La Légende des siècles tome II

By Victor Hugo

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Title: La Légende des siècles tome II

Author: Victor Hugo

Illustrator: François Flameng

Release date: June 27, 2025 [eBook #76396]

Language: French

Original publication: Paris: Hetzel-Quantin, 1880

Credits: Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LÉGENDE DES SIÈCLES TOME II ***





  Au lecteur

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  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  VICTOR HUGO


  POÉSIE

  VIII


  TOUS DROITS RÉSERVÉS


  ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX

  ŒUVRES COMPLÈTES

  DE

  VICTOR HUGO

  ILLUSTRÉES DE GRAVURES A L'EAU-FORTE
  D'APRÈS LES DESSINS DE
  FRANÇOIS FLAMENG

  POÉSIE

  VIII

  LA LÉGENDE DES SIÈCLES

  II

  [Illustration]

  PARIS
  ÉDITION HETZEL-QUANTIN

  LIBRAIRIE A. HOUSSIAUX
  FRANÇIS GUILLOT, SUCCESSEUR
  7, RUE PERRONET, 7




  XIII

  L'ÉPOPÉE DU VER


  Au fond de la poussière inévitable, un être
  Rampe, et souffle un miasme ignoré qui pénètre,
                L'homme de toutes parts,
  Qui noircit l'aube, éteint le feu, sèche la tige,
  Et qui suffit pour faire avorter le prodige
                Dans la nature épars.

  Le monde est sur cet être et l'a dans sa racine,
  Et cet être, c'est moi. Je suis. Tout m'avoisine.
                Dieu me paye un tribut.
  Vivez. Rien ne fléchit le ver incorruptible.
  Hommes, tendez vos arcs; quelle que soit la cible,
                C'est moi qui suis le but.

  O vivants, je l'avoue, on voit des hommes rire;
  Plus d'une barque vogue avec un bruit de lyre;
                On est prince et seigneur;
  Le lit nuptial brille, on s'aime, on se le jure,
  L'enfant naît, les époux sont beaux;--j'ai pour dorure
                Ce qu'on nomme bonheur.

  Je mords Socrate, Eschyle, Homère, après l'envie.
  Je mords l'aigle. Le bout visible de la vie
                Est à tous et partout,
  Et, quand au mois de mai le rouge-gorge chante,
  Ce qui fait que Satan rit dans l'ombre méchante,
                C'est que j'ai l'autre bout.

  Je suis l'Inconnu noir qui, plus bas que la bête,
  Remplit tout ce qui marche au-dessus de sa tête
                D'angoisse et de terreur,
  La preuve d'Alecton pareille à Cléopâtre,
  De la pourpre identique au haillon, et du pâtre
                Égal à l'empereur.

  Je suis l'extinction du flambeau, toujours prête.
  Il suffit qu'un tyran pense à moi dans la fête
                Où les rois sont assis,
  Pour que sa volupté, sa gaîté, sa débauche,
  Devienne on ne sait quoi de lugubre où s'ébauche
                La pâle Némésis.

  Je ne me laisse point oublier des satrapes;
  La nuit, lascifs, leur main touche à toutes les grappes
                Du plaisir hasardeux,
  Et, pendant que leurs sens dans l'extase frémissent,
  Des apparitions de méduses blêmissent
                La voûte au-dessus d'eux.

  Je suis le créancier. L'échéance m'est due.
  J'ai, comme l'araignée, une toile tendue.
                Tout l'univers, c'est peu.
  Le fil imperceptible et noir que je dévide
  Ferait l'aurore veuve et l'immensité vide
                S'il allait jusqu'à Dieu.

  J'attends. L'obscurité sinistre me rend compte.
  Le capitaine armé de son sceptre, l'archonte,
                Le grave amphictyon,
  L'augure, le poëte étoilé, le prophète,
  Tristes, songent à moi, cette vie étant faite
                De disparition.

  Le visir sous son dais, le marchand sur son âne,
  Familles et tribus, les seigneurs d'Ecbatane
                Et les chefs de l'Indus
  Passent, et seul je sais dans quelle ombre est conduite
  Cette prodigieuse et misérable fuite
                Des vivants éperdus.

  Brillez, cieux. Vis, nature. O printemps, fais des roses.
  Rayonnez, papillons, dans les métamorphoses.
                Que le matin est pur!
  Et comme les chansons des oiseaux sont charmantes,
  Au-dessus des amants, au-dessus des amantes,
                Dans le profond azur!

                              *

  Quand, sous terre rampant, j'entre dans Babylone,
  Dans Tyr qui porte Ammon sur son double pylone,
                Dans Suze où l'aube luit,
  Lorsqu'entendant chanter les hommes, je me glisse,
  Invisible, caché, muet, dans leur délice,
                Leur triomphe et leur bruit,

  Quoique l'épaisseur vaste et pesante me couvre,
  Quoique la profondeur, qui jamais ne s'entr'ouvre,
                Morne et sans mouvement,
  Me cache à tous les yeux dans son horreur tranquille,
  Tout, quel que soit le lieu, quelle que soit la ville,
                Quel que soit le moment,

  Tout, Vesta comme Églé, Zénon comme Épicure,
  A le tressaillement de ma présence obscure;
                On a froid, on a peur;
  L'un frémit dans son faste et l'autre dans ses crimes,
  Et l'on sent dans l'orgueil démesuré des cimes
                Une vague stupeur;

  Et le Vatican tremble avec le Capitole,
  Et le roi sur le trône, et sur l'autel l'idole,
                Et Moloch et Sylla
  Frissonnent, et le mage épouvanté contemple,
  Sitôt que le palais a dit tout bas au temple:
                Le ver de terre est là!

                              *

  Je suis le niveleur des frontons et des dômes;
  Le dernier lit où vont se coucher les Sodomes
                Est arrangé par moi,
  Je suis fourmillement et je suis solitude,
  Je suis sous le blasphème et sous la certitude,
                Et derrière Pourquoi.

  Nul dogme n'oserait affronter ma réponse.
  Laïs pour moi se frotte avec la pierre ponce.
                Je fais parler Pyrrhon.
  La guerre crie, enrôle, ameute, hurle, vole,
  Et je suis dans sa bouche alors que cette folle
                Souffle dans son clairon.

  Je suis l'intérieur du prêtre en robe blanche,
  Je bave dans cette âme où la vérité penche;
                Quand il parle, je mens.
  Le destin, labyrinthe, aboutit à ma fosse.
  Je suis dans l'espérance et dans la femme grosse,
                Et, rois, dans vos serments.

  Quel sommeil effrayant, la vie! En proie, en butte
  A des combinaisons de triomphe ou de chute,
                Passifs, engourdis, sourds,
  Les hommes, occupés d'objets qui se transforment,
  Sont hagards, et devraient s'apercevoir qu'ils dorment,
                Puisqu'ils rêvent toujours!

  J'ai pour l'ambitieux les sept couleurs du prisme.
  C'est moi que le tyran trouve en son despotisme
                Après qu'il l'a vomi.
  Je l'éveille, sitôt sa colère rugie.
  Qu'est la méchanceté? C'est de la léthargie;
                Dieu dans l'âme endormi.

  Hommes, riez. La chute adhère à l'apogée.
  L'écume manquerait à la mer submergée,
                L'éclat au diamant,
  La neige à l'Athos, l'ombre aux loups, avant qu'on voie
  Manquer la confiance et l'audace et la joie
                A votre aveuglement.

  L'éventrement des monts de jaspe et de porphyre
  A bâtir vos palais peut à peine suffire,
                Larves sans lendemain!
  Vous avez trop d'autels. Vos sociétés folles
  Meurent presque toujours par un excès d'idoles
                Chargeant l'esprit humain.

  Qu'est la religion? L'abîme et ses fumées.
  Les simulacres noirs flottant sous les ramées
                Des bois insidieux,
  La contemplation de l'ombre, les passages
  De la nue au-dessus du front pensif des sages,
                Ont créé tous vos dieux.

  Vos prêtres insensés chargent Satan lui-même
  D'un dogme et d'un devoir, lui le monstre suprême,
                Lui la rébellion!
  Ils en font leur bourreau, leur morne auxiliaire,
  Sans même s'informer si cette muselière
                Convient à ce lion.

  Pour aller jusqu'à Dieu dans l'infini, les cultes,
  Les religions, l'Inde et ses livres occultes
                Par Hermès copiés,
  Offrent leurs points d'appui, leurs rites, leurs prières,
  Leurs dogmes, comme un gué montre à fleur d'eau des pierres
                Où l'on pose ses pieds.

  Songes vains! Les Védas trompent leurs clientèles,
  Car les religions sont des choses mortelles
                Qu'emporte un vent d'hiver;
  Hommes, comme sur vous sur elles je me traîne;
  Et, pour ronger l'autel, Dieu n'a pas pris la peine
                De faire un autre ver.

                              *

  Je suis dans l'enfant mort, dans l'amante quittée,
  Dans le veuvage prompt à rire, dans l'athée,
                Dans tous les noirs oublis.
  Toutes les voluptés sont pour moi fraternelles.
  C'est moi que le fakir voit sortir des prunelles
                Du vague spectre Iblis.

  Mon œil guette à travers les fêlures des urnes.
  Je vois vers les gibets voler les becs nocturnes
                Quêtant un noir lambeau.
  Je suis le roi muré. J'habite le décombre,
  La mort me regardait quand d'une goutte d'ombre
                Elle fit le corbeau.

  Je suis. Vous n'êtes pas, feu des yeux, sang des veines,
  Parfum des fleurs, granit des tours, ô fiertés vaines!
                Tout d'avance est pleuré.
  On m'extermine en vain, je renais sous ma voûte;
  Le pied qui m'écrasa peut poursuivre sa route,
                Je le dévorerai.

  J'atteins tout ce qui vole et court. L'argiraspide
  Ne peut me fuir, eût-il un cheval plus rapide
                Que l'oiseau de Vénus;
  Je ne suis pas plus loin des chars qui s'accélèrent
  Que du cachot massif où des lueurs éclairent
                De sombres torses nus.

                              *

  Un peuple s'enfle et meurt comme un flot sur la grève.
  Dès que l'homme a construit une cité, le glaive
                Vient et la démolit;
  Ce qui résiste au fer croule dans les délices;
  Pour te tuer, ô Rome, Octave a les supplices,
                Messaline a son lit.

  Tout ici-bas perd pied, se renverse, trébuche,
  Et partout l'homme tombe, étant sa propre embûche;
                Partout l'humanité
  Se lève dans l'orgueil et dans l'orgueil se couche;
  Et le manteau de poil du prophète farouche
                Est plein de vanité.

  Puisque ce sombre orgueil s'accroît toujours et monte,
  Puisque Tibère est Dieu, puisque Rome sans honte
                Lui chante un vil pœan,
  Puisque l'austérité des Burrhus se croit vierge,
  Puisqu'il est des Xercès qui prennent une verge
                Et fouettent l'océan,

  Il faut bien que le ver soit là pour l'équilibre.
  Ce que le Nil, l'Euphrate et le Gange et le Tibre
                Roulent avec leur eau,
  C'est le reflet d'un tas de villes inouïes
  Faites de marbre et d'or, plus vite évanouies
                Que la fleur du sureau.

  Fétide, abject, je rends les majestés pensives.
  Je mords la bouche, et quand j'ai rongé les gencives,
                Je dévore les dents.
  Oh! ce serait vraiment dans la nature entière
  Trop de faste, de bruit, d'emphase et de lumière,
                Si je n'étais dedans!

  Le néant et l'orgueil sont de la même espèce.
  Je les distingue peu lorsque je les dépèce.
                J'erre éternellement
  Dans une obscurité d'horreur et d'anathème,
  Redoutable brouillard dont Satan n'est lui-même
                Qu'un épaississement.

                              *

  Tout me sert. Glaive et soc, et sagesse et délire.
  De tout temps la trompette a combattu la lyre;
                C'est le double éperon,
  C'est la double fanfare aux forces infinies;
  Le prodige jaillit de ce choc d'harmonies;
                Luttez, lyre et clairon.

  Lyre, enfante la paix. Clairon, produis la guerre.
  Mettez en mouvement cette tourbe vulgaire
                Des camps et des cités;
  Luttez; poussez les uns aux batailles altières,
  Les autres aux moissons, et tous aux cimetières;
                Lyre et clairon, chantez!

  Chantez! le marbre entend. La pierre n'est pas sourde,
  Les tours sentent frémir leur dalle la plus lourde,
                Le bloc est remué,
  Le créneau cède au chant qui passe par bouffée,
  Et le mur tressaillant qui naît devant Orphée,
                Meurt devant Josué.

                              *

  Tout périt. C'est pour moi, dernière créature,
  Que travaille l'effort de toute la nature,
                Le lys prêt à fleurir,
  La mésange au printemps qui dans son nid repose,
  Et qui sent l'œuf, cassé par un petit bec rose,
                Sous elle s'entr'ouvrir,

  Les Moïses emplis d'une puissance telle
  Que le peuple, écoutant leur parole immortelle
                Au pied du mont fumant,
  Leur trouve une lueur de plus en plus étrange,
  Tremble, et croit derrière eux voir deux ailes d'archange
                Grandir confusément,

  Les passants, le despote aveugle et sans limites,
  Les rois sages avec leurs trois cents sulamites,
                Les pâles inconnus,
  L'usurier froid, l'archer habile aux escarmouches,
  Les cultes et les dieux plus nombreux que les mouches
                Dans les joncs du Cydnus.

  Tout m'appartient. A moi symboles, mœurs, images,
  A moi ce monde affreux de bourreaux et de mages
                Qui passe, groupe noir,
  Sur qui l'ombre commence à tomber, que Dieu marque,
  Qu'un vent pousse, et qui semble une farouche barque
                De pirates le soir.

  A moi la courtisane! à moi le cénobite!
  Dieu me fait Sésostris afin que je l'habite.
                En arrière, en avant,
  A moi tout! à toute heure, et qu'on entre ou qu'on sorte!
  Ma morsure, qui va finir à Phryné morte,
                Commence à Job vivant.

  A moi le condamné dans sa lugubre loge!
  Il regarde effaré les pas que fait l'horloge;
                Et, quoiqu'en son ennui
  La mort soit invisible à ses fixes prunelles,
  A d'obscurs battements il sent d'horribles ailes
                Qui s'approchent de lui.

  Rhode est fière, Chéops est grande, Éphèse est rare,
  Le Mausolée est beau, le Dieu tonne, le Phare
                Sauve les mâts penchés,
  Babylone suspend dans l'air les fleurs vermeilles,
  Et c'est pour moi que l'homme a créé sept merveilles,
                Et Satan sept péchés.

  A moi la vierge en fleur qui rit et se dérobe,
  Fuit, passe les ruisseaux, et relève sa robe
                Dans les prés ingénus!
  A moi les cris, les chants, la gaîté qui redouble!
  A moi l'adolescent qui regarde avec trouble
                La blancheur des pieds nus!

  Rois, je me roule en cercle et je suis la couronne;
  Buveurs, je suis la soif; murs, je suis la colonne;
                Docteurs, je suis la loi;
  Multipliez les jeux et les épithalames,
  Les soldats sur vos tours, dans vos sérails les femmes;
                Faites, j'en ai l'emploi.

  Sage ici-bas celui qui pense à moi sans cesse!
  Celui qui pense à moi vit calme et sans bassesse;
                Juste, il craint le remord;
  Sous son toit frêle il songe aux maisons insondables;
  Il voit de la lumière aux deux trous formidables
                De la tête de mort.

  Votre prospérité n'est que ma patience.
  Hommes, la volonté, la raison, la science,
                Tentent; seul j'accomplis.
  Toute chose qu'on donne est à moi seul donnée.
  Il n'est pas de fortune et pas de destinée
                Qui ne m'ait dans ses plis.

  Le héros qui, dictant des ordres à l'histoire,
  Croit laisser sur sa tombe un nuage de gloire,
                N'est sûr que de moi seul.
  C'est à cause de moi que l'homme désespère.
  Je regarde le fils naître, et j'attends le père
                En dévorant l'aïeul.

  Je suis l'être final. Je suis dans tout. Je ronge
  Le dessous de la joie, et, quel que soit le songe
                Que les poëtes font,
  J'en suis, et l'hippogriffe ailé me porte en croupe;
  Quand Horace en riant te fait boire à sa coupe,
                Chloé, je suis au fond.

  La dénudation absolue et complète,
  C'est moi. J'ôte la force aux muscles de l'athlète;
                Je creuse la beauté;
  Je détruis l'apparence et les métamorphoses;
  C'est moi qui maintiens nue, au fond du puits des choses,
                L'auguste vérité.

  Où donc les conquérants vont-ils? mes yeux les suivent.
  A qui sont-ils? à moi. L'heure vient; ils m'arrivent,
                Découronnés, pâlis,
  Et tous je les dépouille, et tous je les mutile,
  Depuis Cyrus vainqueur de Tyr jusqu'à Bathylle
                Vainqueur d'Amaryllis.

  Le semeur me prodigue au champ qu'il ensemence;
  Tout en achevant l'être expiré, je commence
                L'être encor jeune et beau.
  Ce que Fausta, troublée en sa pensée aride,
  Voit dans le miroir pâle où s'ébauche une ride,
                C'est un peu de tombeau.

  Toute ivresse m'aura dans sa dernière goutte;
  Et sur le trône il n'est rien à quoi je ne goûte.
                Les Trajans, les Nérons
  Sont à moi, honte et gloire, et la fange est épaisse
  Et l'or est rayonnant pour que je m'en repaisse.
                Tout marche; j'interromps.

  J'habite Ombos, j'habite Élis, j'habite Rome.
  J'allonge mes anneaux dans la grandeur de l'homme;
                J'ai l'empire et l'exil;
  C'est moi que les puissants et les forts représentent;
  En ébranlant les cieux, les Jupiters me sentent
                Ramper dans leur sourcil.

  Je prends l'homme, ébauche humble et tremblante qui pleure,
  Le nerf qui souffre, l'œil qu'en vain le jour effleure,
                Le crâne où dort l'esprit,
  Le cœur d'où sort le sang ainsi qu'une couleuvre,
  La chair, l'amour, la vie, et j'en fais un chef-d'œuvre,
                Le squelette qui rit.

                              *

  L'eau n'a qu'un bruit; l'azur n'a que son coup de foudre;
  Le juge n'a qu'un mot, punir ou bien absoudre;
                L'arbre n'a que son fruit;
  L'ouragan se fatigue à de vaines huées,
  Et n'a qu'une épaisseur quelconque de nuées;
                Moi, j'ai l'énorme nuit.

  L'Etna n'est qu'un charbon que creuse un peu de soufre;
  L'erreur de l'océan, c'est de se croire un gouffre;
                Je dirai: c'est profond,
  Quand vous me trouverez un précipice, un piége,
  Où l'univers sera comme un flocon de neige
                Qui décroît et qui fond.

  Quoique l'enfer soit triste et quoique la géhenne
  Sans pitié, redoutable aux hommes pleins de haine,
                Ouverte au-dessous d'eux,
  Soit étrange et farouche, et quoiqu'elle ait en elle
  Les immenses cheveux de la flamme éternelle,
                Qu'agite un vent hideux,

  Le néant est plus morne encor, la cendre est pire
  Que la braise, et le lieu muet où tout expire
                Est plus noir que l'enfer;
  Le flamboiement est pourpre et la fournaise montre;
  Moi je bave et j'éteins. L'hydre est une rencontre
                Moins sombre que le ver.

  Je suis l'unique effroi. L'Afrique et ses rivages
  Pleins du barrissement des éléphants sauvages,
                Magog, Thor, Adrasté,
  Sont vains auprès de moi. Tout n'est qu'une surface
  Qui sert à me couvrir. Mon nom est Fin. J'efface
                La possibilité.

  J'abolis aujourd'hui, demain, hier. Je dépouille
  Les âmes de leur corps ainsi que d'une rouille;
                Et je fais à jamais
  De tout ce que je tiens disparaître le nombre
  Et l'espace et le temps, par la quantité d'ombre
                Et d'horreur que j'y mets.

                              *

  Amant désespéré, tu frappes à ma porte,
  Redemandant ton bien et ta maîtresse morte,
                Et la chair de ta chair,
  Celle dont chaque nuit tu dénouais les tresses,
  Plus fier, plus éperdu, plus ivre en ses caresses
                Que l'aigle au vent de mer.

  Tu dis: «--Je la veux! Terre et cieux, je la réclame!
  Le jour où je la vis, je crus voir une flamme.
                Viens, dit-elle. Je vins.
  Sa jeune taille était plus souple que l'acanthe;
  Elle errait éblouie, idéale bacchante,
                Sous des pampres divins.

  «Son cœur fut si profond que j'y perdis mon âme.
  Je l'aimais! Quand le soir, les yeux de cette femme
                Au front pur, au sein nu,
  Me regardaient, pensifs, clairs, à travers ses boucles,
  Je croyais voir briller les vagues escarboucles
                D'un abîme inconnu.

  «C'est elle qui prenait ma tête en ses mains blanches!
  Elle qui me chantait des chansons sous les branches,
                Des chansons dans les bois,
  Si douces qu'on voyait sur l'eau rêver le cygne,
  Et que les dieux là-haut se faisaient entre eux signe
                D'écouter cette voix!

  «Elle est morte au milieu d'une nuit de délices...
  Elle était le printemps, ouvrant de frais calices;
                Elle était l'orient;
  Gaie, elle ressemblait à tout ce qu'on désire;
  L'esquif, entrant dès l'aube au golfe de Nisyre,
                N'est pas plus souriant.

  «Elle était la plus belle et la plus douce chose!
  Son âme était le lys, son corps était la rose;
                Son chant chassait les pleurs;
  Nue, elle était déesse, et vierge, sous ses voiles;
  Elle avait le parfum que n'ont pas les étoiles,
                L'éclair qui manque aux fleurs.

  «Elle était la lumière et la grâce; je l'aime!
  Je la veux! ô transports! ô volupté suprême!
                O regrets déchirants!...»--
  Voilà huit jours qu'elle est dans mon ombre farouche;
  Si tu veux lui donner un baiser sur la bouche,
                Prends-la, je te la rends!

  Reprends ce corps, reprends ce sein, reprends ces lèvres;
  Cherches-y ton plaisir, ton extase, tes fièvres;
                Je la rends à tes vœux;
  Viens, tu peux, pour ta joie et tes jeux et tes fautes,
  La reprendre, pourvu seulement que tu m'ôtes
                De ses sombres cheveux.

  Nous rions, l'ombre et moi, de tout ce qui vous navre;
  Nous avons, nous aussi, notre fleur, le cadavre;
                La femme au front charmant,
  Blanche, embaumant l'alcôve et parfumant la table,
  Se transforme en ma nuit...--Viens voir quel formidable
                Épanouissement!

  Cette rose du fond du tombeau, viens la prendre,
  Je te la rends. Reprends, jeune homme, dans ma cendre,
                Dans mon fatal sillon,
  Cette fleur où ma bave épouvantable brille,
  Et qui, pâle, a le ver du cercueil pour chenille,
                L'âme pour papillon.

  Elle est morte,--et c'est là ta poignante pensée,--
  Au moment le plus doux d'une nuit insensée;
                Eh bien, tu n'es plus seul,
  Reprends-la; ce lit froid vaut bien ton lit frivole;
  Entre; et toi qui riais de la chemise folle,
                Viens braver le linceul.

  Elle t'attend, levant son crâne où l'œil se creuse;
  T'offrant sa main verdie et sa hanche terreuse,
                Son flanc, mon noir séjour...
  Viens, couvrant de baisers son vague rire horrible,
  Dans ce commencement d'éternité terrible
                Finir ta nuit d'amour!

                              *

  O vie universelle, où donc est ton dictame?
  Qu'est-ce que ton baiser? un lèchement de flamme.
                Le cœur humain veut tout,
  Prend tout, l'or, le plaisir, le ciel bleu, l'herbe verte...
  Et dans l'éternité sinistrement ouverte
                Se vide tout à coup.

  La vie est une joie où le meurtre fourmille,
  Et la création se dévore en famille.
                Baal dévore Pan.
  L'arbre, s'il le pouvait, épuiserait la séve,
  Léviathan, bâillant dans les ténèbres, rêve
                D'engloutir l'océan;

  L'onagre est au boa qui glisse et l'enveloppe;
  Le lynx tacheté saute et saisit l'antilope;
                La rouille use le fer;
  La mort du grand lion est la fête des mouches;
  On voit sous l'eau s'ouvrir confusément les bouches
                Des bêtes de la mer;

  Le crocodile affreux, dont le Nil cache l'antre,
  Et qui laisse aux roseaux la marque de son ventre,
                A peur de l'ichneumon;
  L'hirondelle devant le gypaète émigre;
  Le colibri, sitôt qu'il a faim, devient tigre;
                L'oiseau-mouche est démon.

  Le volcan, c'est le feu chez lui, tyran et maître,
  Mâchant les durs rochers, féroce et parfois traître,
                Tel qu'un sombre empereur,
  Essuyant la fumée à sa bouche rougie,
  Et son cratère enflé de lave est une orgie
                De flammes en fureur;

  La louve est sur l'agneau comme l'agneau sur l'herbe;
  Le pâle genre humain n'est qu'une grande gerbe
                De peuples pour les rois;
  Avril donne aux fleurs l'ambre et la rosée aux plantes
  Pour l'assouvissement des abeilles volantes
                Dans la lueur des bois;

  De toutes parts on broute, on veut vivre, on dévore,
  L'ours dans la neige horrible et l'oiseau dans l'aurore;
                C'est l'ivresse et la loi.
  Le monde est un festin. Je mange les convives.
  L'océan a des bords, ma faim n'a pas de rives;
                Et le gouffre, c'est moi.

  Vautour, qu'apportes-tu?--Les morts de la mêlée,
  Les morts des camps, les morts de la ville brûlée,
                Et le chef rayonnant.--
  C'est bien, donne le sang, vautour; donne la cendre,
  Donne les légions, c'est bien; donne Alexandre,
                C'est bien. Toi maintenant!

  Le miracle hideux, le prodige sublime,
  C'est que l'atome soit en même temps l'abîme;
                Tout d'en haut m'est jeté;
  Je suis d'autant plus grand que je suis plus immonde;
  Et l'amoindrissement formidable du monde
                Fait mon énormité.

                              *

  Fouillez la mort. Fouillez l'écroulement terrible.
  Que trouvez-vous? L'insecte. Et, quoique ayant la bible,
                Quoique ayant le koran,
  Je ne suis rien qu'un ver. O vivants, c'est peut-être
  Parce que je suis fait des croyances du prêtre,
                Des splendeurs du tyran,

  C'est parce qu'en ma nuit j'ai mangé vos victoires,
  C'est parce que je suis composé de vos gloires
                Dont l'éclat retentit,
  De toutes vos fiertés, de toutes vos durées,
  De toutes vos grandeurs, tour à tour dévorées,
                Que je reste petit.

  Qu'est-ce que l'univers? Qu'est-ce que le mystère?
  Une table sans fin servie au ver de terre;
                Le nain partout béant;
  Un engloutissement du géant par l'atome;
  Tout lentement rongé par Rien; et le fantôme
                Créé par le néant.

                              *

  L'épouvante m'adore, et, ver, j'ai des pontifes.
  Mon spectre prend une aile et mon aile a des griffes.
                Vil, infect, chassieux,
  Chétif, je me dilate en une immense forme,
  Je plane, et par moments, chauve-souris énorme,
                J'enveloppe les cieux.

                              *

  Dieu qui m'avez fait ver, je vous ferai fumée.
  Si je ne puis toucher votre essence innommée,
                Je puis ronger du moins
  L'amour dans l'homme, et l'astre au fond du ciel livide,
  Dieu jaloux, et, faisant autour de vous le vide,
                Vous ôter vos témoins.

  Parce que l'astre luit, l'homme aurait tort de croire
  Que le ver du tombeau n'atteint pas cette gloire;
                Hors moi, rien n'est réel;
  Le ver est sous l'azur comme il est sous le marbre;
  Je mords, en même temps que la pomme sur l'arbre,
                L'étoile dans le ciel.

  L'astre à ronger là-haut n'est pas plus difficile
  Que la grappe pendante aux pampres de Sicile;
                J'abrége les rayons;
  L'éternité n'est point aux splendeurs complaisante;
  La mouche, la fourmi, tout meurt, et rien n'exempte
                Les constellations.

  Il faut, dans l'océan d'en haut, que le navire
  Fait d'étoiles s'entr'ouvre à la fin et chavire;
                Saturne au large anneau
  Chancelle, et Sirius subit ma sombre attaque
  Comme l'humble bateau qui va du port d'Ithaque
                Au port de Calymno.

  Il est dans le ciel noir des mondes plus malades
  Que la barque au radoub sur un quai des Cyclades;
                L'abîme est un tyran;
  Arcturus dans l'éther cherche en vain une digue;
  La navigation de l'infini fatigue
                Le vaste Aldebaran.

  Les lunes sont, au fond de l'azur, des cadavres;
  On voit des globes morts dans les célestes havres
                Là-haut se dérober;
  La comète est un monde éventré dans les ombres
  Qui se traîne, laissant de ses entrailles sombres
                La lumière tomber.

  Regardez l'abbadir et voyez le bolide;
  L'un tombe, et l'autre meurt; le ciel n'est pas solide;
                L'ombre a d'affreux recoins;
  Le point du jour blanchit les fentes de l'espace,
  Et semble la lueur d'une lampe qui passe
                Entre des ais mal joints.

  Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies,
  N'est qu'une éclosion immense d'agonies
                Sous le bleu firmament,
  Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles,
  Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales,
                Qui flottent un moment.

  Dieu subit ma présence; il en est incurable.
  Toute forme créée, ô nuit, est peu durable.
                O nuit, tout est pour nous;
  Tout m'appartient, tout vient à moi, gloire guerrière,
  Force, puissance et joie, et même la prière,
                Puisque j'ai ses genoux.

  La démolition, voilà mon diamètre.
  Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre
                Sur son sanglant écu,
  Craint le ver du sépulcre, et l'aube est ma sujette;
  L'escarboucle est ma proie, et le soleil me jette
                Des regards de vaincu.

  L'univers magnifique et lugubre a deux cimes.
  O vivants, à ses deux extrémités sublimes,
                Qui sont aurore et nuit,
  La création triste, aux entrailles profondes,
  Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes,
                Le ver qui les détruit.




  XIV

  LE POËTE AU VER DE TERRE


  Non, tu n'as pas tout, monstre! et tu ne prends point l'âme.
  Cette fleur n'a jamais subi ta bave infâme.
  Tu peux détruire un monde et non souiller Caton.
  Tu fais dire à Pyrrhon farouche: Que sait-on?
  Et c'est tout. Au-dessus de ton hideux carnage
  Le prodigieux cœur du prophète surnage;
  Son char est fait d'éclairs; tu n'en mords pas l'essieu.
  Tu te vantes. Tu n'es que l'envieux de Dieu.
  Tu n'es que la fureur de l'impuissance noire.
  L'envie est dans le fruit, le ver est dans la gloire.
  Soit. Vivons et pensons, nous qui sommes l'Esprit.
  Toi, rampe. Sois l'atome effrayant qui flétrit
  Et qui ronge et qui fait que tout ment sur la terre,
  Mets cette tromperie au fond du grand mystère,
  Le néant, sois le nain qui croit être le roi,
  Serpente dans la vie auguste, glisse-toi,
  Pour la faire avorter, dans la promesse immense;
  Ton lâche effort finit où le réel commence,
  Et le juste, le vrai, la vertu, la raison,
  L'esprit pur, le cœur droit, bravent ta trahison.
  Tu n'es que le mangeur de l'abjecte matière.
  La vie incorruptible est hors de ta frontière;
  Les âmes vont s'aimer au-dessus de la mort;
  Tu n'y peux rien. Tu n'es que la haine qui mord.
  Rien tâchant d'être Tout, c'est toi. Ta sombre sphère
  C'est la négation, et tu n'es bon qu'à faire
  Frissonner les penseurs qui sondent le ciel bleu,
  Indignés, puisqu'un ver s'ose égaler à Dieu,
  Puisque l'ombre atteint l'astre, et puisqu'une loi vile
  Sur l'Homère éternel met l'éternel Zoïle.




  XV

  LES CHEVALIERS ERRANTS


  La terre a vu jadis errer des paladins;
  Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains,
  Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages
  La crainte, et la lueur de leurs brusques passages;
  Ils étaient, dans des temps d'oppression, de deuil,
  De honte, où l'infamie étalait son orgueil,
  Les spectres de l'honneur, du droit, de la justice;
  Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice;
  On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter,
  Blêmir la trahison, et se déconcerter
  Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée,
  Devant ces magistrats sinistres de l'épée.
  Malheur à qui faisait le mal! Un de ces bras
  Sortait de l'ombre avec ce cri: Tu périras!
  Contre le genre humain et devant la nature,
  De l'équité suprême ils tentaient l'aventure;
  Prêts à toute besogne, à toute heure, en tout lieu,
  Farouches, ils étaient les chevaliers de Dieu.

  Ils erraient dans la nuit ainsi que des lumières.
  Leur seigneurie était tutrice des chaumières;
  Ils étaient justes, bons, lugubres, ténébreux;
  Quoique gardé par eux, quoique vengé par eux,
  Le peuple en leur présence avait l'inquiétude
  De la foule devant la pâle solitude;
  Car on a peur de ceux qui marchent en songeant,
  Pendant que l'aquilon, du haut des cieux plongeant,
  Rugit, et que la pluie épand à flots son urne
  Sur leur tête entrevue au fond du bois nocturne.

  Ils passaient effrayants, muets, masqués de fer.

  Quelques-uns ressemblaient à des larves d'enfer;
  Leurs cimiers se dressaient difformes sur leurs heaumes;
  On ne savait jamais d'où sortaient ces fantômes;
  On disait: Qui sont-ils? d'où viennent-ils? Ils sont
  Ceux qui punissent, ceux qui jugent, ceux qui vont.--
  Tragiques, ils avaient l'attitude du rêve.

  O les noirs chevaucheurs! ô les marcheurs sans trêve!
  Partout où reluisait l'acier de leur corset,
  Partout où l'un d'eux, calme et grave, apparaissait
  Posant sa lance au coin ténébreux de la salle,
  Partout où surgissait leur ombre colossale,
  On sentait la terreur des pays inconnus;
  Celui-ci vient du Rhin; celui-là du Cydnus;
  Derrière eux cheminait la Mort, squelette chauve;
  Il semblait qu'aux naseaux de leur cavale fauve
  On entendît la mer ou la forêt gronder;
  Et c'est aux quatre vents qu'il fallait demander
  Si ce passant était roi d'Albe ou de Bretagne;
  S'il sortait de la plaine ou bien de la montagne;
  S'il avait triomphé du maure, ou du chenil
  Des peuples monstrueux qui hurlent près du Nil;
  Quelle ville son bras avait prise ou sauvée;
  De quel monstre il avait écrasé la couvée.

  Les noms de quelques-uns jusqu'à nous sont venus;
  Ils s'appelaient Bernard, Lahire, Eviradnus;
  Ils avaient vu l'Afrique; ils éveillaient l'idée
  D'on ne sait quelle guerre effroyable en Judée;
  Rois dans l'Inde, ils étaient en Europe barons;
  Et les aigles, les cris des combats, les clairons,
  Les batailles, les rois, les dieux, les épopées,
  Tourbillonnaient dans l'ombre au vent de leurs épées;
  Qui les voyait passer à l'angle de son mur
  Pensait à ces cités d'or, de brume et d'azur
  Qui font l'effet d'un songe à la foule effarée,
  Tyr, Héliopolis, Solyme, Césarée.
  Ils surgissaient du sud ou du septentrion,
  Portant sur leur écu l'hydre ou l'alérion,
  Couverts des noirs oiseaux du taillis héraldique,
  Marchant seuls au sentier que le devoir indique,
  Ajoutant au bruit sourd de leur pas solennel
  La vague obscurité d'un voyage éternel;
  Ayant franchi les flots, les monts, les bois horribles,
  Ils venaient de si loin, qu'ils en étaient terribles;
  Et ces grands chevaliers mêlaient à leurs blasons
  Toute l'immensité des sombres horizons.




  LE PETIT ROI DE GALICE

  I

  LE RAVIN D'ERNULA


  Ils sont là tous les dix, les infants d'Asturie.
  La même affaire unit dans la même prairie
  Les cinq de Santillane aux cinq d'Oviedo.
  C'est midi; les mulets, très las, ont besoin d'eau,
  L'âne a soif, le cheval souffle et baisse un œil terne
  Et la troupe a fait halte auprès d'une citerne;
  Tout à l'heure on ira plus loin, bannière au vent;
  Ils atteindront le fond de l'Asturie avant
  Que la nuit ait couvert la sierra de ses ombres;
  Ils suivent le chemin qu'à travers ces monts sombres
  Un torrent, maintenant à sec, jadis creusa,
  Comme s'il voulait joindre Espos à Tolosa;
  Un prêtre est avec eux qui lit son bréviaire.

  Entre eux et Compostelle ils ont mis la rivière.
  Ils sont près d'Ernula, bois où le pin verdit,
  Où Pélage est si grand, que le chevrier dit:
  «Les arabes faisaient la nuit sur la patrie.
  Combien sont-ils? criaient les peuples d'Asturie.
  Pélage en sa main prit la forêt d'Ernula,
  Alluma cette torche, et, tant qu'elle brûla,
  Il put voir et compter, du haut de la montagne,
  Les maures ténébreux jusqu'au fond de l'Espagne.»


  II

  LEURS ALTESSES

  L'endroit est désolé, les gens sont triomphants.

  C'est un groupe tragique et fier que ces infants,
  Précédés d'un clairon qu'à distance accompagne
  Une bande des gueux les plus noirs de l'Espagne;
  Sur le front des soldats, férocement vêtus,
  La montera de fer courbe ses crocs pointus,
  Et Mauregat n'a point d'estafiers plus sauvages,
  Et le forban Dragut n'a pas sur les rivages
  Écumé de forçats pires, et Gaïffer
  N'a pas, dans le troupeau qui le suit, plus d'enfer;
  Les casques sont d'acier et les cœurs sont de bronze;
  Quant aux infants, ce sont dix noms sanglants; Alonze,
  Don Santos Pacheco le Hardi, Froïla,
  Qui, si l'on veut Satan, peut dire: Me voilà!
  Ponce, qui tient la mer d'Irun à Biscarosse,
  Rostabat le Géant, Materne le Féroce,
  Blas, Ramon, Jorge, et Ruy le Subtil, leur aîné,
  Blond, le moins violent et le plus acharné.

  Le mont, complice et noir, s'ouvre en gorges désertes.

  Ils sont frères; c'est bien; sont-ils amis? non, certes.
  Ces Caïns pour lien ont la perte d'autrui.
  Blas, du reste, est l'ami de Materne, et don Ruy
  De Ramon, comme Atrée est l'ami de Thyeste.


  III

  NUÑO

  Les chefs parlent entre eux, les soldats font la sieste.

  Les chevaux sont parqués à part, et sont gardés
  Par dix hommes, riant, causant, jouant aux dés,
  Qui sont dix intendants, ayant titres de maîtres,
  Armés d'épieux, avec des poignards à leurs guêtres.
  Le sentier a l'air traître et l'arbre a l'air méchant;
  Et la chèvre qui broute au flanc du mont penchant,
  Entre les grès lépreux trouve à peine une câpre,
  Tant la ravine est fauve et tant la roche est âpre:
  De distance en distance, on voit des puits bourbeux
  Où finit le sillon des chariots à bœufs;
  Hors un peu d'herbe autour des puits, tout est aride;
  Tout du grand midi sombre a l'implacable ride;
  Les arbres sont gercés, les granits sont fendus;
  L'air rare et brûlant manque aux oiseaux éperdus.
  On distingue des tours sur l'épine dorsale
  D'un mont lointain qui semble une ourse colossale.
  Quand, où Dieu met le roc, l'homme bâtit le fort,
  Quand à la solitude il ajoute la mort,
  Quand de l'inaccessible il fait l'inexpugnable,
  C'est triste. Dans des plis d'ocre rouge et de sable,
  Les hauts sentiers des cols, vagues linéaments,
  S'arrêtent court, brusqués par les escarpements
  Vers le nord, le troupeau des nuages qui passe,
  Poursuivi par le vent, chien hurlant de l'espace,
  S'enfuit, à tous les pics laissant de sa toison.
  Le Corcova remplit le fond de l'horizon.

  On entend dans les pins que l'âge use et mutile
  Lutter le rocher hydre et le torrent reptile;
  Près du petit pré vert pour la halte choisi,
  Un précipice obscur, sans pitié, sans merci,
  Aveugle, ouvre son flanc, plein d'une pâle brume
  Où l'Ybaïchalval, épouvantable, écume.
  De vrais brigands n'auraient pas mieux trouvé l'endroit.
  Le col de la vallée est tortueux, étroit,
  Rude, et si hérissé de broussaille et d'ortie,
  Qu'un seul homme en pourrait défendre la sortie.

  De quoi sont-ils joyeux? D'un exploit. Cette nuit,
  Se glissant dans la ville avec leurs gens, sans bruit,
  Avant l'heure où commence à poindre l'aube grise,
  Ils ont dans Compostelle enlevé par surprise
  Le pauvre petit roi de Galice, Nuño.
  Les loups sont là, pesant dans leur griffe l'agneau.
  En cercle près du puits, dans le champ d'herbe verte,
  Cette collection de monstres se concerte.

  Le jeune roi captif a quinze ans; ses voleurs
  Sont ses oncles; de là son effroi; pas de pleurs,
  Il se tait; il comprend le but qui les rassemble;
  Il bâille, et par moments ferme les yeux, et tremble.
  Son front triste est meurtri d'un coup de gantelet.
  En partant, on l'avait lié sur un mulet;
  Grave et sombre, il a dit: Cette corde me blesse.
  On l'a fait délier, dédaignant sa faiblesse;
  Mais ses oncles hagards fixent leurs yeux sur lui.
  L'orphelin sent le vide horrible et sans appui.
  A sa mort, espérant dompter les vents contraires,
  Le feu roi don Garci fit venir ses dix frères,
  Supplia leur honneur, leur sang, leur cœur, leur foi,
  Et leur recommanda ce faible enfant, leur roi.
  On discute, en baissant la voix avec mystère,
  Trois avis: le cloîtrer au prochain monastère,
  L'aller vendre à Juzaph, prince des sarrasins,
  Le jeter simplement dans un des puits voisins.


  IV

  LA CONVERSATION DES INFANTS

  --La vie est un affront alors qu'on nous la laisse,
  Dit Pacheco; qu'il vive et meure de vieillesse!
  Tué, c'était le roi; vivant, c'est un bâtard.
  Qu'il vive! au couvent!

                         --Mais s'il reparaît plus tard?

  Dit Jorge.

            --Oui, s'il revient? dit Materno l'Hyène.

  --S'il revient? disent Ponce et Ramon.

                                        --Qu'il revienne
  Réplique Pacheco. Frères, si maintenant
  Nous le laissons vivant, nous le faisons manant.
  Je lui dirais: Choisis; la mort, ou bien le cloître.
  Si, pouvant disparaître, il aime mieux décroître,
  Je vous l'enferme au fond d'un moûtier vermoulu,
  Et je lui dis: C'est bon; c'est toi qui l'as voulu.
  Un roi qu'on avilit tombe; on le destitue,
  Bien quand on le méprise et mal quand on le tue.
  Nuño mort, c'est un spectre; il reviendrait. Mais, bah!
  Ayant plié le jour où mon bras le courba,
  Mais s'étant laissé tondre, ayant eu la paresse
  De vivre, que m'importe après qu'il reparaisse?
  Je dirais:--Le feu roi hantait les filles; bien;
  A-t-il eu quelque part ce fils? Je n'en sais rien;
  Mais depuis quand, bâtard et lâche, est-on des nôtres?
  Toute la différence entre un rustre et nous autres,
  C'est que, si l'affront vient à notre choix s'offrir,
  Le rustre voudra vivre et le prince mourir;
  Or, ce drôle a vécu.--Les manants ont envie
  De devenir caducs, et tiennent à la vie;
  Ils sont bourgeois, marchands, bâtards, vont aux sermons,
  Et meurent vieux; mais nous, les princes, nous aimons
  Une jeunesse courte et gaie à fin sanglante;
  Nous sommes les guerriers; nous trouvons la mort lente,
  Et nous lui crions: viens! et nous accélérons
  Son pas lugubre avec le bruit de nos clairons.
  Le peuple nous connaît, et le sait bien; il chasse
  Quiconque prouve mal sa couronne et sa race,
  Quiconque porte mal sa peau de roi. Jamais
  Un roi n'est ressorti d'un cloître; et je promets
  De donner aux bouviers qui sont dans la prairie
  Tous mes états d'Algarve et tous ceux d'Asturie,
  Si quelqu'un, n'importe où, dans les pays de mer
  Ou de terre, en Espagne, en France, dans l'enfer,
  Me montre un capuchon d'où sort une couronne.
  Le froc est un linceul que la nuit environne;
  Après que vous avez blêmi dans un couvent,
  On ne veut plus de vous; un moine, est-ce un vivant?
  On ne vous trouve plus la mine assez féroce.
  --Moine, reprends ta robe! Abbé, reprends ta crosse!
  Va-t'en!--Voilà le cri qu'on vous jette. Laissons
  Vivre l'enfant.

                  Don Ruy, le chef des trahisons,
  Froid, se parle à lui-même et dit:

                                    --Cette mesure
  Aurait ceci de bon qu'elle serait très sûre.

  --Laquelle? dit Ramon.

                         Mais Ruy, sans se hâter:

  --Je ne sais rien de mieux, dit-il, pour compléter
  Les choses de l'état et de la politique,
  Et les actes prudents qu'on fait et qu'on pratique
  Et qui ne doivent pas du vulgaire être sus,
  Qu'un puits profond, avec une pierre dessus.

  Cela se dit pendant que les gueux, pêle-mêle,
  Boivent l'ombre et le rêve à l'obscure mamelle
  Du sommeil ténébreux et muet, et pendant
  Que l'enfant songe, assis sous le soleil ardent.
  Le prêtre mange, avec les prières d'usage.


  V

  LES SOLDATS CONTINUENT DE DORMIR
  ET LES INFANTS DE CAUSER

  Une faute; on n'a point fait garder le passage.
  O don Ruy le Subtil, à quoi donc pensez-vous?
  Mais don Ruy répondrait:--J'ai la ronce et le houx,
  Et chaque pan de roche est une sentinelle;
  La fauve solitude est l'amie éternelle
  Des larrons, des voleurs et des hommes de nuit;
  Ce pays ténébreux comme un antre est construit,
  Et nous avons ici notre aire inabordable;
  C'est un vieux recéleur que ce mont formidable;
  Sinistre, il nous accepte, et, quoi que nous fassions,
  Il cache dans ses trous toutes nos actions;
  Et que pouvons-nous donc craindre dans ces provinces
  Étant bandits aux champs et dans les villes princes?

  Le débat sur le roi continue.--Il faudrait,
  Dit l'infant Ruy, trouver quelque couvent discret,
  Quelque in-pace bien calme où cet enfant vieillisse;
  Soit. Mais il vaudrait mieux abréger le supplice,
  Et s'en débarrasser dans l'Ybaïchalval.
  Prenez vite un parti, vite! Ensuite à cheval!
  Dépêchons.

             Et, voyant que l'infant don Materne
  Jette une pierre, et puis une autre, à la citerne,
  Et qu'il suit du regard les cercles qu'elles font,
  L'infant Ruy s'interrompt, dit:--Pas assez profond.
  J'ai regardé.--Puis, calme, il reprend:

                                         --Une affaire
  Perd sa première forme alors qu'on la diffère.
  Un point est décidé dès qu'il est éclairci.
  Nous sommes tous d'accord en bons frères ici,
  L'enfant nous gêne. Il faut que de la vie il sorte;
  Le cloître n'est qu'un seuil, la tombe est une porte.
  Choisissez. Mais que tout soit fait avant demain.


  VI

  QUELQU'UN

  Alerte! un cavalier passe dans le chemin.

  C'est l'heure où les soldats, aux yeux lourds, aux fronts blêmes,
  La sieste finissant, se réveillent d'eux-mêmes.
  Le cavalier qui passe est habillé de fer;
  Il vient par le sentier du côté de la mer;
  Il entre dans le val, il franchit la chaussée;
  Calme, il approche. Il a la visière baissée;
  Il est seul; son cheval est blanc.

                                     Bon chevalier,
  Qu'est-ce que vous venez faire dans ce hallier?
  Bon passant, quel hasard funeste vous amène
  Parmi ces rois ayant de la figure humaine
  Tout ce que les démons peuvent en copier?
  Quelle abeille êtes-vous pour entrer au guêpier?
  Quel archange êtes-vous pour entrer dans l'abîme?

  Les princes, occupés de bien faire leur crime,
  Virent, hautains d'abord, sans trop se soucier,
  Passer cet inconnu sous son voile d'acier;
  Lui-même, il paraissait, traversant la clairière,
  Regarder vaguement leur bande aventurière;
  Comme si ses poumons trouvaient l'air étouffant,
  Il se hâtait; soudain il aperçut l'enfant;
  Alors il marcha droit vers eux, mit pied à terre,
  Et, grave, il dit:

                    --Je sens une odeur de panthère,
  Comme si je passais dans les monts de Tunis;
  Je vous trouve en ce lieu trop d'hommes réunis;
  Fait-on le mal ici par hasard? Je soupçonne
  Volontiers les endroits où ne passe personne.
  Qu'est-ce que cet enfant? Et que faites-vous là?

  Un rire, si bruyant qu'un vautour s'envola,
  Fut du fier Pacheco la première réponse;
  Puis il cria:

               --Pardieu, mes frères! Jorge, Ponce,
  Ruy, Rostabat, Alonze, avez-vous entendu?
  Les arbres du ravin demandent un pendu;
  Qu'ils prennent patience, ils l'auront tout à l'heure;
  Je veux d'abord répondre à l'homme. Que je meure
  Si je lui cèle rien de ce qu'il veut savoir!
  Devant moi d'ordinaire, et dès que l'on croit voir
  Quelque chose qui semble aux manants mon panache,
  Vite, on clôt les volets des maisons, on se cache,
  On se bouche l'oreille et l'on ferme les yeux;
  Je suis content d'avoir enfin un curieux.
  Il ne sera pas dit que quelqu'un sur la terre,
  Princes, m'aura vu faire une chose et la taire,
  Et que, questionné, j'aurai balbutié.
  Le hardi qui fait peur, muet, ferait pitié.
  Ma main s'ouvre toujours, montrant ce qu'elle sème.
  J'étalerais mon âme à Dieu, vînt-il lui-même
  M'interroger du haut des cieux, moi, Pacheco,
  Ayant pour voix la foudre et l'enfer pour écho.
  Çà, qui que tu sois, homme, écoute, misérable,
  Nous choisirons après ton chêne ou ton érable,
  Selon qu'il peut te plaire, en ce bois d'Ernula,
  Pendre à ces branches-ci plutôt qu'à celles-là.
  Écoute. Ces seigneurs à mines téméraires,
  Et moi, le Pacheco, nous sommes les dix frères.
  Nous sommes les infants d'Asturie; et ceci,
  C'est Nuño, fils de feu notre frère Garci,
  Roi de Galice, ayant pour ville Compostelle;
  Nous, ses oncles, avons sur lui droit de tutelle;
  Nous l'allons verrouiller dans un couvent. Pourquoi?
  C'est qu'il est si petit, qu'il est à peine roi,
  Et que ce peuple-ci veut de fortes épées;
  Tant de haines autour du maître sont groupées
  Qu'il faut que le seigneur ait la barbe au menton;
  Donc, nous avons ôté du trône l'avorton,
  Et nous allons l'offrir au bon Dieu. Sur mon âme,
  Cela vous a la peau plus blanche qu'une femme!
  Mes frères, n'est-ce pas? c'est mou, c'est grelottant;
  On ignore s'il voit, on ne sait s'il entend;
  Un roi, ça! rien qu'à voir ce petit on s'ennuie.
  Moi, du moins, j'ai dans l'œil des flammes; et la pluie,
  Le soleil et le vent, ces farouches tanneurs,
  M'ont fait le cuir robuste et ferme, messeigneurs!
  Ah! pardieu, s'il est beau d'être prince, c'est rude;
  Avoir du combattant l'éternelle attitude,
  Vivre casqué, suer l'été, geler l'hiver,
  Être le ver affreux d'une larve de fer,
  Coucher dans le harnais, boire à la calebasse,
  Le soir être si las qu'on va la tête basse,
  Se tordre un linge aux pieds, les souliers vous manquant,
  Guerroyer tout le jour, la nuit garder le camp,
  Marcher à jeun, marcher vaincu, marcher malade,
  Sentir suinter le sang par quelque estafilade,
  Manger des oignons crus et dormir par hasard,
  Voilà. Vissez-moi donc le heaume et le brassard
  Sur ce fœtus, à qui bientôt on verra croître
  Par derrière une mitre et par devant un goître!
  A la bonne heure, moi! je suis le compagnon
  Des coups d'épée, et j'ai la colère pour nom,
  Et les poils de mon bras font peur aux bêtes fauves.
  Ce nain vivra tondu parmi les vieillards chauves;
  Il se pourrait aussi, pour le bien de l'état,
  Si l'on trouvait un puits très creux, qu'on l'y jetât;
  Moi, je l'aimerais mieux moine en quelque cachette,
  Servant la messe au prêtre avec une clochette.
  Pour nous, chacun de nous étant prince et géant,
  Nous gardons sceptre et lance, et rien n'est mieux séant
  Qu'aux enfants la chapelle et la bataille aux hommes.
  Il a précisément dix comtés, et nous sommes
  Dix princes; est-il rien de plus juste? A présent,
  N'est-ce pas, tu comprends cette affaire, passant?
  Elle est simple, et l'on peut n'en pas faire mystère,
  Et le jour ne va pas s'éclipser, et la terre
  Ne va pas refuser aux hommes le maïs,
  Parce que dix seigneurs partagent un pays,
  Et parce qu'un enfant rentre dans la poussière.

