De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

By Victor Meignan

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Title: De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

Author: Victor Meignan

Release date: June 4, 2025 [eBook #76221]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1876

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse, Google Books and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PARIS À PÉKIN PAR TERRE: SIBÉRIE-MONGOLIE ***





        Au lecteur

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        harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites
        par le typographe ou à l’impression ont été corrigées.




    DE PARIS A PÉKIN
    PAR TERRE
    SIBÉRIE--MONGOLIE




    L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits
    de traduction et de reproduction à l’étranger.

    Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur
    (section de la librairie) en décembre 1875.


    PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




    [Illustration: CARTE DU VOYAGE DE PARIS A PÉKIN PAR TERRE.

    L’ITINÉRAIRE DE =M. MEIGNAN= EST INDIQUÉ PAR UNE LIGNE ROUGE.

    Gravé par L. Kautz r. Bonaparte 82.
    Paris Imp. Lemercier r. de Seine 57.]




    DE PARIS A PÉKIN

    PAR TERRE

    SIBÉRIE -- MONGOLIE


    PAR VICTOR MEIGNAN


    OUVRAGE ENRICHI D’UNE CARTE
    ET DE QUINZE GRAVURES DESSINÉES PAR L. BRETON
    D’APRÈS DES CROQUIS DE L’AUTEUR ET DES PHOTOGRAPHIES

    [Logo: H P -- LABOR OMNIA VINCIT IMPROBVS]

    PARIS
    E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
    10, RUE GARANCIÈRE

    1876
    _Tous droits réservés_




PRÉFACE


J’ai réuni dans ce livre mes notes de voyage. J’ai parcouru en
plein hiver la Sibérie, la Mongolie, le désert de Gobi et la Chine
septentrionale. Ce n’est donc pas de régions inexplorées, dont je
vais parler, mais de pays peu connus, sur lesquels j’espère apporter
quelques détails ignorés.

Beaucoup de personnes se représentent la Sibérie comme un immense
désert où végètent çà et là des exilés politiques et des criminels
déportés. C’est une erreur. La Sibérie n’est ni un bagne, ni une
solitude. Si l’on trouve dans la grande colonie russe d’immenses
espaces vides d’habitations, on y rencontre aussi, il ne faut
pas l’oublier, des centres commerciaux et industriels. Tomsk peut
incontestablement tenir une place honorable parmi les entrepôts les
plus importants du monde entier, et la Transbaïkalie contient des mines
d’or tellement fructueuses, que la Californie, où je passai peu de
jours après pour revenir en France, m’a paru une terre épuisée, dont
le destin est d’être prochainement abandonnée des mineurs. C’est là
le côté curieux de cette Asie russe; ce sont ces faits, qui ont bien
quelque importance que j’ai essayé de mettre en lumière.

La distance qui sépare les villes sibériennes et surtout l’éloignement
de Saint-Pétersbourg, où se décident toutes les questions politiques
et administratives, forcent les fonctionnaires et les industriels à
accomplir des voyages homériques.

Le Sibérien ne craint pas de rester quarante jours et quarante
nuits consécutives assis ou couché dans un traîneau. Il va des
rivages de la mer d’Okhotsk à Moscou! J’ai rencontré, à un relai,
un malheureux inspecteur militaire qui était obligé de faire dix
mille lieues par an pour exercer scrupuleusement ses fonctions. De
là une activité effrayante, qui contraste étrangement avec l’idée
d’exil, d’anéantissement, de malheur, que l’on se fait en France de ce
singulier pays.

Les déportés polonais, qui jouissent à présent, _dans un district
assigné_, d’une liberté presque entière, forment, dans cette société
toute composée de gens d’affaires, l’élément instruit, littéraire
et intelligent. Les villes sibériennes deviennent, grâce à eux, des
centres assez agréables. Aussi certains richards, véritables nababs
du Nord, qui pourraient mener joyeuse vie à Moscou et à Pétersbourg,
préfèrent-ils rester dans ces régions glacées.

On a beaucoup parlé depuis quelques années de la construction d’un
chemin de fer, qui, devant un jour être prolongé jusqu’à Pékin,
relierait Nijni-Novgorod et Irkoutsk. Je doute fort que la Russie
consente jamais à réaliser ce séduisant projet. La raison de cette
répugnance du gouvernement russe est facile à comprendre.

En hiver, le commerce sibérien est presque entièrement suspendu. Un
chemin de fer serait donc inutile. Ce n’est pas tout. Pour créer des
relations commodes entre Nijni-Novgorod et Irkoutsk, il suffirait
d’établir un service de bateaux à vapeur entre ces deux villes.
Quelques travaux peu considérables, le creusement de deux canaux
permettraient aux _steamers_ d’accomplir ce voyage. Ils se rendraient
de Nijni-Novgorod à Perm par le Volga et la Kama. Ils gagneraient
ensuite la Toura par la Guissovaga, d’où un canal, traversant la
chaîne de l’Oural, peu élevé en cet endroit, les mènerait à Tumen. De
là, ils suivraient le cours de la Toura, du Tobol, puis remonteraient
l’Obi et le Tom, jusqu’à la ville de Tomsk, pour entrer dans un second
canal, reliant le Tom à l’Askyche, ou le grand Ket à l’Iénesséï, et
gagneraient enfin Irkoutsk par Krasnoiarsk, en remontant l’Angara.

On pourrait objecter que la Sibérie pendant l’hiver sert de passage
aux caravanes qui apportent le thé en Europe, et que ce transit si
important serait singulièrement facilité par la construction d’un
chemin de fer. Cette observation est plus spécieuse que topique; car
les travaux d’édification d’une voie ferrée entraînent à de grandes
dépenses. Et ici le résultat commercial serait mince. En outre, un
chemin de fer devient tout à fait inutile, une fois que la route
fluviale, dont je viens de parler, sera terminée. Il suffira alors de
construire un dernier canal, reliant par une ligne très-courte l’Ouda
à la Chilka, pour que le thé puisse être amené par bateaux à vapeur de
la Chine méridionale, des rives du Yangsee à Nijni-Novgorod. Ce projet
est déjà presqu’en voie d’exécution, ainsi qu’on le verra dans la suite
de ce travail, et il entraîne à si peu de frais que ses promoteurs
vont tenter de faire passer leurs bateaux à vapeur par Vladivostok, le
lac Ibinko et la rivière de l’Issoury, ne redoutant pas la construction
d’un canal, dans le seul but d’éviter aux bateaux à vapeur de remonter
jusqu’à Nicolaefsk et à l’embouchure du fleuve Amour.

Il est donc fort peu probable qu’on puisse jamais se rendre en chemin
de fer de Paris à Pékin; on verra du moins, si l’on veut bien lire
ces notes de voyages, comment on peut accomplir ce trajet par terre
et dans des conditions qui, malheureusement, ne se modifieront pas de
longtemps.




    DE PARIS A PÉKIN

    PAR TERRE

    SIBÉRIE -- MONGOLIE




CHAPITRE PREMIER

DE PARIS A SAINT-PÉTERSBOURG.

    En chemin de fer. -- Berlin. -- Difficultés à la douane russe.
    -- Aspect de la Petite-Russie. -- Soirée sur la Néva.


Je me décidai en l’année 1873 à passer mon hiver en Sibérie, et à
gagner Pékin par la Mongolie et le désert de Gobi au printemps de
l’année suivante. Bien des personnes, je me l’imagine, seront tentées
de me demander: Pourquoi cette décision? Pourquoi ce choix de la saison
d’hiver? Pourquoi..... pourquoi? A ces curieux je répondrai: J’avais vu
la Nubie et la mer Morte en été; je voulais voir la Sibérie sous son
manteau de glace. J’aime à visiter chaque pays dans sa saison typique,
comme on désire voir chaque homme dans l’exercice de sa spécialité.
Un pays chaud, l’hiver, ou un pays froid, l’été, font songer à un
officier de hussards transporté sur le pont d’un bateau, ou à un marin
en fantaisie d’équitation.

Une pareille décision prise, on peut dire que le voyage commence
immédiatement. La toile se lève, le spectacle apparaît. Chacun vous
accoste avec une question différente relative à ses idées ordinaires,
à ses occupations habituelles. Le médecin vous demande: Avez-vous
bonne santé? Le pharmacien: Avez-vous de la quinine? D’autres, suivant
leur caractère: Avez-vous un passe-port, un revolver, des cartes, une
lorgnette, des lettres de crédit, une ceinture à or, de bonnes valises?
que sais-je? de quoi n’affublerait-on pas le voyageur!

Le 25 octobre, à huit heures du matin, je quittai la gare du Nord. Je
ne voudrais pas faire en ce moment une description de Saint-Denis, de
Chantilly, de Compiègne, et pourtant je le devrais si j’étais sincère.
J’avais souvent traversé ces villes, mais mes impressions ce jour-là
étaient toutes neuves. J’étais déjà touriste et je les regardais en
touriste, tandis qu’autrefois je ne les regardais pas du tout.

Ces observations prématurées furent interrompues par l’embarras que
me causa la question d’un voyageur bavard. Ce voyageur était un Belge
(rien n’est liant comme un Belge): «Où allez-vous, monsieur? Vois-tu,
moi je vais jusqu’à Cologne; c’est un très-long voyage, savez-vous?
et j’aime assez causer pour faire passer ces douze longues heures de
wagon. -- Moi aussi je vais à Cologne. -- Ah! vous allez à Cologne? Est-ce
pour acheter des chevaux? Moi j’y vais pour cela. J’ai l’habitude
d’acheter mes chevaux en Prusse. -- Je n’y vais pas pour cela. -- Pourquoi
alors? -- Mon Dieu, pour en repartir, car je vais à Berlin. -- Ah! vous
allez à Berlin; pourquoi donc allez-vous à Berlin? Personne ne va là,
ni les touristes ni les gens d’affaires. -- J’y vais pour en repartir
encore, car de là j’irai à Pétersbourg».

Ses questions se succédèrent ainsi jusqu’au moment où, d’étape en
étape, nous eûmes achevé le tour du monde. Sa bonne face flamande prit
alors une expression de grotesque ébahissement. Il ne retrouva la
parole qu’après quelques instants, pour s’écrier en laissant tomber son
poing sur l’appui de la banquette et ouvrant une large bouche: «Ah! tu
fais le tour du monde! -- C’est pourquoi, lui ajoutai-je, ce n’est pas à
Cologne que je compte acheter des chevaux».

Cette conversation et la distraction qu’elle me causa m’empêchèrent de
saluer du regard une petite demeure qui me fut souvent hospitalière:
dernier souvenir de la famille et de l’amitié. J’étais dès lors bien
décidément errant et isolé.

Je ferai grâce au lecteur d’une description de la Prusse, de ce
pays-caserne, négation de tous les arts, de toutes les grâces, de tous
les charmes.

Dès qu’on a dépassé Cologne et le Rhin, petit coin privilégié de cette
triste contrée, on parcourt un plateau indéfini sans pittoresque et
sans intérêt. Berlin ne rachète par aucune beauté artistique son
ingrate situation. Les rues sont mal pavées. D’énormes fossés qui
séparent la chaussée des trottoirs offrent aux voitures un danger
permanent, et exhalent une odeur infecte, remplis qu’ils sont d’eau
sale et de détritus de toutes sortes.

Ce qui saisit dans cette ville, c’est une impression générale de
tristesse. On a cherché dans tous les monuments à imiter le grec
dorique et on n’y a que trop réussi. Je ne m’explique pas que les
Prussiens aient adopté ce style froid et plus sépulcral encore que le
style égyptien, sous un climat terne et presque aussi brumeux que
celui de la vieille Angleterre.

Le ciel même est lugubre comme les monuments. Dans les lieux de
réjouissance, dans la salle de l’Opéra par exemple, ils ont remplacé
le style dorique par le style corinthien, c’est-à-dire le deuil par
le demi-deuil. Les couleurs nationales, blanches et noires, répandues
partout à profusion, complètent le caractère funèbre.

On est tenté de dire à tous les passants: Frère, il faut mourir! J’ai
préféré dire en m’adressant à moi-même: Ami, il faut partir. C’est la
grande force des voyageurs: on s’ennuie, on s’en va.

Je n’ai remarqué que le péristyle du musée, sorte de mausolée peint à
fresque par Schinkel, et deux statues en bronze placées à l’entrée de
ce monument.

Une grande avenue, appelée les Tilleuls, conduit du musée à la
promenade extérieure. C’est la plus belle voie de Berlin, mais je
n’aime pas la couleur mêlée de fer et de safran qui revêt toutes les
maisons de ce boulevard. On dirait un double rang de charbonniers mal
débarbouillés et affectés de la jaunisse.

Je ne veux pas blâmer le monument élevé par les Prussiens en souvenir
de leurs dernières victoires, pour ne pas être accusé de partialité.
Je dirai seulement que les canons employés comme trophées sont
suspendus trop haut dans les cannelures de l’immense colonne qui les
supporte. Ils paraissent si petits vus d’en bas qu’il est impossible de
les prendre pour ce qu’ils sont. Je ne peux mieux comparer ce monument
quant à l’effet général qu’à un porte-cigares incomplètement garni.

Je ne veux pas quitter cette capitale sans dire un mot de l’agréable
soirée que j’ai passée à l’ambassade de France. J’ai eu l’honneur
d’être reçu par M. le vicomte de Gontaut-Biron dans les anciens salons
de Talleyrand et de Chateaubriand. Habité par M. de Gontaut, ce palais
hospitalier peut à bien juste titre porter la dénomination de maison
de France sous laquelle il est populairement connu. J’y trouvai la
légendaire courtoisie française, représentée par le plus aimable des
grands seigneurs. Je respirai là pour la dernière fois jusqu’à Pékin
l’atmosphère de mon pays, car lors de mon passage à Pétersbourg,
l’ambassade y était un peu en désarroi.

Le lendemain, le train express m’emporta vers la frontière russe.

Il y a en ce monde bien des frontières, matérielles ou morales,
définies ou vagues, gardées ou libres. A la frontière de chaque État
est une douane, et le caractère de cette douane dénote ordinairement
celui du peuple chez lequel on pénètre.

Dans la libre Angleterre, l’accès est facile: aucune mesure vexatoire.

En France, les gardiens de la frontière s’occupent surtout du nom qu’on
porte: pays de la révolution, pays de la police.

Dans la pittoresque Espagne, indulgence des douaniers en faveur de la
contrebande pour plus de couleur locale.

A la douane d’Italie, terre classique du brigandage, l’agent du fisc
vide consciencieusement les caisses, et n’y replace pas tous les
objets..... au moins à la même place.

Aux douanes orientales, il suffit pour éviter bien des ennuis de donner
dix francs à l’employé qui parfois réclame davantage: c’est la région
de l’arbitraire.

Mais à la douane de cet empire colosse, au budget si chargé, le fisc
est surtout préoccupé de remplir la caisse publique.

L’arrivant y doit d’abord prouver son identité par la production d’un
passe-port visé à tous les consulats des lieux qu’il a traversés. Ce
passe-port lui est rendu portant un mot tracé par derrière. Ce mot
laisse tout voyageur novice dans la plus complète indécision: il est
écrit en russe, et mal écrit en russe, dans cette langue qu’il est
permis, je dirai plus, qu’il est de bon goût, même en Russie, de ne pas
connaître.

Quand je reçus mon passe-port, taché du mot fatal, mon embarras fut
grand. Je me promenai de long en large dans la salle d’attente,
montrant mon mot à tous les passants. Ceux-ci me regardaient
avec étonnement et s’éloignaient sans me donner la moindre
explication. -- J’entendis enfin parler français, près de moi, par un
monsieur chez lequel des moustaches démesurément longues et des favoris
noirâtres à pointes blanches, semblables à la fourrure du renard
bleu, dénotaient une nationalité septentrionale. Je m’empressai de le
questionner, et j’appris que ce mot fatal était le nom du douanier
chargé de visiter mes malles. Non sans peine je trouvai mon homme, qui
heureusement parlait français. «Monsieur, me dit-il, qu’avez-vous à
déclarer? -- Rien, répondis-je avec toute la franchise de l’innocence;
ce que j’emporte sert à mon usage personnel, et si vous me voyez de
gros bagages c’est que je pars pour longtemps et pour un lointain
voyage. -- Veuillez ouvrir.» J’ouvre, convaincu que tout allait se bien
passer. «Ce sont mes effets, lui dis-je, je n’ai que des habits dans
celle malle. -- Voici un pantalon qui paraît neuf. -- Je l’ai depuis trois
ans. -- Cependant il paraît neuf. -- Cela fait mon éloge; vous voyez que
j’use peu, lui répliquai-je avec gaieté. -- Mais il paraît trop neuf;
nous allons le peser; ça paye.» Mon supplice commença. Il plaça dans
les balances tous les habits qui n’étaient pas usés. «Qu’est ceci? -- Des
cahiers de notes. -- Il n’y a rien d’écrit? -- Rien encore.» Et paf! dans
les balances. Le misérable ne s’en tint pas là. Je dus ouvrir la caisse
où j’avais fait emballer à Paris, avec le plus grand soin, tout mon
gréement de chasse et les objets dont je ne comptais me servir qu’en
Sibérie. Constatant ses implacables intentions, je le suppliai de
mettre la caisse tout entière dans la balance, préférant payer plus
cher et ne pas porter le désordre dans un si artistique rangement. Ah!
bien oui! Ce monsieur était trop oriental pour renoncer au plaisir
d’examiner des objets parisiens. Tout fut déplié, déballé, et placé
dans la fatale balance. J’enrageais.

Au milieu de ce tourment j’eus un éclair de joie mauvaise. J’avais
emporté une boîte énorme de poudre insecticide pour les besoins d’un
voyage prolongé en Asie. La boîte s’ouvrait difficilement. Le douanier
s’efforce inutilement d’abord; enfin le couvercle cède brusquement:
la poudre lui saute au visage, lui entre dans les yeux, dans la
bouche, dans les narines et se répand sur ses habits. «Qu’est cela?
me dit-il. -- Un poison très-violent, lui répondis-je avec un effroi
simulé.» Il pâlit et fixa immédiatement l’entrée de mes effets au
maximum de la taxe. Je tirai de ma poche des louis d’or.

Mais, hélas! la Russie, le pays qui produit à présent le plus d’or, est
celui où il a le moins cours comme monnaie. Je dus aller changer mes
pièces de 20 francs contre des roubles en papier; et je payai ainsi à
cette douane plus de 100 francs pour qu’on laissât entrer mes vieux
habits auxquels je ne croyais plus de valeur, et mes cahiers de notes
que je n’eus pas le courage d’abandonner, parce qu’ils étaient pour
moi les seuls compagnons auxquels je pusse confier mes impressions de
voyage.

Avant de remonter dans le train, je m’adresse à un marchand de
journaux: Avez-vous le _Figaro_? -- Oui, monsieur. -- Combien? -- Trente
copecks (vingt-cinq sous). -- Alors donnez-moi un journal du
pays imprimé en français. -- Voici, monsieur, le _Journal de
Pétersbourg_. -- Combien? -- Quinze copecks (douze sous). -- Mais pourquoi
est-il si cher, imprimé en Russie? -- C’est que, monsieur, il y a chez
nous des droits énormes sur la fabrication du papier. «Franchement,
ce genre d’impôt est à mon avis assez appréciable. Les Russes doivent
être ainsi préservés de la démangeaison de paperasser, qui est, hélas!
si répandue chez nous. Et puis, plus tard, quand le suffrage universel
apparaîtra en Russie, qui sait si le prix exorbitant du papier
n’empêchera pas les candidats de distribuer des bulletins de vote,
et les électeurs de s’en procurer à leurs frais? L’exercice de cette
souveraineté moderne sera alors la cause d’une dépense.

Un pareil état de choses fera peut-être succomber et disparaître le
suffrage universel, si juste et si séduisant en théorie, mais qui,
sans contredit, paraît plus que grotesque à ceux qui ont eu l’occasion
de le voir fonctionner de près, surtout dans les campagnes. Cette
première aventure me réconcilia avec l’administration de cet immense
pays, presque avec sa douane, et je grimpai dans mon wagon où deux
poêles entretenaient une température sénégalienne, bien qu’il ne gelât
pas encore; je m’installai dans un des immenses fauteuils dont ils
sont garnis et qui, à l’aide d’une mécanique, deviennent la nuit des
sortes de lits où l’on n’est pas trop mal, et j’attendis le signal du
départ pour me rendre compte de l’aspect du pays et des opinions de mon
journal.

L’existence du _Journal de Pétersbourg_ en Russie est à la vérité
chose incompréhensible. Cette feuille rêve la République universelle.
A son dire, ce genre de gouvernement pourrait seul sauver la France,
fortifier le commerce en Angleterre, rétablir les finances italiennes,
rendre la paix à l’Espagne, organiser une armée en Turquie, peut-être
même faire naître la gaieté en Prusse. Il est vrai que ce journal
défend à grands cris la monarchie russe; car lorsque le nom d’un
prince de la famille régnante figure dans ses colonnes, ce n’est que
précédé de titres et d’appellations interminables et pompeuses. Le
_Journal de Pétersbourg_ et _l’Indépendance belge_ sont, à mon avis,
deux feuilles indignes de la langue qu’elles parlent; d’abord à cause
de leur attachement pour l’Allemagne, qui leur dicte en français des
opinions contraires aux intérêts français, et ensuite parce qu’ils
prêchent la République française, quand ils sont témoins tous les jours
des bienfaits prodigués à leurs pays respectifs par des gouvernements
monarchiques. Hélas! ce n’est ni aveuglement ni manque d’intelligence
qui les fait agir de la sorte; c’est, il faut bien le reconnaître,
jalousie et haine contre notre pauvre pays. Je déchirai la feuille en
quatre et, maudissant les hommes, je me mis à considérer la nature.

La nature, elle aussi, semble témoigner des sentiments: la dureté ou
la bienveillance; la douleur ou la gaieté; la passion ou le calme;
elle peut être accessible ou impénétrable, plaintive ou résignée. La
partie de la Russie qui sépare Wilna de Pétersbourg n’offre aucun de
ces caractères; elle est seulement mélancolique. Quand je la traversai,
l’absence de neige, de soleil, de feuilles aux arbres, lui imprégnait
encore davantage cette physionomie qui lui est propre: des forêts
indéfinies qui ne sont plus taillis sans être encore futaies, rendues
impénétrables, surtout en automne, par la nature marécageuse du sol; de
longues ondulations de terrain semblables à ce que serait une houle
monstrueuse dans un océan sans bords, et qui reculent l’horizon à des
distances énormes; l’apparition à de très-rares intervalles de quelques
habitations dont la présence en pareil lieu serre le cœur plus encore
qu’une solitude absolue; voilà ce qui s’offre à la vue du voyageur à
son entrée en Russie: immensité, impénétrabilité, silence.

Il est vrai que l’automne est la saison la moins favorable pour visiter
la Russie; c’est en quelque sorte la période d’inertie pour toute cette
race répandue sur une immense étendue et dont le caractère particulier
est le besoin d’une locomotion rapide et continuelle. Le terrain est
devenu en automne trop marécageux pour les voitures à roues et le
traînage n’est pas encore établi. Bientôt la neige tombant en abondance
permettra le mode de transport préféré des Russes, et le froid intense,
dissipant les nuages, donnera au grand manteau blanc un brillant et un
éclat tout particuliers.

Hâtons-nous d’arriver à Pétersbourg, dont je parlerai peu ainsi que de
Moscou, parce que j’ai à décrire des choses plus éloignées et beaucoup
moins connues: quand on a une longue route à parcourir, il ne faut
pas s’attarder dans les premières étapes, de peur de trop sentir les
difficultés de l’entreprise et de renoncer à son projet. Je descendis
à l’_hôtel de France_, et presque aussitôt je sortis à pied sans but.
Il était six heures du soir. Le jour était tout à fait tombé. Une
température douce et fraîche invitait à la marche. Le ciel était serein
et la lune brillait d’un vif éclat. C’était une de ces belles soirées
décrites par Joseph de Maistre, bien que nous fussions en novembre.
Le hasard me conduisit vers la Néva. Je m’en réjouis, car je pus
contempler d’un pont de bateaux jeté sur elle un spectacle vraiment
magnifique. Ce n’est pas un fleuve, c’est plutôt un bras de mer. Large
comme quatre ou cinq fois la Garonne à Bordeaux, elle fait un coude
au milieu de la ville, qui a la coquetterie d’exposer à ses regards
ses plus belles richesses architecturales. Le palais de l’Empereur, le
Sénat, la forteresse, l’Ermitage, l’Académie des beaux-arts sont bâtis
sur ses bords, ainsi qu’une quantité énorme d’églises dont chacune est
surmontée de cinq ou six dômes byzantins.

Au moment dont je parle, les rayons de la lune rejaillissaient sur tous
ces dômes dorés, et ce beau feu d’artifice se reflétait dans l’eau; la
coupole aussi dorée et majestueuse de la cathédrale d’Isaac dominait
toutes les autres et les surpassait en éclat. Des barques noires,
rappelant un peu, à cette heure de la nuit, les gondoles vénitiennes,
passaient et repassaient dans les longues traînées lumineuses répandues
sur le fleuve: tout ce grand déversoir du lac Ladoga coulait à plein
bord, avec rapidité mais sans bruit, car rien ne s’opposait à son
passage. Seules, des cloches, qu’on pressentait énormes à cause de leur
son grave, majestueux et prolongé, rompaient le silence religieux de
cette nature par un appel à la prière. C’était grandiose et c’était
pieux. Dans cette soirée de Pétersbourg, Dieu se montrait à l’homme par
l’éclat de son ciel et le silence des nuits; l’homme se rappelait à
Dieu par la hauteur de ses églises et le cri plaintif de ses clochers.

Je savais devoir peu jouir de la Russie sous cet aspect de la saison
tempérée. Peu après, la Néva devait être arrêtée par le froid; les
dômes des églises devaient être recouverts d’une épaisse couche de
neige; bientôt je ne devais plus pouvoir considérer ce pays que
sous son linceul d’hiver. Je restai donc longtemps à contempler ce
spectacle, qui, en outre, de sa beauté réelle avait encore à mes yeux
la valeur d’une chose de peu de durée.




CHAPITRE II

LA SOCIÉTÉ DE SAINT-PÉTERSBOURG.

    Comment nous sommes jugés dans la capitale russe. --
    Recommandations pour la Sibérie. -- M. Pfaffius, commissaire
    de la frontière à Kiachta. -- Musique russe. -- Opéra de Glinka:
    _La vie pour le Tzar_. -- Arrivée à Moscou.


Pendant mon séjour à Pétersbourg, j’allai certes plus d’une fois
admirer les curiosités dont cette ville est remplie. Je ne me lassai
pas de voir la richesse des églises, l’immensité des palais, et
je passai surtout de longues heures devant les magnifiques toiles
espagnoles et hollandaises du musée de l’Ermitage. Mais un assez grand
nombre d’autres auteurs plus habiles se sont chargés de faire la
description de tous ces chefs-d’œuvre pour que je n’en dise rien. Il
ne me fallait pas oublier que j’étais parti pour un plus long voyage
et que ma principale occupation à Pétersbourg devait être de trouver
un compagnon. Pour cela j’usai de toutes les lettres de recommandation
dont je m’étais approvisionné à Paris, espérant m’adjoindre soit un
touriste, soit un fonctionnaire se rendant à son poste dans la Sibérie
orientale.

Quand on est Français et qu’on est reçu dans la société de Pétersbourg,
on est surpris de voir à quel point la France y est à la mode. Dans
cette société, on parle notre langue, on mange notre cuisine, on lit
nos journaux et nos livres; on s’occupe de ce qui se fait chez nous;
on suit la coupe de nos vêtements; on applaudit nos pièces de théâtre
jouées par des Parisiens. Ce triomphe de nos habitudes est d’autant
plus flatteur, qu’à Pétersbourg la mode domine toutes choses; les
affections, les liens de famille, les goûts, presque les intérêts.
Un Français qui arrive est donc accueilli, pour peu qu’il apporte
l’apparence d’une recommandation: on le fête, on le gâte, on l’écoute,
on l’imite. Aussi, tous ceux qui ont été dans la capitale russe ne
tarissent-ils pas d’éloges sur les salons où ils ont été enivrés de
compliments moins facilement accordés à Paris, et où ils ont goûté des
satisfactions d’amour-propre plus exceptionnelles chez nous. Certes, je
suis loin de reprocher ici à la société de Pétersbourg sa grâce et son
engouement hospitalier pour mes compatriotes, ce serait d’abord manquer
de gratitude, mais elle permettra à un ami sincère une courte remarque
sur la façon dont elle nous juge:

Observateurs de nos faits publics, sans trop se rendre compte de
leurs circonstances et de leurs causes; à l’affût de nos productions
théâtrales ou littéraires sans toujours apprécier le degré d’importance
que nous leur donnons, les Russes s’assimilent tout, retiennent tout,
par la seule raison que c’est français, confondant l’ancien et le
moderne, le classique et le bouffon avec une facilité que j’admire,
mais avec une légèreté que je déplore.

J’ai rencontré peu de personnes dans cette séduisante société qui,
pendant leur séjour à Paris, eussent été à la Comédie française, et qui
sussent que nous regardons chez nous comme secondaires les artistes du
Gymnase ou du Vaudeville qui vont se faire applaudir à Pétersbourg avec
tant de frénésie.

Quand je suis arrivé dans la capitale russe, la _Fille de Madame
Angot_ tenait l’affiche de trois grands théâtres. Lorsque j’affirmai
qu’à Paris cette pièce n’avait été représentée que sur une scène de
troisième ou quatrième ordre, on avait peine à me croire. Hélas!
l’Europe a le droit de ne juger que sur les apparences; elle ne
connaît que ce qui paraît davantage et, par conséquent, voit surtout
en France d’agréables sauteurs.

Ceci explique pourquoi les personnages les plus haut placés, le soir
même de leur arrivée à Paris, lors de l’exposition de 1867, allèrent
entendre aux Variétés la _Grande-Duchesse de Gérolstein_. Ils crurent
certainement faire preuve de courtoisie en applaudissant d’abord ce
qu’ils pensaient être nos chefs-d’œuvre préférés.

Dans les premières réunions où j’eus l’honneur d’être invité, je ne
manquai jamais de parler de mes projets de voyages, espérant trouver un
compagnon; mais je voyais alors mes interlocuteurs froncer le sourcil
et tourner le dos.

C’est qu’il n’est pas de bon goût à Pétersbourg de voyager dans une
autre direction que celle de l’Ouest. Les habitants de cette cité de
plaisir semblent regretter leur origine; cette société si délicate
et si raffinée paraît craindre vraiment d’être prise encore par une
horde barbare. Des femmes de la distinction la plus exquise m’ont
dit quelquefois: «J’aurai beau faire, vous penserez toujours de moi,
c’est une Cosaque.» Tout ce qui rappelle l’Asie est en défaveur;
et peut-être les exagérés céderaient-ils volontiers la Sibérie au
gouvernement chinois pour n’avoir plus rien de commun avec l’Orient.
Comme je l’ai dit plus haut, il faut d’abord parler français. Il est
encore de meilleur ton d’arriver de Paris, de Trouville ou de Luchon.
Enfin l’extrême élégance, c’est d’avoir eu ses entrées dans nos
coulisses parlementaires ou de rapporter les plus frais cancans de nos
boudoirs à la mode.

Dès que les froids arrivèrent, je m’occupai d’organiser mon voyage.
Je fus aidé dans cette tâche difficile par M. Bartholdy, alors chargé
d’affaires à l’ambassade française. Compatriote obligeant et gracieux,
il obtint du gouvernement de me faire traverser la Sibérie d’une
manière en quelque sorte officielle. Les ministères me donnèrent des
lettres de recommandation pour les gouverneurs des différents pays que
je devais traverser.

J’obtins aussi de M. Michaelof, concessionnaire des relais de poste
depuis Nijni-Novgorod jusqu’à Tumen, une injonction-circulaire,
prescrivant à chaque maître de poste de me donner les meilleurs chevaux
et le plus promptement possible.

Plusieurs personnes m’adressèrent à leurs amis de Sibérie. En moins
de quinze jours, je fus muni de trente-deux recommandations, mais je
n’avais encore trouvé aucun compagnon ou serviteur.

Cependant le froid devenait chaque jour plus intense. Le thermomètre
variait entre dix et douze degrés au-dessous de zéro[1].

        [1] Dans le cours de ce travail, je donnerai toujours les
        températures du thermomètre centigrade, bien que les Russes
        ne se servent que du thermomètre Réaumur: je crois ainsi
        mieux me conformer aux habitudes de mes lecteurs.

Le canal de la Moïka sur lequel donnaient mes fenêtres était déjà
à moitié gelé; la Néva charriait d’énormes glaçons; la neige, bien
que peu épaisse encore, tombait assez souvent pour faire espérer
prochainement un traînage suffisant; j’allais me décider à partir seul
pour Moscou, quand je reçus une lettre du directeur du gouvernement
asiatique.

Cette lettre m’annonçait que le commissaire de la frontière russe à
Kiachta, M. Pfaffius, se trouvait à Pétersbourg, à l’hôtel Démouth, et
devait prochainement rejoindre son poste.

Je ne perds pas une minute; je me munis de toutes mes lettres dont je
ne pouvais même pas lire les adresses, et je cours à l’hôtel Démouth.

Je ne savais pas encore ce qu’est le voyage de Sibérie; je ne me
doutais nullement de tout ce qu’il exige; aussi fus-je assez surpris
à mon entrée dans l’appartement de M. Pfaffius. Au milieu de la
chambre gisait à terre un amas d’oreillers, de fourrures, de matelas,
de couvertures et de cordes. On y voyait aussi un pain de sucre, des
bottes de feutre, une bouteille d’eau-de-vie, des sacs de toute forme
et de toute grandeur.

Le fonctionnaire, portant au second doigt de la main droite une bague
d’or, signe de sa dignité, était à table et déjeunait. A ses côtés, un
domestique bouriate, aux traits demi-mongols et demi-tartares, vêtu
d’une touloupe puante, épiait ses moindres gestes et satisfaisait ses
moindres désirs. Quand je parus, monsieur le commissaire ordonna qu’on
me fît asseoir; mais il n’y avait (est-ce par hasard?) aucune chaise
dans la chambre, il fallut en aller chercher ailleurs. Je dus attendre
debout quelques minutes. Aussitôt la colère monta au visage de mon
hôte, dont j’aurai pourtant plus tard à vanter la douceur. Il devint
rouge, puis blanc; il débita très-haut au Bouriate des paroles presque
inarticulées, mais dont le sens n’était pas équivoque; puis enfin,
s’approchant de cet homme, leva la main sur lui.

Habitué aux mœurs orientales, je devinai la scène qui allait se passer
et je n’y prenais même pas garde, quand, à mon grand étonnement, le
domestique relevant la tête et regardant fixement le commissaire, lui
adressa ces simples paroles: «Vous oubliez donc, monsieur, que je suis
sujet de l’Empereur?»

Cet homme savait qu’un article du décret qui a affranchi les serfs
interdit aux propriétaires et aux fonctionnaires, sous peine de
disgrâce et même de prison, de recourir à des voies de fait contre
un sujet quelconque de l’Empereur, fût-il naturalisé Russe, fût-il
indigène d’un pays conquis comme les Kirghis, les Bouriates ou les
Samoyèdes.

Ces paroles suffirent en effet pour faire retomber dans le vide le bras
du fonctionnaire. Quelle est en Russie la passion, fût-elle poussée au
paroxysme, qui oserait transgresser les volontés du tzar?

Après cette petite scène, M. Pfaffius redevint lui-même, c’est-à-dire
parfait homme du monde. Je lui montrai mes lettres de recommandation.
Dès qu’il aperçut le cachet du ministère (c’était plus qu’il n’en
fallait pour un fonctionnaire russe), il me donna les marques de la
plus haute considération. Une de ces lettres lui était personnellement
adressée: dès lors je fus son ami et nous résolûmes de voyager ensemble.

Le lecteur verra dans la suite que ce projet ne se réalisa qu’en
partie; une rencontre que je fis plus tard à Moscou en fut la cause.
Ne pouvant à ce moment-là prévoir ma richesse future, je regardai
mon commissaire comme un véritable trésor. Il devait aller à Kiew
avant l’organisation du traînage. Je ne le laissai partir qu’après
de bien positives conventions sur notre rendez-vous, et, tout rempli
d’enthousiasme, je commençai mes visites d’adieux.

Je ne parlerai que de l’une d’elles qui eut lieu dans une loge de
l’Opéra russe; non pas tant en considération des aimables personnes qui
m’avaient invité à venir les y voir qu’à cause de la représentation
dont je fus témoin. On donnait une audition du chef-d’œuvre de Glinka,
intitulé: _la Vie pour le Tzar_.

Les Russes, qui ne sont pas inventifs, ont pourtant une musique
nationale d’un genre particulier et original.

Ceux qui apprécient les opéras français même sérieux trouveraient
peu de charme à entendre les longues lamentations et les mélodies
plaintives qui font le cachet de cette musique.

Elle peut cependant émotionner beaucoup les amateurs de musique grave,
surtout dans le pays qui l’a vue naître.

Aussi uniformes que la nature russe, aussi profondes que ses horizons,
les phrases de l’opéra de Glinka se succèdent tristes et lugubres, un
peu monotones peut-être, mais aussi fiévreuses et maladives, car elles
n’atteignent jamais une solution. Au moment où l’oreille impatiente
croit enfin se reposer sur la note fondamentale, un nouveau cri de
douleur surgit à l’improviste, et la phrase se prolonge sans changer
de caractère. Je ne peux mieux comparer les inspirations de Glinka
qu’aux efforts permanents de la mer pour reprendre son niveau et à
laquelle l’incessante succession des lames semblent refuser un repos si
désiré. Aussi cette musique n’a-t-elle pas les attraits de la gaieté
et ne procure-t-elle pas, à cause de son uniformité, les émotions
d’une passion vive, mais elle a tout le charme de la mélancolie, de la
rêverie, du vague.

L’âme se perd, s’oublie et s’énerve dans le bercement prolongé de cette
mélodie sans terminaison. Tout le passé revient à la mémoire, et quand
la dernière note s’éteint, on se réveille comme après un beau rêve avec
une larme de souvenir dans les yeux.

Quand j’étais dans la capitale russe, je retardais de jour en jour mon
départ malgré la neige qui tombait et le froid qui m’appelait.

De même ici je me prends à parler encore de Pétersbourg, bien que j’aie
depuis longtemps annoncé mon départ. On préfère sans doute la réalité
d’une grande satisfaction au souvenir qui lui survit, et cependant
peut-être se sépare-t-on plus difficilement de ce souvenir que de cette
réalité, parce qu’on sent qu’il est le prolongement dernier de la
jouissance après lequel il faut revenir à la vie ordinaire.

Je partis enfin le 20 novembre, et le 21, à dix heures du matin, par
vingt-quatre degrés de froid, je faisais mon entrée dans la ville
sainte de Moscou.

La température que j’eus à supporter ce jour-là était très-modérée
relativement à celles que je trouvai plus tard en Sibérie; cependant
je pus avoir déjà une idée de quelques-uns des effets produits par
un froid très-intense. On sent que tout se rapetisse, se resserre,
se rétrécit. Les chevaux qui transpirent à cause de la rapidité
qu’on donne à leurs allures ont le corps couvert d’une sueur gelée
qui les fait ressembler à une pétrification. La figure des cochers
est enflée, spongieuse, horrible. Le soleil profite de l’absence des
nuages et seul paraît se réjouir. Sous ses claires caresses, les
maisons aux couleurs variées prennent un aspect joyeux et enluminé qui
contraste singulièrement avec l’encapuchonnage des passants. Je pris
immédiatement soin de me procurer les vêtements habituels des Russes
pendant l’hiver. J’achetai des galoches pour marcher dans la neige sans
en sentir le froid ni l’humidité; un bachelique, sorte de capuchon en
poil de chameau pour se garantir le cou et les oreilles; enfin une
pelisse en iénotte, fourrure relativement peu coûteuse et cependant
élégante.

Le choix de la fourrure est important surtout à Moscou, où l’on
apprécie la valeur d’un homme à la peau de l’animal dont il est vêtu.
Il y a bien un proverbe russe qui semble démentir cette observation:
«On vous reçoit selon votre habit, et l’on vous reconduit selon votre
esprit.» Mais le proverbe trouve peu d’application dans une société au
caractère essentiellement vaniteux, fermée à l’homme le plus spirituel,
s’il n’est pas affublé de la peau de certaines bêtes.




CHAPITRE III

MOSCOU -- NIJNI-NOVGOROD.

    Le Kremlin. -- Équipages et visites de la vierge d’Inverski.
     -- Origine du christianisme en Russie. -- Un mot sur Troïtsa.
     -- Rencontre d’un compagnon de voyage. -- Achats de fourrures.
     -- Passage de l’Oka en traîneau.


Je ne peux mieux comparer la disposition des rues à Moscou qu’aux
cercles concentriques d’une toile d’araignée. Des rues droites partant
du Kremlin comme centre coupent proportionnellement toutes ces artères
circulaires, de telle sorte qu’il est impossible de se perdre dans la
ville malgré son immensité.

Chaque cité russe a son Kremlin. C’est une enceinte qui contient
généralement une forteresse, l’habitation de l’Empereur et une ou
plusieurs églises. Le Kremlin de Moscou jouit d’une grande réputation
à cause de son immensité, de ses souvenirs historiques et de la
richesse de ses sanctuaires. Il est presque moderne et reconstruit
depuis l’incendie de 1812. On peut visiter encore un petit spécimen
de l’ancien monument. Il serait difficile de dire à quel style il
appartient: on y trouve un mélange de tous les goûts asiatiques depuis
l’extrême Orient jusqu’à Byzance. Des murs extraordinairement épais,
une série de petites chambres voûtées ou se terminant en pointe,
d’étroites fenêtres qui ne laissent pénétrer à l’intérieur qu’une
lumière mystérieuse, tamisée encore par des vitraux de couleur, des
portes basses surmontées de l’ogive mauresque, des murs dorés depuis le
plancher jusqu’au plafond, sur lesquels sont dessinées des figures de
saints dont la tête et les mains sont seules peintes ou émaillées; çà
et là des monstres chinois; des portes s’ouvrant parfois à la hauteur
d’un premier étage et, par conséquent, des escaliers suspendus pour
passer d’une chambre à l’autre; voilà l’ancien Kremlin. On se demande,
en parcourant ce labyrinthe compliqué, si l’on est dans un oratoire ou
dans un salon, dans un lieu de plaisir ou dans une cave d’inquisition.
La nouvelle habitation des Empereurs est toute différente. Bien que
d’un goût douteux, elle est en harmonie par son immensité avec l’empire
dont elle est le siége. On n’a pas ménagé la place. La salle du
trône est une vraie steppe à traverser. C’est presque monstrueux de
grandeur. Quel n’a pas été mon étonnement de rencontrer là plusieurs
statues ou portraits de Napoléon Ier! Les Russes, loin de porter
rancune à notre héros militaire, aiment à rendre hommage à sa gloire.
Admirer ainsi le génie partout où il se trouve, alors même qu’on en a
été victime, est la marque d’un esprit large et de hauts sentiments.

J’avais terminé ma première visite au Kremlin, et, tout entortillé de
fourrures, je me faisais conduire à l’hôtel. Je rêvais indolemment,
quand mon cocher se retourna subitement, et, avec un sourire bête,
prit mon bonnet de fourrure, en soulevant aussi le sien. O pénible
conséquence de la diversité des langues! je crus à une farce, à une
farce de cocher. Mais ne pouvant l’abreuver d’injures, je lui rendis
son sourire en rentrant ma colère. Pourtant, je redemandai par gestes
mon bonnet: il me répondit par trois inclinations, autant de signes de
croix, et me sourit de nouveau béatement. J’allais alors me décider à
reconquérir mon bien par force, lorsque je m’aperçus que sous la porte
Spasskoï, où nous étions alors, tout le monde était nu-tête.

C’est que cette porte est surmontée de l’image de la vierge d’Inverski,
la vierge préférée des Moscovites, la vierge miraculeuse, celle dont
le pouvoir a été assez grand pour arrêter l’incendie du Kremlin,
l’incendie allumé par Rostopchine, beaucoup moins populaire en
Russie, -- voyez ce qu’est le vent de l’opinion publique, -- que Napoléon
lui-même.

Aussi personne ne doit franchir la porte Spasskoï sans ôter son
chapeau. Les vieillards racontent même qu’un vent violent força le
grand conquérant français à se soumettre à cette loi lorsqu’il pensait
s’en affranchir.

La vierge d’Inverski est invoquée par tout le monde; mais elle ne se
prodigue pas à tous avec la même largesse: un usage répandu consiste à
se faire rendre visite par des images de la vierge.

Pour obtenir des guérisons miraculeuses, on se fait apporter la
vierge de l’Assomption; pour des grâces particulières, la vierge de
Wladimir; quand on part pour un long voyage, la plupart préfèrent un
fac-simile de Notre-Dame de Kazan. Mais il faut des circonstances tout
exceptionnelles pour demander la visite de la vierge d’Inverski.

Quant le métropolitain de Moscou a jugé une famille digne d’un pareil
honneur, quatre moines et deux dignitaires de l’Église se rendent à
la porte Spasskoï dans une voiture à six chevaux. Tous les passants
s’inclinent et se signent, tandis qu’on descend l’image de sa place
accoutumée, et se prosternent complétement, malgré la neige et malgré
le froid, au moment où on l’installe dans le fond de la voiture: les
deux prêtres se placent sur la banquette de devant, les moines servent
de cocher et de laquais, et l’on se rend ainsi à la maison privilégiée,
qui ne reçoit pas du reste sans de larges offrandes l’honneur d’une
pareille visite.

Les pratiques extérieures, en pleine rue, à la promenade, partout
et à toute heure, constituent certainement un des cachets les plus
particuliers de Moscou. On rencontre à chaque pas des gens qui
s’agenouillent et récitent des prières, bien que rien ne paraisse
motiver de pareils actes. Le culte des images est poussé presque
jusqu’à l’idolâtrie. Aussi la classe élevée est-elle presque
complétement nihiliste, ne pratiquant cette religion de forme que par
servilité envers le souverain, et par politique à l’égard du bas peuple.

    [Illustration: La voiture de la Vierge d’Ynverski à Moscou.]

On sait que le culte orthodoxe reproduit exactement l’ancien culte grec
de Constantinople. Vers l’an 1000, le chef de la peuplade qui devait
plus tard former la nation russe, un barbare véritable par son audace
et par sa cruauté, par sa force physique et son impétuosité, fut le
propagateur de la religion grecque dans le pays qu’il gouvernait.

Il s’appelait Wladimir. Il défit tous les peuples voisins, il soumit à
sa volonté presque toute la superficie de la Russie d’Europe actuelle;
il eut, s’il faut en croire de fabuleuses chroniques, cinq femmes
légitimes, huit cents concubines et quantité d’enfants qu’il immolait
aux faux dieux. Au moment de sacrifier même sa première femme, celle
qui partageait le trône avec lui, il fut saisi de remords.

Voulant former une seule nation de tous les peuples qu’il avait
conquis, il comprit que ce but ne pourrait être atteint qu’au moyen
d’une religion d’État. Il envoya des ambassadeurs dans les différents
pays, afin d’étudier leurs cultes et de choisir celui qui semblerait
préférable. Le mahométisme lui déplut parce que le Coran défend l’usage
du vin, ce qui, dit-on, eût contrarié ses habitudes. Le catholicisme
fut rejeté par lui à cause du célibat des prêtres, et surtout à cause
de l’obéissance qu’il impose envers une autorité étrangère. Le
judaïsme sans patrie lui sembla peu favorable à la constitution d’un
empire qui fût une œuvre à part. Le culte grec l’impressionna surtout
par la magnificence de ses cérémonies: il l’adopta et dès lors la
Russie fut chrétienne.

Le dogme orthodoxe diffère peu du dogme catholique, mais les Russes
ont hérité de l’antique haine des Grecs contre les Latins. Ils
pratiqueraient volontiers cet ancien enseignement des évêques de
Byzance lors de l’expédition de Frédéric contre Jérusalem: pour la
rémission des péchés, il faut tuer les pèlerins et les effacer de la
terre[2].

        [2] Michaud.

Ils tiennent aussi de ces devanciers leur idolâtrie pour les images
auxquelles les Grecs prêtaient pour ainsi dire la vie. Ils sont
bien les fils de ces Byzantins qui, lors de la conquête des Latins,
renversèrent avec colère une statue de Minerve, l’accusant d’avoir
appelé les barbares parce qu’elle avait la tête et les bras tournés
vers l’Occident.

Je visitai près de Moscou le monastère de Troïtsa. Ce monastère fut
fondé par saint Serge en 1338. Il serait plus correct de dire qu’en ce
temps-là, le pieux solitaire de la forêt de Gorodok devint cénobite en
donnant à quelques âmes zélées comme la sienne le goût de la pauvreté
et du renoncement aux biens de ce monde. Le couvent ne fut construit
que plus tard, car les ressources de tous les religieux réunis eussent
suffi à peine dans le principe à leur fournir un abri.

Combien la situation fut changée, quand saint Serge, au moment de la
grande invasion mongole, eut conseillé au prince Dmitri de marcher
contre les Barbares dans les plaines du Don! Ce prince, victorieux du
farouche Mamaï, combla de présents la nouvelle communauté. -- En 1393,
Troïtsa fut en partie pillé et brûlé par les Tartares, mais le corps
de saint Serge, retrouvé comme par miracle au milieu des décombres,
continua à être l’objet de la vénération. Les tsars, les princes,
les boyards firent successivement de larges offrandes au couvent,
dont la richesse devint légendaire en Russie. -- Au milieu du siècle
dernier, Troïtsa possédait, outre un amoncellement presque incroyable
de joyaux, des domaines immenses et cent mille paysans. On estimait
alors la fortune du monastère à plus d’un milliard de francs. -- Ses
fortifications, qui existent encore, le défendirent en 1609 contre
l’invasion polonaise, et elles abritèrent les jeunes tsars Jean et
Pierre Alexiévitch pendant une des révoltes des Strélitz[3]. -- Outre
les bâtiments qui servent de demeure aux religieux, l’enceinte de
Troïtsa renferme actuellement neuf églises dont la richesse excite
l’étonnement plutôt que l’admiration du voyageur. Toutes les parties
peintes ou émaillées des figures de saints ou de madones sont entourées
de saphirs, de rubis, d’émeraudes, de topazes et de diamants d’une
grosseur énorme. Le tombeau de saint Serge est en argent doré, le
baldaquin est en argent massif et est supporté par quatre colonnes
de même métal. Les chasubles dont les religieux se revêtent pour
la célébration des offices sont couvertes de quinze, dix-huit et
jusqu’à vingt et une livres de perles. On est d’abord ébloui par tant
de magnificence; puis comme toutes ces choses n’ont réellement de
valeur que par leur rareté, on devient indifférent à cause de leur
agglomération elle-même. -- D’autres auteurs plus habiles ont assez
longuement parlé de Troïtsa pour que je ne fatigue pas le lecteur par
une description détaillée de ce couvent dont il a certainement déjà
connaissance. -- Mon guide me fit tout visiter, les chapelles, le trésor,
où l’on remarque huit boisseaux de perles fines que l’on a reléguées
à tout jamais dans une vitrine, ne sachant à quel usage les employer;
puis il me reconduisit à l’une des portes de la grande enceinte et me
tendit la main. J’avoue que ce geste m’embarrassa: quand on vient de
visiter le monastère de Troïtsa, une somme de cent mille francs paraît
une bagatelle. -- Avant de prendre congé de ce religieux, je lui demandai
à visiter la bibliothèque: «Nous n’en avons pas», me répondit-il. -- Cet
homme me parut alors véritablement pauvre, et je lui donnai de bon
cœur une gratification. -- M. de Custine prétend que le couvent possède
en réalité une bibliothèque, mais que les règlements interdisent de la
montrer au public. Je souhaite vivement que M. de Custine dise vrai.

        [3] Garde impériale instituée par Ivan IV en 1545 et
        supprimée par Pierre le Grand en 1705.

En revenant de cette promenade, je reçus la visite d’un jeune homme
nommé Constantin Kokcharof. C’était un habitant de la Sibérie
orientale. Il avait le teint brun-jaunâtre, les pommettes saillantes,
rappelant celles des Mongols, les cheveux crépus, les lèvres
proéminentes à la manière des nègres, la taille petite, et cependant
une grande force musculaire. Il tenait à la fois de l’homme du Nord
et de l’indigène des forêts équatoriales: je suis sûr qu’en cherchant
bien dans sa généalogie, il eût trouvé, vers l’époque de la conquête
des Indes par les Mongols, l’alliance de quelque grand-père avec une
adoratrice de Brahma et de Wichnou. Il me dit en entrant: «Que Dieu,
Monsieur, bénisse votre voyage»; puis il se nomma et me présenta la
main suivant la mode sibérienne.

Même en Russie, du reste, il est de toute impolitesse de ne pas tendre
immédiatement la main à la personne dont on fait connaissance.

«Monsieur, ajouta Constantin, je suis l’ami de M. Sabachnikof, chez qui
vous avez donné rendez-vous à M. Pfaffius, commissaire de Kiachta. Je
retourne à Irkoutsk où habitent mes parents. J’ai écrit à M. Pfaffius
pour lui demander de le suivre en Sibérie, et il m’a répondu en me
donnant votre adresse. M’acceptez-vous pour compagnon? Je vous servirai
d’interprète, et vous aurez avec moi l’avantage de voyager plus ou
moins promptement selon votre caprice et en suivant la direction qu’il
vous conviendra de prendre.»

Je lui montrai mes lettres de recommandation. Il en trouva une pour son
père et une autre pour son oncle, tous deux fonctionnaires en Sibérie.
Dès lors l’affaire fut conclue, et je ne pensai plus qu’à partir.

Mon jeune compagnon m’était très-précieux en ce qu’il connaissait à
fond la route.

Il allait parcourir pour la sixième fois l’immense espace qui sépare
Moscou du fleuve Amour. Il avait fait ce voyage pendant l’été et
pendant l’hiver; aussi put-il me renseigner immédiatement sur les
précautions indispensables à prendre contre le froid et contre la
fatigue. Il m’apprit que dans le traîneau, en outre de ma fourrure de
iénotte, je devrais encore endosser une dacha, sorte de pelisse fourrée
en dedans et en dehors, dans laquelle on disparaît entièrement depuis
les pieds jusqu’à la tête. Celle que j’achetai le lendemain était
doublée de lièvre blanc et recouverte d’élan aux poils courts mais
épais. Ces deux fourrures n’étant pas considérées comme suffisamment
élégantes, je dus y faire joindre un col en peau de castor. Ainsi
emmaillotté, je m’imaginai dans mon innocence pouvoir impunément
affronter tous les froids sibériens.

J’ai vu dans le cours de mes voyages bien des habiles et bien des
exploiteurs, mais je n’ai jamais entendu de raisonnement aussi
hardi que celui de l’interprète de l’hôtel à Moscou: «Monsieur, me
dit-il effrontément, vous me devez au moins trois cents francs de
gratification; voici comment: Vous aviez absolument besoin d’un
compagnon russe pour aller en Sibérie. Quand M. Kokcharof est venu vous
demander, j’aurais pu lui répondre que je ne vous connaissais pas, et
tout en causant avec lui, m’informer de son adresse. Puis, je serais
venu vous dire: J’ai trouvé l’homme que vous cherchez, mais je ne vous
ferai connaître son nom que si vous me donnez mille francs. Je n’ai pas
fait cela, monsieur, vous devez bien m’en tenir compte.»

La colère me fit un instant oublier la volonté de l’Empereur, ses
décrets qui défendent de frapper; je levai la main ou plutôt le pied
en mettant le raisonneur à la porte. J’appris plus tard que cet homme
était un Polonais, ce qui me mit en sûreté de conscience, car la règle
s’étend-elle à ces proscrits? et après avoir bouclé mes malles, je
me rendis au chemin de fer de Nijni-Novgorod en tête-à-tête avec M.
Constantin Kokcharof.

    [Illustration: Le monastère de Troïtsa.]

Nijni-Novgorod est la dernière station du chemin de fer sur la route de
Sibérie.

Pour se rendre de la gare à la ville, il faut traverser la rivière de
l’Oka, quelques centaines de mètres avant son embouchure dans le Volga.
Quand je suis arrivé à Novgorod, le 15 décembre, le passage d’hiver sur
la glace avait commencé. Le lit de l’Oka était sillonné de traîneaux
venant d’Irkoutsk, de Nikolaefsk, du bout du monde, et apportant au
chemin de fer toutes sortes de denrées asiatiques. Chaque rivière de
Russie ou de Sibérie gèle d’une manière différente. Toutes ont même un
aspect assez particulier pour qu’on puisse les reconnaître à la seule
inspection de la glace qui les recouvre. Cela provient des conditions
atmosphériques, de la nature et de la conformation du rivage, et
surtout de la rapidité du courant.

L’Oka, une fois gelée, présente à sa surface de grosses boursouflures,
formant comme une succession de monticules et de petites vallées. Le
Parisien sédentaire se représente dans son imagination les rivières
du Nord pendant l’hiver comme de véritables miroirs polis où des
patineurs circulent avec une vitesse très-grande et font ainsi de longs
voyages. Excepté le Volga peut-être, sur lequel la glace est presque
partout unie à cause de la lenteur du courant, mais où la présence de
la neige ne permettrait pas le patinage, je n’ai vu aucune rivière
recouverte d’une glace uniformément horizontale. Plusieurs même ont
une surface tellement bouleversée qu’il serait impossible d’y circuler
en voiture. Le cours de l’Oka n’est pas de ce nombre; il pourrait
être cité, au contraire, parmi les moins tourmentés. Malgré cela, en
voyageur inexpérimenté, je me serais certainement refusé à croire, à
cause des inégalités du chemin, que je voyageais sur une rivière, si
mon attention ne se fût fixée sur un bruit qu’on ne peut oublier après
l’avoir entendu, et qui lève immédiatement toute incrédulité: bruit de
creux, roulement d’abîme et comme le grondement sourd d’un prisonnier
qui appelle: et au-dessus de cette prison fragile sur laquelle on pèse,
il n’y a pas un refuge, pas un support, rien à saisir au moment où, le
poids devenant trop lourd pour la glace, on la sentirait fléchir.

De même que dans une voiture dont on sent les chevaux emportés, on se
rejette instinctivement en arrière, comme pour lutter avec la force
qui vous entraîne; ainsi, la première fois que l’on voyage sur la
glace, on éprouve en soi comme un soulèvement général dont on ne peut
se défendre; on reproche aux autres d’être là; on voudrait que tout
le monde devînt atome; et comme notre qualité commune à nous, pauvres
terrestres, hommes ou choses, est de peser, on en veut à tout, car
tout ce qui est là peut contribuer à un enfouissement général. Aussi,
dès qu’on se sent sur terre, on éprouve une vive satisfaction, et en
arrivant à Novgorod on peut dire un grand charme.

Cette ville est en effet à la fois pittoresquement bâtie et
intéressante par l’animation de ses bazars.

