Actes et Paroles, Volume 1

By Victor Hugo

The Project Gutenberg EBook of Actes et Paroles, Vol. I, by Victor Hugo

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Title: Actes et Paroles, Vol. I

Author: Victor Hugo

Posting Date: September 21, 2014 [EBook #8186]
Release Date: May, 2005
First Posted: June 27, 2003

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ACTES ET PAROLES, VOL. I ***




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OEUVRES COMPLETES DE VICTOR HUGO


ACTES ET PAROLES I





LE DROIT ET LA LOI


I

Toute l'eloquence humaine dans toutes les assemblees de tous les
peuples et de tous les temps peut se resumer en ceci: la querelle du
droit contre la loi. Cette querelle, et c'est la tout le phenomene du
progres, tend de plus en plus a decroitre. Le jour ou elle cessera, la
civilisation touchera a son apogee, la jonction sera faite entre ce
qui doit etre et ce qui est, la tribune politique se transformera en
tribune scientifique; fin des surprises, fin des calamites et des
catastrophes; on aura double le cap des tempetes; il n'y aura
pour ainsi dire plus d'evenements; la societe se developpera
majestueusement selon la nature; la quantite d'eternite possible a la
terre se melera aux faits humains et les apaisera.

Plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes; ce sera le
regne paisible de l'incontestable; on ne fera plus les lois, on les
constatera; les lois seront des axiomes, on ne met pas aux voix deux
et deux font quatre, le binome de Newton ne depend pas d'une majorite,
il y a une geometrie sociale; on sera gouverne par l'evidence; le code
sera honnete, direct, clair; ce n'est pas pour rien qu'on appelle la
vertu la droiture; cette rigidite fait partie de la liberte; elle
n'exclut en rien l'inspiration, les souffles et les rayons sont
rectilignes. L'humanite a deux poles, le vrai et le beau; elle sera
regie, dans l'un par l'exact, dans l'autre par l'ideal. Grace a
l'instruction substituee a la guerre, le suffrage universel arrivera a
ce degre de discernement qu'il saura choisir les esprits; on aura pour
parlement le concile permanent des intelligences; l'institut sera le
senat. La Convention, en creant l'institut, avait la vision, confuse,
mais profonde, de l'avenir.

Cette societe de l'avenir sera superbe et tranquille. Aux batailles
succederont les decouvertes; les peuples ne conquerront plus, ils
grandiront et s'eclaireront; on ne sera plus des guerriers, on sera
des travailleurs; on trouvera, on construira, on inventera; exterminer
ne sera plus une gloire. Ce sera le remplacement des tueurs par les
createurs. La civilisation qui etait toute d'action sera toute de
pensee; la vie publique se composera de l'etude du vrai et de la
production du beau; les chefs-d'oeuvre seront les incidents; on sera
plus emu d'une Iliade que d'un Austerlitz. Les frontieres s'effaceront
sous la lumiere des esprits. La Grece etait tres petite, notre
presqu'ile du Finistere, superposee a la Grece, la couvrirait; la
Grece etait immense pourtant, immense par Homere, par Eschyle, par
Phidias et par Socrate. Ces quatre hommes sont quatre mondes. La Grece
les eut; de la sa grandeur. L'envergure d'un peuple se mesure a son
rayonnement. La Siberie, cette geante, est une naine; la colossale
Afrique existe a peine. Une ville, Rome, a ete l'egale de l'univers;
qui lui parlait parlait a toute la terre. _Urbi et orbi_.

Cette grandeur, la France l'a, et l'aura de plus en plus. La France a
cela d'admirable qu'elle est destinee a mourir, mais a mourir comme
les dieux, par la transfiguration. La France deviendra Europe.
Certains peuples finissent par la sublimation comme Hercule ou par
l'ascension comme Jesus-Christ. On pourrait dire qu'a un moment donne
un peuple entre en constellation; les autres peuples, astres de
deuxieme grandeur, se groupent autour de lui, et c'est ainsi
qu'Athenes, Rome et Paris sont pleiades. Lois immenses. La Grece s'est
transfiguree, et est devenue le monde paien; Rome s'est transfiguree,
et est devenue le monde chretien; la France se transfigurera et
deviendra le monde humain. La revolution de France s'appellera
l'evolution des peuples. Pourquoi? Parce que la France le merite;
parce qu'elle manque d'egoisme, parce qu'elle ne travaille pas pour
elle seule, parce qu'elle est creatrice d'esperances universelles,
parce qu'elle represente toute la bonne volonte humaine, parce que la
ou les autres nations sont seulement des soeurs, elle est mere. Cette
maternite de la genereuse France eclate dans tous les phenomenes
sociaux de ce temps; les autres peuples lui font ses malheurs, elle
leur fait leurs idees. Sa revolution n'est pas locale, elle est
generale; elle n'est pas limitee, elle est indefinie et infinie. La
France restaure en toute chose la notion primitive, la notion vraie.
Dans la philosophie elle retablit la logique, dans l'art elle retablit
la nature, dans la loi elle retablit le droit.

L'oeuvre est-elle achevee? Non, certes. On ne fait encore qu'entrevoir
la plage lumineuse et lointaine, l'arrivee, l'avenir.

En attendant on lutte.

Lutte laborieuse.

D'un cote l'ideal, de l'autre l'incomplet.

Avant d'aller plus loin, placons ici un mot, qui eclaire tout ce que
nous allons dire, et qui va meme au dela.

La vie et le droit sont le meme phenomene. Leur superposition est
etroite.

Qu'on jette les yeux sur les etres crees, la quantite de droit est
adequate a la quantite de vie.

De la, la grandeur de toutes les questions qui se rattachent a cette
notion, le Droit.


II

Le droit et la loi, telles sont les deux forces; de leur accord nait
l'ordre, de leur antagonisme naissent les catastrophes. Le droit
parle et commande du sommet des verites, la loi replique du fond des
realites; le droit se meut dans le juste, la loi se meut dans le
possible; le droit est divin, la loi est terrestre. Ainsi, la liberte,
c'est le droit; la societe, c'est la loi. De la deux tribunes; l'une
ou sont les hommes del'idee, l'autre ou sont les hommes du fait; l'une
qui est l'absolu, l'autre qui est le relatif. De ces deux tribunes, la
premiere est necessaire, la seconde est utile. De l'une a l'autre il
y a la fluctuation des consciences. L'harmonie n'est pas faite encore
entre ces deux puissances, l'une immuable, l'autre variable, l'une
sereine, l'autre passionnee. La loi decoule du droit, mais comme le
fleuve decoule de la source, acceptant toutes les torsions et toutes
les impuretes des rives. Souvent lapratique contredit la regle,
souvent le corollaire trahit le principe, souvent l'effet desobeit a
la cause; telle est la fatale condition humaine. Le droit et la loi
contestent sans cesse; et de leur debat, frequemment orageux, sortent,
tantot les tenebres, tantot la lumiere. Dans le langage parlementaire
moderne, on pourrait dire: le droit, chambre haute; la loi, chambre
basse.

L'inviolabilite de la vie humaine, la liberte, la paix, rien
d'indissoluble, rien d'irrevocable, rien d'irreparable; tel est le
droit.

L'echafaud, le glaive et le sceptre, la guerre, toutes les varietes de
joug, depuis le mariage sans le divorce dans la famille jusqu'a l'etat
de siege dans la cite; telle est la loi.

Le droit: aller et venir, acheter, vendre, echanger.

La loi: douane, octroi, frontiere.

Le droit: l'instruction gratuite et obligatoire, sans empietement sur
la conscience de l'homme, embryonnaire dans l'enfant, c'est-a-dire
l'instruction laique.

La loi: les ignorantins.

Le droit: la croyance libre.

La loi: les religions d'etat.

Le suffrage universel, le jury universel, c'est le droit; le suffrage
restreint, le jury trie, c'est la loi.

La chose jugee, c'est la loi; la justice, c'est le droit.

Mesurez l'intervalle.

La loi a la crue, la mobilite, l'envahissement et l'anarchie de l'eau,
souvent trouble; mais le droit est insubmersible.

Pour que tout soit sauve, il suffit que le droit surnage dans une
conscience.

On n'engloutit pas Dieu.

La persistance du droit contre l'obstination de la loi; toute
l'agitation sociale vient de la.

Le hasard a voulu (mais le hasard existe-t-il?) que les premieres
paroles politiques de quelque retentissement prononcees a titre
officiel par celui qui ecrit ces lignes, aient ete d'abord, a
l'institut, pour le droit, ensuite, a la chambre des pairs, contre la
loi.

Le 2 juin 1841, en prenant seance a l'academie francaise, il glorifia
la resistance a l'empire; le 12 juin 1847, il demanda a la chambre
des pairs [Footnote: Et obtint. Voir page 151 de _Avant l'exil_.] la
rentree en France de la famille Bonaparte, bannie.

Ainsi, dans le premier cas, il plaidait pour la liberte, c'est-a-dire
pour le droit; et, dans le second cas, il elevait la voix contre la
proscription, c'est-a-dire contre la loi.

Des cette epoque une des formules de sa vie publique a ete: _Pro jure
contra legem_.

Sa conscience lui a impose, dans ses fonctions de legislateur, une
confrontation permanente et perpetuelle de la loi que les hommes font
avec le droit qui fait les hommes.

Obeir a sa conscience est sa regle; regle qui n'admet pas d'exception.

La fidelite a cette regle, c'est la, il l'affirme, ce qu'on trouvera
dans ces trois volumes, _Avant l'exil, Pendant l'exil, Depuis l'exil_.


III

Pour lui, il le declare, car tout esprit doit loyalement indiquer son
point de depart, la plus haute expression du droit, c'est la liberte.

La formule republicaine a su admirablement ce qu'elle disait et ce
qu'elle faisait; la gradation de l'axiome social est irreprochable.
Liberte, Egalite, Fraternite. Rien a ajouter, rien a retrancher. Ce
sont les trois marches du perron supreme. La liberte, c'est le droit,
l'egalite, c'est le fait, la fraternite, c'est le devoir. Tout l'homme
est la.

Nous sommes freres par la vie, egaux par la naissance et par la mort,
libres par l'ame.

Otez l'ame, plus de liberte.

Le materialisme est auxiliaire du despotisme.

Remarquons-le en passant, a quelques esprits, dont plusieurs sont meme
eleves et genereux, le materialisme fait l'effet d'une liberation.

Etrange et triste contradiction, propre a l'intelligence humaine,
et qui tient a un vague desir d'elargissement d'horizon. Seulement,
parfois, ce qu'on prend pour elargissement, c'est retrecissement.

Constatons, sans les blamer, ces aberrations sinceres. Lui-meme, qui
parle ici, n'a-t-il pas ete, pendant les quarante premieres annees de
sa vie, en proie a une de ces redoutables luttes d'idees qui ont pour
denouement, tantot l'ascension, tantot la chute?

Il a essaye de monter. S'il a un merite, c'est celui-la.

De la les epreuves de sa vie. En toute chose, la descente est douce
et la montee est dure. Il est plus aise d'etre Sieyes que d'etre
Condorcet. La honte est facile, ce qui la rend agreable a de certaines
ames.

N'etre pas de ces ames-la, voila l'unique ambition de celui qui ecrit
ces pages.

Puisqu'il est amene a parler de la sorte, il convient peut-etre
qu'avec la sobriete necessaire il dise un mot de cette partie du passe
a laquelle a ete melee la jeunesse de ceux qui sont vieux aujourd'hui.
Un souvenir peut etre un eclaircissement. Quelquefois l'homme qu'on
est s'explique par l'enfant qu'on a ete.


IV

Au commencement de ce siecle, un enfant habitait, dans le quartier le
plus desert de Paris, une grande maison qu'entourait et qu'isolait un
grand jardin. Cette maison s'etait appelee, avant la revolution, le
couvent des Feuillantines. Cet enfant vivait la seul, avec sa mere
et ses deux freres et un vieux pretre, ancien oratorien, encore tout
tremblant de 93, digne vieillard persecute jadis et indulgent
maintenant, qui etait leur clement precepteur, et qui leur enseignait
beaucoup de latin, un peu de grec et pas du tout d'histoire. Au fond
du jardin, il y avait de tres grands arbres qui cachaient une ancienne
chapelle a demi ruinee. Il etait defendu aux enfants d'aller jusqu'a
cette chapelle. Aujourd'hui ces arbres, cette chapelle et cette
maison ont disparu. Les embellissements qui ont sevi sur le jardin du
Luxembourg se sont prolonges jusqu'au Val-de-Grace et ont detruit
cette humble oasis. Une grande rue assez inutile passe la. Il ne reste
plus des Feuillantines qu'un peu d'herbe et un pan de mur decrepit
encore visible entre deux hautes batisses neuves; mais cela ne vaut
plus la peine d'etre regarde, si ce n'est par l'oeil profond du
souvenir. En janvier 1871, une bombe prussienne a choisi ce coin
de terre pour y tomber, continuation des embellissements, et M. de
Bismark a acheve ce qu'avait commence M. Haussmann. C'est dans cette
maison que grandissaient sous le premier empire les trois jeunes
freres. Ils jouaient et travaillaient ensemble, ebauchant la vie,
ignorant la destinee, enfances melees au printemps, attentifs aux
livres, aux arbres, aux nuages, ecoutant le vague et tumultueux
conseil des oiseaux, surveilles par un doux sourire. Sois benie, o ma
mere!

On voyait sur les murs, parmi les espaliers vermoulus et decloues, des
vestiges de reposoirs, des niches de madones, des restes de croix, et
ca et la cette inscription: _Propriete nationale_.

Le digne pretre precepteur s'appelait l'abbe de la Riviere. Que son
nom soit prononce ici avec respect.

Avoir ete enseigne dans sa premiere enfance par un pretre est un fait
dont on ne doit parler qu'avec calme et douceur; ce n'est ni la faute
du pretre ni la votre. C'est, dans des conditions que ni l'enfant
ni le pretre n'ont choisies, une rencontre malsaine de deux
intelligences, l'une petite, l'autre rapetissee, l'une qui grandit,
l'autre qui vieillit. La senilite se gagne. Une ame d'enfant peut se
rider de toutes les erreurs d'un vieillard.

En dehors de la religion, qui est une, toutes les religions sont des a
peu pres; chaque religion a son pretre qui enseigne a l'enfant son
a peu pres. Toutes les religions, diverses en apparence, ont une
identite venerable; elles sont terrestres par la surface, qui est
le dogme, et celestes par le fond, qui est Dieu. De la, devant les
religions, la grave reverie du philosophe qui, sous leur chimere,
apercoit leur realite. Cette chimere, qu'elles appellent articles de
foi et mysteres, les religions la melent a Dieu, et l'enseignent.
Peuvent-elles faire autrement? L'enseignement de la mosquee et de la
synagogue est etrange, mais c'est innocemment qu'il est funeste; le
pretre, nous parlons du pretre convaincu, n'en est pas coupable; il
est a peine responsable; il a ete lui-meme anciennement le patient de
cet enseignement dont il est aujourd'hui l'operateur; devenu maitre,
il est reste esclave. De la ses lecons redoutables. Quoi de plus
terrible que le mensonge sincere? Le pretre enseigne le faux, ignorant
le vrai; il croit bien faire.

Cet enseignement a cela de lugubre que tout ce qu'il fait pour
l'enfant est fait contre l'enfant; il donne lentement on ne sait
quelle courbure a l'esprit; c'est de l'orthopedie en sens inverse;
il fait torse ce que la nature a fait droit; il lui arrive, affreux
chefs-d'oeuvre, de fabriquer des ames difformes, ainsi Torquemada; il
produit des intelligences inintelligentes, ainsi Joseph de Maistre;
ainsi tant d'autres, qui ont ete les victimes de cet enseignement
avant d'en etre les bourreaux.

Etroite et obscure education de caste et de clerge qui a pese sur nos
peres et qui menace encore nos fils!

Cet enseignement inocule aux jeunes intelligences la vieillesse des
prejuges, il ote a l'enfant l'aube et lui donne la nuit, et il aboutit
a une telle plenitude du passe que l'ame y est comme noyee, y devient
on ne sait quelle eponge de tenebres, et ne peut plus admettre
l'avenir.

Se tirer de l'education qu'on a recue, ce n'est pas aise. Pourtant
l'instruction clericale n'est pas toujours irremediable. Preuve,
Voltaire.

Les trois ecoliers des Feuillantines etaient soumis a ce perilleux
enseignement, tempere, il est vrai, par la tendre et haute raison
d'une femme; leur mere.

Le plus jeune des trois freres, quoiqu'on lui fit des lors epeler
Virgile, etait encore tout a fait un enfant.

Cette maison des Feuillantines est aujourd'hui son cher et religieux
souvenir. Elle lui apparait couverte d'une sorte d'ombre sauvage.
C'est la qu'au milieu des rayons et des roses se faisait en lui la
mysterieuse ouverture de l'esprit. Rien de plus tranquille que cette
haute masure fleurie, jadis couvent, maintenant solitude, toujours
asile. Le tumulte imperial y retentissait pourtant. Par intervalles,
dans ces vastes chambres d'abbaye, dans ces decombres de monastere,
sous ces voutes de cloitre demantele, l'enfant voyait aller et venir,
entre deux guerres dont il entendait le bruit, revenant de l'armee
et repartant pour l'armee, un jeune general qui etait son pere et un
jeune colonel qui etait son oncle; ce charmant fracas paternel
l'eblouissait un moment; puis, a un coup de clairon, ces visions de
plumets et de sabres s'evanouissaient, et tout redevenait paix et
silence dans cette ruine ou il y avait une aurore.

Ainsi vivait, deja serieux, il y a soixante ans, cet enfant, qui etait
moi.

Je me rappelle toutes ces choses, emu.

C'etait le temps d'Eylau, d'Ulm, d'Auersaedt et de Friedland, de
l'Elbe force, de Spandau, d'Erfurt et de Salzbourg enleves, des
cinquante et un jours de tranchee de Dantzick, des neuf cents bouches
a feu vomissant cette victoire enorme, Wagram; c'etait le temps des
empereurs sur le Niemen, et du czar saluant le cesar; c'etait le
temps ou il y avait un departement du Tibre, Paris chef-lieu de Rome;
c'etait l'epoque du pape detruit au Vatican, de l'inquisition detruite
en Espagne, du moyen age detruit dans l'agregation germanique, des
sergents faits princes, des postillons faits rois, des archiduchesses
epousant des aventuriers; c'etait l'heure extraordinaire; a Austerlitz
la Russie demandait grace, a Iena la Prusse s'ecroulait, a Essling
l'Autriche s'agenouillait, la confederation du Rhin annexait
l'Allemagne a la France, le decret de Berlin, formidable, faisait
presque succeder a la deroute de la Prusse la faillite de
l'Angleterre, la fortune a Potsdam livrait l'epee de Frederic a
Napoleon qui dedaignait de la prendre, disant: _J'ai la mienne_. Moi,
j'ignorais tout cela, j'etais petit.

Je vivais dans les fleurs.

Je vivais dans ce jardin des Feuillantines, j'y rodais comme un
enfant, j'y errais comme un homme, j'y regardais le vol des papillons
et des abeilles, j'y cueillais des boutons d'or et des liserons, et
je n'y voyais jamais personne que ma mere, mes deux freres et le bon
vieux pretre, son livre sous le bras. Parfois, malgre la defense, je
m'aventurais jusqu'au hallier farouche du fond du jardin; rien n'y
remuait que le vent, rien n'y parlait que les nids, rien n'y vivait
que les arbres; et je considerais a travers les branches la vieille
chapelle dont les vitres defoncees laissaient voir la muraille
interieure bizarrement incrustee de coquillages marins. Les oiseaux
entraient et sortaient par les fenetres. Ils etaient la chez eux. Dieu
et les oiseaux, cela va ensemble.

Un soir, ce devait etre vers 1809, mon pere etait en Espagne,
quelques visiteurs etaient venus voir ma mere, evenement rare aux
Feuillantines. On se promenait dans le jardin; mes freres etaient
restes a l'ecart. Ces visiteurs etaient trois camarades de mon pere;
ils venaient apporter ou demander de ses nouvelles; ces hommes etaient
de haute taille; je les suivais, j'ai toujours aime la compagnie des
grands; c'est ce qui, plus tard, m'a rendu facile un long tete-a-tete
avec l'ocean.

Ma mere les ecoutait parler, je marchais derriere ma mere.

Il y avait fete ce jour-la, une de ces vastes fetes du premier empire.
Quelle fete? je l'ignorais. Je l'ignore encore. C'etait un soir d'ete;
la nuit tombait, splendide. Canon des Invalides, feu d'artifice,
lampions; une rumeur de triomphe arrivait jusqu'a notre solitude; la
grande ville celebrait la grande armee et le grand chef; la cite avait
une aureole, comme si les victoires etaient une aurore; le ciel bleu
devenait lentement rouge; la fete imperiale se reverberait jusqu'au
zenith; des deux domes qui dominaient le jardin des Feuillantines,
l'un, tout pres, le Val-de-Grace, masse noire, dressait une flamme a
son sommet et semblait une tiare qui s'acheve en escarboucle; l'autre,
lointain, le Pantheon gigantesque et spectral, avait autour de sa
rondeur un cercle d'etoiles, comme si, pour feter un genie, il se
faisait une couronne des ames de tous les grands hommes auxquels il
est dedie.

La clarte de la fete, clarte superbe, vermeille, vaguement sanglante,
etait telle qu'il faisait presque grand jour dans le jardin.

Tout en se promenant, le groupe qui marchait devant moi etait parvenu,
peut-etre un peu malgre ma mere, qui avait des velleites de s'arreter
et qui semblait ne vouloir pas aller si loin, jusqu'au massif d'arbres
ou etait la chapelle.

Ils causaient, les arbres etaient silencieux, au loin le canon de la
solennite tirait de quart d'heure en quart d'heure. Ce que je vais
dire est pour moi inoubliable.

Comme ils allaient entrer sous les arbres, un des trois interlocuteurs
s'arreta, et regardant le ciel nocturne plein de lumiere, s'ecria:

--N'importe! cet homme est grand.

Une voix sortit de l'ombre et dit:

--Bonjour, Lucotte[1], bonjour, Drouet[2], bonjour, Tilly[3].

Et un homme, de haute stature aussi lui, apparut dans le clair-obscur
des arbres.

Les trois causeurs leverent la tete.

--Tiens! s'ecria l'un d'eux.

Et il parut pret a prononcer un nom.

Ma mere, pale, mit un doigt sur sa bouche.

Ils se turent.

Je regardais, etonne.

L'apparition, c'en etait une pour moi, reprit:

--Lucotte, c'est toi qui parlais.

--Oui, dit Lucotte.

--Tu disais: cet homme est grand.

--Oui.

--Eh bien, quelqu'un est plus grand que Napoleon.

--Qui?

--Bonaparte.

Il y eut un silence. Lucotte le rompit.

--Apres Marengo?

L'inconnu repondit:

--Avant Brumaire.

Le general Lucotte, qui etait jeune, riche, beau, heureux, tendit la
main a l'inconnu et dit:

--Toi, ici! je te croyais en Angleterre.

L'inconnu, dont je remarquais la face severe, l'oeil profond et les
cheveux grisonnants, repartit:

--Brumaire, c'est la chute.

--De la republique, oui.

--Non, de Bonaparte.

Ce mot, Bonaparte, m'etonnait beaucoup. J'entendais toujours dire
"l'empereur". Depuis, j'ai compris ces familiarites hautaines de
la verite. Ce jour-la, j'entendais pour la premiere fois le grand
tutoiement de l'histoire.

Les trois hommes, c'etaient trois generaux, ecoutaient stupefaits et
serieux.

Lucotte s'ecria:

--Tu as raison. Pour effacer Brumaire, je ferais tous les sacrifices.
La France grande, c'est bien; la France libre, c'est mieux.

--La France n'est pas grande si elle n'est pas libre.

--C'est encore vrai. Pour revoir la France libre, je donnerais ma
fortune. Et toi?

--Ma vie, dit l'inconnu.

Il y eut encore un silence. On entendait le grand bruit de Paris
joyeux, les arbres etaient roses, le reflet de la fete eclairait les
visages de ces hommes, les constellations s'effacaient au-dessus de
nos tetes dans le flamboiement de Paris illumine, la lueur de Napoleon
semblait remplir le ciel.

Tout a coup l'homme si brusquement apparu se tourna vers moi qui avais
peur et me cachais un peu, me regarda fixement, et me dit:

--Enfant, souviens-toi de ceci: avant tout, la liberte.

Et il posa sa main sur ma petite epaule, tressaillement que je garde
encore.

Puis il repeta:

--Avant tout la liberte.

Et il rentra sous les arbres, d'ou il venait de sortir.

Qui etait cet homme?

Un proscrit.

Victor Fanneau de Lahorie etait un gentilhomme breton rallie a la
republique. Il etait l'ami de Moreau, breton aussi. En Vendee, Lahorie
connut mon pere, plus jeune que lui de vingt-cinq ans. Plus tard, il
fut son ancien a l'armee du Rhin; il se noua entre eux une de ces
fraternites d'armes qui font qu'on donne sa vie l'un pour l'autre.
En 1801 Lahorie fut implique dans la conspiration de Moreau contre
Bonaparte. Il fut proscrit, sa tete fut mise a prix, il n'avait pas
d'asile; mon pere lui ouvrit sa maison; la vieille chapelle des
Feuillantines, ruine, etait bonne a proteger cette autre ruine, un
vaincu. Lahorie accepta l'asile comme il l'eut offert, simplement; et
il vecut dans cette ombre, cache.

Mon pere et ma mere seuls savaient qu'il etait la.

Le jour ou il parla aux trois generaux, peut-etre fit-il une
imprudence.

Son apparition nous surprit fort, nous les enfants. Quant au vieux
pretre, il avait eu dans sa vie une quantite de proscription
suffisante pour lui oter l'etonnement. Quelqu'un qui etait cache,
c'etait pour ce bonhomme quelqu'un qui savait a quel temps il avait
affaire; se cacher, c'etait comprendre.

Ma mere nous recommanda le silence, que les enfants gardent si
religieusement. A dater de ce jour, cet inconnu cessa d'etre
mysterieux dans la maison. A quoi bon la continuation du mystere,
puisqu'il s'etait montre? Il mangeait a la table de famille, il allait
et venait dans le jardin, et donnait ca et la des coups de beche, cote
a cote avec le jardinier; il nous conseillait; il ajoutait ses lecons
aux lecons du pretre; il avait une facon de me prendre dans ses bras
qui me faisait rire et qui me faisait peur; il m'elevait en l'air, et
me laissait presque retomber jusqu'a terre. Une certaine securite,
habituelle a tous les exils prolonges, lui etait venue. Pourtant il ne
sortait jamais. Il etait gai. Ma mere etait un peu inquiete, bien que
nous fussions entoures de fidelites absolues.

Lahorie etait un homme simple, doux, austere, vieilli avant l'age,
savant, ayant le grave heroisme propre aux lettres. Une certaine
concision dans le courage distingue l'homme qui remplit un devoir de
l'homme qui joue un role; le premier est Phocion, le second est Murat.
Il y avait du Phocion dans Lahorie.

Nous les enfants, nous ne savions rien de lui, sinon qu'il etait mon
parrain. Il m'avait vu naitre; il avait dit a mon pere: _Hugo est un
mot du nord, il faut l'adoucir par un mot du midi, et completer le
germain par le romain_. Et il me donna le nom de Victor, qui du reste
etait le sien. Quant a son nom historique, je l'ignorais. Ma mere lui
disait _general_, je l'appelais _mon parrain_ Il habitait toujours la
masure du fond du jardin, peu soucieux de la pluie et de la neige qui,
l'hiver, entraient par les croisees sans vitres; il continuait dans
cette chapelle son bivouac. Il avait derriere l'autel un lit de
camp, avec ses pistolets dans un coin, et un Tacite qu'il me faisait
expliquer.

J'aurai toujours present a la memoire le jour ou il me prit sur ses
genoux, ouvrit ce Tacite qu'il avait, un in-octavo relie en parchemin,
edition Herhan, et me lut cette ligne: _Urbem Romam a principio reges
habuere_.

Il s'interrompit et murmura a demi-voix:

--Si Rome eut garde ses rois, elle n'eut pas ete Rome.

Et, me regardant tendrement, il redit cette grande parole:

--Enfant, avant tout la liberte.

Un jour il disparut de la maison. J'ignorais alors pourquoi.[4] Des
evenements survinrent, il y eut Moscou, la Beresina, un commencement
d'ombre terrible. Nous allames rejoindre mon pere en Espagne. Puis
nous revinmes aux Feuillantines. Un soir d'octobre 1812, je passais,
donnant la main a ma mere, devant l'eglise Saint-Jacques-du-Haut-Pas.
Une grande affiche blanche etait placardee sur une des colonnes du
portail, celle de droite; je vais quelquefois revoir cette colonne.
Les passants regardaient obliquement cette affiche, semblaient en
avoir un peu peur, et, apres l'avoir entrevue, doublaient le pas.
Ma mere s'arreta, et me dit: Lis. Je lus. Je lus ceci: "--Empire
francais.--Par sentence du premier conseil de guerre, ont ete fusilles
en plaine de Grenelle, pour crime de conspiration contre l'empire
et l'empereur, les trois ex-generaux Malet, Guidal et Lahorie."
--Lahorie, me dit ma mere. Retiens ce nom.

Et elle ajouta:

--C'est ton parrain.


Notes:

[1] Depuis comte de Sopetran.

[2] Depuis comte d'Erlon.

[3] Depuis gouverneur de Segovie.

[4] Voir le livre _Victor Hugo raconte par un temoin de sa vie_.


V

Tel est le fantome que j'apercois dans les profondeurs de mon enfance.

Cette figure est une de celles qui n'ont jamais disparu de mon
horizon.

Le temps, loin de la diminuer, l'a accrue.

En s'eloignant, elle s'est augmentee, d'autant plus haute qu'elle
etait plus lointaine, ce qui n'est propre qu'aux grandeurs morales.

L'influence sur moi a ete ineffacable.

Ce n'est pas vainement que j'ai eu, tout petit, de l'ombre de proscrit
sur ma tete, et que j'ai entendu la voix de celui qui devait mourir
dire ce mot du droit et du devoir: Liberte.

Un mot a ete le contre-poids de toute une education.

L'homme qui publie aujourd'hui ce recueil, _Actes et Paroles_, et qui
dans ces volumes, _Avant l'exil, Pendant l'exil, Depuis l'exil_, ouvre
a deux battants sa vie a ses contemporains, cet homme a traverse
beaucoup d'erreurs. Il compte, si Dieu lui en accorde le temps, en
raconter les peripeties sous ce titre: _Histoire des revolutions
interieures d'une conscience honnete_. Tout homme peut, s'il est
sincere, refaire l'itineraire, variable pour chaque esprit, du chemin
de Damas. Lui, comme il l'a dit quelque part, il est fils d'une
vendeenne, amie de madame de la Rochejaquelein, et d'un soldat de la
revolution et de l'empire, ami de Desaix, de Jourdan et de Joseph
Bonaparte; il a subi les consequences d'une education solitaire et
complexe ou un proscrit republicain donnait la replique a un proscrit
pretre. Il y a toujours eu en lui le patriote sous le vendeen; il a
ete napoleonien en 1813, bourbonnien en 1814; comme presque tous les
hommes du commencement de ce siecle, il a ete tout ce qu'a ete le
siecle; illogique et probe, legitimiste et voltairien, chretien
litteraire, bonapartiste liberal, socialiste a tatons dans la royaute;
nuances bizarrement reelles, surprenantes aujourd'hui; il a ete de
bonne foi toujours; il a eu pour effort de rectifier son rayon visuel
au milieu de tous ces mirages; toutes les approximations possibles
du vrai ont tente tour a tour et quelquefois trompe son esprit; ces
aberrations successives, ou, disons-le, il n'y a jamais eu un pas en
arriere, ont laisse trace dans ses oeuvres; on peut en constater ca et
la l'influence; mais, il le declare ici, jamais, dans tout ce qu'il
a ecrit, meme dans ses livres d'enfant et d'adolescent, jamais on ne
trouvera une ligne contre la liberte. Il y a eu lutte dans son ame
entre la royaute que lui avait imposee le pretre catholique et la
liberte que lui avait recommandee le soldat republicain; la liberte a
vaincu.

La est l'unite de sa vie.

Il cherche a faire en tout prevaloir la liberte. La liberte, c'est,
dans la philosophie, la Raison, dans l'art, l'Inspiration, dans la
politique, le Droit.


VI

En 1848, son parti n'etait pas pris sur la forme sociale definitive.
Chose singuliere, on pourrait presque dire qu'a cette epoque la
liberte lui masqua la republique. Sortant d'une serie de monarchies
essayees et mises au rebut tour a tour, monarchie imperiale, monarchie
legitime, monarchie constitutionnelle, jete dans des faits inattendus
qui lui semblaient illogiques, oblige de constater a la fois dans les
chefs guerriers qui dirigeaient l'etat l'honnetete et l'arbitraire,
ayant malgre lui sa part de l'immense dictature anonyme qui est le
danger des assemblees uniques, il se decida a observer, sans adhesion,
ce gouvernement militaire ou il ne pouvait reconnaitre un gouvernement
democratique, se borna a proteger les principes quand ils lui parurent
menaces et se retrancha dans la defense du droit meconnu. En 1848, il
y eut presque un dix-huit fructidor; les dix-huit fructidor ont cela
de funeste qu'ils donnent le modele et le pretexte aux dix-huit
brumaire, et qu'ils font faire par la republique des blessures a la
liberte; ce qui, prolonge, serait un suicide. L'insurrection de juin
fut fatale, fatale par ceux qui l'allumerent, fatale par ceux qui
l'eteignirent; il la combattit; il fut un des soixante representants
envoyes par l'assemblee aux barricades. Mais, apres la victoire,
il dut se separer des vainqueurs. Vaincre, puis tendre la main aux
vaincus, telle est la loi de sa vie. On fit le contraire. Il y a bien
vaincre et mal vaincre. L'insurrection de 1848 fut mal vaincue. Au
lieu de pacifier, on envenima; au lieu de relever, on foudroya;
on acheva l'ecrasement; toute la violence soldatesque se deploya;
Cayenne, Lambessa, deportation sans jugement; il s'indigna; il prit
fait et cause pour les accables; il eleva la voix pour toutes ces
pauvres familles desesperees; il repoussa cette fausse republique de
conseils de guerre et d'etat de siege. Un jour, a l'assemblee, le
representant Lagrange, homme vaillant, l'aborda et lui dit: "Avec qui
etes-vous ici? il repondit: Avec la liberte.--Et que faites-vous?
reprit Lagrange; il repondit: J'attends."

Apres juin 1848, il attendait; mais, apres juin 1849, il n'attendit
plus.

L'eclair qui jaillit des evenements lui entra dans l'esprit. Ce genre
d'eclair, une fois qu'il a brille, ne s'efface pas. Un eclair qui
reste, c'est la la lumiere du vrai dans la conscience.

En 1849, cette clarte definitive se fit en lui.

Quand il vit Rome terrassee au nom de la France, quand il vit la
majorite, jusqu'alors hypocrite, jeter tout a coup le masque par la
bouche duquel, le 4 mai 1848, elle avait dix-sept fois crie: Vive la
republique! quand il vit, apres le 13 juin, le triomphe de toutes les
coalitions ennemies du progres, quand il vit cette joie cynique,
il fut triste, il comprit, et, au moment ou toutes les mains des
vainqueurs se tendaient vers lui pour l'attirer dans leurs rangs, il
sentit dans le fond de son ame qu'il etait un vaincu. Une morte etait
a terre, on criait: c'est la republique! il alla a cette morte, et
reconnut que c'etait la liberte. Alors il se pencha vers ce cadavre,
et il l'epousa. Il vit devant lui la chute, la defaite, la ruine,
l'affront, la proscription, et il dit: C'est bien.

Tout de suite, le 15 juin, il monta a la tribune, et il protesta.
A partir de ce jour, la jonction fut faite dans son ame entre la
republique et la liberte. A partir de ce jour, sans treve, sans
relache, presque sans reprise d'haleine, opiniatrement, pied a pied,
il lutta pour ces deux grandes calomniees. Enfin, le 2 decembre 1851,
ce qu'il attendait, il l'eut; vingt ans d'exil.

Telle est l'histoire de ce qu'on a appele son apostasie.


VII

1849. Grande date pour lui.

Alors commencerent les luttes tragiques.

Il y eut de memorables orages; l'avenir attaquait, le passe resistait.

A cette etrange epoque le passe etait tout-puissant. Il etait
omnipotent, ce qui ne l'empechait pas d'etre mort. Effrayant fantome
combattant.

Toutes les questions se presenterent; independance nationale, liberte
individuelle, liberte de conscience, liberte de pensee, liberte de
parole, liberte de tribune et de presse, question du mariage dans
la femme, question de l'education dans l'enfant, droit au travail a
propos du salaire, droit a la patrie a propos de la deportation, droit
a la vie a propos de la reforme du code, penalite decroissante par
l'education croissante, separation de l'eglise et de l'etat, la
propriete des monuments, eglises, musees, palais dits royaux, rendue
a la nation, la magistrature restreinte, le jury augmente, l'armee
europeenne licenciee par la federation continentale, l'impot de
l'argent diminue, l'impot du sang aboli, les soldats retires au champ
de bataille et restitues au sillon comme travailleurs, les douanes
supprimees, les frontieres effacees, les isthmes coupes, toutes
les ligatures disparues, aucune entrave a aucun progres, les idees
circulant dans la civilisation comme le sang dans l'homme. Tout cela
fut debattu, propose, impose parfois. On trouvera ces luttes dans ce
livre.

L'homme qui esquisse en ce moment sa vie parlementaire, entendant un
jour les membres de la droite exagerer le droit du pere, leur jeta
ce mot inattendu, _le droit de l'enfant_. Un autre jour, sans cesse
preoccupe du peuple et du pauvre, il les stupefia par cette
affirmation: _On peut detruire la misere_.

C'est une vie violente que celle des orateurs. Dans les assemblees
ivres de leur triomphe et de leur pouvoir, les minorites etant les
trouble-fete sont les souffre-douleurs. C'est dur de rouler cet
inexorable rocher de Sisyphe, le droit; on le monte, il retombe. C'est
la l'effort des minorites.

La beaute du devoir s'impose; une fois qu'on l'a comprise, on lui
obeit, plus d'hesitation; le sombre charme du devouement attire les
consciences, et l'on accepte les epreuves avec une joie severe.
L'approche de la lumiere a cela de terrible qu'elle devient flamme.
Elle eclaire d'abord, rechauffe ensuite, et devore enfin. N'importe,
on s'y precipite. On s'y ajoute. On augmente cette clarte du
rayonnement de son propre sacrifice; bruler, c'est briller; quiconque
souffre pour la verite la demontre.

Huer avant de proscrire, c'est le procede ordinaire des majorites
furieuses; elles preludent a la persecution materielle par la
persecution morale, l'imprecation commence ce que l'ostracisme
achevera; elles parent la victime pour l'immolation avec toute la
rhetorique de l'injure; et elles l'outragent, c'est leur facon de la
couronner.

Celui qui parle ici traversa ces diverses facons d'agir, et n'eut
qu'un merite, le dedain. Il fit son devoir, et, ayant pour salaire
l'affront, il s'en contenta.

Ce qu'etaient ces affronts, on le verra en lisant ce recueil de
verites insultees.

En veut-on quelques exemples?

Un jour, le 17 juillet 1851, il denonca a la tribune la conspiration
de Louis Bonaparte, et declara que le president voulait se faire
empereur. Une voix lui cria:

--Vous etes un infame calomniateur!

Cette voix a depuis prete serment a l'empire moyennant trente mille
francs par an.

Une autre fois, comme il combattait la feroce loi de deportation, une
voix lui jeta cette interruption:

--Et dire que ce discours coutera vingt-cinq francs a la France!

Cet interrupteur-la aussi a ete senateur de l'empire.

Une autre fois, on ne sait qui, senateur egalement plus tard,
l'apostrophait ainsi:

--Vous etes l'adorateur du soleil levant!

Du soleil levant de l'exil, oui.

Le jour ou il dit a la tribune ce mot que personne encore n'y avait
prononce: _les Etats-Unis d'Europe_, M. Mole fut remarquable. Il leva
les yeux au ciel, se dressa debout, traversa toute la salle, fit signe
aux membres de la majorite de le suivre, et sortit. On ne le suivit
pas, il rentra. Indigne.

Parfois les huees et les eclats de rire duraient un quart d'heure.
L'orateur qui parle ici en profitait pour se recueillir.

Pendant l'insulte, il s'adossait au mur de la tribune et meditait.

Ce meme 17 juillet 1851 fut le jour ou il prononca le mot: "Napoleon
le Petit". Sur ce mot, la fureur de la majorite fut telle et eclata en
de si menacantes rumeurs, que cela s'entendait du dehors et qu'il y
avait foule sur le pont de la Concorde pour ecouter ce bruit d'orage.

Ce jour-la, il monta a la tribune, croyant y rester vingt minutes, il
y resta trois heures.

Pour avoir entrevu et annonce le coup d'etat, tout le futur senat du
futur empire le declara "calomniateur". Il eut contre lui tout le
parti de l'ordre et toutes les nuances conservatrices, depuis M. de
Falloux, catholique, jusqu'a M. Vieillard, athee.

Etre un contre tous, cela est quelquefois laborieux.

Il ripostait dans l'occasion, tachant de rendre coup pour coup.

Une fois a propos d'une loi d'education clericale cachant
l'asservissement des etudes sous cette rubrique, _liberte de
l'enseignement_, il lui arriva de parler du moyen age, de
l'inquisition, de Savonarole, de Giordano Bruno, et de Campanella
applique vingt-sept fois a la torture pour ses opinions philosophiques,
les hommes de la droite lui crierent:

--A la question!

Il les regarda fixement, et leur dit:

--Vous voudriez bien m'y mettre.

Cela les fit taire.

Un autre jour, je repliquais a je ne sais quelle attaque d'un
Montalembert quelconque, la droite entiere s'associa a l'attaque, qui
etait, cela va sans dire, un mensonge, quel mensonge? je l'ai oublie,
on trouvera cela dans ce livre; les cinq cents myopes de la majorite
s'ajouterent a leur orateur, lequel n'etait pas du reste sans quelque
valeur, et avait l'espece de talent possible a une ame mediocre; on me
donna l'assaut a la tribune, et j'y fus quelque temps comme aboye
par toutes les vociferations folles et pardonnables de la colere
inconsciente; c'etait un vacarme de meute; j'ecoutais ce tumulte
avec indulgence, attendant que le bruit cessat pour continuer ce que
j'avais a dire; subitement, il y eut un mouvement au banc des
ministres; c'etait le duc de Montebello, ministre de la marine, qui se
levait; le duc quitta sa place, ecarta frenetiquement les huissiers,
s'avanca vers moi et me jeta une phrase qu'il comprenait peut-etre et
qui avait evidemment la volonte d'etre hostile; c'etait quelque chose
comme: _Vous etes un empoisonneur public!_ Ainsi caracterise a bout
portant et effleure par cette intention de meurtrissure, je fis un
signe de la main, les clameurs s'interrompirent, on est furieux mais
curieux, on se tut, et, dans ce silence d'attente, de ma voix la plus
polie, je dis:

--Je ne m'attendais pas, je l'avoue, a recevoir le coup de pied de....

Le silence redoubla et j'ajoutai:

--....monsieur de Montebello.

Et la tempete s'acheva par un rire qui, cette fois, ne fut pas contre
moi.

Ces choses-la ne sont pas toujours au _Moniteur_. Habituellement la
droite avait beaucoup de verve.

--Vous ne parlez pas francais!--Portez cela a la Porte-Saint-Martin!--
Imposteur!--Corrupteur! --Apostat!--Renegat!--Buveur de sang!--Bete
feroce!--Poete!

Tel etait le crescendo.

Injure, ironie, sarcasme, et ca et la la calomnie, S'en facher,
pourquoi? Washington, traite par la presse hostile d'_escroc_ et de
_filou_ (pick-pocket), en rit dans ses lettres. Un jour, un celebre
ministre anglais; eclabousse a la tribune de la meme facon, donna une
chiquenaude a sa manche, et dit: _Cela se brosse_. Il avait raison.
Les haines, les noirceurs, les mensonges, boue aujourd'hui, poussiere
demain.

Ne repondons pas a la colere par la colere.

Ne soyons pas severes pour des cecites.

"Ils ne savent ce qu'ils font", a dit quelqu'un sur le calvaire. "Ils
ne savent ce qu'ils disent", n'est pas moins melancolique ni moins
vrai. Le crieur ignore son cri. L'insulteur est-il responsable de
l'insulte? A peine.

Pour etre responsable il faut etre intelligent.

Les chefs comprenaient jusqu'a un certain point les actions qu'ils
commettaient; les autres, non. La main est responsable, la fronde
l'est peu, la pierre ne l'est pas.

Fureurs, injustices, calomnies, soit.

Oublions ces brouhaha.


VIII

Et puis, car il faut tout dire, c'est si bon la bonne foi, dans les
collisions d'assemblee rappelees ici, l'orateur n'a-t-il rien a se
reprocher? Ne lui est-il jamais arrive de se laisser conduire par le
mouvement de la parole au dela de sa pensee? Avouons-le, c'est dans
la parole qu'il y a du hasard. On ne sait quel trepied est mele a la
tribune, ce lieu sonore est un lieu mysterieux, on y sent l'effluve
inconnu, le vaste esprit de tout un peuple vous enveloppe et s'infiltre
dans votre esprit, la colere des irrites vous gagne, l'injustice des
injustes vous penetre, vous sentez monter en vous la grande indignation
sombre, la parole va et vient de la conviction fixe et sereine a la
revolte plus ou moins mesuree contre l'incident inattendu. De la des
oscillations redoutables. On se laisse entrainer, ce qui est un danger,
et emporter, ce qui est un tort. On fait des fautes de tribune.
L'orateur qui se confesse ici n'y a point echappe.

En dehors des discours purement de replique et de combat, tous les
discours de tribune qu'on trouvera dans ce livre ont ete ce
qu'on appelle improvises. Expliquons-nous sur l'improvisation.
L'improvisation, dans les graves questions politiques, implique la
premeditation, _provisam rem_, dit Horace. La premeditation fait
que, lorsqu'on parle, les mots ne viennent pas malgre eux; la longue
incubation de l'idee facilite l'eclosion immediate de l'expression.
L'improvisation n'est pas autre chose que l'ouverture subite et a
volonte de ce reservoir, le cerveau, mais il faut que le reservoir
soit plein. De la plenitude de la pensee resulte l'abondance de la
parole. Au fond, ce que vous improvisez semble nouveau a l'auditoire,
mais est ancien chez vous. Celui-la parle bien qui depense la
meditation d'un jour, d'une semaine, d'un mois, de toute sa vie
parfois, en une parole d'une heure. Les mots arrivent aisement surtout
a l'orateur qui est ecrivain, qui a l'habitude de leur commander et
d'etre servi par eux, et qui, lorsqu'il les sonne, les fait venir.
L'improvisation, c'est la veine piquee, l'idee jaillit. Mais cette
facilite meme est un peril. Toute rapidite est dangereuse. Vous avez
chance et vous courez risque de mettre la main sur l'exageration et
de la lancer a vos ennemis. Le premier mot venu est quelquefois un
projectile. De la l'excellence des discours ecrits.

Les assemblees y reviendront peut-etre.

Est-ce qu'on peut etre orateur avec un discours ecrit? On a fait cette
question. Elle est etrange. Tous les discours de Demosthene et de
Ciceron sont des discours ecrits. _Ce discours sent l'huile_, disait
le zoile quelconque de Demosthene. Royer-Collard, ce pedant charmant,
ce grand esprit etroit, etait un orateur; il n'a prononce que des
discours ecrits; il arrivait, et posait son cahier sur la tribune. Les
trois quarts des harangues de Mirabeau sont des harangues ecrites, qui
parfois meme, et nous le blamons de ceci, ne sont pas de Mirabeau;
il debitait a la tribune, comme de lui, tel discours qui etait de
Talleyrand, tel discours qui etait de Malouet, tel discours qui etait
de je ne sais plus quel suisse dont le nom nous echappe. Danton
ecrivait souvent ses discours; on en a retrouve des pages, toutes de
sa main, dans son logis de la cour du Commerce. Quant a Robespierre,
sur dix harangues, neuf sont ecrites. Dans les nuits qui precedaient
son apparition a la tribune, il ecrivait ce qu'il devait dire,
lentement, correctement, sur sa petite table de sapin, avec un Racine
ouvert sous les yeux.

L'improvisation a un avantage, elle saisit l'auditoire; elle saisit
aussi l'orateur, c'est la son inconvenient; Elle le pousse a ces exces
de polemique oratoire qui sont comme le pugilat de la tribune. Celui
qui parle ici, reserve faite de la meditation prealable, n'a prononce
dans les assemblees que des discours improvises. De la des violences
de paroles, de la des fautes. Il s'en accuse.


IX

Ces hommes des anciennes majorites ont fait tout le mal qu'ils ont
pu. Voulaient-ils faire le mal? Non; ils trompaient, mais ils se
trompaient, c'est la leur circonstance attenuante. Ils croyaient avoir
la verite, et ils mentaient au service de la verite. Leur pitie pour
la societe etait impitoyable pour le peuple. De la tant de lois et
tant d'actes aveuglement feroces. Ces hommes, plutot cohue que senat,
assez innocents au fond, criaient pele-mele sur leurs bancs, ayant des
ressorts qui les faisaient mouvoir, huant ou applaudissant selon le
fil tire, proscrivant au besoin, pantins pouvant mordre. Ils avaient
pour chefs les meilleurs d'entre eux, c'est-a-dire les pires.
Celui-ci, ancien liberal rallie aux servitudes, demandait qu'il n'y
eut plus qu'un seul journal, _le Moniteur_, ce qui faisait dire a son
voisin l'eveque Parisis: _Et encore!_ Cet autre, pesamment leger,
academicien de l'espece qui parle bien et ecrit mal. Cet autre,
habit noir, cravate blanche, cordon rouge, gros souliers, president,
procureur, tout ce qu'on veut, qui eut pu etre Ciceron s'il n'avait
ete Guy-Patin, jadis avocat spirituel, le dernier des laches. Cet
autre, homme de simarre et grand juge de l'empire a trente ans,
remarquable maintenant par son chapeau gris et son pantalon de nankin,
senile dans sa jeunesse, juvenile dans sa vieillesse, ayant commence
comme Lamoignon et finissant comme Brummel. Cet autre, ancien heros
deforme, interrupteur injurieux, vaillant soldat devenu clerical
trembleur, general devant Abd-el-Kader, caporal derriere Nonotte et
Patouillet, se donnant, lui si brave, la peine d'etre bravache, et
ridicule par ou il eut du etre admire, ayant reussi a faire de sa tres
reelle renommee militaire un epouvantail postiche, lion qui coupe
sa criniere et s'en fait une perruque. Cet autre, faux orateur, ne
sachant que lapider avec des grossieretes, et n'ayant de ce qui etait
dans la bouche de Demosthene que les cailloux. Celui-ci, deja nomme,
d'ou etait sortie l'odieuse parole _Expedition de Rome a l'interieur_,
vanite du premier ordre, parlant du nez par elegance, jargonnant, le
lorgnon a l'oeil, une petite eloquence impertinente, homme de bonne
compagnie un peu poissard, melant la halle a l'hotel de Rambouillet,
jesuite longtemps echappe dans la demagogie, abhorrant le czar en
Pologne et voulant le knout a Paris, poussant le peuple a l'eglise et
a l'abattoir, berger de l'espece bourreau. Cet autre, insulteur aussi,
et non moins zele serviteur de Rome, intrigant du bon Dieu, chef
paisible des choses souterraines, figure sinistre et douce avec le
sourire de la rage. Cet autre ...--Mais je m'arrete. A quoi bon ce
denombrement? _Et caetera_, dit l'histoire. Tous ces masques sont deja
des inconnus. Laissons tranquille l'oubli reprenant ce qui est a
lui. Laissons la nuit tomber sur les hommes de nuit. Le vent du soir
emporte de l'ombre, laissons-le faire. En quoi cela nous regarde-t-il,
un effacement de silhouette a l'horizon?

Passons.

Oui, soyons indulgents. S'il y a eu pour plusieurs d'entre nous
quelque labeur et quelque epreuve, une tempete plus ou moins longue,
quelques jets d'ecume sur l'ecueil, un peu de ruine, un peu d'exil,
qu'importe si la fin est bonne pour toi, France, pour toi, peuple!
qu'importe l'augmentation de souffrance de quelques-uns s'il y a
diminution de souffrance pour tous! La proscription est dure, la
calomnie est noire, la vie loin de la patrie est une insomnie lugubre,
mais qu'importe si l'humanite grandit et se delivre! qu'importe nos
douleurs si les questions avancent, si les problemes se simplifient,
si les solutions murissent, si a travers la claire-voie des impostures
et des illusions on apercoit de plus en plus distinctement la verite!
qu'importe dix-neuf ans de froide bise a l'etranger, qu'importe
l'absence mal recue au retour, si devant l'ennemi Paris charmant
devient Paris sublime, si la majeste de la grande nation s'accroit par
le malheur, si la France mutilee laisse couler par ses plaies de la
vie pour le monde entier! qu'importe si les ongles repoussent a cette
mutilee, et si l'heure de la restitution arrive! qu'importe si, dans
un prochain avenir, deja distinct et visible, chaque nationalite
reprend sa figure naturelle, la Russie jusqu'a l'Inde, l'Allemagne
jusqu'au Danube, l'Italie jusqu'aux Alpes, la France jusqu'au Rhin,
l'Espagne ayant Gibraltar, et Cuba ayant Cuba; rectifications
necessaires a l'immense amitie future des nations! C'est tout cela que
nous avons voulu. Nous l'aurons.

Il y a des saisons sociales, il y a pour la civilisation des
traversees climateriques, qu'importe notre fatigue dans l'ouragan! et
qu'est-ce que cela fait que nous ayons ete malheureux si c'est pour le
bien, si decidement le genre humain passe de son decembre a son avril,
si l'hiver des despotismes et des guerres est fini, s'il ne nous neige
plus de superstitions et de prejuges sur la tete, et si, apres toutes
les nuees evanouies, feodalites, monarchies, empires, tyrannies,
batailles et carnages, nous voyons enfin poindre a l'horizon rose cet
eblouissant floreal des peuples, la paix universelle!


X

Dans tout ce que nous disons ici, nous n'avons qu'une pretention,
affirmer l'avenir dans la mesure du possible.

Prevoir ressemble quelquefois a errer; le vrai trop lointain fait
sourire.

Dire qu'un oeuf a des ailes, cela semble absurde, et cela est pourtant
veritable.

L'effort du penseur, c'est de mediter utilement.

Il y a la meditation perdue qui est reverie, et la meditation feconde
qui est incubation. Le vrai penseur couve.

C'est de cette incubation que sortent, a des heures voulues, les
diverses formes du progres destinees a s'envoler dans le grand
possible humain, dans la realite, dans la vie.

Arrivera-t-on a l'extremite du progres?

Non.

Il ne faut pas rendre la mort inutile. L'homme ne sera complet
qu'apres la vie.

Approcher toujours, n'arriver jamais; telle est la loi. La
civilisation est une asymptote.

Toutes les formes du progres sont la Revolution.

La Revolution, c'est la ce que nous faisons, c'est la ce que nous
pensons, c'est la ce que nous parlons, c'est la ce que nous avons dans
la bouche, dans la poitrine, dans l'ame,

La Revolution, c'est la respiration nouvelle de l'humanite.

La Revolution, c'est hier, c'est aujourd'hui, et c'est demain.

De la, disons-le, la necessite et l'impossibilite d'en faire
l'histoire.

Pourquoi?

Parce qu'il est indispensable de raconter hier et parce qu'il est
impossible de raconter demain.

On ne peut que le deduire et le preparer. C'est ce que nous tachons de
faire.

Insistons, cela n'est jamais inutile, sur cette immensite de la
Revolution.


XI

La Revolution tente tous les puissants esprits, et c'est a qui s'en
approchera, les uns, comme Lamartine, pour la peindre, les autres,
comme Michelet, pour l'expliquer, les autres, comme Quinet, pour la
juger, les autres, comme Louis Blanc, pour la feconder.

Aucun fait humain n'a eu de plus magnifiques narrateurs, et pourtant
cette histoire sera toujours offerte aux historiens comme a faire.

Pourquoi? Parce que toutes les histoires sont l'histoire du passe,
et que, repetons-le, l'histoire de la Revolution est l'histoire de
l'avenir. La Revolution a conquis en avant, elle a decouvert et
annonce le grand Chanaan de l'humanite, il y a dans ce qu'elle nous a
apporte encore plus de terre promise que de terrain gagne, et a mesure
qu'une de ces conquetes faites d'avance entrera dans le domaine
humain, a mesure qu'une de ces promesses se realisera, un nouvel
aspect de la Revolution se revelera, et son histoire sera renouvelee.
Les histoires actuelles n'en seront pas moins definitives, chacune
a son point de vue, les historiens contemporains domineront meme
l'historien futur, comme Moise domine Cuvier, mais leurs travaux se
mettront en perspective et feront partie de l'ensemble complet. Quand
cet ensemble sera-t-il complet? Quand le phenomene sera termine,
c'est-a-dire quand la revolution de France sera devenue, comme nous
l'avons indique dans les premieres pages de cet ecrit, d'abord
revolution d'Europe, puis revolution de l'homme; quand l'utopie
se sera consolidee en progres, quand l'ebauche aura abouti au
chef-d'oeuvre; quand a la coalition fratricide des rois aura succede
la federation fraternelle des peuples, et a la guerre contre tous, la
paix pour tous. Impossible, a moins d'y ajouter le reve, de completer
des aujourd'hui ce qui ne se completera que demain, et d'achever
l'histoire d'un fait inacheve, surtout quand ce fait contient une
telle vegetation d'evenements futurs. Entre l'histoire et l'historien
la disproportion est trop grande.

Rien de plus colossal. Le total echappe. Regardez ce qui est deja
derriere nous. La Terreur est un cratere, la Convention est un sommet.
Tout l'avenir est en fermentation dans ces profondeurs. Le peintre
est effare par l'inattendu des escarpements. Les lignes trop vastes
depassent l'horizon. Le regard humain a des limites, le procede divin
n'en a pas. Dans ce tableau a faire vous vous borneriez a un seul
personnage, prenez qui vous voudrez, que vous y sentiriez l'infini.
D'autres horizons sont moins demesures. Ainsi, par exemple, a un
moment donne de l'histoire, il y a d'un cote Tibere et de l'autre
Jesus. Mais le jour ou Tibere et Jesus font leur jonction dans un
homme et s'amalgament dans un etre formidable ensanglantant la terre
et sauvant le monde, l'historien romain lui-meme aurait un frisson, et
Robespierre deconcerterait Tacite. Par moments on craint de finir par
etre force d'admettre une sorte de loi morale mixte qui semble se
degager de tout cet inconnu. Aucune des dimensions du phenomene
ne s'ajuste a la notre. La hauteur est inouie et se derobe a
l'observation. Si grand que soit l'historien, cette enormite le
deborde. La Revolution francaise racontee par un homme, c'est un
volcan explique par une fourmi.


XII

Que conclure? Une seule chose. En presence de cet ouragan enorme, pas
encore fini, entr'aidons-nous les uns les autres.

Nous ne sommes pas assez hors de danger pour ne point nous tendre la
main.

O mes freres, reconcilions-nous.

Prenons la route immense de l'apaisement. On s'est assez hai. Treve.
Oui, tendons-nous tous la main. Que les grands aient pitie des petits,
et que les petits fassent grace aux grands. Quand donc comprendra-t-on
que nous sommes sur le meme navire, et que le naufrage est
indivisible? Cette mer qui nous menace est assez grande pour tous, il
y a de l'abime pour vous comme pour moi. Je l'ai dit deja ailleurs,
et je le repete. Sauver les autres, c'est se sauver soi-meme. La
solidarite est terrible, mais la fraternite est douce. L'une engendre
l'autre. O mes freres, soyons freres!

Voulons-nous terminer notre malheur? renoncons a notre colere.
Reconcilions-nous. Vous verrez comme ce sourire sera beau.

Envoyons aux exils lointains la flotte lumineuse du retour, restituons
les maris aux femmes, les travailleurs aux ateliers, les familles aux
foyers, restituons-nous a nous-memes ceux qui ont ete nos ennemis.
Est-ce qu'il n'est pas enfin temps de s'aimer? Voulez-vous qu'on ne
recommence pas? finissez. Finir, c'est absoudre. En sevissant, on
perpetue. Qui tue son ennemi fait vivre la haine. Il n'y a qu'une
facon d'achever les vaincus, leur pardonner. Les guerres civiles
s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une seule, la
clemence. La plus efficace des repressions, c'est l'amnistie. O femmes
qui pleurez, je voudrais vous rendre vos enfants.

Ah! je songe aux exiles. J'ai par moments le coeur serre. Je songe
au mal du pays. J'en ai eu ma part peut-etre. Sait-on de quelle nuit
tombante se compose la nostalgie? Je me figure la sombre ame d'un
pauvre enfant de vingt ans qui sait a peine ce que la societe lui
veut, qui subit pour ou ne sait quoi, pour un article de journal, pour
une page fievreuse ecrite dans la folie, ce supplice demesure, l'exil
eternel, et qui, apres une journee de bagne, le crepuscule venu,
s'assied sur la falaise severe, accable sous l'enormite de la guerre
civile et sous la serenite des etoiles! Chose horrible, le soir et
l'ocean a cinq mille lieues de sa mere!

Ah! pardonnons!

Ce cri de nos ames n'est pas seulement tendre, il est raisonnable. La
douceur n'est pas seulement la douceur, elle est l'habilete. Pourquoi
condamner l'avenir au grossissement des vengeances gonflees de pleurs
et a la sinistre repercussion des rancunes! Allez dans les bois,
ecoutez les echos, et songez aux represailles; cette voix obscure et
lointaine qui vous repond, c'est votre haine qui revient contre vous.
Prenez garde, l'avenir est bon debiteur, et votre colere, il vous la
rendra. Regardez les berceaux, ne leur noircissez pas la vie qui les
attend. Si nous n'avons pas pitie des enfants, des autres, ayons pitie
de nos enfants. Apaisement! apaisement! Helas! nous ecoutera-t-on?

N'importe, persistons, nous qui voulons qu'on promette et non qu'on
menace, nous qui voulons qu'on guerisse et non qu'on mutile, nous qui
voulons qu'on vive et non qu'on meure. Les grandes lois d'en haut sont
avec nous. Il y a un profond parallelisme entre la lumiere qui nous
vient du soleil et la clemence qui nous vient de Dieu. Il y aura une
heure de pleine fraternite, comme il y a une heure de plein midi. Ne
perds pas courage, o pitie! Quant a moi, je ne me lasserai pas, et ce
que j'ai ecrit dans tous mes livres, ce que j'ai atteste par tous mes
actes, ce que j'ai dit a tous les auditoires, a la tribune des pairs
comme dans le cimetiere des proscrits, a l'assemblee nationale de
France comme a la fenetre lapidee de la place des Barricades de
Bruxelles, je l'attesterai, je l'ecrirai, et je le dirai sans cesse:
il faut s'aimer, s'aimer, s'aimer! Les heureux doivent avoir pour
malheur les malheureux. L'egoisme social est un commencement de
sepulcre. Voulons-nous vivre, melons nos coeurs, et soyons l'immense
genre humain. Marchons en avant, remorquons en arriere. La prosperite
materielle n'est pas la felicite morale, l'etourdissement n'est pas
la guerison, l'oubli n'est pas le paiement. Aidons, protegeons,
secourons, avouons la faute publique et reparons-la. Tout ce qui
souffre accuse, tout ce qui pleure dans l'individu saigne dans
la societe, personne n'est tout seul, toutes les fibres vivantes
tressaillent ensemble et se confondent, les petits doivent etre sacres
aux grands, et c'est du droit de tous les faibles que se compose le
devoir de tous les forts. J'ai dit.

Paris, juin 1875.




ACTES ET PAROLES


AVANT L'EXIL

1841-1851

_Institut.--Chambre des Pairs Reunions electorales.--Enterrements.--
Cour d'assises Conseils de guerre.--Congres de la Paix Assemblee
constituante.--Assemblee legislative Le Deux decembre 1851_.


ACADEMIE FRANCAISE

1841-1844


DISCOURS DE RECEPTION

2 JUIN 1841.

[Note: M. Victor Hugo fut nomme membre de l'academie francaise, par 18
voix contre 16, le 7 janvier 1841. Il prit seance le 2 juin.]

Messieurs,

Au commencement de ce siecle, la France etait pour les nations un
magnifique spectacle. Un homme la remplissait alors et la faisait si
grande qu'elle remplissait l'Europe. Cet homme, sorti de l'ombre, fils
d'un pauvre gentilhomme corse, produit de deux republiques, par sa
famille de la republique de Florence, par lui-meme de la republique
francaise, etait arrive en peu d'annees a la plus haute royaute qui
jamais peut-etre ait etonne l'histoire. Il etait prince par le
genie, par la destinee et par les actions. Tout en lui indiquait le
possesseur legitime d'un pouvoir providentiel. Il avait eu pour lui
les trois conditions supremes, l'evenement, l'acclamation et la
consecration. Une revolution l'avait enfante, un peuple l'avait
choisi, un pape l'avait couronne. Des rois et des generaux, marques
eux-memes par la fatalite, avaient reconnu en lui, avec l'instinct que
leur donnait leur sombre et mysterieux avenir, l'elu du destin. Il
etait l'homme auquel Alexandre de Russie, qui devait perir a Taganrog,
avait dit: _Vous etes predestine du ciel_; auquel Kleber, qui devait
mourir en Egypte, avait dit: _Vous etes grand comme le monde_; auquel
Desaix, tombe a Marengo, avait dit: _Je suis le soldat et vous etes le
general_; auquel Valhubert, expirant a Austerlitz, avait dit: _Je vais
mourir, mais vous allez regner_. Sa renommee militaire etait immense,
ses conquetes etaient colossales.

Chaque annee il reculait les frontieres de son empire au dela meme des
limites majestueuses et necessaires que Dieu a donnees a la France. Il
avait efface les Alpes comme Charlemagne, et les Pyrenees comme Louis
XIV; il avait passe le Rhin comme Cesar, et il avait failli franchir
la Manche comme Guillaume le Conquerant. Sous cet homme, la France
avait cent trente departements; d'un cote elle touchait aux bouches de
l'Elbe, de l'autre elle atteignait le Tibre. Il etait le souverain de
quarante-quatre millions de francais et le protecteur de cent millions
d'europeens. Dans la composition hardie de ses frontieres, il avait
employe comme materiaux deux grands-duches souverains, la Savoie et la
Toscane, et cinq anciennes republiques, Genes, les Etats romains, les
Etats venitiens, le Valais et les Provinces-Unies. Il avait construit
son etat au centre de l'Europe comme une citadelle, lui donnant pour
bastions et pour ouvrages avances dix monarchies qu'il avait fait
entrer a la fois dans son empire et dans sa famille. De tous les
enfants, ses cousins et ses freres, qui avaient joue avec lui dans la
petite cour de la maison natale d'Ajaccio, il avait fait des tetes
couronnees. Il avait marie son fils adoptif a une princesse de Baviere
et son plus jeune frere a une princesse de Wurtemberg. Quant a lui,
apres avoir ote a l'Autriche l'empire d'Allemagne qu'il s'etait a peu
pres arroge sous le nom de Confederation du Rhin, apres lui avoir pris
le Tyrol pour l'ajouter a la Baviere et l'Illyrie pour la reunir a la
France, il avait daigne epouser une archiduchesse. Tout dans cet homme
etait demesure et splendide. Il etait au-dessus de l'Europe comme
une vision extraordinaire. Une fois on le vit au milieu de quatorze
personnes souveraines, sacrees et couronnees, assis entre le cesar et
le czar sur un fauteuil plus eleve que le leur. Un jour il donna a
Talma le spectacle d'un parterre de rois. N'etant encore qu'a l'aube
de sa puissance, il lui avait pris fantaisie de toucher au nom de
Bourbon dans un coin de l'Italie et de l'agrandir a sa maniere; de
Louis, duc de Parme, il avait fait un roi d'Etrurie. A la meme epoque,
il avait profite d'une treve, puissamment imposee par son influence et
par ses armes, pour faire quitter aux rois de la Grande-Bretagne ce
titre de _rois de France_ qu'ils avaient usurpe quatre cents ans, et
qu'ils n'ont pas ose reprendre depuis, tant il leur fut alors bien
arrache. La revolution avait efface les fleurs de lys de l'ecusson de
France; lui aussi, il les avait effacees, mais du blason d'Angleterre;
trouvant ainsi moyen de leur faire honneur de la meme maniere dont on
leur avait fait affront. Par decret imperial il divisait la Prusse
en quatre departements, il mettait les Iles Britanniques en etat de
blocus, il declarait Amsterdam troisieme ville de l'empire,--Rome
n'etait que la seconde,--ou bien il affirmait au monde que la maison
de Bragance avait cesse de regner. Quand il passait le Rhin, les
electeurs d'Allemagne, ces hommes qui avaient fait des empereurs,
venaient au-devant de lui jusqu'a leurs frontieres dans l'esperance
qu'il les ferait peut-etre rois. L'antique royaume de Gustave Wasa,
manquant d'heritier et cherchant un maitre, lui demandait pour
prince un de ses marechaux. Le successeur de Charles-Quint,
l'arriere-petit-fils de Louis XIV, le roi des Espagnes et des Indes,
lui demandait pour femme une de ses soeurs. Il etait compris, gronde
et adore de ses soldats, vieux grenadiers familiers avec leur empereur
et avec la mort. Le lendemain des batailles, il avait avec eux de ces
grands dialogues qui commentent superbement les grandes actions et qui
transforment l'histoire en epopee. Il entrait dans sa puissance comme
dans sa majeste quelque chose de simple, de brusque et de formidable.
Il n'avait pas, comme les empereurs d'Orient, le doge de Venise pour
grand echanson, ou, comme les empereurs d'Allemagne, le duc de Baviere
pour grand ecuyer; mais il lui arrivait parfois de mettre aux arrets
le roi qui commandait sa cavalerie. Entre deux guerres, il creusait
des canaux, il percait des routes, il dotait des theatres, il
enrichissait des academies, il provoquait des decouvertes, il fondait
des monuments grandioses, ou bien il redigeait des codes dans un salon
des Tuileries, et il querellait ses conseillers d'etat jusqu'a ce
qu'il eut reussi a substituer, dans quelque texte de loi, aux routines
de la procedure, la raison supreme et naive du genie. Enfin, dernier
trait qui complete a mon sens la configuration singuliere de cette
grande gloire, il etait entre si avant dans l'histoire par ses actions
qu'il pouvait dire et qu'il disait: _Mon predecesseur l'empereur
Charlemagne_; et il s'etait par ses alliances tellement mele a la
monarchie, qu'il pouvait dire et qu'il disait: _Mon oncle le roi Louis
XVI_.

Cet homme etait prodigieux. Sa fortune, messieurs, avait tout
surmonte. Comme je viens de vous le rappeler, les plus illustres
princes sollicitaient son amitie, les plus anciennes races royales
cherchaient son alliance, les plus vieux gentilshommes briguaient son
service. Il n'y avait pas une tete, si haute ou si fiere qu'elle fut,
qui ne saluat ce front sur lequel la main de Dieu, presque visible,
avait pose deux couronnes, l'une qui est faite d'or et qu'on appelle
la royaute, l'autre qui est faite de lumiere et qu'on appelle le genie.
Tout dans le continent s'inclinait devant Napoleon, tout,--excepte six
poetes, messieurs,--permettez-moi de le dire et d'en etre fier dans
cette enceinte,--excepte six penseurs restes seuls debout dans
l'univers agenouille; et ces noms glorieux, j'ai hate de les prononcer
devant vous, les voici: DUCIS, DELILLE, Mme DE STAEL, BENJAMIN CONSTANT,
CHATEAUBRIAND, LEMERCIER.

Que signifiait cette resistance? Au milieu de cette France qui avait
la victoire, la force, la puissance, l'empire, la domination, la
splendeur; au milieu de cette Europe emerveillee et vaincue qui,
devenue presque francaise, participait elle-meme du rayonnement de la
France, que representaient ces six esprits revoltes contre un genie,
ces six renommees indignees contre la gloire, ces six poetes irrites
contre un heros? Messieurs, ils representaient en Europe la seule
chose qui manquat alors a l'Europe, l'independance; ils representaient
en France la seule chose qui manquat alors a la France, la liberte.

A Dieu ne plaise que je pretende jeter ici le blame sur les esprits
moins severes qui entouraient alors le maitre du monde de leurs
acclamations! Cet homme, apres avoir ete l'etoile d'une nation, en
etait devenu le soleil. On pouvait sans crime se laisser eblouir.
Il etait plus malaise peut-etre qu'on ne pense, pour l'individu que
Napoleon voulait gagner, de defendre sa frontiere contre cet
envahisseur irresistible qui savait le grand art de subjuguer un
peuple et qui savait aussi le grand art de seduire un homme. Que
suis-je, d'ailleurs, messieurs, pour m'arroger ce droit de critique
supreme? Quel est mon titre? N'ai-je pas bien plutot besoin moi-meme
de bienveillance et d'indulgence a l'heure ou j'entre dans cette
compagnie, emu de toutes les emotions ensemble, fier des suffrages qui
m'ont appele, heureux des sympathies qui m'accueillent, trouble par
cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte
que vous avez faite et dont il ne me sera pas donne de vous consoler,
confus enfin d'etre si peu de chose dans ce lieu venerable que
remplissent a la fois de leur eclat serein et fraternel d'augustes
morts et d'illustres vivants? Et puis, pour dire toute ma pensee, en
aucun cas je ne reconnaitrais aux generations nouvelles ce droit de
blame rigoureux envers nos anciens et nos aines. Qui n'a pas combattu
a-t-il le droit de juger? Nous devons nous souvenir que nous etions
enfants alors, et que la vie etait legere et insouciante pour nous
lorsqu'elle etait si grave et si laborieuse pour d'autres. Nous
arrivons apres nos peres; ils sont fatigues, soyons respectueux. Nous
profitons a la fois des grandes idees qui ont lutte et des grandes
choses qui ont prevalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont
accepte l'empereur pour maitre comme envers ceux qui l'ont accepte
pour adversaire. Comprenons l'enthousiasme et honorons la resistance.
L'un et l'autre ont ete legitimes.

Pourtant, redisons-le, messieurs, la resistance n'etait pas seulement
legitime; elle etait glorieuse.

Elle affligeait l'empereur. L'homme qui, comme il l'a dit plus tard a
Sainte-Helene, _eut fait Pascal senateur et Corneille ministre_, cet
homme-la, messieurs, avait trop de grandeur en lui-meme pour ne pas
comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuye sur la
toute-puissance, eut dedaigne peut-etre cette rebellion du talent;
Napoleon s'en preoccupait. Il se savait trop historique pour ne point
avoir souci de l'histoire; il se sentait trop poetique pour ne pas
s'inquieter des poetes. Il faut le reconnaitre hautement, c'etait un
vrai prince que ce sous-lieutenant d'artillerie qui avait gagne sur la
jeune republique francaise la bataille du dix-huit brumaire et sur les
vieilles monarchies europeennes la bataille d'Austerlitz. C'etait un
victorieux, et, comme tous les victorieux, c'etait un ami des lettres.
Napoleon avait tous les gouts et tous les instincts du trone,
autrement que Louis XIV sans doute, mais autant que lui. Il y avait
du grand roi dans le grand empereur. Rallier la litterature a son
sceptre, c'etait une de ses premieres ambitions. Il ne lui suffisait
pas d'avoir musele les passions populaires, il eut voulu soumettre
Benjamin Constant; il ne lui suffisait pas d'avoir vaincu trente
armees, il eut voulu vaincre Lemercier; il ne lui suffisait pas
d'avoir conquis dix royaumes, il eut voulu conquerir Chateaubriand.

Ce n'est pas, messieurs, que tout en jugeant le premier consul ou
l'empereur chacun sous l'influence de leurs sympathies particulieres,
ces hommes-la contestassent ce qu'il y avait de genereux, de rare et
d'illustre dans Napoleon. Mais, selon eux, le politique ternissait
le victorieux, le heros etait double d'un tyran, le Scipion se
compliquait d'un Cromwell; une moitie de sa vie faisait a l'autre
moitie des repliques ameres. Bonaparte avait fait porter aux drapeaux
de son armee le deuil de Washington; mais il n'avait pas imite
Washington. Il avait nomme La Tour d'Auvergne premier grenadier de la
republique; mais il avait aboli la republique. Il avait donne le dome
des Invalides pour sepulcre au grand Turenne; mais il avait donne le
fosse de Vincennes pour tombe au petit-fils du grand Conde.

Malgre leur fiere et chaste attitude, l'empereur n'hesita devant
aucune avance. Les ambassades, les dotations, les hauts grades de la
legion d'honneur, le senat, tout fut offert, disons-le a la gloire de
l'empereur, et, disons-le a la gloire de ces nobles refractaires, tout
fut refuse.

Apres les caresses, je l'ajoute a regret, vinrent les persecutions.
Aucun ne ceda. Grace a ces six talents, grace a ces six caracteres,
sous ce regne qui supprima tant de libertes et qui humilia tant de
couronnes, la dignite royale de la pensee libre fut maintenue.

Il n'y eut pas que cela, messieurs, il y eut aussi service rendu a
l'humanite. Il n'y eut pas seulement resistance au despotisme, il y
eut aussi resistance a la guerre. Et qu'on ne se meprenne pas ici sur
le sens et sur la portee de mes paroles, je suis de ceux qui pensent
que la guerre est souvent bonne. A ce point de vue superieur d'ou l'on
voit toute l'histoire comme un seul groupe et toute la philosophie
comme une seule idee, les batailles ne sont pas plus des plaies faites
au genre humain que les sillons ne sont des plaies faites a la terre.
Depuis cinq mille ans, toutes les moissons s'ebauchent par la charrue
et toutes les civilisations par la guerre. Mais lorsque la guerre tend
a dominer, lorsqu'elle devient l'etat normal d'une nation, lorsqu'elle
passe a l'etat chronique, pour ainsi dire, quand il y a, par exemple,
treize grandes guerres en quatorze ans, alors, messieurs, quelque
magnifiques que soient les resultats ulterieurs, il vient un moment ou
l'humanite souffre. Le cote delicat des moeurs s'use et s'amoindrit au
frottement des idees brutales; le sabre devient le seul outil de la
societe; la force se forge un droit a elle; le rayonnement divin de la
bonne foi, qui doit toujours eclairer la face des nations, s'eclipse a
chaque instant dans l'ombre ou s'elaborent les traites et les partages
de royaumes; le commerce, l'industrie, le developpement radieux des
intelligences, toute l'activite pacifique disparait; la sociabilite
humaine est en peril. Dans ces moments-la, messieurs, il sied qu'une
imposante reclamation s'eleve; il est moral que l'intelligence dise
hardiment son fait a la force; il est bon qu'en presence meme de leur
victoire et de leur puissance, les penseurs fassent des remontrances
aux heros, et que les poetes, ces civilisateurs sereins, patients
et paisibles, protestent contre les conquerants, ces civilisateurs
violents.

Parmi ces illustres protestants, il etait un homme que Bonaparte avait
aime, et auquel il aurait pu dire, comme un autre dictateur a un autre
republicain: _Tu quoque!_ Cet homme, messieurs, c'etait M. Lemercier.
Nature probe, reservee et sobre; intelligence droite et logique;
imagination exacte et, pour ainsi dire, algebrique jusque dans ses
fantaisies; ne gentilhomme, mais ne croyant qu'a l'aristocratie du
talent; ne riche, mais ayant la science d'etre noblement pauvre;
modeste d'une sorte de modestie hautaine; doux, mais ayant dans sa
douceur je ne sais quoi d'obstine, de silencieux et d'inflexible;
austere dans les choses publiques, difficile a entrainer, offusque de
ce qui eblouit les autres, M. Lemercier, detail remarquable dans un
homme qui avait livre tout un cote de sa pensee aux theories, M.
Lemercier n'avait laisse construire son opinion politique que par les
faits. Et encore voyait-il les faits a sa maniere. C'etait un de ces
esprits qui donnent plus d'attention aux causes qu'aux effets, et qui
critiqueraient volontiers la plante sur sa racine et le fleuve sur sa
source. Ombrageux et sans cesse pret a se cabrer, plein d'une haine
secrete et souvent vaillante contre tout ce qui tend a dominer, il
paraissait avoir mis autant d'amour-propre a se tenir toujours de
plusieurs annees en arriere des evenements que d'autres en mettent
a se precipiter en avant. En 1789, il etait royaliste, ou, comme on
parlait alors, _monarchien_, de 1785; en 93 il devint, comme il l'a
dit lui-meme, liberal de 89; en 1804, au moment ou Bonaparte se trouva
mur pour l'empire, Lemercier se sentit mur pour la republique.

Comme vous le voyez, messieurs, son opinion politique, dedaigneuse de
ce qui lui semblait le caprice du jour, etait toujours mise a la mode
de l'an passe.

Veuillez me permettre ici quelques details sur le milieu dans lequel
s'ecoula la jeunesse de M. Lemercier. Ce n'est qu'en explorant
les commencements d'une vie qu'on peut etudier la formation d'un
caractere. Or, quand on veut connaitre a fond ces hommes qui repandent
de la lumiere, il ne faut pas moins s'eclairer de leur caractere que
de leur genie. Le genie, c'est le flambeau du dehors; le caractere,
c'est la lampe interieure.

En 1793, au plus fort de la terreur, M. Lemercier, tout jeune homme
alors, suivait avec une assiduite remarquable les seances de la
Convention nationale. C'etait la, messieurs, un sujet de contemplation
sombre, lugubre, effrayant, mais sublime. Soyons justes, nous le
pouvons sans danger aujourd'hui, soyons justes envers ces choses
augustes et terribles qui ont passe sur la civilisation humaine et qui
ne reviendront plus! C'est, a mon sens, une volonte de la providence
que la France ait toujours a sa tete quelque chose de grand. Sous les
anciens rois, c'etait un principe; sous l'empire, ce fut un homme;
pendant la revolution, ce fut une assemblee. Assemblee qui a brise le
trone et qui a sauve le pays, qui a eu un duel avec la royaute comme
Cromwell et un duel avec l'univers comme Annibal, qui a eu a la fois
du genie comme tout un peuple et du genie comme un seul homme, en un
mot, qui a commis des attentats et qui a fait des prodiges, que nous
pouvons detester, que nous pouvons maudire, mais que nous devons
admirer!

Reconnaissons-le neanmoins, il se fit en France, dans ce temps-la,
une diminution de lumiere morale, et par consequent,--remarquons-le,
messieurs,--une diminution de lumiere intellectuelle. Cette espece de
demi-jour ou de demi-obscurite qui ressemble a la tombee de la nuit
et qui se repand sur de certaines epoques, est necessaire pour que la
providence puisse, dans l'interet ulterieur du genre humain, accomplir
sur les societes vieillies ces effrayantes voies de fait qui, si elles
etaient commises par des hommes, seraient des crimes, et qui, venant
de Dieu, s'appellent des revolutions.

Cette ombre, c'est l'ombre meme que fait la main du Seigneur quand
elle est sur un peuple.

Comme je l'indiquais tout a l'heure, 93 n'est pas l'epoque de
ces hautes individualites que leur genie isole. Il semble, en ce
moment-la, que la providence trouve l'homme trop petit pour ce qu'elle
veut faire, qu'elle le relegue sur le second plan, et qu'elle entre en
scene elle-meme. Eu effet, en 93, des trois geants qui ont fait de la
revolution francaise, le premier, un fait social, le deuxieme, un fait
geographique, le dernier, un fait europeen, l'un, Mirabeau, etait
mort; l'autre, Sieyes, avait disparu dans l'eclipse, il _reussissait
a vivre_, comme ce lache grand homme l'a dit plus tard; le troisieme,
Bonaparte, n'etait pas ne encore a la vie historique. Sieyes laisse
dans l'ombre et Danton peut-etre excepte, il n'y avait donc pas
d'hommes du premier ordre, pas d'intelligences capitales dans la
Convention, mais il y avait de grandes passions, de grandes luttes,
de grands eclairs, de grands fantomes. Cela suffisait, certes, pour
l'eblouissement du peuple, redoutable spectateur incline sur la
fatale assemblee. Ajoutons qu'a cette epoque ou chaque jour etait une
journee, les choses marchaient si vite, l'Europe et la France, Paris
et la frontiere, le champ de bataille et la place publique avaient
tant d'aventures, tout se developpait si rapidement, qu'a la tribune
de la Convention nationale l'evenement croissait pour ainsi dire sous
l'orateur a mesure qu'il parlait, et, tout en lui donnant le vertige,
lui communiquait sa grandeur. Et puis, comme Paris, comme la France,
la Convention se mouvait dans cette clarte crepusculaire de la fin du
siecle qui attachait des ombres immenses aux plus petits hommes, qui
pretait des contours indefinis et gigantesques aux plus chetives
figures, et qui, dans l'histoire meme, repand sur cette formidable
assemblee je ne sais quoi de sinistre et de surnaturel.

Ces monstrueuses reunions d'hommes ont souvent fascine les poetes
comme l'hydre fascine l'oiseau. Le Long-Parlement absorbait Milton,
la Convention attirait Lemercier. Tous deux plus tard ont illumine
l'interieur d'une sombre epopee avec je ne sais quelle vague
reverberation de ces deux pandemoniums. On sent Cromwell dans _le
Paradis perdu_, et 93 dans la _Panhypocrisiade_. La Convention, pour
le jeune Lemercier, c'etait la revolution faite vision et reunie tout
entiere sous son regard. Tous les jours il venait voir la, comme il
l'a dit admirablement, _mettre les lois hors la loi_. Chaque matin
il arrivait a l'ouverture de la seance et s'asseyait a la tribune
publique parmi ces femmes etranges qui melaient je ne sais quelle
besogne domestique aux plus terribles spectacles, et auxquelles
l'histoire conservera leur hideux surnom de _tricoteuses_. Elles
le connaissaient, elles l'attendaient et lui gardaient sa place.
Seulement il y avait dans sa jeunesse, dans le desordre de ses
vetements, dans son attention effaree, dans son anxiete pendant les
discussions, dans la fixite profonde de son regard, dans les paroles
entrecoupees qui lui echappaient par moments, quelque chose de si
singulier pour elles, qu'elles le croyaient prive de raison. Un jour,
arrivant plus tard qu'a l'ordinaire, il entendit une de ces femmes
dire a l'autre: _Ne te mets pas la, c'est la place de l'idiot_.

Quatre ans plus tard, en 1797, l'idiot donnait a la France
_Agamemnon_.

Est-ce que par hasard cette assemblee aurait fait faire au poete cette
tragedie? Qu'y a-t-il de commun entre Egisthe et Danton, entre
Argos et Paris, entre la barbarie homerique et la demoralisation
voltairienne? Quelle etrange idee de donner pour miroir aux attentats
d'une civilisation decrepite et corrompue les crimes naifs et simples
d'une epoque primitive, de faire errer, pour ainsi dire, a quelques
pas des echafauds de la revolution francaise, les spectres grandioses
de la tragedie grecque, et de confronter au regicide moderne, tel que
l'accomplissent les passions populaires, l'antique regicide tel que le
font les passions domestiques! Je l'avouerai, messieurs, en songeant
a cette remarquable epoque du talent de M. Lemercier, entre les
discussions de la Convention et les querelles des Atrides, entre ce
qu'il voyait et ce qu'il revait, j'ai souvent cherche un rapport,
je n'ai trouve tout au plus qu'une harmonie. Pourquoi, par quelle
mysterieuse transformation de la pensee dans le cerveau, _Agamemnon_
est-il ne ainsi? C'est la un de ces sombres caprices de l'inspiration
dont les poetes seuls ont le secret. Quoi qu'il en soit, _Agamemnon_
est une oeuvre, une des plus belles tragedies de notre theatre, sans
contredit, par l'horreur et par la pitie a la fois, par la simplicite
de l'element tragique, par la gravite austere du style. Ce severe
poeme a vraiment le profil grec. On sent, en le considerant, que c'est
l'epoque ou David donne la couleur aux bas-reliefs d'Athenes et
ou Talma leur donne la parole et le mouvement. On y sent plus que
l'epoque, on y sent l'homme. On devine que le poete a souffert en
l'ecrivant. En effet, une melancolie profonde, melee a je ne sais
quelle terreur presque revolutionnaire, couvre toute cette grande
oeuvre. Examinez-la,--elle le merite, messieurs,--voyez l'ensemble et
les details, Agamemnon et Strophus, la galere qui aborde au port, les
acclamations du peuple, le tutoiement heroique des rois. Contemplez
surtout Clytemnestre, la pale et sanglante figure, l'adultere devouee
au parricide, qui regarde a cote d'elle sans les comprendre et, chose
terrible! sans en etre epouvantee, la captive Cassandre et le petit
Oreste; deux etres faibles en apparence, en realite formidables!
L'avenir parle dans l'un et vit dans l'autre. Cassandre, c'est la
menace sous la forme d'une esclave; Oreste, c'est le chatiment sous
les traits d'un enfant.--

Comme je viens de le dire, a l'age ou l'on ne souffre pas encore et ou
l'on reve a peine, M. Lemercier souffrit et crea. Cherchant a composer
sa pensee, curieux de cette curiosite profonde qui attire les esprits
courageux aux spectacles effrayants, il s'approcha le plus pres qu'il
put de la Convention, c'est-a-dire de la revolution. Il se pencha sur
la fournaise pendant que la statue de l'avenir y bouillonnait encore,
et il y vit flamboyer et il y entendit rugir, comme la lave dans le
cratere, les grands principes revolutionnaires, ce bronze dont sont
faites aujourd'hui toutes les bases de nos idees, de nos libertes
et de nos lois. La civilisation future etait alors le secret de la
providence, M. Lemercier n'essaya pas de le deviner. Il se borna a
recevoir en silence, avec une resignation stoique, son contrecoup de
toutes les calamites. Chose digne d'attention, et sur laquelle je ne
puis m'empecher d'insister, si jeune, si obscur, si inapercu encore,
perdu dans cette foule qui, pendant la terreur, regardait les
evenements traverser la rue conduits par le bourreau, il fut frappe
dans toutes ses affections les plus intimes par les catastrophes
publiques. Sujet devoue et presque serviteur personnel de Louis XVI,
il vit passer le fiacre du 21 janvier; filleul de madame de Lamballe,
il vit passer la pique du 2 septembre; ami d'Andre Chenier, il vit
passer la charrette du 7 thermidor. Ainsi, a vingt ans, il avait deja
vu decapiter, dans les trois etres les plus sacres pour lui apres son
pere, les trois choses de ce monde les plus rayonnantes apres Dieu, la
royaute, la beaute et le genie!

Quand ils ont subi de pareilles impressions, les esprits tendres et
faibles restent tristes toute leur vie, les esprits eleves et fermes
demeurent serieux. M. Lemercier accepta donc la vie avec gravite. Le
9 thermidor avait ouvert pour la France cette ere nouvelle qui est la
seconde phase de toute revolution. Apres avoir regarde la societe
se dissoudre, M. Lemercier la regarda se reformer. Il mena la vie
mondaine et litteraire. Il etudia et partagea, en souriant parfois,
les moeurs de cette epoque du directoire qui est apres Robespierre ce
que la regence est apres Louis XIV, le tumulte joyeux d'une nation
intelligente echappee a l'ennui ou a la peur, l'esprit, la gaite et
la licence protestant par une orgie, ici, contre la tristesse d'un
despotisme devot, la, contre l'abrutissement d'une tyrannie puritaine.
M. Lemercier, celebre alors par le succes d'_Agamemnon_, rechercha
tous les hommes d'elite de ce temps, et en fut recherche. Il connut
Ecouchard-Lebrun chez Ducis, comme il avait connu Andre Chenier chez
madame Pourat. Lebrun l'aima tant, qu'il n'a pas fait une seule
epigramme contre lui. Le duc de Fitz-James et le prince de Talleyrand,
madame de Lameth et M. de Florian, la duchesse d'Aiguillon et madame
Tallien, Bernardin de Saint-Pierre et madame de Stael lui firent fete
et l'accueillirent. Beaumarchais voulut etre son editeur, comme vingt
ans plus tard Dupuytren voulut etre son professeur. Deja place trop
haut pour descendre aux exclusions de partis, de plain-pied avec tout
ce qui etait superieur, il devint en meme temps l'ami de David qui
avait juge le roi et de Delille qui l'avait pleure. C'est ainsi qu'en
ces annees-la, de cet echange d'idees avec tant de natures diverses,
de la contemplation des moeurs et de l'observation des individus,
naquirent et se developperent dans M. Lemercier, pour faire face a
toutes les rencontres de la vie, deux hommes,--deux hommes libres,--un
homme politique independant, un homme litteraire original.

Un peu avant cette epoque, il avait connu l'officier de fortune qui
devait succeder plus tard au directoire. Leur vie se cotoya pendant
quelques annees. Tous deux etaient obscurs. L'un etait ruine, l'autre
etait pauvre. On reprochait a l'un sa premiere tragedie qui etait un
essai d'ecolier, et a l'autre sa premiere action qui etait un exploit
de jacobin. Leurs deux renommees commencerent en meme temps par un
sobriquet. On disait _M. Mercier-Meleagre_ au meme instant ou l'on
disait le _general Vendemiaire_. Loi etrange qui veut qu'en France le
ridicule s'essaye un moment a tous les hommes superieurs! Quand madame
de Beauharnais songea a epouser le protege de Barras, elle consulta M.
Lemercier sur cette mesalliance. M. Lemercier, qui portait interet au
jeune artilleur de Toulon, la lui conseilla. Puis tous deux, l'homme
de lettres et l'homme de guerre, grandirent presque parallelement. Ils
remporterent en meme temps leurs premieres victoires. M. Lemercier fit
jouer _Agamemnon_ dans l'annee d'Arcole et de Lodi, et _Pinto_ dans
l'annee de Marengo. Avant Marengo, leur liaison etait deja etroite.
Le salon de la rue Chantereine avait vu M. Lemercier lire sa tragedie
egyptienne d'_Ophis_ au general en chef de l'armee d'Egypte; Kleber
et Desaix ecoutaient assis dans un coin. Sous le consulat, la liaison
devint de l'amitie. A la Malmaison, le premier consul, avec cette
gaite d'enfant propre aux vrais grands hommes, entrait brusquement la
nuit dans la chambre ou veillait le poete, et s'amusait a lui eteindre
sa bougie, puis il s'echappait en riant aux eclats. Josephine avait
confie a M. Lemercier son projet de mariage; le premier consul lui
confia son projet d'empire. Ce jour-la, M. Lemercier sentit qu'il
perdait un ami. Il ne voulut pas d'un maitre. On ne renonce pas
aisement a l'egalite avec un pareil homme. Le poete s'eloigna
fierement. On pourrait dire que, le dernier en France, il tutoya
Napoleon. Le 14 floreal an XII, le jour meme ou le senat donnait pour
la premiere fois a l'elu de la nation le titre imperial: _Sire_, M.
Lemercier, dans une lettre memorable, l'appelait encore familierement
de ce grand nom: _Bonaparte!_

Cette amitie, a laquelle la lutte dut succeder, les honorait l'un et
l'autre. Le poete n'etait pas indigne du capitaine. C'etait un rare et
beau talent que M. Lemercier. On a plus de raisons que jamais de
le dire aujourd'hui que son monument est termine, aujourd'hui que
l'edifice construit par cet esprit a recu cette fatale derniere pierre
que la main de Dieu pose toujours sur tous les travaux de l'homme.
Vous n'attendez certes pas de moi, messieurs, que j'examine ici page
a page cette oeuvre immense et multiple qui, comme celle de Voltaire,
embrasse tout, l'ode, l'epitre, l'apologue, la chanson, la parodie, le
roman, le drame, l'histoire et le pamphlet, la prose et le vers, la
traduction et l'invention, l'enseignement politique, l'enseignement
philosophique et l'enseignement litteraire; vaste amas de volumes et
de brochures que couronnent avec quelque majeste dix poemes, douze
comedies et quatorze tragedies; riche et fantasque architecture,
parfois tenebreuse, parfois vivement eclairee, sous les arceaux
de laquelle apparaissent, etrangement meles dans un clair-obscur
singulier, tous les fantomes imposants de la fable, de la bible et de
l'histoire, Atride, Ismael, le levite d'Ephraim, Lycurgue, Camille,
Clovis, Charlemagne, Baudouin, saint Louis, Charles VI, Richard III,
Richelieu, Bonaparte, domines tous par ces quatre colosses symboliques
sculptes sur le fronton de l'oeuvre, Moise, Alexandre, Homere et
Newton; c'est-a-dire par la legislation, la guerre, la poesie et la
science. Ce groupe de figures et d'idees que le poete avait dans
l'esprit et qu'il a pose largement dans notre litterature, ce groupe,
messieurs, est plein de grandeur. Apres avoir degage la ligne
principale de l'oeuvre, permettez-moi d'en signaler quelques details
saillants et caracteristiques; cette comedie de la revolution
portugaise, si vive, si spirituelle, si ironique et si profonde; ce
_Plaute_, qui differe de l'_Harpagon_ de Moliere en ce que, comme le
dit ingenieusement l'auteur lui-meme, _le sujet de Moliere, c'est un
avare gui perd un tresor; mon sujet a moi, c'est Plaute qui trouve un
avare_; ce _Christophe Colomb_, ou l'unite de lieu est tout a la fois
si rigoureusement observee, car l'action se passe sur le pont d'un
vaisseau, et si audacieusement violee, car ce vaisseau--j'ai presque
dit ce drame--va de l'ancien monde au nouveau; cette _Fredegonde_,
concue comme un reve de Crebillon, executee comme une pensee de
Corneille; cette _Atlantiade_, que la nature penetre d'un assez vif
rayon, quoiqu'elle y soit plutot interpretee peut-etre selon la
science que selon la poesie; enfin, ce dernier poeme, l'homme donne
par Dieu en spectacle aux demons, cette _Panhypocrisiade_ qui est
tout ensemble une epopee, une comedie et une satire, sorte de chimere
litteraire, espece de monstre a trois tetes qui chante, qui rit et qui
aboie.

Apres avoir traverse tous ces livres, apres avoir monte et descendu
la double echelle, construite par lui-meme pour lui seul peut-etre, a
l'aide de laquelle ce penseur plongeait dans l'enfer ou penetrait dans
le ciel, il est impossible, messieurs, de ne pas se sentir au coeur
une sympathie sincere pour cette noble et travailleuse intelligence
qui, sans se rebuter, a courageusement essaye tant d'idees a ce
superbe gout francais si difficile a satisfaire; philosophe selon
Voltaire, qui a ete parfois un poete selon Shakespeare; ecrivain
precurseur qui dediait des epopees a Dante a l'epoque ou Dorat
refleurissait sous le nom de Demoustier; esprit a la vaste envergure,
qui a tout a la fois une aile dans la tragedie primitive et une aile
dans la comedie revolutionnaire, qui touche par _Agamemnon_ au poete
de Promethee et par _Pinto_ au poete de Figaro.

Le droit de critique, messieurs, parait au premier abord decouler
naturellement du droit d'apologie. L'oeil humain--est-ce perfection?
est-ce infirmite?--est ainsi fait qu'il cherche toujours le cote
defectueux de tout. Boileau n'a pas loue Moliere sans restriction.

Cela est-il a l'honneur de Boileau? Je l'ignore, mais cela est. Il y
a deux cent trente ans que l'astronome Jean Fabricius a trouve des
taches dans le soleil; il y a deux mille deux cents ans que le
grammairien Zoile en avait trouve dans Homere. Il semble donc que
je pourrais ici, sans offenser vos usages et sans manquer a la
respectable memoire qui m'est confiee, meler quelques reproches a
mes louanges et prendre de certaines precautions conservatoires dans
l'interet de l'art. Je ne le ferai pourtant pas, messieurs. Et
vous-memes, en reflechissant que si, par hasard, moi qui ne peux
etre que fidele a des convictions hautement proclamees toute ma vie,
j'articulais une restriction au sujet de M. Lemercier, cette
restriction porterait peut-etre principalement sur un point delicat et
supreme, sur la condition qui, selon moi, ouvre ou ferme aux ecrivains
les portes de l'avenir, c'est-a-dire sur le style, en songeant a ceci,
je n'en doute pas, messieurs, vous comprendrez ma reserve et
vous approuverez mon silence. D'ailleurs, et ce que je disais en
commencant, ne dois-je pas le repeter ici surtout? qui suis-je? qui
m'a donne qualite pour trancher des questions si complexes et
si graves? Pourquoi la certitude que je crois sentir en moi se
resoudrait-elle en autorite pour autrui? La posterite seule--et c'est
la encore une de mes convictions a le droit definitif de critique et
de jugement envers les talents superieurs. Elle seule, qui voit leur
oeuvre dans son ensemble, dans sa proportion et dans sa perspective,
peut dire ou ils ont erre et decider ou ils ont failli. Pour prendre
ici devant vous le role auguste de la posterite, pour adresser un
reproche ou un blame a un grand esprit, il faudrait au moins etre
ou se croire un contemporain eminent. Je n'ai ni le bonheur de ce
privilege, ni le malheur de cette pretention.

Et puis, messieurs, et c'est toujours la qu'il en faut revenir quand
on parle de M. Lemercier, quel que soit son eclat litteraire, son
caractere etait peut-etre plus complet encore que son talent.

Du jour ou il crut de son devoir de lutter contre ce qui lui semblait
l'injustice faite gouvernement, il immola a cette lutte sa fortune,
qu'il avait retrouvee apres la revolution et que l'empire lui reprit,
son loisir, son repos, cette securite exterieure qui est comme la
muraille du bonheur domestique, et, chose admirable dans un poete,
jusqu'au succes de ses ouvrages. Jamais poete n'a fait combattre des
tragedies et des comedies avec une plus heroique bravoure. Il envoyait
ses pieces a la censure comme un general envoie ses soldats a
l'assaut. Un drame supprime etait immediatement remplace par un autre
qui avait le meme sort. J'ai eu, messieurs, la triste curiosite de
chercher et d'evaluer le dommage cause par cette lutte a la renommee
de l'auteur d'_Agamemnon_. Voulez-vous savoir le resultat?--Sans
compter _le Levite d'Ephraim_ proscrit par le comite de salut public,
comme dangereux pour la philosophie, _le Tartuffe revolutionnaire_
proscrit par la Convention, comme contraire a la republique, _la
Demence de Charles VI_ proscrite par la restauration, comme hostile a
la royaute; sans m'arreter au _Corrupteur_, siffle, dit-on, en 1823,
par les gardes du corps; en me bornant aux actes de la censure
imperiale, voici ce que j'ai trouve: _Pinto_, joue vingt fois, puis
defendu; _Plaute_, joue sept fois, puis defendu; _Christophe Colomb_,
joue onze fois militairement devant les bayonnettes, puis defendu;
_Charlemagne_, defendu; _Camille_, defendu. Dans cette guerre,
honteuse pour le pouvoir, honorable pour le poete, M. Lemercier eut en
dix ans cinq grands drames tues sous lui.

Il plaida quelque temps pour son droit et pour sa pensee par
d'energiques reclamations directement adressees a Bonaparte lui-meme.
Un jour, au milieu d'une discussion delicate et presque blessante, le
maitre, s'interrompant, lui dit brusquement: _Qu'avez-vous donc? vous
devenez tout rouge_.--_Et vous tout pale_, repliqua fierement M.
Lemercier; _c'est notre maniere a tous deux quand quelque chose nous
irrite, vous ou moi. Je rougis et vous palissez_. Bientot il cessa
tout a fait de voir l'empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812,
a l'epoque culminante des prosperites de Napoleon, quelques semaines
apres la suppression arbitraire de son _Camille_, dans un moment ou il
desesperait de jamais faire representer aucune de ses pieces tant que
l'empire durerait, il dut, comme membre de l'institut, se rendre aux
Tuileries. Des que Napoleon l'apercut, il vint droit a lui.--_Eh bien,
monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragedie_? M.
Lemercier regarda l'empereur fixement et dit ce seul-mot: _Bientot.
J'attends_. Mot terrible! mot de prophete plus encore que de poete!
mot qui, prononce au commencement de 1812, contient Moscou, Waterloo
et Sainte-Helene!

Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n'etait cependant pas eteint
dans ce coeur silencieux et severe. Vers ces derniers temps, l'age
avait plutot rallume qu'etouffe l'etincelle. L'an passe, presque a
pareille epoque, par une belle matinee de mai, le bruit se repandit
dans Paris que l'Angleterre, honteuse enfin de ce qu'elle a fait
a Sainte-Helene, rendait a la France le cercueil de Napoleon. M.
Lemercier, deja souffrant et malade depuis pres d'un mois, se fit
apporter le journal. Le journal, en effet, annoncait qu'une fregate
allait mettre a la voile pour Sainte-Helene. Pale et tremblant, le
vieux poete se leva, une larme brilla dans son oeil, et au moment ou
on lui lut que "le general Bertrand irait chercher l'empereur son
maitre...."--_Et moi_, s'ecria-t-il, _si j'allais chercher mon ami le
premier consul!_

Huit jours apres, il etait parti.

_Helas!_ me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux
details, _il ne l'est pas alle chercher, il a fuit davantage, il l'est
alle rejoindre_.

Nous venons de parcourir du regard toute cette noble vie; tirons-en
maintenant l'enseignement qu'elle renferme.

M. Lemercier est un de ces hommes rares qui obligent l'esprit a
se poser et aident la pensee a resoudre ce grave et beau
probleme:--Quelle doit etre l'attitude de la litterature vis-a-vis
de la societe, selon les epoques, selon les peuples et selon les
gouvernements?

Aujourd'hui, vieux trone de Louis XIV, gouvernement des assemblees,
despotisme de la gloire, monarchie absolue, republique tyrannique,
dictature militaire, tout cela s'est evanoui. A mesure que nous,
generations nouvelles, nous voguons d'annee en annee vers l'inconnu,
les trois objets immenses que M. Lemercier rencontra sur sa route,
qu'il aima, contempla et combattit tour a tour, immobiles et morts
desormais, s'enfoncent peu a peu dans la brume epaisse du passe. Les
rois de la branche ainee ne sont plus que des ombres, la Convention
n'est plus qu'un souvenir, l'empereur n'est plus qu'un tombeau.

Seulement, les idees qu'ils contenaient leur ont survecu. La mort et
l'ecroulement ne servent qu'a degager cette valeur intrinseque et
essentielle des choses qui en est comme l'ame. Dieu met quelquefois
des idees dans certains faits et dans certains hommes comme des
parfums dans des vases. Quand le vase tombe, l'idee se repand.

Messieurs, la race ainee contenait la tradition historique, la
Convention contenait l'expansion revolutionnaire, Napoleon contenait
l'unite nationale. De la tradition nait la stabilite, de l'expansion
nait la liberte, de l'unite nait le pouvoir. Or la tradition, l'unite
et l'expansion, en d'autres termes, la stabilite, le pouvoir et
la liberte, c'est la civilisation meme. La racine, le tronc et le
feuillage, c'est tout l'arbre.

La tradition, messieurs, importe a ce pays. La France n'est pas une
colonie violemment faite nation; la France n'est pas une Amerique.
La France fait partie integrante de l'Europe. Elle ne peut pas plus
briser avec le passe que rompre avec le sol. Aussi, a mon sens, c'est
avec un admirable instinct que notre derniere revolution, si grave, si
forte, si intelligente, a compris que, les familles couronnees etant
faites pour les nations souveraines, a de certains ages des races
royales, il fallait substituer a l'heredite de prince a prince
l'heredite de branche a branche; c'est avec un profond bon sens
qu'elle a choisi pour chef constitutionnel un ancien lieutenant
de Dumouriez et de Kellermann qui etait petit-fils de Henri IV et
petit-neveu de Louis XIV; c'est avec une haute raison qu'elle a
transforme en jeune dynastie une vieille famille, monarchique et
populaire a la fois, pleine de passe par son histoire et pleine
d'avenir par sa mission.

Mais si la tradition historique importe a la France, l'expansion
liberale ne lui importe pas moins. L'expansion des idees, c'est le
mouvement qui lui est propre. Elle est par la tradition et elle vit
par l'expansion. A Dieu ne plaise, messieurs, qu'en vous rappelant
tout a l'heure combien la France etait puissante et superbe il y a
trente ans, j'aie eu un seul moment l'intention impie d'abaisser,
d'humilier ou de decourager, par le sous-entendu d'un pretendu
contraste, la France d'a present! Nous pouvons le dire avec calme, et
nous n'avons pas besoin de hausser la voix pour une chose si simple et
si vraie, la France est aussi grande aujourd'hui qu'elle l'a jamais
ete. Depuis cinquante annees qu'en commencant sa propre transformation
elle a commence le rajeunissement de toutes les societes vieillies,
la France semble avoir fait deux parts egales de sa tache et de son
temps. Pendant vingt-cinq ans elle a impose ses armes a l'Europe;
depuis vingt-cinq ans elle lui impose ses idees. Par sa presse, elle
gouverne les peuples; par ses livres, elle gouverne les esprits. Si
elle n'a plus la conquete, cette domination par la guerre, elle a
l'initiative, cette domination par la paix. C'est elle qui redige
l'ordre du jour de la pensee universelle. Ce qu'elle propose est a
l'instant meme mis en discussion par l'humanite tout entiere; ce
qu'elle conclut fait loi. Son esprit s'introduit peu a peu dans les
gouvernements, et les assainit. C'est d'elle que viennent toutes les
palpitations genereuses des autres peuples, tous les changements
insensibles du mal au bien qui s'accomplissent parmi les hommes en ce
moment et qui epargnent aux etats des secousses violentes. Les nations
prudentes et qui ont souci de l'avenir tachent de faire penetrer dans
leur vieux sang l'utile fievre des idees francaises, non comme une
maladie, mais, permettez-moi cette expression, comme une vaccine qui
inocule le progres et qui preserve des revolutions. Peut-etre les
limites materielles de la France sont-elles momentanement restreintes,
non, certes, sur la mappemonde eternelle dont Dieu a marque les
compartiments avec des fleuves, des oceans et des montagnes, mais sur
cette carte ephemere, bariolee de rouge et de bleu, que la victoire
ou la diplomatie refont tous les vingt ans. Qu'importe! Dans un temps
donne, l'avenir remet toujours tout dans le moule de Dieu. La forme de
la France est fatale. Et puis, si les coalitions, les reactions et les
congres ont bati une France, les poetes et les ecrivains en ont fait
une autre. Outre ses frontieres visibles, la grande nation a des
frontieres invisibles qui ne s'arretent que la ou le genre humain
cesse de parler sa langue, c'est-a-dire aux bornes memes du monde
civilise.

Encore quelques mots, messieurs, encore quelques instants de votre
bienveillante attention, et j'ai fini.

Vous le voyez, je ne suis pas de ceux qui desesperent. Qu'on me
pardonne cette faiblesse, j'admire mon pays et j'aime mon temps. Quoi
qu'on en puisse dire, je ne crois pas plus a l'affaiblissement graduel
de la France qu'a l'amoindrissement progressif de la race humaine. Il
me semble que cela ne peut etre dans les desseins du Seigneur, qui
successivement a fait Rome pour l'homme ancien et Paris pour l'homme
nouveau. Le doigt eternel, visible, ce me semble, en toute chose,
ameliore perpetuellement l'univers par l'exemple des nations choisies
et les nations choisies par le travail des intelligences elues. Oui,
messieurs, n'en deplaise a l'esprit de diatribe et de denigrement, cet
aveugle qui regarde, je crois en l'humanite et j'ai foi en mon siecle;
n'en deplaise a l'esprit de doute et d'examen, ce sourd qui ecoute, je
crois en Dieu et j'ai foi en sa providence.

Rien donc, non, rien n'a degenere chez nous. La France tient toujours
le flambeau des nations. Cette epoque est grande, je le pense,--moi
qui ne suis rien, j'ai le droit de le dire!--elle est grande par la
science, grande par l'industrie, grande par l'eloquence, grande par la
poesie et par l'art. Les hommes des nouvelles generations, que cette
justice tardive leur soit du moins rendue par le moindre et le dernier
d'entre eux, les hommes des nouvelles generations ont pieusement et
courageusement continue l'oeuvre de leurs peres. Depuis la mort du
grand Goethe, la pensee allemande est rentree dans l'ombre; depuis la
mort de Byron et de Walter Scott, la poesie anglaise s'est eteinte;
il n'y a plus a cette heure dans l'univers qu'une seule litterature
allumee et vivante, c'est la litterature francaise. On ne lit plus que
des livres francais de Petersbourg a Cadix, de Calcutta a New-York. Le
monde s'en inspire, la Belgique en vit. Sur toute la surface des trois
continents, partout ou germe une idee un livre francais a ete seme.
Honneur donc aux travaux des jeunes generations! Les puissants
ecrivains, les nobles poetes, les maitres eminents qui sont parmi
vous, regardent avec douceur et avec joie de belles renommees surgir
de toutes parts dans le champ eternel de la pensee. Oh! qu'elles se
tournent avec confiance vers cette enceinte! Comme vous le disait il
y a onze ans, en prenant seance parmi vous, mon illustre ami. M. de
Lamartine, _vous n'en laisserez aucune sur le seuil!_

Mais que ces jeunes renommees, que ces beaux talents, que ces
continuateurs de la grande tradition litteraire francaise ne
l'oublient pas: a temps nouveaux, devoirs nouveaux. La tache de
l'ecrivain aujourd'hui est moins perilleuse qu'autrefois, mais n'est
pas moins auguste. Il n'a plus la royaute a defendre contre l'echafaud
comme en 93, ou la liberte a sauver du baillon comme en 1810, il a la
civilisation a propager. Il n'est plus necessaire qu'il donne sa tete,
comme Andre Chenier, ni qu'il sacrifie son oeuvre, comme Lemercier, il
suffit qu'il devoue sa pensee.

