Miss Rovel

By Victor Cherbuliez

The Project Gutenberg EBook of Miss Rovel, by Victor Cherbuliez

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org


Title: Miss Rovel

Author: Victor Cherbuliez

Release Date: April 6, 2009 [EBook #28523]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MISS ROVEL ***




Produced by Daniel Fromont










[Transcriber's note: Victor Cherbuliez (1829-1899),
_Miss Rovel_ (1875), édition de 1906]





VICTOR CHERBULIEZ

de l'Académie française




MISS ROVEL




QUINZIEME EDITION




PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79



1906

Droits et traduction et de reproduction réservés.






MISS ROVEL




PREMIERE PARTIE



I


Tom Jones, s'il faut en croire son biographe, rencontra un soir dans
les environs d'Upton un vieux misanthrope qui s'était fait ermite; on
l'appelait l'homme de la montagne. Vêtu d'une peau d'âne, il vivait au
fond d'un bois, où il n'avait pas de peine à éviter les passants,
attendu qu'il n'y passait personne. Il employait ses journées, soit à
contempler sa longue barbe blanche, soit à observer les plantes et les
étoiles. Il professait que tout est beau dans l'univers, excepté
l'homme, qui déshonore la création; sa misanthropie lui venait d'avoir
été dans ses jeunes années abandonné par sa maîtresse, trahi par son
ami, qui était son obligé. Tom Jones essaya vainement de lui faire
entendre raison. "Pourquoi, lui disait-il, vous en prendre à tout le
genre humain de vos injures particulières? Vous avez été la victime
d'un accident fâcheux; mais, croyez-moi, je connais des hommes sans
venin et des femmes sans tache.--Vous êtes encore bien jeune, lui
répondit le vieillard, et à votre âge je pensais comme vous."

Raymond Ferray ne portait point une barbe blanche; au moment où
commence cette histoire, il avait à peine trente-quatre ans. Il n'était
point vêtu d'une peau d'âne, car, s'il s'inquiétait peu de déplaire aux
autres, il tenait à se plaire à lui-même. Ce qui lui était commun avec
l'homme de la montagne, c'est qu'ayant été, lui aussi, trahi par la
femme qu'il aimait, son aventure l'avait rendu misanthrope ou, pour
mieux dire, misogyne. A l'âge des passions sérieuses, il avait juré
qu'il n'en aurait plus et mis les femmes au défi de forcer l'entrée de
son coeur. Il se sentait protégé contre elles par la hauteur de son
mépris.

Fils d'un médecin de province qui s'était établi à Paris, il était
demeuré orphelin de fort bonne heure. Un oncle lui servit de tuteur, et
lui fut plus utile pour gérer son patrimoine, qui n'était point
méprisable, que pour le conseiller dans le choix d'un état. Il est
superflu de dire aux vignobles de la Bourgogne qu'ils sont nés pour
produire du vin; Raymond n'avait pas besoin qu'on l'aidât à démêler sa
vocation. Après avoir balancé quelque temps entre la poésie et la
science, il se résolut à les cultiver l'une et l'autre. Il estimait que
l'exacte précision est la vertu des grands poètes, et que, si un peu de
science éloigne de la poésie, beaucoup de science y ramène. Sa
prodigieuse précocité d'esprit avait été l'admiration et l'effroi de
ses professeurs. A dix-huit ans, il savait l'hébreu, le persan et
l'arabe. La nature l'avait visiblement prédestiné au métier
d'orientaliste. De taille moyenne, robuste et nerveux, maigre, basané,
le nez aquilin, les yeux noirs, bien fendus, le regard à la fois vif et
caressant, la bouche mince et un peu dure, il avait l'air d'un Arabe;
sa physionomie offrait ce singulier mélange de douceur presque féminine
et de fierté sauvage, presque féroce, qui est propre à l'Oriental. Ses
camarades de lycée l'avaient surnommé le Bédouin. Dans leur bouche, ce
sobriquet n'était pas une injure. S'ils goûtaient médiocrement ses
manières brusques, où perçait quelque hauteur, en revanche ils
appréciaient la sûreté de son commerce, la noblesse de son caractère
généreux et franc comme l'or.

Sa barbe poussait à peine qu'il avait commencé à rassembler des
matériaux pour écrire l'histoire de Mahomet, qui selon lui n'avait pas
encore été écrite. Ce devait être son monument. Quelques juges
compétents, qui étaient dans le secret de ses portefeuilles, assuraient
que le futur biographe du prophète était un homme de génie, qu'il
unissait à une vaste érudition une sagacité peu commune, qu'il était
appelé à renouveler l'histoire de l'Orient par d'importantes
découvertes. Comme Ansse de Villoison, Raymond aurait mérité d'être de
l'Institut à vingt-quatre ans. Il s'en souciait peu; il avait l'humeur
libre, volontaire, un peu cassante, répugnait à se laisser
enrégimenter, et préférait infiniment la science aux corps savants.

Il approchait de la trentaine quand il publia le premier volume de son
histoire de Mahomet, qui justifia toutes les prédictions de ses amis.
Avant d'écrire le second, il voulut faire connaissance avec l'Arabie.
Il y passa deux ans, parcourut à cheval ou à dos de chameau les vallons
rocheux de l'Yémen, les pâturages du Nedjed, les plages sablonneuses de
l'Asha, devisa sous la tente avec le Wahabite et le Bédouin. Par un
trait d'audace qui aurait pu lui être fatal, il voulut visiter les
saints lieux. Déguisé en derviche, il se fit recevoir dans une caravane
de pieux pèlerins musulmans; il alla prier avec eux sur le tombeau du
prophète, avec eux il fit sept fois le tour de la Caaba et baisa
dévotement la pierre noire. S'il eût été reconnu, il aurait payé cher
sa témérité, et, à vrai dire, il fut plus d'une fois en danger de sa
vie; il dut son salut à son teint bronzé, à son nez aquilin, à sa
merveilleuse possession de la langue et à son remarquable sang-froid.
De retour à Djeddah, il écrivit un récit de sa prouesse, qui parut dans
une revue célèbre et attira sur le faux pèlerin l'attention de
l'Europe. Il publia peu après un recueil de sonnets faits de main
d'ouvrier, où respiraient l'Arabie, l'immensité du désert, une sagesse
rêveuse qui avait pris le turban.

Raymond n'était pas allé en Arabie à la seule fin d'y converser avec
l'ombre de Mahomet; il s'était éloigné de Paris par obéissance. En
coûte-t-il d'obéir quand on aime? Ce Bédouin avait le coeur ardent, il
ne savait pas aimer à moitié. La belle Mme de P..., qu'il adorait,
avait fait la sottise d'épouser un homme aussi violent que libertin,
qui la rendait fort malheureuse. Raymond fut le confident de ses
peines, bientôt il l'en consola; c'est un pas qui se franchit aisément.
Il était depuis dix-huit mois le plus heureux des mortels, quand M. de
P... fut atteint d'une de ces maladies qui ne pardonnent point. Il
devint impotent, puis tout à fait perclus, perdit la vue, et les
médecins déclarèrent qu'il n'avait plus longtemps à vivre. Mme de P...,
qui joignait à la beauté toutes les délicatesses du coeur, dit un soir
à Raymond: "Il me répugne de tromper un malade. Mon mari est condamné,
respectons ses derniers jours. Allez au désert faire moisson de science
et de gloire, illustrez un nom qu'avant peu je serai fière de porter.
Quittons-nous pour quelque temps et jurez-moi de ne pas m'oublier."

Cette dernière recommandation était superflue. Raymond emportait en
Orient cinquante projets de travaux, cent problèmes à résoudre et un
souvenir adoré, qui donnait du prix à tout le reste. Il s'en
entretenait avec lui-même dans toutes les langues qu'il savait. Quand
on a le bonheur de parler l'arabe et celui d'être aimé de Mme de P...,
deux ans d'exil passent comme un jour. Il reçut de sa maîtresse, chemin
faisant, plusieurs missives des plus tendres; il s'en exhalait un
parfum de passion qui lui semblait plus précieux mille fois que la
myrrhe et que le baume de La Mecque. La dernière qui lui parvint lui
apprit que M. de P... n'était plus de ce monde. Cette nouvelle le
rendit un peu fou. Il employa huit heures consécutives à contempler la
beauté de son avenir dans la fumée de son chibouque. Il se sentait de
force à soulever des montagnes, à renouveler tous les miracles de
Mahomet. Il lui semblait que, pareil au prophète, les pierres et les
plantes le saluaient, que, s'il l'eût voulu, il eût mis la lune dans sa
manche. Il répétait dans la joie de son coeur le verset du Coran: "Tu
posséderas le jardin promis, qu'arrosent des eaux éternellement
fraîches, qu'ombragent des arbres éternellement verts. Là tu seras
visité par les anges, qui entreront par toutes les portes." Il n'en
demandait pas tant; un ange suffisait à son paradis. Il passa la nuit
accoudé à sa fenêtre, le regard perdu dans le firmament; il croyait y
voir briller les yeux qu'il aimait

Quelques mois plus tard, il arrivait à Paris, le coeur en proie à cette
délicieuse inquiétude qui accompagne les grandes espérances. Il se
demandait: "Quel sera son premier mot? aura-t-elle la force de parler?
aurai-je celle de rester debout devant elle? n'allons-nous pas mourir
de joie l'un et l'autre?" Il arrive, il accourt. Un concierge bourru
lui épargna la peine de gravir l'escalier qui menait à son paradis; cet
homme cruel lui apprit que Mme de P... était en Italie, qu'elle y
faisait son voyage de noces, s'étant remariée quinze jours auparavant à
un agent de change sur le retour.

Le coup fut terrible, il atteignait en plein coeur un homme extrême
dans tous ses sentiments, abandonné à sa passion comme un musulman à
son destin. Raymond tomba dangereusement malade; pendant six mois, il
fut entre la vie et la mort. Cependant la vigueur de sa constitution
l'emporta. Il sortit vivant de son lit, mais il n'était plus que
l'ombre de lui-même. Mahomet, l'Arabie, ses talents, ses rêves d'avenir
et de gloire, il ne ressentait plus pour tout ce qu'il avait aimé ou
espéré qu'une profonde et amère indifférence. Il était comme détaché de
sa propre vie; le Raymond Ferray qu'il avait connu pendant trente ans
lui semblait un étranger qui avait succombé aux suites d'un accident.
Impatient d'oublier tout à fait ce mort, il résolut de quitter Paris
pour dépayser ses souvenirs, d'aller enterrer dans quelque retraite
fermée aux humains sa désespérance et ses colères, qui s'étendaient à
toute la race d'Eve et d'Adam; car s'il détestait toutes les femmes,
qui ne sont que caprice et mensonge, il ne pouvait pardonner aux hommes
de se laisser gouverner par ce méchant et dangereux animal. Il se
trouva que, pendant son séjour en Arabie, un de ses oncles, marié à une
Genevoise, était mort sans enfants, laissant à son neveu une petite
terre située à trois quarts de lieue de Genève. Il s'avisa que cette
terre, qui s'appelait l'Ermitage, pouvait bien être son fait. Dès qu'il
fut en état de voyager, il se mit en route pour visiter son héritage,
qui lui plut. Une jolie maison plantée sur la crête d'un coteau, un
jardin, un verger en pente, trois grands saules au milieu d'un pré,
dans le bas un petit bois de frênes et de peupliers au bord d'une eau
courante,--pouvait-il trouver mieux? S'il avait résolu de s'enterrer,
il n'était pas de ces gens à qui tout est égal, et qui, pourvu qu'on ne
les secoue pas, s'accommodent d'un enterrement de dernière classe. Il
entendait jouir de quelque confort dans son cercueil; il y fut bientôt
installé.

Le prince de Ligne a dit que l'agriculture et la métaphysique sont deux
retraites honorables, où, si l'on peut encore être trompé, du moins on
ne l'est plus par les hommes. Raymond, qui avait de la facilité pour
tout, s'entendit bien vite à cultiver son jardin; il y employait le
meilleur de son temps. Le soir, il philosophait. Il avait répudié à
jamais ses études favorites, comme si elles eussent été les complices
de son infortune; l'arabe et le persan lui étaient également odieux, il
rougissait de penser qu'il avait composé jadis dans la langue de Saadi
des madrigaux en l'honneur des beaux yeux de Mme de P... Cependant,
comme il fallait quelque occupation à un esprit si actif, il conçut le
projet de traduire en vers Lucrèce, ce hautain contempteur des dieux et
des passions, le plus sombre des grands poètes, le seul qu'il prît
encore plaisir à lire. Il en possédait une édition rare, qu'il fît
magnifiquement relier. C'était son évangile. Il jugea inutile d'écrire
dans la marge comme certain commentateur anglais: "_Nota bene_, quand
j'aurai terminé mon livre sur Lucrèce, il faudra que je me tue."
Sortant à peine d'une maladie qui l'avait rudement éprouvé, il aimait à
se persuader qu'il en avait dans l'aile, et que sa vie serait plus tôt
finie que sa traduction.

Quelle que fût son aversion pour les femmes, Raymond en avait une avec
lui, et il se fût difficilement passé de sa compagnie. Cette femme
était Mlle Agathe Ferray, sa soeur. Mince, fluette, presque diaphane,
boitant légèrement du pied gauche, la vue basse, les yeux clignotants,
le nez pointu, remuant sans cesse les lèvres comme si elle eût marmotté
d'éternels _orémus_ ou secrètement conversé avec elle-même, elle avait
l'air attentif et inquiet d'une souris occupée à grignoter une pensée.
Assurément elle n'était ni belle ni jolie; mais le sourire qui
éclairait ce visage éveillé était presque divin,--il exprimait une
mansuétude infinie et comme un abîme de bonté. Si Mlle Ferray voulait
du bien à toute la création, y compris ses poules et ses chats, elle
réservait à son frère le fond de son coeur. Elle avait douze ans de
plus que lui et lui avait tenu lieu de mère dans son enfance. Pour ne
point le quitter, elle avait refusé dans le temps un parti honorable.
Ce frère, qui la rudoyait quelquefois, était sa gloire, son dieu et son
roman; elle croyait à son génie, elle lui rendait un culte. Aussi
fut-elle navrée de douleur quand il lui annonça sa résolution
d'abandonner Paris et de briser sa carrière pour vivre désormais en
ermite. Elle avait peine à concevoir que, parce que Mme de P... avait
épousé un agent de change, ce fût une raison pour renoncer à tout.
Après avoir hasardé quelques timides observations, qui furent mal
accueillies, elle se résigna. Elle affecta même d'approuver son frère,
d'entrer dans sa querelle avec la vie; toutefois elle se promettait de
ramener ce coeur aigri. Elle était optimiste par tempérament; elle
tenait,--c'était son mot,--que tout finit par s'arranger, et
croyait du meilleur de son âme à une Providence incessamment occupée de
débrouiller les cas embrouillés, de raccommoder, de ravauder, de
rhabiller, de redresser les affaires et les gens qui clochent. Elle se
dit qu'il fallait laisser passer la première fougue d'un désespoir qui
lui semblait excessif; pleine de confiance dans l'action bienfaisante
du temps, elle tint pour assuré que la raison aurait son jour. En
attendant, cette excellente ménagère s'appliquait à rendre la vie
agréable à son malade. Elle lui faisait bonne chère, et, faute de
mieux, elle l'encourageait à tailler ses rosiers et à traduire Lucrèce.
A peine Raymond eut-il passé trois mois à l'Ermitage, elle eut la joie
de voir sa santé se raffermir, son humeur s'adoucir, l'âpreté de son
chagrin se changer en ce que le fabuliste appelle les sombres plaisirs
d'un coeur mélancolique. Il est certain que l'Ermitage était un endroit
charmant. Le printemps, un ruisseau, un saule, un rossignol,--c'est à
peu près le bonheur pour qui n'y croit plus.

Si bien qu'on s'y prenne pour vivre en solitaire, il est rare qu'on
n'ait quelque voisin. A une portée de fusil au-delà du ruisseau que
Raymond aimait à voir courir, s'élevait une maison fort élégante: elle
était louée chaque année par son propriétaire à quelqu'un de ces
nombreux oiseaux de passage que la belle saison attire à Genève. Cette
villa, qu'on nommait la Prairie, était demeurée vide et close pendant
plusieurs mois; mais dans les premiers jours d'août elle ouvrit ses
portes et ses fenêtres, et une étrangère en prit possession. C'était
une Anglaise qui approchait de la quarantaine, et qui s'était rendue
célèbre dans tous les pays civilisés par sa beauté miraculeusement
conservée, par l'élégance suprême de sa taille, par son port de sultane
ou de déesse, et surtout par le nombre et l'éclat de ses aventures,
dont quelques-unes avaient été fort bruyantes.

Lady Rovel n'était point de ces femmes qui se cachent, ou qui composent
avec le monde, ou qui disent une chose et en font une autre. Ce que
lady Rovel faisait, elle le disait; ce qu'elle disait, elle le faisait.
Elle était à sa façon une femme à principes, elle professait
ouvertement les siens, et déclarait tout haut que sans aventures la vie
serait d'un ennui mortel, qu'elle était venue au monde pour y faire sa
volonté et que sa volonté bien arrêtée était de ne point s'ennuyer,
qu'au surplus elle ne devait qu'à elle-même compte de ses actions, et
que le qu'en-dira-t-on n'en impose qu'aux sots. Quand une Anglaise se
décide à jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle le lance si haut
que la terre entière le voit tomber.

Lady Rovel avait épousé à seize ans le gouverneur d'une des Antilles
anglaises. Ayant constaté après quelques années de mariage que son
humeur était absolument incompatible avec celle de l'honorable sir John
Rovel, elle avait quitté la Barbade pour revenir en Europe, où elle
promenait de capitale en capitale ses cheveux châtains tressés en
couronne, ses robes un peu trop voyantes et ses innombrables
fantaisies. Superbe, impérieuse, elle savait bien tout ce qu'elle
valait, se laissait longtemps adorer en pure perte, désespérait son
monde, et tout à coup se rendait comme par un effet mystérieux de la
grâce. Les heureux de ce monde qui avaient eu part à ses bontés, et
parmi lesquels figuraient de très-grands personnages et une tête
couronnée, s'étaient vus traités par elle comme des sujets par leur
souveraine. Elle exigeait d'eux une soumission absolue, les menait le
bâton haut, et à la moindre incartade rompait avec eux sans retour. Le
fond de l'affaire est que, comme Diogène, sa lanterne à la main, elle
cherchait un homme. Elle avait cru plus d'une fois le trouver, et
n'avait pas tardé à s'apercevoir qu'elle s'était trompée; mais, quand
on a le goût de la science et le génie des découvertes, on ne se rebute
pas aisément. Elle continuait de chercher, elle ne désespérait pas de
trouver.

Sa dernière méprise avait été un prince valaque dont elle s'enticha au
point de partir avec lui pour la Syrie. Ce prince de hasard ayant fait
une assez médiocre figure dans une rencontre avec des brigands, elle le
bannit de son coeur dans la minute et le planta là. Elle se fut
volontiers consolée de son erreur en liant partie avec le chef de bande
qui l'avait détroussée. Il se trouva qu'en dépit de sa physionomie
romantique ce coupeur de bourses était peu galant, qu'il prisait
beaucoup plus une belle rançon qu'une belle femme. Furieuse de sa
double déception, lady Rovel, dès qu'elle eut recouvré sa liberté,
repassa en Europe et vint en Suisse se refaire de ses lassitudes. En
arrivant à Genève, elle consulta un médecin qui lui conseilla la
campagne, le repos et le lait d'ânesse. Sans se soucier du déplaisir
qu'elle allait causer à un ex-arabisant, elle vint se loger dans son
voisinage, se proposant d'y passer la fin de l'été.

Elle prenait assez régulièrement son lait d'ânesse, et ce n'est pas là
ce qui incommodait Raymond; mais il goûtait peu sa façon d'entendre et
de pratiquer le repos. Il est des femmes à qui la Faculté recommande en
vain la solitude, qui leur est interdite par la nature. Elles exercent
une puissance d'attraction à laquelle rien ne résiste; où qu'elles se
posent, elles y deviennent le centre d'un tourbillon. Enfermez un rayon
de miel dans un buffet, vous serez bien habile si vous empêchez les
mouches d'y courir. Lady Rovel n'était pas depuis trois jours dans sa
Prairie que tous les étrangers de distinction qui se trouvaient de
passage à Genève eurent vent de son arrivée. Elle connaissait toute
l'Europe, et toute l'Europe la connaissait. Jeunes ou vieux, les uns
conduits par l'habitude, d'autres par la curiosité, d'autres encore par
l'espérance, s'empressèrent de forcer sa porte. Elle tint bientôt cour
plénière, et cette cour était bruyante. Tout ce monde allait et venait
à cheval ou en voiture; on déjeunait sur l'herbe, on dînait et on
soupait sur la terrasse, on tirait le pistolet, on causait et on riait.
Il y avait le soir des illuminations vénitiennes et des concerts qui se
prolongeaient fort avant dans la nuit. Ce grand hourvari chagrinait
cruellement les oreilles de Raymond et interrompait ses muets
entretiens avec les sylvains de son petit bois, qui avait perdu son
mystère. Ce malade aurait volontiers fait mettre de la paille devant sa
porte: il adorait les longs silences. Le seul bruit qu'il pût agréer
était le murmure d'une eau qui s'écoule, les confidences qu'un peuplier
échange à mots couverts avec le vent, et, passé minuit, l'aboiement
lointain d'un chien de garde qui a des raisons avec un passant ou avec
la lune.

Lady Rovel avait deux enfants, un fils qui était resté à la Barbade
avec son père, et une fille qu'elle avait amenée en Europe. Miss Meg
Rovel n'avait pas encore attrapé ses seize ans. C'était une blonde aux
yeux noirs, bien prise dans sa taille, très-formée pour son âge, pleine
de force, de santé, vive, remuante, le pied et la main toujours en
l'air. On la traitait en enfant, et ce n'était que justice, bien
qu'elle s'en plaignît et maugréât contre les robes courtes qu'on la
condamnait à porter;--mais cette enfant en pleine sève promettait
déjà d'être un jour aussi belle que sa mère. L'une était une admirable
fleur de serre chaude; en voyant l'autre, on pensait à une superbe
pêche d'espalier. Encore un peu de pluie et de soleil, et demain le
fruit sera mûr: heureux qui le mangera!

Meg avait été pour sa mère tour à tour une idole et un embarras. Lady
Rovel était fière de cette beauté naissante; mais c'est un grand rémora
qu'un enfant dans une vie très-accidentée et très-vagabonde. Quand lady
Rovel avait le coeur inoccupé, elle se persuadait qu'elle était la plus
tendre des mères et ne voyait rien de plus adorable que sa fille. Cette
illusion durait tant bien que mal jusqu'au jour où elle se flattait
derechef d'être sur la piste de l'homme idéal. Elle passait alors un
nouveau bail avec ses passions, et, tout entière à son caprice, elle
entreposait Meg quelque part, comme on se débarrasse d'un paquet qui
gêne. Après quoi, son expérience ayant avorté comme les précédentes,
dégrisée de sa chimère et renonçant pour jamais, c'est-à-dire jusqu'à
la nouvelle lune, à trouver le phénix dont le rêve l'obsédait, il lui
souvenait subitement qu'elle avait une fille, que cette fille était
nécessaire au bonheur de sa vie. Comme elle avait au repos une
excellente mémoire, elle se rappelait exactement où elle l'avait posée,
et courait l'y chercher.

C'est ainsi que les choses s'étaient passées à son retour de Syrie, et
voilà comment il se faisait que Meg était devenue, elle aussi, la
voisine de Raymond Ferray. Si tendre mère qu'elle fût, lady Rovel ne
trouvait dans sa vie tourbillonnante que trois minutes chaque jour pour
s'occuper de l'éducation de sa fille. L'enfant croissait comme il
plaisait à Dieu, sous la garde d'une négresse langoureuse nommée
Paméla, laquelle ne la gardait guère, sa seule étude étant de se
requinquer, de contempler son nez camus et ses dents blanches dans un
petit miroir de poche qui ne la quittait pas. Aussi Meg était-elle à
peu près la maîtresse absolue de l'emploi de son temps. Le travail
qu'elle préférait à tous les autres était de jouer à la crosse, de se
balancer sur les échaliers, de grimper aux arbres, de pêcher des
écrevisses dans le ruisseau, de déchirer ses robes à toutes les
broussailles. Dans ses promenades, elle échappait sans cesse à
l'indolente Paméla, qui la redemandait à tous les échos, criant d'une
voix nasillarde: "Meg, revenez donc! Meg, où êtes-vous? Meg, prenez-y
garde, les écrevisses vous mangeront!" Raymond entendait de son jardin
ces longs appels, et souhaitait de tout son coeur que Meg fût mangée
une fois pour toutes. Il avait d'autres griefs plus sérieux contre
cette terrible enfant. Elle avait des notions assez vagues sur le tien
et le mien, un goût prononcé pour la maraude. Il la soupçonnait de
franchir quelquefois le ruisseau pour venir faire main basse sur ses
espaliers. Il la guetta, la surprit en flagrant délit; mais, souple
comme une anguille, la jeune picoreuse lui glissa entre les doigts et
s'enfuit à toutes jambes en le narguant.

Mlle Agathe Ferray était loin de partager les ires de son frère contre
leurs voisines. L'indulgence, cette fille du ciel, s'était bâti dans
son coeur un temple inviolable, le sanctuaire de ses grâces. Cette
débonnaire personne comprenait tout, excusait tout, pardonnait tout.
Lorsqu'on lui contait les forfaits de quelque sacripant, elle
commençait par se récrier, par s'indigner, puis elle ajoutait bien
vite: "Et pourtant, quand on y réfléchit, cela s'explique, et si l'on
pouvait obtenir de ce scélérat qu'il promît de ne pas recommencer, eh!
bon Dieu! il faudrait lui pardonner." S'il y avait beaucoup de gens du
caractère de Mlle Ferray, il n'y aurait plus de procès dans ce monde,
les tribunaux chômeraient, les avocats fermeraient boutique. Ses yeux
révélaient les exquises bienveillances de son âme, ils semblaient crier
comme les anges du Seigneur: Paix sur la terre! bonne volonté envers
les hommes! Au surplus, elle avait une autre raison de prendre en
patience les déportements de lady Rovel et de sa fille. Pour sainte
qu'elle fût, elle ne laissait pas d'être femme; elle ne s'accommodait
guère d'une vie trop unie, à l'abri de tous les incidents. Je soupçonne
que sainte Thérèse elle-même n'était pas fâchée d'avoir des voisins et
de savoir ce qui se passait de l'autre côté de sa haie,


   ...... car pour les nouveautés
   On peut avoir parfois des curiosités.


Ce sont les fines épices des vies innocentes. Comme les femmes ont des
grâces d'état pour apprendre ou deviner ce qu'elles veulent savoir, et
qu'on aime toujours à exercer ses talents, trois jours avaient suffi à
Mlle Ferray, sans se remuer beaucoup, pour découvrir à peu près qui
était lady Rovel et pour imaginer le reste.

A l'insu de son frère, elle eut l'occasion de voir de près cette lionne
britannique et de faire envers elle acte de courtoisie. Les
plates-bandes de l'Ermitage renfermaient d'épais buissons de roses
mousseuses d'une incomparable beauté. Lady Rovel, passant à cheval sur
le chemin, avisa ces roses à travers la grille, et commanda sans autre
cérémonie à son groom de lui en apporter un bouquet. Mlle Ferray, qui
se trouvait là, s'empressa de satisfaire à cet auguste désir. Elle fit
le bouquet, se donna le plaisir de l'offrir en personne, et fut
récompensée de son obligeance par un signe de tête et un sourire
olympiens.

Deux jours plus tard, se promenant au bord du ruisseau, elle aperçut
Meg assise sur l'autre rive, les jambes ballantes, et causant avec une
pie apprivoisée qui faisait ses délices. Mlle Ferray ajusta son lorgnon
sur son nez. Après quelques instants de muette contemplation: "Ma belle
enfant, s'écria-t-elle, au lieu de voler des pêches, pourquoi n'en
demandez-vous pas?"

Meg répondit effrontément: "Chère mademoiselle, c'est que les pêches
volées ont meilleur goût que les autres."

Et, se levant, elle lui tira sa révérence.

Loin de se scandaliser de l'impertinence de Meg, Mlle Ferray avait
emporté de son court entretien avec elle une vive admiration pour ses
grands yeux noirs, qui semblaient lui manger le visage, et une profonde
pitié pour cette enfant abandonnée, pour l'avenir qui lui était
réservé. Les exemples que miss Rovel avait sous les yeux, les
conversations qu'elle entendait dans le salon de sa mère, les longues
heures qu'elle passait dans la solitude, qui est bien souvent l'avocat
du diable, tout devait contribuer également à pervertir cette jeune
âme. Qui la sauverait d'elle-même et des autres? L'excellente
demoiselle rumina le cas dans sa tête; à la campagne, on a du temps
pour suivre ses pensées, et les siennes couraient si vite qu'elle avait
souvent peine à les rattraper.


II


Un matin que Raymond arpentait son verger avec sa soeur, il redoubla de
plaintes sur le fâcheux voisinage dont l'affligeaient les destinées. La
veille au soir, la lune étant dans son plein, lady Rovel avait imaginé
de dresser sa table au bord du ruisseau qui formait la limite des deux
propriétés. Après le souper, les violons, les hautbois et le cor de
chasse avaient tenu Raymond éveillé jusqu'à l'aube. Pour l'achever, son
jardinier venait de l'informer qu'une nouvelle insulte avait été faite
à ses fruits; cinq ou six de ses plus belles pêches avaient disparu
avec la branche qui les portait. Raymond avait donc sujet de pester
contre les hautbois de lady Rovel et contre les hauts faits de miss
Meg. Il déclara que sa patience était à bout, qu'il aviserait aux
moyens de protéger son sommeil et ses espaliers.

Mlle Ferray vénérait trop son frère pour le contredire ouvertement.
Elle était toujours de son avis, quitte à reprendre en détail tout ce
qu'elle lui avait concédé en gros; c'est encore un art où les femmes
excellent. Elle abonda dans son sens, épousa tous ses griefs; puis elle
lui représenta timidement que la nuit, quand la lune éclaire, un air de
hautbois n'est pas désagréable, qu'à l'égard des pêches il n'était
point démontré que ce fût miss Rovel qui les eût mangées. Elle ajouta
que cette pauvre petite, comme elle l'appelait, ayant été surprise en
flagrant délit, il n'y avait pas d'apparence qu'elle se permît de
récidiver, que la leçon lui avait sans doute profité, que l'Ermitage
n'avait plus rien à craindre de ses entreprises.

Elle en était là de sa démonstration quand elle avisa au bout du verger
comme une grosse boule noire qui passait d'un bond par-dessus la haie.
Son frère, qui avait la vue très-longue et très-nette, lui certifia que
cette boule se composait d'un poney et d'une amazone, l'un portant
l'autre, et que cette amazone était Meg, qui se livrait à des exercices
de haute école. Le saut périlleux qu'elle venait de faire exécuter à sa
monture ne fut pas des plus heureux. Le poney tomba d'un côté, Meg de
l'autre; mais elle n'était pas à la merci d'une chute. Elle se ramassa
bien vite, se remit en selle, sangla au poney un grand coup de
cravache, et le lança au travers du verger. Le regain était magnifique
cette année; l'herbe montait jusqu'aux branches basses des pommiers, et
les poiriers en avaient jusqu'aux genoux. Raymond poussa un cri
d'indignation et se précipita au-devant de l'ennemi; mais l'ennemi le
vit venir, se rabattit brusquement sur le bois, gagna de toute la
vitesse de ses quatre jambes un endroit où le lit du ruisseau se
resserrait assez pour qu'à la rigueur il fût possible de l'enjamber. En
un clin d'oeil, l'enjambée fut faite, et, se sentant hors d'atteinte,
Meg gagna du pays en entonnant un hurrah victorieux.

"Pour le coup, c'en est trop!" s'écria Raymond dès qu'il eut repris
haleine, et il courut incontinent chez lady Rovel pour lui signifier
que charbonnier entendait être maître chez lui.

Il remit sa carte à un valet de chambre, qui l'introduisit dans un
petit salon où il attendit quelque temps. Enfin une porte s'ouvrit, et
lady Rovel parut, vêtue d'un riche peignoir à dentelle; ses cheveux,
négligemment coiffés, se jouaient sur des épaules que Junon lui aurait
enviées. Elle sortait du bain, fraîche, reposée, le teint éblouissant,
belle comme un soleil d'été qui surgit du sein des eaux. Malgré son
parti-pris, l'ennemi des femmes ne put se défendre d'une sorte de
saisissement. Il composa aussitôt son visage et lui interdit de trahir
son indigne faiblesse. Il examinait lady Rovel, et lady Rovel
l'examinait. D'entrée de jeu, elle fut frappée de sa figure énergique,
expressive, du feu de son regard. Il lui parut à vue de pays que ce
petit homme maigre pouvait bien être quelqu'un. Au demeurant, elle ne
doutait pas qu'il ne fût venu lui présenter ses devoirs ou ses
hommages, peut-être la remercier de ce qu'elle avait daigné admirer ses
roses; sûrement il avait l'intention de déposer à ses pieds ses
plates-bandes, son verger, sa maison, son boeuf, son âne et sa propre
personne. Elle était accoutumée à de tels empressements.

Elle s'avança vers Raymond en attachant sur lui un regard qui n'était
ni dur, ni méprisant, et lui fit signe de s'asseoir.

"Si je ne me trompe, monsieur, nous sommes voisins de campagne, lui
dit-elle.

--Oui, madame, pour mon malheur," répondit-il sèchement.

Cette réponse et le geste qui l'accompagnait firent reculer d'un pas
lady Rovel; elle ne souffrait guère qu'on lui parlât sur ce ton. Elle
observa de nouveau Raymond, le toisa de la tête aux pieds, comme pour
prendre la mesure du faquin. Elle se disait: "Quel est cet insecte?
d'où sort-il? à qui en a-t-il? Serait-il assez court d'esprit pour
ignorer à qui il parle?"

Cependant plus elle le regardait, moins elle réussissait, en dépit de
ses efforts, à se convaincre que Raymond fût un insecte. Elle se tira
d'affaire en se remontrant à elle-même qu'elle s'était trompée, qu'elle
avait pris pour de l'insolence une déclaration bourrue, l'emportement
d'un désespoir amoureux, que sans doute Raymond avait voulu dire: "Je
suis bien malheureux d'être votre voisin, madame, car, si la Prairie ne
confinait pas à l'Ermitage, je n'aurais pas l'occasion de vous voir
passer devant ma grille, et la tranquillité de mon coeur comme le repos
de mes nuits courraient moins de dangers."

Satisfaite de cette interprétation, qui sauvait tout: "Expliquez-vous,
monsieur, reprit-elle en s'asseyant. Pourquoi êtes-vous si désolé de
m'avoir pour voisine?

--Excusez-moi, madame, lui répondit-il. Je suis un original, j'ai
l'humeur solitaire, et tous mes voisins me déplaisent, quels qu'ils
soient, à plus forte raison quand ils ont un goût qui me paraît exagéré
pour le cor de chasse. Je conviens toutefois que j'aurais tort de vous
reprocher votre petite sérénade de la nuit dernière et l'insomnie
qu'elle m'a procurée. Convenez de votre côté que, s'il vous est permis
de faire chez vous tout ce qui vous plaît, mes droits de propriétaire
sont aussi sacrés que les vôtres. Or vous avez une fille qui,
permettez-moi de vous le dire, est une enfant fort mal élevée et qui
n'a pas une idée très-claire du tien et du mien. A plusieurs reprises,
elle est venue me voler mes pêches, et tantôt elle a pris la liberté de
franchir ma haie et de faire caracoler son cheval au beau milieu de mon
pré. Veuillez, je vous prie, la tenir de plus court ou la chambrer
quelquefois pour lui donner certains éclaircissements sur ses droits et
ses devoirs, dont elle me paraît avoir besoin."

Lady Rovel avait éprouvé pendant ce discours un accès d'étonnement et
d'indignation dont elle fut presque suffoquée. Qu'un homme eût
l'insigne fortune de se trouver tête-à-tête avec elle à l'heure où elle
venait de sortir du bain, et que cet homme fût assez dénué de raison,
assez destitué de tout jugement, assez abandonné de tous les dieux,
pour employer ces courts, ces précieux instants à lui parler de ses
pêches et de son foin, une telle sottise avait quelque chose de si
insolite, de si étrange, de si baroque, qu'elle ne pouvait y croire, et
qu'elle se demandait si c'était bien arrivé. Dès qu'elle fut revenue de
sa stupeur, se levant brusquement:

"Monsieur, dit-elle, soyez assez bon pour calculer au plus juste ce que
peuvent valoir votre foin et vos pêches; envoyez-moi votre note, on la
paiera rubis sur l'ongle.

--Je ne vous enverrai point de note, madame, répliqua-t-il. Je désire
seulement que vous adressiez à votre fille quelques avertissements
salutaires, afin que je sois dispensé à l'avenir de vous importuner de
mes plaintes.

--Eh! monsieur, reprit-elle en élevant la voix, sachez qu'un homme qui
a un peu d'esprit ou un peu de caractère,--l'un ne va guère sans
l'autre,--ne se plaint de rien à personne, qu'il règle toutes ses
petites affaires lui-même, et se fait lui-même justice. Si vous
surprenez Meg maraudant chez vous, tâchez de la prendre et mettez-la en
fourrière. Je verrai ensuite à débattre avec vous le prix de sa rançon.
Cela me procurera l'infini plaisir de revoir un homme qui, je vous
l'avoue, a réussi à m'étonner, et Dieu sait combien aujourd'hui mes
étonnements sont rares."

Là-dessus, l'ayant salué avec une politesse ironique, elle se dirigea
rapidement vers la porte. Au moment où elle mettait la main sur le
loquet, elle retourna la tête, regarda une fois encore cet homme
prodigieux d'un air d'étonnement mêlé de profond dédain, comme elle eût
contemplé dans quelque baraque de foire un albinos, un veau à trois
têtes, ou tout autre phénomène du même genre. Puis elle murmura entre
ses dents: "_What a bear!_

--Je sais l'anglais, madame, lui dit gracieusement Raymond en
s'inclinant.

--_Was fur ein Bär!_ reprit-elle.

--Et l'allemand, ajouta-t-il.

--En ce cas, _qué oso!_

--Et un peu d'espagnol," fit-il.

Elle se mit à rire à gorge déployée, et s'écria: "Fort bien, monsieur.
J'aurais dû commencer par vous dire en bon français que vous êtes un
des ours les plus mal léchés que j'aie jamais rencontrés dans la grande
foire de ce monde." Et à ces mots, elle disparut.

Raymond rentra chez lui assez mal édifié de l'accueil qui avait été
fait à ses doléances, et très-résolu d'administrer à miss Rovel la plus
verte des leçons, si jamais elle lui tombait sous la main; mais le
destin, qui se rit de nos colères aussi bien que de nos amours, avait
décidé que ce jour même, loin de prendre vengeance de son jardin
fourragé et de son herbe outrageusement foulée, il rendrait à Meg le
plus essentiel des services en la tirant d'un mauvais pas où l'avait
engagée une de ses innombrables étourderies.

Dans l'après-midi, il avait fait une promenade avec sa soeur. Au
retour, comme ils allaient passer devant la Prairie, leur attention fut
subitement attirée par des cris stridents de fureur et de désespoir,
qui n'avaient rien d'humain. On eût dit tantôt l'effroyable gémissement
poussé par un voyageur qui en escaladant un précipice sent se rompre la
corde qui l'attache à ses compagnons, tantôt les piailleries aiguës
d'un poulailler envahi par une fouine, ou le rauque rugissement d'une
bête fauve tombée dans quelque embûche et qui proteste avec rage contre
sa captivité.

Mlle Ferray tressaillit, pâlit, s'arrêta: "Que se passe-t-il donc chez
nos voisins? dit-elle à Raymond. Je crois en vérité qu'on y égorge
quelqu'un.

--La belle affaire! lui répondit-il en haussant les épaules. Je crois
reconnaître la voix de miss Meg. Cette charmante enfant aime la musique
comme sa mère."

Il se disposait à continuer son chemin. Elle le retint par le pan de
son habit, l'assurant qu'il était arrivé quelque grand malheur, et
qu'on appelait au secours. Les cris ayant redoublé d'intensité, elle se
suspendit à son bras et l'entraîna le long de l'avenue d'acacias qui
conduisait chez lady Rovel. Lorsque l'homme de la montagne,--Fielding
nous en est garant,--entendit du haut d'une colline les appels
désespérés d'une malheureuse qu'un malandrin s'apprêtait à juguler, il
laissa Tom Jones voler seul à sa défense; impassible, il s'assit sur le
gazon et se mit à contempler le ciel. Raymond n'était point un
misanthrope aussi consommé que l'homme de la montagne; il n'est pas
donné à tout le monde d'être parfait dans son métier.

Ayant traversé le vestibule sans rencontrer personne, il pénétra dans
une antichambre qui contenait une grande armoire en vieux chêne fermée
à double tour. C'est de cette armoire que partaient les cris. A deux
pas de là, une négresse effarée marmottait des patenôtres, poussait de
fréquents hélas! levait les bras au ciel, ne sachant à quel saint se
vouer. Les gens perplexes sont toujours heureux de trouver à qui
parler. La négresse courut à Raymond, et, s'efforçant de dominer le
vacarme, elle lui expliqua en anglais que, Meg ayant eu l'indiscrétion
d'essayer une robe de sa mère et la maladresse d'y faire un accroc,
lady Rovel, fort irritée, l'avait enfermée dans l'armoire en vieux
chêne, que sur ces entrefaites trois messieurs étaient venus la voir,
qu'elle était sortie avec eux à cheval, qu'avant de sortir elle avait
oublié de mettre l'enfant en liberté, qu'on ne savait quand elle
rentrerait, ses promenades étant quelquefois fort longues, et qu'il
était à craindre qu'avant son retour Meg ne mourût dans les
convulsions. C'est ce qui faisait de Paméla la plus embarrassée de
toutes les caméristes. Pendant la première demi-heure, Meg avait
affecté par bravade de rire, de chanter, de dire que c'est une fort
belle chose qu'une armoire et qu'elle se trouvait à merveille dans la
sienne, après quoi, sentant l'air lui manquer, la crainte d'étouffer
l'avait prise, et elle avait tenté d'enfoncer la porte, qui lui avait
résisté. Alors, appelant Paméla, elle l'avait conjurée de lui donner la
clé des champs, et, Paméla l'ayant suppliée à son tour d'avoir un peu
de patience, elle l'avait injuriée, puis menacée, et enfin elle s'était
mise à crier, et elle criait encore. Il était difficile de comprendre
que ses jeunes poumons pussent suffire à de si prodigieux efforts.

Raymond demanda à la négresse si elle savait où était la clé de
l'armoire. Paméla répondit que oui; mais elle lui représenta en se
signant combien il était dangereux de se jouer à lady Rovel, d'ouvrir
une porte que lady Rovel avait fermée, enfin de contrecarrer lady Rovel
dans la moindre de ses volontés, qui étaient aussi sacrées que la loi
et les prophètes. Raymond coupa court à ses remontrances en lui
intimant l'ordre d'aller chercher la clé. Elle la lui remit en
tremblant; il ouvrit aussitôt l'armoire. Pâle, échevelée, Meg sortit
d'un bond de son cachot et s'élança au milieu de la chambre, attachant
son oeil en feu sur son libérateur, prête à lui sauter au visage comme
une jeune chatte qui, la griffe allongée, confond amis et ennemis, et
cherche à qui s'en prendre de son malheur.

Son mouvement avait été si brusque, son attitude était si menaçante,
que la bonne Mlle Ferray ne put réprimer un geste d'effroi; elle recula
précipitamment vers la porte en couvrant ses yeux de sa main, comme
pour les mettre hors d'insulte. Sa frayeur parut plaisante à Meg, dont
la colère s'évanouit aussitôt et fit place à un accès d'hilarité
bruyante, presque convulsive, à laquelle succéda une demi-pâmoison.
Elle serait tombée toute raide sur le plancher, si Mlle Ferray ne l'eût
reçue dans ses bras, et, l'asseyant sur une chaise, ne lui eût fait
respirer un flacon de sels. Meg ne tarda pas à reprendre ses sens. Le
premier usage qu'elle en fit fut de considérer attentivement Raymond,
qui la regardait le sourcil froncé. Il commençait à se reprocher le sot
mouvement de commisération qui lui avait fait rendre service à son
ennemie. Sa figure était si parlante que Meg devina sans peine ce qui
se passait en lui.

"Quel drôle d'air vous avez! lui dit-elle en partant d'un nouvel éclat
de rire. Vous vous repentez de votre bonne action! Ce qui m'ennuie,
moi, c'est que bienfait oblige, et que me voilà condamnée à ne plus
vous voler vos pêches.

--Vous nous en demanderez, lui dit Mlle Ferray.

--Demander! demander! dit-elle en faisant la moue; c'est bien plus
commode de prendre."

Sur ces entrefaites, la négresse, qui jusqu'alors s'était tenue
prudemment à distance, voyant sa jeune maîtresse revenue à des
dispositions plus pacifiques, s'approcha d'elle, et avec force
circonlocutions lui insinua qu'elle venait de faire une petite
provision d'air, que partant il ne lui restait plus qu'à rentrer bien
gentiment dans son armoire, afin que sa terrible mère la retrouvât où
elle l'avait laissée. Meg jugea la proposition fort incongrue. "Sais-tu
quoi, Paméla? lui dit-elle; maman a tant d'idées en tête qu'elle
s'embrouille quelquefois dans ses comptes. Je gagerais qu'en ce moment
elle se ressouvient vaguement qu'elle a mis quelqu'un dans une armoire,
et pourvu qu'elle y retrouve quelqu'un, elle sera contente. Fais-moi
l'amitié de t'y mettre à ma place, et tout sera pour le mieux."

Paméla, qui goûtait peu cette substitution, soutint que lady Rovel, en
dépit de l'abondance de ses idées, avait une redoutable exactitude de
mémoire, et que son dévoûment serait en pure perte.--Seigneur Jésus!
que va dire milady? s'écriait-elle d'un ton tragique, tout en se
regardant à la dérobée dans son petit miroir de poche, doux exercice
qu'elle pratiquait au milieu même de ses plus graves préoccupations.
Mlle Ferray mit fin à ce débat en déclarant qu'elle prenait tout sur
elle, qu'elle assumait toutes les responsabilités, qu'elle se chargeait
de toutes les explications, bref qu'elle se faisait fort d'obtenir le
pardon de Meg. "Accompagnez-nous à l'Ermitage, ma chère enfant, lui
dit-elle. Je vous ramènerai ici tout à l'heure, et si votre mère veut
absolument punir quelqu'un, c'est moi qui passerai la nuit dans
l'armoire.

--Tôpe! cela me va, s'écria Meg en lui jetant familièrement le bras
autour de la taille; mais jurez-moi que, quand je serai chez vous,
monsieur votre frère ne me mangera pas."

Mlle Ferray la menaça du doigt; elle n'admettait pas qu'on parlât
jamais légèrement ni du bon Dieu, ni de M. Raymond Ferray. Puis se
penchant à son oreille: "Rassurez-vous, lui dit-elle, ses yeux sont
plus grands que sa bouche."--Et aussitôt que Meg eut mis son chapeau,
elle l'emmena à l'Ermitage. Chemin faisant, elle lui fit beaucoup de
questions, accompagnées de beaucoup de caresses, que Meg recevait d'un
air dégagé, en princesse qui connaît sa naissance et son mérite, et se
flatte d'avoir droit à toutes les prévenances.

Mlle Ferray avait ceci de rare chez les personnes disgraciées par la
nature, qu'elle adorait la beauté partout où elle la trouvait, dans une
jolie femme comme dans une jolie plante. La beauté est une harmonie, et
Mlle Ferray avait une belle et bonne âme qui éprouvait le besoin de
croire que tout est harmonieux dans ce monde, qu'il a été créé par un
grand musicien, lequel fait cheminer les astres et tourner la terre au
son de son violon, et ne se permet les dissonances que pour préparer et
faire valoir l'accord final. Si Mlle Ferray avait eu la tête
métaphysique, elle se serait fait à elle-même de longs raisonnements
pour se convaincre que les désordres apparents de la nature et de la
vie contribuent à l'ordre universel. Une rose dans sa fraîcheur et les
grâces d'un jeune sourire la dispensaient de raisonner; en les
contemplant, elle tenait pour prouvé que le musicien existe; elle
croyait entendre son violon, et se sentait heureuse de vivre. Tel était
le catéchisme de Mlle Ferray, qui paraîtra peut-être insuffisant aux
consciences rigoristes et aux esprits dogmatiques; mais en matière de
dogme chacun prend ce qui lui convient,--chacun, comme le disait la
princesse Palatine, _se fait son petit religion à part soi_, et la
première des impertinences est de prétendre imposer la sienne aux
autres. Il parut à Mlle Ferray que, de toutes les preuves de
l'existence de Dieu, la plus frappante était Meg. Elle admirait les
contours de son visage, que Lawrence aurait voulu peindre, ses grands
yeux rayonnants, le frémissement de ses narines qui humaient la vie,
ses cheveux blonds flottant librement sur ses épaules, la clarté et la
franchise de son regard, sa voix pleine, étoffée, semblable au chant du
merle dans les bois. Elle ne se lassait pas de l'examiner, et se
disait: "Si on me chargeait d'élever cette petite, son âme serait un
jour aussi belle que son visage."

De son côté, Meg se sentait portée à prendre en amitié Mlle Ferray.
Rien n'est plus égoïste que l'amitié des enfants, et rien n'est plus
clairvoyant que leur égoïsme. Ils ont bientôt fait de tâter le pouls
aux personnes qui les entourent, de savoir ce qu'ils en peuvent
attendre. Leur jeune et ardente volonté ne voit en nous, tant que nous
sommes, que des obstacles ou des jouets. Meg n'avait pas fait cinquante
pas à côté de Mlle Ferray, qu'elle se dit: "Cette chère demoiselle est
une vraie bête du bon Dieu à qui je ferai faire tout ce que je voudrai;
c'est une de ces bontés qui permettent qu'on abuse d'elles." Or le seul
plaisir des enfants est d'abuser.

Tout à coup elle s'écria: "Voilà l'ennemi!" Elle venait d'apercevoir,
s'avançant à sa rencontre, lady Rovel, montée sur une haquenée blanche,
et qu'escortait à son ordinaire un brillant état-major international.
Lady Rovel avait la vue perçante; du plus loin, elle reconnut Meg, et
fut frappée d'étonnement. Il lui ressouvint aussitôt qu'elle possédait
une armoire et une fille, et qu'en partant pour la promenade elle avait
enfermé sa fille dans son armoire. Comment s'y était-elle prise pour en
sortir? Cette question l'intéressait. Meg se dissimulait de son mieux
derrière sa nouvelle amie, laquelle continuait d'avancer avec
l'intrépidité des myopes, qui ne s'avisent du danger que lorsqu'ils ont
mis le nez dessus. L'instant d'après, elle faillit donner de la tête
contre le museau d'une cavale blanche qui lui barrait le passage. Une
voix lui cria: "Si je ne suis pas trop indiscrète, mademoiselle, où
donc emmenez-vous ma fille?"

L'aigreur de cette voix fit tressaillir Mlle Ferray; mais la charité ne
se déconcerte pas facilement. Elle braqua ses petits yeux clignotants
sur lady Rovel, et lui expliqua que les cris de Meg avaient touché ses
entrailles, la priant d'excuser son audacieuse intervention: "Je ne
vous rendrai cette belle enfant, madame, ajouta-t-elle de sa voix la
plus caressante, qu'après que vous m'aurez promis de nous pardonner à
toutes les deux."

Lady Rovel l'avait d'abord écoutée d'un air sévère; mais une idée lui
vint,--elle en avait beaucoup, comme le disait Meg. Elle découvrit
soudain que Mlle Ferray était la solution providentielle d'un petit
problème qui la tracassait depuis une heure, et ce fut avec un sourire
de bienveillance qu'elle lui dit: "Vous avez l'âme tendre, mademoiselle?

--C'est un reproche qu'on m'a souvent fait, madame.

--Et vous aimez les enfants?

--Passionnément.

--Autant que vos roses?

--Bien davantage, s'il est possible.

--J'en suis charmée," s'écria lady Rovel; puis rendant la bride à sa
monture, elle fut se planter en face de Raymond, qui demeurait immobile
à cent pas en arrière. Depuis le matin, il roulait dans sa tête la
traduction d'un passage épineux du De rerum natura. Il venait d'en
trouver deux vers, et, de peur de les laisser échapper, il s'était
arrêté pour les écrire sur son calepin.

"Ai-je rêvé, monsieur, lui dit lady Rovel, que vous êtes venu ce matin
chez moi, ému d'une noble fureur, me déclarer que ma fille, miss Rovel,
était un monstre?

--Si ce ne sont les termes, c'était bien le sens, répondit-il
froidement, le nez collé sur ses tablettes.

--Je croyais aussi que vous m'aviez priée de lui infliger un châtiment
digne de tous ses forfaits.

--C'est vrai, madame.

--Qui a mis l'oiseau en liberté?

--C'est moi, madame; mais ce n'est pas que je lui veuille le moindre
bien. Mademoiselle votre fille a une façon insupportable de crier, et
je vous conjure à l'avenir de ne plus l'oublier au fond d'un buffet.

--Oui ou non, monsieur, reprit-elle, m'avez-vous déclaré ce matin du
ton le plus décisif que charbonnier est maître chez lui?

--Je crois m'en souvenir, madame.

--Ma fille et mes armoires sont-elles à moi?

--Assurément, madame.

--Monsieur, le premier devoir d'un homme qui se respecte n'est-il pas
d'avoir un peu de suite dans les idées?

--J'y ai renoncé depuis longtemps, madame. Dans un monde de fous,
malheur à qui se pique d'être toujours raisonnable." Et il se remit à
écrire.

--This man, s'écria lady Rovel, _is the most insupportable of all the
cold-blooded animals!_

--Ce qui signifie, madame, que je suis le plus insupportable de tous
les animaux à sang froid. Vous oubliez toujours que je sais les langues
étrangères.

--Meg! cria du haut de sa bête lady Rovel, je vous permets
d'accompagner M. Ferray chez lui. Tâchez de profiter de sa
conversation, qui est aussi instructive qu'agréable."

A ces mots, elle partit au galop; son état-major la suivit et disparut
bientôt dans un tourbillon de poussière. Meg, qui pendant cet entretien
s'était tenue blottie dans les jupes de Mlle Ferray, la prit par la
main et se mit à courir avec elle du côté de l'Ermitage, en lui disant:
"Ma bonne demoiselle, vous me donnerez l'hospitalité pendant deux
heures; c'est juste le temps qu'il faut à maman pour oublier ses
colères."

Les enfants proposent, et Dieu dispose. Meg, une heure plus tard,
s'occupait à aider Mlle Ferray dans l'arrosage de ses plates-bandes, et
prenait goût à cette occupation, qui lui était nouvelle, quand un
haquet chargé de deux ou trois malles fit son entrée dans la cour. Il
était précédé de la négresse. Elle tenait à la main une lettre qu'elle
remit à Mlle Ferray. Cette lettre, écrite à la diable, et dont les
pattes de mouche montaient de la cave au grenier, était ainsi conçue:


"Mademoiselle, on m'a proposé tantôt de partir dès ce soir pour
l'Engadine, le temps étant propice, et d'aller faire l'ascension du
Bernina et de quelques autres cimes où l'on assure qu'aucune femme
n'est jamais montée et ne montera jamais, surtout dans cette saison.
Meg est un grand empêchement à ce beau projet. Les enfants sont comme
les bagages dans les armées; le jour de la bataille, il est bon qu'un
soldat n'ait que son havre-sac sur le dos. Vous m'avouerez que je ne
puis mener Meg au sommet du Bernina. Si je tombe dans un précipice, j'y
veux tomber seule. Il m'a paru que vous aviez quelque amitié pour elle,
et je ne fais aucun doute que vous ne consentiez à la garder chez vous
jusqu'à mon retour. Je suis vraiment heureuse de la confier à vos bons
soins. Il m'a paru aussi que monsieur votre frère s'intéressait
beaucoup à l'éducation des enfants. Il s'est plaint que j'élevais mal
ma fille. Je lui serai fort reconnaissante de vouloir bien retoucher
mon ouvrage, et je suis sûre que Meg profitera beaucoup dans la société
d'un homme si distingué,--quoique, à mon avis, il manque un peu de
suite dans les idées, mais on n'est pas tenu d'être parfait. Il est
bien entendu que vous avez le droit de me faire vos conditions; j'y
souscris d'avance, et nous réglerons tout à mon retour comme il vous
plaira. Mon absence durera probablement quinze jours ou plus longtemps,
car je ne veux tromper personne, et je dois vous confesser qu'il y a
quelques années, étant partie de Paris à huit heures précises du matin
pour aller passer l'après-midi à Fontainebleau, j'ai poussé jusqu'à
Madrid, d'où je ne suis revenue qu'au bout d'un an. Comme il faut tout
prévoir, les précipices et les avalanches, s'il m'arrivait malheur sur
le Bernina, veuillez écrire à l'honorable sir John Rovel,
gouverneur-général de la Barbade et autres petites Antilles. Il vous
indiquerait ce que vous devez faire de Meg. Votre très-reconnaissante
lady Aurora Rovel. "


Il y avait beaucoup de parenthèses dans les lettres de lady Rovel; il y
en avait beaucoup aussi dans son esprit et dans sa conduite, et, à vrai
dire, ce qui lui plaisait le plus en ce monde, c'étaient les
parenthèses. On les ouvre, on les ferme, et on reprend sa phrase ou son
projet, comme si rien ne s'était passé. Aussi faisait-elle bien de
compter avec les futurs contingents, non qu'on pût craindre qu'il lui
arrivât malheur dans ses ascensions. Elle avait le pied sûr, une tête à
l'abri de tous les vertiges; mais il pouvait se faire qu'elle
rencontrât au sommet du Bernina l'homme idéal, et qu'en redescendant
elle partît avec lui pour Saint-Pétersbourg ou Constantinople.

En lisant sa prose, Mlle Ferray devint rouge de plaisir; jamais elle
n'avait cru plus dévotement à sa chère Providence, qu'elle aimait à
voir partout, avec qui elle causait sans cesse, qui lui faisait
quelquefois attendre ses réponses, mais finissait toujours par parler.
Depuis une heure qu'elle connaissait Meg, elle avait dit cent fois _in
petto:_--O Providence, si vous ne vous en mêlez, que deviendra cette
blonde aux yeux noirs? O Providence, que je vous saurais gré de me la
donner! J'aurais le plaisir de la regarder, le plaisir plus grand
encore de l'élever; ce serait pour moi une douce occupation, et pour
elle le salut et le bonheur.--A tes souhaits! je te la donne, venait
de lui dire la Providence, qui cette fois avait répondu courrier par
courrier.

Mlle Ferray embrassa Meg sur les deux joues. Elle lui tendit la lettre,
la pria de lire à son tour. Meg lut deux fois; elle pâlit, fut prise
d'un tremblement nerveux, et ramassant son chapeau de paille, dont elle
avait coiffé un échalas, elle se mit à courir à toutes jambes pour
aller retrouver sa mère, qu'elle aimait, qu'elle admirait beaucoup plus
encore qu'elle ne la craignait. Paméla eut grand'peine à la rattraper.
Elle lui expliqua que c'en était fait, que trois quarts d'heure avaient
suffi à lady Rovel pour faire ses paquets, payer les gages de ses gens,
les mettre à la porte, fermer la maison, et s'en aller prendre le
train. Meg s'arracha les cheveux; elle était inconsolable. Tout à coup
il lui vint une idée de traverse. "Si je reste avec vous, dit-elle à
Mlle Ferray, me permettrez-vous de porter des robes longues?"

Mlle Ferray lui en donna sa parole la plus sacrée, l'assurant qu'une de
ces robes serait à queue. Meg demeura un instant pensive, le nez en
l'air, contemplant les nuages; elle y aperçut sans doute une grande
jupe à traîne qu'elle avait cent fois enviée à sa mère. Le ciel,
qu'elle interrogeait, lui déclara qu'effectivement la plus grande
félicité de ce monde est de porter des robes longues. Elle s'écria: "En
ce cas, c'est une autre affaire!" Et aussitôt, elle essuya ses pleurs,
reprit sa gaîté et son arrosoir, et, le tenant à la main, fit deux fois
à cloche-pied le tour d'une plate-bande.

Ce n'était pas tout pour Mlle Ferray d'avoir convaincu Meg, il
s'agissait d'aller trouver son maître et seigneur et de lui conter
l'incident. Certaine d'essuyer une bourrasque, elle cargua toutes ses
voiles, et ce fut l'air penaud, le visage long d'une aune, qu'elle
pénétra dans le cabinet de travail de Raymond, l'avertissant par
manière de préambule qu'elle venait lui annoncer la plus fâcheuse, la
plus déplorable, la plus sinistre des nouvelles. Il ne tenait qu'à lui
de croire que son banquier était en fuite, ou que l'Ermitage allait
être englouti par un tremblement de terre. Après lui avoir laissé le
temps de passer en revue tous les désastres possibles, elle lui
présenta la lettre de lady Rovel. Malgré cette habile préparation,
Raymond fit un formidable haut-le-corps: "Ah! par exemple,
s'écria-t-il, l'invention est admirable, et voilà une facétie assez
bouffonne! Prend-on ma maison pour un hospice d'enfants trouvés? Qu'on
renvoie sur-le-champ cette demoiselle à sa mère!"

Mlle Ferray lui répondit que telle avait été sa première pensée, mais
que lady Rovel était partie, qu'on ne savait quel chemin elle avait
pris.

"Il y a une chose encore plus certaine, reprit-il en frappant du poing
sur la table, c'est que cette péronnelle ne restera pas ici une heure
de plus. Qu'on les remmène brouter dans leur Prairie, elle et sa
négresse!"

Mlle Ferray allégua que telle avait été sa seconde pensée, mais que
lady Rovel avait eu soin de fermer sa maison et d'en emporter les clés.