Le Volga, au lieu où il reçoit l’Oka, a au moins six kilomètres de
large. Une grande colline ou plutôt une montagne longe la rive droite
de cette immense nappe d’eau, et Novgorod se dresse gaiement au sommet
de cette montagne, surveillant l’Asie, contemplant l’Europe, prête
à se réfugier dans l’une ou dans l’autre, selon la frontière par
laquelle serait menacée la nationalité russe à laquelle elle tient
surtout, comme elle l’a bien prouvé. Se riant des distances à l’aide
de son chemin de fer et de ses deux cours d’eau, défendue contre les
inondations par sa position élevée, contre la misère par son commerce,
contre la décadence par sa foire annuelle et importante; Novgorod est
une des villes les plus agréables à visiter, parce qu’en opposition à
ce que l’on rencontre d’ordinaire en Russie, tout y respire la gaieté,
le travail, la richesse.

Les rues du bazar surtout ont une animation extraordinaire. Même
quand ce n’est pas l’époque de la foire, des représentants de tous
les peuples d’Asie, vêtus des costumes les plus bizarres et les
plus dissemblables, s’y croisent en grand nombre. Dans ce quartier
commerçant, le seul peut-être ainsi disposé en Russie, les maisons ont
plusieurs étages et les boutiques sont superposées les unes aux autres,
bien qu’elles n’appartiennent pas toujours au même propriétaire. Des
balcons en bois où l’on monte par des escaliers extérieurs et où la
circulation est libre sur toute la longueur de la rue, servent au
public pour aller faire des emplettes aux étages supérieurs.

Dans le reste de la ville, les maisons sont élégantes; elles sont
construites presque toutes en pierres, ce qui est regardé, au delà
de Moscou et plus encore au delà de Kazan, comme une magnificence;
plusieurs hôtels confortables donnent asile aux voyageurs; on voit
partout dans cette cité, petite mais bien vivante, les résultats de
l’activité des habitants et du mouvement d’affaires qui s’y fait
perpétuellement.

Près de là s’élève une colonne dédiée à Sviataslof Vsévolovitch, au
lieu où il a vaincu les Suédois et les Polonais.

Du pied de cette colonne, placée sur l’un des sommets les plus élevés
de la grande colline où est bâtie Novgorod, on découvre une vue qui
pourrait servir de type pour représenter les paysages ordinaires de
la Russie pendant l’hiver. Au premier plan, dort le large Volga,
enseveli sous la glace; le froid, cette force impalpable et peut-être
la plus implacable de toutes les forces connues, immobilise ce fleuve
géant. Rien ne pourrait résister à cette pression incalculable de la
nature auprès de laquelle toutes les inventions humaines ne sont que
risée et atome. Le Volga semble, par l’horizontalité de sa surface,
accepter son sort avec résignation et craindre le fatal résultat d’une
lutte. Sur la rive gauche du fleuve et jusqu’à une distance énorme à
travers le crépuscule presque permanent de ces régions, on aperçoit de
longues ondulations grandioses et mélancoliques, recouvertes de forêts
indéfinies dépouillées de leurs feuilles. Çà et là quelques sapins
rompent la monotonie de cette nature sauvage; mais les troncs blancs
des bouleaux se détachent sur eux comme des apparitions; puis les
ormeaux et les chênes montrent partout leurs squelettes. Vue sérieuse
et triste s’il en fut jamais, devant laquelle on se demande pourquoi
tant de peuples ont désiré s’établir dans une pareille contrée et
pourquoi tant de sang y a été répandu.




CHAPITRE IV

LE VOLGA PENDANT L’HIVER ENTRE NIJNI-NOVGOROD ET KAZAN

    Diverses sortes de podarojnaia. -- Ce que sont les préparatifs
    d’un long voyage en traîneau. -- Départ de Nijni. -- Les
    relais de poste. -- Un dégel momentané. -- La neige. --
    Arrivée à Kazan.


A peine arrivé à Novgorod, mon grand désir fut de commencer le plus
tôt possible le voyage en traîneau: l’homme est ainsi attiré vers
l’inconnu, dût-il en souffrir.

Je me rendis chez le gouverneur de la province, afin qu’il me
facilitât les moyens d’obtenir des chevaux dans les relais de poste.
Il existe pour cela trois sortes de recommandations, appelées en russe
podarojnaia.

La plus précieuse de toutes, la podarojnaia de courrier, ne s’obtient
que dans les cas exceptionnels; pour un envoyé extraordinaire de
l’empereur, par exemple.

Quand on arrive dans un relai muni de ce papier, le chef de poste doit
donner immédiatement des chevaux, quelque dépourvu qu’il puisse en
être, en réquisitionner même si cela est nécessaire, et ordonner au
cocher de ne pas cesser le galop.

La podarojnaia de la couronne, bien que placée au second rang, est
encore très-appréciable. On l’accorde généralement aux fonctionnaires
qui se rendent à leur poste ou qui voyagent pour un service public:
c’est de cette dernière qu’a bien voulu me gratifier le gouverneur
de Nijni-Novgorod. Les chefs de poste doivent toujours réserver une
troïka (attelage de trois chevaux) pour le cas où il se présenterait un
voyageur muni d’une podarojnaia de la couronne. Il est donc rare, quand
on possède ce papier important, de ne pas être servi immédiatement,
quand on arrive dans un relai. Les cochers s’attachent au bonnet et aux
bras des plaques de cuivre qui avertissent au loin les conducteurs de
traîneaux venant en sens contraire, d’avoir immédiatement à se ranger
sous peine de certains châtiments, et ils mènent aussi leurs chevaux
presque toujours au galop comme dans le cas précédent.

Entre la podarojnaia de la couronne et la podarojnaia la plus commune,
il y a une grande différence. Celle-ci est pour la masse des voyageurs
ordinaires. Il faut d’abord payer assez cher pour l’obtenir; et puis
on est à la merci de tous les chefs de poste, qui ne vous donnent des
chevaux que si tel est leur bon plaisir.

La règle est que chaque attelage doit se reposer six heures entre
chaque course. Il arrive donc souvent qu’on ne rencontre dans les
relais que des attelages prenant le repos réglementaire, à l’exception
de celui réservé aux porteurs de podarojnaia de la couronne. J’ai vu
souvent des voyageurs attendant depuis deux ou trois jours qu’un chef
de poste voulût bien se laisser fléchir ou se lassât de les avoir chez
lui.

Malheureusement les concessionnaires des relais ont tout avantage à
prolonger une pareille situation. On ne leur paye pas le logement qui
est gratuit, mais on prend toujours chez eux quelque nourriture, et ils
espèrent qu’à la fin, lassés d’une attente si prolongée, les voyageurs
leurs payeront une forte gratification pour obtenir une troïka, même
fatiguée d’une course récente.

L’organisation de la poste depuis Nijni-Novgorod jusqu’à Tumen
n’appartient pas en ce moment au gouvernement. Elle est affermée
temporairement à M. Michaëlof, qui est en train d’acquérir une fortune
considérable en louant ses chevaux fort cher.

Muni comme je l’ai dit plus haut d’une recommandation de cet heureux
concessionnaire et aussi d’une podarojnaia de la couronne, grâce à
l’amabilité du gouverneur de Nijni, il me semblait que je pouvais
partir dès le lendemain matin.

Hélas! j’avais compté cette fois encore sans les froids sibériens.

Pendant toute la matinée, je dus courir de boutique en boutique pour
achever les préparatifs d’un voyage prolongé en traîneau. Le nombre
des objets à acheter était incalculable. Constantin en avait dressé
une liste gigantesque. Je ne rentrai chez moi qu’à une heure de
l’après-midi, fatigué, agacé, altéré, mourant de faim, et ne me sentant
plus de forces que pour me coucher et dormir.

C’est alors que Constantin me dit avec le plus grand flegme: «A
présent, monsieur, nous sommes prêts; désirez-vous partir?» Je voulais
lui demander de ne monter en traîneau que le lendemain ou au moins
d’attendre quelques heures, quand mes yeux tombèrent au milieu de
la chambre sur la montagne de mes acquisitions. Celle qui m’avait
stupéfié lors de ma visite à M. Pfaffius n’était qu’une colline auprès
de celle-ci. Il y avait là des malles en cuir mou qu’on remplit
de vêtements et dont la présence au fond du traîneau amortit les
secousses; des valises rondes pour servir de traversin la nuit, des
touloupes, une dacha en peau de mouton, des coussins, des matelas, des
saucissons de veau et de mouton, des bottes de feutre, des couvertures
de feutre, des bouteilles d’eau-de-vie, des cordes, un marteau, un
attirail restreint mais indispensable de menuiserie et de serrurerie,
huit paires de gros bas de laine, des ceintures, des sacs, du pain
blanc, des oreillers, et _encore bien d’autres choses_. De plus,
mes malles ne pouvant plus servir, tous les vêtements que j’avais
apportés de France gisaient çà et là dans cette chambre étroite et ne
semblaient pas les moins étonnés de se trouver en pareille compagnie.
Ni les greniers les plus bouleversés, ni les voitures de déménagement,
ni quelque arrière-magasin du mont-de-piété, rien enfin, si ce n’est
peut-être la cervelle de certains illuminés politiques, ne peut donner
l’idée d’un pareil désordre.

Ce beau spectacle me rendit le courage. Je n’eus plus qu’une pensée,
le départ, et je fis demander les chevaux.

Tandis qu’un domestique allait chercher l’attelage, nous nous mîmes en
devoir, Constantin et moi, d’entasser tous les objets dont je viens
de parler dans un traîneau que j’avais fait venir de la fabrique de
Romanof, le plus célèbre des carrossiers russes. Ce traîneau, du
reste, était merveilleusement construit. Il réunissait au plus haut
point les deux qualités de légèreté et de solidité qui constituent une
bonne voiture. Comme il était ouvert, nous pouvions jouir pendant le
jour de l’aspect du pays, tandis qu’une capote fixe que nous fermions
complétement le soir, à l’aide d’une toile grise goudronnée, nous
protégeait un peu contre le vent et contre la neige. Deux pièces de
bois placées à une très-faible hauteur au-dessus du sol et disposées
en biais de l’avant à l’arrière empêchaient le traîneau de verser,
au moins dans les circonstances ordinaires, et garantissaient sa
caisse contre les rencontres et les chocs qui se reproduisaient, sans
exagération, vingt et trente fois par jour.

Comme on fait son lit on se couche, dit le proverbe. Ainsi, en Russie,
comme on dispose son traîneau, on supporte plus ou moins les fatigues
du voyage. Constantin avait pour cela un véritable talent. Il plaçait
les matelas en pente savamment calculée; il dissimulait tous les angles
saillants ou qui le fussent devenus après le tassement d’une route
prolongée. Il plaçait du foin dans les parties moins résistantes qui
se fussent creusées après plusieurs cahots. Il transformait en un
mot notre traîneau en un véritable lit moelleux, qui nous eût fait
supporter sans fatigue les quinze cents lieues que nous avions à
parcourir jusqu’à Irkoutsk, sans les circonstances dont je parlerai
plus bas. Quand tous ces préparatifs furent terminés, quand les chevaux
furent attelés, je commençai à me revêtir de mon costume de voyage.

Qui n’a pas été en Sibérie ne peut se douter de l’affublement d’un
voyageur au long cours dans ce pays.

Endosser un si grand nombre de vêtements est un véritable travail qu’on
ne peut accomplir, surtout la première fois, sans rire beaucoup et sans
transpirer encore plus.

Nous mîmes d’abord quatre paires de bas de laine et, par-dessus, en
guise de chaussures, une paire de bas de feutre qui nous couvrait les
jambes. Nous endossâmes, comme je l’ai dit plus haut, trois épaisseurs
de fourrure. Nous nous couvrîmes la tête avec un bonnet d’astrakan et
un bachelique. Une fois dans le traîneau, nous nous enveloppâmes les
jambes dans un tapis de fourrure et nous nous enfonçâmes l’un à côté de
l’autre dans deux couvertures de feutre.

Cet accoutrement, qui serait exagéré pour se préserver pendant quelques
heures même du froid le plus intense, devient léger et à peine
suffisant quand on reste longtemps exposé à l’air et surtout avec la
fatigue d’un voyage prolongé nuit et jour en traîneau sans arrêts pour
le coucher.

Le seul point défectueux dans la construction des traîneaux sibériens,
c’est l’absence de siége pour l’iemschik ou le cocher: ce malheureux
est obligé de s’asseoir sur une plate-forme en bois qui recouvre les
pieds des voyageurs, les jambes pendantes à droite ou à gauche, et de
conduire de côté. Quand il a affaire à des chevaux difficiles, il se
met à genoux ou même debout sur cette planchette. Cette organisation
est d’autant plus regrettable qu’il faut une véritable science pour
diriger et maintenir les petits chevaux de l’Asie septentrionale.
Dès qu’ils se sentent attelés, est-ce ardeur toute simple, est-ce
désir de se préserver du froid, ils sont d’une impatience _à nulle
autre pareille_. Ils s’agitent, piétinent, grattent la terre du pied,
mordillent la neige, ou en ramassent une grosse boule qu’ils rejettent
en fine poussière. Les cochers parviennent à peine à les calmer au
moyen d’un trémolo constant, qui a pour instrument les lèvres et non la
langue, comme dans la bouche des charretiers français. Ils accentuent
davantage ce trémolo quand ils vont sauter sur la plate-forme du
traîneau, ce qui est pour eux une opération délicate. A ce moment, les
chevaux ne connaissent plus aucun frein, renoncent à toute obéissance
et partent au grand galop. Si les cochers manquaient leur coup, ils
seraient rejetés par les barres de bois dont j’ai parlé à une grande
distance de la voiture, et les voyageurs continueraient sans conducteur
une course effrénée. C’est ce qui faillit arriver au premier iemschik
dont le hasard nous gratifia: ses chevaux prirent subitement une allure
vertigineuse au moment où il saisissait le tablier en bois de la
voiture pour prendre place sur la planchette. En homme courageux, il
ne lâcha ni son point d’appui ni ses guides, et il se fit traîner dans
la neige à nos côtés pendant quelques minutes. Au bout de ce temps,
il trouva heureusement je ne sais quelle saillie dans la caisse du
traîneau où il put appuyer un genou. Enfin, grâce à la force extrême
qu’il avait dans les bras et au secours que nous lui portâmes, il
parvint à se hisser à sa place, qu’il ne quitta plus jusqu’au premier
relai: c’est ainsi que nous sortîmes de Nijni-Novgorod, le 17 décembre,
à trois heures du soir.

La première journée d’un voyage en traîneau est pleine de charmes. On
goûte les attraits d’une locomotion nouvelle; on ne ressent encore
aucune fatigue, et l’on croise à chaque instant des habitants de la
ville que l’on quitte, venant de faire quinze, vingt et même trente
lieues pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs.

    [Illustration: Mon traîneau.]

La distance, quelque grande qu’elle puisse être, n’est jamais un
obstacle pour les Russes; je dirai même qu’ils ne la comptent pas.
Une femme me disait un jour à Pétersbourg: Voyez donc la cascade
de Tchernaiarietchka; j’y suis allée l’autre jour; j’en ai été
enthousiasmée; je ne croyais pas qu’il y eût rien d’aussi beau à la
porte de notre capitale. En prenant plus tard des renseignements
précis, j’appris que pour arriver à cette cascade, il fallait rester
quarante-huit heures en chemin de fer et douze heures en diligence.
On pense peut-être envoyer aussi à la porte de Pétersbourg les pauvres
marins à qui l’on donne l’ordre d’aller prendre la mer à Nikolaefsk,
c’est-à-dire à trois mille lieues de la capitale russe. Le lecteur
verra plus loin, s’il daigne continuer la route avec moi, les Sibériens
ne craignant pas d’entreprendre des voyages de quinze cents à deux
mille lieues en traîneau, avec des enfants en bas âge, quelquefois même
en nourrice.

A cause donc de la nouveauté et de la variété du spectacle, j’ai
trouvé la route agréable en quittant Novgorod. Le temps passait plus
vite encore que les rives du fleuve sur le lit duquel nos chevaux nous
entraînaient en galopant de toute leur vitesse.

Ce bon Volga est véritablement d’un caractère tout exceptionnel, et
nous ne possédons pas en France un cours d’eau digne d’une aussi
complète admiration. Pendant l’été il est sillonné de bateaux à vapeur;
ceci est plus dans son rôle et je ne l’en plains pas.

Mais il veut bien encore, pendant l’hiver, se rendre utile à l’humanité
et servir au transport des céréales qu’il a fertilisées de ses eaux
bienfaisantes. Rien n’est beau comme cette grande route de glace d’une
largeur démesurée, plus coulante et plus unie que tous les revêtements
d’invention humaine, sans cailloux, sans fossés, sans cahots. Rien
n’amuse le voyageur novice comme de voir filer les rives, de compter
les montagnes et les vallées que la congélation du fleuve le dispense
de franchir; de côtoyer des îles, tout étonnées d’être devenues terre
ferme, de rencontrer çà et là des barques immobilisées et d’accrocher
des bateaux à vapeur.

Trois heures et demie environ après avoir quitté Novgorod, quand la
nuit fut tout à fait tombée, nous arrivâmes au premier relai.

Dans chacune de ces maisons de poste, se trouve une pièce destinée
aux voyageurs. Cette pièce, bien que chauffée aux frais du maître de
la maison, devient la propriété des passants: ils peuvent y manger,
dormir, faire ce que bon leur semble et, chose plus curieuse, y
séjourner indéfiniment sans que personne ait droit de les en chasser.

Bien que cette concession provienne de contrats passés entre les
maîtres de poste et l’administration supérieure, je me hâte de dire
qu’il serait dans le caractère russe de l’inventer si elle n’était
obligatoire: ce peuple est essentiellement hospitalier.

Cette qualité résulte peut-être de la rigueur du climat; mais je
croirais plutôt, tant elle est générale et spontanée, qu’elle est le
résultat d’un naturel heureux et bon.

J’aurai à m’étendre plus tard sur les mérites du paysan russe. Je ne
veux pas m’arrêter sur son hospitalité qui, d’ailleurs, est commune à
toutes les classes. La société de Pétersbourg ne peut pas assurément
être suspecte de manquer de bienveillance envers les étrangers; mais
le vieux noble moscovite lui-même, malgré sa fierté, malgré sa haine
pour les nouvelles institutions sociales, malgré ses regrets de ne
plus voir Moscou la résidence des empereurs et son antipathie pour les
modes européennes adoptées dans la nouvelle capitale; malgré tout cela,
le seigneur moscovite a conservé profondément enracinées les vieilles
traditions de respect envers celui qui est son hôte, et il regarde
l’hospitalité non pas comme une vertu, mais comme un devoir.

Aux relais sibériens, on trouve souvent quelque plaisir dans cette
chambre des voyageurs. Il est rare de la rencontrer vide. On ne manque
pas alors de sujets de conversation. Ceux qui vont en sens contraire
se demandent mutuellement des renseignements sur le voyage, sur l’état
de la route, sur les difficultés plus ou moins grandes qu’ils ont
éprouvées à obtenir des chevaux. Ceux qui se dirigent du même côté
se sont ordinairement déjà rencontrés dans un ou plusieurs relais
précédents et se traitent en vieilles connaissances. Quand le relai se
trouve dans un village, les notables de l’endroit viennent d’ordinaire
passer une heure ou deux avec les voyageurs. Ils demandent des
nouvelles politiques à ceux qui viennent de l’Occident et des nouvelles
commerciales ou industrielles à ceux qui viennent de l’Orient. Tous
causent indifféremment les uns avec les autres sans acception de
classe, d’état, de position. Leurs rapports sont toujours empreints de
la plus entière bonhomie.

Mais dans les relais qui sont échelonnés entre Nijni et Kazan, il n’en
est pas toujours ainsi.

Les voyageurs de ces parages sont trop rapprochés de la civilisation
pour être aussi bons hommes. Ils sont trop instruits des nouveaux
principes sociaux d’égalité et de fraternité pour ne pas se défier les
uns des autres. Ils regardent les gens qu’ils rencontrent comme des
rivaux dont la présence peut retarder leur voyage, et s’ils avaient la
liberté, telle que les frères et amis la comprennent, ils briseraient
plutôt les traîneaux de leurs voisins que de leur rendre service dans
des cas difficiles.

Je ne m’attardai pas dans ces premiers relais, où je ne rencontrai
que des visages hostiles, à cause des recommandations exceptionnelles
que je possédais pour avoir des chevaux. Aussi douze heures après mon
départ, j’avais déjà parcouru plus d’un quart de la distance qui me
séparait de Kazan.

Nous voyagions toujours sur le Volga. Un peu avant le lever du jour
je fus étonné du bruit étrange que produisait le pas des chevaux sur
la glace: ce n’était plus ce son mat et creux qui m’avait effrayé à
Nijni-Novgorod. C’était un son nouveau, et l’homme en général, mais
surtout, remarque triste à faire, l’homme expérimenté, se défie du
nouveau. Ce son me paraissait le plus épouvantable qu’on pût entendre
sur la glace: c’était un clapotement. Comme mon compagnon avait souri
de mes premières craintes à Nijni, je n’osai pas tout d’abord lui faire
part de celle-ci.

Par un excès d’amour-propre que je tenais déjà probablement du contact
des Russes, j’allais le laisser dormir, quand je reçus en plein
visage une éclaboussure qui mit le comble à mon effroi. Je bondis sur
Constantin, qui, en vrai Sibérien, ronflait à effrayer les loups:
c’était d’un faible secours contre le danger actuel. Tandis que je le
réveillais, mon imagination, que venait-elle faire en pareil cas? mais
enfin, mon imagination, mise en jeu sans doute par la poésie du voyage,
me fit songer à dame Fortune sauvant la vie à l’enfant qui dort au bord
du puits: l’absence complète de roues me ramena bientôt à des idées
pratiques et j’expliquai la situation à Constantin avec une brièveté
qui pourrait servir d’exemple à bien des orateurs. Il questionna
l’iemschik. Celui-ci répondit avec la plus grande tranquillité: Oui,
monsieur, il dégèle; mais la neige seule est fondue, et la glace n’a
rien perdu de son épaisseur.

Comme le ciel était chargé de nuages, la nuit était profondément noire.
L’expérience surtout servait à guider le cocher, et puis l’eau! fatal
indice de route quand cette route est le lit d’un fleuve glacé. Je me
replaçai sans mot dire dans le fond du traîneau; mais je l’avoue sans
amour-propre (peut-être parce que je ne fréquente plus les Russes),
il me semblait que la glace successivement fléchissait, craquait,
s’entr’ouvrait, puis reprenant suffisamment d’épaisseur, nous soutenait
sans efforts. -- Quelle puissance, grand Dieu! que l’imagination!

Peu à peu le jour parut; il faudrait plutôt dire une sorte de
crépuscule, car un brouillard épais nous enveloppait de toute part.
Le sommet du coteau qui borde constamment la rive droite du Volga
traçait à peine dans le ciel une ligne plus sombre. Tout le reste se
confondait dans un gris général. On ne pouvait rien distinguer, pas
même la rive. Nous entendîmes bientôt sous les pieds des chevaux un
crépitement significatif, annonçant que le dégel commençait à entamer
la glace. Puis des fendillements sinistres coururent à droite et à
gauche au passage du traîneau. L’iemschik, jugeant enfin la situation
périlleuse, mieux vaut tard que jamais, donna à notre attelage une
allure vertigineuse jusqu’au prochain village où nous pûmes gagner la
terre.

La nuit suivante, il neigea. Aucun état atmosphérique n’est aussi
désagréable pour des voyageurs en traîneau découvert.

Fatigué par les émotions de la nuit précédente, et surtout par
trente-six heures d’une locomotion à laquelle je n’étais pas encore
accoutumé, je m’étais endormi profondément. Comme il faisait à peine
froid, nous n’avions pas pensé, Constantin et moi, à baisser la toile
qui fermait au moins en partie le devant de la voiture, et nous
n’avions pas pris la précaution de couvrir notre visage. Comme notre
respiration se défendait par elle-même et détruisait les flocons qui
auraient pu lui nuire, nous ne nous apercevions pas de notre situation.
La neige se fixa partout et devint bientôt très-épaisse. Elle nous
couvrit même la figure; elle pénétra dans nos dachas entr’ouvertes, et
fondant au contact, mouilla notre pelisse intérieure. L’eau nous inonda
par le cou et par les manches. Le froid commençant alors à nous saisir,
occasionna notre réveil. Et quel réveil! Notre esprit qui revenait de
loin ne nous donna d’abord aucune explication: nous ouvrions les yeux
sans pouvoir rien distinguer; nous sentions un poids sur tout notre
corps sans pouvoir rien saisir. Je crus un instant au délire ou à la
continuation d’un cauchemar: le froid que j’éprouvais m’apprit la
vérité. Dès lors nous pressâmes l’iemschik afin d’arriver vite à un
relai et de nous sécher. L’atmosphère s’en chargea auparavant. Le vent
tourna de quelques degrés vers le nord, les nuages se dissipèrent; un
froid piquant se fit bientôt sentir. Tout gela, jusqu’à nos vêtements,
qui devinrent plus raides que les cilices les plus sévères, plus durs
qu’une peau tannée.

Heureusement, la distance qui nous séparait de Kazan n’était plus
très-grande. Le lit du Volga, sur lequel nous pûmes voyager de nouveau
au lever du jour, nous permit de franchir encore plus rapidement cette
distance, et le 19 décembre, vers une heure de l’après-midi, nous
faisions notre entrée dans l’ancienne capitale des Tatares, après avoir
accompli ce qu’on appelle en Sibérie un voyage court et facile.




CHAPITRE V

KAZAN. -- VOYAGE A PERM.

    La Vierge de Kazan. -- Témoignage de dédain chez les Russes.
    -- Dîner chez un grand seigneur. -- Sa manière de raconter
    l’affranchissement des serfs. -- Les Tatares. -- Le voyage en
    traîneau. -- Caravane de déportés. -- Les Votiaks. -- Aspect
    de la Grande-Russie.


La ville de Kazan n’est pas située sur le bord du Volga. Elle est bâtie
sur la rive gauche, à un grand kilomètre du fleuve.

Le lendemain de notre arrivée, Constantin me fit faire la connaissance
d’un de ses anciens compagnons de classe: ce jeune homme terminait à
l’université de Kazan ses études de médecine. Comme il connaissait la
ville à fond, je le priai de me servir de guide, ce qu’il accepta avec
une parfaite bonne grâce.

Nous allâmes à l’université, qui jouit d’une grande réputation; à la
cathédrale, qui m’intéressa vivement: son style diffère du byzantin,
qui est si répandu en Russie qu’on finit par s’en lasser comme de
toutes les uniformités. La construction de cette cathédrale doit
remonter à une époque reculée, car certaines parties rappellent
l’ancien Kremlin.

Les peintures sont bien exécutées, quoique souvent naïves comme aux
premiers âges. Le maître-autel est en argent massif.

Nous fîmes ensuite un pèlerinage à la vierge de Kazan, patronne des
voyageurs. Cette image était autrefois attachée à un arbre au milieu
de la forêt. Elle y opérait de grands miracles et les paysans venaient
de très-loin pour obtenir ses grâces. Un des premiers évêques de Kazan
la fit porter à la cathédrale afin qu’elle fût honorée dans un lieu
plus digne de ses mérites. Le lendemain de la cérémonie, à la grande
admiration de tous, la vierge était revenue d’elle-même à sa place
accoutumée. Trois fois on ramena processionnellement l’image dans la
ville, trois fois le même miracle vint attester le désir de la vierge.
Une église s’éleva alors à cette place privilégiée; puis un monastère
qui devint, après celui de Troïtsa, un des plus riches de la Russie.
Quelques habitations se groupèrent alentour, et maintenant la vierge de
Kazan se trouve malgré elle enfermée dans la ville.

C’est une image petite, du style byzantin, très-ancienne, et dont la
peinture est assez bonne.

Nous fîmes demander à l’abbesse la permission de visiter le trésor,
mais cette permission nous fut refusée. J’ajouterai, et ce sera ma
petite vengeance, que partout où je me suis présenté soit en Russie,
soit en Sibérie, les portes me furent toujours ouvertes, sauf au
monastère de Kazan.

Le jeune étudiant qui m’accompagnait fut choqué des procédés de
l’abbesse et témoigna son mécontentement à la manière des Russes,
en crachant vivement à terre à plusieurs reprises. Mais il n’en fit
pas moins mille révérences à la religieuse qui nous avait apporté la
réponse de la mère supérieure, et nous sortîmes en échangeant avec elle
les compliments les plus courtois.

Cette habitude de cracher à terre comme protestation est si populaire
qu’elle n’est même pas dédaignée dans la littérature. J’ai assisté,
précisément à Kazan, à une comédie dans laquelle l’auteur cherchait à
représenter jusqu’où peuvent aller les querelles intestines dans un
ménage mal assorti. J’ai compris la pièce presque d’un bout à l’autre,
malgré mon ignorance de la langue russe, parce que les meilleurs
arguments employés par les principaux personnages consistaient surtout
en la répétition de ce geste peu propre mais expressif.

    [Illustration: La Mère supérieure du monastère de Kazan.]

D’ailleurs, ce qui eût empêché mon jeune compagnon de faire à l’abbesse
une réponse aussi explicite, ce n’eût certainement pas été un excès
de piété. Les élèves de l’université de Kazan se piquent, eux aussi,
d’être libres penseurs.

Et, ce qui est beaucoup plus grave sur le territoire russe, ils
poussent l’émancipation jusqu’à des idées politiques libérales. Mais le
gouvernement sait y mettre bon ordre. Lors de l’insurrection polonaise,
trois étudiants ayant un peu trop haut manifesté leur opinion, l’un
d’eux fut fusillé et les deux autres envoyés à perpétuité au fond de la
Sibérie.

Les républicains russes ont su flatter les rancunes que
l’affranchissement des serfs a fait naître contre le tzar actuel dans
certaine aristocratie: aussi, quelquefois, nobles et républicains,
partageant les mêmes espérances, se rapprochent les uns des autres. Le
lecteur ne s’étonnera donc pas que j’aie été présenté par un élève de
l’université de Kazan, à un représentant considérable de la vieille
aristocratie russe.

Ce fut naturellement à son point de vue personnel qu’il m’entretint
de l’affranchissement des serfs; mais comme cette mesure fut
appréciée différemment par toutes les personnes à qui j’en parlai, je
rapporterai textuellement l’opinion du vieux seigneur sans y ajouter de
commentaires:

Autrefois, me dit-il, tout le territoire russe appartenait
exclusivement à la noblesse. Le paysan, il est vrai, était à la merci
du seigneur sur la propriété duquel il habitait; il lui devait un
certain nombre de journées de travail. Mais le seigneur n’abusait
jamais de sa puissance; il avait même coutume de distribuer chaque
année en usufruit aux paysans une grande quantité de terrain comme
payement de leurs services. Avec cette organisation, le paysan avait
intérêt à travailler davantage; il travaillait pour le seigneur dont la
propriété s’améliorait; il travaillait pour lui-même afin d’acquérir
en peu d’années une véritable aisance. La terre produisait ainsi
davantage, et la prospérité générale du pays ne pouvait qu’y gagner.

Mais le tzar, comme autrefois Louis XIV en France, craignit l’influence
croissante des seigneurs et donna aux paysans la nue propriété des
terres qu’ils détenaient en usufruit. L’empereur se chargea lui-même
d’indemniser la noblesse, se réservant le droit de toucher sous forme
d’impôt l’ancienne redevance que, sans cette libéralité apparente, le
paysan eût continué à verser à son seigneur. Depuis lors, ajouta mon
interlocuteur, les seigneurs frustrés de leur autorité ont presque
tous abandonné leurs terres; les paysans voient les revenus de leurs
propriétés absorbés par l’impôt; cet impôt, qui est lui-même mal
réparti, rentre difficilement dans les caisses de l’État; il en résulte
que cet affranchissement, promulgué seulement en vue d’augmenter
l’autorité du tzar, a nui jusqu’à présent aux serfs d’abord, puis à la
noblesse, puis à l’État.

Ce noble seigneur, on peut le voir, ne faisait aucune concession. Les
changements sociaux les plus minimes, je dirai même les plus justes,
car il n’y en a encore que de cette dernière espèce en Russie, lui
paraissaient des monstruosités.

A côté de ce rétrograde, les plus ardents royalistes français eussent
paru tout au moins de dangereux libéraux.

D’ailleurs, la soirée que je passai chez lui m’intéressa vivement; on y
suivit ponctuellement les vieilles coutumes russes. Après le souper,
chacun alla serrer la main du maître et de la maîtresse de la maison en
signe de remercîment.

Ceux-ci répondirent par la formule sacramentelle: «Je vous demande
pardon de ce que Dieu m’a donné à manger aujourd’hui quand j’avais
l’honneur de vous recevoir»; et ils envoyèrent à leurs amis quantité de
dépêches ainsi conçues: «A votre santé, les absents n’ont pas toujours
tort.»

Ces coutumes, qui sont charmantes en elles-mêmes, perdent beaucoup de
leur valeur quand on connaît le mobile qui les inspire: la vanité, et
surtout la vanité de la dépense. A la place des mots renfermés dans ces
dépêches, il eût fallu lire: Sachez, monsieur, que je viens de m’offrir
une bouteille de vin de champagne; la satisfaction que j’éprouve à vous
le faire savoir dépasse de beaucoup tous les autres plaisirs que j’ai
pu en tirer.

La population tatare qui sillonne les rues de Kazan ajoute au
pittoresque de la ville. Quoique dépouillés de leur territoire par les
Russes depuis 1552, les Tatares peuvent cependant marcher dans Kazan la
tête haute, car non-seulement ils sont les fondateurs de cette ville,
mais ils en ont encore fait chèrement payer la prise à leurs ennemis:
après avoir accompli plusieurs sorties, repoussé plusieurs assauts,
ils supportèrent avec courage la privation d’eau que les Russes leur
infligèrent en coupant toutes leurs communications avec le Volga. Quand
toute espérance de victoire fut anéantie, la reine tatare se tua en se
précipitant du haut de la tour Sonnbec, qui s’est conservée intacte
jusqu’à nos jours.

Cette tour est intéressante en ce qu’elle a tout à fait la même
physionomie que ses fondateurs: à l’exemple des Tatares dont les traits
sont demi-arabes et demi-mongols, la tour Sonnbec est moitié minaret et
moitié pagode; elle domine la ville à une grande hauteur et est encore
un de ses plus beaux ornements.

Le fanatisme mahométan, excité par la domination chrétienne, ferme plus
hermétiquement encore les harems tatares que ceux du Bosphore ou de
Tunis. Il ne m’a donc pas été possible d’apercevoir une seule femme de
cette race proscrite. Je le regrette, car à en juger par leurs maris,
les femmes doivent être d’une beauté incomparable: aux traits réguliers
et élégants de la race mauresque, les Tatares joignent une grande force
musculaire, de la noblesse et une fierté de vaincus. Ce physique
avantageux revêt certainement une grande valeur morale, car les Russes,
qui traitent ce peuple avec dédain, ont adopté pourtant ce proverbe:
Honnête et fidèle comme un Tatare.

Kazan est la dernière ville sur la route de la Sibérie qui conserve
encore l’aspect européen, en ce sens que beaucoup de maisons sont
construites en pierre et qu’elles sont disposées suivant des
alignements parfaitement définis. Mes instincts voyageurs me poussaient
donc à la quitter. Nous allâmes, Constantin et moi, faire quelques
provisions de bouche pour le voyage. Nous achetâmes des saucissons, du
caviar, du fromage et surtout du pain blanc, qui, trempé dans du thé,
fait le fond de la nourriture du voyageur en Sibérie. Pour se risquer
dans ces parages, il ne faut être ni gourmet ni gourmand. J’ai souvent
même été étonné du peu dont l’homme a besoin pour se soutenir: quels
forçats surmenés que nos estomacs français! Nous endossâmes pour la
seconde fois nos trois vêtements de fourrure, et le 23 décembre, à
quatre heures du soir, nous glissions de nouveau à côté l’un de l’autre
sur la poussière neigeuse et glacée de la route qui mène en Sibérie.

Pour qu’on puisse voyager avec rapidité en traîneau, il faut que la
neige sur laquelle on glisse soit extrêmement battue. Les traîneaux
particuliers ne sont pas assez nombreux pour écraser la neige: ce
sont les traîneaux de marchandises qui se chargent de cet office. Or,
ceux-ci marchent à la file les uns des autres: la partie de la route où
il est avantageux de passer est donc étroite. Il en résulte que deux
traîneaux ne se rencontrent jamais sans se heurter. D’ailleurs, les
pièces de bois dont j’ai parlé garantissent trop bien de tout danger
pour que les iemschiks prennent la peine de s’écarter suffisamment. Les
traîneaux ainsi préservés, glissent l’un contre l’autre, se chassent
mutuellement, quelquefois avec une telle force d’impulsion qu’ils se
trouvent jetés sur le même plan que leurs chevaux et avancent quelques
instants perpendiculairement à la route.

Le cas le plus grave est le choc de deux traîneaux de différentes
grandeurs: le plus grand, au lieu d’être simplement poussé par son
adversaire, est pris en dessous et est levé à une assez grande hauteur,
de manière même à verser quelquefois.

Mais la chute n’est jamais que partielle. Le traîneau versé, glisse
de côté sur un seul patin et sur l’extrémité de la pièce de bois
préservatrice. On ne s’arrête pas pour si peu. L’iemschik, ne pouvant
plus se tenir sur une surface verticale, se cramponne au tablier, et se
soutient par la force des bras. Les chevaux continuent leur course au
galop; et l’on voyage ainsi pendant trois cents ou cinq cents mètres,
jusqu’à ce qu’un cahot de la route replace le traîneau d’aplomb sur ses
deux patins.

Chaque partie de la route de Sibérie offre des avantages ou des
inconvénients particuliers; mais les petits incidents dont je viens de
parler sont constants, du moment que l’on ne voyage pas sur le lit d’un
fleuve. Le résultat le plus désastreux de ces cahots permanents pour un
voyageur novice, c’est le manque de sommeil: pendant la nuit qui suivit
notre départ de Kazan, je ne pus dormir, tandis que Constantin ronflait
toujours, soit qu’il tombât sur moi, soit que je l’écrasasse de tout
mon poids.

Je me plaignais, à part moi, de ma nuit sans sommeil, quand nous
rejoignîmes au lever du jour une caravane de condamnés. Ces malheureux
étaient conduits à pied et enchaînés jusqu’aux confins les plus
éloignés de la Sibérie orientale.

Certes, je n’avais pas alors plus de pitié que maintenant pour les
assassins ni pour les voleurs, et depuis que j’avais passé la frontière
russe, je plaçais les conspirateurs au même niveau, sinon plus bas
encore; cependant, je ne pus me défendre d’un grand serrement de cœur
à la vue de ces malheureux dont plusieurs avaient trois mille lieues à
faire à pied pour atteindre quoi? un bagne.

Quelques traîneaux suivaient cette caravane et quand je demandai
pourquoi ils étaient là, on me répondit: Pour les malades et pour
les princes. Phrase significative et qui dénote bien ce qu’est cette
puissance formidable de l’empereur en Russie, puissance devant laquelle
tous doivent courber la tête, depuis les laboureurs jusqu’à ceux qui
sont assis sur les marches du trône.

L’empereur peut condamner sans jugement un individu à deux ans de
prison, si tel est son bon plaisir et lui déterminer pour toute la vie
un lieu de déportation.

Parmi ces exilés que j’avais sous les yeux, il y avait donc peut-être
un innocent. Cette pensée m’eût fait alors bien amèrement frémir, mais
j’étais déjà trop bon sujet russe pour oser seulement la concevoir.

Il n’est pas rare, d’ailleurs, en Sibérie, de rencontrer des voyageurs
à pied. Je ne vis, il est vrai, que peu de femmes qui me firent songer
à la jeune Sibérienne de Xavier de Maistre: Si nos directions avaient
été les mêmes, peut-être leur eussé-je offert une place dans mon
traîneau, à l’exemple des paysans qui, dans les monts Ourals aidèrent
l’héroïne, devenue populaire, à terminer son voyage. Mais je croisai
souvent des hommes qui, malgré la neige, malgré le froid, malgré
l’absence d’habitations sur des étendues considérables, marchaient à
pied vers un but souvent très-éloigné, soit pour les besoins de leur
famille, soit pour faire un pèlerinage, soit par ordre du gouvernement.

Parmi eux, un jeune soldat en congé chez ses parents, qui habitaient
la Sibérie, avait reçu l’ordre de rejoindre immédiatement son régiment
en garnison à Kazan. Malgré l’état de maladie où il se trouvait, il
partit, je dirai presque avec plaisir, parce que c’était la volonté
de l’empereur. Il y était bien forcé, me dira-t-on. C’est vrai; mais
les paysans russes ont le caractère ainsi fait que, pour le tzar, ils
acceptent sans mot dire une souffrance dont ils ne supporteraient pas
la moitié pour le reste des hommes.

    [Illustration: Un votiak dans les forêts de la Grande Russie.]

Au moment d’atteindre le but de son voyage, ce jeune soldat, ayant
perdu ses forces, avait été pris d’un étourdissement, s’était écarté
du chemin battu par les traîneaux et, à quelques mètres de là, s’était
presque totalement enfoui dans la neige dont la surface horizontale
cachait une forte et subite dépression de terrain. Quand je passai
près de lui, il était secouru par un homme d’un aspect étrange: sa
barbe et ses cheveux étaient d’un rouge ardent; un arc et des flèches
étaient fixés sur ses épaules, et ses pieds reposaient sur des planches
extrêmement longues, à l’aide desquelles il pouvait se soutenir sur la
neige à l’endroit même où le pauvre soldat s’était presque enfoui.

Renseigné que j’étais sur les peuplades indigènes, je n’eus besoin
que d’un court examen de cet homme pour reconnaître en lui un Votiak.
Je me plus à examiner un spécimen de cette race qui a occupé le pays
non-seulement avant les Russes, mais avant les Tatares. Véritables
enfants de cette partie de l’empire slave, les Votiaks semblent avoir
conservé quelque chose de leur ancienne souveraineté naturelle, tant
ils parcourent facilement, même l’hiver, les forêts sans issues de la
Grande Russie et y poursuivent le gibier qui leur sert de nourriture.

A l’aide de ce Votiak, nous installâmes le pauvre malade sur un
traîneau de transport dont une file passa à ce moment-là comme par
miracle. Nous lui donnâmes de l’eau-de-vie pour le réchauffer, un peu
de nourriture, et nous repartîmes ensuite chacun de notre côté.

Je regrettai la direction que j’avais à suivre quand je vis ce Votiak,
comme le dieu de la forêt, disparaître peu à peu entre les arbres,
se riant des abîmes au-dessus desquels il passait sans même s’en
apercevoir; bête fauve par la couleur et par les mœurs, homme de cœur
comme il venait de le prouver et compatissant envers les malheureux;
curieux assemblage de sauvagerie et de sensibilité. J’aurais voulu
suivre cet homme, étudier ses mœurs, traquer avec lui les cerfs, les
ours et les loups, mener sa vie étrange! mais, hélas! j’étais fatigué
d’un simple voyage en traîneau: que j’ai souvent regretté d’être
l’esclave d’un corps!

En 1774, les Votiaks étaient au nombre de cinquante-cinq mille. Aucun
recensement n’a été fait depuis cette époque. Beaucoup d’entre eux ont
été convertis à la religion chrétienne, mais cependant bon nombre sont
restés idolâtres et pratiquent encore de nos jours les cérémonies de
leur culte dans les profondeurs des forêts.

Des tentes placées de distance en distance, généralement dans des
lieux pittoresques où croissent des sapins et des bouleaux, servent de
sanctuaire aux Votiaks. Ces tentes ont une seule ouverture, toujours
placée du côté du midi.

Elles sont dénuées de tout meuble et de tout ornement[4].

        [4] Müller.

Les Votiaks ont trois divinités principales: un maître et seigneur
suprême de toutes choses, appelé Inmar, un dieu qui protége la terre et
les moissons, puis enfin, un troisième dieu qui règne sur les eaux.

Inmar habite le soleil, qui est aussi pour les Votiaks l’objet d’une
grande vénération.

A la principale fête de l’année, qui se célèbre au mois d’août, le
grand prêtre, connu sous le nom de Toua, se rend à l’un des sanctuaires
dont j’ai parlé, et là il immole dans l’ordre suivant un canard, une
oie, un taureau et un cheval. Ce cheval doit être alezan; cependant
il peut être à la rigueur d’une autre couleur, pourvu qu’il ne soit
pas noir. Les fidèles font ensuite un repas de la chair de ces
animaux; puis le Toua recueille le sang et la graisse, en remplit le
sac des estomacs qu’il brûle avec une partie des os. Les têtes sont
suspendues à un sapin voisin et les peaux sont vendues au bénéfice du
grand-prêtre[5].

        [5] Pallas.

Avant d’enterrer les morts, les Votiaks les lavent avec soin, et les
revêtent de riches ornements. Au moment de refermer la fosse, ils
jettent quelques pièces d’argent et disent au défunt: «Cette terre
est à toi.» Quand les Votiaks passent une rivière, ils arrachent une
poignée d’herbe et disent à l’eau: «Ne me retiens pas.» Enfin, quand un
membre d’une famille est dangereusement malade, les parents ont coutume
d’immoler une brebis noire[6]. Ces pratiques sont toujours faites
en cachette, et ce n’est qu’à grand’peine que Pallas et Müller sont
arrivés à connaître celles que je viens de citer.

        [6] Müller.

Il est d’usage en Russie, toutes les fois qu’un nouvel empereur
monte sur le trône, de faire prêter aux Votiaks un nouveau serment
de fidélité: on étend par terre une peau d’ours, on place sur elle
une hache, un couteau et un morceau de pain. Chaque Votiak coupe un
petit morceau de ce pain, et avant de le manger récite la formule
suivante: «Dans le cas où je ne demeurerais pas toute ma vie fidèle à
mon souverain, où je me révolterais contre lui de mon propre mouvement
et avec connaissance; si je néglige de lui rendre les devoirs qui lui
sont dus ou si je l’offense en quelque manière que ce soit, qu’un
ours semblable à celui-ci me déchire au milieu des bois, que ce pain
m’étouffe sur-le-champ, que ce couteau me donne la mort et que cette
hache m’abatte la tête.» Il n’y a pas d’exemple, dit Gmelin, qu’un
Votiak ait violé son serment, bien qu’on les ait souvent inquiétés à
cause de leur religion.

La route qui conduit de Kazan à Perm traverse d’immenses forêts
d’arbres verts. Je la parcourus par un froid assez vif. Le thermomètre
variait entre vingt et trente degrés. A cette température, qui n’est
pas extraordinaire en Sibérie, il est rare déjà que le moindre vent
vienne agiter l’atmosphère. Tous les arbres de la forêt étaient donc
dans la plus complète immobilité. Ils abaissaient seulement de temps en
temps et avec lenteur une de leurs branches, pour la débarrasser d’un
fardeau de neige trop considérable.

Ce silence complet, cette souffrance muette de la nature sans lutte,
sans protestation, sans plainte même, ne manquaient pas de grandeur.
Le désert d’Afrique est imposant par son immobilité et son impassible
indifférence. La mer semble montrer son hostilité par son perpétuel
mouvement.

La Grande Russie donne à la fois l’impression de la mer et du désert
de l’Afrique: elle est aussi immobile que ce dernier et aussi peu
hospitalière que l’autre.

Perdu au milieu de ces immensités, on ne mourrait pas seulement de faim
comme dans les sables du désert, on y mourrait aussi crevassé par le
froid, comme on mourrait étouffé par les eaux au milieu de l’Océan.

A cette passivité apparente, à cette haine sourde et implacable,
il se joint un aspect fantastique particulier à ce pays et qui est
certainement une des causes de la superstition répandue dans cette
contrée. Au sein de ces forêts que l’on peut appeler des forêts
vierges, non pas qu’elles soient impénétrables, mais parce qu’elles
sont inhabitées, la neige tombe avec inégalité. Çà et là des cèdres
énormes protègent sous eux un large espace; plus loin, au contraire,
les avalanches dont j’ai parlé, produites par la faiblesse de
certaines branches forment de grandes pyramides. D’un côté le vent en
arrondit la surface, d’un autre des arbustes déjà vigoureux, cherchant
à rompre leur linceul, en heurtent les contours. Il en résulte sous
ces bois que tout est irrégulier, mais que tout prend une forme; or,
cette forme restant incertaine, l’imagination peut la faire effrayante,
surtout à la tombée de la nuit, quand le blanc de la neige devient
pâleur et le noir des cèdres obscurité.

En parcourant ce pays, je me sentais saisi de pitié pour cette nature.
Je songeais aux palmiers de Menton, aux lauriers-roses de Grenade, aux
orangers de Blidah, et alors je plaignais ces pauvres bouleaux, tous
ces arbres que je voyais ensevelis sous la neige et tellement immobiles
qu’ils semblaient anéantis par le froid. Cependant tout changement de
climat eût pu nuire à leur beauté et peut-être causer leur mort, tant
chaque être vivant est ici-bas placé dans un milieu, à un niveau qui
lui convient et qu’il ne peut changer sans se nuire à lui-même. Que
d’hommes pourraient trouver là de salutaires conseils! Mais cessons les
remarques misanthropiques.

Ma commisération pour cette nature fut si grande, que cette nuit-là
je me rendis coupable, devrais-je l’avouer? d’une faute grave contre
la galanterie française. En arrivant à un relai, nous rencontrâmes
deux femmes qui depuis un jour entier attendaient qu’on voulût bien
leur donner des chevaux pour continuer leur voyage. Le chef de poste
venait enfin de se laisser fléchir, leur traîneau était attelé et elles
allaient partir, lorsque Constantin présenta notre podarojnaia de la
couronne: «Voilà ma dernière troïka, dit le maître du relai; je vais
être obligé, bien malgré moi, de vous faire attendre. -- Faites dételer
le traîneau de ces femmes», dit Constantin, sans s’inquiéter du coup
qu’il portait aux pauvres voyageuses.

Je ne compris qu’à la fin ce dont il s’agissait, mais je doute que
ma galanterie eût été la plus forte après avoir examiné ces deux
personnes, que j’étais libre de laisser partir ou d’obliger à rester.
Si la nuit tous les chats sont gris, toutes les femmes emmaillottées,
pour un voyage en Sibérie, sont uniformément laides.

De plus, rien ne donne l’apparence de la malpropreté comme un froid
intense et prolongé.

Je ne sais ce que Don Quichotte aurait fait devant _ces deux
Dulcinées_: l’impossibilité où je me trouvais de les suivre, fit que je
préférai les précéder.

Le lecteur verra par la suite ce qu’il advint de cette rencontre.
J’eus la lâcheté d’approuver, au moins par mon silence, la décision
de Constantin, et nous continuâmes notre voyage sans autre incident
jusqu’à Perm, où nous arrivâmes le 26 décembre, au lever du jour.




CHAPITRE VI

PERM. -- LA ROUTE D’ÉKATÉRINEMBOURG.

    Les hôtels en Sibérie. -- Un conseiller général. -- Ce que
    menacent de devenir les finances russes. -- Musique nationale.
    -- De la passion de s’agrandir. -- Entrée en Asie.


Bien qu’encore en Europe, Perm a tout à fait l’aspect d’une ville
sibérienne, les maisons sont en bois, sans étages et jetées çà et
là au hasard. La position de la ville rappelle un peu celle de
Nijni-Novgorod. Dominant la Kama de toute la hauteur d’un coteau,
Perm peut ensuite étendre ses regards sur une campagne immense, sans
accident de terrains et couverte de forêts.

Je descendis à l’hôtel de la Poste. On sourirait vraiment si l’on
inspectait le domicile que je décore ici du nom pompeux d’hôtel. Et
cependant la pauvreté de notre langue m’oblige à maintenir cette
expression. Je ne peux pas appeler auberge ou gargote le plus important
asile que puissent trouver les voyageurs dans une ville qui est la
capitale d’une province aussi étendue que notre chère France.

Sous le rapport des expressions, la langue russe est d’une richesse
désespérante pour ceux qui ont le courage d’en commencer l’étude,
Constantin se plaisait à me faire souvent des questions de ce genre:
«Comment appelez-vous, monsieur, en français un champ de blé dont
les épis commencent à se montrer? -- Comment appelez-vous dans votre
langue un livre dont le propriétaire ne coupe les pages qu’à mesure
qu’il les lit?» -- Je répondais quelquefois: «Nous n’avons pas un mot
spécial pour résumer cette périphrase;» ou plus souvent, «je ne sais
pas,» préférant me diminuer moi-même aux yeux de mon jeune compagnon,
qu’atténuer son estime pour notre dialecte.

Les murs de ma chambre, comme tous ceux de Sibérie, étaient blanchis à
la chaux.

Le mobilier consistait en quelques chaises et en un canapé; pas de
toilette, pas de lit. Voilà en Sibérie la chambre du voyageur, et
encore la plus luxueuse, car souvent le canapé manque. Personne,
du reste, ne connaît les douceurs du lit: J’ai reçu à Kiachta
l’hospitalité chez un négociant, jouissant d’une fortune considérable
qui, pour dormir, s’enveloppait dans une couverture de laine et
s’étendait sur deux fauteuils placés en face l’un de l’autre.

Dans chaque hôtel un petit réservoir est fixé au mur d’un corridor.
On en tire l’eau en soulevant une tige de cuivre placée à la partie
inférieure. Tout vrai Sibérien ou Sibérienne s’imagine avoir le corps
aussi purifié qu’Antinoüs ou que l’Alexis de Virgile, lorsqu’il a été à
ce réservoir se laver les mains et se mouiller la figure.

J’éprouvai rarement dans le cours de mes voyages un aussi grand
désappointement qu’à Perm, quand après les fatigues d’une longue route
en traîneau je trouvai pour tout confortable celui que je viens de
décrire. Sachant ne devoir pas rencontrer au delà plus de bien-être, je
résolus de protester dès le premier jour; j’allai acheter une grande
vasque en cuivre que je fis apporter dans ma chambre et, bon gré mal
gré, remplir d’eau. Mes ablutions furent plus d’une fois l’objet
d’altercations très-vives entre les maîtres d’hôtel et Constantin.
Celui-ci, heureusement, voyant quelle importance j’y attachais, prit ma
défense si chaudement que toujours il remporta la victoire, mais non
sans efforts et sans recevoir de grands reproches sur ma malpropreté
et les inondations qui marquaient mon passage.

Une autre incommodité bien grande pour un voyageur, c’est de ne pouvoir
aérer sa chambre: on y est enfermé, calfeutré, mastiqué et sur le tout
chauffé à vingt-huit, trente et trente-cinq degrés de chaleur. Comme le
froid de la Sibérie centrale est rarement inférieur à trente degrés,
on éprouve en sortant de chez soi une différence de température de
soixante à soixante-dix degrés.

Quand on eut apporté tout le contenu de mon traîneau dans ma chambre,
car ce tas d’objets si disparates devait toujours au repos figurer
devant mes yeux; quand je me fus à peu près installé et reposé,
Constantin m’amena un monsieur qu’il me présenta comme membre du
conseil général de Perm.

Un conseiller général, quels que soient son origine, ses droits et ses
fonctions, semble être toujours un symptôme d’institutions libérales.
Ce dignitaire, quelque peu décentralisateur et désireux d’accroître
ses prérogatives, ne se rencontre d’ordinaire que sur les terrains
démocratiques. Aussi j’avoue qu’en apercevant en pleine atmosphère
russe un homme revêtu du titre de conseiller général, je crus à une
apparition. J’osais à peine lui donner la main. Je me demandais si, à
l’exemple du commandeur, il n’allait pas me retenir dans une étreinte
fatale, en me reprochant sinon de l’avoir tué lui-même, d’avoir au
moins désiré la mort de son père, le suffrage universel.

Je passe les mille autres griefs que ce conseiller général, s’il eût
été fantôme, eût pu avoir contre moi. Mais par bonheur il n’était pas
fantôme. Je m’en aperçus promptement. C’était non-seulement un homme
véritable, mais aussi un homme aimable, s’exprimant facilement en
français, connaissant à fond notre histoire et nos institutions. Il
avait en outre le grade d’ingénieur breveté des mines. Je pus donc avec
lui me renseigner sur beaucoup de choses, d’autant plus qu’il se prêta
à m’instruire avec une grande courtoisie.

Par opinion, il eût peut-être contre l’Empereur, donné la main au
vieux noble que j’avais vu à Kazan, mais avec la restriction mentale
d’anéantir plus tard la noblesse dont il se serait servi pour atteindre
son but. J’avais donc affaire à un républicain.

Quand je le félicitai sur la dignité dont l’exercice l’attirait à Perm
à ce moment: «Je me passerais fort bien de cet honneur, me répondit-il,
car nos assemblées provinciales sont loin d’avoir les prérogatives
des vôtres. L’Empereur, en les créant, a voulu faire croire à son
libéralisme, mais en réalité il ne leur a donné que des droits
illusoires: d’abord, les membres de ce conseil sont nommés par les
propriétaires importants du gouvernement de Perm, qui ont reçu du tzar
la faculté d’envoyer aux sessions un ou plusieurs représentants. Le
président du conseil est nommé par le gouvernement. Il n’est en aucun
cas permis de parler politique. Le général gouverneur de Perm peut,
quand il lui plaît, ne tenir aucun compte des vœux émis par le conseil.
Celui-ci peut, il est vrai, en pareil cas, en appeler au sénat de
Pétersbourg, mais la réponse est invariable: elle émane directement du
cabinet de l’Empereur et prononce la dissolution du conseil. Nos votes
sont donc bien loin d’avoir force de loi. Trois fois nous avons demandé
l’amélioration de la route de Perm à Ékatérinembourg; vous verrez dans
quel état elle se trouve encore.»

Parmi les notions intéressantes que me donna cet agréable causeur,
j’en citerai une qui a rapport aux finances de l’empire. Je m’étonnais
de ne pas voir en Russie, contrée réputée riche, plus de métal en
circulation. «Le gouvernement, me dit-il, a le tort de ne pas chercher
ses principaux revenus dans l’agriculture et dans les ressources
métallurgiques dont le pays abonde. Il a été ébloui par les richesses
aurifères de la Transbaïkalie, et il espère maintenir indéfiniment
par elles sa situation financière. Un décret punit des peines les
plus sévères les propriétaires de mines d’or qui n’enverraient pas à
Pétersbourg tout ce qu’ils ont extrait des entrailles de la terre.
L’Empereur se trouve donc ainsi accaparer à l’origine tout le métal
russe. Il ne rembourse ses sujets qu’avec des billets de banque.

Cet état de choses ne pourra que s’aggraver, si des réformes
considérables et immédiates ne sont pas adoptées dans l’administration
et dans la répartition de l’impôt. Le budget se monte en effet à quatre
ou cinq cents millions de roubles, tandis que l’État ne tire des mines
que soixante-quinze à quatre-vingt millions de roubles. A quel taux
tombera le papier russe si on continue à en émettre une semblable
quantité.»