Devouer sa pensee,--permettez-moi de repeter ici solennellement ce
que j'ai dit toujours, ce que j'ai ecrit partout, ce qui, dans la
proportion restreinte de mes efforts, n'a jamais cesse d'etre ma
regle, ma loi, mon principe et mon but;--devouer sa pensee au
developpement continu de la sociabilite humaine; avoir les populaces
en dedain et le peuple en amour; respecter dans les partis, tout en
s'ecartant d'eux quelquefois, les innombrables formes qu'a le droit de
prendre l'initiative multiple et feconde de la liberte; menager dans
le pouvoir, tout en lui resistant au besoin, le point d'appui, divin
selon les uns, humain selon les autres, mysterieux et salutaire selon
tous, sans lequel toute societe chancelle; confronter de temps en
temps les lois humaines avec la loi chretienne et la penalite avec
l'evangile; aider la presse par le livre toutes les fois qu'elle
travaille dans le vrai sens du siecle; repandre largement ses
encouragements et ses sympathies sur ces generations encore couvertes
d'ombre qui languissent faute d'air et d'espace, et que nous entendons
heurter tumultueusement de leurs passions, de leurs souffrances et de
leurs idees les portes profondes de l'avenir; verser par le theatre
sur la foule, a travers le rire et les pleurs, a travers les
solennelles lecons de l'histoire, a travers les hautes fantaisies de
l'imagination, cette emotion tendre et poignante qui se resout dans
l'ame, des spectateurs en pitie pour la femme et en veneration pour le
vieillard; faire penetrer la nature dans l'art comme la seve meme de
Dieu; en un mot, civiliser les hommes par le calme rayonnement de la
pensee sur leurs tetes, voila aujourd'hui, messieurs, la mission, la
fonction et la gloire du poete.

Ce que je dis du poete solitaire, ce que je dis de l'ecrivain isole,
si j'osais, je le dirais de vous-memes, messieurs. Vous avez sur
les coeurs et sur les ames une influence immense. Vous etes un des
principaux centres de ce pouvoir spirituel qui s'est deplace
depuis Luther et qui, depuis trois siecles, a cesse d'appartenir
exclusivement a l'eglise. Dans la civilisation actuelle deux domaines
relevent de vous, le domaine intellectuel et le domaine moral. Vos
prix et vos couronnes ne s'arretent pas au talent, ils atteignent
jusqu'a la vertu. L'academie francaise est en perpetuelle communion
avec les esprits speculatifs par ses philosophes, avec les esprits
pratiques par ses historiens, avec la jeunesse, avec les penseurs et
avec les femmes par ses poetes, avec le peuple par la langue qu'il
fait et qu'elle constate en la rectifiant. Vous etes places entre les
grands corps de l'etat et a leur niveau pour completer leur action,
pour rayonner dans toutes les ombres sociales, et pour faire penetrer
la pensee, cette puissance subtile et, pour ainsi dire, respirable, la
ou ne peut penetrer le code, ce texte rigide et materiel. Les autres
pouvoirs assurent et reglent la vie exterieure de la nation, vous
gouvernez la vie interieure. Ils font les lois, vous faites les
moeurs.

Cependant, messieurs, n'allons pas au dela du possible. Ni dans les
questions religieuses, ni dans les questions sociales, ni meme dans
les questions politiques, la solution definitive n'est donnee a
personne Le miroir de la verite s'est brise au milieu des societes
modernes. Chaque parti en a ramasse un morceau. Le penseur cherche a
rapprocher ces fragments, rompus la plupart selon les formes les plus
etranges, quelques-uns souilles de boue, d'autres, helas! taches de
sang. Pour les rajuster tant bien que mal et y retrouver, a quelques
lacunes pres, la verite totale, il suffit d'un sage; pour les souder
ensemble et leur rendre l'unite, il faudrait Dieu.

Nul n'a plus ressemble a ce sage,--souffrez, messieurs, que je
prononce en terminant un nom venerable pour lequel j'ai toujours eu
une piete particuliere,--nul n'a plus ressemble a ce sage que ce
noble Malesherbes qui fut tout a la fois un grand lettre, un grand
magistrat, un grand ministre et un grand citoyen. Seulement il est
venu trop tot. Il etait plutot l'homme qui ferme les revolutions que
l'homme qui les ouvre. L'absorption insensible des commotions de
l'avenir par les progres du present, l'adoucissement des moeurs,
l'education des masses par les ecoles, les ateliers et les
bibliotheques, l'amelioration graduelle de l'homme par la loi et par
l'enseignement, voila le but serieux que doit se proposer tout bon
gouvernement et tout vrai penseur; voila la tache que s'etait donnee
Malesherbes durant ses trop courts ministeres. Des 1776, sentant venir
la tourmente qui, dix-sept ans plus tard, a tout arrache, il s'etait
hate de rattacher la monarchie chancelante a ce fond solide. Il eut
ainsi sauve l'etat et le roi si le cable n'avait pas casse. Mais--et
que cecien courage quiconque voudra l'imiter--si Malesherbes lui-meme
a peri, son souvenir du moins est reste indestructible dans la memoire
orageuse de ce peuple en revolution qui oubliait tout, comme reste au
fond de l'ocean, a demi enfouie sous le sable, la vieille ancre de fer
d'un vaisseau disparu dans la tempete!




REPONSE DE M. VICTOR HUGO

DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE

AU DISCOURS DE M. SAINT-MARC GIRARDIN

16 janvier 1845.


Monsieur,

Votre pensee a devance la mienne. Au moment ou j'eleve la voix dans
cette enceinte pour vous repondre, je ne puis maitriser une profonde
et douloureuse emotion. Vous la comprenez, monsieur; vous comprenez
que mon premier mouvement ne saurait se porter d'abord vers vous, ni
meme vers le confrere honorable et regrette auquel vous succedez.
En cet instant ou je parle au nom de l'academie entiere, comment
pourrais-je voir une place vide dans ses rangs sans songer a l'homme
eminent et rare qui devrait y etre assis, a cet integre serviteur de
la patrie et des lettres, epuise par ses travaux memes, hier en
butte a tant de haines, aujourd'hui entoure de cette respectueuse et
universelle sympathie, qui n'a qu'un tort, c'est de toujours attendre,
pour se declarer en faveur des hommes illustres, l'heure supreme du
malheur? Laissez-moi, monsieur, vous parler de lui un moment. Ce qu'il
est dans l'estime de tous, ce qu'il est dans cette academie, vous le
savez, le maitre de la critique moderne, l'ecrivain eleve, eloquent,
gracieux et severe, le juste et sage esprit devoue a la ferme et
droite raison, le confrere affectueux, l'ami fidele et sur; et il
m'est impossible de le sentir absent d'aupres de moi aujourd'hui sans
un inexprimable serrement de coeur. Cette absence, n'en doutons pas,
aura un terme; il nous reviendra. Confions-nous a Dieu, qui tient dans
sa main nos intelligences et nos destinees, mais qui ne cree pas
de pareils hommes pour qu'ils laissent leur tache inachevee. Homme
excellent et cher! il partageait sa vie noble et serieuse entre les
plus hautes affaires et les soins les plus touchants. Il avait l'ame
aussi inepuisable que l'esprit. Son eloge, on pourrait le faire avec
un mot. Le jour ou cela fut necessaire, il se trouva que dans ce grand
lettre, dans cet homme public, dans cet orateur, dans ce ministre, il
y avait une mere!

Au milieu de ces regrets unanimes qui se tournent vers lui, je sens
plus vivement que jamais toute sa valeur et toute mon insuffisance.
Que ne me remplace-t-il a cette heure! S'il avait pu etre donne a
l'academie, s'il avait pu etre donne a cet auditoire si illustre et si
charmant qui m'environne, de l'entendre en cette occasion parler de la
place ou je suis, avec quelle surete degout, avec quelle elevation de
langage, avec quelle autorite de bon sens il aurait su apprecier vos
merites, monsieur, et rendre hommage au talent de M. Campenon!

M. Campenon, en effet, avait une de ces natures d'esprit qui reclament
le coup d'oeil du critique le plus exerce et le plus delicat. Ce
travail d'analyse intelligente et attentive, vous me l'avez rendu
facile, monsieur, en le faisant vous-meme, et, apres votre excellent
discours, il me reste peu de chose a dire de l'auteur de _l'Enfant
Prodigue_ et de _la Maison des Champs_. Etudier M. Campenon comme je
l'ai fait, c'est l'aimer; l'expliquer comme vous l'avez fait, c'est le
faire aimer. Pour le bien lire, il faut le bien connaitre. Chez lui,
comme dans toutes les natures franches et sinceres, l'ecrivain derive
du philosophe, le poete derive de l'homme, simplement, aisement, sans
deviation, sans effort. De son caractere on peut conclure sa poesie,
et de sa vie ses poemes. Ses ouvrages sont tout ce qu'est son esprit.
Il etait doux, facile, calme, bienveillant, plein de grace dans sa
personne et d'amenite dans sa parole, indulgent a tout homme, resigne
a toute chose; il aimait la famille, la maison, le foyer domestique,
le toit paternel; il aimait la retraite, les livres, le loisir comme
un poete, l'intimite comme un sage; il aimait les champs, mais comme
il faut aimer les champs, pour eux-memes, plutot pour les fleurs qu'il
y trouvait que pour les vers qu'il y faisait, plutot en bonhomme qu'en
academicien, plutot comme La Fontaine que comme Delille. Rien ne
depassait l'excellence de son esprit, si ce n'est l'excellence de son
coeur. Il avait le gout de l'admiration; il recherchait les grandes
amities litteraires, et s'y plaisait. Le ciel ne lui avait pas donne
sans doute la splendeur du genie, mais il lui avait donne ce qui
l'accompagne presque toujours, ce qui en tient lieu quelquefois, la
dignite de l'ame. M. Campenon etait sans envie devant les grandes
intelligences comme sans ambition devant les grandes destinees. Il
etait, chose admirable et rare, du petit nombre de ces hommes du
second rang qui aiment les hommes du premier.

Je le repete, son caractere une fois connu, on connait son talent, et
en cela il participait de ce noble privilege de revelation de soi-meme
qui semble n'appartenir qu'au genie. Chacune de ses oeuvres est comme
une production necessaire, dont on retrouve la racine dans quelque
coin de son coeur. Son amour pour la famille engendre ce doux et
touchant poeme de _l'Enfant Prodigue_; son gout pour la campagne fait
naitre _la Maison des Champs_, cette gracieuse idylle; son culte pour
les esprits eminents determine les _Etudes sur Ducis_, livre curieux
et interessant au plus haut degre, par tout ce qu'il fait voir et par
tout ce qu'il laisse entrevoir; portrait fidele et soigneux d'une
figure isolee, peinture involontaire de toute une epoque.

Vous le voyez, le lettre refletant l'homme, le talent, miroir de
l'ame, le coeur toujours etroitement mele a l'imagination, tel fut
M. Campenon. Il aima, il songea, il ecrivit. Il fut reveur dans sa
jeunesse, il devint pensif dans ses vieux jours. Maintenant, a ceux
qui nous demanderaient s'il fut grand et s'il fut illustre, nous
repondrons: il fut bon et il fut heureux!

Un des caracteres du talent de M. Campenon, c'est la presence de la
femme dans toutes ses oeuvres. En 1810, il ecrivait dans une lettre
a M. Legouve, auteur du _Merite des femmes_, ces paroles
remarquables:--"Quand donc les gens de lettres comprendront-ils le
parti qu'ils pourraient tirer dans leurs vers des qualites infinies et
des graces de la femme, qui a tant de soucis et si peu de veritable
bonheur ici-bas? Ce serait honorable pour nous, litterateurs et
philosophes, de chercher dans nos ouvrages a eveiller l'interet en
faveur des femmes, un peu desheritees par les hommes, convenons-en,
dans l'ordre de societe que nous avons fait pour nous plutot que pour
elles. Vous avez dedie aux femmes tout un poeme; je leur dedierais
volontiers toute ma poesie." Il y a, dans ce peu de lignes, une
lumiere jetee sur cette nature tendre, compatissante et affectueuse.
Toutes ses compositions, en effet, sont pour ainsi dire doucement
eclairees par une figure de femme, belle et lumineuse, penchee comme
une muse sur le front souffrant et douloureux du poete. C'est Eleonore
dans son poeme du _Tasse_, malheureusement inacheve; c'est, dans ses
elegies, la jeune fille malade, la juive de Cambrai, Marie Stuart,
mademoiselle de la Valliere; ailleurs, madame de Sevigne. Toi,
Sevigne, dit-il,

    Toi qui fus mere et ne fus pas auteur.

C'est, dans la parabole de _l'Enfant Prodigue_, cette intervention de
la mere que vous lui avez d'ailleurs, monsieur, justement reprochee;
anachronisme d'un coeur irreflechi et bon, qui se montre chretien et
moderne la ou il faudrait etre juif et antique; et qui reste indulgent
dans un sujet severe; faute reelle, mais charmante.

Quant a moi, je ne puis, je l'avoue, lire sans un certain
attendrissement ce voeu touchant de M. Campenon en faveur de la femme
_qui a_, je redis ses propres paroles, _tant de soucis et si peu de
bonheur ici-bas_. Cet appel aux ecrivains vient, on le sent, du plus
profond de son ame. Il l'a souvent repete ca et la, sous des formes
variees, dans tous ses ouvrages, et chaque fois qu'on retrouve
ce sentiment, il plait et il emeut, car rien ne charme comme de
rencontrer dans un livre des choses douces qui sont en meme temps des
choses justes.

Oh! que ce voeu soit entendu! que cet appel ne soit pas fait en vain!
Que le poete et le penseur achevent de rendre de plus en plus sainte
et venerable aux yeux de la foule, trop prompte a l'ironie et trop
disposee a l'insouciance, cette pure et noble compagne de l'homme, si
forte quelquefois, souvent si accablee, toujours si resignee, presque
egale a l'homme par la pensee, superieure a l'homme par tous les
instincts mysterieux de la tendresse et du sentiment, n'ayant pas a
un aussi haut degre, si l'on veut, la faculte virile de creer par
l'esprit, mais sachant mieux aimer, moins grande intelligence
peut-etre, mais a coup sur plus grand coeur. Les esprits legers la
blament et la raillent aisement; le vulgaire est encore paien dans
tout ce qui la touche, meme dans le culte grossier qu'il lui rend;
les lois sociales sont rudes et avares pour elle; pauvre, elle est
condamnee au labeur; riche, a la contrainte; les prejuges, meme en ce
qu'ils ont de bon et d'utile, pesent plus durement sur elle que sur
l'homme; son coeur meme, si eleve et si sublime, n'est pas toujours
pour elle une consolation et un asile; comme elle aime mieux, elle
souffre davantage; il semble que Dieu ait voulu lui donner en ce monde
tous les martyres, sans doute parce qu'il lui reserve ailleurs toutes
les couronnes. Mais aussi quel role elle joue dans l'ensemble des
faits providentiels d'ou resulte l'amelioration continue du genre
humain! Comme elle est grande dans l'enthousiasme serieux des
contemplateurs et des poetes, la femme de la civilisation chretienne;
figure angelique et sacree, belle a la fois de la beaute physique et
de la beaute morale, car la beaute exterieure n'est que la revelation
et le rayonnement de la beaute interieure; toujours prete a
developper, selon l'occasion ou une grace qui nous charme ou une
perfection qui nous conseille; acceptant tout du malheur, excepte
le fiel, devenant plus douce a mesure qu'elle devient plus triste;
sanctifiee enfin, a chaque age de la vie, jeune fille, par
l'innocence, epouse, par le devoir, mere, par le devouement!

M. Campenon faisait partie de l'universite; l'academie, pour le
remplacer, a cherche ce que l'universite pouvait lui offrir de plus
distingue; son choix, monsieur, s'est naturellement fixe sur vous.
Vos travaux litteraires sur l'Allemagne, vos recherches sur l'etat de
l'instruction intermediaire dans ce grand pays, vous recommandaient
hautement aux suffrages de l'academie. Deja un _Tableau de la
litterature francaise au seizieme siecle_, plein d'apercus ingenieux,
un remarquable _Eloge de Bossuet_, ecrit d'un style vigoureux, vous
avaient merite deux de ses couronnes. L'academie vous avait compte
parmi ses laureats les plus brillants; aujourd'hui elle vous admet
parmi les juges.

Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s'agrandira.
Vous embrasserez d'un coup d'oeil a la fois plus ferme et plus etendu
de plus vastes espaces. Les esprits comme le votre se fortifient en
s'elevant. A mesure que leur point de vue se hausse, leur pensee
monte. De nouvelles perspectives, dont peut-etre vous serez surpris
vous-meme, s'ouvriront a votre regard. C'est ici, monsieur, une region
sereine. En entrant dans cette compagnie seculaire que tant de grands
noms ont honoree, ou il y a tant de gloire et par consequent tant de
calme, chacun depose sa passion personnelle, et prend la passion de
tous, la verite. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne trouverez pas
ici l'echo des controverses qui emeuvent les esprits au dehors, et
dont le bruit n'arrive pas jusqu'a nous. Les membres de cette academie
habitent la sphere des idees pures. Qu'il me soit permis de leur
rendre cette justice, a moi, l'un des derniers d'entre eux par le
merite et par l'age. Ils ignorent tout sentiment qui pourrait troubler
la paix inalterable de leur pensee. Bientot, monsieur, appele a leurs
assemblees interieures, vous les connaitrez, vous les verrez tels
qu'ils sont, affectueux, bienveillants, paisibles, tous devoues aux
memes travaux et aux memes gouts; honorant les lettres, cultivant les
lettres, les uns avec plus de penchant pour le passe, les autres
avec plus de foi dans l'avenir; ceux-ci soigneux surtout de purete,
d'ornement et de correction, preferant Racine, Boileau et Fenelon;
ceux-la, preoccupes de philosophie et d'histoire, feuilletant
Descartes, Pascal, Bossuet et Voltaire; ceux-la encore, epris des
beautes hardies et males du genie libre, admirant avant tout la Bible,
Homere, Eschyle, Dante, Shakespeare et Moliere; tous d'accord, quoique
divers; mettant en commun leurs opinions avec cordialite et bonne foi;
cherchant le parfait, meditant le grand; vivant ensemble enfin, freres
plus encore que confreres, dans l'etude des livres et de la nature,
dans la religion du beau et de l'ideal, dans la contemplation des
maitres eternels.

Ce sera pour vous-meme, monsieur, un enseignement interieur qui
profitera, n'en doutez pas, a votre enseignement du dehors. Meme votre
intelligence si cultivee, meme votre parole si vive, si variee, si
spirituelle et si justement applaudie, pourront se nourrir et se
fortifier au commerce de tant d'esprits hauts et tranquilles, et en
particulier de ces nobles vieillards, vos anciens et vos maitres, qui
sont tout a la fois pleins d'autorite et de douceur, de gravite et de
grace, qui savent le vrai et qui veulent le bien.

Vous, monsieur, vous apporterez aux deliberations de l'academie
vos lumieres, votre erudition, votre esprit ingenieux, votre riche
memoire, votre langage elegant. Vous recevrez et vous donnerez.

Felicitez-vous des forces nouvelles que vous acquerrez ainsi pres de
vos venerables confreres pour votre delicate et difficile mission.
Quoi de plus efficace et de plus eleve qu'un enseignement litteraire
penetre de l'esprit si impartial, si sympathique et si bienveillant,
qui anime a l'heure ou nous sommes cette antique et illustre
compagnie! Quoi de plus utile qu'un enseignement litteraire, docte,
large, desinteresse, digne d'un grand corps comme l'institut et d'un
grand peuple comme la France, sujet d'etude pour les intelligences
neuves, sujet de meditation pour les talents faits et les esprits
murs! Quoi de plus fecond que des lecons pareilles qui seraient
composees de sagesse autant que de science, qui apprendraient tout aux
jeunes gens, et quelque chose aux vieillards!

Ce n'est pas une mediocre fonction, monsieur, de porter le poids d'un
grand enseignement public dans cette memorable et illustre epoque, ou
de toutes parts l'esprit humain se renouvelle. A une generation de
soldats ce siecle a vu succeder une generation d'ecrivains. Il a
commence par les victoires de l'epee, il continue par les victoires de
la pensee. Grand spectacle!

A tout prendre, en jugeant d'un point de vue eleve l'immense
travail qui s'opere de tous cotes, toutes critiques faites, toutes
restrictions admises, dans le temps ou nous sommes, ce qui est au
fond des intelligences est bon. Tous font leur tache et leur devoir,
l'industriel comme le lettre, l'homme de presse comme l'homme de
tribune, tous, depuis l'humble ouvrier, bienveillant et laborieux, qui
se leve avant le jour dans sa cellule obscure, qui accepte la societe
et qui la sert, quoique place en bas, jusqu'au roi, sage couronne, qui
du haut de son trone laisse tomber sur toutes les nations les graves
et saintes paroles de la concorde universelle!

A une epoque aussi serieuse, il faut de serieux conseils. Quoiqu'il
soit presque temeraire d'entreprendre une pareille tache,
permettez-moi, monsieur, a moi qui n'ai jamais eu le bonheur d'etre du
nombre de vos auditeurs, et qui le regrette, de me representer, tel
qu'il doit etre, tel qu'il est sans nul doute, et d'essayer de faire
parler un moment en votre presence, ainsi que je le comprendrais, du
moins a son point de depart, ce haut enseignement de l'etat, toujours
recueilli, j'insiste sur ce point, comme une lecon par la foule
studieuse et par les jeunes generations, parfois meme meritant
l'insigne honneur d'etre accepte comme un avertissement par l'erudit,
par le savant, par le publiciste, par le talent qui fertilise le vieux
sillon litteraire, meme par ces hommes eminents et solitaires qui
dominent toute une epoque, appuyes a la fois sur l'idee dont Dieu a
compose leur siecle et sur l'idee dont Dieu a compose leur esprit.

Lettres! vous etes l'elite des generations, l'intelligence des
multitudes resumee en quelques hommes, la tete meme de la nation.
Vous etes les instruments vivants, les chefs visibles d'un pouvoir
spirituel redoutable et libre. Pour n'oublier jamais quelle est votre
responsabilite, n'oubliez jamais quelle est votre influence. Regardez
vos aieux, et ce qu'ils ont fait; car vous avez pour ancetres tous
les genies qui depuis trois mille ans ont guide ou egare, eclaire ou
trouble le genre humain. Ce qui se degage de tous leurs travaux, ce
qui resulte de toutes leurs epreuves, ce qui sort de toutes leurs
oeuvres, c'est l'idee de leur puissance. Homere a fait plus
qu'Achille, il a fait Alexandre; Virgile a calme l'Italie apres les
guerres civiles; Dante l'a agitee; Lucain etait l'insomnie de Neron;
Tacite a fait de Capree le pilori de Tibere. Au moyen age, qui etait,
apres Jesus-Christ, la loi des intelligences? Aristote. Cervantes
a detruit la chevalerie; Moliere a corrige la noblesse par la
bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse; Corneille a verse de
l'esprit romain dans l'esprit francais; Racine, qui pourtant est mort
d'un regard de Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du theatre;
on demandait au grand Frederic quel roi il craignait en Europe, il
repondit: _Le roi Voltaire_. Les lettres du XVIIIe siecle, Voltaire en
tete, ont battu en breche et jete bas la societe ancienne; les lettres
du XIXe peuvent consolider ou ebranler la nouvelle. Que vous dirai-je
enfin? le premier de tous les livres et de tous les codes, la Bible,
est un poeme. Partout et toujours ces grands reveurs qu'on nomme les
penseurs et les poetes se melent a la vie universelle, et, pour ainsi
parler, a la respiration meme de l'humanite. La pensee n'est qu'un
souffle, mais ce souffle remue le monde.

Que les ecrivains donc se prennent au serieux. Dans leur action
publique, qu'ils soient graves, moderes, independants et dignes. Dans
leur action litteraire, dans les libres caprices de leur inspiration,
qu'ils respectent toujours les lois radicales de la langue qui est
l'expression du vrai, et du style qui est la forme du beau. En l'etat
ou sont aujourd'hui les esprits, le lettre doit sa sympathie a tous
les malaises individuels, sa pensee a tous les problemes sociaux, son
respect a toutes les enigmes religieuses. Il appartient a ceux qui
souffrent, a ceux qui errent, a ceux qui cherchent. Il faut qu'il
laisse aux uns un conseil, aux autres une solution, a tous une parole.
S'il est fort, qu'il pese et qu'il juge; s'il est plus fort encore,
qu'il examine et qu'il enseigne; s'il est le plus grand de tous, qu'il
console. Selon ce que vaut l'ecrivain, la table ou il s'accoude,
et d'ou il parle aux intelligences, est quelquefois un tribunal,
quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature; le genie est
un sacerdoce.

Ecrivains qui voulez etre dignes de ce noble titre et de cette
fonction severe, augmentez chaque jour, s'il vous est possible, la
gravite de votre raison; descendez dans les entrailles de toutes les
grandes questions humaines; posez sur votre pensee, comme des fardeaux
sublimes, l'art, l'histoire, la science, la philosophie. C'est beau,
c'est louable, et c'est utile. En devenant plus grands, vous devenez
meilleurs. Par une sorte de double travail divin et mysterieux, il se
trouve qu'en ameliorant en vous ce qui pense, vous ameliorez aussi ce
qui aime.

La hauteur des sentiments est en raison directe de la profondeur de
l'intelligence. Le coeur et l'esprit sont les deux plateaux d'une
balance. Plongez l'esprit dans l'etude, vous elevez le coeur dans les
cieux.

Vivez dans la meditation du beau moral, et, par la secrete puissance
de transformation qui est dans votre cerveau, faites-en, pour les yeux
de tous, le beau poetique et litteraire, cette chose rayonnante et
splendide! N'entendez pas ces mots, le _beau moral_, dans le sens
etroit et petit, comme les interprete la pedanterie scolastique ou
la pedanterie devote; entendez-les grandement, comme les entendaient
Shakespeare et Moliere, ces genies si libres a la surface, au fond si
austeres.

Encore un mot, et j'ai fini.

Soit que sur le theatre vous rendiez visible, pour l'enseignement
de la foule, la triple lutte, tantot ridicule, tantot terrible, des
caracteres, des passions et des evenements; soit que dans l'histoire
vous cherchiez, glaneur attentif et courbe, quelle est l'idee qui
germe sous chaque fait; soit que, par la poesie pure, vous repandiez
votre ame dans toutes les ames pour sentir ensuite tous les coeurs se
verser dans votre coeur; quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez,
rapportez tout a Dieu. Que dans votre intelligence, ainsi que dans la
creation, tout commence a Dieu, _ab Jove_. Croyez en lui comme les
femmes et comme les enfants. Faites de cette grande foi toute simple
le fond et comme le sol de toutes vos oeuvres. Qu'on les sente marcher
fermement sur ce terrain solide. C'est Dieu, Dieu seul! qui donne au
genie ces profondes lueurs du vrai qui nous eblouissent. Sachez-le
bien, penseurs! depuis quatre mille ans qu'elle reve, la sagesse
humaine n'a rien trouve hors de lui. Parce que, dans le sombre et
inextricable reseau des philosophies inventees par l'homme, vous
voyez rayonner ca et la quelques verites eternelles, gardez-vous d'en
conclure qu'elles ont meme origine, et que ces verites sont nees de
ces philosophies. Ce serait l'erreur de gens-qui apercevraient les
etoiles a travers des arbres, et qui s'imagineraient que ce sont la
les fleurs de ces noirs rameaux.




REPONSE DE M. VICTOR HUGO

DIRECTEUR DE L'ACADEMIE FRANCAISE

AU DISCOURS DE M. SAINTE-BEUVE

27 fevrier 1845.


Monsieur,

Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n'oubliera
aucun de ceux qui l'ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus
vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnerent jusqu'a sa derniere
demeure le poete eminent dont vous venez aujourd'hui occuper la place.
Il faut avoir bien vecu, il faut avoir bien accompli son oeuvre et
bien rempli sa tache pour etre pleure ainsi. Ce serait une chose
grande et morale que de rendre a jamais presentes a tous les esprits
ces graves et touchantes funerailles. Beau et consolant spectacle, en
effet! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu'un jour
de fete, aussi desolee qu'un jour de calamite publique; l'affliction
royale manifestee en meme temps que l'attendrissement populaire;
toutes les tetes nues sur le passage du poete, malgre le ciel
pluvieux, malgre la froide journee d'hiver; la douleur partout, le
respect partout; le nom d'un seul homme dans toutes les bouches, le
deuil d'une seule famille dans tous les coeurs!

C'est qu'il nous etait cher a tous! c'est qu'il y avait dans son
talent cette dignite serieuse, c'est qu'il y avait dans ses oeuvres
cette empreinte de meditation severe qui appelle la sympathie, et qui
frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l'homme du peuple
jusqu'a l'homme de lettres, depuis l'ouvrier jusqu'au penseur, cet
autre ouvrier! C'est que tous, nous qui etions enfants lorsque M.
Delavigne etait homme, nous qui etions obscurs lorsqu'il etait
celebre, nous qui luttions lorsqu'on le couronnait, quelle que
fut l'ecole, quel que fut le parti, quel que fut le drapeau, nous
l'estimions et nous l'aimions! C'est que, depuis ses premiers jours
jusqu'aux derniers, sentant qu'il honorait les lettres, nous avions,
meme en restant fideles a d'autres idees que les siennes, applaudi du
fond du coeur a tous ses pas dans sa radieuse carriere, et que nous
l'avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde
qu'eprouve toute ame elevee et honnete a voir le talent monter au
succes et le genie monter a la gloire!

Vous avez apprecie, monsieur, selon la variete d'apercus et
l'excellent tour d'esprit qui vous est propre, cette riche nature,
ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier a mon tour,
quoiqu'il soit dangereux d'en parler apres vous.

Dans M. Casimir Delavigne il y avait deux poetes, le poete lyrique et
le poete dramatique. Ces deux formes du meme esprit se completaient
l'une par l'autre. Dans tous ses poemes, dans toutes ses messeniennes,
il y a de petits drames; dans ses tragedies, comme chez tous les
grands poetes dramatiques, on sent a chaque instant passer le souffle
lyrique. Disons-le a cette occasion, ce cote par lequel le drame est
lyrique, c'est tout simplement le cote par lequel il est humain.
C'est, en presence des fatalites qui viennent d'en haut, l'amour qui
se plaint, la terreur qui se recrie, la haine qui blaspheme, la pitie
qui pleure, l'ambition qui aspire, la virilite qui lutte, la jeunesse
qui reve, la vieillesse qui se resigne; c'est le moi de chaque
personnage qui parle. Or, je le repete, c'est la le cote humain du
drame. Les evenements sont dans la main de Dieu; les sentiments et les
passions sont dans le coeur de l'homme. Dieu frappe le coup, l'homme
pousse le cri. Au theatre, c'est le cri surtout que nous voulons
entendre. Cri humain et profond qui emeut une foule comme une seule
ame; douloureux dans Moliere quand il se fait jour a travers les
rires, terrible dans Shakespeare quand il sort du milieu des
catastrophes!

Nul ne saurait calculer ce que peut, sur la multitude assemblee et
palpitante, ce cri de l'homme qui souffre sous la destinee. Extraire
une lecon utile de cette emotion poignante, c'est le devoir rigoureux
du poete. Cette premiere loi de la scene, M. Casimir Delavigne l'avait
comprise ou, pour mieux dire, il l'avait trouvee en lui-meme. Nous
devenons artistes ou poetes par les choses que nous trouvons en nous.
M. Delavigne etait du nombre de ces hommes vrais ou probes, qui savent
que leur pensee peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce
qu'ils se sentent libres, et serieux parce qu'ils se sentent
responsables. Partout, dans les treize pieces qu'il a donnees au
theatre, on sent le respect profond de son art et le sentiment
profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout
spectateur interprete; il sait que, lorsqu'un poete est universel,
illustre et populaire, beaucoup d'hommes en portent au fond de leur
pensee un exemplaire qu'ils traduisent dans les conseils de leur
conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poete
integre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une
explication; Il donne un sens philosophique et moral a la fantaisie,
dans _la Princesse Aurelie_ et _le Conseiller rapporteur_; a
l'observation, dans _les Comediens_; aux recits legendaires, dans _la
Fille du Cid_; aux faits historiques, dans _les Vepres siciliennes_,
dans _Louis XI,_ dans _les Enfants d'Edouard_, dans _Don Juan
d'Autriche_, dans _la Famille au temps de Luther_. Dans _le Paria_, il
conseille les castes; dans _la Popularite_, il conseille le peuple.
Frappe de tout ce que l'age peut amener de disproportion et de perils
dans la lutte de l'homme avec la vie, de l'ame avec les passions,
preoccupe un jour du cote ridicule des choses et le lendemain de leur
cote terrible, il fit deux fois _l'Ecole des Vieillards_; la premiere
fois il l'appela _l'Ecole des Vieillards_, la seconde fois il
l'intitula _Marino Faliero_.

Je n'analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. A quoi
bon analyser ce que tous ont lu et applaudi? Enumerer simplement ces
titres glorieux, c'est rappeler a tous les esprits de beaux ouvrages
et a toutes les memoires de grands triomphes.

Quoique la faculte du beau et de l'ideal fut developpee a un rare
degre chez M. Delavigne, l'essor de la grande ambition litteraire, en
ce qu'il peut avoir parfois de temeraire et de supreme, etait arrete
en lui et comme limite par une sorte de reserve naturelle, qu'on peut
louer ou blamer, selon qu'on prefere dans les productions de l'esprit
le gout qui circonscrit ou le genie qui entreprend, mais qui etait une
qualite aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans
son caractere et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes
les perfections de son esprit, l'elevation, la precision, la maturite,
la dignite, l'elegance habituelle, et, par instants, la grace, la
clarte continue, et, par moments, l'eclat. Sa vie etait mieux que la
vie d'un philosophe, c'etait la vie d'un sage. Il avait, pour ainsi
dire, trace un cercle autour de sa destinee, comme il en avait trace
un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrite.
Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite; le soleil
d'avril sur ses roses, le soleil d'aout sur ses treilles. Il tenait
sans cesse pres de son coeur, comme pour le rechauffer, sa famille,
son enfant, ses freres, quelques amis. Il avait ce gout charmant de
l'obscurite qui est la soif de ceux qui sont celebres. Il composait
dans la solitude ces poemes qui plus tard remuaient la foule. Aussi
tous ses ouvrages, tragedies, comedies, messeniennes, eclos dans tant
de calme, couronnes de tant de succes, conservent-ils toujours, pour
qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraicheur d'ombre et
de silence qui les suit meme dans la lumiere et dans le bruit.
Appartenant a tous et se reservant pour quelques-uns, il partageait
son existence entre son pays, auquel il dediait toute son
intelligence, et sa famille, a laquelle il donnait toute son ame.
C'est ainsi qu'il a obtenu la double palme, l'une bien eclatante,
l'autre bien douce; comme poete, la renommee, comme homme, le bonheur.

Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillant eau dehors, ne
fut ni sans epreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir
Delavigne eut a lutter par le travail contre la gene. Ses premieres
annees furent rudes et severes. Plus tard son talent lui fit des amis,
son succes lui fit un public, son caractere lui fit une autorite. Par
la hauteur de son esprit, il etait, des sa jeunesse meme, au niveau
des plus illustres amities. Deux hommes eminents, vous l'avez dit,
monsieur, le rechercherent et eurent la joie, qui est aujourd'hui
une gloire, de l'aider et de le servir, M. Francais de Nantes sous
l'empire, M. Pasquier sous la restauration. Il put ainsi se livrer
paisiblement a ses travaux, sans inquietude, sans trop de souci de la
vie materielle, heureux, admire, entoure de l'affection publique, et,
en particulier, de l'affection populaire. Un jour arriva cependant ou
une injuste et impolitique defaveur vint frapper ce poete dont le nom
europeen faisait tant d'honneur a la France; il fut alors noblement
recueilli et soutenu par le prince dont Napoleon a dit: Le duc
d'Orleans est toujours reste national; grand et juste esprit qui
comprenait des lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi,
que la pensee est une puissance et que le talent est une liberte.

Quand la meditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on etudie
attentivement cette heureuse nature, on est frappe du rapport etroit
et intime qui existe entre la qualite propre de son esprit, qui etait
la clarte, et le principal trait de son caractere, qui etait la
douceur. La douceur, en effet, est une clarte de l'ame qui se repand
sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s'est
jamais dementie. Il etait doux a toute chose, a la vie, au succes, a
la souffrance; doux a ses amis, doux a ses ennemis. En butte, surtout
dans ses dernieres annees, a de violentes critiques, a un denigrement
amer et passionne, il semblait, c'est son frere qui nous l'apprend
dans une interessante biographie, il semblait ne pas s'en douter. Sa
serenite n'en etait pas alteree un instant. Il avait toujours le meme
calme, la meme expansion, la meme bienveillance, le meme sourire. Le
noble poete avait cette candide ignorance de la haine qui est propre
aux ames delicates et fieres. Il savait d'ailleurs que tout ce qui est
bon, grand, fecond, eleve, utile, est necessairement attaque; et il
se souvenait du proverbe arabe: _On ne jette de pierres qu'aux arbres
charges de fruits d'or_.

Tel etait, monsieur, l'homme justement admire que vous remplacez dans
cette compagnie.

Succeder a un poete que toute une nation regrette, quand cette nation
s'appelle la France et quand ce poete s'appelle Casimir Delavigne,
c'est plus qu'un honneur qu'on accepte, c'est un engagement qu'on
prend. Grave engagement envers la litterature, envers la renommee,
envers le pays! Cependant, monsieur, j'ai hate de rassurer votre
modestie. L'academie peut le proclamer hautement, et je suis heureux
de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement
d'accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un
utile et excellent choix. Peu d'hommes ont donne plus de gages que
vous aux lettres et aux graves labeurs de l'intelligence. Poete, dans
ce siecle ou la poesie est si haute, si puissante et si feconde, entre
la messenienne epique et l'elegie lyrique, entre Casimir Delavigne
qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le
demi-jour decouvrir un sentier qui est le votre et creer une elegie
qui est vous-meme. Vous avez donne a certains epanchements de l'ame
un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent
profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu'ils soient,
honores ou dechus, bons ou mechants. Pour arriver jusqu'a eux, votre
pensee se voile, car vous ne voulez pas troubler l'ombre ou vous
allez les trouver. Vous savez, vous poete, que ceux qui souffrent se
retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et
inquiet qui est de la honte dans les ames tombees et de la pudeur dans
les ames pures. Vous le savez, et, pour etre un des leurs, vous vous
enveloppez comme eux. De la, une poesie penetrante et timide a la
fois, qui touche discretement les fibres mysterieuses du coeur. Comme
biographe, vous avez, dans vos _Portraits de femmes_, mele le charme
a l'erudition, et laisse entrevoir un moraliste qui egale parfois la
delicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruaute de La
Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sonde des cotes inconnus
de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent
toujours cette force secrete qui se cache dans la grace de voire
talent. Comme philosophe vous avez confronte tous les systemes; comme
critique, vous avez etudie toutes les litteratures. Un jour vous
completerez et vous couronnerez ces derniers travaux qu'on ne peut
juger aujourd'hui, parce que, dans votre esprit meme, ils sont encore
inacheves; vous constaterez, du meme coup d'oeil, comme conclusion
definitive, que, s'il y a toujours, au fond de tous les systemes
philosophiques, quelque chose d'humain, c'est-a-dire de vague et
d'indecis, en meme temps il y a toujours dans l'art, quel que soit le
siecle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin, c'est-a-dire
de certain et d'absolu; de sorte que, tandis que l'etude de toutes les
philosophies mene au doute, l'etude de toutes les poesies conduit a
l'enthousiasme.

Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variete de
votre esprit, par la vivacite de vos idees toujours fines, souvent
fecondes, par ce melange d'erudition et d'imagination qui fait qu'en
vous le poete ne disparait jamais tout a fait sous le critique, et le
critique ne depouille jamais entierement le poete, vous rappelez a
l'academie un de ses membres les plus chers et les plus regrettes, ce
bon et charmant Nodier, qui etait si superieur et si-doux. Vous
lui ressemblez par le cote ingenieux, comme lui-meme ressemblait a
d'autres grands esprits par le cote insouciant. Nodier nous rendait
quelque chose de La Fontaine; vous nous rendrez quelque chose de
Nodier.

Il etait impossible, monsieur, que, par la nature de vos travaux et la
pente de votre talent enclin surtout a la curiosite biographique et
litteraire, vous n'en vinssiez pas a arreter quelque jour vos
regards sur deux groupes celebres de grands esprits qui donnent au
dix-septieme siecle ses deux aspects les plus originaux, l'hotel de
Rambouillet et Port-Royal. L'un a ouvert le dix-septieme siecle,
l'autre l'a accompagne et ferme. L'un a introduit l'imagination dans
la langue, l'autre y a introduit l'austerite. Tous deux, places pour
ainsi dire aux extremites opposees de la pensee humaine, ont repandu
une lumiere diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement,
et combinees plus heureusement encore; et dans certains chefs-d'oeuvre
de notre litterature, places en quelque sorte a egale distance de l'un
et de l'autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout
ensemble l'esprit dans son besoin d'imagination et l'ame dans son
besoin de gravite, on voit se meler et se confondre leur double
rayonnement.

De ces deux grands faits qui caracterisent une epoque illustre et qui
ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les moeurs, le
premier, l'hotel de Rambouillet, a obtenu de vous, ca et la, quelques
coups de pinceau vifs et spirituels; le second, Port-Royal, a eveille
et fixe votre attention. Vous lui avez consacre un excellent livre,
qui, bien que non termine, est sans contredit le plus important de
vos ouvrages. Vous avez bien fait, monsieur. C'est un digne sujet de
meditation et d'etude que cette grave famille de solitaires qui a
traverse le dix-septieme siecle, persecutee et honoree, admiree et
haie, recherchee par les grands et poursuivie par les puissants,
trouvant moyen d'extraire de sa faiblesse et de son isolement meme je
ne sais quelle imposante et inexplicable autorite, et faisant servir
les grandeurs de l'intelligence a l'agrandissement de la foi. Nicole,
Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires
tranquilles, noms venerables, parmi lesquels brillent chastement trois
femmes, anges austeres, qui ont dans la saintete cette majeste que les
femmes romaines avaient dans l'heroisme! Belle et savante ecole qui
substituait, comme maitre et docteur de l'intelligence, saint Augustin
a Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le
president de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puise tout
ensemble dans saint Francois de Sales l'extreme douceur et dans l'abbe
de Saint-Cyran l'extreme severite! A vrai dire, et qui le sait mieux
que vous, monsieur (car dans tout ce que je dis en ce moment, j'ai
votre livre present a l'esprit)? l'oeuvre de Port-Royal ne fut
litteraire que par occasion, et de cote, pour ainsi parler; le
veritable but de ces penseurs attristes et rigides etait purement
religieux. Resserrer le lien de l'eglise au dedans et a l'exterieur
par plus de discipline chez le pretre et plus de croyance chez le
fidele; reformer Rome en lui obeissant; faire a l'interieur et avec
amour ce que Luther avait tente au dehors et avec colere; creer
en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse
voluptueuse et corrompue, une classe intermediaire, saine, stoique et
forte, une haute bourgeoisie intelligente et chretienne; fonder une
eglise modele dans l'eglise, une nation modele dans la nation, telle
etait l'ambition secrete, tel etait le reve profond de ces hommes
qui etaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont
illustres aujourd'hui par le resultat litteraire. Et pour arriver a
ce but, pour fonder la societe selon la foi, entre les verites
necessaires, la plus necessaire a leurs yeux, la plus lumineuse, la
plus efficace, celle que leur demontraient le plus invinciblement leur
croyance et leur raison, c'etait l'infirmite de l'homme prouvee par la
tache originelle, la necessite d'un Dieu redempteur, la divinite du
Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce cote, comme s'ils
devinaient que la etait le peril. Ils entassaient livres sur livres,
preuves sur preuves, demonstrations sur demonstrations. Merveilleux
instinct de prescience qui n'appartient qu'aux serieux esprits!
Comment ne pas insister sur ce point? Ils batissaient cette grande
forteresse a la hate, comme s'ils pressentaient une grande attaque. On
eut dit que ces hommes du dix-septieme siecle prevoyaient les hommes
du dix-huitieme. On eut dit que, penches sur l'avenir, inquiets et
attentifs, sentant a je ne sais quel ebranlement sinistre qu'une
legion inconnue etait en marche dans les tenebres, ils entendaient
de loin venir dans l'ombre la sombre et tumultueuse armee de
l'Encyclopedie, et qu'au milieu de cette rumeur obscure ils
distinguaient deja confusement la parole triste et fatale de
Jean-Jacques et l'effrayant eclat de rire de Voltaire!

On les persecutait, mais ils y songeaient a peine. Ils etaient plus
occupes des perils de leur foi dans l'avenir que des douleurs de leur
communaute dans le present. Ils ne demandaient rien, ils ne
voulaient rien, ils n'ambitionnaient rien; ils travaillaient et ils
contemplaient. Ils vivaient dans l'ombre du monde et dans la clarte de
l'esprit. Spectacle auguste et qui emeut l'ame en frappant la pensee!
Tandis que Louis XIV domptait l'Europe, que Versailles emerveillait
Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait
Moliere; tandis que le siecle retentissait d'un bruit de fete et de
victoire; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les
esprits le grand regne, eux, ces reveurs, ces solitaires, promis a
l'exil, a la captivite, a la mort obscure et lointaine, enfermes dans
un cloitre devoue a la ruine et dont la charrue devait effacer
les derniers vestiges, perdus dans un desert a quelques pas de ce
Versailles, de ce Paris, de ce grand regne, de ce grand roi,
laboureurs et penseurs, cultivant la terre, etudiant les textes,
ignorant ce que faisaient la France et l'Europe, cherchant dans
l'ecriture sainte les preuves de la divinite de Jesus, cherchant dans
la creation la glorification du createur, l'oeil fixe uniquement sur
Dieu, meditaient les livres sacres et la nature eternelle, la bible
ouverte dans l'eglise et le soleil epanoui dans les cieux!

Leur passage n'a pas ete inutile. Vous l'avez dit, monsieur, dans le
livre remarquable qu'ils vous ont inspire, ils ont laisse leur trace
dans la theologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la
litterature, et, aujourd'hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire,
la lumiere interieure et secrete de quelques grands esprits. Leur
maison a ete demolie, leur champ a ete ravage, leurs tombes ont ete
violees, mais leur memoire est sainte, mais leurs idees sont debout,
mais des choses qu'ils ont semees, beaucoup ont germe dans les ames,
quelques-unes ont germe dans les coeurs. Pourquoi cette victoire a
travers ces calamites? Pourquoi ce triomphe malgre cette persecution?
Ce n'est pas seulement parce qu'ils etaient superieurs, c'est aussi,
c'est surtout parce qu'ils etaient sinceres! C'est qu'ils croyaient,
c'est qu'ils etaient convaincus, c'est qu'ils allaient a leur but
pleins d'une volonte unique et d'une foi profonde. Apres avoir lu
et medite leur histoire, on serait tente de s'ecrier:--Qui que vous
soyez, voulez-vous avoir de grandes idees et faire de grandes choses?
Croyez! ayez foi! Ayez une foi religieuse, une foi patriotique,
une foi litteraire. Croyez a l'humanite, au genie, a l'avenir, a
vous-memes. Sachez d'ou vous venez pour savoir ou vous allez. La foi
est bonne et saine a l'esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut
croire. C'est de foi et de conviction que sont faites en morale les
actions saintes et en poesie les idees sublimes.

Nous ne sommes plus, monsieur, au temps de ces grands devouements a
une pensee purement religieuse. Ce sont la de ces enthousiasmes sur
lesquels Voltaire et l'ironie ont passe. Mais, disons-le bien haut, et
ayons quelque fierte de ce qui nous reste, il y a place encore dans
nos ames pour des croyances efficaces, et la flamme genereuse n'est
pas eteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd'hui
comme autrefois l'identite meme de l'ecrivain. Le penseur, en ce
siecle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le
repete, a la patrie, a l'intelligence, a la poesie, a la liberte. Le
sentiment national, par exemple, n'est-il pas a lui seul toute une
religion? Telle heure peut sonner ou la foi au pays, le sentiment
patriotique, profondement exalte, fait tout a coup, d'un jeune homme
qui s'ignorait lui-meme, un Tyrtee, rallie d'innombrables ames avec
le cri d'une seule, et donne a la parole d'un adolescent l'etrange
puissance d'emouvoir tout un peuple.

Et a ce propos, puisque j'y suis naturellement amene par mon sujet,
permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, apres vous,
monsieur, un souvenir.

Il est une epoque, une epoque fatale, que n'ont pu effacer de nos
memoires quinze ans de luttes pour la liberte, quinze ans de luttes
pour la civilisation, trente annees d'une paix feconde. C'est le
moment ou tomba celui qui etait si grand que sa chute parut etre la
chute meme de la France. La catastrophe fut decisive et complete. En
un jour tout fut consomme. La Rome moderne fut livree aux hommes du
nord comme l'avait ete la Rome ancienne; l'armee de l'Europe entra
dans la capitale du monde; les drapeaux de vingt nations flotterent
deployes au milieu des fanfares sur nos places publiques; naguere ils
venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maitres en route.
Les chevaux des cosaques brouterent l'herbe des Tuileries. Voila ce
que nos yeux ont vu! Ceux d'entre nous qui etaient des hommes se
souviennent de leur indignation profonde; ceux d'entre nous qui
etaient des enfants se souviennent de leur etonnement douloureux.

L'humiliation etait poignante. La France courbait la tete dans le
sombre silence de Niobe. Elle venait de voir tomber, a quatre journees
de Paris, sur le dernier champ de bataille de l'empire, les veterans
jusque-la invincibles qui rappelaient au monde ces legions romaines
qu'a glorifiees Cesar et cette infanterie espagnole dont Bossuet a
parle. Ils etaient morts d'une mort sublime, ces vaincus heroiques,
et nul n'osait prononcer leurs noms. Tout se taisait; pas un cri de
regret; pas une parole de consolation. Il semblait qu'on eut peur du
courage et qu'on eut honte de la gloire.

Tout a coup, au milieu de ce silence, une voix s'eleva, une voix
inattendue, une voix inconnue, parlant a toutes les ames avec un
accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour
les heros. Cette voix honorait les vaincus, et disait:

    Parmi des tourbillons de flamme et de fumee,
    O douleur! quel spectacle a mes yeux vient s'offrir?
    Le bataillon sacre, seul devant une armee,
              S'arrete pour mourir!

Cette voix relevait la France abattue, et disait:

    Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
    Je depose a ses pieds ma joie et mes douleurs;
         J'ai des chants pour toutes ses gloires,
         Des larmes pour tous ses malheurs!

Qui pourrait dire l'inexprimable effet de ces douces et fieres
paroles? Ce fut dans toutes les ames un enthousiasme electrique et
puissant, dans toutes les bouches une acclamation fremissante qui
saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel melange de
colere et d'amour, et qui fit en un jour d'un jeune homme inconnu un
poete national. La France redressa la tete, et, a dater de ce moment,
en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire
et sa grandeur litteraire, la renommee du poete se rattacha dans la
pensee de tous a la catastrophe meme, comme pour la voiler et
l'amoindrir. Disons-le, parce que c'est glorieux a dire, le lendemain
du jour ou la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et
funebre, _Waterloo_, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et
eclatant, _Casimir Delavigne_.

Oh! que c'est la un beau souvenir pour le genereux poete, et une
gloire digne d'envie! Quel homme de genie ne donnerait pas sa plus
belle oeuvre pour cet insigne honneur d'avoir fait battre alors d'un
mouvement de joie et d'orgueil le coeur de la France accablee et
desesperee? Aujourd'hui que la belle ame du poete a disparu derriere
l'horizon d'ou elle nous envoie encore tant de lumiere, rappelons-nous
avec attendrissement son aube si eblouissante et si pure. Qu'une
pieuse reconnaissance s'attache a jamais a cette noble poesie qui fut
une noble action! Qu'elle suive Casimir Delavigne, et qu'apres avoir
fait une couronne a sa vie, elle fasse une aureole a son tombeau!
Envions-le et aimons-le! Heureux le fils dont on peut dire: Il a
console sa mere! Heureux le poete dont on peut dire: Il a console la
patrie!




CHAMBRE DES PAIRS

1845-1848


I

LA POLOGNE


[Note: Dans la discussion du projet de loi relatif aux depenses
secretes M. de Montalembert vint plaider la cause de la Pologne et
adjurer le Gouvernement de sortir de sa politique egoiste. M. Guizot
repondit que le gouvernement du roi persistait et persisterait
dans les deux regles de conduite qu'il s'etait imposees: la
non-intervention dans les affaires de Pologne; les secours, l'asile
offert aux malheureux polonais. "L'opposition, disait M. Guizot, peut
tenir le langage qui lui plait; elle peut, sans rien faire, sans rien
proposer, donner a ses reproches toute l'amertume, a ses esperances
toute la latitude qui lui conviennent. Il y a, croyez-moi, bien
autant, et c'est par egard que je ne dis pas bien plus, de moralite,
de dignite, de vraie charite meme envers les polonais, a ne promettre
et a ne dire que ce qu'on fait reellement."--En somme, M. Guizot
tenait le debat engage pour inutile et ne pensait pas que la
discussion des droits de la Pologne, que l'expression du jugement de
la France pussent produire aucun effet heureux pour la reconstitution
de la nationalite polonaise. Le gouvernement francais, selon M.
Guizot, devait remplir son devoir de neutralite _en contenant, pour
obeir a l'interet legitime de son pays, les sentiments qui s'elevaient
aussi dans son ame_.--Apres M. le prince de la Moskowa qui repondit a
M. Guizot, M. Victor Hugo monta a la tribune. Ce discours, le premier
discours politique qu'ait prononce Victor Hugo, fut tres froidement
accueilli. (_Note de l'editeur_.)]


19 mars 1846.

Messieurs,

Je dirai tres peu de mots. Je cede a un sentiment irresistible qui
m'appelle a cette tribune.

La question qui se debat en ce moment devant cette noble assemblee
n'est pas une question ordinaire, elle depasse la portee habituelle
des questions politiques; elle reunit dans une commune et universelle
adhesion les dissidences les plus declarees, les opinions les plus
contraires, et l'on peut dire, sans craindre d'etre dementi, que
personne dans cette enceinte, personne, n'est etranger a ces nobles
emotions, a ces profondes sympathies.

D'ou vient ce sentiment unanime? Est-ce que vous ne sentez pas tous
qu'il y a une certaine grandeur dans la question qui s'agite? C'est la
civilisation meme qui est compromise, qui est offensee par certains
actes que nous avons vu s'accomplir dans un coin de l'Europe. Ces
actes, messieurs, je ne veux pas les qualifier, je n'envenimerai pas
une plaie vive et saignante. Cependant je le dis, et je le dis tres
haut, la civilisation europeenne recevrait une serieuse atteinte, si
aucune protestation ne s'elevait contre le procede du gouvernement
autrichien envers la Gallicie.

Deux nations entre toutes, depuis quatre siecles, ont joue dans la
civilisation europeenne un role desinteresse; ces deux nations sont la
France et la Pologne. Notez ceci, messieurs: la France dissipait les
tenebres, la Pologne repoussait la barbarie; la France repandait les
idees, la Pologne couvrait la frontiere. Le peuple francais a ete le
missionnaire de la civilisation en Europe; le peuple polonais en a ete
le chevalier.

Si le peuple polonais n'avait pas accompli son oeuvre, le peuple
francais n'aurait pas pu accomplir la sienne. A un certain jour, a
une certaine heure, devant une invasion formidable de la barbarie, la
Pologne a eu Sobieski comme la Grece avait eu Leonidas.

Ce sont la, messieurs, des faits qui ne peuvent s'effacer de la
memoire des nations. Quand un peuple a travaille pour les autres
peuples, il est comme un homme qui a travaille pour les autres hommes,
la reconnaissance de tous l'entoure, la sympathie de tous lui est
acquise, il est glorifie dans sa puissance, il est respecte dans son
malheur, et si, par la durete des temps, ce peuple, qui n'a jamais eu
l'egoisme pour loi, qui n'a jamais consulte que sa generosite, que
les nobles et puissants instincts qui le portaient a defendre la
civilisation, si ce peuple devient un petit peuple, il reste une
grande nation.

C'est la, messieurs, la destinee de la Pologne. Mais la Pologne,
messieurs les pairs, est grande encore parmi vous; elle est grande
dans les sympathies de la France; elle est grande dans les respects de
l'Europe! Pourquoi? C'est qu'elle a servi la communaute europeenne;
c'est qu'a certains jours, elle a rendu a toute l'Europe de ces
services qui ne s'oublient pas.

Aussi, lorsque, il y a quatrevingts ans, cette nation a ete rayee du
nombre des nations, un sentiment douloureux, un sentiment de profond
respect s'est manifeste dans l'Europe entiere.

En 1773, la Pologne est condamnee; quatrevingts ans ont passe, et
personne ne pourrait dire que ce fait soit accompli. Au bout de
quatrevingts ans, ce grave fait de la radiation d'un peuple, non, ce
n'est point un fait accompli! Avoir demembre la Pologne, c'etait le
remords de Frederic II; n'avoir pas releve la Pologne, c'etait le
regret de Napoleon.

Je le repete, lorsqu'une nation a rendu au groupe des autres nations
de ces services eclatants, elle ne peut plus disparaitre; elle vit,
elle vit a jamais! Opprimee ou heureuse, elle rencontre la sympathie;
elle la trouve toutes les fois qu'elle se leve.

Certes, je pourrais presque me dispenser de le dire, je ne suis pas de
ceux qui appellent les conflits des puissances et les conflagrations
populaires. Les ecrivains, les artistes, les poetes, les philosophes,
sont les hommes de la paix. La paix fait fructifier les idees en meme
temps que les interets. C'est un magnifique spectacle depuis trente
ans que cette immense paix europeenne, que cette union profonde des
nations dans le travail universel de l'industrie, de la science et de
la pensee. Ce travail, c'est la civilisation meme.

Je suis heureux de la part que mon pays prend a cette paix feconde, je
suis heureux de sa situation libre et prospere sous le roi illustre
qu'il s'est donne; mais je suis fier aussi des fremissements genereux
qui l'agitent quand l'humanite est violee, quand la liberte est
opprimee sur un point quelconque du globe; je suis fier de voir, au
milieu de la paix de l'Europe, mon pays prendre et garder une
attitude a la fois sereine et redoutable, sereine parce qu'il espere,
redoutable parce qu'il se souvient.

Ce qui fait qu'aujourd'hui j'eleve la parole, c'est que le
fremissement genereux de la France, je le sens comme vous tous; c'est
que la Pologne ne doit jamais appeler la France en vain; c'est que je
sens la civilisation offensee par les actes recents du gouvernement
autrichien. Dans ce qui vient de se faire en Gallicie, les paysans
n'ont pas ete payes, on le nie du moins; mais ils ont ete provoques
et encourages, cela est certain. J'ajoute que cela est fatal. Quelle
imprudence! s'abriter d'une revolution politique dans une revolution
sociale! Redouter des rebelles et creer des bandits!

Que faire maintenant? Voila la question qui nait des faits eux-memes
et qu'on s'adresse de toutes parts. Messieurs les pairs, cette tribune
a un devoir. Il faut qu'elle le remplisse. Si elle se taisait, M. le
ministre des affaires etrangeres, ce grand esprit, serait le premier,
je n'en doute pas, a deplorer son silence.

Messieurs, les elements du pouvoir d'une grande nation ne se composent
pas seulement de ses flottes, de ses armees, de la sagesse de ses
lois, de l'etendue de son territoire. Les elements du pouvoir d'une
grande nation sont, outre ce que je viens de dire, son influence
morale, l'autorite de sa raison et de ses lumieres, son ascendant
parmi les nations civilisatrices.

Eh bien, messieurs, ce qu'on vous demande, ce n'est pas de jeter la
France dans l'impossible et dans l'inconnu; ce qu'on vous demande
d'engager dans cette question, ce ne sont pas les armees et les
flottes de la France, ce n'est pas sa puissance continentale et
militaire, c'est son ascendant moral, c'est l'autorite qu'elle a si
legitimement parmi les peuples, cette grande nation qui fait au profit
du monde entier depuis trois siecles toutes les experiences de la
civilisation et du progres.

Mais qu'est-ce que c'est, dira-t-on, qu'une intervention morale?
Peut-elle avoir des resultats materiels et positifs?

Pour toute reponse, un exemple.

Au commencement du dernier siecle, l'inquisition espagnole etait
encore toute-puissante. C'etait un pouvoir formidable qui dominait
la royaute elle-meme, et qui, des lois, avait presque passe dans les
moeurs. Dans la premiere moitie du dix-huitieme siecle, de 1700 a
1750, le saint-office n'a pas fait moins de douze mille victimes, dont
seize cents moururent sur le bucher. Eh bien, ecoutez ceci. Dans la
seconde moitie du meme siecle, cette meme inquisition n'a fait que
quatrevingt-dix-sept victimes. Et, sur ce nombre, combien de buchers
a-t-elle dresses? Pas un seul. Pas un seul! Entre ces deux chiffres,
douze mille et quatrevingt-dix-sept, seize cents buchers et pas un
seul, qu'y a-t-il? Y a-t-il une guerre? y a-t-il intervention directe
et armee d'une nation? y a-t-il effort de nos flottes et de nos
armees, ou meme simplement de notre diplomatie? Non, messieurs, il
n'y a eu que ceci, une intervention morale. Voltaire et la France ont
parle, l'inquisition est morte.

Aujourd'hui comme alors une intervention morale peut suffire. Que la
presse et la tribune francaises elevent la voix, que la France parle,
et, dans un temps donne, la Pologne renaitra.

Que la France parle, et les actes sauvages que nous deplorons seront
impossibles, et l'Autriche et la Russie seront contraintes d'imiter
le noble exemple de la Prusse, d'accepter les nobles sympathies de
l'Allemagne pour la Pologne.

Messieurs, je ne dis plus qu'un mot. L'unite des peuples s'incarne de
deux facons, dans les dynasties et dans les nationalites. C'est de
cette maniere, sous cette double forme, que s'accomplit ce difficile
labeur de la civilisation, oeuvre commune de l'humanite; c'est de
cette maniere que se produisent les rois illustres et les peuples
puissants. C'est en se faisant nationalite ou dynastie que le passe
d'un empire devient fecond et peut produire l'avenir. Aussi c'est une
chose fatale quand les peuples brisent des dynasties; c'est une chose
plus fatale encore quand les princes brisent des nationalites.

Messieurs, la nationalite polonaise etait glorieuse; elle eut du etre
respectee. Que la France avertisse les princes, qu'elle mette un terme
et qu'elle fasse obstacle aux barbaries. Quand la France parle,
le monde ecoute; quand la France conseille, il se fait un travail
mysterieux dans les esprits, et les idees de droit et de liberte,
d'humanite et de raison, germent chez tous les peuples.

Dans tous les temps, a toutes les epoques, la France a joue dans
la civilisation ce role considerable, et ceci n'est que du pouvoir
spirituel, c'est le pouvoir qu'exercait Rome au moyen age. Rome etait
alors un etat de quatrieme rang, mais une puissance de premier ordre.
Pourquoi? C'est que Rome s'appuyait sur la religion des peuples, sur
une chose d'ou toutes les civilisations decoulent.

Voila, messieurs, ce qui a fait Rome catholique puissante, a une
epoque ou l'Europe etait barbare.

Aujourd'hui la France a herite d'une partie de cette puissance
spirituelle de Rome; la France a, dans les choses de la civilisation,
l'autorite que Rome avait et a encore dans les choses de la religion.

Ne vous etonnez pas, messieurs, de m'entendre meler ces mots,
civilisation et religion; la civilisation, c'est la religion
appliquee.

La France a ete et est encore plus que jamais la nation qui preside au
developpement des autres peuples.

Que de cette discussion il resulte au moins ceci: les princes qui
possedent des peuples ne les possedent pas comme maitres, mais comme
peres; le seul maitre, le vrai maitre est ailleurs; la souverainete
n'est pas dans les dynasties, elle n'est pas dans les princes,
elle n'est pas dans les peuples non plus, elle est plus haut; la
souverainete est dans toutes les idees d'ordre et de justice, la
souverainete est dans la verite.

Quand un peuple est opprime, la justice souffre, la verite, la
souverainete du droit, est offensee; quand un prince est injustement
outrage ou precipite du trone, la justice souffre egalement, la
civilisation souffre egalement. Il y a une eternelle solidarite entre
les idees de justice qui font le droit des peuples et les idees de
justice qui font le droitdes princes. Dites-le aujourd'hui aux tetes
couronnees comme vous le diriez aux peuples dans l'occasion.

Que les hommes qui gouvernent les autres hommes le sachent, le pouvoir
moral de la France est immense. Autrefois, la malediction de Rome
pouvait placer un empire en dehors du monde religieux; aujourd'hui
l'indignation de la France peut jeter un prince en dehors du monde
civilise.

Il faut donc, il faut que la tribune francaise, a cette heure,
eleve en faveur de la nation polonaise une voix desinteressee et
independante; qu'elle proclame, en cette occasion, comme en toutes,
les eternelles idees d'ordre et de justice, et que ce soit au nom des
idees de stabilite et de civilisation qu'elle defende la cause de la
Pologne opprimee. Apres toutes nos discordes et toutes nos guerres,
les deux nations dont je parlais en commencant, cette France qui a
eleve et muri la civilisation de l'Europe, cette Pologne qui l'a
defendue, ont subi des destinees diverses; l'une a ete amoindrie, mais
elle est restee grande; l'autre a ete enchainee, mais elle est restee
fiere. Ces deux nations aujourd'hui doivent s'entendre, doivent avoir
l'une pour l'autre cette sympathie profonde de deux soeurs qui ont
lutte ensemble. Toutes deux, je l'ai dit et je le repete, ont beaucoup
fait pour l'Europe; l'une s'est prodiguee, l'autre s'est devouee.

Messieurs, je me resume et je finis par un mot. L'intervention de la
France dans la grande question qui nous occupe, cette intervention ne
doit pas etre une intervention materielle, directe, militaire, je ne
le pense pas. Cette intervention doit etre une intervention purement
morale; ce doit etre l'adhesion et la sympathie hautement exprimees
d'un grand peuple, heureux et prospere, pour un autre peuple opprime
et abattu. Rien de plus, mais rien de moins.


II

CONSOLIDATION ET DEFENSE DU LITTORAL


[Note: Dans la seance du 27 juin, un incident fut souleve, par M. de
Boissy, sur l'ordre du jour. La chambre avait a discuter deux projets
de loi: le premier etait relatif a des travaux a executer dans
differents ports de commerce, le second decretait le rachat du havre
de Courseulles. M. de Boissy voulait que la discussion du premier de
ces projets, qui emportait 13 millions de depense, fut remise apres le
vote du budget des recettes. La proposition de M. de Boissy, combattue
par M. Dumon, le ministre des travaux publics et par M. Tupinier,
rapporteur de la commission qui avait examine les projets de loi, fut
rejetee apres ce discours de M. Victor Hugo. La discussion eut lieu
dans la seance du 29. (_Note de l'editeur_.)]


27 juin et 1er juillet 1846.

Messieurs,

Je me reunis aux observations presentees par M. le ministre des
travaux publics. Les degradations auxquelles il s'agit d'obvier
marchent, il faut le dire, avec une effrayante rapidite. Il y a pour
moi, et pour ceux qui ont etudie cette matiere, il y a urgence. Dans
mon esprit meme, le projet de loi a une portee plus grande que dans
la pensee de ses auteurs. La loi qui vous est presentee n'est qu'une
parcelle d'une grande loi, d'une grande loi possible, d'une grande loi
necessaire; cette loi, je la provoque, je declare que je voudrais
la voir discuter par les chambres, je voudrais la voir presenter et
soutenir par l'excellent esprit et l'excellente parole de l'honorable
ministre qui tient en ce moment le portefeuille des travaux publics.

L'objet de cette grande loi dont je deplore l'absence, le voici:
maintenir, consolider et ameliorer au double point de vue militaire
et commercial la configuration du littoral de la France. (_Mouvement
d'attention._)

Messieurs, si on venait vous dire: Une de vos frontieres est menacee;
vous avez un ennemi qui, a toute heure, en toute saison, nuit et jour,
investit et assiege une de vos frontieres, qui l'envahit sans cesse,
qui empiete sans relache, qui aujourd'hui vous derobe une langue de
terre, demain une bourgade, apres-demain une ville frontiere; si
l'on vous disait cela, a l'instant meme cette chambre seleverait et
trouverait que ce n'est pas trop de toutes les forces du pays pour le
defendre contre un pareil danger. Eh bien, messieurs les pairs, cette
frontiere, elle existe, c'est votre littoral; cet ennemi, il existe,
c'est l'ocean. (_Mouvement._) Je ne veux rien exagerer. M. le ministre
des travaux publics sait comme moi que les degradations des cotes de
France sont nombreuses et rapides; il sait, par exemple, que cette
immense falaise, qui commence a l'embouchure de la Somme et qui
finit a l'embouchure de la Seine, est dans un etat de demolition
perpetuelle. Vous n'ignorez pas que la mer agit incessamment sur
les cotes; de meme que l'action de l'atmosphere use les montagnes,
l'action de la mer use les cotes. L'action atmospherique se complique
d'une multitude de phenomenes. Je demande pardon a la chambre si
j'entre dans ces details, mais je crois qu'ils sont utiles pour
demontrer l'urgence du projet actuel et l'urgence d'une plus grande
loi sur cette matiere. (_De toutes parts: Parlez! parlez!_)

Messieurs, je viens de le dire, l'action de l'atmosphere qui agit sur
les montagnes se complique d'une multitude de phenomenes; il faut des
milliers d'annees a l'action atmospherique pour demolir une muraille
comme les Pyrenees, pour creer une ruine comme le cirque de Gavarnie,
ruine qui est en meme temps le plus merveilleux des edifices. Il faut
tres peu de temps aux flots de la mer pour degrader une cote; un
siecle ou deux suffisent, quelquefois moins de cinquante ans,
quelquefois un coup d'equinoxe. Il y a la destruction continue et la
destruction brusque.

Depuis l'embouchure de la Somme jusqu'a l'embouchure de la Seine, si
l'on voulait compter toutes les degradations quotidiennes qui ont
lieu, on serait effraye. Etretat s'ecroule sans cesse; le Bourgdault
avait deux villages il y a un siecle, le village du bord de la mer,
et le village du haut de la cote. Le premier a disparu, il n'existe
aujourd'hui que le village du haut de la cote. Il y avait une eglise,
l'eglise d'en bas, qu'on voyait encore il y a trente ans, seule et
debout au milieu des flots comme un navire echoue; un jour l'ouragan a
souffle, un coup de mer est venu, l'eglise a sombre. (_Mouvement._) Il
ne reste rien aujourd'hui de cette population de pecheurs, de ce petit
port si utile. Messieurs, vous ne l'ignorez pas, Dieppe s'encombre
tous les jours; vous savez que tous nos ports de la Manche sont dans
un etat grave, et pour ainsi dire atteints d'une maladie serieuse et
profonde.

Vous parlerai-je du Havre, dont l'etat doit vous preoccuper au plus
haut degre? J'insiste sur ce point; je sais que ce port n'a pas ete
mis dans la loi, je voudrais cependant qu'il fixat l'attention de M.
le ministre des travaux publics. Je prie la chambre de me permettre de
lui indiquer rapidement quels sont les phenomenes qui ameneront, dans
un temps assez prochain, la destruction de ce grand port, qui est a
l'Ocean ce que Marseille est a la Mediterranee. (_Parlez! parlez!_)

Messieurs, il y a quelques jours on discutait devant vous, avec une
remarquable lucidite de vues, la question de la marine; cette question
a ete traitee dans une autre enceinte avec une egale superiorite. La
puissance maritime d'une nation se fonde sur quatre elements: les
vaisseaux, les matelots, les colonies et les ports; je cite celui-ci
le dernier, quoiqu'il soit le premier. Eh bien, la question des
vaisseaux et des matelots a ete approfondie, la question des colonies
a ete effleuree; la question des ports n'a pas ete traitee, elle n'a
pas meme ete entrevue. Elle se presente aujourd'hui, c'est le moment
sinon de la traiter a fond, au moins de l'effleurer aussi. (_Oui!
oui!_)

C'est du gouvernement que doivent venir les grandes impulsions; mais
c'est des chambres, c'est de cette chambre en particulier, que doivent
venir les grandes indications. (_Tres bien!_)

Messieurs, je touche ici a un des plus grands interets de la France,
je prie la chambre de s'en penetrer. Je le repete et j'y insiste,
maintenir, consolider et ameliorer, au profit de notre marine
militaire et marchande, la configuration de notre littoral, voila le
but qu'on doit se proposer. (_Oui, tres bien!_) La loi actuelle n'a
qu'un defaut, ce n'est pas un manque d'urgence, c'est un manque de
grandeur. (_Sensation._)

Je voudrais que la loi fut un systeme, qu'elle fit partie d'un
ensemble, que le ministre nous l'eut presentee dans un grand but et
dans une grande vue, et qu'une foule de travaux importants, serieux,
considerables fussent entrepris dans ce but par la France. C'est la,
je le repete, un immense interet national. (_Vif assentiment._)

Voici, puisque la chambre semble m'encourager, ce qui me parait devoir
frapper son attention. Le courant de la Manche....

M. LE CHANCELIER.--J'invite l'orateur a se renfermer dans le projet en
discussion.

M. VICTOR HUGO.--Voici ce que j'aurai l'honneur de faire remarquer a
M. le chancelier. Une loi contient toujours deux points de vue, le
point de vue special et le point de vue general; le point de vue
special, vous venez de l'entendre traiter; le point de vue general, je
l'aborde.

Eh bien! lorsqu'une loi souleve des questions aussi graves, vous
voudriez que ces questions passassent devant la chambre sans etre
traitees, sans etre examinees par elle! (_Bruit._)

A l'heure qu'il est, la question d'urgence se discute; je crois qu'il
ne s'agit que de cette question, et c'est elle que je traite, je suis
donc dans la question. (_Plusieurs voix: Oui! oui!_) Je crois pouvoir
demontrer a cette noble chambre qu'il y a urgence pour cette loi,
parce qu'il y a urgence pour tout le littoral.

Maintenant si, au nombre des arguments dont je dois me servir,
je presente le fait d'une grande imminence, d'un peril demontre,
constate, evident pour tous, et en particulier pour M. le ministre des
travaux publics, il me semble que je puis, que je dois invoquer cette
grande urgence, signaler ce grand peril, et que si je puis reussir a
montrer qu'il y a la un serieux interet public, je n'aurai pas mal
employe le temps que la chambre aura bien voulu m'accorder. (_Adhesion
sur plusieurs bancs._)

Si la question d'ordre du jour s'oppose a ce que je continue un
developpement que je croyais utile, je prierai la chambre de vouloir
bien me reserver la parole au moment de la discussion de cette loi
(_Sans doute! sans doute!_), car je crois necessaire de dire a la
chambre certaines choses; mais dans ce moment-ci je ne parle que pour
soutenir l'urgence du projet de loi. J'approuve l'insistance de M. le
ministre des travaux publics; je l'appuie, je l'appuie energiquement.

Vous nous mettez en presence d'une petite loi; je la vote, je la vote
avec empressement; mais j'en provoque une grande.

Vous nous apportez des travaux partiels, je les approuve; mais je
voudrais des travaux d'ensemble.

J'insiste sur l'importance de la question. (_Parlez! parlez!_)

Messieurs, toute nation a la fois continentale et maritime comme la
France a toujours trois questions qui dominent toutes les autres, et
d'ou toutes les autres decoulent. De ces trois questions, la premiere,
la voici: ameliorer la condition de la population. Voici la seconde:
maintenir et defendre l'integrite du territoire. Voici la troisieme:
maintenir et consolider la configuration du littoral.

Maintenir le territoire, c'est-a-dire surveiller l'etranger.
Consolider le littoral, c'est-a-dire surveiller l'ocean.

Ainsi, trois questions de premier ordre: le peuple, le territoire,
le littoral. De ces trois questions, les deux premieres apparaissent
frequemment sous toutes les formes dans les deliberations des
assemblees. Lorsque l'imprevoyance des hommes les retire de l'ordre
du jour, la force des choses les y remet. La troisieme question, le
littoral, semble preoccuper moins vivement les corps deliberants.
Est-elle plus obscure que les deux autres? Elle se complique, a la
verite, d'un element politique et d'un element geologique, elle exige
de certaines etudes speciales; cependant elle est, comme les deux
autres, un serieux interet public.

Chaque fois que cette question du littoral, du littoral de la France
en particulier, se presente a l'esprit, voici ce qu'elle offre de
grave et d'inquietant: la degradation de nos dunes et de nos falaises,
la ruine des populations riveraines, l'encombrement de nos ports,
l'ensablement des embouchures de nos fleuves, la creation des barres
et des traverses, qui rendent la navigation si difficile, la frequence
des sinistres, la diminution de la marine militaire et de la marine
marchande; enfin, messieurs, notre cote de France, nue et desarmee,
en presence de la cote d'Angleterre, armee, gardee et formidable!
(_Emotion_.)

Vous le voyez, messieurs, vous le sentez, et ce mouvement de la
chambre me le prouve, cette question a de la grandeur, elle est digne
d'occuper au plus haut point cette noble assemblee.

Ce n'est pas cependant a la derniere heure d'une session, a la
derniere heure d'une legislature, qu'un pareil sujet peut etre aborde
dans tous ses details, examine dans toute son etendue. On n'explore
pas au dernier moment un si vaste horizon, qui nous apparait tout
a coup. Je me bornerai a un coup d'oeil. Je me bornerai a quelques
considerations generales pour fixer l'attention de la chambre,
l'attention de M. le ministre des travaux publics, l'attention du
pays, s'il est possible. Notre but, aujourd'hui, mon but a moi, le
voici en deux, mots; je l'ai dit en commencant: voter une petite loi,
et en ebaucher une grande.

Messieurs les pairs, il ne faut pas se dissimuler que l'etat du
littoral de la France est en general alarmant; le littoral de la
France est entame sur un tres grand nombre de points, menace sur
presque tous. Je pourrais citer des faits nombreux, je me bornerai
a un seul; un fait sur lequel j'ai commence a appeler vos regards a
l'une des precedentes seances; un fait d'une gravite considerable,
et qui fera comprendre par un seul exemple de quelle nature sont les
phenomenes qui menacent de ruiner une partie de nos ports et de
deformer la configuration des cotes de France.

Ici, messieurs, je reclame beaucoup d'attention et un peu de
bienveillance, car j'entreprends une chose tres difficile;
j'entreprends d'expliquer a la chambre en peu de mots, et en le
depouillant des termes techniques, un phenomene a l'explication duquel
la science depense des volumes. Je serai court et je tacherai d'etre
clair.

Vous connaissez tous plus ou moins vaguement la situation grave du
Havre; vous rendez-vous tous bien compte du phenomene qui produit
cette situation, et de ce qu'est cette situation? Je vais tacher de le
faire comprendre a la chambre.

Les courants de la Manche s'appuient sur la grande falaise de
Normandie, la battent, la minent, la degradent perpetuellement; cette
colossale demolition tombe dans le flot, le flot s'en empare et
l'emporte; le courant de l'Ocean longe la cote en charriant cette
enorme quantite de matieres, toute la ruine de la falaise; chemin
faisant, il rencontre le Treport, Saint-Valery-en-Caux, Fecamp,
Dieppe, Etretat, tous vos ports de la Manche, grands et petits, il
les encombre et passe outre. Arrive au cap de la Heve, le courant
rencontre, quoi? la Seine qui debouche dans la mer. Voila deux forces
en presence, le fleuve qui descend, la mer qui passe et qui monte.

Comment ces deux forces vont-elles se comporter? Une lutte s'engage;
la premiere chose que font ces deux courants qui luttent, c'est de
deposer les fardeaux qu'ils apportent; le fleuve depose ses alluvions,
le courant depose les ruines de la cote. Ce depot se fait, ou?
Precisement a l'endroit ou la providence a place le Havre-de-Grace.

Ce phenomene a depuis longtemps eveille la sollicitude des divers
gouvernements qui se sont succede en France. En 1784 un sondage a ete
ordonne, et execute par l'ingenieur Degaule. Cinquante ans plus tard,
en 1834, un autre sondage a ete execute par les ingenieurs de l'etat.
Les cartes speciales de ces deux sondages existent, on peut les
confronter. Voici ce que ces deux cartes demontrent. (_Attention
marquee_.)

A l'endroit precis ou les deux courants se rencontrent, devant le
Havre meme, sous cette mer qui ne dit rien au regard, un immense
edifice se batit, une construction invisible, sous-marine, une sorte
de cirque gigantesque qui s'accroit tous les jours, et qui enveloppe
et enferme silencieusement le port du Havre. En cinquante ans, cet
edifice s'est accru d'une hauteur deja considerable. En cinquante ans!
Et a l'heure ou nous sommes, on peut entrevoir le jour ou ce cirque
sera ferme, ou il apparaitra tout entier a la surface de la mer, et
ce jour-la, messieurs, le plus grand port commercial de la France, le
port du Havre n'existera plus. (_Mouvement_.)

Notez ceci: dans ce meme lieu quatre ports ont existe et ont disparu,
Granville, Sainte-Adresse, Harfleur, et un quatrieme, dont le nom
m'echappe en ce moment.

Oui, j'appelle sur ce point votre attention, je dis plus, votre
inquietude. Dans un temps donne le Havre est perdu, si le
gouvernement, si la science ne trouvent pas un moyen d'arreter dans
leur operation redoutable et mysterieuse ces deux infatigables
ouvriers qui ne dorment pas, qui ne se reposent pas, qui travaillent
nuit et jour, le fleuve et l'ocean!

Messieurs, ce phenomene alarmant se reproduit dans des proportions
differentes sur beaucoup de points de notre littoral. Je pourrais
citer d'autres exemples, je me borne a celui-ci. Que pourrais-je vous
citer de plus frappant qu'un si grand port en proie a un si grand
danger?

Lorsqu'on examine l'ensemble des causes qui amenent la degradation de
notre littoral ...--Je demande pardon a la chambre d'introduire ici
une parenthese, mais j'ai besoin de lui dire que je ne suis pas
absolument etranger a cette matiere. J'ai fait dans mon enfance,
etant destine a l'ecole polytechnique, les etudes preliminaires; j'ai
depuis, a diverses reprises, passe beaucoup de temps au bord de la
mer; j'ai de plus, pendant plusieurs annees, parcouru tout notre
littoral de l'Ocean et de la Mediterranee, en etudiant, avec le
profond interet qu'eveillent en moi les interets de la France et
les choses de la nature, la question qui vous est, a cette heure,
partiellement soumise.

Je reprends maintenant.

Ce phenomene, que je viens de tacher d'expliquer a la chambre, ce
phenomene qui menace le port du Havre, qui, dans un temps donne,
enlevera a la France ce grand port, son principal port sur la Manche,
ce phenomene se produit aussi, je le repete, sous diverses formes, sur
divers points du littoral.

Le choc de la vague! au milieu de tout ce desordre de causes melees,
de toute cette complication, voila un fait plein d'unite, un fait
qu'on peut saisir; la science a essaye de le faire.

Amortissez, detruisez le choc de la vague, vous sauvez la
configuration du littoral.

C'est la un vaste probleme digne de rencontrer une magnifique
solution.

Et d'abord, qu'est-ce que le choc de la vague? Messieurs, l'agitation
de la vague est un fait superficiel, la cloche a plongeur l'a prouve,
la science l'a reconnu. Le fond de la mer est toujours tranquille.
Dans les redoutables ouragans de l'equinoxe, vous avez a la surface la
plus violente tempete, a trois toises au-dessous du flot, le calme le
plus profond.

Ensuite, qu'est-ce que la force de la vague? La force de la vague se
compose de sa masse. Divisez la masse, vous n'avez plus qu'une immense
pluie; la force s'evanouit.

Partant de ces deux faits capitaux, l'agitation superficielle, la
force dans la masse, un anglais, d'autres disent un francais, a pense
qu'il suffirait, pour briser le choc de la vague, de lui opposer, a
la surface de la mer, un obstacle a claire-voie, a la fois fixe et
flottant. De la l'invention du brise-lame du capitaine Taylor, car,
dans mon impartialite, je crois et je dois le dire, que l'inventeur
est anglais. Ce brise-lame n'est autre chose qu'une carcasse de
navire, une sorte de corbeille de charpente qui flotte a la surface
du flot, retenue au fond de la mer par un ancrage puissant. La vague
vient, rencontre cet appareil, le traverse, s'y divise, et la force se
disperse avec l'ecume.

Vous le voyez, messieurs, si la pratique est d'accord avec la theorie,
le probleme est bien pres d'etre resolu. Vous pouvez arreter la
degradation de vos cotes. Le choc de la vague est le danger, le
brise-lame serait le remede.

Messieurs les pairs, je n'ai aucune competence ni aucune pretention
pour decider de l'excellence de cette invention; mais je rends ici un
veritable, un sincere hommage a M. le ministre des travaux publics
qui a provoque dans un port de France une experience considerable du
brise-lame flottant. Cette experience a eu lieu a la Ciotat. M. le
ministre des travaux publics a autorise au port de la Ciotat, port
ouvert aux vents du sud-est qui viennent y briser les navires
jusque sur le quai, il a autorise dans ce port la construction d'un
brise-lame flottant a huit sections.

L'experience parait avoir reussi. D'autres essais ont ete faits en
Angleterre, et, sans qu'on puisse rien affirmer encore d'une facon
decisive, voici ce qui s'est produit jusqu'a ce jour. Toutes les fois
qu'un brise-lame flottant est installe dans un port, dans une localite
quelconque, meme en pleine mer, si l'on examine dans les gros temps de
quelle facon la mer se comporte aupres de ce brise-lame, la tempete
est au dela, le calme est en deca.

Le probleme du choc de la vague est donc bien pres d'etre resolu.
Feconder l'invention du brise-lame, la perfectionner, voila, a mon
sens, un grand interet public que je recommande au gouvernement.

Je ne veux pas abuser de l'attention si bienveillante de l'assemblee
(_Parlez! tout ceci est nouveau!_), je ne veux pas entrer dans des
considerations plus etendues encore auxquelles donnerait lieu le
projet de loi. Je ferai remarquer seulement, et j'appelle sur ce point
encore l'attention de M. le ministre des travaux publics, qu'une
grande partie de notre littoral est depourvue de ports de refuge. Vous
savez ce que c'est que le golfe de Gascogne, c'est un lieu redoutable,
c'est une sorte de fond de cuve ou s'accumulent, sous la pression
colossale des vagues, tous les sables arraches depuis le pole au
littoral europeen. Eh bien, le golfe de Gascogne n'a pas un seul port
de refuge. La cote de la Mediterranee n'en a que deux, Bouc et Cette.
Le port de Cette a perdu une grande partie de son efficacite par
l'etablissement d'un brise-lame en maconnerie qui, en retrecissant
la passe, a rendu l'entree extremement difficile. M. le ministre des
travaux publics le sait comme moi et le reconnait. Il serait possible
d'etablir a Agde un port de refuge qui semble indique par la nature
elle-meme. Ceci est d'autant plus important que les sinistres abondent
dans ces parages. De 1836 a 1844, en sept ans, quatrevingt-douze
navires se sont perdus sur cette cote; un port de refuge les eut
sauves.

Voila donc les divers points sur lesquels j'appelle la sollicitude du
gouvernement: premierement, etudier dans son ensemble la question
du littoral que je n'ai pu qu'effleurer; deuxiemement, examiner le
systeme propose par M. Bernard Fortin, ingenieur de l'etat, pour
l'embouchure des fleuves et notamment pour le Havre; troisiemement,
etudier et generaliser l'application du brise-lame; quatriemement,
creer des ports de refuge.

Je voudrais qu'un bon sens ferme et ingenieux comme celui de
l'honorable M. Dumon s'appliquat a l'etude et a la solution de ces
diverses questions. Je voudrais qu'il nous fut presente a la session
prochaine un ensemble de mesures qui regulariserait toutes celles
qu'on a prises jusqu'a ce jour et a l'efficacite desquelles je
m'associe en grande partie. Je suis loin de meconnaitre tout ce qui a
ete fait, pourvu qu'on reconnaisse tout ce qui peut etre fait encore;
et pour ma part j'appuie le projet de loi. Une somme de cent cinquante
millions a ete depensee depuis dix ans dans le but d'ameliorer les
ports; cette somme aurait pu etre utilisee dans un systeme plus grand
et plus vaste; cependant cette depense a ete localement utile et a
obvie a de grands inconvenients, je suis loin de le nier. Mais ce
que je demande a M. le ministre des travaux publics, c'est l'examen
approfondi de toutes ces questions. Nous sommes en presence de deux
phenomenes contraires sur notre double littoral. Sur l'un, nous avons
l'Ocean qui s'avance; sur l'autre, la Mediterranee qui se retire. Deux
perils egalement graves. Sur la cote de l'Ocean, nos ports perissent
par l'encombrement; sur la cote de la Mediterranee, ils perissent par
l'atterrissement.

Je ne dirai plus qu'un mot, messieurs. La nature nous a fait des dons
magnifiques; elle nous a donne ce double littoral sur l'Ocean et sur
la Mediterranee. Elle nous a donne des rades nombreuses sur les deux
mers, des havres de commerce, des ports de guerre. Eh bien, il semble,
quand on examine certains phenomenes, qu'elle veuille nous les
retirer. C'est a nous de nous defendre, c'est a nous de lutter. Par
quels moyens? Par tous les moyens que l'art, que la science, que la
pensee, que l'industrie mettent a notre service. Ces moyens, je les
ignore, ce n'est pas moi qui peux utilement les indiquer; je ne peux
que provoquer, je ne peux que desirer un travail serieux sur la
matiere, une grande impulsion de l'etat. Mais ce que je sais, ce que
vous savez comme moi, ce que j'affirme, c'est que ces forces, ces
marees qui montent, ces fleuves qui descendent, ces forces qui
detruisent, peuvent aussi creer, reparer, feconder; elles enfantent le
desordre, mais, dans les vues eternelles de la providence, c'est pour
l'ordre qu'elles sont faites. Secondons ces grandes vues; peuple,
chambres, legislateurs, savants, penseurs, gouvernants, ayons sans
cesse presente a l'esprit cette haute et patriotique idee, fortifier,
fortifier dans tous les sens du mot, le littoral de la France, le
fortifier contre l'Angleterre, le fortifier contre l'Ocean! Dans ce
grand but, stimulons l'esprit de decouverte et de nouveaute, qui est
comme l'ame de notre epoque. C'est la la mission d'un peuple comme la
France. Dans ce monde, c'est la mission de l'homme lui-meme, Dieu l'a
voulu ainsi; partout ou il y a une force, il faut qu'il y ait une
intelligence pour la dompter. La lutte de l'intelligence humaine avec
les forces aveugles de la matiere est le plus beau spectacle de la
nature; c'est par la que la creation se subordonne a la civilisation
et que l'oeuvre complete de la providence s'execute.

Je vote donc pour le projet de loi; mais je demande a M. le ministre
des travaux publics un examen approfondi de toutes les questions qu'il
souleve. Je demande que les points que je n'ai pu parcourir que tres
rapidement, j'en ai indique les motifs a la chambre, soient etudies
avec tous les moyens dont le gouvernement dispose, grace a la
centralisation. Je demande qu'a l'une des sessions prochaines un
travail general, un travail d'ensemble, soit apporte aux chambres.
Je demande que la question grave du littoral soit mise desormais a
l'ordre du jour pour les pouvoirs comme pour les esprits. Ce n'est pas
trop de toute l'intelligence de la France pour lutter contre toutes
les forces de la mer. (_Approbation sur tous les bancs_.)


III

LA FAMILLE BONAPARTE


[Note: Une petition de Jerome-Napoleon Bonaparte, ancien roi de
Westphalie, demandait aux chambres la rentree de sa famille en France,
M. Charles Dupin proposait le depot de cette petition au bureau des
renseignements; il disait dans son rapport: "C'est a la couronne qu'il
appartient de choisir le moment pour accorder, suivant le caractere et
les merites des personnes, les faveurs qu'une tolerance eclairee peut
conseiller; faveurs accordees plusieurs fois a plusieurs membres de
l'ancienne famille imperiale, et toujours avec l'assentiment de
la generosite nationale." La petition fut renvoyee au bur
des renseignements. Le soir de ce meme jour, 14 juin, le roi
Louis-Philippe, apres avoir pris connaissance du discours de M. Victor
Hugo, declara au marechal Soult, president du conseil des ministres,
qu'il entendait autoriser la famille Bonaparte a rentrer en France.
(_Note de l'editeur_.)]


14 juin 1847.

Messieurs les pairs, en presence d'une petition comme celle-ci, je le
declare sans hesiter, je suis du parti des exiles et des proscrits. Le
gouvernement de mon pays peut compter sur moi, toujours, partout, pour
l'aider et pour le servir dans toutes les occasions graves et dans
toutes les causes justes. Aujourd'hui meme, dans ce moment, je le
sers, je crois le servir du moins, en lui conseillant de prendre
une noble initiative, d'oser faire ce qu'aucun gouvernement, j'en
conviens, n'aurait fait avant l'epoque ou nous sommes, d'oser, en un
mot, etre magnanime et intelligent. Je lui fais cet honneur de le
croire assez fort pour cela.

D'ailleurs, laisser rentrer en France des princes bannis, ce serait de
la grandeur, et depuis quand cesse-t-on d'etre assez fort parce qu'on
est grand?

Oui, messieurs, je le dis hautement, dut la candeur de mes paroles
faire sourire ceux qui ne reconnaissent dans les choses humaines que
ce qu'ils appellent la necessite politique et la raison d'etat, a mon
sens, l'honneur de notre gouvernement de juillet, le triomphe de la
civilisation, la couronne de nos trente-deux annees de paix, ce serait
de rappeler purement et simplement dans leur pays, qui est le notre,
tous ces innocents illustres dont l'exil fait des pretendants et dont
l'air de la patrie ferait des citoyens. (_Tres bien! tres bien!_)

Messieurs, sans meme invoquer ici, comme l'a fait si dignement le
noble prince de la Moskowa, toutes les considerations speciales qui se
rattachent au passe militaire, si national et si brillant, du noble
petitionnaire, le frere d'armes de beaucoup d'entre vous, soldat apres
le 18 brumaire, general a Waterloo, roi dans l'intervalle, sans
meme invoquer, je le repete, toutes ces considerations pourtant si
decisives, ce n'est pas, disons-le, dans un temps comme le notre,
qu'il peut etre bon de maintenir les proscriptions et d'associer
indefiniment la loi aux violences du sort et aux reactions de la
destinee.

Ne l'oublions pas, car de tels evenements sont de hautes lecons, en
fait d'elevations comme en fait d'abaissements, notre epoque a vu
tous les spectacles que la fortune peut donner aux hommes. Tout peut
arriver, car tout est arrive. Il semble, permettez-moi cette figure,
que la destinee, sans etre la justice, ait une balance comme elle;
quand un plateau monte, l'autre descend. Tandis qu'un sous-lieutenant
d'artillerie devenait empereur des Francais, le premier prince du sang
de France devenait professeur de mathematiques. Cet auguste professeur
est aujourd'hui le plus eminent des rois de l'Europe. Messieurs, au
moment de statuer sur cette petition, ayez ces profondes oscillations
des existences royales presentes a l'esprit. (_Adhesion_.)

Non, ce n'est pas apres tant de revolutions, ce n'est pas apres
tant de vicissitudes qui n'ont epargne aucune tete, qu'il peut etre
impolitique de donner solennellement l'exemple du saint respect de
l'adversite. Heureuse la dynastie dont on pourra dire: Elle n'a exile
personne! elle n'a proscrit personne! elle a trouve les portes de la
France fermees a des francais, elle les a ouvertes et elle a dit:
entrez!

J'ai ete heureux, je l'avoue, que cette petition fut presentee. Je
suis de ceux qui aiment l'ordre d'idees qu'elle souleve et qu'elle
ramene. Gardez-vous de croire, messieurs, que de pareilles discussions
soient inutiles! elles sont utiles entre toutes. Elles font reparaitre
a tous les yeux, elles eclairent d'une vive lumiere pour tous les
esprits ce cote noble et pur des questions humaines qui ne devrait
jamais s'obscurcir ni s'effacer. Depuis quinze ans, on a traite avec
quelque dedain et quelque ironie tout cet ordre de sentiments; on a
ridiculise l'enthousiasme. Poesie! disait-on. On a raille ce qu'on a
appele la politique sentimentale et chevaleresque, on a diminue ainsi
dans les coeurs la notion, l'eternelle notion du vrai, du juste et
du beau, et l'on a fait prevaloir les considerations d'utilite et de
profit, les hommes d'affaires, les interets materiels. Vous savez,
messieurs, ou cela nous a conduits. (_Mouvement_.)

Quant a moi, en voyant les consciences qui se degradent, l'argent
qui regne, la corruption qui s'etend, les positions les plus hautes
envahies par les passions les plus basses (_mouvement prolonge_), en
voyant les miseres du temps present, je songe aux grandes choses du
temps passe, et je suis, par moments, tente de dire a la chambre, a la
presse, a la France entiere: Tenez, parlons un peu de l'empereur, cela
nous fera du bien! (_Vive et profonde adhesion_.)

Oui, messieurs, remettons quelquefois a l'ordre du jour, quand
l'occasion s'en presente, les genereuses idees et les genereux
souvenirs. Occupons-nous un peu, quand nous le pouvons, de ce qui
a ete et de ce qui est noble et pur, illustre, fier, heroique,
desinteresse, national, ne fut-ce que pour nous consoler d'etre si
souvent forces de nous occuper d'autre chose. (_Tres bien!_)

J'aborde maintenant le cote purement politique de la question. Je
serai tres court; je prie la chambre de trouver bon que je l'effleure
rapidement en quelques mots.

Tout a l'heure, j'entendais dire a cote de moi: Mais prenez garde!
on ne provoque pas legerement l'abrogation d'une loi de bannissement
politique; il y a danger; il peut y avoir danger. Danger! quel danger?
Quoi? Des menees? des intrigues? des complots de salon? la generosite
payee en conspirations et en ingratitude? Y a-t-il la un serieux
peril? Non, messieurs Le danger, aujourd'hui, n'est pas du cote des
princes. Nous ne sommes, grace a Dieu, ni dans le siecle ni dans le
pays des revolutions de caserne et de palais. C'est peu de chose qu'un
pretendant en presence d'une nation libre qui travaille et qui pense.
Rappelez-vous l'avortement de Strasbourg suivi de l'avortement de
Boulogne.

Le danger aujourd'hui, messieurs, permettez-moi de vous le dire en
passant, voulez-vous savoir ou il est? Tournez vos regards, non du
cote des princes, mais du cote des masses,--du cote des classes
nombreuses et laborieuses, ou il y a tant de courage, tant
d'intelligence, tant de patriotisme, ou il y a tant de germes
utiles et en meme temps, je le dis avec douleur, tant de ferments
redoutables. C'est au gouvernement que j'adresse cet avertissement
austere. Il ne faut pas que le peuple souffre! il ne faut pas que le
peuple ait faim! La est la question serieuse, la est le danger. La
seulement, la, messieurs, et point ailleurs! (_Oui!_) Toutes les
intrigues de tous les pretendants ne feront point changer de cocarde
au moindre de vos soldats, les coups de fourche de Buzancais peuvent
ouvrir brusquement un abime! (_Mouvement_.)

J'appelle sur ce que je dis en ce moment les meditations de cette sage
et illustre assemblee.

Quant aux princes bannis, sur lesquels le debat s'engage, voici ce que
je dirai au gouvernement; j'insiste sur ceci, qui est ma conviction,
et aussi, je crois, celle de beaucoup de bons esprits: j'admets que,
dans des circonstances donnees, des lois de bannissement politique,
lois de leur nature toujours essentiellement revolutionnaires, peuvent
etre momentanement necessaires. Mais cette necessite cesse; et, du
jour ou elles ne sont plus necessaires, elles ne sont pas seulement
illiberales et iniques, elles sont maladroites.

L'exil est une designation a la couronne, les exiles sont des en-cas.
(_Mouvement_.) Tout au contraire, rendre a des princes bannis, sur
leur demande, leur droit de cite, c'est leur oter toute importance,
c'est leur declarer qu'on ne les craint pas, c'est leur demontrer
par le fait que leur temps est fini. Pour me servir d'expressions
precises, leur restituer leur qualite civique, c'est leur retirer leur
signification politique. Cela me parait evident. Replacez-les donc
dans la loi commune; laissez-les, puisqu'ils vous le demandent,
laissez-les rentrer en France comme de simples et nobles francais
qu'ils sont, et vous ne serez pas seulement justes, vous serez
habiles.

Je ne veux remuer ici, cela va sans dire, aucune passion. J'ai le
sentiment que j'accomplis un devoir en montant a cette tribune. Quand
j'apporte au roi Jerome-Napoleon, exile, mon faible appui, ce ne sont
pas seulement toutes les convictions de mon ame, ce sont tous les
souvenirs de mon enfance qui me sollicitent. Il y a, pour ainsi dire,
de l'heredite dans ce devoir, et il me semble que c'est mon pere,
vieux soldat de l'empire, qui m'ordonne de me lever et de parler.
(_Sensation_.) Aussi je vous parle, messieurs les pairs, comme on
parle quand on accomplit un devoir. Je ne m'adresse, remarquez-le,
qu'a ce qu'il y a de plus calme, de plus grave, de plus religieux dans
vos consciences. Et c'est pour cela que je veux vous dire et que je
vais vous dire, en terminant, ma pensee tout entiere sur l'odieuse
iniquite de cette loi dont je provoque l'abrogation. (_Marques
d'attention._)

Messieurs les pairs, cet article d'une loi francaise qui bannit a
perpetuite du sol francais la famille de Napoleon me fait eprouver je
ne sais quoi d'inoui et d'inexprimable. Tenez, pour faire comprendre
ma pensee, je vais faire une supposition presque impossible. Certes,
l'histoire des quinze premieres annees de ce siecle, cette histoire
que vous avez faite, vous, generaux, veterans venerables devant qui
je m'incline et qui m'ecoutez dans cette enceinte ... (_mouvement_),
cette histoire, dis-je, est connue du monde entier, et il n'est
peut-etre pas, dans les pays les plus lointains, un etre humain qui
n'en ait entendu parler. On a trouve en Chine, dans une pagode, le
buste de Napoleon parmi les figures des dieux! Eh bien! je suppose,
c'est la ma supposition a peu pres impossible, mais vous voulez bien
me l'accorder, je suppose qu'il existe dans un coin quelconque de
l'univers un homme qui ne sache rien de cette histoire, et qui n'ait
jamais entendu prononcer le nom de l'empereur, je suppose que cet
homme vienne en France, et qu'il lise ce texte de loi qui dit: "La
famille de Napoleon est bannie a perpetuite du territoire francais."
Savez-vous ce qui se passerait dans l'esprit de cet etranger? En
presence d'une penalite si terrible, il se demanderait ce que pouvait
etre ce Napoleon, il se dirait qu'a coup sur c'etait un grand
criminel, que sans doute une honte indelebile s'attachait a son nom,
que probablement il avait renie ses dieux, vendu son peuple, trahi son
pays, que sais-je? ... Il se demanderait, cet etranger, avec une sorte
d'effroi, par quels crimes monstrueux ce Napoleon avait pu meriter
d'etre ainsi frappe a jamais dans toute sa race. (_Mouvement_.)

Messieurs, ces crimes, les voici; c'est la religion relevee, c'est
le code civil redige, c'est la France augmentee au dela meme de ses
frontieres naturelles, c'est Marengo, Iena, Wagram, Austerlitz, c'est
la plus magnifique dot de puissance et de gloire qu'un grand homme ait
jamais apportee a une grande nation! (_Tres bien! Approbation_.)

Messieurs les pairs, le frere de ce grand homme vous implore a cette
heure. C'est un vieillard, c'est un ancien roi aujourd'hui suppliant.
Rendez-lui la terre de la patrie! Jerome-Napoleon, pendant la premiere
moitie de sa vie, n'a eu qu'un desir, mourir pour la France. Pendant
la derniere, il n'a eu qu'une pensee, mourir en France. Vous ne
repousserez pas un pareil voeu. (_Approbation prolongee sur tous les
bancs_.)


IV

LE PAPE PIE IX


[Note: Ce discours, du reste assez mal accueilli, fut prononce dans
la discussion de l'adresse en reponse au discours de la couronne, a
propos du paragraphe 6 de cette adresse, qui etait ainsi concu: "Nous
croyons, avec votre majeste, que la paix du monde est assuree. Elle
est essentielle a tous les gouvernements et a tous les peuples. Cet
universel besoin est la garantie des bons rapports qui existent entre
les etats. Nos voeux accompagneront les progres que chaque pays pourra
accomplir, dans son action propre et independante. Une ere nouvelle
de civilisation et de liberte s'ouvre pour les etats italiens. Nous
secondons de toute notre sympathie et de toutes nos esperances le
pontife magnanime qui l'inaugure avec autant de sagesse que de
courage, et les souverains qui suivent, comme lui, cette voie de
reformes pacifiques ou marchent de concert les gouvernements et les
peuples." Le paragraphe ainsi redige fut adopte a l'unanimite. A
cette epoque, l'Italie criait: _Vivo, Pio nono_! Pie IX etait
revolutionnaire. On a pu mesurer depuis la distance qu'il y avait
entre le pape des Droits de l'homme et le pape du _Syllabus_. (_Note
de l'editeur_.)]


13 janvier 1848.

Messieurs,

Les annees 1846 et 1847 ont vu se produire un evenement considerable.

Il y a, a l'heure ou nous parlons, sur le trone de saint Pierre un
homme, un pape, qui a subitement aboli toutes les haines, toutes les
defiances, je dirais presque toutes les heresies et tous les schismes;
qui s'est fait admirer a la fois, j'adopte sur ce point pleinement
les paroles de notre noble et eloquent collegue M. le comte de
Montalembert, qui s'est fait admirer a la fois, non seulement des
populations qui vivent dans l'eglise romaine, mais de l'Angleterre
non catholique, mais de la Turquie non chretienne, qui a fait faire,
enfin, en un jour, pourrait-on dire, un pas a la civilisation humaine.
Et cela comment? De la facon la plus calme, la plus simple et la plus
grande, en communiant publiquement, lui pape, avec les idees des
peuples, avec les idees d'emancipation et de fraternite. Contrat
auguste; utile et admirable alliance de l'autorite et de la liberte,
de l'autorite sans laquelle il n'y a pas de societe, de la liberte
sans laquelle il n'y a pas de nation. (_Mouvement_.)

Messieurs les pairs, ceci est digne de vos meditations. Approfondissez
cette grande chose.

Cet homme qui tient dans ses mains les clefs de la pensee de tant
d'hommes, il pouvait fermer les intelligences, il les a ouvertes. Il
a pose l'idee d'emancipation et de liberte sur le plus haut sommet ou
l'homme puisse poser une lumiere. Ces principes eternels que rien
n'a pu souiller et que rien ne pourra detruire, qui ont fait notre
revolution et lui ont survecu, ces principes de droit, d'egalite,
de devoir reciproque, qui, il y a cinquante ans, etaient un moment
apparus au monde, toujours grands sans doute, mais farouches,
formidables et terribles sous le bonnet rouge, Pie IX les a
transfigures, il vient de les montrer a l'univers rayonnants de
mansuetude, doux et venerables sous la tiare. C'est que c'est la leur
veritable couronne en effet! Pie IX enseigne la route bonne et sure
aux rois, aux peuples, aux hommes d'etat, aux philosophes, a tous.
Graces lui soient rendues! Il s'est fait l'auxiliaire evangelique,
l'auxiliaire supreme et souverain, de ces hautes verites sociales que
le continent, a notre grand et serieux honneur, appelle les idees
francaises. Lui, le maitre des consciences, il s'est fait le serviteur
de la raison. Il est venu, revolutionnaire rassurant, faire voir aux
nations, a la fois eblouies et effrayees par les evenements tragiques,
les conquetes, les prodiges militaires et les guerres de geants qui
ont rempli la fin du dernier siecle et le commencement de celui-ci, il
est venu, dis-je, faire voir aux nations que, pour feconder le sillon
ou germe l'avenir des peuples libres, il n'est pas necessaire de
verser le sang, il suffit de repandre les idees; que l'evangile
contient toutes les chartes; que la liberte de tous les peuples comme
la delivrance de tous les esclaves etait dans le coeur du Christ et
doit etre dans le coeur de l'eveque; que, lorsqu'il le veut, l'homme
de paix est un plus grand conquerant que l'homme de guerre, et un
conquerant meilleur; que celui-la qui a dans l'ame la vraie
charite divine, la vraie fraternite humaine, a en meme temps dans
l'intelligence le vrai genie politique, et qu'en un mot, pour qui
gouverne les hommes, c'est la meme chose d'etre saint et d'etre grand.
(_Adhesion_.)

Messieurs, je ne parlerai jamais de l'ancienne papaute, de l'antique
papaute, qu'avec veneration et respect; mais je dis cependant que
l'apparition d'un tel pape est un evenement immense. (_Interruption_.)

Oui, j'y insiste, un pape qui adopte la revolution francaise
(_bruit_), qui en fait la revolution chretienne, et qui la mele a
cette benediction qu'il repand du haut du balcon Quirinal sur Rome
et sur l'univers, _urbi et orbi_, un pape qui fait cette chose
extraordinaire et sublime, n'est pas seulement un homme, il est un
evenement.

Evenement social, evenement politique. Social, car il en sortira toute
une phase de civilisation nouvelle; politique, car il en sortira une
nouvelle Italie.

Ou plutot, je le dis, le coeur plein de reconnaissance et de joie, il
en sortira la vieille Italie.

Ceci est l'autre aspect de ce grand fait europeen. (_Interruption.
Beaucoup de pairs protestent_.)

Oui, messieurs, je suis de ceux qui tressaillent en songeant que Rome,
cette vieille et feconde Rome, cette metropole de l'unite, apres avoir
enfante l'unite de la foi, l'unite du dogme, l'unite de la chretiente,
entre en travail encore une fois, et va enfanter peut-etre, aux
acclamations du monde, l'unite de l'Italie. (_Mouvements divers_.)

Ce nom merveilleux, ce mot magique, l'Italie, qui a si longtemps
exprime parmi les hommes la gloire des armes, le genie conquerant
et civilisateur, la grandeur des lettres, la splendeur des arts, la
double domination par le glaive et par l'esprit, va reprendre, avant
un quart de siecle peut-etre, sa signification sublime, et redevenir,
avec l'aide de Dieu et de celui qui n'aura jamais ete mieux nomme son
vicaire, non-seulement le resume d'une grande histoire morte, mais le
symbole d'un grand peuple vivant!

Aidons de toutes nos forces a ce desirable resultat. (_Interruption.
Les protestations redoublent_.) Et puis, en outre, comme une pensee
patriotique est toujours bonne, ayons ceci present a l'esprit,
que nous, les mutiles de 1815, nous n'avons rien a perdre a ces
remaniements providentiels de l'Europe, qui tendent a rendre aux
nations leur forme naturelle et necessaire. (_Mouvement_.)

Je ne veux pas faire rentrer la chambre dans le detail de toutes ces
questions. Au point ou la discussion est arrivee, avec la fatigue
de l'assemblee, ce qu'on aurait pu dire hier n'est plus possible
aujourd'hui; je le regrette, et je me borne a indiquer l'ensemble de
la question, et a en marquer le point culminant. Il importe qu'il
parte de la tribune francaise un encouragement grave, serieux,
puissant, a ce noble pape, et a cette noble nation! un encouragement
aux princes intelligents qui suivent le pretre inspire, un
decouragement aux autres, s'il est possible! (_Agitation_.)

Ne l'oublions pas, ne l'oublions jamais, la civilisation du monde a
une aieule qui s'appelle la Grece, une mere qui s'appelle l'Italie,
et une fille ainee qui s'appelle la France. Ceci nous indique, a nous
chambres francaises, notre droit qui ressemble beaucoup a notre
devoir.

Messieurs les pairs, en d'autres temps nous avons tendu la main a
la Grece, tendons aujourd'hui la main a l'Italie. (_Mouvements
divers.--Aux voix! aux voix!_)




REUNIONS ELECTORALES

1848-1849


I

LETTRE AUX ELECTEURS

20 juin 1848.

Des electeurs ecrivent a M. Victor Hugo pour lui proposer la
candidature a l'assemblee nationale constituante. Il repond:

Messieurs,

J'appartiens a mon pays, il peut disposer de moi.

J'ai un respect, exagere peut-etre, pour la liberte du choix; trouvez
bon que je pousse ce respect jusqu'a ne pas m'offrir.

J'ai ecrit trente-deux volumes, j'ai fait jouer huit pieces de
theatre; j'ai parle six fois a la chambre des pairs, quatre fois en
1846, le 14 fevrier, le 20 mars, le 1er avril, le 5 juillet, une fois
en 1847, le 14 juin, une fois en 1848, le 13 janvier. Mes discours
sont au _Moniteur_.

Tout cela est au grand jour. Tout cela est livre a tous. Je n'ai rien
a y retrancher, rien a y ajouter.

Je ne me presente pas. A quoi bon? Tout homme qui a ecrit une page
en sa vie est naturellement presente par cette page s'il y a mis sa
conscience et son coeur.

Mon nom et mes travaux ne sont peut-etre pas absolument inconnus de
mes concitoyens. Si mes concitoyens jugent a propos, dans leur
liberte et dans leur souverainete, de m'appeler a sieger, comme leur
representant, dans l'assemblee qui va tenir en ses mains les destinees
de la France et de l'Europe, j'accepterai avec recueillement cet
austere mandat. Je le remplirai avec tout ce que j'ai en moi de
devouement, de desinteressement et de courage.

S'ils ne me designent pas, je remercierai le ciel, comme ce spartiate,
qu'il se soit trouve dans ma patrie neuf cents citoyens meilleurs que
moi.

En ce moment, je me tais, j'attends et j'admire les grandes actions
que fait la providence.

Je suis pret,--si mes concitoyens songent a moi et m'imposent ce grand
devoir public, a rentrer dans la vie politique;--sinon, a rester dans
la vie litteraire.

Dans les deux cas, et quel que soit le resultat, je continuerai a
donner, comme je le fais depuis vingt-cinq ans, mon coeur, ma pensee,
ma vie et mon ame a mon pays.

Recevez, messieurs, l'assurance fraternelle de mon devouement et de ma
cordialite.


II

PLANTATION DE L'ARBRE DE LA LIBERTE

PLACE DES VOSGES

C'est avec joie que je me rends a l'appel de mes concitoyens et que je
viens saluer au milieu d'eux les esperances d'emancipation, d'ordre
et de paix qui vont germer, melees aux racines de cet arbre de la
liberte. C'est un beau et vrai symbole pour la liberte qu'un arbre! La
liberte a ses racines dans le coeur du peuple, comme l'arbre dans le
coeur de la terre; comme l'arbre, elle eleve et deploie ses rameaux
dans le ciel; comme l'arbre, elle grandit sans cesse et couvre les
generations de son ombre. (_Acclamations_.)

Le premier arbre de la liberte a ete plante, il y a dix-huit cents
ans, par Dieu meme sur le Golgotha. (_Acclamations_.) Le premier arbre
de la liberte, c'est cette croix sur laquelle Jesus-Christ s'est
offert en sacrifice pour la liberte, l'egalite et la fraternite du
genre humain. (_Bravos et longs applaudissements_.)

