Voyages hors de ma chambre

By Victor Fournel

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Title: Voyages hors de ma chambre

Author: Victor Fournel

Release date: July 26, 2024 [eBook #74131]

Language: French

Original publication: Paris: Charpentier, 1878

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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES HORS DE MA CHAMBRE ***






  VOYAGES
  HORS
  DE MA CHAMBRE

  PAR
  VICTOR FOURNEL

  EN DANEMARK
  UNE EXCURSION EN SUÈDE
  DE PARIS A L’EXPOSITION DE VIENNE
  LA HOLLANDE ARTISTIQUE


  PARIS
  G. CHARPENTIER, ÉDITEUR
  13, RUE DE GRENELLE-SAINT-GERMAIN, 13

  1878
  Tous droits réservés.




SOUS PRESSE


DU MÊME AUTEUR

Voyages au Pays du Soleil (Espagne, Italie, Égypte).


Paris.--Imp. E. CAPIOMONT et V. RENAULT, rue des Poitevins, 6.




Xavier de Maistre, qui avait du temps à lui, a exécuté en quarante-deux
jours un voyage autour de sa chambre, fécond en aventures et en
découvertes. C’est un genre d’excursion à la portée de tout le monde,
que j’ai répétée souvent moi-même, du matin au soir, quelquefois du soir
au matin, dans le court horizon borné au Nord par ma table de travail et
au Sud par ma bibliothèque, mais sans avoir la prétention de le raconter
au public. Plus on a lu Xavier de Maistre, moins la pensée peut venir de
le recommencer. Seulement, quand sonne l’heure désirée des vacances, le
journaliste, enfermé le reste de l’année dans sa chambre, comme
l’aimable ami de madame de Hautcastel, prend la clef des
champs,--suivant une bonne vieille métaphore qu’on néglige trop
aujourd’hui,--et s’en va faire l’école buissonnière aux quatre points
cardinaux de l’Europe, le plus loin qu’il peut,--et ce n’est pas
beaucoup dire,--de son cabinet qui le réclame et qui l’attend. Ce sont
quelques-unes de ces échappées presque furtives, dont aucune peut-être
n’égala en durée le _Voyage autour de ma chambre_, que je voudrais
conter rapidement au lecteur, comme je les ai faites, sans autre
prétention que d’esquisser des croquis au vol et de lui donner une vive,
mais juste impression des choses.

Ainsi donc, voilà qui est bien entendu: que les ombres de madame Ida
Pfeiffer et du docteur Livingstone dorment tranquilles. Les lauriers de
mon confrère Stanley ne m’empêchent point de dormir, et je lui dis comme
le berger de Virgile: _Non equidem invideo, miror magis._ Un critique,
d’ailleurs aimable, m’a traité jadis de «voyageur de banlieue»,
j’accepte la qualification, et je serais le premier à la revendiquer. Je
sais parfaitement que mes relations ne bouleverseront point les atlas et
que la Société de géographie ne songera jamais à me décerner sa grande
médaille d’or. C’est précisément pour bien marquer le caractère de ces
modestes promenades d’un casanier, d’un chroniqueur émancipé s’essayant
de loin en loin à jouer sur un théâtre bourgeois le rôle de touriste,
que je les intitule _Voyages hors de ma chambre_, en les adressant aux
lecteurs plus sédentaires encore, qui ne voyagent que dans leur chambre
même, avec un bon fauteuil en guise de wagon, les pieds sur les chenets
et un livre à la main.




EN DANEMARK


J’ai fait deux fois le voyage de Paris à Copenhague: une première fois
au mois d’août 1867, avec un petit nombre de journalistes parisiens et
un plus petit nombre de députés, pour répondre à une invitation
fraternelle venue d’outre-mer et serrer les mains des amis inconnus qui
voulurent accueillir en nous la presse et la nation françaises,--beau
voyage, tout plein de fêtes et d’illusions, dont il ne faut plus parler
aujourd’hui; une seconde fois, avec un aimable compagnon de route, pour
revoir, dans des conditions plus simples et dans leur cadre ordinaire,
les hommes et les choses dont je gardais le plus charmant souvenir,
attristé néanmoins par la pensée des événements terribles qui avaient
brusquement mis fin aux rêves de nos amis danois et aux nôtres. J’étais
parti d’abord sans presque rien savoir, comme la plupart de mes
compatriotes, de cette petite nation qui a une grande histoire, et
n’éprouvant guère que la curiosité banale de touriste pour un pays assez
peu connu; j’y suis retourné avec un intérêt et une sympathie qui ne
pouvaient que s’accroître à un examen nouveau et que je voudrais faire
partager au lecteur.

Du Danemark je n’ai vu qu’une seule île, mais la plus grande, la plus
peuplée, celle qui possède la capitale et les principales villes du
royaume, et je l’ai bien vue. Elle est comme le résumé du pays tout
entier, dans sa plus haute et sa plus brillante expression; elle est le
centre de la vie politique, sociale et littéraire, le foyer de la
civilisation, des arts et des sciences du royaume. Elle nous permettra
d’embrasser en une vue d’ensemble l’étude pittoresque et morale du pays.




I

ALTONA ET KIEL.


Le chemin de fer nous transporta sans désemparer de Paris à Hambourg.
Partis de la gare du Nord, à cinq heures du soir, le lendemain nous
débarquions, un peu avant midi, dans l’ancienne ville libre, qui n’est
plus maintenant qu’une ville prussienne.

La traversée de la Belgique dure une partie de la nuit. Vers deux heures
du matin, on pénètre dans le pays où le _ia_ résonne et où fleurit la
landwehr. Il y a quelques années, le trajet d’une frontière à l’autre de
la Prusse, sur ce point, demandait à peine plus de temps que celui de
Paris à Bougival. Aujourd’hui, il a plus que quintuplé: pendant vingt
heures consécutives, d’Herbestahl à Hambourg, j’ai vu étinceler le
casque pointu. Et ce n’est pas fini à Hambourg. En remontant vers le
nord, d’abord jusqu’à Kiel, puis dans toute l’étendue du Slesvig, le
casque menaçant ne cessera de vous poursuivre longtemps encore comme une
obsession. La Prusse a fait tache d’huile sur la carte, et, dès qu’on
approche du centre de l’Europe, on se heurte partout aux sentinelles
avancées de M. de Bismarck, cet ogre de la diplomatie moderne, qui mange
les petits États et court sus à ses victimes avec les bottes de sept
lieues du conte.

Une heure d’arrêt, dans l’après-midi, m’a permis de jeter sur Hanovre le
coup d’œil du touriste pressé. C’est une belle ville, mais c’est une
ville triste. On dirait qu’elle porte le deuil de son roi. Par ses
monuments d’une sévère élégance, par ses larges rues, où ne passent que
de rares piétons et qui ressemblent aux vastes couloirs d’un cloître
désert, elle offre quelque ressemblance avec Versailles, dont elle a la
mélancolie et la majesté. Le palais royal est vide, mais les casernes
sont pleines, et les soldats prussiens se promènent d’un air martial et
d’un pas conquérant sur les trottoirs solitaires de cette capitale en
disponibilité.

Nous avions compté, en partant, pouvoir aller d’une traite de Paris à
Copenhague. Mais en arrivant à Hambourg, nous apprenons qu’il faut y
attendre jusqu’au lendemain soir le départ du train qui correspond avec
le bateau de Kiel à Korsoër. Si le retard est fâcheux, le repos est le
bienvenu. Après trente heures de chemin de fer, il est doux de se
coucher, même dans un lit germanique, sous des couvertures massives et
carrées qui tombent au moindre mouvement, et entre deux draps pareils à
des serviettes.

J’aurais plaisir à vous décrire Hambourg, qui a toute la physionomie
d’une grande et riche capitale, et dont la partie neuve pourrait
aisément rivaliser avec les boulevards de M. Haussmann, si je ne
craignais de trop m’attarder au seuil du sujet. L’Elbe y ressemble à un
bras de mer. Partout on voit un air d’opulence et de luxe, qui se
retrouve jusque dans les hôtels, et m’inspire des inquiétudes un peu
tardives sur la note à payer. Tout le monde y fait le commerce, et tous
les commerçants qui circulent pour vaquer à leurs affaires ont des
allures de princes en tournée, comme il sied en un lieu où le commerce
est roi. Il n’y a pas ici d’autre monument que la Bourse, mais cette
Bourse est un palais.

Les fenêtres de ma chambre donnent sur le _Binnen Alster_, le plus
gracieux et le plus coquettement encadré des nombreux bassins qui font
de Hambourg, après Amsterdam et La Haye, une des cinq ou six villes
entre lesquelles se partage le nom banal de «Venise du Nord.» Ce bassin
est sillonné de cygnes, de pirogues, de barques bariolées, de petits
bateaux à voiles, d’esquifs bizarres, nuancés des couleurs de
l’arc-en-ciel et surmontés d’oriflammes. Tout autour s’étendent des
lignes de quais superbes, où circule une population tranquillement
agitée. Hambourg a considérablement changé depuis vingt ans. Il a pris
de jour en jour une physionomie plus moderne, plus confortable et plus
_cossue_. A chaque pas qu’on fait, on se sent dans une ville où l’unique
affaire est de gagner et de dépenser de l’argent.

L’ancien Danemark, le Danemark d’avant 1864, commence à un kilomètre de
là, et il ne faut pas dix minutes pour passer de l’extrémité de Hambourg
sur le territoire du duché de Holstein.

Une allée plantée d’arbres, qui traverse le faubourg Saint-Paul, et qui,
au sortir de la ville hanséatique, se change en une belle promenade,
semée de boutiques et pleine de mouvement, monte jusqu’à Altona, que les
Hambourgeois considèrent comme un de leurs faubourgs; mais c’est une
prétention que celle-ci n’accepte en aucune façon. Avec son port libre,
son commerce étendu et ses trente-quatre mille habitants, elle a été
longtemps, après Copenhague, la plus importante et la plus peuplée de
toutes les villes du Danemark, où elle jouissait de priviléges
considérables.

Au sortir de Hambourg, Altona n’offre aucune espèce de caractère et
d’originalité. Incendiée en 1713 par les Suédois, elle a été rebâtie sur
un plan régulier, qui lui a fait perdre la plus grande partie de sa
vieille physionomie pittoresque. Un riche armateur dépensa la moitié de
sa fortune à embellir sa ville natale, suivant les procédés en usage:
c’est à lui qu’on doit la rue de la Palmaille, dont la double rangée de
tilleuls et les belles maisons font le juste orgueil des habitants
d’Altona. Néanmoins, en s’égarant dans quelques ruelles détournées, on y
retrouve encore le type des anciennes maisons de Hambourg, aux frontons
pointus, aux fenêtres contiguës et à fleur de façade.

J’ai erré au hasard pendant deux heures, cherchant, avec une
persévérance assez mal récompensée, les moindres bribes de couleur
locale. Je suis passé devant l’hôtel de ville, le gymnase et
l’observatoire, à côté d’une église en brique et d’une statue de bronze
élevée, sous les arbres d’une promenade, à un général dont j’ai oublié
le nom. Tout à coup je me suis trouvé en face du port; il était presque
vide: Hambourg finira par absorber entièrement à son profit le mouvement
industriel et commercial de cette voisine déchue, dont la fondation
avait excité ses défiances et sa jalousie. Puis, en longeant de
charmants jardins et de coquettes maisons de campagne noyées dans la
verdure, je suis arrivé au petit village d’Ottensen, qui touche aux
portes d’Altona, comme Altona touche aux portes de Hambourg.

Ottensen est un lieu sacré pour la poésie. C’est dans son cimetière,
sous l’ombre d’un tilleul, que repose, entre ses deux femmes, Marguerite
Moeller et Jeanne de Winthen, le chantre de la _Messiade_. Marguerite
Moeller mourut en 1758, quand Klopstock était, depuis sept ans déjà,
l’hôte de Copenhague, qu’il ne devait pas quitter pendant vingt années.
Le poëte, voulant que celle qu’il avait aimée de toute son âme et
chantée si souvent, reposât sous le sol natal, mais encore à portée de
ses yeux et de son cœur, choisit pour sa sépulture ce village frontière.
Il partageait la chère dépouille entre ses deux patries. Brisé de
douleur, mais soutenu par l’espoir chrétien, il fit graver sur le
monument ces mots qu’on y lit encore: «Semence plantée par Dieu, qui
mûrit pour la résurrection», et il marqua près de la tombe la place où
lui-même devait reposer un jour.

Quarante-cinq ans plus tard, Klopstock, qui était revenu se fixer à
Hambourg, aux lieux mêmes où il avait rencontré pour la première fois
celle dont ni la gloire, ni la vieillesse, n’effacèrent jamais le
souvenir en son âme, descendait à son tour au cercueil. Sa mort réveilla
l’enthousiasme un peu refroidi, et l’Allemagne entière envoya des
députations aux funérailles de son poëte. Ce fut le premier jour du
printemps, le 22 mars 1803, dit M. Saint-René Taillandier, sous un ciel
sans nuages, que le cortége sortit de la maison mortuaire. Toutes les
cloches sonnaient à pleines volées. On se rendit de Hambourg à Altona,
et d’Altona au petit village d’Ottensen. Quand le corps fut présenté à
l’église, des chœurs entonnèrent quelques-uns de ses chants religieux,
et le pasteur, prenant l’exemplaire de la _Messiade_ placé sur la bière
au milieu de branches de laurier, y lut à haute voix l’épisode de la
mort de Marie. Au moment où le cercueil disparut sous la terre, des
centaines de voix chantèrent la belle ode du poëte sur la résurrection,
tandis que, selon la coutume danoise, des jeunes gens et des jeunes
filles jetaient à pleines mains les fleurs sur sa tombe.

De Hambourg à Kiel, le chemin de fer qui sert de pont entre l’Elbe et la
Baltique, ne met guère plus de deux heures à accomplir son trajet. Il
traverse un paysage d’une désespérante uniformité et d’une incomparable
platitude. Partout, à perte de vue, des prairies coupées de flaques
d’eau et de petits fossés, qui auraient un faux air de Pays-Bas, si
elles étaient plus grasses. Mais, en approchant de Kiel, on voit se
lever à l’horizon la silhouette de quelques collines, qui se changent
peu à peu en montagnes, comme si elles voulaient élever une barrière
infranchissable entre les débordements de la Baltique et les plaines de
la basse Allemagne.

Kiel, lorsque je l’ai traversé pour la première fois, ne m’apparut, pour
ainsi dire, qu’en rêve, à l’obscure clarté des étoiles pendant le trajet
de la gare au bateau. Mais, au retour, j’y ai passé deux heures en
attendant le départ du train, et il n’en faut pas davantage pour se
faire une idée de la ville.

Il était six heures du matin: l’aube se levait en grelottant, et Kiel,
mal éveillé, entr’ouvrait à peine çà et là une fenêtre, soulevait un
store, poussait la porte d’une boutique, comme un dormeur, qui s’étire
et se frotte les yeux, avant de sauter à bas du lit. Quelques servantes
seulement jasaient déjà aux fontaines, et sur le pavé sonore, au détour
de chaque rue, on entendait retentir le talon de l’éternel soldat
prussien. Puis, en approchant de la ville haute, et à mesure que le
soleil montait à l’horizon, la vieille cité universitaire se dévoilait
peu à peu. L’étudiant matinal, coiffé de sa casquette rouge, se croisait
avec le professeur en lunettes, enseveli dans son ample houppelande
noire. Les magasins s’ouvraient et les commis affairés se montraient sur
le seuil, gourmandant les garçons flegmatiques, ou échangeant un bonjour
guttural avec quelque passant à la longue pipe de porcelaine, au paletot
vert orné de brandebourgs, comme le dolman de nos hussards. Kiel est ce
qu’on appelle une ville bien bâtie: elle a des rues droites et
régulières, assez larges, bordées de belles maisons bourgeoises sans
physionomie pittoresque et sans aucun cachet architectural. Mais de loin
en loin, l’œil se dérobe à la banale monotonie du spectacle par une
échappée soudaine qui lui permet de plonger sur le port, hérissé de mâts
où flottent les drapeaux de tous les pays de l’Europe.

Kiel était jadis une ville savante, qui s’enorgueillissait d’avoir, dans
les chaires de son illustre université, des hommes comme Heiberg, le
romancier et poëte dramatique du Danemark; comme Hauch, à qui ses
poésies lyriques, ses pièces de théâtre, ses récits historiques et
nationaux, ont valu une légitime célébrité. Ce n’est plus aujourd’hui
qu’un port et un arsenal maritime. Les Prussiens ont retourné la vieille
devise romaine, et la toge a cédé le pas aux armes.




II

TRAVERSÉE DE KIEL A KORSOËR.


Nous voici sur le bateau à vapeur. Nous descendons déposer nos bagages
et choisir nos _cadres_; puis nous remontons, pour assister à la sortie
du port.

Une lune qui équivaut pour le moins à un demi-soleil, éclaire à souhait
le départ. Ses rayons d’argent glissent sur les voiles et les cordages
des vaisseaux voisins, et viennent tomber en pluie de perles à la
surface des flots tranquilles, unis comme un miroir. Les sombres et
puissantes silhouettes d’une centaine de navires se découpent autour de
nous, dans une immobilité redoutable, sur les vagues éclairées par ce
mystérieux embrasement, ou sur la pénombre de l’horizon lointain, et les
lueurs solitaires allumées à leurs flancs prolongent sur nos pas comme
un cortége d’étoiles, suspendues entre la mer et le ciel. Ce premier
coup d’œil est incomparable, et la Baltique vient de se révéler à nous
sous un aspect féerique, digne de toutes les métaphores de la poésie
scandinave.

«C’est un décor de l’Opéra!» s’écrie avec enthousiasme mon compagnon de
voyage, traduisant à sa manière l’impression générale.

O Parisien que vous êtes, vous vous croyez encore sur le boulevard!
Voilà l’inconvénient de voyager si vite! ni les yeux, ni l’esprit, n’ont
le temps de s’acclimater à ces nouveaux spectacles, que la vapeur
déroule en un tourbillon rapide, accumulant dans l’espace d’un jour ce
qui jadis tenait à peine en un mois. On passe d’un monde à l’autre, sans
transition, sans préparation, en un saut gigantesque qui supprime, pour
ainsi dire, toutes les nuances intermédiaires, et l’on se réveille sur
la Baltique avec les idées, les habitudes et le style parisiens.

J’ai ri de cette comparaison, qui venait d’évoquer d’une façon si
imprévue le souvenir de l’_Africaine_ à deux cents lieues du boulevard,
et mon compagnon de route en a ri lui-même de fort bonne grâce. Mais qui
de nous n’a commis dans sa vie quelqu’une de ces métaphores
dissonnantes, et, du haut du Righi, ou sur les bords du Léman, ne s’est
extasié, comme devant les toiles peintes du colonel Langlois, sur le
magnifique _panorama_ de la nature?

Enfin, nous débouchons en pleine mer. Isolé des autres, un grand
bâtiment se tient là, solidement planté sur ses ancres comme une
forteresse, et semblant avoir pris racine dans les flots: c’est un
vaisseau prussien, commis à la surveillance de ce port qui garde la
Baltique, et qui commande au Nord de l’Europe. La Prusse a réalisé son
rêve: elle s’appuie maintenant sur la mer, et c’est peut-être de toutes
ses conquêtes celle dont elle s’applaudit le plus. Elle est allée à
Kiel, comme la Russie voudrait aller à Constantinople.

La nuit est superbe, mais le vent glacial. Tous les passagers viennent
de descendre dans leur cabine. Je ne puis m’arracher encore au charme du
spectacle, et à cette vague volupté qu’on éprouve de se sentir glisser
avec une rapidité vertigineuse dans la nuit, comme sur les ailes d’un
monstre invisible. Penché sur le bord, je regarde le sillage écumeux que
trace avec son bruit monotone l’hélice infatigable, ou bien,
hermétiquement enveloppé dans ma couverture de voyage, je me promène de
l’avant à l’arrière, examinant avec une curiosité d’enfant les chaloupes
suspendues au flanc du bateau, les petits pierriers de signaux ou
d’alarme, protégés contre la rosée de la nuit et des flots par des
housses de serge, la lumière qu’on vient de hisser en haut du grand mât
comme un phare, et le pilote, debout au gouvernail, silencieux et
solitaire. Le roulis est à peine sensible: au centre surtout, dans le
voisinage de la machine, on croirait naviguer sur la Seine. Une femme
même ne craindrait pas le mal de mer avec une marche aussi calme. Les
derniers vaisseaux et les derniers feux du rivage ont disparu
maintenant, et le bâtiment, qui file avec une rapidité de six lieues à
l’heure, paraît immobile au milieu des flots.

Notre bateau appartient à la marine danoise, et il lui fait honneur. Le
capitaine est jeune, d’une figure douce, intelligente et triste, qui
semble porter le deuil de sa patrie. Il parle le français avec un léger
embarras qui n’est pas sans grâce, et dont il s’excuse à moi presque
timidement, comme d’une incivilité. Mince et d’apparence assez frêle, il
ne rappelle en rien les terribles rois de la mer chantés par les
_Sagas_, et il n’y a pas moyen de rêver devant lui aux exploits quasi
fabuleux des pirates du Nord, dont il descend peut-être, mais à dix
siècles d’intervalle.

Le nom du bateau réservait un beau dédommagement à mon amour de la
couleur locale. Il s’appelle la _Freya_, et ces cinq lettres, que je
viens d’apercevoir tout à coup dans la nuit, ont déchaîné dans mon
imagination tous les souvenirs de la mythologie scandinave. J’ai vu se
dresser autour de moi, dans l’écume des flots, les héros des _Eddas_,
les braves du Walhalla buvant l’hydromel que leur versent les douze
Valkyries. Freya, la Vénus du Nord, passait dans son char attelé de
chats, recueillant les corps des femmes mortes et des guerriers tués
dans les batailles; et à côté d’elle flottaient, dans les ombres du
ciel, Niord, son père, qui commande à la mer et au vent; ses fils,
l’aimable Balder et le formidable Thor, qui lance la foudre et dont le
marteau magique revient de lui-même dans sa main dès qu’il a frappé; son
époux Odin, le père et le maître universel, avec les deux corbeaux
divins perchés sur ses épaules. Les sifflements de la bise qui me glace
sur le pont, ressemblent à ceux du serpent Midgard, né de Loke, le génie
du mal; et en voyant trembler de loin, à la surface des flots, les
lumières d’un bateau qui vient des côtes du Danemark ou de la Suède, je
crois voir, à la lueur des yeux flamboyants du loup Fenris, qui doit un
jour dévorer le soleil, passer le vaisseau Nagflar, construit avec les
ongles des morts.

Mais je me sentais gelé jusqu’à la moelle des os, et la mythologie
scandinave ne suffisait pas à me réchauffer. Je descendis à la chambre à
coucher et m’insinuai dans mon _cadre_, avec les gémissements d’un
condamné à la _gêne_. Je sommeillai deux heures environ, au bruit
combiné de la machine, de l’hélice et du ronflement pénible de mes
compagnons. Le premier rayon de l’aurore me réveilla. Le soleil se
levait au loin dans le ciel gris, écartant doucement le rideau de
vapeurs et de brumes qui enveloppait encore l’horizon. En cinq minutes
ma toilette fut terminée, et je regagnai le pont. Il était toujours
désert. Seul, le pilote, grelottant sous son manteau de fourrure,
tournait impassiblement en tous sens la roue du gouvernail. A gauche
sortaient des flots les rochers de Langeland, derrière lesquels se cache
la petite île d’Alsen, illustrée par les héros de Duppel; à droite, les
plaines de Laaland émergeaient des vagues comme un rêve indécis. Nous
étions engagés en plein dans ce fécond archipel danois, où les îles
semblent se multiplier et s’épanouir au sein de la mer comme des massifs
de fleurs dans un jardin.

Personne n’ignore la bizarre configuration géographique du Danemark, qui
se compose d’une péninsule, le Jutland, aiguisée en pointe comme la
proue d’un vaisseau, et dont le tranchant aigu sépare la Baltique de la
mer du Nord, puis d’une foule de petites îles ramassées en un groupe que
séparent seulement des détroits exigus, et dont le Seeland[1] forme la
principale. Mises bout à bout, toutes les côtes de ce petit royaume se
déploieraient sur une ligne de plus de quinze cents lieues d’étendue. Il
semble qu’elles aient formé jadis, en des temps dont le souvenir même
est perdu, une masse compacte, reliée au Danemark et aux États
scandinaves, puis séparée à la suite de je ne sais quels violents
cataclysmes, et, pour ainsi dire, émiettée en fragments inégaux par la
mer, qui a creusé sur leurs rives d’innombrables et profondes
échancrures, dans son effort impuissant pour les déchirer. Le Danemark
en est sorti tout hérissé de caps aigus, de golfes étroits et profonds,
qui font ressembler ses contours à une dentelle déchiquetée par la main
d’un enfant. Ces golfes, qu’on appelle des _fiords_ dans la langue
danoise, revêtent une variété de formes infinie et sont l’un des plus
grands charmes pittoresques du pays. Une longue découpure, où le
Cattégat entre par un mince détroit, sépare presque entièrement du reste
de la péninsule la pointe septentrionale du Jutland lui-même; ce détroit
s’élargit, fort avant dans les terres, en un golfe d’une configuration
bizarre, au centre duquel s’étend un îlot, dernière épave respectée par
cette invasion des vagues, et vient mourir à quelques kilomètres à peine
de la mer du Nord. Il suffirait d’une nouvelle poussée de la Baltique
pour abattre ce mur de séparation, déjà percé par un canal, et le
Danemark compterait encore une île de plus.

  [1] Malgré l’usage général, qui fait ce mot du féminin, je me rallie à
    l’opinion très-logique de M. de Flaux (_Du Danemark_, Didot, in-8).
    Il dit avec raison, ce me semble, que les noms de cette nature ne
    doivent être féminins que lorsqu’ils sont terminés par un _e_ muet,
    comme _Finlande_, _Hollande_, _Irlande_; sinon, ils deviennent
    masculins, comme _Jutland_, _Gottland_, ajoutons, comme _Groënland_.
    Seeland signifie littéralement _terre de la mer_ (suivant quelques
    autres: _Seelund_, bois de la mer); mais il n’y a aucune conséquence
    à en tirer, car le genre des mots varie selon les langues, et si
    c’était un motif suffisant pour le mettre au féminin, il faudrait
    appliquer la même règle au Jutland (terre des Jutes) et au Groënland
    (terre verte).

La légende est d’accord avec la constitution géologique, la forme
extérieure et les monuments historiques du pays, pour expliquer ainsi la
multiplication de ces îles et leur rapprochement. Une tradition,
enregistrée par M. Dargaud, raconte que la déesse Géfion creusa les
détroits des deux Belt et du Sund avec une charrue attelée de quatre
taureaux sauvages, fils d’un géant. Odin lui avait promis la propriété
de tout ce qu’elle enceindrait d’un sillon en vingt-quatre heures. Sans
perdre de temps, elle découpa avec son soc le Séeland et la Fionie en
trois sillons qui formèrent les trois détroits. Une autre tradition,
rapportée par M. Xavier Marmier, assure que toutes ces îles n’étaient si
rapprochées les unes des autres qu’afin de permettre aux enchanteurs du
bon vieux temps de les parcourir plus à l’aise. Dans le rude hiver de
1657 à 1658, le roi de Suède, Charles-Gustave, renouvela les exploits
des enchanteurs en traversant d’île en île toute la Baltique sur les
glaces avec son armée. Parti de la Pologne, qu’il venait de ravager, il
enjamba successivement les détroits qui séparent du continent la petite
île de Brandsoë, et celle-ci de la Fionie; puis, avec une audace et un
bonheur qui frappèrent les Danois d’épouvante, lançant son artillerie et
sa cavalerie sur ce pont de glace où un homme seul eût à peine osé se
hasarder, il arriva jusqu’en Seeland et vint mettre le siége devant
Copenhague.

Vers six heures du matin, les côtes de Seeland commencent à se lever à
l’horizon. L’île que nous avons devant nous est la vieille terre des
Northmans et peut-être l’_ultima Thule_ des anciens. Peu à peu le rivage
se dessine et s’accuse nettement. On aperçoit d’abord un moulin à vent,
dont les ailes semblent s’élancer au-devant de nous en tournant sur
elles-mêmes, puis un grand bâtiment qui domine le port, puis des files
de maisons basses qui sortent de la mer pour s’aller ranger sur la rive.
C’est Korsoër.




III

DE KORSOËR A COPENHAGUE.


Korsoër est une toute petite ville, peu connue dans l’histoire, et que
je ne puis décrire, puisque je n’en ai vu que la gare. Je m’y suis
arrêté seulement le temps nécessaire pour prendre mon billet et monter
en wagon.

La première station, sur la route de Korsoër à Copenhague, est celle de
Slagelse, dont l’église remonte au onzième siècle. Aux portes de la
ville, s’élevait jadis l’illustre abbaye d’Antvorskov, fondée par le
grand roi Valdemar Ier, dans la forêt du même nom. Là vécut le moine
André, devenu plus tard le patron de la ville, et qui est le héros de
plusieurs légendes curieuses: «On prétendait, écrit M. de Flaux, que,
lorsqu’il disait sa prière en plein air, il suspendait son chapeau et
son manteau aux rayons du soleil. La chronique dit aussi qu’un jour
Valdemar lui ayant promis, par dérision, de lui donner toutes les terres
qu’il pourrait parcourir, monté sur un poulain d’un an, le saint homme
avait enjambé un ânon nouveau-né, qui, au lieu d’être écrasé sous le
poids, avait été doué tout à coup d’une agilité et d’une force
surnaturelles, si bien que l’île entière serait devenue la propriété
d’un couvent, si les courtisans effarés n’étaient venus trouver le roi
jusque dans le bain, et ne l’avaient supplié de rétracter sa promesse.»

Vingt minutes après, le train s’arrête à Soroë, la plus célèbre académie
du Danemark, où les académies sont innombrables. Des villes qui
n’équivalent même pas à nos plus humbles sous-préfectures, possèdent
souvent de vastes gymnases, où se donne l’enseignement le plus solide et
le plus étendu. Telle est Soroë, jadis riche et puissante abbaye, où
vécut probablement le premier historien du Danemark, Saxo le
Grammairien, ce moine qui, dans la barbarie du douzième siècle, parvint
à retrouver le secret des élégances latines, et, mêlant l’étude des
mœurs à celle des faits, puisant à la source dédaignée des légendes
populaires, consultant les sagas et les chants des scaldes, nous a légué
l’un des monuments les plus originaux de la littérature du moyen âge et
les plus authentiques de l’histoire.

Transformé en collége après la réforme, qui avait dispersé les moines,
le couvent fut richement doté par le roi Christian IV et par plusieurs
autres souverains, qui tinrent à honneur d’imiter son exemple. Au milieu
du dernier siècle, Holberg, le Molière du Danemark, légua en mourant, à
l’académie de Soroë, ses riches propriétés et sa vaste bibliothèque. En
reconnaissance de ce don royal, l’académie paye chaque année à la
mémoire de l’historien illustre et du grand poëte, le tribut d’une
oraison funèbre, où le même éloge reparaît perpétuellement, en essayant
de se déguiser sous des formes diverses. J’ai peine à croire que
l’écrivain comique qui a si bien raillé les travers et les ridicules de
la vanité, ait poussé la vanité posthume jusqu’à assigner cette tâche
monotone à l’académie par une clause secrète de son testament, comme on
l’en accuse. Il est vrai que Holberg, après avoir mené longtemps une vie
pauvre et précaire, eut le petit orgueil d’acheter des propriétés
seigneuriales et de se faire nommer baron, ce qui est à peu près la même
chose que si Molière eût sollicité le titre de marquis. Malgré ce
_précédent_, si l’on me passe ce terme de palais, j’aime mieux penser
que l’académie de Soroë s’est librement imposé cette servitude, par une
reconnaissance mal entendue, comme l’Académie française imposait jadis à
tous ses nouveaux membres l’éloge de Richelieu et à tous les concurrents
aux prix d’éloquence ou de poésie celui des vertus de Louis XIV; comme
l’académie des jeux floraux prononce solennellement encore chaque année
le panégyrique de Clémence Isaure.

Un chiffre suffira pour donner l’idée de la prospérité matérielle à
laquelle atteignit le collége de Soroë. Il fut un temps où il possédait
400,000 fr. de revenus, tout en terres. Sans être aussi riche
aujourd’hui, il l’est assez pour attirer à lui les plus savants hommes
du pays. L’illustre Ingemann y a longtemps professé l’esthétique et fait
un cours de littérature danoise. C’est un titre sérieux que d’être
professeur à l’académie de Soroë. Placée au centre d’un domaine qui lui
appartient et qui s’étend à plusieurs lieues à la ronde, située sur le
bord d’un lac charmant, qui reflète en ses eaux tranquilles la ceinture
de bois sombres et de coteaux verts dont il est entouré, elle forme à
elle seule comme une petite ville, comme une véritable colonie
universitaire.

Le chemin de fer marche avec une vitesse de neuf à dix lieues à l’heure,
pour franchir en trois heures les quatorze milles et demi, c’est-à-dire
les 108 à 110 kilomètres qui séparent Korsoër de Copenhague. Les wagons
sont confortables: en Danemark, comme en Allemagne, les secondes
équivalent à nos premières. A neuf heures, nous dépassons Ringsted, qui
partage avec bien d’autres villes l’honneur d’avoir été la résidence des
souverains, et où mourut Valdemar le Grand. C’est à Ringsted, suivant la
chanson populaire, que dort la reine Dagmar, la seconde femme de
Valdemar le Victorieux. La Scandinavie, du Danemark et de la Suède à
l’Islande, est le sol classique des chansons populaires. Elles y sont
nées comme les fleurs des champs; elles voltigent dans l’air comme les
elfes qui s’élèvent la nuit au milieu des lacs. Un écho des sagas
lointaines vibre en ces œuvres d’une poésie ingénue, où la muse anonyme
et collective du peuple a écrit à sa façon la chronique nationale.
J’aime les chansons populaires, comme j’aime les légendes, quelquefois
plus poétiques que de savantes épopées. Ce sont des monuments
caractéristiques, qu’il ne faut pas négliger dans l’étude d’un pays[2].
Voici la chanson de Dagmar:

  [2] Je dois la communication des chants populaires cités dans le cours
    de ce travail, et qui n’ont jamais été traduits en français, à M. le
    docteur Rosenberg et à M. le professeur Frederiksen, deux des
    publicistes les plus distingués du Danemark.

  La reine Dagmar est malade à Ribe[3], on l’attend toujours à Ringsted.
  Toutes les dames de Danemark sont appelées auprès de son lit.

  [3] Ribe est une toute petite ville du Jutland, jadis célèbre. Dès le
    treizième siècle elle avait une école, qui devint bien vite l’une
    des premières _académies_ du pays. On y comptait sept cents élèves à
    l’époque de la Réforme.

  La reine Dagmar dort à Ringsted.

  «Envoyez chercher quatre dames, cherchez-en cinq, cherchez les plus
  instruites; cherchez surtout la sœur du chevalier Charles de Ribe.»

  La reine Dagmar dort à Ringsted.

  «Cherchez les jeunes et les vieilles. Oh! cherchez la petite noble
  Kirstine. Elle vaut bien cet honneur.»

  La petite Kirstine arrive; sa parure brillait d’or rouge[4]. Elle ne
  voyait pas l’éclat de la couronne, car elle était baignée de larmes.

  [4] Cette épithète _homérique_ se retrouve sans cesse dans les
    chansons populaires du pays.

  La petite Kirstine arrive, charmante et pleine de grâce; la reine
  Dagmar la reçoit et l’embrasse tendrement.

  «Sais-tu lire et sais-tu écrire? Saurais-tu soulager ma souffrance? Tu
  porterais toujours de l’écarlate et monterais toujours mes coursiers.

  --Je lirai, j’écrirai, n’en doutez pas, de tout mon cœur je lirai;
  mais votre douleur est certainement plus forte et plus dure que
  l’acier.»

  La petite Kirstine, les Heures à la main, lisait de son mieux; mais,
  je ne vous dis que la vérité pure, elle était tout en larmes.

  La reine était bien souffrante, ses douleurs allaient toujours
  croissant... «Jamais je ne pourrai me remettre. Envoyez chercher mon
  seigneur.

  «La volonté de Dieu sera faite, la mort viendra me chercher. Envoyez
  vite à Skanderborg, vous y trouverez mon seigneur.»

  Le petit page de la reine ne tarda guère: il arracha la selle de la
  solive, et la mit sur le coursier blanc.

  Le petit page de la reine montait sur le cheval. Il courait
  certainement plus vite que ne vole le faucon rapide.

  Le roi était sur le belvédère, il regardait à l’horizon. «Je vois
  là-bas mon petit page. Il arrive bien tristement.

  «Je vois là-bas mon page, il accourt plein d’angoisse. O Dieu, mon
  père dans les cieux, comment va Dagmar maintenant?...

  --La reine Dagmar m’envoie ici, elle voudrait vous parler. Ardemment
  elle désire vous voir; elle est accablée de douleurs...»

  Le roi sortit de Skanderborg, accompagné de cent et un chevaliers.
  Quand il arriva au pont de Grindsted, il n’en restait que vingt.

  Le roi traversa la lande de Rasdhal, accompagné de quinze cavaliers.
  Quand il eut passé le pont de Ribe, le noble seigneur allait tout
  seul.

  Il y avait bien de la douleur chez la reine, toutes les femmes étaient
  en larmes. La reine mourut dans les bras de Kirstine, lorsque le roi
  descendait de cheval.

  Le seigneur entre avec un œil hagard. La petite noble Kirstine se lève
  à son arrivée:

  «O mon lord et roi, ne vous affligez pas! essuyez vos larmes:
  aujourd’hui Dagmar vous a donné un fils, arraché à ses entrailles.

  --Je vous conjure toutes, mes dames et mes demoiselles, je conjure
  chacune de vous, priez pour l’âme de Dagmar, qu’il lui soit permis de
  me parler.

  --Je vous supplie, mes dames et demoiselles, vous toutes qui êtes ici
  présentes, oh! priez pour moi, que Dieu m’accorde de lui parler encore
  une fois.»

  Ils mirent tous les genoux à terre, tous ceux qui étaient présents.
  Leur prière et les pleurs du roi furent exaucés. La reine retourna à
  la vie.

  La reine Dagmar se lève de la bière, les yeux tout rouges de sang:
  «Miséricorde, mon noble seigneur! pourquoi me donner cette peine!

  «Je n’ai rien fait de mal que de lacer mes petites manches de soie le
  dimanche.

  «Si je ne les avais lacées, en prenant plaisir à me parer le dimanche,
  je ne brûlerais pas dans le purgatoire, et n’aurais pas tant de
  douleurs.

  «La première prière que je vous adresse, vous me l’accorderez
  volontiers: Oh! rappelez tous les proscrits, et brisez les fers des
  prisonniers!

  «La seconde prière que je vous adresse ne sera qu’à votre avantage:
  n’épousez pas Berengaria[5], car c’est un fruit bien amer.

  [5] Bérengère de Portugal, fille du roi Sanchez. Elle a laissé un
    mauvais souvenir dans les chroniques du Danemark. Ses trois fils
    régnèrent successivement après Valdemar II, et le fils de Dagmar ne
    porta jamais la couronne.

  «La troisième prière que je vous adresse, c’est mon suprême désir: que
  notre très-cher fils soit élu roi de Danemark!

  «Oh! faites-le roi de Danemark, quand vous quitterez la vie.
  Berengaria vous donnera un second fils, qui cherchera à le détruire.

  «Épousez plutôt la petite Kirstine, elle est une noble jeune fille;
  mais si cela ne se pouvait, n’oubliez pas ma dernière prière.

  --Je vous accorde volontiers cette demande. Votre fils portera la
  couronne, mais jamais je n’épouserai Kirstine, ni autre dame.

  --Jamais vous n’épouserez Kirstine ni aucune autre dame, mais vous
  irez en Portugal chercher la perfide femme.

  «Mon noble seigneur, oh! dites-moi si vous souhaitez me parler encore,
  car les petits anges m’attendent là-haut dans les cieux.

  «Il est temps que je vous quitte, je ne puis rester davantage ici: les
  cloches du paradis m’appellent, il me tarde de rejoindre les âmes.»

  La reine Dagmar dort à Ringsted.

Un peu avant dix heures, l’on nous montre, sur la gauche, les flèches de
l’église de Roëskilde, qui est le Saint-Denis du Danemark. Nous y
reviendrons plus tard. Les stations suivantes, jusqu’à Copenhague, n’ont
plus aucune importance, et il est inutile de les nommer.

La voie traverse une succession de plaines, semées de bois de sapins, de
hêtres et de petits chênes, où se dessinent à peine çà et là quelques
douces et faibles ondulations de terrain. Tout y respire l’aisance: les
fermes qu’on aperçoit de loin et les paysans qui nous regardent passer
ont cet air de propreté et de bonne tenue auquel on ne peut se
méprendre. Le sol est bien cultivé, les forêts sont en pleine
exploitation. Partout une verdure douce et tendre, qui caresse le
regard. C’est un beau pays, mais jusqu’à présent sans accent local et
sans grand caractère. Le voyageur qui viendrait en Danemark dans
l’espoir d’y retrouver les types de la vieille Chersonèse cimbrique, ou
les aspects sauvages et grandioses qu’il semble naturel de demander à la
patrie d’Hamlet, éprouverait un désappointement profond. Mais le
Danemark a du moins pour lui trois choses qu’on ne peut lui ravir: il a
ses bois immenses, ses lacs gracieux et la mer qui le baigne de toutes
parts.




IV

COPENHAGUE.--ASPECT GÉNÉRAL DE LA VILLE.--LES PALAIS.


Tandis que la voiture roule vers l’hôtel, je jette sur la ville le
premier coup d’œil du touriste curieux. Les rues sont larges,
entretenues avec soin, bordées de beaux trottoirs de granit, mais pavées
de petits cailloux pointus qui doivent être fort désagréables à la
plante des pieds; les maisons bien bâties, hautes et généralement
neuves. Chacune d’elles a un sous-sol, comme à Amsterdam et à Hambourg,
où s’installent les petits commerçants, les épiciers, les fruitiers, les
restaurants et les cafés, et dont les fenêtres, protégées par des
barreaux de fer, s’élèvent à peine au-dessus du sol. Le commerce de
luxe, les boutiques de premier ordre,--librairies, marchands d’estampes
et d’objets d’art, magasins de nouveautés, etc.--occupent les
rez-de-chaussée, auxquels on monte par quelques marches, et dont la
porte s’ouvre invariablement dans l’allée. L’amour des gens du Nord pour
la clôture et pour le _chez soi_ se retrouve jusque dans cette
disposition particulière, qui supprime aux magasins l’entrée banale et
béante par où ils semblent, chez nous, la continuation de la voie
publique et qui en fait, pour ainsi dire, autant d’appartements
particuliers. Mais on conçoit également, par là même, ce qu’elle enlève
au coup d’œil d’animation, de variété et d’imprévu.

A part ces quelques points, à part aussi les noms des rues et les
inscriptions des enseignes, il est difficile de saisir, dans cette
première promenade à travers la ville, la moindre trace de couleur
locale. On se croirait presque dans une grande préfecture française, ou
dans le vieux faubourg Saint-Denis. N’était la tranquillité de leur
allure, je prendrais tous ces passants en paletots pour des Parisiens.
Avec leurs chapeaux de paille bruns et ronds, retenus sous le cou par de
larges brides qui cachent les oreilles et une partie des joues, leur
costume décent et modeste, d’un goût parfait, mais sans aucun éclat, les
femmes rappellent ces excellentes ménagères de province qui ont horreur
des couleurs voyantes et des modes tapageuses. Tout sent ici, dès
l’abord, je ne sais quelle saine odeur de dignité et de simplicité. On y
respire l’atmosphère salubre et calmante de la vie de famille, des
habitudes patriarcales, d’une aisance honorable et digne, conquise par
le travail.

J’aperçois çà et là quelques canaux. Nous traversons successivement le
Gammel Torv, que décore une honnête fontaine qui ne fera jamais parler
d’elle, l’Amager Torv, l’Ostergade[6], la rue à la mode de Copenhague,
une sorte de boulevard hanté par les élégants et bordé de luxueuses
boutiques; le Kongens Nytorv, ou la place Neuve-Royale, au centre de
laquelle s’élève, dans un maigre square, une déplorable statue équestre,
en plomb, de Christian V terrassant la Suède, ce qui est une des plus
jolies fictions inventées par le zèle des faiseurs de statues[7]; puis
nous entrons dans Bredgade (la rue large), pour aller descendre à
l’Hôtel Phœnix.

  [6] _Torv_, place; _gade_, rue, ou _stræde_, qui s’applique plus
    particulièrement aux rues étroites, aux ruelles, mais sans que cette
    règle ait rien d’absolu.

  [7] Suivant d’autres, la figure qui se tord sous les pieds du cheval
    représente le monstre de l’Envie.

L’hôtel Phœnix est tapissé du haut en bas, jusque dans les couloirs et
les escaliers, de tableaux qui font généralement plus d’honneur à
l’amour du propriétaire pour la peinture qu’à son goût artistique. On y
trouve toutes les traditions des caravansérails les plus civilisés. Les
garçons portent l’habit noir et la cravate blanche; ils parlent
français, comme le portier et comme le maître de l’établissement. Je me
suis souvent étonné, dans le cours de mes voyages, de la prodigieuse
variété de connaissances nécessaires à l’homme qui aspire à l’honneur de
garder la porte d’un hôtel de premier ordre. A Madrid, à Cologne, à
Hambourg, à la Haye, à Aix-les-Bains, à Genève, à Bade, à Stockholm, à
Dresde, à Vienne, comme à Copenhague, j’ai rencontré dans la loge du
concierge des linguistes émérites, capables de soutenir la conversation
dans tous les idiomes de l’Europe, et à qui il n’a manqué peut-être,
comme au Z. Marcas de Balzac, que d’avoir le moyen de s’acheter une
paire de bottes, ou une paire de gants, pour devenir professeurs de
philologie et correspondants de l’Académie des inscriptions et
belles-lettres. A moins toutefois que ce ne soit, de la part de ces
hommes pratiques, pure affaire de choix et de vocation. Mais la plupart
d’entre eux pourraient dire à leurs maîtres, avec une variante au mot
célèbre de Figaro: «Aux connaissances qu’on exige dans un concierge,
Votre Excellence sait-elle beaucoup de propriétaires qui fussent dignes
d’être portiers?»

Après un excellent déjeuner, composé par l’artiste de l’hôtel d’après
les sains principes de la cuisine française, nous remontons en voiture,
et nous partons en reconnaissance. Mais auparavant je me suis fait
expliquer la ville, et j’ai relevé sur un plan tous les points de repère
de cette excursion.

Kjobenhavn, que nous appelons Copenhague[8], est une ville d’environ
175,000 habitants, bâtie sur deux îles, que sépare un étroit bras de
mer. La partie de la capitale qui s’élève sur l’île microscopique
d’Amack, porte le nom particulier de Christianhavn.

  [8] En empruntant cette traduction aux Anglais, comme celle de
    _Sjœland_ en _Seeland_. Le _j_ se prononce _i_.

La position de Copenhague est presque, au septentrion de l’Europe, ce
que celle de Constantinople est au midi. Bâtie à portée de la mer du
Nord et, pour ainsi dire, au confluent de tous ces détroits qui sont
comme les avenues de la Baltique, Copenhague est la capitale naturelle
du monde scandinave, qu’elle relie au reste de l’Europe.

Ce ne fut longtemps qu’un humble village de pêcheurs, et elle ne devint
pas avant le quinzième siècle la résidence de la royauté. Cette date
expliquerait déjà la physionomie généralement moderne de ses rues et de
ses monuments; mais voici qui l’explique mieux encore. En 1728, un
incendie effroyable dévora plus de seize cents maisons. Un nouvel
incendie en 1795, et le bombardement des Anglais en 1807, achevèrent à
peu près la destruction de la vieille ville. Les maisons de bois furent
rebâties en pierre, les rues élargies et régularisées: Copenhague y
gagna cette apparence correcte et presque rectiligne qui plaît tant aux
préfets, aux rédacteurs de _Guides_ et aux Anglais en voyage. Restée
stationnaire pendant longtemps,--par une apparente bizarrerie, qui
s’explique pourtant sans trop de peine, elle s’est accrue après les
désastres des dernières guerres. Les émigrés du Slesvig, en se repliant
sur Copenhague pour fuir la domination prussienne, ont largement
contribué à ce résultat. Aujourd’hui elle déborde de ses anciennes
barrières, et prolonge en tous sens les ramifications de ses faubourgs.

Bredgade, où je suis logé, partant de la Grande place, qui est un point
central, pour traverser toute la partie du nord de la ville dans la
direction du port, est ce qu’on appelle en style municipal une des
grandes _artères_ de Copenhague. En la suivant jusqu’au bout, on arrive
à la citadelle et aux promenades des remparts, d’où l’on domine le Sund.
Le coup d’œil qui tout à coup s’ouvre là sous vos pieds est de ceux
qu’il ne faut pas essayer de décrire. Quelques vaisseaux à voile vont et
viennent lentement, déployant entre le bleu du ciel et le bleu de la mer
leur aile blanche, gonflée par le vent. Au loin, sur des bancs de sable
exhaussés en îles, s’élèvent en pleine mer des forts détachés, qui
semblent sortir directement du sein des flots pour défendre l’entrée du
port. C’est là qu’arrivent presque toutes les marchandises d’importation
pour le Danemark.

A cinquante pas de l’hôtel, une courte rue transversale conduit à la
belle place d’Amalienborg, que décore la statue équestre de Frédéric V,
le pacifique et libéral successeur du rigide Christian VI. Le palais
d’Amalienborg[9], qui a donné son nom à la place, se compose de quatre
édifices entièrement distincts, mais absolument semblables, qui se font
pendant aux quatre coins, reproduisant avec symétrie cette maigre et
froide colonnade qu’on retrouve si souvent sur la façade des monuments
publics de Copenhague. L’un de ces palais bourgeois sert de résidence
habituelle à Sa Majesté Christian IX, dont la petite cour tient à l’aise
dans cette maison de Socrate de la royauté.

  [9] _Borg_, château, dans le sens de l’allemand _burg_. Il désigne un
    ensemble de constructions, le château avec ses dépendances, les
    bâtiments élevés à son abri et sous sa protection. Le mot _slot_
    signifie plus particulièrement _palais_, et on le joint souvent au
    nom des châteaux: _Amalienborg slot_, _Christiansborg slot_.

On ne se figure pas le nombre de palais que possède Copenhague:
peut-être y en a-t-il plus qu’à Paris, et les alentours de la ville en
sont aussi largement peuplés. La vieille monarchie danoise a semé
partout les témoignages de sa magnificence et de son goût pour les arts.
Copenhague renferme à elle seule, en y comprenant les quatre bâtiments
d’Amalienborg, une douzaine de palais, dont plusieurs ont été changés en
musées. Rosenborg et Christiansborg sont les seuls qui méritent de nous
arrêter un moment.

Christiansborg ne s’élève guère au-dessus de la banalité architecturale
de ses modestes confrères que par sa masse et ses proportions immenses.
La façade a la majesté régulière et un peu froide du plus pur style
classique. Ce palais géant semble fait pour loger une armée plutôt qu’un
homme. Le roi Christian VI le fit bâtir, en un jour d’ambition, pour
rivaliser avec le souvenir de Louis XIV, et l’on assure que trois mille
ouvriers y travaillèrent sans interruption pendant six ans, ce qui
paraît une légende renouvelée du temple de Salomon. Dix mille poutres
énormes furent enfoncées dans le sol pour le raffermir, et toutes les
charrettes de Copenhague et des environs suffirent à peine au
déblayement du terrain et au transport des matériaux. Après l’incendie
de 1795, qui l’avait entièrement détruit, le jeune prince royal, qui fut
depuis Frédéric VI, le fit rebâtir sur le premier plan pierre à pierre,
et ne l’habita jamais. C’était recommencer la folie primitive dans des
circonstances aggravantes, et doubler l’étendue de la faute. On eût dit
que les architectes de Christiansborg voulaient compenser la diminution
de leur puissance par l’augmentation de leur luxe, et qu’ils espéraient
dissimuler au peuple la décadence de la monarchie danoise et
l’affaiblissement du royaume sous la pompe toujours accrue de leur
palais, comme ces banquiers qui ajoutent une aile à leur château,
multiplient leurs fêtes et prennent quelques laquais de plus, lorsqu’on
commence à dire qu’ils sont ruinés. Le prédécesseur du roi actuel,
Frédéric VII, de populaire mémoire, logeait dans un coin du vaste
monument, qui ne sert plus aujourd’hui, en dehors des salles consacrées
au musée de peinture et à diverses collections, qu’aux réunions des
chambres et aux grandes cérémonies officielles.

La perle de tous ces palais, c’est Rosenborg, construit, au début du
dix-septième siècle, par l’illustre architecte Inigo Jones, le Vitruve
anglais, celui auquel Londres doit Whitehall. Rien de plus original et
de plus charmant que la physionomie de cet édifice, avec sa maçonnerie
de briques rouges, ses trois tours noires aux flèches élancées, sa
façade étroite et la prodigalité d’ornements dont l’a décoré la
fantaisie de l’artiste. Rosenborg tient à la fois de l’église gothique,
du donjon féodal et du château de la Belle au bois dormant. On y arrive
par un délicieux jardin plein d’ombrages et d’eaux vives. Sous ces
tilleuls deux fois centenaires, qui ont vu passer le grand roi Christian
IV, et abrité plus d’une fois, dit-on, les entrevues furtives de
Caroline-Mathilde et de Struensée, les petits Danois se livrent à leurs
ébats tumultueux, avec ces rires et ces larmes qui sont les mêmes
partout et constituent la langue universelle. Par les allées sinueuses,
le long des pelouses et des parterres de fleurs, on arrive jusqu’à un
pont-levis fermé d’une grille de fer, qui clôt le palais comme une
forteresse.

Rosenborg est le musée des souverains danois. On y a réuni, salle par
salle, les portraits des rois, depuis Christian IV, qui l’a fait
construire, et les objets qui leur ont appartenu: meubles, vêtements,
tapisseries, glaces, cristaux, armes, bijoux, ivoires. Il y a là
d’incomparables richesses artistiques et historiques, des merveilles de
luxe, d’élégance et de goût, qui racontent aux yeux charmés les
splendeurs de la dynastie d’Oldenbourg. A côté des épées de Charles XII
et de Gustave-Adolphe, armes de soldats, faites pour tuer et non pour
éblouir, étincelle, sous sa garniture de diamants, l’épée à poignée
d’émail de Christian IV, et reluit de mille feux le harnachement de
velours brodé de perles, qui coûta deux millions à ce magnifique
monarque. Non loin des chenets en argent massif, des buffets en or, des
porcelaines de Saxe, des étoffes splendides, des lustres et des vases en
cristal de roche, des carabines ciselées, des tables, des fauteuils, des
écrans incrustés de saphirs et de rubis, qui rappellent les noms de
Frédéric III, Christian V et VI, s’alignent, sur de riches étagères, les
innombrables verreries de Venise envoyées par le doge à Frédéric IV.
Près de la corne d’argent des Oldenbourg, qui remonte au chef de la
dynastie, vous verrez la coupe de chasse de Christian VI, qui contient
deux bouteilles, et que cet héroïque buveur, digne de ses aïeux, vidait
tout d’une haleine. De nos jours, quel est celui, roi ou chasseur, qui
pourrait se vanter d’en faire autant? Plus loin, on voit mieux encore:
c’est un cavalier avec son cheval, en argent creux, disposé de façon à
pouvoir servir de coupe lorsqu’on en a enlevé la partie supérieure, qui
forme le couvercle. La tradition parle de vaillants Danois du bon vieux
temps, qui vidaient en un repas ce bol gigantesque, bien autrement
redoutable que la botte de Bassompierre. Les Danois d’aujourd’hui savent
boire en fils non dégénérés de ce dieu Thor, à qui trois barils de bière
suffisaient à peine pour apaiser sa soif, même quand il se cachait sous
le déguisement d’une fiancée. Tout dégénère pourtant, et le cheval
bachique de Rosenborg n’est plus aujourd’hui qu’un objet d’art.

Le regard finit par se fatiguer de ces magnificences; mais si l’on monte
à l’étage supérieur, c’est bien autre chose encore. La galerie du trône
et du couronnement est une véritable salle des _Mille et une Nuits_. Son
plafond sculpté, ses fonts baptismaux d’argent, autour desquels se
déroule en bas-reliefs le baptême de Jésus-Christ; ses cariatides, ses
tapis, ses tentures, ses candélabres, composent un ensemble saisissant.
Le trône est gardé par trois grands lions d’argent, symboles des trois
détroits, le Sund, le Grand-Belt et le Petit-Belt, qui font au Danemark
une barrière de vagues. Partout, à Copenhague, sur les écussons et au
frontispice des palais, reparaissent ces lions allégoriques, aiguisant
leurs griffes et secouant leurs crinières, comme les monstres dont
Ulysse entendit les hurlements autour du rocher de Scylla.

Rosenborg est une magique évocation du passé. On en sort avec des
éblouissements dans les yeux, et l’imagination enflammée par cet
entassement de merveilles historiques. Les richesses de deux siècles
sont concentrées dans cet écrin de pierre, où vous apparaît, en toute sa
splendeur, l’âge d’or de la monarchie danoise, alors qu’elle régnait sur
la Norwége, qu’elle humiliait la Suède, qu’elle occupait l’Europe de sa
gloire, et que l’oriflamme rouge, à croix blanche, se promenait
triomphalement sur toutes les mers.




V

LA VILLE LITTÉRAIRE, ARTISTIQUE ET SAVANTE.--LE MUSÉE THORVALDSEN ET LA
STATUE D’ŒHLENSCHAGER.


Rosenborg n’est pas le seul musée de Copenhague, il s’en faut. Les
collections de tout genre y abondent, ainsi que les écoles, les
bibliothèques, les établissements d’instruction. Il n’est pas de ville
où l’on trouve plus de trésors d’art et de science, où l’enseignement
soit plus répandu et mieux en honneur.

Si j’étais M. Joanne, j’énumérerais soigneusement les dix ou douze
musées de Copenhague; on m’en dispensera sans peine. Je n’ai fait,
d’ailleurs, que les parcourir au pas accéléré, m’arrêtant seulement à ce
qui m’offrait un intérêt local, un trait de race, un caractère indigène.
Au musée de Christiansborg, assez pauvre en maîtres italiens ou
français, l’école flamande et surtout l’école hollandaise, dont le
Danemark subit longtemps l’influence avec docilité, se trouvent
représentées largement; mais ce n’est pas là ce que j’y cherche, j’y
cherche l’art national du Danemark. J’oublie Le Poussin, Salvator Rosa
et Gérard Dow, pour m’arrêter devant les beaux portraits de Juel et les
compositions d’Eckersberg, qui a été l’initiateur de la peinture
contemporaine dans son pays natal; devant les paysages de Skovgaard et
de Rump, les batailles de Sonne, les marines de Melbye et de Simonsen,
les scènes de genre d’Exner, le peintre des villageois; les toiles
humoristiques de Marstrand; les tableaux d’histoire de Bloch, un artiste
énergique et original, et toutes ces toiles où revit, dans sa vérité et
dans sa poésie, la beauté mélancolique et voilée de la nature du
Nord[10].

  [10] La plupart de ces peintres (je parle des vivants), étaient
    représentés à l’Exposition universelle, mais d’une façon incomplète,
    qui ne donnait point une idée suffisante de leur talent. On y a pu
    voir aussi les groupes de M. Jerichau, directeur des beaux-arts, les
    beaux bustes de M. Bissen, d’un modelé si large, si vivant, et les
    dessins pleins de goût, d’élégance et de distinction d’un artiste
    dont le gracieux talent a reçu depuis quelques années ses lettres de
    naturalisation en France.

Mais si l’on veut étudier l’art danois dans sa plus haute et sa plus
pure expression, c’est au musée Thorvaldsen qu’il faut aller.
Thorvaldsen est un de ces hommes qui suffisent à la gloire d’une époque
et d’une nation. Le Danemark peut s’enorgueillir, à juste titre, d’avoir
produit l’un des plus grands sculpteurs du dix-neuvième siècle, le rival
et le vainqueur peut-être de Canova; le maître illustre, dont
l’influence ne s’est pas seulement exercée sur l’école danoise, sortie
tout entière de lui, mais domine aujourd’hui encore presque toute la
sculpture du nord de l’Europe et celle de l’Allemagne.

A quelques pas du palais de Christiansborg s’élève un édifice qui a
l’aspect d’un mausolée. L’architecture reproduit en partie celle des
sépulcres grecs et étrusques, et la décoration rappelle les ornements
des tombeaux antiques. C’est à la fois le musée et la sépulture de
Thorvaldsen. Le grand sculpteur repose dans la cour centrale, sous un
petit tertre ombragé de lierre, au milieu de ses innombrables
chefs-d’œuvre.

Le monument fut érigé par la ville de Copenhague, avec le concours d’une
souscription publique, du vivant même de Thorvaldsen, pour recevoir les
objets d’art qu’il avait légués à ses compatriotes. La façade est
surmontée d’un groupe de la Victoire arrêtant son quadrige et, sur les
murs extérieurs, de vastes compositions en ciments de diverses couleurs
incrustés dans la pierre, représentent le retour de Thorvaldsen dans sa
ville natale en 1838, et le transport de ses œuvres du vaisseau jusqu’au
Musée. L’art antique a fourni les motifs de toutes les décorations. Ici,
c’est un génie qu’un char emporte dans l’arène; là, ce sont des vases et
des trépieds, comme les anciens en donnaient pour prix dans les jeux
publics, couronnés des lauriers et des palmes du triomphe.

Entre le vestibule, qui occupe toute la largeur de l’édifice, et la
grande salle du fond, sont disposés en enfilade une série de cabinets,
dans chacun desquels s’élève une statue choisie, entourée d’un cortége
de bustes et de bas-reliefs. Les plafonds sont égayés de cartouches dans
le goût des peintures de Pompéi; mais la nudité des murailles,
simplement recouvertes d’une couche de couleur brunâtre, laisse toute
leur valeur aux statues, qui se détachent vigoureusement dans les
conditions les plus favorables et les mieux calculées pour les faire
valoir. Le musée Thorvaldsen rachète sa physionomie vraiment trop
funèbre par son heureux aménagement et l’intelligente appropriation des
moindres parties de l’édifice au but qu’on s’est proposé. C’est vraiment
le temple de l’art.

Un Grec du temps de Périclès se fût promené avec délices dans ce
monument peuplé de chefs-d’œuvre où l’antiquité revit. Thorvaldsen est
un élève de Phidias: il a, sans effort, et comme par un épanouissement
naturel, la noblesse, la simplicité sévère, l’harmonie et la grandeur
des lignes, la science du dessin, la pureté de style, l’élégance
correcte et la clarté lumineuse des maîtres souverains. Ce fils du Nord,
dont le génie de bonne heure éveillé s’échauffa lentement, et resta
longtemps à demi engourdi comme dans les brumes de son pays natal, a
l’heureuse fécondité, la hardiesse tranquille, la perfection calme et
sûre d’elle-même, qui caractérisent le génie grec. Ses bustes sont
presque tous admirables par l’accent de réalité, le caractère et
l’expression qu’il leur donne, sans jamais violer en rien les vieilles
traditions classiques. Par la science de la composition, la pondération
des groupes, la sagesse du plan, la gravité des lignes, il a conquis
dans le bas-relief une suprématie qui n’est pas discutée. La plupart de
ses sujets antiques, les _Trois Grâces_, l’_Amour triomphant_, la
_Vénus_, le _Jason_, le _Mercure_, le _Bacchus_, l’_Adonis_, le
_Ganymède_, semblent arrachés aux ruines du Parthénon. Bien qu’il ait
surtout la noblesse et la force, il a aussi la finesse ingénieuse et la
grâce délicate. Toutefois son œuvre charme plus qu’elle n’émeut; elle
s’adresse aux yeux et à l’esprit sans arriver jusqu’au cœur; elle ne
cause que cette admiration presque froide où l’âme ne se sent pas
suffisamment intéressée. Il resta toujours, sous l’inspiration du
puissant artiste, un peu de cette glace du Nord que les flammes du
soleil d’Italie ne suffirent point à faire fondre entièrement, et tout
en rendant à ce tranquille et harmonieux génie l’hommage qu’il mérite,
je lui voudrais parfois plus de chaleur, de vie et d’élan pathétique.

Le musée Thorvaldsen contient les dessins, les esquisses et les modèles
originaux en plâtre de son œuvre entière, qui est immense. On y a joint
tous les objets d’art qui se trouvaient en sa possession au moment de sa
mort, et ce second musée n’offre qu’un intérêt bien médiocre à côté du
premier. Les tableaux danois y abondent, mais les bons ouvrages y sont
rares. On y remarquera surtout un très-spirituel et très-vivant portrait
de l’artiste, par son ami Horace Vernet. Thorvaldsen est dans son
atelier, en costume de travail, tenant en main l’ébauchoir et accoudé
sur le socle qui supporte la statue d’Œhlenschläger. Une bonhomie loyale
et une sorte de naïveté rêveuse se lisent sur cette figure encadrée de
longs cheveux gris et percée de petits yeux bleus. La tête est
puissante, et pourtant elle a quelque chose d’enfantin; le regard est
limpide comme une source; l’expression a cette placidité qui fit plus
d’une fois accuser d’insouciance et même de paresse l’un des artistes
les plus prodigieusement, mais aussi les plus tranquillement actifs
qu’on ait jamais vus.

