lorsque, par la trappe
soudainement ouverte, sont montés, en nuages épais, les arômes du joyeux
liquide.

Nous n'étonnerons donc personne en disant que Bill et Passe-Partout,
une fois leur prisonnier en lieu sûr, ne paraissaient pas pressés de
remonter à l'étage supérieur. C'est en vain que la vieille Friponne, un
pied sur la marche inférieure de l'escalier, les invitait du regard et
du geste à la suivre: regard et geste demeuraient impuissants contre les
convoitises en éveil des deux acolytes.

Voyant cette hésitation de mauvais augure et les regards fureteurs des
retardataires, la bonne femme prit un parti héroïque: elle monta, deux
marches, de telle sorte que la chandelle qu'elle tenait se trouva au
niveau du plancher supérieur, sur le point de disparaître.

Passe-Partout comprit cette tactique savante, et, lui aussi, il prit un
parti héroïque.

--Hé! la mère, dites donc! cria-t-il.

--Quoi? fit la vieille, d'un ton rogne.

--Ça sent bien bon, ici...

--Ensuite?

--Eh bien! là où ça sent bon...

--Achevez.

--Moi, je reste.

--Moi aussi, fit Bill, comme un écho sourd.

--Oui-da! mes coeurs, glapit la mère Friponne, en redescendant les deux
marches qu'elle venait de gravir.

--C'est comme ça! reprit Passe-Partout résolument.

--C'est comme ça! appuya Bill, non moins résolument.

Les yeux de la mère au whisky lancèrent deux flammes aiguës. Elle parut
sur le point de se porter à quelque voie de fait regrettable; mais,
heureusement, la fière attitude de l'ennemi lui en imposa et toucha son
vieux coeur racorni.

--Voyons, mes enfants, dit-elle d'un ton radouci, pas de bêtises; montez
à la cuisine et je vous en apporterai, de ce qui sent bon.

--Bien vrai, la mère? demanda Passe-Partout, ébranlé.

--C'est si vrai qu'il y en a déjà sur la table qui vous attend.

--A la bonne heure! Grimpons, vieux Bill.

Bill ne se le fit pas répéter deux fois. Il suivit Passe-Partout,
qui lui-même suivait la mère Friponne, de telle façon que tous trois
débouchèrent ensemble dans la cuisine, où nous avons déjà introduit le
lecteur.

Mais là, les deux suivants de la mère Friponne s'arrêtèrent tout
interloqués: la table était déjà occupée par trois buveurs.

Ces trois buveurs, nous les connaissons: c'étaient d'abord maître;
Simon, puis--ô surprise agréable!--nos joyeuses connaissances des
premiers chapitres: Lafleur et Cardon.

Comment, diable! se fait-il que nous les trouvions là, sirotant
tranquillement du whisky, pendant que leur roi, Gustave Després, est à
vingt pieds d'eux qui se tord dans les spasmes de la fureur?

Ah! dame! c'était un peu-là faute du sort qui les avait fait naître sans
le sou, pendant qu'il les avait dotés d'une soif prodigieuse--d'où était
résulté un conflit permanent entre le besoin de boire et l'impossibilité
de satisfaire ce besoin. La lutte avait été chaude, terrible et avec des
chances à peu près égales des deux côtés, lorsqu'un beau matin, Cardon,
pour sa part, dut s'avouer vaincu: la soif l'emportait, hélas!... et pas
le sou!

Que faire?... A quel saint se vouer?... Si, encore, Bacchus se fût
trouvé sur le calendrier!...

Cardon en était là de ses angoisses, lorsqu'à la nuit tombante arriva
Lafleur. Le digne homme était tout pâle; non pas de cette pâleur morbide
qui suit une bamboche un peu corsée, mais de cette blancheur nerveuse
qui résulte d'une grande émotion.

Il s'assit sans mot dire en face de son camarade et le regarda avec une
pitié protectrice.

Puis, au bout de quelques instants de ce silence mystérieux:

--Ami Cardon? dit-il.

--Que veux-tu?

--As-tu trouvé?

--Non.

--Rien?

--Rien.

--Ainsi, il faut renoncer à satisfaire une soif légitime?

--Hélas... pas d'argent et... pas de crédit!

--C'est vrai.

Nouveau silence, rompu, cette fois, par Cardon.

--Et toi, Lafleur, tu n'as donc pas cherché?

--Si.

--Et tu n'as rien trouvé?

--Si.

--Comment, tu as un moyen?

--J'ai un moyen, et un bon! répondit Lafleur, en sortant de sa réserve
empruntée. Je puis m'écrier, comme le grand Archimède: _Eurêka!_ j'ai
trouvé! Ami Cardon, embrassons-nous: désormais, nous boirons à bon
marché.

--Explique-toi, je t'en prie... répliqua Cardon, dominé par une
singulière émotion.

--C'est bien simple, mon cher, répondit Lafleur.. Tu sais ta chimie
organique, n'est-ce pas?

--Un peu.

--Voyons cela. Qu'arrive-t-il dans la fermentation des matières
amylacées?

--Qu'elles se dédoublent en alcool et en acide carbonique.

--En alcool, as-tu dit?

--Oui, en alcool.

--Eh bien! qu'est-ce que l'alcool, sinon du whisky en esprit?

--C'est, ma foi, vrai.

--Nous ferons du whisky, mon ami, puisque les épiciers et les
aubergistes nous en refusent inhumainement; et, pour punir ces tyrans
dépourvus d'entrailles, chaque fois que nous serons saouls, nous irons
parader en face de leurs boutiques inhospitalières.

Gardon n'en put entendre davantage et se jeta tout sanglotant dans les
bras du digne Lafleur.

De ce jour, la fondation d'une distillerie clandestine était décidée.

Restaient les fonds à recueillir et le site à trouver.

Cardon et Lafleur firent une collecte parmi leurs camarades, et le
capital fut souscrit en une journée. Quant au site, au local et à
quelques autres détails d'administration, ce fut plus difficile. Les
deux fondateurs errèrent pendant huit grands jours, à Québec et dans
les environs, sans trouver ce qui leur convenait. La sécurité de
l'établissement exigeait un endroit isolé, loin des yeux de la police,
tandis que la commodité des consommateurs le voulait à proximité de la
ville.

Finalement, Lafleur dénicha la masure de la mère Friponne et se décida à
lui faire des ouvertures.

La mère Friponne tenait alors un maigre débit de tabac moisi et de pipes
ébréchées, absolument insuffisant pour faire vivre un chat. Elle accepta
avec enthousiasme.

Quinze jours plus tard, un alambic était installé dans sa cave et les
premières bouteilles du nouveau whisky prenaient la route de Québec, où
leur contenu faisait les délices des carabins.

Depuis lors, la distillerie ne cessa de fonctionner et de répandre ses
produits au sein de la joyeuse bohème des disciples d'Hypocrate ou de
Cujas. A l'époque où nous en sommes rendus--c'est-à-dire deux ans après
sa fondation--l'assiette de cet établissement reposait sur une base
solide, et ses pères, Lafleur et Cardon, pouvaient espérer qu'il
atteindrait un âge patriarcal.

Et, maintenant que le lecteur est bien fixé sur les raisons qui
amenaient les deux étudiants chez la mère Friponne, reprenons notre
récit.