La signification de cet arbre n'a point change depuis dix-huit
siecles; seulement, ne l'oublions pas, a temps nouveaux devoirs
nouveaux. La revolution que nos peres ont faite il y a soixante ans a
ete grande par la guerre, la revolution que vous faites aujourd'hui
doit etre grande par la paix. La premiere a detruit, la seconde doit
organiser. L'oeuvre d'organisation est le complement necessaire de
l'oeuvre de destruction; c'est la ce qui rattache intimement 1848 a
1789. Fonder, creer, produire, pacifier; satisfaire a tous les droits,
developper tous les grands instincts de l'homme, pourvoir a tous les
besoins des societes; voila la tache de l'avenir. Or, dans les temps
ou nous sommes, l'avenir vient vite. (_Applaudissements_.)

On pourrait presque dire que l'avenir n'est plus demain, il commence
des aujourd'hui. (_Bravo!_) A l'oeuvre donc, a l'oeuvre, travailleurs
par le bras, travailleurs par l'intelligence, vous tous qui m'ecoutez
et qui m'entourez! mettez a fin cette grande oeuvre de l'organisation
fraternelle de tous les peuples, conduits au meme but, rattaches a la
meme idee, et vivant du meme coeur. Soyons tous des hommes de bonne
volonte, ne menageons ni notre peine ni nos sueurs. Repandons sur le
peuple qui nous entoure, et de la sur le monde entier, la sympathie,
la charite et la fraternite. Depuis trois siecles, le monde imite la
France. Depuis trois siecles, la France est la premiere des nations.
Et savez-vous ce que veut dire ce mot, la premiere des nations? Ce
mot veut dire, la plus grande; ce mot veut dire aussi, la meilleure.
(_Acclamations_.)

Mes amis, mes freres, mes concitoyens, etablissons dans le monde
entier, par la grandeur de nos exemples, l'empire de nos idees! Que
chaque nation soit heureuse et fiere de ressembler a la France!
(_Bravo!_)

Unissons-nous dans une pensee commune, et repetez avec moi ce cri:
Vive la liberte universelle! Vive la republique universelle! (_Vive la
republique! Vive Victor Hugo!--Longues acclamations_.)


III

REUNION DES AUTEURS DRAMATIQUES

Je suis profondement touche des sympathies qui m'environnent. Des voix
aimees, des confreres celebres m'ont glorifie bien au dela du peu que
je vaux. Permettez-moi de les remercier de cette cordiale eloquence
a laquelle je dois les applaudissements qui ont accueilli mon nom;
permettez-moi, en meme temps, de m'abstenir de tout ce qui pourrait
ressembler a une sollicitation de suffrages. Puisque la nation est
en train de chercher son ideal, voici quel serait le mien en fait
d'elections. Je voudrais les elections libres et pures; libres, en ce
qui touche les electeurs; pures, en ce qui touche les candidats.

Personnellement, je ne me presente pas. Mes raisons, vous les
connaissez, je les ai publiees; elles sont toutes puisees dans mon
respect pour la liberte electorale. Je dis aux electeurs: Choisissez
qui vous voudrez et comme vous voudrez; quant a moi, j'attends, et
j'applaudirai au resultat quel qu'il soit. Je serai fier d'etre
choisi, satisfait d'etre oublie. (_Approbation_.)

Ce n'est pas que je n'aie aussi, moi, mes ambitions. J'ai une ambition
pour mon pays,--c'est qu'il soit puissant, heureux, riche, prospere,
glorieux, sous cette simple formule, _Liberte, egalite, fraternite_;
c'est qu'il soit le plus grand dans la paix, comme il a ete le plus
grand dans la guerre. (_Bravo! bravo!_) Et puis, j'ai une ambition
pour moi,--c'est de rester ecrivain libre et simple citoyen.

Maintenant, s'il arrive que mon pays, connaissant ma pensee et ma
conscience qui sont publiques depuis vingt-cinq ans, m'appelle, dans
sa confiance, a l'assemblee nationale et m'assigne un poste ou il
faudra veiller et peut-etre combattre, j'accepterai son vote comme
un ordre et j'irai ou il m'enverra. Je suis a la disposition de mes
concitoyens. Je suis candidat a l'assemblee nationale comme tout
soldat est candidat au champ de bataille. (_Acclamations_.)

Le mandat de representant du peuple sera a la fois un honneur et un
danger; il suffit que ce soit un honneur pour que je ne le sollicite
pas, il suffit que ce soit un danger pour que je ne le refuse pas.
(_Longues acclamations_.)

Vous m'avez compris. Maintenant je vais vous parler de vous.

Il y a, en ce moment, en France, a Paris, deux classes d'ouvriers qui,
toutes deux, ont droit a etre representees dans l'assemblee nationale.
L'une ... a Dieu ne plaise que je parle autrement qu'avec la plus
cordiale effusion de ces braves ouvriers qui ont fait de si grandes
choses et qui en feront de plus grandes encore. Je ne suis pas de ceux
qui les flattent, mais je suis de ceux qui les aiment. Ils sauront
completer la haute idee qu'ils ont donnee au monde de leur bon sens
et de leur vertu. Ils ont montre le courage pendant le combat, ils
montreront la patience apres la victoire. Cette classe d'ouvriers,
dis-je, a fait de grandes choses, elle sera noblement et largement
representee a l'assemblee constituante, et, pour ma part, je reserve
aux ouvriers de Paris dix places sur mon bulletin.

Mais je veux, je veux pour l'honneur de la France, que l'autre classe
d'ouvriers, les ouvriers de l'intelligence, soit aussi noblement et
largement representee. Le jour ou l'on pourrait dire: Les ecrivains,
les poetes, les artistes, les hommes de la pensee, sont absents de la
representation nationale, ce serait une sombre et fatale eclipse, et
l'on verrait diminuer la lumiere de la France! (_Bravo_!)

Il faut que tous les ouvriers aient leurs representants a l'assemblee
nationale, ceux qui font la richesse du pays et ceux qui font sa
grandeur; ceux qui remuent les paves et ceux qui remuent les esprits!
(_Acclamations_.)

Certes, c'est quelque chose que d'avoir construit les barricades de
fevrier sous la mousqueterie et la fusillade, mais c'est quelque chose
aussi que d'etre sans cesse, sans treve, sans relache, debout sur
les barricades de la pensee, expose aux haines du pouvoir et a la
mitraille des partis. (_Applaudissements_.)Les ouvriers, nos freres,
ont lutte trois jours; nous, travailleurs de l'intelligence, nous
avons lutte vingt ans.

Avisez donc a ce grand interet. Que l'un de vous parle pour vous, que
votre drapeau, qui est le drapeau meme de la civilisation, soit tenu
au milieu de la melee par une main ferme et illustre. Faites prevaloir
les idees! Montrez que la gloire est une force! (_Bravo!_) Meme quand
les revolutions ont tout renverse, il y a une puissance qui reste
debout, la pensee. Les revolutions brisent les couronnes, mais
n'eteignent pas les aureoles. (_Longs applaudissements_.)

Un des auteurs presents ayant demande a M. Victor Hugo ce qu'il ferait
si un club marchait sur l'assemblee constituante, M. Victor Hugo
replique:

Je prie M. Theodore Muret de ne point oublier que je ne me presente
pas; je vais lui repondre cependant, mais je lui repondrai comme
electeur et non comme candidat. (_Mouvement d'attention_.) Dans un
moment ou le systeme electoral le plus large et le plus liberal que
les hommes aient jamais pu, je ne dis pas realiser, mais rever,
appelle tous les citoyens a deposer leur vote, tous, depuis le premier
jusqu'au dernier,--je me trompe, il n'y a plus maintenant ni premier,
ni dernier,--tous, veux-je dire, depuis ce qu'on appelait autrefois le
premier jusqu'a ce qu'on appelait autrefois le dernier; dans un
moment ou de tous ces votes reunis va sortir l'assemblee definitive,
l'assemblee supreme qui sera, pour ainsi dire, la majeste visible
de la France, s'il etait possible qu'a l'heure ou ce senat prendra
possession de la plenitude legitime de son autorite souveraine, il
existat dans un coin quelconque de Paris une fraction, une coterie, un
groupe d'hommes, je ne dirai pas assez coupables, mais assez insenses,
pour oser, dans un paroxysme d'orgueil, mettre leur petite volonte
face a face et de front avec la volonte auguste de cette assemblee qui
sera le pays meme, je me precipiterais au-devant d'eux, et je leur
crierais: Malheureux! arretez-vous, vous allez devenir de mauvais
citoyens! (_Bravo! bravo!_) Et s'il ne m'etait pas donne de les
retenir, s'ils persistaient dans leur tentative d'usurpation impie,
oh! alors je donnerais, s'il le fallait, tout le sang que j'ai dans
les veines, et je n'aurais pas assez d'imprecations dans la voix, pas
assez d'indignation dans l'ame, pas assez de colere dans le coeur,
pour ecraser l'insolence des dictatures sous la souverainete de la
nation! (_Immenses acclamations_.)


IV

VICTOR HUGO A SES CONCITOYENS

Mes concitoyens,

Je reponds a l'appel des soixante mille electeurs qui m'ont
spontanement honore de leurs suffrages aux elections de la Seine. Je
me presente a votre libre choix.

Dans la situation politique telle qu'elle est, on me demande toute ma
pensee. La voici:

Deux republiques sont possibles.

L'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des
gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoleon
et dressera la statue de Marat, detruira l'institut, l'ecole
polytechnique et la legion d'honneur, ajoutera a l'auguste devise:
_Liberte, Egalite, Fraternite_, l'option sinistre: _ou la Mort_; fera
banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, aneantira
le credit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain
de chacun, abolira la propriete et la famille, promenera des tetes sur
des piques, remplira les prisons par le soupcon et les videra par le
massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendre, fera de
la France la patrie des tenebres, egorgera la liberte, etouffera les
arts, decapitera la pensee, niera Dieu; remettra en mouvement ces
deux, machines fatales qui ne vont pas l'une sans l'autre, la planche
aux assignats et la bascule de la guillotine; en un mot, fera
froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, apres
l'horrible dans le grand que nos peres ont vu, nous montrera le
monstrueux dans le petit.

L'autre sera la sainte communion de tous les francais des a present,
et de tous les peuples un jour, dans le principe democratique; fondera
une liberte sans usurpations et sans violences, une egalite qui
admettra la croissance naturelle de chacun, une fraternite, non
de moines dans un couvent, mais d'hommes libres; donnera a tous
l'enseignement comme le soleil donne la lumiere, gratuitement;
introduira la clemence dans la loi penale et la conciliation dans la
loi civile; multipliera les chemins de fer, reboisera une partie du
territoire, en defrichera une autre, decuplera la valeur du sol;
partira de ce principe qu'il faut que tout homme commence par le
travail et finisse par la propriete, assurera en consequence la
propriete comme la representation du travail accompli, et le travail
comme l'element de la propriete future; respectera l'heritage, qui
n'est autre chose que la main du pere tendue aux enfants a travers le
mur du tombeau; combinera pacifiquement, pour resoudre le glorieux
probleme du bien-etre universel, les accroissements continus de
l'industrie, de la science, de l'art et de la pensee; poursuivra,
sans quitter terre pourtant et sans sortir du possible et du vrai, la
realisation sereine de tous les grands reves des sages; batira le
pouvoir sur la meme base que la liberte, c'est-a-dire sur le droit;
subordonnera la force a l'intelligence; dissoudra l'emeute et la
guerre, ces deux formes de la barbarie; fera de l'ordre la loi des
citoyens, et de la paix la loi des nations; vivra et rayonnera;
grandira la France, conquerra le monde; sera, en un mot, le majestueux
embrassement du genre humain sous le regard de Dieu satisfait.

De ces deux republiques, celle-ci s'appelle la civilisation, celle-la
s'appelle la terreur. Je suis pret a devouer ma vie pour etablir l'une
et empecher l'autre.


V

SEANCE DES CINQ ASSOCIATIONS

D'ART ET D'INDUSTRIE

29 mai 1848.

M. VICTOR HUGO.--Il y a un mois, j'avais cru devoir, par respect pour
l'initiative electorale, m'abstenir de toute candidature personnelle;
mais en meme temps, vous vous le rappelez, j'ai declare que, le
jour ou le danger apparaitrait sur l'assemblee nationale, je me
presenterais. Le danger s'est montre, je me presente. (_On
applaudit_.)

Il y a un mois, l'un de vous me fit cette question que j'acceptai avec
douleur:--S'il arrivait que des insenses osassent violer l'assemblee
nationale, que pensez-vous qu'il faudrait faire? J'acceptai, je
le repete, la question avec douleur, et je repondis sans hesiter,
sur-le-champ: Il faudrait se lever tous comme un seul homme, et--ce
furent mes propres paroles--_ecraser l'insolence des dictatures sous
la souverainete de la nation._

Ce que je demandais il y a un mois, trois cent mille citoyens armes
l'ont fait il y a quinze jours.

Avant cet evenement, qui est un attentat et qui est une catastrophe,
s'offrir a la candidature, ce n'etait qu'un droit, et l'on peut
toujours s'abstenir d'un droit. Aujourd'hui c'est un devoir, et l'on
n'abdique pas le devoir. Abdiquer le devoir, c'est deserter. Vous le
voyez, je ne deserte pas. (_Adhesion_.)

Depuis l'epoque dont je vous parle, en quelques semaines, les
lineaments confus des questions politiques se sont eclaircis, les
evenements ont brusquement eclaire d'un jour providentiel l'interieur
de toutes les pensees, et, a l'heure qu'il est, la situation est d'une
eclatante simplicite. Il n'y a plus que deux questions: la vie ou la
mort. D'un cote, il y a les hommes qui veulent la liberte, l'ordre,
la paix, la famille, la propriete, le travail, le credit, la securite
commerciale, l'industrie florissante, le bonheur du peuple, la
grandeur de la patrie, en un mot, la prosperite de tous composee du
bien-etre de chacun. De l'autre cote, il y a les hommes qui veulent
l'abime. Il y a les hommes qui ont pour reve et pour ideal d'embarquer
la France sur une espece de radeau de la Meduse ou l'on se devorerait
en attendant la tempete et la nuit! (_Mouvement_.)

Je n'ai pas besoin de vous dire que je ne suis pas de ces hommes-la,
que je n'en serai jamais! (_Non! non!_ _nous le savons!_) Je lutterai
de front jusqu'a mon dernier souffle contre ces mauvais citoyens qui
voudraient imposer la guerre a la France par l'emeute et la dictature
au peuple par la terreur. Ils me trouveront toujours la, debout,
devant eux, comme citoyen a la tribune, ou comme soldat dans la rue.
(_Tres bien! tres bien!_)

Ce que je veux, vous le savez. Je l'ai dit il y a peu de jours. Je
l'ai dit a mon pays tout entier. Je l'ai dit en prenant toutes mes
convictions dans mon ame, en essayant d'arracher du coeur de tous les
honnetes gens la parole que chacun pense et que personne n'ose dire.
Eh bien, cette parole, je l'ai dite! Mon choix est fait; vous le
connaissez. Je veux une republique qui fasse envie a tous les peuples,
et non une republique qui leur fasse horreur! Je veux, moi, et vous
aussi vous voulez une republique si noble, si pure, si honnete, si
fraternelle, si pacifique que toutes les nations soient tentees de
l'imiter et de l'adopter. Je veux une republique si sainte et si
belle que, lorsqu'on la comparera a toutes les autres formes de
gouvernement, elle les fasse evanouir rien que par la comparaison.
Je veux une republique telle que toutes les nations en regardant la
France ne disent pas seulement: Qu'elle est grande! mais disent
encore: Qu'elle est heureuse! (_Applaudissements_.)

Ne vous y trompez pas,--et je voudrais que mes paroles depassassent
cette enceinte etroite, et peut-etre la depasseront-elles,--la
propagande de la republique est toute dans la beaute de son
developpement regulier, et la propagande de la republique, c'est sa
vie meme. Pour que la republique s'etablisse a jamais en France, il
faut qu'elle s'etablisse hors de France, et pour qu'elle s'etablisse
hors de France il faut qu'elle se fasse accepter par la conscience du
genre humain. (_Bravo! bravo!_)

Vous connaissez maintenant le fond de mon coeur. Toute ma pensee, je
pourrais la resumer en un seul mot; ce mot, le voici: haine vigoureuse
de l'anarchie, tendre et profond amour du peuple. (_Vive et unanime
adhesion_.) J'ajoute ceci, et tout ce que j'ai ecrit, et tout ce que
j'ai fait dans ma vie publique est la pour le prouver, pas une page
n'est sortie de ma plume depuis que j'ai l'age d'homme, pas un mot
n'est sorti de ma bouche qui ne soit d'accord avec les paroles que je
prononce en ce moment. (_Oui! oui! c'est vrai!_) Vous le savez tous,
vous, mes amis, mes confreres, mes freres, je suis aujourd'hui l'homme
que j'etais hier, l'avocat devoue de cette grande famille populaire
qui a souffert trop longtemps; le penseur ami des travailleurs, le
travailleur ami des penseurs; l'ecrivain qui veut pour l'ouvrier, non
l'aumone qui degrade, mais le travail qui honore. (_Tres bien!_) Je
suis l'homme qui, hier, defendait le peuple au milieu des riches, et
qui, demain, defendrait, s'il le fallait, les riches au milieu du
peuple. (_Nouvelle adhesion_.) C'est ainsi que je comprends, avec tous
les devoirs qu'il contient, ce mot sublime qui m'apparait ecrit par la
main de Dieu meme, au-dessus de toutes les nations, dans la lumiere
eternelle des cieux, FRATERNITE! (_Acclamations_.)

M. PAULIN regrette que le citoyen Victor Hugo, dont il admire
l'immense talent, ait cru devoir signaler le danger de l'anarchie sans
parler du danger de la reaction. Il pense que la revolution de fevrier
n'est pas une revolution politique, mais une revolution sociale. Il
demande au citoyen Victor Hugo s'il est d'avis que le proletariat
doive disparaitre de la societe.

M. VICTOR HUGO.--Disparaitre, comme l'esclavage a disparu! disparaitre
a jamais! mais non en ramenant, sous une autre forme, le servage et la
mainmorte! (_Sensation_.)

Je n'ai pas deux paroles; je disais tout a l'heure que je suis
aujourd'hui l'homme que j'etais hier. Mon Dieu! bien avant de faire
partie d'un corps politique, il y a quinze ans, je disais ceci dans
un livre imprime: "Si, a moi qui ne suis rien dans l'etat, la parole
m'etait donnee sur les affaires du pays, je la demanderais seulement
sur l'ordre du jour, et je sommerais les gouvernements de substituer
les questions sociales aux questions politiques."

Il y a quinze ans que j'imprimais cela. Quelques annees apres la
publication des paroles que je viens de rappeler, j'ai fait partie
d'un corps politique ... Je m'interromps, permettez-moi d'etre sobre
d'apologies retrospectives, je ne les aime pas. Je pense d'ailleurs
que lorsqu'un homme, depuis vingt-cinq ans, a jete sur douze ou quinze
cent mille feuilles sa pensee au vent, il est difficile qu'il ajoute
quelque chose a cette grande profession de foi, et quand je rappelle
ce que j'ai dit, je le fais avec une candeur entiere, avec la
certitude que rien dans mon passe ne peut dementir ce que je dis a
present. Cela bien etabli, je continue.

Lorsque je faisais partie de la chambre des pairs, il arriva, un jour,
qu'a propos des falsifications commerciales, dans un bureau ou je
siegeais, plusieurs des questions qui viennent d'etre soulevees furent
agitees. Voici ce que je dis alors; je cite:

"Qui souffre de cet etat de choses? la France au dehors, le peuple au
dedans; la France blessee dans sa prosperite et dans son honneur, le
peuple froisse dans son existence et dans son travail. En ce moment,
messieurs, j'emploie ce mot, le peuple, dans une de ses acceptions les
plus restreintes et les plus usitees, pour designer specialement la
classe nombreuse et laborieuse qui fait la base meme de la societe,
cette classe si digne d'interet parce qu'elle travaille, si digne de
respect parce qu'elle souffre. Je ne le cache pas, messieurs, et je
sais bien qu'en vous parlant ainsi je ne fais qu'eveiller vos plus
genereuses sympathies, j'eprouve pour l'homme de cette classe un
sentiment cordial et fraternel. Ce sentiment, tout esprit qui pense le
partage. Tous, a des degres divers, nous sommes des ouvriers dans la
grande oeuvre sociale. Eh bien! je le declare, ceux qui travaillent
avec le bras et avec la main sont sous la garde de ceux qui
travaillent avec la pensee." (_Applaudissements_.)

Voila de quelle maniere je parlais a la chambre aristocratique dont
j'avais l'honneur de faire partie. (_Mouvements en sens divers_.) Ce
mot, _j'avais l'honneur_, ne saurait vous choquer. Vous n'attendez pas
de moi un autre langage; lorsque ce pouvoir etait debout, j'ai pu le
combattre; aujourd'hui qu'il est tombe, je le respecte. (_Tres bien!
Profonde sensation_.)

Toutes les questions qui interessent le bien-etre du peuple, la
dignite du peuple, l'education due au peuple, ont occupe ma vie
entiere. Tenez, entrez dans le premier cabinet de lecture venu,
lisez quinze pages intitulees _Claude Gueux_, que je publiais il y a
quatorze ans, en 1834, et vous y verrez ce que je suis pour le peuple,
et ce que le peuple est pour moi.

Oui, le proletariat doit disparaitre; mais je ne suis pas de ceux qui
pensent que la propriete disparaitra. Savez-vous, si la propriete
etait frappee, ce qui serait tue? Ce serait le travail.

Car, qu'est-ce que c'est que le travail? C'est l'element generateur
de la propriete. Et qu'est-ce que c'est que la propriete? C'est le
resultat du travail. (_Oui! oui!_) Il m'est impossible de comprendre
la maniere dont certains socialistes ont pose cette question. Ce que
je veux, ce que j'entends, c'est que l'acces de la propriete soit
rendu facile a l'homme qui travaille, c'est que l'homme qui travaille
soit sacre pour celui qui ne travaille plus. Il vient une heure ou
l'on se repose. Qu'a l'heure ou l'on se repose, on se souvienne de
ce qu'on a souffert lorsqu'on travaillait, qu'on s'en souvienne pour
ameliorer sans cesse le sort des travailleurs! Le but d'une societe
bien faite, le voici: elargir et adoucir sans cesse la montee,
autrefois si rude, qui conduit du travail a la propriete, de
la condition penible a la condition heureuse, du proletariat a
l'emancipation, des tenebres ou sont les esclaves a la lumiere ou sont
les hommes libres. Dans la civilisation vraie, la marche de l'humanite
est une ascension continuelle vers la lumiere et la liberte!
(_Acclamation_.)

M. PAULIN n'a jamais songe a attaquer les sentiments de M. Victor
Hugo, mais il aurait voulu entendre sortir de sa bouche le grand mot,
_Association_, le mot qui sauvera la republique et fera des hommes une
famille de freres. (_On applaudit_.)

M. VICTOR HUGO.--Ici encore, a beaucoup d'egards, nous pouvons nous
entendre. Je n'attache pas aux mots autant d'efficacite que vous. Je
ne crois pas qu'il soit donne a un mot de sauver le monde; cela n'est
donne qu'aux choses, et, entre les choses, qu'aux idees. (_C'est vrai!
tres bien!_)

Je prends donc l'association, non comme un mot, mais comme une idee,
et je vais vous dire ce que j'en pense.

J'en pense beaucoup de bien; pas tout le bien qu'on en dit, parce
qu'il n'est pas donne a l'homme, je le repete, de rencontrer ni dans
le monde physique, ni dans le monde moral, ni dans le monde politique,
une panacee. Cela serait trop vite fini si, avec une idee ou le mot
qui la represente, on pouvait resoudre toutes les questions et dire:
embrassons-nous. Dieu impose aux hommes un plus severe labeur. Il ne
suffit pas d'avoir l'idee, il faut encore en extraire le fait. C'est
la le grand et douloureux enfantement. Pendant qu'il s'accomplit,
il s'appelle revolution; quand il est accompli, l'enfantement de la
societe, comme l'enfantement de la femme, s'appelle delivrance.
(_Sensation_.) En ce moment, nous sommes dans la revolution; mais, je
le pense comme vous, la delivrance viendra! (_Bravo!_)

Maintenant, entendons-nous.

Remarquez que, si je n'ai pas prononce le mot _association_, j'ai
souvent prononce le mot _societe_. Or, au fond de ces deux mots,
societe, association, qu'y a-t-il? La meme idee: _fraternite_.

Je veux l'association comme vous, vous voulez la societe comme moi.
Nous sommes d'accord.

Oui, je veux que l'esprit d'association penetre et vivifie toute la
cite. C'est la mon ideal; mais il y a deux manieres de comprendre cet
ideal.

Les uns veulent faire de la societe humaine une immense famille.

Les autres veulent en faire un immense monastere.

Je suis contre le monastere et pour la famille. (_Mouvement.
Applaudissements_.)

Il ne suffit pas que les hommes soient associes, il faut encore qu'ils
soient sociables.

J'ai lu les ecrits de quelques socialistes celebres, et j'ai ete
surpris de voir que nous avions, au dix-neuvieme siecle, en France,
tant de fondateurs de couvents. (_On rit_.)

Mais, ce que je n'aurais jamais cru ni reve, c'est que ces fondateurs
de couvents eussent la pretention d'etre populaires.

Je n'accorde pas que ce soit un progres pour un homme de devenir un
moine, et je trouve etrange qu'apres un demi-siecle de revolutions
faites contre les idees monastiques et feodales, nous y revenions
tout doucement, avec les interpretations du mot _association_. (_Tres
bien!_) Oui, l'association, telle que je la vois expliquee dans les
ecrits accredites de certains socialistes,--moi ecrivain un peu
benedictin, qui ai feuillete le moyen age, je la connais; elle
existait a Cluny, a Citeaux, elle existe a la Trappe. Voulez-vous en
venir la? Regardez-vous comme le dernier mot des societes humaines le
monastere de l'abbe de Rance? Ah! c'est un spectacle admirable!
Rien au monde n'est plus beau; c'est l'abnegation a la plus haute
puissance, ces hommes ne faisant rien pour eux-memes, faisant tout
pour le prochain, mieux encore, faisant tout pour Dieu! Je ne sache
rien de plus beau. Je ne sache rien de moins humain. (_Sensation_.) Si
vous voulez trancher de cette maniere heroique les questions humaines,
soyez surs que vous n'atteindrez pas votre but. Quoique cela soit
beau, je crois que cela est mauvais. Oui, une chose peut a la fois
etre belle et mauvaise! et je vous invite, vous tous penseurs, a
reflechir sur ce point. Les meilleurs esprits, les plus sages en
apparence, peuvent se tromper, et, voyant une chose belle, dire: elle
est bonne. Eh bien! non, le couvent, qui est beau, n'est pas bon! non,
la vie monastique, qui est sublime, n'est pas applicable! Il ne faut
pas rever l'homme autrement que Dieu ne l'a fait. Pour lui donner des
perfections impossibles, vous lui oteriez ses qualites naturelles.
(_Bravo!_) Pensez-y bien, l'homme devenu un moine, perdant son nom, sa
tradition de famille, tous ses liens de nature, ne comptant plus que
comme un chiffre, ce n'est plus un homme, car ce n'est plus un esprit,
car ce n'est plus une liberte! Vous croyez l'avoir fait monter bien
haut, regardez, vous l'avez fait tomber bien bas. Sans doute, il faut
limiter l'egoisme; mais, dans la vie telle que la providence l'a
faite a notre infirmite, il ne faut pas exagerer l'oubli de soi-meme.
L'oubli de soi-meme, bien compris, s'appelle abnegation; mal compris,
il s'appelle abrutissement. Socialistes, songez-y! les revolutions
peuvent changer la societe, mais elles ne changent pas le coeur
humain. Le coeur humain est a la fois ce qu'il y a de plus tendre et
ce qu'il y a de plus resistant. Prenez garde a votre etrange progres!
il va droit contre la volonte de Dieu. N'otez pas au peuple la famille
pour lui donner le monastere! (Applaudissements prolonges_.)

M. TAYLOR fait remarquer que M. Victor Hugo sera, sans nul doute,
d'autant plus dispose a defendre ce fecond principe de l'association,
que c'est l'association qui l'a d'abord choisi pour son candidat,
qu'il parlait tout a l'heure devant une association des associations,
et que c'est, en realite, de l'association qu'il tiendra le mandat que
les artistes et les ouvriers veulent lui confier, au nom de l'art et
du travail.

M. AUBRY.--Beaucoup de personnes que je connais, qui sont loin d'avoir
l'instruction necessaire pour juger les causes et les effets, m'ont
demande,--lorsque je proposais le grand nom de M. Victor Hugo, que
je verrais avec bonheur a la chambre,--m'ont demande pourquoi, en
promettant de combattre les hommes qui veulent etre, il n'avait pas
parle de combattre les hommes qui ont ete. Dans ce moment, la classe
ouvriere craint plus les individus qui se cachent que les individus
qui se sont montres ... Les republicains qui ont attente a l'assemblee
le 15 mai ... je me trompe, ce ne sont pas des republicains! (_Bravo!
bravo! Applaudissements_); les individus qui se montrent, on les
ecrase sous le poids du mepris; pour ceux qui se cachent, nous
desirons que nos representants viennent dire: Nous les combattrons.
(_Approbation_.)

M. VICTOR HUGO.--J'ai ecoute avec attention, et, chose remarquable,
chez un orateur si jeune qui parle avec une facilite si distinguee,
qui dit si clairement sa pensee, je n'ai pu la saisir tout entiere.
Je vais toutefois essayer de la preciser. Il va voir avec quelle
sincerite j'aborde toutes les hypotheses.

Il m'a semble qu'il designait comme dangereux, j'emprunte ses propres
expressions, non-seulement ceux qui veulent etre, mais ceux qui ont
ete.

Je commence par lui dire: Entendez-vous parler de la famille qui vient
d'etre brisee par un mouvement populaire? Si vous dites oui, rien ne
m'est plus facile que de repondre; remarquez que vous ne me genez pas
du tout en disant oui.

M. AUBRY.--En parlant ainsi, je n'ai pas voulu parler des personnes,
mais des systemes; non de M. Louis-Philippe, ni de M. Blanqui
(_sourires_), mais du systeme de Louis-Philippe et du systeme de
Blanqui.

M. VICTOR HUGO.--Vous me mettez trop a mon aise. S'il ne s'agit que
des systemes, je repondrai par des faits.

J'ai ete trois ans pair de France; j'ai parle six fois comme pair;
j'ai donne, dans une lettre que les journaux ont publiee, les dates de
mes discours. Pourquoi ai-je donne ces dates? C'est afin que chacun
put recourir au _Moniteur_. Pourquoi ai-je donne avec une tranquillite
profonde ces six dates aux millions de lecteurs des journaux de Paris
et de la France? C'est que je savais que pas une des paroles que j'ai
prononcees alors ne serait hors de propos aujourd'hui; c'est que
les six discours que j'ai prononces devant les pairs de France, je
pourrais les redire tous demain devant l'assemblee nationale. La etait
le secret de ma tranquillite.

Voulez-vous plus de details? Voulez-vous que je vous dise quels ont
ete les sujets de ces six discours?

(_De toutes parts: Oui! oui!_)

Le premier discours, prononce le 14 fevrier 1846, a ete consacre aux
ouvriers, au peuple, dont nous voyons ici une honorable et grave
deputation. Une loi avait ete presentee qui tendait a nier le
droit que l'artiste industriel a sur son oeuvre. J'ai combattu la
disposition mauvaise que cette loi contenait; je l'ai fait rejeter.

Le second discours a ete prononce le 20 mars de la meme annee, les
journaux l'ont cite il y a quelques jours; c'etait pour la Pologne. Le
1er avril suivant, j'ai parle pour la troisieme fois. C'etait encore
pour le peuple; c'etait sur la question de la probite commerciale, sur
les marques de fabrique. Deux mois apres, les 2 et 5 juillet, j'ai
repris la parole; c'etait pour la defense et la protection de notre
littoral; je signalais aux chambres ce fait grave que les cotes
d'Angleterre sont herissees de canons, et que les cotes de France sont
desarmees.

Le cinquieme discours date du 14 juin 1847. Ce jour-la, a propos de la
petition d'un proscrit, je me suis leve pour dire au gouvernement du
roi Louis-Philippe ce que je regrette de n'avoir pu dire ces jours
passes au gouvernement de la republique: que c'est une chose odieuse
de bannir et de proscrire ceux que la destinee a frappes. J'ai demande
hautement--il n'y a pas encore un an de cela--que la famille de
l'empereur rentrat en France. La chambre me l'a refuse, la providence
me l'a accorde. (_Mouvement prolonge_.)

Le sixieme discours, prononce le 13 janvier dernier, etait sur
l'Italie, sur l'unite de l'Italie, sur la revolution francaise, mere
de la revolution italienne. Je parlais a trois heures de l'apres-midi;
j'affirmais qu'une grande revolution allait s'accomplir dans la
peninsule italienne. La chambre des pairs disait non, et, a la meme
minute, le 13 janvier, a trois heures, pendant que je parlais,
le premier tocsin de l'insurrection sonnait a Palerme. (_Nouveau
mouvement._) C'est la derniere fois que j'ai parle.

L'independance de ma pensee s'est produite sous bien d'autres formes
encore; je rappelle un souvenir que les auteurs dramatiques n'ont
peut-etre pas oublie. Dans une circonstance memorable pour moi,
c'etait la premiere fois que je recueillais des gages de la sympathie
populaire, dans un proces intente a propos du drame _le Roi s'amuse_,
dont le gouvernement avait suspendu les representations, je pris la
parole. Personne n'a attaque avec plus d'energie et de resolution le
gouvernement d'alors; vous pouvez relire mon discours.

Voila des faits. Passerons-nous aux personnes? Vous me donnez bien de
la force. Non, je n'attaquerai pas les personnes; non, je ne ferai pas
cette lachete de tourner le dos a ceux qui s'en vont, et de tourner
le visage a ceux qui arrivent; jamais, jamais! personne ne me verra
suivre, comme un vil courtisan, les flatteurs du peuple, moi qui n'ai
pas suivi les flatteurs des rois! (_Explosion de bravos._) Flatteurs
de rois, flatteurs du peuple, vous etes les memes hommes, j'ai pour
vous un mepris profond.

Je voudrais que ma voix fut entendue sur le boulevard, je voudrais que
ma parole parvint aux oreilles de tout ce loyal peuple repandu en ce
moment dans les carrefours, qui ne veut pas de proscription, lui qui a
ete proscrit si longtemps! Depuis un mois, il y a deux jours ou j'ai
regrette de ne pas etre de l'assemblee nationale; le 15 mai, pour
m'opposer au crime de lese-majeste populaire commis par l'emeute, a la
violation du domicile de la nation; et le 25 mai, pour m'opposer au
decret de bannissement. Je n'etais pas la lorsque cette loi inique et
inutile a ete votee par les hommes memes qui soutenaient la dynastie
il y a quatre mois! Si j'y avais ete, vous m'auriez vu me lever,
l'indignation dans l'ame et la paleur au front. J'aurais dit: Vous
faites une loi de proscription! mais votre loi est invalide! mais
votre loi est nulle! Et, tenez, la providence met la, sous vos yeux,
la preuve eclatante de la misere de cette espece de lois. Vous avez
ici deux princes,--je dis princes a dessein,--vous avez deux princes
de la famille Bonaparte, et vous etes forces de les appeler a voter
sur cette loi, eux qui sont sous le coup d'une-loi pareille! et,
en votant sur la loi nouvelle, ils violent, Dieu soit loue, la loi
ancienne! Et ils sont la au milieu de vous comme une protestation
vivante de la toute-puissance divine contre cette chose faible et
violente qu'on appelle la toute-puissance humaine! (_Acclamation_.)

Voila ce que j'aurais dit. Je regrette de n'avoir pu le dire; et,
soyez tranquilles, si l'occasion se represente, je la saisirai; j'en
prends a la face du peuple l'engagement. Je ne permettrai pas qu'en
votre nom on fasse des actions honteuses. Je fletrirai les actes et
je demasquerai les hommes. (_Bravo!_) Non, je n'attaquerai jamais les
personnes d'aucun parti malheureux! Je n'attaquerai jamais les
vaincus! J'ai l'habitude de traiter les questions par l'amour et non
par la haine. (_Sensation_.) J'ai l'instinct de chercher le cote
noble, doux et conciliant, et non le cote irritant des choses. Je n'ai
jamais manque a cette habitude de ma vie entiere, je n'y manquerai pas
aujourd'hui. Et pourquoi y manquerais-je? dans quel but? Dans un but
de candidature! Est-ce que vous croyez que j'ai l'ambition d'etre
depute a l'assemblee nationale? J'ai l'ambition du pompier qui voit
une maison qui brule, et qui dit: Donnez-moi un seau d'eau! (_Bravo!
bravo!_)

M. AUBRAY.--Ce que mes amis demandent, c'est precisement de voir
stigmatiser ces memes individus qui ont vote la loi de proscription,
dont nous ne voulons pas. S'ils ont proscrit la famille de
Louis-Philippe, c'est qu'ils craignent de la voir revenir, eux qui lui
doivent tout, et qui se sont montres si ingrats. Ces hommes devraient
etre marques d'un fer rouge a l'epaule. Nous n'en voulons pas, parce
qu'ils ont un systeme tenebreux. Ils en ont donne la preuve en votant
cette loi.

M. VICTOR HUGO.--Je ferai ce que j'ai fait, toujours fait, je resterai
independant, dusse-je rester isole. Je ne suis rien qu'un esprit
pensif, solitaire et serieux. L'homme qui aime la solitude ne craint
pas l'isolement.

Je suis resolu a toujours agir selon cette lumiere qui est dans mon
ame, et qui me montre le juste et le vrai. Soyez tranquilles, je ne
serai jamais ni dupe ni complice des folies d'aucun parti. J'ai bien
assez, nous avons tous bien assez des fautes personnelles qui tiennent
a notre humanite, sans prendre encore le fardeau et la responsabilite
des fautes d'autrui. Ce que je sais de pire au monde, c'est la faute
en commun. Vous me verrez me jeter sans le moindre calcul tantot
au-devant des nouveaux partis qui veulent refaire un mauvais passe,
tantot au-devant des vieux partis qui veulent, eux aussi, refaire un
passe pire encore! (_Emotion et adhesion_.)

Je ne veux pas plus d'une politique qui a abaisse la France, que je ne
veux d'une politique qui l'a ensanglantee. Je combattrai l'intrigue
comme la violence, de quelque part qu'elles viennent; et, quant a
ce que vous appelez la reaction, je repousse la reaction comme je
repousse l'anarchie. (_Applaudissements_.)

En ce moment, les veritables ennemis de la chose publique sont ceux
qui disent: Il faut entretenir l'agitation dans la rue, faire une
emeute desarmee et indefinie, que le marchand ne vende plus, que
l'acheteur n'achete plus, que le consommateur ne consomme plus, que
les faillites privees amenent la faillite publique, que les boutiques
se ferment, que l'ouvrier chome, que le peuple soit sans travail et
sans pain, qu'il mendie, qu'il traine sa detresse sur le pave des
rues; alors tout s'ecroulera!--Non, ce plan affreux ne reussira pas!
non, la France ne perira pas de misere! un tel sort n'est pas fait
pour elle! Non, la grande nation qui a survecu a Waterloo n'expirera
pas dans une banqueroute! (_Emotion profonde. Bravo! bravo!_)

UN MEMBRE.--Que M. Victor Hugo dise: Je ne suis pas un republicain
rouge, ni un republicain blanc, mais un republicain tricolore.

M. VICTOR HUGO.--Ce que vous me dites, je l'ai imprime il y a trois
jours.

Il me semble qu'il est impossible d'etre plus clair et plus net que
dans cette publication. Je ne voudrais pas qu'un seul de vous ecrivit
mon nom sur son bulletin et dit le lendemain: je me suis trompe.
Savez-vous pourquoi je ne crie pas bien haut: je suis republicain?
C'est parce que beaucoup trop de gens le crient. Savez-vous pourquoi
j'ai une sorte de pudeur et de scrupule a faire cet etalage de
republicanisme? C'est que je vois des gens qui ne sont rien moins que
republicains faire plus de bruit que vous qui etes convaincus. Il y a
une chose sur laquelle je defie qui que ce soit, c'est le sentiment
democratique. Il y a vingt ans que je suis democrate. Je suis un
democrate de la veille. Est-ce que vous aimeriez mieux le mot que
la chose? Moi, je vous donne la chose, qui vaut mieux que le mot!
(_Applaudissements_.)

M. MARLET, au nom des artistes-peintres, demande l'appui de M.
Victor Hugo dans toutes les questions qui interessent l'election, le
concours, les droits des artistes et les franchises de l'art.

M. VICTOR HUGO declare qu'ici encore son passe repond de son avenir,
et que pour defendre les libertes et les droits de l'art et des
artistes depuis vingt ans il n'a pas attendu qu'on le lui demandat. Il
continuera d'etre ce qu'il a toujours ete, le defenseur et l'ami des
artistes. Ils peuvent compter sur lui.

L'assemblee proclame, a l'unanimite, Victor Hugo candidat des
associations reunies.


VI

SEANCE DES ASSOCIATIONS

APRES LE MANDAT ACCOMPLI

Mai 1849.

Je vous rapporte un double mandat, le mandat de president de
l'association que vous voulutes bien, il y a un an, me confier a
l'unanimite, le mandat de representant que vos votes, egalement
unanimes, m'ont confere a la meme epoque. Je rappelle cette unanimite
qui est pour moi un cher et glorieux souvenir.

Messieurs, nous venons de traverser une annee laborieuse. Grace a la
toute-puissante volonte de la nation, nettement signifiee aux partis
par le suffrage universel, un gouvernement serieux, regulier, normal,
fonctionnant selon la liberte et la loi, peut desormais tout faire
refleurir parmi nous, le travail, la paix, le commerce, l'industrie,
l'art; c'est-a-dire remettre la France en pleine possession de tous
les elements de la civilisation.

C'est la, messieurs, un grand pas en avant; mais ce pas ne s'est point
accompli sans peine et sans labeur. Il n'est pas un bon citoyen qui
n'ait pousse a la roue dans ce retour a la vie sociale; tous l'ont
fait, avec des forces inegales sans doute, mais avec une egale bonne
volonte. Quant a moi, l'humble part que j'ai prise dans les grands
evenements survenus depuis un an, je ne vous la dirai pas; vous la
savez, votre bienveillance meme se l'exagere. Ce sera ma gloire, un
jour, de n'avoir pas ete etranger a ces grands faits, a ces grands
actes. Toute ma conduite politique depuis une annee peut se resumer en
un seul mot; j'ai defendu energiquement, resolument, de ma poitrine
comme de ma parole, dans les douloureuses batailles de la rue comme
dans les luttes ameres de la tribune, j'ai defendu l'ordre contre
l'anarchie, et la liberte contre l'arbitraire. (_Oui! oui! c'est
vrai!_)

Cette double loi, qui, pour moi, est une loi unique, cette double loi
de ma conduite, dont je n'ai pas devie un seul instant, je l'ai puisee
dans ma conscience, et il me semble aussi, messieurs, que je l'ai
puisee dans la votre! (_Unanime adhesion_.) Permettez-moi de dire
cela, car l'unanimite de vos suffrages il y a un an, et l'unanimite de
vos adhesions en ce moment, nous fait en quelque sorte, a vous, les
mandants, et a moi, le mandataire, une ame commune. (_Oui! oui!_) Je
vous rapporte mon mandat rempli loyalement. J'ai fait de mon mieux,
j'ai fait, non tout ce que j'ai voulu, mais tout ce que j'ai pu, et je
reviens au milieu de vous avec la grave et austere serenite du devoir
accompli. (_Applaudissements_.)




ASSEMBLEE CONSTITUANTE

1848


I

ATELIERS NATIONAUX


[Note: Ce discours fut prononce quatre jours avant la fatale
insurrection du 24 juin. Il ouvrit la discussion sur le decret
suivant, qui fut adopte par l'assemblee.

ART. 1. L'allocation de 3 millions demandee par M. le ministre
des travaux publics pour les ateliers nationaux lui est accordee
d'urgence.

ART. 2. Chaque allocation nouvelle affectee au meme emploi ne pourra
exceder le chiffre de 1 million.

ART. 3. Les pouvoirs de la commission chargee de l'examen du present
decret sont continues jusqu'a ce qu'il en soit autrement ordonne par
l'assemblee.]


20 juin 1848.

Messieurs,

Je ne monte pas a cette tribune pour ajouter de la passion aux
debats qui vous agitent, ni de l'amertume aux contestations qui vous
divisent. Dans un moment ou tout est difficulte, ou tout peut etre
danger, je rougirais d'apporter volontairement des embarras au
gouvernement de mon pays. Nous assistons a une solennelle et decisive
experience; j'aurais honte de moi s'il pouvait entrer dans ma pensee
de troubler par des chicanes, dans l'heure si difficile de son
etablissement, cette majestueuse forme sociale, la republique, que nos
peres ont vue grande et terrible dans le passe, et que nous voulons
tous voir grande et bienfaisante dans l'avenir. Je tacherai donc, dans
le peu que j'ai a dire a propos des ateliers nationaux, de ne point
perdre de vue cette verite, qu'a l'epoque delicate et grave ou
nous sommes, s'il faut de la fermete dans les actes, il faut de la
conciliation dans les paroles.

La question des ateliers nationaux a deja ete traitee a diverses
reprises devant vous avec une remarquable elevation d'apercus et
d'idees. Je ne reviendrai pas sur ce qui a ete dit. Je m'abstiendrai
des chiffres que vous connaissez tous. Dans mon opinion, je le declare
franchement, la creation des ateliers nationaux a pu etre, a ete une
necessite; mais le propre des hommes d'etat veritables, c'est de tirer
bon parti des necessites, et de convertir quelquefois les fatalites
memes d'une situation en moyens de gouvernement. Je suis oblige de
convenir qu'on n'a pas tire bon parti de cette necessite-ci.

Ce qui me frappe au premier abord, ce qui frappe tout homme de bon
sens dans cette institution des ateliers nationaux, telle qu'on l'a
faite, c'est une enorme force depensee en pure perte. Je sais que M.
le ministre des travaux publics annonce des mesures; mais, jusqu'a
ce que la realisation de ces mesures ait serieusement commence, nous
sommes bien obliges de parler de ce qui est, de ce qui menace d'etre
peut-etre longtemps encore; et, dans tous les cas, notre controle a le
droit de remonter aux fautes faites, afin d'empecher, s'il se peut,
les fautes a faire.

Je dis donc que ce qu'il y a de plus clair jusqu'a ce jour dans les
ateliers nationaux, c'est une enorme force depensee en pure perte; et
a quel moment? Au moment ou la nation epuisee avait besoin de toutes
ses ressources, de la ressource des bras autant que de la ressource
des capitaux. En quatre mois, qu'ont produit les ateliers nationaux?
Rien.

Je ne veux pas entrer dans la nomenclature des travaux qu'il etait
urgent d'entreprendre, que le pays reclamait, qui sont presents a tous
vos esprits; mais examinez ceci. D'un cote une quantite immense
de travaux possibles, de l'autre cote une quantite immense de
travailleurs disponibles. Et le resultat? neant! (_Mouvement_.)

Neant, je me trompe; le resultat n'a pas ete nul, il a ete facheux;
facheux doublement, facheux au point de vue des finances, facheux au
point de vue de la politique.

Toutefois, ma severite admet des temperaments; je ne vais pas jusqu'au
point ou vont ceux qui disent avec une rigueur trop voisine peut-etre
de la colere pour etre tout a fait la justice:--Les ateliers nationaux
sont un expedient fatal. Vous avez abatardi les vigoureux enfants du
travail, vous avez ote a une partie du peuple le gout du labeur, gout
salutaire qui contient la dignite, la fierte, le respect de soi-meme
et la sante de la conscience. A ceux qui n'avaient connu jusqu'alors
que la force genereuse du bras qui travaille, vous avez appris la
honteuse puissance de la main tendue; vous avez deshabitue les epaules
de porter le poids glorieux du travail honnete, et vous avez accoutume
les consciences a porter le fardeau humiliant de l'aumone. Nous
connaissions deja le desoeuvre de l'opulence, vous avez cree le
desoeuvre de la misere, cent fois plus dangereux pour lui-meme et
pour autrui. La monarchie avait les oisifs, la republique aura les
faineants.--(_Assentiment marque_.)

Ce langage rude et chagrin, je ne le tiens pas precisement, je ne vais
pas jusque-la. Non, le glorieux peuple de juillet et de fevrier ne
s'abatardira pas. Cette faineantise fatale a la civilisation est
possible en Turquie; en Turquie et non pas en France. Paris ne copiera
pas Naples; jamais, jamais Paris ne copiera Constantinople. Jamais,
le voulut-on, jamais on ne parviendra a faire de nos dignes et
intelligents ouvriers qui lisent et qui pensent, qui parlent et qui
ecoutent, des lazzaroni en temps de paix et des janissaires pour le
combat. Jamais! (_Sensation_.)

Ce mot _le voulut-on_, je viens de le prononcer; il m'est echappe.
Je ne voudrais pas que vous y vissiez une arriere-pensee, que vous y
vissiez une accusation par insinuation. Le jour ou je croirai devoir
accuser, j'accuserai, je n'insinuerai pas. Non, je ne crois pas, je
ne puis croire, et je le dis en toute sincerite, que cette pensee
monstrueuse ait pu germer dans la tete de qui que ce soit, encore
moins d'un ou de plusieurs de nos gouvernants, de convertir l'ouvrier
parisien en un condottiere, et de creer dans la ville la plus
civilisee du monde, avec les elements admirables dont se compose la
population ouvriere, des pretoriens de l'emeute au service de la
dictature. (_Mouvement prolonge_.)

Cette pensee, personne ne l'a eue, cette pensee serait un crime de
lese-majeste populaire! (_C'est vrai!_) Et malheur a ceux qui la
concevraient jamais! malheur a ceux qui seraient tentes de la mettre
a execution! car le peuple, n'en doutez pas, le peuple, qui a de
l'esprit, s'en apercevrait bien vite, et ce jour-la il se leverait
comme un seul homme contre ces tyrans masques en flatteurs, contre ces
despotes deguises en courtisans, et il ne serait pas seulement severe,
il serait terrible. (_Tres bien! tres bien!_)

Je rejette cet ordre d'idees, et je me borne a dire qu'independamment
de la funeste perturbation que les ateliers nationaux font peser sur
nos finances, les ateliers nationaux tels qu'ils sont, tels qu'ils
menacent de se perpetuer, pourraient, a la longue,--danger qu'on
vous a deja signale, et sur lequel j'insiste,--alterer gravement le
caractere de l'ouvrier parisien.

Eh bien, je suis de ceux qui ne veulent pas qu'on altere le caractere
de l'ouvrier parisien; je suis de ceux qui veulent que cette noble
race d'hommes conserve sa purete; je suis de ceux qui veulent qu'elle
conserve sa dignite virile, son gout du travail, son courage a la fois
plebeien et chevaleresque; je suis de ceux qui veulent que cette noble
race, admiree du monde entier, reste admirable.

Et pourquoi est-ce que je le veux? Je ne le veux pas seulement pour
l'ouvrier parisien, je le veux pour nous; je le veux a cause du role
que Paris remplit dans l'oeuvre de la civilisation universelle.

Paris est la capitale actuelle du monde civilise....

UNE VOIX.--C'est connu! (_On rit_.)

M. VICTOR HUGO.--Sans doute, c'est connu! J'admire l'interruption! il
serait rare et curieux que Paris fut la capitale du monde et que le
monde n'en sut rien. (_Tres bien!--On rit_.) Je poursuis. Ce que Rome
etait autrefois, Paris l'est aujourd'hui. Ce que Paris conseille,
l'Europe le medite; ce que Paris commence, l'Europe le continue. Paris
a une fonction dominante parmi les nations. Paris a le privilege
d'etablir a certaines epoques, souverainement, brusquement
quelquefois, de grandes choses: la liberte de 89, la republique de 92,
juillet 1830, fevrier 1848; et ces grandes choses, qui est-ce qui les
fait? Les penseurs de Paris qui les preparent, et les ouvriers de
Paris qui les executent. (_Interruptions diverses_.)

Voila pourquoi je veux que l'ouvrier de Paris reste ce qu'il est, un
noble et courageux travailleur, soldat de l'idee au besoin, de
l'idee et non de l'emeute (_sensation_), l'improvisateur quelquefois
temeraire des revolutions, mais l'initiateur genereux, sense,
intelligent et desinteresse des peuples. C'est la le grand role de
l'ouvrier parisien. J'ecarte donc de lui avec indignation tout ce qui
peut le corrompre.

De la mon opposition aux ateliers nationaux.

Il est necessaire que les ateliers nationaux se transforment
promptement d'une institution nuisible en une institution utile.

QUELQUES VOIX.--Les moyens?

M. VICTOR HUGO.--Tout a l'heure, en commencant, ces moyens, je vous
les ai indiques; le gouvernement les enumerait hier, je vous demande
la permission de ne pas vous les repeter.

PLUSIEURS MEMBRES.--Continuez! continuez!

M. VICTOR HUGO.--Trop de temps deja a ete perdu; il importe que les
mesures annoncees soient le plus tot possible des mesures accomplies.
Voila ce qui importe. J'appelle sur ce point l'attention de
l'assemblee et de ses delegues au pouvoir executif.

Je voterai le credit sous le benefice de ces observations.

Que demain il nous soit annonce que les mesures dont a parle M. le
ministre des travaux publics sont en pleine execution, que cette voie
soit largement suivie, et mes critiques disparaissent. Est-ce que vous
croyez qu'il n'est pas de la plus haute importance de stimuler le
gouvernement lorsque le temps se perd, lorsque les forces de la France
s'epuisent?

En terminant, messieurs, permettez-moi d'adresser du haut de cette
tribune, a propos des ateliers nationaux...--ceci est dans le sujet,
grand Dieu! et les ateliers nationaux ne sont qu'un triste detail d'un
triste ensemble...--permettez-moi d'adresser du haut de cette tribune
quelques paroles a cette classe de penseurs severes et convaincus
qu'on appelle les socialistes (_Oh! oh!--Ecoutez! ecoutez!_) et de
jeter avec eux un coup d'oeil rapide sur la question generale qui
trouble, a cette heure, tous les esprits et qui envenime tous les
evenements, c'est-a-dire sur le fond reel de la situation actuelle.

La question, a mon avis, la grande question fondamentale qui saisit la
France en ce moment et qui emplira l'avenir, cette question n'est pas
dans un mot, elle est dans un fait. On aurait tort de la poser dans
le mot _republique_, elle est dans le fait _democratie_; fait
considerable, qui doit engendrer l'etat definitif des societes
modernes et dont l'avenement pacifique est, je le declare, le but de
tout esprit serieux.

C'est parce que la question est dans le fait _democratie_ et non dans
le mot _republique_, qu'on a eu raison de dire que ce qui se dresse
aujourd'hui devant nous avec des menaces selon les uns, avec des
promesses selon les autres, ce n'est pas une question politique, c'est
une question sociale.

Representants du peuple, la question est dans le peuple. Je le disais
il y a un an a peine dans une autre enceinte, j'ai bien le droit de le
redire aujourd'hui ici; la question, depuis longues annees deja, est
dans les detresses du peuple, dans les detresses des campagnes qui
n'ont point assez de bras, et des villes qui en ont trop, dans
l'ouvrier qui n'a qu'une chambre ou il manque d'air, et une industrie
ou il manque de travail, dans l'enfant qui va pieds nus, dans la
malheureuse jeune fille que la misere ronge et que la prostitution
devore, dans le vieillard sans asile, a qui l'absence de la providence
sociale fait nier la providence divine; la question est dans ceux qui
souffrent, dans ceux qui ont froid et qui ont faim. La question est
la. (_Oui! oui!_)

Eh bien,--socialiste moi-meme, c'est aux socialistes impatients que
je m'adresse,--est-ce que vous croyez que ces souffrances ne nous
prennent pas le coeur? est-ce que vous croyez qu'elles nous laissent
insensibles? est-ce que vous croyez qu'elles n'eveillent pas en nous
le plus tendre respect, le plus profond amour, la plus ardente et
la plus poignante sympathie? Oh! comme vous vous tromperiez!
(_Sensation._) Seulement, en ce moment, au moment ou nous sommes,
voici ce que nous vous disons.

Depuis le grand evenement de fevrier, par suite de ces ebranlements
profonds qui ont amene des ecroulements necessaires, il n'y a plus
seulement la detresse de cette portion de la population qu'on appelle
plus specialement le peuple, il y a la detresse generale de tout
le reste de la nation. Plus de confiance, plus de credit, plus
d'industrie, plus de commerce; la demande a cesse, les debouches se
ferment, les faillites se multiplient, les loyers et les fermages ne
se payent plus, tout a flechi a la fois; les familles riches sont
genees, les familles aisees sont pauvres, les familles pauvres sont
affamees.

A mon sens, le pouvoir revolutionnaire s'est mepris. J'accuse
les fausses mesures, j'accuse aussi et surtout la fatalite des
circonstances.

Le probleme social etait pose. Quant a moi, j'en comprenais ainsi la
solution: n'effrayer personne, rassurer tout le monde, appeler les
classes jusqu'ici desheritees, comme on les nomme, aux jouissances
sociales, a l'education, au bien-etre, a la consommation abondante, a
la vie a bon marche, a la propriete rendue facile....

PLUSIEURS MEMBRES.--Tres bien!

DE TOUTES PARTS.--Nous sommes d'accord, mais par quels moyens?

M. VICTOR HUGO.--En un mot, faire descendre la richesse. On a fait le
contraire; on a fait monter la misere.

Qu'est-il resulte de la? Une situation sombre ou tout ce qui n'est pas
en perdition est en peril, ou tout ce qui n'est pas en peril est
en question; une detresse generale, je le repete, dans laquelle la
detresse populaire n'est plus qu'une circonstance aggravante, qu'un
episode dechirant du grand naufrage.

Et ce qui ajoute encore a mon inexprimable douleur, c'est que d'autres
jouissent et profitent de nos calamites. Pendant que Paris se debat
dans ce paroxysme, que nos ennemis, ils se trompent! prennent pour
l'agonie, Londres est dans la joie, Londres est dans les fetes, le
commerce y a triple, le luxe, l'industrie, la richesse s'y sont
refugies. Oh! ceux qui agitent la rue, ceux qui jettent le peuple sur
la place publique, ceux qui poussent au desordre et a l'insurrection,
ceux qui font fuir les capitaux et fermer les boutiques, je puis bien
croire que ce sont de mauvais logiciens, mais je ne puis me resigner a
penser que ce sont decidement de mauvais francais, et je leur dis, et
je leur crie: En agitant Paris, en remuant les masses, en provoquant
le trouble et l'emeute, savez-vous ce que vous faites? Vous
construisez la force, la grandeur, la richesse, la puissance,
la prosperite et la preponderance de l'Angleterre. (_Mouvement
prolonge_.)

Oui, l'Angleterre, a l'heure ou nous sommes, s'assied en riant au bord
de l'abime ou la France tombe. (_Sensation_.) Oh! certes, les miseres
du peuple nous touchent; nous sommes de ceux qu'elles emeuvent le plus
douloureusement. Oui, les miseres du peuple nous touchent, mais
les miseres de la France nous touchent aussi! Nous avons une pitie
profonde pour l'ouvrier avarement et durement exploite, pour l'enfant
sans pain, pour la femme sans travail et sans appui, pour les familles
proletaires depuis si longtemps lamentables et accablees; mais nous
n'avons pas une pitie moins grande pour la patrie qui saigne sur la
croix des revolutions, pour la France, pour notre France sacree qui,
si cela durait, perdrait sa puissance, sa grandeur et sa lumiere, aux
yeux de l'univers. (_Tres bien!_) Il ne faut pas que cette agonie se
prolonge; il ne faut pas que la ruine et le desastre saisissent tour a
tour et renversent toutes les existences dans ce pays.

UNE VOIX.--Le moyen?

M. VICTOR HUGO.--Le moyen, je viens de le dire, le calme dans la rue,
l'union dans la cite, la force dans le gouvernement, la bonne volonte
dans le travail, la bonne foi dans tout. (_Oui! c'est vrai!_)

Il ne faut pas, dis-je, que cette agonie se prolonge; il ne faut pas
que toutes les existences soient tour a tour renversees. Et a qui cela
profiterait-il chez nous? Depuis quand la misere du riche est-elle
la richesse du pauvre? Dans un tel resultat je pourrais bien voir la
vengeance des classes longtemps souffrantes, je n'y verrais pas leur
bonheur. (_Tres bien!_)

Dans cette extremite, je m'adresse du plus profond et du plus sincere
de mon coeur aux philosophes initiateurs, aux penseurs democrates,
aux socialistes, et je leur dis: Vous comptez parmi vous des coeurs
genereux, des esprits puissants et bienveillants, vous voulez comme
nous le bien de la France et de l'humanite. Eh bien, aidez-nous!
aidez-nous! Il n'y a plus seulement la detresse des travailleurs, il y
a la detresse de tous. N'irritez pas la ou il faut concilier, n'armez
pas une misere contre une misere, n'ameutez pas un desespoir contre un
desespoir. (_Tres bien!_)

Prenez garde! deux fleaux sont a votre porte, deux monstres attendent
et rugissent la, dans les tenebres, derriere nous et derriere vous, la
guerre civile et la guerre servile (_agitation_), c'est-a-dire le lion
et le tigre; ne les dechainez pas! Au nom du ciel, aidez-nous!

Toutes les fois que vous ne mettez pas en question la famille et la
propriete, ces bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation,
nous admettons avec vous les instincts nouveaux de l'humanite;
admettez avec nous les necessites momentanees des societes.
(_Mouvement_.)

M. FLOCON, _ministre de l'agriculture et du commerce_.--Dites les
necessites permanentes.

UNE VOIX.--Les necessites eternelles.

M. VICTOR HUGO.--J'entends dire les necessites eternelles. Mon
opinion, ce me semble, etait assez claire pour etre comprise. (_Oui!
oui!_) Il va sans dire que l'homme qui vous parle n'est pas un homme
qui nie et met en doute les necessites eternelles des societes.
J'invoque la necessite momentanee d'un peril immense et imminent, et
j'appelle autour de ce grand peril tous les bons citoyens, quelle que
soit leur nuance, quelle que soit leur couleur, tous ceux qui veulent
le bonheur de la France et la grandeur du pays, et je dis a ces
penseurs auxquels je m'adressais tout a l'heure: Puisque le peuple
croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d'etre aimes
et ecoutes de lui, oh! je vous en conjure, dites-lui de ne point se
hater vers la rupture et la colere, dites-lui de ne rien precipiter,
dites-lui de revenir a l'ordre, aux idees de travail et de paix, car
l'avenir est pour tous, car l'avenir est pour le peuple! Il ne faut
qu'un peu de patience et de fraternite; et il serait horrible que,
par une revolte d'equipage, la France, ce premier navire des nations,
sombrat en vue de ce port magnifique que nous apercevons tous dans la
lumiere et qui attend le genre humain. (_Tres bien! tres bien!_)


II

POUR LA LIBERTE DE LA PRESSE

CONTRE L'ARRESTATION DES ECRIVAINS


[Note: M. Crespel-Delatouche avait interpelle le gouvernement sur
la suppression de onze journaux frappes d'interdit le 25 juin, sur
l'arrestation et la detention au secret, dix jours durant, du
directeur de l'un des journaux supprimes, M. Emile de Girardin, etc.
Les mesures attaquees furent defendues par le ministre de la justice;
elles furent combattues par les representants Vesin, Valette, Dupont
(de Bussac), Germain Sarrut et Lenglet. Le general Cavaignac, apres le
discours de Victor Hugo, declara qu'il ne voulait entrer dans aucune
explication et qu'il laissait a l'assemblee le soin de le defendre
ou de l'accuser. L'assemblee declara la discussion close et passa a
l'ordre du jour. (Note de l'editeur.)]


M. VICTOR HUGO.--Je sens que l'assemblee est impatiente de clore le
debat, aussi ne dirai-je que quelques mots. (_Parlez! parlez!_)

Je suis de ceux qui pensent aujourd'hui plus que jamais, depuis hier
surtout, que le devoir d'un bon citoyen, dans les circonstances
actuelles, est de s'abstenir de tout ce qui peut affaiblir le pouvoir
dont l'ordre social a un tel besoin. (_Tres bien!_)

Je renonce donc a entrer dans ce que cette discussion pourrait avoir
d'irritant, et ce sacrifice m'est d'autant plus facile que j'ai le
meme but que vous, le meme but que le pouvoir executif; ce but que
vous comprenez, il peut se resumer en deux mots, armer l'ordre social
et desarmer ses ennemis. (_Adhesion_.)

Ma pensee est, vous le voyez, parfaitement claire, et je demande au
gouvernement la permission de lui adresser une question; car il est
resulte un doute dans mon esprit des paroles de M. le ministre de la
justice.

Sommes-nous dans l'etat de siege, ou sommes-nous dans la dictature?
C'est la, a mon sens, la question.

Si nous sommes dans l'etat de siege, les journaux supprimes ont le
droit de reparaitre en se conformant aux lois. Si nous sommes dans la
dictature, il en est autrement.

M. DEMOSTHENE OLLIVIER.--Qui donc aurait donne la dictature?

M. VICTOR HUGO.--Je demande au chef du pouvoir executif de
s'expliquer.

Quant a moi, je pense que la dictature a dure justement, legitimement,
par l'imperieuse necessite des circonstances, pendant quatre jours.
Ces quatre jours passes, l'etat de siege suffisait.

L'etat de siege, je le declare, est necessaire, mais l'etat de siege
est une situation legale et definie, et il me parait impossible de
conceder au pouvoir executif la dictature indefinie, lorsque vous
n'avez pretendu lui donner que l'etat de siege.

Maintenant, si le pouvoir executif ne croit pas l'autorite dont
l'assemblee l'a investi suffisante, qu'il le declare et que
l'assemblee avise. Quant a moi, dans une occasion ou il s'agit de la
premiere et de la plus essentielle de nos libertes, je ne manquerai
pas a la defense de cette liberte. Defendre aujourd'hui la societe,
demain la liberte, les defendre l'une avec l'autre, les defendre
l'une par l'autre, c'est ainsi que je comprends mon mandat comme
representant, mon droit comme citoyen et mon devoir comme ecrivain.
(_Mouvement_.)

Si le pouvoir donc desire etre investi d'une autorite dictatoriale,
qu'il le dise, et que l'assemblee decide.

LE GENERAL CAVAIGNAC, _chef du pouvoir executif, president du
conseil_.--Ne craignez rien, monsieur, je n'ai pas besoin de tant de
pouvoir; j'en ai assez, j'en ai trop de pouvoir; calmez vos craintes.
(_Marques d'approbation_.)

M. VICTOR HUGO.--Dans votre interet meme, permettez-moi de vous
le dire, a vous homme du pouvoir, moi homme de la pensee....
(_Interruption prolongee_.)

J'ai besoin d'expliquer une expression sur laquelle l'assemblee
pourrait se meprendre.

Quand je dis homme de la pensee, je veux dire homme de la presse, vous
l'avez tous compris. (_Oui! oui!_)

Eh bien, dans l'interet de l'avenir encore plus que dans l'interet du
present, quoique l'interet du present me preoccupe autant qu'aucun
de vous, croyez-le bien, je dis au pouvoir executif: Prenez garde!
l'immense autorite dont vous etes investi....

LE GENERAL CAVAIGNAC.--Mais non!

UN MEMBRE A GAUCHE.--Faites une proposition. (_Rumeurs diverses_.)

M. LE PRESIDENT.--Il est impossible de continuer a discuter si l'on se
livre a des interpellations particulieres.

M. VICTOR HUGO.--Que le pouvoir me permette de le lui dire,--je
reponds a l'interruption de l'honorable general Cavaignac,--dans les
circonstances actuelles, avec la puissance considerable dont il est
investi, qu'il prenne garde a la liberte de la presse, qu'il respecte
cette liberte! Que le pouvoir se souvienne que la liberte de la presse
est l'arme de cette civilisation que nous defendons ensemble.
La liberte de la presse etait avant vous, elle sera apres vous.
(_Agitation_.)

Voila ce que je voulais repondre a l'interruption de l'honorable
general Cavaignac.

Maintenant je demande au pouvoir de se prononcer sur la maniere dont
il entend user de l'autorite que nous lui avons confiee. Quant a moi,
je crois que les lois existantes, energiquement appliquees, suffisent.
Je n'adopte pas l'opinion de M. le ministre de la justice, qui semble
penser que nous nous trouvons dans une sorte d'interregne legal, et
qu'il faut attendre, pour user de la repression judiciaire, qu'une
nouvelle loi soit faite par vous. Si ma memoire ne me trompe pas, le
24 juin, l'honorable procureur general pres la cour d'appel de Paris a
declare obligatoire la loi sur la presse du 16 juillet 1828. Remarquez
cette contradiction. Y a-t-il pour la presse une legislation en
vigueur? Le procureur general dit oui, le ministre de la justice dit
non. (_Mouvement_.) Je suis de l'avis du procureur general.

La presse, a l'heure qu'il est, et jusqu'au vote d'une loi nouvelle,
est sous l'empire de la legislation de 1828. Dans ma pensee, si l'etat
de siege seul existe, si nous ne sommes pas en pleine dictature, les
journaux supprimes ont le droit de reparaitre en se conformant a cette
legislation. (_Agitation_.) Je pose la question ainsi et je demande
qu'on s'explique sur ce point. Je repete que c'est une question de
liberte, et j'ajoute que les questions de liberte doivent etre dans
une assemblee nationale, dans une assemblee populaire comme celle-ci,
traitees, je ne dis pas avec menagement, je dis avec respect.
(_Adhesion_.)

Quant aux journaux, je n'ai pas a m'expliquer sur leur compte, je n'ai
pas d'opinion a exprimer sur eux, cette opinion serait peut-etre pour
la plupart d'entre eux tres severe. Vous comprenez que plus elle est
severe, plus je dois la taire; je ne veux pas prendre la parole
pour les attaquer quand ils n'ont pas la parole pour se defendre.
(_Mouvement_.) Je me sers a regret de ces termes, _les journaux
supprimes_; l'expression _supprimes_ ne me parait ni juste, ni
politique; _suspendus_ etait le veritable mot dont le pouvoir executif
aurait du se servir. (_Signe d'assentiment de M. le ministre de la
justice_.) Je n'attaque pas en ce moment le pouvoir executif, je
le conseille. J'ai voulu et je veux rester dans les limites de la
discussion la plus moderee. Les discussions moderees sont les
discussions utiles. (_Tres bien!_)

J'aurais pu dire, remarquez-le, que le pouvoir avait attente a la
propriete, a la liberte de la pensee, a la liberte de la personne d'un
ecrivain; qu'il avait tenu cet ecrivain neuf jours au secret, onze
jours dans un etat de detention qui est reste inexplique. (_Mouvements
divers_.)

Je n'ai pas voulu entrer et je n'entrerai pas dans ce cote irritant,
je le repete, de la question. Je desire simplement obtenir une
explication, afin que les journaux puissent savoir, a l'issue de cette
seance, ce qu'ils peuvent attendre du pouvoir qui gouverne le pays.

Dans ma conviction, les laisser reparaitre sous l'empire rigide de la
loi, ce serait a la fois une mesure de vraie justice et une mesure de
bonne politique; de justice, cela n'a pas besoin d'etre demontre; de
bonne politique, car il est evident pour moi qu'en presence de l'etat
de siege, et sous la pression des circonstances actuelles, ces
journaux modereraient d'eux-memes la premiere explosion de leur
liberte. Or c'est cette explosion qu'il serait utile d'amortir dans
l'interet de la paix publique. L'ajourner, ce n'est que la rendre plus
dangereuse par la longueur meme de la compression. (_Mouvement_.)
Pesez ceci, messieurs.

Je demande formellement a l'honorable general Cavaignac de vouloir
bien nous dire s'il entend que les journaux interdits peuvent
reparaitre immediatement sous l'empire des lois existantes, ou s'ils
doivent, en attendant une legislation nouvelle, rester dans l'etat ou
ils sont, ni vivants ni morts, non pas seulement entraves par l'etat
de siege, mais confisques par la dictature. (_Mouvement prolonge_.)


III

L'ETAT DE SIEGE


[Note: Le representant Lichtenberger avait fait une proposition
relative a la levee de l'etat de siege avant la discussion sur le
projet de constitution. Le comite de la justice, par l'organe de
son rapporteur, disait qu'il n'y avait pas lieu de prendre en
consideration la proposition. Le representant Ledru-Rollin la
defendit, le representant Saureau la defendit egalement, le
representant Demanet parla dans le meme sens. Le general Cavaignac,
president du conseil, presenta dans ce debat des considerations a la
suite desquelles Victor Hugo demanda la parole. La discussion fut
close apres son discours. La proposition du representant Lichtenberger
ne fut pas adoptee. (_Note de l'editeur_.)]


2 septembre 1848.

M. VICTOR HUGO.--Au point ou la discussion est arrivee, il semblerait
utile de remettre la continuation dela discussion a lundi. (_Non! non!
Parlez! parlez!_) Je crois que l'assemblee ne voudra pas fermer la
discussion avant qu'elle soit epuisee. (_Non! non!_)

Je ne veux, dis-je, repondre qu'un mot au chef du pouvoir executif,
mais il me parait impossible de ne pas replacer la question sur son
veritable terrain.

Pour que la constitution soit sainement discutee, il faut deux
choses: que l'assemblee soit libre, et que la presse soit libre.
(_Interruption._)

Ceci est, a mon avis, le veritable point de la question; l'etat de
siege implique-t-il la suppression de la liberte de la presse? Le
pouvoir executif dit oui; je dis non. Qui a tort? Si l'assemblee
hesite a prononcer, l'histoire et l'avenir jugeront.

L'assemblee nationale a donne au pouvoir executif l'etat de siege pour
comprimer l'insurrection, et des lois pour reprimer la presse. Lorsque
le pouvoir executif confond l'etat de siege avec la suspension des
lois, il est dans une erreur profonde, et il importe qu'il soit
averti. (_A gauche: Tres bien!_)

Ce que nous avons a dire au pouvoir executif, le voici:

L'assemblee nationale a pretendu empecher la guerre civile, mais non
interdire la discussion; elle a voulu desarmer les bras, mais non
baillonner les consciences. (_Approbation a gauche._)

Pour pacifier la rue, vous avez l'etat de siege; pour contenir la
presse, vous avez les tribunaux. Mais ne vous servez pas de l'etat
de siege contre la presse; vous vous trompez d'arme, et, en croyant
defendre la societe, vous blessez la liberte. (_Mouvement._)

Vous combattez pour des principes sacres, pour l'ordre, pour la
famille, pour la propriete; nous vous suivrons, nous vous aiderons
dans le combat; mais nous voulons que vous combattiez avec les lois.

Une voix.--Qui, nous?

M. VICTOR HUGO.--Nous, l'assemblee tout entiere. (_A gauche: Tres
bien! tres bien!_)

Il m'est impossible de ne pas rappeler que la distinction a ete faite
plusieurs fois et comprise et accueillie par vous tous, entre l'etat
de siege et la suspension des lois.

L'etat de siege est un etat defini et legal, on l'a dit deja; la
suspension des lois est une situation monstrueuse dans laquelle la
chambre ne peut pas vouloir placer la France (_mouvement_), dans
laquelle une grande assemblee ne voudra jamais placer un grand peuple!
(_Nouveau mouvement_.)

Je ne puis admettre que le pouvoir executif comprenne ainsi son
mandat. Quant a moi, je le declare, j'ai pretendu lui donner l'etat
de siege, je l'ai arme de toute la force sociale pour la defense de
l'ordre, je lui ai donne toute la somme de pouvoir que mon mandat me
permettait de lui conferer; mais je ne lui ai pas donne la dictature,
mais je ne lui ai pas livre la liberte de la pensee, mais je n'ai pas
pretendu lui attribuer la censure et la confiscation! (_Approbation
sur plusieurs bancs. Reclamations sur d'autres_.) C'est la censure et
la confiscation qui, a l'heure qu'il est, pesent sur les organes de
la pensee publique. (_Oui! tres bien!_) C'est la une situation
incompatible avec la discussion de la constitution. Il importe, je le
repete, que la presse soit libre, et la liberte de la presse n'importe
pas moins a la bonte et a la duree de la constitution que la liberte
de l'assemblee elle-meme.

Pour moi, ces deux points sont indivisibles, sont inseparables, et je
n'admettrais pas que l'assemblee elle-meme fut suffisamment libre,
c'est-a-dire suffisamment eclairee (_exclamations_) si la presse
n'etait pas libre a cote d'elle, et si la liberte des opinions
exterieures ne melait pas sa lumiere a la liberte de vos
deliberations.

Je demande que M. le president du conseil vienne nous dire de quelle
facon il entend definitivement l'etat de siege (_Il l'a dit!_); que
l'on sache si M. le president du conseil entend par etat de siege
la suspension des lois. Quant a moi, qui crois l'etat de siege
necessaire, si cependant il etait defini de cette facon, je voterais
a l'instant meme contre son maintien, car je crois qu'a la pla
d'un peril passager, l'emeute, nous mettrions un immense malheur,
l'abaissement de la nation. (_Mouvement._) Que l'etat de siege soit
maintenu et que la loi soit respectee, voila ce que je demande, voila
ce que veut la societe qui entend conserver l'ordre, voila ce que veut
la conscience publique qui entend conserver la liberte. (_Aux voix! La
cloture!_)


IV

LA PEINE DE MORT


[Note: Ce discours fut prononce dans la discussion de l'article 5 du
projet de constitution. Cet article etait ainsi concu: _La peine de
mort est abolie en matiere politique_. Les representants Coquerel,
Koenig et Buvignier proposaient par amendement de rediger ainsi
cet article 5: _La peine de mort est abolie_. Dans la seance du 18
septembre cet amendement fut repousse par 498 voix contre 216.]


15 septembre 1848.

Je regrette que cette question, la premiere de toutes peut-etre,
arrive au milieu de vos deliberations presque a l'improviste, et
surprenne les orateurs non prepares.

Quant a moi, je dirai peu de mots, mais, ils partiront du sentiment
d'une conviction profonde et ancienne.

Vous venez de consacrer l'inviolabilite du domicile, nous vous
demandons de consacrer une inviolabilite plus haute et plus sainte
encore, l'inviolabilite de la vie humaine.

Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par
la France et pour la France, est necessairement un pas dans la
civilisation. Si elle n'est point un pas dans la civilisation, elle
n'est rien. (_Tres bien! tres bien!_)

Eh bien, songez-y, qu'est-ce que la peine de mort? La peine de mort
est le signe special et eternel de la barbarie. (_Mouvement._) Partout
ou la peine de mort est prodiguee, la barbarie domine; partout ou la
peine de mort est rare, la civilisation regne. (_Sensation_.)

Messieurs, ce sont la des faits incontestables. L'adoucissement de
la penalite est un grand et serieux progres. Le dix-huitieme siecle,
c'est la une partie de sa gloire, a aboli la torture; le dix-neuvieme
siecle abolira la peine de mort. (_Vive adhesion. Oui! oui!_)

Vous ne l'abolirez pas peut-etre aujourd'hui; mais, n'en doutez
pas, demain vous l'abolirez, ou vos successeurs l'aboliront. (_Nous
l'abolirons!--Agitation._)

Vous ecrivez en tete du preambule de votre constitution: "En presence
de Dieu", et vous commenceriez par lui derober, a ce Dieu, ce droit
qui n'appartient qu'a lui, le droit de vie et de mort. (_Tres bien!
tres bien!_) Messieurs, il y a trois choses qui sont a Dieu et
qui n'appartiennent pas a l'homme: l'irrevocable, l'irreparable,
l'indissoluble. Malheur a l'homme s'il les introduit dans ses lois!
(_Mouvement_.) Tot ou tard elles font plier la societe sous leur
poids, elles derangent l'equilibre necessaire des lois et des moeurs,
elles otent a la justice humaine ses proportions; et alors il arrive
ceci, reflechissez-y, messieurs, que la loi epouvante la conscience.
(_Sensation_.)

Je suis monte a cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot
decisif, selon moi; ce mot, le voici. (_Ecoutez! ecoutez!_)

Apres fevrier, le peuple eut une grande pensee, le lendemain du jour
ou il avait brule le trone, il voulut bruler l'echafaud. (_Tres
bien!--D'autres voix: Tres mal!_)

Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette
profondement, a la hauteur de son grand coeur. (_A gauche: Tres
bien!_) On l'empecha d'executer cette idee sublime.

Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez,
vous venez de consacrer la premiere pensee du peuple, vous avez
renverse le trone. Maintenant consacrez l'autre, renversez l'echafaud.
(_Applaudissements a gauche. Protestations a droite_.)

Je vote l'abolition pure, simple et definitive de la peine de mort.


V

POUR LA LIBERTE DE LA PRESSE ET CONTRE L'ETAT DE SIEGE


[Note: L'etat de siege fut leve le lendemain de ce discours.]


11 octobre 1848.

Si je monte a la tribune, malgre l'heure avancee, malgre les signes
d'impatience d'une partie de l'assemblee (_Non! non! Parlez!_), c'est
que je ne puis croire que, dans l'opinion de l'assemblee, la question
soit jugee. (_Non! elle ne l'est pas!_) En outre, l'assemblee
considerera le petit nombre d'orateurs qui soutiennent en ce moment la
liberte de la presse, et je ne doute pas que ces orateurs ne soient
proteges, dans cette discussion, par ce double respect que ne peuvent
manquer d'eveiller, dans une assemblee genereuse, un principe si grand
et une minorite si faible. (_Tres bien!_)

Je rappellerai a l'honorable ministre de la justice que le comite de
legislation avait emis le voeu que l'etat de siege fut leve, afin que
la presse fut ce que j'appelle mise en liberte.

M. ABBATUCCI.--Le comite n'a pas dit cela.

M. VICTOR HUGO.--Je n'irai pas aussi loin que votre comite de
legislation, et je dirai a M. le ministre de la justice qu'il serait,
a mon sens, d'une bonne politique d'alleger peu a peu l'etat de siege,
et de le rendre de jour en jour moins pesant, afin de preparer la
transition, et d'amener par degres insensibles l'heure ou l'etat
de siege pourrait etre leve sans danger. (_Adhesion sur plusieurs
bancs_.)

Maintenant, j'entre dans la question de la liberte de la presse, et
je dirai a M. le ministre de la justice que, depuis la derniere
discussion, cette question a pris des aspects nouveaux. Pour ma part,
plus nous avancons dans l'oeuvre de la constitution, plus je suis
frappe de l'inconvenient de discuter la constitution en l'absence de
la liberte de la presse. (_Bruit et interruptions diverses_.)

Je dis dans l'absence de la liberte de la presse, et je ne puis
caracteriser autrement une situation dans laquelle les journaux ne
sont point places et maintenus sous la surveillance et la sauvegarde
des lois, mais laisses a la discretion du pouvoir executif. (_C'est
vrai!_)

Eh bien, messieurs, je crains que, dans l'avenir, la constitution que
vous discutez ne soit moralement amoindrie. (_Denegation. Adhesion sur
plusieurs bancs_.)

M. DUPIN (de la Nievre).--Ce ne sera pas faute d'amendements et de
critiques.

M. VICTOR HUGO.--Vous avez pris, messieurs, deux resolutions graves
dans ces derniers temps; par l'une, a laquelle je ne me suis point
associe, vous avez soumis la republique a cette perilleuse epreuve
d'une assemblee unique; par l'autre, a laquelle je m'honore d'avoir
concouru, vous avez consacre la plenitude de la souverainete du
peuple, et vous avez laisse au pays le droit et le soin de choisir
l'homme qui doit diriger le gouvernement du pays. (_Rumeurs._) Eh
bien, messieurs, il importait dans ces deux occasions que l'opinion
publique, que l'opinion du dehors put prendre la parole, la prendre
hautement et librement, car c'etaient la, a coup sur, des questions
qui lui appartenaient. (_Tres bien!_) L'avenir, l'avenir immediat
de votre constitution amene d'autres questions graves. Il serait
malheureux qu'on put dire que, tandis que tous les interets du pays
elevent la voix pour reclamer ou pour se plaindre, la presse est
baillonnee. (_Agitation_.)

Messieurs, je dis que la liberte de la presse importe a la bonne
discussion de votre constitution. Je vais plus loin (_Ecoutez!
ecoutez!_), je dis que la liberte de la presse importe a la liberte
meme de l'assemblee. (_Tres bien!_) C'est la une verite....
(_Interruption_.)

LE PRESIDENT.--Ecoutez, messieurs, la question est des plus graves.

M. VICTOR HUGO.--Il me semble que, lorsque je cherche a demontrer a
l'assemblee que sa liberte, que sa dignite meme sont interessees a la
plenitude de la liberte de la presse, les interrupteurs pourraient
faire silence. (_Tres bien!_)

Je dis que la liberte de la presse importe a la liberte de cette
assemblee, et je vous demande la permission d'affirmer cette verite
comme on affirme une verite politique, en la generalisant.

Messieurs, la liberte de la presse est la garantie de la liberte des
assemblees. (_Oui! oui!_)

Les minorites trouvent dans la presse libre l'appui qui leur est
souvent refuse dans les deliberations interieures. Pour prouver ce que
j'avance, les raisonnements abondent, les faits abondent egalement.
(_Bruit_.)

VOIX A GAUCHE.--Attendez le silence! C'est un parti pris!

M. VICTOR HUGO.--Je dis que les minorites trouvent dans la presse
libre ...--et, messieurs, permettez-moi de vous rappeler que toute
majorite peut devenir minorite, ainsi respectons les minorites (_vive
adhesion_);--les minorites trouvent dans la presse libre l'appui qui
leur manque souvent dans les deliberations interieures. Et voulez-vous
un fait? Je vais vous en citer un qui est certainement dans la memoire
de beaucoup d'entre vous.

Sous la restauration, un jour, un orateur energique de la gauche,
Casimir Perier, osa jeter a la chambre des deputes cette parole
hardie: Nous sommes six dans cette enceinte et trente millions au
dehors. (_Mouvement_.)

Messieurs, ces paroles memorables, ces paroles qui contenaient
l'avenir, furent couvertes, au moment ou l'orateur les prononca,
par les murmures de la chambre entiere, et le lendemain par les
acclamations de la presse unanime. (_Tres bien! tres bien! Mouvement
prolonge_.)

Eh bien, voulez-vous savoir ce que la presse libre a fait pour
l'orateur libre? (_Ecoutez!_) Ouvrez les lettres politiques de
Benjamin Constant, vous y trouverez ce passage remarquable:

"En revenant a son banc, le lendemain du jour ou il avait parle ainsi,
Casimir Perier me dit: "Si l'unanimite de la presse n'avait pas fait
contre-poids a l'unanimite de la chambre, j'aurais peut-etre ete
decourage."

Voila ce que peut la liberte de la presse, voila l'appui qu'elle peut
donner! c'est peut-etre a la liberte de la presse que vous avez du cet
homme courageux qui, le jour ou il le fallut, sut etre bon serviteur
de l'ordre parce qu'il avait ete bon serviteur de la liberte.

Ne souffrez pas les empietements du pouvoir; ne laissez pas se faire
autour de vous cette espece de calme faux qui n'est pas le calme, que
vous prenez pour l'ordre et qui n'est pas l'ordre; faites attention
a cette verite que Cromwell n'ignorait pas, et que Bonaparte savait
aussi: Le silence autour des assemblees, c'est bientot le silence dans
les assemblees. (_Mouvement_.)

Encore un mot.

Quelle etait la situation de la presse a l'epoque de la terreur?...
(_Interruption_.)

Il faut bien que je vous rappelle des analogies, non dans les epoques,
mais dans la situation de la presse. La presse alors etait, comme
aujourd'hui, libre de droit, esclave de fait. Alors, pour faire taire
la presse, on menacait de mort les journalistes; aujourd'hui on menace
de mort les journaux. (_Mouvement_.) Le moyen est moins terrible, mais
il n'est pas moins efficace.

Qu'est-ce que c'est que cette situation? c'est la censure.
(_Agitation_.) C'est la censure, c'est la pire, c'est la plus
miserable de toutes les censures; c'est celle qui attaque l'ecrivain
dans ce qu'il a de plus precieux au monde, dans sa dignite meme; celle
qui livre l'ecrivain aux tatonnements, sans le mettre a l'abri des
coups d'etat. (_Agitation croissante_.) Voila la situation dans
laquelle vous placez la presse aujourd'hui.

M. FLOCON.--Je demande la parole.

M. VICTOR HUGO.--Eh quoi! messieurs, vous raturez la censure dans
votre constitution et vous la maintenez dans votre gouvernement! A une
epoque comme celle ou nous sommes, ou il y a tant d'indecision dans
les esprits.... (_Bruit_.)

LE PRESIDENT.--Il s'agit d'une des libertes les plus cheres au pays;
je reclame pour l'orateur le silence et l'attention de l'assemblee.
(_Tres bien! tres bien!_)

M. VICTOR HUGO.--Je fais remarquer aux honorables membres qui
m'interrompent en ce moment qu'ils outragent deux libertes a la fois,
la liberte de la presse, que je defends, et la liberte de la tribune,
que j'invoque.

Comment! il n'est pas permis de vous faire remarquer qu'au moment ou
vous venez de declarer que la censure etait abolie, vous la maintenez!
(_Bruit. Parlez! parlez!_) Il n'est pas permis de vous faire remarquer
qu'au moment ou le peuple attend des solutions, vous lui donnez des
contradictions! Savez-vous ce que c'est que les contradictions en
politique? Les contradictions sont la source des malentendus, et les
malentendus sont la source des catastrophes. (_Mouvement_.)

Ce qu'il faut en ce moment aux esprits divises, incertains de tout,
inquiets de tout, ce ne sont pas des hypocrisies, des mensonges, de
faux semblants politiques, la liberte dans les theories, la censure
dans la pratique; non, ce qu'il faut a tous dans ce doute et dans
cette ombre ou sont les consciences, c'est un grand exemple en haut,
c'est dans le gouvernement, dans l'assemblee nationale, la grande et
fiere pratique de la justice et de la verite! (_Agitation prolongee_.)

M. le ministre de la justice invoquait tout a l'heure la necessite.
Je prends la liberte de lui faire observer que la necessite est
l'argument des mauvaises politiques; que, dans tous les temps, sous
tous les regimes, les hommes d'etat, condamnes par une insuffisance,
qui ne venait pas d'eux quelquefois, qui venait des circonstances
memes, se sont appuyes sur cet argument de la necessite. Nous avons vu
deja, et souvent, sous le regime anterieur, les gouvernants recourir
a l'arbitraire, au despotisme, aux suspensions de journaux, aux
incarcerations d'ecrivains. Messieurs, prenez garde! vous faites
respirer a la republique le meme air qu'a la monarchie. Souvenez-vous
que la monarchie en est morte. (_Mouvement_.)

Messieurs, je ne dirai plus qu'un mot.... (_Interruption_.)

L'assemblee me rendra cette justice que des interruptions
systematiques ne m'ont pas empeche de protester jusqu'au bout en
faveur de la liberte de la presse.

Messieurs, des temps inconnus s'approchent; preparons-nous a les
recevoir avec toutes les ressources reunies de l'etat, du peuple,
de l'intelligence, de la civilisation francaise, et de la bonne
conscience des gouvernants. Toutes les libertes sont des forces; ne
nous laissons pas plus depouiller de nos libertes que nous ne nous
laisserions depouiller de nos armes la veille du combat.

Prenons garde aux exemples que nous donnons! Les exemples que
nous donnons sont inevitablement, plus tard, nos ennemis ou nos
auxiliaires; au jour du danger, ils se levent et ils combattent pour
nous ou contre nous.

Quant a moi, si le secret de mes votes valait la peine d'etre
explique, je vous dirais: J'ai vote l'autre jour contre la peine de
mort; je vote aujourd'hui pour la liberte.

Pourquoi? C'est que je ne veux pas revoir 93! c'est qu'en 93 il y
avait l'echafaud, et il n'y avait pas la liberte.

J'ai toujours ete, sous tous les regimes, pour la liberte, contre la
compression. Pourquoi? C'est que la liberte reglee par la loi produit
l'ordre, et que la compression produit l'explosion. Voila pourquoi je
ne veux pas de la compression et je veux de la liberte. (_Mouvement.
Longue agitation_).


VI

QUESTION DES ENCOURAGEMENTS AUX LETTRES ET AUX ARTS

10 novembre 1848.

M. LE PRESIDENT.--L'ordre du jour appelle la discussion du budget
rectifie de 1848.

M. VICTOR HUGO.--Personne plus que moi, messieurs (_Plus haut! plus
haut!_), n'est penetre de la necessite, de l'urgente necessite
d'alleger le budget; seulement, a mon avis, le remede a l'embarras
de nos finances n'est pas dans quelques economies chetives et
detestables; ce remede serait, selon moi, plus haut et ailleurs; il
serait dans une politique intelligente et rassurante, qui donnerait
confiance a la France, qui ferait renaitre l'ordre, le travail et le
credit ... (_agitation_) et qui permettrait de diminuer, de supprimer
meme les enormes depenses speciales qui resultent des embarras de la
situation. C'est la, messieurs, la veritable surcharge du budget,
surcharge qui, si elle se prolongeait et s'aggravait encore, et si
vous n'y preniez garde, pourrait, dans un temps donne, faire crouler
l'edifice social.

Ces reserves faites, je partage, sur beaucoup de points, l'avis de
votre comite des finances.

J'ai deja vote, et je continuerai de voter la plupart des reductions
proposees, a l'exception de celles qui me paraitraient tarir les
sources memes de la vie publique, et de celles qui, a cote d'une
amelioration financiere douteuse, me presenteraient une faute
politique certaine.

C'est dans cette derniere categorie que je range les reductions
proposees par le comite des finances sur ce que j'appellerai le budget
special des lettres, des sciences et des arts.

Ce budget devrait, pour toutes les raisons ensemble, etre reuni dans
une seule administration et tenu dans une seule main. C'est un vice de
notre classification administrative que ce budget soit reparti
entre deux ministeres, le ministere de l'instruction publique et le
ministere de l'interieur.

Ceci m'obligera, dans le peu que j'ai a dire, d'effleurer quelquefois
le ministere de l'interieur. Je pense que l'assemblee voudra bien me
le permettre, pour la clarte meme de la demonstration. Je le ferai, du
reste, avec une extreme reserve.

Je dis, messieurs, que les reductions proposees sur le budget special
des sciences, des lettres et des arts sont mauvaises doublement. Elles
sont insignifiantes au point de vue financier, et nuisibles a tous les
autres points de vue.

Insignifiantes au point de vue financier. Cela est d'une telle
evidence, que c'est a peine si j'ose mettre sous les yeux de
l'assemblee le resultat d'un calcul de proportion que j'ai fait. Je
ne voudrais pas eveiller le rire de l'assemblee dans une question
serieuse; cependant, il m'est impossible de ne pas lui soumettre
une comparaison bien triviale, bien vulgaire, mais qui a le merite
d'eclairer la question et de la rendre pour ainsi dire visible et
palpable.

Que penseriez-vous, messieurs, d'un particulier qui aurait 1,500
francs de revenu, qui consacrerait tous les ans a sa culture
intellectuelle, pour les sciences, les lettres et les arts, une somme
bien modeste, 5 francs, et qui, dans un jour de reforme, voudrait
economiser sur son intelligence six sous? (_Rire approbatif_.)

Voila, messieurs, la mesure exacte de l'economie proposee. (_Nouveau
rire_.) Eh bien! ce que vous ne conseilleriez pas a un particulier, au
dernier des habitants d'un pays civilise, on ose le conseiller a la
France. (_Mouvement_.)

Je viens de vous montrer a quel point l'economie serait petite; je
vais vous montrer maintenant combien le ravage serait grand.

Pour vous edifier sur ce point, je ne sache rien de plus eloquent
que la simple nomenclature des institutions, des etablissements, des
interets que les reductions proposees atteignent dans le present et
menacent dans l'avenir.

J'ai dresse cette nomenclature; je demande a l'assemblee la permission
de la lui lire, cela me dispensera de beaucoup de developpements. Les
reductions proposees atteignent:

    Le college de France,
    Le museum,
    Les bibliotheques,
    L'ecole des chartes,
    L'ecole des langues orientales,
    La conservation des archives nationales,
    La surveillance de la librairie a l'etranger ... (Ruine
      complete de notre librairie, le champ livre a la contrefacon!)
    L'ecole de Rome,
    L'ecole des beaux-arts de Paris,
    L'ecole de dessin de Dijon,
    Le conservatoire,
    Les succursales de province,
    Les musees des Thermes et de Cluny,
    Nos musees de peinture et de sculpture,
    La conservation des monuments historiques.
    Les reformes menacent pour l'annee prochaine:
    Les facultes des sciences et des lettres,
    Les souscriptions aux livres,
    Les subventions aux societes savantes,
    Les encouragements aux beaux-arts.

En outre,--ceci touche au ministere de l'interieur, mais la chambre
me permettra de le dire, pour que le tableau soit complet,--les
reductions atteignent des a present et menacent pour l'an prochain les
theatres. Je ne veux vous en dire qu'un mot en passant. On propose la
suppression d'un commissaire sur deux; j'aimerais mieux la suppression
d'un censeur et meme de deux censeurs. (_On rit_.)

UN MEMBRE.--Il n'y a plus de censure!

UN MEMBRE, a gauche.--Elle sera bientot retablie!

M. VICTOR HUGO.--Enfin le rapport reserve ses plus dures paroles
et ses menaces les plus serieuses pour les indemnites et secours
litteraires. Oh! voila de monstrueux abus! Savez-vous, messieurs,
ce que c'est que les indemnites et les secours litteraires? C'est
l'existence de quelques familles pauvres entre les plus pauvres,
honorables entre les plus honorables.

Si vous adoptiez les reductions proposees, savez-vous ce qu'on
pourrait dire? On pourrait dire: Un artiste, un poete, un ecrivain
celebre travaille toute sa vie, il travaille sans songer a s'enrichir,
il meurt, il laisse a son pays beaucoup de gloire a la seule condition
de donner a sa veuve et a ses enfants un peu de pain. Le pays garde la
gloire et refuse le pain. (_Sensation_.)

Voila ce qu'on pourrait dire, et voila ce qu'on ne dira pas; car,
a coup sur, vous n'entrerez pas dans ce systeme d'economies qui
consternerait l'intelligence et qui humilierait la nation. (_C'est
vrai!_)

Vous le voyez, ce systeme, comme vous le disait si bien notre
honorable collegue M. Charles Dupin, ce systeme attaque tout; ce
systeme ne respecte rien, ni les institutions anciennes, ni les
institutions modernes; pas plus les fondations liberales de Francois
Ier que les fondations liberales de la Convention. Ce systeme
d'economies ebranle d'un seul coup tout cet ensemble d'institutions
civilisatrices qui est, pour ainsi dire, la base du developpement de
la pensee francaise.

Et quel moment choisit-on? C'est ici, a mon sens, la faute politique
grave que je vous signalais en commencant; quel moment choisit-on pour
mettre en question toutes ces institutions a la fois? Le moment ou
elles sont plus necessaires que jamais, le moment ou, loin de les
restreindre, il faudrait les etendre et les elargir.

Eh! quel est, en effet, j'en appelle a vos consciences, j'en appelle
a vos sentiments a tous, quel est le grand peril de la situation
actuelle? L'ignorance. L'ignorance encore plus que la misere.
(_Adhesion_.)

L'ignorance qui nous deborde, qui nous assiege, qui nous investit de
toutes parts. C'est a la faveur de l'ignorance que certaines doctrines
fatales passent de l'esprit impitoyable des theoriciens dans le
cerveau confus des multitudes. Le communisme n'est qu'une forme de
l'ignorance. Le jour ou l'ignorance disparaitrait, les sophismes
s'evanouiraient. Et c'est dans un pareil moment, devant un pareil
danger, qu'on songerait a attaquer, a mutiler, a ebranler toutes ces
institutions qui ont pour but special de poursuivre, de combattre, de
detruire l'ignorance!

Sur ce point, j'en appelle, je le repete, au sentiment de l'assemblee.
Quoi! d'un cote la barbarie dans la rue, et de l'autre le vandalisme
dans le gouvernement! (_Mouvement_.) Messieurs, il n'y a pas que
la prudence materielle au monde, il y a autre chose que ce que
j'appellerai la prudence brutale. Les precautions grossieres, les
moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des societes
civilisees.

On pourvoit a l'eclairage des villes, on allume tous les soirs, et on
fait tres bien, des reverberes dans les carrefours, dans les places
publiques; quand donc comprendra-t-on que la nuit peut se faire aussi
dans le monde moral, et qu'il faut allumer des flambeaux pour les
esprits? (_Approbation et rires_.)

Puisque l'assemblee m'a interrompu, elle me permettra d'insister sur
ma pensee.

Oui, messieurs, j'y insiste. Un mal moral, un mal moral profond nous
travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est etrange a dire,
n'est autre chose que l'exces des tendances materielles. Eh bien,
comment combattre le developpement des tendances materielles? Par le
developpement des tendances intellectuelles. Il faut oter au corps et
donner a l'ame. (_Oui! oui! Sensation_.)

Quand je dis: il faut oter au corps et donner a l'ame, vous ne vous
meprenez pas sur mon sentiment. (_Non! non!_) Vous me comprenez tous;
je souhaite passionnement, comme chacun de vous, l'amelioration du
sort materiel des classes souffrantes; c'est la, selon moi, le grand,
l'excellent progres auquel nous devons tous tendre de tous nos voeux
comme hommes et de tous nos efforts comme legislateurs.

Mais si je veux ardemment, passionnement, le pain de l'ouvrier, le
pain du travailleur, qui est mon frere, a cote du pain de la vie je
veux le pain de la pensee, qui est aussi le pain de la vie. Je veux
multiplier le pain de l'esprit comme le pain du corps. (_Interruption
au centre_.)

Il me semble, messieurs, que ce sont la les questions que souleve
naturellement ce budget de l'instruction publique discute en ce
moment. (_Oui! oui!_)

Eh bien, la grande erreur de notre temps, c'a ete de pencher, je dis
plus, de courber, l'esprit des hommes vers la recherche du bien-etre
materiel, et de le detourner par consequent du bien-etre religieux et
du bien-etre intellectuel. (_C'est vrai!_) La faute est d'autant plus
grande que le bien-etre materiel, quoi qu'on fasse, quand meme tous
les progres qu'on reve, et que je reve aussi, moi, seraient realises,
le bien-etre materiel ne peut et ne pourra jamais etre que le partage
de quelques-uns, tandis que le bien-etre religieux, c'est-a-dire la
croyance, le bien-etre intellectuel, c'est-a-dire l'education, peuvent
etre donnes a tous.

D'ailleurs le bien-etre materiel ne pourrait etre le but supreme de
l'homme en ce monde qu'autant qu'il n'y aurait pas d'autre vie, et
c'est la une affirmation desolante, c'est la un mensonge affreux qui
ne doit pas sortir des institutions sociales. (_Tres bien!--Mouvement
prolonge_.)

Il importe, messieurs, de remedier au mal; il faut redresser, pour
ainsi dire, l'esprit de l'homme; il faut, et c'est la la grande
mission, la mission speciale du ministere de l'instruction publique,
il faut relever l'esprit de l'homme, le tourner vers Dieu, vers la
conscience, vers le beau, le juste et le vrai, vers le desinteresse
et le grand. C'est la, et seulement la, que vous trouverez la paix de
l'homme avec lui-meme, et par consequent la paix de l'homme avec la
societe. (_Tres bien!_)

Pour arriver a ce but, messieurs, que faudrait-il faire? Precisement
tout le contraire de ce qu'ont fait les precedents gouvernements;
precisement tout le contraire de ce que vous propose votre comite des
finances. Outre l'enseignement religieux, qui tient le premier rang
parmi les institutions liberales, il faudrait multiplier les ecoles,
les chaires, les bibliotheques, les musees, les theatres, les
librairies.

Il faudrait multiplier les maisons d'etudes pour les enfants, les
maisons de lecture pour les hommes, tous les etablissements, tous les
asiles ou l'on medite, ou l'on s'instruit, ou l'on se recueille, ou
l'on apprend quelque chose, ou l'on devient meilleur; en un mot, il
faudrait faire penetrer de toutes parts la lumiere dans l'esprit du
peuple; car c'est par les tenebres qu'on le perd. (_Tres bien!_)

Ce resultat, vous l'aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez,
vous aurez en France un magnifique mouvement intellectuel; ce
mouvement, vous l'avez deja; il ne s'agit que de l'utiliser et de le
diriger; il ne s'agit que de bien cultiver le sol.

La question de l'intelligence, j'appelle sur ce point l'attention de
l'assemblee, la question de l'intelligence est identiquement la meme
que la question de l'agriculture.

L'epoque ou vous etes est une epoque riche et feconde; ce ne sont pas,
messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents,
ce ne sont pas les grandes aptitudes; ce qui manque, c'est l'impulsion
sympathique, c'est l'encouragement enthousiaste d'un grand
gouvernement. (_C'est vrai!_)

Ce gouvernement, j'aurais souhaite que la monarchie le fut; elle
n'a pas su l'etre. Eh bien, ce conseil affectueux que je donnais
loyalement a la monarchie, je le donne loyalement a la republique.
(_Mouvement_.)

Je voterai contre toutes les reductions que je viens de vous signaler,
et qui amoindriraient l'eclat utile des lettres, des arts et des
sciences.

Je ne dirai plus qu'un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous
etes tombes dans une meprise regrettable; vous avez cru faire une
economie d'argent, c'est une economie de gloire que vous faites.
(_Nouveau mouvement._) Je la repousse pour la dignite de la France, je
la repousse pour l'honneur de la republique. (_Tres bien! Tres bien!_)


VII

LA SEPARATION DE L'ASSEMBLEE


[Note: L'assemblee constituante discutait sur les propositions
relatives soit a la convocation de l'assemblee legislative, soit a la
modification du decret du 15 decembre concernant les lois organiques.
Jules Favre venait de prononcer un discours tres eloquent, tres
vehement, pour prouver que l'assemblee constituante avait droit et
devoir de rester reunie, quand Victor Hugo monta a la tribune. La
dissolution fut votee.]


29 janvier 1849.

J'entre immediatement dans le debat, et je le prends au point ou le
dernier orateur l'a laisse.

L'heure s'avance, et j'occuperai peu de temps cette tribune.

Je ne suivrai pas l'honorable orateur dans les considerations
politiques de diverse nature qu'il a successivement parcourues; je
m'enfermerai dans la discussion du droit de cette assemblee a se
maintenir ou a se dissoudre. Il a cherche a passionner le debat, je
chercherai a le calmer. (_Chuchotements a gauche_.)

Mais si, chemin faisant, je rencontre quelques-unes des questions
politiques qui touchent a celles qu'il a soulevees, l'honorable et
eloquent orateur peut etre assure que je ne les eviterai pas.

N'en deplaise a l'honorable orateur, je suis de ceux qui pensent que
cette assemblee a recu un mandat tout a la fois illimite et limite.
(_Exclamations_.)

M. LE PRESIDENT.--J'invite tous les membres de l'assemblee au silence.
On doit ecouter M. Victor Hugo comme on a ecoute M. Jules Favre.

M. VICTOR HUGO.--Illimite quant a la souverainete, limite quant a
l'oeuvre a accomplir. (_Tres bien! Mouvement._) Je suis de ceux qui
pensent que l'achevement de la constitution epuise le mandat, et que
le premier effet de la constitution votee doit etre, dans la logique
politique, de dissoudre la constituante.

Et, en effet, messieurs, qu'est-ce que c'est qu'une assemblee
constituante? c'est une revolution agissant et deliberant avec
un horizon indefini devant elle. Et qu'est-ce que c'est qu'une
constitution? C'est une revolution accomplie et desormais
circonscrite. Or peut-on se figurer une telle chose: une revolution a
la fois terminee par le vote de la constitution et continuant par la
presence de la constituante? C'est-a-dire, en d'autres termes, le
definitif proclame et le provisoire maintenu; l'affirmation et la
negation en presence? Une constitution qui regit la nation et qui
ne regit pas le parlement! Tout cela se heurte et s'exclut.
(_Sensation_.)

Je sais qu'aux termes de la constitution vous vous etes attribue la
mission de voter ce qu'on a appele les lois organiques. Je ne dirai
donc pas qu'il ne faut pas les faire; je dirai qu'il faut en faire le
moins possible. Et pourquoi? Les lois organiques font-elles partie
de la constitution? participent-elles de son privilege et de son
inviolabilite? Oh! alors votre droit et votre devoir est de les faire
toutes. Mais les lois organiques ne sont que des lois ordinaires; les
lois organiques ne sont que des lois comme toutes les autres, qui
peuvent etre modifiees, changees, abrogees sans formalites speciales,
et qui, tandis que la constitution, armee par vous, se defendra,
peuvent tomber au premier choc de la premiere assemblee legislative.
Cela est incontestable. A quoi bon les multiplier, alors, et les faire
toutes dans des circonstances ou il est a peine possible de les faire
viables? Une assemblee constituante ne doit rien faire qui ne porte le
caractere de la necessite. Et, ne l'oublions pas, la ou une assemblee
comme celle-ci n'imprime pas le sceau de sa souverainete, elle imprime
le sceau de sa faiblesse.

Je dis donc qu'il faut limiter a un tres petit nombre les lois
organiques que la constitution vous impose le devoir de faire.

J'aborde, pour la traverser rapidement, car, dans les circonstances ou
nous sommes, il ne faut pas irriter un tel debat, j'aborde la question
delicate que j'appellerai la question d'amour-propre, c'est-a-dire le
conflit qu'on cherche a elever entre le ministere et l'assemblee a
l'occasion de la proposition Rateau. Je repete que je traverse cette
question rapidement; vous en comprenez tous le motif, il est puise
dans mon patriotisme et dans le votre. Je dis seulement, et je me
borne a ceci, que cette question ainsi posee, que ce conflit, que
cette susceptibilite, que tout cela est au-dessous de vous.
(_Oui! oui!--Adhesion_.) Les grandes assemblees comme celle-ci ne
compromettent pas la paix du pays par susceptibilite, elles se meuvent
et se gouvernent par des raisons plus hautes. Les grandes assemblees,
messieurs, savent envisager l'heure de leur abdication politique avec
dignite et liberte; elles n'obeissent jamais, soit au jour de leur
avenement, soit au jour de leur retraite, qu'a une seule impulsion,
l'utilite publique. C'est la le sentiment que j'invoque et que je
voudrais eveiller dans vos ames.

J'ecarte donc comme renverses par la discussion les trois arguments
puises, l'un dans la nature de notre mandat, l'autre dans la necessite
de voter les lois organiques, et le troisieme dans la susceptibilite
de l'assemblee en face du ministere.

J'arrive a une derniere objection qui, selon moi, est encore entiere,
et qui est au fond du discours remarquable que vous venez d'entendre.
Cette objection, la voici:

Pour dissoudre l'assemblee, nous invoquons la necessite politique.
Pour la maintenir, on nous oppose la necessite politique. On nous
dit: Il faut que l'assemblee constituante reste a son poste; il faut
qu'elle veille sur son oeuvre; il importe qu'elle ne livre pas la
democratie organisee par elle, qu'elle ne livre pas la constitution a
ce courant qui emporte les esprits vers un avenir inconnu.

Et la-dessus, messieurs, on evoque je ne sais quel fantome d'une
assemblee menacante pour la paix publique; on suppose que la prochaine
assemblee legislative (car c'est la le point reel de la question, j'y
insiste, et j'y appelle votre attention), on suppose que la prochaine
assemblee legislative apportera avec elle les bouleversements et les
calamites, qu'elle perdra la France au lieu de la sauver.

C'est la toute la question, il n'y en a pas d'autre; car si vous
n'aviez pas cette crainte et cette anxiete, vous mes collegues de la
majorite, que j'honore et auxquels je m'adresse, si vous n'aviez pas
cette crainte et cette anxiete, si vous etiez tranquilles sur le
sort de la future assemblee, a coup sur votre patriotisme vous
conseillerait de lui ceder la place.

C'est donc la, a mon sens, le point veritable de la question. Eh bien,
messieurs, j'aborde cette objection. C'est pour la combattre que je
suis monte a cette tribune. On nous dit: Savez-vous ce que sera,
savez-vous ce que fera la prochaine assemblee legislative? Et l'on
conclut, des inquietudes qu'on manifeste, qu'il faut maintenir
l'assemblee constituante.

Eh bien, messieurs, mon intention est de vous montrer ce que valent
ces arguments comminatoires; je le ferai en tres peu de paroles, et
par un simple rapprochement, qui est maintenant de l'histoire, et
qui, a mon sens, eclaire singulierement tout ce cote de la question.
(_Ecoutez! Ecoutez!--Profond silence_.)

Messieurs, il y a moins d'un an, en mars dernier, une partie du
gouvernement provisoire semblait croire a la necessite de se
perpetuer. Des publications officielles, placardees au coin des rues,
affirmaient que l'education politique de la France n'etait pas faite,
qu'il etait dangereux de livrer au pays, dans l'etat des choses,
l'exercice de sa souverainete, et qu'il etait indispensable que le
pouvoir qui etait alors debout prolongeat sa duree. En meme temps, un
parti, qui se disait le plus avance, une opinion qui se proclamait
exclusivement republicaine, qui declarait avoir fait la republique, et
qui semblait penser que la republique lui appartenait, cette opinion
jetait le cri d'alarme, demandait hautement l'ajournement des
elections, et denoncait aux patriotes, aux republicains, aux bons
citoyens, l'approche d'un danger immense et imminent. Cet immense
danger qui approchait, messieurs,--c'etait vous. (_Tres bien! tres
bien!_) C'etait l'assemblee nationale a laquelle je parle en ce
moment. (_Nouvelle approbation_.)

Ces elections fatales, qu'il fallait ajourner a tout prix pour le
salut public, et qu'on a ajournees, ce sont les elections dont vous
etes sortis. (_Profonde sensation_.)

Eh bien, messieurs, ce qu'on disait, il y a dix mois, de l'assemblee
constituante, on le dit aujourd'hui de l'assemblee legislative.

Je laisse vos esprits conclure, je vous laisse interroger vos
consciences, et vous demander a vous-memes ce que vous avez ete, et
ce que vous avez fait. Ce n'est pas ici le lieu de detailler tous vos
actes; mais ce que je sais, c'est que la civilisation, sans vous, eut
ete perdue, c'est que la civilisation a ete sauvee par vous. Or sauver
la civilisation, c'est sauver la vie a un peuple. Voila ce que vous
avez fait, voila comment vous avez repondu aux propheties sinistres
qui voulaient retarder votre avenement. (_Vive et universelle
approbation_.)