  Le chevalier leva lentement sa visière.
  --Je m'appelle Roland, pair de France, dit-il.


  VII

  DON RUY LE SUBTIL

  Alors l'aîné prudent, le chef, Ruy le Subtil,
  Sourit.

         --Sire Roland, ma pente naturelle
  Étant de ne chercher à personne querelle,
  Je vous salue, et dis: Soyez le bienvenu!
  Je vous fais remarquer que ce pays est nu,
  Rude, escarpé, désert, brutal, et que nous sommes
  Dix infants bien armés avec dix majordomes,
  Ayant derrière nous cent coquins fort méchants,
  Et que, s'il nous plaisait, nous pourrions dans ces champs
  Laisser de la charogne en pâture aux volées
  De corbeaux que le soir chasse dans les vallées.
  Vous êtes dans un vrai coupe-gorge; voyez,
  Pas un toit, pas un mur, des sentiers non frayés,
  Personne; aucun secours possible; et les cascades
  Couvrent le cri des gens tombés aux embuscades.
  On ne voyage guère en ce val effrayant.
  Les songe-creux, qui vont aux chimères bayant,
  Trouvent les âpretés de ces ravins fort belles;
  Mais ces chemins pierreux aux passants sont rebelles,
  Ces pics repoussent l'homme, ils ont des coins hagards
  Hantés par des vivants aimant peu les regards,
  Et, quand une vallée est à ce point rocheuse,
  Elle peut devenir aux curieux fâcheuse.
  Bon Roland, votre nom est venu jusqu'à nous.
  Nous sommes des seigneurs bienfaisants et très doux,
  Nous ne voudrions pas vous faire de la peine,
  Allez-vous-en. Parfois la montagne est malsaine.
  Retournez sur vos pas, ne soyez point trop lent,
  Retournez.

            --Décidez mon cheval, dit Roland;
  Car il a l'habitude étrange et ridicule
  De ne pas m'obéir quand je veux qu'il recule.

  Les infants un moment se parlèrent tout bas.
  Et Ruy dit à Roland:

                      --Tant d'illustres combats
  Font luire votre gloire, ô grand soldat sincère,
  Que nous vous aimons mieux compagnon qu'adversaire.
  Seigneur, tout invincible et tout Roland qu'on est,
  Quand il faut, pied à pied, dans l'herbe et le genêt,
  Lutter seul, et, n'ayant que deux bras, tenir tête
  A cent vingt durs garçons, c'est une sombre fête;
  C'est un combat d'un sang généreux empourpré,
  Et qui pourrait finir, sur le sinistre pré,
  Par les os d'un héros réjouissant les aigles.
  Entendons-nous plutôt. Les états ont leurs règles;
  Et vous êtes tombé dans un arrangement
  De famille, inutile à conter longuement;
  Seigneur, Nuño n'est pas possible; je m'explique.
  L'enfantillage nuit à la chose publique;
  Mettre sur un tel front la couronne, l'effroi,
  La guerre, n'est-ce pas stupide? Un marmot roi!
  Allons donc! en ce cas, si le contre-sens règne,
  Si l'absurde fait loi, qu'on me donne une duègne,
  Et dites aux brebis de rugir, ordonnez
  Aux biches d'emboucher les clairons forcenés;
  En même temps, soyez conséquent, qu'on affuble
  L'ours des monts et le loup des bois d'une chasuble,
  Et qu'aux pattes du tigre on plante un goupillon.
  Seigneur, pour être sage, on n'est pas un félon;
  Et les choses qu'ici je vous dis sont certaines
  Pour les docteurs autant que pour les capitaines.
  J'arrive au fait; soyons amis. Nous voulons tous
  Faire éclater l'estime où nous sommes de vous;
  Voici. Leso n'est pas une bourgade vile,
  La ville d'Oyarzun est une belle ville,
  Toutes deux sont à vous; si, pesant nos raisons,
  Vous nous prêtez main-forte en ce que nous faisons,
  Nous vous donnons les gens, les bois, les métairies.
  Donc vous voilà seigneur de ces deux seigneuries;
  Il ne nous reste plus qu'à nous tendre la main.
  Nous avons de la cire, un prêtre, un parchemin,
  Et pour que votre grâce en tout point soit contente,
  Nous allons vous signer ici votre patente;
  C'est dit.

            --Avez-vous fait ce rêve? dit Roland.
  Et, présentant au roi son beau destrier blanc:

  --Tiens, roi! pars au galop, hâte-toi, cours, regagne
  Ta ville, et saute au fleuve et passe la montagne,
  Va!--

       L'enfant-roi bondit en selle éperdument,
  Et le voilà qui fuit sous le clair firmament,
  A travers monts et vaux, pâle, à bride abattue.

  --Çà, le premier qui monte à cheval, je le tue,
  Dit Roland.

              Les infants se regardaient entre eux,
  Stupéfaits.


  VIII

  PACHECO, FROÏLA, ROSTABAT

              Et Roland:

                        --Il serait désastreux
  Qu'un de vous poursuivît cette proie échappée,
  Je ferais deux morceaux de lui d'un coup d'épée,
  Comme le Duero coupe Léon en deux.

  Et, pendant qu'il parlait, à son bras hasardeux,
  La grande Durandal brillait toute joyeuse.
  Roland s'adosse au tronc robuste d'une yeuse,
  Criant:--Défiez-vous de l'épée. Elle mord.
  --Quand tu serais femelle ayant pour nom la Mort,
  J'irais! J'égorgerai Nuño dans la campagne!
  Dit Pacheco, sautant sur son genet d'Espagne.
  Roland monte au rocher qui barre le chemin.

  L'infant pique des deux, une dague à la main,
  Une autre entre les dents, prête à la repartie;
  Qui donc l'empêcherait de franchir la sortie?
  Ses poignets sont crispés d'avance du plaisir
  D'atteindre le fuyard et de le ressaisir,
  Et de sentir trembler sous l'ongle inexorable
  Toute la pauvre chair de l'enfant misérable.
  Il vient, et sur Roland il jette un long lacet;
  Roland, surpris, recule, et Pacheco passait...
  Mais le grand paladin se roidit, et l'assomme
  D'un coup prodigieux qui fendit en deux l'homme
  Et tua le cheval, et si surnaturel
  Qu'il creva le chanfrein et troua le girel.

  --Qu'est-ce que j'avais dit? fit Roland.

                                          --Qu'on soit sage,

  Reprit-il; renoncez à forcer le passage.
  Si l'un de vous, bravant Durandal à mon poing,
  A le cerveau heurté de folie à ce point,
  Je lui ferai descendre au talon sa fêlure;
  Voyez.--

          Don Froïla, caressant l'encolure
  De son large cheval au mufle de taureau,
  Crie:--Allons!

                --Pas un pas de plus, caballero!
  Dit Roland.

              Et l'infant répond d'un coup de lance;
  Roland, atteint, chancelle, et Froïla s'élance;
  Mais Durandal se dresse, et jette Froïla
  Sur Pacheco, dont l'âme en ce moment hurla.
  Froïla tombe, étreint par l'angoisse dernière;
  Son casque, dont l'épée a brisé la charnière,
  S'ouvre, et montre sa bouche où l'écume apparaît.
  Bave épaisse et sanglante! Ainsi, dans la forêt,
  La séve en mai, gonflant les aubépines blanches,
  S'enfle et sort en salive à la pointe des branches.

  --Vengeance! mort! rugit Rostabat le Géant,
  Nous sommes cent contre un. Tuons ce mécréant!

  --Infants! cria Roland, la chose est difficile;
  Car Roland n'est pas un. J'arrive de Sicile,
  D'Arabie et d'Égypte, et tout ce que je sais,
  C'est que des peuples noirs devant moi sont passés;
  Je crois avoir plané dans le ciel solitaire;
  Il m'a semblé parfois que je quittais la terre
  Et l'homme, et que le dos monstrueux des griffons
  M'emportait au milieu des nuages profonds;
  Mais, n'importe, j'arrive, et votre audace est rare,
  Et j'en ris. Prenez garde à vous, car je déclare,
  Infants, que j'ai toujours senti Dieu près de moi.
  Vous êtes cent contre un! Pardieu! le bel effroi!
  Fils, cent maravédis valent-ils une piastre?
  Cent lampions sont-ils plus farouches qu'un astre?
  Combien de poux faut-il pour manger un lion?
  Vous êtes peu nombreux pour la rébellion
  Et pour l'encombrement du chemin, quand je passe.
  Arrière!

           Rostabat le Géant, tête basse,
  Crachant les grognements rauques d'un sanglier,
  Lourd colosse, fondit sur le bon chevalier,
  Avec le bruit d'un mur énorme qui s'écroule;
  Près de lui, s'avançant comme une sombre foule,
  Les sept autres infants, avec leurs intendants,
  Marchent, et derrière eux viennent, grinçant des dents,
  Les cent coupe-jarrets à faces renégates,
  Coiffés de monteras et chaussés d'alpargates,
  Demi-cercle féroce, agile, étincelant;
  Et tous font converger leurs piques sur Roland.

  L'infant, monstre de cœur, est monstre de stature;
  Le rocher de Roland lui vient à la ceinture;
  Leurs fronts sont de niveau dans ces puissants combats,
  Le preux étant en haut et le géant en bas.

  Rostabat prend pour fronde, ayant Roland pour cible,
  Un noir grappin qui semble une araignée horrible,
  Masse affreuse oscillant au bout d'un long anneau;
  Il lance sur Roland cet arrache-créneau;
  Roland l'esquive, et dit au géant: Bête brute!
  Le grappin égratigne un rocher dans sa chute,
  Et le géant bondit, deux haches aux deux poings.

  Le colosse et le preux, terribles, se sont joints.

  --O Durandal, ayant coupé Dol en Bretagne,
  Tu peux bien me trancher encor cette montagne,
  Dit Roland, assenant l'estoc sur Rostabat.

  Comme sur ses deux pieds de devant l'ours s'abat,
  Après s'être dressé pour étreindre le pâtre,
  Ainsi Rostabat tombe; et sur son cou d'albâtre
  Laïs nue avait moins d'escarboucles luisant
  Que ces fauves rochers n'ont de flaques de sang.
  Il tombe; la bruyère écrasée est remplie
  De cette monstrueuse et vaste panoplie;
  Relevée en tombant, sa chemise d'acier
  Laisse nu son poitrail de prince carnassier,
  Cadavre au ventre horrible, aux hideuses mamelles,
  Et l'on voit le dessous de ses noires semelles.

  Les sept princes vivants regardent les trois morts.

  Et, pendant ce temps-là, lâchant rênes et mors,
  Le pauvre enfant sauvé fuyait vers Compostelle.

  Durandal brille et fait refluer devant elle
  Les assaillants poussant des souffles d'aquilon;
  Toujours droit sur le roc qui ferme le vallon,
  Roland crie au troupeau qui sur lui se resserre:

  --Du renfort vous serait peut-être nécessaire.
  Envoyez-en chercher. A quoi bon se presser?
  J'attendrai jusqu'au soir avant de commencer.

  --Il raille! Tous sur lui! dit Jorge, et pêle-mêle!
  Nous sommes vautours; l'aigle est notre sœur jumelle;
  Fils, courage! et ce soir, pour son souper sanglant,
  Chacun de nous aura son morceau de Roland.--


  IX

  DURANDAL TRAVAILLE

  Laveuses qui, dès l'heure où l'orient se dore,
  Chantez, battant du linge aux fontaines d'Andorre,
  Et qui faites blanchir des toiles sous le ciel;
  Chevriers qui roulez sur le Jaïzquivel
  Dans les nuages gris votre hutte isolée;
  Muletiers qui poussez de vallée en vallée
  Vos mules sur les ponts que César éleva,
  Sait-on ce que là-bas le vieux mont Corcova
  Regarde par-dessus l'épaule des collines?

  Le mont regarde un choc hideux de javelines,
  Un noir buisson vivant de piques, hérissé,
  Comme au pied d'une tour que ceindrait un fossé,
  Autour d'un homme, tête altière, âpre, escarpée,
  Que protége le cercle immense d'une épée.
  Tous d'un côté; de l'autre, un seul; tragique duel!
  Lutte énorme! combat de l'Hydre et de Michel!

  Qui pourrait dire au fond des cieux pleins de huées
  Ce que fait le tonnerre au milieu des nuées
  Et ce que fait Roland entouré d'ennemis?
  Larges coups, flots de sang par des bouches vomis,
  Faces se renversant en arrière livides,
  Casques brisés roulant comme des cruches vides,
  Flots d'assaillants toujours repoussés, blessés, morts,
  Cris de rage. O carnage! ô terreur! corps à corps
  D'un homme contre un tas de gueux épouvantable!
  Comme un usurier met son or sur une table,
  Le meurtre sur les morts jette les morts, et rit.
  Durandal flamboyant semble un sinistre esprit;
  Elle va, vient, remonte et tombe, se relève,
  S'abat, et fait la fête effrayante du glaive;
  Sous son éclair, les bras, les cœurs, les yeux, les fronts,
  Tremblent, et les hardis, nivelés aux poltrons,
  Se courbent; et l'épée éclatante et fidèle
  Donne des coups d'estoc qui semblent des coups d'aile;
  Et sur le héros, tous ensemble, le truand,
  Le prince, furieux, s'acharnent, se ruant,
  Frappant, parant, jappant, hurlant, criant: main-forte!
  Roland est-il blessé? Peut-être. Mais qu'importe?
  Il lutte. La blessure est l'altière faveur
  Que fait la guerre au brave illustre, au preux sauveur,
  Et la chair de Roland, mieux que l'acier trempée,
  Ne craint pas ce baiser farouche de l'épée.
  Mais, cette fois, ce sont des armes de goujats,
  Lassos plombés, couteaux catalans, navajas,
  Qui frappent le héros, sur qui cette famille
  De monstres se reploie et se tord et fourmille;
  Le héros sous son pied sent onduler leurs nœuds
  Comme les gonflements d'un dragon épineux;
  Son armure est partout bosselée et fêlée;
  Et Roland par moments songe dans la mêlée:
  --Pense-t-il à donner à boire à mon cheval?

  Un ruisseau de pourpre erre et fume dans le val,
  Et sur l'herbe partout des gouttes de sang pleuvent;
  Cette clairière aride et que jamais n'abreuvent
  Les urnes de la pluie et les vastes seaux d'eau
  Que l'hiver jette au front des monts d'Urbistondo,
  S'ouvre, et, toute brûlée et toute crevassée,
  Consent joyeusement à l'horrible rosée;
  Fauve, elle dit: C'est bon. J'ai moins chaud maintenant.
  Des satyres, couchés sur le dos, égrenant
  Des grappes de raisin au-dessus de leur tête,
  Des ægipans aux yeux de dieux, aux pieds de bête,
  Joutant avec le vieux Silène, s'essoufflant
  A se vider quelque outre énorme dans le flanc,
  Tétant la nymphe Ivresse en leur riante envie
  N'ont pas la volupté de la soif assouvie
  Plus que ce redoutable et terrible ravin.
  La terre boit le sang mieux qu'un faune le vin.
  Un assaut est suivi d'un autre assaut. A peine
  Roland a-t-il broyé quelque gueux qui le gêne,
  Que voilà de nouveau qu'on lui mord le talon.
  Noir fracas! la forêt, la lande, le vallon,
  Les cols profonds, les pics que l'ouragan insulte,
  N'entendent plus le bruit du vent dans ce tumulte;
  Un vaste cliquetis sort de ce sombre effort;
  Tout l'écho retentit. Qu'est-ce donc que la mort
  Forge dans la montagne et fait dans cette brume,
  Ayant ce vil ramas de bandits pour enclume,
  Durandal pour marteau, Roland pour forgeron?


  X

  LE CRUCIFIX

  Et, là-bas, sans qu'il fût besoin de l'éperon,
  Le cheval galopait toujours à perdre haleine.
  Il passait la rivière, il franchissait la plaine,
  Il volait; par moments, frémissant et ravi,
  L'enfant se retournait, tremblant d'être suivi,
  Et de voir, des hauteurs du monstrueux repaire,
  Descendre quelque frère horrible de son père.

  Comme le soir tombait, Compostelle apparut.
  Le cheval traversa le pont de granit brut
  Dont saint Jacque a posé les premières assises;
  Les bons clochers sortaient des brumes indécises;
  Et l'orphelin revit son paradis natal.

  Près du pont se dressait, sur un haut piédestal,
  Un Christ en pierre ayant à ses pieds la madone,
  Un blanc cierge éclairait sa face qui pardonne,
  Plus douce à l'heure où l'ombre au fond des cieux grandit
  Et l'enfant arrêta son cheval, descendit,
  S'agenouilla, joignit les mains devant le cierge,
  Et dit:

         --O mon bon Dieu, ma bonne sainte vierge,
  J'étais perdu; j'étais le ver sous le pavé;
  Mes oncles me tenaient; mais vous m'avez sauvé;
  Vous m'avez envoyé ce paladin de France,
  Seigneur; et vous m'avez montré la différence
  Entre les hommes bons et les hommes méchants.
  J'avais peut-être en moi bien des mauvais penchants,
  J'eusse plus tard peut-être été moi-même infâme;
  Mais, en sauvant la vie, ô Dieu, vous sauvez l'âme,
  Vous m'êtes apparu dans cet homme, Seigneur;
  J'ai vu le jour, j'ai vu la foi, j'ai vu l'honneur,
  Et j'ai compris qu'il faut qu'un prince compatisse
  Au malheur, c'est-à-dire, ô père! à la justice.
  O madame Marie! ô Jésus! à genoux
  Devant le crucifix où vous saignez pour nous,
  Je jure de garder ce souvenir, et d'être
  Doux au faible, loyal au bon, terrible au traître,
  Et juste et secourable à jamais, écolier
  De ce qu'a fait pour moi ce vaillant chevalier.
  Et j'en prends à témoin vos saintes auréoles.--

  Le cheval de Roland entendit ces paroles,
  Leva la tête, et dit à l'enfant: C'est bien, roi.

  L'orphelin remonta sur le blanc palefroi,
  Et rentra dans sa ville au son joyeux des cloches.


  XI

  CE QU'A FAIT RUY LE SUBTIL

  Et dans le même instant, entre les larges roches,
  A travers les sapins d'Ernula, frémissant
  De ce défi superbe et sombre, un contre cent,
  On pouvait voir encor, sous la nuit étoilée,
  Le groupe formidable au fond de la vallée.
  Le combat finissait; tous ces monts radieux
  Ou lugubres, jadis hantés des demi-dieux,
  S'éveillaient, étonnés, dans le blanc crépuscule,
  Et, regardant Roland, se souvenaient d'Hercule.
  Plus d'infants; neuf étaient tombés; un avait fui,
  C'était Ruy le Subtil; mais la bande sans lui
  Avait continué, car rien n'irrite comme
  La honte et la fureur de combattre un seul homme;
  Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant,
  Avait jonché de morts la terre, et fait ce champ
  Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche;
  Elle s'était rompue en ce labeur farouche;
  Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer;
  Les bandits, le croyant prêt à recommencer,
  Tremblants comme des bœufs qu'on ramène à l'étable
  A chaque mouvement de son bras redoutable,
  Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas;
  Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las,
  Les chassait devant lui parmi les fondrières;
  Et, n'ayant plus d'épée, il leur jetait des pierres.




 [Illustration: MAHAUD ENDORMIE.

  Dessiné par F. Flameng.      Gravé par A. Mongin.
         L. HÉBERT, ÉDITEUR      Imp. Wittmann.]

  EVIRADNUS

  I

  DÉPART DE L'AVENTURIER POUR L'AVENTURE


  Qu'est-ce que Sigismond et Ladislas ont dit?
  Je ne sais si la roche ou l'arbre l'entendit;
  Mais, quand ils ont tout bas parlé dans la broussaille,
  L'arbre a fait un long bruit de taillis qui tressaille,
  Comme si quelque bête en passant l'eût troublé,
  Et l'ombre du rocher ténébreux a semblé
  Plus noire, et l'on dirait qu'un morceau de cette ombre
  A pris forme et s'en est allé dans le bois sombre,
  Et maintenant on voit comme un spectre marchant
  Là-bas dans la clarté sinistre du couchant.

  Ce n'est pas une bête en son gîte éveillée,
  Ce n'est pas un fantôme éclos sous la feuillée,
  Ce n'est pas un morceau de l'ombre du rocher
  Qu'on voit là-bas au fond des clairières marcher;
  C'est un vivant qui n'est ni stryge ni lémure;
  Celui qui marche là, couvert d'une âpre armure,
  C'est le grand chevalier d'Alsace, Eviradnus.

  Ces hommes qui parlaient, il les a reconnus;
  Comme il se reposait dans le hallier, ces bouches
  Ont passé, murmurant des paroles farouches,
  Et jusqu'à son oreille un mot est arrivé;
  Et c'est pourquoi ce juste et ce preux s'est levé.

  Il connaît ce pays qu'il parcourut naguère.

  Il rejoint l'écuyer Gasclin, page de guerre,
  Qui l'attend dans l'auberge, au plus profond du val,
  Où tout à l'heure il vient de laisser son cheval
  Pour qu'en hâte on lui donne à boire, et qu'on le ferre.
  Il dit au forgeron:--Faites vite. Une affaire
  M'appelle.--Il monte en selle et part.


  II

  EVIRADNUS

                                         Eviradnus,
  Vieux, commence à sentir le poids des ans chenus;
  Mais c'est toujours celui qu'entre tous on renomme,
  Le preux que nul n'a vu de son sang économe;
  Chasseur du crime, il est nuit et jour à l'affût;
  De sa vie il n'a fait d'action qui ne fût
  Sainte, blanche et loyale, et la grande pucelle,
  L'épée, en sa main pure et sans tache, étincelle.
  C'est le Samson chrétien, qui, survenant à point,
  N'ayant pour enfoncer la porte que son poing,
  Entra, pour la sauver, dans Sickingen en flamme;
  Qui, s'indignant de voir honorer un infâme,
  Fit, sous son dur talon, un tas d'arceaux rompus
  Du monument bâti pour l'affreux duc Lupus,
  Arracha la statue, et porta la colonne
  Du munster de Strasbourg au pont de Wasselonne,
  Et là, fier, la jeta dans les étangs profonds;
  On vante Eviradnus d'Altorf à Chaux-de-Fonds;
  Quand il songe et s'accoude, on dirait Charlemagne;
  Rôdant, tout hérissé, du bois à la montagne,
  Velu, fauve, il a l'air d'un loup qui serait bon;
  Il a sept pieds de haut comme Jean de Bourbon;
  Tout entier au devoir qu'en sa pensée il couve,
  Il ne se plaint de rien, mais seulement il trouve
  Que les hommes sont bas et que les lits sont courts;
  Il écoute partout si l'on crie au secours;
  Quand les rois courbent trop le peuple, il le redresse
  Avec une intrépide et superbe tendresse;
  Il défendit Alix comme Diègue Urraca;
  Il est le fort, ami du faible; il attaqua
  Dans leurs antres les rois du Rhin, et dans leurs bauges
  Les barons effrayants et difformes des Vosges;
  De tout peuple orphelin il se faisait l'aïeul;
  Il mit en liberté les villes; il vint seul
  De Hugo Tête-d'Aigle affronter la caverne;
  Bon, terrible, il brisa le carcan de Saverne,
  La ceinture de fer de Schelestadt, l'anneau
  De Colmar et la chaîne au pied de Haguenau.
  Tel fut Eviradnus. Dans l'horrible balance
  Où les princes jetaient le dol, la violence,
  L'iniquité, l'horreur, le mal, le sang, le feu,
  Sa grande épée était le contre-poids de Dieu.
  Il est toujours en marche, attendu qu'on moleste
  Bien des infortunés sous la voûte céleste,
  Et qu'on voit dans la nuit bien des mains supplier;
  Sa lance n'aime pas moisir au râtelier;
  Sa hache de bataille aisément se décroche;
  Malheur à l'action mauvaise qui s'approche
  Trop près d'Eviradnus, le champion d'acier!
  La mort tombe de lui comme l'eau du glacier.
  Il est héros; il a pour cousine la race
  Des Amadis de France et des Pyrrhus de Thrace.
  Il rit des ans. Cet homme à qui le monde entier
  N'eût pas fait dire Grâce! et demander quartier,
  Ira-t-il pas crier au temps: Miséricorde!
  Il s'est, comme Baudoin, ceint les reins d'une corde;
  Tout vieux qu'il est, il est de la grande tribu;
  Le moins fier des oiseaux n'est pas l'aigle barbu.

  Qu'importe l'âge? il lutte. Il vient de Palestine,
  Il n'est point las. Les ans s'acharnent; il s'obstine.


  III

  DANS LA FORÊT

  Quelqu'un qui s'y serait perdu ce soir, verrait
  Quelque chose d'étrange au fond de la forêt;
  C'est une grande salle éclairée et déserte.
  Où? Dans l'ancien manoir de Corbus.

                                      L'herbe verte,
  Le lierre, le chiendent, l'églantier sauvageon,
  Font, depuis trois cents ans, l'assaut de ce donjon;
  Le burg, sous cette abjecte et rampante escalade,
  Meurt, comme sous la lèpre un sanglier malade;
  Il tombe; les fossés s'emplissent des créneaux;
  La ronce, ce serpent, tord sur lui ses anneaux;
  Le moineau franc, sans même entendre ses murmures,
  Sur ses vieux pierriers morts vient becqueter les mûres;
  L'épine sur son deuil prospère insolemment;
  Mais, l'hiver, il se venge; alors, le burg dormant
  S'éveille, et, quand il pleut pendant des nuits entières,
  Quand l'eau glisse des toits et s'engouffre aux gouttières,
  Il rend grâce à l'ondée, aux vents, et, content d'eux,
  Profite, pour cracher sur le lierre hideux,
  Des bouches de granit de ses quatre gargouilles.

  Le burg est aux lichens comme le glaive aux rouilles;
  Hélas! et Corbus, triste, agonise. Pourtant
  L'hiver lui plaît; l'hiver, sauvage combattant,
  Il se refait, avec les convulsions sombres
  Des nuages hagards croulant sur ses décombres,
  Avec l'éclair qui frappe et fuit comme un larron,
  Avec les souffles noirs qui sonnent du clairon,
  Une sorte de vie effrayante, à sa taille;
  La tempête est la sœur fauve de la bataille;
  Et le puissant donjon, féroce, échevelé,
  Dit: Me voilà! sitôt que la bise a sifflé;
  Il rit quand l'équinoxe irrité le querelle
  Sinistrement, avec son haleine de grêle;
  Il est joyeux, ce burg, soldat encor debout,
  Quand, jappant comme un chien poursuivi par un loup,
  Novembre, dans la brume errant de roche en roche,
  Répond au hurlement de janvier qui s'approche.
  Le donjon crie: En guerre! ô tourmente, es-tu là?
  Il craint peu l'ouragan, lui qui vit Attila.
  Oh! les lugubres nuits! Combats dans la bruine;
  La nuée attaquant, farouche, la ruine!
  Un ruissellement vaste, affreux, torrentiel,
  Descend des profondeurs furieuses du ciel;
  Le burg brave la nue; on entend les gorgones
  Aboyer aux huit coins de ses tours octogones;
  Tous les monstres sculptés sur l'édifice épars
  Grondent, et les lions de pierre des remparts
  Mordent la brume, l'air et l'onde, et les tarasques
  Battent de l'aile au souffle horrible des bourrasques;
  L'âpre averse en fuyant vomit sur les griffons;
  Et, sous la pluie entrant par les trous des plafonds,
  Les guivres, les dragons, les méduses, les drées,
  Grincent des dents au fond des chambres effondrées;
  Le château de granit, pareil aux preux de fer,
  Lutte toute la nuit, résiste tout l'hiver;
  En vain le ciel s'essouffle, en vain janvier se rue;
  En vain tous les passants de cette sombre rue
  Qu'on nomme l'infini, l'ombre et l'immensité,
  Le tourbillon, d'un fouet invisible hâté,
  Le tonnerre, la trombe où le typhon se dresse,
  S'acharnent sur la fière et haute forteresse;
  L'orage la secoue en vain comme un fruit mûr;
  Les vents perdent leur peine à guerroyer ce mur,
  Le fôhn bruyant s'y lasse, et sur cette cuirasse
  L'aquilon s'époumone et l'autan se harasse,
  Et tous ces noirs chevaux de l'air sortent fourbus
  De leur bataille avec le donjon de Corbus.

  Aussi, malgré la ronce et le chardon et l'herbe,
  Le vieux burg est resté triomphal et superbe;
  Il est comme un pontife au cœur du bois profond,
  Sa tour lui met trois rangs de créneaux sur le front;
  Le soir, sa silhouette immense se découpe;
  Il a pour trône un roc, haute et sublime croupe;
  Et, par les quatre coins, sud, nord, couchant, levant,
  Quatre monts, Crobius, Bléda, géants du vent,
  Aptar où croît le pin, Toxis que verdit l'orme,
  Soutiennent au-dessus de sa tiare énorme
  Les nuages, ce dais livide de la nuit.

  Le pâtre a peur, et croit que cette tour le suit;
  Les superstitions ont fait Corbus terrible;
  On dit que l'Archer Noir a pris ce burg pour cible,
  Et que sa cave est l'antre où dort le Grand Dormant;
  Car les gens des hameaux tremblent facilement,
  Les légendes toujours mêlent quelque fantôme
  A l'obscure vapeur qui sort des toits de chaume,
  L'âtre enfante le rêve, et l'on voit ondoyer
  L'effroi dans la fumée errante du foyer.

  Aussi, le paysan rend grâce à sa roture
  Qui le dispense, lui, d'audace et d'aventure,
  Et lui permet de fuir ce burg de la forêt
  Qu'un preux, par point d'honneur belliqueux, chercherait.

  Corbus voit rarement au loin passer un homme.
  Seulement, tous les quinze ou vingt ans, l'économe
  Et l'huissier du palais, avec des cuisiniers
  Portant tout un festin dans de larges paniers,
  Viennent, font des apprêts mystérieux, et partent;
  Et, le soir, à travers les branches qui s'écartent,
  On voit de la lumière au fond du burg noirci,
  Et nul n'ose approcher. Et pourquoi? Le voici.


  IV

  LA COUTUME DE LUSACE

  C'est l'usage, à la mort du marquis de Lusace,
  Que l'héritier du trône, en qui revit la race,
  Avant de revêtir les royaux attributs,
  Aille, une nuit, souper dans la tour de Corbus;
  C'est de ce noir souper qu'il sort prince et margrave;
  La marquise n'est bonne et le marquis n'est brave
  Que s'ils ont respiré les funèbres parfums
  Des siècles dans ce nid des vieux maîtres défunts.
  Les marquis de Lusace ont une haute tige,
  Et leur source est profonde à donner le vertige;
  Ils ont pour père Antée, ancêtre d'Attila;
  De ce vaincu d'Alcide une race coula;
  C'est la race, autrefois païenne, puis chrétienne,
  De Lechus, de Platon, d'Othon, d'Ursus, d'Étienne,
  Et de tous ces seigneurs des rocs et des forêts
  Bordant l'Europe au nord, flot d'abord, digue après.
  Corbus est double; il est burg au bois, ville en plaine.
  Du temps où l'on montait sur la tour châtelaine,
  On voyait, au delà des pins et des rochers,
  Sa ville perçant l'ombre au loin de ses clochers;
  Cette ville a des murs; pourtant ce n'est pas d'elle
  Que relève l'antique et noble citadelle;
  Fière, elle s'appartient; quelquefois un château
  Est l'égal d'une ville; en Toscane, Prato,
  Barletta dans la Pouille, et Crême en Lombardie,
  Valent une cité, même forte et hardie;
  Corbus est de ce rang. Sur ses rudes parois
  Ce burg a le reflet de tous les anciens rois;
  Tous leurs événements, toutes leurs funérailles,
  Ont, chantant ou pleurant, traversé ses murailles,
  Tous s'y sont mariés, la plupart y sont nés;
  C'est là que flamboyaient ces barons couronnés;
  Corbus est le berceau de la royauté scythe.
  Or, le nouveau marquis doit faire une visite
  A l'histoire qu'il va continuer. La loi
  Veut qu'il soit seul pendant la nuit qui le fait roi
  Au seuil de la forêt, un clerc lui donne à boire
  Un vin mystérieux versé dans un ciboire,
  Qui doit, le soir venu, l'endormir jusqu'au jour;
  Puis on le laisse, il part et monte dans la tour;
  Il trouve dans la salle une table dressée;
  Il soupe et dort; et l'ombre envoie à sa pensée
  Tous les spectres des rois depuis le duc Bela;
  Nul n'oserait entrer au burg cette nuit-là;
  Le lendemain, on vient en foule, on le délivre;
  Et, plein des visions du sommeil, encor ivre
  De tous ces grands aïeux qui lui sont apparus,
  On le mène à l'église où dort Borivorus;
  L'évêque lui bénit la bouche et la paupière,
  Et met dans ses deux mains les deux haches de pierre
  Dont Attila frappait, juste comme la mort,
  D'un bras sur le midi, de l'autre sur le nord.

  Ce jour-là, sur les tours de la ville, on arbore
  Le menaçant drapeau du marquis Swantibore
  Qui lia dans les bois et fit manger aux loups
  Sa femme et le taureau dont il était jaloux.

  Même quand l'héritier du trône est une femme,
  Le souper de la tour de Corbus la réclame;
  C'est la loi; seulement, la pauvre femme a peur.


  V

  LA MARQUISE MAHAUD

  La nièce du dernier marquis, Jean le Frappeur,
  Mahaud, est aujourd'hui marquise de Lusace.
  Dame, elle a la couronne, et, femme, elle a la grâce.
  Une reine n'est pas reine sans la beauté.
  C'est peu que le royaume, il faut la royauté.
  Dieu dans son harmonie également emploie
  Le cèdre qui résiste et le roseau qui ploie,
  Et, certes, il est bon qu'une femme parfois
  Ait dans sa main les mœurs, les esprits et les lois,
  Succède au maître altier, sourie au peuple, et mène,
  En lui parlant tout bas, la sombre troupe humaine;
  Mais la douce Mahaud, dans ces temps de malheur,
  Tient trop le sceptre, hélas! comme on tient une fleur;
  Elle est gaie, étourdie, imprudente et peureuse.
  Toute une Europe obscure autour d'elle se creuse;
  Et, quoiqu'elle ait vingt ans, on a beau la prier,
  Elle n'a pas encor voulu se marier.
  Il est temps cependant qu'un bras viril l'appuie;
  Comme l'arc-en-ciel rit entre l'ombre et la pluie,
  Comme la biche joue entre le tigre et l'ours,
  Elle a, la pauvre belle aux purs et chastes jours,
  Deux noirs voisins qui font une noire besogne,
  L'empereur d'Allemagne et le roi de Pologne.


  VI

  LES DEUX VOISINS

  Toute la différence entre ce sombre roi
  Et ce sombre empereur, sans foi, sans Dieu, sans loi,
  C'est que l'un est la griffe et que l'autre est la serre;
  Tous deux vont à la messe et disent leur rosaire,
  Ils n'en passent pas moins pour avoir fait tous deux
  Dans l'enfer un traité d'alliance hideux;
  On va même jusqu'à chuchoter à voix basse,
  Dans la foule où la peur d'en haut tombe et s'amasse,
  L'affreux texte d'un pacte entre eux et le pouvoir
  Qui s'agite sous l'homme au fond du monde noir;
  Quoique l'un soit la haine et l'autre la vengeance,
  Ils vivent côte à côte en bonne intelligence;
  Tous les peuples qu'on voit saigner à l'horizon
  Sortent de leur tenaille et sont de leur façon;
  Leurs deux figures sont lugubrement grandies
  Par de rouges reflets de sacs et d'incendies;
  D'ailleurs, comme David, suivant l'usage ancien,
  L'un est poëte, et l'autre est bon musicien;
  Et, les déclarant dieux, la renommée allie
  Leurs noms dans les sonnets qui viennent d'Italie.
  L'antique hiérarchie a l'air mise en oubli,
  Car, suivant le vieil ordre en Europe établi,
  L'empereur d'Allemagne est duc, le roi de France
  Marquis; les autres rois ont peu de différence;
  Ils sont barons autour de Rome, leur pilier,
  Et le roi de Pologne est simple chevalier;
  Mais dans ce siècle on voit l'exception unique
  Du roi sarmate égal au césar germanique.
  Chacun s'est fait sa part; l'allemand n'a qu'un soin,
  Il prend tous les pays de terre ferme au loin;
  Le polonais, ayant le rivage baltique,
  Veut des ports, il a pris toute la mer Celtique,
  Sur tous les flots du nord il pousse ses dromons,
  L'Islande voit passer ses navires démons;
  L'allemand brûle Anvers et conquiert les deux Prusses,
  Le polonais secourt Spotocus, duc des russes,
  Comme un plus grand boucher en aide un plus petit;
  Le roi prend, l'empereur pille, usurpe, investit;
  L'empereur fait la guerre à l'ordre teutonique,
  Le roi sur le Jutland pose son pied cynique;
  Mais, qu'ils brisent le faible ou qu'ils trompent le fort,
  Quoi qu'ils fassent, ils ont pour loi d'être d'accord;
  Des geÿsers du pôle aux cités transalpines,
  Leurs ongles monstrueux, crispés sur des rapines,
  Egratignent le pâle et triste continent.
  Et tout leur réussit. Chacun d'eux, rayonnant,
  Mène à fin tous ses plans lâches ou téméraires,
  Et règne; et, sous Satan paternel, ils sont frères;
  Ils s'aiment; l'un est fourbe et l'autre est déloyal;
  Ils sont les deux bandits du grand chemin royal.
  O les noirs conquérants! et quelle œuvre éphémère!
  L'ambition, branlant ses têtes de chimère,
  Sous leur crâne brumeux, fétide et sans clarté,
  Nourrit la pourriture et la stérilité;
  Ce qu'ils font est néant et cendre; une hydre allaite,
  Dans leur âme nocturne et profonde, un squelette.
  Le polonais sournois, l'allemand hasardeux,
  Remarquent qu'à cette heure une femme est près d'eux;
  Tous deux guettent Mahaud. Et naguère avec rage,
  De sa bouche qu'empourpre une lueur d'orage
  Et d'où sortent des mots pleins d'ombre et teints de sang,
  L'empereur a jeté cet éclair menaçant:
  --L'empire est las d'avoir au dos cette besace
  Qu'on appelle la haute et la basse Lusace,
  Et dont la pesanteur, qui nous met sur les dents,
  S'accroît, quand, par hasard, une femme est dedans.--
  Le polonais se tait, épie et patiente.

  Ce sont deux grands dangers; mais cette insouciante
  Sourit, gazouille et danse, aime les doux propos,
  Se fait bénir du pauvre et réduit les impôts;
  Elle est vive, coquette, aimable et bijoutière;
  Elle est femme toujours; dans sa couronne altière,
  Elle choisit la perle, elle a peur du fleuron;
  Car le fleuron tranchant, c'est l'homme et le baron.
  Elle a des tribunaux d'amour qu'elle préside;
  Aux copistes d'Homère elle paye un subside;
  Elle a tout récemment accueilli dans sa cour
  Deux hommes, un luthier avec un troubadour,
  Dont on ignore tout, le nom, le rang, la race,
  Mais qui, conteurs charmants, le soir, sur la terrasse,
  A l'heure où les vitraux aux brises sont ouverts,
  Lui font de la musique et lui disent des vers.

  Or, en juin, la Lusace, en août, les Moraves,
  Font la fête du trône et sacrent leurs margraves;
  C'est aujourd'hui le jour du burg mystérieux;
  Mahaud viendra ce soir souper chez ses aïeux.

  Qu'est-ce que tout cela fait à l'herbe des plaines,
  Aux oiseaux, à la fleur, au nuage, aux fontaines?
  Qu'est-ce que tout cela fait aux arbres des bois,
  Que le peuple ait des jougs et que l'homme ait des rois?
  L'eau coule, le vent passe, et murmure: Qu'importe?


  VII

  LA SALLE A MANGER

  La salle est gigantesque; elle n'a qu'une porte;
  Le mur fuit dans la brume et semble illimité;
  En face de la porte, à l'autre extrémité,
  Brille, étrange et splendide, une table adossée
  Au fond de ce livide et froid rez-de-chaussée;
  La salle a pour plafond les charpentes du toit;
  Cette table n'attend qu'un convive; on n'y voit
  Qu'un fauteuil, sous un dais qui pend aux poutres noires;
  Les anciens temps ont peint sur le mur leurs histoires,
  Le fier combat du roi des vendes Thassilo
  Contre Nemrod sur terre et Neptune sur l'eau,
  Le fleuve Rhin trahi par la rivière Meuse,
  Et, groupes blêmissants sur la paroi brumeuse,
  Odin, le loup Fenris et le serpent Asgar;
  Et toute la lumière éclairant ce hangar,
  Qui semble d'un dragon avoir été l'étable,
  Vient d'un flambeau sinistre allumé sur la table;
  C'est le grand chandelier aux sept branches de fer
  Que l'archange Attila rapporta de l'enfer
  Après qu'il eut vaincu le Mammon, et sept âmes
  Furent du noir flambeau les sept premières flammes.
  Toute la salle semble un grand linéament
  D'abîme, modelé dans l'ombre vaguement;
  Au fond, la table éclate avec la brusquerie
  De la clarté heurtant des blocs d'orfévrerie;
  De beaux faisans tués par les traîtres faucons,
  Des viandes froides, force aiguières et flacons
  Chargent la table où s'offre une opulente agape;
  Les plats bordés de fleurs sont en vermeil; la nappe
  Vient de Frise, pays célèbre par ses draps;
  Et, pour les fruits, brugnons, fraises, pommes, cédrats,
  Les pâtres de la Murg ont sculpté les sébiles;
  Ces orfévres du bois sont des rustres habiles
  Qui font sur une écuelle ondoyer des jardins
  Et des monts où l'on voit fuir des chasses aux daims;
  Sur une vasque d'or aux anses florentines,
  Des actéons cornus et chaussés de bottines
  Luttent, l'épée au poing, contre des lévriers;
  Des branches de glaïeuls et de genévriers,
  Des roses, des bouquets d'anis, une jonchée
  De sauge tout en fleur nouvellement fauchée,
  Couvrent d'un frais parfum de printemps répandu
  Un tapis d'Ispahan sous la table étendu.
  Dehors, c'est la ruine et c'est la solitude.
  On entend, dans sa rauque et vaste inquiétude,
  Passer sur le hallier par l'été rajeuni
  Le vent, onde de l'ombre et flot de l'infini.
  On a remis partout des vitres aux verrières
  Qu'ébranle la rafale arrivant des clairières;
  L'étrange dans ce lieu ténébreux et rêvant,
  Ce serait que celui qu'on attend fût vivant;
  Aux lueurs du sept-bras, qui fait flamboyer presque
  Les vagues yeux épars sur la lugubre fresque,
  On voit le long des murs, par place, un escabeau,
  Quelque long coffre obscur à meubler le tombeau,
  Et des buffets chargés de cuivre et de faïence;
  Et la porte, effrayante et sombre confiance,
  Est formidablement ouverte sur la nuit.

  Rien ne parle en ce lieu d'où tout homme s'enfuit.
  La terreur, dans les coins accroupie, attend l'hôte.
  Cette salle à manger de titans est si haute,
  Qu'en égarant, de poutre en poutre, son regard
  Aux étages confus de ce plafond hagard,
  On est presque étonné de n'y pas voir d'étoiles.
  L'araignée est géante en ces hideuses toiles
  Flottant là-haut, parmi les madriers profonds
  Que mordent aux deux bouts les gueules des griffons.
  La lumière a l'air noire et la salle a l'air morte.
  La nuit retient son souffle. On dirait que la porte
  A peur de remuer tout haut ses deux battants.


  VIII

  CE QU'ON Y VOIT ENCORE

  Mais ce que cette salle, antre obscur des vieux temps,
  A de plus sépulcral et de plus redoutable,
  Ce n'est pas le flambeau, ni le dais, ni la table;
  C'est, le long de deux rangs d'arches et de piliers,
  Deux files de chevaux avec leurs chevaliers.

  Chacun à son pilier s'adosse et tient sa lance;
  L'arme droite, ils se font vis-à-vis en silence;
  Les chanfreins sont lacés; les harnais sont bouclés;
  Les chatons des cuissards sont barrés de leurs clés;
  Les trousseaux de poignards sur l'arçon se répandent;
  Jusqu'aux pieds des chevaux les caparaçons pendent;
  Les cuirs sont agrafés; les ardillons d'airain
  Attachent l'éperon, serrent le gorgerin;
  La grande épée à mains brille au croc de la selle;
  La hache est sur le dos, la dague est sous l'aisselle;
  Les genouillères ont leur boutoir meurtrier,
  Les mains pressent la bride et les pieds l'étrier;
  Ils sont prêts; chaque heaume est masqué de son crible;
  Tous se taisent; pas un ne bouge; c'est terrible.

  Les chevaux monstrueux ont la corne au frontail;
  Si Satan est berger, c'est là son noir bétail.
  Pour en voir de pareils dans l'ombre, il faut qu'on dorme;
  Ils sont comme engloutis sous la housse difforme;
  Les cavaliers sont froids, calmes, graves, armés,
  Effroyables; les poings lugubrement fermés;
  Si l'enfer tout à coup ouvrait ces mains fantômes,
  On verrait quelque lettre affreuse dans leurs paumes.
  De la brume du lieu leur stature s'accroît.
  Autour d'eux l'ombre a peur et les piliers ont froid.
  O nuit, qu'est-ce que c'est que ces guerriers livides?

  Chevaux et chevaliers sont des armures vides,
  Mais debout. Ils ont tous encor le geste fier,
  L'air fauve, et, quoiqu'étant de l'ombre, ils sont du fer.
  Sont-ce des larves? Non; et sont-ce des statues?
  Non. C'est de la chimère et de l'horreur, vêtues
  D'airain, et, des bas-fonds de ce monde puni,
  Faisant une menace obscure à l'infini;
  Devant cette impassible et morne chevauchée,
  L'âme tremble et se sent des spectres approchée,
  Comme si l'on voyait la halte des marcheurs
  Mystérieux que l'aube efface en ses blancheurs.
  Si quelqu'un, à cette heure, osait franchir la porte,
  A voir se regarder ces masques de la sorte,
  Il croirait que la mort, à de certains moments,
  Rhabillant l'homme, ouvrant les sépulcres dormants,
  Ordonne, hors du temps, de l'espace et du nombre,
  Des confrontations de fantômes dans l'ombre.

  Les linceuls ne sont pas plus noirs que ces armets;
  Les tombeaux, quoique sourds et voilés pour jamais,
  Ne sont pas plus glacés que ces brassards; les bières
  N'ont pas leurs ais hideux mieux joints que ces jambières;
  Le casque semble un crâne, et, de squames couverts,
  Les doigts des gantelets luisent comme des vers;
  Ces robes de combat ont des plis de suaires;
  Ces pieds pétrifiés siéraient aux ossuaires;
  Ces piques ont des bois lourds et vertigineux
  Où des têtes de mort s'ébauchent dans les nœuds.
  Ils sont tous arrogants sur la selle, et leurs bustes
  Achèvent les poitrails des destriers robustes;
  Les mailles sur leurs flancs croisent leurs durs tricots;
  Le mortier des marquis près des tortils ducaux
  Rayonne, et sur l'écu, le casque et la rondache,
  La perle triple alterne avec les feuilles d'ache;
  La chemise de guerre et le manteau de roi
  Sont si larges, qu'ils vont du maître au palefroi;
  Les plus anciens harnais remontent jusqu'à Rome;
  L'armure du cheval sous l'armure de l'homme
  Vit d'une vie horrible, et guerrier et coursier
  Ne font qu'une seule hydre aux écailles d'acier.

  L'histoire est là; ce sont toutes les panoplies
  Par qui furent jadis tant d'œuvres accomplies;
  Chacune, avec son timbre en forme de delta,
  Semble la vision du chef qui la porta;
  Là sont les ducs sanglants et les marquis sauvages
  Qui portaient pour pennons au milieu des ravages
  Des saints dorés et peints sur des peaux de poissons.
  Voici Geth, qui criait aux slaves: Avançons!
  Mundiaque, Ottocar, Platon, Ladislas Cunne,
  Welf, dont l'écu portait: «Ma peur se nomme Aucune.»
  Zultan, Nazamystus, Othon le Chassieux;
  Depuis Spignus jusqu'à Spartibor aux trois yeux,
  Toute la dynastie effrayante d'Antée
  Semble là sur le bord des siècles arrêtée.

  Que font-ils là, debout et droits? Qu'attendent-ils?
  L'aveuglement remplit l'armet aux durs sourcils.
  L'arbre est là sans la séve et le héros sans l'âme;
  Où l'on voit des yeux d'ombre on vit des yeux de flamme;
  La visière aux trous ronds sert de masque au néant;
  Le vide s'est fait spectre et rien s'est fait géant;
  Et chacun de ces hauts cavaliers est l'écorce
  De l'orgueil, du défi, du meurtre et de la force;
  Le sépulcre glacé les tient; la rouille mord
  Ces grands casques épris d'aventure et de mort,
  Que baisait leur maîtresse auguste, la bannière;
  Pas un brassard ne peut remuer sa charnière;
  Les voilà tous muets, eux qui rugissaient tous,
  Et, grondant et grinçant, rendaient les clairons fous;
  Le heaume affreux n'a plus de cri dans ses gencives;
  Ces armures, jadis fauves et convulsives,
  Ces hauberts, autrefois pleins d'un souffle irrité,
  Sont venus s'échouer dans l'immobilité,
  Regarder devant eux l'ombre qui se prolonge,
  Et prendre dans la nuit la figure du songe.

  Ces deux files, qui vont depuis le morne seuil
  Jusqu'au fond où l'on voit la table et le fauteuil,
  Laissent entre leurs fronts une ruelle étroite;
  Les marquis sont à gauche et les ducs sont à droite;
  Jusqu'au jour où le toit que Spignus crénela,
  Chargé d'ans, croulera sur leur tête, ils sont là,
  Inégaux face à face, et pareils côte à côte.
  En dehors des deux rangs, en avant, tête haute,
  Comme pour commander le funèbre escadron
  Qu'éveillera le bruit du suprême clairon,
  Les vieux sculpteurs ont mis un cavalier de pierre,
  Charlemagne, ce roi qui de toute la terre
  Fit une table ronde à douze chevaliers.

  Les cimiers surprenants, tragiques, singuliers,
  Cauchemars entrevus dans le sommeil sans bornes,
  Sirènes aux seins nus, mélusines, licornes,
  Farouches bois de cerfs, aspics, alérions,
  Sur la rigidité des pâles morions,
  Semblent une forêt de monstres qui végète;
  L'un penche en avant, l'autre en arrière se jette;
  Tous ces êtres, dragons, cerbères orageux,
  Que le bronze et le rêve ont créés dans leurs jeux,
  Lions volants, serpents ailés, guivres palmées,
  Faits pour l'effarement des livides armées,
  Espèces de démons composés de terreur,
  Qui, sur le heaume altier des barons en fureur,
  Hurlaient, accompagnant la bannière géante,
  Sur les cimiers glacés, songent, gueule béante,
  Comme s'ils s'ennuyaient, trouvant les siècles longs;
  Et, regrettant les morts saignant sous les talons,
  Les trompettes, la poudre immense, la bataille,
  Le carnage, on dirait que l'Épouvante bâille.
  Le métal fait reluire, en reflets durs et froids,
  Sa grande larme au mufle obscur des palefrois;
  De ces spectres pensifs l'odeur des temps s'exhale;
  Leur ombre est formidable au plafond de la salle;
  Aux lueurs du flambeau frissonnant, au-dessus
  Des blêmes cavaliers vaguement aperçus,
  Elle remue et croît dans les ténébreux faîtes;
  Et la double rangée horrible de ces têtes
  Fait, dans l'énormité des vieux combles fuyants,
  De grands nuages noirs aux profils effrayants.

  Et tout est fixe, et pas un coursier ne se cabre
  Dans cette légion de la guerre macabre;
  Oh! ces hommes masqués sur ces chevaux voilés,
  Chose affreuse!

                  A la brume éternelle mêlés,
  Ayant chez les vivants fini leur tâche austère,
  Muets, ils sont tournés du côté du mystère;
  Ces sphinx ont l'air, au seuil du gouffre où rien ne luit,
  De regarder l'énigme en face dans la nuit,
  Comme si, prêts à faire, entre les bleus pilastres,
  Sous leurs sabots d'acier étinceler les astres,
  Voulant pour cirque l'ombre, ils provoquaient d'en bas,
  Pour on ne sait quels fiers et funèbres combats,
  Dans le champ sombre où n'ose aborder la pensée,
  La sinistre visière au fond des cieux baissée.


  IX

  BRUIT QUE FAIT LE PLANCHER

  C'est là qu'Eviradnus entre; Gasclin le suit.

  Le mur d'enceinte étant presque partout détruit,
  Cette porte, ancien seuil des marquis patriarches
  Qu'au-dessus de la cour exhaussent quelques marches,
  Domine l'horizon, et toute la forêt
  Autour de son perron comme un gouffre apparaît.
  L'épaisseur du vieux roc de Corbus est propice
  A cacher plus d'un sourd et sanglant précipice;
  Tout le burg, et la salle elle-même, dit-on,
  Sont bâtis sur des puits faits par le duc Platon;
  Le plancher sonne; on sent au-dessous des abîmes.