"Que le diable l'emporte elle-même! Ma chère, mets bien vite ton
chapeau, et, puisque Meg il y a, conduis Meg dans le premier pensionnat
venu.

--Voilà qui est bien trouvé!" s'écria Mlle Ferray.

Elle s'achemina vers la porte; puis, revenant sur ses pas: "Mon bon
frère, dit-elle, il faut tout prévoir. Si c'est nous qui mettons cette
maudite fillette dans un pensionnat, nous en demeurons responsables, et
si, comme je n'en doute pas, elle s'évadait un beau matin, ce serait à
nous de courir après elle. Ne penses-tu pas que mieux vaut encore la
garder ici? Dans quinze jours, sa mère viendra la reprendre.

--Dans quinze jours, ou dans quinze mois, ou dans quinze ans,
répliqua-t-il avec colère. Sur quoi peut-on compter avec un hurluberlu
de cette espèce? Et qui sait si cette triple folle n'a pas jugé à
propos de nous faire cadeau de sa fille pour la vie? Qu'on aille sans
plus tarder me chercher une voiture, je saurai bien retrouver cette
tendre mère, fût-ce au sommet du Bernina, et lui restituer son bien.

--Reste à savoir si c'est au Bernina qu'elle compte aller, répondit
doucement Mlle Ferray; sûrement elle a voulu nous dérouter. Tu l'as
bien jugée, Raymond, c'est une triple folle, et il est possible
qu'avant quelques heures elle se soit embarquée pour la Chine. Je
craindrais vraiment que tu ne te dérangeasses inutilement, que tu ne
perdisses tes peines et tes pas.

--Fort bien, je renonce à me mettre à sa poursuite; mais sa fille
passera la nuit à la belle étoile. Aurais-tu par hasard, Agathe, la
prétention de me faire adopter cette adorable enfant?

--Quelle énormité! répondit-elle. Comment peux-tu croire... Mais j'y
pense, elle a un père, cette pauvre petite, et c'est à lui de disposer
d'elle. Écrivons-lui. Le mal est qu'il demeure un peu loin; mais enfin
dans quelques semaines nous aurons sa réponse, et quelques semaines
sont bientôt passées."

Après s'être récrié contre cette proposition, après avoir tempêté de
plus belle, ne trouvant rien de mieux et sur les assurances formelles
qui lui furent données par sa soeur que durant son court séjour à
l'Ermitage Meg serait exclusivement sous sa garde, qu'elle la cacherait
sous sa jupe, qu'il n'en entendrait jamais parler, il finit par se
rendre en maugréant à ses raisons. Pour ne pas perdre de temps, prenant
une plume, il écrivit séance tenante au gouverneur des Petites-Antilles
qu'il avait eu l'heur de trouver sa fille dans une armoire, et qu'il le
priait de vouloir bien lui expliquer au plus tôt s'il devait l'y
remettre ou l'expédier par une occasion à la Barbade. Pendant qu'il
écrivait, Mlle Ferray s'écriait d'un air dolent: "Quel ennui! quel
embarras! Qui aurait pu prévoir cette tuile? que je me repens d'avoir
amené cette enfant ici!"

La lettre écrite, elle l'emporta pour la jeter dans la boîte. Dès
qu'elle eut refermé la porte, son visage s'épanouit. Quelque chose lui
disait que les gouverneurs des Antilles anglaises ont trop d'affaires
sur les bras pour se presser de répondre aux lettres où il n'est
question que de leur fille. Elle envoya par le trou de la serrure un
long baiser de reconnaissance à son frère. Mlle Ferray possédait au
suprême degré le don des espérances vagues, qui consistent à espérer
quelque chose, sans savoir quoi. Il lui semblait que cette enfant qui
venait de leur tomber du ciel jouerait un rôle heureux dans leur vie,
que peut-être elle serait cause que son frère renoncerait à haïr les
femmes, qu'elle le réconcilierait avec le bonheur, avec la vie, avec la
gloire et avec l'arabe. Comment cela se ferait-il? Elle n'en savait
rien et ne s'en inquiétait guère. C'est à la Providence de trouver le
comment; elle a été mise au monde pour cela.


III


Mlle Ferray ne s'était pas chargée d'une tâche facile; mais elle avait
l'opiniâtre patience des âmes douces et aimantes, et comme feu son
frère, c'est-à-dire comme le Raymond d'autrefois, elle ne prisait que
les ouvrages malaisés. Meg était un poulain ombrageux qu'un mot ou un
geste faisait cabrer. La bonne Agathe entreprit d'apprivoiser par
degrés cette volonté rebelle, et tout d'abord de s'insinuer doucement
dans un coeur dont elle voulait gagner la confiance et l'amitié. Elle y
réussit si bien que Meg en vint au bout de peu de temps à lui confesser
toutes les sottises qu'elle avait faites et toutes celles qu'elle
méditait, car de l'empêcher d'en faire, autant eût valu emprisonner la
lune dans un puits. Pour obtenir quelque chose, Mlle Ferray exigeait
très-peu. Le reste du temps, elle se contentait de cacher soigneusement
à son frère des peccadilles et des fredaines qui lui auraient fait
jeter les hauts cris. Il ne se douta jamais qu'un jour Meg avait
dépouillé de ses fruits le plus beau de ses pommiers pour en bombarder
les passants, qui avaient riposté par une grêle de cailloux. Tête nue,
les cheveux au vent, Meg était demeurée maîtresse du champ de bataille;
mais l'affaire avait été chaude, et le vitrage défoncé de la serre en
rendait témoignage. Raymond ignora également que sa soeur avait trouvé
miss Rovel juchée au sommet de la fenière, où elle fumait paisiblement
une cigarette. Si la maison avait brûlé, il eût été difficile de tenir
le cas secret; mais à coup sûr Mlle Ferray eût trouvé moyen de
s'imputer à elle-même le sinistre, ou elle se fût écriée, selon sa
formule ordinaire:--Quand on y réfléchit, cela s'explique, et pourvu
que cette pauvre petite promette de ne plus recommencer, il faut lui
pardonner.--Cependant elle ne pouvait tout cacher à Raymond. Il
surprit plus d'une fois Meg dévastant son potager, sous prétexte que
rien n'est plus bête qu'un chou, ou lutinant un bel angora qu'il
chérissait et lui attachant une lanterne à la queue. Il rabrouait
d'importance la jolie espiègle. Alors arrivait Mlle Ferray, clochant du
pied, pareille aux Prières d'Homère, célestes avocats, qui, boiteuses,
louches, marchent sur les pas du crime pour réparer ses ravages et
détourner la colère des dieux.

Mlle Ferray causait beaucoup avec miss Rovel; ces entretiens lui
laissaient une impression singulière, mêlée de charme et d'épouvante.
Elle était effrayée et de tout ce que Meg ne savait pas, et bien plus
encore de tout ce qu'elle savait. Meg était d'une ignorance crasse sur
certains sujets, tandis que sur d'autres elle possédait des lumières
extraordinaires, une science digne du bonnet doctoral, qu'elle avait
attrapée au vol dans le salon de sa mère. Meg ne savait ni tricoter, ni
broder, ni ourler un mouchoir, ni marquer une serviette, et elle
s'entendait beaucoup mieux à déranger une armoire qu'à la ranger. A la
vérité, elle savait lire, mais elle n'avait rien lu; elle savait
écrire, mais elle avait une main déplorable. Sa littérature était fort
courte aussi bien que ses connaissances historiques; elle avait
vaguement ouï parler d'un Shakspeare, qui avait composé beaucoup de
drôleries, d'un certain Charlemagne, célèbre par la longueur de sa
barbe, et du nommé Charles Stuart, roi d'Angleterre, qui avait eu la
tête coupée. Ce dernier fait lui avait paru intéressant, elle y pensait
quelque fois en décapitant les choux de Raymond. Elle était aussi
versée dans la géographie que dans l'histoire. En toutes ces matières,
elle s'en tenait aux à-peu-près, qui lui suffisaient amplement, et se
targuait de savoir par exemple qu'il fait plus chaud en Espagne qu'en
Angleterre, attendu que le premier de ces pays est situé quelque part
dans les environs de l'Afrique. Mlle Ferray lui ayant lu un jour
_Athalie_, elle trouva cette comédie intéressante et très-neuve; elle
en retint même un vers qui l'avait particulièrement frappée, et
répétait souvent qu'il est bon


De réparer des ans l'irréparable outrage.


Par compensation, Meg savait pertinemment que l'amour est, selon la
méthode qu'on emploie, le plus agréable des plaisirs ou la plus
dangereuse des passions. Elle expliquait savamment à Mlle Ferray ce
qu'on entend en France par le demi-monde, et ce qu'est un _patito_ en
Italie. Elle affirmait que le mariage est une institution arriérée, que
les unions libres sont le mot de l'avenir. Elle possédait sur le bout
du doigt la liste des amies de coeur de tous les souverains régnants,
et, quand elle récitait cette litanie, on aurait pu croire qu'elle
énumérait les saintes de son calendrier. Elle connaissait les aventures
scandaleuses de la _pairy_ et même de la _gentry_, et la chronique
galante n'avait pour elle point de secrets. Elle avait appris que le
duc un tel, trompé dix fois par sa femme, qu'il n'avait trompée que
neuf fois, avait fait un jour son compte et s'était cru autorisé à
solliciter son divorce. Elle n'ignorait point que les Polonaises, quand
elles se marient, ont soin de se ménager un cas de nullité; elle
estimait que cette précaution fait le plus grand honneur à leur
prévoyance. Elle savait encore que lord B..., après avoir eu une suite
infinie de bonnes fortunes, s'était décidé sottement à épouser sa
dernière maîtresse, et que, dévoré de jalousie, il la battait comme
plâtre et la tenait sous clé: d'où elle concluait sagement que, s'il
est pardonnable d'épouser une femme qu'on ne peut avoir autrement,
épouser une femme qu'on a eue est le dernier degré de la démence
humaine.

Cette étourdissante science inquiétait fort justement Mlle Ferray. Elle
découvrit pourtant qu'en dépit des apparences Meg était restée
très-jeune, très-enfant, qu'elle était fort naïve dans son savoir, que
les aventures de lord B... et du duc un tel étaient pour elle comme les
contes fantastiques d'une bibliothèque bleue qui charmaient sa mémoire,
sans qu'elle en tirât aucune conclusion directement applicable à miss
Rovel, laquelle pour le moment préférait à tout le reste le plaisir de
jeter des pommes aux passants. Elle découvrit aussi que Meg avait un
noble orgueil qui lui faisait mettre sa personne à très-haut prix, un
tour romanesque dans l'imagination qui la protégerait contre les
tentations vulgaires, un grand fonds de bon sens grâce auquel cette
petite personne verrait clair dans le jeu des grands et des petits
trompeurs.--Faute de mieux, se disait Mlle Ferray, un coeur qui
s'estime assez pour ne se donner qu'à la condition qu'on sente tout ce
qu'il vaut, une imagination exigeante, ambitieuse de mettre quelque
beauté dans sa vie, un esprit droit et courageux, fermement résolu à
n'être dupe de rien ni de personne, sont trois garde-fous capables de
préserver de plus d'une chute. Sans contredit, les principes sont plus
sûrs; mais que lady Rovel lui accordât quinze mois, Mlle Ferray se
faisait fort de donner des principes à Meg, bien que cela parût aussi
chimérique que de faire croître des courges sur un roc dépourvu de
terre végétale.

Elle s'y essayait déjà, ne faisant jamais de morale à Meg, écoutant des
deux oreilles toutes ses histoires, ne paraissant se scandaliser de
rien, se contentant de lui insinuer que, selon le point de vue, tout
peut se justifier, que l'essentiel est de bien savoir ce qu'on veut, et
d'accepter d'avance les conséquences de ses actions, par la raison que
toute action décisive a ses inévitables conséquences, et qu'une fois
engagés ce n'est plus nous qui tenons notre vie, c'est elle qui nous
tient.--Tous les chemins qui conduisent au bonheur ou au malheur, lui
disait-elle, partent du même carrefour. Il est bon de réfléchir
longtemps avant de faire son choix, car ces chemins, qui d'abord
semblent presque contigus, deviennent tellement divergents qu'il est
impossible au repentir de retourner de l'un à l'autre. En vain
s'aperçoit-on qu'on s'est trompé, il faut aller jusqu'au bout de son
erreur et de son malheur. Heureusement, ajoutait-elle, pour nous
empêcher de nous mettre en route sur la foi d'un choix précipité, la
bonne nature a placé dans le carrefour une fontaine magique, environnée
d'ombrages délicieux sous lesquels il est doux de séjourner. L'eau de
cette fontaine procure à celui qui en boit des songes charmants, une
joyeuse ivresse; il croit sentir en lui quelque chose de plus fort que
le destin et de plus heureux que le bonheur lui-même, de telle sorte
qu'occupés à savourer le rêve de la vie, nous ne nous pressons pas trop
de vivre. Cette fontaine est la jeunesse,--et Mlle Ferray exhortait
Meg à rester jeune longtemps, parce que c'est la seule chose dont on ne
se repente jamais. Meg goûtait assez cette sagesse et cette fontaine,
mais elle n'en marquait rien, se gardant de laisser croire à sa vieille
amie que ses discours et ses réflexions pussent faire sur sa nature
réfractaire quelque impression décisive.

Si Meg causait beaucoup avec Mlle Ferray, elle échangeait au plus trois
paroles par jour avec Raymond, qu'elle ne voyait guère qu'aux heures
des repas. Raymond ne prenait pas la peine de dissimuler l'humeur que
lui donnait l'installation de miss Rovel dans sa maison, ni
l'impatience avec laquelle il attendait le moment de l'expédier aux
Antilles. De jour en jour, elle lui agréait moins, et il répétait
souvent à sa soeur que cette petite fille était une enfant perverse,
qui demandait à être gouvernée avec la dernière sévérité. A vrai dire,
Meg ne faisait rien pour lui plaire. Elle voyait en lui un monsieur
très-bourru, un peu mystérieux, qui malgré elle lui en imposait.
L'antipathie instinctive qu'il lui inspirait ne tarda pas à se changer
en une aversion raisonnée, et voici à quel propos.

Mlle Ferray s'était flattée qu'à force de réciter à Meg son allégorie
de la fontaine magique, elle lui persuaderait de porter quelque temps
encore des robes courtes. Il n'en fut rien, les allégories ne
produisent pas de ces effets souverains. Chaque jour, Meg rappelait à
Mlle Ferray sa promesse; elle devint si pressante qu'il fallut
s'exécuter. Mlle Ferray la conduisit à Genève et la fit entrer dans un
magasin de nouveautés, où, après de longues discussions, elles
arrêtèrent leur choix sur une étoffe de soie gris-rose dont Meg
consentit à s'accommoder, quoiqu'elle eût préféré une couleur plus
voyante. De là on se transporta chez la meilleure faiseuse de la ville,
avec laquelle on débattit longtemps la grosse question de la coupe à la
mode et des garnitures. Meg entendait que sa première robe longue fût
un chef-d'oeuvre. Elle entra enfin en possession de ce trésor. Le matin
suivant, elle se leva dès l'aube et passa plusieurs heures à promener
dans sa chambre ses nouveaux atours, allant, venant, faisant bouffer sa
jupe, fière de ses guipures, se donnant le torticolis pour contempler
son pouf. Elle soupirait après l'heure du déjeuner. Dès qu'elle eut
entendu la cloche, elle se précipita dans la salle à manger, qu'elle
traversa le nez au vent, cambrant sa taille, balançant sa tête et ses
bras. Raymond, qui venait d'entrer par une autre porte, s'arrêta court
pour la regarder, et dit à sa soeur avec un haussement d'épaules:
"Es-tu folle, Agathe, d'avoir ainsi fagoté cette petite?" Cette
exclamation malsonnante parut à Meg la plus fieffée des impertinences.
Elle réussit cependant à se taire et à sourire, comme une personne qui
entend dire une sottise et qui dédaigne de la relever. De ce jour, elle
médita profondément sur les moyens de prouver à M. Raymond Ferray qu'il
était un oison bridé, et que, depuis que miss Rovel portait des robes
longues, elle méritait que tout l'univers la prît au sérieux. Le
hasard, qui est souvent l'obligeant complice des petites filles, lui
fournit l'occasion qu'elle cherchait.

Meg se promenait souvent aux environs de l'Ermitage, accompagnée de
Paméla. Pendant qu'elle quêtait des noisettes et les croquait à belles
dents, la négresse laissait errer dans la campagne ses regards
mélancoliques, et par intervalles poussait des roucoulements de
tourterelle amoureuse ou de profonds soupirs qui étaient un
réquisitoire contre la destinée. Bien qu'elle eût le nez fort camus,
Paméla avait décidé depuis longtemps qu'elle était un trésor méconnu
par le monde. Cette perle attendait impatiemment le connaisseur qui lui
rendrait justice; peut-être brillerait-elle un jour au doigt d'un
prince,--car Paméla, ayant vu plus d'un prince à la discrétion de
lady Rovel, s'était persuadé que c'est marchandise commune et que tôt
ou tard elle aurait le sien. L'imagination de cette négresse romantique
ne se refusait rien.

Le promenoir favori de Meg était un petit chemin très-ombragé, où
croissaient plus de noisetiers qu'ailleurs; il aboutissait à une ravine
qui dévalait brusquement dans l'Arve. Arrivée au bord de la ravine, Meg
y faisait quelques gambades assez hasardeuses, prenant plaisir à
épouvanter Paméla par ses témérités, après quoi on retournait au logis.
Un jour, elle s'aperçut en détournant la tête qu'un inconnu venait
derrière elle à cinquante pas de distance. Elle s'arrêta pour le
regarder, il s'arrêta aussi en se donnant l'air de chercher une épingle
dans l'herbe. Elle se remit en marche, il recommença de la suivre.
Arrivée au bout du chemin, elle fit volte-face, l'inconnu s'adossa
contre un arbre pour l'attendre au passage. C'était un petit homme
entre deux âges, tiré à quatre épingles, le cou serré dans une cravate
bleu de ciel, les doigts chargés de bagues, les sourcils, la moustache
et les cheveux teints, un nez de furet, des yeux ternes de poisson mort
qui avaient des réveils subits;--au moment où Meg passa devant lui,
il en jaillit un regard de faune à l'affût d'une nymphe. Il s'aperçut
que ses prunelles parlaient trop, il les éteignit comme on souffle une
bougie, et salua Meg avec la bienveillance paterne d'un barbon qui aime
les enfants. Il y a plusieurs manières de les aimer.

Le lendemain, miss Rovel n'était pas depuis dix minutes dans le chemin
sans issue lorsqu'elle vit apparaître l'inconnu, qui recommença le même
manége que la veille; il en fut de même le surlendemain. Le quatrième
jour, Meg, qui commençait à être intriguée et n'était pas fille à
s'endormir sur ses curiosités, s'arrangea pour laisser adroitement
tomber son éventail dans le gazon, fournissant ainsi à l'inconnu le
prétexte qu'il guettait. Une minute après, il l'avait abordée et lui
présentait son éventail en la saluant jusqu'à terre.

"Puis-je savoir comment vous vous appelez, ma belle demoiselle?" lui
demanda-t-il avec un sourire un peu grimaçant.

Meg se dressa sur ses ergots. "Monsieur, répondit-elle avec hauteur, je
n'ai pas l'habitude de dire mon nom aux gens qui ne me disent pas le
leur."

Sa vivacité interloqua le vieux beau, qui balbutia qu'il se nommait le
marquis de Boisgenêt. "Et moi, répondit Meg en se baptisant du premier
nom qui lui passa par l'esprit, je m'appelle _miss Marvellous_."
Là-dessus, comme il la pressait de questions, elle lui expliqua que
depuis plus d'un mois sa mère habitait dans une crevasse du Bernina,
qu'elle-même avait été mise en pension dans une maison qui s'appelait
l'Ermitage, et qui n'était pas beaucoup plus amusante qu'une crevasse:
on l'y traitait très-sévèrement parce qu'elle avait des passions
très-vives. Elle ajouta pourtant que devant cette maison il y avait un
verger, et qu'au bas de ce verger il y avait un ruisseau où elle
pêchait quelquefois des écrevisses, mais que les temps étaient durs,
qu'on trouvait dans les ruisseaux beaucoup moins d'écrevisses que de
cailloux. M. de Boisgenêt, suspendu à ses lèvres, ne perdait pas un
mot; il aimait à se renseigner.

Puis il implora de Meg l'autorisation de faire quelques pas avec elle,
et, baissant la voix, il lui déclara que du premier jour qu'il l'avait
vue, sa beauté avait eu pour lui un attrait inexprimable, qu'il en
était comme ensorcelé, qu'il venait rôder à l'entrée du chemin sans
issue dans l'espérance de l'y retrouver, que ce chemin était son
paradis et que Meg était son ange, un de ces anges auxquels on n'ose
rien demander que la permission de les adorer à genoux.

Meg, qui n'avait encore senti pousser sous ses aisselles ni ailes ni
ailerons, répondit à cette déclaration éthérée par un de ces grands
éclats de rire de petite fille qui ont la brusquerie et le perçant du
chant du coq. Ce rire troubla quelque peu l'amoureux barbon. Il laissa
là ses métaphores et supplia Meg de lui faire cadeau du méchant
éventail en papier qu'il venait de lui rapporter. "Ce sera pour moi un
joyau sans prix, lui dit-il, et vous me permettrez de vous en offrir un
autre en échange.

--Un éventail angélique? demanda-t-elle en relevant le menton.
Apportez-le toujours, la cour appréciera."

Et, s'efforçant d'imiter un mouvement de tête à la Junon dont se
servait sa mère pour rompre un entretien qui avait trop duré, elle prit
congé de M. de Boisgenêt, qui eut la discrétion de ne point s'attacher
à ses pas.

Les nombreux adorateurs de lady Rovel avaient offert quelquefois à Meg
des bonbons et des poupées; mais aucun d'eux n'avait jamais paru se
douter qu'elle fût un ange, ni se soucier beaucoup de ses yeux noirs et
de ses cheveux blonds. Traitée jusqu'alors en enfant, on venait pour la
première fois de lui faire une déclaration; c'était un événement dans
sa vie, et voilà les miracles qu'opèrent les robes longues. Tout en
s'acheminant d'un pas rapide vers l'Ermitage, elle se disait: "Que
penserait de cette aventure M. Raymond Ferray? Eh! vraiment, il me
semble que cette petite si mal fagotée fait des passions sans avoir
seulement besoin de remuer le bout du doigt!"

Elle marchait si vite que sa négresse ne pouvait la suivre. Paméla
était pourtant curieuse de savoir ce qui s'était passé entre sa jeune
maîtresse et l'inconnu. Elle avait écouté sans rien comprendre. M. de
Boisgenêt parlant très-bas, et, quand il eût parlé haut, elle n'eût pas
compris davantage, attendu qu'elle ne savait que l'anglais.

"N'allez donc pas si vite, mademoiselle, dit-elle à Meg; on dirait que
nous avons le diable à nos trousses.

--C'est bien le diable, ou peu s'en faut, répondit Meg.

--Lui, mademoiselle! Il a l'air si poli, ce monsieur, si aimable, si
galant!

--Il te plaît donc, Paméla?

--Il a de bien grandes manières. Serait-ce un prince, par hasard?

--Ne te monte pas la tête, ce n'est qu'un marquis.

--Et ne puis-je savoir?...

--Oh! ne m'interroge pas.

--Qu'est-ce à dire, mademoiselle? fit-elle d'un ton de reproche.
Jusqu'aujourd'hui vous n'avez jamais eu de secrets pour moi.

--C'est qu'en vérité je ne sais si je dois te révéler... Ma situation
est bien délicate, Paméla, ajouta-t-elle d'un air important et
solennel. Vraiment je me fais scrupule de m'acquitter de la commission
dont le marquis de Boisgenêt m'a chargée pour toi.

--Pour moi! roucoula la négresse en se rengorgeant.

--Oui, pour toi. Comme il ne sait pas l'anglais, il m'a priée de te
dire qu'il est éperdûment épris de tes charmes, qu'il en perd le boire,
le manger et le peu de cheveux qui lui restent. Il m'a demandé comment
il pourrait s'y prendre pour te persuader de son amour. Je lui ai
répondu que tu étais une âme poétique, tout à fait détachée des biens
de ce monde, que tu nageais dans l'éther, que tu méprisais l'or,
l'argent et les bijoux.

--Il ne faudrait pas aller trop loin, mademoiselle, interrompit
vivement la négresse; un joli bijou n'a jamais rien gâté.

--C'est aussi son avis, reprit Meg, et demain il t'offrira par mon
entremise un petit cadeau qui, selon lui, sera vraiment digne d'un
ange, car tu es son ange. Il paraît qu'il y a des anges noirs.

--Pourquoi pas? la couleur ne fait rien à l'affaire, et en voilà la
preuve," répliqua Paméla un peu piquée.

Meg ne lui en dit pas davantage, et la laissa sur ses réflexions, qui
la tinrent comme hors d'elle-même pendant tout le jour et toute la nuit
qui suivit.

Le lendemain, Paméla eut un moment d'inquiétude, lorsque, en arrivant
dans le chemin sans issue, elle n'y aperçut point le marquis.
Cependant, comme elle venait d'atteindre avec Meg la crête de la
ravine, elle avisa le retardataire, se dirigeant vers elles de toute la
vitesse de ses petites jambes. Meg fit signe à sa crédule soubrette de
s'écarter un peu et reçut d'un air fort noble M. de Boisgenêt, qui
s'empressa de lui présenter un charmant étui, lequel contenait un fort
bel éventail de nacre, monté en ivoire et garni de brillants. Meg le
déplia et dit: "Il est vraiment de fort bon goût. L'ange l'accepte.

--Mais il s'agissait d'un troc! murmura M. de Boisgenêt de sa voix la
plus flûtée.

--J'ai oublié chez moi mon éventail en papier, lui répondit-elle. Et
puis j'y tiens, vous ne l'aurez pas.

--Ah! fille cruelle, s'écria-t-il, vous jouez-vous ainsi de vos
promesses?

--Demandez-moi autre chose. Que peut-on faire pour vous être agréable.

--Ce qu'on peut faire? bégaya le marquis. Oserai-je vous dire le rêve
que je fis la nuit dernière, et qui tout le jour m'a hanté, obsédé?

--Dites seulement, reprit-elle. Si votre rêve ne me plaît pas, j'en
serai quitte pour secouer mes oreilles.

--Je rêvais donc que je me promenais un soir, seul avec vous, dans le
chemin que voici, au clair de la lune. Vous dire quelle ivresse
possédait mon âme!..." Et il partit de là pour lui expliquer qu'il
adorait la lune, que la contempler avec une lemme aimée était à ses
yeux la plus ineffable des félicités.

"Je n'aime pas tant la lune que cela, lui répondit-elle avec une moue
dédaigneuse. M. Ferray expliquait l'autre jour à sa soeur que la lune
est une terre morte, tellement morte qu'elle ne sait plus tourner sur
elle-même, et que rien n'y pousse,--une vieille carcasse de monde. Il
est très-pédant, M. Ferray, et les pédants tuent la poésie; mais enfin,
puisque vous y tenez...

--Que n'ai-je un trône! interrompit-il. Je le donnerais sans regret
pour réaliser mon rêve.

--Soit, reprit-elle. Trouvez-vous ce soir, au coup de minuit, devant
la grille de l'Ermitage, je tâcherai de vous y rejoindre, et vous
m'expliquerez la lune. Suis-je assez bonne?"

M. de Boisgenêt fut saisi d'un tel transport de joie que peu s'en
fallut qu'il ne tombât aux genoux de Meg; mais elle se souvint d'un
certain geste par lequel sa mère coupait le fil de son discours à un
indiscret qui s'oubliait. Elle le copia avec tant de bonheur que M. de
Boisgenêt réprima son élan et la laissa partir sans lui dire autre
chose que: "Oh! mon ange, à ce soir!"

Pendant leur entretien, il avait jeté plus d'une fois sur Paméla, dont
la présence le gênait un peu, des regards inquiets. Paméla y avait cru
lire la douce folie d'un amoureux désir, et lui avait répondu en
baissant pudiquement les yeux. Toutefois le transport du marquis ne lui
avait point échappé. Elle ne put s'empêcher de dire à Meg: "Il m'a
paru, mademoiselle, que M. de Boisgenêt était fort tendre avec vous.

--J'ai vu le moment, repartit Meg, où il allait m'embrasser, parce
qu'après m'être fait longtemps prier, j'ai consenti à te parler en sa
faveur. Écoute, Paméla, continua-t-elle d'un ton dogmatique, c'est la
dernière fois que je me mêle de cette affaire. Tu es assez grande pour
savoir te conduire, ne me demande point de conseils, je ne t'en
donnerai point." Et lui présentant l'éventail: "Voici un assez joli
colifichet dont ce pauvre homme te fait hommage, à la condition que ce
soir à minuit tu iras te promener avec lui pendant une heure au clair
de la lune, car il a un faible prononcé pour la lune. C'est à toi de
voir ce qu'il te convient de faire, seulement je t'engage à être
prudente et avisée. Je pourrais te citer de nombreux exemples de femmes
qui en tenant la dragée haute à leurs amants ont réussi à se faire
épouser... Mme la marquise Paméla de Boisgenêt! Il me semble que cela
sonne bien.

--Je vous remercie de vos bons avis, répliqua Paméla avec une certaine
hauteur, mais je crois pouvoir m'en passer."

Et pendant cinq minutes elle joua de son éventail, qu'elle fourra
lestement dans sa poche en arrivant à l'Ermitage.

Longtemps avant minuit, Meg avait éteint sa lampe, écarté son rideau,
entre-bâillé son volet. Accoudée sur le rebord de sa fenêtre, elle
attendait, sûre de voir et de n'être pas vue. La lune se leva au-dessus
des montagnes; à la faveur de sa vive clarté, Meg ne tarda pas à
discerner une ombre, qui se promenait en long et en large sur le
chemin. L'horloge du village voisin venait de frapper douze coups,
lorsque à sa vive satisfaction la jeune guetteuse entendit le
grincement d'une porte qu'on ouvrait avec précaution, et un second
fantôme apparut, qui traversa la cour en se dirigeant du côté de la
grille. Meg eut peine à retenir un éclat de rire. Elle se représentait
la scène qui allait se passer, le dépit, le courroux de M. de Boisgenêt
quand, au lieu de l'ange de lumière qu'il attendait, il se trouverait
en présence d'un nez camus. La pauvre Paméla allait être mal reçue,
prestement éconduite. Elle se promettait de la plaisanter sur sa
mésaventure, d'accabler de ses brocards Mme la marquise de Boisgenêt.
Cependant Paméla, ayant trouvé la grille close, avait gagné une petite
porte bâtarde qui était fermée au verrou. Elle poussa ce verrou, et
l'instant d'après elle était sur la route, regardant autour d'elle pour
découvrir Roméo. Il ne se fit pas attendre; il avança d'un pas
précipité, les bras ouverts. Tout à coup il recula brusquement, et dit
en français: "Miss Marvellous se trouve-t-elle empêchée?"

La roucoulante Paméla répondit en anglais: "On m'a tout dit, et j'ai eu
pitié de votre souffrance.

--Viendra-t-elle ou ne viendra-t-elle pas? reprit-il avec quelque
vivacité.

--Je compromets pour vous une vertu sans tache, roucoula de nouveau
Paméla, j'ose croire que vous la respecterez."

Il se trouva que M. de Boisgenêt savait quelques mots d'anglais, et ce
fut dans cette langue qu'il s'écria: "Que signifie cette substitution?
se moque-t-on de moi?"

Ils restèrent un instant muets, cherchant à se remettre de leur
étonnement réciproque; mais le dénoûment ne fut pas tout à fait celui
qu'attendait Meg. Il n'est rien de tel que de parler pour s'entendre.
Après une pause de quelques secondes, le marquis se rapprocha de
Paméla, et ils causèrent d'une voix si basse que rien n'arrivait
jusqu'à Meg; puis, à sa très-grande surprise, elle vit le marquis jeter
l'un de ses bras autour de la taille de la négresse. Les deux ombres se
mirent en marche, elles eurent bientôt disparu.

Qui pourrait dire la stupéfaction de miss Rovel? Elle n'en croyait pas
ses yeux. Malgré son profond savoir des choses de ce monde, elle
n'avait pas encore découvert que les marquis de Boisgenêt, quand miss
Rovel fait défaut, ont assez de philosophie pour s'accommoder de
Paméla. Ceci la confondait et lui donnait beaucoup à penser. Elle passa
le reste de la nuit partagée entre une violente envie de rire qui lui
chatouillait les lèvres et je ne sais quel dépit, quelle sourde colère
qui grondait dans son coeur. Il lui semblait que depuis quelques
minutes elle venait d'en apprendre très-long sur le coeur humain; sa
nouvelle science tout à la fois la mettait en gaîté et l'indignait.
Elle pensait aussi aux allégories de Mlle Ferray et se sentait obligée
de convenir qu'au lieu de pratiquer des expériences sur les marquis,
les jeunes filles feraient mieux de boire à même dans cette fontaine
magique où se mirent le ciel et la terre en y revêtant des grâces
enchanteresses. Elle ne se coucha point. Jusqu'au matin, elle attendit
Paméla, grillant de la revoir et de l'interroger; mais sa curiosité fut
déçue, Paméla ne revint pas.

Le lendemain, Mlle Ferray, étonnée de la disparition de la négresse,
demanda ce qu'elle était devenue. Meg fit l'ignorante.

"Je suppose, lui dit Mlle Ferray, que cette fille s'ennuyait ici et
qu'elle est allée chercher fortune ailleurs. J'en suis charmée, c'est
une société que je ne regrette point pour vous.

--Cette fille ne manque pourtant pas d'esprit, ni de savoir-faire,"
répondit Meg. Puis elle partit en courant pour aller pêcher des
écrevisses dans le ruisseau. Sa pêche fut si heureuse qu'elle passa de
longues heures sans s'occuper de M. de Boisgenêt et de sa philosophie;
mais le lendemain sa curiosité la reprit. Elle se dit que Genève n'est
pas une bien grande ville, qu'en moins d'une heure on en pouvait faire
le tour, et que sûrement elle y rencontrerait à quelque tournant de rue
une paire de pommettes saillantes, couleur de suie.

Raymond avait un cheval à deux fins, qui lui servait à voiturer sa
soeur, et qu'elle montait de temps à autre. Après le déjeuner, comme il
venait de rentrer dans son cabinet et Mlle Ferray de se retirer dans sa
chambre pour y faire une sieste, Meg se revêtit furtivement de son
amazone, et, descendant à l'écurie, elle sella et brida de ses mains le
cheval sans être aperçue de personne. Un quart d'heure plus tard, elle
arrivait bride abattue aux portes de Genève. Elle parcourut toute la
ville, et elle était si occupée de sa recherche qu'elle ne s'aperçut
pas des regards curieux que lui jetaient les passants, étonnés de voir
cette belle blonde chevaucher seule, sans chaperon et sans groom. Ses
investigations n'aboutirent à rien; elle en fut pour ses peines et fit
buisson creux. L'heure s'avançant, elle dut regagner l'Ermitage sans
avoir pu se contenter. Elle n'en était plus qu'à un demi-kilomètre,
quand elle entendit derrière elle le galop d'un cheval. Elle retourna
la tête et reconnut M. de Boisgenêt monté sur un rouan cap de more. Il
lui fit d'une main un geste de menace, de l'autre il lui envoya un
baiser, puis piqua des deux pour la rejoindre. Elle ne tenta pas de lui
échapper, et deux secondes après, il l'avait rattrapée. "Ah! friponne,
s'écria-t-il, vous me le paierez!" Et il étendit le bras gauche pour la
prendre par la taille. Elle se dégagea vivement, et, avant qu'il y prît
garde, d'un vigoureux coup de houssine elle envoya son chapeau se
promener dans la poussière du chemin. La surprise le retint un instant
immobile sur la place; mais aussitôt, ivre de dépit ou d'amour, sans
trop savoir ce qu'il voulait faire, il se précipita à la poursuite de
la fugitive.

Beaucoup mieux monté qu'elle, il gagnait rapidement du terrain,
lorsqu'un promeneur, témoin de cette scène, s'élança de derrière une
haie. Saisissant le cap de more par la bride, il l'arrêta net dans sa
course. M. de Boisgenêt somma le fâcheux de lâcher prise, et leva sur
lui sa cravache; mais, de sa main droite, le fâcheux le saisit par le
milieu du corps. Il parut au petit homme que le poignet qui le tenait
était d'acier. Il ne se trompait guère; ce poignet le cueillit sur sa
selle comme une fleur, et la minute d'après, sans savoir comment, il se
trouvait assis sur une borne, tandis que son cheval gagnait au pied.

"Donnez-moi votre carte, monsieur! s'écria-t-il en serrant les poings.

--La voici, monsieur, lui répondit avec un sourire sardonique le
promeneur, qui n'était autre que Raymond.

--Avant quelques heures, vous aurez de mes nouvelles," reprit M. de
Boisgenêt. Cela dit, il s'éloigna en se retournant pour fixer sur
Raymond des regards formidables, qui lui promettaient la mort ou
quelque chose d'approchant.

Aussitôt que Raymond avait paru, Meg s'était arrêtée dans sa fuite.
Elle avait tout vu et tout entendu. Le pédant M. Ferray venait de se
transformer subitement à ses yeux en un héros de roman, en un paladin.
Elle était transportée d'admiration pour sa prouesse, pour la vigueur
de son poignet, pour son merveilleux sang-froid; elle avait été
vivement frappée des éclairs que jetaient ses yeux quand il s'était
élancé sur M. de Boisgenêt, du sourire méprisant dont il l'avait
accablé après l'avoir assis sur un boute-roue. Bref, il lui avait paru
dans cette rencontre admirablement beau. Elle se laissa couler à terre,
et dès que Raymond l'eut rejointe, enroulant autour de son bras la
bride de son cheval, et le menant en laisse, elle se mit à marcher à
côté de son libérateur.

"Monsieur, lui dit-elle d'une voix tremblante, cet homme vous a dit
qu'il vous enverrait ses témoins?

--En effet, mademoiselle.

--Et vous vous battrez?

--Pourquoi pas?" répondit tranquillement Raymond.

Elle s'écria: "Je ne le veux pas! je ne le souffrirai pas!" Et elle
éclata en sanglots.

Si tout à l'heure Raymond avait étonné miss Rovel, en cet instant miss
Rovel étonna Raymond. Il la regarda en ouvrant de grands yeux, qui,
contre leur ordinaire, étaient presque bienveillants. Il venait de
découvrir que Meg possédait quelque chose qui ressemblait à un coeur.
Il eut pitié de son angoisse. "Miss Rovel, calmez-vous! lui dit-il
d'une voix assez douce.

--Je veux tout vous raconter," dit-elle en s'essuyant les yeux. Et
aussitôt elle lui fit le détail exact de tout ce qui s'était passé
entre elle et M. de Boisgenêt. Puis elle ajouta: "Si j'ai été étourdie,
c'est à moi d'en subir les conséquences, et si M. de Boisgenêt veut
absolument se battre, c'est avec moi qu'il se battra. Ne croyez pas que
j'aie peur d'un coup d'épée, je vous assure que je n'aurai pas peur."

Raymond sourit. "Je doute fort, lui répondit-il, que M. de Boisgenêt
accepte un duel dans ces conditions-là...; mais laissons cela, je vous
prie, poursuivit-il en reprenant un air grave. J'ai à vous faire une
communication sur laquelle j'appelle votre attention la plus sérieuse.
Il me paraît clair, miss Rovel, que votre mère vous a abandonnée...

--Abandonnée! vous appelez cela abandonnée!" s'écria-t-elle
impétueusement en le regardant avec des yeux enflammés. Ce regard
signifiait: Tout à l'heure vous m'avez défendue, et en me défendant
vous étiez admirablement beau. Comment pouvez-vous dire qu'en me
confiant à vous ma mère m'a abandonnée?

"Quoi qu'il en soit, reprit-il, j'ai écrit, il y a six semaines, à
votre père pour lui demander ce que je devais faire de vous. J'ai reçu
tantôt sa réponse." Et il tira de sa poche une lettre dont il ne lut à
Meg que les dernières lignes et que voici dans son intégrité:


"Sir John Rovel, gouverneur et commandant en chef de la Barbade, a
l'honneur de témoigner à M. Ferray ses sympathies pour le désagrément
que lui a causé lady Rovel en lui confiant, sans l'avoir préalablement
consulté, l'éducation de sa fille, qui en vérité ne doit pas être
facile à élever.

"D'autre part, il lui serait fort désagréable à lui-même que M. Ferray
expédiât Meg aux Antilles. Quand sir John Rovel s'est séparé à
l'amiable de lady Rovel, il a gardé auprès de lui son fils William, et
il a autorisé lady Rovel à emmener sa fille avec elle en Europe. De
plus, sir John Rovel n'est pas assez certain d'être le père de Meg pour
être fort désireux de la revoir, et il a pour principe d'éviter autant
qu'il est possible toutes les impressions désagréables. Cependant il
n'est pas assez sûr que Meg ne soit pas sa fille pour ne pas se croire
tenu de pourvoir à son avenir. Aussi a-t-il déposé chez MM. Barker et
Cie, banquiers à Londres, une somme de douze mille livres sterling,
soit trois cent mille francs, qui, principal et intérêts, serviront de
dot à Meg quand elle se mariera, et qui sont tout ce qu'elle peut
attendre de lui.

"Jusqu'à ce qu'elle se marie et à supposer que lady Rovel ne revienne
pas la réclamer, sir John Rovel prie M. Ferray de vouloir bien se
considérer comme le tuteur de Meg, et, s'il ne lui convient pas de la
garder chez lui, il l'engage à la placer dans tel pensionnat qu'il lui
plaira, et à faire solder par MM. Barker et Cie tous les frais de son
entretien.

"Sir John Rovel saisit avec empressement cette occasion d'exprimer à M.
Ferray tous ses sentiments de parfaite estime, et il le prie de vouloir
bien lui faire connaître le parti auquel il se sera arrêté et qui
d'avance a son approbation."


"Vous le voyez, miss Rovel, continua Raymond après avoir terminé sa
lecture, votre père me charge de vous marier. Votre dot, sans être
énorme, fait de vous un parti fort désirable."

Meg l'interrompit par un geste qui voulait dire: "Regardez mes yeux et
mes cheveux, il me semble qu'ils valent un peu plus que ma dot!"
Raymond affecta de ne point comprendre. "Avez-vous quelque parti en
vue? reprit-il.

--Maman, répondit Meg aussi grave que lui, a souvent dit devant moi
que le mariage est une sottise que l'amour seul peut excuser. Quand
j'aimerai, peut-être me marierai-je.

--Et vous ne vous sentez pas capable d'aimer le marquis de Boisgenêt?

--Ah! monsieur, s'écria-t-elle, je ne suis pas en humeur de rire.

--Fort bien, mademoiselle. En ce cas, veuillez me faire savoir dans
quel pensionnat vous désirez entrer.

--Eh quoi! monsieur, vous me chasseriez de chez vous!" répliqua-t-elle
avec emportement, et de nouveau ses yeux se remplirent de larmes.

Raymond la vit prête à éclater une seconde fois en sanglots. Il eut
encore pitié d'elle. "Miss Rovel, dit-il, une personne que j'aime
tendrement vous a voué une vive affection, qui, je dois vous le
confesser, me semblait assez mal placée. En sa considération, je
consens à vous garder quelque temps encore chez moi, mais c'est à la
condition qu'à l'avenir vous écouterez un peu moins vos fantaisies, que
vous prendrez en toutes choses les avis de ma soeur, et que vous
éviterez soigneusement de compromettre par vos étourderies le repos et
la dignité de ma maison."

Ils arrivaient à l'Ermitage. Sans lui laisser le temps de répondre,
Raymond la salua, et regagna son appartement. A peine l'eut-il quittée,
Meg se précipita comme une bombe chez Mlle Ferray pour verser son coeur
dans le sien. Son récit pathétique causa quelque inquiétude à la bonne
Agathe. Elle savait que de tous les hommes son frère était le moins
disposé à rompre d'une semelle pour éviter un désagrément ou un danger.
Cependant elle considéra que M. de Boisgenêt pouvait difficilement
demander raison à un tuteur d'avoir protégé contre lui sa pupille, et
que le ridicule de son aventure l'empêcherait de pousser plus loin
l'affaire.

Tout en grondant sa jeune amie, elle s'efforça de la rassurer, et n'y
réussit qu'à moitié. Meg ne put dormir de la nuit. Elle passa le
lendemain dans des transes mortelles. Dès qu'elle entendait sonner à la
porte, elle pâlissait, s'attendait à voir paraître les témoins de M. de
Boisgenêt. Heureusement ils ne parurent point, ni le jour suivant non
plus. Meg fut si rassurée et si heureuse de l'être qu'elle eût
volontiers sauté au cou de Raymond; mais ce n'était pas une chose à
essayer. Il fallait cependant qu'elle satisfît son coeur, et, comme
elle traversait le jardin, elle appliqua un gros baiser sur un gros
poirier, qui n'y a jamais rien compris.

Le soir, en se déshabillant, il lui vint un regret. Elle se prit à
songer que, si le duel avait eu lieu, c'eût été bien glorieux pour
elle; on aurait pu dire qu'à peine avait-elle eu ses seize ans et sa
première robe longue, deux hommes s'étaient coupé la gorge pour ses
beaux yeux. Il s'entendait, cela va de soi, que Raymond serait sorti
sain et sauf de cette affaire. Toutefois, s'il en eût rapporté une
légère estafilade, ne fût-ce qu'une simple égratignure, qu'aurait pensé
le monde de miss Rovel et de sa brillante façon de débuter dans la vie?
Et qui sait même s'il n'en serait pas résulté... quoi donc? Ici
l'imagination de Meg s'embrouillait un peu. Il lui semblait que cette
égratignure aurait pu avoir pour elle de très-grandes conséquences;
mais elle s'endormit avant d'avoir trouvé la fin de son histoire, qui
était fort compliquée.



DEUXIEME PARTIE


IV


Son aventure avec M. de Boisgenêt et l'avertissement très-péremptoire
qu'elle avait reçu de M. Raymond Ferray avaient été pour miss Rovel une
bonne leçon. Elle s'observa, prit l'habitude de réfléchir un peu, et
pendant quelque temps sa conduite comme son langage furent presque
irréprochables. Un jour pourtant elle faillit s'oublier. Paméla reparut
tout à coup à l'Ermitage. La négresse avait l'effronterie de ces êtres
inconscients qui ne savent pas ce qu'ils font et encore moins ce qu'ils
ont fait; elle espéra trouver grâce et qu'on la rétablirait dans ses
fonctions de camériste. Raymond la confondit d'étonnement en la priant
de déguerpir au plus vite. Elle allégua que lady Rovel lui avait confié
la garde de sa fille, qu'il était de son devoir de ne la point quitter.
Meg, qui peut-être avait quelque remords à son endroit, hasarda de
plaider sa cause, et le fit avec quelque vivacité.

"Fort bien, miss Rovel, lui dit Raymond d'un air glacé; cette fille ne
restera pas ici une minute de plus, mais libre à vous de l'accompagner."

Ce mot suffit pour la réduire au silence. L'idée de quitter l'Ermitage
lui faisait froid au coeur. Elle eût pris difficilement son parti de se
séparer de Mlle Ferray, peut-être lui en eût-il coûté davantage de ne
plus voir Raymond. Ce pédant, en qui elle avait cru découvrir un
paladin, avait jeté sur elle un charme; malgré ses rudesses, ses
froideurs, ses dédains, il avait pour sa jeune imagination un attrait
mystérieux. Elle l'étudiait en secret comme on scrute un problème
intéressant. Quand elle n'avait rien de mieux à faire, elle se disait:
"Quel homme est-ce donc?"

Un jour de novembre, après le déjeuner, Raymond s'était enfermé dans la
bibliothèque avec sa soeur. Il venait de terminer la traduction du IVe
livre du _De rerum natura_, et il en récitait à Mlle Ferray, son
auditeur naturel, quelques passages, notamment le réquisitoire
passionné de Lucrèce contre la passion, son éloquente peinture des
amertumes que recèle l'amour, des remords et des chagrins qui
l'accompagnent, de l'incurable défiance de l'amant heureux qui croit
lire dans un regard distrait les rêveries d'une âme infidèle ou
partagée, et surprend sur des lèvres trompeuses les traces d'un sourire
qui n'était pas pour lui. "On ne saurait trop veiller sur son coeur,
conclut le poète, car il est plus facile de ne pas aimer que de n'aimer
plus et de rompre les noeuds où Vénus nous enlaça."

Emporté par le torrent de son discours, Raymond ne s'aperçut pas que
miss Rovel s'était glissée clandestinement dans le tambour vitré de la
bibliothèque, où, retenant son souffle, elle ne perdait pas un mot.
Quand il eut fini, passant sa tête entre les deux pans de la portière,
elle s'écria étourdiment:

"Monsieur Ferray, quel était donc ce Lucrèce qui aimait si peu les
femmes? Le duc de B... s'y connaît un peu plus que lui. Il adressa un
jour à maman des vers où il comparait les sots qui médisent de l'amour
à ces buveurs qui le matin, en se réveillant, chantent pouilles à leur
bouteille; on peut être sûr que le soir ils seront sous la table. Ils
étaient charmants, ces vers du duc de B... Je ne me souviens que des
quatre derniers:


L'amour m'aura toujours parmi ses paroissiens, Et je ne suis point né
d'humeur atrabilaire. La femme, à mon avis, est le premier des biens.
Ou, si le bien est rare, un mal très-nécessaire.


--Par contre, il est un mal, miss Rovel, qui me paraît très-peu
nécessaire, lui répondit Raymond; c'est une petite fille qui se mêle
d'écouter ce qu'on ne l'a point priée d'entendre, et de dire son avis à
tort et à travers sans qu'on le lui demande."

A ces mots, ayant remis son manuscrit dans sa poche, il se retira
brusquement.

Meg ne se formalisa point de cette algarade, elle sentait son tort;
aussi écouta-t-elle d'un air contrit le sermon de Mlle Ferray, qui lui
remontra qu'elle avait manqué une bien bonne occasion de se taire.

"C'est la faute de ce Lucrèce, répondit Meg, et de ses impertinences,
qui m'avaient révoltée. C'est drôle, j'avais toujours cru que ce
Lucrèce était une femme.

--Ma chère belle, répliqua Mlle Ferray, il n'est pas permis de
confondre un grand poète romain avec la femme de Collatin...

--Qui eut une aventure assez singulière, qu'elle prit au grand
tragique, interrompit Meg; mais cela ne m'importe guère. Je voudrais
savoir pourquoi M. Ferray déteste si fort les femmes.

--Où avez-vous pris, Meg, que mon frère déteste les femmes?

--Oh! ne dites pas le contraire. Il ne laisse pas échapper une
occasion de leur dire leur fait. Soyez sûre que, s'il ne peut me
souffrir, cela tient à ce que mon sexe lui déplaît encore plus que mon
caractère. Mon Dieu! je ne dis pas que je sois parfaite; mais avec tous
mes défauts, si j'avais l'honneur d'être un garçon, il me supporterait
plus facilement. Mademoiselle Agathe, soyez bonne une fois par hasard,
et dites-moi ce que les femmes ont bien pu faire à M. Ferray. Vous
savez que j'adore les histoires."

Mlle Ferray se fit longtemps tirer l'oreille avant d'entamer le récit
que demandait Meg. Elle finit par se rendre à ses supplications, car il
lui était dur de ne jamais parler à personne de ce qui lui tenait le
plus au coeur. Elle lui raconta, sous le sceau du secret, les amours de
Raymond avec Mme de P..., l'Arabie, La Mecque, le retour à Paris. Meg
l'écoutait bouche béante.

"Ainsi, s'écria-t-elle, parce que Mme de P... lui a manqué de parole,
M. Ferray a juré de finir ses jours dans un trou... Ne me faites pas de
gros yeux, mademoiselle. Un charmant trou, j'en conviens; mais
quiconque s'y connaît vous dira que c'est un trou. M. Ferray eût été
bien mieux avisé en se mettant à aimer délibérément une autre femme.
Maman, qui croit à l'homéopathie, m'a souvent dit qu'on ne guérit d'une
passion que par une autre passion. Je donnerais beaucoup pour la
connaître, cette Mme de P..."

Mlle Ferray lui révéla qu'elle possédait en fraude un portrait de Mme
de P... Pendant sa maladie, Raymond lui avait donné l'ordre de le
brûler, ainsi que ses lettres; mais ce portrait était si charmant qu'à
l'insu de son frère elle lui avait fait grâce. Sur les instances de
Meg, elle consentit à l'aller chercher. Meg l'examina d'un air entendu;
puis elle dit: "A la vérité, elle n'est pas trop mal avec son minois
chiffonné; pourtant ce n'est pas la pie au nid. Comme dirait maman,
c'est de la petite beauté, qui n'a tout son prix qu'à la clarté des
bougies. La grande beauté est celle qui peut se passer de toutes les
petites précautions, celle qui gagne à être vue en pleine lumière." Et
à ces mots elle se plaça debout devant Mlle Ferray, le visage tourné
vers le soleil couchant, à qui elle semblait dire: Je n'ai pas peur de
toi. "La main sur la conscience, ajouta-t-elle, qui trouvez-vous la
plus jolie, Mme de P... ou moi?"

Mlle Ferray se mit à rire: "Meg, rendez-moi bien vite ce portrait, lui
dit-elle; vous feriez mieux d'aller sauter à la corde."

Cet entretien avait fait beaucoup d'impression sur miss Rovel. Je ne
sais quelle était son idée, dont elle ne fit part à personne; mais dès
le lendemain elle renonçait à toutes ses espiègleries pour prendre un
maintien posé, autant du moins que le lui permettait la vivacité de son
humeur. Elle parlait peu, interrogeait discrètement, était tout entière
à ce qu'on lui disait. Autre changement plus remarquable encore, elle
guérit soudain de son horreur pour les livres. Elle se fit prêter par
Mlle Ferray un manuel d'astronomie et de géographie physique, et passa
des matinées à le méditer. Elle y trouva beaucoup de choses qu'elle ne
comprenait pas, beaucoup d'autres qui l'étonnaient; elle rédigea, une
liste de ses étonnements, et une après-midi elle alla frapper à la
porte de Raymond, qui fut bien surpris de la voir entrer, s'asseoir
tranquillement auprès de lui en lui disant qu'il se passait au ciel et
sur la terre nombre d'événements bizarres et qu'elle espérait qu'il
voudrait bien les lui expliquer. Sans se laisser intimider par ses
sourires ironiques, elle le pria de lui dire comment on s'y était pris
pour s'assurer que la lumière parcourt en une seconde près de
quatre-vingt mille lieues; elle lui fit part aussi de l'extrême
difficulté qu'elle avait toujours éprouvée à croire que la terre fût
ronde, et qu'il y eût aux antipodes des hommes qui marchaient la tête
en bas. Raymond essaya de la plaisanter, de l'éconduire; elle le
contraignit par son air d'attention polie à lui répondre, et leur
entretien dura près d'une demi-heure.

"Je ne veux pas vous importuner plus longtemps aujourd'hui, dit-elle en
prenant congé de lui; mais vous seriez bien bon de me permettre de
venir quelquefois vous interroger. Je suis une oie ou une grue, comme
il vous plaira, et je ne serais pas fâchée de me dégrossir un peu.

--A quoi cela peut-il bien vous servir, miss Rovel? lui demanda-t-il.
Vous avez de beaux yeux et trois cent mille francs de dot; avec cela,
une femme se tire toujours d'affaire dans ce monde. Demandez plutôt au
duc de B..., qui fait de si jolis vers; vous verrez s'il n'est pas de
mon avis.

--Le duc de B... n'est pas ici, répondit-elle, et je me soucie peu de
ses almanachs. J'ai souvent entendu dire à maman qu'une femme est un
acteur qui en jouant son rôle doit s'accommoder au goût de son public.
Mon public, c'est vous; je sais que vous méprisez les jeunes filles
ignorantes, et je désire que vous ne me méprisiez plus.

--Quel intérêt pouvez-vous avoir à me plaire? reprit-il en souriant.
Puisque vous aimez à citer votre mère, sachez qu'elle m'a traité un
jour en trois langues d'ours mal léché. Je suis un rustre, miss Rovel,
un de ces rustres qui ont l'esprit de travers, de telle sorte que
l'homme ne leur plaît pas, ni la femme non plus.

--C'est bien ainsi que je vous avais d'abord jugé, répliqua-t-elle
avec ingénuité; mais depuis que je vous ai vu prendre un petit monsieur
par le milieu du corps et le poser délicatement sur un boute-roue, mes
idées à votre égard ont changé. Bref, je ne serais pas fâchée qu'il
vous vînt un jour quelque amitié pour moi.

--Fort bien, miss Rovel, répondit-il en la reconduisant jusqu'à la
porte de son cabinet. Je n'ose vous promettre que vous réussirez, mais
soyez certaine que je vous sais gré de l'intention."

Ce que Meg voulait, elle le voulait bien; elle avait dans le caractère
une indomptable ténacité. Bravant les rebuffades et les moqueries de
Raymond, elle obtint de lui, à force de l'en prier, qu'il consentît à
la diriger dans ses lectures. Il lui donna successivement quelques
ouvrages de science, des voyages, des histoires, qu'elle étudiait de
son mieux; puis elle s'en allait, comme la première fois, frapper à sa
porte pour en causer avec lui. Il la reçut d'abord assez mal, en homme
qu'on dérange et qui craint les fâcheux; peu à peu il prit goût à ses
visites et à ses questions. Elle avait l'intelligence claire et
limpide; son ignorance ressemblait à ces lacs de montagnes, qui
réfléchissent avec une étonnante précision leurs rives, le ciel, les
formes changeantes des nuages. On peut détester le monde et prendre
encore quelque plaisir à le voir se refléter dans ce merveilleux miroir
qu'on appelle l'esprit d'une femme, lorsqu'elle a l'esprit bien fait,
et que les préjugés ou la vanité n'en ont pas altéré la transparence.

Quand Raymond l'accueillait mal, Meg lui disait sans se déconcerter:
"Je vois, monsieur, que vous avez mis aujourd'hui votre bonnet de
travers, je reviendrai demain." Elle déchiffrait son visage à première
vue. Avait-il de l'humeur, elle était réservée dans ses propos, ou
parvenait même à garder le silence durant des heures entières; était-il
bien disposé, elle rendait la bride à sa langue et l'amusait par ses
audaces ou ses candeurs. Il se débattit quelque temps contre le charme
qui l'entraînait; mais il dut bientôt reconnaître que Meg lui était
devenue une société agréable, qu'il aimait à s'occuper d'elle, qu'elle
l'aidait à remplir le vide du temps. Jusqu'alors le jardinage avait été
son amusement favori; au bout de quelques semaines, ses rosiers et son
verger lui semblèrent moins intéressants que la belle plante humaine
dont le hasard lui avait confié l'éducation. Ce sauvageon, réclamant
lui-même ses soins, lui disait: "Greffe-moi; je veux que tu me trouves
à ton gré et qu'un jour tu prennes plaisir à manger de mes fruits."

Pour pallier son inconséquence et couvrir sa défaite, Raymond
s'appliquait à se dire que miss Rovel n'était qu'une petite fille, qu'à
son âge on n'a pas de sexe. Il avait décidé à part lui que, le jour où
il verrait poindre la femme sous l'enfant, il lui signerait sa feuille
de route; mais il désirait que cela n'arrivât pas de sitôt. Meg se
chargeait de le rassurer à cet égard. Si elle avait renoncé à ses
espiègleries, du même coup elle avait abjuré toutes ses prétentions.
Elle ne faisait plus étalage de sa précoce science du monde, elle
s'abstenait de citer les apophthegmes de sa mère et les versicules du
duc de B..., ne dissertait plus sur l'amour et sur les hommes. Cela
tenait peut-être à ce que les petites filles ne parlent guère d'amour
quand elles commencent d'aimer, et s'occupent moins du monde lorsque
leur coeur se met à jaser. Le chant de cet oiseau qui, rompant le
silence, leur annonce la venue du messie, les tient sous le charme, et
le plaisir d'écouter les dégoûte du plaisir de parler. Toutefois Meg
aimait tant les dragées, l'épine-vinette, les pommes sures, le jeu de
quilles, la pêche à la ligne et aux balances, qu'il était bien permis à
Raymond de ne point se douter qu'elle avait en tête un roman dont il
était le héros.

L'hiver fut froid et neigeux. Pour complaire à miss Rovel, Raymond se
procura un traîneau. C'est elle qui conduisait. On allait ventre à
terre, et on versait souvent. Raymond prenait en douceur ces
mésaventures. Un jour, Meg, étant tombée la tête la première dans un
tas de neige, se releva si saupoudrée de frimas qu'il se pâma de gaîté.
Mlle Ferray, qui était de la partie, pensa lui sauter au cou; c'était,
depuis deux ans, la première fois qu'elle l'entendait rire. Il
ressentit quelque honte de ce transport et fut morose pendant
vingt-quatre heures. Il s'était fait un dieu de son chagrin, et il
s'indignait que le prêtre eût osé rire dans sa propre église.

Durant les longues soirées de ce long hiver, au lieu de se confiner
dans son cabinet pour traduire Lucrèce, il descendait au salon, et
lisait à haute voix Homère, Plutarque ou quelque tragédie. Meg goûtait
l'_Iliade_ beaucoup plus que l'_Odyssée_. Elle trouvait fort naturel et
fort intéressant que deux peuples eussent bataillé pendant dix ans pour
les beaux yeux d'une coquette; elle savait depuis longtemps que c'est
le fond de l'histoire universelle. En revanche, elle avait peine à se
persuader qu'un hardi coureur d'aventures eût sacrifié de gaîté de
coeur Circé, Calypso, les Sirènes, pour venir retrouver son âpre rocher
et les grâces un peu surannées de sa Pénélope; elle se permettait de
croire que sur ce point Homère en avait imposé à ses lecteurs.
Plutarque la laissait froide; elle lui reprochait de trop louer de
grands hommes qui n'avaient pas tous été de beaux hommes. Les tragédies
lui plaisaient quand il y avait beaucoup d'amour et beaucoup de sang
versé; mais les Romains de Corneille lui paraissaient aussi brutaux
qu'invraisemblables. Ayant appris à se taire, elle gardait ses
réflexions pour elle, sans dissimuler toutefois le plaisir qu'elle
éprouvait à entendre lire quoi que ce fût, prose ou vers, par Raymond,
qui lisait avec goût. Quand les femmes aiment quelque chose, cherchez
bien, vous trouverez que sous la chose qu'elles aiment il y a quelqu'un.