Mon intéressant ingénieur, faisant alors intervenir dans son exposé
ses opinions politiques, ajouta: «Il est impossible à un seul homme de
prétendre savoir tout ce qui se passe sur un aussi immense territoire.
Si encore l’Empereur avait pour s’instruire les interpellations d’une
opposition sage et éclairée! mais il se garderait bien d’apporter à
la constitution de semblables réformes. La preuve de l’ignorance dans
laquelle se trouve l’administration supérieure de l’empire, c’est que
je reçois chaque année quatre mille roubles pour faire marcher, en ma
qualité d’ingénieur, une usine du gouvernement fermée depuis cinq ans.»

Je ne pus m’empêcher de sourire, en apprenant ce fait, tout à fait
concluant et péremptoire.

Je remerciai mon interlocuteur, à qui l’on eût pu si justement
appliquer ce proverbe russe: «Nul ne laisse échapper de ses mains un
oiseau du gouvernement sans lui arracher quelques plumes.» Je le priai
de me conduire le soir à la séance du conseil général, et je me rendis
avec Constantin à une importante fonderie de canons située à cinq
kilomètres de Perm.

Les canons qui sont faits là sont-ils vraiment supérieurs, comme le
prétendait le directeur de l’usine, à tout ce qui a été construit en
Prusse jusqu’à ce jour?

Puissent les bouches de ces formidables machines ne se tourner jamais
contre la France!

La séance du conseil général à laquelle je me rendis le soir fut
complétement dénuée d’intérêt; d’ailleurs elle se termina promptement
faute d’orateurs. Tous les membres de cette sérieuse assemblée se
retirèrent presque immédiatement après avoir répondu à l’appel de leur
nom pour se rendre à un concert que donnait ce soir-là une troupe de
musiciens ambulants dirigés par un Monsieur Slavenski.

Le peuple russe, essentiellement musicien, chante dans toutes les
circonstances de la vie. Après la cérémonie d’un mariage, les invités
prennent place dans huit ou dix traîneaux et se promènent à la suite
les uns des autres pendant plusieurs heures en chantant. On fait
de même aux enterrements, aux baptêmes; quelquefois, par la seule
raison que c’est l’hiver, qu’on n’a pas de travail à accomplir et
que la température n’est pas trop rigoureuse. M. Slavenski a écouté
ces chants, les a notés, s’est adjoint une quarantaine d’artistes
remarquables et court le monde en donnant des concerts où ces airs
populaires remplissent tout le programme. Ils sont tout simplement
sublimes, unissant à une exubérante richesse d’harmonie une remarquable
simplicité mélodique. J’ai prié M. Slavenski de me donner quelques-uns
de ses morceaux: il a été inexorable.

Plus ou approche d’un but, plus on est impatient de l’atteindre: il
me tardait donc beaucoup à Perm de fouler enfin la terre de Sibérie.
Comme la distance qui me séparait d’Ékatérinembourg n’était pas
très-longue, je me figurais devoir la parcourir rapidement. Mais,
hélas! le conseiller général avait raison, la route était dans un état
déplorable. Peut-on même honorer du nom de route un terrain dont la
surface est rarement plane l’espace d’un seul mètre, où des trous d’une
profondeur de trois, quatre et cinq pieds se succèdent sans la moindre
interruption? L’iemschick doit calculer savamment la chute du traîneau
dans chacun de ces trous, pour que les jambes de ses chevaux ne soient
pas broyées au choc du véhicule; puis il gravit, non sans de grands
efforts, l’autre versant du fossé, au sommet duquel il doit s’arrêter
de nouveau pour préparer une autre dégringolade.

Le lecteur comprend aisément ce qui résulte d’une telle locomotion pour
les pauvres voyageurs: on peste d’autant plus que la lenteur se joint
à la fatigue. J’ai mis vingt-quatre heures à parcourir quarante-cinq
kilomètres; j’enrageais. Mon espoir était d’apercevoir enfin la chaîne
des monts Ourals. Mais un vent épouvantable qui soulevait la neige et
la faisait monter vers le ciel en épais tourbillons bornait ma vue à
quelques centaines de mètres.

Pour passer le temps, je questionnai Constantin: «Qu’y a-t-il en été
sous cette neige? -- De l’herbe. -- Et à quoi sert-elle? -- A rien. --
Qui la récolte? -- Personne. -- Qui coupe ces bois? -- Personne. --
Tous ces terrains appartiennent-ils à quelqu’un? -- Pas toujours. --
Cette terre n’est donc capable de rien produire? -- Au contraire, elle
serait extrêmement fertile si on la cultivait. -- Mais alors, pourquoi
votre empereur a-t-il autant la passion des conquêtes quand il pourrait
tirer de si grands profits de son propre territoire? Pourquoi va-t-il
chercher de l’or en Transbaïkalie, dans la vallée de l’Issoury et
peut-être bientôt dans la Corée, comme le bruit s’en répand parmi les
Russes, quand il aurait tout près de lui des sources de richesses bien
plus abondantes et bien plus sûres? Pourquoi surtout conduit-il son
armée dans les déserts brûlants de la Tartarie qui s’appelait autrefois
indépendante? Pourquoi dépense-t-il tant d’argent à la conquête de
Khiva, quand il pourrait en ramasser sur ses propres terres?»

A ces mots, Constantin, qui tenait à la gloire de son empereur, et
je l’en félicite, me répondit dédaigneusement: «Je comprends que les
Français, dont la patrie est moins étendue que notre gouvernement
de Perm, soient jaloux de l’immensité de notre territoire. Sachez,
Monsieur, que nous marchons à la conquête de l’Asie tout entière, qui
est le berceau de notre race, et à la conquête aussi de Constantinople,
où notre religion a pris naissance.»

Mon compagnon était blessé, c’était facile à voir, et je me tus pour
laisser tomber sa colère. Une heure après cette conversation, je
voulus voir si mon jeune ami me gardait encore rancune: «Qu’il me
tarde d’arriver! lui dis-je; cette longue route me fatigue. -- Hein,
Monsieur, s’écria-t-il en se rengorgeant, la Russie, comme c’est grand!
Il n’y a pas dans le monde entier un empire d’une pareille étendue. --
Vous vous trompez, répliquai-je en pensant aux terrains non cultivés
et absolument inutiles que nous venions de traverser. -- Et lequel,
s’il vous plaît? -- L’empire des mers!» Ses narines épatées s’enflèrent
alors démesurément; je crus qu’il allait me maudire.

Malgré son amour-propre, Constantin m’était pourtant sympathique.
Parfois même il excitait en moi une pitié que je ne pouvais lui cacher.
Précisément en traversant l’Oural, ce je ne sais quoi qui s’appelle
montagne, parce que c’est en Russie, mais qui ne serait qu’un coteau
dans les Vosges, un mamelon dans les Alpes, un billon dans l’Himalaya;
en traversant l’Oural, dis-je, nous rencontrâmes un village en bois,
comme tous les villages russes, mais placé près d’un pli de terrain
qui singeait le pittoresque. Sur le penchant de la dune se trouvait
une maison moins en bois que les autres, entourée de quelques arbres.
Constantin n’en détachait pas les yeux: «Quel charmant séjour! me
dit-il; ces gens-là doivent être heureux!» Cette remarque me fit une
impression douloureuse, et je me demandai quel serait l’enthousiasme de
cet enfant s’il voyait nos riantes Pyrénées ou nos vallées normandes
pendant les belles journées du mois de juin.

Deux jours après notre départ de Perm, le 30 décembre, vers neuf heures
du matin, nous dépassâmes la borne qui marque la séparation de l’Europe
et de l’Asie. C’est une construction en pierres qui n’est ni grande ni
belle, mais qui impressionne précisément par sa simplicité et par son
isolement.

Dieu a décidément tout refusé à cette portion de l’empire russe, même
les marques de sa puissance. D’ordinaire les parties du monde ou même
les États sont délimités par d’imposantes frontières: la mer, de hautes
montagnes, le désert, quelque large fleuve. L’Oural est ici si peu
élevé, si indigne de son rôle, que l’homme a cru devoir venir à son
aide, et c’est une création humaine qui dit au voyageur: C’est là!

C’est là, enfin! Entrons donc avec enthousiasme; pénétrons aussi avant
que possible dans la vieille Asie, le rêve de tous les voyageurs.
Gagnons au plus vite les rives du lac Baïkal, la Mongolie et les
frontières de la Chine, car j’ai peur que mes lecteurs ne souffrent de
la monotonie de mon récit comme j’ai souffert moi-même de la monotonie
de cette longue route.




CHAPITRE VII

LA CARAVANE AU COMPLET SUR LA ROUTE DE TUMEN.

    Industrie d’Ékatérinembourg. -- Calendrier russe. -- La fête
    de Noël à Kamechlof. -- Grand gala dans un relai. -- Tumen. --
    Sa position. -- Ses bohémiennes. -- Fruits conservés par la
    gelée.


Neuf ou dix heures après être entrés en Asie, nous arrivâmes à
Ékatérinembourg. Cette ville devrait servir d’exemple à beaucoup
d’autres villes russes. Ses habitants y sont industrieux, travailleurs.
Ils savent profiter des richesses de leur sol. Ils utilisent le
fer et plusieurs autres métaux. Ils taillent avec art des pierres
transparentes et de toutes couleurs qui se trouvent en grande abondance
dans la chaîne de l’Oural et en façonnent des objets pour ameublements
d’un effet gracieux.

Le directeur de la manufacture où ces pierres sont si artistement
employées me fit voir une garniture de cheminée d’un prix inestimable
qui venait d’être terminée et qui était destinée à l’empereur. Je lui
demandai à qui appartenait cet établissement. Il répondit: «A l’État.
Et qui payerait une semblable merveille: L’État. L’État payera, me
dit-il; l’Empereur recevra. Ce sera une des rares circonstances, et je
doute qu’il y en ait beaucoup d’autres, où le tzar ne pourra pas dire:
L’État, c’est moi.»

A Ékatérinembourg je rencontrai un compatriote. Il était directeur
d’une importante fonderie de fer. Je la visitai en détail. Je n’en veux
pas faire ici la description: je dirai seulement que le propriétaire,
ne pouvant faire marcher son usine pendant l’hiver, désirait au moins
ne jamais l’arrêter pendant la belle saison. Or, il n’avait qu’un
très-faible cours d’eau à sa disposition. Il dirigea ce ruisseau vers
une partie de ses propriétés situées en contre-bas et il créa un lac
artificiel, c’est à peine croyable, de vingt lieues de tour, sans
empiéter sur les terres de ses voisins.

Ce lac se vide en partie chaque été, mais la quantité d’eau qui s’y
rassemble sous les glaces pendant l’hiver dépasse encore de beaucoup
celle qui en a été enlevée.

Cette usine jouit d’un procédé pour oxyder la tôle et l’empêcher à
jamais d’être attaquée par la rouille. Cette propriété s’obtient,
paraît-il, par une cuisson tempérée de douze heures.

Depuis Moscou jusqu’à Pékin, je n’ai rencontré que trois Français: un à
Kazan, le maître de l’usine d’Ékatérinembourg, et un dernier à Omsk. Au
rebours de ce que sont malheureusement pour la plupart nos compatriotes
à l’étranger, ceux-ci étaient non-seulement honorables, mais dignes
d’admiration par l’application qu’ils faisaient de l’intelligence
et de l’activité propres à notre race, aux intérêts de leur patrie
d’adoption. Avant de quitter l’usine d’Ékatérinembourg, je me laissai
aller pendant de longues heures à parler de notre chère France avec
l’aimable directeur. Que le lecteur se rassure, je ne m’étendrai
pas sur ce lieu commun du souvenir de la patrie absente. Mais si ce
sentiment est banal à raconter, il n’est jamais banal à ressentir; et,
comme l’a proclamé un célèbre orateur, il est des choses que l’on peut
dire toujours sans se répéter jamais[7].

        [7] Lacordaire.

Quand je rentrai chez moi, j’appris que M. Pfaffius venait d’arriver
à Ékatérinembourg et qu’il désirait me voir. Je fus d’autant plus
heureux de cette nouvelle que je ne m’y attendais pas, et je me rendis
à la maison indiquée.

Je retrouvai l’homme aimable et distingué que j’avais quitté à
Pétersbourg. «Comptez-vous repartir bientôt? me dit-il. -- Le plus
tôt possible. -- Voulez-vous que nous voyagions ensemble? -- Bien
volontiers -- C’est donc convenu.»

Pendant la conversation, deux femmes entrèrent dans la chambre du
commissaire de Kiachta: l’une, de trente ans environ, grande et belle
comme une statue antique; l’autre, beaucoup plus jeune et aussi plus
petite. Les beaux cheveux blonds de cette dernière étaient dénoués
et flottaient sur ses épaules. Sa figure respirait la fraîcheur, la
jeunesse et la gaieté.

«Mon cher ami, me dit M. Pfaffius, permettez-moi de vous présenter à
madame Grant et à miss Cömpbell. Ces dames vont aussi à Kiachta, et je
pense que vous vous réjouirez comme moi d’une aussi agréable compagnie.»

En causant quelques minutes avec ces voyageuses, j’appris que madame
Grant n’était pas Anglaise, mais Russe, qu’elle avait épousé M. Grant à
Kiachta; que celui-ci ayant eu besoin de retourner en Angleterre pour
deux ou trois ans, elle l’avait conduit dans sa brumeuse patrie et
qu’elle revenait maintenant à Kiachta, son pays natal, pour y attendre
son mari, en emmenant avec elle mademoiselle Cömpbell.

Celle-ci, un peu aventureuse comme beaucoup de ses compatriotes, était
partie aussi facilement et aussi gaiement qu’elle serait restée,
s’amusait de cette vie errante, bien qu’elle ne pût en prévoir ni
la fin ni les conséquences, et s’enfonçait tous les jours en Asie,
heureuse de courir, de voir, d’apprendre. «Êtes-vous fatiguées de la
route? dis-je à ces dames. -- Jamais! monsieur, répondirent-elles,
un peu blessées de la question en vraies Anglaises qu’elles étaient,
soit en réalité, soit par alliance. -- Passerez-vous par Omsk pour
aller à Kiachta? -- Ce serait faire un détour inutile, et nous irons
directement à Tomsk. -- Vous voyagez donc vite? -- Autant que nous le
pouvons. -- Je préfère beaucoup au contraire voyager lentement. --
Tiens! nous ne l’aurions pas cru. -- Pourquoi cela? -- On dit que vous
avez une habileté exceptionnelle pour obtenir des chevaux partout.»
Cette réponse me fit ouvrir les yeux, et j’ajoutai: «Même aux dépens
des dames? -- Peut-être bien. -- Vous en connaissez donc quelqu’une
qui ait eu à souffrir de ma précipitation dans certain relai? -- C’est
possible.» Je ne reconnus la vérité que lorsqu’elle me fut absolument
affirmée. Je ne pouvais croire que les toilettes si élégantes que
j’avais sous les yeux recouvraient les mêmes personnes que j’avais vues
entre Kazan et Perm, si encapuchonnées, si monstrueusement bondées de
fourrures, si imparfaitement débarbouillées, qu’on n’eût pu soupçonner
ni leurs charmes, ni leur distinction, ni même presque leur sexe.

O Sibérie! comme ton climat doit être rigoureux pour anéantir à ce
point toutes les vanités féminines!

Je me fis pardonner ma conduite; j’implorai la grâce de Constantin, et
le lendemain nous glissions dans trois traîneaux différents à la file
les uns des autres sur la route de Tumen, heureux de causer à chaque
relai, riant des embarras des chefs de poste auxquels M. Pfaffius ne
permettait aucune observation, supportant gaiement le froid ou la
neige, ces deux ennemis avec lesquels en Sibérie il faut toujours
lutter et dont on ne parle jamais.

On sait que la Russie n’a pas accepté les réformes apportées au
calendrier par le pape Grégoire. Rester fidèle à ses traditions
religieuses au point de rejeter l’application d’une démonstration
mathématique, c’est pousser le parti pris jusqu’au sublime; c’est une
abnégation plus méritoire en son genre que le martyre même, puisque
c’est sacrifier volontairement la raison pour rester fidèle à une
erreur. Un homme a démontré aux yeux de l’univers que deux et deux font
quatre; mais cet homme n’appartenait pas à mon culte; je le nierai donc
malgré tout: tel a été le langage de la Russie. Si l’adoption de cette
vérité mathématique eût pu servir à la construction de mes canons,
à la direction de mes vaisseaux, au rétablissement de mes finances,
peut-être me fussé-je soumise au prix d’un ou deux paragraphes de mon
_Credo_ orthodoxe. Mais comme il importe peu à mes intérêts de me
croire au 1er janvier, quand tout le monde date le 12, j’aime mieux
paraître ne rien comprendre à une opération mathématique qu’adhérer,
même en matière scientifique, à une vérité émanée de Rome.

Cette digression expliquera au lecteur comment notre petite caravane
arrivant à Caméchlof en réalité le 6 janvier 1874, devait pourtant se
croire par ordre supérieur au 25 décembre 1873, c’est-à-dire à la fête
de la Nativité.

Nous arrivâmes dans cette petite ville au lever du jour. Nous étions
tranquillement attablés pour prendre le thé, comme tout bon voyageur
russe doit le faire à chaque relai, quand cinq ou six petits enfants
entrèrent dans la chambre en chantant la naissance du Sauveur des
hommes.

J’ai rarement vu une composition plus adorable que ce petit groupe de
têtes blondes, célébrant avec la voix élevée et pure du premier âge la
plus poétique des histoires. Est-il aussi un jour où l’on doive plus
chanter! J’ai toujours pensé que, si Dieu écartait un instant pour nous
le voile du surnaturel, nous verrions, le jour de Noël, passer dans les
airs une quantité d’enfants autour desquels résonnerait une musique
suave inspirant aux hommes la paix et la confiance. Les petits enfants
qui nous surprirent de si bonne heure à Caméchlof me firent l’effet
d’un essaim égaré de cette multitude céleste. Tout l’aurait prouvé,
jusqu’à la brièveté de leur séjour auprès de nous. Il faut être d’une
essence purement spirituelle pour annoncer en aussi peu de temps une
aussi grande nouvelle.

Cette vision s’était à peine évanouie que nous vîmes arriver d’un
autre côté, du côté de la terre cette fois, une femme accompagnée d’un
jeune homme et d’une nourrice portant un tout petit enfant. «Ivan
Michaëlovitch! s’écria Constantin. -- Madame Nemptchinof!» dit madame
Grant. Et là-dessus des poignées de main, des embrassades; nous étions
de nouveau en pays de connaissance.

Cette madame Nemptchinof était la femme d’un marchand de thé de Kiachta
qui, malgré une grossesse avancée, était allée voir une de ses filles
en pension à Moscou; son fils l’avait accompagnée, et il lui était né
pendant le voyage un petit enfant qu’elle ramenait à Kiachta.

Certes chez nous peu de femmes se seraient senties la force de faire un
tel voyage, surtout dans de semblables conditions: en Russie, pareille
entreprise ne semble pas extraordinaire.

Notre thé n’était pas terminé lorsqu’une seconde troupe d’enfants entra
pour nous annoncer de nouveau la grande nouvelle. Je me souviens du
désappointement de Xavier de Maistre quand, après avoir fait dans son
expédition nocturne cinq ou six pages de réflexions sur une horloge qui
sonne minuit, il en entend une autre qui, en retard sur la première,
sonne à son tour cette heure des crimes, des extrêmes souffrances et
des suprêmes bonheurs. Mon impression fut semblable à celle du grand
écrivain, quand je vis ce nouveau groupe nous redire sur le même ton la
même chanson que son devancier. Au lieu de considérer cette fois ces
enfants comme de purs esprits, je ne remarquai que la saleté de leurs
vêtements, la puanteur de leurs fourrures et l’expression niaise de
leur visage.

Nous ne tardâmes pas à nous remettre en route.

Le cheval placé au milieu de la troïka sibérienne a toujours l’encolure
surmontée d’un arceau qui sert de ressort pour écarter les deux
brancards qu’une corde serrée tendrait au contraire à rapprocher. Le
collier reposant par le bas sur cette corde et soutenu en haut par
l’arceau ne pèse plus sur le cou du cheval, dont la fatigue est ainsi
diminuée. Ce système d’attelage est réellement ingénieux. On suspend
généralement à l’arceau cinq ou six clochettes dont le rôle principal
est de rompre par leur tintement la monotonie d’un long voyage.

Notre départ de Caméchlof fut donc bruyant, grâce aux quatre traîneaux
de notre caravane et à leurs nombreuses clochettes. M. Pfaffius et son
domestique ouvraient la marche; puis dans un second traîneau suivaient
madame Grant et miss Cömpbell. J’occupais avec Constantin le troisième
traîneau, et enfin madame Nemptchinof et sa smalah terminaient la
caravane dans un énorme traîneau fermé et attelé de quatre chevaux.

Cette partie du voyage fut, sinon la plus intéressante, au moins la
plus agréable.

Le dîner que nous fîmes le soir, véritable gala de sept couverts,
fut rempli de gaieté. Le menu, du reste, y prêtait largement. Nous
produisîmes chacun nos réserves: du pain gelé, du caviar gelé, des
confitures gelées, des saucissons qu’on n’aurait pas pu plier même
contre le genou en employant toute sa force.

Qu’on se figure sans rire le tableau de sept pauvres affamés, ainsi
attablés devant trente mets contre lesquels ils se casseraient
infailliblement toutes les dents, s’ils n’avaient pas la patience
d’attendre l’action de la chaleur. Peu à peu, à mesure que chaque
aliment se ramollit, les figures s’épanouissent, et quand enfin la
pointe d’un couteau a pu pénétrer quelque part, ce sont des cris de
triomphe qui annoncent le commencement du repas.

Les sujets de conversation ne manquèrent pas non plus ce soir-là,
et voilà vraiment une qualité charmante des Russes et d’un prix
inestimable pour les étrangers; par la seule raison que j’étais là, on
parla français et on ne parla que français.

Le jeune Nemptchinof, qui avait peu quitté Kiachta, était le moins
ferré sur notre langue. D’ailleurs, possédant à fond le chinois et le
mongol, il lui eût été bien permis d’ignorer les langues occidentales.
Pour exprimer tout ce qui est contentement, satisfaction, agrément, il
connaissait un seul mot: «très-gai», et il ne le prononçait qu’avec
une grande difficulté. Son accent ajoutait encore à la bizarrerie de
l’expression. «Si vous voulez bien m’apprendre l’anglais, disait-il, à
miss Cömpbell, je serai très-gai.» Cette jeune fille surtout, sachant
très-bien le français, épiait pour se divertir chaque phrase du jeune
homme; mais avant la fin du repas il me sembla qu’elle ne regardait
plus avec autant de joyeuse indifférence cette jeune tête si blonde,
si langoureuse, si maladive et qui respirait tant de savoir et tant de
volonté.

Les impressions à ce sujet furent, paraît-il, bien différentes, car,
en remontant en traîneau, madame Grant me dit à l’oreille: «Je suis
sûre que votre Constantin est amoureux de ma miss anglaise. Vous ne
le déciderez jamais à passer par Omsk; je vois que vous serez des
nôtres jusqu’à Irkoutsk. -- Constantin et l’amour, lui répondis-je,
me paraissent trop dissemblables pour pouvoir être jamais réunis.
Il faudra bien en tout cas qu’il m’accompagne à Omsk. Vous ne serez
pas pour cela privée d’un roman, car si j’ai bien vu, votre miss en
regardant le jeune Ivan paraît aussi très-gaie; qu’en pensez-vous? --
Nous verrons bien.» Le lendemain nous étions à Tumen.

Cette ville, comme presque toutes celles de l’empire, domine une
rivière, la Toura, de toute la hauteur d’un grand coteau. Sa seule
particularité est d’être bâtie au confluent d’une autre petite rivière
qui est regardée ici comme un ruisseau, dont l’existence même est
ignorée des géographes, mais qui n’en est pas moins large comme la
Seine à Paris et qui a creusé dans la colline de Tumen une profonde
déchirure pour atteindre la Toura où elle se perd.

On a construit un pont sur cette rivière, mais il est au fond du ravin.
On n’a pas pris soin d’adoucir la pente très-roide des deux talus, de
telle sorte que pour gravir le second de ces talus, il faut descendre
le premier avec une extrême rapidité et garder son élan sur toute la
longueur du pont.

Les traîneaux accomplissent au galop cette double opération. Quant
aux passants, ils descendent ordinairement les talus autrement que
sur les pieds et plus vite qu’ils ne voudraient. Les bestiaux, si
lents d’ordinaire, dégringolent en quelques secondes comme dans le jeu
des montagnes russes. Tout y prend une allure vertigineuse. La ville
offre d’ailleurs peu d’intérêt. On y reconnaît seulement le voisinage
de l’Orient: des bazars en plein air, malgré les rigueurs du climat,
rappellent de loin ceux de Syrie ou d’Afrique.

Dans les cafés, des femmes se revêtent à certaines heures d’étoffes de
soie et se mettent en devoir, tout en conservant leurs jupons sales, de
chanter et de danser pour le plaisir des consommateurs.

On accepte en Afrique les beuglements des almées arabes par amour de
la couleur locale et parce qu’on n’a pas autre chose à entendre; mais
en Russie, le pays des mélodies suaves et mystiques, je ne comprends
pas comment ces bohémiennes repoussantes osent élever la voix. Ceux
qui ont vanté les bohémiennes de Pétersbourg et de Moscou n’ont pas eu
absolument tort: là, elles sont civilisées, instruites et en quelque
sorte dénationalisées. Mais à Tumen elles sont dans leur vrai milieu.
J’ai eu le malheur de pénétrer dans un de ces intérieurs, mais je me
suis empressé d’en sortir. J’ai retrouvé avec plaisir mes compagnons de
voyage.

A la fin du repas du soir nous mangeâmes des fruits excellents,
conservés par la gelée. Ce procédé de conservation est tout particulier
à la Sibérie. Dès que les grands froids se font sentir, on expose ces
fruits dehors et de préférence au nord, afin que le soleil ne puisse
pas les atteindre: ils gèlent entièrement et se conservent ainsi comme
la viande et comme tous les aliments de Sibérie en général.

Ces fruits gardent même leur saveur, malgré l’état solide par où ils
ont passé. Quand on les sert, ils sont durs comme du bois; leur chute à
terre produit le même son que celle d’un corps solide et résistant.

Peu à peu ils se ramollissent à la chaleur et reprennent leur forme
primitive. J’ai mangé à Tumen une poire dont la maturité était trop
avancée, mais dont la conservation par la gelée avait parfaitement
réussi malgré cet état défavorable.

A Tumen s’arrêtent en été les bateaux à vapeur qui viennent de Tomsk
par le Tom, l’Obi, le Tobol et la Toura. Cette ville est donc un grand
entrepôt de marchandises. C’est, je pense, la raison de son existence,
car elle n’a ni charme ni industrie.




CHAPITRE VIII

NOUVELLE SOLITUDE.

PERDITION SUR LA STEPPE DE OMSK.

    Fastueuse habitude sibérienne. -- La steppe. -- Les
    cimetières. -- Omsk. -- Sa position. -- Sa société. --
    L’affranchissement des serfs raconté par un bourgeois. --
    M. Kroupinikof. -- Visite à un campement de Kirghiz. --
    Mascarade à Omsk.


Nous quittâmes Tumen vers huit heures du matin. Constantin, connaissant
à fond les usages sibériens, avait placé dans le traîneau plusieurs
bouteilles de vin de Champagne en prévision de ce qui allait se passer.
La précaution était bonne mais, hélas! insuffisante.

Vider une bouteille de vin de Champagne est en Sibérie le plus grand
luxe que l’on puisse déployer. Cela provient de son prix élevé et
aussi du caprice de la mode, cette grande inconstante qui s’impose
partout, malgré sa bêtise et souvent sa laideur. Un dîner, une fête, un
anniversaire, une circonstance grave de la vie où on ne répandrait pas
du vin de Champagne, seraient en Sibérie, dénués du condiment le plus
nécessaire. Quand on dit, j’étais là, telle chose m’advint, il faut
absolument que dans le souvenir se mêle du vin de Champagne.

Six heures environ après avoir quitté Tumen, nous arrivâmes au lieu
de la séparation. M. Pfaffius, madame Grant et madame Nemptchinof
allaient prendre la route de Tomsk, tandis que je me dirigerais un peu
plus vers le Sud. Pour faire échouer ce projet, madame Grant avait
tenté un stratagème qui faillit faire perdre la tête à Constantin.
Afin de détourner celui-ci de condescendre à mes désirs, elle avait
pris place dans le traîneau fermé de madame Nemptchinof; puis elle
avait fait monter Ivan à côté de la jeune Anglaise: ces deux jeunes
gens voyageaient ainsi côte à côte et en tête-à-tête. En les voyant
ensemble, Constantin, qui décidément était amoureux, saisit une
bouteille de vin de Champagne et coupant les fils de fer, dirigea
le bouchon vers la figure de son rival que miss Cömpbell préserva à
l’aide de son gros gant de fourrure: dès lors le feu commença. Je me
demandai pendant le combat ce que nous ferions de cette quantité de vin
débouché: heureusement nous en bûmes très-peu. Tous mes compagnons,
selon la fastueuse habitude sibérienne, mirent pied à terre, et
tenant chacun deux bouteilles dans leurs bras, dépassèrent mes chevaux
de quelques pas. Puis ils répandirent dans la neige cette liqueur
précieuse à l’endroit même où devaient glisser peu après les patins
de mon traîneau. J’accomplis scrupuleusement la même cérémonie, en
m’efforçant de ne pas rire, et je pris congé de cette aimable caravane,
non sans lui avoir donné rendez-vous soit à Tomsk, soit à Irkoutsk,
soit à Kiachta.

Quand nous partîmes chacun de notre côté, j’entendis encore quelques
détonations de bouchons auxquelles je ne pus répondre qu’en déchargeant
mon revolver, ce qui était beaucoup moins élégant; puis je distinguai
quelques minutes encore le bruit des clochettes de leurs attelages;
enfin tout s’évanouit. Constantin me regarda alors piteusement: le
pauvre garçon comparait sans doute mentalement son tête-à-tête avec
celui de son rival. J’employai tous mes soins à le consoler; mais que
font les raisonnements les plus sages en pareil cas? Il eût volontiers
jeté dix Mentors à la mer pour un regard de sa Calypso.

Ce qui me frappa tout d’abord sur cette route, ce fut l’absolue
solitude. Les traîneaux de transport qui conduisent les marchandises
chinoises et les produits de la Transbaïkalie à Nijni-Novgorod se
gardent bien de passer par Omsk: ce serait faire un détour inutile. La
rencontre d’un traîneau est donc, dans ces parages, chose extrêmement
rare. La neige est même à peine suffisamment battue pour indiquer
le chemin et pour faciliter la marche. On ressent une impression de
désert, d’immensité, de silence. Peu à peu la végétation s’amoindrit,
diminue, disparaît entièrement: on entre enfin dans les grandes steppes.

En été, la steppe est une immense prairie dont l’herbe crépue et
nourrie repose le regard par sa teinte douce, et amortit les chocs par
son épaisseur.

En hiver, c’est une surface rendue plane et blanche par la neige
dont elle est recouverte. Malheureusement notre langue est encore
ici insuffisante. Nous disons que la Beauce est un pays plat. Or, la
steppe, quand elle porte son manteau de neige, n’est pas comme la
Beauce; elle n’est pas non plus comme la Méditerranée par un temps
calme, ni même comme le lit d’un fleuve. La surface de la steppe est
scientifiquement plate, perpendiculaire au fil à plomb dans toutes ses
parties. Comme pour compenser aux yeux de l’artiste une si désespérante
monotonie, Dieu a réservé, il est vrai, à ce pays les plus beaux effets
de lumière dont il ait daigné disposer en faveur de notre planète, et
auxquels je reviendrai; mais, malgré soi, le cœur se serre quand on
pénètre dans un pareil vide.

Nous avions dépassé Ischim le matin à neuf heures. Nous avions encore
changé de chevaux le soir vers cinq heures; puis, la nuit s’était faite
entièrement et, accablé de fatigue, je m’étais endormi. Tout à coup
je suis réveillé en sursaut par un choc épouvantable qui avait aussi
réveillé Constantin. Notre iemschik s’était égaré dans cette grande
uniformité. L’absence de lune et la présence de lourds nuages de neige
obscurcissant les étoiles en étaient la cause. Son amour-propre l’avait
empêché de nous avouer immédiatement sa maladresse, et depuis trois
heures déjà il errait au hasard dans l’espérance de retrouver son
chemin, sans direction arrêtée et sans point de repère. La chute que
nous venions de faire dans un pli de terrain caché sous la neige, le
força à nous dire la vérité.

Constantin et moi nous sortîmes de nos couvertures et nous nous mîmes
en devoir, munis de lanternes, de rechercher la route. En nous
retournant, nous pouvions considérer notre traîneau et notre attelage
qui, presque entièrement enfouis dans la neige, formaient de loin
un tableau sinistre: du traîneau on ne voyait que la capote; et des
chevaux, que leurs échines et leurs têtes.

Enfonçant nous-mêmes jusqu’à la ceinture, ne marchant qu’à grand’peine,
ayant à lutter contre le vent qui soufflait violemment, contre la neige
soulevée par le vent qui nous fouettait la figure et bornait notre vue
à quelques pas, nous sentions nos efforts inutiles et nous revenions
souvent au traîneau, pour reprendre haleine et recouvrer des forces.

Après une heure de ce pénible travail nous n’étions encore parvenus à
aucun résultat: aucune trace par terre, aucun bruit dans l’air ne nous
avait indiqué une direction favorable à suivre. La situation était
vraiment critique, il fallait prendre un grand parti, nous nous y
résignâmes. L’iemschik détela un des chevaux pour gagner rapidement un
village dès qu’il aurait retrouvé le chemin, et s’éloigna tout d’abord
à pied, tenant une lanterne d’une main et sa bête de l’autre, pour
suivre les traces de notre récent passage.

Une fois livrés à nous-mêmes, Constantin et moi, dans ces ténèbres,
dans cette solitude, les réflexions nous vinrent en foule. Nous
peuplâmes ce désert de brigands qui, heureusement, ne parurent pas.
Nous vîmes plusieurs fois passer en imagination des caravanes de
Kirghiz, dont nous étions alors en réalité très-proches, et nous nous
croyions emmenés prisonniers au fond de la Tartarie, dans des contrées
encore insoumises. Nous vîmes aussi, mais cette fois pour tout de
bon, cinq ou six bandes de loups qui rôdèrent autour des chevaux pour
voir s’ils étaient morts, et qui se dispersèrent heureusement aux
détonations de mon revolver de poche. Le premier coup ne fut pas exempt
d’émotions, car ne prévoyant pas ce qui devait se passer, j’avais placé
mon fusil dans ma malle, et en me servant de mon revolver, je sentais
que je commençais une lutte à armes très-inégales.

    [Illustration: Les voyageurs égarés par un chasse-neige dans la
    steppe de Omsk.]

De longues heures d’attente se passèrent ainsi, à la vérité plus
longues que des jours, car notre rôle était passif, et tout notre
espoir était dans un homme, qui pouvait s’attendre, à cause de son
inhabileté, à être sévèrement châtié par nous à notre arrivée dans
un village. Trouvant le temps très-long, commençant à douter de la
fidélité de notre iemschik, et remarquant la petite quantité
de provisions que nous avions emportées avec nous, je proposai à
Constantin de suivre à pied les traces de notre cocher, et de tâcher de
nous tirer nous-mêmes d’embarras.

Nous allions mettre ce projet à exécution quand, ô horreur! nous nous
aperçûmes que l’ouragan, le chasse-neige avait été assez violent
pour effacer toute empreinte; nous étions alors bien en détresse,
bien isolés, bien véritablement perdus. «Attendons le jour, dis-je à
Constantin, peut-être alors dans le lointain apercevrons-nous notre
homme, qui lui-même, en ce moment, doit cesser toutes recherches.»

Il y avait une heure environ que nous nous étions replacés l’un à côté
de l’autre dans le traîneau, lorsqu’il me sembla distinguer des cris à
une distance éloignée. Je répondis, mais ma voix était trop faible et
Constantin refusait de se joindre à moi. Peut-être avait-il déjà fait
à Dieu ou à Miss Cömpbell le sacrifice de sa vie; mais non, c’était la
peur qui lui fermait la bouche. Mon jeune compagnon pensait encore aux
brigands et aux Kirghiz. Ce ne fut qu’après d’instantes prières qu’il
se décida; alors ces voix, cette dernière lueur d’espoir, parurent
se rapprocher; peu après nous hasardâmes quelques mots auxquels on
répondit; puis nous reconnûmes enfin nos libérateurs, qui venaient en
grand nombre et avec beaucoup de chevaux pour nous tirer d’affaire.

Comme le lecteur peut le penser, il y eut force cris de joie, on
plaisanta beaucoup l’inhabileté de notre iemschik, que ses collègues
tournaient en ridicule. Seuls les deux pauvres chevaux, qui étaient
restés attelés au traîneau, payèrent cher cette aventure. Quand on
voulut les retirer de leur trou, ils étaient tout roidis par le froid.
Ils ne purent nous suivre, et Constantin comprit que ces hommes se
décidaient à les abattre.

Le jour venait de paraître quand nous fîmes notre entrée dans le
village. Tous les habitants, instruits du péril que nous avions couru,
et placés devant leur porte afin de nous voir passer, s’inclinaient
et se signaient par reconnaissance envers le grand saint Serge et la
vierge de Kazan.

Notre voyage se continua toute la journée sans incident. La vue de ce
grand désert de neige me faisait passer des frissons au souvenir de
notre récente aventure. J’ai pensé depuis que, dans le cas où notre
iemschik ne fût pas venu à notre secours, le seul point de repère
que nous eussions peut-être eu pour nous conduire, c’eût été un
cimetière. Dans la steppe, les terrains des morts seuls sont plantés
et, à cause de cela, se voient d’extrêmement loin. On fait venir à
grands frais des bouleaux de Krasnoiarsk, et cet amas de petits troncs
blancs resplendissant au soleil devient un phare pour les voyageurs. Il
donne aussi à ce lieu comme un air de fête, et fait naître plutôt des
pensées d’espérance et de résurrection que de désespoir et de néant.
Un cimetière dans la steppe, les jours de grand froid et de ciel pur,
c’est un point qui se détache, plus lumineux encore, dans une immensité
brillante.

Le lendemain matin, quand je me réveillai à la pointe du jour, je
m’aperçus que nous étions arrêtés. J’ouvris la toile qui fermait par
devant la capote du traîneau, je m’assurai que nous étions bien sur la
route, et je me pris alors à sourire de notre situation, qui aurait pu
faire le sujet d’une jolie caricature. Le paysage n’avait pas changé
d’aspect, c’était toujours la steppe, la solitude, l’immobilité.
Notre cocher, ayant placé sa tête entre nos provisions et le tablier
du traîneau, dormait du plus profond sommeil. Les chevaux, ne se
sentant plus poussés, s’étaient arrêtés et dormaient, je pense, aussi.
Constantin, fatigué des émotions de la nuit précédente, dormait plus
profondément encore. Je considérai un instant ce tableau représentant
un traîneau en rapide allure pour un voyage de dix-huit cents lieues,
et je réveillai Constantin; je le réveillai, Dieu m’en est témoin,
le plus doucement que je pus. Il réveilla, lui, le cocher par de
gros coups de poing sur la tête. Puis, le crescendo continuant, le
cocher réveilla les chevaux d’une manière que je renonce à décrire.
Que serait-il arrivé, bon Dieu! si les chevaux avaient eu eux-mêmes
quelqu’un à secouer. En me renveloppant dans ma dacha, je pensai
que bien des ordres donnés en vue du bien public doivent souvent
ainsi changer de caractère en se transmettant du souverain au garde
champêtre, et j’assistai à ces sublimes changements de lumière qui
accompagnent toujours un lever de soleil dans une atmosphère sans
nuage, et dont la neige de Sibérie aime à refléter les diverses teintes
en les pâlissant un peu. Enfin, le 11 janvier, après un voyage dont le
lecteur a pu apprécier les péripéties, nous fîmes notre entrée à Omsk,
par un froid de quarante-cinq degrés, dont l’intensité ne diminua guère
pendant tout le reste de mon séjour en Sibérie.

Beaucoup de géographes nomment à tort Tobolsk comme la capitale de la
Sibérie: c’est à Irkoutsk que revient cet honneur. Tobolsk n’est même
pas le siége d’un gouvernement, car c’est Omsk qui est la capitale de
la Sibérie occidentale.

Je n’ai eu besoin que d’un très-court séjour à Omsk pour m’applaudir
d’être passé par cette ville. Cette place forte, car c’en est une, est
située au haut d’un petit coteau, sur les bords de l’Irtyche. La vue
s’étend donc à l’aise sur cette large et belle rivière; puis, après
l’Irtyche dont un petit mamelon marque la rive opposée, on aperçoit la
steppe, la steppe à perte de vue à droite, à gauche et devant soi; la
steppe qui, considérée ainsi d’en haut, n’est plus la grande uniformité
dont j’ai parlé précédemment. La neige prend çà et là des teintes si
différentes et si accentuées, et ces teintes se déplacent les unes
par rapport aux autres si perpétuellement et avec tant d’art, que la
steppe vue de Omsk est plus belle, plus variée, plus imposante que la
mer. Un Français, dont j’ai déjà annoncé la rencontre au lecteur, et
avec qui j’ai été souvent pendant de longues heures, sans m’en lasser,
contempler ce spectacle, me contait que, pendant l’été, la steppe
était plus attachante encore. L’herbe, me disait-il, prend souvent des
teintes extrêmement foncées, presque noires; et il semble alors qu’au
lieu d’une prairie on ait devant soi un gouffre immense s’ouvrant béant
et insondable; puis, une heure après, suivant la position du soleil et
l’état de l’atmosphère, on a sous les yeux une verdure indéfinie, image
printanière qui fait oublier l’impression précédente, et rappelle la
gaieté.

La steppe, pour les habitants de Omsk, c’est comme la montagne pour les
montagnards, la mer pour les matelots, le désert pour les indigènes du
Sahara, le ciel pour les voyageurs. Tous les matins on la consulte;
c’est elle qui indique le temps, et par conséquent, décide les actions
de la journée. A Omsk on aime la steppe: c’est elle qui nourrit les
troupeaux et qui renferme les bêtes sauvages dont la chasse est, pour
les habitants de cette contrée, le passe-temps favori. Les fêtes
publiques se font sur la steppe; la promenade est en vue de la steppe.
Aller sur la steppe ou la voir constitue en somme le fond de la vie des
Omskois; et quand une fois, en effet, on a vu la steppe de Omsk, on
comprend cette passion: moi-même, qui avais manqué y perdre la vie, et
qui aurais voulu lui garder rancune, j’étais plus enthousiaste encore
que les autres, et je ne m’arrachais qu’avec peine à la contemplation
de ce beau spectacle.

La société dans les villes sibériennes se compose des fonctionnaires,
qu’on appelle l’aristocratie, et des marchands ou des mineurs. A Omsk
seulement se trouve un troisième élément; une véritable bourgeoisie,
c’est-à-dire une classe d’hommes ayant fait fortune, ne cherchant pas à
l’augmenter et employant leurs loisirs à s’amuser et à s’instruire.

Le premier de ces bourgeois à qui je fus présenté, m’ayant vanté le
décret d’affranchissement des serfs, je lui parlai de ma conversation
de Kazan avec le vieil aristocrate. «Ce monsieur ne vous a pas raconté,
me dit-il, toutes les vexations que les seigneurs faisaient constamment
endurer à leurs vassaux, les exactions dont ils se rendaient coupables.
Il ne vous a pas dit que les serfs n’avaient jamais le droit de quitter
le territoire de leur suzerain, quelques nombreux coups de bâton qu’ils
aient pu y recevoir, et qu’en revanche, les suzerains jouaient souvent
entre eux, sur un coup de dés, la propriété de cinq ou six familles. Il
ne vous a pas dit que les seigneurs, devant chaque année à l’Empereur
l’abandon d’un certain nombre de leurs vassaux, ils choisissaient
naturellement parmi les moins vigoureux qui, malgré le mauvais
état de leur santé, devenaient soldats pour la vie. Certainement,
m’ajouta-t-il, nous ne jouissons pas encore d’une extrême liberté;
nous ne pouvons pas quitter sans permission le territoire russe avant
d’avoir satisfait à la loi du service militaire; nous ne pouvons
changer ni de religion ni de patrie; mais au moins la situation est la
même pour tous et la souveraineté de l’Empereur n’est pas à comparer à
la suzeraineté vexatoire des seigneurs.»

Il faudra certainement une grande habileté au tzar pour opérer,
sans secousse et sans ouvrir la porte aux révolutions, les réformes
libérales nécessaires. Il y arrivera, je l’espère, grâce au fétichisme
dont sa personne est entourée. Ce dont, peut-être, il ne se défie pas
suffisamment, c’est de la puissance toujours croissante de la classe
marchande qui a en main la grande fortune, qui est encore aujourd’hui
dévouée à l’Empereur en haine de la noblesse, mais qui pourrait bien se
tourner contre son bienfaiteur, dès qu’elle se sentirait suffisamment
forte.

Un autre bourgeois de Omsk ne m’intéressa pas moins vivement: M.
Kroupinikoff. Il était resté quinze ans au milieu des Kirghiz, comme
fonctionnaire chargé d’une mission difficile.

Les Kirghiz, dont le territoire est soumis au tzar, n’en sont pas moins
restés sauvages et désireux de recouvrer tôt ou tard leur indépendance
nationale. Afin de les empêcher de se réunir en grand nombre, le
gouvernement leur a assigné à chacun une zone d’où il leur est interdit
de sortir sous peine de mort.

M. Kroupinikof devait s’assurer si chaque Kirghiz se trouvait bien dans
les limites de son territoire respectif.

Il avait, pour remplir cette tâche, une escorte insuffisante: «La
preuve, me dit-il, c’est qu’une fois, je fus attaqué par ces gens-là,
fait prisonnier, et je ne sais ce qui serait advenu si je n’avais pu
fuir, hélas! sans monture et presque sans provisions. Cette entreprise
était peut-être plus périlleuse encore que le séjour chez les Kirghiz,
dont le caractère, en somme, n’est pas féroce. Ce qu’ils haïssaient en
moi, c’était le fonctionnaire et non pas l’homme.

»Pendant quinze jours et quinze nuits, je franchis la steppe à pied
malgré la neige et malgré le froid. J’osais à peine toucher aux
provisions que j’avais réussi à prendre avec moi, de peur d’en manquer
totalement avant mon arrivée à Omsk. C’est à cette aventure que je dois
la maladie dont vous me voyez tourmenté, et dont je n’espère plus me
guérir.» Le pauvre homme avait en effet un tremblement nerveux par tout
le corps, qui ne le laissait pas une minute en repos, et qui fatiguait
à la longue ceux mêmes qui en étaient témoins.

«Si vous voulez, monsieur, m’ajouta-t-il fort aimablement, je vous
conduirai à un campement de Kirghiz que je connais près d’ici; je
serai heureux de faire avec vous une promenade qui me rappellera mes
anciennes occupations.» J’acceptai avec enthousiasme, et le lendemain
de bonne heure, nous partîmes ensemble en traîneau dans la direction du
Sud.

Les Kirghiz faisaient partie autrefois de la grande famille mahométane,
et habitaient sur les bords fleuris du Tigre et de l’Euphrate. On
ignore à quelle époque et surtout à la suite de quel différend, ils
furent défaits par les Turcs et relégués dans la grande steppe tartare.
Bien des fois ils essayèrent, mais en vain, de reconquérir leur ancien
territoire. On cite particulièrement une expédition de Kirghiz qui
parvint jusqu’à Taschkent en 1738.

Müller nous apprend quelques-unes des institutions de ce peuple,
pendant la période qui précéda leur soumission définitive aux Russes.
Quand la guerre était déclarée, le chef désignait nominativement ceux
qui devaient partir, et leur assignait la quantité d’armes et de
chevaux qu’ils devaient fournir à l’armée.

Les jugements étaient rendus par une assemblée de vieillards. Celui qui
s’était rendu coupable d’un meurtre subissait d’abord les peines qui
lui étaient assignées par le tribunal, puis il était livré aux parents
de sa victime, qui étaient libres de le tuer ou de le garder comme
esclave. Dans ce dernier cas, l’assassin devait fournir à ses maîtres
cent chevaux et deux chameaux, en pouvant à sa guise remplacer chaque
cheval par cinq moutons ou brebis.

Si l’assassinat avait été commis sur une femme ou sur un enfant, les
parents de la victime n’avaient plus alors droit de vie et de mort sur
le coupable, et l’amende était réduite de moitié. Le crime de viol
était assimilé à ce dernier cas et puni de la même manière.

Les Kirghiz[8] ont encore aujourd’hui un grand nombre de magiciens, aux
révélations desquels ils croient plus ou moins, suivant le mode que ces
magiciens emploient pour rendre leurs augures.

        [8] PALLAS.

Les uns font leurs prédictions avec des livres, sans recourir aux
astres.

D’autres se servent de l’omoplate d’une brebis. Il est absolument
nécessaire que cet os ait été dépouillé avec un couteau, et que
personne n’y ait porté les dents, sans quoi, il n’aurait pas de vertu.
Lorsqu’on fait une demande à l’un de ces devins, il pose cette omoplate
sur le feu, et formule ses prédictions d’après les rayons ou fentes
que l’ardeur du feu occasionne sur la partie unie de cet os. Ces
devins prétendent, à l’aide de leur science, pouvoir déterminer à quel
éloignement se trouve une personne qui est absente.

«Les Kirghiz appellent la troisième classe des magiciens, Bakscha.
Pour en obtenir une réponse, il faut leur donner un cheval, un mouton
et un bouc. Le magicien commence par entonner des cantiques, en jouant
d’un tambour garni d’anneaux; il joue de cet instrument en faisant
des sauts et des contorsions pendant une demi-heure. Il fait ensuite
avancer une brebis, l’égorge, reçoit le sang dans un vase fabriqué
pour cet usage, prend la peau pour lui, et distribue la chair aux
spectateurs, qui la mangent. Il prend ensuite les os, les teint en
rouge ou en bleu, et les jette à l’ouest. Il verse le sang du même
côté, recommence ses contorsions, et répond quelque temps après à la
demande qui lui a été faite. Une quatrième classe de devins est appelée
Kamtscha. Ils tirent leurs augures de la couleur de la flamme qui
s’élève du beurre ou de la graisse qu’ils jettent dans le feu. On fait
peu de cas de cette dernière classe.»

Il y avait deux heures environ que je voyageais en tête-à-tête avec
M. Kroupinikoff, quand j’aperçus trois tentes faites de pieux piqués
à côté les uns des autres et recouverts de feutre. Comme nous avions
été signalés depuis longtemps, le chef de la famille nous attendait
devant son campement. Cet homme était d’une haute stature; son visage
était empreint de fierté, et son accoutrement, composé en grande partie
de trophées de chasse, était vraiment pittoresque. Sa coiffure se
composait d’un capuchon en laine rouge, surmonté d’une tête de loup
empaillée, dont les oreilles, se dressant en avant, semblaient plutôt
appartenir à l’homme. Ses épaules étaient aussi couvertes d’une chemise
rouge et de fourrures de loup. A sa ceinture pendait, comme à celle des
Écossais, une poche en peau de cerf blanc du désert. Ses jambes étaient
entortillées dans des peaux de différentes couleurs; les semelles
de ses chaussures étaient faites de pailles tressées, et ses pieds
disparaissaient en partie sous des guêtres de cuir, s’élargissant par
le bas comme les pantalons mexicains. A l’exemple des anciens barbares,
cet homme portait à la fois sur lui ses armes de guerre et ses armes
de chasse. Il avait un arc sur l’épaule, des flèches en bandoulière,
un faucon sur le poing et à la ceinture un énorme casse-tête. Cette
arme lui servait à abattre les loups; quand, véritable centaure, il
les avait atteints, grâce à la vitesse de son cheval. Près de là
était un lévrier dont on ne trouve, paraît-il, l’espèce que chez ces
peuplades sauvages. Ces lévriers ont le poil ras sur tout le corps,
excepté sur les oreilles où il est au contraire démesurément long.
En voyant celui-là, je crus d’abord qu’il avait été tondu par les
Kirghiz, qui ont pour ces lévriers la plus tendre sollicitude; mais M.
Kroupinikoff m’assura le contraire, et j’en eus plus tard des preuves
incontestables. Ces lévriers sont aussi, m’a-t-on dit, plus rapides et
plus intelligents que leurs pareils d’Écosse ou de Syrie. Excepté, du
reste, cette particularité des poils longs sur les oreilles, qui nuit à
leur beauté, ces animaux sont d’une élégance vraiment exceptionnelle.

Les Kirghiz sont mahométans, les femmes de cette tribu s’étaient donc
cachées dans les tentes pour se dérober à nos regards. M. Kroupinikof
ne voulut pas déplaire au chef en me faisant pénétrer dans les tentes,
et préféra lui demander de me montrer comment il chassait le loup au
casse-tête.

En un instant cet homme fut à cheval et il exécuta devant nous une
fantasia, qui aurait fait honte même à des Arabes, s’ils en avaient été
témoins; aux allures les plus rapides, il se couchait sur son cheval,
se dissimulait derrière l’encolure, se baissant assez pour frapper la
neige de son casse-tête. Parfois, s’accrochant à je ne sais quelle
partie du harnachement, il nous paraissait être complétement sous le
ventre de sa monture.

Cette figure sauvage entourée d’étoffes rouges, ces oreilles de fauve,
ce souple animal se tordant sur un cheval affolé, offraient un
spectacle intéressant et fantastique. Nous dîmes adieu à ce fils de
Gengis-Khan, et nous revînmes à Omsk, l’esprit tout rempli de cette
vision bizarre.

J’en fus distrait par un divertissement particulier à cette ville,
auquel je pris grand plaisir. Ce divertissement n’a lieu que pendant
les trois premiers jours de l’année. Il consiste à aller rendre visite
à ses amis en costume travesti et le visage couvert d’un masque, de
telle sorte qu’on ne puisse pas être reconnu par les personnes chez
qui l’on va. Souvent, pour donner plus de piquant à ce plaisir, des
familles changent mutuellement de demeure, se masquent aussi, et alors
visiteurs et visités se trouvent également mystifiés. Généralement
ces réunions se passent en danse et en goûter. La société de Omsk
est trop restreinte, pour que les intrigues puissent y trouver une
place importante, et trop strictement délimitée, pour qu’une pareille
habitude puisse engendrer de graves inconvénients; mais il n’en est
pas moins vrai que pendant ces trois jours, il y a peu de villes au
monde où les rires éclatent aussi nombreux et aussi francs, que dans ce
centre privilégié de la grande steppe tartare.




CHAPITRE IX

DU FROID SUR LA ROUTE DE TOMSK.

    Le froid. -- Ses inconvénients. -- Les beaux effets de
    lumière à une très-basse température. -- La fête du baptême
    de Jésus-Christ sur l’Obi. -- Tomsk. -- Son commerce. -- Une
    soirée sur les bords du Tom.


Je quittai Omsk le 17 janvier, à une heure de l’après-midi. Ce jour-là
le froid était très-intense; le thermomètre marquait près de cinquante
degrés. A peine si je pouvais entr’ouvrir de temps en temps mon
bachlique, pour jouir des beaux effets de lumière qui accompagnent
toujours une pareille température.

La neige, par un effet d’optique que je ne saurais expliquer,
présentait des reflets foncés presque noirs; et de nombreux petits
cristaux, réfléchissant les rayons du soleil, brillaient au contraire
d’un tel éclat qu’on eût cru voir une poussière de diamant dans un
écrin de velours. Au bout de quelques heures, nous entrâmes dans une
partie de la steppe appelée les grandes herbes, à cause des herbes
qui poussent en effet abondamment dans cette contrée et à une grande
hauteur.

Quand je les vis, elles étaient recouvertes par le froid d’un givre
épais. Vers le soir, elles reçurent directement la lumière du soleil
qui disparaissait à l’horizon, et devinrent d’un blanc éclatant. La
neige de la terre se plaisant à refléter, selon son habitude, la
couleur du ciel, prit au contraire une teinte bleu foncé.

Cette nature, parée ainsi exclusivement des deux couleurs de la Vierge,
semblait prête à chanter un hymne sublime en l’honneur de la mère de
Dieu. Ce bel effet ne dura malheureusement que peu d’instants. Le
soleil dépassa l’horizon; la lueur vague du crépuscule se répandit sur
cette plaine immense; puis une aurore boréale vint colorer tout en
rouge.

Je ne finirais pas si je voulais décrire toutes les teintes sous
lesquelles j’ai vu la Sibérie. Quand le froid est très-intense, il se
produit des jeux de lumière que l’art ne saurait inventer. Précisément,
pendant ces belles transformations dont je viens de parler, la vapeur
d’eau de l’atmosphère gela. Je vis alors une quantité innombrable de
cristaux imperceptibles voltiger dans l’air. Ils brillaient au soleil,
et formaient des arcs-en-ciel sur plusieurs plans. Leurs nuances
ressortaient peut-être plus suaves et plus mystiques sur ce ciel bleu
si pur, que sur les fonds sombres où nous les voyons d’ordinaire en
France.

Un froid aussi intense n’est pas exempt d’inconvénients, pour les
pauvres humains qui osent l’affronter. Tout le voisinage du nez et de
la bouche disparaît en quelques minutes sous une glace épaisse formée
par la vapeur de la respiration. Il faut, de temps en temps, détacher
ces glaçons, et cette opération cause une vraie souffrance.

Pour pouvoir, la nuit, se livrer au sommeil, les voyageurs sibériens
ont l’habitude de mouiller leur bachlique, qui se durcit par l’effet de
la gelée, et offre ainsi un obstacle solide à quelques centimètres de
la figure. La respiration va alors se figer contre ce mur improvisé.
Malgré ces précautions, lorsque je me réveillais le matin, de petits
glaçons réunissaient toujours mes paupières l’une à l’autre, et
m’empêchaient d’ouvrir les yeux. Je devais dégeler mes cils entre les
doigts pour parvenir à voir le jour.

Un autre effet bizarre d’un froid aussi intense peut se constater
le matin, en entrant dans un village à l’heure où on allume le feu
dans chaque maison. La fumée, en sortant de la cheminée, monte droit
vers le ciel; puis, rencontrant une couche d’air devenue trop dense
pour qu’elle puisse y pénétrer, elle s’y heurte comme contre un
plafond. Elle s’étend alors en une nappe épaisse, qui devient un nuage
protecteur du froid pour tout le village.

Entre Kolivan et Diorosno, petites villes qui sont situées en face
l’une de l’autre sur les deux côtés de la vallée de l’Obi, le
télégraphe qui va jusqu’à Kiachta est placé sous terre, dans un
appareil semblable à celui des câbles sous-marins. On a eu recours à
cet expédient, à cause des inondations qui eussent fréquemment jeté bas
les poteaux et coupé les fils.

L’Obi gèle à la manière de l’Oka; les boursouflures de la glace sont
telles qu’il est impossible de s’y croire sur le lit d’un fleuve; il y
a de véritables côtes à monter ou à descendre.