  --Page, dit ce chercheur d'aventures sublimes,
  Viens. Tu vois mieux que moi, qui n'ai plus de bons yeux,
  Car la lumière est femme et se refuse aux vieux;
  Bah! voit toujours assez qui regarde en arrière.
  On découvre d'ici la route et la clairière;
  Garçon, vois-tu là-bas venir quelqu'un?--Gasclin
  Se penche hors du seuil; la lune est dans son plein,
  D'une blanche lueur la clairière est baignée.
  --Une femme à cheval. Elle est accompagnée.
  --De qui? Gasclin répond:--Seigneur, j'entends les voix
  De deux hommes parlant et riant, et je vois
  Trois ombres de chevaux qui passent sur la route.
  --Bien, dit Eviradnus. Ce sont eux. Page, écoute.
  Tu vas partir d'ici. Prends un autre chemin.
  Va-t'en sans être vu. Tu reviendras demain
  Avec nos deux chevaux, frais, en bon équipage,
  Au point du jour. C'est dit. Laisse-moi seul.--Le page
  Regardant son bon maître avec des yeux de fils,
  Dit:--Si je demeurais? Ils sont deux.--Je suffis.
  Va.


  X

  EVIRADNUS IMMOBILE

      Le héros est seul sous ces grands murs sévères.
  Il s'approche un moment de la table où les verres
  Et les hanaps, dorés et peints, petits et grands,
  Sont étagés, divers pour les vins différents;
  Il a soif; les flacons tentent sa lèvre avide;
  Mais la goutte qui reste au fond d'un verre vide
  Trahirait que quelqu'un dans la salle est vivant;
  Il va droit aux chevaux. Il s'arrête devant
  Celui qui le plus près de la table étincelle,
  Il prend le cavalier et l'arrache à la selle;
  La panoplie en vain lui jette un pâle éclair,
  Il saisit corps à corps le fantôme de fer,
  Et l'emporte au plus noir de la salle; et, pliée
  Dans la cendre et la nuit, l'armure humiliée
  Reste adossée au mur comme un héros vaincu;
  Eviradnus lui prend sa lance et son écu,
  Monte en selle à sa place, et le voilà statue.

  Pareil aux autres, froid, la visière abattue,
  On n'entend pas un souffle à sa lèvre échapper,
  Et le tombeau pourrait lui-même s'y tromper.

  Tout est silencieux dans la salle terrible.


  XI

  UN PEU DE MUSIQUE

  Ecoutez!--Comme un nid qui murmure invisible,
  Un bruit confus s'approche, et des rires, des voix,
  Des pas, sortent du fond vertigineux des bois.

  Et voici qu'à travers la grande forêt brune
  Qu'emplit la rêverie immense de la lune,
  On entend frissonner et vibrer mollement,
  Communiquant au bois son doux frémissement,
  La guitare des monts d'Inspruck, reconnaissable
  Au grelot de son manche où sonne un grain de sable;
  Il s'y mêle la voix d'un homme, et ce frisson
  Prend un sens et devient une vague chanson.

          «Si tu veux, faisons un rêve.
          Montons sur deux palefrois;
          Tu m'emmènes, je t'enlève.
          L'oiseau chante dans les bois.

          «Je suis ton maître et ta proie;
          Partons, c'est la fin du jour;
          Mon cheval sera la joie,
          Ton cheval sera l'amour.

          «Nous ferons toucher leurs têtes;
          Les voyages sont aisés;
          Nous donnerons à ces bêtes
          Une avoine de baisers.

          «Viens! nos doux chevaux mensonges
          Frappent du pied tous les deux,
          Le mien au fond de mes songes,
          Et le tien au fond des cieux.

          «Un bagage est nécessaire;
          Nous emporterons nos vœux,
          Nos bonheurs, notre misère,
          Et la fleur de tes cheveux.

          «Viens, le soir brunit les chênes,
          Le moineau rit; ce moqueur
          Entend le doux bruit des chaînes
          Que tu m'as mises au cœur.

          «Ce ne sera point ma faute
          Si les forêts et les monts,
          En nous voyant côte à côte,
          Ne murmurent pas: Aimons!

          «Viens, sois tendre, je suis ivre.
          O les verts taillis mouillés!
          Ton souffle te fera suivre
          Des papillons réveillés.

          «L'envieux oiseau nocturne,
          Triste, ouvrira son œil rond;
          Les nymphes, penchant leur urne,
          Dans les grottes souriront,

          «Et diront: «Sommes-nous folles!
          «C'est Léandre avec Héro;
          «En écoutant leurs paroles
          «Nous laissons tomber notre eau.»

          «Allons-nous-en par l'Autriche!
          Nous aurons l'aube à nos fronts;
          Je serai grand, et toi riche,
          Puisque nous nous aimerons.

          «Allons-nous-en par la terre,
          Sur nos deux chevaux charmants,
          Dans l'azur, dans le mystère,
          Dans les éblouissements!

          «Nous entrerons à l'auberge,
          Et nous payerons l'hôtelier
          De ton sourire de vierge,
          De mon bonjour d'écolier.

          «Tu seras dame, et moi comte;
          Viens, mon cœur s'épanouit,
          Viens, nous conterons ce conte
          Aux étoiles de la nuit.»

  La mélodie encor quelques instants se traîne
  Sous les arbres bleuis par la lune sereine,
  Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait
  S'éteint comme un oiseau se pose; tout se tait.


  XII

  LE GRAND JOSS ET LE PETIT ZÉNO

  Soudain, au seuil lugubre apparaissent trois têtes
  Joyeuses, et d'où sort une lueur de fêtes;
  Deux hommes, une femme en robe de drap d'or.
  L'un des hommes paraît trente ans; l'autre est encor
  Plus jeune, et, sur son dos, il porte en bandoulière
  La guitare où s'enlace une branche de lierre;
  Il est grand et blond; l'autre est petit, pâle et brun;
  Ces hommes, qu'on dirait faits d'ombre et de parfum,
  Sont beaux, mais le démon dans leur beauté grimace;
  Avril a de ces fleurs où rampe une limace.

  --Mon grand Joss, mon petit Zéno, venez ici.
  Voyez. C'est effrayant.

                          Celle qui parle ainsi
  C'est madame Mahaud; le clair de lune semble
  Caresser sa beauté qui rayonne et qui tremble,
  Comme si ce doux être était de ceux que l'air
  Crée, apporte et remporte en un céleste éclair.

  --Passer ici la nuit! Certe, un trône s'achète!
  Si vous n'étiez venus m'escorter en cachette,
  Dit-elle, je serais vraiment morte de peur.

  La lune éclaire auprès du seuil, dans la vapeur,
  Un des grands chevaliers adossés aux murailles.

  --Comme je vous vendrais à l'encan ces ferrailles!
  Dit Zéno; je ferais, si j'étais le marquis,
  De ce tas de vieux clous sortir des vins exquis,
  Des galas, des tournois, des bouffons, et des femmes.

  Et, frappant cet airain d'où sort le bruit des âmes,
  Cette armure où l'on voit frémir le gantelet,
  Calme et riant, il donne au sépulcre un soufflet.

  --Laissez donc mes aïeux, dit Mahaud, qui murmure.
  Vous êtes trop petit pour toucher cette armure.

  Zéno pâlit. Mais Joss:--Ça, des aïeux! J'en ris.
  Tous ces bonshommes noirs sont des nids de souris.
  Pardieu! pendant qu'ils ont l'air terrible, et qu'ils songent,
  Écoutez, on entend le bruit des dents qui rongent.
  Et dire qu'en effet autrefois tout cela
  S'appelait Ottocar, Othon, Platon, Bela!
  Hélas! la fin n'est pas plaisante, et déconcerte.
  Soyez donc ducs et rois! Je ne voudrais pas, certe,
  Avoir été colosse, avoir été héros,
  Madame, avoir empli de morts des tombereaux,
  Pour que, sous ma farouche et fière bourguignotte,
  Moi, prince et spectre, un rat paisible me grignote!

  --C'est que ce n'est point là votre état, dit Mahaud.
  Chantez, soit; mais ici ne parlez pas trop haut.

  --Bien dit, reprend Zéno. C'est un lieu de prodiges.
  Et, quant à moi, je vois des serpentes, des stryges,
  Tout un fourmillement de monstres, s'ébaucher
  Dans la brume qui sort des fentes du plancher.

  Mahaud frémit.

                --Ce vin que l'abbé m'a fait boire,
  Va bientôt m'endormir d'une façon très noire;
  Jurez-moi de rester près de moi.

                                  --J'en réponds,
  Dit Joss; et Zéno dit:--Je le jure. Soupons.


  XIII

  ILS SOUPENT

  Et, riant et chantant, ils s'en vont vers la table.

  --Je fais Joss chambellan et Zéno connétable,
  Dit Mahaud. Et tous trois causent, joyeux et beaux,
  Elle sur le fauteuil, eux sur des escabeaux;
  Joss mange, Zéno boit, Mahaud rêve. La feuille
  N'a pas de bruit distinct qu'on note et qu'on recueille,
  Ainsi va le babil sans forme et sans lien;
  Joss par moments fredonne un chant tyrolien,
  Et fait rire ou pleurer la guitare; les contes
  Se mêlent aux gaîtés fraîches, vives et promptes.
  Mahaud dit:--Savez-vous que vous êtes heureux?
  --Nous sommes bien portants, jeunes, fous, amoureux,
  C'est vrai.--De plus, tu sais le latin comme un prêtre,
  Et Joss chante fort bien.--Oui, nous avons un maître
  Qui nous donne cela par-dessus le marché.
  --Quel est son nom?--Pour nous Satan, pour vous Péché,
  Dit Zéno, caressant jusqu'en sa raillerie.
  --Ne riez pas ainsi, je ne veux pas qu'on rie.
  Paix, Zéno! Parle-moi, toi, Joss, mon chambellan
  --Madame, Viridis, comtesse de Milan,
  Fut superbe; Diane éblouissait le pâtre;
  Aspasie, Isabeau de Saxe, Cléopâtre,
  Sont des noms devant qui la louange se tait;
  Rhodope fut divine; Érylésis était
  Si belle, que Vénus, jalouse de sa gorge,
  La traîna toute nue en la céleste forge
  Et la fit sur l'enclume écraser par Vulcain;
  Eh bien! autant l'étoile éclipse le sequin,
  Autant le temple éclipse un monceau de décombres,
  Autant vous effacez toutes ces belles ombres!
  Ces coquettes qui font des mines dans l'azur,
  Les elfes, les péris, ont le front jeune et pur
  Moins que vous, et pourtant le vent et ses bouffées
  Les ont galamment d'ombre et de rayons coiffées.
  --Flatteur, tu chantes bien, dit Mahaud. Joss reprend:
  --Si j'étais, sous le ciel splendide et transparent,
  Ange, fille ou démon, s'il fallait que j'apprisse
  La grâce, la gaîté, le rire et le caprice,
  Altesse, je viendrais à l'école chez vous.
  Vous êtes une fée aux yeux divins et doux,
  Ayant pour un vil sceptre échangé sa baguette.--
  Mahaud songe:--On dirait que ton regard me guette,
  Tais-toi. Voyons, de vous tout ce que je connais,
  C'est que Joss est bohême et Zéno polonais,
  Mais vous êtes charmants; et pauvres; oui, vous l'êtes;
  Moi, je suis riche; eh bien! demandez-moi, poëtes,
  Tout ce que vous voudrez.--Tout! Je vous prends au mot,
  Répond Joss. Un baiser.--Un baiser! dit Mahaud
  Surprise en ce chanteur d'une telle pensée;
  Savez-vous qui je suis?--Et fière et courroucée,
  Elle rougit. Mais Joss n'est pas intimidé.
  --Si je ne le savais, aurais-je demandé
  Une faveur qu'il faut qu'on obtienne, ou qu'on prenne?
  Il n'est don que de roi ni baiser que de reine.
  --Reine! et Mahaud sourit.


  XIV

  APRÈS SOUPER

                             Cependant, par degrés,
  Le narcotique éteint ses yeux d'ombre enivrés;
  Zéno l'observe, un doigt sur la bouche; elle penche
  La tête, et, souriant, s'endort, sereine et blanche.

  Zéno lui prend la main qui retombe.

                                     --Elle dort!
  Dit Zéno; maintenant, vite, tirons au sort.
  D'abord, à qui l'état? Ensuite, à qui la fille?

  Dans ces deux profils d'homme un œil de tigre brille.

  --Frère, dit Joss, parlons politique à présent.
  La Mahaud dort et fait quelque rêve innocent;
  Nos griffes sont dessus. Nous avons cette folle.
  L'ami de dessous terre est sûr et tient parole;
  Le hasard, grâce à lui, ne nous a rien ôté
  De ce que nous avons construit et comploté;
  Tout nous a réussi. Pas de puissance humaine
  Qui nous puisse arracher la femme et le domaine.
  Concluons. Guerroyer, se chamailler pour rien,
  Pour un oui, pour un non, pour un dogme arien
  Dont le pape sournois rira dans la coulisse,
  Pour quelque fille ayant une peau fraîche et lisse,
  Des yeux bleus et des mains blanches comme le lait,
  C'était bon dans le temps où l'on se querellait
  Pour la croix byzantine ou pour la croix latine,
  Et quand Pépin tenait un synode à Leptine,
  Et quand Rodolphe et Jean, comme deux hommes soûls,
  Glaive au poing, s'arrachaient leur Agnès de deux sous;
  Aujourd'hui, tout est mieux et les mœurs sont plus douces,
  Frère, on ne se met plus ainsi la guerre aux trousses,
  Et l'on sait en amis régler un différend;
  As-tu des dés?

                --J'en ai.

                          --Celui qui gagne prend
  Le marquisat; celui qui perd a la marquise.

  --Bien.

         --J'entends du bruit.

                              --Non, dit Zéno, c'est la bise
  Qui souffle bêtement et qu'on prend pour quelqu'un.
  As-tu peur?

             --Je n'ai peur de rien, que d'être à jeun,
  Répond Joss, et sur moi que les gouffres s'écroulent!

  --Finissons. Que le sort décide.

                                   Les dés roulent.

  --Quatre.

            Joss prend les dés.

                               --Six. Je gagne tout net,
  J'ai trouvé la Lusace au fond de ce cornet.
  Dès demain, j'entre en danse avec tout mon orchestre.
  Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre.
  Des trompettes d'airain seront mes galoubets.
  Les impôts, cela pousse en plantant des gibets.

  Zéno dit:--J'ai la fille. Eh bien! je le préfère.

  --Elle est belle, dit Joss.

                             --Pardieu!

                                       --Qu'en vas-tu faire?

  --Un cadavre.

                Et Zéno reprend:

                                --En vérité,
  La créature m'a tout à l'heure insulté.
  Petit! voilà le mot qu'a dit cette femelle.
  Si l'enfer m'eût crié, béant sous ma semelle,
  Dans la sombre minute où je tenais les dés:
  «Fils, les hasards ne sont pas encor décidés;
  Je t'offre le gros lot, la Lusace aux sept villes;
  Je t'offre dix pays de blés, de vins et d'huiles,
  A ton choix, ayant tous leur peuple diligent;
  Je t'offre la Bohême et ses mines d'argent,
  Ce pays le plus haut du monde, ce grand antre
  D'où plus d'un fleuve sort, où pas un ruisseau n'entre;
  Je t'offre le Tyrol aux monts d'azur remplis,
  Et je t'offre la France avec les fleurs de lys;
  Qu'est-ce que tu choisis?» J'aurais dit: «La vengeance.»
  Et j'aurais dit: «Enfer, plutôt que cette France,
  Et que cette Bohême, et ce Tyrol si beau,
  Mets à mes ordres l'ombre et les vers du tombeau!»
  Mon frère, cette femme, absurdement marquise
  D'une marche terrible où tout le nord se brise,
  Et qui, dans tous les cas, est pour nous un danger,
  Ayant été stupide au point de m'outrager,
  Il convient qu'elle meure; et puis, s'il faut tout dire,
  Je l'aime; et la lueur que de mon cœur je tire,
  Je la tire du tien; tu l'aimes aussi, toi.
  Frère, en faisant ici, chacun dans notre emploi,
  Les bohêmes pour mettre à fin cette équipée,
  Nous sommes devenus, près de cette poupée,
  Niais, toi comme un page, et moi comme un barbon,
  Et, de galants pour rire, amoureux pour de bon;
  Oui, nous sommes tous deux épris de cette femme;
  Or, frère, elle serait entre nous une flamme;
  Tôt ou tard, et malgré le bien que je te veux,
  Elle nous mènerait à nous prendre aux cheveux;
  Vois-tu, nous finirions par rompre notre pacte.
  Nous l'aimons. Tuons-la.

                          --Ta logique est exacte,
  Dit Joss rêveur; mais quoi! du sang ici?

                                           Zéno
  Pousse un coin de tapis, tâte, prend un anneau,
  Le tire, et le plancher se soulève; un abîme
  S'ouvre; il en sort de l'ombre ayant l'odeur du crime;
  Joss marche vers la trappe, et, les yeux dans les yeux,
  Zéno muet la montre à Joss silencieux;
  Joss se penche, approuvant de la tête le gouffre.


  XV

  LES OUBLIETTES

  S'il sortait de ce puits une lueur de soufre,
  On dirait une bouche obscure de l'enfer.
  La trappe est large assez pour qu'en un brusque éclair
  L'homme étonné qu'on pousse y tombe à la renverse;
  On distingue les dents sinistres d'une herse,
  Et, plus bas, le regard flotte dans de la nuit;
  Le sang sur les parois fait un rougeâtre enduit;
  L'Épouvante est au fond de ce puits toute nue;
  On sent qu'il pourrit là de l'histoire inconnue,
  Et que ce vieux sépulcre, oublié maintenant,
  Cuve du meurtre, est plein de larves se traînant,
  D'ombres tâtant le mur et de spectres reptiles.
  --Nos aïeux ont parfois fait des choses utiles,
  Dit Joss. Et Zéno dit:--Je connais le château;
  Ce que le mont Corbus cache sous son manteau,
  Nous le savons, l'orfraie et moi; cette bâtisse
  Est vieille; on y rendait autrefois la justice.

  --Es-tu sûr que Mahaud ne se réveille point?

  --Son œil est clos ainsi que je ferme mon poing;
  Elle dort d'une sorte âpre et surnaturelle,
  L'obscure volonté du philtre étant sur elle.

  --Elle s'éveillera demain au point du jour.

  --Dans l'ombre.

                 --Et que va dire ici toute la cour
  Quand, au lieu d'une femme, ils trouveront deux hommes?

  --Tous se prosterneront en sachant qui nous sommes!

  --Où va cette oubliette?

                          --Aux torrents, aux corbeaux,
  Au néant; finissons.

                       Ces hommes, jeunes, beaux,
  Charmants, sont à présent difformes, tant s'efface
  Sous la noirceur du cœur le rayon de la face,
  Tant l'homme est transparent à l'enfer qui l'emplit.
  Ils s'approchent; Mahaud dort comme dans un lit.

  --Allons!

            Joss la saisit sous les bras, et dépose
  Un baiser monstrueux sur cette bouche rose;
  Zéno, penché devant le grand fauteuil massif,
  Prend ses pieds endormis et charmants; et, lascif,
  Lève la robe d'or jusqu'à la jarretière.

  Le puits, comme une fosse au fond d'un cimetière,
  Est là béant.


  XVI

  CE QU'ILS FONT DEVIENT PLUS DIFFICILE A FAIRE

                Portant Mahaud, qui dort toujours,
  Ils marchent lents, courbés, en silence, à pas lourds,
  Zéno tourné vers l'ombre et Joss vers la lumière;
  La salle aux yeux de Joss apparaît tout entière;
  Tout à coup il s'arrête, et Zéno dit:--Eh bien?
  Mais Joss est effrayant; pâle, il ne répond rien,
  Et fait signe à Zéno, qui regarde en arrière...
  Tous deux semblent changés en deux spectres de pierre;
  Car tous deux peuvent voir, là, sous un cintre obscur,
  Un des grands chevaliers rangés le long du mur
  Qui se lève et descend de cheval; ce fantôme,
  Tranquille sous le masque horrible de son heaume,
  Vient vers eux, et son pas fait trembler le plancher;
  On croit entendre un dieu de l'abîme marcher;
  Entre eux et l'oubliette, il vient barrer l'espace,
  Et dit, le glaive haut et la visière basse,
  D'une voix sépulcrale et lente comme un glas:
  --Arrête, Sigismond! Arrête, Ladislas!
  Tous deux laissent tomber la marquise, de sorte
  Qu'elle gît à leurs pieds et paraît une morte.

  La voix de fer parlant sous le grillage noir
  Reprend, pendant que Joss blêmit, lugubre à voir,
  Et que Zéno chancelle ainsi qu'un mât qui sombre:

  --Hommes qui m'écoutez, il est un pacte sombre
  Dont tout l'univers parle et que vous connaissez;
  Le voici: «Moi, Satan, dieu des cieux éclipsés,
  «Roi des jours ténébreux, prince des vents contraires,
  «Je contracte alliance avec mes deux bons frères,
  «L'empereur Sigismond et le roi Ladislas;
  «Sans jamais m'absenter ni dire: je suis las,
  «Je les protégerai dans toute conjoncture;
  «De plus, je cède, en libre et pleine investiture,
  «Étant seigneur de l'onde et souverain du mont,
  «La mer à Ladislas, la terre à Sigismond,
  «A la condition que, si je le réclame,
  «Le roi m'offre sa tête et l'empereur son âme.»

  --Serait-ce lui? dit Joss. Spectre aux yeux fulgurants,
  Es-tu Satan?

              --Je suis plus et moins. Je ne prends
  Que vos têtes, ô rois des crimes et des trames,
  Laissant sous l'ongle noir se débattre vos âmes.

  Ils se regardent, fous, brisés, courbant le front,
  Et Zéno dit à Joss:--Hein! qu'est-ce que c'est donc?

  Joss bégaye:--Oui, la nuit nous tient. Pas de refuge.
  De quelle part viens-tu? Qu'es-tu, spectre?

                                             --Le juge.

  --Grâce!

           La voix reprend:

                           --Dieu conduit par la main
  Le vengeur en travers de votre affreux chemin;
  L'heure où vous existiez est une heure sonnée;
  Rien ne peut plus bouger dans votre destinée;
  L'idée inébranlable et calme est dans le joint.
  Oui, je vous regardais. Vous ne vous doutiez point
  Que vous aviez sur vous l'œil fixe de la peine,
  Et que quelqu'un savait dans cette ombre malsaine
  Que Joss fût kaÿser et que Zéno fût roi.
  Vous venez de parler tout à l'heure, pourquoi?
  Tout est dit. Vos forfaits sont sur vous, incurables,
  N'espérez rien. Je suis l'abîme, ô misérables!
  Ah! Ladislas est roi, Sigismond est césar;
  Dieu n'est bon qu'à servir de roue à votre char;
  Toi, tu tiens la Pologne avec ses villes fortes;
  Toi, Milan t'a fait duc, Rome empereur, tu portes
  La couronne de fer et la couronne d'or;
  Toi, tu descends d'Hercule, et toi, de Spartibor;
  Vos deux tiares sont les deux lueurs du monde;
  Tous les monts de la terre et tous les flots de l'onde
  Ont, altiers ou tremblants, vos deux ombres sur eux;
  Vous êtes les jumeaux du grand vertige heureux;
  Vous avez la puissance et vous avez la gloire;
  Mais, sous ce ciel de pourpre et sous ce dais de moire,
  Sous cette inaccessible et haute dignité,
  Sous cet arc de triomphe au cintre illimité,
  Sous ce royal pouvoir, couvert de sacrés voiles,
  Sous ces couronnes, tas de perles et d'étoiles,
  Sous tous ces grands exploits, prompts, terribles, fougueux,
  Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux!
  O dégradation du sceptre et de l'épée!
  Noire main de justice aux cloaques trempée!
  Devant l'hydre le seuil du temple ouvre ses gonds,
  Et le trône est un siége aux croupes des dragons!
  Siècle infâme! ô grand ciel étoilé, que de honte!
  Tout rampe; pas un front où le rouge ne monte,
  C'est égal, on se tait, et nul ne fait un pas.
  O peuple, million et million de bras,
  Toi, que tous ces rois-là mangent et déshonorent,
  Toi, que leurs majestés les vermines dévorent,
  Est-ce que tu n'as pas des ongles, vil troupeau,
  Pour ces démangeaisons d'empereurs sur ta peau!
  Du reste, en voilà deux de pris; deux âmes telles
  Que l'enfer même rêve étonné devant elles!
  Sigismond, Ladislas, vous étiez triomphants,
  Splendides, inouïs, prospères, étouffants;
  Le temps d'être punis arrive; à la bonne heure.
  Ah! le vautour larmoie et le caïman pleure.
  J'en ris. Je trouve bon qu'à de certains instants,
  Les princes, les heureux, les forts, les éclatants,
  Les vainqueurs, les puissants, tous les bandits suprêmes,
  A leurs fronts cerclés d'or, chargés de diadèmes,
  Sentent l'âpre sueur de Josaphat monter.
  Il est doux de voir ceux qui hurlaient, sangloter.
  La peur après le crime; après l'affreux, l'immonde.
  C'est bien. Dieu tout-puissant! quoi, des maîtres du monde,
  C'est ce que, dans la cendre et sous mes pieds, j'ai là!
  Quoi, ceci règne! Quoi, c'est un césar, cela!
  En vérité, j'ai honte, et mon vieux cœur se serre
  De les voir se courber plus qu'il n'est nécessaire.
  Finissons. Ce qui vient de se passer ici,
  Princes, veut un linceul promptement épaissi.
  Ces mêmes dés hideux qui virent le calvaire
  Ont roulé, dans mon ombre indignée et sévère,
  Sur une femme, après avoir roulé sur Dieu.
  Vous avez joué là, rois, un lugubre jeu.
  Mais, soit. Je ne vais pas perdre à de la morale
  Ce moment que remplit la brume sépulcrale.
  Vous ne voyez plus clair dans vos propres chemins,
  Et vos doigts ne sont plus assez des doigts humains
  Pour qu'ils puissent tâter vos actions funèbres;
  A quoi bon présenter le miroir aux ténèbres?
  A quoi bon vous parler de ce que vous faisiez?
  Boire de l'ombre, étant de nuit rassasiés,
  C'est ce que vous avez l'habitude de faire,
  Rois, au point de ne plus sentir dans votre verre
  L'odeur des attentats et le goût des forfaits.
  Je vous dis seulement que ce vil portefaix,
  Votre siècle, commence à trouver vos altesses
  Lourdes d'iniquités et de scélératesses;
  Il est las, c'est pourquoi je vous jette au monceau
  D'ordures que des ans emporte le ruisseau!
  Ces jeunes gens penchés sur cette jeune fille,
  J'ai vu cela! Dieu bon, sont-ils de la famille
  Des vivants, respirant sous ton clair horizon?
  Sont-ce des hommes? Non. Rien qu'à voir la façon
  Dont votre lèvre touche aux vierges endormies,
  Princes, on sent en vous des goules, des lamies,
  D'affreux êtres sortis des cercueils soulevés.
  Je vous rends à la nuit. Tout ce que vous avez
  De la face de l'homme est un mensonge infâme;
  Vous avez quelque bête effroyable au lieu d'âme;
  Sigismond l'assassin, Ladislas le forban,
  Vous êtes des damnés en rupture de ban;
  Donc lâchez les vivants et lâchez les empires!
  Hors du trône, tyrans! à la tombe, vampires!
  Chiens du tombeau, voici le sépulcre. Rentrez.

  Et son doigt est tourné vers le gouffre.

                                           Attérés,
  Ils s'agenouillent.

                     --Oh! dit Sigismond, fantôme,
  Ne nous emmène pas dans ton morne royaume!
  Nous t'obéirons. Dis, qu'exiges-tu de nous?
  Grâce!

         Et le roi dit:--Vois, nous sommes à genoux,
  Spectre!

           Une vieille femme a la voix moins débile.

  La figure qui tient l'épée est immobile,
  Et se tait, comme si cet être souverain
  Tenait conseil en lui sous son linceul d'airain;
  Tout à coup, élevant sa voix grave et hautaine:

  --Princes, votre façon d'être lâches me gêne.
  Je suis homme et non spectre. Allons, debout! mon bras
  Est le bras d'un vivant; il ne me convient pas
  De faire une autre peur que celle où j'ai coutume.
  Je suis Eviradnus.


  XVII

  LA MASSUE

                     Comme sort de la brume
  Un sévère sapin, vieilli dans l'Appenzell,
  A l'heure où le matin au souffle universel
  Passe, des bois profonds balayant la lisière,
  Le preux ouvre son casque, et hors de la visière
  Sa longue barbe blanche et tranquille apparaît.

  Sigismond s'est dressé comme un dogue en arrêt;
  Ladislas bondit, hurle, ébauche une huée,
  Grince des dents et rit, et, comme la nuée
  Résume en un éclair le gouffre pluvieux,
  Toute sa rage éclate en ce cri:--C'est un vieux!

  Le grand chevalier dit, regardant l'un et l'autre:
  --Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre.
  Je vous défie à mort, laissant à votre choix
  D'attaquer l'un sans l'autre ou tous deux à la fois;
  Prenez au tas quelque arme ici qui vous convienne;
  Vous êtes sans cuirasse et je quitte la mienne;
  Car le châtiment doit lui-même être correct.

  Eviradnus n'a plus que sa veste d'Utrecht.
  Pendant que, grave et froid, il déboucle sa chape,
  Ladislas, furtif, prend un couteau sur la nappe,
  Se déchausse, et, rapide et bras levé, pieds nus,
  Il se glisse en rampant derrière Eviradnus;
  Mais Eviradnus sent qu'on l'attaque en arrière,
  Se tourne, empoigne et tord la lame meurtrière,
  Et sa main colossale étreint comme un étau
  Le cou de Ladislas, qui lâche le couteau;
  Dans l'œil du nain royal on voit la mort paraître.

  --Je devrais te couper les quatre membres, traître,
  Et te laisser ramper sur tes moignons sanglants.
  Tiens, dit Eviradnus, meurs vite!

                                    Et sur ses flancs
  Le roi s'affaisse, et, blême et l'œil hors de l'orbite,
  Sans un cri, tant la mort formidable est subite,
  Il expire.

             L'un meurt, mais l'autre s'est dressé.
  Le preux, en délaçant sa cuirasse, a posé
  Sur un banc son épée, et Sigismond l'a prise.

  Le jeune homme effrayant rit de la barbe grise;
  L'épée au poing, joyeux, assassin rayonnant,
  Croisant les bras, il crie:--A mon tour maintenant!--
  Et les noirs chevaliers, juges de cette lice,
  Peuvent voir, à deux pas du fatal précipice,
  Près de Mahaud, qui semble un corps inanimé,
  Eviradnus sans arme et Sigismond armé.
  Le gouffre attend. Il faut que l'un des deux y tombe.

  --Voyons un peu sur qui va se fermer la tombe,
  Dit Sigismond. C'est toi le mort! c'est toi le chien!

  Le moment est funèbre; Eviradnus sent bien
  Qu'avant qu'il ait choisi dans quelque armure un glaive,
  Il aura dans les reins la pointe qui se lève;
  Que faire? Tout à coup sur Ladislas gisant
  Son œil tombe; il sourit, terrible, et, se baissant
  De l'air d'un lion pris qui trouve son issue:
  --Hé! dit-il, je n'ai pas besoin d'autre massue!--
  Et, prenant aux talons le cadavre du roi,
  Il marche à l'empereur qui chancelle d'effroi;
  Il brandit le roi mort comme une arme, il en joue,
  Il tient dans ses deux poings les deux pieds, et secoue
  Au-dessus de sa tête, en murmurant: Tout beau!
  Cette espèce de fronde horrible du tombeau,
  Dont le corps est la corde et la tête la pierre.
  Le cadavre éperdu se renverse en arrière,
  Et les bras disloqués font des gestes hideux.

  Lui, crie:--Arrangez-vous, princes, entre vous deux.
  Si l'enfer s'éteignait, dans l'ombre universelle,
  On le rallumerait, certe, avec l'étincelle
  Qu'on peut tirer d'un roi heurtant un empereur.

  Sigismond, sous ce mort qui plane, ivre d'horreur,
  Recule, sans la voir, vers la lugubre trappe;
  Soudain le mort s'abat et le cadavre frappe...
  Eviradnus est seul. Et l'on entend le bruit
  De deux spectres tombant ensemble dans la nuit.
  Le preux se courbe au seuil du puits, son œil y plonge,
  Et, calme, il dit tout bas, comme parlant en songe:
  --C'est bien! disparaissez, le tigre et le chacal!


  XVIII

  LE JOUR REPARAIT

  Il reporte Mahaud sur le fauteuil ducal,
  Et, de peur qu'au réveil elle ne s'inquiète,
  Il referme sans bruit l'infernale oubliette;
  Puis remet tout en ordre autour de lui, disant:

  --La chose n'a pas fait une goutte de sang;
  C'est mieux.

               Mais, tout à coup, la cloche au loin éclate;
  Les monts gris sont bordés d'un long fil écarlate;
  Et voici que, portant des branches de genêt,
  Le peuple vient chercher sa dame; l'aube naît.
  Les hameaux sont en branle, on accourt; et, vermeille,
  Mahaud, en même temps que l'aurore, s'éveille;
  Elle pense rêver et croit que le brouillard
  A pris ces jeunes gens pour en faire un vieillard,
  Et les cherche des yeux, les regrettant peut-être;
  Eviradnus salue, et le vieux vaillant maître,
  S'approchant d'elle avec un doux sourire ami:
  --Madame, lui dit-il, avez-vous bien dormi?




  XVI

  LES TRONES D'ORIENT

  ZIM-ZIZIMI


  Zim-Zizimi, soudan d'Égypte, commandeur
  Des croyants, padischah qui dépasse en grandeur
  Le césar d'Allemagne et le sultan d'Asie,
  Maître que la splendeur énorme rassasie,
  Songe. C'est le moment de son festin du soir;
  Toute la table fume ainsi qu'un encensoir;
  Le banquet est dressé dans la plus haute crypte
  D'un grand palais bâti par les vieux rois d'Égypte;
  Les plafonds sont dorés et les piliers sont peints;
  Les buffets sont chargés de viandes et de pains,
  Et de tout ce que peut rêver la faim humaine;
  Un roi mange en un jour plus qu'en une semaine
  Le peuple d'Ispahan, de Byzance et de Tyr;
  Et c'est l'art des valets que de faire aboutir
  La mamelle du monde à la bouche d'un homme;
  Tous les mets qu'on choisit, tous les vins qu'on renomme
  Sont là, car le sultan Zizimi boit du vin;
  Il rit du livre austère et du texte divin
  Que le derviche triste, humble et pâle vénère;
  L'homme sobre est souvent cruel, et, d'ordinaire,
  L'économe de vin est prodigue de sang;
  Mais Zim est à la fois ivrogne et malfaisant.

  Ce qui n'empêche pas qu'il ne soit plein de gloire.
  Il règne; il a soumis la vieille Afrique noire;
  Il règne par le sang, la guerre et l'échafaud;
  Il tient l'Asie ainsi qu'il tient l'Afrique; il faut
  Que celui qui veut fuir son empire s'exile
  Au nord, en Thrace, au sud, jusqu'au fleuve Baxile;
  Toujours vainqueur, fatal, fauve, il a pour vassaux
  Les batailles, les camps, les clairons, les assauts;
  L'aigle en l'apercevant crie et fuit dans les roches.
  Les rajahs de Mysore et d'Agra sont ses proches,
  Ainsi qu'Omar, qui dit: Grâce à moi, Dieu vaincra.
  Son oncle est Hayraddin, sultan de Bassora,
  Les grands cheiks du désert sont tous de sa famille,
  Le roi d'Oude est son frère, et l'épée est sa fille.

  Il a dompté Bagdad, Trébizonde, et Mossul,
  Que conquit le premier Duilius, ce consul
  Qui marchait précédé de flûtes tibicines;
  Il a soumis Gophna, les forêts abyssines,
  L'Arabie, où l'aurore a d'immenses rougeurs,
  Et l'Hedjaz, où, le soir, les tremblants voyageurs,
  De la nuit autour d'eux sentant rôder les bêtes,
  Allument de grands feux, tiennent leurs armes prêtes,
  Et se brûlent un doigt pour ne pas s'endormir;
  Mascate et son iman, la Mecque et son émir,
  Le Liban, le Caucase et l'Atlas font partie
  De l'ombre de son trône, ainsi que la Scythie,
  Et l'eau de Nagaïn, et le sable d'Ophir,
  Et le Sahara fauve, où l'oiseau vert asfir
  Vient becqueter la mouche aux pieds des dromadaires;
  Pareils à des vautours forcés de changer d'aires,
  Devant lui, vingt sultans, reculant hérissés,
  Se sont dans la fournaise africaine enfoncés;
  Quand il étend son sceptre, il touche aux âpres zones
  Où luit la nudité des fières amazones;
  En Grèce, il fait lutter chrétiens contre chrétiens,
  Les chiens contre les porcs, les porcs contre les chiens;
  Tout le craint; et sa tête est de loin saluée
  Par le lama debout dans la sainte nuée,
  Et son nom fait pâlir parmi les kassburdars
  Le sophi devant qui flottent sept étendards;
  Il règne; et le morceau qu'il coupe de la terre
  S'agrandit chaque jour sous son noir cimeterre;
  Il foule les cités, les achète, les vend,
  Les dévore; à qui sont les hommes, Dieu vivant?
  A lui, comme la paille est au bœuf dans l'étable.

                              *

  Cependant il s'ennuie. Il est seul à sa table,
  Le trône ne pouvant avoir de conviés;
  Grandeur, bonheur, les biens par la foule enviés,
  L'alcôve où l'on s'endort, le sceptre où l'on s'appuie,
  Il a tout; c'est pourquoi ce tout-puissant s'ennuie;
  Ivre, il est triste.

                       Il vient d'épuiser les plaisirs;
  Il a donné son pied à baiser aux vizirs;
  Sa musique a joué les fanfares connues;
  Des femmes ont dansé devant lui toutes nues;
  Il s'est fait adorer par un tas prosterné
  De cheiks et d'ulémas décrépits, étonné
  Que la barbe fût blanche alors que l'âme est vile;
  Il s'est fait amener des prisons de la ville
  Deux voleurs qui se sont traînés à ses genoux,
  Criant grâce, implorant l'homme maître de tous,
  Agitant à leurs poings de pesantes ferrailles,
  Et, curieux de voir s'échapper leurs entrailles,
  Il leur a lentement lui-même ouvert le flanc;
  Puis il a renvoyé ses esclaves, bâillant.

  Zim regarde, en sa molle et hautaine attitude,
  Cherchant à qui parler dans cette solitude.

                              *

  Le trône où Zizimi s'accoude est soutenu
  Par dix sphinx au front ceint de roses, au flanc nu;
  Tous sont en marbre blanc; tous tiennent une lyre;
  L'énigme dans leurs yeux semble presque sourire;
  Chacun d'eux porte un mot sur sa tête sculpté,
  Et ces dix mots sont: Gloire, Amour, Jeu, Volupté,
  Santé, Bonheur, Beauté, Grandeur, Victoire, Joie.

  Et le sultan s'écrie:

                       --O sphinx dont l'œil flamboie,
  Je suis le Conquérant; mon nom est établi
  Dans l'azur des cieux, hors de l'ombre et de l'oubli;
  Et mon bras porte un tas de foudres qu'il secoue;
  Mes exploits fulgurants passent comme une roue;
  Je vis; je ne suis pas ce qu'on nomme un mortel;
  Mon trône vieillissant se transforme en autel;
  Quand le moment viendra que je quitte la terre,
  Étant le jour, j'irai rentrer dans la lumière;
  Dieu dira: «Du sultan je veux me rapprocher.»
  L'aube prendra son astre et viendra me chercher.
  L'homme m'adore avec des faces d'épouvante;
  L'Orgueil est mon valet, la Gloire est ma servante;
  Elle se tient debout quand Zizimi s'assied;
  Je dédaigne et je hais les hommes; et mon pied
  Sent le mou de la fange en marchant sur leurs nuques.
  A défaut des humains, tous muets, tous eunuques,
  Tenez-moi compagnie, ô sphinx qui m'entourez
  Avec vos noms joyeux sur vos têtes dorées,
  Désennuyez le roi redoutable qui tonne;
  Que ma splendeur en vous autour de moi rayonne;
  Chantez-moi votre chant de gloire et de bonheur;
  O trône triomphal dont je suis le seigneur,
  Parle-moi! Parlez-moi, sphinx couronnés de roses!--

  Alors les sphinx, avec la voix qui sort des choses,
  Parlèrent; tels ces bruits qu'on entend en dormant.

                              *

  LE PREMIER SPHINX.

  La reine Nitocris, près du clair firmament,
  Habite le tombeau de la haute terrasse;
  Elle est seule, elle est triste; elle songe à sa race,
  A tous ces rois, terreur des grecs et des hébreux,
  Durs, sanglants, et sortis de son flanc ténébreux;
  Au milieu de l'azur son sépulcre est farouche;
  Les oiseaux tombent morts quand leur aile le touche;
  Et la reine est muette, et les nuages font
  Sur son royal silence un bruit sombre et profond.
  Selon l'antique loi, nul vivant, s'il ne porte
  Sur sa tête un corps mort, ne peut franchir la porte
  Du tombeau, plein d'enfer et d'horreur pénétré.
  La reine ouvre les yeux la nuit; le ciel sacré
  Apparaît à la morte à travers les pilastres;
  Son œil sinistre et fixe importune les astres;
  Et jusqu'à l'aube, autour des os de Nitocris,
  Un flot de spectres passe avec de vagues cris.


  LE DEUXIÈME SPHINX.

  Si grands que soient les rois, les pharaons, les mages
  Qu'entoure une nuée éternelle d'hommages,
  Personne n'est plus haut que Téglath-Phalasar.
  Comme Dieu même, à qui l'étoile sert de char,
  Il a son temple avec un prophète pour prêtre;
  Ses yeux semblent de pourpre, étant les yeux du maître;
  Tout tremble; et, sous son joug redouté, le héros
  Tient les peuples courbés ainsi que des taureaux;
  Pour les villes d'Assur que son pas met en cendre,
  Il est ce que sera pour l'Asie Alexandre,
  Il est ce que sera pour l'Europe Attila;
  Il triomphe, il rayonne; et, pendant ce temps-là,
  Sans savoir qu'à ses pieds toute la terre tombe,
  Pour le mur qui sera la cloison de sa tombe,
  Des potiers font sécher de la brique au soleil.


  LE TROISIÈME SPHINX.

  Nemrod était un maître aux archanges pareil;
  Son nom est sur Babel, la sublime masure;
  Son sceptre altier couvrait l'espace qu'on mesure
  De la mer du couchant à la mer du levant;
  Baal le fit terrible à tout être vivant
  Depuis le ciel sacré jusqu'à l'enfer immonde;
  Ayant rempli ses mains de l'empire du monde,
  Si l'on eût dit: «Nemrod mourra», qui l'aurait cru?
  Il vivait; maintenant cet homme a disparu.
  Le désert est profond et le vent est sonore.


  LE QUATRIÈME SPHINX.

  Chrem fut roi; sa statue était d'or; on ignore
  La date de la fonte et le nom du fondeur;
  Et nul ne pourrait dire à quelle profondeur,
  Ni dans quel sombre puits, ce pharaon sévère
  Flotte, plongé dans l'huile, en son cercueil de verre.
  Les rois triomphent, beaux, fiers, joyeux, courroucés,
  Puissants, victorieux; alors Dieu dit: Assez!

  Le temps, spectre debout sur tout ce qui s'écroule,
  Tient et par moments tourne un sablier, où coule
  Une poudre qu'il a prise dans les tombeaux
  Et ramassée aux plis des linceuls en lambeaux,
  Et la cendre des morts mesure aux vivants l'heure.

  Rois, le sablier tremble et la clepsydre pleure;
  Pourquoi? le savez-vous, rois? C'est que chacun d'eux
  Voit, au delà de vous, ô princes hasardeux,
  Le dedans du sépulcre et de la catacombe,
  Et la forme que prend le trône dans la tombe.


  LE CINQUIÈME SPHINX.

  Les quatre conquérants de l'Asie étaient grands;
  Leurs colères roulaient ainsi que des torrents;
  Quand ils marchaient, la terre oscillait sur son axe;
  Thuras tenait le Phase, Ochus avait l'Araxe,
  Gour la Perse, et le roi fatal, Phul-Bélézys,
  Sur l'Inde monstrueuse et triste était assis;
  Quand Cyrus les lia tous quatre à son quadrige,
  L'Euphrate eut peur; Ninive, en voyant ce prodige,
  Disait: «Quel est ce char étrange et radieux
  Que traîne un formidable attelage de dieux?»
  Ainsi parlait le peuple, ainsi parlait l'armée;
  Tout s'est évanoui, puisque tout est fumée.


  LE SIXIÈME SPHINX.

  Cambyse ne fait plus un mouvement; il dort;
  Il dort sans même voir qu'il pourrit; il est mort.
  Tant que vivent les rois la foule est à plat ventre;
  On les contemple, on trouve admirable leur antre;
  Mais sitôt qu'ils sont morts, ils deviennent hideux,
  Et n'ont plus que les vers pour ramper autour d'eux.
  Oh! de Troie à Memphis, et d'Ecbatane à Tarse,
  La grande catastrophe éternelle est éparse
  Avec Pyrrhus le grand, avec Psamméticus!
  Les rois vainqueurs sont morts plus que les rois vaincus,
  Car la mort rit, et fait, quand sur l'homme elle monte,
  Plus de nuit sur la gloire, hélas! que sur la honte.


  LE SEPTIÈME SPHINX.

  La tombe où l'on a mis Bélus croule au désert;
  Ruine, elle a perdu son mur de granit vert
  Et sa coupole, sœur du ciel, splendide et ronde;
  Le pâtre y vient choisir des pierres pour sa fronde;
  Celui qui, le soir, passe en ce lugubre champ
  Entend le bruit que fait le chacal en mâchant;
  L'ombre en ce lieu s'amasse et la nuit est là toute;
  Le voyageur, tâtant de son bâton la voûte,
  Crie en vain:--Est-ce ici qu'était le dieu Bélus?
  Le sépulcre est si vieux qu'il ne s'en souvient plus.


  LE HUITIÈME SPHINX.

  Aménophis, Éphrée et Cherbron sont funèbres;
  Rhamsès est devenu tout noir dans les ténèbres;
  Les satrapes s'en vont dans l'ombre, ils s'en vont tous.
  L'ombre n'a pas besoin de clefs ni de verrous,
  L'ombre est forte. La mort est la grande geôlière;
  Elle manie un dieu d'une main familière,
  Et l'enferme; les rois sont ses noirs prisonniers;
  Elle tient les premiers, elle tient les derniers;
  Dans une gaîne étroite elle a roidi leurs membres;
  Elle les a couchés dans de lugubres chambres
  Entre des murs bâtis de cailloux et de chaux;
  Et, pour qu'ils restent seuls dans ces blêmes cachots,
  Méditant sur leur sceptre et sur leur aventure,
  Elle a pris de la terre et bouché l'ouverture.


  LE NEUVIÈME SPHINX.

  Passants, quelqu'un veut-il voir Cléopâtre au lit?
  Venez; l'alcôve est morne, une brume l'emplit;
  Cléopâtre est couchée à jamais. Cette femme
  Fut l'éblouissement de l'Asie et la flamme
  Que tout le genre humain avait dans le regard;
  Quand elle disparut, le monde fut hagard;
  Ses dents étaient de perle et sa bouche était d'ambre;
  Les rois mouraient d'amour en entrant dans sa chambre;
  Pour elle Ephractæus soumit l'Atlas, Sapor
  Vint d'Osymandias saisir le cercle d'or,
  Mamylos conquit Suze et Tentyris détruite
  Et Palmyre, et pour elle Antoine prit la fuite;
  Entre elle et l'univers qui s'offraient à la fois
  Il hésita, lâchant le monde dans son choix;
  Cléopâtre égalait les Junons éternelles;
  Une chaîne sortait de ses vagues prunelles;
  O tremblant cœur humain, si jamais tu vibras,
  C'est dans l'étreinte altière et douce de ses bras;
  Son nom seul enivrait, Strophus n'osait l'écrire;
  La terre s'éclairait de son divin sourire,
  A force de lumière et d'amour, effrayant;
  Son corps semblait mêlé d'azur; en la voyant,
  Vénus, le soir, rentrait jalouse sous la nue;
  Cléopâtre embaumait l'Égypte; toute nue,
  Elle brûlait les yeux ainsi que le soleil;
  Les roses enviaient l'ongle de son orteil;
  O vivants, allez voir sa tombe souveraine;
  Fière, elle était déesse et daignait être reine;
  L'amour prenait pour arc sa lèvre aux coins moqueurs;
  Sa beauté rendait fous les fronts, les sens, les cœurs,
  Et plus que les lions rugissants était forte;
  Mais bouchez-vous le nez si vous passez la porte.


  LE DIXIÈME SPHINX.

  Que fait Sennachérib, roi plus grand que le sort?
  Le roi Sennachérib fait ceci qu'il est mort.
  Que fait Gad? Il est mort. Que fait Sardanapale?
  Il est mort.

                              *

               Le sultan écoutait, morne et pâle.

  --Voilà de sombres voix, dit-il, et je ferai
  Dès demain jeter bas ce palais effaré
  Où le démon répond quand on s'adresse aux anges.--

  Il menaça du poing les sphinx aux yeux étranges.

                              *

  Et son regard tomba sur sa coupe où brillait
  Le vin semé de sauge et de feuilles d'œillet.

  --Ah! toi, tu sais calmer ma tête fatiguée;
  Viens, ma coupe, dit-il. Ris, parle-moi, sois gaie.
  Chasse de mon esprit ces nuages hideux.
  Moi, le pouvoir, et toi, le vin, causons tous deux.

  La coupe étincelante, embaumée et fleurie,
  Lui dit:

          --Phur, roi soleil, avait Alexandrie;
  Il levait au-dessus de la mer son cimier;
  Il tirait de son peuple orageux, le premier
  D'Afrique après Carthage et du monde après Rome,
  Des soldats plus nombreux que les rêves que l'homme
  Voit dans la transparence obscure du sommeil;
  Mais à quoi bon avoir été l'homme soleil?
  Puisqu'on est le néant, que sert d'être le maître?
  Que sert d'être calife ou mage? A quoi bon être
  Un de ces pharaons, ébauches des sultans,
  Qui, dans la profondeur ténébreuse des temps,
  Jettent la lueur vague et sombre de leurs mitres?
  A quoi bon être Arsès, Darius, Armamithres,
  Cyaxare, Séthos, Dardanus, Dercylas,
  Xercès, Nabonassar, Asar-Addon, hélas!
  On a des légions qu'à la guerre on exerce;
  On est Antiochus, Chosroès, Artaxerce,
  Sésostris, Annibal, Astyage, Sylla,
  Achille, Omar, César, on meurt, sachez cela.
  Ils étaient dans le bruit, ils sont dans le silence.
  Vivants, quand le trépas sur un de vous s'élance,
  Tout homme, quel qu'il soit, meurt tremblant; mais le roi
  Du haut de plus d'orgueil tombe dans plus d'effroi;
  Cet esprit plus noir trouve un juge plus farouche;
  Pendant que l'âme fuit, le cadavre se couche,
  Et se sent sous la terre opprimer et chercher
  Par la griffe de l'arbre et le poids du rocher;
  L'orfraie à son côté se tapit défiante.
  Qu'est-ce qu'un sultan mort? Les taupes font leur fiente
  Dans de la cendre à qui l'empire fut donné,
  Et dans des ossements qui jadis ont régné;
  Et les tombeaux des rois sont des trous à panthère.

  Zim, furieux, brisa la coupe contre terre.

                              *

  Pour éclairer la salle, on avait apporté
  Au centre de la table un flambeau d'or sculpté
  A Sumatra, pays des orfévres célèbres;
  Cette lampe splendide étoilait les ténèbres.

  Zim lui parla:

                --Voilà de la lumière au moins!
  Les sphinx sont de la nuit les funèbres témoins;
  La coupe, étant toujours ivre, est à peu près folle;
  Mais toi, flambeau, tu vis dans ta claire auréole,
  Tu jettes aux banquets un regard souriant;
  O lampe, où tu parais tu fais un orient;
  Quand tu parles, ta voix doit être un chant d'aurore;
  Dis-moi quelque chanson divine que j'ignore,
  Parle-moi, ravis-moi, lampe du paradis!
  Que la coupe et les sphinx monstrueux soient maudits;
  Car les sphinx ont l'œil faux, la coupe a le vin traître.

  Et la lampe parla sur cet ordre du maître:

  --Après avoir eu Tyr, Babylone, Ilion,
  Et pris Delphe à Thésée et l'Athos au lion,
  Conquis Thèbe, et soumis le Gange tributaire,
  Ninus le fratricide est perdu sous la terre;
  Il est muré, selon le rite assyrien,
  Dans un trou formidable où l'on ne voit plus rien.
  Où? qui le sait? les puits sont noirs, la terre est creuse.
  L'homme est devenu spectre. A travers l'ombre affreuse,
  Si le regard de ceux qui sont vivants pouvait
  Percer jusqu'au lit triste au lugubre chevet
  Où gît ce roi, jadis éclair dans la tempête,
  On verrait, à côté de ce qui fut sa tête,
  Un vase de grès rouge, un doigt de marbre blanc;
  Adam le trouverait à Caïn ressemblant.
  La vipère frémit quand elle s'aventure
  Jusqu'à cette effrayante et sombre pourriture.
  Il est gisant; il dort; peut-être qu'il attend.

  Par moments, la Mort vient dans sa tombe, apportant
  Une cruche et du pain qu'elle dépose à terre;
  Elle pousse du pied le dormeur solitaire,
  Et lui dit:--Me voici, Ninus. Réveille-toi.
  Je t'apporte à manger. Tu dois avoir faim, roi.
  Prends.--Je n'ai plus de mains, répond le roi farouche.
  --Allons, mange. Et Ninus dit:--Je n'ai plus de bouche.
  Et la Mort, lui montrant le pain, dit:--Fils des dieux,
  Vois ce pain. Et Ninus répond:--Je n'ai plus d'yeux.--

                              *

  Zim se dressa terrible, et, sur les dalles sombres
  Que le festin couvrait de ses joyeux décombres,
  Jeta la lampe d'or sculptée à Sumatra.
  La lampe s'éteignit.