CHAPITRE XXVIII

Ou tout le monde se retrouve

Comme nous venons de le dire, Bill et Passe-Partout s'étaient donc
arrêtés net sur le seuil de la porte, en apercevant les trois buveurs
installés autour de la table.

Ces derniers, de leur côté, avaient relevé la tête et attendaient...

Ce que voyant la mère Friponne:

--M. Cardon, M. Lafleur, dit-elle, je vous amène du renfort: ce sont
deux _gentlemen_ de mes amis qui s'en vont explorer le pays en arrière
de Charlesbourg, et à qui je veux donner une petite régalade, avant de
partir.

Les deux étudiants s'inclinèrent légèrement, politesse qui fut imitée,
sur une plus grande échelle, par les explorateurs; puis Cardon prenant
la parole:

--Ces messieurs sont les bienvenus, répondit-il, et pourvu qu'ils ne
boudent pas avec le whisky, nous leur promettons une nuit agréable.

Passe-Partout, l'orateur de la compagnie d'exploration, fit deux pas
vers la table, et ployant de nouveau sa mince échine:

--Vous êtes trop honnêtes, mes bons messieurs, dit-il, et nous allons
tâcher de vous prouver que le whisky, ça nous connaît.

--Et ça nous aime!... grommela Bill, on venant prendre place à côté de
son supérieur.

--A la bonne heure! fit Cardon; je vous avouerai que je n'ai aucune
confiance dans les personnes qui ne boivent que de l'eau. L'esprit
de grain ou de patate entretient la belle humeur, tandis que l'eau
simple--_aqua simplex_--alourdit le sang et y mêle de la bile... voilà
mon opinion!

--J'allais vous dire la même chose, mais en termes bien moins savants,
n'ayant pas terminé mes études, répliqua gracieusement Passe-Partout, en
prenant un escabeau et s'asseyant en face d'une bouteille pleine.

--En vérité, on ne peut être plus aimable, s'écria Cardon, feignant
l'enthousiasme; donnez-moi la main, jeune homme: de ce moment, je vous
adopte pour mon ami, et je veux que nous scellions un pacte si touchant
par un plein verre de whisky.

--Ah! monsieur, quelle gracieuseté!... murmura le jeune coquin, feignant
lui aussi l'émotion et se précipitant sur la main de Cardon.

--C'est entendu, n'est-ce-pas? fit ce dernier.

--A la vie, à la mort! mon généreux ami, répliqua Passe-Partout, tout
en essuyant de sa main gauche une larme imaginaire et, de sa droite, se
versant un énorme verre de whisky.

Chacun fit de même, et cette première rasade fut bue au milieu du plus
grand enthousiasme.

Puis les pipes s'allumèrent, et Lafleur--qui n'avait pas encore ouvert
la bouche, s'étant contenté d'observer avec attention les deux prétendus
explorateurs--Lafleur, disons-nous, s'approcha de Bill et lui frappant
sur l'épaule:

--Et nous, l'ami, fit-il, est-ce que nous allons rester comme ça à nous
regarder, sans lier plus ample connaissance?

--Hein?... gronda le géant, absorbé dans l'importante opération de faire
fonctionner son brûle-gueule.

--Je vous demande si nous n'allons pas nous associer, nous
_emmatelotter_, comme viennent de le faire nos compagnons?

--Comme vous voudrez, répondit tranquillement Bill, en jetant un coup
d'oeil sur une nouvelle bouteille, apportée par Simon.

--Alors, votre main, mon ami!

--La voilà, jeune homme.

--Vous vous appelez?

--Bill.

--Eh bien! maître Bill, je vous fais mon ami de bouteille, et je
m'engage à vous faire passer gaiement les heures trop courtes pendant
lesquelles nous serons ensemble.

Le gros homme sourit largement.

--Oh! pour ça, dit-il, vous n'avez qu'une chose a faire.

--Laquelle?

--Veiller à ce qu'on ne manque pas de whisky.

--Quand il n'y en a plus, il y en a encore, répliqua flegmatiquement
Lafleur.

Puis, se tournant vers le troisième buveur, qui n'avait pas encore
desserré les dents pour autre chose que pour ingurgiter d'énormes
rasades:

--Simon! appela-t-il.

Celui-ci accourut, en trébuchant.

--Holà! illustre ivrogne, incomparable sommelier, pourvoyeur de Sa
Majesté Satanas, ouvre tes oreilles.

Simon se prit les oreilles à pleines mains et les tint écartées de sa
tignasse fauve: mais il ne dit mot, jugeant sans doute que sa pantomime
valait bien un acquiescement.

Lafleur poursuivit:

--Je te charge de veiller à ce que, sur la table, le whisky succède
au whisky. En attendant, va nous en chercher une demi-douzaine de
bouteilles. As-tu compris?

Pour toute réponse, Simon essaya de battre un entrechat, perdit
l'équilibre, mesura le plancher, se releva péniblement, puis disparut
dans le cabinet noir du fond, après avoir reçu une taloche de sa tendre
mère.

Il remit bientôt, les trois charges de bouteilles, qu'il pressait
amoureusement sur son coeur.

Quand tout ce butin fut rangé en bataille sur la table, Lafleur s'écria:

--Mes amis, à présent, que nous nous connaissons pour des gaillards
solides qui savent prendre la vie comme il faut et la mener joyeusement,
je propose de faire rondement les choses. Et, d'abord, buvons à
l'éternelle amitié que nous venons de contracter, le gros Bill et moi.

--Oui, oui! cria-t-on de toutes parts: que les colombes se dévorent
entre elles, plutôt qu'un nuage n'obscurcisse une si belle amitié!

--A pleins verres, messieurs! tonna Lafleur, tout en cachant
négligemment le sien, qui était aux trois quarts rempli d'eau.

Cette recommandation était inutile pour les deux nouveaux arrivants,
car ils avaient une soif de fiévreux et ne demandaient qu'à s'humecter
largement le gosier.

La santé des nouveaux amis fut donc bue avec entraînement; puis vint
celle de Simon, celle de la mère Friponne, puis celle du grand chien
fauve, puis celle du chat noir, puis... on ne sut plus à qui boire.

A cette phase de l'orgie, tout le monde était aux quatre-cinquièmes
ivre. Bill avait la figure vermillonné et turgescente; Passe-Partout
demeurait pâle et anguleux, mais ses petits yeux noirs lançaient des
regards en vrilles tout tordus d'éclairs joyeux; Simon avait roulé sous
la table et ronflait comme un cachalot; la mère Friponne, le nez sur ses
genoux, cuvait son whisky en face de la cheminée.

Quant à nos deux intimes, Lafleur et Cardon, ils semblaient plus ivres
encore que les autres. Le premier avait, sans cérémonie, escaladé la
table, et, là, dominant les pochards ahuris, il hurlait sa chanson
favorite: le _Grand-père Noé_, à laquelle répondait, d'une voix de
girouette rouillée, l'illustre Cardon.

Le tintamarre diabolique dura jusqu'à plus de quatre heures du matin, où
Passe-Partout se déclara tout-à-fait incapable de boire une seule goutte
de plus et manifesta le désir de garder l'atome de lucidité qui lui
restait.