Ce rude hiver fut suivi d'un charmant printemps. Aux lectures, aux
parties de traîneau succédèrent les promenades pédestres. On décampait
le matin, et on allait devant soi; au milieu du jour, on s'arrêtait
pour dîner sous une tonnelle. Plus souvent on emportait ses provisions
et on faisait halte dans quelque pré herbu où il y avait de l'ombre et
une eau courante. Raymond s'accommodait mal des lieux élevés qui
commandent une grande vue et un vaste horizon; il leur préférait les
vallons creux, au pied d'une colline qui emprisonne le regard. Les
collines ont ceci de charmant, qu'on peut croire que c'est la fin du
monde, que par-delà il en existe un autre bien différent de celui que
nous voyons, un monde où règne une divine harmonie, où toutes les
femmes sont fidèles, où toute question obtient sa réponse et tout
dévoûment sa récompense, où les biens sont assurés, où les bonheurs
sont éternels. Raymond oubliait parfois de contempler la colline qui
lui cachait l'univers pour regarder Meg assise devant lui. Sa figure
était un paysage qui en valait un autre, et qu'animait un jeu perpétuel
d'ombres et de lumières. Il y courait des nuages légers, transparents;
on apercevait au travers le sourire d'une âme contente à qui le monde
avait fait une promesse.

Ce fut à la fin d'un de ces repas champêtres que Meg, après être
demeurée quelque temps silencieuse, s'avisa de dire tout à coup:
"Monsieur Ferray, le pays que voici est-il aussi beau que l'Arabie?"

A ce mot d'Arabie, Raymond fit un sursaut. Mlle Ferray le regarda d'un
oeil anxieux, puis elle tira Meg par sa robe pour l'avertir qu'elle
venait de commettre une grave imprudence. Meg ne tint aucun compte de
cette muette mercuriale; elle vint s'asseoir à côté de Raymond et se
mit à casser des amandes avec une pierre. Tout en les cassant et les
croquant: "Monsieur Ferray, reprit-elle d'un ton dégagé, y a-t-il des
collines comme celle-ci dans les environs de la Mecque?"

A la grande surprise de Mlle Ferray, Raymond, sans que son visage
trahît la moindre émotion, commença de décrire La Mecque à miss Rovel;
des saints lieux il la conduisit dans l'Yémen sans avoir l'air de se
souvenir que le pays où croît le caféier est celui où poussent les
rêves décevants et les espérances fleuries qui ne portent point de
fruits. Dans le dessein de lui mieux expliquer son itinéraire, prenant
sa robe pour une carte de l'Arabie, il promenait son doigt sans s'en
apercevoir sur les carreaux de sa manche; mais miss Rovel s'en aperçut
très-bien.

Le lendemain, à son réveil, Meg crut apercevoir dans sa glace le minois
chiffonné de Mme de P... Elle regardait ce fantôme en riant, comme on
regarde une rivale humiliée et vaincue. "Tu m'avais mise au défi,
dit-elle à demi-voix; ce n'est pourtant pas plus difficile que cela."
Puis elle s'élança hors de son lit, et, s'habillant, elle faisait des
gambades dans sa chambre. Il lui semblait qu'elle venait de gagner un
pari, qu'un champ de bataille lui était demeuré. Soudain une idée lui
vint, et il se trouva qu'elle n'était pas heureuse. Il est dans le
caractère des femmes, surtout quand elles n'ont pas encore dix-sept
ans, de pousser leurs victoires à outrance; il arrive parfois qu'elles
ont sujet de s'en repentir.

Lorsque la cloche du déjeuner sonna, Raymond et sa soeur, étant
descendus dans la salle à manger, n'y trouvèrent point Meg, qui à
l'ordinaire les y précédait. On l'envoya quérir dans sa chambre, elle
n'y était pas. L'inquiétude les prit, ils sortirent, appelèrent; Meg ne
répondit point. Pensant qu'elle s'était endormie dans le grenier à foin
qu'elle visitait quelquefois, Mlle Ferray alla l'y chercher. De son
côté, Raymond traversa le verger, descendit au bord du ruisseau. Un
orage l'avait grossi, il roulait des ondes troubles et limoneuses. En
arrivant près d'une anse où l'eau était assez profonde pour qu'un
adulte y perdît pied, Raymond aperçut, accroché à la quenouille d'un
roseau, le grand chapeau de paille de miss Rovel. Un cri sourd lui
échappa; il plongea brusquement, s'en alla fouiller de ses deux mains
dans la vase et les algues du fond. Comme il remontait à la surface
pour reprendre haleine, il entendit un grand éclat de rire. Il leva les
yeux et avisa Meg nichée dans les branches d'un frêne où il n'avait
point su la découvrir.

"Quel plongeur et quel nageur!" s'écria-t-elle, allongeant vers lui son
bec d'oiseau.

Deux secondes suffirent à Raymond pour sortir du ruisseau et à Meg pour
se laisser dévaler au bas de son arbre. Ils se trouvèrent en présence
l'un de l'autre, se regardant les yeux dans les yeux.

"Excusez-moi, monsieur, lui dit-elle rouge d'émotion. J'étais curieuse
de savoir quelle figure vous feriez, s'il vous arrivait de me croire
morte."

A ces mots, elle fit un geste comme pour lui prendre la main. Raymond
la regarda d'un air si terrible qu'elle eut peur et recula. Il était
furieux, non d'avoir pris inutilement un bain froid, mais de
l'impertinence de miss Rovel et du pouvoir qu'elle s'imaginait s'être
acquis sur son coeur. Dans la petite fille, il venait de reconnaître la
femme, c'est-à-dire l'ennemi, le tyran, l'obscure, fatale et insolente
domination qu'il avait juré de ne plus subir. Son premier mouvement,
fort déraisonnable, fut d'arracher un scion de frêne, de le dépouiller
de ses feuilles, de lever en l'air cette houssine improvisée. Il eut
honte de son emportement, il réussit à sourire. "Miss Rovel, dit-il à
Meg avec assez de calme, les petites filles font quelquefois de grandes
sottises qui mériteraient le fouet; mais il faut bien leur en faire
grâce quand elles ont l'adresse de porter des robes longues."

Là-dessus, il lui tourna les talons sans qu'elle eût la force de le
retenir ni de le suivre, ni de lui dire un seul mot. Immobile,
pétrifiée, elle contemplait d'un oeil consterné, comme Perrette, les
débris de son pot au lait. L'événement avait trompé son attente avec
une cruauté sans pareille, et ce qui venait de se passer ne ressemblait
guère à la belle scène de roman qu'elle avait machinée dans toute la
candeur de son âme. Elle s'était flattée de voir un homme éperdu, se
jetant à ses pieds, s'écriant: "Ah! miss Rovel, vous jouer ainsi de mon
coeur! Ne saviez-vous donc pas que je vous adore et que je serais
incapable de vous survivre?" L'homme était resté debout sur ses deux
pieds, et lui avait dit d'un ton de magister: "Miss Rovel, vous méritez
le fouet; je consens à vous en faire grâce." Quel mécompte! quelle
mortification! Soudain convertie en défaite, sa victoire s'enfuyait à
vau-de-route.

Mme de Sévigné disait que, lorsqu'elle avait fait une sottise, elle n'y
cherchait pas d'autre invention que de la boire. C'est de quoi Meg ne
s'avisa point. Elle était outrée de dépit; elle décida que l'outrage
qui venait de lui être infligé criait vengeance et qu'elle se
vengerait. Elle songea d'abord à se noyer tout de bon; mais elle fit la
réflexion très-sensée que cette solution serait plus désagréable à
elle-même qu'à M. Raymond Ferray, qui en serait quitte pour supporter
les frais de son enterrement. C'est lui qu'elle eût voulu noyer, et ce
projet n'était pas d'une exécution facile. Elle se promit de saccager
ses espaliers, d'anéantir ses serres, d'empoisonner son puits, de
mettre le feu à son grenier à foin, dût l'incendie gagner la maison et
cet homme odieux périr dans les flammes.

La rage au coeur, elle remontait lentement le verger. Tout à coup elle
entendit sur la route le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant la
grille. Elle fut bien étonnée quand elle en vit descendre Paméla fort
décemment vêtue. La négresse s'avança vers elle d'un pas cadencé, la
tête haute, comme il appartient à l'innocence injustement persécutée
qui a fait justice de la calomnie.

"Toi, Paméla! s'écria Meg. D'où peux-tu bien sortir?

--De Lucerne, répondit-elle, d'auprès de madame votre mère."

Paméla ne mentait point. Après avoir été chassée de l'Ermitage, ne
sachant que faire de sa personne, un peu détrompée sur l'article des
marquis, elle n'avait rien imaginé de mieux que de se mettre à la
poursuite de lady Rovel. Comme elle avait beaucoup de flair, le hasard
la secondant, elle avait fini par la rattraper à Lucerne. Lady Rovel
venait de passer six mois dans une petite résidence d'Allemagne, où
elle avait suivi un homme charmant auquel deux millions d'hommes bien
disciplinés obéissaient par une habitude séculaire; cet homme, après
lui avoir plu infiniment, lui avait paru souverainement déplaisant.
Pour se consoler de sa nouvelle méprise, elle avait résolu de passer
l'été au bord du lac des Quatre-Cantons, dans une villa très-simple à
la fois et très-luxueuse, dans une tranquillité très-agitée et dans une
solitude qui ne devait pas tarder à être très-peuplée. En rencontrant à
Lucerne Paméla, elle s'était ressouvenue très-nettement d'avoir laissé
sa fille à Genève, chez des gens dont elle avait oublié le nom, et, la
négresse l'ayant abordée avec quelque embarras, elle en avait conclu
que sa fille était morte, ce qui lui causa un tressaillement
douloureux. Dès qu'elle se fut rendue maîtresse de ses nerfs, elle
apprit de Paméla que sa fille était encore en vie, mais qu'elle était
très-malheureuse à l'Ermitage, qu'on l'y maltraitait, que sa fidèle
camériste, ayant osé reprocher ses duretés à M. Ferray, avait été
impitoyablement congédiée. Elle crut sans difficulté à ces rapports,
l'indifférence étant facile à persuader; mais l'indifférence de lady
Rovel était fort passionnée, elle déclara qu'elle ne pouvait se passer
de sa fille, qu'elle entendait rentrer immédiatement en sa possession,
qu'elle allait partir pour la chercher. Comme elle montait en wagon, on
lui représenta que le temps était propice à une promenade sur le lac.
Pour tout concilier, elle avait dépêché la négresse avec l'ordre exprès
de ramener Meg dans les vingt-quatre heures.

"Où que tu ailles, s'écria Meg, qui se cramponnait à la robe de Paméla,
fût-ce au diable, fût-ce chez le marquis de Boisgenêt, je te somme de
m'emmener avec toi. Si je restais ici trois heures de plus, j'y ferais
quelque scélératesse.

--Vous vous ennuyez beaucoup?

--A mourir.

--Cela se rencontre bien, mademoiselle. Lady Rovel m'envoie vous
chercher. Je lui ai fait comprendre que vous finiriez par vous épaissir
tout à fait chez ces petits bourgeois.

--Marquise de Boisgenêt, c'est Dieu qui t'envoie!" fit Meg en
l'embrassant.

Pendant ce temps, Raymond, après s'être changé, racontait à sa soeur la
belle invention de miss Rovel et le plongeon qu'il avait fait dans le
ruisseau. Suivant sa coutume, Mlle Ferray entra dans son ressentiment,
confessa que cette petite avait des lubies impardonnables, ajoutant que
toutefois il fallait les lui pardonner, parce qu'en dépit de ses
déraisons elle avait beaucoup de coeur. Ce fut le moment que choisit
Meg pour entrer comme un coup de vent dans le salon. La face rayonnante
de joie, elle s'exclama: "Quel bonheur, monsieur! quel coup de fortune,
mademoiselle! Maman veut me ravoir, et avant que le soleil soit couché,
j'aurai quitté pour jamais cette triste maison." Cela dit, elle courut
à sa chambre, où, vidant en un tour de main les armoires, elle jeta
pêle-mêle toutes ses nippes dans ses malles.

Raymond lança un sourire à sa soeur: "Voilà qui t'apprendra, ma chère,
lui dit-il, à te porter caution pour un coeur qui n'existe pas."

Que ce coeur existât ou non, ce fut avec un profond chagrin que Mlle
Ferray prit connaissance de la lettre que Paméla lui remit. Cette
lettre était courte. Une ligne avait suffi à lady Rovel pour remercier
M. et Mlle Ferray des bons soins qu'ils avaient donnés à sa fille
pendant près d'une année; une seconde ligne était destinée à les prier
de lui renvoyer incontinent cette fille adorée, qui était nécessaire à
son bonheur. Ici s'ouvrait une parenthèse, laquelle signifiait à peu
près: "Combien vous dois-je?"

"Déclarez de notre part à lady Rovel, dit Raymond à la négresse après
avoir lu à son tour, que nous serons à jamais ses obligés, si jusqu'au
jour de notre mort nous n'entendons plus parler d'elle, ni de sa
charmante fille, ni de quoi que ce soit qui les concerne l'une ou
l'autre."

En moins d'une heure, Meg eut fait et bouclé ses malles. Pendant qu'on
les attachait derrière la voiture, elle descendit en chantonnant sur la
terrasse, où Raymond fumait son cigare. Se campant à quelques pas de
lui et promenant au nord et au midi ses regards, qui n'étaient pas
tendres: "Adieu, maison, s'écria-t-elle, où, comme l'affirme la docte
Paméla, l'esprit et le coeur s'épaississent! adieu Homère, l'astronomie
et tous les grands hommes de Plutarque! adieu, grenier à foin que
j'avais juré d'incendier! Adieu, ruisseau, dont les écrevisses
m'étaient si chères que j'ai voulu leur donner un homme à manger!
Adieu, temple de la science et de l'ennui, où l'on ne peut faire un
pas, ni rire, ni chanter, ni ouvrir la bouche, ni remuer les cils, sans
courir le risque de recevoir les étrivières!"

Comme elle terminait son discours, elle aperçut Mlle Ferray, qui,
debout sur le seuil de la maison, attachait sur elle des yeux pleins de
larmes et de reproches. Elle s'attendrit, s'élança vers la bonne
demoiselle, la saisit par la taille, la baisa sur le front en lui
murmurant à l'oreille: "Je vous aime bien, miss Agathe; mais,
voyez-vous, il y a des choses que vous ne pouvez pas comprendre et
qu'au surplus je ne saurais pas vous expliquer." Puis, se tournant vers
Raymond: "Monsieur, votre servante." L'instant d'après, elle montait en
voiture, et le cocher toucha.

"Qu'as-tu donc à te désoler, ma bonne Agathe? dit Raymond à sa soeur.
Tu devrais remercier ta chère Providence, qui nous délivre d'un fier
embarras."

Quoi que son frère pût lui dire, Mlle Ferray était la personne la plus
affligée du monde. Dès qu'il se fut éloigné, elle fondit en larmes. En
dépit de tout, elle aimait tendrement miss Rovel, et on ne refait pas
son coeur. Elle se demandait avec épouvante ce qu'allait devenir cette
enfant, dont elle s'était promis de faire une honnête femme. Elle
pleurait Meg, elle pleurait aussi une chimère qu'elle s'était plu à
bercer dans son coeur: depuis quelque temps, elle caressait plus que
jamais la douce pensée que miss Rovel lui avait été envoyée du ciel
pour distraire son frère de ses sombres ennuis, peut-être pour l'en
guérir tout à fait. Comme son imagination allait très-vite et
très-loin, elle en était venue à se figurer que le cas échéant, les
circonstances et les dieux aidant, il pourrait bien se faire, il
pourrait bien arriver que Meg et Raymond... Hélas! Meg était partie,
rien ne pouvait plus arriver. Elle demeura longtemps devant la grille,
contemplant d'un oeil humide les empreintes qu'avait laissées dans la
poussière du chemin la voiture qui venait d'emporter Meg et le plus
beau de ses rêves, et, pour la première fois de sa vie elle se prit à
chercher querelle à sa chère Providence, qui lui avait fait banqueroute.

Tandis que Mlle Ferray s'abandonnait à sa douleur, Raymond s'était
retiré dans son cabinet de travail. Comme si rien ne se fût passé, il
alla prendre sur un rayon de sa bibliothèque le _De rerum natura_.
L'édition qu'il préférait entre toutes et dont il se servait d'habitude
était le Lucrèce d'Havercamp, _cum notis variorum_, magnifique
in-quarto magnifiquement relié. A peine l'eut-il dans ses mains, il
constata que le précieux billot venait d'essuyer un indicible, un
irréparable affront. Ici une page indignement chiffonnée, égratignée,
comme par les griffes d'un lutin; là une autre page chamarrée de pâtés
d'encre, ailleurs un feuillet en lambeaux, plus loin un autre arraché,
il en manquait trente au milieu du volume, cinquante à la fin. C'était
un massacre.

Raymond croyait rêver. Ce qui lui prouva clairement qu'il ne rêvait
point, c'est qu'ayant levé les yeux au plafond pour le prendre à témoin
de ce qui lui arrivait, il découvrit sur le trumeau qui surmontait sa
cheminée une grande inscription, charbonnée d'une main fiévreuse. Elle
était ainsi conçue: _Mr. Raymond Ferray is a prodigious great
book-worm; I hate him, and I shall he revenged of him_.

Comme Raymond savait l'anglais, il ne put douter que l'inscription ne
signifiât: "M. Raymond Ferray est un prodigieux pédant; je le hais, et
je me vengerai de lui."


V


Raymond Ferray s'était promis qu'au bout de trois jours il aurait
entièrement oublié l'existence de miss Rovel; mais il découvrit que,
malgré son flegme apparent, il était en colère, et que la colère
n'oublie pas. Il lui arrivait souvent de se rappeler que pendant près
d'une année il avait logé sous son toit une jeune fille bizarre,
laquelle, s'étant mis en tête de lui plaire, avait paru préférer à tout
autre amusement le plaisir de se promener et de causer avec lui. Il se
souvenait que lui-même avait pris goût à ces causeries et à ces
promenades, que cette jeune fille était devenue la plus agréable de ses
habitudes,--et quand une habitude a de longs cheveux blonds, la joue
en fleur, le rire étincelant de la jeunesse, il en coûte toujours un
peu d'y renoncer. Il se souvenait enfin que cette même blonde avait eu
l'audace de tenter sur lui une expérience fort impertinente, que,
furieuse de n'avoir pas réussi, elle était partie brusquement en lui
faisant des adieux peu courtois et après avoir massacré le plus beau
livre de sa bibliothèque. Il ne pouvait revoir ce qui lui restait de
son Lucrèce d'Havercamp, Leyde 1725, sans s'indigner contre les mains
effrontées qui avaient attenté à son bien. Ce forfait était, selon lui,
le trait d'une vilaine âme, et comme c'est l'ordinaire que nos chagrins
s'enchaînent les uns aux autres aussi étroitement que les grains d'un
chapelet bien enfilé, l'Havercamp le faisant penser à Mme de P..., il
englobait dans le même anathème toutes les femmes, brunes ou blondes,
qu'elles eussent dix-huit ou trente ans, comme des êtres malfaisants
qu'un homme de coeur doit tenir à distance de sa vie et de sa pensée.
Il se promettait donc de ne plus songer à miss Rovel, et il y pensait
vingt fois le jour. En revanche, il n'en parlait jamais et ne souffrait
pas qu'on lui en parlât. Mme Ferray avait dû se le tenir pour dit et
garder pour elle ses regrets. Le temps ne les diminuait point; chaque
jour, elle sentait davantage le vide qu'avait laissé dans sa maison le
départ de Meg. Elle maudissait cette chère ingrate, ce coeur qui
rompait si facilement ses attaches; mais il y avait de la tendresse
dans ses malédictions. Toutefois, deux mois entiers s'étant écoulés
sans que miss Rovel eût daigné lui donner aucun signe de vie, son bon
sens l'obligeait de confesser que, si miss Rovel avait du coeur, elle
en avait bien peu.

Il ne faut désespérer de rien. Un jour que Mlle Ferray brodait au salon
tête à tête avec son frère, qui lisait un traité de Darwin, comme elle
le questionnait sur sa lecture, il lui exposa la doctrine du célèbre
naturaliste anglais touchant la faculté que possèdent les êtres vivants
de s'adapter insensiblement au milieu dans lequel la nature ou les
circonstances les ont placés. Elle avait l'habitude de tout rapporter à
l'objet de ses préoccupations; aussi la théorie de Darwin l'attrista.
Elle se dit qu'il en était des âmes comme des plantes et des animaux,
que l'air qu'elles respirent décide de leur destinée, que, si la
Providence avait voulu que miss Rovel devînt une honnête femme, elle
aurait dû la laisser à l'Ermitage, sous la garde de Mlle Agathe Ferray.
Elle priait le ciel de vouloir bien lui expliquer ses mystérieux
desseins, quand sa femme de chambre lui remit une lettre. A peine
l'eut-elle approchée de ses yeux, elle rougit d'émotion, et, la
glissant dans sa poche, elle attendit d'être seule pour la lire. Cette
lettre était ainsi conçue:


"Lucerne, 2 septembre.


"Chère miss Agathe, je vous avais écrit, il y a près d'un mois, pour
vous déclarer avec humilité et contrition que j'étais honteuse,
extrêmement honteuse, d'avoir été si peu aimable, si peu gracieuse, si
peu gentille en vous quittant. Comme je traversais le salon pour porter
ma lettre à la poste, il s'est trouvé que maman causait avec un quidam.
Vous m'avez souvent répété que les jeunes filles peuvent s'instruire
par les conversations autant que par les livres. Or maman disait à son
quidam que la vie est courte et qu'il n'y a pas de temps plus mal
employé que celui que nous donnons au repentir. "Je le crois bien,
a-t-il répliqué, il nous en reste déjà si peu pour pécher." A-t-il
voulu dire pécher ou pêcher? Je n'en sais trop rien, car il aime
beaucoup à pêcher des truites dans le lac; mais il se pourrait aussi
que ce fût un grand pécheur. Le fait est que ma lettre m'a paru inepte,
que je l'ai déchirée, et que le jour même j'ai pêché une truite avec le
quidam. Si c'est un péché, je m'en confesse; mais sûrement je n'en
commettrai pas d'autre avec lui. C'est un blond fadasse; vous savez que
ce n'est pas ma couleur.

"Je ne vous aurais jamais écrit, chère miss Agathe, si je n'avais
découvert que je ne puis me passer d'avoir de vos nouvelles. Il m'en
faut dès demain. _I will_, miss Agathe, _I will_. Je veux apprendre que
vous êtes en vie et que vous ne pouvez vous consoler de ne plus me
voir. Si vous me faites cette déclaration en joli style, je vous dirai,
pour vous récompenser, que je regrette par moments d'avoir chiffonné,
maculé, lacéré certain livre que certain loup-garou aimait comme la
prunelle de ses yeux. Que voulez-vous? Dame! j'étais en colère, et
quand on est en colère, on chiffonne, on macule, on lacère. Comme il
doit me détester, ce loup-garou! Je gagerais qu'il pleure nuit et jour
son bouquin bien-aimé. Voyez comme je suis bonne, comme j'ai le coeur
sensible. J'ai prié maman, qui a les bras longs, de donner des ordres
pour qu'on m'en retrouve quelque part un autre tout pareil, et vous
pouvez compter que je ne le garderai pas pour moi;--il faut savoir se
priver dans l'intérêt de ses amis. Ce que j'en fais, c'est pour
l'acquit de ma conscience, quoiqu'elle ne me gêne pas beaucoup; elle
est bonne fille, et nous avons rarement ensemble un mot plus haut que
l'autre. Aussi croirez-vous sans peine qu'elle ne m'empêche pas de
m'amuser royalement à Lucerne. Cette jolie ville a été inventée pour
cela. Maman y était venue chercher la solitude, et son salon ne
désemplit pas. Ce ne sont qu'allants et venants, tous bien faits, bien
cravatés, bien frisés, sentant le musc ou le benjoin, polis, galants,
daignant la plupart prêter quelque attention à miss Rovel, s'apercevoir
que ses yeux ne sont pas les premiers yeux venus, sans qu'aucun se soit
avisé jusqu'à cette heure de la menacer du fouet. Je m'occupe d'eux les
jours de pluie; le reste du temps, je rame ou je nage, deux jolies
façons de faire son chemin dans le monde. Je crois en vérité, miss
Agathe, que le parfait bonheur consiste à être poisson. Ce n'est pas
l'idée de Paméla, qui me sert de bardot; la pauvre fille n'a pas encore
tout à fait dégorgé son marquis.

"Mais savez-vous ce que j'ai vu de plus beau à Lucerne? C'est maman. En
la revoyant, j'ai été transportée, éblouie, et je ne me lasse pas de la
contempler. Quels yeux! quelles épaules! quels bras! Les miens sont en
comparaison de vraies pattes de sauterelle. Mon Dieu! que ce doit être
amusant d'être belle comme cette adorable maman! Si je l'adore, elle me
rend un peu la pareille. Elle prétend que je me suis horriblement
ennuyée à l'Ermitage, que M. Ferray ne pouvait me souffrir, qu'il m'a
fait subir mille vexations, mille avanies. Je n'en rabats que la
moitié, car, pour me dédommager, elle m'a promis que d'ici à trois mois
elle ne me refuserait rien et ne me gronderait de rien.

"Si vous voulez me gronder, miss Agathe, vous avez le champ libre; mais
n'abusez pas de la permission. Une jolie moue peut avoir son charme, la
grognerie enlaidit toujours un visage. Grondez-moi donc avec grâce et
belle humeur. Surtout n'allez pas dire au loup-garou que je vous écris;
ce vilain homme vous empêcherait de me répondre, et je veux avoir de
vos nouvelles. Quant aux siennes, donnez-m'en, ne m'en donnez pas, cela
m'est égal. Miss Agathe, miss Agathe, après maman et les poissons, vous
êtes sûrement ce que j'aime le plus au monde."


A cette épître, qu'elle relut souvent, non sans hocher quelquefois la
tête, Mlle Ferray fit une réponse pleine d'affectueux reproches, de
bons avis et de sages conseils. Peu après, elle reçut une seconde
lettre.


"Lucerne, 23 septembre.


"Vous êtes donc en vie, mademoiselle? J'en suis charmée;--mais trop
de morale, miss Agathe, un peu trop de morale! Dix brasses de fond;
j'ai perdu terre, barboté et failli me noyer. Pour vous punir, je veux
vous raconter deux petites histoires, qui sans doute vous
scandaliseront beaucoup. J'ai toujours aimé à vous scandaliser; quand
je vous parlais de certaines choses ou de certaines gens, vous aviez
une façon de froncer le bout du nez qui faisait mes délices.
M'écoutez-vous, mademoiselle?

"Avant-hier, nous sommes allés en barque jusqu'à Gersau. Jeunes et
vieux, hommes et femmes, nous étions cinquante, ou il ne s'en faut
guère; c'était une fête que le duc de B... donnait à maman.
Figurez-vous le plus beau temps du monde, un lac frisotté qui parlait
tout bas, une grande barque pontée, des drapeaux et des flammes
partout, des bateliers aussi pavoises que leurs mâts, des jonchées de
fleurs, un air parfumé, trois harpes, quatre violons et deux hautbois,
une collation merveilleuse, des vins blancs, des vins roses, des vins
paillets, qui moussaient comme mon coeur, miss Agathe, comme mon coeur.
Le vin, les fleurs, la musique,--quand nous arrivâmes, j'étais un peu
folle, et je croyais voir danser les montagnes; il paraît que cela leur
arrive. Nous débarquons, on fait la haie pour nous regarder. Voilà
qu'un homme essoufflé fend la presse pour venir à nous. Il était de
noir habillé, portait un grand chapeau à bords rabattus. C'était un
missionnaire wesleyen, ainsi appelle-t-on ce genre d'animaux. D'un air
résolu, il se plante devant maman, lui barre le passage. On veut
l'écarter, elle fait signe qu'on ne le dérange point. Il tousse une
fois, deux fois, et entame une harangue où il était question de
beaucoup de choses, de la brièveté de la vie, de la vanité des
plaisirs, des bons et des mauvais exemples, de l'âme immortelle, de la
grâce efficace, du jugement dernier, de l'enfer et du paradis;--j'en
passe, et des meilleures, ne vous ai-je pas dit que j'avais dans ce
moment les idées un peu confuses? En parlant, il tenait les yeux
baissés, à demi-clos. Maman le regardait d'un air fort doux, belle
comme un ange, avec un sourire capable de faire tourner la tête à tous
les missionnaires qui en ont une. Celui-ci s'avise de rouvrir les yeux,
de les lever; il aperçoit cette beauté, ce sourire, perd le fil de son
sermon, s'embarrasse, balbutie, demeure court. Maman continuait de
sourire: "Je vous remercie de vos excellentes intentions, lui dit-elle
en lui tendant la main; mais que voulez-vous? nous n'aimons pas la vie
bête." Là-dessus elle l'invite à dîner. Le pauvre homme ne trouve pas
un mot, fait le plongeon, disparaît. Miss Agathe, vos intentions valent
celles d'un wesleyen; mais m'entendez-vous? nous n'aimons pas la vie
bête.

"Autre chanson. Je suis allée hier soir à mon premier bal, un grand bal
par souscription dans les grands salons du grand Hôtel national. Maman
avait refusé d'abord de m'y conduire sous prétexte que je suis trop
jeune, qu'on ne danse pas si matin. Je lui ai répliqué que dans dix
mois et vingt jours j'aurai dix-huit ans, qu'au surplus elle m'avait
solennellement promis de ne me rien refuser. Elle a été prise. Vous
dire ce que j'éprouvai en entrant dans cette grande salle éclairée _a
giorno_,... ce fut bien autre chose que sur la barque pontée. Une folie
s'empara de moi; par intervalles, je rongeais avec fureur le bout de
mes gants, et maman me regardait de travers pour m'avertir que cela ne
se pratique pas dans le grand monde. Le bal s'ouvre, je m'accroche au
bras d'un joli prince russe, qui est un valseur accompli; il s'était
chargé de patronner mes débuts.

"Si vous n'avez jamais valsé, miss Agathe, vous n'avez jamais vécu.
Arrosez vos plates-bandes, mes bonnes gens, mais ne parlez de rien, car
vous ignorez tout. Tourner en rond, la tête à moitié perdue, voilà la
vie; le reste ne vaut pas la peine qu'on en parle. Il me semblait qu'un
tourbillon venait de m'emporter au dixième ciel. Tout à coup je pousse
un cri. C'était bête; mais, si je n'avais pas crié, je tombais morte.
Mon prince russe s'arrête, s'inquiète, s'enquiert. Je ne pouvais pas
lui répondre que j'avais crié par excès de joie; j'ai prétendu que le
pied m'avait tourné, que ce n'était rien, et nous nous sommes envolés
de plus belle. Arrosez vos plates-bandes, vous dis-je, mais sachez que
partout ailleurs qu'à l'Ermitage on prend miss Rovel au sérieux,
qu'hier elle a fait sensation, qu'elle était entourée, admirée,
courtisée, qu'on se disputait ses regards et une petite place sur son
carnet. Miséricorde céleste! j'ai dit à mes adorateurs bien des
sottises, miss Agathe,--car je ne savais plus où j'en étais, et je
laissais partir tout ce qui me passait par l'esprit. Cependant notre
vertu n'a point souffert; quand ces messieurs essayaient de
s'émanciper, je les regardais avec de grands yeux candides, et ils
demeuraient court, comme le wesleyen.

"Apprenez pour votre gouverne, miss Agathe, qu'il est des hommes qu'il
faut contenir, et d'autres qu'il est bon d'encourager. Cela est vrai
surtout des barons allemands, lorsqu'ils sont très-blonds et
très-timides. Il en est un qui a de grands yeux rêveurs et ne dit
jamais rien; on l'a surnommé une romance sans paroles. Je le rencontre
quelquefois au bord du lac, il s'arrête pour me saluer et devient aussi
pourpre que la barrette d'un cardinal. Hier, après m'avoir mangé des
yeux pendant la moitié de la nuit, sur les quatre heures il prend son
courage à deux mains et me demande une polka. Pour le contenter, j'ai
fait faux bond à quelqu'un; je me piquais de faire parler cette
romance. Je fus coquette, provocante. Ma coiffure se défait, je passe
dans un petit cabinet pour la raccommoder. Tandis que, debout devant
une glace, je me rajuste lentement, la romance changeait à tout moment
de couleur, et enfin, n'y tenant plus, elle murmure tout bas à mon
oreille qu'elle m'adore. "Monsieur, lui repartis-je, on ne dit ces
choses-là qu'à genoux." Le nigaud me prend au mot. Je pars d'un éclat
de rire, maman paraît, voit un homme à mes genoux, se fâche tout rouge.
Je lui ai rappelé qu'elle m'avait promis de ne pas me gronder. Elle a
été encore prise.

"La morale, miss Agathe, c'est beau, mais c'est confus, c'est
embrouillé. Le plaisir est bien plus clair, et je connais un loup-garou
qui prétend que ce qu'il y a de plus précieux ici-bas, c'est une idée
claire. Quand je m'amuse, il n'y a pas moyen d'en douter. C'est égal,
dites-moi bien ce que vous pensez de mes histoires, et querellez-moi,
--le plaisir excepté, rien n'est plus amusant qu'une querelle. Miss
Agathe, je vous déclare qu'après maman et la valse vous êtes ce que
j'aime le plus au monde; décidément les poissons ne viennent qu'à la
queue."


Mlle Ferray fronça plus d'une fois le bout du nez en lisant cette
seconde lettre. Elle y fit la réponse que voici:


"Ce que je pense de vos histoires, ma chère enfant? Il me semble
d'abord que les missionnaires wesleyens sont moins ridicules que vous
ne le dites. Celui dont vous me parlez, que son discours fût bon ou
mauvais, a dû faire quelque effort de courage pour le débiter. Or
j'admire toujours le courage, et je ne me moque jamais de ce que
j'admire.

"Il me semble aussi que je ne sais pas trop ce qu'il faut entendre par
la _vie bête_. Si faire passer ses devoirs avant ses plaisirs est le
fait d'une oie, je suis du parti des oies, et je serais fière d'être
admise dans la basse-cour.

"J'estime que, si le parfait bonheur consiste à tourner en rond, la
tête perdue, il faut l'aller chercher parmi les toupies. Vous placiez
plus haut votre idéal, miss Rovel, quand vous décrétiez que le
souverain bien est d'être poisson. Les truites, tant que faire se peut,
s'appliquent à conserver la tête que le ciel leur a donnée, et soyez
sûre que le ciel ne nous donne pas une tête pour que nous la perdions.

"Je crains que vous n'ayez tort de dire à vos danseurs tout ce qui vous
vient à l'esprit. Je lisais l'autre jour dans un livre fort bien écrit
que rien ne rafraîchit plus le sang que le souvenir d'une sottise qu'on
n'a pas dite.

"Je pense enfin que les sottises qu'on fait sont encore plus
regrettables que celles qu'on dit. C'est en faire une grosse que de
prendre plaisir à voir un homme à genoux. Il est certain, avéré,
patent, que vous avez de beaux yeux, miss Rovel. En doutez-vous, que
vous teniez à le prouver?

"Après avoir médité votre lettre, j'ai rêvé d'une jolie barque qui
descendait rapidement au fil de l'eau. J'ai eu peur; je me défie des
rivières, des bas-fonds, des remous, des brisants. Je vous en supplie,
que votre bon sens aille bien vite s'asseoir au gouvernail. C'est le
pilote que je vous souhaite, bien entendu que le bon sens consiste, non
à se refuser les plaisirs permis, mais à savoir bien exactement ce que
valent toutes les marchandises de ce pauvre monde, choses et hommes,
bêtes et gens.

"Vous voilà quitte de mes longues morales. Il ne me reste plus qu'à
vous dire que je vous aime de toutes mes forces. Cette maison a un air
de chagrin, de langueur, de délaissement; les mouches même s'y
ennuient. Mes rosiers, que vous n'admirez plus, les arbres du verger,
le ruisseau, tout le monde ici vous regrette;--l'Ermitage se souvient
d'une demoiselle qui ressemblait parfois à une évaporée et qui ne
laissait pas de raisonner très-juste quand elle voulait bien s'en
donner la peine et résister à ses fantaisies. Ma chère blonde, après
mon frère vous êtes ce que j'aime le mieux. Hélas! je ne viens dans
votre coeur qu'après la valse; à peine ai-je le pas sur les poissons.
Il faut avoir plus de dix-sept ans pour deviner le prix d'une amitié
sincère, fût-elle un peu grondeuse; vous y viendrez, ma belle. En
attendant, je baise tendrement vos cheveux blonds. Vous avez du goût
pour les romances sans paroles, tâchez d'en avoir un peu pour les
paroles sans romance; cela m'encouragerait à vous écrire. Votre vieille
amie, qui boite plus bas depuis qu'elle n'a plus le plaisir de vous
voir."


Mlle Ferray fut près de six semaines sans avoir des nouvelles de Meg.
Ce long silence l'inquiéta; elle se livrait aux plus sombres
imaginations et mettait tout au pis: la barque avait touché ou
peut-être chaviré. Elle écrivit plusieurs fois; point de réponse. Le
chagrin la rongeait; son frère s'en aperçut, l'interrogea, elle
s'ouvrit à lui de ses alarmes. Il ne fit qu'en rire: "Eh! bon Dieu, que
t'importe, ma chère, lui dit-il, qu'il y ait dans le monde une coquette
de plus ou de moins?" Cela importait si fort à Mlle Ferray qu'elle
supplia son frère de l'autoriser à partir pour Lucerne. Il la refusa
d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Enfin elle reçut la lettre
que voici:


"Luceme, 3 novembre.


"Excusez-moi, mademoiselle, d'avoir été si longtemps sans vous écrire.
Je reviens d'un long voyage, je suis descendue par un grand trou noir
dans un pays que vous ne connaissez pas. On y voit des choses fort
curieuses, entre autres cette fameuse barque de Caron, que M. Ferray
m'avait décrite au naturel certaine après-midi que le ciel était
grisâtre et que nous travaillions ensemble à greffer un pommier. Tout
en s'occupant de son arbre, il daignait me greffer un peu, moi aussi.
Qu'elles ont mal pris, toutes ces boutures! C'est que le jardinier ne
m'aimait pas, et qu'on ne greffe bien que les arbres qu'on aime. Le
pommier se porte mieux que moi. Je le vois d'où je suis, ainsi que ce
ciel brouillé. A l'autre bout du verger, un gros corbeau sautillait
dans l'herbe fraîchement coupée; je le vois aussi.

"Mais il s'agit bien de pommiers! Je vous disais que j'ai contemplé
Caron. Il m'a dit que ses passagers étaient au complet, qu'il avait sa
charge, de repasser plus tard. Je suis remontée par mon trou noir, et
me voici. Salut, bonnes gens! Nettoyez vos lunettes, c'est bien moi.

"Au diable la mythologie, miss Agathe! Je sors d'une petite vérole
confluente, effroyable, tout ce qu'il y a de plus effroyable. On me
croyait perdue, au dire des médecins, c'est un miracle que j'en
réchappe. Le premier jour, maman voulait vous écrire pour vous prier de
venir me soigner; j'y ai mis bon ordre. Vous êtes si folle! vous auriez
été capable d'accourir. La première des vertus, miss Agathe, est la
prudence. De tous mes danseurs, il n'en est pas un qui ait osé
seulement se hasarder dans l'antichambre pour s'informer si j'étais en
vie; ils laissaient leur carte chez le concierge, au bout du jardin, et
de se sauver! Pour tout l'or du monde, cette dinde de Paméla ne m'eût
pas approchée. Pauvre maman! que je lui ai causé de chagrin! De Gersau,
où elle s'était enfuie, elle se faisait envoyer trois fois le jour le
bulletin de ma santé. Elle était au désespoir, d'autant qu'elle était
fort mal logée, dans une petite chambre où elle ne pouvait se
retourner, et dont les fenêtres s'ouvraient sur une écurie. J'étais
bien heureuse de la sentir hors d'atteinte; si je lui avais donné mon
mal, si sa beauté en eût souffert, que serais-je devenue? Il ne me
restait qu'à me tuer. Miss Agathe, aussi sûr que j'existe, vous seriez
venue; vous extravaguerez toute votre vie.

"Une nuit, j'ai bien cru que c'en était fait, et, chose étrange, cette
aventure ne me déplaisait point. J'avais dans la tête, dans le coeur,
comme une douceur vague; ma petite âme se détachait mollement de mon
corps, à la lettre je la sentais s'en aller, et je la laissais faire.
Il me semblait que je sortais de la vie comme d'un mauvais chemin,--pour
aller où? je ne sais, mais sûrement dans un endroit où il n'y a
point de cailloux. Ah! par exemple, ma convalescence m'a fait souffrir.
Quand on a tâté de la mort, on s'aperçoit que vivre est une fatigue.
Cela semble très-simple et très-facile, parce qu'on nous y accoutume
tout petits; une fois cette habitude rompue, c'est une affaire de la
reprendre.

"Ce que c'est que de nous, mademoiselle, et comme une petite vérole
confluente change en peu de temps toutes nos idées! J'ai retourné ma
lunette, je regarde par le gros bout, et mes plaisirs lucernois me
paraissent bien peu de chose, mes danseurs et les amis de maman de
petites poupées assez ridicules. Au contraire l'Ermitage fait à mes
nouveaux yeux l'effet d'un paradis; je suis tentée de croire que la vie
bête consiste à n'y pas vivre, que le bonheur est là, quand on devrait
y recevoir le fouet soir et matin. Je suis poursuivie par une certaine
odeur de foin fané; il fleure comme baume, votre foin. Miss Agathe,
envoyez-moi une grande boîte où vous aurez l'obligeance de fourrer la
plus belle écrevisse du ruisseau, deux poires fondantes, un caillou
pris dans la brèche de ce petit mur que j'aimais à démolir, un flocon
de laine de votre tapisserie, un livre ou une livre de morale, trois
conseils, quatre gronderies, un peu de poussière que vous ramasserez
dans la bibliothèque du loup-garou, tout juste assez pour me
barbouiller les doigts, et quelques brins d'herbe cueillis au pied du
pommier que nous avons si bien greffé, lui et moi.

"Voilà ce qui s'appelle se chatouiller pour se faire rire. Ah! miss
Agathe, votre pauvre Meg... faut-il trancher le mot? la petite vérole
l'a défigurée, elle est extrêmement marquée, il y a des taies sur ces
yeux à qui l'Ermitage semble admirable, ses cheveux tombent, on ne la
reconnaît plus, elle est devenue laide à faire peur. Maman est
consternée ou furieuse, comme il vous plaira; peu s'en faut qu'elle ne
me batte. Ce qui me tranquillise un peu, c'est que les médecins me
donnent leur parole d'honneur la plus sacrée que je puis encore en
appeler, que tout s'arrangera. Je connais une sage personne qui prétend
que tout finit par s'arranger. Si elle en a menti, je m'en irai voir à
Gersau le missionnaire wesleyen, peut-être y est-il encore, je le
forcerai de m'épouser et nous convertirons ensemble les Achantis.

"Adieu, mademoiselle. Nous partons au premier jour pour Florence, où
nous passerons l'hiver. Si au moment du départ ma laideur me fait
honte, je prierai qu'on me mette dans le wagon des chiens. Contez mon
malheur au loup-garou; il s'attendrira sans doute et me pardonnera mes
crimes. A propos, vous lui remettrez le paquet ci-joint; c'est tout ce
qu'on a pu trouver. J'avais massacré un volume, je lui en rends trois
presque aussi gros; il me semble qu'il me doit du retour. "


Très-émue de cette lettre, Mlle Ferray courut la lire à son frère, et,
par la même occasion, elle lui remit le paquet. A défaut d'un Lucrèce
d'Havercamp, il renfermait la superbe édition de Wakefield, Londres,
imprimerie d'Hamilton, 3 vol. in-4, 1796. Raymond avait plus d'une fois
convoité ce trésor sans pouvoir se satisfaire, assurément il gagnait au
change. Il n'eut garde d'en rien marquer, et fit taire également la
pitié que lui inspiraient peut-être deux beaux yeux où il était survenu
des taies, la touchante infortune d'une fleur surprise brusquement par
la gelée. Il répondit froidement à sa soeur qu'elle était bien
inconséquente de jeter les hauts cris sur un accident qui devait lui
mettre l'esprit en repos: décidément les femmes avaient la rage de
s'affliger de tout; cent fois elle s'était inquiétée de la trop grande
beauté de miss Rovel, cent fois elle avait prévu que cette beauté
serait sa perte, elle devait être ravie de la savoir en sûreté; au
surplus, avec sa dot cette laide trouverait toujours à se marier, et
n'en serait pas réduite à évangéliser les Achantis. Mlle Ferray trouva
ces consolations bien dures. Une Meg défigurée, sans cheveux! Elle
reprochait à la Providence, avec qui elle était en froid, d'avoir
commis un crime. Le bon Dieu avait-il le droit de lui alléguer, comme
un simple mortel, que la fin justifie les moyens? Puisqu'il peut tout,
ne pouvait-il faire que Meg devînt parfaitement sage en restant
parfaitement belle? Mlle Ferray implora de nouveau la clémence de son
frère et la permission d'aller porter des consolations à sa chère
convalescente. Il la refusa encore.

Elle adressa à miss Rovel de longues épîtres où elle répandait son
coeur. Elle reçut de Lucerne d'abord, puis de Florence, des réponses
courtes, d'un style contraint; on y sentait percer une inquiétude amère
qui s'était promis de se garder le secret. Ce genre de secrets est
toujours mal gardé, et Meg habitait depuis deux mois et demi un
charmant palais lungo l'Arno quand elle écrivit à Mlle Ferray ce qui
suit:


"Florence, 5 février.


"Ne cherchez pas à me rendre l'espérance, mademoiselle. Les médecins
sont des menteurs; je suis laide, et laide je resterai. J'ai beau faire
tous les raisonnements imaginables, je ne me console pas d'avoir été
belle et de ne l'être plus, d'avoir été admirée et de me voir condamnée
à faire pitié. On est très-bon pour moi, on tâche de me distraire, de
me tromper, de me donner le change; mais on me plaint, c'est pis que
tout. Je voudrais me cacher dans un trou de souris et y savourer le
bonheur de n'être pas vue. Maman exige que je paraisse; elle prétend
qu'on s'accoutume à tout. Ah! mademoiselle, on ne s'accoutume pas à
faire pitié. Être finie à dix-sept ans et demi!

"Ceci n'est rien; le mal est que maman veut à toute force me marier.
Elle me propose un parti ridicule et s'indigne que je ne l'accepte pas;
elle prétend que, comme me voilà faite, je ne trouverai jamais rien de
mieux. Je résiste, je me débats, elle me traite de folle, me tourmente,
me persécute, et cela me rend bien malheureuse.

"Mon royaume pour un cheval, miss Agathe! Hélas! où est mon royaume? Je
ne possède plus que deux yeux tristes qui règnent sur un visage dévasté
et se souviennent vaguement de m'avoir vu des cheveux. Oh! mes cheveux
blonds! vous les avez contemplés dans leur gloire, vous savez ce qu'ils
valaient. Faut-il vous dire de quoi j'ai besoin? D'un bon conseil et
d'un bon avocat. Il faudrait que quelqu'un qui aurait un peu d'amitié
pour moi se chargeât de faire entendre raison à maman et d'obtenir
qu'elle me laisse en repos,--car de lui céder, n'en parlons pas!
Plutôt mourir!

"Tout m'est contraire, mademoiselle, tout se tourne contre moi. Mon
frère William, qui a toujours été un bon frère, s'est brouillé avec
maman et ne peut plus me rendre le moindre service. Le printemps
dernier, il quitta la Barbade pour faire son premier tour d'Europe; il
vint nous faire visite à Lucerne. En me voyant, il se reprit de
tendresse pour moi; il m'interrogea, me confessa, me tança vertement
sur ce qu'il appelait mes étourderies et mes légèretés. Je lui montrai
vos lettres dont il fut charmé. Par malheur, après m'avoir fait de la
morale, il se permit d'en faire à maman touchant l'éducation qu'elle me
donnait. Elle se fâcha, le mit à la porte, lui défendit de reparaître
jamais devant elle. La veille de notre départ pour Florence, il revint
me trouver en cachette; il vit mon désastre et je lui confiai mes
peines. Il me proposa de m'enlever, de me remmener à la Barbade; je lui
représentai que je me faisais une conscience de quitter maman contre
son gré ou à son insu. Il approuva mon scrupule. "Alors soumettez-vous,
me dit-il, car je ne puis vous être bon à rien, je gâterais encore plus
vos affaires en m'en mêlant." Il ajouta... Mademoiselle, oserai-je vous
répéter ce qu'il ajouta? "Je ne vois dans ce monde, reprit-il, qu'un
homme à qui vous puissiez recourir, c'est celui qui vous a servi de
tuteur pendant un an. Il a le droit d'être entendu dans votre cause; si
vous avez besoin de conseils et de secours, adressez-vous à lui.--Quel
homme! lui ai-je répondu. Vous ne le connaissez pas, il a l'humeur
sévère, et j'ai peur de lui. Il eut pour moi, il est vrai, une lueur
d'amitié, elle s'est bien vite éteinte, et ma conduite à son égard n'a
pas été sans reproche." William me répliqua que les grandes âmes ne
sentent pas les petites piqûres et qu'elles méprisent les petits
ressentiments. Il finit par me dire avec une tendresse un peu dure:
"Laide comme vous voilà, Meg, qui n'aurait pitié de vous? qui aurait le
coeur de vous refuser quelque chose?" Là-dessus il m'embrassa et il
partit pour l'Angleterre, qu'il a dû quitter ces jours-ci pour
retourner aux Antilles.

"Je suis confuse, chère demoiselle, de vous avoir rapporté cet
entretien, qui m'est revenu bien souvent à l'esprit. J'ai l'air d'une
indiscrète, et le pire est que je le suis. Il est certain que mon
tuteur (car William a raison, M. Ferray est mon tuteur) est le seul
homme qui puisse avoir quelque influence sur maman. Elle l'a pris
subitement en grande estime depuis qu'elle a découvert en lui ce fameux
Raymond Ferray qui est allé à La Mecque. Je me suis donné le plaisir de
lui conter cette périlleuse aventure, comme lui-même me l'avait contée
un jour dans un air doux, en face d'une colline basse. De l'humeur dont
elle est, un monsieur qui est allé à La Mecque, déguisé en derviche, la
ferait passer par le trou d'une aiguille.

"Chère mademoiselle, si M. Ferray avait quelque pitié de moi, s'il
était assez indulgent pour venir me voir à Florence, je lui dirais
beaucoup de choses qui ne peuvent s'écrire, il ménagerait un traité
entre maman et moi, je lui devrais le repos, presque la vie.
Oserez-vous lui faire part de mon désir? Dites-lui que j'ai bien
changé, que je suis devenue raisonnable et sérieuse, que je rougis de
toutes mes sottises passées, que j'écouterai ses avis comme une pupille
doit écouter un tuteur qu'elle respecte, et qu'il pourrait compter sur
mon éternelle reconnaissance. Pauvre Meg! c'est la vertu des laides.
_Your poor little Meg_."


Le coeur battait bien fort à Mlle Ferray quand elle entra dans le
cabinet de son frère pour lui donner connaissance de l'audacieuse
requête de Meg. A peine lui permit-il d'achever. La renvoyant bien
loin, il lui déclara qu'il n'était point fêlé du cerveau, que,
possédant toute sa raison, il n'aurait garde de courir à Florence pour
y consoler une petite fille que la petite vérole avait marquée, que ce
n'était point son affaire, que l'ingratitude ou la reconnaissance de
miss Rovel le laissait parfaitement indifférent, qu'au surplus cette
demoiselle ferait bien d'accepter le mari qu'on lui proposait, fût-il
iroquois, manchot ou cacochyme, que c'était le seul conseil qu'il eût à
lui donner, qu'elle pouvait le lui mander de sa part.

"Vraiment, tu es impitoyable, lui dit Mlle Ferray; cette pauvre petite
est si malheureuse!

--Mon Dieu! reprit-il, si d'un coup de baguette je pouvais lui rendre
sa beauté, je ne balancerais pas à le faire. Je regrette infiniment
qu'elle n'ait pas pu suivre sa vocation, qui était de devenir une
fieffée coquette et d'emprisonner dans sa volière tous les benêts qui
se seraient laissé prendre à ses gluaux. Un fâcheux accident est venu
déranger cette belle destinée; j'en suis navré, mais je n'y sais aucun
remède."

Cela dit, il rompit les chiens. Quelques jours plus tard, Meg renouvela
sa demande sur un ton plus pressant; et Mlle Ferray, au risque d'être
mangée, se hasarda encore dans la caverne du cyclope pour tenter de le
fléchir. Cette fois il se fâcha sérieusement, la foudroya de son juste
courroux, attesta ses pommiers et Lucrèce qu'il avait formé le ferme
propos de passer le reste de ses jours sans revoir miss Rovel, sans
entendre prononcer son nom. Mlle Ferray, fort affligée, écrivit à Meg
qu'elle avait été repoussée avec perte, mais qu'elle la suppliait
d'avoir un peu de patience, lui promettant de revenir opiniâtrement à
la charge et de réduire par un siége régulier la place qu'elle n'avait
pu emporter d'assaut. Quatre jours après, Raymond eut la surprise de
recevoir le billet suivant:


"Que vous êtes bon, monsieur! Je vois que mon frère disait vrai et
qu'on ne peut rien refuser à ce laideron. La certitude que vous m'avez
tout pardonné me fait presque oublier mes chagrins. Mlle Ferray
m'écrivait naguère qu'il faut avoir plus de dix-huit ans pour sentir le
prix d'une amitié sincère et dévouée. Je crois qu'une grosse maladie
mûrit un esprit plus que dix ans de vie; je défie qui que ce soit
d'apprécier autant que moi vos bontés. Vous êtes l'homme que je
respecte le plus; autrefois ce respect me gênait, et mon coeur
cherchait à secouer son fardeau; aujourd'hui l'homme que j'honore le
plus est le seul qui m'inspire une confiance absolue, et j'éprouve une
joie que je ne puis dire en pensant qu'il s'intéresse à moi, qu'il
consent à me rendre le service essentiel que j'ai eu l'indiscrétion de
lui demander. Je vous remercie de tout mon coeur, monsieur, et je vous
attends."


Comme on peut croire, Raymond eut une explication orageuse avec sa
soeur, à qui il demanda compte de cet étrange poulet. Elle se justifia
de son mieux sans charger miss Rovel, allégua qu'elle s'était fait un
scrupule de désespérer cette pauvre petite, qu'elle l'avait amusée par
une promesse vague et renvoyée aux calendes grecques, que Meg avait
l'imagination vive, qu'elle avait compris sa réponse tout de travers.

Quand deux entêtements de femmes se liguent contre un pauvre homme, sa
défaite est écrite au ciel. Après avoir juré cent fois qu'il voulait
être pendu s'il allait à Florence, Raymond partit un matin, pestant
contre Meg, indigné contre sa soeur, furieux contre sa propre
faiblesse, et se flattant qu'avant quatre jours il serait de retour à
l'Ermitage.

Les esprits supérieurs sont des esprits curieux, et quiconque est né
curieux trouve bon gré mal gré quelque plaisir à courir le monde. C'est
un séjour agréable pour qui s'y promène en simple passant; il est plein
de choses qui blessent le coeur, il est riche en spectacles qui amusent
ou réjouissent les yeux. En pressant Raymond de se mettre en route.
Mlle Ferray pensait lui rendre service; elle était persuadée que ce
voyage forcé lui ferait grand bien, imprimerait à son esprit une
secousse salutaire, qu'à peine aurait-il rompu sa clôture, ses
imaginations prendraient un autre cours, et qu'il se déroberait au
charme dangereux que la solitude avait jeté sur lui. Elle avait depuis
longtemps son idée sur la maladie de son frère; elle avait décidé qu'il
souffrait d'une paralysie de la volonté, et qu'on guérit les volontés
paralysées en provoquant une crise qui les contraigne à vouloir. Mlle
Ferray croyait à la vertu toute-puissante de l'effort. C'est un remède
qui vaut mieux que beaucoup d'orviétans.

Raymond avait fait serment que de Genève à Florence il ne regarderait
rien; malgré qu'il en eût, il ne put s'empêcher d'ouvrir les yeux. Il
se proposait de brûler l'étape de Bologne; il y fit halte pour rendre
visite à la sainte Cécile de la Pinacothèque. On ne rencontre pas
Raphaël sur sa route sans causer avec lui, et on ne cause pas
impunément avec Raphaël. Le lendemain, il continua son voyage par cette
admirable voie ferrée qui remonte le Reno et de tunnel en tunnel gravit
l'Apennin. On était dans la seconde moitié de février. La veille, notre
misanthrope avait traversé la Lombardie blanche de neige; quand il eut
atteint le versant méridional de l'Apennin, une brise tiède lui souffla
au visage, et il ne put se défendre d'un peu d'émotion en embrassant du
regard les pentes rapides, couvertes de pins et d'oliviers, qui
enferment de toutes parts Pistoja. Le printemps l'y attendait et lui
faisait fête. Sa mauvaise humeur ne résista pas à de tels
enchantements; il reconnut que, si le sage a pour premier devoir
d'enclore et de murer son coeur, il lui est permis de laisser vaguer
autour de lui ses yeux et ses pensées, et que, s'il est d'une dupe de
croire au bonheur, il faut être un imbécile pour ne pas croire au
plaisir.

Lorsqu'il approcha de Florence, il s'était à demi réconcilié avec son
expédition et avec miss Rovel. D'un entretien qu'il eut avec lui-même,
il conclut que Meg devait être bien malheureuse pour réclamer les
secours d'un homme qui l'avait humiliée, et bien revenue de toute
coquetterie pour ne pas craindre de se montrer à lui dans l'état où
l'avait réduite la maladie. Il forma le louable projet d'en user
très-courtoisement avec elle, de lui faire bon visage, de l'écouter
avec bienveillance et de la conseiller en ami. Il se promettait d'être
quitte à bon compte de cette petite consultation et qu'avant de
retourner à Genève il emploierait une journée à revoir les
chefs-d'oeuvre de Michel-Ange et les fresques de Masaccio.

Ce fut dans ces heureuses et charitables dispositions qu'il fit son
entrée à Florence. A peine eut-il mis le pied sur le quai de la gare,
une négresse de sa connaissance, fort empanachée, vint à sa rencontre
et lui dit: "Ah! que miss Rovel va être contente! Elle avait deviné que
vous arriveriez aujourd'hui. Elle est en bas, dans sa voiture; je cours
la prévenir."

Raymond fut comme saisi à la pensée que Meg était là, qu'il allait la
revoir sans avoir eu le temps de reprendre haleine. Il craignait de ne
pas assez dissimuler l'impression qu'il éprouverait en la trouvant si
changée, et de ne pas réussir à sauver le premier coup d'oeil. Comme il
venait de passer dans la salle des bagages pour y attendre sa malle,
une petite main qui serrait très-fort pressa la sienne, et une voix
dont le timbre s'était adouci lui dit presque à l'oreille: "Ah!
monsieur mon tuteur, que c'est bien à vous d'être homme de parole!"

Il tressaillit, tourna vivement la tête vers la personne qui lui
parlait et qui portait une toque de fourrure et une robe de drap d'un
bleu foncé; mais il ne put voir son visage, que lui cachait un voile de
grenadine très-épais. Le tenant toujours par la main, elle l'emmena
dans un coin de la salle, et là, se plantant devant lui, elle leva
subitement son voile. II la regarda longtemps d'un air interdit. Si
elle avait eu la petite vérole, il n'y paraissait guère; elle avait
conservé tous ses cheveux, tous ses yeux, la finesse et le velouté de
son teint. Elle ne laissait pas d'avoir changé. Comme le disait une de
ses lettres, une maladie tient lieu d'années et mûrit ce qu'elle ne
détruit pas. Ses traits s'étaient formés, sa taille s'était élancée,
son regard était moins vif, mais il avait plus de profondeur. Le bouton
s'était ouvert, et la fleur apparaissait à Raymond dans tout l'éclat de
sa beauté.

Il dégagea sa main, son visage s'assombrit, et il s'écria d'un ton
courroucé: "Miss Rovel, je n'ai jamais goûté les mystifications.

--Oh! bien, dit-elle en riant, voilà que vous vous fâchez parce que je
ne suis pas aussi laide que je m'en vantais! Permettez, je pourrais
prendre cette colère pour un compliment, et ce serait le premier que
vous me feriez.

--Je ne suis pas d'humeur à vous en faire, répliqua-t-il sèchement. Je
n'admets pas qu'on se moque de moi, et tout à l'heure je reprendrai le
train.

--Vous n'en ferez rien, dit-elle, ce serait le procédé d'un vilain
homme. Suis-je donc si criminelle? J'ai tâché de vous apitoyer, parce
qu'autrement vous ne seriez pas venu. Or je tenais beaucoup à vous voir.

--C'est un pari que vous aviez juré de gagner? reprit-il. Miss Rovel,
faites-moi la grâce de m'expliquer sur-le-champ ce qu'il y a de vrai et
de faux dans tout ce que vous écriviez à ma soeur.