                       Alors la Nuit entra;
  Et Zim se trouva seul avec elle; la salle,
  Comme en une fumée obscure et colossale,
  S'effaça; Zim tremblait, sans gardes, sans soutiens:
  La Nuit lui prit la main dans l'ombre, et lui dit: Viens.




  1453


  Les turcs, devant Constantinople,
  Virent un géant chevalier,
  A l'écu d'or et de sinople,
  Suivi d'un lion familier.

  Mahomet deux, sous les murailles,
  Lui cria: Qu'es-tu? Le géant
  Dit: «--Je m'appelle Funérailles.
  Et toi, tu t'appelles Néant.

  «Mon nom sous le soleil est France.
  Je reviendrai dans la clarté,
  J'apporterai la délivrance,
  J'amènerai la liberté.

  «Mon armure est dorée et verte
  Comme la mer sous le ciel bleu;
  Derrière moi l'ombre est ouverte;
  Le lion qui me suit, c'est Dieu.»




  SULTAN MOURAD

  I


  Mourad, fils du sultan Bajazet, fut un homme
  Glorieux, plus qu'aucun des Tibères de Rome;
  Dans son sérail veillaient les lions accroupis,
  Et Mourad en couvrit de meurtres les tapis;
  On y voyait blanchir des os entre les dalles;
  Un long fleuve de sang de dessous ses sandales
  Sortait, et s'épandait sur la terre, inondant
  L'orient, et fumant dans l'ombre à l'occident;
  Il fit un tel carnage avec son cimeterre
  Que son cheval semblait au monde une panthère;
  Sous lui Smyrne et Tunis, qui regretta ses beys,
  Furent comme des corps qui pendent aux gibets;
  Il fut sublime; il prit, mêlant la force aux ruses,
  Le Caucase aux kirghis et le Liban aux druses;
  Il fit, après l'assaut, pendre les magistrats
  D'Éphèse, et rouer vifs les prêtres de Patras;
  Grâce à Mourad, suivi des victoires rampantes,
  Le vautour essuyait son bec fauve aux charpentes
  Du temple de Thésée encor pleines de clous;
  Grâce à lui, l'on voyait dans Athènes des loups,
  Et la ronce couvrait de sa verte tunique
  Tous ces vieux pans de murs écroulés, Salonique,
  Corinthe, Argos, Varna, Tyr, Didymothicos,
  Où l'on n'entendait plus parler que les échos;
  Mourad fut saint; il fit étrangler ses huit frères;
  Comme les deux derniers, petits, cherchaient leurs mères
  Et s'enfuyaient, avant de les faire mourir,
  Tout autour de la chambre il les laissa courir;
  Mourad, parmi la foule invitée à ses fêtes,
  Passait, le cangiar à la main, et les têtes
  S'envolaient de son sabre ainsi que des oiseaux;
  Mourad, qui ruina Delphe, Ancyre et Naxos,
  Comme on cueille un fruit mûr tuait une province;
  Il anéantissait le peuple avec le prince,
  Les temples et les dieux, les rois et les donjons;
  L'eau n'a pas plus d'essaims d'insectes dans ses joncs
  Qu'il n'avait de rois morts et de spectres épiques
  Volant autour de lui dans les forêts de piques;
  Mourad, fils étoilé de sultans triomphants,
  Ouvrit, l'un après l'autre et vivants, douze enfants
  Pour trouver dans leur ventre une pomme volée;
  Mourad fut magnanime; il détruisit Élée,
  Mégare et Famagouste avec l'aide d'Allah;
  Il effaça de terre Agrigente; il brûla
  Fiume et Rhode, voulant avoir des femmes blanches;
  Il fit scier son oncle Achmet entre deux planches
  De cèdre, afin de faire honneur à ce vieillard;
  Mourad fut sage et fort; son père mourut tard,
  Mourad l'aida; ce père avait laissé vingt femmes,
  Filles d'Europe ayant dans leurs regards des âmes,
  Ou filles de Tiflis au sein blanc, au teint clair;
  Sultan Mourad jeta ces femmes à la mer
  Dans des sacs convulsifs que la houle profonde
  Emporta, se tordant confusément sous l'onde;
  Mourad les fit noyer toutes; ce fut sa loi;
  Et quand quelque santon lui demandait pourquoi,
  Il donnait pour raison: «C'est qu'elles étaient grosses.»
  D'Aden et d'Erzeroum il fit de larges fosses,
  Un charnier de Modon vaincue, et trois amas
  De cadavres d'Alep, de Brousse et de Damas;
  Un jour, tirant de l'arc, il prit son fils pour cible,
  Et le tua; Mourad sultan fut invincible;
  Vlad, boyard de Tarvis, appelé Belzébuth,
  Refuse de payer au sultan son tribut,
  Prend l'ambassade turque et la fait périr toute
  Sur trente pals, plantés aux deux bords d'une route;
  Mourad accourt, brûlant moissons, granges, greniers,
  Bat le boyard, lui fait vingt mille prisonniers,
  Puis, autour de l'immense et noir champ de bataille,
  Bâtit un large mur tout en pierre de taille,
  Et fait dans les créneaux, pleins d'affreux cris plaintifs,
  Maçonner et murer les vingt mille captifs,
  Laissant des trous par où l'on voit leurs yeux dans l'ombre,
  Et part, après avoir écrit sur leur mur sombre:
  «Mourad, tailleur de pierre, à Vlad, planteur de pieux.»
  Mourad était croyant, Mourad était pieux;
  Il brûla cent couvents de chrétiens en Eubée,
  Où par hasard sa foudre était un jour tombée;
  Mourad fut quarante ans l'éclatant meurtrier
  Sabrant le monde, ayant Dieu sous son étrier;
  Il eut le Rhamséïon et le Généralife;
  Il fut le padischah, l'empereur, le calife,
  Et les prêtres disaient: «Allah! Mourad est grand.»


  II

  Législateur horrible et pire conquérant,
  N'ayant autour de lui que des troupeaux infâmes,
  De la foule, de l'homme en poussière, des âmes
  D'où des langues sortaient pour lui lécher les pieds,
  Loué pour ses forfaits toujours inexpiés,
  Flatté par ses vaincus et baisé par ses proies,
  Il vivait dans l'encens, dans l'orgueil, dans les joies,
  Avec l'immense ennui du méchant adoré.

  Il était le faucheur, la terre était le pré.


  III

  Un jour, comme il passait à pied dans une rue
  A Bagdad, tête auguste au vil peuple apparue,
  A l'heure où les maisons, les arbres et les blés
  Jettent sur les chemins de soleil accablés
  Leur frange d'ombre au bord d'un tapis de lumière,
  Il vit, à quelques pas du seuil d'une chaumière,
  Gisant à terre, un porc fétide qu'un boucher
  Venait de saigner vif avant de l'écorcher;
  Cette bête râlait devant cette masure;
  Son cou s'ouvrait, béant d'une affreuse blessure;
  Le soleil de midi brûlait l'agonisant;
  Dans la plaie implacable et sombre, dont le sang
  Faisait un lac fumant à la porte du bouge,
  Chacun de ses rayons entrait comme un fer rouge;
  Comme s'ils accouraient à l'appel du soleil,
  Cent moustiques suçaient la plaie au bord vermeil;
  Comme autour de leur nid voltigent les colombes,
  Ils allaient et venaient, parasites des tombes,
  Les pattes dans le sang, l'aile dans le rayon;
  Car la mort, l'agonie et la corruption
  Sont ici-bas le seul mystérieux désastre
  Où la mouche travaille en même temps que l'astre;
  Le porc ne pouvait faire un mouvement, livré
  Au féroce soleil, des mouches dévoré;
  On voyait tressaillir l'effroyable coupure;
  Tous les passants fuyaient loin de la bête impure;
  Qui donc eût eu pitié de ce malheur hideux?
  Le porc et le sultan étaient seuls tous les deux;
  L'un torturé, mourant, maudit, infect, immonde;
  L'autre, empereur, puissant, vainqueur, maître du monde,
  Triomphant aussi haut que l'homme peut monter,
  Comme si le destin eût voulu confronter
  Les deux extrémités sinistres des ténèbres.
  Le porc, dont un frisson agitait les vertèbres,
  Râlait, triste, épuisé, morne; et le padischah
  De cet être difforme et sanglant s'approcha,
  Comme on s'arrête au bord d'un gouffre qui se creuse;
  Mourad pencha son front vers la bête lépreuse,
  Puis la poussa du pied dans l'ombre du chemin,
  Et, de ce même geste énorme et surhumain
  Dont il chassait les rois, Mourad chassa les mouches.
  Le porc mourant rouvrit ses paupières farouches,
  Regarda d'un regard ineffable, un moment,
  L'homme qui l'assistait dans son accablement;
  Puis son œil se perdit dans l'immense mystère;
  Il expira.


  IV

             Le jour où ceci sur la terre
  S'accomplissait, voici ce que voyait le ciel:

  C'était dans l'endroit calme, apaisé, solennel,
  Où luit l'astre idéal sous l'idéal nuage,
  Au delà de la vie, et de l'heure, et de l'âge,
  Hors de ce qu'on appelle espace, et des contours
  Des songes qu'ici-bas nous nommons nuits et jours;
  Lieu d'évidence où l'âme enfin peut voir les causes,
  Où, voyant le revers inattendu des choses,
  On comprend, et l'on dit: C'est bien!--l'autre côté
  De la chimère sombre étant la vérité;
  Lieu blanc, chaste, où le mal s'évanouit et sombre.
  L'étoile en cet azur semble une goutte d'ombre.

  Ce qui rayonne là, ce n'est pas un vain jour
  Qui naît et meurt, riant et pleurant tour à tour,
  Jaillissant, puis rentrant dans la noirceur première,
  Et, comme notre aurore, un sanglot de lumière;
  C'est un grand jour divin, regardé dans les cieux
  Par les soleils, comme est le nôtre par les yeux;
  Jour pur, expliquant tout, quoiqu'il soit le problème;
  Jour qui terrifierait s'il n'était l'espoir même;
  De toute l'étendue éclairant l'épaisseur,
  Foudre par l'épouvante, aube par la douceur.
  Là, toutes les beautés tonnent épanouies;
  Là, frissonnent en paix les lueurs inouïes;
  Là, les ressuscités ouvrent leur œil béni
  Au resplendissement de l'éclair infini;
  Là, les vastes rayons passent comme des ondes.

  C'était sur le sommet du Sinaï des mondes;
  C'était là.

              Le nuage auguste, par moments,
  Se fendait, et jetait des éblouissements.
  Toute la profondeur entourait cette cime.

  On distinguait, avec un tremblement sublime,
  Quelqu'un d'inexprimable au fond de la clarté.

  Et tout frémissait, tout, l'aube et l'obscurité,
  Les anges, les soleils, et les êtres suprêmes,
  Devant un vague front couvert de diadèmes.
  Dieu méditait.

                 Celui qui crée et qui sourit,
  Celui qu'en bégayant nous appelons Esprit,
  Bonté, Force, Équité, Perfection, Sagesse,
  Regarde devant lui, toujours, sans fin, sans cesse,
  Fuir les siècles ainsi que des mouches d'été.
  Car il est éternel avec tranquillité.

  Et dans l'ombre hurlait tout un gouffre, la terre.

  En bas, sous une brume épaisse, cette sphère
  Rampait, monde lugubre où les pâles humains
  Passaient et s'écroulaient et se tordaient les mains.
  On apercevait l'Inde et le Nil, des mêlées
  D'exterminations et de villes brûlées,
  Et des champs ravagés et des clairons soufflant,
  Et l'Europe livide ayant un glaive au flanc;
  Des vapeurs de tombeau, des lueurs de repaire;
  Cinq frères tout sanglants; l'oncle, le fils, le père;
  Des hommes dans des murs, vivants, quoique pourris;
  Des têtes voletant, mornes chauves-souris,
  Autour d'un sabre nu, fécond en funérailles;
  Des enfants éventrés soutenant leurs entrailles;
  Et de larges bûchers fumaient, et des tronçons
  D'êtres sciés en deux rampaient dans les tisons;
  Et le vaste étouffeur des plaintes et des râles,
  L'océan, échouait dans les nuages pâles
  D'affreux sacs noirs faisant des gestes effrayants;
  Et ce chaos de fronts hagards, de pas fuyants,
  D'yeux en pleurs, d'ossements, de larves, de décombres,
  Ce brumeux tourbillon de spectres, et ces ombres
  Secouant des linceuls, et tous ces morts, saignant
  Au loin, d'un continent à l'autre continent,
  Pendant aux pals, cloués aux croix, nus sur les claies,
  Criaient, montrant leurs fers, leur sang, leurs maux, leurs plaies:

  --C'est Mourad! c'est Mourad! justice, ô Dieu vivant!

  A ce cri, qu'apportait de toutes parts le vent,
  Les tonnerres jetaient des grondements étranges,
  Des flamboiements passaient sur les faces des anges,
  Les grilles de l'enfer s'empourpraient, le courroux
  En faisait remuer d'eux-mêmes les verrous,
  Et l'on voyait sortir de l'abîme insondable
  Une sinistre main qui s'ouvrait formidable;
  «Justice!» répétait l'ombre, et le châtiment
  Au fond de l'infini se dressait lentement.

  Soudain, du plus profond des nuits, sur la nuée,
  Une bête difforme, affreuse, exténuée,
  Un être abject et sombre, un pourceau, s'éleva,
  Ouvrant un œil sanglant qui cherchait Jéhovah;
  La nuée apporta le porc dans la lumière,
  A l'endroit même où luit l'unique sanctuaire,
  Le saint des saints, jamais décru, jamais accru;
  Et le porc murmura:--Grâce! il m'a secouru.
  Le pourceau misérable et Dieu se regardèrent.

  Alors, selon des lois que hâtent ou modèrent
  Les volontés de l'Être effrayant qui construit
  Dans les ténèbres l'aube et dans le jour la nuit,
  On vit, dans le brouillard où rien n'a plus de forme,
  Vaguement apparaître une balance énorme;
  Cette balance vint d'elle-même, à travers
  Tous les enfers béants, tous les cieux entr'ouverts,
  Se placer sous la foule immense des victimes;
  Au-dessus du silence horrible des abîmes,
  Sous l'œil du seul vivant, du seul vrai, du seul grand,
  Terrible, elle oscillait, et portait, s'éclairant
  D'un jour mystérieux plus profond que le nôtre,
  Dans un plateau le monde et le pourceau dans l'autre.

  Du côté du pourceau la balance pencha.


  V

  Mourad, le haut calife et l'altier padischah,
  En sortant de la rue où les gens de la ville
  L'avaient pu voir toucher à cette bête vile,
  Fut le soir même pris d'une fièvre, et mourut.

  Le tombeau des soudans, bâti de jaspe brut,
  Couvert d'orfévrerie, auguste, et dont l'entrée
  Semble l'intérieur d'une bête éventrée
  Qui serait tout en or et tout en diamants,
  Ce monument, superbe entre les monuments,
  Qui hérisse, au-dessus d'un mur de briques sèches,
  Son faîte plein de tours comme un carquois de flèches,
  Ce turbé que Bagdad montre encore aujourd'hui,
  Reçut le sultan mort et se ferma sur lui.

  Quand il fut là, gisant et couché sous la pierre,
  Mourad ouvrit les yeux et vit une lumière;
  Sans qu'on pût distinguer l'astre ni le flambeau,
  Un éblouissement remplissait son tombeau;
  Une aube s'y levait, prodigieuse et douce;
  Et sa prunelle éteinte eut l'étrange secousse
  D'une porte de jour qui s'ouvre dans la nuit.
  Il aperçut l'échelle immense qui conduit
  Les actions de l'homme à l'œil qui voit les âmes;
  Et les clartés étaient des roses et des flammes;
  Et Mourad entendit une voix qui disait:

  --Mourad, neveu d'Achmet et fils de Bajazet,
  Tu semblais à jamais perdu; ton âme infime
  N'était plus qu'un ulcère et ton destin un crime;
  Tu sombrais parmi ceux que le mal submergea;
  Déjà Satan était visible en toi; déjà
  Sans t'en douter, promis aux tourbillons funèbres
  Des spectres sous la voûte infâme des ténèbres,
  Tu portais sur ton dos les ailes de la nuit;
  De ton pas sépulcral l'enfer guettait le bruit;
  Autour de toi montait, par ton crime attirée,
  L'obscurité du gouffre ainsi qu'une marée;
  Tu penchais sur l'abîme où l'homme est châtié;
  Mais tu viens d'avoir, monstre, un éclair de pitié;
  Une lueur suprême et désintéressée
  A, comme à ton insu, traversé ta pensée,
  Et je t'ai fait mourir dans ton bon mouvement;
  Il suffit, pour sauver même l'homme inclément,
  Même le plus sanglant des bourreaux et des maîtres,
  Du moindre des bienfaits sur le dernier des êtres;
  Un seul instant d'amour rouvre l'éden fermé;
  Un pourceau secouru pèse un monde opprimé;
  Viens! le ciel s'offre, avec ses étoiles sans nombre,
  En frémissant de joie, à l'évadé de l'ombre!
  Viens! tu fus bon un jour, sois à jamais heureux.
  Entre, transfiguré; tes crimes ténébreux,
  O roi, derrière toi s'effacent dans les gloires;
  Tourne la tête, et vois blanchir tes ailes noires.




  LE BEY OUTRAGÉ


  Le vieux bey de la régence
  Murmure en baissant le front:
  Demain s'appelle vengeance
  Quand hier s'appelle affront.

  Lui qui creusa tant de fosses
  Que, lorsqu'il passe, inclément,
  Le ventre des femmes grosses
  Tressaille lugubrement,

  Il tient nu son cimeterre;
  Pâle, il bâille par instants;
  Puis il regarde la terre
  Comme s'il disait: Attends.

  Il rêve. On sent qu'il résiste
  Comme le pin des forêts,
  Et qu'il sera d'abord triste
  Pour être terrible après.

  Ses regards sont insondables;
  Son glaive dans ses yeux luit;
  Ses paupières formidables,
  Où passe un éclair de nuit,

  Laissent, sans qu'il les essuie,
  Tomber sur son yatagan
  Ces larges gouttes de pluie
  Qui précèdent l'ouragan.




  LA CHANSON

  DES DOREURS DE PROUES


  Nous sommes les doreurs de proues.
  Les vents, tournant comme des roues,
  Sur la verte rondeur des eaux
  Mêlent les lueurs et les ombres,
  Et dans les plis des vagues sombres
  Traînent les obliques vaisseaux.

  La bourrasque décrit des courbes,
  Les vents sont tortueux et fourbes,
  L'archer noir souffle dans son cor,
  Ces bruits s'ajoutent aux vertiges,
  Et c'est nous qui dans ces prodiges
  Faisons rôder des spectres d'or,

  Car c'est un spectre que la proue.
  Le flot l'étreint, l'air la secoue;
  Fière, elle sort de nos bazars
  Pour servir aux éclairs de cible,
  Et pour être un regard terrible
  Parmi les sinistres hasards.

  Roi, prends le frais sous les platanes;
  Sultan, sois jaloux des sultanes,
  Et tiens sous des voiles caché
  L'essaim des femmes inconnues
  Qu'hier on vendait toutes nues
  A la criée en plein marché;

  Qu'importe au vent! qu'importe à l'onde!
  Une femme est noire, une est blonde,
  L'autre est d'Alep ou d'Ispahan;
  Toutes tremblent devant ta face;
  Et que veut-on que cela fasse
  Au mystérieux océan?

  Vous avez chacun votre fête;
  Sois le prince, il est la tempête;
  Lui l'éclair, toi l'yatagan,
  Vous avez chacun votre glaive;
  Sous le sultan le peuple rêve,
  Le flot songe sous l'ouragan.

  Nous travaillons pour l'un et l'autre.
  Cette double tâche est la nôtre,
  Et nous chantons! O sombre émir,
  Tes yeux d'acier, ton cœur de marbre,
  N'empêchent pas le soir dans l'arbre
  Les petits oiseaux de dormir;

  Car la nature est éternelle
  Et tranquille, et Dieu sous son aile
  Abrite les vivants pensifs.
  Nous chantons dans l'ombre sereine
  Des chansons où se mêle à peine
  La vision des noirs récifs.

  Nous laissons aux maîtres les palmes
  Et les lauriers; nous sommes calmes
  Tant qu'ils n'ont pas pris dans leur main
  Les étoiles diminuées,
  Tant que la fuite des nuées
  Ne dépend pas d'un souffle humain.

  L'été luit, les fleurs sont écloses,
  Les seins blancs ont des pointes roses,
  On chasse, on rit, les ouvriers
  Chantent, et les moines s'ennuient;
  Les vagues biches qui s'enfuient
  Font tressaillir les lévriers.

  Oh! s'il fallait que tu t'emplisses,
  Sultan, de toutes les délices
  Qui t'environnent, tu mourrais.
  Vis et règne,--la vie est douce.
  Le chevreuil couché sur la mousse
  Fait des songes dans les forêts;

  Monter ne sert qu'à redescendre;
  Tout est flamme, puis tout est cendre;
  La tombe dit à l'homme: vois!
  Le temps change, les oiseaux muent,
  Et les vastes eaux se remuent,
  Et l'on entend passer des voix;

  L'air est chaud, les femmes se baignent;
  Les fleurs entre elles se dédaignent;
  Tout est joyeux, tout est charmant;
  Des blancheurs dans l'eau se reflètent;
  Les roses des bois se complètent
  Par les astres du firmament.

  Ta galère que nous dorâmes
  A soixante paires de rames
  Qui de Lépante à Moganez
  Domptent le vent et la marée,
  Et dont chacune est manœuvrée
  Par quatre forçats enchaînés.




  XVII

  AVERTISSEMENTS ET CHATIMENTS

  LE TRAVAIL DES CAPTIFS


  Dieu dit au roi: Je suis ton Dieu. Je veux un temple.

  C'est ainsi, dans l'azur où l'astre le contemple,
  Que Dieu parla; du moins le prêtre l'entendit.
  Et le roi vint trouver les captifs, et leur dit:
  --En est-il un de vous qui sache faire un temple?
  --Non, dirent-ils.--J'en vais tuer cent pour l'exemple,
  Dit le roi. Dieu demande un temple en son courroux.
  Ce que Dieu veut du roi, le roi le veut de vous.
  C'est juste.--

                C'est pourquoi l'on fit mourir cent hommes.

  Alors un des captifs cria:--Sire, nous sommes
  Convaincus. Faites-nous, roi, dans les environs,
  Donner une montagne, et nous la creuserons.
  --Une caverne? dit le roi.--Roi qui gouvernes,
  Dieu ne refuse point d'entrer dans les cavernes,
  Dit l'homme, et ce n'est pas une rébellion
  Que faire un temple à Dieu de l'antre du lion.
  --Faites, dit le roi.

                        L'homme eut donc une montagne;
  Et les captifs, traînant les chaînes de leur bagne,
  Se mirent à creuser ce mont, nommé Galgal;
  Et l'homme était leur chef, bien qu'il fût leur égal;
  Mais dans la servitude, ombre où rien ne pénètre,
  On a pour chef l'esclave à qui parle le maître.

  Ils creusèrent le mont Galgal profondément.
  Quand ils eurent fini, l'homme dit:--Roi clément,
  Vos prisonniers ont fait ce que le ciel désire;
  Mais ce temple est à vous avant d'être à Dieu, sire;
  Que votre Éternité daigne venir le voir.
  --J'y consens, répondit le roi.--Notre devoir,
  Reprit l'humble captif prosterné sur les dalles,
  Est d'adorer la cendre où marchent vos sandales;
  Quand vous plaît-il de voir notre œuvre?--Sur-le-champ.
  Alors le maître et l'homme, à ses pieds se couchant,
  Furent mis sous un dais sur une plate-forme;
  Un puits était bouché par une pierre énorme,
  La pierre fut levée, un câble hasardeux
  Soutint les quatre coins du trône, et tous les deux
  Descendirent au fond du puits, unique entrée
  De la montagne à coups de pioches éventrée.
  Quand ils furent en bas, le prince s'étonna.
  --C'est de cette façon qu'on entre dans l'Etna,
  C'est ainsi qu'on pénètre au trou de la Sibylle,
  C'est ainsi qu'on aborde à l'Hadès immobile,
  Mais ce n'est pas ainsi qu'on arrive au saint lieu.
  --Qu'on monte ou qu'on descende, on va toujours à Dieu,
  Dit l'architecte ayant comme un forçat la marque;
  O roi, soyez ici le bienvenu, monarque
  Qui, parmi les plus grands et parmi les premiers,
  Rayonnez, comme un cèdre au milieu des palmiers
  Règne, et comme Pathmos brille entre les Sporades.
  --Qu'est ce bruit? dit le roi.--Ce sont mes camarades
  Qui laissent retomber le couvercle du puits.
  --Mais nous ne pourrons plus sortir.--Rois, vos appuis
  Sont les astres, ô prince, et votre cimeterre
  Fait reculer la foudre, et vous êtes sur terre
  Le soleil comme au ciel le soleil est le roi.
  Que peut craindre ici-bas votre hautesse?--Quoi!
  Plus d'issue!--O grand roi, roi sublime, qu'importe!
  Vous êtes l'homme à qui Dieu même ouvre la porte.
  Alors le roi cria:--Plus de jour, plus de bruit,
  Tout est noir, je ne vois plus rien. Pourquoi la nuit
  Est-elle dans ce temple ainsi qu'en une cave?
  Pourquoi?--Parce que c'est ta tombe, dit l'esclave.




  HOMO DUPLEX


  Un jour, le duc Berthold, neveu du comte Hugo,
  Marquis du Rhin, seigneur de Fribourg en Brisgau,
  Traversait en chassant la forêt de Thuringe.
  Il vit, sous un grand arbre, un ange auprès d'un singe.
  Ces deux êtres, pareils à deux lutteurs grondants,
  Se regardaient l'un l'autre avec des yeux ardents;
  Le singe ouvrait sa griffe et l'ange ouvrait son aile.
  Et l'ange dit:--Berthold de Zœhringen, qu'appelle
  Dans la verte forêt le bruit joyeux des cors,
  Tu vois ici ton âme à côté de ton corps.
  Écoute; moi je suis ton esprit, lui ta bête.
  Chacun de tes péchés lui fait lever la tête;
  Chaque bonne action que tu fais me grandit.
  Tant que tu vis, je lutte et j'étreins ce bandit;
  A ta mort tout finit dans l'ombre ou dans l'aurore.
  Car c'est moi qui t'enlève ou lui qui te dévore.




  VERSET DU KORAN


  La terre tremblera d'un profond tremblement,
  Et les hommes diront: Qu'a-t-elle? En ce moment,
  Sortant de l'ombre en foule ainsi que des couleuvres,
  Pâles, les morts viendront pour regarder leurs œuvres.
  Ceux qui firent le mal le poids d'une fourmi
  Le verront, et pour eux Dieu sera moins ami;
  Ceux qui firent le bien ce que pèse une mouche
  Le verront, et Satan leur sera moins farouche.




  L'AIGLE DU CASQUE


  O sinistres forêts, vous avez vu ces ombres
  Passer, l'une après l'autre, et, parmi vos décombres,
  Vos ruines, vos lacs, vos ravins, vos halliers,
  Vous avez vu courir ces deux noirs chevaliers;
  Vous avez vu l'immense et farouche aventure;
  Les nuages, qui sont errants dans la nature,
  Ont eu cette épouvante énorme au-dessous d'eux;
  La victoire fut sourde et l'exploit fut hideux;
  Et l'herbe et la broussaille et les fleurs et les plantes
  Et les branches en sont encor toutes tremblantes;
  L'arbre en parle au rocher, l'antre en parle au menhir;
  Le vieux mont Lothian semble se souvenir;
  Et la fauvette en cause avec la tourterelle.
  Et maintenant, disons ce que fut la querelle
  Entre cet homme fauve et ce tragique enfant.

                              *

  Le fond, nul ne le sait. L'obscur passé défend
  Contre le souvenir des hommes l'origine
  Des rixes de Ninive et des guerres d'Égine,
  Et montre seulement la mort des combattants
  Après l'échange amer des rires insultants;
  Ainsi les anciens chefs d'Écosse et de Northumbre
  Ne sont guère pour nous que du vent et de l'ombre;
  Ils furent orageux, ils furent ténébreux,
  C'est tout; ces sombres lords se dévoraient entre eux;
  L'homme vient volontiers vers l'homme à coups d'épée;
  Bruce hait Baliol comme César Pompée;
  Pourquoi? Nous l'ignorons. Passez, souffles du ciel.
  Dieu seul connaît la nuit.

                             Le comte Strathaël,
  Roi d'Angus, pair d'Écosse, est presque centenaire:
  Le gypaëte cache un petit dans son aire,
  Et ce lord a le fils de son fils près de lui;
  Toute sa race ainsi qu'un blême éclair a lui
  Et s'est éteinte; il est ce qui reste d'un monde;
  Mais Dieu près du front chauve a mis la tête blonde,
  L'aïeul a l'orphelin. Jacque a six ans. Le lord
  Un soir l'appelle, et dit:--Je sens venir la mort.
  Dans dix ans, tu seras chevalier. Fils, écoute.--
  Et, le prenant à part sous une sombre voûte,
  Il parla bas longtemps à l'enfant adoré,
  Et quand il eut fini l'enfant lui dit:--J'irai.
  Et l'aïeul s'écria:--Pourtant il est sévère
  En sortant du berceau de monter au calvaire,
  Et seize ans est un âge où, certe, on aurait droit
  De repousser du pied le seuil du tombeau froid,
  D'ignorer la rancune obscure des familles,
  Et de s'en aller rire avec les belles filles!--
  L'aïeul mourut.

                              *

                  Le temps fuit. Dix ans ont passé.

                              *

  Tiphaine est dans sa tour que protége un fossé,
  Debout, les bras croisés, sur la haute muraille.
  Voilà longtemps qu'il n'a tué quelqu'un, il bâille.

  Dix ans, cela suffit pour que les chênes verts
  Soient d'une obscurité plus épaisse couverts;
  Dix ans, cela suffit pour qu'un enfant grandisse.
  En dix ans, certe, Orphée oublierait Eurydice,
  Admète son épouse et Thisbé son amant,
  Mais pas un chevalier n'oublierait un serment.

  C'est le soir; et Tiphaine est oisif. Les mélèzes
  Font au loin un bruit vague au penchant des falaises.

  Ce Tiphaine est le lord sauvage des forêts;
  Pas un loup n'oserait l'approcher de trop près;
  Il s'est fait un royaume avec une montagne;
  On le craint en Écosse, en Northumbre, en Bretagne;
  On ne l'attaque pas, tant il est toujours seul;
  Être dans le désert, c'est vivre en un linceul.
  Il fait peur. Est-il prince? est-il né sous le chaume?
  On ne sait; un bandit qui serait un fantôme,
  C'est Tiphaine; et les vents et les lacs et les bois
  Semblent ne prononcer son nom qu'à demi-voix;
  Pourtant ce n'est qu'un homme; il bâille.

                                            Lord Tiphaine
  A mis autour de lui l'effroi comme une chaîne;
  Mais il en sent le poids; tout s'enfuit devant lui;
  Mais l'orgueil est la forme altière de l'ennui.
  N'ayant personne à vaincre, il ne sait plus que faire.
  Soudain il voit venir l'écuyer qu'il préfère,
  Bernard, un bon archer qui sait lire, et Bernard
  Dit:--Milord, préparez la hache et le poignard.
  Un seigneur vous écrit.--Quel est ce seigneur?--Sire,
  C'est Jacques, lord d'Angus.--Soit. Qu'est-ce qu'il désire?
  --Vous tuer.--Réponds-lui que c'est bien.

                                            Peu de temps
  Suffit pour rapprocher deux hautains combattants
  Et pour dire à la mort qu'elle se tienne prête,
  L'éclair n'entendrait pas Dieu lui criant: Arrête!
  Arriver, c'est la loi du sort.

                                 Il s'écoula
  Une semaine. Puis de Lorne à Knapdala,
  Douze sonneurs de cor en dalmatiques rouges
  Firent savoir à tous, aux manants dans leurs bouges,
  Au prêtre en son église, au baron dans sa tour,
  Que deux lords entendaient se rencontrer tel jour,
  Que saint Gildas serait patron de la rencontre,
  Et qu'Angus étant pour, Tiphaine serait contre;
  Car l'usage est d'avoir un saint pour les soldats,
  En Irlande Patrick, en Écosse Gildas;
  C'est pour ou contre un saint que tout combat se livre;
  Avec la liberté de fuir et de poursuivre,
  D'être ferme ou tremblant, magnanime ou couard,
  Cruel comme Beauclerc, ou bon comme Édouard.

                              *

  L'endroit pour le champ clos fut choisi très farouche.
  Le dur hiver, qui change en pierre l'eau qu'il touche,
  Ne laissait pousser là sous la pluie et le vent
  Que des sapins, cassés l'un par l'autre souvent,
  Les arbres n'étant pas plus calmes que les hommes;
  Tout sur terre est en proie, ainsi que nous le sommes,
  Au souffle, à la tempête, au funeste aquilon.
  Une corde est nouée aux sapins d'un vallon;
  Elle marque une enceinte, une clairière ouverte
  Sur des champs où la Tweed coule dans l'herbe verte,
  Lente et molle rivière aux roseaux murmurants.
  Un pêle-mêle obscur d'arbres et de torrents,
  D'ombre et d'écroulement, de vie et de ravage,
  Entoure affreusement la clairière sauvage.
  On en sort du côté de la plaine. Et de là
  Viennent les paysans que le cor appela.
  La lice est pavoisée, et sur les banderoles
  On lit de fiers conseils et de graves paroles:
  «--Brave qui n'est pas bon n'est brave qu'à demi.»
  «--Soyez hospitalier, même à votre ennemi;
  Le chêne au bûcheron ne refuse pas l'ombre.»

  Les pauvres gens des bois accourent en grand nombre,
  Plusieurs sont encor peints comme étaient leurs aïeux,
  Des cercles d'un bleu sombre agrandissent leurs yeux;
  Sur leur tête attentive, étonnée et muette,
  Les uns ont le héron, les autres la chouette,
  Et l'on peut distinguer aux plumes du bonnet
  Les scots d'Abernethy des pictes de Menheit;
  Ils ont l'habit de cuir des antiques provinces;
  Ils viennent contempler le combat de deux princes,
  Mais restent à distance et contemplent de loin,
  Car ils ont peur; le peuple est un pâle témoin.

  Si l'on ne voyait pas au ciel le tatouage
  De l'azur, du rayon, de l'ombre et du nuage,
  On n'apercevrait rien qu'un paysage noir;
  L'œil dans un clair-obscur inquiétant à voir
  S'enfonce, et la bruyère est morne, et dans la brume
  On devine, au delà des mers, l'Hékla qui fume
  Ainsi qu'un soupirail d'enfer à l'horizon.
  Le juge du camp, fils d'une altière maison,
  Lord Kaine, est assisté de deux crieurs d'épée;
  L'estrade est de peaux d'ours et de rennes drapée;
  Et quatre exorciseurs redoutés du sabbat
  Font la police, ainsi qu'il sied dans un combat.
  Un prêtre dit la messe, et l'on chante une prose.

                              *

  Fanfares. C'est Angus.

                         Un cheval d'un blanc rose
  Porte un garçon doré, vermeil, sonnant du cor,
  Qui semble presque femme et qu'on sent vierge encor;
  Doux être confiant comme une fleur précoce.
  Il a la jambe nue à la mode d'Écosse;
  Plus habillé de soie et de lin que d'acier,
  Il vient gaîment, suivi d'un bouffon grimacier;
  Il regarde, il écoute, il rayonne, il ignore;
  Et l'on croit voir l'entrée aimable de l'aurore.
  On sent que, dans le monde étrange où nous passons,
  Ce nouveau venu plein de joie et de chansons,
  Tel que l'oiseau qui sort de l'œuf et se délivre,
  A le mystérieux contentement de vivre;
  Pas d'être éblouissant qui ne soit ébloui,
  Il rit. Ses témoins sont du même âge que lui;
  Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter les brides,
  C'est Mar, Argyle, Athol, Rothsay, roi des Hébrides,
  David, roi de Stirling, Jean, comte de Glascow;
  Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou;
  Ainsi se presse, au fond des halliers, sous les aulnes,
  Derrière un petit dieu l'essaim des jeunes faunes.
  Hurrah! Cueillir des fleurs ou bien donner leur sang,
  Que leur importe? Autour du comte adolescent,
  Page et roi, dont Hébé serait la sœur jumelle,
  Un vacarme charmant de panaches se mêle.
  O jeunes gens, déjà risqués à peine éclos!
  Son cortége le suit jusqu'au seuil du champ clos.
  Puis on le quitte. Il faut qu'il soit seul; et personne
  Ne peut plus l'assister dès que le clairon sonne;
  Quoi qu'il advienne, il est en proie au dur destin.
  On lit sur son écu, pur comme le matin,
  La devise des rois d'Angus: _Christ et lumière_.
  La jeunesse toujours arrive la première;
  Il approche joyeux, fragile, triomphant,
  Plume au front; et le peuple applaudit cet enfant.
  Et le vent profond souffle à travers les campagnes.

  Tout à coup on entend la trompe des montagnes,
  Chant des bois plus obscur que le glas du beffroi;
  Et brusquement on sent de l'ombre autour de soi;
  Bien qu'on soit sous le ciel, on se croit dans un antre.
  Un homme vient du fond de la forêt. Il entre.
  C'est Tiphaine.

                  C'est lui.

                             Hautain, dans le champ clos,
  Refoulant les témoins comme une hydre les flots,
  Il pénètre. Il est droit sous l'armure saxonne.
  Son cheval, qui connaît ce cavalier, frissonne.
  Ce cheval noir et blanc marche sans se courber;
  Il semble que le ciel sombre ait laissé tomber
  Des nuages mêlés de lueurs sur sa croupe.
  Tiphaine est seul; aucune escorte, aucune troupe;
  Il tient sa lance; il a la chemise de fer,
  La hache comme Oreste, et, comme Gaïffer,
  Le poignard; sa visière est basse; elle le masque;
  Grave, il avance, avec un aigle sur son casque.
  Un mot sur sa rondache est écrit: _Bellua_.

  Quand il vint, tout trembla; mais nul ne salua.

                              *

Les motifs du combat étaient sérieux, certes;
  Mais ni le pâtre errant dans les landes désertes,
  Ni l'ermite adorant dans sa grotte Jésus,
  Personne sous le ciel ne les a jamais sus;
  Et le juge du camp les ignorait lui-même.

  Les deux lords, comme il sied à ce moment suprême,
  Se parlèrent de loin.

                       --Bonjour, roi.--Bonjour, roi.
  --Je viens te demander raison. Tu sais pourquoi?
  --Que t'importe?

                   Et tous deux mirent la lance haute.
  Le juge du camp dit:--Chacun de vous est l'hôte
  Du sépulcre, et ne peut en sortir maintenant
  Que si Dieu le permet au fond du ciel tonnant.
  Puis il reprit, selon la coutume écossaise:
  --Milord, quel âge as-tu?--Quarante ans.--Et toi?--Seize.
  --C'est trop jeune, cria la foule.--Combattez,
  Dit le juge. Et l'on fit le champ des deux côtés.

  Être de même taille et de même équipage,
  Combattre homme contre homme ou page contre page,
  S'adosser à la tombe en face d'un égal,
  Être Ajax contre Mars, Fergus contre Fingal,
  C'est bien, et cela plaît à la romance épique;
  Mais là le brin de paille, et là la lourde pique,
  Ici le vaste Hercule, ici le doux Hylas!
  Polyphème devant Acis, c'est triste, hélas!
  Le péril de l'enfant fait songer à la mère;
  Tous les Astyanax attendrissent Homère,
  Et la lyre héroïque hésite à publier
  Le combat du chevreuil contre le sanglier.

  L'huissier fit le signal. Allez!

                              *

                                   Tous deux partirent.
  Ainsi deux éclairs vont l'un vers l'autre et s'attirent.
  L'enfant aborda l'homme et fit bien son devoir;
  Mais l'homme n'eut pas l'air de s'en apercevoir.
  Tiphaine s'arrêta, muet, le laissant faire;
  Ainsi, prête à crouler, l'avalanche diffère,
  Ainsi l'enclume semble insensible au marteau;
  Il était là, le poing fermé comme un étau,
  Démon par le regard et sphinx par le silence;
  Et l'enfant en était à sa troisième lance
  Que Tiphaine n'avait pas encor riposté;
  Sur cet homme de fer et de fatalité
  Qui paraissait rêver au centre d'une toile,
  Pas plus ému d'un choc que d'un souffle une étoile,
  L'enfant frappait, piquait, taillait, recommençait,
  Tantôt sur le cimier, tantôt sur le corset;
  Et l'on eût dit la mouche attaquant l'araignée.
  Sa face de sueur était toute baignée.
  Tiphaine, tel qu'un roc, immobile et debout,
  Méditait, et l'enfant s'essoufflait. Tout à coup
  Tiphaine dit: Allons! Il leva sa visière,
  Fit un rugissement de bête carnassière,
  Et sur le jeune comte Angus il s'abattit
  D'un tel air infernal, que le pauvre petit
  Tourna bride, jeta sa lance et prit la fuite.

  Alors commença l'âpre et sauvage poursuite,
  Et vous ne lirez plus ceci qu'en frémissant.

                              *

  Tremblant, piquant des deux, du côté qui descend,
  Devant lui, n'importe où, dans la profondeur fauve,
  Les bras au ciel, l'enfant épouvanté se sauve.
  Son cheval l'aime et fait de son mieux. La forêt
  L'accepte et l'enveloppe, et l'enfant disparaît.
  Tous se sont écartés pour lui livrer passage.
  En le risquant ainsi son aïeul fut-il sage?
  Nul ne le sait; le sort est de mystères plein;
  Mais la panique existe, et le triste orphelin
  Ne peut plus que s'enfuir devant la destinée.
  Ah! pauvre douce tête au gouffre abandonnée!
  Il s'échappe, il s'esquive, il s'enfonce à travers
  Les hasards de la fuite obscurément ouverts,
  Hagard, à perdre haleine, et sans choisir sa route;
  Une clairière s'offre, il s'arrête, il écoute,
  Le voilà seul; peut-être un dieu l'a-t-il conduit?
  Tout à coup il entend dans les branches du bruit...--

  Ainsi dans le sommeil notre âme d'effroi pleine
  Parfois s'évade et sent derrière elle l'haleine
  De quelque noir cheval de l'ombre et de la nuit;
  On s'aperçoit qu'au fond du rêve on vous poursuit.
  Angus tourne la tête, il regarde en arrière;
  Tiphaine monstrueux bondit dans la clairière,
  O terreur! et l'enfant, blême, égaré, sans voix,
  Court et voudrait se fondre avec l'ombre des bois.
  L'un fuit, l'autre poursuit. Acharnement lugubre!
  Rien, ni le roc debout, ni l'étang insalubre,
  Ni le houx épineux, ni le torrent profond,
  Rien n'arrête leur course; ils vont, ils vont, ils vont!
  Ainsi le tourbillon suit la feuille arrachée.
  D'abord dans un ravin, tortueuse tranchée,
  Ils serpentent, parfois se touchant presque; puis,
  N'ayant plus que la fuite et l'effroi pour appuis,
  Rapide, agile, et fils d'une race écuyère,
  L'enfant glisse et, sautant par-dessus la bruyère,
  Se perd dans le hallier comme dans une mer.
  Ainsi courrait avril poursuivi par l'hiver.
  Comme deux ouragans l'un après l'autre ils passent.
  Les pierres sous leurs pas roulent, les branches cassent.
  L'écureuil effrayé sort des buissons tordus.
  Oh! comment mettre ici dans des vers éperdus
  Les bonds prodigieux de cette chasse affreuse,
  Le coteau qui surgit, le vallon qui se creuse,
  Les précipices, l'antre obscur, l'escarpement,
  Les deux sombres chevaux, le vainqueur écumant,
  L'enfant pâle, et l'horreur des forêts formidables?
  Il n'est pas pour l'effroi de lieux inabordables,
  Et rien n'a jamais fait reculer la fureur;
  Comme le cerf, le tigre est un ardent coureur;
  Ils vont!

            On n'entend plus, même au loin, les haleines
  Du peuple bourdonnant qui s'en retourne aux plaines.
  Le vaincu, le vainqueur courent tragiquement.

                              *

  Le bois, calme et désert sous le bleu firmament,
  Remuait mollement ses branchages superbes;
  Les nids chantaient, les eaux murmuraient dans les herbes;
  On voyait tout briller, tout aimer, tout fleurir.
  Grâce! criait l'enfant, je ne veux pas mourir!

  Mais son cheval se lasse et Tiphaine s'approche.

  Tout à coup, d'un réduit creusé dans une roche,
  Un vieillard au front blanc sort, et, levant les bras,
  Dit:--De tes actions un jour tu répondras;
  Qui que tu sois, prends garde à la haine; elle enivre;
  Celui qui va mourir pour celui qui doit vivre
  T'implore. O chevalier, épargne cet enfant!

  Tiphaine furieux d'un coup de hache fend
  L'âpre rocher qui sert à ce vieillard d'asile,
  Et dit:--Tu vas le faire échapper, imbécile!
  Et, sinistre, il remet son cheval au galop.

  Quelle que soit la course et la hâte du flot,
  Le vent lointain finit toujours par le rejoindre;
  Angus entend venir Tiphaine, et le voit poindre
  Parmi des profondeurs d'arbres, à l'horizon.

  Un couvent d'où s'élève une vague oraison
  Apparaît; on entend une cloche qui tinte;
  Et des rayons du soir la haute église atteinte
  S'ouvre, et l'on voit sortir du portail à pas lents
  Une procession d'ombres en voiles blancs;
  Ce sont des sœurs ayant à leur tête l'abbesse,
  Et leur chant grave monte au ciel où le jour baisse;
  Elles ont vu s'enfuir l'enfant désespéré;
  Alors leur voix profonde a dit miserere;
  L'abbesse les amène; elle dresse sa crosse
  Entre l'adolescent frêle et l'homme féroce;
  On porte devant elle un grand crucifix noir;
  Toutes ces vierges, sœurs qu'enchaîne un saint devoir,
  Pleurent sur le vainqueur comme sur la victime,
  Et viennent opposer au passage d'un crime
  Le Christ immense ouvrant ses bras au genre humain.
  Tiphaine arrive sombre et la hache à la main,
  Et crie à ce troupeau murmurant grâce! grâce!
  --Colombes, ôtez-vous de là; le vautour passe!

  La nuit vient, et toujours, tremblant, pleurant, fuyant,
  L'enfant effaré court devant l'homme effrayant.
  C'est l'heure où l'horizon semble un rêve, et recule.
  Clair de lune, halliers, bruyères, crépuscule.
  La poursuite s'acharne, et, plus qu'auparavant
  Forcenée, à travers les arbres et le vent,
  Fait peur à l'ombre même, et donne le vertige
  Aux sapins sur les monts, aux roses sur leur tige.
  L'enfant sans armes, l'homme avec son couperet,
  Courent dans la noirceur des bois, et l'on dirait
  Que dans la forêt spectre ils deviennent fantômes.

  Une femme, d'un groupe obscur de toits de chaumes,
  Sort, et ne peut parler, les larmes l'étouffant;
  C'est une mère, elle a dans les bras son enfant,
  Et c'est une nourrice, elle a le sein nu.--Grâce!
  Dit-elle, en bégayant; et dans le vaste espace
  Angus s'enfuit.--Jamais! dit Tiphaine inhumain.
  Mais la femme à genoux lui barre le chemin.
  --Arrête! sois clément, afin que Dieu t'exauce!
  Grâce! Au nom du berceau, n'ouvre pas une fosse!
  Sois vainqueur, c'est assez; ne sois pas assassin.
  Fais grâce. Cet enfant que j'ai là sur mon sein
  T'implore pour l'enfant que cherche ton épée.
  Entends-moi; laisse fuir cette proie échappée.
  Ah! tu ne tueras point, et tu m'écouteras,
  Chevalier, puisque j'ai l'aurore dans mes bras.
  Songe à ta mère. Eh bien, je suis mère comme elle.
  Homme, respecte en moi la femme.--A bas, femelle!
  Dit Tiphaine, et du pied il frappe ce sein nu.

  Ce fut dans on ne sait quel ravin inconnu
  Que Tiphaine atteignit le pauvre enfant farouche;
  L'enfant pris n'eut pas même un râle dans la bouche;
  Il tomba de cheval, et, morne, épuisé, las,
  Il dressa ses deux mains suppliantes; hélas!
  Sa mère morte était dans le fond de la tombe,
  Et regardait.

                Tiphaine accourt, s'élance, tombe
  Sur l'enfant, comme un loup dans les cirques romains,
  Et d'un revers de hache il abat ces deux mains
  Qui dans l'ombre élevaient vers les cieux la prière;
  Puis, par ses blonds cheveux dans une fondrière
  Il le traîne.

                Et riant de fureur, haletant,
  Il tua l'orphelin, et dit: Je suis content!
  Ainsi rit dans son antre infâme la tarasque.

                              *

  Alors l'aigle d'airain qu'il avait sur son casque,
  Et qui, calme, immobile et sombre, l'observait,
  Cria: Cieux étoilés, montagnes que revêt
  L'innocente blancheur des neiges vénérables,
  O fleuves, ô forêts, cèdres, sapins, érables,
  Je vous prends à témoin que cet homme est méchant!--
  Et, cela dit, ainsi qu'un piocheur fouille un champ,
  Comme avec sa cognée un pâtre brise un chêne,
  Il se mit à frapper à coups de bec Tiphaine;
  Il lui creva les yeux; il lui broya les dents;
  Il lui pétrit le crâne en ses ongles ardents
  Sous l'armet d'où le sang sortait comme d'un crible,
  Le jeta mort à terre, et s'envola terrible.




  XVIII

  L'ITALIE.--RATBERT

  LES CONSEILLERS PROBES ET LIBRES


  Ratbert, fils de Rodolphe et petit-fils de Charles,
  Qui se dit empereur et qui n'est que roi d'Arles,
  Vêtu de son habit de patrice romain,
  Et la lance du grand saint Maurice à la main,
  Est assis au milieu de la place d'Ancône.
  Sa couronne est l'armet de Didier, et son trône
  Est le fauteuil de fer de Henri l'Oiseleur.
  Sont présents cent barons et chevaliers; la fleur
  Du grand arbre héraldique et généalogique
  Que ce sol noir nourrit de sa séve tragique.
  Spinola, qui prit Suze et qui la ruina,
  Jean de Carrara, Pons, Sixte Malaspina
  Au lieu de pique ayant la longue épine noire,
  Ugo, qui fit noyer ses sœurs dans leur baignoire,
  Regardent dans leurs rangs entrer avec dédain
  Guy, sieur de Pardiac et de l'Ile-en-Jourdain;
  Guy, parmi tous ces gens de lustre et de naissance,
  N'ayant encor pour lui que le sac de Vicence,
  Et du reste n'étant qu'un batteur de pavé
  D'origine quelconque et de sang peu prouvé.
  L'exarque Sapaudus que le saint-siége envoie,
  Sénèque, marquis d'Ast, Bos, comte de Savoie,
  Le tyran de Massa, le sombre Albert Cibo
  Que le marbre aujourd'hui fait blanc sur son tombeau,
  Ranuce, caporal de la ville d'Anduze,
  Foulque, ayant pour cimier la tête de Méduse,
  Marc, ayant pour devise: IMPERIUM FIT JUS,
  Entourent Afranus, évêque de Fréjus.
  Là sont Farnèse, Ursin, Cosme à l'âme avilie;
  Puis les quatre marquis souverains d'Italie;
  L'archevêque d'Urbin, Jean, bâtard de Rodez,
  Alonze de Silva, ce duc dont les cadets
  Sont rois, ayant conquis l'Algarve portugaise,
  Et Visconti, seigneur de Milan, et Borghèse,
  Et l'homme, entre tous faux, glissant, habile, ingrat,
  Avellan, duc de Tyr et sieur de Montferrat;
  Près d'eux Prendiparte, capitaine de Sienne,
  Pic, fils d'un astrologue et d'une égyptienne,
  Alde Aldobrandini, Guiscard, sieur de Beaujeu,
  Et le gonfalonier du saint-siége et de Dieu,
  Gandolfe, à qui, plus tard, le pape Urbain fit faire
  Une statue équestre en l'église Saint-Pierre,
  Complimentent Martin de la Scala, le roi
  De Vérone, et le roi de Tarente, Geoffroy;
  A quelques pas se tient Falco, comte d'Athène,
  Fils du vieux Muzzufer, le rude capitaine
  Dont les clairons semblaient des bouches d'aquilon;
  De plus, deux petits rois, Agrippin et Gilon.

  Tous jeunes, beaux, heureux, pleins de joie, et farouches.

  Les seigneurs vont aux rois ainsi qu'au miel les mouches.
  Tous sont venus, des burgs, des châteaux, des manoirs;
  Et la place autour d'eux est déserte; et cent noirs,
  Tout nus, et cent piquiers aux armures persanes
  En barrent chaque rue avec leurs pertuisanes.
  Geoffroy, Martin, Gilon, l'enfant Agrippin trois,
  Sont assis sous le dais près du maître, étant rois.

  Dans ce réseau de chefs qui couvrait l'Italie,
  Je passe Théodat, prince de Trente, Élie,
  Despote d'Avenzo, qu'a réclamé l'oubli,
  Ce borgne Ordelafo, le bourreau de Forli,
  Lascaris, que sa tante Alberte fit eunuque,
  Othobon, sieur d'Assise, et Tibalt, sieur de Lucque;
  C'est que, bien que mêlant aux autres leurs drapeaux,
  Ceux-là ne comptaient point parmi les principaux;
  Dans un filet on voit les fils moins que les câbles;
  Je nomme seulement les monstres remarquables.