Bill se récria:

--Mais il y a encore une bouteille pleine! disait-il d'un ton
lamentable.

--Il est temps de songer à nos affaires, répondit Passe-Partout.

--Au diable les affaires!... reprenait le géant.

--Au diable!... hum! et le patron, l'envoies-tu au diable, lui aussi?

--Quel patron?... Ah! ce grippe-sou de Lapierre...

--Chut!

Cette dernière recommandation fut accompagnée d'un si formidable coup de
pied que Lafleur et Cardon qui paraissaient sommeiller tressautèrent sur
leurs escabeaux.

Ils échangèrent un rapide regard et se levèrent négligemment.

Chose singulière, malgré l'énorme quantité de whisky qu'ils avaient bu,
les deux jeunes gens semblaient parfaitement solide sur leurs jambes et
toute trace d'ivresse avait disparu.

Pendant que Passe-Partout, avec une pointe d'inquiétude dans le regard,
cherche à se rendre compte de cet étrange phénomène, expliquons-le à nos
lecteurs.

On se rappelle qu'aussitôt la voiture arrivée, Passe-Partout sauta à
terre et courut à la masure de la mère Friponne; on se souvient aussi
qu'il revint vers Bill et lui annonça qu'il y avait du monde, et qu'il
faudrait tourner la maison, pour entrer par derrière. Ce qui fut fait.

Mais toutes ces allées et venues ne s'étaient pas exécutées sans
éveiller l'attention des hôtes de la mère Friponne. Or, comme ces hôtes
n'étaient rien moins que Lafleur et Cardon, c'est-à-dire des amis de
Gustave Després et du Caboulot, disparus si étrangement depuis quelques
jours, on conçoit que tout ce qui sentait le mystère dût leur mettre la
puce à l'oreille.

Ils profitèrent donc de l'absence de la vieille pour regarder par la
fenêtre et assister au singulier transbordement que nous avons décrit.
Malheureusement, la lune, comme si elle l'eût t'ait exprès, se cacha
derrière un nuage au moment où le lugubre cortège passa près de la
maison, et ils ne purent distinguer les traits de l'homme garrotté et
bâillonné que l'on était en train de mettre à l'ombre.

Toutefois, ce qu'ils en virent leur donna l'éveil et fit naître dans
leur esprit une étrange émotion, mêlée d'une espérance vague... Si
c'était Gustave ou le Caboulot que l'on faisait ainsi disparaître!... Ce
Lapierre de malheur en était bien capable, après tout!

--Veillons au grain, ami Gardon, avait murmuré Lafleur à l'oreille de
son camarade; quelque chose me dit que nous ne serons pas venus ici ce
soir pour rien.

--Tu crois donc que ça pourrait être...? avait répliqué Cardon.

--Cela me le dit... J'ai un pressentiment, mais, chut! voilà nos bandits
qui remontent de la cave. Tâchons de les griser et de ne pas perdre la
boule, nous. Une autre fois, nous leur revaudrons ça...

L'arrivée de la mère Friponne, suivie des deux prétendus
explorateurs--une petite qualité inventée par l'ingénieuse vieille--mit
fin au colloque, et l'on s'apprêta à bien recevoir des _gentlemen_ aussi
considérables.

Nous avons vu avec quelles démonstrations chaleureuses furent accueillis
les honorables explorateurs du pays situé en arrière de Charlesbourg;
nous avons entendu les serments d'éternelles amitié échangés entre les
quatre nouveaux amis et scellés de formidables libations--réelles pour
Passe-Partout et Bill, mais simulées pour les deux étudiants; il nous
a même été donné de suivre les progrès de l'ivresse chez l'insatiable
géant et--ô néant de la vertu humaine!--chez l'incorruptible lieutenant
de Lapierre.

Le programme tracé par Lafleur avait donc été exécuté sans encombre
quant à ce qui concernait l'ivresse; mais par malheur, jusqu'à près
de cinq heures du matin, toute tentative pour faire _jouer_ les deux
apôtres avait échoué.

De guerre lasse, Lafleur et Cardon essayèrent d'un nouveau stratagème;
ils feignirent de dormir.

C'est à ce moment même que Passe-Partout déclara en avoir assez et
refusa de boire la dernière bouteille avec son vorace compagnon.

La partie semblait donc fort compromise et les étudiants se disposaient
à dresser de nouvelles batteries, lorsque le nom de Lapierre,
imprudemment échappé à Bill, éclata comme une bombe à leurs oreilles.

L'effet fut instantané.

Plus de doute: l'homme garrotté que les deux chenapans avaient
transporté dans les caves de la masure ne pouvait être autre que Després
ou le Caboulot!... Et le mariage de Lapierre qui allait se célébrer le
matin même!...

Lafleur et Cardon se levèrent donc tranquillement de leurs sièges; puis,
avec la même insouciance, ils se dirigèrent chacun vers leur ami de
fraîche date...

Voyant cette manoeuvre, Passe-Partout se dressa sur ses jambes et mit
une main dans sa poche, d'où il tira rapidement un revolver. Mais le
pauvre garçon n'eut pas le temps de s'en servir: Cardon bondit sur lui,
empoigna l'arme et l'arracha des mains de Passe-Partout; puis, de
la main gauche, il entoura le maigre cou du petit homme, qu'il alla
proprement coller à la muraille.

De son côté, Lafleur s'était disposé à attaquer Bill; mais voyant ce
dernier dans l'impossibilité absolue de se lever, il se contenta de le
fouiller et de lui ôter son poignard.

--Des cordes cria Cardon. Va prendre celles qui lient Després.

Lafleur partit en courant. Mais un épouvantable fracas l'arrêta sur le
seuil du cabinet noir, et un homme bondit comme un léopard en face do
lui.

--A moi, Lafleur! à moi Cardon! cria cet homme d'une voix terrible.

--Gustave! Gustave! hurlèrent les étudiants.

C'était, en effet, Gustave Després.

Comment s'était-il échappé? par quel trou de souris avait-il passé?

Nous allons le dire.

La porte ne se fut pas plutôt fermée sur les talons du dernier de ses
geôliers, que Gustave sortit de son impassibilités et chercha à se
débarrasser de ses liens.

La chose n'était pas facile et, pendant une bonne heure, le prisonnier
s'épuisa en effort, infructueux. Les cordes étaient solides et le
_ficelage_ exécuté de main de maître. Pas la moindre possibilité de
desserrer les tenaces noeuds coulants qui retenaient les poignets
derrière le dos.

Després, ruisselant de sueurs et accablé de fatigue, se laissa retomber
sur le soi, dans un état de prestation complète.

Mais le corps se reposait, la tête continua du travailler.

Au bout d'un quart d'heure de réflexion, le jeune homme tressaillit sur
sa couche raboteuse. Une idée venait de lui traverser la tête: «Si je
pouvais prendre mon couteau!»

Hum! ce n'était pas une mince affaire! Le couteau en question
se trouvait dans la poche de droite du pantalon... et comment
l'atteindre?...

N'importe! Després se mit aussitôt à l'oeuvre. Il se tourna, se
retourna, se tordit, réussit à introduire le bout de ses doigts dans la
bienheureuse poche, à saisir le couteau, le sortit à moitié, le perdit,
le rattrapa, et finalement poussa un cri de triomphe...