--Sur mon honneur, monsieur, il est faux que la petite vérole m'ait
complètement défigurée; mais il est très-vrai que j'ai pensé en mourir,
que ce petit accident m'a inspiré beaucoup de sages réflexions, et que
vous ferez dans mon caractère des découvertes qui vous charmeront. Il
est faux que je sois très-malheureuse, cela n'est pas dans mes moyens;
mais il est vrai que je suis tourmentée par des embarras de conscience,
par des incertitudes d'où je veux sortir à tout prix. Il est faux que
j'aie besoin d'être consolée, je saurai toujours me consoler moi-même;
mais il est vrai que j'ai grand besoin de conseils, et que je n'en veux
demander qu'à vous. Enfin il est vrai, de toute vérité, que rien n'est
plus charmant que les collines qui entourent Florence, que cette
après-midi vous irez vous y promener, qu'au sommet du mont Oliveto vous
trouverez une petite chapelle d'où l'on a un joli point de vue, que
c'est un endroit très-solitaire, que vous aurez soin de vous y arrêter,
que vers trois heures j'irai vous y rejoindre, et que nous y serons à
merveille pour causer. Oh! ne me dites pas non, mon cher tuteur; c'est
ma dernière fantaisie, le fin fond du panier. En attendant, Paméla va
vous conduire à l'hôtel où je vous ai retenu une chambre. Vous y serez
très-bien; de votre fenêtre vous verrez l'Arno et des couchers de
soleil couleur citron dont vous me donnerez des nouvelles... couleur
citron, vous dis-je, cela seul vaut le voyage."

Et à ces mots, le saluant de la main, elle s'envola sans attendre sa
réponse.



TROISIEME PARTIE


VI


Meg avait choisi avec soin le logement qu'elle destinait à son tuteur;
il était situé sur le quai, dans le voisinage du _palazzo_ qu'habitait
lady Rovel. Les fenêtres s'ouvraient au midi, le balcon avait vue sur
l'Arno et sur les collines qui l'entourent d'une onduleuse et
verdoyante ceinture. Si agréable que fût ce logement, Raymond s'y
installa sans plaisir; il n'était pas en disposition de rien admirer.
Il ne pouvait se pardonner de s'être pris comme un sot au piége qu'on
avait tendu à sa pitié; il était frappé du changement qui s'était fait
en Meg et qui répondait si peu à celui qu'il attendait, très-affecté de
la vive impression qu'il en avait ressentie, un peu chagrin de n'avoir
pas su mieux la cacher, enfin fort empêché du rôle de tuteur dont il
s'était laissé affubler et qu'il hésitait à prendre au sérieux. Partagé
entre le dépit et une vague inquiétude, peu s'en fallut qu'il ne
repartît sur-le-champ pour Genève, Toutefois, quand ses pensées se
fussent assises, il jugea que, puisque le vin était tiré, il fallait le
boire. Ses appréhensions lui paraissant peu fondées, il traversa
l'Arno, sortit par la _Porta Romana_, et, tournant à droite, il suivit
un étroit chemin grimpant, bordé de hautes murailles, où sont
pratiquées de place en place des ouvertures qui ménagent des surprises
aux passants.

Trois heures allaient sonner quand il atteignit le sommet du mont
Oliveto et la petite chapelle où Meg lui avait donné rendez-vous. Il
alluma un cigare, s'assit sur le revers d'un fossé qui sentait la
violette, au pied d'une haie qui bourgeonnait. En face de lui se
déployait un verger d'oliviers tapissé d'herbe fraîche, parsemé
d'anémones et de jonquilles sauvages; par-delà, il entrevoyait la
riante campagne où se déroule l'Arno. Il était depuis dix minutes à son
poste, contemplant tour à tour les oliviers, les ondulations du terrain
couronnées de villas, d'églises et de couvents, l'Apennin d'un gris
cendré, et de gros nuages blancs teintés de roux, lorsque apparut un
très-beau cavalier monté sur un très-beau cheval. Bien découplé, la
taille haute et dégagée, le visage fier, le nez au vent, il portait une
fine moustache retroussée, un camélia blanc à sa boutonnière, un grain
de folie dans ses yeux et je ne sais quel projet dans sa tête. Ayant
jeté un regard sur le fossé, il fronça légèrement le sourcil; il
semblait que Raymond ne fût pas entré dans son calcul et qu'il eût
compté sans son hôte. Il ne laissa pas de pousser droit à lui, le salua
courtoisement, le pria de lui faire la grâce d'un peu de feu. Raymond
se leva, lui présenta son cigare; le beau jeune homme alluma le sien,
remercia, salua de nouveau; mais il en manifesta quelque déplaisir
voyant Raymond se rasseoir.

"Vous êtes étranger? lui demanda-t-il avec une affabilité de commande.

--Oui, monsieur.

--Êtes-vous arrivé depuis longtemps à Florence?

--Depuis ce matin.

--Est-ce la première fois que vous y venez?

--La seconde, et je ne connaissais pas encore le mont Oliveto.

--L'endroit est joli, reprit le cavalier. Cependant, si vous
retourniez sur vos pas, en tirant à gauche, vous trouveriez ici près, à
Bello Sguardo, un point de vue bien supérieur à celui-ci. Par une
encoche que la nature tailla entre deux collines, vous verriez Florence
tout entière, Fiesole et sa montagne. C'est un coup d'oeil que je ne
saurais trop vous recommander."

Il lui en détailla les merveilles avec tant de chaleur et d'insistance
que Raymond finit par se demander si le beau jeune homme ne se
proposait pas de l'éloigner. L'idée lui vint qu'il avait aperçu Meg se
dirigeant vers la chapelle, qu'il avait gagné les devants, qu'il
l'attendait, et qu'il éprouvait quelque contrariété de trouver la place
occupée. Peut-être Raymond ne se trompait-il pas dans cette conjecture.
S'étant levé de nouveau, il vit le front du cavalier s'éclaircir, son
regard l'encourageait à se mettre en route; tout à coup il l'entendit
s'écrier: "En vérité, monsieur, vous pouvez vous vanter d'avoir de la
chance. Si vous allez à Bello Sguardo, vous rencontrerez en chemin ce
que Florence possède de plus beau."

Et du doigt il lui montra miss Rovel qui, vêtue d'une robe couleur
noisette et accompagnée de sa fidèle Paméla, venait d'arriver au sommet
de la colline dans un _gig_ qu'elle conduisait elle-même. Elle s'assura
que Raymond était là. Le voyant engagé dans un entretien, elle fit
halte et affecta d'examiner le paysage en attendant avec impatience le
départ du fâcheux.

"En effet, la personne que vous admirez n'est pas mal, dit Raymond au
cavalier, que sa froideur indigna.

--Ouvrez bien les yeux en passant auprès d'elle, lui répondit-il, et
vous trouverez peut-être quelque chose à ajouter à votre éloge. Depuis
deux mois, elle occupe de sa beauté la ville et les faubourgs. Ses yeux
noirs ont allumé plus d'un incendie; on l'admire, on la désire, mais on
n'ose pas trop lui en parler.

--Pourquoi cela? demanda Raymond.

--Parce qu'elle est Anglaise et qu'elle entend qu'on l'épouse.

--Le malheur serait-il si grand?

--Il est dans la nature de l'homme d'aimer à conserver son bien,
répliqua-t-il d'un ton sardonique, et certains trésors sont d'une garde
difficile; ils conspirent avec les voleurs. La personne dont nous
parlons apportera, dit-on, à son mari, trois cent mille francs de dot;
beaucoup de gens estiment que cela ne compense pas suffisamment trois
cent mille inquiétudes.

--Elle est donc si inquiétante?

--Ceux qui la connaissent le mieux soutiennent qu'elle a deux âmes,
l'une blonde comme ses cheveux, l'autre noire comme ses yeux; et
qu'elle n'est encore ni à Dieu ni au diable. Je parierais volontiers
pour le diable. Adieu, monsieur, regardez-la bien, elle en vaut la
peine."

Raymond le salua et se dirigea vers miss Rovel, qui, le voyant
approcher, lui cria d'une voix forte: "Soyez le bienvenu, mon cher
tuteur! Vous ai-je fait attendre?"

A ces mots, le cavalier ouvrit de grands yeux et se mordit les lèvres,
comme pour les punir de leur indiscrétion. Il tourna bride aussitôt et
s'éloigna en se demandant depuis quand miss Rovel avait un tuteur et en
se reprochant d'avoir fait un pas de clerc. Cela lui arrivait
quelquefois; si avisé qu'il fût, il avait l'humeur vive, un petit coup
de marteau, et partait de la main.

Dès qu'il eut disparu, Meg remit les guides aux mains de Paméla, et,
sautant lestement à terre, elle courut à Raymond, qui s'avançait d'un
air assez maussade.

"Bon! s'écria-t-elle en levant les bras au ciel, voilà que d'emblée
vous allez me gronder. C'est un sort, je n'y échapperai pas.

--Non, miss Rovel, je ne vous gronderai point, lui répondit-il; j'ai
juré de ne plus vous gronder, je n'aime pas à perdre mon temps.
Seulement je regrette que si vous avez été malade l'automne dernier,
vous ne l'ayez pas été plus longtemps.

--Qui vous inspire ce regret charitable?

--A vous entendre, c'est une grande école de sagesse qu'une grande
maladie. Je crains que la leçon n'ait été trop courte, que le
professeur ne vous ait donné trop vite campos.

--En quoi donc, je vous prie, ma conduite manque-t-elle de sagesse?

--En ceci, miss Rovel, qu'au lieu de m'attendre paisiblement dans le
salon de votre mère, où nous aurions été fort bien pour causer, il vous
a plu de me donner rendez-vous sur une colline qui n'est pas un lieu
aussi solitaire que vous pensiez. Il s'y promène de brillants cavaliers
qui vous connaissent très-bien, et partent d'ici convaincus...

--Qu'ils viennent de découvrir un pot aux roses, interrompit-elle;
est-ce ma faute? Pourquoi mon tuteur, qui a de la sagesse comme dix
vieillards, n'a-t-il pas des cheveux blancs, la figure de son emploi,
une tournure qui écarte les méchants soupçons? Que voulez-vous? il faut
bien se servir de ce qu'on a. Eh! que nous importent les réflexions de
tous les cavaliers du monde?

--Comment se nomme celui-ci, qui a vraiment fort bonne mine?

--C'est un Sicilien, le prince Natti, ou le beau Sylvio, comme on
l'appelle à Florence, un superbe garçon, pas trop fat, un peu braque,
un peu cerveau brûlé, le plus effréné joueur de l'Italie, qui a de la
veine, bien que l'autre nuit, aux bains de Lucques, il ait perdu
cinquante mille francs en deux heures. Depuis quelque temps il voudrait
me persuader qu'il me trouve cent fois plus jolie qu'une roulette. Je
n'en crois rien, et je m'en soucie comme de ceci..." Et d'une
chiquenaude bien appliquée elle envoya se promener un joli scarabée qui
s'était posé sur l'une des basques de sa robe. Elle ajouta: "Mais nous
musons, mon tuteur, nous baguenaudons, et le temps s'en va."

Elle prit Raymond par la main et l'emmena s'asseoir sur une des marches
qui précèdent la façade de la petite chapelle. Lui montrant du bout de
son parasol le verger d'oliviers et l'herbe parsemée de jonquilles: "II
faut convenir, dit-elle, que cet endroit prête aux soupçons; il paraît
mieux choisi pour dire des folies que pour rendre des comptes à son
tuteur.

--Qui ne vous en demande point, lui répondit Raymond; je vous prie de
vous en souvenir.

--Oh! ne prenez pas cet air méprisant, répliqua-t-elle en faisant la
moue. Vous feignez de ne pas m'aimer; dans le fond vous me portez
beaucoup d'intérêt et vous serez charmé d'entendre l'histoire de mes
chagrins. Promettez-moi de les prendre au sérieux.

--Cela dépend d'eux et de vous. Et d'abord en avez-vous plusieurs?

--Deux; c'est de quoi tuer une femme.

--Vous n'en mourrez pas. Quel est le premier?"

Elle baissa la tête et répondit tristement: "Le premier, c'est que
maman ne m'aime plus.

--Ah! ceci est fâcheux. Pourquoi donc votre mère ne vous aime-t-elle
plus?

--C'est délicat à dire, reprit-elle en froissant entre ses doigts la
dentelle de ses manches bouillonnées, et je n'oserais faire cette
confession à personne autre que vous. Cette pauvre maman a le coeur
bizarre. L'an dernier, pendant ma maladie, elle était au désespoir;
elle tremblait pour ma figure. Elle fut bientôt rassurée et m'en
témoigna sa joie; à peine étions-nous à Florence, je m'aperçus qu'elle
n'était plus tout à fait contente d'être si contente. Je ne sais ce qui
m'est arrivé; mais, comme dit Paméla, qui est une personne entendue, je
ne suis plus à faire, je me suis faite. Maman est plus belle que moi,
je me tue de le lui dire, le malheur est que j'ai dix-sept ans et demi
et la beauté du diable; il n'y a pas de remède à cela. Bref, quand nous
nous promenons en voiture aux Cascine, on nous regarde beaucoup, et je
vois très-bien qu'elle se demande si c'est elle ou moi qu'on regarde.
Le soir, dans son salon, les yeux et les attentions se partagent, j'en
attrape la moitié, elle estime que c'est du bien volé, et je vous jure
qu'il me vient en dormant. Quoi que je fasse, elle y trouve toujours à
redire. Si je me pare, je suis une coquette; si je me néglige, j'ai une
confiance outrecuidante dans mes charmes; suis-je sérieuse, j'ai en
tête quelque aventure; suis-je pensive, je m'applique à rêver, et si je
ris à pleines dents, c'est que je veux les montrer et que je suis une
insolente, et Dieu sait que toute mon insolence consiste à n'avoir pas
besoin d'y penser. Tout ceci, du reste, n'est que par boutades; le plus
souvent elle a des silences, des froideurs, des mines glacées qui me
consternent,--car j'adore cette belle et chère maman, et, quand elle
me battrait, je l'adorerais encore.

--Il en résulte qu'elle a hâte de se défaire de vous en vous mariant.

--Vous avez mis le doigt dessus. C'est mon second chagrin.

--Vous ne vous êtes pas encore réconciliée avec le mariage?

--Avec le mariage peut-être, mais avec le mari?... J'ai dans la tête
un certain particulier qu'on ne trouve ni à Florence, ni ailleurs.

--Un Amadis?

--Que sais-je? Le mari dont je rêve serait un homme très-romanesque et
qui n'en aurait pas l'air, un homme posé, raisonnable, qui pourtant
aurait beaucoup de dispositions à être fou, de telle sorte qu'avec sa
prétention de mépriser toutes les folies, il serait capable de faire la
plus grande de toutes...

--Celle de vous épouser, interrompit Raymond en souriant.

--Cette affaire est encore un peu confuse, reprit-elle, et je n'ai pas
encore bien dévidé mon écheveau. Existe-il, cet homme? J'ai lu l'autre
jour dans un livre que le monde est joli, et qu'on y découvre ce qu'on
cherche.

--Et pendant que vous cherchez, lady Rovel a découvert?

--Hélas! le pistolet sur la gorge, elle exige que j'approuve son
choix."

Il garda un instant le silence; puis il lui répondit: "Quoi qu'en
disent les livres, on trouve si rarement ce qu'on cherche qu'il faut
tâcher d'aimer ce qu'on trouve.

--Ainsi vous me proposez d'épouser ce magot?

--Pourquoi pas? Selon qu'il lui plaît, le bonheur prend tous les
visages.

--Vous n'êtes pas difficile pour le bonheur des autres. Si je vous
disais le nom de ce beau prétendant... Je vous le donne en cent, je
vous le donne en mille.

--Je le connais donc?

--Assurément, et vous savez ce qu'il vaut, surtout ce qu'il pèse; vous
avez eu naguère la curiosité de faire cette expérience, il vous parut
léger comme une plume. C'est... Vous donnez votre langue aux chiens?
C'est le marquis de Boisgenêt.

--Le marquis de Boisgenêt? s'écria Raymond en faisant un haut-le-corps.

--Votre indignation m'enchante, reprit-elle. J'avais raison de croire
que dans le fond vous me mettez à plus haut prix qu'il ne vous plaît de
le laisser voir.

--Parlons sérieusement, repartit-il; cet homme peut-il bien avoir
l'effronterie...

--Il n'est pas effronté; il est inflammable et têtu. Mes rigueurs ont
exaspéré sa tendresse, et, sa vanité blessée se mettant de la partie,
il a juré qu'il viendrait à bout de mes résistances. Il avait rencontré
jadis maman je ne sais où; il l'a revue l'hiver passé en Allemagne, l'a
suivie à Lucerne. Il éprouva quelque embarras en y voyant paraître un
jour miss Marvellous; mais ses confusions sont courtes. Il m'entreprit,
m'enjôla si bien par ses grimaces de repentir et de contrition qu'il
m'arracha la promesse de ne jamais révéler à maman qu'il avait voulu un
soir me faire admirer la lune. Pendant quelque temps il n'en fut pas
autre chose, jusqu'à ce que, se rallumant de plus belle, il me déclara
qu'il était fou de moi, mais cette fois pour le bon motif, car on ne
chante pas le même air à miss Marvellous et à miss Rovel. Depuis lors
il m'obsède de ses fadeurs, de ses madrigaux, de ses suppliques; il
espère que de guerre lasse, je finirai par dire oui. En attendant,
comme il est fort venimeux, il m'est revenu qu'il allait disant à tout
le monde que miss Meg Rovel n'a qu'une chétive dot et point
d'espérances, par la raison que son père entend ne rien lui laisser et
que sa mère a de belles dents et fera plat net avant de mourir. Le
premier point est vrai; mais il sait mieux que personne que le second
est faux, que maman est très-riche et qu'il y a plus de méthode qu'on
ne croit dans sa folie. Il ajoute qu'il faudrait avoir le timbre un peu
brouillé pour demander en mariage une évaporée qui a tous les défauts,
et la résolution bien arrêtée de faire voir beaucoup de pays à l'homme
qui l'épousera. Bref, comme ce grand roi que vous me citiez un jour à
l'Ermitage, il crache dans la marmite pour en dégoûter les autres.

--Le joli petit homme! lui dit Raymond. Et comment s'y est-il pris
pour se faire agréer par votre mère?

--Primo il possède trois ou quatre millions, qui ne lui servent qu'à
s'asseoir dessus, et Mme de Boisgenêt sera une personne bien assise.
Secondement... Ah! ceci est encore délicat à dire, il a pour lui d'être
vieux et laid, et si je l'épouse, il sera impossible de prétendre que
miss Rovel s'est permis de disputer, d'enlever... Décidément je ne
trouve pas mes mots, j'y renonce. Enfin il est de tous les mortels le
plus officieux, le plus serviable, le plus attentif, le plus empressé.
Il est le factotum de maman, fait ses courses, ses commissions, ses
emplettes, va chez le gantier, court chez la fleuriste, se charge de
purger sa perruche, opération délicate dont il s'acquitte à ravir,
promène tous les jours Mirette, sa petite chienne, sans réclamer
d'autre récompense que de baiser tendrement son joli museau écrasé, car
il a un faible pour les nez camus. Et puis il s'entend en affaires, il
est homme d'expédients, de ressources. Il a conseillé à maman certains
placements avantageux, et l'autre mois comme elle s'était aperçue
qu'elle avait pour deux cent mille francs de dentelles et qu'elle en
était fort dégoûtée, il est allé de sa personne les vendre à Paris, et
lui a rapporté plus de cent mille écus. Convenez que voilà un homme
précieux et un gendre fort désirable.

--Sans contredit; nonobstant si vous instruisiez lady Rovel de ce qui
s'est passé entre cet homme précieux et votre négresse...

--Ils soutiennent l'un et l'autre, interrompit-elle, qu'il ne s'est
rien passé du tout. M. de Boisgenêt m'a juré ses grands dieux que, ma
plaisanterie lui ayant paru aussi charmante que cruelle, il avait fait
semblant d'y entrer, et que c'était tout, absolument tout. L'en croira
qui pourra; mais j'ai promis le secret, et je ne voudrais pas faire
chasser Paméla.

--Vous ne savez pas mépriser, c'est le plus grave de vos défauts, lui
dit Raymond avec un grondement de colère. Je croyais que du moins vous
saviez vouloir. Votre mère entend-elle user de contrainte pour vous
faire épouser M. de Boisgenêt?

--De contrainte, pas précisément; mais ses prières ressemblent
beaucoup à des ordres, et je crains par moments de succomber à la
tentation.

--Le mot me plaît, s'écria-t-il. Si vous êtes tentée, miss Rovel,
épousez bien vite ce marquis et ses quatre millions; je suis ravi
d'être venu de Genève tout exprès pour être le premier à vous féliciter.

--Je vous adore quand vous vous fâchez, reprit-elle; votre
indifférence est ma seule ennemie. Ah! fi donc! vous ne me connaissez
pas; ce ne sont pas les millions qui me tentent, et je n'aurai jamais
ce genre de dévotion. Ce qui m'embarrasse, c'est qu'il me semble qu'il
y a en moi deux âmes...

--L'âme blonde comme vos cheveux, l'autre noire comme vos yeux. Ainsi
parlait tout à l'heure le prince Natti.

--Cela est vrai, quoiqu'il le dise, et il en résulte de grandes
querelles de ménage. L'une de mes âmes serait ravie de vivre d'eau
claire et de pain sec avec son Amadis; mais l'autre me représente que,
si j'ai le malheur d'épouser un homme que j'aime, je me croirai tenue
de le rendre heureux, de pratiquer saintement toutes les grandes et
petites vertus du mariage, de me plonger jusqu'au cou dans le devoir...

--En un mot de mener la vie bête, interrompit Raymond.

--Tandis que si j'épousais un marquis de Boisgenêt, poursuivit-elle,
je ne me croirais tenue à rien du tout qu'à m'amuser en me vengeant et
à me venger en m'amusant. Il faut avouer que ce serait plus gai.

--Épousez, épousez, vous dis-je, répliqua-t-il sèchement. Il n'y a pas
à balancer. Foin de la vie bête!"

Elle se pencha vers lui et le regarda d'un air de reproche: "Ah! bien,
dit-elle avec emportement, qu'à cela ne tienne! Puisqu'il en est ainsi,
puisque vous refusez de me défendre contre les tentations, puisque,
après m'avoir enseigné l'astronomie, Corneille et les grands hommes de
Plutarque, vous m'encouragez à me donner au diable sous les traits de
M. de Boisgenêt,--soit! j'épouserai, et vive la gaîté française!"

A ces mots, soulevant son ombrelle, elle en frappa un coup si vigoureux
sur le degré de pierre où elle était assise, que peu s'en fallut que le
manche ne se brisât dans sa main.

Raymond se leva: "Calmez-vous, lui dit-il, on fera ce que vous
voudrez." Et lui offrant son bras pour la reconduire à sa voiture:
"Donnez-moi vos ordres; que peut-on faire pour vous servir?"

Ses yeux exprimèrent la gratitude, et lui serrant le bout des doigts:
"Il faut d'abord, lui répondit-elle, que vous alliez voir maman dès
demain, que vous la prêchiez, que vous la rameniez. Tâchez du moins
d'obtenir qu'elle m'accorde quelque délai, et qu'elle prenne le temps
de changer d'idée. Je serais la plus heureuse fille du monde, si on ne
me parlait plus de M. de Boisgenêt. Et puis, si vous voulez mettre le
comble à vos bontés, vous m'aiderez à découvrir ce que je cherche dans
tout Florence,--un homme qui ressemble un peu à celui que j'ai dans
la tête."

Il l'interrompit en lui disant: "Vous m'en demandez trop, ceci dépasse
mes pouvoirs et ma compétence.et je ne me charge point de dénicher ce
sage, qui serait capable de faire la folie de vous épouser; mais je
parlerai à votre mère. Je crains seulement que vous ne vous exagériez
un peu l'autorité de mon éloquence.

--Faut-il vous répéter, lui dit-elle, qu'un homme qui est allé à La
Mecque obtiendra de maman tout ce qu'il lui plaira?" Elle ajouta: "A
propos, elle donne dans quelques jours un grand bal paré, costumé et
masqué. Sûrement elle vous demandera d'y paraître en habit de derviche.

--Bien obligé, lui répondit-il. Elle a négligé d'apprendre à danser à
son ours; c'est un peu tard pour recommencer mon éducation, et
après-demain je serai parti ou sur mon départ."

Meg remonta dans le cabriolet, reprit les guides des mains de la
négresse; puis, avec un sourire de démon: "Adieu, s'écria-t-elle, le
plus docte, le plus grave, le plus grondeur, le plus grognon, le plus
épineux, le moins commode et le plus charmant des tuteurs!" Et
brandillant dans l'air la mèche de son fouet: "Oh! je n'ai plus peur de
rien; c'est moi qui tiens le fouet."

Ce disant, elle toucha et partit à fond de train. Raymond l'accompagna
quelques instant du regard. Il pensait, je ne sais pourquoi, à la
sentinelle qui avait fait un prisonnier. "Amène-le donc, lui crie son
caporal.--Je ne peux pas, répond-elle, il ne veut pas me lâcher."
Raymond approfondissait cette comparaison et se promettait qu'avant
deux jours son prisonnier l'aurait lâché, quand il vit arriver par une
traverse un cavalier caracolant, et le prince Natti, lui ayant tiré son
chapeau, lui cria d'un ton gracieux, fourré d'un peu d'ironie: "Je fais
souvent des sottises, monsieur, mais rarement deux à la fois; cela
m'est arrivé tout à l'heure. Veuillez m'excuser de vous avoir parlé
légèrement de votre adorable pupille, et de n'avoir pas deviné tout de
suite que je dérangeais un tête-à-tête."

Puis il piqua des deux, comme s'il eût voulu rattraper le cabriolet. Ce
n'était point son intention; il désirait seulement le suivre à
distance, et il prit ses mesures pour ne le point perdre de vue. Il le
vit arriver devant la _Porta Romana_, stationner un instant comme pour
tenir conseil, puis, tournant le dos à Florence, s'engager résolûment
dans la grande route par laquelle on gagne la chartreuse d'Ema, couvent
fortifié qui occupe la plate-forme d'une butte rocheuse et commande un
paysage d'une grâce un peu sévère.

Le prince Natti s'achemina, lui aussi, vers la chartreuse; il ne tarda
pas à revoir la voiture dont les destinées l'intéressaient. Au bout
d'une demi-heure, elle quitta la grande route, prit à droite, et
s'arrêta au bas du raidillon qui grimpe au couvent. Meg mit pied à
terre, et, laissant son équipage à la garde de Paméla, gravit
rapidement le sentier, non sans se retourner plus d'une fois pour
s'assurer qu'elle n'était guettée par aucun indiscret. Paméla la suivit
curieusement des yeux; puis, se rencognant dans la voiture, elle ferma
la paupière, mit le temps à profit, sinon pour dormir, du moins pour
sommeiller doucement et rêver à son aise de quelque autre marquis de
Boisgenêt plus généreux et plus fidèle que celui qu'elle connaissait.

Elle rêvassait depuis quelques minutes quand elle sentit sur ses lèvres
un chatouillement qui la réveilla en sursaut. Elle sourit d'un air
agréable en se trouvant face à face avec un jeune et fringant cavalier,
lequel s'était amusé à la caresser du bout de sa cravache.

"Aimable moricaude, lui dit-il en français, j'en voulais à ton sommeil
qui dérobe à ma vue les plus beaux yeux qui aient jamais éclairé
l'Afrique."

Paméla avait tiré un double profit de son aventure, heureuse ou
malheureuse, avec M. de Boisgenêt,--elle était devenue un peu plus
défiante et s'était mise à apprendre les langues, parce qu'il est fort
utile de se servir à soi-même de truchement. Elle hocha la tête et
répondit avec un sourire modeste:

"Le prince Natti ne fera jamais croire à la pauvre Paméla que c'est en
l'honneur de ses beaux yeux que depuis huit jours, il s'obstine à nous
suivre dans toutes nos promenades.

--Tu es une fille pleine de bon sens, répliqua le prince; mais je te
jure que, si je n'étais amoureux à la folie de ta belle maîtresse,
c'est à tes pieds que je déposerais mon coeur."

Et tirant de sa bourse dix pièces d'or, qu'il mit moitié dans sa main
droite, moitié dans sa main gauche: "Moricaude, reprit-il, j'ai deux
petites questions à te faire. Si tu consens à parler, et si tu es
véridique, ma main gauche se chargera de te récompenser de ta première
réponse, et ma main droite de la seconde."

Paméla fit un signe de tête qui indiquait un acquiescement absolu au
marché qu'on lui proposait et qui était de son goût.

"Fais-moi d'abord la grâce de me dire qui est ce soi-disant tuteur avec
qui nous avons si longtemps causé sur le mont Oliveto. Je me défie du
personnage; c'est une boutique qui porte une fausse enseigne.

--Vous vous trompez, répondit Paméla. M. Ferray est un vrai tuteur, un
monsieur très-rébarbatif, très-brutal, chez qui milady avait mis
mademoiselle en pension. Elle le déteste, ce tuteur, et le traite de
vilain pédant. Elle l'a fait venir de Genève pour qu'il dissuade milady
de la marier à M. de Boisgenêt. Il est venu de bien mauvaise grâce.
C'est un hibou qu'elle renverra dans sa cage dès qu'elle n'aura plus
besoin de ses services.

--Ta réponse me ravit, elle vaut son pesant d'or, s'écria le prince;
mais voici ma seconde question. Que sommes-nous venues faire en
catimini à la Certosa d'Ema?

--Je voudrais le savoir, mais je n'en sais rien.

--Une fille aussi délurée que toi peut-elle rien ignorer?

--Mademoiselle se défie, elle ne me dit que ce qu'il lui plaît.

--Est-ce la première fois que vous venez ici?

--La première.

--Et sous quel prétexte?

--Sous le prétexte que la vue est belle, et qu'après s'être disputée
avec son tuteur, mademoiselle éprouvait le besoin de prendre un peu
l'air.

--Sans compter que de l'humeur dont nous sommes nous avons toujours
adoré les chartreux... _Corpo di Bacco!_ Je vais m'assurer moi-même de
ce qui en est."

Il retirait déjà son pied droit de l'étrier quand la négresse lui cria:
"La voici!" Et de la main elle lui montrait Meg, qui venait de
reparaître à la porte extérieure du couvent.

"Elle est seule, elle n'enlève aucun chartreux, dit le prince; me voilà
tranquille jusqu'à demain." Et jetant les dix pièces d'or à Paméla: "Je
me sauve, gentille brunette; sois-moi fidèle, et si je perds mon procès
avec ta maîtresse, c'est avec toi que je me consolerai."

Là-dessus, il mit l'éperon au ventre de son cheval, tandis que la
négresse, charmée de ce petit entretien, s'occupait à faire disparaître
les espèces dans sa poche, et du même coup enfermait dans son coeur une
savoureuse espérance qu'elle devait désormais y bercer soir et matin.

La nuit tombait lorsque le beau Sylvio rentra chez lui. Il dîna
solitairement, ou pour mieux dire sans autre compagnie qu'une
photographie de Meg, qu'il s'était procurée par l'obligeante entremise
de Paméla. Il lui en avait coûté cent écus et quelques fleurettes, car,
pour obtenir quoi que ce fût de Paméla, il fallait toujours assaisonner
les libéralités d'un peu de sentiment. Il regarda longtemps cette
photographie; il lui disait à peu près, comme Florizel à Perdita:
"Quand vous parlez, ma chère, je désire vous entendre parler toujours;
s'il vous arrive de chanter, je voudrais vous voir aller, venir, faire
l'aumône, prier, régler votre maison et tout faire en chantant; vous
mettez-vous à danser, je souhaiterais volontiers que vous fussiez une
vague de la mer, afin que vous puissiez toujours danser." Sylvio le
joueur n'avait jamais été amoureux que par courts accès, par bouffées,
ou de parti-pris, pour se consoler de ses déveines. Cette fois il se
sentait sérieusement malade; il sondait sa blessure et la jugeait
profonde.

Vers minuit, il se rendit à son cercle. Il était en retard, ses amis
l'attendaient, et, pour tromper leur impatience, ils vidaient force
flacons, en discutant force sujets, lesquels n'étaient pas de ceux qui
intéressent les métaphysiciens. Après avoir causé carnaval, chevaux et
actrices, ils en étaient venus à disserter savamment sur miss Rovel.
Ils célébrèrent à l'envi sa beauté, ce qu'ils en connaissaient et ce
qu'ils en devinaient. Leur admiration parlait un langage où
l'exactitude le disputait à l'enthousiasme, et qui tenait plus du
maquignon que du poète. La jeunesse d'aujourd'hui a fait rentrer
l'étude de la femme dans la catégorie des sciences exactes.

"Elle est charmante, fit un officier de cavalerie qui mangeait sa
moustache en parlant; mais, ne vous en déplaise, sa mère est plus belle.

--Étrange goût de préférer un coucher de lune à un lever de soleil!
repartit le duc Lisca.

--Il n'y a pas de lune qui tienne, répliqua l'officier. Lady Rovel a
des épaules incomparables, et pour moi l'épaule, c'est la femme.

--De même que l'homme, c'est l'épaulette, repartit Lisca.

--Périsse le classique! s'écria l'Américain Hopkins. Lady Rovel est
une déesse de l'Olympe, sa place est dans un musée.

--Quelle insupportable créature! dit à son tour un jeune Florentin, le
marquis Silvani, qui eût été fort bien, s'il n'avait eu le nez un peu
crochu. La morgue de cette femme est révoltante; du haut de ses
glorieuses aventures, elle nous considère tous comme du fumier. Vous
verrez qu'elle quittera Florence sans y avoir eu la moindre fantaisie.

--Vous vous en étonnez? lui dit Hopkins. Son amour est le saint
sacrement, elle n'a trouvé ici personne qui fût en état de grâce.

--Grand bien nous fasse! reprit Silvani. Cette Junon marche sur les
nues; il faut que ses amants agenouillés lui tiennent d'une main un
dais constellé au-dessus de la tête, et de l'autre époussètent ses
nuages. En conscience, ce ne doit pas être amusant,

--Ils sont trop verts, Silvani! lui dit en ricanant un secrétaire de
la légation de France. Convenez que vous avez essayé de mordre à la
grappe.

--Je ne m'en cache pas, répondit-il avec quelque dépit. Dès mon
premier soupir, on m'a fait entendre que j'étais un sot. Je ne m'en
suis point formalisé, c'était une manière de m'apprendre que je ne suis
point un prince régnant; il n'y a pas de honte à cela.

--Bast! mon cher, vous n'avez pas su faire bonne mine à mauvais jeu.
Vous autres, Italiens, dès qu'il y a une femme quelque part, vous y
courez, et, s'il se trouve qu'elle est honnête, on vous voit tomber
comme des mouches empoisonnées.

--Voilà qui est un peu raide! reprit Silvani. Qu'attendez-vous, s'il
vous plaît, pour canoniser cette sainte?

--J'en suis pour ce que j'ai dit. Lady Rovel n'est pas une femme
facile, et j'en infère qu'il lui reste assez de vertu pour vous
empoisonner.

--Je porte un toast à miss Meg Rovel! s'écria Hopkins. Cette petite
fille n'empoisonnera jamais personne. Elle ressemble à ce mignon
tonnelet de vin de Chypre, qui promet la plus joyeuse ivresse à l'homme
qui le boira. Elle n'a qu'un défaut, elle n'est pas encore d'humeur à
se laisser boire.

--Un peu de patience! dit Silvani, c'est le marquis de Boisgenêt qui
la mettra en bouteilles.

--Ne nous parlez pas de cet odieux bonhomme, dit le duc Lisca.
Souffrirez-vous, messieurs, qu'il perpètre son crime? Ne se
trouvera-t-il personne pour lui couper l'herbe sous le pied?

--Vous n'y entendez rien, Lisca, lui cria Hopkins. J'ai vu l'autre
jour une chèvre qui mourait d'envie de passer un ruisseau, mais la
pauvrette craignait de se noyer. Elle bêlait et cherchait un gué.
Comprenez-vous cet apologue? Le gué, c'est le mariage, et c'est le
marquis de Boisgenêt qui fera passer la chèvre.

--Honneur à Boisgenêt! s'écria Silvani. Ce barbon calomnié est un
philanthrope incompris. Il brûle de l'amour du prochain, il se sacrifie
pour faire notre bonheur à tous, il se charge de lancer miss Rovel et
de mettre ce joli petit coeur en circulation.

--_Timeo Danaos et dona ferentes_, reprit le duc Lisca. Nous serions à
jamais perdus d'honneur, si nous laissions cette vierge tomber dans les
griffes du minotaure.

--A votre aise! riposta Silvani. Ne savez-vous pas comme nous que
cette vierge exige qu'on l'épouse? Elle a juré de ne rire qu'après la
fête. Que ne l'épousez-vous donc, vous qui parlez si bien?

--Impossible, cher ami. Je dépends d'une grand'tante qui me
déshériterait, si je lui donnais pour nièce une hérétique...

--Dont l'hérésie consiste à croire, reprit Silvani, qu'avant le
mariage tout est défendu et qu'après tout est permis. Je ne suis pas
pressé, j'aime mieux arriver après. Se dévoue qui voudra!

--Oh bien! messieurs, dit Hopkins, quelqu'un à ma connaissance est
capable de ce beau dévoûment.

--Qui donc? nommez-le, s'écria-t-on de toutes parts.

--Soyez discrets! c'est un superbe garçon, qui a le cerveau un peu
brouillé et un goût décidé pour les coups de tête. Il s'est laissé
pincer, il est pris, il épousera. Tenez, quand on parle du loup..."

En ce moment, le prince Natti faisait son entrée; il s'éleva un
brouhaha général, on criait à tue-tête: "Vive Sylvio! bravo, Natti!
L'ordre de l'Annonciade et de la Couronne d'Italie à Sylvio!"

Le prince opposait à la bourrasque un front dédaigneux. Il vint
s'asseoir à la table ronde en poussant de l'épaule ses voisins pour
avoir ses coudées plus franches; puis, ayant allongé ses bras sur le
tapis, il demanda d'un ton froid ce qui pouvait bien lui mériter cette
ovation inattendue. Quand on l'eut mis au fait: "Mon Dieu! oui,
messieurs, répondit-il, à la rigueur je serais capable d'épouser miss
Rovel.

--Sa mère ne vous la donnera jamais, bel oiseau! lui dit Silvani.

--Pourquoi cela?

--Parce que vous êtes beau comme un Apollon et qu'elle a résolu de
n'accorder la main de sa fille qu'à un petit sapajou aussi laid et
aussi fripé que le Boisgenêt. Cette terrible femme entend que son
gendre porte écrit sur son front, en grosses lettres onciales, qu'elle
n'a pas voulu de lui pour son service particulier.

--Vous raisonnez comme Machiavel, repartit Sylvio; mais vous oubliez
que je suis homme à ferrer une cavale qui rue.

--Et si vous épousez, demanda Hopkins, peut-on savoir ce que vous
ferez de votre femme?

--Je l'emmènerai dans mes terres, en Sicile.

--Pour l'y tenir en chartre privée?

--Vous l'avez dit, Yankee de mon coeur.

--Mais vous nous inviterez de temps en temps à aller vous voir?
s'écria Silvani en passant la main sur son nez de perroquet. C'est un
pays de chasse que vos terres.

--Deux jours avant mon mariage, répliqua-t-il, j'aurai soin de me
brouiller avec tous mes amis, et, tous tant que vous êtes, j'oublierai
jusqu'à la forme de vos museaux, quoiqu'il y en ait dans le nombre de
frappants qui feraient la gloire d'une ménagerie..." Puis, ayant
promené autour de lui un regard provocant, il ajouta d'un ton moitié
sérieux, moitié ironique: "Suffit, quiconque se permettra de tenir des
propos sur miss Rovel, ma future, se fera une affaire avec moi."

Cette déclaration jeta un froid sur l'assistance. Le prince Natti
passait pour l'une des premières lames de l'Italie, et on le savait
homme à en découdre pour un non ou pour un oui. Meg fut oubliée, et
l'on fit venir des cartes. Le prince eut cette nuit-là une chance
prodigieuse, et en dépit du proverbe, quand il rentra chez lui au point
du jour, il augurait bien de ses projets amoureux.


VII


La première nuit que passa Raymond à Florence fut très-agitée. Il eut
une sorte de cauchemar; ce qu'il crut voir dans son rêve, c'est qu'il
possédait pour tout bien une grande armoire en vieux chêne, et qu'il
voulait la vendre avec tout ce qu'elle renfermait. Or ce qu'elle
renfermait, c'était Meg. Tout à coup il découvrit que Meg s'était
multipliée; il y en avait au moins douze, toutes jolies comme un songe,
et se ressemblant fort, à cela près que les unes avaient une âme blonde
et que les autres l'avaient noire. Il montait la garde devant son
buffet; mais, quelle que fût sa vigilance, l'une des prisonnières
trouvait toujours moyen de s'échapper. Il fallait courir après la
fugitive, et c'était une affaire. Un chaland se présenta; incertain de
son choix, il passait en revue ces blondes et ces brunes, leur faisait
les yeux doux, leur prenait le menton. Raymond s'en offusqua et se
fâcha tout rouge, le traitant de faquin. Un autre amateur, moins
familier, offrait d'acheter en bloc tout l'assortiment. Raymond lui
donna la préférence; puis, par un caprice qu'il ne s'expliquait pas, il
se ravisa, lui déclara qu'il ne voulait vendre que onze Meg et garder
la douzième avec l'armoire, attendu que sa destinée était de posséder
éternellement une armoire qui renfermerait une petite fille. L'acheteur
s'obstina, on se prit de paroles, ce qui est aussi fatigant que de
courir. Le marché n'était pas conclu, quand Raymond se réveilla,
très-las d'avoir tant trotté, grondé et disputé.

Dès qu'il eut repris ses sens, il s'avisa qu'il s'était trompé sur le
point de la question, que Meg était sortie depuis longtemps de son
buffet, mais qu'il y avait de par le monde un certain marquis de
Boisgenêt qui voulait l'épouser, que cette prétention était révoltante,
et que lui Raymond Ferray saurait bien la traverser. Il s'étonna de la
chaleur avec laquelle son indifférence embrassait cette résolution; que
lui importait après tout? Sa toilette achevée, il s'assit près de sa
fenêtre et passa une heure à contempler les collines qu'il avait
parcourues la veille et qu'enveloppait une gaze argentée où se
détachaient en vigueur des tours, des clochers, des coupoles, les
arches surbaissées du pont de la Trinité. Pendant que ses yeux se
baignaient dans cette vapeur lumineuse, il sentait croître son désir de
faire mat M. de Boisgenêt. N'est-ce pas une fête pour un misanthrope de
mortifier un sot?

La veille, il avait appris de sa pupille que lady Rovel déjeunait de
bonne heure et qu'elle était visible avant midi. Aussitôt qu'il eut
déjeuné lui-même, Il se présenta chez elle. Le valet de chambre qui
l'introduisit l'annonça d'une voix si indistincte que son nom ne fut
point entendu de lady Rovel. Elle était à demi-couchée sur un divan;
Mirette, qui sommeillait à ses côtés, se réveillant en sursaut, aboya
furieusement Raymond. Sa maîtresse fit taire le carlin en le menaçant
de son éventail, et, sans changer de posture, elle fit signe au
visiteur d'avancer un fauteuil. Ils passèrent quelques instants à
s'entre-regarder. Raymond s'étonnait de la trouver si pareille à
elle-même; par une grâce d'état, cette miraculeuse beauté, qui venait
de doubler le cap de la quarantaine, était à l'abri des injures du
temps. Si elle se croyait tenue à prendre quelques précautions,
personne ne s'en apercevait, et quand on s'en fût aperçu, il lui
restait ce que les années ne pouvaient lui ôter, des lignes superbes,
la plus belle taille du monde, son regard fier et dominateur, sa
hautaine nonchalance, son grand air de sultane; mais cette sultane
était revenue de tout les sultans. Le héros de sa dernière aventure
était un petit prince allemand, qu'elle avait rencontré en descendant
du Bernina. Elle l'avait fait longtemps languir; pour désarmer ses
rigueurs, il s'était livré à des excès de génuflexions et d'idolâtrie.
Le pacte conclu, après avoir voyagé avec lui en France et en
Angleterre, elle l'avait accompagné dans ses Etats. Une fois chez lui,
par égard pour ses sujets, le jeune souverain jugea convenable de se
redresser un peu. Ce changement d'attitude enfanta une brouille, suivie
d'un raccommodement, et peu après d'une seconde brouille, qui fut
définitive. Cette dernière déception avait pris plus que les autres sur
l'humeur de lady Rovel. Il lui semblait que c'en était fait, que sa
destinée lui avait dit le mot de la fin et que l'univers ne renfermait
rien qui fût digne de sa condescendance. Elle avait beau fouiller dans
son coeur, elle n'y trouvait plus l'étoffe d'une nouvelle illusion. La
vie lui apparaissait comme une cage, dont elle comptait les barreaux;
la lionne emprisonnée promenait autour d'elle des yeux tristes, qui
renonçaient à chercher un lion.

Le salon était un peu sombre, et lady Rovel ne s'était pas remis tout
de suite le visage de Raymond. Soudain son front s'éclaircit; relevant
la tête: "Ah! c'est vous, monsieur, dit-elle. Est-il vrai que vous
soyez allé à La Mecque?

--Oui, madame, et que j'en suis revenu.

--Sain et sauf?

--Avec un peu de sang-froid, on se tire toujours d'affaire.

--Vous étiez déguisé en derviche?

--Oui, madame.

--Et si on vous avait découvert, on vous aurait assommé?

--Infailliblement, ou poignardé; les musulmans ne sont pas tendres
pour ces chiens de chrétiens."

Elle se redressa tout à fait et murmura entre ses dents: "_A great
achievement indeed! This man looks like a gentleman!_" ce que Raymond
traduisait ainsi pour son instruction particulière: "C'est une belle
prouesse en vérité, et cet homme a la tournure d'un _gentleman_." Elle
ajouta: "Je veux que vous me racontiez votre pèlerinage du commencement
jusqu'à la fin.

--Très-volontiers, madame, répondit-il; mais souffrez qu'auparavant,
pour l'acquit de ma conscience..."

Elle fronça le sourcil: "Oh! je sais ce que c'est. Meg m'a dit qu'elle
vous avait rencontré hier par le plus grand des hasards sur le mont
Oliveto, car vous auriez passé dix fois par Florence sans avoir l'idée
de venir nous voir. Elle vous a conté ses petites histoires, elle a
réussi à vous prévenir contre M. de Boisgenêt, et vous m'apportez tout
courant vos aigreurs. Cela ne m'étonne pas, vous êtes l'homme le plus
contrariant du monde, et j'aurais dû vous défendre ma porte; mais j'ai
de l'indulgence pour les pèlerins.

--Je ne suis point aigri, lui répondit Raymond; je vous avoue pourtant
qu'un mariage si disproportionné...

--Est un projet saugrenu, qui n'a pu naître que dans une tête
détraquée, interrompit-elle encore. Ce mariage se fera, tenez-vous-le
pour dit.

--Il ne se fera pas, madame, soyez-en convaincue.

--Vous avez raison, il ne se fera pas, il est déjà fait.

--Je n'en crois rien, je le tiens déjà pour à moitié défait.

--Quelle impertinence! s'écria-t-elle. Avez-vous juré de me mettre en
colère? Je n'admets pas qu'on me contredise.

--La contradiction, madame, est un moindre mal que le repentir.

--Je ne me repens jamais de rien. Or çà, que vous a fait ce pauvre
marquis?"

Il commençait à le draper de toutes pièces, elle lui coupa la parole,
protestant que M. de Boisgenêt était un homme accompli, dans un état
parfait de conservation, très-avisé, très-spirituel, fort entendu en
affaires et dans la vente des dentelles, et qu'elle serait ravie
d'avoir toujours à sa disposition ses petites jambes et ses bons
conseils.

"Pour vous être agréable, madame, reprit Raymond, je vous accorde que
le marquis serait le meilleur des gendres; le malheur est qu'il ne peut
devenir votre gendre sans devenir du même coup le mari de votre fille,
et que votre fille ne veut pas de lui. Cela change un peu l'état de la
question."

Elle le regarda un instant en silence; puis, se mettant à rire d'un
petit rire aigu, elle s'écria: "Eh! monsieur, n'avez-vous pas encore
découvert que je n'aime que _moâ?_"

Raymond demeura comme abasourdi de cette déclaration de principes si
peu gazée. Il s'inclina profondément: "Voilà un aveu, dit-il, qui me
ferme la bouche.

--Et moi, je veux que vous parliez, répondit-elle, afin que j'aie le
plaisir de vous expliquer et de vous prouver que vous n'avez pas le
sens commun.

--J'en conviendrai, si vous le voulez, à l'instant même. Après tout,
que M. de Boisgenêt épouse ou n'épouse pas, cela m'est bien égal.

--Et moi, je ne veux pas que cela vous soit égal, reprit-elle en
s'échauffant. Qu'est-ce à dire? Meg n'est pas une étrangère pour vous.
Elle prétend que vous vous considérez un peu comme son tuteur.

--Ah! permettez, madame, comme un tuteur libéré.

--Je n'aime pas les indifférents, répliqua-t-elle. La discussion est
encore ce qu'il y a de moins ennuyeux dans ce monde. Je consens à vous
faire part de mes motifs pour hâter ce mariage. Meg est une étourdie,
une écervelée; elle a une liberté de ton et de manières
très-compromettante, et si je lui laissais plus longtemps la bride sur
le cou, elle ferait au premier jour quelque frasque qui la rendrait
immariable. Son sot frère, que je ne reverrai de ma vie, m'est venu
dire à Lucerne que je l'élevais fort mal, et avant de retourner à la
Barbade, ce maître sire a daigné me mander de Liverpool qu'il mettait
sur ma conscience l'avenir de sa soeur. Fort bien, je n'en veux plus
répondre, et je crois faire son bonheur en la mariant à un homme expert
en beaucoup de choses et qui possède quelque aisance."

Raymond se disposait à riposter quand la porte du salon s'ouvrit, et M.
de Boisgenêt parut. "Arrivez donc, marquis, lui cria lady Rovel. Voici
M. Raymond qui est en train de me démontrer que je serais une folle de
vous accorder la main de Meg."

Le marquis fut aussi chagrin qu'étonné de trouver Raymond installé dans
la place. Il eut quelque peine à se faire une contenance. Bien qu'il ne
fût guère plus haut qu'une botte, ce petit homme était une machine
assez compliquée. Il était né prudent et passionné, deux qualités qui
se contrarient. Fort attaché à son intérêt, à son repos, à la
conservation de sa mince personne, et, comme Panurge, craignant
naturellement les coups, il ne laissait pas d'avoir les yeux et le
coeur prenables, l'humeur prompte, bouillante, et, quand le feu se
mettait aux poudres, les explosions de sa tendresse ou de sa bile
faisaient sauter en l'air sa prudence, qui ne retombait pas toujours
sur ses pieds. En apercevant Raymond, il sentit se réveiller dans son
coeur une vieille rancune, qui n'avait jamais trouvé l'occasion de se
satisfaire. Ayant jeté à l'intrus un regard noir, il dit à lady Rovel:
"Je suis marri d'avoir encouru la disgrâce de M. Ferray; le malheur est
que je ne sais pas qui est M. Ferray.

--Vous êtes un ingrat, monsieur, repartit Raymond. Avez-vous donc
oublié que je vous rencontrai un jour sur une grande route? Vous étiez
mal en selle, et je vous aidai fort obligeamment à descendre de cheval.

--A cette heure, il m'en souvient, répondit-il en grimaçant. Une
affaire urgente m'obligea de quitter Genève avant d'avoir pu
reconnaître votre bon procédé; mais, vous vous trompez, je ne suis pas
un ingrat, et me voilà prêt à vous payer ma dette.

--Il est trop tard, reprit Raymond; j'ai attendu pendant vingt-quatre
heures vos remercîments. Plat réchauffé ne valut jamais rien.

--Eh bien! que signifient ces logogriphes? demanda lady Rovel.

--M. de Boisgenêt se fera sans doute un plaisir de vous les expliquer,
lui répondit Raymond; je lui cède la parole.

--Marquis, expliquez-vous donc! dit-elle;" puis, s'interrompant
brusquement: "Pourquoi avez-vous remis votre cravate bleu de ciel? Vous
savez que je ne puis la souffrir."

M. de Boisgenêt était trop excité pour s'arrêter à plaider la cause de
sa cravate bleue. Roulant des yeux formidables: "Monsieur,
s'écria-t-il, si vous vous avisez de me rendre quelque nouveau service
du même genre, je vous jure que ma reconnaissance ne se fera pas
attendre.

--C'est une épreuve que je suis bien aise de faire, riposta Raymond,
et le nouveau service que je vous rendrai sera de vous sauver le
ridicule dont vous ne manqueriez pas de vous couvrir en épousant malgré
elle une jeune fille qui a de bonnes raisons pour ne pas vous aimer."

Peu s'en fallut que M. de Boisgenêt ne lui sautât aux yeux; mais il se
ressouvint de certain poignet de fer qui l'avait un jour assez rudement
secoué. Se tournant vers lady Rovel: "Depuis quand, madame, lui
demanda-t-il, M. Ferray a-t-il voix au chapitre? Depuis quand
souffrez-vous qu'il dispose de votre fille comme de son bien?

--C'est lady Rovel elle-même, reprit Raymond, qui m'a chargé de vous
dire qu'elle est fort sensible aux poursuites dont vous honorez sa
fille, mais qu'elle vous prie de les cesser dès ce jour."

Lady Rovel fit un saut. "Oh! par exemple, voilà qui passe les bornes!
dit-elle en rougissant de colère. Monsieur Ferray, vous vous oubliez
étrangement, et je ne m'étonne pas que, dès la première minute que je
vous ai vu, vous ayez été ma bête d'aversion. Vit-on jamais pareille
insolence? Il est inouï qu'on se permette d'en user si librement avec
moi. De quel droit parlez-vous d'un ton de maître? Je vous montrerai
bien qui est le maître ici, et que lady Rovel donne des ordres et n'en
reçoit pas."

Cette énergique apostrophe transporta d'aise M. de Boisgenêt. Tour à
tour il assénait sur Raymond des regards triomphants ou contemplait
lady Rovel d'un air de profonde reconnaissance, dans l'espoir qu'elle
allait mettre à la porte l'insolent. Quelle ne fut pas sa surprise,
quel ne fut pas son mécompte quand elle s'interrompit au milieu de son
discours pour s'écrier: "Décidément, marquis, votre cravate bleu de
ciel m'est insupportable. Allez bien vite en changer, et par la même
occasion, vous ferez prendre l'air à Mirette; il me semble que vous la
négligez depuis quelque temps." Puis, allant à Raymond: "Monsieur
Ferray, dit-elle, emmenez-moi faire un tour au jardin, et vous me
raconterez La Mecque."

Elle lui prit le bras, et ils passèrent au jardin, où ils furent
longtemps tête à tête. Se piquant d'honneur, résolu à gagner la partie
contre M. de Boisgenêt, Raymond se donna quelque peine pour se
concilier les bonnes grâces de lady Rovel. Il répondit avec
empressement à toutes ses questions, lui narra La Mecque et les dangers
qu'il avait courus. Bien qu'elle n'en marquât rien, lady Rovel écoutait
avec plaisir ce récit qui lui ouvrait des horizons nouveaux. De temps à
autre, elle détachait ses yeux de son éventail pour jeter sur le
narrateur un long regard pénétrant, qui le transperçait d'outre en
outre. Peut-être cherchait-elle la solution d'un problème qu'elle
venait de se poser; peut-être se disait-elle: "Est-il sûr que cet homme
ne ressemble à rien de ce que j'ai vu jusqu'aujourd'hui?" Peut-être
aussi était-elle seulement bien aise de tromper une heure durant
l'ennui qui la consumait. Bien habile qui eût pu lire ses secrets sur
son visage de marbre!

Raymond revenait de La Mecque à Djeddah, vie et bagues sauves, quand
lady Rovel lui dit: "A propos, pourquoi tenez-vous tant à ce que Meg
n'épouse pas M. de Boisgenêt? Vous êtes convenu que cette petite vous
est assez indifférente.

--Assurément je n'ai pas le coeur tendre, lui répondit Raymond. Je
vous avouerai que je me résignerais plus facilement au malheur de miss
Rovel qu'au bonheur de M. de Boisgenêt.

--Vous le détestez?

--Non comme individu, mais comme espèce. Il suffit d'un sot heureux
pour me gâter l'univers.

--Voilà qui est bien! dit-elle; j'aime les gens qui ont des haines...
Au surplus je confesse que les cravates de cet homme sont odieuses;
mais, pour tout le reste, je persiste à soutenir que c'est un excellent
parti.

--Détestable au contraire, vous le savez aussi bien que moi.

--Quel entêtement! fit-elle en frappant du pied. Meg en a-t-elle un
autre à me proposer? Vous a-t-elle fait des confidences? Elle doit
avoir en tête quelque ridicule amourette.

--Aucune, madame, répondit-il vivement.

--Elle vous l'a dit?

--En gros.

--Faites-le-lui redire en détail; les petites filles se rattrapent
toujours sur les détails. Meg est une sournoise; mettez-la sur la
sellette.

--J'y consens; mais il est convenu que dès ce moment M. de Boisgenêt
est débouté de sa demande et condamné aux frais du procès.

--Point du tout. Entendez-moi bien: de trois choses l'une, ou bien Meg
l'épousera, ou elle me présentera quelque autre gendre acceptable, ou
je la mettrai en pension. Il ne faut pas me demander de la garder plus
longtemps auprès de moi, elle ne manquerait pas d'abuser de la liberté
que je lui laisse."

Il parut clair à Raymond que sur ce dernier point le parti de lady
Rovel était pris. La raison qu'elle donnait pour ne pas garder sa fille
auprès d'elle était bonne, celle qu'elle ne donnait pas était meilleure
encore. Meg avait deux torts impardonnables, elle avait la tête un peu
légère et une beauté trop admirée pour ne pas servir de texte à des
comparaisons dangereuses.

"Je craindrais, reprit Raymond, que miss Rovel ne préférât les galères
à un pensionnat, et en tout état de cause voilà un maître de pension
qui aura de la tablature.

--Vous n'enviez pas son sort? C'est un emploi que vous ne briguerez
pas?

--A Dieu ne plaise! j'ai fait mon temps.

--Le mieux, reprit-elle, serait encore de marier Meg, et que ce fût
fait une fois pour toutes. Chargez-vous-en.

--Et d'avance vous ratifiez mon choix?

--Je réclame le bénéfice d'inventaire; je me défie de vos idéalités."

Dans ce moment, on vint avertir lady Rovel que des visites
l'attendaient au salon. "Venez passer la soirée dans ma baraque,
dit-elle à Raymond. Vous causerez avec cette petite fille, et peut-être
vous lui extorquerez son secret."

Elle le salua du bout du menton et s'éloigna; mais à mi-chemin, se
retournant: "Après-demain, lui cria-telle, je donne un bal masqué, et
je désire que vous y veniez.

--Ah! madame, quelle cruelle plaisanterie! lui répondit-il, je n'ai
jamais eu l'humeur à la danse.

--Vous aurez l'humeur qu'il me plaira, je veux que vous fassiez une
fois ce que je veux, et j'exige que vous paraissiez à mon bal en
costume de derviche. C'est une idée que j'ai. Si vous me refusez, avant
trois jours Meg sera la marquise de Boisgenêt.

--Vous serez obéie, madame, lui dit-il en s'inclinant.

--Je savais bien que tôt ou tard je finirais par vous apprendre à
vivre!" Et sur ce elle lui tourna le dos.

Raymond n'eut pas plus tôt quitté lady Rovel qu'il s'étonna de lui
avoir fait deux promesses qu'il était bien tenté de ne pas tenir. L'une
l'humiliait un peu, l'autre le rendait fort perplexe. Hercule filant
aux pieds d'Omphale lui paraissait un personnage moins absurde, moins
ridicule que le philosophe Raymond Ferray se costumant et se masquant
pour satisfaire la fantaisie musquée d'une Anglaise qui s'ennuyait.
D'autre part, il s'était engagé à confesser Meg, à découvrir son
secret, si tant est qu'elle en eût un. La veille, il l'avait quittée
convaincu qu'elle avait le coeur parfaitement libre. Il se prenait
soudain à en douter, et ce doute lui causait un malaise, une irritation
qu'il ne réussissait pas à s'expliquer.

En rentrant à son hôtel, il était résolu d'écrire un mot d'excuse à
lady Rovel et de repartir le soir même pour Genève. Il commença de
faire ses malles; mais le billet lui sembla difficile à écrire, et il
considéra aussi que son brusque départ réjouirait infiniment M. de
Boisgenêt, qui s'imaginerait peut-être lui avoir fait peur. Il se
résigna mélancoliquement à son sort. S'étant fait indiquer l'adresse
d'un costumier, il passa cinq ou six fois devant la boutique avant de
se résoudre à y entrer. Il ne trouva point de bonnet de derviche à son
gré, et se rabattit sur un costume de Bédouin. Ce n'était qu'un
à-peu-près qui lui déplut, il se surprit à le critiquer avec une
vivacité d'archéologue. Quand on a l'esprit d'exactitude, on le met
partout; peut-être aussi jugeait-il que toute chose qui mérite d'être
faite mérite d'être bien faite. Il s'échauffa, prit un crayon, fit un
dessin, donna d'un ton magistral ses instructions au costumier, qui lui
promit de les exécuter ponctuellement; puis il retourna dîner dans son
hôtel, et vers dix heures, ayant mis une cravate blanche et passé un
frac qui dormait depuis longtemps dans ses plis, il se rendit au raout
de lady Rovel.

Il n'est pas difficile de trouver à Florence des salons où l'on cause,
parmi lesquels il en est un justement célèbre; il y en a d'autres fort
agréables où, selon l'expression d'un diplomate, on _décamérone_. Celui
de lady Rovel était d'un genre un peu différent; il ressemblait à un
ministère, on s'y rendait pour solliciter, et il était le théâtre
d'ardentes compétitions. La foule des postulants se disputait deux
places: l'une était de création toute fraîche, et il n'y avait pas
encore été pourvu; l'autre avait eu déjà de nombreux titulaires qui
avaient été la plupart brutalement destitués, et pour l'heure elle
vaquait par la démission volontaire du dernier. Au reste les initiés
seuls avaient l'intelligence de la double partie qui se jouait sur ces
parquets en mosaïques, sous ces plafonds peints à fresque. Tout se
passait sans bruit, sans éclat; les ambitions se livraient à de sourdes
pratiques, marchaient à pas de loup, poussaient clandestinement leurs
sapes,--personne n'eût osé employer le fer et le feu.