  Derrière eux, sur la pierre auguste d'un portail,
  Est sculpté Satan, roi, forçat, épouvantail,
  L'effrayant ramasseur de haillons de l'abîme,
  Ayant sa hotte au dos, pleine d'âmes, son crime
  Sur son aile qui ploie, et son croc noir qui luit
  Dans son poing formidable, et, dans ses yeux, la nuit.

  Pour qui voudrait peser les droits que donne au maître
  La pureté du sang dont le ciel l'a fait naître,
  Ratbert est fils d'Agnès, comtesse d'Elseneur;
  Or, c'est la même gloire et c'est le même honneur
  D'être enfanté d'Agnès que né de Messaline.

  Malaspina, portant l'épine javeline,
  Redoutable marquis, à l'œil fauve et dévot,
  Est à droite du roi comme comte et prévôt.

  C'est un de ces grands jours où les bannières sortent.
  Dix chevaliers de l'ordre Au Droit Désir apportent
  Le Nœud d'Or, précédés d'Énéas, leur massier,
  Et d'un héraut de guerre en soutane d'acier.

  Le roi brille, entouré d'une splendeur d'épées.
  Plusieurs femmes sont là, près du trône groupées;
  Élise d'Antioche, Ana, Cubitosa,
  Fille d'Azon, qu'Albert de Mantoue épousa;
  La plus belle, Matha, sœur du prince de Cumes,
  Est blonde; et, l'éventant d'un éventail de plumes,
  Sa naine, par moments, lui découvre les seins;
  Couchée et comme lasse au milieu des coussins,
  Elle enivre le roi d'attitudes lascives;
  Son rire jeune et fou laisse voir ses gencives;
  Elle a ce vêtement ouvert sur le côté,
  Qui, plus tard, fut au Louvre effrontément porté
  Par Bonne de Berry, fille de Jean de France.

  Dans Ancône, est-ce deuil, terreur, indifférence?
  Tout se tait; les maisons, les bouges, les palais,
  Ont bouché leur lucarne ou fermé leurs volets;
  Le cadran qui dit l'heure a l'air triste et funeste.

  Le soleil luit aux cieux comme dans une peste;
  Que l'homme soit foulé par les rois ou saisi
  Par les fléaux, l'azur n'en a point de souci;
  Le soleil, qui n'a pas d'ombre et de lueurs fausses,
  Rit devant les tyrans comme il rit sur les fosses.

  Ratbert vient d'inventer, en se frappant le front,
  Un piége où ceux qu'il veut détruire tomberont;
  Il en parle tout bas aux princes qui sourient.
  La prière--le peuple aime que les rois prient--
  Est faite par Tibère, évêque de Verceil.

  Tous étant réunis, on va tenir conseil.

  Les deux huissiers de l'Ordre, Anchise avec Trophime,
  Invitent le plus grand comme le plus infime
  A parler, l'empereur voulant que les avis,
  Mauvais, soient entendus, et, justes, soient suivis.
  Puis il est répété par les huissiers, Anchise
  Et Trophime, qu'il faut avec pleine franchise
  Sur la guerre entreprise offrir son sentiment;
  Que chacun doit parler à son tour librement;
  Que c'est jour de chapitre et jour de conscience;
  Et que, dans ces jours-là, les rois ont patience,
  Vu que, devant le Christ, Thomas Didyme a pu
  Parler insolemment sans être interrompu.
  Et puisse l'empereur vivre longues années!

  On voit devant Ratbert trois haches destinées,
  La première, au quartier de bœuf rouge et fumant
  Qu'un grand brasier joyeux cuit à son flamboiement;
  La deuxième, au tonneau de vin que sur la table
  A placé l'échanson aidé du connétable;
  La troisième à celui dont l'avis déplaira.

  Un se lève. On se tait. C'est Jean de Carrara.

  --Ta politique est sage et ta guerre est adroite,
  Noble empereur, et Dieu te tient dans sa main droite.
  Qui te conteste est traître et qui te brave est fou.
  Je suis ton homme lige, et, toujours, n'importe où,
  Je te suivrai, mon maître, et j'aimerai ta chaîne,
  Et je la porterai.

                      --Celle-ci, capitaine,
  Dit Ratbert, lui jetant au cou son collier d'or.
  De plus, j'ai Perpignan, je t'en fais régidor.--

  L'archevêque d'Urbin salue, il examine
  Le plan de guerre, sac des communes, famine,
  Les moyens souterrains, les rapports d'espions.
  --Sire, vous êtes grand comme les Scipions;
  En vous voyant le flanc de l'église tressaille.

  --Archevêque, pardieu! dit Ratbert, je te baille
  Un sou par muid de vin qu'on boit à Besançon.

  Cibo, qui parle avec un accent brabançon,
  S'en excuse, ayant fait à Louvain ses études,
  Et dit:

          --Sire, les gens à fières attitudes
  Sont des félons; pieds nus et la chaîne aux poignets,
  Qu'on les fouette. O mon roi! par votre mère Agnès,
  Vous êtes empereur, vous avez les trois villes,
  Arles, Rome de Gaule et la mère des Milles,
  Bordeaux en Aquitaine et les îles de Ré,
  Naples, où le mont Vésuve est fort considéré.
  Qui vous résiste essaye une lutte inutile;
  Noble, qu'on le dégrade, et serf, qu'on le mutile;
  Vous affronter est crime, orgueil, lâche fureur;
  Quiconque ne dit pas: «Ratbert est l'empereur»,
  Doit mourir; nous avons des potences, j'espère.
  Quant à moi, je voudrais, fût-ce mon propre père,
  S'il osait blasphémer César que Dieu conduit,
  Voir les corbeaux percher sur ses côtes la nuit,
  Et la lune passer à travers son squelette.--

  Ratbert dit:--Bon marquis, je te donne Spolète.

  C'est à Malaspina de parler. Un vieillard
  Se troublerait devant ce jeune homme; il sait l'art
  D'évoquer le démon, la stryge, l'égrégore;
  Il teint sa dague avec du suc de mandragore;
  Il sait des palefrois empoisonner le mors;
  Dans une guerre il a rempli de serpents morts
  Les citernes de l'eau qu'on boit dans les Abruzzes;
  Il dit: La guerre est sainte! Il rend compte des ruses,
  A voix basse, et finit à voix haute en priant:
  --Fais régner l'empereur du nord à l'orient,
  Mon Dieu! c'est par sa bouche auguste que tu parles.

  --Je te fais capischol de mon chapitre d'Arles,
  Dit Ratbert.

              Afranus se lève le dernier.
  Cet évêque est pieux, charitable, aumônier;
  Quoique jeune, il voulait se faire anachorète;
  Il est grand casuiste et très savant; il traite
  Les biens du monde en homme austère et détaché;
  Jadis, il a traduit en vers latins Psyché;
  Comme il est humble, il a les reins ceints d'une corde.
  Il invoque l'esprit divin, puis il aborde
  Les questions:--Ratbert, par stratagème, a mis
  Son drapeau sur les murs d'Ancône; c'est permis,
  Ancône étant peu sage; et la ruse est licite
  Lorsqu'elle a glorieuse et pleine réussite,
  Et qu'au bonheur public on la voit aboutir;
  Et ce n'est pas tromper, et ce n'est pas mentir
  Que mettre à la raison les discordes civiles;
  Les prétextes sont bons pour entrer dans les villes.--
  Il ajoute:--La ruse, ou ce qu'on nomme ainsi,
  Fait de la guerre, en somme, un art plus adouci;
  Moins de coups, moins de bruit; la victoire plus sûre.
  J'admire notre prince, et, quand je le mesure
  Aux anciens Alarics, aux antiques Cyrus
  Passant leur vie en chocs violents et bourrus,
  Je l'estime plus grand, faisant la différence
  D'Ennius à Virgile et de Plaute à Térence.
  Je donne mon avis, sire, timidement;
  Je suis d'église et n'ai que l'humble entendement
  D'un pauvre clerc, mieux fait pour chanter des cantiques
  Que pour parler devant de si grands politiques;
  Mais, beau sire, on ne peut voir que son horizon,
  Et raisonner qu'avec ce qu'on a de raison;
  Je suis prêtre, et la messe est ma seule lecture;
  Je suis très ignorant; chacun a sa monture
  Qu'il monte avec audace ou bien avec effroi;
  Il faut pour l'empereur le puissant palefroi
  Bardé de fer, nourri d'orge blanche et d'épeautre,
  Le dragon pour l'archange, et l'âne pour l'apôtre.
  Je poursuis, et je dis qu'il est bon que le droit
  Soit, pour le roi, très large, et, pour le peuple, étroit;
  Le peuple, étant bétail, et le roi berger. Sire,
  L'empereur ne veut rien sans que Dieu le désire.
  Donc, faites! Vous pouvez, sans avertissements,
  Guerroyer les chrétiens comme les ottomans;
  Les ottomans étant hors de la loi vulgaire,
  On peut les attaquer sans déclarer la guerre;
  C'est si juste et si vrai, que, pour premiers effets,
  Vos flottes, sire, ont pris dix galères de Fez;
  Quant aux chrétiens, du jour qu'ils sont vos adversaires
  Ils sont de fait païens, sire, et de droit corsaires.
  Il serait malheureux qu'un scrupule arrêtât
  Sa majesté, quand c'est pour le bien de l'état.
  Chaque affaire a sa loi; chaque chose a son heure.
  La fille du marquis de Final est mineure;
  Peut-on la détrôner? En même temps, peut-on
  Conserver à la sœur de l'empereur Menton?
  Sans doute. Les pays ont des mœurs différentes.
  Pourvu que de l'église on maintienne les rentes,
  On le peut. Les vieux temps, qui n'ont plus d'avocats,
  Agissaient autrement; mais je fais peu de cas
  De ces temps-là; c'étaient des temps de république.
  L'empereur, c'est la règle; et, bref, la loi salique,
  Très mauvaise à Menton, est très bonne à Final.

  --Evêque, dit le roi, tu seras cardinal.

  Pendant que le conseil se tenait de la sorte,
  Et qu'ils parlaient ainsi dans cette ville morte,
  Et que le maître avait sous ses pieds ces prélats,
  Ces femmes, ces barons en habits de galas,
  Et l'Italie au loin comme une solitude,
  Quelques seigneurs, ainsi qu'ils en ont l'habitude,
  Regardant derrière eux d'un regard inquiet,
  Virent que le Satan de pierre souriait.




  LA DÉFIANCE D'ONFROY


  Parmi les noirs déserts et les mornes silences,
  Ratbert, pour l'escorter, n'ayant que quelques lances,
  Et le marquis Sénèque et l'évêque Afranus,
  Traverse, presque seul, des pays inconnus;
  Mais il sait qu'il est fort de l'effroi qu'il inspire,
  Et que l'empereur porte avec lui tout l'empire.
  Un soir Ratbert s'arrête aux portes de Carpi;
  Sur ce seuil formidable un dogue est accroupi;
  Ce dogue, c'est Onfroy, le baron de la ville;
  Calme et fier, sous la dent d'une herse incivile,
  Onfroy s'adosse aux murs qui bravaient Attila;
  Les femmes, les enfants et les soldats sont là;
  Et voici ce que dit le vieux podestat sombre
  Qui parle haut, ayant son peuple dans son ombre:

  «--Roi, nous te saluons, sans plier les genoux.
  Nous avons une chose à te dire. Quand nous,
  Gens de guerre et barons qui tenions la province,
  Nous avons bien voulu de toi pour notre prince,
  Quand nous t'avons donné ce peuple et cet état,
  Sire, ce n'était point pour qu'on les maltraitât.
  Jadis nous étions forts. Quand tu nous fis des offres,
  Nous étions très puissants; de l'argent plein nos coffres;
  Et nous avions battu tes plus braves soldats;
  Nous étions tes vainqueurs. Roi, tu ne marchandas
  Aucun engagement, sire, aucune promesse;
  On traita; tu juras par ta mère et la messe;
  Nous alors, las d'avoir de l'acier sur la peau,
  Comptant que tu serais bon berger du troupeau,
  Et qu'on abolirait les taxes et les dîmes,
  Nous vînmes te prêter hommage, et nous pendîmes
  Nos casques, nos hauberts et nos piques aux clous.
  Roi, nous voulons des chiens qui ne soient pas des loups.
  Tes gens se sont conduits d'une telle manière
  Qu'aujourd'hui toute ville, altesse, est prisonnière
  De la peur que ta suite et tes soldats lui font,
  Et que pas un fossé ne semble assez profond.
  Vois, on se garde. Ici, dans les villes voisines,
  On ne lève jamais qu'un pieu des sarrasines
  Pour ne laisser passer qu'un seul homme à la fois,
  A cause des brigands et de vous autres rois.
  Roi, nous te remontrons que ta bande à toute heure
  Dévalise ce peuple, entre dans sa demeure,
  Y met tout en tumulte et sens dessus dessous,
  Puis s'en va, lui volant ses misérables sous;
  Cette horde en ton nom incessamment réclame
  Le bien des pauvres gens qui nous fait saigner l'âme,
  Et puisque, nous présents avec nos compagnons,
  On le prend sous nos yeux, c'est nous qui le donnons;
  Oui, c'est nous qui, trouvant qu'il vous manque des filles,
  Des meutes, des chevaux, des reîtres, des bastilles,
  Lorsque vous guerroyez et lorsque vous chassez,
  Et qu'ayant trop de tout, vous n'avez point assez,
  Avons la bonté rare et touchante de faire
  Des charités, à vous, les heureux de la terre
  Qui dormez dans la plume et buvez dans l'or fin,
  Avec tous les liards de tous les meurt-de-faim!
  Or, il nous reste encore, il faut que tu le saches,
  Assez de vieux pierriers, assez de vieilles haches,
  Assez de vieux engins au fond de nos greniers,
  Sire, pour ne pas être à ce point aumôniers,
  Et pour ne faire point, comme dans ton Autriche,
  Avec l'argent du pauvre une largesse au riche.
  Nous pouvons, en creusant, retrouver aujourd'hui
  Nos estocs sous la rouille et nos cœurs sous l'ennui.
  Nous pouvons décrocher, de nos mains indignées,
  Nos bannières parmi les toiles d'araignées,
  Et les faire flotter au vent, si nous voulons.

  «Sire, en outre, tu mets l'opprobre à nos talons.
  Nous savons bien pourquoi tu combles de richesses
  Nos filles et nos sœurs dont tu fais des duchesses,
  Étoiles d'infamie au front de nos maisons.
  Roi, nous n'acceptons pas sur nos durs écussons
  Des constellations faites avec des taches;
  La honte est mal mêlée à l'ombre des panaches;
  Le soldat a le pied si maladroit, seigneur,
  Qu'il ne peut sans boiter traîner le déshonneur.
  Nos filles sont nous-même; au fond de nos tours noires,
  Leur beauté chaste est sœur de nos anciennes gloires;
  C'est pourquoi nous trouvons qu'on fait mal à propos
  Les rideaux de ton lit avec nos vieux drapeaux.

  «Tes juges sont des gueux; bailliage ou cour plénière.
  On trouve, et ce sera ma parole dernière,
  Dans nos champs, où l'honneur antique est au rabais,
  Pas assez de chemins, sire, et trop de gibets.
  Ce luxe n'est pas bon. Nos pins et nos érables
  Voyaient jadis, parmi leurs ombres vénérables,
  Les bûcherons et non les bourreaux pénétrer;
  Nos grands chênes n'ont point l'habitude d'entrer
  Dans l'exécution des lois et des sentences,
  Et n'aiment pas donner tant de bois aux potences.

  «Nous avons le cœur gros, et nous sommes, ô roi,
  Tout près de secouer la corde du beffroi;
  Ton altesse nous gêne et nous n'y tenons guère.
  Roi, ce n'est pas pour voir nos compagnons de guerre
  Accrochés à la fourche et devenus hideux,
  Qui, morts échevelés, quand nous passons près d'eux,
  Semblent nous regarder et nous faire reproche;
  Ce n'est pas pour subir ton burg sur notre roche,
  Plein de danses, de chants et de festins joyeux;
  Ce n'est pas pour avoir ces pitiés sous les yeux
  Que nous venons ici, courbant nos vieilles âmes,
  Te saluer, menant à nos côtés nos femmes;
  Ce n'est pas pour cela que nous humilions
  Dans elles les agneaux et dans nous les lions.

  «Et, pour rachat du mal que tu fais, quand tu donnes
  Des rentes aux moûtiers, des terres aux madones,
  Quand, plus chamarré d'or que le soleil le soir,
  Tu vas baiser l'autel, adorer l'ostensoir,
  Prier, ou quand tu fais quelque autre simagrée,
  Ne te figure pas que ceci nous agrée.
  Engraisser des abbés ou doter des couvents,
  Cela fait-il que ceux qui sont morts soient vivants?
  Roi, nous ne le pensons en aucune manière.
  Roi, le chariot verse à trop creuser l'ornière;
  L'appétit des rois donne aux peuples appétit;
  Si tu ne changes pas d'allure, on t'avertit,
  Prends garde. Et c'est cela que je voulais te dire.--»

  --Bien parlé! dit Ratbert avec un doux sourire.
  Et, penché vers l'oreille obscure d'Afranus:
  --Nous sommes peu nombreux et follement venus;
  Cet homme est fort.

                     --Très fort, dit le marquis Sénèque.
  --Laissez-moi l'inviter à souper, dit l'évêque.

  Et c'est pourquoi l'on voit maintenant à Carpi
  Un grand baron de marbre en l'église assoupi;
  C'est le tombeau d'Onfroy, ce héros d'un autre âge,
  Avec son épitaphe exaltant son courage,
  Sa vertu, son fier cœur plus haut que les destins,
  Faite par Afranus, évêque, en vers latins.




  LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE

  I

  ISORA DE FINAL.--FABRICE D'ALBENGA


  Tout au bord de la mer de Gênes, sur un mont
  Qui jadis vit passer les francs de Pharamond,
  Un enfant, un aïeul, seuls dans la citadelle
  De Final sur qui veille une garde fidèle,
  Vivent bien entourés de murs et de ravins;
  Et l'enfant a cinq ans et l'aïeul quatrevingts.

  L'enfant est Isora de Final, héritière
  Du fief dont Witikind a tracé la frontière;
  L'orpheline n'a plus près d'elle que l'aïeul.
  L'abandon sur Final a jeté son linceul;
  L'herbe, dont, par endroits, les dalles sont couvertes,
  Aux fentes des pavés fait des fenêtres vertes;
  Sur la route oubliée on n'entend plus un pas;
  Car le père et la mère, hélas! ne s'en vont pas
  Sans que la vie autour des enfants s'assombrisse.

  L'aïeul est le marquis d'Albenga, ce Fabrice
  Qui fut bon; cher au pâtre, aimé du laboureur;
  Il fut, pour guerroyer le pape ou l'empereur,
  Commandeur de la mer et général des villes;
  Gênes le fit abbé du peuple, et, des mains viles
  Ayant livré l'état aux rois, il combattit.
  Tout homme auprès de lui jadis semblait petit;
  L'antique Sparte était sur son visage empreinte;
  La loyauté mettait sa cordiale étreinte
  Dans la main de cet homme à bien faire obstiné.
  Comme il était bâtard d'Othon, dit le Non-Né
  Parce qu'on le tira, vers l'an douze cent trente,
  Du ventre de sa mère Honorate expirante,
  Les rois faisaient dédain de ce fils belliqueux;
  Fabrice s'en vengeait en étant plus grand qu'eux.
  A vingt ans, il était blond et beau; ce jeune homme
  Avait l'air d'un tribun militaire de Rome;
  Comme pour exprimer les détours du destin
  Dont le héros triomphe, un graveur florentin
  Avait sur son écu sculpté le labyrinthe;
  Les femmes l'admiraient, se montrant avec crainte
  La tête de lion qu'il avait dans le dos.
  Il a vu les plus fiers, Requesens et Chandos,
  Et Robert, avoué d'Arras, sieur de Béthune,
  Fuir devant son épée et devant sa fortune;
  Les princes pâlissaient de l'entendre gronder;
  Un jour, il a forcé le pape à demander
  Une fuite rapide aux galères de Gênes;
  C'était un grand briseur de lances et de chaînes,
  Guerroyant volontiers, mais surtout délivrant;
  Il a par tous été proclamé le plus grand
  D'un siècle fort auquel succède un siècle traître;
  Il a toujours frémi quand des bouches de prêtre
  Dans les sombres clairons de la guerre ont soufflé;
  Et souvent de saint Pierre il a tordu la clé
  Dans la vieille serrure horrible de l'église.
  Sa bannière cherchait la bourrasque et la bise;
  Plus d'un monstre a grincé des dents sous son talon;
  Son bras se roidissait chaque fois qu'un félon
  Déformait quelque état populaire en royaume.
  Allant, venant dans l'ombre ainsi qu'un grand fantôme,
  Fier, levant dans la nuit son cimier flamboyant,
  Homme auguste au dedans, ferme au dehors, ayant
  En lui toute la gloire et toute la patrie,
  Belle âme invulnérable et cependant meurtrie,
  Sauvant les lois, gardant les murs, vengeant les droits,
  Et sonnant dans la nuit sous tous les coups des rois,
  Cinquante ans, ce soldat, dont la tête enfin plie,
  Fut l'armure de fer de la vieille Italie,
  Et ce noir siècle, à qui tout rayon semble ôté,
  Garde quelque lueur encor de son côté.


  II

  LE DÉFAUT DE LA CUIRASSE

  Maintenant il est vieux; son donjon, c'est son cloître;
  Il tombe, et, déclinant, sent dans son âme croître
  La confiance honnête et calme des grands cœurs;
  Le brave ne croit pas au lâche, les vainqueurs
  Sont forts, et le héros est ignorant du fourbe.
  Ce qu'osent les tyrans, ce qu'accepte la tourbe,
  Il ne le sait; il est hors de ce siècle vil;
  N'en étant vu qu'à peine, à peine le voit-il;
  N'ayant jamais de ruse, il n'eut jamais de crainte;
  Son défaut fut toujours la crédulité sainte,
  Et, quand il fut vaincu, ce fut par loyauté;
  Plus de péril lui fait plus de sécurité.
  Comme dans un exil il vit seul dans sa gloire,
  Oublié; l'ancien peuple a gardé sa mémoire,
  Mais le nouveau le perd dans l'ombre, et ce vieillard,
  Qui fut astre, s'éteint dans un morne brouillard.

  Dans sa brume, où les feux du couchant se dispersent,
  Il a cette mer vaste et ce grand ciel qui versent
  Sur le bonheur la joie et sur le deuil l'ennui.

  Tout est derrière lui maintenant; tout a fui;
  L'ombre d'un siècle entier devant ses pas s'allonge;
  Il semble des yeux suivre on ne sait quel grand songe;
  Parfois, il marche et va sans entendre et sans voir.
  Vieillir, sombre déclin! l'homme est triste le soir;
  Il sent l'accablement de l'œuvre finissante.
  On dirait par instants que son âme s'absente,
  Et va savoir là-haut s'il est temps de partir.

  Il n'a pas un remords et pas un repentir;
  Après quatrevingts ans son âme est toute blanche;
  Parfois, à ce soldat qui s'accoude et se penche,
  Quelque vieux mur, croulant lui-même, offre un appui;
  Grave, il pense, et tous ceux qui sont auprès de lui
  L'aiment; il faut aimer pour jeter sa racine
  Dans un isolement et dans une ruine;
  Et la feuille de lierre a la forme d'un cœur.


  III

  AIEUL MATERNEL

  Ce vieillard, c'est un chêne adorant une fleur;
  A présent un enfant est toute sa famille.
  Il la regarde, il rêve; il dit: «C'est une fille,
  Tant mieux!» Étant aïeul du côté maternel.

  La vie en ce donjon a le pas solennel;
  L'heure passe et revient ramenant l'habitude.

  Ignorant le soupçon, la peur, l'inquiétude,
  Tous les matins, il boucle à ses flancs refroidis
  Son épée, aujourd'hui rouillée, et qui jadis
  Avait la pesanteur de la chose publique;
  Quand parfois du fourreau, vénérable relique,
  Il arrache la lame illustre avec effort,
  Calme, il y croit toujours sentir peser le sort.
  Tout homme ici-bas porte en sa main une chose,
  Où, du bien et du mal, de l'effet, de la cause,
  Du genre humain, de Dieu, du gouffre, il sent le poids;
  Le juge au front morose a son livre des lois,
  Le roi son sceptre d'or, le fossoyeur sa pelle.

  Tous les soirs il conduit l'enfant à la chapelle;
  L'enfant prie, et regarde avec ses yeux si beaux,
  Gaie, et questionnant l'aïeul sur les tombeaux;
  Et Fabrice a dans l'œil une humide étincelle.
  La main qui tremble aidant la marche qui chancelle,
  Ils vont sous les portails et le long des piliers
  Peuplés de séraphins mêlés aux chevaliers;
  Chaque statue, émue à leur pas doux et sombre,
  Vibre, et toutes ont l'air de saluer dans l'ombre,
  Les héros le vieillard, et les anges l'enfant.

  Parfois Isoretta, que sa grâce défend,
  S'échappe dès l'aurore et s'en va jouer seule
  Dans quelque grande tour qui lui semble une aïeule,
  Et qui mêle, croulante au milieu des buissons,
  La légende romane aux souvenirs saxons.
  Pauvre être qui contient toute une fière race,
  Elle trouble, en passant, le bouc, vieillard vorace,
  Dans les fentes des murs broutant le câprier;
  Pendant que derrière elle on voit l'aïeul prier,
  --Car il ne tarde pas à venir la rejoindre,
  Et cherche son enfant dès qu'il voit l'aube poindre,--
  Elle court, va, revient, met sa robe en haillons,
  Erre de tombe en tombe et suit des papillons,
  Ou s'assied, l'air pensif, sur quelque âpre architrave;
  Et la tour semble heureuse et l'enfant paraît grave;
  La ruine et l'enfance ont de secrets accords,
  Car le temps sombre y met ce qui reste des morts.


  IV

  UN SEUL HOMME SAIT OU EST CACHÉ LE TRÉSOR

  Dans ce siècle où tout peuple a son chef qui le broie,
  Parmi les rois vautours et les princes de proie,
  Certe, on n'en trouverait pas un qui méprisât
  Final, donjon splendide et riche marquisat;
  Tous les ans, les alleux, les rentes, les censives,
  Surchargent vingt mulets de sacoches massives;
  La grande tour surveille, au milieu du ciel bleu,
  Le sud, le nord, l'ouest et l'est, et saint Mathieu,
  Saint Marc, saint Luc, saint Jean, les quatre évangélistes,
  Sont sculptés et dorés sur les quatre balistes;
  La montagne a pour garde, en outre, deux châteaux,
  Soldats de pierre ayant du fer sous leurs manteaux.
  Le trésor, quand du coffre on détache les boucles,
  Semble à qui l'entrevoit un rêve d'escarboucles;
  Ce trésor est muré dans un caveau discret
  Dont le marquis régnant garde seul le secret,
  Et qui fut autrefois le puits d'une sachette;
  Fabrice maintenant connaît seul la cachette;
  Le fils de Witikind vieilli dans les combats,
  Othon, scella jadis dans les chambres d'en bas
  Vingt caissons dont le fer verrouille les façades,
  Et qu'Anselme, plus tard, fit remplir de cruzades
  Pour que, dans l'avenir, jamais on n'en manquât;
  Le casque du marquis est en or de ducat;
  On a sculpté deux rois persans, Narse et Tigrane,
  Dans la visière aux trous grillés de filigrane,
  Et sur le haut cimier, taillé d'un seul onyx,
  Un brasier de rubis brûle l'oiseau Phénix;
  Et le seul diamant du sceptre pèse une once.


  V

  LE CORBEAU

  Un matin, les portiers sonnent du cor. Un nonce
  Se présente; il apporte, assisté d'un coureur,
  Une lettre du roi qu'on nomme l'empereur;
  Ratbert écrit qu'avant de partir pour Tarente,
  Il viendra visiter Isora, sa parente,
  Pour lui baiser le front et pour lui faire honneur.

  Le nonce, s'inclinant, dit au marquis:--Seigneur,
  Sa majesté ne fait de visites qu'aux reines.

  Au message émané de ses mains très sereines
  L'empereur joint un don splendide et triomphant;
  C'est un grand chariot plein de jouets d'enfant;
  Isora bat des mains avec des cris de joie.

  Le nonce, retournant vers celui qui l'envoie,
  Prend congé de l'enfant, et, comme procureur
  Du très victorieux et très noble empereur,
  Fait le salut qu'on fait aux têtes souveraines.

  --Qu'il soit le bienvenu! Bas le pont! bas les chaînes!
  Dit le marquis; sonnez, la trompe et l'olifant!--
  Et, fier de voir qu'on traite en reine son enfant,
  La joie a rayonné sur sa face loyale.

  Or, comme il relisait la lettre impériale,
  Un corbeau qui passait fit de l'ombre dessus.
  --Les oiseaux noirs guidaient Judas cherchant Jésus;
  Sire, vois ce corbeau, dit une sentinelle.
  Et, regardant l'oiseau planer sur la tournelle:
  --Bah! dit l'aïeul, j'étais pas plus haut que cela,
  Compagnon, que déjà ce corbeau que voilà,
  Dans la plus fière tour de toute la contrée
  Avait bâti son nid, dont on voyait l'entrée;
  Je le connais; le soir, volant dans la vapeur,
  Il criait; tous tremblaient; mais, loin d'en avoir peur,
  Moi petit, je l'aimais; ce corbeau centenaire
  Étant un vieux voisin de l'astre et du tonnerre.


  VI

  LE PÈRE ET LA MÈRE

  Les marquis de Final ont leur royal tombeau
  Dans une cave où luit, jour et nuit, un flambeau;
  Le soir, l'homme qui met de l'huile dans les lampes
  A son heure ordinaire en descendit les rampes;
  Là, mangé par les vers dans l'ombre de la mort,
  Chaque marquis auprès de sa marquise dort,
  Sans voir cette clarté qu'un vieil esclave apporte.
  A l'endroit même où pend la lampe, sous la porte,
  Était le monument des deux derniers défunts;
  Pour raviver la flamme et brûler des parfums,
  Le serf s'en approcha; sur la funèbre table,
  Sculpté très ressemblant, le couple lamentable
  Dont Isora, sa dame, était l'unique enfant,
  Apparaissait; tous deux, dans cet air étouffant,
  Silencieux, couchés côte à côte, statues
  Aux mains jointes d'habits seigneuriaux vêtues,
  L'homme avec son lion, la femme avec son chien.
  Il vit que le flambeau nocturne brûlait bien;
  Puis, courbé, regarda, des pleurs dans la paupière,
  Ce père de granit, cette mère de pierre;
  Alors il recula, pâle; car il crut voir
  Que ces deux fronts, tournés vers la voûte au fond noir,
  S'étaient subitement assombris sur leur couche,
  Elle ayant l'air plus triste et lui l'air plus farouche.


  VII

  JOIE AU CHATEAU

  Une file de longs et pesants chariots
  Qui précède ou qui suit les camps impériaux,
  Marche là-bas avec des éclats de trompette
  Et des cris que l'écho des montagnes répète;
  Un gros de lances brille à l'horizon lointain.

  La cloche de Final tinte, et c'est ce matin
  Que du noble empereur on attend la visite.

  On arrache des tours la ronce parasite;
  On blanchit à la chaux en hâte les grands murs;
  On range dans la cour des plateaux de fruits mûrs;
  Des grenades venant des vieux monts Alpujarres,
  Le vin dans les barils et l'huile dans les jarres;
  L'herbe et la sauge en fleur jonchent tout l'escalier;

  Dans la cuisine un feu rôtit un sanglier;
  On voit fumer les peaux des bêtes qu'on écorche;
  Et tout rit; et l'on a tendu sous le grand porche
  Une tapisserie où Blanche d'Est jadis
  A brodé trois héros, Macchabée, Amadis,
  Achille, et le fanal de Rhode, et le quadrige
  D'Aétius, vainqueur du peuple latobrige,
  Et, dans trois médaillons marqués d'un chiffre en or,
  Trois poëtes, Platon, Plaute et Scæva Memor.
  Ce tapis autrefois ornait la grande chambre;
  Au dire des vieillards, l'effrayant roi sicambre,
  Witikind, l'avait fait clouer en cet endroit
  De peur que dans leur lit ses enfants n'eussent froid.


  [Illustration: TOILETTE D'ISORA.

  Dessiné par F. Flameng.      Gravé par R. de Los Rios.
        L. HÉBERT, ÉDITEUR       Imp. Wittmann.]

  VIII

  LA TOILETTE D'ISORA

  Cris, chansons; et voilà ces vieilles tours vivantes.
  La chambre d'Isora se remplit de servantes;
  Pour faire un digne accueil au roi d'Arle, on revêt
  L'enfant de ses habits de fête; à son chevet,
  L'aïeul, dans un fauteuil d'orme incrusté d'érable,
  S'assied, songeant aux jours passés, et, vénérable,
  Il contemple Isora, front joyeux, cheveux d'or,
  Comme les chérubins peints dans le corridor,
  Regard d'enfant Jésus que porte la madone,
  Joue ignorante où dort le seul baiser qui donne
  Aux lèvres la fraîcheur, tous les autres étant
  Des flammes, même, hélas! quand le cœur est content.
  Isore est sur le lit assise, jambes nues;
  Son œil bleu rêve avec des lueurs ingénues;
  L'aïeul rit, doux reflet de l'aube sur le soir!
  Et le sein de l'enfant, demi-nu, laisse voir
  Ce bouton rose, germe auguste des mamelles;
  Et ses beaux petits bras ont des mouvements d'ailes.
  Le vétéran lui prend les mains, les réchauffant;
  Et, dans tout ce qu'il dit aux femmes, à l'enfant,
  Sans ordre, en en laissant deviner davantage,
  Espèce de murmure enfantin du grand âge,
  Il semble qu'on entend parler toutes les voix
  De la vie, heur, malheur, à présent, autrefois,
  Deuil, espoir, souvenir, rire et pleurs, joie et peine;
  Ainsi tous les oiseaux chantent dans le grand chêne.

  --Fais-toi belle; un seigneur va venir; il est bon;
  C'est l'empereur; un roi; ce n'est pas un barbon,
  Comme nous; il est jeune; il est roi d'Arle, en France;
  Vois-tu, tu lui feras ta belle révérence,
  Et tu n'oublieras pas de dire: monseigneur.
  Vois tous les beaux cadeaux qu'il nous fait! Quel bonheur!
  Tous nos bons paysans viendront, parce qu'on t'aime;
  Et tu leur jetteras des sequins d'or, toi-même,
  De façon que cela tombe dans leur bonnet.

  Et le marquis, parlant aux femmes, leur prenait
  Les vêtements des mains.

                          --Laissez, que je l'habille!
  Oh! quand sa mère était toute petite fille,
  Et que j'étais déjà barbe grise, elle avait
  Coutume de venir dès l'aube à mon chevet;
  Parfois, elle voulait m'attacher mon épée,
  Et, de la dureté d'une boucle occupée,
  Ou se piquant les doigts aux clous du ceinturon,
  Elle riait. C'était le temps où mon clairon
  Sonnait superbement à travers l'Italie.
  Ma fille est maintenant sous terre, et nous oublie.
  D'où vient qu'elle a quitté sa tâche, ô dure loi!
  Et qu'elle dort déjà quand je veille encor, moi?
  La fille qui grandit sans la mère, chancelle.
  Oh! c'est triste, et je hais la mort. Pourquoi prend-elle
  Cette jeune épousée et non mes pas tremblants?
  Pourquoi ces cheveux noirs et non mes cheveux blancs?

  Et, pleurant, il offrait à l'enfant des dragées.

  --Les choses ne sont pas ainsi bien arrangées;
  Celui qui fait le choix se trompe; il serait mieux
  Que l'enfant eût la mère et la tombe le vieux.
  Mais de la mère au moins il sied qu'on se souvienne;
  Et, puisqu'elle a ma place, hélas! je prends la sienne.

  «Vois donc le beau soleil et les fleurs dans les prés!
  C'est par un jour pareil, les grecs étant rentrés
  Dans Smyrne, le plus grand de leurs ports maritimes,
  Que, le bailli de Rhode et moi, nous les battîmes.
  Mais regarde-moi donc tous ces beaux jouets-là!
  Vois ce reître, on dirait un archer d'Attila.
  Mais c'est qu'il est vêtu de soie et non de serge!
  Et le chapeau d'argent de cette sainte Vierge!
  Et ce bonhomme en or! Ce n'est pas très hideux.
  Mais comme nous allons jouer demain tous deux!
  Si ta mère était là, qu'elle serait contente!
  Ah! quand on est enfant, ce qui plaît, ce qui tente,
  C'est un hochet qui sonne un moment dans la main,
  Peu de chose le soir et rien le lendemain;
  Plus tard, on a le goût des soldats véritables,
  Des palefrois battant du pied dans les étables,
  Des drapeaux, des buccins jetant de longs éclats,
  Des camps, et c'est toujours la même chose, hélas!
  Sinon qu'alors on a du sang à ses chimères.
  Tout est vain. C'est égal, je plains les pauvres mères
  Qui laissent leurs enfants derrière elles ainsi.--

  Ainsi parlait l'aïeul, l'œil de pleurs obscurci,
  Souriant cependant, car telle est l'ombre humaine.
  Tout à l'ajustement de son ange de reine,
  Il habillait l'enfant, et, tandis qu'à genoux
  Les servantes chaussaient ces pieds charmants et doux
  Et, les parfumant d'ambre, en lavaient la poussière,
  Il nouait gauchement la petite brassière,
  Ayant plus d'habitude aux chemises d'acier.


  IX

  JOIE HORS DU CHATEAU

  Le soir vient, le soleil descend dans son brasier;
  Et voilà qu'au penchant des mers, sur les collines,
  Partout, les milans roux, les chouettes félines,
  L'autour glouton, l'orfraie horrible dont l'œil luit
  Avec du sang le jour, qui devient feu la nuit,
  Tous les tristes oiseaux mangeurs de chair humaine,
  Fils de ces vieux vautours nés de l'aigle romaine
  Que la louve d'airain aux cirques appela,
  Qui suivaient Marius et connaissaient Sylla,
  S'assemblent; et les uns, laissant un crâne chauve,
  Les autres, aux gibets essuyant leur bec fauve,
  D'autres, d'un mât rompu quittant les noirs agrès,
  D'autres, prenant leur vol du mur des lazarets,
  Tous, joyeux et criant, en tumulte et sans nombre,
  Ils se montrent Final, la grande cime sombre
  Qu'Othon, fils d'Aleram le Saxon, crénela,
  Et se disent entre eux: Un empereur est là!


  X

  SUITE DE LA JOIE

  Cloche; acclamations; gémissements; fanfares;
  Feux de joie; et les tours semblent toutes des phares,
  Tant on a, pour fêter ce jour grand à jamais,
  De brasiers frissonnants encombré leurs sommets.
  La table colossale en plein air est dressée.
  Ce qu'on a sous les yeux répugne à la pensée
  Et fait peur; c'est la joie effrayante du mal;
  C'est plus que le démon, c'est moins que l'animal;
  C'est la cour du donjon tout entière rougie
  D'une prodigieuse et ténébreuse orgie;
  C'est Final, mais Final vaincu, tombé, flétri;
  C'est un chant dans lequel semble se tordre un cri;
  Un gouffre où les lueurs de l'enfer sont voisines
  Du rayonnement calme et joyeux des cuisines;
  Le triomphe de l'ombre, obscène, effronté, cru;
  Le souper de Satan dans un rêve apparu.

  A l'angle de la cour, ainsi qu'un témoin sombre,
  Un squelette de tour, formidable décombre,
  Sur son faîte vermeil d'où s'enfuit le corbeau,
  Dresse et secoue aux vents, brûlant comme un flambeau
  Tout le branchage et tout le feuillage d'un orme;
  Valet géant portant un chandelier énorme.

  Le drapeau de l'empire, arboré sur ce bruit,
  Gonfle son aigle immense au souffle de la nuit.

  Tout un cortége étrange est là; femmes et prêtres;
  Prélats parmi les ducs, moines parmi les reîtres;
  Les crosses et les croix d'évêques, au milieu
  Des piques et des dards, mêlent aux meurtres Dieu;
  Les mitres figurant de plus gros fers de lance.
  Un tourbillon d'horreur, de nuit, de violence,
  Semble emplir tous ces cœurs; que disent-ils entre eux,
  Ces hommes? En voyant ces convives affreux,
  On doute si l'aspect humain est véritable;
  Un sein charmant se dresse au-dessus de la table,
  On redoute au-dessous quelque corps tortueux;
  C'est un de ces banquets du monde monstrueux
  Qui règne et vit depuis les Héliogabales;
  Le luth lascif s'accouple aux féroces cymbales;
  Le cynique baiser cherche à se prodiguer;
  Il semble qu'on pourrait à peine distinguer
  De ces hommes les loups, les chiennes de ces femmes;
  A travers l'ombre, on voit toutes les soifs infâmes,
  Le désir, l'instinct vil, l'ivresse aux cris hagards,
  Flamboyer dans l'étoile horrible des regards.

  Quelque chose de rouge entre les dalles fume;
  Mais, si tiède que soit cette douteuse écume,
  Assez de barils sont éventrés et crevés
  Pour que ce soit du vin qui court sur les pavés.

  Est-ce une vaste noce? est-ce un deuil morne et triste?
  On ne sait pas à quel dénoûment on assiste,
  Si c'est quelque affreux monde à la terre étranger,
  Si l'on voit des vivants ou des larves manger,
  Et si ce qui dans l'ombre indistincte surnage
  Est la fin d'un festin ou la fin d'un carnage.

  Par moments, le tambour, le cistre, le clairon,
  Font ces rages de bruit qui rendaient fou Néron.
  Ce tumulte rugit, chante, boit, mange, râle.
  Sur un trône est assis Ratbert, content et pâle.

  C'est, parmi le butin, les chants, les arcs de fleurs,
  Dans un antre de rois un Louvre de voleurs.

  Presque nue au milieu des montagnes de roses,
  Comme des déités dans les apothéoses,
  Altière, recevant vaguement les saluts,
  Marquant avec ses doigts la mesure des luths,
  Ayant dans le gala les langueurs de l'alcôve,
  Près du maître sourit Matha, la blonde fauve;
  Et sous la table, heureux, du genou la pressant,
  Le roi cherche son pied dans les mares de sang.

  Les grands brasiers, ouvrant leur gouffre d'étincelles,
  Font resplendir les ors d'un chaos de vaisselles;
  On ébrèche aux moutons, aux lièvres montagnards,
  Aux faisans, les couteaux tout à l'heure poignards;
  Sixte Malaspina, derrière le roi, songe;
  Toute lèvre se rue à l'ivresse et s'y plonge;
  On achève un mourant en perçant un tonneau;
  L'œil croit, parmi les os de chevreuil et d'agneau,
  Aux tremblantes clartés que les flambeaux prolongent,
  Voir des profils humains dans ce que les chiens rongent;
  Des chanteurs grecs, portant des images d'étain
  Sur leurs chapes, selon l'usage byzantin,
  Chantent Ratbert, césar, roi, vainqueur, dieu, génie;
  On entend sous les bancs des soupirs d'agonie;
  Une odeur de tuerie et de cadavres frais
  Se mêle au vague encens brûlant dans les coffrets
  Et les boîtes d'argent sur des trépieds de nacre;
  Les pages, les valets, encor chauds du massacre,
  Servent dans le banquet leur empereur ravi
  Et sombre, après l'avoir dans le meurtre servi;
  Sur le bord des plats d'or on voit des mains sanglantes;
  Ratbert s'accoude avec des poses indolentes;
  Au-dessus du festin, dans le ciel blanc du soir,
  De partout, des hanaps, du buffet, du dressoir,
  Des plateaux où les paons ouvrent leurs larges queues,
  Des écuelles où brûle un philtre aux lueurs bleues,
  Des verres, d'hypocras et de vin écumants,
  Des bouches des buveurs, des bouches des amants,
  S'élève une vapeur gaie, ardente, enflammée,
  Et les âmes des morts sont dans cette fumée.


  XI

  TOUTES LES FAIMS SATISFAITES

  C'est que les noirs oiseaux de l'ombre ont eu raison,
  C'est que l'orfraie a bien flairé la trahison,
  C'est qu'un fourbe a surpris le vaillant sans défense,
  C'est qu'on vient d'écraser la vieillesse et l'enfance.
  En vain quelques soldats fidèles ont voulu
  Résister, à l'abri d'un créneau vermoulu;
  Tous sont morts; et de sang les dalles sont trempées
  Et la hache, l'estoc, les masses, les épées
  N'ont fait grâce à pas un, sur l'ordre que donna
  Le roi d'Arle au prévôt Sixte Malaspina.
  Et, quant aux plus mutins, c'est ainsi que les nomme
  L'aventurier royal fait empereur par Rome,
  Trente sur les crochets et douze sur le pal
  Expirent au-dessus du porche principal.

  Tandis qu'en joyeux chants les vainqueurs se répandent,
  Auprès de ces poteaux et de ces croix où pendent
  Ceux que Malaspina vient de supplicier,
  Corbeaux, hiboux, milans, tout l'essaim carnassier,
  Venus des monts, des bois, des cavernes, des havres,
  S'abattent par volée, et font sur les cadavres
  Un banquet, moins hideux que celui d'à côté.

  Ah! le vautour est triste à voir, en vérité,
  Déchiquetant sa proie et planant; on s'effraie
  Du cri de la fauvette aux griffes de l'orfraie;
  L'épervier est affreux rongeant des os brisés;
  Pourtant, par l'ombre immense on les sent excusés,
  L'impénétrable faim est la loi de la terre,
  Et le ciel, qui connaît la grande énigme austère,
  La nuit, qui sert de fond au guet mystérieux
  Du hibou promenant la rondeur de ses yeux
  Ainsi qu'à l'araignée ouvrant ses pâles toiles,
  Met à ce festin sombre une nappe d'étoiles;
  Mais l'être intelligent, le fils d'Adam, l'élu
  Qui doit trouver le bien après l'avoir voulu,
  L'homme exterminant l'homme et riant, épouvante,
  Même au fond de la nuit, l'immensité vivante,
  Et, que le ciel soit noir ou que le ciel soit bleu,
  Caïn tuant Abel est la stupeur de Dieu.


  XII

  QUE C'EST FABRICE QUI EST UN TRAITRE

  Un homme qu'un piquet de lansquenets escorte,
  Qui tient une bannière inclinée, et qui porte
  Une jacque de vair taillée en éventail,
  Un héraut, fait ce cri devant le grand portail:

  «Au nom de l'empereur clément et plein de gloire,
  --Dieu le protége!--peuple! il est pour tous notoire
  Que le traître marquis Fabrice d'Albenga
  Jadis avec les gens des villes se ligua,
  Et qu'il a maintes fois guerroyé le saint-siége;
  C'est pourquoi l'empereur très clément,--Dieu protége
  L'empereur!--le citant à son haut tribunal,
  A pris possession de l'état de Final.»

  L'homme ajoute, dressant sa bannière penchée:
  --Qui me contredira, soit sa tête tranchée,
  Et ses biens confisqués à l'empereur. J'ai dit.


  XIII

  SILENCE

  Tout à coup on se tait; ce silence grandit,
  Et l'on dirait qu'au choc brusque d'un vent qui tombe,
  Cet enfer a repris sa figure de tombe;
  Ce pandémonium, ivre d'ombre et d'orgueil,
  S'éteint; c'est qu'un vieillard a paru sur le seuil;
  Un prisonnier, un juge, un fantôme; l'ancêtre!

  C'est Fabrice.

                 On l'amène à la merci du maître.
  Ses blêmes cheveux blancs couronnent sa pâleur;
  Il a les bras liés au dos comme un voleur;
  Et, pareil au milan qui suit des yeux sa proie,
  Derrière le captif, marche, sans qu'il le voie,
  Un homme qui tient haute une épée à deux mains.

  Matha, fixant sur lui ses beaux yeux inhumains,
  Rit sans savoir pourquoi, rire étant son caprice.
  Dix valets de la lance environnent Fabrice.
  Le roi dit:--Le trésor est caché dans un lieu
  Qu'ici tu connais seul, et je jure par Dieu
  Que, si tu dis l'endroit, marquis, ta vie est sauve.

  Fabrice lentement lève sa tête chauve
  Et se tait.

              Le roi dit:--Es-tu sourd, compagnon?

  Un reître avec le doigt fait signe au roi que non.
  --Marquis, parle! ou sinon, vrai comme je me nomme
  Empereur des romains, roi d'Arle et gentilhomme,
  Lion, tu vas japper ainsi qu'un épagneul.
  Ici, bourreaux!--Réponds, le trésor?

                                       Et l'aïeul
  Semble, droit et glacé parmi les fers de lance,
  Avoir déjà pris place en l'éternel silence.

  Le roi dit:--Préparez les coins et les crampons.
  Pour la troisième fois, parleras-tu? Réponds.

  Fabrice, sans qu'un mot d'entre ses lèvres sorte,
  Regarde le roi d'Arle et d'une telle sorte,
  Avec un si superbe éclair, qu'il l'interdit;
  Et Ratbert, furieux sous ce regard, bondit
  Et crie, en s'arrachant le poil de la moustache:
  --Je te trouve idiot et mal en point, et sache
  Que les jouets d'enfant étaient pour toi, vieillard!
  Çà, rends-moi ce trésor, fruit de tes vols, pillard!
  Et ne m'irrite pas, ou ce sera ta faute,
  Et je vais envoyer sur ta tour la plus haute
  Ta tête au bout d'un pieu se taire dans la nuit.

  Mais l'aïeul semble d'ombre et de pierre construit;
  On dirait qu'il ne sait pas même qu'on lui parle.

  --Le brodequin! A toi, bourreau! dit le roi d'Arle.

  Le bourreau vient, la foule effarée écoutait.

  On entend l'os crier, mais la bouche se tait.

  Toujours prêt à frapper le prisonnier en traître,
  Le coupe-tête jette un coup d'œil à son maître.

  --Attends que je te fasse un signe, dit Ratbert.
  Et, reprenant:

                --Voyons, toi chevalier haubert,
  Mais cadet, toi marquis, mais bâtard, si tu donnes
  Ces quelques diamants de plus à mes couronnes,
  Si tu veux me livrer ce trésor, je te fais
  Prince, et j'ai dans mes ports dix galères de Fez
  Dont je te fais présent avec cinq cents esclaves.

  Le vieillard semble sourd et muet.

                                    --Tu me braves!
  Eh bien! tu vas pleurer, dit le fauve empereur.


  XIV

  RATBERT REND L'ENFANT A L'AIEUL

  Et voici qu'on entend comme un souffle d'horreur
  Frémir, même en cette ombre et même en cette horde.
  Une civière passe, il y pend une corde;
  Un linceul la recouvre; on la pose à l'écart;
  On voit deux pieds d'enfant qui sortent du brancard.
  Fabrice, comme au vent se renverse un grand arbre,
  Tremble, et l'homme de chair sous cet homme de marbre
  Reparaît; et Ratbert fait lever le drap noir.

  C'est elle! Isora! pâle, inexprimable à voir,
  Étranglée; et sa main crispée, et cela navre,
  Tient encore un hochet; pauvre petit cadavre!

  L'aïeul tressaille avec la force d'un géant;
  Formidable, il arrache au brodequin béant
  Son pied dont le bourreau vient de briser le pouce;
  Les bras toujours liés, de l'épaule il repousse
  Tout ce tas de démons, et va jusqu'à l'enfant,
  Et sur ses deux genoux tombe, et son cœur se fend.
  Il crie en se roulant sur la petite morte:

  --Tuée! ils l'ont tuée! et la place était forte,
  Le pont avait sa chaîne et la herse ses poids,
  On avait des fourneaux pour le soufre et la poix,
  On pouvait mordre avec ses dents le roc farouche,
  Se défendre, hurler, lutter, s'emplir la bouche
  De feu, de plomb fondu, d'huile, et les leur cracher
  A la figure avec les éclats du rocher!
  Non! on a dit: Entrez, et, par la porte ouverte,
  Ils sont entrés! la vie à la mort s'est offerte!
  On a livré la place, on n'a point combattu!
  Voilà la chose; elle est toute simple; ils n'ont eu
  Affaire qu'à ce vieux misérable imbécile!
  Égorger un enfant, ce n'est pas difficile.
  Tout à l'heure, j'étais tranquille, ayant peu vu
  Qu'on tuât des enfants, et je disais: Pourvu
  Qu'Isora vive, eh bien! après cela, qu'importe?--
  Mais l'enfant! O mon Dieu! c'est donc vrai qu'elle est morte!
  Penser que nous étions là tous deux hier encor!
  Elle allait et venait dans un gai rayon d'or;
  Cela jouait toujours, pauvre mouche éphémère!
  C'était la petite âme errante de sa mère!
  Le soir, elle posait son doux front sur mon sein,
  Et dormait...--Ah! brigand! assassin! assassin!

  Il se dressait, et tout tremblait dans le repaire,
  Tant c'était la douleur d'un lion et d'un père,
  Le deuil, l'horreur, et tant ce sanglot rugissait!