Le couteau sauveur, échappé de sa retraite, gisait sur le sol!

Le prendre, l'ouvrir, couper, scier un peu partout fut l'affaire de cinq
minutes.

Quand Gustave cessa de travailler, ses liens gisaient par terre; il
était libre... dans sa prison!

Gomme on peut le supposer naturellement, le bâillon sous lequel
étouffait le prisonnier subit le même sort que les liens, et le Roi des
Étudiants put enfin détirer ses pauvres membres tout courbaturés.

Cela fait. Després se mit en devoir d'inspecter sa prison. Un rayon de
lune qui filtrait par le grillage d'un petit soupirail lui ayant paru
insuffisant pour bien étudier les lieux, le jeune homme alluma une
allumette, puis deux, puis six, puis d'autres encore.

Après cette série d'illuminations fastueuses Gustave savait ce qu'il
voulait savoir; il était fixé sur l'unique chance qu'il avait de se
tirer d'affaire.

On n'a pas oublié que la cave où avait été transporté notre ami se
trouvait du côté du nord, séparée de la distillerie par un mur mitoyen
et ayant au-dessus d'elle les appartements inoccupés de la masure, dont
un servait de prison à la malheureuse soeur du Caboulot.

Or, le plancher supérieur de cette cave était dans un état complet de
délabrement. Les madriers qui la composaient étaient aux trois-quarts
pourris et ne tenaient aux solives que par un miracle des lois de la
pesanteur.

Gustave n'hésita pas. Il comprit que son fort couteau aurait bientôt
fait justice de ce bois vermoulu et se mit à l'attaquer avec énergie et
précaution, de peur, d'attirer l'attention de ses ravisseurs.

Au bout d'une demi-heure de travail, deux des madriers du premier
plancher étaient coupés et leurs débris gisaient par terre, laissant
béante une ouverture de deux pieds sur six, à peu près, à l'encoignure
nord de la cave.

Restait le deuxième plancher--celui qui formait le parquet de la pièce
au-dessus. Després se reposa cinq minutes et recommença à jouer du
couteau.

Ce fut plus long, car le plancher supérieur se trouvait être en meilleur
état que l'autre; mais enfin, après un travail opiniâtre de plus d'une
heure, une coupure transversale en avait séparé les madriers et il ne
restait plus qu'à les faire basculer sur la solive qui touchait à la
muraille.

Després avait un crochet à son bienheureux couteau; il l'introduisit
dans la rainure, tira à lui et faillite pousser un cri de joie, en
voyant le jour lui arriver à flots par l'ouverture que laissaient les
madriers en tombant.

Mais une autre émotion, plus forte et plus inattendue, lui était
réservée.

En passant sa tête par le trou pour se hisser à l'étage supérieur,
Gustave aperçut une jeune fille assise sur un méchant grabat, dans le
coin d'une chambre triste et nue. La malheureuse avait la tête dans ses
mains et lui tournait le dos. Elle était, sans doute, sous le coup d'une
immense préoccupation, car elle n'entendit pas le bruit que faisait
Després en prenant pied dans son réduit.

Le Roi des Étudiants fit un pas en avant; la jeune fille se retourna,
effrayée, et deux cris étouffés partirent simultanément:

--Gustave!

--Louise!

Puis un court silence suivit, pendant lequel les deux anciens amants des
bords du Richelieu sentirent leur coeur envahi par un flot de souvenirs
douloureux. Louise était trop émue pour parler, et Gustave, brusquement
placé en face de cette jeune fille qu'il avait tant aimée, croyait
entendre gronder en lui-même, comme un tonnerre lointain, les dernières
rumeurs de sa passion expirante.

Ce fut lui qui, dominant son trouble, rompit le premier ce silence plein
d'angoisses.

--Louise, dit-il avec mélancolie, nous nous revoyons dans de tristes
circonstances.

--Hélas! Gustave, répondit la jeune fille, en relevant sa bête blonde et
son visage pâle, que vous est-il donc arrivé et comment se fait-il que
je vous retrouve ici, après vous avoir laissé là-bas, tout sanglant et
évanoui?

C'est toute une histoire. J'ai été transporté chez vous par Georges et
je n'en suis parti qu'hier soir, après que les soins assidus de votre
excellent père et d'un habile médecin m'eussent remis sur pied.

--Ah!... mais cela ne me dit pas pourquoi vous m'apparaissez comme dans
les contes de fées, surgissant des entrailles de la terre.

--Oh! ceci est le fait d'un monsieur qui m'en veut beaucoup et ne me l'a
que trop prouvé, répondit Gustave, avec un, sourire amer.

--Que voulez-vous dire? fit Louise, étonnée!

--Je veux dire que tel que vous me voyez, je suis prisonnier de monsieur
Lapierre.

--Vraiment?... le misérable ne s'est pas contenté...?

--De m'envoyer au pénitencier?... de m'assassiner dans un endroit
écarté?... non, mademoiselle; il lui restait à me séquestrer: c'est ce
qu'il vient de faire.

--Oh! mon Dieu! mon Dieu! gémit la jeune fille; mais c'est donc un
monstre que cet homme?

--Comme vous dites, mademoiselle, répondit Després, en s'inclinant
froidement.

Puis, au bout de quelques secondes, il reprit:

--Et, vous, depuis combien de temps êtes-vous ici?

--Depuis cette soirée où je vous trouvai dans le parc de Mme. Privat,
baignant dans votre sang.

--Comment vous trouviez-vous là? demanda le jeune homme, avec une
certaine anxiété.

Louise hésita un instant, puis répondit d'une voix douce:

J'étais allé chez vous avec mon frère et, apprenant votre départ, nous
allions à votre rencontre;

--A ma rencontre!... Et pourquoi?

Louise tomba à genoux, prit les mains de Després et murmura en
sanglotant:

--J'avais assez souffert... je voulais être pardonnée!

Gustave pâlit... Le fantôme de la trahison de sa fiancée se dressa un
moment devant ses yeux, escorté du spectre sévère de la vengeance...
Mais il avait souffert, lui aussi, et chez les âmes vraiment fortes, la
souffrance élève le sentiment et met au coeur la sainte compassion...

Gustave chassa donc, d'un froncement de sourcil, les deux sinistres
apparitions. Il releva Louise, la baisa au front et lui dit simplement:

--Louise, de ce jour, le passé n'existe plus: Je te pardonne!

La douce jeune fille sentant qu'elle méritait ce pardon, ne répondit
qu'un mot:

--Merci!

Puis elle ajouta aussitôt:

--Et, maintenant, mon bon Gustave, cours où le devoir t'appelle. Il y a
là-bas une malheureuse enfant qui t'attend comme un sauveur. Laisse-moi
et vole à la Canardière.

--Tu as raison, Louise, mais nous irons tous deux. Ton témoignage ne
sera pas inutile.

--Je suis prête à tout.

En ce moment, une voix puissante se fit entendre au loin, dans la
maison, chantant ce refrain connu:

  C'est notre grand-père Noé,
  Patriarche digne,
  Que l'bon Dieu nous a conservé,
  Pour planter la vigne.

--Lafleur, ici! s'écria Gustave. Nous sommes sauvés. Vite à l'oeuvre!