Lorsque Thorvaldsen avait quitté Rome pour revenir dans sa patrie, on
l’avait accueilli comme un triomphateur. Quand il mourut, la nation fit
cortége à son cercueil, et ses funérailles eurent presque le caractère
d’une apothéose. Moins de six ans après, l’ami et l’émule du grand
sculpteur, qui nous a conservé ses traits; celui qui éleva la gloire de
la poésie danoise presque aussi haut que Thorvaldsen avait élevé la
gloire de l’art danois, Œhlenschläger mourait à son tour. Tous les
spectacles et toutes les réjouissances publiques étaient suspendues
pendant huit jours. La stalle qu’il avait coutume d’occuper au grand
théâtre restait vide et voilée d’un crêpe durant six mois. Vingt mille
personnes, le prince royal, le conseil entier des ministres, les
généraux, tout le clergé, tous les corps et métiers avec leurs
bannières, suivaient par les rues sablées et jonchées de verdure, entre
les maisons tendues de draperies funèbres, le cercueil du poëte, que les
étudiants avaient réclamé l’honneur de porter eux-mêmes. Nous sommes ici
chez un peuple qui sait honorer ses grands hommes et qui est digne d’en
avoir.

J’ai vu, à deux pas de l’hôtel Phœnix, au milieu d’une avenue plantée
d’arbres, la statue d’Œhlenschläger. Il est représenté en robe de
chambre, assis dans son fauteuil; il a le front haut, le visage ouvert
et la mâle stature de ces héros du Nord qui revivent si bien dans ses
vers. Personne n’a mieux chanté que lui ce «pays charmant, couvert de
larges hêtres, à côté de la Baltique amère,--qui s’appelle le vieux
Danemark, et qui est la demeure de Freya»; cette patrie des géants
héroïques, «dont les os reposent sous les monuments des collines», et
qui n’a point perdu sa beauté, «car la mer bleue lui fait une ceinture,
et le feuillage vert une couronne; et de nobles femmes, de belles
filles, des hommes vaillants et des jeunes gens au cœur déterminé
peuplent les îles des Danois[11].» Thorvaldsen est un Grec, qui demande
son inspiration à l’Olympe; Œhlenschläger, un Scandinave pur-sang, qui
est allé chercher la sienne dans le Walhalla.

  [11] _Fædrelandssang_, ou _Chant national_ d’Œhlenschläger. Comme la
    plupart de ses poésies, ce chant est presque intraduisible, car il a
    surtout un mérite de style.

Il y a peu d’exemples, en poésie, d’une activité, d’une abondance et
d’une variété pareilles à celles d’Œhlenschläger. Il a abordé tous les
genres,--tragédies, comédies, opéras, épopées, odes, ballades, idylles,
épigrammes, satires, contes et romans, que sais-je encore?--et dans tous
il a marqué sa trace. Esprit curieux, naïf et mobile, comme un poëte
doublé d’un enfant, cet homme du Nord a en lui quelque chose de la
flamme et aussi de la couleur du Midi. Mais ce qui domine, dans la
diversité de cette œuvre multiple qu’on ne peut examiner en détail, la
figure qui se dégage et qui restera la sienne aux yeux de la postérité,
c’est celle du poëte patriotique et national, qui a rendu un nouvel
éclat aux vieilles chroniques et aux traditions populaires. L’auteur
d’_Hakon Jarl_, de _Palnatoke_, d’_Axel et Valborg_, d’_Hagbart et
Signe_, de la _Mort de Balder_ et des _Dieux du Nord_ est un scalde
inspiré pour qui les _Sagas_ et les _Eddas_ n’ont plus de secret, qui
déchiffre les runes mystérieuses, qui a ressuscité les géants et leurs
fils, ces intrépides et farouches vikings, dont la félicité suprême
consistait en un combat perpétuel arrosé de perpétuelles libations.
Œhlenschläger fait autorité comme un contemporain dans le domaine
primitif, reconquis et restitué par lui. C’est le classique de la poésie
nationale; c’est l’Hésiode de la mythologie du Nord. Il a mérité cette
couronne de poëte scandinave que son rival suédois, Tegner, déposa
solennellement un jour sur sa tête dans la cathédrale de Lund.




VI

LE MUSÉE DES ANTIQUITÉS SCANDINAVES ET LES CHANTS POPULAIRES DU NORD.


Œhlenschläger a puisé à pleines mains dans le riche trésor des chants
populaires, sans plus dédaigner la légende que l’histoire; la danse du
_troll_ espiègle et mutin, que les terribles coups d’épée des vieux
adorateurs de Thor. Ces chants sont innombrables: on en compte plus de
trois mille, précieusement recueillis par les érudits et les critiques,
et qui forment une mine inépuisable de traditions et de poésie. M.
Xavier Marmier, qui a tant fait pour répandre chez nous la connaissance
de la littérature des peuples du Nord, nous en a donné un recueil
curieux, qu’il eût pu facilement doubler. Souvent mes amis danois m’ont
chanté et traduit ces vieilles mélodies nationales, que tout le monde
aime et connaît chez eux, et qui apportent le plus précieux concours à
l’étude de l’histoire et des mœurs.

Il n’est pas possible ici de séparer le Danemark de la Suède et de la
Norwége: au fond, c’est le même peuple et c’est la même langue. La
vieille souche scandinave s’est divisée en trois branches, mais qui ont
été plus d’une fois réunies et le seront peut-être encore. Leurs
annales, leurs traditions et leurs chants se mêlent sur presque tous les
points.

Beaucoup de ceux-ci remontent fort haut. Ils plongent par leurs racines
dans les temps héroïques et quasi-fabuleux, d’où ils sont venus sur les
lèvres des nourrices et des paysans, jusqu’à ceux qui les ont recueillis
pour la première fois, mais non sans avoir subi bien des modifications
en route. La plupart datent du moyen âge. La forme est souvent plus
moderne que le fond, et le style a été remanié et rajeuni. Par la
contexture générale, ils se rapprochent des ballades allemandes et
écossaises; mais le refrain y joue un rôle plus considérable. D’après
leur date et leurs sujets, on les divise en cinq groupes principaux.

Le premier groupe comprend les chansons héroïques proprement dites
_Kœmpeviser_[12], roulant sur des traditions guerrières qui remontent,
pour la plupart, aux temps antérieurs à l’introduction du christianisme.
Les exploits y revêtent un caractère gigantesque et fabuleux, et madame
de Sévigné, qui aimait tant les grands coups d’épée des romans de La
Calprenède, eût pris un bien autre plaisir à ceux d’Axel, de Vonved et
de Viderik, si elle avait pu seulement oublier que ces terribles hommes
du Nord ne parlent, ni n’agissent en preux chevaliers de la cour de
Louis XIV. On ne saurait lire les combats du fils de Verland, le
forgeron magique, contre le géant Langben, et d’Orm, le jeune écuyer,
contre le géant Berner, sans songer à la fois à l’histoire biblique de
David et de Goliath et aux légendes chevaleresques de Brut et d’Artus.
Les héros des _Niebelungen_ y figurent, car les _Niebelungen_ ne sont
qu’une dérivation et un amoindrissement des vieux poëmes scandinaves, et
l’on y voit Sivard, le Sigurd de l’Edda, ici arracher des chênes, fendre
les enclumes et tuer les serpents magiques; là, galoper à cheval, sans
prendre un moment de repos, pendant quinze jours et quinze nuits, et
sauter à quinze pieds au-dessus des murailles dans les forteresses dont
la porte est fermée. On y rencontre Charlemagne et Ogier le Danois. La
Norwége chante encore une chanson populaire sur Roland et la bataille de
Roncevaux. L’empereur Théodoric, qui tient une si grande place dans les
traditions semi-historiques et semi-fabuleuses du moyen âge, y revient
souvent, sous le nom de Diderik. Le cheval Skimming et le cheval Grane,
les bonnes épées Birting et Mimering qui coupent les géants en deux, y
rappellent le Bayard des quatre fils Aymon et la Durandal de Roland. Ces
rapprochements seraient infinis. Il y a comme un grand fonds commun de
poésie populaire où tous les peuples ont puisé, et souvent, d’un bout de
l’Europe à l’autre, les mêmes traditions reparaissent, arrangées suivant
le génie des différentes nations.

  [12] Ce nom s’applique, par extension, à toutes les anciennes chansons
    populaires.

Le caractère de la race et celui de la nature ont gravé fortement leur
empreinte sur ces productions incultes, pleines d’une majesté sauvage et
sombre. Les hommes y sont plus grands que nature, et les moindres
combats y prennent des proportions épiques. La touche en est vigoureuse,
mais la couleur monotone et le dessin naïf. En lisant ces chants
guerriers, on sent qu’il y manque la rude déclamation des scaldes,
accompagnée par la harpe aux accords puissants, dont les sons vibraient
comme ceux de la trompette. Les mélodies sont mâles, quelques-unes
remplies d’une ardeur martiale et d’une sorte d’impétuosité
belliqueuse[13]. Les plus grandes et les plus belles chansons de cette
classe appartiennent d’abord à l’Islande, où, comme en un sanctuaire
inaccessible au reste du monde, s’est conservé, avec la pureté de la
langue primitive, le trésor de ces traditions nationales, dont la
réunion composa l’_Edda_; puis en Norwége et dans les Feroë, ce groupe
d’îles arides et chétives, où la vieille poésie, comme un foyer vivace,
console et réchauffe le pauvre paysan dans sa cabane solitaire.

  [13] Voy. dans le recueil de _Mélodies populaires scandinaves_,
    arrangées pour le piano par M. Gade, chef d’orchestre au
    Théâtre-Royal, le _Tournoi_, _Svend Vonved_, _Grimmer et Kamper_,
    les _Chevaliers sur la montagne de Dovre_, toutes danoises.

Le _Tournoi_ donnera une idée de ce que sont les _Kœmpeviser_:

  Sept et soixante-dix furent les chevaliers qui quittèrent le château.
  Arrivés à Brattingsborg, ils dressèrent leur tente.

  Le roi Nilaus était sur le belvédère, il regardait à l’horizon: «Les
  chevaliers aiment bien peu leur vie, puisqu’ils souhaitent nous
  combattre.

  «Arrive, Sivard Snarensvend. Tu as vu les pays étrangers: examine les
  armes de ces chevaliers, et va les visiter dans leurs tentes.»

  Sivard Snarensvend entre dans la première tente: «Chevaliers du roi de
  Danemark, soyez les bienvenus chez mon seigneur.

  «Ne vous fâchez pas, nobles seigneurs, ne le prenez pas en mauvaise
  part. Demain nous voulons bien vous combattre. Montrez-moi vos armes.»

  Le premier bouclier porte un lion couronné; c’est l’écu du roi
  Diderik.

  Le second bouclier porte un martel; c’est l’écu de Viderik Verlandson,
  lui qui ne fait point de prisonniers, qui tue[14].

  [14] Comme le roi Diderik (Théodoric), Viderik, fils de Verland, joue
    un très-grand rôle dans les _Kœmpeviser_. Le père de ce dernier est
    l’armurier magique, l’élève d’Oberon le Nain, qui forge les épées et
    les boucliers des héros.

  Sur le troisième bouclier brille un aigle rouge; c’est l’écu de Holger
  (Ogier) le Danois, qui est toujours victorieux.

  Le quatrième bouclier porte un violon et un archet; c’est l’écu de
  Folmer Spillemmand (le ménestrel), qui préfère le boire au sommeil.

  Tels étaient les champions et les écus. Impossible de les tous
  énumérer. Le noble Sivard Snarensvend ne pouvait plus attendre
  davantage:

  «Lequel des chevaliers du roi de Danemark veut lutter contre moi? Il
  ne doit plus tarder. Il me rejoindra sur la lande.»

  Les chevaliers jetèrent le dé sur la table. Le sort désigna le jeune
  Humble pour lutter avec Sivard.

  Le jeune Humble ferma brusquement l’échiquier. Il ne tenait plus à
  jouer. Je ne vous dis que la vérité pure, ses joues étaient
  très-pâles.

  «Je te dis, Viderik Verlandson: tu es un homme hardi. Prête-moi
  aujourd’hui Skimming, ton cheval; prête-le-moi sur caution.

  «Je te donne huit châteaux en gage, et puis ma sœur jeune et
  charmante. Elle vaut encore mieux.

  --Sivard a la vue bien basse; il ne voit pas où porte son glaive, et
  si Skimming est blessé aujourd’hui, tous tes parents ne le guériront
  point.»

  Humble monte sur Skimming, et chevauche avec grande allégresse.
  Skimming était bien étonné de sentir des coups d’éperon...

Les vers suivants décrivent la défaite de Humble. Il raconte son
extraction à Sivard, qui le reconnaît comme le fils de sa sœur,
l’embrasse, lui dit de reprendre son cheval et veut bien se déclarer
vaincu par lui. Il se fait lier avec des lanières de cuir à un grand
chêne par Humble. Celui-ci revient trouver le roi Nilaus, et l’avertit
d’aller chercher Sivard enchaîné sur la lande. Nilaus n’en veut pas
croire ses oreilles. Au moment où il monte à cheval, Sivard, qui a eu
honte de sa situation humiliante, vient au-devant du roi, traînant après
lui l’arbre qu’il a arraché. La chanson finit par une grande fête en
l’honneur des chevaliers danois, où Sivard _Snarensvend_ (le garçon
rapide) danse, le chêne à la ceinture.

On peut assigner le treizième siècle comme limite générale aux
_Kœmpeviser_ proprement dits. Parmi les chansons qui roulent
particulièrement sur les croyances superstitieuses du Nord et sur les
êtres mystérieux dont l’imagination du peuple a rempli la mer et les
montagnes, beaucoup se rapportent aussi à la même date. Ce deuxième
groupe répond à une nouvelle face de la poésie instinctive et spontanée:
il représente le sentiment de la nature réfléchi dans la fantaisie
populaire et fécondé par le christianisme, la puissance des anciennes
traditions, le penchant au merveilleux, inné dans le cœur de la foule
que tout mystère attire, et si particulièrement vivace en ces pays du
Nord encore peuplés des légendes héroïques de la vieille mythologie
scandinave. Les magiciens et les sorciers aiment à s’envelopper dans un
voile de brumes; le conte de fées éclôt aussi bien dans le brouillard et
la tempête que sous les rayons brûlants du soleil.

Vous retrouverez dans ces chansons de féeries beaucoup de thèmes communs
à la poésie populaire de tous les pays: c’est un amant qui sort de sa
tombe pour revoir et consoler sa bien-aimée; c’est une mère qui revient
de l’autre monde pour caresser et soigner ses petits enfants, maltraités
par une marâtre; c’est un soldat ou un chevalier dont le fantôme
apparaît pour ordonner à sa veuve de restituer le champ mal acquis, si
elle veut procurer le repos à son âme, ou pour révéler, comme le père
d’Hamlet, le crime dont il a été victime. Mais on y trouve aussi bien
des traits particuliers aux peuples du Nord. Les elfes, ces sirènes de
la colline, qui dansent dans les rayons de la lune pour séduire le
voyageur; les trolls, qui gardent les trésors dans la montagne; le
_nek_, dont la harpe retentit dans les flots du torrent; l’homme des
eaux, qui attire les jeunes filles dans son palais de cristal, et la
femme des eaux, qui devine l’avenir[15], tels sont les héros habituels
de ces chants merveilleux. Tantôt ils célèbrent la puissance des runes,
ces talismans magiques dont l’effet rappelle, en le dépassant, celui des
incantations de Canidie, et tantôt le pouvoir de la harpe d’or, qui
charme les oiseaux et les flots et qui force le _havmanden_ à la barbe
verte de quitter ses grottes profondes pour restituer sa proie.

  [15] Voy., dans le recueil de Gade, le morceau intitulé _le Roi des
    Danois fait saisir une femme des eaux_. La mélodie étrange de cette
    chanson sent la fraîcheur acerbe de la mer.

Quelques-unes de ces ballades étranges sont d’un charme exquis et d’une
forme presque parfaite:

  --Je sommeillais sur la colline des elfes. Deux jeunes filles
  s’avancent vers moi. L’une me frappe doucement à la joue, et l’autre
  me chuchote à l’oreille:

  «Éveille-toi, beau garçon, si tu veux danser avec nous. Pour toi, mes
  jeunes sœurs chanteront leur plus doux chant.»

  --L’une d’elles, la plus belle des femmes, commence à chanter. Le
  fleuve rapide s’arrête pour l’entendre; les petits poissons l’écoutent
  en remuant la queue, et les oiseaux gazouillent d’admiration dans le
  bois.

  «Écoute, beau garçon, veux-tu demeurer avec nous? Je t’apprendrai le
  secret des runes puissantes. Je te dirai comment on dompte l’ours et
  le sanglier, comment on chasse le dragon qui garde les trésors.»

  --Et les jeunes filles dansaient mollement de tous côtés, comme font
  les elfes, et je les contemplais, appuyé sur la garde de mon épée...
  Si, par la grâce de Dieu, le chant du coq n’avait tout à coup retenti,
  je restais avec elles sur la colline. C’est pourquoi, cavaliers qui
  chevauchez à travers la forêt, ne vous endormez jamais sur la colline
  des elfes.

Ailleurs, c’est l’homme de la mer qui monte sur un cheval de l’eau la
plus limpide, avec une bride et une selle du sable le plus blanc, et qui
entre à l’église pour y choisir sa fiancée. Toutes les images des saints
se retournent à son approche, mais la fille de Marksig, en le voyant,
songe en son cœur et se dit sous son voile: «Dieu veuille que ce beau
cavalier soit pour moi!» Il s’approche d’elle et lui prend la main, puis
tous deux s’en vont en dansant jusqu’au rivage, où la jeune fille tombe
tout à coup dans les flots. Mais quand elle a vécu huit ans avec lui et
l’a rendu père de sept enfants, un jour elle entend le son des cloches
en berçant son dernier-né; elle demande à l’homme des eaux d’aller à
l’église, et elle ne revient plus[16]. Ou bien c’est le roi de la
montagne, être terrible, qui a attiré chez lui une jeune fille et l’a
épousée. Elle lui donne huit enfants, avec cette fécondité des contes
populaires que le bon Perrault a traduite en une phrase devenue
proverbiale. Après quoi, elle désire revoir sa mère, et le roi de la
montagne le lui permet, à condition qu’elle ne parlera pas de lui. Au
premier mot qu’elle prononce sur son mari, celui-ci paraît à côté
d’elle, la frappe rudement pour la punir d’avoir manqué à sa promesse et
la ramène dans la montagne. Là, il la force de boire un breuvage qui lui
fait oublier père et mère, frère et sœur, le ciel et le soleil, Dieu et
Jésus-Christ[17].

  [16] J’ai réuni deux chansons dans cette courte analyse; la seconde
    est la suite naturelle de la première.

  [17] Cette chanson est suédoise.

Le groupe des chants historiques est riche surtout en Danemark, où il
embrasse une période de trois siècles, et écrit à sa façon la chronique
des rois, de 1200 à 1500[18]. C’est peut-être là qu’on trouve les plus
belles chansons, dont la poésie contraste singulièrement avec la rare
sécheresse de la plupart de nos chants historiques français. La _Mort de
la reine Dagmar_, que j’ai citée plus haut, appartient à ce groupe, qui
comprend aussi un très-remarquable cycle de neuf ballades roulant sur le
meurtre d’Éric VII (1585) par son _marsh_ (connétable) Stig, dont il
avait séduit la femme, et sur le sort des deux filles innocentes du
meurtrier, qui s’expatrient pour chercher partout un asile. Après avoir
tué le roi dans une grange, le connétable est proscrit par le jeune fils
de la victime, et il se retire en son château fortifié de l’île de
Hjelm, d’où il fait des excursions dans le voisinage, portant partout
avec lui le fer et le feu. Le château est enlevé et démoli; le
connétable prend la fuite et meurt bientôt, mais ses amis continuent la
guerre en pirates et dévastent les côtes du Danemark. Ses filles passent
d’abord en Suède, d’où elles sont chassées par le roi, neveu d’Éric VII,
puis en Norwége, où elles trouvent un asile dans le palais du souverain.
Le chant qui raconte leurs pérégrinations présente une forme assez
caractéristique. Il est d’un style monotone, d’un rythme lent et
plaintif comme une psalmodie. Le dernier vers de chaque strophe se
répète au commencement de la suivante, et entre chaque tercet le refrain
revient comme un glas funèbre:

  [18] Le premier livre imprimé en Danemark (1495) est le _Danske
    Riimkronnike_, où chacun des anciens rois raconte en vers sa vie,
    ses exploits et sa mort. La Suède et la Norwége ont aussi leur
    vieille histoire versifiée, tout comme le Danemark.

  «L’aînée prit la main de la plus jeune. Elles partent pour la Norwége.
  Le roi Erik rentrait à la maison.

  --Elles erraient seules dans le monde.

  --Le roi Erik rentrait à la maison. Les filles de Marsh Stig vont au
  devant de lui: «Quelles sont ces femmes étrangères?

  --Elles erraient seules dans le monde.

  --Quelles sont ces femmes étrangères? Pourquoi restez-vous ici si
  tard?--Nous sommes les deux filles du Marsh Stig.

  --Elles erraient seules dans le monde.

  --Nous sommes les filles de Marsh Stig; ayez pitié de nous,
  seigneur.--Savez-vous brasser? Savez-vous cuire le pain?

  --Elles erraient seules dans le monde.

  --Nous ne savons brasser, ni cuire le pain... mais nous savons filer
  de l’or et tisser de belles images...

  --La sœur aînée arrangeait le métier, et la plus jeune travaillait. La
  première image qu’elles tissèrent--fut la sainte Vierge et
  Jésus-Christ. La seconde image qu’elles tissèrent--fut la reine de
  Norwége et toutes ses dames. Elles tissaient des cerfs, elles
  tissaient des daims,--elles tissaient elles-mêmes, tristes et
  souffrantes, elles tissaient de leurs doigts rapides--tous les petits
  anges de Dieu.»

L’aînée finit par mourir de douleur, et la cadette épouse le fils du
roi.

On peut rattacher à ce groupe quelques productions plus récentes, comme
la chanson suédoise de Malcolm Sinclair, qui a été adaptée à un air
ancien. Sinclair, revenant de Turquie, fut surpris et tué, dans une
forêt de la Silésie, par des émissaires russes, qui lui enlevèrent ses
dépêches (1739). Sa mort fut célébrée aussitôt dans un chant populaire,
où l’on voit un jeune berger conduit par un vieillard vénérable aux
portes de la montagne, qui s’ouvrent et leur livrent passage jusqu’aux
Champs Élysées. Là, dans un grand château, ils aperçoivent autour d’une
table de marbre les anciens héros et rois de la Suède, surtout ceux
du nom de Charles. Le poëte anonyme les décrit tous, et pour tracer le
portrait de Charles XII, il trouve dans la douleur nationale des accents
d’une grande poésie. Sinclair entre tout saignant de ses blessures; il
raconte le guet-apens dont il est tombé victime, et les héros écartent
leurs rangs pour lui faire place parmi eux. Ainsi, en plein dix-huitième
siècle, au milieu des fadeurs de la poésie cultivée, l’imagination
populaire, frappée fortement, retrouvait le Walhalla scandinave.

Les chansons de chevalerie et d’amour forment un des groupes les plus
nombreux. Le _Chevalier au bocage_, le _Chevalier Brenning_, la _Petite
Tove_ et beaucoup d’autres ont bien du charme; mais on ne peut tout
traduire ni tout analyser. Parmi ces chants figure la plus longue de
toutes les ballades danoises, celle d’_Axel Thordsen_, qui a deux cents
strophes de quatre vers, sans compter le refrain, qui reparaît deux
cents fois. Une pièce d’une telle dimension peut sembler monotone, et
elle l’est, en effet, quand on la lit, mais non quand on la chante. Il y
a un rapport intime, dans la poésie populaire, entre la mélodie et les
paroles, et on ne peut les séparer sans presque la détruire. Le texte et
la musique ne font qu’un corps et qu’une âme: celle-ci explique et
complète celui-là, dont certains détails mêmes n’existent souvent que
pour elle. C’est surtout en chantant cette interminable ballade d’_Axel
Thordsen_, dont les événements dramatiques ont fourni à Œhlenschläger le
cadre tout fait d’une de ses plus belles tragédies, qu’on aperçoit le
rapport fin, piquant et toujours nouveau qu’il y a entre le contenu de
chaque strophe et le vers du refrain.

Une dernière classe comprend les chansons amoureuses ou familières de
date plus récente. L’élément lyrique y prédomine de plus en plus, tandis
que le vieux fonds épique va toujours en s’atténuant. La Suède et la
Norwége fournissent à ce groupe son principal contingent. Tout le monde
en Suède vous chantera la _Chanson de la Dalécarlie_:

  Le fin cristal reluit comme le soleil, comme les astres étincellent
  parmi les nuages. Je connais une fille resplendissante de vertu, une
  fille de ce village:

  «Mon amie, mon amie, ma fleur de rose, Dieu fasse que nous soyons
  ensemble!...»

La Norwége n’a point l’accent si lyrique, mais elle a un sentiment plus
intime et peut-être plus pénétrant.

  «Ah! Ola, Ola, mon doux ami, pourquoi me causer une si grande douleur?
  Non, je n’aurais pas cru que vous me pussiez trahir, moi qui étais si
  jeune.

  «J’ai versé des torrents de larmes; je croyais en devenir folle; j’ai
  répandu plus de pleurs qu’il n’y a de jours en mille années.

  «J’ai soupiré bien souvent; bien souvent j’ai séché mes larmes. Dans
  mes rêves souvent je pensais: Quel bonheur, si toujours il était à
  moi!

  «Je n’oublierai jamais la dernière fois que je vous vis à table: vous
  me tendiez la main; j’avais près de moi un garçon si beau que le
  soleil en pâlissait.

  «Que de tristesse l’amour entraîne avec soi! Ah! Dieu, protége tous
  ceux qui aiment! L’amour est un feu si brûlant! Personne n’en connaît
  bien la souffrance.»

Ces douleurs de l’abandon, la poésie populaire de la Norwége, comme
celle de tous les pays, les a chantées plus d’une fois, et presque
toujours avec une émotion communicative dans une expression familière.
Je laisse de côté les chansons burlesques de ce pays, qui jouissent d’un
renom particulier; mais qu’on me permette de citer encore la complainte
de la fille abandonnée, où chaque strophe se compose de deux vers: l’un
dépeignant le bonheur passé; l’autre, par antithèse, le malheur présent.
L’air en est d’une tristesse profonde, d’un sentiment et d’une couleur
admirables.

  L’an dernier, je gardais les chèvres dans les vallées profondes; cette
  année, je passe avec mon enfant par les fermes.

  L’an dernier, je pouvais danser quand sonnait joyeusement le violon;
  cette année, il faut que je berce l’enfant lorsqu’il pleure.

  L’an dernier, j’ai dormi chez le plus beau des garçons; cette année,
  je me tourmente en enveloppant l’enfant de guenilles.

  L’an dernier, j’avais dix-sept ans, et tout le monde me désirait;
  cette année, j’en ai dix-huit, et personne ne me regarde plus.

  Ne te ris pas de moi, jeune fille: le même sort peut t’arriver. Nul ne
  sait quand le frappera le malheur.

On me pardonnera cette digression, qui n’en est pas une, sur les
chansons populaires, où se manifestent si naïvement le génie d’une race
et son caractère national, et ces citations directement puisées à la
source, qui donneront peut-être à l’un de nos lecteurs l’envie de
reprendre et de compléter le curieux recueil de M. Marmier. Les chants
modernes n’ont, d’ailleurs, ni l’intérêt, ni la signification des
_Kœmpeviser_, où l’on trouve une peinture si frappante et si sincère,
dans sa rudesse même, des mœurs, des idées, des croyances du Nord. A ce
point de vue, on peut dire des légendes poétiques du Danemark qu’elles
sont plus vraies que l’histoire, et le recueil formé par M. Svend
Grundtvig[19] pourrait susciter un nouveau Saxo Grammaticus.

  [19] _Gamle danske Folkeviser_ (Anciennes chansons populaires
    danoises). M. Svend Grundtvig est le fils du célèbre pasteur dont il
    sera question plus loin.

Pour achever de faire connaissance avec les mœurs des anciens hommes du
Nord, il faut entrer maintenant au Musée des antiquités scandinaves, qui
est le commentaire vivant d’Œhlenschläger, des _Sagas_ et des chansons
populaires. C’est une exhumation des âges héroïques, et au milieu de ces
armes colossales, de ces cuirasses, de ces cottes de maille, de ces
lourdes épées, de ces fers de lance, de ces _umbos_ de bronze et de fer
arrachés aux entrailles du sol qui les avait gardés pendant quinze ou
vingt siècles, l’imagination évoque pêle-mêle les personnages mythiques
des deux _Eddas_, côte à côte avec ces terribles Northmans qui faisaient
pleurer Charlemagne.

Mais le Musée des antiquités scandinaves remonte bien au delà de Sigurd,
plus haut qu’Odin et Balder, plus loin, bien plus loin que les premières
figures qu’on voit apparaître, à peine distinctes du chaos et ébauchées
en formes encore indécises, dans les _Sagas_ les plus lointaines. Les
temps primitifs, décrits par les poëmes les plus reculés; les origines
cosmogoniques et mythologiques, entrevues, avec une mystérieuse terreur,
dans les perspectives sans fin du passé par l’œil des sibylles du Nord,
ne sont que de l’histoire moderne en regard de ces époques englouties
dans la nuit la plus absolue, et qui n’ont laissé d’autre trace que des
débris informes retrouvés au fond des tombeaux.

C’est en Danemark qu’on a découvert les monuments les plus nombreux et
peut-être les plus caractéristiques des premières périodes de
l’humanité, et c’est là aussi, on peut le dire, que l’étude des temps
préhistoriques a pris naissance. Les sépulcres maçonnés des _dolmens_ et
les chambres de bois des _tumuli_, les enclos de pierres, les marais,
les tourbières et les lacs ont livré par milliers à la science ces
documents authentiques, qui remplissent les salles du Musée des
antiquités scandinaves. Il y a vingt ans, on eût repoussé
dédaigneusement du pied, comme des cailloux vulgaires, ces grossiers
blocs de silex dont les éclats semblaient le fruit du hasard, avant que
l’œil attentif des savants eût trouvé le secret de ce travail
rudimentaire dans l’étude approfondie des moindres détails et le
rapprochement des formes. Aujourd’hui, on recueille partout avec un soin
pieux ces ébauches d’armes et ces embryons d’outils, qui représentent le
point de départ de la civilisation et le premier effort de l’humanité.

Plus on remonte dans le passé et plus cette collection unique, peut-être
la plus riche du monde, abonde en documents de tout genre. Les haches,
les massues, les pioches et les marteaux de pierre, les harpons, les
flèches et les hameçons en os de rennes ou d’élans, ressuscitent sous
nos yeux les périodes antédiluviennes. Ces coquilles d’huîtres, au
milieu desquelles reste soudé encore le _couteau_ qui servait à les
ouvrir, écrivent le premier chapitre, après la pomme d’Ève, de
l’histoire de la gourmandise humaine, et ces dents de chien, percées
d’un trou, qu’on portait au cou en guise de perles, représentent les
débuts de la coquetterie féminine. Les instruments de bois ont péri pour
la plupart, mais les entrailles de la terre ont gardé les autres et les
ont tenus en réserve pour révéler au dix-neuvième siècle un monde dont
il ne soupçonnait pas l’existence. La matière indestructible et
l’habitude d’enterrer avec le cadavre du mort les objets qui lui avaient
servi pendant sa vie, les ont sauvés d’une destruction certaine. L’âge
de la pierre s’est, du reste, prolongé en Danemark, comme en Suède et en
Norwége, plus avant qu’ailleurs, et il y subsistait toujours, tandis que
l’âge de bronze et l’âge de fer régnaient en d’autres pays. La vieille
Chersonèse cimbrique a longtemps gardé la rudesse des mœurs primitives,
et l’on s’y servait encore d’armes et d’ustensiles en silex après
l’introduction du christianisme, qui ne pénétra sur la terre d’Odin
qu’au neuvième siècle.

Mais l’homme a découvert le cuivre et l’étain, et il en a fait le
bronze; il a trouvé l’or, et la richesse de la matière semble lui avoir
révélé en même temps le secret de l’art. Avec ses nouveaux outils, il
creuse des arbres, il les façonne en cercueils et en bateaux, il se
forge des boucliers, des épées, des colliers, des bracelets, des
couronnes, des urnes et des vases d’un travail délicat. Voici la pesante
épée pointue et sans garde, qui servait non à frapper, mais à _piquer_
l’ennemi. Voici les _lours_ colossaux où sonnaient les héros des
_Sagas_, et qui, sous le souffle vigoureux des vieux _jarles_, rendaient
un accent plus terrible que celui du cor de Roland à Roncevaux. On a pu
voir au Champ-de-Mars, en 1867, dans la galerie de l’histoire du
travail, le plus grand et le plus curieux de ces géants de bronze, près
duquel les bugles et les cuivres redoutables de l’artillerie musicale de
M. Sax ne sont que des jouets d’enfants. Figurez-vous un énorme serpent
vertébré, long de près de sept pieds, contourné sur lui-même en forme
d’une S retournée, et dont le tube, étroit à son embouchure, va
s’élargissant toujours jusqu’à l’extrémité opposée, qui se termine par
un large pavillon plat comme une cymbale!

Les monuments de l’âge de fer ne présentent pas moins d’intérêt. Là
encore les plus anciens sépulcres ont fourni la récolte la plus
abondante, et la première période est plus riche que la suivante. On a
trouvé dans le tombeau du belliqueux roi Gorm et de la reine Thyra, sa
femme, un gobelet d’argent, un plat et une sorte de grossier bas-relief
en bois offrant l’imitation d’un guerrier, qui sont de précieux
spécimens de l’art scandinave au dixième siècle. Tous les autres objets
proviennent de tombes anonymes, et la curiosité du spectateur qui
voudrait attacher le nom d’un héros à chacune de ces reliques en est
réduite à de pures hypothèses. La variété des armes exposées sous les
vitrines témoigne du génie destructif des Northmans. Les lames tordues
alternent avec les _scramasax_ recourbés; les piques, les javelots, les
fers de lances, avec les arcs hauts de cinq pieds et les flèches encore
garnies du goudron qui servait à attacher les plumes; la hache, avec la
fibule en forme d’écaille de tortue qui attachait à l’épaule le vêtement
du Jute et du Cimbre, et avec la classique épée des vikings, à la longue
poignée, à la lame forte et grossière, au double tranchant, décorée
d’inscriptions runiques et garnies d’un bouton triangulaire ou en forme
de feuilles de trèfle.

Le Groënland se sert, aujourd’hui encore, de quelques objets semblables
à ceux de l’âge de pierre. Les vieilles traditions et les procédés de la
civilisation primitive n’ont subi presque aucune atteinte dans cette
colonie danoise, gardée par une large barrière de vagues et de glaces
contre les invasions du progrès. Dans le musée ethnologique de
Copenhague, la galerie du Groënland forme comme une succursale naturelle
au musée des antiquités du Nord. Mais je m’arrête sur le seuil, et je me
borne à montrer du doigt ces nouvelles richesses. Si l’on ne résistait à
l’attrait, les musées de Copenhague ne vous lâcheraient plus.




VII

ÉTABLISSEMENTS D’INSTRUCTION.--LA LITTÉRATURE CONTEMPORAINE.


L’Université de Copenhague comprend des facultés de théologie, de
médecine, de droit, de philosophie, d’histoire, de mathématiques et de
sciences physiques. Autour d’elle se groupent l’École polytechnique,
dont le fondateur et le premier directeur fut l’illustre Œrsted, à qui
l’on doit la découverte de l’électro-magnétisme; l’Académie de
chirurgie, l’École supérieure militaire, l’École des aspirants de
marine, l’École d’agriculture, et une multitude de sociétés savantes,
qui embrassent dans le cadre de leurs études et de leurs recherches le
cercle entier des connaissances humaines. La ville a un jardin
zoologique et un jardin botanique. Elle possède trois bibliothèques
publiques, dont deux au moins ont une extrême importance. Les
libéralités les plus intelligentes ont grossi à l’envi le trésor de ces
magnifiques établissements, particulièrement riches en manuscrits
relatifs à l’histoire du Nord. Retranchez Paris et Londres du concours,
et la bibliothèque royale de Copenhague sera la première de l’Europe.

L’enseignement, en Danemark, est gratuit et obligatoire; mais surtout,
ce qui vaut mieux, il est en honneur. Les mœurs sont plus efficaces que
les lois pour combattre l’ignorance, et il ne servirait à rien de
décréter l’instruction, si l’empressement du peuple n’avait, pour ainsi
dire, rendu ce décret inutile. Le pasteur Grundtvig, l’une des figures
les plus originales de l’histoire littéraire du Danemark, poëte,
historien, critique, érudit, théologien et, par-dessus tout,
passionnément Danois et Scandinave, a institué pour les paysans des
écoles d’hiver, fréquentées avec une ardeur incroyable, qui enseignent
au peuple l’histoire de son pays et font marcher de front l’instruction
et le patriotisme. Tout s’accorde ici à favoriser les progrès de
l’enseignement. Le titre de professeur est prisé à l’égal des plus
hauts. Le roi Christian IV, dont on ne peut faire dix pas à Copenhague
sans rencontrer le nom, a fondé un asile pour cent étudiants pauvres,
pensionnés par l’État, et de riches particuliers ont suivi son exemple.
Les étudiants eux-mêmes ont acquis, pour en faire un centre de réunion,
un bel hôtel qui renferme une bibliothèque et un cabinet littéraire,
tenus au courant de toutes les œuvres dignes d’attention en Europe. Là,
ils passent les soirées à lire, à discuter, à faire de la musique, à
chanter en chœur les vieux airs nationaux.

Causez avec un paysan ou un ouvrier danois, vous rencontrerez rarement
cette ignorance navrante si commune chez nous dans les classes
populaires. J’ai trouvé là-bas des commerçants et des agriculteurs fort
versés dans l’étude de la science et des arts: c’est que le commerce et
l’agriculture y sont considérés franchement comme des professions
libérales. Tel député influent vend des étoffes dans Ostergade; tel
professeur de l’Université, tel directeur de journal, tel orateur écouté
du Landsthing ou du Folkething, retournent chaque soir dans la ferme des
environs où ils habitent et qu’ils font valoir de leurs propres mains.
Toutes les personnes de la classe moyenne avec qui je me suis trouvé en
rapports, même les femmes, quelquefois les enfants, parlaient français,
tantôt avec facilité et presque sans accent, parfois avec une finesse de
tournure où se trahissait le commerce assidu de nos auteurs classiques,
toujours de façon à nous faire rougir de notre ignorance et de notre
paresse philologiques. Beaucoup connaissent notre littérature
contemporaine plus à fond que bien des Parisiens qui se vantent de tout
lire, et j’en ai eu, pour ma part, des preuves qui m’ont aussi surpris
que charmé.

Avant tout, néanmoins, les Danois aiment et lisent leurs propres
écrivains. Rien de pareil à ce qu’on voit si souvent chez nous, où la
renommée devient une affaire de circonstances et de partis, où les mêmes
noms sont exaltés sans mesure et dénigrés sans pudeur, suivant les temps
et les lieux; où un homme qui est la gloire de la France dans les
bureaux d’un journal, en est la honte dans les bureaux de la feuille
voisine; où il faut lutter vingt ans contre l’indifférence d’un public
étourdi pour arriver enfin au droit d’être adopté par cinquante
personnes et injurié par deux cents autres. Ce n’est pas que les partis
manquent en Danemark: on y retrouve, sous des noms divers, à peu près
tous ceux que nous avons en France; mais ils sont réunis et dominés par
cette admirable unanimité de patriotisme que je ne puis me lasser de
signaler à la louange du caractère national, comme par le lien des
sentiments, des idées et des croyances que tous leurs écrivains, ou bien
peu s’en faut, s’accordent à reconnaître et à respecter. Ce n’est donc
pas seulement au public, c’est aux auteurs aussi qu’il faut reporter
l’honneur du phénomène qui fait du Danemark, en dehors de la question
d’argent, la terre promise de la vie littéraire.

La culture de l’esprit se joint au sentiment patriotique pour
populariser davantage encore cette connaissance de la littérature
indigène. Sauf à l’École des Chartes et à l’Académie des inscriptions,
combien d’hommes trouverez-vous à Paris qui aient étudié les origines de
la langue et se puissent débrouiller nettement à travers le chaos des
œuvres du moyen âge? Parmi les plus érudits même, en est-il beaucoup
pour qui la poésie populaire ne soit presque lettre close, et qui
n’ignorent ou ne dédaignent ce trésor, dont l’exploitation date de peu
d’années? Or partout à Copenhague, sur les chansons populaires comme sur
les _Sagas_ et les légendes; sur les inscriptions runiques comme sur les
premiers monuments laissés par les vieux historiens danois, j’ai
rarement posé une question à un romancier ou à un journaliste politique,
à un magistrat ou à un négociant, sans obtenir aussitôt des
renseignements sûrs et précis.

C’est fête au Théâtre royal quand on y joue le _Potier politique_, _Jean
de France_ et toutes ces œuvres piquantes où Holberg a semé les traits
de sa verve satirique et raillé les ridicules, les sottises, les
préjugés de son temps, avec une vérité d’observation, une franchise de
couleur, une gaieté spirituelle et sensée qui en font, dans la comédie
bourgeoise, un vrai disciple de Molière. C’est plus grande fête encore
lorsqu’on y joue les drames nationaux d’Œhlenschläger. Tous les Danois
ont dans leur bibliothèque et relisent les contes, les épigrammes, les
chansons et les parodies du joyeux Wessel; les vers fugitifs, les odes,
les élégies, les épîtres, les épopées comiques, les œuvres innombrables
et infiniment variées de ce Baggesen, l’un des plus tristes hommes et
l’un des plus grands poëtes du Danemark,--nature incomplète et pleine de
contrastes, mêlée de tendresse et de haine, d’incrédulité et de foi, de
ricanements et de larmes, de frivolité et de profondeur, qui tantôt
attire comme une caresse et tantôt repousse comme un sarcasme. Tous
savent par cœur les hymnes religieux et patriotiques d’Evald, qui fut le
précurseur d’Œhlenschläger, et avant lui l’un des créateurs de la poésie
nationale moderne dans son pays.

Le Danemark a perdu récemment trois écrivains qui, par des titres
divers, avaient conquis les premiers rangs dans son histoire littéraire.
C’est d’abord le fécond Ingemann, qui a exploité avec un bonheur
constant les vieilles chroniques de son pays et mis en scène, d’une
plume facile et souple, dans une longue série de poésies lyriques,
d’épopées et de romans, les mœurs et les hommes du moyen âge; puis L.
Heiberg, d’un talent plus fécond et plus flexible encore, mais moins
profondément national,--critique, philosophe, érudit, poëte,
journaliste, qui passait tour à tour d’une dissertation à une ode, d’une
nouvelle à une cantate, et du drame au vaudeville. Le spirituel et malin
Heiberg fut surtout le Scribe du Danemark, comme Ingemann en fut le
Walter Scott, et si celui-ci est le conteur du foyer, celui-là est
demeuré longtemps le fournisseur en titre du théâtre, dont il reste
toujours l’auteur favori. C’est un Français du Nord; il a la gaieté
primesautière, le style et l’esprit parisiens.

Le troisième est le nom le plus populaire et le plus universellement
connu de la littérature danoise contemporaine; c’est Andersen, mort en
1875.

Andersen n’a pas été bercé sur les genoux d’une duchesse, comme disait
feu Timon en parlant de M. Thiers. Vous trouverez sa biographie partout;
il l’a écrite lui-même avec l’intérêt et le charme de ses plus jolis
contes. Andersen est né à Odensée, capitale de la Fionie, en 1805. Son
père était un pauvre cordonnier,--si pauvre qu’en se mariant il acheta
pour lit de noces les débris d’un catafalque où l’on venait d’exposer le
corps d’un gentilhomme. Les grandes tentures noires semées de taches de
cire, avaient été disposées en rideaux. C’est là qu’Andersen vint au
monde. Admirable sujet pour un poëte romantique!

Dès qu’il fut en âge de travailler, on le mit dans une fabrique, et le
peu d’heures qui lui restaient, il les passait assidûment à l’école des
pauvres. Un voisin lui prêta quelques livres, qui donnèrent le premier
essor à son imagination enfantine. Une fois éveillée, elle marcha vite.
A quatorze ans, après la mort de son père, il partait pour Copenhague
avec trente-trois francs dans sa bourse et tout son bagage dans un
mouchoir de poche, ne doutant pas d’y arriver en un clin d’œil à la
fortune et à la gloire. Il avait une jolie voix, que le maître d’école
avait souvent admirée, et en lisant les comédies prêtées par le voisin,
il les déclamait avec de si beaux gestes que toutes les commères du
quartier, émerveillées, pronostiquaient à l’envi qu’il serait le Talma
du Danemark.

A Copenhague, les déboires commencent. En quelques jours, il dépense à
l’hôtel tout son trésor, qu’il croyait inépuisable, et se voit refuser
par le directeur du théâtre, parce qu’il est trop maigre! Il entre comme
apprenti chez un tailleur, puis devient élève du plus célèbre professeur
de musique de Copenhague, et au moment où il se flatte de devenir un
chanteur illustre, il perd subitement la voix. Jugez de sa douleur! Mais
il se raccroche encore à l’espoir et s’engage, pour vivre, parmi les
figurants du théâtre. Andersen figurant, et figurant dans les ballets!
Il faut avoir connu ce charmant poëte, qui s’est peint lui-même dans un
de ses Contes sous les traits du _Vilain canard_ pour comprendre toute
la navrante profondeur de comique qu’il y a dans le rapprochement de ces
simples mots! Il gagnait six francs par mois, le malheureux, et n’avait
qu’un pantalon de toile pour affronter les rudes hivers du Nord. Mais il
s’obstinait toujours, s’enveloppant dans la couverture de son lit pour
apprendre et répéter ses rôles à loisir: c’est ainsi qu’il jetait au
dehors toute la surabondance de son bouillonnement poétique, et donnait
le change, sans s’en douter, à ses premiers besoins, confus encore, de
création littéraire.

«A cette époque, dit-il, j’avais la candeur, l’ignorance et toutes les
naïves superstitions d’un enfant. J’avais entendu dire que ce qu’on fait
le 1er janvier, on le répète habituellement toute l’année. Ce jour-là
donc, tandis que les voitures circulaient dans les rues, je me glissai
par une porte dérobée dans la coulisse et m’avançai sur la scène. Mais
alors le sentiment de ma misère me saisit tellement qu’au lieu de
prononcer le discours que j’avais préparé, je tombai à genoux et récitai
en pleurant mon _Pater noster_.»

Tout Andersen est là.

Cependant son sort allait changer. Le vieux poëte Guldberg le prit en
affection, lui donna les honoraires de son dernier livre, et l’engagea à
compléter son instruction, singulièrement négligée. Des amis obtinrent
pour lui une bourse au gymnase de Slagelse, et, près d’atteindre sa
vingtième année, Andersen commença résolûment ses études avec des
écoliers de dix ans, qui le firent souffrir de leur mieux. Le recteur
lui-même semblait prendre à tâche de l’humilier, en lui faisant sentir
sans cesse le poids de sa pauvreté et de son isolement. «Jamais je n’ai
tant souffert, ni tant pleuré», dit-il. Lisez dans le _Vilain petit
canard_ ce qu’il eut à souffrir des persécutions de ses camarades, qui
le trouvaient laid, gauche et trop grand. C’est au prix de ces rudes
épreuves que se forment les talents originaux et vigoureux. Il persévéra
vaillamment, jusqu’au jour où l’on s’aperçut enfin, comme dans son
conte, que le caneton méprisé était un cygne.

Nous ne donnerons pas l’énumération des œuvres d’Andersen. Elles sont
aujourd’hui bien connues de tous les lettrés. On les a traduites dans la
plupart des langues de l’Europe; elles ont inspiré les peintres et
fourni à Kaulbach le sujet d’un de ses plus beaux dessins. Il aimait à
raconter lui-même ses succès, et il en jouissait avec le naïf orgueil
d’un enfant. Poëte, il a l’accent rêveur et voilé de la nature du Nord,
la douce et vague mélancolie, la tendresse religieuse et candide qu’on
retrouve, mêlée à une imagination fraîche et variée, à un _humour_
délicieux, dans les Contes, qui sont ses vrais titres de gloire. Presque
tous tiennent à la fois de l’historiette et de la fable: de celle-là,
par l’intérêt dramatique: de celle-ci, par la leçon morale, à laquelle
il donne un tour imprévu. L’émotion, la malice et la philosophie s’y
montrent tour à tour, quelquefois en même temps, sous des teintes
discrètes et tout intimes. La bonhomie en est fine et piquante. Il aime
à choisir ses héros, comme ses incidents, au milieu de la vie commune,
dans les sphères les plus modestes et les plus déshéritées, mais il les
relève en allumant à leur front, jusqu’en ses tableaux les plus
familiers, le rayon d’or de la poésie.

Les enfants sont les favoris d’Andersen: il a écrit pour eux de vrais
contes de fées, où le merveilleux abonde, mais qui s’adressent à tous
les âges par la vérité saisissante de l’observation, l’originalité de
l’allure, la portée _philosophique_, la couleur et le charme d’un style
imagé, à la fois exquis et ingénu, plein de souplesse et d’abandon, où
le naturel s’allie toujours à la recherche et la simplicité à la grâce.
L’auteur vous fait sourire ou vous émeut doucement. On y voit son âme à
jour, et en le lisant il est impossible de ne point l’aimer.

Les contes d’Andersen portent au plus haut point le caractère général de
la littérature danoise. Il y a des exceptions sans doute, mais il ne
reste pas moins vrai que dans son ensemble, elle a su allier le culte de
l’art au respect des meilleurs sentiments de l’âme humaine, et qu’elle
offre une physionomie religieuse et morale qui lui mérite une place à
part dans l’histoire littéraire de l’Europe. Poëtes et romanciers ont
compris ce qu’ils avaient à gagner, même en gloire, à se faire les
écrivains de la famille et les hôtes du foyer. Joignez-y le caractère
national et patriotique dont ils ont vigoureusement empreint leurs
œuvres, et vous comprendrez mieux encore leur popularité.

Les poëtes danois aiment à faire pour le peuple des refrains que le
peuple n’aime pas moins à chanter. Nulle part peut-être les hymnes
nationaux ne sont aussi nombreux qu’en Danemark: c’est là un trait
significatif, qui marque à la fois le caractère de la poésie et celui du
pays. Combien de fois n’ai-je pas entendu les chansons populaires de M.
Erik Boegh, un ancien maître d’école, devenu rédacteur en chef d’un
journal très-répandu, auteur dramatique, directeur de théâtre, et les
chants nationaux de M. Carl Ploug, d’une mâle vigueur, d’un style ferme,
expressif et concis, d’un accent belliqueux, et qui semblent faits pour
retentir à la tête d’une armée par la bouche de cuivre des clairons. La
liberté et la grandeur de la patrie sont l’unique inspiration de ce
Tyrtée danois. Il s’est fait l’interprète des sentiments, des intérêts
et des souvenirs du peuple dans les strophes qu’il intitule le _Nord
uni_, et il a formulé, avec une énergie véhémente et une saisissante
âpreté de style, qu’on ne peut rendre, par malheur, en une traduction,
les aspirations du parti qui le reconnaît pour son chef:

  Depuis longtemps le tronc magnifique du Nord s’était divisé en trois
  branches maladives. Mais une heure viendra où se réuniront les
  fragments aujourd’hui séparés, et alors le Nord, libre et puissant,
  prendra en main la cause des peuples pour les conduire à la victoire.

Les revers du Danemark ne lui ont pas fait oublier non plus le _Vaillant
soldat_, du professeur Faber (mort récemment), composé au réveil de la
nationalité danoise en 1858, pendant la première campagne du Slesvig, et
mis en musique par Horneman sur un rythme entraînant et martial, où l’on
retrouve çà et là comme un écho, mais singulièrement accéléré et
accentué, de _Partant pour la Syrie_. Le _Vaillant soldat_, écrit sur le
ton d’une familiarité héroïque, est allé droit au cœur du peuple; en
quelques jours, d’un bout à l’autre du royaume, tout le monde le sut par
cœur. Le paysan le chantait en conduisant sa charrue, le bourgeois dans
sa maison, l’étudiant à son _club_, le soldat pendant la bataille. C’est
aux accents de cette _Marseillaise_ que le Danemark s’est levé contre
l’Allemagne, qu’il a vaincu à Frédéricia, défendu Sonderborg et Duppel.

  Au moment de partir (_bis_),--Ma fiancée voulait me suivre,--Oui, ma
  fiancée voulait me suivre.--«Impossible, mon amie,--Je m’en vais en
  guerre.--Que la mort m’épargne, et je reviendrai t’épouser.--Je
  resterais avec toi si le pays n’était en péril;--Mais toutes les
  jeunes filles du Danemark se reposent sur moi.»

  Voilà pourquoi je vais combattre en vaillant soldat. Hourrah! hourrah!
  hourrah!...

                   *       *       *       *       *

  Je sais que le Danebrog (_bis_),--Nous tomba du ciel,--Oui, nous tomba
  du ciel.--Il flotte dans notre port, à la tête de notre armée.--Aucun
  autre drapeau n’a un nom à lui comme le nôtre.--Les Allemands l’ont
  traité avec mépris; ils l’ont foulé aux pieds.--Notre étendard est
  trop bon et trop vieux pour eux.

  Voilà pourquoi, etc.

                   *       *       *       *       *

  Que chaque Danois combatte (_bis_),--Pour sa fiancée et la
  patrie,--Oui, pour sa fiancée et la patrie!--Honte au misérable
  nigaud,--Qui n’aime point sa langue,--Qui a peur de donner sa vie pour
  notre cher drapeau!--Si je ne reviens pas vers mes vieux parents,--Le
  roi les consolera, en leur disant:

  Il a fait honneur à sa promesse, le vaillant soldat. Hourrah! hourrah!
  hourrah!

Combien de perles enfouies dans les solitudes de ces langues étrangères,
que la petitesse du peuple qui les parle condamne à rester ignorées!
Trouverait-on en France dix personnes qui sachent le danois? J’en doute.
Cet idiome simple, doux et pourtant concis, dérivé de la souche
primitive du _Norsk_ qui s’est perpétuée jusqu’à nous sur le sol vierge
de l’Islande, mais modifié par des influences étrangères où la France
peut revendiquer sa part; tenant à la fois de l’allemand par la méthode
de la composition des mots, et plus encore de l’anglais par le génie,
les tournures et les formes grammaticales, garde sous une triple
barrière, dont les meilleures traditions ne suffisent pas à donner la
clef, des trésors de traditions et de poésie. «Il vaudrait la peine
d’apprendre le hollandais rien que pour lire Bilderdick dans
l’original», me disait un jour l’un des écrivains les plus distingués
des Pays-Bas. Il vaudrait la peine aussi d’apprendre le danois rien que
pour lire Evald, Œhlenschläger et Andersen.




VIII

DERNIER COUP D’ŒIL SUR LES MONUMENTS DE COPENHAGUE.--LA BOURSE.--LA TOUR
RONDE.--LES ÉGLISES.


Je ne sais si quelque lecteur me reprochera cette longue parenthèse,
qui, se rattachant à la description des musées et des établissements
d’instruction de Copenhague comme à son point de départ, m’a conduit peu
à peu, d’incidents en incidents, par la loi de l’association des idées,
à présenter le tableau sommaire de la littérature du pays. Ceux-là même
qui seraient tentés de me la reprocher reconnaîtront du moins que ce
n’est pas un hors-d’œuvre.

Mais il est temps de reprendre à travers la ville, pour l’achever au
plus vite, notre promenade interrompue. Il nous reste à voir trois
monuments anciens et caractéristiques: la Bourse,--l’Église de
marbre--et la Tour ronde.

La Bourse de Copenhague est encore un souvenir du règne de Christian IV.
Au premier aspect, elle semble plus vieille que son âge. Avec sa façade
bizarre, les ornements nombreux dont elle est historiée, ses hautes et
sombres fenêtres, sa tourelle fantastique où quatre dragons, la gueule
allongée vers les quatre points cardinaux, forment la flèche par
l’enroulement de leurs queues en spirales, elle ne rappelle en rien
l’architecture classique dont l’idée s’attache chez nous au nom du
dix-septième siècle, pas plus que le patron monotone et banal dont le
seul mot de Bourse évoque aussitôt le souvenir dans notre imagination.

L’édifice domine le petit bras de mer qui sépare l’île de Seeland de
l’île microscopique d’Amack. Une forêt de mâts s’agite à ses pieds, et
les navires de commerce, revenus de leurs excursions lointaines, aiment
à s’abriter sous son ombre. A quelques pas aussi, devant la vieille
maison, tout enguirlandée de pierres blanches, que la tradition désigne
comme la demeure de la belle Dyveké, cette fille d’auberge qui gouverna
le Danemark sous le règne de Christian II, se tient le grand marché de
la ville,--la Bourse des ménagères à côté de la Bourse des spéculateurs.
Tandis que les négociants règlent le cours de la rente, les cuisinières
négocient le cours des poulets et des légumes. Dès que j’arrive dans une
ville étrangère, l’une de mes premières visites est pour le marché
public: nulle part on ne surprend mieux sur le fait la vie intime et
familière d’une population. C’est au marché d’Amack que j’ai vu
apparaître pour la première fois une ombre de couleur locale dans les
costumes indigènes. La fruitière, en ample tablier blanc faisant le tour
du corps, en coiffe de laine bordée d’un large liseré noir, en mouchoir
rouge tordu autour du cou et sur ses épaules; le jardinier, en chapeau
rond, en pantalon de zouave, en veste sans basques sous laquelle
apparaît le gilet fermé à deux rangées de boutons, se tiennent debout
entre leurs paniers, ou sur leurs chars plats attelés de deux chevaux.
L’île d’Amack est un immense potager, d’une fertilité rare, où s’est
conservée jusqu’à nos jours, presque pure de tout mélange, la petite
colonie frisonne que la reine Élisabeth, sœur de Charles-Quint, y fit
venir dans les premières années du seizième siècle.

En flânant dans les rues de Copenhague, j’ai vu encore çà et là quelques
spécimens des costumes nationaux: une jeune fille de l’île lointaine de
Bornholm, ensevelie dans son manteau de roulier, coiffée d’un bonnet aux
longues barbes qui se relèvent en double éventail au-dessus de sa tête;
la femme d’Œrö, au gigantesque chapeau de paille projeté comme un auvent
sur sa figure; la paysanne seelandaise, en grand col rond recouvrant les
épaules comme celui de nos marins, le visage encadré dans son bonnet à
la passe plate et empesée, à la coiffe recouverte de larges rubans de
diverses couleurs noués au-dessous et retombant le long du dos. Ces
costumes se rencontrent de loin en loin dans les quartiers populaires de
Copenhague, aux extrémités des faubourgs, et spécialement dans cette
série de ruelles bizarres qui du jardin de Rosenborg à la rue de
Groënland et à la citadelle, s’étendent en lignes parallèles et
très-rapprochées. Ces ruelles, régulièrement tracées, bordées de petites
maisons uniformes d’un seul étage, et portant des noms singuliers: rue
de l’Éléphant, rue de l’Ours, rue du Crocodile, etc., ont été bâties
dans les environs du port pour servir de centre général aux matelots qui
s’y trouvaient casernés, tout en gardant chacun son foyer et sa famille;
mais les besoins de la marine royale, qui ne compte aujourd’hui qu’une
flottille à hélices et quelques bâtiments cuirassés, ne sont plus les
mêmes qu’au temps de sa splendeur, et l’on a démoli déjà une partie de
ce quartier curieux dans les embellissements de la ville.

Hélas! le pittoresque est traqué partout à Copenhague, au nom de la
civilisation et du progrès, comme dans la plupart des capitales de
l’Europe. D’après les récits de quelques voyageurs, je m’attendais à y
rencontrer ce veilleur de nuit, tradition vivante du moyen âge que j’ai
retrouvée en Hollande et en Espagne. Il y a quelques années encore, le
veilleur de nuit parcourait d’un pied infatigable les rues de
Copenhague, chantant à chaque heure, sur un de ces airs monotones et
rêveurs où se reflète la mélancolie de la nature du Nord, une strophe de
l’hymne religieux composé expressément dans ce but par l’évêque Kinbo.
Cet usage touchant et naïf est allé rejoindre les vieilles lunes et les
neiges d’antan. Je conçois assurément que les habitants de Copenhague
trouvassent désagréable d’être réveillés toutes les heures, sous
prétexte d’apprendre qu’ils pouvaient dormir tranquilles; mais il est
permis à un touriste d’exprimer ses regrets, au simple point de vue de
la couleur locale.

A quelques pas de ces ruelles s’élève l’Église de marbre, débris
inachevé d’un temple fastueux, commencé au dix-septième siècle, pour
lequel l’argent manqua tout à coup avant qu’on eût pu le conduire à son
terme. Ces colonnes sans chapiteaux, construites aux trois quarts de
leur hauteur, ces murs et ces fenêtres sans couronnement, la masse
imposante et triste de cette ruine moderne, devenue ruine avant d’avoir
été monument, produisent un effet étrange, et le _pendent opera
interrupta_ du poëte revient à la mémoire.

Comme le palais de Rosenborg, comme la Bourse, comme tous les monuments,
sans exception, qui offrent une physionomie originale et
caractéristique, la Tour ronde est encore une œuvre du règne de
Christian IV, ce souverain glorieux qui réunit le triple talent de Henri
IV à la magnificence de Louis XIV et à son amour de bâtir. Cinq rangs de
fenêtres cintrées, que séparent des piliers plats en briques, percent de
toute leur hauteur les murs massifs de la Tour ronde, couronnée d’un
rebord et coiffée d’un pavillon qui servit d’observatoire à
Longomontanus, disciple de Tycho-Brahé. On monte au sommet par une route
qui s’enroule sur elle-même, comme l’escalier sans marches du vieil
hôtel de ville de Genève. Pendant son séjour à Copenhague, le czar
Pierre le Grand aimait à faire cette ascension en voiture, au trot des
chevaux.

La Tour ronde est adossée à l’église de la Trinité, qui contenait
autrefois sous sa voûte supérieure la bibliothèque de l’Université,
transférée depuis dans un beau monument de style semi-gothique, quoique
de construction récente, qui est l’un des ornements de Copenhague. A
quelques pas de là s’élève l’église Notre-Dame, dont l’architecture
rappelle de loin celle de la Madeleine. Le fronton repose sur six
colonnes cannelées, et une tour, surmontée d’une croix d’or, en couronne
assez lourdement le faîte. A l’intérieur, les arcades supportent un
premier étage en galeries, bordé d’une colonnade qui soutient la voûte.

Somme toute, cet édifice, correct et froid, coulé dans l’éternel moule
classique d’où sont sortis tant de milliers d’épreuves toujours
semblables, mériterait à peine un coup d’œil s’il n’était une sorte de
musée où se trouvent réunies le plus grand nombre et les plus belles des
œuvres religieuses de Thorvaldsen. L’exposition commence au dehors par
le magnifique fronton en terre cuite qui représente la _Prédication de
saint Jean-Baptiste_, et par le bas-relief en plâtre qui déroule
au-dessus de la porte principale l’_Entrée du Christ à Jérusalem_. Elle
se poursuit, à l’intérieur, par la frise de _Jésus sur le chemin du
Calvaire_, qui surmonte l’autel; par l’ange du baptistère et surtout par
les statues colossales du Christ et des douze Apôtres. Cette œuvre trop
vantée ne nous semble occuper qu’un rang secondaire parmi les
productions du fécond et puissant artiste. C’est qu’il y fallait autre
chose que de la science et du goût, de nobles attitudes et de belles
draperies: il y fallait le souffle de l’inspiration chrétienne, ce
tendre et profond sentiment religieux qui manquait au calme génie de
Thorvaldsen, exclusivement nourri de la moelle de l’antiquité. A ces
morceaux d’un grand style, mais qui représentent plutôt les sages de la
Grèce que les apôtres de l’Évangile, je préfère les humbles statuettes
dressées au porche de nos vieilles cathédrales par le ciseau naïf et
anonyme des tailleurs d’images du treizième siècle.

Notre-Dame est la cathédrale de Copenhague, qui a beaucoup d’autres
églises. Nous ne les décrirons pas: ce sont moins les pierres qui nous
intéressent que les hommes; moins les monuments que les idées et les
mœurs. Pas une, d’ailleurs, n’offre un grand intérêt artistique. Toutes,
ou presque toutes, sont modernes. Elles ont quelque chose de la froideur
jetée par le protestantisme sur tous ses temples comme un linceul, sans
en avoir pourtant la nudité navrante et presque sinistre. Placées sous
l’invocation des saints, de la Vierge même, elles ne rejettent pas, avec
l’austérité hargneuse et farouche du puritanisme calviniste, les
décorations et les œuvres d’art. Après Thorvaldsen, toute l’école de
sculpture danoise, tous ses émules et ses disciples, depuis Viedvelt et
Freund jusqu’à Bissen et Jérichau, les ont enrichies de remarquables
statues. Elles ont gardé le chœur et l’autel: ce ne sont point des
temples, ce sont bien réellement des églises.

Dans Holmens Kirke, j’ai vu le tombeau de l’amiral Niels Juel et de
Pierre Tordenskjold, le dernier des Vikings, qui périt à vingt-neuf ans
sous l’épée d’un escroc, après dix années d’exploits dignes de Jean-Bart
et de Duguay-Trouin. Devant ces tombeaux héroïques, j’ai relu le drame
d’Œhlenschläger et les strophes du chant national d’Evald:

  Niels Juel entend le tumulte du combat. Voici l’heure: il déploie le
  pavillon rouge et frappe les ennemis à coups redoublés. Ils crient
  éperdus, dans le tumulte du combat: «Fuyons, cachons-nous. Qui
  pourrait, pendant la bataille, résister à Juel de Danemark?»

  Mer du Nord, l’éclair de Wessel[20] a percé ton voile sombre. Les
  ennemis se sont jetés dans ton sein, car la mort et la terreur
  marchaient avec lui. On entendit au loin un grand bruit qui perçait
  ton voile sombre. Du Danemark, Tordenskjold tombe comme la foudre. Que
  chacun fuie, en implorant la clémence du ciel!