Messieurs, j'insiste. Ce qu'on disait, avant, de vous, on le dit
aujourd'hui de vos successeurs; aujourd'hui, comme alors, on fait de
l'assemblee future un peril; aujourd'hui, comme alors, on se defie de
la France, on se defie du peuple, on se defie du souverain. D'apres ce
que valaient les craintes du passe, jugez ce que valent les craintes
du present. (_Mouvement_.)

On peut l'affirmer hautement, l'assemblee legislative repondra aux
previsions mauvaises comme vous y avez repondu vous-memes, par son
devouement au bien public.

Messieurs, dans les faits que je viens de citer, dans le rapprochement
que je viens de faire, dans beaucoup d'autres actes que je ne veux pas
rappeler, car j'apporte a cette discussion une moderation profonde
(_C'est vrai._), dans beaucoup d'autres actes, qui sont dans toutes
les memoires, il n'y a pas seulement la refutation d'un argument, il
y a une evidence, il y a un enseignement. Cette evidence, cet
enseignement, les voici: c'est que depuis onze mois, chaque fois qu'il
s'agit de consulter le pays, on hesite, on recule, on cherche des
faux-fuyants. (_Oui! oui! non! non!_)

M. DE LAROCHEJAQUELEIN.--On insulte constamment au suffrage universel.

UN MEMBRE.--Mais on a avance l'epoque de l'election du president.

M. VICTOR HUGO.--Je suis certain qu'en ce moment je parle a la
conscience de l'assemblee.

Et savez-vous ce qu'il y a au fond de ces hesitations? Je le dirai.
(_Rumeurs.--Parlez! parlez!_) Mon Dieu, messieurs, ces murmures ne
m'etonnent ni ne m'intimident. (_Exclamations_.)

Ceux qui sont a cette tribune y sont pour entendre des murmures, de
meme que ceux qui sont sur ces bancs y sont pour entendre des verites.
Nous avons ecoute vos verites, ecoutez les notres. (_Mouvement
prolonge_.)

Messieurs, je dirai ce qu'il y avait au fond de ces hesitations, et je
le dirai hautement, car la liberte de la tribune n'est rien sans la
franchise de l'orateur. Ce qu'il y a au fond de tout cela, de tous
ces actes que je rappelle, ce qu'il y a, c'est une crainte secrete du
suffrage universel.

Et, je vous le dis, a vous qui avez fonde le gouvernement republicain
sur le suffrage universel, a vous qui avez ete longtemps le pouvoir
tout entier, je vous le dis: il n'y a rien de plus grave en politique
qu'un gouvernement qui tient en defiance son principe. (_Profonde
sensation_.)

Il vous appartient et il est temps de faire cesser cet etat de choses.
Le pays veut etre consulte. Montrez de la confiance au pays, le pays
vous rendra de la confiance. C'est par ces mots de conciliation que
je veux finir. Je puise dans mon mandat le droit et la force
vous conjurer, au nom de la France qui attend et s'inquiete ...
(_exclamations diverses_), au nom de ce noble et genereux peuple de
Paris, qu'on entraine de nouveau aux agitations politiques....

UNE voix.--C'est le gouvernement qui l'agite!

M. VICTOR HUGO.--Au nom de ce bon et genereux peuple de Paris, qui
a tant souffert et qui souffre encore, je vous conjure de ne pas
prolonger une situation qui est l'agonie du credit, du commerce, de
l'industrie et du travail. (_C'est vrai!_) Je vous conjure de fermer
vous-memes, en vous retirant, la phase revolutionnaire, et d'ouvrir la
periode legale. Je vous conjure de convoquer avec empressement,
avec confiance, vos successeurs. Ne tombez pas dans la faute du
gouvernement provisoire. L'injure que les partis passionnes vous ont
faite avant votre arrivee, ne la faites pas, vous legislateurs,
a l'assemblee legislative! Ne soupconnez pas, vous qui avez ete
soupconnes; n'ajournez pas, vous qui avez ete ajournes! (_Mouvement_.)
La majorite comprendra, je n'en doute pas, que le moment est enfin
venu ou la souverainete de cette assemblee doit rentrer et s'evanouir
dans la souverainete de la nation.

S'il en etait autrement, messieurs, s'il etait possible, ce que dans
mon respect pour l'assemblee je suis loin de conjecturer, s'il etait
possible que cette assemblee se decidat a prolonger indefiniment son
mandat ... (_rumeurs et denegations_); s'il etait possible, dis-je,
que l'assemblee prolongeat--vous ne voulez pas indefiniment,
soit!--prolongeat un mandat desormais discute; s'il etait possible
qu'elle ne fixat pas de date et de terme a ses travaux; s'il etait
possible qu'elle se maintint dans la situation ou elle est aujourd'hui
vis-a-vis du pays,--il est temps encore de vous le dire, l'esprit de
la France, qui anime et vivifie cette assemblee, se retirerait d'elle.
(_Reclamations_.) Cette assemblee ne sentirait plus battre dans son
sein le coeur de la nation. Il pourrait lui etre encore donne de
durer, mais non de vivre. La vie politique ne se decrete pas.
(_Mouvement prolonge_.)


VIII

LA LIBERTE DU THEATRE


[Note: Ce discours fut prononce dans la discussion du budget, apres
un discours dans lequel le representant Jules Favre demanda pour les
theatres l'abolition de toute censure.]


3 avril 1849.

Je regrette que cette grave question, qui divise les meilleurs
esprits, surgisse d'une maniere si inopinee. Pour ma part, je l'avoue
franchement, je ne suis pas pret a la traiter et a l'approfondir comme
elle devrait etre approfondie; mais je croirais manquer a un de mes
plus serieux devoirs, si je n'apportais ici ce qui me parait etre la
verite et le principe.

Je n'etonnerai personne dans cette enceinte en declarant que je suis
partisan de la liberte du theatre.

Et d'abord, messieurs, expliquons-nous sur ce mot. Qu'entendons-nous
par la? Qu'est-ce que c'est que la liberte du theatre?

Messieurs, a proprement parler, le theatre n'est pas et ne peut jamais
etre libre. Il n'echappe a une censure que pour retomber sous une
autre, car c'est la le veritable noeud de la question, c'est sur ce
point que j'appelle specialement l'attention de M. le ministre de
l'interieur. Il existe deux sortes de censures. L'une, qui est ce que
je connais au monde de plus respectable et de plus efficace, c'est la
censure exercee au nom des idees eternelles d'honneur, de decence et
d'honnetete, au nom de ce respect qu'une grande nation a toujours
pour elle-meme, c'est la censure exercee par les moeurs publiques.
(_Mouvements en sens divers. Agitation_.)

L'autre censure, qui est, je ne veux pas me servir d'expressions trop
severes, qui est ce qu'il y a de plus malheureux et de plus maladroit,
c'est la censure exercee par le pouvoir.

Eh bien! quand vous detruisez la liberte du theatre, savez-vous ce
que vous faites? Vous enlevez le theatre a la premiere de ces deux
censures, pour le donner a la seconde.

Croyez-vous y avoir gagne?

Au lieu de la censure du public, de la censure grave, austere,
redoutee, obeie, vous avez la censure du pouvoir, la censure
deconsideree et bravee. Ajoutez-y le pouvoir compromis. Grave
inconvenient.

Et savez-vous ce qui arrive encore? C'est que, par une reaction toute
naturelle, l'opinion publique, qui serait si severe pour le theatre
libre, devient tres indulgente pour le theatre censure. Le theatre
censure lui fait l'effet d'un opprime. (_C'est vrai! c'est vrai!_)

Il ne faut pas se dissimuler qu'en France, et je le dis a l'honneur
de la generosite de ce pays, l'opinion publique finit toujours tot ou
tard par prendre parti pour ce qui lui parait etre une liberte en
souffrance.

Eh bien, je ne dis pas seulement il n'est pas moral, je dis il n'est
pas adroit, il n'est pas habile, il n'est pas politique de mettre le
public du cote des licences theatrales; le public, mon Dieu! il a
toujours dans l'esprit un fonds d'opposition, l'allusion lui plait,
l'epigramme l'amuse; le public se met en riant de moitie dans les
licences du theatre.

Voila ce que vous obtenez avec la censure. La censure, en retirant au
public sa juridiction naturelle sur le theatre, lui retire en meme
temps le sentiment de son autorite et de sa responsabilite; du moment
ou il cesse d'etre juge, il devient complice. (_Mouvement_.)

Je vous invite, messieurs, a reflechir sur les inconvenients de
la censure ainsi consideree. Il arrive que le public finit tres
promptement par ne plus voir dans les exces du theatre que des malices
presque innocentes, soit contre l'autorite, soit contre la censure
elle-meme; il finit par adopter ce qu'il aurait reprouve, et par
proteger ce qu'il aurait condamne. (_C'est vrai!_)

J'ajoute ceci: la repression penale n'est plus possible, la societe
est desarmee, son droit est epuise, elle ne peut plus rien contre les
delits qui peuvent se commettre pour ainsi dire a travers la censure.
Il n'y a plus, je le repete, de repression penale. Le propre de la
censure, et ce n'est pas la son moindre inconvenient, c'est de briser
la loi en s'y substituant. Le manuscrit une fois censure, tout est
dit, tout est fini. Le magistrat n'a rien a faire ou le censeur a
travaille. La loi ne passe pas ou la police a passe.

Quant a moi, ce que je veux, pour le theatre comme pour la presse,
c'est la liberte, c'est la legalite.

Je resume mon opinion en un mot que j'adresse aux gouvernants et aux
legislateurs: par la liberte, vous placez les licences et les exces
du theatre sous la censure du public; par la censure, vous les mettez
sous sa protection. Choisissez. (_Longue agitation_.)




ASSEMBLEE LEGISLATIVE 1849-1851


I

LA MISERE

[Note: M. de Melun avait propose a l'assemblee legislative, au debut
de ses travaux, de "nommer dans les bureaux une commission de trente
membres, pour preparer et examiner les lois relatives a la prevoyance
et a l'assistance publique". Le rapport sur cette proposition fut
depose a la seance du 23 juin 1849. La discussion s'ouvrit le 9
juillet suivant.

Victor Hugo prit le premier la parole. Il parla en faveur de la
proposition, et demanda que la pensee en fut elargie et etendue.

Ce debat fut caracterise par un incident utile a rappeler. Victor Hugo
avait dit: "Je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut
detruire la misere." Son assertion souleva de nombreuses denegations
sur les bancs du cote droit. M. Poujoulat interrompit l'orateur:
"C'est une erreur profonde!" s'ecria-t-il. Et M. Benoit d'Azy soutint,
aux applaudissements de la droite et du centre, qu'il etait impossible
de faire disparaitre la misere.

La proposition de M. de Melun fut votee a l'unanimite. (Note de
l'editeur.)]


9 juillet 1849.

Messieurs, je viens appuyer la proposition de l'honorable M. de Melun.
Je commence par declarer qu'une proposition qui embrasserait l'article
13 de la constitution tout entier serait une oeuvre immense sous
laquelle succomberait la commission qui voudrait l'entreprendre; mais
ici, il ne s'agit que de preparer une legislation qui organise la
prevoyance et l'assistance publique, c'est ainsi que l'honorable
rapporteur a entendu la proposition, c'est ainsi que je la comprends
moi-meme, et c'est a ce titre que je viens l'appuyer.

Qu'on veuille bien me permettre, a propos des questions politiques que
souleve cette proposition, quelques mots d'eclaircissement.

Messieurs, j'entends dire a tout instant, et j'ai entendu dire encore
tout a l'heure autour de moi, au moment ou j'allais monter a cette
tribune, qu'il n'y a pas deux manieres de retablir l'ordre. On disait
que dans les temps d'anarchie il n'y a de remede souverain que la
force, qu'en dehors de la force tout est vain et sterile, et que la
proposition de l'honorable M. de Melun et toutes autres propositions
analogues doivent etre tenues a l'ecart, parce qu'elles ne sont,
je repete le mot dont on se servait, que du socialisme deguise.
(_Interruption a droite_.)

Messieurs, je crois que des paroles de cette nature sont moins
dangereuses dites en public, a cette tribune, que murmurees
sourdement; et si je cite ces conversations, c'est que j'espere amener
a la tribune, pour s'expliquer, ceux qui ont exprime les idees que je
viens de rapporter. Alors, messieurs, nous pourrons les combattre au
grand jour. (_Murmures a droite_.)

J'ajouterai, messieurs, qu'on allait encore plus loin.
(_Interruption_.)

VOIX A DROITE.--Qui? qui? Nommez qui a dit cela!

M. VICTOR HUGO.--Que ceux qui ont ainsi parle se nomment eux-memes,
c'est leur affaire. Qu'ils aient a la tribune le courage de leurs
opinions de couloirs et de commissions. Quant a moi, ce n'est pas mon
role de reveler des noms qui se cachent. Les idees se montrent, je
combats les idees; quand les hommes se montreront, je combattrai les
hommes. (_Agitation._) Messieurs, vous le savez, les choses qu'on ne
dit pas tout haut sont souvent celles qui font le plus de mal. Ici les
paroles publiques sont pour la foule, les paroles secretes sont pour
le vote. Eh bien, je ne veux pas, moi, de paroles secretes quand il
s'agit de l'avenir du peuple et des lois de mon pays. Les paroles
secretes, je les devoile; les influences cachees, je les demasque;
c'est mon devoir. (_L'agitation redouble._) Je continue donc. Ceux qui
parlaient ainsi ajoutaient que "faire esperer au peuple un surcroit de
bien-etre et une diminution de malaise, c'est promettre l'impossible;
qu'il n'y a rien a faire, en un mot, que ce qui a deja ete fait par
tous les gouvernements dans toutes les circonstances semblables; que
tout le reste est declamation et chimere, et que la repression
suffit pour le present et la compression pour l'avenir". (_Violents
murmures.--De nombreuses interpellations sont adressees a l'orateur
par des membres de la droite et du centre, parmi lesquels nous
remarquons MM. Denis Benoist et de Dampierre._)

Je suis heureux, messieurs, que mes paroles aient fait eclater une
telle unanimite de protestations.

M. LE PRESIDENT DUPIN.--L'assemblee a en effet manifeste son
sentiment. Le president n'a rien a ajouter. (_Tres bien! tres bien!_)

M. VICTOR HUGO.--Ce n'est pas la ma maniere de comprendre le
retablissement de l'ordre.... (_Interruption a droite_.)

UNE VOIX.--Ce n'est la maniere de personne.

M. NOEL PARFAIT.--On l'a dit dans mon bureau. (_Cris a droite_.)

M. DUFOURNEL, _a M. Parfait_.--Citez! dites qui a parle ainsi!

M. DE MONTALEMBERT.--Avec la permission de l'honorable M. Victor Hugo,
je prends la liberte de declarer.... (_Interruption_.)

VOIX NOMBREUSES.--A la tribune! a la tribune!

M. DE MONTALEMBERT, _a la tribune_.--Je prends la liberte de declarer
que l'assertion de l'honorable M. Victor Hugo est d'autant plus mal
fondee que la commission a ete unanime pour approuver la proposition
de M. de Melun, et la meilleure preuve que j'en puisse donner, c'est
qu'elle a choisi pour rapporteur l'auteur meme de la proposition.
(_Tres bien! tres bien!_)

M. VICTOR HUGO.--L'honorable M. de Montalembert repond a ce que je
n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que la commission n'eut pas ete unanime
pour adopter la proposition; j'ai seulement dit, et je le maintiens,
que j'avais entendu souvent, et notamment au moment ou j'allais monter
a la tribune, les paroles auxquelles j'ai fait allusion, et que, comme
pour moi les objections occultes sont les plus dangereuses, j'avais
le droit et le devoir d'en faire des objections publiques, fut-ce en
depit d'elles-memes, afin de pouvoir les mettre a neant. Vous voyez
que j'ai eu raison, car des le premier mot, la honte les prend et
elles s'evanouissent. (_Bruyantes reclamations a droite. Plusieurs
membres interpellent vivement l'orateur au milieu du bruit._)

M. LE PRESIDENT.--L'orateur n'a nomme personne en particulier, mais
ses paroles ont quelque chose de personnel pour tout le monde, et
je ne puis voir dans l'interruption qui se produit qu'un dementi
universel de cette assemblee. Je vous engage a rentrer dans la
question meme.

M. VICTOR HUGO.--Je n'accepterai le dementi de l'assemblee que
lorsqu'il me sera donne par les actes et non par les paroles. Nous
verrons si l'avenir me donne tort; nous verrons si l'on fera autre
chose que de la compression et de la repression; nous verrons si la
pensee qu'on desavoue aujourd'hui ne sera pas la politique qu'on
arborera demain. En attendant et dans tous les cas, il me semble que
l'unanimite meme que je viens de provoquer dans cette assemblee est
une chose excellente.... (_Bruit.--Interruption._)

Eh bien, messieurs, transportons cette nature d'objections au dehors
de cette enceinte, et desinteressons les membres de cette assemblee.
Et maintenant, ceci pose, il me sera peut-etre permis de dire que,
quant a moi, je ne crois pas que le systeme qui combine la repression
avec la compression, et qui s'en tient la, soit l'unique maniere, soit
la bonne maniere de retablir l'ordre. (_Nouveaux murmures._)

J'ai dit que je desinteresse completement les membres de
l'assemblee.... (_Bruit_.)

M. LE PRESIDENT.--L'assemblee est desinteressee; c'est une
objection que l'orateur se fait a lui-meme et qu'il va refuter.
(_Rires.--Rumeurs_.)

M. VICTOR HUGO.--M. le president se trompe. Sur ce point encore j'en
appelle a l'avenir. Nous verrons. Du reste, comme ce n'est pas la le
moins du monde une objection que je me fais a moi-meme, il me suffit
d'avoir provoque la manifestation unanime de l'assemblee, en esperant
que l'assemblee s'en souviendra, et je passe a un autre ordre d'idees.

J'entends dire egalement tous les jours.... (_Interruption_.)
Ah! messieurs, sur ce cote de la question, je ne crains aucune
interruption, car vous reconnaitrez vous-memes que c'est la
aujourd'hui le grand mot de la situation; j'entends dire de toutes
parts que la societe vient encore une fois de vaincre,--et qu'il faut
profiter de la victoire. (_Mouvement_.) Messieurs, je ne surprendrai
personne dans cette enceinte en disant que c'est aussi la mon
sentiment.

Avant le 13 juin, une sorte de tourmente agitait cette assemblee;
votre temps si precieux se perdait en de steriles et dangereuses
luttes de paroles; toutes les questions, les plus serieuses, les plus
fecondes, disparaissaient devant la bataille a chaque instant livree
a la tribune et offerte dans la rue. (_C'est vrai!_) Aujourd'hui le
calme s'est fait, le terrorisme s'est evanoui, la victoire est
complete. Il faut en profiter. Oui, il faut en profiter! Mais
savez-vous comment?

Il faut profiter du silence impose aux passions anarchiques pour
donner la parole aux interets populaires. (_Sensation_.) Il faut
profiter de l'ordre reconquis pour relever le travail, pour creer sur
une vaste echelle la prevoyance sociale, pour substituer a l'aumone
qui degrade (_denegations a droite_) l'assistance qui fortifie, pour
fonder de toutes parts, et sous toutes les formes, des etablissements
de toute nature qui rassurent le malheureux et qui encouragent le
travailleur, pour donner cordialement, en ameliorations de toutes
sortes aux classes souffrantes, plus, cent fois plus que leurs faux
amis ne leur ont jamais promis! Voila comment il faut profiter de la
victoire. (_Oui! oui! Mouvement prolonge_.)

Il faut profiter de la disparition de l'esprit de revolution pour
faire reparaitre l'esprit de progres! Il faut profiter du calme pour
retablir la paix, non pas seulement la paix dans les rues, mais la
paix veritable, la paix definitive, la paix faite dans les esprits et
dans les coeurs! Il faut, en un mot, que la defaite de la demagogie
soit la victoire du peuple! (_Vive adhesion_.)

Voila ce qu'il faut faire de la victoire, et voila comment il faut en
profiter. (_Tres bien! tres bien!_)

Et, messieurs, considerez le moment ou vous etes. Depuis dix-huit
mois, on a vu le neant de bien des reves. Les chimeres qui etaient
dans l'ombre en sont sorties, et le grand jour les a eclairees; les
fausses theories ont ete sommees de s'expliquer, les faux systemes ont
ete mis au pied du mur; qu'ont-ils produit? Rien. Beaucoup d'illusions
se sont evanouies dans les masses, et, en s'evanouissant, ont
fait crouler les popularites sans base et les haines sans motif.
L'eclaircissement vient peu a peu; le peuple, messieurs, a l'instinct
du vrai comme il a l'instinct du juste, et, des qu'il s'apaise, le
peuple est le bon sens meme; la lumiere penetre dans son esprit; en
meme temps la fraternite pratique, la fraternite qu'on ne decrete pas,
la fraternite qu'on n'ecrit pas sur les murs, la fraternite qui nait
du fond des choses et de l'identite reelle des destinees humaines,
commence a germer dans toutes les ames, dans l'ame du riche comme dans
l'ame du pauvre; partout, en haut, en bas, on se penche les uns vers
les autres avec cette inexprimable soif de concorde qui marque la fin
des dissensions civiles. (_Oui! oui!_) La societe veut se remettre
en marche apres cette halte au bord d'un abime. Eh bien! messieurs,
jamais, jamais moment ne fut plus propice, mieux choisi, plus
clairement indique par la providence pour accomplir, apres tant de
coleres et de malentendus, la grande oeuvre qui est votre mission, et
qui peut, tout entiere, s'exprimer dans un seul mot: Reconciliation.
(_Sensation prolongee_.)

Messieurs, la proposition de M. de Melun va droit a ce but.

Voila, selon moi, le sens vrai et complet de cette proposition, qui
peut, du reste, etre modifiee en bien et perfectionnee.

Donner a cette assemblee pour objet principal l'etude du sort des
classes souffrantes, c'est-a-dire le grand et obscur probleme pose par
Fevrier, environner cette etude de solennite, tirer de cette etude
approfondie toutes les ameliorations pratiques et possibles;
substituer une grande et unique commission de l'assistance et de la
prevoyance publique a toutes les commissions secondaires qui ne
voient que le detail et auxquelles l'ensemble echappe; placer cette
commission tres haut, de maniere a ce qu'on l'apercoive du pays
entier (_mouvement_); reunir les lumieres eparses, les experiences
disseminees, les efforts divergents, les devouements, les documents,
les recherches partielles, les enquetes locales, toutes les bonnes
volontes en travail, et leur creer ici un centre, un centre ou
aboutiront toutes les idees et d'ou rayonneront toutes les solutions;
faire sortir piece a piece, loi a loi, mais avec ensemble, avec
maturite, des travaux de la legislature actuelle le code coordonne et
complet, le grand code chretien de la prevoyance et de l'assistance
publique; en un mot, etouffer les chimeres d'un certain socialisme
sous les realites de l'evangile (_vive approbation_); voila,
messieurs, le but de la proposition de M. de Melun, voila pourquoi
je l'appuie energiquement. (_M. de Melun fait un signe d'adhesion a
l'orateur._)

Je viens de dire: les chimeres d'un certain socialisme, et je ne veux
rien retirer de cette expression, qui n'est pas meme severe, qui n'est
que juste. Messieurs, expliquons-nous cependant. Est-ce a dire que,
dans cet amas de notions confuses, d'aspirations obscures, d'illusions
inouies, d'instincts irreflechis, de formules incorrectes, qu'on
designe sous ce nom vague et d'ailleurs fort peu compris de
_socialisme_, il n'y ait rien de vrai, absolument rien de vrai?

Messieurs, s'il n'y avait rien de vrai, il n'y aurait aucun danger.
La societe pourrait dedaigner et attendre. Pour que l'imposture ou
l'erreur soient dangereuses, pour qu'elles penetrent dans les masses,
pour qu'elles puissent percer jusqu'au coeur meme de la societe,
il faut qu'elles se fassent une arme d'une partie quelconque de la
realite. La verite ajustee aux erreurs, voila le peril. En pareille
matiere, la quantite de danger se mesure a la quantite de verite
contenue dans les chimeres. (_Mouvement_.)

Eh bien, messieurs, disons-le, et disons-le precisement pour trouver
le remede, il y a au fond du socialisme une partie des realites
douloureuses de notre temps et de tous les temps (_chuchotements_);
il y a le malaise eternel propre a l'infirmite humaine; il y a
l'aspiration a un sort meilleur, qui n'est pas moins naturelle a
l'homme, mais qui se trompe souvent de route en cherchant dans ce
monde ce qui ne peut etre trouve que dans l'autre. (_Vive et unanime
adhesion._) Il y a des detresses tres vives, tres vraies, tres
poignantes, tres guerissables. Il y a enfin, et ceci est tout a fait
propre a notre temps, il y a cette attitude nouvelle donnee a l'homme
par nos revolutions, qui ont constate si hautement et place si haut la
dignite humaine et la souverainete populaire; de sorte que l'homme du
peuple aujourd'hui souffre avec le sentiment double et contradictoire
de sa misere resultant du fait et de sa grandeur resultant du droit.
(_Profonde sensation_.)

C'est tout cela, messieurs, qui est dans le socialisme, c'est tout
cela qui s'y mele aux passions mauvaises, c'est tout cela qui en fait
la force, c'est tout cela qu'il faut en oter.

VOIX NOMBREUSES.--Comment?

M. VICTOR HUGO.--En eclairant ce qui est faux, en satisfaisant ce
qui est juste. (_C'est vrai!_) Une fois cette operation faite, faite
consciencieusement, loyalement, honnetement, ce que vous redoutez dans
le socialisme disparait. En lui retirant ce qu'il a de vrai, vous lui
retirez ce qu'il a de dangereux. Ce n'est plus qu'un informe nuage
d'erreurs que le premier souffle emportera. (_Mouvements en sens
divers_.)

Trouvez bon, messieurs, que je complete ma pensee. Je vois a
l'agitation de l'assemblee que je ne suis pas pleinement compris. La
question qui s'agite est grave. C'est la plus grave de toutes celles
qui peuvent etre traitees devant vous.

Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la
souffrance en ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis
de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut detruire la misere.
(_Reclamations.--Violentes denegations a droite_.)

Remarquez-le bien, messieurs, je ne dis pas diminuer, amoindrir,
limiter, circonscrire, je dis detruire. (_Nouveaux murmures a
droite_.) La misere est une maladie du corps social comme la lepre
etait une maladie du corps humain; la misere peut disparaitre comme la
lepre a disparu. (_Oui! oui! a gauche_.) Detruire la misere! oui, cela
est possible. Les legislateurs et les gouvernants doivent y songer
sans cesse; car, en pareille matiere, tant que le possible n'est pas
fait, le devoir n'est pas rempli. (_Sensation universelle._)

La misere, messieurs, j'aborde ici le vif de la question, voulez-vous
savoir ou elle en est, la misere? Voulez-vous savoir jusqu'ou elle
peut aller, jusqu'ou elle va, je ne dis pas en Irlande, je ne dis pas
au moyen age, je dis en France, je dis a Paris, et au temps ou nous
vivons? Voulez-vous des faits?

Il y a dans Paris ... (_L'orateur s'interrompt._)

Mon Dieu, je n'hesite pas a les citer, ces faits. Ils sont tristes,
mais necessaires a reveler; et tenez, s'il faut dire toute ma pensee,
je voudrais qu'il sortit de cette assemblee, et au besoin j'en ferai
la proposition formelle, une grande et solennelle enquete sur la
situation vraie des classes laborieuses et souffrantes en France. Je
voudrais que tous les faits eclatassent au grand jour. Comment veut-on
guerir le mal si l'on ne sonde pas les plaies? (_Tres bien! tres
bien!_)

Voici donc ces faits.

Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'emeute
soulevait naguere si aisement, il y a des rues, des maisons, des
cloaques, ou des familles, des familles entieres, vivent pele-mele,
hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant
pour couvertures, j'ai presque dit pour vetements, que des monceaux
infects de chiffons en fermentation, ramasses dans la fange du coin
des bornes, espece de fumier des villes, ou des creatures humaines
s'enfouissent toutes vivantes pour echapper au froid de l'hiver.
(_Mouvement_.)

Voila un fait. En voici d'autres. Ces jours derniers, un homme, mon
Dieu, un malheureux homme de lettres, car la misere n'epargne pas plus
les professions liberales que les professions manuelles, un malheureux
homme est mort de faim, mort de faim a la lettre, et l'on a constate,
apres sa mort, qu'il n'avait pas mange depuis six jours. (_Longue
interruption_.) Voulez-vous quelque chose de plus douloureux encore?
Le mois passe, pendant la recrudescence du cholera, on a trouve une
mere et ses quatre enfants qui cherchaient leur nourriture dans
les debris immondes et pestilentiels des charniers de Montfaucon!
(_Sensation_.)

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont la des choses qui ne doivent
pas etre; je dis que la societe doit depenser toute sa force, toute
sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonte, pour que de
telles choses ne soient pas! Je dis que de tels faits, dans un pays
civilise, engagent la conscience de la societe tout entiere; que je
m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire (_mouvement_), et que
de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce
sont des crimes envers Dieu! (_Sensation prolongee_.)

Voila pourquoi je suis penetre, voila pourquoi je voudrais penetrer
tous ceux qui m'ecoutent de la haute importance de la proposition qui
vous est soumise. Ce n'est qu'un premier pas, mais il est decisif. Je
voudrais que cette assemblee, majorite et minorite, n'importe, je ne
connais pas, moi, de majorite et de minorite en de telles questions;
je voudrais que cette assemblee n'eut qu'une seule ame pour marcher a
ce grand but, a ce but magnifique, a ce but sublime, l'abolition de la
misere! (_Bravo!--Applaudissements_.)

Et, messieurs, je ne m'adresse pas seulement a votre generosite, je
m'adresse a ce qu'il y a de plus serieux dans le sentiment politique
d'une assemblee de legislateurs. Et, a ce sujet, un dernier mot, je
terminerai par la.

Messieurs, comme je vous le disais tout a l'heure, vous venez, avec
le concours de la garde nationale, de l'armee et de toutes les forces
vives du pays, vous venez de raffermir l'etat ebranle encore une fois.
Vous n'avez recule devant aucun peril, vous n'avez hesite devant aucun
devoir. Vous avez sauve la societe reguliere, le gouvernement legal,
les institutions, la paix publique, la civilisation meme. Vous avez
fait une chose considerable ... Eh bien! vous n'avez rien fait!
(_Mouvement_.)

Vous n'avez rien fait, j'insiste sur ce point, tant que l'ordre
materiel raffermi n'a point pour base l'ordre moral consolide! (_Tres
bien! tres bien!--Vive et unanime adhesion_.) Vous n'avez rien fait
tant que le peuple souffre! (_Bravos a gauche_.) Vous n'avez rien fait
tant qu'il y a au-dessous de vous une partie du peuple qui desespere!
Vous n'avez rien fait, tant que ceux qui sont dans la force de l'age
et qui travaillent peuvent etre sans pain! tant que ceux qui sont
vieux, et qui ont travaille peuvent etre sans asile! tuant que l'usure
devore nos campagnes, tant qu'on meurt de faim dans nos villes
(_mouvement prolonge_), tant qu'il n'y a pas des lois fraternelles,
des lois evangeliques qui viennent de toutes parts en aide aux pauvres
familles honnetes, aux bons paysans, aux bons ouvriers, aux gens de
coeur! (_Acclamation._) Vous n'avez rien fait, tant que l'esprit de
revolution a pour auxiliaire la souffrance publique! Vous n'avez rien
fait, rien fait, tant que, dans cette oeuvre de destruction et de
tenebres qui se continue souterrainement, l'homme mechant a pour
collaborateur fatal l'homme malheureux!

Vous le voyez, messieurs, je le repete en terminant, ce n'est pas
seulement a votre generosite que je m'adresse, c'est a votre sagesse,
et je vous conjure d'y reflechir. Messieurs, songez-y, c'est
l'anarchie qui ouvre les abimes, mais c'est la misere qui les creuse.
(_C'est vrai! c'est vrai!_) Vous avez fait des lois contre l'anarchie,
faites maintenant des lois contre la misere! (_Mouvement prolonge
sur tous les bancs.--L'orateur descend de la tribune et recoit les
felicitations de ses collegues._)


II

L'EXPEDITION DE ROME


[Note: Le triste episode de l'expedition contre Rome est trop connu
pour qu'il soit necessaire de donner un long sommaire a ce discours.
Tout le monde se rappelle que l'assemblee constituante avait vote un
credit de 1,200,000 francs pour les premieres depenses d'un corps
expeditionnaire en destination de l'Italie, sur la declaration
expresse du pouvoir executif que cette force devait proteger la
peninsule contre les envahissements de l'Autriche. On se rappelle
aussi qu'en apprenant l'attaque de Rome par les troupes francaises
sous les ordres du general Oudinot, l'assemblee constituante vota un
ordre du jour qui prescrivait au pouvoir executif de ramener a sa
pensee primitive l'expedition detournee de son but.

Des que l'assemblee legislative, dont la majorite etait sympathique a
la destruction de la republique romaine, fut reunie, ordre fut
donne au general Oudinot d'attaquer Rome et de l'enlever _coute que
coute_.--La ville fut prise, et le pape restaure.

Le president de la Republique francaise ecrivit a son aide de camp, M.
Edgar Ney, une lettre, qui fut rendue publique, ou il manifestait son
desir d'obtenir du pape des institutions en faveur de la population
des Etats romains.

Le pape ne tint aucun compte de la recommandation de son restaurateur,
et publia une bulle qui consacrait le despotisme le plus absolu du
gouvernement clerical dans son domaine temporel.

La question romaine, deja debattue plusieurs fois dans le soin de
l'assemblee legislative, y fut agitee de nouveau, a propos d'une
demande de credits supplementaires, dans les seances du 18 et du 19
octobre 1849.

C'est dans cette discussion que M. Thuriot de la Rosiere soutint que
Rome et la papaute etaient _la propriete indivise de la catholicite._

Victor Hugo soutint, au contraire, la these "si chere a l'Italie,
dit-il, de la secularisation et de la nationalite". (Note de
l'editeur.)]


15 octobre 1849.

M. VICTOR HUGO. (_Profond silence._)--Messieurs, j'entre tout de suite
dans la question.

Une parole de M. le ministre des affaires etrangeres qui interpretait
hier, en dehors de la realite, selon moi, le vote de l'assemblee
constituante, m'impose le devoir, a moi qui ai vote l'expedition
romaine, de retablir d'abord les faits. Aucune ombre ne doit etre
laissee par nous, volontairement du moins, sur ce vote qui a entraine
et qui entrainera encore tant d'evenements. Il importe d'ailleurs,
dans une affaire aussi grave, et je pense en cela comme l'honorable
rapporteur de la commission, de bien preciser le point d'ou nous
sommes partis, pour faire mieux juger le point ou nous sommes arrives.

Messieurs, apres la bataille de Novare, le projet de l'expedition
de Rome fut apporte a l'assemblee constituante. M. le general de
Lamoriciere monta a cette tribune, et nous dit: L'Italie vient de
perdre sa bataille de Waterloo,--je cite ici en substance des paroles
que tous vous pouvez retrouver dans _le Moniteur_,--l'Italie vient de
perdre sa bataille de Waterloo, l'Autriche est maitresse de l'Italie,
maitresse de la situation; l'Autriche va marcher sur Rome comme elle a
marche sur Milan, elle va faire a Rome ce qu'elle a fait a Milan, ce
qu'elle a fait partout, proscrire, emprisonner, fusiller, executer.
Voulez-vous que la France assiste les bras croises a ce spectacle?
Si vous ne le voulez pas, devancez l'Autriche, allez a Rome.--M. le
president du conseil s'ecria: La France doit aller a Rome pour y
sauvegarder la liberte et l'humanite. --M. le general de Lamoriciere
ajouta: Si nous ne pouvons y sauver la republique, sauvons-y du moins
la liberte.--L'expedition romaine fut votee.

L'assemblee constituante n'hesita pas, messieurs. Elle vota
l'expedition de Rome dans ce but d'humanite et de liberte que lui
montrait M. le president du conseil; elle vota l'expedition romaine
afin de faire contre-poids a la bataille de Novare; elle vota
l'expedition romaine afin de mettre l'epee de la France la ou allait
tomber le sabre de l'Autriche (_mouvement_); elle vota l'expedition
romaine....--j'insiste sur ce point, pas une autre explication ne
fut donnee, pas un mot de plus ne fut dit; s'il y eut des votes avec
restriction mentale, je les ignore (_on rit_);--...l'assemblee
constituante vota, nous votames l'expedition romaine, afin qu'il ne
fut pas dit que la France etait absente, quand, d'une part,
l'interet de l'humanite, et, d'autre part, l'interet de sa grandeur
l'appelaient, afin d'abriter en un mot contre l'Autriche Rome et les
hommes engages dans la republique romaine, contre l'Autriche qui, dans
cette guerre qu'elle fait aux revolutions, a l'habitude de deshonorer,
toutes ses victoires, si cela peut s'appeler des victoires, par
d'inqualifiables indignites! (_Longs applaudissements a gauche.
Violents murmures a droite.--L'orateur, se tournant vers la droite_).

Vous murmurez! Cette expression trop faible, vous la trouvez
trop forte! Ah! de telles interruptions me font sortir du coeur
l'indignation que j'y refoulais! Comment! la tribune anglaise a fletri
ces indignites aux applaudissements de tous les partis, et la tribune
de France serait moins libre que la tribune d'Angleterre! (_Ecoutez!
ecoutez!_) Eh bien! je le declare, et je voudrais que ma parole, en
ce moment, empruntat a cette tribune un retentissement europeen, les
exactions, les extorsions d'argent, les spoliations, les fusillades,
les executions en masse, la potence dressee pour des hommes heroiques,
la bastonnade donnee a des femmes, toutes ces infamies mettent
le gouvernement autrichien au pilori de l'Europe! (_Tonnerre
d'applaudissements_.)

Quant a moi, soldat obscur, mais devoue, de l'ordre et de la
civilisation, je repousse de toutes les forces de mon coeur indigne
ces sauvages auxiliaires, ces Radetzki et ces Haynau (_mouvement_),
qui pretendent, eux aussi, servir cette sainte cause, et qui font a la
civilisation cette abominable injure de la defendre par les moyens de
la barbarie! (_Nouvelles acclamations_.)

Je viens de vous rappeler, messieurs, dans quel sens l'expedition
de Rome fut votee. Je le repete, c'est un devoir que j'ai rempli.
L'assemblee constituante n'existe plus, elle n'est plus la pour se
defendre; son vote est, pour ainsi dire, entre vos mains, a votre
discretion; vous pouvez attacher a ce vote telles consequences qu'il
vous plaira. Mais s'il arrivait, ce qu'a Dieu ne plaise, que ces
consequences fussent decidement fatales a l'honneur de mon pays,
j'aurais du moins retabli, autant qu'il etait en moi, l'intention
purement humaine et liberale de l'assemblee constituante, et la
pensee de l'expedition protestera contre le resultat de l'expedition.
(_Bravos_.)

Maintenant, comment l'expedition a devie de son but, vous le savez
tous; je n'y insiste pas, je traverse rapidement des faits accomplis
que je deplore, et j'arrive a la situation.

La situation, la voici:

Le 2 juillet, l'armee est entree dans Rome. Le pape a ete restaure
purement et simplement; il faut bien que je le dise. (_Mouvement_.) Le
gouvernement clerical, que pour ma part je distingue profondement du
gouvernement pontifical tel que les esprits eleves le comprennent, et
tel que Pie IX un moment avait semble le comprendre, le gouvernement
clerical a ressaisi Rome. Un triumvirat en a remplace un autre. Les
actes de ce gouvernement clerical, les actes de cette commission des
trois cardinaux, vous les connaissez, je ne crois pas devoir les
detailler ici; il me serait difficile de les enumerer sans les
caracteriser, et je ne veux pas irriter cette discussion. (_Rires
ironiques a droite_.)

Il me suffira de dire que des ses premiers pas l'autorite clericale,
acharnee aux reactions, animee du plus aveugle, du plus funeste et du
plus ingrat esprit, blessa les coeurs genereux et les hommes sages, et
alarma tous les amis intelligents du pape et de la papaute. Parmi
nous l'opinion s'emut. Chacun des actes de cette autorite fanatique,
violente, hostile a nous-memes, froissa dans Rome l'armee et en France
la nation. On se demanda si c'etait pour cela que nous etions alles
a Rome, si la France jouait la un role digne d'elle, et les regards
irrites de l'opinion commencerent a se tourner vers notre
gouvernement. (_Sensation._)

C'est en ce moment qu'une lettre parut, lettre ecrite par le president
de la republique a l'un de ses officiers d'ordonnance envoye par lui a
Rome en mission.

M. DESMOUSSEAUX DE GIVRE.--Je demande la parole. (_On rit_.)

M. VICTOR HUGO.--Je vais, je crois, satisfaire l'honorable M. de
Givre. Messieurs, pour dire ma pensee tout entiere, j'aurais prefere a
cette lettre un acte de gouvernement delibere en conseil.

M. DESMOUSSEAUX DE GIVRE.--Non pas! non pas! Ce n'est pas la ma
pensee! (_Nouveaux rires prolonges._)

M. VICTOR HUGO.--Eh bien! je dis ma pensee et non la votre. J'aurais
donc prefere a cette lettre un acte du gouvernement.--Quant a la
lettre en elle-meme, je l'aurais voulue plus murie et plus meditee,
chaque mot devait y etre pese; la moindre trace de legerete dans un
acte grave cree un embarras; mais, telle qu'elle est, cette lettre,
je le constate, fut un evenement. Pourquoi? Parce que cette lettre
n'etait autre chose qu'une traduction de l'opinion, parce qu'elle
donnait une issue au sentiment national, parce qu'elle rendait a tout
le monde le service de dire tres haut ce que chacun pensait, parce
qu'enfin cette lettre, meme dans sa forme incomplete, contenait toute
une politique. (_Nouveau mouvement_.)

Elle donnait une base aux negociations pendantes; elle donnait au
saint-siege, dans son interet, d'utiles conseils et des indications
genereuses; elle demandait les reformes et l'amnistie; elle tracait au
pape, auquel nous avons rendu le service, un peu trop grand peut-etre,
de le restaurer sans attendre l'acclamation de son peuple...
(_sensation prolongee_) elle tracait au pape le programme serieux d'un
gouvernement de liberte. Je dis gouvernement de liberte, car, moi, je
ne sais pas traduire autrement le mot _gouvernement liberal_. (_Rires
d'approbation_.)

Quelques jours apres cette lettre, le gouvernement clerical, ce
gouvernement que nous avons rappele, retabli, releve, que nous
protegeons et que nous gardons a l'heure qu'il est, qui nous doit
d'etre en ce moment, le gouvernement clerical publiait sa reponse.

Cette reponse, c'est le _Motu proprio_, avec l'amnistie pour
post-scriptum.

Maintenant, qu'est-ce que c'est que le _Motu proprio_? (_Profond
silence_.)

Messieurs, je ne parlerai, en aucun cas, du chef de la chretiente
autrement qu'avec un respect profond; je n'oublie pas que, dans une
autre enceinte, j'ai glorifie son avenement; je suis de ceux qui ont
cru voir en lui, a cette epoque, le don le plus magnifique que la
providence puisse faire aux nations, un grand homme dans un pape.
J'ajoute que maintenant la pitie se joint au respect. Pie IX,
aujourd'hui, est plus malheureux que jamais; dans ma conviction, il
est restaure, mais il n'est pas libre. Je ne lui impute pas l'acte
inqualifiable emane de sa chancellerie, et c'est ce qui me donne le
courage de dire a cette tribune, sur le _Motu proprio_, toute ma
pensee. Je le ferai en deux mots.

L'acte de la chancellerie romaine a deux faces, le cote politique
qui regle les questions de liberte, et ce que j'appellerai le cote
charitable, le cote chretien, qui regle la question de clemence. En
fait de liberte politique, le saint-siege n'accorde rien. En fait de
clemence, il accorde moins encore; il octroie une proscription en
masse. Seulement il a la bonte de donner a cette proscription le nom
d'amnistie. (_Rires et longs applaudissements_.)

Voila, messieurs, la reponse faite par le gouvernement clerical a la
lettre du president de la republique.

Un grand eveque a dit, dans un livre fameux, que le pape a ses deux
mains toujours ouvertes, et que de l'une decoule incessamment sur le
monde la liberte, et de l'autre la misericorde. Vous le voyez, le pape
a ferme ses deux mains. (_Sensation prolongee_.)

Telle est, messieurs, la situation. Elle est toute dans ces deux
faits, la lettre du president et le _Motu proprio_, c'est-a-dire la
demande de la France et la reponse du saint-siege.

C'est entre ces deux faits que vous allez prononcer. Quoi qu'on fasse,
quoi qu'on dise pour attenuer la lettre du president, pour elargir
le _Motu proprio_, un intervalle immense les separe. L'une dit oui,
l'autre dit non. (_Bravo! bravo!--On rit._) Il est impossible de sortir
du dilemme pose par la force des choses, il faut absolument donner
tort a quelqu'un. Si vous sanctionnez la lettre, vous reprouvez le
_Motu proprio_; si vous acceptez le _Motu proprio_, vous desavouez la
lettre. (_C'est cela!_) Vous avez devant vous, d'un cote, le president
de la republique reclamant la liberte du peuple romain au nom de la
grande nation qui, depuis trois siecles, repand a flots la lumiere et
la pensee sur le monde civilise; vous avez, de l'autre, le cardinal
Antonelli refusant au nom du gouvernement clerical. Choisissez!

Selon le choix que vous ferez, je n'hesite pas a le dire, l'opinion de
la France se separera de vous ou vous suivra. (_Mouvement_.) Quant a
moi, je ne puis croire que votre choix soit douteux. Quelle que soit
l'attitude du cabinet, quoi que dise le rapport de la commission, quoi
que semblent penser quelques membres influents de la majorite, il
est bon d'avoir present a l'esprit que le _Motu proprio_ a paru peu
liberal au cabinet autrichien lui-meme, et il faut craindre de se
montrer plus satisfait que le prince de Schwartzenberg. (_Longs eclats
de rire_.) Vous etes ici, messieurs, pour resumer et traduire en actes
et en lois le haut bon sens de la nation; vous ne voudrez pas attacher
un avenir mauvais a cette grave et obscure question d'Italie; vous
ne voudrez pas que l'expedition de Rome soit, pour le gouvernement
actuel, ce que l'expedition d'Espagne a ete pour la restauration.
(_Sensation_.)

Ne l'oublions pas, de toutes les humiliations, celles que la France
supporte le plus malaisement, ce sont celles qui lui arrivent a
travers la gloire de notre armee. (_Vive emotion._) Dans tous les cas,
je conjure la majorite d'y reflechir, c'est une occasion decisive
pour elle et pour le pays, elle assumera par son vote une haute
responsabilite politique.

J'entre plus avant dans la question, messieurs. Reconcilier Rome avec
la papaute, faire rentrer, avec l'adhesion populaire, la papaute
dans Rome, rendre cette grande ame a ce grand corps, ce doit etre la
desormais, dans l'etat ou les faits accomplis ont amene la question,
l'oeuvre de notre gouvernement, oeuvre difficile, sans nul doute, a
cause des irritations et des malentendus, mais possible, et utile a la
paix du monde. Mais pour cela, il faut que la papaute, de son cote,
nous aide et s'aide elle-meme. Voila trop longtemps deja qu'elle
s'isole de la marche de l'esprit humain et de tous les progres du
continent. Il faut qu'elle comprenne son peuple et son siecle....
(_Explosion de murmures a droite.--Longue et violente interruption_.)

M. VICTOR HUGO.--Vous murmurez! vous m'interrompez....

A DROITE.--Oui! Nous nions ce que vous dites.

M. VICTOR HUGO.--Eh bien! je vais dire ce que je voulais taire! A vous
la faute! (_Fremissement d'attention dans l'assemblee._) Comment!
mais, messieurs, dans Rome, dans cette Rome qui a si longtemps guide
les peuples lumineusement, savez-vous ou en est la civilisation? Pas
de legislation, ou, pour mieux dire, pour toute legislation, je
ne sais quel chaos de lois feodales et monacales, qui produisent
fatalement la barbarie des juges criminels et la venalite des
juges civils. Pour Rome seulement, quatorze tribunaux d'exception.
(_Applaudissements.--Parlez! parlez!_) Devant ces tribunaux, aucune
garantie d'aucun genre pour qui que ce soit! les debats sont secrets,
la defense orale est interdite. Des juges ecclesiastiques jugent les
causes laiques et les personnes laiques. (_Mouvement prolonge_.)

Je continue.

La haine du progres en toute chose. Pie VII avait cree une commission
de vaccine, Leon XII l'a abolie. Que vous dirai-je? La confiscation
loi de l'etat, le droit d'asile en vigueur, les juifs parques et
enfermes tous les soirs comme au quinzieme siecle, une confusion
inouie, le clerge mele a tout! Les cures font des rapports de police.
Les comptables des deniers publics, c'est leur regle, ne doivent pas
de compte au tresor, _mais a Dieu seul_. (_Longs eclats de rire._) Je
continue. (_Parlez! parlez!_)

Deux censures pesent sur la pensee, la censure politique et la censure
clericale; l'une garrotte l'opinion, l'autre baillonne la conscience.
(_Profonde sensation._) On vient de retablir l'inquisition. Je sais
bien qu'on me dira que l'inquisition n'est plus qu'un nom; mais c'est
un nom horrible et je m'en defie, car a l'ombre d'un mauvais nom il
ne peut y avoir que de mauvaises choses! (_Explosion d'applaudissements_.)
Voila la situation de Rome. Est-ce que ce n'est pas la un etat de choses
monstrueux? (_Oui! oui! oui!_)

Messieurs, si vous voulez que la reconciliation si desirable de Rome
avec la papaute se fasse, il faut que cet etat de choses finisse; il
faut que le pontificat, je le repete, comprenne son peuple, comprenne
son siecle; il faut que l'esprit vivant de l'evangile penetre et brise
la lettre morte de toutes ces institutions devenues barbares. Il
faut que la papaute arbore ce double drapeau cher a l'Italie:
_Secularisation_ et _nationalite!_

Il faut que la papaute, je ne dis pas prepare des a present, mais du
moins ne se comporte pas de facon a repousser a jamais les
hautes destinees qui l'attendent le jour, le jour inevitable, de
l'affranchissement et de l'unite de l'Italie. (_Explosion de bravos_.)
Il faut enfin qu'elle se garde de son pire ennemi; or, son pire
ennemi, ce n'est pas l'esprit revolutionnaire, c'est l'esprit
clerical. L'esprit revolutionnaire ne peut que la rudoyer, l'esprit
clerical peut la tuer. (_Rumeurs a droite.--Bravos a gauche_.)

Voila, selon moi, messieurs, dans quel sens le gouvernement francais
doit influer sur les determinations du gouvernement romain. Voila dans
quel sens je souhaiterais une eclatante manifestation de l'assemblee,
qui, repoussant le _Motu proprio_ et adoptant la lettre du president,
donnerait a notre diplomatie un inebranlable point d'appui. Apres
ce qu'elle a fait pour le saint-siege, la France a quelque droit
d'inspirer ses idees. Certes, on aurait a moins le droit de les
imposer. (_Protestation a droite.--Voix diverses: Imposer vos idees!
Ah! ah! essayez!_)

Ici l'on m'arrete encore. Imposer vos idees! me dit-on; y pensez-vous?
Vous voulez donc contraindre le pape? Est-ce qu'on peut contraindre le
pape? Comment vous y prendrez-vous pour contraindre le pape?

Messieurs, si nous voulions contraindre et violenter le pape en effet,
l'enfermer au chateau Saint-Ange ou l'amener a Fontainebleau ...
(_longue interruption, chuchotements_) ... l'objection serait serieuse
et la difficulte considerable.

Oui, j'en conviens sans nulle hesitation, la contrainte est malaisee
vis-a-vis d'un tel adversaire; la force materielle echoue et avorte en
presence de la puissance spirituelle. Les bataillons ne peuvent
rien contre les dogmes; je dis ceci pour un cote de l'assemblee, et
j'ajoute, pour l'autre cote, qu'ils ne peuvent rien non plus contre
les idees. (_Sensation_.) Il y a deux chimeres egalement absurdes,
c'est l'oppression d'un pape et la compression d'un peuple. (_Nouveau
mouvement_.)

Certes, je ne veux pas que nous essayions la premiere de ces chimeres;
mais n'y a-t-il pas moyen d'empecher le pape de tenter la seconde?

Quoi! messieurs, le pape livre Rome au bras seculier! L'homme qui
dispose de l'amour et de la foi a recours a la force brutale, comme
s'il n'etait qu'un malheureux prince temporel! Lui, l'homme de
lumiere, il veut replonger son peuple dans la nuit! Ne pouvez-vous
l'avertir? On pousse le pape dans une voie fatale; on le conseille
aveuglement pour le mal; ne pouvons-nous le conseiller energiquement
pour le bien? (_C'est vrai!_)

Il y a des occasions, et celle-ci en est une, ou un grand gouvernement
doit parler haut. Serieusement, est-ce la contraindre le pape? est-ce
la le violenter? (_Non! non! a gauche.--Si! si! a droite_.)

Mais vous-memes, vous qui nous faites l'objection, vous n'etes
contents qu'a demi, apres tout; le rapport de la commission en
convient, il vous reste beaucoup de choses a demander au saint-pere.
Les plus satisfaits d'entre vous veulent une amnistie. S'il refuse,
comment vous y prendrez-vous? Exigerez-vous cette amnistie?
l'imposerez-vous, oui ou non? (_Sensation_.)

UNE VOIX A DROITE.--Non! (_Mouvement_.)

M. VICTOR HUGO.--Non? Alors vous laisserez les gibets se dresser dans
Rome, vous presents, a l'ombre du drapeau tricolore? (_Fremissement
sur toits les bancs.--A la droite_.) Eh bien! je le dis a votre
honneur, vous ne le ferez pas! Cette parole imprudente, je ne
l'accepte pas; elle n'est pas sortie de vos coeurs. (_Violent tumulte
a droite_.)

LA MEME VOIX.--Le pape fera ce qu'il voudra, nous ne le contraindrons
pas!

M. VICTOR HUGO.--Eh bien! alors, nous le contraindrons, nous! Et s'il
refuse l'amnistie, nous la lui imposerons. (_Longs applaudissements a
gauche_.)

Permettez-moi, messieurs, de terminer par une consideration qui vous
touchera, je l'espere, car elle est puisee uniquement dans l'interet
francais. Independamment du soin de notre honneur, independamment du
bien que nous voulons faire, selon le parti ou nous inclinons, soit
au peuple romain, soit a la papaute, nous avons un interet a Rome, un
interet serieux, pressant, sur lequel nous serons tous d'accord, et
cet interet, le voici: c'est de nous en aller le plus tot possible.
(_Denegations a droite_.)

Nous avons un interet immense a ce que Rome ne devienne pas pour la
France une espece d'Algerie (_Mouvement.--A droite: Bah!_), avec
tous les inconvenients de l'Algerie sans la compensation d'etre une
conquete et un empire a nous; une espece d'Algerie, dis-je, ou nous
enverrions indefiniment nos soldats et nos millions, nos soldats, que
nos frontieres reclament, nos millions, dont nos miseres ont besoin
(_Bravo! a gauche.--Murmures a droite_), et ou nous serions forces de
bivouaquer, jusques a quand? Dieu le sait! toujours en eveil,
toujours en alerte, et a demi paralyses au milieu des complications
europeennes. Notre interet, je le repete, sitot que l'Autriche aura
quitte Bologne, est de nous en aller de Rome le plus tot possible.
(_C'est vrai! c'est vrai! a gauche.--Denegations a droite_.)

Eh bien! pour pouvoir evacuer Rome, quelle est la premiere condition?
C'est d'etre surs que nous n'y laissons pas une revolution derriere
nous. Qu'y a-t-il donc a faire pour ne pas laisser la revolution
derriere nous? C'est de la terminer pendant que nous y sommes. Or
comment termine-t-on une revolution? Je vous l'ai deja dit une fois et
je vous le repete, c'est en l'acceptant dans ce qu'elle a de vrai, en
la satisfaisant dans ce qu'elle a de juste. (_Mouvement_.)

Notre gouvernement l'a pense, et je l'en loue, et c'est dans ce
sens qu'il a pese sur le gouvernement du pape. De la la lettre du
president. Le saint-siege pense le contraire; il veut, lui aussi,
terminer la revolution, mais par un autre moyen, par la compression,
et il a donne le _Motu proprio_. Or qu'est-il arrive? Le _Motu
proprio_ et l'amnistie, ces calmants si efficaces, ont souleve
l'indignation du peuple romain; a l'heure qu'il est, une agitation
profonde trouble Rome, et, M. le ministre des affaires etrangeres
ne me dementira pas, demain, si nous quittions Rome, sitot la porte
refermee derriere le dernier de nos soldats, savez-vous ce qui
arriverait? Une revolution eclaterait, plus terrible que la premiere,
et tout serait a recommencer. (_Oui! oui! a gauche.--Non! non! a
droite_.)

Voila, messieurs, la situation que le gouvernement clerical s'est
faite et nous a faite.

Vraiment! est-ce que vous n'avez pas le droit d'intervenir, et
d'intervenir energiquement, encore un coup, dans une situation qui
est la votre apres tout? Vous voyez que le moyen employe par le
saint-siege pour terminer les revolutions est mauvais; prenez-en un
meilleur, prenez le seul bon, je viens de vous l'indiquer. C'est a
vous de voir si vous etes d'humeur et si vous vous sentez de force a
avoir hors de chez vous, indefiniment, un etat de siege sur les bras!
C'est a vous de voir s'il vous convient que la France soit au Capitole
pour y recevoir la consigne du parti pretre!

Quant a moi, je ne le veux pas, je ne veux ni de cette humiliation
pour nos soldats, ni de cette ruine pour nos finances, ni de cet
abaissement pour notre politique. (_Sensation_.)

Messieurs, deux systemes sont en presence: le systeme des concessions
sages, qui vous permet de quitter Rome; le systeme de compression, qui
vous condamne a y rester. Lequel preferez-vous?

Un dernier mot, messieurs. Songez-y, l'expedition de Rome,
irreprochable a son point de depart, je crois l'avoir demontre, peut
devenir coupable par le resultat. Vous n'avez qu'une maniere de
prouver que la constitution n'est pas violee, c'est de maintenir la
liberte du peuple romain. (_Mouvement prolonge_.)

Et, sur ce mot liberte, pas d'equivoque. Nous devons laisser dans
Rome, en nous retirant, non pas telle ou telle quantite de franchises
municipales, c'est-a-dire ce que presque toutes les villes d'Italie
avaient au moyen age, le beau progres vraiment! (_On rit.--Bravo_!)
mais la liberte vraie, la liberte serieuse, la liberte propre au
dix-neuvieme siecle, la seule qui puisse etre dignement garantie par
ceux qui s'appellent le peuple francais a ceux qui s'appellent le
peuple romain, cette liberte qui grandit les peuples debout et
qui releve les peuples tombes, c'est-a-dire la liberte politique.
(_Sensation_.)

Et qu'on ne nous dise pas, en se bornant a des affirmations et sans
donner de preuves, que ces transactions liberales, que ce systeme
de concessions sages, que cette liberte fonctionnant en presence du
pontificat, souverain dans l'ordre spirituel, limite dans l'ordre
temporel, que tout cela n'est pas possible!

Car alors je repondrai: Messieurs, ce qui n'est pas possible, ce n'est
pas cela! ce qui n'est pas possible, je vais vous le dire. Ce qui
n'est pas possible, c'est qu'une expedition entreprise, rrous
disait-on, dans un but d'humanite et de liberte, aboutisse au
retablissement du saint-office! Ce qui n'est pas possible, c'est
que nous n'ayons pas meme secoue sur Rome ces idees genereuses et
liberales que la France porte partout avec elle dans les plis de son
drapeau! Ce qui n'est pas possible, c'est qu'il ne sorte de notre sang
verse ni un droit ni un pardon! c'est que la France soit allee a Rome,
et qu'aux gibets pres, ce soit comme si l'Autriche y avait passe!
Ce qui n'est pas possible, c'est d'accepter le _Motu proprio_ et
l'amnistie du triumvirat des cardinaux! c'est de subir cette
ingratitude, cet avortement, cet affront! c'est de laisser souffleter
la France par la main qui devait la benir! (_Longs applaudissements_.)

Ce qui n'est pas possible, c'est que cette France ait engage une des
choses les plus grandes et les plus sacrees qu'il y ait dans le monde,
son drapeau; c'est qu'elle ait engage ce qui n'est pas moins grand
ni moins sacre, sa responsabilite morale devant les nations; c'est
qu'elle ait prodigue son argent, l'argent du peuple qui souffre; c'est
qu'elle ait verse, je le repete, le glorieux sang de ses soldats;
c'est qu'elle ait fait tout cela pour rien!.... (_Sensation
inexprimable._) Je me trompe, pour de la honte!

Voila ce qui n'est pas possible!

(_Explosion de bravos et d'applaudissements. L'orateur descend de la
tribune et recoit les felicitations d'une foule de representants,
parmi lesquels on remarque MM. Dupin, Cavaignac et Larochejaquelein.
La seance est suspendue vingt minutes_.)


III

REPONSE A M. DE MONTALEMBERT

20 octobre 1849.

M. VICTOR HUGO. (_Un profond silence s'etablit_.)--Messieurs, hier,
dans un moment ou j'etais absent, l'honorable M. de Montalembert a
dit que les applaudissements d'une partie de cette assemblee, des
applaudissements sortis de coeurs emus par les souffrances d'un noble
et malheureux peuple, que ces applaudissements etaient mon chatiment.
Ce chatiment, je l'accepte (_sensation_), et je m'en honore. (_Longs
applaudissements a gauche_.)

Il est d'autres applaudissements que je laisse a qui veut les prendre.
(_Mouvement a droite_.) Ce sont ceux des bourreaux de la Hongrie et
des oppresseurs de l'Italie. (_Bravo! bravo! a gauche_.)

Il fut un temps, que M. de Montalembert me permette de le lui dire
avec un profond regret pour lui-meme, il fut un temps ou il employait
mieux son beau talent. (_Denegations a droite._) Il defendait la
Pologne comme je defends l'Italie. J'etais avec lui alors; il est
contre moi aujourd'hui. Cela tient a une raison bien simple, c'est
qu'il a passe du cote de ceux qui oppriment, et que, moi, je reste du
cote de ceux qui sont opprimes. (_Applaudissements a gauche_.)


IV

LA LIBERTE DE L'ENSEIGNEMENT


[Note: Le parti catholique, en France, avait obtenu de M. Louis
Bonaparte que le ministere de l'instruction publique fut confie a M.
de Falloux.

L'assemblee legislative, ou le parti du passe arrivait en majorite,
etait a peine reunie que M. de Falloux presentait un projet de loi
sur l'enseignement. Ce projet, sous pretexte d'organiser la liberte
d'enseigner, etablissait, en realite, le monopole de l'instruction
publique en faveur du clerge. Il avait ete prepare par une commission
extra-parlementaire choisie par le gouvernement, et ou dominait
l'element catholique. Une commission de l'assemblee, inspiree du meme
esprit, avait combine les innovations de la loi de telle facon que
l'enseignement laique disparaissait devant l'enseignement catholique.

La discussion sur le principe general de la loi s'ouvrit le 14 janvier
1850.--Toute la premiere seance et la moitie de la seconde journee
du debat furent occupees par un tres habile discours de M. Barthelemy
Saint-Hilaire.

Apres lui, M. Parisis, eveque de Langres, vint a la tribune donner son
assentiment a la loi proposee, sous quelques reserves toutefois, et
avec certaines restrictions.

M. Victor Hugo, dans cette meme seance, repondit au representant du
parti catholique.

C'est dans ce discours que le mot _droit de l'enfant_ a ete prononce
pour la premiere fois. (_Note de l'editeur._)]



15 janvier 1850.

Messieurs, quand une discussion est ouverte qui touche a ce qu'il y
a de plus serieux dans les destinees du pays, il faut aller tout de
suite, et sans hesiter, au fond de la question.

Je commence par dire ce que je voudrais, je dirai tout a l'heure ce
que je ne veux pas.

Messieurs, a mon sens, le but, difficile a atteindre et lointain
sans doute, mais auquel il faut tendre dans cette grave question de
l'enseignement, le voici. (_Plus haut! plus haut!_)

Messieurs, toute question a son ideal. Pour moi, l'ideal de cette
question de l'enseignement, le voici. L'instruction gratuite et
obligatoire. Obligatoire au premier degre seulement, gratuite a
tous les degres. (_Murmures a droite.--Applaudissements a gauche,_)
L'instruction primaire obligatoire, c'est le droit de l'enfant,
(_mouvement_) qui, ne vous y trompez pas, est plus sacre encore que le
droit du pere et qui se confond avec le droit de l'etat.

Je reprends. Voici donc, selon moi, l'ideal de la question.
L'instruction gratuite et obligatoire dans la mesure que je viens de
marquer. Un grandiose enseignement public, donne et regle par l'etat,
partant de l'ecole de village et montant de degre en degre jusqu'au
college de France, plus haut encore, jusqu'a l'institut de France.
Les portes de la science toutes grandes ouvertes a toutes les
intelligences. Partout ou il y a un champ, partout ou il y a un
esprit, qu'il y ait un livre. Pas une commune sans une ecole, pas une
ville sans un college, pas un chef-lieu sans une faculte. Un
vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste reseau d'ateliers
intellectuels, lycees, gymnases, colleges, chaires, bibliotheques,
melant leur rayonnement sur la surface du pays, eveillant partout les
aptitudes et echauffant partout les vocations. En un mot, l'echelle de
la connaissance humaine dressee fermement par la main de l'etat, posee
dans l'ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et
aboutissant a la lumiere. Aucune solution de continuite. Le coeur du
peuple mis en communication avec le cerveau de la France. (_Longs
applaudissements_.)

Voila comme je comprendrais l'education publique nationale. Messieurs,
a cote de cette magnifique instruction gratuite, sollicitant les
esprits de tout ordre, offerte par l'etat, donnant a tous, pour rien,
les meilleurs maitres et les meilleures methodes, modele de science
et de discipline, normale, francaise, chretienne, liberale, qui
eleverait, sans nul doute, le genie national a sa plus haute somme
d'intensite, je placerais sans hesiter la liberte d'enseignement,
la liberte d'enseignement pour les instituteurs prives, la liberte
d'enseignement pour les corporations religieuses, la liberte
d'enseignement pleine, entiere, absolue, soumise aux lois generales
comme toutes les autres libertes, et je n'aurais pas besoin de lui
donner le pouvoir inquiet de l'etat pour surveillant, parce que je lui
donnerais l'enseignement gratuit de l'etat pour contre-poids. (_Bravo!
a gauche.--Murmures a droite_.)

Ceci, messieurs, je le repete, est l'ideal de la question. Ne vous en
troublez pas, nous ne sommes pas pres d'y atteindre, car la solution
du probleme contient une question financiere considerable, comme tous
les problemes sociaux du temps present.

Messieurs, cet ideal, il etait necessaire de l'indiquer, car il faut
toujours dire ou l'on tend. Il offre d'innombrables points de vue,
mais l'heure n'est pas venue de le developper. Je menage les instants
de l'assemblee, et j'aborde immediatement la question dans sa realite
positive actuelle. Je la prends ou elle en est aujourd'hui au point
relatif de maturite ou les evenements d'une part, et d'autre part la
raison publique, l'ont amenee.

A ce point de vue restreint, mais pratique, de la situation actuelle,
je veux, je le declare, la liberte de l'enseignement, mais je veux la
surveillance de l'etat, et comme je veux cette surveillance effective,
je veux l'etat laique, purement laique, exclusivement laique.
L'honorable M. Guizot l'a dit avant moi, en matiere d'enseignement,
l'etat n'est pas et ne peut pas etre autre chose que laique.

Je veux, dis-je, la liberte de l'enseignement sous la surveillance
de l'etat, et je n'admets, pour personnifier l'etat dans cette
surveillance si delicate et si difficile, qui exige le concours de
toutes les forces vives du pays, que des hommes appartenant sans doute
aux carrieres les plus graves, mais n'ayant aucun interet, soit de
conscience, soit de politique, distinct de l'unite nationale. C'est
vous dire que je n'introduis, soit dans le conseil superieur de
surveillance, soit dans les conseils secondaires, ni eveques, ni
delegues d'eveques. J'entends maintenir, quant a moi, et au besoin
faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire separation
de l'eglise et de l'etat qui etait l'utopie de nos peres, et cela dans
l'interet de l'eglise comme dans l'interet de l'etat. (_Acclamation a
gauche.--Protestation a droite_.)

Je viens de vous dire ce que je voudrais. Maintenant, voici ce que je
ne veux pas:

Je ne veux pas de la loi qu'on vous apporte.

Pourquoi?

Messieurs, cette loi est une arme.

Une arme n'est rien par elle-meme, elle n'existe que par la main qui
la saisit.

Or quelle est la main qui se saisira de cette loi?

La est toute la question. Messieurs, c'est la main du parti clerical.
(_C'est vrai!--Longue agitation_.)

Messieurs, je redoute cette main, je veux briser cette arme, je
repousse ce projet.

Cela dit, j'entre dans la discussion.

J'aborde tout de suite, et de front, une objection qu'on fait aux
opposants places a mon point de vue, la seule objection qui ait une
apparence de gravite.

On nous dit: Vous excluez le clerge du conseil de surveillance de
l'etat; vous voulez donc proscrire l'enseignement religieux?

Messieurs, je m'explique. Jamais on ne se meprendra, par ma faute, ni
sur ce que je dis, ni sur ce que je pense.

Loin que je veuille proscrire l'enseignement religieux, entendez-vous
bien? il est, selon moi, plus necessaire aujourd'hui que jamais. Plus
l'homme grandit, plus il doit croire. Plus il approche de Dieu, mieux
il doit voir Dieu. (_Mouvement_.)

Il y a un malheur dans notre temps, je dirais presque il n'y a qu'un
malheur, c'est une certaine tendance a tout mettre dans cette vie.
(_Sensation_.) En donnant a l'homme pour fin et pour but la vie
terrestre et materielle, on aggrave toutes les miseres par la negation
qui est au bout, on ajoute a l'accablement des malheureux le poids
insupportable du neant, et de ce qui n'etait que la souffrance,
c'est-a-dire la loi de Dieu, on fait le desespoir, c'est-a-dire la
loi de l'enfer. (_Long mouvement_.) De la de profondes convulsions
sociales. (_Oui! oui!_)

Certes je suis de ceux qui veulent, et personne n'en doute dans cette
enceinte, je suis de ceux qui veulent, je ne dis pas avec sincerite,
le mot est trop faible, je veux avec une inexprimable ardeur, et par
tous les moyens possibles, ameliorer dans cette vie le sort materiel
de ceux qui souffrent; mais la premiere des ameliorations, c'est de
leur donner l'esperance. (_Bravos a droite._) Combien s'amoindrissent
nos miseres finies quand il s'y mele une esperance infinie! (_Tres
bien! tres bien!_)

Notre devoir a tous, qui que nous soyons, les legislateurs comme les
eveques, les pretres comme les ecrivains, c'est de repandre, c'est de
depenser, c'est de prodiguer, sous toutes les formes, toute l'energie
sociale pour combattre et detruire la misere (_Bravo! a gauche_), et
en meme temps de faire lever toutes les tetes vers le ciel (_Bravo! a
droite_), de diriger toutes les ames, de tourner toutes les attentes
vers une vie ulterieure ou justice sera faite et ou justice sera
rendue. Disons-le bien haut, personne n'aura injustement ni
inutilement souffert. La mort est une restitution. (_Tres bien! a
droite.--Mouvement_.) La loi du monde materiel, c'est l'equilibre; la
loi du monde moral, c'est l'equite. Dieu se retrouve a la fin de
tout. Ne l'oublions pas et enseignons-le a tous, il n'y aurait aucune
dignite a vivre et cela n'en vaudrait pas la peine, si nous devions
mourir tout entiers. Ce qui allege le labeur, ce qui sanctifie le
travail, ce qui rend l'homme fort, bon, sage, patient, bienveillant,
juste, a la fois humble et grand, digne de l'intelligence, digne de
la liberte, c'est d'avoir devant soi la perpetuelle vision d'un monde
meilleur rayonnant a travers les tenebres de cette vie. (_Vive et
unanime approbation_.)

Quant a moi, puisque le hasard veut que ce soit moi qui parle en ce
moment et met de si graves paroles dans une bouche de peu d'autorite,
qu'il me soit permis de le dire ici et de le declarer, je le proclame
du haut de cette tribune, j'y crois profondement, a ce monde meilleur;
il est pour moi bien plus reel que cette miserable chimere que nous
devorons et que nous appelons la vie; il est sans cesse devant mes
yeux; j'y crois de toutes les puissances de ma conviction, et, apres
bien des luttes, bien des etudes et bien des epreuves, il est la
supreme certitude de ma raison, comme il est la supreme consolation de
mon ame. (_Profonde sensation_.)

Je veux donc, je veux sincerement, fermement, ardemment,
l'enseignement religieux, mais je veux l'enseignement religieux de
l'eglise et non l'enseignement religieux d'un parti. Je le veux
sincere et non hypocrite. (_Bravo! bravo!_) Je le veux ayant pour but
le ciel et non la terre. (_Mouvement._) Je ne veux pas qu'une chaire
envahisse l'autre, je ne veux pas meler le pretre au professeur. Ou,
si je consens a ce melange, moi legislateur, je le surveille, j'ouvre
sur les seminaires et sur les congregations enseignantes l'oeil de
l'etat, et, j'y insiste, de l'etat laique, jaloux uniquement de sa
grandeur et de son unite.

Jusqu'au jour, que j'appelle de tous mes voeux, ou la liberte complete
de l'enseignement pourra etre proclamee, et en commencant je vous ai
dit a quelles conditions, jusqu'a ce jour-la, je veux l'enseignement
de l'eglise en dedans de l'eglise et non au dehors. Surtout je
considere comme une derision de faire surveiller, au nom de l'etat,
par le clerge l'enseignement du clerge. En un mot, je veux, je le
repete, ce que voulaient nos peres, l'eglise chez elle et l'etat chez
lui. (_Oui! oui!_)

L'assemblee voit deja clairement pourquoi je repousse le projet de
loi; mais j'acheve de m'expliquer.

Messieurs, comme je vous l'indiquais tout a l'heure, ce projet est
quelque chose de plus, de pire, si vous voulez, qu'une loi politique,
c'est une loi strategique. (_Chuchotements_.)

Je m'adresse, non, certes, au venerable eveque de Langres, non a
quelque personne que ce soit dans cette enceinte, mais au parti qui a,
sinon redige, du moins inspire le projet de loi, a ce parti a la fois
eteint et ardent, au parti clerical. Je ne sais pas s'il est dans le
gouvernement, je ne sais pas s'il est dans l'assemblee (_mouvement_);
mais je le sens un peu partout. (_Nouveau mouvement_.) Il a l'oreille
fine, il m'entendra. (_On rit_.) Je m'adresse donc au parti clerical,
et je lui dis: Cette loi est votre loi. Tenez, franchement, je me
defie de vous. Instruire, c'est construire. (_Sensation_.) Je me defie
de ce que vous construisez. (_Tres bien! tres bien!_)

Je ne veux pas vous confier l'enseignement de la jeunesse, l'ame des
enfants, le developpement des intelligences neuves qui s'ouvrent a la
vie, l'esprit des generations nouvelles, c'est-a-dire l'avenir de la
France. Je ne veux pas vous confier l'avenir de la France, parce que
vous le confier, ce serait vous le livrer. (_Mouvement_.)

Il ne me suffit pas que les generations nouvelles nous succedent,
j'entends qu'elles nous continuent. Voila pourquoi je ne veux ni de
votre main, ni de votre souffle sur elles. Je ne veux pas que ce qui a
ete fait par nos peres soit defait par vous. Apres cette gloire, je ne
veux pas de cette honte. (_Mouvement prolonge_.)

Votre loi est une loi qui a un masque. (_Bravo!_)

Elle dit une chose et elle en ferait une autre. C'est une pensee
d'asservissement qui prend les allures de la liberte. C'est une
confiscation intitulee donation. Je n'en veux pas. (_Applaudissements
a gauche_.)

C'est votre habitude. Quand vous forgez une chaine, vous dites: Voici
une liberte! Quand vous faites une proscription, vous criez: Voila une
amnistie! (_Nouveaux applaudissements_.)

Ah! je ne vous confonds pas avec l'eglise, pas plus que je ne confonds
le gui avec le chene. Vous etes les parasites de l'eglise, vous etes
la maladie de l'eglise. (_On rit_.) Ignace est l'ennemi de Jesus.
(_Vive approbation a gauche_.) Vous etes, non les croyants, mais les
sectaires d'une religion que vous ne comprenez pas. Vous etes les
metteurs en scene de la saintete. Ne melez pas l'eglise a vos
affaires, a vos combinaisons, a vos strategies, a vos doctrines, a vos
ambitions. Ne l'appelez pas votre mere pour en faire votre servante.
(_Profonde sensation_.) Ne la tourmentez pas sous le pretexte de lui
apprendre la politique. Surtout ne l'identifiez pas avec vous. Voyez
le tort que vous lui faites. M. l'eveque de Langres vous l'a dit. (_On
rit_.)

Voyez comme elle deperit depuis qu'elle vous a! Vous vous faites si
peu aimer que vous finiriez par la faire hair! En verite, je vous
le dis (_on rit_), elle se passera fort bien de vous. Laissez-la en
repos. Quand vous n'y serez plus, on y reviendra. Laissez-la, cette
venerable eglise, cette venerable mere, dans sa solitude, dans son
abnegation, dans son humilite. Tout cela compose sa grandeur! Sa
solitude lui attirera la foule, son abnegation est sa puissance, son
humilite est sa majeste. (_Vive adhesion_.)

Vous parlez d'enseignement religieux! Savez-vous quel est le veritable
enseignement religieux, celui devant lequel il faut se prosterner,
celui qu'il ne faut pas troubler? C'est la soeur de charite au chevet
du mourant. C'est le frere de la Merci rachetant l'esclave. C'est
Vincent de Paul ramassant l'enfant trouve. C'est l'eveque de Marseille
au milieu des pestiferes. C'est l'archeveque de Paris abordant avec
un sourire ce formidable faubourg Saint-Antoine, levant son crucifix
au-dessus de la guerre civile, et s'inquietant peu de recevoir la
mort, pourvu qu'il apporte la paix. (_Bravo!_) Voila le veritable
enseignement religieux, l'enseignement religieux reel, profond,
efficace et populaire, celui qui, heureusement pour la religion et
l'humanite, fait encore plus de chretiens que vous n'en defaites!
(_Longs applaudissements a gauche_.)

Ah! nous vous connaissons! nous connaissons le parti clerical. C'est
un vieux parti qui a des etats de service. (_On rit._) C'est lui qui
monte la garde a la porte de l'orthodoxie. (_On rit._) C'est lui qui
a trouve pour la verite ces deux etais merveilleux, l'ignorance et
l'erreur. C'est lui qui fait defense a la science et au genie d'aller
au dela du missel et qui veut cloitrer la pensee dans le dogme. Tous
les pas qu'a faits l'intelligence de l'Europe, elle les a faits malgre
lui. Son histoire est ecrite dans l'histoire du progres humain, mais
elle est ecrite au verso. (_Sensation._) Il s'est oppose a tout. (_On
rit_.)

C'est lui qui a fait battre de verges Prinelli pour avoir dit que
les etoiles ne tomberaient pas. C'est lui qui a applique Campanella
vingt-sept fois a la question pour avoir affirme que le nombre des
mondes etait infini et entrevu le secret de la creation. C'est lui qui
a persecute Harvey pour avoir prouve que le sang circulait. De par
Josue, il a enferme Galilee; de par saint Paul, il a emprisonne
Christophe Colomb. (_Sensation._) Decouvrir la loi du ciel, c'etait
une impiete; trouver un monde, c'etait une heresie. C'est lui qui a
anathematise Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la
morale, Moliere au nom de la morale et de la religion. Oh! oui,
certes, qui que vous soyez, qui vous appelez le parti catholique et
qui etes le parti clerical, nous vous connaissons. Voila longtemps
deja que la conscience humaine se revolte contre vous et vous demande:
Qu'est-ce que vous me voulez? Voila longtemps deja que vous essayez de
mettre un baillon a l'esprit humain. (_Acclamations a gauche_.)

Et vous voulez etre les maitres de l'enseignement! Et il n'y a pas un
poete, pas un ecrivain, pas un philosophe, pas un penseur, que vous
acceptiez! Et tout ce qui a ete ecrit, trouve, reve, deduit, illumine,
imagine, invente par les genies, le tresor de la civilisation,
l'heritage seculaire des generations, le patrimoine commun des
intelligences, vous le rejetez! Si le cerveau de l'humanite etait la
devant vos yeux, a votre discretion, ouvert comme la page d'un livre,
vous y feriez des ratures! (_Oui! oui!_) Convenez-en! (_Mouvement
prolonge_.)

Enfin, il y a un livre, un livre qui semble d'un bout a l'autre une
emanation superieure, un livre qui est pour l'univers ce que le koran
est pour l'islamisme, ce que les vedas sont pour l'Inde, un livre
qui contient toute la sagesse humaine eclairee par toute la sagesse
divine, un livre que la veneration des peuples appelle le Livre, la
Bible! Eh bien! votre censure a monte jusque-la! Chose inouie! des
papes ont proscrit la Bible! Quel etonnement pour les esprits sages,
quelle epouvante pour les coeurs simples, de voir l'index de Rome pose
sur le livre de Dieu! (_Vive adhesion a gauche._)

Et vous reclamez la liberte d'enseigner! Tenez, soyons sinceres,
entendons-nous sur la liberte que vous reclamez; c'est la liberte de
ne pas enseigner. (_Applaudissements a gauche.--Vives reclamations a
droite_.)

Ah! vous voulez qu'on vous donne des peuples a instruire! Fort
bien.--Voyons vos eleves. Voyons vos produits. (_On rit_.) Qu'est-ce
que vous avez fait de l'Italie? Qu'est-ce que vous avez fait de
l'Espagne? Depuis des siecles vous tenez dans vos mains, a votre
discretion, a votre ecole, sous votre ferule, ces deux grandes
nations, illustres parmi les plus illustres; qu'en avez-vous fait?
(_Mouvement_.)

Je vais vous le dire. Grace a vous, l'Italie, dont aucun homme qui
pense ne peut plus prononcer le nom qu'avec une inexprimable douleur
filiale, l'Italie, cette mere des genies et des nations, qui a repandu
sur l'univers toutes les plus eblouissantes merveilles de la poesie
et des arts, l'Italie, qui a appris a lire au genre humain, l'Italie
aujourd'hui ne sait pas lire! (_Profonde sensation_.)

Oui, l'Italie est de tous les etats de l'Europe celui ou il y a
le moins de natifs sachant lire! (_Reclamations a droite.--Cris
violents_.)

L'Espagne, magnifiquement dotee, l'Espagne, qui avait recu des romains
sa premiere civilisation, des arabes sa seconde civilisation, de la
providence, et malgre vous, un monde, l'Amerique; l'Espagne a perdu,
grace a vous, grace a votre joug d'abrutissement, qui est un joug
de degradation et d'amoindrissement (_applaudissements a gauche_),
l'Espagne a perdu ce secret de la puissance qu'elle tenait des
romains, ce genie des arts qu'elle tenait des arabes, ce monde qu'elle
tenait de Dieu, et, en echange de tout ce que vous lui avez fait
perdre, elle a recu de vous l'inquisition. (_Mouvement_.)

L'inquisition, que certains hommes du parti essayent aujourd'hui de
rehabiliter avec une timidite pudique dont je les honore. (_Longue
hilarite a gauche.--Reclamations a droite_.) L'inquisition, qui
a brule sur le bucher ou etouffe dans les cachots cinq millions
d'hommes! (_Denegations a droite_.) Lisez l'histoire! L'inquisition,
qui exhumait les morts pour les bruler comme heretiques (_C'est
vrai!_), temoin Urgel et Arnault, comte de Forcalquier. L'inquisition,
qui declarait les enfants des heretiques, jusqu'a la deuxieme
generation, infames et incapables d'aucuns honneurs publics, en
exceptant seulement, ce sont les propres termes des arrets, _ceux qui
auraient denonce leur pere_! (_Long mouvement_.) L'inquisition, qui,
a l'heure ou je parle, tient encore dans la bibliotheque vaticane les
manuscrits de Galilee clos et scelles sous le scelle de l'index!
(_Agitation._) Il est vrai que, pour consoler l'Espagne de ce que vous
lui otiez et de ce que vous lui donniez, vous l'avez surnommee la
Catholique! (_Rumeurs a droite_.)

Ah! savez-vous? vous avez arrache a l'un de ses plus grands hommes ce
cri douloureux qui vous accuse: "J'aime mieux qu'elle soit la Grande
que la Catholique!" (_Cris a droite. Longue interruption.--Plusieurs
membres interpellent violemment l'orateur_.)

Voila vos chefs-d'oeuvre! Ce foyer qu'on appelait l'Italie, vous
l'avez eteint. Ce colosse qu'on appelait l'Espagne, vous l'avez mine.
L'une est en cendres, l'autre est en ruine. Voila ce que vous avez
fait de deux grands peuples. Qu'est-ce que vous voulez faire de la
France? (_Mouvement prolonge_.)

Tenez, vous venez de Rome; je vous fais compliment. Vous avez eu la un
beau succes, (_Rires et bravos a gauche_.) Vous venez de baillonner le
peuple romain; maintenant vous voulez baillonner le peuple francais.
Je comprends, cela est encore plus beau, cela tente. Seulement,
prenez garde! c'est malaise. Celui-ci est un lion tout a fait vivant.
(_Agitation_.)

A qui en voulez-vous donc? Je vais vous le dire. Vous en voulez a la
raison humaine. Pourquoi? Parce qu'elle fait le jour. (_Oui! oui! Non!
non!_)

Oui, voulez-vous que je vous dise ce qui vous importune? C'est cette
enorme quantite de lumiere libre que la France degage depuis trois
siecles, lumiere toute faite de raison, lumiere aujourd'hui plus
eclatante que jamais, lumiere qui fait de la nation francaise la
nation eclairante, de telle sorte qu'on apercoit la clarte de la
France sur la face de tous les peuples de l'univers. (_Sensation._) Eh
bien, cette clarte de la France, cette lumiere libre, cette lumiere
directe, cette lumiere qui ne vient pas de Rome, qui vient de
Dieu, voila ce que vous voulez eteindre, voila ce que nous voulons
conserver! (_Oui! oui!--Bravos a gauche._)

Je repousse votre loi. Je la repousse parce qu'elle confisque
l'enseignement primaire, parce qu'elle degrade l'enseignement
secondaire, parce qu'elle abaisse le niveau de la science, parce
qu'elle diminue mon pays. (_Sensation_.)

Je la repousse, parce que je suis de ceux qui ont un serrement de
coeur et la rougeur au front toutes les fois que la France subit, pour
une cause quelconque, une diminution, que ce soit une diminution
de territoire, comme par les traites de 1815, ou une diminution de
grandeur intellectuelle, comme par votre loi! (_Vifs applaudissements
a gauche_.)

Messieurs, avant de terminer, permettez-moi d'adresser ici, du haut de
la tribune, au parti clerical, au parti qui nous envahit (_Ecoutez!
ecoutez!_), un conseil serieux. (_Rumeurs a droite_.)

Ce n'est pas l'habilete qui lui manque. Quand les circonstances
l'aident, il est fort, tres fort, trop fort! (_Mouvement._) Il sait
l'art de maintenir une nation dans un etat mixte et lamentable, qui
n'est pas la mort, mais qui n'est plus la vie. (_C'est vrai!_) Il
appelle cela gouverner. (_Rires._) C'est le gouvernement par la
lethargie. (_Nouveaux rires_.)

Mais qu'il y prenne garde, rien de pareil ne convient a la France.
C'est un jeu redoutable que de lui laisser entrevoir, seulement
entrevoir, a cette France, l'ideal que voici: la sacristie souveraine,
la liberte trahie, l'intelligence vaincue et liee, les livres
dechires, le prone remplacant la presse, la nuit faite dans les
esprits par l'ombre des soutanes, et les genies mates par les bedeaux!
(_Acclamations a gauche.--Denegations furieuses a droite_.)

C'est vrai, le parti clerical est habile; mais cela ne l'empeche pas
d'etre naif. (_Hilarite._) Quoi! il redoute le socialisme! Quoi! il
voit monter le flot, a ce qu'il dit, et il lui oppose, a ce flot qui
monte, je ne sais quel obstacle a claire-voie! Il voit monter le flot,
et il s'imagine que la societe sera sauvee parce qu'il aura combine,
pour la defendre, les hypocrisies sociales avec les resistances
materielles, et qu'il aura mis un jesuite partout ou il n'y a pas un
gendarme! (_Rires et applaudissements._) Quelle pitie!

Je le repete, qu'il y prenne garde, le dix-neuvieme siecle lui est
contraire. Qu'il ne s'obstine pas, qu'il renonce a maitriser cette
grande epoque pleine d'instincts profonds et nouveaux, sinon il ne
reussira qu'a la courroucer, il developpera imprudemment le cote
redoutable de notre temps, et il fera surgir des eventualites
terribles. Oui, avec ce systeme qui fait sortir, j'y insiste,
l'education de la sacristie et le gouvernement du confessionnal....
(_Longue interruption. Cris: A l'ordre! Plusieurs membres de la droite
se levent. M. le president et M. Victor Hugo echangent un colloque gui
ne parvient pas jusqu'a nous. Violent tumulte. L'orateur reprend, en
se tournant vers la droite:_)

Messieurs, vous voulez beaucoup, dites-vous, la liberte de
l'enseignement; tachez de vouloir un peu la liberte de la tribune.
(_On rit. Le bruit s'apaise_.)

Avec ces doctrines qu'une logique inflexible et fatale entraine,
malgre les hommes eux-memes, et feconde pour le mal, avec ces
doctrines qui font horreur quand on les regarde dans l'histoire....
(_Nouveaux cris: A l'ordre. L'orateur s'interrompant_:) Messieurs, le
parti clerical, je vous l'ai dit, nous envahit. Je le combats, et au
moment ou ce parti se presente une loi a la main, c'est mon droit
de legislateur d'examiner cette loi et d'examiner ce parti. Vous ne
m'empecherez pas de le faire. (_Tres bien!_) Je continue.

Oui, avec ce systeme-la, cette doctrine-la et cette histoire-la, que
le parti clerical le sache, partout ou il sera, il engendrera des
revolutions; partout, pour eviter Torquemada, on se jettera dans
Robespierre. (_Sensation_.) Voila ce qui fait du parti qui s'intitule
parti catholique un serieux danger public. Et ceux qui, comme moi,
redoutent egalement pour les nations le bouleversement anarchique et
l'assoupissement sacerdotal, jettent le cri d'alarme. Pendant qu'il en
est temps encore, qu'on y songe bien! (_Clameurs a droite_.)

Vous m'interrompez. Les cris et les murmures couvrent ma voix.
Messieurs, je vous parle, non en agitateur, mais en honnete homme!
(_Ecoutez! ecoutez!_) Ah ca, messieurs, est-ce que je vous serais
suspect, par hasard?

CRIS A DROITE.--Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.--Quoi! je vous suis suspect! Vous le dites?

CRIS A DROITE.--Oui! oui!

(_Tumulte inexprimable. Une partie de la droite se leve et interpelle
l'orateur impassible a la tribune_.)

Eh bien! sur ce point, il faut s'expliquer. (_Le silence se
retablit_.) C'est en quelque sorte un fait personnel. Vous ecouterez,
je le pense, une explication que vous avez provoquee vous-memes. Ah!
je vous suis suspect! Et de quoi? Je vous suis suspect! Mais l'an
dernier, je defendais l'ordre en peril comme je defends aujourd'hui
la liberte menacee! comme je defendrai l'ordre demain, si le danger
revient de ce cote-la. (_Mouvement_.)

Je vous suis suspect! Mais vous etais-je suspect quand j'accomplissais
mon mandat de representant de Paris, en prevenant l'effusion du sang
dans les barricades de juin? (_Bravos a gauche. Nouveaux cris a
droite. Le tumulte recommence_.)

Eh bien! vous ne voulez pas meme entendre une voix qui defend
resolument la liberte! Si je vous suis suspect, vous me l'etes aussi.
Entre nous le pays jugera. (_Tres bien! tres bien!_)

Messieurs, un dernier mot. Je suis peut-etre un de ceux qui ont eu le
bonheur de rendre a la cause de l'ordre, dans les temps difficiles,
dans un passe recent, quelques services obscurs. Ces services, on a pu
les oublier, je ne les rappelle pas. Mais au moment ou je parle, j'ai
le droit de m'y appuyer. (_Non! non!--Si! si!_)

Eh bien! appuye sur ce passe, je le declare, dans ma conviction, ce
qu'il faut a la France, c'est l'ordre, mais l'ordre vivant, qui est
le progres; c'est l'ordre tel qu'il resulte de la croissance normale,
paisible, naturelle du peuple; c'est l'ordre se faisant a la fois dans
les faits et dans les idees par le plein rayonnement de l'intelligence
nationale. C'est tout le contraire de votre loi! (_Vive adhesion a
gauche_.)

Je suis de ceux qui veulent pour ce noble pays la liberte et non la
compression, la croissance continue et non l'amoindrissement, la
puissance et non la servitude, la grandeur et non le neant! (_Bravo!
a gauche_.) Quoi! voila les lois que vous nous apportez! Quoi! vous
gouvernants, vous legislateurs, vous voulez vous arreter! vous voulez
arreter la France! Vous voulez petrifier la pensee humaine, etouffer
le flambeau divin, materialiser l'esprit! (_Oui! oui! Non! non!_) Mais
vous ne voyez donc pas les elements memes du temps ou vous etes. Mais
vous etes donc dans votre siecle comme des etrangers! (_Profonde
sensation_.)

Quoi! c'est dans ce siecle, dans ce grand siecle des nouveautes,
des avenements, des decouvertes, des conquetes, que vous revez
l'immobilite! (_Tres bien!_) C'est dans le siecle de l'esperance que
vous proclamez le desespoir! (_Bravo!_) Quoi! vous jetez a
terre, comme des hommes de peine fatigues, la gloire, la pensee,
l'intelligence, le progres, l'avenir, et vous dites: C'est assez!
n'allons pas plus loin; arretons-nous! (_Denegations a droite_.) Mais
vous ne voyez donc pas que tout va, vient, se meut, s'accroit, se
transforme et se renouvelle autour de vous, au-dessus de vous,
au-dessous de vous! (_Mouvement_.)

Ah! vous voulez vous arreter! Eh bien! je vous le repete avec une
profonde douleur, moi qui hais les catastrophes et les ecroulements,
je vous avertis la mort dans l'ame (_on rit a droite_), vous ne voulez
pas du progres? vous aurez les revolutions! (_Profonde agitation._)
Aux hommes assez insenses pour dire: L'humanite ne marchera pas, Dieu
repond par la terre qui tremble!

(_Longs applaudissements a gauche. L'orateur, descendant de la
tribune, est entoure par une foule de membres qui le felicitent.
L'assemblee se separe en proie a une vive emotion_.)


V

LA DEPORTATION


[Note: Par son message du 31 octobre 1849, M. Louis Bonaparte avait
congedie un ministere independant et charge un ministere subalterne de
l'execution de sa pensee.

Quelques jours apres, M. Rouher, ministre de la justice, presenta un
projet de loi sur la deportation.

Ce projet contenait deux dispositions principales, la deportation
simple dans l'ile de Pamanzi et les Marquises, et la deportation
compliquee de la detention dans une enceinte fortifiee, la citadelle
de Zaoudzi, pres l'ile Mayotte.

La commission nommee par l'assemblee adopta la pensee du projet,
l'emprisonnement dans l'exil. Elle l'aggrava meme en ce sens qu'elle
autorisait l'application retroactive de la loi aux condamnes
anterieurement a sa promulgation. Elle substitua l'ile de Noukahiva a
l'ile de Pamanzi, et la forteresse de Vaithau, iles Marquises, a la
citadelle de Zaoudzi.

C'etait bien la ce que le deporte Troncon-Ducoudray avait qualifie _la
guillotine seche._

M. Victor Hugo prit la parole contre cette loi dans la seance du 5
avril 1850.

Le lendemain du jour ou ce discours fut prononce, une souscription
fut faite pour le repandre dans toute la France. M. Emile de Girardin
demanda qu'une medaille fut frappee a l'effigie de l'orateur, et
portat pour inscription la date, _5 avril 1850_, et ces paroles
extraites du discours:

"Quand les hommes mettent dans une loi l'injustice, Dieu y met la
justice, et il frappe avec cette loi ceux qui l'ont faite."

Le gouvernement permit la medaille, mais defendit l'inscription.
(_Note de l'editeur._)]


5 avril 1850.

Messieurs, parmi les journees de fevrier, journees qu'on ne peut
comparer a rien dans l'histoire, il y eut un jour admirable, ce fut
celui ou cette voix souveraine du peuple qui, a travers les rumeurs
confuses de la place publique, dictait les decrets du gouvernement
provisoire, prononca cette grande parole: La peine de mort est abolie
en matiere politique. (_Tres bien!_) Ce jour-la, tous les coeurs
genereux, tous les esprits serieux tressaillirent. Et en effet, voir
le progres sortir immediatement, sortir calme et majestueux d'une
revolution toute fremissante; voir surgir au-dessus des masses
emues le Christ vivant et couronne; voir du milieu de cet immense
ecroulement de lois humaines se degager dans toute sa splendeur la loi
divine (_Bravo!_); voir la multitude se comporter comme un sage; voir
toutes ces passions, toutes ces intelligences, toutes ces ames, la
veille encore pleines de colere, toutes ces bouches qui venaient de
dechirer des cartouches, s'unir et se confondre dans un seul cri,
le plus beau qui puisse etre pousse par la voix humaine: Clemence!
c'etait la, messieurs, pour les philosophes, pour les publicistes,
pour l'homme chretien, pour l'homme politique, ce fut pour la
France et pour l'Europe un magnifique spectacle. Ceux memes que les
evenements de fevrier froissaient dans leurs interets, dans leurs
sentiments, dans leurs affections, ceux memes qui gemissaient, ceux
memes qui tremblaient, applaudirent et reconnurent que les revolutions
peuvent meler le bien a leurs explosions les plus violentes, et
qu'elles ont cela de merveilleux qu'il leur suffit d'une heure sublime
pour effacer toutes les heures terribles. (_Sensation_.)

Du reste, messieurs, ce triomphe subit et eblouissant, quoique
partiel, du dogme qui prescrit l'inviolabilite de la vie humaine,
n'etonna pas ceux qui connaissent la puissance des idees. Dans les
temps ordinaires, dans ce qu'on est convenu d'appeler les temps
calmes, faute d'apercevoir le mouvement profond qui se fait sous
l'immobilite apparente de la surface, dans les epoques dites epoques
paisibles, on dedaigne volontiers les idees; il est de bon gout de les
railler. Reve, declamation, utopie! s'ecrie-t-on. On ne tient compte
que des faits, et plus ils sont materiels, plus ils sont estimes. On
ne fait cas que des gens d'affaires, des esprits _pratiques_, comme on
dit dans un certain jargon (_Tres bien!_), et de ces hommes positifs,
qui ne sont, apres tout, que des hommes negatifs. (_C'est vrai!_)

Mais qu'une revolution eclate, les hommes d'affaires, les gens
habiles, qui semblaient des colosses, ne sont plus que des nains;
toutes les realites qui n'ont plus la proportion des evenements
nouveaux s'ecroulent et s'evanouissent; les faits materiels tombent,
et les idees grandissent jusqu'au ciel. (_Mouvement_.)

C'est ainsi, par cette soudaine force d'expansion que les idees
acquierent en temps de revolution, que s'est faite cette grande chose,
l'abolition de la peine de mort en matiere politique.

Messieurs, cette grande chose, ce decret fecond qui contient en germe
tout un code, ce progres, qui etait plus qu'un progres, qui etait un
principe, l'assemblee constituante l'a adopte et consacre. Elle l'a
place, je dirais presque au sommet de la constitution, comme une
magnifique avance faite par l'esprit de la revolution a l'esprit de
la civilisation, comme une conquete, mais surtout comme une promesse,
comme une sorte de porte ouverte qui laisse penetrer, au milieu des
progres obscurs et incomplets du present, la lumiere sereine de
l'avenir.

Et en effet, dans un temps donne, l'abolition de la peine capitale
en matiere politique doit amener et amenera necessairement, par la
toute-puissance de la logique, l'abolition pure et simple de la peine
de mort! (_Oui! oui!_)

Eh bien, messieurs, cette promesse, il s'agit aujourd'hui de la
retirer! cette conquete, il s'agit d'y renoncer! ce principe,
c'est-a-dire la chose qui ne recule pas, il s'agit de le briser! cette
journee memorable de fevrier, marquee par l'enthousiasme d'un grand
peuple et par l'enfantement d'un grand progres, il s'agit de la rayer
de l'histoire! Sous le titre modeste de _loi sur la deportation_, le
gouvernement nous apporte et votre commission vous propose d'adopter
un projet de loi que le sentiment public, qui ne se trompe pas, a deja
traduit et resume en une seule ligne, que voici: _La peine de mort
est retablie en matiere politique._ (_Bravos a gauche.--Denegations a
droite.--Il n'est pas question de cela!--On comble une lacune_ _du
code! voila tout.--C'est pour remplacer la peine capitale!_)

Vous l'entendez, messieurs, les auteurs du projet, les membres de
la commission, les honorables chefs de la majorite se recrient et
disent:--Il n'est pas question de cela le moins du monde. Il y a une
lacune dans le code penal, on veut la remplir, rien de plus; on veut
simplement remplacer la peine de mort.--N'est-ce pas? C'est bien la ce
qu'on a dit? On veut donc simplement remplacer la peine de mort, et
comment s'y prend-on? On combine le climat ... Oui, quoi que vous
fassiez, messieurs, vous aurez beau chercher, choisir, explorer, aller
des Marquises a Madagascar, et revenir de Madagascar aux Marquises,
aux Marquises, que M. l'amiral Bruat appelle _le tombeau des
europeens_, le climat du lieu de deportation sera toujours, compare
a la France, un climat meurtrier, et l'acclimatement, deja tres
difficile pour des personnes libres, satisfaites, placees dans les
meilleures conditions d'activite et d'hygiene, sera impossible,
entendez-vous bien? absolument impossible pour de malheureux detenus.
(_C'est vrai!_)

Je reprends. On veut donc simplement remplacer la peine de mort. Et
que fait-on? On combine le climat, l'exil et la prison. Le climat
donne sa malignite, l'exil son accablement, la prison son desespoir;
au lieu d'un bourreau on en a trois. La peine de mort est remplacee.
(_Profonde sensation._) Ah! quittez ces precautions de paroles,
quittez cette phraseologie hypocrite; soyez du moins sinceres, et
dites avec nous: La peine de mort est retablie! (_Bravo! a gauche._)

Oui, retablie; oui, c'est la peine de mort! et, je vais vous le
prouver tout a l'heure, moins terrible en apparence, plus horrible en
realite! (_C'est vrai! c'est cela._)

Mais, voyons, discutons froidement. Apparemment vous ne voulez pas
faire seulement une loi severe, vous voulez faire aussi une loi
executable, une loi qui ne tombe pas en desuetude le lendemain de sa
promulgation? Eh bien! pesez ceci:

Quand vous deposez un exces de severite dans la loi, vous y deposez
l'impuissance. (_Oui! oui! c'est vrai!_) Vouloir faire rendre trop a
la severite de la loi, c'est le plus sur moyen de ne lui faire rendre
rien. Savez-vous pourquoi? C'est parce que la peine juste a, au fond
de toutes les consciences, de certaines limites qu'il n'est pas au
pouvoir du legislateur de deplacer. Le jour ou, par votre ordre, la
loi veut transgresser cette limite, cette limite sacree, cette limite
tracee dans l'equite de l'homme par le doigt meme de Dieu, la loi
rencontre la conscience qui lui defend de passer outre. D'accord avec
l'opinion, avec l'etat des esprits, avec le sentiment public, avec les
moeurs, la loi peut tout. En lutte avec ces forces vives de la societe
et de la civilisation, elle ne peut rien. Les tribunaux hesitent,
les jurys acquittent, les textes defaillent et meurent sous l'oeil
stupefait des juges. (_Mouvement._) Songez-y, messieurs, tout ce que
la penalite construit en dehors de la justice s'ecroule promptement,
et, je le dis pour tous les partis, eussiez-vous bati vos iniquites en
granit, a chaux et a ciment, il suffira pour les jeter a terre d'un
souffle (_Oui! oui!_), de ce souffle qui sort de toutes les bouches
et qu'on appelle l'opinion. (_Sensation._) Je le repete, et voici la
formule du vrai dans cette matiere: Toute loi penale a de moins en
puissance ce qu'elle a de trop en severite. (_C'est vrai!_)

Mais je suppose que je me trompe dans mon raisonnement, raisonnement,
remarquez-le bien, que je pourrais appuyer d'une foule de preuves.
J'admets que je me trompe. Je suppose que cette nouveaute penale ne
tombera pas immediatement en desuetude. Je vous accorde qu'apres
avoir vote une pareille loi, vous aurez ce grand malheur de la voir
executee. C'est bien. Maintenant, permettez-moi deux questions: Ou est
l'opportunite d'une telle loi? ou en est la necessite? L'opportunite?
nous dit-on. Oubliez-vous les attentats d'hier, de tous les jours, le
15 mai, le 23 juin, le 13 juin? La necessite? Mais est-ce qu'il n'est
pas necessaire d'opposer a ces attentats, toujours possibles, toujours
flagrants, une repression enorme, une immense intimidation? La
revolution de fevrier nous a ote la guillotine. Nous faisons comme
nous pouvons pour la remplacer; nous faisons de notre mieux.
(_Mouvement prolonge_.)

Je m'en apercois. (_On rit_.)

Avant d'aller plus loin, un mot d'explication.

Messieurs, autant que qui que ce soit, et j'ai le droit de le dire, et
je crois l'avoir prouve, autant que qui que ce soit, je repousse et je
condamne, sous un regime de suffrage universel, les actes de rebellion
et de desordre, les recours a la force brutale. Ce qui convient a un
grand peuple souverain de lui-meme, a un grand peuple intelligent, ce
n'est pas l'appel aux armes, c'est l'appel aux idees. (_Sensation_.)
Pour moi, et ce doit etre, du reste, l'axiome de la democratie, le
droit de suffrage abolit le droit d'insurrection. C'est en cela que
le suffrage universel resout et dissout les revolutions.
(_Applaudissements_.)

Voila le principe, principe incontestable et absolu; j'y insiste.
Pourtant, je dois le dire, dans l'application penale, les incertitudes
naissent. Quand de funestes et deplorables violations de la paix
publique donnent lieu a des poursuites juridiques, rien n'est plus
difficile que de preciser les faits et de proportionner la peine au
delit. Tous nos proces politiques l'ont prouve.

Quoi qu'il en soit, la societe doit se defendre. Je suis sur ce point
pleinement d'accord avec vous. La societe doit se defendre, et vous
devez la proteger. Ces troubles, ces emeutes, ces insurrections, ces
complots, ces attentats, vous voulez les empecher, les prevenir, les
reprimer. Soit; je le veux comme vous.

Mais est-ce que vous avez besoin d'une penalite nouvelle pour cela?
Lisez le code. Voyez-y la definition de la deportation. Quel immense
pouvoir pour l'intimidation et pour le chatiment!

Tournez-vous donc vers la penalite actuelle! remarquez tout ce qu'elle
remet de terrible entre vos mains!

Quoi! voila un homme, un homme que le tribunal special a condamne!
un homme frappe pour le plus incertain de tous les delits, un delit
politique, par la plus incertaine de toutes les justices, la justice
politique!.... (_Rumeurs a droite.--Longue interruption_.)

Messieurs, je m'etonne de cette interruption. Je respecte toutes les
juridictions legales et constitutionnelles; mais quand je qualifie la
justice politique en general comme je viens de le faire, je ne fais
que repeter ce qu'a dit dans tous les siecles la philosophie de tous
les peuples, et je ne suis que l'echo de l'histoire.

Je poursuis.

Voila un homme que le tribunal special a condamne.

Cet homme, un arret de deportation vous le livre. Remarquez ce que
vous pouvez en faire, remarquez le pouvoir que la loi vous donne! Je
dis le code penal actuel, la loi actuelle, avec sa definition de la
deportation.

Cet homme, ce condamne, ce criminel selon les uns, ce heros selon les
autres, car c'est la le malheur des temps.... (_Explosion de murmures
a droite_.)

M. LE PRESIDENT.--Quand la justice a prononce, le criminel est
criminel pour tout le monde, et ne peut etre un heros que pour ses
complices. (_Bravos a droite_.)

M. VICTOR HUGO.--Je ferai remarquer ceci a monsieur le president
Dupin: le marechal Ney, juge en 1815, a ete declare criminel par la
justice. Il est un heros, pour moi, et je ne suis pas son complice.
(_Longs applaudissements a gauche._)

Je reprends. Ce condamne, ce criminel selon les uns, ce heros selon
les autres, vous le saisissez; vous le saisissez au milieu de sa
renommee, de son influence, de sa popularite; vous l'arrachez a tout,
a sa femme, a ses enfants, a ses amis, a sa famille, a sa patrie;
vous le deracinez violemment de tous ses interets et de toutes ses
affections; vous le saisissez encore tout plein du bruit qu'il faisait
et de la clarte qu'il repandait, et vous le jetez dans les tenebres,
dans le silence, a on ne sait quelle distance effrayante du sol natal.
(_Sensation._) Vous le tenez la, seul, en proie a lui-meme, a ses
regrets, s'il croit avoir ete un homme necessaire a son pays; a ses
remords, s'il reconnait avoir ete un homme fatal. Vous le tenez la,
libre, mais garde, nul moyen d'evasion, garde par une garnison qui
occupe l'ile, garde par un stationnaire qui surveille la cote, garde
par l'ocean, qui ouvre entre cet homme et la patrie un gouffre de
quatre mille lieues. Vous tenez cet homme la, incapable de nuire, sans
echos autour de lui, ronge par l'isolement, par l'impuissance et par
l'oubli, decouronne, desarme, brise, aneanti!

Et cela ne vous suffit pas! (_Mouvement._)

Ce vaincu, ce proscrit, ce condamne de la fortune, cet homme politique
detruit, cet homme populaire terrasse, vous voulez l'enfermer! Vous
voulez faire cette chose sans nom qu'aucune legislation n'a encore
faite, joindre aux tortures de l'exil les tortures de la prison!
multiplier une rigueur par une cruaute! (_C'est vrai!_) Il ne vous
suffit pas d'avoir mis sur cette tete la voute du ciel tropical,
vous voulez y ajouter encore le plafond du cabanon! Cet homme, ce
malheureux homme, vous voulez le murer vivant dans une forteresse qui,
a cette distance, nous apparait avec un aspect si funebre, que vous
qui la construisez, oui, je vous le dis, vous n'etes pas surs de ce
que vous batissez la, et que vous ne savez pas vous-memes si c'est un
cachot ou si c'est un tombeau! (_Mouvement prolonge._)

Vous voulez que lentement, jour par jour, heure par heure, a petit
feu, cette ame, cette intelligence, cette activite,--cette ambition,
soit!--ensevelie toute vivante, toute vivante, je le repete, a quatre
mille lieues de la patrie, sous ce soleil etouffant, sous l'horrible
pression de cette prison-sepulcre, se torde, se creuse, se devore,
desespere, demande grace, appelle la France, implore l'air, la vie,
la liberte, et agonise et expire miserablement! Ah! c'est monstrueux!
(_Profonde sensation._) Ah! je proteste d'avance au nom de l'humanite!
Ah! vous etes sans pitie et sans coeur! Ce que vous appelez une
expiation, je l'appelle un martyre; et ce que vous appelez une
justice, je l'appelle un assassinat! (_Acclamations a gauche_.)

Mais levez-vous donc, catholiques, pretres, eveques, hommes de la
religion qui siegez dans cette assemblee et que je vois au milieu de
nous! levez-vous, c'est votre role! Qu'est-ce que vous faites sur
vos bancs? Montez a cette tribune, et venez, avec l'autorite de vos
saintes croyances, avec l'autorite de vos saintes traditions, venez
dire a ces inspirateurs de mesures cruelles, a ces applaudisseurs
de lois barbares, a ceux qui poussent la majorite dans cette voie
funeste, dites-leur que ce qu'ils font la est mauvais, que ce qu'ils
font la est detestable, que ce qu'ils font la est impie! (_Oui! oui!_)
Rappelez-leur que c'est une loi de mansuetude que le Christ est venu
apporter au monde, et non une loi de cruaute; dites-leur que le jour
ou l'Homme-Dieu a subi la peine de mort, il l'a abolie (_Bravo! a
gauche_); car il a montre que la folle justice humaine pouvait frapper
plus qu'une tete innocente, qu'elle pouvait frapper une tete divine!
(_Sensation_.)

Dites aux auteurs, dites aux defenseurs de ce projet, dites a ces
grands politiques que ce n'est pas en faisant agoniser des miserables
dans une cellule, a quatre mille lieues de leur pays, qu'ils
apaiseront la place publique; que, bien au contraire, ils creent un
danger, le danger d'exasperer la pitie du peuple et de la changer en
colere. (_Oui! oui!_) Dites a ces hommes d'etre humains; ordonnez-leur
de redevenir chretiens; enseignez-leur que ce n'est pas avec des
lois impitoyables qu'on defend les gouvernements et qu'on sauve les
societes; que ce qu'il faut aux temps douloureux que nous traversons,
aux coeurs et aux esprits malades, ce qu'il faut pour resoudre une
situation qui resulte surtout de beaucoup de malentendus et de
beaucoup de definitions mal faites, ce ne sont pas des mesures de
represailles, de reaction, de rancune et d'acharnement, mais des lois
genereuses, des lois cordiales, des lois de concorde et de sagesse,
et que le dernier mot de la crise sociale ou nous sommes, je ne me
lasserai pas de le repeter, non! ce n'est pas la compression, c'est la
fraternite; car la fraternite, avant d'etre la pensee du peuple, etait
la pensee de Dieu! (_Nouvelles acclamations._)

Vous vous taisez!--Eh bien! je continue. Je m'adresse a vous,
messieurs les ministres, je m'adresse a vous, messieurs les membres
de la commission. Je presse de plus pres encore l'idee de votre
citadelle, ou de votre forteresse, puisqu'on choque votre sensibilite
en appelant cela une citadelle. (_On rit_.)