Nous arrivâmes à Diorosno à huit heures du matin, le jour de la fête
du Baptême de Jésus-Christ. Un trou avait été pratiqué dans la glace
sur le lit de la rivière, et l’on pouvait voir, sous une couche solide
d’un mètre environ, l’Obi couler vers le nord, et sembler se moquer
du froid, qui peut se figurer bonnement à la surface avoir arrêté
son cours. Le clergé du village, suivi d’une foule nombreuse, vint
en grande pompe jusqu’à ce trou pour bénir l’eau du fleuve. Quand la
cérémonie fut achevée, tous les habitants s’approchèrent avec des
seaux, des vases, des récipients de toutes sortes pour emporter dans
leur demeure de l’eau nouvellement bénite. Quand tous eurent pris
la quantité qu’ils désiraient, trois ou quatre fanatiques, en moins
de temps qu’il ne faut pour le dire, ôtèrent leurs vêtements, se
plongèrent dans l’eau glacée, se rhabillèrent, et coururent chez eux se
réchauffer à la chaleur du foyer. Ces gens regardent comme un miracle
de ne pas mourir après avoir commis une pareille imprudence; je crois
que la brièveté du bain et la réaction qu’ils provoquent ensuite par
une course effrénée y sont bien aussi pour quelque chose.

Après avoir passé l’Obi, nous entrâmes dans un pays d’un aspect
extraordinaire; il était encore plat, mais incliné, et son inclinaison
se perpétuait, constante et indéfinie, jusqu’à l’horizon. Je crois que
la grosseur des fleuves en Sibérie provient d’abord de l’immensité
de leurs bassins, mais aussi de ces inclinaisons prolongées qui
doivent faciliter l’écoulement des eaux. Quoi qu’il en soit, ce pays
est étrange, il étonne; et au premier abord il donne l’impression du
vertige, quand on glisse de haut en bas principalement. Bien que la
pente ne soit pas très-roide, on se demande vers quel abîme on est
ainsi entraîné, la terre semble bientôt devoir manquer sous vos pas;
on cherche un point d’appui, et comme rien ne s’offre à saisir à cause
du manque de végétation, on sent en soi, plus excessive encore, cette
impression bizarre.

Trois jours après notre départ de Omsk, nous éprouvâmes, vers cinq
heures du matin, de forts soubresauts, causés par les glaçons du Tom
que nous franchissions non sans peine, et qui annonçaient l’approche
de la ville de Tomsk. C’est toujours un grand soulagement, en Sibérie,
que de se sentir arrivé. Je pris la résolution de séjourner un peu dans
cette ville, quand je vis le confortable relatif de l’hôtel.

La chambre qu’on me donna ne contenait, pas plus qu’ailleurs, ce qui
constitue chez nous un ameublement, mais elle était éclairée par quatre
grandes fenêtres et bien balayée. J’ouvris alors toutes mes malles,
et je demandai à Constantin de vouloir bien séjourner un peu dans ce
centre, relativement important, du commerce sibérien.

La ville est divisée en deux parties: la ville basse, située dans la
vallée du Tom, et la ville haute, piquée sur la colline qui longe la
rive droite de cette rivière. Dans la première se trouvent le mouvement
des affaires, les bazars, les entrepôts. La seconde se compose au
contraire d’habitations élégantes, au moins pour le pays, demeures
de ceux qui ont acquis une grosse fortune, ou qui sont en voie de
l’acquérir.

Pour bien comprendre la nature du commerce de Tomsk et son importance,
il faut avoir été témoin, d’une part, du _far niente_ qu’affectionnent
les habitants de la Sibérie occidentale dont j’ai parlé; puis connaître
la passion indescriptible qu’apportent, d’autre part, les Sibériens
orientaux à la recherche des mines d’or et à leur exploitation. A
Irkoutsk, le centre de cette seconde partie de la Sibérie, le terrain
est fertile, mais on n’y cultive pas un grain de blé; la ville est
située au confluent de trois rivières, et cependant on n’y pêche pas un
poisson; quoiqu’il y ait, dans les environs, des mines de fer, de la
terre exceptionnellement favorable à la fabrication de la porcelaine,
tous les matériaux de construction sont envoyés de l’Oural, tous les
ustensiles de ménage, de Moscou et même de Pétersbourg.

Les habitants de Tomsk profitent du sommeil des Occidentaux, de la
fièvre d’or des Orientaux, et se font les grainetiers, les marchands de
fourrages, les bouchers, et, chose incroyable, les marchands de poisson
de la presque totalité de la Sibérie! La distance énorme qui sépare
Tomsk des centres importants dont j’ai parlé pourrait faire douter
d’une pareille affirmation; mais ce commerce est rendu possible par les
effets curieux d’un froid extrême sur les aliments.

Je demandai un jour par curiosité, en mangeant une gelinotte, depuis
combien de temps cet oiseau était tué. On me répondit, pour atténuer ma
répugnance de Français: «Il n’y a pas plus de deux mois.» Pour le bœuf,
on prend moins de précautions encore: presque tous les bouchers tuent
au commencement des froids leur provision pour l’hiver. Aucune viande
ne peut s’altérer sous une pareille température. Il en est de même
des poissons, qui deviennent tellement solides, qu’on en voit sur les
marchés appuyés contre les murs, se tenant droits sur le bout de leur
queue, malgré leur longueur et malgré leur poids.

Le climat de Sibérie a aussi ses effets curieux sur la pousse des
céréales: on fait les semailles au commencement de mai, et on récolte,
comme chez nous, en juillet.

D’ailleurs, il paraît que les phénomènes du printemps, en général,
se font sentir beaucoup plus rapidement sur la nature de Sibérie que
sur la nôtre. On peut constater du jour au lendemain de sensibles
différences dans l’épanouissement des feuilles et dans la pousse des
arbres. Cela provient certainement de la vigueur d’une séve longtemps
captive sous la neige, et aussi de la longueur des jours, qui ne permet
guère au sol de se refroidir et d’entraver les progrès constants de
l’essor printanier.

Les habitants de Tomsk, par cela même qu’ils sont occupés, et surtout
aux travaux des champs, ont conservé plus scrupuleusement qu’ailleurs
les anciens usages sibériens. Je n’en citerai que quelques-uns. Dans
toutes les maisons et dans toutes les chambres brille une image pieuse,
devant laquelle brûlent une ou plusieurs lampes, suivant les jours ou
les solennités religieuses. Quand un visiteur se présente, il s’incline
deux ou trois fois en se signant devant l’image; puis, après seulement,
adresse à l’hôte un salut, qui varie d’après l’occupation de celui-ci.
S’il mange, on lui dit: «Thé et sucre.» Cela signifie: «Je vous
souhaite de pouvoir mettre du sucre dans votre thé.» Ce luxe, là-bas,
n’est pas donné à tout le monde. On dit, en quittant la chambre:
«Demeurez en paix!» Quand les Tomskois entrent dans une boutique, ils
débitent une formule dont le sens est celui-ci: «Je vous souhaite de
conclure avec moi un marché tout à votre avantage.»

C’est à Tomsk que, pendant l’été, les marchandises chinoises et
transbaïkaliennes sont déchargées des voitures de transport, pour être
placées sur des bateaux à vapeur qui se rendent ensuite à Tumen: c’est
encore là une des causes de la richesse de cette ville.

Tomsk est, paraît-il, un des points les plus froids de toute la
Sibérie. On y a vu, certains hivers, le thermomètre descendre et même
séjourner à cinquante-cinq et cinquante-huit degrés. Quand je m’y
trouvai, la température, au contraire, fut moins rigoureuse que pendant
mon séjour à Omsk. Une neige abondante tomba même pendant quelques
jours et m’invita à garder la chambre, ce que je fis sans grands
efforts, après les nombreux jours et les longues nuits que je venais de
passer dehors.

    [Illustration: Marché à Tomsk.]

Un soir seulement, obéissant à je ne sais quel caprice, je sortis à
pied, seul, et j’allai rêver sur les bords de la rivière. La nuit était
profonde. Des nuages lourds voilaient les étoiles. La terre seulement
paraissait éclairée, à cause du blanc de la neige, et surtout de la
neige nouvelle qui était tombée dans la journée. Sur le Tom, il n’y
avait pas une surface unie, et je m’expliquai les soubresauts que nous
avions éprouvés en traversant cette rivière: des glaçons surmontaient
d’autres glaçons, parfois à une grande hauteur, élevant leurs arêtes
vers le ciel, comme si, pressés dans une violente étreinte, ils avaient
lutté jusqu’au bout pour chercher à se faire jour. On eût dit le
résultat d’un gigantesque combat: combat terrible entre deux forces de
la nature, l’une visible et vaincue, l’autre invisible et victorieuse,
entre le fleuve et le froid. Cependant tout était immobile et tout
était silencieux.

C’était comme le pâle visage d’un mort sur lequel on distinguerait
encore les convulsions de l’agonie. La nuit était trop sombre pour
permettre d’apercevoir l’autre rive du large fleuve, et tout ce blanc
se perdait dans le vague. Cette vue me glaça. Pour la première fois,
je me sentis loin; loin de ma patrie, loin de mes amis. La pensée de
reprendre le traîneau par ce froid, par cette obscurité, me fit presque
peur. Lutter contre une force qui avait arrêté ce fleuve me semblait
une démence. C’était bien véritablement là un tableau de l’extrême
Nord que j’étais venu chercher en Sibérie. Bien que satisfait dans ma
passion de touriste, je rentrai chez moi écrasé par cette nature, et il
fallut tout le brillant soleil du lendemain pour distraire ma pensée et
me faire songer au départ.

Une particularité que je tiens à signaler à propos de Tomsk, c’est la
quantité de domestiques coréens et coréennes que l’on y rencontre.
J’en demandai la raison au gouverneur, qui me répondit que beaucoup
d’indigènes de cette presqu’île se réfugiaient chez les Russes pour
échapper aux lois sévères de leur patrie. Ils savent, ajouta-t-il,
qu’ils seront bien reçus sur notre territoire, car nous avons déjà le
protectorat de leur pays.

Cette dernière affirmation peut donner beaucoup à réfléchir. On sait
que la Corée n’est que tributaire de la Chine. Le souverain de cette
contrée est opposé aux Européens, auxquels non-seulement il ne laisse
faire aucun établissement sur son territoire, mais qu’il persécute
souvent avec une extrême cruauté. La conquête de la Corée par les
Russes, conquête imminente, d’après le gouverneur de Tomsk, pourrait
donc apporter des modifications considérables dans nos comptoirs de
l’extrême Orient. Ce serait un grand pas fait vers la conversion
complète aux idées modernes de la Chine et du Japon.




CHAPITRE X

LE GOUVERNEMENT DE L’IÉNISSÉIK ET KRASNOIARSK.

    Aspect misérable des villages de cette contrée. -- Le
    pays devient enfin accidenté. -- Les veilleurs de nuit à
    Krasnoiarsk. -- Les trois collections de Monsieur Lovatine.
    -- Un bal de déportés polonais. -- Le cendrier de Monsieur
    Kousnietzof.


Je quittai Tomsk le 26 janvier. L’aspect de la route ne diffère pas
d’abord de celui que j’avais vu précédemment.

Dans les villages seulement, certaines particularités montrent
l’éloignement de toute civilisation et de toute industrie. Les pauvres
habitants, au lieu de se protéger par des vitres à leurs fenêtres, ce
qui coûterait fort cher, bouchent les ouvertures avec la peau de leurs
moutons. On peut s’imaginer la petite quantité de jour qui pénètre
par là dans les intérieurs, et combien triste doit être la vie de ces
pauvres gens.

Les maisons sont élevées sans aucune fondation. Or, comme les poutres
dont elles sont formées sont fortement liées ensemble, quand un
tassement a lieu par suite de dépression de terrain, généralement à
cause de la fonte des neiges, au lieu de s’abattre en se désagrégeant,
la maison tout entière penche simplement d’un côté. Ses habitants ne
cherchent pas ordinairement à la remettre d’aplomb. Il en résulte que
le plancher des chambres, à l’intérieur, est parfois tellement incliné,
qu’on ne peut le gravir sans efforts. Cet accident, très-fréquent
dans cette partie de la Sibérie, donne aux villages une physionomie
lamentable: les toits se rapprochent ou s’éloignent les uns des
autres; ici, le premier étage est à fleur de terre; plus loin, le
rez-de-chaussée est devenu premier étage. On dirait voir les suites
d’un tremblement de terre, d’un typhon, d’un fléau de la nature.

Le lendemain de notre départ de Tomsk, nous entrâmes dans une grande
forêt de bouleaux qui recouvre toute la région centrale de la Sibérie.
Ces arbres, qui chez nous restent petits, et que nous regardons
comme un des plus beaux ornements de nos taillis, prennent là-bas
des proportions gigantesques, au détriment, je dois le dire, de leur
grâce et de leur beauté. En vieillissant, leurs troncs perdent la
blancheur éclatante que nous leur connaissons, et paraissent sales
à côté de la neige; puis, dans la décrépitude, ils noircissent
complétement. La seule particularité de ces forêts, c’est de n’avoir
jamais été exploitées. Une quantité aussi énorme d’arbres mourant de
vieillesse est chose inconnue en France. De gros troncs gisent à terre;
d’autres, penchés, annoncent leur fin prochaine; beaucoup, coupés en
deux, attestent une mort violente. D’énormes oiseaux noirs ou bleu
foncé, connus généralement sous le nom de coqs des bois, dorment sur
les branches de ces arbres séculaires; de grands hiboux tout blancs
tournent leurs faces plates du côté de la route, et, sans bouger,
regardent passer les voyageurs. Là, certainement, plus que partout
ailleurs, le fantastique règne en souverain maître et sans le secours
d’une grande imagination.

Nous cheminâmes longtemps dans cette forêt, au milieu du silence
de cette nature sauvage, que nous ne rompions guère, mon compagnon
et moi, en dehors des temps d’arrêt. Lui pensait à l’avenir, à ses
parents qu’il allait bientôt revoir, à miss Cömpbell qui nous avait
précédés sur cette route; moi, je pensais au passé, à la longue
distance que j’avais déjà parcourue dans mon traîneau; ou plutôt, à
vrai dire, mon esprit voyageait dans le vague, sans s’arrêter sur rien,
sous l’influence, probablement, des grandes steppes que je venais de
traverser, dans lesquelles le regard s’enfonce indéfini et sans point
de repère.

Peu à peu le sol devint mamelonné, puis de petits coteaux se formèrent:
nous entrions enfin dans un pays accidenté.

Il faut savoir ce qu’est une longue privation d’une bonne chose, pour
pouvoir apprécier la fin de cette privation. Depuis l’Oural, j’avais
parcouru de six à sept cents lieues dans une contrée absolument
plate, offrant, il est vrai, parfois à l’œil des effets de lumière
particuliers, mais ne se présentant jamais, selon l’expression reçue,
comme une nature parlante. Pendant les deux jours qui précédèrent mon
arrivée à Krasnoiarsk, je vis des collines aux pentes parfois douces,
parfois heurtées; des rochers à pic surplombant des vallées qui me
semblaient profondes. Mon regard put enfin s’arrêter sur quelque chose:
être ébloui à droite par le reflet des rayons du soleil sur une neige
inclinée, ou s’enfoncer à gauche dans des ombres épaisses. En un mot,
la monotonie cessait; aux fatigues du voyage se joignaient enfin les
charmes de la locomotion, c’est-à-dire les transformations perpétuelles
et toujours variées d’une nature pittoresque. A l’aspect de cette
nature, je compris combien morne et triste était celle qui avait
précédé. Je pensai aux pauvres habitants de Omsk, qui aiment à plonger
si souvent leurs regards dans la steppe. Ce n’est pas par amour pour
cette immensité, je le sentis alors, mais, sans qu’ils le comprennent,
dans l’espérance instinctive d’apercevoir à l’horizon autre chose que
cette éternelle uniformité.

En se rapprochant de Krasnoiarsk, les collines s’élèvent de plus en
plus, et deviennent même, aux environs de la ville, de véritables
montagnes. Nous fîmes notre entrée dans cette capitale du gouvernement
de l’Iénisséik, le 29 janvier, à trois heures du soir.

Comme le jour allait finir, je sortis immédiatement, et pus contempler
dès mon arrivée la position pittoresque de Krasnoiarsk. Elle est
bâtie sur les bords de l’Iénisséi, qui serpente entre deux montagnes
très-élevées, et dont les flancs escarpés font paraître plus profonde
encore la vallée qui les sépare. Une de ces montagnes subit tout d’un
coup une énorme dépression, et c’est dans cette échancrure qu’est bâtie
la ville.

Ma première impression sur Krasnoiarsk fut donc favorable. Les
habitants de cette ville, ayant à considérer une belle nature, devaient
être plus gais et plus inventifs que ceux des villes par lesquelles
je venais de passer. Mon attente, en cela, ne fut nullement déçue;
pourtant la société de Krasnoiarsk aurait toute raison d’être sérieuse
et peu hospitalière: elle se compose de quelques chercheurs d’or,
auxquels il semble que toute autre chose qu’un lingot doit paraître
futile, et surtout d’exilés polonais.

Je ne portai mes lettres de recommandation que le lendemain. Pendant
la nuit, un bruit étrange et continuel m’empêcha de dormir. C’était
le bruit strident et accentué du choc de deux métaux. Les coups se
répétaient à des intervalles très-rapprochés, et successivement tout
autour de la maison. Les mille conjectures par lesquelles je tâchais
de m’expliquer une pareille aventure contribuaient aussi à me tenir
éveillé. Les Sibériens ont emprunté aux Chinois l’habitude bizarre de
faire ainsi, toute la nuit, du bruit chez eux pour avertir les voleurs
qu’on veille, et que s’ils entrent ils seront découverts. Heureux
voleurs, qui savent ainsi à quelle place est le protecteur de la
maison! Pauvres Sibériens, qui se brisent le tympan et se privent de
sommeil, pour faciliter les tentatives des malfaiteurs!

Ma première visite, à Krasnoiarsk, fut chez un savant, M. Lovatine, qui
possède trois collections remarquables. D’abord une collection d’objets
en pierre, fabriqués par les Sibériens des temps préhistoriques. Ces
objets sont absolument pareils à tous ceux de ce genre que j’ai vus en
Europe et dans les autres parties du monde. M. Lovatine était passionné
pour cette science. Je le voyais rempli de satisfaction en me montrant
ces petits couteaux en pierre, ces petites lances, ces petits anneaux,
tous ces petits cailloux qui, pour lui, avaient autrefois servi aux
usages de l’homme, et qui servaient maintenant, -- voilà quelle était,
à mon sens, leur utilité plus certaine, -- au bonheur de cet aimable
savant. Gardons-nous bien, nous autres profanes, de critiquer de si
précieuses études! Bénie soit la rêverie qui fait de pareils heureux!

A côté de sa collection d’objets préhistoriques, M. Lovatine en
possédait aussi une de numismatique, sur laquelle il me donna des
explications intéressantes. Je citerai entre autres une médaille
frappée sous Pierre le Grand, et dont la possession exemptait d’adopter
la coupe de barbe réglementairement prescrite à tous ses sujets par le
grand réformateur. L’empereur faisait payer cette médaille très-cher,
parce que, en vrai despote, il n’aimait pas qu’on voulût se soustraire
à ses ordres; et puis, en somme, c’était imposer le luxe. Sa forme est
assez bizarre: elle est échancrée d’un côté, à la manière des plats à
barbe.

La troisième collection de M. Lovatine est une collection géologique:
pour la Sibérie, elle n’est pas extraordinaire, ce pays contenant
très-abondamment des minerais de toute sorte; mais devant cette
collection, ce savant m’exposa une théorie gouvernementale d’après les
zones terrestres qui ne manquait pas d’originalité: «Plus on s’avance
dans le Midi, me dit-il, plus les esprits sont chauds, turbulents et,
par conséquent, difficiles à gouverner. Donc, il faudrait dans le Midi
un gouvernement despotique: notre tzar devrait régner sur l’équateur.
-- Parlez plus bas, mon jeune savant, vous devenez conspirateur. --
Par contre, m’ajouta-t-il, on refoulerait la Commune dans les régions
du pôle. -- En cela, lui dis-je, je partage entièrement votre avis, à
une condition pourtant: c’est que, lorsque la Commune serait reléguée
dans ces régions, on défendrait à tout hardi navigateur d’aller l’y
dénicher. -- Et alors ici, me dit-il avec un bon sourire, nous aurions
un gouvernement constitutionnel. -- Brave homme! m’écriai-je, profond
théoricien! comme cette préférence prouve ton honnêteté! Mais, en
politique, la raison est souvent trompée par le raisonnement; rien
n’est moins possible que l’application de certaines belles théories.
Le centre gauche, dont tu me sembles faire partie, est certainement
composé d’hommes de bonne volonté. Mais, crois-moi, si, d’après
l’Évangile, ces hommes sont sûrs d’avoir la paix, ils ne savent
malheureusement pas toujours la procurer aux pays qu’ils régissent.»

On danse beaucoup, en Sibérie; les bals y sont nombreux et fort
élégants; mais il est rare qu’ils aient lieu dans les maisons
particulières. Dans chaque ville, il y a généralement deux clubs, le
club de la noblesse et celui des marchands, où l’on invite ses amis à
venir passer la soirée, suivant que l’on fait partie de la noblesse,
c’est-à-dire, en Sibérie, du fonctionnarisme, ou bien de la classe
commerçante.

Le lendemain de mon arrivée à Krasnoiarsk, je me rendis à un bal
au club de la noblesse. Comme les fonctionnaires sont peu nombreux
dans cette ville, on avait invité quelques marchands, et surtout des
déportés polonais. Un bal de déportés, cela semble une dissonance;
mais il serait erroné de s’imaginer que les Polonais exilés en Sibérie
soient maintenant tous maltraités et passent leur vie à pleurer leur
patrie absente. C’est en parlant d’Irkoutsk que je m’étendrai plus
longuement sur le sort des Polonais en Sibérie: je dirai à présent
que les exilés à Krasnoiarsk sont presque tous des gens de la bonne
société. Leurs opinions politiques, comme celles de tous les Polonais
que j’ai connus, sont, il est vrai, extrêmement avancées. Outre la
guerre de leur indépendance, ils avaient presque tous trempé dans des
insurrections en dehors de la Pologne; ils admiraient tous nos hâbleurs
de balcon et de réunions publiques, et excusaient notre Commune; mais,
malgré ces idées, que l’éloignement et l’ignorance de l’histoire vraie
rendent peut-être excusables, j’ai trouvé à Krasnoiarsk une société de
Polonais instruits et d’une distinction parfaite. Comme ils étaient en
majorité, le bal eut lieu tout à fait à la mode polonaise, et c’est
un genre de danse qui, à mon avis, devrait éternellement survivre
à cette nationalité disparue. Jamais on ne marche à l’ordinaire.
Pour se rendre d’une place à l’autre, il faut prendre le pas dit _la
polonaise_, assez difficile à bien saisir, il est vrai, mais qui est
d’une grâce parfaite. Il en résulte dans les quadrilles, et surtout
dans le cotillon, un entrain que, dans nos salons, soi-disant les plus
gais du monde, on n’a jamais connu. Comme dernière preuve (car j’en ai
déjà trop parlé) de la connaissance qu’ont les Russes et les Polonais
de notre langue, je dirai qu’à la fin de ce bal à Krasnoiarsk, ville
perdue de la Sibérie, j’assistai à un souper fort nombreux où on ne
parla que français.

C’est à Krasnoiarsk que l’on commence à voir quelques chercheurs
d’or. J’ai été reçu d’abord chez un M. Rodosvenny, qui, bien que
fabuleusement riche, est regardé comme simplement à l’aise, à cause
de son voisin, M. Kousnietzof, dont les mines sont beaucoup plus
fructueuses. Après avoir vu, à Irkoutsk et à Kiachta, les Nemptchinof,
les Bazanof, les Trapeznikof, le luxe de M. Kousnietzof à Krasnoiarsk
ne me semblerait plus extraordinaire; mais, connaissant le prix de la
vie d’un simple voyageur en Sibérie, et sachant par ouï-dire ce que
devait coûter la construction d’une maison élégante en pierre et en
fer, dont les matériaux viennent, en grande partie, de l’Oural, je fus
ébloui par la demeure de ce M. Kousnietzof, aussi vaste que nos grands
hôtels parisiens, et presque aussi luxueuse.

Pour préluder à la description des folies auxquelles se livrent les
grands propriétaires de mines d’or de la Sibérie orientale, je dirai au
lecteur que, chez ce monsieur, le cendrier où l’on dépose le bout des
cigarettes fumées dans le salon, suivant la mode russe, après le repas,
est un lingot d’or pur, valant quarante mille francs, tel qu’on l’a
trouvé dans la mine. Le tzar a permis, par exception, à M. Kousnietzof
de garder ce lingot chez lui, à cause de la rareté d’une telle
trouvaille. Le propriétaire de ce trésor ne manqua pas de me faire
remarquer que, se servant de ce cendrier depuis trente ans, il avait
perdu non-seulement les quarante mille francs, mais aussi l’intérêt,
s’élevant à soixante mille, et que, par conséquent, ce luxe lui coûtait
cent mille francs. Je constatai plusieurs fois, par curiosité, le poids
énorme de ce bloc informe, moitié jaune et moitié noir, car l’or non
poli est beaucoup moins brillant que nos pièces de monnaie, -- et je
pris congé de cette opulente famille.

Le lendemain, nous nous retrouvâmes de nouveau en traîneau, pour
parcourir en un trait les deux cent cinquante lieues qui nous
séparaient d’Irkoutsk, la capitale de toute la Sibérie.




CHAPITRE XI

DU BIEN-ÊTRE ET DE L’INSTRUCTION CHEZ LES CAMPAGNARDS ET CHEZ LES
CITADINS.

    De l’inutilité des forêts sibériennes. -- Voyage à Irkoutsk.
    -- Une bande de loups. -- Propriété des villages. --
    Congélation de l’Angara. -- Le gouvernement d’Irkoutsk. -- Le
    lycée. -- La prison. -- Les casernes de pompiers.


Nous commençâmes par descendre sur la rivière de l’Iénisséï. Là,
quelques flâneurs s’amusaient à pêcher à la ligne. Leur procédé est
assez ingénieux: ils font un trou dans l’épaisseur de la glace; ils
plongent un bout de leur ligne dans cette ouverture, et ils attachent
l’autre bout à un petit appareil glissant muni de deux patins, comme
un traîneau. Le poisson, en mordant à l’hameçon, fait courir ce petit
appareil, et avertit ainsi de sa présence... Le reste a lieu comme
partout: c’est tout aussi simple et tout aussi bête.

Peu de temps après notre départ, Krasnoiarsk disparut à nos yeux, et
nous nous retrouvâmes de nouveau dans la plus complète solitude.
Le lit de l’Iénisseï était vraiment beau à voir. Il occupait toute
la vallée, qui, malgré sa largeur, paraissait étroite à cause de
l’escarpement des rives et de la hauteur des montagnes. A côté de ce
grandiose, je riais de voir s’agiter la petite clochette de notre
traîneau, qui probablement ne se faisait même pas entendre de la rive,
et qui se démenait outre mesure pour annoncer aux glaçons le passage de
deux humains. Ces deux atomes voyagèrent ainsi jusqu’à une échancrure
subite de la montagne, par laquelle ils gagnèrent la terre et se
dirigèrent vers l’Est.

Pendant deux jours encore, l’aspect du pays fut de nouveau sans charmes.

Que de fatigues inutiles, dira-t-on peut-être; que de kilomètres
parcourus sans profit pour le voyageur!

Pour parler de la sorte, il faudrait n’avoir jamais quitté son pays,
car même dans ces phases de désillusion, un voyage est instructif
encore. Si l’on va par exemple en Italie pour y trouver la bonhomie,
en Allemagne pour y étudier l’élégance, en Espagne pour y jouir de la
tranquillité, on y trouvera autant de désappointements. On n’en aura
pas moins étudié les agitations de la pauvre Espagne, la tournure
grotesque des Allemandes et le caractère.... (soyons flatteur)
profondément politique des Italiens.

En traversant ces forêts de pins qui s’étendent entre Krasnoiarsk et
Irkoutsk, et dont tous les arbres sont d’une grosseur et d’une hauteur
prodigieuses, je m’imaginais qu’elles fournissaient au gouvernement
russe, leur unique propriétaire, des sommes considérables. Bien au
contraire. Le gouvernement permet aux paysans de couper dans ces forêts
ce dont ils ont besoin pour eux-mêmes, mais il défend l’exploitation
et surtout l’exportation de ces bois, même à son profit. Pourquoi? --
Ceci est encore un mystère. Les Mongols se servent comme combustible
des excréments séchés de leurs chameaux. Les Chinois et les Japonais
ont à peine de quoi se chauffer. Le gouvernement trouverait donc dans
ces forêts une source abondante de richesses; ainsi que dans ses mines
de charbon de l’île de Tarakaï. Pour la négliger, il a sans doute des
raisons sérieuses; je m’incline respectueusement, mais sans comprendre.

Un soir, par un superbe clair de lune, nous aperçûmes à deux cents
mètres en avant de notre traîneau une bande de loups énormes. Les
loups! s’écria l’iemschik. Les loups! répétai-je en préparant mon
revolver et en armant mon fusil dont je ne me séparais plus depuis
l’aventure de Omsk. Je m’attendais à une lutte sérieuse. Comme j’étais
le mieux armé, je me mis à genoux à côté de l’iemschik, pourvu d’un
fusil, d’un revolver et d’un énorme couteau. Le cocher et Constantin me
regardaient avec de grands yeux bêtes et semblaient ne pas comprendre
le motif de cette action. Cela prouvait leur expérience. En effet,
les loups nous ayant entendus, devinrent tout à coup immobiles, se
tournèrent de notre côté, puis, voyant que nous nous rapprochions
toujours, commencèrent à trotter sur la route et dans le même sens que
nous, comme une meute de chiens fatigués d’un long trajet.

O brillante imagination des poëtes et des artistes, soyez à jamais
bénie de m’avoir donné une émotion! Je m’attendais à voir se réaliser
les descriptions pompeuses de tant d’auteurs habiles; à éprouver
les impressions que j’avais imaginées bien des fois devant les
dessins fantastiques du _Magasin pittoresque_, de l’_Habitation au
désert_ et de plusieurs autres ouvrages, et voilà qu’au lieu de
cela, j’avais à considérer prosaïquement les trains de derrière de
quinze loups énormes, fuyant à mon approche, et sans se hâter,
convaincus certainement de la réciprocité de mes sentiments pacifiques.
L’épaisseur de la neige dans la forêt gênait leur course: pauvres
bêtes! et ils restaient de préférence sur le chemin battu par leurs
amis les hommes. Charmant tableau de famille! Nous voyageâmes ainsi
pendant trois ou quatre kilomètres à la suite les uns des autres,
quand l’approche d’un village décida ces animaux à s’enfoncer dans la
forêt. Franchement cela m’étonna; la discrétion plutôt que la peur fut
certainement, dans cette circonstance, le vrai mobile de leur conduite.
On n’avait jamais pensé jusqu’à présent à placer le paradis terrestre
aux environs d’Irkoutsk: science nouvelle, voici des horizons!

Les villages ou plutôt leurs propriétés sont environnés d’une enceinte:
l’empereur accorde à chacun une portion de terrain fréquemment
distribuée en parties égales entre tous les habitants mâles du
village. Dans la forêt, en dehors de la limite tracée, les habitants
ont le droit de faire paître leurs troupeaux, mais ils ne peuvent
pas défricher. Cette libéralité est sans inconvénients à cause
de l’immensité du territoire relativement au petit nombre de ses
habitants. Que sont en effet ces petites portions de terrain accordées
par l’empereur en comparaison de la surface non utilisée de l’empire?

Le baron de Haxtaüsen prétend que cette organisation n’a pas été le
produit d’une concession gracieuse à un moment donné, mais qu’elle a
été le développement naturel de la vie du peuple russe: «Le peuple
russe, dit-il, était originairement nomade. Or, chez les nomades, il
n’y a point de propriétés déterminées. L’exploitation du terrain est
livrée à tout le monde en commun. Peu à peu, en Russie, ces hordes
nomades s’établirent à demeure fixe, et c’est alors que l’exploitation
du territoire devint constante au lieu de temporaire qu’elle avait
été auparavant. L’agriculture se perfectionna à côté de l’élève des
bestiaux, occupation ordinaire du nomade. Mais le vieil élément de la
vie nomade avait jeté des racines trop profondes dans l’existence,
dans le caractère du peuple; il lui était impossible de s’en défaire.
Le pâturage se faisait en commun, la culture des terres se fit aussi
en commun; tous les membres de la tribu ou de la commune labouraient
ensemble et la moisson était partagée ensuite en parties égales pour
tout le monde. En Servie, en Bosnie, en Slavonie, on trouve encore des
villages qui existent d’après ces principes. En Russie, on perfectionna
cette organisation, sans toutefois en attaquer le principe. On partagea
et distribua le terrain en parties égales entre tous les membres de
la commune, mais cependant toujours temporairement et pour plusieurs
années seulement.»

Le même auteur fait ressortir tous les avantages d’une pareille
organisation: «Elle développe dans le peuple le désir de rester à la
campagne; elle fortifie les sentiments d’homogénéité, de communauté,
de fraternité, de justice, de l’amour du pays et du clocher. Elle
raffermit la vie de famille, car dans les villages russes, en sens
inverse de ce que l’on voit dans le reste de l’Europe, le grand nombre
d’enfants amène la richesse.»

J’ai dit tout à l’heure que les paysans sibériens ont le droit de
couper dans la forêt ce dont ils ont besoin pour leur usage. Comme ils
se chauffent gratuitement, ils maintiennent chez eux une température
extrêmement élevée. Dans les maisons élégantes, qui sont bâties
en pierre, on ne voit à l’intérieur ni poêle ni foyer: c’est dans
l’épaisseur des murs que se trouvent les appareils de chauffage. La
chaleur se transmet par le contact et uniformément depuis le plancher
jusqu’au plafond. Ce procédé n’a pas le même inconvénient que nos
calorifères et ne porte pas à la tête en remplissant les appartements
d’une vapeur plus ou moins carbonique. Chez les paysans, les murs en
bois ne permettent pas d’agir de même. On établit au milieu de la
maison une construction carrée en pierre ou en terre chauffée au centre
et transmettant aussi sa chaleur par contact.

Les femmes sortent très-peu; aussi, dans leurs maisons, n’ont-elles
pas d’autre vêtement qu’un grand peignoir en toile à la manière des
indigènes de la basse Égypte. Cette quasi-nudité fait un étrange
contraste avec la neige que l’on voit au dehors. Quand on ouvre
la porte il se produit, à cause de la différence de température
entre l’intérieur et l’extérieur, une vapeur épaisse qui enveloppe
complétement pendant quelques secondes le visiteur, et empêche de
le reconnaître. Il apparaît, comme dans les contes des _Mille et
une nuits_, au milieu du nuage qui semble l’avoir apporté, et qui
se dissipe après avoir accompli sa mission. A l’un des relais où je
m’arrêtai entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, la chaleur était telle dans la
chambre de poste, que, malgré la saison, un papillon, des mouches et
des moustiques y voltigeaient en pleine vigueur.

J’appris que, dans cette portion de la Sibérie, les moustiques règnent
en maîtres. Constantin me raconta que pendant l’été il faut se cacher
la tête dans un sac et que, malgré cette précaution, on est souvent
victime de ces affreux insectes. Madame de Bourboulon, qui a passé là
au mois de juillet, fait mention de ces petits animaux. Elle raconte
que des voyageurs et même des chevaux ont péri des suites de leurs
piqûres.

Après avoir voyagé pendant huit jours et pendant huit nuits sans
nous arrêter, nous pénétrâmes enfin dans la vallée de l’Angara.
Cette rivière sort du lac Baïkal, arrose Irkoutsk et va ensuite se
perdre dans l’Iénisseï. Comme la différence de niveau entre Irkoutsk
et le lac Baïkal est considérable, bien que la distance ne soit que
de quinze lieues, le courant de l’Angara est extrêmement rapide. Le
froid par conséquent ne parvient à l’arrêter que fort tard et après
de longs efforts. Nulle part ailleurs en Sibérie, cette lutte dont
j’ai parlé déjà entre un cours d’eau et les rigueurs de l’hiver ne
produit de pareils effets. Pour se rendre maître de son adversaire,
le froid l’attaque tout d’abord par dessous. C’est dans le fond de
l’Angara et attenant à la rive, que l’on voit apparaître les premières
solidifications. En même temps qu’elles augmentent, des glaçons se
font charrier à la surface. Ces deux attaques simultanées combinent
leurs effets et tendent à se rejoindre. La rivière, menacée dans son
cours, lutte avec acharnement. Resserrée et rétrécie, elle précipite
fiévreusement sa course. Si elle pouvait ainsi détacher et entraîner
les glaçons inférieurs, elle serait peut-être victorieuse. Mais ceux-ci
ne cèdent point et grossissent au contraire, rétrécissant à chaque
heure le courant. Alors l’Angara a recours à une dernière ressource:
elle change son cours ordinaire, elle bondit en dehors de son lit,
inonde toute la vallée, et, semblable à une victime affolée, se
porte jusqu’à des distances énormes, comme pour chercher à fuir son
implacable ennemi. C’est alors que la victoire est assurée. Les eaux
qui ont débordé, gèlent à l’instant à cause du peu d’épaisseur, et
celles qui sont demeurées dans le lit du fleuve, diminuées d’autant,
cèdent bientôt à leur tour après une lutte qui a duré généralement huit
à dix jours.

Les montagnes de glace atteignent sur cette rivière de hautes
proportions. Elles s’élèvent contournées, contorsionnées, soutenant
des blocs énormes: véritables prodiges d’équilibre. Toute la largeur
de la vallée semble être, à cause de l’inondation, le lit tourmenté
d’un fleuve immense. Quand ce spectacle m’apparut, le soleil, tantôt
se montrant derrière le glaçon le plus élevé d’une montagne, donnait
à celle-ci l’apparence d’un splendide phare naturel, tantôt se
réfractant à travers des glaçons accumulés, reproduisait les nuances de
l’arc-en-ciel; et comme si la nature avait voulu, ce jour-là, se parer
de tous ses joyaux, de petits cristaux de vapeur d’eau scintillaient
dans l’atmosphère et, se groupant en masses brillantes, figuraient aux
côtés du soleil deux colonnes lumineuses se perdant dans les hauteurs
du ciel. Il me survint une réminiscence de ce palais du soleil chanté
par Ovide et soutenu, dit-il, par des colonnes éclatantes; le poëte,
lorsqu’il décrivait ces merveilles, avait-il déjà connu les amertumes
de l’exil aux pays hyperboréens; avait-il comme moi contemplé cet
étrange phénomène sous les mêmes latitudes? Mon arrivée à Irkoutsk fut
accompagnée de ces grandes féeries de lumière plus belles assurément
que celles de l’équateur.

Cette ville est bâtie au confluent de trois rivières: l’Angara,
l’Irkout et la Küda. Au lieu d’être perchée sur une hauteur, comme
presque toutes ses sœurs, elle est au contraire placée au centre d’un
cirque de montagnes, qui n’est interrompu que dans le sens de la vallée
de l’Angara. Irkoutsk est habitée par des représentants d’une quantité
de races différentes, qui y conservent non-seulement leur type, mais
aussi leur costume et leurs habitudes; l’aspect des rues est donc
extrêmement pittoresque. On croise à chaque instant des Bouriattes, des
Toungouses, des Samoyèdes; on y voit aussi des Chinois, des Mongols,
des Mantchous et même des Kirghiz, qui ont obtenu du gouverneur de Omsk
de quitter leur district. Mais je veux d’abord présenter à mes lecteurs
la société russe d’Irkoutsk et les déportés polonais.

La société russe peut s’y partager en trois catégories: les
fonctionnaires, les chercheurs d’or et le clergé.

A la tête des premiers se trouve le général-gouverneur. Il représente
directement l’empereur dans toute la Sibérie orientale; il a du reste
tous les pouvoirs, et ses actes ne sont contrôlés que par le tzar
lui-même. Cette appellation de général-gouverneur pourrait faire
supposer que cette suprême dignité doit toujours être donnée à un
militaire. Il n’en est rien. En Russie, dans chaque département du
fonctionnarisme, des grades, que j’appellerai civils, correspondent
aux grades de l’armée et avec les mêmes désignations. Dans le corps
des ingénieurs, par exemple, on peut être capitaine, colonel, général.
Donc cette appellation de général-gouverneur indique simplement que le
titulaire occupe dans sa hiérarchie le grade correspondant au titre de
général. Lors de mon passage, ces hautes fonctions étaient occupées par
M. Silegnikof. Je lui présentai mes recommandations de Pétersbourg. Il
me reçut avec toute la largesse habituelle des fonctionnaires russes et
la courtoisie des grands seigneurs de ce pays. Il désigna un des jeunes
gens attachés à sa mission pour m’accompagner partout où je voudrais,
et me faire ouvrir toutes les portes.

Immédiatement après le général-gouverneur vient dans la hiérarchie le
gouverneur militaire. Il a le commandement suprême des troupes; c’est
en quelque sorte le ministre de la guerre de la Sibérie orientale. M.
Solachnikof, qui était honoré de ce commandement, était avant tout
un homme d’esprit. Connaissant à fond Paris, la société parisienne,
tous les agréments sérieux et légers de notre capitale, il en parlait
volontiers et avec un entrain tout français. Il m’a semblé plusieurs
fois qu’il eût volontiers quitté son palais d’Irkoutsk, pour un
entre-sol du boulevard Haussmann. O flâneurs parisiens, qui souvent
bâillez en trouvant le temps long et la vie ennuyeuse, vous ne
connaissez pas assez votre bonheur, vous ne savez pas par qui vous êtes
enviés!

Le premier établissement que je visitai à Irkoutsk fut le lycée.
Une seule chose y est à signaler, surtout dans ces temps où la
question de l’enseignement gratuit est à l’ordre du jour. Il n’y a
pas de carrières en Russie qui puissent être appelées des carrières
libérales. Non-seulement les militaires, les marins, les ingénieurs
sont comme chez nous des fonctionnaires, mais aussi les avocats et
les médecins. Le gouvernement leur donne des appointements selon leur
grade, comme à tous ses autres serviteurs. Les gens riches ont, il
est vrai, l’habitude de payer les soins qu’ils en ont reçus; mais un
malade pauvre peut appeler à son chevet tel médecin qu’il lui plaît
sans lui devoir en réalité aucune rétribution. Or, le gouvernement,
contrairement à l’opinion générale, est désireux de répandre
l’instruction. Cependant, craignant les inconvénients de l’éducation
absolument gratuite, il contracte avec ses jeunes sujets qui désirent
s’instruire une sorte de marché d’après lequel il donne d’abord à
l’étudiant l’enseignement, et celui-ci doit ensuite à l’État dans la
carrière qu’il a embrassée cinq années de service gratuit. Si le jeune
homme ne parvient pas à passer ses examens, il est alors forcé d’entrer
dans l’armée pour acquitter sa dette de cinq ans. Voilà, ce me semble,
une organisation fort ingénieuse, et qui permet à tous d’embrasser
toutes les carrières. Comment une pareille institution n’a-t-elle
pas encore été réclamée par nos réformateurs. O France qu’on prétend
républicaine, que de progrès à faire encore pour devenir seulement
libérale!

Je visitai la prison; en y allant, mon cœur se serrait. Être
non-seulement à Irkoutsk, mais en prison à Irkoutsk, cela me faisait
frémir. Quand j’eus contemplé ces physionomies d’assassins et de
voleurs, ces visages qui n’ont plus rien d’humain, où, à la place de
l’intelligence et de la sensibilité, on ne lit plus que rage et désir
de sang, ma commisération se fondit bientôt. Je déplorai seulement là
plus qu’ailleurs cette mauvaise habitude sibérienne de ne jamais ouvrir
aucune fenêtre; certaines chambres de cette prison étaient habitées par
soixante-dix ou quatre-vingts détenus sans être jamais aérées.

Mon conducteur me fit voir avant de quitter ce triste établissement
la chambre des prisonniers politiques. Il s’y trouvait une quinzaine
d’hommes environ, presque tous fort jeunes, jetés là sans jugement et
peut-être pour longtemps. Laissons tomber un voile sur de pareilles
infortunes. Loin de moi la pensée d’une diatribe contre le tzar: en
raison de l’énorme responsabilité qui lui incombe, il faut qu’il sache
prendre parfois des décisions cruelles, pour assurer la tranquillité
et le bonheur de tout un peuple; mais cependant, je frémis en songeant
aux victimes de ces sévérités souveraines, à ces jeunes illuminés
semblables à ceux que de coupables meneurs illuminent chez nous et qui
s’imaginent, est-ce bien leur faute? que la vraie liberté se trouve
ailleurs que dans le respect des lois. Hélas! hélas! si la justice
définitive était de ce monde, je sais bien quelle nation enverrait le
plus de représentants à la prison d’Irkoutsk.

Les femmes de ces prisonniers peuvent suivre leur mari en Sibérie;
elles sont même nourries aux frais de l’État, mais elles sont soumises
à un règlement sévère, d’après lequel elles doivent renoncer d’abord
à tous les droits qu’elles tiennent de leur naissance, et à tous les
priviléges qui appartiennent à leur classe sociale. En second lieu,
elles ne peuvent ni recevoir ni envoyer lettres ou argent que par les
mains des autorités. Elles ne voient en outre leur mari que dans les
temps et dans les lieux fixés. Si leur mari est exilé à perpétuité,
elles ne peuvent plus sous aucun prétexte retourner en Europe.
L’administration locale est en droit d’exiger d’elles les services les
plus humbles, tels que le lavage des planchers.

En sortant de là, je suis entré dans une caserne de pompiers. Ce corps
qui, dans tous les pays, est, après celui de la gendarmerie, le plus
honnête et le plus constamment utile, sert plus encore en Sibérie, où
toutes les villes sont construites en bois. Un observatoire domine
chacune des quatre casernes de pompiers qui se trouvent à Irkoutsk,
et un factionnaire y veille constamment pour signaler immédiatement
le commencement d’un incendie. Mon guide pria le commandant de me
donner le spectacle du branle-bas le plus important. Celui-ci agita
aussitôt une clochette, et fit hisser certaines couleurs au sommet
de l’observatoire. En deux minutes, ni plus ni moins, seize chevaux
étaient attelés à une pompe et à ses accessoires, et venaient se ranger
dans la cour de la caserne où je me trouvais. Cinq minutes après, les
trois pompes des autres casernes arrivaient dans la même cour. La
rapidité avec laquelle la flamme se répandrait dans ces constructions
en bois exige qu’une parfaite organisation facilite une prompte lutte
contre les incendies; ce but est largement atteint puisqu’on peut
atteler soixante-quatre chevaux, et concentrer au même lieu en cinq
minutes quatre équipes complètes.




CHAPITRE XII

IRKOUTSK.

    Les chercheurs d’or. -- Leur luxe; leurs richesses; leurs
    femmes. -- Un mot sur le clergé et le code religieux. -- Les
    déportés polonais. -- Les voyageurs forcenés. -- Un dîner en
    famille.


J’ai parlé des chercheurs d’or de la Sibérie orientale. J’ai déjà même
donné une idée de leur prodigalité, en faisant connaître à mes lecteurs
le cendrier de M. Kousnietzof à Krasnoiarsk. Les mineurs d’Irkoutsk
sont encore plus extraordinaires dans leurs fantaisies, à cause d’abord
de leurs plus grandes richesses et aussi de l’agglomération qui
engendre la rivalité.

Tous les chercheurs d’or ne font pas fortune; beaucoup même se ruinent,
quand ils n’ont pas, au principe, une grande somme à dépenser, et
que leurs premières explorations sont infructueuses. Il est rare en
Sibérie de trouver l’or en minerai, ou attaché au rocher par parcelles.
D’ailleurs, je pense que les Sibériens ne s’arrêteraient pas à de si
minces recherches, habitués qu’ils sont à de plus fructueux travaux.
Ce qu’on appelle ici mine d’or, c’est un lieu où de gros lingots d’or
pur se trouvent çà et là dans le sable, et où l’on n’a qu’à les en
extraire sans avoir recours à des forces mécaniques ou à des réactions
chimiques. Généralement, les plus grandes agglomérations de lingots
ne sont pas à la surface même du sol, mais à deux ou trois mètres de
profondeur. Les ouvriers peuvent donc encore travailler à ciel ouvert.

Les machines les plus usitées pour séparer l’or du sable consistent en
de gros cylindres inclinés, où l’or et le sable sont jetés ensemble,
et où passe un courant d’eau. Le sable, plus léger, est entraîné
rapidement au cours de l’eau; l’or, au contraire, demeure au fond de
l’appareil à cause de son poids. Les parcelles d’or assez petites pour
être entraînées avec le sable deviennent la propriété des ouvriers.

La mine la plus fructueuse de toute la Sibérie donne trente millions
de francs par an. Elle appartient seulement à trois propriétaires:
MM. Bazanof, Nemptchinof et Trapeznikof. Ce dernier, qui est un jeune
homme, étale plus que les autres des extravagances de richard qui
paraîtraient folles en Europe, mais qui sont très-acceptées dans ce
pays des dépenses exagérées. Trouvant un jour la terre trop boueuse
pour y faire rouler sa voiture, et pourtant pris du désir de sortir, M.
Trapeznikof fit étendre des tapis à terre sur tout le parcours de sa
promenade. Quand il rentra chez lui, ses chevaux et sa voiture étaient
aussi intacts que s’ils n’avaient pas bougé de l’écurie et de la remise.

Cet exemple de luxe est malheureusement suivi par les ouvriers, et
le plus souvent, quand ils rentrent en automne chez leurs femmes
qui ont à peine de quoi manger, il ne leur reste plus un kopeck de
la somme très-ronde qu’ils ont gagnée pendant l’été en travaillant
aux mines. M. Silegnikof, le général-gouverneur, essaya de remédier
à cet inconvénient. Un fonctionnaire désigné par lui devait garder
en dépôt la somme gagnée par ces ouvriers dans la mine, et la leur
rendre ensuite à leur arrivée dans leur village. La première année,
ce fonctionnaire reçut en dépôt des habitants d’une seule commune
quinze mille roubles. Mais comme cette organisation n’avait pas été
généralement accueillie, et n’avait été même, croit-on, utilisée que
par un petit nombre, on peut supposer que les intéressés avaient gagné
trente-cinq ou quarante mille roubles, c’est-à-dire environ cent
cinquante mille francs. Comment ces gens-là ne sont-ils pas économes?
Ils pourraient si rapidement s’enrichir! Les insensés pensent que
les mines d’or sont inépuisables; puisse le gouvernement, comme le
craignait l’ingénieur de Perm, ne pas tomber dans la même faute!

Pour montrer jusqu’à quel point l’or est répandu à Irkoutsk, même chez
les plus petites gens, je ne citerai qu’un fait: en arrivant dans cette
capitale, je ne pus ouvrir ma malle, dont j’avais perdu la clef pendant
le voyage; je fis demander un serrurier, comptant lui donner comme à
Paris vingt-cinq ou trente kopecks. Ce serrurier répondit à mon envoyé:
Que me donnera votre maître? deux ou trois roubles, n’est-ce pas? Je ne
me dérange pas pour si peu. -- J’en fus réduit à défoncer ma malle.

    [Illustration: Homme et femme bouriattes.]

On se demandera peut-être pourquoi ces propriétaires de mines ne
viennent pas à Pétersbourg et en France répandre l’or qu’ils ont
trouvé, et comment ils emploient leur immense fortune au fond de la
Sibérie. Ils aiment mieux sans doute être en vue de tout le monde
à Irkoutsk et à Kiachta que de passer inaperçus dans l’immense
fourmilière de nos villes occidentales. J’ai déjà donné une idée de
ce que coûtait le moindre objet sur ce territoire de mines d’or,
privé de toute industrie. Malgré le prix exorbitant de chaque chose,
et peut-être à cause de cela, ces messieurs se plaisent à se faire
construire d’immenses palais en pierre, à remplir leurs appartements
d’orangers, de bananiers, de toutes sortes de plantes tropicales qu’ils
font venir à grands frais. Ils tiennent à avoir des pianos à queue
d’Érard ou de la meilleure fabrique de Pétersbourg. Ils donnent des
dîners de cent couverts où l’on mange des sterlets apportés vivants
du Volga et où l’on boit nos vins de France les plus estimés. Ils se
couvrent de pelisses de zibeline, de castor, de renard bleu ou même de
pattes de renard bleu, ce qui fait supposer l’achat de quatre ou cinq
cents de ces animaux; ils cachent leurs doigts sous des monceaux de
bagues. En un mot, leur nourriture, leurs vêtements, leurs actes en
général sont en opposition constante et complète avec ce précepte de
Montesquieu, que certainement ils ignorent tous: «En fait d’apparat,
il faut toujours rester au-dessous de ce qu’on peut.» Et les femmes,
me dira-t-on, quel est leur sort? -- Les femmes, naturellement,
sont délaissées. Étant donnés cette passion de la fortune, ce besoin
de satisfaire de folles vanités, qu’est-ce qu’une femme à côté d’un
lingot, qu’est-ce qu’un murmure d’amour à côté de la délicieuse musique
produite par l’or dans le cylindre? Pendant l’été, tous les hommes sont
aux mines et les femmes restent seules à Irkoutsk. Pendant l’hiver, les
hommes sont aux jeux, aux paris, aux affaires, et ils laissent encore
les femmes bien oubliées. Chose curieuse et qui prouverait peut-être
que chez la femme l’esprit de contradiction est l’esprit dominant,
les habitantes d’Irkoutsk ne partagent en rien la vanité dépensière
de leurs maris. Elles cherchent à imiter les femmes de Pétersbourg,
apprennent des langues étrangères, traduisent Jules Verne ou Paul Féval
en russe, et se croient douées de beaucoup d’esprit. Mais ce trésor est
trop rare; il nécessite une alimentation trop active pour fructifier
dans une colonie aussi restreinte. Des cancans, des intrigues
mesquines, font l’objet de toutes les conversations. On pourrait
appliquer à la société d’Irkoutsk le jugement sévère que portait
madame de Maintenon sur la société de Versailles: «Nous menons ici,
disait-elle, une vie singulière. Nous voudrions avoir de l’esprit, de
la galanterie, de l’invention, et tout cela nous manque entièrement. On
joue, on bâille, on ramasse quelques misères les uns des autres, on se
hait, on s’envie, on se caresse, on se déchire.»

Les propriétaires de mines d’or à Irkoutsk, et pour en finir avec cette
matière, les marchands de thé à Kiachta font des dons considérables aux
églises, et ce n’est pas là que perce le moins leur extrême vanité.

A Irkoutsk, le couvent de Saint-Innocent est principalement l’objet de
toute leur sollicitude. Il est de mode parmi ces richards de ne jamais
partir pour un long voyage sans faire une offrande au monastère. Aussi,
en quelques années, il s’éleva sur le tombeau du vieux métropolite
sibérien une église énorme où sont entassées mille richesses. La
rivalité n’est pas mince entre ce couvent de Saint-Innocent et la
cathédrale du petit village de Kiachta.

Lors de mon voyage, cette dernière avait la palme. Il est étrange de
trouver au milieu d’un groupe de maisons qui recevrait à peine chez
nous la dénomination de hameau une église où l’autel est en or et en
argent massifs, et où l’iconostase, cette cloison cachant le sanctuaire
aux yeux des fidèles, est soutenu par quatorze colonnes en cristal
de roche. Ces colonnes ont chacune un mètre de haut et sont formées
seulement par trois cylindres de cristal de roche, d’un pied de haut et
d’un pied de diamètre.

Je ne m’étendrai pas sur la religion orthodoxe, parce que c’est une
matière plutôt russe qu’exclusivement sibérienne. Certains auteurs
ont fait en France au clergé russe une réputation déplorable. Je ne
prétends pas que la conduite de tous les popes soit irréprochable;
j’avouerai même que j’en ai vu plusieurs se griser et faire pis; mais
je trouverais osé de tirer de certains faits isolés des conséquences
générales: où ne trouverait-on pas de ces exceptions regrettables? Le
clergé russe se divise en deux catégories bien distinctes: les prêtres
séculiers, qui peuvent se marier, mais auxquels sont fermés les grands
honneurs ecclésiastiques; puis les prêtres réguliers, qui vivent
d’abord dans les couvents pour devenir ensuite évêques, archimandrites
et métropolites. Les premiers vivent retirés dans leurs villages et
dans leurs intérieurs, élevant leurs enfants dans la crainte de Dieu et
le goût de la cléricature. Les seconds sont contenus dans leur jeunesse
par une règle sévère, et plus tard par le respect de leurs hautes
dignités.

Ce qui frappe tout d’abord dans l’église orthodoxe, c’est son
organisation au point de vue politique. Dans cet empire du despotisme
par excellence, l’Église se gouverne comme une véritable république.
Cette république est, il est vrai, soumise à l’autorité de l’empereur.
Il ratifie ou ne ratifie pas les décisions prises, mais toutes les
questions n’en sont pas moins discutées par un synode qui se tient à
Pétersbourg, et qui est composé de tous les métropolites. Quoi de plus
ingénieux que cette dépendance complète de l’Église sous une apparence
de liberté? Il serait intéressant de rechercher ce qu’aurait pu être
l’histoire européenne si l’Église catholique avait ainsi été soumise
soit aux empereurs d’Allemagne, soit aux rois de France. Frédéric
Barberousse se fût probablement emparé de toute la terre; il eût,
en tout cas, chassé les infidèles, non-seulement de l’Europe, mais
peut-être de l’Asie occidentale. Il est vrai aussi que sans l’autorité
des papes et leur sage prévoyance, la grande révolution des croisades
n’eût pas eu lieu, et que l’Europe, soumise alors à des autorités
civiles plus guerroyantes que belliqueuses, plus chevaleresques
qu’intelligentes, eût été engloutie dans le courant de l’islamisme,
auquel les papes seuls se sont opiniâtrément opposés.

Si les Russes, en adoptant la religion des Grecs, n’eussent pas aussi
hérité de leur haine irréfléchie contre les Latins, ils reconnaîtraient
certainement ce grand œuvre des papes. Malheureusement, des causes
humaines empêchent absolument tout Russe d’embrasser la foi catholique
ou toute autre religion. Des lois intolérantes punissent des peines les
plus sévères les convertis et surtout ceux qui tenteraient de convertir
les autres[9].

        [9] Voici quelques articles du code pénal russe mis en
        vigueur le 1er mai 1846, et qui montreront jusqu’où est
        poussée l’intolérance religieuse. J’omets certains articles
        qui ont rapport aux peines corporelles, aux privations de
        priviléges et de droit de suzeraineté, parce que le décret
        d’affranchissement des serfs les abolit implicitement.

        «Art. 196. -- Celui qui abandonne la confession orthodoxe
        pour une autre confession même chrétienne est remis à
        l’autorité ecclésiastique pour être exhorté, éclairé, et
        qu’on en juge à son égard suivant les règles de l’Église.
        Jusqu’à ce qu’il rentre dans l’orthodoxie, le gouvernement
        prend _des mesures_ pour préserver de séductions ses enfants
        mineurs: une tutelle est mise sur ses biens, et _il lui est
        défendu d’y résider_.