  --Et moi qui, ce matin, lui nouais son corset!
  Je disais: Fais-toi belle, enfant! Je parais l'ange
  Pour le spectre.--Oh! ris donc là-bas, femme de fange!
  Riez tous! Idiot, en effet, moi qui crois
  Qu'on peut se confier aux paroles des rois
  Et qu'un hôte n'est pas une bête féroce!
  Le roi, les chevaliers, l'évêque avec sa crosse,
  Ils sont venus, j'ai dit: Entrez; c'étaient des loups!
  Est-ce qu'ils ont marché sur elle avec des clous
  Qu'elle est toute meurtrie? Est-ce qu'ils l'ont battue?
  Et voilà maintenant nos filles qu'on nous tue
  Pour voler un vieux casque en vieil or de ducat!
  Je voudrais que quelqu'un d'honnête m'expliquât
  Cet événement-ci, voilà ma fille morte!
  Dire qu'un empereur vient avec une escorte,
  Et que des gens nommés Farnèse, Spinola,
  Malaspina, Cibo, font de ces choses-là,
  Et qu'on se met à cent, à mille, avec ce prêtre,
  Ces femmes, pour venir prendre un enfant en traître,
  Et que l'enfant est là, mort, et que c'est un jeu;
  C'est à se demander s'il est encore un Dieu,
  Et si, demain, après de si lâches désastres,
  Quelqu'un osera faire encor lever les astres!
  M'avoir assassiné ce petit être-là!
  Mais c'est affreux d'avoir à se mettre cela
  Dans la tête, que c'est fini, qu'ils l'ont tuée,
  Qu'elle est morte!--Oh! ce fils de la prostituée,
  Ce Ratbert, comme il m'a hideusement trompé!
  O Dieu! de quel démon est cet homme échappé?
  Vraiment! est-ce donc trop espérer que de croire
  Qu'on ne va point, par ruse et par trahison noire,
  Massacrer des enfants, broyer des orphelins,
  Des anges, de clarté céleste encor tout pleins!
  Mais c'est qu'elle est là, morte, immobile, insensible!
  Je n'aurais jamais cru que cela fût possible.
  Il faut être le fils de cette infâme Agnès!
  Rois! j'avais tort jadis quand je vous épargnais;
  Quand, pouvant vous briser au front le diadème,
  Je vous lâchais, j'étais un scélérat moi-même,
  J'étais un meurtrier d'avoir pitié de vous!
  Oui, j'aurais dû vous tordre entre mes serres, tous!
  Est-ce qu'il est permis d'aller dans les abîmes
  Reculer la limite effroyable des crimes,
  De voler, oui, ce sont des vols, de faire un tas
  D'abominations, de maux et d'attentats,
  De tuer des enfants et de tuer des femmes,
  Sous prétexte qu'on fut, parmi les oriflammes
  Et les clairons, sacré devant le monde entier
  Par Urbain quatre, pape, et fils d'un savetier!
  Que voulez-vous qu'on fasse à de tels misérables?
  Avoir mis son doigt noir sur ces yeux adorables!
  Ce chef-d'œuvre du Dieu vivant, l'avoir détruit!
  Quelle mamelle d'ombre et d'horreur et de nuit,
  Dieu juste, a donc été de ce monstre nourrice?
  Un tel homme suffit pour qu'un siècle pourrisse.
  Plus de bien ni de mal, plus de droit, plus de lois.
  Est-ce que le tonnerre est absent quelquefois?
  Est-ce qu'il n'est pas temps que la foudre se prouve,
  Cieux profonds, en broyant ce chien, fils de la louve?
  Oh! sois maudit, maudit, maudit, et sois maudit,
  Ratbert, empereur, roi, césar, escroc, bandit!
  O grand vainqueur d'enfants de cinq ans! maudits soient
  Les pas que font tes pieds, les jours que tes yeux voient,
  Et la gueuse qui t'offre en riant son sein nu,
  Et ta mère publique, et ton père inconnu!
  Terre et cieux! c'est pourtant bien le moins qu'un doux être
  Qui joue à notre porte et sous notre fenêtre,
  Qui ne fait rien que rire et courir dans les fleurs,
  Et qu'emplir de soleil nos pauvres yeux en pleurs,
  Ait le droit de jouir de l'aube qui l'enivre,
  Puisque les empereurs laissent les forçats vivre,
  Et puisque Dieu, témoin des deuils et des horreurs,
  Laisse sous le ciel noir vivre les empereurs!


  XV

  LES DEUX TÊTES

  Ratbert, en ce moment, distrait jusqu'à sourire,
  Écoutait Afranus à voix basse lui dire:
  --Majesté, le caveau du trésor est trouvé.

  L'aïeul pleurait.

                   --Un chien, au coin des murs crevé,
  Est un être enviable auprès de moi. Va, pille,
  Vole, égorge, empereur! O ma petite fille,
  Parle-moi! Rendez-moi mon doux ange, ô mon Dieu!
  Elle ne va donc pas me regarder un peu?
  Mon enfant! Tous les jours nous allions dans les lierres.
  Tu disais: Vois les fleurs, et moi: Prends garde aux pierres!
  Et je la regardais, et je crois qu'un rocher
  Se fût attendri rien qu'en la voyant marcher.
  Hélas! avoir eu foi dans ce monstrueux drôle!
  Mets ta tête adorée auprès de mon épaule.
  Est-ce que tu m'en veux? C'est moi qui suis là! Dis,
  Tu n'ouvriras donc plus tes yeux du paradis!
  Je n'entendrai donc plus ta voix, pauvre petite!
  Tout ce qui me tenait aux entrailles me quitte;
  Et ce sera mon sort, à moi, le vieux vainqueur,
  Qu'à deux reprises Dieu m'ait arraché le cœur,
  Et qu'il ait retiré de ma poitrine amère
  L'enfant, après m'avoir ôté du flanc la mère!
  Mon Dieu, pourquoi m'avoir pris cet être si doux?
  Je n'étais pourtant pas révolté contre vous,
  Et je consentais presque à ne plus avoir qu'elle.
  Morte! et moi, je suis là, stupide, qui l'appelle!
  Oh! si je n'avais pas les bras liés, je crois
  Que je réchaufferais ses pauvres membres froids.
  Comme ils l'ont fait souffrir! La corde l'a coupée.
  Elle saigne.

               Ratbert, blême et la main crispée,
  Le voyant à genoux sur son ange dormant,
  Dit:--Porte-glaive, il est ainsi commodément.

  Le porte-glaive fit, n'étant qu'un misérable,
  Tomber sur l'enfant mort la tête vénérable.

  Et voici ce qu'on vit dans ce même instant-là:
  La tête de Ratbert sur le pavé roula,
  Hideuse, comme si le même coup d'épée,
  Frappant deux fois, l'avait avec l'autre coupée.

  L'horreur fut inouïe; et tous, se retournant,
  Sur le grand fauteuil d'or du trône rayonnant
  Aperçurent le corps de l'empereur sans tête,
  Et son cou d'où sortait, dans un bruit de tempête,
  Un flot rouge, un sanglot de pourpre, éclaboussant
  Les convives, le trône et la table, de sang.

  Alors dans la clarté d'abîme et de vertige
  Qui marque le passage énorme d'un prodige,
  Des deux têtes on vit l'une, celle du roi,
  Entrer sous terre et fuir dans le gouffre d'effroi
  Dont l'expiation formidable est la règle,
  Et l'autre s'envoler avec des ailes d'aigle.


  XVI

  APRÈS JUSTICE FAITE

  L'ombre couvre à présent Ratbert, l'homme de nuit.
  Nos pères--c'est ainsi qu'un nom s'évanouit--
  Défendaient d'en parler, et du mur de l'histoire
  Les ans ont effacé cette vision noire.

  Le glaive qui frappa ne fut point aperçu;
  D'où vint ce sombre coup, personne ne l'a su;
  Seulement, ce soir-là, bêchant pour se distraire,
  Héraclius le Chauve, abbé de Joug-Dieu, frère
  D'Acceptus, archevêque et primat de Lyon,
  Étant aux champs avec le diacre Pollion,
  Vit, dans les profondeurs par les vents remuées,
  Un archange essuyer son épée aux nuées.




  XIX

  WELF

  CASTELLAN D'OSBOR


  WELF.
  CYADMIS.
  HUG.
  OTHON.
  SYLVESTRE.
  UNE PETITE FILLE, mendiante.
  L'HUISSIER DE L'EMPIRE.
  PAYSANS, BOURGEOIS, ÉTUDIANTS DE L'UNIVERSITÉ CARLOVINGIENNE, SOLDATS.

  Devant le précipice d'Osbor.


  Le rebord d'un précipice. Au delà du précipice, qui est très
    étroit, se profile une haute tour crénelée sans fenêtres. Des
    meurtrières çà et là. Le pont levis dressé cache la porte. Le
    précipice sert de fossé à cette tour. Derrière la tour, monte, à perte
    de vue, la montagne couverte de sapins. On ne voit pas le ciel.


  SCÈNE PREMIÈRE.

  L'HUISSIER DE L'EMPIRE, un groupe de GENS DU PEUPLE.

  L'huissier de l'empire, en dalmatique d'argent semée d'aigles noirs,
    entre, précédé des quatre massiers de la Diète. Il est suivi d'un
    groupe de paysans et de bourgeois. Il se tourne vers la tour, où l'on
    ne voit personne.

  L'HUISSIER.

  Je fais sommation, moi l'huissier de l'empire,
  A toi, baron, rebelle à la Diète de Spire.
  Rends-toi, sors. Comparais.

  Silence profond dans la tour. On n'y distingue ni un bruit, ni une
  lumière. Elle semble inhabitée.

  UN BOURGEOIS, survenant, aux autres.

                              A-t-il répondu?

  UN PAYSAN.

                                              Non.

  L'HUISSIER.

  J'ai dit.

  Il passe, et disparaît avec les quatre massiers.

  LE BOURGEOIS, montrant la tour.

            Quel fier dédain! Quel rude compagnon!

  UN ÉTUDIANT, de l'université carlovingienne.

  Compagnon de personne.

  LE PAYSAN.

                         Oui, pas un ne l'égale.

  L'ÉTUDIANT.

  Parfois aux champs fauchés il reste une cigale;
  Ainsi cet homme libre est demeuré debout.

  LE BOURGEOIS.

  Oui, ce mont excepté, l'esclavage est partout.

  L'ÉTUDIANT.

  Welf, à lui seul, tient tête aux princes d'Allemagne.

  UN VIEILLARD.

  Il ne veut pas qu'on passe à travers sa montagne,
  Il est le protecteur d'un pays inconnu.
  Qui troublerait ces monts serait le mal venu.
  Il est père des bois. Sa tour fait sentinelle.
  Il défend le sapin, l'if, la neige éternelle,
  La route avec ses fleurs, la biche avec ses faons,
  Et les petits oiseaux sont ses petits enfants.
  Il guette. Son regard a des éclairs funèbres
  Pour quiconque oserait attaquer ces ténèbres.
  On voit la silhouette âpre du chevalier
  Dans l'entre-croisement des branches du hallier.
  Une sérénité nocturne l'environne.
  Son casque n'a jamais salué de couronne.
  Il se tient là, barrant le chemin, rassurant
  La forêt, le ravin, le rocher, le torrent,
  Et garde vierge, aux yeux de toute la contrée,
  L'ombre où cette montagne auguste donne entrée.

  LE BOURGEOIS.

  Il est seul dans sa tour?

  LE VIEILLARD.

                            Il n'a pas un archer.

  LE PAYSAN à un autre paysan, montrant la tour.

  Tiens! entre les créneaux on peut le voir marcher.

  L'ÉTUDIANT.

  Tant qu'il vit, la patrie aux fers n'est pas éteinte.

  LE VIEILLARD.

  Il n'a jamais voulu se marier, de crainte
  D'introduire en son antre une timidité.

  L'ÉTUDIANT.

  Ici l'on rampe.

  LE VIEILLARD.

                  Il est seul de l'autre côté.

  LE BOURGEOIS.

  On dit qu'il vit là, fauve et noir, sans chefs, sans règles,
  Qu'il se fait apporter à manger par les aigles,
  Et qu'il n'a jamais ri.

  LE VIEILLARD.

                          Deuil fièrement porté!
  Il est veuf.

  LE BOURGEOIS.

               Veuf de qui?

  LE VIEILLARD.

                            Veuf de la liberté.

  L'ÉTUDIANT.

  Puissant vieillard!

  LE VIEILLARD.

                      Il est inaccessible; il garde
  Son fossé, tient dressé son pont-levis, regarde
  Par les trous de sa herse, et n'a jamais d'ennui,
  Sentant le mont immense en paix derrière lui.

  LE BOURGEOIS, regardant à ses pieds.

  Le précipice est sombre.

  L'ÉTUDIANT, regardant au-dessus de sa tête.

                           Et la muraille est haute.

  LE BOURGEOIS.

  Mais s'il repousse un maître, admettrait-il un hôte?

  LE VIEILLARD.

  Un pauvre, oui.

  L'ÉTUDIANT.

                  Jamais roi dans sa coupe ne but.

  LE VIEILLARD.

  Il vit sans rendre hommage et sans payer tribut.

  LE BOURGEOIS.

  Qu'il est heureux! Hélas, les impôts nous obèrent.

  LE VIEILLARD.

  Mais cela va finir. Les princes délibèrent.

  Montrant le revers de la montagne opposée au précipice.

  Ils sont là.

  LE BOURGEOIS.

               Qui donc?

  LE VIEILLARD.

                         Qui? Notre duc Cyadmis,
  Le roi d'Arle, et les deux formidables amis
  Qui ne se quittent pas,--l'un maudit, l'autre frappe,--
  Othon trois, empereur, et Sylvestre deux, pape.

  L'ÉTUDIANT.

  Qu'importe! le rocher est fort, Welf est viril.
  Welf ignore la peur, mais connaît le péril.

  LE BOURGEOIS.

  Aussi marche-t-il droit sur lui.

  L'ÉTUDIANT.

                                   Pas plus qu'Hercule
  Il ne tremble, et pas plus qu'Achille il ne recule.

  LE BOURGEOIS.

  Robuste, il songe, au bord de l'abîme béant.

  L'ÉTUDIANT.

  Une douceur d'étoile, et le bras d'un géant!

  LE VIEILLARD.

  Oui. Mais les rois sont las de voir debout dans l'ombre
  Le grand ermite armé de la montagne sombre.

  Il se penche et leur désigne du doigt un point qu'on ne voit pas.

  Vous voyez bien d'ici cette cabane, au flanc
  Du ravin, à l'abri de l'aquilon sifflant?
  C'est là que les rois sont assemblés.

  LE BOURGEOIS.

                                        Combien?

  LE PAYSAN.

                                                 Quatre.

  LE VIEILLARD.

  Ce burg les gêne. Ils ont résolu de l'abattre.
  C'est dit. Pour vaincre ils ont leurs troupes et leurs gens,
  Et le dépit amer, force des assiégeants.

  LE PAYSAN.

  Le castellan va-t-il enfin livrer passage,
  Baisser le pont, céder aux rois?

  LE BOURGEOIS.

                                   Oui, s'il est sage.

  L'ÉTUDIANT.

  Non, s'il est grand.

  LE VIEILLARD.

                       Il est sage et grand.

  L'ÉTUDIANT, montrant la tour.

                                             La maison
  Tiendra ferme, ayant Welf tout seul pour garnison;
  Le vieux songeur n'est pas d'humeur accommodante.
  Il mettra des chaudrons sur de la braise ardente,
  Et saura leur payer, va, ce qui leur est dû
  De poix bouillante, d'huile en feu, de plomb fondu!

  LE PAYSAN.

  Certes!

  L'ÉTUDIANT.

          Et l'on verra si leur peau s'accoutume
  Au ruissellement large et fumant du bitume.

  On voit une fumée sortir du haut de la tour.

  LE VIEILLARD.

  Tenez, précisément! Il allume son feu.
  Voyez-vous la fumée!

  L'ÉTUDIANT.

                       Il va jouer son jeu,
  Faire sa fête, offrir la bataille.

  LE BOURGEOIS.

                                     Posture
  D'un héros!

  LE PAYSAN.

              Je veux voir la fin de l'aventure.

  LE BOURGEOIS.

  Nous, en voyant venir des princes, nous fuyons
  Devant ce flamboiement de sinistres rayons;
  Welf les brave.

  Montrant le burg.

                  C'est beau, cette porte fermée.

  L'ÉTUDIANT.

  D'un côté ce bonhomme, et de l'autre une armée!

  LE VIEILLARD.

  A lui seul il est grand comme une nation.
  D'ordinaire, tout est dans la proportion,
  Et le petit est grand près du moindre, et l'arbuste,
  Si vous le comparez au brin d'herbe, est robuste.
  Mais Welf dépasse tout. C'est un dieu.

  On entend une fanfare de trompettes.

  LE BOURGEOIS.

                                       Les clairons!
  Silence! Où sont nos trous dans les rochers? Rentrons.

  Tous se dispersent de divers côtés. Entre une troupe de valets de la
    lance avec de longues piques. En tête les clairons. Puis un gendarme
    portant un pennon de guerre. Derrière le pennon, paraît un homme
    à cheval entièrement couvert d'une chemise de fer à capuchon, et
    ayant sur le capuchon une couronne ducale. Les soldats s'arrêtent,
    le pennon s'arrête, l'homme à cheval s'arrête, et se tourne vers la
    tour. Les clairons se taisent. L'homme à cheval tire son épée. La
    tour continue de fumer.


  SCÈNE II.

  CYADMIS, LA TOUR, puis HUG, puis OTHON, puis SYLVESTRE.

  CYADMIS, parlant à la tour.

  Personne n'a le droit de prendre un coin de terre
  Au prince armé par Dieu d'un titre héréditaire.
  S'isoler, c'est trahir. Welf, castellan d'Osbor,
  Toi qu'on doit comme un ours traquer au bruit du cor,
  Je te provoque au bruit du clairon, comme un homme:
  Mais d'abord je te parle en ami. Je te somme
  D'être un garçon prudent, docile aux bons avis.
  Chevalier, haut la herse et bas le pont-levis!
  Je veux entrer. Je veux passer. Cette montagne
  N'est pas, comme la Crète et comme la Bretagne,
  Une île, et ce fossé n'est pas la mer. Baron,
  Viens, je te chausserai moi-même l'éperon;
  Je t'admets dans ma troupe, à vaincre habituée;
  Tu seras capitaine, avec une nuée
  De trompettes courant et sonnant devant toi.
  Descends, ouvre ta porte, et causons. Par ma foi,
  Tu n'es pas fait pour vivre entre quatre murailles.
  Ami, nous gagnerons ensemble des batailles.
  C'est beau d'avoir l'épée au poing, d'être le bras
  De la victoire, et d'être un soldat! Tu verras
  Comme c'est un bonheur de partir pour la guerre,
  Et comme avec orgueil, quittant tout soin vulgaire,
  Rois et vassaux, soldats et chefs, nous nous offrons
  Un vaste gonflement des drapeaux sur nos fronts!
  Quelle joie et quels cris lorsqu'on force une ville!
  On se vautre à travers la populace vile!
  La femme qu'on fait veuve, on lui prend un baiser.
  Tu n'es pas encor d'âge à ne point t'amuser.
  En échange d'un burg sur un rocher, je t'offre
  Une tente de soie et de l'or à plein coffre,
  Et l'altière rumeur des camps et des clairons.
  Nous irons conquérir le monde, et nous aurons
  Des filles et du vin, et tu feras ripaille,
  Au lieu de coucher seul dans ton trou sur la paille.
  Lève ta herse, accepte, et soyons bons amis.
  Ouvre-moi, je tiendrai tout ce que j'ai promis.
  Sinon, prends garde à toi. J'ai l'habitude d'être
  Patient à l'affront comme au feu le salpêtre.
  J'aurai bien vite fait d'écraser ton donjon.
  Cueillir un burg ainsi qu'on sarcle un sauvageon,
  Et coucher une tour tout de son long dans l'herbe,
  Ce sont mes jeux. Sais-tu, de ton château superbe
  Ce qui restera, dis, lorsque j'aurai passé?
  Une baraque informe au fond d'un noir fossé.
  Et de ta haute tour de guerre? Une masure
  Bonne aux moineaux cachant leurs nids dans l'embrasure
  Et du sauvage aspect de tes créneaux altiers?
  Un tas de pierres, plein de houx et d'églantiers,
  Où les femmes viendront faire sécher leur linge.
  Je suis Cyadmis, duc et marquis de Thuringe.
  Ouvre-moi.

  Silence dans la tour. Paraît un étendard portant à la hampe
    une couronne de roi. Entre, derrière un groupe de trompettes, un
    homme à cheval, vêtu de drap d'or, ayant une couronne royale sur la
    tête. Il a un sceptre à la main. A sa suite, marche une compagnie
    d'arbalétriers bourguignons couronnés de fleurs; ils ont de grandes
    arbalètes, des boucliers faits d'une peau de bœuf et hauts comme
    un homme, et les pieds nus dans des chaussures de cordes. Tous
    s'arrêtent. Le duc et la troupe se rangent. L'homme à couronne royale
    fait face à la tour. La fanfare cesse.


  HUG, parlant à la tour.

              Je suis roi d'Arle aux verts coteaux,
  Et j'ai pour fiefs Orange et Saint-Paul-Trois-Châteaux;
  A quiconque me brave on sait ce qu'il en coûte,
  Et je m'appelle Hug, fils de Boron. Écoute,
  Homme de ces monts, toi qui fais de l'ombre ici.
  Je ne te vois pas, maître obscur du burg noirci;
  Mais, derrière ton mur, tu songes; je te parle.
  Tu n'es pas sans avoir entendu parler d'Arle,
  Dont l'aïeul est Priam, car sur nos monts chenus,
  Avant les phocéens, les troyens sont venus;
  Arle est fille de Troie et mère de Grenoble;
  Isidore la nomme une ville très noble,
  Et Théodoric, comte et roi des goths, l'aima.
  Les français ne l'auront jamais. Gênes, Palma,
  Mayorque, Rhode et Tyr sont mes ports tributaires;
  J'ai le Rhône, et l'Autriche est une de mes terres.
  Arle est riche; à la diète elle achète des voix;
  Les califes lui font de précieux envois;
  Elle reçoit par mer les dons de ces hautesses,
  Les odeurs d'Arabie et les délicatesses
  De l'Asie, et telle est la beauté de ses tours
  Qu'elles attirent l'aigle et chassent les vautours.
  Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
  J'ai le Rhin aux sept monts, la Gaule aux sept provinces.
  T'attaquer, toi vieillard, j'en serais bien fâché.
  Donne-nous ta montagne, et je t'offre un duché.
  Je t'offre en ma Bourgogne autant de bonne terre
  Qu'on en voit de mauvaise en ce mont solitaire.
  Accepte, car nos champs donnent beaucoup de blé.
  Le trouvère Ericus d'Auxerre en a parlé.
  Arles t'attend. Je t'offre en ma ville latine
  Un palais où, vieillards à la voix enfantine,
  Les poëtes viendront, hôtes mélodieux,
  Te chanter, comme au temps qu'on croyait aux faux dieux.
  Tu seras un seigneur dans mon pompeux cortége,
  Et tu présideras des cours d'amour. La neige,
  La bise, le brouillard, les ouragans hurlants,
  Font une sombre fête à tes fiers cheveux blancs;
  Car cet âpre sommet a, sous le vent sonore,
  Plus d'hiver que d'été, plus de nuit que d'aurore.
  Viens te chauffer, vieillard. Je t'offre le midi.
  Tu cueilleras la rose et le lys d'Engaddi.
  Accepte. On trouve ainsi moyen de plaire aux femmes;
  Car il est gracieux de s'approcher des dames
  En souriant, avec des bouquets dans les mains.
  L'aloès, le palmier, les œillets, les jasmins
  Emplissent nos jardins d'encens et d'allégresse,
  Et l'ancien dieu Printemps, qu'on adorait en Grèce,
  N'avait pas plus de fleurs quand il les rassembla
  Toutes, pour les offrir aux abeilles d'Hybla.
  Lève la herse, abats le pont, ouvre la porte,
  Accepte ce que moi, roi d'Arles, je t'apporte.

  Silence dans la tour. La fumée s'épaissit et devient rougeâtre. Le
    roi se range près du duc. Fanfare. Paraît une bannière de drap d'or,
    portant un grand aigle de sable, éployé. Des sonneurs de trompes et
    des batteurs de cymbales la précèdent. Derrière la bannière, entre un
    homme à cheval, vêtu de pourpre, ayant dans la main un globe, et sur
    la tête la couronne impériale. Il est suivi d'une poutre à tête de
    bélier de bronze, portée par des croates nus, hauts de six pieds. Le
    bélier est flanqué de montagnards tyroliens en jaquettes bariolées,
    armés de frondes. Tout ce cortége s'arrête et fait face à la tour.
    Les trompes et les cymbales se taisent.

  OTHON, tourné vers la tour.

  Othon, empereur, parle à Welf, baron bandit,
  Et le bandit se cache, et l'empereur lui dit:
  Vassal, ouvre ton burg. Je viens te faire grâce.
  Welf, quand c'est l'empereur d'Allemagne qui passe,
  La clémence au doux front marche à côté de lui.
  Mais l'homme absous, c'est peu; je veux l'homme ébloui.
  Quand l'empereur pardonne, il donne une province.
  Le duc te fait soldat, le roi duc, et moi prince.
  Chacun de nous, suivant sa taille, te grandit.
  Je puis, si je le veux, te mettre en interdit;
  J'aime mieux t'attirer, moi centre, dans ma sphère,
  Te couvrir de splendeur et d'aurore, et te faire
  Roi près de l'empereur, astre près du soleil.
  Ton pennon couronné sera presque pareil
  A ma bannière, alors qu'on tremble, et que la terre
  Se courbe et cherche à fuir sous mon cri militaire,
  Et qu'on voit s'envoler dans l'orage en avant
  L'hydre noire au bec d'aigle ouvrant son aile au vent!
  Welf, obéis. Je suis celui qui tient le globe.
  J'ai la guerre et la paix dans les plis de ma robe.
  Je t'offre la Hongrie, un royaume. Veux-tu?

  Silence dans la tour. Fanfare. L'empereur se range près du roi et
    du duc. Paraît une grande croix d'or à trois branches. Derrière le
    porte-croix, qui est habillé de violet, vient, sur une mule blanche,
    un vieillard vêtu de blanc, qui a la tiare en tête. Il est seul, sans
    gardes. Le porte-croix s'arrête. La fanfare se tait. Le vieillard
    parle à la tour.

  SYLVESTRE.

  Moi, j'ai les clefs. La force est moins que la vertu.
  Deux mains jointes font plus d'ouvrage sur la terre
  Que tout le roulement des machines de guerre.
  César est grand; mais Christ, à la douceur enclin,
  Près de l'homme de pourpre a mis l'homme de lin.
  Je suis le Père. En moi la lumière se lève,
  Et ce que l'empereur commence, je l'achève;
  Il absout pour la terre, et j'absous pour le ciel.
  Le grand césar ne peut rien donner d'éternel.
  Il t'offre une couronne, et moi je t'offre une âme;
  La tienne. En t'isolant, comme en un schisme infâme,
  Triste excommunié, tu l'as perdue, hélas!
  Je te la rends. Frémis, vieillard, tu reculas
  Vers Satan, et tu fis outrage au ciel propice
  Quand tu mis entre nous et toi ce précipice.
  Fils, veux-tu regagner ta part du paradis,
  Rentrer chez les élus, fuir de chez les maudits;
  Cède à moi qui suis pape, héritier des apôtres.

  Un homme paraît entre deux créneaux au haut de la tour. Il est
    tout habillé de fer. Sa barbe blanche passe sous sa visière baissée.
    Il se découpe en noir sur le fond de neige de la montagne. La nuit
    commence à tomber.


  SCÈNE III.

  LES MÊMES, WELF.

  WELF, du haut de la tour.

  Que me veut-on? Passez votre chemin, vous autres.
  Je hais ton glaive, ô duc. Je hais ton sceptre, ô roi.
  César, je hais ton globe impérial. Et toi,
  Pape, je ne crois pas à tes clefs. Qu'ouvrent-elles?
  Des enfers. Tu mens, pape, et tes fureurs sont telles
  Que Rome est le cachot du Christ, je te le dis.
  Et pour voir en toi l'homme ouvrant le paradis,
  Le père, j'attendrai, pape, que tu détèles
  Tous ces hideux chevaux, Guerre aux rages mortelles,
  Haine, Anathème, Orgueil, Vengeance à l'œil de feu,
  Monstres par qui tu fais traîner le char de Dieu!
  Les chevriers, qu'on voit rôdant de cime en cime,
  Sont de meilleurs pasteurs que vous, prêtres; j'estime
  Plus que vos crosses d'or d'archevêque ou d'abbé,
  Leur bâton d'olivier sauvage au bout courbé.
  Bénis soient leurs troupeaux paissant dans les cytises!
  Oui, les femmes font faire aux hommes des sottises,
  Roi d'Arles; mais j'ai, moi, c'est pourquoi je suis fort,
  Pour épouse ma tour, pour amante la mort.
  En guise de clairon l'ouragan m'accompagne.
  Que peux-tu donc m'offrir qui vaille ma montagne,
  César, roi des romains et des bohémiens?
  Quand tu me donnerais ton aigle! J'ai les miens.
  Que venez-vous chercher? Qu'est-ce qui vous amène?
  Rois, je suis dans ces bois la seule face humaine.
  La terre sait vos noms et les mêle à ses pleurs.
  Vous êtes des preneurs de villes, des voleurs
  De nations, les chefs de l'éternel pillage.
  Que voulez-vous de moi? Je n'ai pas un village.
  Vous êtes ici-bas les semeurs de l'effroi.
  Le genre humain subit le duc, souffre le roi;
  Tu l'opprimes, césar; saint-père, tu le pilles.
  Vos lansquenets font rage, et violent les filles
  Qui plongent leurs bras blancs dans le van plein de blé;
  Il semble, tant par vous l'univers est troublé,
  Que l'air manque aux humains et la rosée aux plantes;
  Sur la sainte charrue on voit vos mains sanglantes.
  Rien n'ose croître, et rien n'ose aimer. Moi je suis
  Un spectre en liberté songeant au fond des nuits.
  Vous êtes des héros faisant des faits célèbres.
  Est-ce que j'ai besoin de vous dans mes ténèbres?
  Je n'ai rien. Pas un homme auprès de moi ne vit.
  On trouve dans ces monts l'air que rien n'asservit,
  Le ravin, le rocher, des ronces, des cavernes,
  Des lacs tristes, pareils aux antiques avernes,
  Le bois noir, le vieux mur par les hiboux choisi,
  Le nuage, et c'est tout. Qui vous attire ici?
  Pourquoi venir? C'est donc pour me prendre de l'ombre?
  Moi, baron dans ma tour, larve dans un décombre,
  Je garde ce désert terrible, et j'en ai soin.
  L'immense liberté du tonnerre a besoin
  De gouffres, de sommets, d'espaces, de nuées
  Sans cesse par le vent de l'ombre remuées,
  D'azur sombre, et de rien qui ressemble à des rois,
  Si ce n'est pour tomber sur leur tête. Je crois
  En Dieu. Prêtre, entends-tu? Quoi! ce bois où nous sommes
  Tente les rois! Les rois n'ont pas assez des hommes!
  Mais contentez-vous donc, compagnons couronnés,
  De ce tas de vivants que vous exterminez!
  Je possède ce mont, et ce mont me possède;
  Il m'abrite, et sur lui je veille. Ainsi l'on s'aide.
  Moi, je suis l'âme, et vous, vous êtes les démons.
  Je descends des géants qui, marchant sur les monts,
  Et les pressant du pied, faisaient jaillir des marbres
  Les sources au-dessus desquelles sont les arbres.
  Puisqu'autour du sommet superbe tout s'éteint,
  Puisque la bête brute, en son auguste instinct,
  Proteste, alors que l'homme à plat ventre se couche,
  Ah! puisque rien n'est libre à moins d'être farouche,
  De mes noirs sangliers, de mes ours, de mes loups,
  Vous n'approcherez pas, princes; j'en suis jaloux.
  Messeigneurs, savez-vous pourquoi? C'est que ces bêtes,
  Ces êtres lourds et durs, ces monstres, sont honnêtes.
  Ils n'ont pas de Séjan, ils n'ont pas de Rufin;
  Leur cruauté n'est pas le crime, c'est la faim.
  Vous, rois, dans vos festins, au bruit sacré des lyres,
  Gais, couronnés de fleurs, échangeant des sourires,
  Pour usurper un trône, ou même sans raison,
  Vous vous versez les uns aux autres du poison;
  Vos poignards emmanchés de perles font des choses
  Horribles, et, parmi les lauriers et les roses,
  Teints de sang, vous restez éblouissants toujours;
  Moi, je choisis les loups, et j'aime mieux les ours;
  Et je préfère, rois qu'un vil cortége encense,
  A vos crimes riants leur féroce innocence.
  Allez-vous-en.--Fuyez. Quoi! ne sentez-vous pas
  Tout un hérissement fauve autour de vos pas!
  Vous bravez donc, puissants aveugles, le murmure
  Qui répond dans l'abîme au bruit de mon armure,
  L'amour qu'a pour moi l'ombre, et l'appui que j'aurais
  Dans la virginité des profondes forêts.
  J'ai sous ma garde un coin de paradis sauvage,
  Un mont farouche et doux. Ici point de ravage
  Montrant que l'homme fut heureux dans ces beaux lieux;
  Point de honte montrant qu'il y fut orgueilleux.
  L'onde est libre, le vent est pur, la foudre est juste.
  Rois, que venez-vous faire en ce désert auguste?
  Le gouffre est noir sans vous, sans vous le ciel est bleu,
  N'usurpez pas ce mont; je le conserve à Dieu.
  Rois, l'honneur exista jadis. J'en suis le reste.
  C'est bien. Partez. S'il est un bruit que je déteste,
  C'est le bourdonnement inutile des voix.

  Il disparaît.

  CYADMIS.

  Il nous brave!

  HUG.

                 Couvrons nos soldats de pavois.
  Traînons une baliste. Apportons les échelles,
  A l'assaut!

  OTHON.

              A l'assaut!

  SYLVESTRE, montrant le précipice.

                          Si vous n'avez pas d'ailes,
  Vous ne franchirez pas cet abîme. Vos ponts
  Ne pourront au roc vif enfoncer leurs crampons.
  Les torrents dans ce trou tombent. Et votre armée,
  Comme eux, en y croulant, y deviendra fumée.

  CYADMIS, regardant.

  C'est vrai, le précipice est sans fond.

  HUG, se penchant.

                                          Quel fossé!

  OTHON, regardant et reculant.

  On ne peut passer là que par le pont baissé.

  CYADMIS, touchant le rocher.

  Auprès de ce granit le marbre serait tendre.

  OTHON, à Sylvestre.

  Que nous conseille donc ta sainteté?

  SYLVESTRE.

                                       D'attendre.
  La nuit vient. Et le temps qui s'écoule est pour nous.
  Cachez dans le ravin des gardes à genoux.
  Faites le guet.


  Tous s'en vont. Il ne reste que des pointes de piques presque
    indistinctes dans un pli du ravin. Il commence à neiger. Crépuscule.
    Noirceur croissante de la tour et de la montagne. Un enfant paraît
    dans un coude du rocher. C'est une petite fille, pieds nus, en
    haillons; une mendiante. Elle vient du côté opposé à celui par où
    les rois sont sortis. Elle se traîne dans la neige, qui s'épaissit.
    Elle regarde autour d'elle avec inquiétude, et monte péniblement la
    pente qui mène au bord du précipice. Profond silence. Les pointes des
    piques restent immobiles.


  SCÈNE IV.

  UNE MENDIANTE, ENFANT.

  LA MENDIANTE.

                  J'ai froid. Comme il fait noir! Personne.
  Du bruit? Je crois que c'est une cloche qui sonne.
  Non, c'est le vent.

  Apercevant la tour.

                      Un mur! On dirait un beffroi.

  Frissonnant.

  Il me semble que j'ai des bêtes près de moi.
  Jésus!

  Avançant.

         Ah! le chemin finit ici. Pourrai-je
  Aller plus loin?

  Regardant dans le précipice.

                   Ceci, c'est un trou.

  Grelottant.

                                        Comme il neige!
  Pourtant je crois bien voir en face une maison.
  Non, c'est noir.

  Songeant.

                   Est-ce vrai qu'on vous met en prison
  Parce que vous allez dans les champs toute seule?
  Mon Dieu, j'ai peur! Et puis les loups ouvrent la gueule
  Et marchent dans les bois avec les revenants.
  Où suis-je? Cette route est pleine de tournants.
  J'ai perdu mon chemin. Ce n'est plus que des pierres.
  Si j'essayais un peu de dire mes prières?

  Regardant le burg.

  Est-ce une maison? Non. C'est du rocher que j'ai
  Pris pour un mur. Je meurs! Ah! je n'ai pas mangé.
  J'ai les pieds écorchés par les cailloux. Ma mère!

  WELF, paraissant entre les créneaux.

  Qui m'appelle?


  SCÈNE V.

  LA MENDIANTE, WELF.

  WELF, tournant une lanterne sourde vers le précipice.

                 Quelqu'un est là?

  LA MENDIANTE.

                                   De la lumière.

  WELF, regardant.

  On dirait un enfant. Qu'es-tu, fille ou garçon?

  LA MENDIANTE.

  Monseigneur, je voudrais entrer dans la maison.

  WELF.

  D'où viens-tu?

  LA MENDIANTE.

                 Je n'ai pas de pays sur la terre.

  WELF.

  Où vas-tu?

  LA MENDIANTE.

             Je ne sais.

  WELF.

                         Où sont tes père et mère?

  LA MENDIANTE.

  Je n'en ai pas. Je sais que les autres en ont.
  Voilà tout.

  WELF.

              En venant du côté de ce mont,
  N'as-tu pas rencontré des gens armés?

  LA MENDIANTE.

                                        Personne.

  WELF.

  Comme ils ont pris la fuite! Ainsi le daim frissonne
  Devant l'ours.

  LA MENDIANTE.

                 Je suis fille, et j'ai dix ans; je vais
  Devant moi, je mendie, et le temps est mauvais,
  Je voudrais me chauffer devant la cheminée,
  Et je n'ai pas mangé de toute la journée.

  WELF.

  Entre, enfant. Viens souper, et viens, sous l'œil de Dieu,
  Dormir sur un bon lit à côté d'un bon feu.
  La montagne est l'aïeule et je suis le grand-père.
  Le burg sera ton nid comme il est mon repaire.
  Le brasier, qui devait chasser les bataillons,
  Va faire mieux encore et sécher tes haillons;
  Au lieu de voir, devant sa flamme, tout l'empire
  Reculer effrayé, je te verrai sourire.
  Dieu soit béni! je n'ai pas fait mon feu pour rien.
  Cela commençait mal et cela finit bien.
  Ah! tu t'en allais donc sans savoir où, perdue,
  Ne voyant que du noir dans toute l'étendue!
  Il ne sera pas dit, ma fille, qu'à ton cri,
  Le vieux roc foudroyé ne s'est pas attendri.
  Dans la grande montagne entre, pauvre petite;
  Et sois chez toi. Je vais baisser le pont.

  Il disparaît. La lumière descend de meurtrière en meurtrière. Le
    pont commence à s'abaisser. On voit la lumière entre les barreaux de
    la herse. La herse se lève, le pont se baisse et rejoint le bord du
    précipice. Welf, la lanterne à la main, traverse le pont et vient à
    l'enfant.

                                             Viens.

  L'enfant prend la main de Welf. Mouvement dans les piques. Clameurs
    dans le ravin. Des soldats sortent d'une embuscade et se précipitent
    sur Welf. Cyadmis est à leur tête.


  SCÈNE VI.

  LES MÊMES, CYADMIS, SOLDATS, puis les GENS DU PEUPLE.

  CYADMIS, l'épée nue.

                                                    Vite!
    Tous sur lui!

    Welf est saisi. Il se débat. On le garrotte. Le pont est occupé.
      Le burg est envahi. La forteresse s'emplit de soldats portant
      des torches. Cyadmis regarde avec triomphe Welf enchaîné et
      silencieux.

                  Welf est pris!

  LA MENDIANTE, joignant les mains devant Welf.

                                 Monseigneur!...

  LES SOLDATS.

                                                 Nous l'avons!

  CYADMIS.

  Le sauvage est pris! Gloire aux drapeaux esclavons!

  Accourent les bourgeois et les paysans du commencement.
  Ils se groupent autour de Welf prisonnier.

  LE BOURGEOIS.

  Tiens, il s'est laissé prendre. Imbécile.

  LE PAYSAN.

                                            Une grive
  Prise au miroir.

  LE BOURGEOIS.

                   Tant mieux.

  LE VIEILLARD.

                               Oui. Vive le duc!

  L'ÉTUDIANT.

                                                 Vive
  Le roi!

  LE BOURGEOIS.

          Vive le pape!

  LE PAYSAN.

                        Et vive l'empereur!

  LE VIEILLARD, regardant Welf garrotté.

  Je le croyais plus grand qu'un autre.

  LE BOURGEOIS.

                                        Quelle erreur!
  Il est petit.

  LE PAYSAN, au bourgeois.

                Il n'est pas plus grand que vous n'êtes.

  LE BOURGEOIS.

  Quelle idée avait-il de défendre les bêtes?
  Les hommes, passe encor.

  LE VIEILLARD.

                            Tout au plus.

  L'ÉTUDIANT.

                                          C'est un fou.

  LE VIEILLARD.

  S'amuser à monter la garde au bord d'un trou!
  C'est ridicule.

  LE BOURGEOIS.

                  Il est même laid. A tout prendre,
  Je le vaux. A bas Welf!

  LE PAYSAN.

                          Moi, j'irai le voir pendre.

  LE BOURGEOIS.

  Je ne donnerais pas de sa peau deux écus.

  Huées et ricanements autour de Welf.

  WELF.

  Tant le rire est aisé derrière les vaincus!


  LE POËTE, A WELF.

  Tu fus grand, c'est pourquoi l'on t'outrage. Sois triste,
  Et pardonne. La foule ingrate et vaine existe,
  Elle livre quiconque est par le sort livré,
  Et raille d'autant plus qu'elle a plus admiré.
  Que ton souvenir reste à la sombre vallée,
  Qu'on entende pleurer la source inconsolée,
  Que l'humble oiseau t'appelle et te mêle à son chant,
  Et que le grand œil bleu des biches te cherchant
  Se mouille et soit rempli de lueurs effarées.
  Si la mer prononçait des noms dans ses marées,
  O vieillard, ce serait des noms comme le tien.
  Tu fus l'ami, l'appui, le tuteur, le soutien
  En haut, de l'arbre immense, en bas, du frêle arbuste.
  Un jour les voyageurs sur ton rocher robuste
  Monteront, et, penchés, tâcheront de te voir,
  Vaincu superbe, au fond du précipice noir,
  Et leurs yeux chercheront ton fantôme sublime
  Sous l'entre-croisement des branches dans l'abîme.




  XX

  LES QUATRE JOURS D'ELCIIS


  Vérone se souvient d'un vieillard qui parla
  Pendant quatre jours, grave et seul, dans la Scala,
  A l'empereur Othon qui fut un prince oblique;
  Othon tenait sa cour dans la place publique,
  Ayant sur les degrés du trône douze rois.
  Empereur d'Allemagne et roi d'Arle, Othon trois
  Étant malade avait fait allumer un cierge
  Et fait vœu, s'il était guéri, grâce à la Vierge,
  D'entendre et d'écouter, lui césar tout-puissant,
  Tout ce que lui dirait n'importe quel passant,
  Devant les douze rois et la garde romaine,
  Cet homme parlât-il pendant une semaine.

  Donc un passant fut pris rentrant dans sa maison.
  On était aux beaux jours de la tiède saison;
  Le passant fut conduit devant le trône; un prêtre
  Lui fit savoir le vœu du roi d'Arle, et le maître
  Lui dit: Aboie aussi longtemps que tu voudras.

  Alors, comme autrefois devant Saül Esdras,
  Pierre devant Néron et Job devant l'Abîme,
  L'homme parla.

                 Le trône était sombre et sublime;
  Cent archers l'entouraient, pas un ne remuait;
  Et les rois semblaient sourds et l'empereur muet.
  On voyait devant eux une table servie
  Avec tout ce qui peut satisfaire l'envie
  Des heureux, des puissants, de ceux qui sont en haut,
  Viandes et vins, fruits, fleurs, et dans l'ombre un billot.

  L'homme était un vieillard très grand, à tête nue,
  Tranquille; on l'emmenait chez lui, la nuit venue,
  Puis on le ramenait le matin; il était
  Comme celui qui parle au tigre qui se tait;
  Il fit boire à César son vœu jusqu'à la lie;
  Et sa sagesse fut semblable à la folie.

  Il parla quatre jours, toute la cour songea,
  Et, quand il eut fini, l'empereur dit: Déjà!


  I

  LE PREMIER JOUR

  GENS DE GUERRE ET GENS D'ÉGLISE

  Je suis triste. Pourquoi? Princes, que vous importe!
  Vous êtes joyeux, vous. Je refermais ma porte,
  J'allais mettre la barre et tirer les verrous,
  Pourquoi m'appelez-vous et que me voulez-vous?
  Pourquoi me pousser hors de l'ombre volontaire?
  Pourquoi faire parler celui qui veut se taire?
  Roi d'Arles, tant qu'il reste au vieillard une dent,
  Lui faire ouvrir la bouche est toujours imprudent.
  On n'est pas sûr qu'il soit de l'avis qu'on désire.
  Vous avez un conseil de jeunes hommes, sire,
  Fort galants, fort jolis, fort blonds, convenez-en;
  Pourquoi m'y faire entrer, moi le vieux paysan
  Que la rude fierté des vieilles mœurs pénètre?
  Et depuis quand a-t-on l'habitude de mettre
  Une pièce de cuir aux pourpoints de velours?
  Pour marcher devant vous, rois, mes pas sont bien lourds.

  Si vous ne savez pas de quel nom je me nomme,
  Je m'appelle Elciis, et je suis gentilhomme
  De la ville de Pise, âpre et sévère endroit.
  Je n'ai point à Pavie étudié le droit,
  Et je n'ai pas l'esprit d'un docteur de Sorbonne.

  Donc, sire, si la guerre est en soi chose bonne,
  Je n'en sais rien; mais, bonne ou mauvaise, je dis
  Qu'il faut la faire en gens sincères et hardis,
  Et que l'honnêteté publique est en détresse,
  Princes, de voir qu'on fait une guerre traîtresse,
  Une guerre humble, habile aux besognes de nuit,
  Achetant des félons et des lâches sans bruit,
  Faisant moins résonner l'estoc que la cymbale,
  Ayant des espions, des colporteurs de balle,
  Des moines mendiants et des juifs pour appuis,
  Et l'empoisonnement des sources et des puits.

  Les hommes de mon temps faisaient la guerre franche.
  Tout l'arbre tressaillait quand ils cassaient la branche,
  Et, quand ils coupaient l'arbre avec leur couperet,
  C'était au tremblement de toute la forêt;
  Car ces hommes étaient des bûcherons sublimes.
  Les survivants, et ceux que nous ensevelîmes,
  Sont dans le souvenir des peuples à jamais.
  Les hommes de mon temps hantaient les hauts sommets;
  Ils allaient droit au mur et donnaient l'escalade;
  Ils méprisaient la nuit, le piége, l'embuscade;
  Quand on leur demandait: Quel compagnon hardi
  Emmenez-vous en guerre? ils disaient: Plein midi.
  C'étaient, sous l'humble serge ou l'hermine royale,
  Les bons et grands enfants de la guerre loyale.
  Ils n'étaient pas de ceux qui s'endorment longtemps;
  Hors du danger auguste ils étaient mécontents;
  Ils ne quittaient l'épieu que pour prendre la hache;
  Car l'immobilité ne sied point au panache,
  Ni la rouille à l'éclair du glaive, et le repos
  N'est pas fait pour les plis orageux des drapeaux.
  Quand ils s'en revenaient des combats, leurs armures
  Étaient rouges ainsi que des grenades mûres,
  Et leurs femmes trouvaient le soir sous leur pourpoint
  De larges trous saignants dont ils ne parlaient point.
  De tout bien mal acquis ils disaient: qu'on le rende!
  Ils ne trouvaient jamais de distance assez grande
  Entre eux et le mensonge abject, ni de cloison
  Assez épaisse entre eux, sire, et la trahison;
  Ils parlaient haut, étant des fils des grandes races;
  Leurs poitrines avaient le dédain des cuirasses;
  Leur galop rendait fous les libres étriers.
  Il n'était pas besoin d'envoyer des fourriers
  Pour leur dire: Il convient de se mettre en campagne.
  Un noir se tord moins vite autour des reins son pagne
  Qu'ils ne bouclaient l'estoc à leur robuste dos.
  Ils donnaient peu de temps aux paters, aux credos,
  Priant Dieu bonnement, comme fait le vulgaire;
  Droits, hommes de parole, ils ne s'embrouillaient guère
  Aux finesses du clerc qui ment au nom des cieux,
  Et dédaignaient l'argot du moine chassieux
  Qui crache du latin et fait des hexamètres,
  Étant des gens de guerre et non des gens de lettres.
  C'est avec la gaîté du rire puéril
  Qu'ils se précipitaient au plus noir du péril;
  Il sortait de leur casque un souffle d'épopée;
  Quand on disait:--L'épée est d'acier,--leur épée,
  Fière et toujours au vent, répondait:--L'homme aussi.
  Au chaume misérable ils accordaient merci.
  Ces vaillants devenaient doucement barbes grises,
  Ayant pour toute joie, après les villes prises
  Et les rois rétablis et tous leurs fiers travaux,
  De regarder manger l'avoine à leurs chevaux.
  Oh! je les ai connus! dès que les couleuvrines,
  Dogues des tours, fronçaient leurs sinistres narines,
  Dès que l'altier clairon sonnait, ils étaient prêts.
  Ils étaient curieux d'aller tout voir de près;
  Jusque dans le sépulcre ils avançaient la tête;
  Et ces hommes, joyeux surtout dans la tempête,
  Sans trop d'étonnement et sans trop de souci
  Auraient suivi la mort leur criant: par ici!

  Qu'est-ce que vous voulez maintenant qu'on vous dise?
  Ce temps-ci me répugne et sent la bâtardise.
  Quand venaient les hiboux, jadis l'aigle émigrait;
  Je m'en vais comme lui. Barons, c'est à regret
  Qu'on voit se refléter jusque dans vos repaires
  Ce grand rayonnement des anciens et des pères
  Au-dessus de votre ombre au fond des cieux épars.
  Vous vous croyez lions, tigres et léopards;
  Les lions tels que vous sont pris aux souricières.
  Les marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières
  Seraient dans le danger moins bégayants que vous.
  Vous avez dans vos cœurs implacables et mous
  Le dédain des vieux temps que vous osez proscrire;
  Vous nous faites frémir et nous vous faisons rire.
  Vous avez l'œil obscur, l'âme plus louche encor,
  Vous faites chevaliers avec des chaînes d'or
  Des trahisseurs ou bien des pages de Sodomes,
  Des gueux, des affranchis, de ces espèces d'hommes
  Qu'on vend publiquement dans la rue à l'encan.
  Où je vois le collier, je cherche le carcan.
  Princes, mon cœur se serre en vous voyant, car j'aime
  Le soleil sans brouillard, l'homme sans stratagème.
  Vous avez l'appétit large, le front étroit,
  Le mépris de tout frein, la haine de tout droit,
  Et pour sceptre un couteau de boucher. Quelle histoire!
  Quels jours! Les gros butins se citent comme gloire.
  Vous régnez en tuant sans jamais dire: assez!
  O pillards, si souvent de meurtre éclaboussés
  Que la rouille vous vient plus haut que la jambière!
  Toujours ivres; buveurs de vin, buveurs de bière,
  Buveurs de sang; couards en même temps; vivant
  Dans on ne sait quel luxe abject, lâche, énervant;
  Car la férocité, que la volupté mine,
  Devient facilement chair molle et s'effémine;
  Aujourd'hui tout déchoit dans notre fier métier;
  Pour faire une cuirasse on prend un bijoutier,
  De sorte que l'armure a peur d'être battue.
  C'est ordinairement par derrière qu'on tue.
  Vos plus fameux exploits et vos plus triomphants
  Sont des dépouillements de femmes et d'enfants,
  Des introductions dans les pays par fraude,
  Les brusques coups de dent de la fouine qui rôde,
  D'attaquer ceux qu'on a d'abord bien endormis,
  D'arriver ennemis sous des masques d'amis;
  Faits honteux pour l'épée et pour la seigneurie,
  Vils, et dont je vous veux laisser la rêverie.
  Quant à moi, si j'étais l'un des rois que voilà,
  Je ne porterais point légèrement cela;
  Je frémirais, à l'heure où l'ombre étend ses voiles,
  D'être ainsi misérable et noir sous les étoiles.

  Je ne vous cache pas que je suis attristé.
  Tout pâlit, tout déchoit! et, même la beauté,
  Dernier malheur! s'en va. Toute la grâce humaine
  C'est la langue toscane et la bouche romaine;
  Et l'on parle aujourd'hui je ne sais quel jargon.

  Roi, qui cherche un lézard peut trouver un dragon;
  Vous vouliez un flatteur de plus qui vous caresse
  Et rie, et tout à coup la vérité se dresse.
  Vous avez reconnu que les hommes trop prompts
  Courent parfois grand risque en vengeant leurs affronts;
  Aussi vous n'avez pas de colère soudaine.
  Défié par Venise, on regarde Modène.
  Vous pesez le péril, rois, quoique altiers et vains.
  Vous ne guerroyez pas sans l'avis des devins;
  Un astrologue baisse ou lève vos visières.
  O princes, vous allez consulter des sorcières
  Sur le degré d'honneur et d'amour du devoir
  Et de témérité qu'il est prudent d'avoir;
  Vous combattez de loin derrière des machines;
  Et vous frottez vos bras, vos reins et vos échines,
  Moins propres, sur mon âme, aux harnais qu'aux licous,
  D'huile magique à rendre invulnérable aux coups.
  Je voudrais bien savoir, princes, si Charlemagne
  Qui, se dressant, donnait de l'ombre à l'Allemagne,
  Et si le grand Cyrus et le grand Attila
  Se sont graissé leurs peaux avec cet onguent-là.