  [20] C’était le vrai nom de Tordenskjold, qui descendait d’une famille
    d’origine hollandaise. Le roi Frédéric IV, en lui conférant la
    noblesse, lui donna le nom de Tordenskjold (littéralement:
    _foudre-bouclier_).

Si vous allez jusqu’au bout de Christianshavn, vous trouverez une autre
église curieuse, celle de Notre-Sauveur, avec sa haute flèche, merveille
de grâce et de légèreté, que contourne un escalier extérieur aux
innombrables marches de cuivre. Au sommet de la flèche, l’image du
Christ, portant la bannière de la victoire, repose sur un vaste globe
doré, où les amateurs de beaux coups d’œil qui ne sont pas sujets au
vertige grimpent par une échelle, quand ils ont franchi la dernière
marche de l’escalier aérien.

Les différentes sectes protestantes, même celle des frères moraves, ont
leur temple à Copenhague. Le Danemark a devancé la Suède dans la
pratique de la liberté religieuse, et le catholicisme y jouit de tous
les droits civils et politiques; mais il compte à peine un millier
d’adhérents dans le royaume, et la petite chapelle catholique de
Copenhague, bâtie depuis peu d’années, suffit largement à ceux qui
habitent la ville. La vieille terre si laborieusement conquise sur le
paganisme par l’archevêque de Reims Ebbo, et par le moine de Corbie,
saint Ansgard; la patrie de Canut le Grand, de l’évêque Absalon et de
Saxo le Grammairien, a été toute entière précipitée dans la réforme par
Tausen, le Luther danois. Le roi doit appartenir à la religion de
l’État, et il en est le chef.

Le protestantisme commence à présenter en Danemark, bien qu’à un moindre
degré, quelques-uns des symptômes de division et de dissolution qui s’y
produisent depuis plusieurs années en Allemagne, en Angleterre et en
France. Tandis que le pasteur Grundtvig, poussant l’esprit national et
patriotique jusqu’à fusionner en quelque sorte la mythologie scandinave
dans le christianisme, s’efforçait de remonter aux traditions verbales
des premiers âges, à la _parole vivante_, comme disent ses disciples,
aux vérités primitives du _Symbole des Apôtres_ et de l’_Oraison
dominicale_, obscurcies par la nuit des temps, et se faisait accuser par
ses adversaires de prêcher une morale penchant vers le catholicisme,
d’autres, comme le docteur Erricksson, un Renan en sous-ordre, se
rattachaient au rationalisme germanique, et faisaient table rase des
principaux dogmes, sans en excepter la divinité du Christ. Ajoutons
néanmoins, à la louange du bon sens et de l’esprit religieux des Danois,
que ces dernières doctrines ont rallié jusqu’à présent peu d’adeptes, et
que la haine pour tout ce qui vient d’Allemagne n’est pas plus disposée
à fléchir devant les exégètes de Tubingue que devant les soldats de
Berlin.




IX

LIEUX DE RÉUNION, DE PLAISIR ET DE PROMENADE. LES ENVIRONS DE
COPENHAGUE.


Aucun théâtre n’était ouvert pendant mon séjour à Copenhague: comme nos
préfectures de second ordre, la capitale du Danemark a ses mortes
saisons dramatiques. J’ai dû me contenter de voir en passant les façades
peu monumentales du théâtre du Peuple, où l’on joue le drame, la
comédie, le vaudeville, et du théâtre Royal, où l’on s’élève jusqu’à la
tragédie, l’opéra et le ballet. Chateaubriand raconte quelque part qu’il
rencontra un jour dans une forêt du nouveau monde un petit maître à
danser français qui enseignait les grâces du menuet à une demi-douzaine
de sauvages. C’est ainsi, toutes proportions gardées, que les plus pures
traditions de la grande école des Noverre et des Vestris ont été
transplantées sur les bords de la Baltique, par une famille française où
la gloire chorégraphique est héréditaire, et qui a conquis une place à
côté de ses illustres maîtres, dans le livre d’or des professeurs et des
compositeurs de ballets. Je conseille aux vieux habitués de l’Opéra,
qui, se souvenant encore d’avoir vu danser Vestris II, déplorent
amèrement la décadence de la pirouette et la corruption des sains
principes de l’art, de faire le voyage de Copenhague, s’ils veulent les
retrouver dans tout leur éclat.

Mais si les théâtres étaient fermés, Tivoli était ouvert, et Tivoli
résume en lui seul tous les divertissements, tous les spectacles, tous
les plaisirs réunis. Tivoli est une réduction de l’Eldorado.
Figurez-vous un parc trois ou quatre fois plus grand que les plus vastes
de nos jardins parisiens, avec d’immenses pelouses, des bosquets, des
rivières et des montagnes, des perspectives sans fin, au fond desquelles
n’arrive plus le bruit des dix orchestres semés çà et là dans ce lieu de
délices, et où l’on s’égare comme en pleins champs. Rien n’y manque de
ce qui peut contenter les goûts les plus divers. La foule s’épand le
long des allées, examinant les arcs de triomphe en verres de couleur,
les guirlandes lumineuses suspendues aux arbres et courant en cordons de
feu le long des frises et des colonnes, les girandoles, les lampions,
les lanternes vénitiennes, les becs de gaz dessinant dans les airs ou
sur des transparents force scènes historiques ou humoristiques, des
épisodes guerriers ou la danse de Colombine et les grimaces de Pierrot.
Ceux-ci s’amassent devant un ballon ou un feu d’artifice, autour de
Polichinelle, des acrobates, des jongleurs et des écuyers qui se
disputent sur tous les points la curiosité publique; ceux-là visitent
les bazars, s’asseoient aux tables abritées sous l’ombrage discret des
arbres et dans les salles d’un restaurant que ne dédaignent pas les
gourmets, vont entendre les chansons et les scènes dialoguées des
cafés-concerts, courent au cirque, se pressent aux jeux de tout genre,
descendent et remontent avec fracas les pentes escarpées de la montagne
russe, écoutent les mélodies entraînantes exécutées par l’orchestre, ou,
dans l’enceinte réservée, se livrent avec une gravité tranquille, qui
ferait l’étonnement des habitués de Mabille, aux douceurs recueillies de
la valse du Nord.

Nous n’avons rien de pareil, depuis la mort des grands jardins publics
du Directoire et de l’Empire. Tivoli serait impossible chez nous, avec
la fièvre de construction qui nous possède, et le prix fabuleux des
terrains. Le spéculateur le plus ingénieux et le plus hardi ne pourrait
le créer sans s’exposer à la ruine, quelle que fût l’affluence publique;
et s’il existait quelque part, le premier soin du propriétaire serait
d’en détacher les deux tiers pour les vendre aux entrepreneurs de
bâtisses.

Le Tivoli de Copenhague est plus qu’une entreprise particulière; c’est,
on l’a dit, presque une institution. Comme l’entrée en coûte à peine
quelques sous, il jouit d’une popularité sans rivale. A certains soirs,
dès six ou sept heures, vingt mille personnes ont défilé devant le
contrôle et circulent à l’aise dans les innombrables méandres du parc.
On y vient en famille, car rien n’y choque et n’y repousse les honnêtes
gens.

Certes, je ne prétends pas faire de Copenhague une ville de l’âge d’or;
je n’oserais affirmer que la moralité y soit plus parfaite qu’ailleurs,
mais je puis dire au moins que la décence y est plus respectée. Nulle
part le vice ne s’y étale avec cette effronterie provocante qu’il a dans
la plupart des capitales de l’Europe: il se cache, et on le cache. Il ne
lui est point permis de se montrer au grand jour et d’empiéter sur la
voie commune. La loi ne couvre pas de sa tolérance ces exhibitions
honteuses qui lâchent sur les trottoirs des boulevards parisiens toutes
les écumes de l’égout social, et métamorphosent nos rues chaque soir en
succursales des plus hideux bazars de l’Orient. Les grands scandales
publics y sont à peu près inconnus. Le mariage, préparé par des
fiançailles solennelles, est généralement respecté. Comme toutes les
nations protestantes, le Danemark porte au flanc la plaie domestique du
divorce, mais il est assez rare qu’on use, sinon dans les cas extrêmes,
de ce remède pire que le mal, et la crainte de la déconsidération arrête
presque toujours ceux que ne suffiraient pas à retenir le sentiment de
l’honneur conjugal et le respect de la famille.

Le jour même de notre arrivée, Tivoli donnait une grande fête. Le jardin
féerique, tout ruisselant de lumière, tout embrasé des couleurs de
l’arc-en-ciel et tout retentissant d’harmonie, pouvait vraiment
rivaliser avec le palais d’Aladin. Une douzaine de barques pavoisées de
lanternes rouges et bleues, comme des gondoles d’opéra-comique, étaient
amarrées à la rive du canal. Nous montâmes dans la première. De loin
nous arrivaient des rafales d’harmonie où la voix grêle d’un chanteur,
perçant quelquefois le mugissement des cuivres, semblait s’engouffrer et
disparaître tout à coup dans un abîme grondant. La barque avançait
toujours, et les puissants accords de l’orchestre ne nous parvenaient
plus que par bouffées sourdes et confuses. Mais, d’un autre côté,
j’entendais depuis quelques minutes un chœur de voix mâles, affaiblies
par l’éloignement, qui s’élevaient devant nous du sein des flots.
L’effet mystérieux de ce chant dans la nuit avait je ne sais quelle
couleur fantastique qui reporta mon imagination aux légendes de la
mythologie scandinave. On eût dit un concert organisé par l’homme des
eaux dans sa grotte de cristal.

--Qu’est-ce? demandai-je à mes guides.

--C’est l’_île des Volontaires_, où les jeunes soldats vont s’exercer le
soir. Encore quelques coups de rames, et vous la verrez.

--Que chantent-ils?

--Notre chant national, ou plutôt l’un de nos chants nationaux, car nous
en avons pour le moins autant que vous. Ils chantent le _Danebrog_:

«Flotte orgueilleusement sur la Baltique, ô Danebrog, rouge comme le
sang! Les ombres de la nuit ne voileront pas ton éclat; la foudre ne t’a
point abattu... Jusqu’aux nues ta croix blanche a fait monter le nom du
Danemark. Tombée des cieux, ô relique sacrée, tu as conduit aux cieux
des héros comme le monde en voit rarement. Avec fierté déploie tes
couleurs sur les rives danoises, sur la côte de l’Inde et dans les
climats barbares. Écoute la grande voix des flots, qui chante les
louanges et la gloire de tes soldats. Ceux qui restent encore
s’enflamment d’orgueil à ton nom, et, pour te défendre, sont prêts à
courir à la mort. Plane donc sur les mers! Tant que les vaisseaux du
Nord n’auront pas volé en éclats, tant qu’un cœur battra dans une
poitrine danoise, non, tu ne marcheras jamais seul.»

J’entendais alors pour la première fois ce chant au rythme grave et
guerrier. Il respire l’enthousiasme presque religieux des Danois pour le
drapeau national envoyé par le ciel à Valdemar le Victorieux, dans une
bataille contre les Esthoniens. La tradition conte que les Danois
commençaient à plier sous le nombre des idolâtres; l’archevêque Sunesen,
qui assistait au combat, leva les bras vers Dieu, comme Moïse sur la
Montagne. En réponse à sa prière, le Danebrog tomba du ciel. Suivant
d’autres, il fut apporté par un ange. Les soldats de Valdemar se
rallièrent autour du nouveau _labarum_ et écrasèrent les païens. Cette
légende héroïque et religieuse n’est que la traduction vivante du
sentiment patriotique. Le Danebrog a donné son nom au plus ancien ordre
de chevalerie du pays. C’est le titre que portait aussi le vaisseau de
l’intrépide Hvitfeld, qui, en 1710, aima mieux sauter en mer, avec son
équipage, que de se rendre aux Suédois. Tant de souvenirs l’ont rendu
sacré au cœur du peuple. Tous considèrent cet étendard divin comme le
_palladium_ de la terre natale. D’une rive à l’autre du Seeland, je n’ai
pas rencontré un château, pas une ferme, pas une maison isolée, qui
n’eût son Danebrog planté sur un mât comme un phare, et flottant en
liberté à toutes les brises de la mer et à tous les vents du ciel.

Le succès de Tivoli a naturellement suscité des concurrences qui ne
l’ont pas atteint. Quatre ou cinq cents pas plus loin, l’Alhambra
sollicite le public par le même genre d’attractions. L’Alhambra est une
création du genre mauresque, comme le _Dernier des Abencerrages_. L’arc
en fer à cheval, les moucharabiehs et les minarets sont prodigués dans
le grand édifice qui s’élève au fond du jardin. On y donne des concerts,
on y danse des ballets, on y joue le vaudeville et la pantomime. Rien
n’y manque, en un mot, excepté la foule, qui s’obstine à ne point
dépasser Tivoli.

Quelques minutes encore, et, en suivant la longue allée de tilleuls
bordée de maisons de campagne, de guinguettes et de jardins chantants,
vous arriverez au parc de Frédériksberg, promenade favorite des
citadins, peuplée de temples, de statues, de chalets, de pavillons
chinois, et qui rappelle notre Trianon. Le château, bâti dans les
premières années du dix-huitième siècle, jadis résidence royale,
aujourd’hui loué par la liste civile à de simples particuliers, mais qui
garde le souvenir du populaire Frédéric VI et celui du poëte
Œhlenschläger, élevé dans la demeure princière dont son père était
régisseur, domine de sa masse imposante les sombres et tortueuses allées
du parc. Du haut de la terrasse et du belvédère, la vue s’étend sur le
Sund, atteint la pointe d’Elseneur et finit par discerner au loin, dans
la brume indécise, où elles se confondent d’abord avec les nuages, les
côtes de la Suède.

A l’autre extrémité de la ville, s’ouvre une promenade non moins
fréquentée. Par une belle et large route, qui passe entre deux haies de
villas charmantes, pareilles à des nids de verdure, on arrive au
pavillon champêtre de Charlottenlund, à l’entrée d’une des plus belles
forêts du royaume. J’ai suivi cette route par un soleil qui en doublait
la beauté. De grands réservoirs, pareils à des cuves, où vient aboutir
l’eau de la mer, qu’on y tient en dépôt pour arroser le chemin, sont
échelonnés à notre droite. De distance en distance, nous franchissons
une barrière, et une main s’étend vers nous pour recevoir l’impôt du
péage. La persistance de cette coutume surannée m’étonne dans un pays
comme le Danemark: abolir les octrois et laisser subsister les péages,
c’est une contradiction bizarre qui s’explique malaisément. Les Danois
en sont un peu honteux; mais on m’apprend que c’est le dernier reste
d’un usage jadis général, qui ne subsiste plus guère aujourd’hui qu’aux
environs de Copenhague, pour maintenir en bon état les abords de la
capitale, et qui sera prochainement aboli. Nul pour les piétons, presque
nul pour les charrettes, cet impôt s’élève à une somme équivalente à
vingt-cinq centimes pour chaque voiture: on a trouvé juste et naturel
sans doute de mettre l’entretien de ces routes de plaisance à la charge
de ceux pour qui elles ont été faites. La villégiature est fort
pratiquée en Danemark, et, je l’ai dit déjà, il n’est pas rare qu’on ait
ses affaires à la ville et son habitation aux champs; qu’on mène de
front les occupations libérales et la vie de fermier.

Après un déjeuner dans le pavillon rustique de Charlottenlund, j’ai
parcouru la vaste et magnifique forêt de Dyrehave, domaine royal semé de
palais, de métairies, de fabriques, de restaurants et de cafés, de
délicieuses propriétés privées, et enclos tout entier, malgré son
étendue, de barrières qu’on ferme la nuit. C’est là surtout qu’on peut
admirer la richesse forestière du pays. Le hêtre est l’essence la plus
abondante dans les bois du Danemark, dont le défrichement est interdit
par la loi, et il y atteint parfois un développement énorme. Dyrehave
est un véritable Parc-aux-cerfs, en prenant le mot dans son étymologie
rigoureuse. Les daims, les biches et les chevreuils réservés aux
plaisirs royaux s’y reposent tranquillement, couchés, comme le berger
Tityre, à l’ombre des grands hêtres.

Nous sommes revenus par une route qui longe le Sund, et où s’ouvrent de
splendides échappées sur la mer. Debout au seuil de leurs fermes, les
paysans, la tête découverte, nous regardent passer. De jeunes garçons à
la chevelure blonde, aux grands yeux bleus, s’accoudent paisiblement aux
fenêtres et nous saluent avec une gravité toute septentrionale. Un vieux
mendiant éclopé, qui a peut-être fait la guerre avec nous du temps de
l’_autre_, s’est posté au détour d’un sentier et racle sur un violon
faux: _Veillons au salut de l’Empire!_ L’Ermitage, un royal rendez-vous
de chasse, isolé au milieu de la forêt, mais qui, malgré son nom, n’a
rien de cénobitique; Sorgenfri, le château de la reine douairière;
Bernstorff, le palais d’été du roi; l’ex-résidence de la comtesse
Danner, l’épouse morganatique de Frédéric VII, qu’elle avait captivé par
les grâces de son esprit plus que par les charmes de sa figure, ont
défilé successivement sous nos yeux. Nous traversons quelques villages,
dont les maisons, comme les habitants, ont un air de propreté et de
bien-être à réjouir le cœur. Au centre, l’église de briques élève
lourdement sa tour carrée et trapue.--Si l’industrie n’a pris jusqu’à
présent en Danemark qu’un essor restreint, l’agriculture, plus encore
que le commerce, a atteint un degré de prospérité qui pourrait exciter
l’envie et l’émulation de la France. Moins fertile que les îles d’Amack
et de Fionie, qui sont les jardins du Danemark, le Seeland est cultivé
dans toute son étendue, en dehors des forêts, avec une ardeur et un soin
qui ne laissent pas un pouce de terrain sans en tirer parti. Aussi
n’est-il pas rare de trouver dans les familles des paysans danois, le
plus souvent propriétaires du sol qu’ils cultivent, une aisance qui va
jusqu’à la richesse.

En compagnie d’un riche banquier de Copenhague, qui fait autorité au
parlement dans les questions financières, j’ai visité de fond en comble
la maison d’un de ces paysans, véritable ferme-modèle qui a pris en
quelques années, grâce à l’activité laborieuse et à l’intelligence de
son propriétaire, une extension prodigieuse, et où les diverses
exploitations de la vie rurale sont organisées sur le plus large pied.
Bien que la Providence m’ait dépourvu de toute aptitude agricole, j’ai
parcouru pendant une heure, avec l’intérêt que m’eût inspiré un voyage
en pays inconnu, les moindres régions de ce domaine rustique, depuis la
fromagerie souterraine, tenue avec une propreté hollandaise,--d’autres
diraient appétissante,--jusqu’aux vastes étables pleines du mugissement
des bœufs. Comme pour provoquer une comparaison dont il a le droit
d’être fier, le fermier a laissé debout, près des bâtiments nouveaux,
l’ancien corps de logis qui marque son point de départ, et qui n’est
plus maintenant qu’un appendice subalterne dans l’ensemble des
constructions environnantes. Son regard semblait nous dire: «Voilà ce
que j’ai pu faire en quelques années, seul, sans l’appui de personne,
dans un pays à peine connu des Français, et dans une solitude dont les
députés ne savaient pas autrefois le chemin. La ville est loin: de ma
ferme, j’ai fait une petite ville, où je me suffis à moi-même. Je suis
monarque absolu d’un domaine créé de mes mains et qui n’existe que par
moi. La terre est rude, mais je le suis plus encore, et je l’ai vaincue,
en la forçant de me rendre au centuple ce que je lui avais donné.»

Cette excursion en forêt, qui a duré un jour, est l’une de celles où
j’ai pu le mieux voir le caractère pour ainsi dire tout intime de la
nature en Danemark. Il ne faut y chercher décidément ni les grands
aspects, ni les paysages variés et dramatiques. Pas un fleuve, pas une
montagne, presque pas un coteau proprement dit; seulement de douces et
continuelles ondulations de terrain. La plus haute colline du Seeland a
200 pieds d’élévation. Le Jutland, mieux partagé, en possède une de 500
pieds, qui est l’Himalaya du royaume: aussi, dans leur orgueil, les
indigènes l’ont-ils baptisée d’un nom qui veut dire la _Montagne du
ciel_. Et pourtant ces paysages à l’horizon restreint ont en eux-mêmes
un charme étrange et pénétrant. J’aime le Nord d’un amour particulier,
je l’avoue; moins battue en tous sens par les pieds des touristes que la
nature du Midi, moins profanée par les investigations profanes, les
admirations convenues, la curiosité avide et gloutonne des Anglais en
voyage, d’un éclat moins pompeux et moins saisissant à coup sûr, la
nature du Nord agit sur l’âme avec plus de mystère et de recueillement.
Fontenelle, qui a si ingénieusement réhabilité la lune, dirait que c’est
une blonde à la beauté mélancolique et voilée. Les échappées du soleil à
travers le ciel profond et brumeux y produisent l’effet délicieux d’un
sourire dont la grâce illumine tout à coup un visage un peu triste.
D’ailleurs, à chaque pas, la mer vient mêler sa forte saveur et ajouter
ses perspectives lointaines aux horizons bornés, qu’elle agrandit tout à
coup d’une ouverture par où le regard plonge sur l’infini. La mer est la
grande poésie visible ou cachée de ces paysages, à travers lesquels,
pour ainsi dire, elle circule comme l’âme dans le corps et la séve dans
les plantes. Même lorsqu’on ne l’aperçoit pas, on la sent dans la
fraîche verdure des prés et des arbres, dans l’eau des lacs et dans le
vent qui souffle.

Le climat du Danemark, généralement humide et assez variable, est moins
froid que celui de la Suède. Après un hiver parfois très-rude, l’été
arrive tout à coup, presque sans transition. En un clin d’œil la glace
est fondue, et la campagne, quelques jours auparavant ensevelie sous un
linceul de neige, apparaît revêtue d’un moelleux et délicat tapis de
verdure, qu’émaille une flore ravissante. Aussi le 1er mai ramène-t-il,
en Danemark comme en Suède, une fête nationale où les villageois
endimanchés, sous la direction d’un roi élu pour la circonstance,
célèbrent par des chants et des danses le réveil de la nature et le
retour du printemps.

J’ai revu la forêt de Dyrehave sous un autre aspect, mais avec des
impressions semblables. C’était la nuit, après avoir dîné avec quelques
amis à quelques kilomètres de Copenhague, dans l’établissement de bains
de Klampenborg, le Trouville de la Baltique, une des plus belles plages
du monde, dont les grands arbres vont baigner leurs pieds dans les
flots. Pendant le repas, nos regards, par les fenêtres entr’ouvertes,
embrassaient une mer d’azur éclairée par les derniers et chauds rayons
d’un soleil italien. En levant les yeux, on se fût cru sur les bords du
golfe de Naples, et, en prêtant l’oreille, sur le boulevard Montmartre.
Un de mes amis danois m’avait pris dans sa voiture pour me conduire, à 2
ou 3 lieues de là, au domaine où il vit en sage et en homme heureux,
dans une laborieuse solitude, au milieu de ses champs et de ses livres,
cumulant l’étude et l’économie rurale, qu’il pratique dans sa ferme,
avec celle de l’économie politique, qu’il enseigne à l’université de
Copenhague.

Minuit sonnait quand nous partîmes de Klampenborg. Malgré la chaleur du
jour, qui devait être suivie d’un lendemain plus chaud encore, je me
sentais grelotter sous le paletot garni de fourrures que mon ami m’avait
jeté sur les épaules. La lune avait noyé toutes les étoiles du ciel dans
son éclat, et inondait la terre d’une clarté froide et blanche, pareille
à celle d’une aurore boréale. Dans le silence et le calme absolus de la
nuit, la nature apparaissait comme pétrifiée en sa pâleur marmoréenne,
pareille à Ophélie au linceul. Au-dessus des petits lacs planaient des
vapeurs qu’on eût prises de loin pour des fantômes aux longues draperies
pendantes: c’est le phénomène, fréquent dans les régions
septentrionales, que le peuple appelle la _danse des fées_.

Nous rentrâmes dans la forêt. Bien qu’il fût près d’une heure du matin,
une vieille femme vint nous ouvrir la barrière, en nous souhaitant la
bienvenue d’une voix cordiale. Nous marchions, sans autre rencontre que
celle de troupeaux de bœufs sommeillant sur le gazon et qui nous
regardaient d’un air indolent, ou de bandes de cerfs effarouchés qui
prenaient leur vol sur notre passage comme des nichées d’oiseaux. Le
bois semblait agité de tressaillements invisibles: des craquements de
branches, des froissements de feuilles, des bramements plaintifs et
étouffés s’élevaient autour de nous, puis l’on entendait un bruit de pas
rapides, et l’on voyait déboucher, au fond des clairières, des troupeaux
d’ombres bondissantes qui semblaient affolées de terreur.

La voiture roula une heure encore. Un petit cocher de quatorze ans, à la
chevelure d’un blond pâle, aux oreilles percées d’anneaux, magnifique
type du sang-froid et de l’impassibilité du Nord, taciturne comme un
diplomate et recueilli comme un juge, tenait les rênes et le fouet, en
ayant l’air de sommeiller sur son siége. Depuis quelques minutes, mon
compagnon paraissait inquiet et promenait ses regards en tous sens
autour de lui. Enfin il se pencha vers le cocher, et lui adressa
vivement la parole.

«Qu’y a-t-il? demandai-je.

--Je l’avertis que nous sommes égarés.

--Et qu’est-ce qu’il vous répond?

--Il me répond: «Ah!...» Il paraît qu’il s’en doutait.

--Alors pourquoi n’en disait-il rien?

--Il attendait que je m’en doutasse moi-même.»

Mon ami se pencha de nouveau et recommença ses explications en termes
animés. Soulevant à peine son visage endormi, le petit cocher écouta
tranquillement, sans donner d’autre signe de vie.

«Voyez-vous, reprit mon compagnon, il ne connaît pas encore le chemin,
qui est assez compliqué, la nuit surtout. Je lui explique qu’il s’est
trompé de barrière, et qu’il faut retourner à celle par où nous sommes
entrés il y a une heure.

--Et que dit-il à cela?

--Il m’a répondu: «Bon!»

--Pourquoi donc ne retourne-t-il pas?

--Mais laissez-lui le temps, Français que vous êtes!»

En effet, au bout de quelques pas, le petit cocher, qui était enfin
parvenu à loger solidement cette idée nouvelle dans sa tête, tira les
rênes en claquant doucement de la langue, et la voiture revint sur ses
pas, du même train paisible et modéré.

«Superbe! m’écriai-je, il est superbe! Un monosyllabe et un claquement
de langue, voilà tout ce que lui a coûté, à deux heures du matin, par un
froid de quelques degrés au-dessous de zéro, une bévue qui eût arraché
des cris de colère et de désespoir à tous les cochers de la création. Un
Français en aurait eu pour un quart d’heure d’exclamations,
d’explications et de lamentations: il eût commencé par prouver qu’il
n’était point perdu; puis il eût prouvé qu’il n’y avait pas de sa faute;
puis il eût juré et accablé ses chevaux de coups de fouet, pour se
soulager.

--Vous voyez donc que mon petit Scandinave a encore économisé quatorze
minutes, malgré ses allures placides; car je vous prie de me dire si
votre Français, avec tous ses coups de fouet et tous ses jurements,
pourrait revenir plus vite sur ses pas.»

En effet, d’un second claquement de langue, le cocher avait animé son
cheval, qui courait maintenant comme le bon coursier Skimming en
personne.

Vers trois heures, nous étions à Hammeltofte, et quelques minutes après,
je dormais de toute mon âme dans un lit grand comme une chambre à
coucher parisienne. Au premier rayon de l’aube, un concert toujours
grandissant, formé du croassement des corbeaux perchés sur les arbres
voisins, du roucoulement des pigeons, du mugissement des bœufs, du
bêlement des moutons, des aboiements répétés d’un grand chien
danois,--car, quoi qu’en aient prétendu des voyageurs légers, il y a au
moins un chien danois en Danemark; je l’ai vu,--du gloussement des
poules et de la fanfare des coqs, du roulement des chariots, du
hennissement et du piétinement des chevaux, vint d’abord se mêler à mes
rêves, puis secouer le sommeil de plomb sous lequel je gisais écrasé,
comme Encelade sous sa montagne. J’eus beau lutter de mon mieux,
opposant la force d’inertie aux bruits qui m’assiégeaient de toutes
parts: ils me poursuivaient sous la couverture, avec une persistance
flegmatique et une ténacité douce, semblant, à mesure que je faisais
effort pour ne point les entendre, se resserrer autour de moi, se
concentrer dans la chambre et enfin éclater dans ma tête. Je ne tardai
pas à voir qu’il était inutile de résister davantage: la vie s’était
levée avec le jour, et le mouvement ne devait plus s’arrêter.

Je sommeillais à demi dans un reste de torpeur, entrecoupé de
soubresauts à chaque note plus aiguë de ce concert rustique, lorsque mon
hôte entra, l’air frais, dispos et gaillard. Il n’était pas tout à fait
six heures du matin.

«Eh quoi! déjà levé, m’écriai-je.

--Oui, je viens de prendre mon bain.

--Vous avez des bains ici?

--Dans le petit lac que je vous ai montré cette nuit. A cinq heures du
matin l’eau est excellente. On s’y jette la tête la première, et l’on y
barbote cinq minutes. Cela fouette le sang et éveille les idées. Il n’y
a guère que deux ou trois kilomètres de marche: c’est l’affaire d’une
heure. J’avais bien envie de vous éveiller, mais j’ai pensé que vous
étiez peut-être un peu las.

«Ah! lui dis-je, ne vous excusez pas, je vous pardonne de grand cœur, et
je me lève tout de suite, car je vois bien que votre maison n’est pas
faite pour être habitée par les paresseux.»

Nous déjeunâmes à la hâte, et une demi-heure après, nous nous
acheminions vers la gare, afin de rentrer par le premier train à
Copenhague, d’où nous devions repartir dans la matinée pour aller
visiter Roëskilde, l’ancienne capitale du Danemark.




X

ROESKILDE, FRÉDÉRIKSBORG, ELSENEUR ET LE TOMBEAU D’HAMLET.


Comme un voyageur qui, séduit par les charmes de la route, s’est amusé à
l’école buissonnière, il faut maintenant que je prenne les chemins de
traverse pour arriver au but.

Roëskilde n’est plus aujourd’hui qu’une toute petite ville de cinq mille
habitants. De ses vingt-sept églises, il ne lui en reste qu’une, et de
sa splendeur passée elle n’a gardé que le souvenir. Mais les souverains
reposent aux lieux qui furent le berceau de la royauté et qui n’en sont
plus que le cimetière. En perdant son titre de capitale, Roëskilde est
restée la nécropole monarchique; elle a sa grande salle du trône dans la
galerie funèbre où se succèdent les tombeaux des rois.

La cathédrale est une magnifique église en style romano-byzantin, où le
plein-cintre se marie à l’ogive, et dont l’architecture simple et sévère
emprunte un caractère particulier à l’emploi de la brique. Fondée en 980
par le terrible roi Harald _à la dent bleue_, qui se convertit au
christianisme pendant le cours de son règne, elle a été reconstruite
deux ou trois siècles plus tard. Ses deux tours, que surmontent des
flèches élancées, et le clocher aérien qui s’élève sur la toiture de
cuivre, à la jonction du transept avec le chevet, dominent de loin le
paysage. Dès qu’on a dépassé le seuil, la hauteur des piliers et la
hardiesse des voûtes saisissent le regard. Elle est entourée, à
l’intérieur, d’une galerie que décorent de grandes toiles, généralement
plus remarquables par leurs dimensions que par le talent des artistes.
Une belle chaire de pierre peinte décore la nef centrale, et les
boiseries des stalles, où se déroule l’histoire de la Bible, méritent
l’attention des archéologues. Son autel colossal est un rare
chef-d’œuvre d’orfévrerie et de sculpture religieuses.

Mais les principaux ornements de la cathédrale de Roëskilde ce sont les
tombeaux des rois. La Sémiramis du Nord, la grande Marguerite, qui
réunit sous son sceptre, par le traité de Calmar, les trois royaumes
scandinaves, y est enterrée. Le monument de Christian IV, surmonté d’une
statue de bronze par Thorvaldsen, n’est qu’un cénotaphe: le grand roi
dort dans un simple caveau, sous la garde de sa victorieuse épée. Une
chapelle magnifique conserve presque toutes les tombes de la dynastie
d’Oldenbourg, depuis celle de son fondateur, Christian Ier, géant dont
on a marqué la taille à l’un des piliers de l’église, jusqu’à celle des
derniers souverains de cette maison, qui ne s’est éteinte qu’en 1863.
Christian III et Frédéric II ont d’incomparables mausolées, qui, comme
ceux des ducs de Bourgogne au musée de Dijon, et de Marguerite
d’Autriche dans l’église de Brou, demanderaient des pages entières de
description, écrites avec le style plastique de Théophile Gautier. Le
dernier roi, Frédéric VII, repose sous un monument que les Danoises ont
décoré d’une couronne votive en or, symbole touchant du deuil et des
regrets de la patrie. Une plaque de marbre désigne la tombe de Saxo le
Grammairien, enseveli au milieu des rois, comme Pope et Dryden à
Westminster.

La cathédrale de Roëskilde domine la Baltique, dont les flots
éternellement bleus s’agitent d’un mouvement presque insensible à ses
pieds. De la place qui l’avoisine, on nous a montré l’_Ise-fjord_,
c’est-à-dire le _Golfe de glace_, qui découpe profondément sur la rive
de l’île son échancrure azurée. Par les hivers rigoureux, la mer gèle
dans ces détroits resserrés qui baignent les innombrables îles de
l’archipel danois, et l’Ise-fjord, fermé aux navires, n’est plus
abordable qu’en patins ou en traîneaux.

Le lendemain, nous nous embarquions sur un bateau à vapeur pour remonter
vers la pointe nord du Seeland, jusqu’à Elseneur et Kronborg. Comment
venir en Danemark sans aller voir la ville dont Shakespeare a fait le
théâtre de son plus beau drame? La côte que nous suivons est charmante,
et la vue qui se déroule devant nous incomparable. Il faut aller bien
loin, peut-être jusqu’au Bosphore, pour trouver un coup d’œil plus
grandiose que celui dont le haut du Sund nous offre le magique
spectacle. Le rivage du Danemark et celui de la Suède, que séparent
quelques kilomètres à peine, semblent s’arrondir et se rejoindre, et le
détroit qui unit le Sund au Cattégat disparaît dans l’éloignement. La
Baltique ressemble à un lac d’azur entouré d’une blanche ceinture de
villes. Sur notre gauche se dessine la tour carrée d’Elseneur; en avant,
jaillissent des flots la flèche orientale, les bizarres tourelles et les
bastions du château de Kronborg, sentinelle avancée de la mer, jetée
comme par un trait d’arbalète sur la pointe aiguë d’un cap, pour garder
l’entrée du Sund. Quand le Danemark possédait la Suède, nul vaisseau
n’eût pu franchir sans sa permission le défilé redoutable, gardé de part
et d’autre par deux rangées de bouches à feu: depuis qu’il l’a perdue,
et même avant qu’on eût racheté le droit de péage qu’il s’était arrogé
de temps immémorial, Kronborg n’était qu’un épouvantail auquel on
échappait aisément en passant hors de portée de ses canons. Aujourd’hui
ce n’est plus qu’un objet d’art, un décor admirable qui ferme dignement
la perspective d’un des plus beaux tableaux du monde. A droite, la côte
suédoise apparaît comme à portée de la main, avec les maisons
d’Helsingborg émergeant en vapeurs indécises du milieu des vagues, et
qu’on dirait groupées humblement au pied du château.

Le capitaine me signale à quelque distance la petite île de Hwen. S’il
faut en croire un vieux chant danois des temps héroïques, elle a reçu
son nom de la belle Hwenilde, la femme du chevalier Haagen, qui la
conquit par maints exploits. Mais l’île de Hwen emprunte au séjour de
Tycho-Brahé une gloire plus récente et plus authentique. Étrange figure
que celle de cet illustre personnage, qui tient à la fois du mage et du
savant, du gentilhomme et de l’aventurier! Chimiste et alchimiste,
astronome et astrologue, il mêle dans son système les vérités de
Copernic aux vieilles erreurs de Ptolémée, et dépense un savoir immense
et un trésor d’observations sans rivales à soutenir une hypothèse
impossible. Dans l’île de Hwen, que le roi Frédéric II lui avait donnée
pour la vie, Tycho fit élever un observatoire, entre deux forteresses
baptisées de noms allégoriques qu’il avait empruntés à l’objet habituel
de ses études. Autour de sa demeure, le _Palais d’Uranie_, surmontée
d’un belvédère qui s’appelait le _Château des étoiles_, s’étendaient de
vastes ateliers pour la construction et la réparation des instruments,
une imprimerie pour publier ses travaux, et des laboratoires où il
poursuivait, concurremment avec ses études astronomiques, celle des
métaux soumis aux influences sidérales. Vingt jeunes gens, la fleur des
universités danoises, se disputaient l’honneur de travailler à ses
observations et à ses calculs. Tycho menait l’existence d’un souverain
dans son île, où les plus hauts personnages, les ducs et les landgraves
allemands, les rois et les reines du Danemark, venaient le visiter à
l’envi, et où il semblait exercer une domination absolue sur les cieux
aussi bien que sur la terre. Les habitants entouraient d’un respect
superstitieux et craintif cet homme surnaturel, qui passait sa vie au
milieu des étoiles, qui déchaînait la pluie ou les vents, présidait aux
éclipses, causait avec les comètes, et n’apparaissait jamais à leurs
yeux que dans le faste d’un prince, entouré d’une cour empressée.

Pendant vingt ans, Tycho fit de son île le royaume de la science et
l’Éden de l’astronomie. Mais la mort de son protecteur lui fut fatale.
Vaincu par la conspiration des ennemis que lui avaient mérités son
caractère altier, le luxe de sa vie, les faveurs du souverain et l’éclat
de ses découvertes, il dut quitter Hwen, qui devint après lui la
propriété d’une favorite royale. Tandis que l’astronome s’embarquait,
avec sa femme, ses six enfants et quelques élèves dévoués, sur un
vaisseau équipé à ses frais, la nouvelle reine de l’île entrait derrière
lui pour prendre sa place à peine vide, et se hâtait de faire démolir
l’observatoire avec le _Palais d’Uranie_.

Les rues d’Elseneur sont bordées de maisons riantes, où la variété des
goûts se trahit dans la variété des couleurs. Peu de villes ont été plus
éprouvées: à cinq reprises différentes elle fut détruite par l’incendie,
et autant de fois ravagée par la peste, sans compter les malheurs
courants; toujours elle s’est relevée de ses ruines, grâce à sa position
merveilleuse. L’abolition du péage, il y a vingt ans, a porté un coup
sensible à la prospérité matérielle et à l’animation d’Elseneur, qui
était, à certains moments de l’année, l’une des villes maritimes les
plus pittoresques de l’Europe. Aujourd’hui c’est un port paisible,
peuplé de neuf mille habitants, où l’on entend parfois encore, grâce à
la multitude des vaisseaux qui franchissent chaque année le détroit du
Sund, et à la sûreté de l’abri qu’il leur offre contre les vents et le
courant de ces dangereux parages, résonner tous les idiomes des deux
mondes.

Nous reviendrons dîner ici; mais, en attendant, les amis qui nous
servent de guides nous entraînent vers la petite ville de Frédériksborg,
dont le château compte parmi les merveilles du pays.

Frédériksborg est l’un des plus curieux spécimens et en même temps le
chef-d’œuvre, avec Rosenborg, de ce style pseudo-gothique inauguré en
Danemark sous le règne de Christian IV, et qui constitue une
architecture très-caractéristique et très-reconnaissable entre toutes.
Il est difficile de se rendre compte, à première vue, de la
configuration exacte de ce monument étrange, vaste et irrégulier, qui
tient à la fois de la forteresse et du palais. On y entre, comme dans
une citadelle, par trois ponts aux arches massives jetées sur les bras
du lac au centre duquel il est bâti. Une tour isolée dresse sa masse
imposante en avant de l’édifice, dans l’ornementation duquel les dômes
se mêlent aux clochetons, aux campaniles, aux flèches et aux lanternes
aériennes; où l’ogive alterne avec les colonnes et les arcades
classiques, surmontées de statues. On retrouve dans les détails de la
façade plusieurs des traits distinctifs de l’architecture hollandaise,
en particulier les obélisques soutenus ou surmontés de boules, les hauts
frontons bizarres, à plusieurs étages, aux lignes rompues et arrondies
en sens inverse, les bordures de pierres blanches, de longueur inégale,
contournant les angles, encadrant les fenêtres, et se détachant avec
éclat sur le ton brun des briques.

Quoi qu’il en soit, le château de Frédériksborg a grand air, et je
regrette vivement de n’avoir pu l’étudier plus à fond. Ce n’est pas en
un simple coup d’œil qu’on juge un édifice si étendu et si compliqué. Je
n’ai vu à l’aise que la chapelle, merveille d’art et de luxe, qui égale
au moins, si elle ne les dépasse, toutes les magnificences de
Versailles. Les matériaux les plus rares et les plus précieux, l’or, le
marbre, l’ivoire, le cèdre et d’autres essences exotiques, choisies et
travaillées à grands frais, ont été seuls employés à la décoration du
somptueux édifice. La chaire où, dans l’encadrement des colonnes, se
détachent les figures du Christ et des apôtres, éblouit et charme les
yeux. Les murs sont blasonnés par les écussons des chevaliers de
l’Éléphant.

On sait que l’ordre de l’Éléphant, le premier du Danemark, et dont
l’origine est toute catholique, ne se donne, du moins en principe,
qu’aux souverains et aux grands personnages qui peuvent justifier de
leurs titres authentiques de noblesse. Si les statuts en étaient
rigoureusement observés, il faudrait pour l’obtenir autant de quartiers
qu’il en fallait jadis pour monter dans les carrosses de Louis XIV.
Mais, par bonheur, il est avec les généalogistes des accommodements: je
n’en veux d’autre preuve que l’ordonnance royale qui conféra la
grand’croix du Danebrog à Thorvaldsen, fils d’un pauvre artisan, et
portant dans la composition même de son nom le certificat de sa
naissance roturière[21]. Le roi lui avait octroyé des lettres de
noblesse près de trente années auparavant, mais le grand artiste savait
à quoi s’en tenir sur l’antiquité de son origine. Je n’en ai pas moins
vu dans la salle de l’ordre, à Frédériksborg, son blason entouré
d’armoiries féodales, avec l’image du dieu _Thor_ au centre. L’idée est
ingénieuse, assurément, et nul autre chevalier ne peut se vanter d’avoir
de plus illustres ancêtres.

  [21] La terminaison _sen_ (fils de), si fréquente en Danemark.

Frédériksborg est le Versailles de la monarchie danoise. La dynastie
d’Oldenbourg l’a rempli de ses souvenirs et de sa magnificence.
Caroline-Mathilde, cette touchante et dramatique figure, la Marie Stuart
du Danemark, a gravé avec un diamant, sur l’une des vitres du château,
un vers anglais qu’on ne peut lire sans une émotion poignante:

    O Dieu, garde-moi innocente, et fais les autres grands!

Innocente, malgré les aveux arrachés à Struensée par la torture,
peut-être le fut-elle en effet. L’histoire n’a pas encore débrouillé
cette sombre énigme, et qui ne sait tout ce que peuvent la haine et la
calomnie contre une reine détrônée?

En 1859, un incendie terrible dévora presque en entier le château de
Frédériksborg. Mais, grâce au sentiment patriotique, si profond dans le
cœur des Danois; grâce à l’amour de la nation pour le roi populaire
Frédéric VII, dont ce palais était le séjour favori, les ravages
produits par cette catastrophe sont réparés en très-grande partie. Il
n’y eut pas un pauvre qui ne se jugeât tenu d’apporter son obole à la
souscription publique. Quelques années encore, et malgré les ressources
restreintes du pays, le monument national, enrichi à l’envi par les plus
illustres rois et les plus habiles artistes, revivra dans l’intégrité de
sa splendeur primitive, relevé par la main du peuple sur les trois îles
qui lui servent de soutien.

Les environs sont charmants, et, sans la chaleur tropicale qui nous
accable, on ne se lasserait pas de les admirer. Près du château, la
_Chambre des bains_ se cache sous la verdure, au bord des flots
paisibles. Les lacs, les petites îles et leurs pavillons de plaisance,
les kiosques, les chalets, les villas avec leurs pelouses fleurissantes
et leurs vergers dignes de la Normandie, les fermes de briques
étincelantes de propreté, les forêts touffues, entrecoupées de
délicieuses clairières, et les prairies alternant avec les champs de
blé; çà et là une barque qui vogue doucement, sa voile blanche arrondie
comme l’aile d’un cygne; la flèche d’une église rustique trouant les
sombres masses du feuillage; puis, jeté comme une note mélancolique dans
cette heureuse nature, un dolmen ou un tumulus, du fond duquel un mort
de trois mille ans nous murmure au passage l’_et ego in Arcadia_
qu’épelle sur un tombeau le berger du Poussin,--ainsi se déroule,
pendant quelques lieues, ce paysage dont le charme discret, sans éblouir
les sens, finit par s’insinuer jusqu’au cœur.

Nous laissons derrière nous Fredensborg, le château de la Paix, bâti au
siècle dernier par Frédéric IV, délicieux réduit pastoral à l’usage de
la royauté. Le palais, construit en briques blanches, au milieu des bois
qui l’abritent sous leurs barrières de verdure, et sur les rivages du
beau lac d’Esrom, n’a guère de monumental que sa grande coupole,
flanquée aux angles de quatre clochetons; mais les jardins qui, avec un
caractère plus intime, rappellent ceux de Versailles, comme le parc de
Frédériksborg nous a rappelé Trianon, inspireraient des goûts bucoliques
au monarque le plus belliqueux.

Enfin nous voici de retour à Elseneur. La table est dressée dans le
château de Marienlyst (_le délice de Marie_), qui touche à la ville.
C’est un grand établissement de bains de mer, qui s’est ouvert juste à
temps pour consoler Elseneur du coup que venait de lui porter
l’abolition des droits du Sund, et pour combattre la ruine dont elle
concevait déjà le sinistre présage. L’admirable beauté des vues et des
sites environnants n’a pas moins contribué à son rapide succès que les
principes fortifiants des eaux et la salubrité de l’air, purifié sans
cesse par la brise marine. Les baigneurs peuvent se partager, à leur
gré, entre deux mers, et passer des flots tranquilles de la Baltique aux
vagues plus profondes, plus âpres et plus salées de la mer du Nord. Le
petit cap de Kronborg marque la ligne de démarcation de l’une à l’autre,
et les distingue sans les séparer: en bas, le Sund vient doucement
caresser le rivage; en haut, le Cattégat se brise impétueusement sur le
sable.

A la fin du dîner, tandis que, selon la coutume danoise, les convives
échangeaient de cordiales poignées de main, accompagnées du _Grand bien
vous fasse_! qui termine invariablement chaque repas, je m’échappais
clandestinement avec mon voisin de table, un fort aimable et savant
magistrat par qui j’aimerais à être jugé, si je dois jamais l’être, pour
aller voir le ruisseau d’Ophélie et le tombeau d’Hamlet. Nous avions
dîné au troisième étage, mais nous sortîmes de plain-pied par l’une des
porte-fenêtres qui s’ouvrent sur la forêt à laquelle est adossé le
château.

«Et d’abord Hamlet a-t-il jamais vécu, ou n’est-il qu’un personnage
légendaire?... Il est permis de se le demander, fit mon compagnon en me
prenant le bras.

--C’est justement ce que dit le héros lui-même: _To be or not to be,
that is the question!_

--En tout cas, s’il a vécu, c’est dans le Jutland, d’après le récit de
Saxo Grammaticus, qui a servi de guide à votre Belleforest et à
Shakespeare. Il n’a certainement jamais mis le pied en Seeland, ni
pendant sa vie ni après sa mort, et l’on ne pourrait trouver nulle part
un témoignage quelconque à l’appui de cette excursion. Ceci dit, je vais
vous montrer son tombeau.

--Mais comment se fait-il qu’Elseneur ait la tombe d’un homme qui est
enterré ailleurs, si toutefois il est enterré quelque part?

--Et les Anglais en voyage! Vous n’y songez pas. Ce sont eux qui ont
forcé le geôlier du château d’If à inventer le cachot de Monte-Christo:
jugez s’il y avait moyen de ne point leur montrer le tombeau d’Hamlet!
Shakespeare est infaillible: il ne se discute pas. Accuser de mensonge
le poëte national de l’Angleterre, c’est manquer de respect à
l’Angleterre elle-même. Quand on essaye de les avertir, ils se fâchent
tout rouges et nous traitent de sauvages: on leur a fait le tombeau
d’Hamlet, et ils sont contents. On en avait même fait trois; il n’en
reste qu’un, mais c’est le plus _authentique_ et le premier de tous. Les
compatriotes de Shakespeare ont dépecé les deux autres avec leurs
couteaux, pour emporter un souvenir. Croiriez-vous que des familles
anglaises viennent passer la saison aux bains de Marienlyst, uniquement
afin de vivre aux lieux où n’a pas vécu l’amant d’Ophélie, de rechercher
la trace imaginaire de ses pas et de méditer chaque jour sur une tombe
qui n’est ni la sienne, ni celle de personne!

--Au fond, rien n’est plus digne de respect.

--C’est vrai... Voici le tombeau.

Nous étions arrivés à un petit rond-point de gazon, au centre duquel
s’élève un tronçon de colonne haut de deux ou trois pieds. Rien de plus;
pas même un nom gravé sur la pierre. Cette simplicité excessive,
contrairement peut-être à l’idée de l’inventeur, n’a absolument rien de
sévère ni d’imposant, et le tombeau d’Hamlet produit tout juste l’effet
d’une borne milliaire au milieu du bois.

Mais la terrasse qui s’ouvre à deux pas de là sur la mer, dédommage de
cette impression mesquine. A droite, la ville aux maisons rouges, avec
les drapeaux de tous les pays du monde flottant sur les résidences des
consuls; à gauche, les flèches de Kronborg; en face, les côtes
onduleuses et pittoresques de la Suède, avec les ruines de la tour
carrée d’Helsingborg, les rochers bleus du cap Kullen, à l’ombre
desquels deux ou trois villages se tiennent accroupis, couronnés d’un
phare dont la silhouette se profile à l’horizon; enfin, sous les pieds
du spectateur, aussi loin que son regard s’étende, le Sund aux vagues
d’azur, tout couvert d’un fourmillement de bateaux à vapeur, de
vaisseaux à voiles, de trois-mâts, de chasse-marée et de petites
barques, pareilles à des mouettes qui rasent la surface des flots, se
croisant dans un mouvement perpétuel pour passer de la Baltique à la mer
du Nord et de la mer du Nord à la Baltique!

Nous sommes descendus vers Kronborg, pour examiner de près la masse
imposante et sombre de la vieille forteresse, sa cour, où l’herbe pousse
entre les pavés, ses bastions, ses casemates, et ses rangées de canons
gothiques qui semblent diriger encore vers la mer une menace inutile. Le
jour tombait. Dans les premières ombres du crépuscule, j’ai parcouru en
tous sens l’esplanade où l’ombre apparut à Hamlet. Le cadre semble fait
à souhait pour la scène; il la rend vraisemblable et l’évoque à
l’imagination du visiteur. Telle est la puissance des lieux, et telle
est aussi celle du génie, que j’oubliai un instant les démonstrations de
mon guide et l’impitoyable démenti que l’histoire inflige à la légende.
Le drame ressuscita devant moi, et j’entendis dans la nuit, mêlées au
souffle du vent et au murmure des flots, les paroles du fantôme: «O
horreur! horreur! ô comble de l’horreur!... Mais déjà le ver luisant,
dont le feu sans chaleur commence à pâlir, annonce le retour du matin.
Adieu, et souviens-toi!...» L’art est plus fort que la vérité même. Ses
créations vivent d’une vie qu’on ne peut plus détruire, et, parce que
Shakespeare l’a voulu, Elseneur restera toujours la patrie d’Hamlet.
J’ai cherché en vain, aux alentours, le ruisseau ombragé d’un saule où
se noya la plaintive Ophélie. Il n’y a pas un seul ruisseau dans les
environs de la ville. Les Anglais en sont quittes pour le remplacer par
un lac. Si Shakespeare a choisi Elseneur pour en faire le théâtre de sa
tragédie, c’est à cause des relations fréquentes entretenues dès lors
par l’Angleterre avec ce port célèbre, qui était le point le plus connu,
comme le plus pittoresque et le plus dramatique du Danemark, le seul
peut-être dont il eût jamais nettement entendu parler.

Le lendemain était la dernière journée de notre séjour à Copenhague;
avant notre départ, nous sommes allés au palais d’Amalienborg, présenter
nos hommages au souverain de la maison de Glucksbourg. S. M. Christian
IX, qui a eu à traverser, dans les premiers jours de son avénement au
trône, la rude épreuve de la guerre de 1864, est un monarque franchement
constitutionnel, qui règne et ne gouverne pas. Sa taille est moyenne, sa
physionomie affable, et dans ses manières simples et modestes la
bienveillance domine encore la distinction. Nous avons quitté le palais,
après une audience d’un quart d’heure, plus charmés de la courtoisie de
l’homme que frappés de la majesté du souverain.

On connaît la singulière fortune de cette famille royale du Danemark,
qui semble destinée à disperser tous ses membres sur les différents
trônes de l’Europe. En quelques années, elle a donné la princesse de
Galles à l’Angleterre, la princesse Dagmar à la Russie, et le roi
Georges Ier à la Grèce. Qui sait si cette monarchie, faible et
cruellement éprouvée, n’est point destinée à réparer les malheurs de la
patrie par l’éclat et l’appui de ses alliances?




XI

CONCLUSION.


Et maintenant l’heure du départ est venue.

J’emporte un souvenir impérissable de cette bonne, honnête et loyale
nation, qui aime la France, qui reste grande, malgré sa petitesse, par
ses vertus politiques et civiles, sa dignité, son esprit national et la
façon dont elle comprend l’alliance du respect de l’autorité avec le
culte de la liberté. Cette race est, comme la poésie de ses anciens
bardes, simple et forte, chaste et guerrière. Elle unit la réflexion à
la persistance; rien n’est plus étranger à son tempérament que la
mobilité inquiète, les élans superficiels, vagabonds et désordonnés des
races méridionales. Fidèle, jusqu’au sein du progrès, à toutes les
traditions du passé, elle aime d’un égal amour le sol natal et le foyer
domestique, et porte dans le patriotisme ses vertus de famille. Fière et
naïve à la fois, alliant un reste de rudesse scandinave à une bonhomie
affectueuse et cordiale, hospitalière comme aux âges héroïques et
courtoise comme aux temps de la chevalerie, voilant un grand fonds de
tendresse et d’enthousiasme sous l’apparente froideur du Nord, comme la
verdure du sol natal se cache sous la neige pour s’épanouir aux premiers
rayons du soleil printanier, elle a l’instinct des choses nobles, qui
respire en tous ses poëmes, la séve et la fraîcheur à demi-sauvages de
sa nature sans éclat, mais vigoureuse et salubre.

Ce petit pays a eu une histoire illustre et joué un rôle éclatant. Les
Cimbres ont fait trembler Rome, et les Northmans pleurer Charlemagne. Il
a conquis l’Angleterre, tenu tout le Nord sous son sceptre et exercé
l’empire des mers. Il a compté des souverains qui remplirent l’Europe de
leur nom, comme les Canut, les Valdemar, les Marguerite et les Christian
IV. De Saxo le Grammairien à Œhlenschläger, de Holberg à Thorvaldsen et
de Tycho-Brahé à Œrsted, il a produit en tous genres une longue série
d’hommes illustres que pourrait lui envier une nation de premier ordre.
Hélas! les jours de la gloire sont loin, et il est aujourd’hui bien
déchu de sa splendeur passée. Après avoir commandé à tant de millions
d’hommes, le voilà réduit à 1,700,000 habitants. Il a perdu le Holstein
et le Slesvig; il a vendu Saint-Thomas et les Antilles danoises. Mais il
possède encore, avec le Groënland, l’Islande et les Feroë, les terres
les plus _antiques_, les plus mystérieuses, les plus impénétrables du
monde, berceaux de sa langue et de son histoire, premiers anneaux d’une
chaîne rompue qui le rattachent aux origines de sa légende héroïque,
témoins et satellites persistants d’une grandeur évanouie, dont ils
gardent le souvenir. Il n’a cessé de prouver, dans le commencement de ce
siècle, que la séve du génie national n’est pas tarie, et que le sang
généreux des ancêtres n’a point dégénéré dans ses veines.

Mais depuis quelques années, à mesure que s’affaiblit le souvenir du
grand désastre national, la discorde se glisse dans cette petite nation
que le patriotisme avait réunie tout entière en un sentiment commun de
colère et de douleur. Les questions politiques et sociales divisent de
plus en plus les esprits. La Chambre basse (le Folkething), peuplée
presque exclusivement, par le suffrage universel, de petits paysans et
de maîtres d’école, s’est mise en hostilité déclarée avec la Chambre
haute et vise à accaparer le gouvernement. Elle n’a point hésité, dans
sa dernière session, à refuser le vote du budget. La bataille s’est
ardemment engagée entre les partis extrêmes. Les Français, qui aiment le
Danemark, ont recueilli avec tristesse l’écho de ces agitations
stériles. Plus une nation est petite et faible, plus elle a besoin de
concorde: elle ne saurait vivre que par la sagesse et l’union. Le
Danemark a sa crise intérieure, qui pourrait devenir plus redoutable que
celle dont il est sorti, il y a treize ans, en laissant trois de ses
membres sur le champ de bataille. Il avait alors resserré ses tronçons
mutilés autour du drapeau national, pareil au régiment dont la mitraille
ennemie vient d’éclaircir les rangs. Puisse-t-il ne pas oublier cet
exemple qu’il s’est donné à lui-même, et, élevant avec sérénité son âme
au-dessus de sa fortune, se consoler d’une décadence purement matérielle
par ses progrès intellectuels et moraux, préparer l’inévitable, mais
tardive revanche de la justice, par le culte des traditions nationales
et la sage pratique de ses libertés, guérir enfin les blessures de la
guerre par le calme d’une paix bienfaisante et féconde! C’est le vœu
d’un ami qui l’a vu de près dans ses jours de deuil, et qui s’attriste
de ne pouvoir plus suivre, à travers les convulsions de sa fièvre
politique, les progrès de sa convalescence.




UNE EXCURSION EN SUÈDE


En lisant le nom de la Suède en tête de ces pages, le lecteur indulgent
me fera la grâce de ne pas s’attendre à une description complète de ce
vaste pays qui va se perdre jusqu’aux confins de l’océan Glacial, par
69° de latitude nord. Je n’ai point dépassé la région des chemins de
fer, et n’ai vu de la Suède que ce qu’on en peut voir en une excursion
d’une quinzaine de jours, dont le but principal et presque unique était
la visite de Stockholm. Mais du moins, j’ai reçu et remporté de cette
courte visite une impression vive et nette, et, sans vouloir m’élever à
des considérations générales qui déborderaient le cadre de ce simple
récit de voyage, je ne dirai que ce que j’ai vu et observé par moi-même.




I

ENTRÉE EN SUÈDE.--MALMOË ET LA SCANIE.--LUND ET LA LÉGENDE DE SAINT
LAURENT.


Nous nous embarquâmes à Copenhague à neuf heures du matin pour faire
voile vers la Suède. C’était un dimanche; le bateau débordait de
passagers. Une troupe de pauvres musiciens danois était montée avec
nous, et, pendant toute la traversée, resta sur le pont, soufflant dans
ses instruments de cuivre les mélancoliques mélodies du Nord.

La traversée de Copenhague à Malmoë dure moins de deux heures, et
cependant on se trouve en pleine mer durant une heure au moins, sans
rien voir autre chose que l’immobile azur des cieux reflété dans le
mobile azur des flots. Mais peu à peu, sur la ligne où ces deux océans
se rejoignent à l’horizon, monte une apparition confuse. Les côtes de
Suède émergent du milieu des vagues; on voit se dessiner d’abord une
grosse tour carrée, puis un dôme, qui signalent au loin la gare et
l’église de Malmoë. Une demi-heure après, nous débarquons sur une vaste
jetée. Il nous reste, avant le départ du chemin de fer, le temps
nécessaire pour parcourir la ville.

Je me suis promené au hasard à travers cette capitale de la Scanie,
d’une antiquité respectable, mais d’une médiocre étendue. Les maisons
basses, couvertes de tuiles vernies que fait reluire le soleil d’août,
sont illustrées d’arabesques qui se déroulent en frises, d’écrans de
paille, de stores à images ou à bandes bleues. Sur la grande place
s’élève un hôtel de ville du seizième siècle, qui disparaît tout entier
sous une carapace d’échafaudages. C’est là, dans la grande salle qui
porte son nom, que se réunissait jadis l’ordre de Canut, placé si haut
dans l’opinion et dans la loi elle-même que chacun de ses membres valait
six témoins devant les tribunaux. L’ordre de Canut est aujourd’hui une
société de danse. O vicissitudes des choses et décadence de la gloire!
Il ne tiendrait qu’à moi de présenter cette transformation comme un
signe des temps.

Lorsqu’on aura visité encore l’église Saint-Pierre, bâtie en briques
dans le style gothique du quatorzième siècle, et qui mérite l’attention,
sinon l’admiration du voyageur; puis, si l’on veut pousser la conscience
jusqu’au bout, le vieux château, devenu caserne et prison, où fut
enfermé Bothwel, on pourra quitter Malmoë sans retourner la tête.

Malmoë, ruinée par une peste meurtrière, par la décadence de la pêche du
hareng et par le traité de Roëskilde, qui l’enlevait au Danemark,
comptait à peine 200 habitants à la fin du dix-septième siècle. Je lis
dans une grande Géographie illustrée, où l’on s’est borné à réimprimer
Malte-Brun, que sa population dépasse maintenant 7,000 âmes; elle les
dépasse, en effet, puisqu’elle est de plus du triple. Voilà des lecteurs
bien instruits! L’éditeur n’a pas réfléchi que Malte-Brun écrivait dans
les premières années de ce siècle, et qu’en soixante ans, avec
l’impulsion donnée à Malmoë par la création de son port et le mouvement
rapide de la population en Suède, ces 7,000 âmes avaient eu tout le
temps de croître et de se multiplier.

Le train _express_ qui se rend à Stockholm marche avec un flegme tout
septentrional. Il couche en route, comme les pataches de temps
héroïques, et, bien qu’on ait pris au départ son billet pour la capitale
de la Suède, il faut absolument passer la nuit dans la petite ville de
Jonkoping. Les chemins de fer sont encore une nouveauté dans ce pays. Le
trajet de Malmoë à Lund, que nous parcourons tout d’abord, n’a été
inauguré qu’en 1856, et c’était le premier tronçon livré à la
circulation publique. En 1862 seulement, la voie ferrée est parvenue à
Stockholm: il faut pardonner à cet enfant en bas âge un peu de lenteur
et d’hésitation dans sa marche.

C’est quelque chose de charmant que cette première partie du voyage. On
traverse une campagne d’une délicieuse variété d’aspects, d’un caractère
très-pittoresque, sans avoir rien pourtant de cette physionomie sauvage
et grandiose qu’une imagination vive s’attend à trouver dès le premier
pas sur la vieille terre scandinave. Les bois, où domine le sapin; les
canaux, les étangs ou les petits lacs encadrés dans un cercle de
vigoureuse verdure, défilent tour à tour sous nos yeux et se succèdent
comme les tableaux d’un panorama mouvant. Çà et là, sur le bord de la
voie, se dressent des blocs granitiques, pareils à ceux de la forêt de
Fontainebleau. L’œil ne se lasse pas de savourer ce paysage aux
ondulations douces, mystérieux, paisible et recueilli, si je puis ainsi
dire, comme la nature du Nord, et pourtant baigné de teintes lumineuses
et chaudes par un soleil du Midi.

Des signes irrécusables annoncent que cette partie du pays est habitée
par une population industrieuse et active. De nombreuses maisons
apparaissent sur la lisière des forêts, au penchant des collines ou sur
le bord des cours d’eau: toutes sont en bois, d’une propreté presque
coquette, avec la bordure légère qui court le long de leur toiture, et
l’encadrement blanc des portes et des fenêtres éclatant sur le fond brun
des parois. Les stations surtout, bâties uniformément sur le type dont
on a vu à l’Exposition universelle de 1867, dans les quartiers russe et
suédois, des exemplaires un peu enjolivés, forment pour la plupart
autant de jolis chalets, peints en rouge et recouverts de gazon, qui se
marient admirablement au paysage.

Nous sommes en plein cœur de la Scanie, c’est-à-dire de la province la
plus riche et la plus fertile de Suède. L’agriculture y fleurit, et les
produits du sol peuvent rivaliser presque avec ceux de nos provinces
septentrionales. Par ses vastes plaines, ses beaux champs de blé, ses
fermes, ses églises, ses châteaux, la Scanie ressemble fort, avec un
caractère plus vigoureux et accentué, à ces campagnes du Seeland, que
nous avons vues de l’autre côté du Sund. Ce sont bien là les deux faces,
diverses et semblables à la fois, d’une même contrée, disjointe jadis
par un cataclysme de la nature ou par la lente trouée de la mer.

Mais à mesure qu’on monte vers le nord, l’aspect se modifie. Ce pays,
qui se développe en hauteur sur une étendue de 1,550 kilomètres, presque
double de celle de la France, comprend en quelque sorte toutes les
variétés de sol et d’aspect, comme de climat. Déjà, en sortant de la
Scanie pour pénétrer sur le territoire de l’ancienne province de
Smaland, on s’aperçoit d’un changement de paysage, dans la physionomie
des maisons et dans l’aspect même des habitants.