Comme il arrive souvent aux femmes qui ont fait beaucoup parler
d'elles, lady Rovel tenait par-dessus tout au respect; elle était
sévère sur l'article des bienséances et faisait avec des yeux d'argus
la police de ses réceptions publiques. Elle n'y souffrait ni un
personnage équivoque, ni une familiarité malséante, ni un propos libre,
ni un geste hasardé. Bien qu'elle eût fort peu ménagé l'opinion, elle
exigeait qu'on tînt grand compte de la sienne, et depuis son retour
d'Allemagne elle était presque collet monté. Elle en avait rapporté
aussi le fanatisme du contre-point, elle ne jurait que par deux ou
trois maîtres, et méprisait les ariettes. On faisait chez elle beaucoup
de musique de chambre, au grand déplaisir des Florentins, qui goûtaient
peu l'austérité de cet amusement. Quiconque se fût permis de chuchoter
ou de balancer sa chaise pendant l'exécution d'un quatuor de
Mendelssohn ou de Schumann aurait été remis à l'ordre par un signe de
tête impérieux, par un de ces regards qui dévorent leur proie. Il en
résultait que le salon de lady Rovel n'offrait qu'un divertissement
médiocre aux jeunes gens; ils ne laissaient pas d'en rechercher
l'entrée avec ardeur, car la jeunesse espère toujours. Les uns se
flattaient de ranimer dans un coeur engourdi quelque tison dormant sous
une cendre glacée, les autres venaient pour Meg. Ces derniers étaient
contraints de s'observer beaucoup dans leurs empressements. Lady Rovel
aurait pu écrire sur sa porte: "Il n'y a ici qu'un seul Dieu, et, comme
le Dieu d'Israël, il est glorieux et jaloux."

L'accueil qu'elle fit à Raymond fut très-remarqué; depuis longtemps la
déesse ne s'était si fort humanisée. Dès qu'elle le vit entrer, ses
sourcils dépouillèrent leur éternel nuage, elle secoua sa langueur. Lui
ayant fait signe d'approcher, elle l'entretint avec tant d'animation
que M. de Boisgenêt en éprouva le plus violent dépit. A plusieurs
reprises, il jeta des yeux flamboyants sur Raymond, qui demeura
insensible à ses provocations. Heureusement pour le marquis, Meg, après
s'être fait attendre, parut enfin dans une robe de soie rose, qui
dégageait sa poitrine et ses épaules, le printemps aux joues, la joie
au front, pimpante, fringante et piaffante;--sa démarche ressemblait
aux pas incertains et tumultueux d'une jeune prêtresse de Bacchus qui
apprend encore son métier. Tous les yeux se portèrent sur l'apparition;
elle regardait ceux qui la regardaient, elle semblait leur dire: "Eh!
oui, j'existe, et c'est un coup de fortune que je saurai mettre à
profit."

M. de Boisgenêt, sans perdre une seconde, s'élança au-devant d'elle
avec la noble fierté d'un propriétaire qui entre en possession, son
acte authentique d'achat à la main. Il l'entraîna dans un coin désert
du salon, prit place auprès d'elle et disposa sa chaise de manière que
personne ne pût approcher. Après l'avoir accablée de compliments sur sa
beauté et sur sa robe rose, qui faisait valoir la splendeur de ses
cheveux d'un blond fauve, il lui demanda d'un ton dolent combien de
temps encore elle s'amuserait à le faire souffrir.

"Je vous préviens, lui dit-il, que je suis le plus obstiné des
amoureux. Si vous voulez vous débarrasser de moi, faites-moi poignarder
par votre tuteur, à qui, pour le dire en passant, j'ai proposé d'en
découdre; cette proposition ne lui a pas souri. Prenez-y garde, depuis
qu'il est ici, votre mère me bat froid; si la vie de cet homme vous est
chère, tâchez de l'amadouer, d'obtenir qu'il renonce à faire opposition
à mon bonheur. Je ne vous le cache pas, je suis furieux, et je brûle
d'étancher ma rage dans le sang de dix professeurs d'arabe."

Meg écouta ses doléances et ses reproches avec plus de douceur qu'elle
n'avait coutume de le faire. Elle lui répondit qu'il aurait tort de se
décourager, que les volontés des jeunes filles sont changeantes,
qu'elles ne s'apprivoisent que par degrés avec certaines idées, qu'il
faut donner au moût le temps de fermenter, qu'il se faisait dans sa
tête un petit travail dont il n'avait pas sujet d'être mécontent,
qu'elle le suppliait de laisser tranquille son tuteur, que c'était un
pédant, mais un pédant très-respectable, qu'au demeurant ce professeur
d'arabe était de première force à l'épée comme au pistolet. C'est ainsi
qu'elle lui prodiguait à la fois les consolations, les espérances et
les bons avis. La première moitié de son discours charma M. de
Boisgenêt, la péroraison le rendit pensif. Il promit à Meg que, pour
l'obliger, il maîtriserait les emportements de son indomptable fureur,
et qu'il n'y aurait point de sang versé; mais en retour il la conjura
de fixer un terme à ses perplexités, de lui dire au juste combien de
jours encore elle lui ferait attendre son consentement. Il ne put s'en
éclaircir. Lady Rovel, qui avait vu de mauvais oeil la précipitation
inconvenante avec laquelle il s'était élancé à la rencontre de Meg, lui
dépêcha quelqu'un pour l'avertir qu'un de ses symphonistes lui faisait
faux bond, qu'il s'en allât quérir sur-le-champ un second violon, qu'il
employât les gendarmes, si c'était nécessaire, qu'il le lui fallait
avant une heure, mort ou vif. M. de Boisgenêt s'exécuta et partit d'un
air de vive contrariété. Aussitôt le prince Natti, lequel rôdait dans
le voisinage comme un loup ravissant qui guette une bergerie, s'empara
de sa chaise, et à son tour il se constitua le geôlier de Meg.

"Il me semble, prince, lui dit-elle, qu'il fait du brouillard ce soir.
Nous n'avons pas le front limpide. De quoi retourne-t-il?

--J'ai des chagrins, lui répondit Sylvio.

--Faites-m'en part; je suis de très-bonne humeur, je vous consolerai.
Vous avez perdu au jeu?

--Non, je suis jaloux.

--De M. de Boisgenêt? Que voulez-vous? il est pressant, et je me dis
qu'à tout prendre, il faut bien faire une fin.

--Ce n'est pas cet imbécile qui me met martel en tête, reprit-il. Je
suis jaloux d'un couvent de chartreux.

--Tout entier, depuis M. le prieur jusqu'aux convers et au frère
portier? Voilà une jalousie qui doit vous donner de l'occupation.

--Etes-vous retournée aujourd'hui à la chartreuse d'Ema? lui
demanda-t-il en poursuivant sa pointe.

--Pourquoi y serais-je allée?

--Par la même raison qui vous y a fait aller hier.

--Faut-il vous la dire, cette raison?

--Ménagez-moi, ou je suis un homme mort.

--Mourrez, beau sire. Je suis allé hier à la chartreuse que vous dites
pour intriguer certain espion qui depuis quelques jours emploie ses
après-midi à compter mes pas.

--C'est bien vrai?

--Je ne mens jamais quand j'ai ma robe rose.

--En ce cas, c'est de joie que je mourrai, puisque je suis à vos yeux
un homme assez important pour que vous preniez la peine de l'inquiéter.

--Vous avez été véritablement inquiet?

--Quelle question! Vous savez bien, ajouta-t-il en baissant la voix,
que depuis longtemps...

--Chut! dit-elle, nous nous en doutons; mais il ne me suffit pas qu'on
m'adore, je veux qu'on m'épouse, moi. Tel que vous voilà, seriez-vous
homme à m'épouser?

--Vous me le demandez?

--Eh bien! qu'attendez-vous? Epousez-moi, répondit-elle en riant aux
éclats.

--Hélas! vous savez bien que votre mère n'agréerait pas ma demande.

--Vous en êtes encore là? On force les gens à vouloir ce qu'ils ne
veulent pas.

--Ainsi vous me donnez carte blanche?

--Blanche comme ma main.

--C'est tout dire. Fort bien, je m'arrangerai de manière à vous
compromettre horriblement.

--Voilà une idée. Vous monterez chez moi, midi sonnant, par une
échelle de soie?

--Je ferai mieux, je vous enlèverai. Après un pareil esclandre, il
faudra bien que lady Rovel entre en composition.

--Comme vous y allez! Au fait, ce doit être gai, un enlèvement. Cela
m'amusera, enlevez-moi.

--Je donnerais ma vie, reprit-il après une pause, pour savoir quand
vous vous moquez et quand vous parlez sérieusement.

--Si jamais je réussis à le savoir moi-même, vous serez l'un des
premiers à qui je le dirai; mais il y a trop longtemps que nous
causons. Maman nous regarde, mon tuteur aussi. Ah! le terrible homme!
Je vous en prie, cédez-lui votre place. Ma nourrice m'a toujours dit
qu'il faut savoir s'ennuyer."

Le prince Natti s'empressa de lui obéir; mais, avant de s'éloigner, il
la regarda fixement dans les yeux comme s'il s'était flatté d'en
apercevoir le fond, et il lui dit: "Tout est sérieux avec moi. Vous me
permettrez de me souvenir de cet entretien et de vous en reparler pas
plus tard qu'après-demain. Les masques mettent les langues en liberté.

--Vous oubliez que, moi aussi, je serai masquée. Me reconnaîtrez-vous?

--Votre rire vous décèlera toujours, répliqua-t-il, ce rire de cristal
qui me désespère et que j'adore."

Cela dit, il se retira, salua au passage Raymond avec une courtoisie
qui frisait l'impertinence, et, gagnant l'autre extrémité du salon, il
réussit à s'approcher de lady Rovel, qui lui témoigna une extrême
froideur, et dont il eut peine à tirer trois paroles.

Cependant Meg avait fait signe à Raymond de s'asseoir sur la chaise
vacante.

"Ah! touchez là, _my dear guardian_, lui dit-elle, _shake hands with
me_. Qu'il me tardait de vous voir! Mais vous aussi, vous avez l'air
sombre. Quel nouveau crime ai-je commis? L'ours, disent les
naturalistes, est très-susceptible de colère, et sa voix est un
perpétuel grondement; grondez-moi bien vite, cela vous soulagera.

--Je n'aurais garde, lui répondit froidement Raymond. Au contraire
j'ai besoin que vous m'excusiez de vous avoir interrompue dans un
entretien qui paraissait vous amuser beaucoup.

--Avons-nous rien dit d'inconvenant, le prince Natti et moi? Ce n'est
pas dans nos habitudes.

--Je ne sais ce qu'il a pu vous dire, mais je vois avec plaisir qu'il
a le secret de vous intéresser.

--Hurler avec les loups et chanter avec les fous, Plutarque à part,
c'est toute la morale. Croyez-moi, ce que vous allez me dire
m'intéresse bien plus que les déclarations du beau Sylvio. Vous avez vu
maman; a-t-elle entendu raison?

--Je n'ai guère obtenu d'elle qu'une commutation de peine. Ou vous
épouserez M. de Boisgenêt, ou vous serez envoyée dans une maison
d'éducation.

--Quels horribles mots! Dieu de miséricorde! c'est grave.

--Ecoutez-moi bien, miss Rovel. Votre mère se plaint de la liberté de
vos manières, elle a contre vous des griefs qui me semblent fondés. Au
premier sujet de mécontentement que vous lui donnerez, elle vous
confinera dans quelque pensionnat.

--Elle l'a dit?

--Très-nettement.

--Quel sort est le mien, mon cher tuteur! Ou marquise de Boisgenêt, ou
pensionnaire à perpétuité.

--A moins, reprit Raymond, que vous ne lui proposiez quelque parti
qu'elle puisse agréer.

--Que ne parliez-vous! Ceci vaut mieux. Eh bien! ne vous ai-je pas
chargé de me marier? Promenez vos regards autour de vous. N'y a-t-il
ici personne qui vous convienne? Que pensez-vous du prince Natti?

--Il est de la race des matamores débonnaires et cléments; sa
moustache dit à l'univers: Comme je suis bonne! je ne te mange pas.

--Il a pourtant un mérite, celui de m'aimer; il me le répétait encore
tout à l'heure.

--Vous savez comme moi que c'est une rivale bien dangereuse que la
bassette.

--Et que vous semble du marquis Silvani, de ce petit monsieur, voyez
là-bas, qui se guinde sur la pointe de ses pieds pour tâcher d'être
aperçu de maman?

--C'est le dernier descendant d'une race déchue. Il lui reste tout
juste assez de chaleur vitale pour vivre, mais pas assez pour aimer. Je
ne sais pas s'il a jamais essayé de prendre feu, mais pour sûr il est
éteint.

--Et le duc Lisca, qu'en dites-vous?

--Qu'il est haut sur jambes, mais que sa mine est basse.

--Et de l'Américain que voici, M. Hopkins, qui par distraction roule
une cigarette entre ses doigts? Il verrait beau jeu, s'il avait le
malheur de l'allumer.

--Qu'il est très-vulgaire, mais d'une forte carrure, et que selon
toute apparence il pourrait porter sa femme à bras tendu. C'est
peut-être le fond du bonheur conjugal.

--Comme vous les arrangez tous! dit-elle, et que vous êtes
décourageant!

--Le monde entier n'est pas ici, répondit-il. N'y a-t-il en vérité
personne?...

--Personne, répliqua-t-elle d'un ton précipité.

--Bien sûr?

--Tout ce qu'il y a de plus sûr.

--Je regrette vraiment, miss Rovel, reprit Raymond d'un air aimable,
qu'il n'y ait dans Florence aucun jeune homme bien fait et bien pensant
qui ait réussi à toucher votre coeur. Peut-être aurais-je si bien
plaidé sa cause que votre mère se serait rendue."

Elle garda un instant le silence, elle froissait son éventail dans ses
doigts. Puis tout à coup: "Ce n'est pas un piége?

--Suis-je homme à vous tendre des piéges? lui demanda-t-il.

--Vous me promettez le secret?

--Je vous le promets, dit-il avec un léger tressaillement dans la voix.

--Vous me jurez de ne répéter ce que je vais vous dire ni à maman ni à
personne?

--Combien de serments faut-il vous faire? répondit-il d'un ton
d'impatience.

--Eh bien! je ne sais pas si je l'aime, mais je sais qu'il me plaît;
quand je le vois, le coeur me bat agréablement; quand je ne le vois
pas, je pense à lui assez souvent, vingt fois le jour et deux ou trois
fois la nuit. Enfin, si ce n'est pas de l'amour, c'est quelque chose
qui lui ressemble."

A quoi songeait Raymond? Il s'aperçut un peu trop tard qu'il venait
d'égratigner de son ongle un joli guéridon en laque de Chine sur lequel
il avait posé la main. "Comment se nomme ce fortuné
mortel?"demanda-t-il ironiquement à Meg.

Elle balbutia, en baissant les yeux: "Il s'appelle M. Gordon.

--Quel est, je vous prie, ce M. Gordon? s'écria-t-il, et par une
nouvelle distraction il déboutonna si vivement de sa main droite le
gant de sa main gauche qu'il fit une large déchirure."

Meg lui apprit que M. Gordon était un jeune Ecossais qui paraissait
bien né, modeste, d'excellentes manières, qu'elle l'avait rencontré
quelquefois aux Cascine et ailleurs, qu'un soir au théâtre ils
s'étaient beaucoup regardés, que le lendemain ils avaient eu l'occasion
d'échanger quelques mots, qu'il lui avait adressé deux jours plus tard
une lettre brûlante, mais respectueuse, à laquelle elle n'avait eu
garde de répondre, que depuis elle en avait reçu trois autres écrites
dans le même style, que par la dernière il implorait d'elle la
permission de se présenter chez sa mère. Elle recommençait à faire son
éloge, Raymond l'interrompit pour lui demander où perchait M. Gordon.
Elle lui répondit que les chartreux d'Ema avaient toujours quelques
cellules vacantes qu'ils louaient aux étrangers, et que M. Gordon avait
élu domicile au couvent. Elle osa lui confesser que la veille elle
était allée l'y chercher, mais dans la plus louable intention et à la
seule fin de rendre ses lettres au jeune Ecossais, et de le prier de ne
plus lui écrire. "Le pauvre garçon, poursuivit-elle, m'a promis de
m'obéir; mais il avait des larmes dans les yeux et dans la voix, sa
douleur m'a touchée. Nous sommes convenus que d'ici à peu de jours je
lui enverrais par la poste ou une jonquille ou un basilic, que le
basilic voudrait dire: C'est inutile, n'y pensez plus! et la jonquille:
Espérez, nous verrons."

Puis elle ajouta: "J'ai juré, monsieur, de me gouverner désormais par
vos avis. Faites-moi la grâce de vous rendre demain à la chartreuse,
vous y demanderez M. Gordon, vous lui direz que vous êtes curieux de
visiter le couvent et que je le prie de se mettre à vos ordres. Ainsi
vous aurez l'occasion de l'examiner à votre aise, de le faire causer.
S'il vous plaît, je me croirai autorisée à l'aimer, et je laisserai mon
coeur aller son chemin; s'il vous déplaît, si vous le condamnez sans
appel, vous lui remettrez en le quittant un petit papier que je vous
ferai tenir et qui renfermera quelques feuilles de basilic. C'est
entendu, n'est-ce pas? Vous voyez que je me mets à votre discrétion, et
je pose en fait que depuis que le monde est monde jamais pupille ne fut
plus soumise à son tuteur.

--Soit, lui répondit-il d'un ton radouci, vous me faites passer par
tout ce que vous voulez; mais en voilà assez, miss Rovel, il est temps
de rompre un entretien dont on commence à s'occuper."

Ils se séparèrent. Meg alla prendre place dans un groupe, Raymond
demeura seul à l'écart, le dos appuyé contre un pilastre; M. de
Boisgenêt était parvenu à dénicher et à ramener sans le secours de la
gendarmerie un second violon. Le concert commença. Le tuteur de miss
Rovel était en matière musicale de l'avis des Florentins, il
n'appréciait guère les divertissements et les doubles croches qui
donnent la migraine. Au surplus, quand on aurait joué du Beethoven ou
du Mozart, il n'eût écouté que d'une oreille, il songeait à la visite
qu'il devait faire le lendemain dans une chartreuse. Le plus tôt qu'il
put, il alla prendre congé de lady Rovel, qui lui demanda si Meg lui
avait fait quelque révélation.

"Non, madame, lui dit-il. Je crains de ne pas avoir sa confiance; mais
il me semble plus probable qu'elle n'a rien à confier."

Le lendemain, après son déjeuner, Raymond se mit en route pour la
chartreuse d'Ema. Il était muni de deux petits sachets que Meg lui
avait envoyés le matin, et dont l'un contenait une jonquille séchée,
l'autre une ramille de basilic. Tout en marchant, la pensée lui vint
que la commission qu'il avait à remplir était ou délicate ou puérile,
et qu'il avait eu tort de s'en charger. Il se promit de ne rien
décider, de laisser les choses en l'état, de rapporter et le basilic et
la jonquille, et il se prit à réciter avec un peu d'emphase le mot du
bon Palémon:


Non nostrum inter vos tantas componere lites.


Virgile le faisant penser à Lucrèce, il se remémora quelques vers du
_De rerum natura_ qu'il avait traduits récemment et dont le sens est à
peu près: "Tu as les yeux ouverts, tu crois vivre; ta vie pourtant est
déjà morte. Tu dors tout éveillé, tes imaginations sont des songes, tes
espérances des fantômes. Si tu n'ignorais point la cause de ton mal, tu
apprendrais à connaître la nature et ses lois, et dès ce jour tu
goûterais l'éternel repos que te promet ce néant où l'on ne rêve plus."
Il venait de retrouver le dernier de ces vers, quand, arrivé en vue du
couvent, il avisa au penchant d'une colline des amandiers fleuris, qui
faisaient une tache blanche parmi des rochers effrités par le soleil.
En contemplant ces amandiers, dont la beauté décorait les abords d'une
thébaïde, il lui parut qu'en dépit de Lucrèce, il y avait dans ce monde
autre chose que le néant, que, s'il est absurde de rêver, le printemps
donne raison à cette folie, et que la nature entretient de sourdes
intelligences avec ce je ne sais quoi qui est en nous et qui s'obstine
à espérer.

Il n'avait pas encore résolu cette contradiction quand il atteignit
l'entrée de la chartreuse, qu'on prendrait facilement pour l'accès d'un
château fort, et c'est une vraie forteresse en effet que cette sainte
maison campée sur un rocher, et dont les approches ressemblent à des
bastions reliés par une courtine. Comme partout à Florence, le gracieux
s'y mêle au sévère; chaque cellule est accompagnée d'un jardin où règne
un oranger. Raymond s'informa de M. Gordon auprès d'un frère lai qui
s'empressa de le conduire dans la partie du monastère réservée aux
étrangers. Une porte s'ouvrit, et il se trouva en présence d'un
jouvenceau de vingt-quatre ans au plus, fort joli garçon, svelte, la
taille élancée, le menton ombragé d'une barbiche blonde qui ne faisait
que de naître, le teint clair et rosé. Son air jeunet étonna Raymond;
il s'était représenté tout autrement cet Ecossais, et ne s'imaginait
point qu'il sortît frais émoulu de l'université, qu'il portât encore
aux lèvres le lait d'Oxford ou de Cambridge: "Oh bien! pensa-t-il à
première vue, voilà une poupée à qui miss Rovel aurait bientôt fait de
casser la tête." Il entra en propos, déclina ses noms et qualités,
expliqua que miss Rovel lui faisait la grâce de le considérer comme son
tuteur, qu'il lui avait témoigné son désir de visiter la chartreuse et
qu'elle l'avait engagé à se présenter de sa part à M. Gordon. Pendant
cette explication, le jeune homme rougit plus d'une fois, il rougissait
facilement. Il offrit ses bons offices à Raymond, le promena partout,
lui fit voir en détail l'église, la chapelle souterraine, les fresques
d'Ampoli, les tableaux de fra Angelico.

Chemin faisant, ils ne déparlaient pas et semblaient également curieux
l'un de l'autre; si Raymond pressait de questions son cicérone,
celui-ci à son tour paraissait l'étudier avec attention. On eût dit
deux chasseurs qui, courant les bois de compagnie, sont moins occupés
des perdrix que de se tâter le pouls réciproquement; sans aucun doute
fra Angelico n'était point ce qui les intéressait le plus. Il eut beau
s'en défendre, Raymond dut reconnaître que M. Gordon avait beaucoup de
tenue, un air de distinction, de l'agrément, un heureux mélange de
réserve et d'abandon, de modestie et de fierté. A la douceur des
manières, il joignait un esprit net et posé, une fermeté de sens qui
n'était pas de son âge, et un flegme, une gravité naturelle dont il se
départait rarement. Il ne riait jamais, mais il y avait de la grâce
dans son sourire. Bien qu'il lui rendît justice, Raymond ne pouvait
concevoir qu'une fille aussi romanesque que Meg eût été sensible à ce
genre de charme contenu. M. Gordon n'avait rien d'un Amadis, sans
compter que décidément il était bien jeune;--malgré la précocité de
son esprit et de son caractère, était-il de force à gouverner une
petite personne qui n'était ni docile, ni commode, et ne passait pas
pour goûter la bride? Toute réflexion faite, Raymond se confirma dans
sa résolution de laisser l'affaire en suspens et de remporter les deux
sachets.

Leur tournée finie, M. Gordon ramena Raymond dans sa cellule, où il lui
offrit une collation. Comme ils achevaient de vider un flacon de
Montepulciano, le jeune homme tomba dans une rêverie; il en sortit pour
dire en rougissant jusqu'au blanc des yeux: "Ainsi, monsieur, vous êtes
le tuteur de miss Rovel? Ne vous a-t-elle point fait de confidences
touchant certaines lettres que j'ai pris la liberté de lui écrire?

--Et que vous avez eu tort de lui envoyer, interrompit Raymond. Il
aurait pu se faire que sa mère les interceptât, et miss Rovel s'en
serait mal trouvée.

--Puisqu'elle vous a parlé, monsieur, reprit-il d'une voix émue,
veuillez m'entendre à mon tour. Je ne sais pas encore si c'est ma bonne
ou mauvaise étoile qui m'a fait rencontrer votre pupille à Florence;
tout ce que je puis dire, c'est que du premier jour où je l'ai vue j'ai
ressenti pour elle le plus violent amour, et je sens que cette passion,
contre laquelle j'ai vainement lutté, fera le bonheur ou le malheur de
toute ma vie. Je regrette que mon procédé vous ait déplu, mais mes
intentions sont irréprochables. Orphelin depuis bien des années, je
suis maître de mes actions, ma fortune est considérable, et j'ose dire
que je n'en ai point abusé; comme tout le monde, j'ai mes défauts, mais
je ne me connais point de vices, et je n'ai jamais fait de bien grandes
folies. Si la main de miss Rovel m'était accordée, je me croirais tenu
de lui consacrer à jamais le meilleur de mon âme et de mes pensées. Je
vous avoue que les bruits qui courent à son sujet m'ont causé de vives
perplexités; j'ai entendu certaines personnes parler d'elle en de fort
mauvais termes. D'autres juges, que je crois plus équitables et mieux
informés, m'ont dit qu'il fallait lui pardonner quelques fougues de
jeunesse, quelques légèretés de conduite, en faveur de la parfaite
noblesse de son âme. Ils m'ont affirmé qu'elle est au-dessus de tout
sentiment bas, de tous les petits calculs, que son esprit est généreux,
que ses défauts sont l'ouvrage de l'éducation qu'elle a reçue, qu'un
homme qui l'aimerait et qui l'estimerait pourrait facilement la
redresser et l'élever. Il ne tiendra qu'à lui d'en faire une femme
accomplie, de fixer dans le devoir une volonté encore incertaine
d'elle-même, mais qui sera fidèle à son choix et aussi résolue dans le
bien qu'elle aurait pu l'être dans le mal. Au reste, monsieur, je
mépriserais un homme que la crainte d'un peu de danger empêcherait de
poursuivre ses chances, et qui ne saurait pas se dire qu'il est des
risques glorieux et que le bonheur veut être conquis."

Ce discours, prononcé d'une voix noble et touchante, fit la plus vive
impression sur Raymond et le troubla jusqu'au fond de l'âme. Son
émotion eut un effet singulier. Se levant précipitamment de son siége:
"Monsieur, répondit-il d'un ton bref, j'approuve tout à fait vos
sentiments, qui vous font grand honneur. Il est possible que miss Rovel
soit capable de sacrifier ses défauts à l'homme qu'elle aimerait; le
malheur est que jusqu'aujourd'hui elle ne sait pas encore aimer, car
voici ce qu'elle m'a chargé de vous remettre."

Et, tirant de sa poche le sachet qui renfermait le basilic, il se hâta
de le présenter à M. Gordon, qui l'ouvrit et perdit contenance. Son
visage s'altéra, ses lèvres frémirent; mais il sut commander à la
violence de son chagrin, et il dit à Raymond avec une douceur triste:
"Veuillez restituer à miss Rovel cette pauvre plante de basilic, je ne
dois rien garder qui lui ait appartenu." Il ajouta: "Adieu, monsieur,
je ne vous en veux pas. Puisse votre conscience vous rendre le
témoignage qu'en me parlant comme vous l'avez fait vous n'avez consulté
que votre devoir de tuteur!"

Raymond reprit le chemin de Florence, le coeur combattu par des
sentiments contraires, un peu froissé de la dernière parole de M.
Gordon et d'une insinuation qu'il craignait de trop comprendre, certain
d'avoir la conscience nette et qu'il avait fait une bonne action,
confus toutefois comme s'il venait d'en commettre une mauvaise, se
reprochant d'avoir été trop dur, en somme plus content que fâché, plus
satisfait que repentant. Raymond se plaisait à croire qu'il ne
demandait pas mieux que de trouver à Meg un bon parti, et cela était
vrai en théorie, tant que cet introuvable parti était un être de
raison, une entité métaphysique;--mais aussitôt qu'il prenait un
corps et un visage, qu'il devenait italien, français, anglais, marquis,
prince, ou qu'il s'appelait Gordon, notre difficile tuteur ne souffrait
plus qu'on lui en parlât. On raconte que certain joaillier était fier
d'un bijou merveilleux qu'il avait fabriqué lui-même. Il lui tardait de
le bien vendre, et il le produisait à tout venant; mais faisait-on mine
d'en vouloir, il soulevait des difficultés, et, le chaland parti, il se
sentait chagriné à la fois et ravi que son trésor lui demeurât. On eût
bien étonné Raymond en le comparant à ce joaillier, et pourtant il se
prit à dire: "Ils sont plaisants; malgré ses défauts, ils la trouvent
charmante, et ils ne se doutent pas que, sa beauté à part, ce qu'il y a
en elle d'aimable et de précieux lui vient en droiture de l'Ermitage.
Sa grâce était une pierre brute, c'est nous qui l'avons taillée et
montée." Il en concluait qu'il avait le droit de marier miss Rovel à
qui bon lui semblait, ou même de ne pas la marier du tout, et sa
mauvaise humeur donnait au diable les chalands.

Dès qu'il fut arrivé à Florence, il se rendit aux Cascine, où lady
Rovel et sa fille avaient coutume de se promener sur les cinq heures.
Il aperçut leur voiture arrêtée au milieu d'un rond-point. Deux
cavaliers et trois piétons, faisant cercle autour d'une portière,
présentaient leurs hommages à lady Rovel, qui, enveloppée dans ses
fourrures, leur répondait d'un air distrait, avec une politesse un peu
courte. Meg avait mis pied à terre pour jaser un moment avec deux
jeunes filles de ses amies. Elle les quitta sans façon en apercevant
son tuteur qui se dirigeait de son côté, et s'avançant à sa rencontre:
"Eh bien! lui cria-t-elle d'une voix saccadée.

--Je reviens à l'instant de la chartreuse, lui répondit-il.

--Et quelles nouvelles m'apportez-vous?

--C'est un gamin, et je ne puis le prendre au sérieux; mais il est
trop gentil pour que je vous permette de vous en amuser. Il y aurait de
la casse.

--Il me plaisait pourtant beaucoup, dit-elle d'un air pénétré. Vous ne
lui avez pas remis le basilic?

--Ne m'y aviez-vous pas autorisé?"

Il la vit changer de visage et un serpent le mordit au coeur. Meg
reprit: "Vous êtes un peu brutal. Soit! nous tâcherons de n'y plus
penser." Elle ajouta: "A-t-il gardé le sachet?

--Que vous importe? demanda-t-il avec étonnement.

--Je tiens à savoir si son amour est plus fort que son amour-propre.
Un coeur bien épris aurait conservé précieusement cette relique.

--J'en suis fâché, mais la voici," lui répondit-il.

Les bras lui tombèrent. "Allons, murmura-t-elle, ce pauvre garçon ne
m'aime pas autant qu'il le disait!"--Et ébauchant un sourire: "Vous
n'êtes pas au bout de vos peines; il n'y a pas à dire, il faudra que
vous m'en trouviez un autre."

A ces mots, elle retourna auprès de ses amies et se remit à causer
gaiement avec elles; mais Raymond crut s'apercevoir qu'il y avait un
peu d'effort dans sa gaieté, un peu de fièvre dans ses yeux.



QUATRIEME PARTIE


VIII


Remuer ses jambes est quelquefois une manière de fatiguer ses pensées.
Le jour suivant, Raymond sortit de bon matin, et il passa son temps à
courir dans Florence, cette ville merveilleuse à laquelle il semble
qu'on ne puisse rien changer sans la gâter, et que pourtant le plus
intelligent des maires a trouvé moyen d'embellir. Il revit avec soin ce
qui l'avait le plus frappé dans son premier séjour, quelques-uns de ces
palais qu'on a comparés à des forteresses embellies par l'art,
Sainte-Marie-Nouvelle et les chefs-d'oeuvre du Ghirlandajo, les poèmes
en marbre de Michel-Ange, les grisailles que peignit André del Sarto
dans le cloître d'un couvent de carmes déchaussés, le saint George de
Donatello et son petit David, à la rustique coiffure, pastoureau de
l'Apennin, tenant d'une main l'épée du géant terrassé, et de l'autre le
caillou victorieux. Il contempla longtemps dans la Badia ce beau saint
Bernard de Filippino Lippi, qui, occupé d'écrire, voit la Madone lui
apparaître et laisse échapper sa plume, et dans la chapelle des
Brancacci, les fresques de Masaccio, la résurrection d'Eutychus, saint
Pierre baptisant, sa dispute avec Simon le magicien, compositions d'une
incomparable réalité, dont les personnages sont d'honnêtes bourgeois
florentins qui ne laissent pas de se mouvoir à l'aise au milieu des
plus grands événements et semblent nés pour les plus grandes
situations. Raymond visita aussi l'antique quartier de Florence, le
marché, et ce vénérable verrat de pierre, à la face paterne, bon génie
de l'endroit qu'honorent à l'envi les mères et les enfants. Le soir, en
se promenant sur les quais, il admira l'un des couchers de soleil
couleur citron, que Meg lui avait vantés. L'horizon était du jaune le
plus tendre, qu'enveloppaient le gris et le vert le plus doux; les
cyprès de la villa Strozzi détachaient sur ce fond leurs sombres
silhouettes. L'Arno, répétant toutes ces teintes dans ses eaux
tranquilles, se faisait de fête et prenait sa part des joies du ciel.

Raymond se souvint qu'il devait assister, quelques heures plus tard, à
une autre fête, où il était attendu en costume arabe; il constata du
même coup que, si ses jambes étaient lasses, ni Michel-Ange ni Masaccio
n'avaient pu conjurer les inquiétudes de son esprit. Il s'achemina vers
son hôtel et trouva que le costumier avait été de parole. Il se résolut
vers onze heures à commencer sa toilette. Il fourra ses pieds dans
d'épaisses chaussures en peau de mouton, endossa une robe de soie et un
manteau en poil de chameau brodé d'or. Il ajusta sur sa tête une
perruque noire aux longues tresses, autour de laquelle il enroula le
_keffié_ ou mouchoir blanc, dont il laissa pendre un bout sur son dos,
les deux autres retombant par devant ses épaules. Autour du _keffié_,
il tordit une corde, puis il se regarda dans la glace. L'homme qu'il y
aperçut, et qui lui fit l'effet d'une apparition, avait passé deux
années en Arabie, occupé à des rêves d'amour que la fortune avait
trompés, et cette trahison l'avait rendu misanthrope. Il descendit en
lui-même, et s'avisa que Mme de P... n'était plus rien pour lui, qu'il
s'étonnait de l'avoir tant aimée, tant regrettée et tant maudite, que
cette jolie femme était laide en comparaison d'une fille de dix-sept
ans et demi qu'il avait vue l'avant-veille entrer dans un salon, vêtue
de rose, et attirer sur elle tous les regards. Il se rappela fort à
propos que cette beauté était sa pupille, qu'il s'était chargé de la
marier, et qu'au préalable il s'appliquait depuis trois jours à la
dégoûter de tous les partis dont elle aurait pu se passer la fantaisie.
Le cas était étrange; comment s'en tirerait-il? Il ne le savait pas, et
pour l'heure il ne se souciait pas de le savoir.

Quand Raymond entra chez lady Rovel, minuit venait de sonner; le bal
était dans tout son éclat, dans toute son animation. Il eut peine à se
faire jour au travers des groupes bariolés de masques qui fourmillaient
de tous côtés. On ne voyait que Turcs, Andalous, Kirghiz, Lapons,
Palicares, Chinois ou Birmans. Trois salons magnifiquement éclairés,
superbement décorés, formaient une vaste enfilade, sur laquelle
s'ouvraient des cabinets dont les portes avaient été enlevées de leurs
gonds, et que tapissaient parmi les guirlandes de lumière toutes les
plantes des tropiques. On dansait dans l'un des salons; le second était
consacré aux joyeux devis, aux amoureux pourchas, à l'intrigue; dans le
troisième, on soupait à la carte. Les petites pièces latérales étaient
à l'usage des timides, des mélancoliques, des philosophes et aussi des
couples heureux qui n'avaient plus rien à chercher parce qu'ils avaient
déjà trouvé ce qu'ils cherchaient.

C'était la première fois que Raymond assistait à un bal masqué, et
l'impression qu'il ressentit d'abord fut une sorte de terreur
superstitieuse. Rien de plus redoutable pour l'imagination que le
masque. L'invisible visage que vous tâchez de deviner vous ménage-t-il
une tentation, un danger ou un cruel mécompte? Ce regard mystérieux qui
cherche le vôtre renferme-t-il une promesse ou une menace? La bouche
inconnue qui tout à l'heure a chuchoté deux mots à votre oreille
possédait peut-être le secret de votre destinée; peut-être le doigt
levé qui de loin vous a fait signe est votre malheur qui vous a reconnu
et vous appelle. "Fidèle image de la vie! pensait Raymond, à cela près
que la vie nous trompe et que nous prenons son masque pour un vrai
visage. Le jour où elle nous tire de notre erreur en se montrant à nous
telle qu'elle est, nous jetons un cri d'épouvante et nous n'échappons
au désespoir que par l'acquiescement d'une morne résignation."

Il s'aperçut au milieu de son raisonnement qu'on le regardait beaucoup,
non que son costume fort simple parût digne d'être remarqué; mais il le
portait à merveille. Dans cette cohue bigarrée, il était le seul masque
qui n'eut pas l'air déguisé. Il était Arabe des pieds à la tête, Arabe
par sa démarche, par son maintien, par la souplesse féline de ses
mouvements, par sa fierté sauvage, qui avait fait jadis amitié avec les
solitudes du Nedjed et qui portait en tout lieu le désert avec elle. Un
Chinois s'approcha de lui pour s'informer de son état civil; il lui
répondit dans la langue du Coran qu'il n'aimait pas les questions, et
le questionneur demeura convaincu que lady Rovel s'était donné le
plaisir d'inviter à son bal un vrai Bédouin.

A la faveur de cette opinion, il tint les indiscrets à distance, et, se
frayant un chemin à travers la foule, il pénétra dans le salon où l'on
dansait. Appuyé contre une colonne, il chercha d'abord des yeux lady
Rovel. Il la reconnut facilement dans une impératrice japonaise, dont
les cheveux dénoués, retombant sur son dos, y étaient retenus par un
noeud de brillants. Son impérial vêtement, jeté, drapé avec un art
infini, l'enveloppait d'un ondoyant réseau de gaz et de crêpe; son
magnifique manteau de brocart traînait à terre. Elle tenait à la main
un éventail de cèdre blanc, et sur sa tête se dressait un diadème
surmonté de trois lames d'or. Sa couronne la révélait moins que sa
contenance et son grand air. Dans une mascarade, lady Rovel jouissait
de tous ses avantages et n'avait point de rivalités à craindre; sa
tournure, sa taille sans pareille, son port de tête, les ondoiements de
son cou de cygne, lui assuraient un triomphe incontesté.

Raymond s'occupa ensuite de découvrir miss Rovel. Il allait y renoncer
quand le joyeux éclat de rire poussé à quelques pas de lui par une
jeune princesse arménienne lui causa une secousse; il reconnut ce rire
de cristal que le prince Natti tenait pour adorable et pour
désespérant. Meg avait bien rencontré dans le choix de son costume. Un
ample pantalon blanc descendait jusqu'à la cheville de ses pieds,
chaussés à cru de babouches en maroquin jaune. Sa robe de soie était
serrée autour de ses hanches par une écharpe aux franges pendantes;
par-dessus sa robe, elle portait une veste à manches larges, brodées
d'argent. Son abondante chevelure, semée de fleurs, de sequins et de
perles, formait de longues nattes, qui s'enroulaient autour de son cou
et ses épaules. Sa petite calotte d'or ciselé, légèrement penchée sur
son oreille droite, semblait provoquer les hommes et les dieux. Meg
dansait un quadrille avec un noble cavalier vénitien, au pourpoint
tailladé, au manteau de velours noir, à la grande fraise godronnée,
coiffé d'une toque à plume, et dont la poitrine était ornée d'une riche
chaîne d'or. Ce cavalier et sa danseuse échangeaient beaucoup de
regards par les trous de leurs masques, ils se parlaient quelquefois à
l'oreille, et Meg riait. Pour la seconde fois, Raymond sentit un
serpent le mordre au coeur. "Elle m'a joué, se dit-il, et ce n'est pas
à la chartreuse d'Ema que loge l'ennemi."

Il se détacha de sa colonne, passa dans le salon voisin, se mêla dans
un groupe où, suant à grosses gouttes sous ses fourrures, un Kalmouk
microscopique pérorait d'une voix de fausset: "Messieurs, disait-il,
l'impératrice du Japon est une noble impératrice que je vénère; mais
elle a des fantaisies ruineuses qui mettront avant peu son coffre-fort
à sec. Quand elle donne une fête, on y soupe à la carte, elle épuise
pour garnir ses salons toute la flore des tropiques, et ses cabinets
sont tapissés de treilles où l'on vendange du raisin. Voici une petite
réjouissance qui lui coûtera bien soixante mille francs. Je crains
qu'elle ne laisse à la princesse sa fille que son glorieux souvenir,
une paillasse et des dettes.

--Oh! le vilain Kalmouk! s'écria un grand jeune homme qui avait à peu
près la tournure du duc Lisca. Pourquoi prends-tu la peine de
contrefaire ta voix? Le cacatois a beau changer son registre, on le
reconnaît toujours à son aigre chanson."

Peu s'en fallut que cette vive interpellation n'amenât une rixe, la
prudence la plus circonspecte étant quelquefois à la merci d'une piqûre
d'amour-propre. Par bonheur, le quadrille ayant fini, il se fit un
grand mouvement de passage d'un salon dans l'autre; la houle emporta le
Kalmouk, sa riposte et sa colère. Pour mettre sa gravité orientale à
l'abri des bousculades, Raymond se retira dans une encoignure où il ne
fut pas longtemps sans qu'une gracieuse Arménienne, apportée par une
vague, lui dit en penchant coquettement la tête:

"Mon coeur s'émeut. Que voici un bel Abdallah! Si sa première parole
est pour me chapitrer, je déclarerai à tout l'univers que c'est l'homme
que je cherchais.

--Princesse, repartit Raymond, laissez, je vous prie, l'Arabe en paix
dans son désert.

--Le désert est son bien, reprit-elle, ses délices, ses chères amours;
mais j'aurai l'audace de l'y relancer, car je veux qu'il me gronde. O
douces gronderies qui, comme une rosée du ciel, tombez indistinctement
sur les têtes innocentes ou coupables! Voyons, monsieur l'Arabe,
combien d'inconvenances ai-je déjà commises ce soir? Point, car nous
avons promis à notre chère maman d'être sage comme une image, et nous
tiendrons religieusement notre parole.

--Il en est une pourtant qu'un chartreux aurait le droit de vous
reprocher; vous êtes singulièrement prompte à vous consoler.

--Ce qui est fait est fait, répondit-elle, et ce qui est fait par vous
est bien fait. Vous m'avez dit: "Tu n'aimeras plus," et je tâche de ne
plus aimer, je travaille à m'étourdir. Il me semble en vérité que j'y
réussis. Ces masques, ces fleurs, ces lumières, la musique, les
douceurs qu'on murmure à mon oreille, et, pour brocher sur le tout, un
tuteur atrabilaire et hypocondre qui daigne veiller sur ma vertu et qui
me la rapporterait si je venais à la perdre, vraiment que manque-t-il à
mon bonheur? Ah! seigneur Abdallah, que c'est amusant de vivre!

--Très-amusant, en effet, répliqua-t-il d'un ton amer, surtout pour
qui n'a pas de coeur.

--Êtes-vous bien sûr que je n'en aie point? Il me semble à moi que
j'en ai quatre, tout battant neufs, qui tous demandent de
l'emploi,--quatre, vous dis-je. En voulez-vous un? Je vous le donne."

Il tourna deux fois la tête de droite à gauche et de gauche à droite.
"Merci, dit-il, je me ferais scrupule de décompléter votre collection.

--Oh! le charmant caractère d'Arabe! s'écria-t-elle. Qu'il a d'aménité
dans l'esprit!... Ne me faites pas de gros yeux, nous sommes ce soir
deux masques qui causent, demain je rentrerai dans le respect
très-humble, et je baiserai la terre devant vous."

L'orchestre entamait une ritournelle. "Pour vous prouver le cas immense
que je fais de vous, reprit-elle, si vous voulez danser avec moi cette
polka, je ferai faux bond au cavalier qui me l'a demandée.

--Serviteur! dit-il en l'écartant du geste, vous ne me pardonneriez
pas de troubler vos plaisirs."

Il s'éloigna de quelques pas; ayant tourné la tête, il revit miss Rovel
comme elle rentrait dans le premier salon au bras du même Vénitien à la
fraise godronnée qui avait le secret de la faire rire. Il se sentit
envahir par une sombre mélancolie, mêlée d'une sourde colère. Ne
sachant à qui s'en prendre, il s'en prit à tout le monde, et pour
échapper au bruit, à la joie, aux gaîtés dont ses oreilles étaient
chagrinées, il se réfugia dans une petite galerie qui avait servi de
fumoir et qui se trouvait déserte, les fumeurs étant allés souper. Il
se jeta sur un divan, posa son coude sur un coussin, son front dans sa
main, et s'enfonça dans une rêverie dont la conclusion fut que, si la
salle où une Arménienne dansait avec un Vénitien venait à prendre feu
et si tout ce qu'elle contenait venait à périr dans l'incendie, il en
éprouverait du chagrin peut-être, mais à coup sûr un immense
soulagement. Il était en train de se tourmenter autour de ce cas de
conscience, comme un chien qui ronge un os, quand il entendit derrière
lui une voix impérieuse qui disait: "Enfin je trouve un homme, et cet
homme est un Bédouin qui s'ennuie."

Il se retourna, se leva. L'impératrice du Japon l'examinait, les bras
croisés sur sa poitrine. S'étant approchée, elle lui fit signe de se
rasseoir et prit place à ses côtés. "Soyez franc, lui dit-elle, vous
vous ennuyez beaucoup.

--Votre majesté me fait injure, lui répondit-il; ne voit-elle pas que
j'ai voulu dérober quelque temps mes faibles yeux à l'éblouissement de
la fête qu'elle donne à ses sujets?

--Je n'ai jamais aimé, dit-elle, les ours qui se donnent des grâces;
leur métier est de grogner, et il ne faut pas forcer sa nature.
Convenez que vous vous déplaisez beaucoup ici, convenez aussi que vous
êtes un orgueilleux.

--Ah! madame, je le suis assurément toutes les fois que vous daignez
vous occuper de moi."

Elle frappa un coup sec de son éventail sur le divan. "Je vous dis,
moi, que votre orgueil est insupportable, et par là vous me ressemblez
un peu. Nous sommes, vous et moi, deux orgueils solitaires qui
s'ennuient, et c'est de cette épée que nous mourrons.

--Soit! que faire à cela?

--Ou mourir tout de suite, ou marier ensemble nos orgueils, nos
solitudes et nos ennuis. Il y a de méchants mets qui adroitement
mélangés font quelquefois d'assez bons plats.

--Cela suppose un habile cuisinier, et je suis le plus triste des
gâte-sauces.

--Qui vous demande de vous en mêler? Vous vous en rapporterez à moi.
Je veux tâcher une fois encore de me désennuyer, et j'ai envie de faire
avec vous quelque chose d'extraordinaire.

--Fort bien. Irons-nous, madame, nous asseoir de compagnie sur la
pointe du plus haut clocher de Florence?

--La plaisante affaire qu'un clocher! J'ai gravi le Bernina. Vous ne
devinez pas où je veux vous emmener?

--Non, madame, j'ai beau chercher...

--Que vous avez l'esprit court! J'ai résolu d'aller avec vous à La
Mecque.

--Voilà, s'écria-t-il, une entreprise qui souffrira bien des
difficultés.

--Si elle était facile, elle ne me tenterait pas. Ecoutez-moi. Nous
allons nous dépêcher de caser Meg; j'accepte d'avance pour elle
l'imbécile que vous patronnerez. Quittes de ce soin, nous partons pour
Le Caire; vous m'y enseignez l'arabe. Aussitôt que je le saurai, vous
me déguiserez comme il vous plaira, et le reste me regarde. J'ai décidé
que je ne quitterais pas ce monde sans avoir vu La Mecque et que je la
verrais avec vous."

Raymond pensa qu'elle s'amusait, il affecta d'entrer dans la
plaisanterie. Elle se gendarma, se hérissa, et il fut obligé de prendre
son projet au sérieux. Son embarras fut extrême; il multiplia les
objections, elle eut réponse à tout.

"Que deviendrai-je, lui dit-il, si, en dépit de toutes mes précautions,
quelque fanatique musulman s'avisait de vous faire un mauvais parti?

--Vous me défendriez contre lui. Cette tâche est-elle au-dessus de
votre courage?

--Non, mais peut-être au-dessus de mes forces, sans compter qu'il est
d'autres risques que je redoute davantage." Et pensant s'acquitter
envers elle par un peu de flatterie, il ajouta: "Qui me défendrait
moi-même contre vous?

--Expliquez-vous, je hais les amphigouris et les tortillages.

--J'entends, madame, que vous feriez courir à ma philosophie des
périls trop certains.

--Vous voulez dire que vous craindriez de tomber amoureux de moi. Où
serait le mal, si je le permets? Cela me divertira. Vos gaucheries, vos
maussaderies, vos empressements bourrus, vos colères rentrées, me
plairont infiniment. Vous souvient-il de cette bergère dont parle
Shakspeare, qui n'avait jamais déclaré son amour et laissait sa
passion, cachée comme le ver dans le bouton, dévorer les roses de ses
joues? Pâle et mélancolique, elle était aussi tranquille que la
patience sur un monument, souriant à la douleur. J'aimerais à vous voir
dans cette posture.

--Vous n'auriez pas votre compte; je suis le moins patient des hommes,
et je n'ai jamais souri à la douleur.

--Au surplus, reprit-elle, j'ai l'humeur quinteuse. Peut-être me
feriez-vous pitié, peut-être si votre orgueil pensait se déshonorer en
demandant, le mien plus complaisant consentirait à vous épargner cette
peine.

--Oh! souveraine du Japon, s'écria-t-il, que vos bontés sont
précieuses! mais que hautains sont vos caprices! qu'imprévus sont vos
retours! et que vous êtes prompte à vous raviser! Chétifs mortels, nous
faisons nos expériences à nos propres dépens, votre majesté fait les
siennes aux dépens des autres."

Elle répliqua sèchement: "Je me suis trompée quelquefois; qui vous
prouve que je me trompe aujourd'hui?

--Le sentiment que j'ai de mon néant et le souvenir d'un aveu que vous
me fîtes naguère. Si j'avais la fatuité de croire à mon bonheur, vous
auriez bientôt fait justice de mon illusion en me répétant: N'avez-vous
pas encore découvert que je n'aime que moi?... Il ne me resterait plus
qu'à me tuer.

--Et quand cela serait! dit-elle d'une voix haletante. Un beau songe
suivi d'une belle mort, que peut-on souhaiter de mieux ici-bas?"

A ces mots, elle enleva son diadème de dessus sa tête et le posa sur
ses genoux; puis, se penchant vers Raymond et le regardant avec des
yeux enflammés, elle murmura: "_Perhaps I will give you all that I can
give_," et Raymond comprit que ces dix mots anglais voulaient dire:
"Peut-être vous donnerai-je tout ce que je puis donner." Il était au
bout de son rôle et demeura bouche close, ne sachant que faire pour
sortir de ce mauvais pas ni comment se dépêtrer de son bonheur, que lui
auraient envié tant de mortels et de demi-dieux. Son silence se
prolongeant, lady Rovel impatientée détacha brusquement son masque de
satin et lui montra son beau visage, qu'embrasait un éclair de passion
et où se jouait un sourire ensorcelant, qui lui promettait toutes les
ivresses, les félicités, les béatitudes du paradis de Mahomet.

Il recouvra subitement son sang-froid, s'inclina gravement à la façon
des Orientaux, et répliqua d'un ton ferme, presque rude: "Votre beauté
m'épouvante, madame, et vous me proposez de terribles hasards; or le
prophète a dit: "Les jeux de hasard sont maudits de Dieu; abstiens-toi,
c'est le secret du bonheur."

Comment dire ce qui se passa dans l'âme de lady Rovel? Jamais rien de
pareil ne lui était advenu. Cette altière divinité, qui se mettait à si
haut prix, qui avait vu un peuple d'adorateurs prosternés devant ses
autels, qui leur avait fait acheter ses moindres faveurs par un pénible
noviciat, par de longs abaissements, pour la première fois la fantaisie
lui était venue de s'offrir, et elle avait essuyé l'insupportable
outrage d'un refus. Était-ce possible? rêvait-elle? L'homme qui venait
de dire non était-il de chair et d'os, ou une ombre, ou une statue, un
marbre froid et insensible? L'étonnement, la confusion, la honte, le
dépit, la rage, agitaient tout son être, son sang bouillonnait dans ses
veines. Elle aurait voulu sentir croître au bout de ses doigts les
griffes d'une vraie lionne du Sahara pour les enfoncer dans le visage
de l'insolent, ou, mieux encore, elle souhaitait que ses regards se
changeassent en éclairs pour le réduire en cendres. Elle balança un
moment si elle lui plongerait dans le coeur le poignard qu'elle portait
à sa ceinture, ou si elle se contenterait de lui briser son éventail
sur la tête, ou si elle s'armerait d'une de ses impériales babouches
pour l'en souffleter sur les deux joues, ou si elle commanderait à ses
gens de le jeter par la fenêtre, ou si elle mettrait en morceaux les
girandoles de cristal qui avaient été témoins de son affront, ou si
elle prendrait simplement le parti de crier, de se trouver mal et de
s'évanouir.

Dès qu'elle put se reconnaître dans le tumulte de ses pensées, le soin
de sa dignité l'emporta sur sa fureur. Elle remit sa couronne sur son
front, rajusta son masque, se leva, écrasa Raymond d'un regard
d'inexprimable mépris, qui à la lettre le balayait de la surface de la
terre, et, s'éloignant, elle dit à demi-voix: "Quel sot animal que
l'orgueil d'un Bédouin, et qu'il est facile de le mystifier!"

Raymond avait senti la foudre tomber sur lui, il avait été consumé,
anéanti, ou peu s'en faut. Il rassembla péniblement ses morceaux. Il
achevait de les recoudre, de se reconstituer dans son intégrité, et,
craignant un retour offensif de l'ennemi, il se disposait à sortir de
la galerie pour s'aller perdre dans la foule, quand le passage lui fut
barré par miss Rovel qui, lui prenant la main, l'obligea de retourner
sur ses pas.

"Que s'est-il passé entre vous et maman?" lui demanda-t-elle d'un ton
vif.

Il lui répondit en haussant les épaules: "Où prenez vous qu'il se soit
passé quelque chose?

--Elle m'a dit deux mots tout à l'heure, et sa voix tremblait de
colère. Traitez-moi, je vous prie, comme une personne raisonnable qui
peut tout comprendre sans s'offusquer de rien. Vous avez ma confiance,
je veux avoir la vôtre.

--Elles sont égales de part et d'autre, répondit-il, et j'imagine que
nous sommes quittes.

--Encore un coup, pourquoi maman est-elle furieuse?

--Puisque vous voulez le savoir, elle a remarqué avec déplaisir
l'intimité qui paraît exister entre vous et un cavalier dont la toque
est ombragée d'une plume blanche.

--Si je vous croyais, reprit-elle, je vous prierais d'aller lui dire
de ma part que ce cavalier m'est fort indifférent.

--C'est ce que j'ai pris sur moi de lui déclarer, et je l'ai assurée
que vous n'aviez pas dansé ce soir une seule fois avec lui.

--Que vos ironies sont déplaisantes! Je danse avec lui parce qu'il
danse bien, mais vous m'avez persuadé que la bassette lui était plus
chère que moi, et je n'aimerai jamais un homme qui serait capable
d'avoir des distractions en me parlant.

--Ce qui ne vous empêche pas de goûter fort sa société.

--Oh! vous en voulez bien à cette plume blanche! Ne vous ai-je pas dit
que j'ai l'habitude de hurler avec les loups? C'est un joli talent de
société... Mon Dieu! ajouta-t-elle, je serais ravie d'avoir un secret
pour me donner le plaisir de vous le confesser; je vous jure que je
n'en ai point.

--Ne la croyez pas, elle ment; c'est Merlin qui vous le dit!" s'écria
une voix creuse, rauque, qui semblait sortir du fond d'une caverne, et
ils virent s'avancer vers eux, le dos voûté, la tête basse, un
vieillard mis à peu près comme le seigneur Montesinos, avec lequel don
Quichotte eut cette étrange conversation qu'au risque de recevoir mille
coups de bâton Sancho s'obstinait à traiter d'apocryphe. Le survenant
était affublé d'une longue robe violette qui traînait sur ses talons;
un chaperon en satin vert entourait sa poitrine et ses épaules. Un
bonnet à côtes en velours noir couvrait son vénérable chef, et sa barbe
blanche descendait plus bas que sa ceinture. A l'exemple de Montesinos,
il portait un rosaire enroulé autour de son bras gauche; je ne sais
toutefois "si les grains en étaient plus gros que des noix et si les
dizains égalaient des oeufs d'autruche." De sa main droite, il
brandissait une baguette d'ébène.

Meg le contempla un instant en silence; puis s'étant mise à rire: "Il
me paraît, seigneur Merlin, dit-elle en déguisant sa voix, que, sauf
votre respect, la politesse n'est pas la vertu des enchanteurs. Il est
probable que vous êtes aussi subtil que courtois. Tâchez de me dire qui
je suis, et nous saurons ce qu'il faut penser de votre pénétration.

--Quand vous voudrez qu'on ne vous reconnaisse pas, répondit-il en
toussant pour se nettoyer le gosier, gardez-vous de rire, belle
Arménienne. Ce rire étincelant comme une fusée, plus frais qu'un
ruisseau qui court sur son lit de cailloux, plus joyeux que le chant
d'une fauvette au fond des bois, et qui pourtant égratigne le coeur
comme une goutte d'eau forte mord sur une planche de cuivre, ce rire,
jeune fille, ne peut appartenir qu'à une blonde dont les yeux sont
noirs, et il n'est pas besoin de magie pour le deviner.

--Vous êtes moins sot que je ne pensais, reprit-elle. Vous affirmez
donc que j'ai un secret? faites-moi la grâce de m'en instruire."

Il secoua la tête: "Voilà, dit-il, le plus inconsidéré des souhaits. Ma
belle enfant, conservez précieusement votre ignorance, le repos de
votre vie en dépend.

--Je ne me paie pas de défaites, seigneur Merlin, et je vois que vous
êtes magicien comme moi.

--Puisque vous avez l'imprudence de me mettre au défi, lui
répliqua-t-il, apprenez, ange doublé d'un démon, qu'à votre insu vous
adorez un homme que pendant quelque temps vous aviez cru détester, un
homme qui vous inspirait une insurmontable antipathie, et qu'à tort ou
à raison vous traitiez de pédant. Cet homme est l'Arabe que voici!"
poursuivit-il en allongeant vers Raymond sa baguette d'ébène.

Raymond rougit jusqu'au blanc des yeux, et il bénit en cet instant
l'utile invention des masques. Il adressa au magicien un geste menaçant
pour lui fermer la bouche. Meg réprima son emportement en lui disant
avec le plus grand sang-froid: "Oui-da, monsieur, on ne se fâche pas
pour une plaisanterie de carnaval." Puis se tournant vers le vieillard:
"Bonhomme, votre simplicité n'a d'égale que votre suffisance. La
baguette enchantée que vous tenez à la main ne vous a-t-elle pas révélé
que cet Arabe est mon tuteur? Depuis quand les jeunes filles sont-elles
amoureuses de leur tuteur?

--Depuis que Rosine, répondit-il gravement, a essuyé de grandes
contrariétés pour n'avoir pas épousé le sien, depuis que cette joyeuse
créature a fini par devenir la _Mère coupable_, qui est en vérité la
pièce la plus larmoyante, la plus insipide qui ait jamais affronté les
feux de la rampe.

--Oh! ne parlons pas littérature, dit-elle, ce n'est pas mon fort.
Puisque vous êtes si habile à déchiffrer les âmes, occupez-vous un peu
de celle de mon tuteur. A-t-il un secret, lui aussi?

--Ah! miss Rovel, s'écria Raymond, ne me mêlez pas dans cette inepte
plaisanterie.

--On ne sait ni qui vit ni qui meurt, repartit-elle. Demain, si vous
le voulez, nous serons graves comme la grille de l'Ermitage; cette
nuit, j'entends déraisonner à coeur joie... Parlez donc, homme à la
voix sépulcrale! mon tuteur a-t-il un secret?

--Votre tuteur, mademoiselle, lui répliqua-t-il, me paraît être un
méchant homme, qui a la tête près du bonnet. Avant de répondre aux
questions d'Achille, Calchas qui n'aimait pas à risquer sa peau, lui
fit promettre qu'il le défendrait de son épée contre les ressentiments
d'Agamemnon.

--N'ayez aucune crainte, Calchas! je vous prends sous ma sauvegarde."

Il se gratta l'oreille, puis il s'écria: "Dieux inspirateurs, guidez ma
langue dans cette conjoncture délicate, enseignez-moi l'art de faire
tout entendre sans rien dire et de dépouiller la vérité de son dard et
de son venin!" Et passant la main sur sa barbe, après s'être recueilli:
"Il y a des hommes, ma belle enfant, reprit-il, qui unissent un coeur
tendre à la plus intraitable fierté; ils ont décidé que l'amour était
une indigne faiblesse, la plus humiliante des sujétions, ils ont pris
le ciel et la terre à témoin qu'ils n'aimeraient plus, et ils se
pendraient plutôt que de s'en dédire... Ces gens-là sont semblables au
chien du jardinier, qui a juré de ne pas manger et ne mangera pas, mais
qui n'entend pas non plus que les autres mangent... Belle blonde aux
yeux noirs, si vous voulez vous marier, rompez avec votre tuteur, car
vous n'épouserez jamais l'homme que vous aimez, et il vous empêchera
d'épouser celui que vous n'aimez pas.

--Cet insolent badinage a trop duré, s'écria Raymond hors de lui; je
veux savoir quel baladin se cache sous cette robe violette."