Et, bondissant vers la porte, le vigoureux jeune homme la frappa si
violemment de son pied, qu'elle vola en éclat;

C'était ce fracas qu'avait entendu Lafleur.

Cinq minutes plus tard, Bill et Passe-Partout étaient garrottés à leur
tour, et Gustave Després, sur le point de partir, disait:

--Mes amis, il est cinq heures et je n'ai pas un instant à perdre. Je
vais donc prendre les devants. Quant à vous, abandonnez ces deux coquins
à leur sort et conduisez cette jeune fille là où elle vous dira d'aller.

C'est compris, n'est-ce pas?

--Oui, oui! et elle n'aura pas à se plaindre de nous, répliquèrent les
étudiants.

--A tantôt, alors!

--A tantôt! Vive le Roi des Étudiants!

Gustave prit sa course et descendit la route de Charlesbourg; mais, au
moment d'en tourner l'angle, il se heurta presque à un jeune homme qui
la remontait.

Il ne put retenir une exclamation:

--Le Caboulot!

--Gustave! répondit l'enfant, tout essoufflé.

--D'où sors-tu?

--De chez Lapierre.

--Je m'en doutais. Tu t'es donc évadé?

--Oui. Tout le monde est en campagne depuis hier soir. On m'a donné
pour gardienne une femme à qui il restait un morceau de coeur: je l'ai
attendrie, et je cours chez une certaine «mère Friponne» que j'ai
entendu nommer de ma prison.

Ma soeur doit y être.

--Elle y est, et sous bonne garde, encore. Hâte-toi et ramène-la... elle
te dira où.

--J'y vole... Et, toi?

--Je suis pressé... Je te conterai cela plus tard. Au revoir!

Et Gustave poursuivit son chemin, au pas de course.

Nous avons vu que, lorsqu'il arriva, il n'était que temps.



CHAPITRE XXIX

Le jugement de Dieu

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, quel coup de théâtre
produisit l'arrivée du Roi des Étudiants dans le grand salon du cottage,
alors envahi par l'élite de la société québecquoise.

Lapierre, debout près du notaire, se laissa tomber sur un siège, pendant
que sa figure de cire prenait les teintes livides de la terreur.

Quand à Laure--nous l'avons dit--elle laissa échapper la plume qu'elle
tenait, joignit les mains et leva les yeux au ciel, dans un élan
spontané de gratitude.

Tout le monde s'était retourné vers la porte et chacun regardait avec
une profonde stupéfaction ce beau jeune homme pâle qui s'était arrêté
sur le seuil du salon et dont la vue impressionnait si tort le couple
qui allait bientôt s'unir.

Ce fut une heureuse diversion pour Champfort, car elle empêcha son coup
de tête d'être trop remarqué, et Edmond put le ramener à l'écart sans
qu'il fit aucune résistance.

Cependant, Gustave Després, après s'être orienté un instant et avoir
promené son regard dans la vaste pièce, s'avança lentement vers la table
et s'inclinant devant Madame Privat, qui n'était pas encore revenue de
son ébahissement:

--Madame, dit-il, d'une voix grave, vous me pardonnerez d'avoir répondu
si tard à votre gracieuse invitation d'assister à votre bal. Rien moins
que la privation absolue de ma liberté n'aurait pu m'empêcher d'assister
aux splendeurs de votre festival. Aussi, étais-je bel et bien
prisonnier. Mais j'ai brisé mes liens, fait sauter mes verrous... et me
voici!

Et Després, en prononçant ces paroles sur un ton d'exquise galanterie,
se retourna à demi du côté de Lapierre et lui jeta un regard froidement
railleur, que ce dernier ne put soutenir.

La riche veuve ne savait trop que penser de cette tirade, qu'elle
trouvait pour le moins excentrique, mais elle était de trop bonne
société pour ne pas y répondre poliment.

--Monsieur, dit-elle gracieusement, vous nous donnez là, à mes enfants
et à moi, une trop grande preuve d'attachement pour que je ne vous prie
pas de me dire votre nom.

--Madame, répondit le jeune homme, je me nommais autrefois Gustave
Lenoir; mais des circonstances d'une nature particulière m'ont forcé de
prendre le nom de ma mère, et, maintenant, je m'appelle Gustave Després.

--C'est notre roi, ma mère, c'est le Roi des Étudiants! ajouta Edmond.

--Ah! fit la veuve. Et bien! Sire, ajouta-t-elle en souriant. Votre
Majesté nous fera l'honneur de signer sur le contrat de mariage de ma
fille, dont la lecture venait de se terminer au moment de votre arrivée.

--Madame, répliqua Després d'une voix toujours courtoise, mais ferme, je
regrette infiniment de ne pouvoir apposer ma royale griffe au bas de cet
acte notarié, car je suis venu, au contraire, pour empêcher ce contrat
de se signer.

--Plaît-il, monsieur? fit madame Privat avec hauteur, car elle
commençait à trouver la plaisanterie un peu forte.

--C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, madame.

--Ainsi, vous avez réellement la prétention d'empêcher le mariage de ma
fille?

--J'ai la prétention d'empêcher Joseph Lapierre d'épouser mademoiselle
Laure.


--En vérité, monsieur, vous êtes plaisant pour un roi! dit-elle.

--J'ai bien peur, madame, que vous ne me trouviez, au contraire, bien
lugubre dans quelques instants, répliqua solennellement Després.

Cette réponse fit tressaillir légèrement la veuve et causa une certaine
émotion dans l'assistance. Les fauteuils se rapprochèrent insensiblement
et les chuchotements cessèrent, comme si les paroles du jeune étranger
eussent été le prologue de quelque drame mystérieux.

Quant à Lapierre, redevenu à peu près maître de lui-même, par un
puissant effort de volonté, il se tenait renversé sur son fauteuil, le
regard insolent et la lèvre dédaigneuse. Il semblait assister à quelque
bonne farce d'écolier, et ne pas se préoccuper le moins du monde de ce
qui pouvait en résulter...

Madame Privat, après une minute de vague contrainte, reprit avec une
sorte d'impatience:

--Enfin, M. Després, plaisant ou lugubre, expliquez-vous... Qu'y a-t-il?
de quoi s'agit-il?

--De quoi il s'agit? je vais vous le dire, ma chère dame, riposta
une voix métallique et railleuse, qui n'était autre que l'organe de
Lapierre.

--Ah! fit la mère de Laure, vous sauriez?...

--Oui, madame. Le monsieur tragique que vous avez sous les yeux n'est
rien moins qu'un de mes anciens rivaux qui, pour un amour rentré, me
fait l'honneur de me haïr, et s'est juré de me faire tort auprès de
vous.

--Ah! fit encore la veuve du colonel, je m'attendais à une tragédie et
voilà que vous me menacez d'une pièce bouffonne! C'est mal à vous, mon
cher gendre: vous effeuillez mes illusions.

--Ma bonne mère!... supplia Laure.

--Ma tante! appuya Champfort, ces paroles...

--Vous vous hâtez trop de juger, ma mère! dit à son tour Edmond.

--Laissez faire, répliqua Després d'un ton calme. Madame Privat est
parfaitement excusable de me persifler un peu pour plaire à celui qui
devait être son gendre, car elle ne sait pas encore que l'insolent
qui vient de me provoquer, lorsqu'il aurait dû implorer mon silence à
genoux, est le meurtrier de son mari.