Quand vous aurez institue ce penitentiaire des deportes, quand vous
aurez cree ce cimetiere, avez-vous essaye de vous imaginer ce qui
arriverait la-bas? Avez-vous la moindre idee de ce qui s'y passera?
Vous etes-vous dit que vous livriez les hommes frappes par la justice
politique a l'inconnu et a ce qu'il y a de plus horrible dans
l'inconnu? Etes-vous entres avec vous-memes dans le detail de tout
ce que renferme d'abominable cette idee, cette affreuse idee de la
reclusion dans la deportation? (_Murmures a droite_.)

Tenez, en commencant, j'ai essaye de vous indiquer et de caracteriser
d'un mot ce que serait ce climat, ce que serait cet exil, ce que
serait ce cabanon. Je vous ai dit que ce seraient trois bourreaux. Il
y en a un quatrieme que j'oubliais, c'est le directeur du penitencier.
Vous etes-vous rappele Jeannet, le bourreau de Sinnamari? Vous
etes-vous rendu compte de ce que serait, je dirais presque
necessairement, l'homme quelconque qui acceptera, a la face du monde
civilise, la charge morale de cet odieux etablissement des iles
Marquises, l'homme qui consentira a etre le fossoyeur de cette prison
et le geolier de cette tombe? (_Long mouvement_.)

Vous etes-vous figure, si loin de tout controle et de tout
redressement, dans cette irresponsabilite complete, avec une autorite
sans limite et des victimes sans defense, la tyrannie possible d'une
ame mechante et basse? Messieurs, les Sainte-Helene produisent les
Hudson Lowe. (_Bravo!_) Eh bien! vous etes-vous represente toutes les
tortures, tous les raffinements, tous les desespoirs qu'un homme qui
aurait le temperament de Hudson Lowe pourrait inventer pour des hommes
qui n'auraient pas l'aureole de Napoleon?

Ici, du moins, en France, a Doullens, au Mont-Saint-Michel....
(_L'orateur s'interrompt. Mouvement d'attention_.)

Et puisque ce nom m'est venu a la bouche, je saisis cette occasion
pour annoncer a M. le ministre de l'interieur que je compte
prochainement lui adresser une question sur des faits monstrueux
qui se seraient accomplis dans cette prison du Mont-Saint-Michel.
(_Chuchotements.--A gauche: Tres bien!--L'orateur reprend._) Dans nos
prisons de France, a Doullens, au Mont-Saint-Michel, qu'un abus
se produise, qu'une iniquite se tente, les journaux s'inquietent,
l'assemblee s'emeut, et le cri du prisonnier parvient au gouvernement
et au peuple, repercute par le double echo de la presse et de la
tribune. Mais dans votre citadelle des iles Marquises, le patient sera
reduit a soupirer douloureusement:

Ah! si le peuple le savait! (_Tres bien!_) Oui, la, la-bas, a cette
epouvantable distance, dans ce silence, dans cette solitude muree, ou
n'arrivera et d'ou ne sortira aucune voix humaine, a qui se plaindra
le miserable prisonnier? qui l'entendra? Il y aura entre sa plainte et
vous le bruit de toutes les vagues de l'ocean. (_Sensation profonde_.)

Messieurs, l'ombre et le silence de la mort peseront sur cet
effroyable bagne politique.

Rien n'en transpirera, rien n'en arrivera jusqu'a vous, rien! ... si
ce n'est de temps en temps, par intervalles, une nouvelle lugubre qui
traversera les mers, qui viendra frapper en France et en Europe, comme
un glas funebre, sur le timbre vivant et douloureux de l'opinion, et
qui vous dira: Tel condamne est mort! (_Agitation_.)

Ce condamne, ce sera, car a cette heure supreme on ne voit plus que
le merite d'un homme, ce sera un publiciste celebre, un historien
renomme, un ecrivain illustre, un orateur fameux. Vous preterez
l'oreille a ce bruit sinistre, vous calculerez le petit nombre de
mois ecoules, et vous frissonnerez! (_Long mouvement.--A gauche: Ils
riront!_)

Ah! vous le voyez bien! c'est la peine de mort! la peine de mort
desesperee! c'est quelque chose de pire que l'echafaud! c'est la peine
de mort sans le dernier regard au ciel de la patrie! (_Bravos repetes
a gauche_.)

Vous ne le voudrez pas! vous rejetterez la loi! (_Mouvement_.) Ce
grand principe, l'abolition de la peine de mort en matiere politique,
ce genereux principe tombe de la large main du peuple, vous ne voudrez
pas le ressaisir! Vous ne voudrez pas le reprendre furtivement a la
France, qui, loin d'en attendre de vous l'abolition, en attend de vous
le complement! Vous ne voudrez pas raturer ce decret, l'honneur de la
revolution de fevrier! Vous ne voudrez pas donner un dementi a ce qui
etait plus meme que le cri de la conscience populaire, a ce qui etait
le cri de la conscience humaine! (_Vive adhesion a gauche.--Murmures a
droite_.)

Je sais, messieurs, que toutes les fois que nous tirons de ce mot, la
conscience, tout ce qu'on en doit tirer, selon nous, nous avons le
malheur de faire sourire de bien grands politiques. (_A droite: C'est
vrai!--A gauche: Ils en conviennent!_) Dans le premier moment, ces
grands politiques ne nous croient pas incurables, ils prennent pitie
de nous, ils consentent a traiter cette infirmite dont nous sommes
atteints, la conscience, et ils nous opposent avec bonte la raison
d'etat. Si nous persistons, oh! alors ils se fachent, ils nous
declarent que nous n'entendons rien aux affaires, que nous n'avons pas
le sens politique, que nous ne sommes pas des hommes serieux, et ...
comment vous dirai-je cela? ma foi! ils nous disent un gros mot, la
plus grosse injure qu'ils puissent trouver, ils nous appellent poetes!
(_On rit_.)

Ils nous affirment que tout ce que nous croyons trouver dans notre
conscience, la foi au progres, l'adoucissement des lois et des moeurs,
l'acceptation des principes degages par les revolutions, l'amour
du peuple, le devouement a la liberte, le fanatisme de la grandeur
nationale, que tout cela, bon en soi sans doute, mene, dans
l'application, droit aux deceptions et aux chimeres, et que, sur
toutes ces choses, il faut s'en rapporter, selon l'occasion et la
conjoncture, a ce que conseille la raison d'etat. La raison d'etat!
ah! c'est la le grand mot! et tout a l'heure je le distinguais au
milieu d'une interruption.

Messieurs, j'examine la raison d'etat, je me rappelle tous les mauvais
conseils qu'elle a deja donnes. J'ouvre l'histoire, je vois dans tous
les temps toutes les bassesses, toutes les indignites, toutes les
turpitudes, toutes les lachetes, toutes les cruautes que la raison
d'etat a autorisees ou qu'elle a faites. Marat l'invoquait aussi
bien que Louis XI; elle a fait le deux septembre apres avoir fait la
Saint-Barthelemy; elle a laisse sa trace dans les Cevennes, et elle
l'a laissee a Sinnamari; c'est elle qui a dresse les guillotines
de Robespierre, et c'est elle qui dresse les potences de Haynau!
(_Mouvement_.)

Ah! mon coeur se souleve! Ah! je ne veux, je ne veux, moi, ni de la
politique de la guillotine, ni de la politique de la potence, ni
de Marat, ni de Haynau, ni de votre loi de deportation! (_Bravos
prolonges_.) Et quoi qu'on fasse, quoi qu'il arrive, toutes les fois
qu'il s'agira de chercher une inspiration ou un conseil, je suis de
ceux qui n'hesiteront jamais entre cette vierge qu'on appelle la
conscience et cette prostituee qu'on appelle la raison d'etat.
(_Immense acclamation a gauche_.)

Je ne suis qu'un poete, je le vois bien!

Messieurs, s'il etait possible, ce qu'a Dieu ne plaise, ce que
j'eloigne pour ma part de toutes mes forces, s'il etait possible que
cette assemblee adoptat la loi qu'on lui propose, il y aurait, je le
dis a regret, il y aurait un spectacle douloureux a mettre en regard
de la memorable journee que je vous rappelais en commencant. Ce serait
une epoque de calme defaisant a loisir ce qu'a fait de grand et de
bon, dans une sorte d'improvisation sublime, une epoque de tempete.
(_Tres bien!_) Ce serait la violence dans le senat, contrastant avec
la sagesse dans la place publique. (_Bravo a gauche_.) Ce serait les
hommes d'etat se montrant aveugles et passionnes la ou les hommes du
peuple se sont montres intelligents et justes! (_Murmures a droite_.)
Oui, intelligents et justes! Messieurs, savez-vous ce que faisait le
peuple de fevrier en proclamant la clemence? Il fermait la porte
des revolutions. Et savez-vous ce que vous faites en decretant les
vengeances? Vous la rouvrez. (_Mouvement prolonge_.)

Messieurs, cette loi, dit-on, n'aura pas d'effet retroactif et est
destinee a ne regir que l'avenir. Ah! puisque vous prononcez ce mot,
l'avenir, c'est precisement sur ce mot et sur ce qu'il contient que je
vous engage a reflechir. Voyons, pour qui faites-vous cette loi? Le
savez-vous? (_Agitation sur tous les bancs_.)

Messieurs de la majorite, vous etes victorieux en ce moment, vous
etes les plus forts, mais etes-vous surs de l'etre toujours? (_Longue
rumeur a droite_.)

Ne l'oubliez pas, le glaive de la penalite politique n'appartient pas
a la justice, il appartient au hasard. (_L'agitation redouble_.)
Il passe au vainqueur avec la fortune. Il fait partie de ce hideux
mobilier revolutionnaire que tout coup d'etat heureux, que toute
emeute triomphante trouve dans la rue et ramasse le lendemain de la
victoire, et il a cela de fatal, ce terrible glaive, que chaque parti
est destine tour a tour a le tenir dans sa main et a le sentir sur sa
tete. (_Sensation generale_.)

Ah! quand vous combinez une de ces lois de vengeance (_Non! non! a
droite_), que les partis vainqueurs appellent lois de justice dans la
bonne foi de leur fanatisme (_mouvement_), vous etes bien imprudents
d'aggraver les peines et de multiplier les rigueurs. (_Nouveau
mouvement_.) Quant a moi, je ne sais pas moi-meme, dans cette epoque
de trouble, l'avenir qui m'est reserve. Je plains d'une pitie
fraternelle toutes les victimes actuelles, toutes les victimes
possibles de nos temps revolutionnaires. Je hais et je voudrais briser
tout ce qui peut servir d'arme aux violences. Or cette loi que vous
faites est une loi redoutable qui peut avoir d'etranges contre-coups,
c'est une loi perfide dont les retours sont inconnus. Et peut-etre, au
moment ou je vous parle, savez-vous qui je defends contre vous? C'est
vous! (_Profonde sensation_.)

Oui, j'y insiste, vous ne savez pas vous-memes ce qu'a un jour donne,
ce que, dans des circonstances possibles, votre propre loi fera de
vous! (_Agitation inexprimable. Les interruptions se croisent_.)

Vous vous recriez de ce cote, vous ne croyez pas a mes paroles. (_A
droite: Non! non!_) Voyons. Vous pouvez fermer les yeux a l'avenir;
mais les fermerez-vous au passe? L'avenir se conteste, le passe ne se
recuse pas. Eh bien! tournez la tete, regardez a quelques annees en
arriere. Supposez que les deux revolutions survenues depuis vingt
ans aient ete vaincues par la royaute, supposez que votre loi de
deportation eut existe alors, Charles X aurait pu l'appliquer a M.
Thiers, et Louis-Philippe a M. Odilon Barrot. (_Applaudissements a
gauche_.)

M. ODILON BARROT, se levant.--Je demande a l'orateur la permission de
l'interrompre.

M. VICTOR HUGO.--Volontiers.

M. ODILON BARROT.--Je n'ai jamais conspire; j'ai soutenu le dernier la
monarchie; je ne conspirerai jamais, et aucune justice ne pourra pas
plus m'atteindre dans l'avenir qu'elle n'aurait pu m'atteindre dans le
passe. (_Tres bien! a droite_.)

M. VICTOR HUGO.--M. Odilon Barrot, dont j'honore le noble caractere,
s'est mepris sur le sens de mes paroles. Il a oublie qu'au moment ou
je parlais, je ne parlais pas de la justice juste, mais de la justice
injuste, de la justice politique, de la justice des partis. Or la
justice injuste frappe l'homme juste, et pouvait et peut encore
frapper M. Odilon Barrot. C'est ce que j'ai dit, et c'est ce que je
maintiens. (_Reclamations a droite_.)

Quand je vous parle des revanches de la destinee et de tout ce qu'une
pareille loi peut contenir de contrecoups, vous murmurez. Eh bien!
j'insiste encore! et je vous previens seulement que, si vous murmurez
maintenant, vous murmurerez contre l'histoire. (_Le silence se
retablit.--Ecoutez!_)

De tous les hommes qui ont dirige le gouvernement ou domine l'opinion
depuis soixante ans, il n'en est pas un, pas un, entendez-vous bien?
qui n'ait ete precipite, soit avant, soit apres. Tous les noms qui
rappellent des triomphes rappellent aussi des catastrophes; l'histoire
les designe par des synonymes ou sont empreintes leurs disgraces,
tous, depuis le captif d'Olmutz, qui avait ete La Fayette, jusqu'au
deporte de Sainte-Helene, qui avait ete Napoleon. (_Mouvement._)

Voyez et reflechissez. Qui a repris le trone de France en 1814?
L'exile de Hartwell. Qui a regne apres 1830? Le proscrit de Reichenau,
redevenu aujourd'hui le banni de Claremont. Qui gouverne en ce moment?
Le prisonnier de Ham. (_Profonde sensation._) Faites des lois de
proscription maintenant! (_Bravo! a gauche._)

Ah! que ceci vous instruise! Que la lecon des uns ne soit pas perdue
pour l'orgueil des autres!

L'avenir est un edifice mysterieux que nous batissons nous-memes de
nos propres mains dans l'obscurite, et qui doit plus tard nous servir
a tous de demeure. Un jour vient ou il se referme sur ceux qui l'ont
bati. Ah! puisque nous le construisons aujourd'hui pour l'habiter
demain, puisqu'il nous attend, puisqu'il nous saisira sans nul doute,
composons-le donc, cet avenir, avec ce que nous avons de meilleur dans
l'ame, et non avec ce que nous avons de pire; avec l'amour, et non
avec la colere!

Faisons-le rayonnant et non tenebreux! faisons-en un palais et non une
prison!

Messieurs, la loi qu'on vous propose est mauvaise, barbare, inique.
Vous la repousserez. J'ai foi dans votre sagesse et dans votre
humanite. Songez-y au moment du vote. Quand les hommes mettent dans
une loi l'injustice, Dieu y met la justice, et il frappe avec cette
loi ceux qui l'ont faite. (_Mouvement general et prolonge._)

Un dernier mot, ou, pour mieux dire, une derniere priere, une derniere
supplication.

Ah! croyez-moi, je m'adresse a vous tous, hommes de tous les partis
qui siegez dans cette enceinte, et parmi lesquels il y a sur tous
ces bancs tant de coeurs eleves et tant d'intelligences genereuses,
croyez-moi, je vous parle avec une profonde conviction et une profonde
douleur, ce n'est pas un bon emploi de notre temps que de faire des
lois comme celle-ci! (_Tres bien! c'est vrai!_) Ce n'est pas un bon
emploi de notre temps que de nous tendre les uns aux autres des
embuches dans une penalite terrible et obscure, et de creuser pour nos
adversaires des abimes de misere et de souffrance ou nous tomberons
peut-etre nous-memes! (_Agitation._)

Mon Dieu! quand donc cesserons-nous de nous menacer et de nous
dechirer? Nous avons pourtant autre chose a faire! Nous avons autour
de nous les travailleurs qui demandent des ateliers, les enfants qui
demandent des ecoles, les vieillards qui demandent des asiles, le
peuple qui demande du pain, la France qui demande de la gloire!
(_Bravo! a gauche.--On rit a droite._)

Nous avons une societe nouvelle a faire sortir des entrailles de la
societe ancienne, et, quant a moi, je suis de ceux qui ne veulent
sacrifier ni l'enfant ni la mere. (_Mouvement._) Ah! nous n'avons pas
le temps de nous hair! (_Nouveau mouvement._)

La haine depense de la force, et, de toutes les manieres de depenser
de la force, c'est la plus mauvaise. (_Tres bien! bravo!_) Reunissons
fraternellement tous nos efforts, au contraire, dans un but commun, le
bien du pays. Au lieu d'echafauder peniblement des lois d'irritation
et d'animosite, des lois qui calomnient ceux qui les font
(_mouvement_), cherchons ensemble, et cordialement, la solution
du redoutable probleme de civilisation qui nous est pose, et qui
contient, selon ce que nous en saurons faire, les catastrophes les
plus fatales ou le plus magnifique avenir. (_Bravo! a gauche._)

Nous sommes une generation predestinee, nous touchons a une crise
decisive, et nous avons de bien plus grands et de bien plus effrayants
devoirs que nos peres. Nos peres n'avaient que la France a servir;
nous, nous avons la France a sauver. Non, nous n'avons pas le temps de
nous hair! (_Mouvement prolonge._) Je vote contre le projet de loi!
(_Acclamations a gauche et longs applaudissements.--La seance est
suspendue, pendant que tout le cote gauche en masse descend et vient
feliciter l'orateur au pied de la tribune._)


VI

LE SUFFRAGE UNIVERSEL

[Note: Ce discours fut prononce durant la discussion du projet qui
devint la funeste loi du 31 mai 1850. Ce projet avait ete prepare, de
complicite avec M. Louis Bonaparte, par une commission speciale de
dix-sept membres. (_Note de l'editeur._)]


20 mai 1850.

Messieurs, la revolution de fevrier, et, pour ma part, puisqu'elle
semble vaincue, puisqu'elle est calomniee, je chercherai toutes les
occasions de la glorifier dans ce qu'elle a fait de magnanime et de
beau (_Tres bien! tres bien!_), la revolution de fevrier avait eu deux
magnifiques pensees. La premiere, je vous la rappelais l'autre jour,
ce fut de monter jusqu'aux sommets de l'ordre politique et d'en
arracher la peine de mort; la seconde, ce fut d'elever subitement les
plus humbles regions de l'ordre social au niveau des plus hautes et
d'y installer la souverainete.

Double et pacifique victoire du progres qui, d'une part, relevait
l'humanite, qui, d'autre part, constituait le peuple, qui emplissait
de lumiere en meme temps le monde politique et le monde social, et qui
les regenerait et les consolidait tous deux a la fois, l'un par la
clemence, l'autre par l'egalite. (_Bravo! a gauche._)

Messieurs, le grand acte, tout ensemble politique et chretien, par
lequel la revolution de fevrier fit penetrer son principe jusque dans
les racines memes de l'ordre social, fut l'etablissement du suffrage
universel, fait capital, fait immense, evenement considerable qui
introduisit dans l'etat un element nouveau, irrevocable, definitif.
Remarquez-en, messieurs, toute la portee. Certes, ce fut une grande
chose de reconnaitre le droit de tous, de composer l'autorite
universelle de la somme des libertes individuelles, de dissoudre
ce qui restait des castes dans l'unite auguste d'une souverainete
commune, et d'emplir du meme peuple tous les compartiments du vieux
monde social; certes, cela fut grand. Mais, messieurs, c'est surtout
dans son action sur les classes qualifiees jusqu'alors classes
inferieures qu'eclate la beaute du suffrage universel. (_Rires
ironiques a droite._)

Messieurs, vos rires me contraignent d'y insister. Oui, le merveilleux
cote du suffrage universel, le cote efficace, le cote politique, le
cote profond, ce ne fut pas de lever le bizarre interdit electoral qui
pesait, sans qu'on put deviner pourquoi,--mais c'etait la sagesse des
grands hommes d'etat de ce temps-la (_on rit a gauche_),--qui sont
les memes que ceux de ce temps-ci....--(_nouveaux rires approba
a gauche_); ce ne fut pas, dis-je, de lever le bizarre interdit
electoral qui pesait sur une partie de ce qu'on nommait la classe
moyenne, et meme de ce qu'on nommait la classe elevee; ce ne fut pas
de restituer son droit a l'homme qui etait avocat, medecin, lettre,
administrateur, officier, professeur, pretre, magistrat, et qui
n'etait pas electeur; a l'homme qui etait jure, et qui n'etait pas
electeur; a l'homme qui etait membre de l'institut, et qui n'etait
pas electeur; a l'homme qui etait pair de France, et qui n'etait pas
electeur; non, le cote merveilleux, je le repete, le cote profond,
efficace, politique du suffrage universel, ce fut d'aller chercher
dans les regions douloureuses de la societe, dans les bas-fonds, comme
vous dites, l'etre courbe sous le poids des negations sociales, l'etre
froisse qui, jusqu'alors, n'avait eu d'autre espoir que la revolte, et
de lui apporter l'esperance sous une autre forme (_Tres bien!_), et de
lui dire: Vote! ne te bats plus! (_Mouvement._) Ce fut de rendre sa
part de souverainete a celui qui jusque-la n'avait eu que sa part de
souffrance! Ce fut d'aborder dans ses tenebres materielles et morales
l'infortune qui, dans les extremites de sa detresse, n'avait d'autre
arme, d'autre defense, d'autre ressource que la violence, et de lui
retirer la violence, et de lui remettre dans les mains, a la place de
la violence, le droit! (_Bravos prolonges._)

Oui, la grande sagesse de cette revolution de fevrier qui, prenant
pour base de la politique l'evangile (_a droite: Quelle impiete!_),
institua le suffrage universel, sa grande sagesse, et en meme temps sa
grande justice, ce ne fut pas seulement de confondre et de dignifier
dans l'exercice du meme pouvoir souverain le bourgeois et le
proletaire; ce fut d'aller chercher dans l'accablement, dans le
delaissement, dans l'abandon, dans cet abaissement qui conseille si
mal, l'homme de desespoir, et de lui dire: Espere! l'homme de colere,
et de lui dire: Raisonne! le mendiant, comme on l'appelle, le
vagabond, comme on l'appelle, le pauvre, l'indigent, le desherite, le
malheureux, le miserable, comme on l'appelle, et de le sacrer citoyen!
(_Acclamation a gauche._)

Voyez, messieurs, comme ce qui est profondement juste est toujours en
meme temps profondement politique. Le suffrage universel, en donnant
un bulletin a ceux qui souffrent, leur ote le fusil. En leur donnant
la puissance, il leur donne le calme. Tout ce qui grandit l'homme
l'apaise. (_Mouvement._)

Le suffrage universel dit a tous, et je ne connais pas de plus
admirable formule de la paix publique: Soyez tranquilles, vous etes
souverains. (_Sensation._)

Il ajoute: Vous souffrez? eh bien! n'aggravez pas vos souffrances,
n'aggravez pas les detresses publiques par la revolte. Vous souffrez?
eh bien! vous allez travailler vous-memes, des a present, au grand
oeuvre de la destruction de la misere, par des hommes qui seront a
vous, par des hommes en qui vous mettrez votre ame, et qui seront, en
quelque sorte, votre main. Soyez tranquilles.

Puis, pour ceux qui seraient tentes d'etre recalcitrants, il dit:

--Avez-vous vote? Oui. Vous avez epuise votre droit, tout est dit.
Quand le vote a parle, la souverainete a prononce. Il n'appartient pas
a une fraction de defaire ni de refaire l'oeuvre collective. Vous etes
citoyens, vous etes libres, votre heure reviendra, sachez l'attendre.
En attendant, parlez, ecrivez, discutez, enseignez, eclairez;
eclairez-vous, eclairez les autres. Vous avez a vous, aujourd'hui,
la verite, demain la souverainete, vous etes forts. Quoi! deux modes
d'action sont a votre disposition, le droit du souverain et le role du
rebelle, vous choisiriez le role du rebelle! ce serait une sottise et
ce serait un crime. (_Applaudissements a gauche._)

Voila les conseils que donne aux classes souffrantes le suffrage
universel. (_Oui! oui! a gauche--Rires a droite._) Messieurs,
dissoudre les animosites, desarmer les haines, faire tomber la
cartouche des mains de la misere, relever l'homme injustement abaisse
et assainir l'esprit malade par ce qu'il y a de plus pur au monde, le
sentiment du droit librement exerce, reprendre a chacun le droit de
force, qui est le fait naturel, et lui rendre en echange la part de
souverainete, qui est le fait social, montrer aux souffrances une
issue vers la lumiere et le bien-etre, eloigner les echeances
revolutionnaires et donner a la societe, avertie, le temps de s'y
preparer, inspirer aux masses cette patience forte qui fait les grands
peuples, voila l'oeuvre du suffrage universel (_sensation profonde_),
oeuvre eminemment sociale au point de vue de l'etat, eminemment morale
au point de vue de l'individu.

Meditez ceci, en effet: sur cette terre d'egalite et de liberte, tous
les hommes respirent le meme air et le meme droit. (_Mouvement._) Il y
a dans l'annee un jour ou celui qui vous obeit se voit votre pareil,
ou celui qui vous sert se voit votre egal, ou chaque citoyen, entrant
dans la balance universelle, sent et constate la pesanteur specifique
du droit de cite, et ou le plus petit fait equilibre au plus grand.
(_Bravo! a gauche.--On rit a droite._) Il y a un jour dans l'annee ou
le gagne-pain, le journalier, le manoeuvre, l'homme qui traine des
fardeaux, l'homme qui casse des pierres au bord des routes, juge le
senat, prend dans sa main, durcie par le travail, les ministres, les
representants, le president de la republique, et dit: La puissance,
c'est moi! Il y a un jour dans l'annee ou le plus imperceptible
citoyen, ou l'atome social participe a la vie immense du pays tout
entier, ou la plus etroite poitrine se dilate a l'air vaste des
affaires publiques; un jour ou le plus faible sent en lui la grandeur
de la souverainete nationale, ou le plus humble sent en lui l'ame de
la patrie! (_Applaudissements a gauche.--Rires et bruit a droite._)
Quel accroissement de dignite pour l'individu, et par consequent de
moralite! Quelle satisfaction, et par consequent quel apaisement!
Regardez l'ouvrier qui va au scrutin. Il y entre, avec le front triste
du proletaire accable, il en sort avec le regard d'un souverain.
(_Acclamations a gauche.--Murmures a droite._)

Or qu'est-ce que tout cela, messieurs? C'est la fin de la violence,
c'est la fin de la force brutale, c'est la fin de l'emeute, c'est
la fin du fait materiel, et c'est le commencement du fait moral.
(_Mouvement_) C'est, si vous permettez que je rappelle mes propres
paroles, le droit d'insurrection aboli par le droit de suffrage.
(_Sensation._)

Eh bien! vous, legislateurs charges par la providence de fermer les
abimes et non de les ouvrir, vous qui etes venus pour consolider
et non pour ebranler, vous, representants de ce grand peuple de
l'initiative et du progres, vous, hommes de sagesse et de raison, qui
comprenez toute la saintete de votre mission, et qui, certes, n'y
faillirez pas, savez-vous ce que vient faire aujourd'hui cette loi
fatale, cette loi aveugle qu'on ose si imprudemment vous presenter?
(_Profond silence._)

Elle vient, je le dis avec un fremissement d'angoisse, je le dis avec
l'anxiete douloureuse du bon citoyen epouvante des aventures ou l'on
precipite la patrie, elle vient proposer a l'assemblee l'abolition du
droit de suffrage pour les classes souffrantes, et, par consequent,
je ne sais quel retablissement abominable et impie du droit
d'insurrection. (_Mouvement prolonge._)

Voila toute la situation en deux mots. (_Nouveau mouvement._)

Oui, messieurs, ce projet, qui est toute une politique, fait deux
choses, il fait une loi, et il cree une situation.

Une situation grave, inattendue, nouvelle, menacante, compliquee,
terrible.

Allons au plus presse. Le tour de la loi, consideree en elle-meme,
viendra. Examinons d'abord la situation.

Quoi! apres deux annees d'agitation et d'epreuves, inseparables, il
faut bien le dire, de toute grande commotion sociale, le but etait
atteint!

Quoi! la paix etait faite! Quoi! le plus difficile de la solution, le
procede, etait trouve, et, avec le procede, la certitude. Quoi! le
mode de creation pacifique du progres etait substitue au mode violent;
les impatiences et les coleres avaient desarme; l'echange du droit
de revolte contre le droit de suffrage etait consomme; l'homme des
classes souffrantes avait accepte, il avait doucement et noblement
accepte. Nulle agitation, nulle turbulence. Le malheureux s'etait
senti rehausse par la confiance sociale. Ce nouveau citoyen, ce
souverain restaure, etait entre dans la cite avec une dignite sereine.
(_Applaudissements a gauche.--Depuis quelques instants, un bruit
presque continuel, venant de certains bancs de la droite, se mele a la
voix de l'orateur. M. Victor Hugo s'interrompt et se tourne vers la
droite._)

Messieurs, je sais bien que ces interruptions calculees et
systematiques (_denegations a droite.--Oui! oui! a gauche_) ont pour
but de deconcerter la pensee de l'orateur (_C'est vrai!_) et de lui
oter la liberte d'esprit, ce qui est une maniere de lui oter la
liberte de la parole. (_Tres bien!_) Mais c'est la vraiment un triste
jeu, et peu digne d'une grande assemblee. (_Denegations a droite._)
Quant a moi, je mets le droit de l'orateur sous la sauvegarde de la
majorite vraie, c'est-a-dire de tous les esprits genereux et justes
qui siegent sur tous les bancs et qui sont toujours les plus nombreux
parmi les elus d'un grand peuple. (_Tres bien! a gauche. --Silence a
droite._)

Je reprends. La vie publique avait saisi le proletaire sans l'etonner
ni l'enivrer. Les jours d'election etaient pour le pays mieux que
des jours de fete, c'etaient des jours de calme. (_C'est vrai!_) En
presence de ce calme, le mouvement des affaires, des transactions,
du commerce, de l'industrie, du luxe, des arts, avait repris; les
pulsations de la vie reguliere revenaient. Un admirable resultat etait
obtenu. Un imposant traite de paix etait signe entre ce qu'on appelle
encore le haut et le bas de la societe. (_Oui! oui!_)

Et c'est la le moment que vous choisissez pour tout remettre en
question! Et ce traite signe, vous le dechirez! (_Mouvement._) Et
c'est precisement cet homme, le dernier sur l'echelle de vie, qui,
maintenant, esperait remonter, peu a peu et tranquillement, c'est
ce pauvre, c'est ce malheureux, naguere redoutable, maintenant
reconcilie, apaise, confiant, fraternel, c'est lui que votre loi va
chercher! Pourquoi? Pour faire une chose insensee, indigne, odieuse,
anarchique, abominable! pour lui reprendre son droit de suffrage!
pour l'arracher aux idees de paix, de conciliation, d'esperance, de
justice, de concorde, et, par consequent, pour le rendre aux idees
de violence! Mais quels hommes de desordre etes-vous donc? (_Nouveau
mouvement._)

Quoi! le port etait trouve, et c'est vous qui recommencez les
aventures! Quoi! le pacte etait conclu, et c'est vous qui le violez!

Et pourquoi cette violation du pacte? pourquoi cette agression en
pleine paix? pourquoi ces emportements? pourquoi cet attentat?
pourquoi cette folie? Pourquoi? je vais vous le dire. C'est parce
qu'il a plu au peuple, apres avoir nomme qui vous vouliez, ce que vous
avez trouve fort bon, de nommer qui vous ne vouliez pas, ce que vous
trouvez mauvais. C'est parce qu'il a juge dignes de son choix des
hommes que vous jugiez dignes de vos insultes. C'est parce qu'il est
presumable qu'il a la hardiesse de changer d'avis sur votre compte
depuis que vous etes le pouvoir, et qu'il peut comparer les actes aux
programmes, et ce qu'on avait promis avec ce qu'on a tenu. (_C'est
cela!_) C'est parce qu'il est probable qu'il ne trouve pas votre
gouvernement completement sublime. (_Tres bien!--On rit._) C'est parce
qu'il semble se permettre de ne pas vous admirer comme il convient.
(_Tres bien! tres bien!--Mouvement._) C'est parce qu'il ose user de
son vote a sa fantaisie, ce peuple, parce qu'il parait avoir cette
audace inouie de s'imaginer qu'il est libre, et que, selon toute
apparence, il lui passe par la tete cette autre idee etrange qu'il est
souverain. (_Tres bien!_) C'est, enfin, parce qu'il a l'insolence de
vous donner un avis sous cette forme pacifique du scrutin et de ne pas
se prosterner purement et simplement a vos pieds. (_Mouvement._) Alors
vous vous indignez, vous vous mettez en colere, vous declarez la
societe en danger, vous vous ecriez: Nous allons te chatier, peuple!
Nous allons te punir, peuple! Tu vas avoir affaire a nous, peuple!--Et
comme ce maniaque de l'histoire, vous battez de verges l'ocean!
(_Acclamation a gauche._)

Que l'assemblee me permette ici une observation qui, selon moi,
eclaire jusqu'au fond, et d'un jour vrai et rassurant, cette grande
question du suffrage universel.

Quoi! le gouvernement veut restreindre, amoindrir, emonder, mutiler le
suffrage universel! Mais y a-t-il bien reflechi? Mais voyons, vous,
ministres, hommes serieux, hommes politiques, vous rendez-vous
bien compte de ce que c'est que le suffrage universel? le suffrage
universel vrai, le suffrage universel sans restrictions, sans
exclusions, sans defiances, comme la revolution de fevrier l'a etabli,
comme le comprennent et le veulent les hommes de progres? (_Au banc
des ministres: C'est de l'anarchie. Nous ne voulons pas de ca!_)

Je vous entends, vous me repondez:--Nous n'en voulons pas! c'est le
mode de creation de l'anarchie!--(_Oui! oui! a droite._) Eh bien!
c'est precisement tout le contraire. C'est le mode de creation du
pouvoir. (_Bravo! a gauche._) Oui, il faut le dire et le dire bien
haut, et j'y insiste, ceci, selon moi, devrait eclairer toute cette
discussion: ce qui sort du suffrage universel, c'est la liberte, sans
nul doute, mais c'est encore plus le pouvoir que la liberte!

Le suffrage universel, au milieu de toutes nos oscillations orageuses,
cree un point fixe. Ce point fixe, c'est la volonte nationale
legalement manifestee; la volonte nationale, robuste amarre de l'etat,
ancre d'airain qui ne casse pas et que viennent battre vainement tour
a tour le flux des revolutions et le reflux des reactions! (_Profonde
sensation._)

Et, pour que le suffrage universel puisse creer ce point fixe, pour
qu'il puisse degager la volonte nationale dans toute sa plenitude
souveraine, il faut qu'il n'ait rien de contestable (_C'est vrai!
c'est cela!_); il faut qu'il soit bien reellement le suffrage
universel, c'est-a-dire qu'il ne laisse personne, absolument personne
en dehors du vote; qu'il fasse de la cite la chose de tous, sans
exception; car, en pareille matiere, faire une exception, c'est
commettre une usurpation (_Bravo! a gauche_); il faut, en un mot,
qu'il ne laisse a qui que ce soit le droit redoutable de dire a la
societe: Je ne te connais pas! (_Mouvement prolonge._)

A ces conditions, le suffrage universel produit le pouvoir, un pouvoir
colossal, un pouvoir superieur a tous les assauts, meme les plus
terribles; un pouvoir qui pourra etre attaque, mais qui ne pourra etre
renverse, temoin le 15 mai, temoin le 23 juin (_C'est vrai! c'est
vrai!_); un pouvoir invincible parce qu'il pose sur le peuple, comme
Antee parce qu'il pose sur la terre! (_Applaudissements a gauche._)
Oui, grace au suffrage universel, vous creez et vous mettez au service
de l'ordre un pouvoir ou se condense toute la force de la nation; un
pouvoir pour lequel il n'y a qu'une chose qui soit impossible,
c'est de detruire son principe, c'est de tuer ce qui l'a engendre.
(_Nouveaux applaudissements a gauche._)

Grace au suffrage universel, dans notre epoque ou flottent et
s'ecroulent toutes les fictions, vous trouvez le fond solide de la
societe. Ah! vous etes embarrasses du suffrage universel, hommes
d'etat! ah! vous ne savez que faire du suffrage universel! Grand Dieu!
c'est le point d'appui, l'inebranlable point d'appui qui suffirait a
un Archimede politique pour soulever le monde! (_Longue acclamation a
gauche._)

Ministres, hommes qui nous gouvernez, en detruisant le caractere
integral du suffrage universel, vous attentez au principe meme du
pouvoir, du seul pouvoir possible aujourd'hui! Comment ne voyez-vous
pas cela?

Tenez, voulez-vous que je vous le dise? Vous ne savez pas vous-memes
ce que vous etes ni ce que vous faites. Je n'accuse pas vos
intentions, j'accuse votre aveuglement. Vous vous croyez, de bonne
foi, des conservateurs, des reconstructeurs de la societe, des
organisateurs? Eh bien! je suis fache de detruire votre illusion; a
votre insu, candidement, innocemment, vous etes des revolutionnaires!
(_Longue et universelle sensation._)

Oui! et des revolutionnaires de la plus dangereuse espece, des
revolutionnaires de l'espece naive! (_Hilarite generale._) Vous avez,
et plusieurs d'entre vous l'ont deja prouve, ce talent merveilleux de
faire des revolutions sans le voir, sans le vouloir et sans le savoir
(_nouvelle hilarite_), en voulant faire autre chose! (_On rit.--Tres
bien! tres bien!_) Vous nous dites: Soyez tranquilles! Vous saisissez
dans vos mains, sans vous douter de ce que cela pese, la France, la
societe, le present, l'avenir, la civilisation, et vous les laissez
tomber sur le pave par maladresse! Vous faites la guerre a l'abime en
vous y jetant tete baissee! (_Long mouvement.--M. d'Hautpoul rit._)

Eh bien! l'abime ne s'ouvrira pas! (_Sensation._) Le peuple ne
sortira pas de son calme! Le peuple calme, c'est l'avenir sauve.
(_Applaudissements a gauche.--Rumeurs a droite._)

L'intelligente et genereuse population parisienne sait cela,
voyez-vous, et, je le dis sans comprendre que de telles paroles
puissent eveiller des murmures, Paris offrira ce grand et instructif
spectacle que si le gouvernement est revolutionnaire, le peuple sera
conservateur. (_Bravo! bravo!--Rires a droite._)

Il a a conserver, en effet, ce peuple, non-seulement l'avenir de la
France, mais l'avenir de toutes les nations! Il a a conserver le
progres humain dont la France est l'ame, la democratie dont la France
est le foyer, et ce travail magnifique que la France fait et qui, des
hauteurs de la France, se repand sur le monde, la civilisation par la
liberte! (_Explosion de bravos._) Oui, le peuple sait cela, et
quoi qu'on fasse, je le repete, il ne remuera pas. Lui qui a la
souverainete, il saura aussi avoir la majeste. (_Mouvement._) Il
attendra, impassible, que son jour, que le jour infaillible, que
le jour legal se leve! Comme il le fait deja depuis huit mois, aux
provocations quelles qu'elles soient, aux agressions quelles qu'elles
soient, il opposera la formidable tranquillite de la force, et il
regardera, avec le sourire indigne et froid du dedain, vos pauvres
petites lois, si furieuses et si faibles, defier l'esprit du siecle,
defier le bon sens public, defier la democratie, et enfoncer leurs
malheureux petits ongles dans le granit du suffrage universel!
(_Acclamation prolongee a gauche._)

Messieurs, un dernier mot. J'ai essaye de caracteriser la situation.
Avant de descendre de cette tribune, permettez-moi de caracteriser la
loi.

Cette loi, comme brandon revolutionnaire, les hommes du progres
pourraient la redouter; comme moyen electoral, ils la dedaignent.

Ce n'est pas qu'elle soit mal faite, au contraire. Tout inefficace
qu'elle est et qu'elle sera, c'est une loi savante, c'est une loi
construite dans toutes les regles de l'art. Je lui rends justice. (_On
rit._)

Tenez, voyez, chaque detail est une habilete. Passons, s'il vous
plait, cette revue instructive. (_Nouveaux rires.--Tres bien!_)

A la simple residence decretee par la constituante, elle substitue
sournoisement le domicile. Au lieu de six mois, elle ecrit trois ans,
et elle dit: C'est la meme chose. (_Denegations a droite._) A la place
du principe de la permanence des listes, necessaire a la sincerite
de l'election, elle met, sans avoir l'air d'y toucher (_on rit_), le
principe de la permanence du domicile, attentatoire au droit de
l'electeur. Sans en dire un mot, elle biffe l'article 104 du code
civil, qui n'exige pour la constatation du domicile qu'une
simple declaration, et elle remplace cet article 104 par le cens
indirectement retabli, et, a defaut du cens, par une sorte
d'assujettissement electoral mal deguise de l'ouvrier au patron, du
serviteur au maitre, du fils au pere. Elle cree ainsi, imprudence
melee a tant d'habiletes, une sourde guerre entre le patron et
l'ouvrier, entre le domestique et le maitre, et, chose coupable, entre
le pere et le fils. (_Mouvement.--C'est vrai!_)

Ce droit de suffrage, qui, je crois l'avoir demontre, fait partie de
l'entite du citoyen, ce droit de suffrage sans lequel le citoyen n'est
pas, ce droit qui fait plus que le suivre, qui s'incorpore a lui, qui
respire dans sa poitrine, qui coule dans ses veines avec son sang, qui
va, vient et se meut avec lui, qui est libre avec lui, qui nait avec
lui pour ne mourir qu'avec lui, ce droit imperdable, essentiel,
personnel, vivant, sacre (_on rit a droite_), ce droit, qui est le
souffle, la chair et l'ame d'un homme, votre loi le prend a l'homme
et le transporte a quoi? A la chose inanimee, au logis, au tas de
pierres, au numero de la maison! Elle attache l'electeur a la glebe!
(_Bravos a gauche.--Murmures a droite._)

Je continue.

Elle entreprend, elle accomplit, comme la chose la plus simple du
monde, cette enormite, de faire supprimer par le mandataire le titre
du mandant. (_Mouvement._) Quoi encore? Elle chasse de la cite legale
des classes entieres de citoyens, elle proscrit en masse de certaines
professions liberales, les artistes dramatiques, par exemple, que
l'exercice de leur art contraint a changer de residence a peu pres
tous les ans.

A DROITE.--Les comediens dehors! Eh bien! tantmieux.

M. VICTOR HUGO.--Je constate, et le _Moniteur_ constatera que, lorsque
j'ai deplore l'exclusion d'une classe de citoyens digne entre toutes
d'estime et d'interet, de ce cote on a ri et on a dit: Tant mieux!

A DROITE.--Oui! oui!

M. TH. BAC.--C'est l'excommunication qui revient. Vos peres jetaient
les comediens hors de l'eglise, vous faites mieux, vous les jetez hors
de la societe. (_Tres bien! a gauche._)

A DROITE.--Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.--Passons. Je continue l'examen de votre loi. Elle
assimile, elle identifie l'homme condamne pour delit commun et
l'ecrivain frappe pour delit de presse. (_A droite: Elle fait bien!_)
Elle les confond dans la meme indignite et dans la meme exclusion. (_A
droite: Elle a raison!_) De telle sorte que si Voltaire vivait, comme
le present systeme, qui cache sous un masque d'austerite transparente
son intolerance religieuse et son intolerance politique (_mouvement_),
ferait certainement condamner Voltaire pour offense a la morale
publique et religieuse.... (_A droite: Oui! oui! et l'on ferait tres
bien!...--M. Thiers et M. de Montalembert s'agitent sur leur banc._)

M. TH. BAC.--Et Beranger! il serait indigne!

AUTRES voix.--Et M. Michel Chevalier!

M. VICTOR HUGO.--Je n'ai voulu citer aucun vivant. J'ai pris un des
plus grands et des plus illustres noms qui soient parmi les peuples,
un nom qui est une gloire de la France, et je vous dis: Voltaire
tomberait sous votre loi, et vous auriez sur la liste des exclusions
et des indignites le repris de justice Voltaire. (_Long mouvement._)

A DROITE.--Et ce serait tres bien! (_Inexprimable agitation sur tous
les bancs._)

M. VICTOR HUGO _reprend_:--Ce serait tres bien, n'est-ce pas? Oui,
vous auriez sur vos listes d'exclus et d'indignes le repris de justice
Voltaire (_nouveau mouvement_), ce qui ferait grand plaisir a Loyola!
(_Applaudissements a gauche et longs eclats de rire._)

Que vous dirai-je? Cette loi construit, avec une adresse funeste, tout
un systeme de formalites et de delais qui entrainent des decheances.
Elle est pleine de pieges et de trappes ou se perdra le droit de trois
millions d'hommes! (_Vive sensation._) Messieurs, cette loi viole,
ceci resume tout, ce qui est anterieur et superieur a la constitution,
la souverainete de la nation. (_Oui! oui!_)

Contrairement au texte formel de l'article premier de cette
constitution, elle attribue a une fraction du peuple l'exercice de la
souverainete qui n'appartient qu'a l'universalite des citoyens, et
elle fait gouverner feodalement trois millions d'exclus par six
millions de privilegies. Elle institue des ilotes (_mouvement_),
fait monstrueux! Enfin, par une hypocrisie qui est en meme temps une
supreme ironie, et qui, du reste, complete admirablement l'ensemble
des sincerites regnantes, lesquelles appellent les proscriptions
romaines amnisties, et la servitude de l'enseignement liberte
(_Bravo!_), cette loi continue de donner a ce suffrage restreint, a
ce suffrage mutile, a ce suffrage privilegie, a ce suffrage des
domicilies, le nom de suffrage universel! Ainsi, ce que nous discutons
en ce moment, ce que je discute, moi, a cette tribune, c'est la loi du
suffrage universel! Messieurs, cette loi, je ne dirai pas, a Dieu ne
plaise! que c'est Tartuffe qui l'a faite, mais j'affirme que c'est
Escobar qui l'a baptisee. (_Vifs applaudissements et hilarite sur tous
les bancs._)

Eh bien! j'y insiste, avec toute cette complication de finesses, avec
tout cet enchevetrement de pieges, avec tout cet entassement de ruses,
avec tout cet echafaudage de combinaisons et d'expedients, savez-vous
si, par impossible, elle est jamais appliquee, quel sera le resultat
de cette loi? Neant. (_Sensation._)

Neant pour vous qui la faites. (_A droite: C'est notre affaire!_)

C'est que, comme je vous le disais tout a l'heure, votre projet de loi
est temeraire, violent, monstrueux, mais il est chetif. Rien n'egale
son audace, si ce n'est son impuissance. (_Oui! c'est vrai!_) Ah! s'il
ne faisait pas courir a la paix publique l'immense risque que je viens
de signaler a cette grande assemblee, je vous dirais: Mon Dieu! qu'on
le vote! il ne pourra rien et il ne fera rien. Les electeurs maintenus
vengeront les electeurs supprimes. La reaction aura recrute pour
l'opposition. Comptez-y. Le souverain mutile sera un souverain
indigne. (_Vive approbation a gauche._)

Allez, faites! retranchez trois millions d'electeurs, retranchez-en
quatre, retranchez-en huit millions sur neuf. Fort bien! Le resultat
sera le meme pour vous, sinon pire. (_Oui! oui!_) Ce que vous ne
retrancherez pas, ce sont vos fautes (_mouvement_); ce sont tous les
contre-sens de votre politique de compression; c'est votre incapacite
fatale (_rires au banc des ministres_); c'est votre ignorance du pays
actuel; c'est l'antipathie qu'il vous inspire et l'antipathie que vous
lui inspirez. (_Nouveau mouvement._) Ce que vous ne retrancherez pas,
c'est le temps qui marche, c'est l'heure qui sonne, c'est la terre qui
tourne, c'est le mouvement ascendant des idees, c'est la progression
decroissante des prejuges, c'est l'ecartement de plus en plus profond
entre le siecle et vous, entre les jeunes generations et vous, entre
l'esprit de liberte et vous, entre l'esprit de philosophie et vous.
(_Tres bien! tres bien!_)

Ce que vous ne retrancherez pas, c'est ce fait invincible, que,
pendant que vous allez d'un cote, la nation va de l'autre, que ce qui
est pour vous l'orient est pour elle le couchant, et que vous tournez
le dos a l'avenir, tandis que ce grand peuple de France, la face tout
inondee de lumiere par l'aube de l'humanite nouvelle qui se leve,
tourne le dos au passe! (_Explosion de bravos a gauche._)

Tenez, faites-en votre sacrifice! que cela vous plaise ou non, le
passe est le passe. (_Bravos._) Essayez de raccommoder ses vieux
essieux et ses vieilles roues, attelez-y dix-sept hommes d'etat si
vous voulez. (_Rire universel._) Dix-sept hommes d'etat de renfort!
(_Nouveaux rires prolonges._) Trainez-le au grand jour du temps
present, eh bien! quoi! ce sera toujours le passe! On verra mieux
sa decrepitude, voila tout. (_Rires et applaudissements a
gauche.--Murmures a droite._)

Je me resume et je finis.

Messieurs, cette loi est invalide, cette loi est nulle, cette loi
est morte meme avant d'etre nee. Et savez-vous ce qui la tue? C'est
qu'elle ment! (_Profonde sensation._) C'est qu'elle est hypocrite dans
le pays de la franchise, c'est qu'elle est deloyale dans le pays de
l'honnetete! C'est qu'elle n'est pas juste, c'est qu'elle n'est pas
vraie, c'est qu'elle cherche en vain a creer une fausse justice et une
fausse verite sociales! Il n'y a pas deux justices et deux verites.
Il n'y a qu'une justice, celle qui sort de la conscience, et il n'y a
qu'une verite, celle qui vient de Dieu! Hommes qui nous gouvernez,
savez-vous ce qui tue votre loi? C'est qu'au moment ou elle vient
furtivement derober le bulletin, voler la souverainete dans la poche
du faible et du pauvre, elle rencontre le regard severe, le regard
terrible de la probite nationale! lumiere foudroyante sous laquelle
votre oeuvre de tenebres s'evanouit. (_Mouvement prolonge._)

Tenez, prenez-en votre parti. Au fond de la conscience de
tout citoyen, du plus humble comme du plus grand, au fond de
l'ame--j'accepte vos expressions--du dernier mendiant, du dernier
vagabond, il y a un sentiment sublime, sacre, indestructible,
incorruptible, eternel, le droit! (_sensation_) ce sentiment, qui est
l'element de la raison de l'homme; ce sentiment, qui est le granit de
la conscience humaine; le droit, voila le rocher sur lequel viennent
echouer et se briser les iniquites, les hypocrisies, les mauvais
desseins, les mauvaises lois, les mauvais gouvernements! Voila
l'obstacle cache, invisible, obscurement perdu au plus profond des
esprits, mais incessamment present et debout, auquel vous vous
heurterez toujours, et que vous n'userez jamais, quoi que vous
fassiez! (_Non! non!_) Je vous le dis, vous perdez vos peines. Vous ne
le deracinerez pas! vous ne l'ebranlerez pas! Vous arracheriez
plutot l'ecueil du fond de la mer que le droit du coeur du peuple!
(_Acclamations a gauche._)

Je vote contre le projet de loi. (_La seance est suspendue au milieu
d'une inexprimable agitation._)


VII

REPLIQUE A M. DE MONTALEMBERT

23 mai 1850.

M. VICTOR HUGO.--Je demande la parole pour un fait personnel.
(_Mouvement._)

M. LE PRESIDENT.--M. Victor Hugo a la parole.

M. VICTOR HUGO, _a la tribune_. (_Profond silence._)

--Messieurs, dans des circonstances graves comme celles que nous
traversons, les questions personnelles ne sont bonnes, selon moi, qu'a
faire perdre du temps aux assemblees, et si trois honorables orateurs,
M. Jules de Lasteyrie, un deuxieme dont le nom m'echappe (_on rit
a gauche, tous les regards se portent sur M. Bechard_), et M. de
Montalembert, n'avaient pas tous les trois, l'un apres l'autre,
dirige contre moi, avec une persistance singuliere, la meme etrange
allegation, je ne serais certes pas monte a cette tribune.

J'y monte en ce moment pour n'y dire qu'un mot. Je laisse de cote
les attaques passionnees qui m'ont fait sourire. L'honorable general
Cavaignac a dit noblement hier qu'il dedaignait de certains eloges; je
dedaigne, moi, de certaines injures (_sensation_), et je vais purement
et simplement au fait.

L'honorable M. de Lasteyrie a dit, et les deux honorables orateurs ont
repete apres lui, avec des formes variees, que j'avais glorifie plus
d'un pouvoir, et que par consequent mes opinions etaient mobiles, et
que j'etais aujourd'hui en contradiction avec moi-meme.

Si mes honorables adversaires entendent faire allusion par la aux vers
royalistes, inspires du reste par le sentiment le plus candide et le
plus pur, que j'ai faits dans mon adolescence, dans mon enfance meme,
quelques-uns avant l'age de quinze ans, ce n'est qu'une puerilite,
et je n'y reponds pas. (_Mouvement._) Mais si c'est aux opinions de
l'homme qu'ils s'adressent, et non a celles de l'enfant (_Tres bien! a
gauche.--Rires a droite_), voici ma reponse (_Ecoutez! ecoutez!_):

Je vous livre a tous, a tous mes adversaires, soit dans cette
assemblee, soit hors de cette assemblee, je vous livre, depuis l'annee
1827, epoque ou j'ai eu age d'homme, je vous livre tout ce que j'ai
ecrit, vers ou prose; je vous livre tout ce que j'ai dit a toutes les
tribunes, non seulement a l'assemblee legislative, mais a l'assemblee
constituante, mais aux reunions electorales, mais a la tribune de
l'institut, mais a la tribune de la chambre des pairs. (_Mouvement._)

Je vous livre, depuis cette epoque, tout ce que j'ai ecrit partout ou
j'ai ecrit, tout ce que j'ai dit partout ou j'ai parle, je vous livre
tout, sans rien retenir, sans rien reserver, et je vous porte a tous,
du haut de cette tribune, le defi de trouver dans tout cela, dans ces
vingt-trois annees de l'ame, de la vie et de la conscience d'un homme,
toutes grandes ouvertes devant vous, une page, une ligne, un mot,
qui, sur quelque question de principes que ce soit, me mette en
contradiction avec ce que je dis et avec ce que je suis aujourd'hui!
(_Bravo! bravo!--Mouvement prolonge._)

Explorez, fouillez, cherchez, je vous ouvre tout, je vous livre tout;
imprimez mes anciennes opinions en regard de mes nouvelles, je vous en
defie. (_Nouveau mouvement._)

Si ce defi n'est pas releve, si vous reculez devant ce defi, je le dis
et je le declare une fois pour toutes, je ne repondrai plus a cette
nature d'attaques que par un profond dedain, et je les livrerai a la
conscience publique, qui est mon juge et le votre! (_Acclamations a
gauche._)

M. de Montalembert a dit,--en verite j'eprouve quelque pudeur a
repeter de telles paroles,--il a dit que j'avais flatte toutes les
causes et que je les avais toutes reniees. Je le somme de venir dire
ici quelles sont les causes que j'ai flattees et quelles sont les
causes que j'ai reniees.

Est-ce Charles X dont j'ai honore l'exil au moment de sa chute,
en 1830, et dont j'ai honore la tombe apres sa mort, en 1836?
(_Sensation._)

VOIX A DROITE.--Antithese!

M. VICTOR HUGO.--Est-ce madame la duchesse de Berry, dont j'ai fletri
le vendeur et condamne l'acheteur? (_Tous les yeux se tournent vers M.
Thiers._)

M. LE PRESIDENT, _s'adressant a la gauche_.--Maintenant, vous etes
satisfaits; faites silence. (_Exclamations a gauche._)

M. VICTOR HUGO.--Monsieur Dupin, vous n'avez pas dit cela a la droite
hier, quand elle applaudissait.

M. LE PRESIDENT.--Vous trouvez mauvais quand on rit, mais vous trouvez
bon quand on applaudit. L'un et l'autre sont contraires au reglement.
(_Les applaudissements de la gauche redoublent._)

M. DE LA MOSKOWA.--Monsieur le president, rappelez-vous le principe de
la libre defense des accuses.

M. VICTOR HUGO.--Je continue l'examen des causes que j'ai flattees et
que j'ai reniees.

Est-ce Napoleon, pour la famille duquel j'ai demande la rentree sur
le sol de la patrie, au sein de la chambre des pairs, contre des amis
actuels de M. de Montalembert, que je ne veux pas nommer, et qui, tout
couverts des bienfaits de l'empereur, levaient la main contre le nom
de l'empereur? (_Tous les regards cherchent M. de Montebello._)

Est-ce, enfin, madame la duchesse d'Orleans dont j'ai, l'un des
derniers, le dernier peut-etre, sur la place de la Bastille, le 24
fevrier, a deux heures de l'apres-midi, en presence de trente mille
hommes du peuple armes, proclame la regence, parce que je me souvenais
de mon serment de pair de France? (_Mouvement._) Messieurs, je suis en
effet un homme etrange, je n'ai prete dans ma vie qu'un serment, et je
l'ai tenu! (_Tres bien! tres bien!_)

Il est vrai que depuis que la republique est etablie, je n'ai pas
conspire contre la republique; est-ce la ce qu'on me reproche?
(_Applaudissements a gauche._) Messieurs, je dirai a l'honorable M. de
Montalembert: Dites donc quelles sont les causes que j'ai reniees; et,
quant a vous, je ne dirai pas quelles sont les causes que vous avez
flattees et que vous avez reniees, parce que je ne me sers pas
legerement de ces mots-la. Mais je vous dirai quels sont les drapeaux
que vous avez, tristement pour vous, abandonnes. Il y en a deux: le
drapeau de la Pologne et le drapeau de la liberte. (_A gauche: Tres
bien! tres bien!_)

M. JULES DE LASTEYRIE.--Le drapeau de la Pologne, nous l'avons
abandonne le 15 mai.

M. VICTOR HUGO.--Un dernier mot.

L'honorable M. de Montalembert m'a reproche hier amerement le crime
d'absence. Je lui reponds:--Oui, quand je serai epuise de fatigue par
une heure et demie de luttes contre MM. les interrupteurs ordinaires
de la majorite (_cris a droite_), qui recommencent, comme vous voyez!
(_Rires a gauche._)

Quand j'aurai la voix eteinte et brisee, quand je ne pourrai plus
prononcer une parole, et vous voyez que c'est a peine si je puis
parler aujourd'hui (_la voix de l'orateur est, en effet, visiblement
alteree_); quand je jugerai que ma presence muette n'est pas
necessaire a l'assemblee; surtout quand il ne s'agira que de luttes
personnelles, quand il ne s'agira que de vous et de moi, oui, monsieur
de Montalembert, je pourrai vous laisser la satisfaction de me
foudroyer a votre aise, moi absent, et je me reposerai pendant ce
temps-la.

(_Longs eclats de rire a gauche et applaudissements._) Oui, je pourrai
n'etre pas present! Mais attaquez, par votre politique, vous et le
parti clerical (_mouvement_), attaquez les nationalites opprimees,
la Hongrie suppliciee, l'Italie garrottee, Rome crucifiee (_profonde
sensation_); attaquez le genie de la France par votre loi
d'enseignement; attaquez le progres humain par votre loi de
deportation; attaquez le suffrage universel par votre loi de
mutilation; attaquez la souverainete du peuple, attaquez la
democratie, attaquez la liberte, et vous verrez, ces jours-la, si je
suis absent!

(_Explosion de bravos.--L'orateur, en descendant de la tribune, est
entoure d'une foule de membres qui le felicitent, et regagne sa place,
suivi par les applaudissements de toute la gauche.--La seance est un
moment suspendue._)


VIII

LA LIBERTE DE LA PRESSE


[Note: Depuis le 24 fevrier 1848, les journaux etaient affranchis de
l'impot du timbre.

Dans l'espoir de tuer, sous une loi d'impot, la presse republicaine,
M. Louis Bonaparte fit presenter a l'assemblee une loi fiscale, qui
retablissait le timbre sur les feuilles periodiques.

Une entente cordiale, scellee par la loi du 31 mai, regnait alors
entre le president de la republique et la majorite de la legislative.
La commission nommee par la droite donna un assentiment complet a la
loi proposee.

Sous l'apparence d'une simple disposition fiscale, le projet soulevait
la grande question de la liberte de la presse.

C'est l'epoque ou M. Rouher disait: _la catastrophe de Fevrier._
(_Note de l'editeur._)]


9 juillet 1850.

Messieurs, quoique les verites fondamentales, qui sont la base de toute
democratie, et en particulier de la grande democratie francaise, aient
recu le 31 mai dernier une grave atteinte, comme l'avenir n'est jamais
ferme, il est toujours temps de les rappeler a une assemblee legislative.
Ces verites, selon moi, les voici:

La souverainete du peuple, le suffrage universel, la liberte de la
presse, sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c'est
la meme chose sous trois noms differents. A elles trois, elles
constituent notre droit public tout entier; la premiere en est le
principe, la seconde en est le mode, la troisieme en est le verbe. La
souverainete du peuple, c'est la nation a l'etat abstrait, c'est l'ame
du pays. Elle se manifeste sous deux formes; d'une main, elle ecrit,
c'est la liberte de la presse; de l'autre, elle vote, c'est le
suffrage universel.

Ces trois choses, ces trois faits, ces trois principes, lies d'une
solidarite essentielle, faisant chacun leur fonction, la souverainete
du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse
eclairant, se confondent dans une etroite et indissoluble unite, et
cette unite, c'est la republique.

Et voyez comme toutes les verites se retrouvent et se rencontrent,
parce qu'ayant le meme point de depart elles ont necessairement le
meme point d'arrivee! La souverainete du peuple cree la liberte, le
suffrage universel cree l'egalite, la presse, qui l'ait le jour dans
les esprits, cree la fraternite. Partout ou ces trois principes,
souverainete du peuple, suffrage universel, liberte de la presse,
existent dans leur puissance et dans leur plenitude, la republique
existe, meme sous le mot monarchie. La, ou ces trois principes sont
amoindris dans leur developpement, opprimes dans leur action, meconnus
dans leur solidarite, contestes dans leur majeste, il y a monarchie ou
oligarchie, meme sous le mot republique.

Et c'est alors, comme rien n'est plus dans l'ordre, qu'on peut voir
ce phenomene monstrueux d'un gouvernement renie par ses propres
fonctionnaires. Or, d'etre renie a etre trahi il n'y a qu'un pas.

Et c'est alors que les plus fermes coeurs se prennent a douter des
revolutions, ces grands evenements maladroits qui font sortir de
l'ombre en meme temps de si hautes idees et de si petits hommes
(_applaudissements_) des revolutions, que nous proclamons des
bienfaits quand nous voyons leurs principes, mais qu'on peut,
certes, appeler des catastrophes quand on voit leurs ministres!
(_Acclamations_.)

Je reviens, messieurs, a ce que je disais.

Prenons-y garde et ne l'oublions jamais, nous legislateurs, ces trois
principes, peuple souverain, suffrage universel, presse libre, vivent
d'une vie commune. Aussi voyez comme ils se defendent reciproquement!
La Liberte de la presse est-elle en peril, le suffrage universel se
leve et la protege. Le suffrage universel est-il menace, la presse
accourt et le defend. Messieurs, toute atteinte a la liberte de la
presse, toute atteinte au suffrage universel est un attentat contre
la souverainete nationale. La liberte mutilee, c'est la souverainete
paralysee. La souverainete du peuple n'est pas, si elle ne peut agir
et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c'est
lui oter l'action; entraver la liberte de la presse, c'est lui oter la
parole.

Eh bien, messieurs, la premiere moitie de cette entreprise redoutable
(_mouvement_) a ete faite le 31 mai dernier. On veut aujourd'hui faire
la seconde. Tel est le but de la loi proposee. C'est le proces de la
souverainete du peuple qui s'instruit, qui se poursuit et qu'on veut
mener a fin. (_Oui! oui! c'est cela!_) Il m'est impossible, pour ma
part, de ne pas avertir l'assemblee.

Messieurs, je l'avouerai, j'ai cru un moment que le cabinet
renoncerait a cette loi.

Il me semblait, en effet, que la liberte de la presse etait deja toute
livree au gouvernement. La jurisprudence aidant, on avait contre la
pensee tout un arsenal d'armes parfaitement inconstitutionnelles,
c'est vrai, mais parfaitement legales. Que pouvait-on desirer de plus
et de mieux? La liberte de la presse n'etait-elle pas saisie au collet
par des sergents de ville dans la personne du colporteur? traquee
dans la personne du crieur et de l'afficheur? mise a l'amende dans la
personne du vendeur? persecutee dans la personne du libraire?
destituee dans la personne de l'imprimeur? emprisonnee dans la
personne du gerant? Il ne lui manquait qu'une chose, malheureusement
notre siecle incroyant se refuse a ce genre de spectacles utiles,
c'etait d'etre brulee vive en place publique, sur un bon bucher
orthodoxe, dans la personne de l'ecrivain. (_Mouvement_.)

Mais cela pouvait venir. (_Rire approbatif a gauche_.)

Voyez, messieurs, ou nous en etions, et comme c'etait bien arrange! De
la loi des brevets d'imprimerie, sainement comprise, on faisait une
muraille entre le journaliste et l'imprimeur. Ecrivez votre journal,
soit; on ne l'imprimera pas. De la loi sur le colportage, dument
interpretee, on faisait une murailleentre le journal et le public.
Imprimez votre journal, soit; on ne le distribuera pas. (_Tres bien!_)

Entre ces deux murailles, double enceinte construite autour de la
pensee, on disait a la presse: Tu es libre! (_On rit_.) Ce qui
ajoutait aux satisfactions de l'arbitraire les joies de l'ironie.
(_Nouveaux rires_.)

Quelle admirable loi en particulier que cette loi des brevets
d'imprimeur! Les hommes opiniatres qui veulent absolument que les
constitutions aient un sens, qu'elles portent un fruit, et qu'elles
contiennent une logique quelconque, ces hommes-la se figuraient que
cette loi de 1814 etait virtuellement abolie par l'article 8 de la
constitution, qui proclame ou qui a l'air de proclamer la liberte de
la presse. Ils se disaient, avec Benjamin Constant, avec M. Eusebe
Salverte, avec M. Firmin Didot, avec l'honorable M. de Tracy, que
cette loi des brevets etait desormais un non-sens; que la liberte
d'ecrire, c'etait la liberte d'imprimer ou ce n'etait rien; qu'en
affranchissant la pensee, l'esprit de progres avait necessairement
affranchi du meme coup tous les procedes materiels dont elle se sert,
l'encrier dans le cabinet de l'ecrivain, la mecanique dans l'atelier
de l'imprimeur; que, sans cela, ce pretendu affranchissement de la
pensee serait une derision. Ils se disaient que toutes les manieres de
mettre l'encre en contact avec le papier appartiennent a la liberte;
que l'ecritoire et la presse, c'est la meme chose; que la presse,
apres tout, n'est que l'ecritoire elevee a sa plus haute puissance;
ils se disaient que la pensee a ete creee par Dieu pour s'envoler en
sortant du cerveau de l'homme, et que les presses ne font que lui
donner ce million d'ailes dont parle l'Ecriture. Dieu l'a faite aigle,
et Gutenberg l'a faite legion. (_Applaudissements._) Que si cela est
un malheur, il faut s'y resigner; car, au dix-neuvieme siecle, il
n'y a plus pour les societes humaines d'autre air respirable que la
liberte. Ils se disaient enfin, ces hommes obstines, que, dans un
temps qui doit etre une epoque d'enseignement universel, que, pour le
citoyen d'un pays vraiment libre,--a la seule condition de mettre a
son oeuvre la marque d'origine, avoir une idee dans son cerveau, avoir
une ecritoire sur sa table, avoir une presse dans sa maison, c'etaient
la trois droits identiques; que nier l'un, c'etait nier les deux
autres; que sans doute tous les droits s'exercent sous la reserve de
se conformer aux lois, mais que les lois doivent etre les tutrices et
non les geolieres de la liberte. (_Vive approbation a gauche._)

Voila ce que se disaient les hommes qui ont cette infirmite de
s'enteter aux principes, et qui exigent que les institutions d'un
pays soient logiques et vraies. Mais, si j'en crois les lois que vous
votez, j'ai bien peur que la verite ne soit une demagogue, que la
logique ne soit une rouge (_rires_), et que ce ne soient la des
opinions et un langage d'anarchistes et de factieux.

Voyez eu regard le systeme contraire! Comme tout s'y enchaine et
s'y tient! Quelle bonne loi, j'y insiste, que cette loi des brevets
d'imprimeur, entendue comme on l'entend, et pratiquee comme on la
pratique! Quelle excellente chose que de proclamer en meme temps la
liberte de l'ouvrier et la servitude de l'outil, de dire: La plume est
a l'ecrivain, mais l'ecritoire est a la police; la presse est libre,
mais l'imprimerie est esclave!

Et, dans l'application, quels beaux resultats! quels phenomenes
d'equite! Jugez-en. Voici un exemple:

Il y a un an, le 13 juin, une imprimerie est saccagee. (_Mouvement
d'attention_.) Par qui? Je ne l'examine pas en ce moment, je cherche
plutot a attenuer le fait qu'a l'aggraver; il y a eu deux imprimeries
visitees de cette facon, mais pour l'instant je me borne a une seule.
Une imprimerie donc est mise a sac, devastee, ravagee de fond en
comble.

Une commission, nommee par le gouvernement, commission dont l'homme
qui vous parle etait membre, verifie les faits, entend des rapports
d'experts, declare qu'il y a lieu a indemnite, et propose, si je ne
me trompe, pour cette imprimerie specialement, un chiffre de 75,000
francs. La decision reparatrice se fait attendre. Au bout d'un an,
l'imprimeur victime du desastre recoit enfin une lettre du ministre.
Que lui apporte cette lettre? L'allocation de son indemnite? Non, le
retrait de son brevet. (_Sensation_.)

Admirez ceci, messieurs! Des furieux devastent une imprimerie.
Compensation: le gouvernement ruine l'imprimeur. (_Nouveau
mouvement.--En ce moment l'orateur s'interrompt. Il est tres pale et
semble souffrant. On lui crie de toutes parts: Reposez-vous! M. de
Larochejaquelein lui passe un flacon. Il le respire, et reprend au
bout de quelques instants_.)

Est-ce que tout cela n'etait pas merveilleux? Est-ce qu'il ne se
degageait pas, de l'ensemble de tous ces moyens d'action places dans
la main du pouvoir, toute l'intimidation possible? Est-ce que tout
n'etait pas epuise la en fait d'arbitraire et de tyrannie, et y
avait-il quelque chose au dela?

Oui, il y avait cette loi.

Messieurs, je l'avoue, il m'est difficile de parler avec sang-froid de
ce projet de loi. Je ne suis rien, moi, qu'un homme accoutume, depuis
qu'il existe, a tout devoir a cette sainte et laborieuse liberte de la
pensee, et, quand je lis cet inqualifiable projet de loi, il me semble
que je vois frapper ma mere. (_Mouvement_.)

Je vais essayer pourtant d'analyser cette loi froidement.

Ce projet, messieurs, c'est la son caractere, cherche a faire obstacle
de toute part a la pensee. Il fait peser sur la presse politique,
outre le cautionnement ordinaire, un cautionnement d'un nouveau genre,
le cautionnement eventuel, le cautionnement discretionnaire, le
cautionnement de bon plaisir (_rires et bravos_), lequel, a la
fantaisie du ministere public, pourra brusquement s'elever a des
sommes monstrueuses, exigibles dans les trois jours. Au rebours de
toutes les regles du droit criminel, qui presume toujours l'innocence,
ce projet presume la culpabilite, et il condamne d'avance a la
ruine un journal qui n'est pas encore juge. Au moment ou la feuille
incriminee franchit le passage de la chambre d'accusation a la salle
des assises, le cautionnement eventuel est la comme une sorte de muet
aposte qui l'etrangle entre les deux portes. (_Sensation profonde_.)
Puis, quand le journal est mort, il le jette aux jures, et leur dit:
Jugez-le! (_Tres bien_!)

Ce projet favorise une presse aux depens de l'autre, et met
cyniquement deux poids et deux mesures dans la main de la loi.

En dehors de la politique, ce projet fait ce qu'il peut pour diminuer
la gloire et la lumiere de la France. Il ajoute des impossibilites
materielles, des impossibilites d'argent, aux difficultes innombrables
deja qui genent en France la production et l'avenement des talents. Si
Pascal, si La Fontaine, si Montesquieu, si Voltaire, si Diderot, si
Jean-Jacques, sont vivants, il les assujettit au timbre. Il n'est pas
une page illustre qu'il ne fasse salir par le timbre. Messieurs,
ce projet, quelle honte! pose la griffe malpropre du fisc sur la
litterature! sur les beaux livres! sur les chefs-d'oeuvre! Ah! ces
beaux livres, au siecle dernier, le bourreau les brulait, mais il ne
les tachait pas. Ce n'etait plus que de la cendre; mais cette cendre
immortelle, le vent venait la chercher sur les marches du palais de
justice, et il l'emportait, et il la jetait dans toutes les ames,
comme une semence de vie et de liberte! (_Mouvement prolonge._)

Desormais les livres ne seront plus brules, mais marques. Passons.

Sous peine d'amendes folles, d'amendes dont le chiffre, calcule par le
_Journal des Debats_ lui-meme, peut varier de 2,500,000 francs a 10
millions pour une seule contravention (_violentes denegations au banc
de la commission et au banc des ministres_); je vous repete que ce
sont les calculs memes du _Journal des Debats_, que vous pouvez les
retrouver dans la petition des libraires, et que ces calculs, les
voici. (_L'orateur montre un papier qu'il tient a la main._) Cela
n'est pas croyable, mais cela est!--Sous la menace de ces amendes
extravagantes (_nouvelles denegations au banc de la commission:--Vous
calomniez la loi_), ce projet condamne au timbre toute edition publiee
par livraisons, quelle qu'elle soit, de quelque ouvrage que ce soit,
de quelque auteur que ce soit, mort ou vivant; en d'autres termes, il
tue la librairie. Entendons-nous, ce n'est que la librairie francaise
qu'il tue, car, du contrecoup, il enrichit la librairie belge. Il met
sur le pave notre imprimerie, notre librairie, notre fonderie, notre
papeterie, il detruit nos ateliers, nos manufactures, nos usines; mais
il fait les affaires de la contre-facon; il ote a nos ouvriers leur
pain et il le jette aux ouvriers etrangers. (_Sensation profonde._)

Je continue.

Ce projet, tout empreint de certaines rancunes, timbre toutes les
pieces de theatre sans exception, Corneille aussi bien que Moliere. Il
se venge du _Tartuffe sur Polyeucte. (Rires et applaudissements_.)

Oui, remarquez-le bien, j'y insiste, il n'est pas moins hostile a la
production litteraire qu'a la polemique politique, et c'est la ce qui
lui donne son cachet de loi clericale. Il poursuit le theatre autant
que le journal, et il voudrait briser dans la main de Beaumarchais le
miroir ou Basile s'est reconnu. (_Bravos a gauche_.)

Je poursuis.

Il n'est pas moins maladroit que malfaisant. Il supprime d'un coup, a
Paris seulement, environ trois cents recueils speciaux, inoffensifs
et utiles, qui poussaient les esprits vers les etudes sereines et
calmantes. (_C'est vrai! c'est vrai!_)

Enfin, ce qui complete et couronne tous ces actes de
lese-civilisation, il rend impossible cette presse populaire des
petits livres, qui est le pain a bon marche des intelligences.
(_Bravo! a gauche.--A droite: Plus de petits livres! tant mieux! tant
mieux!_)

En revanche, il cree un privilege de circulation au profit de cette
miserable coterie ultramontaine a laquelle est livree desormais
l'instruction publique. (_Oui! oui!_) Montesquieu sera entrave, mais
le pere Loriquet sera libre.

Messieurs, la haine pour l'intelligence, c'est la le fond de ce
projet. Il se crispe, comme une main d'enfant en colere, sur quoi? Sur
la pensee du publiciste, sur la pensee du philosophe, sur la pensee du
poete, sur le genie de la France. (_Bravo! bravo!_)

Ainsi, la pensee et la presse opprimees sous toutes les formes, le
journal traque, le livre persecute, le theatre suspect, la litterature
suspecte, les talents suspects, la plume brisee entre les doigts
de l'ecrivain, la librairie tuee, dix ou douze grandes industries
nationales detruites, la France sacrifiee a l'etranger, la contrefacon
belge protegee, le pain ote aux ouvriers, le livre ote aux
intelligences, le privilege de lire vendu aux riches et retire aux
pauvres (_mouvement_), l'eteignoir pose sur tous les flambeaux du
peuple, les masses arretees, chose impie! dans leur ascension vers la
lumiere, toute justice violee, le jury destitue et remplace par les
chambres d'accusation, la confiscation retablie par l'enormite des
amendes, la condamnation et l'execution avant le jugement, voila ce
projet! (_Longue acclamation._)

Je ne le qualifie pas, je le raconte. Si j'avais a le caracteriser,
je le ferais d'un mot: c'est tout le bucher possible aujourd'hui.
(_Mouvement.--Protestations a droite._)

Messieurs, apres trente-cinq annees d'education du pays par la liberte
de la presse; alors qu'il est demontre par l'eclatant exemple des
Etats-Unis, de l'Angleterre et de la Belgique, que la presse libre est
tout a la fois le plus evident symptome et l'element le plus certain
de la paix publique; apres trente-cinq annees, dis-je, de possession
de la liberte de la presse; apres trois siecles de toute-puissance
intellectuelle et litteraire, c'est la que nous en sommes! Les
expressions me manquent, toutes les inventions de la restauration sont
depassees; en presence d'un projet pareil, les lois de censure sont
de la clemence, _la loi de justice et d'amour_ est un bienfait, je
demande qu'on eleve une statue a M. de Peyronnet! (_Rires et bravos a
gauche.--Murmures a droite._)

Ne vous meprenez pas! ceci n'est pas une injure, c'est un hommage. M.
de Peyronnet a ete laisse en arriere de bien loin par ceux qui ont
signe sa condamnation, de meme que M. Guizot a ete bien depasse par
ceux qui l'ont mis en accusation. (_Oui, c'est vrai! a gauche._) M. de
Peyronnet, dans cette enceinte, je lui rends cette justice, et je n'en
doute pas, voterait contre cette loi avec indignation, et, quant a
M. Guizot, dont le grand talent honorerait toutes les assemblees, si
jamais il fait partie de celle-ci, ce sera lui, je l'espere, qui
deposera sur cette tribune l'acte d'accusation de M. Baroche.
(_Acclamation prolongee._)

Je reprends.

Voila donc ce projet, messieurs, et vous appelez cela une loi! Non!
ce n'est pas la une loi! Non! et j'en prends a temoin l'honnetete des
consciences qui m'ecoutent, ce ne sera jamais la une loi de mon pays!
C'est trop, c'est decidement trop de choses mauvaises et trop de
choses funestes! Non! non! cette robe de jesuite jetee sur tant
d'iniquites, vous ne nous la ferez pas prendre pour la robe de la loi!
(_Bravos._)

Voulez-vous que je vous dise ce que c'est que cela, messieurs? c'est
une protestation de notre gouvernement contre nous-memes, protestation
qui est dans le coeur de la loi, et que vous avez entendue hier sortir
du coeur du ministre! (_Sensation._) Une protestation du ministere et
de ses conseillers contre l'esprit de notre siecle et l'instinct de
notre pays; c'est-a-dire une protestation du fait contre l'idee, de ce
qui n'est que la matiere du gouvernement contre ce qui en est la vie,
de ce qui n'est que le pouvoir contre ce qui est la puissance, de
ce qui doit passer contre ce qui doit rester; une protestation de
quelques hommes chetifs, qui n'ont pas meme a eux la minute qui
s'ecoule, contre la grande nation et contre l'immense avenir!
(_Applaudissements._)

Encore si cette protestation n'etait que puerile, mais c'est qu'elle
est fatale! Vous ne vous y associerez pas, messieurs, vous en
comprendrez le danger, vous rejetterez cette loi!

Je veux l'esperer, quant a moi. Les clairvoyants de la majorite,--et,
le jour ou ils voudront se compter serieusement, ils s'apercevront
qu'ils sont les plus nombreux,--les clairvoyants de la majorite
finiront par l'emporter sur les aveugles, ils retiendront a temps
un pouvoir qui se perd; et, tot ou tard, de cette grande assemblee,
destinee a se retrouver un jour face a face avec la nation, on verra
sortir le vrai gouvernement du pays.

Le vrai gouvernement du pays, ce n'est pas celui qui nous propose de
telles lois. (_Non! non!--A droite: Si! si!_)

Messieurs, dans un siecle comme le notre, pour une nation comme la
France, apres trois revolutions qui ont fait surgir une foule de
questions capitales de civilisation dans un ordre inattendu, le vrai
gouvernement, le bon gouvernement est celui qui accepte toutes les
conditions du developpement social, qui observe, etudie, explore,
experimente, qui accueille l'intelligence comme un auxiliaire et
non comme une ennemie, qui aide la verite a sortir de la melee des
systemes, qui fait servir toutes les libertes a feconder toutes les
forces, qui aborde de bonne foi le probleme de l'education pour
l'enfant et du travail pour l'homme! Le vrai gouvernement est celui
auquel la lumiere qui s'accroit ne fait pas mal, et auquel le peuple
qui grandit ne fait pas peur! (_Acclamation a gauche._)

Le vrai gouvernement est celui qui met loyalement a l'ordre du jour,
pour les approfondir et pour les resoudre sympathiquement, toutes
ces questions si pressantes et si graves de credit, de salaire, de
chomage, de circulation, de production et de consommation, de
colonisation, de desarmement, de malaise et de bien-etre, de richesse
et de misere, toutes les promesses de la constitution, la grande
question du peuple, en un mot!

Le vrai gouvernement est celui qui organise, et non celui qui
comprime! celui qui se met a la tete de toutes les idees, et non celui
qui se met a la suite de toutes les rancunes! Le vrai gouvernement de
la France au dix-neuvieme siecle, non, ce n'est pas, ce ne sera jamais
celui qui va en arriere! (_Sensation._)

Messieurs, en des temps comme ceux-ci, prenez garde aux pas en
arriere!

On vous parle beaucoup de l'abime, de l'abime qui est la, beant,
ouvert, terrible, de l'abime ou la societe peut tomber.

Messieurs, il y a un abime, en effet; seulement il n'est pas devant
vous, il est derriere vous.

Vous n'y marchez pas, vous y reculez. (_Applaudissements a gauche._)

L'avenir ou une reaction insensee nous conduit est assez prochain
et assez visible pour qu'on puisse en indiquer des a present les
redoutables lineaments. Ecoutez! il est temps encore de s'arreter.
En 1829, on pouvait eviter 1830. En 1847, on pouvait eviter 1848. Il
suffisait d'ecouter ceux qui disaient aux deux monarchies entrainees:
Voila le gouffre!

Messieurs, j'ai le droit de parler ainsi. Dans mon obscurite, j'ai ete
de ceux qui ont fait ce qu'ils ont pu, j'ai ete de ceux qui ont
averti les deux monarchies, qui l'ont fait loyalement, qui l'ont fait
inutilement, mais qui l'ont fait avec le plus ardent et le plus
sincere _desir de les sauver_. (_Clameurs et denegations a droite._)

Vous le niez! Eh bien! je vais vous citer une date. Lisez mon discours
du 12 juin 1847 a la chambre des pairs; M. de Montebello, lui, doit
s'en souvenir.

(_M. de Montebello baisse la tete et garde le silence. Le calme se
retablit._)

C'est la troisieme fois que j'avertis; sera-ce la troisieme fois que
j'echouerai? Helas! je le crains.

Hommes qui nous gouvernez, ministres!--et en parlant ainsi je
m'adresse non-seulement aux ministres publics que je vois la sur ce
banc, mais aux ministres anonymes, car en ce moment il y a deux sortes
de gouvernants, ceux qui se montrent et ceux qui se cachent (_rires et
bravos_), et nous savons tous que M. le president de la republique
est un Numa qui a dix-sept Egeries (_explosion de rires_), [Note: La
commission qui proposait la loi, de connivence avec le president, se
composait de dix-sept membres.]--ministres! ce que vous faites, le
savez-vous? Ou vous allez, le voyez-vous? Non!

Je vais vous le dire.

Ces lois que vous nous demandez, ces lois que vous arrachez a la
majorite, avant trois mois, vous vous apercevrez d'une chose, c'est
qu'elles sont inefficaces, que dis-je inefficaces? aggravantes pour la
situation.

La premiere election que vous tenterez, la premiere epreuve que vous
ferez de votre suffrage remanie, tournera, on peut vous le predire,
et de quelque facon que vous vous y preniez, a la confusion de la
reaction. Voila pour la question electorale.

Quant a la presse, quelques journaux ruines ou morts enrichiront de
leurs depouilles ceux qui survivront. Vous trouvez les journaux trop
irrites et trop forts. Admirable effet de votre loi! dans trois mois,
vous aurez double leur force. Il est vrai que vous aurez double aussi
leur colere. (_Oui! oui!--Profonde sensation._) O hommes d'etat! (_On
rit._)

Voila pour les journaux.

Quant au droit de reunion, fort bien! les assemblees populaires seront
resorbees par les societes secretes. Vous ferez rentrer ce qui veut
sortir. Repercussion inevitable. Au lieu de la salle Martel et de
la salle Valentino, ou vous etes presents dans la personne de votre
commissaire de police, au lieu de ces reunions en plein air ou tout
s'evapore, vous aurez partout de mysterieux foyers de propagande ou
tout s'aigrira, ou ce qui n'etait qu'une idee deviendra une passion,
ou ce qui n'etait que de la colere deviendra de la haine.

Voila pour le droit de reunion.

Ainsi, vous vous serez frappes avec vos propres lois, vous vous serez
blesses avec vos propres armes!

Les principes se dresseront de toutes parts contre vous; persecutes,
ce qui les fera forts; indignes, ce qui les fera terribles!
(_Mouvement._)

Vous direz: Le peril s'aggrave.

Vous direz: Nous avons frappe le suffrage universel, cela n'a rien
fait. Nous avons frappe le droit de reunion, cela n'a rien fait. Nous
avons frappe la liberte de la presse, cela n'a rien fait. Il faut
extirper le mal dans sa racine.

Et alors, pousses irresistiblement, comme de malheureux hommes
possedes, subjugues, traines par la plus implacable de toutes les
logiques, la logique des fautes qu'on a faites (_Bravo!_), sous la
pression de cette voix fatale qui vous criera: Marchez! marchez
toujours!--que ferez-vous?

Je m'arrete. Je suis de ceux qui avertissent, mais je m'impose silence
quand l'avertissement peut sembler une injure. Je ne parle en ce
moment que par devoir et avec affliction. Je ne veux pas sonder un
avenir qui n'est peut-etre que trop prochain. (_Sensation._) Je
ne veux pas presser douloureusement et jusqu'a l'epuisement des
conjectures les consequences de toutes vos fautes commencees. Je
m'arrete. Mais je dis que c'est une epouvante pour les bons citoyens
de voir le gouvernement s'engager sur une pente connue au bas de
laquelle il y a le precipice.

Je dis qu'on a deja vu plus d'un gouvernement descendre cette pente,
mais qu'on n'en a vu aucun la remonter. Je dis que nous en avons
assez, nous qui ne sommes pas le gouvernement, qui ne sommes que
la nation, des imprudences, des provocations, des reactions, des
maladresses qu'on fait par exces d'habilete et des folies qu'on fait
par exces de sagesse! Nous en avons assez des gens qui nous perdent
sous pretexte qu'ils sont des sauveurs! Je dis que nous ne voulons
plus de revolutions nouvelles. Je dis que, de meme que tout le monde
a tout a gagner au progres, personne n'a plus rien a gagner aux
revolutions. (_Vive et profonde adhesion._)

Ah! il faut que ceci soit clair pour tous les esprits! il est temps
d'en finir avec ces eternelles declamations qui servent de pretexte
a toutes les entreprises contre nos droits, contre le suffrage
universel, contre la liberte de la presse, et meme, temoin certaines
applications du reglement, contre la liberte de la tribune. Quant a
moi, je ne me lasserai jamais de le repeter, et j'en saisirai toutes
les occasions, dans l'etat ou est aujourd'hui la question politique,
s'il y a des revolutionnaires dans l'assemblee, ce n'est pas de ce
cote. (_L'orateur montre la gauche_.)

Il est des verites sur lesquelles il faut toujours insister et qu'on
ne saurait remettre trop souvent sous les yeux du pays; a l'heure
ou nous sommes, les anarchistes, ce sont les absolutistes; les
revolutionnaires, ce sont les reactionnaires! (_Oui! oui! a
gauche.--Une inexprimable agitation regne dans l'assemblee._)

Quant a nos adversaires jesuites, quant a ces zelateurs
de l'inquisition, quant a ces terroristes de l'eglise
(_applaudissements_), qui ont pour tout argument d'objecter 93 aux
hommes de 1850, voici ce que j'ai a leur dire:

Cessez de nous jeter a la tete la terreur et ces temps ou l'on disait:
Divin coeur de Marat! divin coeur de Jesus! Nous ne confondons pas
plus Jesus avec Marat que nous ne le confondons avec vous! Nous ne
confondons pas plus la Liberte avec la Terreur que nous ne confondons
le christianisme avec la societe de Loyola; que nous ne confondons la
croix du Dieu-agneau et du Dieu-colombe avec la sinistre banniere de
saint Dominique; que nous ne confondons le divin supplicie du Golgotha
avec les bourreaux des Cevennes et de la Saint-Barthelemy, avec les
dresseurs de gibets de la Hongrie, de la Sicile et de la Lombardie
(_agitation_); que nous ne confondons la religion, notre religion de
paix et d'amour, avec cette abominable secte, partout deguisee et
partout devoilee, qui, apres avoir preche le meurtre des rois, preche
l'oppression des nations (_Bravo! bravo!_); qui assortit ses infamies
aux epoques qu'elle traverse, faisant aujourd'hui par la calomnie ce
qu'elle ne peut plus faire par le bucher, assassinant les renommees
parce qu'elle ne peut bruler les hommes, diffamant le siecle parce
qu'elle ne peut plus decimer le peuple, odieuse ecole de despotisme,
de sacrilege et d'hypocrisie, qui dit beatement des choses horribles,
qui mele des maximes de mort a l'evangile et qui empoisonne le
benitier! (_Mouvement prolonge.--Une voix a droite: Envoyez l'orateur
a Bicetre!_)

Messieurs, reflechissez dans votre patriotisme, reflechissez dans
votre raison. Je m'adresse en ce moment a cette majorite vraie, qui
s'est plus d'une fois fait jour sous la fausse majorite, a cette
majorite qui n'a pas voulu de la citadelle ni de la retroactivite dans
la loi de deportation, a cette majorite qui vient de mettre a neant la
loi des maires. C'est a cette majorite qui peut sauver le pays que je
parle. Je ne cherche pas a convaincre ici ces theoriciens du pouvoir
qui l'exagerent, et qui, en l'exagerant, le compromettent, qui font de
la provocation en artistes, pour avoir le plaisir de faire ensuite de
la compression (_rires et bravos_); et qui, parce qu'ils ont arrache
quelques peupliers du pave de Paris, s'imaginent etre de force a
deraciner la presse du coeur du peuple! (_Bravo! bravo!_)

Je ne cherche pas a convaincre ces hommes d'etat du passe, infiltres
depuis trente ans de tous les vieux virus de la politique, ni ces
personnages fervents qui excommunient la presse en masse, qui ne
daignent meme pas distinguer la bonne de la mauvaise, et qui affirment
que le meilleur des journaux ne vaut pas le pire des predicateurs.
(_Rires._)

Non, je me detourne de ces esprits extremes et fermes. C'est vous que
j'adjure, vous legislateurs nes du suffrage universel, et qui, malgre
la funeste loi recemment votee, sentez la majeste de votre origine, et
je vous conjure de reconnaitre et de proclamer par un vote solennel,
par un vote qui sera un arret, la puissance et la saintete de la
pensee. Dans cette tentative contre la presse, tout le peril est pour
la societe. (_Oui! oui!_) Quel coup pretend-on porter aux idees
avec une telle loi, et que leur veut-on? Les comprimer? Elles sont
incompressibles. Les circonscrire? Elles sont infinies. Les etouffer?
Elles sont immortelles. (_Longue sensation._) Oui! elles sont
immortelles! Un orateur de ce cote l'a nie un jour, vous vous en
souvenez, dans un discours ou il me repondait; il s'est ecrie que ce
n'etaient pas les idees qui etaient immortelles, que c'etaient les
dogmes, parce que les idees sont humaines, disait-il, et que les
dogmes sont divins. Ah! les idees aussi sont divines! et, n'en
deplaise a l'orateur clerical.... (_Violente interruption a
droite.--M. de Montalembert s'agite._)

A DROITE.--A l'ordre! c'est intolerable. (_Cris._)

M. LE PRESIDENT.--Est-ce que vous pretendez que M. de Montalembert
n'est pas representant au meme titre que vous? (_Bruit._) Les
personnalites sont defendues.

UNE VOIX A GAUCHE.--M. le president s'est reveille.

M. CHARRAS.--Il ne dort que lorsqu'on attaque la revolution.

UNE VOIX A GAUCHE.--Vous laissez insulter la republique!

M. LE PRESIDENT.--La republique ne souffre pas et ne se plaint pas.

M. VICTOR HUGO.--Je n'ai pas suppose un instant, messieurs, que cette
qualification put sembler une injure a l'honorable orateur auquel
je l'adressais. Si elle lui semble une injure, je m'empresse de la
retirer.

M. LE PRESIDENT.--Elle m'a paru inconvenante.

(_M. de Montalembert se leve pour repondre._)

VOIX A DROITE.--Parlez! parlez!

A GAUCHE.--Ne vous laissez pas interrompre, monsieur Victor Hugo!

M. LE PRESIDENT.--Monsieur de Montalembert, laissez achever le
discours; n'interrompez pas. Vous parlerez apres.

VOIX A DROITE.--Parlez! parlez!

VOIX A GAUCHE.--Non! non!

M. LE PRESIDENT, _a M. Victor Hugo_.--Consentez-vous a laisser parler
M. de Montalembert?

M. VICTOR HUGO.--J'y consens.

M. LE PRESIDENT.--M. Victor Hugo y consent.

M. CHARRAS, _et autres membres_.--A la tribune!

M. LE PRESIDENT.--Il est en face de vous!

M. DE MONTALEMBERT, _de sa place_.--J'accepte pour moi, monsieur le
president, ce que vous disiez tout a l'heure de la republique. A
travers tout ce discours, dirige surtout contre moi, je ne souffre de
rien et ne me plains de rien. (_Approbation a droite.--Reclamations a
gauche._)

M. VICTOR HUGO.--L'honorable M. de Montalembert se trompe quand il
suppose que c'est a lui que s'adresse ce discours. Ce n'est pas a lui
personnellement que je m'adresse; mais, je n'hesite pas a le dire,
c'est a son parti; et quant a son parti, puisqu'il me provoque
lui-meme a cette explication, il faut bien que je le lui dise....
(_Rires bruyants a droite._)

M. PISCATORY.--Il n'a pas provoque.

M. LE PRESIDENT.--Il n'a pas provoque du tout.

M. VICTOR HUGO.--Vous ne voulez donc pas que je reponde?.... (_A
gauche: Non! ils ne veulent pas! c'est leur tactique._)

M. VICTOR HUGO.--Combien avez-vous de poids et de mesures?
Voulez-vous, oui ou non, que je reponde? (_Parlez!_) Eh! bien, alors,
ecoutez!

VOIX DIVERSES A DROITE.--On ne vous a rien dit, et nous ne voulons pas
que vous disiez qu'on vous a provoque.

A GAUCHE.--Si! si! parlez, monsieur Victor Hugo!

M. VICTOR HUGO.--Non, je n'apercois pas M. de Montalembert au milieu
des dangers de ma patrie, j'apercois son parti tout au plus; et, quant
a son parti, puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il
sache.... (_Interruption a droite._)

QUELQUES VOIX A DROITE.--Il ne vous l'a pas demande.

M. VICTOR HUGO.--Puisqu'il veut que je le lui dise, il faut bien qu'il
sache.... (_Nouvelle interruptions._)

M. LE PRESIDENT.--M. de Montalembert n'a rien demande, vous n'avez
donc rien a repondre!

A GAUCHE.--Les voila qui reculent maintenant! ils ont peur que vous ne
repondiez. Parlez!

M. VICTOR HUGO.--Comment! je consens a etre interrompu, et vous ne me
laissez pas repondre? Mais c'est un abus de majorite, et rien de plus.

Que m'a dit M. de Montalembert? Que c'etait contre lui que je parlais.
(_Interruption a droite_.)

Eh bien! je lui reponds, j'ai le droit de lui repondre, et vous, vous
avez le devoir de m'ecouter.

VOIX A DROITE.--Comment donc!

M. VICTOR HUGO.--Sans aucun doute, c'est votre devoir. (_Marques
d'assentiment de tous les cotes_.)

J'ai le droit de lui repondre que ce n'est pas a lui que je
m'adressais, mais a son parti; et, quant a son parti, il faut bien
qu'il le sache, les temps ou il pouvait etre un danger public sont
passes.

VOIX A DROITE.--Eh bien! alors, laissez-le tranquille.

M. LE PRESIDENT, _a l'orateur_.--Vous n'etes plus du tout dans la
discussion de la loi.

UN MEMBRE A L'EXTREME GAUCHE.--Le president trouble l'orateur.

M. LE PRESIDENT.--Le president fait ce qu'il peut pour ramener
l'orateur a la question. (_Vives denegations a gauche_.)

M. VICTOR HUGO.--C'est une oppression! La majorite m'a invite a
repondre; veut-elle, oui ou non, que je reponde? (_Parlez donc!_) Ce
serait deja fait.

Il m'est impossible d'accepter la question posee ainsi. Que j'aie
fait un discours contre M. de Montalembert, non. Je veux et je dois
expliquer que ce n'est pas contre M. de Montalembert que j'ai parle,
mais contre son parti.

Maintenant, je dois dire, puisque j'y suis provoque....

A DROITE.--Non! non!--A GAUCHE.--Si! si!

M. VICTOR HUGO.--Je dois dire, puisque j'y suis provoque....

A DROITE.--Non! non!--A GAUCHE.--Si! si!

M. LE PRESIDENT, _s'adressant a la droite_.--Ca ne finira pas! Il est
evident que c'est vous qui etes dans ce moment-ci les indisciplinables
de l'assemblee. Vous etes intolerables de ce cote-ci maintenant.

PLUSIEURS MEMBRES A DROITE.--Non! non!

M. VICTOR HUGO, _s'adressant a la droite_.--Exigez-vous, oui ou non,
que je reste sous le coup d'une inculpation de M. de Montalembert?

A DROITE.--Il n'a rien dit!

M. VICTOR HUGO.--Je repete pour la troisieme, pour la quatrieme fois
que je ne veux pas accepter cette situation que M. de Montalembert
veut me faire. Si vous voulez m'empecher, de force, de repondre, il le
faudra bien, je subirai la violence et je descendrai de cette tribune;
mais autrement, vous devez me laisser m'expliquer, et ce n'est pas une
minute de plus ou de moins qui importe.

Eh bien! j'ai dit a M. de Montalembert que ce n'etait pas a lui que
je m'adressais, mais a son parti. Et quant a ce parti.... (_Nouvelle
interruption a droite._)--Vous tairez-vous?

(_Le silence se retablit. L'orateur reprend:_)

Et quant au parti jesuite, puisque je suis provoque a m'expliquer sur
son compte (_bruit a droite_); quant a ce parti qui, a l'insu meme de
la reaction, est aujourd'hui l'ame de la reaction; a ce parti aux
yeux duquel la pensee est une contravention, la lecture un delit,
l'ecriture un crime, l'imprimerie un attentat (_bruit_)! quant a ce
parti qui ne comprend rien a ce siecle, dont il n'est pas; qui
appelle aujourd'hui la fiscalite sur notre presse, la censure sur nos
theatres, l'anatheme sur nos livres, la reprobation sur nos idees, la
repression sur nos progres, et qui, en d'autres temps, eut appele
la proscription sur nos tetes (_C'est cela! bravo!_), a ce parti
d'absolutisme, d'immobilite, d'imbecillite, de silence, de tenebres,
d'abrutissement monacal; a ce parti qui reve pour la France, non
l'avenir de la France, mais, le passe de l'Espagne; il a beau rappeler
complaisamment ses titres historiques a l'execration des hommes; il a
beau remettre a neuf ses vieilles doctrines rouillees de sang humain;
il a beau etre parfaitement capable de tous les guet-apens sur tout ce
qui est la justice et le droit; il a beau etre le parti qui a toujours
fait les besognes souterraines et qui a toujours accepte dans tous les
temps et sur tous les echafauds la fonction de bourreau masque; il a
beau se glisser traitreusement dans notre gouvernement, dans notre
diplomatie, dans nos ecoles, dans notre urne electorale, dans nos
lois, dans toutes nos lois, et en particulier dans celle qui nous
occupe; il a beau etre tout cela et faire tout cela, qu'il le
sache bien, et je m'etonne d'avoir pu moi-meme croire un moment le
contraire, oui, qu'il le sache bien, les temps ou il pouvait etre un
danger public sont passes! (_Oui! oui!_).

Oui, enerve comme il l'est, reduit a la ressource des petits hommes
et a la misere des petits moyens, oblige d'user pour nous attaq
de cette liberte de la presse qu'il voudrait tuer, et qui le tue
(_applaudissements_)! heretique lui-meme dans les moyens qu'il
emploie, condamne a s'appuyer, dans la politique, sur des voltairiens
qui le raillent, et dans la banque sur des juifs qu'il brulerait de si
bon coeur (_explosion de rire et d'applaudissements_)! balbutiant en
plein dix-neuvieme siecle son infame eloge de l'inquisition, au milieu
des haussements d'epaules et des eclats de rire, le parti jesuite ne
peut plus etre parmi nous qu'un objet d'etonnement, un accident, un
phenomene, une curiosite (_rires_), un miracle, si c'est la le mot qui
lui plait (_rire universel_), quelque chose d'etrange et de hideux
comme une orfraie qui volerait en plein midi (_vive sensation_), rien
de plus. Il fait horreur, soit; mais il ne fait pas peur! Qu'il sache
cela, et qu'il soit modeste! Non, il ne fait pas peur! Non, nous ne
le craignons pas! Non, le parti jesuite n'egorgera pas la liberte, il
fait trop grand jour pour cela. (_Longs applaudissements._)

Ce que nous craignons, ce dont nous tremblons, ce qui nous fait peur,
c'est le jeu redoutable que joue le gouvernement, qui n'a pas les
memes interets que ce parti et qui le sert, et qui emploie contre les
tendances de la societe toutes les forces de la societe.

Messieurs, au moment de voter sur ce projet insense, considerez ceci.

Tout, aujourd'hui, les arts, les sciences, les lettres, la
philosophie, la politique, les royaumes qui se font republiques, les
nations qui tendent a se changer en familles, les hommes d'instinct,
les hommes de foi, les hommes de genie, les masses, tout aujourd'hui
va dans le meme sens, au meme but, par la meme route, avec une vitesse
sans cesse accrue, avec une sorte d'harmonie terrible qui revele
l'impulsion directe de Dieu. (_Sensation._)

Le mouvement au dix-neuvieme siecle, dans ce grand dix-neuvieme
siecle, n'est pas seulement le mouvement d'un peuple, c'est le
mouvement de tous les peuples. La France va devant, et les nations la
suivent. La providence nous dit: Allez! et sait ou nous allons.

Nous passons du vieux monde au monde nouveau. Ah! nos gouvernants, ah!
ceux qui revent d'arreter l'humanite dans sa marche et de barrer le
chemin a la civilisation, ont-ils bien reflechi a ce qu'ils font? Se
sont-ils rendu compte de la catastrophe qu'ils peuvent amener, de
l'effroyable Fampoux [Note: On se rappelle la catastrophe de chemin
de fer a Fampoux.] social qu'ils preparent, quand, au milieu du plus
prodigieux mouvement d'idees qui ait encore emporte le genre humain,
au moment ou l'immense et majestueux convoi passe a toute vapeur, ils
viennent furtivement, chetivement, miserablement mettre de pareilles
lois dans les roues de la presse, cette formidable locomotive de la
pensee universelle! (_Profonde emotion._)

Messieurs, croyez-moi, ne nous donnez pas le spectacle de la lutte des
lois contre les idees. (_Bravo! a gauche.--Une voix a droite: Et ce
discours coutera 25 francs a la France!_)

Et, a ce propos, comme il faut que vous connaissiez pleinement quelle
est la force a laquelle s'attaque et se heurte le projet de loi, comme
il faut que vous puissiez juger des chances de succes que peut avoir,
dans ses entreprises contre la liberte, le parti de la peur,--car il y
a en France et en Europe un parti de la peur (_sensation_), c'est
lui qui inspire la politique de compression, et, quant a moi, je ne
demande pas mieux que de n'avoir pas a le confondre avec le parti de
l'ordre,--comme il faut que vous sachiez ou l'on vous mene, a
quel duel impossible on vous entraine, et contre quel adversaire,
permettez-moi un dernier mot.

Messieurs, dans la crise que nous traversons, crise salutaire, apres
tout, et qui se denouera bien, c'est ma conviction, on s'ecrie de
tous les cotes: Le desordre moral est immense, le peril social est
imminent.

On cherche autour de soi avec anxiete, on se regarde, et l'on se
demande:

Qui est-ce qui fait tout ce ravage? Qui est-ce qui fait tout le mal?
quel est le coupable? qui faut-il punir? qui faut-il frapper?

Le parti de la peur, en Europe, dit: C'est la France. En France, il
dit: C'est Paris. A Paris, il dit: C'est la presse. L'homme froid qui
observe et qui pense dit: Le coupable, ce n'est pas la presse, ce
n'est pas Paris, ce n'est pas la France; le coupable, c'est l'esprit
humain! (_Mouvement._)

C'est l'esprit humain. L'esprit humain qui a fait les nations ce
qu'elles sont; qui, depuis l'origine des choses, scrute, examine,
discute, debat, doute, contredit, approfondit, affirme et poursuit
sans relache la solution du probleme eternellement pose a la creature
par le createur. C'est l'esprit humain qui, sans cesse persecute,
combattu, comprime, refoule, ne disparait que pour reparaitre, et,
passant d'une besogne a l'autre, prend successivement de siecle en
siecle la figure de tous les grands agitateurs! C'est l'esprit humain
qui s'est nomme Jean Huss, et qui n'est pas mort sur le bucher de
Constance (_Bravo!_); qui s'est nomme Luther, et qui a ebranle
l'orthodoxie; qui s'est nomme Voltaire, et qui a ebranle la foi;
qui s'est nomme Mirabeau, et qui a ebranle la royaute! (_Longue
sensation._) C'est l'esprit humain qui, depuis que l'histoire existe,
a transforme les societes et les gouvernements selon une loi de
plus en plus acceptable par la raison, qui a ete la theocratie,
l'aristocratie, la monarchie, et qui est aujourd'hui la democratie.
(_Applaudissements._) C'est l'esprit humain qui a ete Babylone, Tyr,
Jerusalem, Athenes, Rome, et qui est aujourd'hui Paris; qui a ete
tour a tour, et quelquefois tout ensemble, erreur, illusion, heresie,
schisme, protestation, verite; c'est l'esprit humain qui est le grand
pasteur des generations, et qui, en somme, a toujours marche vers le
juste, le beau et le vrai, eclairant les multitudes, agrandissant les
ames, dressant de plus en plus la tete du peuple vers le droit et la
tete de l'homme vers Dieu. (_Explosion de bravos._)

Eh bien! je m'adresse au parti de la peur, non dans cette chambre,
mais partout ou il est en Europe, et je lui dis: Regardez bien ce que
vous voulez faire; reflechissez a l'oeuvre que vous entreprenez, et,
avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous reussissiez.
Quand vous aurez detruit la presse, il vous restera quelque chose a
detruire, Paris. Quand vous aurez detruit Paris, il vous restera
quelque chose a detruire, la France. Quand vous aurez detruit la
France, il vous restera quelque chose a tuer, l'esprit humain.
(_Mouvement prolonge_.)

Oui, je le dis, que le grand parti europeen de la peur mesure
l'immensite de la tache que, dans son heroisme, il veut se donner.
(_Rires et bravos_.) Il aurait aneanti la presse jusqu'au dernier
journal, Paris jusqu'au dernier pave, la France jusqu'au dernier
hameau, il n'aurait rien fait. (_Mouvement_.) Il lui resterait encore
a detruire quelque chose qui est toujours debout, au-dessus des
generations et en quelque sorte entre l'homme et Dieu, quelque chose
qui a ecrit tous les livres, invente tous les arts, decouvert tous
les mondes, fonde toutes les civilisations; quelque chose qui reprend
toujours, sous la forme revolution, ce qu'on lui refuse sous la forme
progres; quelque chose qui est insaisissable comme la lumiere et
inaccessible comme le soleil, et qui s'appelle l'esprit humain!
(_Acclamations prolongees_.)

(_Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et
viennent feliciter l'orateur. La seance est suspendue._)


IX

REVISION DE LA CONSTITUTION


[Note: M. Louis Bonaparte, voulant se perpetuer, proposait la revision
de la constitution. M. Victor Hugo la combattit.

Ce discours fut prononce apres la belle harangue de M. Michel (de
Bourges) sur la meme question.

Les debats semblaient epuises par le discours du representant du
Cher; M. Victor Hugo les ranima en imprimant un nouveau tour a la
discussion. M. Michel (de Bourges) avait use de menagements infinis;
il avait ete ecoute avec calme. M. Victor Hugo, laissant de cote les
precautions oratoires, entra dans le vif de la question. Il attaqua la
reaction de face. Apres lui, la discussion, detournee de son terrain
par M. Baroche, fut close.

La proposition de revision fut rejetee. (_Note de l'editeur._)]


17 juillet 1851.

M. Victor Hugo (_profond silence_).--Messieurs, avant d'accepter ce
debat, il m'est impossible de ne pas renouveler les reserves deja
faites par d'autres orateurs. Dans la situation actuelle, la loi du
31 mai etant debout, plus de quatre millions d'electeurs etant
rayes,--resultat que je ne veux pas qualifier a cette tribune, car
tout ce que je dirais serait trop faible pour moi et trop fort pour
vous, mais qui finira, nous l'esperons, par inquieter, par eclairer
votre sagesse,--le suffrage universel, toujours vivant de droit, etant
supprime de fait, nous ne pouvons que dire aux auteurs des diverses
propositions qui investissent en ce moment la tribune:

Que nous voulez-vous?

Quelle est la question?

Que demandez-vous?

La revision de la constitution?

Par qui?

Par le souverain!

Ou est-il?

Nous ne le voyons pas. Qu'en a-t-on fait? (_Mouvement._)

Quoi! une constitution a ete faite par le suffrage universel, et vous
voulez la faire defaire par le suffrage restreint!

Quoi! ce qui a ete edifie par la nation souveraine, vous voulez le
faire renverser par une fraction privilegiee!

Quoi! cette fiction d'un pays legal, temerairement pose en face de la
majestueuse realite du peuple souverain, cette fiction chetive, cette
fiction fatale, vous voulez la retablir, vous voulez la restaurer,
vous voulez vous y confier de nouveau!

Un pays legal, avant 1848, c'etait imprudent. Apres 1848, c'est
insense! (_Sensation._)

Et puis, un mot.

Quel peut etre, dans la situation presente, tant que la loi du 31 mai
n'est pas abrogee, purement et simplement abrogee, entendez-vous bien,
ainsi que toutes les autres lois de meme nature et de meme portee qui
lui font cortege et qui lui pretent main-forte, loi du colportage, loi
contre le droit de reunion, loi contre la liberte de la presse,--quel
peut etre le succes de vos propositions?

Qu'en attendez-vous?

Qu'en esperez-vous?

Quoi! c'est avec la certitude d'echouer devant le chiffre immuable de
la minorite, gardienne inflexible de la souverainete du peuple, de la
minorite, cette fois constitutionnellement souveraine et investie
de tous les droits de la majorite, de la minorite, pour mieux dire,
devenue elle-meme majorite! quoi! c'est sans aucun but realisable
devant les yeux, car personne ne suppose la violation de l'article
111, personne ne suppose le crime ... (_mouvements divers_) quoi!
c'est sans aucun resultat parlementaire possible que vous, qui vous
dites des hommes pratiques, des hommes positifs, des hommes serieux,
qui faites a votre modestie cette violence de vous decerner a
vous-memes, et a vous seuls, le titre d'hommes d'etat; c'est sans
aucun resultat parlementaire possible, je le repete, que vous vous
obstinez a un debat si orageux et si redoutable! Pourquoi? pour les
orages du debat! (_Bravo! bravo!_) Pour agiter la France, pour faire
bouillonner les masses, pour reveiller les coleres, pour paralyser
les affaires, pour multiplier les faillites, pour tuer le commerce et
l'industrie! Pour le plaisir! (_Profonde sensation._)

Fort bien! le parti de l'ordre a la fantaisie de faire du desordre,
c'est un caprice qu'il se passe. Il est le gouvernement, il a la
majorite dans l'assemblee, il lui plait de troubler le pays, il veut
quereller, il veut discuter, il est le maitre!

Soit! Nous protestons; c'est du temps perdu, un temps precieux; c'est
la paix publique gravement troublee. Mais puisque cela vous plait,
puisque vous le voulez, que la faute retombe sur qui s'obstine a la
commettre. Soit, discutons.

J'entre immediatement dans le debat. (_Rumeur a droite. Cris: La
cloture! M. Mole, assis au fond de la salle, se leve, traverse tout
l'hemicycle, fait signe a la droite, et sort. On ne le suit pas. Il
rentre. On rit a gauche. L'orateur continue._)

Messieurs, je commence par le declarer, quelles que soient les
protestations de l'honorable M. de Falloux, les protestations de
l'honorable M. Berryer, les protestations de l'honorable M. de
Broglie, quelles que soient ces protestations tardives, qui ne peuvent
suffire pour effacer tout ce qui a ete dit, ecrit et fait depuis deux
ans,--je le declare, a mes yeux, et, je le dis sans crainte d'etre
dementi, aux yeux de la plupart des membres qui siegent de ce cote
(_l'orateur designe la gauche_), votre attaque contre la republique
francaise est une attaque contre la revolution francaise!

Contre la revolution francaise tout entiere, entendez-vous bien;
depuis la premiere heure qui a sonne en 1789 jusqu'a l'heure ou nous
sommes! (_A gauche: Oui! oui! c'est cela!_)

Nous ne distinguons pas, nous. A moins qu'il n'y ait pas de logique au
monde, la revolution et la republique sont indivisibles. L'une est
la mere, l'autre est la fille. L'une est le mouvement humain qui se
manifeste, l'autre est le mouvement humain qui se fixe. La republique,
c'est la revolution fondee. (_Vive approbation._).