Une demi-heure à peine après notre départ, nous apercevons, sur la
droite, les deux tours carrées qui désignent aux regards la vieille et
célèbre église byzantine de la ville de Lund, aujourd’hui bien déchue de
sa gloire, s’il faut en croire le proverbe qui assure qu’à la naissance
du Christ Lund était déjà une cité florissante. Mais si dégénérée
qu’elle soit, cette toute petite ville se recommande toujours au
voyageur par son église, son académie et le souvenir du grand poëte
Tegner, dont elle se glorifie d’avoir été le berceau.

Comme la cathédrale de Cologne, comme le Dôme d’Aix-la-Chapelle, comme
Notre-Dame de Paris et toutes les vieilles basiliques, l’église de Lund
a sa légende, et celle-là a bien gardé le caractère scandinave sous la
physionomie chrétienne. Un pasteur, qui professe la théologie à
l’Université de Lund me l’a contée de point en point dans le wagon.

Vous saurez donc qu’autrefois le géant Jätten Finn s’en vint trouver le
grand saint Laurent.

«Grand saint Laurent, lui dit-il, je m’offre à te bâtir la plus belle
église du monde, à une seule condition.

--Parle, géant, répondit le saint.

--Quand la cathédrale sera finie, si tu es parvenu à savoir mon nom, tu
ne me devras rien; sinon, comme toute peine mérite salaire, tu me
donneras, à ton choix, le soleil et la lune, ou bien les deux yeux de ta
tête.

--Soit! fit saint Laurent, qui crut avoir son église pour rien.

Je ne sais si ce géant était le diable déguisé, comme il est d’usage
dans les légendes: mon professeur n’a pu m’éclairer sur ce point
délicat. Quoi qu’il en soit, saint Laurent signa un papier au géant,
avec cette confiance imperturbable qui ferait en pareil cas taxer les
saints de présomption s’ils ne comptaient sur le secours de Dieu et s’il
n’était de règle que l’esprit de ruse et de malice soit infailliblement
joué comme un innocent par les clercs qu’il aide à bâtir des
cathédrales.

Les murs s’élevèrent bien vite. Le géant remuait les pierres comme des
grains de sable; saint Laurent venait le regarder avec admiration et
s’applaudissait de son marché, en se disant qu’on viendrait du bout du
monde pour voir une si belle église. De temps à autre, le géant
s’arrêtait et, souriant d’un air narquois, il demandait au saint:

--Eh bien! grand saint Laurent, sais-tu mon nom?

--Pas encore, répondait saint Laurent, qui ne se pressait pas, persuadé
qu’il serait très-facile d’apprendre le nom d’un géant pareil.

Cependant, lorsqu’il vit la rapidité avec laquelle l’église marchait à
son achèvement, il se dit qu’il était temps de se mettre en quête. Il
interrogea d’abord tous les paysans qui passaient, tous les moines et
tous les curieux qui venaient regarder l’église: aucun ne connaissait le
géant. Il interrogea ensuite son patron, puis son ange gardien, puis
tous les anges et tous les saints du paradis: personne n’avait jamais
entendu parler du géant. Alors il prit à saint Laurent une peur terrible
et une tristesse mortelle, et comme il savait bien qu’il ne pourrait pas
donner le soleil et la lune au géant, il pleurait d’avance la perte de
ses deux yeux. Ah! comme saint Laurent se repentait alors d’avoir signé
si vite!

--Eh bien? lui cria de nouveau le géant, qui était en train d’arrondir
la voûte.

--Pas encore, fit saint Laurent d’un ton piteux.

--Je crois qu’il serait temps de préparer la lune et le soleil, reprit
le géant, tandis que le saint homme s’éloignait navré de douleur.

Saint Laurent se promena jusqu’au soir, tout rêveur, à travers la
campagne. Chemin faisant, il questionnait les oiseaux, les ours et les
chevreuils; les oiseaux, les ours et les chevreuils connaissaient le bon
saint, mais ils ne connaissaient pas le géant. Il alla bien loin de la
sorte et se trouva, vers la nuit tombante, dans un pays qu’il n’avait
jamais vu. Comme il pressait le pas pour rentrer, il aperçut une maison,
et devant cette maison il y avait une femme tenant dans ses bras un
enfant qui pleurait:

--Tais-toi, disait la mère à son fils pour le consoler, ton père Jätten
Finn va rentrer, et si tu es sage, il t’apportera le soleil et la lune,
ou les deux yeux de saint Laurent.

Nous n’avons pas besoin de dire avec quelle joie notre saint revint chez
lui. Le géant mettait la première main à la toiture, et dès qu’il le vit
apparaître, il ne manqua pas de lui rappeler sa promesse.

--C’est bien, _Jätten Finn_, répondit saint Laurent, mais attendons que
l’église soit terminée.

A ces mots, le géant poussa un grand cri, et, se précipitant dans les
catacombes de l’église avec sa femme et son fils, il saisit dans ses
bras un pilier pour renverser le monument, comme avait fait Samson chez
les Philistins, mais à l’instant même tous trois furent changés en
pierre par saint Laurent.

Si vous doutez de cette histoire, allez à Lund, descendez dans la
curieuse église souterraine, vaste crypte aux voûtes écrasées et aux
colonnes massives, qui fut un des derniers asiles du catholicisme
expirant en Suède, et vous y verrez les corps pétrifiés du géant, de sa
femme et de son enfant, encore enlacés aux lourds piliers qu’ils
voulaient renverser.




II

JONKOPING.--LE LAC WETTER.--LA TRAVERSÉE DU SMALAND.--CHEMINS DE FER ET
BUFFETS SUÉDOIS.


Les stations qui suivent Lund n’offrent par elles-mêmes aucun intérêt
particulier; mais une tradition guerrière, qui semble empruntée à
l’histoire des Amazones, attend le voyageur entre Alfvesta et Moheda, et
je n’ai point manqué de la cueillir au passage. Par delà le petit lac de
Dan, mon voisin suédois m’a montré à l’horizon lointain le village de
Warend, que j’ai fait semblant d’apercevoir pour ne pas le désobliger.
C’est là qu’une troupe de Suédoises, guidée par l’héroïne Blenda, sauva
la patrie en exterminant dans un festin l’armée ennemie, qui avait
profité pour envahir la contrée de l’absence des hommes, partis tous en
guerre contre les Danois. Par une ruse que purifie l’intention
patriotique et qui rappelle celles de Judith et de Sisara, elles avaient
pris au préalable la précaution d’enivrer l’ennemi, à qui leur accueil
avait enlevé toute défiance. En récompense, le beau sexe de Warend fut
doté de priviléges destinés à perpétuer chez les générations futures le
souvenir de son héroïsme.

Nous arrivons vers dix heures du soir à Jonkoping, dont, je l’avoue, je
n’avais jamais entendu prononcer le nom; je crois pouvoir risquer cette
confession sans me déshonorer aux yeux de mes concitoyens.

Jonkoping, située à l’extrémité méridionale du lac Wetter, est une ville
industrieuse et commerçante, à laquelle sa position centrale assure une
importance particulière, et que les chemins de fer et les bateaux à
vapeur mettent en communication directe avec les autres parties du pays.
Incendiée à trois reprises, elle a chaque fois profité de ces désastres
pour se rajeunir, et s’est relevée plus belle de ses ruines. Elle passe
pour une des villes les mieux bâties du royaume, et cette réputation
n’est point usurpée, autant que j’en puis juger par le peu que j’en ai
vu, au clair de lune et aux lueurs incertaines de l’aube naissante. Mais
elle compte à peine dix à douze mille habitants, et ce chiffre, qui
suffit à lui assurer le septième ou le huitième rang, immédiatement
après Carlskrona et Upsal, sur la courte liste des cités suédoises,
n’est pas de nature, j’en conviens, à lui mériter beaucoup d’attention
en un pays comme le nôtre, habitué à ne tenir compte que du nombre et à
mesurer son estime à l’importance matérielle de l’objet qui la
sollicite.

Nul n’ignore d’ailleurs que la Suède est un des pays les moins peuplés
de l’Europe, relativement à l’étendue de son territoire; mais la rapide
progression qu’elle suit, et qui en un demi-siècle a presque doublé sa
population, diminue chaque jour la distance qui lui reste à franchir
pour se rapprocher sur ce point des pays plus favorisés par la nature.

Les hôtes auxquels on nous avait recommandés nous attendaient à la gare
de Jonkoping pour nous conduire à une fête, qui se donnait sur la grande
place de la ville. Nous montâmes en voiture, et au bout de quelques
minutes, nous débouchions aux abords d’une place brillamment illuminée.
Nous laissâmes nos bagages, à la grâce de Dieu, dans les calèches ou sur
les bancs voisins, et nous marchâmes vers la fête. Une grande partie de
la population était groupée sur la place; les autorités et les personnes
de marque se tenaient sous le portique d’un monument que j’ai pris pour
l’hôtel de ville. Au centre se dressait une longue table, où des
sommeliers empressés versaient à pleins verres cet excellent punch
national qui joue un rôle si actif dans toutes les réunions des
habitants du pays, et autour de la table étincelait une mer de
casquettes blanches, dont chaque flot était piqué d’une lueur fauve par
les feux du gaz: c’était la société philharmonique des étudiants
d’Upsal, qui se trouvait à Jonkoping par suite de je ne sais plus
quelles circonstances, et qui donnait à la ville, en passant, un concert
composé de mélodies nationales.

Rangés autour de la table, nous trinquâmes d’abord, à la mode suédoise,
en heurtant le verre, puis en l’élevant d’un mouvement onduleux à la
hauteur de l’œil, en le vidant d’un trait et en le renversant dans la
paume de la main. Il n’est pas donné à tout le monde d’aller en
Suède!... Puis on nous conduisit sous le vestibule de l’hôtel de ville,
et le concert commença par le chant national de la Suède:

«O vieux Nord, tu es grand comme tes montagnes, dont tu as la fraîcheur!
Tu rayonnes dans ta splendeur calme et sereine. Je te salue, ô le plus
beau pays de la terre, toi, ton soleil et tes prés verdoyants!

«Plein des souvenir de ton ancienne gloire, aux jours où ton nom,
partout célébré, vola d’un bout du monde à l’autre, je sais, ô ma
patrie, que tu es et que tu seras toujours la même! Oui, je vivrai et je
mourrai dans le Nord!»

La mélodie, grave et profonde, débute avec une lenteur majestueuse, et
semble expirer par degrés dans un murmure mélancolique et mystérieux,
comme le bruit lointain des flots sur la plage.

Les étudiants exécutèrent encore divers morceaux populaires, avec un
talent consommé et ce sens musical qui semble inné chez les Suédois. Si
le Danemark produit peu de belles voix et de grands chanteurs, la Suède,
par contre, est la patrie de Jenny Lind et de mademoiselle Nilsson: elle
a bien changé depuis le temps où ses lois chassaient les musiciens du
royaume et permettaient, en certains cas, de les tuer comme des bêtes
inutiles ou malfaisantes.

Nous avions été accueillis par les auditeurs pressés autour de nous avec
cette courtoisie hospitalière et cette affabilité qui semblent
naturelles aux peuples du Nord. L’un de nos plus aimables introducteurs
me présenta une jeune personne habillée à la mode parisienne, mais dont
les cheveux blonds, la peau blanche et les grands yeux bleus, limpides
et rêveurs, trahissaient l’origine scandinave: c’était sa fille, fiancée
du jour même. Les fiançailles se font en Suède avec beaucoup plus de
solennité que chez nous, et constituent une cérémonie presque aussi
sacrée que celle du mariage. Les coutumes varient suivant les provinces;
dans quelques-unes, dit M. Marmier en ses _Lettres sur le Nord_, lorsque
deux jeunes gens se fiancent, on les lie l’un à l’autre avec la corde
des cloches, et on croit rendre ainsi l’amour inaltérable et les
serments indissolubles. Je brûlais de demander à la jeune Suédoise si
cette superstition poétique florissait à Jonkoping, mais le bracelet et
l’anneau des fiançailles qui brillaient à sa main démontraient
suffisamment qu’on y fait usage, au moins dans la classe riche, de liens
plus civilisés.

«Eh bien! Monsieur, fit-elle, comment trouvez-vous la Suède et la ville
de Jonkoping?

--Le peu que j’en ai vu, Mademoiselle, me charme et me met fort en
appétit du reste.

--Vous commencez donc à croire qu’on a tort, en France, de nous
confondre avec les Lapons!

--Oh! Mademoiselle, je vous proteste...

--Ne jurez pas, Monsieur. J’ai habité Paris, l’an dernier, rue Balzac,
dans un quartier qui ne passe pas pour le plus ignorant de votre
capitale, et je n’oublierai jamais la stupéfaction des quelques
personnes avec qui j’ai causé, en apprenant ma patrie et en voyant que
je ressemblais à peu près à tout le monde. Plusieurs m’ont avoué par la
suite que, dans leur idée, les Suédoises s’habillaient de peaux d’ours,
mangeaient du poisson cru, portaient un anneau dans le nez et se
parfumaient la chevelure avec de l’huile de baleine. Beaucoup prenaient
la Suède pour un pays perdu par delà le Groënland et le Spitzberg, et
enseveli toute l’année sous les glaces polaires. Les plus instruites et
les plus polies se bornaient à me dire dans l’intimité, sur un ton de
commisération bienveillante: «Eh! mon Dieu, Mademoiselle, comment une
personne telle que vous peut-elle demeurer dans un pays pareil? Vous
devez y périr d’ennui... Quelles fonctions monsieur votre père
remplit-il à Stockholm?» Et lorsqu’elles apprenaient que je n’étais
point la fille d’un haut fonctionnaire de Stockholm, mais d’un simple
bourgeois de Jonkoping, d’un commerçant, leur surprise redoublait. Une
Suédoise en robe de soie, parlant français, ayant lu Racine et Boileau,
et sachant les _Méditations_ de Lamartine à peu près par cœur, cela
confondait leur imagination.

--Mademoiselle, permettez-moi de vous dire qu’il serait injuste de juger
sur cet échantillon l’instruction de nos Parisiennes. Vous avez vraiment
joué de malheur, et je vous assure qu’il ne manque pas à Paris de salons
où la présence d’une Suédoise civilisée n’eût excité aucun étonnement,
ni de femmes du monde qui ont entendu parler de la Suède dans leurs
classes et qui s’en souviennent. Aujourd’hui surtout, depuis
mademoiselle Nilsson, j’aime à croire que la rue Balzac elle-même
commence à se douter que tous les Suédois ne sont pas anthropophages.
Cependant, la vérité me force à confesser que le peuple français, qui
est, vous ne l’ignorez pas, Mademoiselle, le peuple le plus spirituel de
la terre, n’en est peut-être pas le plus instruit. Il voyage peu. En
fait de géographie, il connaît à peine celle de son pays; en fait de
langue, il croit que la sienne suffit, qu’elle a droit de cité et de
primauté partout, et il s’impatiente ou s’indigne, lorsqu’il interroge
en français, dans les rues de Saint-Pétersbourg, un paysan russe qui ne
le comprend pas; en fait de mœurs, il n’en admet point d’autres que
celles au milieu desquelles il a toujours vécu. Il n’y a qu’une
France... Il n’y a qu’un Paris... Il n’y a qu’un peuple... du moins on
nous l’a dit longtemps. Balzac, dont vous habitiez la rue, Mademoiselle,
a mis de même en circulation cet axiome impertinent dont notre fatuité
s’accommoderait volontiers, qu’il n’y a qu’une femme au monde: la
Parisienne. Je vous proteste que je n’en crois rien.

--Vous êtes bien bon, Monsieur, fit-elle en souriant.

--Les courtisans de Louis XIV renfermaient la France dans Versailles; le
Parisien pur sang renferme l’univers dans Paris: il croit que sa fenêtre
ouvre sur l’infini et qu’il n’existe rien en dehors des boulevards. Le
théâtre des Variétés et le bois de Boulogne marquent pour lui les bornes
du monde. Aussi est-il tout surpris, de très-bonne foi, lorsqu’il
rencontre, au delà de ces frontières, quelque chose ou quelqu’un qui
peut rivaliser avec ce qu’il a été habitué à considérer comme hors de
toute comparaison, et c’est sur un ton de conviction parfaite qu’il
s’écrie: «Comment peut-on être Suédoise?» à la façon des grandes dames
du temps de Montesquieu, qui se demandaient l’une à l’autre: «Comment
peut-on être Persan?»

--Je suis assez française pour comprendre cela, Monsieur.

--Ce qui prouve, Mademoiselle, que vous l’êtes plus que bien des
Parisiennes de ma connaissance.

--Mais il me semble que tout ceci part d’un bon naturel et a son côté
excellent. Heureux ceux qui ont conservé la faculté de l’admiration!

--Oui, pourvu qu’ils ne l’exercent pas vis-à-vis d’eux-mêmes! Seulement,
quand cette faculté, au lieu d’être fondée sur le sens du respect, ne
repose que sur l’instinct de la vanité, et s’accorde à merveille avec
l’esprit de dénigrement et même de destruction, qu’en faut-il croire et
qu’en faut-il dire? Mais, bon Dieu, Mademoiselle, nous voici bien loin
de notre point de départ! Je crois que j’allais philosopher, et je vous
demande pardon de mon pédantisme.

--Nullement, Monsieur, j’aime beaucoup la philosophie.

--Ah! pour le coup, voici qui n’est plus parisien,--ou du moins, qui
n’est plus _parisienne_!

Mais le concert était fini. Je pris respectueusement congé de mon
interlocutrice, et nous regagnâmes les voitures. Elles étaient restées
seules, à cinquante pas, en l’absence des cochers, qui n’avaient pu
résister à l’envie d’aller entendre les chanteurs, et nos valises nous
attendaient, sous la garde invisible, mais toujours présente, de cette
honnêteté septentrionale qu’on ne vante pas à tort. «Il y a peu de pays,
dit Ampère, où l’on puisse se confier à la probité des classes
inférieures autant qu’en Scandinavie.» Et, à l’appui de cette remarque,
il raconte que, voyageant de poste en poste sur les charrettes
suédoises, il tirait de sa poche, à chaque relais, le paquet de
papier-monnaie qui contenait toute sa fortune. «On prenait, on
changeait, on remettait, tout à fait à discrétion. Je laissais faire,
n’ayant pas d’opinion sur la valeur de ces chiffons. Ce qui restait, je
le remettais dans mon portefeuille. Je me suis informé de ce que j’avais
dû payer: on ne m’avait pas fait tort d’un schelling[22].»

  [22] Le schelling suédois vaut moins d’un sou.

A minuit, nous étions à l’hôtel. Il est vaste et tenu avec luxe; le
portier parle français comme le propriétaire, si bien qu’en descendant
de voiture, nous pourrions presque nous croire à l’hôtel du Louvre. Mais
le lendemain, au moment de notre départ, le propriétaire et le portier
sont couchés, et il nous est impossible de faire comprendre aux gens de
service que nous désirons une tasse de café au lait avant de monter en
wagon. J’exécute à diverses reprises, à travers la dédale des couloirs,
des cours et des escaliers, d’infructueuses expéditions à la recherche
de la salle à manger, suivi par le regard inquiet des garçons, qui
jugent à propos d’aller réveiller le portier.

Celui-ci accourt juste au moment où nous n’avons plus que le nombre de
minutes nécessaire pour arriver à la gare, et il s’arrache les cheveux
de désespoir en apprenant que la France part à jeun.

Nous montons en wagon un peu avant sept heures du matin, pour arriver à
Stockholm vers dix heures du soir. On longe d’abord le grand lac Wetter,
aux rapides courants, aux tourbillons impétueux, aux tempêtes soudaines
et terribles. Ses belles eaux vertes, claires et limpides comme
l’émeraude, les brusques mouvements d’ondulation et de dépression qu’il
subit chaque jour, comme s’il s’engouffrait tout à coup dans un abîme,
ou si une force irrésistible l’aspirait et le rejetait tour à tour, les
mirages fréquents qui se jouent à la surface de ses flots, font du lac
Wetter un des plus curieux du monde, et le rendent aussi digne des
études de la science que des traditions du roman et de la poésie.
Parfois, en hiver, il lui arrive de briser, d’un violent soubresaut, la
couche de glace sous laquelle il était tout entier captif. Le Wetter
s’appuie sur quatre provinces, il est parsemé d’une foule de petites
îles, absorbe quatre-vingt-dix cours d’eau, et s’écoule par une rivière,
ou plutôt par un torrent, dans le golfe de Bothnie.

Longtemps l’immense nappe verdâtre, qui se développe sur une étendue de
plus de trente lieues, nous escorte et prête au paysage un peu monotone
le charme de ses flots. Mais, dès qu’on l’a dépassé, la contrée qu’on
traverse apparaît dans sa nudité triste et morne. L’aspect a bien changé
depuis la veille. Autant la Scanie, que nous franchissions hier, est une
province riche, fertile et plaisante à l’œil, autant le Smaland est
pauvre, terne et désolé. Des terrains plats, semés de maigres sapins,
des champs de bruyères, de loin en loin quelque cabane chétive, c’est
tout, ou à peu près. Chaque province de Suède a sa physionomie propre:
de l’une à l’autre, les aspects varient si profondément quelquefois
qu’on pourrait se croire transporté dans une autre partie de l’Europe.

Un ennui lourd, écrasant, se dégage de cette triste et aride nature. La
route s’allonge, interminable; on se dit avec désespoir qu’on n’arrivera
jamais, et l’on essaye de dormir pour dérober quelques moments à la
fastidieuse obsession du tableau. La seule diversion qui se présente
pendant ces sept à huit heures d’une désespérante monotonie, c’est le
buffet. La vaste table est toute garnie d’avance de ses munitions: le
_knäckebrod_, c’est-à-dire ce pain de seigle ou de froment à tranches
minces, sèches, dures et croquant sous la dent, comme une galette âgée
de quinze jours; les petits gâteaux, le potage, les sandwichs aux
sardines, les viandes froides, les sauces au sucre, les hors-d’œuvre et
les desserts, tout cela attend pêle-mêle le terrible assaut de cent
voyageurs lancés pour dix minutes à travers la salle à manger. En
entrant, chacun se munit d’une assiette, sur laquelle il entasse à son
gré ce qui lui convient, et se retire en un coin, où il mange debout, ou
bien sur l’une des petites tables dressées dans les angles de la salle.
On voit des convives pressés et plus soucieux de satisfaire leur appétit
que d’observer les harmonies d’un repas classique, piquer au hasard dans
tous les plats qu’ils rencontrent, au risque des accouplements les plus
étranges, et dévorer les gâteaux avec le potage et le poisson avec le
poulet. Cinq minutes après l’invasion des voyageurs, le champ de
bataille est jonché de débris informes, et la table ne présente plus que
le spectacle sans nom d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage
des soldats.

Ce n’est point un repas qu’on fait dans les buffets suédois, c’est une
ripaille. Le prix ne dépasse pas un rixdaler (environ 1 fr. 40), autant
qu’il m’en souvienne; seulement, les sybarites qui désirent arroser
leurs sandwichs aux sardines d’un verre de bière nationale ou de toute
autre boisson, vont se faire servir au comptoir. Ce supplément léger se
prend en général à la suite du repas; j’ai souvent admiré la faculté des
Suédois de manger sans boire, en admirant aussi la façon dont ils s’en
dédommagent ensuite. Si j’en jugeais par mon expérience personnelle, je
serais porté à croire que, dans ces dîners où une horde d’affamés mènent
dix plats de front, sans en achever aucun, comme s’ils craignaient
d’être devancés par un voisin plus expéditif, il doit souvent arriver
qu’on ne mange pas pour la moitié d’un rixdaler, mais qu’on _gâche_ pour
le double.

Entre deux et trois heures de l’après-midi, aux environs de
Cathrineholm, le pittoresque, si longtemps éclipsé, commence enfin à
reparaître, et va s’accentuant de plus en plus, à mesure qu’on approche
de Stockholm. Les rochers, les petits lacs, les étangs encadrés par les
bois, se multiplient autour de la voie ferrée et consolent un peu nos
regards attristés par les longs steppes que nous avons parcourus le
matin. Les traits caractéristiques du paysage suédois sont les forêts de
sapins, de chênes ou de hêtres, les collines, et les eaux innombrables
distribuées en rivières, en lacs ou en canaux. Les montagnes qui forment
comme la grande épine dorsale à laquelle viennent s’appuyer les deux
royaumes unis, donnent naissance à de nombreux et considérables cours
d’eau, dont la marche vers la mer est des plus accidentées. Examinez la
carte de la Suède: c’est une véritable guipure de lacs.

Ces cours d’eau et ces forêts sont la fortune en même temps que
l’ornement de la contrée. Il n’est pas un pays en Europe dont la surface
boisée soit relativement aussi considérable, puisque celle de la Suède
occupe plus de la moitié de sa superficie totale. Longtemps négligée ou
gaspillée, cette source intarissable de richesse nationale est
aujourd’hui protégée par des lois salutaires, surtout dans les vastes
régions forestières du Norrland, où le pin, le bouleau, l’osier, le
tremble, le saule et le sorbier remplacent le chêne et le hêtre des
provinces méridionales, et que peuplent, en compagnie des loups-cerviers
et des ours, l’hermine et la martre, ces hôtes frileux du pôle.

Les pêcheurs ne sont pas moins heureusement partagés que les chasseurs
en Suède, grâce aux milliers de lacs et à l’immense étendue des côtes.
Sans doute, les grands jours de la pêche sont passés; j’ai traversé le
Sund sans ramasser les poissons à la main et sans que le bateau fût
obligé, comme au temps de Saxo le Grammairien, de se frayer
laborieusement un passage à travers les couches compactes des harengs;
mais le saumon du Cattégat, la morue, le homard, le maquereau et
l’huître, gardent encore de quoi consoler les pêcheurs d’une décadence
qui n’est que momentanée peut-être, et dont la pisciculture se vante
d’arrêter bientôt les progrès.

Si l’on joint aux eaux et aux forêts les mines de fer, de cuivre, de
plomb, de charbon de terre, etc., on aura à peu près le total des
richesses naturelles du pays. Elles sont loin d’être exploitées encore
avec une activité et une industrie suffisantes. Un jour viendra, sans
doute, où la Suède, plus peuplée, mieux connue, rapprochée du reste de
l’Europe, pénétrée et animée jusqu’en ses déserts par les voies ferrées,
saura tirer plus largement parti de ses trésors.




III

STOCKHOLM

COUP D’ŒIL GÉNÉRAL.--PROMENADE A TRAVERS LA VILLE.


A six heures du soir, on entrait en gare de Stockholm.

Si jamais un de mes lecteurs va à Stockholm, je lui conseille de se
faire conduire, avant même de gagner l’hôtel, au sommet du Mose-Backe,
qui avoisine la gare, et d’où il pourra, d’un coup d’œil, embrasser
l’ensemble et les détails de la ville, admirer la beauté singulière de
sa position et s’en graver la topographie dans la tête.

Stockholm est bâtie sur sept îles et sur deux presqu’îles; elle s’appuie
à gauche sur le lac Mälar, à droite sur la Baltique. Du haut de la
colline, toute la ville apparaît, disséminée sur les rives du golfe par
où le lac se décharge dans la mer, avec ses deux vastes faubourgs, ses
grappes de maisons rouges semées sur les îles, que réunissent entre
elles et que relient à la ville des ponts de bois et de pierre; étagée
çà et là sur les rocs arides et les coteaux verdoyants que la nature a
disposés autour d’elle pour l’harmonie du spectacle et le plaisir des
yeux, et qui se marient à souhait aux pittoresques échancrures du lac;
sillonnée de canaux qui sont des bras de mer, et étalant de tous côtés
ses forêts de sapins et de clochers, de dômes et de mâts. Au milieu du
bras de mer qui la divise en deux parties égales, s’étend une grande
île, le berceau et la cité de Stockholm. Partout, aussi loin que le
regard peut s’étendre--et rien ne vient gêner son essor--partout,
non-seulement autour de la ville, mais sur ses places et entre ses
maisons, des coteaux et des vallons, des golfes et des promontoires, et
pour fond continu au tableau, l’immense nappe aquatique, s’effilant en
mille rameaux ténus, comme pour l’enlacer tout entière d’un inextricable
réseau mobile et vivant, pareil aux veines qui portent le sang jusqu’aux
extrémités du corps humain.

Stockholm semble occuper le centre d’un vaste jardin, mais d’un jardin
_romantique_, dessiné par un architecte-paysagiste imbu de la lecture
des poëtes scandinaves. Ses grands parcs, peuplés de châteaux, de
maisons de plaisance et de cabarets, lui forment une ceinture qui semble
se renouer à travers les flots. Les noires cheminées des bateaux à
vapeur ont l’air de sortir des toits et confondent leur fumée avec celle
des foyers; les navires à trois mâts apparaissent dans ses rues, mêlant
les oriflammes de tous les pays du monde à la voile blanche des
barques-omnibus.

L’hôtel Rydberg, où l’on m’a conduit, est tenu par un Français qui a
conquis tous ses grades dans la cuisine de l’empereur de Russie. Le
touriste le plus difficile et le gourmet le plus blasé peuvent descendre
sans crainte dans ce caravansérail modèle, digne par son apparence
monumentale, par son organisation, par ses prix, par ses caves et par
l’habileté culinaire de son chef, de tous les respects du monde
civilisé. L’hôtel est situé au cœur de la ville, sur la place de
Gustave-Adolphe. Des fenêtres de mon appartement, j’aperçois sous mes
yeux la statue en bronze de ce roi, modelée par le sculpteur français
Larchevêque, qui passa seize ans de sa vie à Stockholm; à droite et à
gauche, deux édifices absolument semblables, dont l’un est le palais du
prince héritier et l’autre le théâtre royal; devant moi, le large pont
du Nord (Norrbro), jeté, pour ainsi dire, au confluent du lac Mälar dans
la Baltique, bordé d’un côté par d’élégants magasins sur une moitié de
son parcours, de l’autre par un terre-plein converti en jardin et en
café; au fond, la masse imposante et majestueuse du château royal.

Je descends seul et me promène d’abord au hasard à travers les rues,
pour prendre une idée ou plutôt une impression générale et sommaire de
la ville. En tournant à gauche, je rencontre à vingt pas l’église de
Jacob (Jakobs Kirkan), où reposent les cendres du grand maréchal Horn,
le bras droit de Gustave-Adolphe, et du poëte-critique Kellgren, dont le
théâtre royal joue encore les opéras. Puis on débouche presque aussitôt
sur la vaste place de Charles XIII, où se dresse, entre quatre lions,
chefs-d’œuvre de Fogelberg, la très-médiocre statue élevée par
Bernadotte à la mémoire de son père adoptif. La place de Charles XIII
est bordée à l’est d’édifices d’une architecture élégante. En suivant
une ruelle qui n’a l’air de mener nulle part, j’arrive à un petit jardin
aux maigres ombrages: c’est le parc de Berzélius, que décore (trop peu)
la statue de l’illustre chimiste.

Je redescends, toujours au hasard, et me trouve, après un demi-quart
d’heure de marche, en face d’un beau monument, qui a tout à fait grand
air. L’inscription du frontispice--_National museum_--m’épargne les
frais d’une conjecture. Nous y reviendrons, mais pour le moment je
n’entre nulle part et ne fais que passer.

A l’extrémité du Musée national s’ouvre un beau pont en fer, par où l’on
pénètre dans l’île de Skeppsholmen. Avec l’appendice qu’elle traîne à sa
remorque, comme une chaloupe à l’arrière d’un vaisseau, cette île est en
quelque sorte la propriété des marins et des canonniers, leur domaine,
leur chose. Là sont les casernes, les citadelles, les magasins, les
arsenaux; là stationne toujours une partie de la flotte suédoise. Mais,
après avoir tourné à distance autour de ces bâtiments d’un attrait
médiocre, je me suis trouvé fort agréablement surpris en voyant le reste
de l’île occupé par une ravissante promenade, toute pleine de verdure et
d’ombrages, qui descend jusqu’au bord de l’eau en sentiers mystérieux et
voilés, faits pour la rêverie solitaire des poëtes ou des amants.

J’allais revenir sur mes pas: le son de la clochette d’appel, suivi d’un
coup de sifflet, m’arrête tout à coup. Le bateau qui parcourt, toutes
les cinq minutes, le trajet de l’île de Skeppsholmen à la ville, va
partir, et je me hâte d’y monter. Le conducteur me réclame trois _œre_,
c’est-à-dire environ cinq centimes, et quelques minutes se sont à peine
écoulées, que je débarque aux environs du Norrbro, au milieu de la
grande station centrale des omnibus et des fiacres aquatiques.

J’ai repris ma promenade de l’autre côté de l’hôtel, et je suis tombé du
premier coup sur la rue Drottninggatan (rue de la Reine), qui est le
boulevard Sébastopol de Stockholm et qui traverse la partie nord de la
ville dans toute sa longueur. Je m’aperçois que j’ai commis un pléonasme
en parlant de _la rue Drottninggatan_, car ces deux dernières syllabes,
qui terminent les noms de presque toutes les voies de Stockholm, veulent
précisément dire _rue_; mais ce pléonasme était nécessaire tant que le
lecteur n’avait point été averti. Déjà suffisamment barbares par
elles-mêmes pour nos oreilles françaises, les désignations des rues de
Stockholm prennent encore, de cette adjonction uniforme, un caractère
plus compliqué. Il faut un effort sérieux pour venir à bout de
déchiffrer les étiquettes en menus caractères anglais qui inscrivent à
chaque coin ces noms interminables, comme il faut une étude constante du
plan de la ville pour se retrouver à travers tant d’îles et tant de
ponts.

La ville est pavée de durs galets, qui font cruellement sentir leurs
angles aux piétons, mais qui fournissent aux pieds des chevaux, dans ces
rues étroites et souvent escarpées, le point d’appui dont ils ont
besoin. Les maisons, en pierres ou en briques, quelquefois en bois
peint, mais seulement aux extrémités des faubourgs, sont garnies de
vastes fenêtres doubles qui leur font un rempart contre les rigueurs de
l’hiver, et au milieu desquelles on a pratiqué une porte étroite. Les
magasins, au lieu de s’ouvrir au dehors et d’étaler sur la voie publique
de luxueuses devantures, forment presque toujours, comme à Copenhague,
des appartements bien clos, où l’on entre par l’allée centrale. Un
détail qui frappe l’étranger, c’est la physionomie des enseignes,
disposées au-dessus des boutiques en saillies perpendiculaires, comme
celles du vieux Paris avant la réforme de La Reynie; elles affectent
pour la plupart, surtout dans les quartiers un peu éloignés du centre,
une forme primitive qui contribue à l’originalité de la ville. La longue
perche y domine. Les épiciers ont la perche emmanchée d’une tête de
loup, pareille à celle dont se servent les ménagères pour enlever les
toiles d’araignée du plafond; les barbiers, la perche emmanchée de deux
rangées de grands plats; les cordonniers et les marchands de nouveautés,
la perche garnie à son extrémité de morceaux de cuirs ou d’étoffes
multicolores. D’autres y pendent des robes, y drapent des châles ou des
mantelets, si bien que les rues semblent, au premier abord, toutes
pavoisées de drapeaux.

Mais c’est en vain qu’on chercherait dans les costumes les mêmes restes
de couleur locale. L’affreux paletot a fait son tour d’Europe et
achèvera bientôt son tour du monde. Les belles Suédoises portent le
chapeau de paille rond et la crinoline. Le touriste désappointé en est
réduit à suivre de l’œil, comme autant de bonnes fortunes, les petites
filles se rendant à l’école, le sac au dos; les femmes des faubourgs
avec leurs longs mouchoirs noués sous le menton et tombant en pointe
sous la nuque; les commissionnaires avec la large plaque de cuivre fixée
à leur bonnet; les paysans debout dans les voitures basses et plates où
ils étalent leurs légumes au marché,--espèces de boutiques ambulantes,
qu’ils rangent côte à côte, sans les dételer. A peine si, de loin en
loin, on rencontre quelque échantillon, généralement bien effacé, de ces
costumes nationaux dont la galerie suédoise de l’Exposition universelle
nous a montré les types les plus curieux: un Dalécarlien, à chapeau
rond, à longue houppelande brune, aux énormes souliers ferrés; une
paysanne des environs de Carlskrona, avec son corsage de velours retenu
sur le sein par des aiguillettes d’argent; un Sudermanien en pourpoint
blanc à revers bleus ou rouges; une jeune fille de Wingaker, coiffée
d’un bonnet en forme de mitre et portant sur sa robe blanche, qui monte
jusqu’au menton, un autre tablier aux teintes vives et tranchées. Quoi
qu’en puissent croire M. Taine et l’école qui professe à sa suite la
théorie de l’influence souveraine des climats, le Nord sur ce point ne
diffère pas du Midi, et il faut croire que le goût des couleurs
éclatantes est un pur instinct de nature, puisqu’on le retrouve partout
chez les gens du peuple, les enfants et les sauvages.

Ce n’est pas dans ses rues, dans ses magasins, dans ses monuments, qu’on
doit chercher la beauté de Stockholm, c’est dans le charme et la variété
de ses points de vue. Si fiers que soient les habitants de leur palais
royal, de leur nouvelle école polytechnique, de la monumentale caserne
d’artillerie signalée par les _Guides_ à l’admiration de messieurs les
militaires, de leurs musées et de leurs églises, Stockholm n’est qu’une
ville de troisième ordre, au-dessous même de Copenhague par son aspect
intérieur, si je puis ainsi dire, bien qu’elle ait une physionomie plus
tranchée. Mais à tout instant, d’un quai ou d’un pont, l’œil est saisi
par un panorama splendide, auquel il ne manque peut-être qu’une lumière
plus brillante et plus chaude pour égaler celui de Constantinople. Sans
cesse le tableau change et le point dominant varie. Le golfe s’élargit,
se contourne, se dérobe, s’évase en lac, semblant, à chaque
transformation, faire jaillir du sein des flots de nouveaux groupes de
maisons étagés en amphithéâtres. Ici, jaillit dans les airs la flèche
noire de l’église des Allemands; là, se dessine sur le ciel le clocher
gothique et découpé à jour de l’église de l’île Équestre; ailleurs
s’arrondit la large coupole qui couronne l’église de l’île Navale,
tandis que le dôme de Sainte-Catherine, les dominant tous du haut de
l’éminence qui lui fait un piédestal, plane majestueusement sur la ville
entière.




IV

LE CHATEAU ROYAL.--LE MUSÉE.--L’ÉGLISE DE L’ILE ÉQUESTRE.--LES RAPPORTS
ENTRE LA SUÈDE ET LA FRANCE.--L’ART EN SUÈDE.


C’est avec la conscience d’un touriste qui ne voyage pas pour s’amuser
que j’ai visité les uns après les autres tous les monuments de
Stockholm; mais que le lecteur se rassure: je n’aurai point pour lui les
mêmes scrupules que pour moi. J’en choisirai trois seulement, qu’on ne
peut se dispenser de voir et dont il serait impardonnable de ne point
dire quelques mots: le château royal, le musée et l’église de l’île
équestre.

Le château royal, qui passe pour l’un des chefs-d’œuvre de Tessin, et
dont les Suédois ne parlent qu’avec une admiration excessive, est un
immense et lourd quadrilatère, flanqué d’une aile à chaque angle, et
dont le premier aspect tient beaucoup de la forteresse. Il frappe par
ses dimensions, par sa masse solide et compacte, comme par sa position
au centre de la ville, sur une éminence qui commande le golfe. Le
Norrbro, qui débouche en face du palais, semble fait tout exprès pour
lui servir d’avenue et pour en dégager la perspective. On y monte par
une rampe bordée d’une balustrade de granit et défendue par deux énormes
lions de bronze.

A l’intérieur, le château royal ressemble à peu près à tous les palais,
et peut rivaliser avec les plus luxueux. Beaucoup de salles sont tendues
de cuir de Cordoue et de tapisseries des Gobelins. Les vases de
malachite, les porcelaines de Sèvres, les lustres de cristal de roche,
les mosaïques de porphyre, les vieilles glaces de Venise et les jeunes
glaces de Saint-Gobain, que sais-je encore? Tout ce mobilier d’une
magnificence un peu banale, tous les velours et toutes les dorures de
ces demeures princières qu’on dirait meublées par le même tapissier,
qu’il s’agisse d’y loger l’empereur des Français ou le prince de Monaco,
y jouent le rôle et y tiennent la place qu’on devine, sans qu’il soit
besoin d’y appuyer davantage.

Mais ce qui frappera le visiteur, comme j’en ai été frappé moi-même,
c’est de rencontrer, pour ainsi dire, la France à chaque pas dans ce
palais suédois. Par moments, on se croirait à Versailles. Les plafonds
sont peints par Jacques Fouquet et Taraval; les sculptures et les
ornements sont de Chauveau, de Laporte, de Claude Henrion et de Bernard
Fouquet. Dans la grande galerie, la chapelle et la magnifique salle des
États, où s’élève le trône d’argent massif offert par le comte de la
Gardie à la reine Christine, Larchevêque et Bouchardon ont laissé des
traces de leur passage. Au dix-huitième siècle, la France avait envoyé à
Stockholm toute une petite colonie artistique, mais qui fut surtout
utile à la Suède en formant des disciples et en communiquant une vive
impulsion à l’école nationale, encore au berceau.

Ces relations intellectuelles et artistiques entre la Suède et la France
dataient de loin déjà, comme on sait. Il y avait plus d’un siècle que la
reine Christine avait frayé la voie aux Frédéric Ier et aux Gustave III,
en appelant à sa cour Bourdelot et Descartes, Bochard, Huet, Saumaise et
Naudé, en correspondant avec Benserade, Chevreau, Chapelain, Scarron et
Ménage, en protégeant Pascal et Scudéri. Mais la Suède, de son côté, ne
restait pas sans action sur la France. Sans parler de la légitime et
profonde influence exercée par ses savants, depuis Linné jusqu’à
Berzélius, qui ne sait, par exemple, tout ce qu’a produit chez nous,
vers la fin du dix-huitième siècle, cette école de mystiques et
d’illuminés suédois dont Swedenborg est le plus illustre, et d’où
sortent, directement ou indirectement, les Saint-Martin, les Mesmer et
les Cagliostro? Il y aurait tout un livre à écrire sur ces influences et
ces _pénétrations_ réciproques de deux pays si éloignés, d’un génie et
d’un tempérament si divers.

Ce continuel échange d’idées ou de personnes, où la Suède rendait à la
France, dans la mesure de son pouvoir, tout ce qu’elle lui empruntait,
dura jusqu’à la Révolution. Tandis que celle-ci donnait à celle-là les
La Gardie et les de Mornay, tandis que la cour de Stockholm faisait de
nombreuses commandes à Boucher, à Natoire, à Carle Vanloo, à Coysevox, à
Chardin; tandis que Voltaire écrivait _Charles XII_ et que, à la suite
du mouvement encyclopédique, notre littérature et notre théâtre
importaient dans cette contrée lointaine les mœurs et l’esprit français;
tandis que Gustave III, préparé par une éducation toute française aussi,
faisait à Paris deux voyages où il se mêlait avec ardeur aux
divertissements de la société aristocratique, où il s’initiait, pour les
reporter en Suède, à tous les détails, à toutes les découvertes, à
toutes les nouveautés philosophiques, littéraires et scientifiques qui
agitaient chez nous la fin de ce siècle bouillonnant, et recueillait
partout sur son passage des ovations qui flattaient son orgueil, le
comte Oxenstiern, petit neveu de l’illustre homme d’État, écrivait en
français des _Pensées_ et _Réflexions morales_; l’ingénieur Polhem
venait former son génie en France, l’illustre industriel Alströmer
demandait à nos fabriques nationales les secrets dont il allait doter sa
patrie, les peintres Roslin et Vertmuller se signalaient au premier rang
de nos portraitistes; Hall, nationalisé parmi nous, élevait la miniature
à un degré de force et d’éclat qu’elle ne connaissait pas encore; de
brillants officiers suédois faisaient dans nos rangs la guerre
d’Amérique; le baron de Staël continuait, à la légation suédoise, les
grandes traditions d’urbanité, d’esprit, de magnificence et de goût
laissées dans le monde diplomatique et la haute société par un Tessin,
un maréchal de Sparre, un comte de Creutz; enfin Stedingk et de Fersen
conquéraient la place que chacun sait à la cour de Louis XVI et dans la
faveur de la reine.

La révocation de l’édit de Nantes, en peuplant Stockholm de réfugiés
français, n’avait pu que contribuer à affermir et à étendre ces
relations, commencées bien avant ce coup d’État religieux, accrues
ensuite par un concours de circonstances nouvelles dont nous avons
indiqué quelques-unes. Aussi, lorsqu’en 1810 la Suède alla chercher
Bernadotte pour lui assurer la succession au trône de Charles XIII,
est-il à croire que sa qualité de Français ne fut pas moins puissante
que le souvenir de sa gloire militaire, pour décider le vote de la
diète.

L’établissement d’une dynastie d’origine française sur le trône de Suède
n’a pas resserré autant qu’on eût pu le croire les relations entre les
deux pays, tant le prince de Ponte-Corvo mit d’empressement et
d’_abnégation_ à oublier son ancienne patrie pour sa nouvelle! Mais il a
contribué du moins--et c’est par là que nous rentrons au château Royal,
dont cette longue parenthèse nous avait fait sortir--à marquer plus
profondément encore le palais de ce caractère français qui nous y a
frappés tout d’abord. Les souvenirs de la république et de l’empire
abondent dans la moitié des appartements. On a multiplié partout les
reliques de Charles-Jean XIV, que j’ai contemplées, je l’avoue, avec une
médiocre vénération, et non loin du sabre d’honneur donné par le
Directoire à Bernadotte, qui fait le principal ornement de la salle
d’armes, les sabres turcs de Ney et de Kléber ornent les murs de la
_chambre orientale_.

Le château royal de Stockholm est un véritable musée, et c’est là son
second caractère. L’historien et l’archéologue y regardent avec intérêt
les drapeaux de la bataille de Narva, un arc dalécarlien du dixième
siècle, des armures du moyen âge, l’épée de Gustave Wasa, le couteau de
Linné et le bocal de Charles XII, souvenirs parfois un peu puérils, mais
qui excitent la curiosité de ceux même qu’ils font sourire. Les artistes
parcourront volontiers la galerie de tableaux et les innombrables
portraits, bustes ou statues de famille, semés dans presque toutes les
salles. Sauf quelques toiles de Rubens, de Van-Dick et du Guide, dans
l’oratoire, la collection artistique du château royal, formée à peu près
exclusivement de productions indigènes, est plus riche néanmoins par le
nombre que par la qualité. S. M. Charles XV[23], qui cultive assidûment
les arts et dont on a pu voir, à l’Exposition universelle, quelques
paysages modestes, a prodigué ses ouvrages. Son atelier occupe les
combles du palais. Une statuette de Garibaldi, sur la cheminée; sur le
chevalet dressé près de la fenêtre, une tête de Napoléon Ier, achevée de
la veille, m’ont sauté aux yeux tout d’abord. J’ai poussé l’indiscrétion
jusqu’à retourner quelques toiles qui se confessaient au mur et jusqu’à
parcourir d’un coup d’œil les titres des revues et des livres entassés
sur la table, et je puis dire que cette visite à l’atelier royal m’a
mieux fait connaître S. M. Charles XV que toutes les biographies du
monde.

  [23] Mort peu de temps après, en septembre 1872.

Le roi actuel n’est point, d’ailleurs, le premier de sa race qui se soit
distingué par ses goûts artistiques. Le fils de Bernadotte, Oscar Ier, a
peint aussi un certain nombre de tableaux qui décorent le palais, et,
s’il n’eût été roi, peut-être eût-il marqué parmi les premiers
compositeurs de musique de la Suède. Le frère cadet du monarque actuel
et l’héritier présomptif du trône, le prince Oscar[24], est un lettré,
comme l’était aussi son père, et comme l’avait été avant eux Gustave III
et même Gustave-Adolphe. Nous ne sommes plus au temps où un gentilhomme
aurait cru déroger en touchant une plume; aujourd’hui les lettres et les
arts ennoblissent les princes comme les simples citoyens.

  [24] Couronné à Drontheim, le 18 juillet 1873, sous le nom d’Oscar II.

La bibliothèque royale, installée dans la façade du nord, complète la
physionomie particulière de ce palais. Malgré l’effroyable incendie de
1697, elle renferme encore bien des trésors dont plusieurs ont été
dérobés à Wittemberg ou à Prague, pendant la guerre de Trente ans, par
ces terribles Suédois de Gustave-Adolphe, dont le nom était devenu
synonyme de pillage et de dévastation, et qui inspiraient à Callot sa
lugubre série des _Malheurs et des misères de la guerre_. Il suffira de
citer, parmi ces merveilles bibliographiques, le _Codex aureus_, où les
quatre Évangiles sont reproduits en lettres d’or sur des feuilles de
parchemin dont la couleur alterne sans cesse du blanc au pourpre, et
surtout le _Codex giganteus_ ou _Gigas librorum_, colosse
bibliographique dont la masse énorme remplit à elle seule une grande
table. Fruit de la collaboration assidue, pendant cinq siècles--du
neuvième au treizième, autant qu’on en peut juger par les
caractères--d’une succession de bénédictins, ce manuscrit immense est
écrit sur trois cents parchemins, chacun de la grandeur d’une peau
d’âne[25]. Il comprend la Bible presque entière, les vingt livres des
_Origines_ d’Isidore, des _Antiquités_ de Josèphe, une _Chronique des
Bohémiens_, et, sans parler de bien d’autres ouvrages encore, une série
de conjurations, précédée d’un épouvantable portrait du roi des
ténèbres, qui a fait donner à cette partie du livre, et par suite au
livre tout entier, le sobriquet populaire de _Bible du diable_. La
légende raconte qu’un moine condamné à mort réussit à remplir ce
manuscrit en une seule nuit, pour sauver sa vie, avec l’aide de l’esprit
malin, dont le portrait authentique aurait été peint dans le livre par
l’original lui-même; mais elle ne dit point par quel ingénieux
subterfuge le moine parvint à dérober à Satan, toujours berné dans les
légendes, son âme, que celui-ci n’avait pas manqué, sans doute, de
réclamer pour salaire.

  [25] _Guide du voyageur en Suède_, publié par ordre du roi. Stockholm,
    in-18.

C’est au musée national qu’il faut aller surtout pour étudier dans son
ensemble et son intégrité l’art suédois, qu’on ne connaîtrait point
suffisamment après avoir parcouru les salles et la galerie du palais. Le
rez-de-chaussée est occupé tout entier par la collection égyptienne, un
cabinet des médailles et un musée d’antiquités nationales où figurent
les objets les plus divers, depuis les couteaux en silex trouvés dans
les _tumuli_ et les monuments funèbres couverts de mystérieux caractères
runiques, jusqu’aux vêtements de Gustave Wasa et à la mandoline du poëte
populaire Bellmann. La galerie des antiquités scandinaves est infiniment
moins riche et moins intéressante que celle de Copenhague. Au premier
étage sont les statues, et au deuxième les tableaux. Je n’ai pu examiner
ceux-ci que d’une façon très-sommaire et très-imparfaite; mais ce que je
voudrais donner au lecteur, c’est moins une description méthodique,
besogne ingrate et fastidieuse qui l’ennuierait sans beaucoup
l’instruire, qu’une revue rapide de l’art suédois, à propos du musée qui
le résume dans ses œuvres les plus remarquables. Sauf quelques
exceptions, en effet, telles que les dessins de Raphaël, du Titien et du
Corrége, et un assez grand nombre de bustes ou de statues antiques parmi
lesquelles brille d’un éclat que nul autre n’égale, l’_Endymion_, exhumé
des fouilles de la villa Adrienne et acheté à Rome par Gustave III, en
1795, le musée de Stockholm est à peu près exclusivement national.

La Suède, à demi barbare et fidèle au rude génie scandinave, resta
longtemps étrangère au culte des arts. Ni son froid soleil, ni les mœurs
farouches et guerrières de ses habitants, ni les traditions de la race,
ni sa pauvreté et son ignorance, ni son isolement du reste de l’Europe,
loin des foyers féconds de la Grèce et de l’Italie, n’étaient propres à
éveiller dans son sein cette inspiration créatrice qui se traduit par
les formes et les couleurs. Elle appelait de Flandre et d’Allemagne,
quelquefois de France, les architectes chargés d’édifier ses
cathédrales, et surtout les sculpteurs chargés de les décorer. La
Réforme vint retarder encore son entrée dans la voie où presque toutes
les autres nations européennes l’avaient précédée, et le siècle de la
Renaissance ne se traduisit pour elle que par un redoublement de
stérilité.

C’est après la guerre de Trente ans qu’on voit naître en Suède le goût
des arts, et que les premiers germes d’une école indigène commencent à
se dessiner peu à peu. L’Allemagne fit pour elle ce que Virgile a dit de
la Grèce: _Græcia capta ferum victorem cepit._ La Suède fut conquise par
la nation qu’elle avait envahie, et c’est en pillant les chefs-d’œuvre
qu’elle apprit à les comprendre et à les aimer. Christine, la docte et
la lettrée, contribua par ses goûts, par les collections qu’elle forma,
par les hommes qu’elle appela autour d’elle, à accélérer ce mouvement,
sans parvenir à créer encore un noyau d’artistes indigènes. C’est
seulement sous le règne de son successeur, Charles XI, que l’on voit
apparaître, à côté des architectes Tessin et Rüdbeck, la première
génération de peintres nationaux.

La peinture resta toujours en un rang très-subalterne, sous ce ciel
voilé du Nord qui n’a pas les secrets magiques de la lumière. C’est en
vain qu’on chercherait dans la plupart des œuvres qu’elle a produites un
caractère original et personnel, une forte empreinte locale, quelque
chose enfin de ce qui constitue une école. La nomenclature des peintres
suédois n’offrirait aucun intérêt sérieux. De nos jours seulement, la
Suède et la Norwége, comme on l’a pu voir à l’Exposition universelle de
1867, sont arrivées à conquérir une place vraiment distincte et bien à
elles, quoique très-restreinte encore, dans le domaine artistique. Par
la franche reproduction des types et des sites du Nord, des mœurs et des
paysages locaux, des scènes de la vie familière, de l’histoire et de la
légende indigènes, MM. Berg, Malstrom, Jernberg, Nordenberg, Tidemand,
Hœckert, etc., ont réussi à se faire, dans la grande mêlée cosmopolite,
une place sans éclat, mais non sans honneur.

La sculpture, l’art calme et grave par excellence, devait prendre dans
le Nord un épanouissement plus large et plus complet. Non pas cependant
que la Suède compte un grand nombre de statuaires illustres, mais
quelques-uns de ceux qu’elle a produits peuvent entrer en parallèle avec
les meilleurs. Tel fut, au dernier siècle et au commencement de
celui-ci, Sergell, dont les œuvres innombrables, où se trahissent à la
fois l’amour enthousiaste de l’antiquité et l’étude sévère de la nature,
remplissent le musée de sculpture de Stockholm, et notamment la salle
qui porte son nom. Tel fut surtout, en ce siècle, le Thorvaldsen
suédois, Fogelberg, dont presque toute la vie, comme celle de
Thorvaldsen lui-même, s’écoula à Rome, au milieu des chefs-d’œuvre dont
il n’avait point le courage de se séparer. Le musée de Stockholm
renferme une vingtaine de statues de Fogelberg, dans tous les genres et
sur tous les sujets, grecs ou scandinaves, historiques ou mythologiques,
de dimension naturelle ou de grandeur colossale, et il n’est jamais
resté inférieur à sa tâche, soit qu’il se proposât de rendre la beauté
féminine et la grâce antique dans sa _Baigneuse_ et sa _Psyché_, soit
qu’il cherchât, dans ses effigies de Gustave-Adolphe et de Charles-Jean
XIV, à concilier les exigences vulgaires du costume et du portrait avec
les grandes lois de l’art monumental; soit enfin qu’il eût à créer, pour
ainsi dire, de nouveaux types et à chercher un nouvel idéal, en
introduisant dans la statuaire, avec ses compositions de Thor, de Balder
et d’Odin, cette mythologie du Nord, qui s’était créé une poésie, mais
n’avait point encore pris possession des arts.

Après eux, des noms comme ceux de Göthe et de Bystrom mériteraient de
nous arrêter un moment, si nous n’étions forcés de courir. Je suis allé
voir à Storkyrkan,--la cathédrale de Stockholm,--le tableau du _Jugement
dernier_, qui passe pour le chef-d’œuvre d’Ehrenstrahl. Le tableau ne
m’a point paru tout à la hauteur du sujet ni de sa réputation. L’église,
d’un style assez pauvre et très-froid, n’a rien de remarquable. Je l’ai
déjà dit, le seul temple de Stockholm--et ce n’en est pas, du moins ce
n’en est plus un--qui se distingue par un caractère original et qui
mérite une attention sérieuse, c’est l’église de l’île Équestre
(Riddarholmskyrkan). Ce temple, d’origine fort ancienne, mais
reconstruit dans le style gothique il y a une vingtaine d’années, après
avoir été détruit en grande partie par la foudre, s’annonce de loin par
son haut et svelte clocher de fer, évidé et travaillé à jour. L’addition
successive de plusieurs chapelles, qui dessinent sur ses deux flancs des
excroissances diverses, en forme de rotondes ou de quadrilatères, donne
à son architecture une physionomie assez bizarre. C’est aujourd’hui le
Saint-Denis et le Walhalla de la Suède. Les voûtes sont tapissées, comme
celle des Invalides, de drapeaux enlevés à l’ennemi, et les armoiries
des chevaliers de l’ordre des Séraphins, le plus ancien et le plus
illustre de Suède, en décorent tous les murs. On y marche littéralement
sur les tombes des héros, dont les pierres sépulcrales forment le pavé
du temple. Des cénotaphes d’un goût sévère se dressent des deux côtés du
chœur, et chacune des chapelles forme un mausolée où repose, dans des
sarcophages de porphyre, de marbre vert ou blanc, ornés de faisceaux,
d’étendards et de trophées guerriers, un roi, un prince ou un grand
général. Comme Turenne à Saint-Denis et Marlborough à Westminster, Jean
Baner et Lennart Torstenson dorment au milieu des souverains dont ils
ont fait la gloire. Des caveaux funèbres, que ne protége aucune
barrière, ouvrent dans le sol leurs trous profonds, où l’on descend par
des escaliers sombres, et j’ai failli, en me reculant pour embrasser
d’un coup d’œil le monument du roi Magnus Lœdulas, le Louis XI suédois,
rouler dans la crypte béante de Gustave-Adolphe.

Sur une petite place, à gauche de l’église, s’élève, au sommet d’une
colonne de pierre à lourd chapiteau, la statue en bronze de Birger Jarl,
le véritable fondateur de Stockholm, érigée par la bourgeoisie de la
capitale. A quelque distance, la Maison équestre, construite en briques,
comme Riddarholmskyrkan, élève au-dessus d’une façade chargée
d’inscriptions latines et flanquée de deux obélisques, son fronton
triangulaire que surmontent trois statues. C’est dans ce bel édifice, à
mine imposante et à proportions monumentales, que siégeait jadis la
noblesse en temps de diète. Une salle du rez-de-chaussée renferme les
portraits de tous les maréchaux, sauf de celui qui était en charge quand
Gustave III fit passer la loi qui désarmait la noblesse au profit de la
royauté. Sa place est restée vide, comme celle du doge Marino Faliero
dans la salle du Grand-Conseil, au palais ducal de Venise. Les armoiries
de toutes les familles nobles de Suède décorent le premier étage, qui
servait de lieu de réunion à la diète. La Maison équestre n’est plus
aujourd’hui qu’un ornement de la cité et un souvenir historique, car
l’ancien mode de représentation nationale par les quatre
ordres--noblesse, clergé, bourgeoisie, paysans--a été remplacé dans ces
derniers temps par deux chambres, de droits égaux et toutes deux élues,
mais dans des conditions de suffrages et de durée différentes.

A la nouvelle diète revient la tâche d’effacer de la législation les
dernières traces de barbarie. La Suède est fière d’avoir la liberté de
la presse, mais la liberté de conscience est un bien plus précieux
encore, et elle ne l’a pas.

Pour la Suède, comme pour d’autres pays, la question religieuse est
identifiée avec la question nationale, et a pris, dans les cœurs, ce
caractère de protestation et de vengeance qui donne à l’idée toute
l’intensité de la passion. Lorsque je visitai l’église Sainte-Catherine,
mon guide suédois ne manqua pas de m’avertir qu’elle était bâtie sur
l’emplacement même où eut lieu le _Bain de sang_, le 7 novembre 1520:
l’histoire a stigmatisé de ce nom le meurtre, à peine juridique, de
quatre-vingt-dix citoyens notables, exécutés par ordre de Christian II,
comme coupables de révolte contre le pape et excommuniés par lui. Sous
prétexte de venger l’Église, dont il se souciait si peu qu’il finit par
embrasser la Réforme lui-même, ce monarque conquérant, qui venait de
rattacher violemment la Suède à l’Union de Calmar, et n’avait pu entrer
dans Stockholm qu’après un siége pénible de quatre mois, voulait frapper
d’un coup terrible les résistances de l’aristocratie. Le catholicisme
porta la peine du crime commis en son nom, et paya, par surcroît, toute
la haine que Christian II sembla prendre à tâche d’accumuler encore sur
sa tête, en prodiguant les massacres pour maintenir l’Union. Aussi quand
le libérateur Gustave Wasa, dont le père avait péri dans le _Bain de
sang_, se leva contre le tyran abhorré de la Suède, les idées
religieuses qu’il avait adoptées se confondirent avec la cause
patriotique qu’il représentait, et en prirent, comme elles leur
prêtèrent, une force nouvelle.

A Dieu ne plaise que nous fassions au catholicisme l’outrage de couvrir
de son nom les hommes violents et les actes cruels qui le compromirent,
et que nous nous croyions, comme certains écrivains assez mal inspirés
pour défendre la vérité aux dépens de la justice, tenus à des
solidarités que réfute l’histoire et que la conscience condamne! Mais si
quelques-uns de ceux qui poussèrent Christian à devenir le bourreau de
la Suède firent tout ce qui dépendait d’eux pour tremper la robe de
l’Église dans le sang versé par leurs mains, que penser de la violence
mêlée d’astuce et de perfidie avec laquelle Gustave Wasa poursuivit sans
relâche, au profit de son ambition et de son intérêt, la destruction de
la vieille foi suédoise! Les prélats, couverts de ridicule et livrés aux
huées de la populace, le clergé proscrit, les couvents rasés ou pillés,
les églises spoliées, tous les biens de l’Église confisqués, les
protestations étouffées tour à tour par le mensonge et par la force,
telles furent les voies que suivit Gustave pour abolir une autorité qui
gênait la sienne et s’arroger un pouvoir sans partage. Dans sa guerre au
catholicisme, il ne respecta même ni le couvent, ni la châsse de sainte
Brigitte, née du sang royal de Suède. L’histoire, en admirant le soldat,
a trop amnistié le souverain. Ce qui est fondé par la force ne peut se
maintenir que par l’intolérance. La législation suédoise a trahi
longtemps le vice originel de l’église nationale par l’esprit
d’injustice et d’arbitraire qu’elle consacrait à sa défense.

Jusqu’en 1860 il était défendu d’embrasser et de professer une autre
religion que celle de l’État, et le luthérianisme avait pour gardien
tout un arsenal de dispositions draconiennes qui ne restaient--l’émotion
de la France catholique l’a dit plusieurs fois assez haut--toujours pas
à l’état de lettre morte. Entre autres oublis qu’on est en droit de
reprocher à la dynastie française de Bernadotte, le plus grave et le
plus triste est de ne s’être même pas assez souvenu de son origine
catholique pour assurer du moins au catholicisme la tolérance de la loi.
Tant que la Suède n’aura pas entièrement purgé son code de cette tache
qui le déshonore, il ne lui sera vraiment pas permis de parler de son
libéralisme.

Depuis 1860, un grand pas a été fait en avant: un dernier reste à faire,
par la levée des prohibitions qui interdisent aux cultes dissidents
l’entrée des fonctions publiques. Il s’accomplira prochainement: le
projet de loi présenté en ce sens à la diète de 1866, adopté presque
unanimement par la seconde Chambre, n’a été repoussé par la première
qu’à une majorité très-faible, et de la discussion qui eut lieu alors,
comme des opinions unanimes que j’ai pu recueillir dans de nombreuses
causeries avec les principaux représentants de la presse, de
l’administration et de la haute bourgeoisie, il résulte que ce débris
honteux des vieilles proscriptions, depuis longtemps battu en brèche et
condamné en principe, ne peut tarder beaucoup à disparaître. Tous les
Suédois éclairés comprennent que leur religion nationale doit désormais
se défendre par elle-même.




V

LE DJURGARDEN.--BELMANN ET LA POÉSIE SUÉDOISE.--LES ENVIRONS DE
STOCKHOLM: ULRIKSDAL, HAGA, CARLBERG, GRIPSHOLM.


Il est peu de capitales qui puissent se vanter d’avoir des environs
aussi charmants que Stockholm. La ceinture de parcs, de forêts, de
villas et de châteaux qui l’entourent, en se mirant dans les flots du
lac et dans ceux de la Baltique, ferait envie à Paris, si Paris la
connaissait.

Le plus célèbre de ces lieux de plaisance, le favori de la population
stockholmoise, c’est le Djurgarden, parc immense mêlé de bois et de
plaines, rempli de restaurants, de guinguettes, de cafés, de théâtres et
de vastes solitudes. Le Djurgarden est un Bois de Boulogne, où l’art
toutefois n’a fait qu’aider légèrement la nature, sans chercher ni à la
vaincre, ni à s’en passer.