        »Art. 197. -- Celui qui, dans un discours ou dans un écrit,
        aura essayé d’entraîner des orthodoxes dans une autre
        confession, sera condamné:

        »1º Pour la première fois, à être enfermé pour un an ou deux
        ans dans une maison de correction; pour la deuxième fois, à
        être enfermé dans une forteresse de quatre à six ans; pour la
        troisième fois, à être envoyé en exil dans le gouvernement de
        Tobolsk ou de Tomsk avec un emprisonnement de un à deux ans.

        »Art. 198. -- Les parents qui, obligés légalement d’élever
        leurs enfants dans la foi orthodoxe, les feront élever
        d’après les usages d’une autre confession même chrétienne,
        seront condamnés à être enfermés en prison pour un ou deux
        ans: leurs enfants seront confiés pour leur éducation à des
        parents orthodoxes, ou, à leur défaut, à des tuteurs nommés
        par le gouvernement.

        »Art. 199. -- Ceux qui empêcheront quelqu’un d’embrasser la
        foi orthodoxe seront condamnés à être emprisonnés de trois à
        six mois: s’il a été employé des menaces, des vexations ou de
        la violence, ils seront enfermés de deux à trois ans dans une
        maison de correction.

        »Art. 200. -- Celui qui n’ignore pas que sa femme ou ses
        enfants, ou des personnes que la loi l’oblige à surveiller,
        ont l’intention d’abandonner la foi orthodoxe et n’essayera
        pas de les en dissuader en prenant des mesures que la loi
        autorise de prendre pour les en empêcher, sera passible
        d’une arrestation de trois jours à trois mois, et, s’il est
        _orthodoxe_, sera astreint à la punition ecclésiastique.»

        Ainsi cette loi oblige un homme, _même s’il est catholique_,
        à dénoncer sa femme et ses enfants orthodoxes et à sévir
        lui-même contre eux.

        «Art. 202. -- Les membres du clergé des confessions
        chrétiennes, convaincus d’avoir enseigné le catéchisme à des
        enfants orthodoxes, _quand même il ne serait pas prouvé_
        qu’ils aient eu l’intention de les séduire, seront passibles:
        la première fois, d’être éloignés de leur charge spirituelle
        de un à trois ans; la deuxième fois, de perdre complétement
        leur charge et, après avoir été emprisonnés de un à deux ans,
        d’être placés sous la surveillance continuelle de la police.»

        Par rapport à la grave question des mariages mixtes, le
        dixième tome des lois, entre autres dispositions vexatoires,
        stipule que: «Si l’un des deux époux est orthodoxe, le prêtre
        ne peut bénir le mariage qu’après avoir pris de la partie
        hétérodoxe l’engagement formel par écrit qu’elle ne cherchera
        pas à entraîner son époux ou épouse par séduction, menace ou
        tout autre moyen, à embrasser sa religion, et que _tous ses
        enfants seront élevés dans la foi orthodoxe_.»

        Les mariages entre catholiques et orthodoxes, célébrés
        seulement dans l’Église catholique, sont déclarés nuls et
        sans valeur.

Le tzar, revêtu aux yeux du peuple d’un véritable caractère sacré,
profite de l’inviolabilité qu’il lui donne pour dominer la révolution
tout en accomplissant les réformes jugées par lui nécessaires. La
liberté de conscience est donc encore très-loin de voir le jour en
Russie. Puisse l’empereur, en conservant le respect des masses, ne
pas se diminuer aux yeux de ses sujets éclairés, qui déjà, j’ai pu le
constater partout, perdent toute foi religieuse, et qui pourraient bien
un jour réclamer de vive force et avant toute autre chose la liberté
d’embrasser une croyance.

Cette intolérance religieuse est pénible, surtout pour les peuples
nouvellement soumis à l’autorité du tzar, pour les déportés polonais
par exemple, qui, bien que sincèrement catholiques, sont obligés
d’élever leurs enfants dans la religion orthodoxe. Hélas! ce n’est là
qu’une partie des souffrances que ces pauvres gens ont eu à endurer
depuis l’insurrection.

Ils ont d’abord été conduits, à pied et les mains liées derrière
le dos, dans le lieu de déportation qui leur avait été assigné dans
la Sibérie orientale: les uns à Irkoutsk; c’étaient encore les plus
favorisés; d’autres à Iakoutsk, ou dans l’île de Tarakaï, connue
par les Russes sous le nom de Sachaline, ou au Kamtchatka. Beaucoup
périrent en route; cela se comprend aisément. Ceux qui purent supporter
une aussi grande fatigue furent jetés au bagne à leur arrivée avec les
assassins et avec les voleurs.

Remarque curieuse à faire et qui prouve bien le fétichisme dont est
entourée en Russie la personne de l’empereur: ces assassins regardaient
au bagne leurs camarades de Pologne avec le plus grand dédain et
souvent ne leur adressaient pas la parole sous prétexte que le crime de
ceux-ci était de s’être révoltés contre le tzar. Les assassins russes
ont donc, paraît-il, encore une sorte de conscience quand il s’agit de
conspiration.

Les déportés polonais furent soumis pendant cinq ans au même règlement
que les autres galériens. Ils furent numérotés en rouge dans le dos,
punis pour la moindre bagatelle de la camisole de force ou de vingt
coups de bâton. Pendant cinq ans, ils passèrent leur hiver dans cette
prison dont j’ai parlé, entassés soixante ou quatre-vingts dans la
même chambrée, sans air et presque sans jour; et l’été aux travaux
des mines, avec une heure de repos par jour et une nourriture à peine
suffisante.

Leur sort, hâtons-nous de le dire, est à présent bien amélioré:
sauf la liberté de circulation en dehors d’un district assigné,
ils jouissent des mêmes avantages que les autres sujets russes.
Ils forment, du reste, à Irkoutsk, il faut le reconnaître, la
partie la plus intelligente de la population. Ne recevant aucune
rétribution du gouvernement, ils gagnent leur vie et font même
quelquefois fortune. Ils sont médecins, professeurs, musiciens ou
acteurs au théâtre. Ceux-là mêmes qui, en Pologne, faisaient partie
de l’aristocratie, se sont résignés à fonder des magasins où ils
débitent toutes sortes d’objets de Moscou, de Pétersbourg ou de
Varsovie, lesquels, transportés à une pareille distance, atteignent
une valeur considérable, et sont pour ceux qui les vendent la source
de grands revenus. Un d’entre eux, portant le titre de comte et, à
cause peut-être de ce titre, n’ayant pas voulu suivre dès le principe
l’exemple général, était réduit, lors de mon passage à Irkoutsk, au
modeste emploi de cocher de fiacre.

Parmi les déportés que je vis à Irkoutsk, je citerai principalement
M. Schlenker, parce que je retrouvai chez lui certaines personnes que
j’ai déjà présentées au lecteur. Ce monsieur passait la journée à
vendre de la toile, du drap, des pâtés de foies gras, du vin, en un
mot tout ce qui peut se débiter au bazar, et le soir, dans son salon,
oubliait toutes ses affaires pour redevenir un parfait homme du monde,
tel qu’on l’avait connu autrefois en Pologne. Il était abonné à la
_Revue des Deux Mondes_, à beaucoup de journaux français et russes,
jouait du piano, s’était fait l’ami du gouverneur militaire avec lequel
il chassait souvent; en un mot, il causait de toutes choses et d’une
manière fort intéressante, ayant beaucoup vu et par conséquent beaucoup
appris.

Son point de repère pour se rappeler les dates était l’année de sa
condamnation aux travaux forcés. Rien n’était bizarre et triste tout
à la fois comme d’entendre cet homme distingué dire avec le plus
grand calme: Je suis sûr que telle chose a eu lieu en telle année,
puisqu’elle s’est passée tant de temps après mon entrée au bagne.

Cette formule, et surtout la simplicité avec laquelle elle était dite,
me surprenait toujours.

Encore une fois, je m’abstiens de trop faciles récriminations. Des
châtiments aussi sévères, mais qui sont tous les jours adoucis (car,
lors de mon entrée en Chine, j’appris que de nouvelles libertés avaient
encore été octroyées aux Polonais de Sibérie); des châtiments aussi
sévères, dis-je, ont peut-être préservé la Russie de grands malheurs et
surtout de mesures forcément plus rigoureuses si on les avait ajournés.
Il ne faut pas se le dissimuler, les Polonais ne sont pas seulement des
patriotes, et quand ils demandent la liberté, ce n’est pas toujours une
liberté saine et protectrice des lois. Combien de Polonais furent mêlés
à notre Commune de 1871, et combien s’enfermèrent à Carthagène avec les
derniers insurgés d’Espagne! La Russie, qui contient en son sein ce
grand foyer d’insurrection, est restée plus que nous sage, tranquille
et florissante. C’est donc sans parti pris que je m’apitoie sur les
souffrances des exilés polonais, plaignant seulement les hommes sur
lesquels la tempête a frappé, surtout lorsque ces hommes possédaient
au plus haut point les deux grands dons de Dieu, c’est-à-dire
l’intelligence et le cœur.

Invité un jour à dîner par M. Schlenker, je retrouvai chez lui, non
sans un grand plaisir, toute la petite caravane avec laquelle j’étais
entré en Sibérie. Madame Grant, miss Cömpbell, M. Pfaffius, madame
Nemptchinoff et son fils Ivan Michaëlovitch, venaient d’arriver à
Irkoutsk, et se disposaient à partir peu après pour Kiachta. Constantin
était aussi parmi les convives, ainsi qu’un jeune Russe, M. Isembech,
ami intime de M. Schlenker, et qui était la complète personnification
de ces voyageurs à mouvement perpétuel dont j’ai parlé dans la préface.

«Vous allez au Japon, me dit-il. J’espère alors que j’aurai le plaisir
de vous y voir, car je m’y rendrai prochainement aussi. -- Venez avec
moi, lui répondis-je; le charme du voyage en sera doublé. -- Cela m’est
impossible; je pars demain pour le fleuve Amour, et je ne serai de
retour à Irkoutsk que dans une quinzaine de jours. -- Je compte rester
encore plus de temps que cela ici; je n’aurai donc aucune peine à vous
attendre. -- C’est qu’avant de me rendre au Japon, je dois aller passer
quinze jours à Pétersbourg. -- Alors nous ne nous reverrons jamais. --
Pourquoi pas? -- En combien de temps allez-vous donc à Pétersbourg? --
En vingt-trois jours et vingt-trois nuits. -- Vous ne vous arrêterez
pas en route? -- Quatre heures à Omsk seulement, pour conclure une
affaire avec le général-gouverneur. Dans deux mois, jour pour jour, je
serai de retour ici. Ce sera l’époque de la débâcle de l’Amour; il me
faudra à peine un mois pour me rendre au Japon: j’ai donc besoin de
trois mois en tout; je vous donne rendez-vous le 25 juin à Yokohama,
hôtel d’Orient.»

Mon interlocuteur était un homme de trente à trente-cinq ans. Avec
cette fièvre de locomotion qui le dévore, avec cette force physique qui
lui permet des fatigues homériques, il est l’homme le plus doux, je
dirai même le plus timide que l’on puisse voir. Pour tout bagage, il
emporte un habit noir de soirée et un peu de linge.

L’habit noir, en effet, est ici, même dans la journée, l’uniforme
de rigueur: de dix heures du matin à midi se font les visites de
cérémonie; à deux heures et demie, on dîne, toujours dans la tenue
officielle; le soir, au théâtre et au souper, même habit: on conserve
donc toute la journée ce vêtement incommode.

Notre repas chez M. Schlenker se passa fort gaiement. Nous nous
rappelions avec plaisir, mes anciens compagnons de voyage et moi,
les incidents de la route que nous avions parcourue ensemble entre
Kamechlof et Tumen, surtout le combat que nous avions engagé au moment
de nous séparer, combat dans lequel la poudre avait été remplacée
par du vin de Champagne, les canons par des bouteilles, les obus par
des bouchons. Je crois que M. Schlenker, obligé de rester toujours
en place, et M. Isembech, habitué à être toujours sur les chemins,
eussent préféré nous voir choisir un autre sujet de conversation
que les voyages. Ils ne nous le firent cependant sentir d’aucune
manière, et émirent plusieurs fois des opinions qui ne manquaient pas
d’originalité, parce qu’elles étaient toujours très-exagérées dans des
sens opposés. Après le dîner, notre aimable hôte se mit au piano, et
miss Cömpbell nous fit plusieurs fois entendre sa jolie voix.

Quelles douces jouissances procurent les journées passées ainsi à
la même place, pendant le cours d’un long voyage! On rêve au chemin
que l’on a fait et à celui qui reste à parcourir. On se repose de
la veille; on prend des forces pour le lendemain. Tous les actes,
pendant ces journées, sont entourés d’une grande poésie; les sentiments
doublent d’intensité. On ne voit dans les personnes avec lesquelles
on se trouve que les plus beaux côtés de leur caractère: à l’heure où
viendrait la désillusion, on sera déjà parti. Que de perfections j’ai
ainsi rencontrées sur ma route, près desquelles, malheureusement, je
n’ai jamais eu la chance de vivre plus d’un jour!




CHAPITRE XIII

TENTATIVE D’ÉVASION D’UN POLONAIS. -- LES FOURRURES.

    Pourquoi les Polonais exilés ne peuvent pas s’évader. --
    Péripéties d’une tentative d’évasion. -- Chasse à l’ours. --
    La voirie en Sibérie. -- Chasse au loup. -- Un renard bleu. --
    Les diverses valeurs des fourrures.


Après ce que je viens de dire sur la vie de M. Schlenker, sur son
commerce, et surtout sur ses chasses, on se demandera peut-être comment
les Polonais déportés en Sibérie ne profitent pas de la quasi-liberté
dont ils jouissent à présent pour s’enfuir. Ils ne pourraient pas, il
est vrai, rentrer dans leur patrie; mais ils vivraient libres dans
le pays qu’ils auraient adopté de leur plein gré, sous un climat
certainement moins inhospitalier que celui de la Sibérie. Cette
ressource leur est malheureusement refusée.

De même que l’Égypte tout entière est contenue dans la vallée du Nil,
la Sibérie n’est guère habitée que près de la grande route qui conduit
de l’Oural aux rives du fleuve Amour et à son embouchure. Tout le
reste de cet immense territoire, connu sous la même dénomination,
n’est, sauf peut-être encore le bord des fleuves, qu’un immense désert
recouvert de forêts. De plus, la frontière entre les possessions
russes et le Céleste Empire est marquée par une chaîne de montagnes
très-élevées et d’un accès difficile. Quand bien même les fuyards
parviendraient à la frontière, ils se trouveraient ensuite dans le
grand désert de Gobi, sans abri, sans provisions, et surtout sans
passe-port pour entrer dans la Chine proprement dite: ils auraient
donc à craindre les répressions chinoises, mille fois plus terribles
que l’exil en Sibérie, ou plutôt l’extradition, suivie d’une nouvelle
incarcération au bagne, et d’un exil perpétuel au Kamtchatka ou dans
l’île de Tarakaï.

En arrivant à Irkoutsk, je fus quelque temps malade, par suite de
la fatigue que m’avait occasionnée mon voyage prolongé en traîneau.
Pendant ces journées longues et tristes, -- car rien n’est pénible
comme la maladie dans l’éloignement et dans la solitude, -- je reçus
souvent la visite d’un déporté polonais qui, ayant vécu autrefois
en France, éprouvait un immense plaisir à venir causer avec moi
des lieux où il avait passé les années de sa jeunesse et connu le
bonheur pendant sa vie agitée. Il se nommait Bohdanovitch. Nos longues
conversations me furent souvent d’un grand secours contre l’ennui.
Parmi tous ceux de sa race exilés en Sibérie, il fut le seul qui me
sembla devoir continuer à souffrir indéfiniment de l’exil lui-même. Il
parlait du bagne avec une grande indifférence; il me répétait souvent
qu’il donnerait volontiers toute sa fortune pour revoir la France, et
surtout le Poitou, où il avait vécu longtemps, et d’où il était parti
pour se mêler à l’insurrection de la Pologne, sur les conseils de son
père, et contre sa propre volonté.

Une fois libre dans Irkoutsk, un tel homme devait essayer de sortir de
la Sibérie, pour revenir en France. Voici en quels termes il me raconta
les efforts qu’il avait faits dans ce but:

«J’avais résolu, ainsi que deux de mes compatriotes, pendant le mois
d’avril 1871, de gagner la Chine à travers bois. Nous réussîmes à
nous procurer des fusils, bien que le règlement nous défendît d’en
porter[10]. Nous prîmes aussi d’énormes couteaux, et nous tentâmes,
à la fin du mois de mai, de mettre notre projet à exécution.
Malheureusement, à cette époque, la fonte des neiges est encore trop
récente et, par conséquent, la terre trop marécageuse pour qu’on puisse
accomplir des marches forcées. Nous dûmes rentrer à Irkoutsk, avec
mille précautions, cachant nos fusils sous nos vêtements, craignant à
chaque instant d’être soupçonnés et fouillés.

        [10] A présent encore, les Polonais exilés ne peuvent porter
        une arme que munis de la permission du gouverneur militaire.

»On s’était bien aperçu de notre absence; mais comme notre projet
de nous enfuir n’était pas même venu à l’idée de l’autorité, tant
la chose, ici, est regardée comme impossible, nous fûmes seulement
réprimandés. De nombreuses patrouilles, à partir de ce jour,
parcoururent la campagne, et nous inspirèrent plusieurs fois la pensée
de renoncer à notre entreprise. Notre courage, cependant, vainquit nos
appréhensions, et, par une belle nuit du mois de juin, nous sortîmes de
la ville.

»Toutes nos provisions tenaient dans des besaces, que nous étions
obligés de porter sur nos épaules; car dans les bois si épais de la
Sibérie, quelles bêtes, autres que les fauves, pourraient y circuler?
Nous passâmes facilement l’Angara, en faisant accroire à un batelier
que nous venions de Iakoutsk, faire un pèlerinage au couvent de
Saint-Innocent[11]. A peine débarqués sur l’autre rive, nous sortîmes
de la route et nous nous enfonçâmes dans la forêt. Dès que nous eûmes
suffisamment marché pour nous croire à l’abri de toutes recherches,
nous fîmes halte, pour nous livrer à l’émotion qui nous gagnait.
Des larmes de joie coulaient de nos yeux. Nous nous croyions libres
enfin!...

        [11] On rencontre ainsi souvent en Sibérie de pauvres gens
        qui parcourent à pied des distances énormes pour aller prier
        auprès du tombeau ou de l’image d’un saint. Il n’est même
        pas rare, paraît-il, que des paysans entreprennent ainsi
        le voyage de Jérusalem. Beaucoup renoncent en route à leur
        projet, par suite d’excès de fatigue et non par manque de
        courage. On en a vu quelquefois parcourir jusqu’au bout cette
        formidable distance.

»Jamais je n’oublierai, me dit mon interlocuteur, ce moment
d’enthousiasme, qui fut, hélas! suivi de si poignants déboires! Nous
nous jurâmes mutuellement aide et protection jusqu’à la mort, et nous
continuâmes notre marche forcée vers le Sud.

»Pendant les premiers jours, nous étions remplis de gaieté et
d’entrain. Nous regrettions bien un peu de ne pouvoir rentrer, le soir,
sous quelque abri, ne fût-ce que sous une tente, pour nous reposer des
fatigues de la journée. Mais notre repas, composé de nos provisions
encore fraîches, nous redonnait des forces, et surtout l’espoir de
fouler peu après le territoire chinois. Que de beaux rêves nous fîmes
alors! que de projets d’avenir, qui aboutirent, pour mes deux pauvres
compagnons, à une mort prématurée, et, pour moi, à un exil que je crois
maintenant perpétuel!

»Une pluie abondante et continuelle nous assaillit, peu de jours après
notre entrée dans les bois. Nos vêtements furent bientôt transpercés,
et le feu que nous parvenions, avec peine, à allumer chaque soir, ne
suffisait pas pour les sécher. Le matin, à notre réveil, tous nos
membres étaient engourdis par le froid et l’humidité. La fièvre ne
tarda pas à s’emparer de nous, et augmenta notre fatigue. De plus,
nos provisions diminuaient sensiblement. Afin de les conserver, nous
eûmes plusieurs fois recours à la chasse, mais notre marche était alors
considérablement ralentie.

»En effet, les animaux que l’on rencontre le plus fréquemment dans ces
parages, ce sont des coqs de bois. On ne peut parvenir à les atteindre
qu’avec de très-grandes précautions. Dès que l’on aperçoit l’un de
ces animaux, il faut immédiatement s’arrêter, et se tenir immobile
jusqu’à ce qu’il commence à chanter. Dès qu’il fait entendre sa voix,
il est en quelque sorte grisé, et il perd l’ouïe et la vue, dont les
perceptions sont chez lui extrêmement fines et sensibles. C’est le
moment d’avancer. Mais si le chasseur fait un pas après que le chant
de l’oiseau a cessé, il est découvert, et perd tout le fruit de sa
patience. Nous pouvions ainsi nous rapprocher énormément des coqs de
bois et les tirer à coup sûr; mais que d’heures précieuses il nous
fallait perdre pour acquérir un seul de ces oiseaux!

»Près des rives d’une petite rivière que nous dûmes passer à la
nage (incident qui augmenta considérablement notre fièvre), nous
rencontrâmes quelques lièvres, moitié blancs et moitié jaunes, à cause
de la saison[12]. Mais toutes ces ressources ne contre-balançaient
pas les fatigues que nous causaient la marche, la pluie et les
fièvres: quand nous arrivâmes au pied de la chaîne de montagnes qui
marque la limite de la Sibérie, nos jambes fléchissaient, nous
nous traînions à peine. L’eau-de-vie, que nous avions emportée en
grande quantité, parvenait seule à nous soutenir; mais elle allait
diminuant considérablement. Enfin, toutes nos provisions se trouvèrent
épuisées quand nous parvînmes à mi-côte de la montagne, au point où
la végétation disparaît pour faire place aux prairies, et enfin aux
rochers.

        [12] Beaucoup d’animaux sibériens, qui sont blancs pendant
        l’hiver, reprennent pendant l’été la fourrure que nous
        leur connaissons dans nos climats tempérés. L’hermine est
        au nombre de ces animaux et devient jaune pendant la belle
        saison. Une hermine d’été ne vaut presque rien aux yeux des
        connaisseurs.

»Mes deux compagnons, se sentant à bout de forces, se couchèrent
alors, mais, hélas! pour ne plus se relever!... J’assistai, pendant
deux jours, à leur cruelle agonie, et je recueillis leur dernier
soupir. Je leur fis une tombe comme je pus; je fabriquai deux croix,
que je plantai en terre. Puis, sentant l’impossibilité de vivre sans
provisions en dehors de la forêt, je pris la résolution de revenir
sur mes pas, et de regagner Irkoutsk, malgré le bagne, malgré les
souffrances qui devaient m’y attendre.

»Mais, avant de partir, m’ajouta ce pauvre homme, j’abreuvai de
malédictions la cime de cette montagne, qui se dressait devant
moi comme un bataillon de gendarmes russes, et qui m’empêchait
d’apercevoir, ne fût-ce qu’un seul instant, une autre terre que ce
perpétuel empire!

-- Mais cet empire, lui répondis-je, sait encore être clément,
puisqu’il ne vous a pas puni de votre rébellion. -- C’est vrai; on m’a
non-seulement pardonné, à cause des souffrances que j’avais endurées,
mais on m’a même accordé plus de liberté que je n’en avais auparavant.»
Puis il ajouta, avec une tristesse profonde: «Ils sont tellement sûrs
que je ne recommencerai pas!»

Je lui demandai comment il n’était pas mort pendant le trajet de son
retour:

«Grâce, dit-il, à ma constitution exceptionnelle. Je vivais de racines,
de résine, et de ce petit fruit rouge dont les Sibériens font une
espèce de vin[13]. Je ne pouvais marcher que fort lentement. La pluie
ayant cessé, je me trouvai peu à peu reprendre des forces, malgré la
maigre nourriture dont j’étais forcé de me contenter. Quand je parvins
à la petite rivière dont je vous ai parlé, j’eus l’idée de me fabriquer
un radeau, afin de voyager à l’aide du courant, et de diminuer ainsi ma
fatigue. J’y réussis, non sans peine, et, en me plaçant sur ce navire
improvisé, je me crus sauvé.

        [13] C’est un petit fruit qui ressemble à celui de
        l’églantier. On le laisse infuser pendant quinze jours dans
        de l’eau-de-vie avec du sucre, et on fabrique ainsi une
        boisson qui n’est pas désagréable.

»Mais, peu de jours après, comme j’avais attaché mon embarcation au
rivage, pour aller dans les bois chercher quelques racines et quelques
fruits pour me nourrir, je me trouvai tout à coup en présence d’un
ours énorme. Mon fusil était sur le radeau; je n’avais que mon couteau
à ma ceinture, et, bien que j’eusse entendu parler de la manière
dont les Sibériens tuent cette bête féroce, je n’osai pas, tout
d’abord, m’exposer à un pareil danger. Je m’enfuis: efforts inutiles!
Je grimpai à un arbre: peine perdue! L’ours me suivait toujours...
Enfin, n’espérant plus pouvoir éviter une lutte, je réunis tout mon
courage, et j’attendis l’animal de pied ferme. A la mode sibérienne,
je profitai du moment où la bête se dressa sur ses pattes de derrière,
je me précipitai dans ses pattes de devant, comme dans les bras d’un
homme qu’on embrasse, et je lui plongeai mon couteau dans le dos, à
droite de l’épine dorsale, afin d’atteindre le cœur. L’ours s’affaissa
immédiatement, et j’en fus quitte pour quelques déchirures sur les deux
épaules.

»Je remontai dans mon bateau, en emportant ma proie, dont je mangeai
quelques parties, et je revins à Irkoutsk, me livrer aux autorités
russes, qui me pardonnèrent, comme vous le savez déjà, convaincues
de ma résolution de vivre désormais tranquille dans cette ville, en
attendant ma grâce.»

On peut voir par cette histoire combien il serait difficile aux exilés
de s’évader. Quand bien même de grandes précautions et d’amples
provisions leur permettraient de séjourner très-longtemps dans les
bois, l’abondance de la neige les en chasserait pendant l’hiver et les
ramènerait de force sur le chemin battu, c’est-à-dire entre les mains
des autorités. Une évasion pareille à celle que je viens de raconter
devrait donc, pour réussir, être accomplie en trois mois, ce qui est
matériellement impossible.

Pendant mon séjour à Irkoutsk, M. Silegnikof, le général gouverneur,
fut rappelé à Pétersbourg. Un grand nombre des personnes que j’avais
connues partirent avec lui et le précédèrent même pour avertir les
syndics de tous les villages de faire niveler la neige sur la route,
afin d’éviter à ce vieillard les fatigues d’un aussi long trajet.
M. Bohdanovitch fut, à partir de cette époque, ma société la plus
habituelle.

Pendant l’hiver, en Sibérie, aucun de nos moyens de nettoyage et
d’assainissement des villes ne peut être employé. Les détritus et les
immondices sont ramassés par des chariots et portés sur le lit de la
rivière. Tant que les froids durent, cette accumulation n’a pas de
grands inconvénients; mais on se figure aisément ce qui a lieu au
dégel. Une odeur infecte se répand dans l’atmosphère; l’eau n’est pas
buvable pendant toute une semaine. Rien n’est malsain comme les villes
de Sibérie au moment du printemps.

Pendant mon séjour à Irkoutsk, une quantité d’oiseaux énormes
s’abattaient constamment sur la glace salie de l’Angara, et nous nous
plaisions souvent, M. Bohdanovitch et moi, à aller les attendre dans la
campagne et à les tirer au passage, quand ils se rendaient à ce lieu
repoussant pour y trouver leur nourriture, ou quand ils en revenaient.

Nous parcourûmes plusieurs fois ensemble les environs d’Irkoutsk, et
nous visitâmes quelques maisons de campagne, appartenant aux richards
dont j’ai parlé précédemment, particulièrement celle de M. Trapeznikof.
Quand on habite un pays couvert de forêts, arrosé par trois rivières,
et qu’on peut dépenser beaucoup d’argent, il est facile de créer
des propriétés charmantes. Notre goût français eût certainement fait
merveille en pareil cas. Bien que l’architecte de M. Trapeznikof
n’ait pas profité de tous les avantages qu’il avait à sa disposition
pour arranger cette villa, elle n’en est pas moins remarquable:
les mouvements de terrain, les lacs, les cascades s’y trouvent en
abondance, et toutes ces choses, même créées de main d’homme, quand
elles sont placées au milieu d’une belle forêt, forment toujours des
sites charmants.

Quand M. Silegnikof eut quitté Irkoutsk, ce fut M. Solachnikof qui
devint momentanément général gouverneur. Cet homme aimable savait mêler
les distractions agréables aux soucis des affaires, et je fus invité
une fois à l’accompagner dans une chasse aux loups qu’il fit dans les
environs de la capitale sibérienne.

On appâte ces animaux, un ou deux jours auparavant, à l’aide de chevaux
et de bœufs morts, puis on s’approche en grand nombre en formant un
cercle autour de ces engins comme centre. Je n’ai vu dans aucune
ménagerie des loups comparables à ceux de Sibérie. Ils sont d’une
taille et d’une grosseur surprenantes. C’est un immense plaisir que
de tirer ces bêtes fauves dès qu’en s’enfuyant elles ont dépassé la
ligne des chasseurs. Malheureusement, il est presque impossible de
les approcher quand elles sont mortes, à cause de leur odeur et des
milliers de petites bêtes qui s’échappent de leur fourrure.

Nous revenions de cette chasse tranquillement au pas de nos montures
qui nous avaient menés par la route du lac Baïkal, assez près du
rendez-vous dans la forêt, quand tout à coup apparut et s’enfuit à
travers les arbres un petit animal auquel je ne pris pas garde tout
d’abord, mais que je tâchai de distinguer de mon mieux, quand un de mes
voisins se fut écrié: Un renard bleu!

Un renard bleu! répétâmes-nous tous ensemble pour avertir une bande
de chasseurs qui se trouvait à quelque distance. Un coup de fusil
retentit. L’animal fléchit, puis reprit sa course. «Touché!» dit le
général gouverneur; puis s’adressant aux Bouriattes qui avaient appâté
les loups et qui, munis de patins à neige, pouvaient arpenter la forêt:
Il me faut ce renard bleu; il est grièvement blessé, vous devez pouvoir
l’atteindre.

Cet ordre était donné fort aimablement à mon intention, car le
lendemain je recevais la peau de cet animal soigneusement retournée et
préparée pour l’empaillage.

Comme je l’ai dit plus haut, on attache une grande importance en
Russie, pour apprécier un homme, à la fourrure dont il est revêtu. La
peau la plus appréciée est sans contredit celle du renard bleu, mais
seulement la partie de cette peau qui recouvre les pattes. Il n’est
même pas d’usage de se servir du reste de la peau de cet animal. On
l’envoie en France ou en Angleterre pour faire la joie des femmes de
ces deux pays, qui se croient fort élégantes en se revêtant de cette
fourrure, et qui seraient ainsi en Russie, et notamment à Irkoutsk, la
risée des connaisseurs. La preuve de ce que j’avance, c’est que dans
la capitale de la Sibérie une peau de renard bleu ou seulement les
quatre pattes se vendent le même prix, c’est-à-dire soixante-dix ou
quatre-vingts francs. De plus, un renard bleu tout à fait de première
qualité ne peut pas dépasser la valeur de cent à cent cinquante
francs. Comment alors certaines pelisses de renards bleus, renommées
dans toute la Russie, seraient-elles estimées trente-cinq ou quarante
mille francs, si les peaux tout entières des animaux qui les composent
avaient été employées?

La fourrure la plus estimée après celle-ci est le castor; aussi ne
voit-on que très-peu de pelisses faites de la peau de cet animal.

Après le castor vient la zibeline, qui est assez employée pour
manteaux, au moins sur les manches et sur les collets. Ces vêtements de
somptueuse apparence sont quelquefois doublés à l’intérieur de peaux
beaucoup plus ordinaires: j’en ai même vu à Saint-Pétersbourg qui
n’étaient pas doublés du tout.

Au quatrième rang se trouve la iénotte. Cet animal est la grande
ressource des voyageurs, parce que sa fourrure est encore classée parmi
les élégantes, bien que le prix en puisse extraordinairement varier
suivant la longueur et l’épaisseur du poil. J’ai vu des pelisses en
iénotte valant deux cent cinquante francs, et j’en ai vu d’autres
estimées douze mille francs. Comme la différence de la fourrure ne peut
pas s’apprécier de très-loin, il est d’usage de regarder comme élégant
un homme revêtu de peaux d’iénotte, bien que le plus souvent sa pelisse
n’ait en réalité que peu de valeur.

On place généralement au cinquième rang la martre, animal
très-différent de la zibeline, bien que ces deux noms se trouvent
souvent placés à tort chez nous à la suite l’un de l’autre. La
fourrure de la zibeline est foncée, très-épaisse et un peu rude au
toucher; celle de la martre, au contraire, est jaune clair et ressemble
plutôt à un duvet soyeux.

Enfin, la fourrure le moins estimée et le moins portée, par conséquent,
par la classe riche, c’est l’astrakan. Dans certaines villes telles que
Moscou et Irkoutsk, où la mode est scrupuleusement respectée, il serait
même fort risqué de paraître dans le monde revêtu de cette fourrure. Le
bonnet d’astrakan surtout est regardé avec le plus grand mépris, et si
certains Russes se sont posés en principe (je le tiens de leur propre
bouche) de ne jamais daigner saluer dans les rues les personnes à pied,
il leur répugnerait sans doute bien plus encore de paraître l’ami de
quiconque serait revêtu d’astrakan.

Les autres fourrures, telles que le mouton, l’ours, l’élan, servent aux
hommes du peuple. Cependant, comme elles sont les plus chaudes, les
riches ne dédaignent pas de s’en revêtir en voyage. Seulement ils font
ajouter à leur manteau des collets en castor, en renard ou en iénotte.

Je me dispenserai dans le reste de ce travail de dire que les Russes
sont vaniteux.

Est-ce, me répondra-t-on, parce qu’ils ne le sont pas?

Non, mais parce qu’après ce chapitre, une pareille diatribe me semble
tout à fait inutile.




CHAPITRE XIV

LES INDIGÈNES. -- PASSAGE DU LAC BAÏKAL.

    Les Olkhonois. -- Le chamanisme. -- Les Bouriattes. -- Les
    Toungouses. -- Les Samoyèdes. -- Le carnaval à Irkoutsk. --
    Pablo. -- Adieux à Constantin. -- Péripéties de la traversée
    du lac Baïkal.


On rencontre quelquefois dans les rues d’Irkoutsk des Olkhonois. Les
rives du lac Baïkal, avant la conquête des Russes, servaient depuis
les temps les plus reculés de lieu de déportation pour les Chinois.
Ils appelaient cette contrée, dans leur langue imagée, la région où
les nuits sont longues. Quelques descendants de ces déportés se sont
perpétués dans ces parages et habitent une petite île du lac Baïkal
appelée Olkhon, voisine de la côte occidentale. Plusieurs de ces
insulaires professent encore l’ancienne religion du chamanisme, d’où
sortit plus tard le culte si répandu de Bouddha. Nous ne savons pas
grand’chose sur cette religion, si ce n’est que les fidèles adorent un
être suprême qui réside dans le soleil.

Müller, dans son important ouvrage sur la Sibérie, fait entrevoir les
superstitions des Chamans, et donne un aperçu de leurs cérémonies.

«Les Chamans, dit-il, craignent surtout les revenants et le
ressentiment des morts à qui ils ont autrefois causé quelque dommage.
Pour conjurer le mauvais sort que ceux-ci pourraient jeter sur eux, ils
sautent à certains jours par-dessus des fagots enflammés.

»Ils croient à des sorciers qui leur prédisent l’avenir.

»Les jours de fête, ils se rassemblent autour d’un de leurs prêtres.
Celui-ci bat sur un tambour et récite des prières, tandis qu’un acolyte
asperge les assistants avec du lait et de l’alcool.»

    [Illustration: Paysans samoyèdes.]

Une légende que j’ai apprise de la bouche même d’un de ces vieux
chamans est spéciale aux fidèles de cette religion qui demeurent
dans la Transbaïkalie. Pour comprendre cette légende, il faut savoir
qu’il y a une grande différence de niveau entre Irkoutsk et le lac
Baïkal et que toutes les eaux de celui-ci sont maintenues par un
énorme rocher placé à la naissance de l’Angara. Si ce rocher, dit-on,
venait à se détacher, les eaux du lac se précipiteraient en un seul
jet, anéantiraient Irkoutsk et se dirigeraient vers la mer avec
une vitesse effroyable, en formant de toute la vallée de l’Angara un
vaste fleuve. C’est sur ce rocher, pensent les vieux chamans, que les
âmes sont transportées après la mort. Saisies par le vertige à cause
de l’étroitesse de la surface qui se trouve à fleur d’eau, étourdies
par le bouillonnement de l’Angara qui sort du Baïkal, elles trouvent
une grande difficulté à se maintenir. Si elles y parviennent, c’est
qu’elles ont trouvé grâce devant Dieu; si, au contraire, leur vie a
été coupable, elles sont entraînées et anéanties par le courant. Le
bruit produit par l’impétuosité des eaux de l’Angara n’est autre, selon
ce peuple superstitieux, que la réunion des lamentations des âmes qui
craignent de perdre l’équilibre. Il est vrai qu’en cet endroit l’écho
des montagnes répète d’une façon étrange le bouillonnement du fleuve.
Je ne crois pas être aux yeux de mes lecteurs suspect de chamanisme,
et pourtant il me sembla, dans le concert majestueux de cette nature
entendre parfois des voix humaines.

Mais les indigènes de Sibérie que l’on croise le plus souvent à
Irkoutsk ce sont des Bouriattes, race dont le berceau se trouve aux
environs de Nertschinsk, et des Toungouses qui prétendent être
plus habiles encore que les Kirghiz et les Mongols dans l’art de
l’équitation. Ces deux peuples sont devenus tellement russes, par les
habitudes et presque par le costume que je n’en dirai rien; on les
reconnaît facilement à leur face large et absolument plate. Ni le nez,
ni les pommettes, ni le front ne font saillie; qu’on se figure alors
l’aspect que présente le profil d’un Bouriatte. Les femmes rachètent la
laideur de leur visage par une tournure généralement fort belle et une
douceur de peau extraordinaire qui est devenue proverbiale en Sibérie.
On aperçoit aussi de temps en temps à Irkoutsk des Samoyèdes, race
autrefois errante, mais qui commence, m’a-t-on dit, à peupler Iakoutsk,
comme les Bouriattes et les Toungouses se sont établis à Irkoutsk et
dans les environs. Les vêtements de ce peuple de l’extrême nord sont
faits de peaux de renne et sont ornementés de petits morceaux de drap
presque toujours d’un rouge éclatant. J’en ai aussi vu plusieurs vêtus
de peaux de phoque et autres amphibies; mais il paraît que ce sont les
plus pauvres, car ce genre de fourrure ne tient pas chaud et se vend à
bon marché.

Nulle race ne regarde autant la femme comme un être inférieur, et
chez aucun peuple elle n’est traitée aussi durement que parmi les
Samoyèdes. «Elles sont vexées et gênées, dit Pallas, jusque dans les
tentes. Les hommes mettent une perche derrière le foyer en face de la
porte, et il n’est pas permis aux femmes de l’enjamber. Ce peuple idiot
et rustre croit que si la femme avait le malheur de faire le tour de
l’Iourten, la nuit ne se passerait pas sans que les loups vinssent
leur dévorer un renne. La grossesse est un état dégradant; pendant ce
temps, les femmes n’osent pas manger de viande fraîche; elles sont
forcées de se contenter de vieilles provisions. Elles sont maltraitées
surtout à l’époque de l’accouchement. Elles sont obligées de faire leur
confession en présence du mari et de la sage-femme; de déclarer si
elles n’ont pas commis d’infidélité, et de nommer les personnes avec
qui elles l’ont commise. Elles se gardent bien de nier le fait, dans
la crainte d’avoir un accouchement laborieux et cruel; elles avouent
au contraire leur faute avec ingénuité, si elles sont coupables.
Leur confession n’a, du reste, aucune suite fâcheuse. Le mari va
trouver celui que sa femme a accusé et le force à lui donner un petit
dédommagement.

Les réjouissances du carnaval sont, à Irkoutsk, très-différentes
des nôtres: elles consistent surtout en promenades répétées dans de
grands traîneaux ouverts autour desquels sont suspendues de nombreuses
clochettes. On ajoute aussi des clochettes aux harnachements des
chevaux, partout où l’on peut en accrocher.

Les fanatiques en tiennent de plus dans leurs deux mains, et complètent
ainsi le tintamarre général. Des enfants et des hommes du peuple, qui
en temps ordinaire glissent rapidement à l’aide de patins sur un petit
trottoir de bois le long des maisons, trottoirs recouverts de neige
durcie par la gelée et offrant pour cet exercice une surface favorable,
circulent à cette époque plus nombreux et plus bruyants, armés aussi de
clochettes retentissantes.

Mes fenêtres, pour mon malheur, donnaient sur la grande rue, où a lieu
cet abominable divertissement. Jamais je n’éprouvai tant le besoin de
sortir de chez moi que pendant ces dix jours de carnaval, inventés,
ce me semble, beaucoup plus pour la rémission des péchés que dans les
intérêts de l’enfer.

Jamais aussi je ne saluai l’apparition du carême avec autant de plaisir.

Pendant les trois premiers jours de ce temps de pénitence, une coutume
bizarre permet aux cochers des maisons où l’on a été reçu de venir vous
rendre visite et de vous demander un cadeau. En ma qualité d’étranger,
je vis défiler, à la suite des cochers de maître qui exerçaient ainsi
leurs droits, tous les iswoschiks ou cochers de fiacre par lesquels
j’avais eu occasion d’être conduit.

Pour fuir cette procession d’importuns, je me rendis au couvent de
Saint-Innocent, où avaient lieu les cérémonies les plus solennelles à
l’occasion du carême.

Pendant cette période, le saint est plus que jamais l’objet de la
vénération.

Non-seulement son tombeau est ouvert, comme celui de saint Serge, mais
son corps n’est pas, comme celui du patron de Troïtza, recouvert d’un
drap funéraire. Il est, du reste, merveilleusement conservé, si ce
n’est que la peau est entièrement noire. Une pieuse légende conte aux
habitants d’Irkoutsk que cette couleur provient de tous les défauts
des fidèles qui sont sortis de leur âme au moment où ils ont baisé
cette précieuse relique: j’ai été plusieurs fois témoin de l’effusion
avec laquelle les dévots de la Sibérie orientale embrassent les restes
vénérés, et du bonheur qu’ils éprouvent à couper, soit avec l’ongle,
soit avec un canif, une parcelle du cercueil, qui aura bientôt tout à
fait disparu.

On peut, du reste, constater de beaucoup de manières à quel point la
piété des paysans sibériens est sincère et profonde.

J’ai été touché plusieurs fois de la fidélité avec laquelle ces braves
gens observent les jeûnes qui leur sont prescrits. Il m’est arrivé,
dans des jours marqués pour faire pénitence (et il y en a beaucoup),
de demander par curiosité dans les relais de poste si l’on pouvait
me fournir quelque aliment: «C’est carême, monsieur, me répondait-on
invariablement. Nous ne pouvons prendre aujourd’hui que du thé. Aussi
n’avons-nous même pas de pain à vous offrir.» Je ne comprends pas,
soit dit en passant, qu’un gouvernement qui a si bien su transformer
une religion en un instrument politique maintienne des règlements
aussi affaiblissants pour les populations pauvres, qui déjà en temps
ordinaire se nourrissent si mal.

Avant de quitter Irkoutsk, je me rendis au musée, pour y voir des
dents, des crânes, des squelettes entiers de mastodontes antédiluviens,
dont les restes abondent dans les anciennes couches de la terre
sibérienne; je me livrai plusieurs fois, avec le gouverneur militaire,
au plaisir de la chasse; mais six semaines s’étaient déjà écoulées
depuis mon arrivée dans la capitale de la Sibérie; il me tardait
surtout de continuer mon voyage.

M. Pfaffius m’avait promis de me faire savoir de Kiachta quand une
caravane de marchands de thé russes s’organiserait dans cette ville
pour se rendre dans la Chine méridionale: «Tâchez de trouver un
interprète, m’avait-il dit, afin de ne jamais être embarrassé pour
vous faire comprendre de ces marchands de thé, et ils se chargeront
de toutes les communications nécessaires vis-à-vis les Mongols et
vis-à-vis les Chinois.» Je n’eus pas à choisir: un seul homme se
présenta pour partir avec moi d’Irkoutsk en me servant d’interprète. Il
était foncièrement honnête, je me hâte de le dire; mais combien bizarre
devait être son histoire! Il se disait sujet français, mais il était né
à Constantinople et n’avait jamais vu la France.

Son nom était espagnol: Pablo.

Son passe-port était écrit en grec.

Il croyait parler toutes les langues du Levant, même le russe, ainsi
que l’italien et le français; mais j’étais souvent obligé, en lui
parlant français, de faire intervenir quelques mots italiens, russes
ou même allemands, pour me faire comprendre de lui.

Au lieu de polyglotte, il eût été plus correct de l’appeler anaglotte,
mais il savait si bien se faire comprendre de tout le monde, moitié en
parlant, moitié par signes, que je fus encore bien heureux de l’avoir
rencontré. Cette faculté de se faire comprendre par gestes lui venait
certainement de son ancien état: il avait été autrefois engagé dans un
cirque pour y jouer les pantomimes.

Bien que ce fût avec ce Pablo que je dusse désormais partager les
péripéties du voyage, Constantin voulut m’aider une dernière fois
aux préparatifs de mon départ. Quelles que soient les divergences
de caractère, on ne quitte pas indifféremment, surtout quand la
séparation doit être éternelle, l’homme à côté duquel on vient de faire
quinze cents lieues. Mon jeune compagnon de traîneau me toucha par
l’inquiétude qu’il témoigna sur ma traversée du lac Baïkal. Il me pria
pendant trois jours de ne point affronter ce danger et de contourner le
Baïkal par le sud. Pour m’y décider, il m’amena au moment de mon départ
le chef de la police qui m’assura que le gouvernement n’avait pris
cette année-là aucune responsabilité pour le passage du lac au lieu
ordinaire de la traversée.

Devant une telle affirmation, je cédai: hélas! J’eus beaucoup à me
repentir de cette détermination, ou plutôt de ne l’avoir suivie
qu’en partie, ainsi que le verra le lecteur; la prudence, dans cette
circonstance, n’engendra pas la sûreté. Celui que ma décision remplit
d’une joie bien grande, ce fut Pablo; Pablo, dont les terreurs
exagérées et le goût du confort m’inspirèrent, dès les premiers jours,
de vives inquiétudes pour nos relations futures.

Je quittai Irkoutsk le 20 mars, à une heure du matin. Constantin prit
place dans mon traîneau, entre Pablo et moi, et m’accompagna jusque
sur la rive opposée de l’Angara. Ce court trajet fut pour nous comme
un abrégé des trois mois que nous venions de passer ensemble; quand
nous nous serrâmes la main pour la dernière fois, nous éprouvâmes tous
les deux une vive émotion. Lui entrevoyait la perspective d’un séjour
indéfiniment prolongé à Irkoutsk, et moi j’achevais le premier chapitre
de mon voyage, dont il était une vivante et complète personnification.

Je ne cherchai nullement, une fois Constantin parti, à entamer une
conversation avec Pablo. Je savais alors assez de russe pour pouvoir
accomplir seul un voyage en Sibérie. Je n’entrevoyais l’utilité de cet
homme que dans un avenir encore bien incertain. Sa présence m’était
plutôt désagréable.

Le pays que nous traversions était pittoresque. Des montagnes de plus
en plus hautes à mesure que nous avancions se dressaient de chaque côté
de la route. Le noir des pins qui les recouvraient leur donnait un
aspect bizarre. Je pouvais d’autant mieux considérer ce spectacle que
je n’avais plus mon traîneau à capote de Nijni-Novgorod, et que celui
dans lequel je me trouvais alors était entièrement découvert.

Au lever du jour, nous aperçûmes le Baïkal. Les vents, qui sont dans
ces parages impétueux et constants, empêchent la neige de séjourner sur
ses glaces, qui ont alors presque partout une teinte bleuâtre assez
semblable à celle de l’eau.

Nous voyions d’abord à nos pieds et à une grande profondeur une
baie encaissée entre deux chaînes de montagnes; puis au delà un
élargissement subit, le lac prenant des dimensions considérables et
nous offrant, à cette époque de l’hiver, l’aspect d’une surface glacée
jusqu’à perte de vue, à droite, à gauche et devant nous.

«Enfin! voilà le lac Baïkal! m’écriai-je tout rempli d’enthousiasme. --
Monsieur, me dit Pablo en bondissant sur son séant, on ne vous a donc
pas averti? il faut l’appeler la mer, autrement il est furieux et cause
quelque dommage.»

Cette crainte superstitieuse peignait entièrement mon nouveau
compagnon; homme faible et ignorant, il s’était approprié le caractère
dominant de chacun des peuples qu’il avait visités: il avait emprunté
la tristesse aux Allemands et aux Polonais, la servilité aux Turcs et
aux Arabes, la superstition aux Russes et aux Sibériens; l’honnêteté je
ne sais trop à qui.... à une peuplade inconnue probablement, qui ne dit
pas son nom et qu’on n’a pas revue.

Nous descendîmes au bord du lac par le côté de la montagne exposé au
midi. La neige, fondue la veille pendant quelques heures, s’était
transformée sous l’influence du froid de la nuit en un épais verglas.

Le traîneau chassait quelquefois d’une façon d’autant plus effrayante
que la route était constamment bordée d’un précipice. Nous en étions
quelquefois si près que l’iemschik avait les pieds suspendus au-dessus
de l’abîme. Un coup de fouet alors fortement appliqué donnait au
traîneau une vigoureuse impulsion en avant qui nous préservait d’une
chute effroyable. L’iemschik crut malheureusement trop tôt tout danger
terminé. Il négligea de frapper ses chevaux une dernière fois avant
d’arriver au Baïkal: un des patins du traîneau dépassa le bord de la
route; le reste fut entraîné, et nous roulâmes, Pablo et moi, pêle-mêle
avec nos couvertures et nos malles, dans un fossé presque à pic, de
cinq ou six pieds de profondeur.

Le ressentiment de la mer sibérienne se faisait trop évidemment sentir
pour que Pablo ne me le fît pas remarquer. Nous arrivâmes peu après à
un relai. Le maître de poste me dissuada de continuer mon voyage par
terre. «Non-seulement la route est plus longue, me dit-il, mais elle
est aussi dangereuse, vous avez pu le constater, tandis que la glace
du Baïkal est extrêmement épaisse et ne menace de se rompre à aucun
endroit.» Le conseil fut suivi: nous chevauchâmes sur la glace.

Pablo avait des terreurs grotesques toutes les fois que je parlais du
lac Baïkal, et tâchait de conjurer le mauvais sort en disant: la mer,
la mer, la mer. A droite et à gauche se dressaient les deux chaînes
de montagnes dont j’ai parlé tout à l’heure, qui bordent la baie de
l’extrémité méridionale du lac où nous nous trouvions alors, et devant
nous s’étendait la glace à perte de vue.

Je ne me lassais pas d’admirer cet étrange spectacle auquel je crois
que le monde entier n’offre rien de comparable. Je n’avais trouvé nulle
part en Sibérie un triomphe plus complet de l’hiver que cette véritable
mer de glace, et dans aucune partie de ce triste pays je n’avais vu la
lumière prendre des tons aussi chauds. -- Le soir principalement, quand
le soleil teintait encore en rose le sommet des montagnes, la baie du
Baïkal qui se trouvait dans l’ombre prit une couleur bleue intense
semblable à celle de la Méditerranée; je me serais volontiers cru à
Nice ou sur les côtes de l’Algérie, sans la présence de mon traîneau et
surtout sans le bruit que produisait son glissement sur la glace; bruit
affreux dont j’ai déjà parlé au commencement de ce livre, mais qui
était là plus grave, plus funèbre, plus terrible encore, à cause de la
profondeur de l’eau.

La nuit venait à peine de tomber, quand nous arrivâmes à l’extrémité
orientale de la baie. Nous gagnâmes un instant la terre pour dîner et
changer de chevaux. Quand nous repartîmes sur le lac, il était neuf
heures du soir. Notre iemschik, au lieu de continuer à longer la terre
ou bien de se diriger au nord-est vers la côte orientale, alla droit au
nord, c’est-à-dire vers le milieu du lac.

Comme déjà plusieurs fois sur les cours d’eau, j’avais vu des cochers
ne pas suivre la direction qui semblait normale, afin d’éviter quelque
trou ou des surfaces de glace moins solides, je ne fis tout d’abord
aucune réclamation; je me retournais seulement de temps en temps pour
apercevoir la terre. Hélas! elle s’abaissait peu à peu vers l’horizon,
et finit par disparaître complétement à mes yeux. Le Baïkal prit alors
l’aspect de la pleine mer; nous ne voyions la terre d’aucun côté.

J’avoue qu’à ce moment je commençai à me repentir de mes forfanteries
de la journée. Je frémis à l’aspect de cette nature et je sentis naître
en moi un certain respect pour cette mer sibérienne que j’avais eu
l’imprudence d’insulter de la rive.

J’avais eu si rarement à me plaindre de mes iemschiks pendant mon
voyage, qu’il ne me vint pas tout de suite à l’idée que celui-là était
ivre, et qu’il nous avait égarés.

Peu à peu la glace devint accidentée. Nous aperçûmes çà et là quelques
glaçons superposés, qui, à mesure que nous avancions, devinrent plus
gros et plus nombreux; puis nous eûmes à franchir de véritables
montagnes gelées plus hautes encore que celles du Tom ou de l’Angara.

L’inquiétude alors commença à me saisir. Je fis plusieurs questions au
cocher, dont je ne pus comprendre les réponses, même à l’aide de Pablo.

Le pauvre garçon était hébété et comme anéanti par la peur.

J’eus enfin l’heureuse inspiration de demander de quel côté nous
devions gagner la terre. L’iemschik me montra l’Occident. Je compris
alors la situation et je résolus d’attendre le jour en cet endroit. Le
cocher refusa d’abord de s’arrêter en se moquant de mes appréhensions.
Je fus obligé de le menacer de mon revolver pour obtenir qu’il n’allât
pas plus loin.

Il était environ une heure du matin. Des montagnes de glace nous
dominaient de tous côtés. Les glaçons dont elles étaient formées
avaient environ un pied d’épaisseur.

C’était donc aussi par un pied de glace que nous étions soutenus.

Entre la vie et la mort, entre l’air et les abîmes du lac il n’y avait
qu’un pied. Nous étions non-seulement loin des hommes, mais loin de la
terre où ils habitent. Qui savait où nous étions? Qui s’occupait de
nous à cette heure? Qui aurait entendu notre dernier cri d’angoisse
au moment où la glace cédant sous notre poids, nous aurions été pour
jamais engloutis?

Le vent, en s’engouffrant dans les vallons de cette mer immobilisée,
et des craquements de la glace pareils à des coups de canon dans le
lointain, rompaient seuls le silence de la nuit. Jamais je n’avais
compris la faiblesse de l’homme d’une manière aussi complète et aussi
absolue. La nature présentait cette nuit-là des arguments en faveur de
sa puissance qui eussent forcé tout antagoniste à se déclarer vaincu,
de peur qu’elle n’appliquât ses preuves.

Quand le jour parut, nous pûmes apprécier plus encore le danger de
notre situation; des crevasses sans nombre sillonnaient la surface
glacée. Çà et là des flaques d’eau démontraient que dans cette partie
du lac la congélation n’avait été que partielle. Je compris alors
pourquoi le gouvernement russe n’avait voulu prendre cette année-là
aucune responsabilité envers les voyageurs. Je me crus perdu.

    [Illustration: Passage du lac Baïkal.]

Machinalement je donnai l’ordre au cocher de se diriger vers le soleil
levant. Nous partîmes. Jamais route ne fut plus remplie d’intérêt et
plus savamment calculée que la nôtre. Nous faisions de longs détours
pour éviter quelque crevasse. Le cocher dégrisé, voulant racheter sa
faute, exposait quelquefois sa vie en allant seul mesurer en avant
l’épaisseur de la glace. Plusieurs fois nous rencontrâmes une longue
traînée d’eau qui nous barrait le passage. Nous revenions alors quelque
peu sur nos pas, puis, en contribuant tous par nos gestes et nos cris
à donner aux chevaux une allure vertigineuse, nous franchissions
heureusement, mais non sans pâlir, cette gueule béante de notre ennemi.

Vers huit heures du matin nous commençâmes à apercevoir la terre. A
mesure que nous avancions, la glace aussi se faisait plus serrée et
plus épaisse. Nous sentions à chaque pas croître nos chances de salut.
Tout péril disparut enfin. Un sentiment étrange me fit alors regretter
de quitter le Baïkal. Je goûtais une âpre jouissance à me voir encore
sur cette glace, sous laquelle j’avais cru pendant de longues et
cruelles heures devoir être englouti. Enfin, à dix heures du matin,
j’entrai dans le village de Slernaïa après être resté vingt-deux heures
sur le lac Baïkal, et y avoir éprouvé la plus vive émotion que j’aie
jamais ressentie dans tous mes voyages.




CHAPITRE XV

SUR L’INDÉPENDANCE DE LA SIBÉRIE ORIENTALE ET SUR QUELQUES INDIGÈNES.

    Rêve des habitants de la Sibérie orientale. -- Ce qui pourrait
    arriver. -- Les raisons qui amèneraient une indépendance. --
    Exemple des Chinois. -- Un mot sur les Iakoutes et sur les
    habitants du Kamtchatka.


Le lendemain, en déjeunant à Verchni-Oudinsk, j’entendis une curieuse
conversation entre trois hommes qui étaient nés probablement dans ces
parages, car ils se disaient plus attachés à la Sibérie orientale
qu’à la Russie proprement dite. Ils me rappelaient les habitants de
Vannes ou de Saint-Brieux qui prétendent mieux aimer la Bretagne
que la France. Certes, si la mère patrie avait été en danger, si le
trône du tzar avait été menacé, je suis sûr que ces hommes eussent
fait leur devoir, et peut-être mieux que bien d’autres; mais on
voyait qu’au fond de leurs cœurs, c’était cette portion de l’empire
dite Sibérie orientale qui avait toutes leurs préférences. «Quel
beau pays! disaient-ils; quelle fertilité! Non-seulement le blé, les
céréales peuvent y être récoltés, mais quel bon vin produirait la
vallée de l’Issoury! Je ne comprends pas notre empereur de rester à
Saint-Pétersbourg. Vous verrez qu’un jour notre capitale actuelle, qui
est si malsaine, sera abandonnée, et que la cour viendra s’établir sur
les bords de la mer d’Okhotsk.»