Vous vous debattez vainement contre ces realites; on ne separe pas 89
de la republique, on ne separe pas l'aube du soleil. (_Interruption
a droite.--Bravos a gauche._) Nous n'acceptons donc pas vos
protestations. Votre attaque contre la republique, nous la tenons pour
une attaque contre la revolution, et c'est ainsi, quant a moi, que
j'entends la qualifier a la face du pays. Non, nous ne prenons pas le
change! Je ne sais pas si, comme on l'a dit, il y a des masques dans
cette enceinte [note: Mot de M. de Morny.], mais j'affirme qu'il n'y
aura pas de dupes! (_Rumeurs a droite._)

Cela dit, j'aborde la question.

Messieurs, en admettant que les choses, depuis 1848, eussent suivi
un cours naturel et regulier dans le sens vrai et pacifique de la
democratie s'elargissant de jour en jour et du progres, apres trois
annees d'essai loyal de la constitution, j'aurais compris qu'on dit:

--La constitution est incomplete. Elle fait timidement ce qu'il
fallait faire resolument. Elle est pleine de restrictions et de
definitions obscures. Elle ne declare aucune liberte entiere. Elle n'a
fait faire, en matiere penale, de progres qu'a la penalite politique
elle n'a aboli qu'une moitie de la peine de mort. Elle contient en
germe les empietements du pouvoir executif, la censure pour certains
travaux de l'esprit, la police entravant le penseur et genant le
citoyen. Elle ne degage pas nettement la liberte individuelle. Elle
ne degage pas nettement la liberte de l'industrie. (_A gauche: C'est
cela!--Murmures a droite._)

Elle a maintenu la magistrature inamovible et nommee par le pouvoir
executif, c'est-a-dire la justice sans racines dans le peuple.
(_Rumeurs a droite._)

Que signifient ces murmures? Comment! vous discutez la republique,
et nous ne pourrions pas discuter la magistrature! Vous discutez le
peuple, vous discutez le superieur, et nous ne pourrions pas discuter
l'inferieur! vous discutez le souverain, nous ne pourrions pas
discuter le juge!

M. LE PRESIDENT.--Je fais remarquer que ce qui est permis cette
semaine ne le sera pas la semaine prochaine; mais c'est la semaine de
la tolerance. (_Rires d'approbation a droite._)

M. DE PANAT.--C'est la semaine des saturnales!

M. VICTOR HUGO.--Monsieur le president, ce que vous venez de dire
n'est pas serieux. (_A gauche: Tres bien!_)

Je reprends, et j'insiste.

J'aurais donc compris qu'on dit: La constitution a des fautes et des
lacunes; elle maintient la magistrature inamovible et nommee par le
pouvoir executif, c'est-a-dire, je le repete, la justice sans racines
dans le peuple. Or il est de principe que toute justice emane du
souverain.

En monarchie, la justice emane du roi; en republique, la justice doit
emaner du peuple. (_Sensation._)

Par quel procede? Par le suffrage universel choisissant librement les
magistrats parmi les licencies en droit. J'ajoute qu'en republique il
est aussi impossible d'admettre le juge inamovible que le legislateur
inamovible. (_Mouvement prolonge._)

J'aurais compris qu'on dit: La constitution s'est bornee a affirmer
la democratie; il faut la fonder. Il faut que la republique soit en
surete dans la constitution, comme dans une citadelle. Il faut au
suffrage universel des extensions et des applications nouvelles.
Ainsi, par exemple, la constitution cree l'omnipotence d'une assemblee
unique, c'est-a-dire d'une majorite, et nous en voyons aujourd'hui
le redoutable inconvenient, sans donner pour contre-poids a cette
omnipotence la faculte laissee a la minorite de deferer, dans de
certains cas graves et selon des formes faciles a regler d'avance,
une sorte d'arbitrage decisoire entre elle et la majorite au suffrage
universel directement invoque, directement consulte; mode d'appel au
peuple beaucoup moins violent et beaucoup plus parfait que l'ancien
procede monarchique constitutionnel, qui consistait a briser le
parlement.

J'aurais compris qu'on dit.... (_Interruption et rumeurs a droite._)

Messieurs, il m'est impossible de ne pas faire une remarque que
je soumets a la conscience de tous. Votre attitude, en ce moment,
contraste etrangement avec l'attitude calme et digne de ce cote de
l'assemblee (_la gauche_). (_Vives reclamations sur les bancs de la
majorite.--Allons donc! Allons donc!--La cloture! La cloture!--Le
silence se retablit. L'orateur reprend:_)

J'aurais compris qu'on dit: Il faut proclamer plus completement et
developper plus logiquement que ne le fait la constitution les
quatre droits essentiels du peuple: Le droit a la vie materielle,
c'est-a-dire, dans l'ordre economique, le travail assure....

M. GRESLAN.--C'est le droit au travail!

M. VICTOR HUGO _continuant_.--... L'assistance organisee, et, dans
l'ordre penal, la peine de mort abolie;

Le droit a la vie intellectuelle et morale, c'est-a-dire
l'enseignement gratuit, la conscience libre, la presse libre, la
parole libre, l'art et la science libres (_Bravos_);

Le droit a la liberte, c'est-a-dire l'abolition de tout ce qui est
entrave au mouvement et au developpement moral, intellectuel, physique
et industriel de l'homme;

Enfin, le droit a la souverainete, c'est-a-dire le suffrage universel
dans toute sa plenitude, la loi faite et l'impot vote par des
legislateurs elus et temporaires, la justice rendue par des juges elus
et temporaires.... (_Exclamations a droite._)

A GAUCHE.--Ecoutez! ecoutez!

PLUSIEURS MEMBRES A DROITE.--Parlez! parlez!

M. VICTOR HUGO _reprenant_.--... La commune administree par des
magistrats elus et temporaires; le jury progressivement etendu, elargi
et developpe; le vote direct du peuple entier, par oui ou par non,
dans de certaines grandes questions politiques ou sociales, et cela
apres discussion prealable et approfondie de chaque question au sein
de l'assemblee nationale plaidant alternativement, par la voix de la
majorite et par la voix de la minorite, le oui et le non devant
le peuple, juge souverain. (_Rumeurs a droite.--Longue et vive
approbation a gauche._)

Messieurs, en supposant que la nation et son gouvernement fussent
vis-a-vis l'un de l'autre dans les conditions correctes et normales
que j'indiquais tout a l'heure, j'aurais compris qu'on dit cela, et
qu'on ajoutat:

La constitution de la republique francaise doit etre la charte meme
du progres humain au dix-neuvieme siecle, le testament immortel de la
civilisation, la bible politique des peuples. Elle doit approcher
aussi pres que possible de la verite sociale absolue. Il faut reviser
la constitution.

Oui, cela, je l'aurais compris.

Mais qu'en plein dix-neuvieme siecle, mais qu'en face des nations
civilisees, mais qu'en presence de cet immense regard du genre humain,
qui est fixe de toutes parts sur la France, parce que la France porte
le flambeau, on vienne dire: Ce flambeau que la France porte et
qui eclaire le monde, nous allons l'eteindre!.... (_Denegations a
droite._)

Qu'on vienne dire: Le premier peuple du monde a fait trois revolutions
comme les dieux d'Homere faisaient trois pas. Ces trois revolutions
qui n'en font qu'une, ce n'est pas une revolution locale, c'est la
revolution humaine; ce n'est pas le cri egoiste d'un peuple, c'est la
revendication de la sainte equite universelle, c'est la liquidation
des griefs generaux de l'humanite depuis que l'histoire existe (_Vive
approbation a gauche.--Rires a droite_); c'est, apres les siecles
de l'esclavage, du servage, de la theocratie, de la feodalite, de
l'inquisition, du despotisme sous tous les noms, du supplice humain
sous toutes les formes, la proclamation auguste des droits de l'homme!
(_Acclamation._)

Apres de longues epreuves, cette revolution a enfante en France
la republique; en d'autres termes, le peuple francais, en pleine
possession de lui-meme et dans le majestueux exercice de sa
toute-puissance, a fait passer de la region des abstractions dans
la region des faits, a constitue et institue, et definitivement et
absolument etabli la forme de gouvernement la plus logique et la plus
parfaite, la republique, qui est pour le peuple une sorte de
droit naturel comme la liberte pour l'homme. (_Murmures a
droite.--Approbation a gauche._) Le peuple francais a taille dans
un granit indestructible et pose au milieu meme du vieux continent
monarchique la premiere assise de cet immense edifice de l'avenir, qui
s'appellera un jour les Etats-Unis d'Europe! (_Mouvement. Long eclat
de rire a droite.)


[Note: Ce mot, les _Etats-Unis d'Europe_, fit un effet d'etonnement.
Il etait nouveau. C'etait la premiere fois qu'il etait prononce a
la tribune. Il indigna la droite, et surtout l'egaya. Il y eut une
explosion de rires, auxquels se melaient des apostrophes de toutes
sortes. Le representant Bancel en saisit au passage quelques-unes, et
les nota. Les voici:

_M. de Montalembert_.--Les Etats-Unis d'Europe! C'est trop fort. Hugo
est fou.

_M. Mole_.--Les Etats-Unis d'Europe! Voila une idee! Quelle
extravagance!

_M. Quentin-Bauchard.--Ces poetes! (_Note de l'editeur._)]


Cette revolution, inouie dans l'histoire, c'est l'ideal des grands
philosophes realise par un grand peuple, c'est l'education des nations
par l'exemple de la France. Son but, son but sacre, c'est le bien
universel, c'est une sorte de redemption humaine. C'est l'ere entrevue
par Socrate, et pour laquelle il a bu la cigue; c'est l'oeuvre faite
par Jesus-Christ, et pour laquelle il a ete mis en croix! (_Vives
reclamations a droite.--Cris: A l'ordre!--Applaudissements repetes a
gauche. Longue et generale agitation._)

M. DE FONTAINE ET PLUSIEURS AUTRES.--C'est un blaspheme!

M. DE HEECKEREN [Note: Plus tard senateur de l'empire, a 30,000 francs
par an.].--On devrait avoir le droit de siffler, si on applaudit des
choses comme celles-la!

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, qu'on dise ce que je viens de dire ou du
moins qu'on le voie,--car il est impossible de ne pas le voir, la
revolution francaise, la republique francaise, Bonaparte l'a dit,
c'est le soleil!--qu'on le voie donc et qu'on ajoute: Eh bien! nous
allons detruire tout cela, nous allons supprimer cette revolution,
nous allons jeter bas cette republique, nous allons arracher des mains
de ce peuple le livre du progres et y raturer ces trois dates: 1792,
1830, 1848; nous allons barrer le passage a cette grande insensee, qui
fait toutes ces choses sans nous demander conseil, et qui s'appelle
la providence. Nous allons faire reculer la liberte, la philosophie,
l'intelligence, les generations; nous allons faire reculer la France,
le siecle, l'humanite en marche; nous allons faire reculer Dieu!
(_Profonde sensation._) Messieurs, qu'on dise cela, qu'on reve cela,
qu'on s'imagine cela, voila ce que j'admire jusqu'a la stupeur, voila
ce que je ne comprends pas. (_A gauche: Tres bien! tres bien!--Rires a
droite._)

Et qui etes-vous pour faire de tels reves? Qui etes-vous pour tenter
de telles entreprises? Qui etes-vous pour livrer de telles batailles?
Comment vous nommez-vous? Qui etes-vous?

Je vais vous le dire.

Vous vous appelez la monarchie, et vous etes le passe.

La monarchie!

Quelle monarchie? (_Rires et bruit a droite._)

M. EMILE DE GIRARDIN, _au pied de la tribune_.--Ecoutez donc,
messieurs! nous vous avons ecoutes hier.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, me voici dans la realite ardente du debat.

Ce debat, ce n'est pas nous qui l'avons voulu, c'est vous. Vous devez,
dans votre loyaute, le vouloir entier, complet, sincere. La question
republique ou monarchie est posee. Personne n'a plus le pouvoir,
personne n'a plus le droit de l'eluder. Depuis plus de deux ans, cette
question, sourdement et audacieusement agitee, fatigue la republique;
elle pese sur le present, elle obscurcit l'avenir. Le moment est venu
de s'en delivrer. Oui, le moment est venu de la regarder en face, le
moment est venu de voir ce qu'elle contient. Cartes sur table! Disons
tout. (_Ecoutez! ecoutez!--Profond silence._)

Deux monarchies sont en presence. Je laisse de cote tout ce qui, aux
yeux memes de ceux qui le proposent ou le sous-entendent, ne serait
que transition et expedient. La fusion a simplifie la question. Deux
monarchies sont en presence.--Deux monarchies seulement se croient en
posture de demander la revision a leur benefice, et d'escamoter a leur
profit la souverainete du peuple.

Ces deux monarchies sont: la monarchie de principe, c'est-a-dire la
legitimite; et la monarchie de gloire, comme parlent certains journaux
privilegies (_rires et chuchotements_), c'est-a-dire l'empire.

Commencons par la monarchie de principe. A l'anciennete d'abord.

Messieurs, avant d'aller plus loin, je le dis une fois pour toutes,
quand je prononce, dans cette discussion, ce mot monarchie, je mets
a part et hors du debat les personnes, les princes, les exiles, pour
lesquels je n'ai au fond du coeur que la sympathie qu'on doit a des
francais et le respect qu'on doit a des proscrits; sympathie et
respect qui seraient bien plus profonds encore, je le declare, si ces
exiles n'etaient pas un peu proscrits par leurs amis. (_Tres bien!
tres bien!_)

Je reprends. Dans cette discussion, donc, c'est uniquement de la
monarchie principe, de la monarchie dogme, que je parle; et une fois
les personnes mises a part, n'ayant plus en face de moi que le dogme
royaute, j'entends le qualifier, moi legislateur, avec toute la
liberte de la philosophie et toute la severite de l'histoire.

Et d'abord, entendons-nous sur ces mots, dogme et principe. Je nie que
la monarchie soit ni puisse etre un principe ni un dogme. Jamais la
monarchie n'a ete qu'un fait. (_Rumeurs sur plusieurs bancs._)

Oui, je le repete en depit des murmures, jamais la possession d'un
peuple par un homme ou par une famille n'a ete et n'a pu etre autre
chose qu'un fait. (_Nouvelles rumeurs._)

Jamais,--et, puisque les murmures persistent, j'insiste,--jamais ce
soi-disant dogme en vertu duquel,--et ce n'est pas l'histoire du moyen
age que je vous cite, c'est l'histoire presque contemporaine, celle
sur laquelle un siecle n'a pas encore passe,--jamais ce soi-disant
dogme en vertu duquel il n'y a pas quatrevingts ans de cela, un
electeur de Hesse vendait des hommes tant par tete au roi d'Angleterre
pour les faire tuer dans la guerre d'Amerique (_denegations
irritees_), les lettres existent, les preuves existent, on vous les
montrera quand vous voudrez ... (_le silence se retablit_) jamais,
dis-je, ce pretendu dogme n'a pu etre autre chose qu'un fait, presque
toujours violent, souvent monstrueux. (_A gauche: C'est vrai! c'est
vrai!_)

Je le declare donc, et je l'affirme au nom de l'eternelle moralite
humaine, la monarchie est un fait, rien de plus. Or, quand le fait
n'est plus, il n'en survit rien, et tout est dit. Il en est autrement
du droit. Le droit, meme quand il ne s'appuie plus sur le fait, meme
quand il n'a plus l'autorite materielle, conserve l'autorite morale,
et il est toujours le droit. C'est ce qui fait que d'une republique
etouffee il reste un droit, tandis que d'une monarchie ecroulee il
ne reste qu'une ruine. (_Applaudissements._) Cessez donc, vous
legitimistes, de nous adjurer au point de vue du droit. Vis-a-vis du
droit du peuple, qui est la souverainete, il n'y pas d'autre droit que
le droit de l'homme, qui est la liberte. (_Tres bien!_) Hors de la,
tout est chimere. Dire _le droit du roi_, dans le grand siecle ou nous
sommes, et a cette grande tribune ou nous parlons, c'est prononcer un
mot vide de sens.

Mais, si vous ne pouvez parler au nom du droit, parlerez-vous au nom
du fait? Invoquerez-vous l'utilite? C'est beaucoup moins superbe,
c'est quitter le langage du maitre pour le langage du serviteur; c'est
se faire bien petit. Mais soit! Examinons. Direz-vous que la stabilite
politique nait de l'heredite royale? Direz-vous que la democratie est
mauvaise pour un etat, et que la royaute est meilleure? Voyons, je ne
vais pas me mettre a feuilleter ici l'histoire, la tribune n'est pas
un pupitre a in-folio;--je reste dans les faits vivants, actuels,
presents a toutes les memoires. Parlez, quels sont vos griefs contre
la republique de 1848? Les emeutes? Mais la monarchie avait les
siennes. L'etat des finances? Mon Dieu! je n'examine pas, ce n'est pas
le moment, si depuis trois ans les finances de la republique ont ete
bien democratiquement conduites....

A DROITE.--Non! fort heureusement pour elles!

M. VICTOR HUGO.--... Mais la monarchie constitutionnelle coutait fort
cher; mais les gros budgets, c'est la monarchie constitutionnelle
qui les a inventes. Je dis plus, car il faut tout dire, la monarchie
proprement dite, la monarchie de principe, la monarchie legitime,
qui se croit ou se pretend synonyme de stabilite, de securite, de
prosperite, de propriete, la vieille monarchie historique de
quatorze siecles, messieurs, faisait quelquefois, faisait volontiers
banqueroute! (_Rires et applaudissements._)

Sous Louis XIV, je vous cite la belle epoque, le grand siecle, le
grand regne, sous Louis XIV, on voit de temps en temps _palir_, c'est
Boileau qui le dit, _le rentier_

    A l'aspect d'un arret qui retranche un quartier.

Or, quels que soient les euphemismes d'un ecrivain satirique qui
flatte un roi, un arret qui retranche un quartier aux rentiers,
messieurs, c'est la banqueroute. (_A gauche: Tres bien!--Rumeurs a
droite.--Et les assignats?_)

Sous le regent, la monarchie empoche, ce n'est pas le mot noble, c'est
le mot vrai (_on rit_), empoche trois cent cinquante millions par
l'alteration des monnaies; c'etait le temps ou on pendait une servante
pour cinq sous. Sous Louis XV, neuf banqueroutes en soixante ans.

UNE VOIX AU FOND A DROITE.--Et les pensions des poetes!

_M. Victor Hugo s'arrete._

A GAUCHE.--Meprisez cela! Dedaignez! Ne repondez pas!

M. VICTOR HUGO.--Je repondrai a l'honorable interrupteur que, trompe
par certains journaux, il fait allusion a une pension qui m'a ete
offerte par le roi Charles X, et que j'ai refusee.

M. DE FALLOUX.--Je vous demande pardon, vous l'aviez sur la cassette
du roi. (_Rumeurs a gauche._)

M. BAC.--Meprisez ces injures!

M. DE FALLOUX.--Permettez-moi de dire un mot.

M. VICTOR HUGO.--Vous voulez que je raconte le fait? il m'honore; je
le veux bien.

M. DE FALLOUX.--Je vous demande pardon.... (_A gauche: C'est de la
personnalite!--On cherche le scandale!--Laissez parler!--N'interrompez
pas!--A l'ordre! a l'ordre!_)

M. DE FALLOUX.--L'assemblee a pu observer que je n'ai pas cesse,
depuis le commencement de la seance, de garder moi-meme le plus
profond silence, et meme, de temps en temps, d'engager mes amis a le
garder comme moi. Je demande seulement la permission de rectifier un
fait materiel.

M. VICTOR HUGO.--Parlez!

M. DE FALLOUX.--L'honorable M. Victor Hugo a dit: "Je n'ai jamais
touche de pension de la monarchie....".

M. VICTOR HUGO.--Non, je n'ai pas dit cela. (_Vives reclamations a
droite, melees d'applaudissements et de rires ironiques._)

PLUSIEURS MEMBRES A GAUCHE, _a M. Victor Hugo_.--Ne repondez pas!

M. SOUBIES, _a la droite_.--Attendez les explications, au moins; vos
applaudissements sont indecents!

M. FRICHON, _a M. de Falloux_.--Ancien ministre de la republique, vous
la trahissez.

M. LAMARQUE.--C'est le venin des jesuites!

M. VICTOR HUGO, _s'adressant a M. de Falloux, au milieu du bruit_:--Je
prie M. de Falloux d'obtenir de ses amis qu'ils veuillent bien
permettre qu'on lui reponde. (_Bruit confus._)

M. DE FALLOUX.--Je fais ce que je puis.

A L'EXTREME GAUCHE.--Faites donc faire silence a droite, monsieur le
president!

M. LE PRESIDENT.--On fait du bruit des deux cotes. (_A l'orateur._)
Vous voulez toujours tirer parti, a votre avantage, des interruptions;
je les condamne, mais je constate qu'il y a autant de bruit a gauche
qu'a droite. (_Violentes reclamations et protestations a l'extreme
gauche.--Les membres assis sur les bancs inferieurs de la gauche font
des efforts pour ramener le silence._)

UN MEMBRE A GAUCHE.--Vous n'avez d'oreilles que pour notre cote.

M. LE PRESIDENT.--On interrompt des deux cotes. (_Non! non!--Si! si!_)
Je vois, je constate.... (_Nouvelles exclamations bruyantes sur les
memes bancs a gauche._)

Je constate que, depuis cinq minutes, M. Schoelcher et M. Grevy
reclament le silence. (_Exclamations et protestations nouvelles a
gauche.--M. Schoelcher prononce quelques mots que le bruit nous
empeche de saisir._)

Je constate que vous-memes reclamez le silence depuis plusieurs
minutes, monsieur Schoelcher et monsieur Grevy, je vous rends cette
justice.

M. SCHOELCHER.--Nous le reclamons, parce que nous nous sommes promis
de tout entendre.

UN MEMBRE A L'EXTREME GAUCHE.--Le _Moniteur_ repondra a M. le
president.

M. LE PRESIDENT.--On peut nier un fait qui se passe dans un
bureau, mais on ne peut pas nier un fait qui se passe a la face de
l'assemblee. (_De vives apostrophes sont adressees de la gauche a M.
le president._)

Il vous tarde de prendre vos allures accoutumees! (_Exclamations a
l'extreme gauche._)

UN MEMBRE.--C'est a vous qu'il tarde de reprendre les votres....

D'AUTRES MEMBRES.--Ce sont des provocations.

M. LE PRESIDENT.--Je demande le silence des deux cotes.

M. ARNAUD (de l'Ariege.)--Ce sont des personnalites.

M. SAVATIER-LAROCHE.--Ce sont des provocations qu'on cherche a rendre
injurieuses.

M. LE PRESIDENT.--Voulez-vous faire silence et ecouter l'orateur? (_Le
silence se retablit._)

M. VICTOR HUGO.--Je remercie l'honorable M. de Falloux. Je ne
cherchais pas l'occasion de parler de moi. Il me la donne a propos
d'un fait qui m'honore. (_A la droite._) Ecoutez ce que j'ai a vous
dire. Vous avez ri les premiers; vous etes loyaux, je le pense, et je
vous predis que vous ne rirez pas les derniers. (_Sensation._)

UN MEMBRE A L'EXTREME DROITE.--Si!

M. VICTOR HUGO, _a l'interrupteur_.--En ce cas vous ne serez pas
loyal. (_Bravos a gauche.--Un profond silence s'etablit._)

J'avais dix-neuf ans....

UN MEMBRE A DROITE.--Ah! bon, j'etais si jeune! (_Longs murmures a
gauche.--Cris: C'est indecent!_)

M. VICTOR HUGO, _se tournant vers l'interrupteur_.--L'homme capable
d'une si inqualifiable interruption doit avoir le courage de
se nommer. Je le somme de se nommer. (_Applaudissements a
gauche.--Silence a droite.--Personne ne se nomme._)

Il se tait. Je le constate.

(_Les applaudissements de la gauche redoublent.--Silence consterne a
droite._)

M. VICTOR HUGO, _reprenant_.--J'avais dix-neuf ans; je publiai un
volume en vers. Louis XVIII, qui etait un roi lettre, vous le savez,
le lut et m'envoya une pension de deux mille francs. Cet acte fut
spontane de la part du roi, je le dis a son honneur et au mien; je
recus cette pension sans l'avoir demandee. La lettre que vous avez
dans les mains, monsieur de Falloux, le prouve. (_M. de Falloux fait
un signe d'assentiment.--Mouvement a droite._)

M. DE LAROCHEJAQUELEIN.--C'est tres bien, monsieur Victor Hugo!

M. VICTOR HUGO.--Plus tard, quelques annees apres, Charles X regnait,
je fis une piece de theatre, _Marion de Lorme_; la censure interdit
la piece, j'allai trouver le roi, je lui demandai de laisser jouer ma
piece, il me recut avec bonte, mais refusa de lever l'interdit. Le
lendemain, rentre chez moi, je recus de la part du roi l'avis que,
pour me dedommager de cet interdit, ma pension etait elevee de deux
mille francs a six mille. Je refusai. (_Long mouvement._) J'ecrivis
au ministre que je ne voulais rien que ma liberte de poete
mon independance d'ecrivain. (_Applaudissements prolonges a
gauche.--Sensation meme a droite._)

C'est la la lettre que vous tenez entre les mains. (_Bravo! bravo!_)
Je dis dans cette lettre que je n'offenserai jamais le roi Charles X.
J'ai tenu parole, vous le savez. (_Profonde sensation._)

M. DE LAROCHEJAQUELEIN.--C'est vrai! dans de bien admirables vers!

M. VICTOR HUGO, _a la droite_.--Vous voyez, messieurs, que vous ne
riez plus et que j'avais raison de remercier M. de Falloux. (_Oui!
oui! Long mouvement.--Un membre rit au fond de la salle._)

A GAUCHE.--Allons donc! c'est indecent!

PLUSIEURS MEMBRES DE LA DROITE, _a M. Victor Hugo_.--Vous avez bien
fait.

M. SOUBIES.--Celui qui a ri aurait accepte le tout.

M. VICTOR HUGO.--Je disais donc que la monarchie faisait quelquefois
banqueroute. Je rappelais que, sous le regent, la monarchie avait
empoche trois cent cinquante millions par l'alteration des monnaies.
Je continue. Sous Louis XV, neuf banqueroutes.

Voulez-vous que je vous rappelle celles qui me viennent a l'esprit?
Les deux banqueroutes Desmaretz, les deux banqueroutes des freres
Paris, la banqueroute du Visa et la banqueroute du Systeme.... Est-ce
assez de banqueroutes comme cela? Vous en faut-il encore? (_Longue
hilarite a gauche._)

En voici d'autres du meme regne; la banqueroute du cardinal Fleury, la
banqueroute du controleur general Silhouette, la banqueroute de l'abbe
Terray! Je nomme ces banqueroutes de la monarchie du nom des ministres
qu'elles deshonorent dans l'histoire. Messieurs, le cardinal Dubois
definissait la monarchie: _Un gouvernement fort, parce qu'il fait
banqueroute quand il veut._ (_Nouveaux rires._)

Eh bien! la republique de 1848, elle, a-t-elle fait banqueroute? Non,
quoique, du cote de ce que je suis bien force d'appeler la monarchie,
on le lui ait peut-etre un peu conseille. (_On rit encore a gauche, et
meme a droite._)

Messieurs, la republique, qui n'a pas fait banqueroute, et qui, on
peut l'affirmer, si on la laisse dans sa franche et droite voie de
probite populaire, ne fera pas, ne fera jamais banqueroute (_A gauche:
Non! non!_), la republique de 1848 a-t-elle fait la guerre europeenne?
Pas davantage.

Son attitude a peut-etre ete meme un peu trop pacifique, et, je le dis
dans l'interet meme de la paix, son epee a demi tiree eut suffi pour
faire rengainer bien des grands sabres.

Que lui reprochez-vous donc, messieurs les chefs des partis
monarchiques, qui n'avez pas encore reussi, qui ne reussirez jamais a
laver notre histoire contemporaine tout eclaboussee de sang par 1815?
(_Mouvement._) On a parle de 1793, j'ai le droit de parler de 1815!
(_Vive approbation a gauche._)

Que lui reprochez-vous donc, a la republique de 1848? Mon Dieu! il y a
des accusations banales qui trainent dans tous vos journaux, et qui
ne sont pas encore usees, a ce qu'il parait, et que je retrouv
ce matin meme dans une circulaire pour la revision totale, "les
commissaires de M. Ledru-Rollin! les quarante-cinq centimes! les
conferences socialistes du Luxembourg!"--Le Luxembourg! ah! oui, le
Luxembourg! voila le grand grief! Tenez, prenez garde au Luxembourg;
n'allez pas trop de ce cote-la, vous finiriez par y rencontrer le
spectre du marechal Ney! (_Longue acclamation.--Applaudissements
prolonges a gauche._)

M. DE RESSEGUIER.--Vous y trouveriez votre fauteuil de pair de France!

M. LE PRESIDENT.--Vous n'avez pas la parole, monsieur de Resseguier.

UN MEMBRE A DROITE.--La Convention a guillotine vingt-cinq generaux!

M. DE RESSEGUIER.--Votre fauteuil de pair de France! (_Bruit._)

M. LE PRESIDENT.--N'interrompez pas.

M. VICTOR HUGO.--Je crois, Dieu me pardonne, que M. de Resseguier me
reproche d'avoir siege parmi les juges du marechal Ney! (_Exclamations
a droite.--Rires ironiques et approbatifs a gauche._)

M. DE RESSEGUIER.--Vous vous meprenez....

M. LE PRESIDENT.--Veuillez vous asseoir; gardez le silence, vous
n'avez pas la parole.

M. DE RESSEGUIER, _s'adressant a l'orateur_.--Vous vous meprenez
formellement....

M. LE PRESIDENT.--Monsieur de Resseguier, je vous rappelle a l'ordre
formellement.

M. DE RESSEGUIER.--Vous vous meprenez avec intention.

M. LE PRESIDENT.--Je vous rappellerai a l'ordre avec inscription au
proces-verbal, si vous meprisez tous mes avertissements.

M. VICTOR HUGO.--Hommes des anciens partis, je ne triomphe pas de ce
qui est votre malheur, et, je vous le dis sans amertume, vous ne jugez
pas votre temps et votre pays avec une vue juste, bienveillante et
saine. Vous vous meprenez aux phenomenes contemporains. Vous criez a
la decadence. Il y a une decadence en effet, mais, je suis bien force
de vous l'avouer, c'est la votre. (_Rires a gauche.--Murmures a
droite._)

Parce que la monarchie s'en va, vous dites: La France s'en va! C'est
une illusion d'optique. France et monarchie, c'est deux. La France
demeure, la France grandit, sachez cela! (_Tres bien!--Rires a
droite._)

Jamais la France n'a ete plus grande que de nos jours; les etrangers
le savent, et, chose triste a dire et que vos rires confirment, vous
l'ignorez!

Le peuple francais a l'age de raison, et c'est precisement le moment
que vous choisissez pour taxer ses actes de folie. Vous reniez ce
siecle tout entier, son industrie vous semble materialiste, sa
philosophie vous semble immorale, sa litterature vous semble
anarchique. (_Rires ironiques a droite.--Oui! oui!_) Vous voyez,
vous continuez de confirmer mes paroles. Sa litterature vous semble
anarchique, et sa science vous parait impie. Sa democratie, vous la
nommez demagogie. (_Oui! oui! a droite._)

Dans vos jours d'orgueil, vous declarez que notre temps est mauvais,
et que, quant a vous, vous n'en etes pas. Vous n'etes pas de ce
siecle. Tout est la. Vous en tirez vanite. Nous en prenons acte.

Vous n'etes pas de ce siecle, vous n'etes plus de ce monde, vous etes
morts! C'est bien! je vous l'accorde! (_Rires et bravos._)

Mais, puisque vous etes morts, ne revenez pas, laissez tranquilles les
vivants. (_Rire general._)

M. DE TINGUY, _a l'orateur_.--Vous nous supposez morts! monsieur le
vicomte?

M. LE PRESIDENT.--Vous ressuscitez, vous, monsieur de Tinguy!

M. DE TINGUY.--Je ressuscite le vicomte!

M. VICTOR HUGO, _croisant les bras et regardant la droite en
face_.--Quoi! vous voulez reparaitre! (_Nouvelle explosion d'hilarite
et de bravos!_)

Quoi! vous voulez recommencer! Quoi! ces experiences redoutables qui
devorent les rois, les princes, le faible comme Louis XVI, l'habile et
le fort comme Louis-Philippe, ces experiences lamentables qui devorent
les familles nees sur le trone, des femmes augustes, des veuves
saintes, des enfants innocents, vous n'en avez pas assez! il vous en
faut encore. (_Sensation._)

Mais vous etes donc sans pitie et sans memoire!! Mais, royalistes,
nous vous demandons grace pour ces infortunees familles royales!

Quoi! vous voulez rentrer dans cette serie de faits necessaires, dont
toutes les phases sont prevues et pour ainsi dire marquees d'avance
comme des etapes inevitables! Vous voulez rentrer dans ces engrenages
formidables de la destinee! (_Mouvement._) Vous voulez rentrer dans
ce cycle terrible, toujours le meme, plein d'ecueils, d'orages et de
catastrophes, qui commence par des reconciliations platrees de peuple
a roi, par des restaurations, par les Tuileries rouvertes, par des
lampions allumes, par des harangues et des fanfares, par des sacres
et des fetes; qui se continue par des empietements du trone sur le
parlement, du pouvoir sur le droit, de la royaute sur la nation, par
des luttes dans les chambres, par des resistances dans la presse, par
des murmures dans l'opinion, par des proces ou le zele emphatique et
maladroit des magistrats qui veulent plaire avorte devant l'energie
des ecrivains (_vifs applaudissements a gauche_); qui se continue par
des violations de chartes ou trempent les majorites complices (_Tres
bien!_), par des lois de compression, par des mesures d'exception, par
des exactions de police d'une part, par des societes secretes et des
conspirations de l'autre,--et qui finit....--Mon Dieu! cette place que
vous traversez tous les jours pour venir a ce palais ne vous dit donc
rien? (_Interruption.--A l'ordre! a l'ordre!_) Mais frappez du pied ce
pave qui est a deux pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez
encore; frappez du pied ce pave fatal, et vous en ferez sortir, a
votre choix, l'echafaud qui precipite la vieille monarchie dans la
tombe, ou le fiacre qui emporte la royaute nouvelle dans l'exil!
(_Applaudissements prolonges a gauche.--Murmures. Exclamations._)

M. LE PRESIDENT.--Mais qui menacez-vous donc la? Est-ce que vous
menacez quelqu'un? Ecartez cela!

M. VICTOR HUGO.--C'est un avertissement.

M. LE PRESIDENT.--C'est un avertissement sanglant; vous passez toutes
les bornes, et vous oubliez la question de la revision. C'est une
diatribe, ce n'est pas un discours.

M. VICTOR HUGO.--Comment! il ne me sera pas permis d'invoquer
l'histoire!

UNE VOIX A GAUCHE, _s'adressant au president_.--On met la constitution
et la republique en question, et vous ne laissez pas parler!

M. LE PRESIDENT.--Vous tuez les vivants et vous evoquez les morts;
ce n'est pas de la discussion. (_Interruption prolongee.--Rires
approbatifs a droite._)

M. VICTOR HUGO.--Comment, messieurs, apres avoir fait appel, dans les
termes les plus respectueux, a vos souvenirs; apres vous avoir parle
de femmes augustes, de veuves saintes, d'enfants innocents; apres
avoir fait appel a votre memoire, il ne me sera pas permis, dans cette
enceinte, apres ce qui a ete entendu ces jours passes, il ne me sera
pas permis d'invoquer l'histoire comme un avertissement, entendez-le
bien, mais non comme une menace? il ne me sera pas permis de dire que
les restaurations commencent d'une maniere qui semble triomphante et
finissent d'une maniere fatale? il ne me sera pas permis de vous dire
que les restaurations commencent par l'eblouissement d'elles-memes, et
finissent par ce qu'on a appele des catastrophes, et d'ajouter que si
vous frappez du pied ce pave fatal qui est a deux pas de vous, a deux
pas de ces funestes Tuileries que vous convoitez encore, vous en ferez
sortir, a votre choix, l'echafaud qui precipite la vieille monarchie
dans la tombe, ou le fiacre qui emporte la royaute nouvelle dans
l'exil! (_Rumeurs a droite.--Bravos a gauche_) il ne me sera pas
permis de dire cela! Et on appelle cela une discussion libre! (_Vive
approbation et applaudissements a gauche._)

M. EMILE DE GIRARDIN.--Elle l'etait hier!

M. VICTOR HUGO.--Ah! je proteste! Vous voulez etouffer ma voix; mais
on l'entendra cependant.... (_Reclamations a droite._) On l'entendra.

Les hommes habiles qui sont parmi vous, et il y en a, je ne fais nulle
difficulte d'en convenir....

UNE VOIX A DROITE.--Vous etes bien bon!

M. VICTOR HUGO.--Les hommes habiles qui sont parmi vous se croient
forts en ce moment, parce qu'ils s'appuient sur une coalition des
interets effrayes. Etrange point d'appui que la peur! mais, pour faire
le mal, c'en est un.--Messieurs, voici ce que j'ai a dire a ces
hommes habiles. Avant peu, et quoi que vous fassiez, les interets se
rassureront; et, a mesure qu'ils reprendront confiance, vous la
perdrez.

Oui, avant peu, les interets comprendront qu'a l'heure qu'il est,
qu'au dix-neuvieme siecle, apres l'echafaud de Louis XVI....

M. DE MONTEBELLO.--Encore!

M. VICTOR HUGO.--... Apres l'ecroulement de Napoleon, apres l'exil
de Charles X, apres la chute de Louis-Philippe, apres la revolution
francaise, en un mot, c'est-a-dire apres le renouvellement complet,
absolu, prodigieux, des principes, des croyances, des opinions, des
situations, des influences et des faits, c'est la republique qui
est la terre ferme, et c'est la monarchie qui est l'aventure.
(_Applaudissements._)

Mais l'honorable M. Berryer vous disait hier: Jamais la France ne
s'accommodera de la democratie!

A DROITE.--Il n'a pas dit cela!

UNE VOIX A DROITE.--Il a dit de la republique.

M. DE MONTEBELLO.--C'est autre chose.

M. MATHIEU BOURDON.--C'est tout different.

M. VICTOR HUGO.--Cela m'est egal! j'accepte votre version. M. Berryer
nous a dit: Jamais la France ne s'accommodera de la republique.

Messieurs, il y a trente-sept ans, lors de l'octroi de la charte de
Louis XVIII, tous les contemporains l'attestent, les partisans de
la monarchie pure, les memes qui traitaient Louis XVIII de
revolutionnaire et Chateaubriand de jacobin (_hilarite_), les
partisans de la monarchie pure s'epouvantaient de la monarchie
representative, absolument comme les partisans de la monarchie
representative s'epouvantent aujourd'hui de la republique.

On disait alors: C'est bon pour l'Angleterre! exactement comme M.
Berryer dit aujourd'hui: C'est bon pour l'Amerique! (_Tres bien! tres
bien!_)

On disait: La liberte de la presse, les discussions de la tribune, des
orateurs d'opposition, des journalistes, tout cela, c'est du desordre;
jamais la France ne s'y fera! Eh bien! elle s'y est faite!

M. DE TINGUY.--Et defaite.

M. VICTOR HUGO.--La France s'est faite au regime parlementaire, elle
se fera de meme au regime democratique. C'est un pas en avant. Voila
tout. (_Mouvement._)

Apres la royaute representative, on s'habituera au surcroit de
mouvement des moeurs democratiques, de meme qu'apres la royaute
absolue on avait fini par s'habituer au surcroit d'excitation des
moeurs liberales, et la prosperite publique se degagera a travers
les agitations republicaines, comme elle se degageait a travers les
agitations constitutionnelles; elle se degagera agrandie et affermie.
Les aspirations populaires se regleront comme les passions bourgeoises
se sont reglees. Une grande nation comme la France finit toujours par
retrouver son equilibre. Sa masse est l'element de sa stabilite.

Et puis, il faut bien vous le dire, cette presse libre, cette tribune
souveraine, ces comices populaires, ces multitudes faisant cercle
autour d'une idee, ce peuple, auditoire tumultueux et tribunal
patient, ces legions de votes gagnant des batailles la ou l'emeute en
perdait, ces tourbillons de bulletins qui couvrent la France a un jour
donne, tout ce mouvement qui vous effraye n'est autre chose que la
fermentation meme du progres (_Tres bien!_), fermentation utile,
necessaire, saine, feconde, excellente! Vous prenez cela pour la
fievre? C'est la vie. (_Longs applaudissements._)

Voila ce que j'ai a repondre a M. Berryer.

Vous le voyez, messieurs, ni l'utilite, ni la stabilite politique, ni
la securite financiere, ni la prosperite publique, ni le droit, ni le
fait, ne sont du cote de la monarchie dans ce debat.

Maintenant, car il faut bien en venir la, quelle est la moralite de
cette agression contre la constitution, qui masque une agression
contre la republique?

Messieurs, j'adresse ceci en particulier aux anciens, aux chefs
vieillis, mais toujours preponderants, du parti monarchique actuel,
a ces chefs qui ont fait, comme nous, partie de l'assemblee
constituante, a ces chefs avec lesquels je ne confonds pas, je le
declare, la portion jeune et genereuse de leur parti, qui ne les suit
qu'a regret.

Du reste, je ne veux certes offenser personne, j'honore tous les
membres de cette assemblee, et s'il m'echappait quelque parole qui put
froisser qui que ce soit parmi mes collegues, je la retire d'avance.
Mais enfin, pourtant, il faut bien que je le dise, il y a eu des
royalistes autrefois....

M. CALLET.--Vous en savez quelque chose. (_Exclamations a
gauche.--N'interrompez pas!_)

M. CHARRAS, _a M. Victor Hugo_.--Descendez de la tribune.

M. VICTOR HUGO.--C'est evident! il n'y a plus de liberte de tribune!
(_Reclamations a droite._)

M. LE PRESIDENT.--Demandez a M. Michel (de Bourges) si la liberte de
la tribune est supprimee.

M. SOUBIES.--Elle doit exister pour tous et non pour un seul.

M. LE PRESIDENT.--Monsieur, l'assemblee est la meme; les orateurs
changent. C'est a l'orateur a faire l'auditeur, on vous l'a dit
avant-hier; c'est M. Michel (de Bourges) qui vous l'a dit.

M. LAMARQUE.--Il a dit le contraire.

M. LE PRESIDENT.--C'est ma variante.

M. MICHEL (de Bourges), _de sa place_.--Monsieur le president,
voulez-vous me permettre un mot? (_Signe d'assentiment de M. le
president._)

Vous avez change les termes de ce que j'ai dit hier. Ce que j'ai dit
ne vient pas de moi; c'est le plus grand orateur du dix-septieme
siecle qui l'a dit, c'est Bossuet. Il n'a pas dit que l'orateur
faisait l'auditeur; il a dit que c'etait l'auditeur qui faisait
l'orateur. (_A gauche: Tres bien! tres bien!_)

M. LE PRESIDENT.--En renversant les termes de la proposition, il y a
une verite qui est la meme; c'est qu'il y a une reaction necessaire
de l'orateur sur l'assemblee et de l'assemblee sur l'orateur. C'est
Royer-Collard lui-meme qui, desesperant de faire ecouter certaines
choses, disait aux orateurs: Faites qu'on vous ecoute.

Je declare qu'il m'est impossible de procurer le meme silence a tous
les orateurs, quand ils sont aussi dissemblables. (_Hilarite bruyante
sur les bancs de la majorite.--Rumeurs et interpellations diverses a
gauche._)

M. EMILE DE GIRARDIN.--Est-ce que l'injure est permise?

M. CHARRAS.--C'est une impertinence.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, a la citation de Royer-Collard que vient
de me faire notre honorable president, je repondrai par une citation
de Sheridan, qui disait:--Quand le president cesse de proteger
l'orateur, c'est que la liberte de la tribune n'existe plus.
--(_Applaudissements repetes a gauche._)

M. ARNAUD (de l'Ariege).--Jamais on n'a vu une pareille partialite.

M. VICTOR HUGO.--Eh bien! messieurs, que vous disais-je? Je vous
disais,--et je rattache cela a l'agression dirigee aujourd'hui contre
la republique, et je pretends tirer la moralite de cette agression--je
vous disais: Il y a eu des royalistes autrefois. Ces royalistes-la,
dont des hasards de famille ont pu meler des traditions a l'enfance de
plusieurs d'entre nous, a la mienne en particulier, puisqu'on me le
rappelle sans cesse; ces royalistes-la, nos peres les ont connus,
nos peres les ont combattus. Eh bien! ces royalistes-la, quand ils
confessaient leurs principes, c'etait le jour du danger, non le
lendemain! (_A gauche.--Tres bien! tres bien!_)

M. VICTOR HUGO.--Ce n'etaient pas des citoyens, soit; mais c'etaient
des chevaliers. Ils faisaient une chose odieuse, insensee, abominable,
impie, la guerre civile; mais ils la faisaient, ils ne la provoquaient
pas! (_Vive approbation a gauche._)

Ils avaient devant eux, debout, toute jeune, toute terrible, toute
fremissante, cette grande et magnifique et formidable revolution
francaise qui envoyait contre eux les grenadiers de Mayence, et qui
trouvait plus facile d'avoir raison de l'Europe que de la Vendee.

M. DE LA ROCHEJAQUELEIN.--C'est vrai!

M. VICTOR HUGO.--Ils l'avaient devant eux, et ils lui tenaient tete.
Ils ne rusaient pas avec elle, ils ne se faisaient pas renards devant
le lion! (_Applaudissements a gauche.--M. de la Rochejaquelein fait un
signe d'assentiment._)

M. VICTOR HUGO, _a M. de la Rochejaquelein_.--Ceci s'adresse a vous et
a votre nom; c'est un hommage que je rends aux votres.

Ils ne venaient pas lui derober, a cette revolution, l'un apres
l'autre, et pour s'en servir contre elle, ses principes, ses
conquetes, ses armes! ils cherchaient a la tuer, non a la voler!
(_Bravos a gauche._)

Ils jouaient franc jeu, en hommes hardis, en hommes convaincus, en
hommes sinceres qu'ils etaient; et ils ne venaient pas en plein midi,
en plein soleil, ils ne venaient pas en pleine assemblee de la nation,
balbutier: Vive le roi! apres avoir crie vingt-sept fois dans un
seul jour: Vive la Republique! (_Acclamations a gauche.--Bravos
prolonges._)

M. EMILE DE GIRARDIN.--Ils n'envoyaient pas d'argent pour les blesses
de Fevrier.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, je resume d'un mot tout ce que je viens de
dire. La monarchie de principe, la legitimite, est morte en France.
C'est un fait qui a ete et qui n'est plus.

La legitimite restauree, ce serait la revolution a l'etat chronique,
le mouvement social remplace par les commotions periodiques. La
republique, au contraire, c'est le progres fait gouvernement.
(_Approbation._)

Finissons de ce cote.

M. LEO DE LABORDE.--Je demande la parole. (_Mouvement prolonge._)

M. MATHIEU BOURDON.--La legitimite se reveille.

(_M. de Falloux se leve._)

A GAUCHE.--Non! non! n'interrompez pas! n'interrompez pas!

(_M. de Falloux s'approche de la tribune.--Agitation bruyante._)

A GAUCHE, _a l'orateur_.--Ne laissez pas parler! ne laissez pas
parler!

M. VICTOR HUGO.--Je ne permets pas l'interruption.

(_M. de Falloux monte au bureau aupres du president, et echange avec
lui quelques paroles._)

M. VICTOR HUGO.--L'honorable M. de Falloux oublie tellement les
droits de l'orateur, que ce n'est plus a l'orateur qu'il demande la
permission de l'interrompre, c'est au president.

M. DE FALLOUX, _revenant au pied de la tribune_.--Je vous demande la
permission de vous interrompre.

M. VICTOR HUGO.--Je ne vous la donne pas.

M. LE PRESIDENT.--Vous avez la parole, monsieur Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.--Mais des publicistes d'une autre couleur, des
journaux d'une autre nuance, qui expriment bien incontestablement
la pensee du gouvernement, car ils sont vendus dans les rues avec
privilege et a l'exclusion de tous les autres, ces journaux nous
crient:

--Vous avez raison; la legitimite est impossible, la monarchie de
droit divin et de principe est morte; mais l'autre, la monarchie
de gloire, l'empire, celle-la est non-seulement possible, mais
necessaire.

Voila le langage qu'on nous tient.

Ceci est l'autre cote de la question monarchie. Examinons.

Et d'abord, la monarchie de gloire, dites-vous! Tiens! vous avez de la
gloire? Montrez-nous-la! (_Hilarite._) Je serais curieux de voir de
la gloire sous ce gouvernement-ci! (_Rires et applaudissements a
gauche._)

Voyons! votre gloire, ou est-elle? Je la cherche. Je regarde autour de
moi. De quoi se compose-t-elle?

M. LEPIC.--Demandez a votre pere!

M. VICTOR HUGO.--Quels en sont les elements? Qu'est-ce que j'ai devant
moi? Qu'est-ce que nous avons devant les yeux? Toutes nos libertes
prises au piege l'une apres l'autre et garrottees; le suffrage
universel trahi, livre, mutile; les programmes socialistes aboutissant
a une politique jesuite; pour gouvernement, une immense intrigue
(_mouvement_), l'histoire dira peut-etre un complot ... (_vive
sensation_) je ne sais quel sous-entendu inoui qui donne a la
republique l'empire pour but, et qui fait de cinq cent mille
fonctionnaires une sorte de franc-maconnerie bonapartiste au milieu
de la nation! toute reforme ajournee ou bafouee, les impots
improportionnels et onereux au peuple maintenus ou retablis, l'etat de
siege pesant sur cinq departements, Paris et Lyon mis en surveillance,
l'amnistie refusee, la transportation aggravee, la deportation votee,
des gemissements a la kasbah de Bone, des tortures a Belle-Isle, des
casemates ou l'on ne veut pas laisser pourrir des matelas, mais ou on
laisse pourrir des hommes! ... (_sensation_) la presse traquee, le
jury trie, pas assez de justice et beaucoup trop de police, la misere
en bas, l'anarchie en haut, l'arbitraire, la compression, l'iniquite!
au dehors, le cadavre de la republique romaine! (_Bravos a gauche._)

VOIX A DROITE.--C'est le bilan de la republique.

M. LE PRESIDENT.--Laissez donc; n'interrompez pas. Cela constate que
la tribune est libre. Continuez. (_Tres bien! tres bien! a gauche._)

M. CHARRAS.--Libre malgre vous.

M. VICTOR HUGO.--... La potence, c'est-a-dire l'Autriche
(_mouvement_), debout sur la Hongrie, sur la Lombardie, sur Milan, sur
Venise; la Sicile livree aux fusillades; l'espoir des nationalites
dans la France detruit; le lien intime des peuples rompu; partout
le droit foule aux pieds, au nord comme au midi, a Cassel comme a
Palerme; une coalition de rois latente et qui n'attend que l'occasion;
notre diplomatie muette, je ne veux pas dire complice; quelqu'un qui
est toujours lache devant quelqu'un qui est toujours insolent; la
Turquie laissee sans appui contre le czar et forcee d'abandonner les
proscrits; Kossuth, agonisant dans un cachot de l'Asie Mineure; voila
ou nous en sommes! La France baisse la tete, Napoleon tressaille
de honte dans sa tombe, et cinq ou six mille coquins crient: Vive
l'empereur! Est-ce tout cela que vous appelez votre gloire, par
hasard? (_Profonde agitation._)

M. DE LADEVANSAYE.--C'est la republique qui nous a donne tout cela!

M. LE PRESIDENT.--C'est aussi au gouvernement de la republique qu'on
reproche tout cela!

M. VICTOR HUGO.--Maintenant, votre empire, causons-en, je le veux
bien. (_Rires a gauche._)

M. VIEILLARD [Note: Senateur, sous l'empire, a 30,000 francs par
an.]--Personne n'y songe, vous le savez bien.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, des murmures tant que vous voudrez, mais
pas d'equivoques. On me crie: Personne ne songe a l'empire. J'ai pour
habitude d'arracher les masques.

Personne ne songe a l'empire, dites-vous? Que signifient donc ces cris
payes de: Vive l'empereur? Une simple question: Qui les paye?

Personne ne songe a l'empire, vous venez de l'entendre! Que signifient
donc ces paroles du general Changarnier, ces allusions aux pretoriens
en debauche applaudies par vous? Que signifient ces paroles de M.
Thiers, egalement applaudies par vous: L'empire est fait?

Que signifie ce petitionnement ridicule et mendie pour la prolongation
des pouvoirs?

Qu'est-ce que la prolongation, s'il vous plait? C'est le consulat a
vie. Ou mene le consulat a vie? A l'empire! Messieurs, il y a la une
intrigue! Une intrigue, vous dis-je! J'ai le droit de la fouiller. Je
la fouille. Allons! le grand jour sur tout cela!

Il ne faut pas que la France soit prise par surprise et se trouve,
un beau matin, avoir un empereur sans savoir pourquoi! (_Applaudissements._)

Un empereur! Discutons un peu la pretention.

Quoi! parce qu'il y a eu un homme qui a gagne la bataille de Marengo,
et qui a regne, vous voulez regner, vous qui n'avez gagne que la
bataille de Satory! (_Rires._)

A GAUCHE.--Tres bien! tres bien!--Bravo!

M. EMILE DE GIRARDIN.--Il l'a perdue.

M. FERDINAND BARROT [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par
an.]--Il y a trois ans qu'il gagne une bataille, celle de l'ordre
contre l'anarchie.

M. VICTOR HUGO.--Quoi! parce que, il y a dix siecles de cela,
Charlemagne, apres quarante annees de gloire, a laisse tomber sur la
face du globe un sceptre et une epee tellement demesures que personne
ensuite n'a pu et n'a ose y toucher,--et pourtant il y a eu dans
l'intervalle des hommes qui se sont appeles Philippe-Auguste, Francois
Ier, Henri IV, Louis XIV! Quoi! parce que, mille ans apres, car il
ne faut pas moins d'une gestation de mille annees a l'humanite pour
reproduire de pareils hommes, parce que, mille ans apres, un autre
genie est venu, qui a ramasse ce glaive et ce sceptre, et qui s'est
dresse debout sur le continent, qui a fait l'histoire gigantesque dont
l'eblouissement dure encore, qui a enchaine la revolution en France
et qui l'a dechainee en Europe, qui a donne a son nom, pour synonymes
eclatants, Rivoli, Iena, Essling, Friedland, Montmirail! Quoi!
parce que, apres dix ans d'une gloire immense, d'une gloire presque
fabuleuse a force de grandeur, il a, a son tour, laisse tomber
d'epuisement ce sceptre et ce glaive qui avaient accompli tant de
choses colossales, vous venez, vous, vous voulez, vous, les ramasser
apres lui, comme il les a ramasses, lui, Napoleon, apres Charlemagne,
et prendre dans vos petites mains ce sceptre des titans, cette epee
des geants! Pour quoi faire? (_Longs applaudissements._) Quoi! apres
Auguste, Augustule! Quoi! parce que nous avons eu Napoleon le Grand,
il faut que nous ayons Napoleon le Petit! (_La gauche applaudit, la
droite crie. La seance est interrompue pendant plusieurs minutes.
Tumulte inexprimable._)

A GAUCHE.--Monsieur le president, nous avons ecoute M. Berryer; la
droite doit ecouter M. Victor Hugo. Faites taire la majorite.

M. SAVATIER-LAROCHE.--On doit le respect aux grands orateurs. (_A
gauche: Tres bien!_)

M. DE LA MOSKOWA [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par
an.]--M. le president devrait faire respecter le gouvernement de la
republique dans la personne du president de la republique.

M. LEPIC [Note: Plus tard, aide de camp de l'empereur.]--On deshonore
la republique!

M. DE LA MOSKOWA.--Ces messieurs crient: _Vive la republique!_ et
insultent le president.

M. ERNEST DE GIRARDIN.--Napoleon Bonaparte a eu six millions de
suffrages; vous insultez l'elu du peuple! (_Vive agitation au banc des
ministres.--M. le president essaye en vain de se faire entendre au
milieu du bruit._)

M. DE LA MOSKOWA.--Et, sur les bancs des ministres, pas un mot
d'indignation n'eclate a de pareilles paroles!

M. BAROCHE, _ministre des affaires etrangeres_ [Note: President du
conseil d'etat de l'empire, a 150,000 francs par an.]--Discutez, mais
n'insultez pas.

M. LE PRESIDENT.--Vous avez le droit de contester l'abrogation
de l'art. 45 en termes de droit, mais vous n'avez pas le droit
d'insulter! (_Les applaudissements de l'extreme gauche redoublent et
couvrent la voix de M. le president._)

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES.--Vous discutez des projets
qu'on n'a pas, et vous insultez! (_Les applaudissements de l'extreme
gauche continuent._)

UN MEMBRE DE L'EXTREME GAUCHE.--Il fallait defendre la republique hier
quand on l'attaquait!

M. LE PRESIDENT.--L'opposition a affecte de couvrir d'applaudissements
et mon observation et celle de M. le ministre, que la mienne avait
precedee.

Je disais a M. Victor Hugo qu'il a parfaitement le droit de contester
la convenance de demander la revision de l'art. 45 en termes de droit,
mais qu'il n'a pas le droit de discuter, sous une forme insultante,
une candidature personnelle qui n'est pas en jeu.

VOIX A L'EXTREME GAUCHE.--Mais si, elle est en jeu.

M. CHARRAS.--Vous l'avez vue vous-meme a Dijon, face a face.

M. LE PRESIDENT.--Je vous rappelle a l'ordre ici, parce que je suis
president; a Dijon, je respectais les convenances, et je me suis tu.

M. CHARRAS.--On ne les a pas respectees envers vous.

M. VICTOR HUGO.--Je reponds a M. le ministre et a M. le president, qui
m'accusent d'offenser M. le president de la republique, qu'ayant le
droit constitutionnel d'accuser M. le president de la republique, j'en
userai le jour ou je le jugerai convenable, et je ne perdrai pas mon
temps a l'offenser; mais ce n'est pas l'offenser que de dire qu'il
n'est pas un grand homme. (_Vives reclamations sur quelques bancs de
la droite._)

M. BRIFFAUT.--Vos insultes ne peuvent aller jusqu'a lui.

M. DE CAULAINCOURT.--Il y a des injures qui ne peuvent l'atteindre,
sachez-le bien!

M. LE PRESIDENT.--Si vous continuez apres mon avertissement, je vous
rappellerai a l'ordre.

M. VICTOR HUGO.--Voici ce que j'ai a dire, et M. le president ne
m'empechera pas de completer mon explication. (_Vive agitation._)

Ce que nous demandons a M. le president responsable de la republique,
ce que nous attendons de lui, ce que nous avons le droit d'attendre
fermement de lui, ce n'est pas qu'il tienne le pouvoir en grand homme,
c'est qu'il le quitte en honnete homme.

A GAUCHE.--Tres bien! tres bien!

M. CLARY [Note: Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.] Ne le
calomniez pas, en attendant.

M. VICTOR HUGO.--Ceux qui l'offensent, ce sont ceux de ses amis qui
laissent entendre que le deuxieme dimanche de mai il ne quittera pas
le pouvoir purement et simplement, comme il le doit, a moins d'etre un
seditieux.

VOIX A GAUCHE.--Et un parjure!

M. VIEILLARD [Note: Senateur de l'empire.]--Ce sont la des calomnies,
M. Victor Hugo le sait bien.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs de la majorite, vous avez supprime la
liberte de la presse; voulez-vous supprimer la liberte de la tribune?
(_Mouvement._) Je ne viens pas demander de la faveur, je viens
demander de la franchise. Le soldat qu'on empeche de faire son devoir
brise son epee; si la liberte de la tribune est morte, dites-le-moi,
afin que je brise mon mandat. Le jour ou la tribune ne sera plus
libre, j'en descendrai pour n'y plus remonter. (_A droite: Le beau
malheur!_) La tribune sans liberte n'est acceptable que pour l'orateur
sans dignite. (_Profonde sensation._)

Eh bien! si la tribune est respectee, je vais voir. Je continue.

Non! apres Napoleon le Grand, je ne veux pas de Napoleon le Petit!

Allons! respectez les grandes choses. Treve aux parodies! Pour qu'on
puisse mettre un aigle sur les drapeaux, il faut d'abord avoir un
aigle aux Tuileries! Ou est l'aigle? (_Longs applaudissements._)

M. LEON FAUCHER.--L'orateur insulte le president de la republique.
(_Oui! oui! a droite._)

M. LE PRESIDENT.--Vous offensez le president de la republique. (_Oui!
oui! a droite.--M. Abbatucci_ [Note: Ministre de la justice de
l'empire, 120,000 francs par an.] _gesticule vivement._)

M. VICTOR HUGO.--Je reprends.

Messieurs, comme tout le monde, comme vous tous, j'ai tenu dans mes
mains ces journaux, ces brochures, ces pamphlets imperialistes ou
cesaristes, comme on dit aujourd'hui. Une idee me frappe, et il m'est
impossible de ne pas la communiquer a l'assemblee. (_Agitation.
L'orateur poursuit:_) Oui, il m'est impossible de ne pas la laisser
deborder devant cette assemblee. Que dirait ce soldat, ce grand soldat
de la France, qui est couche la, aux Invalides, et a l'ombre duquel on
s'abrite, et dont on invoque si souvent et si etrangement le nom? que
dirait ce Napoleon qui, parmi tant de combats prodigieux, est alle, a
huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie moscovite a
ce grand duel de 1812? que dirait ce sublime esprit qui n'entrevoyait
qu'avec horreur la possibilite d'une Europe cosaque, et qui, certes,
quels que fussent ses instincts d'autorite, lui preferait l'Europe
republicaine? que dirait-il, lui! si, du fond de son tombeau, il
pouvait voir que son empire, son glorieux et belliqueux empire, a
aujourd'hui pour panegyristes, pour apologistes, pour theoriciens
et pour reconstructeurs, qui? des hommes qui, dans notre epoque
rayonnante et libre, se tournent vers le nord avec un desespoir qui
serait risible, s'il n'etait monstrueux? des hommes qui, chaque
fois qu'ils nous entendent prononcer les mots democratie, liberte,
humanite, progres, se couchent a plat ventre avec terreur et se
collent l'oreille contre terre pour ecouter s'ils n'entendront pas
enfin venir le canon russe!

(_Longs applaudissements a gauche. Clameurs a droite.--Toute la
droite se leve et couvre de ses cris les dernieres paroles de
l'orateur.--A l'ordre! a l'ordre! a l'ordre._)

(_Plusieurs ministres se levent sur leurs bancs et protestent avec
vivacite contre les paroles de l'orateur. Le tumulte va croissant. Des
apostrophes violentes sont lancees a l'orateur par un grand nombre de
membres. MM. Bineau [Note: Senateur, 30,000 francs, et ministre des
finances de l'empire, 120,000 francs; total, 150,000 francs par an.],
le general Gourgaud et plusieurs autres representants siegeant sur les
premiers bancs de la droite se font remarquer par leur animation._)

M. LE MINISTRE DES AFFAIRES ETRANGERES. [Note: Le meme Baroche.]
--Vous savez bien que cela n'est pas vrai! Au nom de la France, nous
protestons!

M. DE RANCE. [Note: Commissaire general de police de l'empire, a
40,000 francs par an.]--Nous demandons le rappel a l'ordre.

M. DE CROUSEILHES, _ministre de l'instruction publique_. [Note:
Senateur de l'empire, a 30,000 francs par an.]--Faites une application
personnelle de vos paroles! A qui les appliquez-vous? Nommez! nommez!

M. LE PRESIDENT.--Je vous rappelle a l'ordre, monsieur Yictor Hugo,
parce que, malgre mes avertissements, vous ne cessez pas d'insulter.

QUELQUES VOIX A DROITE.--C'est un insulteur a gages!

M. CHAPOT.--Que l'orateur nous dise a qui il s'adresse.

M. DE STAPLANDE.--Nommez ceux que vous accusez, si vous en avez le
courage! (_Agitation tumultueuse._)

VOIX DIVERSES A DROITE.--Vous etes un infame calomniateur.--C'est une
lachete et une insolence. (_A l'ordre! a l'ordre!_)

M. LE PRESIDENT.--Avec le bruit que vous faites, vous avez empeche
d'entendre le rappel a l'ordre que j'ai prononce.

M. VICTOR HUGO.--Je demande a m'expliquer. (_Murmures bruyants et
prolonges._)

M. DE HEECKEREN [Note: Senateur de l'empire.]--Laissez, laissez-le
jouer sa piece!

M. LEON FAUCHER, _ministre de l'interieur_.--L'orateur....
(_Interruption a gauche._) L'orateur....

A GAUCHE.--Vous n'avez pas la parole!

M. LE PRESIDENT.--Laissez M. Victor Hugo s'expliquer. Il est rappele a
l'ordre.

M. LE MINISTRE DE L'INTERIEUR.--Comment! messieurs, un orateur pourra
insulter ici le president de la republique.... (_Bruyante interruption
a gauche._)

M. VICTOR HUGO.--Laissez-moi m'expliquer! je ne vous cede pas la
parole.

M. LE PRESIDENT.--Vous n'avez pas la parole. Ce n'est pas a vous a
faire la police de l'assemblee. M. Victor Hugo est rappele a l'ordre;
il demande a s'expliquer; je lui donne la parole, et vous rendrez la
police impossible si vous voulez usurper mes fonctions.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, vous allez voir le danger des
interruptions precipitees. (_Plus haut! plus haut!_) J'ai ete rappele
a l'ordre, et un honorable membre que je n'ai pas l'honneur de
connaitre....

UN MEMBRE _sort des bancs de la droite, vient jusqu'au pied de la
tribune et dit_:

--C'est moi.

M. VICTOR HUGO.--Qui, vous?

L'INTERRUPTEUR.--Moi!

M. VICTOR HUGO.--Soit. Taisez-vous.

L'INTERRUPTEUR.--Nous n'en voulons pas entendre davantage. La mauvaise
litterature fait la mauvaise politique. Nous protestons au nom de
la langue francaise et de la tribune francaise. Portez tout ca a la
Porte-Saint-Martin, monsieur Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.--Vous savez mon nom, a ce qu'il parait, et moi je ne
sais pas le votre. Comment vous appelez-vous?

L'INTERRUPTEUR.--Bourbousson.

M. VICTOR HUGO.--C'est plus que je n'esperais. (_Long eclat de rire
sur tous les bancs. L'interrupteur regagne sa place._)

M. VICTOR HUGO, _reprenant_ ...--Donc, monsieur Bourbousson dit qu'il
faudrait m'appliquer la censure.

VOIX A DROITE.--Oui! oui!

M. VICTOR HUGO.--Pourquoi? Pour avoir qualifie comme c'est mon droit,
... (_denegations a droite_) pour avoir qualifie les auteurs des
pamphlets cesaristes ... (_Reclamations a droite.--M. Victor Hugo se
penche vers le stenographe du_ Moniteur _et lui demande communication
immediate de la phrase de son discours qui a provoque l'emotion de
rassemblee._)

VOIX A DROITE.--M. Victor Hugo n'a pas le droit de faire changer la
phrase au _Moniteur_.

M. LE PRESIDENT.--L'assemblee s'est soulevee contre les paroles qui
ont du etre recueillies par le stenographe du _Moniteur_. Le rappel a
l'ordre s'applique a ces paroles, telles que vous les avez prononcees,
et qu'elles resteront certainement. Maintenant, en vous expliquant, si
vous les changez, l'assemblee sera juge.

M. VICTOR HUGO.--Comme le stenographe du _Moniteur_ les a recueillies
de ma bouche ... (_Interruptions diverses._)

PLUSIEURS MEMBRES.--Vous les avez changees!--Vous avez parle au
stenographe! (_Bruit confus._)

M. DE PANAT, _questeur, et autres membres_.--Vous n'avez rien a
craindre. Les paroles paraitront au _Moniteur_ comme elles sont
sorties de la bouche de l'orateur.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, demain, quand vous lirez le _Moniteur_ ...
(_rumeurs a droite_) quand vous y lirez cette phrase que vous avez
interrompue et que vous n'avez pas entendue, cette phrase dans
laquelle je dis que Napoleon s'etonnerait, s'indignerait de voir que
son empire, son glorieux empire, a aujourd'hui pour theoriciens et
pour reconstructeurs, qui? des hommes qui, chaque fois que nous
prononcons les mots _democratie, liberte, humanite, progres_, se
couchent a plat ventre avec terreur, et se collent l'oreille contre
terre pour ecouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon
russe....

VOIX A DROITE.--A qui appliquez-vous cela?

M. VICTOR HUGO.--J'ai ete rappele a l'ordre pour cela!

M. DE TREVENEUC.--A quel parti vous adressez-vous? VOIX A GAUCHE.--A
Romieu! au _Spectre rouge_!

M. LE PRESIDENT, _a M. Victor Hugo_.--Vous ne pouvez pas isoler une
phrase de votre discours entier. Et tout cela est venu a la suite
d'une comparaison insultante entre l'empereur qui n'est plus et le
president de la republique qui existe. (_Agitation prolongee.--Un
grand nombre de membres descendent dans l'hemicycle; ce n'est qu'avec
peine que, sur l'ordre de M. le president, les huissiers font
reprendre les places et ramenent un peu de silence._)

M. VICTOR HUGO.--Vous reconnaitrez demain la verite de mes paroles.

VOIX A DROITE.--Vous avez dit: _Vous_.

M. VICTOR HUGO.--Jamais, et je le dis du haut de cette tribune, jamais
il n'est entre dans mon esprit un seul instant de s'adresser a qui que
ce soit dans l'assemblee. (_Reclamations et rires bruyants a droite._)

M. LE PRESIDENT.--Alors l'insulte reste tout entiere pour M. le
president de la republique.

M. DE HEECKEREN [Footnote: Senateur.].--S'il ne s'agit pas de nous,
pourquoi nous le dire, et ne pas reserver la chose pour _l'Evenement_?

M. VICTOR HUGO, _se tournant vers M. le president_. --Vous voyez bien
que la majorite se pretend insultee. Ce n'est pas du president de la
Republique qu'il s'agit maintenant!

M. LE PRESIDENT.--Vous l'avez traine aussi bas que possible....

M. VICTOR HUGO.--Ce n'est pas la la question!

M. LE PRESIDENT.--Dites que vous n'avez pas voulu insulter M. le
president de la republique dans votre parallele, a la bonne heure!
(_L'agitation continue; des apostrophes d'une extreme violence, sont
adressees a l'orateur et echangees entre plusieurs membres de droite
et de gauche. M. Lefebvre-Durufle, s'approchant de la tribune, remet a
l'orateur une feuille de papier qu'il le prie de lire._)

M. VICTOR HUGO, _apres avoir lu_.--On me transmet l'observation que
voici, et a laquelle je vais donner immediatement satisfaction. Voici:

"Ce qui a revolte l'assemblee, c'est que vous avez dit _vous_, et que
vous n'avez pas parle indirectement."

L'auteur de cette observation reconnaitra demain, en lisant le
_Moniteur_, que je n'ai pas dit _vous_, que j'ai parle indirectement,
que je ne me suis adresse a personne directement dans l'assemblee. Et
je repete que je ne m'adresse a personne.

Faisons cesser ce malentendu.

VOIX A DROITE.--Bien! bien! Passez outre.

M. LE PRESIDENT.--Faites sortir l'assemblee de l'etat ou vous l'avez
mise.

Messieurs, veuillez faire silence.

M. VICTOR HUGO.--Vous lirez demain le _Moniteur_ qui a recueilli mes
paroles, et vous regretterez votre precipitation. Jamais je n'ai songe
un seul instant a un seul membre de cette assemblee, je le declare, et
je laisse mon rappel a l'ordre sur la conscience de M. le president.
(_Mouvement.--Tres bien! tres bien!_)

Encore un instant, et je descends de la tribune.

(_Le silence se retablit sur tous les bancs. L'orateur se tourne vers
la droite._)

Monarchie legitime, monarchie imperiale! qu'est-ce que vous nous
voulez? Nous sommes les hommes d'un autre age. Pour nous, il n'y a
de fleurs de lys qu'a Fontenoy, et il n'y a d'aigles qu'a Eylau et a
Wagram.

Je vous l'ai deja dit, vous etes le passe. De quel droit mettez-vous
le present en question? qu'y a-t-il de commun entre vous et lui?
Contre qui et pour qui vous coalisez-vous? Et puis, que signifie cette
coalition? Qu'est-ce que c'est que cette alliance? Qu'est-ce que c'est
que cette main de l'empire que je vois dans la main de la legitimite?
Legitimistes, l'empire a tue le duc d'Enghien! Imperialistes, la
legitimite a fusille Murat! (_Vive impression._)

Vous vous touchez les mains; prenez garde, vous melez des taches de
sang! (_Sensation._)

Et puis qu'esperez-vous? detruire la republique? Vous entreprenez la
une besogne rude. Y avez-vous bien songe? Quand un ouvrier a travaille
dix-huit heures, quand un peuple a travaille dix-huit siecles, et
qu'ils ont enfin l'un et l'autre recu leur payement, allez donc
essayer d'arracher a cet ouvrier son salaire et a ce peuple sa
republique!

Savez-vous ce qui fait la republique forte? savez-vous ce qui la fait
invincible? savez-vous ce qui la fait indestructible? Je vous l'ai dit
en commencant, et en terminant je vous le repete, c'est qu'elle est la
somme du labeur des generations, c'est qu'elle est le produit accumule
des efforts anterieurs, c'est qu'elle est un resultat historique
autant qu'un fait politique, c'est qu'elle fait pour ainsi dire partie
du climat actuel de la civilisation, c'est qu'elle est la forme
absolue, supreme, necessaire, du temps ou nous vivons, c'est qu'elle
est l'air que nous respirons, et qu'une fois que les nations ont
respire cet air-la, prenez-en votre parti, elles ne peuvent plus en
respirer d'autre! Oui, savez-vous ce qui fait que la republique est
imperissable? C'est qu'elle s'identifie d'un cote avec le siecle, et
de l'autre avec le peuple! elle est l'idee de l'un et la couronne de
l'autre!

Messieurs les revisionnistes, je vous ai demande ce que vous vouliez.
Ce que je veux, moi, je vais vous le dire. Toute ma politique, la
voici en deux mots. Il faut supprimer dans l'ordre social un certain
degre de misere, et dans l'ordre politique une certaine nature
d'ambition. Plus de pauperisme et plus de monarchisme. La France ne
sera tranquille que lorsque, par la puissance des institutions qui
donneront du travail et du pain aux uns et qui oteront l'esperance aux
autres, nous aurons vu disparaitre du milieu de nous tous ceux
qui tendent la main, depuis les mendiants jusqu'aux pretendants.
(_Explosion d'applaudissements.--Cris et murmures a droite._)

M. LE PRESIDENT.--Laissez donc finir, pour l'amour de Dieu! (_On
rit._)

M. BELIN.--Pour l'amour du diner.

M. LE PRESIDENT.--Allons! de grace! de grace!

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, il y a deux sortes de questions, les
questions fausses et les questions vraies.

L'assistance, le salaire, le credit, l'impot, le sort des classes
laborieuses ...--eh! mon Dieu! ce sont la des questions toujours
negligees, toujours ajournees! Souffrez qu'on vous en parle de
temps en temps! Il s'agit du peuple, messieurs! Je continue.--Les
souffrances des faibles, du pauvre, de la femme, de l'enfant,
l'education, la penalite, la production, la consommation, la
circulation, le travail, qui contient le pain de tous, le suffrage
universel, qui contient le droit de tous, la solidarite entre hommes
et entre peuples, l'aide aux nationalites opprimees, la
fraternite francaise produisant par son rayonnement la fraternite
europeenne,--voila les questions vraies.

La legitimite, l'empire, la fusion, l'excellence de la monarchie
sur la republique, les theses philosophiques qui sont grosses de
barricades, le choix entre les pretendants,--voila les fausses
questions.

Eh bien! il faut bien vous le dire, vous quittez les questions vraies
pour les fausses questions; vous quittez les questions vivantes pour
les questions mortes. Quoi! c'est la votre intelligence politique!
Quoi! c'est la le spectacle que vous nous donnez! Le legislatif et
l'executif se querellent, les pouvoirs se prennent au collet; rien
ne se fait, rien ne va; de vaines et pitoyables disputes; les partis
tiraillent la constitution dans l'espoir de dechirer la republique;
les hommes se dementent, l'un oublie ce qu'il a jure, les autres
oublient ce qu'ils ont crie; et pendant ces agitations miserables, le
temps, c'est-a-dire la vie, se perd!

Quoi! c'est la la situation que vous nous faites! la neutralisation
de toute autorite par la lutte, l'abaissement, et, par consequent,
l'effacement du pouvoir, la stagnation, la torpeur, quelque chose de
pareil a la mort! Nulle grandeur, nulle force, nulle impulsion.
Des tracasseries, des taquineries, des conflits, des chocs. Pas de
gouvernement!

Et cela, dans quel moment?

Au moment ou, plus que jamais, une puissante initiative democratique
est necessaire! au moment ou la civilisation, a la veille de subir une
solennelle epreuve, a, plus que jamais, besoin de pouvoirs actifs,
intelligents, feconds, reformateurs, sympathiques aux souffrances du
peuple, pleins d'amour et, par consequent, pleins de force! au moment
ou les jours troubles arrivent! au moment ou tous les interets
semblent prets a entrer en lutte contre tous les principes! au moment
ou les problemes les plus formidables se dressent devant la societe
et l'attendent avec des sommations a jour fixe! au moment ou 1852
s'approche, masque, effrayant, les mains pleines de questions
redoutables! au moment ou les philosophes, les publicistes, les
observateurs serieux, ces hommes qui ne sont pas des hommes d'etat,
qui ne sont que des hommes sages, attentifs, inquiets, penches sur
l'avenir, penches sur l'inconnu, l'oeil fixe sur toutes ces obscurites
accumulees, croient entendre distinctement le bruit monstrueux de
la porte des revolutions qui se rouvre dans les tenebres. (_Vive et
universelle emotion. Quelques rires a droite._)

Messieurs, je termine. Ne nous le dissimulons pas, cette discussion,
si orageuse qu'elle soit, si profondement qu'elle remue les masses,
n'est qu'un prelude.

Je le repete, l'annee 1852 approche. L'instant arrive ou vont
reparaitre, reveillees et encouragees par la loi fatale du 31 mai,
armees par elle pour leur dernier combat contre le suffrage universel
garrotte, toutes ces pretentions dont je vous ai parle, toutes ces
legitimites antiques qui ne sont que d'antiques usurpations! L'instant
arrive ou une melee terrible se fera de toutes les formes dechues,
imperialisme, legitimisme, droit de la force, droit divin, livrant
ensemble l'assaut au grand droit democratique, au droit humain!
Ce jour-la, tout sera, en apparence, remis en question. Grace aux
revendications opiniatres du passe, l'ombre couvrira de nouveau ce
grand et illustre champ de bataille des idees et du progres qu'on
appelle la France. Je ne sais pas ce que durera cette eclipse, je ne
sais pas ce que durera ce combat; mais ce que je sais, ce qui est
certain, ce que je predis, ce que j'affirme, c'est que le droit ne
perira pas! c'est que, quand le jour reparaitra, on ne retrouvera
debout que deux combattants, le peuple et Dieu! (_Immense
acclamation.--Tous les membres de la gauche recoivent l'orateur au
pied de la tribune, et lui serrent la main. La seance est suspendue
pendant dix minutes, malgre la voix de M. Dupin et les cris des
huissiers._)




CONGRES DE LA PAIX

A PARIS


I

DISCOURS D'OUVERTURE

2l aout 1849.

M. Victor Hugo est elu president. M. Cobden est elu vice-president. M.
Victor Hugo se leve et dit:

Messieurs, beaucoup d'entre vous viennent des points du globe les
plus eloignes, le coeur plein d'une pensee religieuse et sainte. Vous
comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres
des cultes chretiens, des ecrivains eminents, plusieurs de ces hommes
considerables, de ces hommes publics et populaires qui sont les
lumieres de leur nation. Vous avez voulu dater de Paris les
declarations de cette reunion d'esprits convaincus et graves, qui ne
veulent pas seulement le bien d'un peuple, mais qui veulent le bien
de tous les peuples. (_Applaudissements._) Vous venez ajouter aux
principes qui dirigent aujourd'hui les hommes d'etat, les gouvernants,
les legislateurs, un principe superieur. Vous venez tourner en quelque
sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l'evangile, celui qui
impose la paix aux enfants du meme Dieu, et, dans cette ville qui n'a
encore decrete que la fraternite des citoyens, vous venez proclamer la
fraternite des hommes.

Soyez les bienvenus! (_Long mouvement._)

En presence d'une telle pensee et d'un tel acte, il ne peut y avoir
place pour un remerciement personnel. Permettez-moi donc, dans les
premieres paroles que je prononce devant vous, d'elever mes regards
plus haut que moi-meme, et d'oublier, en quelque sorte, le grand
honneur que vous venez de me conferer, pour ne songer qu'a la grande
chose que vous voulez faire.

Messieurs, cette pensee religieuse, la paix universelle, toutes les
nations liees entre elles d'un lien commun, l'evangile pour loi
supreme, la mediation substituee a la guerre, cette pensee religieuse
est-elle une pensee pratique? cette idee sainte est-elle une idee
realisable? Beaucoup d'esprits positifs, comme on parle aujourd'hui,
beaucoup d'hommes politiques vieillis, comme on dit, dans le maniement
des affaires, repondent: Non. Moi, je reponds avec vous, je reponds
sans hesiter, je reponds: Oui! (_applaudissements_) et je vais essayer
de le prouver tout a l'heure.

Je vais plus loin; je ne dis pas seulement: C'est un but realisable,
je dis: C'est un but inevitable; on peut en retarder ou en hater
l'avenement, voila tout. La loi du monde n'est pas et ne peut pas
etre distincte de la loi de Dieu. Or, la loi de Dieu, ce n'est pas la
guerre, c'est la paix. (_Applaudissements._) Les hommes ont commence
par la lutte, comme la creation par le chaos. (_Bravo! bravo!_) D'ou
viennent-ils? De la guerre; cela est evident. Mais ou vont-ils? A la
paix; cela n'est pas moins evident.

Quand vous affirmez ces hautes verites, il est tout simple que votre
affirmation rencontre la negation; il est tout simple que votre foi
rencontre l'incredulite; il est tout simple que, dans cette heure de
nos troubles et de nos dechirements, l'idee de la paix universelle
surprenne et choque presque comme l'apparition de l'impossible et de
l'ideal; il est tout simple que l'on crie a l'utopie; et, quant a moi,
humble et obscur ouvrier dans cette grande oeuvre du dix-neuvieme
siecle, j'accepte cette resistance des esprits sans qu'elle m'etonne
ni me decourage. Est-il possible que vous ne fassiez pas detourner les
tetes et fermer les yeux dans une sorte d'eblouissement, quand,
au milieu des tenebres qui pesent encore sur nous, vous ouvrez
brusquement la porte rayonnante de l'avenir? (_Applaudissements._)

Messieurs, si quelqu'un, il y a quatre siecles, a l'epoque ou la
guerre existait de commune a commune, de ville a ville, de province
a province, si quelqu'un eut dit a la Lorraine, a la Picardie, a la
Normandie, a la Bretagne, a l'Auvergne, a la Provence, au Dauphine, a
la Bourgogne: Un jour viendra ou vous ne vous ferez plus la guerre, un
jour viendra ou vous ne leverez plus d'hommes d'armes les uns contre
les autres, un jour viendra ou l'on ne dira plus:--Les normands ont
attaque les picards, les lorrains ont repousse les bourguignons. Vous
aurez bien encore des differends a regler, des interets a debattre,
des contestations a resoudre, mais savez-vous ce que vous mettrez a la
place des hommes d'armes? savez-vous ce que vous mettrez a la place
des gens de pied et de cheval, des canons, des fauconneaux, des
lances, des piques, des epees? Vous mettrez une petite boite de sapin
que vous appellerez l'urne du scrutin, et de cette boite il sortira,
quoi? une assemblee! une assemblee en laquelle vous vous sentirez
tous vivre, une assemblee qui sera comme votre ame a tous, un concile
souverain et populaire qui decidera, qui jugera, qui resoudra tout
en loi, qui fera tomber le glaive de toutes les mains et surgir la
justice dans tous les coeurs, qui dira a chacun: La finit ton
droit, ici commence ton devoir. Bas les armes! vivez en paix!
(_Applaudissements._) Et ce jour-la, vous vous sentirez une pensee
commune, des interets communs, une destinee commune; vous vous
embrasserez, vous vous reconnaitrez fils du meme sang et de la meme
race; ce jour-la, vous ne serez plus des peuplades ennemies, vous
serez un peuple; vous ne serez plus la Bourgogne, la Normandie, la
Bretagne, la Provence, vous serez la France. Vous ne vous appellerez
plus la guerre, vous vous appellerez la civilisation.

Si quelqu'un eut dit cela a cette epoque, messieurs, tous les hommes
positifs, tous les gens serieux, tous les grands politiques d'alors se
fussent ecries:--Oh! le songeur! Oh! le reve-creux! Comme cet homme
connait peu l'humanite! Que voila une etrange folie et une absurde
chimere!--Messieurs, le temps a marche, et cette chimere, c'est la
realite. (_Mouvement._)

Et, j'insiste sur ceci, l'homme qui eut fait cette prophetie sublime
eut ete declare fou par les sages, pour avoir entrevu les desseins de
Dieu! (_Nouveau mouvement._)

Eh bien! vous dites aujourd'hui, et je suis de ceux qui disent
avec vous, tous, nous qui sommes ici, nous disons a la France, a
l'Angleterre, a la Prusse, a l'Autriche, a l'Espagne, a l'Italie, a la
Russie, nous leur disons:

Un jour viendra ou les armes vous tomberont des mains, a vous aussi!
Un jour viendra ou la guerre paraitra aussi absurde et sera aussi
impossible entre Paris et Londres, entre Petersbourg et Berlin, entre
Vienne et Turin, qu'elle serait impossible et qu'elle paraitrait
absurde aujourd'hui entre Rouen et Amiens, entre Boston et
Philadelphie. Un jour viendra ou vous France, vous Russie, vous
Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du
continent, sans perdre vos qualites distinctes et votre glorieuse
individualite, vous vous fondrez etroitement dans une unite
superieure, et vous constituerez la fraternite europeenne, absolument
comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace,
toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra
ou il n'y aura plus d'autres champs de bataille que les marches
s'ouvrant au commerce et les esprits s'ouvrant aux idees. Un jour
viendra ou les boulets et les bombes seront remplaces par les votes,
par le suffrage universel des peuples, par le venerable arbitrage d'un
grand senat souverain qui sera a l'Europe ce que le parlement est a
l'Angleterre, ce que la diete est a l'Allemagne, ce que l'assemblee
legislative est a la France! (_Applaudissements._) Un jour viendra ou
l'on montrera un canon dans les musees comme on y montre aujourd'hui
un instrument de torture, en s'etonnant que cela ait pu etre! (_Rires
et bravos._) Un jour viendra ou l'on verra ces deux groupes
immenses, les Etats-Unis d'Amerique, les Etats-Unis d'Europe
(_applaudissements_), places en face l'un de l'autre, se tendant la
main par-dessus les mers, echangeant leurs produits, leur commerce,
leur industrie, leurs arts, leurs genies, defrichant le globe,
colonisant les deserts, ameliorant la creation sous le regard du
createur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-etre de tous,
ces deux forces infinies, la fraternite des hommes et la puissance de
Dieu! (_Longs applaudissements._)

Et ce jour-la, il ne faudra pas quatre cents ans pour l'amener,
car nous vivons dans un temps rapide, nous vivons dans le courant
d'evenements et d'idees le plus impetueux qui ait encore entraine
les peuples, et, a l'epoque ou nous sommes, une annee fait parfois
l'ouvrage d'un siecle.

Et francais, anglais, belges, allemands, russes, slaves, europeens,
americains, qu'avons-nous a faire pour arriver le plus tot possible a
ce grand jour? Nous aimer. (_Immenses applaudissements._)

Nous aimer! Dans cette oeuvre immense de la pacification, c'est la
meilleure maniere d'aider Dieu!

Car Dieu le veut, ce but sublime! Et voyez, pour y atteindre, ce qu'il
fait de toutes parts! Voyez que de decouvertes il fait sortir du genie
humain, qui toutes vont a ce but, la paix! Que de progres, que de
simplifications! Comme la nature se laisse de plus en plus dompter
par l'homme! comme la matiere devient de plus en plus l'esclave de
l'intelligence et la servante de la civilisation! comme les causes de
guerre s'evanouissent avec les causes de souffrance! comme les peuples
lointains se touchent! comme les distances se rapprochent! Et le
rapprochement, c'est le commencement de la fraternite.

Grace aux chemins de fer, l'Europe bientot ne sera pas plus grande
que ne l'etait la France au moyen age! Grace aux navires a vapeur, on
traverse aujourd'hui l'Ocean plus aisement qu'on ne traversait
autrefois la Mediterranee! Avant peu, l'homme parcourra la terre comme
les dieux d'Homere parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques
annees, et le fil electrique de la concorde entourera le globe et
etreindra le monde. (_Applaudissements._)

Ici, messieurs, quand j'approfondis ce vaste ensemble, ce vaste
concours d'efforts et d'evenements, tous marques du doigt de Dieu;
quand je songe a ce but magnifique, le bien-etre des hommes, la
paix; quand je considere ce que la providence fait pour et ce que la
politique fait contre, une reflexion douloureuse s'offre a mon esprit.

Il resulte des statistiques et des budgets compares que les nations
europeennes depensent tous les ans, pour l'entretien de leurs armees,
une somme qui n'est pas moindre de deux milliards, et qui, si l'on y
ajoute l'entretien du materiel des etablissements de guerre, s'eleve
a trois milliards. Ajoutez-y encore le produit perdu des journees de
travail de plus de deux millions d'hommes, les plus sains, les plus
vigoureux, les plus jeunes, l'elite des populations, produit que vous
ne pouvez pas evaluer a moins d'un milliard, et vous arrivez a ceci
que les armees permanentes coutent annuellement a l'Europe quatre
milliards. Messieurs, la paix vient de durer trente-deux ans, et en
trente-deux ans la somme monstrueuse de cent vingt-huit milliards a
ete depensee pendant la paix pour la guerre! (_Sensation._) Supposez
que les peuples d'Europe, au lieu de se defier les uns des autres, de
se jalouser, de se hair, se fussent aimes; supposez qu'ils se fussent
dit qu'avant meme d'etre francais, ou anglais, ou allemand, on est
homme, et que, si les nations sont des patries, l'humanite est une
famille. Et maintenant, cette somme de cent vingt-huit milliards, si
follement et si vainement depensee par la defiance, faites-la depenser
par la confiance! ces cent vingt-huit milliards donnes a la haine,
donnez-les a l'harmonie! ces cent vingt-huit milliards donnes a la
guerre, donnez-les a la paix! (_Applaudissements._) donnez-les
au travail, a l'intelligence, a l'industrie, au commerce
la navigation, a l'agriculture, aux sciences, aux arts, et
representez-vous le resultat. Si, depuis trente-deux ans, cette
gigantesque somme de cent vingt-huit milliards avait ete depensee de
cette facon, l'Amerique, de son cote, aidant l'Europe, savez-vous
ce qui serait arrive? La face du monde serait changee! les isthmes
seraient coupes, les fleuves creuses, les montagnes percees, les
chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande
du globe aurait centuple, et il n'y aurait plus nulle part ni landes,
ni jacheres, ni marais; on batirait des villes la ou il n'y a encore
que des solitudes; on creuserait des ports la ou il n'y a encore que
des ecueils; l'Asie serait rendue a la civilisation, l'Afrique serait
rendue a l'homme; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes
les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misere
evanouirait! Et savez-vous ce qui s'evanouirait avec la misere? Les
revolutions. (_Bravos prolonges_.) Oui, la face du monde serait
changee! Au lieu de se dechirer entre-soi, on se repandrait
pacifiquement sur l'univers! Aulieu de faire des revolutions, on
ferait des colonies! Aulieu d'apporter la barbarie a la civilisation,
on apporterait la civilisation a la barbarie! (_Nouveaux
applaudissements_.)

Voyez, messieurs, dans quel aveuglement la preoccupation de la guerre
jette les nations et les gouvernants; si les cent vingt-huit milliards
qui ont ete donnes par l'Europe depuis trente-deux ans a la guerre qui
n'existait pas avaient ete donnes a la paix qui existait, disons-le,
et disons-le bien haut, on n'aurait rien vu en Europe de ce qu'on y
voit en ce moment; le continent, au lieu d'etre un champ de bataille,
serait un atelier; et, au lieu de ce spectacle douloureux et terrible,
le Piemont abattu, Rome, la ville eternelle, livree aux oscillations
miserables de la politique humaine, la Hongrie et Venise qui se
debattent heroiquement, la France inquiete, appauvrie et sombre, la
misere, le deuil, la guerre civile, l'obscurite sur l'avenir; au lieu
de ce spectacle sinistre, nous aurions sous les yeux l'esperance, la
joie, la bienveillance, l'effort de tous vers le bien-etre commun,
et nous verrions partout se degager de la civilisation en travail le
majestueux rayonnement de la concorde universelle. (_Bravo! bravo!
--Applaudissements._)

Chose digne de meditation! ce sont nos precautions contre la guerre
qui ont amene les revolutions. On a tout fait, on a tout depense
contre le peril imaginaire. On a aggrave ainsi la misere, qui etait le
peril reel. On s'est fortifie contre un danger chimerique, on a tourne
ses regards du cote ou n'etait pas le point noir, on a vu les
guerres qui ne venaient pas, et l'on n'a pas vu les revolutions qui
arrivaient. (_Longs applaudissements._)

Messieurs, ne desesperons pas pourtant. Au contraire, esperons
plus que jamais! Ne nous laissons pas effrayer par des commotions
momentanees, secousses necessaires peut-etre des grands enfantements.
Ne soyons pas injustes pour les temps ou nous vivons, ne voyons
pas notre epoque autrement qu'elle n'est. C'est une prodigieuse et
admirable epoque apres tout, et le dix-neuvieme siecle sera, disons-le
hautement, la plus grande page de l'histoire. Comme je vous le
rappelais tout a l'heure, tous les progres s'y revelent et s'y
manifestent a la fois, les uns amenant les autres; chute des
animosites internationales, effacement des frontieres sur la carte et
des prejuges dans les coeurs, tendance a l'unite, adoucissement des
moeurs, elevation du niveau de l'enseignement et abaissement du
niveau des penalites, domination des langues les plus litteraires,
c'est-a-dire les plus humaines; tout se meut en meme temps, economie
politique, science, industrie, philosophie, legislation, et converge
au meme but, la creation du bien-etre et de la bienveillance,
c'est-a-dire, et c'est la pour ma part le but auquel je tendrai
toujours, extinction de la misere au dedans, extinction de la guerre
au dehors. (_Applaudissements._)

Oui, je le dis en terminant, l'ere des revolutions se ferme, l'ere
des ameliorations commence. Le perfectionnement des peuples quitte la
forme violente pour prendre la forme paisible. Le temps est venu ou
la providence va substituer a l'action desordonnee des agitateurs
l'action religieuse et calme des pacificateurs. (_Oui! oui!_)

Desormais, le but de la politique grande, de la politique vraie, le
voici: faire reconnaitre toutes les nationalites, restaurer l'unite
historique des peuples et rallier cette unite a la civilisation par la
paix, elargir sans cesse le groupe civilise, donner le bon exemple
aux peuples encore barbares, substituer les arbitrages aux batailles;
enfin, et ceci resume tout, faire prononcer par la justice le dernier
mot que l'ancien monde faisait prononcer par la force. (_Profonde
sensation._)

Messieurs, je le dis en terminant, et que cette pensee nous encourage,
ce n'est pas d'aujourd'hui que le genre humain est en marche dans
cette voie providentielle. Dans notre vieille Europe, l'Angleterre
a fait le premier pas, et par son exemple seculaire elle a dit aux
peuples: Vous etes libres. La France a fait le second pas, et elle a
dit aux peuples: Vous etes souverains. Maintenant faisons le troisieme
pas, et tous ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne,
Italie, Europe, Amerique, disons aux peuples: Vous etes freres!
(_Immense acclamation.--L'orateur se rassied au milieu des
applaudissements._)


II

CLOTURE DU CONGRES DE LA PAIX

24 aout 1849.

Messieurs, vous m'avez permis de vous adresser quelques paroles de
bienvenue; permettez-moi de vous adresser quelques paroles d'adieu.

Je serai tres court, l'heure est avancee, j'ai present a l'esprit
l'article 3 du reglement, et, soyez tranquilles, je ne m'exposerai pas
a me faire rappeler a l'ordre par le president. (_On rit._)

Nous allons nous separer, mais nous resterons unis de coeur. (_Oui!
oui!_) Nous avons desormais une pensee commune, messieurs; et
une commune pensee, c'est, en quelque sorte, une commune patrie.
(_Sensation._) Oui, a dater de ce jour, nous tous qui sommes ici, nous
sommes compatriotes! (_Oui! oui!_)

Vous avez pendant trois jours delibere, discute, approfondi, avec
sagesse et dignite, de graves questions, et a propos de ces questions,
les plus hautes que puisse agiter l'humanite, vous avez pratique
noblement les grandes moeurs des peuples libres.

Vous avez donne aux gouvernements des conseils, des conseils amis
qu'ils entendront, n'en doutez pas! (_Oui! oui!_) Des voix eloquentes
se sont elevees parmi vous, de genereux appels ont ete faits a tous
les sentiments magnanimes de l'homme et du peuple; vous avez
depose dans les esprits, en depit des prejuges et des inimities
internationales, le germe imperissable de la paix universelle.

Savez-vous ce que nous voyons, savez-vous ce que nous avons sous les
yeux depuis trois jours? C'est l'Angleterre serrant la main de la
France, c'est l'Amerique serrant la main de l'Europe, et quant a
moi, je ne sache rien de plus grand et de plus beau! (_Explosion
d'applaudissements_.)

Retournez maintenant dans vos foyers, rentrez dans vos pays le coeur
plein de joie, dites-y que vous venez de chez vos compatriotes de
France. (_Mouvement.--Longue acclamation._) Dites que vous y avez jete
les bases de la paix du monde, repandez partout cette bonne nouvelle,
et semez partout cette grande pensee.

Apres les voix considerables qui se sont fait entendre, je ne
rentrerai pas dans ce qui vous a ete explique et demontre, mais
permettez-moi de repeter, pour clore ce congres solennel, les paroles
que je prononcais en l'inaugurant. Ayez bon espoir! ayez bon courage!
L'immense progres definitif qu'on dit que vous revez, et que je dis
que vous enfantez, se realisera. (_Bravo! bravo!_) Songez a tous les
pas qu'a deja faits le genre humain! Meditez le passe, car le passe
souvent eclaire l'avenir. Ouvrez l'histoire et puisez-y des forces
pour votre foi.

Oui, le passe et l'histoire, voila nos points d'appui.

Tenez, ce matin, a l'ouverture de cette seance, au moment ou un
respectable orateur chretien [note: M. l'abbe Deguerry, cure de la
Madeleine.] tenait vos ames palpitantes sous la grande et penetrante
eloquence de l'homme cordial et du pretre fraternel, en ce moment-la,
un membre de cette assemblee, dont j'ignore le nom, lui a rappele
que le jour ou nous sommes, le 24 aout, est l'anniversaire de la
Saint-Barthelemy. Le pretre catholique a detourne sa tete venerable et
a repousse ce lamentable souvenir. Eh bien! ce souvenir, je l'accepte,
moi! (_Profonde et universelle impression._) Oui, je l'accepte!
(_Mouvement prolonge._)

Oui, cela est vrai, il y a de cela deux cent soixante et dix-sept
annees, a pareil jour, Paris, ce Paris ou vous etes, s'eveillait
epouvante au milieu de la nuit. Une cloche, qu'on appelait la cloche
d'argent, tintait au palais de justice, les catholiques couraient
aux armes, les protestants etaient surpris dans leur sommeil, et un
guetapens, un massacre, un crime ou etaient melees toutes les haines,
haines religieuses, haines civiles, haines politiques, un crime
abominable s'accomplissait. Eh bien! aujourd'hui, dans ce meme jour,
dans cette meme ville, Dieu donne rendez-vous a toutes ces haines
et leur ordonne de se convertir en amour. (_Tonnerred'applaudissements._)
Dieu retire a ce funebre anniversaire sasignification sinistre; ou il
y avait une tache de sang, il met un rayon de lumiere (_long mouvement_);
a la place de l'idee de vengeance, de fanatisme et de guerre, il met
l'idee de reconciliation, de tolerance et de paix; et, grace a lui, par
sa volonte, grace aux progres qu'il amene et qu'il commande, precisement
a cette date fatale du 24 aout, et pour ainsi dire presque a l'ombre de
cette tour encore debout qui a sonne la Saint-Barthelemy, non seulement
anglais et francais, italiens et allemands, europeens et americains, mais
ceux qu'on nommait les papistes et ceux qu'on nommait les huguenots se
reconnaissent freres (_mouvement prolonge_) et s'unissent dans un
etroit et desormais indissoluble embrassement. (_Explosion de bravos
et d'applaudissements.--M. l'abbe Deguerry et M. le pasteur Coquerel
s'embrassent devant le fauteuil du president.--Les acclamations
redoublent dans l'assemblee et dans les tribunes publiques.--M. Victor
Hugo reprend.)

Osez maintenant nier le progres! (_Nouveaux applaudissements._) Mais,
sachez-le bien, celui qui nie le progres est un impie, celui qui nie
le progres nie la providence, car providence et progres c'est la meme
chose, et le progres n'est qu'un des noms humains du Dieu eternel!
(_Profonde et universelle sensation.--Bravo! bravo!_)

Freres, j'accepte ces acclamations, et je les offre aux generations
futures. (_Applaudissements repetes._) Oui, que ce jour soit un jour
memorable, qu'il marque la fin de l'effusion du sang humain, qu'il
marque la fin des massacres et des guerres, qu'il inaugure le
commencement de la concorde et de la paix du monde, et qu'on dise:--Le
24 aout 1572 s'efface et disparait sous le 24 aout 1849! (_Longue et
unanime acclamation.--L'emotion est a son comble; les bravos eclatent
de toutes parts; les anglais et les americains se levent en agitant
leurs mouchoirs et leurs chapeaux vers l'orateur, et, sur un signe de
M. Cobden, ils poussent sept hourras._)




COUR D'ASSISES

1851


POUR CHARLES HUGO


[Note: Un braconnier de la Nievre, Montcharmont, condamne a mort,
fut conduit, pour y etre execute, dans le petit village ou avait ete
commis le crime.

Le patient etait doue d'une grande force physique; le bourreau et ses
aides ne purent l'arracher de la charrette. L'execution fut suspendue;
il fallut attendre du renfort. Quand les executeurs furent en nombre,
le patient fut ramene devant l'echafaud, enleve du tombereau, porte
sur la bascule, et pousse sous le couteau.

M. Charles Hugo, dans l'_Evenement_, raconta ce fait avec horreur. Il
fut traduit devant la cour d'assises de la Seine, sous l'inculpation
d'avoir manque au respect du a la loi.

Il fut defendu par son pere. Il fut condamne. (_Note de l'editeur_.)]


LA PEINE DE MORT

COUR D'ASSISES DE LA SEINE (Proces de _l'Evenement_)

11 juin 1851.

Messieurs les jures, aux premieres paroles que M. l'avocat general a
prononcees, j'ai cru un moment qu'il allait abandonner l'accusation.
Cette illusion n'a pas longtemps dure. Apres avoir fait de vains
efforts pour circonscrire et amoindrir le debat, le ministere public
a ete entraine, par la nature meme du sujet, a des developpements qui
ont rouvert tous les aspects de la question, et, malgre lui, la
question a repris toute sa grandeur. Je ne m'en plains pas.

J'aborde immediatement l'accusation. Mais, auparavant, commencons par
bien nous entendre sur un mot. Les bonnes definitions font les
bonnes discussions. Ce mot "respect du aux lois", qui sert de base a
l'accusation, quelle portee a-t-il? que signifie-t-il? quel est son
vrai sens? Evidemment, et le ministere public lui-meme me parait
resigne a ne point soutenir le contraire, ce mot ne peut signifier
suppression, sous pretexte de respect, de la critique des lois. Ce mot
signifie tout simplement respect de l'execution des lois. Pas autre
chose. Il permet la critique, il permet le blame, meme severe, nous
en voyons des exemples tous les jours, et meme a l'endroit de la
constitution, qui est superieure aux lois. Ce mot permet l'invocation
au pouvoir legislatif pour abolir une loi dangereuse. Il permet enfin
qu'on oppose a la loi un obstacle moral. Mais il ne permet pas qu'on
lui oppose un obstacle materiel. Laissez executer une loi, meme
mauvaise, meme injuste, meme barbare, denoncez-la a l'opinion,
denoncez-la au legislateur, mais laissez-la executer. Dites qu'elle
est mauvaise, dites qu'elle est injuste, dites qu'elle est barbare,
mais laissez-la executer. La critique, oui; la revolte, non. Voila le
vrai sens, le sens unique de ce mot, respect des lois.

Autrement, messieurs, pesez ceci. Dans cette grave operation de
l'elaboration des lois, operation qui comprend deux fonctions, la
fonction de la presse, qui critique, qui conseille, qui eclaire, et
la fonction du legislateur, qui decide,--dans cette grave operation,
dis-je, la premiere fonction, la critique, serait paralysee, et par
contre-coup la seconde. Les lois ne seraient jamais critiquees, et,
par consequent, il n'y aurait pas de raison pour qu'elles fussent
jamais ameliorees, jamais reformees, l'assemblee nationale legislative
serait parfaitement inutile. Il n'y aurait plus qu'a la fermer. Ce
n'est pas la ce qu'on veut, je suppose. (_On rit._)

Ce point eclairci, toute equivoque dissipee sur le vrai sens du mot
"respect du aux lois", j'entre dans le vif de la question.

Messieurs les jures, il y a, dans ce qu'on pourrait appeler le
vieux code europeen, une loi que, depuis plus d'un siecle, tous les
philosophes, tous les penseurs, tous les vrais hommes d'etat, veulent
effacer du livre venerable de la legislation universelle; une loi que
Beccaria a declaree impie et que Franklin a declaree abominable, sans
qu'on ait fait de proces a Beccaria ni a Franklin; une loi qui, pesant
particulierement sur cette portion du peuple qu'accablent encore
l'ignorance et la misere, est odieuse a la democratie, mais qui n'est
pas moins repoussee par les conservateurs intelligents; une loi dont
le roi Louis-Philippe, que je ne nommerai jamais qu'avec le respect du
a la vieillesse, au malheur et a un tombeau dans l'exil, une loi dont
le roi Louis-Philippe disait: _Je l'ai detestee toute ma vie_; une loi
contre laquelle M. de Broglie a ecrit, contre laquelle M. Guizot a
ecrit; une loi dont la chambre des deputes reclamait par acclamation
l'abrogation, il y a vingt ans, au mois d'octobre 1830, et qu'a la
meme epoque le parlement demi-sauvage d'Otahiti rayait de ses codes;
une loi que l'assemblee de Francfort abolissait il y a trois ans, et
que l'assemblee constituante de la republique romaine, il y a deux
ans, presque a pareil jour, a declaree abolie _a jamais_, sur
la proposition du depute Charles Bonaparte; une loi que notre
constituante de 1848 n'a maintenue qu'avec la plus douloureuse
indecision et la plus poignante repugnance; une loi qui, a l'heure ou
je parle, est placee sous le coup de deux propositions d'abolition,
deposees sur la tribune legislative; une loi enfin dont la Toscane ne
veut plus, dont la Russie ne veut plus, et dont il est temps que
la France ne veuille plus. Cette loi devant laquelle la conscience
humaine recule avec une anxiete chaque jour plus profonde, c'est la
peine de mort.

Eh bien! messieurs, c'est cette loi qui fait aujourd'hui ce proces;
c'est elle qui est notre adversaire. J'en suis fache pour M. l'avocat
general, mais je l'apercois derriere lui! (_Long mouvement._)

Je l'avouerai, depuis une vingtaine d'annees, je croyais, et moi qui
parle j'en avais fait la remarque dans des pages que je pourrais vous
lire, je croyais,--mon Dieu! avec M. Leon Faucher, qui, en 1836,
ecrivait dans un recueil, la _Revue de Paris_, ceci (je cite):

"L'echafaud n'apparait plus sur nos places publiques qu'a de rares
intervalles, et comme un spectacle que la justice a honte de donner."
(_Mouvement._)

Je croyais, dis-je, que la guillotine, puisqu'il faut l'appeler par
son nom, commencait a se rendre justice a elle-meme, qu'elle se
sentait reprouvee, et qu'elle en prenait son parti. Elle avait renonce
a la place de Greve, au plein soleil, a la foule, elle ne se faisait
plus crier dans les rues, elle ne se faisait plus annoncer comme un
spectacle. Elle s'etait mise a faire ses exemples le plus obscurement
possible, au petit jour, barriere Saint-Jacques, dans un lieu desert,
devant personne. Il me semblait qu'elle commencait a se cacher, et je
l'avais felicitee de cette pudeur. (_Nouveau mouvement._)

Eh bien! messieurs, je me trompais, M. Leon Faucher se trompait. (_On
rit._) Elle est revenue de cette fausse honte. La guillotine sent
qu'elle est une institution sociale, comme on parle aujourd'hui. Et
qui sait? peut-etre meme reve-t-elle, elle aussi, sa restauration.
(_On rit._)

La barriere Saint-Jacques, c'est la decheance. Peut-etre allons-nous
la voir un de ces jours reparaitre place de Greve, en plein midi,
en pleine foule, avec son cortege de bourreaux, de gendarmes et de
crieurs publics, sous les fenetres memes de l'hotel de ville, du haut
desquelles on a eu un jour, le 24 fevrier, l'insolence de la fletrir
et de la mutiler!

En attendant, elle se redresse. Elle sent que la societe ebranlee a
besoin, pour se raffermir, comme on dit encore, de revenir a toutes
les anciennes traditions, et elle est une ancienne tradition. Elle
proteste contre ces declamateurs demagogues qui s'appellent Beccaria,
Vico, Filangieri, Montesquieu, Turgot, Franklin; qui s'appellent
Louis-Philippe, qui s'appellent Broglie et Guizot (_on rit_), et qui
osent croire et dire qu'une machine a couper des tetes est de trop
dans une societe qui a pour livre l'evangile! (_Sensation._)

Elle s'indigne contre ces utopistes anarchiques. (_On rit._) Et, le
lendemain de ses journees les plus funebres et les plus sanglantes,
elle veut qu'on l'admire! Elle exige qu'on lui rende des respects! Ou,
sinon, elle se declare insultee, elle se porte partie civile, et elle
reclame des dommages-interets! (_Hilarite generale et prolongee._)

M. LE PRESIDENT.--Toute marque d'approbation est interdite, comme
toute marque d'improbation. Ces rires sont inconvenants dans une telle
question.

M. VICTOR HUGO, _reprenant_.--Elle a eu du sang, ce n'est pas assez,
elle n'est pas contente, elle veut encore de l'amende et de la prison!

Messieurs les jures, le jour ou l'on a apporte chez moi pour mon
fils ce papier timbre, cette assignation pour cet inqualifiable
proces,--nous voyons des choses bien etranges dans ce temps-ci, et
l'on devrait y etre accoutume,--eh bien! vous l'avouerai-je, j'ai ete
frappe de stupeur, je me suis dit:

Quoi! est-ce donc la que nous en sommes?

Quoi! a force d'empietements sur le bon sens, sur la raison, sur la
liberte de pensee, sur le droit naturel, nous en serions la, qu'on
viendrait nous demander, non pas seulement le respect materiel,
celui-la n'est pas conteste, nous le devons, nous l'accordons, mais
le respect moral, pour ces penalites qui ouvrent des abimes dans les
consciences, qui font palir quiconque pense, que la religion abhorre,
_abhorret a sanguine_; pour ces penalites qui osent etre irreparables,
sachant qu'elles peuvent etre aveugles; pour ces penalites qui
trempent leur doigt dans le sang humain pour ecrire ce commandement:
"Tu ne tueras pas!" pour ces penalites impies qui font douter de
l'humanite quand elles frappent le coupable, et qui font douter de
Dieu quand elles frappent l'innocent! Non! non! non! nous n'en sommes
pas la! non! (_Vive et universelle sensation._)

Car, et puisque j'y suis amene, il faut bien vous le dire, messieurs
les jures, et vous allez comprendre combien devait etre profonde mon
emotion, le vrai coupable dans cette affaire, s'il y a un coupable, ce
n'est pas mon fils, c'est moi. (_Mouvement prolonge._)

Le vrai coupable, j'y insiste, c'est moi, moi qui, depuis vingt-cinq
ans, ai combattu sous toutes les formes les penalites irreparables!
moi qui, depuis vingt-cinq ans, ai defendu en toute occasion
l'inviolabilite de la vie humaine!

Ce crime, defendre l'inviolabilite de la vie humaine, je l'ai commis
bien avant mon fils, bien plus que mon fils. Je me denonce, monsieur
l'avocat general! Je l'ai commis avec toutes les circonstances
aggravantes, avec premeditation, avec tenacite, avec recidive!
(_Nouveau mouvement._)

Oui, je le declare, ce reste des penalites sauvages, cette vieille et
inintelligente loi du talion, cette loi du sang pour le sang, je l'ai
combattue toute ma vie,--toute ma vie, messieurs les jures!--et, tant
qu'il me restera un souffle dans la poitrine, je la combattrai de tous
mes efforts comme ecrivain, de tous mes actes et de tous mes votes
comme legislateur, je le declare (_M. Victor Hugo etend le bras et
montre le christ qui est au fond de la salle, au-dessus du tribunal_)
devant cette victime de la peine de mort qui est la, qui nous regarde
et qui nous entend! Je le jure devant ce gibet ou, il y a deux mille
ans, pour l'eternel enseignement des generations, la loi humaine a
cloue la loi divine! (_Profonde et inexprimable emotion._)

Ce que mon fils a ecrit, il l'a ecrit, je le repete, parce que je le
lui ai inspire des l'enfance, parce qu'en meme temps qu'il est mon
fils selon le sang, il est mon fils selon l'esprit, parce qu'il veut
continuer la tradition de son pere. Continuer la tradition de son
pere! Voila un etrange delit, et pour lequel j'admire qu'on soit
poursuivi! Il etait reserve aux defenseurs exclusifs de la famille de
nous faire voir cette nouveaute! (_On rit._)

Messieurs, j'avoue que l'accusation en presence de laquelle nous
sommes me confond.