On peut s’y rendre par terre ou par eau. La voie de terre traverse un
des plus désagréables quartiers de Stockholm,--le quartier des casernes.
Un aveugle le reconnaîtrait à l’odeur. Mon guide a naturellement saisi
cette occasion de me donner quelques détails sur l’armée suédoise: elle
se compose de troupes enrôlées, où l’on s’engage d’ordinaire pour six
ans, de troupes de conscriptions, qui comprennent tous les jeunes gens
de 20 à 25 ans, soumis, en temps de paix, à des exercices d’une durée
très-restreinte, et de troupes cantonnées (_indelta_) qui sont
enrégimentées pendant toute la durée de leur existence active.
L’_indelta_ est une création de Charles XI. Au lieu de mener la vie de
garnison et de caserne, elle est répartie à la campagne, où chaque
soldat possède quelques arpents de terre et une petite maison; dans
l’intervalle des camps, il se mêle à la population rurale, et comme le
domaine qui lui est alloué ne suffirait point à le faire vivre, il
adopte une industrie et cherche surtout ses moyens d’existence dans les
travaux agricoles. Il en résulte que cette partie de l’armée nationale
profite au développement pacifique du pays. C’est la réalisation
complète d’un type popularisé jadis par Horace Vernet: le soldat
laboureur. Comme le maréchal Bugeaud, chaque homme de l’_indelta_
pourrait prendre pour devise: _Ense et aratro._ On juge de l’élément
solide de résistance qu’offriraient à une guerre d’invasion de pareilles
troupes, composées d’enrôlés volontaires et attachées au sol par des
liens si puissants.

La Suède a subi la fièvre de _militarisation_ qui s’est emparée de tous
les peuples européens. On a combiné je ne sais quel système savant et
compliqué, grâce auquel l’effectif de l’armée peut s’élever, en cas de
péril, et pour la part de la Suède seule, au chiffre invraisemblable de
quatre à cinq cents mille hommes. Il s’est formé aussi, d’un bout à
l’autre du pays, des corps nombreux de volontaires qui s’équipent à
leurs frais, s’assemblent quand ils veulent et s’exercent comme ils le
jugent à propos, sans aucune intervention du gouvernement.

Mon guide était justement volontaire, et il s’étendit avec complaisance
sur les services que pourraient rendre ces corps et sur la parfaite
liberté d’action que personne ne songeait à leur disputer. Il finissait
son explication comme la voiture s’engageait sur le pont qui relie à
Stockholm l’île de Djurgarden et venait s’arrêter pour y acquitter le
péage, à l’arcade décorée d’emblêmes de chasse qui s’élève à l’entrée de
ce vieux Parc-aux-cerfs.

C’est véritablement un endroit délicieux que le Djurgarden. Dans leur
enthousiasme, les habitants de Stockholm prétendent que, pour le bien
connaître, pour en sentir tout le charme, il faut l’avoir parcouru cent
fois, à toutes les heures du jour et de la nuit, dans toutes les saisons
de l’année. Je ne l’ai parcouru qu’une fois, et sous les épais ombrages
de ces grands chênes aux rameaux tordus et crispés, semés de châlets et
de villas italiennes, dans ces sentiers onduleux qui serpentent à
travers le bois, ouvrant à chaque pas des échappées sur les flots, j’ai
compris la tendresse des Stockholmois pour leur promenade.

Le pavillon d’Armenonville de Djurgarden s’appelle Hasselbacken. Cet
établissement modèle s’élève avec majesté sur une petite colline, comme
pour mieux dominer les rivaux impuissants dispersés autour de lui. J’y
ai dîné, et j’aurais bien envie de donner ici le menu et la carte des
vins, afin d’humilier une fois de plus la vanité parisienne. Le café
Anglais n’a point, assurément, une cave supérieure à celle de
Hasselbacken, et les riches commerçants suédois, grands amateurs des
vignes françaises, peuvent boire là du branne-mouton du château-yquem et
du champagne-crémant, tels qu’on en trouverait à peine dans les celliers
royaux.

Comme la plupart des peuples du Nord, les Suédois sont de solides
mangeurs et des buveurs sérieux. Il est pénible de leur tenir tête.
Quand on s’est assis à leurs tables, on s’explique mieux le rôle que
joue chez eux, depuis le temps des scaldes, la poésie bachique, qui
n’est pas seulement à leurs yeux, comme aux nôtres, une œuvre futile et
légère, abandonnée aux _caveaux_ et aux cabarets, mais un genre
national, apprécié surtout aux soirs d’hiver, dans ces réunions
fraternelles où, pour combattre la neige qui tombe et la bise qui
souffle, la chaleur de la coupe s’ajoute à celle du foyer et la chaleur
de la chanson joyeuse à celle de la coupe. Ils traitent la question de
la nourriture avec cet amour de l’aisance et du confortable qu’on
remarque dans leur manière de se loger et de se vêtir. Sauf dans les
pauvres provinces septentrionales, l’ouvrier ne fait jamais moins de
cinq repas par jour, et il va parfois jusqu’à six, sans préjudice des
suppléments qu’on lui sert, pour peu que la besogne soit plus rude que
d’ordinaire. Faute de vin, le peuple abuse de l’eau-de-vie, et le
gouvernement a dû combattre cette fatale passion, source de misère
physique et de dégradation morale, par le remaniement complet de l’impôt
sur la fabrication. L’effet de la nouvelle loi s’est déjà fait sentir,
en amenant, par manière de compensation, un développement considérable
dans la consommation du café. Mais l’eau-de-vie n’en reste pas moins la
base de tout repas national; elle a remplacé l’hydromel des Sagas.
L’établissement de Hasselbacken lui-même, quel que soit le raffinement
de sa civilisation culinaire, reste fidèle à la vieille coutume de
servir à part, avant le dîner, sur des tables où chacun va choisir à sa
guise, ou sur des plateaux que les domestiques promènent parmi les
convives debout, des hors-d’œuvre composés de beurre, de sardines, de
viandes froides, qu’escorte l’inévitable petit verre d’eau-de-vie.

C’est à peu près le seul trait de couleur locale que j’ai recueilli dans
les dîners de Stockholm. Les minces galettes de pain dur et croquant
apparaissent bien aussi sur les tables, mais généralement sans sortir
des plateaux où elles sont empilées. Quant aux autres mets
indigènes,--les coqs de bruyère des forêts du Norrland, les champignons
suédois en coquilles, les filets d’élans à l’_anglaise_, il n’y a rien
là de particulier à Stockholm. La cuisine et les cuisiniers de Paris ont
envahi toute l’Europe, comme ont fait aussi ses romans, ses comédies et
ses comédiens.

En revenant de Hasselbacken, on m’a montré un buste en bronze érigé sur
une éminence, dans l’un des endroits les plus charmants du parc. Je
remarquai que la plupart des promeneurs soulevaient leur chapeau en
passant. C’est l’effigie du poëte Bellmann, l’Anacréon, le Pindare et le
Béranger de la Suède, élevée par souscription, en 1829, au milieu du
Djurgarden, qu’il a si souvent et si bien chanté, et au lieu qu’il
affectionnait le plus. Rien ne peut donner une idée de la popularité
dont jouit Bellmann en Suède. Chaque visage s’épanouit à son nom; il
s’est formé autour de sa vie insouciante et pauvre un cortége de
légendes qui grossit chaque jour; on traite sa gloire comme celle d’un
ami; on n’en parle jamais sans un sourire mêlé d’une sorte
d’attendrissement. C’est qu’il a lui-même dans ses vers la note joyeuse
et la note mélancolique. Poëte de l’amour et du vin, de la taverne et
des gaietés bruyantes, il est aussi, à ses moments, un rêveur et un
philosophe, dont l’éclat de rire se fond tout à coup dans une larme.
Sous les burlesques folies qu’il aime à peindre des couleurs les plus
éclatantes, on sent battre un cœur ému. La guitare de Bellmann a sa
corde d’airain.

Chose étrange et tout à fait originale que ce mélange intime de la
délicatesse, de la grâce, de l’émotion et de la gravité, à la verve la
plus bouffonne et la plus triviale; que tant de mesure sous tant
d’extravagance, tant d’art uni à tant de naturel, et, dans cet essor si
libre et si fougueux, cette faculté de rester maître de soi! Bellmann
est un improvisateur dans toute la force du terme; il ignorait la
composition laborieuse, savante et solitaire. Son génie s’échauffait au
contact de la foule ou de quelques amis, à table, au coin du feu,
parfois au cabaret ou sous les ombrages du Djurgarden, animés par le
bruit des joies populaires. Il chantait alors, en s’accompagnant sur la
guitare, avec une chaleur et une action extraordinaires, les vers qui
jaillissaient de sa veine en flots abondants. La plupart de ses pièces
n’ont été écrites qu’après coup, ou recueillies que par ses auditeurs.
Pour les bien lire, il faut les chanter et les mimer comme lui. Si vous
ajoutez à ces caractères que la poésie de Bellmann est fortement
imprégnée de la couleur locale, que tout y est suédois, ou du moins
_scandinave_, et qu’il prend exclusivement autour de lui ses types, ses
tableaux et ses cadres, vous comprendrez à la fois pourquoi il est si
aimé du peuple, qu’il aimait, et pourquoi aussi il est absolument
intraduisible.

Bellmann s’éteignit comme il avait vécu, en chantant. Sa dernière nuit
fut une longue improvisation, qu’arrêta seul le râle de l’agonie. Son
tombeau fut entouré d’honneurs extraordinaires. L’Académie de Stockholm
lui éleva un monument et lui fit frapper une médaille. Le roi assista à
l’inauguration de son buste, au milieu de la ville entière, et chaque
année, à la date anniversaire de cette inauguration, pendant les beaux
jours de l’été, la foule se presse autour de son image pour célébrer la
fête du poëte en chantant ses vers et ses mélodies.

Comme le Danemark, d’ailleurs, et comme tous les petits peuples qui
vivent concentrés en eux-mêmes et repliés sur les souvenirs de leur
histoire, la Suède professe un véritable culte pour sa littérature
nationale et ses traditions patriotiques. La Suède, on ne l’ignore pas,
tient un des premiers rangs dans la statistique de l’instruction
publique en Europe. Bien que Stockholm ne puisse prétendre à égaler
Copenhague comme ville savante et que le mouvement intellectuel se soit
réfugié surtout dans les universités de Lund et d’Upsal, je n’ai trouvé
presque personne, parmi les journalistes, les avocats, les
fonctionnaires, les commerçants avec lesquels j’étais en rapport, qui ne
fût prêt à me réciter et à me traduire les plus beaux passages des
_Eddas_ et de ces poésies populaires, patrimoine commun de toutes les
nations scandinaves; voire du grand poëte Tegner, de l’élégant et
harmonieux Kellgren, du sombre Lidner, de Stagnelius, de Geiier,
d’Atterbom, de Nicander et de toute cette pléiade de lyriques, légitimes
héritiers des vieux scaldes, aux mains desquels revit et frémit encore
la harpe si longtemps muette. La poésie lyrique est la fleur naturelle
de ce pays du Nord, celle qui domine et qui efface toutes les autres;
elle emprunte généralement à la nature dont elle est le produit un
caractère de mélancolie et de gravité pénétrantes. Elle se glisse
partout: on la retrouve dans l’épopée et dans le drame, souvent même
jusque dans ces romans domestiques, dans ces tableaux de mœurs et ces
récits de la vie familière, empreints d’un si grand charme moral, dont
mademoiselle Frédérika Bremer a laissé les plus aimables modèles.

La dernière journée de notre séjour à Stockholm fut consacrée à
l’exploration de ses alentours. Nous nous embarquâmes, dès l’aube, sur
un petit bateau à vapeur, pour nous rendre à Ulriksdal. On descend
pendant une heure le fleuve, tantôt étroit comme la Seine au pont des
Arts, tantôt s’élargissant tout à coup en bras de mer, qui joint le lac
Mälar à la Baltique. En fermant les yeux, je revois encore, au fond du
tableau, à demi enveloppé dans son voile de brouillard que percent les
flèches d’or du soleil levant, Stockholm, avec ses collines émergeant
des flots et ses dômes planant dans la nue; autour de nous, déployant
les ailes de l’oiseau, ou immobiles comme de sombres forteresses de fer,
la flottille des omnibus aquatiques en mouvement, les navires pavoisés
des étendards de toutes les nations, les sveltes corvettes, les
chaloupes canonnières et le lourd _Monitor_ d’Éricsson, qui a servi de
type à tant d’autres; à droite, une forêt de pins aux lignes abruptes et
aux gorges sauvages; à gauche, l’interminable lisière du Djurgarden
variant à chaque pas ses admirables points de vue, cachant et démasquant
tour à tour, dans chacun de ses replis, de blanches villas, avec leurs
fraîches pelouses et leurs coquets pavillons de bains.

Ulriksdal est une grande maison de plaisance, d’aspect bourgeois, qu’on
pourrait prendre à la rigueur pour celle d’un commerçant enrichi: vrai
logis d’un monarque constitutionnel, qui n’est que le premier citoyen de
son royaume. Tout y sent l’aisance et le confortable; rien n’y dit, au
premier abord, l’illustre origine et les grands souvenirs de ce château
historique, bâti sur le bord du golfe par le maréchal Jacques Pontus de
la Gardie, habité par la reine Christine et par Ulrique Éléonore, puis
tombé de chute en chute au rang d’hospice militaire, avant que le roi
actuel n’eût repris en grâce et tiré de l’oubli ce vieux favori
délaissé. Mais, dès qu’on a dépassé le seuil, la transformation s’opère
à vue d’œil. C’est surtout à Ulriksdal qu’éclatent, dans la richesse et
la variété des collections qui font de chaque salle un musée, les goûts
artistiques de Charles XV. Les appartements de parade, la chambre du
conseil, la salle de chasse, la salle des chevaliers, les tableaux, les
armes, les poteries, les faïences et les émaux, les vitraux peints,
détachés des églises et des cloîtres en ruines, les bronzes, les bahuts,
les porcelaines de vieux sèvres et de vieux Japon, tout y charme le
regard et l’esprit. Un curieux, un amateur de bric-à-brac, passerait des
semaines entières dans chaque pièce et deviendrait fou de désir à manier
ces merveilles. Tout ici a sa physionomie propre et son histoire; il ne
manque à ce château de la Belle au bois dormant que ses hôtes disparus.
Mais le cadre fait revivre les personnages, et en entrant dans la grande
salle de gala, j’ai cru voir un moment le comte de la Gardie et la belle
Ebba Brahe se lever des larges fauteuils, contemporains de la guerre de
Trente ans, pour nous faire les honneurs de la maison.

Il pleuvait à torrents lorsque j’ai visité le parc et le château de
Haga, comme si la nature eût voulu s’associer, par une secrète harmonie,
à l’impression mélancolique de ces lieux, sur lesquels plane encore le
fantôme ensanglanté du monarque énigmatique qui s’appelait Gustave III.
Haga est une création de Gustave, qui avait médité d’en faire le
Versailles de sa royauté absolue. Il aimait à en porter le nom, comme
pour se parer de son rêve et le traîner partout avec lui. Ouvrez les
chroniqueurs du dix-huitième siècle, et vous y lirez jour par jour le
récit du voyage triomphal de M. le comte de Haga à Paris en 1784. On
voit encore les fondations du palais splendide, qu’une rue monumentale,
aboutissant au Norrbro, devait réunir à Stockholm. En attendant, il
avait fait bâtir le modeste pavillon qui subsiste aujourd’hui, et d’où
il partit, le soir du 15 mars 1792, pour aller tomber à l’Opéra sous le
poignard d’Ankaström. Sur ces jardins, dont les serres abritent les plus
belles fleurs de Stockholm et même quelques vignes, qui sont peut-être
les seules de toute la Suède; sur ces massifs ombreux, ces eaux
tranquilles, ces allées qui serpentent à travers les pelouses d’un vert
tendre et doux, il y a un voile de mystère et de tristesse comme sur la
destinée de Gustave lui-même.

Au retour, j’ai vu le château de Carlberg. Ce n’est point un rare
monument d’architecture. Un pavillon central, auquel on monte par un
large perron, flanqué d’avant-corps, et accru, à droite et à gauche, de
deux grands bâtiments dont la physionomie fait songer à une caserne,
voilà tout à peu près. Et cette physionomie n’est point menteuse:
Carlberg est aujourd’hui le Saint-Cyr de la Suède; on y élève dans une
discipline sévère les futurs officiers de l’armée scandinave. Mais cette
école militaire se mire dans le beau canal qui coule à ses pieds entre
deux rives verdoyantes, et son parc est digne d’un palais.

Si l’on veut des monuments plus originaux et plus princiers, il faut
pousser jusqu’à Gripsholm, le palais gothique aux cinq tours, à la fois
forteresse et château, prison et musée, Vincennes et Trianon, sombre
comme une geôle, riant comme un théâtre et comme une salle de bal, tout
rempli d’antithèses violentes à la façon d’un drame de Victor Hugo, et
où l’on entend à chaque pas l’écho lointain des chansons et des rires,
mêlé aux gémissements qui montent du cachot sinistre creusé pendant neuf
années par les pas d’Éric XIV. Il faut pousser surtout jusqu’à
Skokloster, royale résidence élevée des mains du maréchal Wrangel sur
les ruines d’un cloître illustre confisqué par la Réforme, et dont le
quadrilatère imposant, surmonté d’une coupole et flanqué aux angles de
quatre larges tours, apparaît tout à coup sur les bords du lac Mälar,
comme une citadelle féodale et comme une vision des grands siècles de la
Suède.

Mais ce qu’il y a de plus beau dans ces domaines qui font à Stockholm un
cadre si riche et si varié, c’est toujours la nature, cette belle nature
du Nord, dont le charme s’accroît du mystère et se fait d’autant plus
pénétrant qu’il est plus voilé. Pendant bien des mois, l’hiver
l’ensevelit sous son lourd suaire de neige; la bise souffle dans les
branches dépouillées des chênes; les pins se couronnent de givre et les
traîneaux sillonnent en tout sens le Mälar recouvert d’une épaisse
couche de glace. Mais quand le 1er mai ramène l’éveil joyeux de la terre
si longtemps endormie, quand les premières fleurs percent le sol et que
les premières feuilles éclatent dans le bourgeon fécondé, alors c’est
fête partout. Le peuple reprend avec ivresse possession du Djurgarden,
de Haga et de Tivoli; il célèbre par ses chants et ses jeux l’arrivée du
soleil; et tandis qu’il plante aux portes de ses maisons des _mais_
ornés de rubans et de couronnes de fleurs, les étudiants d’Upsal
arborent solennellement, dans une cérémonie accompagnée d’une procession
publique, la casquette blanche qu’ils ne quitteront plus qu’à l’entrée
de l’hiver. Le retour du printemps est la grande fête nationale de la
Suède.




VI

LE CANAL DE GOTHIE.--GOTHEBORG.--LE RETOUR.


Le jour du départ était venu. Nous prîmes, un matin, le chemin de fer de
Töreboda, dans l’intention d’achever le reste du trajet par eau, et de
pénétrer ainsi plus avant dans l’intérieur du pays.

La Suède est sillonnée de canaux dont le plus célèbre est le canal de
Gothie, sur les bords duquel s’élève la station de Töreboda. Achevé
seulement en 1832, au prix des plus grands efforts et des plus lourdes
dépenses, le canal de Gothie unit la Baltique à la mer du Nord et se
relie au système de la défense nationale. Il traverse huit lacs, s’élève
à certains endroits jusqu’à une hauteur de plus de 100 mètres et compte
cinquante-huit écluses. Les travaux de ce genre ont été singulièrement
multipliés dans ces derniers temps, mais la plupart sur une étendue
très-restreinte, pour faciliter les communications et les transports. A
côté des canaux de Gothie et de Trolhœtte, grandes routes royales qui se
développent sur une largeur de 90 pieds, sur une longueur de 40 à 45
lieues, en y comprenant les lacs, et qui ont nécessité toutes les
ressources de l’art des ingénieurs, il y a de petits canaux de 4 et de
10 kilomètres, qui sont de véritables chemins vicinaux.

Un des plus grands charmes de cette navigation intérieure vient du
nombre et de la beauté des chutes que forment les cours d’eau naturels
ou artificiels de la Suède. Écluses des canaux et cataractes des fleuves
ménagent fréquemment à l’œil du voyageur des spectacles qu’il ne se
lasse pas d’admirer. Celles du fleuve Luléa surtout n’ont pas de rivales
en Europe. La chute du Rhin à Schaffouse n’est qu’une vulgaire cascade à
côté de la gigantesque cataracte de Harspranget, qui dépasse même de
moitié la hauteur du Niagara, et qui serait un but de pèlerinage pour
tous les touristes, si elle n’était perdue en pleine Laponie suédoise,
dans des solitudes presque inaccessibles, où les chemins de fer ne
pénétreront pas de sitôt.

Malheureusement, je n’ai pu voir en face aucune de ces chutes, que les
bateliers indigènes descendent quelquefois dans leurs barques avec une
audace et une adresse extraordinaires. En arrivant à Töreboda on nous
apprit que nous ne pouvions trouver de bateau avant le lendemain soir,
et ne nous sentant point la patience d’attendre jusque-là, nous reprîmes
le chemin de fer pour gagner Gotheborg.

Gotheborg, que nous appelons Gothembourg, est, après Stockholm, la plus
grande ville de la Suède, et compte environ cinquante mille habitants.
Depuis trente ans, elle a pris un développement considérable, et, grâce
à sa position sur le bord de la mer, à l’embouchure du Gotha; grâce à
l’extension croissante de son commerce, elle ne peut que grandir
rapidement encore. Il semble même qu’en construisant la ville, on ait
voulu se mettre longtemps d’avance au niveau des besoins futurs, par la
largeur des rues, la dimension des places, le nombre et le grand air de
ses établissements d’utilité publique. Ce qui frappe au premier abord
dans cette ville, dont le nom est presque inconnu en France, c’est le
caractère ample et majestueux qui lui donne la physionomie d’une
capitale.

La ville est située en partie dans un vallon marécageux, en partie sur
un rocher où elle s’étage en amphithéâtre. Du côté de la terre, une
sorte de bastion la domine de sa masse imposante: c’est le reste d’un
fort démoli qui la défendait jadis, et dont on a fait une prison. Du
côté du fleuve, l’école de navigation dresse au sommet d’un roc ses
tours massives et son observatoire, pareil à une citadelle. Ailleurs
encore, l’école militaire couronne l’une de ces collines aux flancs
dénudés qui enserrent la plaine où s’étend Gotheborg. On ne se figure
pas la quantité d’établissements d’instruction et de bienfaisance que
renferme cette ville. Quelque philanthrope doit avoir passé par là. Ce
ne sont qu’écoles publiques, hôpitaux, maisons d’orphelins, d’enfants
trouvés et d’ouvriers, sociétés bibliques et fondations de charité. Et
tout cela ressemble à des palais: la douane même et les usines qui
entourent le port présentent les mêmes proportions monumentales. Ce sont
bien, en effet, les palais de cette ville commerçante, grandie par la
pêche du hareng et le négoce avec les Indes, trop jeune et trop souvent
rebâtie, à la suite de ses désastres, pour avoir des édifices
historiques, et faisant de sa richesse l’usage intelligent et pratique
de ces grands industriels qui achètent rarement un tableau, et n’ont
point le sens artistique ou pittoresque aussi développé qu’on le
souhaiterait peut-être, mais qui fondent autour d’eux des crèches, des
ouvroirs, des asiles et des hospices.

Cependant Gotheborg a un musée, mais là encore le caractère pratique et
positif apparaît. On l’a installé dans l’ancien bâtiment de la Compagnie
des Indes,--un spécimen curieux des vieilles maisons en briques de la
ville primitive--côte à côte avec les bureaux du télégraphe et l’école
des arts et métiers; et ce musée universel, qui est l’établissement
favori des Gothembourgeois, celui qu’ils montrent avec le plus de
complaisance et dont ils parlent avec le plus d’orgueil, a fait à
l’histoire et à la science une plus large place qu’à l’art.

La galerie de tableaux, composée presque exclusivement de noms
scandinaves et contemporains, serait d’un attrait fort médiocre sans un
chef-d’œuvre _sui generis_ dont le souvenir me charme encore
aujourd’hui. C’est une toile d’assez grande dimension, datée de 1864 et
signée du nom d’Ekman, un artiste finnois de quelque renommée en son
pays. Sur le premier plan, un marin anglais présente une Bible à un
Italien en chemise rouge, qui avance la main droite pour la prendre,
tout en serrant de la gauche le drapeau national sur son cœur. Au second
plan, le pape, coiffé de sa tiare, s’interpose d’un air farouche entre
l’Italien et l’Anglais, et s’efforce d’écarter le bras de l’hérétique.
Mais celui-ci persiste avec énergie, et, dans le fond, Notre-Seigneur
descend du haut des cieux, en tendant une palme au courageux marin
anglais, pour le consoler des mauvais traitements du pape. Cette simple
esquisse suffira, je l’espère, à faire comprendre l’hilarité douce dont
je fus saisi tout à coup, et que mes guides partagèrent d’ailleurs de
très-bonne grâce.

Pic de la Mirandole eût pu trouver dans le Musée de Gotheborg un ample
sujet à ses dissertations _de omni re scibili et quibusdam aliis_. A
côté des tableaux et des plâtres d’après l’antique, on y voit une
précieuse collection d’objets de l’âge de pierre, de l’âge de fer et de
l’âge de bronze, de haches en silex, d’épées scandinaves, de monuments
runiques; des hommes fossiles et des oiseaux empaillés, des monstres qui
font reculer la nature d’horreur et des fœtus confits dans de
l’esprit-de-vin; un cabinet de médailles et une galerie d’histoire
naturelle, dont le morceau principal est la carcasse d’une énorme
baleine, échouée jadis sur la plage de Gotheborg, où elle resta prise
dans la vase, et qui exhale encore, après bien des années, une odeur
presque suffocante.

C’est ainsi que toujours, dans la seconde ville de Suède, se mêle le
grave au doux et l’aimable à l’utile. Les commerçants qui l’ont fondée
et qui l’administrent n’y ont point oublié l’agrément. Partout s’ouvrent
des squares, s’étendent des parcs et de belles promenades. Le petit lac
sur lequel elle est bâtie s’y distribue en canaux ombragés qui
parcourent la ville en tous sens. Gotheborg a été construit suivant le
système hollandais, et ce n’est pas seulement par ses nombreux canaux,
mais par ses maisons en briques et le caractère général de son
architecture, plus solide qu’élégante, par le nombre de ses
établissements charitables, par l’amour de la vie confortable et du
_chez soi_, par le climat humide et le sol marécageux, par le
développement de son commerce maritime et jusque par le flegme de ses
habitants, que ce coin de la Suède rappelle les Pays-Bas.

Les temples de Gotheborg sont coiffés à peu près uniformément de ce
clocher _rococo_, sans style et sans caractère, qu’on rencontre si
souvent en Suède. Le plus beau et le plus grand est la cathédrale de
Gustave, comme la plus grande et la plus belle place de la ville est
celle de Gustave-Adolphe, décorée d’une statue en bronze du roi
conquérant. Parmi les monuments qui l’entourent, celui qui l’emporte par
son luxe architectural, même sur l’hôtel de ville et la Bourse, est la
maison d’un simple particulier. Beaucoup de commerçants gothembourgeois
sont puissamment riches, mais le peuple, qui profite de leurs richesses,
ne songe pas à les leur reprocher: «Ceci, me disait mon guide, en
m’arrêtant devant un édifice de belle apparence, est un hôpital, et ceci
une école fondée par le commerce de la ville.--Vous avez vu le château
et le parc de la famille Dickson, la plus riche de Gotheborg;
allons voir maintenant les maisons qu’elle a élevées pour les
ouvriers.--Regardez notre port, me disait-il aussi, en s’asseyant à côté
de moi sur une colline d’où l’on dominait la mer, l’embouchure du Gotha,
la ville entière avec ses monuments, ses quais, ses ponts, ses canaux,
ses promenades et sa large rue de Sodra Hamngatan, bordée de maisons
opulentes. Tous ces bateaux sont à nous. La flotte marchande de
Gotheborg l’emporte aujourd’hui sur celle de Stockholm. Et voici là-bas
les vaisseaux que nous faisons équiper à nos frais pour une expédition
scientifique au pôle Nord.»

Le soir, avant de partir, nos amis nous entraînèrent au beau théâtre de
Gotheborg. En Suède, comme dans le reste de l’Europe, la littérature de
Scribe et la musique d’Offenbach ont conquis leur droit de cité: d’étape
en étape, la _Belle Hélène_ est arrivée jusqu’au pôle. Mais, ce soir-là,
j’eus l’heureuse chance de voir jouer par des acteurs indigènes un drame
national. C’était, autant qu’il m’en souvienne, le _Sigurd Ring_ de
Stagnelius. Sigurd, roi de Suède, a rencontré dans une fête la jeune et
belle Norvégienne Alfsol; il est frappé au cœur par le trait parti des
yeux bleus de l’enfant, et il demande sa main. Mais Sigurd a la barbe
blanche, et les frères d’Alfsol le repoussent avec mépris. Alors le
vieux roi fait appel à ses soldats et marche à leur tête pour enlever
celle qu’il aime. Il s’avance, répandant la terreur sur son passage; les
Norvégiens tremblent à l’approche du héros, et, se sentant vaincus
d’avance, ils empoisonnent Alfsol au moment du combat, pour dérober à
leur ennemi le prix du triomphe. Sigurd se bat comme un lion, met
l’armée norvégienne en déroute et se précipite aussitôt vers la tente de
la jeune fille. Il ne trouve que son cadavre inanimé. Le chœur, comme
une nourrice qui berce son enfant malade pour l’endormir, chante
doucement le calme du tombeau et le repos bienheureux qu’on trouve dans
le sommeil de la mort. Alors le vieux viking, sans pousser une plainte,
sans verser une larme, soulève la blonde Alfsol dans ses bras nerveux,
l’emporte sur son vaisseau et va se faire engloutir avec elle par la
tempête dans le sein de la mer. Un souffle profond de mélancolie
traverse cette légende des temps héroïques et barbares, qui me remit
vivement sous les yeux, au moment de quitter la Suède, l’image de la
vieille Scandinavie trop longtemps oubliée.

Une demi-heure après, nous montions sur le bateau la _Freya_, où nous
avaient précédés nos bagages. La mer était admirablement tranquille.
Jusqu’à trois heures du matin, je restai accoudé sur le pont, regardant
le sillage étincelant de la roue à la surface du flot sombre et,
derrière nous, les lumières et les phares de la côte de Suède; rêvant à
la mythologie primitive, à Niord et aux dieux Vanes, nés de cette mer
que nous traversons. Presque au sortir du port, la _Freya_ effleure dans
l’ombre un petit bateau qui ne s’est point rangé assez vite et qu’il
manque de couper en deux: la malheureuse barque tournoie éperdue dans le
remous des vagues, et se cramponne de toutes ses rames à l’entrée du
tourbillon qui voudrait l’avaler. Entre trois et quatre heures, la houle
commence à se faire sentir. Nous pénétrons dans le Cattégat, redoutable
aux passagers novices, et il semble vouloir rester fidèle à sa mauvaise
renommée. Après une résistance de quelques minutes, je jugeai prudent
d’aller chercher un asile et une protection dans les bras du sommeil.

Je m’insinuai donc péniblement en l’un de ces _cadres_ étroits qui
ressemblent aux tiroirs d’une commode. A peine avais-je fermé l’œil,
qu’un rêve bizarre et pénible, vrai cauchemar scandinave, formé par la
triple collaboration du bruit et du mouvement de la machine, du trouble
naissant de mon estomac et des impressions toutes fraîches que j’avais
emportées du théâtre de Gotheborg, vint s’abattre sur moi.

Je rêvais que je montais de la terre au ciel sur le pont Baffrost, que
garde le géant Heimdal. J’arrivais au pied du chêne Yggdrasil, dont les
rameaux recouvrent l’univers entier, et dont les racines traversent
l’abîme. Sur le chêne était perché l’aigle qui sait tout, et sous le
chêne était assis Odin, avec ses deux corbeaux et son cheval à huit
pieds, entouré des nombreux enfants qu’il doit à la fécondité de son
épouse, la belle Freya. Dans mon rêve, Odin, borgne, roux et farouche,
rappelait, à s’y méprendre, la physionomie du célèbre directeur d’une
grande revue parisienne, qu’il est inutile de nommer. Freya, la déesse
de beauté, m’apparaissait sous les traits d’une sybille à hélice et à
roulettes, où se confondaient, en un horrible amalgame, la figure de la
Vénus septentrionale et celle du bateau qui portait son nom. Odin fixait
sur moi son œil unique, autour duquel rayonnaient les prunelles
immobiles et flamboyantes de l’aigle et des corbeaux, et sous l’action
de ces fauves regards, qui me dévoraient comme le feu, je me sentais
maigrir et fondre d’épouvante. Mon corps s’évaporait en fumée, et se
trouvait réduit peu à peu à l’état d’une tige flexible, plus mince
qu’une branche de bouleau. Tout à coup, des racines du chêne où elles se
tenaient couchées, s’élançaient trois déesses redoutables, les Nornes
scandinaves: armées de longs ciseaux, comme la Parque classique, elles
voltigeaient autour de moi, marmottant les syllabes des runes sacrées,
et s’efforçant à l’envi de couper le fil qui composait mon corps.
Situation horrible et pleine d’angoisses! Saisi de vertige, ivre de
terreur, je bondissais pour échapper au tranchant fatal, poursuivi par
le tourbillon vivant qui se rapprochait toujours. Les corbeaux
croassaient des ricanements sinistres; l’œil d’Odin pétillait d’une joie
sauvage; l’aigle lui-même poussait des cris d’anthropophage en gaieté,
et aiguisait son bec comme pour se préparer à un bon repas.

Un coup violent me réveilla en sursaut. Dans l’élan de cette danse
désordonnée, j’avais cogné du front contre la paroi supérieure de mon
cadre. Je sautai à bas du lit, heureux d’en être quitte pour une bosse.
Le soleil se levait, à demi plongé encore dans les flots de la mer. Au
loin, à travers un rideau de brume, cinq ou six voiles apparaissaient çà
et là, les unes immobiles, pareilles à des maisons blanches sur la côte;
les autres rasant les flots, avec un mouvement onduleux et doux, comme
l’aile d’une mouette ou d’un albatros. Puis Helsingborg éleva sur la
gauche la haute tour quadrangulaire de son église et le formidable
bastion en ruines, seul débris qui reste de ses vieilles fortifications.
Vers dix heures, les flèches élancées et évidées de Kronsborg jaillirent
de l’autre côté du Sund, et presque aussitôt on aperçut Elseneur,
développant sur la plage ses lignes de maisons peintes, entre deux
moulins à vent qui égayaient encore ce riant tableau, aussi peu
shakespearien que possible, malgré le souvenir d’Hamlet. A midi, nous
débarquions à Copenhague, et, après avoir serré la main à nos amis
danois, nous repartions le soir vers la France.




DE PARIS

A L’EXPOSITION DE VIENNE

JOURNAL D’UN CHRONIQUEUR EN VOYAGE


1873.

La chronique est la très-humble servante de l’actualité, qu’elle doit
suivre et traquer partout. Semblable au chasseur diligent de la ballade,
il faut que le chroniqueur, l’œil à l’affût et l’oreille aux aguets,
soit toujours par monts et par vaux, prêt à s’élancer sur sa proie
partout où elle se montre. Le mot de Mahomet semble fait tout exprès
pour lui servir de devise, et quand la montagne ne vient pas à lui,
c’est à lui d’aller à la montagne.

Voilà pourquoi, profitant des loisirs de l’été, où les événements font
relâche comme les théâtres et prennent leurs vacances comme les
écoliers, je suis allé chercher jusqu’à Vienne l’actualité qui me fuyait
à Paris. Malgré bien des mécomptes et des avortements, le grand fait de
la saison présente est l’Exposition internationale universelle ouverte
le 1er mai dernier dans la capitale de l’Autriche, et qui se fermera le
31 octobre prochain. Permettez-moi, lecteur, de vous y conduire, ou du
moins de vous mener jusqu’à la porte. Nous en examinerons ensemble les
approches et les dehors, et je laisserai volontiers à un autre le soin
de vous faire franchir le seuil et de vous guider à travers les
innombrables et fatigantes richesses de la Welt-Austellung. Grâce aux
chemins de fer, Vienne est, pour ainsi dire, dans la banlieue de Paris.
C’est l’affaire de trente-six heures, comme jadis pour aller à Épernay.
Mais j’ai suivi le chemin des écoliers. En voyage, j’aime beaucoup à
prendre le plus long pour arriver au but, et à exécuter des variations
et des fugues en zigzags sur la ligne droite, qui est pour les géomètres
le plus court, mais pour les touristes le plus ennuyeux chemin d’un
point à un autre.

Que le lecteur se rassure: je ne l’arrêterai pas à chaque étape. Il y a
longtemps, je le sais, que l’Allemagne est découverte. Il me permettra
de négliger les pierres pour les hommes, l’histoire pour la chronique,
et même, après avoir passé, sans détourner la tête, devant des monuments
recommandés solennellement à l’admiration des badauds par tous les
cicerone, de m’amuser, au prochain sentier, à courir après les papillons
et à cueillir la noisette.


Strasbourg, 5 et 6 juillet.

Je suis parti de Paris par le train de huit heures trente-cinq du soir,
et n’ai fait qu’une traite et qu’un somme jusqu’à Avricourt. Il y a
trois ans, Avricourt était une station insignifiante, qui passait
inaperçue pour la plupart des voyageurs. Il n’en est plus ainsi
maintenant: le démembrement de la France l’a élevé au rang de station
frontière, et ce village est devenu aussi célèbre parmi les voyageurs de
la ligne de l’Est qu’il était autrefois inconnu.

Brusquement et sans préparation, on se trouve en terre prussienne. Même
en y mettant la plus mauvaise volonté du monde, il est impossible de ne
pas s’en apercevoir tout de suite. D’abord, on vous fait descendre pour
la visite des bagages, et pendant ce temps, les employés français ont
cédé la place aux Allemands. Le rauque coassement des grenouilles du
Rhin offusque nos oreilles de toutes parts. Les quais sont envahis par
l’uniforme des employés prussiens; une sentinelle allemande se promène
l’arme au bras devant la gare en planches, et le drapeau tricolore--mais
où le noir, hélas! a remplacé le bleu, comme un signe de deuil--flotte
au-dessus de la porte. Il n’est pas jusqu’à l’heure qui ne change
aussitôt: il faut régler sa montre sur les horloges de Berlin et
l’avancer de vingt-cinq minutes.

J’aborde un employé aux moustaches formidables, à la parole impérieuse,
qui marche avec toutes les allures d’un officier supérieur:

--Monsieur, à quelle heure serons-nous à Strasbourg?

Il me répond d’une voix bourrue:

--_Hier man spricht Deutsch._

Je m’approche du guichet et je présente un billet de vingt francs à
l’employé, qui secoue la tête de droite à gauche et de gauche à droite,
en me disant: «nein, nein.» Mais il accepte un napoléon, et me passe en
retour, avec mon billet, une foule de ces affreuses petites pièces
blanchâtres, à l’effigie effacée, qui représentent des kreutzers ou des
groschens. On remonte en voiture. Quelques minutes après, le train
s’arrête devant une station encombrée de longues files de wagons sur
lesquels se lit en grosses lettres: _Elsass-Lothringen_.
«Réchicourt-le-Château», me dit mon Livret-Chaix.--«Rixingen», me crient
en même temps l’employé et l’inscription de la gare. Non, il n’y a
vraiment pas moyen d’oublier que l’on est en Prusse.

En approchant de Strasbourg, on voit se dessiner à droite et à gauche
les silhouettes des forts bâtis par les Prussiens pour retenir plus
sûrement les habitants de l’Alsace dans les bras de leurs frères
allemands. La Prusse sait comme nous que Vauban était un grand homme;
mais elle sait aussi--et elle le savait avant de nous l’avoir appris à
nos dépens--qu’on ne résiste pas à des canons fabriqués en l’an 1870
avec des remparts élevés en l’année 1684.

A peine descendu à l’hôtel, je me suis mis à parcourir la ville. La
première impression est navrante. Ce n’est pas seulement parce que tous
les noms des rues, toutes les affiches placardées sur les murs, toutes
les inscriptions sur les monuments, sont en langue allemande, sans même
faire aux vaincus la concession d’une traduction française; ni parce
que, si avidement qu’on tende l’oreille, on entend partout résonner les
syllabes gutturales de cette langue, faite, suivant le proverbe, pour
être parlée aux chevaux. C’est aussi à cause du mouvement de la rue et
de la physionomie des passants. On s’attendait à entrer dans une ville
en deuil: on aperçoit les cafés remplis et les brasseries débordantes.
De toutes parts, quand la nuit tombe, s’élèvent des chansons et des
rires. Les ruelles qui avoisinent mon hôtel s’animent d’un fourmillement
tapageur et joyeux. Je m’endors au son de je ne sais quelles mélodies
allemandes braillées à pleins poumons par les habitués d’un estaminet
voisin, et je m’éveille au bruit d’un cantique allemand, piaulé pendant
une heure par les bambins d’une école primaire située sous mes fenêtres.
Mais bientôt tout s’explique, et cette première impression s’efface. Il
ne faut pas oublier d’abord que Strasbourg, même au temps où il
appartenait de corps et d’âme au vaincu, parlait la langue du vainqueur,
et que c’était en allemand qu’il criait: «Vive la France!» Mais surtout
il ne faut pas perdre de vue que la ville a été dépeuplée par
l’émigration et repeuplée par une véritable invasion prussienne. Seize
mille Strasbourgeois, au minimum, ont quitté leur petite patrie, après
son annexion à la Prusse, pour rester fidèles à la grande, et parmi ces
exilés volontaires, on compte beaucoup d’hommes du peuple: célibataires
qu’aucun lien n’enchaînait au sol, ouvriers qui remplissaient les rues
au sortir de leurs ateliers, et donnaient à la ville une physionomie
toute française sous son enveloppe alsacienne. Ce vide a été plus que
comblé par l’immigration allemande, car le chiffre total de la
population s’est augmenté de quelques milliers. On peut dire que
Strasbourg est submergé par le flot teutonique, qui coule maintenant à
pleins bords dans le lit déserté par le flot français.

Les calculs les plus modestes évaluent à vingt mille le nombre des
Prussiens qui sont venus s’établir à Strasbourg. C’est le quart de la
population totale; c’est plus du tiers, en y joignant la garnison. La
pauvre et prolifique Marche de Brandebourg n’avait garde de négliger une
proie aussi riche. Elle a toujours des nuées d’enfants à placer. Tous
ces besogneux se sont rués à l’assaut du butin, une fois la place
conquise, depuis l’humble marchand en quête d’une clientèle jusqu’au
hobereau en quête d’une place de fonctionnaire. L’immigration prussienne
se compose de trois ou quatre éléments que voici: d’abord, les gens qui
suivent l’armée et en vivent; puis l’administration, avec son personnel
d’employés; enfin les commerçants, si l’on peut appeler ainsi les
marchands de tabac (ils ont triplé à Strasbourg depuis l’annexion) et de
salaisons, de saucisses, de choucroute--_delicatessen_, disent les
Allemands par un mot bien caractéristique, et qui donne envie de
s’écrier avec Molière: «Où diable la _délicatesse_ va-t-elle se nicher?»
Comme on le croira sans peine, la Prusse n’est pas représentée là par
ses échantillons les plus purs. Les chevaliers d’industrie, les
négociants en déconfiture, les personnages ayant une situation à cacher
ou à refaire, abondent dans cette population nomade et interlope, qui
s’est déjà renouvelée deux ou trois fois depuis l’annexion.

Les deux courants coulent à côté l’un de l’autre sans se mêler. Il a
fallu renoncer aux manifestations des premiers temps. Cependant quelques
dames substituent encore à la cocarde qu’elles ne peuvent plus porter de
petits bouquets de fleurs disposées dans l’ordre du drapeau tricolore,
ou habillent leurs fillettes de blanc, avec une ceinture bleue et un
ruban rouge au cou. J’ai vu un équipage élégant attelé de deux chevaux
qui portaient un capuchon rouge à houppes bleues, et frangé de blanc.
Puérilités, soit! Mais qui aurait le courage d’en sourire? Le
patriotisme les ennoblit et les rend touchantes. Regardez aussi aux
vitrines des libraires: les ouvrages, les journaux, les gravures, même
les images d’Épinal que vous y verrez, tout vous parlera de la France et
vous dira qu’on ne l’oublie point. Mais, encore une fois, la
protestation de Strasbourg est surtout dans la dignité silencieuse de
son attitude et le soin qu’elle met à maintenir la distance entre son
ennemi et elle dans la promiscuité forcée de la conquête.

Les traces du siége sont toujours visibles, malgré l’activité avec
laquelle on s’attache à les faire disparaître. Il reste bien des vides à
l’entour de la place de Broglie et le long du faubourg de Pierres, où
les obus n’avaient laissé qu’une seule maison debout. La cathédrale
n’est pas absolument guérie de toutes ses blessures, mais il s’en faut
de peu. On achève de rebâtir le Palais de justice. La préfecture et le
théâtre étalent encore leurs mutilations. La Bibliothèque et le Temple
neuf n’ont pas cessé d’être un monceau de ruines. Sur la place Kléber,
l’Aubette, où étaient installés l’état-major de la garnison et le musée
de peinture, dresse sa façade béante et noircie, derrière laquelle
l’incendie a fait le vide. La statue de bronze qui occupe le centre de
la place est restée debout. On lit toujours sur le piédestal: _A Kléber!
ses frères d’armes, ses concitoyens, la patrie!_ Et le général en chef
de l’armée du Rhin contemple sa ville natale ravagée et conquise par
ceux qu’il avait tant de fois battus.


Baden-Baden, 7 et 8 juillet.

De Strasbourg j’ai fait une pointe sur Bade,--premier accroc à la ligne
droite. En passant sur le grand pont du Rhin, jadis gardé à un bout par
une sentinelle française et à l’autre par une sentinelle badoise, je
remarque que la Prusse, si soigneuse de faire disparaître les moindres
traces de la nationalité vaincue, a poussé le dédain ou l’ironie jusqu’à
laisser intact l’aigle qui en décore l’entrée. Je ne saurais dire
l’effet navrant que produit en pareil lieu la vue de cet oiseau, qui
semble cloué là désormais en signe d’infamie, comme un hibou sur la
porte d’une grange. A tous les Français qui passent, sa vue crie:
Souviens-toi! Et je me suis souvenu. Tandis que le convoi traversait
lentement le fleuve majestueux, le souvenir des derniers jours de
l’empire me remontait à la mémoire. Je revoyais en imagination la séance
du 6 juillet, M. de Grammont à la tribune, mettant la main sur la garde
de son épée: j’entendais les longues acclamations de la Chambre
auxquelles répondaient les clameurs de la rue, les chants guerriers, la
_Marseillaise_, le _Rhin allemand_ de Musset, avec la musique de Gounod,
et les couplets de G. Nadaud: _Malheur à qui brave la France!_ chantés
sur le théâtre du Vaudeville, avec accompagnement de drapeaux
tricolores, et repris en chœur par la salle entière.--Vous ne l’avez pas
oublié sans doute, joyeux auteur de _Pandore_!

Naturellement, les Prussiens ont rétabli l’arche du pont qu’on a fait
sauter, puisque le chemin de fer y passe. Voici Kehl, où les soldats en
garnison à Strasbourg et les commis voyageurs de passage allaient jadis
acheter des cigares en contrebande. Le convoi fait bravement ses cinq
lieues à l’heure, comme la diligence de Joigny ou le coche d’Auxerre.
Parfois il s’arrête au milieu des champs, sans qu’on sache pourquoi. A
chaque station, il flâne et reprend haleine. On le laisse souffler
tranquillement, tandis que les employés vont boire un bock et que le
mécanicien, appuyé sur sa noire locomotive, engage une conversation
sentimentale avec quelque jeune fille dont on voit passer la tête blonde
par la fenêtre du châlet qui sert de gare, encadrée de clématite et de
lierre. Idylle charmante et digne d’être chantée par Gessner! Comment se
plaindre d’une patriarcale lenteur qui permet au regard de savourer à
l’aise cette nature verdoyante, ces frais villages dont chacun semble
avoir été fabriqué tout exprès pour le plaisir des yeux et cette
ceinture de collines chargées de ruines féodales qui ferment le décor!
Tout cela est si joli, qu’au bout d’un quart d’heure j’avais oublié que
j’étais en Allemagne et dans la patrie du général de Werder.

Voici Achern, où l’on garde les entrailles de Turenne, à un quart
d’heure tout au plus de Sasbach, où le héros fut tué; Bühl, dont la
vallée produit l’affenthaler, ce bourgogne en miniature du grand-duché;
Steinbach, la patrie d’Erwin, dont la statue colossale regarde du haut
d’une colline le Munster de Strasbourg. Enfin nous arrivons à Bade. Une
vingtaine de voyageurs descendent du train. Dès qu’ils apparaissent, les
cochers rangés sur leurs siéges les saluent humblement au passage. L’un
d’eux, mis comme un cocher de grande maison, s’approche de moi et, le
chapeau à la main, me poursuit de propositions obséquieuses, en
m’offrant sa voiture au rabais. A ce premier symptôme, bientôt confirmé
par l’empressement des garçons lorsqu’on arrive à l’hôtel, il est facile
de pressentir la décadence dont on va être témoin.

Qui n’a vu le Bade d’avant la guerre et ne se rappelle le spectacle
unique, éblouissant, étourdissant, que présentaient, à certaines heures
du jour, les abords du Kursaal? Bade, en ce temps-là, était le
rendez-vous de tous les heureux de ce monde. Princes, banquiers,
artistes, viveurs et courtisanes, se pressaient, se coudoyaient en une
cohue joyeuse, toute imprégnée de parfums et de rires, dans ce paradis
terrestre--un paradis après la pomme--de l’Allemagne et de l’Europe.
Pendant trois mois, Bade devenait la capitale d’un royaume enchanté. On
n’y était occupé qu’à jouir par tous les sens à la fois. Dans les salons
étincelants de marbres, de fresques et de dorures; dans le café et la
_Restauration_ en plein vent; le long des allées où les grands
châtaigniers versaient une ombre épaisse, fraîche comme l’eau d’une
source; autour du kiosque chinois où, deux fois par jour, un orchestre
trié sur le volet passait en revue les chefs-d’œuvre de la musique,
c’était comme un fourmillement radieux, une mêlée d’élégance et de
raffinements. On ne rencontrait que visages souriants, épanouis par la
bonne chère et allumés par la fièvre du plaisir. Les bals, les
spectacles, les concerts, les promenades, les dîners et le jeu, se
disputaient chaque heure du jour et de la soirée. Le tintement de l’or
se mêlait au bruit des violons et au choc des verres; à la chanson des
sylphes la chanson de Marco. Lorsqu’un pauvre diable était _décavé_, il
se gardait de faire tache au tableau. Se sentant déplacé en si charmante
compagnie, et honteux de montrer sa figure maussade dans ce pays de la
joie, il prenait aussitôt le chemin de fer, à moins qu’il ne préférât se
faire sauter la cervelle dans un coin. L’amphytrion de ces lieux
enchanteurs, pour ne point attrister ses hôtes, poussait la munificence
jusqu’à lui payer le voyage ou les frais d’enterrement, et le
trouble-fête disparaissait sans que personne s’en aperçût.

Le cadre est resté le même, mais le tableau est bien changé. Bade a
gardé ce merveilleux décor où l’art vient en aide à la nature sans
pouvoir l’égaler; mais l’herbe pousse dans l’allée des Soupirs et
l’avenue de Lichtenthal, sur le chemin de la Chaire-du-Diable, de la
Gorge-aux-Loups et du Vieux-Château. Le concierge de la Favorite se
promène comme une ombre dans son ermitage désert, tenté de revêtir le
cilice et de s’appliquer la discipline dont l’exhibition lui a valu tant
de pourboires. Les marchandes de la grande allée ne font plus leurs
frais, et l’une d’elles, en me proposant des cigarettes turques, m’a
confié son intention de venir à Paris pour y vendre des gâteaux de
Nanterre dans une baraque des Champs-Élysées. La maison de Conversation
a imaginé de suppléer aux recettes d’antan en demandant 18 kreutzers par
jour pour octroyer la jouissance, qu’on ne se dispute pas, de ses
lambris dorés, de son cabinet de lecture et de ses concerts. Quelques
maniaques y jouent, du matin au soir, l’écarte à 25 centimes la fiche,
comme dans la partie classique, chez le percepteur, et deux ou trois
malades y causent tout bas à l’écart. Jamais, au temps du
trente-et-quarante, on n’avait tant conversé dans la maison de
Conversation.

Vers deux heures, au moment où l’orchestre attaquait l’ouverture du
_Domino noir_, je suis allé m’asseoir sur la terrasse du café. Une
douzaine de promeneurs erraient mélancoliquement aux alentours du
kiosque, et la _Restauration_, théâtre jadis de tant de joyeuses folies,
et où l’on faisait si galamment sauter les bouchons de madame veuve
Cliquot, offrait la morne physionomie d’un restaurant de
sous-préfecture. J’interrogeai l’un des garçons, un Badois pur sang,
mais qui a servi à l’Exposition de 1867, à Paris, et pris dans ce séjour
une légère teinte de la langue et de l’esprit du boulevard:

«Ah! Monsieur, me dit-il, depuis que le _moulin_ ne tourne plus (le
moulin, c’est la roulette), nos beaux jours sont passés. Plus d’Anglais,
plus de Russes!

--Et des Français?

--Presque plus... Il y en a bien encore quelques-uns, ajouta-t-il en
clignant de l’œil d’un air très-malin; seulement ils se font passer pour
Belges.

--Alors de quoi se compose actuellement votre clientèle?

--De malades qui vivent de régime, et d’Allemands, de Prussiens surtout.
Mauvaise pratique, Monsieur. Encore si c’étaient des Viennois! Le
Prussien se gorge de bière, s’empiffre de bœuf aux confitures, fume une
demi-douzaine de cigares d’un sou, et se croit magnifique en donnant
deux kreutzers de _trinkgeld_ au garçon.»

En ce moment, une voix rogue cria à l’autre bout de la salle:

«_Kellner!_

--Vous allez voir, me dit tout bas le garçon: c’est une famille de
Prussiens.»

Il s’approcha de la table, où le père, la mère et trois enfants venaient
d’achever leur déjeuner, fit l’addition et reçut l’argent. En passant à
côté de moi pour le porter au comptoir, il ouvrit à demi la main gauche
où était tapie une petite pièce de billon:

«Un _gros_», souffla-t-il sans s’arrêter.

Nous aurions voulu pouvoir attribuer exclusivement à l’absence des
Français la décadence de Bade; mais la vérité nous force de reconnaître
que la principale cause est dans l’abolition des jeux.

Qui sait? A mesure que les souvenirs de _rouge et noire_ iront
s’effaçant, peut-être s’apercevra-t-on que les eaux de Bade ne sont pas
des eaux de fantaisie faites pour servir de prétexte et d’excuse aux
viveurs, excellentes seulement pour les gens qui se portent bien et
contre les maladies qu’on n’a pas, mais qu’elles sont souveraines contre
la névralgie, la névrose, les maux d’estomac et les rhumatismes.


Carlsruhe, 10 juillet.

Je ne saurais trop engager mes lecteurs, s’ils voyagent jamais en
Allemagne, à bien étudier d’avance leur itinéraire dans le _Hendschel’s
Telegraph_. C’est pour ne pas m’être suffisamment conformé moi-même à ce
sage conseil que je me trouve conduit à le répéter aux autres. Les
employés allemands ont le tort de ne point crier à haute voix le nom de
chaque station, et quand ils s’y décident, leur prononciation germanique
déroute une oreille étrangère. Il suffit d’un moment de distraction pour
déranger toute l’économie d’un voyage.

C’est ainsi qu’en allant de Bade à Carlsruhe, j’ai failli arriver à
Fribourg. Il y a là tout un drame, que je veux vous conter dans sa
simplicité saisissante, sous ce titre qui semble si bien fait pour
l’affiche de l’Ambigu:

    LE DRAME D’OTTERSWEYER.

C’était mercredi dernier, par une de ces journées meurtrières où le
soleil change les wagons en rôtissoires. Il faisait un temps à ne pas
mettre un Cafre dehors. J’avais pris un billet pour Carlsruhe, et je
cuisais consciencieusement dans mon coin. A Oos, le train s’arrête et
tout le monde descend. Je fais comme tout le monde. Rivé à mes deux
valises ainsi qu’un forçat à ses fers, la gibecière et la jumelle se
croisant en bandoulière sur ma poitrine, le parapluie sous le bras, le
paletot jeté sur l’épaule, je cherche sur le quai l’ombre d’un poteau,
comme l’Arabe cherche au désert l’ombre d’un palmier.

Tandis que je souffle et m’éponge, un autre train arrive en gare. Tout
le monde se précipite et l’envahit en un clin d’œil; mon premier
mouvement est de faire encore comme tout le monde. Néanmoins, en homme
prudent et qui ne donne rien au hasard, j’interroge un employé qui
passe: «Carlsruhe?--Ia.» Je ressaisis vaillamment les deux valises, la
gibecière, la jumelle, le parapluie, le par-dessus, le _Livret-Chaix_,
le _Guide-Joanne_, et je m’insinue, en me faisant hisser par cet employé
complaisant, dans un wagon déjà presque plein, où mon entrée parmi
d’autres compagnons de voyage non moins fournis en colis que moi produit
l’effet de la tête de Méduse.

«Carlsruhe?» redemandé-je encore d’un air aimable, avant même de
m’asseoir. Six de mes compagnons restent muets: ils n’ont pas compris,
malgré toute mon application à bien donner l’accent germanique. Le
septième n’a pas compris davantage, mais il ne veut pas l’avouer, même
par son silence. «Ia», répond-il. Là-dessus, ma conscience est en repos:
je fourre une valise entre mes jambes, j’installe l’autre sur mes
genoux,--la seule place qui reste disponible,--et je me rasseois, avec
un soupir de soulagement, dans l’éternel rayon de soleil qui recommence
aussitôt mon ébullition.

Une station se passe, puis une deuxième, puis une autre encore. A la
gare de Bühl, le train se livre, avec la placidité germanique, à une
interminable et incompréhensible manœuvre qui dure près de trois quarts
d’heure. Je trouve le temps long, le soleil chaud et ma valise lourde.
Vers la fin de la manœuvre, un employé se montre à la portière et
demande les billets. C’est le même que j’ai consulté à Oos, et qui m’a
répondu par un _ia_ si coupable. Il me reconnaît et donne des signes
d’agitation à ma vue. Puis il se répand en explications verbeuses, qu’il
éclaire d’un geste éloquent, en me tirant par le bouton de mon habit.
J’ai compris, je me lève; mais à peine ai-je saisi une faible partie de
mon arsenal de voyage qu’il se ravise, me repousse, s’échappe, court
consulter le chef de gare sur le fait insolite qui s’est produit.
J’attends anxieux. Il revient et me saisit par le bras. Cette fois, la
chose est définitive: il faut descendre. Je rassemble autour de moi le
parapluie, la gibecière, les valises, comme une poule fait de ses
poussins, et j’allonge la jambe. Tout à coup, le train s’ébranle,
l’employé me rejette en arrière, nous voilà partis!

Mais une minute après, son honnête face éplorée se remontre à la
portière. Là il recommence des explications que j’écoute avec le calme
du désespoir et de l’ahurissement. Pas un de mes compagnons ne comprend
le français. Enfin, il se trouve dans le compartiment voisin un jeune
homme qui s’offre pour interprète avec la plus cruelle obligeance: il me
traduit péniblement les paroles de l’employé dans un idiome informe qui
tient de l’auvergnat et du sanscrit plus que du français, et il
embrouille si bien les choses, que je finis par n’y plus rien comprendre
du tout.

Le train s’arrête et l’on me pousse sur la voie: c’est le plus clair.
Mélancoliquement assis sur mes valises, comme Marius sur les ruines de
Carthage, je regarde autour de moi, et ne vois que les champs qui
verdoient et le chemin qui poudroie. Solitude absolue. J’éprouve le
sentiment de Robinson dans son île déserte, car je n’aperçois même pas
la cabane servant de gare qui s’élève du côté opposé de la voie. Mais
quand l’immense convoi a défilé, en ayant l’air de me saluer d’un coup
de sifflet ironique, alors il dévoile à mes yeux la station et, sur le
seuil, un vieux gardien à figure placide, en manches de chemise, fumant
dans une superbe pipe de porcelaine, et fort intrigué de voir descendre
à Ottersweyer un voyageur en chapeau, chargé de plus de colis qu’il n’en
a vus depuis l’établissement du chemin de fer. Avec l’aide un peu
gouailleuse d’une bande d’étudiants qui vint à passer tout à point, sac
au dos, je parvins à faire comprendre mon cas au brave homme, et à
comprendre moi-même qu’il me fallait attendre quatre heures dans ces
solitudes avant de pouvoir revenir sur mes pas!

Pour mettre à son comble l’intérêt du drame, le tonnerre grondait
sourdement depuis quelques minutes, et l’orage éclata tout à coup avec
la violence d’une tempête des tropiques. Impossible de rester dans
l’étroite station, que mes colis encombraient et dont l’air semblait
n’avoir pas été renouvelé depuis le printemps dernier. Je ne pouvais
songer à rouvrir, pour en extraire du moins un volume, mes malles,
ficelées et bouclées avec luxe, et que j’avais eu mille peines à fermer
le matin. Mais tandis que je ruminais ces choses avec accablement,
j’aperçus à cinquante pas une maisonnette sur laquelle s’étalait, en
lettres qui me parurent rayonnantes, l’enseigne: _Bierwirthschaft_.
Robinson ne fut pas plus heureux quand il découvrit dans son île la
marque du pied de Vendredi.

Il faut être condamné à un séjour forcé de quatre heures à Ottersweyer
pour savoir tout le plaisir qu’on peut éprouver à boire la liqueur du
houblon. Je n’aurais jamais cru que ce breuvage amer pût devenir si
doux. O grand roi Gambrinus, sois béni! Ce qui s’est bu de choppes dans
le _Bierwirthschaft_ d’Ottersweyer le mercredi 9 juillet, entre une
heure et quatre heures de l’après-midi, est un secret entre ma
conscience et moi. L’orage s’était déchaîné dans toute sa violence,
comme si la nature eût voulu s’associer au trouble de mon âme. La grêle
et la pluie faisaient rage; les éclairs embrasaient le ciel; le tonnerre
roulait en un grondement continu et tombait à coups précipités. On eût
dit un drame de Werner. Et je buvais d’un front serein, entre une
demi-douzaine de poules qui gloussaient, deux enfants qui
pleurnichaient, quatre charretiers en manches de chemises dont les gros
rires ébranlaient les vitres, et une hôtesse compatissante et bavarde,
qui, flairant une catastrophe, s’obstinait à me prodiguer des
consolations dont je n’entendais pas un mot.

Mais tout s’épuise en ce monde, même la soif d’un voyageur altéré par 40
degrés de chaleur à jet continu. Au bout d’une heure, j’avais examiné à
fond le paysage,--je le sais encore par cœur aujourd’hui et le peindrais
les yeux fermés,--compté les tas de fumier, noté toutes les faneuses et
les voitures de foin attelées de bœufs qui passaient sur la route. Au
bout de deux heures, j’en étais réduit à compter les taches de mouches
sur les vitres: cette excellente idée m’occupa longtemps, mais enfin je
trouvai le total, et il fallut passer à un autre exercice. Ma montre,
que je tirais à chaque minute par une sorte de tic nerveux, marchait
avec une lenteur prodigieuse, comme si elle eût été enchaînée par un
enchanteur. Enfin j’avise les cadres de la salle. Un à un, avec la
conscience d’un expert examinant un Hobbema, je les contemple et les
savoure. Au-dessus de ma tête, une lithographie porte cette inscription
en français: VUE DE SAINT-MALO, _prise du Tallard par un beau temps et
par un changement de vent_. Qu’est-ce que le Tallard? Je me creuse la
tête et fouille mes plus lointains souvenirs. Je connais bien le
maréchal de Tallard, sous Louis XIV, mais évidemment ce n’est pas lui
qui a été pris par un beau temps et par un changement de vent! Il faudra
que je m’informe.--Ah! décidément, nous n’apprenons pas assez l’histoire
de France!

Un nouveau coup de tonnerre ébranle la maisonnette. La porte s’ouvre, et
livre passage à un cinquième charretier, ruisselant comme un fleuve. Il
s’assied à une table voisine, et demande du fromage, qu’il mange avec
appétit. Cet homme paraît heureux: les éclairs et la foudre
l’environnent; il n’y fait pas attention. Je l’envie; malheureusement je
n’aime pas le fromage.

Je finis par découvrir, à une centaine de pas en arrière, le village
caché derrière les arbres. Pendant une demi-heure, le parapluie en main,
je me suis promené à travers les rues d’Ottersweyer, inondées par
l’orage, qui, en nettoyant les étables et leurs appendices, avait empli
les rigoles d’un liquide épais et jaunâtre, où piétinait avec bonheur la
jeunesse aux pieds nus des deux sexes. On voyait rentrer précipitamment
les charrettes de foin escortées de faneuses le râteau sur l’épaule, et
l’on entendait les mugissements des bœufs au fond des écuries. Partout
des arbres, de la verdure, des jardins et du fumier. Comment vous dire
le saisissement des indigènes devant ce touriste en chapeau noir, la
gibecière au cou, qui se promenait avec gravité par leurs rues? Ils
s’appelaient les uns les autres pour se montrer ce noble visiteur
d’Ottersweyer, et je voyais à chaque pas les figures se coller aux
vitres et les habitants apparaître au seuil de leurs maisons. Après
m’avoir contemplé les yeux écarquillés et la bouche béante, deux
adorables bambines aux cheveux blonds se rapprochent en sautillant, et
m’éclaboussent en me demandant un trinkgeld. Un rayon de soleil qui
perce les nuages éclaire cette idylle encrottée, ce _lied_ naïf traduit
par Champfleury, cette pastorale de Gœthe peinte par Courbet.