Je ne pense pas que ce rêve vaille la peine d’être examiné; mais ce qui
pourrait être plus sérieux dans un certain nombre d’années, ce serait
l’existence d’un besoin d’indépendance nationale fortement prononcé
chez les riverains du fleuve Amour. Il n’y a pas très-longtemps que le
côté septentrional de ce fleuve a été annexé à l’empire russe, et comme
tout ce pays était complétement désert avant cette annexion, il n’est
pas étonnant qu’il soit encore très-peu peuplé.

Le fleuve Amour a un cours de mille lieues au moins, et, je tiens
de la bouche du général-gouverneur d’Irkoutsk que sur cette immense
étendue, y compris les fonctionnaires et les soldats, il y a en tout
vingt-six mille habitants. De plus, ces habitants étant presque tous
des colons, étant nés sur l’ancien territoire, il n’est pas étonnant
qu’ils se regardent encore un peu là comme en pays étranger et qu’ils
restent attachés par le cœur à leur première patrie et à leur empereur.
Mais au bout de plusieurs générations, les riverains du fleuve Amour
ne manqueront pas de s’apercevoir qu’en se rendant indépendants, ils
acquerront la richesse, et alors quels efforts ne tenteront-ils pas
dans ce but!

En effet, les blés de Sibérie sont achetés très-souvent par les
habitants de la Russie septentrionale, de préférence aux blés d’Odessa.
Les riverains du fleuve Amour pourraient donc, quant aux céréales,
non-seulement se suffire à eux-mêmes, mais encore profiter de
l’exportation. La vallée de l’Issoury, qui produirait non-seulement du
vin, mais tous les fruits du Midi, tels que les oranges et les bananes,
serait une source de grands revenus. Les habitants de cette contrée ne
seraient plus obligés d’envoyer à Saint-Pétersbourg tout l’or qu’ils
tirent des entrailles de la terre. Ils pourraient profiter largement
des autres richesses de leur sol, de l’immense quantité de fer qu’il
renferme; du graphite, puisque la fameuse mine Alibert se trouve dans
ces parages; du terrain propre à la fabrication de la porcelaine,
des forêts, et enfin, du charbon de l’île de Tarakaï. De plus, la mer
d’Okhotsk leur donnerait un débouché facile sur le monde entier, tandis
que les bateaux russes qui se trouvent à Pétersbourg ne peuvent gagner
l’Océan que si c’est le bon plaisir de la Prusse, du Danemark, de la
Suède, voire même de l’Angleterre et de la Hollande.

On peut facilement être persuadé, après ce qu’on vient de lire, que
ce coin relativement petit de l’empire russe, mais qui ne mesure pas
moins de mille à douze cents lieues de longueur sur huit à neuf cents
lieues de largeur, a toutes les ressources nécessaires pour faire
non-seulement un État indépendant, mais un des États les plus riches
du monde entier. Il n’est pas possible que d’ici à quelques années,
les habitants de ce pays, un peu frustrés jusqu’ici par le tzar, ne
s’aperçoivent pas de la vérité de ce que j’affirme et ne cherchent pas
à conquérir leur indépendance au prix de tous les sacrifices.

On objectera peut-être que toute révolution est trop loin de voir le
jour en Russie pour que pareille chose arrive; que la religion y est
trop respectée et que la personne de l’empereur y est trop sacrée pour
qu’on ose s’attaquer à elle. Cela est vrai, et ce que j’ai raconté des
rapports entre les Polonais et les assassins dans la prison d’Irkoutsk
prouve certainement le poids d’une pareille objection. Mais en Russie,
il faut bien le dire, contrairement à ce qui arrive chez nous, le
respect de la religion va diminuant à mesure que l’on s’élève dans
la hiérarchie sociale. Or, après le respect de la religion, celui de
l’autorité disparaît bien vite; et comme dans la Sibérie orientale tout
le monde cherche à acquérir la fortune et l’acquiert presque toujours,
je pense que dans ce pays le temps pourra venir où le tzar perdra le
prestige ou plutôt le fétichisme inouï dont il jouit en ce moment. Le
peuple tout entier aura peut-être un jour là-bas, sur toutes les choses
regardées comme saintes, le parler aussi franc que l’ont aujourd’hui
certains hommes de la classe élevée.

En effet, je demandais à l’un des personnages les plus riches et le
mieux placés d’Irkoutsk si les prêtres étaient généralement d’anciens
paysans. «Non, me dit-il. -- Ils appartiennent donc à la classe élevée?
-- Pas davantage. -- Mais alors où les recrute-t-on? -- Dieu sait ce
que c’est», répondit-il, avec un air de dédain que nous montrerions à
peine pour des gens sans aveu et dignes du plus complet mépris.

Un autre habitant d’Irkoutsk, plus haut placé encore que celui dont
je viens de parler, me demanda un jour à quoi j’avais employé mon
dimanche. -- Entre autres occupations, je lui racontai que j’avais été
le matin à la messe, dite par l’archimandrite, et le soir au théâtre
entendre _Orphée aux enfers_. (Mes lecteurs ne se figuraient peut-être
pas qu’on jouât de la musique d’Offenbach au fond de la Sibérie.)
«Alors, m’ajouta mon interlocuteur, vous avez assisté aujourd’hui à
deux représentations bouffes.»

Je ne prétends pas que tous les membres de l’aristocratie russe parlent
aussi grossièrement de leur religion et de leurs popes; mais voilà
certainement deux réponses qu’aucun catholique n’aurait osé faire, même
dans notre pays sans foi et sans respect apparent pour tout ce qui est
religion et autorité.

Il n’y a pas une aussi grande distance en Sibérie qu’en Russie entre
le peuple et la classe riche. Les paysans s’apercevront certainement
un jour de la manière dont on traite en haut lieu les croyances devant
lesquelles ils ont été habitués à fléchir le genou, et ne tarderont pas
alors à partager l’émancipation qu’ils auront découverte chez ceux qui
devraient leur montrer l’exemple.

Ce qui pourra retarder cette émancipation, dira-t-on peut-être encore,
c’est le caractère peu entreprenant du peuple russe et l’éloignement
où se trouvent les Sibériens orientaux de toute nation civilisée qui
pourrait leur donner l’exemple et appuyer un élan général en faveur de
leur indépendance.

Les Russes, il est vrai, sont si habitués à l’état de souffrance dans
lequel ils vivent; leur résignation se fait tellement sentir dans leurs
actes, dans leurs coutumes de politesse qui frisent la servilité, dans
leur musique, et jusque dans leurs plaisirs, qu’il semble impossible
de voir naître au milieu d’eux un homme capable de prendre une grande
initiative. Les Chinois, leurs voisins, vivent sous un régime peut-être
moins désirable encore, et par conséquent ces deux peuples semblent ne
pouvoir jamais sortir de l’esclavage où ils se trouvent en ce moment.

Mais les Chinois, on doit le reconnaître, sont loin d’accepter leur
sort avec autant de résignation que leurs voisins du septentrion.
Habitués jusqu’ici à regarder les frontières de leur empire comme les
limites du monde, il n’est pas étonnant qu’ils se soient soumis à
une autorité qui s’est imposée primitivement à eux par la force et à
laquelle il leur semblait impossible de pouvoir se soustraire. Pour
changer complétement d’opinions, ils n’ont qu’à nous connaître, et peu
à peu cette science se répand chez eux. Ils ne nous aiment pas encore,
mais nous les étonnons et ils nous étudient. Ils apprécieront bientôt
la différence de condition des nations européennes et du peuple de
l’Empire Céleste; ils viendront chez nous pour s’instruire davantage;
et comme les Chinois sont essentiellement intelligents et logiques,
qu’ils ne font rien superficiellement, ils appliqueront chez eux celles
de nos institutions qui leur auront paru justes, propres à assurer le
bonheur et la richesse d’un peuple.

L’exemple sera suivi dans la riche et malheureuse Sibérie; c’est au
moins fort probable.

Les trois hommes que j’ai présentés au lecteur déjeunant à
Verchni-Oudinsk, et qui semblaient si convaincus du brillant avenir de
la Sibérie orientale, ne tardèrent pas à lier conversation avec nous.
Pablo saisit l’occasion de peindre les angoisses qu’il avait éprouvées
sur le lac Baïkal. Il le fit avec emphase, ne passant aucun détail,
et parsemant son récit de quelques traits de courage dont j’avais eu
le malheur de ne pas m’apercevoir. Certes, j’aurais coupé court à un
divertissement aussi fastidieux et aussi prolongé, si je n’avais vu
cet homme tirer de mes provisions une bouteille d’esprit-de-vin, dont
j’avais compté faire un tout autre usage, en remplir son verre et ceux
de ses interlocuteurs; puis boire, tout en causant, comme si c’eût été
du kirsch ou de l’anisette.

Est-ce le froid qui permet aux Sibériens d’avaler de telles liqueurs?
C’est probable, car Pablo n’avait pas de pareilles habitudes à
Constantinople, et je l’ai vu plusieurs fois absorber à jeun une
quantité assez grande de cette boisson quand, disait-il, il se sentait
la tête lourde et pas d’appétit. Ce garçon, en satisfaisant ce goût
singulier, avait un usage superstitieux non moins bizarre: il prenait
une pincée de terre, dans une sorte de tabatière qu’il avait toujours
dans sa poche, la mêlait à l’esprit-de-vin et avalait le tout ensemble.

Quand je lui demandai l’explication d’une pareille pratique: «Cette
terre, me répondit-il, a été prise dans mon pays natal. Si j’en avale
ainsi de temps en temps une petite quantité, je suis sûr d’éviter
toutes les maladies qui règnent à l’état d’épidémie dans les contrées
que je traverse. Si vous aviez su cela avant de quitter la France, vous
n’eussiez pas été malade à votre arrivée à Irkoutsk.»

Pablo, on peut le voir, était un type accompli. La bonté et le
dévouement étaient portés chez lui à un si haut degré que je
m’applaudis bien des fois de l’avoir emmené, mais il faudrait des
volumes pour raconter toutes les excentricités de cet homme maniaque,
superstitieux et enfantin.

Avant de partir de Verchni-Oudinsk, et de gagner le territoire chinois,
je dois dire un mot de quelques peuplades qui habitent la Sibérie
orientale et dont il m’a été donné de voir plusieurs échantillons avant
de quitter le territoire sibérien.

Les Iakoutes ont la peau cuivrée et portent de longs cheveux noirs.
Leurs femmes sont regardées avec mépris. Elles sont toujours couvertes
d’ornements généralement en fer, mais artistement travaillés. Les
Iakoutes sont bons, hospitaliers, honnêtes. Ils poussent leurs
croyances religieuses jusqu’à la superstition et l’idolâtrie. Leurs
prêtres sont des sorciers qui exercent sur eux une grande influence par
les tours de magie qu’ils savent exécuter.

M. Müller avait désiré voir une prêtresse qui, au dire des Iakoutes, se
plongeait un poignard dans le ventre sans en mourir. Une première fois,
paraît-il, l’opération avait mal réussi, mais le lendemain la cérémonie
recommença, et le coup de couteau fut mieux asséné que la veille. Elle
se plongea réellement la lame dans le ventre, et la retira pleine de
sang. «Je tâtai la plaie, dit Müller, je l’en vis retirer un morceau
de chair qu’elle se coupa, fit griller sur le charbon et mangea. Elle
mit ensuite sur la plaie un emplâtre de résine de mélèze avec de
l’écorce de bouleau, et se banda le corps avec des chiffons. Mais ce
qu’il y eut de plus curieux, c’est qu’on lui fit signer une espèce
de procès-verbal, par lequel elle déclara qu’elle ne s’était jamais
enfoncé le couteau dans le corps avant d’avoir travaillé devant nous;
que sa première intention même n’était pas d’aller jusque-là; qu’elle
s’était seulement proposé de nous tromper aussi bien que les Iakoutes,
en faisant glisser adroitement le couteau entre la peau et la robe;
que les Iakoutes n’avaient jamais douté de la vérité du prestige, mais
que nous l’avions trop bien observée; qu’au reste, elle avait entendu
dire à des gens du métier que quand on se donnerait effectivement un
coup de couteau, on n’en mourrait pas, pour peu que l’on mangeât un
petit morceau de sa propre graisse; que maintenant qu’on l’engageait
à dire amiablement la vérité, elle ne pouvait cacher que jusqu’alors
elle avait trompé les Iakoutes. La plaie, qu’elle ne pansa que deux
fois, fut entièrement guérie le dixième jour, et vraisemblablement sa
jeunesse contribua beaucoup à cette prompte guérison.»

La ville de Iakoutsk, située au milieu du territoire habité par les
Iakoutes, est regardée comme la ville la plus froide de toute la
Sibérie. Elle sert de lieu de déportation. On m’a souvent parlé d’un
pauvre poëte qui était condamné à vivre indéfiniment dans cette ville,
après avoir fait deux ans de prison préventive, pour avoir écrit un
petit livre que j’ai lu et qui m’a semblé bien peu dangereux pour le
gouvernement russe. Ce livre est intitulé: _Que faire?_ (_Sto délaïti_).

Les habitants du Kamtchatka se divisent en trois peuples, qui diffèrent
entre eux par les mœurs et aussi par la langue:

Les Koriaks au nord, les Kamtchadales au centre et les Kouriles au sud.

Parmi les Koriaks[14], les uns sont errants, les autres sédentaires.

        [14] KRACHENNINIKOV.

Les Koriaks errants ont le visage arabe et de petits yeux ombragés sous
des sourcils épais. Ils sont moins grands et moins gros que les Koriaks
fixes.

Ceux-ci sont plus robustes et même plus courageux.

Cependant les Koriaks errants méprisent les sédentaires comme des
esclaves et ceux-ci acceptent cette sorte de servilité. Quand un Koriak
errant va chez un sédentaire, celui-ci court au-devant de lui, le
comble de présents et supporte sans mot dire le mépris et les injures
de son hôte.

Les Koriaks errants sont jaloux de leurs femmes. Ils les tuent
quand ils les surprennent en flagrant délit d’adultère, et souvent
même sur un simple soupçon d’infidélité. Tout leur fait ombrage. Il
faut qu’elles soient malpropres, dans la crainte d’irriter leurs
maris. Jamais elles ne se lavent; jamais elles ne peignent leurs
cheveux; jamais elles n’ont de rouge sur le visage. «Pourquoi se
farderaient-elles, disent leurs maîtres, si ce n’est pour plaire aux
autres?» Aussi portent-elles quelquefois de beaux vêtements sous de
véritables haillons.

Les Koriaks fixes ont des mœurs tout à fait différentes. Ils
accueillent les étrangers, comme le raconte Bernardin de Saint-Pierre
à propos des Lapons, et ils tueraient l’hôte qui refuserait de prendre
place dans le lit conjugal.

Les Koriaks errants ou fixes, comme tous les habitants du Kamtchatka,
n’ont aucune religion. «Un chef de ces peuplades, dit Krachenninikov,
avec lequel j’eus l’occasion de converser n’avait aucune idée de
la divinité.» Cependant les Koriaks craignent un esprit du mal et
lui immolent quelquefois un renne, mais sans se rendre compte si ce
sacrifice doit leur rapporter un bien ou les préserver d’un mal.

Pourrait-on donner le nom de culte à une coutume superstitieuse
très-répandue chez les Koriaks fixes, qui consiste à donner une place
dans le lit conjugal à des pierres habillées? «Un habitant d’Oukinka
avait deux de ces pierres: l’une grande, qu’il appelait sa femme;
l’autre petite, qu’il appelait son fils. Je lui demandai, dit le même
auteur, la raison de cette étrange singularité. Il me dit qu’un jour,
à une époque où il avait le corps tout couvert de pustules, il avait
trouvé sa grande pierre sur le bord d’une rivière; qu’ayant voulu la
prendre, elle avait soufflé sur lui comme aurait pu faire un homme, et
que de peur il l’avait jetée dans la rivière. Dès ce moment son mal
empira, jusqu’à ce qu’au bout d’un an, ayant cherché sa pierre dans
l’endroit où il l’avait jetée, il fut étonné de la retrouver à quelque
distance de ce lieu sur une grande pierre plate avec une autre petite
à côté. Il prit les deux, les porta dans son habitation, les habilla,
et bientôt après sa maladie cessa. Depuis ce temps là, dit-il, je porte
toujours la petite pierre avec moi, et j’aime ma femme de pierre plus
que ma véritable épouse.»

Ce récit de Krachenninikov prouve jusqu’à quelles folies le besoin de
la divinité peut pousser l’homme quand son esprit n’est ni instruit ni
dirigé.

Les Kamtchadales ont le teint basané, le visage large et plat, le
nez écrasé[15]. Ils sentent le poisson, exhalent aussi une forte
odeur d’oiseau de mer et quelquefois de musc à force de manger, sans
préparation, de l’animal qui le contient[16]?

        [15] STELLER.

        [16] Abbé CHAPPE.

Les Kamtchadales cependant se nourrissent surtout de poissons qu’ils
préparent de différentes manières. La plus usitée consiste à découper
plusieurs saumons en six parties. Ils en font pourrir la tête dans des
fosses, sécher le dos et le ventre à la fumée, la queue et les côtes à
l’air. Ils pilent le tout ensemble, et dessèchent ensuite cette espèce
de pâte qui leur sert d’aliments presque journaliers.

Ce peuple n’a que l’eau pour boisson.

Autrefois, pour s’égayer, il y faisait infuser des champignons. Depuis
la conquête des Russes, il connaît l’eau-de-vie et en absorbe une
grande quantité.

Les Kamtchadales ont toujours aimé passionnément la toilette. Un
costume d’homme riche était fabriqué autrefois avec du renne, du
renard, du chien, de la marmotte, du bélier sauvage, des pattes d’ours
et de loups, beaucoup de phoques et de plumes d’oiseaux. Il ne fallait
pas écorcher moins de vingt bêtes pour habiller un Kamtchadale. Leur
commerce se faisait uniquement par des échanges. Un costume complet
valait environ cent martres ou cent renards[17].

        [17] MULLER.

Aujourd’hui cette curieuse nation a emprunté aux Russes le goût
et quelque peu la coupe des vêtements. Les femmes ont même des
raffinements bizarres: elles se teignent le visage avec du blanc et du
rouge. Elles ne se montrent surtout jamais à un étranger sans s’être de
nouveau lavées, enluminées et parées.

Les Kamtchadales, pour faire du feu, tournent entre les mains avec
beaucoup de rapidité un bâton sec et rond, passé dans une planche
percée. Une herbe sèche et broyée leur sert de mèche. Les Kamtchadales
ont des mœurs grossières. Leurs inclinations ne diffèrent point de
l’instinct des bêtes. Ils font consister le souverain bonheur dans
les plaisirs corporels. Ils n’ont aucune idée de la spiritualité de
l’âme[18]. D’ailleurs, ils n’ont aucune religion. Une seule fête, dite
des Purifications, longuement décrite par Krachenninikov, consiste
tellement plus en danses et en fêtes qu’en prières et en sacrifices,
qu’il serait, je crois, erroné de la regarder comme faisant partie d’un
culte religieux.

        [18] STELLER.

Les Kouriles habitent les îles du même nom, qui s’étendent à la suite
les unes des autres, entre la pointe du Kamtchatka et le Japon. Ce
peuple ressent l’influence de la nation civilisée dont il est voisin,
mais cependant tient beaucoup plus du Kamtchadale que du Japonais.
Il loge dans des tentes comme ses voisins du nord et se nourrit de
poissons.

Les Kamtchadales et les Kouriles diffèrent cependant sur plusieurs
points. Une femme kourile infidèle occasionne à son mari la perte de
l’honneur. Celui-ci appelle son adversaire en duel et ils se battent au
bâton.

Celui qui fait le défi reçoit le premier sur le dos trois coups d’une
massue grosse comme le bras. Ensuite il les rend à son ennemi. Le
combat continue ainsi jusqu’à ce que l’un des deux demande grâce ou
succombe sous le nombre et la force des coups[19].

        [19] Abbé CHAPPE.

Les femmes kouriles ont un usage cruel.

Quand elles accouchent de deux enfants, elles en font périr un.
Cependant ce peuple est doux et humain. Il respecte les vieillards; il
chérit les liens du sang; il connaît l’amitié.




CHAPITRE XVI

KIACHTA. -- MAIMATCHIN.

    La Tarantass. -- Les marchands de thé. -- Leur concurrence.
    -- Le Sienzy. -- Aspect de Maïmatchin. -- Un dîner chez le
    gouverneur chinois. -- Préparatifs pour la traversée du désert
    de Gobi.


Quelques heures après notre départ de Verchni-Oudinsk, le traîneau ne
trouvait plus une couche de neige suffisante pour son poids, et ses
patins, rencontrant de temps en temps la terre, avaient subitement
à vaincre un frottement beaucoup plus dur. Cet état de choses
occasionnait des soubresauts tels, que nous dûmes au relai suivant
abandonner notre traîneau et prendre une tarantass. Cette voiture, dans
laquelle les Russes voyagent pendant l’été, a pour tout ressort quatre
troncs de bouleaux placés entre deux systèmes de roues. Je ne connais
pas de mode de locomotion, sauf le palanquin à mulets chinois, dont je
parlerai dans la suite, plus désagréable que la tarantass. J’éprouvai
cependant une vive satisfaction quand je montai pour la première fois
dans cette voiture. La neige recouvrait bien encore la plus grande
partie du pays que je traversais, mais çà et là je pouvais apercevoir
la terre, la terre toute nue, la terre que j’avais perdue de vue depuis
Pétersbourg; la terre de Sibérie enfin, que je n’avais pu contempler
encore, bien que j’aie parcouru quinze cents lieues dans ce pays; c’est
une terre grasse qui semble favorable à l’agriculture, mais de teinte
sombre, qui donne aux villages pendant l’été un aspect sévère et plus
lugubre encore que le grand linceul de neige.

A mesure que nous avancions, nous voyions une population plus bizarre
et plus véritablement orientale: les habitants des villages, les
iemschiks, les chefs de poste même étaient presque tous des Bouriattes.
Nous croisions souvent des Chinois dans des voitures ou dans des
palanquins, vêtus d’étoffe de soie bleue, rouge, de toutes couleurs;
plus souvent encore des Mongols sur des chameaux ou sur de petits
chevaux fringants, coiffés tous uniformément d’un bonnet jaune doublé
de fourrure et enveloppés d’un grand manteau de peau de cerf blanc du
désert de Gobi, croisé sur la poitrine. Enfin, le 27 mars, à neuf
heures du matin, j’aperçus du haut d’une colline le village de Kiachta
à l’extrémité duquel se dressent deux énormes poteaux peints en jaune
qui marquent la frontière du Céleste Empire et l’entrée de la ville de
Maïmatchin.

J’allai tout droit chez M. Pfaffius. «Je ne pensais pas, me dit-il, que
vous mettriez tant de temps pour venir d’Irkoutsk.» Je lui contai mes
aventures du Baïkal. «La petite caravane de marchands de thé à laquelle
vous deviez vous joindre est partie hier matin. Mais rien n’est perdu;
une autre caravane doit nous quitter dans huit jours. Vous aurez ainsi
tout le temps de faire vos préparatifs pour vous rendre avec elle à
Pékin, et nous aurons le plaisir de vous garder ici toute une semaine.»
J’allai annoncer cette nouvelle à Ivan Michaëlovitch Nemptchinof, qui
en montra une telle joie et m’offrit l’hospitalité dans la maison de
son père avec une si grande grâce, que je ne pourrai jamais en perdre
le souvenir.

Le père d’Ivan Michaëlovitch[20], chez qui je logeai à Kiachta,
est cousin du Nemptchinof dont j’ai parlé plus haut, l’un des trois
propriétaires de la plus fructueuse mine d’or de la Transbaïkalie.
Craignant les risques souvent si désastreux de la recherche de l’or, il
a préféré se livrer au commerce du thé et a acquis une immense fortune.

        [20] Le lecteur ne sait peut-être pas pourquoi je fais
        toujours précéder de deux noms de baptême le nom de famille
        de toutes les personnes dont je parle. C’est que la manière
        la plus courtoise en Russie de dénommer quelqu’un consiste
        à faire suivre son nom de baptême du nom de baptême de son
        père, auquel on ajoute la terminaison _owitch_. Ainsi Iwan
        Michaëlowitch Nemptchinof signifie Iwan fils de Michaël
        Nemptchinof. Cette double appellation, non-seulement polie,
        mais aussi la plus respectueuse de toutes, surtout quand on
        n’y joint pas le nom de famille, est si rigoureusement exigée
        par l’usage que l’empereur, dans les actes publics, est
        désigné Alexandre Nicolaëwitch, et qu’il n’est pas d’injure
        plus grossière que d’appeler quelqu’un par son seul nom de
        baptême comme nous le faisons dans l’intimité: il semble
        qu’en ne rappelant pas à son interlocuteur le nom de son père
        on veuille insinuer qu’il n’en a point eu et qu’il est enfant
        naturel.

La prospérité du commerce du thé par caravane tient à deux causes: 1º
à la grande consommation de thé qui se fait en Sibérie et en Russie,
la boisson faite avec cet arbuste formant le fond de la nourriture des
Russes; 2º à la gratuité de l’importation que le tzar a accordée à ses
sujets de la Sibérie orientale. Comme au contraire les droits de douane
sont élevés pour l’importation du thé par Odessa, il s’ensuit que
presque tout le thé que l’on boit en Russie a passé par les mains des
marchands de Kiachta, non sans y laisser beaucoup de roubles.

Ces marchands sont en ce moment effrayés par l’apparition d’une
concurrence dont le succès, il est vrai, discutable encore, leur
causerait une ruine complète. Cette concurrence dirigerait son thé
par mer, de l’embouchure du Yang-Sé vers le port de Vladivostok, et
l’apporterait de là à Irkoutsk par la rivière de l’Issouri et le
fleuve Amour. -- Les communications par cette voie une fois établies,
il n’est pas douteux que le thé puisse se vendre beaucoup meilleur
marché, car la traversée de la Mongolie et du désert de Gobi est
extrêmement coûteuse; mais les instigateurs du nouveau projet vont
être obligés de faire dès le principe des dépenses si considérables
qu’il est à craindre de voir sombrer leur entreprise avant qu’ils aient
fait arriver à Irkoutsk un seul ballot de marchandises. Pour rendre le
transport aussi bon marché que possible ils voudraient embarquer le
thé à Haïn-Ko, grand centre des plantations de la Chine méridionale,
sur les bords du Yang-Sé, et ne le débarquer qu’à Nertchinsk, sur la
Schilka, en plein gouvernement d’Irkoutsk. Mais pour cela il faudrait
creuser un canal entre Vladivostok et le lac Hinko où l’Issouri prend
sa source, région extrêmement montagneuse, et de plus construire
des bateaux à vapeur assez petits pour passer dans un canal et d’un
tonnage assez grand pour résister aux flots constamment soulevés des
mers de Chine. L’idée est certainement ingénieuse et même grandiose;
le succès n’est pas douteux si le capital de la nouvelle société est
assez important pour suffire à la construction de cette route maritime.
En tout cas, la lutte est fort intéressante, et je ne doute pas que
mes lecteurs, maintenant instruits de cette déclaration de guerre
commerciale, ne cherchent plus tard à en connaître les résultats.

Les Chinois qui habitent Maïmatchin ne tardèrent pas à savoir que
M. Nemptchinof logeait chez lui un Sienzy, c’est-à-dire un homme
de l’extrême Occident. Comme l’espèce en est rare dans la Chine
septentrionale, et que la curiosité de toutes les femmes du monde
réunies n’égale pas celle d’un seul Chinois, tous les habitants de
Maïmatchin désirèrent me voir.

Suivant la mode russe, les fenêtres de la maison où je me trouvais
étaient mastiquées, bien que les froids aient presque entièrement
disparu, mais les portes étaient ouvertes à deux battants: je ne
pouvais donc m’opposer à ce flot de Chinois montant et toujours
renouvelé. Ils étaient constamment quarante ou cinquante dans les
trois petites chambres qui formaient mon appartement. Ils épiaient
mes moindres gestes, s’emparaient de toutes mes écritures, tâtaient
ma barbe qui leur semblait une monstruosité, car ils ne sont habitués
à voir pousser sur leur visage et même ordinairement sur celui des
Sibériens autre chose que des moustaches, et me demandaient de parler
ma langue. Plusieurs fois, énervé par leur persistante indiscrétion, je
leur débitai les formules les plus grossières; ils ne les en trouvaient
pas moins harmonieuses et me priaient souvent de les répéter aux
nouveaux arrivants.

Le gouverneur ne résista pas au courant général. Sa visite m’intéressa.
Il était vêtu d’une robe de drap d’or. Son bonnet était surmonté
d’une boule bleue, marque de sa dignité. Deux énormes plumes de paon
étaient attachées à ce bonnet et pendaient par derrière. Ce gouverneur
était accompagné de deux dignitaires chinois et d’un prince mongol.
Celui-ci était vêtu comme tous ceux de sa race; sa poitrine seulement
disparaissait sous une profusion d’ornements et d’amulettes en argent
et en corail. Un cousin d’Ivan Mikaëlowitch, M. Solomanof, me servit
d’interprète. «Légalement, me dit le gouverneur, je devrais m’opposer
à votre entrée en Chine; les Russes seuls ont le droit de pénétrer par
terre dans le Céleste Empire. Cependant je fermerai les yeux. Demandez
seulement à M. Pfaffius un passe-port de marchand de thé, sujet russe,
pour le cas où vous auriez des difficultés avec les autorités chinoises
que vous pourrez rencontrer sur votre route.» Il termina l’entretien en
m’invitant à dîner pour le lendemain. J’acceptai avec plaisir, et nous
nous quittâmes comme de vieux amis.

Maïmatchin est une ville peut-être unique au monde, en ce sens qu’elle
n’est peuplée que d’hommes. Non-seulement, en effet, les femmes
chinoises ne peuvent pas sortir de leur territoire, mais il leur est
même défendu de franchir la grande muraille de Kalkann et d’entrer
en Mongolie. Cette règle empêchera la nation chinoise de se modifier
encore de longtemps. Quelque nombreuses que soient les émigrations,
l’influence étrangère ne sera jamais très-grande sur des hommes nés en
territoire chinois et élevés jusqu’à leur âge mûr avec les habitudes
et les préjugés de leur orgueilleuse patrie. Donc tous les Chinois
de cette première ville sont exclusivement commerçants. Ils jouissent
d’une certaine aisance jusqu’au jour où leur négoce avec l’Europe par
la Sibérie leur aura procuré une fortune suffisante pour regagner leur
ville natale à l’intérieur et y vivre en famille.

Leurs habitations se ressentent de leur bien-être. Elles sont, il est
vrai, séparées de la rue par un mur en terre assez laid, mais dans la
cour intérieure s’élève d’ordinaire une maison gracieuse et élégante,
devant laquelle jouent ces roquets grassouillets, pourvus d’yeux
énormes, tels que nous les montrent assez fidèlement les images des
potiches et des paravents. Souvent les objets ainsi reproduits par
les images chinoises et qui nous semblent de grotesques caricatures,
représentent en réalité et plutôt avec des erreurs de perspective
qu’avec des infidélités de dessin les objets du pays.

La pièce principale des maisons de Maïmatchin se divise en deux
parties. Celle qui est plus au fond est surélevée. Des brasiers sont
entretenus sous cette vaste estrade, qui est couverte de nattes et qui
sert de siége pendant la journée, de lit pendant la nuit.

En face de la porte se trouve d’ordinaire une niche voilée par un
store ornementé dans laquelle se prélassent les idoles domestiques.

Les parois de la salle sont laquées en rouge ou en noir, ou bien encore
tendues de soie brochée selon la richesse et le goût du propriétaire.
Celle qui donne sur la cour est ordinairement en bois léger, travaillé
et taillé à jour. Sur ces découpures est tendu et collé du papier de
couleur. La lumière doucement tamisée dessine sur ce léger transparent
la partie pleine des ornements en bois et simule ainsi une sorte de
gracieux vitrail.

On comprend que ces intérieurs si riants et si nouveaux pour moi
m’attirassent de longues heures. Je passais de l’un à l’autre appelé
par d’obligeantes hospitalités et partout bourré de confitures et de
pâtisseries.

C’est par suite d’une erreur que nous confondons généralement en Europe
l’édifice consacré au culte avec la tour élevée et isolée qui domine
d’ordinaire les villages. Ces tours n’ont aucun caractère religieux;
elles servent seulement de point de repère dans les vastes plaines de
la Chine centrale. Aussi ne les trouve-t-on point dans les contrées
montagneuses, à Maïmatchin par exemple.

Le temple idolâtre de cette ville est situé à côté de la maison du
gouverneur. Il est précédé de trois cours environnées de galeries
en bois fouillé et peint de diverses couleurs. Dans la première se
dressent trois petits édicules recouvrant un gigantesque tam-tam et
deux monstres dorés. Dans la deuxième s’élève un théâtre disposé
de telle manière que, les portes du temple étant ouvertes, l’idole
puisse contempler la représentation, laquelle m’a paru constituer une
partie essentielle du rite religieux. La troisième cour est couverte
et sert de vestibule au temple proprement dit, dont les idoles sont
véritablement grotesques. La porte est charmante, en bois doré et
sculpté à jour. Les sanctuaires sont au nombre de trois. Celui du
milieu est consacré à une énorme idole aux traits monstrueux. Je
remarquai l’air féroce de cette statue aux yeux menaçants. Sa barbe,
faite de poils véritables, descendait jusqu’à la ceinture. Elle était
vêtue d’une robe de soie jaune. Douze statues dans l’attitude de la
prière s’inclinaient devant elle. Une grande quantité d’ornements de
toute nature encombraient ce sanctuaire: d’immenses chandeliers de
fer forgé, des épées, des lances dorées, des cierges et des lanternes
allumés. Le dieu qui est à gauche de celui-ci se distingue par
trois yeux et par une robe écarlate; c’est celui qui scrute les plus
secrètes pensées. Aussi n’avait-on pas allumé de cierge devant lui,
afin peut-être de ne pas favoriser sa clairvoyance. Le dieu de droite
portait une robe verte.

Je n’eus garde d’oublier l’invitation que m’avait adressée le
gouverneur chinois. A l’heure marquée je me présentai chez lui. J’y
retrouvai bon nombre de personnes de connaissance et surtout mes
anciens compagnons de voyage habitant Kiachta, auxquels il avait eu
le bon goût de me réunir. Nous prîmes place sur l’estrade que j’ai
décrite, accroupis par groupes de trois ou quatre autour de
plusieurs tables basses.

Le couvert se compose pour chacun d’une petite assiette, d’une tasse
microscopique et de deux bâtons. La petite assiette n’a pas pour usage
de recevoir en bloc toute la portion du plat que chacun s’adjuge. Elle
contient seulement du vinaigre chaud et noir sans cesse renouvelé par
les serviteurs, sauce indispensable, dans laquelle on trempe chaque
bouchée après l’avoir directement saisie dans le plat à l’aide des deux
bâtons.

Quand la bouchée ainsi arrosée a été portée à la bouche, les
deux petits bâtons s’en vont piquer à droite et à gauche quelque
assaisonnement dans les soucoupes annexes qui entourent le plat. Ce
sont principalement des plantes marines, des champignons noirs poussés
sur les bouleaux, des herbes odoriférantes, des œufs conservés et
manipulés de telle sorte que l’albumine en est devenue noire, de petits
reptiles ouvragés, artistement taillés en spirale.

Je me souviens aussi que dans une autre occasion et dans un lieu plus
voisin de la mer, l’un de ces hors-d’œuvre était un bol de crevettes
servies dans une sauce savante qui les assaisonne sans les tuer: on les
mange ainsi toutes vives, en saisissant de préférence celles dont les
bonds sont les plus vigoureux.

L’unique boisson servie dans des tasses petites comme des dés à coudre
est de l’eau-de-vie de riz chaude.

Ces petites préparations minutieuses, ces petits ustensiles gracieux,
cette variété de petits plats font penser à une dînette d’enfants.

C’est bien là la table de cette race efféminée, à la main délicate
et aux pieds fins, race ignorante des grands efforts et des grands
appétits, qui n’accomplit les œuvres considérables que par la
persévérance dans les petits moyens. Les bouchées sont préparées et
coupées d’avance dans les plats, et chacun d’eux est surmonté d’une
amande rouge pour indiquer que personne n’y a encore touché.

La procession des vingt-cinq ou trente plats qui composaient le repas
du gouverneur de Maïmatchin commençait, selon l’usage chinois, par les
viandes, se continuait par les soupes et les sucreries, et se terminait
par un plat de riz cuit simplement à l’eau, que l’on présente toujours
aux convives à la fin des repas, sans que personne y touche, et dont
l’offre signifie, paraît-il: «Je vous ai donné tout ce qui se trouvait
chez moi; je serais obligé maintenant pour continuer, d’avoir recours
aux aliments les plus communs.»

Le jour du départ de la caravane approchait. Je songeai à faire mes
préparatifs pour la traversée du désert de Gobi.

Les marchands de thé avec lesquels je devais traverser la Mongolie et
la Chine septentrionale se chargèrent de pourvoir à notre locomotion et
de traiter avec un guide mongol pour nous conduire jusqu’à la grande
muraille. -- Ce trajet s’effectue en petites voitures chinoises, sortes
de coffres où l’on peut être couché et dont l’arrière repose sur deux
roues uniques, tandis que l’avant est soutenu par un chameau de trait.

Chaque véhicule ne peut contenir qu’un voyageur. Les chameaux qui
supportent de si considérables fatigues (comme le lecteur pourra
l’apprécier par la suite) ne peuvent gravir aucune côte. On ne peut
donc pas se servir de ces animaux dans la première partie de la route
de Mongolie, entre Kiachta et Ourga, parce qu’il faut traverser une
chaîne de montagnes d’un accès difficile. Pendant cette première
période, les petites voitures dont j’ai parlé sont traînées par des
bœufs. La lenteur de leur pas, et aussi le désir de devancer la
caravane à Ourga pour y séjourner quelque peu, me décidèrent à ne pas
m’associer dès Kiachta au sort de mes compagnons, et à continuer mon
voyage jusqu’à Ourga dans une tarantass. Je laissai donc mon bagage et
Pablo à la lente caravane, et j’offris place dans ma voiture russe à
M. Marine, l’un des marchands de thé qui devait traverser avec moi le
désert de Gobi.

On ne peut se douter de la quantité d’objets, de vivres, d’agrès et
d’accessoires dont l’homme doit se munir quand il va rester plus
d’un mois au désert séparé de ses semblables. Il faut qu’il songe
non-seulement aux aliments nécessaires, mais aux outils de réparation
pour les voitures, aux préservatifs et aux remèdes contre tout accident
de la route, tant pour les hommes que pour les chameaux, aux présents
nécessaires pour se faire des amis parmi les indigènes, et surtout à
l’étrange monnaie qui a cours parmi les Mongols, et dont il faut faire
provision.

Ces Orientaux méprisent l’or et l’argent; leur commerce se fait
exclusivement par des échanges. Un thé, d’une qualité ordinaire,
appelé thé de brique, à cause de la forme qui lui est donnée par la
compression, est la denrée la plus appréciée et servant le plus souvent
de monnaie. Une de ces briques représente environ dix à douze francs.

Les aiguilles enfilées, le sucre et l’eau-de-vie ont aussi une grande
valeur d’échange. Je dus me pourvoir de plusieurs objets dans un
village voisin de Kiachta, à Troïsky-Sawsk, où j’eus l’occasion de
visiter la rare collection de M. Popoff.

Ce savant a étudié les mœurs de tous les insectes de la province
transbaïkalienne. J’ai remarqué parmi ses lépidoptères un papillon
d’une espèce extrêmement rare, qu’il appelle _Liparis Ochropoda_, et
qui pond des œufs fécondés sans accouplement préalable. Les expériences
fort curieuses qui l’ont amené à cette affirmation ont été répétées par
lui au gymnase d’Irkoutsk et à Troïsky-Sawsk avec un plein succès.

Il a vu se produire sans accouplement jusqu’à trois générations
successives dont la dernière n’était composée que de mâles[21].

        [21] Le même fait a été signalé par Blanchard (_Animaux
        articulés_, Paris, 1846), et par Lacordaire (_Introduction à
        l’entomologie_, tome III, page 383).

Nous quittâmes Kiachta, M. Marine et moi, dans notre tarantass trois
jours après le départ de la caravane. Nous comptions non-seulement la
rejoindre, mais encore la dépasser, comme je l’ai dit plus haut, et
séjourner plusieurs jours à Ourga en attendant son arrivée dans cette
ville.

Madame Grant, miss Cömpbell et Iwan Mikaëlowitch m’accompagnèrent
vingt kilomètres, chacun dans une petite voiture différente. Nous
traversâmes Maïmatchin et nous entrâmes en Mongolie. A la vérité, il y
a peu de différence entre ce pays et le désert. Seulement, à de rares
intervalles, on aperçoit un campement d’indigènes, composé d’une ou
deux tentes entourées d’une enceinte, dans laquelle se trouvent un
chameau, un cheval et quelques moutons.

Quand le jour commença à baisser, les trois petites voitures qui
accompagnaient ma tarantass pensèrent à rebrousser chemin. Je dois
avouer à ma honte que je n’avais nullement songé à apporter avec moi du
vin de Champagne pour le répandre à terre, suivant la coutume russe.
J’étais trop sincèrement triste. D’ailleurs, l’aspect du pays, la
perspective d’être privé de tout compagnon parlant français (car M.
Marine ne savait pas un mot de notre langue), le commencement d’une
existence toute nouvelle n’ajoutaient pas peu à l’émotion et à la peine
que me causait une telle séparation.

Je baisai la main des deux belles dames, je serrai dans mes bras le
jeune Nemptchinof, et je continuai ma route vers le sud, tandis que mes
trois amis, craignant de ne pas arriver à Kiachta avant la fin du jour,
imposaient à leurs chevaux une allure vertigineuse.

Un nuage de la poussière fine du désert, soulevé par les roues de leurs
voitures, les enveloppa bientôt, et ils disparurent à mes yeux: mon
voyage en Sibérie était complétement terminé.




CHAPITRE XVII

PREMIÈRE ÉTAPE EN MONGOLIE.

    Les Mongols. -- Leurs tentes; leur vie; leur manière de ne pas
    se perdre dans le désert. -- La caravane. -- Un sacrilége. --
    Le consul russe à Ourga. -- Le Koutoucta.


Le froid devint assez piquant à cette heure de la journée: le
thermomètre marqua plusieurs degrés au-dessous de zéro. Aussi
préférâmes-nous faire halte auprès d’un campement mongol, afin de
nous réchauffer au foyer de cette famille. D’ailleurs, M. Marine, en
véritable Russe, tenait à prendre le thé, et tous nos ustensiles pour
dresser le fourneau étaient loin de nous, avec la caravane. Les tentes
près desquelles notre iemschik arrêta sa troïka étaient pittoresquement
placées sur le penchant d’un coteau, à la lisière d’un petit bois de
sapins, derniers arbres qu’il me fut donné de contempler de longtemps.
La nuit était claire et limpide. La lune faisait scintiller les plaques
de neige qui avaient résisté au dégel des journées précédentes. Nous
nous hâtâmes, M. Marine et moi, de descendre de la tarantass; nous
sautâmes par-dessus la barrière de l’enclos mongol, et nous pénétrâmes
sans crier gare dans la tente qui nous parut la plus vaste.

Ces tentes sont solidement construites en treillages de bois recouverts
de plusieurs épaisseurs de peaux de mouton. Elles ont environ trois
mètres de diamètre. Une ouverture étroite et basse, devant laquelle est
suspendue aussi une peau de mouton, en forme l’unique entrée. En face
de cette porte se trouve toujours une petite statuette ou un dessin
représentant le dieu protecteur de la famille. Devant cette idole sont
placés sept ou huit petits vases contenant du pain, du sel, des petits
fragments de bois, des excréments de chameaux, du thé, tout ce dont ces
pauvres gens ont besoin pour leur malheureuse existence: sublime prière
en vérité, qu’il est curieux de trouver chez ces peuplades sauvages,
dont le culte n’engendre que l’oisiveté, l’abrutissement et la misère.

La tente était habitée par deux hommes et une femme couchés autour du
feu placé au milieu et qui seul éclairait ce taudis.

Nous nous aperçûmes bientôt que cette position était la seule
supportable, l’abondance de la fumée rendant la respiration impossible
à quatre-vingts centimètres au-dessus du sol. C’est pour cette raison
que les Mongols paraissent presque nègres, ayant le visage recouvert
d’une couche de suie dont ils ne cherchent jamais à se débarrasser. La
femme, comme presque toutes les Mongoles de son sexe, était couverte
de bijoux. Une demi-couronne en argent ornait son front; deux grandes
épingles retenaient ses cheveux derrière les oreilles, à la manière
des momies égyptiennes, et deux énormes broches, aussi en argent,
ramenaient l’extrémité de ses cheveux sur la poitrine; le tout orné de
pierres de différentes couleurs.

Ces trois êtres humains couchés à terre, immobiles autour d’un foyer
d’excréments de chameaux dont la lueur faisait briller leurs joyaux
et leurs yeux noirs, formaient un tableau d’un aspect diabolique. Une
ouverture était pratiquée à la partie supérieure de la tente, et par
cette ouverture on pouvait apercevoir la teinte douce et blanchâtre
des astres de la nuit. Combien mon existence s’était transformée en
quelques heures! Quand je n’aurai pas devant moi l’immensité du désert,
voilà les seuls intérieurs dans lesquels je pourrai désormais pénétrer.

Notre cocher ne tarda pas à nous suivre, lui aussi, dans la tente.
Comme il était Bouriatte, il lia conversation avec nos hôtes, qui
parurent satisfaits de nous recevoir. Je tâchai de me faire comprendre
de M. Marine, je n’ose pas dire en parlant russe.

La quasi-facilité avec laquelle j’y parvins me donna une haute idée
de son intelligence. Les Mongols s’aperçurent bientôt que les signes
tenaient une grande place dans notre conversation, et je fus, pour eux
comme pour les Chinois de Maïmatchin, l’objet d’une grande curiosité.
Seulement, je me gardai bien de me laisser toucher par qui que ce fût
de cette race sale, puante, couverte de vermine et d’ulcères. Je suis
sûr qu’il n’existe pas au monde une population plus dégoûtante que la
population mongole. L’eau est dans ce pays trop précieuse pour qu’on
l’emploie à un autre usage qu’à la boisson. Aussi, ces pauvres gens
sont-ils couverts de plaies qui vont toujours augmentant. Quelquefois
même, leurs membres se détachent et ils périssent, inspirant l’horreur
à tous ceux qui les approchent, au milieu de souffrances inouïes.

    [Illustration: Une rue à Ourga.]

Quand nous fûmes rassasiés, M. Marine et moi, nous nous hâtâmes de
sortir de la tente et nous nous étendîmes dans notre tarantass pour
nous y endormir.

Quand les chevaux furent suffisamment reposés, nous nous remîmes en
route; il était environ trois heures du matin.

Pendant ce voyage, nous nous vîmes plusieurs fois entourés subitement
par des cavaliers mongols aux vestes jaunes et aux culottes rouges,
qui, ayant aperçu un attelage russe, étaient accourus de toute la
vitesse de leurs chevaux pour jouir de la vue de deux étrangers. De
longues perches, assez lourdes, étaient attachées à leurs montures,
et traînaient derrière eux, marquant dans le sable la trace de leur
passage.

Ce sillon précieux, jouant le rôle des cailloux blancs du petit Poucet,
les empêche de se perdre et les ramène infailliblement chez eux après
plusieurs jours de course effrénée dans le désert et de vagabondage.
Armés de pied en cap, tantôt d’un arc avec quantité de flèches, tantôt
d’un fusil garni d’une fourche en fer en guise de baïonnette, et
toujours d’un énorme couteau, ces indigènes à l’air sauvage étaient
loin d’être rassurants.

Après nous avoir escortés pendant quelques minutes et s’être enquis
auprès de notre cocher de tous les renseignements désirables, ils
s’éloignaient ventre à terre, tantôt debout sur leurs étriers, tantôt
courbés sur leurs montures, semblant ne faire qu’un avec leur coursier
rapide.

Les Mongols chez lesquels nous fîmes halte le lendemain ressemblaient
trop à ceux de la veille pour que je les décrive ici. Seulement, il me
fut impossible de séjourner sous leurs tentes dès que je me fus rendu
compte du genre de repas auquel les malheureux se livraient. Un chameau
mort gisait à terre, à quelques pas de leur habitation. Depuis combien
de mois cet animal était-il là?...

Le froid avait sans doute aidé à sa conservation, mais non pas d’une
manière suffisante pour l’empêcher de répandre dans l’air une odeur
épouvantable.

Les pauvres Mongols en déchiquetaient chaque jour une petite
partie, espérant utiliser cette charogne longtemps encore pour leur
subsistance. Quand je pénétrai sous leur toit noirci par une fumée
abondante (car le bois ne se mêlait plus dans leur foyer, comme dans
celui de la veille, à l’excrément séché des chameaux), ils avalaient
avec avidité cette viande repoussante, bouillie dans une eau fétide,
sans le moindre assaisonnement, sans sel et sans pain!

Nous nous gardâmes bien, M. Marine et moi, de préparer du thé dans
cette marmite. Nous déjeunâmes de saucisson de mouton que j’avais eu
soin d’emporter avec moi. J’allai ensuite faire ma toilette avec de
la neige, bonheur insigne dont je fus privé peu de jours après, et
j’attendis, en m’étendant à terre, que notre troïka eût repris des
forces suffisantes pour continuer la route.

Pendant ma rêverie, je vis un des Mongols sortir de la tente, monter
sur un chameau, et disparaître au détour de la vallée en fredonnant une
chanson. Après cela, philosophes, cherchez d’où vient la joie! Quant à
moi, je préférerais être tout, et sans aucune restriction tout, homme
ou bête, que d’être ce Mongol, qui cependant chantait!...

Notre grande distraction du lendemain fut de scruter l’horizon pour
tâcher d’apercevoir notre caravane. Pour aller de Kiachta à Ourga, il
n’y a pas de route marquée. On suit simplement la direction du sud,
mais les obstacles divers que l’on rencontre d’ordinaire peuvent faire
dévier de plusieurs kilomètres.

Nous examinions avec attention, à l’aide de nos lorgnettes, les
campements de Mongols, les troupeaux de chameaux, toutes les ombres
portées. Nous fîmes plusieurs fois de longs détours pour nous
rapprocher de chimères éloignées, dont l’aspect nous avait semblé
pareil à celui d’une suite de voitures et de chameaux. Que de fois
notre attente fut déçue!

Enfin, deux pavillons flottant au vent, en tête d’une caravane
clairement et distinctement visible, ne nous laissèrent plus aucun
doute.

L’un de ces pavillons portait les aigles russes, l’autre contenait une
prière, et avait été placé là par le guide mongol pour protéger notre
voyage. Je revis avec plaisir le pauvre Pablo, qui déjà avait maigri
de plusieurs livres. Il me fit un grand éloge de mes autres compagnons
de route, avec lesquels il avait déjà fait ample connaissance. Je leur
serrai la main. Je les assurai que ma présence ne leur causerait,
par ma faute, aucun désagrément; je caressai le bœuf qui traînait ma
voiture vide, et je continuai ma route.

Quelques heures après, à la tombée de la nuit, nous vîmes se dresser
devant nous une silhouette étrange. En nous approchant, nous reconnûmes
une idole en plein air, représentant probablement le dieu des
voyageurs. Elle était en pain compressé et recouvert d’une sorte de
bitume. Elle était placée sur un cheval de même matière, et tenait en
main une lance à la manière du don Quichotte espagnol. Sa figure était
horrible à voir, et sa tête était surmontée d’une véritable chevelure.
Des dons en grand nombre étaient répandus à terre autour de l’idole.
Cinq ou six personnages, aussi en pain, se tenaient devant elle dans
l’attitude de la prière.

Nous sondâmes l’horizon, M. Marine et moi, et, malgré les supplications
de notre cocher craintif, nous fîmes un ample butin.

Nous saisîmes d’abord plusieurs offrandes, nous nous emparâmes de
quelques adorateurs; enfin, ne connaissant plus d’obstacle, j’arrachai
la tête du dieu lui-même, et je la mis dans mon sac. Nous nous
éloignâmes grand train de cet autel mutilé. Je ne tardai pas, du reste,
à regretter mon sacrilége: la tête du dieu se désagrégea aux secousses
de la voiture, et devint méconnaissable. Le lendemain matin, nous fûmes
réveillés par la folle allure que prirent soudain nos chevaux. Le
cocher s’était endormi et avait laissé tomber les guides à terre. Les
bêtes, effrayées, avaient pris le galop et, ne se sentant pas retenues,
couraient droit devant elles, sans considération des fossés, des
monticules, des obstacles de tout genre qui pouvaient se présenter. Les
appels les plus convaincants, les trémolos les plus expressifs n’eurent
sur elles aucune influence: nous filions toujours avec la même rapidité.

Notre cocher alors, en vrai sujet de l’empereur de Russie qu’il était,
ne craignit pas d’exposer sa vie, du moment qu’il s’agissait de
conserver celle de deux autres sujets du même empereur. Tandis que nous
le soutenions par les pieds entre la voiture et la troïka, il réussit
à ramasser les guides, qui déjà étaient embarrassées dans les jambes
d’un des chevaux. Une ruade, le moindre incident pendant cette délicate
opération, eût pu fracasser la tête de ce brave homme, dont la seule
faute, en somme, avait été d’être harassé de fatigue, et que nous ne
manquâmes pas de récompenser largement à notre arrivée à Ourga.

Malheureusement, nous nous étions écartés de la bonne direction.

Depuis combien de temps étions-nous à la merci de notre attelage? nul
de nous ne pouvait le savoir. Après avoir erré un peu au hasard, ne
se guidant que par la direction du soleil, notre Bouriatte désespéra
de retrouver le bon chemin. Nous adoptâmes alors le parti qui nous
restait à prendre: gravir une haute montagne et sonder l’horizon.
Comme nous ignorions complétement, M. Marine et moi, la configuration
du pays, ce fut notre cocher qui se chargea de l’ascension. Cette
série d’incidents nous fit perdre un jour entier. Il redescendit
heureusement, certain de la route à suivre, et nous repartîmes dans les
mêmes dispositions que le pigeon de la fable: croyant pour le coup que
nos malheurs finiraient par cette aventure.

Mais un fripon de cours d’eau vint encore apporter un obstacle à la
continuation de notre voyage. Nous supposions son manteau de glace trop
mince pour nous porter, et d’autre part cette couche, quelle qu’elle
fût, ne permettait pas de sonder. Après les péripéties de mon passage
du lac Baïkal, j’affirme que je me serais confié à cette glace sans la
moindre émotion; mais voyant les grandes hésitations de M. Marine et du
cocher, je finis par partager leurs craintes.

Nous descendîmes de la tarantass, mon compagnon et moi, et nous
passâmes d’abord à pied; puis l’iemschik nous suivit en lançant ses
chevaux à fond de train. La résistance de la glace fut tout juste
suffisante, et le lendemain peut-être nous n’eussions pu passer,
car sous le poids de la voiture la glace se fendit dans toute son
épaisseur, et l’eau derrière elle bondit à la surface, comme un vaincu
qui reprend ses droits.

Nous avions encore une montagne à franchir avant d’arriver à Ourga. Nos
chevaux fatigués la gravirent avec peine. Pour faciliter leur marche,
nous descendîmes de la tarantass et nous suivîmes l’attelage à pied.
Le site était pittoresque. A mesure que nous montions, les vallées
qui nous entouraient paraissaient plus sombres et plus étroites; les
cimes des hautes montagnes qui nous dominaient resplendissaient aux
ardeurs d’un beau soleil levant. Mon esprit se reporta à mes anciennes
excursions dans les Alpes et dans les Pyrénées. Oubliant volontiers
pendant quelques heures mon éloignement, les dangers d’un voyage aussi
considérable, je cherchais autour de moi la cime neigeuse du Mont Blanc
ou de la Maladetta. Deux ou trois tentes de Mongols que j’aperçus au
sommet du col que nous avions à traverser me rappelèrent subitement
à ma véritable situation. Nous reprîmes la voiture. La descente de
la montagne à travers les fondrières, en l’absence de tout chemin
frayé, ne s’accomplit pas sans émotions. La vallée dans laquelle
nous pénétrâmes était jonchée de grosses pierres. Nous ne pouvions y
avancer qu’au pas; encore éprouvions-nous des secousses effroyables.
Cette locomotion fatigante dura cinq à six heures. M. Marine en était
exténué. Son visage avait pris une telle expression de souffrance que
j’en fus effrayé. Nous aperçûmes vers une heure de l’après-midi une
grande lamaserie, élégamment piquée sur le flanc d’une montagne, et une
heure après environ, nous arrivâmes à Ourga, la capitale mongole.

Le consul russe pour qui j’avais une lettre de recommandation n’habite
pas dans la ville; le lecteur saura bientôt pourquoi. Son gouvernement
lui a fait construire à trois kilomètres environ une grande maison à la
sibérienne. Il vit là depuis vingt ans avec sa femme, protégé par deux
compagnies de gendarmes russes, logeant les rares voyageurs qui peuvent
se présenter, et n’ayant en dehors de cela pour toute distraction
que le voisinage de la ville, où je prie le lecteur de vouloir bien
pénétrer avec moi.

Les rues sont bordées de deux rangées de troncs d’arbre, plantés
verticalement et fortement liés ensemble. Des portes, aussi en troncs
d’arbres, sont ménagées dans ce double alignement, et donnent accès
dans des cours où se dressent des tentes absolument semblables à celles
que j’ai décrites précédemment. Le Mongol est essentiellement nomade,
et même en ville ne se plairait pas dans une autre habitation. Le
gouverneur mongol, le grand lama, les plus hauts dignitaires habitent
aussi à Ourga sous la tente. La lamaserie, le palais du Koutoukta et
la prison dominent seuls cette ville bizarre; mais comme ces trois
constructions stables sont faites aussi de bûches superposées, elles
rompent peu l’aspect monotone.

La lamaserie renferme d’assez grandes richesses. Le dieu principal,
placé au milieu, est fondu en cuivre et a soixante pieds de haut.
Autour de lui sont placés beaucoup d’autres personnages en cuivre. De
petites niches sont ménagées dans les murs, et renferment chacune un
petit dieu aussi en cuivre. J’en ai compté douze cents. Des drapeaux
et des banderoles en étoffes de prix et brochées d’or tapissent cette
église, et empêchent d’en embrasser d’un coup d’œil l’effet général.
A la droite du dieu principal se trouve l’estrade où prend place le
Koutoukta pendant les cérémonies.

    [Illustration: Le Grand Lama de Mongolie.]