Comment! une loi serait funeste, elle donnerait a la foule des
spectacles immoraux, dangereux, degradants, feroces, elle tendrait a
rendre le peuple cruel, a de certains jours elle aurait des effets
horribles,--et les effets horribles que produirait cette loi, il
serait interdit de les signaler! et cela s'appellerait lui manquer de
respect! et l'on en serait comptable devant la justice! et il y aurait
tant d'amende et tant de prison! Mais alors, c'est bien! fermons
la chambre, fermons les ecoles, il n'y a plus de progres possible,
appelons-nous le Mogol ou le Thibet, nous ne sommes plus une nation
civilisee! Oui, ce sera plus tot fait, dites-nous que nous sommes en
Asie, qu'il y a eu autrefois un pays qu'on appelait la France, mais
que ce pays-la n'existe plus, et que vous l'avez remplace par quelque
chose qui n'est plus la monarchie, j'en conviens, mais qui n'est
certes pas la republique! (_Nouveaux rires._)

M. LE PRESIDENT.--Je renouvelle mon observation. Je rappelle
l'auditoire au silence; autrement, je serai force de faire evacuer la
salle.

M. VICTOR HUGO, _poursuivant_.--Mais voyons, appliquons aux faits,
rapprochons des realites la phraseologie de l'accusation.

Messieurs les jures, en Espagne, l'inquisition a ete la loi. Eh bien!
il faut bien le dire, on a manque de respect a l'inquisition. En
France, la torture a ete la loi. Eh bien! il faut bien vous le dire
encore, on a manque de respect a la torture. Le poing coupe a ete la
loi. On a manque ...--j'ai manque de respect au couperet! Le fer rouge
a ete la loi. On a manque de respect au fer rouge! La guillotine est
la loi. Eh bien! c'est vrai, j'en conviens, on manque de respect a la
guillotine! (_Mouvement_.)

Savez-vous pourquoi, monsieur l'avocat general? Je vais vous le
dire. C'est parce qu'on veut jeter la guillotine dans ce gouffre
d'execration ou sont deja tombes, aux applaudissements du genre
humain, le fer rouge, le poing coupe, la torture et l'inquisition!
C'est parce qu'on veut faire disparaitre de l'auguste et lumineux
sanctuaire de la justice cette figure sinistre qui suffit pour le
remplir d'horreur et d'ombre, le bourreau! (_Profonde sensation._)

Ah! et parce que nous voulons cela, nous ebranlons la societe! Ah!
oui, c'est vrai! nous sommes des hommes tres dangereux, nous voulons
supprimer la guillotine! C'est monstrueux!

Messieurs les jures, vous etes les citoyens souverains d'une nation
libre, et, sans denaturer ce debat, on peut, on doit vous parler
comme a des hommes politiques. Eh bien! songez-y, et, puisque nous
traversons un temps de revolutions, tirez les consequences de ce que
je vais vous dire. Si Louis XVI eut aboli la peine de mort, comme
il avait aboli la torture, sa tete ne serait pas tombee. 93 eut ete
desarme du couperet. Il y aurait une page sanglante de moins dans
l'histoire, la date funebre du 21 janvier n'existerait pas. Qui donc,
en presence de la conscience publique, a la face de la France, a la
face du monde civilise, qui donc eut ose relever l'echafaud pour le
roi, pour l'homme dont on aurait pu dire: C'est lui qui l'a renverse!
(_Mouvement prolonge._)

On accuse le redacteur de l'_Evenement_ d'avoir manque de respect
aux lois! d'avoir manque de respect a la peine de mort! Messieurs,
elevons-nous un peu plus haut qu'un texte controversable, elevons-nous
jusqu'a ce qui fait le fond meme de toute legislation, jusqu'au
for interieur de l'homme. Quand Servan, qui etait avocat general
cependant,--quand Servan imprimait aux lois criminelles de son temps
cette fletrissure memorable: "Nos lois penales ouvrent toutes les
issues a l'accusation, et les ferment presque toutes a l'accuse";
quand Voltaire qualifiait ainsi les juges de Calas: _Ah! ne me parlez
pas de ces juges, moitie singes et moitie tigres!_ (_on rit_); quand
Chateaubriand, dans _le Conservateur_, appelait la loi du double vote
_loi sotte et coupable_; quand Royer-Collard, en pleine Chambre des
deputes, a propos de je ne sais plus quelle loi de censure, jetait
ce cri celebre: _Si vous faites cette loi, je jure de lui desobeir_;
quand ces legislateurs, quand ces magistrats, quand ces philosophes,
quand ces grands esprits, quand ces hommes, les uns illustres, les
autres venerables, parlaient ainsi, que faisaient-ils? Manquaient-ils
de respect a la loi, a la loi locale et momentanee? c'est possible,
M. l'avocat general le dit, je l'ignore; mais ce que je sais, c'est
qu'ils etaient les religieux echos de la loi des lois, de la
conscience universelle! Offensaient-ils la justice, la justice de leur
temps, la justice transitoire et faillible? je n'en sais rien; mais
ce que je sais, c'est qu'ils proclamaient la justice eternelle.
(_Mouvement general d'adhesion._)

Il est vrai qu'aujourd'hui, on nous a fait la grace de nous le dire au
sein meme de l'assemblee nationale, on traduirait en justice l'athee
Voltaire, l'immoral Moliere, l'obscene La Fontaine, le demagogue
Jean-Jacques Rousseau! (_On rit._) Voila ce qu'on pense, voila ce
qu'on avoue, voila ou on est! Vous apprecierez, messieurs les jures!

Messieurs les jures, ce droit de critiquer la loi, de la critiquer
severement, et en particulier et surtout la loi penale, qui peut si
facilement empreindre les moeurs de barbarie, ce droit de critiquer,
qui est place a cote du devoir d'ameliorer, comme le flambeau a cote
de l'ouvrage a faire, ce droit de l'ecrivain, non moins sacre que le
droit du legislateur, ce droit necessaire, ce droit imprescriptible,
vous le reconnaitrez par votre verdict, vous acquitterez les accuses.

Mais le ministere public, c'est la son second argument, pretend que
la critique de _l'Evenement_ a ete trop loin, a ete trop vive. Ah!
vraiment, messieurs les jures, le fait qui a amene ce pretendu delit
qu'on a le courage de reprocher au redacteur de _l'Evenement_, ce fait
effroyable, approchez-vous-en, regardez-le de pres.

Quoi! un homme, un condamne, un miserable homme, est traine un matin
sur une de nos places publiques; la, il trouve l'echafaud. Il se
revolte, il se debat, il refuse de mourir. Il est tout jeune encore,
il a vingt-neuf ans a peine ...--Mon Dieu! je sais bien qu'on va
me dire: C'est un assassin! Mais ecoutez!...--Deux executeurs le
saisissent, il a les mains liees, les pieds lies, il repousse les deux
executeurs. Une lutte affreuse s'engage. Le condamne embarrasse ses
pieds garrottes dans l'echelle patibulaire, il se sert de l'echafaud
contre l'echafaud. La lutte se prolonge, l'horreur parcourt la foule.
Les executeurs, la sueur et la honte au front, pales, haletants,
terrifies, desesperes,--desesperes de je ne sais quel horrible
desespoir,--courbes sous cette reprobation publique qui devrait
se borner a condamner la peine de mort et qui a tort d'ecraser
l'instrument passif, le bourreau (_mouvement_), les executeurs font
des efforts sauvages. Il faut que force reste a la loi, c'est la
maxime. L'homme se cramponne a l'echafaud et demande grace. Ses
vetements sont arraches, ses epaules nues sont en sang; il resiste
toujours. Enfin, apres trois quarts d'heure, trois quarts d'heure!...
(_Mouvement. M. l'avocat general fait un signe de denegation.
M. Victor Hugo reprend._)--On nous chicane sur les minutes ...
trente-cinq minutes, si vous voulez!--de cet effort monstrueux, de
ce spectacle sans nom, de cette agonie, agonie pour tout le monde,
entendez-vous bien? agonie pour le peuple qui est la autant que pour
le condamne, apres ce siecle d'angoisse, messieurs les jures, on
ramene le miserable a la prison. Le peuple respire. Le peuple, qui a
des prejuges de vieille humanite, et qui est clement parce qu'il se
sent souverain, le peuple croit l'homme epargne. Point. La guillotine
est vaincue, mais elle reste debout. Elle reste debout tout le jour,
au milieu d'une population consternee. Et, le soir, on prend un
renfort de bourreaux, on garrotte l'homme de telle sorte qu'il ne soit
plus qu'une chose inerte, et, a la nuit tombante, on le rapporte
sur la place publique, pleurant, hurlant, hagard; tout ensanglante,
demandant la vie, appelant Dieu, appelant son pere et sa mere, car
devant la mort cet homme etait redevenu un enfant. (_Sensation._) On
le hisse sur l'echafaud, et sa tete tombe!--Et alors un fremissement
sort de toutes les consciences. Jamais le meurtre legal n'avait apparu
avec plus de cynisme et d'abomination. Chacun se sent, pour ainsi
dire, solidaire de cette chose lugubre qui vient de s'accomplir,
chacun sent au fond de soi ce qu'on eprouverait si l'on voyait en
pleine France, en plein soleil, la civilisation insultee par la
barbarie. C'est dans ce moment-la qu'un cri echappe a la poitrine
d'un jeune homme, a ses entrailles, a son coeur, a son ame, un cri de
pitie, un cri d'angoisse, un cri d'horreur, un cri d'humanite; et ce
cri, vous le puniriez! Et, en presence des epouvantables faits que je
viens de remettre sous vos yeux, vous diriez a la guillotine: Tu as
raison! et vous diriez a la pitie, a la sainte pitie: Tu as tort!

Cela n'est pas possible, messieurs les jures. (_Fremissement d'emotion
dans l'auditoire._)

Tenez, monsieur l'avocat general, je vous le dis sans amertume, vous
ne defendez pas une bonne cause. Vous avez beau faire, vous engagez
une lutte inegale avec l'esprit de civilisation, avec les moeurs
adoucies, avec le progres. Vous avez contre vous l'intime resistance
du coeur de l'homme; vous avez contre vous tous les principes a
l'ombre desquels, depuis soixante ans, la France marche et fait
marcher le monde: l'inviolabilite de la vie humaine, la fraternite
pour les classes ignorantes, le dogme de l'amelioration, qui remplace
le dogme de la vengeance! Vous avez contre vous tout ce qui eclaire
la raison, tout ce qui vibre dans les ames, la philosophie comme la
religion, d'un cote Voltaire, de l'autre Jesus-Christ! Vous avez beau
faire, cet effroyable service que l'echafaud a la pretention de rendre
a la societe, la societe, au fond, en a horreur et n'en veut pas! Vous
avez beau faire, les partisans de la peine de mort ont beau faire,
et vous voyez que nous ne confondons pas la societe avec eux, les
partisans de la peine de mort ont beau faire, ils n'innocenteront pas
la vieille penalite du talion! ils ne laveront pas ces textes hideux
sur lesquels ruisselle depuis tant de siecles le sang des tetes
coupees! (_Mouvement general_.)

Messieurs, j'ai fini.

Mon fils, tu recois aujourd'hui un grand honneur, tu as ete juge
digne de combattre, de souffrir peut-etre, pour la sainte cause de la
verite. A dater d'aujourd'hui, tu entres dans la veritable vie virile
de notre temps, c'est-a-dire dans la lutte pour le juste et pour le
vrai. Sois fier, toi qui n'es qu'un simple soldat de l'idee humaine
et democratique, tu es assis sur ce banc ou s'est assis Beranger, ou
s'est assis Lamennais! (_Sensation_.)

Sois inebranlable dans tes convictions, et, que ce soit la ma derniere
parole, si tu avais besoin d'une pensee pour t'affermir dans ta foi
au progres, dans ta croyance a l'avenir, dans ta religion pour
l'humanite, dans ton execration pour l'echafaud, dans ton horreur des
peines irrevocables et irreparables, songe que tu es assis sur ce
banc ou s'est assis Lesurques! (_Sensation profonde et prolongee.
L'audience est comme suspendue par le mouvement de l'auditoire._)


LES PROCES DE _L'EVENEMENT_

Charles Hugo alla en prison. Son frere, Francois-Victor, alla en
prison. Erdan alla en prison. Paul Meurice alla en prison. Restait
Vacquerie. _L'Evenement_ fut supprime. C'etait la justice dans ce
temps-la. _L'Evenement_ disparu reparut sous ce titre _l'Avenement_.
Victor Hugo adressa a Vacquerie la lettre qu'onva lire.

Cette lettre fut poursuivie et condamnee. Elle valut six mois de
prison, a qui? A celui qui l'avait ecrite? Non, a celui qui l'avait
recue. Vacquerie alla a la Conciergerie rejoindre Charles Hugo,
Francois-Victor Hugo, Erdan et Paul Meurice.

Victor Hugo etait inviolable.

Cette inviolabilite dura jusqu'en decembre.

En decembre, Victor Hugo eut l'exil.

A M. AUGUSTE VACQUERIE

REDACTEUR EN CHEF DE L'_Avenement du peuple_.

Mon cher ami,

L'_Evenement_ est mort, mort de mort violente, mort crible d'amendes
et de mois de prison au milieu du plus eclatant succes qu'aucun
journal du soir ait jamais obtenu. Le journal est mort, mais le
drapeau n'est pas a terre; vous relevez le drapeau, je vous tends la
main.

Vous reparaissez, vous, sur cette breche ou vos quatre compagnons de
combat sont tombes l'un apres l'autre; vous y remontez tout de suite,
sans reprendre haleine, intrepidement; pour barrer le passage a la
reaction du passe contre le present, a la conspiration de la monarchie
contre la republique, pour defendre tout ce que nous voulons, tout
ce que nous aimons, le peuple, la France, l'humanite, la pensee
chretienne, la civilisation universelle, vous donnez tout, vous livrez
tout, vous exposez tout, votre talent, votre jeunesse, votre fortune,
votre personne, votre liberte. C'est bien. Je vous crie: courage! et
le peuple vous criera: bravo!

Il y avait quatre ans tout a l'heure que vous aviez fonde
l'_Evenement_, vous, Paul Meurice, notre cher et genereux Paul
Meurice, mes deux fils, deux ou trois jeunes et fermes auxiliaires.
Dans nos temps de trouble, d'irritation et de malentendus, vous
n'aviez qu'une pensee: calmer, consoler, expliquer, eclairer,
reconcilier. Vous tendiez une main aux riches, une main aux pauvres,
le coeur un peu plus pres de ceux-ci. C'etait la la mission sainte que
vous aviez revee. Une reaction implacable n'a rien voulu entendre,
elle a rejete la reconciliation et voulu le combat; vous
avez combattu. Vous avez combattu a regret, mais resolument.
--L'_Evenement_ ne s'est pas epargne, amis et ennemis lui rendent
cette justice, mais il a combattu sans se denaturer. Aucun journal n'a
ete plus ardent dans la lutte, aucun n'est reste plus calme par le
fond des idees. L'_Evenement_, de mediateur devenu combattant, a
continue de vouloir ce qu'il voulait: la fraternite civique
et humaine, la paix universelle, l'inviolabilite du droit,
l'inviolabilite de la vie, l'instruction gratuite, l'adoucissement des
moeurs et l'agrandissement des intelligences par l'education liberale
et l'enseignement libre, la destruction de la misere, le bien-etre du
peuple, la fin des revolutions, la democratie reine, le progres par le
progres. L'_Evenement_ a demande de toutes parts et a tous les partis
politiques comme a tous les systemes sociaux l'amnistie, le pardon, la
clemence. Il est reste fidele a toutes les pages de l'evangile. Il
a eu deux grandes condamnations, la premiere pour avoir attaque
l'echafaud, la seconde pour avoir defendu le droit d'asile. Il
semblait aux ecrivains de l'_Evenement_ que ce droit d'asile, que le
chretien autrefois reclamait pour l'eglise, ils avaient le devoir,
eux, francais, de le reclamer pour la France. La terre de France est
sacree comme le pave d'un temple. Ils ont pense cela et ils l'ont
dit. Devant les jurys qui ont decide de leur sort, et que couvre
l'inviolable respect du a la chose jugee, ils se sont defendus sans
concessions et ils ont accepte les condamnations sans amertume. Ils
ont prouve que les hommes de douceur sont en meme temps des hommes
d'energie.

Voila deux mille ans bientot que cette verite eclate, et nous ne
sommes rien, nous autres, aupres des confesseurs augustes qui l'ont
manifestee pour la premiere fois au genre humain. Les premiers
chretiens souffraient pour leur foi, et la fondaient en souffrant pour
elle, et ne flechissaient pas. Quand le supplice de l'un avait fini,
un autre etait pret pour recommencer. Il y a quelque chose de plus
heroique qu'un heros, c'est un martyr.

Grace a Dieu, grace a l'evangile, grace a la France, le martyre de
nos jours n'a pas ces proportions terribles, ce n'est guere que de la
petite persecution ou de la grande taquinerie; mais, tel qu'il est,
il impose toujours des souffrances et il veut toujours du courage.
Courage donc! marchez. Vous qui etes reste debout, en avant! Quand vos
compagnons seront libres, ils viendront vous rejoindre. L'_Evenement_
n'est plus, l'_Avenement du peuple_ le remplacera dans les sympathies
democratiques. C'est un autre journal, mais c'est la meme pensee.

Je vous le dis a vous, et je le dis a tous ceux qui acceptent, comme
vous, vaillamment, la sainte lutte du progres. Allez, nobles esprits
que vous etes tous! ayez foi! Vous etes forts. Vous avez pour vous le
temps, l'avenir, l'heure qui passe et l'heure qui vient, la necessite,
l'evidence, la raison d'ici-bas, la justice de la-haut. On vous
persecutera, c'est possible. Apres?

Que pourriez-vous craindre et comment pourriez-vous douter? Toutes les
realites sont avec vous.

On vient a bout d'un homme, de deux hommes, d'un million d'hommes; on
ne vient pas a bout d'une verite. Les anciens parlements,--j'espere
que nous ne verrons jamais rien de pareil dans ce temps-ci,--* ont
quelquefois essaye de supprimer la verite par arret; le greffier
n'avait pas acheve de signer la sentence, que la verite reparaissait
debout et rayonnante au-dessus du tribunal. Ceci est de l'histoire.
Ce qui est subsiste. On ne peut rien contre ce qui est. Il y aura
toujours quelque chose qui tournera sous les pieds de l'inquisiteur.
Ah! tu veux l'immobilite, inquisiteur! J'en suis fache, Dieu a fait
le mouvement. Galilee le sait, le voit, et le dit. Punis Galilee, tu
n'atteindras pas Dieu!

Marchez donc, et, je vous le repete, ayez confiance! Les choses pour
lesquelles et avec lesquelles vous luttez sont de celles que la
violence meme du combat fait resplendir. Quand on frappe sur un homme,
on en fait jaillir du sang; quand on frappe sur la verite, on en fait
jaillir de la lumiere.

Vous dites que le peuple aime mon nom, et vous me demandez ce que vous
voulez bien appeler mon appui. Vous me demandez de vous serrer la main
en public. Je le fais, et avec effusion. Je ne suis rien qu'un homme
de bonne volonte. Ce qui fait que le peuple, comme vous dites, m'aime
peut-etre un peu, c'est qu'on me hait beaucoup d'un certain cote.
Pourquoi? je ne me l'explique pas.

Vraiment, je ne m'explique pas pourquoi les hommes, aveugles la
plupart et dignes de pitie, qui composent le parti du passe, me font
a moi et aux miens l'honneur d'une sorte d'acharnement special. Il
semble, a de certains moments, que la liberte de la tribune n'existe
pas pour moi, et que la liberte de la presse n'existe pas pour mes
fils. Quand je parle, a l'assemblee, les clameurs font effort pour
couvrir ma voix; quand mes fils ecrivent, c'est l'amende et la prison.
Qu'importe! Ce sont la les incidents du combat. Nos blessures ne sont
qu'un detail. Pardonnons nos griefs personnels. Qui que nous soyons,
fussions-nous condamnes, nos juges eux-memes sont nos freres. Ils nous
ont frappes d'une sentence, ne les frappons pas meme d'une rancune.
A quoi bon perdre vingt-quatre heures a maudire ses juges quand on a
toute sa vie pour les plaindre? Et puis maudire quelqu'un! a quoi bon?
Nous n'avons pas le temps de songer a cela, nous avons autre chose a
faire. Fixons les yeux sur le but, voyons le bien du peuple, voyons
l'avenir! On peut etre frappe au coeur et sourire.

Savez-vous? j'irai tout cet hiver diner chaque jour a la Conciergerie
avec mes enfants. Dans le temps ou nous sommes, il n'y a pas de mal a
s'habituer a manger un peu de pain de prison.

Oui, pardonnons nos griefs personnels, pardonnons le mal qu'on nous
fait ou qu'on veut nous faire.--Pour ce qui est des autres griefs,
pour ce qui est du mal qu'on fait a la republique, pour ce qui est du
mal qu'on fait au peuple, oh! cela, c'est different; je ne me sens pas
le droit de le pardonner. Je souhaite, sans l'esperer, que personne
n'ait de compte a rendre, que personne n'ait de chatiment a subir dans
un avenir prochain.

Pourtant, mon ami, quel bonheur, si, par un de ces denouements
inattendus qui sont toujours dans les mains de la providence et qui
desarment subitement les passions coupables des uns et les legitimes
coleres des autres; quel bonheur, si, par un de ces denouements
possibles, apres tout, que l'abrogation de la loi du 31 mai
permettrait d'entrevoir, nous pouvions arriver surement, doucement,
tranquillement, sans secousse, sans convulsion, sans commotion, sans
represailles, sans violences d'aucun cote, a ce magnifique avenir de
paix et de concorde qui est la devant nous, a cet avenir inevitable
ou la patrie sera grande, ou le peuple sera heureux, ou la republique
francaise creera par son seul exemple la republique europeenne, ou
nous serons tous, sur cette bien-aimee terre de France, libres comme
en Angleterre, egaux comme en Amerique, freres comme au ciel!

VICTOR HUGO.

18 septembre 1851.




ENTERREMENTS

1843-1850


I

FUNERAILLES DE CASIMIR DELAVIGNE

20 decembre 1843.

Celui qui a l'honneur de presider en ce moment l'academie francaise ne
peut, dans quelque situation qu'il se trouve lui-meme, etre absent un
pareil jour ni muet devant un pareil cercueil.

Il s'arrache a un deuil personnel pour entrer dans le deuil general;
il fait taire un instant, pour s'associer aux regrets de tous, le
douloureux egoisme de son propre malheur. Acceptons, helas! avec
une obeissance grave et resignee les mysterieuses volontes de la
providence qui multiplient autour de nous les meres et les veuves
desolees, qui imposent a la douleur des devoirs envers la douleur, et
qui, dans leur toute-puissance impenetrable, font consoler l'enfant
qui a perdu son pere par le pere qui a perdu son enfant.

Consoler! Oui c'est le mot. Que l'enfant qui nous ecoute prenne pour
supreme consolation, en effet, le souvenir de ce qu'a ete son pere!
Que cette belle vie, si pleine d'oeuvres excellentes, apparaisse
maintenant tout entiere a son jeune esprit, avec ce je ne sais quoi de
grand, d'acheve et de venerable que la mort donne a la vie! Le jour
viendra ou nous dirons, dans un autre lieu, tout ce que les lettres
pleurent ici. L'academie francaise honorera, par un public eloge,
cette ame elevee et sereine, ce coeur doux et bon, cet esprit
consciencieux, ce grand talent! Mais, disons-le des a present,
dussions nous etre expose a le redire, peu d'ecrivains ont mieux
accompli leur mission que M. Casimir Delavigne; peu d'existences ont
ete aussi bien occupees malgre les souffrances du corps, aussi bien
remplies malgre la brievete des jours. Deux fois poete, doue tout
ensemble de la puissance lyrique et de la puissance dramatique,
il avait tout connu, tout obtenu, tout eprouve, tout traverse, la
popularite, les applaudissements, l'acclamation de la foule, les
triomphes du theatre, toujours si eclatants, toujours si contestes.
Comme toutes les intelligences superieures, il avait l'oeil
constamment fixe sur un but serieux; il avait senti cette verite,
que le talent est un devoir; il comprenait profondement, et avec le
sentiment de sa responsabilite, la haute fonction que la pensee exerce
parmi les hommes, que le poete remplit parmi les esprits. La fibre
populaire vibrait en lui; il aimait le peuple dont il etait, et il
avait tous les instincts de ce magnifique avenir de travail et de
concorde qui attend l'humanite. Jeune homme, son enthousiasme avait
salue ces regnes eblouissants et illustres qui agrandissent les
nations par la guerre; homme fait, son adhesion eclairee s'attachait a
ces gouvernements intelligents et sages qui civilisent le monde par la
paix.

Il a bien travaille. Qu'il repose maintenant! Que les petites haines
qui poursuivent les grandes renommees, que les divisions d'ecoles,
que les rumeurs de partis, que les passions et les ingratitudes
litteraires fassent silence autour du noble poete endormi! Injustices,
clameurs, luttes, souffrances, tout ce qui trouble et agite la vie des
hommes eminents s'evanouit a l'heure sacree ou nous sommes. La mort,
c'est l'avenement du vrai. Devant la mort, il ne reste du poete que la
gloire, de l'homme que l'ame, de ce monde que Dieu.


II

FUNERAILLES DE FREDERIC SOULIE

27 septembre 1847.

Les auteurs dramatiques ont bien voulu souhaiter que j'eusse dans ce
jour de deuil l'honneur de les representer et de dire en leur nom
l'adieu supreme a ce noble coeur, a cette ame genereuse, a cet esprit
grave, a ce beau et loyal talent qui se nommait Frederic Soulie.
Devoir austere qui veut etre accompli avec une tristesse virile, digne
de l'homme ferme et rare que vous pleurez. Helas! la mort est prompte.
Elle a ses preferences mysterieuses. Elle n'attend pas qu'une tete
soit blanchie pour la choisir. Chose triste et fatale, les ouvriers de
l'intelligence sont emportes avant que leur journee soit faite. Il y a
quatre ans a peine, tous, presque les memes qui sommes ici, nous nous
penchions sur la tombe de Casimir Delavigne, aujourd'hui nous nous
inclinons devant le cercueil de Frederic Soulie.

Vous n'attendez pas de moi, messieurs, la longue nomenclature des
oeuvres, constamment applaudies, de Frederic Soulie. Permettez
seulement que j'essaye de degager a vos yeux, en peu de paroles, et
d'evoquer, pour ainsi dire, de ce cercueil ce qu'on pourrait appeler
la figure morale de ce remarquable ecrivain.

Dans ses drames, dans ses romans, dans ses poemes, Frederic Soulie
a toujours ete l'esprit serieux qui tend vers une idee et qui s'est
donne une mission. En cette grande epoque litteraire ou le genie,
chose qu'on n'avait point vue encore, disons-le a l'honneur de notre
temps, ne se separe jamais de l'independance, Frederic Soulie etait de
ceux qui ne se courbent que pour preter l'oreille a leur conscience et
qui honorent le talent par la dignite. Il etait de ces hommes qui
ne veulent rien devoir qu'a leur travail, qui font de la pensee un
instrument d'honnetete et du theatre un lieu d'enseignement, qui
respectent la poesie et le peuple en meme temps, qui pourtant ont de
l'audace, mais qui acceptent pleinement la responsabilite de leur
audace, car ils n'oublient jamais qu'il y a du magistrat dans
l'ecrivain et du pretre dans le poete.

Voulant travailler beaucoup, il travaillait vite, comme s'il sentait
qu'il devait s'en aller de bonne heure. Son talent, c'etait son ame,
toujours pleine de la meilleure et de la plus saine energie. De la lui
venait cette force qui se resolvait en vigueur pour les penseurs et en
puissance pour la foule. Il vivait par le coeur; c'est par la aussi
qu'il est mort. Mais ne le plaignons pas; il a ete recompense,
recompense par vingt triomphes, recompense par une grande et aimable
renommee qui n'irritait personne et qui plaisait a tous. Cher a ceux
qui le voyaient tous les jours et a ceux qui ne l'avaient jamais vu,
il etait aime et il etait populaire, ce qui est encore une des plus
douces manieres d'etre aime. Cette popularite il la meritait; car il
avait toujours present a l'esprit ce double but qui contient tout ce
qu'il y a de noble dans l'egoisme et tout ce qu'il y a de vrai dans le
devouement: etre libre et etre utile.

Il est mort comme un sage qui croit parce qu'il pense; il est mort
doucement, dignement, avec le candide sourire d'un jeune homme, avec
la gravite bienveillante d'un vieillard. Sans doute il a du regretter
d'etre contraint de quitter l'oeuvre de civilisation que les ecrivains
de ce siecle font tous ensemble, et de partir avant l'heure solennelle
et prochaine peut-etre qui appellera toutes les probites et toutes les
intelligences au saint travail de l'avenir. Certes, il etait propre a
ce glorieux travail, lui qui avait dans le coeur tant de compassion
et tant d'enthousiasme, et qui se tournait sans cesse vers le peuple,
parce que la sont toutes les miseres, parce que la aussi sont toutes
les grandeurs. Ses amis le savent, ses ouvrages l'attestent, ses
succes le prouvent, toute sa vie Frederic Soulie a eu les yeux fixes
dans une etude severe sur les clartes de l'intelligence, sur les
grandes verites politiques, sur les grands mysteres sociaux. Il vient
d'interrompre sa contemplation, il est alle la reprendre ailleurs;
il est alle trouver d'autres clartes, d'autres verites, d'autres
mysteres, dans l'ombre profonde de la mort.

Un dernier mot, messieurs. Que cette foule qui nous entoure et qui
veut bien m'ecouter avec tant de religieuse attention; que ce peuple
genereux, laborieux et pensif, qui ne fait defaut a aucune de ces
solennites douloureuses et qui suit les funerailles de ses ecrivains
comme on suit le convoi d'un ami; que ce peuple si intelligent et si
serieux le sache bien, quand les philosophes, quand les ecrivains,
quand les poetes viennent apporter ici, a ce commun abime de tous les
hommes, un des leurs, ils viennent sans trouble, sans ombre, sans
inquietude, pleins d'une foi inexprimable dans cette autre vie sans
laquelle celle-ci ne serait digne ni de Dieu qui la donne, ni de
l'homme qui la recoit. Les penseurs ne se defient pas de Dieu! Ils
regardent avec tranquillite, avec serenite, quelques-uns avec joie,
cette fosse qui n'a pas de fond; ils savent que le corps y trouve une
prison, mais que l'ame y trouve des ailes.

Oh! les nobles ames de nos morts regrettes, ces ames qui, comme celle
dont nous pleurons en ce moment le depart, n'ont cherche dans ce monde
qu'un but, n'ont eu qu'une inspiration, n'ont voulu qu'une recompense
a leurs travaux, la lumiere et la liberte, non! elles ne tombent pas
ici dans un piege! Non! la mort n'est pas un mensonge! Non! elles ne
rencontrent pas dans ces tenebres cette captivite effroyable, cette
affreuse chaine qu'on appelle le neant! Elles y continuent, dans
un rayonnement plus magnifique, leur vol sublime et leur destinee
immortelle. Elles etaient libres dans la poesie, dans l'art, dans
l'intelligence, dans la pensee; elles sont libres dans le tombeau!


III

FUNERAILLES DE BALZAC

20 aout 1850.

Messieurs,

L'homme qui vient de descendre dans cette tombe etait de ceux auxquels
la douleur publique fait cortege. Dans les temps ou nous sommes,
toutes les fictions sont evanouies. Les regards se fixent desormais
non sur les tetes qui regnent, mais sur les tetes qui pensent, et
le pays tout entier tressaille lorsqu'une de ces tetes disparait.
Aujourd'hui, le deuil populaire, c'est la mort de l'homme de talent;
le deuil national, c'est la mort de l'homme de genie.

Messieurs, le nom de Balzac se melera a la trace lumineuse que notre
epoque laissera dans l'avenir.

M. de Balzac faisait partie de cette puissante generation des
ecrivains du dix-neuvieme siecle qui est venue apres Napoleon, de
meme que l'illustre pleiade du dix-septieme est venue apres
Richelieu,--comme si, dans le developpement de la civilisation, il
y avait une loi qui fit succeder aux dominateurs par le glaive les
dominateurs par l'esprit.

M. de Balzac etait un des premiers parmi les plus grands, un des plus
hauts parmi les meilleurs. Ce n'est pas le lieu de dire ici tout ce
qu'etait cette splendide et souveraine intelligence. Tous ses livres
ne forment qu'un livre, livre vivant, lumineux, profond, ou l'on voit
aller et venir et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d'effare
et de terrible mele au reel, toute notre civilisation contemporaine;
livre merveilleux que le poete a intitule comedie et qu'il aurait pu
intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les
styles, qui depasse Tacite et qui va jusqu'a Suetone, qui traverse
Beaumarchais et qui va jusqu'a Rabelais; livre qui est l'observation
et qui est l'imagination; qui prodigue le vrai, l'intime, le
bourgeois, le trivial, le materiel, et qui par moments, a travers
toutes les realites brusquement et largement dechirees, laisse tout a
coup entrevoir le plus sombre et le plus tragique ideal.

A son insu, qu'il le veuille ou non, qu'il y consente ou non, l'auteur
de cette oeuvre immense et etrange est de la forte race des ecrivains
revolutionnaires. Balzac va droit au but. Il saisit corps a corps la
societe moderne. Il arrache a tous quelque chose, aux uns l'illusion,
aux autres l'esperance, a ceux-ci un cri, a ceux-la un masque. Il
fouille le vice, il disseque la passion. Il creuse et sonde l'homme,
l'ame, le coeur, les entrailles, le cerveau, l'abime que chacun a en
soi. Et, par un don de sa libre et vigoureuse nature, par un
privilege des intelligences de notre temps qui, ayant vu de pres les
revolutions, apercoivent mieux la fin de l'humanite et comprennent
mieux la providence, Balzac se degage souriant et serein de ces
redoutables etudes qui produisaient la melancolie chez Moliere et la
misanthropie chez Rousseau.

Voila ce qu'il a fait parmi nous. Voila l'oeuvre qu'il nous laisse,
oeuvre haute et solide, robuste entassement d'assises de granit,
monument! oeuvre du haut de laquelle resplendira desormais sa
renommee. Les grands hommes font leur propre piedestal; l'avenir se
charge de la statue.

Sa mort a frappe Paris de stupeur. Depuis quelques mois, il etait
rentre en France. Se sentant mourir, il avait voulu revoir la patrie,
comme la veille d'un grand voyage on vient embrasser sa mere.

Sa vie a ete courte, mais pleine; plus remplie d'oeuvres que de jours.

Helas! ce travailleur puissant et jamais fatigue, ce philosophe, ce
penseur, ce poete, ce genie, a vecu parmi nous de cette vie d'orages,
de luttes, de querelles, de combats, commune dans tous les temps a
tous les grands hommes. Aujourd'hui, le voici en paix. Il sort des
contestations et des haines. Il entre, le meme jour, dans la gloire
et dans le tombeau. Il va briller desormais, au-dessus de toutes ces
nuees qui sont sur nos tetes, parmi les etoiles de la patrie!

Vous tous qui etes ici, est-ce que vous n'etes pas tentes de l'envier?

Messieurs, quelle que soit notre douleur en presence d'une telle
perte, resignons-nous a ces catastrophes. Acceptons-les dans ce
qu'elles ont de poignant et de severe. Il est bon peut-etre, il est
necessaire peut-etre, dans une epoque comme la notre, que de temps en
temps une grande mort communique aux esprits devores de doute et de
scepticisme un ebranlement religieux. La providence sait ce qu'elle
fait lorsqu'elle met ainsi le peuple face a face avec le mystere
supreme, et quand elle lui donne a mediter la mort, qui est la grande
egalite et qui est aussi la grande liberte.

La providence sait ce qu'elle fait, car c'est la le plus haut de tous
les enseignements. Il ne peut y avoir que d'austeres et serieuses
pensees dans tous les coeurs quand un sublime esprit fait
majestueusement son entree dans l'autre vie, quand un de ces etres qui
ont plane longtemps au-dessus de la foule avec les ailes visibles
du genie, deployant tout a coup ces autres ailes qu'on ne voit pas,
s'enfonce brusquement dans l'inconnu.

Non, ce n'est pas l'inconnu! Non, je l'ai deja dit dans une autre
occasion douloureuse, et je ne me lasserai pas de le repeter, non, ce
n'est pas la nuit, c'est la lumiere! Ce n'est pas la fin, c'est le
commencement! Ce n'est pas le neant, c'est l'eternite! N'est-il
pas vrai, vous tous qui m'ecoutez? De pareils cercueils demontrent
l'immortalite; en presence de certains morts illustres, on sent plus
distinctement les destinees divines de cette intelligence qui traverse
la terre pour souffrir et pour se purifier et qu'on appelle l'homme,
et l'on se dit qu'il est impossible que ceux qui ont ete des genies
pendant leur vie ne soient pas des ames apres leur mort!




LE 2 DECEMBRE 1851


Un vaillant proscrit de decembre, M. Hippolyte Magen, a publie,
pendant son exil, a Londres, en 1852 (chez Jeffs, Burlington Arcade),
un remarquable recit des faits dont il avait ete temoin. Nous
extrayons de ce recit les pages qu'on va lire, en faisant seulement
quelques suppressions dans les eloges adresses par M. H. Magen a M.
Victor Hugo.

"Le 2 decembre, a dix heures du matin, des representants du peuple
etaient reunis dans une maison de la rue Blanche.

"Deux opinions se combattaient. La premiere, emise et soutenue par
Victor Hugo, voulait qu'on fit immediatement un appel aux armes;
la population etait oscillante, il fallait, par une impulsion
revolutionnaire, la jeter du cote de l'assemblee.

"Exciter lentement les coleres, entretenir longtemps l'agitation, tel
etait le moyen que Michel (de Bourges) trouvait le meilleur; pour le
soutenir il s'appuyait sur le passe. En 1830, on avait d'abord crie,
puis lance des pierres aux gardes royaux, enfin on s'etait jete dans
la bataille, avec des passions deja fermentees; en fevrier 1848,
l'agitation de la rue avait aussi precede le combat.

"La situation actuelle n'offrait pas la moindre analogie avec ces deux
epoques.

"Malheureusement le systeme de la temporisation l'emporta; il fut
decide qu'on emploierait les vieux moyens, et qu'en attendant, il
serait fait un appel aux legions de la garde nationale sur lesquelles
on avait le droit de compter. Victor Hugo, Charamaule et Forestier
accepterent la responsabilite de ces demarches, et rendez-vous fut
pris a deux heures, sur le boulevard du Temple, chez Bonvalet, pour
l'execution des mesures arretees.

"Tandis que Charamaule et Victor Hugo remplissaient le mandat qu'ils
avaient recu, un incident prouva que, suivant l'opinion repoussee
dans la rue Blanche, le peuple attendait une impulsion vigoureuse et
revolutionnaire. A la hauteur de la rue Meslay, Charamaule s'apercut
que la foule reconnaissait Hugo et s'epaississait autour d'eux:--"Vous
etes reconnu, dit-il a son collegue."--Au meme instant, quelques
jeunes gens crierent: _Vive Victor Hugo!_

"Un d'eux lui demanda: "Citoyen que faut-il faire?"

"Victor Hugo repondit: "Dechirez les affiches factieuses du coup
d'etat et criez: _Vive la constitution!_

"--Et si l'on tire sur nous? lui dit un jeune ouvrier.

"--Vous courrez aux armes", repliqua Victor Hugo.

"Il ajouta:--Louis Bonaparte est un rebelle; il se couvre aujourd'hui
de tous les crimes. Nous, representants du peuple, nous le mettons
hors la loi; mais, sans meme qu'il soit besoin de notre declaration,
il est hors la loi par le seul fait de sa trahison. Citoyens! vous
avez deux mains, prenez dans l'une votre droit, dans l'autre votre
fusil, et courez sur Bonaparte!"

"La foule poussa une acclamation.

"Un bourgeois qui fermait sa boutique dit a l'orateur: "Parlez moins
haut, si l'on vous entendait parler comme cela, on vous fusillerait.

"--Eh bien! repondit Hugo, vous promeneriez mon cadavre, et ce serait
une bonne chose que ma mort si la justice de Dieu en sortait!"

"Tous crierent: _Vive Victor Hugo!_--Criez: _Vive la constitution!_
leur dit-il. Un cri formidable de _Vive la constitution! Vive la
republique!_ sortit de toutes les poitrines.

"L'enthousiasme, l'indignation, la colere melaient leurs eclairs dans
tous les regards. C'etait la, peut-etre, une minute supreme. Victor
Hugo fut tente d'enlever toute cette foule et de commencer le combat.

"Charamaule le retint et lui dit tout bas:--"Vous causerez une
mitraillade inutile; tout ce monde est desarme. L'infanterie est a
deux pas de nous, et voici l'artillerie qui arrive."

"En effet, plusieurs pieces de canon, attelees, debouchaient par la
rue de Bondy, derriere le Chateau-d'Eau. Saisir un tel moment, ce
pouvait etre la victoire, mais ce pouvait etre aussi un massacre. "Le
conseil de s'abstenir, donne par un homme aussi intrepide que l'a ete
Charamaule pendant ces tristes jours, ne pouvait etre suspect; en
outre Victor Hugo, quel que fut son entrainement interieur, se
sentait lie par la deliberation de la gauche. Il recula devant la
responsabilite qu'il aurait encourue; depuis, nous l'avons entendu
souvent repeter lui-meme: "Ai-je eu raison? Ai-je eu tort?"

"Un cabriolet passait; Victor Hugo et Charamaule s'y jeterent. La
foule suivit quelque temps la voiture en criant: _Vive la republique!
Vive Victor Hugo!_

"Les deux representants se dirigerent vers la rue Blanche, ou ils
rendirent compte de la scene du Chateau d'Eau; ils essayerent encore
de decider leurs collegues a une action revolutionnaire, mais la
decision du matin fut maintenue.

"Alors Victor Hugo dicta au courageux Baudin la proclamation suivante:

"Louis-Napoleon est un traitre.

"Il a viole la constitution.

"Il s'est mis hors la loi.

Les representants republicains rappellent au peuple et a l'armee
l'article 68 et l'article 110 ainsi concus: "L'assemblee constituante
confie la defense de la presente constitution et des droits qu'elle
consacre a la garde et au patriotisme de tous les francais."

"Le peuple est a jamais en possession du suffrage universel, n'a
besoin d'aucun prince pour le lui rendre, et chatiera le rebelle.

"Que le peuple fasse son devoir.

"Les representants republicains marcheront a sa tete.

"Aux armes! Vive la republique!"

"Michel (de Bourges), Schoelcher, le general Leydet, Joigneaux, Jules
Favre, Deflotte, Eugene Sue, Brives, Chauffour, Madier de Montjau,

Cassal, Breymand, Lamarque, Baudin et quelques autres se haterent de
mettre sur cette proclamation leurs noms a cote de celui de Victor
Hugo.

"A six heures du soir, les membres du conciliabule de la rue Blanche,
chasses de la rue de la Cerisaie par un avis que la police marchait
sur eux, se retrouvaient au quai de Jemmapes, chez le representant
Lafon; a eux s'etaient joints quelques journalistes et plusieurs
citoyens devoues a la republique.

"Au milieu d'une vive animation, un comite de resistance fut nomme; il
se composait des citoyens:

    Victor Hugo,
    Carnot,
    Michel (de Bourges),
    Madier de Montjau,
    Jules Favre,
    Deflotte,
    Faure (du Rhone).

"On attendait impatiemment trois proclamations que Xavier Durrieu
avait remises a des compositeurs de son journal. L'une d'elles sera
recueillie par l'histoire; elle s'echappa de l'ame de Victor Hugo. La
voici:


PROCLAMATION A L'ARMEE.

Soldats!

Un homme vient de briser la constitution, il dechire le serment qu'il
avait prete au peuple, supprime la loi, etouffe le droit, ensanglante
Paris, garrotte la France, trahit la Republique.

Soldats, cet homme vous engage dans le crime.

Il y a deux choses saintes: le drapeau qui represente l'honneur
militaire, et la loi qui represente le droit national. Soldats! le
plus grand des attentats, c'est le drapeau leve contre la loi.

Ne suivez pas plus longtemps le malheureux qui vous egare. Pour un tel
crime, les soldats francais sont des vengeurs, non des complices.

Livrez a la loi ce criminel. Soldats! c'est un faux Napoleon. Un
vrai Napoleon vous ferait recommencer Marengo; lui, il vous fait
recommencer Transnonain.

Tournez vos yeux sur la vraie fonction de l'armee francaise. Proteger
la patrie, propager la revolution, delivrer les peuples, soutenir les
nationalites, affranchir le continent, briser les chaines partout,
defendre partout le droit, voila votre role parmi les armees d'Europe;
vous etes dignes des grands champs de bataille.

Soldats! l'armee francaise est l'avant-garde de l'humanite. Rentrez en
vous-memes, reflechissez, reconnaissez-vous, relevez-vous. Songez
a vos generaux arretes, pris au collet par des argousins et jetes,
menottes aux mains, dans la cellule des voleurs. Le scelerat qui est a
l'Elysee croit que l'armee de la France est une bande du bas-empire,
qu'on la paie et qu'on l'enivre, et qu'elle obeit. Il vous fait faire
une besogne infame; il vous fait egorger, en plein dix-neuvieme siecle
et dans Paris meme, la liberte, le progres, la civilisation; il vous
fait detruire, a vous enfants de la France, ce que la France a si
glorieusement et si peniblement construit en trois siecles de lumiere
et en soixante ans de revolution! Soldats, si vous etes la grande
armee, respectez la grande nation!

Nous, citoyens, nous representants du peuple et vos
representants,--nous, vos amis, vos freres, nous qui sommes la loi et
le droit, nous qui nous dressons devant vous en vous tendant les bras
et que vous frappez aveuglement de vos epees, savez-vous ce qui nous
desespere? ce n'est pas de voir notre sang qui coule, c'est de voir
votre honneur qui s'en va.

Soldats! un pas de plus dans l'attentat, un jour de plus avec Louis
Bonaparte, et vous etes perdus devant la conscience universelle.
Les hommes qui vous commandent sont hors la loi; ce ne sont pas des
generaux, ce sont des malfaiteurs; la casaque des bagnes les attend.
Vous soldats, il en est temps encore, revenez a la patrie, revenez a
la republique. Si vous persistiez, savez-vous ce que l'histoire dirait
de vous? Elle dirait: "Ils ont foule aux pieds de leurs chevaux et
ecrase sous les roues de leurs canons toutes les lois de leur
pays; eux, des soldats francais, ils ont deshonore l'anniversaire
d'Austerlitz; et, par leur faute, par leur crime, il degoutte
aujourd'hui du nom de Napoleon sur la France autant de honte qu'il en
a autrefois decoule de gloire."

Soldats francais, cessez de preter main-forte au crime!

_Pour les representants du peuple restes libres, le representant
membre du comite de resistance,_

VICTOR HUGO.

Paris, 3 decembre.

"Cette proclamation ... ou brillent toutes les qualites du genie et
du patriotisme, fut, a l'aide d'un papier bleu qui multipliait les
copies, reproduite cinquante fois; le lendemain elle etait affichee
dans les rues Charlot, de l'Homme-Arme, Rambuteau, et sur le boulevard
du Temple.

"Cependant on est encore averti que la police a pris l'eveil; a
travers une nuit obscure, on se dirige vers la rue Popincourt, ou les
ateliers de Frederic Cournet ouvriront un asile sur.

" ... Nos amis remplissent une salle vaste et nue; il y a deux
tabourets seulement; Victor Hugo, qui va presider la reunion, en prend
un,--l'autre est donne a Baudin, qui servira de secretaire. Dans cette
assemblee, on remarquait Guiter, Gindriez, Lamarque, Charamaule,
Sartin, Arnaud de l'Ariege, Schoelcher, Xavier Durrieu et Kesler son
collaborateur, etc., etc.

"Apres un instant de confusion, qu'en pareille circonstance il est
aise de concevoir, plusieurs resolutions furent prises. On avait vu
successivement arriver Michel (de Bourges), Esquiros, Aubry (du Nord),
Bancel, Duputz, Madier de Montjau et Mathieu (de la Drome); ce dernier
ne fit qu'une courte apparition.

"Victor Hugo avait pris la parole et resumait les perils de la
situation, les moyens de resistance et de combat.

"Tout a coup, un homme en blouse se presente, effare.

"--Nous sommes perdus, s'ecria-t-il; du point d'observation ou l'on
m'a place, j'ai vu se diriger vers nous une troupe nombreuse de
soldats.

"--Qu'importe! a repondu Cournet, en montrant des armes, la porte de
ma maison est etroite; dans le corridor deux hommes ne marcheraient
pas de front; nous sommes ici soixante resolus a mourir; deliberez en
paix."

"A ce terrible episode Victor Hugo emprunte un mouvement sublime. Les
paroles de Victor Hugo ont ete stenographiees, sur place, par un
des assistants, et je puis les donner telles qu'il les prononca. Il
s'ecrie: / "Ecoutez, rendez-vous bien compte de ce que vous faites.

"D'un, cote, cent mille hommes, dix-sept batteries attelees, six
mille bouches a feu dans les forts, des magasins, des arsenaux, des
munitions de quoi faire la campagne de Russie;--de l'autre, cent vingt
representants, mille ou douze cents patriotes, six cents fusils, deux
cartouches par homme, pas un tambour pour battre le rappel, pas une
cloche pour sonner le tocsin, pas une imprimerie pour imprimer une
proclamation; a peine, ca et la, une presse lithographique, une cave
ou l'on imprimera, en hate et furtivement, un placard a la brosse;
peine de mort contre qui remuera un pave, peine de mort contre qui
s'attroupera, peine de mort contre qui sera trouve en conciliabule,
peine de mort contre qui placardera un appel aux armes; si vous etes
pris pendant le combat, la mort; si vous etes pris apres le combat,
la deportation et l'exil.--D'un cote, une armee et le crime;--de
l'autre, une poignee d'hommes et le droit. Voila cette lutte,
l'acceptez-vous?"

"Ce fut un moment admirable; cette parole energique et puissante
avait remue toutes les fibres du patriotisme; un cri subit, unanime,
repondit: "_Oui, oui, nous l'acceptons!_"

"Et la deliberation recommenca grave et silencieuse."




NOTES


CHAMBRE DES PAIRS

1846.


NOTE 1

LA PROPRIETE DES OEUVRES D'ART

Un projet de loi sur les dessins et modeles de fabrique etait propose
par le gouvernement; une longue discussion s'engagea, au sein de la
chambre des pairs, sur la question de savoir quelle serait la duree
de la propriete de ces dessins et de ces modeles. Le projet du
gouvernement decretait une duree de quinze annees. La commission qui
avait fait rapport sur le projet de loi proposait d'etendre le droit
exclusif d'exploitation d'un modele a trente ans. Quelques membres de
la chambre voulaient le maintien pur et simple de la legislation de
1793 qui attribue a l'auteur d'un dessin ou d'un modele artistique
destine a l'industrie les memes droits qu'a l'auteur d'une statue ou
d'un tableau. Victor Hugo demanda la parole.

Messieurs,

Je n'aurai qu'une simple observation a faire sur la question la plus
importante, a mes yeux du moins, la question de duree; et j'appuierai
la proposition de la commission, en regrettant, je l'avoue meme,
l'ancienne legislation. Je n'ai que tres peu de mots a dire, et je
n'abuserai jamais de l'attention de la chambre.

Messieurs, il ne faut pas se dissimuler que c'est un art veritable qui
est en question ici. Je ne pretends pas mettre cet art, dans lequel
l'industrie entre pour une certaine portion, sur le rang des creations
poetiques ou litteraires, creations purement spontanees, qui ne
relevent que de l'artiste, de l'ecrivain, du penseur. Cependant, il
est incontestable qu'il y a ici dans la question un art tout entier.

Et si la Chambre me permettait de citer quelques-uns des grands noms
qui se rattachent a cet art, elle reconnaitrait elle-meme qu'il y a
la des genies createurs, des hommes d'imagination, des hommes dont la
propriete doit etre protegee par la loi. Bernard de Palissy etait un
potier; Benvenuto Cellini etait un orfevre. Un pape a desire un modele
de chandeliers d'eglise; Michel-Ange et Raphael ont concouru pour ce
modele, et les deux flambeaux ont ete executes. Oserait-on dire que ce
ne sont pas la des objets d'art?

Il y a donc ici, permettez-moi d'insister, un art veritable dans la
question, et c'est ce qui me fait prendre la parole.

Jusqu'a present cette matiere a ete regie en France par une
legislation vague, obscure, incomplete, plutot formee de jurisprudence
et d'extensions que composee de textes directs emanes du legislateur.
Cette legislation a beaucoup de defauts, mais elle a une qualite qui,
a mes yeux, compense tous les defauts, elle est genereuse.

Cette legislation, que donnait-elle a l'art qui est ici en question?
Elle lui donnait la duree; et n'oubliez pas ceci: toutes les fois
que vous voulez que de grands artistes fassent de grandes oeuvres,
donnez-leur le temps, donnez-leur la duree, assurez-leur le respect de
leur pensee et de leur propriete. Si vous voulez que la France reste a
ce point ou elle est placee, d'imposer a toutes les nations la loi de
sa mode, de son gout, de son imagination; si vous voulez que la France
reste la maitresse de ce que le monde appelle l'ornement, le luxe, la
fantaisie, ce qui sera toujours et ce qui est une richesse publique
et nationale; si vous voulez donner a cet art tous les moyens de
prosperer, ne touchez pas legerement a la legislation sous laquelle il
s'est developpe avec tant d'eclat.

Notez que depuis que cette legislation, incomplete, je le repete, mais
genereuse, existe, l'ascendant de la France, dans toutes les matieres
d'art et d'industrie melee a l'art, n'a cesse de s'accroitre.

Que demandez-vous donc a une legislation? qu'elle produise de bons
effets, qu'elle donne de bons resultats? Que reprochez-vous a
celle-ci? Sous son empire, l'art francais est devenu le maitre et le
modele de l'art chez tous les peuples qui composent le monde civilise.
Pourquoi donc toucher legerement a un etat de choses dont vous avez a
vous applaudir?

J'ajouterai en terminant que j'ai lu avec une grande attention
l'expose des motifs; j'y ai cherche la raison pour laquelle il etait
innove a un etat aussi excellent, je n'en ai trouve qu'une qui ne me
parait pas suffisante, c'est un desir de mettre la legislation qui
regit cette matiere en harmonie avec la legislation qui regit d'autres
matieres qu'on suppose a tort analogues. C'est la, messieurs, une pure
question de symetrie. Cela ne me parait pas suffisant pour innover,
j'ose dire, aussi temerairement.

J'ai pour M. le ministre du commerce, en particulier, la plus profonde
et la plus sincere estime; c'est un homme des plus distingues, et
je reconnais avec empressement sa haute competence sur toutes les
matieres qui sont soumises a son administration. Cependant je ne me
suis pas explique comment il se faisait qu'en presence d'un beau,
noble et magnifique resultat, on venait innover dans la loi qui a, en
partie du moins, produit cet effet.

Je le repete, je demande de la duree. Je suis convaincu qu'un pas
sera fait en arriere le jour ou vous diminuerez la duree de cette
propriete. Je ne l'assimile pas d'ailleurs, je l'ai deja dit en
commencant, a la propriete litteraire proprement dite. Elle est
au-dessous de la propriete litteraire; mais elle n'en est pas moins
respectable, nationale et utile. Le jour, dis-je, ou vous aurez
diminue la duree de cette propriete, vous aurez diminue l'interet des
fabricants a produire des ouvrages d'industrie de plus en plus voisins
de l'art; vous aurez diminue l'interet des grands artistes a penetrer
de plus en plus dans cette region ou l'industrie se releve par son
contact avec l'art.

Aujourd'hui, a l'heure ou nous parlons, des sculpteurs du premier
ordre, j'en citerai un, homme d'un merveilleux talent, M. Pradier,
n'hesitent pas a accorder leur concours a ces productions qui ne sont
pour l'industrie que des consoles, des pendules, des flambeaux, et qui
sont, pour les connaisseurs, des chefs-d'oeuvre.

Un jour viendra, n'en doutez pas, ou beaucoup de ces oeuvres que vous
traitez aujourd'hui de simples produits de l'industrie, et que vous
reglementez comme de simples produits de l'industrie, un jour viendra
ou beaucoup de ces oeuvres prendront place dans les musees. N'oubliez
pas que vous avez ici, en France, a Paris, un musee compose
precisement des debris de cet art mixte qui est en ce moment en
question. La collection des vases etrusques, qu'est-ce autre chose?

Si vous voulez maintenir cet art au niveau deja eleve ou il est
parvenu en France, si vous voulez augmenter encore ce bel essor qu'il
a pris et qu'il prend tous les jours, donnez-lui du temps.

Voila tout ce que je voulais dire.

Je voterai pour tout ce qui tendra a augmenter la duree accordee aux
proprietaires de cette sorte d'oeuvres, et je declare, en finissant,
que je ne puis m'empecher de regretter l'ancienne legislation. (_Tres
bien! tres bien!_)


NOTE 2

LA MARQUE DE FABRIQUE

Dans la discussion du projet de loi relatif aux marques de fabrique,
deux systemes etaient en presence, celui de la marque facultative
et celui de la marque obligatoire. Analyser cette discussion nous
conduirait trop loin; nous pouvons d'ailleurs citer, sans autre
commentaire, les deux discours que Victor Hugo prononca dans ce debat.

Messieurs,

Je viens defendre une opinion qui, je le crains, malgre les
excellentes observations qui ont ete faites, a peu de faveur dans la
chambre. J'ose cependant appeler sur cette opinion l'attention de
la noble assemblee. Le projet de loi sur les dessins de fabrique
soulevait une question d'art; le projet de loi sur les marques de
fabrique souleve une question d'honneur, et toutes les fois que la loi
touche a une question d'honneur, il n'est personne qui ne se sente et
qui ne soit competent.

Il y a deux sortes de commerce, le bon et le mauvais commerce. Le
commerce honnete et loyal, le commerce deloyal et frauduleux. Le
commerce honnete, c'est celui qui ne fraude pas; c'est celui qui livre
aux consommateurs des produits sinceres; c'est celui qui cherche avant
tout, avant meme les benefices d'argent, le plus sur, le meilleur,
le plus fecond des benefices, la bonne renommee. La bonne renommee,
messieurs, est aussi un capital. Le mauvais commerce, le commerce
frauduleux, est celui qui a la fievre des fortunes rapides, qui jette
sur tous les marches du monde des produits falsifies; c'est celui,
enfin, qui prefere les profits a l'estime, l'argent a la renommee.

Eh bien, de ces deux commerces que la loi actuelle met en presence,
lequel voulez-vous proteger? Il me semble que vous devez protection a
l'un, et la protection de l'un c'est la repression de l'autre. J'ai
cherche dans le projet de loi, dans l'expose des motifs et dans le
rapport de M. le baron Charles Dupin, s'il pouvait y avoir quelque
mode de repression preferable au seul mode de repression qui se soit
presente a mon esprit, et j'avoue, a regret, n'en avoir pas trouve.
A mon avis, que je soumets a la chambre, il n'y a d'autre mode de
repression pour le mauvais commerce, d'autre mode de protection pour
le commerce loyal et honnete, que la marque obligatoire.

Mais on dira: La marque obligatoire est contraire a la liberte.
Permettez que je m'explique sur ce point, car il est delicat et grave.

J'aime la liberte, je sais qu'elle est bonne; je ne me borne pas a
dire qu'elle est bonne, je le crois, je le sais; je suis pret a me
devouer pour cette conviction. La liberte a ses abus et ses perils.
Mais a cote des abus elle a ses bienfaits, a cote des perils elle a la
gloire. J'aime donc la liberte, je la crois bonne en toute occasion.
Je veux la liberte du bon commerce; j'admettrais meme, s'il en etait
besoin, la liberte du mauvais commerce, quoique ce soit, a mon avis,
la liberte de la ronce et de l'ivraie. Mais, messieurs, je ne pense
pas que, dans la question de la marque obligatoire, la liberte soit le
moins du monde compromise.

Il existe un commerce, il existe une industrie qui est soumise a la
marque obligatoire; ce commerce, je vais le nommer tout de suite,
c'est la presse, c'est la librairie. Il n'existe pas un papier
imprime, quel qu'il soit, dans quelque but que ce soit, sous quelque
denomination que ce soit, si insignifiant qu'il puisse etre, il
n'existe pas un papier imprime qui ne doive, aux termes des lois qui
nous regissent, porter le nom de l'imprimeur et son adresse. Qu'est-ce
que cela? C'est la marque obligatoire. Avez-vous entendu dire que
la marque obligatoire ait supprime la liberte de la presse?
(_Mouvement._)

Je ne sache pas d'argument plus fort que celui-ci; car voici une
liberte publique, la plus importante de toutes, la plus vitale,
qui fonctionne parmi nous sous l'empire de la marque obligatoire,
c'est-a-dire de cet obstacle qu'on objecte comme devant ruiner une
autre liberte dans ce qu'elle a de plus essentiel et de meilleur. Il
est donc evident que puisque la marque obligatoire ne gene dans aucun
de ses developpements la plus precieuse de nos libertes, elle n'aura
aucun effet funeste, ni meme aucun effet facheux sur la liberte
commerciale. J'ajoute qu'a mon avis liberte implique responsabilite.
La marque obligatoire, c'est la signature; la marque obligatoire,
c'est la responsabilite. Eh bien, messieurs les pairs, je suis de
ceux qui ne veulent pas qu'on jouisse de la liberte sans subir la
responsabilite. (_Mouvement_.)

Je voterai pour la marque obligatoire.

       *       *       *       *       *

Je vois la chambre fatiguee, je ne crois pas au succes de
l'amendement, et cependant je crois devoir insister. Messieurs, c'est
que ma conviction est profonde.

La marque facultative peut-elle avoir ce rare resultat de separer en
deux parts le bon et le mauvais commerce, le commerce loyal et le
commerce frauduleux? Si je le pensais, je n'hesiterais pas a me
rallier au systeme du gouvernement et de la commission. Mais je ne le
pense pas.

Dans mon opinion, la marque facultative est une precaution illusoire.
Pourquoi? Messieurs les pairs, c'est que l'industrie n'est pas libre;
non, l'industrie n'est pas libre devant le commerce. Notez ceci:
l'industrie a un interet, le commerce croit souvent en avoir un autre.
Quel est l'interet de l'industrie? Donner d'abord de bons produits,
et, s'il se peut, des produits excellents, et, s'il se peut, dans les
cas ou l'industrie touche a l'art, des produits admirables. Ceci est
l'interet de l'industrie, ceci est aussi l'interet de la nation. Quel
est l'interet du commerce? Vendre, vendre vite, vendre souvent au
hasard, souvent a bon marche et a vil prix. A vil prix! c'est
fort cher. Pour cela, que faut-il au commerce, je dis au commerce
frauduleux que je voudrais detruire? Il lui faut des produits
frelates, falsifies, chetifs, miserables, coutant peu et pouvant,
erreur fatale du reste, rapporter beaucoup. Que fait le commerce
deloyal? il impose sa loi a l'industrie. Il commande, l'industrie
obeit. Il le faut bien. L'industrie n'est jamais face a face avec le
consommateur. Entre elle et le consommateur il y a un intermediaire,
le marchand; ce que le marchand veut, le fabricant est contraint de
le vouloir. Messieurs, prenez garde! Le commerce frauduleux qui n'a
malheureusement que trop d'extension, ne voudra pas de la marque
facultative; il ne voudra aucune marque. L'industrie gemira et cedera.
La marque obligatoire serait une arme. Donnez cette arme, donnez cette
defense a l'industrie loyale contre le commerce deloyal. Je vous
le dis, messieurs les pairs, je vous le dis en presence des faits
deplorables que vous ont cites plusieurs nobles membres de cette
Chambre, en presence des debouches qui se ferment, en presence des
marches etrangers qui ne s'ouvrent plus, en presence de la diminution
du salaire qui frappe l'ouvrier, et de la falsification des denrees
qui frappe le consommateur; je vous le dis avec une conviction
croissante, devant la concurrence interieure, devant la concurrence
exterieure surtout, messieurs les pairs, fondez la sincerite
commerciale! (_Mouvement._)

Mettez la marque obligatoire dans la loi.

L'industrie francaise est une richesse nationale. Le commerce loyal
tend a elever l'industrie; le commerce frauduleux tend a l'avilir et a
la degrader. Protegez le commerce loyal, frappez le commerce deloyal.




ASSEMBLEE CONSTITUANTE

1848-1849.


NOTE 3

SECOURS AUX THEATRES

17 juillet 1848.


A la suite des fatales journees de juin 1848, les theatres de Paris
furent fermes. Cette cloture, qui semblait devoir se prolonger
indefiniment, etait une calamite de plus ajoutee aux autres calamites
publiques. La ruine des theatres etait imminente. M. Victor Hugo
sentit l'urgence de leur situation et leur vint en aide. Il convoqua
une reunion speciale des representants de Paris dans le 1er bureau,
leur demanda d'appuyer un projet de decret qu'il se chargeait de
presenter et qui allouait une subvention d'un million aux theatres,
pour les mettre a meme de rouvrir. La proposition fut vivement
debattue. Un membre accusa l'auteur du projet de decret de vouloir
_faire du bruit_. M. Victor Hugo s'ecria:


Ce que je veux, ce n'est pas du bruit, comme vous dites, c'est du
pain! du pain pour les artistes, du pain pour les ouvriers, du pain
pour les vingt mille familles que les theatres alimentent! Ce que je
veux, c'est le commerce, c'est l'industrie, c'est le travail, vivifies
par ces ruisseaux de seve qui jaillissent des theatres de Paris! c'est
la paix publique, c'est la serenite publique, c'est la splendeur de la
ville de Paris, c'est l'eclat des lettres et des arts, c'est la venue
des etrangers, c'est la circulation de l'argent, c'est tout ce que
repandent d'activite, de joie, de sante, de richesse, de civilisation,
de prosperite, les theatres de Paris ouverts. Ce que je ne veux pas,
c'est le deuil, c'est la detresse, c'est l'agitation, c'est l'idee
de revolution et d'epouvante que contiennent ces mots lugubres: Les
theatres de Paris sont fermes! Je l'ai dit a une autre epoque et dans
une occasion pareille, et permettez-moi de le redire: Les theatres
fermes, c'est le drapeau noir deploye.

Eh bien, je voudrais que vous, vous les representants de Paris, vous
vinssiez dire a cette portion de la majorite qui vous inquiete:
Osez deployer ce drapeau noir! osez abandonner les theatres! Mais,
sachez-le bien, qui laisse fermer les theatres fait fermer les
boutiques! Sachez-le bien, qui laisse fermer les theatres de Paris,
fait une chose que nos plus redoutables annees n'ont pas faite; que
l'invasion n'a pas faite, que 93 n'a pas faite! Qui ferme les theatres
de Paris eteint le feu qui eclaire, pour ne plus laisser resplendir
que le feu qui incendie! Osez prendre cette responsabilite!

Messieurs, cette question des theatres est maintenant un cote, un cote
bien douloureux, de la grande question des detresses publiques. Ce que
nous invoquons ici, c'est encore le principe de l'assistance. Il y a
la, autour de nous, je vous le repete, vingt mille familles qui nous
demandent de ne pas leur oter leur pain! Le plus deplorable temoignage
de la durete des temps que nous traversons, c'est que les theatres,
qui n'avaient jamais fait partie que de notre gloire, font aujourd hui
partie de notre misere.

Je vous en conjure, reflechissez-y. Ne desertez pas ce grand interet.
Faites de moi ce que vous voudrez; je suis pret a monter a la tribune,
je suis pret a combattre, _a la poupe, a la proue, ou l'on voudra,
n'importe_; mais ne reculons pas! Sans vous, je ne suis rien; avec
vous, je ne crains rien! Je vous supplie de ne pas repousser la
proposition.


La proposition, appuyee par la presque unanimite des representants de
la Seine et adoptee par le comite de l'interieur, fut acceptee par
le gouvernement, qui reduisit a six cent mille francs la subvention
proposee. M. Victor Hugo, nomme president et rapporteur d'une
commission speciale chargee d'examiner le projet de decret, et
composee de MM. Leon de Maleville, Bixio et Evariste Bavoux, deposa au
nom du comite de l'interieur et lut en seance publique, le 17 juillet,
le rapport suivant:


Citoyens representants,

Dans les graves conjonctures ou nous sommes, en examinant le projet de
subvention aux theatres de Paris, votre comite de l'interieur et la
commission qu'il a nommee ont eu le courage d'ecarter toutes les
hautes considerations d'art, de litterature, de gloire nationale, qui
viendraient si naturellement en aide au projet, que nous conservons du
reste, et que nous ferons certainement valoir a l'occasion dans des
temps meilleurs; le comite, dis-je, a eu le courage d'ecarter toutes
ces considerations pour ne se preoccuper de la mesure proposee qu'au
point de vue de l'utilite politique.

C'est a ce point de vue unique d'une grande et evidente utilite
politique et immediate, que nous avons l'honneur de vous proposer
l'adoption de la mesure.

Les theatres de Paris sont peut-etre les rouages principaux de ce
mecanisme complique qui met en mouvement le luxe de la capitale et les
innombrables industries que ce luxe engendre et alimente; mecanisme
immense et delicat, que les bons gouvernements entretiennent avec
soin, qui ne s'arrete jamais sans que la misere naisse a l'instant
meme, et qui, s'il venait jamais a se briser, marquerait l'heure
fatale ou les revolutions sociales succedent aux revolutions
politiques.

Les theatres de Paris, messieurs, donnent une notable impulsion
a l'industrie parisienne, qui, a son tour, communique la vie a
l'industrie des departements. Toutes les branches du commerce
recoivent quelque chose du theatre. Les theatres de Paris font vivre
directement dix mille familles, trente ou quarante metiers divers,
occupant chacun des centaines d'ouvriers, et versent annuellement dans
la circulation une somme qui, d'apres des chiffres incontestables, ne
peut guere etre evaluee a moins de vingt ou trente millions.

La cloture des theatres de Paris est donc une veritable catastrophe
commerciale qui a toutes les proportions d'une calamite publique. Les
faire vivre, c'est vivifier toute la capitale. Vous avez accorde, il
y a peu de jours, cinq millions a l'industrie du batiment; accorder
aujourd'hui un subside aux theatres, c'est appliquer le meme principe,
c'est pourvoir aux memes necessites politiques. Si vous refusiez
aujourd'hui ces six cent mille francs a une industrie utile, vous
auriez dans un mois plusieurs millions a ajouter a vos aumones.

D'autres considerations font encore ressortir l'importance politique
de la mesure qui rouvrirait nos theatres. A une epoque comme la notre,
ou les esprits se laissent entrainer, dans cette espece de lassitude
et de desoeuvrement qui suit les revolutions, a toutes les emotions,
et quelquefois a toutes les violences de la fievre politique, les
representations dramatiques sont une distraction souhaitable, et
peuvent etre une heureuse et puissante diversion. L'experience a
prouve que, pour le peuple parisien en particulier, il faut le dire
a la louange de ce peuple si intelligent, le theatre est un calmant
efficace et souverain.

Ce peuple, pareil a tant d'egards au peuple athenien, se tourne
toujours volontiers, meme dans les jours d'agitation, vers les joies
de l'intelligence et de l'esprit. Peu d'attroupements resistent a
un theatre ouvert; aucun attroupement ne resisterait a un spectacle
gratis.

L'utilite politique de la mesure de la subvention aux theatres est
donc demontree. Il importe que les theatres de Paris rouvrent et
se soutiennent, et l'etat consulte un grand interet public en leur
accordant un subside qui leur permettra de vivre jusqu'a la saison
d'hiver, ou leur prosperite renaitra, nous l'esperons, et sera a la
fois un temoignage et un element de la prosperite generale.

Cela pose, ce grand interet politique une fois constate, votre comite
a du rechercher les moyens d'arriver surement a ce but: faire vivre
les theatres jusqu'a l'hiver. Pour cela, il fallait avant tout
qu'aucune partie de la somme votee par vous ne put etre detournee de
sa destination, et consacree, par exemple, a payer les dettes que les
theatres ont contractees depuis cinq mois qu'ils luttent avec le plus
honorable courage contre les difficultes de la situation. Cet argent
est destine a l'avenir et non au passe. Il ne pourra etre revendique
par aucun creancier. Votre comite vous propose de declarer les sommes
allouees aux theatres par le decret incessibles et insaisissables.

Les sommes ne seraient versees aux directeurs des theatres que sous
des conditions acceptees par eux, ayant toutes pour objet la meilleure
exploitation de chaque theatre en particulier, et que les directeurs
seraient tenus d'observer sous peine de perdre leur droit a
l'allocation.

Quant aux sommes en elles-memes, votre comite en a examine
soigneusement la repartition. Cette repartition a ete modifiee pour
quelques theatres, d'accord avec M. le ministre de l'interieur, et
toujours dans le but d'utilite positive qui a preoccupe votre comite.

L'allocation de 170,000 francs a ete conservee a l'Opera dont la
prosperite se lie si etroitement a la paix de la capitale. La part du
Vaudeville a ete portee a 24,000 francs, sous la condition que les
directeurs ne negligeront rien pour rendre a ce theatre son ancienne
prosperite, et pour y ramener la troupe excellente que tout Paris y
applaudissait dans ces derniers temps.

Un theatre oublie a ete retabli dans la nomenclature, c'est le theatre
Beaumarchais, c'est-a-dire le theatre special du 8e arrondissement et
du faubourg Saint-Antoine. L'assemblee s'associera a la pensee qui a
voulu favoriser la reouverture de ce theatre.

Voici cette repartition, telle qu'elle est indiquee et arretee dans
l'expose des motifs qui vous a ete distribue ce matin:

    Pour l'Opera, Theatre de la Nation 170,000 fr.
    Pour le Theatre de la Republique   105,000
    Pour l'Opera-Comique                80,000
    Pour l'Odeon                        45,000
    Pour le Gymnase                     30,000
    Pour la Porte-Saint-Martin          35,000
    Pour le Vaudeville                  24,000
    Pour les Varietes                   24,000
    Pour le Theatre Montansier          15,000
    Pour l'Ambigu-Comique               25,000
    Pour la Gaite                       25,000
    Pour le Theatre-Historique          27,000
    Pour le Cirque                       4,000
    Pour les Folies-Dramatiques         11,000
    Pour les Delassements-Comiques      11,000
    Pour le Theatre Beaumarchais        10,000
    Pour le Theatre Lazary               4,000
    Pour le Theatre des Funambules       5,000
    Pour le Theatre du Luxembourg        5,000
    Pour les theatres de la banlieue    10,000
    Pour l'Hippodrome                    5,000
    Pour eventualites                   10,000

  Total                                680,000 fr.

Le comite a cru necessaire d'ajouter aux subventions reparties une
somme de 10,000 francs destinee a des allocations eventuelles qu'il
est impossible de ne pas prevoir en pareille matiere.

Afin de multiplier les precautions et de rendre tout abus impossible,
votre comite, d'accord avec le ministre, vous propose d'ordonner, par
l'article 2 du decret, que la distribution de la somme afferente a
chaque theatre sera faite de quinzaine en quinzaine, par cinquiemes,
jusqu'au 1er octobre. Les deux tiers au moins de la somme seront
affectes au payement des artistes, employes et gagistes des theatres.
Enfin, le ministre rendra compte de mois en mois de l'execution du
decret a votre comite de l'interieur.

Un decret special avait ete presente pour le Theatre de la Nation; le
comite, ne voyant aucun motif a ce double emploi, a fondu les deux
decrets en un seul.

Le credit total alloue par les deux decrets ainsi reunis s'eleve a
680,000 francs.

Par toutes les considerations que nous venons d'exposer devant vous,
nous esperons, messieurs, que vous voudrez bien voter ce decret dont
vous avez deja reconnu et declare l'urgence. Il faut que tous les
symptomes de la confiance et de la securite reparaissent; il faut que
les theatres rouvrent; il faut que la population reprenne sa serenite
en retrouvant ses plaisirs. Ce qui distrait les esprits les apaise.
Il est temps de remettre en mouvement tous les moteurs du luxe, du
commerce, de l'industrie, c'est-a-dire tout ce qui produit le travail,
tout ce qui detruit la misere; les theatres sont un de ces moteurs.

Que les etrangers se sentent rappeles a Paris par le calme retabli;
qu'on voie des passants dans les rues la nuit, des voitures qui
roulent, des boutiques ouvertes, des cafes eclaires; qu'on puisse
rentrer tard chez soi; les theatres vous restitueront toutes ces
libertes de la vie parisienne, qui sont les indices memes de la
tranquillite publique. Il est temps de rendre sa physionomie vivante,
animee, paisible, a cette grande ville de Paris, qui porte avec
accablement, depuis un mois bientot, le plus douloureux de tous les
deuils, le deuil de la guerre civile!

Et permettez au rapporteur de vous le dire en terminant, messieurs, ce
que vous ferez en ce moment sera utile pour le present et fecond pour
l'avenir. Ce ne sera pas un bienfait perdu; venez en aide au theatre,
le theatre vous le rendra. Votre encouragement sera pour lui un
engagement. Aujourd'hui, la societe secourt le theatre, demain le
theatre secourra la societe. Le theatre, c'est la sa fonction et son
devoir, moralise les masses en meme temps qu'il enrichit la cite. 11
peut beaucoup sur les imaginations; et, dans des temps serieux comme
ceux ou nous sommes, les auteurs dramatiques, libres desormais,
comprendront plus que jamais, n'en doutez pas, que faire du theatre
une chaire de verite et une tribune d'honnetete, pousser les coeurs
vers la fraternite, elever les esprits aux sentiments genereux par le
spectacle des grandes choses, infiltrer dans le peuple la vertu et
dans la foule la raison, enseigner, apaiser, eclairer, consoler, c'est
la plus pure source de la renommee, c'est la plus belle forme de la
gloire!

La subvention aux theatres fut votee. Les theatres rouvrirent.


NOTE 4

SECOURS AUX TRANSPORTES

14 aout 1848.

Immediatement apres les journees de juin, M. Victor Hugo se preoccupa
du sort fait aux transportes. Il appela tous les hommes de bonne
volonte, dans toutes les nuances de l'assemblee, a leur venir en aide.
Il organisa dans ce but une reunion speciale en dehors de tous les
partis.

Voici en quels termes le fait est raconte dans _la Presse_ du 14 aout
1848:


"Tous les hommes politiques ne sont pas en declin, heureusement! Au
premier rang de ceux qu'on a vus grandir par le courage qu'ils ont
deploye sous la grele des balles dans les tristes journees de juin,
par la fermete conciliante qu'ils ont apportee a la tribune, et enfin
par l'elan d'une fraternite sincere telle que nous la concevons, telle
que nous la ressentons, nous aimons a signaler un de nos illustres
amis, Victor Hugo, devant lequel plus d'une barricade s'est abaissee,
et que la liberte de la presse a trouve debout a la tribune au jour
des interpellations adressees a M. le general Cavaignac.

"M. Victor Hugo vient encore de prendre une noble initiative dont nous
ne saurions trop le feliciter. Il s'agit de visiter les detenus de
juin. Cette proposition a motive la reunion spontanee d'un certain
nombre de representants dans l'un des bureaux de l'assemblee
nationale; nous en empruntons les details au journal l'_Evenement_:

"La reunion se composait deja de MM. Victor Hugo, Lagrange, l'eveque
de Langres, Montalembert, David (d'Angers), Galy-Gazalat, Felix
Pyat, Edgar Quinet, La Rochejaquelein, Demesmay, Mauvais, de Voguee,
Cremieux, de Falloux, Xavier Durrieu, Considerant, le general Laydet,
Vivien, Portalis, Chollet, Jules Favre, Wolowski, Babaud-Laribiere,
Antony Thouret.

"M. Victor Hugo a expose l'objet de la reunion. Il a dit:

"Qu'au milieu des reunions qui se sont produites au sein de
l'assemblee, et qui s'occupent toutes avec un zele louable, et selon
leur opinion consciencieuse, des grands interets politiques du pays,
il serait utile qu'une reunion se format qui n'eut aucune couleur
politique, qui resumat toute sa pensee dans le seul mot _fraternite_,
et qui eut pour but unique l'apaisement des haines et le soulagement
des miseres nees de la guerre civile.

"Cette reunion se composerait d'hommes de toutes les nuances, qui
oublieraient, en y entrant, a quel parti ils appartiennent, pour ne
se souvenir que des souffrances du peuple et des plaies de la France.
Elle aurait, sans le vouloir et sans le chercher, un but politique de
l'ordre le plus eleve; car soulager les malheurs de la guerre civile
dans le present, c'est eteindre les fureurs de la guerre civile dans
l'avenir. L'assemblee nationale est animee des intentions les plus
patriotiques; elle veut punir les vrais coupables et amender les
egares, mais elle ne veut rien au dela de la severite strictement
necessaire, et, certainement, a cote de sa severite, elle cherchera
toujours les occasions de faire sentir sa paternite. La reunion
projetee provoquerait, selon les faits connus et les besoins qui se
manifesteraient, la bonne volonte genereuse de l'assemblee.

"Cette reunion ne se compose encore que de membres qui se sont
spontanement rapproches et qui appartiennent a toutes les opinions
representees dans l'assemblee; mais elle admettrait avec empressement
tous les membres qui auraient du temps a donner aux travaux de
fraternite qu'elle s'impose. Son premier soin serait de visiter les
forts, en ayant soin de ne s'immiscer dans aucune des attributions du
pouvoir judiciaire ou du pouvoir administratif. Elle se preoccuperait
de tout ce qui peut, sans desarmer, bien entendu, ni enerver l'action
de la loi, adoucir la situation des prisonniers et le sort de leurs
familles.

"En ce qui touche ces malheureuses familles, la reunion rechercherait
les moyens d'assurer l'execution du decret qui leur reserve le droit
de suivre les transportes, et qui, evidemment n'a pas voulu que ce
droit fut illusoire ou onereux pour les familles pauvres. Le general
Cavaignac, consulte par M. Victor Hugo, a pleinement approuve cette
pensee, a compris que la prudence s'y concilierait avec l'intention
fraternelle et l'unite politique, et a promis de faciliter, par tous
les moyens en son pouvoir, l'acces et la visite des prisons aux
membres de la reunion; ce sera pour eux une occupation fatigante et
penible, mais que le sentiment du bien qu'ils pourront faire leur
rendra douce.

"En terminant, M. Victor Hugo a exprime le voeu que la reunion mit a
sa tete et choisit pour son president l'homme venerable qu'elle compte
parmi ses membres, et qui joint au caractere sacre de representant
le caractere sacre d'eveque, M. Parisis, eveque de Langres. Ainsi le
double but evangelique et populaire sera admirablement exprime par la
personne meme de son president. La fraternite est le premier mot de
l'evangile et le dernier mot de la democratie."

"La reunion a completement adhere a ces genereuses paroles. Elle a
aussitot constitue son bureau, qui est ainsi compose:

"President, M. Parisis, eveque de Langres; vice-president, M. Victor
Hugo; secretaire, M. Xavier Durrieu.

"La reunion s'est separee, apres avoir charge MM. Parisis, Victor Hugo
et Xavier Durrieu de demander au general Cavaignac, pour les membres
de la reunion, l'autorisation de se rendre dans les forts et les
prisons de Paris."


NOTE 5.

LA QUESTION DE DISSOLUTION


En janvier 1849, la question de dissolution se posa. L'assemblee
constituante discuta la proposition Rateau. Dans la discussion
prealable des bureaux, M. Victor Hugo prononca, le 15 janvier, un
discours que la stenographie a conserve. Le voici:


M. VICTOR HUGO.--Posons la question.

Deux souverainetes sont en presence.

Il y a d'un cote l'assemblee, de l'autre le pays

D'un cote l'assemblee. Une assemblee qui a rendu a Paris, a la
France, a l'Europe, au monde entier, un service, un seul, mais il est
considerable; en juin, elle a fait face a l'emeute, elle a sauve la
democratie. Car une portion du peuple n'a pas le droit de revolte
contre le peuple tout entier. C'est la le titre de cette assemblee.
Ce titre serait plus beau si la victoire eut ete moins dure. Les
meilleurs vainqueurs sont les vainqueurs clements. Pour ma part,
j'ai combattu l'insurrection anarchique et j'ai blame la repression
soldatesque. Du reste, cette assemblee, disons-le, a plutot essaye de
grandes choses qu'elle n'en a fait. Elle a eu ses fautes et ses torts,
ce qui est l'histoire des assemblees et ce qui est aussi l'histoire
des hommes. Un peu de bon, pas mal de mediocre, beaucoup de mauvais.
Quant a moi, je ne veux me rappeler qu'une chose, la conduite
vaillante de l'assemblee en juin, son courage, le service rendu. Elle
a bien fait son entree; il faut maintenant qu'elle fasse bien sa
sortie.

De l'autre cote, dans l'autre plateau de la balance, il y a le pays.
Qui doit l'emporter? (_Reclamations._) Oui, messieurs, permettez-moi
de le dire dans ma conviction profonde, c'est le pays qui demande
votre abdication. Je suis net, je ne cherche pas a etre nomme
commissaire, je cherche a dire la verite. Je sais que chaque parti a
une pente a s'intituler le pays. Tous, tant que nous sommes, nous nous
enivrons bien vite de nous-memes et nous avons bientot fait de crier:
Je suis la France! C'est un tort quand on est fort, c'est un ridicule
quand on est petit. Je tacherai de ne point donner dans ce travers,
j'userai fort peu des grands mots; mais, dans ma conviction loyale,
voici ce que je pense: L'an dernier, a pareille epoque, qui est-ce
qui voulait la reforme? Le pays. Cette annee, qui est-ce qui veut la
dissolution de la chambre? Le pays. Oui, messieurs, le pays nous dit:
retirez-vous. Il s'agit de savoir si l'assemblee repondra: je reste.

Je dis qu'elle ne le peut pas, et j'ajoute qu'elle ne le doit pas.

J'ajoute encore ceci. Le pays doit du respect a l'assemblee, mais
l'assemblee doit du respect au pays.

Messieurs, ce mot, le pays, est un formidable argument; mais il n'est
pas dans ma nature d'abuser d'aucun argument. Vous allez voir que je
n'abuse pas de celui-ci.

Suffit-il que la nation dise brusquement, inopinement, a une
assemblee, a un chef d'etat, a un pouvoir: va-t'en! pour que ce
pouvoir doive s'en aller?

Je reponds: non!

Il ne suffit pas que la nation ait pour elle la souverainete, il faut
qu'elle ait la raison.

Voyons si elle a la raison.

Il y a en republique deux cas, seulement deux cas ou le pays peut dire
a une assemblee de se dissoudre. C'est lorsqu'il a devant lui une
assemblee legislative dont le terme est arrive, ou une assemblee
constituante dont le mandat est epuise.

Hors de la, le pays, le pays lui-meme peut avoir la force, il n'a pas
le droit.

L'assemblee legislative dont la duree constitutionnelle n'est pas
achevee, l'assemblee constituante dont le mandat n'est pas accompli
ont le droit, ont le devoir de repondre au pays lui-meme: non! et de
continuer, l'une sa fonction, l'autre son oeuvre.

Toute la question est donc la. Je la precise, vous voyez. La
Constituante de 1848 a-t-elle epuise son mandat? a-t-elle termine son
oeuvre? Je crois que oui, vous croyez que non.

UNE VOIX.--L'assemblee n'a point epuise son mandat.

M. VICTOR HUGO.--Si ceux qui veulent maintenir l'assemblee parviennent
a me prouver qu'elle n'a point fait ce qu'elle avait a faire, et que
son mandat n'est point accompli, je passe de leur bord a l'instant
meme.

Examinons.

Qu'est-ce que la constituante avait a faire? Une constitution.

La constitution est faite.

LE MEME MEMBRE.--Mais, apres la constitution, il faut que l'assemblee
fasse les lois organiques.

M. VICTOR HUGO.--Voici le grand argument, faire les lois organiques!

Entendons-nous.

Est-ce une necessite ou une convenance?

Si les lois organiques participent du privilege de la constitution,
si, comme la constitution, qui n'est sujette qu'a une seule
reserve, la sanction du peuple et le droit de revision, si comme la
constitution, dis-je, les lois organiques sont souveraines,
inviolables, au-dessus des assemblees legislatives, au-dessus des
codes, placees a la fois a la base et au faite, oh! alors, il n'y
a pas de question, il n'y a rien a dire, il faut les faire, il y a
necessite. Vous devez repondre au pays qui vous presse: attendez! nous
n'avons pas fini! les lois organiques ont besoin de recevoir de
nous le sceau du pouvoir constituant. Et alors, si cela est, si nos
adversaires ont raison, savez-vous ce que vous avez fait vendredi en
repoussant la proposition Rateau? vous avez manque a votre devoir!

Mais si les lois organiques par hasard ne sont que des lois comme les
autres, des lois modifiables et revocables, des lois que la prochaine
assemblee legislative pourra citer a sa barre, juger et condamner,
comme le gouvernement provisoire a condamne les lois de la monarchie,
comme vous avez condamne les decrets du gouvernement provisoire, si
cela est, ou est la necessite de les faire? a quoi bon devorer le
temps de la France pour jeter quelques lois de plus a cet appetit de
revocation qui caracterise les nouvelles assemblees?

Ce n'est donc plus qu'une question de convenance. Mon Dieu! je suis
de bonne composition, si nous vivions dans un temps calme, et si cela
vous etait bien agreable, cela me serait egal. Oui, vous trouvez
convenable que les redacteurs du texte soient aussi les redacteurs du
commentaire, que ceux qui ont fait le livre fassent aussi les notes,
que ceux qui ont bati l'edifice pavent aussi les rues a l'entour, que
le theoreme constitutionnel fasse penetrer son unite dans tous ses
corollaires; apres avoir ete legislateurs constituants, il vous plait
d'etre legislateurs organiques; cela est bien arrange, cela est plus
regulier, cela va mieux ainsi. En un mot, vous voulez faire les lois
organiques; pourquoi? pour la symetrie.

Ah! ici, messieurs, je vous arrete. Pour une assemblee constituante,
ou il n'y a plus de necessite il n'y a plus de droit. Car du moment ou
votre droit s'eclipse, le droit du pays reparait.

Et ne dites pas que si l'on admet le droit de la nation en ce moment,
il faudra l'admettre toujours, a chaque instant et dans tous les cas,
que dans six mois elle dira au president de se demettre et que dans un
an elle criera a la legislative de se dissoudre. Non! la constitution,
une fois sanctionnee par le peuple, protegera le president et
la legislative. Reflechissez. Voyez l'abime qui separe les deux
situations. Savez-vous ce qu'il faut en ce moment pour dissoudre
l'assemblee constituante? Un vote, une boule dans la boite du
scrutin. Et savez-vous ce qu'il faudrait pour dissoudre l'assemblee
legislative? Une revolution.

Tenez, je vais me faire mieux comprendre encore: faites une hypothese,
reculez de quelques mois en arriere, reportez-vous a l'epoque ou
vous etiez en plein travail de constitution, et supposez qu'en ce
moment-la, au milieu de l'oeuvre ebauchee, le pays, impatient ou
egare, vous eut crie: Assez! le mandant brise le mandat; retirez-vous!

Savez-vous, moi qui vous parle en ce moment, ce que je vous eusse dit
alors?

Je vous eusse dit: Resistez!

Resister! a qui? a la France?

Sans doute.

Notre devoir eut ete de dire au peuple:--Tu nous as donne un mandat,
nous ne te le rapporterons pas avant de l'avoir rempli. Ton droit
n'est plus en toi, mais en nous. Tu te revoltes contre toi-meme; car
nous, c'est toi. Tu es souverain, mais tu es factieux. Ah! tu veux
refaire une revolution? tu veux courir de nouveau les chances
anarchiques et monarchiques? Eh bien! puisque tu es a la fois le plus
fort et le plus aveugle, rouvre le gouffre, si tu l'oses, nous y
tomberons, mais tu y tomberas apres nous.

Voila ce que vous eussiez dit, et vous ne vous fussiez pas separes.

Oui, messieurs, il faut savoir dans l'occasion resister a tous
les souverains, aux peuples aussi bien qu'aux rois. Le respect de
l'histoire est a ce prix.

Eh bien! moi, qui il y a trois mois vous eusse dit: resistez!
aujourd'hui je vous dis: cedez!

Pourquoi?

Je viens de vous l'expliquer.

Parce qu'il y a trois mois le droit etait de votre cote, et
qu'aujourd'hui il est du cote du pays.

Et ces dix ou onze lois organiques que vous voulez faire, savez-vous?
vous ne les ferez meme pas, vous les baclerez. Ou trouverez-vous
le calme, la reflexion, l'attention, le temps pour examiner les
questions, le temps pour les laisser murir? Mais telle de ces lois
est un code! mais c'est la societe tout entiere a refaire! Onze lois
organiques, mais il y en a pour onze mois! Vous aurez vecu presque un
an. Un an, dans des temps comme ceux-ci, c'est un siecle, c'est la une
fort belle longevite revolutionnaire. Contentez-vous-en.

Mais on insiste, on s'irrite, on fait appel a nos fiertes. Quoi! nous
nous retirons parce qu'un flot d'injures monte jusqu'a nous! Nous
cedons a un _quinze mai moral!_ l'assemblee nationale se laisse
chasser! Messieurs, l'assemblee chassee! Comment? par qui? Non, j'en
appelle a la dignite de vos consciences, vous ne vous sentez pas
chasses! Vous n'avez pas donne les mains a votre honte! Vous vous
retirez, non devant les voies de fait des partis, non devant les
violences des factions, mais devant la souverainete de la nation.
L'assemblee se laisser chasser! Ah! ce degre d'abaissement rendrait sa
condamnation legitime, elle la meriterait pour y avoir consenti! Il
n'en est rien, messieurs, et la preuve, c'est qu'elle s'en irait
meprisee, et qu'elle s'en ira respectee!

Messieurs, je crois avoir ruine les objections les unes apres les
autres. Me voici revenu a mon point de depart, le pays a pour lui le
droit, et il a pour lui la raison. Considerez qu'il souffre, qu'il
est, depuis un an bientot, etendu sur le lit de douleur d'une
revolution; il veut changer de position, passez-moi cette comparaison
vulgaire, c'est un malade qui veut se retourner du cote droit sur le
cote gauche.

UN MEMBRE ROYALISTE.--Non, du cote gauche sur le cote droit.
(_Sourires._)

M. VICTOR HUGO.--C'est vous qui le dites, ce n'est pas moi. (_On
rit._) Je ne veux, moi, ni anarchie ni monarchie. Messieurs, soyons
des hommes politiques et considerons la situation. Elle nous dicte
notre conduite. Je ne suis pas de ceux qui ont fait la republique, je
ne l'ai pas choisie, mais je ne l'ai pas trahie. J'ai la confiance que
dans toutes mes paroles vous sentez l'honnete homme. Votre attention
me prouve que vous voyez bien que c'est une conscience qui vous parle,
je me sens le droit de m'adresser a votre coeur de bons citoyens.
Voici ce que je vous dirai: Vous avez sauve le present, maintenant ne
compromettez pas l'avenir! Savez-vous quel est le mal du pays en
ce moment? C'est l'inquietude, c'est l'anxiete, c'est le doute du
lendemain. Eh bien, vous les chefs du pays, ses chefs momentanes, mais
reels, donnez-lui le bon exemple, montrez de la confiance, dites-lui
que vous croyez au lendemain, et prouvez-le-lui! Quoi! vous aussi,
vous auriez peur! Quoi! vous aussi, vous diriez: que va-t-il arriver?
Vous craindriez vos successeurs! La constituante redouterait la
legislative? Non, votre heure est fixee et la sienne est venue, les
temps qui approchent ne vous appartiennent pas. Sachez le comprendre
noblement. Deferez au voeu de la France. Ne passez pas de la
souverainete a l'usurpation. Je le repete, donnons le bon exemple,
retirons-nous a temps et a propos, et croyons tous au lendemain! Ne
disons pas, comme je l'ai entendu declarer, que notre disparition sera
une revolution. Comment! democrates, vous n'auriez pas foi dans la
democratie? Eh bien, moi patriote, j'ai foi dans la patrie. Je voterai
pour que l'assemblee se separe au terme le plus prochain.


NOTE 6

ACHEVEMENT DU LOUVRE

Fevrier 1849.

M. VICTOR HUGO.--Je suis favorable au projet. J'y vois deux choses,
l'interet de l'etat, l'interet de la ville de Paris.

Certes, creer dans la capitale une sorte d'edifice metropolitain de
l'intelligence, installer la pensee la ou etait la royaute, remplacer
une puissance par une puissance, ou etait la splendeur du trone mettre
le rayonnement du genie, faire succeder a la grandeur du passe ce qui
fait la grandeur du present et ce qui fera la beaute de l'avenir,
conserver a cette metropole de la pensee ce nom de Louvre, qui veut
dire souverainete et gloire; c'est la, messieurs, une idee haute et
belle. Maintenant, est-ce une idee utile?

Je n'hesite pas; je reponds: Oui.

Quoi! vivifier Paris, embellir Paris, ajouter encore a la haute idee
de civilisation que Paris represente, donner d'immenses travaux sous
toutes les formes a toutes les classes d'ouvriers, depuis l'artisan
jusqu'a l'artiste, donner du pain aux uns, de la gloire aux autres,
occuper et nourrir le peuple avec une idee, lorsque les ennemis de la
paix publique cherchent a l'occuper, je ne dis pas a le nourrir, avec
des passions, est-ce que ce n'est pas la une pensee utile?

Mais l'argent? cela coutera fort cher. Messieurs, entendons-nous,
j'aime la gloire du pays, mais sa bourse me touche. Non-seulement je
ne veux pas grever le budget, mais je veux, a tout prix, l'alleger.
Si le projet, quoiqu'il me semble beau et utile, devait entrainer une
charge pour les contribuables, je serais le premier a le repousser.
Mais, l'expose des motifs vous le dit, on peut faire face a la depense
par des alienations peu regrettables d'une portion du domaine de
l'etat qui coute plus qu'elle ne rapporte.

J'ajoute ceci. Cet ete, vous votiez des sommes considerables pour des
resultats nuls, uniquement dans l'intention de faire travailler
le peuple. Vous compreniez si bien la haute importance morale et
politique du travail, que la seule pensee d'en donner vous suffisait.
Quoi! vous accordiez des travaux steriles, et aujourd'hui vous
refuseriez des travaux utiles?

Le projet peut etre ameliore. Ainsi, il faudrait conserver toutes les
menuiseries de la bibliotheque actuelle, qui sont fort belles et
fort precieuses. Ce sont la des details. Je signale une lacune plus
importante. Selon moi, il faudrait completer la pensee du projet en
installant l'institut dans le Louvre, c'est-a-dire en faisant sieger
le senat des intelligences au milieu des produits de l'esprit humain.
Representez-vous ce que serait le Louvre alors! D'un cote une galerie
de peinture comparable a la galerie du Vatican, de l'autre une
bibliotheque comparable a la bibliotheque d'Alexandrie; tout pres
cette grande nouveaute des temps modernes, le palais de l'Industrie;
toute connaissance humaine reunie et rayonnant dans un monument
unique; au centre l'institut, comme le cerveau de ce grand corps.

Les visiteurs de toutes les parties du monde accourraient a ce
monument comme a une Mecque de l'intelligence. Vous auriez ainsi
transforme le Louvre. Je dis plus, vous n'auriez pas seulement agrandi
le palais, vous auriez agrandi l'idee qu'il contenait.

Cette creation, ou l'on trouvera tous les magnifiques progres de l'art
contemporain, dotera, sans qu'il en coute un sou aux contribuables,
d'une richesse de plus la ville de Paris, et la France d'une gloire de
plus. J'appuie le projet.


NOTE 7

SECOURS AUX ARTISTES

3 avril 1849.

Le discours sur les encouragements dus aux arts, prononce par M.
Victor Hugo, le 11 novembre 1848, fut combattu, notamment par
l'honorable M. Charlemagne, comme exagerant les besoins et les miseres
des artistes et des lettres. Peu de mois s'ecoulerent, la question des
arts revint devant l'assemblee le 3 avril 1849, et M. Victor Hugo,
appele a la tribune par quelques mots de M. Guichard, fut amene a
dire:


Les besoins des artistes n'ont jamais ete plus imperieux. Et,
messieurs, puisque je suis monte a cette tribune,--c'est l'occasion
que M. Guichard m'a offerte qui m'y a fait monter,--je ne voudrais pas
en descendre sans vous rappeler un souvenir qui aura peut-etre quelque
influence sur vos votes dans la portion de cette discussion qui touche
plus particulierement aux interets des lettres et des arts.

Il y a quelques mois, lorsque je discutais a cette meme place et que
je combattais certaines reductions speciales qui portaient sur le
budget des arts et des lettres, je vous disais que ces reductions,
dans certains cas, pouvaient etre funestes, qu'elles pouvaient
entrainer bien des detresses, qu'elles pouvaient amener meme des
catastrophes. On trouva a cette epoque qu'il y avait quelque
exageration dans mes paroles.

Eh bien, messieurs, il m'est impossible de ne pas penser en ce moment,
et c'est ici le lieu de le dire, a ce rare et celebre artiste qui
vient de disparaitre si fatalement, qu'un secours donne a propos,
qu'un travail commande a temps aurait pu sauver.

PLUSIEURS MEMBRES.--Nommez-le!

M. VICTOR HUGO.--Antonin Moine.

M. LEON FAUCHER.--Je demande la parole.

M. VICTOR HUGO.--Oui, messieurs, j'insiste. Ceci merite votre
attention. Ce grand artiste, je le dis avec une amere et profonde
douleur, a trouve plus facile de renoncer a la vie que de lutter
contre la misere. (_Mouvement._)

Eh bien! que ce soit la un grave et douloureux enseignement. Je le
depose dans vos consciences. Je m'adresse a la generosite connue et
prouvee de cette assemblee. Je l'ai deja trouvee, nous l'avons tous
trouvee sympathique et bienveillante pour les artistes. En ce moment,
ce n'est pas un reproche que je fais a personne, c'est un fait que je
constate. Je dis que ce fait doit rester dans vos esprits, et que,
dans la suite de la discussion, quand vous aurez a voter, soit
a propos du budget de l'interieur, soit a propos du budget de
l'instruction publique, sur certaines reductions que je ne qualifie
pas d'avance, mais qui peuvent etre mal entendues, qui peuvent etre
deplorables, vous vous souviendrez que des reductions fatales peuvent,
pour faire gagner quelques ecus au tresor public, faire perdre a la
France de grands artistes. (_Sensation._)




CONSEILS DE GUERRE


NOTE 8

L'ETAT DE SIEGE

28 septembre 1848.

Tant que dura l'etat de siege, et a quelque epoque que ce fut, M.
Victor Hugo regarda comme de son devoir de lui resister sous quelque
forme qu'il se presentat. Un jour, le 28 septembre 1848, il recut en
pleine seance de l'assemblee constituante un ordre de comparution
comme temoin devant un conseil de guerre, concu en ces termes:


"_Cedule_.

"La presente devra etre apportee en venant deposer.

"REPUBLIQUE FRANCAISE.

"_Liberte, Egalite, Fraternite._

"Greffe du 2e conseil de guerre permanent de la 1re division
militaire, seant a Paris, 37, rue du Cherche-Midi.

"Nous, de Beurmann, capitaine-rapporteur pres le 2e conseil de
guerre de la 1re division militaire, requerons le sieur Hugo, Victor,
representant du peuple, rue d'Isly, 5, a Paris, de comparaitre a
l'audience du 2e conseil de guerre permanent, le 28 du courant 1848,
a midi, pour y deposer en personne sur les faits relatifs aux nommes
Turmel et Long, insurges. Le temoin est prevenu que, faute par lui de
se conformer a la presente assignation, il y sera contraint par les
voies de droit.

"Donne a Paris, le 20 du mois de septembre, an 1848.

"_Le rapporteur_, DE BEURMANN."


La forme imperative de cette requisition et les dernieres lignes
contenant la menace d'_une contrainte par les voies de droit_,
adressee a un representant inviolable, dictaient a M. Victor Hugo son
devoir. C'etait, comme il le dit quelques jours apres au ministre de
la guerre en lui reprochant le fait, _l'etat de siege penetrant jusque
dans l'assemblee_. M. Victor Hugo refusa d'obeir a ce qu'il appela, le
lendemain meme, en presence du conseil, _cette etrange intimation_. Il
savait, en outre, que sa deposition ne pouvait malheureusement
etre d'aucune utilite aux accuses. Deux heures plus tard, nouvelle
injonction de comparaitre apportee par un gendarme dans l'enceinte
meme de l'assemblee. Nouveau refus de M. Victor Hugo. Dans la soiree,
une priere de venir deposer comme temoin lui est transmise de la part
des accuses eux-memes. Apres avoir constate son refus au tribunal
militaire, M. Victor Hugo se rendit au desir des accuses, et comparut,
le lendemain, devant le conseil; mais il commenca par protester contre
l'empietement que l'etat de siege s'etait permis sur l'inviolabilite
du representant.

Voici en quels termes la _Gazette des Tribunaux_ rend compte de cette
audience:


2e CONSEIL DE GUERRE DE PARIS

Presidence de M. DESTAING, colonel du 61e regiment de ligne.

_Audience du 29 septembre._

INSURRECTION DE JUIN.--AFFAIRE DU CAPITAINE TURMEL ET DU LIEUTENANT
LONG, DE LA 7e LEGION.--DEPOSITION DE M. VICTOR HUGO.--INCIDENT.

Un public plus nombreux qu'hier attend l'ouverture de la salle
d'audience, appele non-seulement par l'interet qu'inspire l'affaire
soumise au conseil, mais plus encore par l'incident souleve a la fin
de la derniere audience au sujet de la deposition de M. Victor Hugo,
qui doit comparaitre aujourd'hui comme temoin.

L'audience a ete ouverte a onze heures et quelques minutes. Apres
avoir ordonne l'introduction des deux accuses Turmel et Long, M. le
president demande a l'huissier d'appeler M. Victor Hugo, representant
du peuple. L'huissier annonce que M. Victor Hugo ne s'est pas encore
presente.

M. LE PRESIDENT.--M. Victor Hugo m'a fait prevenir qu'il
se presenterait a l'ouverture de l'audience; il viendra
vraisemblablement. En attendant, monsieur le commissaire du
gouvernement, vous avez la parole.

M. d'Hennezel, substitut du commissaire du gouvernement, expose les
faits qui resultent des debats; et a peine a-t-il prononce quelques
phrases que l'huissier annonce l'arrivee de M. Victor Hugo. M. Hugo
s'approche.

M. LE PRESIDENT.--Veuillez nous dire vos nom, prenoms, profession et
domicile.

M. VICTOR HUGO (_Marques d'attention_).--Avant de vous repondre,
monsieur le president, j'ai a dire un mot. En venant deposer devant le
conseil, je suis convenu avec M. le president de l'assemblee nationale
que j'expliquerais sous quelles reserves je me presente. Je dois
cette explication a l'assemblee nationale, dont j'ai l'honneur d'etre
membre, et au mandat de representant, dont le respect doit etre impose
aux autorites constituees plus encore, s'il est possible, qu'aux
simples citoyens. Que le conseil, du reste, ne voie pas dans mes
paroles autre chose que l'accomplissement d'un devoir. Personne plus
que moi n'honore la glorieuse epaulette que vous portez, et je ne
cherche pas, certes, a vous rendre plus difficile la penible mission
que vous accomplissez.

Hier, en pleine seance, au milieu de l'assemblee, au moment
d'un scrutin, j'ai recu par estafette l'injonction de me rendre
immediatement devant le conseil. Je n'ai tenu aucun compte de cette
etrange intimation. Je ne devais pas le faire, car il va sans dire
que personne n'a le droit d'enlever le representant du peuple a ses
travaux. L'exercice des fonctions de representant est sacre; il
constitue comme il impose un droit, un devoir inviolable. Je n'ai donc
pas tenu compte de l'injonction qui m'etait faite.

Vers la fin de la seance de l'assemblee, qui s'etait prolongee au dela
de celle du conseil de guerre, j'ai recu, toujours dans l'assemblee,
une nouvelle sommation non moins irreguliere que la premiere. Je
pouvais n'y pas repondre, car, au moment meme ou je parle, les comites
de l'assemblee nationale sont reunis, et c'est la qu'est ma place, et
non ici.

Je me presente cependant, parce que la priere m'en la ete faite. Je
dis la priere, en ce qui concerne les defenseurs, dont l'intervention
m'a decide, parce que jamais je ne ferai defaut a la priere que l'on
m'adressera au nom de malheureux accuses. Je dois le dire, cependant,
je ne sais pas pourquoi la defense insiste pour mon audition. Ma
deposition est absolument sans importance, et ne peut pas plus etre
utile a la defense qu'a l'accusation.

M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT.--C'est le ministere public aussi,
qui, comme la defense, a insiste; le ministere public, qui demandera a
M. le president la permission de vous repondre.

M. VICTOR HUGO.--Rien n'etait plus facile que de concilier les droits
de la representation nationale et les exigences de la justice, c'etait
de demander l'autorisation de M. le president de l'assemblee, et de
s'entendre sur l'heure.

M. LE COMMISSAIRE DU GOUVERNEMENT.--Permettez-moi de dire un mot au
nom de la loi dont je suis l'organe et au-dessus de laquelle personne
ne peut se placer. L'article 80 du code d'instruction criminelle est
formel, absolu, personne ne peut s'y soustraire, et tout individu cite
regulierement est oblige de se presenter, sous peine d'amende et
meme de contrainte par corps. L'assemblee, qui fait des lois, doit
assurement obeissance aux lois existantes. M. Galy-Cazalat, qui avait
des devoirs a remplir non moins importants que ceux de l'illustre
poete que nous citions comme temoin, s'est rendu ici sans arguer
d'empechements. Nous le repetons donc, la loi est une; elle doit etre
egale pour tout le monde dans ses exigences, comme elle l'est dans sa
protection.

M. VICTOR HUGO.--Les paroles de M. le commissaire du gouvernement
m'obligent a une courte reponse. La loi, si elle a des exigences,
a aussi des exceptions. Sur beaucoup de points, le representant du
peuple se trouve protege par des exceptions nombreuses, et cela
dans l'unique interet du peuple dont il resume la souverainete. Je
maintiens donc qu'aucun pouvoir ne peut arracher le representant de
son siege au moment ou il delibere et ou le sort du pays peut dependre
du vote qu'il va deposer dans l'urne.

LE DEFENSEUR DES PREVENUS.--Puisque c'est moi qui, en insistant hier
pour que le temoin fut appele devant vous, ai provoque l'incident
qu'il plait a M. Victor Hugo de prolonger, je demande, a mon tour, au
conseil, a dire quelques mots pour revendiquer la responsabilite de ce
qui a ete fait a ma priere par le ministere public, et rappeler les
veritables droits de chacun ici.

M. Victor Hugo proteste, en son nom et au nom de l'assemblee
nationale, contre cet appel de votre justice, qu'il considere comme
une violation de son droit de representant.

La question, dit-il, a ete deja jugee. C'est une erreur; elle ne l'a
jamais ete, parce que dans des circonstances pareilles elle n'a
jamais ete soulevee. Ce qui a ete juge, le voici: c'est que lorsqu'un
representant ou un depute est appele pendant le cours de la session
d'une assemblee legislative a remplir d'autres fonctions qui, pendant
un long temps, l'enleveraient a ses devoirs de legislateur, il doit
etre dispense de ces fonctions. Ainsi pour le jury, ainsi pour les
devoirs d'un magistrat qui est appele a choisir entre la chambre et
le palais. Mais lorsqu'un accuse reclame un temoignage d'ou depend sa
liberte, ou son honneur peut-etre; lorsque ce temoignage peut etre
donne dans l'intervalle qui separe le commencement d'un scrutin de sa
fin; lorsque, au pire, il retardera d'une heure un discours, important
sans doute, mais qui peut attendre, que, de par la qualite de
representant, en opposant pour tout titre quatre lignes de M. le
president de l'assemblee nationale, on puisse refuser ce temoignage,
c'est ce que personne n'aurait soutenu, c'est ce que je m'etonne que
M. Victor Hugo ait soutenu le premier.

M. Victor Hugo, continue l'honorable defenseur, proteste, au nom
de l'assemblee nationale; moi, comme defenseur contribuant a
l'administration de la justice, je proteste au nom de la justice meme.
Jamais je n'admettrai qu'en venant ici M. le representant Victor Hugo
fasse un acte de complaisance. Nous n'acceptons pas l'aumone de son
temoignage, la justice commande et ne sollicite pas.

M. VICTOR HUGO.--Je ne refuse point de venir ici, mais je soutiens
que personne n'a le droit d'arracher un representant a ses fonctions
legislatives; je n'admets point que l'on puisse violer ainsi la
souverainete du peuple. Je n'entends point engager ici une discussion
sur cette grave question, elle trouvera sa place dans une autre
enceinte. Je suis le premier a reconnaitre l'elevation des sentiments
du defenseur, mais ce que je veux maintenant, c'est mon droit de
representant. Pour le moment, ce n'est pas un refus, ce n'est qu'une
question d'heure choisie. Je suis pret, monsieur le president, a
repondre a vos questions.

LE DEFENSEUR.--M. Victor Hugo a ecrit sur les derniers jours d'un
condamne a mort des pages qui resteront comme l'une des oeuvres les
plus belles qui soient sorties de l'esprit humain. Les angoisses des
accuses Turmel et Long ne sont pas aussi terribles que celles du
condamne, mais elles demandent aussi a n'etre pas prolongees. Eh bien!
si M. Victor Hugo, qui le pouvait comme M. Galy-Cazalat, etait venu
hier ici, les accuses auraient ete juges hier, et votre tribunal n'eut
pas ete dans la necessite de s'assembler une seconde fois. Les accuses
n'auraient pas passe une nuit cruelle sous le poids d'une accusation
qui peut entrainer la peine des travaux forces.

M. VICTOR HUGO.--J'ai dit en commencant, et je regrette que le
defenseur paraisse l'oublier, que jamais un accuse ne me trouverait
sourd a son appel. Je devais maintenir, vis-a-vis de quelque autorite
que ce soit, l'inviolabilite des deliberations de l'assemblee, qui
tient en ses mains les destinees de la France. Maintenant, j'ajoute
que, si j'avais pu penser que ma deposition servit la cause des
malheureux accuses, je n'aurais pas attendu la citation, j'aurais
demande moi-meme, et comme un droit alors, que le conseil m'entendit.
Mais ma deposition n'est d'aucune importance, comme ont pu en juger
les defenseurs eux-memes, qui ont lu ma declaration ecrite. Je n'avais
donc point a hesiter. Je devais preferer a une comparution absolument
inutile a l'accuse l'accomplissement du plus serieux de tous les
devoirs dans la plus grave de toutes les conjonctures; je devais en
outre resister a l'acte inqualifiable qu'avait ose, vis-a-vis d'un
representant, se permettre la justice d'exception sous laquelle Paris
est place en ce moment.