J’ai trouvé au cabaret d’Ottersweyer un exemple singulier du rayonnement
de la France jusque dans les villages de l’Allemagne. La grande salle
est décorée de six lithographies représentant les sujets suivants: Jean
Bart à l’abordage du _Prince-de-Frise_; Vue de Saint-Malo, prise du
Tallard par un beau temps et par un changement de vent; Bataille de
Solférino; portraits du grand-duc Frédéric, de S. M. Guillaume, empereur
d’Allemagne, et de Napoléon Ier.

Le temps et l’espace me défendent de prolonger davantage cette sombre
histoire et de vous expliquer comment, après avoir attendu quatre
heures, je faillis manquer le train pour n’avoir pas su attendre trois
minutes de plus. Mais le récit de ce nouvel incident et de quelques
autres nous mènerait trop loin. Il suffira d’ajouter que le drame
d’Ottersweyer eut pour heureux dénoûment, vers la nuit tombante, la
conquête d’un lit bien mérité dans une des branches de ce grand
phalanstère bâti par un marchand d’éventails, qu’on appelle Carlsruhe.

Moralité du drame: se défier des lignes à embranchements lorsqu’on ne
sait pas la langue du pays. Cette morale est courte, simple, claire et
pratique. On fera bien de la suivre en voyage.

Sans ce fâcheux incident, je comptais ne faire à Carlsruhe qu’une
promenade entre deux trains. Il n’en faut pas davantage, en effet, pour
voir cette ville monotone, qui serait, je crois, la plus triste et la
plus ennuyeuse de l’Allemagne, si Manheim n’existait pas. Carlsruhe
l’emporte sur Manheim de toute la supériorité pittoresque d’un éventail
sur un échiquier. C’est une maladie particulière au grand-duché de
construire ainsi ses villes sur des plans mathématiques, à la façon des
pénitenciers.

Les habitants de Carlsruhe ne comprennent rien au dédain de la plupart
des voyageurs: ils se croient victimes d’un préjugé, d’une injustice ou
du mauvais goût. Ceux avec qui j’ai causé m’ont paru persuadés qu’ils
habitaient la plus belle ville de l’Europe. Et, en effet, la capitale du
grand-duché est le type idéal du style que M. Haussmann et ses
imitateurs ont voulu mettre à la mode dans ces derniers temps, aux
applaudissements des esprits éclairés; le modèle accompli de la ville
neuve, propre et rectiligne. Elle marie la ligne droite à la ligne
courbe dans un ensemble d’une régularité absolue. Rien n’y est laissé au
hasard; rien n’est abandonné à l’initiative individuelle: les maisons
sont bâties par le grand-duc et par la ville sur un modèle uniforme,
pour être louées aux particuliers. Dans ma promenade à travers
Carlsruhe, je suis tombé sur un quartier monumental qu’on est en train
de construire, vis-à-vis d’un nouvel édifice destiné à réunir la
Bibliothèque et les Musées, et qui est fermé d’une grille. Les
locataires seront là encasernés dans des palais.

Ce grand éventail, dont une quinzaine de rues, rayonnant autour du
château ducal, forment les lames, reliées entre elles par d’autres rues
semi-circulaires, avec de petites places triangulaires dans les
intervalles, est charmant sur le papier, mais insupportable dans la
réalité. Au fond, il n’y a qu’une seule rue dans la capitale du
grand-duché: la Karl-Friederichs-Strasse, qui conduit en droite ligne de
la gare au château. Joignez-y, si vous voulez, la Lange-Strasse, qui la
coupe à angle droit. C’est dans la première qu’on a accumulé tous les
hôtels et tous les monuments: le buste colossal du grand-duc Charles, la
statue du grand-duc Louis, la lourde pyramide de grès rouge, d’un effet
si bizarre, élevée en l’honneur du margrave Charles-Guillaume, l’hôtel
de ville, l’église protestante avec sa colonnade corinthienne, la statue
de Charles-Frédéric sur la place du château, ornée de parterres et de
pelouses qui ressemblent à des figures de géométrie. C’est dans cette
rue centrale que s’est réfugié aussi le peu de mouvement et de commerce
d’une ville qui semble presque exclusivement habitée par des
fonctionnaires et des rentiers. Les autres voies ne mènent à rien, et
comme, tout en partant du même point que la précédente, elles
s’éloignent dans les directions les plus divergentes, elles ne sont
fréquentées que par leurs habitants. Il m’a pris fantaisie d’en suivre
une, et, après dix minutes de marche, pendant lesquelles j’avais été
épié, dévisagé, scruté et retourné sous toutes les faces, comme une
proie envoyée par la Providence, à l’aide des miroirs placés à toutes
les fenêtres, je dus faire un circuit d’une demi-lieue pour rejoindre le
centre.

C’est une imagination qui donne certainement l’idée la plus avantageuse
des sentiments monarchiques des Badois que d’avoir pris ainsi le palais
ducal pour point de départ de leur capitale et d’y avoir rattaché toutes
leurs rues comme au but et à la fin dernière de la ville. Il en résulte
que, de sa chambre à coucher, le grand-duc peut surveiller ce qui se
passe autour de lui et faire sa police lui-même, absolument comme le
gardien de Mazas embrasse d’un coup d’œil tous les couloirs qui viennent
aboutir à son poste central. Je ne saurais trouver de comparaison plus
juste. Carlsruhe tient à la fois de la prison, de la caserne, du couvent
et du phalanstère. On dirait un chef-lieu des Frères Moraves. De
flegmatiques Allemands peuvent seuls habiter cette capitale cellulaire
sans y être poussés au spleen et au suicide.

Une ville est l’œuvre du temps, comme une forêt. Il faut que les rues
poussent, que les maisons se groupent, que les édifices sortent de terre
au gré des besoins et par la lente et naturelle floraison des siècles.
Les fondateurs qui croient se ménager toutes les chances en bâtissant
une cité comme un monument, d’un seul jet et sur un plan tracé par un
ingénieur, n’ont jamais réussi qu’à faire des nécropoles comme
Versailles, ou des capitales d’une régularité glaciale et d’une vie
factice comme celle du grand-duché.


Heidelberg, 11 juillet.

Au sortir de Carlsruhe, j’ai fait un second et plus considérable accroc
à la ligne droite en prenant la route de Heidelberg: je voulais me
dédommager de cette ville neuve en contemplant les ruines du vieux
château. Dès qu’on est descendu de wagon et qu’on a dépassé la porte de
la gare, l’aspect est charmant, mais ne répond pas du tout aux idées
qu’éveille le nom d’Heidelberg: on croirait entrer dans une réunion
d’élégantes villas, à demi cachées au milieu des arbres. Resserrée et
blottie, pour ainsi dire, entre le lit du Neckar et les flancs boisés du
Kœnigsthul, l’ancienne capitale du Palatinat s’allonge dans l’étroite
vallée comme un serpent au soleil. En suivant les deux longues rues qui
mènent d’une extrémité à l’autre, je passe successivement devant les
bâtiments modernes de l’antique Université, qu’anime l’incessant
va-et-vient des étudiants et des professeurs; devant l’église
Saint-Pierre, où Jérôme de Prague afficha ses thèses hérétiques;
l’église du Saint-Esprit, temple éclectique où les deux cultes vivent
côte à côte, séparés par une barrière comme celle qu’on met dans les
docks entre marchandises de provenances diverses, et associant ainsi, en
une sorte de promiscuité choquante, la vérité à l’erreur et Dieu à
l’esprit malin; enfin, devant la _Maison du Chevalier_, qui tranche
vivement, par son architecture et la teinte brune de sa façade
curieusement ouvragée, sur les maisons sans caractère, sans style et
sans âge dont elle est flanquée à droite et à gauche. Avec l’église
voisine, les ruines du château et le vénérable pont de pierre où la
statue de Minerve fait pendant à celle de l’électeur Charles-Théodore,
c’est à peu près l’unique épave du vieil Heidelberg. Elle a traversé
seule, comme la salamandre, sans recevoir aucune atteinte, les
bombardements et les incendies qui, trois fois en moins de soixante ans,
n’ont fait autour d’elle qu’un amas de décombres fumants de cette
malheureuse ville, qui fut peut-être, de toutes les villes d’Europe, la
plus souvent assiégée, saccagée et ruinée.

J’avais une lettre pour un jeune Français, porteur d’un nom illustre,
qui s’est fixé à Heidelberg dans l’unique but d’y apprendre à fond
l’allemand. Par les jardins de sa maison de la Karl-Strass, et par des
sentiers délicieux, fermés à la banale invasion des touristes, à travers
la fraîcheur des épais ombrages qui me faisaient songer au _gelidis in
montibus Hæmi_ de Virgile, nous sommes montés jusqu’au château. Je
n’entreprendrai pas, on peut le croire, de décrire, après M. Victor
Hugo, ce merveilleux entassement de terrasses, de galeries, de tours, de
façades dans tous les styles, de salles dans tous les genres et toutes
les dimensions, de perrons, de bassins, de pavillons, d’arcs de
triomphe, de souterrains, de fossés, de cours, de casemates, d’arsenaux,
de musées et de cachots; véritable mosaïque de palais juxtaposés et
soudés les uns aux autres dans un prodigieux ensemble, ouvrage de tant
de siècles et de tant d’artistes dont pas un n’a laissé son nom gravé au
coin d’une pierre, sur lequel se sont acharnés, sans pouvoir l’anéantir,
les boulets, les obus, les feux des hommes et le feu du ciel, et qui,
après avoir logé vingt-trois générations de cette illustre maison
palatine issue de Charlemagne par les femmes, ne loge plus aujourd’hui
qu’un concierge et un tonneau!

J’ai passé de longues heures à savourer tous les détails de cette ruine
admirable, dont bien peu de monuments égalent la beauté; les cinq tours
qui lui restent, surtout la tour fendue, construction cyclopéenne,
ouverte par une large blessure dans la formidable épaisseur de ses murs
de granit, et dont un tronçon gigantesque gît dans le fossé, comme le
cadavre d’un Titan abattu; la sévère façade du Nord, sur laquelle les
atteintes des bombes et de la flamme ont infligé aux statues des
empereurs et des princes palatins des mutilations bizarres où le
grotesque se marie au terrible; la riante façade de l’Est, toute fleurie
des grâces mythologiques, où le goût de la Renaissance italienne éclate
avec une richesse et une pureté ravissantes. Partout des silhouettes
majestueuses, des lignes grandioses, des morceaux exquis ou superbes,
reliés les uns aux autres par ces harmonies que la nature jette sur les
ruines. Partout des gazons, des feuillages, des fleurs, des rideaux de
lierre et des tapis de mousse. Chaque embrasure ouvre des perspectives
magnifiques; chaque pas qu’on fait apporte un éblouissement nouveau. Si
beau que fût le palais dans sa gloire, sa ruine est certes plus belle
encore. Il ne pouvait avoir ni cette majesté imposante, ni ce mystère
qui en accroît la grandeur, ni cette unité où viennent s’effacer et se
fondre les disparates d’une architecture multiple qui va du quatorzième
siècle au dix-huitième. Il semble que l’état actuel du château de
Heidelberg soit son état normal, qu’il ne pourrait être autrement, et
que celui qui déferait cette ruine serait plus barbare que celui qui l’a
faite. La réparation dépasserait le sacrilége de la destruction. Cela
est si beau qu’on oublie presque d’en vouloir aux moyens sauvages qui
ont créé cette incomparable ruine, et qu’il faut un effort sur soi-même
pour ne pas applaudir à leur œuvre.

On a pratiqué un café-restaurant dans le palais. En Allemagne, il faut
toujours songer au boire et au manger. Aussi le spectacle des
souterrains du château transformés en caves ne nous a-t-il point choqué
autant que M. Victor Hugo. La _fantaisie pantagruélique_ dont il a tiré
de si belles antithèses nous a paru, au contraire, toute ruisselante de
couleur locale. Ces électeurs étaient gens solides, qui buvaient sec--à
l’allemande, comme disaient nos pères--et aimaient qu’on bût de même
autour d’eux. L’ivrognerie s’associait à l’héroïsme dans les idées
populaires et même dans les chants épiques. Les braves des _Niebelungen_
boivent comme ils se battent et répandent le vin comme le sang. Lisez
les _Mémoires_ édifiants où Hans de Sweinichen nous raconte sa vie et
celle de son noble maître Henri, duc de Liegnitz (seizième siècle):
c’est un long tissu d’aventures étranges où les exploits bachiques
tiennent continuellement le haut bout. Vous y verrez toute la place
qu’occupait le vin du Rhin dans la vie aristocratique et féodale de
l’Allemagne. On eût cru recevoir froidement son hôte si on ne l’avait
enivré. Les tournois chevaleresques avaient pour pendants des joutes
bachiques, et, dans chaque cour, on élevait quelque monstre, chargé de
divertir le maître et de soutenir dans ces luttes l’honneur de la maison
par sa soif inextinguible. Le nain bouffon de Charles-Philippe, Perkeo,
dont on voit dans la cave la statue en bois, difforme et grimaçante,
tarissait ses quinze doubles bouteilles de vin du Rhin chaque jour, et
ce côté de son talent n’était pas le moins apprécié. C’est pourquoi le
gros tonneau est parfaitement à sa place dans la crypte d’Heidelberg.

Avez-vous remarqué le goût du public pour les gros tonneaux? On lui en
montre partout, et il ne se lasse jamais de ce genre de curiosités. Il y
en avait un à l’Exposition universelle de Paris, et ce fut un des succès
les plus incontestés du champ de Mars. Il y en a un à l’Exposition de
Vienne. J’en ai vu une collection imposante dans la Grande-Cave de
Berne. Mais le plus monstrueux n’est qu’une humble futaille à côté de ce
monument, vénérable d’ailleurs par son âge plus que séculaire autant que
par sa masse. Il tient près de 300,000 bouteilles, et il a été trois
fois, dans le cours de son existence, rempli de vin du Rhin. On y monte
par un escalier comme au sommet d’une tour, et les visiteurs s’amusent
parfois à danser un quadrille sur la plate-forme qui le recouvre, comme
fit l’électeur Charles-Théodore avec sa cour, la première fois qu’on fut
parvenu à l’emplir.

Après une promenade sur la terrasse et dans les jardins, nous étions
assis à une table du café, quand un grand jeune homme au visage
tailladé, coiffé d’une casquette blanche, qui buvait sa quatrième choppe
à la table voisine, vint serrer la main à mon compagnon. Celui-ci nous
présenta l’un à l’autre. Le jeune homme était un étudiant, portant sur
sa casquette la couleur de sa corporation, et dans la balafre qui
sillonnait son front les traces de son humeur batailleuse et de sa
fidélité aux vieilles traditions du duel universitaire.

«Eh bien, Monsieur, me dit-il, vous êtes venu contempler l’ouvrage de
vos compatriotes?

--Oui, Monsieur, répondis-je, surpris de cette brusque attaque. En
venant, j’ai passé par Strasbourg, et au retour j’ai l’intention de
passer par Bazeilles.

--Ceci a tué cela, Monsieur, comme dirait l’auteur de _Notre-Dame de
Paris_.

--Comment! c’est parce que Louvois et Louis XIV ont donné, en 1689 et en
1693, l’ordre de détruire le château d’Heidelberg, que vous avez
bombardé Strasbourg, brûlé Bazeilles et Châteaudun en 1870! Votre haine
contre la France remonte jusque-là?

--Elle remonte plus haut, Monsieur.

--Peut-être, comme celle du teutomane dont parle Henri Heine, jusqu’à la
mort de Conradin de Hohenstaufen, décapité à Naples par Charles d’Anjou?

--Plus haut, Monsieur, plus haut... Vous allez à l’Exposition de Vienne?

--Oui, Monsieur.

--Eh bien! regardez à votre entrée, dans le grand Salon, le tableau de
Piloty qui représente Thusnelda, la femme d’Hermann (que vous appelez
Arminius, je crois), au triomphe de Germanicus. Voilà le premier anneau
de la haine allemande.

--Contre la France?

--Contre les races latines, Monsieur.

C’est bien possible, après tout. L’Allemagne est patiente, parce qu’elle
se croit éternelle. Elle est capable de couver sa vengeance pendant des
siècles. Tout germe lentement, mais sûrement, dans ces têtes carrées qui
mettent huit jours à ruminer un bon mot et toute leur vie à nourrir une
idée. Leur ressentiment n’a fait que s’exalter, au lieu de s’assouvir,
par la défaite et le démembrement de la France. Cet étudiant était un
Prussien de la Poméranie: on est peu exposé à de pareilles rencontres,
non-seulement dans l’Allemagne autrichienne, mais au sud du nouvel
empire, dans le Grand-Duché, le Wurtemberg, la Bavière même, dont les
habitants diffèrent du Prussien autant que le Napolitain du Piémontais.

«Vous venez de voir là, me dit mon compagnon, lorsque notre
interlocuteur fut parti, un des plus beaux types de ce qu’on appelle le
_mangeur de Français_. Tous les soirs, à la brasserie, il braille
pendant deux heures la _Garde du Rhin_ ou la _Patrie de l’Allemand_. Le
mois prochain, il proposera à sa corporation de changer la couleur
blanche de sa casquette contre la couleur rouge, image du sang français,
comme dit Kœrner. Ce qui ne l’empêche pas de rechercher les Français,
dont il parle très-bien la langue, de lire nos auteurs et nos journaux
avec passion, quitte à les traiter après de corrupteurs de la morale
publique, de se cotiser avec deux ou trois amis pour comprendre le
_Figaro_, et de m’interroger sans cesse sur Paris, qu’il brûle d’aller
voir, tout en le qualifiant de Sodome. Au fond, il y a de l’amour dans
sa haine.»

Et puis, ces cerveaux allemands ont toujours un petit coin qui n’est pas
bien net.

C’est égal: la réponse n’était pas facile devant les ruines du château
de Heidelberg. Cette destruction, dont la seule pensée éveillait la
princesse Palatine en sursaut dans sa chambre à coucher de Versailles et
la faisait pleurer à chaudes larmes pendant la nuit, avait excité
l’horreur et la pitié des exécuteurs eux-mêmes. «Je ne crois pas que de
huit jours mon cœur se retrouve dans sa situation ordinaire», écrivait,
le 4 mars 1689, le comte de Tessé à Louvois, en lui rendant compte de
l’accomplissement de ses ordres. J’imagine qu’en voyant passer dans la
cour de Versailles le roi Guillaume, qui allait se faire couronner
empereur d’Allemagne, Turenne, qui garde avec Condé l’entrée du palais
de Louis XIV, a dû se souvenir du Palatinat.


Stuttgard, 12 juillet.

C’est à la station de la jolie petite ville de Bruchsal, s’il m’en
souvient bien, que l’on quitte les wagons badois pour entrer dans ceux
de la compagnie wurtembergeoise. A ce propos, l’équité veut que je fasse
réparation d’honneur aux chemins de fer allemands. Deux choses y
choquent d’abord le voyageur français: ils vont lentement, et ils
n’allouent pas de bagage aux voyageurs. Sur le second point il faut
passer condamnation, à moins qu’on ne voyage en touriste expert, avec
des valises portatives qu’on peut toujours loger à côté de soi, et pour
lesquels les employés se montrent fort tolérants. Quant au premier
point, on apprend bien vite à connaître les trains rapides, qui coûtent
plus cher que les autres, mais marchent aussi vite qu’en France, et sont
vraiment les seuls praticables pour les gens forcés de compter avec le
temps. Ces deux questions réglées, les chemins de fer allemands ont des
mérites qui les recommandent au respect des voyageurs et à l’étude de
nos compagnies françaises. Leurs secondes sont construites sur le modèle
de nos premières, qu’elles égalent en élégance et en confortable. Elles
ont des filets pour les bagages, et, comme tout le monde fume en
Allemagne, on pousse la précaution jusqu’à y installer l’attirail
nécessaire pour recevoir la cendre et les bouts d’allumettes. Même
supériorité pour les gares qui, jusque dans les petites villes, sont des
monuments dont les nôtres n’approchent pas.

En Wurtemberg, c’est mieux encore. Les wagons sont vastes, largement
éclairés, avec un couloir entre les places qui permet de passer d’une
voiture à l’autre, et, aux extrémités, des plates-formes sur lesquelles
s’ouvrent les portes, et où l’on peut prendre l’air en regardant le
paysage. A cette plate-forme s’adapte un double escalier, aussi commode
que celui d’un appartement parisien. Bref, le Wurtemberg est le paradis
des voyageurs en chemin de fer.

Quelques lieues avant d’arriver à Stuttgard, on rencontre
Ludwisburg,--encore une ville toute neuve et factice, comme Carlsruhe,
avec des rues bien larges, bien droites, bien régulières, où il ne
manque absolument que des passants. Cette création fantasque d’un prince
qui voulait se venger de sa capitale est une ville mort-née, qui n’est
même pas peuplée par des fantômes, comme Versailles, car elle n’a pas
d’histoire: elle n’a qu’une garnison, un arsenal, une fonderie, un grand
château solitaire avec de vastes jardins, des officiers qui s’ennuient,
et des habitants qui ne s’amusent pas davantage.

Quand nous arrivâmes à Stuttgard, quoiqu’il fût à peine neuf heures, la
ville était déjà silencieuse, obscure et déserte, comme si l’on eût
sonné le couvre-feu. On se couche de bonne heure en Allemagne. La
journée avait été accablante, et je me sentais brisé de fatigue et
énervé de chaleur. L’hôtel, tout voisin de la gare, débordait de
voyageurs: il ne restait sous les combles qu’une chambrette au midi,
aérée par une seule fenêtre donnant sur une cour étroite, et dont la
température faisait aussitôt songer aux Plombs de Venise. On sentait, en
pénétrant dans cette fournaise, que tout le jour elle avait été chauffée
à blanc par un soleil implacable et meurtrier.

Ce fut avec une résignation morne que je pris possession de ce gîte
inhospitalier et que je m’étendis sur une de ces effroyables couchettes
allemandes, vrais lits de Procuste, trop courts et trop étroits pour un
homme de moyenne taille, garnis de matelas durs comme des planches,
d’une pile d’oreillers plats, longs et rigides comme des galettes de
sarrasin, de couvertures épaisses, de duvets massifs et de draps
microscopiques. Dès la première minute, j’avais regardé cet instrument
de torture avec une défiance qui fut bien vite justifiée. Pour comble de
disgrâce, l’hôtelier de Stuttgard avait imaginé un perfectionnement que
j’ai retrouvé depuis en d’autres villes allemandes, mais que je
rencontrais ici pour la première fois, dans des conditions qui devaient
m’en faire particulièrement apprécier le charme: le drap était
solidement boutonné à la couverture sur les quatre côtés. Au bout de
quelques instants, sentant qu’il me serait impossible de supporter le
poids de cette montagne, je rallumai ma bougie et passai dix grandes
minutes à défaire les soixante boutons qui maintenaient en respect ma
serviette de lit, bénissant le ciel qu’il n’eut pas pris fantaisie à mon
hôtelier de pousser son perfectionnement plus loin encore et de coudre
le drap à la couverture. On me dit que le journal de modes le plus
répandu de France recommandait dernièrement à ses abonnés cet ingénieux
système germanique. Je souhaite à la directrice, pour toute leçon et
pour tout châtiment, de se trouver aux prises avec l’invention qu’elle
vante dans une chambre d’auberge donnant au midi, sur la cour, et par
trente-cinq degrés de chaleur.

J’espérais enfin avoir vaincu tous les obstacles et pouvoir conquérir le
sommeil, mais j’avais compté sans mes voisins. Au moment où le premier
rêve commençait à flotter devant mes yeux alourdis, ils rentrèrent
bruyamment, faisant sonner escaliers et couloirs sous les talons de
leurs bottes. Pendant une demi-heure, ce fut un cliquetis de portes
qu’on ouvre et qu’on ferme, de chaussures qu’on jette, de meubles qu’on
agite et de chaises qu’on traîne sur le parquet. A ce remue-ménage
succédèrent de violents coups de sonnette. On fit monter de la bière, on
alluma les pipes, et une conversation animée, pleine de cris et de
rires, commença entre ces aimables jeunes gens, dont j’étais à peine
séparé par une mince cloison.

A minuit ils causaient encore. J’avais pris mon mal en patience,
espérant qu’il aurait prochainement une fin. Vers minuit, il se fit un
moment de silence; puis tout à coup un trio, modulé d’abord à mi-voix,
mais s’animant peu à peu, s’éleva de l’autre côté de la cloison.
C’étaient mes voisins, qui, désespérant sans doute de pouvoir dormir,
abordaient leur répertoire. Ils chantaient:

«L’amour est pareil à la rose qui se renouvelle toujours, bien que son
éclat d’aujourd’hui doive demain mourir et qu’aucun de nous ne se
souvienne d’hier.»

Paroles de Gustave Schwab, le poëte de Stuttgard; musique de je ne sais
qui. Après cette romance, ils en chantèrent une autre, puis une autre
encore. Je me rappelai alors que nous étions en Souabe, le pays des
_lieder_ et des ballades. Si l’Allemagne est la contrée où l’on chante
le plus en Europe, la Souabe est la contrée où l’on chante le plus en
Allemagne. Le nombre de poëtes à qui elle a donné naissance, et le
nombre de poésies laissées par ces poëtes, assurent à ce coin de
l’Allemagne une supériorité qu’on ne lui conteste pas. L’école souabe,
qui compte des noms comme ceux de Ruckert, de Hebel, de Justin Kerner,
de Karl Mayer, d’Uhland, et se rattache à Schiller comme à sa source, se
distingue dans la littérature allemande par des caractères tout spéciaux
de fraîcheur, de rêverie ingénue, de douceur naïve et de bonhomie, qui
ont contribué à la rendre populaire. En Allemagne, le chant est
intimement uni à la poésie, et la lyre n’est pas une métaphore.

Je ne sais vers quelle heure matinale mes voisins me permirent enfin de
m’endormir. Ma visite à la ville se ressentit naturellement de cette
nuit agitée et de la chaleur qui, dès l’aube, avait repris plus lourde
et plus intense que la veille. Je me suis languissamment traîné, en
cherchant l’ombre, le long des rues interminables dont Stuttgard est
fière: la Kœnigs-Strasse, pleine de magasins à l’instar de Paris, et la
Neckar-Strasse, pleine de monuments publics et de palais. Les palais ne
manquent pas à Stuttgard, pas plus que dans aucune autre ville
d’Allemagne; seulement ils ne sont pas beaux: je parle des palais
modernes. Les Allemands sont travaillés d’une immense ambition
architecturale qui les pousse à mettre des palais partout. A chaque
instant il m’arrivait de demander à un passant: «Quel est donc ce
château?» et il me répondait: «C’est un restaurant, ou un café, ou un
cercle, ou la maison d’un boucher enrichi, ou une caserne, ou une gare.»
Les gares et les casernes surtout, voilà les monuments de toute ville
allemande. Celles-ci ressemblent à des forteresses féodales, avec des
tours crénelées; celles-là à des églises, le plus souvent gothiques, et
l’analogie se complète grâce aux Suisses en hallebarde qu’on voit sur le
seuil. Bizarre mélange, et bien caractéristique, de l’esprit positif et
de l’esprit romantique! J’avais déjà vu à Carlsruhe et à Heidelberg des
gares magnifiques; celle de Stuttgard est plus belle encore: elle a
surtout une immense galerie vitrée avec une coupole digne d’une
cathédrale. De même, sur la grande place, vis-à-vis le vieux château du
seizième siècle, flanqué de deux tours rondes, et le Château-Neuf, que
surmonte une couronne dorée, et où l’architecte, par une fantaisie
astronomique, a pratiqué tout juste autant de pièces qu’il y a de jours
dans l’année, on voit un vaste et imposant édifice, long de plus de 430
pieds, décoré d’une colonnade au milieu de laquelle s’ouvrent deux
portiques corinthiens: je l’avais pris d’abord pour le palais royal, et
c’est tout simplement le Kœnigsbau, vaste assemblage de magasins, de
cafés et de salles de concert.

Je n’ai bien apprécié de Stuttgard que ses ombrages,--charme des villes
allemandes,--le beau square de la place du Château, et surtout le parc
de la Résidence, merveilleuse promenade où le charme intime et champêtre
des grandes herbes, des eaux vives, des sentiers isolés et des réduits
mystérieux s’allie à l’aspect vraiment royal que lui donnent ses larges
allées, ses grands arbres, ses vastes pelouses, ses bassins et ses
statues. Le site de Stuttgard est charmant. Le cercle des collines
boisées qui l’entoure déroule sur ses flancs une verte ceinture de
vignes, profanées par une multitude de brasseries: un vieux dicton
prétend que, «si l’on ne cueillait à Stuttgard le raisin, la ville se
noierait dans le vin», ce qui ne l’empêche pas de se noyer tous les
jours dans la bière. Ses environs, qu’égayent les gracieux détours du
Neckar, sont semés de villas et de palais d’été. Grâce aux ombrages du
parc, j’ai pu prolonger ma promenade jusqu’aux portes de Cannstatt, un
Baden en miniature, qui fait à la capitale du Wurtemberg le plus coquet
et le plus séduisant des faubourgs. Si jamais vous passez par Stuttgard,
allez voir Cannstatt, le parc royal et la Wilhelma, rêve oriental éclos
sous le ciel germanique, mais ne vous dérangez pas pour visiter le
Musée, digne tout au plus d’une préfecture de deuxième classe.

La route de Stuttgard à Ulm n’est pas moins charmante. Les bois, les
collines, les rivières et les vallons s’y marient à souhait pour le
plaisir des yeux. Des villages blancs et de hauts clochers se détachent
sur un fond de verdure sombre. Les Alpes de Souabe dessinent au loin
leurs cimes, sur lesquelles sont perchées de vieilles forteresses
féodales. Çà et là quelques ruines jettent une poésie de plus dans le
paysage. C’est vraiment un aimable pays que ce Wurtemberg, et je
comprends qu’il ait inspiré tant de poëtes. Mais que le Wurtembergeois
est donc laid avec son ample bicorne aux ailes retroussées, ou sa
casquette à visière longue d’un pied, sa redingote courte de taille et
tombant sur les talons, son gilet fermé à gros boutons serrés les uns
contre les autres, et les hautes jambières de cuir où se perdent ses
mollets de héron! J’ai rencontré sur la route des enfants même affublés
de ce lamentable costume, et leur aspect m’a gâté le paysage. Un de ces
fantoches, placé dans un verger de France, épouvanterait les oiseaux,
mais les moineaux d’Allemagne y sont habitués.


Ulm et Tubingue, 13 et 14 juillet.

Les voyageurs ne sont pas dans l’usage de s’arrêter à Ulm: ils auraient
bien raison si elle n’avait sa merveilleuse cathédrale, un des
chefs-d’œuvre de l’art gothique en Allemagne. Comme Harlem, comme
Fribourg, comme Birmingham, Ulm se vante de posséder les plus belles
orgues du monde; je ne sais ce qui en est, mais je sais du moins que
j’ai vu rarement ailleurs un plus haut et plus magnifique élancement des
voûtes, une chaire d’un travail plus précieux, plus délicat et plus
compliqué, des stalles plus curieuses que celle où Syrlin a sculpté,
d’un ciseau si vigoureux et si fin, avec tant d’expression, de tournure
et de couleur, si je puis ainsi dire, les philosophes, les héroïnes, les
sages et les saints du paganisme, du judaïsme et du christianisme.

Pas plus que le Dom de Cologne et tant d’autres, le Munster d’Ulm n’a
jamais été achevé. Il manque à la tour 236 pieds pour atteindre la
hauteur du plan primitif exposé dans la sacristie; elle est entourée
d’échafaudages, car on rêve de la mener à terme. Il n’est pas nécessaire
d’être grand prophète pour prédire qu’on n’en viendra jamais à bout. Les
habitants d’Ulm n’ont plus la foi de leurs pères, qui élevèrent à leurs
frais cette cathédrale dont ils avaient juré de faire la plus belle de
l’Allemagne,--et la foi seule peut soulever des montagnes. Quels mondes
que ces édifices dont la construction a demandé des siècles, et dont la
réparation ou l’achèvement dépasse les forces de nos générations de
pygmées! Depuis 1820, on travaille activement à la cathédrale de
Cologne; des comités se sont formés de toutes parts, les souscriptions
ont afflué de tous les points du monde catholique; mais l’armée
d’ouvriers qui s’agite à l’ombre de la masse colossale y semble perdue
et noyée dans sa tâche comme une fourmilière au bas d’un chêne.

Quant à Ulm, ce n’est qu’une _villasse_, à l’aspect vieillot plutôt
qu’antique. Son hôtel de ville est dans un état de dégradation qui fait
peine. La vétusté de ses maisons de briques, à frontons triangulaires et
à étages surplombant, est dénuée de tout attrait artistique ou
pittoresque: j’en excepte pourtant les enseignes qui branlent à tous les
vents avec un grand bruit de ferraille, et dont on pourrait faire une
collection fort curieuse. Du haut de ses remparts détruits et changés en
une maigre promenade, je suis allé saluer le Danube, que je rencontrais
pour la première fois: mais le Danube lui-même manque ici de grandeur et
de majesté.

Ulm a été, après la guerre de 1870, l’un des principaux centres habités
par les prisonniers français. Trois cent cinquante-deux de ces pauvres
gens reposent côte à côte à l’une des extrémités du cimetière. Sur
chaque tombe s’élève uniformément une très-humble croix de bois noir,
portant en français les noms du défunt, le numéro de son régiment et la
date de sa mort. Au centre s’élève un petit monument de marbre noir, sur
lequel je n’ai pu lire sans me sentir les yeux mouillés de larmes cette
simple inscription si éloquente en pareil lieu: «Dieu! faites
miséricorde à ces enfants de la France, morts loin de leur patrie!»

Au sortir de là, on m’a montré, sur les hauteurs qui couronnent la
ville, derrière la citadelle, tout récemment revue, corrigée et
considérablement augmentée par les Prussiens, la ferme où Napoléon Ier
avait établi son quartier général au mois d’octobre 1805. Quel souvenir
et quel rapprochement! Sedan et la capitulation d’Ulm! Ainsi, en
Allemagne, j’ai trouvé partout la trace de notre honte sur le souvenir
de notre gloire, et nos soldats prisonniers pouvaient lire au seuil de
chacun de leurs cachots le nom d’une victoire française.

En quelques heures j’avais vu toute la ville, et j’allais partir pour
Augsbourg et Munich, quand un professeur de gymnase, avec qui j’avais
lié connaissance l’an dernier sur le lac de Morat, m’apprit qu’on
célébrait le lendemain l’inauguration d’une statue élevée en l’honneur
d’Uhland, dans son lieu natal, à Tubingue. Il se rendait à cette fête
patriotique et m’engagea vivement à l’accompagner. Il fallait revenir
sur mes pas, mais un détour de plus ne pouvait m’effrayer dans ce voyage
en zigzags. Nous montâmes en wagon vers trois heures de l’après-midi. Le
train était déjà envahi par des bourgeois d’Ulm, des professeurs et des
sociétés de chant, qui ne cessèrent, durant tout le voyage, d’alterner
leurs exercices comme les bergers de Virgile. De loin en loin, de
nouvelles sociétés montaient avec leurs bannières; elles étaient
accueillies par les hourrahs de leurs compagnons, et les chants
reprenaient de plus belle.

Au crépuscule naissant, nous débarquions à Tubingue. Les ruelles
irrégulières et escarpées de la vieille ville universitaire, et la belle
rue neuve où l’on a réuni toutes les institutions et tous les monuments,
étaient déjà pavoisées de drapeaux noir, rouge et or, les couleurs de
l’empire fédératif de 1848. Les sociétés se forment en cortége et
s’acheminent processionnellement vers le cimetière de la ville. Arrivées
à la tombe d’Uhland, elles se rangent en cercle, tous les assistants se
découvrent, et bientôt un chœur aux accents graves et profonds s’élève,
chantant le sommeil du poëte endormi dans la mort. Ce chant religieux,
modulé à mi-voix sur un tombeau, dans les lueurs recueillies du soleil
couchant, parlait à l’âme comme les voix mystérieuses des ballades
allemandes.

Le lendemain, à six heures du matin, je fus éveillé par un cantique
qu’exécutait, sur la tour de la _Stiftskirche_, un orchestre
d’instruments à vent. A neuf heures, le cortége officiel se groupait
devant l’Université et se dirigeait avec lenteur vers la place Uhland,
décorée d’une forêt de mâts et de drapeaux. Au centre, la statue de
bronze, recouverte d’un voile gris, dessinait vaguement sous les plis de
l’enveloppe ses formes puissantes. On connaît le programme invariable de
ces sortes de cérémonies, et je ne le décrirai pas en détail. Il suffira
de dire qu’après la cantate obligée et un interminable discours du
professeur Kœstlin, comme midi sonnait à l’horloge voisine, le voile de
la statue tomba et laissa apparaître dans un rayon de soleil le visage
robuste du poëte, avec son large front, son expression rêveuse,
énergique et simple. Le canon tonne, les fanfares éclatent, mêlées aux
acclamations de la foule, et les cloches elles-mêmes saluent à toutes
volées le _barde_ populaire de la Souabe.

Deux choses m’ont surtout frappé dans cette fête, que j’ai curieusement
suivie, dissimulé dans les rangs des plus humbles spectateurs, entre de
vénérables bourgeois aux chapeaux d’immense envergure et des jeunes
filles aux jupons courts et aux nattes blondes pendant jusqu’aux pieds.
La première, c’est le caractère démocratique et, par certains côtés,
anti-prussien, qu’elle a revêtu. Ce n’était pas le drapeau de l’empire
allemand, tel que l’a fait M. de Bismarck, qui flottait autour de la
statue du poëte libéral et patriote, chantre du vieux droit, membre du
parlement de Francfort; et l’après-midi, pendant la fête intime et
populaire qui suivit les cérémonies officielles, le fils d’un autre
poëte souabe, de Karl Mayer, intime ami et collègue d’Uhland, dans un
discours prononcé en plein air, se demandant ce que celui-ci eût pensé
des événements accomplis depuis 1866 et du nouvel empire d’Allemagne, ne
craignit pas de répondre que sa conscience eût refusé de s’y rallier.

Mais ce qui m’a frappé plus encore, c’est la vénération et l’amour de
tout ce peuple pour le héros de la fête. On sentait que tous l’avaient
lu, que tous le connaissaient, le savaient par cœur. Le soir, dans les
brasseries, par les rues, on n’entendait que des chœurs chantant le
_Wurtemberg_, la _Nouvelle Muse_, _En avant!_ le _Droit domestique_, ou
quelqu’une de ces _chansons à boire_ dont il a fait le cadre des plus
nobles pensées. C’est là que j’ai vu et senti pour la première fois
l’action exercée en Allemagne par les poëtes, surtout par les poëtes
lyriques. Ils ne s’adressent pas seulement aux lettrés; avec l’élite ils
ont conquis la foule. Là-bas, la poésie, aidée par la musique, se mêle à
la vie nationale d’une façon bien autrement étroite et profonde que chez
nous. Elle a des chants pour tous les besoins, pour tous les sentiments
et toutes les idées qui font battre le cœur humain, pour tous les âges
et toutes les conditions. Même lorsqu’elle aborde les genres les plus
naïfs et le ton le plus familier, son inspiration est grave, patriotique
et religieuse. En écoutant les romances d’Uhland dans les brasseries de
Tubingue, je ne pouvais m’empêcher de songer avec quelque honte à ce
qu’on chantait à la même heure dans les cabarets français, et j’ai
compris alors le rôle des poëtes dans l’histoire moderne de l’Allemagne,
depuis les plus grands jusqu’aux plus petits: de Schiller à Maurice
Arndt et à Théodore Kœrner, de Kœrner à Uhland, d’Uhland à Karl Wilhem,
l’auteur de la _Garde sur le Rhin_, dont les strophes guerrières, comme
autrefois celles de la _Chanson de l’épée_ et des _Chasseurs noirs_, ont
si furieusement sonné la charge contre la France.


Munich, 16-20 juillet.

J’ai fait mon entrée à Munich par le crépuscule et par une pluie
battante, la première qui tombât depuis mon entrée en Allemagne: c’est
bien là, je l’ai compris dès le lendemain, l’aspect sous lequel il faut
voir Munich. La pluie et les teintes crépusculaires conviennent
parfaitement aux longues et sévères perspectives, à l’aspect solennel et
triste de cette ville que le Prussien libéré Henri Heine ne pouvait
entendre appeler l’Athènes du Nord sans éprouver des crispations de
nerfs. Tandis que la voiture m’emporte à l’hôtel, j’entrevois vaguement,
à travers la vitre couverte d’une buée grisâtre, des palais badigeonnés
de jaune, des arcs de triomphe, des portiques, des colonnades, des
squares plantés d’arbres et de bronzes, du gothique moderne, des églises
Renaissance, des dômes, des tours, des statues rangées en file, et un
obélisque. Cela m’apparaît comme un rêve, et il me semble que je vois
défiler devant moi les ombres de dix villes évoquées par mon souvenir.

Singulière capitale! elle est composée de pièces et de morceaux, comme
une mosaïque. Rien n’y est venu d’un jet et n’y a naturellement poussé.
C’est là, décidément, le caractère de beaucoup de villes allemandes,
dont la physionomie offre je ne sais quoi de pédantesque et de compassé,
et ressemble à un devoir universitaire, quand ce n’est pas à un
_pensum_. Mais aucune n’offre ce caractère au même degré que Munich, le
type le plus complet, le plus achevé, de la ville artificielle. Tout y
sent l’effort, la combinaison laborieuse et savante, l’érudition et
l’imitation. Vous diriez qu’elle a été mise au concours pour le prix de
Rome. On a voulu qu’elle contînt des échantillons de tous les genres, de
tous les styles, de toutes les époques. C’est un recueil de pastiches
académiques. Qui pourrait en compter les palais et les statues? Mais
l’impression qui s’en dégage a je ne sais quoi de glacial: quoique
Munich compte plus de 180,000 habitants, le silence et la solitude
règnent autour de ces édifices, construits pour la plupart dans la
partie nouvelle de la ville, où le mouvement de la foule ne répond pas
encore au nombre et à l’importance des monuments.

Depuis plus de deux siècles, tous les souverains de la Bavière ont mis
leur gloire à se dépasser l’un l’autre dans la voie des embellissements.
Maximilien Ier, contemporain de Henri IV et de Louis XIII, avait déjà
tant fait pour sa capitale, que Gustave-Adolphe, émerveillé de trouver
une ville si magnifique au milieu d’une si pauvre campagne, s’écriait,
en une métaphore qui sent son roi batailleur: «C’est une selle d’or sur
un cheval maigre.» Munich n’avait pas alors à ses portes cette immense
promenade qu’on appelle le jardin anglais, demi-parc, sillonné par les
bras de l’Isar et dont le lac semble habité par les ondines de Gœthe et
de Schiller. Les deux successeurs de Maximilien continuèrent activement
l’œuvre commencée, et après eux, le roi Louis Ier redoubla de zèle et de
magnificence.

Le roi Louis avait l’imagination haute et le goût porté vers le grand.
Passionné pour toutes les formes de l’art, qu’il cultivait lui-même avec
quelque succès, et nourrissant la noble ambition de ressusciter en lui
ces princes de la Renaissance qui ont attaché leur nom au seizième
siècle, il se mit à orner Munich avec pompe, à en faire une ville
auguste, quelque chose comme une tragédie classique, avec des intermèdes
romantiques et nationaux. Non content d’emprunter à la Grèce son
architecture pour élever l’ancienne et la nouvelle Pinacothèque, la
Glyptothèque et les Propylées, il lui emprunte sa langue pour les
baptiser. Puis viennent le Siegesthor, élevé sur le modèle de l’arc de
Constantin; le Festsaalbau, sur le patron des palais vénitiens; le
Ministère de la guerre, la Bibliothèque, l’Institut des aveugles, le
Feldherrnhalle, transplantés de Florence à Munich; le Kœnigsbau,
reproduction du palais Pitti; l’Université, dans le style italien du
moyen âge; enfin, les quatre églises, qui reproduisent avec une
perfection étonnante et une merveilleuse précision les grandes époques
de l’architecture religieuse étudiée dans ses types les plus
irréprochables et les plus caractérisés, depuis la basilique romaine de
Saint-Boniface jusqu’au style ogival le plus pur, tel qu’on peut aller
le contempler à Notre-Dame de Bon-Secours.

J’oubliais la Ruhmeshalle, c’est-à-dire, en français, le _Temple de la
gloire_. Le nom est germain mais le monument est dorique. Sur une
colline qui domine la ville, derrière la statue colossale de la
_Bavaria_, appuyée sur son lion, et levant à vingt ou vingt-cinq mètres
de haut sa main armée d’une couronne, au sommet d’un escalier de
cinquante marches qui lui sert de piédestal, se développe un portique
ouvert, flanqué de deux grands pavillons. La Ruhmeshalle est le pendant
du Walhalla de Ratisbonne, dû également à l’imagination grandiose du roi
Louis Ier; mais elle a un caractère moins mythologique et aussi moins
universel. Consacrée exclusivement aux gloires de la Bavière, elle
renferme environ quatre-vingts bustes d’hommes illustres. C’est
beaucoup, et si l’on y regardait de près, il faudrait sans doute en
rabattre. Mais sachons gré au vieux roi de s’être borné à des bustes,
lorsqu’il pouvait aller jusqu’aux statues. Remarquons aussi, comme
circonstance atténuante, si ces hyperboles de l’orgueil national avaient
besoin d’excuse, que la _Bavaria_ tourne le dos aux demi-dieux du
Temple, suspendant ainsi sur le vide la couronne qui semblait destinée à
leurs têtes.

Après l’abdication du roi Louis, son fils Maximilien II, élève de
Schelling, continua la série des échantillons paternels. Pendant les
seize ans de son règne, il construisit avec ardeur, avec fièvre, comme
s’il prenait à tâche d’effacer la renommée de son père, qui l’avait
toute sa vie tenu éloigné des affaires publiques. Maximilien était un
philosophe: parmi tous les monuments qu’on lui doit, il ne se trouve pas
une église. Il avait peut-être l’érudition du roi Louis, et une ambition
plus grande encore, mais il n’en avait ni le goût, ni l’amour sincère de
l’art et des artistes. On eût dit qu’il bâtissait pour bâtir, sans autre
but que d’attacher précipitamment le souvenir de son règne à tous les
coins de sa capitale. On peut étudier le produit-type de cette activité
stérile dans la rue qui porte son nom: elle est superbe, large de cent
vingt pas, longue de seize cents, bordée de belles maisons, d’élégants
magasins, et de deux magnifiques monuments dans le style gothique de
l’Italie, qui se font vis-à-vis; mais elle ne conduit à rien, et elle se
ferme par un édifice aux vastes proportions, richement décoré, tout
éclatant de peintures, dont aucun habitant de Munich n’a pu me dire la
destination précise. Les _Guides_ prétendent qu’il a pour but «de
recevoir gratuitement, jusqu’à la fin de leurs études, de jeunes
Bavarois qui se distinguent par un talent éminent, et qui comptent se
vouer au service de l’État, à quelque classe de la société qu’ils
appartiennent», ce qui est une explication un peu vague; mais je crois
être plus dans le vrai en disant qu’il est destiné tout simplement à
bien clore la perspective. C’est un décor, comme les deux tiers des
monuments de Munich.

La capitale de la Bavière est un grand musée. Elle a autant de statues
sur ses places et de tableaux dans ses édifices qu’elle en montre au
visiteur dans sa Glyptothèque et ses deux Pinacothèques. Je ne sais s’il
existe au monde, même en Italie, une ville plus envahie par les
peintres. A mesure que le bon roi Louis bâtissait son poëme de pierre,
il le livrait page par page à l’armée d’artistes qu’il avait groupés
autour de lui, dont il s’était fait le Mécène et l’ami. Ils y ont écrit
cent mille pieds carrés de peintures. Tandis que L. de Klenze, Gartner,
Ohlmuller et Ziebland élevaient les palais et les églises; tandis que
Schwanthaler, Widnmann et vingt autres dressaient sur leurs piédestaux
un peuple de statues, Cornélius, H. de Hess, Schnorr, Veit, Vogel,
Schraudolph, faisaient revivre sur les murs, dans les tympans et les
frises, et jusque sous les arcades en plein air du Hofgarten, les grands
souvenirs de l’histoire et les symboles sacrés de la religion. Noble
école à l’émulation féconde qui ne sut pas toujours, sans doute,
s’égaler à son rêve, mais qui ne s’égara jamais qu’à la poursuite de
l’idéal; dépourvue d’originalité puissante et de force créatrice, mais
abondamment pourvue de science, de profondeur et d’élévation, et qui
mérite toujours d’être louée pour son effort, même lorsqu’elle échoue.

C’est avec une liste civile inférieure à cinq millions que le roi Louis
remplit, pendant vingt-trois ans, ce rôle de Médicis. Ah! je conçois le
culte qu’avaient voué les artistes à ce souverain, qui ne se bornait pas
à les protéger, à leur faire des commandes et à les bien payer, mais qui
les aimait, s’intéressait à leurs œuvres et était capable de les
comprendre, qui venait les voir dans leurs ateliers et sur leurs
échafaudages, qui vivait avec eux sur le pied d’une familiarité cordiale
et économisait sur sa table pour ne pas économiser sur ses tableaux. Une
ville entière à illustrer comme une page blanche: jamais ils ne
s’étaient vus à pareille fête! Aussi quel élan, quelle ardeur et quelle
reconnaissance! Il y a deux rois à Munich: Cornelius, dont les tableaux
sont partout, et Louis Ier, dont la figure revient dans tous les
tableaux. Les _Loges_ de l’ancienne Pinacothèque nous montrent celui-ci
conduit par un génie vers le chœur des artistes et des poëtes. Dans les
fresques qui décorent les murs de la nouvelle, sa figure maigre et sa
fine barbe blonde apparaissent fréquemment au milieu des peintres et des
sculpteurs occupés à exécuter ses ordres. Cornelius l’a placé, dans sa
grande composition du _Jugement dernier_, à l’église Saint-Louis, parmi
les bienheureux dont un ange dirige le vol vers le ciel, et cela ne
ressemble ni à une flatterie servile, ni à un sacrilége. Quand on a vu
Munich, ses musées et ses monuments, on comprend que le souvenir du
vieux roi y soit resté populaire, en dépit de Lola Montès et de la
Révolution de 1848.

Mais c’est fini maintenant. Sans rompre absolument avec la tradition, le
roi actuel l’a du moins suspendue: il s’est laissé accaparer tout entier
par la musique de l’avenir. De la vieille école de Munich, il ne reste
qu’une épave, Guillaume de Kaulbach; et Kaulbach, protestant, sectaire
presque fanatique, animé contre la papauté, qu’il a poursuivie de plates
caricatures, des haines du seizième siècle, n’est pas homme à maintenir
dans la voie qui a fait sa gloire l’école, essentiellement religieuse et
catholique, dont il est maintenant le chef. Aussi, malgré Piloty et
quelques autres, est-elle descendue des sommets pour se disperser dans
les petits sentiers de la peinture de genre.

S’il faut en croire les doléances des vieux Bavarois, ce n’est pas
seulement l’art qui est en décadence à Munich. Tout se tient, tout a
dévié, tout s’est stérilisé sous des influences nouvelles, et la
nomination du protestant Kaulbach à la direction de l’Académie a son
pendant et son explication dans les élections des magistrats municipaux.
Cette ville, qui fut longtemps une des plus catholiques de l’Europe, est
entre les mains des Juifs, et, par eux, dans celles des libres penseurs.
La jeune Bavière émancipée échappe de plus en plus à la tutelle morale
des anciens. A toute heure du jour et à tout jour de la semaine, les
églises sont encore fréquentées, et il est rare d’y entrer sans y voir
des fidèles priant avec dévotion; mais ce sont des personnes d’âge mûr
ou des gens du peuple. La France a eu longtemps deux préjugés sur les
vertus de l’Allemagne, qui ne résistent pas bien longtemps à un voyage
dans ce pays: nous croyions à son amour pour la famille et pour l’étude.
C’est un bruit qu’elle faisait courir, et nous avions la naïveté de la
prendre au mot:

«--Ah! Monsieur, me disait en hochant la tête un ancien que je sondais
là-dessus, la brasserie, voilà le foyer domestique des Allemands. Et
quant à la science, j’en puis mieux parler encore, en ma qualité de
professeur à l’Académie. Où voulez-vous qu’ils en prennent, puisqu’ils
passent tout leur temps à entendre de la musique, à fumer et à boire de
la bière?»

En effet, dans cette ville encombrée d’édifices grecs, la brasserie est
le vrai monument local, et elle n’a rien de grec; mais la bière de
Bavière, qui ne le sait? est une bière attique. La plupart et les plus
célèbres de ces établissements sont des caves, éclairées en plein jour,
où les garçons roulent des barriques entre les jambes des buveurs, où
l’on boit sur des bancs et sur des tonneaux, où l’on va soi-même faire
remplir sa cruche au comptoir après l’avoir rincée de ses propres mains.
Serrés les uns contre les autres, et tous les rangs confondus, graves
comme des fantômes dans la demi-obscurité du sanctuaire, les Bavarois
savourent la liqueur blonde avec le recueillement qui sied à cet
exercice national. Au milieu du murmure discret des conversations, on
n’entend que le bruit des fourchettes piquant le jambon, des couteaux
pelant les raves qui font boire, et des couvercles d’étain retombant sur
la chope après chaque lampée. On y étouffe; tant mieux: cela donne soif.
La seule gaieté de ces lieux ténébreux, c’est le feuillage et les fleurs
dont ils sont souvent décorés. Munich est la ville des fleurs: le jour
de la Fête-Dieu, dont la procession se célèbre en grande pompe, précédée
par les corps de métier, les confréries, les instituts, les écoles,
suivie par le roi et les princes, les ministres, les grands dignitaires,
le corps diplomatique, les autorités militaires et judiciaires,
l’état-major, l’université, les académies, la municipalité, etc., etc.,
toutes les rues sont tapissées d’arbustes, de fleurs et de feuillages,
de draperies et de tableaux. On dirait que le voisinage de l’Italie,
dont Munich est la plus rapprochée de toutes les villes de l’Allemagne
proprement dite, n’a pas été sans influence sur ses mœurs et ses goûts,
comme sur son art.

La bière est la grande affaire des Munichois. Elle a ses variétés comme
le vin, et les gourmets savent en apprécier toutes les nuances. Les uns
se contentent de la bière ordinaire; les autres n’admettent que
l’_export bier_. En été, la mode est d’aller s’installer à la porte des
grandes caves situées autour de la ville, sous l’ombrage des tilleuls ou
des noyers. Pendant le mois de mai et dans l’octave de la Fête-Dieu, on
assiége le _Bock-Keller_, pour y boire une bière très-forte, fabriquée
avec beaucoup d’orge et peu de houblon; et dans la première quinzaine
d’avril, les amateurs se consacrent tout entiers à la dégustation du
_Salvator bier_, un nectar digne des dieux (des dieux scandinaves), mais
qui, malheureusement, dure à peine autant que les lilas. Chaque soir,
dans la ville même, s’ouvrent des jardins publics où l’on vient dîner et
boire aux sons d’un orchestre. Cet orchestre est généralement militaire.
J’ai vu des soldats faire danser _les jeunesses_; j’en ai même vu
recevoir l’argent à l’entrée du jardin annexé au Café anglais. Cela ne
choque personne ici.

Lorsque je suis arrivé à Munich, il n’y était question, dans les
brasseries comme ailleurs, que de la Spitzeder. Les petits journaux
publiaient sa caricature; on voyait sa biographie aux étalages des
libraires, et l’un des théâtres de la ville jouait une pièce en cinq
actes dont elle était le principal personnage et qui portait son nom.
Qu’était-ce donc que la Spitzeder? La Spitzeder était une actrice,
encore jeune et charmante, fort aimée des Bavarois, mais qui, après
avoir remporté bien des succès sur la scène, voulut, sentant l’âge et la
fatigue approcher, encouragée d’ailleurs par de nombreux et éclatants
exemples, en remporter de plus solides sur un autre théâtre. En
conséquence, elle monta à Munich une grande maison de banque, et fit une
concurrence désastreuse aux usuriers, qui dévorent comme une lèpre la
capitale de la Bavière. On m’a expliqué le genre d’opérations fabuleuses
auxquelles se livrait la Spitzeder, mais j’ai le malheur de n’avoir
point la tête mathématique, et je l’ai oubliée. Toujours est-il que les
Juifs, furieux de cette invasion dans leurs bénéfices, s’étaient mis à
crier si fort que la justice voulut vérifier les comptes de la
comédienne transformée en banquière, saisit ses livres et la jeta
elle-même en prison. Cette affaire, grosse de plusieurs millions de
florins, se compliquait encore de je ne sais quelles questions
politiques et religieuses; elle passionnait tout le monde, et bien des
gens prétendaient que la justice, puisqu’elle avait commencé, eût dû
aller jusqu’au bout, et achever de balayer l’étable d’Augias en faisant
une descente chez les dénonciateurs après avoir mis la dénoncée sous les
verrous.

En revanche, on ne soufflait mot des Vieux-Catholiques, dont je
m’attendais à entendre prononcer le nom à chaque pas. Munich, patrie du
Chanoine Doëllinger, a été le point de départ du vieux-catholicisme, et
il semble qu’il eût dû en rester le centre: je ne l’y croyais pas
enterré sous une couche d’indifférence aussi profonde et aussi
méprisante.--Il n’y possède qu’une chapelle mesquine et délabrée,
ouverte une heure par semaine et dont j’eus grand’peine, en interrogeant
vingt personnes, sur lesquelles dix-neuf ignoraient absolument de quoi
je voulais parler, à me faire enseigner le chemin.


Vienne, 21 et 22 juillet.

J’avais rêvé d’abord de descendre de Munich à Innsbruck, et de parcourir
pendant quelques jours les vallées et les glaciers du Tyrol, puis de
gagner Pesth par le lac Balaton, et de m’acheminer de là sur Vienne.
Mais, hélas! c’était bien un rêve. En le faisant, j’avais oublié qu’au
journaliste en vacance, aussi bien qu’au vieillard de la Fontaine, sont
interdits le long espoir et les vastes pensées. Un chroniqueur a ses
échéances, comme un négociant: il faut, comme lui, qu’il fasse honneur à
sa signature, et chaque heure qui sonne lui crie: «Esclave, souviens-toi
que ton temps est compté.»

Je pris donc à Munich un billet direct pour la capitale de l’Autriche.
Le trajet est long, mais je m’embarquais le soir; la nuit promettait
d’être douce, les wagons allemands sont bien capitonnés, et j’espérais
dormir du sommeil du juste, depuis les bords de l’Isar jusqu’aux rives
du Danube. Morphée accueillit ma prière et, sauf un intermède assez
court, à Simbach, causé par la visite très-bénigne de la douane
autrichienne, autrefois si féroce, me berça dans ses bras jusqu’aux
approches de Vienne.

Vers huit heures du matin, s’il m’en souvient bien, je débarquais à la
gare de l’Ouest. Muni de mes valises portatives, je cours à un
_confortable_ (voiture attelée d’un seul cheval), puis à un autre, puis
à un autre encore, partout accueilli par le même signe de tête négatif,
qui me force de recommencer ma course sans plus de succès. Et cependant
je voyais défiler devant la gare tout l’immense cortége des voitures,
cueillant chacune un voyageur au passage, et s’éloignant aussitôt. Je
finis par comprendre qu’une ordonnance de police interdit sans doute aux
cochers de devancer leur tour, et qu’on est obligé de respecter les
droits acquis à ceux des premières places. Mais pendant cette réflexion
la file s’était épuisée, et je restai seul sous le vestibule avec le
commissionnaire qui venait de mettre d’office la main sur mes bagages.

Tandis que nous cherchions du regard une voiture à l’horizon, un
personnage fumant un londrès dans un porte-cigare en écume de mer, et
mis comme un notable commerçant, s’approche de mon commissionnaire et
engage la conversation avec lui; puis, m’adressant la parole en un
baragouin international:

«Vous n’avez pas de voiture, Monsieur? Où allez-vous?

--A l’hôtel X.

--Hôtel X? Fermé. Choléra, fit le commissionnaire.

--Mais non, mais non, pas du tout, dit le notable commerçant, en
haussant les épaules.»

Depuis mon entrée en Allemagne, ce mot de choléra retentissait sans
cesse d’une façon désagréable à mes oreilles, sans qu’il m’eût été
possible jusqu’alors de savoir au juste si le fléau était ou n’était pas
à Vienne. «Il y est, disaient les uns, et il y sévit rudement. J’ai un
ami, arrivé d’hier, qui a quitté la ville pour cette cause. On a même dû
fermer un grand hôtel, où six voyageurs venaient de mourir dans la même
journée. (Était-ce justement sur cet hôtel que j’avais fixé mon
choix?)--Il n’y est nullement, disaient les autres; mon frère, qui est
membre du jury, me l’écrivait encore ce matin.--Si les Viennois le
nient, c’est pour ne pas nuire à leur Exposition.--Ce sont les journaux
prussiens qui font courir ces faux bruits, dans leur jalousie contre
l’Autriche.» On voit que l’incertitude continuait à Vienne même.

«La preuve qu’il n’est pas fermé, c’est que j’y vais, reprit le notable
commerçant. Voulez-vous venir avec moi?

--Voulez-vous aller avec Monsieur? répéta le commissionnaire, comme un
écho.

--Bien volontiers, fis-je innocemment, prenant cette obligeante personne
pour un compagnon de voyage que le ciel m’envoyait.

--Je vais chercher la voiture, dit-il.»

Et il disparut. Un instant après, il revenait avec un coupé, mais sur le
siége et le fouet en main, faisant piaffer et caracoler ses deux
chevaux. Mon notable commerçant était un cocher! Je dissimulai
machiavéliquement ma stupéfaction.

«Donnez un demi-florin à ce brave homme, ajouta négligemment ce cocher
magnifique. C’est assez.»

Et la voiture partit, en filant comme une flèche. On eût vraiment dit un
équipage attelé de pur-sang. Le cocher semblait prendre plaisir à
passer, sans ralentir sa course, à travers les enchevêtrements les plus
compliqués, et à raser les roues de ses confrères, pour m’éblouir par
son habileté. Mais je remarquai bien vite que les autres fiacres
menaient le même train. Cette allure à toutes brides contraste
étrangement avec la démarche nonchalante de la plupart des piétons.
Évidemment, les cochers viennois, à qui les mélancoliques haridelles de
nos fiacres feraient horreur ou pitié, mettent leur amour-propre à se
dépasser les uns les autres, en se frôlant du plus près possible sans
s’accrocher.

Tandis que nous roulions ainsi par la Mariahilfer-strasse et le long du
Ring, j’avais ouvert mon _Joanne_, et je méditais avec une attention
inquiète le passage suivant:

«Les cochers de Vienne sont renommés pour leur habileté à conduire, mais
ils sont généralement grossiers, et cherchent volontiers à _mettre
dedans_ l’étranger (hum!). Aussi fera-t-on bien de convenir du prix à
l’avance (Il est bien temps!). En cas de contestation, il ne faut pas
craindre de les conduire au bureau de police, Tuchlauben, 4 (Diable!).»
Suivait le tarif: tant pour les _confortables_, tant pour les fiacres,
tant pour l’intérieur des lignes, tant pour l’extérieur. On s’y perd.

J’achevais de m’instruire tant bien que mal, juste au moment où la
voiture débouchait devant la porte de l’hôtel, vis-à-vis la gare du
Nord, qui, avec ses grosses tours massives, ressemble à une forteresse
féodale, et j’avais cru comprendre que je devais un florin, ce qui me
semblait un peu cher; mais à Vienne et en temps d’Exposition, il faut se
résigner aux sacrifices.

«Payez le cocher, dis-je au garçon, en lui donnant un florin et vingt
kreutzers.

--Monsieur, si vous l’avez pris à une gare, vous lui devez deux florins,
cinquante kreutzers. En outre, il y a les colis et le pourboire.»

Mon superbe cocher était descendu; et, tout en achevant son cigare
couronné d’une pyramide de cendre blanche, tendait discrètement la main.
Je sentis qu’il fallait payer sans discussion ma première école, et j’y
déposai d’abord un thaler (3 fr. 75), puis un florin (le florin
d’Autriche est de 2 fr. 50). La main ne se retira pas. J’ajoutai un
demi-florin: la main restait toujours tendue, mais le garçon me
protégea:

«C’est bien maintenant, me souffla-t-il à l’oreille.»

Et le cocher remonta sur son siége, sans compromettre sa dignité par le
moindre remercîment.

«On me disait à la gare, fis-je au portier, que votre hôtel était fermé.

--Quelle calomnie, Monsieur. Fermé! et pourquoi? Parce qu’un voyageur
est arrivé de Prague, l’autre soir, déjà malade, et s’est mis à boire
coup sur coup deux carafes d’eau. Il est mort dans la nuit, c’est vrai;
mais à qui la faute?

--A lui, évidemment.

--Figurez-vous, reprend le portier, en s’adressant à un gros homme qui
s’approche de nous, qu’on a dit à monsieur que le choléra est dans
l’hôtel.

--Les imbéciles! s’écrie le gros homme, en devenant cramoisi
d’indignation. Parce que la semaine dernière, une dame venant de
Salzbourg, et exténuée par la chaleur...

--Très-bien! Me voici rassuré. Vous avez des chambres à un florin?

--Oh! non, Monsieur, nous n’avons pas cela à Vienne. Les moindres sont
de trois florins.

--Cependant j’avais vu dans un journal de Paris...

--Oui, je sais. Mais c’est une erreur que le correspondant du journal a
commise, par bienveillance pour nous. Nous l’avons prié de la rectifier,
et il nous a promis de le faire,--à la première occasion.»

Après l’Exposition, sans doute.

«Très-bien, très-bien. Et à quel étage ces chambres?

--Au quatrième. Mais il y a un ascenseur.