Parlant ainsi, il s'élança vers le magicien avec un air de tête si
farouche que celui-ci, inquiet pour sa sûreté, oubliant sa vieillesse
et la blancheur de sa barbe, redressa soudain son dos voûté, se campa
sur ses deux jambes dans l'attitude d'un boxeur qui s'apprête à jouer
des poings. Sur ces entrefaites, plusieurs masques entrèrent, suivis
d'un domestique qui portait un plateau chargé de sorbets. Il y eut un
moment de confusion, dont Merlin profita pour s'esquiver. Raymond le
poursuivit, mais perdit sa piste. Après bien des tours et des détours,
il crut l'apercevoir au milieu d'un groupe; il reconnut en s'approchant
qu'il s'était mépris, et parcourut vainement tout le palais. La
baguette d'ébène et la robe violette s'étaient évanouies comme une
apparition.

Pendant qu'il se livrait à cette recherche, miss Rovel était rentrée
dans le second salon. Elle y fut bientôt accostée par le cavalier à la
plume blanche, qui déplaisait à Raymond. Il l'attira dans l'embrasure
d'une fenêtre, et pour dérouter certaines curiosités qui rôdaient
autour d'eux ils menèrent de front deux conversations, l'une à haute et
intelligible voix, l'autre d'un ton rapide, pressé, aussi indistinct
que le bourdonnement d'une mouche.

"La journée a été superbe! s'écria le prince comme s'il eût parlé à la
cantonade.

--Superbe, en effet, répondit-elle.

--Je ne vous ai pas vue aux Cascine.

--C'est une promenade qui ne me plaît pas tous les jours.

--La princesse de B... y était. Avec sa robe bariolée, son nez crochu
et ses lèvres incarnates, elle ressemble, comme on dit, à une perruche
qui mange une cerise." Puis il chuchota tout bas: "J'attends votre
réponse, elle décidera si je suis le plus heureux des hommes, ou si en
rentrant chez moi je me brûlerai la cervelle.

--Je serais désolée, murmura-t-elle du bout des lèvres, qu'il arrivât
malheur au plus beau gentilhomme de l'Italie, et je n'aime pas les
romans qui tournent au tragique.

--Il en sera ce qui pourra, vous m'avez rendu fou, et je n'ai plus ma
tête à moi.

--Ne vous tuez pas, je préfère encore que vous m'enleviez; mais ne
pourriez-vous pas trouver autre chose?

--Quoi donc? Ne sommes-nous pas tombés d'accord que j'en suis réduit
pour vous épouser à employer les grands moyens?

--C'est bientôt dit, soupira-t-elle; mais un enlèvement, un
enlèvement! c'est impossible ici."

Il éleva de nouveau la voix pour lui dire: "A propos, avez-vous assisté
l'autre soir au concert de ce fameux pianiste polonais?

--On assure, répondit-elle, qu'il a beaucoup de talent.

--Sans doute, mais il lui manque à ce Polonais... comment dirai-je?
cette divine scélératesse qui fait le génie.

--A ce compte, il faut être un homme à pendre pour être un grand
pianiste?

--Pour exceller en quoi que ce soit, il faut s'être donné au diable,
répliqua-t-il." Et il poursuivit pianissimo: "Pourquoi un enlèvement
est-il impossible ici? N'avez-vous pas la bride sur le cou?"

Elle lui répondit sur le même ton: "Ne comprenez-vous pas que si vous
m'enleviez de chez elle, maman se tiendrait pour bravée et que de sa
vie elle ne vous pardonnerait cet affront? Que deviendrait notre
mariage?

--Alors, de grâce, que ferons-nous?

--C'est bien simple, dit-elle en mettant son éventail devant sa
bouche, il faut que je m'en aille à l'Ermitage près de Genève, chez mon
tuteur. C'est une maison où l'on meurt d'ennui, mais j'y suis libre
comme l'air.

--Ah! permettez, votre tuteur ne me paraît pas un homme commode.

--Il traduit Lucrèce et passe sa vie le nez dans ses livres. Je vous
défie bien de lui enlever un des volumes de sa bibliothèque sans qu'il
le sache; mais, si on lui soufflait sa pupille, il lui faudrait
vingt-quatre heures pour s'en apercevoir."

Il leur parut qu'un écouteur s'était rapproché et qu'il dressait
l'oreille. Passant du _pianissimo_ au _forte_, Meg s'écria: "Est-il
vrai, seigneur, que vous avez perdu hier une grosse somme au jeu?

--Hélas! oui, belle Arménienne; nous avons fait ce qui s'appelle en
langage de joueur une lessive! Bah! nous nous rattraperons demain.

--Eh bien! je vous admire, car malgré cette grosse perte vous avez été
cette nuit d'une humeur charmante.

--Oh! reprit-il en riant, je ne permets jamais à mes ennuis de me
troubler dans mes plaisirs. Ce sont deux parts de ma vie qui n'ont rien
à démêler ensemble. J'en use comme cet Anglais qui, dînant au cabaret,
trouva un cheveu dans son potage et dit au garçon: "Mettez-le à part,
j'en prendrai, si j'en veux."

Il s'avisa que l'écouteur, frustré de son attente, venait de tourner
ailleurs ses regards et ses oreilles. Mettant la sourdine à sa voix,
l'oeil errant, il dit à Meg: "Et comment ferez-vous pour vous en aller
à l'Ermitage?"

Elle s'abrita de nouveau derrière son éventail. "Ecoutez-moi bien,
maman m'a déclaré que, si j'étais la cause volontaire ou involontaire
du moindre scandale, elle prierait mon tuteur de me chercher une
pension. Je saurai bien le forcer à m'offrir l'hospitalité.

--Dieu! que vous avez d'esprit! Ainsi nous allons faire un peu de
scandale?

--Voyez-vous cette cocarde sur mon oreille droite? répondit-elle d'une
voix qui n'était qu'un souffle. Je la laisserai tomber, vous la
ramasserez, vous vous vanterez que je vous l'ai donnée. Tout à l'heure
je vous dépêcherai un Kalmouk avec l'ordre de vous la reprendre, et je
vous permets de mettre flamberge au vent.

--Divine invention! dit-il. Et ce Kalmouk sera le marquis de
Boisgenêt? M'autorisez-vous à le larder?

--Miséricorde! vous ne lui ferez pas le moindre mal; il doit nous
servir à faire du bruit; mais les enfants bien élevés ne crèvent par
leur tambour." Puis, saluant de la main son interlocuteur: "Vous m'avez
donné ce soir, lui dit-elle tout haut, une leçon de sagesse dont je
profiterai. Qui ne trouve pas un cheveu dans son potage ou dans sa vie?
A votre exemple, je le mettrai à part, et je n'en mangerai que s'il me
plaît."

Elle s'éloigna, et deux secondes après sa jolie cocarde gisait sur le
parquet. Sylvio se baissa rapidement et la ramassa. L'ayant fixée sur
sa poitrine avec une épingle, il alla se poster dans l'endroit le plus
en vue du salon, et demeura là, les bras croisés, contemplant d'un oeil
glorieux son trophée.

Cependant Meg s'était lancée à la poursuite du marquis de Boisgenêt.
Elle finit par le découvrir au buffet, où, seul dans un coin, il vidait
à petits coups un flacon de vin de Pomard. Il était en veine de
mélancolie; rompu de fatigue, jamais ses fonctions de factotum
n'avaient pesé si lourdement sur ses petites épaules, et, pour le
récompenser de ses peines, lady Rovel venait de s'en prendre à lui de
ce que Mirette, s'étant faufilée dans un quadrille, y avait reçu un
coup de pied et poussé le plus douloureux glapissement. Ajoutez que
pendant toute la soirée il avait essuyé un feu roulant de brocards,
d'épigrammes, de persiflages, et qu'ayant tâché à plusieurs reprises de
se procurer un tête-à-tête avec Meg, la perfide lui avait toujours
glissé entre les doigts comme une anguille. Il ne pouvait digérer tant
de traverse, et le meilleur vin de Bourgogne lui semblait amer.

Tout à coup il sentit une main souple se poser sur son épaule et une
charmante Arménienne lui dit: "Enfin, je vous trouve, ô le plus aimable
des Kalmouks!

--Qu'est-ce à dire? répondit-il d'un ton fort maussade; on sait
toujours me trouver quand on a besoin de moi. Quelque lustre s'est-il
éteint? Le trombone manque-t-il de souffle, et dois-je emboucher à sa
place? A-t-on écrasé une seconde fois Mirette, et faut-il l'arroser
d'arnica? S'agit-il de grimper à une échelle ou de prendre la lune avec
les dents?

--Jacob, lui dit-elle de sa voix la plus douce, ne servit-il pas sept
ans pour mériter Rachel?

--Rachel ne bernait pas Jacob, répliqua-t-il en colère; Rachel n'était
pas une fieffée coquette, Rachel ne disait pas dix fois le jour oui
avec les yeux et non avec les lèvres, Rachel ne s'en laissait pas
conter pas des godelureaux, surtout Rachel n'avait pas de tuteur, vous
m'entendez, miss Rovel? pas de tuteur. Qu'on me laisse noyer mes
chagrins dans mon verre.

--Tout beau! dit-elle, vous seriez capable d'y noyer aussi vos
espérances."

Et, s'asseyant auprès de lui, à force de gentillesses, de chatteries,
elle parvint, non sans peine, à l'amadouer un peu. Puis elle s'écria
brusquement: "Il n'y a qu'un mot qui serve; oui ou non, êtes-vous mon
chevalier?

--Que voulez-vous dire, miss Rovel?

--Qu'un fat est en train de me compromettre et que vous prenez la
chose d'une étrange façon.

--De quelle façon voulez-vous que je la prenne, puisque je n'en sais
pas le premier mot?

--Un chevalier devine tout, tant il est jaloux de l'honneur de sa
dame."

Ce dernier mot inonda de joie le coeur du marquis. "Comment vous a-t-on
compromise? demanda-t-il.

--Cette cocarde que je portais dans mes cheveux, que je trouvais
charmante, que j'avais promis, de vous donner...

--D'honneur je ne m'en doutais pas, interrompit-il.

--Quand Rachel promet, c'est avec les yeux, dit-elle. Enfin je vous la
destinais; mais l'impertinent dont je vous parle s'en est emparé, et il
la promène partout en se vantant que je la lui ai donnée et qu'il est
du dernier mieux avec l'Arménie."

M. de Boisgenêt se leva incontinent. "Qui est ce faquin? s'écria-t-il.

--Vous le voyez d'ici, ce grand jeune homme à la fraise godronnée.

--Ne serait-ce point le prince Natti?" dit-il, et il regarda d'un oeil
rêveur la chaise qu'il venait de quitter.

"Ah! j'y pense, dit-elle, je ne veux pas vous commettre avec ce
fier-à-bras, et je vais à l'instant trouver mon tuteur...

--Ne me parlez plus de votre abominable tuteur! s'écria M. de
Boisgenêt en bondissant comme si elle lui avait cinglé la figure d'un
coup de cravache. Cette affaire ne concerne que moi, je cours réclamer
mon bien et sauver votre honneur."

Il se versa un rouge bord, l'avala d'un seul trait pour s'assurer de sa
résolution; puis, l'oeil émoustillé et guerroyant, il se coula de
groupe en groupe et atteignit enfin l'homme à la fraise, lequel
haranguait une douzaine de masques rangés en cercle autour de lui et
les mettait au défi de deviner d'où lui venait sa cocarde.

M. de Boisgenêt l'aborda fièrement et lui cria: "Monsieur, ayez
l'obligeance de me remettre au plus vite le noeud de rubans que vous
portez à votre épaule droite; la personne à qui vous l'avez pris me
charge de vous le réclamer.

--La plaisanterie est un peu forte, répliqua-t-il en traînant sa voix.
Si la fantasque princesse qui m'a octroyé ce précieux don a regret à sa
libéralité je ne saurais qu'y faire, et je le défendrai jusqu'à mon
dernier soupir contre tous les Kalmouks, les Lapons et les Samoyèdes de
l'univers."

A ces mots, il dégaina sans crier gare, et se mit à faire avec son épée
un moulinet si terrible que M. de Boisgenêt, surpris par cette vive
riposte, recula de cinq ou six pas. Sa retraite précipitée mit en gaîté
les assistants. Il devint furieux d'avoir eu peur, et dans ses furies
il ne craignait plus rien. Il jeta les yeux çà et là pour découvrir une
arme; faute de mieux, il se saisit de la houssine que portait un Magyar
dans une de ses bottes à l'écuyère, et commença de s'en escrimer; d'un
coup de revers, l'ennemi la fit sauter au plafond. Sa rage ne connut
plus de bornes; il bondit en tournoyant autour du redoutable acier,
espérant toujours le trouver en défaut. Il s'exposait tant que le
prince craignit de l'embrocher et rompit d'une semelle. Ce jeu aurait
eu peut-être un sinistre dénoûment, si par bonheur M. de Boisgenêt
n'eût posé le pied sur une tranche de limon glacé tombée d'un plateau;
il s'étendit tout de son long, donnant de la tête contre un socle de
marbre que surmontait un buste. Au même instant, un Bédouin qui
assistait silencieusement à cette passe d'armes et qui à l'insu de
Sylvio était venu prendre position derrière lui allongea rapidement le
bras et enleva la cocarde. Ce fut au tour du prince d'être furieux. Il
se rua sur l'audacieux larron; mais il poussa un cri d'effroi en
trouvant au bout de son épée miss Rovel, qui lui cria vivement:
"Prince, à quoi pensez-vous? C'est mon tuteur." Il se confondit en
excuses et remit l'épée au fourreau, tandis que Raymond, qui avait
gardé tout son sang-froid, replaçait tranquillement la cocarde dans les
cheveux de Meg, et que le marquis, fort étourdi de sa chute, se
relevait à grand'peine et réclamait d'une voix lamentable un mouchoir
pour se bander le front.

Bien que cette scène n'eût duré que peu de minutes, elle avait causé
une vive émotion. En voyant le prince Natti mettre flamberge au vent,
une femme s'était évanouie, d'autres avaient poussé des cris perçants.
De toutes parts on était accouru; l'orchestre avait fait silence, et M.
de Boisgenêt étant tombé face contre terre, le bruit s'était répandu de
proche en proche qu'un homme à grande collerette venait d'occire un
Kalmouk. Ce bruit arriva jusqu'aux oreilles de lady Rovel; l'instant
d'après, elle était sur les lieux en proie à la plus vive irritation,
aussi indignée que surprise qu'on se permît de faire du scandale chez
elle. Arrachant son masque, elle porta autour d'elle des yeux
farouches. Elle s'avisa que le mort était sur pied, elle le regarda
durement, comme pour lui demander compte de sa fausse alerte ou pour
lui reprocher d'avoir perdu en ne mourant pas l'occasion unique qui
s'offrait à lui de se rendre intéressant. "Marquis, lui dit-elle sans
prendre le temps de choisir ses mots, vous êtes un sot; allez vous
faire panser par mes femmes." Puis avec un geste à la Roxane elle dit
au prince: "Sortez!" et à sa fille, en se penchant à son oreille:
"Retirez-vous dans votre chambre." Enfin, se tournant vers Raymond et
lui lançant un regard qui tombait sur lui du plus haut des airs comme
le faucon sur la grue: "Monsieur, murmura-t-elle d'une voix saccadée,
venez me trouver demain vers midi, j'aurai deux mots à vous dire."

Là-dessus, elle donna l'ordre à la musique de reprendre ses flonflons;
le bal recommença, le calme se rétablit par degrés, non toutefois dans
l'esprit de Raymond, qui, une demi-heure plus tard, regagnait son
hôtel, rapportant dans sa tête deux ou trois orchestres, une cohue de
masques, tous les costumes et tous les peuples de la terre, des colères
japonaises, des manéges et des mensonges arméniens, des collerettes
godronnées, des barbes à la Montesinos, des coups d'épée et des
cocardes. Il employa le reste de la nuit à converser avec ses pensées;
il lui semblait qu'elles aussi portaient un masque et qu'il s'efforçait
en vain de démêler leur visage, d'autant qu'elles gambadaient,
pirouettaient autour de lui aux sons d'une musique endiablée. Quand le
premier rayon du jour pénétra dans sa chambre, il constata qu'elle ne
renfermait qu'un philosophe en déconfiture, pour lequel la physique et
la métaphysique se réduisaient à deviner le secret d'une petite fille
et à savoir exactement ce qui se passait dans son coeur, supposé
qu'elle en eût un.


IX


Après un somme assez court, Raymond venait de se lever et s'apprêtait à
se rendre chez lady Rovel à l'heure qu'elle lui avait marquée, quand on
lui remit un billet qu'avait apporté Paméla. Il était ainsi conçu:


"J'ai beaucoup de choses à vous dire, mon cher tuteur, et je n'ai qu'un
moment. Excusez l'écriture et le reste.

"1° Je tiens à vous tranquilliser l'esprit sur un incident dont vous
avez eu le tort de vous trop émouvoir. J'imagine que notre fameux
magicien à la barbe blanche, qui, lorsqu'on lui prête le collet, tombe
en arrêt dans l'attitude d'un boxeur anglais, pourrait bien être tout
simplement un Ecossais, nommé M. Gordon. Si ma conjecture est exacte,
la scène qu'il nous a jouée serait une vengeance de sa façon, où il a
mis tout l'esprit dont il peut disposer. N'y pensez plus, si vous y
pensez encore.

"2° Ma belle et adorable maman est aujourd'hui d'une humeur!... Elle
est furieuse contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), furieuse
contre le beau Sylvio parce qu'il s'est permis de tirer l'épée chez
elle, furieuse contre moi, qu'elle considère bien injustement comme la
cause première de ce grand esclandre. Dieu soit loué! Elle n'est pas
moins furieuse contre M. de Boisgenêt; elle lui en veut d'avoir été si
ridicule et si maladroit hier au soir, et surtout de s'être avisé de
passer pour mort quand il était encore en vie. Elle l'avait traité
d'imbécile en votre présence; il n'a pu digérer ce mot. Après votre
départ ils ont eu ensemble une vive altercation, suivie d'une rupture
en forme; puisse-t-elle être définitive!

"3° Conclusion: maman m'a déclaré tout à l'heure que j'avais l'esprit
de guingois et un atroce caractère, qu'elle renonçait à m'apprendre le
monde et que je n'y rentrerais que mariée, qu'elle avait formé
l'irrévocable résolution de me cloîtrer quelque part jusqu'à ce qu'elle
m'ait trouvé un parti à sa guise. Puis elle m'a soumis une idée...
Devinez où elle veut m'envoyer; je n'ose pas vous le dire. Quelle
indiscrétion, monsieur, que de prétendre vous imposer une fois encore
la garde de ma folle tête et de ma sotte personne! C'est déjà trop que
vous ayez daigné faire le voyage de Florence pour me délivrer d'un
Kalmouk. Aussi ai-je regimbé, protesté, représenté à maman que son idée
était extravagante, que vous ne pouviez nous souffrir, mes défauts et
moi, qu'il vous serait souverainement désagréable de me reprendre dans
votre maison, et que je la défiais de vous y faire consentir. Elle m'a
répondu froidement: "C'est ce que nous verrons," et je me suis aperçue
un peu tard que dans mon beau zèle je venais de faire une sottise, que
toutes mes objections étaient allées à fin contraire. Fâchée comme elle
l'est contre vous (je ne sais toujours pas pourquoi), elle sera charmée
de faire quelque chose qui vous déplaise, et vous allez avoir à subir
un formidable assaut. Réparez ma sottise aussi bien que vous pourrez, à
moins que vous ne préfériez en prendre votre parti en vrai philosophe
qui, du haut d'un pont, regarde couler son malheur comme l'eau d'une
rivière. L'eau ne coulera pas longtemps et votre pont est si haut
perché!

"4°, 5° et 6° Je vous respecte de tout mon coeur, monsieur, et je vous
supplie de me pardonner en faveur de ce bon sentiment tous mes péchés
passés et futurs."


Raymond éprouva un saisissement en lisant cette lettre et en apprenant
la résolution imprévue à laquelle s'était arrêtée lady Rovel. Sa
surprise fut accompagnée d'une dilatation de coeur, d'un frisson de
joie tel qu'en peut ressentir un homme à qui on annonce à l'improviste
qu'il vient de gagner le quine à la loterie. Il aurait bien voulu se
persuader que le tuteur de miss Rovel considérait uniquement l'intérêt
de sa pupille, et que, s'il se réjouissait à la pensée de la remmener à
l'Ermitage, c'est qu'il était heureux


............ De dérober cette rose naissante Au souffle empoisonné d'un
monde dangereux.


Il n'essaya pas de se donner le change; depuis quelques heures, il ne
pouvait plus se faire illusion sur ses véritables sentiments. Certaines
paroles prononcées inopinément brillent comme un flambeau, elles
éclairent les replis les plus obscurs d'une âme qui se cachait à
elle-même. Un magicien, expert en son art, déchirant d'une main brutale
tous les voiles, avait révélé Raymond à lui-même; il avait vu le fond
de son âme, et il ne pouvait plus douter qu'il ne ressemblât beaucoup
au chien du jardinier, lequel n'a jamais été réputé le plus heureux des
chiens. Il sentait effectivement que son bonheur serait un supplice,
mais les supplices ont leurs voluptés.

Midi sonnait, il s'arracha brusquement à ses réflexions et courut à son
rendez-vous, déterminé à faire une belle défense, comptant d'avance sur
sa défaite. Il trouva lady Rovel dans le même salon que la première
fois, assise sur le même sofa; elle tenait dans son giron Mirette, qui
n'était pas encore tout à fait remise de ses émotions de la veille.

Du plus loin qu'elle vit venir Raymond: "Monsieur, lui demanda-t-elle,
c'est bien par le train de quatre heures que vous repartez aujourd'hui
pour Genève?

--C'est possible, madame, mais je n'en savais rien.

--Les nuits sont encore froides, reprit-elle, et Meg est imprudente.
Vous aurez l'oeil à ce que Paméla ait les plus grands soins d'elle et
l'enveloppe convenablement dans ses fourrures.

--Miss Rovel part aussi pour Genève?

--Elle va passer quelques semaines à l'Ermitage, répondit-elle d'un
ton de superbe nonchalance, juste le temps nécessaire pour que je lui
trouve un mari. Je me plais à croire qu'en fait de pensionnats elle
préfère aux maux inconnus un ennui connu.

--Vous me comblez, madame; mais, je vous prie, avez-vous consulté au
préalable le propriétaire de l'Ermitage? Peut-être jugera-t-il que vous
avez une façon un peu cavalière de disposer de lui et de sa maison."

Elle présenta une gimblette au carlin. Pendant qu'il la croquait à
belles dents: "Monsieur, reprit-elle, vous considérez-vous, oui ou non,
comme le tuteur de Meg? Si vous ne l'êtes pas, de quel droit vous
mêlez-vous de ses affaires et de me donner des conseils que personne ne
vous demandait? Si vous l'êtes, auriez-vous bonne grâce à me refuser de
l'héberger chez vous jusqu'à ce que j'aie pourvu à son avenir?... Ce
raisonnement n'est-il pas juste, mon enfant? dit-elle à sa chienne en
lui donnant une seconde gimblette.

--Soit, reprit Raymond, je suis tuteur, j'ai les charges, sinon
l'office; mais vous vous plaignez que votre fille est de garde
difficile. Je tiens à vous dire que je ne m'engage point à la garder
mieux que vous.

--J'aime à croire que vous ferez votre possible. J'ai toujours préféré
les coquins aux inutiles; un homme qui se respecte doit s'atteler à
quelque chose, à une danseuse, à un devoir, il n'importe. Vous n'avez
pas la danseuse, je me fais un plaisir de vous procurer le devoir.

--Je suis confus de vos bontés, madame, mais je vous répète qu'il
adviendra ce qui pourra, que votre fille se surveillera elle-même, que
je ne vous réponds point de sa conduite.

--Cela va sans dire, répondit-elle avec un accent de suprême dédain;
c'est Mlle Ferray qui m'en répondra.

--Ma soeur est myope et boiteuse, et je vous déclare qu'elle est
encore moins disposée que moi à reprendre miss Rovel en son
gouvernement.

--Vous le croyez?

--J'en suis certain.

--Pauvre homme que vous êtes! j'ai passé la matinée à causer par le
télégraphe avec Mlle Ferray. Première dépêche de Florence:
Mademoiselle, consentez-vous à reprendre Meg?--Première réponse de
Genève: Oui, madame, tout de suite, si mon frère est consentant.--Deuxième
dépêche de Florence: Mademoiselle, votre frère est consentant;
Meg part à quatre heures avec lui; venez à leur rencontre jusqu'à Suse.
--Deuxième réponse de Genève: Madame, dans une heure, je partirai pour
Suse.--Et voilà, je pense, une affaire en règle."

Il se leva: "Puisque ma soeur est en route, dit-il, je me vois forcé de
me soumettre; seulement je me réserve le bénéfice d'inventaire. Le jour
où j'aurai à me plaindre de miss Rovel, je vous la renverrai, madame,
sinon par le télégraphe, du moins par le chemin de fer.

--Vous voulez dire que vous aurez l'obligeance de la garder jusqu'à ce
que je vous prie de me la renvoyer, répliqua-t-elle; cela ne tardera
guère." Puis, avec un sourire ironique: "Apprenez, monsieur, d'une
femme qui a beaucoup pratiqué les hommes, que dans ce monde il faut
être granit ou caoutchouc, et que rien n'est plus ridicule que le faux
granit."

Sur cette belle apostrophe, elle lui souhaita un heureux voyage, lui
enjoignit de nouveau de préserver Meg des courants d'air, et tirant
Mirette par le bout de l'oreille: "Petite, dit-elle, regardez bien
monsieur, vous ne le reverrez plus."

"Elle a raison, caoutchouc ou granit!" se disait Raymond en descendant
le grand escalier de marbre du palazzo. Et redressant sa tête sur ses
épaules, jetant à un invisible ennemi un regard de défi hautain, il
forma le ferme propos de se prouver à lui-même que la nature l'avait
fait en vrai granit et que sa volonté n'était point à la merci
d'émotions passagères. Il jura qu'il se rendrait maître de ses pensées,
qu'il sortirait vainqueur de l'épreuve, que Meg ne se douterait jamais
des indignes faiblesses qu'elle lui inspirait, que jamais elle ne
pourrait deviner qu'il se passait quelque chose en lui quand il la
regardait. Il le jura par le Persée en bronze de Benvenuto Cellini,
qu'il avisa dans la loggia de Lanzi en traversant la place du
Grand-Duc, et s'étant rappelé les singulières paroles qui sont gravées
sur le piédestal de cette noble statue: _Te, fili, si quis laeserit,
ultor ero_, son orgueil interpellant son coeur lui répéta: "Oh! mon
fils, si quelqu'un te blesse, je te vengerai!"

Avant trois heures et demie, Raymond était à la gare. Il attendit
quelque temps ce que cherchaient ses yeux et son coeur; craignant que
lady Rovel ne se fût ravisée, la fièvre le prit. Enfin Meg arriva,
suivie de son bagage, de Paméla et d'un vieux maître d'hôtel que lady
Rovel avait chargé de l'assister dans ses préparatifs de départ et de
la mettre en wagon. Tant qu'il fut là, elle eut le regard sombre, la
figure allongée. A peine eut-il pris congé d'elle et le train se fut-il
ébranlé, ce brouillard se dissipa et la gaîté brilla dans ses yeux. De
son côté, Raymond se sentait l'âme à l'aise. L'épreuve qu'il allait
affronter lui semblait moins difficile, moins périlleuse qu'il ne
l'avait d'abord pensé; on prend quelquefois pour la tranquillité d'une
raison satisfaite l'épanouissement secret d'une grande joie. Meg avait
l'esprit si serein, si allègre, elle paraissait si résignée à son sort,
si disposée à prendre en bonne part tous les incidents du voyage, qu'il
était impossible de supposer qu'elle laissât son coeur sur les bords de
l'Arno, et Raymond, qui l'observait à la dérobée, fut bientôt délivré
de tout ce qui lui restait d'inquiétude. Quelle apparence que le prince
Natti eût mieux réussi que M. Gordon à inspirer un sentiment sérieux à
cette joyeuse fille? Nulle ombre sur son visage, on y voyait une âme
franche de tout chagrin comme de tout souvenir, qui n'avait pas même
regret à ses amusements, certaine d'en trouver partout assez pour sa
provision.

Quand le soir fut venu, Raymond fut moins content et la nuit lui parut
longue. Meg, après s'être emmitonnée dans ses fourrures, dormit tout
d'un somme jusqu'au matin. Paméla s'appliquait à en faire autant, mais
le sommeil fuyait ses sombres paupières. Elle était travaillée par ses
chagrins, elle maudissait sa destinée, qui la condamnait à enterrer de
nouveau ses charmes d'ébène dans la solitude et le mortel ennui de
l'Ermitage. Elle vivait depuis six mois dans l'attente d'une aventure.
Lady Rovel lui donnait ses robes quand elle les prenait en déplaisance,
et Paméla s'était toujours flattée que pareillement, un jour ou
l'autre, Meg lui passerait de la main à la main le coeur de quelque
sigisbée dont elle n'aurait plus que faire. Il lui souvenait qu'un
brillant cavalier lui avait dit près d'une chartreuse: "Charmante
brunette, si je perds mon procès avec ta maîtresse, c'est toi que je
chargerai de me consoler!" Son âme charitable se désespérait à la
pensée que, dans le triste clos de l'Ermitage, elle ne rencontrerait
aucun jeune homme bien fait à qui elle pût offrir ses consolations. Si
elle réussissait parfois à s'endormir, se prenant à rêver des fines
moustaches du prince Natti, elle se réveillait en sursaut et poussait
un bruyant soupir. Raymond ne soupirait pas; mais il ressentait un
cruel malaise, un trouble pénible et fiévreux. Il songeait malgré lui
au faux Merlin, à ses oracles, bizarre mélange de vérité et d'erreur.
Ce magicien ou ce jaloux s'était bien mépris sur le compte de Meg. Qui
pouvait la soupçonner d'avoir plus que de l'amitié pour son tuteur?
Dans les entretiens qu'il avait eus avec elle depuis, leur départ de
Florence, elle avait fait preuve d'une parfaite liberté d'esprit, et
l'aisance de ses manières, le naturel et la franchise de son langage ne
ressemblaient guère aux pudeurs et aux précautions d'un amour qui se
cache. Si Meg n'aimait ni le prince Natti ni M. Gordon, c'est que son
coeur n'était pas encore mûr et que le moment d'aimer n'était pas venu
pour elle. Sans contredit, cela était fort heureux, si heureux que
Raymond sentait l'air lui manquer, et que plus d'une fois il baissa la
glace de la portière pour exposer à la fraîcheur de la nuit son front
brûlant. Le wagon était trop étroit, Meg était trop près de lui; la
guettant du coin de l'oeil, il se surprenait à maudire la profonde
tranquillité de son sommeil, à regretter avec amertume que le faux
Merlin ne fût qu'un somnambule à demi lucide, et qu'ayant vu si clair
sur un point, il se fût si grossièrement abusé sur le reste.

Il fut charmé de voir paraître l'aube, qui fait chanter les coqs et
fuir les cauchemars, plus charmé encore d'apercevoir sur le quai de la
gare de Suse une petite femme clopinante et clignotante, laquelle
attendait le train avec impatience. S'entendant appeler par son nom,
elle se précipita sans pudeur dans les bras d'un gendarme, qu'elle
s'avisa de prendre pour son frère. Au même instant, Meg, s'élançant
derrière elle et la saisissant par les deux épaules, s'écria: "Ah! miss
Agathe, qu'il y a d'esprit dans vos méprises!"

Mlle Ferray cherchait à se retourner pour la voir, et à tout hasard lui
disait comme le comte de Rouci à Mlle d'Arpajon, sa fiancée:
"Mademoiselle, encore que vous soyez laide, je ne laisserai pas de vous
bien aimer." Enfin, parvenant à l'entrevoir, elle lui dit par charité:
"Qui prétendait que cette petite était enlaidie? Elle n'est pas si
mal." Puis, y regardant de plus près: "Oh! la vilaine menteuse! elle
est plus belle qu'un ange.

--Fi donc! mademoiselle, lui répondit Meg, on ne parle plus de sa
beauté à une sainte fille qui a renoncé au monde." Cela dit, elle lui
sauta au cou, et regardant Raymond de travers: "Vous plaît-il de savoir
comment M. Ferray a passé son temps à Florence? Croiriez-vous qu'il est
allé au bal déguisé en Bédouin, qu'il y a reçu des déclarations
brûlantes, et qu'il a failli en découdre avec un matamore qui avait eu
l'audace de me voler un ruban? Voilà de la galanterie, ou je ne m'y
connais pas."

Cette plaisanterie et le ton dégagé de Meg froissèrent Raymond, qui ne
sut pas dissimuler son déplaisir. Il eut pendant quelques minutes un
air froid et contraint, et répondit assez mal aux amitiés dont
l'accablait sa soeur. Cela troubla la joie de Mlle Ferray; elle
craignait qu'il ne lui en voulût d'avoir accueilli trop facilement les
ouvertures de lady Rovel; elle tournait autour de lui comme un barbet
qui a une peccadille sur la conscience et cherche par la tendresse de
ses regards à fléchir la rancune de son maître. Il finit par se
dérider, ses glaces fondirent, et le bonheur de Mlle Ferray resplendit
comme un ciel de juillet. Dès qu'on fut remonté en wagon, elle
entreprit Meg sur ses méfaits, la pria de lui en dresser la liste. Meg
lui conta des énormités, Mlle Ferray se récriait d'indignation; mais
s'apercevant qu'on lui en imposait: "Mauvaise pièce, lui dit-elle, vous
vous amusez de moi. Le seul crime impardonnable est de se moquer des
gens qui nous aiment, c'est le vrai péché contre le Saint-Esprit.

--Bah! mademoiselle, répondit Meg, si le bon Dieu vous ressemble, il
n'y aura point de jugement dernier; après avoir bien réfléchi. Dieu
dira: Embrassons-nous, tout s'explique."

On arriva dans la soirée à l'Ermitage. Le lendemain matin, Raymond,
s'étant mis à la fenêtre, aperçut miss Rovel qui, encapuchonnée d'un
tartan, les pieds dans la rosée, faisait le tour de l'enclos, examinant
tout, s'assurant que rien n'avait changé de place ni de visage. Elle
battait les buissons comme un chasseur, et faisait lever des souvenirs.
Quoique le printemps fût moins avancé qu'à Florence, elle trouva le
long des haies quelques primevères dont elle fit un bouquet. Puis,
revenant sur ses pas, elle visita le poulailler, jeta un coup d'oeil
dans l'étable et le grenier à foin. Elle allait rentrer chez elle quand
Raymond la héla: "Miss Rovel, lui cria-t-il, les historiens racontent
que la première fois que Napoléon exilé fit une promenade dans son île,
il s'écria: Diable! ma prison est petite.

--J'ai des yeux qui voient grand, répondit-elle, et si bon coeur que
je veux fleurir Hudson Lowe." Et elle lui lança son bouquet à la figure.

Pendant plus de trois semaines, les jours coulèrent doucement à
l'Ermitage sans que la vie de ses hôtes comptât d'autres événements que
leurs pensées. Celles de miss Rovel étaient aussi paisibles
qu'agréables. Il semblait que par l'effet d'un charme son sang courût
moins vite, qu'il fût entré quelques grains de plomb dans sa cervelle.
Ses journées se passaient dans une alternative de gaîté sans étourderie
et de longues tranquillités sans langueur. On craignait qu'elle ne
s'ennuyât, on lui proposait des promenades et de la mener au concert ou
au théâtre; elle répondait qu'elle avait besoin de se reposer, de se
rasseoir, qu'un verger entouré de haies vives, borné par un ruisseau,
lui suffisait pour promener ses jambes et son esprit. Raymond lui fit
présent d'un cheval; elle fut sensible à cette attention, monta une ou
deux fois par reconnaissance; mais ses plus grands plaisirs étaient de
rester au logis, de travailler vaille que vaille à la tapisserie de
Mlle Ferray, et le soir d'écouter quelque tragédie que son tuteur lui
lisait d'une voix aussi grave, mais plus émue que jadis.

Elle se procura un surplus d'occupation en demandant à Mlle Ferray de
lui résigner tous ses pouvoirs de maîtresse de maison; elle se piquait
de lui prouver qu'elle s'entendait comme une autre à tenir un ménage.
Son administration donna prise à la critique. Il lui arrivait souvent
d'égarer ses clés, elle perdait son temps à les chercher, et, quelque
distraction survenant à la traverse, elle ne se rappelait plus ce
qu'elle cherchait et retournait s'en informer auprès de Mlle Ferray.
Une cane ayant pondu, elle se vanta d'avoir des lumières particulières
sur l'éducation des canards, et s'y prit si adroitement que
vingt-quatre heures lui suffirent pour exterminer la couvée. Elle fit
passer de vie à trépas tout un peuple de lapins en les nourrissant
d'herbes mouillées. Sa présomption ne connaissant plus de bornes, elle
se donna pour un cordon-bleu de premier ordre et prépara de ses mains
un plat de son invention, que Raymond traita franchement d'exécrable.
Mlle Ferray convint qu'il n'était pas exquis; mais, à force d'y
réfléchir, elle réussit à se l'expliquer et le trouva mangeable.

Erreur ne fait pas compte, la maison ne périclita point dans les mains
de miss Rovel; elle ne mit le feu ni à la cave, ni au grenier, et
hormis les lapins et les canards, sa cuisine n'empoisonna personne. Et
c'est ainsi que cette fille romanesque paraissait à jamais brouillée
avec les romans et déterminée à chercher le bonheur dans la vie
d'habitude. On eût dit un voyageur qui, détrompé des sentiers hasardeux
où l'avait entraîné son caprice, des bois sombres et raboteux où l'on
trébuche, des marais où dansent des feux follets, contemple d'un oeil
réjoui la route droite et unie qu'il vient de regagner et que ses
fantaisies avaient méprisée. Mlle Ferray s'affligeait en secret de
cette grande sagesse, où elle trouvait de l'excès. Meg lui paraissait
trop différente d'elle-même, elle regrettait ses fougues d'autrefois,
son humeur orageuse, les saillies de sa fierté revêche; pour un peu,
elle l'eût suppliée de lui faire une incartade, car elle se plaignait
des gens qu'elle aimait quand ils la privaient du plaisir de leur
pardonner quelque chose. Si Meg était trop parfaite au jugement de Mlle
Ferray, dans l'opinion de Raymond elle était trop heureuse; son coeur
malade lui reprochait de se porter si bien. Du reste il traitait
brutalement son mal, évitait avec soin toute occasion de tête-à-tête
avec miss Rovel, ne la voyait qu'à table ou le soir en compagnie de sa
soeur, et remplissait son rôle de tuteur avec une irréprochable
probité. Miss Rovel de son côté était une pupille exemplaire, et
s'étudiait à concilier dans sa conduite les déférences et les
familiarités permises.

Une après-midi, elle alla se promener dans le bois. Elle tenait à la
main un volume de Mme de Sévigné; cette lecture lui plaisait. Elle
avait acquis par un peu d'étude et par ses entretiens avec Raymond
assez de littérature pour pouvoir sentir l'art consommé qui se dérobe
sous les nonchalances de cette plume divine et pour goûter la forme la
plus charmante qu'ait jamais revêtue la raison, quoique, à vrai dire,
Mme de Sévigné lui parût un peu trop raisonnable, la folie d'aimer
éperdument sa fille étant insuffisante pour remplir le vide du temps.
Ce jour-là, elle avait rencontré dans une lettre du 9 mars 1692 un
passage qui l'avait particulièrement frappée. Elle était en train de le
relire pour la troisième fois, quand, levant le nez de dessus son
livre, elle aperçut, à quelques pas devant elle, son tuteur assis sur
un tronc d'arbre renversé. La tête basse, les bras ballants, il
regardait l'eau couler; il avait le visage contracté, une expression
douloureuse était répandue sur tous ses traits. Sa méditation était si
profonde qu'il ne s'avisa point de l'approche de l'ennemi. Meg
s'arrêta, puis elle brassa du pied un amas de feuilles mortes. Cette
fois il tourna la tête, et il pâlit. Elle ne parut point remarquer son
trouble; l'ayant abordé gentiment, elle s'assit à côté de lui et le
pria de lui éclaircir quelques allusions de Mme de Sévigné, qu'elle
entendait mal. Il lui expliqua qui était M. de Pomponne et ce que
chantait la philosophie d'un certain Descartes, que la mère de la belle
Madelonne voulait savoir comme le jeu de l'hombre, non pour jouer, mais
pour voir jouer. Elle l'écoutait naïvement, attachant sur son visage de
grands yeux attentifs, innocents, appliqués, comme une bonne petite
fille qui veut profiter et s'instruire.

Quand il eut tout dit, elle l'emmena. En arrivant à un petit carrefour
où s'embranchaient deux sentiers, Raymond voulut prendre celui qui
remontait vers la maison; peut-être pressentait-il ce qui l'attendait.
Miss Rovel l'obligea de continuer son chemin le long du ruisseau. Il
remit Descartes sur le tapis, en discourut avec insistance. Elle lui
prêtait ses deux oreilles; mais, comme ils venaient d'atteindre un
endroit où le bois s'éclaircissait, portant ses yeux autour d'elle et
quittant subitement le bras de Raymond:

"Ah! monsieur, s'écria-t-elle, quel souvenir! Cette eau profonde où je
ne me suis pas noyée, ce frêne où je m'étais blottie... et vous ici, au
pied de l'arbre, les poings fermés, les dents serrées... Ah! oui, grand
Dieu, quel souvenir!"

Il n'eut pas l'air de l'entendre; levant les yeux vers deux pies qui
jabotaient et jacassaient sur la cime d'un peuplier: "Quel odieux
vacarme! dit-il; à qui en ont ces oiseaux?

--Qui peut le savoir? reprit-elle; mais convenez que vous étiez
furieux."

Le nez toujours en l'air: "Jamais, dit-il, je n'ai entendu des pies
caqueter de la sorte.

--C'est leur métier, dit-elle, tous les gens qui ont de la voix aiment
à en donner; mais vous êtes-vous jamais demandé pourquoi j'avais fait
semblant de me noyer?

--Vous me demandez, miss Rovel... Eh! c'est bien simple, vous aviez
trouvé plaisant de me faire prendre un bain froid.

--Vous n'y êtes pas. C'est de l'histoire si ancienne qu'aujourd'hui on
en peut parler. Figurez-vous que dans ce temps-là j'étais romanesque,
folle à lier, et que depuis votre rencontre avec M. de Boisgenêt vous
étiez mon Amadis.

--Vous avez beau dire, interrompit-il, ces deux pies ont le diable au
corps; il s'agit de quelque grosse querelle de ménage.

--Bien, dit-elle, nous grimperons tout à l'heure à l'arbre pour les
réconcilier. Je vous disais qu'en ce temps-là... Croiriez-vous que le
soir je m'amusais à découper des rubans de papier, où j'écrivais en
détournant la tête: "miss Rovel est stupidement amoureuse de M. Raymond
Ferray." Puis, regardant ce que j'avais écrit, il me semblait que ce
papier était un croquant qui avait découvert mon secret et me le
répétait à haute voix, et, rouge de confusion, je le brûlais à ma
bougie. Ah! monsieur, ce n'est pas tout d'aimer, on veut s'assurer
qu'on est aimé. Alors on fait semblant de se noyer, et on se dit:
"Quand il me retrouvera vivante, il se laissera tomber à mes pieds en
s'écriant: Si vous étiez morte, aurais-je pu vous survivre?..." Hélas!
vous savez ce qui est arrivé. Ce fut un moment bien cruel pour moi,
car, je vous le répète, vous étiez mon Amadis."

Raymond fit un violent effort sur lui-même et parvint à dire assez
tranquillement: "Vous ne seriez plus tentée aujourd'hui de me soumettre
à pareille épreuve.

--Non, certes, dit-elle d'un air bon enfant. Nous sommes devenue
raisonnable, nous nous contentons qu'on ait beaucoup d'amitié pour
nous, et je suis sûre de la vôtre comme vous êtes sûr de la mienne, le
respect étant sauvegardé.

--N'en doutez pas," répondit-il avec l'accablement d'un homme à qui
l'on attache une meule au cou.

A son tour, elle leva les yeux vers les deux oiseaux, qui piaillaient
de plus belle, et dit: "Que parlez-vous d'une querelle de ménage? C'est
une scène de coquetterie, et là-haut comme ici-bas chacun joue son
petit rôle... Mais, je vous prie, continua-t-elle, voyez, monsieur,
comme il est facile de gloser sur le prochain, quand l'envie vous en
prend, et de donner aux choses les plus innocentes les plus fausses
couleurs. Qui empêcherait un malin ou un jaloux, le prince Natti par
exemple ou M. Gordon, de prétendre que miss Rovel, après avoir maudit
son tuteur, après l'avoir planté là, après avoir juré de l'oublier,
n'ayant rencontré dans le vaste monde aucun homme qui le valût, s'est
avisée un matin d'inventer un prétexte pour l'attirer à Florence, et
qu'elle a tramé quelques jours plus tard tout un petit complot pour
l'obliger de la ramener avec lui à l'Ermitage? Cela pourrait très-bien
se soutenir, et voilà comme les apparences sont trompeuses et à quoi
tiennent les réputations!"

A ces mots, prise d'un tressaillement soudain: "Dieu! la belle
écrevisse!" s'écria-t-elle en allongeant le bras vers le ruisseau, et
elle s'élança sur la berge par un mouvement si impétueux que Raymond,
craignant sans doute qu'elle ne tombât, la retint de la main gauche par
le noeud de sa ceinture, tandis que la droite, se posant sur son
épaule, effleurait son cou et son menton. Si prodigieusement attentive
qu'elle fût à son crustacé, que Raymond ne parvenait pas à entrevoir,
miss Rovel ne laissa pas de constater que cette main était chaude,
émue, palpitante, et que dans son trouble elle semblait se consulter
pour savoir ce qui lui arrivait et ce qu'elle allait faire.

Au même instant, Raymond s'entendit appeler. Il lâcha prise, recula de
quelques pas, et répondit d'une voix mal assurée: "Que me veut-on? Je
suis ici." Mlle Ferray parut; elle venait l'avertir que son jardinier
avait des instructions à lui demander. Raymond remonta aussitôt vers la
maison en courant, comme s'il s'était enfui, laissant sa soeur avec
miss Rovel, qui la brusqua et sous le premier prétexte venu lui fit à
peu près cette incartade que la bonne demoiselle attendait de jour en
jour, et qui la charma comme un rappel du passé.

Après avoir donné ses ordres à son jardinier, Raymond sortit de
l'Ermitage et fit une promenade. Il avait besoin de solitude pour
calmer sa tête échauffée, pour remettre un peu d'ordre dans ses pensées
et dans ses volontés. La marche lui fit du bien. Il ne rentra qu'à la
brune. Pour regagner sa chambre, il devait traverser la bibliothèque;
en y entrant, il aperçut dans l'embrasure d'une fenêtre miss Rovel, qui
s'était endormie sur une chaise. Elle était venue rapporter le volume
de Mme de Sévigné qu'elle avait achevé de lire; mais, avant de le
remettre sur le rayon, elle avait voulu revoir le passage qui l'avait
si vivement frappée dans le bois. En le relisant, le sommeil l'avait
prise, et c'est assurément la première fois que Mme de Sévigné ait
endormi quelqu'un.

Raymond pressentit un danger plus redoutable que celui qu'il avait
couru au bord du ruisseau, et il voulut battre en retraite. On ne fait
pas tout ce qu'on veut;--l'instant d'après, il n'était plus qu'à deux
pas de la charmante dormeuse. Elle avait la tête un peu relevée, la
bouche légèrement entr'ouverte par un demi-sourire; ses cheveux
s'étaient défaits et déroulaient sur ses épaules et sur sa poitrine
leurs belles ondes soyeuses. Le volume était demeuré ouvert sur ses
genoux. S'approchant sur la pointe des pieds, Raymond s'en saisit et
lut ce qui suit:

"Vous me demandez les symptômes de cet amour. C'est premièrement une
négative vive et prévenante, c'est un air outré d'indifférence qui
prouve le contraire... c'est une suspension de tout ce mouvement de la
machine ronde, c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour
vaquer à un seul, c'est une satire perpétuelle contre les gens
amoureux. Vraiment il faudrait être bien fou, bien insensé! Quoi, une
jeune femme l Voilà une bonne pratique pour moi, cela me conviendrait
fort; j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond
intérieurement: Et oui, tout cela est vrai; mais vous ne laissez pas
d'être amoureux; vous dites vos réflexions, elles sont justes, sont
vraies, elles font votre tourment, mais vous ne laissez pas d'être
amoureux; vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort
que toutes les raisons, vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez,
et vous êtes amoureux."

Le livre échappa de ses mains, que l'émotion et le dépit faisaient
trembler. Une fois encore il fit un mouvement pour se retirer, et comme
par une force irrésistible, ses pieds le ramenèrent vers la chaise où
miss Rovel continuait son paisible sommeil. Il contempla d'un oeil
ardent le délicieux désordre de ses cheveux, et un frémissement courut
dans toutes ses veines. Il saisit une de ces boucles dorées et la
froissa entre ses doigts; miss Rovel ne s'éveilla point. Alors il se
pencha lentement vers elle, comme pour boire son haleine et sa vie;
elle ne bougea pas. Le démon qui le possédait fut le plus fort; sa tête
se perdit, il déposa un baiser brûlant sur ces lèvres qui souriaient et
qu'il crut sentir frissonner sous les siennes.

A l'instant, il recula jusqu'à la muraille, plein de confusion,
épouvanté de ce qu'il venait de faire. Miss Rovel tressaillit, passa la
main sur son front, rouvrit les yeux, et le considérant d'un air
étonné: "Ah! c'est vous, monsieur! je crois en vérité que je dormais."

Il fixait sur elle des yeux éperdus; il lui semblait que ses genoux, se
dérobant sous lui, allaient le précipiter aux pieds de cette blonde
décoiffée, que ses lèvres remuaient déjà pour publier sa défaite, que
son âme lui échappait. Il se ressouvint de la devise que Benvenuto
Cellini a inscrite sur le piédestal de son Persée et qu'il avait
récitée à demi-voix en traversant la place du Grand-Duc; sa fierté,
venant au secours de son coeur aux abois, lui cria: Mon fils, si
quelqu'un te blesse, je te vengerai! Et il réussit à demeurer debout.
Qui pourrait compter les pensées dont un homme est assailli dans
certaines secondes de sa vie? Il se disait: "Qui es-tu? est-ce bien
toi? As-tu oublié ton passé et jusqu'à ton nom? que sont devenus tes
mépris et tes ressentiments, ton caractère et ta volonté? Est-i
possible que l'homme que tu es soit à la merci d'une boucle de cheveux
dorés et d'une bouche qui sourit? Si tu dis un mot, si tu fléchis le
genou, c'en est fait, tu ne t'appartiens plus, tu te seras donné tout
entier, et à qui? à une coquette précoce, qui ne sait pas, qui ne saura
jamais aimer, et qui fera gloire de t'avoir arraché un aveu dont elle
triomphera aujourd'hui, dont elle rira demain. Et quand par impossible
elle t'aimerait comme tu l'aimes, que peux-tu espérer? que n'as-tu pas
à craindre? combien de temps durera ton bonheur? Quelques jours,
quelques semaines au plus, et tu expieras cette ivresse par des
remords, des inquiétudes, des défiances, par tous ces tourments
raffinés dont la femme a le secret et par l'insupportable honte d'une
éternelle servitude.

Pendant qu'il se parlait ainsi, Meg lui dit: "Eh bien! monsieur,
qu'avez-vous à me regarder? y a-t-il en moi quelque chose
d'extraordinaire?"

Il n'eut pas encore la force de répondre; mais il se redressa et
respira plus librement, il se sentait sauvé.

"Là, que se passe-t-il donc?" reprit-elle en rajustant ses cheveux.

Il recouvra enfin la parole et lui dit d'une voix douce, mais ferme:
"Il ne se passe rien, rassurez-vous; j'attendais que vous fussiez tout
à fait réveillée pour vous annoncer une nouvelle... Je me suis résolu à
partir pour un long voyage."

Elle se leva tout d'une pièce. "En effet, voilà une nouvelle... Et
peut-on savoir quel motif...

--Un travail, dit-il, un important travail que j'ai repris depuis peu.
Je dois aller faire des recherches dans les bibliothèques de Paris, de
Londres et de Berlin."

Elle était devenue rouge comme une braise, ses yeux étincelaient, elle
mordillait ses lèvres: "Avez-vous fait part de votre résolution à Mlle
Ferray?

--Non, je ne l'ai prise que tantôt et il m'en a coûté." Il ajouta
vivement: "Vous savez combien je suis casanier."

Elle ramassa le volume qui gisait sur le parquet, le remit sur le rayon
de la bibliothèque, prit le volume qui faisait suite. Ses mains
tremblaient; mais elle avait le ton net et posé quand, s'étant
retournée, elle lui demanda: "Quand partez-vous?"

Il voulait dire demain; ce mot lui parut impossible à prononcer, il
s'accorda un délai de grâce et répondit: "Avant dix jours."

Elle le regarda fixement, il soutint bravement le feu. "J'espère,
monsieur, que vous m'écrirez quelquefois.

--Pouvez-vous en douter? s'écria-t-il; ne savez-vous pas que mes
pensées, mes souvenirs..." Il demeura court; puis, se reprenant, il
réussit à dire avec un sourire affectueux: "Miss Rovel, un tuteur tel
que moi ne peut oublier une pupille telle que vous."

Et l'ayant saluée il se réfugia dans sa chambre, pendant qu'elle
regagnait la sienne. Une demi-heure plus tard, ils se retrouvèrent dans
la salle à manger. Vers le milieu du dîner, Raymond communiqua son
projet à sa soeur. Elle demeura bouche béante et l'obligea de se
répéter; elle le regardait, puis elle jetait un coup d'oeil à Meg,
comme pour chercher dans leurs yeux une réponse aux questions qu'elle
s'adressait. Devait-elle prendre cette étonnante nouvelle en bonne ou
mauvaise part? Ce voyage était-il un méchant caprice ou le symptôme
d'une complète guérison? Raymond désirait-il quitter l'Ermitage parce
que la présence de miss Rovel y gênait sa mélancolie, ou fallait-il
croire que, renouant avec son passé, il se décidait à rentrer dans la
vie active et à revoir le monde? Il la tira d'incertitude en lui disant
presque gaîment: "Que veux-tu, ma chère? c'est ta faute. Mon voyage à
Florence m'a dégourdi les jambes; elles demandent à cheminer, et
peut-être me mèneront-elles au bout du monde.

--Tu nous promets pourtant d'en revenir?

--Assurément," lui dit-il, et il parla d'autre chose.

Il resta quelque temps au salon après le dîner, devisant d'un air aisé
et naturel. Quand il lui parut qu'il avait suffisamment porté sa croix,
il serra la main de sa soeur, fit une inclination de tête à miss Rovel,
et remonta dans son appartement.

Après qu'il se fut retiré, Meg arpenta le salon, l'oeil sombre, les
joues enflammées, le front orageux; puis, venant s'asseoir en face de
Mlle Ferray, qui tricotait des mitaines pour une vieille femme du
voisinage, elle lui dit d'un ton sarcastique: "Savez-vous,
mademoiselle, pourquoi M. Ferray partira dans dix jours pour un long
voyage?

--Il s'en est expliqué lui-même, ma chère enfant, lui répondit Mlle
Ferray. Mon souhait s'est accompli, il a repris goût à l'arabe, et les
importantes recherches que demande son travail...

--L'arabe est le cadet de ses soucis, reprit Meg en secouant les
épaules. Trêve de sornettes! vous êtes d'une crédulité! Peut-être ne
suis-je pas polie; on apprend à ne pas l'être dans cette maison, car il
s'y passe des choses... Encore un coup, mademoiselle, voulez-vous
savoir pourquoi votre frère et mon tuteur se sont décidés au pied levé
à s'en aller courir le monde? Vous le dirai-je? m'écoutez-vous? C'est
que mon tuteur et votre frère sont éperdument amoureux de miss Rovel."

A cet étrange discours, Mlle Ferray laissa couler trois mailles et
tomber son tricot sur ses genoux. "Avez-vous perdu le sens, Meg!
s'écria-t-elle. Que signifie cette monstrueuse invention? Où
prenez-vous que mon frère, que votre tuteur...

--Il faut pourtant bien que cela soit, puisque cela est. La preuve, la
voici. Il m'était venu des soupçons, j'ai voulu en avoir le coeur net.
Tantôt j'étais dans la bibliothèque, quand j'ai entendu le pas de M.
Ferray au bout du corridor. Je me jette sur une chaise dans une
attitude assez heureuse, assez romantique, et je fais semblant de
dormir à poings fermés. Il entre, se rapproche, tourne autour de moi
comme un chat autour d'un fromage; puis, empoignant son courage à deux
mains, _for shame!_ miss Agathe, il me plante sur la bouche un grand
baiser, qui était, ma foi! fort bien appliqué.

--Oui ou non, faut-il vous croire? dit Mlle Ferray. Et vous rouvrîtes
les yeux?

--Vous conviendrez qu'on se réveillerait à moins. Dieu! qu'il avait
l'air drôle! l'air d'un voleur qu'on vient de surprendre la main dans
le sac. Si je ne me trompe, il se livrait à une grande délibération
intérieure qui dura bien un siècle. J'ai découvert qu'il a adopté pour
ses petites affaires de conscience le système des deux chambres. Sa
chambre des communes opinait pour qu'il se jetât à mes genoux et me fît
une déclaration en forme; mais la chambre des lords, vous voyez d'ici
ces majestueuses perruques à marteaux, l'exhortait à ne pas
compromettre sa chère dignité, et les lords ont eu le dernier mot. Par
leur conseil, il a imaginé de me dire qu'il avait affaire à Paris et
que dans huit jours il prendrait le large."

Cette histoire paraissait à Mlle Ferray plus extraordinaire, plus
incroyable, plus exorbitante que tous les contes de la bibliothèque
bleue. On serait venu lui annoncer que l'empereur de la Chine était
tombé amoureux d'elle et lui faisait demander sa main qu'elle eût été
moins ébahie; toutefois Meg était si nette, si obstinée dans ses
affirmations qu'elle dut bien finir par se rendre. Au surplus, depuis
qu'elle avait appris que son frère était allé au bal masqué, Mlle
Ferray avait décidé que tout est possible. Elle garda quelque temps le
plus profond silence; puis, après beaucoup de préfaces, de prologues,
de préambules, d'avant-propos, avec force périphrases et
circonlocutions, changeant de couleur à chaque mot, rajustant sa
coiffe, se grattant le front avec son aiguille à tricoter, elle en vint
à poser à Meg une question qui tendait à savoir s'il était permis
d'admettre qu'un jour ou l'autre on pût vraisemblablement supposer...
Elle ne trouva pas la fin de son discours; à peine un faible jour
s'était-il répandu sur sa pensée, elle se replongeait dans les ténèbres.

"Vos questions ne sont pas claires, reprit Meg avec un sourire qui
n'était pas bon; mais je crois deviner que vous voudriez bien savoir
s'il est permis d'admettre qu'on puisse supposer qu'un jour la passion
de M. Ferray pour sa pupille soit payée de retour. A vous parler
franchement, j'ai pour lui quelque amitié, mais d'amour, point; où le
prendrais-je? Il y a entre nous une telle différence d'âge, de
caractère, d'opinions, de goûts! Vous nous enfermeriez, lui et moi,
dans une cage, après-demain l'un aurait mangé l'autre. Mon Dieu! je ne
dis pas que si, après la petite privauté qu'il a prise avec moi, il
s'était jeté à mes genoux pour implorer ma merci, pour me déclarer sa
passion, et qu'il se fût écrié avec un beau feu et un bel accent: Miss
Rovel, je vous aime, je vous adore!... peut-être mon coeur se fût ému,
peut-être dans la suite des temps... Mais, je vous le dis, miss Agathe,
votre frère et mon tuteur ont trop d'orgueil, et, quand on a de
l'orgueil, on ne sait pas aimer, et je suis ainsi faite qu'il me serait
impossible d'aimer un homme qui ne m'aimerait pas comme je veux être
aimée. Chacun a ses fantaisies, voilà la mienne."

Mlle Ferray entreprit de défendre son frère, et s'efforça de démontrer
à Meg qu'elle prenait pour de l'orgueil les scrupules d'une délicatesse
outrée et d'une fierté trop chatouilleuse. Meg, pour toute réponse,
hochait la tête, tandis que de ses jolis ongles de chat, elle
effilochait avec rage les franges de sa ceinture. Enfin elle
interrompit Mlle Ferray en lui disant:

"Quand vous raisonneriez jusqu'à demain, vous n'empêcheriez pas M.
Ferray d'être un orgueilleux, et les orgueilleux ne sont pas mon fait.
Puisque sa superbe est son bien suprême et sa maîtresse adorée, et
qu'il projette de lui faire voir le monde, qu'il l'emmène à Paris, à
Londres, à Pékin, et que Dieu bénisse leur pèlerinage!"

Mlle Ferray retomba dans le silence; elle paraissait réfléchir
profondément. Enfin elle dit avec un soupir: "Mon frère a raison, Meg;
il fera bien de partir. Je regrette même qu'il ne parte pas dès demain;
mais j'ai une prière à vous adresser: je vous demande en grâce de ne
pas lui laisser soupçonner que vous avez surpris son secret.

--Rassurez-vous, répondit-elle sur un ton d'ironie emphatique. Nous
sommes plus généreuse que vous ne pensez; nous aurons pitié de ce grand
malheur et de ce désastreux naufrage d'une illustre sagesse qui se
croyait à l'abri de tous les hasards. Il n'y a pas à dire, les deux
yeux que voici en ont eu raison."

Là-dessus elle se leva, embrassa froidement Mlle Ferray, alluma une
bougie et monta en chantonnant l'escalier qui conduisait à sa chambre.
Elle trouva dans le vestibule Paméla, qui, les yeux gros de sommeil et
dodelinant de la tête, l'attendait pour l'aider dans sa toilette de
nuit. Meg la secoua en lui disant: "Eternelle dormeuse, rêvais-tu d'un
duc ou d'un prince?