A cette froide déclaration, tombant comme une bombe au milieu de
l'assemblée silencieuse, il y eut un frisson général de stupeur. Madame
Privat pâlit affreusement, tandis que Lapierre bondit de son siège et
montra le poing à Després, en criant d'une voix étranglée:

--Infâme calomniateur!

--Monsieur! disait en même temps la veuve, qu'affirmez-vous là?

--J'affirme, madame, reprit Després avec force, que l'homme qui aspire à
la main de mademoiselle Laure est l'assassin du colonel Privat.

--L'assassin de mon mari?

--Oui, madame... à moins que celui qui organise le meurtre soit moins
coupable que l'instrument qui l'exécute.

--Je ne comprends rien à tout cela, monsieur... Le colonel Privat a été
tué à la tête de soir régiment, comme un brave officier qu'il était:
voilà ce que je sais.

--C'est vrai, madame; mais une chose que vous ignorez, c'est qu'il a été
attiré dans un guet-apens par un lâche espion qui se disait son ami.

--Attiré dans un guet-apens?... trahi par un ami?... Oh! monsieur, quel
abîme de malheur et de honte vous nous ouvrez là!

--Madame, répondit Després avec une tristesse grave, soyez persuadée que
si le bonheur de votre chère fille n'était pas en jeu, je me refuserais
à soulever le sombre voile qui cache toutes ces turpitudes je vous
laisserais dans votre bienheureuse ignorance de ces événements
ténébreux... Mais mon devoir est là qui me pousse, et, d'ailleurs, la
Providence m'a chargé de punir un grand criminel; je ne faillirai pas à
cette tâche.

--Monsieur aurait dû pénétrer dans cette enceinte en costume de grand
justicier du Moyen-Age et escorté du bourreau et de ses aides, fit
entendre la voix narquoise de Lapierre.

--Misérable! tonna Després, oses-tu bien parler de bourreau, toi qui
as fait assassiner le père de ta fiancée; toi qui as essayé de me tuer
lâchement, il n'y a pas plus de quatre jours; toi, enfin, qui viens
d'enlever à leur vieux père une jeune fille et un enfant?... Ah! le
bourreau, il ne se dérange pas pour toi, car il sait fort bien que tu
iras fatalement à lui avant qu'il soit longtemps.

Un violent tumulte suivit cette sortie. Tout le monde se leva, et
la curiosité fit que chacun se porta en avant. Lapierre, lui, sauta
par-dessus la table qui le séparait de son audacieux adversaire, et
alla se heurter entre les bras tendus de Champfort et du jeune Edmond,
accourus pour protéger Després.

Il écumait de rage et jurait comme un porte-faix malappris.

--Gueux! cria-t-il, forçat évadé! oseras-tu bien répéter ce que tu viens
de dire?

--Non seulement je répéterai mes accusations, répondit Després d'une
voix très calme, mais j'ajouterai que, non content d'avoir fait
assassiner le colonel Privat, tu as exploité la tendresse filiale de son
enfant dans le but de t'emparer de sa dot.

--C'est vrai! s'écria Laure d'une voix stridente.

--Madame, au nom du ciel, reprit Lapierre, en s'adressant à la veuve, ne
vous laissez pas circonvenir par un imposteur que le dépit aveugle. Cet
homme me poursuit d'une haine implacable, je vous l'ai dit, et cela pour
un tour d'écolier que je lui ai joué, il y a plusieurs années, en me
faisant aimer d'une fillette dont il raffolait. Je vous donne ma parole
d'honneur que tel est le véritable, l'unique mobile qui l'a poussé à
venir ici ce soir raconter ces ridicules histoires de guet-apens et de
séquestration. J'espère que vous ne m'humilierez pas au point d'écouter
un calomniateur aussi ridicule, et qu'au contraire, vous allez le faire
chasser immédiatement de ce salon par vos domestiques.

Madame Privat, ahurie et ne sachant quel parti prendre, allait
probablement donner dans ce sens, lorsque Champfort s'écria:

--Par le sang de mon oncle! M. Lapierre, il n'en sera pas ainsi et vous
allez bel et bien subir votre procès en présence de cette honorable
compagnie.

Si vous êtes innocent, qu'avez-vous à craindre? On ne forgera pas,
je suppose, des preuves contre vous, et ma tante ne se rendra qu'à
l'évidence la plus indiscutable! D'un autre côté, les accusations d'un
homme comme Gustave Després, dont Je m'honore d'être l'ami, sont fondées
et prouvées, pouvons-nous, ma tante peut-elle laisser des crimes aussi
odieux impunis?... Ne doit-elle pas à la mémoire de son mari, à la
société, de vous faire enfin expier la trop longue série de vos
forfaits?

--Vous auriez fait un excellent homme de loi, M. Champfort, car vous
avocassez à merveille, se contenta de répondre Lapierre. Cependant,
j'espère que madame Privat ne ploiera pas la tête sous vos foudres, plus
bruyantes que persuasives, et qu'elle décidera de suite si c'est moi ou
M. Després qui doit sortir d'ici.

En ce moment même, Edmond était penché sur sa mère et lui parlait à
l'oreille. Quant il eut fini, la veuve était fort pâle et ses yeux
brillaient d'un feu singulier.

Elle entendit la dernière phrase de Lapierre, et se levant:

--Ni l'un ni l'autre! dit-elle d'une voix ferme... Les affirmations de
M. Després sont trop graves, pour qu'il les ait faites à la légère; en
outre, elle se rapportent à des personnes et à des événements qui ont
tenu une trop grande place dans ma vie, pour que je consente à les
repousser sans examen. Je prie donc les jeunes gens qui se trouvent dans
cette enceinte de vouloir bien garder les portes, afin que personne ne
cherche à se soustraire au châtiment qu'il aura mérité...

L'aimable amphitryon n'avait pas fini cette énergique petite harangue,
qu'un murmure approbateur courut dans l'assemblée, et qu'une vingtaines
de jeunes gens se précipitaient vers les issues du salon, où ils
s'installaient résolument.

--Bien! messieurs, reprit la veuve. Maintenant, si l'honorable compagnie
ne s'y oppose pas, nous allons nous constituer en cour de justice
et écouter impartialement M. Després. De la sorte, tout se passera
régulièrement et nous n'aurons pas à déplorer des scènes de violence
comme celle à laquelle nous venons d'assister.

«Très bien! très bien!» murmura-t-on de toutes parts.

--Approchez, mesdames et messieurs.

Tous les assistants se rassemblèrent autour do Mme Privat, à l'exception
d'un petit groupe de; quatre personnes, dont une femme vêtue de noir,
qui demeura à l'écart, et des jeunes gens installés aux portes.

Quant à Lapierre, pâle comme un cadavre, mais sombre et résolu, il
regagna lentement son siège; près de la table, où il demeura seul,
semblable à un accusé sur la sellette.

Le misérable se voyait perdu; mais il voulait lutter jusqu'au bout et ne
pas succomber sans une petite vengeance qu'il méditait.

Cet homme avait de la bête fauve dans le caractère, et il ne faisait pas
bon de l'acculer dans ses retranchements.