--Eh bien, montons, dis-je, en faisant bonne contenance jusqu’au bout.»

En un clin d’œil, l’ascenseur me transporte au sommet des cent trente
marches qui composent les quatre étages de cet immense caravansérail.
Tout au fond d’un interminable corridor, on m’ouvre la porte d’une
chambre assez vaste, et très-convenablement meublée. De là, comme du
sommet du Righi, je puis assister au lever du soleil. Deux fenêtres
doubles, suivant l’usage des maisons viennoises, ouvrent sur des
pelouses malingres, pelées et lépreuses, où sèchent quelques linges
suspendus à deux cordes. C’est la campagne étiolée qui touche aux
grandes villes, la nature telle qu’on la rencontre à Ivry ou à Pantin.
Voici sur ma porte le tarif approuvé par la municipalité, qui l’a
revêtu de sa griffe: Chambre, 3 florins; service, 50 kreutzers (1 fr.
25); bougie, 30 kreutzers. Il y en a deux dans chaque chambre, et si
vous allumez la seconde pour y voir un peu plus clair, le prix est
naturellement doublé. On le double même si vous ne l’allumez pas, mais
vous êtes libre de réclamer.

«A quelle heure la table d’hôte? demandai-je au garçon qui m’a
accompagné.

--Nous n’en avons pas, Monsieur. A Vienne, on mange à la carte, dans le
restaurant annexé à l’hôtel.»

Nouvelle preuve du sens pratique qui distingue les Viennois dans
l’exploitation du voyageur. Ce système, aussi simple qu’ingénieux, a le
triple avantage de déblayer la comptabilité de l’hôtel, de tripler ou de
quadrupler la dépense de la table, et d’assurer aux garçons des
pourboires qui se répètent deux et trois fois par jour. J’ai gardé la
note de mon premier déjeuner--un festin qu’on payerait trente-cinq sous
au Palais-Royal. Malgré la vulgarité de ces détails, je les donne ici
pour l’instruction de mes lecteurs, et parce qu’ils se rattachent à des
observations d’un plus haut intérêt sur les mœurs, le caractère et le
genre de vie des Viennois.

  Pain                           6 kr.
  Bifteck aux pommes      1 fl. 25
  Omelette                »     90
  Fraises                 »     80
  Demi-bouteille          1      »
                         -------------
        Total             4 fl. 01 kr.

Dès qu’on a bien compris qu’il s’agit là de florins, et non de francs,
de kreutzers et non de centimes, comme un voyageur arrivant de France
est toujours tenté de le croire, on trouve cela cher. Et pourtant je ne
devais pas tarder à voir que c’était là, pour Vienne, des prix
très-modérés.

J’avais hâte de sortir, pour m’orienter dans la ville. Mon hôtel s’élève
à l’extrémité du faubourg de Vienne appelé le Léopoldstadt, qui confine
au Prater. Une promenade de vingt minutes tout au plus le sépare de
l’Exposition. Le Léopoldstadt est traversé par une large rue,
très-vivante, qui relie le Prater à la ville intérieure. On sait que la
capitale de l’Autriche se compose d’une cité formant une espèce d’île
centrale, entourée sur deux côtés par le canal du Danube et la Vienne,
sur les autres par des boulevards et des promenades,--et d’immenses
faubourgs qui rayonnent de toutes parts autour d’elle.

Comme à Paris et à Londres, la Cité de Vienne, si l’on me permet de lui
donner ce nom par analogie, a été le noyau de la ville, ou plutôt elle a
été longtemps toute la ville à elle seule; mais, à l’inverse de Londres
et de Paris, elle est la résidence et comme la forteresse de
l’aristocratie. Là aussi se trouve la plupart des administrations, des
établissements publics et des édifices. C’est vraiment le cœur de
Vienne. Un grand mouvement de piétons et de voitures anime les rues
étroites, bordées de hautes maisons, entre lesquelles se détachent de
vastes hôtels blasonnés et armoriés, que décorent plus richement encore
des suisses en livrée magnifique, avec le tricorne et la grande canne à
pomme d’argent, plantés comme des cariatides sous le vestibule. Çà et là
s’ouvrent, en guise de soupiraux, dans cet étroit labyrinthe de ruelles,
des places ornées de fontaines, de colonnes et d’_ex-voto_ bizarres. Les
cent vingt-sept rues et les douze cents maisons de la vieille ville
semblent se presser à l’ombre de la haute tour de Saint-Étienne, qui les
domine de sa masse imposante et sombre.

Vienne, étranglée, jusqu’à ces derniers temps, dans la ceinture de ses
fortifications intérieures, qu’elle avait déjà fait craquer de toutes
parts, s’est répandue au dehors avec une rapidité prodigieuse, dès que
le décret de 1857 eut rompu la digue qui la retenait encore. En quinze
ans, elle a plus que doublé de superficie. Une spéculation effrénée, en
comparaison de laquelle les tripotages des marchands de terrains et des
entrepreneurs de bâtisses sous le khalifat de M. Haussmann ne sont, pour
ainsi dire, que des jeux d’enfants, s’est emparée de tout le sol
disponible à une lieue à la ronde, et en a fait sortir des myriades de
maisons, de rues et de faubourgs. Vienne est la ville de l’agiotage. Les
Juifs y pullulent: ils ont la main partout, sur la presse, dans les
administrations et dans les banques. On n’a pas oublié la grande débâcle
financière du mois de mai dernier, résultat naturel de cette fièvre
d’argent qui est le mal ordinaire des sociétés molles, gâtées par le
bien-être, par l’amour et l’habitude des jouissances matérielles, et qui
n’aboutit qu’à l’appauvrissement général, quand ce n’est pas à la ruine,
par l’exagération des besoins, la hausse extravagante des prix, le
déplacement et la rupture d’équilibre dans les conditions normales de
l’économie publique et privée. Vienne est une ville qui vit de
l’agiotage, et qui en mourra. Elle a bâti sa fortune sur des bulles de
savon, qui finiront par crever toutes à la fois. Déjà son papier-monnaie
offre avec nos assignats cette double ressemblance, heureusement
lointaine encore, qu’il subit une dépréciation sensible et qu’il
contribue pour sa part à la cherté de toutes choses à Vienne; car on
s’habitue à traiter ces petits chiffons de papier, qui s’envolent au
vent, avec un sans-façon que n’admettrait pas au même degré la
respectable pièce d’un florin.

Mais voilà une parenthèse bien philosophique et bien longue. Il est
temps de la fermer et de revenir aux faubourgs, qui m’y ont conduit par
un chemin assurément très-imprévu. Les trente-quatre faubourgs de
Vienne, formant à eux seuls plus des neuf dixièmes de son étendue et
presque les dix-neuf vingtièmes de sa population totale, offrent tous
les agréments d’une ville neuve, richement peuplée de bazars, d’hôtels,
de cafés, de jardins publics et de magasins «à l’instar de Paris.» Les
gares et les théâtres en sont les principaux édifices. En fait de
monuments dignes d’intérêt, on ne découvrirait guère, dans cette immense
étendue, que le Belvédère, avec sa belle collection de tableaux; le
grand arsenal, dont les salles luxueuses et de dimensions imposantes,
décorées de peintures, de statues et de marbres, n’abritent qu’une
collection peu digne, en son ensemble, d’un si magnifique logement;
enfin, dans le voisinage de la vieille ville, la belle église gothique
de Saint-Sauveur, érigée par souscription, à la suite de l’attentat de
1853 contre l’empereur, et commencée, il y a dix-sept ans, dans le feu
d’un enthousiasme qui semble s’être un peu ralenti depuis, car elle ne
marche pas vite à son achèvement. Les monuments d’ailleurs ne sont pas
très-nombreux à Vienne, quoiqu’il n’y ait peut-être pas de ville où le
mot de palais soit prodigué davantage. Le palais impérial,
particulièrement, est un amalgame aussi incorrect qu’irrégulier de
constructions sans style et sans physionomie. En revanche, une foule de
maisons particulières, hôtels, brasseries, cafés, bureaux de grandes
compagnies industrielles ou financières, ressemblent à des palais.

Ce qui m’a le plus frappé pendant ces deux premiers jours de promenade à
travers la ville, c’est la quantité incroyable de brasseries, de cafés
et de restaurants. Leur nombre a de quoi étonner même les habitués des
boulevards parisiens. Il est difficile de faire dix pas sans en
rencontrer, et parfois, dans les rues centrales ou les grandes voies de
communication, comme le Prater-strasse, on en compte une demi-douzaine à
la file, sans interruption, débordant sur le trottoir avec leurs doubles
rangées de tables toujours encombrées. Évidemment, on mange et on boit
beaucoup ici. Mais, pour le moment, je me borne à noter ce nouveau trait
de la physionomie de Vienne, sans tirer encore de conclusions trop
hâtives.

La circulation dans les rues, bien qu’elle ne puisse se comparer à celle
de Paris, est très-active, et donne bien l’idée d’une grande capitale.
Fiacres, confortables, omnibus, tramways, se croisent dans un mouvement
perpétuel. Vienne a devancé Paris dans l’organisation de ce dernier
genre de véhicules. Elle est sillonnée en entier de rails qui suivent le
cercle des boulevards, conduisent à l’Exposition, mettent en
communication toutes ses gares et toutes ses _lignes_, comme on appelle
ici les barrières de la ville, mais se bornent à contourner la cité
extérieure, sans pénétrer dans l’inextricable réseau de ses rues. Les
voitures des tramways sont immenses, ouvertes de toutes parts à l’air et
à la lumière, et la toiture en est simplement soutenue par des tiges de
fer. Elles contiennent dix-huit places, disposées en forme de fauteuils
qui se font vis-à-vis, et séparées par un couloir qui laisse le passage
libre. Mais il est sans exemple que le tramway, fût-il deux fois
complet, ait jamais refusé un voyageur. Les derniers venus restent sur
leurs jambes en se maintenant aux courroies qui pendent du plafond,
s’empilent sur les marches ou sur les plates-formes à l’arrière et à
l’avant, à côté du conducteur et du cocher. Rien de plus curieux que de
voir ces lourdes voitures passer en tous sens au galop, emportant des
grappes humaines qui se forment et se déforment sans cesse.

Je n’entends guère autour de moi résonner que l’allemand: peu de
français, moins d’anglais encore. Aucune particularité de types ou de
costumes. Vienne est presque la porte de l’Orient, mais l’Orient ne s’y
montre pas. A peine si, de loin en loin, on pouvait signaler par les
rues le fez ottoman ou le tarbouch égyptien. Les Viennois ressemblent
fort aux Parisiens, à cela près qu’ils m’ont paru généralement plus
gras, plus fleuris et moins pressés. Le goût des Viennoises pour les
toilettes claires, élégantes et décolletées saute aux yeux tout d’abord,
comme la beauté de leur sang et la grâce nonchalante de leurs personnes.
On dirait que les innombrables races qui se partagent le territoire de
l’Autriche se sont combinées et fondues pour former à la Viennoise ce
teint pétri de lis et de roses auquel elle sait fort bien assortir les
nuances de ses robes. Je n’avais jamais vu, en pleine rue et dès la
première heure du jour, tant de couleurs tendres, tant d’épaules et de
bras simplement recouverts de la gaze la plus transparente. S’il fallait
absolument trouver à Vienne un symptôme de l’approche de l’Orient, c’est
dans la Viennoise que je le découvrirais: sa beauté, sa démarche, sa
toilette, l’expression vague et presque somnolente d’une physionomie
dont le charme un peu froid ne s’anime jamais par la flamme du sentiment
ou de la pensée, tout en elle fait songer aux femmes du harem.

Mais c’est assez vu pour les deux premiers jours. Je me suis promené
sans relâche jusqu’à dix heures du soir. Les rues deviennent désertes:
on se couche tôt dans cette bienheureuse ville, si calme sans être
rangée. Il est temps de rentrer. A demain.


23 juillet.

Je sors de l’Exposition, en allemand _Welt-Austellung_. Je suis allé ce
matin chercher ma carte au commissariat français, très-bien installé
dans une magnifique maison neuve du Park-Ring, sans parler du pavillon
de parade qu’il s’est fait construire à l’Exposition universelle, et où
il a voulu donner un spécimen du goût français dans toutes les
industries qui se rattachent à l’ameublement et à l’ornementation.

A l’Étoile du Prater, d’où partent des avenues dans toutes les
directions, j’ai suivi la Haupt-allée, qui conduit en un quart d’heure
de marche à l’entrée principale de la Welt-Austellung. Le Prater, île
immense formée par les deux bras du Danube, est la promenade viennoise
par excellence, et réunit les amusements des Champs-Élysées aux ombrages
du bois de Boulogne. Les grands travaux entrepris depuis quelques années
pour la régularisation du fleuve, qui ne manquait jamais, à la fonte des
neiges, de déborder tumultueusement en inondant les faubourgs orientaux
de la ville, l’ont réduit de près de moitié; mais il lui reste encore
une superficie de 700 hectares.

Le Prater est une propriété impériale. Longtemps les Hapsbourg s’en
étaient réservé la jouissance exclusive: Joseph II l’ouvrit à ses
sujets. Vienne aussitôt fit irruption dans le mystérieux domaine dont
les fêtes et les grandes chasses avaient tant préoccupé son imagination.
Depuis lors on ne l’a plus fermé, et les pacifiques Viennois se
mettraient en révolution si on voulait leur enlever leur Prater. Il est
rempli de brasseries, de jardins publics, de concerts, d’échoppes et de
théâtres. Pour y ramener le beau monde, que le flot de l’invasion
populaire avait fini par écarter, et pour dédommager la promenade de
tout ce qui lui avait été enlevé, on appela M. Barillet-Deschamps,
jardinier en chef au bois de Boulogne, et on lui demanda un plan de
transformation, avec avenues régulières, lacs, ronds-points et pelouses,
qui se poursuit encore aujourd’hui. Grâce à ces travaux, le Prater est
redevenu à la fois une promenade élégante et un lieu de divertissement à
l’usage du peuple.

La Haupt-allée se prolonge en ligne droite sur une étendue de plus d’une
lieue, entre des ombrages magnifiques, mais pourtant d’une épaisseur
insuffisante contre les rayons ardents du soleil. A certains jours, par
exemple le lundi de Pâques et le 1er mai, c’est un coup d’œil
merveilleux et presque féerique, dit-on, que le spectacle de cette
grande avenue envahie tout entière, entre deux rangs pressés de
bourgeois, par des voitures aux riches armoiries précédées de courriers,
escortées de cavaliers qui caracolent aux portières, et dirigées d’une
main sûre par des cochers aux livrées éclatantes. Le _Maifahrt_, comme
on l’appelle, est le Longchamps de Vienne. En outre, chaque jour, dans
la saison, le défilé des cavaliers fringants et des brillants équipages
dans la Haupt-allée rappelle le tour du lac à Paris et les cavalcades de
Hyde-Park à Londres. Mais l’Exposition, jointe aux chaleurs tropicales
et à la crise financière, a mis en fuite la majeure partie de la haute
société viennoise. Elle a voulu céder la place à l’invasion cosmopolite
qu’on lui prédisait de toutes parts et qui n’est pas venue. Si bien que
la Haupt-allée, depuis l’ouverture de l’Exposition, loin de présenter
l’affluence prévue, semble plus délaissée qu’à l’ordinaire. Je
n’aperçois pas du tout, aux abords du Palais de l’Industrie, ce
mouvement de voitures,--fiacres, omnibus, tapissières,--qui
convergeaient à Paris en 1867, vers le Champ de Mars, pour déverser sans
trêve dans ce tonneau sans fond des torrents de curieux; et si ma
première expérience ne m’avait considérablement refroidi à l’égard des
fiacres viennois, j’en trouverais vingt pour un, chaque fois que j’en
aurais besoin.

Il faudrait cent mille visiteurs quotidiens pour peupler suffisamment
ces immenses galeries et ce parc plus immense encore. Les quinze à vingt
mille personnes qui s’y promènent, pareils aux naufragés de Virgile,

    Apparent rari nantes in gurgite vasto.

C’est le moindre inconvénient de cette Exposition, conçue dans des
proportions extravagantes qui dépassent également les forces des jambes
et de l’attention humaine. Notre Champ de Mars y tiendrait cinq fois à
l’aise. Un statisticien qui avait du temps à perdre, ce qui arrive assez
souvent aux statisticiens, a calculé que toutes les galeries du palais
et les rues du parc, mises bout à bout, couvriraient un développement de
342 lieues, et qu’il faudrait marcher 3 heures 48 minutes par jour,
pendant les six mois que doit durer la Welt-Austellung, pour les
parcourir en entier. On est parvenu à en faire, pour ainsi dire, quelque
chose d’illimité, où l’ensemble s’efface dans la multiplicité infinie
des détails, où le classement disparaît dans le chaos, où les points de
comparaison se dérobent au regard, où l’on erre au hasard comme dans une
forêt touffue, étourdi par la fatigue et s’affaissant sur tous les
siéges qu’on rencontre.

Le besoin qu’elle inspire aux trois quarts de ses visiteurs, c’est de
s’échapper aux bagatelles et aux amusements du parc. Aussi les côtés
forains qu’on pouvait déjà reprocher à notre Exposition de 1867 ont-ils
pris ici un développement excessif. Le parc est littéralement semé de
cabarets, où l’on fait payer à des prix de première classe des
consommations de deuxième ordre. Les chaumières des Alpes et du
Vorarlberg: cabarets! Le wig-wam indien: cabaret! Le chalet suisse:
cabaret! La ferme alsacienne: cabaret! Brasseries Dreher, Pilsner,
Liesing; buffets anglais, _bar-rooms_ américains, restaurants russes,
suédois, hongrois, italiens, français; cafés orientaux, avec chibouks,
narguilehs, esclaves et odalisques. Partout des bazars, turcs, arabes,
japonais, chinois; partout des orchestres: orchestre militaire,
orchestre de Strauss, musique styrienne, croate, magyare; partout, pour
servir d’enseignes, des demoiselles à volumineux chignons, vêtues en
Italiennes ou en Suissesses d’opéra-comique.

Grâce à son dôme et à ses galeries, le palais offre au premier abord un
aspect plus monumental que l’énorme chaudière en tôle et en zinc de
notre Champ de Mars en 1867. Le second aspect lui est moins favorable:
on remarque alors l’analogie de ces galeries transversales qui coupent à
angles droits la principale galerie, avec les dents d’un peigne ou les
arêtes d’un poisson; et le dôme colossal, gauche et trop surbaissé,
produit l’effet d’un parapluie gigantesque déployé sur ce grand étalage.
Mais du haut de la coupole on jouit d’une vue magnifique: à l’intérieur,
sur l’Exposition où s’agite une fourmilière humaine autour des vitrines
qui ressemblent à des jouets d’enfants; au dehors, sur le parc où se
dessinent dans le chaos des pelouses, des fontaines, des parterres, des
fourrés, des constructions de tous genres et de tous styles, les trois
grands corps de bâtiments dont tous les autres ne sont que des annexes:
le palais proprement dit, les galeries des beaux-arts et la galerie des
machines; puis sur le Prater, sur la ville de Vienne et les environs,
sur le Danube et les montagnes qui bordent l’horizon.

A six heures, un mugissement monotone, pareil à celui que pourrait faire
entendre un géant en soufflant un point d’orgue dans une corne des
Alpes, donne le signal de la fermeture du palais. C’est le moment où le
parc fait feu de toutes ses pièces et de tous ses orchestres, pour
glaner sa dernière récolte de clients. Après avoir repris quelques
forces dans un établissement hospitalier où je fus servi par des
mougicks en robes d’un bleu d’azur, je regagnai mon hôtel en traversant
le Wurstel-Prater, c’est-à-dire le coin de la grande promenade viennoise
où tous les spectacles populaires se sont donné rendez-vous.

La plupart de nos compatriotes traduisent Wurstel-Prater par le _Prater
des saucisses_; c’est le _Prater des marionnettes_ qu’il faut dire: il
doit ce nom à Hans Wurst--Jean Saucisse ou Jean Boudin--le polichinelle
viennois, qui a depuis longtemps émigré dans ce lieu de plaisance, et
dont les petits théâtres portatifs, un peu délaissés aujourd’hui pour
des divertissements plus en rapport avec le progrès des lumières, se
dressent encore çà et là.

Le Wurstel-Prater est une curiosité de Vienne, et une curiosité
caractéristique. L’amour de ce peuple pour le plaisir se trahit en
toutes choses. Figurez-vous une foire de Saint-Cloud en permanence. On y
est étourdi par le vacarme et la cohue. Ce qu’il y a là de femmes
colosses, de phénomènes, de somnambules lucides, de tableaux vivants,
bibliques ou mythologiques, d’athlètes, d’anthropophages, de chevaux de
bois perfectionnés, de cirques vélocipédistes, d’hippodromes, de chemins
de fer tournant avec une rapidité vertigineuse et un tapage infernal, de
balançoires déguisées en traîneaux, en gondoles vénitiennes, en bateaux
à vapeur avec roulis et tangages combinés, de cafés chantants, de
brasseries et de restaurants à orchestre, est vraiment inimaginable.
J’ai vu une voiture de la cour arrêtée à la porte d’un de ces
établissements. Un cocher majestueux et un chasseur à livrée grise, dont
la plume blanche flottait au vent, attendaient le plus jeune des
archiducs, descendu pour aller rendre visite à je ne sais quel spectacle
forain; et la foule faisait cercle avec une bonhomie égale à celle du
prince, semblant heureuse et flattée, autant que peut l’être une
population si paisible, de le voir se mêler et se plaire à ses
amusements.


24 juillet.

Ce matin, en sortant vers onze heures, je me suis arrêté à lire les
affiches de théâtre. Elles sont sur papier blanc, de dimensions
modestes, et ne tirent point l’œil, comme les nôtres, par des
combinaisons et des artifices typographiques. Vienne a sept ou huit
théâtres, pas davantage, sans parler des cirques, des cafés-concerts,
des jardins publics, de tous les lieux de réunion et de plaisir, qui
sont innombrables, et leur font une sérieuse concurrence. Au
Grand-Opéra, terminé depuis trois ou quatre années seulement, et qui
peut rivaliser en étendue et en magnificence avec celui qu’on nous a
construit à Paris, on chante ce soir l’_Hamlet_ de M. Ambroise Thomas.
Le _Hofburg-Theater_, qui correspond à notre Comédie-Française,
représente _Christiane_ de M. Gondinet; le _Stadt-Theater_, ouvert
seulement depuis l’Exposition, est l’Odéon viennois; on y joue _Tricoche
et Cacolet_. Le théâtre _Josephstadt_ annonce la _Chatte blanche_. Au
_Carls-Theater_, où l’on donnait hier la _Princesse Georges_, on donne
aujourd’hui les _Cent vierges_, et on annonce pour demain la _Princesse
de Trébizonde_. Si l’Opéra-Comique, actuellement en construction sur le
Schotten-Ring, était terminé, on y donnerait sans doute le _Domino noir_
ou _Mignon_. Il n’y a que le théâtre _An der Wien_ qui ne soit pas
envahi par la France: il représente l’_Otello_ de Shakespeare, avec le
tragédien Rossi; mais il prépare le _Kean_ d’Alex. Dumas, traduit en
italien, et ses drames alternent avec le répertoire d’Offenbach.

Je me retourne et m’arrête devant l’étalage d’un libraire. Me voici
encore en pays de connaissance. Les deux tiers de la vitrine sont
envahis par l’article Paris. M. Dumas fils s’y étale à côté de M. Renan;
M. Jules Sandeau, près des _Lettres à la princesse_ de Sainte-Beuve, et
non loin de MM. Gaboriau, Paul de Kock et Ponson du Terrail. L’influence
parisienne règne ici, comme dans les bazars et les boutiques de mode. Il
est permis d’y voir le témoignage, parfois puéril et peu raisonné, d’un
certain amour, ou tout au moins d’un certain faible pour la France,
sentiment qui a résisté à la guerre de 1859 et à notre alliance avec
l’Italie, que les derniers événements ont ravivé, et qui se fonde sur
des analogies d’esprit et de caractère, dont on ne doit pas plus
méconnaître qu’exagérer l’importance. Mais peut-être faut-il y voir plus
encore la preuve d’une paresse d’esprit, contractée d’ancienne date,
longtemps entretenue par une censure vigilante, et dont cette ville de
plaisir n’a pas encore entièrement secoué la douce habitude. On raconte
qu’un professeur allemand, surmené par les travaux et les veilles, alla
un jour consulter un médecin, et que celui-ci, pour guérir son cerveau
fatigué, lui ordonna de passer ses vacances à Vienne, où il serait
exposé moins que partout ailleurs à la tentation de penser. Ce conte est
assez impertinent, et je suis loin d’en vouloir garantir l’authenticité;
mais, quoique Vienne ne soit plus au temps où elle ne publiait guère, en
fait de livres, que des almanachs, des traités de musique ou d’histoire
naturelle, où elle n’avait que deux journaux et qu’un seul théâtre, qui
était un théâtre de marionnettes; quoiqu’elle ait produit dans ces
derniers temps des poëtes et des écrivains dramatiques, comme Nicolas
Lenau, le baron de Zedlitz, le comte d’Auersperg (Anastasius Grün), le
baron Münch-Bellinghausen (Frédéric Halm), Laube, Grillparzer, etc., il
lui reste encore de quoi justifier jusqu’à un certain point cette jolie
épigramme.

Je voulais aller passer ma soirée à l’Opéra; il ne restait pas une place
disponible. La buraliste m’engage à m’y prendre plusieurs jours à
l’avance, si je ne veux recevoir chaque fois la même réponse. Malgré les
chaleurs caniculaires que nous traversons, la crise financière, qui a
mis en déroute beaucoup des plus riches habitués du théâtre, l’absence
de la haute société viennoise, en villégiature dans ses châteaux; malgré
le nombre et le prix exorbitant des places, l’Opéra refuse du monde tous
les soirs. Vienne se souvient toujours qu’elle est la patrie de Mozart
et de Haydn. Mais le succès inouï de l’Opéra ne s’explique pas seulement
par l’amour de la musique, il s’explique aussi par la nouveauté,
l’entraînement de la mode, les splendeurs de la décoration et de la mise
en scène, le soin qu’on a pris d’unir à toutes les magnificences de
l’architecture toutes les recherches du bien-être, et de ménager au
spectateur les commodités qui lui permettent de savourer sans fatigue
les jouissances de l’art le mieux fait pour être goûté d’un peuple
d’épicuriens. Il suffira de dire qu’on a trouvé moyen d’y supprimer la
chaleur par un système de ventilation graduée, qu’on peut régler dans
chaque loge comme la lumière d’une lampe. C’est ainsi qu’on entend le
confortable à Vienne.

J’ai résolu de remplacer l’Opéra par l’un des jardins publics de la
ville. Je n’avais que l’embarras du choix entre le Volksgarten,
concert-promenade comme celui des Champs-Élysées, à la fois rendez-vous
du peuple dans sa partie publique, et du monde élégant dans son enceinte
réservée; le Blume-Saal, dont l’attrait principal est un orchestre de
dames composé de quarante jeunes filles, toutes uniformément vêtues de
blanc, et qui jouent avec la gravité et l’aplomb des virtuoses les plus
consommés; le Vauxhall, récemment ouvert sous les ombrages du Prater, et
dix autres. Je me suis décidé pour le Vauxhall. Là, tout en dînant--car
on dîne partout et toujours à Vienne--j’ai assisté à la série
d’exercices dont se compose le répertoire habituel de nos
cafés-concerts: romances, chansonnettes comiques et grands airs, coupés
de danses grotesques et de tours de force. Il m’a paru que la police
était fort tolérante pour ce qu’on chante et ce qu’on danse là, mais que
le public l’était plus encore. La vaste enceinte débordait de
spectateurs venus en famille, avec leurs femmes et leurs enfants, et les
femmes applaudissaient à des chansons, les jeunes filles à des danses
qui eussent excité à Paris l’honorable susceptibilité des sergents de
ville. Peut-être trouvera-t-on que ce détail ne valait pas la peine
d’être noté, et que j’aurais pu laisser le lecteur à la porte de cet
Eldorado suspect; mais il y a là un nouveau trait de mœurs qui confirme
et complète nos observations précédentes.


30 juillet.

J’arrive d’une excursion à Pesth, faite en compagnie de tous les membres
du jury international et des représentants de la presse locale et
étrangère, sur l’invitation de la municipalité de cette ville. Quel
était le mobile secret de cette invitation? Je l’ignore. A la suite des
fêtes organisées par la commission autrichienne, sans la participation
de la commission hongroise, celle-ci, blessée d’un tel procédé, a-t-elle
prétendu montrer qu’elle ne se laisserait ni vaincre ni oublier? ou
bien, en dehors de toute rivalité mesquine, n’a-t-elle pas voulu
simplement achever l’œuvre commencée par l’Exposition, où elle occupe
une place à part sous le drapeau de saint Étienne, en prouvant que la
Hongrie vit de sa vie propre, et qu’elle est la sœur, plus ou moins
turbulente et acariâtre, mais non la vassale de l’Autriche? Quoi qu’il
en soit de ces deux hypothèses, qui sont peut-être vraies toutes deux,
on peut jurer que le _dualisme_ n’était pas étranger à l’invitation.

Je ne puis entraîner le lecteur avec moi jusqu’à Pesth: il ne m’en reste
ni le temps ni la place. Disons seulement que la capitale de la Hongrie,
ville à l’aspect tout moderne, aux rues larges et régulières, dépourvue
de monuments caractéristiques, n’a pas du tout l’originalité que
sembleraient promettre sa situation aux confins de l’Europe, sur la
lisière qui sépare de l’Orient la civilisation occidentale, et la
physionomie si fière et si nettement tranchée de la race magyare. Les
efforts qu’elle a faits depuis un demi-siècle pour se mettre à la
hauteur de son titre de capitale, sa prospérité croissante, la rapidité
de ses développements, sont un juste sujet d’orgueil pour les Hongrois,
et peuvent intéresser les économistes, les ingénieurs et les écrivains
politiques, mais non les artistes, qui cherchent avant tout la couleur
locale. Sans les enseignes et les noms des rues, écrits dans cette
langue étrange, aux mots compliqués et farouches, tout hérissés de
consonnes, dont la prononciation ressemble à un exercice gymnastique, et
sans la richesse et la variété des costumes indigènes, conservés par les
portiers des hôtels et des établissements publics, les pandours, les
heiduques, les magistrats et les fonctionnaires, on pourrait se croire à
Lyon ou à Rouen.

J’ai renouvelé connaissance, sur le _Franz Josef_, l’un des deux
steamers frétés par la municipalité hongroise pour le transport de ses
invités, avec un certain nombre de confrères belges, hollandais,
allemands, italiens, anglais, espagnols, scandinaves, chevaliers errants
de la presse, amis d’une heure, avec qui j’avais échangé jadis sur terre
et sur mer, par monts et par vaux, depuis Stockholm jusqu’à Suez, des
poignées de mains dont chacune était séparée de la suivante par des
intervalles de cinq ou six ans, et j’ai répété à diverses reprises la
scène du chevalier de Narbonne avec l’ami intime qui l’abordait en lui
demandant: «Bonjour, mon ami, comment vous portez-vous?» et à qui il
répondait: «Très-bien, mon cher ami, comment vous appelez-vous?»

Aucun d’eux ne put m’éclairer sur la question du choléra à Vienne. Mais
on me prodigua les renseignements sur les préparatifs faits par la
capitale de l’Autriche et ses habitants pour profiter du riche butin que
la Welt-Austellung devait jeter dans leurs filets, sur l’exagération des
espérances conçues et l’amertume des déboires qui les ont suivies. On
sait quel exemple de rapacité sans vergogne des Viennois, gâtés par la
contagion des juifs dont leur ville est infestée et par leurs habitudes
de spéculation à outrance, ont donné au monde, surtout dans les
premières semaines de l’Exposition. La moralité de la comédie, c’est
qu’ils ont été les premières victimes de cette spéculation éhontée, et
que, après avoir avidement égorgé la poule aux œufs d’or, ils assistent
maintenant à l’avortement de tous leurs rêves.

Ce n’est plus un secret pour personne: la Welt-Austellung est peut-être
une glorieuse entreprise, mais c’est une mauvaise affaire, et il ne faut
point compter sur elle pour guérir les plaies faites par la grande
débâcle financière du mois de mai dernier[26].

  [26] On a publié l’an dernier les comptes définitifs de l’Exposition
    de Vienne. Ils accusent, suivant le bilan présenté à la Chambre des
    députés par le ministre du commerce, un total de dépenses de
    19,123,270 florins, c’est-à-dire un excédant de 3,423,270 florins
    sur les dépenses prévues de 15,700,000 florins.

    Le total des recettes s’élève à 4,256,349 florins, c’est-à-dire
    2,743,850 florins de moins que les 7,000,000 prévus. En tout, il y a
    donc une moins-value de 6,166,921 florins sur les prévisions
    budgétaires. L’Exposition a donc coûté à l’État, en déduisant les
    frais couverts par les recettes, une somme de 14,866,951 florins.

Hier, j’ai rencontré le shah à l’Exposition, qui lui est redevable pour
ce jour-là d’une magnifique recette. J’avais quitté Paris la veille de
son arrivée, et ne m’attendais pas à retrouver à Vienne cet inévitable
souverain. Il a fait son entrée à midi, avec l’empereur d’Autriche à sa
gauche, au milieu d’une foule compacte et silencieuse, dans une voiture
de la cour, attelée de six chevaux, que montaient deux postillons à la
livrée jaune. A quatre heures du soir, je l’ai revu, promenant d’un air
flegmatique et résigné, à travers les curiosités du parc, son aigrette
de diamants et son sabre au fourreau constellé de pierreries, escorté du
grand vizir et d’une demi-douzaine de fonctionnaires en hauts bonnets
fourrés.

J’ai suivi quelques moments S. M. Nasr-ed-Din, dans sa promenade à
travers les galeries des Beaux-Arts. Son regard languissant et ennuyé
s’est ranimé tout à coup, sous ses lunettes d’or, devant la _Femme
couchée_, de M. Jules Lefebvre, et il a échangé avec son grand vizir
quelques observations d’amateur qui devaient rappeler les lettres
d’Usbeck au premier eunuque noir. Pendant une minute d’illusion, le shah
s’est cru sans doute dans son sérail. C’est là un triomphe dont je ne me
suis pas senti très-flatté pour mon compatriote ni pour mon pays. La
France tient admirablement sa place, qui est la première, dans ce grand
concours de l’art européen; mais pourquoi avoir fourni un si large
prétexte, par l’abus des nudités équivoques, aux déclamations hypocrites
de la vertueuse Allemagne, heureuse de trouver ce terrain pour y
réfugier sa jalousie, et de justifier sa haine opiniâtre en la plaçant
sous la protection de la moralité publique? Notre dignité nationale
était doublement tenue à plus de réserve, et les convenances de la
situation nous en faisaient une loi autant que la décence de l’art. J’en
suis fâché pour les trop nombreux peintres français qui ne l’ont pas
compris.

Je résume également, d’après les confidences d’un personnage de la
suite, adroitement sondé, les objets qui ont le plus frappé Sa Majesté
persane dans les galeries du palais, et qui ont paru lui donner l’idée
la plus brillante de la civilisation occidentale.--En Prusse, une
magnifique exposition de pendules--quel aveu!--un échiquier d’ivoire où
les pièces ordinaires sont remplacées par les personnages historiques
qui ont joué un rôle dans la guerre de l’Allemagne contre la
France,--les rois par l’empereur Napoléon et l’empereur Guillaume, le
cavalier par M. Thiers, la tour par de Moltke, et le fou par Gambetta;
puis un superbe buste de M. de Bismarck en stéarine, que la chaleur
tropicale faisait régulièrement entrer en fusion, à partir de dix heures
du matin, et qui semait chaque jour ses larmes de cire autour de lui, à
l’ébahissement profond des visiteurs qui ne le soupçonnaient point si
sensible. En France, un piano perfectionné exécutant mécaniquement, à
l’aide d’une manivelle, tous les morceaux de musique imaginables,
représentés par des cartons perforés qu’on achète au mètre comme la
cotonnade et qu’on dépose sur le clavier, où ils se déroulent et se
replient d’eux-mêmes. En Suisse, un autre piano plus redoutable encore,
se remontant comme une pendule et jouant tout seul, comme une boîte à
musique, avec le bruit d’un orchestre entier. En Amérique enfin,
l’ingénieux appareil qui marque si bien l’esprit commercial et pratique
des Yankees et porte cette inscription naïvement effrontée: _Machine à
transformer un vin quelconque en vin de Champagne._

Le Persan avec qui j’ai eu dix minutes d’entretien m’a paru surtout
frappé de l’intolérable chaleur qu’il fait à Vienne. Il m’a assuré que
le soleil était moins rude à Téhéran. Tout en causant avec moi, il
soulevait son bonnet d’Astrakan pour éponger la sueur qui lui baignait
le front, et il faisait des zigs-zags et des détours innombrables pour
éviter les sillons de soleil qui le séparaient des galeries couvertes.
Les oiseaux mécaniques de l’Exposition française n’avaient même plus la
force de chanter, et les coucous des horloges de la Forêt-Noire se
bornaient à secouer leurs ailes sans rien dire, en guise d’éventails.

On dirait que le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne se sont
donné rendez-vous ici. Vienne n’est plus une ville, c’est une fournaise
ardente. Dès l’aurore, les passants se traînent le long des murs en
cherchant l’ombre; de dix heures du matin à huit heures du soir, toute
la population s’abat dans les brasseries, dans les jardins publics, et
n’en bouge plus. Même en pleine nuit, la chaleur reste aussi intense, et
les fenêtres ouvertes on ne parvient pas à trouver assez d’air
respirable pour s’endormir en paix.

Voici quinze jours que cet état dure sans une minute de répit. Depuis
que je suis arrivé j’ai envié bien des fois la température des Esquimaux
et la félicité des Groënlandais. Que ne donnerais-je pas pour trouver,
en me levant, l’eau de ma cuvette gelée! La vue d’un morceau de neige me
paraît pour le moment l’une des choses les plus souhaitables de ce
monde, et presque le dernier comble du bonheur.


2-10 juillet.

Il serait trop long et il deviendrait monotone de continuer jour par
jour cette description morcelée de Vienne pendant l’Exposition. Il est
temps de fondre et de résumer maintenant, dans un tableau d’ensemble,
ces impressions quotidiennes, où nous ne pourrions nous arrêter
davantage sans une sorte de puérilité, et qui n’ont de valeur que par
les conclusions qu’elles amènent. Quelques-uns au moins de mes lecteurs
n’ont pas oublié le _village autrichien_ qui figurait dans le parc du
Champ de Mars, à Paris, en 1867, et où l’on avait représenté
l’architecture locale des grandes provinces de l’empire par une
demi-douzaine de guinguettes rustiques semées autour d’une brasserie
monumentale. Ce qu’ils avaient pris peut-être pour une fantaisie
architecturale d’une maladresse singulière était vraiment un symbole.
S’il fallait résumer Vienne et sa banlieue sous une image sensible et
vivante, je ne trouverais rien de mieux. Manger, boire, fumer, entendre
la musique de Strauss et de sa dynastie, telles sont évidemment les
grandes préoccupations des Viennois. Strauss et Dreher se partagent avec
S. M. François Ier la royauté de l’Autriche, ou du moins de sa capitale.
La brasserie, complétée par la _restauration_, par le jardin et par le
concert, occupe le premier rang parmi les établissements nationaux, on
pourrait dire parmi les institutions de Vienne. Quand le Viennois va à
la brasserie, il veut jouir par tous les sens à la fois: en le berçant
dans son doux _farniente_, la musique achève le plaisir que lui
procurent le grand air, les frais ombrages, le cigare et la bière. Vers
le soir surtout, Vienne n’est plus qu’un immense concert en une centaine
d’orchestres qui semblent se disputer le prix d’une gageure. L’étranger
qui passe fuit, agacé, sous ces douches d’harmonie, auxquelles le
Viennois vient s’exposer avec béatitude et recueillement, pendant des
heures entières. J’ai vu aux environs de la ville, à Hietzing, des
jardins où trois orchestres se relayaient pour ne point laisser jeûner
un moment les oreilles des convives.

Dès cinq heures, on commence à les voir arriver en famille, dans le
jardin qu’ils ont choisi ce jour-là: une fois installés, ils ne bougent
plus jusqu’à neuf ou dix heures. Le flegme des garçons est en rapport
avec celui des habitués. La bizarre hypothèse qu’on puisse avoir autre
chose à faire que de savourer deux ou trois bocks d’excellente bière, en
écoutant l’éternelle valse de Strauss: _Au bord du bleu Danube_, n’entre
pas dans la tête de ces philosophes. Le mot _pressé_ n’a pas de sens
pour eux. Notre agitation les étonne, et nos réclamations ne peuvent
entamer leur impassible lenteur.

On a souvent comparé le Viennois au Parisien: oui, pour une certaine
grâce aimable et frivole, pour l’amour du luxe, de l’élégance et du
plaisir; non certes pour la vivacité, la fièvre et le mouvement. Il
entre à la brasserie, le soir, comme il entrerait dans son lit. Il
s’incruste sur sa chaise. Les morceaux de musique et les chopes se
succèdent; les marchands nomades défilent par centaines devant lui avec
leurs éventaires; les étrangers vont et viennent: lui ne bouge pas! A
certaines heures du jour, on se croirait dans une ville où personne n’a
rien autre chose à faire qu’à tuer le temps et à dépenser son argent de
la façon la plus douce du monde. Rabelais l’eût prise pour l’abbaye de
Thélème, et la Fontaine pour «le pays où l’on dort.» Vienne mérite
doublement ce dernier titre: on n’y connaît pas cette circulation
nocturne qui anime et remplit nos boulevards jusqu’à une heure du matin.
Les théâtres eux-mêmes sont fermés à dix heures et demie du soir, et
chaque fois qu’on rentre à l’hôtel après dix heures, il faut donner dix
kreutzers au concierge de nuit. On a voulu concilier l’amour du Viennois
pour les distractions avec son amour du repos, l’entretenir en fraîcheur
et en santé, ménager une égale satisfaction à tous les besoins de sa
nature physique: les gros mangeurs ont besoin de longs sommeils. Il
réalise le dicton: passer de la table au lit et du lit à la table. C’est
un voluptueux, mais un voluptueux nonchalant, dont l’épicurisme pratique
n’a garde de négliger aucune des conditions normales du _bien vivre_.

«Dans ce sage pays, dit madame de Staël, l’on traite les plaisirs comme
les devoirs, et l’on a même l’avantage de ne s’en lasser jamais, quelque
uniformes qu’ils soient. On porte dans la dissipation autant
d’exactitude que dans les affaires, et l’on perd son temps aussi
méthodiquement qu’on l’emploie[27].» Et elle ajoute, sur le sérieux des
Viennois dans leurs amusements, sur l’_existence végétative_ des
Allemands du Midi, sur la nature de leur joie, dont le silence ne vient
d’aucune disposition naturellement triste de l’âme, mais plutôt d’un
certain bien-être physique qui fait rêver aux sensations, comme ailleurs
on rêve aux idées, d’ingénieuses réflexions qui restent, aujourd’hui
encore, d’une justesse absolue.

  [27] _De l’Allemagne_, chapitre sur Vienne.

Il en est des alentours de Vienne comme de la ville elle-même. Les
_endroits de plaisir_, pour employer le terme technique, forment une
grande ceinture autour de celle-ci, et tel village des environs se
compose à peu près exclusivement de maisons de campagne et de maisons de
bouteille, comme on disait au dix-septième siècle. Le Viennois n’hésite
pas à prendre, avec ses enfants et sa femme, les omnibus spéciaux qui
desservent ces établissements, pour aller passer sa soirée à la
campagne, et les citadins se partagent entre ces Édens champêtres de
façon à les remplir à peu près tous également. De toutes les villes
d’Europe, Vienne est probablement celle où l’on vit le plus en dehors de
chez soi.

En définitive, la capitale de l’Autriche est une ville de cocagne, à la
seule condition qu’on ait assez d’argent pour y vivre. Je comprends
maintenant l’âpreté au gain des hôteliers, des restaurateurs et des
commerçants, comme l’esprit de spéculation effrénée qui transforme en
boursiers la plupart des habitants: il faut gagner beaucoup, en se
donnant le moins de mal possible, quand on est habitué à beaucoup
dépenser et à beaucoup jouir. J’ai lu quelque part: «Vienne est
l’Athènes de l’Allemagne, comme Berlin en est la Sparte.» Mais hélas!
Athènes se double de Sybaris et de Capoue, si même Capoue n’étouffe
entièrement Athènes. Sur ce chapitre il faudrait en trop dire pour en
dire assez. En parcourant les rues de Vienne pendant quelques jours, en
entrant dans ses cafés, dans ses parcs, dans ses tramways, en voyant ce
que regardent, écoutent et applaudissent, au Vauxhall ou ailleurs, les
bourgeoises du Graben et du Ring, attablées côte à côte avec des
créatures dont le voisinage ne semble pas les effaroucher, on sera
édifié sur l’espèce de démoralisation générale que dénote cet incroyable
abandon. Elle ne s’affiche pas d’une façon brutale ou provocante, mais
elle ne prend pas non plus la peine de se cacher; elle se montre partout
avec bonhomie, si je puis m’exprimer ainsi, et elle est paisiblement
acceptée par tous, même par les sergents de ville, comme un fruit de la
civilisation moderne. Pour tout dire, ou du moins pour tout faire
entendre en deux mots, Vienne est une grande ville de tolérance. Laissez
faire et laissez passer, tel semble être le mot d’ordre de sa police,
qui ne mérite guère aujourd’hui, non plus que sa douane, l’ancienne
réputation farouche qu’on lui avait faite. Au demeurant, les Viennois
sont les gens les plus faciles, les plus doux, les plus affables du
monde, pleins de qualités excellentes, fort attachés à leur empereur et
à l’autorité, de relations agréables, d’une humeur égale et tranquille;
et, morale à part, tout cela serait charmant, si ce n’était par ces
chemins semés de fleurs qu’on arrive à Sadowa.

Comme je n’ai pu entraîner le lecteur jusqu’à Pesth, je ne veux pas le
ramener avec moi par Prague, Dresde, Francfort, Mayence. Chacune de ces
étapes exigerait une longue station, mais aucune ne nous montrerait ce
que nous avons vu à Vienne: la décomposition morale d’un empire dans sa
prospérité même. Tenons-nous-en là, sans oublier que Paris avait donné
au monde, en 1867, le spectacle que Vienne lui donne à son tour, et que
Sedan vaut Sadowa.




LA HOLLANDE ARTISTIQUE

REMBRANDT, B. VAN DER HELST ET JAN STEEN


I

De toutes les contrées de l’Europe, la Hollande est peut-être celle qui
semble le moins prédestinée à l’art. Elle n’a rien du ciel de la Grèce
ou des vastes horizons romains, rien même de la sauvage grandeur du
Nord. Pays terne et triste, plat et marécageux, brumeux et voilé,
conquis sur l’eau à force de génie, c’est-à-dire à force de
patience,--car le mot de Buffon semble fait tout exprès pour la
Hollande,--sans variété dans le paysage, sans élan dans le caractère
national, voué par la nature et la configuration du sol, par les
nécessités locales et les goûts indigènes, aux industries utiles et au
sens pratique des choses, on croirait que l’art n’a jamais dû lui
sourire comme à ces peuples heureux pour qui la terre est à la fois une
révélation et une inspiration du beau. Et en effet, la Hollande n’a
réussi, dans la statuaire, qu’à produire des œuvres mesquines et sans
originalité, dont l’aspect chétif et grimaçant jure avec la blanche
sérénité du marbre ou l’énergique majesté du bronze. On n’y rencontre
point de monuments, sauf quelques débris de belles églises gothiques,
qui prouvent plus encore la foi de la vieille _Batavia sacra_ que son
génie architectural. Sur ce terrain mouvant, qui se dérobe et fond en
eau sous la pioche, on ne peut bâtir un hôtel de ville ou une Bourse
sans l’asseoir sur une forêt souterraine de trente-quatre mille pilotis.
Les seuls monuments de la Hollande, à proprement parler, ce sont ses
digues et ses écluses; sa seule architecture est une architecture
hydraulique.

Mais quand, sans se borner à cet examen sommaire qui paye le premier
coup d’œil d’apparences et souvent d’illusions, on pénètre dans les
musées, dans les palais, ou même simplement dans le cabinet des
banquiers et derrière le comptoir des marchands, on s’aperçoit bien vite
que ce petit pays de physionomie prosaïque doit être rangé parmi les
trois ou quatre contrées de l’Europe qui ont marqué leur place aux
sommets de l’art. Au-dessous de la seule Italie, la Hollande marche de
front, dans l’histoire de la peinture, avec l’Allemagne et la France,
quoique dans une voie bien diverse. Ce phénomène, si on l’étudie de
près, n’est point une contradiction, mais plutôt une confirmation du
génie national: le caractère de la peinture hollandaise est d’accord
avec celui du pays, elle en offre l’expression la plus fidèle, elle
l’explique, le montre à l’œuvre, et aide à comprendre ce qui nous en
pourrait échapper.

La peinture hollandaise se distingue de toutes les autres par une forte
saveur de terroir qui rend la confusion impossible. Elle n’a ni les
aspirations héroïques, ni les proportions monumentales. Étant l’art
unique de la Hollande, elle a recueilli, condensé en elle-même et
exprimé au plus haut degré de force toute la puissance latente du génie
indigène, tout ce qu’il pouvait renfermer de sentiment pittoresque et
idéal. Aussi éloignée de l’élévation des grandes écoles de France et
d’Italie que de l’âpre énergie de celle d’Espagne, du mysticisme
allemand que de l’exubérance flamande; minutieuse, patiente et fine,
amie du détail familier, se complaisant aux réalités de la vie
quotidienne et positive, aux tableaux d’intérieur, aux scènes de la rue
et des champs, étroite d’horizon, d’un dessin lourd et peu varié, mais
d’un riche et plantureux coloris, elle est avant tout née du sol même et
de la race. En outre, son éducation a été faite et sa direction plus
nettement déterminée encore par les événements. Essentiellement conforme
au génie de la nation, accidentellement elle l’est aussi à son histoire,
c’est-à-dire qu’elle a subi, en mal comme en bien, l’influence de la
double révolution, politique et religieuse, accomplie à la fin du
seizième siècle. Tant que les Pays-Bas restent sous la domination
étrangère, ils n’ont que des artistes subalternes, imitateurs, des
pseudo-Italiens sans originalité, et pas une école. Dès qu’ils sont
affranchis, une admirable floraison artistique se produit, et en moins
d’un siècle, l’école hollandaise naît, grandit, arrive à son apogée,
décline et finit.

Quelques critiques ont fait honneur de cet épanouissement subit au
protestantisme, que ses plus déterminés partisans n’avaient pourtant
jamais regardé comme une grande source d’inspiration pour les
beaux-arts. Il est plus simple et plus sûr d’en faire honneur à la
liberté. Les deux faits coïncident et se rencontrent à l’aurore du grand
siècle hollandais, mais il faut se garder de les confondre. Le génie
indigène, comprimé jusque-là et retenu dans l’ombre sous la dure
domination de l’Espagne, si contraire à toutes ses tendances, si opposée
au tempérament même du pays, éclate tout à coup, aussitôt que la main
qui l’étouffait s’est retirée de lui. Il fait explosion, comme dans le
transport d’enthousiasme de la nationalité reconquise, avec la fougue
impétueuse de la virilité, longtemps réduite en tutelle et entrée
subitement en possession d’elle-même. Il jette tumultueusement sa séve,
ses fleurs et ses fruits retardés, puis meurt, épuisé par cette
fourmillante éruption. Sans doute, le protestantisme, qui se mêla alors
de près au mouvement national de la Hollande, a influé sur le caractère
de l’art, mais non sur son épanouissement; il l’a modifié, ce n’est pas
lui qui l’a créé. Il serait plus vrai de soutenir, et nous le verrons,
que c’est lui qui l’a restreint.

La peinture hollandaise, nous l’avons dit, naît du sol tout d’abord, et
elle est l’image même, le vivant miroir du pays. Elle en reproduit avec
une exactitude passionnée le caractère matériel et moral. Dans ce
premier enivrement de son émancipation, sortie de l’ombre impitoyable de
la servitude, éblouie et charmée d’elle-même, la Hollande se contemple,
elle s’admire, elle reproduit par milliers ses champs, ses marais, sa
mer, ses matelots, ses paysans robustes et ses vigoureux bourgmestres;
elle n’a pas d’yeux pour regarder ailleurs ni plus haut, elle rentre
avec une sorte d’emportement dans sa vie propre et personnelle, dont
elle avait été privée si longtemps. Rien ne lui paraît plus digne du
pinceau de ses peintres que le spectacle de cette nature, de ces villes
et de ces polders, qu’elle possède enfin sans partage, et elle oublie
les épisodes de la lutte pour ne songer qu’aux pacifiques jouissances de
la liberté. Elle trouve un charme incomparable à se reproduire
amoureusement sous toutes ses faces et dans les moindres actes de sa
vie, comme pour mieux constater qu’elle s’appartient maintenant.

Voyez ces milliers de tableaux dont l’école du dix-septième siècle a
rempli le pays: n’est-ce pas la Hollande elle-même qui respire, qui
travaille à ses chantiers, qui siége à ses comptoirs, qui boit à ses
cabarets, qui s’ébat en ses bruyantes kermesses, où qui savoure ses
nouveaux loisirs, dans la solitude des maisons bien closes et bien
meublées, sanctuaire de la famille? Chaque détail a son peintre
particulier; chaque artiste s’est taillé son petit domaine, circonscrit
nettement: les Van Ostade nous montrent la vie agreste; Paul Potter,
Hobbema, Ph. Koninck, Ruysdaël, les animaux et les paysages; Van Huysum,
Mignon et Rachel Ruysch, les fruits et les fleurs; Hondecoeter et
Weenix, les natures mortes; Van de Velde, Backhuyzen, Lingelbach et Van
der Neer, la vie des flots, la mer, les bateaux et les pêcheurs;
Brauwer, la lie crapuleuse des cabarets; B. Van der Helst et G. Flinck,
les sociétés de bourgmestres et de syndics, les gardes civiques, les
conseils, les ghildes et les banquets; Wouwermans et Van Huchtenburg, la
vie militaire; P. de Hoogh, Terburg, Metzu, les intérieurs élégants; Jan
Steen, les intérieurs bourgeois et familiers où l’on fait bombance. Rien
n’est oublié: le dernier buveur du _musico_, le dernier charlatan de la
place publique, le dernier rustre qui passe dans la rue trouveront des
peintres aussi empressés que les riches cavaliers de Cuyp ou les petits
maîtres de Miéris. Et chacun de ces domaines se subdivise encore à
l’infini: parmi les peintres d’intérieur, les uns, comme Gérard Dow, se
bornent habituellement à ouvrir une fenêtre pour laisser plonger le
regard dans la maison fermée, ou à encadrer la tête blonde de la jeune
ménagère entre les fleurs qui tapissent le seuil et font de la porte une
niche; les autres guettent les habitants de la maison dans l’escalier;
ceux-ci se consacrent surtout au large vestibule orné de colonnes et de
statues; ceux-là affectionnent le salon ou la chambre à coucher;
d’autres encore, comme Guill. Kalf, se renferment à la cuisine et n’en
sortent pas. Oh! la maison hollandaise, jamais palais de roi n’a été
peint avec plus d’amour! L’amour, voilà justement ce qui élève et
réchauffe cet art bourgeois, voilà ce qui le sauve du réalisme vulgaire.
Tous ces peintres mettent un sentiment profond dans ce qu’ils
représentent, ils y mettent même de la poésie, parce qu’ils y mettent
leur cœur et leur âme. Je ne sais quel rayon se dégage souvent de leurs
scènes les plus triviales, et imprime le mystérieux cachet de l’idéal à
cette prose familière de la peinture. Cet amour est un talisman qui
change en or toute la menue ferraille dont ils sont si prodigues dans
leurs tableaux.

Tout se tient en Hollande, patrie de la logique et de l’unité. Le
caractère uniforme qu’on observe dans sa configuration physique, dans sa
politique, sa religion et ses mœurs, se retrouve au même degré dans son
art. C’est un pays fermé, sans expansion et sans rayonnement au dehors,
où tout se fait bien, mais sans bruit et sans éclat, où le gouvernement
s’occupe silencieusement des affaires de la nation et ne songe à rien de
plus, où chaque citoyen reste à son rang et vaque à ses travaux avec un
flegme laborieux, où le génie national a plus de solidité et de sens que
d’étendue, d’imagination et de chaleur. De là encore cet art
d’intérieur, calme, patient, positif, voué à l’étude persévérante de la
réalité, à la reproduction naïve et passionnée des choses de chaque jour
et du moment présent; ces petits tableaux expurgés de métaphysique,
vierges d’allégorie, où l’habileté et la fidélité de l’exécution jouent
le principal rôle. Un musée hollandais est le tableau même de la
Hollande; à défaut d’autres documents, il pourrait aider à en
reconstituer l’histoire intime, et l’on y retrouverait, sans une lacune,
non-seulement tous ses usages, ses assemblées, ses fêtes civiques,
religieuses et populaires, ses sites, ses fleuves, ses marais et ses
mers, son commerce et ses industries, mais toutes ses villes et tous ses
villages, toutes les couches de son sol, sa flore entière, ses types et
ses costumes jusqu’au dernier.

Un art ainsi conçu ne pouvait se grouper en écoles et se discipliner
suivant les us classiques. Chacun travaille pour son propre compte et se
choisit sa voie. Le protestantisme républicain du pays favorisa et
accrut ces tendances individualistes. La république, en supprimant les
palais et les cours, força la peinture à déserter les grandes
compositions historiques et à se faire populaire, c’est-à-dire à se
concentrer dans les petits sujets et les petites toiles; la réforme, en
détruisant les couvents et les églises, tua la peinture religieuse et
enleva à l’art toute cette radieuse légion de saints et de madones où se
complurent les maîtres de la Flandre, voisins des Hollandais. La vie de
famille, la petitesse des habitations, les habitudes austères, positives
et commerciales, tout enfin, jusqu’à l’amour des peintres hollandais
pour le lucre, vice,--ou vertu,--complétement indigène, tout a contribué
à ce triomphe des petits tableaux de genre sur les vastes toiles aux
proportions héroïques, contraires de tout temps aux goûts nationaux,
dépaysées alors plus que jamais au milieu des conditions nouvelles du
pays.

Mais il ne faut pas s’y méprendre: là est la faiblesse de l’art
hollandais, non sa force. C’est un étrange contre-sens que d’exalter
justement cette école, comme on l’a fait plus d’une fois, par ses points
vulnérables, par ceux qui la mettent bien au-dessous, par exemple, de la
grande école italienne, qu’elle égale pourtant dans l’exécution. Il est
heureux sans doute, à en juger par ses rares essais, qu’elle n’ait pas
eu plus souvent la tentation du style; mais cette impuissance ne peut
lui constituer un titre de gloire. On aura beau s’évertuer en théories
spécieuses, on ne parviendra pas à faire une vertu d’une infirmité.
L’art a des ailes pour voler aux hauteurs et aller regarder l’idéal face
à face; son vrai domaine, c’est plutôt le portique de l’école d’Athènes
ou la cime du Parnasse de Raphaël que le cabaret de Brauwer ou le corps
de garde de Jean le Ducq. Si à toutes leurs qualités matérielles, à
cette touche spirituelle et fine, à cette verve, à cette naïveté
exquise, à ce charme enfin qu’ils portent dans les plus petits et
quelquefois dans les plus ignobles sujets, les Hollandais avaient su
joindre plus de largeur et de variété dans l’invention, plus de grandeur
et d’élévation dans l’idée; si, au lieu de se borner exclusivement à
peindre des paysans de la Frise, des pêcheurs de Scheveningue, des
bourgmestres d’Amsterdam, ils eussent peint l’homme même dans ses
passions générales, la nature universelle sous ses aspects les plus
grands et les plus significatifs, leurs tableaux pourraient être sans
doute moins curieux pour nous et moins précieux comme documents
historiques, mais ils seraient plus beaux; ils auraient moins de cette
saveur particulière et de cette originalité locale qui nous séduisent,
mais leur art serait plus grand et plus élevé.

On dit que le protestantisme a _affranchi_ l’art des Pays-Bas: oui, il
l’a affranchi de l’idéal en rabaissant et rétrécissant son horizon. Il
s’est trouvé des critiques pour envisager les maîtres hollandais comme
de grands philosophes, qui, lorsque la peinture mystique et mythologique
du moyen âge s’obstinait, partout ailleurs, à glorifier le passé en
ressuscitant les vieux symboles et en perpétuant les vieilles
_superstitions_, seuls avaient eu la haute et courageuse pensée de créer
l’art pour l’_homme_, de peindre la _vie vivante_ et l’humanité telle
qu’elle est. Cette esthétique à rebours, qui aboutit en droite ligne à
l’exclusion de tout ce qui n’est pas le réalisme pur et simple, est une
prodigieuse plaisanterie. Craësbeck, Van der Meer de Delft, Van Ostade
et leurs compagnons n’étaient point des philosophes de cet acabit et ne
rêvaient nullement la rénovation de l’art par l’infusion du principe
humanitaire: c’étaient tout bonnement de braves gens, fort habiles à
manier le pinceau, praticiens experts plus que profonds penseurs, épris
des scènes familières et des pittoresques aspects de la patrie, et qui
trouvaient plus commode de reproduire ce qu’ils voyaient que de se
fatiguer à de vastes conceptions au-dessus de leur intelligence comme de
leurs forces. Il est bien entendu qu’aux yeux de ces critiques subtils,
les sujets tirés de la _mythologie chrétienne_ sont relégués pêle-mêle,
avec ceux de la mythologie antique, parmi cet attirail de traditions
usées, parmi ces formes surannées d’une civilisation gothique, sans
intérêt pour un siècle de lumière et sans action sur la marche
progressive de l’avenir. Dieu me garde de discuter sérieusement ces
principes de matérialisme métaphysique et transcendant, grâce auxquels
on est logiquement conduit à préférer la _Kermesse_ de Rubens au
_Jugement dernier_ de Michel-Ange, et le _Bœuf éventré_ de Rembrandt à
la _Dispute du Saint-Sacrement_! Je me borne à croire que le beau est
l’éternel domaine de l’art, et que les raisonnements de tous ces
champions de la peinture _humaine et sociale_ ne changeront rien à son
but immuable, qui est de toucher l’âme et d’élever l’esprit en charmant
les yeux. Si Raphaël, même avec des allégories abstraites comme la
_Jurisprudence_, et des scènes antiques comme l’histoire de Psyché, nous
émeut et nous grandit par l’alliance de la beauté morale avec la beauté
physique, il est plus immortellement vivant, plus _vrai_ même et plus
_actuel_ que tous les Brauwer du monde avec leurs horribles cabarets, si
affranchis qu’ils soient de l’esclavage des traditions, et leurs libres
buveurs de bière si peu mythologiques, mais si laids, et qui seraient à
coup sûr plus intéressants s’ils étaient moins réels.


II

Dès qu’on aborde l’étude de la peinture néerlandaise, un nom se présente
tout d’abord, dominant les autres et les absorbant dans son éclat: celui
de Rembrandt. Rembrandt toutefois est le chef plutôt que le type de
l’art de son pays; on peut même le regarder, à bien des points de vue,
comme l’un des moins Hollandais parmi les peintres de la Hollande. Il se
rapproche de ses compatriotes par le réalisme de ses figures, par la
concentration de ses effets, qui est tout l’opposé de l’exubérance de
Rubens et des Flamands, enfin par le choix des personnages, du cadre et
des accessoires de ses tableaux, mais il s’en sépare nettement par
beaucoup d’autres caractères essentiels. Il est plus universel; il
aborde les sujets historiques et religieux; seul il a eu à sa manière
l’éclair de l’idéal, l’intelligence et la volonté du grand style.
Presque seul enfin il a fait école et groupé autour de lui des disciples
et des imitateurs.

Rembrandt est un génie entièrement personnel. Il n’a rien pris à la
convention et à la tradition. Ce n’était pas qu’il l’ignorât: le
catalogue de sa collection d’objets d’art, que ses créanciers firent
vendre à l’encan, existe encore dans la Cour des Insolvables, à
Amsterdam, et prouve l’étendue comme la variété de ses goûts. A côté des
maîtres hollandais et flamands, on y trouve des tableaux italiens, même
de l’école romaine, des gravures de Marc-Antoine et une série de
sculptures antiques. Mais son instinct et son tempérament le poussaient
dans la voie solitaire qu’il suivit jusqu’au bout. Rembrandt a créé sa
peinture de toutes pièces. Il appartient à la race de ces grands génies
incorrects et incomplets, qui ne connaissent point la tranquillité
lumineuse de la perfection, et s’élèvent à la conquête du beau par des
voies troublées et orageuses, en inquiétant l’admiration même. Il est de
ceux dont les défauts autant que les qualités constituent la puissance
originale et saisissante, et qu’on ne pourrait corriger, régler,
émonder, sans leur enlever du même coup leur caractère et leur force,
pas plus qu’on ne pouvait toucher à la chevelure abrupte de Samson.