  Vous avez fait sans peine, ô clients des sibylles,
  Marcheurs de nuit, tendeurs d'embûches, gens habiles,
  Quoique chétifs de cœur et chétifs de cerveau,
  Avec le vieil empire un empire nouveau.
  L'empaillement d'un aigle est chose bien aisée;
  Davus remplace Alcide et Thersite Thésée.

  Rois, la fraude est vilaine et donne un profit nul;
  Mentir ou se tuer c'est le même calcul;
  Le fourbe est transparent, tout regard le pénètre;
  La trahison devient la chair même du traître;
  Il se sent sur les os un mépris corrosif;
  Dès qu'on est malhonnête on est rongé tout vif
  Par son mauvais renom et par sa perfidie
  Visible à tous les yeux et toujours agrandie;
  On est renard, la haine et l'effroi du troupeau;
  On a l'ombre et le mal pour robe et pour drapeau;
  Et Carthage a péri dans sa sombre tunique
  De mensonge, de dol, de nuit, de foi punique.

  La ciguë en vos champs croît mieux que le laurier.
  Je verrais sans colère, ô rois, un serrurier
  Bâtir, sans oublier de griller les fenêtres,
  Entre vos probités et mon argent, mes maîtres,
  Une porte solide aux verrous bien fermants.
  Quant à votre parole et quant à vos serments,
  Plutôt que m'assoupir sur votre signature
  Et sur vos jurements par la sainte écriture,
  Plutôt que me fier à vous, je me fierais
  Aux jaguars, aux lynx, aux tigres des forêts,
  Et j'aimerais mieux, rois, me coucher dans leur antre
  Et mettre pour dormir ma tête sur leur ventre.

  Ah! ce siècle est d'un flot d'opprobre submergé!

  Autre plaie; et fâcheuse à montrer,--le clergé.
  Puisque j'expose ici la publique infortune,
  Puisque j'étale aux yeux nos hontes, c'en est une
  Que le prêtre ait grandi plus haut que notre droit,
  Et que l'église ait pris l'allure qu'on lui voit.

  De mon temps, grand, petit, riche ou gueux, vieux ou jeune,
  On observait l'avent, les vigiles, le jeûne,
  On priait le bon Dieu, mains jointes, fronts courbés;
  Mais on tenait la bride assez haute aux abbés.
  On avait l'œil sur eux, on était économe
  De baisers à leur chape, et l'on craignait peu Rome;
  Sire, ce que voyant, Rome se tenait coi.

  Aujourd'hui Rome, à tout, dit: comment? et pourquoi?
  On laisse les bedeaux sortir des sacristies;
  Qui touche aux clercs est plein de piqûres d'orties.
  C'est fini, plus de paix. Ils sont partout. Veut-on
  D'un évêque trop lourd raccourcir le bâton?
  Querelle. Pour blâmer les luxures d'un moine,
  Pour un prieur à qui l'on ôte un peu d'avoine,
  Pour troubler dans son auge un capucin trop gras,
  Foudre, anathème; on a le pape sur les bras.
  Un seul fil remué fait sortir l'araignée.

  Rome a sur tous les points la bataille gagnée.
  On lui cède; on la craint.

                             Combattre des soldats
  Oh! tant que vous voudrez! mais des prêtres, non pas!
  La cave du lion est effrayante, et l'aire
  De l'aigle a je ne sais quel aspect de colère;
  On trouve là quelqu'un d'altier qui se défend;
  Sire, attaquer cela, c'est beau, c'est triomphant;
  Le bec est flamboyant, la gueule est colossale;
  On sent que l'aquilon dont l'Afrique est vassale,
  Que l'ouragan qui gronde et qui des cieux descend,
  Est dans les crins de l'un encor tout frémissant,
  Et qu'aux pattes de l'autre il reste de la foudre;
  L'adversaire est superbe et plaît. Mais se résoudre
  A mettre ses deux mains dans des fourmillements,
  Poursuivre au plus épais des cloaques dormants
  La bête de la bave et celle de la fange,
  Avoir pour ennemi l'être plat qui se venge
  De son écrasement par sa fétidité,
  C'est hideux; et j'ai honte et peur, en vérité,
  D'attaquer une larve au fond d'une masure,
  Et de combattre un trou d'où sort une morsure!

  De là l'empiétement des moûtiers, des couvents,
  Des hommes tonsurés et noirs sur les vivants,
  Et le frémissement du monde qui recule.

  Rome a tendu sa toile au fond du crépuscule.
  La vaste lâcheté des mœurs est son trésor.
  Tout à Rome aboutit. Prostituée à l'or,
  Rome cote, surfait, pare, étale, brocante
  Son absolution que le vice fréquente;
  Le saint-père est le grand mendiant indulgent;
  Les choses en sont là qu'on a pour son argent
  Plus ou moins de pitié, plus ou moins de prière,
  Et que l'église en est la sinistre usurière.
  Rome a, dessous, l'ordure, et la pourpre dessus.
  Pour être petit, pauvre, humble, comme Jésus
  Le commandait à Jacque, à Simon, à Didyme,
  Le pape a le décime, et l'évêque a la dîme.
  Tout est occasion fiscale, jubilé,
  Sabbat, la chaise offerte et le cierge brûlé,
  Cloches, confession, amulettes, jurandes,
  La desserte du pain, la desserte des viandes,
  Droit de manger du bœuf, droit de manger du porc,
  Exorcismes, tonlieux, mortuaire, déport,
  Sermons, pâque fleurie, eau bénite, corvées,
  Saint chrême, enfants perdus ou filles retrouvées,
  Procès, citation devant l'official.
  Partout du créancier le profil glacial.
  Le fisc ne quitte pas des yeux la femme grosse;
  L'enfant paie. Êtes-vous dans une basse-fosse,
  Le saint-père quémande à travers vos barreaux.
  Vous plaît-il de fonder un hôpital? Vingt gros.
  Une bonne action paie un droit; rien n'échappe;
  Un juste non payant ferait loucher le pape;
  Dix gros pour que l'abbé dise: sois bienvenu!
  Pour faire devant soi porter un glaive nu,
  Cent gros; pour acheter le blé des turcs, dispense;
  Tant pour avoir le droit de penser ce qu'on pense;
  Tant pour faire le mal, tant pour s'en repentir;
  Péage pour entrer, péage pour sortir;
  Le baptême, c'est tant; n'oubliez pas l'annate;
  Tant pour l'enfant de chœur à la robe incarnate;
  Tant pour vous marier; ah! vous mourez; c'est tant.
  Corruption! Toujours une main qui se tend!
  Dès que le père expire ou que la mère est morte,
  Les enfants orphelins s'en vont de porte en porte
  Mendier pour payer le prêtre, et, sans remord,
  Un marchand sacré vend sa pourriture au mort.
  Rome sur tout prélève une part, s'attribue
  Sur deux mules la bonne et laisse la fourbue,
  Taxe le berger, tond la brebis, prend l'agneau,
  Goûte la fille au lit, le vin dans le tonneau,
  Flaire la cargaison du vaisseau dans le havre,
  Et mange avant les vers le meilleur du cadavre.
  Jésus disait: aimer; l'église dit: payer.

  Le ciel est à qui peut acquitter le loyer,
  On y sera logé bien ou mal, mieux ou guère,
  Selon qu'on sera riche ou pauvre sur la terre;
  Arrière le haillon! place au riche manteau!
  Au mur du paradis Rome a mis écriteau.

  La chaire de Saint-Pierre autrefois si sublime,
  Espèce de tribune énorme de l'abîme,
  Dont le dais formidable, au mystère mêlé,
  Semblait s'évanouir dans un gouffre étoilé,
  Est aujourd'hui l'obscure et lugubre boutique
  Où le bien et le mal, la messe et le cantique,
  Le vrai, le faux, le jour, la nuit, l'ombre et le vent,
  Les anges, l'infini, la tombe, tout se vend!
  Pourvu qu'il ait son crime en ducats dans son coffre,
  L'homme le plus pervers voit le prêtre qui s'offre;
  Et le plus noir bandit qui soit sous le ciel bleu
  Fouille à sa poche et dit au pape: Combien Dieu?
  Vous êtes un brigand, un gueux, un maniaque
  De meurtres; bien; un tel, prêtre simoniaque,
  Crible vos actions dans son hideux tamis,
  Se signe, et dit: Allez, vos torts vous sont remis.

  C'est triste d'être absous par ces viles engeances.--

  Rois, si j'avais sur moi de telles indulgences,
  De celles qui se font marchander et payer,
  Je dirais à mon chien, pour me bien nettoyer,
  De lécher le pardon d'abord, le crime ensuite.

  Mais vous ne réglez pas ainsi votre conduite,
  Et vous ne tombez pas dans ces scrupules vains.
  Toujours, dans vos hauts faits de nuit et de ravins,
  Comme vous entendez que Dieu vous soit commode,
  Et comme parmi vous, en outre, il est de mode
  Que la vipère prête au tigre son venin,
  Vous avez près de vous un curé qui, bénin,
  Vous conseille et vous sert dans toutes vos escrimes,
  Qui trouve des raisons en latin à vos crimes,
  Qui vous bénit après vos guets-apens, et coud
  Un tedeum infâme à chaque mauvais coup.
  D'où la difformité de la raison publique.
  Caïphe et Busiris se donnent la réplique.
  Quel est le faux? quel est le vrai? Qui donc a tort?
  C'est l'honnête homme. A bas le droit! gloire au plus fort!
  Le ciel a le rayon, mais le prêtre a le prisme.
  La vérité bégaie et crache le sophisme;
  La probité n'est plus qu'un enrouement confus.
  Veut-on protester, vivre, essayer un refus?
  On s'arrête, empêché dans l'immense argutie
  Qu'en foule autour de vous le clergé balbutie;
  On a le prêtre, là, dans le fond du gosier;
  Et quand la conscience humaine veut crier
  Ou parler haut, elle a l'église pour pituite.

  Oh! le ciel grand ouvert, la prière gratuite,
  Le prêtre pauvre au point de ne distinguer plus
  Le cuivre d'un liard de l'or d'un carolus,
  L'autel et l'évangile ignorant le péage
  Et la monnaie, ainsi que l'astre et le nuage,
  C'était beau, c'était grand, c'était ainsi jadis,
  Dans le temps qu'on était des jeunes gens hardis,
  Et que, libre, on allait chanter dans la montagne!
  Est-ce que c'en est fait dans le deuil qui nous gagne?
  Est-ce que les bons cœurs et les hommes de bien
  Ne verront plus cela sous les cieux: Dieu pour rien?

  Rome n'a qu'un regret, c'est que la bête échappe
  A l'ombre monstrueuse et large de sa chape,
  Que l'animal soit franc de son pouvoir jaloux,
  Que l'ours rôde en dehors du fisc, et que les loups
  Respirent l'air des cieux depuis le temps d'Évandre
  Sans qu'on puisse trouver moyen de le leur vendre.
  Dieu vole la nature au prêtre; il la soustrait;
  Il lui dit: Sauve-toi dans la vaste forêt!
  C'est son tort. Le soleil est de mauvais exemple;
  Il ne réserve pas sa dorure au seul temple;
  Il empourpre les toits laïcs, grands et petits,
  Les maisons, les palais, les cabanes, gratis.
  Quoi! le brin d'herbe est libre et donne ce scandale
  De croître effrontément aux fentes de la dalle!
  La folle avoine, auprès du lierre son voisin,
  Pousse, sans acquitter le droit diocésain!
  Quoi! depuis que l'Etna s'assied sur sa fournaise,
  Géant sombre, il n'a pas encor payé sa chaise!
  Quoi! l'éclair passe, va, revient, sans rien donner!
  Quoi! l'étoile ose luire, éclairer, rayonner,
  Sans qu'on lui puisse enfin présenter la quittance!
  Le pape est avec Dieu tête à tête, et le tance.
  Quoi! l'on ne peut au lys des champs, pris au collet,
  Dire: pour les besoins du culte, s'il vous plaît!
  Quoi! la vague, lavant les gouffres insondables,
  Couvre l'énormité des plages formidables,
  Quoi! l'écume jaillit jusqu'à cette hauteur
  Sans retomber liard dans la main du quêteur!
  Oh! si le prêtre enfin pouvait jeter sa serre
  Sur la vie, et la prendre à Dieu, son adversaire!
  Quel hosanna le jour où la fleur, le buisson,
  Le nid, devraient payer au curé leur rançon!
  Le jour où l'on pourrait mettre une bonne taxe
  Sur l'usage que fait le pôle de son axe,
  Chicaner sa caverne au lion, et tricher
  L'eau que boit le moineau dans le creux du rocher!

  Donc, viatique, psaume et vêpres, scapulaires,
  Madones à clouer sur le bec des galères,
  La vertu du chrétien, la liberté du juif,
  Tout est en magasin et tout a son tarif.

  Et les nécessités d'exploits hideux que crée
  Cette vente à l'encan de la chose sacrée!
  Ces pillages où Rome a plusieurs portions!
  Ces envahissements et ces extorsions
  D'héritages qu'on vient d'un coup de hache fendre,
  Et qui n'ont plus le bras du chef pour les défendre!
  Ces fouilles de corbeaux dans le ventre des morts!
  Ces guerres où, n'osant s'en prendre aux hommes forts,
  Craignant le bras qui frappe et la lance qui blesse,
  La couardise appelle au combat la faiblesse!

  Quand on a devant soi des barons, la plupart
  Bandits bien crénelés et droits sur leur rempart,
  Maîtres de quelque place à d'autres usurpée,
  Qu'on arrondisse un peu sa terre avec l'épée,
  En jouant au plus brave et non pas au plus fin,
  Cela n'est pas très bien peut-être, mais enfin
  Coup pour coup, le fer bat le fer, cela se passe
  Entre ma panoplie et votre carapace,
  Nous sommes gens gantés d'acier, bottés d'airain,
  A visière féroce, à visage serein,
  En guerre! et nous pouvons nous regarder en face.
  Mais qu'on prenne aux petits pour les gros; mais qu'on fasse
  Un apanage à tel ou tel prélat câlin
  Avec des biens de veuve ou des biens d'orphelin;
  Mais, au mépris des lois divines et chrétiennes,
  Pour doter des frocards et des braillards d'antiennes,
  Et des clercs qui, béats, par le vin attendris,
  Vous disent: faites maigre! et mangent des perdrix,
  Qu'on pille son douaire à cette pauvre vieille,
  Qu'à cet enfant, qui fait un murmure d'abeille
  Et qui rit en voyant entrer les assassins,
  On vole sa maison et son champ, par les saints!
  Je dis que c'est horrible, et toute honte est bue
  Autant par qui reçoit que par qui distribue!

  Le meurtre vole afin d'acheter le pardon.

  Rome est un champ ayant le moine pour chardon;
  Que l'âne de Jésus vienne donc et le broute!

  Ces prêtres qui pour ombre ont derrière eux le doute,
  Faux, masqués, emmiellant de leur perfide esprit
  Le bord du vase au fond duquel le démon rit,
  Traîtres du ciel, à qui l'opprobre profitable
  Donne bon feu, bon lit, bon gîte et bonne table,
  Ah! ces larrons sacrés, malheur sur eux, malheur!

  Oh! que j'aime bien mieux le simple et franc voleur!
  Des fauves attentats sauvage cénobite,
  Il a l'ombre pour antre et pour cloître; il habite
  Les déserts, les halliers creusés en entonnoirs,
  Le derrière des murs croulants, les recoins noirs
  Des palais qu'on bâtit, où, la nuit, dans les pierres
  On entend le choc brusque et fuyant des rapières;
  Ce brigand a du sang au front, mais pas de fard;
  Il est âpre et hideux, mais il n'est point cafard,
  Mais il ne se met pas un surplis sur le râble,
  Mais il risque du moins sa peau, le misérable!

  Le seigneur est la griffe et le prêtre est la dent.

  C'est grâce à tout cela que, la débauche aidant,
  L'horreur est installée en nos tours féodales.

  Ah! crimes, deuils, banquets, prêtres, femmes, scandales!
  Rire et foudre mêlant leurs funèbres éclats!
  Nous frissonnons de voir tout ce qu'on voit, hélas,
  Dans ces vaillants manoirs si glorieux naguères,
  Quand, vieux aigles blanchis, et vieux faucons des guerres,
  Par les brèches que fit le glaive, nous plongeons
  Nos yeux dans la noirceur lugubre des donjons!

                              *

  Le soleil déclinait; de leurs piques bourrues
  Les soldats refoulaient le peuple au coin des rues;
  Les prêtres chuchotaient près du trône rangés.
  --J'ai faim, dit Elciis. L'empereur dit:--Mangez.


  II

  LE DEUXIÈME JOUR

  ROIS ET PEUPLES

  Vous êtes plusieurs rois ici, j'en suis bien aise.
  Donc on peut vous parler en face. Toi, Farnèse,
  Rends-nous compte de Parme; et toi, duc Avellan,
  De Montferrat; et toi, Visconti, de Milan.
  Vous avez ces pays; qu'est-ce que vous en faites?
  L'Italie est heureuse et voit de belles fêtes!
  Le duc Sforce est un sbire; il faudrait qu'on plongeât,
  Pour trouver son pareil, plus bas que le goujat;
  Voulez-vous des bandits? Guiscard vous en procure;
  Strongoni, qui mourut d'une manière obscure
  L'an passé, n'avait pas vécu très clairement;
  Craignez Foulque après boire, Alde après un serment;
  Squillaci roue et pend; Malaspina s'adonne
  A mêler la jusquiame avec la belladone;
  Le soir voit arriver joyeux à son festin
  Des gens que voit mourir l'œil pâle du matin.
  Si Pandolfe a trouvé quelque part sa patente
  De général, pardieu, ce n'est pas dans la tente.
  Sixte étrangla Thomond; Urbin extermina
  Montecchi; le vieux Côme égorgea Gravina;
  Ezzelin est faussaire, Ottobon est bigame;
  Litta fait poignarder dans un bal à Bergame
  Bernard Tumapailler, comte de Fezensac;
  Jean massacre Borso; Pons dérobe le sac
  Que Boccanegre avait laissé dans sa gondole;
  Bonacossi sanglant rase la Mirandole;
  Et quant à monsieur d'Este, ah! tous vos généraux
  L'admirent; quel vainqueur! L'an passé, ce héros,
  Avec force soudards levant la pertuisane,
  Partit pour conquérir la marche trévisane;
  On battait du tambour, on jouait du hautbois;
  Un gros de paysans l'attaque au coin d'un bois,
  L'armée au premier choc plie, et ce guerrier rare
  Prit la fuite, et revint en chemise à Ferrare
  Après avoir été volé dans le chemin.
  Guy tue Alphonse afin d'être comte romain;
  Le duc Fosdinovo vend Nice au barbaresque;
  Spinetta se fait peindre ayant, dans une fresque,
  Un crâne entre les dents comme un singe une noix;
  Fiesque empoisonne Azzo, c'est le mode génois;
  De par l'assassinat Sapandus est exarque;
  Cibo, pour traverser le lac Fucin, embarque
  Trois enfants, dont il doit hériter, ses neveux,
  Sur un bateau doré qu'il suit de tous ses vœux,
  Et qui les noie, étant fait de planches trop minces.

  Mais expliquons-nous donc, vous nommez ça des princes!
  Un tas de scélérats et de coupe-jarrets!
  La justice en leur nom prononce des arrêts;
  On les appelle grands, nobles, sérénissimes;
  Ils sont comme des feux allumés sur des cimes;
  Augustes marauds! gueux de l'honneur trafiquant!
  Drôles que frapperaient, à l'autel comme au camp,
  Au nom du chaste glaive, au nom du temple vierge,
  Ulysse de son sceptre et Jésus de sa verge!

  Si vous vous êtes mis dans l'esprit qu'en ayant
  Plus d'infamie, on est un roi plus flamboyant,
  Si vous vous figurez vos races rajeunies
  Par vos férocités et vos ignominies,
  Rois, je vous le redis, vous vous trompez; l'erreur,
  C'est de croire qu'un nom peut grandir par l'horreur,
  La fraude et les forfaits accumulés sans cesse.
  Une augmentation de honte et de bassesse,
  D'ombre et de déshonneur n'accroît pas les maisons;
  La fange n'a jamais redoré les blasons.
  Ah! deuil sans borne après les prouesses sans nombre!
  Vous faites du passé votre piédestal sombre;
  Sur les grands siècles morts sans tache et sans défaut
  Vous montez, pour porter votre honte plus haut!
  Vous semblez avec eux avoir fait la gageure
  D'égaler leur lumière et leur lustre en injure,
  Et de ne pas laisser à leur vieille fierté
  Une splendeur sans mettre un opprobre à côté;
  Et vous avez le prix dans cette affreuse joute
  Où votre abjection à leur gloire s'ajoute!

  O Dieu qui m'entendez, ces hommes sont hideux,
  Certe, ils sont étonnés de nous comme nous d'eux.
  Avez-vous fait erreur? et que faut-il qu'on pense?
  A qui le châtiment? à qui la récompense?
  Quelle nuit! N'est-ce pas le plus dur des affronts
  Que nous les preux ayons pour fils eux, les poltrons!
  Et qu'abjects et rompant les anciens équilibres,
  Eux les tyrans, soient nés de nous, les hommes libres;
  Si bien que l'honnête homme est chargé du maudit
  Et que le juste doit répondre du bandit!
  Qu'ont-ils fait pour porter des noms comme les nôtres?
  Par quel fil pouvons-nous tenir les uns aux autres,
  Dieu puissant! et comment avons-nous mérité
  Eux, ces pères, et nous, cette postérité?
  Ah! le siècle difforme et funeste où nous sommes,
  En étalant, auprès des tombes, de tels hommes,
  Si lâches, si méchants, si noirs, que j'en frémis,
  Offense la pudeur des aïeux endormis.

  Le vent à son gré roule et tord la banderole.
  Je n'avais pas dessein quand j'ai pris la parole
  De dire tout cela, mais c'est dit, et c'est bon.
  Rois, je sens sur ma lèvre errer l'ardent charbon;
  A moi simple, il me vient en parlant des idées;
  La patrie et la nuit sur moi sont accoudées
  Et toute l'Italie en mon âme descend.
  Je sens mon sombre esprit comme un flot grossissant.
  Dieu sans doute a voulu, sire, que votre altesse
  Vît l'indignation qui sort de la tristesse.

  Je sais que par instants le public devient froid
  Pour le bien et le mal, pour le crime et le droit,
  Le comble de la chute étant l'indifférence;
  On vit, l'abjection n'est plus une souffrance;
  On regarde avancer sur le même cadran
  Sa propre ignominie et l'orgueil du tyran;
  L'affront ne pèse plus; et même on le déclare.
  A ces époques-là de sa honte on se pare;
  Temps hideux où la joue est rose du soufflet.
  La jeunesse a perdu l'élan qui la gonflait;
  Le tocsin ne fait plus dresser la sentinelle,
  Ce fauve oiseau qui bat les cloches de son aile
  Est cloué sur la porte obscure du beffroi;
  Oui, sire, aux mauvais jours, sous quelque méchant roi
  Féroce, quoique vil, et, quoique lâche, rude,
  Toute une nation se change en solitude;
  L'échine et le bâton semblent être d'accord,
  L'un frappe et l'autre accepte; et le peuple a l'air mort;
  On mange, on boit; toujours la foule, plus personne;
  Les âmes sont un sol aride où le pied sonne;
  Les foyers sont éteints, les cœurs sont endormis;
  Rois, voyant ce sommeil, on se croit tout permis.
  Ah! la tourbe est ignoble et l'élite est indigne.
  De l'avilissement l'homme porte le signe.
  L'air tiède et mou, le temps qui passe, la gaîté,
  Les chants, l'oubli des morts, tout est complicité;
  Tous sont traîtres à tous, et la foule se rue
  A traîner les vaincus par les pieds dans la rue;
  Le silence est au fond de tout le bruit qu'on fait;
  On est prêt à baiser Satan s'il triomphait;
  Le mal qui réussit devient digne d'estime;
  L'applaudissement suit, la chaîne au cou, le crime,
  Que la libre huée a d'abord précédé;
  On voit--car le malheur lui-même dégradé
  Abdique la colère et se couche et se vautre,
  Dans l'espoir d'avoir part au pillage d'un autre--
  Les extorqués faisant cortége aux extorqueurs.
  Pas une résistance illustre dans les cœurs!
  La tyrannie altière, atroce, inexorable,
  Est le vaste échafaud de l'homme misérable;
  Le maître est le gibet, les flatteurs sont les clous.
  Mangé de la vermine ou dévoré des loups,
  Tel est le sort du peuple; il faut qu'il s'y résigne.
  Des vautours, des corbeaux. Mais où donc est le cygne?
  Où donc est la colombe? où donc est l'alcyon?
  Quand on n'est pas Tibère on est Trimalcion.
  L'un rampe, lèche et rit pendant que l'autre opprime.
  Sombre histoire! le vice est le fumier du crime;
  Les hommes sont bassesse ou bien férocité;
  Meurtre dans le palais, fange dans la cité;
  Le tyran est doublé du valet; et le monde
  Va de l'antre du fauve à l'auge de l'immonde.

  Tout ce que je dis là vous fait l'esprit content,
  C'est votre joie, ô rois; mais écoutez pourtant.

  Rois, qu'une seule voix proteste, elle réveille
  Au fond de ce silence une sinistre oreille
  Et fait rouvrir un œil terrible en cette nuit;
  Prenez garde à celui qui fait le premier bruit;
  Un seul passant sévère et ferme déconcerte
  Dans son abjection l'immensité déserte;
  Un vivant n'a qu'à dire aux cadavres un mot,
  Et l'ossuaire va se lever en sursaut.
  Princes, aussi longtemps qu'on croit le ciel compère,
  On se tait; tant qu'on voit le tyran qui prospère
  Et le lâche succès qui le suit comme un chien.
  C'est bon; tant que le mal qu'il fait se porte bien,
  Sa personne est un dogme et son règne est un culte.
  Un beau jour, brusquement, catastrophe, tumulte,
  Tout croule et se disperse, et dans l'ombre, les cris,
  L'horreur, tout disparaît; et, quant à moi, je ris
  De ceux qu'ébahiraient ces chutes de tonnerre.

  Pisistrate, Manfred, Hippias, Foulques-Nerre,
  Hatto du Rhin, Jean deux, le pire des dauphins,
  Macrin, Vitellius, ont fait de sombres fins;
  Rois, ce ne sont point là des choses que j'invente;
  C'est de l'histoire. On peut régner par l'épouvante
  Et la fraude, assisté de tel prêtre moqueur
  Et fourbe, à qui les vers mangent déjà le cœur,
  On peut courber les grands, fouler la basse classe;
  Mais à la fin quelqu'un dans la foule se lasse,
  Et l'ombre soudain s'ouvre, et de quelque manteau
  Sort un poing qui se crispe et qui tient un couteau.
  Vous dites:--Devant moi tout fléchit et recule;
  Moi, je viens de Turnus; moi je descends d'Hercule;
  J'ai le respect de tous, étant né radieux
  Et fils de ces héros qui touchaient presque aux dieux.--
  Ne vous fiez pas trop à vos grands noms, mes maîtres;
  Car vous seriez frappés, quels que soient vos ancêtres,
  Eussiez-vous sur le front l'étoile Aldebaran.
  On s'inquiète peu des aïeux d'un tyran,
  Du Chéréas quelconque on applaudit l'audace.
  Qu'Aurélien soit noble ou bourgeois, qu'il soit dace
  Ou hongrois, ce n'est pas ce que je veux savoir,
  Mais il fut dur et sombre; et, quant au vengeur noir
  Qui rejette au tombeau cette âme ensanglantée,
  Que ce soit Mucapor ou que ce soit Mnesthée,
  Qu'importe? Un tyran tombe, un despote est détruit,
  Je n'en demande pas davantage à la nuit.

  Ces meurtres-là sont grands; Brutus en est la marque;
  Chion, Léonidas en poignardant Cléarque,
  Ont montré qu'ils étaient disciples de Platon;
  Harmodius n'avait pas de poil au menton
  Quand il dit: je tuerai le tyran; il le tue;
  Et la Grèce lui fait dresser une statue
  Qui tenait à la main une épée et des fleurs.
  On peut frapper le roi qui vit de vos malheurs,
  L'usurpateur armé de forfaits et de ruses;
  C'était l'opinion des grecs amants des muses,
  Peuple si délicat que, sous ces nobles cieux,
  Les orfèvres, sculpteurs des métaux précieux,
  Moulaient les coupes d'or sur la gorge des femmes.

  Ainsi furent punis certains hommes infâmes,
  Car on n'épargne point qui n'a rien épargné;
  Et l'histoire les suit d'un regard indigné.

  Moi, je ne juge pas ces justices sinistres;
  Je les vois, je n'ai point la garde des registres
  Ni la revision des arrêts; je n'ai pas
  De signature à mettre au bas de ces trépas;
  C'est la chose de Dieu, non la mienne; l'affaire
  Le regarde, et non moi, vieux néant de la guerre.
  Spectre, qui vais traînant mes pas estropiés,
  Et qui sens des douleurs sous la plante des pieds;
  Après tout, je ne suis ni mage ni prophète;
  Et que la volonté du ciel profond soit faite!
  Rois, je n'apporte ici que l'avertissement.

  O princes, vous pouvez crouler subitement.
  Vous avez beau compter sur vos soldats horribles;
  Les comètes aussi sont fortes et terribles,
  Elles vont à l'assaut du soleil rayonnant,
  Elles font peur au ciel; mais Dieu, rien qu'en tournant
  Son doigt mystérieux vers les nuits scélérates,
  Fait dans l'océan noir fuir ces astres pirates.

                              *

  Le pas des lansquenets sonnait sur les pavés.
  --J'ai soif, dit Elciis. L'empereur dit:--Buvez.


  III

  LE TROISIÈME JOUR

  LES CATASTROPHES

  L'éternité n'est point dans vos apothéoses;
  Et Dieu ne l'a donnée à rien, pas même aux roses.
  Le temps que vous avez n'est pas illimité.
  Un jour vient, tout se paie; et la calamité,
  Qui sortit si souvent de vos palais, y rentre.
  La foule alors, autour du maître dans son antre,
  Bouillonne et s'enfle; on voit les pauvres demi-nus
  Rugir, humbles hier, brusquement devenus
  Plus hagards que les huns et que les massagètes.
  Ah! les reines--je plains les femmes--sont sujettes
  Aux cheveux blanchissant dans une seule nuit.
  L'incendie au sommet des tours s'épanouit,
  Seule utile lueur qui sorte du despote;
  Au-dessus du palais, buisson de flamme, il flotte,
  Et, croissant à travers les toits, ouvre au milieu
  Ses pétales d'aurore et ses feuilles de feu,
  Etant la rose horrible et fauve des décombres.
  Vous avez dans vos cœurs ces pressentiments sombres;
  C'est pourquoi, malgré vous, vous êtes pleins d'ennuis.

  Qui suis-je maintenant, moi qui parle? Je suis
  Un vieux homme qui va sur la route. On l'arrête.
  Entrez; il parle, il dit son avis sur la fête;
  Rien de plus. Rois, je suis cet horrible inconnu
  Qu'on nomme le passant et le premier venu;
  Je suis la grande voix du dehors; et les choses
  Que je dis, et qui font blêmir vos fronts moroses,
  Sont celles qu'à vos pieds tout un peuple vivant
  Rêve et pense, et qu'emporte au fond des cieux le vent.

  Car lorsque je disais que les âmes sont mortes,
  Tout à l'heure, et que rien ne remue à vos portes,
  Et que la lâcheté publique a fait la paix
  Avec votre infamie, ô rois, je me trompais.
  Non Rome vit dans Rome, et l'eau bout dans le vase.
  Mais à mon âge on peut broncher dans une phrase;
  Faire erreur sur un mot n'est rien; l'essentiel
  C'est d'être une âme honnête et droite sous le ciel.

  Donc, le moment approche où la grappe, étant mûre,
  Tombera. L'heure vient.--Mais j'entends qu'on murmure.
  Est-ce que par hasard ils ont imaginé
  Ces princes, ces bandits compagnons d'un damné,
  Ces gangrenés du mal, ces rois en qui suppure
  Toute l'abjection de notre époque impure,
  Que j'étais un soldat de l'humeur des valets;
  Qu'en me disant: parlez, vous qui passez! j'allais
  Avec la flatterie, immonde et vil dictame,
  Panser complaisamment l'ulcère de leur âme;
  Que moi, le vieux pisan, je courberais le front,
  Et qu'ils pourraient, étant les malheureux qu'ils sont,
  Ce Ranuce, ce Jean, ce Ratbert, cet Alonze,
  Faire sucer leur plaie à la bouche de bronze!

  Pour adorer Ratbert il faut être Ratbert;
  Pour admirer Ranuce en perfidie expert
  Et Jean l'homme du meurtre, il faudrait que je n'eusse
  Pas plus de cœur que Jean ni d'âme que Ranuce.

  Oh! laissez-moi cacher mon front sous mon manteau.
  Quand me descendra-t-on dans le Campo-Santo,
  Avec les trépassés augustes qu'on oublie,
  Avec les chevaliers de la vieille Italie,
  Loin des vivants, parmi les spectres d'Orcagna!
  Pourquoi faut-il qu'à ceux que la guerre épargna
  La mort vienne si tard, hélas! menant en laisse
  Ces deux chiens monstrueux, la honte et la vieillesse!
  Ah! jeunes gens! les ans font plier mes genoux.
  Je suis triste jusqu'à la haine devant vous.
  Ah! la décrépitude à l'opprobre ressemble!
  Le dedans reste ferme; hélas, le dehors tremble.
  Nous avons beau flétrir ces nouveaux arrivants,
  Nous ne pouvons punir; nous ne sommes vivants
  Que juste ce qu'il faut pour endurer l'offense.
  Qu'il est dur de rentrer dans la mort par l'enfance!
  Ah! c'est un grand malheur et c'est un grand dépit
  D'être encore lion quand le renard glapit,
  D'entendre les chacals et les bêtes funèbres
  Faire leur fête horrible au milieu des ténèbres,
  Et de ne pouvoir pas, étant malade et vieux,
  Secouer sa crinière énorme jusqu'aux cieux!
  Je vois ce qui s'écroule et je vois ce qui monte,
  Ruine de la gloire et croissance de honte;
  Et j'ouvre avec regret mes vieux yeux assoupis.
  Et si je vais trop loin dans mes discours, tant pis!
  Car je n'ai pas le temps de prendre des mesures
  Du degré de respect qu'on doit à vos masures,
  A vos tours, à vous, sire, et de la quantité
  De mépris qui convient à votre majesté.

  O misère! pendant que tout entiers vous êtes
  Aux plaisirs, aux chansons, aux bals, aux coupe-têtes,
  Aux meurtres, aux festins abjects, aux jeux brutaux,
  Aux piéges qu'on se tend de châteaux à châteaux,
  Ceux-ci pillant ceux-là, ceux-là tondant les autres,
  Les plus sanglants disant tout bas des patenôtres,
  Sournois, ayant toujours votre ami pour danger;
  Pendant que vous passez votre temps à manger,
  A vous soûler de vin et d'horreurs inconnues,
  Regardant l'impudeur des femmes presque nues,
  Contemplant aux miroirs vos malsaines pâleurs,
  Vous parfumant de musc, vous couronnant de fleurs,
  Et des gens que j'ai dit grossissant les prébendes,
  Hélas! les sarrasins du Fraxinet, par bandes,
  Infestent la Provence et le bas Dauphiné;
  Humbert, dauphin de Vienne, est chez lui confiné;
  Personne ne défend la marche occidentale
  Où la cavalerie espagnole s'installe,
  Et je ne sache pas qu'un comte ou qu'un marquis
  S'en montre curieux et qu'on se soit enquis
  De quels Guadalquivirs et de quelles Navarres
  Sortent ces catalans et ces almogavares.
  Partout l'étranger vient et de Naple aux Grisons
  Montre sa pique au bord de nos noirs horizons.
  Chocs, alertes, assauts, invasions soudaines;
  Ils viennent de Nubie, ils viennent des Ardennes.
  Au duc Welf qui, lassé de ne voir ni vaillant,
  Ni prince devant lui, vous regarde en bâillant,
  Quel bras opposez-vous, dites? Quel capitaine
  Aux usurpations des tyrans d'Aquitaine?
  Une maille de moins défait tout le tricot;
  Vous n'avez plus le Var, vous n'avez plus l'Escaut.
  Chaque passant arrache au vieux temple une brique.
  Abraham, empereur des maures en Afrique,
  Laissant derrière lui les royaumes penchés
  Et saignants, et les champs de cadavres jonchés,
  Approche, et le voilà qui touche à l'Italie;
  Nos murs, dont le drapeau frissonnant se replie,
  Chancellent, et déjà sur leur morne blancheur
  Nous pouvons voir grandir l'ombre de ce faucheur.
  Du sud accourt le nègre, et du nord vient le singe;
  Les huns sortent velus des forêts de Thuringe;
  Le spectre d'Alaric rôde et sonne du cor;
  Les vieilles nations vandales sont encor
  A nos portes, grinçant les dents et hurlant toutes,
  Dans la Souabe, pays fauve et qui n'a pour routes
  Que des sentiers perdus dans le sombre des bois.
  L'empereur grec pâlit dans Byzance aux abois;
  Son armée est sans duc, sa flotte est sans drungaire;
  Pas d'hommes, pas d'argent; comment faire la guerre?
  Toute la chrétienté le laisse sans appui;
  Ce livide Andronic, entre les turcs et lui,
  N'a plus qu'un bras de mer de deux milles de large;
  Ce césar plie au poids du monde qui le charge;
  Du toit de son palais, il voit à l'orient
  Les barbares tirer leurs sabres en riant;
  Son fils, Kyr Michaël, craint de livrer bataille.

  Ici, quels chefs a-t-on? qui? de la valetaille.
  Car vous n'obéissez qu'à plus petit que vous;
  Vous avez l'orgueil bas ayant le cœur jaloux.
  Princes, l'infirmité de ce croulant empire,
  C'est que toujours le moindre est choisi par le pire;
  Le cul-de-jatte est duc dans le camp des goîtreux.
  Quant aux moines à casque, ils se battent entre eux,
  Au lieu de s'occuper de notre délivrance.
  Villiers de l'Ile-Adam, de la langue de France,
  Guerroie Ugoccion, grand maître des portiers.
  Une gorgone sort de tous ces bénitiers;
  Et le pape à servir des messes utilise
  Azon cinq, général des troupes de l'église.

  Le peu qui nous restait des bons vieux généraux
  Meurt de votre dédain aidé de vos bourreaux;
  On oublie à Final don Fabrice, on expulse
  Roger, on met au banc de l'empire Trivulce;
  Et l'ennemi s'avance, et vous n'avez plus là
  Bélisaire pour faire échec à Totila.

  Tout le vieux fer romain n'est plus que de la rouille.

  Deux femmes autrefois qui filaient leur quenouille,
  Voyant que l'étranger enjambait le fossé,
  Ont crié: guerre! et pris la pique, et l'ont chassé;
  Ces deux femmes, c'étaient, autant qu'il m'en souvienne,
  Auxilia de Nice, et Mahaud d'Albon-Vienne.
  Fils de ces femmes-là qui battaient vos vainqueurs,
  Vous avez hérité des fuseaux, non des cœurs.

  Déserteurs du pays, oppresseurs de l'empire,
  Le peuple est stupéfait et ne sait plus que dire
  Dans le saisissement de votre lâcheté.
  Que reste-t-il du ciel, rois, le soleil ôté,
  Et de la terre, hélas! l'Italie éclipsée?

  Voilà. Je vous ai dit à peu près ma pensée.

                              *

  Elciis s'arrêtant, car le jour était chaud,
  Dit:--Je voudrais dormir. L'empereur dit:--Bientôt.


  IV

  LE QUATRIÈME JOUR

  DIEU

  Le maître est insensé de peser ce qu'il pèse,
  Et, parce qu'on se tait, de croire qu'on s'apaise.

  Princes, sachez-le bien. Les hommes d'autrefois
  Valaient mieux paysans que vous ne valez rois.
  La clarté de leurs yeux gêne vos regards traîtres.
  Leurs pieds font en marchant un bruit de pas d'ancêtres.
  Quand, survenant du fond du vieil honneur lointain,
  Un d'eux entre chez vous à l'heure du festin,
  Il sent frémir autour de ses talons sévères
  Le tremblement des cœurs, des glaives, et des verres.

  Oui, vous êtes les nains d'un temps chétif et laid;
  Que le plus grand de vous mette mon gantelet,
  Je gage que son poing entrera dans le pouce.

  Au rebours de l'honneur le vil instinct vous pousse.

  Nous sommes les vaillants; vous, vos morts même ont peur;
  L'angoisse d'un cœur faux et d'un esprit trompeur
  Fait grelotter vos os; si bien que nos natures
  Se distinguent encor jusqu'en nos pourritures;
  Vous êtes les petits et nous sommes les bons;
  Et lorsque vous tombez, et lorsque nous tombons,
  La mort montre, parmi les broussailles farouches,
  Nos cadavres aux loups, et les vôtres aux mouches.

  Les signes de ce temps, les voici: des clairons,
  Des femmes dans les camps, des plumes sur les fronts,
  Des carnavals durant la moitié de l'année,
  Une jeunesse folle au plaisir acharnée,
  Joyeuse; et la rougeur sinistre des vieillards.

  Quand deux pères rôdant le soir dans les brouillards
  Se rencontrent non loin de vos éclats de rire,
  Ils passent sans lever les yeux et sans rien dire.

  Spectacle ténébreux qu'un peuple décroissant!
  Même quand tous sont là, l'on sent quelqu'un d'absent;
  C'est l'âme, c'est l'esprit sacré, c'est la patrie.
  Une foule avilie, une race flétrie
  Perd sa lumière ainsi qu'un bois mort perd sa fleur.
  Que ce soit l'Italie ajoute à ma douleur.
  La chose est surprenante et triste que des traîtres,
  Des coquins, généraux de moines et de reîtres,
  Puissent rapetisser lentement dans leur main
  Un peuple, quand ce peuple est le peuple romain.
  En lisant aux enfants l'histoire d'Agricole
  Ou de Cincinnatus, les vieux maîtres d'école
  S'arrêtent et n'ont pas la force d'achever.

  Hélas, on voit encor les astres se lever,
  L'aube sur l'Apennin jeter sa clarté douce,
  L'oiseau faire son nid avec les brins de mousse,
  La mer battre les rocs dans ses flux et reflux,
  Mais la grandeur des cœurs c'est ce qu'on ne voit plus.

  Ne croyez pas pourtant que je me décourage.
  Je ne fais pas ici le bruit d'un vent d'orage
  Pour n'aboutir qu'au doute et qu'à l'accablement.
  Non, je vous le redis, sire, le grand dormant
  S'éveillera; non, non, Dieu n'est pas mort, ô princes.
  Le peuple ramassant ses tronçons, ses provinces,
  Tous ses morceaux coupés par vous, pâle, effrayant,
  Se dressera, le front dans la nuée, ayant
  Des jaillissements d'aube aux cils de ses paupières;
  Tout luira; le tocsin sonnera dans les pierres;
  Tout frémira, du cap d'Otrante au mont Ventoux;
  L'Italie, ô tyrans, sortira de vous tous.
  De votre monstrueuse et cynique mêlée
  Elle s'évadera, la belle échevelée,
  En poussant jusqu'au ciel ce cri: la liberté!
  Le vieil honneur tient bon et n'a pas déserté.
  Pour ouvrir dans la honte ou la roche une issue,
  Il suffit d'un coup d'âme ou d'un coup de massue.

  Tous les peuples sont vrais, même les plus niés.

  Vous vous tromperiez fort si vous imaginiez
  Que Dieu permet aux rois, conseillés par le prêtre,
  D'éteindre la lumière auguste, et qu'il peut être
  Au pouvoir de quelque homme ici-bas que ce soit
  De le vaincre, et d'aller aux cieux tuer le droit.
  Régnez, frappez, soyez mauvais, faites des fautes,
  Faites des crimes, soit; il est des lois très hautes.
  Les flots sont doute, erreur, trouble; le fond est sûr.

  Sachez-le, rois d'en bas; pour que ce globe obscur,
  Création fatale et sainte, rayonnante,
  Puis lugubre, et de tant de souffles frissonnante,
  Ne soit pas, dans l'horreur de l'abîme ignoré,
  Comme un sombre navire errant désemparé,
  Rois, afin que la vie, et l'être, et la nature,
  Restent et n'aillent pas se perdre à l'aventure
  Dans le morne océan du mystère inconnu,
  Par quatre chaînes d'or le monde est retenu;
  Ces chaînes sont: Raison, Foi, Vérité, Justice;
  Et l'homme, en attendant que la mort l'engloutisse,
  Pèse sur l'infini, sur Dieu, sur l'univers,
  Et s'agite, et s'efforce, orageux, noir, pervers,
  Avec ses passions folles ou criminelles,
  Sans pouvoir arracher ces ancres éternelles!

                              *

  Les yeux sous les sourcils, l'empereur très clément
  Et très noble écouta l'homme patiemment,
  Et consulta des yeux les rois; puis il fit signe
  Au bourreau, qui saisit la hache.

                                   --J'en suis digne,
  Dit le vieillard, c'est bien, et cette fin me plaît.--
  Et calme il rabattit de ses mains son collet,
  Se tourna vers la hache, et dit:--Je te salue.
  Maîtres, je ne suis point de la taille voulue,
  Et vous avez raison. Vous, princes et vous, roi,
  J'ai la tête de plus que vous, ôtez-la-moi.




  XXI

  LE CYCLE PYRÉNÉEN

  GAÏFFER-JORGE, DUC D'AQUITAINE


  Au bas d'une muraille on ouvre une tranchée;
  Les travailleurs, bras nus et la tête penchée,
  Vont et viennent, fouillant dans l'obscur entonnoir;
  Sous la pioche, pareille au bec d'un oiseau noir,
  Le rocher sonne, ainsi que le fer dans la forge;
  Dur labeur. Gaïffer, qu'on appelle aussi Jorge,
  Fait creuser un fossé large et profond autour
  De son donjon, palais de roi, nid de vautour,
  Forteresse où ce duc, voisin de la tempête,
  Habite, avec le cri des aigles sur sa tête;
  On éventre le mont, on défonce le champ;
  --Creusez! creusez! dit-il aux terrassiers, piochant
  De l'aube jusqu'à l'heure où le soleil se couche,
  Je veux faire à ma tour un fossé si farouche
  Qu'un homme ait le vertige en regardant au fond.--
  On creuse, et le travail que les ouvriers font
  Trace au pied des hauts murs un tortueux cratère;
  Il descend chaque jour plus avant dans la terre;
  Un terrassier parfois dit:--Seigneur, est-ce assez?
  Et Gaïffer répond:--Creusez toujours, creusez.
  Je veux savoir sur quoi ma demeure est bâtie.--

  Qu'est-ce que Gaïffer? La fauve dynastie
  Qu'installa, sous un dais fait d'une peau de bœuf,
  Le patrice Constance en quatre cent dix-neuf,
  Reçut de Rome en fief la troisième Aquitaine.
  Aujourd'hui Gaïffer en est le capitaine.
  De Bayonne à Cahors son pouvoir est subi;
  Les huit peuples qui sont à l'orient d'Alby,
  Les quatorze qui sont entre Loire et Garonne,
  Sont comme les fleurons de sa fière couronne;
  Auch lui paie un tribut; du Tursan au Marsan
  Il reçoit un mouton de chaque paysan;
  Le Roc-Ferrat, ce mont où l'on trouve l'opale,
  Saint-Sever sur l'Adour, Aire l'épiscopale,
  Sont à lui; son état touche aux deux océans,
  Le roi de France entend jusque dans Orléans
  Le bruit de son épée aiguisée et fourbie
  Aux montagnes d'Irun et de Fontarabie;
  Gaïffer a sa cour plénière de barons;
  La foule, autour de lui, se tait, et les clairons
  Font un sinistre éclat de triomphe et de fête;
  Au point du jour, sa tour, dont l'aube teint le faîte,
  Noire en bas et vermeille en haut, semble un tison
  Qu'un bras mystérieux lève sur l'horizon;
  Gaïffer-Jorge est prince, archer et chasseur d'hommes;
  On le trouve très grand parmi ses majordomes,
  Ses baillis font sonner sa gloire, et ses prévôts
  Sont plus qu'à Dieu le père à Gaïffer dévots.
  Seulement, il a pris, pour élargir sa terre,
  Aux infants d'Oloron leur ville héréditaire;
  Mais ces infants étaient de mauvaise santé,
  Et si jeunes que c'est à peine, en vérité,
  S'ils ont su qu'on changeait leur couronne en tonsure;
  De plus son amitié n'est pas toujours très sûre,
  Il a, pour cent francs d'or, livré son maître Aymon
  Au noir miramolin, Hécuba le démon;
  Aymon, ce chevalier dont tout parlait naguère,
  Avait instruit le duc Gaïffer dans la guerre,
  Aymon était un fier et bon campéador,
  Mais Gaïffer était sans le sou, cent francs d'or
  Font cent mille tomans, et son trésor étique
  Avait besoin d'un coup de grande politique;
  Par la vente d'Aymon il a réalisé
  De quoi pouvoir donner un tournoi, l'an passé,
  Et bien vivre, et jeter l'argent par la fenêtre;
  La grandeur veut le faste, il ne convient pas d'être
  A la fois duc superbe et prince malaisé;
  Enfin on dit qu'un soir il a, chasseur rusé,
  Conduit, tout en riant, au fond d'une clairière,
  Son frère Astolphe, et l'a poignardé par derrière;
  Mais ils étaient jumeaux, Astolphe un jour pouvait
  Prétendre au rang ducal dont Jorge se revêt,
  Et pour la paix publique on peut tuer son frère.

  Étançonner le sable, ôter l'argile, extraire
  La brèche et le silex, et murer le talus,
  C'est rude. Après les huit premiers jours révolus:
  --Sire, ce fossé passe en profondeur moyenne
  Tous ceux de Catalogne et tous ceux de Guyenne,
  Dit le maître ouvrier, vieillard aux blancs cheveux.
  --Creusez! répond le duc. Je vous l'ai dit. Je veux
  Voir ce que j'ai sous moi dans la terre profonde.--
  Huit jours encore on creuse, on sape, on fouille, on sonde;
  Tout à coup on déterre une pierre, et, plus bas,
  Un cadavre, et le nom sur le roc: Barabbas.
  --Creusez, dit Jorge.--On creuse. Au bout d'une semaine
  Une autre pierre avec une autre forme humaine
  Perce l'ombre, affreux spectre au fond d'un trou hideux;
  Et ce cadavre était le plus sombre des deux;
  Une corde à son cou rampait; une poignée
  De drachmes d'or sortait de sa main décharnée;
  Sur la pierre on lisait: Judas.--Creusez toujours!
  Allez! creusez! cria le duc du haut des tours.--
  Et le bruit du maçon que le maçon appelle
  Recommença; la pioche et la hotte et la pelle
  Plongèrent plus avant qu'aucun mineur ne va.
  Après huit autres jours de travail, on trouva
  Soudain, dans la nuit blême où rien n'a plus de forme,
  Un squelette terrible, et sur son crâne énorme
  Quatre lettres de feu traçaient ce mot: Caïn.
  Les pâles fossoyeurs frémirent, et leur main
  Laissa rouler l'outil dans l'obscurité vide;
  Mais le duc apparaît, noir sur le ciel livide:
  --Continuez, dit-il, penché sur le fossé,
  Allez!--On obéit; et l'un d'eux s'est baissé,
  Morne esclave, il reprend le pic pesant et frappe,
  Et la roche sonna comme une chausse-trape;
  Au second coup la terre obscure retentit;
  Du trou que fit la pioche une lueur sortit,
  Lueur qui vint au front heurter la tour superbe,
  Et fit, sur le talus, flamboyer les brins d'herbe
  Comme un fourmillement de vipères de feu;
  On la sentait venir de quelque horrible lieu;
  Tout le donjon parut sanglant comme un mystère.
  --Allez! dit Jorge.--Alors on entendit sous terre
  Une lugubre voix qui disait:--Gaïffer,
  Ne creuse point plus bas, tu trouverais l'enfer.




   MASFERRER

   I

   NEUVIÈME SIÈCLE.--PYRÉNÉES


   C'est un funeste siècle et c'est un dur pays.
   Oh! que d'Herculanums et que de Pompéis
   Enfouis dans la cendre épaisse de l'histoire!
   D'horribles rois sont là; la montagne en est noire.

   Assistés au besoin par ceux du mont Ventoux,
   Ceux-ci basques, ceux-là catalans, méchants tous,
   Ils ont de leurs donjons couvert la chaîne entière;
   Du pertuis de Biscaye au pas de l'Argentière,
   La guerre gronde, ouvrant ses gueules de dragon
   Sur toute la Navarre et sur tout l'Aragon;
   Tout tremble; pas un coin de ravine où ne grince
   La mâchoire d'un tigre ou la fureur d'un prince;
   Ils sont maîtres des cols et maîtres des sommets,
   Ces pays garderont leurs traces à jamais;
   La tyrannie avec le fer du glaive creuse
   Sur la terre sa forme et sa figure affreuse;
   Là ses dents, là son pied monstrueux, là son poing;
   Linéaments hideux qu'on n'effacera point,
   Tant avec son épée impérieuse et dure
   Chaque despote en fait profonde la gravure!
   Or jamais ces vieux pics pleins de tours, exhaussés
   De forts ayant le gouffre et la nuit pour fossés,
   N'ont paru plus mauvais et plus haineux aux hommes
   Que dans le siècle étrange et funèbre où nous sommes;
   Ils se dressent, chaos de blocs démesurés;
   Leur cime, par delà les vallons et les prés,
   Guette, gêne et menace, à vingt ou trente lieues,
   Les villes dont au loin on voit les flèches bleues;
   De quelque chef de bande implacable et trompeur
   Chacun d'eux est l'abri redouté; leur vapeur
   Semble empoisonner l'air d'un miasme insalubre;
   Ils sont la vision colossale et lugubre;
   La neige et l'ombre font, dans leurs creux entonnoirs,
   Des pans de linceuls blancs et des plis de draps noirs;
   L'eau des torrents, éparse et de lueurs frappée,
   Ressemble aux longs cheveux d'une tête coupée;
   Dans la brume on dirait que leurs escarpements
   Sont d'une boucherie encor tiède fumants;
   Tous ces géants ont l'air de faire dans la nue
   Quelque exécution sombre qui continue;
   L'air frémit; le glacier peut-être en larmes fond;
   Fatals, calmes, muets, et debout dans le fond
   De la place publique effrayante des plaines,
   Sur leurs vagues plateaux, sur leurs croupes hautaines,
   Ils ont tous le carré hideux des castillos,
   Comme des échafauds qui portent des billots.