La cour de justice, ou plutôt le tribunal extraordinaire improvisé par
la veuve du colonel, étant donc constitué, cette dernière se leva et
s'adressant de nouveau à l'assemblée:

--Messieurs, dit-elle, il y a parmi vous plusieurs avocats et gens de
loi, infiniment plus aptes que moi à conduire l'affaire qui nous occupe;
je les charge donc tout spécialement du soin de veiller à ce que les
preuves fournies par M. Després soient de celles qui ne laissent aucun
doute dans l'esprit; et, comme il faut un président pour diriger les
débats qui pourraient surgir, je propose que M. le juge X..., qui
nous honore de sa présence, se charge de cette besogne, qui lui est
familière.

--Adopté! adopté! firent tous les voix.

Un vieillard à la physionomie avenante se leva et vint s'incliner devant
l'amphitryon:

--Madame, dit-il, j'accepte la délicate mission que vous me confiez;
et, bien qu'elle soit extra-légale, je la remplirai comme si j'étais
réellement sur le banc judiciaire, très heureux de vous être agréable.

Un fauteuil fut apporté et le juge X... prit place à côté de madame
Privat.

Puis Gustave Després, toujours debout en face du tribunal improvisé,
s'inclina et prit ainsi la parole, d'une voix forte:

--Monsieur le juge, madame et vous tous qui m'entendez! Ce n'est pas,
veuillez le croire, pour satisfaire une mesquine passion de vengeance,
ni pour poser en chevalier redresseur de torts, que vous me voyez dans
cette enceinte, interrompant les apprêts d'un solennel mariage
et portant contre un homme réputé honorable la plus terrible des
accusations.

--Il y a longtemps qu'une saine philosophie, éclose sur les ruines
de mon bonheur, me fait planer au-dessus de semblables petitesses et
mépriser de pareils moyens.

--Le sentiment qui me porte à agir comme je le fais est, au contraire,
de ceux que l'on ne peut repousser sans faiblesse, renier sans honte.
La Providence, dont le regard mystérieux suit le criminel à travers
le labyrinthe sans issue de ses forfaits, a voulu faire de moi son
instrument de tardive rétribution, en me jetant sur toutes les pistes
ténébreuses laissées par le grand coupable que nous avons à juger, et
je, faillirais à mon devoir d'honnête homme, à ma tâche de vengeur
providentiel, si j'hésitais à frapper, si mon coeur se prenait à
faiblir.

--Je parlerai donc sans colère et sans passion; mais aussi sans
réticences et sans crainte.

Après cet exode un peu solennel, Després se retourna à demi, jeta un
coup d'oeil sur le groupe où se trouvait la dame vêtue de noir, et
reprit aussitôt:

--L'homme que j'accuse d'avoir fait assassiner le colonel Privat a
commencé, il y a six ans, la trop longue série de ses crimes; et c'est
sur moi et une jeune fille respectable qu'il essaya, en premier lieu,
ses aptitudes de traître. La nature l'avait doué d'une physionomie
agréable, le diable lui avait prêté son habileté et sa puissance
de fascination: le misérable en profita pour tromper mon amitié et
m'enlever l'affection d'une jeune fille que j'aimais cl que j'avais
sauvée de la mort. Puis, non content de ce beau triomphe, il se
disposait à ravir cette enfant à l'affection de ses vieux parents,
lorsque je le forçai à s'arrêter pour se battre avec moi.

Les criminels sont rarement courageux, et il est inouï que le coeur ne
leur fasse pas défaut au moment du danger.

C'est ce qui arriva pour Joseph Lapierre.

Nous n'avions pas échangé quelques balles, sur un îlot perdu et au
milieu des ténèbres d'une nuit sans étoiles, que la terreur empoigna mon
adversaire à la gorge et qu'il se laissa choir, feignant d'avoir été
tué.

Je l'abandonnai à son sort et ramenai la jeune fille chez elle.

Le lendemain, le misérable m'avait dénoncé aux autorités et j'étais
arrêté sur la route de la frontière. Un mois plus tard, je partais pour
le pénitencier de Kingston!

Un murmure d'indignation parcourut la salle.

Ce n'est pas tout, reprit Després. En reconnaissant la lâcheté de son
nouvel amant, la jeune fille le prit en horreur et refusa de le revoir.

Comment se vengea-t-il de ce dédain mérité?... En répandant sur le
compte de cette malheureuse des calomnies tellement atroces, qu'elle et
sa famille durent quitter la paroisse et que la vieille mère en mourut
de chagrin!

--Voilà le premier pas fait par Joseph Lapierre: dans la voie du crime!

Un second murmure, plus accentué et plus général, gronda parmi les
assistants, et plusieurs bouches féminines laissèrent échapper un mot
sanglant:

«Le lâche!»

--Tout cela est faux et de pure invention! s'écria Lapierre avec force.
Cet individu se moque de son auditoire, et je le mets au défi de prouver
un seul de ses dires.

--Approchez, mademoiselle Gaboury, se contenta de répondre l'accusateur.

Une femme en deuil, conduite par un tout jeune homme, se détacha du
groupe retiré à l'écart et s'avança jusqu'en face de madame Privat.
Arrivée là, elle souleva son voile et exposa en pleine lumière sa pâle
et belle figure.

--Tout ce que monsieur vient de raconter est de la plus scrupuleuse
vérité, dit-elle. Je m'appelle Louise Gaboury et je suis cette femme
honteusement calomniée par Joseph Lapierre.

--Et moi, je suis le frère de cette jeune fille et je corrobore son
témoignage, ajouta l'enfant qui accompagnait Louise. Demandez mon nom à
monsieur Lapierre et, s'il est revenu de la stupéfaction que lui cause
ma présence ici, lorsqu'il m'a laissé hier soir sous les verrous d'un
cachot de sa maison, il vous dira que je m'appelle Georges Gaboury.

Lapierre proféra une menace incompréhensible et retomba sur son siège,
le front baigné d'une sueur froide.

--C'est bien, mes enfants, dit le juge X...; vous pouvez vous retirer.

Ils obéirent; mais, en passant devant Mlle Primat, Louise se sentit
attirée par une douée traction et se retourna.

--Asseyez-vous ici, près de moi, ma chère demoiselle, lui dit Laure. Ne
sommes-nous pas presque deux soeurs?

Louise regarda cette belle jeune fille qui avait été si près d'être
malheureuse à tout jamais, et murmura:

--Oh! c'eût été trop dommage!

Puis elle prit place sur le siège qu'on lui offrait.

Quant au Caboulot, il regagna son coin, où l'attendaient les deux
personnages qui restaient du groupe de tout à l'heure et qui n'étaient
autres que nos buveurs de la nuit précédente: Lafleur et Cardon.

Le Roi des Étudiants reprit son formidable réquisitoire.

Ayant fait assister le lecteur à la conversation qui eut lieu, quelques
jours auparavant, entre Després et Laure--conversation qui roula
exclusivement sur les criminelles menées de Lapierre aux États-Unis et
sa participation à l'hécatombe du régiment du colonel Privat--nous ne
voulons pas nous répéter, certain que personne n'a oublié cette terrible
révélation.