Rembrandt est un alchimiste qui mêle dans son creuset tous les métaux
ensemble, les tord, les fond, les jette pêle-mêle sur sa palette et en
tire l’or pur, à l’aide de cet agent chimique, la lumière. La lumière
est le principal personnage de tous ses tableaux, suivant l’heureux mot
de M. Charles Blanc en son _Histoire des peintres de toutes les écoles_.
Son grand moyen d’expression et d’effet, c’est le clair-obscur; son
instrument d’idéal et de poésie, c’est le soleil. Pour le manier et
l’assouplir à son gré, de telle sorte qu’il le trouve sous son pinceau
chaque fois qu’il en aura besoin, il commence par imiter ce magicien du
moyen âge qui avait emprisonné un rayon dans une fiole; et dès qu’il le
tient captif, après l’avoir introduit par un soupirail dans sa chambre
obscure, il ne le lâche plus qu’il ne l’ait dompté et dressé à mille
évolutions diverses, qu’il ne lui ait fait exécuter les plus prodigieux
tours de souplesse et de passe-passe. Ici il lui commande de grimper le
long d’une colonne ou de s’enrouler en volutes autour d’une draperie; là
d’esquisser vivement dans l’ombre une figure qui restera dans la mémoire
comme une vision fantastique; ailleurs de tomber comme une pluie d’or
sur un meuble, de ressusciter dans une auréole flamboyante un vieux
corps cassé et jauni, de faire briller en flèche aiguë un œil qui perce
la nuit, de danser comme un feu follet à travers la vaste salle aux
profondeurs mystérieuses et infinies. La lumière, c’est tout pour
Rembrandt: elle supplée au dessin, elle remplace la beauté des formes,
elle crée la pensée et l’expression, ou elle empêche le spectateur d’y
songer. Mais que dis-je, la lumière? C’est de la quintessence et de
l’élixir de lumière. Il tamise le rayon, et trouve moyen de transfigurer
le soleil. Ainsi, du monde le plus prosaïque et le plus bas il fait
jaillir un monde merveilleux et splendide, comme on en voit dans les
contes de fées; d’un effet purement physique il s’élève à un effet
moral. «Il n’a le plus souvent, écrit Joubert dans ses _Pensées_,
représenté qu’une nature triviale, et cependant on ne regarde pas ses
tableaux sans gravité et sans respect. Il se fait, à leur aspect, une
sorte de clarté dans l’âme, qui la réjouit, la satisfait et la charme.
Ils causent à l’imagination une sensation analogue à celle que
produiraient les plus purs rayons du jour, admis, pour la première fois,
dans les yeux ravis d’un homme enfermé jusque-là dans les ténèbres.»

Cet amour de Rembrandt et de tant d’autres peintres hollandais pour la
lumière marque la principale part d’idéal qui se mêle à leur
naturalisme; c’est par là que le rêve s’insinue dans cet art positif et
un peu étroit. Voulant peindre sous sa physionomie la plus riante cet
horizon du sol natal, que nul autre n’égale à leurs yeux, ils
s’attachent à en fixer sur la toile les rayons de soleil et les effets
éclatants. Plus leur ciel est habituellement brumeux, plus ils aiment à
saisir au vol ses rares éclaircies. Il y a là encore une question de
patriotisme et d’amour-propre national.

On sait quelle admirable ressource Rembrandt tire de la lumière dans ses
portraits, et avec quel art infini il en use pour ennoblir une figure,
accentuer le relief et la saveur d’un modelé, faire resplendir un
mendiant comme un roi dans la pourpre et dans l’or. Lui-même il s’est
peint sous les aspects les plus divers et dans les costumes les plus
pittoresques, jeune, vieux, en turban, en toque de velours, tête nue,
une chaîne étincelante au cou, une perle à l’oreille, un sabre à la
main, que sais-je encore? Le musée de Rotterdam n’a de lui qu’un buste
de femme, vrai débris qui semble sur le point de tomber en poussière,
mais qui dans sa ruine a gardé presque toute la magie de ce pinceau
trempé dans le fluide solaire. Cette femme, le visage en pleine lumière,
vous regarde vaguement du fond de la clarté mystérieuse et lointaine où
elle a déjà à demi disparu, comme une apparition de l’autre monde qui se
fond dans les profondeurs du souvenir: le cou et la poitrine ne sont
plus qu’un rêve; le travail de la guipure et le nœud de rubans qui la
fixait au sein vont s’envoler au moindre souffle, comme la traînée de
poudre argentée que laisse à la main l’aile d’un papillon. Mais reculez
de quelques pas, et voici que cette poussière s’anime, que cette ruine
se recompose, s’éclaire et se transfigure, que cette physionomie
resplendit et respire sous la longue chevelure d’une légèreté magique
qui lui fait comme une auréole.

Dans l’œuvre de Rembrandt, les deux _Philosophes en méditation_ du
Louvre représentent, pour ainsi dire, le point de départ logique, le
thème élémentaire du clair-obscur, dans toute sa simplicité primitive
d’invention, mais déjà avec toute son énorme puissance d’effet. Ses
imitateurs ont singulièrement abusé de ce vieillard à longue robe
fourrée, assis près d’une table qui supporte une sphère et je ne sais
quels parchemins sentant le grimoire, dans une vaste pièce voûtée, à
quelques pas d’une espèce de soupirail qui lui envoie sur la face un
rayon de soleil. Le style de Rembrandt a ce malheur qu’il trahit
l’artifice, et se prête par là même aux imitations de ce troupeau
servile pour qui l’art n’est qu’un procédé.

Mais avant les _Philosophes en méditation_, il était déjà entré dans
cette voie qui s’offrit à lui tout d’abord, sans qu’il eût besoin de la
découvrir laborieusement à travers les longues hésitations du début. Le
_Siméon_ du musée de La Haye, qui ouvre la série de ses tableaux connus
(1631), est un éblouissement. Rembrandt ne se préoccupe pas encore ici
du clair-obscur, qui lui viendra bientôt, par réflexion, comme un moyen
de doubler l’éclat en le ménageant. Il n’a pas encore appris cette
sobriété systématique et cette parcimonie du rayon, dont l’effet est
plus grand que celui de la prodigalité. Il est tout entier à l’extase,
au vertige, à l’enivrement de la lumière, qu’il verse à flots, comme une
mer d’or liquide, sur tous les points de sa toile. Les chairs
étincellent, les vêtements flamboient, les ornements du grand-prêtre
jettent des feux comme une rivière de diamants. Il faudrait regarder
cette petite toile avec des lunettes bleues pour n’en être pas aveuglé.
Rembrandt a donné à Siméon une belle tête vénérable et une attitude
vraiment sacerdotale, mais il a mis à côté de lui deux rabbins
fantastiques,--de ces types qu’on n’entrevoit que dans les _ghetto_ des
grandes villes d’Europe. Ces deux rabbins, dont l’un est coiffé de
l’horrible chapeau _tromblon_ que Rembrandt a souvent donné à ses juifs,
servent de repoussoirs au reste de la scène, et ils ont été assurément
copiés sur nature alors que le peintre habitait à l’entrée du
Ioden-brede-straat, à Amsterdam. Je le vois d’ici à la fenêtre de sa
maison, qu’une inscription désigne encore au passant, l’œil plongé sur
la vaste rue toute grouillante de physionomies et de haillons
indescriptibles, et le crayon en main, croquant les vives silhouettes de
cette populace juive, qu’il fera grimacer dans un fourmillement bizarre
au milieu de ses tableaux de l’Ancien et du Nouveau Testament.

Le même musée contient cinq Rembrandt, tous cinq de sa première manière,
et datant de l’époque où il venait de quitter le moulin paternel pour
aller s’établir à Amsterdam. La _Suzanne au bain_, qui est de 1632,
offre la même intensité prodigieuse de la couleur et la même recherche
de l’effet, avec un progrès plus décidé vers l’emploi du clair-obscur.
Cette Suzanne n’est pas une ignoble servante, comme on l’a dit
quelquefois, mais il faut avouer que, sans le rayon projeté sur elle et
les accessoires savamment calculés pour la mettre en relief, aucun
spectateur n’aurait pour elle les yeux des vieillards de la Bible. C’est
une forte femme et une femme mûre plutôt qu’une jeune fille: elle est
d’une santé toute hollandaise et peinte avec plus de vigueur que de
délicatesse et de grâce. Mais on a rarement poussé plus loin cette
chaude vigueur du coloris et cette habile combinaison des détails. Les
sandales brunes, la féronnière d’or au front, le collier de perles, les
longs cheveux roux flottants, la draperie blanche que ramasse vivement
la main gauche de la baigneuse, la robe rouge étendue par derrière,
l’aiguière étincelante posée sur l’escalier qui descend à la source,
enfin le sombre rideau de feuillage qui s’écarte pour encadrer la tête
de l’un des vieillards, cette seule énumération n’affriande-t-elle pas
déjà le regard? Qu’on me pardonne cette description rapide: ce qui s’en
dégage, ce n’est pas absolument la connaissance du tableau, c’est celle
du génie même de Rembrandt, génie fait d’éléments qui semblent
contradictoires, de réalisme et de poésie, de matérialisme et d’idéal,
de sensualité et de mystère.

La _Résurrection de Lazare_ est plus caractéristique encore. Rembrandt
traduit le miracle de la résurrection, dit M. Ch. Blanc, par un miracle
de clair-obscur. «La scène se peint à son imagination comme s’étant
passée dans un caveau sombre, tout à coup illuminé. Pour lui, la vie,
c’est la lumière; la mort, c’est la nuit.» Cette caverne, soudainement
envahie par un torrent de soleil, est le symbole du génie de Rembrandt,
ou, si on l’aime mieux, du procédé qu’il a élevé jusqu’au génie.
Voulez-vous mieux voir encore l’admirable parti qu’il en tire pour
élever, épurer, transfigurer ses compositions, en négligeant, pour ainsi
dire, toutes les autres ressources comme inutiles? Regardez la _Descente
de croix_. Un grand nombre d’excellents artistes ont triomphé dans ce
sujet, depuis, des peintres de premier ordre comme Rubens, jusqu’à des
peintres secondaires, comme Daniel de Volterre et même Jouvenet.
Rembrandt s’y est pris tout autrement qu’eux. Son tableau a des parties
triviales et d’énormes fautes de goût; il est grotesque et il est
sublime,--grotesque à le juger d’après les règles de l’école, sublime
par l’effet et par l’expression. Otez-en le rôle qu’y joue la lumière,
ce n’est plus qu’une scène vulgaire, quelque chose comme un corps chétif
et contrefait, dépouillé de la pourpre qui le drapait en roi. Les
disciples ressemblent à des matelots hollandais ou à des brocanteurs de
la Grande-Rue des Juifs; les saintes femmes ont des têtes de servantes
frisonnes; le Christ est quelque malfaiteur qu’on détache de la potence,
sous la surveillance d’un épais bourgmestre en turban et en manteau
brodé,--car, pour le dire en passant, comme Véronèse et plus que lui
encore, Rembrandt n’a jamais reculé devant un anachronisme pittoresque.
Le pittoresque lui tient lieu de couleur locale; il prend ses
architectures fantastiques dans son imagination visitée par les rêves
des _Mille et une Nuits_, et ses costumes historiques dans le grand
placard, pareil au magasin d’accessoires d’un théâtre voué à la
représentation des pièces romantiques, où gît pêle-mêle tout un arsenal
de défroques, d’armures et de curiosités bizarres.--Mais voici que le
ciel s’ouvre et qu’un jet lumineux, traversant la nuit, vient tomber sur
le divin supplicié et le fait resplendir dans une auréole surnaturelle.
Ce n’est plus un cadavre repoussant de laideur, mais la chair même du
Christ, éclairée par le regard de Dieu et déjà ressuscitée dans la
gloire[28]. C’est là, d’ailleurs, je tiens à le dire, une explication et
non une justification, Rembrandt reste coupable aux yeux de l’art et du
goût de la dédaigneuse incorrection de son dessin et de la vulgarité de
ses types. Que, dans la _Samaritaine_, il fasse de celle-ci une
maritorne comme on en voit dans les quartiers populaires d’Amsterdam,
peut-être l’en absoudrait-on encore; mais qu’il peigne le Christ
lui-même sous les traits d’une sorte de mendiant épais et trivial, voilà
ce que l’amour du clair-obscur ne pourra jamais nous décider à lui
pardonner.

  [28] Rembrandt a représenté, en les idéalisant de la même façon,
    toutes les scènes principales de la vie du Christ. On voit
    agglomérées à la Pinacothèque de Munich, outre la _Descente de
    croix_, «une _Mise en croix_ par un temps sombre et orageux; une
    _Mise au tombeau_ dans l’obscurité d’une voûte profonde; une
    _Résurrection_ illuminée par un rayon fantastique en pleine nuit;
    une _Nativité_ aux reflets d’une lampe; une _Ascension_ où le Christ
    éclaire toute la scène de sa propre lumière.» (_Histoire des
    Peintres_, école hollandaise; _Rembrandt_, par Ch. Blanc.)

Parmi les tableaux de Rembrandt, le plus célèbre par cette incomparable
magie, le chef-d’œuvre et le dernier effort du genre, c’est la _Ronde de
nuit_ du musée d’Amsterdam, pour conserver à cette composition étrange
son titre habituel, quoiqu’elle ne représente point une ronde, et que la
scène ne se passe pas la nuit. Il faut probablement y voir une marche
d’arquebusiers, sortant en tumulte du local de leur corporation pour se
rendre à l’exercice à feu. Rembrandt a inscrit sur un écusson les
principaux noms des personnages de son tableau, et on peut en conclure
que presque toutes les figures sont des portraits. Nul ne s’en douterait
à la façon naturelle, vivante et tumultueuse dont ces physionomies se
meuvent, dont ces attitudes s’harmonisent en se contrastant, dont ces
groupes se mêlent, se dénouent et marchent. Ce serait un long travail de
décrire ce tableau; on l’a fait souvent: M. W. Burger, en particulier,
en a donné une description minutieuse et enthousiaste, que je ne veux
pas recommencer après lui. Il suffira de dire que cette vaste toile, qui
occupe tout le côté droit d’une salle du musée, de la porte à la fenêtre
et du parquet au plafond, offre au regard environ vingt-cinq personnages
débouchant en désordre du fond d’une arcade obscure, armés de lances,
d’épées, d’arquebuses, de haches, de drapeaux, coiffés de casques et de
chapeaux à plumes, couverts d’accoutrements d’une richesse et d’une
variété singulière. La sortie de cette petite troupe a été saisie sur le
vif, et l’on sent encore toute la palpitation de la scène sur la toile.
Un tambour bat sa caisse dans un coin; un gamin, qui s’est affublé d’un
morion, court en avant; une jeune fille, qui ressemble à une péri, se
joue au milieu des soldats; çà et là, l’œil devine plutôt qu’il ne
perçoit des visages vagues, sans âge et sans sexe, qui ressemblent à des
reflets de fantômes. Tout cela est traversé par une lumière prodigieuse
et presque surnaturelle, qui vient on ne sait trop d’où, et qui
ressemble plutôt à un jet électrique faisant sa trouée dans une nuit
épaisse qu’à un rayon de soleil brillant dans la pénombre d’une salle
mal éclairée. Cet éclair éblouissant fixé sur la toile met brusquement
en saillie ici une armure, là une collerette, ou la pointe d’une lance,
ou la plume d’un chapeau, ou la moitié d’un bras, refoulant tout le
reste dans une obscurité profonde. Deux personnages seulement sont en
pleine lumière: le lieutenant qui marche en avant, donnant le bras au
capitaine, et la petite fille mêlée à la troupe. Tous deux, richement
vêtus d’une éclatante étoffe jaune bordée d’or, l’enfant avec des
pierreries sur la tête et au corsage, étincellent comme deux soleils au
centre du tableau. Impossible de rien rêver de plus rutilant, de plus
incandescent, de plus intense que les tons dorés du pourpoint et du
chapeau du lieutenant, de la robe et des perles de la jeune fille, ou
même de sa figure, qui, dans cette orgie de lumière, paraît d’or
bouillonnant comme sa robe. On dirait que Rembrandt les a peints avec un
métal en fusion qui ne s’est pas refroidi. La plus grande partie des
têtes, plus ou moins éclaboussées du rayon qui perce la salle, sont
d’une vérité, d’une vie, d’une expression pour ainsi dire flamboyantes.
Il y a dans les attitudes quelque chose de fier, de svelte et de cambré,
dans les gestes et l’allure un mouvement, une aisance libre et
souveraine, comme il sied à une compagnie de riches bourgeois faisant
fonction de gardes civiques.

Il n’est peut-être pas de tableau au monde qui soit d’un effet plus
surprenant. Quoique pris en plein dans la réalité, il produit
littéralement une impression féerique. Au bout de quelques minutes de
contemplation, il se dégage de ces ténèbres fourmillantes et de cette
lumière fantastique je ne sais quel vertige communicatif; le cadre
disparaît, le mur recule et se creuse en arcade, la toile s’anime, les
personnages crient en tumulte et marchent sur vous, vigoureusement
poussés par les masses d’ombre dans les rayons de soleil qui semblent
les darder en avant. Mais il faut bien se garder de mettre la _Ronde de
nuit_ à la hauteur de ces grands et purs chefs-d’œuvre où la recherche
de la beauté idéale domine celle de l’effet, et qui ne se préoccupent
que de la perfection, de l’harmonie, de l’ensemble, de l’équilibre des
parties, de la convenance suprême de chaque détail. Non-seulement la
lumière est distribuée ici d’une façon qui semble arbitraire et
capricieuse, mais cette fois Rembrandt a vraiment dépassé la limite de
la nature et de la vérité. Il s’est enivré de lumière, comme les
Bacchantes s’enivraient de raisin. Ce n’est pas au soleil de la Hollande
qu’il a emprunté ses rayons, c’est à celui des tropiques; ou plutôt il a
créé lui-même un soleil plus riche que celui du bon Dieu, un soleil
élevé à sa dixième puissance, qui a la propriété particulière de faire
éclater, comme une flamme dans la nuit, les objets qu’il effleure, en
redoublant l’ombre sur les endroits voisins. En outre, on y voit trop la
main de l’artiste et on y sent l’effort. Rembrandt, le peintre de la
lumière, n’en a pas la sérénité tranquille et bienheureuse; il la
conquiert de vive force et la surmène, comme fait un écuyer de son
cheval, pour en tirer tout ce qu’elle peut rendre. Le but est atteint,
dépassé même, mais en trahissant les moyens qui l’ont produit. La
simplicité lui manque, et cet art suprême qui consiste à cacher l’art:
on dirait au contraire qu’il fait étalage de son artifice. La monotonie
du procédé saute aux yeux, malgré la variété des effets. La jouissance
du spectateur est mêlée d’une certaine fatigue, et la sensation qu’il
éprouve a quelque chose d’aigu qui ressemble à une souffrance. Il faut
bander tous les ressorts de son attention pour suivre dans ses détails
cette savante partie d’échecs jouée avec le soleil. La _Ronde de nuit_
ne vise, en somme, qu’à stupéfier le regard: dans ces limites, c’est un
incomparable chef-d’œuvre, mais on peut aspirer plus haut, Dieu merci.

Toutefois Rembrandt, comme la plupart des grands peintres et plus que
beaucoup d’entre eux, a suivi plusieurs manières, non pas successives,
mais employées par lui suivant le caprice ou l’inspiration du moment. La
_Ronde de nuit_ est le type le plus complet de la manière où domine
l’emploi du clair-obscur; la _Leçon d’anatomie du Docteur Tulp_ (1632),
qui fait partie du musée de La Haye, est le chef-d’œuvre de son autre
manière, plus simple dans ses effets et plus finie dans ses détails. Les
idolâtres de Rembrandt, spécialement M. W. Burger, trouvent ce tableau
froid à côté du précédent: il est certain qu’il ne produit pas cet
étourdissement fantasmagorique et prestigieux, cette éblouissante
fascination qui, d’ailleurs, comme le fait remarquer M. Ch. Blanc,
eussent juré avec l’autorité scientifique du sujet. Mais si l’on n’en
est pas saisi et renversé comme par la _Ronde de nuit_, peut-être en
emporte-t-on une impression plus durable et plus profonde. Ce n’est pas
seulement le regard qui est pris ici, c’est l’intelligence. La _Ronde_
est le triomphe de l’art pour l’art, mais il y a une pensée dans la
_Leçon d’anatomie_. La science et l’habileté sont aussi parfaites sans
être aussi tourmentées; les sens mêmes sont aussi satisfaits sans être
aussi surpris. Le raccourci du cadavre et sa carnation, l’admirable
naturel et la variété des attitudes, des gestes, des expressions, la
tranquillité souveraine, du professeur, la vérité calme et forte de
chaque détail, le contraste supérieurement rendu entre ce mort qu’on
dissèque et la vie qui anime les regards avides des spectateurs, enfin
les prodiges du dessin et l’unité puissante de la composition, tout fait
de la _Leçon d’anatomie_ l’œuvre la plus parfaite et la plus
irréprochable dont se puisse glorifier le réalisme, entendu dans le sens
le plus élevé du mot.

Cette toile est de la première époque de Rembrandt; ses _Syndics_, du
musée d’Amsterdam, qui datent des dernières années de l’artiste (1661),
rentrent à peu près dans la même manière, et semblent indiquer de sa
part un retour vers une pratique à la fois plus simple et plus ample que
celle de la _Ronde de nuit_, quoiqu’il ait gardé de son commerce avec la
lumière ces beaux tons dorés qu’il donne à la carnation de ses
personnages. Toutes les têtes sont à peu près éclairées de la même façon
et avec une force égale, sauf une seule, rejetée en partie dans la
demi-teinte. Cette fois c’est le contraste des vêtements sombres et
l’ombre portée des chapeaux qui font éclater les figures dans un relief
vigoureux, car Rembrandt, même lorsqu’il est simple, ne néglige jamais
les petits secrets du métier. Ces physionomies sont modelées avec un
soin, une science et une vie incroyables; la facture est sobre, sévère
même, mais plus chaude et plus magistrale encore que celle de la _Leçon
d’anatomie_.

Il est remarquable que les plus beaux types de Rembrandt se trouvent
dans ses portraits, ou dans ces tableaux qui ne sont autre chose que des
collections de portraits groupés et mis en scène, comme les trois que
nous venons d’examiner successivement. C’est par là que ces derniers
peuvent passer pour ses chefs-d’œuvre. Presque partout ailleurs, ses
types sont vulgaires, ou même grossiers. Par quelle anomalie le même
homme qui dessinait si noblement les figures du porte-drapeau de la
_Ronde_, du professeur Tulp et des _Syndics_, a-t-il donné, dans ses
grandes compositions bibliques, de pareilles têtes et de pareils corps à
l’enfant prodigue, à la Samaritaine, à Joseph d’Arimathie, à la Vierge,
au Christ, sans parler de ses Bethsabées, de ses Suzannes, et de ses
Danaés? Il lui eût été facile de trouver pour eux des modèles aussi
beaux que ceux de ses portraits, et il semble qu’ayant cette liberté de
choix et n’étant pas astreint à reproduire servilement les figures qui
posaient devant lui, il eût dû en profiter pour mieux faire. Mais non:
l’amour du réalisme lui est si naturel et si intime que, dès qu’il n’est
plus retenu, il s’échappe irrésistiblement vers la laideur, pourvu
qu’elle soit caractéristique et accentuée. Le premier juif à nez crochu
et à longue barbe qui passe sous sa fenêtre lui est bon pour représenter
le Christ. Ce qu’il cherche et ce qui lui tient lieu du beau dans ses
physionomies, c’est le caractère, c’est l’expression. Il a pour la
noblesse ou la pureté du dessin l’insouciance hautaine de Shakespeare
pour les règles d’Aristote: on dirait qu’il fait parade de les mépriser,
qu’il tient à mieux témoigner sa force en montrant qu’il est au-dessus
des lois élémentaires de l’art et qu’il n’a pas besoin de les suivre
pour arriver au but. Il l’a presque prouvé, en effet, et ce n’est pas là
son moindre miracle.

Rembrandt a traité tous les sujets et travaillé dans tous les genres: le
portrait, l’histoire, les tableaux religieux, le paysage, la mythologie,
les scènes anecdotiques et familières. Mais dans cette diversité
infinie, il reste toujours le même et reconnaissable au premier coup
d’œil. Peinture de genre ou peinture d’histoire, ce n’est pour lui qu’un
changement d’étiquette. Tous les sujets se dessinent, se groupent et
s’éclairent dans sa tête d’une façon analogue. Les classifications
usuelles des catalogues seraient fort déplacées pour lui, et il n’y a
pas lieu de l’étudier séparément sous ses diverses faces. Peintre ou
graveur, il est le même aussi. Dans cette rapide étude, qui n’embrasse
que le Rembrandt des musées hollandais, je n’ai point à m’occuper
spécialement de ces prodigieuses eaux-fortes, appréciées à l’égal de ses
tableaux, et où il a déployé la même puissance dans la recherche des
mêmes effets.

Comme on l’a vu, Rembrandt a au plus haut point l’intelligence de cette
qualité secondaire de l’art, nommée le pittoresque, qui saisit si vite
le spectateur. La lumière est un clavier enchanté qui rend tous les sons
et exprime tous les sentiments sous sa main. Il excite l’âme à la
rêverie, en ne lui montrant nettement qu’une partie du sujet, et en
reléguant dans l’ombre toutes les autres, qu’on n’entrevoit que par
degrés, qu’on devine même autant qu’on les voit: par là, l’esprit
entraîné au delà du réel, suppose, conjecture, crée lui-même ce que le
peintre lui cache. Le clair-obscur est une sorte de rideau mystérieux
que Rembrandt tire sur ses œuvres pour leur donner les perspectives
enchantées du songe. Mais est-ce une raison pour le regarder, avec ses
partisans fanatiques, comme un grand penseur et un profond philosophe!
Je crois, pour ma part, qu’on prête à Rembrandt beaucoup d’intentions
qu’il n’a jamais eues, et que ses clairs-obscurs n’ont pas toutes les
profondeurs de pensée qu’on y cherche. Ce n’est pour lui, la plupart du
temps, qu’une question d’effet matériel, un moyen de donner plus de
relief et d’éclat à certaines parties de sa composition. Rembrandt songe
à l’œil plus qu’à l’âme, et c’est par un procédé purement mécanique,
pour ainsi dire, et comme par un tour de prestidigitation, qu’il arrive
jusqu’à celle-ci. Son art est une combinaison de rouages ingénieux qui
peuvent se décomposer et s’expliquer presque mathématiquement. Il n’a
fait que porter à son plus haut point le caractère commun à toute
l’école hollandaise en élevant le métier jusqu’à l’idéal, en tirant de
la combinaison des couleurs et de la lumière tout ce qu’elles peuvent
contenir de poésie.

En somme, il faut avoir le courage de le dire, Rembrandt, qui est
peut-être le _peintre_ le plus merveilleux du monde, n’occupe qu’un rang
secondaire dans l’_art_, à prendre ce mot en son sens le plus large et
le plus complet. C’est un enchanteur qui vous fascine et vous ensorcelle
plus qu’il ne vous élève. Il commence par séduire son juge: un charme si
étrange et si pénétrant se dégage de ses toiles que les facultés
critiques de celui qui le regarde en sont souvent comme engourdies, et
qu’un verdict sévère aurait toute l’apparence d’une ingratitude.
Pourtant qu’on se roidisse contre cette impression et qu’on l’envisage
bien en face, osera-t-on le mettre sur la même ligne que ces purs et
grands génies qui ont vu le beau dans son essence même, et l’ont réalisé
sous ses divers aspects? Rembrandt est sans rival sur les points où il a
porté tout son effort, mais que de chutes et de lacunes dans tout le
reste! Il a le secret d’une lumière magique, l’éblouissement d’un
coloris prodigieux, le don de l’expression, la science de l’arrangement,
de la composition, une touche d’une franchise et d’un esprit singuliers,
la largeur et la puissance de l’exécution, une originalité saisissante;
mais la trivialité opiniâtre de ses types, le rôle que joue chez lui le
procédé factice et systématique, enfin la monotonie des artifices qu’il
met en œuvre, le font redescendre à son vrai rang, quand la réflexion a
dissipé ces fumées de l’ivresse dont il vous remplit d’abord les yeux,
et au milieu desquelles, comme le Génie des contes de fées, il apparaît
lui-même dans des proportions fantastiques.


III

Rembrandt fit un grand nombre d’élèves, dont chacun se découpa sa petite
province dans le vaste royaume du maître. Ce sont, par exemple, Gérard
Dow, qui lui prit le fini de sa première manière en le poussant jusqu’à
sa limite extrême, et dont les tableaux semblent parfois l’œuvre d’un
farfadet peignant avec le duvet le plus impalpable de l’aile d’un
colibri; le grossier Jean Victor, ou Fictoor, réaliste à l’épaisse
écorce, beaucoup trop exalté par M. W. Burger; Ferdinand Bol, qui a
laissé d’admirables portraits d’un modelé tranquille et ferme, d’une
facture aisée et claire, sinon d’un style très-élevé; Van Hoogstraten et
d’autres, qui ont porté l’imitation jusqu’au plagiat et au pastiche, en
particulier Van Eeckout, qu’au premier abord on pourrait souvent
confondre avec Rembrandt, dont il ne se distingue que par une touche
moins hardie et moins spirituelle. Il y a encore ce Fabricius,
d’ailleurs presque inconnu, mais auteur d’un étrange et saisissant
portrait du musée de Rotterdam, qui, pendant dix ans, a été exalté à
l’envi par les critiques comme un Rembrandt de la plus grande manière,
avant qu’une découverte décisive eût montré sous la fausse signature du
maître, ajoutée après coup, celle de son obscur disciple. C’est une tête
à la fois commune et fière de paysan du Danube, une espèce de Neveu de
Rameau, d’un dessin bizarre et d’une expression singulièrement résolue,
intelligent et grossier, inculte et débraillé, presque cynique, aux
longs cheveux mal peignés, à la figure malpropre, à la poitrine velue,
un _faubourien_ par l’apparence physique, mais un aristocrate par le
port de tête et l’expression du regard. Il y a vraiment une flamme
intérieure sous ses joues creuses et flétries, sous ce front plat et
couvert. La pensée ne viendra à personne de rire de ce Chodruc-Duclos,
s’il le rencontre dans la rue, tant il rend toute raillerie impossible
en vous regardant de son air froidement dédaigneux. Le tout large et
franc, et simplement éclairé avec des ombres vigoureuses et de fortes
demi-teintes. Ce Fabricius était un rude pinceau!

Parmi ces élèves de Rembrandt, quelques-uns, comme Gérard Dow, Govaërt
Flinck, F. Bol, Van der Meer de Delft, et Nic. Maas, sont beaucoup plus
Hollandais que leur maître, et représentent bien mieux l’art national
dans son essence même. Les Hollandais pur sang, ce sont encore les
peintres de _Doelenstuks_ et de _Regentstuks_,--comme on dit en
Hollande,--de paysages, d’animaux et de marines, de scènes de la vie
familière et d’intérieurs bourgeois ou rustiques, enfin cette nuée de
petits maîtres dont les principaux sont merveilleusement représentés au
Louvre, et souvent même par leurs chefs-d’œuvre.

Dans ces diverses catégories, je veux choisir deux artistes, de nature
très-opposée, qui peuvent passer, chacun en son genre, pour deux types
de l’art hollandais, pour les deux expressions antithétiques du génie et
du tempérament nationaux, sous leurs faces principales: Barthélemy Van
der Helst (1612-70), et Jan Steen (1636-89). Van der Helst est le
Thucydide de la peinture hollandaise; Steen, son Molière en miniature.
L’un représente les scènes historiques et les personnages distingués: il
nous montre les bourgmestres et chefs de corporations dans leurs ghildes
et leurs banquets solennels; l’autre s’attache aux intérieurs joyeux,
aux repas de noces, aux scènes de corps de garde, à toutes les fêtes
populaires, où l’on rit à pleine bouche, où l’on boit à plein verre.

Rien ne repose l’âme et ne la porte au calme comme la vue d’un tableau
de Van der Helst. Cela est tranquille, posé, d’une puissance placide,
gras et majestueux, flegmatique et respectable au possible. Les bonnes
figures bataves que l’on doit à sa brosse patiente et magistrale! Nul ne
sait mieux faire reluire l’auguste dignité du bourgmestre sur la face
épanouie d’un commerçant du Kalverstraat, arrondir l’écharpe officielle
aux flancs vigoureux, ou la fraise empesée au col apoplectique d’un
capitaine d’arquebusiers, planter dans les festins civiques la vieille
corne traditionnelle, enrichie de sculptures, aux mains potelées d’un
magistrat ventru. Et ne craignez pas que la moindre intention satirique
se mêle au portrait, et que l’épigramme ricane en quelque coin de la
toile! Non pas: les arbalétriers bourgeois de Van der Helst sont
convaincus comme des Romains de David.

Van der Helst a, au Louvre, un précieux échantillon de sa manière dans
le _Jugement du prix de l’arc_; mais, pour le bien juger, il faut voir,
au musée d’Amsterdam, le _Banquet des gardes civiques_, qu’on a placé
vis-à-vis la _Ronde_ de Rembrandt, comme le digne pendant de ce rare
chef-d’œuvre. Van der Helst est l’antipode de Rembrandt, qu’il balance,
qu’il surpasse peut-être dans l’admiration de ses compatriotes. Beaucoup
d’entre eux regardent son _Banquet_ comme la merveille de l’école
hollandaise. Il faut un singulier éclectisme pour admirer également deux
peintres et deux tableaux aussi différents que le jour et la nuit. De
Rembrandt à Van der Helst, il y a la distance du tempérament nerveux
d’un visionnaire qui poursuit des esprits dans l’ombre, au calme
lymphatique d’un honnête et savant peintre de portraits, qui fait
laborieusement bien son sillon. Rembrandt est un poëte passionné, tirant
le fantastique de la nature, comme l’Américain Edgar Poë, et
transfigurant la réalité; Van der Helst est un annaliste consciencieux
et correct, rendant son sujet tel que tout le monde l’a vu, sans faire
un pli à son pourpoint ni une tache à ses manchettes, avec une
exactitude judicieuse et une bonhomie parfaite, n’y mettant pas du sien,
mais n’en retranchant rien non plus. Ce n’est qu’un portraitiste élevé à
sa plus grande puissance, mais il n’a pas de supérieur dans l’art de
grouper ses modèles et d’en faire un tableau d’histoire.

Le _Banquet des Arquebusiers_ ou de la _Garde civique_ est justement une
collection de portraits en pied, arrangés avec un art infini dans toutes
les postures, autour d’une table plantureusement servie. Le peintre a
trouvé moyen de ne sacrifier aucune de ces physionomies: une lumière
égale et tranquille les éclaire toutes de la même façon, et pas une ne
se présente de profil; on en trouverait au plus quatre ou cinq qui se
présentent de trois quarts. Mais cette impartialité et ce sang-froid
vont précisément contre leur but: l’attention se divise et s’éparpille,
l’œil se fatigue à errer de l’une à l’autre de ces figures sans
qu’aucune le retienne plus que sa voisine; il voudrait rencontrer un
angle, une ombre, un point de repère, quelque chose pour s’accrocher, et
il roule sur une surface également arrondie, éclairée et capitonnée
partout. Il y a, du reste, des détails superbes dans cette immense
toile, et peints avec une largeur, une vérité, une expression
surprenantes. L’art et la nature s’y combinent avec une extraordinaire
habileté. Néanmoins, on finit par y sentir l’effort: tous ces
personnages savent trop qu’on les regarde: on voit qu’ils ont posé
devant le peintre et qu’ils posent devant le spectateur, dans une
attitude très-naturelle sans doute, mais arrangée en vue de la
composition.

Van der Helst a encore, au musée d’Amsterdam, un autre tableau du même
genre, d’une facture plus ferme, ou du moins d’un effet plus concentré,
qui est une variante de celui du Louvre. Je ne parle pas de ses
portraits, qui sont souvent des chefs-d’œuvre. Sous l’apparente froideur
de ce peintre, il y a de la force et de la vie. Son pinceau est souple
et ferme, habile et naïf à la fois. Il fait de la peinture propre et
minutieuse, qui transporte les bourgeois, amis de l’art tiré au cordeau;
et pourtant c’est aussi de la peinture savante, qu’admirent les plus
difficiles et les plus dédaigneux. Ses modèles sont étudiés avec soin,
même lorsqu’ils sont d’une facture lisse et léchée; ses physionomies ont
une expression parfaite de vérité vivante, et portent toutes les nuances
de leur caractère sous le masque immobile dont elles semblent d’abord
uniformément affublées.

Les assemblées de bourgmestres et les banquets de gardes civiques, comme
ceux qu’a représentés Van der Helst, constituent tout le genre
historique de l’école hollandaise, qui est restée fidèle à la peinture
intime et réaliste, aux scènes d’intérieur et de bourgeoisie, jusque
dans les tableaux d’histoire. Elle n’en a pas d’autres, et ses hôtels de
ville comme ses musées en sont pleins. Frans Hals, J. Van Ravesteyn, de
Keyser, Jacob Backer, Govaërt Flinck et Karel Dujardin ont laissé, après
Van der Helst, les plus précieux échantillons du genre. L’aspect de
toutes ces toiles n’est pas très-varié, et à plus forte raison la
description en serait-elle un peu monotone. J’y renonce, et je me hâte
de passer à Jan Steen, qui me sollicite depuis longtemps.

Les Hollandais sont fiers de Rembrandt, de Van der Helst, de Paul
Potter, de toute leur précieuse école de petits maîtres, qui n’a point
de rivale au monde; mais ne vous y trompez pas: leur vrai favori, c’est
Jan Steen. Ils s’enorgueillissent des autres, ils jouissent de celui-là.
Jan Steen est l’enfant gâté, le joyeux et spirituel espiègle de la
maison, à qui les graves parents passent tout, en grondant quelquefois
un peu, charmés qu’ils sont de ses gentillesses. Au milieu de tant
d’artistes, plus grands et plus illustres, il est l’ami de cœur, le
peintre populaire par excellence. Les Hollandais ne prononcent pas son
nom sans sourire d’aise; ils contemplent, le cœur épanoui, ses joyeuses
compositions, comme on écoute autour de la table les vieilles et bonnes
plaisanteries traditionnelles du conteur en titre de la maison.

Il s’est formé, sur le compte de ce peintre brasseur et cabaretier,
toute une série de légendes qui le représentent comme la meilleure
pratique de son cabaret, et buvant gaiement son fond avec son revenu, en
compagnie de ses confrères du pinceau, de sa femme Marguerite et de sa
légion de marmots. Il y a du vrai dans toute légende, et, d’ailleurs, il
suffit de regarder les tableaux de Steen pour deviner comme il menait
rondement la vie à grandes guides, narguant la misère d’un front
toujours serein. Nous le retrouvons sans cesse dans ses toiles, fumant
d’immenses pipes, à califourchon sur une chaise, et, aux moments les
plus graves, jouant du violon pour faire danser son chien. Au milieu
d’une telle vie, on se demande comment il avait le temps de manier le
pinceau, et surtout comment il put tant produire. Il fallait qu’il eût
la peinture innée, pour ainsi dire, et créât ses petits chefs-d’œuvre en
se jouant, comme il faisait toutes choses.

La prédilection des Hollandais pour Steen est méritée. Mieux que les
deux Ostade, que Brauwer, Bega, Dusart, Brekelenkamp, etc., Jan Steen
représente sincèrement et naïvement le côté badin des mœurs nationales,
les fêtes et les amusements du pays. C’est la Hollande déridée; c’est le
sérieux et laborieux peuple batave, saisi dans le secret de sa gaieté
intime, et pris en flagrant délit d’expansion, à table, le pot de petite
bière en main, fredonnant des refrains bachiques, savourant le poisson
aux pommes de terre,--ou au coin du foyer, lorsque l’enfant dépose son
sabot dans la cheminée pour la visite du grand saint Nicolas, et que la
ménagère accorte, dépendant un jambon fumé, lorgne du coin de l’œil le
mari rubicond assis près du berceau. C’est pour cela que je le choisis
entre beaucoup d’autres, et aussi,--dernière raison non moins
concluante,--parce qu’il est beaucoup moins connu en France que la
plupart de ses rivaux.

Nous avons bien au Louvre, il est vrai, un de ses tableaux, parfaitement
authentique, où l’on peut prendre une idée de sa manière, mais rien
qu’un, et ce n’est pas assez. Sans compter que ce tableau-là n’est pas
de ses meilleurs, au moins pour la naturelle et facile allure de
l’ensemble et pour la saveur du coloris. Mais on trouve Steen à chaque
pas en Hollande[29]. Toutes les collections publiques et particulières
l’étalent à la place d’honneur. Cela commence (ou du moins commençait-il
y a quelques années) à Dordrecht par la galerie de M. de Kat, et se
poursuit sans interruption jusqu’au fond de la Frise. Au musée de
Rotterdam, Steen se montre déjà pour ainsi dire au complet, non pas dans
sa plus belle manière, mais sous ses diverses faces: comme peintre
d’intérieurs familiers et plaisants, avec la _Saint-Nicolas_, de scènes
de places publiques et de petites comédies médicales, avec l’_Extraction
du caillou_, voire comme peintre religieux et portraitiste. La
_Saint-Nicolas_ a bien de la gaieté, de l’esprit, de la vérité et de la
finesse, mais la couleur en est un peu terne et grise, comme il arrive
parfois aux tableaux de Steen. Il a souvent traité ce sujet, et l’une de
ses meilleures toiles en ce genre, par le naturel des attitudes, la
vérité de l’expression et la verve tempérée, c’est celle du musée
d’Amsterdam, où l’on reconnaît en partie la famille du peintre, qui lui
servait presque toujours de modèle et que nous retrouverons fréquemment
encore. Jan Steen a surtout prodigué dans ses toiles sa ronde et vive
_ménagère_, s’il est permis d’employer ce terme hasardé en parlant de la
gaillarde fille de Van Goyen, si bien faite pour un mari comme le sien.
Les mêmes personnages reparaissent périodiquement chez lui, comme dans
les pièces de Molière ou la _Comédie humaine_ de Balzac; mais il les a
sous la main, dans sa maison, et généralement il ne va pas les chercher
ailleurs.

  [29] Moins encore toutefois qu’en Angleterre. On comprend cette
    prédilection de la patrie d’Hogarth pour Jan Steen.

L’_Extraction du caillou_ représente un maniaque qui se figure avoir une
pierre dans la tête, et un médecin qui, pour flatter sa folie, feint de
lui faire l’opération. Cette petite scène est charmante: le malade
exécute une grimace d’une vérité parfaite, et rien de plus varié que
toutes les expressions des assistants, depuis celle de la vieille qui se
maintient à l’état calme, en se contentant d’allonger si drôlement sa
figure, jusqu’aux contorsions désordonnées du petit polisson qui assiste
à la scène, et à l’expansion de l’énorme fumeur dont la lèvre rutile en
se crispant autour de la pipe.

Jan Steen est souvent revenu à ce genre de scènes. Il a encore cela de
commun avec Molière que la médecine et la chirurgie jouent un grand rôle
dans ses ouvrages. Il a créé toute une Faculté qui est à mourir de rire.
Au premier rang de ses petites comédies médicales figurent naturellement
les clystères et leur indispensable appendice, ce vase vulgaire dont
Scarron a abusé dans son _Roman comique_, et qui se fait sentir trop
souvent chez Molière et Regnard. Les malades de Jan Steen ressemblent à
la Lucinde du _Médecin malgré lui_ et de _l’Amour médecin_: elles ne
sont malades que parce qu’elles le veulent bien, et on devine la vérité
à quelque significatif accessoire dissimulé aux yeux du médecin, de
telle façon pourtant que le spectateur l’aperçoive tout de suite. C’est
presque toujours madame Steen en personne qui a posé pour ces malades en
parfaite santé, avec sa belle robe jaune, son caraco pimpant, et sa
physionomie indolemment mutine. Quant à ses médecins, vêtus de noir,
pénétrés de leur importance, l’air capable, ils ont d’honnêtes et
sérieuses figures, l’attitude gourmée, le crâne pointu, et ils poussent
la conscience et le scrupule de leurs fonctions jusqu’à disputer
solennellement à la servante le droit d’administrer eux-mêmes le remède
cher à M. Purgon[30].

  [30] Voir la _Visite du médecin_, de la galerie Steengracht, à la
    Haye; la _Malade d’amour_, du musée Van der Hope; le _Charlatan_, du
    musée d’Amsterdam; les deux scènes de médecins et le _Dentiste_, du
    musée de La Haye.

La troisième toile de Steen à Rotterdam a quelque chose de plus
inattendu: c’est une scène de l’Ancien Testament, vraiment oui! le jeune
Tobie guérissant son père avec le fiel du poisson. Cela est traité avec
la gravité séante; mais, voyez le malheur! c’est presque aussi plaisant
que les précédents tableaux. Steen est si bien né pour le badinage que,
même quand il veut être sérieux, on croit qu’il rit, et qu’on rit de
confiance dès qu’il prend le pinceau. Il ressemble à ce marquis de
Bièvre, qui ne pouvait persuader à personne qu’il ne faisait pas de
calembour, même en disant: _Bonjour_. La gravité lui va mal, l’histoire
pas du tout, la Bible encore moins. Un mot fera juger de la physionomie
et de la couleur locale de ce _tableau religieux_: c’est que je l’ai
pris d’abord pour l’_Extraction du caillou_. Le jeune Tobie, en
justaucorps et en culotte courte, pourrait assez bien représenter le
docteur; le père figure le malade soumis à l’opération, et pour la
vieille mère, qui tient d’une main celle de son mari, de l’autre une
chandelle, Steen en a trouvé le type et le costume dans quelque ruelle
d’Amsterdam. On voit que ma méprise était assez naturelle, et qu’elle
peut s’avouer sans honte.

Cette fantaisie bizarre de peindre des tableaux religieux est venue
plusieurs fois à Jan Steen: il faut dire, pour expliquer la chose, qu’il
était catholique, et qu’il lui prenait parfois sans doute des remords de
ses gaudrioles; mais l’effet n’en était pas heureux et pouvait faire
suspecter la sincérité de son repentir. C’est ainsi encore que, dans son
_Adoration des Bergers_ (galerie d’Arenberg, à Bruxelles), ses types
sont d’une vulgarité si incroyable, si grotesque même, qu’on pourrait
croire à une intention caricaturale. Il a fait aussi un _Jésus prêchant
dans le désert_, sans parler d’un sujet grec et d’un sujet romain,
l’ambitieux! Généralement, il sait mieux se rendre compte de ses
aptitudes, et ses scènes bibliques elles-mêmes sont plus appropriées à
ses goûts et à son tempérament. Par exemple, une de celles auxquelles il
revient sans cesse en dilettante, en gourmet expert, ce sont les _Noces
de Cana_. Voilà du moins un sujet qu’il comprend à merveille, et où il
n’est pas déplacé. Justement en cette même galerie d’Arenberg, où
l’_Adoration des Bergers_ fait si piteuse mine, vous le retrouverez avec
des _Noces de Cana_, qui sont une merveille. Je ne vous dirai pas qu’il
faille y chercher le sens mystique, le côté grandiose et solennel, ni
même simplement la couleur locale. Hélas! non: pour Jan Steen, les
_Noces de Cana_ ne sont rien autre chose qu’une kermesse-monstre, une
colossale ripaille. C’est une scène de francs buveurs enchantés de la
bonne occasion qui se présente. Une multitude d’épisodes pleins d’esprit
et de verve égayent encore la composition. Sur le premier plan, un
gaillard de robuste encolure, superbe d’expression gouailleuse et
jubilante, contemple amoureusement son verre plein, qu’il soulève à la
hauteur de ses yeux, sans s’occuper d’une vieille qui le tire par le pan
de son habit. Ici un enfant boit à même au broc qu’un autre soutient à
ses lèvres; là un convive cherche à ramener un vieux, digne et rogue,
qui semble s’être éloigné d’indignation au moment où le vin a manqué.
L’un chante, un autre danse dans un costume de fou, un gamin roule un
tonneau, un domestique se hâte de profiter du miracle en remplissant une
cruche à la fontaine. Partout un fouillis de têtes importantes,
narquoises, étonnées, joyeuses, rayonnantes d’admiration et d’extase.
Steen a eu grand soin de prendre son sujet à l’instant précis où le vin
vient de reparaître. C’est la scène biblique entrevue à travers la
lorgnette d’un Hollandais et d’un peintre de cabarets. Il a du moins
fait effort pour s’élever à un plus haut idéal dans la figure du Christ;
mais l’idéal de Jan Steen ne dépasse pas la conception sublime d’un
jeune homme maigre, et qui tâche, sans y réussir, d’avoir l’air
distingué. La Vierge est d’une expression moins heureuse encore, et
surtout je me déclare impuissant à dépeindre la stupidité burlesque du
cercle de buveurs qui se penchent vers elle, pour la contempler avec
admiration et lui témoigner leur reconnaissance. Si la Bible était
pleine de noces de Cana, et si l’on pouvait consentir à confondre les
noces de Cana avec les noces de Gamache, Jan Steen serait le premier
peintre religieux du monde.

Avec les noces et festins nous rentrons en plein dans le vrai Steen. Les
deux bons tiers du catalogue de ses œuvres ne se composent pas d’autre
chose, et ses intérieurs ou ses portraits ne sont le plus souvent qu’un
prétexte honnête d’y revenir sans en avoir l’air. Il y a, par exemple,
une solennité de famille où il retombe sans cesse par une pente
naturelle, comme le Flamand Jordaëns, auquel il ressemble assez souvent,
avec moins d’exubérance et de fougue dans l’exécution: c’est la _Fête
des Rois_. La collection de Kat en possédait une très-jolie, où on le
voyait lui-même dans le coin du tableau, la pipe à la bouche, tournant
vers le spectateur sa bonne face riante et fine, côte à côte avec sa
maîtresse-femme, qui n’engendrait pas non plus la mélancolie, et, au
milieu d’une nuée de marmots, mettant la main dans les sauces et le pied
dans les plats. J’en ai vu une autre, au musée Van der Hoop, d’une
largeur, d’une aisance et d’une vivacité charmantes, sauf quelques
détails un peu secs et roides. Toute la famille y figure invariablement,
y compris la belle-sœur, le vieux père, patriarche en barbe blanche,
mais encore vert buveur, et la grand’maman qui fait sauter sur ses
genoux le petit dernier en bourrelet, ou donne la becquée à quelque
grosse figure chiffonnée, pleurant d’un œil et riant de l’autre;--y
compris aussi le chien, le chat et la perruche.

Parmi les intérieurs de famille du musée de La Haye, il en est un qui
s’intitule solennellement: _Tableau de la vie humaine_. Une servante qui
prépare des huîtres, Jan Steen jouant du luth à table, des enfants qui
portent un broc et un panier de fruits et qui jouent avec un chat; un
autre qui, de concert avec un vieillard, agace un perroquet; des
personnages divers qui jouent, boivent et fument, voilà ce _Tableau de
la vie humaine_! Mais Steen n’est pas responsable de ce titre ambitieux,
et il est à croire qu’il n’avait pas de si hautes prétentions pour son
œuvre. Disons pourtant qu’il semble bien avoir voulu y mettre en scène
les divers âges et les divers courants de la vie, et qu’on y saisit çà
et là des intentions emblématiques et allégoriques,--par exemple, dans
la potence, représentée derrière les joueurs et les buveurs, dans le
jeune homme couché à côté d’une tête de mort et soufflant des bulles de
savon, surtout dans le rideau qui remplit tout le haut du tableau et qui
semble sur le point de mettre fin à la scène en tombant. Le tabac, le
jeu, le vin et la musique tiennent une place considérable dans le
_Tableau de la vie humaine_, tel que Jan Steen la comprend. Une pipe,
une bouteille, des cartes et un violon, voilà les éléments essentiels de
toutes ses compositions. C’étaient là les grandes voluptés de son
existence, et il était naturel qu’il les choisît pour en faire l’image
des plaisirs fugitifs de la vie.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, nous ne pouvons oublier
l’_Orgie_ du musée Van der Hoop, à Amsterdam. Le sujet est scabreux, et
résolument abordé de front. A n’envisager que la facture, ce tableau est
un de ses plus étonnants: il a une certitude de dessin et surtout une
chaleur et une force moelleuse de coloris qu’on ne trouve pas toujours
dans ses autres œuvres, exécutées parfois d’un pinceau un peu sec, et
dans une gamme terne et monochrome qui jure avec la gaieté des sujets.
Rien de plus vaillamment peint et de mieux enlevé que la grande fille à
moitié endormie, qui s’est couchée tout de son long sur un banc, la pipe
à la main. Ce morceau seul décèle un maître peintre. A côté d’elle se
tient un effroyable vieillard, dont la laideur naturelle se complique
doublement par une ignoble expression d’ivresse et de luxure. Mais Steen
a tiré à sa manière la moralité du tableau, car il est moral, le cher
homme, et après avoir conté sa fable, il ne néglige pas d’en faire
sortir la leçon: pendant cette scène, une servante décroche un manteau,
tirant la langue et clignant de l’œil dans l’excès de sa joie, et les
musiciens, avec leurs narquoises physionomies de pendards, détalent sur
la pointe du pied, après avoir sans doute aussi commis quelque mauvais
coup. Si c’est là une circonstance atténuante, ce que je n’oserais trop
affirmer, Steen l’a méritée fréquemment. Cette moralité à fleur de peau,
beaucoup plus amusante que profonde, et facilement produite par une
accumulation d’incidents grotesques, n’est souvent guère plus morale que
le tableau même du vice dont elle a la prétention de nous montrer le
châtiment. Mais a-t-elle bien cette prétention? Et ne peut-on croire,
sans jugement téméraire, que Steen s’y propose beaucoup plus de se
divertir aux dépens de ses personnages que de nous instruire par le
spectacle de leur punition? Il n’est pas nécessaire d’avoir l’austérité
d’un quaker ou d’un janséniste pour trouver insuffisante cette légère
dose de morale après coup, qui ressemble fort à celle de la plupart de
nos poëtes comiques.

Jan Steen a encore un autre moyen de tirer la leçon de sa fable, qui est
de l’expliquer en une belle sentence collée au mur, comme il l’a fait
aussi pour son _Orgie_. C’est un grand amateur d’apophtegmes
philosophiques. Quelques-uns de ses _proverbes_ en peinture rappellent
ces pièces muettes du vieux théâtre de la Foire, où, tandis que les
personnages demeuraient groupés en tableaux vivants, une banderole
descendant des frises expliquait aux spectateurs la signification de la
scène. C’est ainsi qu’il a exécuté plusieurs variations sur le dicton
hollandais: «Les jeunes sifflent quand les vieux chantent.» Nous en
avons vu deux, l’une au musée Van der Hoop, l’autre dans la collection
Steengracht. Le _brio_ de ces deux compositions est quelque chose
d’étourdissant. Ici, la grand’maman, besicles sur le nez, et le vieux
père, avec un verre en main, bien entendu, braillent à plein gosier,
donnant ainsi tous deux l’exemple à la famille entière, sans en excepter
l’énorme baby au maillot, dont un gros rire allonge la bouche et gonfle
encore les joues; là, maître Steen lui-même se charge d’initier son fils
aux sérieuses occupations de la vie, et maintient en riant une longue
pipe en terre blanche entre les lèvres du jeune drôle, qui aspire
gravement la fumée. On voit qu’il continuera dignement les traditions
_patriarcales_ de la famille, et qu’il _siffle_ déjà à merveille, en
attendant qu’il _chante_ aussi bien que le père et l’aïeul.

Les tableaux de Jan Steen sont remplis d’accessoires significatifs dont
chacun concourt à l’effet qu’il veut produire. A lire la description de
toutes ces petites malices, il semblerait que ce fût un peintre à rébus,
pavé d’intentions fines et d’allusions tirées par les cheveux, hérissé
d’énigmes badines et d’allégories familières, ayant besoin enfin d’un
commentateur, comme le docte Lycophron. Mais quand on les voit, la
souveraine aisance et le naturel du peintre les sauvent de l’affectation
comme de l’obscurité; tous les détails ont l’air d’avoir été pris sur le
vif, et pas un ne paraît cherché. Steen a une clarté et une netteté
merveilleuses; il est alerte, il est franc; il est bonhomme et sans
façon. Tout est simple et de premier jet chez lui,--conception,
composition et exécution. Il néglige les artifices et les jeux de
lumière: il a bien quelquefois un effet de soleil large et plein, à la
Pierre de Hoogh, mais jamais de clair-obscur à la Rembrandt[31].

  [31] Pourtant, dans le _Jeune Tobie_, il s’est amusé à combiner trois
    effets de chandelles, comme Schalcken et Gérard Dow.

Toujours familier et naïf, trivial plus d’une fois, Jan Steen n’est
presque jamais vulgaire, jamais non plus violent ni grossier. Ce n’est
point sans doute l’homme des délicatesses et du décorum: dans un accès
d’humeur bouffonne, il pourra bien sauter par-dessus la barrière des
convenances sans la voir, mais, sauf deux ou trois exceptions, dont
l’une a été discrètement indiquée plus haut, il s’arrête du moins aux
dernières limites de la gaieté, et ne va pas jusqu’à la licence. Ses
scènes de cabarets restent loin des effroyables orgies de Brauwer, et
ses héros sont de joyeux garnements en goguettes qui font sourire
l’honnête homme indulgent, mais ne l’épouvantent ni ne le dégoûtent. Il
côtoie souvent la limite et s’y joue avec prestesse; s’il lui arrive de
la dépasser un moment, là encore son inaltérable bonne humeur le protége
et le sauve. Heureux peintre, heureux homme, que le souci n’entama
jamais, et qui rit toujours à belles dents au nez de la mauvaise
fortune! Rien de plus communicatif que cet _humour_ spirituel et léger,
ce don d’observation comique, cet épanouissement, cet entrain, cette
verve éternellement en éveil! Il dériderait l’homme le plus morose, et
je défie lord Spleen en personne de tenir bon contre une galerie de
tableaux de Steen, gradués avec art, depuis le sourire qui point sur les
faces bien nourries de ses personnages jusqu’à l’hilarité formidable qui
les fait éclater comme des bombardes.

Jan Steen a une vérité d’expression, d’attitude et de mimique
extraordinaire, et telle que chaque condition sociale, chaque sexe,
chaque âge se distinguent les uns des autres, dans ses compositions, par
des nuances d’une justesse inouïe. Ce n’est pas un bouffon qui grimace à
tort ou à travers, c’est vraiment un artiste en gaieté, qui semble avoir
réduit son tempérament en système, noté avec les intonations les plus
exactes la gamme de son hilarité perpétuelle, et qui, riant toujours, ne
rit jamais faux. De là l’irrésistible contagion de sa belle humeur. A
vrai dire, maître Steen ne s’est point enfoncé dans toutes ces études et
ces théories: il rit comme l’oiseau chante et comme le ruisseau coule;
il a suivi, dans sa peinture aussi bien que dans sa vie, la pente de son
tempérament; mais, chose rare, l’art reste toujours visible à travers
l’instinct.

Quelquefois dessinateur un peu lâché ou un peu roide dans des ébauches
expédiées en courant, plus souvent coloriste insuffisant, à qui manquent
la variété et la richesse, et se contentant de spirituels à peu près,
quand il le veut il ne craint personne dans les questions d’habileté
matérielle. Au besoin, ce joyeux compagnon est un peintre d’une
exécution aussi large, aussi ferme, aussi souple et vivante que les
maîtres. Reynolds, c’est tout dire, a sur quelques points comparé sa
facture à celle de Raphaël, et ce rapprochement inattendu a été repris
et _aggravé_ encore par M. W. Burger, critique très-expert et
très-sagace en fait de peintures, et qui admire Jan Steen presque autant
que Rembrandt. M. W. Burger lui a consacré avec amour un grand nombre de
pages, où il a parfaitement dégagé la physionomie de l’artiste et mis en
relief ses qualités caractéristiques: «J’oserai dire, écrit-il, qu’on
voit de Jan Steen quelques figures de médecins qui font penser à Titien
et à Vélasquez dans sa manière ferme... Dans ses œuvres distinguées, il
est aussi correct de dessin que Terburg, et même plus solide; aussi fin
de couleur que Metzu, mais plus ample de touche; aussi vigoureux que
Pieter de Hoogh, mais plus mouvementé. Quelques-uns de ses tableaux
pourraient être pris pour les meilleurs Adrien Van Ostade.» Quelques
autres, ajouterons-nous, pour les plus fins et les plus précieux
Miéris[32]. «Il a, dans ses manières très-diverses presque toutes les
qualités des maîtres de son école. Mais il est le plus expressif de
tous.»

  [32] Voir la _Perruche_, du musée d’Amsterdam, gravée dans l’_Histoire
    des Peintres_, et la _Fille à l’huître_, de la collection Six.

Le mérite de Steen est de ceux que tout le monde apprécie. Pour le
goûter, il n’est pas nécessaire de faire partie du petit cercle des
initiés, nourris dans le sérail de l’atelier; il suffit d’être sensible
aux charmes de l’expression, de la verve, de la gaieté, du naturel, de
l’esprit. Jan Steen compte parmi ces talents heureusement doués qui
deviennent populaires tout en restant distingués, et que la foule admire
autant que l’élite, mais aussi l’élite autant que la foule. Il a cela de
commun avec notre Molière. Non pas d’ailleurs qu’il lui puisse être
aucunement comparé. Son comique peu profond et sa gaieté sans
arrière-pensée font plutôt songer à Regnard, avec lequel il offre plus
d’une analogie dans son caractère et dans son genre de vie aussi bien
que dans son talent. Steen fut une espèce de Regnard, dans un état de
fortune beaucoup plus humble que lui: comme Regnard, c’était un
épicurien pratique, se laissant aller au facile courant de la _bonne loi
naturelle_, aimant le jeu et la table, la vie large et le travail aisé,
s’épanchant en productions rapides, sans appuyer et sans approfondir,
fuyant la peine de l’esprit comme celle du corps, et se contentant
d’esquisses agréables, lestes, pétillantes et d’une incomparable bonne
humeur, sans chercher laborieusement à les couler dans le moule austère
des chefs-d’œuvre. L’un et l’autre ont la gaieté pour moyen et la gaieté
pour but. La France, qui a eu Molière et Regnard à côté de Corneille et
de Racine, n’a pas eu de Jan Steen pour faire pendant au Poussin. Nous
avons Callot qui le rappelle quelquefois, avec des différences notables,
mais ce n’est qu’un graveur. En peinture, nous ne sommes point sortis de
l’art noble jusqu’à ces derniers temps, où les allégories et les
académies consacrées ont été remplacées par le romantisme, qui ne riait
guère, et par le réalisme, qui n’est pas plaisant du tout. Ainsi
Rembrandt est le poëte de l’art hollandais, B. Van der Helst en est
l’historien, Jan Steen le peintre familier et comique. A eux trois ils
en représentent les trois faces principales et distinctes, toutefois
avec le caractère commun qui est la marque essentielle et ineffaçable de
la peinture nationale. Le long de cette ligne parfaitement homogène et
sans interruption, qui part de l’_Orgie_ de Jan Steen pour aboutir à la
_Ronde de nuit_ de Rembrandt, c’est-à-dire de la prose à la poésie, sans
sortir un moment de la réalité,--dans les intervalles et les entre-deux
de ces grandes étapes qui marquent les points d’arrêt les plus
importants,--se groupe une innombrable légion d’autres artistes, souvent
non moins dignes d’une étude attentive, et dont beaucoup, comme Gérard
Dow, Miéris, Terburg et Metzu d’une part; Paul Potter, Ruysdaël,
Hobbema, Van de Velde et Van der Neer de l’autre, représentent aussi
pour leur part des courants principaux de l’art hollandais. On peut les
étudier tous à fond dans les Musées et les collections particulières des
Pays-Bas, et c’est proprement un charme. Je ne saurais trop recommander,
à quiconque entreprend une excursion dans ce pays si digne d’intérêt et
encore si peu connu, bien que si près de nous, de n’oublier ni les
galeries publiques ni même les galeries privées. Nulle part, sinon
peut-être en Angleterre, celles-ci ne sont plus nombreuses et plus
riches. C’est le complément logique et nécessaire du voyage. Sans ces
visites, il manquerait au touriste un élément essentiel, et que rien ne
pourrait remplacer, pour la connaissance des mœurs, du caractère, du
génie indigènes, voire pour celle de la nature et des types, si
nettement résumés dans les œuvres de ces maîtres nationaux par
excellence. On ne peut pas plus achever l’étude de la Hollande sans
passer de longues heures dans ses Musées qu’on ne pourrait se vanter de
connaître le siècle de Louis XIV sans avoir lu les tragédies de Racine
et sans s’être promené dans le parc de Versailles.


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


  EN DANEMARK                                                          1
     I. Altona et Kiel                                                 4
    II. Traversée de Kiel à Korsoër                                   13
   III. De Korsoër à Copenhague                                       21
    IV. Copenhague.--Aspect général de la ville.--Les palais          31
     V. La ville littéraire, artistique et savante.--Le musée
          Thorvaldsen et la statue d’Œhlenschlager                    42
    VI. Le musée des antiquités scandinaves et les chants
          populaires du nord                                          60
   VII. Établissements d’instruction.--La littérature contemporaine   72
  VIII. Dernier coup d’œil sur les monuments de Copenhague.--La
          Bourse.--La Tour ronde.--Les églises                        86
    IX. Lieux de réunion, de plaisir et de promenade.--Les environs
          de Copenhague                                               96
     X. Roëskilde, Frédériksborg, Elseneur et le tombeau d’Hamlet    115
    XI. Conclusion                                                   132

  UNE EXCURSION EN SUÈDE                                             137
     I. Entrée en Suède.--Malmoë et la Scanie.--Lund et la légende
          de saint Laurent                                           140
    II. Jonkoping.--Le lac Wetter.--La traversée du
          Smaland.--Chemins de fer et buffets suédois                149
   III. Stockholm.--Coup d’œil général.--Promenade à travers
          la ville                                                   164
    IV. Le château royal.--Le musée.--L’église de l’Ile
          équestre.--Les rapports entre la Suède et la
          France.--L’art en Suède                                    172
     V. Le Djurgarden.--Bellmann et la poésie suédoise.--Les
          environs de Stockholm: Utriksdal, Haga, Carlberg,
          Gripsholm                                                  191
    VI. Le canal de Gothie.--Gotheborg.--Le retour                   205

  DE PARIS A L’EXPOSITION DE VIENNE (Journal d’un chroniqueur en
    voyage)                                                          217

  LA HOLLANDE ARTISTIQUE                                             323


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.


Paris.--Imp. E. CAPIOMONT et V. RENAULT, rue des Poitevins, 6.







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGES HORS DE MA CHAMBRE ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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