Ce Koutoukta est le dieu préféré des Mongols. C’est un enfant que le
grand lama d’Ourga va chercher en pompe au Thibet, où il est désigné
sans doute par les lamas du pays. L’enfant vit retiré dans le fond de
cette maison, que l’on décore ici du nom pompeux de palais. Par une
fatalité bizarre, mais toujours renouvelée, ce dieu vivant ne dépasse
jamais l’âge de dix-huit à vingt ans. La cause de ce destin impitoyable
pourrait se trouver, je pense, dans les appréhensions du gouvernement
de Pékin, jaloux de l’influence nuisible à ses intérêts que le
Koutoukta pourrait exercer, à partir de cet âge, sur la population
mongole. Quant à la prison, elle est formée de deux enceintes hautes de
quatre mètres environ, aussi en troncs d’arbres.




CHAPITRE XVIII

OURGA. -- ENTRÉE DANS LE DÉSERT DE GOBI.

    Religion mongole. -- Cérémonies funèbres. -- La montagne
    sainte. -- Mes compagnons de route. -- Départ d’Ourga. --
    Première halte. -- La veille de Pâques.


La pensée de la mort et de la vie future plane constamment sur cette
triste cité. Les pratiques religieuses forment la principale occupation
de ses fanatiques habitants. Des drapeaux sur lesquels sont gravées
des prières flottent sur les enceintes de bois qui entourent les
habitations. Quelques fanatiques tendent même une corde au-dessus de
cette première rangée de drapeaux, et y attachent encore des oriflammes
recouvertes de formules pieuses. Ces étoffes de toutes couleurs, qui
brillent au soleil et qui s’agitent au moindre vent, donnent à cette
ville un air de fête qui contraste étrangement avec l’atmosphère
funèbre que l’on y respire.

La pratique principale du culte consiste à faire tourner, comme un
cheval de manége, un grand moulin qui contient une quantité énorme de
prières écrites. Faire faire un tour au moulin équivaut, aux yeux de
ces pauvres gens, à avoir récité toutes les prières qu’il contient.
Ces moulins sont établis partout. Tous les trente ou quarante pas,
il y en a dans les rues, auxquels peuvent s’atteler quatre ou cinq
hommes. Autour de la lamaserie, on peut compter jusqu’à cinquante ou
quatre-vingts moulins. Quelques Mongols ne se contentent pas du moulin
commun, et font tourner de la main gauche un petit moulin portatif,
tandis que de la main droite ils contribuent à la rotation du gros
moulin de leur quartier. Deux cloches, l’une aiguë, l’autre grave,
indiquent les demi-tours et les tours entiers de chaque machine. C’est
un carillon perpétuel, qui ajoute encore à la physionomie pittoresque
de cette étrange station.

On ne peut passer sur la place du palais du Koutoukta ni à cheval, ni
à chameau, ni en voiture. Le rite impose de ne la traverser qu’à pied;
mais la plupart, outre-passant la règle, n’y pénètrent que sur les
genoux.

Mais arrivons maintenant aux plus curieuses coutumes de ce peuple,
c’est-à-dire aux cérémonies qui accompagnent la mort et la sépulture.

C’est un grand malheur, aux yeux des Mongols, de mourir dans sa tente.
L’entrée du ciel est fermée au défunt, et, de plus, une sorte de
fatalité malheureuse entoure à l’avenir la demeure souillée par la
présence d’un mort.

Dès qu’un habitant d’Ourga est frappé d’une maladie réputée incurable,
dès que toute espérance de le sauver est éteinte, on le transporte
dans la chambre dite des agonisants, sorte de petite construction
funèbre attenant à la lamaserie. Une fois là, il est entre les mains
des prêtres, qui, loin de penser à lui porter le moindre secours,
s’occupent exclusivement du salut de son âme.

Je suis entré dans cet abominable lieu, mais je dois avouer que j’y
suis resté si peu de temps, que je ne saurais en faire une description
détaillée. Six ou sept hommes ou femmes étaient étendus à terre, sur un
tapis, agonisant et râlant...

Pour en finir le plus tôt possible, ami lecteur, avec cet atroce sujet,
accompagnons immédiatement un mort jusqu’à sa dernière demeure. On
le transporte le visage découvert, et enveloppé d’un simple linceul
en toile bleue, à deux kilomètres environ de la ville, du côté du
nord-est. Là, on le dépose à terre, et les assistants, rangés autour,
remplissent l’air de cris perçants. Ce brouhaha indescriptible est à
peine commencé, que l’on voit, à quelque distance, rôder des chiens
énormes et que l’on aperçoit planant dans l’air des corbeaux et des
vautours, que la nature semble avoir étrangement prédestinés à leur
rôle odieux en les dotant de pattes et de becs rouge-sang. Les membres
de la famille du défunt, après avoir hurlé pendant dix minutes environ,
embrassent l’un après l’autre les pieds du cadavre, et se retirent en
se voilant la figure. Rien ne peut égaler l’horreur de la scène qui se
passe peu après. Les chiens se rapprochent en grognant, les oiseaux
descendent peu à peu, en faisant entendre dans l’air leur croassement
sinistre. Une heure après la cérémonie, il ne reste du mort que le
crâne et le linceul; mais celui qui a assisté à cet horrible repas,
semblable en tout à celui du songe d’Athalie, a été si profondément
frappé par ce spectacle, qu’il ne peut de longtemps en distraire sa
pensée.

Tout ce côté de la ville est jonché de crânes et de linceuls; on ne
peut faire un pas sans en heurter. Ceux qui sont à la surface du
sol sont soulevés par le vent, et transportés parfois à une grande
distance; d’autres sont à moitié pourris, et se confondent déjà en
partie avec la terre dont ils sont formés. Quand la tempête soulève des
tourbillons et que l’on a le malheur de se trouver sous le vent, on
n’ose songer à ce que l’on respire et à ce qui craque entre les dents.

Je revins chez le consul, l’esprit tout troublé de ce que je venais de
voir; mais je fus largement distrait par la charmante soirée que je
passai au sein de sa famille, pendant laquelle nous nous entretînmes
longtemps de Pétersbourg et de Paris, que mes aimables hôtes
connaissaient à fond et espéraient revoir bientôt.

J’appris pourtant, ce soir-là, une triste nouvelle: des trois marchands
de thé qui formaient la première caravane, à laquelle M. Pfaffius
avait d’abord pensé m’adjoindre, deux étaient morts, l’un pendant le
trajet de Kiachta à Ourga et l’autre peu après avoir quitté la capitale
mongole. J’allai visiter les deux tombes fraîches de ceux qui auraient
pu être mes compagnons de voyage, et je remerciai mentalement le lac
Baïkal d’avoir un peu retardé mon arrivée à Kiachta.

Le lendemain, j’allai me promener, avec le jeune interprète du
consulat, sur une montagne voisine d’Ourga, et connue sous le nom de
Montagne sainte. Elle est l’objet d’une grande vénération. On ne peut
la gravir autrement qu’à pied. On ne peut la cultiver ni couper aucun
arbre, de telle sorte que cette montagne est restée seule boisée au
milieu de l’immensité pelée de la Mongolie. Les habitants de ce lugubre
pays se retirent souvent pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois
dans les replis de cette montagne, pour y vivre dans la solitude,
méditer sur la vanité des choses de ce monde, pour y mener, en un mot,
la vie d’anachorète. J’ai rencontré plusieurs de ces ermites établis
au fond des bois, s’occupant, sans discontinuité, à faire tourner
leur dévot moulin, et nous offrant d’intercéder pour nous auprès du
Koutoukta.

J’eus le regret, pendant mon séjour à Ourga, de ne pouvoir aller
rendre visite à cette jeune divinité. Elle était morte six semaines
environ avant mon arrivée dans la capitale mongole. Je ne pus voir
non plus le grand lama, qui était parti pour aller chercher au Thibet
un nouveau petit dieu. J’en fus d’autant plus attristé, que le consul
russe m’assura que, par le gouverneur chinois, il eût pu facilement me
faire parvenir jusqu’aux pieds du Koutoukta. J’aurais pu là, pendant
quelques instants, causer avec un dieu des choses de l’autre monde.
Une pareille relation eût certainement assuré à ce livre un formidable
succès. Hélas! je crains bien que dans l’avenir une pareille occasion
ne se représente jamais pour moi.

    [Illustration: Moulin à prières à Ourga.]

Les jours se succédaient, et notre caravane, laissée en arrière,
n’apparaissait pas encore à l’horizon. Un jeune Russe arriva même en
voiture de Kiachta, et déclara ne pas l’avoir rencontrée. Je commençais
à être un peu inquiet, car j’avais confié à Pablo non-seulement mon
bagage, mais aussi ma fortune. On se figure, en effet, qu’une assez
forte somme en thé de brique, seule monnaie courante en Mongolie,
et aussi en pièces d’argent, dont j’avais dû me précautionner pour
le trajet de l’avenir en Chine, constitue un encombrant bagage.
Certes, je n’eusse pas agi de la sorte avec tout le monde; mais Pablo
était visiblement, au point de vue de l’honnêteté, un domestique
exceptionnel. Je ne craignis pas un seul instant qu’il se fût enfui
avec la caisse: je comptais d’ailleurs sur ses continuelles et
salutaires appréhensions; mais je craignais qu’un malheur fût arrivé à
la caravane ou que Pablo fût mort, deux choses, après tout, extrêmement
vraisemblables. Heureusement, il n’en fut rien. Cinq jours après mon
arrivée à Ourga, je le vis apparaître dans ma chambre. Il porta ma main
à son front, à la manière des Turcs, et me remit la clef de ma voiture,
comme un soldat qui dépose son épée. Notre guide mongol demanda un jour
d’arrêt, pour vendre ses bœufs et acheter les chameaux qui devaient
traîner les voitures. Je pus donc, avant de partir, faire connaissance
avec mes nouveaux compagnons.

M. Schévélof, le chef de la caravane, était âgé de trente-huit à
quarante ans. Il faisait le trajet de Kiachta à Haïnko pour la septième
fois. Il avait le teint jauni par les fièvres et une maladie de foie
contractée dans la Chine méridionale. Il parlait merveilleusement
le chinois et le mongol. C’était à la fois notre mentor et notre
interprète; s’il nous eût manqué en route, je ne sais vraiment pas ce
que nous serions devenus.

Il y avait M. Kousnietzof, nullement parent du richard de Krasnoïarsk
que j’ai présenté au lecteur. C’était un jeune homme de vingt ans,
originaire de Verchni-Oudinsk, et qui sortait pour la première fois
de sa ville natale. Sibérien pur sang, il avait une épaisse chevelure
blonde qui lui descendait jusqu’au milieu du dos et pas un poil de
barbe. Accoutumé aux bottes et à la grande blouse du costume national
russe, non-seulement il était gêné dans le pantalon et la jaquette
qu’il avait endossés pour la circonstance de son voyage en Chine, mais
encore il lui semblait qu’il était ainsi vêtu d’une manière indécente;
aussi, en entrant dans le salon de la femme du consul, préféra-t-il se
faire un jupon avec sa chemise, en nous en exhibant les pans, plutôt
que de se présenter dans un costume aussi découvert. Décidément tout
dans ce bas monde est de pure convention, et l’on pourrait se demander
après un pareil acte si la pudeur est de loi naturelle.

M. Marine arrivait de Tobolsk, sa ville natale. Il connaissait Omsk,
l’Oural et Ékatérinembourg; il avait même été une fois jusqu’à Perm;
aussi parlait-il avec emphase de ses lointains voyages et critiquait-il
tout, sous prétexte qu’il avait admiré dans sa jeunesse les splendeurs
de l’Occident. -- Ses plaintes continuelles, la lourdeur de son corps
et de son esprit nous agacèrent d’abord, mais nous sûmes plus tard en
tirer parti en nous divertissant aux dépens de ce pauvre garçon devenu
notre souffre-douleur.

Ce fut le 8 avril que je pris congé du consul russe d’Ourga, dont
je regrette d’avoir oublié le nom. Comme il allait bientôt partir
pour Pétersbourg avec toute sa famille, nous pûmes mutuellement nous
souhaiter bon voyage. Il me reconduisit jusqu’à la grille qui ferme
l’enclos du consulat. Je lui serrai cordialement la main et je fis à
pied les deux premiers kilomètres des cinq cents lieues de désert que
j’avais à parcourir.

En me voyant ainsi marcher derrière une voiture qui devait être pendant
de longs jours mon unique habitation, je me figurai un instant qu’à
l’exemple du chevalier des Grieux, je m’étais adjoint à une troupe de
saltimbanques. Personne, hélas! dans la caravane ne pouvait rappeler
même de loin le joli visage de Manon Lescaut.

La voiture de M. Schévélof ouvrait la marche. Elle était surmontée d’un
drapeau russe et d’une bannière mongole à prières. Immédiatement après
suivait la voiture de M. Kousnietzof, puis quatorze chameaux, portant
les bagages, marchaient ensuite à la file les uns des autres. Parmi
ces bagages, il y avait deux tentes, l’une pour nous et l’autre pour
les Mongols, et une batterie de cuisine. Enfin la voiture de Pablo, la
mienne et celle de M. Marine formaient la queue de la caravane. Nous
étions accompagnés de sept indigènes dont le chef était à cheval, et
qui, montant eux-mêmes des chameaux, surveillaient de cette hauteur la
portion de la caravane spécialement confiée aux soins de chacun.

Nous commençâmes par cheminer dans un pays montagneux et beau,
mais parsemé de grosses pierres qui, soulevant nos voitures, nous
occasionnaient des secousses désagréables. Vers onze heures du soir
nous fîmes halte et nous dressâmes seulement une tente, ne comptant
rester que peu de temps en cet endroit. Nous dînâmes cette fois des
provisions fraîches que chacun avait apportées d’Ourga, puis nous
assistâmes au repas de nos Mongols.

Ils dressèrent promptement un feu au centre de la tente avec des
fientes de chameau, firent bouillir de l’eau dans une grande marmite
et y plongèrent un mouton entier qui avait été découpé en sept
parties tout à fait au hasard. Un quart d’heure après, sans prendre
même la peine d’ajouter du sel ou quelque autre assaisonnement, ils
s’emparèrent chacun d’un morceau et le dévorèrent, c’est le mot propre,
sans pain, comme sept animaux féroces en faisant craquer les petits
os entre leurs dents. Ce que je remarquai surtout de bestial et de
vraiment sauvage dans cette curée, ce ne fut pas tant la quantité
énorme de viande absorbée par ces gens que la gloutonnerie avec
laquelle ils se jetèrent sur la marmite dès que le chef eut donné le
signal. Ils firent tout disparaître, sauf les gros os, sans séparer les
bouchées, avalant avec effort les parties nerveuses qu’ils ne pouvaient
mâcher; en un mot, cherchant simplement à se remplir l’estomac le plus
promptement possible.

Comme les Mongols ont l’habitude de déposer simplement leurs morts
à terre, ils doivent par opposition, soit en les enterrant, soit en
les brûlant, faire disparaître les restes de leurs animaux. C’est ce
dernier procédé que nos guides employèrent ce soir-là. Une affreuse
odeur se répandit bientôt dans la tente et nous réduisit à la quitter.
Nous rentrâmes dans nos voitures, où nous nous endormîmes profondément.

Peu après nous fûmes réveillés par les cris de nos hommes qui
couraient après un des chameaux, porteur de bagages. Celui-ci, ayant
probablement déjà éprouvé les fatigues de la traversée du Gobi avait
désiré quitter notre caravane. S’étant heureusement débarrassé par ses
bonds de deux petites caisses qu’il avait sur le dos et qui justement
m’appartenaient, il s’était enfoncé dans les profondeurs du désert ou
dans les bois de la montagne sainte que nous avions contournée. Bref,
nous ne le revîmes plus. Cet accident nous empêcha de repartir avant le
lever du jour. Notre guide dut aller acheter un autre chameau à Ourga.
Nous ne nous remîmes en marche qu’à dix heures du matin.

Le troisième jour nous arrivâmes au pied d’une dernière chaîne de
montagnes qui précède le désert proprement dit. Comme les chameaux ne
peuvent chargés gravir aucune côte, notre guide loua des bœufs aux
Mongols qui se sont établis au pied de cette montagne pour rendre
ainsi service aux voyageurs contre rémunération. Nous mîmes quatre
heures environ à atteindre le sommet. Avant de commencer la descente
et de me lancer en plein désert, je me retournai vers le nord et je
contemplai avec admiration la chaîne des monts Altaï. En apercevant
leurs cimes neigeuses, je dis un dernier adieu à la Sibérie qu’elles
cachaient à mes regards. J’embrassai dans ce coup d’œil tout l’ensemble
de l’immense route que je venais de parcourir; et quand je me retournai
vers le sud où je ne distinguai plus un seul flocon de neige, toutes
mes aspirations s’élancèrent vers les plaines verdoyantes de Pékin et
de la Chine méridionale que j’espérais bientôt atteindre.

Nous entrâmes enfin dans le grand désert de Gobi que nous mîmes
dix-huit jours à traverser.

Nous ne nous arrêtâmes que bien peu, et je me demande vraiment comment
les chameaux, animaux flasques et délicats à certains points de vue,
peuvent supporter une aussi grande fatigue. Vers onze heures du matin
nous dressions les tentes. Les chameaux broutaient alors pendant deux
heures environ une herbe rare. Nous repartions, et la caravane ne
s’arrêtait plus qu’à onze heures du soir.

La halte de la nuit, pendant laquelle les chameaux dormaient, durait
à peine une heure, et nous cheminions de nouveau sans discontinuer
jusqu’à onze heures du matin.

Le centre du désert de Gobi ressemble au Sahara. C’est une mer de sable
sur l’étendue de laquelle le regard n’est distrait par rien. Quand plus
tard nous y arrivâmes et pendant les quatre jours que nous employâmes à
traverser cette partie tout à fait privée de végétation, les chameaux
accomplirent leur travail ordinaire sans prendre la moindre nourriture.
Le dernier jour seulement plusieurs s’arrêtèrent et se couchèrent
comme pour nous faire comprendre leur extrême fatigue. Quelques coups
de bâton les remirent bientôt sur pied, et, en somme, pas un seul ne
périt. Le cheval que notre guide avait acheté à Kiachta, et pour qui
cependant les chameaux portaient du foin et de l’avoine, mourut au bout
de huit jours. Un second acheté à des Mongols que nous rencontrâmes
par hasard sur notre route eut le même sort. Ainsi s’affirmait sous
nos yeux la supériorité du chameau sur le cheval, là où il s’agit de
supporter des fatigues prolongées.

Le chef mongol de notre caravane avait une connaissance approfondie
du désert. Dans la journée il se guidait ordinairement sur les traces
encore visibles de caravanes: squelettes de chevaux, de chameaux ou
même de bœufs que nous rencontrions fréquemment. La nuit, il se servait
d’une étoile comme d’un phare naturel et marchait dans la direction
de l’astre sans même regarder à terre, comme les mages de l’Évangile.
Plusieurs fois cependant le ciel fut voilé par des nuages et le sol
ne présenta aucun indice de précédent passage. Pareille situation ne
l’embarrassait pas: il dirigeait notre caravane vers Kalkann aussi
sûrement qu’un marin pointe son vaisseau vers le port qu’il désire
atteindre.

Quatre jours après avoir quitté Ourga, M. Schévélof nous rappela
pendant la halte de la nuit que l’Église orthodoxe célébrait le
lendemain la fête de Pâques: «Il faudra, ajouta-t-il, nous livrer à
quelque réjouissance.» Le projet fut adopté. M. Marine sortit aussitôt
de la tente et revint bientôt avec des bonbons qu’il nous distribua
comme pour ouvrir la fête. «Puisqu’il en est ainsi, m’écriai-je, je
vous propose un souper fin», et, courant à ma voiture, j’en rapportai
une des boîtes de foie gras dont j’avais fait provision. M. Schévélof
déboucha une bouteille de vin de Crimée, et nous commençâmes un joyeux
repas.

Les Mongols, nous entendant rire, vinrent s’accroupir à l’entrée
de notre tente et entamèrent plusieurs discussions sur le goût de
nos miettes qu’ils ramassaient à terre avec empressement. Le jeune
Kousnietzof voulut aussi apporter sa part au menu du festin. Il sortit
de la tente, et, au lieu de nous présenter des victuailles, qui
n’auraient eu d’ailleurs qu’un mince succès, il revint en accordant
une guitare dont il pinçait à merveille. Le repas fini, nous donnâmes
la parole à l’instrument, auquel Wassili-Michaëlowitch inspira de
mélancoliques pensées.

L’intérieur de notre tente formait alors un pittoresque tableau.
Accroupis tous les cinq autour de notre foyer, dans ce petit réduit,
seul éclairé et chaud au milieu de l’immensité du désert, nous
écoutions sans rien dire, de peur de troubler mutuellement nos
rêveries. Les physionomies de nos Mongols que nous apercevions à
l’entrée de la tente nous rappelaient à tout moment l’étrangeté de
notre situation. Nous eussions certainement oublié l’heure et prolongé
indéfiniment cette fête musicale et imaginative, si notre chef mongol,
habitué au désert et peu sensible aux sons de la guitare, n’avait donné
subitement le signal du départ. Un quart d’heure après, les tentes
étaient pliées, la petite portion de terrain qui nous avait servi de
demeure était redevenue le grand désert; nos voitures étaient attelées,
et la caravane avait repris sa marche.




CHAPITRE XIX

LE DÉSERT DE GOBI.

    Rencontre d’un prince mongol et de sa cour. -- Notre vie au
    désert. -- La plaine de sable. -- Privation d’eau. -- Mirage
    lunaire. -- Trois exécutions. -- Un voyageur égaré. -- Arrivée
    à la grande muraille de Kalkann.


Un vent assez violent s’éleva à la pointe du jour; aussi de la journée
personne ne songea à sortir, et chose bizarre, pendant cette fête de
Pâques qui devait se passer en réjouissances, nous ne cherchâmes même
pas à nous apercevoir les uns les autres, ne fût-ce que pour nous
souhaiter le bonjour.

Le lendemain le temps ne devint pas meilleur; la grêle tomba même
plusieurs fois en assez grande abondance pour blanchir la terre.

Nous ne sortîmes guère non plus de nos voitures ce jour-là, sauf vers
le soir, où M. Schévélof signala dans le lointain, à l’aide de sa
lorgnette, une grande réunion de tentes. En nous approchant davantage,
nous vîmes qu’elles n’étaient malheureusement pas habitées par des
Européens, et notre guide ne tarda pas à reconnaître une halte d’un
prince mongol entouré de sa cour.

Une vingtaine de tentes se dressaient à côté les unes des autres.
Celle du chef, plus grande et entourée d’une sorte de mur couvert de
peintures grossières, se distinguait immédiatement. Une autre, à peu
près de même grandeur et entourée de moulins à prières, se désignait
comme le temple de la tribu. A notre approche, les chiens qui gardaient
chacun une tente firent un tel vacarme qu’ils mirent l’émoi dans tout
le village. Un grand nombre d’habitants, nous reconnaissant de loin
pour étrangers, vinrent au-devant de nous, un peu par curiosité, mais
aussi pour s’assurer de nos sentiments pacifiques. Des pourparlers
commencèrent entre l’un de ces hommes et M. Schévélof, qui nous annonça
que peu après nous allions être admis en présence du prince.

    [Illustration: Ma voiture en Mongolie.]

La simplicité de son intérieur m’étonna. La seule particularité qui
distinguât sa tente était la présence d’un petit fourneau dont le tube
perçait le plafond. Le luxe de ce palais princier consistait donc
uniquement à éviter l’asphyxie causée partout ailleurs par une fumée
nauséabonde. Le prince était accroupi au fond sur un tapis. Il était
vêtu d’une grande robe en soie bleue bordée de velours noir. Ses jambes
disparaissaient dans des sortes de bottes en soie noire. Sa ceinture
à laquelle étaient attachés, comme à celle de tous les Mongols, les
ustensiles nécessaires pour fumer et pour produire le feu, était brodée
en argent. Son bonnet était fait de cuir jaune avec des bords relevés
en fourrure, et surmonté d’une boule bleue d’où pendait un petit
plumeau en poils.

Quand nous entrâmes, il tira de sa poche un flacon rempli d’essence de
tabac qu’il présenta à M. Schévélof. Celui-ci en détacha le bouchon
auquel était attachée une cuillère microscopique, prit dans la cuillère
une goutte d’essence, la porta à son nez, fit semblant d’éprouver une
indescriptible jouissance, puis remit tout en place et passa le flacon
à M. Marine en lui disant de répéter la même cérémonie. Quand nous nous
fûmes pâmés tous les cinq, car Pablo ne manquait jamais de s’accrocher
à moi dans les circonstances extraordinaires, il fallut entamer une
conversation. C’était toujours le pauvre M. Schévélof qui était chargé
de ces missions délicates. Il s’en acquitta fort bien. Il demanda la
permission d’aller visiter le temple, ce qui nous fut accordé. Le lama
nous offrit de prier le dieu pour l’heureuse continuation de notre
voyage. J’acceptai pour ma part avec empressement, en donnant comme
honoraires une brique de thé, cinq aiguilles et un peu de fil.

Ma voiture fut peu après entourée par cinq lamas qui se prosternaient
devant elle en psalmodiant des prières et en faisant tourner chacun un
petit moulin portatif. J’ai rarement vu quelque chose d’aussi grotesque
que cette cérémonie. J’allai me cacher au fond de ma voiture pour
dissimuler mes rires; mais le grand prêtre ne tarda pas à en ouvrir
la porte sans me demander permission pour en examiner l’intérieur en
détail. Me rappelant alors l’accueil que venait de nous faire le chef
de cette tribu, je donnai à sentir à ces lamas je ne sais quel flacon
de parfumerie. Voyant à quel point ils appréciaient cette odeur, je
les aspergeai avec mon essence du haut de ma voiture au moment où la
caravane se remit en marche. Dès lors leur reconnaissance dépassa
toutes les bornes et ils s’inclinèrent à plusieurs reprises. En
m’éloignant je les voyais encore de loin se sentir mutuellement les
épaules. Il me sembla même, au moment de les perdre de vue, que la
population s’approchait de ces lamas pour jouir de leur odeur: fait
jusqu’alors inconnu dans l’histoire de cette tribu, miracle ineffable
que les petits-enfants entendront pendant plusieurs générations
raconter par leurs grands-pères.

A partir de ce jour le temps devint non-seulement beau, mais chaud.
Nos journées se succédaient assez pareilles il est vrai, mais non sans
charme et sans gaieté. Nous sortions de nos voitures au moment de
la halte du matin. Comme pendant la première moitié de notre voyage
nous ne manquâmes jamais d’eau, au moins pour boire, la discussion
s’engageait chaque jour entre mes compagnons, pendant qu’on dressait
les tentes, sur la préparation du thé. Sera-ce du thé de brique ou du
thé fin? Y mêlerons-nous du lait de mouton, du vin ou du citron? Le
préparerons-nous tout à fait à la mongole, c’est-à-dire avec du beurre,
de la farine et du sel? Beaucoup d’autres propositions, qu’il serait
trop long d’énumérer ici, étaient faites par M. Marine, M. Kousnietzof
et même par Pablo, qui ne dédaignait pas d’émettre son avis. Quand
chacun était repu, les tentes étaient pliées, les chameaux reprenaient
leur marche, et, plaçant notre fusil sur l’épaule, nous nous écartions
de la caravane jusqu’à cinq ou six heures du soir, après quoi nous
remontions en voiture. L’un chassait les volatiles: M. Kousnietzof ne
se couchait jamais sans avoir abattu un canard ou bien une perdrix
d’une espèce assez répandue en Mongolie, mais encore peu connue en
Europe, aux pattes ongulées et couvertes de poils assez semblables à
ceux des rats.

Je préférais poursuivre les daims et les cerfs blancs que nous
apercevions quelquefois en grand nombre, mais toujours à des distances
énormes. Que de lieues supplémentaires j’ai faites ainsi à pied, dans
l’espérance d’atteindre un de ces animaux! Une fois surtout, convaincu
d’en avoir blessé un assez grièvement, je ne sais jusqu’où je me serais
laissé entraîner, si le crépuscule ne m’avait fait craindre de perdre
de vue la caravane et de m’égarer dans ce désert, le plus étendu de
tous les déserts du globe[22].

        [22] Le désert de Gobi proprement dit est un peu moins grand
        que le Sahara, mais il faut remarquer que tous les pays
        par lesquels il est borné surtout à l’ouest, sont aussi de
        véritables déserts.

M. Marine, par prudence ou par crainte de la fatigue, s’écartait peu
de la caravane; parfois même il s’asseyait sur la porte de sa voiture,
les pieds appuyés sur un marchepied, et de là tirait sur tout ce
qu’il voyait, quelle que fût la bête et à quelque distance qu’elle
se trouvât. Un jour pourtant, nous parvînmes, M. Schévélof et moi, à
faire vibrer en lui la fibre du chasseur, dans une circonstance dont le
souvenir nous divertit longtemps.

Je marchais à deux kilomètres environ devant la caravane, en causant
avec son aimable chef, quand nous aperçûmes à terre une hermine morte,
et bien morte, il était facile de le constater à son immobilité et
à son odeur. Nous la plaçons en quelques secondes dans une touffe
d’herbe, en relevant un peu sa tête à la manière des animaux qui
écoutent; puis nous allons prévenir M. Marine que le moment est venu
pour lui de se montrer. Il approche à pas lents, nous suppliant de ne
pas le devancer et de ne faire aucun bruit. Il épaule, le coup part;
rien ne bouge naturellement.

«Bravo!» m’écriai-je, et je fais semblant de vouloir m’élancer pour
m’emparer de l’animal. Mais voilà où commence le comique de l’histoire.
M. Marine, avec des gestes furieux, me fait signe de m’arrêter.
J’obéis. Il épaule de nouveau, il vise avec le plus grand soin. M.
Schévélof pensa mourir de rire. Le coup part. Rien ne bouge encore.
«Ah! cette fois elle est sûrement morte, me dit M. Marine. -- Mais
pourquoi donc l’avez-vous tirée deux fois? -- Dans la crainte de
l’avoir manqué d’abord, et qu’elle n’aie pas entendu le bruit de mon
arme.» Les plaisanteries tombèrent dru après cette réponse sur le
pauvre Ivan Ivanovitch. Mais franchement on n’est pas naïf chasseur à
ce point-là.

Peu de temps après nous entrâmes dans la grande plaine de sable dont
j’ai parlé, qui forme le milieu du désert de Gobi. Le premier jour se
passa bien. Une certaine tristesse régna, il est vrai, parmi nous, mais
nous n’y prîmes pas garde. Le second jour fut déjà plus difficile.
M. Kousnietzof trouva qu’on avait mis dans le thé quelques grains de
sel de trop; M. Marine eût préféré qu’on n’en mît pas du tout. Chacun
chercha raison de se plaindre.

Le troisième jour fut plus difficile encore. Wassili Mikaëlowitch ne
parut même pas sous la tente pendant la halte du matin. Sous prétexte
de continuer la lecture d’un livre qui l’intéressait fort, il déjeuna
dans sa voiture. Une farce comme celle de l’hermine eût été alors
fort mal accueillie. Et pourtant j’affirme qu’on ne saurait trouver
des caractères aussi agréables que ceux de mes compagnons de voyage.
Nous n’étions nullement fâchés les uns contre les autres, mais nous
ressentions l’influence de la nature vide qui nous entourait.

Dans les immenses solitudes de Sibérie il y a des forêts qui reposent
le regard; en pleine mer les flots représentent en quelque sorte la
vie par leurs mouvements, par leur apparence calme ou furieuse, tandis
qu’au milieu du désert on ne trouve que solitude et immobilité. Autour
de la mort seulement règnent ces deux grandes choses d’une façon plus
absolue encore; rien ne ressemble à un tombeau comme le désert. Malgré
soi, on s’y trouve envahi par des idées sérieuses et graves. Nous ne
parlions que fort peu; nous marchions loin les uns des autres.

Nous réfléchissions beaucoup, en ramassant à terre, comme passe-temps,
les pierres rares qui sont dans cette partie du Gobi: on y trouve de
grosses agates et d’autres minerais dont j’ignore le nom, qui, malgré
leur transparence, ont une teinte jaune rouge ou verte. Le sol en est
jonché. On dirait une gigantesque mosaïque.

Un matin le chef mongol déclara que notre provision d’eau était
épuisée: «J’avais compté, nous dit-il, la renouveler dans un étang
qui existe d’ordinaire ici; vous pouvez en voir la place, mais il
est entièrement desséché.» Cette nouvelle, bien que triste, faisant
diversion à la monotonie de notre existence, ramena la gaieté parmi
nous. M. Schévélof seulement et moi avions pensé à emporter du vin,
mais notre provision n’était pas abondante. Nous ne fîmes du thé ce
jour-là ni au sel, ni au sucre, ni à la farine. Les boîtes de conserves
furent largement entamées, et en élevant nos verres remplis d’une
liqueur devenue bien précieuse, nous portâmes ce toast certainement
inconnu en France: A l’espérance de boire de l’eau!

M. Kousnietzof, qui, en véritable Sibérien, eût préféré un demi-verre
de thé à une bouteille du vin le plus délicat, accepta cette privation
plus difficilement que mes autres compagnons. Il ne cessa pendant toute
cette journée d’inspecter l’horizon à l’aide de sa lorgnette. La nuit
venue, il continua ses investigations, et tout à coup fit arrêter la
caravane en nous montrant à l’horizon une surface blanchâtre. «Wada,
Wada! s’écria-t-il; de l’eau, de l’eau!» Dans notre enthousiasme, nous
sortîmes tous de nos voitures, et, emmenant les chameaux qui portaient
les tonneaux, nous vous dirigeâmes du côté indiqué. M. Kousnietzof
courait, M. Marine dansait, Pablo chantait, moi je suivais et A.
Schévélof doutait. Ce dernier était décidément digne d’être le chef
de notre caravane. Cette teinte blanche provenait d’une couche de sel
qui recouvrait la terre sur une grande étendue. Un peu décontenancés,
nous rejoignîmes nos voitures. Cette même nuit nous fûmes témoins
d’un mirage lunaire. Ce phénomène assez rare, paraît-il, est un des
plus gracieux que puisse présenter la nature. Le paysage que nous
considérâmes était certainement fantôme, car il était trop différent
de tous ceux que nous pouvions en réalité rencontrer dans ce pays; et
certainement, si je ne l’eusse vu moi-même, j’aurais cru à un rêve
d’imagination trop riche de la part de mes compagnons. Non-seulement
nous eûmes devant les yeux une pièce d’eau reflétant sur sa surface les
rayons de la lune, mais encore nous vîmes distinctement alentour la
silhouette de plusieurs grands arbres et même de quelques échassiers.
Wassili Mikaëlowitch, qui à Verkni-Oudinsk n’avait jamais entendu
parler même de l’existence du mirage, allait s’élancer dans la
direction de ce petit lac, quand les Mongols l’arrêtèrent en éclatant
de rire. Il est probable que ce phénomène n’est pas rare dans le désert
de Gobi, puisque les indigènes qui nous accompagnaient ne parurent
nullement étonnés d’une aussi belle vision.

Deux jours après seulement nous rencontrâmes une petite mare d’eau
sale, croupie et entourée de squelettes de toutes sortes d’animaux
qui étaient venus se désaltérer là avant de mourir. Cette eau, dans
laquelle je ne me laverais pas à présent, fut accueillie par nous comme
un trésor. Les chameaux, qui n’avaient pas bu depuis fort longtemps, et
qui étaient restés peu auparavant plusieurs jours sans manger, avaient
besoin d’un ample repos. Nous fîmes donc une longue halte. Après le
festin, M. Kousnietzof consentit à pincer de la guitare, et notre
caravane prit de nouveau un air de fête. Nous étions bien encore dans
la plus complète solitude, mais nous sentions que la portion difficile
était franchie, et que l’heureuse issue du voyage était assurée.

Cinq ou six jours plus tard, nous rencontrâmes quelques Mongols.
Notre chef échangea avec eux un chameau qui était fatigué contre un
autre, frais et robuste. Nous fîmes, de notre côté, l’emplette d’un
mouton. Cette journée ne fut pas sans émotion. Le nouveau chameau
n’avait encore été assujetti à aucun service; il fallut donc procéder
au percement de son nez pour y passer le bâton à l’aide duquel il doit
être dompté et conduit. Cette opération ne se fait pas sans difficulté,
car elle cause à l’animal d’horribles souffrances. De plus, un de nos
chameaux avait le pied fendu. Cet accident arrive assez souvent, à la
fin des voyages, par suite de la fatigue et de la dureté du terrain.
Les Mongols traitent cette maladie en recousant les deux lèvres de
la plaie: on peut s’imaginer la douleur de la pauvre bête. Mais la
grosse affaire, ce fut l’exécution de notre mouton. Le premier Mongol
que le chef désigna pour accomplir cette opération refusa d’obéir: il
entr’ouvrit sa robe, et, en nous montrant une petite idole en cuivre
qu’il portait sur la poitrine: «Je suis lama, nous dit-il, et il m’est
défendu de répandre le sang, même des animaux.» Un autre Mongol accepta
les fonctions de boucher; mais il tua le mouton d’une singulière façon.
Il fit une large incision dans le ventre, puis, y fourrant le bras,
alla saisir le cœur pour en arrêter les battements.

Quand nous repartîmes, le lieu de notre campement était couvert de
sang. Tous les supplices auxquels nous avions assisté ne tardèrent pas,
cependant, à sortir de notre mémoire. Nous dûmes seulement, pendant
plusieurs jours, éviter de nous approcher des deux chameaux opérés: ils
nous eussent couverts, par vengeance, de crachats et d’ordures.

Notre voyage se continuait, toujours uniforme, sans qu’aucun incident
vînt en rompre la monotonie.

Une aventure dont je fus le héros nous causa quelque retard. Il y
avait une heure environ que la caravane avait repris sa marche, après
la halte habituelle de la nuit, quand la corde qui tenait mon chameau
attaché à la voiture de Pablo se dénoua. La bête, ne se sentant plus
tirer, s’arrêta. Par une singulière coïncidence, la voiture de M.
Marine m’avait dépassé peu de temps auparavant, et quand mon chameau
se trouva ainsi livré à lui-même je fermais la marche de la caravane.
Les Mongols, fatigués, dormaient profondément entre les deux bosses
de leur monture, et ne s’aperçurent nullement de ce qui se passait.
Le lecteur s’imagine facilement quelle impression je ressentis,
le matin, à mon réveil, quand je me trouvai absolument seul. J’eus
heureusement la présence d’esprit de ne pas chercher à rattraper la
caravane. Peut-être me fussé-je tout à fait égaré, et peut-être aussi,
observant ma faiblesse et mon inexpérience, les indigènes eussent perdu
tout sentiment de bienveillance et d’hospitalité. Je m’assis à terre,
devant mon chameau, qui me regardait bêtement et que j’avais bien envie
de châtier. De peur cependant qu’il ne prît la fuite, je préférai
lui témoigner de la douceur, craignant plus que tout de m’éloigner
seulement de cent mètres de l’endroit où j’étais. Ce tête-à-tête ne
dura heureusement que jusqu’à dix heures du matin. Au lever du jour,
les Mongols s’étaient aperçus de mon absence; ils avaient fait halte,
et étaient revenus sur leurs pas en suivant des directions différentes
qui formaient éventail. La caravane m’accueillit par des vivat et des
hourras. Pablo se trouva presque mal de plaisir en me revoyant: il
était décidément un bien fidèle serviteur!

Peu à peu le pays devint accidenté, et nous fûmes bientôt environnés
de hautes montagnes. La température qui était devenue printanière, la
lune qui brillait de tout son éclat, rendaient notre locomotion facile
et agréable. Les tentes mongoles devenaient de plus en plus fréquentes;
deux ou trois caravanes de Chinois, se rendant à Maïmatchin, croisèrent
la nôtre; nous entrâmes enfin, comme avant d’arriver à Ourga, dans
une région toute jonchée de grosses pierres, qui servirent d’indices
à notre guide mongol pour nous annoncer que trois jours après nous
apercevrions la grande muraille.

Quand on traverse la Mongolie du nord au sud, on s’élève peu à peu
et sans s’en douter, à cause de la douceur de la pente, jusqu’à
douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Arrivé à ce point
culminant, on trouve le terrain coupé perpendiculairement dans toute sa
hauteur, de telle sorte que, pour continuer sa route, il faut descendre
par des lacets construits de main d’homme, et dont la pente est aussi
rapide que celle des chemins réputés les plus périlleux des Alpes ou
des Pyrénées. C’est sur cette crête à pic, le long du précipice, que
court la grande muraille de la Chine. Elle n’est point construite en
briques, comme les murailles intérieures dont je parlerai plus tard,
celle de Nang-Kao, par exemple, que beaucoup de voyageurs ont regardée
à tort comme la véritable grande muraille. La véritable, qui sépare
en premier la Mongolie de la Chine proprement dite, est faite de
pierres superposées et non cimentées. Des tours, placées de distance en
distance, sont construites plus solidement, et ont aussi mieux résisté
à l’action du temps. Cette muraille a la forme d’un grand A ouvert;
les autres, que je crois au nombre de sept, à moins que j’en aie
traversé pendant la nuit sans m’en apercevoir, forment autant de barres
transversales.

Quand notre caravane, après trois jours de marches fatigantes à travers
le pays pierreux dont j’ai parlé, parvint à la grande muraille de la
Chine, il était environ six heures du matin. C’était le 29 avril.
Le soleil apparaissait à l’horizon. Des nuées s’élevaient entre les
coteaux du Céleste Empire, coteaux que nous apercevions en grand nombre
de la hauteur où nous nous trouvions, et qui nous paraissaient être
les ondulations d’un immense plan en relief. Nous nous assîmes quelque
temps pour contempler ce magnifique spectacle.

Ce qui me frappa surtout, ce fut le contraste entre le pays que je
venais de parcourir et celui dans lequel j’allais entrer. Derrière moi
était la terre inculte, devant moi au contraire s’étend cette Chine
si fertile, qu’elle donne par an à ses enfants deux récoltes de blé
ou de riz et deux récoltes de légumes. Là-bas c’était le désert, ici
c’est une fourmilière d’humains telle que les recensements les plus
minutieux ne peuvent en évaluer le nombre, et qu’une réunion de quatre
cent mille âmes s’appelle un village. Naguère c’était le froid et le
manque d’arbres; ce sera dorénavant le soleil et la verdure. Voilà
pour les avantages. Le contraste des inconvénients ne sera pas moins
complet. L’air de Mongolie était pur et vivifiant, celui de la Chine
sera nauséabond et malsain. La terre était couverte d’un sable assez
gros pour que les vents les plus impétueux ne pussent l’entraîner. Le
sol sera désormais formé d’une poussière si fine, que le moindre zéphyr
en soulèvera d’épais tourbillons qui gêneront la vue et la respiration.
Les Mongols étaient hospitaliers, les Chinois seront hostiles; le seul
fait d’être là constituera un délit à leurs yeux, qu’ils seraient
tentés de punir sévèrement sans nos expéditions récentes. Il est
impossible de trouver deux pays aussi dissemblables que la Mongolie et
la Chine, et par la nature du sol et par le caractère des habitants.
La ruine de la grande muraille qui jusqu’à présent les a séparés ne
semble pas devoir dans l’avenir rapprocher leurs distances. Si l’on
me demandait lequel de ces deux peuples je préfère, bien qu’il soit
difficile de comparer une peuplade sauvage à une nation civilisée, je
répondrais: «Le Mongol est supérieur au Chinois par l’honnêteté et par
le caractère; mais celui-ci l’emporte par tous les genres d’industrie
et de talent.»

Nous descendons à pied les lacets qui de la muraille conduisent à
Kalkann. Les indigènes forment deux haies pour avoir le plaisir de nous
voir passer. Ils viennent de partout, même des profondeurs de la terre,
car, à l’exemple des paysans de Touraine, ils habitent les caves qu’ils
ont creusées dans le rocher de la montagne. Les femmes aux petits pieds
marchent avec peine, et, en tenant un enfant par la main, se servent de
leur autre bras comme d’un balancier pour se maintenir en équilibre.
M. Schévélof est forcé de se mettre deux ou trois fois en colère pour
nous ouvrir un chemin au milieu de cette population; et pourtant nous
ne sommes encore qu’à la campagne. Cinq heures après avoir franchi la
grande muraille, nous arrivons au fond de la vallée, qui est plutôt
une gorge. L’aspect du pays est pittoresque. Un petit ruisseau, qui
grossit parfois au point de remplir tout le vallon, serpente, tantôt au
pied d’un énorme rocher, tantôt sous un berceau de verdure. Tout est
gracieux, joli, mais étrange de forme et d’arrangement. Je retrouve
encore là le modèle des tableaux chinois que j’avais eu l’occasion
de contempler en France, et qui m’avaient semblé devoir représenter
des paysages d’imagination. Ainsi au milieu de ce vallon formé par
deux grandes collines de rochers sombres et majestueux, s’élève tout
à coup un monticule pointu en granit sur le haut duquel est construit
un temple; plus loin une énorme roche rouge est suspendue on ne sait
comment au sommet d’un cône de terre. Puis, pour égayer cette nature
bizarre, des arbres nouvellement parés de leur feuillage, sont piqués
çà et là au hasard. Qu’on peuple ce pays de Chinois aux longues tresses
de cheveux, et de Chinoises à la figure peinte de telle sorte qu’on
les prendrait pour des personnages de cire, et l’on pourra se faire
une idée de la région qu’il faut traverser pour descendre de la grande
muraille à Kalkann.




CHAPITRE XX

LA CHINE PROPREMENT DITE DEPUIS KALKANN JUSQU’A TCHAH-TAÔ

    La campagne chinoise. -- Dernière hospitalité russe. -- Le
    palanquin. -- Les rues de Kalkann. -- Les sociétés secrètes.
    -- Comment l’ordre est maintenu sans armée. -- Origine de la
    tresse. -- Comment se perdent les titres de noblesse.


Nous reçûmes l’hospitalité dans une maison chinoise habitée par un
russe, ami de M. Schévélof. -- Cette maison était merveilleusement
située en dehors de la ville au delà du ruisseau dont j’ai parlé, et
par conséquent en vue de la montagne que nous venions de descendre, et
dont la crête est surmontée des festons de la grande muraille de la
Chine.

Ce fut le dernier intérieur russe dans lequel il me fut donné de
pénétrer; ce ne fut pas du reste le moins agréable. Dans la journée,
j’allais au hasard contempler cet étrange pays et cette population plus
étrange encore.

Je restais de longues heures assis sur le balcon de la maison où je
recevais l’hospitalité, sans me lasser de regarder et de regarder
encore. Je n’oublierai jamais ces journées de _far niente_ passées
à Kalkann après ce long trajet du Gobi, sans relais et presque sans
repos. Je touchais enfin au but de mon voyage, à cette ville de
Pékin vers laquelle je marchais depuis bientôt sept mois. J’étais
en Chine, bien en Chine; tout ce qui m’entourait l’attestait assez;
aussi je ne quittais jamais mon observatoire qu’avec peine à la fin
de la journée. Le soir nous nous retirions dans une chambre écartée.
Wassili-Mikaëlowitch, ainsi qu’un jeune habitant de Tsien-tsin qui
se trouvait par hasard à Kalkann, pinçaient de la guitare, et, au
bercement de leurs tristes mélodies, j’entrevoyais les larges horizons
de la steppe de Omsk, les gouffres du Baïkal, Madame Grant, Constantin,
tout mon voyage en Sibérie qui déjà était une vieille histoire, un
souvenir d’autant plus lointain que le printemps se faisait plus
sentir, que les arbres étaient plus verts, que le soleil était plus
chaud; mais un souvenir précieux comme celui d’une souffrance vaincue,
et qui ne laisse après elle aucune suite fâcheuse. Malheureusement
quelque cordiale que soit l’hospitalité, quelque fraîche et riante que
soit l’oasis, la destinée du voyageur est de toujours partir, c’est le
côté mélancolique et pénible de son existence, mais comme c’est son
existence elle-même il ne peut s’affranchir de cette règle invariable.

Le 3 mai au matin, nous nous fîmes amener cinq palanquins. Ce sont des
espèces de litières sans roues, munies de deux brancards à l’avant et
de deux brancards à l’arrière, qui reposent sur des mulets. Le mulet de
derrière ne s’attèle pas sans de grandes difficultés. Il répugne sans
doute à ces animaux d’entrer entre deux brancards la tête la première.
Généralement il faut leur bander les yeux pendant l’opération.

Le palanquin est le mode de locomotion le plus désagréable que j’aie
jamais eu à employer.

D’abord il faut avoir soin de rester strictement dans le milieu, si
l’on veut ne pas altérer l’équilibre du harnachement.

En second lieu les mulets ne se préoccupent nullement de marcher
d’ensemble. Il en résulte des soubresauts, des cahotements, des
mouvements précipités dans tous les sens, qui fatiguent et écœurent. Le
palanquin indispose plus que la mer.

Notre hôte voulut nous accompagner jusqu’au delà de Kalkann; aussi
commençâmes-nous notre voyage à pied en traversant la ville dans toute
sa longueur. Nous pénétrons dans l’intérieur des fortifications, qui
consistent en de hautes murailles crénelées solidement bâties, et nous
pouvons jouir à notre aise de l’aspect de la rue.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est le grouillement de la population:
les bazars arabes les plus fréquentés ne peuvent donner l’idée d’une
pareille circulation. Le bruit est en rapport avec la foule. Chaque
boutiquier se croit obligé de faire à sa devanture l’éloge de sa
marchandise. Il interpelle les passants pour les inviter à entrer
chez lui; or, comme celui qui crie le plus est naturellement le plus
entendu, on peut juger à quel diapason s’élèvent ces bagatelles de la
porte.

Des muletiers, des conducteurs de palanquins, des cochers ou des
porteurs de mandarins crient aussi à tue-tête pour se faire faire
place. Des faiseurs de tours, des équilibristes sont établis en plein
air, tout le long des rues, et appellent les passants en frappant sur
des tambours ou en soufflant dans des bambous. Ajoutez encore les cris
des enfants qu’on bat, des personnes qu’on écrase, des marchands rivaux
qui se disputent; et de temps en temps le grondement des tam-tam
qui indiquent l’heure ou le cours de la bourse, et vous aurez une
idée exacte du brouhaha des villes chinoises. Pendant la traversée de
Kalkann qui dura environ une heure, M. Schévélof se retourna plusieurs
fois de mon côté et s’écria: «Ah! Mongolie, calme du désert, combien
tu m’es chère et combien je te regrette!» Nous arrivâmes enfin de
l’autre côté de la ville, nous franchîmes une autre porte et nous nous
retrouvâmes à la campagne, ce qui n’est pas du tout, en Chine, synonyme
de solitude et de silence. Nous prîmes congé de notre hôte, et un quart
d’heure après nous étions balancés dans nos cinq palanquins, jetant
çà et là un coup d’œil sur ce qui nous paraissait intéressant, mais
fermant nos rideaux, suivant la recommandation de M. Schévélof, et
tâchant de passer partout le plus inaperçus possible.

Quand la nuit fut tout à fait tombée, j’ouvris les trois fenêtres de
mon palanquin, l’une à droite, l’autre à gauche et la dernière devant
moi, et je contemplai à mon aise la splendide nature au milieu de
laquelle nous voyagions.

Nous étions entrés dans un défilé étroit et abrupt. Il était parfois
tellement resserré que les palanquins trouvaient justement assez de
largeur pour passer.

D’énormes rochers à pic nous dominaient de tous côtés.

Nous étions certainement encore sur la crête d’une montagne, car des
échancrures subites nous laissaient parfois apercevoir des précipices à
donner le vertige. Il faisait ce soir-là un vent impétueux.

Des nuages passaient et repassaient devant la lune et, en diversifiant
brusquement la clarté, donnaient à cette nature un aspect plus
fantastique encore.

Nous rencontrons une seconde muraille, construite en pierre comme la
première, mais mieux conservée; nous voyageons quelque temps sur cette
muraille, et nos mulets, en s’approchant du bord, nous font souvent
frémir. C’est surtout le mulet de derrière qui inquiète le novice
voyageur. Cet animal, obligé de suivre aveuglément l’impulsion de
son collègue de devant, mais ne pouvant, comme celui-ci, mesurer les
difficultés de la route, n’apercevant le terrain qu’au moment d’y poser
le pied, pourrait facilement faire un faux pas et tout entraîner dans
l’abîme. Dans plusieurs endroits, la grande muraille sur le haut de
laquelle nous voyagions ce soir-là, formait des coudes à angles droits.
Or, comme nos mulets avaient la détestable habitude, ainsi que ceux des
Alpes, de suivre toujours le bord du précipice, il s’ensuivait qu’à ces
brusques tournants ils eussent dû à un certain moment marcher dans deux
directions perpendiculaires l’une à l’autre.

Comme la chose est impossible à cause de la rigidité du palanquin,
une lutte s’engageait entre les deux animaux, et à la pointe extrême
de l’angle droit le pauvre voyageur se trouvait toujours suspendu
au-dessus du gouffre.

Après avoir parcouru soixante lies, c’est-à-dire trente kilomètres
environ, non sans émotion, mais aussi en contemplant une nature d’un
genre peut-être unique au monde, nous arrivâmes à Suen-oua-fou. A peine
avions-nous franchi les fortifications de ce village que nos muletiers
commencèrent à pousser un certain cri étrange et constamment répété.
Aucun pays n’est plus infesté de sociétés secrètes que la Chine. Tout
habitant de ce pays se croirait déshonoré s’il n’était membre d’une ou
deux de ces sociétés. Les cris poussés par nos muletiers étaient le
ralliement de celle dont ils faisaient partie. Je me suis demandé et
je me demande encore quel était le but de cet avertissement. Il n’est
pas étonnant que ce but reste secret, mais je serais curieux de savoir
si vraiment il existe.

L’hôtel où nous nous arrêtâmes était distribué comme les maisons de
Maïmatchin dont j’ai parlé; il y avait seulement entre les deux toute
la différence qu’il y a chez nous entre une auberge et un palais. Une
chose que je dois remarquer cependant, c’est que partout en Chine, même
dans les demeures les plus simples, on retrouve l’art, non-seulement
dans l’arrangement général, mais jusque dans les plus petits détails.
Les tables qui sont placées sur l’estrade de chaque pièce, les
escabeaux, les petites tasses dans lesquelles on boit l’eau-de-vie de
riz et les théières, les bâtons mêmes avec lesquels on mange, ont une
forme étudiée. C’est souvent étrange; on constate même parfois une
recherche un peu forcée, mais on trouve toujours une idée artistique,
et chaque objet est intéressant à examiner. Après le repas, véritable
repas de gargote cette fois et peu en rapport avec les habitudes de
l’estomac européen, nous ne tardâmes pas à nous endormir, étendus comme
de vrais Chinois sur l’estrade où nous venions de dîner.

Le lendemain, 4 mai, nous traversâmes un pays d’un aspect riant; la
plus jolie contrée que j’aie peut-être jamais vue après les sites du
Japon. Nous longions constamment une petite rivière, large de quelques
mètres seulement, baignant le pied d’un rocher à pic au haut duquel
étaient plantés de grands arbres qui formaient berceau au-dessus de la
rivière et d’où pendaient des lianes touffues et vertes qui venaient
baiser la surface de l’eau. Nous parcourûmes encore soixante lies au
milieu de cette nature charmante et nous arrivâmes dans un immense
village appelé Ti-mih-gnih, vers onze heures du matin, pour déjeuner.
Ce village, fortifié comme tous les villages chinois, avait été
s’agrandissant, car il possède à l’intérieur plusieurs enceintes. Il
peut rivaliser de grandeur avec Toun-cheh-ouh, peuplé de 400,000 âmes;
nous mîmes près d’une heure à le traverser.

Le lecteur se demandera peut-être comment l’ordre est maintenu dans
de si grandes agglomérations, et quel nombre fabuleux de soldats
l’Empereur doit entretenir pour sauvegarder son trône et sa dynastie.
L’ordre est maintenu presque sans armée, au moyen d’une police secrète
et de l’application rigoureuse de la loi des responsables. -- Le père
de famille répond sur sa tête de la conduite de ses enfants; -- le
mandarin de troisième classe de la conduite de son district, etc...
Par contre, le père de famille a droit de vie et de mort sur ses
enfants; le mandarin sur tout son district. Qu’arrive-t-il alors en
cas de conspiration? Le père de famille, craignant la répression du
mandarin, immole ses enfants dès qu’il les sait coupables. -- Avant
que la révolution parvienne jusqu’au palais impérial, il faudrait que
tous les membres de la hiérarchie administrative y eussent trempé les
mains, tout en sachant qu’ils exposent leur vie. Le cas est à peine
vraisemblable. C’est pour cela que les voyageurs ont souvent dit dans
leurs relations avoir assisté à des exécutions de vingt-cinq ou trente
Chinois à la fois. C’est que si un mandarin averti d’un délit grave
ménage un seul complice, il en est responsable vis-à-vis son supérieur;
il préfère donc généralement sacrifier quelques innocents plutôt que
d’oublier un seul coupable.

On comprend aisément, avec de tels procédés, pourquoi le gouvernement
chinois désire que les Européens ne pénètrent pas dans son empire.

Peuple imbécile qui a la sottise de partager à notre égard la haine de
son gouvernement et qui immole les missionnaires au lieu de s’en servir
pour obtenir sa liberté!

En sortant de Ti-mih-gnih la vallée s’élargit sensiblement. Un vent
s’éleva si violent, qu’il poussait nos mulets et les entraînait parfois
de côté au point de manquer de les faire tomber dans la rivière. Après
une troisième marche de soixante lies nous arrivâmes à Chah-tchen.
La soirée se passa tristement. Le voyage en palanquin, doublé de
la cuisine chinoise, nous avait fort indisposés. MM. Schévélof,
Wassili-Michaëlowitch et Pablo ne sortirent même pas de leurs
palanquins. Nous ne couchâmes que deux, M. Marine et moi, sur l’estrade
de l’auberge.

Nous fûmes réveillés en sursaut au milieu de la nuit par une décharge
d’arme à feu dans la cour.

Nous nous levons précipitamment, convaincus que l’un de nos compagnons
et surtout le jeune Kousnietzof, propriétaire de deux fusils et d’un
revolver, avait dû être victime d’un accident. Quel n’est pas notre
étonnement et notre joie de voir nos amis dormir du plus profond
sommeil! Le coup de feu avait sans doute retenti dans la rue. Un
Chinois ou une Chinoise l’avait peut-être reçu en pleine poitrine, mais
cela importait peu.

    [Illustration: Mon palanquin.]

Le lendemain, de bonne heure, nous nous mîmes en route, et après
avoir parcouru cinquante lies dans un pays dénué d’intérêt, nous nous
arrêtâmes pour déjeuner à Hrouaé-laeh-sien.

De même que les villes arabes, les villes chinoises se ressemblent
beaucoup. Je ne me lassais pas cependant de regarder à chaque halte ce
mouvement vraiment exceptionnel et inconnu dans nos villes occidentales
même les plus commerçantes, telles que Londres, San Francisco ou
New-York. Que de types aussi je voyais en réalité, que j’avais
considérés autrefois dans des albums ou sur des paravents! Le portefaix
balançant sur son épaule une perche d’une longueur démesurée, aux
extrémités de laquelle étaient suspendus des cartons ronds et couverts
de dragons ou de chimères; les enfants au gros ventre avec la tête
rasée et ne conservant que trois petites mèches; une au-dessus du front
et deux près des oreilles. Cette coupe, prolongée jusqu’à l’âge de
douze à quinze ans, donne aux cheveux de la nuque, qu’on laisse plus
tard pousser pour former la queue, une vigueur extraordinaire.