Nous nous contenterons de dire que le Roi des Étudiants fut implacable
et que pas un fil de la sombre trame ourdie par Lapierre ne resta dans
l'ombre. Il s'appliqua surtout à faire ressortir le machiavélisme odieux
employé par l'ancien espion pour circonvenir Mlle Privat; il exposa à
l'assistance émue tout ce qu'il y avait de grand dans le dévouement de
cette fière jeune fille, sacrifiant son bonheur à la mémoire de son
père, imposant silence à son instinctive répulsion et épousant un homme
détesté, pour empêcher qu'un soupçon planât sur la tombe de ce vénéré
père. Puis, résumant et condensant le dramatique exposé qu'il venait de
faire, il termina par une foudroyante péroraison, dont les dernières
phrases furent celles-ci:

--Vous me demandez des preuves contre l'abominable scélérat qui est
aujourd'hui courbé sous la main vengeresse de Dieu?... Ces preuves,
mesdames et messieurs, je pourrais me dispenser de vous les donner, car
la seule attitude du coupable, le remords qui se traduit sur sa figure
par une pâleur morbide, ses réponses embarrassées, ses emportements
spasmodiques, et jusqu'à cette farouche résignation dans laquelle il
s'est enfin renfermé, tout cela devrait être plus que suffisant pour
apporter la conviction dans vos esprits... Mais je ne veux laisser
subsister aucun doute relativement aux graves accusations que je viens
de jeter à la face de Joseph Lapierre, et, sans même tirer parti de
l'aveu tacite de culpabilité qui ressort de ce fait que l'habile
chercheur de dots a fait disparaître, ces jours-ci, tous ceux qui
pouvaient témoigner contre lui, je vous mettrai sous les yeux un
argument plus irrésistible, une preuve plus accablante: le propre aveu
du coupable, le témoignage de sa conscience, enfin le journal où sa
main criminelle et imprudente a consignée, jour par jour, ses ténébreux
projets...

--C'est une petite razzia que je fis sur ce bon Lapierre, une nuit qu'il
revenait du camp confédéré, où il avait lâchement vendu ses frères de
l'armée du nord.

Et le Roi des Étudiants, tirant de son gilet le grand portefeuille de
maroquin que nous connaissons, le présenta solennellement à madame
Privat.

--Lisez, madame, dit-il, et que Dieu vous donne la force d'aller
jusqu'au bout!

--Misérable voleur! hurla Lapierre, mon portefeuille!... Ah! tu ne
jouiras pas longtemps de ta victoire!

Il n'avait pas fini, qu'un coup de pistolet éclata dans le salon, suivi
aussitôt d'une seconde détonation.

La panique s'empara des femmes.

Mais la fumée se dissipa vite et la voix sonore de Després domina tous
les bruits:

--Ce n'est rien, mesdames, dit-il: c'est l'assassin du colonel Privat
qui vient de se faire justice, après avoir commis sur moi une seconde
tentative de meurtre.

En effet, chacun put voir le misérable Lapierre étendu, sanglant et
immobile, sur le parquet. Ce fut Cardon qui, du fond de la salle,
prononça son oraison funèbre, rigoureusement condensée en cette seule
phrase:

--Tout est bien qui finit bien!



ÉPILOGUE

Trois mois plus tard, par une belle matinée de septembre, les cloches de
la cathédrale de Québec, sonnaient à toutes volées et l'immense nef de
la vieille église s'emplissait d'une foule d'élite.

On célébrait, ce jour-là, deux mariages _fashionables_, et les curieux
qui stationnaient sous les portiques échangeaient maintes observations
sur les circonstances dramatiques qui avaient amené ces mariages.

On se disait bas à l'oreille qu'une ces deux fiancées, la richissime
fille de Mme Privat, avait été sur le point, quelque temps auparavant,
d'épouser un audacieux bandit qui lui avait complètement tourné la
tête... La noce était ordonnée et l'on se disposait à aller prononcer le
_oui_ solennel en face du prêtre, quand apparut soudain un inconnu qui
révéla sur le compte du futur époux des choses si épouvantables, que ce
dernier en tomba mort de confusion...

Et l'on ajoutait d'un air mystérieux que l'autre mariée avait aussi dans
son passé certain épisode terrible que l'on ne connaissait pas bien,
mais où, à coup sûr, il y avait eu mort d'homme... Bref, on caquetait
méchamment, comme les badauds savent le faire, quand il s'en donnent la
peine.

Heureusement, l'arrivée du cortège nuptial changea, le cours de ces
charitables conversations et mit fin aux bienveillantes remarques qui
les émaillaient.

Les lourds carrosses défilèrent un à un le long des grilles, qui bordent
le terre-plein, en face de la cathédrale, déposant sur le trottoir
de pierre blanche leur joyeuse cargaison de femmes éblouissantes et
d'hommes en costumes de gala.

Toute cette brillante compagnie s'engouffra sous les arceaux des portes
grandes ouvertes et s'éparpilla, dans les bancs de chêne, alignés deux
par deux sur le pavé de la vaste nef.

Seuls, les mariés, escortés de leurs garçons et filles; d'honneur,
s'avancèrent jusqu'à la balustrade du choeur et prirent place sur des
fauteuils luxueux, installés à leur intention.

Puis l'orgue fit entendre ses graves harmonies, le prêtre ses
avertissements non moins graves... et, au sortir de l'église, Laure
Privat était devenue madame Champfort, et Louise Gaboury la... _Reine
des Étudiants_!

Au moment où le cortège s'ébranlait pour retourner à la Canardière,
Lafleur et Cardon, qui étaient de la fête et faisaient bonne contenance
dans leurs habite à queue, échangèrent les réflexions philosophiques
suivantes:

--Ce que c'est que de nous, mon pauvre Lafleur et comme, dans ce monde
borné, les petites causes peuvent amener de grands effets!

--Comment, l'entends-tu, illustre Cardon?

--Tu vas voir: suis bien mon raisonnement.

--Je ne te quitte pas d'une semelle.

--N'est-il pas vrai que si nous n'avions pas été ivrognes comme doivent
l'être d'honnêtes étudiants, nous n'aurions pas fait la connaissance de
la mère Friponne?

--C'est indubitable. Ensuite?

--N'est-il pas également vrai, que, sans cette connaissance de la mère
Friponne, nous ne serions pas allés chez elle le soir où Després y fut
jeté à fond de cave?

--Je te concède cela. Poursuis.

--N'est-il pas mêmement à présumer que, nous absents, Gustave n'aurait
pu échapper et, par conséquent, arriver à temps pour empêcher Lapierre
d'épouser Mlle Privat?

--C'est plus que probable. Quelle est ta conclusion?

--Ma conclusion, ami Lafleur, c'est _qu'à quelque chose whisky est bon_!

Et le facétieux étudiant, qui s'était donné tout le mal du monde pour
en arriver à cette atroce parodie d'un aphorisme célèbre, se prit à
réfléchir profondément.

Lafleur fit de même, tout en mâchonnant d'une voix distraite son
_grand-père Noé_.

La noce filait toujours, soulevant sur son passage l'aveuglante
poussière des rues de Québec.


FIN





End of the Project Gutenberg EBook of Le Roi des Étudiants, by Eugene Dick

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE ROI DES ÉTUDIANTS ***

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