--Ah! mademoiselle, repartit la négresse, que peut-on faire de mieux
que de dormir ou de rêver dans cette lugubre maison qui sue l'ennui? Je
suis une femme morte, si j'y reste un mois de plus.

--Triple niaise que tu es! reprit Meg, qui te prie d'y rester? Puisque
tu aimes le changement et les aventures, je te jure que tu auras
bientôt de quoi te satisfaire." Et, lui pinçant le bras avec une telle
véhémence qu'elle lui arracha un cri de douleur: "Apprends que je suis
en colère, et que dans mes colères je suis capable de tout."



CINQUIEME PARTIE


X


Mlle Ferray passa une partie de la nuit à méditer sur le bizarre
événement que lui avait raconté miss Rovel. Jamais mathématicien ne
tourna et ne retourna dans sa tête avec plus d'application un problème
compliqué d'analyse transcendante. Du caractère dont elle était, il lui
fallut peu de temps pour apprivoiser son esprit avec une aventure que
dans le premier moment elle avait tenue pour incroyable. De syllogisme
en syllogisme, elle en vint à conclure que ce qui lui avait d'abord
paru un malheur était une dispensation providentielle des plus
heureuses. La Fontaine a dit que "volontiers gens boiteux haïssent le
logis." Mlle Ferray ne haïssait point son logis, par la raison que,
sans changer de place, elle voyageait beaucoup. Son imagination
galopait si vite que les événements avaient peine à la rattraper, et
ses songes étaient d'habitude couleur de rose. Comme on sait, après que
son indulgence avait tout expliqué, son optimisme se chargeait de tout
arranger. Elle arrangea si bien les choses cette nuit que, lorsqu'elle
s'endormit, depuis un an révolu Raymond avait épousé Meg et de ce
mariage était né un superbe enfant, lequel avait le teint basané de son
père et les cheveux blonds de sa mère.

La nuit, tout est facile, tout cède, tout fléchit; le jour venu, on
s'aperçoit à son dam que les murs sont impénétrables, que les barres de
fer ne plient pas comme des roseaux, que les tuiles pèsent et qu'il est
fâcheux d'en recevoir une sur la tête, qu'enfin esprit et matière, la
propriété fondamentale de toutes les choses de ce monde est de résister
à nos fantaisies. Mlle Ferray eut le chagrin d'expérimenter au saut du
lit ces inexorables résistances de la vie. Dès qu'elle fut levée, sous
le premier prétexte dont elle s'avisa, elle se rendit dans la chambre
de son frère, déterminée à le forcer dans ses derniers retranchements,
à lui démontrer que tout pouvait s'arranger. Elle le trouva si calme,
si souriant, si doucement résolu, il lui expliqua d'un ton si délibéré
le désir qu'il avait de revoir Paris et le profit qu'il attendait de
son voyage, qu'elle en fut toute déconcertée. Elle ne se désista pas du
premier coup; pour le mettre l'épreuve, elle lui représenta qu'elle
appréhendait de rester seule à l'Ermitage avec miss Rovel; serait-elle
de force à gouverner les vivacités et, le cas échéant, à dompter les
rébellions de cette enfant, qui n'était plus une enfant? Il lui
répliqua que ses craintes étaient peu fondées, que Meg lui était trop
attachée pour lui donner de graves ennuis, qu'au demeurant, s'il
survenait quelque incident, au premier avis il accourrait.

Elle insista encore. "Puisqu'il faut tout dire, mon bon frère,
reprit-elle, et tout prévoir, je dois te révéler un détail dont je ne
t'avais point parlé pour ne pas t'inquiéter. Depuis que Meg est de
retour à l'Ermitage, elle a reçu à quelques jours d'intervalle deux
lettres datées de Florence, j'en ai vu l'adresse, qui ne m'a point paru
écrite de la main d'une femme; je l'ai questionnée à ce sujet, je n'ai
tiré d'elle aucun éclaircissement."

Il réfléchit une minute, puis il répondit avec une tranquillité
parfaite: "Ne nous mettons pas martel en tête; selon toute apparence,
ces deux lettres venaient de lady Rovel, dont l'habitude est de prendre
pour son secrétaire le premier gratte-papier qui lui tombe sous la
main. Quand elles auraient été écrites par M. de Boisgenêt ou par
quelqu'un des nombreux adorateurs que miss Rovel avait attelés à son
char et que son brusque départ a dû consterner, le mal ne serait pas
grand. Si elle avait laissé un attachement sérieux à Florence, il
aurait fallu lui mettre les poucettes pour la ramener à l'Ermitage,
cela me paraît aussi évident qu'une vérité de géométrie. Je suis
convaincu que, bien que sa montre avance, l'heure des grandes passions
n'a pas encore sonné pour cette fillette. Elle joue avec la vie et les
hommes comme une jeune chatte avec son ombre. Au surplus, elle possède
un fonds de bon sens, de judicieuse raison, qui doit entièrement nous
rassurer."

Tout cela fut dit si naturellement, que Mlle Ferray soupçonna Meg de
lui avoir conté des billevesées, de s'être divertie à la mystifier.
Elle ne se doutait pas que la sérénité de Raymond était la marque d'une
grande force d'âme, qu'à peine l'eut-elle quitté, il demeura longtemps
immobile, son visage enfoui dans ses mains, et que tout à coup, ayant
entendu sous sa fenêtre la voix et le rire de miss Rovel, il se leva en
sursaut, pâle comme la mort, serrant si fort entre ses doigts une
petite cuiller de vermeil, dont il se servait pour sabler son papier,
qu'il la brisa en deux morceaux.

Si la tranquillité de son frère étonnait Mlle Ferray, la conduite de
Meg lui donnait beaucoup à penser. Pendant deux jours, miss Rovel eut
des allures singulières, l'humeur irritable, le teint échauffé, des
manières brusques et cassantes, des gaîtés forcées, quelque chose de
noir dans le regard. Mlle Ferray l'observait d'un oeil perplexe. Si
elle avait été sûre de pouvoir la raccommoder sans qu'il y parût, elle
lui aurait volontiers ouvert la tête pour savoir ce qu'il y avait
dedans; peut-être y aurait-elle découvert quelque sinistre complot, une
véritable conspiration des poudres. Etant allée la trouver un matin
pour essayer une fois de plus de la confesser, elle la surprit occupée
à transporter dans une malle une partie de son linge. Avant qu'elle eût
le temps de l'interroger, miss Rovel se plaignit d'un ton vif que sa
commode sentait le moisi. Mlle Ferray examina soigneusement cette
commode et s'assura qu'elle était en fort bon état. "Cela prouve, lui
répondit Meg, que nous n'avons pas les mêmes idées sur le sec et sur
l'humide."

Dans l'après-midi du même jour, peu avant le crépuscule, comme Mlle
Ferray traversait la terrasse un arrosoir à la main, elle fut presque
renversée par un tourbillon qui fondit sur elle à l'improviste en lui
criant: "Je vais faire un tour pour me réchauffer les pieds." Il avait
plu le matin, et il soufflait un vent aigre. Au bout d une demi-heure,
ne voyant pas Meg revenir, Mlle Ferray craignit qu'elle ne se fût
arrêtée dans le bois et qu'elle ne s'y refroidît. Ayant pris un châle à
son bras, elle partit à sa recherche. Elle arrivait au bord du ruisseau
quand elle crut entendre le murmure de deux voix, et l'instant d'après
elle reconnut celle de Meg; ces mots distinctement prononcés arrivèrent
à son oreille: "Soit, je ferai ce que vous voulez."

Mlle Ferray était un peu curieuse de son naturel, et depuis quelques
jours elle avait de bonnes raisons pour l'être beaucoup; mais elle
éprouvait une horreur instinctive, irrésistible, pour tout ce qui
ressemblait à une trahison. Si vif que fût son désir de savoir envers
qui et à quel propos Meg venait de prendre ce solennel engagement, au
lieu de faire silence pour en entendre davantage, elle se hâta de
l'appeler à haute voix. Meg lui répondit aussitôt, et, accourant à sa
rencontre, lui cria tout essoufflée: "Vous arrivez à propos,
mademoiselle; cet homme commençait à m'effrayer." A ces mots, elle la
prit par les deux épaules, lui fit faire volte-face et l'emmena hors du
bois.

"Un homme capable de vous effrayer! lui dit Mlle Ferray en
l'enveloppant du châle qu'elle portait à son bras. Qui est cet héros?

--Une façon de maraudeur, un chercheur d'os, qui remontait le ruisseau
sur l'autre rive, et qui m'a demandé l'aumône d'un ton leste et
insolent. J'avais d'abord refusé, il a fait mine de passer l'eau pour
venir à moi. "Je ferai ce que vous voulez," lui ai-je dit, et je lui ai
jeté ma bourse à la figure."

Comme Mlle Ferray, un peu étonnée, la regardait d'un oeil
interrogateur, "Vous ne me croyez pas? reprit-elle en riant. Vous avez
raison, ce vaurien est un amoureux qui me proposait de m'enlever.

--Vous dirai-je ce qui me déplaît en vous? repartit Mlle Ferray. C'est
qu'il est impossible de savoir quand vous plaisantez.

--Voilà un reproche, dit-elle, que m'adressa un jour à Florence le
prince Natti. On est ce qu'on est, on ne se refait pas.

--Je ne pense pas là-dessus comme vous, lui répliqua Mlle Ferray; j'ai
toujours cru que le désir de nous rendre agréables à ceux qui nous
aiment était capable d'opérer des miracles."

Ce mot fit impression sur Meg, elle eut presque l'air de s'attendrir.
"Miss Agathe, s'écria-t-elle, le diable n'est pas si noir qu'on le
prétend, et je veux vous faire une promesse. Je ne sais pas combien de
temps encore maman me laissera ici; vous savez qu'elle s'occupe de me
chercher un mari, et je suis déterminée à ne pas discuter son choix.
J'achèterai chat en poche et ne réglerai mes comptes qu'en revenant du
marché. Ce que je puis vous promettre, c'est qu'aussi longtemps que je
resterai ici, et durant l'absence de monsieur votre frère, je serai
bonne, douce, charmante, et que désormais je vous montrerai toutes les
lettres que la poste m'apportera."

Emue jusqu'aux larmes de son bon mouvement, Mlle Ferray lui en témoigna
sa reconnaissance. "Vous pourriez me donner une marque d'amitié plus
précieuse encore, lui dit-elle. Soyez tout à fait sincère, décidez-vous
à m'ouvrir votre coeur.

--Bon, je vous vois venir, répondit Meg. Mademoiselle, je vous déclare
une fois pour toutes que l'événement que vous souhaitez est impossible,
d'abord parce que je n'aime pas M. Ferray, ensuite parce qu'il ne
m'aime pas assez. Son amour est comme ces pommes trop faites d'un côté
et trop vertes de l'autre. Je déteste les fruits mal mûrs; ils sont
aigrelets et agacent les dents."

Soit que les reproches de Mlle Ferray l'eussent touchée, soit par une
autre cause d'elle seule connue, le mauvais vent qui soufflait depuis
deux jours sur miss Rovel tomba tout à coup. Il se fit une détente dans
son esprit, ses nerfs se calmèrent, son regard s'adoucit, plus de
brusqueries ni de bourrasques. Elle témoignait à son tuteur une
politesse affectueuse, l'interrogeait avec intérêt sur ses plans de
voyage, lui recommandait d'écrire souvent et promettait de lui répondre
courrier par courrier. Mlle Ferray ne savait plus que croire; elle prit
son parti de ne point approfondir ce mystère et de s'abandonner aux
destins, un bandeau sur les yeux.

Tous les soirs vers onze heures, Raymond faisait le tour de la maison
et des dépendances, pour s'assurer qu'il ne se passait rien d'insolite
dans son couvent, que les huis étaient fermés et les feux éteints.
L'avant-veille du jour irrévocablement fixé pour son départ, comme il
venait d'achever sa tournée nocturne, il eut une faiblesse telle que
peut s'en permettre un homme qui est sûr de sa force. Miss Rovel venait
de remonter dans son appartement, dont les croisées donnaient sur la
route. Raymond se figura qu'il s'endormirait plus facilement après
avoir vu une ombre se promener sur un rideau. Il envisageait son amour
comme un condamné à mort qui devait être exécuté le surlendemain, et on
a quelque indulgence pour les dernières fantaisies des condamnés. Il
retourna sur ses pas, rouvrit la porte de la cour, traversa en biais le
chemin, et alla s'adosser contre une barrière abritée par un tilleul.
Son voeu fut exaucé; pendant deux minutes, il contempla une mousseline
blanche sur laquelle passait et repassait une ombre légère. Bientôt s'y
dessina une autre ombre plus opaque, beaucoup moins éthérée, et Paméla,
écartant le rideau, ouvrit la fenêtre, regarda un instant dans la nuit,
puis ferma les volets, et tout fut dit.

Raymond allait quitter son embuscade, quand il entendit le bruit d'un
pas qui se rapprochait. Honteux de sa déraison, qu'il condamnait comme
une lâcheté, jaloux de la dérober à tout l'univers, sa conscience
troublée eut peur d'un passant, et il voulut lui laisser le temps de
vider la place. Il n'y avait pas de lune, le ciel était voilé et la
nuit obscure. Raymond eut beau sonder du regard les ténèbres, il n'y
discerna aucune forme humaine, et bientôt il n'ouït plus rien; on avait
fait halte ou rebroussé chemin. Comme il se disposait pour la seconde
fois à traverser la route, un incident bizarre le retint immobile à son
poste. Après avoir donné ses soins à sa jeune maîtresse, Paméla, une
lampe à la main, était descendue dans sa chambre, située au
rez-de-chaussée. Elle s'approcha de sa fenêtre, qui était grillée,
alluma un rat de cave, et le passa dans l'intervalle de deux barreaux
en déployant toute la longueur de son bras. Était-ce un signal?
était-ce un phare? Le promeneur qui avait fait halte se remit en
marche; aussitôt la négresse souffla sa lumière. L'instant d'après,
quelqu'un, rasant la muraille, s'avança vers la fenêtre grillée, et une
longue chuchoterie commença sur une note tour à tour assez tendre ou
assez aigre, mais si basse que Raymond aux écoutes ne put attraper un
seul mot.

Il ne laissa pas de se féliciter de l'incident. Depuis longtemps il
épiait une occasion favorable pour mettre sa pupille en demeure de
renvoyer Paméla, qu'il se souciait peu de laisser auprès d'elle durant
son absence. Il remercia le hasard qui le servait si bien, et il allait
se montrer et verbaliser, quand, Paméla ayant refermé brusquement sa
fenêtre, l'homme partit en hâte, reprenant à grandes enjambées le
chemin par lequel il était venu. En sa qualité de juge instructeur
procédant à une information, Raymond regretta que l'oiseau se fût
envolé avant qu'il eût pu prendre son signalement. Il craignait de
compromettre sa dignité en courant après lui; il rétrograda de quelques
pas, enfila un sentier qui coupe à travers champs et rejoint la route
en face d'une croisée, où l'on allume une lanterne dans les nuits sans
lune. En arrivant au bout du sentier, Raymond s'aperçut avec déplaisir
que l'huile manquait au falot, dont la lumière était si faible que
l'homme passa sans qu'il pût démêler ses traits. Il constata seulement
que son chapeau était en feutre mou, que sa taille était haute, qu'au
surplus le galant n'avait la tournure ni d'un laquais, ni d'un
journalier. "Pourquoi ne serait-ce pas un prince?" se dit-il gaîment,
et il fit la réflexion que Paméla n'était pas une âme vulgaire, que
l'homme ne commençait pour elle qu'au marquis, qu'après s'être
emmarquisée il était naturel qu'elle visât plus haut, que cette Diane
africaine n'adressait ses flèches qu'au gros gibier. Soudain une
douleur aiguë lui traversa le coeur comme un glaive. Il venait
d'aborder la pensée que le coureur de nuit, qu'il avait surpris tantôt
près de sa maison, en voulait, non à une négresse, mais à une blanche
dont lui Raymond avait la garde, que peut-être cet adorateur de lèvres
épaisses les employait à transmettre des messages. Il fut prit d'un
éblouissement, il lui sembla que le falot, se rallumant tout à coup,
projetait une éclatante lumière et qu'il apercevait au bout de la route
un homme qui marchait vite, se frottait les mains et le narguait en lui
criant son nom, qu'il ne parvenait pas à entendre. Il dit à demi-voix:
"Renoncer à elle, j'en suis capable; mais souffrir qu'on me la vole! ce
serait trop me demander." Et sa haine passa en revue tous les visages
d'hommes qu'il connaissait.

Cependant il se remit par degrés de cette secousse, il combattit ses
imaginations, tâcha de se démontrer à lui-même que ses soupçons étaient
absurdes, et, tout en raisonnant, il atteignit la cour de l'Ermitage,
dont il avait laissé la porte ouverte. Le sort voulut qu'il y trouvât
encore un homme, mais celui-là n'était point mystérieux comme l'autre.
Il venait de se cogner contre un boute-roue; frottant son genou, il se
répandit en imprécations contre les maisons mal éclairées. Raymond prit
dans son gousset un briquet phosphorique, et ralluma la lanterne de la
grille. A la plaque de métal qui brillait sur le devant de sa
casquette, il reconnut dans ce butor un commissionnaire de place, et il
lui demanda d'un ton rude à qui il en avait et ce qu'il voulait.
L'homme à la casquette, qui était en pointe de vin, répondit qu'on
l'avait chargé de porter un paquet à l'Ermitage, que sur de fausses
indications il s'était égaré, que depuis trois heures il demandait son
chemin de maison en maison.

"Et de taverne en taverne, interrompit Raymond. Où est votre paquet?"

Le commissionnaire, peu solide sur ses jambes, employa quelques minutes
à fouiller dans ses poches; il en tira enfin une petite boîte,
soigneusement enveloppée dans un papier gris ficelé et cacheté, et la
montrant à Raymond sans la lui donner: "Ce bibelot, dit-il, est pour
une jeune demoiselle qui demeure ici, et on m'a expressément recommandé
de le lui remettre en main propre."

Raymond lui arracha la boîte de vive force. Que n'invente pas un esprit
troublé? Une seconde lui avait suffi pour échafauder une histoire et
pour la mettre en équilibre sur la pointe d'une aiguille. Sous le
papier gris qu'il pétrissait entre ses doigts se cachait une lettre
qu'on n'avait pas osé confier à la poste; cette lettre avait été écrite
par le promeneur nocturne dont il n'avait pu distinguer les traits,
lequel était venu tout à l'heure chercher la réponse, ne se doutant pas
que son Mercure s'était oublié dans un cabaret.

"Qui vous envoie? demanda-t-il au commissionnaire.

--Ah! bien, s'il fallait savoir le nom de tout le monde, voilà un
métier qui serait bien encombrant, répliqua celui-ci.

--N'est-ce pas un homme haut sur ses jambes, coiffé d'un chapeau de
feutre noir? reprit Raymond bouillant d'impatience.

--Que diable cela peut-il vous faire? repartit le crocheteur;
voulez-vous le lui acheter?

--Vous êtes un sac-à-vin ou un fripon!" lui riposta-t-il brutalement,
et il lui ferma la grille au nez. Il regagna sa chambre, où à peine
fut-il entré, qu'il déposa la boîte sur sa table. Il l'examina, la
mania, la tâta, la palpa; plus il la regardait, plus il lui trouvait un
air suspect, une physionomie sinistre et scélérate. Sûrement cette
bonbonnière ficelée et cachetée contenait quelque poison foudroyant; il
le sentait déjà courir dans ses veines, attaquer les sources mêmes de
sa vie. Il prit des ciseaux, fit un mouvement pour couper la ficelle;
mais, comme précédemment sur la route, il se prit à parler à demi-voix:
"Bartholo vit encore, se dit-il, le voici!" Et il posa le doigt sur son
front. Il ressentit un transport de fureur contre les cheveux blonds
qui faisaient violence à son caractère et le réduisaient à de tels
abaissements; ces sortes de haines ne sont que des amours retournés, et
l'envers de l'étoffe ressemble si fort à l'endroit que souvent on les
confond l'un avec l'autre. Toutefois bien lui en prit d'avoir évoqué le
souvenir du tuteur de Rosine, car il se coucha sans avoir coupé la
ficelle.

Le lendemain, quand il descendit pour déjeuner, il avait la boîte dans
sa poche. Pendant le repas, on ne causa que de sujets oiseux; mais au
dessert miss Rovel demanda tout à coup à Mlle Ferray s'il n'était pas
venu pour elle un petit paquet qu'elle attendait de Florence.

Raymond la regarda fixement. "Excusez ma négligence, lui dit-il. Ce
paquet m'a été remis hier au soir par un crocheteur pris de vin, qui ne
l'apportait point de Florence; il venait de Genève, envoyé par une
inconnu de haute taille, coiffé d'un chapeau de feutre. C'est tout ce
que j'ai pu tirer de ce manant.

--Que l'inconnu fût petit ou grand, qu'il eût un chapeau ou n'en eût
point, répondit-elle avec enjouement, je suis enchantée que son envoi
soit arrivé à bon port."

Et Raymond lui ayant fait passer la boîte, elle en examina l'enveloppe,
puis la posa près de son assiette, et se mit à tambouriner sur la table
avec son couteau.

Malgré lui, les yeux de Raymond se reportaient toujours, sur le
sinistre papier gris. Apparemment miss Rovel s'en aperçut, car elle lui
dit à brûle-pourpoint: "Comme vous avez raison de vous moquer des
femmes, monsieur, elles sont si curieuses! Regardez plutôt Mlle Ferray,
elle grille d'envie de savoir ce qu'il y a dans ce papier gris. Lui
donnerons-nous ce contentement? Dans ce papier, il y a un écrin, dans
l'écrin un médaillon, et dans le médaillon, sur mon honneur, un joli
petit portrait.

--Le portrait de qui?" demanda Raymond en jouant l'insouciance.

Elle ramena sa tête en arrière, et d'un air de bravade: "Le portrait de
quelqu'un que j'aime beaucoup plus que vous ne l'aimez, de quelqu'un à
qui vous trouvez mille défauts que je ne lui trouve pas, de quelqu'un
dont vous goûtez peu la société et que je goûte beaucoup, de quelqu'un
dont vous vous défiez comme du diable et à qui je dis tous mes secrets.

--Qui est ce monsieur? répliqua-t-il d'une voix sourde.

--Ai-je dit que c'était un monsieur?" fit-elle en se reculant comme
une chatte qui, avant d'étrangler sa souris, lui permet de respirer un
instant et de faire ses adieux à la vie. Puis elle s'écria: "Au fait,
les tuteurs ont le droit de tout voir." Et, coupant la ficelle, brisant
le cachet, elle déplia l'enveloppe avec une lenteur calculée qui
exaspérait Raymond. Elle en tira un écrin, et de l'écrin un médaillon
qu'elle présenta tout ouvert à son tuteur, lequel s'avisa que ce
médaillon contenait un charmant portrait sur émail de miss Rovel en
personne.

Il laissa échapper un soupir de soulagement, et dit avec la gaîté d'un
homme qui avait la corde au cou et qu'on détache: "Il est charmant, ce
portrait; quel en est l'heureux possesseur, et comment peut-il
consentir à vous le restituer?

--Les tuteurs ont le droit de tout savoir, répondit-elle; je l'avais
fait faire à Florence pour mon frère William. La Barbade est bien loin,
j'ai craint qu'il ne se perdit en route, et j'ai mieux aimé le garder
jusqu'à ce qu'il trouvât un amateur. L'autre jour j'ai écrit à maman de
me l'envoyer par une occasion, l'occasion s'est rencontrée, et le
voilà, ce portrait. J'ai quelque désir de lui faire voir le monde en
bonne et sûre compagnie. Vous voudrez bien l'emmener avec vous à Paris,
la copie vous incommodera moins que l'original."

Raymond se confondit en remercîments; il ne laissait pas de se méfier
encore, et son regard en dessous observait l'écrin, qui était resté aux
mains de miss Rovel; il pouvait avoir un double fond. Elle se leva et
lui dit: "Le médaillon, l'écrin, le papier gris, les ficelles, les
cachets, je vous donne tout, et les mystères de ma vie par-dessus le
marché!" Et, lui jetant le tout pêle-mêle sur son assiette, elle
s'enfuit en riant.

Pendant une partie de l'après-midi, Raymond eut le coeur singulièrement
léger. Il fuma un cigare sur la terrasse, et il découvrit que le ciel
était d'un bleu suave, qu'avril est un mois délicieux, qu'après une
longue maladie le soleil venait d'entrer en convalescence, que les
fredons des oiseaux et les haies habillées de neuf célébraient à l'envi
cette résurrection, qu'il y avait dans l'air une odeur de renouveau,
que le monde a été fait par quelqu'un qui s'y entendait, que tout vient
à point à qui sait attendre, et que les coureurs de nuit ont
l'excellente habitude de préférer les négresses aux blanches.

Cependant ses défiances se réveillèrent subitement lorsque, ayant vu
Paméla traverser la cour avec un panache sur la tête, et lui ayant
demandé où elle allait, la négresse lui répondit que miss Rovel
l'envoyait à la ville faire des emplettes.

"Ne t'attarde pas en chemin, paresseuse!" lui cria Meg, qui parut sur
le seuil de la porte. La négresse détala.

Raymond, s'approchant de sa pupille, lui dit: "Je désire, miss Rovel,
que cette fille ne reste pas plus longtemps à votre service." Et il lui
raconta que la veille, comme il s'assurait si la porte de la cour était
fermée, il avait surpris la négresse à sa fenêtre, échangeant de
tendres propos avec un inconnu.

"En vérité!" s'écria-t-elle avec un peu d'émotion, et, se remettant
bien vite: "Etait-il aussi coiffé d'un chapeau de feutre?

--Il n'importe, répliqua-t-il en tordant sa moustache. Cette créature
est une dévergondée, et il me tarde de lui voir les talons.

--Bah! dit-elle, comme tout le monde, elle a des besoins de coeur, il
faut être indulgent pour les âmes sensibles." Puis, changeant soudain
de propos, elle pria son tuteur de faire avec elle une dernière
promenade dans le bois. Il lui répondit d'un ton sec qu'il était désolé
de se priver de ce plaisir, mais qu'il avait, lui aussi, quelques
emplettes à faire en ville, et que, son départ étant fixé au lendemain,
il ne les pouvait ajourner.

"Je n'aime pas les hommes qui sont si sûrs de leurs volontés,"
repartit-elle, et, ce disant, elle lui tourna le dos.

Quelques instants plus tard, Raymond s'acheminait d'un bon pied vers
Genève. Il connaissait assez l'indolente démarche de la négresse pour
se flatter que, malgré les recommandations de miss Rovel, il
regagnerait l'avance qu'elle avait sur lui. Toutefois, quoiqu'il fît
diligence, peu s'en fallut qu'elle ne lui échappât. Il atteignit les
abords de la ville sans l'avoir rejointe; mais du haut d'une colline
couronnée d'une église russe, comme il promenait en cercle autour de
lui son oeil d'épervier, il aperçut un châle et un panache rouges qui
traversaient une place, se dirigeant du côté du grand quai. Il hâta le
pas et les revit au moment où ils se disposaient à passer les ponts. Il
ne les perdit plus de vue et constata qu'ils entraient à l'_Hôtel des
Bergues_. A son tour, il traversa le pont, alla s'établir dans l'île
Rousseau, sur un banc qui faisait face à la porte principale de
l'hôtel. Après dix minutes d'une attente fiévreuse, il vit la négresse
ressortir. Il la laissa s'éloigner. Sur ces entrefaites, ayant levé le
nez, il tressaillit en avisant sur un balcon un homme de haute taille,
de belle tournure et coiffé d'un chapeau de feutre. Cet homme lui était
bien connu, il s'appelait le prince Sylvio Natti.

Il quitta aussitôt son banc, et prit si bien ses mesures que Paméla
était encore assez loin de l'Ermitage lorsqu'elle sentit une main qui
lui serrait le bras comme dans un étau, et quelqu'un lui cria:
"Livrez-moi sur-le-champ la lettre que vous a remise le prince Natti."

Si elle en avait eu le moyen, la négresse eût pâli, blêmi d'épouvante.
A vrai dire, les regards féroces que lui jetait Raymond n'étaient pas
propres à la réconforter. Elle essaya pourtant de payer d'audace, et,
répandant toutes les larmes de son corps, elle protesta que Raymond lui
faisait injure, qu'elle était une honnête fille, célèbre dans les deux
mondes par sa retenue, incapable de prêter son ministère à un commerce
que la morale la plus rigide ne pourrait avouer. Puis, changeant de
gamme, elle feignit de lui confesser, avec des airs de pudeur
effarouchée, que le prince Natti était amoureux d'elle, qu'il en
perdait le boire et le dormir, qu'elle s'était rendue à l'hôtel des
Bergues pour l'adjurer de respecter sa vertu.

"Remettez-moi cette lettre," lui répétait Raymond en lui disloquant le
bras. Elle vida la poche de sa robe et la retourna pour lui prouver
qu'elle ne contenait aucune contrebande. Elle en avait d'abord retiré
son mouchoir qu'elle gardait dans sa main; il le prit, le secoua, en
fit tomber un papier, qu'il se hâta de ramasser. Ce papier était un ph.
Il fut sur le point d'en faire sauter le cachet; après réflexion, il se
contenta de le serrer dans son portefeuille, en disant à Paméla: "Que
vos paquets soient faits dès ce soir! Demain, à la pointe du jour, vous
sortirez de chez moi pour n'y jamais rentrer."

La laissant à ses réflexions, il se dirigea rapidement vers l'Ermitage.
Il trouva miss Rovel dans le salon, face à face avec Mlle Ferray, qui
ne soupçonnait point cet ange de loger le diable dans ses yeux. Occupée
à dévider un écheveau, les poignets de Meg lui servaient de dévidoir.
Raymond s'assit à l'écart, la main posée sur son coeur, à qui il
ordonnait en vain de battre moins fort. Quand on annonça que le dîner
était servi, miss Rovel lui prit le bras pour passer dans la salle à
manger, et ne parut pas s'apercevoir du supplice qu'elle lui
infligeait. Il mangea du bout des dents par contenance; il avait la
gorge serrée, l'haleine courte; il portait sur sa poitrine le poids
d'une montagne qui cette fois, il en était sûr, ne devait pas accoucher
d'une souris.

Dès que le dîner fut fini, il dit à sa soeur: "Je désire avoir un
entretien avec miss Rovel; qu'on nous laisse seuls un instant!"

Ces mots firent ouvrir de grands yeux à Mlle Ferray. Il y avait en elle
comme une impossibilité physique de croire au malheur; son éternel
optimisme se figura incontinent que Raymond, dont l'agitation ne lui
avait pas échappé, était à bout de résistance, qu'il ne se sentait plus
maître de son secret, qu'il avait résolu de se déclarer à miss Rovel;
la place demandait à se rendre, elle arborait le drapeau blanc, sans
doute le vainqueur serait généreux. Mlle Ferray se dépêcha de se
retirer. Grâce à la rapidité de ses espérances, en arrivant au bout de
la chambre elle avait acquis déjà la certitude que tout s'arrangerait
pour le mieux, qu'avant une heure son frère aurait défait ses malles;
quand elle eut refermé la porte, elle venait de revoir l'enfant
phénoménal qui unissait au teint d'un noiraud des cheveux couleur d'or.

"Miss Rovel, dit Raymond en s'interrompant plus d'une fois, tant la
voix lui tremblait, voici une lettre que Paméla vous a rapportée de la
ville. Vous disiez ce matin que les tuteurs ont le droit de tout
savoir; je désire savoir ce que contient cette lettre, et j'estime
comme vous que j'en ai le droit."

Il lui présenta le pli, elle le chiffonna dans ses doigts, pendant
qu'une rougeur lui montait au visage; puis, s'étant décidée à l'ouvrir,
elle lut tout haut le billet que voici:


"Vos objections ne sont que des défaites. J'ai votre parole, il est
trop tard pour vous en dédire, et cela se fera; il le faut, je le veux,
il y a peu de jours encore vous m'avez permis de le vouloir. Avant
minuit, je vous attendrai à la croisée que vous savez. A vous pour la
vie."


Il régna pendant quelques minutes un silence à entendre voler les
mouches. Enfin Raymond réussit à dire: "De qui est cette lettre?

--Du prince Sylvio Natti, qui a formé le projet de m'enlever cette
nuit, répondit-elle en baissant les yeux, mais sans hésiter.

--Et ce projet a été approuvé par vous? lui demanda-t-il en posant ses
coudes sur la table et son menton dans ses mains.

--Vous voyez bien, répliqua-t-elle vivement, que ce billet est une
réponse à un refus.

--Ah! permettez, lui dit-il, ce refus ne me semble pas sérieux. Le
prince Natti se vante d'avoir été encouragé par vous; vous vous êtes
engagée par écrit probablement."

Elle fit un mouvement des épaules: "Je n'écris jamais," repartit-elle;
puis après une courte pause, relevant les yeux: "Je dois vous avouer,
monsieur, que, durant quarante-huit heures, j'ai été parfaitement
déterminée à courir la chance de cet enlèvement."

Il éprouva une commotion dans tout son corps, des flammes rouges
dansèrent devant ses yeux. "Vous avouez enfin que vous aimez ce hanteur
de brelans? murmura-t-il.

--Que vous dirai-je? répondit-elle; l'émotion d'une aventure plaisait
à l'une de mes deux âmes. Depuis, j'ai réfléchi et je me suis ravisée."
Comme il ne disait mot, elle ajouta: "Je ne suis pas très-versée dans
les saintes Ecritures, je crois cependant y avoir lu qu'il y a plus de
joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour dix justes qui
n'ont jamais failli."

Il continuait de se taire, elle recouvra toute son assurance. "Ainsi,
monsieur, dit-elle, en bonne foi, vous ne me conseillez pas de me
laisser enlever par le prince Natti? C'est pourtant un très-beau
garçon, et je me crois presque sûre de son coeur."

Raymond se sentit comme enlevé de sa chaise. Debout, le front crispé,
les dents serrées, peu s'en fallut qu'il ne se précipitât sur miss
Rovel, qu'il ne l'écrasât sous ses pieds. Elle le regardait d'un oeil
intrépide. "A qui parlez-vous? s'écria-t-il d'une voix tonnante.

--A mon tuteur, répliqua-t-elle sans s'émouvoir. Voulez-vous que nous
raisonnions un peu? J'ai toujours aimé qu'on me donnât des raisons. Si
je m'en allais courir le monde avec le prince Natti, qui aurait le
droit de s'en plaindre?

--Quelqu'un, balbutia-t-il, qui a l'indigne folie de vous aimer...
J'entends parler de ma soeur, que vous feriez mourir de chagrin.

--Je sais que Mlle Ferray m'aime beaucoup; mais ce que je désire
connaître, ce sont vos raisons personnelles.

--Oh! quant à moi... reprit-il d'un ton glacial, quant à moi, miss
Rovel, je réponds de vous à votre mère. Si vous aviez l'obligeance de
patienter encore quelques jours, je lui écrirais de venir vous
chercher, après quoi, je vous laisserais libre de faire tout ce qu'il
vous plaira.

--Bien, dit-elle, je connais à cette heure vos raisons, elles me
paraissent bonnes et concluantes."

Elle garda quelques instants le silence; elle promenait l'un de ses
ongles dans une rainure de la table, et de son autre main elle jouait
avec une boucle de ses cheveux. Tout à coup elle changea de visage, sou
regard s'adoucit et s'humecta, puis s'étant penchée vers Raymond: "Mon
Dieu, monsieur, que vous êtes prompt! dit-elle. Je vous jure par ce qui
est le plus sacré, et, si vous aimez quelque chose, je vous jure par ce
que vous aimez le plus au monde, que le prince Natti est un fou, que
mon coeur n'est point à lui, qu'il ne m'enlèvera ni la nuit prochaine,
ni la nuit suivante, ni jamais, et je vous jure aussi que je tiendrai
religieusement la promesse que j'ai faite à Mlle Ferray, qu'en votre
absence je ne lui causerai ni un ennui, ni un chagrin, ni une
inquiétude, en un mot, que vous pourrez voyager tranquillement avec la
certitude qu'elle suffit à ma garde." Et, lui tendant la main à travers
la table, elle ajouta en souriant: "Me croyez-vous?"

Il y avait dans ce sourire tant de sincérité, tant d'émotion et tant de
coeur, que la colère de Raymond tomba soudain comme un gros vent abattu
par une petite pluie, et ses défiances s'évanouirent. Il prit la main
qu'elle lui présentait et répondit: "Je vous crois.

--A mon tour, poursuivit-elle, je vous prierai, monsieur, de prendre
un engagement envers moi. Donnez-moi l'assurance que vous ne chercherez
pas querelle au prince Natti, que vous paraîtrez ignorer son existence
et ses projets, que vous laisserez ce fat passer la nuit à la belle
étoile."

Il le lui promit par un signe de tête. "Au surplus, dit-elle, si vous
craignez qu'il ne réitère ses tentatives, qui vous empêche d'ajourner
votre départ?

--Cela n'est pas nécessaire, répliqua-t-il. Je sais, miss Rovel, qu'il
n'est au pouvoir de personne de contraindre vos volontés, et, du moment
que j'ai votre parole, je me mépriserais, si je doutais de vous.
D'ailleurs j'ai renvoyé Paméla; dès demain soir, mon jardinier, qui est
un homme de confiance, occupera sa chambre, et la maison sera gardée
comme par moi-même."

A ces mots, il se leva, s'approcha d'elle, la regarda dans les yeux,
puis d'une voix mal assurée: "Il ne me reste plus, miss Rovel, qu'à
vous faire mes adieux et à souhaiter...

--Oh! non, dit-elle, pas ce soir. Il a été convenu entre Mlle Ferray
et moi que, puisque vous ne partez qu'à la fin de la matinée, nous
déjeunerions ensemble à neuf heures. Bonne nuit, monsieur, et veuillez
vous souvenir de notre engagement réciproque."

Elle sortit en courant de la chambre. Mlle Ferray l'attendait sur
l'escalier, occupée de sa chimère. "Dieu soit béni, petite, il a enfin
parlé, lui dit-elle. Il s'est expliqué, tout est conclu, arrangé.

--Hélas! miss Agathe, répondit-elle, c'est décidément la chambre des
lords qui gouverne; on n'accorde rien à ce pauvre peuple."

Mlle Ferray laissa tomber ses bras: "Qu'avait-il donc à vous dire?

--Que, si je lui promettais d'être bien sage, il me rapporterait de
Paris du sucre d'orge, du sucre de pomme et toute sorte de sucreries
aussi sucrées que toute sa personne et que le doux sirop de sa parole.

--Vous riez toujours, lui dit Mlle Ferray en soupirant; passe encore
si votre gaieté nous tirait d'affaires.

--Elle me sert du moins à ne pas être triste; je suis comme ces
cultivateurs qui allument des feux de joie dans leur champ pour le
défendre contre la gelée.

--Et vous n'avez pas même obtenu qu'il retardât son départ?"

Meg lui pinça doucement le menton en lui disant: "On prétend que je
suis romanesque, vous l'êtes bien plus que moi, mademoiselle; mais pour
faire un roman, ce n'est pas tout d'avoir son commencement, il faut
trouver sa fin. Tâchez d'en inventer une d'ici à demain."

Sur ce, elle s'envola dans sa chambre. Raymond rentra peu après dans la
sienne; pour témoigner sa confiance à miss Rovel, il s'abstint de faire
à onze heures sa tournée habituelle. En se mettant au lit, il éprouva
quelque satisfaction à se représenter le beau Sylvio croquant le marmot
dans sa voiture. Pourtant la nuit ne s'écoula pas sans qu'il se
réveillât dix fois en sursaut, croyant ouïr quelque bruit, tantôt le
retentissement d'un pas qui faisait crier l'escalier, tantôt un murmure
de voix ou le roulement lointain d'une voiture. Il s'asseyait sur son
lit, prêtait l'oreille; chaque fois il s'assura que tout se réduisait
aux vocalises d'une girouette rouillée que le vent s'amusait à faire
grincer.

Le matin venu, quand il eut achevé sa toilette, il resta longtemps
immobile, s'occupant à rassembler ses forces pour la grande et décisive
bataille qu'il allait livrer. Il passait toutes ses troupes en revue;
elles étaient sous les armes, rangées en bon ordre, la baïonnette au
bout du fusil, et leur discipline lui présageait la victoire. Un peu
avant neuf heures, il descendit d'un pas ferme dans la salle à manger;
il était pâle, mais calme. Sa soeur ne tarda pas à le rejoindre. On
sonna la cloche du déjeuner, miss Rovel ne parut pas. "Elle sera restée
endormie," dit Mlle Ferray, et aussitôt elle monta pour l'appeler.
L'instant d'après, Raymond l'entendit pousser un cri. Il gravit
l'escalier quatre à quatre,--l'appartement de Meg était vide, une
lampe achevait de brûler sur la cheminée, et le lit n'avait pas été
défait. Raymond éclata de rire et s'écria: "Voilà ce que vaut la parole
d'une femme!" Puis il courut comme un furieux dans la chambre de
Paméla; elle était vide aussi. Il manda le jardinier. Celui-ci ne
savait rien touchant miss Rovel, mais il rapporta que, la veille au
soir, comme il allait fermer la porte de la cour, la négresse avait
passé devant lui en lui criant au passage qu'elle ne voulait pas
demeurer une heure de plus dans une maison d'où on l'avait chassée,
qu'elle enverrait le lendemain chercher ses nippes. Sur ces
entrefaites, Mlle Ferray apprenait de sa chambrière qu'en entrant le
matin dans le salon elle avait été surprise de trouver une fenêtre
ouverte et un volet entre-bâillé. Elle appela son frère pour lui
communiquer ce renseignement. Il était déjà parti, n'ayant au coeur
qu'un désir et dans la tête qu'une pensée,--possédé, corps et âme,
par l'aveugle et irrésistible besoin de tuer quelqu'un.


XI


Avant de s'adresser à la police pour lui donner le signalement des deux
fugitifs et réclamer son assistance dans leur recherche, Raymond eut
l'idée de passer à l'hôtel des Bergues; il se pouvait faire qu'il y
recueillît quelques informations utiles. Il éprouva dans cette
conjoncture que la certitude du malheur produit une sorte d'apaisement.
Il était presque calme en se présentant à l'hôtel, où, à peine eut-il
prononcé le nom du prince, le portier lui répondit: "Second étage,
juste en face de l'escalier. Le prince est chez lui.

--En vérité? reprit Raymond, qui eut peine à dissimuler sa vive
surprise; ayez l'obligeance de vous en assurer."

Le portier sortit de sa loge, appliqua tour à tour sa bouche et son
oreille à l'extrémité d'un cordon acoustique, et revint en disant:

"Le prince est occupé à déjeuner dans sa chambre, il ne peut recevoir.

--J'ai une nouvelle pressée à lui annoncer, répliqua Raymond, je suis
certain d'être reçu."

Et, grimpant lentement l'escalier, en vingt sauts il atteignit le
second étage, où il se heurta contre un sommelier qui lui dit: "C'est
monsieur qui désire voir le prince Natti? Il a fait défendre sa porte."

Raymond le poussa par les épaules en lui criant: "Allez porter ma
carte." Une seconde après, il entendit une voix d'un beau timbre qui
disait avec un accent italien: "Assurément, faites entrer."

Il entra. Le prince était seul, absolument seul, et achevait de
déjeuner; Raymond constata qu'il n'y avait sur la nappe qu'un couvert.
Soit philosophie naturelle, soit l'effet d'une agréable digestion, le
beau Sylvio se trouvait dans cette heureuse disposition d'esprit qui
fait porter légèrement le poids d'une conscience chargée et mépriser
les cas fortuits. Aussi parut-il prendre sans effort son parti d'une
visite qui lui promettait peu d'agrément; il fit bon visage à Raymond
et lui avança un fauteuil avec beaucoup de civilité.

"Prince, est-il besoin que je vous explique le motif de ma visite? lui
demanda Raymond en s'asseyant.

--A la rigueur, je pourrais le deviner, répondit-il avec aménité;
cependant je suis curieux d'entendre votre explication.

--Fort bien, monsieur, je suis venu vous de mander compte...

--Vous savez donc tout? interrompit-il.

--Depuis hier soir. Miss Rovel m'avait fait la grâce de me montrer
votre lettre."

Sylvio laissa échapper une exclamation de colère; puis, s'étant dit
apparemment que le sage doit s'attendre et se résigner à tout: "Si vous
venez me faire des reproches, reprit-il, je m'empresserai de
reconnaître que je me suis comporté comme un sot ou comme un fou,--le
mot que vous préférerez sera celui qui me conviendra;--toutefois je
tiens à vous faire remarquer que l'intention n'a jamais été réputée
pour le fait. Si vous vous proposez d'exiger de moi un engagement pour
l'avenir, je me hâterai de le prendre, car je suis bien dégoûté de ma
sottise ou de ma folie. Enfin, si vous désirez tout simplement vous
donner la satisfaction de me plaisanter sur ma déconfiture, eh! mon
Dieu, quoique d'habitude je n'aie pas l'humeur endurante, je me
soumettrai à mon sort, que j'ai mérité, et peut-être finirai-je par
rire de bon coeur avec vous."

Raymond, éperdu d'étonnement, se demanda ce que signifiait cet étrange
discours et si le prince Natti était le plus consommé des comédiens,
tant il semblait parler de bonne foi. Ne sachant à quoi s'en tenir, le
tuteur de miss Rovel résolut d'avancer pas à pas, la sonde à la main.
--"Est-il possible, prince, reprit-il d'un ton narquois, qu'un homme
tel que vous ait à se plaindre de la destinée? Se peut-il bien qu'il
ait rencontré des résistances sur lesquelles il ne comptait pas?

--Et sur lesquelles, interrompit Sylvio, j'avais le droit de ne pas
compter. La conduite de miss Rovel, poursuivit-il, me dispense de
garder aucun ménagement et me met à l'aise pour vous apprendre qu'il y
a peu de jours encore elle avait donné à ma stupide entreprise tous les
encouragements imaginables. Tout était arrêté, concerté entre nous,--je
n'ai pas l'habitude d'enlever les femmes malgré elles.--Un
scrupule subit lui est venu, je ne crois pas à ses scrupules. Votre
pupille, monsieur, est une satanée coquette, vous m'obligerez en le lui
disant de ma part."

Ces dernières paroles furent prononcées sur un ton de dépit si amer
qu'il n'était plus permis de croire que le beau Sylvio jouât la
comédie. Raymond demeura convaincu que non-seulement il n'avait pu
pousser sa victoire jusqu'au bout, mais que son entreprise avait échoué
dès le premier pas, que miss Rovel s'était ravisée, que l'enlèvement
n'avait pas eu lieu. Que s'était-il passé? Il mourait d'envie de le
savoir. Cachant le trouble qui le dévorait: "Je vous promets, dit-il
d'un air enjoué, de transmettre fidèlement votre message; mais vos
griefs contre ma pupille sont-ils aussi sérieux qu'il vous plaît de le
dire? Les scrupules sont de son âge et ne durent guère. Ne vous
a-t-elle point donné d'espoir pour l'avenir? Ne vous a-t-elle pas
laissé entrevoir qu'elle vous aime, et que tôt ou tard sa conscience
sera de meilleure composition?"

Sylvio fronça ses noirs sourcils. "Je vous ai donné, monsieur, la
permission de vous moquer de moi, répondit-il, mais il me semble que
vous en abusez.

--Point du tout, vous vous méprenez sur mes sentiments. Je suis plein
de sympathie pour votre malheur, d'autant qu'il a dû être fort sensible
à un homme qui n'a jamais trouvé de cruelles."

Le prince reprit sa belle humeur: "En bonne foi, il m'est impossible de
me fâcher; ma mésaventure a un côté si gai!... Monsieur, en présentant
mon compliment à miss Rovel, veuillez lui dire que vous m'avez trouvé
fort résigné à ma disgrâce; peut-être aurais-je été capable de
l'épouser, et voilà un malheur qui eût manqué absolument de gaîté. Que
s'il me reste quelque regret, je sais le moyen de m'en guérir. On m'a
dit qu'il y avait un tripot célèbre à Saxon, qui n'est pas loin d'ici;
c'est là que dès aujourd'hui j'achèverai de me consoler. D'où je
conclus que je suis content, que vous l'êtes aussi, et que nous n'avons
plus rien à nous dire."

A ces mots, il salua Raymond, comme pour l'engager à prendre congé de
lui; mais Raymond ne lui rendit point son salut. Depuis deux minutes,
il tenait ses yeux braqués sur la glace qui surmontait la cheminée, et
dans laquelle il se passait quelque chose d'intéressant. Il y avait à
l'autre bout de la chambre un petit garde-manteau à chevilles, masqué
par une tenture en tapisserie. Ce rideau se réfléchissait dans la
glace, et à deux reprises Raymond avait cru le voir osciller légèrement.

"Prince, dit-il, avant que je parte, un mot encore de grâce!
Qu'avez-vous caché avec tant de soin derrière cette tapisserie?"

Par un mouvement instinctif, le prince Natti courut se placer entre le
garde-manteau et Raymond. "Vous êtes trop curieux, répondit-il avec
hauteur; que vous importe?"

Raymond sentit tout son sang affluer à son coeur. Il ne pouvait plus
douter que l'effronterie de ce Lovelace napolitain n'eût cherché à lui
donner le change; Meg était là, derrière le rideau, à deux pas de lui.
Il serait mort de honte si, en présence de la déloyale créature qui
l'entendait, sa colère eût trahi son amour. Elevant la voix pour
qu'elle portât jusqu'au bout de la chambre, il reprit avec une glaciale
ironie: "Monsieur, tirez ce rideau, je serais heureux de présenter mes
hommages l'honnête et charmante personne que vous avez enlevée cette
nuit.

--Vous êtes donc sorcier? s'écria Sylvio d'un ton aigre-doux.

--Convenez, poursuivit Raymond, que vous m'en imposiez tout à l'heure,
que vos desseins n'ont point rencontré de résistance, que cette nuit a
été la plus heureuse de votre vie, qu'aucun sot scrupule n'est venu
troubler ou retarder vos plaisirs.

--Je conviens, répondit-il, que vos ironies m'agacent furieusement les
nerfs et que je vais me fâcher."

Sa belle humeur prévalut encore sur son dépit, et il ajouta en
souriant: "A vous parler franc et net, on m'a tout offert, mais Je vous
prie de croire que j'ai tout refusé.

--Prince, tirez donc ce rideau, répéta Raymond; je voudrais voir le
visage que fait en vous écoutant l'innocente créature que vous avez
enlevée cette nuit.

--Au préalable, vous entendrez l'histoire véridique de ma bonne
fortune, reprit Sylvio, car le mieux est de se donner soi-même les
étrivières, on y met plus de formes. Après deux heures de mortelle
attente, j'étais furieux et transi de froid. Je donne l'ordre à mon
cocher de regagner la ville. Au même instant, je crois ouïr une voix et
un piétinement précipité. Le coeur me bondit, j'ouvre la portière, je
m'élance, je presse amoureusement dans mes bras l'idole de mon âme qui
venait me consoler de ma longue faction;... mais, voyez un peu les
bizarreries du coeur! La lanterne de la voiture ayant jeté un pâle
rayon sur son visage, il me vint un repentir, je sentis se calmer mes
transports, mon amour se changea subitement en un saint respect, ce qui
n'empêcha pas cette innocente créature, comme vous l'appelez, de
s'installer sur mes coussins en me disant: "J'y suis, j'y reste..." Je
vous la donne, monsieur, pour une tête de fer, qui a le sang chaud et
les passions vives.

--Et vous la méprisez assez, s'écria Raymond, pour raconter cette
histoire devant elle?

--Pourquoi la mépriserais-je? répliqua-t-il avec étonnement. Votre
vocabulaire est singulier; qu'a donc à voir le mépris là dedans?"

Pour toute réponse, Raymond serra les poings et s'avança d'un pas vers
le garde-manteau. Le prince lui barra le passage. "Promettez-moi, lui
dit-il, que vous ne porterez pas la main sur elle. Vous lui faites une
peur affreuse, elle prétend que vous seriez capable de la tuer.

--Moi, la tuer! repartit Raymond avec un ricanement sarcastique. Vous
vous moquez. Lady Rovel l'avait confiée à ma garde, je dois à lady
Rovel compte de son dépôt, et il n'en sera pas autre chose." Il ajouta
d'un air impérieux: "Prince, faut-il que je vous la reprenne de force,
ou consentez-vous à me la rendre?

--Tout de bon, vous me demandez de vous la rendre?

--Je vous l'ordonne.

--Et que ne parliez-vous, monsieur! Le ciel vous bénisse et vous
récompense! je vous obéirai de grand coeur, et à l'instant même, et dix
fois pour une, car croyez que cette beauté ingénue est ici malgré moi,
et que la continence de Scipion n'est rien au prix de la mienne.
Interrogez-la plutôt, qu'elle vous dise s'il n'est pas vrai que je
l'engageai chaleureusement à retourner à l'Ermitage, qu'elle protesta
de son intention de ne jamais me quitter, de me suivre au bout du
monde, que, saisi d'épouvante, je sautai par la portière et cherchai
mon salut dans une fuite essoufflée, mais qu'à peine étais-je ici, à
peine me croyais-je à l'abri de ses charmes dangereux, elle a surgi
devant moi comme un fantôme. Par où est-elle entrée? Par la fenêtre,
par la cheminée, par le trou de la serrure? Je n'en sais rien, les
sylphides ne connaissent point d'obstacles."

Et, pirouettant sur ses talons, il s'écria: "Déité miséricordieuse,
bonté consolatrice, sortez de votre retraite, je vous suis caution que
le farouche moraliste qui vous réclame ne touchera pas à un seul de vos
cheveux."

En dépit de cette promesse rassurante, la déité demeura blottie dans
son coin, et pour mieux se dérober aux regards, attirant à elle le
rideau, elle tâcha de s'en envelopper. Par malheur, son action fut si
impétueuse que la tringle céda, la tapisserie glissa jusqu'à terre, et
les yeux étonnés de Raymond virent apparaître dans le désordre d'une
tenture un front couleur de suie, un nez camus, et tout le visage de la
plus romantique des négresses.

Il resta bouche béante, comme pétrifié; après quoi il fut pris d'un
accès d'homérique hilarité et d'un éclat de rire nerveux dont il ne
pouvait plus se rendre maître. Il regardait tour à tour le prince et
Paméla, il grillait du désir de les embrasser l'un et l'autre.

"Pour le coup, votre gaîté passe les bornes, lui dit Sylvio en
retroussant sa moustache, mes oreilles commencent à s'échauffer.
Faites-moi le plaisir d'emmener au plus vite cette moricaude dont la
vertu vous est si chère.

--Tout considéré, lui répondit Raymond en reprenant son sérieux, je me
ferais une conscience de vous en priver. Dans un cas pareil au vôtre,
cette moricaude a su consoler M. de Boisgenêt, de qui la sage
philosophie me paraît digne d'être proposée en exemple. Au demeurant,
si vous craignez que vos amis de Florence ne s'égaient comme moi à vos
dépens, rassurez-vous, prince, vous pouvez compter sur mon absolue
discrétion."

Et à ces mots, avant que Sylvio se fût mis en mesure de l'en empêcher,
il gagna la porte, l'ouvrit précipitamment, s'élança dans l'escalier,
le descendit à toutes jambes. Il prit un fiacre sur le quai et
s'achemina vers l'Ermitage en recommandant au cocher de brûler le pavé.
Après avoir vidé les arçons, son âme s'était remise en selle; il était
heureux, gaillard, sûr de son fait. Il semonçait son imagination, lui
reprochait sa ridicule erreur, ses effarements et sa démence; elle se
confondait en excuses. Quand l'esprit est monté à ce ton, il trouve des
explications à tout, même à un lit qui n'est pas défait, même à un
volet qu'on avait fermé et qui s'est rouvert on ne sait comment.
Raymond tenait pour avéré, pour constant, que la première personne
qu'il allait rencontrer à l'Ermitage serait Meg, qu'elle s'était donné
le plaisir de l'alarmer, qu'elle avait voulu mettre sa confiance à
l'épreuve. Il se promettait de lui laisser ignorer les affres qu'il
venait d'éprouver et de l'aborder avec un front serein; il se flattait
d'y réussir, car il était fier de l'empire qu'il avait su prendre sur
lui-même. Il sortait de l'hôtel des Bergues non-seulement sans avoir
étranglé personne, mais encore sans avoir trahi ses angoisses, ni
laissé échapper une parole qui pût compromettre sa pupille. La
satisfaction que lui inspirait sa conduite se joignant à la certitude
que miss Rovel n'aimait pas le prince Natti, il était disposé à se
réconcilier avec l'univers, à confesser qu'il y avait un malentendu au
fond de sa longue dispute avec la vie.

Il n'était plus qu'à dix minutes de l'Ermitage quand il vit accourir à
lui un exprès qu'on venait de détacher à sa recherche. Il tenait deux
lettres à la main; Raymond s'en saisit, il lui prit une sueur froide en
lisant la première. Elle était de sa soeur, et l'écriture en était
tremblée. Mlle Ferray lui mandait dans un style un peu décousu que miss
Rovel ne s'était pas encore retrouvée, qu'on avait lieu de croire
qu'elle avait exécuté son évasion dans les premières heures de la nuit,
qu'elle était probablement sortie par l'une des fenêtres du salon,
qu'elle avait pris son chemin à travers le verger. On venait de
découvrir dans le bois une voilette accrochée à des broussailles et sur
le ruisseau une planche qui avait dû servir de pont à la fugitive. Un
fermier du voisinage affirmait que, revenant de la ville entre onze
heures et minuit, il avait aperçu un jeune homme et deux chevaux
embusqués près d'un bouquet d'arbres. Après avoir communiqué à son
frère ces fâcheuses nouvelles, Mlle Ferray l'exhortait à ne point trop
s'alarmer. "Nous faisons un mauvais rêve, lui écrivait-elle, mais on
n'est jamais resté au milieu d'un rêve." Elle avait rouvert sa lettre
pour ajouter en apostille qu'un commissionnaire venait d'apporter un
pli, qu'elle s'était permis de l'ouvrir et se hâtait de le lui envoyer,
qu'il y trouverait le mot de l'énigme, et qu'elle le conjurait de ne
prendre aucune résolution avant d'en avoir conféré avec elle.

Le billet renfermé dans ce pli était ainsi conçu: "Monsieur, les
apparences sont contre moi; mais après ce qui s'était passé entre nous,
ce que j'ai fait, j'avais le droit de le faire. Ma conscience est
tranquille, car mes intentions sont irréprochables. Aussi ne puis-je
prendre mon parti d'avoir l'air de fuir devant vous. Je suis à Thonon;
je m'y arrêterai vingt-quatre heures, et s'il vous plaisait de venir
m'y rejoindre, je m'empresserais de vous donner toutes les explications
que vous pouvez désirer. Votre obéissant serviteur,

"Gordon. "


Cette lettre et cette signature firent sur Raymond l'effet que produit
le rouge sur le taureau. Il demeura stupide d'étonnement et de fureur,
cloué sur place, un brouillard sur les yeux, se demandant où il était,
de quoi il s'agissait, ce qu'il faisait au milieu d'une grande route,
pourquoi il tenait un papier à la main. Il retrouva enfin le fil de ses
idées; il lui parut prouvé qu'il était Raymond Ferray, que sa pupille
s'était enfuie et qu'il perdait un temps précieux, attendu qu'il avait
une affaire pressante à régler, qui était de rejoindre à Thonon M.
Gordon et de lui expliquer poliment qu'il désirait se couper la gorge
avec lui. Il s'aperçut aussi qu'il y avait à deux pas de là une voiture
immobile, laquelle était attelée de deux chevaux, et un cocher qui
l'observait attentivement, ne sachant à qui il en avait. L'interpellant
d'un ton brusque, il lui fit prendre l'engagement de ne point ménager
ses bêtes et de le conduire en trois heures à Thonon. Il ordonna
ensuite à l'exprès de retourner auprès de sa soeur, de l'avertir qu'il
ne rentrerait à l'Ermitage que dans la soirée. Cela dit, il venait de
remonter dans son fiacre; le cocher brandissait déjà son fouet, quand
une autre voiture arriva de Genève, brûlant le pavé. Elle s'arrêta
subitement, et Raymond se trouva en présence de lady Rovel et du
marquis de Boisgenêt.

Leur brouille n'avait pas duré. Après s'être retiré fièrement dans sa
tente, M. de Boisgenêt avait regretté son coup de tête. Ses
ressentiments s'étant apaisés, l'appétit lui était revenu. Il était
aussi alléché de Meg que pouvait l'être Mirette du plus croquant des
massepains; il pensait à elle comme à une friandise délicieuse, et son
amour-propre piqué au vif avait juré qu'il s'en passerait la fantaisie.
Aussi bien estimait-il que miss Rovel était non-seulement un morceau de
roi, mais une superbe affaire. Il croyait lire dans les étoiles que les
destins avaient voué lady Rovel à une fin prématurée, qu'ils ne lui
donneraient pas le temps d'écorner sa fortune, qu'elle serait ravie à
la tendresse de son gendre par une catastrophe prochaine, soit qu'elle
se laissât choir au fond de quelque glacier ou qu'elle succombât à l'un
de ces innombrables accidents qui accompagnent la recherche de l'homme
idéal. Bref, M. de Boisgenêt avait fait ses soumissions et multiplié
les démarches pour rentrer en grâce. Il était persévérant; après bien
des pas perdus, il réussit à prendre lady Rovel dans sa bonne lune et
obtint miséricorde. Quand il y va de leur intérêt, les sots deviennent
lucides. Lady Rovel lui ayant confié ce qu'elle avait tu à tout le
monde, à savoir que Meg était retournée chez son tuteur, le marquis mit
son étude à lui persuader, par d'habiles et incessantes insinuations,
que M. Ferray était secrètement amoureux de sa pupille, qu'elle-même en
tenait pour son tuteur, et que la renvoyer à l'Ermitage c'était
proprement la jeter dans la gueule du loup. A force d'entendre le
holement de cette chouette, lady Rovel avait pris l'alarme. Elle avait
toujours La Mecque sur le coeur; ne pouvant supporter l'idée qu'on se
fût permis de la jouer, elle était partie sur-le-champ pour Genève, et
elle se rendait à l'Ermitage dans le dessein de réclamer sa fille et de
la ramener dans les vingt-quatre heures à Florence.