Cette habitude des adultes de ne conserver qu’une longue tresse par
derrière ne date que de la conquête des Tartares et de l’établissement
de la dynastie actuelle. Les vainqueurs étant mahométans et par
conséquent fanatiques, tentèrent d’imposer le Coran à la Chine
tout entière. Ils n’y parvinrent pas, mais un édit que l’Empereur
avait promulgué, de se raser la tête à la manière des Arabes, en ne
conservant qu’une petite touffe de cheveux sur le sommet de la tête,
appelée communément le _mahomet_, resta en vigueur. Seulement comme
les Chinois sont artistes dans tout ce qu’ils font, ils transformèrent
la petite mèche ridicule des Arabes en une longue natte épaisse et
soyeuse. Cette coiffure est du reste parfaitement conforme au climat
et à la nature du sol. Voici comment: la poussière est si fine, et
par conséquent soulevée en si grande abondance par le moindre souffle
de vent, qu’il est impossible après le plus petit voyage et après une
simple promenade même dans les rues de Pékin, de ne pas se mettre au
bain en rentrant chez soi. Or tous les Chinois, sans exception, ont une
chevelure extrêmement abondante: s’ils la conservaient, dans quel état
les hommes du peuple qui, par leur métier, sont obligés de rester tout
le jour dehors auraient-ils donc la tête?

Ils peuvent facilement au contraire garantir la queue de la poussière,
soit en la cachant sous un bonnet, soit plutôt en la laissant pendre
sous les habits. Les paysans, qui en été doivent travailler la terre en
plein soleil, se servent de cette queue pour attacher sur leur tête de
grandes serviettes mouillées qui entretiennent la fraîcheur.

On est étonné du reste en entrant en Chine, pays que nous avons trop
longtemps en France traité de ridicule, on est étonné, dis-je, de voir
à quel point ses habitants sont industrieux dans tout ce qu’ils font
et surtout dans leur agriculture qui, favorisée, il est vrai, par la
richesse du sol, n’en doit pas moins sa grande prospérité à l’industrie
des indigènes.

Je citerai à ce propos une organisation sociale vraiment digne d’être
remarquée. Quand un Chinois a mérité par ses services un titre de
noblesse, son fils n’a le droit et n’aura jamais le droit de porter
que le titre immédiatement inférieur et la noblesse va ainsi diminuant
dans la famille, de génération en génération, jusqu’à s’éteindre
complétement, à moins que l’un de ses membres ne rende à son pays un
service signalé et ne reconquière ainsi le titre primitivement accordé
à son aïeul. Certes, personne n’a une plus profonde vénération que moi
pour les anciens noms français et les vieux titres; mais je voudrais
pouvoir toujours éprouver envers les hommes qui en sont honorés une
estime égale à mon respect pour leurs noms et pour leurs titres
eux-mêmes. L’ingénieuse combinaison chinoise donne à la noblesse une
émulation toujours croissante, un désir d’autant plus grand de rendre
service au pays, que le titre de la famille va diminuant, parce qu’il
est plus déshonorant de voir s’éteindre cet héritage entre ses mains
que de ne l’avoir jamais possédé.




CHAPITRE XXI

ARRIVÉE A PÉKIN.

    Chaude affaire. -- Défilé de Nang-kno. -- Un jeune ménage.
    -- Du prélèvement de l’impôt. -- Toun-cheh-ouh. -- Dernière
    solitude. -- Entrée à Pékin. -- Arrivée à la légation
    française. -- Heureuse surprise.


Après avoir parcouru cinquante lies depuis Hrouaé-laeh-sien, nous
arrivâmes à Tchah-tao. Ce village est pittoresquement assis au pied
d’une petite montagne qui porte la troisième muraille, une muraille en
briques cette fois. Comme nous arrivâmes d’assez bonne heure et que
notre auberge était près de la porte de la ville, nous allâmes nous
promener sur les remparts, qui consistent en un grand mur en briques de
quatre ou cinq mètres d’épaisseur. Quel ne fut pas mon étonnement d’y
trouver deux canons sans affûts et abandonnés comme meubles inutiles!
-- Serait-il vrai que les canons aient existé en Chine, bien avant
même que nous soupçonnions en Europe les propriétés de la poudre? Ce
qui est certain, c’est qu’aucune expédition européenne n’a pénétré
jusqu’à Tchah-tao. -- Ces canons ne portaient malheureusement aucune
inscription, ni même aucune marque qui pût indiquer leur origine. Je
les signale aux savants qui voudraient aller faire sur leur bronze un
peu dégradé par le temps des études approfondies.

Pendant cette promenade, M. Marine lança inconsidérément du haut des
remparts une pierre qui atteignit un chien. -- Le propriétaire de
l’animal se retourne furieux et en voyant que le projectile avait été
lancé par un Européen, veut ameuter la foule pour se venger d’un tel
outrage. L’occasion était trop belle: plus de cinq cents personnes nous
suivirent à l’auberge en vociférant et en voulant se ruer sur nous.
-- M. Schévélof me fait signe de me retirer avec Pablo dans un recoin
obscur, et montant sur une estrade débite un discours empreint des
sentiments les plus pacifiques. «Nous ne sommes pas Européens, leur
répète-t-il sans cesse, nous sommes Sibériens, voyez nos passe-ports,
les deux peuples sont frères, et vous ne pouvez douter de nos bonnes
intentions.» Quelques Chinois qui parlaient russe, car il y en a
partout, lui répondirent dans cette langue; dès lors l’entente fut
facile.

Nous ne sortîmes de notre trou, Pablo et moi, qu’après le dispersement
de cette foule, et M. Schévélof nous conseilla, à cause de cette
aventure, de quitter le village au point du jour.

Nous devions, ce jour-là, passer les fameux défilés de Nang-kao, dont
tous les touristes à Pékin vont prendre un aperçu, entre le village
de Nang-kao et la grande muraille la plus rapprochée de la capitale.
Craignant les secousses du palanquin dans un pays aussi montagneux,
et voulant jouir à notre aise de l’aspect de cette belle nature, nous
voyageâmes à âne, de Tchah-tao à Nang-kao. -- Une heure environ après
être sortis du village et avoir passé la muraille en briques dont j’ai
parlé, nous arrivâmes au défilé. L’entrée en est fort étroite et fermée
par une quatrième muraille.

On commence par descendre des lacets à pic assez semblables à ceux
qui se trouvent entre la Mongolie et Kalkann, et l’on pénètre ainsi,
après avoir passé la cinquième muraille, dans une gorge resserrée et
extrêmement pittoresque. Les Chinois devaient certainement regarder
autrefois ce lieu comme leur retranchement le plus redoutable contre
les Mongols. Dans une gorge où l’on ne peut pénétrer que par un chemin
escarpé et protégé par deux murailles garnies de tours crénelées et
de forteresses, il y avait certainement possibilité de se défendre
longtemps, même contre une troupe très-supérieure en nombre. Une
fois au fond de la vallée, on continue le voyage au milieu de sites
remarquables et constamment variés. Je n’en citerai qu’un, qui m’a
frappé plus que les autres par son originalité et son charme.

Le défilé peut avoir à cet endroit douze à quinze mètres de large.

La petite rivière de Nang-kao en occupe toute la largeur et disperse
ses eaux entre mille rochers. Nos petits ânes étaient obligés de sauter
de l’un à l’autre pour franchir ce passage. Les deux murs de roches qui
forment le vallon surplombent au-dessus de la rivière et se rapprochent
tellement l’un de l’autre à une certaine hauteur, qu’ils ne laissent
pénétrer au fond de ce berceau naturel qu’une lumière mystérieuse. Les
Chinois ont creusé un petit temple dans l’une de ces roches, à dix
mètres du sol environ.

On y parvient par un escalier extérieur ménagé dans le roc et qui
semble naturel. Ils ont orné l’ouverture du temple de bois sculptés,
peints en rouge et dorés, de lanternes, de toutes sortes de
pendentifs. -- Rien n’est plus frais, plus riant, plus joli et en même
temps plus chinois que ce petit coin qui est à la fois vallon, berceau,
lit de ruisseau et sanctuaire. Une seule fois dans ma vie j’ai désiré
être idole. Heureux le dieu qui habite un pareil séjour!

Je fus étonné, en sortant de ce petit temple, de trouver, au delà, les
parois des rochers sculptées à la manière des Égyptiens, et des sortes
de cartouches comme dans la terre des Pharaons.

Le reste du défilé de Nang-kao est encore fort beau, mais trop
semblable à ce que mes lecteurs ont certainement rencontré plusieurs
fois dans leurs voyages, pour que je prenne la peine de le décrire ici.

Cela ressemble à l’entrée des gorges du Trient, à la brèche de
Roland, à la vallée de la Chiffa en Algérie, à ce qu’on peut admirer
souvent dans les pays de montagnes. Je dois cependant citer une porte
de village, sorte d’arc de triomphe en pierre tellement sculptée,
fouillée, couverte de dragons et de chimères, qu’elle peut certainement
être comptée au nombre des chefs-d’œuvre de l’art chinois.

Nous traversâmes enfin les deux dernières grandes murailles de la
Chine, ou, pour parler plus vrai, les deux derniers contre-forts de
la grande muraille de Kalkann, et nous arrivâmes à Nang-kao. Quelle ne
fut pas ma joie, en entrant dans ce village, de m’entendre interpeller
en français par des Chinois muletiers ou porteurs de chaises, de voir
écrits sur les murs de l’auberge des avertissements en français aux
voyageurs, tels que celui-ci: «Défiez-vous du maître de l’hôtel, c’est
un hardi voleur»; signé: «Un officier de marine compatissant envers les
étrangers»; et bien d’autres inscriptions encore.

C’est que Nang-kao est souvent un lieu de rendez-vous pour le personnel
des ambassades qui siégent à Pékin; c’est que tous les touristes qui
parviennent jusqu’à la capitale du Céleste Empire ne manquent jamais de
faire la promenade de Nang-kao et du tombeau des Mignes, en revenant
par le Palais d’Été et la grosse cloche. C’est l’excursion classique,
comme on va à la mer de glace de Chamonix ou au Righi de Lucerne.

Je sentis alors tout à coup la France devant moi, tout près de moi,
car je n’en étais séparé que par la mer. Je bondis de joie aux yeux
de mes compagnons qui me crurent fou, et auxquels je ne pris pas même
la peine d’expliquer ma conduite. Pour la première fois je regrettai
sincèrement d’avoir quitté la France tout seul et sans un ami; il eût
été bien doux dans un pareil moment de se jeter dans les bras d’un
compatriote, et surtout d’un compatriote qui eût partagé les péripéties
du voyage. Rien ne scelle les amitiés comme de pareils souvenirs.

Cette pensée ternit un peu la joie qui m’avait saisi, devant la trace
du passage de plusieurs Français à Nang-kao, et remontant dans mon
palanquin, qui me devint odieux en quelques secondes, je me dirigeai
avec mes compagnons ordinaires vers le village de Kouan-chih-lih. Nous
sommes très-pressés d’arriver dans le sud de la Chine, me dit ici M.
Schévélof, et par conséquent de nous diriger vers Toun-cheh-ouh et
Tien-tsin. Nous venons de décider de ne pas aller à Pékin. Mais vous
n’êtes plus ici très-loin de la capitale; le moment est venu de nous
faire nos adieux...

Quelle distance y a-t-il, lui répondis-je, entre la première étape de
votre nouvelle direction et Pékin? -- A peu près la même distance que
celle d’ici à Pékin. -- Je resterai donc avec vous jusqu’à cette halte,
et c’est seulement de Toun-cheh-ouh que je me rendrai dans la capitale.

A la vérité, cette annonce subite d’une séparation, la perspective de
me trouver seul avec Pablo dans un pays aussi inconnu, au milieu de
gens que je sentais hostiles et dont je ne pouvais me faire comprendre,
m’avait fait presque peur. -- Le lecteur verra quel curieux résultat
cette décision amena dans la suite.

Au moment de repartir, nous vîmes entrer dans la cour de l’auberge un
palanquin porté par des hommes. Il contenait donc quelque personnage
aristocratique, car en Chine on ne peut se permettre tel ou tel moyen
de locomotion que suivant la dignité dont on est honoré, ou le rang que
l’on occupe dans la hiérarchie. -- Le cheval et le palanquin à mulets
sont permis à tout le monde; la voiture et surtout celle dont l’essieu
est très-éloigné des brancards, de même que le palanquin à hommes, sont
réservés à l’aristocratie.

Nous nous approchâmes donc de ce véhicule privilégié, dès que
nous le vîmes pénétrer dans la cour de notre auberge, et nous en
vîmes descendre une femme qui me sembla assez jolie sous l’épaisse
couche de peinture qui recouvrait son visage, mais d’un embonpoint
extraordinaire. Ce que je remarquai surtout, ce fut l’absence complète
de pieds. -- Sous la cheville, la jambe se terminait en pointe, comme
l’extrémité d’une échasse ou d’une jambe de bois.

La pauvre femme que cette conformation rangeait dans la classe élevée
et désignait en même temps à l’admiration des fins connaisseurs ne put
faire un seul pas, même appuyée sur ses deux servantes. On l’enleva du
palanquin pour la transporter sur l’estrade d’une chambre écartée de
la maison. -- M. Schévélof apprit, en questionnant les porteurs, que
c’était la femme d’un grand mandarin qui faisait son voyage de noce.

Nous vîmes en effet arriver l’heureux mari quelques minutes après;
il était trop semblable au gouverneur de Maïmatchin, que le lecteur
connaît déjà, pour que j’en parle ici. -- Comme la distance est
très-grande entre Kouan-chih-lih et Toun-cheh-ouh, nous partîmes à deux
heures du matin.

Depuis Nang-kao, nous avions quitté les montagnes pour entrer dans
la plaine de Pékin. Le pays n’était donc plus ce qu’on appelle
généralement un pays pittoresque, mais il était si bien cultivé, si
vert, si rempli de grands arbres, si frais à cause des mille canaux qui
le coupent en tous sens, que je ne me lassais pas de le considérer, et
sa vue me causait certainement plus de jouissances, après les neiges de
Sibérie et le désert de Mongolie, que les effets de montagnes les plus
extraordinaires et que les sites les plus gracieux.

Après avoir parcouru soixante lies, nous fîmes une courte halte à
Lih-choui-tziao, et nous nous remîmes en marche. -- Grâce encore
à l’habileté de M. Schévélof, nous passâmes facilement la douane
chinoise de Tûm-bah. Partout où le Chinois peut prélever un impôt,
il est difficile de s’y soustraire, mais on ne garde pas rancune à
l’agent quand on sait qu’une loi de responsabilité pèse encore sur les
fonctionnaires à propos du fisc. Le souverain dit aux grands mandarins:
Il me faut tant d’argent de votre gouvernement. Le mandarin dit à son
subordonné: Il me faut tant de notre province, en ayant soin de doubler
la somme pour plus de sûreté. Le mandarin de deuxième classe transmet
les exigences à celui de troisième classe, toujours en doublant par
précaution, et le mandarin de troisième classe annonce à son district
qu’il doit prélever tel impôt, encore doublé sans doute par excès de
zèle.

Une pareille organisation grève surtout le contribuable, et voilà ce
me semble une preuve incontestable de la richesse extraordinaire de ce
pays; malgré tous ces abus, la misère n’est pas en somme extrêmement
répandue. C’est à peine si pendant tout le temps de mon séjour en Chine
on m’a demandé huit ou dix fois l’aumône; tandis qu’en Égypte, contrée
réputée riche, on ne cesse d’être assailli par des bandes de mendiants
qui répètent à satiété: Bakchich, chavaga.

Ce fut vers quatre heures du soir que nous entrâmes dans l’immense
village de Toun-cheh-ouh, sur les bords du Peï-ho.

Nous reçûmes l’hospitalité chez un jeune Chinois plein de santé et
d’embonpoint, rappelant un peu les monstruosités à gros ventre des
potiches fantaisistes, mais au fond un brave homme, bon vivant, dans la
plus complète acception du mot. Il nous servit un dîner à la russe, qui
me parut succulent après la détestable cuisine des gargotes chinoises.

Immédiatement après ce repas, mes compagnons allèrent s’embarquer pour
Tien-tsin. Je les accompagnai jusqu’à la rivière. Pendant la route,
M. Schévélof fit à notre hôte chinois toutes les recommandations
nécessaires pour me faire conduire le lendemain à Pékin.

Une fois arrivés au port, ces marchands de thé montèrent sur une des
barques amarrées au rivage, et au milieu desquelles se dresse une
sorte de construction pour les voyageurs, rappelant un peu celles des
gondoles vénitiennes. Nous nous souhaitâmes mutuellement bon voyage,
et ils prirent le large. -- Ces négociants en s’éloignant laissaient
pour moi tomber complétement le rideau sur l’empire des Tzars, et
surtout sur cette Sibérie au-dessus de laquelle, malgré sa fertilité
et ses richesses aurifères, il semble qu’un oiseau de malheur plane
éternellement. Aussi, en voyant se rompre les derniers liens qui me
rattachaient à ce pays de l’exil et de la douleur, j’éprouvais un
véritablement soulagement malgré la position bizarre dans laquelle je
me trouvais seul chez le Chinois ventru. Je ne pouvais rien dire à mon
hôte. La science de Pablo pour s’exprimer en pantomime devenait même
très-insuffisante devant l’intelligence assez restreinte du boudhiste
chez lequel j’étais logé. Je ne pus fermer l’œil de la nuit à cause
d’une armée de puces qui ne cessa de m’assiéger, et aussi du veilleur
chargé de faire du bruit pour effrayer les voleurs, selon l’habitude
chinoise, dont j’ai déjà parlé à Krasnoïarsk, lequel s’acquitta de son
devoir beaucoup trop consciencieusement. Le lendemain, mon Chinois
ventru ne put me procurer un palanquin qu’à une heure de l’après-midi.
Je fus bien heureux encore qu’il eût obéi aux recommandations de M.
Schévélof, car s’il eût voulu me garder chez lui, je ne sais vraiment
comment je m’y serais pris pour en sortir. Au moment de m’éloigner de
cette maison je donnai une petite gratification à l’un des domestiques.
Le maître s’en aperçut et fit aussitôt rassembler tous ses gens, qui
se mirent à genoux devant moi et se frappèrent le front contre terre.
Quelque habitude qu’il puisse avoir des mœurs orientales, un Européen
n’assiste jamais à ses scènes de servilité exagérée sans éprouver un
serrement de cœur. Je montai le plus promptement possible dans mon
palanquin. Je fis mes adieux à mon hôte; non pas en lui donnant une
poignée de main, ce qui n’est pas dans les habitudes chinoises; mais
en appuyant mes deux mains l’une contre l’autre, et en les balançant
deux ou trois fois dans une direction perpendiculaire à ma poitrine.
Je compris avec satisfaction que cet aimable homme recommandait à mon
muletier de me mener à la légation française, et quelques minutes après
nous étions en marche, Pablo et moi, vers la capitale du Céleste
Empire.

Pendant que je voyageais sur cette route poussiéreuse, sous un soleil
brûlant, dans cet abominable véhicule qui s’appelle un palanquin, trois
jeunes cavaliers, que je veux présenter au lecteur, galopaient sans
prendre haleine entre Tien-tsin et Pékin.

La distance est de trente-deux lieues, et ils voulaient la parcourir
en un jour. Certes, ils n’avaient pas de temps à perdre. Partis à
quatre heures du matin de Tien-tsin, ils s’étaient arrêtés une heure
dans un village pour déjeuner et changer de chevaux. A l’heure où je
m’éloignais de Toun-cheh-ouh, ils commençaient seulement la seconde
étape du voyage. Pour se rendre de Paris à Pékin, ces trois jeunes
voyageurs français n’avaient pas affronté les rigueurs de l’hiver en
Sibérie, ni la monotonie du traîneau ou de la voiture chinoise; mais
certes leur odyssée était au moins aussi intéressante que la mienne.
Ils avaient visité l’Inde en détail, ils avaient été reçus dans les
palais des nababs de ce pays, bien préférables, je pense, à ceux des
chercheurs d’or de la Russie asiatique; ils avaient traqué les bêtes
féroces à Ceylan et à Java, chassé l’éléphant dans les forêts vierges
de la presqu’île de Malacca, et, poursuivant leur course effrénée,
ils regardaient comme une bagatelle de faire trente-deux lieues à
cheval en un jour, comptant recommencer peu après si les circonstances
l’exigeaient.

Le premier de ces trois jeunes gens, l’un de mes bons amis que je
croyais à Paris, tandis que nous cheminions à quelques kilomètres l’un
de l’autre dans la plaine de Pékin, était le baron Benoist Méchin; ses
deux compagnons étaient le vicomte de Gouy d’Arsy et Guillaume Jeannel.
-- Ils arrivèrent à la légation comme je commençais à apercevoir les
fortifications de la capitale de la Chine.

A cette vue j’éprouvai tout un frémissement d’enthousiasme. Plus on a
visé longtemps au même but, plus on a fait d’efforts pour l’atteindre,
plus on éprouve de joie à le posséder enfin. Il est difficile de
voir quelque chose de plus grandiose et de plus largement construit
que la première enceinte de Pékin. C’est un mur d’une élévation
extraordinaire, crénelé, et d’une régularité parfaite. Çà et là,
au-dessus des portes principalement, s’élèvent des forteresses à
trois ou quatre étages, surmontées d’un toit en porcelaine verte qui
scintille au soleil.

Les portes qui sont gigantesques sont en bronze. Elles sont fermées la
nuit et à certaines heures du jour.

Je n’entrai pas dans la ville sans éprouver une très-vive émotion.

J’eus à parcourir des terrains vagues et parsemés d’habitations laides
et rabougries; puis j’entrai dans un quartier populeux; enfin sous un
dôme de feuillage, j’aperçus une porte de bois élégamment sculptée,
gardée par deux lions en marbre et au-dessus de laquelle je pus lire
en véritables caractères latins: Légation de France. -- J’avais enfin
accompli mon voyage de Paris à Pékin par terre.

Quand j’entrai dans le salon de M. de Geofroy, alors envoyé
extraordinaire et ministre plénipotentiaire de France en Chine, tout
le personnel de la légation, M. de Roquette, secrétaire, M. de Veria,
premier interprète, M. Scherzer et M. Dugas, le docteur, étaient réunis
pour saluer les trois jeunes voyageurs dont je viens de parler.

Je n’oublierai jamais mon entrée dans ce salon hospitalier où je
trouvai d’abord une courtoisie et une affabilité tout exceptionnelles
de la part du maître et de la maîtresse de la maison; puis l’aimable
accueil de sept compatriotes, dont un ami que je ne m’attendais guère à
rencontrer si loin.

Arriver le même jour à Pékin, presque à la même heure, sans
s’être donné rendez-vous et après avoir suivi les directions les
plus différentes, c’est une gracieuseté du Destin, d’autant plus
appréciable, que ce personnage n’est pas toujours souriant et qu’il lui
a fallu pourvoir à de bien habiles combinaisons pour nous procurer ce
plaisir.




CHAPITRE XXII

UN PEU DE TOUT.

    Le pont de marbre. -- La ville tartare. -- Les objets d’art.
    -- Un mot sur les laques japonais. -- Les enterrements. --
    L’observatoire. -- Le palais impérial. -- Les temples du Ciel
    et de l’Agriculture. -- Les quatre récoltes. -- Les diverses
    espèces de thé. -- Départ de Pékin. -- Tien-tsin. -- La mer
    enfin!


C’est un Éden que le palais de la légation en Chine. Il se compose d’un
immense jardin entouré de murs et rempli de jolis arbres, au milieu
desquels se cachent çà et là de petites constructions élégantes, toutes
chinoises par le style mais bien françaises par le confortable.

Au lieu d’une simple chambre qui eût suffi à mon bonheur, madame de
Geofroy nous désigna à chacun une de ces maisons, qui devint notre
propriété pendant tout le temps de notre séjour dans la capitale du
Céleste Empire. Tous les matins nous recevions régulièrement une
invitation à dîner de la part de M. le ministre et une invitation à
déjeuner de M. de Roquette ou de quelqu’un des aimables membres de la
légation.

Quels bons jours j’ai passé là! Je couchais enfin dans un lit, ce dont
j’avais été privé depuis Nijni-Novgorod; je mangeais de la cuisine
française, je parlais français avec des Français.

Ceux qui disent que Pékin est loin de notre pays ont bien tort; moi j’y
ai retrouvé la France tout entière, ou, pour parler plus vrai, ce qu’il
y a de plus aimable, de plus largement hospitalier et de plus courtois
dans notre chère patrie. Pendant le dîner, les joies et les péripéties
de nos voyages firent naturellement les frais de la conversation. Nous
nommions tour à tour Calcutta, Irkoutsk, Tomsk et Singapor, comme les
Parisiens parlent parfois de Neuilly, de Pontoise et de Fontainebleau.

L’imagination de M. et madame de Geofroy devait sauter en quelques
secondes de la zone torride aux régions glaciales de la Sibérie. Une
telle gymnastique de la pensée eût certainement lassé tout le monde;
mais leur extrême bienveillance leur fit tout accepter.

Le lendemain nous allâmes rendre nos devoirs à Mgr de Laplace, évêque
de Pékin, qui habitait alors la mission des Révérends Pères Lazaristes.

Pour nous y rendre, nous dûmes traverser le pont de marbre qui est
une des merveilles locales. Ce pont est jeté en dos d’âne sur un
étang, je pourrais dire un petit lac, qui est entouré par les jardins
du palais impérial. Malheureusement, à l’époque de notre passage,
les mille fleurs aquatiques dont est couvert cet étang pendant l’été
n’étaient pas encore épanouies, mais nous pûmes du moins admirer la vue
pittoresque dont on jouit du pont de marbre.

Des accidents de terrains, certainement artificiels mais décorés ici
du nom pompeux de montagnes, ondulent autour du petit lac. Ils sont
couverts d’arbres rares, surmontés de kiosques et de ces petites
constructions que nous avons l’habitude en France de nommer des pagodes.

Des pavillons bâtis sur pilotis s’avancent au-dessus des eaux. Le sol
est couvert de gazon et de plantes rampantes qui viennent se perdre
dans le lac. Tout cela est frais, ombragé, riant; en un mot, disposé
avec un raffinement artistique extraordinaire.

La mission des Lazaristes est construite au milieu de ce site
enchanteur. Tous les religieux portent le costume chinois, et je fus
quelque temps à m’habituer à qualifier de Révérend Père ces hommes en
babouches, doués d’une queue de cheveux noirs, aussi longue que celle
des vrais Chinois; il est vrai que la tresse de ces missionnaires
est presque entièrement factice, mais on ne s’en rend compte qu’en
approchant de fort près.

La plus belle partie de Pékin est celle qui entoure le palais. Elle
est connue sous le nom de ville tartare. C’est là qu’habitent les gros
commerçants et les marchands de curiosités les plus renommés.

Les maisons n’y ont pas d’étage, elles ne sont composées que d’un
rez-de-chaussée, mais leurs façades sur la rue sont faites de bois
sculpté et doré. L’épaisseur de ces ornements est considérable et les
découpures sont fouillées avec une délicatesse toute chinoise. Je ne
sais vraiment quelle valeur atteindrait en France la devanture d’une
seule de ces maisons. Que le lecteur se figure une rue entière ainsi
bordée de boutiques, dont les dorures scintillent sous un ciel éclatant
et dans l’intérieur desquelles on peut apercevoir, au milieu de ce
merveilleux encadrement dont j’ai parlé, toutes les féeries asiatiques
dont la Chine, et surtout dont Pékin abonde.

Je regrette d’être obligé de désillusionner peut-être ici mes lecteurs
sur les belles collections chinoises qu’ils sont convaincus de
posséder chez eux. Je ne prétends pas affirmer qu’il n’y ait pas en
Europe des spécimens admirables de l’art chinois. Mais généralement
tous les objets qui sont débités chez nous sortent des villes du
Sud, de Canton, de Hong-kong ou de Schang-haï, et, par conséquent,
proviennent de fabrication secondaire. L’art de Pékin est encore
presque universellement ignoré. On comprendra aisément ce que j’avance,
en songeant que les Européens ne peuvent faire aucun établissement
dans la capitale du Céleste Empire. Nos dernières expéditions n’ont
pas augmenté nos droits à cet égard. Les spécimens de l’art de Pékin
sont donc presque exclusivement achetés par des touristes de passage
qui ne livrent pas d’ordinaire leurs emplettes au commerce. On voit
bien en France des émaux cloisonnés, mais il ne donnent pas l’idée
des merveilles que les touristes peuvent admirer dans les temples de
Pékin, en ce genre de travail. Ce qui est moins connu, ce sont des
panneaux entiers représentant des paysages reproduits en applications
de porcelaine sur laque; des écrans en application d’ivoire teint, sur
bois sculpté à jour; ou des paravents de laque avec des ornementations
en pierres de couleurs transparentes de Mongolie. Ce dernier genre de
travail surtout produit des objets d’une beauté incomparable et on ne
se lasse pas de les admirer. -- Il y a aussi des vases en émail uni,
généralement bleu avec des dessins blancs, dans l’épaisseur de l’émail,
qui sont d’un effet fort gracieux. Ces sortes de vases ne sont pas
rares à Pékin et sont pourtant peu répandus en Europe.

Puisque je parle de l’art de l’extrême Orient, je voudrais éclairer
le lecteur sur les laques japonais, bien que je compte arrêter mes
notes à Tien-tsin et ne rien dire de ces îles du Japon, séjour préféré
de la grâce et de la joie. Peu d’Européens ont vu ce qu’on appelle
généralement du laque au Japon. Tous les produits auxquels nous donnons
en France ce titre pompeux se réduisent à des surfaces de bois verni.
Au contraire, dans le véritable laque, les dessins très en relief, sont
composés avec de l’or pur, et les fonds sont recouverts d’aventurine
broyée et réduite en poudre. Aussi les objets en véritable laque
atteignent-ils au Japon des prix exorbitants.

J’ai demandé un jour à Ieddo le prix d’un cabinet assez semblable
à ceux qui sont devenus si communs en France et qui se vendent
généralement chez nous deux ou trois cents francs. Le marchand en
voulait vingt-cinq mille francs. Une petite boîte carrée, de dix
centimètres de côté, en véritable laque, vaut au Japon de huit cents
francs à mille francs. -- Je ne m’étendrai pas sur les porcelaines
chinoises parce que cette matière pourrait tenir à elle seule un volume
entier. D’ailleurs je n’ai pas assez séjourné à Pékin pour m’instruire
à fond sur cette partie délicate et plus difficile à bien connaître
de l’art chinois. Je parlerai seulement de deux espèces de vases en
porcelaine qui m’ont semblé très-estimés. Les uns sont ornés de gros
caractères chinois, au milieu desquels un médaillon représente quelque
scène relative à ce même caractère. Les autres sont parsemés de dessins
à gros reliefs, aussi en porcelaine et coloriés. Ces deux modèles de
vases datent, paraît-il, de trois à quatre cents ans et valent, en
général, de quatre cents à sept cents francs. Ce qu’on appelle des
émaux cloisonnés mignes date aussi à peu près de cette époque et
atteint en Chine des prix assez considérables. Ces émaux cloisonnés
sont peu répandus en Europe. On les reconnaît facilement en ce que les
dessins sont plus fouillés et moins réguliers que dans les cloisonnés
relativement modernes, et surtout en ce que dans certaines parties,
l’émail est transparent et laisse voir le cuivre sur lequel il a été
coulé.

Comme je l’ai dit plus haut, les rues de la ville tartare sont bordées
de boutiques à la devanture desquelles s’étalent les belles choses
dont je viens de parler. Sur la chaussée, le mouvement est plus grand
encore, si c’est possible, que dans les villages déjà traversés.

Les piétons innombrables sont obligés de se ranger constamment pour
laisser passer le palanquin à hommes de l’aristocratie; les voitures à
deux roues des mandarins que l’on aperçoit cachés par des persiennes
vertes ou noires, enveloppés dans leur longue robe de soie brodée; les
chevaux, les chameaux, les palanquins de voyage à mulets, puis des
défilés de mariages ou d’enterrements. Ces derniers occupent surtout
un espace considérable et s’étendent sur cinq cents ou mille mètres
de longueur, suivant la dignité du défunt. Des pauvres portent à la
file des parasols, des perches surmontées de mains en bois doré, ou
de toutes sortes d’amulettes. Puis suivent les objets ayant appartenu
au mort; son cheval, sa voiture, dans laquelle est généralement placé
un personnage en cire rappelant ses traits et portant son costume de
cour, si c’est un mandarin. On voit enfin arriver la bière faite de
bois de chêne, de six ou sept centimètres d’épaisseur, et placée dans
un catafalque extrêmement lourd. Il faut quarante ou soixante hommes
pour porter le char funèbre. Les parents vêtus de blanc en signe de
deuil précèdent le cercueil en jetant à terre des fleurs, en brûlant de
l’encens et en faisant tous les quatre-vingts ou cent pas la cérémonie
du respect. Pour cette démonstration la procession s’arrête. On étend à
terre un grand drap blanc, ceux qui conduisent le deuil se couchent à
plat ventre et se frappent le front contre terre. Puis ils se relèvent
et l’on conduit ainsi le cercueil jusqu’à une propriété du mort, où
on le laisse simplement à l’air sans l’enterrer. Quand le cercueil se
détériore, on forme un tumulus en le couvrant de terre, mais on ne le
descend jamais dans une fosse. Ce lieu est pour toujours sacré et ne
peut plus être livré à la culture.

On pense quelle immense quantité de terrains les Chinois perdent
ainsi par cette étrange coutume. On sait aussi quels nombreux sujets
de querelle elle amène dans les villes du littoral habitées par des
Européens; la question a été trop souvent traitée pour que j’en parle
ici.

Ce qui fourmille encore dans les rues de la ville tartare à Pékin, ce
sont les prestidigitateurs établis en plein vent.

Leur adresse est très-grande, car ils exécutent leurs tours au milieu
de la foule et sans les procédés de tables ou de boîtes à double fond
qu’il est facile d’employer sur un théâtre. Quelques-uns exécutent des
tours dangereux; ils s’élancent la tête la première au travers d’un
cylindre horizontal tout hérissé de clous et de lames pointues. Je
ne finirais pas si je voulais raconter tout ce qui grouille dans ces
larges rues de la ville tartare. Nulle part on ne voit un kaléidoscope
aussi varié et aussi pittoresque.

Malheureusement, à côté de ces merveilles dont je viens de parler, on
est témoin de choses repoussantes.

Tout le long des rues sont creusés d’énormes trous, dont on ne saurait
décemment préciser l’usage. Aucune ville au monde n’est aussi infecte,
et je comprends que les personnels des légations préfèrent rester
quatre et cinq mois renfermés dans leurs belles résidences que de
chercher des distractions dans une pareille atmosphère.

Nous visitâmes l’observatoire construit par les Chinois, sous la
direction des Jésuites. Les instruments scientifiques qui s’y trouvent
sont dignes d’admiration. Ils sont faits en bronze et supportés par des
pieds de même métal où se trouvent réunies toutes les fantaisies de
l’art chinois. Les contorsions de ces supports, composés de dragons et
de chimères, rendent plus frappante encore la régularité des sphères,
des parallèles et des figures astronomiques qu’ils soutiennent en l’air
à une très-grande hauteur.

J’ai vu à Pékin, dans les temples des lamas mongols ou des prêtres
de Bouddha, des émaux cloisonnés magnifiques et des objets de grande
valeur. Mais je n’ai rien trouvé en Chine, ni même au Japon où le
bronze est certainement mieux employé que dans le Céleste Empire, je
n’ai rien vu, dis-je, d’aussi artistique, dans la véritable acception
du mot, que les appareils de cet observatoire. Le goût des Chinois,
il faut l’avouer, est très-discutable. On peut admirer surtout les
couleurs de leurs porcelaines, les teintes douces de leurs émaux
anciens et l’harmonie des tons dans leurs étoffes brodées; mais dans
les dessins, dans les formes de leurs objets et de leurs personnages
on trouve beaucoup de défauts, et même parfois des monstruosités
repoussantes. Les instruments de l’observatoire de Pékin sont, à mon
avis, au-dessus de toute critique. La fantaisie y abonde certainement,
mais dans de justes proportions; les supports dont je parlais tout à
l’heure sont si élancés, si délicatement travaillés, qu’ils semblent
étrangers aux sphères qu’ils soutiennent, et celles-ci paraissent
se maintenir d’elles-mêmes dans les airs comme de véritables corps
célestes.

Je ne comprends pas comment l’armée du général de Palikao, du moment
qu’elle croyait nécessaire de rapporter quelque chose en France,
n’a pas préféré les dix ou douze instruments de cet observatoire au
mobilier tout entier du palais de Ouen-mih-nuen et de Ouan-tcho-tchan.

Avant de quitter ce lieu je promenai d’en haut mes regards sur
l’immense capitale. Ma vue s’étendait sur un espace considérable.
Les toits dorés des commerçants de la ville tartare resplendissaient
au soleil; puis j’apercevais non moins brillants les toits en
porcelaine verte des forteresses qui surmontent les portes, les toits
de porcelaine bleue des pagodes, du temple du Ciel et du temple de
l’Agriculture; puis surtout le palais impérial recouvert de porcelaine
jaune. -- Le palais impérial de la Chine! Lieu rempli de mystères,
que personne ne peut se flatter d’avoir approfondi. Petit coin ignoré
et désert au milieu de cette fourmilière d’humains, dans lequel nul
Européen n’a jamais pénétré et où un bien petit nombre de Chinois
peuvent entrer une fois par vingt-quatre heures, et encore au milieu
des ténèbres de la nuit.

L’audience que l’empereur a donnée aux ministres européens dans ces
dernières années, et dont le retentissement a été considérable, n’a pas
eu lieu dans le palais même. Le fils du ciel n’a daigné se montrer à
nos représentants que dans un pavillon si écarté dans les jardins qu’on
peut l’apercevoir facilement du pont de marbre.

Beaucoup de bruits ont couru en Europe sur la vie privée des empereurs
de Chine, sur les règlements intérieurs du palais. M. Berthemy,
ministre de France au Japon, que j’ai eu l’honneur de voir à Yoko-Hama,
et qui avait autrefois habité la Chine pendant de longues années, me
disait: Tout ce qu’on raconte sur l’intérieur du palais impérial
de Pékin ne peut être que mensonge, car il est impossible qu’on en
connaisse rien. -- La seule chose qui me paraisse probable, parce
qu’elle m’a été affirmée par tous les mandarins, c’est que l’empereur
est soumis à une étiquette sévère, et qu’il serait immédiatement
assassiné par ses propres gardes, s’il voulait s’en affranchir.

La vue des toits jaunes de ce palais me produisit donc une grande
impression; je comparais, en rentrant à la légation, l’existence de ce
pauvre empereur esclave de l’étiquette à celle de notre bon roi saint
Louis se montrant à tout son peuple, et rendant la justice sous un
arbre du bois de Vincennes. -- Que de malheureux il y a en ce monde, et
sur tous les échelons de la hiérarchie sociale!

Je ne dirai rien du temple du Ciel et du temple de l’Agriculture parce
qu’ils offrent tous deux peu d’intérêt. Le premier surtout est indigne
du nom pompeux qu’il porte. C’est un immense parc entouré de murs,
dans lequel s’élèvent çà et là des chapelles et des pavillons assez
jolis, recouverts de porcelaine bleue, et où le jour est tamisé par des
stores composés de petits tubes de verre bleu placés parallèlement.
Une estrade de marbre blanc s’élève au milieu du parc. C’est là que
l’empereur vient de temps en temps offrir lui-même des sacrifices à la
divinité.

La portion la plus curieuse du temple de l’Agriculture est un champ
dans lequel chaque année, à un jour marqué, l’empereur, tenant
lui-même la charrue, trace un sillon comme pour donner l’exemple à ses
sujets. Le reste du champ est ensuite labouré par les mandarins. Cette
cérémonie prouve combien l’agriculture est honorée en Chine. Elle est
du reste la cause de la richesse du pays. Avec leur double récolte de
blé, les Chinois parviennent à fabriquer le pain à un prix modéré,
et en exportant leur thé et leur riz ils font affluer l’or dans leur
pays de toutes les parties du monde. Leur procédé de culture ressemble
beaucoup à celui des Égyptiens. Ils séparent leurs champs en petits
carrés autour desquels sont ménagées des rigoles qui conduisent l’eau
d’arrosage dans toutes les parties du champ. Cette eau est puisée dans
les nombreux canaux qui serpentent dans la campagne par les Chinois
travailleurs, à l’aide d’une bascule presque semblable aux chadoufs
égyptiennes. Pour la culture du riz, les petits carrés sont entourés
de remblais assez élevés pour maintenir sur le champ une couche d’eau
de plusieurs centimètres. La terre disparaît ainsi complétement. Quand
je visitai les rizières au mois de mai, la plante nouvellement semée
dépassait à peine la surface du liquide.

Le thé est un petit arbuste qui atteint un pied et demi ou deux pieds
de hauteur. Les feuilles se récoltent depuis le mois de mai jusqu’au
mois d’août suivant l’espèce, et aussi suivant la qualité que l’on veut
obtenir. -- Il y a en Chine des crus de thé comme il y a en France des
crus de vin. La qualité du sol et les différentes espèces de plantes,
différencient les divers thés livrés au commerce. L’espèce la plus
estimée est connue sous le nom de thé jaune. -- C’est la boisson
ordinaire de l’empereur de Chine et de l’empereur de Russie.

Ce thé vaut si cher qu’en Sibérie, dans certaines familles même aisées,
je n’en ai vu faire parfois qu’une seule tasse en mon honneur, tandis
que mes hôtes s’en privaient par économie. Il serait sans intérêt
d’énumérer ici les différents crus, parce que nous ne les dénommons pas
en France d’après leur origine. En Sibérie par exemple, on ne sait pas
comme chez nous ce que c’est que du thé de perle, ou du pé-ko à pointes
blanches; on connaît le thé Tocmakof ou le thé Sabachnikoff, comme
nous connaissons le Lur-Saluces ou la veuve Cliquot. Au contraire, la
manière dont nous désignons les diverses espèces en France provient
du mode de récolte; ainsi le thé de perle est formé de feuilles
petites cueillies au commencement du printemps, peu de temps après
leur formation. Le thé à pointes blanches est fait d’un mélange de
feuilles et de fleurs. Les pointes blanches ne sont autres que les
fleurs séchées de l’arbuste; c’est pourquoi cette variété est la plus
forte. L’une des espèces les plus communes est le thé en brique dont
j’ai déjà parlé, qui sert de monnaie en Mongolie; enfin le thé le moins
estimé présente, par je ne sais malheureusement quelle préparation,
une bizarre apparence. Il a aussi la forme d’une brique, mais il est
tout noir et on n’y distingue, comme dans l’espèce précédente, ni tige
ni feuille. On dirait un bloc de charbon ou de tourbe. Ce thé se vend
presque rien, et est d’une grande ressource pour les classes pauvres de
la Chine et de la Sibérie.

L’intelligence et l’habileté des Chinois peut se constater partout, ils
savent en faire partout l’application. Tout le monde a pu lire, dans
le _Journal officiel_, des articles qui ont paru dernièrement sur la
ponte intensive et artificielle des œufs. Ils ont aussi notablement
perfectionné la voilure. Je ne connais pas tous les systèmes employés
chez nous, mais en citant la voile latine qui porte le nom de notre
race, je cite, je pense, l’une des inventions d’Europe. Mais cette
voile latine, en se gonflant démesurément sous l’action du vent, ne
profite pas de toute la force que ce moteur pourrait lui imprimer. De
plus, dans les rafales, la manœuvre consiste à desserrer la corde qui
la retient par le bas. La toile, flottant alors au haut du mât, imprime
au bateau un balant qui peut être fort dangereux. Cette voilure est
donc imparfaite. La voile chinoise au contraire est maintenue par une
série de barres parallèles, et oppose ainsi constamment une surface
plane à l’impulsion du vent. Puis, à l’aide d’une poulie placée au
haut du mât, elle s’abaisse indéfiniment. De cette manière, par les
plus forts coups de vent, le Chinois peut avoir encore une voile
tendue, mais n’offrant plus que peu de prise au-dessus du pont, et
ne présentant par conséquent aucun danger pour la sûreté du bateau.
-- Je pourrais citer beaucoup d’exemples de cet esprit ingénieux et
pratique. En parcourant la Chine, j’ai conçu la plus haute opinion de
l’intelligence, de l’habileté et de la persévérance des Chinois. Il ne
manque à ce peuple qu’une chose: un gouvernement qui lui laisse savoir
qu’il existe au monde d’autres nations que la Chine, et que ces nations
ont aussi une civilisation à laquelle il serait bon, utile, et surtout
lucratif, d’emprunter certaines inventions et certaines institutions.
Mais le jour viendra, et peut-être n’est-il pas loin, où les Chinois
émigreront en Europe comme ils émigrent déjà au Japon, en Californie et
au Pérou; ils formeront à Marseille, à Paris, à Londres des quartiers
plus importants que nos comptoirs de Schanghaï, de Macao et de Saïgon,
et notre commerce avec ce peuple prendra un essor inconnu jusqu’ici.

La majorité des Français croit que l’intelligence des Japonais est
très-supérieure à celle des Chinois. C’est une grave erreur. -- Le
Japonais nous ressemble beaucoup par le caractère et c’est pourquoi
ce peuple plaît aux voyageurs. Il est gai, entreprenant, hâbleur,
batailleur, et quelque peu révolutionnaire. -- Il y a au Japon un
véritable prétendant, et par conséquent parmi les Japonais des
partisans de telle ou telle famille, et peut-être même des amateurs
de république plus ou moins démocratique et sociale. Les Français
aiment donc les Japonais et par contre les Japonais ont un culte
pour les Français. Ils créent une petite armée où l’on adopte nos
costumes; rien n’étonne comme de voir un chasseur de Vincennes monter
la garde dans les rues de Ieddo. Ils construisent des petits chemins
de fer, des petits télégraphes; mais, au fond, rien de tout cela n’est
sérieux, parce que d’abord rien de ce peuple ne peut être sérieux,
et surtout parce que toutes ces applications de nos inventions ne se
font que sur une langue de terre très-étroite le long de la mer, au
delà de laquelle il est impossible à tout Européen de pénétrer. --
L’intérieur du Japon nous est absolument fermé, tandis qu’à la rigueur
nous pouvons parcourir la Chine d’une extrémité à l’autre. Il est donc
erroné de croire que le Japon marche vers la civilisation européenne.
Ces transformations n’ont lieu que sur une portion microscopique
relativement à l’étendue de l’empire.

Le gouvernement chinois ne permet à son peuple ni télégraphe, ni chemin
de fer, ni rien de ce qui est européen; mais le jour où le Chinois,
par une révolution bien désirable, aura obtenu ces concessions
de son gouvernement, non-seulement il appliquera nos inventions
intelligemment, mais il les perfectionnera, et nous serons peut-être
étonnés, un beau jour, de recevoir de la Chine les moyens de réunir
une vitesse excessive et une parfaite sécurité. Imposer aux Chinois
un nouveau gouvernement ou imposer au gouvernement existant de
nouvelles constitutions, voilà ce dont notre expédition dernière eût dû
s’occuper, au lieu de détruire le palais d’Été, dont il me répugne de
faire la description.

Un petit lac tout entouré de galeries en marbres, parsemé d’îlots
au milieu desquels se dressent les pavillons les plus coquets; un
grand escalier en porcelaine, montant jusqu’au sommet de la colline
de Ouan-tcho-chan et deux petits temples en porcelaine, voilà ce qui
subsiste comme seuls débris des merveilles accumulées dans ce palais et
dans le parc qui l’entoure.

Je pris congé le 18 mai de mes aimables hôtes de la légation de Pékin,
dont je ne pourrai jamais oublier la si touchante et si bienveillante
hospitalité, et je me rendis à Tien-tsin par le cours du Peï-ho.

M. Rystel, alors gérant du consulat de Tien-tsin, nous fit passer fort
agréablement les jours pendant lesquels nous dûmes attendre le départ
d’un bateau, et le 24 mai à 8 heures du matin je m’embarquai pour
Schang-haï avec mes trois jeunes compagnons, que le lecteur connaît
déjà.

Je ne pus me décider à abandonner Pablo à Tien-tsin et je l’emmenai
avec moi. Le pauvre garçon ne cessait de pleurer en songeant à la
légation de Pékin où il avait trouvé tout à la fois bon souper,
bon gîte et le _far niente_ le plus absolu. -- En entrant en mer à
l’embouchure du Peï-ho j’éprouvai une joie bien vive. Cette grande mer,
pareille d’un bout du monde à l’autre, me fit apercevoir un petit coin
de la France. Elle caressait les bords du golfe de Pétcheli de la même
manière que la plage de Trouville et de Biarritz.

Sibérie, Mongolie, Gobi, voyages fatigants et difficiles, vous êtes
bien décidément finis.

Ma joie fut complète en voyant flotter sur un bâtiment les couleurs de
la France. J’avais retrouvé ma patrie et je n’avais plus dorénavant
qu’à laisser tourner l’hélice du bateau ou les roues du chemin de fer
d’Amérique pour retrouver ma famille.

Voilà, ami lecteur, la portion de mes notes que j’ai désiré vous faire
connaître.

Si ces pages sont monotones, c’est qu’elles sont inspirées des pays
qu’elles décrivent. Comment serait-on gai, quand on parle du froid, de
l’obscurité et de la misère?

Vous vous demandez peut-être encore maintenant pourquoi j’ai visité ces
pays glacés; qui me poussait en Sibérie. Ne vous en plaignez pas. Cette
folie se fût peut-être emparée de vous. Et je peux vous dire avec mon
expérience:

«N’allez pas là...» C’est la morale de ce livre.


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


    PRÉFACE                                                       V

    CHAPITRE PREMIER

    DE PARIS A SAINT-PÉTERSBOURG.

    En chemin de fer. -- Berlin. -- Difficultés à la douane
    russe. -- Aspect de la Petite-Russie. -- Soirée sur la
    Néva.                                                         1

    CHAPITRE II

    LA SOCIÉTÉ DE SAINT-PÉTERSBOURG.

    Comment nous sommes jugés dans la capitale russe.
    -- Recommandations pour la Sibérie. -- M. Pfaffius,
    commissaire de la frontière à Kiachta. -- Musique russe.
    -- Opéra de Glinka: _La vie pour le Tzar_. -- Arrivée à
    Moscou.                                                      17

    CHAPITRE III

    MOSCOU -- NIJNI-NOVGOROD.

    Le Kremlin. -- Équipages et visites de la vierge
    d’Inverski. -- Origine du christianisme en Russie. -- Un
    mot sur Troïtsa. -- Rencontre d’un compagnon de voyage. --
    Achats de fourrures. -- Passage de l’Oka en traîneau.        30

    CHAPITRE IV

    LE VOLGA PENDANT L’HIVER
    ENTRE NIJNI-NOVGOROD ET KAZAN.

     Diverses sortes de podarojnaia. -- Ce que sont les
    préparatifs d’un long voyage en traîneau. -- Départ de
    Nijni. -- Les relais de poste. -- Un dégel momentané. --
    La neige. -- Arrivée à Kazan.                                49

    CHAPITRE V

    KAZAN. -- VOYAGE A PERM.

     La Vierge de Kazan. -- Témoignage de dédain chez les
    Russes. -- Dîner chez un grand seigneur. -- Sa manière de
    raconter l’affranchissement des serfs. -- Les Tatares. --
    Le voyage en traîneau. -- Caravane de déportés. -- Les
    Votiaks. -- Aspect de la Grande-Russie.                      68

    CHAPITRE VI

    PERM. -- LA ROUTE D’ÉKATÉRINEMBOURG.

     Les hôtels en Sibérie. -- Un conseiller général. -- Ce
    que menacent de devenir les finances russes. -- Musique
    nationale. -- De la passion de s’agrandir. -- Entrée en
    Asie.                                                        90

    CHAPITRE VII

    LA CARAVANE AU COMPLET SUR LA ROUTE DE TUMEN.

     Industrie d’Ékatérinembourg. -- Calendrier russe. -- La
    fête de Noël à Kamechlof. -- Grand gala dans un relai.
    -- Tumen. -- Sa position. -- Ses bohémiennes. -- Fruits
    conservés par la gelée.                                     104

    CHAPITRE VIII

    NOUVELLE SOLITUDE.

    PERDITION SUR LA STEPPE DE OMSK.

    Fastueuse habitude sibérienne. -- La steppe. -- Les
    cimetières. -- Omsk. -- Sa position. -- Sa société. --
    L’affranchissement des serfs raconté par un bourgeois. --
    M. Kroupinikof. -- Visite à un campement de Kirghiz. --
    Mascarade à Omsk.                                           120

    CHAPITRE IX

    DU FROID SUR LA ROUTE DE TOMSK.

    Le froid. -- Ses inconvénients. -- Les beaux effets de
    lumière à une très-basse température. -- La fête du baptême
    de Jésus-Christ sur l’Obi. -- Tomsk. -- Son commerce. --
    Une soirée sur les bords du Tom.                            143

    CHAPITRE X

    LE GOUVERNEMENT DE L’IÉNISSÉIK ET KRASNOIARSK.

    Aspect misérable des villages de cette contrée. -- Le
    pays devient enfin accidenté. -- Les veilleurs de nuit à
    Krasnoïarsk. -- Les trois collections de Monsieur Lovatine.
    -- Un bal de déportés polonais. -- Le cendrier de Monsieur
    Kousnietzof.                                                156

    CHAPITRE XI

    DU BIEN-ÊTRE ET DE L’INSTRUCTION
    CHEZ LES CAMPAGNARDS ET CHEZ LES CITADINS.

    De l’inutilité des forêts sibériennes. -- Voyage à
    Irkoutsk. -- Une bande de loups. -- Propriété des villages.
    -- Congélation de l’Angara. -- Le gouvernement d’Irkoutsk.
    -- Le lycée. -- La prison. -- Les casernes de pompiers.     169

    CHAPITRE XII

    IRKOUTSK.

    Les chercheurs d’or. -- Leur luxe; leurs richesses; leurs
    femmes. -- Un mot sur le clergé et le code religieux. --
    Les déportés polonais. -- Les voyageurs forcenés. -- Un
    dîner en famille.                                           187

    CHAPITRE XIII

    TENTATIVE D’ÉVASION D’UN POLONAIS. -- LES FOURRURES.

    Pourquoi les Polonais exilés ne peuvent pas s’évader. --
    Péripéties d’une tentative d’évasion. -- Chasse à l’ours.
    -- La voirie en Sibérie. -- Chasse au loup. -- Un renard
    bleu. -- Les diverses valeurs des fourrures.                207

    CHAPITRE XIV

    LES INDIGÈNES. -- PASSAGE DU LAC BAÏKAL.

    Les Olkhonois. -- Le chamanisme. -- Les Bouriattes. -- Les
    Toungouses. -- Les Samoyèdes. -- Le carnaval à Irkoutsk.
    -- Pablo. -- Adieux à Constantin. -- Péripéties de la
    traversée du lac Baïkal.                                    225

    CHAPITRE XV

    SUR L’INDÉPENDANCE DE LA SIBÉRIE ORIENTALE
    ET SUR QUELQUES INDIGÈNES.

    Rêve des habitants de la Sibérie orientale. -- Ce qui
    pourrait arriver. -- Les raisons qui amèneraient une
    indépendance. -- Exemple des Chinois. -- Un mot sur les
    Iakoutes et sur les habitants du Kamtchatka.                245

    CHAPITRE XVI

    KIACHTA. -- MAIMATCHIN.

    La Tarantass. -- Les marchands de thé. -- Leur concurrence.
    -- Le Sienzy. -- Aspect de Maïmatchin. -- Un dîner chez le
    gouverneur chinois. -- Préparatifs pour la traversée du
    désert de Gobi.                                             263

    CHAPITRE XVII

    PREMIÈRE ÉTAPE EN MONGOLIE.

    Les Mongols. -- Leurs tentes; leur vie; leur manière de
    ne pas se perdre dans le désert. -- La caravane. -- Un
    sacrilége. -- Le consul russe à Ourga. -- Le Koutoucta.     281

    CHAPITRE XVIII

    OURGA. -- ENTRÉE DANS LE DÉSERT DE GOBI.

    Religion mongole. -- Cérémonies funèbres. -- La montagne
    sainte. -- Mes compagnons de route. -- Départ d’Ourga. --
    Première halte. -- La veille de Pâques.                     296

    CHAPITRE XIX

    LE DÉSERT DE GOBI.

    Rencontre d’un prince mongol et de sa cour. -- Notre vie
    au désert. -- La plaine de sable. -- Privation d’eau. --
    Mirage lunaire. -- Trois exécutions. -- Un voyageur égaré.
    -- Arrivée à la grande muraille de Kalkann.                 313

    CHAPITRE XX

    LA CHINE PROPREMENT DITE
    DEPUIS KALKANN JUSQU’A TCHAH-TAÔ.

    La campagne chinoise. -- Dernière hospitalité russe. --
    Le palanquin. -- Les rues de Kalkann. -- Les sociétés
    secrètes. -- Comment l’ordre est maintenu sans armée. --
    Origine de la tresse. -- Comment se perdent les titres de
    noblesse.                                                   333

    CHAPITRE XXI

    ARRIVÉE A PÉKIN.

    Chaude affaire. -- Défilé de Nang-kao. -- Un jeune ménage.
    -- Du prélèvement de l’impôt. -- Toun-cheh-ouh. -- Dernière
    solitude. -- Entrée à Pékin. -- Arrivée à la légation
    française. -- Heureuse surprise.                            348

    CHAPITRE XXII

    UN PEU DE TOUT.

    Le pont de marbre. -- La ville tartare. -- Les objets
    d’art. -- Un mot sur les laques japonais. -- Les
    enterrements. -- L’observatoire. -- Le palais impérial.
    -- Les temples du Ciel et de l’Agriculture. -- Les quatre
    récoltes. -- Les diverses espèces de thé. -- Départ de
    Pékin. -- Tien-tsin. -- La mer enfin!                       365




TABLE DES GRAVURES


    Carte du voyage de Paris à Pékin par terre.        Frontispice.
    La voiture de la vierge d’Inverski, à Moscou.                34
    Le monastère de Troïtsa.                                     42
    Mon traîneau.                                                58
    La Mère supérieure du monastère de Kasan.                    70
    Un Votiak dans les forêts de la Grande-Russie.               81
    Les voyageurs égarés par un chasse-neige dans la steppe
    de Omsk.                                                    127
    Marché à Tomsk.                                             153
    Homme et femme bouriattes.                                  190
    Paysans samoyèdes.                                          228
    Passage du lac Baïkal.                                      243
    Une rue à Ourga.                                            285
    Le Grand Lama de Mongolie.                                  294
    Moulin à prières à Ourga.                                   300
    Me voiture en Mongolie.                                     314
    Mon palanquin.                                              345


PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.








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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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