   II

   TERREUR DES PLAINES

   Certes, c'est ténébreux; et, devant deux provinces,
   Devant deux gras pays, un tel réseau de princes
   N'attache pas pour rien des mailles et des nœuds
   Et des fils aux pitons des pics vertigineux;
   C'est dans un but qu'armés et tenant deux rivages,
   D'affreux chefs, hérissés de couronnes sauvages,
   Barrant l'isthme espagnol de l'une à l'autre mer,
   Aux pointes des granits, dans le vent, dans l'éclair,
   Sur la montagne d'ombre et d'aurore baignée,
   Accrochent cette toile énorme d'araignée.

   Comme en Grèce jadis les chefs thessaliens,
   Ils tiennent tout, la terre et l'homme, en leurs liens;
   Pas une triste ville au loin qui ne frissonne;
   Vaillante, on la saccage, et lâche, on la rançonne;
   Pour dernier mot le meurtre; ils battent sans remord
   Monnaie à l'effigie infâme de la mort;
   Ils chassent devant eux les blêmes populaces,
   Ils sont les grands marcheurs de nuit, rasant les places,
   Brisant les tours, du mal et du crime ouvriers,
   Et de la chèvre humaine effrayants chevriers.
   Être le centre où vient le butin, où ruisselle
   Un torrent de bijoux, de piastres, de vaisselle;
   Se faire d'un pays une proie, arrachant
   Les blés au canton riche et l'or au bourg marchand,
   C'est beau; voilà leur gloire. Et c'est leur fait, en outre,
   Quand de quelque chaumière on voit fumer la poutre,
   Ou quand, vers l'aube, on trouve un pauvre homme dagué,
   Nu, sanglant, dans le creux d'un bois, au bord d'un gué;
   Le vol des routes suit le pillage des villes;
   Car la chose féroce amène aux choses viles.

   L'été, la bande met à profit la douceur
   De la saison, voyant dans l'aurore une sœur,
   Prenant les plus longs jours pour sa sanglante escrime,
   Et donnant à l'azur un rôle dans le crime;
   Juin radieux consent à la complicité;
   C'est l'instant d'appliquer l'échelle à la cité;
   C'est le moment de battre une muraille en brèche;
   L'air est tiède, la nuit vient tard, la terre est sèche,
   La mousse pour dormir fait le roc moins rugueux;
   Comme le tas de fleurs cache le tas de gueux!
   Le bruit des pas s'efface au bruit de la cascade;
   La feuille traître accueille et couvre l'embuscade,
   L'églantier, pour le piége épaissi tout exprès,
   Semble ami du sépulcre autant que le cyprès;
   Aussi, jusqu'à l'hiver,--quoique janvier lui-même
   Parfois aux attentats prête sa clarté blême,--
   Ce ne sont que combats, assauts et coups de main.

   Dès que l'hiver décline, et quand le pont romain,
   Le sentier, le ravin que les brises caressent,
   Sous la neige qui fond vaguement reparaissent,
   Quand la route est possible à des pas hasardeux,
   Tous ces aventuriers s'assemblent chez l'un d'eux,
   Noirs, terribles, autour d'un âtre où flambe un chêne.
   Ils construisent leurs plans pour la saison prochaine;
   Ils conviennent d'aller à trois, à quatre, à dix,
   Font quelques mouvements d'ours encore engourdis
   Et préparent les vols, les meurtres, les descentes;
   Tandis que les oiseaux, sous les feuilles naissantes,
   Joyeux, sentant venir les souffles infinis,
   Commencent à choisir des mousses pour leurs nids.

   A quoi bon ta splendeur, ô sereine nature,
   O printemps refaisant tous les ans l'ouverture
   Du mystérieux temple où la lumière éclôt?
   A quoi bon le torrent, le lac, le vent, le flot?
   A quoi bon le soleil, et les doux mois propices
   Semant à pleines mains les fleurs aux précipices,
   Les sources et les prés et les oiseaux divins?
   A quoi bon la beauté charmante des ravins?
   La fierté du sapin, la grâce de l'érable,
   Ciel juste! à quoi bon? l'homme étant un misérable,
   Et mettant, lui qui rampe et qui dure si peu,
   Le masque de l'enfer sur la face de Dieu!

   Hélas, hélas, ces monts font peur! leurs fondrières
   D'un bastion géant semblent les meurtrières;
   Du crime qui médite ils ont la ride au front.
   Malheur au peuple, hélas, lorsque l'ombre du mont
   Tombe sur les forêts ombre de forteresse!


   III

   LES HAUTES TERRES

   N'importe, loin des forts dont l'aspect seul oppresse,
   Quand on peut s'enfoncer entre deux pans de rocs,
   Et, comme l'ours, l'isard et les puissants aurochs,
   Entrer dans l'âpreté des hautes solitudes,
   Le monde primitif reprend ses attitudes,
   Et, l'homme étant absent, dans l'arbre et le rocher
   On croit voir les profils d'infini s'ébaucher.
   Tout est sauvage, inculte, âpre, rauque; on retrouve
   La montagne, meilleure avec son air de louve
   Qu'avec l'air scélérat et pensif qu'elle prend
   Quand elle prête au mal son gouffre et son torrent,
   S'associe aux fureurs que la guerre combine,
   Et devient des forfaits de l'homme concubine.
   Grands asiles! le gave erre à plis écumants;
   La sapinière pend dans les escarpements;
   Les églises n'ont pas d'obscurité qui vaille
   Ce mystère où le temps, dur bûcheron, travaille;
   Le pied humain n'entrant point là, ce charpentier
   Est à l'aise, et choisit dans le taillis entier;
   On entend l'eau qui roule et la chute éloignée
   Des mélèzes qu'abat l'invisible cognée.
   L'homme est de trop; souillé, triste, il est importun
   A la fleur, à l'azur, au rayon, au parfum;
   C'est dans les monts, ceux-ci glaciers, ceux-là fournaises,
   Qu'est le grand sanctuaire effrayant des genèses;
   On sent que nul vivant ne doit voir à l'œil nu,
   Et de près, la façon dont s'y prend l'Inconnu,
   Et comment l'être fait de l'atome la chose;
   La nuée entre l'ombre et l'homme s'interpose;
   Si l'on prête l'oreille, on entend le tourment
   Des tempêtes, des rocs, des feux, de l'élément,
   La clameur du prodige en gésine, derrière
   Le brouillard, redoutable et tremblante barrière;
   L'éclair à chaque instant déchire ce rideau.
   L'air gronde. Et l'on ne voit pas une goutte d'eau
   Qui dans ces lieux profonds et rudes s'assoupisse,
   Ayant, après l'orage, affaire au précipice;
   Selon le plus ou moins de paresse du vent,
   Les nuages tardifs s'en vont comme en rêvant,
   Ou prennent le galop ainsi que des cavales;
   Tout bourdonne, frémit, rugit; par intervalles
   Un aigle, dans le bruit des écumes, des cieux,
   Des vents, des bois, des flots, passe silencieux.

   L'aigle est le magnanime et sombre solitaire;
   Il laisse les vautours s'entendre sur la terre,
   Les chouettes en cercle autour des morts s'asseoir,
   Les corbeaux se parler dans les plaines le soir;
   Il se loge tout seul, et songe dans son aire,
   S'approchant le plus près possible du tonnerre,
   Dédaigneux des complots et des rassemblements.
   Il plane immense et libre au seuil des firmaments,
   Dans les azurs, parmi les profondes nuées,
   Et ne fait rien à deux que ses petits. Huées
   De l'abîme, fracas des rocs, cris des torrents,
   Hurlements convulsifs des grands arbres souffrants,
   Chocs d'avalanches, l'aigle ignore ces murmures.

   Donc, au printemps, réveil des rois; trahisons mûres;
   On parle, on va, l'on vient; les guets-apens sont prêts;
   Et les villes en bas, tremblantes, loin et près,
   Pansant leur vieille plaie, arrangeant leur décombre,
   Écoutent tous ces pas des cyclopes de l'ombre.
   Éternelle terreur du faible et du petit!
   Qu'est-ce qu'ils font là-haut, ces rois? On se blottit,
   On regarde quel point de l'horizon s'allume,
   On entend le bruit sourd d'on ne sait quelle enclume,
   On guette ce qui vient, surgit, monte ou descend;
   Chaque ville en son coin se cache, frémissant
   Des flammèches que l'air et la nuée apportent
   Dans ce jaillissement d'étincelles qui sortent
   Du rude atelier, plein des souffles de l'autan,
   Où l'on forge le sceptre énorme de Satan.


   IV

   MASFERRER

   Or dans ce même temps, du Llobregat à l'Ebre,
   Du Tage au Cil, un nom, Masferrer, est célèbre;
   C'est un homme des rocs et des bois, qui vit seul;
   Il prend l'ombre des monts tragiques pour linceul;
   Avant d'être avec l'arbre, il était avec l'homme;
   Comme un loup refusant d'être bête de somme,
   Fauve, il s'est du milieu des vivants évadé,
   Au hasard, comme sort du noir cornet le dé;
   Et maintenant il est dans la montagne immense;
   Sa zone est le désert redoutable; où commence
   La semelle des ours marquant dans les chemins
   Des espèces de pas horribles presque humains,
   Il est chez lui. Cet être a fui dès son jeune âge.
   De l'énormité sombre il est le personnage;
   Il rit, ayant l'azur; ses dents au lieu de pain
   Cassent l'amande huileuse et rance du sapin;
   La montagne, acceptant cet homme sur les cimes,
   Trouve son vaste bond ressemblant aux abîmes,
   Sa voix, comme les bois et comme les torrents,
   Sonore, et de l'éclair ses yeux peu différents;
   De sorte que ces monts et que cette nature
   Se sentent augmentés presque de sa stature.

   Il va du col au dôme et du pic au vallon.
   Le glissement n'est pas connu de son talon;
   Sa marche n'est jamais plus altière et plus sûre
   Qu'au bord vertigineux de quelque âpre fissure;
   Il franchit tout, distance, avalanches, hasards,
   Tempêtes, précédé d'une fuite d'isards;
   Hier, il côtoyait Irun; aujourd'hui l'aube
   Le voit se refléter dans le vert lac de Gaube,
   Chassant, pêchant, perçant de flèches les hérons,
   Ou voguant, à défaut de barque et d'avirons,
   Sur un tronc de sapin qui flotte et qu'il manœuvre
   Avec le mouvement souple de la couleuvre.
   Il entre, apparaît, sort, sans qu'on sache par où;
   S'il veut un pont, il ploie un arbre sur le trou;
   La façon dont il va le long d'une corniche
   Fait peur même à l'oiseau qui sur les rocs se niche.
   A-t-il apprivoisé la rude hostilité
   Du vent, du pic, du flot à jamais irrité,
   Et des neiges soufflant en livides bouffées?
   Oui. Car la sombre pierre oscillante des fées
   Le salue. Il vit calme et formidable, ayant
   Avec la ronce et l'ombre et l'éclair flamboyant
   Et la trombe et l'hiver de farouches concordes.
   Armé d'un arc, vêtu de peaux, chaussé de cordes,
   Au-dessus des lieux bas et pestilentiels,
   Il court dans la nuée et dans les arcs-en-ciels.

   Il passe sa journée à l'affût, l'arbalète
   Tendue à la cigogne, au gerfaut, à l'alète,
   Suit l'isard, ou, pensif, s'accoude aux parapets
   Des gouffres sur les lacs et les halliers épais,
   Et songe dans les rocs que le lierre tapisse,
   Tandis que cet enfer qu'on nomme précipice,
   Faisant vociférer l'eau dans le gave amer,
   Dans la forêt la terre et dans l'ouragan l'air,
   Emploie à blasphémer trois langues différentes.
   Avec leurs rameaux d'or et leurs fleurs amarantes,
   La lande et la bruyère au reflet velouté
   Lui brodent des tapis gigantesques l'été.
   Pour la terre, il s'éloigne, et, pour l'astre, il s'approche.

   Il avait commencé par bâtir sur la roche,
   A la mode des rois construisant des donjons,
   Un bouge qu'il avait couvert d'un toit de joncs,
   Ayant l'escarpement pour joie et pour défense;
   Car l'abîme l'enivre, et depuis son enfance
   Qu'il erre plein d'extase et de sublime ennui,
   Il cherche on ne sait quoi de grand qui soit à lui
   Dans ces immensités favorables à l'aigle.
   L'ouragan emporta sa cabane.--Espiègle!
   Dit l'homme, en regardant son vieux toit chassieux
   S'en aller à travers les foudres dans les cieux.

   A cette heure, parmi les crevasses bourrues
   Pleines du tournoiement des milans et des grues,
   Un repaire, ébauchant une ogive au milieu
   D'une haute paroi toute de marbre bleu,
   Souterrain pour le loup, aérien pour l'aigle,
   Est son gîte; le houx, l'épi barbu du seigle,
   L'ortie et le chiendent encombrent l'antre obscur,
   Sorte de trou hideux dans un monstrueux mur;
   Au-dessus du repaire, au haut du mur de marbre,
   Se tord et se hérisse une hydre de troncs d'arbre;
   Cette espèce de bête immobile lui sert
   A retrouver sa route en ce morne désert;
   On aperçoit du fond des solitudes vertes
   Ce nœud de cous dressés et de gueules ouvertes,
   Penché sur l'ombre, ayant pour rage et pour tourment
   De ne pouvoir jeter au gouffre un aboiement.
   L'antre est comme enfoui dans les ronces grimpantes;
   Parfois, au loin, le pied leur manquant sur les pentes,
   Dans l'entonnoir sans fond des précipices sourds,
   Comme des gouttes d'encre on voit tomber les ours;
   Le ravin est si noir que le vent peut à peine
   Jeter quelque vain râle et quelque vague haleine
   Dans ce mont, muselière au sinistre aquilon.

   Un titan enterré dont on voit le talon,
   Ce dur talon fendu d'une affreuse manière,
   Voilà l'antre. A côté de la haute tanière,
   Un gave insensé gronde et bave et coule à flots
   Dans le gouffre, parmi les pins et les bouleaux;
   L'antre au bord du torrent s'ouvre sur l'étendue;
   La chute est au-dessous. Quand la neige fondue
   Et la pluie ont grossi les cours d'eau, le torrent
   Monte jusqu'à la grotte, enflé, hurlant, courant,
   Terrible, avec un bruit d'horreur et de ravage,
   Et familièrement entre chez ce sauvage;
   Et lui, laissant frémir les grands arbres pliés,
   Profite de l'écume et s'y lave les pieds.

   Dans un grossissement de brume et de fumée,
   Entouré d'un nuage obscur de renommée,
   Quoique invisible au fond de ses rocs, mais debout
   Dans son fantôme allant, venant, dominant tout,
   Cet homme s'aperçoit de très loin en Espagne.

   Chacun des rois a pris sa part de la montagne.
   Fervehan a Lordos, Bermudo Cauterez;
   Sanche a le Canigo, pic chargé de forêts
   Que blanchit du matin la clarté baptismale;
   Padres a la Prexa, Juan tient le Vignemale;
   Sforon est roi d'Urgel, Blas est roi d'Obité;
   La part de Masferrer s'appelle Liberté.
   Pas un plus grand que lui sur ces monts ne se pose.

   Qu'est-ce que ce géant? C'est un voleur. La chose
   Est simple; tout colosse a toujours deux côtés;
   Et les difformités et les sublimités
   Habitent la montagne ainsi que des voisines.
   Le prodige et le monstre ont les mêmes racines.
   Monstre, jusqu'où? Jamais de pas vils et rampants;
   Jamais de trahisons, jamais de guets-apens;
   Masferrer attaquait tout seul des groupes d'hommes.
   Au pâle rustre allant vendre au marché ses pommes,
   Il disait: Va! c'est bien! Il laissait volontiers
   Aux pauvres gens, tremblant la nuit dans les sentiers,
   Leur âne, leur cochon, leur orge, leur avoine;
   Mais il se gênait moins avec le sac du moine;
   Il n'écrasait pas tout dans ce qu'on nomme droit;
   Si quelqu'un avait faim, si quelqu'un avait froid,
   Ce n'était pas son nom qui sortait de la plainte;
   La malédiction, cette voix fauve et sainte,
   Ne le poursuivait point dans son farouche exil;
   Aux actions des rois il fronçait le sourcil.
   Un jour, devant un fait lugubre et sanguinaire:
   --Ces hommes sont méchants, et plus qu'à l'ordinaire,
   Cria-t-il. A-t-il donc neigé rouge aujourd'hui?--
   Les rois déshonoraient la montagne; mais lui
   N'importunait pas trop l'ombre du grand Pélage.
   Voilà ce que disaient de lui dans le village
   Les pâtres de Héas et de l'Aquatonta.
   Du reste confiant et terrible. Il lutta
   Tout un jour contre un ours entré dans sa tanière;
   L'ours, l'ayant habitée à la saison dernière,
   La voulait; vers le soir l'ours fatigué râla.
   --Soit, nous continuerons demain matin. Dors là,
   Dit l'homme. Il ajouta:--Fais un pas! je t'assomme!
   Puis s'endormit. Au jour, l'ours, sans réveiller l'homme,
   Et se souciant peu de la suite, partit.


   V

   LE CASTILLO

   Noir ravin. Hors un coin vivant où retentit
   Dans la forêt le son des buccins et des sistres,
   Tout est désert. Halliers, bruit de feuilles sinistres,
   Tristesse, immensité; c'est un de ces lieux-là
   Où se trouvait Caïn lorsque Dieu l'appela.
   Le Caïn qui se cache en cette ombre est de pierre,
   C'est un donjon. Des gueux à la longue rapière
   Le gardent; des soudards sur ses tours font le guet.
   Il date du temps rude où Rollon naviguait.
   A quelque heure du jour qu'on le voie, il effraie;
   Quelque couleur qu'il prenne, il convient à l'orfraie;
   S'il est noir, c'est la nuit; s'il est blanc, c'est l'hiver.
   L'archer fourmille là comme au cercueil le ver.
   Dans la tour, une salle aux murailles très hautes.
   Avec ses grands arceaux qui sont comme des côtes,
   Cette salle, où pétille un brasier frémissant,
   Écarlate de flamme, a l'air rouge de sang.
   Ouvrez Léviathan, ce sera là son ventre.

   Cette salle est un lieu de rendez-vous.

                                           Au centre,
   Autour d'un tréteau vaste où fument tous les mets,
   Perdrix, pluviers, chevreuils tués sur les sommets,
   Mouton d'Anjou, pourceau d'Ardenne ou de Belgique,
   Des hommes radieux font un groupe tragique;
   Ces hommes sont assis, parlant, buvant, mangeant,
   Sur des chaires d'ivoire aux pinacles d'argent,
   Ou sur des fronts de bœuf, entre les larges cornes.
   Leur rire monstrueux et fou n'a pas de bornes;
   Leur splendeur est féroce, et l'on voit sortir d'eux
   Une sorte de lustre implacable et hideux;
   Le nœud de perles sert d'agrafe aux peaux de bêtes;
   Ils sont comme éblouis de guerre et de tempêtes;
   Tous, le jeune homme blond et le vieillard barbu,
   Causent, chantent, beaucoup de vin chaud étant bu,
   De la fin du repas la nappe ayant les rides;
   Chasseurs vertigineux ou bûcherons splendides,
   Chacun a sa cognée et chacun a son cor;
   L'âtre fait flamboyer leurs torses couverts d'or;
   La flamme empourpre, autour de la table fournaise,
   Ces hommes écaillés de lumière et de braise,
   Étranges, triomphants, gais, funèbres, vermeils;
   D'un ciel qui serait tombe ils seraient les soleils.

   Ce sont les rois,

                     Ce sont les princes de l'embûche
   Gigantesque où le nord de l'Espagne trébuche,
   Les seigneurs du glacier, du pic et du torrent,
   Les vastes charpentiers de l'abatage en grand,
   Les dieux, les noirs souffleurs des trompes titaniques
   D'où sortent les terreurs, les fuites, les paniques.

   Germes du maître altier que l'avenir construit,
   Semences du grand trône encor couvert de nuit,
   Grains de ce qui sera plus tard le roi d'Espagne,
   Ils sont là. C'est Pancho que la crainte accompagne,
   Genialis, Sforon qu'Urgel a pour fardeau,
   Gildebrand, Egina, Pervehan, Bermudo,
   Juan, Blas le Captieux, Sanche le Fratricide;
   Le vieux tigre, Vasco Tête-Blanche, préside.
   Près de lui, deux géants, Padres et Tarifet;
   L'armure de ceux-ci, dans les récits qu'on fait,
   Avec le plomb bouillant de l'enfer est soudée,
   Et les clous des brassards sont longs d'une coudée.
   Au bas bout de la table est Gil, prince de Gor,
   En huque rouge avec la chapeline d'or.

   Cependant le haillon sur leur pourpre se fronce;
   Ce sont des majestés qui marchent dans la ronce;
   La montagne est là toute avec son fauve effroi,
   Ils sont déguenillés et couronnés; tel roi
   Qui commence en fleurons finit en alpargates.

   Vases, meubles, émaux, onyx, rubis, agates,
   Argenterie, écrins étincelants, rouleaux
   D'étoffes, se mêlant l'un à l'autre à longs flots,
   Tout ce qu'on peut voler, tout ce dont on trafique,
   Fait dans un coin un bloc lugubre et magnifique;
   Rien n'y manque; ballots apportés là d'hier,
   Joyaux de femme avec quelque lambeau de chair,
   Lourds coffres, sacs d'argent; tout ce tas de décombres
   Qu'on appelle le tas de butin.

                                  Dans les ombres
   Marche et se meut l'armée horrible des sierras;
   Secouant des tambours, courant, levant les bras,
   Des femmes, qu'effarouche une sombre allégresse,
   Avec des regards d'ange et des bonds de tigresse,
   Tâchant de faire choir les piastres de leur main
   A force de seins nus, de fard et de carmin,
   Dansent autour des rois; car ils sont les Mécènes
   De la jupe effarée et des groupes obscènes.
   Parmi les femmes, deux, l'une grande aux crins blonds,
   L'autre petite avec des colliers de doublons,
   Toutes deux gitanas au flanc couleur de brique,
   Mêlent une âpre lutte au bolero lubrique;
   La petite, ployant ses reins, tordant son corps,
   Rit et raille la grande, et la géante alors
   Se penche sur la naine avec gloire et furie,
   Comme une Pyrénée insulte une Asturie.

   La cheminée, où sont creusés d'étroits grabats,
   Remplit un pan de mur du haut jusques en bas;
   On voit sur le fronton saint George, et sur la plaque
   Le combat d'un satyre avec un brucolaque.

   Autour de ces rois luit le pillage flagrant.
   Le deuil, les campagnards par milliers émigrant,
   La plaine qui frémit, l'horizon qui rougeoie,
   Les pueblos dévastés et morts, voilà leur joie.
   C'est de ces noirs seigneurs que la misère sort.
   Peut-être ce pays serait prospère et fort
   Si l'on pouvait ôter à l'Espagne l'épine
   Qu'elle porte au talon et qu'on nomme rapine.

   De ce dont ils sont fiers plus d'un serait honteux;
   Ils sont grands sur un fond d'opprobre; devant eux
   Des parfums allumés fument; cet encens pue.

   Du reste, arceaux géants, colonnade trapue;
   Des viandes à des crocs comme dans un charnier;
   La même joie allant du premier au dernier;
   Plus de cris que le soir au fond des marécages;
   D'affreux chiens-loups gardant des captifs dans des cages
   Dans un angle un gibet; partout le choc brutal
   Du palais riche, heureux, joyeux, contre l'étal.

   Les murs ont par endroits des trous où s'enracine
   Un poing de fer portant un cierge de résine.

   Vaguement écouté par Blas et Gildebrand,
   Un pâtre, près du seuil, sur le sistre vibrant,
   Chante des montagnards la féroce romance;
   Et des trois madriers brûlant dans l'âtre immense
   Il sort tout un dragon de flamme, ayant pour frein
   Une chaîne liée à deux chenets d'airain.


   VI

   UNE ÉLECTION

   Cependant les voilà qui causent d'une affaire.
   Si grands qu'ils soient, la mort entre en leur haute sphère;
   Guy, roi d'Oloron, veuf et sans enfants, est mort.
   A qui le mont? à qui la ville? à qui le fort?
   Question. La querelle éclaterait. Mais Sanche:

   --Paix là! l'heure est mauvaise et notre pouvoir penche;
   Les villes contre nous font pacte avec les bourgs;
   Les hommes des hameaux, des vignes, des labours,
   S'arment pour nous combattre, et la ligue est certaine
   Du comte de Castille et du duc d'Aquitaine.
   Est-ce en un tel moment qu'autour de nous groupés,
   Princes, nos ennemis vont nous voir occupés
   A nous mordre en rongeant un os dans la montagne?
   Par Jésus! les démons sont d'accord dans leur bagne;
   Va-t-on se quereller entre rois dans les cieux?

   --La dispute est un mal, dit Blas le Captieux,
   Qui la cherche est félon, qui l'accepte imbécile;
   Mais comment s'accorder?

                            Sanche dit:

                                       --C'est facile.

   --Qui donc ferais-tu roi d'Oloron?

                                     --Masferrer.

   Ce nom sur tous les fronts passa comme un éclair.

   --Mes frères, reprit Sanche, il faut songer aux guerres;
   (Sanche, étant fratricide, aimait ce mot: mes frères.)
   Et, pardieu, mon avis, le voici: notre cor
   S'entendrait de plus loin et ferait mieux encor,
   Et la rumeur, qui sort de nous dans la campagne
   Et la nuée, irait plus au fond de l'Espagne,
   Si Masferrer était élu roi d'Oloron,
   Et si, subitement, dans notre altier clairon
   Ce voleur engouffrait son souffle formidable.

   --Mais n'habite-t-il pas un antre inabordable?

   --Puisqu'il l'aborde, lui?

                             --C'est juste.

                                           --Nous voulons,
   Dit Sanche, tout glacer sous nos rudes talons,
   Et jeter bas ce peuple et cette ligue infime.
   Il nous faut de la chute; eh bien, prenons l'abîme?
   Il nous faut de la glace; eh bien, prenons l'hiver!

   --Soit, cria Fervehan, nommons roi Masferrer.

   --J'y consens, dit Sforon, la bête est d'envergure.

   --Ce serait un roi, certes, et de haute figure,
   Ajouta Bermudo.

                  --Le sanglier me plaît,
   Dit Juan.

            --Mais comme roi, seigneurs, est-il complet?
   Dit Blas. On passe mal d'une bauge à la tente.

   --Qu'est-ce donc que tu veux de plus? je m'en contente,
   Hurla Gil. Je le prends avec ses marcassins,
   S'il en a. Ce serait, j'en jure par les saints,
   Quelque chose de grand, d'altier, de salutaire,
   Et d'égal à l'effet que ferait sur la terre,
   En s'y dressant soudain, l'ombre de Totila,
   Si l'on voyait un sceptre entre ces pattes-là!

   Le vieux Vasco dressa sous le dais de sa chaire
   Son front blanc éclairé d'une blême torchère:

   --Il nous faut du renfort. Puisque nous en gagnons
   En étant de ce gueux quelconque compagnons,
   Amen, l'homme me va. J'accepte l'épousaille.
   Mais, princes, qui l'ira chercher dans sa broussaille?

   --Deux d'entre nous.

                       --C'est dit.

                                    Et le sort désigna
   Le roi Genialis et le duc Agina.


   VII

   LES DEUX PORTE-SCEPTRE

   Un torrent effréné roule entre deux falaises;
   A droite est l'antre; à gauche, au milieu des mélèzes,
   Un dur sentier fait face au terrier du bandit,
   Mince corniche au flanc du roc; l'eau qui bondit,
   L'affreux souffle sortant du gouffre, la colère
   D'un trou prodigieux et perpendiculaire,
   Séparent le sentier de l'antre. Pas de pont.
   Rien. La chute où l'écho tumultueux répond.
   Les antres, là, sont sûrs; les abîmes les gardent;
   Les deux escarpements ténébreux se regardent;
   A peine, en haut, voit-on un frêle jour qui point.
   La fente épouvantable est étroite à ce point
   Qu'on pourrait du sentier parler à la caverne;
   On cause ainsi d'un mur à l'autre de l'Averne.

   Un sentier, mais jamais de passants.

                                        Dans ces monts,
   Le sol n'est que granits, herbes, glaces, limons;
   Le cheval y fléchit, la mule s'y déferre;
   Tout ce que les deux rois envoyés purent faire,
   Ce fut de pénétrer jusqu'au rude sentier.
   Parvenus au tournant, où l'antre tout entier,
   Comme ces noirs tombeaux que les chacals déterrent,
   Lugubre, apparaissait, les deux rois s'arrêtèrent.
   Le bandit, que les rois apercevaient dedans,
   Raccommodait son arc, coupait avec ses dents
   Les nœuds, de peur qu'un fil sur le bois ne se torde,
   Songeait, et par moments crachait un bout de corde.
   L'eau du gave semblait à la hâte s'enfuir.
   L'homme avait à ses pieds un vieux carquois de cuir
   Plein de ces dards qui font de loin trembler la cible.
   On voyait dans un coin sa femelle terrible.
   Une pierre servait à ce voleur de banc.

   Alors, haussant la voix, car le gave en tombant
   Faisait le bruit d'un buffle échappé de l'étable,
   L'un des deux rois cria dans l'antre redoutable:

   --Salut, homme, au milieu des gouffres! Devant toi
   Tu vois Agina, duc, et Genialis, roi;
   Nous sommes envoyés par Vasco Tête-Blanche,
   Fervehan, Gildebrand, don Blas, don Juan, don Sanche,
   Gil, Bermudo, Sforon, et je te dis ceci
   De la part de ceux-là qui sont des rois aussi:
   On te donne Oloron, ville dans la montagne;
   Sois l'un de nous, sois roi; viens; le sceptre se gagne,
   Tu l'as gagné. Nous rois, nous venons te chercher.
   Un fils comme toi peut, du haut de son rocher,
   Entrer parmi les rois de plain-pied, sans démence;
   C'est à ta liberté que le trône commence.
   Règne sur Oloron et sur vingt bourgs encor.
   Tu mettras sur ta tête une tiare d'or,
   Et ce qu'on nomme vol se nommera conquête;
   Car rien n'est crime et tout est vertu, sur le faîte;
   Et ceux qui t'appelaient bandit, t'adoreront.
   Viens, règne. Nous avons des couronnes au front,
   Des draps d'or et d'argent à dix onces la vare,
   Des châteaux, des pays, l'Aragon, la Navarre,
   Des femmes, des banquets, le monde à nos genoux;
   Prends ta part. Tout cela t'appartient comme à nous.
   Entre dans le palais et sors de la tanière,
   Remplace le nuage, ami, par la lumière;
   Quitte ta nuit, ton roc, ton haillon, ton torrent,
   Viens; et sois comme nous un roi superbe et grand,
   N'ayant rien à ses pieds qui ne soit une fête.
   Viens.

          Sans lever les yeux et sans tourner la tête,
   Le bandit, sur son arc gardant toujours la main,
   Leur fit signe du doigt de passer leur chemin.




   LA PATERNITÉ


   Le père a souffleté le fils.

                                Tous deux sont grands.
   Don Ascagne est le fils. Nager dans les torrents,
   Dompter l'ours, être un comte âpre et dur comme un rustre,
   Ce furent là les mœurs de son enfance illustre;
   Il étonnait les monts où l'éclair retentit
   Par la grandeur des pas qu'il faisait tout petit;
   Il risquait, par-dessus maint gouffre redoutable,
   Des sauts de chevrier, de l'air d'un connétable;
   Il n'avait pas vingt ans qu'il avait déjà pris
   Tout le pays qui va d'Irun à Lojariz,
   Et Tormez, et Sangra, cité des sycomores,
   Et détruit sur les bords du Zaban cinq rois maures.
   Le père est Jayme; il est plus formidable encor;
   Tell eût voulu léguer son arc, Roland son cor,
   Hercule sa massue à ce comte superbe.
   Ce que le titan chauve est à l'archange imberbe,
   Don Jayme l'est à don Ascagne; il a blanchi;
   Il neige sur un mont qu'on n'a jamais franchi,
   Et l'âge atteint le front que nul roi n'a pu vaincre.
   La mer parfois s'arrête et se laisse convaincre
   Par la dune ou l'écueil, et s'abaisse et décroît,
   Mais Jayme n'a jamais reculé dans son droit
   Et toujours il a fait son devoir d'être libre;
   Ses vieux monts qu'envieraient les collines du Tibre
   Sur l'horizon brumeux de loin sont aperçus,
   Et sa tour sur les monts, et son âme au-dessus.
   Jayme a chassé Kernoch, pirate de Bretagne.
   Il verrait Annibal attaquer sa montagne
   Qu'il dirait: me voilà! rien ne le surprenant.
   Il habite un pays sauvage et frissonnant;
   L'orage est éternel sur son château farouche;
   Les vents dont un courroux difforme emplit la bouche
   Y soufflent et s'y font une âpre guerre entre eux,
   Et sur ses tours la pluie en longs fils ténébreux
   Tombe comme à travers les mille trous d'un crible;
   Jayme parfois se montre aux ouragans, terrible;
   Il se dresse entre deux nuages entr'ouverts,
   Il regarde la foudre et l'autan de travers,
   Et fronce un tel sourcil que l'ombre est inquiète;
   Le pâtre voit d'en bas sa haute silhouette
   Et croit que ce seigneur des monts et des torrents
   Met le holà parmi ces noirs belligérants.
   Sa tour est indulgente au lierre parasite.
   On a recours à lui quand la victoire hésite;
   Il la décide, ayant une altière façon
   De pousser l'ennemi derrière l'horizon;
   Il ne permet aucun pillage sur ses terres;
   Il est de ceux qui sont au clergé réfractaires;
   Il est le grand rebelle et le grand justicier;
   Il a la franchise âpre et claire de l'acier;
   Ce n'est pas un voleur, il ne veut pas qu'on dise
   Qu'un noble a droit de prendre aux juifs leur marchandise;
   Il jure rarement, donne de bons avis,
   Craint les femmes, dort vite, et les lourds ponts-levis
   Sont tremblants quand il bat leur chaîne à coups de hache;
   Il est sans peur, il est sans feinte, il est sans tache,
   Croit en Dieu, ne ment pas, ne fuit pas, ne hait pas;
   Les défis qu'on lui jette ont pour lui des appas;
   Il songe à ses neveux, il songe à ses ancêtres;
   Quant aux rois, que l'enfer attend, car ils sont traîtres,
   Il les plaint quelquefois et ne les craint jamais;
   Quand la loyauté parle, il dit: Je me soumets;
   Étant baron des monts, il est roi de la plaine;
   La ville de la soie et celle de la laine,
   Grenade et Ségovie, ont confiance en lui.
   Cette gloire hautaine et scrupuleuse a lui
   Soixante ans, sans coûter une larme à l'Espagne.
   Chaque fois qu'il annonce une entrée en campagne,
   Chaque fois que ses feux, piquant l'horizon noir,
   Clairs dans l'ombre, ont couru de monts en monts le soir,
   Appels mystérieux flamboyant sur les cimes,
   Les tragiques vautours et les cygnes sublimes
   Accourent, voulant voir, quand Jayme a combattu,
   Les vautours son exploit, les cygnes sa vertu;
   Car il est bon.

                   Le fils n'est pas un chef vulgaire;
   Mais le père a souvent pardonné dans la guerre,
   Ce qui fait que le père est le plus grand des deux.

   Ils tiennent Reuss, le mont Cantabre dépend d'eux,
   Ils habitent la case Arcol, tour féodale
   Faite par don Maldras qui fut un roi vandale
   Sur un sommet jadis hanté par un dragon;
   L'Èbre est leur fleuve; au temps des guerres d'Aragon,
   Ils ont bravé le roi de France Louis onze.

   Ascagne est fils de Jayme, et Jayme est fils d'Alonze.

   Qu'est-ce qu'Alonze? Un mort; larve, ombre dans les vents,
   Fantôme, mais plus grand que ceux qui sont vivants;
   Il a fait dans son temps des choses inconnues,
   Et superbes; parfois sa face dans les nues
   Apparaît; c'est de lui que parlent les vieillards;
   On l'aperçoit qui rêve au fond des noirs brouillards.

   Sa statue est au bas de la tour, dans la crypte,
   Assise sur sa tombe ainsi qu'un dieu d'Égypte,
   Toute en airain, énorme, et touchant au plafond;
   Car les sépulcres sont ce que les morts les font,
   Grands si le mort est grand; si bien que don Alonze
   Est spectre dans la brume et géant dans le bronze.

   Voilà quinze cents ans que le monde est chrétien;
   Les fières mœurs s'en vont; jadis le mal, le bien,
   Le bon, le beau vivaient dans la chevalerie;
   L'épée avait fini par être une patrie;
   On était chevalier comme on est citoyen;
   Atteindre un juste but par un juste moyen,
   Être clément au faible, aux puissants incommode,
   Vaincre, mais rester pur, c'était la vieille mode;
   Jayme fut de son siècle, Ascagne est de son temps.
   Les générations mêlent leurs pas flottants;
   Hélas, souvent un père, en qui brûle une flamme,
   Dans son fils qui grandit voit décroître son âme.
   Jadis la guerre, ayant pour loi l'honneur grondeur
   Et la foi sainte, était terrible avec pudeur;
   Les paladins étaient à leurs vieux noms fidèles;
   Les aigles avaient moins de griffes et plus d'ailes;
   On n'est plus à présent les hommes d'autrefois;
   On ne voit plus les preux se ruer aux exploits
   Comme des tourbillons d'âmes impétueuses;
   On a pour s'attaquer des façons tortueuses
   Et sûres, dont le Cid, certes, n'eût pas voulu,
   Et que dédaignerait le lion chevelu;
   Jadis les courts assauts, maintenant les longs siéges;
   Et tout s'achève, après les ruses et les piéges,
   Par le sac des cités en flammes sous les cieux,
   Et, comme on est moins brave, on est plus furieux;
   Ce qui fait qu'aujourd'hui les victoires sont noires.
   Ascagne a désiré franchir des territoires
   D'Alraz, ville qui doit aux arabes son nom;
   Il a voulu passer, mais la ville a dit non;
   Don Ascagne a trouvé la réponse incivile,
   Et, lance au poing, il a violé cette ville,
   Lui chevalier, risquant sa part de paradis,
   Laissant faire aux soldats des choses de bandits;
   Ils ont enfreint les lois de guerre aragonaises;
   Des enfants ont été jetés dans les fournaises;
   Les noirs effondrements mêlés aux tourbillons
   Ont dévoré la ville, on a crié: Pillons!
   Et ce meurtre a duré trois jours; puis don Ascagne,
   Vainqueur, a ramené ses gens dans la montagne
   Sanglants, riants, joyeux et comptant des profits.
   Et c'est pourquoi le père a souffleté le fils.

   Alors le fils a dit:--Je m'en vais. L'ombre est faite
   Pour les fuites sans fond, et la forêt muette
   Est une issue obscure où tout s'évanouit.
   L'insulte est une fronde et nous jette à la nuit.
   J'ai droit à la colère à mon âge. L'offense,
   Tombant du père au fils, est la fin de l'enfance.
   Nul ne répond du gouffre, et, qui s'en va, va loin.
   L'affront du père, ô bois, je vous prends à témoin,
   Suffit pour faire entrer le fils en rêverie.
   Quoi! pour avoir senti gronder ma seigneurie
   Dans mon âme, devant des manants, pour avoir
   Ramené comme il sied des vassaux au devoir,
   Pour quelques vils bourgeois brûlés dans leurs masures,
   Comte, vous m'avez fait la pire des blessures,
   Et l'outrage est venu, seigneur, de vous à moi;
   Et j'ai connu la honte et j'ai connu l'effroi;
   La honte de l'avoir et l'effroi de le rendre;
   Et jusqu'à ce moment nul ne m'eût fait comprendre
   Que je pusse rougir ou trembler. Donc, adieu.
   Le désert me convient, et l'âpreté du lieu,
   Quand la bête des bois devient haute et géante,
   N'est point à ses grands pas farouches malséante;
   La croissance rend grave et sauvage l'oiseau;
   Et l'habitude d'être esclave ou lionceau
   Se perd quand on devient lion ou gentilhomme;
   L'aiglon qui grandit parle au soleil, et se nomme
   Et lui dit: Je suis aigle, et, libre et révolté,
   N'a plus besoin de père, ayant l'immensité.
   D'ailleurs, qu'est-ce que c'est qu'un père? La fenêtre
   Que la vie ouvre à l'âme et qu'on appelle naître
   Est sombre, et quant à moi je n'ai point pardonné
   A mon père le jour funeste où je suis né.
   Si je vis, c'est sa faute, et je n'en suis pas cause.
   Enfin, en admettant qu'on doive quelque chose
   A l'homme qui nous mit dans ce monde mauvais,
   Il m'a délié, soit, c'est fini, je m'en vais.
   Il n'est pas de devoir qu'un outrage n'efface;
   J'ai désormais la nuit sinistre sur la face;
   Il ne me convient plus d'être fils de quelqu'un.
   Je me sens fauve, et voir son père est importun.
   Je veux être altier, fier, libre, et je ne l'espère
   Que hors de toi, donjon, que hors de vous, mon père.
   Je vais dans la sierra que battent les éclairs;
   Leur cime me ressemble; un souffle est dans les airs,
   Il m'enlève. Je pars. Toute lumière est morte,
   Le désert s'ouvre; et l'homme est bienvenu qui porte
   Chez des monts foudroyés un souvenir d'affront.--

   Et, cela dit, le fils s'en alla.

                                    L'homme est prompt;
   Et nos rapidités, voix, colères, querelles,
   Vont au hasard, laissant de l'ombre derrière elles.
   Ce père aimait ce fils.

                           Du haut de sa maison,
   Morne, et les yeux fixés sur le pâle horizon,
   Il regarda celui qui partait disparaître;
   Puis, quand son fils se fut effacé, le vieux maître
   Descendit dans la crypte où son père dormait.

   Le crépuscule froid qu'un soupirail admet
   Éclairait cette cave, et la voûte était haute.
   Dans le profond sépulcre il entra comme un hôte.
   Au fond était assis le grand comte d'airain;
   Et dans l'obscurité du blême souterrain,
   Brume livide où l'œil par degrés s'habitue,
   Flottait le rêve épars autour d'une statue.

   Le colosse posait ses mains sur ses genoux.
   Il avait ce regard effrayant des yeux doux
   Qui peuvent foudroyer quand leur bonté se lasse.
   Le vague bruit vivant qui sur la terre passe,
   Chocs, rumeurs, chants d'oiseaux, cris humains, pas perdus,
   Voix et vents, n'étaient point dans cette ombre entendus,
   Et l'on eût dit que rien de ce que l'homme écoute,
   Chante, invoque ou poursuit, n'osait sous cette voûte
   Pénétrer, tant la tombe est un lieu qui se tait,
   Et tant le chevalier de bronze méditait.
   Trois degrés, que n'avait touchés nulle sandale,
   Exhaussaient la statue au-dessus de la dalle;
   Don Jayme les monta. Pensif, il contempla
   Quelque temps la figure auguste assise là,
   Puis il s'agenouilla comme devant son juge;
   Puis il sentit, vaincu, comme dans un déluge
   Une montagne sent l'ascension des flots,
   Se rompre en son vieux cœur la digue des sanglots.
   Il cria:

           --Père! ah Dieu! tu n'es plus sur la terre,
   Je ne t'ai plus! Comment peut-on quitter son père?
   Comme on est différent de son fils, ô douleur!
   Mon père! ô toi le plus terrible, le meilleur,
   Je viens à toi. Je suis dans ta sombre chapelle,
   Je tombe à tes genoux, m'entends-tu? Je t'appelle.
   Tu dois me voir, le bronze ayant d'étranges yeux.
   Ah! j'ai vécu; je suis un homme glorieux,
   Un soldat, un vainqueur; mes trompettes altières
   Ont passé bien des fois par-dessus des frontières;
   Je marche sur les rois et sur les généraux;
   Mais je baise tes pieds. Le rêve du héros
   C'est d'être grand partout et petit chez son père.
   Le père c'est le toit béni, l'abri prospère,
   Une lumière d'astre à travers les cyprès,
   C'est l'honneur, c'est l'orgueil, c'est Dieu qu'on sent tout près.
   Hélas! le père absent c'est le fils misérable.
   O toi, l'habitant vrai de la tour vénérable,
   Géant de la montagne et sire du manoir,
   Superbement assis devant le grand ciel noir,
   Occupé du lever de l'aurore éternelle,
   Comte, baisse un moment ta tranquille prunelle
   Jusqu'aux vivants, passants confus, roseaux tremblants,
   Et regarde à tes pieds cet homme en cheveux blancs,
   Abandonné, tout près du sépulcre, qui pleure,
   Et qui va désormais songer dans sa demeure,
   Tandis que les tombeaux seront silencieux
   Et que le vent profond soufflera dans les cieux.
   Mon fils sort de chez moi comme un loup d'un repaire
   Mais est-ce qu'on peut être offensé par son père?
   Ni le père, ni Dieu n'offensent; châtier
   C'est aimer; l'Océan superbe reste entier,
   Quel que soit l'ouragan que les gouffres lui jettent.
   Et les sérénités éternelles n'admettent
   Ni d'affront paternel, ni d'outrage divin.
   Eh quoi, ce mot sacré, la source, serait vain!
   Ne suis-je pas la branche et n'es-tu pas la tige?
   Je t'aime. Un père mort, c'est, glorieux prodige,
   De l'ombre par laquelle on se sent soutenir.
   La beauté de l'enfance est de ne pas finir.
   Au-dessus de tout homme, et quoi qu'on puisse faire,
   Quelqu'un est toujours Dieu, quelqu'un est toujours père.
   Nous sommes regardés, dans l'âpre nuit du sort,
   Par des yeux qui se sont étoilés dans la mort.
   Que n'es-tu là, debout! Comme tu serais maître,
   Seigneur, guide, gardien, juge! Oh! je voudrais être
   Ton esclave, t'offrir mon cœur, courber mon front,
   Et te sentir vivant, fût-ce par un affront!
   Les avertissements des pères sont farouches
   Mais bons, et, quel que soit l'éclair dont tu me touches,
   Tout ce qui vient d'en haut par l'âme est accepté,
   Et le coup de tonnerre est un coup de clarté.
   Avoir son père, ô joie! O géant d'un autre âge,
   Gronde, soufflette-moi, frappe-moi, sois l'outrage,
   Sois la foudre, mais sois mon père! Sois présent
   A ma vie, à l'emploi que je fais de ton sang,
   A tous mes pas, à tous mes songes! Que m'importe
   De n'être que le chien couché devant ta porte,
   O monseigneur, pourvu que je te sente là!
   Ah! c'est vrai, soixante ans la montagne trembla
   Sous mes pas, et j'ai pris et secoué les princes
   Nombreux et noirs sous qui râlaient trente provinces;
   Gil, Vermond, Araül, Barruza, Gaïffer,
   J'ai tordu dans mes poings tous ces barreaux de fer;
   J'ai fait tomber du mur les toiles d'araignées,
   Les prêtres; j'ai mon lot de batailles gagnées
   Comme un autre; pourtant frappe-moi si j'ai tort!
   Oui, mon épée est fière et mon donjon est fort,
   J'ai protégé beaucoup de villes orphelines,
   J'ai dans mon ombre un tas de tyrans en ruines,
   Je semble presque un roi tant je suis triomphant;
   Et je suis un vieillard, mais je suis ton enfant!

   Ainsi parlait don Jayme en ces caveaux funèbres
   A son père de bronze assis dans les ténèbres,
   Fantôme plein de l'âme immense des aïeux;
   Et pendant qu'il parlait Jayme fermait les yeux;
   Sa tête était posée, humble et comme abattue,
   Sur les puissants genoux de la haute statue;
   Et cet homme, fameux par tant d'altiers défis
   Et tant de beaux combats, pleurait; l'amour d'un fils
   Est sans fond, la douleur d'un père est insondable;
   Il pleurait.

                Tout à coup,--rien n'est plus formidable
   Que l'immobilité faisant un mouvement,
   Le farouche sépulcre est vivant par moment
   Et le profond sanglot de l'homme le secoue,--
   Le vieux héros sentit un frisson sur sa joue
   Que dans l'ombre, d'un geste auguste et souverain,
   Caressait doucement la grande main d'airain.




                                 TABLE

                                  DU

                             TOME DEUXIÈME


                                                                  Pages.
                                  XIII

                            L'ÉPOPÉE DU VER

  L'ÉPOPÉE DU VER                                                      3


                                   XIV

                        LE POËTE AU VER DE TERRE

  LE POËTE AU VER DE TERRE                                            35


                                   XV

                          LES CHEVALIERS ERRANTS

  La terre a vu jadis errer des paladins                              39

  LE PETIT ROI DE GALICE                                              43

  I.    Le ravin d'Ernula                                             43

  II.   Leurs altesses                                                44

  III.  Nuño                                                          46

  IV.   La conversation des infants                                   49

  V.    Les soldats continuent de dormir et les infants
          de causer                                                   52

  VI.   Quelqu'un                                                     54

  VII.  Don Ruy le Subtil                                             58

  VIII. Pacheco, Froïla, Rostabat                                     62

  IX.   Durandal travaille                                            68

  X.    Le crucifix                                                   71

  XI.   Ce qu'a fait Ruy le Subtil                                    73

  EVIRADNUS                                                           75

  I.     Départ de l'aventurier pour l'aventure                       75

  II.    Eviradnus                                                    77

  III.   Dans la forêt                                                79

  IV.    La coutume de Lusace                                         83

  V.     La marquise Mahaud                                           86

  VI.    Les deux voisins                                             87

  VII.   La salle à manger                                            90

  VIII.  Ce qu'on y voit encore                                       93

  IX.    Bruit que fait le plancher                                   99

  X.     Eviradnus immobile                                          101

  XI.    Un peu de musique                                           102

  XII.   Le grand Joss et le petit Zéno                              106

  XIII.  Ils soupent                                                 109

  XIV.   Après souper                                                111

  XV.    Les oubliettes                                              116

  XVI.   Ce qu'ils font devient plus difficile à faire               119

  XVII.  La massue                                                   126

  XVIII. Le jour reparaît                                            129


                                   XVI

                           LES TRONES D'ORIENT

  ZIM-ZIZIMI                                                         133

  1453                                                               151

  SULTAN MOURAD                                                      153

  LE BEY OUTRAGÉ                                                     167

  LA CHANSON DES DOREURS DE PROUES                                   169


                                   XVII

                      AVERTISSEMENTS ET CHATIMENTS

  LE TRAVAIL DES CAPTIFS                                             177

  HOMO DUPLEX                                                        181

  VERSET DU KORAN                                                    183

  L'AIGLE DU CASQUE                                                  185


                                XVIII

                           L'ITALIE--BATBERT

  LES CONSEILLERS PROBES ET LIBRES                                   207

  LA DÉFIANCE D'ONFROY                                               219

  LA CONFIANCE DU MARQUIS FABRICE                                    225

  I.    Isora de Final.--Fabrice d'Albenga                           225

  II.   Le défaut de la cuirasse                                     228

  III.  Aïeul maternel                                               229

  IV.   Un seul homme sait où est caché le trésor                    232

  V.    Le corbeau                                                   233

  VI.   Le père et la mère                                           235

  VII.  Joie au château                                              236

  VIII. La toilette d'Isora                                          237

  IX.   Joie hors du château                                         241

  X.    Suite de la joie                                             242

  XI.   Toutes les faims satisfaites                                 246

  XII.  Que c'est Fabrice qui est un traître                         248

  XIII. Silence                                                      249

  XIV.  Ratbert rend l'enfant à l'aïeul                              252

  XV.   Les deux têtes                                               257

  XVI.  Après justice faite                                          260


                                   XIX

                         WELF, CASTELLAN D'OSBOR

  WELF, CASTELLAN D'OSBOR                                            263


                                    XX

                        LES QUATRE JOURS D'ELCIIS

  LES QUATRE JOURS D'ELCIIS                                          293

  I. LE PREMIER JOUR.--GENS DE GUERRE ET GENS D'ÉGLISE               295

  II.  LE DEUXIÈME JOUR.--ROIS ET PEUPLES                            315

  III. LE TROISIÈME JOUR.--LES CATASTROPHES                          325

  IV. LE QUATRIÈME JOUR.--DIEU                                       333


                                   XXI

                            LE CYCLE PYRÉNÉEN

  GAÏFFER-JORGE, DUC D'AQUITAINE                                     341

  MASFERRER                                                          347

  I.   Neuvième siècle.--Pyrénées                                    347

  II.  Terreur des plaines                                           349

  III. Les hautes terres                                             352

  IV.  Masferrer                                                     355

  V.   Le castillo                                                   361

  VI.  Une élection                                                  366

  VII. Les deux porte-sceptre                                        370

  LA PATERNITÉ                                                       375


4405.--Imp. de l'Édition et de l'Industrie, Montrouge (Seine).--1926.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA LÉGENDE DES SIÈCLES TOME II ***


    

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