M. LE PRESIDENT.--Permettez-moi de vous adresser la question: Quels
sont vos nom et prenoms?

M. VICTOR HUGO.--Victor Hugo.

M. LE PRESIDENT.--Votre profession?

M. VICTOR HUGO.--Homme de lettres et representant du peuple.

M. LE PRESIDENT.--Votre lieu de naissance?

M. VICTOR HUGO.--Besancon.

M. LE PRESIDENT.--Votre domicile actuel?

M. VICTOR HUGO.--Rue d'Isly, 5.

M. LE PRESIDENT.--Votre domicile precedent?

M. VICTOR HUGO.--Place Royale, 6.

M. LE PRESIDENT.--Que savez-vous sur l'accuse Turmel?

M. VICTOR HUGO.--Je pourrais dire que je ne sais rien. Ma deposition
devant M. le juge d'instruction a ete faite dans un moment ou mes
souvenirs etaient moins confus, et elle serait plus utile que mes
paroles actuelles a la manifestation de la verite. Cependant, voila ce
que je crois me rappeler. Nous venions d'attaquer une barricade de la
rue Saint-Louis, d'ou partait depuis le matin une fusillade assez vive
qui nous avait coute beaucoup de braves gens; cette barricade enlevee
et detruite, je suis alle seul vers une autre barricade placee en
travers de la rue Vieille-du-Temple, et tres forte. Voulant avant
tout eviter l'effusion du sang, j'ai aborde les insurges; je les ai
supplies, puis sommes, au nom de l'assemblee nationale dont mes
collegues et moi avions recu un mandat, de mettre bas les armes; ils
s'y sont refuses.

M. Villain de Saint-Hilaire, adjoint au maire, qui a montre en cette
occasion un rare courage, vint me rejoindre a cette barricade,
accompagne d'un garde national, homme de coeur et de resolution, et
dont je regrette de ne pas savoir le nom, pour m'engager a ne pas
prolonger des pourparlers desormais inutiles, et dont ils craignaient
quelque resultat funeste. Voyant que mes efforts ne reussissaient pas,
je cedai a leurs prieres.

Nous nous retirames a quelque distance pour deliberer sur les mesures
que nous avions a prendre. Nous etions derriere l'angle d'une maison.
Un groupe de gardes nationaux amena un prisonnier. Comme, depuis
quelque temps, j'avais vu beaucoup de prisonniers, je ne pourrais me
rappeler si j'ai vu celui-ci.

M. LE PRESIDENT _au temoin_.--Regardez l'accuse, le reconnaissez-vous?

(_Les deux accuses Turmel et Long se levent et se tournent vers Victor
Hugo._)

M. VICTOR HUGO, _montrant Long_.--Je n'ai pas l'honneur de connaitre
monsieur. Quant a l'autre accuse, je crois le reconnaitre, il etait
amene par un groupe de gardes nationaux. Il vit a mon insigne que
j'etais representant.--Citoyen representant, s'ecria-t-il, je suis
innocent, faites-moi mettre en liberte.--Mais tous furent unanimes a
me dire que c'etait un homme tres dangereux, et qu'il commandait une
des barricades qui nous faisaient face. Ce que voyant, je laissai la
justice suivre son cours, et on l'emmena.

M. LE PRESIDENT.--Vos souvenirs sont parfaitement fideles. Maintenant
vous pouvez retourner a vos travaux legislatifs. Quant a nous, nous
avons fait notre devoir, la loi est satisfaite, personne n'a le droit
de se mettre au-dessus d'elle.

M. VICTOR HUGO.--Il y a eu confusion dans l'esprit de la defense et
du ministere public, et je regretterais de voir cette confusion
s'introduire dans l'esprit du conseil. J'ai toujours ete pret, et
je l'ai prouve surabondamment, a venir eclairer la justice. C'etait
simplement, s'il faut que je le dise encore, une question d'heure a
choisir. Mais j'ai toujours nie, et je nierai toujours, que quelque
autorite que ce puisse etre, autorite necessairement inferieure
a l'assemblee nationale, puisse penetrer jusqu'au representant
inviolable, le saisir dans l'enceinte de l'assemblee, l'arracher aux
deliberations, et lui imposer un pretendu devoir autre que son devoir
de legislateur. Le jour ou cette monstrueuse usurpation serait
toleree, il n'y aurait plus de liberte des assemblees, il n'y aurait
plus de souverainete du peuple, il n'y aurait plus rien! rien que
l'arbitraire et le despotisme et l'abaissement de tout dans le pays.
Quant a moi, je ne verrai jamais ce jour-la. (_Mouvement._)

M. LE PRESIDENT.--Notre devoir est de faire executer les lois, quelque
eleve que soit le caractere des personnes appelees devant la justice.

M. VICTOR HUGO.--Ce ne serait point la executer les lois, ce serait
les violer toutes a la fois. Je persiste dans ma protestation.

(_M. Victor Hugo se retire au milieu d'un mouvement de curiosite qui
l'accompagne au dehors de la salle d'audience._)

M. LE PRESIDENT _au commissaire du gouvernement_.--Vous avez la
parole.

M. d'Hennezel soutient l'accusation contre les deux accuses.

M'es Madier de Montjau et Briquet defendent les accuses.

Le conseil entre dans la salle des deliberations, et, apres une heure
ecoulee, M. le president prononce un jugement qui declare Turmel et
Long non coupables sur la question d'attentat, mais coupables d'avoir
pris part a un mouvement insurrectionnel, etant porteurs d'armes
apparentes.

En consequence, Turmel est condamne a deux annees de prison, et Long
a une annee de la meme peine, en vertu de l'article 5 de la loi du 24
mai 1834, modifie par l'article 463 du Code penal.

--La grave question soulevee par l'honorable M. Victor Hugo devant le
conseil de guerre a ete, a son retour dans le sein de l'assemblee,
l'objet de discussions assez animees qui se sont engagees dans la
salle des conferences. Les principes poses par M. Victor Hugo ont ete
vivement soutenus par les membres les plus competents de l'assemblee.
On annoncait quecet incident ferait l'objet d'une lettre que le
president de l'assemblee devait adresser au president du conseil de
guerre.




CONSEIL D'ETAT

1849


NOTE 9

LA LIBERTE DU THEATRE

En 1849, la commission du conseil d'etat, formee pour preparer la loi
sur les theatres, fit appel a l'experience des personnes que leurs
etudes ou leur profession interessent particulierement a la prosperite
et a la dignite de l'art theatral. Six seances furent consacrees
a entendre trente et une personnes, parmi lesquelles onze auteurs
dramatiques ou compositeurs, trois critiques, sept directeurs, huit
comediens. M. Victor Hugo fut entendu dans les deux seances du 17 et
du 30 septembre. Nous donnons ici ces deux seances recueillies par la
stenographie et publiees par les soins du conseil d'etat.


_Seance du 17 septembre._--Presidence de M. Vivien.

M. VICTOR HUGO.--Mon opinion sur la matiere qui se discute maintenant
devant la commission est ancienne et connue; je l'ai meme en partie
publiee. J'y persiste plus que jamais. Le temps ou elle prevaudra
n'est pas encore venu. Cependant, comme, dans ma conviction profonde,
le principe de la liberte doit finir par triompher sur tous les
points, j'attache de l'importance a la maniere serieuse dont la
commission du conseil d'etat etudie les questions qui lui sont
soumises; ce travail preparatoire est utile, et je m'y associe
volontiers. Je ne laisserai echapper, pour ma part, aucune occasion de
semer des germes de liberte. Faisons notre devoir, qui est de semer
les idees; le temps fera le sien, qui est de les feconder.

Je commencerai par dire a la commission que, dans la question des
theatres, question tres grande et tres serieuse, il n'y a que deux
interets qui me preoccupent. A la verite, ils embrassent tout. L'un
est le progres de l'art, l'autre est l'amelioration du peuple.

J'ai dans le coeur une certaine indifference pour les formes
politiques, et une inexprimable passion pour la liberte. Je viens
de vous le dire, la liberte est mon principe, et, partout ou elle
m'apparait, je plaide ou je lutte pour elle.

Cependant si, dans la question theatrale, vous trouvez un moyen qui
ne soit pas la liberte, mais qui me donne le progres de l'art et
l'amelioration du peuple, j'irai jusqu'a vous sacrifier le grand
principe pour lequel j'ai toujours combattu, je m'inclinerai et je me
tairai. Maintenant, pouvez-vous arriver a ces resultats autrement que
par la liberte?

Vous touchez, dans la matiere speciale qui vous occupe, a la grande,
a l'eternelle question qui reparait sans cesse, et sous toutes les
formes, dans la vie de l'humanite. Les deux grands principes qui la
dominent dans leur lutte perpetuelle, la liberte, l'autorite, sont en
presence dans cette question-ci comme dans toutes les autres. Entre
ces deux principes, il vous faudra choisir, sauf ensuite a faire
d'utiles accommodements entre celui que vous choisirez et celui que
vous ne choisirez pas. Il vous faudra choisir; lequel prendrez-vous?
Examinons.

Dans la question des theatres, le principe de l'autorite a ceci pour
lui et contre lui qu'il a deja ete experimente. Depuis que le theatre
existe en France, le principe d'autorite le possede. Si l'on a
constate ses inconvenients, on a aussi constate ses avantages, on les
connait. Le principe de liberte n'a pas encore ete mis a l'epreuve.

M. LE PRESIDENT.--Il a ete mis a l'epreuve de 1791 a 1806.

M. VICTOR HUGO.--Il fut proclame en 1791, mais non realise; on etait
en presence de la guillotine. La liberte germait alors, elle ne
regnait pas. Il ne faut point juger des effets de la liberte des
theatres par ce qu'elle a pu produire pendant la premiere revolution.

Le principe de l'autorite a pu, lui, au contraire, produire tous ses
fruits; il a eu sa realisation la plus complete dans un systeme ou pas
un detail n'a ete omis. Dans ce systeme, aucun spectacle ne pouvait
s'ouvrir sans autorisation. On avait ete jusqu'a specifier le nombre
de personnages qui pouvaient paraitre en scene dans chaque theatre,
jusqu'a interdire aux uns de chanter, aux autres de parler; jusqu'a
regler, en de certains cas, le costume et meme le geste; jusqu'a
introduire dans les fantaisies de la scene je ne sais quelle rigueur
hierarchique.

Le principe de l'autorite, realise si completement, qu'a-t-il produit?
On va me parler de Louis XIV et de son grand regne. Louis XIV a porte
le principe de l'autorite, sous toutes ses formes, a son plus haut
degre de splendeur. Je n'ai a parler ici que du theatre. Eh bien! le
theatre du dix-septieme siecle eut ete plus grand sans la pression
du principe d'autorite. Ce principe a arrete l'essor de Corneille et
froisse son robuste genie. Moliere s'y est souvent soustrait, parce
qu'il vivait dans la familiarite du grand roi dont il avait les
sympathies personnelles. Moliere n'a ete si favorise que parce qu'il
etait valet de chambre tapissier de Louis XIV; il n'eut point fait
sans cela le quart de ses chefs-d'oeuvre. Le sourire du maitre lui
permettait l'audace. Chose bizarre a dire, c'est sa domesticite qui a
fait son independance; si Moliere n'eut pas ete valet, il n'eut pas
ete libre.

Vous savez qu'un des miracles de l'esprit humain avait ete declare
immoral par les contemporains; il fallut un ordre formel de Louis
XIV pour qu'on jouat _Tartuffe_. Voila ce qu'a fait le principe de
l'autorite dans son plus beau siecle. Je passerai sur Louis XV et
sur son temps; c'est une epoque de complete degradation pour l'art
dramatique. Je range les tragedies de Voltaire parmi les oeuvres les
plus informes que l'esprit humain ait jamais produites. Si Voltaire
n'etait pas, a cote de cela, un des plus beaux genies de l'humanite,
s'il n'avait pas produit, entre autres grands resultats, ce resultat
admirable de l'adoucissement des moeurs, il serait au niveau de
Campistron.

Je ne triomphe donc pas du dix-huitieme siecle; je le pourrais, mais
je m'abstiens. Remarquez seulement que le chef-d'oeuvre dramatique
qui marque la fin de ce siecle, _le Mariage de Figaro_, est du a la
rupture du principe d'autorite. J'arrive a l'empire. Alors l'autorite
avait ete restauree dans toute sa splendeur, elle avait quelque chose
de plus eclatant encore que l'autorite de Louis XIV, il y avait alors
un maitre qui ne se contentait pas d'etre le plus grand capitaine, le
plus grand legislateur, le plus grand politique, le plus grand prince
de son temps, mais qui voulait etre le plus grand organisateur de
toutes choses. La litterature, l'art, la pensee ne pouvaient echapper
a sa domination, pas plus que tout le reste. Il a eu, et je l'en loue,
la volonte d'organiser l'art. Pour cela il n'a rien epargne, il a tout
prodigue. De Moscou il organisait le Theatre-Francais. Dans le moment
meme ou la fortune tournait et ou il pouvait voir l'abime s'ouvrir, il
s'occupait de reglementer les soubrettes et les crispins.

Eh bien, malgre tant de soins et tant de volonte, cet homme, qui
pouvait gagner la bataille de Marengo et la bataille d'Austerlitz, n'a
pu faire faire un chef-d'oeuvre. Il aurait donne des millions pour que
ce chef-d'oeuvre naquit; il aurait fait prince celui qui en aurait
honore son regne. Un jour, il passait une revue. Il y avait la dans
les rangs un auteur assez mediocre qui s'appelait Barjaud. Personne
ne connait plus ce nom. On dit a l'empereur:--Sire, M. Barjaud est
la.--Monsieur Barjaud, dit-il aussitot, sortez des rangs.--Et il lui
demanda ce qu'il pouvait faire pour lui.

M. SCRIBE.--M. Barjaud demanda une sous-lieutenance, ce qui ne prouve
pas qu'il eut la vocation des lettres. Il fut tue peu de temps apres,
ce qui aurait empeche son talent (s'il avait eu du talent) d'illustrer
le regne imperial.

M. VICTOR HUGO,--Vous abondez dans mon sens. D'apres ce que l'empereur
faisait pour des mediocrites, jugez de ce qu'il eut fait pour des
talents, jugez de ce qu'il eut fait pour des genies! Une de ses
passions eut ete de faire naitre une grande litterature. Son gout
litteraire etait superieur, _le Memorial de Sainte-Helene_ le prouve.
Quand l'empereur prend un livre, il ouvre Corneille.

Eh bien! cette litterature qu'il souhaitait si ardemment pour en
couronner son regne, lui ce grand createur, il n'a pu la creer.
Qu'ont produit, dans le domaine de l'art, tant d'efforts, tant de
perseverance, tant de magnificence, tant de volonte? Qu'a produit ce
principe de l'autorite, si puissamment applique par l'homme qui le
faisait en quelque sorte vivant? Rien.

M. SCRIBE.--Vous oubliez _les Templiers_ de M. Raynouard.

M. VICTOR HUGO.--Je ne les oublie pas. Il y a dans cette piece un beau
vers.

Voila, au point de vue de l'art sous l'empire, ce que l'autorite a
produit, c'est-a-dire rien de grand, rien de beau.

J'en suis venu a me dire, pour ma part, en voyant ces resultats,
que l'autorite pourrait bien ne pas etre le meilleur moyen de faire
fructifier l'art; qu'il fallait peut-etre songer a quelque autre
chose. Nous verrons tout a l'heure a quoi.

Le point de vue de l'art epuise, passons a l'autre, au point de vue
de la moralisation et de l'instruction du peuple. C'est un cote de la
question qui me touche infiniment.

Qu'a fait le principe d'autorite a ce point de vue? et que vaut-il? Je
me borne toujours au theatre. Le principe d'autorite voulait et devait
vouloir que le theatre contribuat, pour sa part, a enseigner au peuple
tous les respects, les devoirs moraux, la religion, le principe
monarchique qui dominait alors, et dont je suis loin de meconnaitre la
puissance civilisatrice. Eh bien, je prends le theatre tel qu'il a
ete au siecle par excellence de l'autorite, je le prends dans sa
personnification francaise la plus illustre, dans l'homme que tous les
siecles et tous les temps nous envieront, dans Moliere. J'observe; que
vois-je? Je vois le theatre echapper completement a la direction que
lui donne l'autorite. Moliere preche, d'un bout a l'autre de ses
oeuvres, la lutte du valet contre le maitre, du fils contre le pere,
de la femme contre le mari, du jeune homme contre le vieillard, de la
liberte contre la religion.

Nous disons, nous: Dans _Tartuffe_, Moliere n'a attaque que
l'hypocrisie. Tous ses contemporains le comprirent autrement.

Le but de l'autorite etait-il atteint? Jugez vous-memes. Il etait
completement tourne; elle avait ete radicalement impuissante. J'en
conclus qu'elle n'a pas en elle la force necessaire pour donner au
peuple, au moins par l'intermediaire du theatre, l'enseignement le
meilleur selon elle.

Voyez, en effet. L'autorite veut que le theatre exhorte toutes les
desobeissances. Sous la pression des idees religieuses, et meme
devotes, toute la comedie qui sort de Moliere est sceptique; sous
la pression des idees monarchiques, toute la tragedie qui sort de
Corneille est republicaine. Tous deux, Corneille et Moliere, sont
declares, de leur vivant, immoraux, l'un par l'academie, l'autre par
le parlement.

Et voyez comme le jour se fait, voyez comme la lumiere vient!
Corneille et Moliere, qui ont fait le contraire de ce que voulait leur
imposer le principe d'autorite sous la double pression religieuse
et monarchique, sont-ils immoraux vraiment? L'academie dit oui, le
parlement dit oui, la posterite dit non. Ces deux grands poetes ont
ete deux grands philosophes. Ils n'ont pas produit au theatre la
vulgaire morale de l'autorite, mais la haute morale de l'humanite.
C'est cette morale, cette morale superieure et splendide, qui est
faite pour l'avenir et que la courte vue des contemporains qualifie
toujours d'immoralite.

Aucun genie n'echappe a cette loi, aucun sage, aucun juste!
L'accusation d'immoralite a successivement atteint et quelquefois
martyrise tous les fondateurs de la sagesse humaine, tous les
revelateurs de la sagesse divine. C'est au nom de la morale qu'on a
fait boire la cigue a Socrate et qu'on a cloue Jesus au gibet.

Je reprends, et je resume ce que je viens de dire.

Le principe d'autorite, seul et livre a lui-meme, a-t-il su faire
fructifier l'art? Non. A-t-il su imprimer au theatre une direction
utile dans son sens a l'amelioration du peuple? Non.

Qu'a-t-il fait donc? Rien, ou, pour mieux dire, il a comprime les
genies, il a gene les chefs-d'oeuvre.

Maintenant, voulez-vous que je descende de cette region elevee, ou je
voudrais que les esprits se maintinssent toujours, pour traiter au
point de vue purement industriel la question que vous etudiez? Ce
point de vue est pour moi peu considerable, et je declare que le
nombre des faillites n'est rien pour moi a cote d'un chef-d'oeuvre
cree ou d'un progres intellectuel ou moral du peuple obtenu.
Cependant, je ne veux point negliger completement ce cote de la
question, et je demanderai si le principe de l'autorite a ete du moins
bon pour faire prosperer les entreprises dramatiques? Non. Il n'a
pas meme obtenu ce mince resultat. Je n'en veux pour preuve que les
dix-huit annees du dernier regne. Pendant ces dix-huit annees,
l'autorite a tenu dans ses mains les theatres par le privilege et par
la distinction des genres. Quel a ete le resultat?

L'empereur avait juge qu'il y avait beaucoup trop de theatres dans
Paris; qu'il y en avait plus que la population de la ville n'en
pouvait porter. Par un acte d'autorite despotique, il supprima une
partie de ces theatres, il emonda en bas et conserva en haut. Voila ce
que fit un homme de genie. La derniere administration des beaux-arts
a retranche en haut et multiplie en bas. Cela seul suffit pour faire
juger qu'au grand esprit de gouvernement avait succede le petit
esprit. Qu'avez-vous vu pendant les dix-huit annees de la deplorable
administration qui s'est continuee, en depit des chocs de la
politique, sous tous les ministres de l'interieur? Vous avez vu perir
successivement ou s'amoindrir toutes les scenes vraiment litteraires.

Chaque fois qu'un theatre montrait quelques velleites de litterature,
l'administration faisait des efforts inouis pour le faire rentrer dans
des genres miserables. Je caracterise cette administration d'un mot:
point de debouches a la pensee elevee, multiplication des spectacles
grossiers; les issues fermees en haut, ouvertes en bas. Il suffisait
de demander a exploiter un spectacle-concert, un spectacle de
marionnettes, de danseurs de corde, pour obtenir la permission
d'attirer et de depraver le public. Les gens de lettres, au nom
de l'art et de la litterature, avaient demande un second
Theatre-Francais; on leur a repondu par une derision, on leur a donne
l'Odeon!

Voila comment l'administration comprenait son devoir; voila comment le
principe de l'autorite a fonctionne depuis vingt ans. D'une part, il
a comprime l'essor de la pensee; de l'autre, il a developpe l'essor,
soit des parties infimes de l'intelligence, soit des interets purement
materiels. Il a fonde la situation actuelle, dans laquelle nous avons
vu un nombre de theatres hors de toute proportion avec la population
parisienne, et crees par des fantaisies sans motifs. Je n'epuise
pas les griefs. On a dit beaucoup de choses sur la maniere dont on
trafiquait des privileges. J'ai peu de gout a ce genre de recherches.
Ce que je constate, c'est qu'on a developpe outre mesure l'industrie
miserable pour refouler le developpement de l'art.

Maintenant qu'une revolution est survenue, qu'arrive-t-il? C'est que,
du moment qu'elle a eclate, tous ces theatres factices sortis du
caprice d'un commis, de pis encore quelquefois, sont tombes sur les
bras du gouvernement. Il faut, ou les laisser mourir, ce qui est une
calamite pour une multitude de malheureux qu'ils nourrissent, ou les
entretenir a grands frais, ce qui est une calamite pour le budget.
Voila les fruits des systemes fondes sur le principe de l'autorite.
Ces resultats, je les ai enumeres longuement. Ils ne me satisfont
guere. Je sens la necessite d'en venir a un systeme fonde sur autre
chose que le principe d'autorite.

Or, ici, il n'y a pas deux solutions. Du moment ou vous renoncez au
principe d'autorite, vous etes contraints de vous tourner vers le
principe de liberte.

Examinons maintenant la question des theatres au point de vue de la
liberte.

Je veux pour le theatre deux libertes qui sont toutes deux dans l'air
de ce siecle, liberte d'industrie, liberte de pensee.

Liberte d'industrie, c'est-a-dire point de privileges; liberte de
pensee, c'est-a-dire point de censure.

Commencons par la liberte d'industrie; nous examinerons l'autre
question une autre fois. Le temps nous manque aujourd'hui.

Voyons comment nous pourrions organiser le systeme de la liberte. Ici,
je dois supposer un peu; rien n'existe.

Je suis oblige de revenir a mon point de depart, car il ne faut pas le
perdre de vue un seul instant. La grande pensee de ce siecle, celle
qui doit survivre a toutes les autres, a toutes les formes politiques,
quelles qu'elles soient, celle qui sera le fondement de toutes les
institutions de l'avenir, c'est la liberte. Je suppose donc que la
liberte penetre dans l'industrie theatrale, comme elle a penetre dans
toutes les autres industries, puis je me demande si elle satisfera
au progres de l'art, si elle produira la renovation du peuple. Voici
d'abord comment je comprendrais que la liberte de l'industrie
theatrale fut proclamee.

Dans la situation ou sont encore les esprits et les questions
politiques, aucune liberte ne peut exister sans que le gouvernement
y ait pris sa part de surveillance et d'influence. La liberte
d'enseignement ne peut, a mon sens, exister qu'a cette condition; il
en est de meme de la liberte theatrale. L'etat doit d'autant mieux
intervenir dans ces deux questions, qu'il n'y a pas la seulement un
interet materiel, mais un interet moral de la plus haute importance.

Quiconque voudra ouvrir un theatre le pourra en se soumettant aux
conditions de police que voici ... aux conditions de cautionnement que
voici ... aux garanties de diverses natures que voici ... Ce sera le
cahier des charges de la liberte.

Ces mesures ne suffisent pas. Je rapprochais tout a l'heure la liberte
des theatres de la liberte de l'enseignement; c'est que le theatre
est une des branches de l'enseignement populaire. Responsable de la
moralite et de l'instruction du peuple, l'etat ne doit point se
resigner a un role negatif, et, apres avoir pris quelques precautions,
regarder, laisser aller. L'etat doit installer, a cote des theatres
libres, des theatres qu'il gouvernera, et ou la pensee sociale se fera
jour.

Je voudrais qu'il y eut un theatre digne de la France pour les
celebres poetes morts qui l'ont honoree; puis un theatre pour les
auteurs vivants. Il faudrait encore un theatre pour le grand opera,
un autre pour l'opera-comique. Je subventionnerais magnifiquement ces
quatre theatres.

Les theatres livres a l'industrie personnelle sont toujours forces a
une certaine parcimonie. Une piece coute 100,000 francs a monter, ils
reculeront; vous, vous ne reculerez pas. Un grand acteur met a haut
prix ses pretentions, un theatre libre pourrait marchander et le
laisser echapper; vous, vous ne marchanderez pas. Un ecrivain de
talent travaille pour un theatre libre, il recoit tel droit d'auteur;
vous lui donnez le double, il travaillera pour vous. Vous aurez
ainsi dans les theatres de l'etat, dans les theatres nationaux, les
meilleures pieces, les meilleurs comediens, les plus beaux spectacles.
En meme temps, vous, l'etat, qui ne speculez pas, et qui, a la
rigueur, en presence d'un grand but de gloire et d'utilite a
atteindre, n'etes pas force de gagner de l'argent, vous offrirez au
peuple ces magnifiques spectacles au meilleur marche possible.

Je voudrais que l'homme du peuple, pour dix sous, fut aussi bien
assis au parterre, dans une stalle de velours, que l'homme du monde a
l'orchestre, pour dix francs. De meme que je voudrais le theatre grand
pour l'idee, je voudrais la salle vaste pour la foule. De cette facon
vous auriez, dans Paris, quatre magnifiques lieux de rendez-vous, ou
le riche et le pauvre, l'heureux et le malheureux, le parisien et le
provincial, le francais et l'etranger, se rencontreraient tous les
soirs, meleraient fraternellement leur ame, et communieraient, pour
ainsi dire, dans la contemplation des grandes oeuvres de l'esprit
humain. Que sortirait-il de la? L'amelioration populaire et la
moralisation universelle.

Voila ce que feraient les theatres nationaux. Maintenant, que feraient
les theatres libres? Vous allez me dire qu'ils seraient ecrases par
une telle concurrence. Messieurs, je respecte la liberte, mais je
gouverne et je tiens le niveau eleve. C'est a la liberte de s'en
arranger.

Les depenses des theatres nationaux vous effrayent peut-etre; c'est a
tort. Fussent-elles enormes, j'en reponds, bien que mon but ne
soit pas de creer une speculation en faveur de l'etat, le resultat
financier ne lui sera pas desavantageux. Les hommes speciaux vous
diraient que l'etat fera avec ces etablissements de bonnes affaires.
Il arrivera alors ce resultat singulier et heureux qu'avec un
chef-d'oeuvre un poete pourra gagner presque autant d'argent qu'un
agent de change par un coup de bourse.

Surtout, ne l'oubliez pas, aux hommes de talent et de genie qui
viendront a moi, je dirai:--Je n'ai pas seulement pour but de faire
votre fortune et d'encourager l'art en vous protegeant; j'ai un but
plus eleve encore. Je veux que vous fassiez des chefs-d'oeuvre, s'il
est possible, mais je veux surtout que vous amelioriez le peuple de
toutes les classes. Versez dans la population des idees saines; faites
que vos ouvrages ne sortent pas d'une certaine ligne que voici, et
qui me parait la meilleure.--C'est la un langage que tout le monde
comprendra; tout esprit consciencieux, toute ame honnete sentira
l'importance de la mission. Vous aurez un theatre qui attirera la
foule et qui repandra les idees civilisatrices, l'heroisme,
le devouement, l'abnegation, le devoir, l'amour du pays parla
reproduction vraie, animee ou meme patriotiquement exaltee, des grands
faits de notre histoire.

Et savez-vous ce qui arrivera? Vous n'attirerez pas seulement le
peuple a vos theatres, vous y attirerez l'etranger. Pas un homme riche
en Europe qui ne soit tenu de venir a vos theatres completer son
education francaise et litteraire. Ce sera la une source de richesse
pour la France et pour Paris. Vos magnifiques subventions, savez-vous
qui les payera? L'Europe. L'argent de l'etranger affluera chez
vous; vous ferez a la gloire nationale, une avance que l'admiration
europeenne vous remboursera.

Messieurs, au moment ou nous sommes, il n'y a qu'une seule nation qui
soit en etat de donner des produits litteraires au monde entier, et
cette nation, c'est la nation francaise. Vous avez donc la un monopole
immense, un monopole que l'univers civilise subit depuis dix-huit ans.
Les ministres qui nous ont gouvernes n'ont eu qu'une seule pensee:
comprimer la litterature francaise a l'interieur, la sacrifier au
dehors, la laisser systematiquement spolier dans un royaume voisin par
la contrefacon. Je favoriserais, au contraire, cet admirable monopole
sous toutes ses formes, et je le repandrais sur le monde entier; je
creerais a Paris des foyers lumineux qui eclaireraient toutes les
nations, et vers lesquels toutes les nations se tourneraient.

Ce n'est pas tout. Pour achever l'oeuvre, je voudrais des theatres
speciaux pour le peuple; ces theatres, je les mettrais a la charge,
non de l'etat, mais de la ville de Paris. Ce seraient des theatres
crees a ses frais et bien choisis par son administration municipale
parmi les theatres deja existants, et des lors subventionnes par elle.
Je les appellerais theatres municipaux.

La ville de Paris est interessee, sous tous les rapports, a
l'existence de ces theatres. Ils developperaient les sentiments moraux
et l'instruction dans les classes inferieures; ils contribueraient a
faire regner le calme dans cette partie de la population, d'ou sortent
parfois des commotions si fatales a la ville.

Je l'ai dit plus haut d'une maniere generale en me faisant le
plagiaire de l'empereur Napoleon, je le repete ici en appliquant
surtout mon assertion aux classes inferieures de la population
parisienne: le peuple francais, la population parisienne
principalement, ont beaucoup du peuple athenien; il faut quelque chose
pour occuper leur imagination. Les theatres municipaux seront des
especes de derivatifs, qui neutraliseront les bouillonnements
populaires. Avec eux, le peuple parisien lira moins de mauvais
pamphlets, boira moins de mauvais vins, hantera moins de mauvais
lieux, fera moins de revolutions violentes.

L'interet de la ville est patent; il est naturel qu'elle fasse les
frais de ces fondations. Elle ferait appel a des auteurs sages et
distingues, qui produiraient sur la scene des pieces elementaires,
tirees surtout de notre histoire nationale. Vous avez vu une partie
de cette pensee realisee par le Cirque; on a eu tort de le laisser
fermer.

Les theatres municipaux seraient repartis entre les differents
quartiers de la capitale, et places surtout dans les quartiers les
moins riches, dans les faubourgs. Ainsi, a la charge de l'etat, quatre
theatres nationaux pour la France et pour l'Europe; a la charge de la
ville, quatre theatres municipaux pour le peuple des faubourgs; a cote
de ce haut enseignement de l'etat, les theatres libres; voila mon
systeme.

Selon moi, de ce systeme, qui est la liberte, sortiraient la grandeur
de l'art et l'amelioration du peuple, qui sont mes deux buts. Vous
avez vu ce qu'avait produit, pour ces deux grands buts, le systeme
base sur l'autorite, c'est-a-dire le privilege et la censure. Comparez
et choisissez.

M. LE PRESIDENT.--Vous admettez le regime de la liberte, mais vous
faites aux theatres libres une condition bien difficile. Ils seront
ecrases par ceux de l'etat.

M. VICTOR HUGO.--Le role des theatres libres est loin d'etre nul a
cote des theatres de l'etat. Ces theatres lutteront avec les votres.
Quoique vous soyez le gouvernement, vous vous trompez quelquefois. Il
vous arrive de repousser des oeuvres remarquables; les theatres libres
accueilleront ces oeuvres-la. Ils profiteront des erreurs que vous
aurez commises, et les applaudissements du public que vous entendrez
dans les salles seront pour vous des reproches et vous stimuleront.

On va me dire: Les theatres libres, qui auront peine a faire
concurrence au gouvernement, chercheront, pour reussir, les moyens les
plus facheux; ils feront appel au devergondage de l'imagination ou aux
passions populaires; pour attirer le public, ils speculeront sur le
scandale; ils feront de l'immoralite et ils feront de la politique;
ils joueront des pieces extravagantes, excentriques, obscenes, et des
comedies aristophanesques. S'il y a dans tout cela quelque chose de
criminel, on pourra le reprimer par les moyens legaux; sinon, ne vous
en inquietez pas. Je suis un de ceux qui ont eu l'inconvenient ou
l'honneur, depuis Fevrier, d'etre quelquefois mis sur le theatre. Que
m'importe! J'aime mieux ces plaisanteries, inoffensives apres tout,
que telles calomnies repandues contre moi par un journal dans ses
cinquante mille exemplaires.

Quand on me met sur la scene, j'ai tout le monde pour moi; quand on
me travestit dans un journal, j'ai contre moi les trois quarts des
lecteurs. Et cependant je ne m'inquiete pas de la liberte de la
presse, je ne fais point de proces aux journaux qui me travestissent,
je ne leur ecris pas meme de lettres avec un huissier pour facteur.
Sachez donc accepter et comprendre la liberte de la pensee sous toutes
ses formes, la liberte du theatre comme la liberte de la presse; c'est
l'air meme que vous respirez. Contentez-vous, quand les theatres
libres ne depassent point certaines bornes que la loi peut preciser,
de leur faire une noble et puissante guerre avec vos theatres
nationaux et municipaux; la victoire vous restera.

M. SCRIBE.--Les genereuses idees que vient d'emettre M. Victor Hugo
sont en partie les miennes; mais il me semble qu'elles gagneraient
a etre realisees dans un systeme moins complique. Le systeme de M.
Victor Hugo est double, et ses deux parties semblent se contredire.
Dans ce systeme, ou la moitie des theatres serait privilegiee et
l'autre moitie libre, il y aurait deux choses a craindre: ou bien les
theatres du gouvernement et de la ville ne donneraient que des pieces
officielles ou personne n'irait, ou bien ils pourraient a leur gre
user des ressources immenses de leurs subventions; dans ce cas, les
theatres libres seraient evidemment ecrases.

Pourquoi, alors, permettre a ceux-ci de soutenir une lutte inegale,
qui doit fatalement se terminer par leur ruine? Si le principe de
liberte n'est pas bon en haut, pourquoi serait-il bon en bas? Je
voudrais, et sans invoquer d'autres motifs que ceux que vient de me
fournir M. Hugo, que tous les theatres fussent places entre les mains
du gouvernement.

M. VICTOR HUGO.--Je ne pretends nullement etablir des theatres
privilegies; dans ma pensee, le privilege disparait. Le privilege
ne cree que des theatres factices. La liberte vaudra mieux; elle
fonctionnera pour l'industrie theatrale comme pour toutes les autres.
La demande reglera la production. La liberte est la base de tout mon
systeme, il est franc et complet; mais je veux la liberte pour tout
le monde, aussi bien pour l'etat que pour les particuliers. Dans mon
systeme, l'etat a tous les droits de l'individu; il peut fonder un
theatre comme il peut creer un journal. Seulement il a plus de devoirs
encore. J'ai indique comment l'etat, pour remplir ses devoirs, devait
user de la liberte commune; voila tout.

M. LE PRESIDENT.--Voulez-vous me permettre de vous questionner sur
un detail? Admettriez-vous dans votre systeme le principe du
cautionnement?

M. VICTOR HUGO.--J'en ai deja dit un mot tout a l'heure; je
l'admettrais, et voici pourquoi. Je ne veux compromettre les interets
de personne, principalement des pauvres et des faibles, et les
comediens, en general, sont faibles et pauvres. Avec le systeme de
la liberte industrielle il se presentera plus d'un aventurier qui
dira:--Je vais louer un local, engager des acteurs; si je reussis, je
payerai; si je ne reussis pas, je ne payerai personne.--Or c'est ce
que je ne veux point. Le cautionnement repondra. Il aura un autre
usage, le payement des amendes qui pourront etre infligees aux
directeurs. A mon avis, la liberte implique la responsabilite; c'est
pourquoi je veux le cautionnement.

M. LE PRESIDENT.--On a propose devant la commission d'etablir,
dans l'hypothese ou la liberte industrielle serait proclamee, des
conditions qui empecheraient d'etablir, sous le nom de theatres,
de veritables echoppes, conditions de construction, conditions de
dimension, etc.

M. VICTOR HUGO.--Ces conditions sont de celles que je mettrais a
l'etablissement des theatres.

M. SCRIBE.--Elles me paraissent parfaitement sages.

M. LE PRESIDENT.--On avait propose aussi d'interdire le melange des
representations theatrales avec d'autres industries, par exemple les
cafes-spectacles.

M. ALEXANDRE DUMAS.--C'est une affaire de police.

M. LE CONSEILLER DUFRESNE.--Comment seront administres, dans le
systeme de M. Hugo, les theatres subventionnes?

M. VICTOR HUGO.--Vous me demandez comment je ferais administrer, dans
mon systeme, les theatres subventionnes, c'est-a-dire les theatres
nationaux et les theatres municipaux.

Je commence par vous dire que, quoi que l'on fasse, le resultat d'un
systeme est toujours au-dessous de ce que l'on en attend. Je ne vous
promets donc pas la perfection, mais une amelioration immense. Pour la
realiser, il est necessaire de choisir avec un soin extreme les
hommes qui voudront diriger ce que j'appellerais volontiers les
_theatres-ecoles_. Avec de mauvais choix l'institution ne vaudrait pas
grand'chose. Il arrivera peut-etre quelquefois qu'on se trompera; le
ministere, au lieu de prendre Corneille, pourra prendre M. Campistron;
quand il choisira mal, ce seront les theatres libres qui corrigeront
le mal, et alors vous aurez le Theatre-Francais ailleurs qu'au
Theatre-Francais. Mais cela ne durera pas longtemps.

Je voudrais, a la tete des theatres du gouvernement, des directeurs
independants les uns des autres, surbordonnes tous quatre au
directeur, ou, pour mieux dire, au ministre des arts, et se faisant,
pour ainsi dire, concurrence entre eux. Ils seraient retribues par
le gouvernement et auraient un certain interet dans les benefices de
leurs theatres.

M. MELESVILLE.--Qui est-ce qui nommera et qui est-ce qui destituera
les directeurs?

M. VICTOR Huco.--Le ministre competent les nommera, et ce sera lui
aussi qui les destituera. Il en sera pour eux comme pour les prefets.

M. MELESVILLE.--Vous leur faites la une position singuliere. Supposez
un homme honorable, distingue, qui aura administre avec succes la
Comedie-Francaise; un ministre lui a demande une piece d'une certaine
couleur politique, le ministre suivant sera defavorable a cette
couleur politique. Le directeur, malgre tout son merite et son
service, sera immediatement destitue.

M. ALEXANDRE DUMAS.--C'est un danger commun a tous les fonctionnaires.


Seance du 30 septembre.--Presidence de M. Vivien.

M. LE PRESIDENT.--Un seul systeme repressif parait possible avec
le regime legal actuel, c'est celui qui confie la repression aux
tribunaux ordinaires.

On a deja signale les dangers de ce systeme; les juges ne peuvent
souvent saisir le delit, parce que, pour l'apprecier en pleine
connaissance de cause, il faudrait avoir assiste a la representation;
puis, quand viendrait la repression, souvent il serait trop tard;
representee devant douze aquinze cents personnes reunies ensemble, une
piece dangereuse peut avoir produit un mal irreparable, et le proces
ne ferait souvent qu'aggraver et propager le scandale. Il parait
impossible d'organiser la censure repressive. Aussi, en Angleterre, ou
la liberte existe sous toutes ses formes, la censure preventive est
admise et exercee avec une grande severite et un arbitraire absolu.

M. VICTOR HUGO.--Nulle comparaison a faire, selon moi, entre la
question du theatre en Angleterre et la question du theatre en France.

En Angleterre, le theatre, a l'heure qu'il est, n'existe plus, pour
ainsi dire. Tout le theatre anglais est dans Shakespeare, comme toute
la poesie espagnole est dans le Romancero. Depuis Shakespeare, rien.
Deux theatres defrayent Londres, qui est deux fois plus grand que
Paris. De la le peu de souci des anglais pour leur theatre. Ils l'ont
abandonne a cette espece de pruderie publique, qui est si puissante en
Angleterre, qui y gene tant de libertes, et qu'on appelle le _cant_.

Or, ou Londres a deux theatres, Paris en a vingt; ou l'Angleterre
n'a que Shakespeare (pardon d'employer ce diminutif pour un si grand
homme!), nous avons Moliere, Corneille, Rotrou, Racine, Voltaire, Le
Sage, Regnard, Marivaux, Diderot, Beaumarchais et vingt autres. Cette
liberte theatrale, qui peut n'etre pour les anglais qu'une affaire
de pruderie, doit etre pour nous une affaire de gloire. C'est bien
different.

Je laisse donc l'Angleterre, et je reviens a la France.

Les esprits serieux sont assez d'accord maintenant pour convenir qu'il
faut livrer les theatres a une exploitation libre, moyennant certaines
restrictions imposees par la loi en vue de l'interet public; mais ils
sont assez d'accord aussi pour demander le maintien de la censure
preventive en l'ameliorant autant que possible.

J'espere qu'ils arriveront bientot a cette solution plus large et
plus vraie, la liberte litteraire des theatres a cote de la liberte
industrielle.

Pour resumer en deux mots l'etat de la legislation litteraire, je
dirai que c'est _desordre et arbitraire_. Je voudrais arriver a
pouvoir la resumer dans ces deux mots, _organisation et liberte_. Pour
en venir la, il faudrait faire autrement qu'on n'a fait jusqu'ici. Tout
ce qui, dans notre legislation, se rattache a la litterature, a ete
etrangement compris jusqu'a ce jour. Vous avez entendu des hommes qui
se croient serieux dire pendant trente ans, dans nos assemblees
politiques, que c'etaient la des questions frivoles.

A mon avis, il n'y a pas de questions plus graves, et je voudrais
qu'on les coordonnat dans un ensemble complet, qu'on fit un code
special pour les choses de l'intelligence et de la pensee.

Ce code reglerait d'abord la propriete litteraire, car c'est une chose
inouie de penser que, seuls en France, les lettres sont en dehors du
droit commun; que la propriete de leurs oeuvres leur est deniee par la
societe dans un temps donne et confisquee sur leurs enfants.

Vous sentez l'importance et la necessite de defendre la propriete
aujourd'hui. Eh bien, commencez donc par reconnaitre la premiere et
la plus sacree de toutes, celle qui n'est ni une transmission, ni une
acquisition, mais une creation, la propriete litteraire.

Cessez de traiter l'ecrivain comme un paria, renoncez a ce vieux
communisme que vous appelez le domaine public, cessez de voler les
poetes et les artistes au nom de l'etat, reconciliez-les avec la
societe par la propriete.

Cela fait, organisez.

Il vous sera desormais facile, a vous, l'etat, de donner a la classe
des gens de lettres, je ne dirai pas une certaine direction, mais une
certaine impulsion.

Favorisez en elle le developpement de cet excellent esprit
d'association, qui, a l'heure qu'il est, se manifeste partout, et qui
a deja commence a unir les gens de lettres, et, en particulier, les
auteurs dramatiques. L'esprit d'association est l'esprit de notre
temps; il cree des societes dans la societe. Si ces societes sont
excentriques a la societe, elles l'ebranlent et lui nuisent; si elles
lui sont concentriques, elles la servent et la soutiennent.

Le dernier gouvernement n'a point compris ces questions. Pendant vingt
annees, il a fait tous ses efforts pour dissoudre les associations
precieuses qui avaient commence a se former. Il aurait du, au
contraire, faire tous ses efforts pour en tirer l'element de
prosperite et de sagesse qu'elles renferment. Lorsque vous aurez
reconnu et organise ces associations, les delits speciaux, les delits
de profession qui echappent a la societe trouveront en elles une
repression rapide et tres efficace.

Le systeme actuel, le voici; il est detestable. En principe, c'est
l'etat qui regit la liberte litteraire des theatres; mais l'etat est
un etre de raison, le gouvernement l'incarne et le represente; mais le
gouvernement a autre chose a faire que de s'occuper des theatres, il
s'en repose sur le ministre de l'interieur. Le ministre de l'interieur
est un personnage bien occupe; il se fait remplacer par le directeur
des beaux-arts. La besogne deplait au directeur des beaux-arts, qui la
passe au bureau de censure.

Admirez ce systeme qui commence par l'etat et qui finit par un commis!
Si bien que cette espece de balayeur d'ordures dramatiques, qu'on
appelle un censeur, peut dire, comme Louis XIV: L'etat, c'est moi!

La liberte de la pensee dans un journal, vous la respectez en la
surveillant; vous la confiez au jury. La liberte de la pensee sur le
theatre, vous l'insultez en la reprimant; vous la livrez a la censure.

Y a-t-il au moins un grand interet qui excuse cela? Point.

Quel bien la censure appliquee au theatre a-t-elle produit depuis
trente ans? A-t-elle empeche une allusion politique de se faire jour?
Jamais. En general, elle a plutot eveille qu'endormi l'instinct qui
pousse le public a faire, au theatre, de l'opposition en riant.

Au point de vue politique, elle ne vous a donc rendu aucun service. En
a-t-elle rendu au point de vue moral? Pas davantage.

Rappelez vos souvenirs. A-t-elle empeche des theatres de s'etablir
uniquement pour l'exploitation d'un certain cote des appetits les
moins nobles de la foule? Non. Au point de vue moral, la censure n'a
ete bonne a rien; au point de vue politique, bonne a rien. Pourquoi
donc y tenez-vous?

Il y a plus. Comme la censure est reputee veiller aux moeurs
publiques, le peuple abdique sa propre autorite, sa propre
surveillance, il fait volontiers cause commune avec les licences du
theatre contre les persecutions de la censure. Ainsi que je l'ai dit
un jour a l'assemblee nationale, de juge il se fait complice.

La difficulte meme de creer des censeurs montre combien la censure est
un labeur impossible. Ces fonctions si difficiles, si delicates,
sur lesquelles pese une responsabilite si enorme, elles devraient
logiquement etre exercees par les hommes les plus eminents en
litterature. En trouverait-on parmi eux qui les accepteraient? Ils
rougiraient seulement de se les entendre proposer. Vous n'aurez donc
jamais pour les remplir que des hommes sans valeur personnelle, et
j'ajouterai, des hommes qui s'estiment peu; et ce sont ces hommes que
vous faites arbitres, de quoi? De la litterature! Au nom de quoi? De
la morale!

Les partisans de la censure nous disent:--Oui, elle a ete mal exercee
jusqu'ici, mais on peut l'ameliorer.--Comment l'ameliorer? On
n'indique guere qu'un moyen, faire exercer la censure par des
personnages considerables, des membres de l'institut, de l'assemblee
nationale, et autres, qui fonctionneront, au nom du gouvernement, avec
une certaine independance, dit-on, une certaine autorite, et, a coup
sur, une grande honorabilite. Il n'y a a cela qu'une petite objection,
c'est que c'est impossible.

Tenez, nous avons vu pendant dix-huit ans un corps de l'etat, tres
haut place, remplir des fonctions beaucoup moins choquantes pour la
susceptibilite des esprits, l'institut de France jugeant d'une maniere
prealable, et a un simple point de vue de convenance locale, les
ouvrages qui devaient etre presentes a l'exposition annuelle de
peinture.

Cette reunion d'hommes distingues, eminents, illustres, a echoue a la
tache; elle n'avait aucune autorite, elle etait bafouee chaque annee,
et elle a remercie la revolution de Fevrier, qui lui a rendu le
service de la destituer de cet emploi. Croyez-moi, n'accouplez jamais
ce mot, qui est si noble, l'institut de France, avec ce mot qui l'est
si peu, la censure.

Dans votre comite de censure mettrez-vous des membres de l'assemblee
nationale elus par cette assemblee? Mais d'abord j'espere que
l'assemblee refuserait tout net; et puis, si elle y consentait, en
quoi elle aurait grand tort, la majorite vous enverrait des hommes de
parti qui vous feraient de belle besogne.

Pour commission de censure, vous bornerez-vous a prendre la commission
des theatres? Il y a un element qui y serait necessaire. Eh bien! cet
element n'y sera pas. Je veux parler des auteurs dramatiques. Tous
refuseront, comptez-y. Que sera alors votre commission de censure? Ce
que serait une commission de marine sans marins.

Difficultes sur difficultes. Mais je suppose votre commission
composee, soit; fonctionnera-t-elle? Point. Vous figurez-vous un
representant du peuple, un conseiller d'etat, un conseiller a la cour
de cassation, allant dans les theatres et s'occupant de savoir si
telle piece n'est pas faite plutot pour eveiller des appetits sensuels
que des idees elevees? Vous les figurez-vous assistant aux repetitions
et faisant allonger les jupes des danseuses? Pour ne parler que de la
censure du manuscrit, vous les figurez-vous marchandant avec l'auteur
la suppression d'un coq-a-l'ane ou d'un calembour?

Vous me direz: Cette commission ne jugera qu'en appel. De deux choses
l'une: ou elle jugera en appel sur tous les details qui feront
difficulte entre l'auteur et les censeurs inferieurs, et l'auteur ne
s'entendra jamais avec les censeurs inferieurs, autant, alors, ne
faire qu'un degre; ou bien elle se bornera, sans entrer dans les
details, a accorder ou a refuser l'autorisation. Alors la tyrannie
sera plus grande qu'elle n'a jamais ete.

Tenez, renoncons a la censure et acceptons resolument la liberte.
C'est le plus simple, le plus digne et le plus sur.

En depit de tout sophisme contraire, j'avoue qu'en presence de la
liberte de la presse, je ne puis redouter la liberte des theatres. La
liberte de la presse presente, a mon avis, dans une mesure beaucoup
plus considerable, tous les inconvenients de la liberte du theatre.

Mais liberte implique responsabilite. A tout abus il faut la
repression. Pour la presse, je viens de le rappeler, vous avez le
jury; pour le theatre, qu'aurez-vous?

La cour d'assises? Les tribunaux ordinaires? Impossible.

Les delits que l'on peut commettre par la voie du theatre sont de
toutes sortes. Il y a ceux que peut commettre volontairement un auteur
en ecrivant dans une piece des choses contraires aux moeurs; il y a
ensuite les delits de l'acteur, ceux qu'il peut commettre en ajoutant
aux paroles par des gestes ou des inflexions de voix un sens
reprehensible qui n'est pas celui de l'auteur.

Il y a les delits du directeur; par exemple, des exhibitions de
nudites sur la scene; puis les delits du decorateur, de certains
emblemes dangereux ou seditieux meles a une decoration; puis ceux du
costumier, puis ceux du coiffeur, oui, du coiffeur! un toupet peut
etre factieux, une paire de favoris a fait defendre _Vautrin_. Enfin
il y a les delits du public; un applaudissement qui accentue un vers,
un sifflet qui va plus haut que l'acteur et plus loin que l'auteur.

Comment votre jury, compose de bons bourgeois, se tirera-t-il de la?

Comment demelera-t-il ce qui est a celui-ci et ce qui est a celui-la?
le fait de l'auteur, le fait du comedien et le fait du public?
Quelquefois le delit sera un sourire, une grimace, un geste.
Transporterez-vous les jures au theatre, pour en juger? Ferez-vous
sieger la cour d'assises au parterre?

Supposez-vous, ce qui, du reste, ne sera pas, que les jurys en
general, se defiant de toutes ces difficultes, et voulant arriver
a une repression efficace, justement parce qu'ils n'entendent pas
grand'chose aux delits de theatre, suivront aveuglement les
indications du ministere public et condamneront sans broncher sur
oui-dire? Alors savez-vous ce que vous aurez fait? Vous aurez cree la
pire des censures, la censure de la peur. Les directeurs, tremblant
devant des arrets qui seraient leur ruine, mutileront la pensee et
supprimeront la liberte.

Vous etes places entre deux systemes impossibles: la censure
preventive, que je vous defie d'organiser convenablement; la censure
repressive, la seule admissible maintenant, mais qui echappe aux
moyens du droit commun.

Je ne vois qu'une maniere de sortir de cette double impossibilite.

Pour arriver a la solution, reprenons le systeme theatral tel que
je vous l'ai indique. Vous avez un certain nombre de theatres
subventionnes, tous les autres sont livres a l'industrie privee; a
Paris, il y a quatre theatres subventionnes par le gouvernement et
quatre par la ville.

L'etat normal de Paris ne comporte pas plus de seize theatres. Sur
ces seize theatres, la moitie sera donc sous l'influence directe du
gouvernement ou de la ville; l'autre moitie fonctionnera sous l'empire
des restrictions de police et autres, que dans votre loi vous
imposerez a l'industrie theatrale.

Pour alimenter tous ces theatres et ceux de la province, dont la
position sera analogue, vous aurez la corporation des auteurs
dramatiques, corporation composee d'environ trois cents personnes et
ayant un syndicat.

Cette corporation a le plus serieux interet a maintenir le theatre
dans la limite ou il doit rester pour ne point troubler la paix de
l'etat et l'honnetete publique. Cette corporation, par la nature meme
des choses, a sur ses membres un ascendant disciplinaire considerable.
Je suppose que l'etat reconnait cette corporation, et qu'il en fait
son instrument. Chaque annee elle nomme dans son sein un conseil de
prud'hommes, un jury. Ce jury, elu au suffrage universel, se composera
de huit ou dix membres. Ce seront toujours, soyons-en surs, les
personnages les plus consideres et les plus considerables de
l'association. Ce jury, que vous appellerez _jury de blame_ ou de
tout autre nom que vous voudrez, sera saisi, soit sur la plainte de
l'autorite publique, soit sur celle de la commission dramatique
elle-meme, de tous les delits de theatre commis par les auteurs, les
directeurs, les comediens. Compose d'hommes speciaux, investi d'une
sorte de magistrature de famille, il aura la plus grande autorite, il
comprendra parfaitement la matiere, il sera severe dans la repression,
et il saura superposer la peine au delit.

Le jury dramatique juge les delits. S'il les reconnait, il les blame;
s'il blame deux fois, il y a lieu a la suspension de la piece et a une
amende considerable, qui peut, si elle est infligee a un auteur, etre
prelevee sur les droits d'auteur recueillis par les agents de la
societe.

Si un auteur est blame trois fois, il y a lieu a le rayer de la liste
des associes. Cette radiation est une peine tres grave; elle n'atteint
pas seulement l'auteur dans son honneur, elle l'atteint dans sa
fortune, elle implique pour lui la privation a peu pres complete de
ses droits de province.

Maintenant, croyez-vous qu'un auteur aille trois fois devant le jury
dramatique? Pour moi, je ne le crois pas. Tout auteur traduit devant
le jury se defendra; s'il est blame, il sera profondement affecte
par ce blame, et, soyez tranquilles, je connais l'esprit de cette
excellente et utile association, vous n'aurez pas de recidives.

Vous aurez donc ainsi, dans le sein de l'association dramatique
elle-meme, les gardiens les plus vigilants de l'interet public.

C'est la seule maniere possible d'organiser la censure repressive.
De cette maniere vous conciliez les deux choses qui font tout le
probleme, l'interet de la societe et l'interet de la liberte.

M. LE CONSEILLER BEHIC.--Mais il y a des auteurs qui ne font pas
partie de l'association?

M. VICTOR HUGO.--Il y en a, tout au plus, douze ou quinze; si
l'association etait reconnue et patronnee par l'etat, il n'y en aurait
plus.

M. LE CONSEILLER BEHIC.--Mais si, par impossible, un auteur persistait
a se tenir en dehors de la societe, ou si un auteur blame trois fois,
et, par consequent, exclu de la societe, continuait a ecrire pour le
theatre, votre systeme repressif ne pourrait s'appliquer. Faudrait-il
empecher ces hommes de faire jouer leurs pieces?

M. VICTOR HUGO.--Je n'irais pas jusque-la, mais dans ces cas qui
seront bien rares, je laisserais la repression aux tribunaux
ordinaires, a la cour d'assises. _Dura lex, sed lex_. Tant pis pour
les refractaires.

M. LE PRESIDENT.--Comment entendez-vous l'organisation de votre
societe?

M. VICTOR HUGO.--On est recu avocat apres avoir rempli certaines
conditions. Une fois avocat, on peut commettre des delits
professionnels assez graves, on peut se rendre, par exemple, coupable
de diffamation dans une plaidoirie, cela n'arrive meme que trop
souvent. Pour les delits professionnels, un avocat n'est justiciable
que du conseil de l'ordre. Pourquoi n'etablirait-on pas quelque chose
d'analogue pour les auteurs dramatiques? Pour faire partie de leur
association, il faudrait evidemment avoir commence a ecrire; il
faudrait avoir produit un ou deux ouvrages. On maintiendrait quelque
chose d'analogue a ce qui existe maintenant. Une fois admis, l'auteur,
comme l'avocat, ne serait justiciable que du syndicat de son ordre
pour ses delits professionnels.

M. LE PRESIDENT.--Je ferai remarquer a M. Victor Hugo que, lorsqu'un
avocat s'ecarte des convenances dans sa plaidoirie, il y a, eu dehors
du conseil de l'ordre, le juge qui peut le reprimander et meme le
suspendre.

M. VICTOR HUGO.--En dehors du syndicat de l'ordre des auteurs
dramatiques, il y aura aussi un juge qui veillera a la police de
l'_audience_, a, la dignite de la representation; ce juge ce sera le
public. Sa puissance est grande et serieuse, elle sera plus serieuse
encore quand il se sentira reellement investi d'une sorte de
magistrature par la liberte meme. Ce juge a puissance de vie et de
mort; il peut faire tomber la toile, et alors tout est dit.

M. LE CONSEILLER BEHIC.--L'organisation de la censure repressive,
telle que la propose M. Victor Hugo, presente une difficulte dont je
le rends juge. On ne peut maintenant faire partie de l'association des
auteurs dramatiques qu'apres avoir fait jouer une piece, M. Victor
Hugo propose de maintenir des conditions analogues d'incorporation.
Quel systeme repressif appliquera-t-il alors a la premiere piece d'un
auteur?

M. VICTOR HUGO.--Le systeme de droit commun, comme aux pieces de tous
les auteurs qui ne feront pas partie de la societe, la repression du
jury.

M. LE CONSEILLER BEHIC.--J'ai une autre critique plus grave a faire au
systeme de M. Victor Hugo. Toute personne qui remplit des conditions
determinees a droit de se faire inscrire dans l'ordre des avocats.
De plus, les avocats peuvent seuls plaider. Si un certain esprit
litteraire predominait dans votre association, ne serait-il pas a
craindre qu'elle repoussat de son sein les auteurs devoues a des idees
contraires, ou meme que ceux-ci ne refusassent de se soumettre a un
tribunal evidemment hostile, et aimassent mieux se tenir en dehors? Ne
risque-t-on pas de voir alors, en dehors de la corporation des auteurs
dramatiques, un si grand nombre d'auteurs que son syndicat deviendrait
impuissant a realiser la mission que lui attribue M. Victor Hugo?

M. SCRIBE.--Je demande la permission d'appuyer cette objection par
quelques mots. Il y a des esprits independants qui refuseront d'entrer
dans notre association, precisement parce qu'ils craindront une
justice disciplinaire, a laquelle il n'y aura pas chance d'echapper,
et ceux-la seront sans doute les plus dangereux.

Du reste, il y a dans le systeme de M. Victor Hugo des idees larges et
vraies, qu'il me semble bon de conserver dans le systeme preventif, le
seul qui, selon moi, puisse etre etabli avec quelque chance de succes.
Ne pourrait-on pas composer la commission d'appel de personnes
considerables de professions diverses, parmi lesquelles se
trouveraient, en certain nombre, des auteurs dramatiques elus par le
suffrage de leurs confreres?

Si ces auteurs etaient designes par le ministre, par le directeur des
beaux-arts, ils n'accepteraient sans doute pas; mais, nommes par leurs
confreres, ils accepteront. J'avais soutenu le contraire en combattant
le principe de M. Souvestre; les paroles de M. Victor Hugo m'ont fait
changer d'opinion. Celui de nous qui serait elu ainsi ne verrait pas
de honte a exercer les fonctions de censeur.

M. VICTOR HUGO.--Personne n'accepterait. Les auteurs dramatiques
consentiront a exercer la censure repressive, parce que c'est une
magistrature; ils refuseront d'exercer la censure preventive, parce
que c'est une police.

J'ai dit les motifs qui, a tous les points de vue, me font repousser
la censure preventive; je n'y reviens pas.

Maintenant, j'arrive a cette objection, que m'a faite M. Behic et qu'a
appuyee M. Scribe. On m'a dit qu'un grand nombre d'auteurs dramatiques
pourraient se tenir, pour des motifs divers, en dehors de la
corporation, et qu'alors mon but serait manque.

Cette difficulte est grave. Je n'essayerai point de la tourner; je
l'aborderai franchement, en disant ma pensee tout entiere. Pour
realiser la reforme, il faut agir vigoureusement, et meler a l'esprit
de liberte l'esprit de gouvernement. Pourquoi voulez-vous que l'etat,
au moment de donner une liberte considerable, n'impose pas des
conditions aux hommes appeles a jouir de cette liberte? L'etat
dira:--Tout individu qui voudra faire representer une piece sur un
theatre du territoire francais pourra la faire representer sans la
soumettre a la censure; mais il devra etre membre de la societe des
auteurs dramatiques.--Personne, de cette maniere, ne restera en
dehors de la societe; personne, pas meme les nouveaux auteurs, car on
pourrait exiger pour l'entree dans la societe la composition et non la
representation d'une ou plusieurs pieces.

Le temps me manque ici pour dire ma pensee dans toute son etendue; je
la completerai ailleurs et dans quelque autre occasion. Je voudrais
qu'on organisat une corporation, non pas seulement de tous les auteurs
dramatiques, mais encore de tous les lettres. Tous les delits de
presse auraient leur repression dans les jugements des tribunaux
d'honneur de la corporation. Ne sent-on pas tous les jours
l'inefficacite de la repression par les cours d'assises?

Tout homme qui ecrirait et ferait publier quelque cuose serait
necessairement compris dans la corporation des gens de lettres. A la
place de l'anarchie qui existe maintenant parmi nous, vous auriez une
autorite; cette autorite servirait puissamment a la gloire et a la
tranquillite du pays.

Aucune tyrannie dans ce systeme; l'organisation. A chacun la liberte
entiere de la manifestation de la pensee, sauf a l'astreindre a une
condition prealable de garantie qu'il serait possible a tous de
remplir.

Les idees que je viens d'exprimer, j'y crois de toute la force de mon
ame; mais je pense en meme temps qu'elles ne sont pas encore mures.
Leur jour viendra, je le haterai pour ma part. Je prevois les
lenteurs. Je suis de ceux qui acceptent sans impatience la
collaboration du temps.

M. LE CONSEILLER DEFRESNE.--Ce que M. Victor Hugo et M. Souvestre
demandent, c'est tout bonnement l'etablissement d'une jurande ou
maitrise litteraire. Je ne dis pas cela pour les blamer. L'institution
qu'ils demandent serait une grande et utile institution; mais comme
eux, je pense qu'il n'y faut songer que pour un temps plus ou moins
eloigne.

M. VICTOR HUGO.--Les associations de l'avenir ne seront point celles
qu'ont vues nos peres. Les associations du passe etaient basees sur le
principe de l'autorite et faites pour le soutenir et l'organiser; les
associations de l'avenir organiseront et developperont la liberte.

Je voudrais voir desormais la loi organiser des groupes
d'individualites, pour aider, par ces associations, au progres
veritable de la liberte. La liberte jaillirait de ces associations et
rayonnerait sur tout le pays. II y aurait liberte d'enseignement avec
des conditions fortes imposees a ceux qui voudraient enseigner. Je
n'entends pas la liberte d'enseignement comme ce qu'on appelle le
parti catholique. Liberte de la parole avec des conditions imposees a
ceux qui en usent, liberte du theatre avec des conditions analogues;
voila comme j'entends la solution du probleme.

J'ajoute un detail qui complete les idees que j'ai emises sur
l'organisation de la liberte theatrale. Cette organisation, on ne
pourra guere la commencer serieusement que quand une reforme dans la
haute administration aura reuni dans une meme main tout ce qui se
rapporte a la protection que l'etat doit aux arts, aux creations de
l'intelligence; et cette main, je ne veux pas que ce soit celle d'un
directeur, mais celle d'un ministre. Le pilote de l'intelligence ne
saurait etre trop haut place. Voyez, a l'heure qu'il est, quel chaos!

Le ministre de la justice a l'imprimerie nationale; le ministre de
l'interieur, les theatres, les musees; le ministre de l'instruction
publique, les societes savantes; le ministre des cultes, les eglises;
le ministre des travaux publics, les grandes constructions nationales.
Tout cela devrait etre reuni.

Un meme esprit devrait coordonner dans un vaste systeme tout cet
ensemble et le feconder. Que peuvent maintenant toutes ces pensees
divergentes, qui tirent chacune de leur cote? Rien, qu'empecher tout
progres reel.

Ce ne sont point la des utopies, des reves. Il faut organiser.
L'autorite avait organise autrefois assez mal, car rien de
veritablement bon ne peut sortir d'elle seule. La liberte l'a debordee
et l'a vaincue a jamais. La liberte est un principe fecond; mais,
pour qu'elle produise ce qu'elle peut et doit produire, il faut
l'organiser.

Organisez donc dans le sens de la liberte, et non pas dans le sens
de l'autorite. La liberte, elle est maintenant necessaire. Pourquoi,
d'ailleurs, s'en effrayer? Nous avons la liberte du theatre depuis
dix-huit mois; quel grand danger a-t-elle fait courir a la France?

Et cependant elle existe maintenant sans etre entouree d'aucune des
garanties que je voudrais etablir. Il y a eu de ces pieces qu'on
appelle reactionnaires; savez-vous ce qui en est resulte? C'est que
beaucoup de gens qui n'etaient pas republicains avant ces pieces le
sont devenus apres. Beaucoup des amis de la liberte ne voulaient pas
de la republique, parce qu'ils croyaient que l'intolerance etait dans
la nature de ce gouvernement; ces hommes-la se sont reconcilies avec
la republique le jour ou ils ont vu qu'elle donnait un libre cours a
l'expression des opinions, et qu'on pouvait se moquer d'elle, qu'elle
etait bonne princesse, en un mot. Tel a ete l'effet des pieces
reactionnaires. La republique s'est fait honneur en les supportant.

Voyez maintenant ce qui arrive! La reaction contre la reaction
commence. Dernierement, on a represente une piece ultra-reactionnaire;
elle a ete sifflee. Et c'est dans ce moment que vous songeriez a vous
donner tort en retablissant la censure! Vous releveriez a l'instant
meme l'esprit d'opposition qui est au fond du caractere national!

Ce qui s'est passe pour la politique s'est passe aussi pour la morale.
En realite, il s'est joue depuis dix-huit mois moins de pieces
decolletees qu'il ne s'en jouait d'ordinaire sous l'empire de la
censure. Le public sait que le theatre est libre; il est plus
difficile. Voila la situation d'esprit ou est le public. Pourquoi donc
vouloir faire mal ce que la foule fait bien?

Laissez la la censure, organisez; mais, je vous le repete, organisez
la liberte.




ASSEMBLEE LEGISLATIVE

1849-1851


NOTE 10

PILLAGE DES IMPRIMERIES

Aux journees de juin 1848, Victor Hugo, apres avoir contribue a la
victoire, etait venu au secours des vaincus. Apres le 13 juin 1849, il
accepta le meme devoir. La majorite etait enivree par la colere, et
voulait fermer les yeux sur les violences de son triomphe, notamment
sur les imprimeries saccagees et pillees. Victor Hugo monta le 15 juin
a la tribune. L'incident fut bref, mais significatif. Le voici tel
qu'il est au _Moniteur_.


Permanence.--Seance du 15 juin 1849.

INTERPELLATION

La parole est a M. Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, je demande a l'assemblee la permission
d'adresser une question a MM. les membres du cabinet.

Cette assemblee, dans sa moderation et dans sa sagesse, voudra
certainement que tous les actes de desordre soient reprimes, de
quelque part qu'ils viennent. S'il faut en croire les details publies,
des actes de violence regrettables auraient ete commis dans diverses
imprimeries. Ces actes constitueraient de veritables attentats contre
la legalite, la liberte et la propriete.

Je demande a M. le ministre de la justice, ou, en son absence, a MM.
les membres du cabinet presents, si des poursuites ont ete ordonnees,
si des informations sont commencees. (_Tres bien! tres bien!_)

PLUSIEURS MEMBRES.--Contre qui?

M. DUFAURE, _ministre de l'interieur_.--Messieurs, nous regrettons
aussi amerement que l'honorable orateur qui descend de la tribune les
actes a propos desquels il nous interpelle. Ils ont eu lieu, j'ose
l'affirmer, spontanement, au milieu des emotions de la journee du 13
juin.... (_Interruptions a gauche._)

Je dis qu'ils ont eu lieu spontanement, c'est a ce sujet que j'ai ete
interrompu. Rien n'avait prevenu l'autorite des actes de violence qui
devaient etre commis dans les bureaux de quelques presses de Paris; je
veux expliquer seulement comment l'autorite n'etait pas, n'a pas pu
etre prevenue, comment l'autorite n'a pas pu les empecher.

On a dit dans des journaux qu'un aide de camp du general Changarnier
avait preside a cette devastation. Je le nie hautement. Un aide de
camp du general Changarnier a paru sur les lieux pour reprimer
cet acte audacieux; il n'a pu le faire, tout ayant ete consomme;
d'ailleurs, on ne l'ecoutait pas. J'ajoute qu'aussitot que nous avons
ete prevenus de ces faits, ordre a ete donne de faire deux choses, de
constater les degats et d'en rechercher les auteurs. On les recherche
en ce moment, et je puis assurer a l'assemblee, qu'aussitot qu'ils
seront decouverts, le droit commun aura son empire, la loi recevra son
execution. (_Tres bien! Tres bien!_)

M. LE PRESIDENT.--L'incident est reserve.


A propos de cet incident, on lit dans le _Siecle_ du 17 juin 1848:

M. Victor Hugo etait tres vivement blame aujourd'hui par un grand
nombre de ses collegues pour la genereuse initiative qu'il a prise
hier en fletrissant du haut de la tribune les actes condamnables
commis contre plusieurs imprimeries de journaux.--Ce n'etait pas le
moment, lui disait-on, de parler de cela, et dans tous les cas ce
n'etait pas a nous a appeler sur ces actes l'attention publique; il
fallait laisser ce soin a un membre de l'autre cote, et la chose n'eut
pas eu le retentissement que votre parole lui a donne.

Nous etions loin de nous attendre a ce que l'honnete indignation
exprimee par M. Victor Hugo, et la loyale reponse de M. le ministre de
l'interieurpussent etre l'objet d'un blame meme indirect d'une partie
quelconque de l'assemblee. Nous pensions que le sentiment du juste,
le respect de la propriete devaient etre au-dessus de toutes les
miserables agitations de parti. Nous nous trompions.

M. Victor Hugo racontait lui-meme aujourd'hui dans l'un des groupes
qui se formaient ca et la dans les couloirs une reponse qu'il aurait
ete amene a faire a l'un de ces moderes excessifs.--Si je rencontrais
un tel dans la rue, je lui brulerais la cervelle, dit celui-la.--Vous
vous calomniez vous-meme, repondit M. Victor Hugo, vous vouliez dire
que vous feriez usage de votre arme contre lui, si vous l'aperceviez
sur une barricade.--Non, non! disait l'autre en insistant, dans la
rue, ici meme.--Monsieur, dit le poete indigne, vous etes le
meme homme qui a tue le general Brea!--Il est difficile de dire
l'impression profonde que ce mot a causee a tous les assistants,
a l'exception de celui qui venait de provoquer cette reponse
foudroyante.


NOTE 11

PROPOSITION MELUN.--ENQUETE SUR LA MISERE

Bureaux.--Juin 1849.

M. VICTOR HUGO.--J'appuie energiquement la proposition.

Messieurs, il est certain qu'a l'heure ou nous sommes, la misere pese
sur le peuple. Quelles sont les causes de cette misere? Les longues
agitations politiques, les lacunes de la prevoyance sociale,
l'imperfection des lois, les faux systemes, les chimeres poursuivies
et les realites delaissees, la faute des hommes, la force des choses.
Voila, messieurs, de quelles causes est sortie la misere. Cette
misere, cette immense souffrance publique, est aujourd'hui toute la
question sociale, toute la question politique. Elle engendre a la fois
le malaise materiel et la degradation intellectuelle; elle torture le
peuple par la faim et elle l'abrutit par l'ignorance.

Cette misere, je le repete, est aujourd'hui la question d'etat.
Il faut la combattre, il faut la dissoudre, il faut la detruire,
non-seulement parce que cela est humain, mais encore parce que cela
est sage. La meilleure habilete aujourd'hui, c'est la fraternite. Le
grand homme politique d'a present serait un grand homme chretien.

Reflechissez, en effet, messieurs.

Cette misere est la, sur la place publique. L'esprit d'anarchie passe
et s'en empare. Les partis violents, les hommes chimeriques, le
communisme, le terrorisme surviennent, trouvent la misere publique a
leur disposition, la saisissent et la precipitent contre la societe.
Avec de la souffrance, on a sitot fait de la haine! De la ces coups de
main redoutables ou ces effrayantes insurrections, le 15 mai, le 24
juin. De la ces revolutions inconnues et formidables qui arrivent,
portant dans leurs flancs le mystere de la misere.

Que faire donc en presence de ce danger? Je viens de vous le dire.
Oter la misere de la question. La combattre, la dissoudre, la
detruire.

Voulez-vous que les partis ne puissent pas s'emparer de la misere
publique? Emparez-vous-en. Ils s'en emparent pour faire le mal,
emparez-vous-en pour faire le bien. Il faut detruire le faux
socialisme par le vrai. C'est la votre mission.

Oui, il faut que l'assemblee nationale saisisse immediatement la
grande question des souffrances du peuple. Il faut qu'elle cherche
le remede, je dis plus, qu'elle le trouve! Il y a la une foule de
problemes qui veulent etre muris et medites. Il importe, a mon sens,
que l'assemblee nomme une grande commission centrale, permanente,
metropolitaine, a laquelle viendront aboutir toutes les recherches,
toutes les enquetes, tous les documents, toutes les solutions. Toutes
les specialites economiques, toutes les opinions meme, devront
etre representees dans cette commission, qui fera les travaux
preparatoires; et, a mesure qu'une idee praticable se degagera de ses
travaux, l'idee sera portee a l'assemblee qui en fera une loi. Le code
de l'assistance et de la prevoyance sociale se construira ainsi piece
a piece avec des solutions diverses, mais avec une pensee unique. Il
ne faut pas disperser les etudes; tout ce grand ensemble veut
etre coordonne. Il ne faut pas surtout separer l'assistance de la
prevoyance, il ne faut pas etudier a part les questions d'hospices,
d'hopitaux de refuges, etc. Il faut meler le travail a l'assistance,
ne rien laisser degenerer en aumone. Il y a aujourd'hui dans les
masses de la souffrance; mais il y a aussi de la dignite. Et c'est un
bien. Le travailleur veut etre traite, non comme un pauvre, mais comme
un citoyen. Secourez-les en les elevant.

C'est la, messieurs, le sens de la proposition de M. de Melun, et je
m'y associe avec empressement.

Un dernier mot. Vous venez de vaincre; maintenant savez-vous ce qu'il
faut que vous fassiez? Il faut, vous majorite, vous assemblee, montrer
votre coeur a la nation, venir en aide aux classes souffrantes par
toutes les lois possibles, sous toutes les formes, de toutes les
facons, ouvrir les ateliers et les ecoles, repandre la lumiere et
le bien-etre, multiplier les ameliorations materielles et morales,
diminuer les charges du pauvre, marquer chacune de vos journees par
une mesure utile et populaire; en un mot, dire a tous ces malheureux
egares qui ne vous connaissaient pas et qui vous jugeaient mal:--Nous
ne sommes pas vos vainqueurs, nous sommes vos freres.


NOTE 12

LA LOI SUR L'ENSEIGNEMENT

Bureaux.--Juin 1849.

M. VICTOR HUGO.--Je parle _sur_ la loi. Je l'approuve en ce qu'elle
contient un progres. Je la surveille en ce qu'elle peut contenir un
peril.

Le progres, le voici. Le projet installe dans l'enseignement deux
choses qui y sont nouvelles et qui sont bonnes, l'autorite de l'etat
et la liberte du pere de famille. Ce sont la deux sources vives et
fecondes d'impulsions utiles.

Le peril, je l'indiquerai tout a l'heure.

Messieurs, deux corporations redoutables, le clerge jusqu'a notre
revolution, depuis notre revolution, l'universite, ont successivement
domine l'instruction publique dans notre pays, je dirais presque ont
fait l'education de la France.

Universite et clerge ont rendu d'immenses services; mais, a cote de
ces grands services, il y a eu de grandes lacunes. Le clerge, dans sa
vive ardeur pour l'unite de la foi, avait fini par se meprendre, et en
etait venu,--ce fut la son tort du temps de nos peres,--a contrarier
la marche de l'intelligence humaine et a vouloir eteindre l'esprit
de progres qui est le flambeau meme de la France. L'universite,
excellente par ses methodes, illustre par ses services, mais enfermee
peut-etre dans des traditions trop etroites, n'a pas en elle-meme
cette largeur d'idees qui convient aux grandes epoques que nous
traversons, et n'a pas toujours fait penetrer dans l'enseignement
toute la lumiere possible. Elle a fini par devenir, elle aussi, un
clerge.

Les dernieres annees de la monarchie disparue ont vu une lutte
acharnee entre ces deux puissances, l'universite et l'eglise, qui se
disputaient l'esprit des generations nouvelles.

Messieurs, il est temps que cette guerre finisse et se change en
emulation. C'est la le sens, c'est la le but du projet actuel. Il
maintient l'universite dans l'enseignement, et il introduit l'eglise
par la meilleure de toutes les portes, par la porte de la
liberte. Comment ces deux puissances vont-elles se comporter? Se
reconcilieront-elles? De quelle facon vont-elles combiner leurs
influences? Comment vont-elles comprendre l'enseignement, c'est-a-dire
l'avenir? C'est la, messieurs, la question. Chacun de ces deux clerges
a ses tendances, tendances auxquelles il faut marquer une limite. Les
esprits ombrageux, et en matiere d'enseignement je suis de ce nombre,
pourraient craindre qu'avec l'universite seule l'instruction ne fut
pas assez religieuse, et qu'avec l'eglise seule l'instruction ne fut
pas assez nationale. Or religion et nationalite, ce sont la les deux
grands instincts des hommes, ce sont la les deux grands besoins de
l'avenir. Il faut donc, je parle en laique et en homme politique,
il faut au-dessus de l'eglise et de l'universite quelqu'un pour les
dominer, pour les conseiller, pour les encourager, pour les retenir,
pour les departager. Qui? l'etat.

L'etat, messieurs, c'est l'unite politique du pays, c'est la tradition
francaise, c'est la communaute historique et souveraine de tous les
citoyens, c'est la plus grande voix qui puisse parler en France,
c'est le pouvoir supreme, qui aie droit d'imposer a l'universite
l'enseignement religieux, et a l'eglise l'esprit national.

Le projet actuel installe l'etat au sommet de la loi. Le conseil
superieur d'enseignement, tel que le projet le compose, n'est pas
autre chose. C'est en cela qu'il me convient.

Je regrette diverses lacunes dans le projet, l'enseignement superieur
dont il n'est pas question, l'enseignement professionnel, qui
est destine a reclasser les masses aujourd'hui declassees. Nous
reviendrons sur ces graves questions.

Somme toute, tel qu'il est, en maintenant l'universite, en acceptant
le clerge, le projet fait l'enseignement libre et fait l'etat juge. Je
me reserve de l'examiner encore.

M. de Melun, qui soutint la predominance de l'eglise dans
l'enseignement, fut nomme commissaire par 20 voix contre 18 donnees a
M. Victor Hugo.


NOTE 13

DEMANDE EN AUTORISATION DE POURSUITES CONTRE LES REPRESENTANTS SOMMIER
ET RICHARDET

Bureaux.--31 juillet 1849.

M. VICTOR HUGO.--Messieurs, on invoque les idees d'ordre, le respect
de l'autorite qu'il faut raffermir, la protection que l'assemblee doit
au pouvoir, pour appuyer la demande en autorisation de poursuites.
J'invoque les memes idees pour la combattre.

Et en effet, messieurs, quelle est la question? La voici:

Un delit de presse aurait ete commis, il y a quatre mois, dans un
departement eloigne, dans une commune obscure, par un journal ignore.
Depuis cette epoque, les auteurs presumes de ce delit ont ete nommes
representants du peuple. Aujourd'hui on vous demande de les traduire
en justice.

De deux choses l'une: ou vous accorderez l'autorisation, ou vous la
refuserez. Examinons les deux cas.

Si vous accordez l'autorisation, de ce fait inconnu de la France,
oublie de la localite meme ou il s'est produit, vous faites un
evenement. Le fait etait mort, vous le ressuscitez; bien plus, vous
le grossissez du retentissement d'un proces, de l'eclat d'un debat
passionne, de la plaidoirie des avocats, des commentaires de
l'opposition et de la presse. Ce delit, commis dans le champ de foire
d'un village, vous le jetez sur toutes les places publiques de France.
Vous donnez au petit journal de province tous les grands journaux de
Paris pour porte-voix. Cet outrage au president de la republique, cet
article que vous jugez venimeux, vous le multipliez, vous le versez
dans tous les esprits, vous tirez l'offense a huit cent mille
exemplaires.

Le tout pour le plus grand avantage de l'ordre, pour le plus grand
respect du pouvoir et de l'autorite.

Si vous refusez l'autorisation, tout s'evanouit, tout s'eteint. Le
fait est mort, vous l'ensevelissez, voila tout.

Eh bien! messieurs, je vous le demande, qui est-ce qui comprend mieux
les interets de l'ordre et de l'autorite et le raffermissement du
pouvoir, de nos adversaires qui accordent l'autorisation, ou de nous
qui la refusons?

Cette question d'interet social videe et ecartee, permettez-moi de
m'elever a des considerations d'une autre nature.

Dans quelle situation etes-vous?

Vous etes une majorite immense, compacte, triomphante, en presence
d'une minorite vaincue et decimee. Je constate la situation et je la
livre a votre appreciation politique. Le 13 juin a cree pour vous ce
que vous appelez des necessites; en tout cas, ce sont des necessites
bien fatales et bien douloureuses. Le 13 juin est un fait
considerable, terrible, mysterieux, au fond duquel il vous importe,
dites-vous, que la justice penetre, que le jour se fasse. Il faut, en
effet, que le pays connaisse dans toute sa profondeur cet evenement
d'ou a failli sortir une revolution. Vous avez pu aider la justice.
Ce qu'elle vous a demande en fait de poursuites, vous avez pu le lui
accorder. Vous avez ete prodigues, c'est mon sentiment.

Mais enfin, de ce cote, tout est fini. Trente-huit representants,
c'est assez! c'est trop! Est-ce que le moment n'est pas venu d'etre
genereux? Est-ce qu'ici la generosite n'est pas de la sagesse? Quoi!
livrer encore deux representants, non plus pour les necessites de
l'instruction de juin, mais pour un fait ignore, prescrit, oublie!
Messieurs, je vous en conjure, moi qui ai toujours defendu l'ordre,
gardez-vous de tout ce qui semblerait violence, reaction, rancune,
parti-pris, coup de majorite! Il faut savoir se refuser a soi-meme les
dernieres satisfactions de la victoire. C'est a ce prix que, de la
situation de vainqueurs, on passe a la condition de gouvernants. Ne
soyez pas seulement une majorite nombreuse, soyez une majorite grande!

Tenez, voulez-vous rassurer pleinement le pays? prouvez-lui votre
force. Et savez-vous quelle est la meilleure preuve de la force? c'est
la mesure. Le jour ou l'opinion publique dira: Ils sont vraiment
moderes, la conscience des partis repondra: C'est qu'ils sont vraiment
forts!

Je refuse l'autorisation de poursuites.

M. Amable Dubois combattit M. Victor Hugo. M. Amable Dubois fut nomme
rapporteur par 14 voix contre 11 donnees a M. Victor Hugo.


NOTE 14.

DOTATION DE M. BONAPARTE.

Bureaux.--6 fevrier 1851.

En janvier 1851, immediatement apres le vote de defiance, M. Louis
Bonaparte tendit la main a cette assemblee qui venait de le frapper,
et lui demanda trois millions. C'etait une veritable dotation
princiere. L'assemblee debattit cette pretention, d'abord dans les
bureaux, puis en seance publique. La discussion publique ne dura qu'un
jour et fut peu remarquable. La discussion prealable des bureaux, qui
eut lieu le 6 fevrier, avait vivement excite l'attention publique, et,
quand la question arriva au grand jour, elle avait ete comme epuisee
par ce debat preliminaire.

Dans le 12e bureau particulierement, le debat fut vif et prolonge. A
deux heures et demie, malgre la seance commencee, la discussion durait
encore. Une grande partie des membres de l'assemblee, groupes derriere
les larges portes vitrees du 12e bureau, assistaient du dehors a
cette lutte ou furent successivement entendus MM. Leon Faucher,
Sainte-Beuve, auteur de la redaction de defiance, Michel (de Bourges)
et Victor Hugo.

M. Combarel de Leyval prit la parole le premier; M. Leon Faucher
et apres lui M. Bineau, tous deux anciens ministres de Bonaparte,
soutinrent vivement le projet de dotation. Le discours passionne de M.
Leon Faucher amena dans le debat M. Victor Hugo.

M. VICTOR HUGO.--Ce que dit M. Leon Faucher m'oblige a prendre
la parole. Je ne dirai qu'un mot. Je ne desire pas etre nomme
commissaire; je suis trop souffrant encore pour pouvoir aborder la
tribune, et mon intention n'etait pas de parler, meme ici.

Selon moi, l'assemblee, en votant la dotation il y a dix mois, a
commis une premiere faute; en la votant de nouveau aujourd'hui, elle
commettrait une seconde faute, plus grave encore.

Je n'invoque pas seulement ici l'interet du pays, les detresses
publiques, la necessite d'alleger le budget et non de l'aggraver;
j'invoque l'interet bien entendu de l'assemblee, j'invoque l'interet
meme du pouvoir executif, et je dis qu'a tous ces points de vue, aux
points de vue les plus restreints comme aux points de vue les plus
generaux, voter ce qu'on vous demande serait une faute considerable.

Et en effet, messieurs, depuis le vote de la premiere dotation, la
situation respective des deux pouvoirs a pris un aspect inattendu. On
etait en paix, on est en guerre. Un serieux conflit a eclate.

Ce conflit, au dire de ceux-la memes qui soutiennent le plus
energiquement le pouvoir executif, ce conflit est une cause de
desordre, de trouble, d'agitation dont souffrent tous les interets; ce
conflit a presque les proportions d'une calamite publique.

Or, messieurs, sondez ce conflit. Qu'y a-t-il au fond? La dotation.

Oui, sans la dotation, vous n'auriez pas eu les voyages, les
harangues, les revues, les banquets de sous-officiers meles aux
generaux, Satory, la place du Havre, la societe du Dix-Decembre, les
cris de _vive l'Empereur!_ et les coups de poing. Vous n'auriez pas
eu ces tentatives pretoriennes qui tendaient a donner a la republique
l'empire pour lendemain. Point d'argent, point d'empire.

Vous n'auriez pas eu tous ces faits etranges qui ont si profondement
inquiete le pays, et qui ont du irresistiblement eveiller le pouvoir
legislatif et amener le vote de ce qu'on a appele la coalition,
coalition qui n'est au fond qu'une juxtaposition.

Rappelez-vous ce vote, messieurs; les faits ont ete apportes devant
vous, vous les avez juges dans votre conscience, et vous avez
solennellement declare votre defiance.

La defiance du pouvoir legislatif contre le pouvoir executif!

Or, comment le pouvoir executif, votre subordonne apres tout, a-t-il
recu cet avertissement de l'assemblee souveraine?

Il n'en a tenu aucun compte. Il a mis a neant votre vote. Il a declare
excellent ce cabinet que vous aviez declare suspect. Resistance qui a
aggrave le conflit et qui a augmente votre defiance.

Et aujourd'hui que fait-il?

Il se tourne vers vous, et il vous demande les moyens d'achever quoi?
Ce qu'il avait commence. Il vous dit:--Vous vous defiez de moi. Soit!
payez toujours, je vais continuer.

Messieurs, en vous faisant de telles demandes, dans un tel moment, le
pouvoir executif ecoute peu sa dignite. Vous ecouterez la votre et
vous refuserez.

Ce qu'a dit M. Faucher des interets du pays, lorsqu'il a nomme
M. Bonaparte, est-il vrai? Moi qui vous parle, j'ai vote pour M.
Bonaparte. J'ai, dans la sphere de mon action, favorise son election.
J'ai donc le droit de dire quelques mots des sentiments de ceux qui
ont fait comme moi, et des miens propres. Eh bien! non, nous n'avons
pas vote pour Napoleon, en tant que Napoleon; nous avons vote pour
l'homme qui, muri par la prison politique, avait ecrit, en faveur des
classes pauvres, des livres remarquables. Nous avons vote pour lui,
enfin, parce qu'en face de tant de pretentions monarchiques nous
trouvions utile qu'un prince abdiquat ses titres en recevant du pays
les fonctions de president de la republique.

Et puis, remarquez encore ceci, ce prince, puisqu'on attache tant
d'importance a rappeler ce titre, etait un prince revolutionnaire, un
membre d'une dynastie parvenue, un prince sorti de la revolution,
et qui, loin d'etre la negation de cette revolution, en etait
l'affirmation. Voila pourquoi nous l'avions nomme. Dans ce condamne
politique, il y avait une intelligence; dans ce prince, il y avait un
democrate. Nous avons espere en lui.

Nous avons ete trompes dans nos esperances. Ce que nous attendions de
l'homme, nous l'avons attendu en vain; tout ce que le prince pouvait
faire, il l'a fait, et il continue en demandant la dotation. Tout
autre, a sa place, ne le pourrait pas, ne le voudrait pas, ne
l'oserait pas. Je suppose le general Changarnier au pouvoir. Il
suivrait probablement la meme politique que M. Bonaparte, mais il ne
songerait pas a venir vous demander 2 millions a ajouter a 1,200,000
francs, par cette raison fort simple qu'il ne saurait reellement, lui,
simple particulier avant son election, que faire d'une pareille liste
civile. M. Changarnier n'aurait pas besoin de faire crier _vive
l'Empereur!_ autour de lui. C'est donc le prince, le prince seul,
qui a besoin de 2 millions. Le premier Napoleon lui-meme, dans une
position analogue, se contenta de 500,000 francs, et, loin de faire
des dettes, il payait tres noblement, avec cette somme, celles de ses
generaux.

Arretons ces deplorables tendances; disons par notre vote: Assez!
assez!

Qui a rouvert ce debat? Est-ce vous? Est-ce nous? Si ranimer cette
discussion, c'est faire acte de mauvais citoyen, comme on vient de
le dire, est-ce a nous qu'on peut adresser ce reproche? Non, non! Le
mauvais citoyen, s'il y en a un, est ailleurs que dans l'assemblee.

Je termine ici ces quelques observations. Quand la majorite a vote la
dotation la premiere fois, elle ne savait pas ce qui etait derriere.

Aujourd'hui vous le savez. La voter alors, c'etait de l'imprudence; la
voter aujourd'hui, ce serait de la complicite.

Tenez, messieurs du parti de l'ordre, voulez-vous faire de l'ordre?
acceptez la republique. Acceptez-la, acceptons-la tous purement,
simplement, loyalement. Plus de princes, plus de dynasties, plus
d'ambitions extra-constitutionnelles; je ne veux pas dire: plus de
complots, mais je dirai plus de reves. Quand personne ne revera plus,
tout le monde se calmera. Croyez-vous que ce soit un bon moyen de
rassurer les interets et d'apaiser les esprits que de dire sans
cesse tout haut:--Cela ne peut durer; et tout bas:--Preparons autre
chose!--Messieurs, finissons-en. Toutes ces allures princieres,
ces dotations tristement demandees et facheusement depensees, ces
esperances qui vont on ne sait ou, ces aspirations a un lendemain
dictatorial et par consequent revolutionnaire, c'est de l'agitation,
c'est du desordre. Acceptons la republique. L'ordre, c'est le
definitif.

On sait que l'assemblee refusa la dotation.


NOTE 15.

LE MINISTRE BAROCHE ET VICTOR HUGO

Seance du 18 juillet 1851.

Apres le discours du 17 juillet, Louis Bonaparte, stigmatise par
Victor Hugo d'un nom que la posterite lui conservera, _Napoleon le
Petit_, sentit le besoin de repondre. Son ministre, M. Baroche, se
chargea de la reponse. Il ne trouva rien de mieux a opposer a Victor
Hugo qu'une citation falsifiee. Victor Hugo monta a la tribune pour
repliquer au ministre et retablir les faits et les textes. La droite,
encore tout ecumante de ses rages de la veille et redoutant un nouveau
discours, lui coupa la parole et ne lui permit pas d'achever. On ne
croirait pas a de tels faits, si nous ne mettions sous les yeux du
lecteur l'extrait de la seance meme du 18 juillet. Le voici:

M. BAROCHE, _ministre des affaires etrangeres_.--Je voudrais ne pas
entrer dans cette partie de la discussion qu'a abordee hier M. Victor
Hugo.

Mais l'attaque est si agressive, si injurieuse pour un homme dont
je m'honore d'etre le ministre, que je me reprocherais de ne pas la
repousser. (_Tres bien! tres bien! a droite._)

Et d'abord, une observation. La seance d'hier a offert un douloureux
contraste avec les seances precedentes. Jusque-la, tous les orateurs,
l'honorable general Cavaignac, M. Michel (de Bourges) et meme M.
Pascal Duprat, malgre la vivacite de son langage, s'etaient efforces
de donner a la discussion un caractere de calme et de dignite qu'elle
n'aurait jamais du perdre.

C'est hier seulement qu'un langage tout nouveau, tout personnel....

M. VICTOR HUGO.--Je demande la parole. (_Mouvement._)

M. BAROCHE.--... est venu jeter l'irritation. Eh bien! puisque l'on
nous attaque, il faut bien que nous examinions la valeur de celui qui
nous attaque.

C'est le meme homme qui a conquis les suffrages des electeurs de la
Seine par des circulaires de ce genre.

(_M. le ministre deroule une feuille de papier et lit:_)

"Deux republiques sont possibles:

L'une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge, fera des
gros sous avec la colonne, jettera bas la statue de Napoleon
et dressera la statue de Marat; detruira l'institut, l'ecole
polytechnique et la legion d'honneur; ajoutera a l'auguste devise:
_Liberte, Egalite, Fraternite_ l'option sinistre: _ou la mort!_ fera
banqueroute, ruinera les riches sans enrichir les pauvres, aneantira
le credit, qui est la fortune de tous, et le travail, qui est le pain
de chacun; abolira la propriete et la famille, promenera des tetes sur
des piques, remplira les prisons par le soupcon et les videra par le
massacre, mettra l'Europe en feu et la civilisation en cendres, fera
de la France la patrie des tenebres, egorgera la liberte, etouffera
les arts, decapitera la pensee, niera Dieu; remettra en mouvement ces
deux machines fatales, qui ne vont pas l'une sans l'autre, la planche
aux assignats et la bascule de la guillotine; en un mot, fera
froidement ce que les hommes de 93 ont fait ardemment, et, apres
l'horrible dans le grand, que nos peres ont vu, nous montrera le
monstrueux dans le petit...."

M. VICTOR HUGO, _se levant_.--Lisez tout!

M. BAROCHE _reprend_.--Voila, messieurs, un langage qui contraste
singulierement avec celui que vous avez entendu hier....

M. VICTOR HUGO.--Mais lisez donc tout!

M. BAROCHE, _continuant_.--Voila l'homme qui reprochait a cette
majorite de ruser comme le renard, pour combattre le lion
revolutionnaire. Voila l'homme qui, dans des paroles qu'il a vainement
cherche a retracter, accusait la majorite, une partie du moins de
cette majorite, de se mettre a plat ventre et d'ecouter si elle
n'entendait pas venir le canon russe.

       *       *       *       *       *

M. VICTOR HUGO, _a la tribune_.--Je declare que M. Baroche n'a
articule que d'infames calomnies; qu'il a, malgre mes sommations de
tout lire, tronque honteusement une citation. J'ai le droit de lui
repondre. (_A gauche: Oui! oui!--A droite: Non! non!_)

A GAUCHE.--Parlez! parlez! (_Bruit prolonge._)

M. LE PRESIDENT.--Quand un orateur n'est pas mele au debat, et qu'un
autre implique sa personne dans la discussion, il peut demander la
parole et dire: Pourquoi vous adressez-vous a moi? Mais quand un
orateur inscrit a parle a son tour pendant trois heures et demie,
et qu'on prononce son nom en lui repondant, il n'y a pas la
fait personnel, il ne peut exiger la parole sur cela. (_Rumeurs
nombreuses._)

M. JULES FAVRE.--Je demande la parole.

M. LE PRESIDENT.--La parole appartient a M. Dufaure, je ne puis vous
la donner.

M. JULES FAVRE.--J'ai demande la parole pour un rappel au reglement.
Je n'ai a faire qu'une simple observation (_Parlez! parlez!_), j'ai le
droit d'etre entendu.

L'art. 45 du reglement, qui accorde la parole pour un fait personnel,
est un article absolu qui protege l'honneur de tous les membres de
l'assemblee. Il n'admet pas la distinction qu'a voulu etablir M. le
president; je soutiens que M. Victor Hugo a le droit d'etre entendu.

VOIX NOMBREUSES, _a Victor Hugo_.--Parlez! parlez!

M. VICTOR HUGO.--La reponse que j'ai a faire a M. Baroche porte sur
deux points.

Le premier point porte sur un document qui n'a ete lu qu'en partie;
l'autre est relatif a un fait qui s'est passe hier dans l'assemblee.

L'assemblee doit remarquer que ce n'a ete que lorsqu'une agression
personnelle m'a ete adressee pour la troisieme fois que j'ai enfin
exige, comme j'en ai le droit, la parole. (_A gauche: Oui! oui!_)

Messieurs, entre le 15 mai et le 23 juin, dans un moment ou une sorte
d'effroi bien justifie saisissait les coeurs les plus profondement
devoues a la cause populaire, j'ai adresse a mes concitoyens la
declaration que je vais vous lire.

Rappelez-vous que des tentatives anarchiques avaient ete faites contre
le suffrage universel, siegeant ici dans toute sa majeste; j'ai
toujours combattu toutes les tentatives contre le suffrage universel,
et, a l'heure qu'il est, je les repousse encore en combattant cette
fatale loi du 31 mai. (_Vifs applaudissements a gauche._)

Entre le 15 mai et le 23 juin donc, je fis afficher sur les murailles
de Paris la declaration suivante adressee aux electeurs, declaration
dont M. Baroche a lu la premiere partie, et dont, malgre mon
insistance, il n'a pas voulu lire la seconde; je vais la lire....
(_Interruption a droite._)

VOIX NOMBREUSES A DROITE.--Lisez tout! tout! Lisez-la tout entiere!

UN MEMBRE A DROITE, _avec insistance_.--Tout ou rien! tout ou rien.

M. VICTOR HUGO.--Vous avez deja entendu la premiere partie, elle est
presente a tous vos esprits. Du reste rien n'est plus simple; je veux
bien relire ce qui a ete lu. Ce n'est que du temps perdu.

M. LEBOEUF.--Nous exigeons tout! tout ou rien!

M. VICTOR HUGO, _a M. Leboeuf_.--Ah! vous pretendez me dicter ce que
je dois etre et ce que je dois faire a cette tribune! En ce cas c'est
different. Puisque vous exigez, je refuse. (_A gauche: Tres bien! vous
avez raison._) Je lirai seulement ce que M. Baroche a eu l'indignite
de ne pas lire. (_Tres bien! Tres bien!_)

(_Un long desordre regne dans l'assemblee; la seance reste interrompue
pendant quelques instants._)

M. VICTOR HUGO.--Je lis donc: "Deux republiques sont
possibles...."--M. Baroche a lu ce qui etait relatif a la premiere de
ces republiques; dans ma pensee, c'est la republique qu'on pouvait
redouter a cette epoque du 15 mai et du 23 juin ... (_Interruption._)
Je reprends la lecture ou M. Baroche l'a laissee.... (_Interruption._)

A DROITE.--Non! non! tout!

M. LE. PRESIDENT.--La gauche est silencieuse; faites comme elle,
ecoutez!

M. VICTOR HUGO.--Ecoutez donc, messieurs, un homme qui, visiblement,
et grace a vos violences d'hier (_A gauche: Tres bien! Tres
bien!_), peut a peine parler. (_La voix de l'orateur est, en effet,
profondement alteree par la fatigue.--Rires a droite.--L'orateur
reprend._)

Le silence serait seulement de la pudeur. (_Murmures a droite._)

M. MORTIMER-TERNAUX.--C'est le mot de Marat a la Convention.

M. LE PRESIDENT, _a la droite_.--C'est vous qui avez donne la parole a
l'orateur; ecoutez-le.

VOIX NOMBREUSES.--Parlez! parlez!

M. VICTOR HUGO, _lisant_.--... "L'autre sera la sainte communion de
tous les francais des a present et de tous les peuples un jour dans
le principe democratique; fondera la liberte sans usurpations et sans
violences, une egalite qui admettra la croissance naturelle de chacun,
une fraternite non de moines dans un couvent, mais d'hommes libres;
donnera a tous l'enseignement, comme le soleil donne la lumiere,
gratuitement; introduira la clemence dans la loi penale et la
conciliation dans la loi civile; multipliera les chemins de fer,
reboisera une partie du territoire, en defrichera une autre; decuplera
la valeur du sol; partira de ce principe qu'il faut que tout homme
commence par le travail et finisse par la propriete; assurera, en
consequence, la propriete comme la representation du travail accompli,
et le travail comme l'element de la propriete future, respectera
l'heritage, qui n'est autre chose que la main du pere tendue aux
enfants a travers le mur du tombeau; combinera pacifiquement,
pour resoudre le glorieux probleme du bien-etre universel, les
accroissements continus de l'industrie, de la science, de l'art et de
la pensee; poursuivra, sans quitter terre pourtant et sans sortir du
possible et du vrai, la realisation serieuse de tous les grands
reves des sages; batira le pouvoir sur la meme base que la liberte,
c'est-a-dire sur le droit; subordonnera la force a l'intelligence;
dissoudra l'emeute et la guerre, ces deux formes de la barbarie; fera
de l'ordre la loi du citoyen et de la paix la loi des nations; vivra
et rayonnera; grandira la France, conquerra le monde; sera, en un mot,
le majestueux embrassement du genre humain sous le regard de Dieu
satisfait.

"De ces deux republiques, celle-ci s'appelle la civilisation, celle-la
s'appelle la terreur. Je suis pret a devouer ma vie pour etablir l'une
et empecher l'autre.

"26 mai 1848.

"VICTOR HUGO."

A GAUCHE EN MASSE.--Bravo! bravo!

M. VICTOR HUGO.--Voila ma profession de foi electorale, et c'est a
cause de cette profession de foi--je n'en ai pas fait d'autre--que
j'ai ete nomme.

M. A. DE KENDREL aine.--Tous les democrates ont vote contre vous.

(_Bruit._)

UN MEMBRE.--Qu'en savez-vous?

M. BRIVES.--Il y a bien eu des democrates qui ont vote pour M.
Baroche. (_Hilarite._)

M. VICTOR HUGO.--C'est a cause de cette profession de foi que j'ai ete
nomme representant. Cette profession de foi, c'est ma vie entiere,
c'est tout ce que j'ai dit, ecrit et fait depuis vingt-cinq ans.

Je defie qui que ce soit de prouver que j'ai manque a une seule des
promesses de ce programme. Et voulez-vous que je vous dise qui aurait
le droit de m'accuser?.... (_Interruption a droite._)

Si j'avais accepte l'expedition romaine;

Si j'avais accepte la loi qui confisque l'enseignement et qui l'a
donne aux jesuites;

Si j'avais accepte la loi de deportation qui retablit la peine de mort
en matiere politique;

Si j'avais accepte la loi contre le suffrage universel, la loi contre
la liberte de la presse;

Savez-vous qui aurait eu le droit de me dire: Vous etes un apostat?
(_Montrant la droite._) Ce n'est pas ce cote-ci (_montrant la
gauche_); c'est celui-la. (_Sensation.--Tres bien! tres bien!_)

J'ai ete fidele a mon mandat. (_Interruption._)

A DROITE.--Monsieur le president, c'est un nouveau discours. Ne
laissez pas continuer l'orateur.

M. LE PRESIDENT.--Votre explication est complete.

M. VICTOR HUGO.--Non! j'ai a repondre aux calomnies de M. Baroche.

CRIS A DROITE.--L'ordre du jour! Assez! ne le laissez pas achever!

A GAUCHE.--C'est indigne! Parlez!

M. VICTOR HUGO.--Quoi! hier la violence morale, aujourd'hui la
violence materielle! (_Tumulte._)

M. LE PRESIDENT.--Je consulte l'assemblee sur l'ordre du jour. (_La
droite se leve en masse._)

A GAUCHE.--Nous protestons! c'est un scandale odieux!

L'ordre du jour est adopte.

M. VICTOR HUGO.--On accuse et on interdit la defense. Je denonce a
l'indignation publique la conduite de la majorite. Il n'y a plus de
tribune. Je proteste.

(_L'orateur quitte la tribune.--Agitation prolongee.--Protestation a
gauche._)


NOTE 16.

LE RAPPEL DE LA LOI DU 31 MAI

Reunion Lemardelay.--11 novembre 1851.

Les membres de toutes les nuances de l'opposition republicaine
s'etaient reunis, au nombre de plus de deux cents, dans les salons
Lemardelay, pour deliberer sur la conduite a tenir a propos de la
proposition du rappel de la loi du 31 mai.

Le bureau etait occupe par MM. Michel (de Bourges), Victor Hugo et
Rigal.

MM. Schoelcher, Laurent (de l'Ardeche), Bac, Mathieu (de la Drome),
Madier de Montjau, Emile de Girardin ont parle les premiers.

La question etait celle-ci: De quelle facon la gauche, unanime sur le
fond, devait-elle gouverner cette grave discussion? Convenait-il de
proceder, pour le rappel de la loi du 31 mai, comme on avait procede
pour la revision de la constitution? les orateurs devaient-ils avoir
le champ libre? ou valait-il mieux que l'opposition, gardant dans son
ensemble le silence de la force, deferat la parole a un seul de ses
orateurs, pour protester simplement et solennellement, au nom du droit
et au nom du peuple?

La question de liberte devait-elle primer la question de conduite?

--Oui, dit M. Charras avec chaleur, oui, la liberte, la liberte tout
entiere. Laissons le champ libre a la discussion. Savez-vous ce qui
est advenu du libre et franc-parler sur la revision? Les discours de
Michel (de Bourges) et de Victor Hugo ont porte partout la lumiere.
Une question dont les habitants des compagnes, les paysans, n'auraient
jamais connu l'enonce, est desormais claire, nette, simple pour eux.
Liberte de discussion; en consequence, liberte illimitee. J'en appelle
a M. Victor Hugo lui-meme; ne vaut-elle pas mieux que toute precaution?
Ne l'a-t-il pas recommandee quand il s'est agi de la revision de la loi
fondamentale?

M. Dupont (de Bussac) soutient un avis different:--Agir! n'est-ce pas
le mot meme de la situation? Est-ce que la discussion n'est point
epuisee? Ne faisons pas de discours, faisons un acte. Pas de menace a
la droite; a quoi bon? Dans de telles conjonctures, la vraie menace
c'est le silence. Que l'opposition en masse se taise; mais qu'elle
fasse expliquer son silence par une voix, par un orateur, et que cet
orateur fasse entendre contre la loi du 31 mai, en peu de mots dignes,
severes, contenus, non pas la critique d'un seul, mais la protestation
de tous. La situation est solennelle; l'attitude de la gauche doit
etre solennelle. En presence de ce calme, le peuple applaudira et la
majorite reflechira.

Apres MM. Jules Favre et Mathieu (de la Drome), M. Victor Hugo prend
la parole.

Il declare qu'il se leve pour appuyer la proposition de M. Dupont (de
Bussac). Il ajoute:

"La responsabilite des orateurs dans une telle situation est immense;
tout peut etre compromis par un mot, par un incident de seance; il
importe de tout dire et de ne rien hasarder. D'un cote, il y a le
peuple qu'il faut defendre, et de l'autre l'assemblee qu'il ne faut
pas brusquer.

M. Victor Hugo peint a grands traits la situation faite a l'avenir par
la loi du 31 mai, et il la resume d'un mot, qui a fait tressaillir
l'auditoire.

_Depuis que l'histoire existe_, dit-il, _c'est la premiere fois que la
loi donne rendez-vous a la guerre civile_.

Puis il reprend:

Que devons-nous faire? Dans un discours, dans un seul, resumer tout
ce que le silence, tout ce que l'abstention du peuple presagent,
annoncent de determine, de resolu, d'inevitable.

Montrer du doigt le spectre de 1852, sans menaces.

Il ne faut pas que la majorite puisse dire: On nous menace,

Il ne faut pas que le peuple puisse dire: On me deserte.

M. Victor Hugo termine ainsi:

Je me resume.

Je pense qu'il est sage, qu'il est politique, qu'il est necessaire
qu'un orateur seulement parle en notre nom a tous. Comme l'a fort bien
dit M. Dupont (de Bussac), pas de discours, un acte!

Maintenant, quel est l'orateur qui parlera? Prenez qui vous voudrez.
Choisissez. Je n'en exclus qu'un seul, c'est moi. Pourquoi? Je vais
vous le dire.

La droite, par ses violences, m'a contraint plus d'une fois a des
represailles a la tribune qui, dans cette occasion, feraient de moi
pour elle un orateur irritant. Or, ce qu'il faut aujourd'hui, ce n'est
pas l'orateur qui passionne, c'est l'orateur qui concilie. Eh bien! je
le declare en presence de la loi du 31 mai, je ne repondrais pas de
moi.

Oui, en voyant reparaitre devant nous cette loi que, pour ma part,
j'ai deja hautement fletrie a la tribune, en voyant, si l'abrogation
est refusee, se dresser dans un prochain avenir l'inevitable conflit
entre la souverainete du peuple et l'autorite du parlement, en voyant
s'enteter dans leur oeuvre les hommes funestes qui ont aveuglement
prepare pour 1852 je ne sais quelle rencontre a main armee du pays
legal et du suffrage universel, je ne sais quel duel de la loi, forme
perissable, contre le droit, principe eternel! oui! en presence de la
guerre civile possible, en presence du sang pret a couler ... je
ne repondrais pas de me contenir, je ne repondrais pas de ne point
eclater en cris d'indignation et de douleur; je ne repondrais pas
de ne point fouler aux pieds toute cette politique coupable, qui se
resume dans la date sinistre du 31 mai; je ne repondrais pas de rester
calme. Je m'exclus.

La reunion adopte a la presque unanimite la proposition de M. Dupont
(de Bussac), appuyee par M. Victor Hugo.


M. Michel (de Bourges) est designe pour parler au nom de la gauche.



TABLE


LE DROIT ET LA LOI

ACTES ET PAROLES

AVANT L'EXIL


ACADEMIE FRANCAISE.--1841-1844.

I.   Discours de reception

II.  Reponse de M. Victor Hugo, directeur de l'academie
     francaise, au discours de Saint-Marc Girardin

III. Reponse de M. Victor Hugo, directeur de l'academie
     francaise, au discours de M. Sainte-Beuve


CHAMBRE DES PAIRS.--1845-1848

I.   La Pologne

II.  Consolidation et defense du littoral

III. La famille Bonaparte

IV.  Le pape Pie IX


REUNIONS ELECTORALES.--1848-1849.

I.   Lettre aux electeurs

II.  Plantation de l'arbre de la liberte, place des Vosges

III. Reunion des auteurs dramatiques

IV.  Victor Hugo a ses concitoyens

V.   Seance des cinq associations d'art et d'industrie

VI.  Seance des associations, apres le mandat accompli


ASSEMBLEE CONSTITUANTE.--1848.

I.   Ateliers nationaux

II.  Pour la liberte de la presse et contre l'arrestation
     des ecrivains

III. L'etat de siege

IV.  La peine de mort

V.   Pour la liberte de la presse et contre l'etat de siege

VI.  Budget rectifie de 1848.--Question des encouragements
     aux lettres et aux arts

VII. La separation de l'assemblee

VIII.La liberte du theatre


ASSEMBLEE LEGISLATIVE.--1849-1851.

I.   La misere

II.  Affaire de Rome

III. Reponse a M. de Montalembert

IV.  La liberte de l'enseignement

V.   La deportation

VI.  Le suffrage universel

VII. Replique a M. de Montalembert

VIII.La liberte de la presse

IX.  Revision de la constitution


CONGRES DE LA PAIX A PARIS.--1849.

I.   Discours d'ouverture

II.  Discours de cloture


COUR D'ASSISES.--1851.

I.   Pour Charles Hugo. La peine de mort

II.  Les proces de l'_Evenement_


ENTERREMENTS.--1843-1850.

I.   Funerailles de Casimir Delavigne

II.  Funerailles de Frederic Soulie

III. Funerailles de Balzac


LE DEUX DECEMBRE 1851.

Proclamations et Discours


NOTES.

CHAMBRE DES PAIRS.--1846.

1. La propriete des oeuvres d'art

2. La marque de fabrique


ASSEMBLEE CONSTITUANTE.--1848-1849.

3. Secours aux theatres

4. Secours aux transportes

5. La question de dissolution

6. Achevement du Louvre

7. Secours aux artistes


CONSEILS DE GUERRE.--1848.

8. L'etat de siege (28 septembre)


CONSEIL D'ETAT.--1849.

9. La liberte du theatre


ASSEMBLEE LEGISLATIVE.--1849-1851.

10. Pillage des imprimeries

11. Enquete sur la misere

12. Loi sur l'enseignement

13. Demande en autorisation de poursuite contre les representants
    Sommier et Richardet

14. Dotation de M. Bonaparte

15. Le ministre Baroche et Victor Hugo

16. La proposition de rappel de la loi du 31 mai

FIN.









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violates the law of the state applicable to this agreement, the
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remaining provisions.

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trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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