Elle n'eut pas plus tôt aperçu Raymond qu'ayant mis pied à terre, elle
courut à lui, la foudre dans les yeux, et le tirant à l'écart, après
qu'elle eut fait signe à M. de Boisgenêt de venir les rejoindre:
"Monsieur, s'écria-t-elle, vous m'avez indignement trompée.

--Comment cela, madame?

--Vous m'aviez juré que ma fille vous était parfaitement indifférente.

--C'est l'exacte vérité, aujourd'hui encore plus qu'hier.

--A d'autres, je vous prie; vous êtes amoureux d'elle, c'est M. de
Boisgenêt qui le dit.

--M. de Boisgenêt est le plus pénétrant des devins. J'aime votre fille
autant que je l'estime.

--Et vous êtes parvenu à vous faire aimer de cette éventée; c'est
encore M. de Boisgenêt qui l'affirme.

--Cette éventée, répondit-il, en tient si fort pour moi, qu'elle a
pris cette nuit la clé des champs."

Lady Rovel fit deux pas en arrière. "Que me chantez-vous là?
s'écria-t-elle.

--Je suis désolé, madame, que ma chanson ne vous revienne pas; mais
j'ai l'honneur de vous répéter que je partais à la poursuite de votre
fille, qui s'est fait enlever cette nuit par un aventurier.

--Comment se nomme cet insecte?

--Cet insecte, madame, c'est un M. Gordon qui n'a pas le bonheur
d'être connu de vous, et je ne perdrai pas mon temps à vous faire son
portrait.

--Et vous ne l'avez pas encore fait arrêter! lui dit-elle d'un ton
méprisant.

--Le mal est que j'ignorais, il y a deux minutes encore, où M. Gordon
avait jugé à propos de diriger ses pas.

--Il y a deux minutes que vous le savez, et vous ne me l'avez pas
encore dit!

--Si vous daigniez me laisser parler, madame, je vous apprendrais que
votre fille est à Thonon.

--Et pousserez-vous l'obligeance jusqu'à m'expliquer où est Thonon?

--Sur le bord du lac Léman, à quelque trente kilomètres de Genève."

Après un court silence, elle reprit: "Vous êtes le premier coupable,
monsieur. Quand on a la manie, la rage de se faire tuteur, on tâche
d'acquérir les qualités de l'emploi, et quand on demande à prendre une
jeune fille sous sa garde, on se donne la peine de la garder.

--C'est un honneur, madame, que je ne me souviens pas d'avoir
recherché; dans ma simplicité, je croyais l'avoir subi à mon corps
défendant.

--N'est-ce pas vous qui m'avez empêchée de marier Meg à M. de
Boisgenêt? Si ce mariage s'était fait, je n'aurais plus à m'occuper
d'elle, et ce serait au marquis de courir après... comment
l'appelez-vous? après M. Gordon."

Le marquis fit une modeste inclination de tête pour témoigner combien
ce regret le touchait.

"Ah! sur ce point, reprit Raymond, je dis humblement mon peccavi,
madame. Je reconnais que j'ai eu le plus grand tort de m'opposer à un
mariage si bien assorti; dès que vous serez rentrée en possession de
votre fille, je vous supplierai de la donner bien vite à M. de
Boisgenêt, et j'applaudirai des deux mains à cet heureux dénoûment."

Ce petit colloque avait répandu un seau d'eau froide sur la passion de
M. de Boisgenêt. Sa prudence entra en pourparlers avec son amoureux
penchant, lui déclara qu'il lui avait déjà coûté bien cher, qu'il
n'était pas dans ses moyens de lui faire de plus grands sacrifices,
qu'elle entendait arrêter les frais. Apostrophant Raymond du ton le
plus aigre: "Monsieur, lui dit-il, vous êtes fort obligeant; mais, s'il
me plaît de me marier, je me marierai quand et comme il me plaira.

--Et puisque c'est Meg qui vous plaît, reprit soudain lady Rovel,
c'est Meg qu'il vous plaira d'épouser.

--Permettez, madame, répondit-il; à nouveaux faits, nouveaux conseils,
et certains événements donnent à penser à un homme de sens.

--Qui vous défend d'y penser? Je vous prie seulement de vous souvenir
que vous avez recherché, sollicité, mendié la main de ma fille.

--Eh! madame, je n'avais pas prévu M. Gordon, et je vous confesse que
ce M. Gordon me refroidit un peu.

--Il produit sur moi l'effet directement contraire, répliqua-t-elle,
il ravive mon désir de marier Meg; vous me l'avez demandée, je vous
l'accorde.

--C'est trop de bonté; mais plus je réfléchis...

--Vos réflexions sont parfaitement impertinentes, interrompit-elle, et
vous criez comme un aigle pour bien peu de chose. De quoi s'agit-il
après tout? D'une escapade; malgré les apparences, Meg est une ingénue.

--Merci de ma vie! s'écria-t-il, une ingénuité qui va passer la nuit à
Thonon avec un monsieur me paraît la plus dégourdie du monde, et voilà
une marquise de Boisgenêt qui en a dans l'aile.

--Marquis, vous l'épouserez, cria-t-elle du haut de sa tête, vous en
serez quitte pour prendre vos précautions et défendre votre porte à
tous les Gordons à venir.

--Dieu les bénisse! madame, mais le premier en date de tous les
Cordons, celui qui est à Thonon, il n'est pas à venir, que je sache; il
est d'une effrayante réalité; je ne peux empêcher ce Gordon-là d'être
arrivé, et c'est un Gordon que je ne me soucie pas de prendre à mon
compte. Serviteur! je n'épouserai point."

Lady Rovel se retourna vers Raymond: "Monsieur, lui dit-elle, vous êtes
le mauvais génie de ma maison, et je mets sur votre conscience le refus
de M. de Boisgenêt. Si vous êtes un homme de coeur, vous vous battrez
avec lui pour le contraindre d'épouser Meg.

--Je n'en ferai rien, répondit Raymond. Je consens à courir après
votre fille; si je parviens à vous la rendre, M. de Boisgenêt
l'épousera ou ne l'épousera pas. La seule chose certaine est que dès
demain ma mémoire sera nette de son souvenir, et malavisé qui se
permettrait de prononcer son nom devant moi."

Là-dessus il courut à sa voiture, y remonta lestement, donna l'ordre à
son cocher de fouetter à tour de bras ses chevaux, et, mettant cap au
vent sur M. Gordon, il partit sans s'inquiéter si lady Rovel le suivait.

La route qui conduit de Genève à Thonon traverse un beau pays; elle a
vue d'un côté sur les Alpes, de l'autre sur le plus admirable des lacs.
On croira sans peine que Raymond ne vit ce jour-là ni le lac ni les
Alpes. Cependant il ne s'ennuya point en chemin, il avait de quoi
s'occuper. Tantôt il vouait une fois de plus une haine implacable à
toutes les femmes, à leurs déloyautés, à leurs perfidies, à leurs
artifices empoisonnés; il maudissait ces roseaux qui percent et
déchirent la main assez folle pour s'y appuyer. Tantôt il se félicitait
d'être à jamais guéri; il pouvait évoquer impunément l'image de Meg, se
souvenir sans péril de sa beauté; il s'était retrempé dans le mépris,
autre Styx dont les eaux noires et fangeuses, mais salutaires, rendent
invulnérable le coeur qui s'y baigne. A la vérité, il lui arrivait par
intervalles de se dire que, si un soir, dans une bibliothèque, il eût
cédé à l'entraînement de sa passion, peut-être une âme de dix-huit ans
se fût donnée à lui pour toujours et sans réserve. Il repoussait bien
vite cette vision avec horreur; il se répétait cent et cent fois que
miss Rovel n'était que duplicité et mensonge, pour un peu il se serait
mis à la portière et aurait crié aux passants: "Honnêtes gens,
gardez-vous de l'aimer, elle ferait de votre vie un enfer!" Il
souhaitait qu'elle adorât son ravisseur afin de la mettre au désespoir
en le tuant, car il avait décidé qu'il le tuerait, qu'il ne pourrait
respirer à l'aise qu'après s'être vengé, que, si grand que paraisse le
monde, il était trop étroit pour contenir un Gordon et Raymond Ferray.
A ce propos, il se rappelait avec complaisance qu'un jour, en Arabie,
accosté par des Bédouins dont les intentions étaient douteuses, et
désirant les tenir en respect, il avait déchargé sur un caillou, à
quarante pas de distance, deux coups de son revolver et qu'il avait mis
deux balles dans le blanc.

Quand on a dans la tête un si grand roulis de pensées, on peut aller de
Genève à Thonon sans s'ennuyer un instant, et, quelle que fût son
impatience d'arriver, Raymond ne songea point à se plaindre de la
longueur du chemin.


XII


Après le départ de Raymond, lady Rovel sans désemparer avait livré un
nouvel assaut à M. de Boisgenêt. Reprenant sa démonstration, elle lui
prouva par les raisons les plus concluantes que le premier de ses
devoirs était de la décharger pour toujours du pénible soin de garder
sa fille, qu'il avait été mis au monde tout exprès pour cela, qu'un
homme d'honneur tient à remplir sa destinée, qu'un homme sérieux ne se
ravise pas, et qu'un homme d'esprit voit les choses de haut, méprise
les détails et la bagatelle d'un enlèvement, que partant il épouserait
Meg aussitôt que son sot tuteur l'aurait reprise à M. Gordon, qu'elle
entendait que cette affaire fût réglée avant le coucher du soleil, et
qu'à cet effet il aurait l'honneur de l'accompagner dans l'instant même
à Thonon. Le marquis se défendit du bec et des ongles; elle se mit en
colère, il s'emporta, et, renonçant à ménager ses termes, il repartit
que la marchandise était trop avariée pour trouver marchand, qu'il en
abandonnait sa part, que certains dévoûments dépassaient son courage,
et qu'il n'admettait pas qu'on le prît pour un Dandin. Elle rompit à
jamais avec lui, et ordonna à son cocher de la conduire à Thonon.
Celui-ci, craignant que son cheval un peu poussif ne pût fournir une si
longue carrière, lui représenta qu'elle ferait plus agréablement sa
route par eau. Plantant là le marquis, elle se fit ramener à Genève, où
elle avisa en arrivant sur le quai un bateau à vapeur qui chauffait;
elle s'y embarqua.

Quand le bateau fut sorti du port, lady Rovel, debout à l'arrière, la
main posée sur le bordage, le front penché vers l'eau, s'abandonna au
courant de ses tristes pensées, et laissa son esprit s'en aller à la
dérive. Le chagrin que lui causait l'équipée de sa fille fit bientôt
place à un mélancolique retour sur elle-même. Elle se remémora son
passé, les longues erreurs de son odyssée au travers du monde, elle fit
le dénombrement de ses illusions, vit défiler devant elle le visage de
tous les hommes qui l'avaient abusée par une ressemblance de famille
avec ses songes. De tant de vaines expériences, que lui restait-il? Un
vide insupportable et le mépris de ce qu'elle avait aimé. Si le passé
l'écoeurait, l'avenir lui donnait le frisson. Elle avait perdu jusqu'au
pouvoir de se tromper; une voix funèbre lui criait: Ne cherche plus
rien, car il n'y a rien.

Elle regarda des oiseaux blancs qui rasaient la surface de l'eau, où
ils pourchassaient quelque invisible proie; tour à tour ils remontaient
brusquement dans l'air, ou plongeaient derechef et glissaient entre
deux lames, renouvelant sans se lasser leurs poursuites et leurs ébats.
Elle contempla aussi le déferler monotone des vagues, brisant sur le
rivage, et, après s'être retirées avec un bruit creux, rapportant leurs
volutes blanchissantes à la grève éternellement amusée de leur murmure
et de leur écume. Elle comparait tristement les infatigables
persévérances de l'oublieuse nature, qui se répète à jamais sans ennui,
et la sombre destinée d'une âme humaine, quand, parvenue à l'âge où
l'on se détrompe de la vie, elle ressent à la fois l'impuissance de
rien entreprendre et une mystérieuse horreur d'avoir fini. Elle se
prenait alors en pitié, accusait le sort jaloux qui lui refusait le
bonheur toujours recommençant des vagues et des mouettes. Ayant relevé
la tête, elle jeta un coup d'oeil de mépris sur les Alpes, sur leurs
pitons, sur leurs coupoles d'argent. Elle décida que le Mont-Blanc
n'était qu'une taupinière, que le monde est une méchante boîte où l'on
étouffe, et que le ciel en est le couvercle.

Comme elle venait de se retourner et qu'elle laissait ses regards errer
dans le vide, elle vit s'avancer sur le pont un homme encore jeune
qu'il lui souvint d'avoir rencontré quelque part, figure pâle,
expressive, éclairée par de grands yeux bruns d'une beauté mystique,
lesquels, à force de voyager dans le ciel, avaient pris la terre en
dédain. Ayant feuilleté les poudreux registres de sa mémoire, lady
Rovel y retrouva le nom du missionnaire wesleyen qui l'été précédent
l'avait haranguée sur les bords du lac de Lucerne, et qu'elle avait
interloqué par un sourire. Il était là, devant elle. A sa vue, elle
sentit quelque chose remuer dans son coeur. Certaines rencontres
laissent en nous des traces plus profondes que nous ne pensons; notre
âme à son insu en conserve le souvenir, il y germe, il y grandit. Où il
n'était tombé qu'un gland, on s'étonne de trouver un chêne, le gland
s'était enfoncé silencieusement dans la terre, et ce qui en est sorti
suffit pour donner de l'ombre à toute une vie.

Ce missionnaire wesleyen, qui s'appelait M. Glover, avait passé
plusieurs années en Sénégambie; il y avait évangélisé les Mandingues et
converti secrètement la soeur du roi de Saloum. Sa santé s'était
détruite par l'excès des fatigues et l'influence d'un climat funeste;
il était venu la refaire en Europe et se proposait de repartir avant
peu pour l'Afrique. Il n'eut pas besoin de considérer deux fois lady
Rovel pour la reconnaître. Sa première mésaventure lui prêchant la
prudence, il ne l'aborda point. Quel ne fut pas son étonnement de la
voir venir à lui! Elle lui fit signe de la suivre et l'emmena dans la
cabine, où ils furent longtemps tête à tête.

Là, sans préambule, elle répandit son âme dans celle du missionnaire.
Elle lui dit ses chagrins, ses déconvenues, ses dégoûts, ses pensées
dévorantes, la profonde misère de son coeur, monarque changé en
mendiant et dont la pourpre n'était plus qu'un haillon. Le vaillant
chasseur de consciences, toujours à l'affût et ardent à la proie,
tressaillit d'une sainte allégresse; il loua le ciel de ce que le noble
gibier qu'il avait manqué une fois venait se présenter de nouveau à
portée de son fusil. Ce n'est pas que M. Glover, à l'exemple d'un
janséniste célèbre, attachât un prix particulier à la conquête des âmes
logées dans de beaux corps; mais la gloire de convertir une pécheresse
qui avait rempli l'Europe du fracas de ses aventures était propre à
tenter son zèle et son ambition.

Il avait l'éloquence que donne la parfaite sincérité; dans cette
conjoncture, il se surpassa lui-même. Après avoir représenté à sa
pénitence la vanité du monde, le néant de ses grandeurs et de ses
plaisirs, il lui insinua que l'ennui dont elle était consumée était un
avertissement du ciel, qui réclamait son coeur et seul pouvait le
remplir; il lui exposa le mystère de la grâce, les détours qu'elle fait
pour s'emparer des âmes perdues, ses artifices, ses ruses, ses
violences, ses inépuisables attentions, la paix et les délices qu'elle
réserve à ses élus. Lady Rovel fut saisie, troublée par les tableaux
qu'il lui faisait, par les abondances de sa parole et de son coeur. Il
sentit qu'elle était à demi vaincue, que l'aiguillon divin avait
pénétré dans le vif; il redoubla d'efforts pour enfoncer le trait. Il
avait trop de candeur pour démêler exactement ce qui se passait en
elle. Si elle subissait les atteintes de son éloquence, elle ne
laissait pas d'être touchée aussi de sa jeunesse, de l'éclat humide et
velouté de ses yeux, de la beauté particulière qu'imprimait à ce pâle
visage une dévotion un peu romanesque.

Quelques passagers étant survenus, la conversation changea de thème. M.
Glover répondit avec obligeance aux nombreuses questions que lui
adressa lady Rovel touchant sa vie et ses lointains voyages. Il lui
raconta la Sénégambie, ses fatigues, ses campagnes, cette princesse
mandingue qu'il se flattait d'avoir gagnée à l'Evangile, son impatience
de retourner en Afrique pour y consommer son oeuvre. A ces récits,
l'imagination de lady Rovel s'enflamma. Des forêts de baobabs, l'arbre
à beurre, d'immenses savanes où errent des troupeaux d'éléphants et de
sangliers, des sérails noirs, des nègres dansant au son du tambourin,
des moeurs étranges, des hasards, tout cela s'entremêlait dans son
esprit avec les mystères de la grâce, la paix des élus et les félicités
d'une conscience régénérée. Il lui parut que toutes ces idées assez
disparates s'accordaient fort bien ensemble, que la Sénégambie est
l'endroit du monde qui ressemble le plus au paradis, et un éclair
d'espérance brilla devant ses yeux. S'étant informée quel homme était
le roi de Saloum et s'il avait quelque velléité de devenir chrétien, M.
Glover lui répondit que ce despote rébarbatif ferait incontinent
décapiter ses quatre cent mille sujets, s'il pouvait les soupçonner de
fausser compagnie à leurs fétiches ou à Mahomet. Le portrait qu'il lui
fit du personnage acheva de griser lady Rovel. Ce coupe-tête africain
lui apparut entouré d'un nimbe et de tout le prestige d'une imposante
majesté. Elle décida que l'honneur de le convertir lui était réservé,
qu'elle venait de déchiffrer enfin l'indéchiffrable secret de sa
destinée, que sa beauté accomplirait ce miracle, que Dieu le voulait,
que jamais prédestination n'avait été plus manifeste. Son avenir
s'éclaira subitement de la plus vive lumière, et, comme Archimède
sortant du bain, elle s'écria dans la plénitude de son coeur: J'ai
trouvé! Dès ce moment, elle conçut la ferme résolution d'accompagner M.
Glover en Sénégambie; c'était une bien autre aventure que ce ridicule
voyage à La Mecque dont elle s'était sottement engouée. Elle n'osa
pourtant s'en ouvrir sur-le-champ au missionnaire; elle se contenta de
le remercier de tout le bien qu'il lui avait fait, lui déclara qu'elle
lui confiait le soin de son âme, qu'elle entendait ne plus le quitter
jusqu'à son départ. Il l'assura qu'il serait plus fier et plus
satisfait d'avoir donné à Dieu lady Rovel qu'une princesse mandingue,
et assurément il ne mentait pas.

Les heures s'étaient écoulées si vite dans ces émouvants entretiens que
le bateau fit escale devant Thonon sans que lady Rovel s'en aperçût.
Elle ne sortit de sa préoccupation qu'en arrivant près d'Evian, où
descendait M. Glover, qui se proposait d'y continuer une cure d'eau.
Elle se ressouvint que sa fille avait été enlevée par M. Gordon. Tout
en débarquant, elle raconta ses disgrâces maternelles à son nouveau
directeur, et le pria de vouloir bien l'assister de sa prudence,
s'engageant à respecter ses conseils comme des oracles. Il prit une
part très-vive à son chagrin, dont il lui parla en homme de sens et de
coeur, et, s'étant mis à sa disposition, ils convinrent de louer une
voiture et de repartir pour Thonon le plus tôt possible.

Cependant Raymond était parvenu au terme de son voyage. Il descendit à
l'auberge la plus achalandée de l'endroit et s'y informa de M. Gordon.
L'hôtelier, homme jovial et loquace, lui répondit qu'apparemment il
entendait parler d'un gentil petit Anglais qui était arrivé dare dare
au milieu de la nuit en compagnie d'une petite Anglaise jolie comme les
amours, que ces deux nouveaux mariés faisaient leur voyage de noces,
qu'ils paraissaient s'aimer comme des tourtereaux. Sur la fin de la
matinée, la jeune étrangère était partie pour visiter des amis dans le
voisinage, et après l'avoir tendrement embrassée, son jeune mari
s'était rendu hors du bourg, dans un jardin dépendant de l'hôtel, où il
y avait un tir au pistolet; il s'y était enfermé sous clé, et depuis
deux heures il massacrait force poupées. Raymond avait rapporté
d'Italie une opinion avantageuse de l'intelligence de M. Gordon; il se
confirma dans son jugement en apprenant que ce perspicace insulaire
employait utilement ses heures à se faire la main.

Il pria l'aubergiste de lui faire tenir à l'instant sa carte. Au bout
de dix minutes, on revint lui annoncer qu'il était attendu, et on lui
enseigna le chemin qu'il devait prendre. Il atteignit bientôt l'entrée
d'un jardin enclos de hautes murailles. Ayant frappé à la porte, qui
était fermée au verrou, elle lui fut ouverte par ce jouvenceau froid et
flegmatique qu'il avait vu à la chartreuse d'Ema. M. Gordon accueillit
Raymond fort civilement; mais son abord et ses manières annonçaient
cette possession de soi-même qui tient un furieux à distance. Quoique
Raymond eût appris de l'hôtelier que la jeune étrangère avait quitté
Thonon, son premier soin fut de fureter du regard dans tous les angles
du jardin.

"Vous cherchez miss Rovel? lui demanda M. Gordon avec un demi-sourire.
Comment pouvez-vous supposer qu'elle soit ici? Je ne suis pas assez
simple pour ne l'avoir pas mise en sûreté." Il ajouta: "Je vous
attendais, monsieur; j'étais sûr que vous seriez curieux des
explications que je vous ai promises.

--Vous vous trompez bien, monsieur, lui répondit Raymond, je m'en
soucie fort peu.

--Alors vous êtes venu dans le dessein de me réclamer miss Rovel et
dans l'espérance de me la reprendre?

--Encore moins; gardez-la, je n'y vois aucun inconvénient. Pourquoi
vous donner l'air d'ignorer mes intentions? Vous les aviez devinées,
témoin le travail auquel vous vous livrez dans ce jardin.

--Effectivement, il faut tout prévoir, reprit M. Gordon d'un ton posé
et tranquille; mais il ne faut jamais se presser. Pour ma part, j'ai
toujours tenu à savoir exactement ce que je faisais. Ainsi, monsieur,
c'est au tuteur de miss Rovel que j'ai affaire dans ce moment?"

Son calme imperturbable surexcitait l'impatience de Raymond. "Trêve de
discours! s'écria-t-il. Le lieu, le jour, l'heure, décidez de tout, je
m'en rapporte à vos convenances; on ne peut être, je pense, plus
accommodant.

--Vous le seriez davantage encore, si vous m'accordiez deux minutes
d'attention. Puisque vous vous présentez ici en qualité de tuteur de
miss Rovel, il me paraît qu'au lieu de nous égorger, il nous est
très-facile de nous entendre. Je vous l'ai dit et je vous le répète,
mes vues sont irréprochables. J'ai enlevé miss Rovel parce que je me
suis convaincu que je n'avais pas d'autre moyen de l'obtenir. Elle
s'est prêtée à mon projet, et, pour ne rien dire de plus, elle consent
à notre mariage.

--Tout ceci, interrompit vivement Raymond, m'intéresse fort peu. Vous
vous en expliquerez avec lady Rovel, qui sera ici tout à l'heure.

--En vérité? repartit M. Gordon, dont le visage manifesta pour la
première fois quelque émotion, Comment se fait-il que lady Rovel...

--Vous le lui demanderez à elle-même, poursuivit Raymond, et vous lui
conterez votre cas. Sûrement elle ne vous refusera pas le prix qui est
dû à votre exploit, la glorieuse récompense que vous avez si
vaillamment méritée. Ce ne sont point mes affaires. A Florence, vous
vous êtes permis à mon égard un badinage que j'ai jugé offensant; cette
nuit, vous avez aggravé l'insulte en enlevant de ma maison une jeune
fille dont j'étais responsable. C'est de quoi je vous demande raison,
et voilà l'unique objet de ma visite."

M. Gordon le considéra un instant en silence, puis s'écria: "Eh bien!
soit, vous êtes fou; mais la folie est contagieuse, et je sens que la
vôtre me gagne. Vous voulez vous battre, je le veux aussi. Quand?
aujourd'hui même. Où? ici, dans ce jardin. Nos témoins? nous nous en
passerons. Les armes? les premiers pistolets venus, ceux-ci par exemple
que je n'ai pas encore essayés."

Il courut au râtelier, y décrocha une paire de pistolets, les fit
examiner par Raymond, et se mit en devoir de les charger. "Cet endroit,
reprit-il, est un lieu fort bien choisi. S'il advient malencontre à
l'un de nous, tout le monde sait qu'il peut arriver à un tireur
maladroit d'estropier un marqueur imprudent; la justice se contentera
peut-être de cette explication. Seulement j'exige que, pour observer
toutes les vraisemblances, nous allions, vous et moi, nous placer
chacun à notre tour devant cette cible, jusqu'à ce que l'un des deux
refuse le combat. Acceptez-vous mes conditions?" demanda-t-il à
Raymond, qui l'observait d'un air surpris et semblait se demander s'il
plaisantait.

M. Gordon ne plaisantait jamais, et Raymond finit par lui dire: "Vos
idées sont baroques, monsieur; ce qui est encore plus singulier, c'est
qu'elles me plaisent.

--Je suis enchanté de réussir enfin à vous proposer quelque chose qui
vous agrée, repartit M. Gordon; c'est un bonheur que je n'ai pas eu à
la chartreuse d'Ema. Reste à savoir qui tirera le premier; je désire
que ce soit vous."

Raymond s'y étant nettement refusé, ils s'en remirent au sort, qui
prononça en faveur de M. Gordon. "Renouvelons l'épreuve ou ajournons la
partie, dit le jeune Anglais. Je ne suis pas en colère, il me serait
impossible de tirer sur vous.

--C'est un triste devoir que vous aurez à l'instant même la joie
d'accomplir," lui répliqua Raymond, et il alla se poster devant la
cible.

M. Gordon parut hésiter un instant; il avait l'attitude et la mine d'un
homme qui se consulte et cherche quelque expédient pour sortir d'un
mauvais pas. Puis, comme par l'effet d'une résolution soudaine, il
souleva lentement son pistolet, l'arma, et le doigt sur la détente, il
ajusta son homme.

On était au milieu d'avril, et il faisait le plus beau temps du monde.
Le ciel était radieux; le jardin se parait d'une verdure nouvelle et
commençait à refleurir. Autour d'un rucher se faisait entendre un
confus bourdonnement d'abeilles qui revenaient de leur première
picorée. Une mésange vint se poser sur la cime d'un lilas et entonna sa
chanson; sa voix était limpide et fraîche, il semblait qu'elle eût le
printemps dans la gorge. Raymond crut s'apercevoir que le ciel du bleu
le plus doux et ce jardin gonflé de sève se regardaient l'un l'autre et
murmuraient en le montrant du doigt: "L'homme que voici se plaisait à
croire que sa vie était maudite. Le bonheur en cheveux blonds est entré
chez lui, s'est assis à son foyer et lui a dit: Fais un signe, je suis
à toi! Mais il lui a répondu: Tu es un fantôme, je ne veux pas te
connaître. Et cet homme va mourir, car un pistolet est braqué sur lui."
En ce moment, la mésange prit son essor, et il parut à Raymond que sa
vie s'envolait avec elle, que son coeur, qui avait renié les dieux et
méprisé l'espérance, venait de cesser de battre dans sa poitrine.

Cependant M. Gordon abaissa tout à coup son bras et son arme en disant:
"Décidément, monsieur, je ne suis pas aussi fou que vous; je n'aime que
les extravagances où il entre un peu de raison, et plus j'y réfléchis,
plus je me convaincs que ce que nous faisons dans ce jardin est
absolument déraisonnable.

--Dieu! que de paroles inutiles! ferez-vous feu? lui répliqua Raymond
en fureur.

--Pas avant que vous ayez discuté mon raisonnement. Vous êtes le
tuteur de miss Rovel; quel avantage puis-je avoir à me battre avec
vous? Si j'ai le malheur de vous tuer, lady Rovel fera peut-être des
difficultés pour me donner sa fille. Si vous me tuez, je serai encore
plus loin de compte. Or je suis éperdument amoureux, et quand je tiens
le bonheur, je ne suis pas homme à le lâcher.

--En finirons-nous une fois? je vous somme de tirer, s'écria Raymond
hors de lui.

--Non, monsieur, je ne tirerai pas. Je réserve la balle qui est dans
ce pistolet pour le rival qui aurait l'insolence de me déclarer qu'il
aime miss Rovel et l'audace de me la disputer."

Raymond marcha sur lui avec une allure de bête fauve: "Eh bien!
supposez, monsieur, lui dit-il, supposez que cet insolent, ce rival, le
voici!

--Ah! vous en convenez enfin? repartit M. Gordon en faisant un pas en
arrière.

--Je conviens, reprit-il d'une voix rauque et saccadée qui ressemblait
à un rugissement, je conviens que vous m'avez enlevé la femme que
j'aimais, et que je l'aime encore assez pour vouloir vous tuer."

A peine ces paroles eurent-elles été prononcées que, du fond d'un
hangar où elle s'était blottie parmi des hottes et des brouettes,
sortit brusquement miss Rovel, tête nue, la chevelure en désordre et
poudreuse, l'oeil en feu, le visage défait, tremblante, pâle comme une
matinée de printemps éclose dans une nuit de tempête, et dont le
sourire douteux brille entre deux nuées. On lisait sur son front une
joie sauvage, et avec l'émotion d'une longue attente, un peu de colère
pour avoir trop attendu.

"Il ne peut plus s'en dédire, s'écria-t-elle, et le voilà pris!"

Raymond la contemplait avec des yeux égarés, elle s'avança vers lui. Il
recula en la repoussant par un geste farouche. Alors elle courut à M.
Gordon, elle enlaça son bras autour du sien, appuya sa tête sur
l'épaule du jeune homme, et lui dit en pesant sur ses mots: "Mon cher
Gordon, apprenez, je vous prie, à M. Ferray que vous vous souciez fort
peu de m'épouser, mais que vous avez de bonnes raisons pour être le
meilleur de mes amis, et que vous avez trempé en tout bien tout honneur
dans le noir complot que j'ai ourdi contre lui. Faites-moi la grâce de
lui dire qu'en le dépêchant auprès de vous dans une chartreuse,
j'espérais le rendre jaloux, et que mon épreuve a si bien réussi que de
ce jour j'ai conçu l'espoir de l'amener où je voulais. Dites-lui qu'en
me renvoyant le basilic qu'il s'était hâté de vous remettre de ma part,
vous me donniez à entendre que mon messager vous avait plu et que vous
approuviez mon choix. Dites-lui encore qu'une nuit, dans un bal masqué,
vous lui avez révélé le secret de son coeur pour le familiariser avec
un monstre qu'il n'osait regarder en face. Veuillez lui expliquer aussi
que, furieuse de ses obstinées résistances, je m'étais résolue
à-m'enfuir avec le prince Natti, que vous êtes arrivé à Genève fort à
propos pour me calmer, qu'un soir qu'il faisait du vent nous avons eu
au bord d'un ruisseau un long entretien interrompu tardivement par Mlle
Ferray, après que nous avions décidé que vous seriez mon ravisseur.
Enfin expliquez-lui que l'envoi mystérieux de certain médaillon était
un signe convenu entre nous et destiné à m'apprendre que vous aviez
pris vos mesures, que le lendemain vous m'attendriez avec deux chevaux
près d'un petit bois. Peut-être, mon cher Gordon, vous dira-t-il que
votre amitié pour moi lui est suspecte. Alors répondez-lui hardiment
qu'il n'y a point de Gordon, qu'on fait semblant quelquefois de partir
pour la Barbade, et que vous êtes William Rovel, mon bon frère, à qui
j'aurai une éternelle reconnaissance, puisque, grâce à vous, j'ai
entendu tout à l'heure l'homme que j'aime déclarer qu'il m'aimait
encore assez pour vouloir vous tuer.

--Excusez-moi, monsieur, dit à son tour le faux Gordon en se
découvrant et s'avançant d'un pas vers Raymond, mon rôle m'a été
soufflé, mon seul crime est de m'être appliqué à le bien dire. Que
voulez-vous? Tantôt vous m'avez reproché d'avoir des idées baroques; il
m'est venu celle de vouloir que ma soeur fût une honnête femme. Elle
m'a déclaré que le seul moyen était de lui faire épouser l'homme
qu'elle aimait. Quand c'eût été le taïcoun du Japon, j'aurais couru le
chercher à Yeddo. Je suis ravi de n'être pas allé si loin et d'avoir
trouvé, entre le troisième et le quatrième degré de longitude Est, un
homme que j'estime beaucoup plus qu'un empereur."

Meg l'interrompit; lui montrant Raymond: "William, dit-elle, quelle
sotte figure fait ce pauvre homme! C'est un mauvais joueur, il ne sait
pas perdre.

--Et pourtant il joue à qui perd gagne," lui répondit son frère.

Elle tendit la main à son tuteur, il ne la prit pas. Il regardait la
terre d'un oeil sombre. L'étrangeté du cas, la surprise, l'effarement,
le dépit d'avoir été joué par deux enfants, la honte de sa défaite, les
suprêmes angoisses d'un orgueil aux abois, je ne sais quoi encore
l'avait à ce point pétrifié, qu'il était hors d'état de faire un
mouvement et de prononcer un seul mot.

La colère s'empara de Meg; elle s'écria: "Soit, à merveille! M. Ferray
Raymond est un grand homme, et les grands hommes se doivent à eux-mêmes
de ne jamais se démentir. Je tiens pour nul l'aveu qui vous est échappé
tout à l'heure; il y a eu des témoins, nous les prierons de se taire.
Eh! bon Dieu, est-il donc prouvé que je vous aime? Nos deux orgueils
ont joué une partie l'un contre l'autre, c'est le mien qui l'a gagnée,
nous serons généreuse, je vous garderai le secret. Pensez-vous par
hasard me réduire au désespoir? Je serai bien vite consolée. Quel
avenir après tout m'auriez-vous fait en m'épousant? Peut-être me
serais-je figuré que j'étais tenue de vous rendre heureux. Je ne veux
plus m'occuper que de mon propre bonheur. Avant peu, j'épouserai
quelque Boisgenêt, et je serai libre comme l'air, mon bon plaisir sera
mon dieu, j'aurai dix mille fantaisies, des intrigues, des amants, je
ferai du bruit dans le monde, je serai la fille de ma mère, et si
quelqu'un s'avise d'y trouver à redire, je lui répondrai: "J'aimais un
homme qui n'a pas voulu de moi, et je me suis vengée de la vie, qui
m'avait refusé l'aumône que je lui demandais."

Parlant ainsi, elle avait le teint allumé, ses regards pétillaient, ses
narines étaient gonflées, et, d'une baguette qu'elle venait d'arracher
à un coudrier, elle fouettait l'air avec violence en regrettant qu'il
n'eût pas un visage, et que ce visage ne fût pas celui de l'homme
qu'elle aimait et qu'elle était sur le point de haïr. Puis, jetant sa
baguette à terre: "Pour la dernière fois, monsieur, je vous aime, vous
m'aimez, et je vous mets au défi de m'oublier; me voulez-vous? Si vous
dites non ou que votre coeur hésite, vous ne me reverrez plus; mais je
vous jure par mes cheveux blonds que vous entendrez parler de moi.
Notre sort est dans vos mains, décidez!"

L'instant d'après, Raymond s'approchait d'elle et lui disait d'une voix
étouffée: "Puisqu'il vous faut absolument une victime, miss Rovel,
choisissez-moi; je suis prêt à tout souffrir pour vous et par vous. "

Il lui saisit la main, qu'elle ne lui tendait plus. Il y colla ses
lèvres et il sentit que ce baiser était une signature, qu'il venait de
souscrire à sa destinée, qu'il ne lui restait plus d'autre alternative
que de subir ou d'adorer sa servitude. Elle recouvra aussitôt sa gaîté
et lui dit en riant: "Permettez, monsieur, un soir vous m'avez
embrassée mieux que cela." Il rougit jusqu'aux oreilles et ouvrait la
bouche pour lui demander une explication quand William Rovel, les
séparant, leur dit avec son inaltérable gravité: "Tout est fait, et
rien n'est fait, car il s'agit non de s'aimer, mais de s'épouser, et M.
Raymond Ferray ne peut épouser miss Rovel sans le consentement de lady
Rovel, à qui sir John Rovel a donné une procuration en forme. Ce
consentement, M. Ferray est trop fier pour le demander,--car vous
avez, Meg, un amoureux bien étrange,--et au surplus, s'il le
demandait, on ne manquerait pas de le lui refuser. Le point est
d'obtenir, monsieur, que lady Rovel vous force à épouser sa fille, et
le cas est embarrassant,

--J'en tombe d'accord, lui répondit Raymond, d'autant plus qu'elle
viendra nous la réclamer avant peu." Et il lui raconta l'arrivée
imprévue de lady Rovel à Genève, ce qui s'était passé entre elle et M.
de Boisgenêt.

"Ce n'est pas là ce qui me fâche," repartit William.

Puis le prenant par le bras pour l'emmener à l'écart: "Je tiens de Meg,
ajouta-t-il, qu'après avoir entonné vos louanges, ma mère vous a voué
une effroyable aversion; peut-on en savoir la cause?"

Raymond fit quelques difficultés de lui donner cet éclaircissement;
enfin, cédant à son insistance: "En deux mots, dit-il, lady Rovel m'a
prié de la conduire à la Mecque, et j'ai refusé.

--Mauvaise affaire! s'écria William Rovel. Il est clair que, si vous
allez en Arabie, vous n'épouserez pas Meg; il est clair aussi que, si
vous n'y allez pas, on ne permettra jamais à Meg de vous épouser.
J'avais raison d'affirmer que le cas est grave."

Dans ce moment, de grands coups furent frappés à la porte du jardin.
William courut ouvrir, et l'hôtelier parut tenant à la main une
dépêche, qu'un courrier à cheval venait d'apporter d'Evian. Elle était
adressée à M. Raymond Ferray, qui était prié de la remettre le plus tôt
possible à miss Rovel, ce qu'il s'empressa de faire. Elle contenait ce
qui suit:


"Meg, votre étourderie est inqualifiable et justifie toutes mes
inquiétudes. Je ne me trompe jamais, j'avais deviné que vous n'auriez
pas de repos que vous ne fussiez gravement compromise. J'avais deviné
aussi que votre tuteur est un pauvre hère, veuillez le lui répéter de
ma part. M. Glover, que vous avez vu à Gersau, veut bien m'assister de
ses conseils; il m'exhorte à user d'indulgence envers vous. Je partirai
dans un quart d'heure avec ce digne missionnaire, qui sera désormais
l'oracle de ma maison et dont j'entends que les décisions vous soient
sacrées. Venez à notre rencontre avec M. Gordon; si cet olibrius est un
garçon présentable, peut-être cette ridicule affaire pourra-t-elle
s'arranger. M. Glover en décidera."


"Qui est le révérend M. Glover? demanda William Rovel; il me paraît
être le nouveau saint du calendrier."

Meg put satisfaire sa curiosité; elle n'avait pas oublié la scène qui
s'était passée à Gersau. Il parut fort édifié de son explication, et
aussitôt il engagea Raymond à repartir pour l'Ermitage avec sa pupille:
"Je prends tout sur moi, leur dit-il, mais j'entends agir seul."

Après quelques dits et contredits, Raymond lui donna son blanc-seing,
et William Rovel, s'étant procuré un cheval de louage qui ne payait pas
de mine, s'achemina sur Evian au grand trot. Il n'avait pas fait une
demi-lieue quand il vit venir à lui une calèche découverte, laquelle
contenait deux personnes. Quoique le jour baissât, il s'avisa de loin
que l'une de ces personnes était lady Rovel, et l'autre tout le
portrait d'un missionnaire wesleyen.

De son côté, lady Rovel avait reconnu son fils. Elle fit un geste
d'étonnement, et ordonnant à son cocher d'arrêter, à demi couchée dans
sa voiture, son fils à la portière, droit en selle comme un piquet, ils
eurent ensemble en anglais l'entretien décisif que voici:

"C'est bien vous, William? ne vous avais-je pas défendu de vous
représenter devant moi?

--Je croyais, chère madame, que les grandes routes appartenaient à
tout le monde, même aux malheureux qui sont exilés de vos bonnes
grâces, répondit-il de l'air le plus agréable.

--Ne faites pas de phrases, je les ai en horreur... Je vous croyais à
la Barbade ou en Angleterre; quand on y est, on y reste.

--Ah! madame, on en revient quelquefois fort à propos.

--Est-ce à moi que vous ferez croire que vous ayez jamais rien fait ni
rien dit à propos?

--Toute règle à ses exceptions, il y a dans ma vie des hasards
heureux. Je me féliciterai toujours d'être arrivé d'Angleterre à point
nommé pour rencontrer sur un grand chemin et appréhender au corps miss
Meg Rovel, ma chère soeur, courant la campagne avec un jeune homme."

Lady Rovel se redressa brusquement: "Où est Meg? s'écria-t-elle.

--Du calme, milady, du calme! murmura M. Glover.

--J'en aurai beaucoup, monsieur, lui répondit-elle de sa voix la plus
stridente. William, je vous présente M. Glover, missionnaire wesleyen
qui a converti la soeur du roi Saloum. Monsieur Glover, je vous
présente mon fils, qui est le plus impertinent jeune homme qu'aient
jamais produit les trois royaumes. Où est Meg? répéta-t-elle sur une
note encore plus acide.

--Excusez-la, madame, elle n'a pas osé affronter votre juste courroux,
et m'a chargé de vous assurer de son repentir et de sa soumission.

--Je crois à l'une comme à l'autre. Et où est M. Gordon? William,
allez à l'instant me chercher M. Gordon.

--Pour le coup, ce serait difficile; les Gordon sont inapprochables et
insaisissables. Celui-ci a disparu dans les airs.

--Quelle est cette mauvaise plaisanterie? Est-que par hasard vous
l'auriez tué, William?" Et se tournant vers le missionnaire, lady Rovel
ajouta: "Ce serait une faute, un non-sens, n'est-il pas vrai, monsieur
Glover?

--Oh! milady, répliqua-t-il gravement, ce serait beaucoup plus qu'un
non-sens, l'Evangile nous défend...

--Vous entendez, William, reprit-elle, M. Glover pense comme moi que
vous avez commis une sottise en tuant M. Gordon; mais vous êtes
coutumier du fait.

--Rassurez-vous, chère madame, M. Gordon est encore en vie. Il a du
bon, ce jeune homme; son caractère me revient assez, et je ne suis
point tenté d'en découdre avec lui. Au surplus, il ne s'agit dans tout
cela que d'une escapade d'écoliers. Ce marjolet a fait dans le temps un
séjour à la chartreuse d'Ema; il a rencontré Meg quelquefois, ils se
sont coiffés l'un de l'autre et ils avaient formé le judicieux projet
d'émigrer ensemble à la Nouvelle-Zélande. Soyez convaincue qu'il n'y a
pas dans cette affaire de quoi fouetter un chat, et qu'ils sont tous
deux innocents comme des colombes.

--Raison de plus, William, pour aller chercher en hâte M. Gordon. J'ai
résolu de le marier à Meg; c'est l'avis de M. Glover, et je désire que
vous teniez ses conseils pour des arrêts.

--Votre confiance, milady, est trop flatteuse pour moi, répondit M.
Glover; mais vous avez mal pris ma pensée. J'ai dit seulement que, si
après un mûr examen...

--Considérez-vous ici comme un arbitre souverain, lui dit-elle;
j'entends que vous décidiez sans appel... Eh bien! vous n'êtes pas
encore parti, William! Je ne quitterai pas la place que vous ne m'ayez
amené M. Gordon.

--Permettez-moi de vous faire observer, lui repartit son fils, que M.
Gordon court à peu près aussi vite que moi, qu'il a des jambes juste
aussi longues que les miennes. Et puis cet enleveur de petites filles
ne serait pas un mari sérieux; il est aussi malavisé, aussi écervelé,
aussi impertinent que votre serviteur. Bref, nous nous ressemblons, lui
et moi, comme deux gouttes d'eau.

--Vous voulez dire comme deux loges de Bedlam. En ce cas, il ne sera
jamais mon gendre. C'est bien votre avis, monsieur Glover?

--Oserai-je vous représenter, milady, lui répondit le missionnaire,
que la promptitude de vos décisions brouille un peu mes idées? Il me
paraît que dans une affaire de cette gravité on ne saurait trop
réfléchir, et qu'avant de prendre un parti...

--Vous ne bougez non plus qu'une souche, William, interrompit lady
Rovel. Votre flegme m'exaspère. Puisque je daigne vous consulter,
avez-vous une idée? Veuillez m'en faire part, si toutefois vous êtes
capable d'en avoir une qui puisse faire figure en bonne compagnie.

--Mon idée, madame, est qu'après un pareil esclandre il faut à tout
prix marier Meg.

--Voilà effectivement la première fois que je vous entends dire
quelque chose de raisonnable.

--J'ajoute qu'il faut la marier au plus tôt, avant qu'elle ait eu le
temps d'en faire un second.

--A la bonne heure, au plus tôt, d'autant que je partirai
prochainement pour un long voyage, et qu'à la lettre je ne saurai que
faire de votre soeur, si je ne la marie pas. Avez-vous quelqu'un à me
recommander?

--J'ai entrevu à Lucerne, l'an passé, un certain marquis de Boisgenêt,
lequel, si je ne me trompe, vous agréait beaucoup.

--Vous parlez à tort et à travers. Le marquis est un sot avec qui je
me suis brouillée à jamais, sans compter que décidément il m'était
impossible de m'accoutumer à ses cravates."

M. Glover ne put s'empêcher de sourire. "Voilà, milady, une raison qui
ne me semble pas absolument déterminante, et si vous n'avez pas d'autre
objection...

--Croiriez-vous, monsieur Glover, lui dit-elle, que la couleur
favorite de ce Boisgenêt est le bleu turquin? Je ne peux pourtant pas
donner ma fille à un homme qui aime le bleu!

--Évidemment, fit William. Chère madame, ferons-nous insérer dans les
journaux un avis portant qu'une jeune fille s'est échappée de chez son
tuteur, que ses parents désirent qu'elle ne recommence pas, et que
récompense honnête est promise à l'homme de bonne volonté qui
l'épousera?

--William, dit-elle sèchement, je n'ai jamais pu souffrir ni les
plaisanteries, ni les plaisantins." Et s'adressant à M. Glover: "Mon
fils est un braque, il n'a pas une once de sens commun dans la
cervelle. Vous voyez mon cruel embarras, monsieur; connaîtriez-vous un
gendre disponible?

--Je vous conjure, milady, lui dit-il, de ne point vous presser, la
précipitation est toujours funeste. Laissez s'écouler quelques mois, le
monde oublie vite, et le temps passe l'éponge sur tout. Un peu de
patience, et ne vous rabattez pas sur un pis-aller. Le ciel vous
octroiera peut-être le gendre qui vous convient; je le désire posé,
sérieux, d'un âge déjà mûr, muni de solides principes. Que jusque-là
miss Rovel ne vous quitte plus! Vous le savez mieux que moi, rien n'est
plus doux pour une mère, rien ne lui est plus utile que de tenir sa
fille sous son aile. En la gardant, elle se garde elle-même contre le
monde; l'ennemi des hommes n'oserait venir l'attaquer dans cette chère
et sainte société, et obligée de prêcher d'exemple..."

Il n'en put dire davantage; lady Rovel, dont le pied s'agitait et
trépidait depuis deux minutes comme la trémie d'un moulin, s'écria tout
à coup: "William, où avez-vous déterré ce cheval? Il est rongé
d'éparvins, et je crois devoir vous prévenir que, vous et lui, vous
composez un groupe fort ridicule.

--J'en suis fâché, madame; mais que mon cheval ait, oui ou non, des
éparvins, je désire vous soumettre une proposition qui vous paraîtra
peut-être saugrenue.

--C'est infaillible, dites-la toujours.

--Ne vous semble-t-il pas, comme à moi, qu'en bonne justice celui qui
a fait le mal est tenu de le réparer? Si Meg s'est gravement
compromise, si Meg est devenue presque immariable, à qui la faute? A
son tuteur, qui n'a pas su la garder. J'en conclus que nous devrions
mettre M. Ferray en demeure d'épouser Meg.

--Votre proposition a quelque chose de spécieux, répondit-elle; dans
le fond, elle est absurde et inepte au premier chef. M. Ferray est un
pauvre hère que je déteste; brisons là-dessus, il ne sera pas plus mon
gendre que M. Gordon.

--Oh! dit-il, je vous en parlais pour amuser le tapis; jamais M.
Ferray ne consentirait â épouser ma soeur.

--La difficulté n'est pas là; est-ce qu'il se mêle d'avoir une
volonté, ce monsieur?" Elle ajouta en relevant le menton: "Or çà,
William, j'aime à croire que vous ne vous êtes pas permis de lui faire
des ouvertures à ce sujet?

--Il faut tout passer aux fous, chère maman, ils ne savent pas tenir
leur langue; mais j'ai été relevé de la belle façon. M. Ferray est
entré en fureur, les yeux lui sortaient de la tête. Il m'a déclaré du
ton le plus véhément qu'il aimerait mieux être pendu que de se marier,
qu'il exécrait toutes les femmes, que Meg lui était particulièrement
insupportable, à quoi il ajouta dans un style qui m'a paru manquer
d'atticisme, qu'il n'était pas homme à s'accommoder des restes de M.
Gordon. Le fait est que, comme il arrive en pareil cas, il ne m'a pas
dit sa vraie raison.

--Peut-on la connaître?

--Son coeur n'est plus libre; je l'ai appris de Meg, qui est une
indiscrète et qui a écouté par le trou d'une serrure un entretien
confidentiel qu'il eut récemment avec sa soeur.

--Il serait devenu amoureux, ce Bédouin! dit-elle en levant les
épaules; quelle est sa dulcinée? quelque écureuse de vaisselle?

--Une grande dame, au contraire, une déesse de l'Olympe. Il paraît que
M. Ferray a fait naguère un voyage en Italie. Il en est revenu si
rêveur, si mélancolique, que sa soeur l'interrogea un jour sur la cause
de son chagrin. Il lui confessa qu'il avait retrouvé à Florence une
femme qui jadis avait produit la plus vive impression sur son coeur,
qu'en la revoyant il s'était renflammé, qu'elle avait daigné lui faire
quelques avances, que par entêtement de parti pris, par forfanterie de
philosophe, il s'était refusé à son bonheur, mais que l'amour s'était
vengé, que l'image de cette femme le poursuivait, qu'il était dévoré
par le regret de son irréparable faute.

M. Glover commençait à se scandaliser un peu de tout ce qu'il
entendait. Il s'écria: "En vérité, monsieur, comment pouvez-vous songer
à marier votre soeur avec un homme amoureux d'une autre femme? Il y a
dans un tel projet une indélicatesse si révoltante...

--A ne vous point mentir, William, votre petite histoire m'amuse,
interrompit lady Rovel, et vous l'avez contée avec assez d'agrément. Il
est donc vrai que ce lugubre personnage meurt de chagrin d'avoir
sottement refusé ce qu'il mourait d'envie d'accepter? Quand je lui
disais qu'il était en faux granit!"

A ces mots, elle partit d'un éclat de rire pointu, acéré, féroce, qui
causa un tressaillement désagréable à M. Glover. "Savez-vous, William,
poursuivit-elle, que votre proposition est moins saugrenue qu'elle ne
me semblait d'abord? Il est juste effectivement qu'un tuteur qui a
laissé sa pupille se compromettre soit tenu de l'épouser.

--Eh quoi! milady, s'écria M. Glover, votre fille épouserait un homme
à qui elle est insupportable, un homme dont le coeur n'est plus libre,
un homme qui est un pauvre hère, un homme que vous détestez...

--Oh! je m'arrangerai, dit-elle, pour ne le voir que rarement.

--Milady, continua-t-il en élevant la voix, puisque vous me faites
l'honneur de me demander mon avis, il est de mon devoir de vous
représenter...

--Que le mari qui convient à ma fille, dit-elle en lui coupant
vivement la parole, ne peut être qu'un homme sérieux, d'un âge déjà
mûr, muni de solides principes. N'est-ce pas ce que vous me disiez tout
à l'heure? M. Ferray remplit toutes les conditions requises. Il avait
trente ans le jour de sa naissance, ce qui lui en fait aujourd'hui
soixante bien sonnés. Il est plus sérieux qu'un verrou, à telles
enseignes qu'il n'a pas ri trois fois dans sa vie, et pour ce qui est
des principes, il en est hérissé comme un porc-épic qui se met en
boule... Eh bien! William, que faites-vous là? Puisque vous le voulez,
puisque je le veux, puisque M. Glover le veut aussi, partez pour Genève
au triple galop de votre triste monture, et allez dire à M. Ferray, si
sa mélancolie lui permet de vous entendre, que son devoir est d'épouser
Meg, et qu'au besoin je le lui ordonne.

--Vous plaisantez, madame! Il m'étranglera plutôt, mais il ne
m'écoutera pas.

--Vous me faites pitié, répliqua-t-elle en haussant le ton. Apprenez,
William, qu'on ne fait rien qui vaille dans ce monde sans un profond
mépris pour la volonté des autres. Demandez à M. Glover si, avant de
convertir un Mandingue, il s'amuse à s'informer si cela peut lui être
agréable.

--Un instant, répondit le missionnaire; il y a des distinctions à
faire, milady, et je vous prie de croire...

--Si je vous en crois! dit-elle. Vous êtes un héros, et les grands
courages méprisent les petits scrupules. Excusez mon fils; la jeunesse
de ce temps a une incroyable petitesse d'esprit. Enfin, William, cette
affaire vous regarde, et nous verrons de quoi vous êtes capable. Je
vous enverrai dans quelques jours toutes les pièces nécessaires et dès
demain j'écrirai à votre soeur pour lui signifier mes volontés.
Chargez-vous de M. Ferray, entreprenez-le hardiment, menez-le tambour
battant, tenez-lui l'épée dans les reins et le pistolet sur la gorge.
Il n'est pas si terrible que vous croyez. Grattez, grattez, et sous le
badigeon vous trouverez bientôt le caoutchouc. Je ne sais pas si nous
nous reverrons, William. Bonsoir, le serein tombe, et je crains que M.
Glover ne s'enrhume.

--Un mot encore, un seul mot, lui dit son fils. Si, contre toute
attente, je réussis dans ma périlleuse mission, j'entends n'être pas
désavoué, car ma position serait ridicule.

--Quel désaveu pouvez-vous craindre? lui répliqua-t-elle avec hauteur.
M. Glover est votre garant; je voudrais bien voir que quelqu'un se
permît de revenir sur une décision de M. Glover, que quelqu'un eût
l'audace de défaire un mariage que M. Glover a fait!"

William la salua respectueusement; il se disposait à partir, elle le
rappela et lui dit à l'oreille: "Si M. Ferray vous entretient de sa
grande dame, répondez-lui que sûrement elle a voulu se moquer de lui,
et qu'elle le lui prouve bien en ce jour. Ajoutez que tel pêcheur qui
parlait de se noyer parce qu'il avait manqué une truite a fini par
souper gaîment d'une tanche, en se réservant, bien-entendu, le droit de
rêver à sa truite."

Elle le congédia de nouveau; comme il s'éloignait: "A propos, William,
lui cria-t-elle, vous trottez mal, vous n'avez pas la main fixe, et il
en résulte des à-coup qui vous donnent mauvaise grâce. Prenez-y garde,
cela pourrait compromettre l'avenir d'un assez joli garçon." Puis elle
commanda à son cocher de faire volte-face et de la remmener à Evian,
et, dans sa tendre sollicitude pour la santé de M. Glover, elle obligea
le missionnaire, en dépit de ses vives résistances, à se défendre
contre le serein en acceptant la moitié de son châle.

C'est ainsi qu'au milieu d'une grande route, pendant que se répandaient
dans la campagne les premières fumées de la nuit et que les premières
étoiles s'allumaient au ciel, à la suite d'une conférence d'un quart
d'heure entre une calèche découverte et un cheval rongé d'éparvins, fut
décidé, arrêté, conclu par les conseils d'un missionnaire à qui on
n'avait pas permis d'achever une seule de ses phrases, le mariage de
Raymond Ferray et de miss Meg Rovel. Ravi d'avoir si bien conduit sa
négociation et enlevé le succès, William Rovel se dirigea sur Genève à
franc étrier, faisant de son mieux pour rattraper l'avance qu'avait sur
lui le berlingot qui emportait Meg et son tuteur. Lady Rovel n'était
pas moins heureuse que son fils. Dans sa félicité entraient à doses
égales l'agréable perspective d'être à jamais délivrée du souci et de
la rivalité de sa fille, la satisfaction d'avoir pour gendre un homme
qui en tenait pour elle, l'assurance que l'insolent qui avait méprisé
ses faveurs se chargeait de la venger par ses remords, la joie douce
qu'une journée bien remplie laisse après elle, un coeur renaissant à
l'espoir, un avenir reconquis, la beauté d'une étoile pour laquelle
elle professait un respect superstitieux et dont le vif éclat lui
paraissait un heureux présage, enfin les yeux bruns d'un missionnaire
et la vision confuse d'un roi nègre, couvert de gris-gris, qui dans ce
moment même, assailli d'un soudain pressentiment, rêvait peut-être de
la plus belle des blanches. M. Glover était moins content. Sa candeur
s'étonnait qu'on le tînt pour l'auteur d'un mariage qu'il avait
formellement désapprouvé, et le caractère de lady Rovel commençait à
l'alarmer. Il appréhendait que sa conversion ne fût une oeuvre de plus
longue haleine que celle de vingt mille Mandingues, et il interrogeait
sa conscience pour savoir s'il avait bien ou mal fait d'accepter la
moitié de son châle.

Pendant ce temps, Meg avait un long entretien avec son tuteur. Il lui
faisait part de ses inquiétudes, il l'exhortait à prendre quelques
semaines au moins pour réfléchir, pour examiner ses sentiments, pour
s'assurer que son coeur n'était pas la dupe de son imagination; il lui
représentait l'incompatibilité de leur âge, de leur humeur, et surtout
il lui reprochait son rare talent de comédienne. Elle lui ferma la
bouche en lui disant: "Mettons les choses au pis, supposons que mes
défauts vous fassent beaucoup souffrir. C'est un adage de ma mère, qui
n'a jamais passé pour une sotte, que l'homme qui ne veut pas souffrir
doit renoncer à vivre, et que celui qui renonce à vivre est un lâche."

Comme ils arrivaient près d'une auberge sise au haut d'une côte, ils se
croisèrent avec une carriole, dans laquelle était cahotée une petite
femme fluette. Lasse d'attendre, dévorée d'anxiété, Mlle Ferray s'était
décidée à se mettre en route pour Thonon. Elle s'en allait cahin-caha,
causant avec l'ombre, avec le vent, avec la terre, avec le ciel, avec
je ne sais quoi d'invisible qui lui paraissait plus certain que tout ce
qui se voit. Gros de pensées qui portaient plus loin que ses regards,
ses petits yeux fouillaient avec acharnement dans les profondeurs de la
nuit, comme pour leur arracher leur secret. Meg la reconnut à la clarté
flambante que projetait une forge, et lui cria: "Mon rêve s'est
accompli, mademoiselle; j'ai découvert aujourd'hui un sage assez fou
pour m'épouser."

Mlle Ferray se laissa couler tout interdite hors de sa voiture, et, son
frère l'ayant appelée, elle se précipita vers lui. Elle fut devancée
par un cavalier, lequel arrivait au galop, et, se présentant à la
portière, dit gravement à Raymond: "Monsieur, ou vous épouserez ma
soeur, ou je vous brûlerai la cervelle: tel est l'ordre exprès de ma
terrible mère."

Raymond le regarda d'un air stupéfait; puis, saisi d'une joie étrange,
qui avait l'accent de la colère, il s'écria: "Soit, le sort en est
jeté, le chien du jardinier mangera; mais malheur à l'imprudent qui
s'aviserait de rôder à l'entour de son panier!"

Par l'effet d'une illumination soudaine, Mlle Ferray comprit que tout
s'était expliqué, que tout s'était arrangé. Avant de s'enquérir
davantage et sans trop savoir ce qu'elle faisait, faute de mieux, elle
embrassa de confiance la grande botte de William Rovel, qui, se
dressant sur ses étriers, criait à tue-tête aux gens de l'auberge:
"Qu'on m'apporte une bouteille de Champagne! je veux fêter la nouvelle
victoire que la perfide Albion vient de remporter sur la France."

Quelques semaines plus tard, lady Rovel assistait au mariage de sa
fille dans la toilette sévère d'une personne revenue du monde et vouée
aux austérités. Elle partit le lendemain pour l'Afrique avec M. Glover,
de plus en plus embarrassé de sa néophyte, mais qui s'obstinait par
charité à ne point désespérer de son amendement.

Raymond s'est réconcilié avec Paris, le monde et l'histoire de Mahomet.
S'il faut tout dire, on prétend qu'il n'est point heureux, qu'il est
tourmenté par la jalousie, et qu'il a sujet de l'être. Je n'en crois
rien, et voici pourquoi. La dernière fois qu'il est revenu à
l'Ermitage, il s'est rendu dans la maison qu'avait habitée lady Rovel
pour y marchander une armoire en vieux chêne. Comme on faisait
difficulté de la lui céder et qu'on lui demandait la raison de son
caprice et quel prix il pouvait attacher à un vieux meuble qui n'est
pas une oeuvre d'art, il répondit: "C'est que j'y ai trouvé le bonheur,
et c'est la seule fois qu'on l'ait trouvé dans une armoire."

On lisait dernièrement dans les journaux anglais qu'une femme célèbre
par sa beauté et ses aventures était arrivée en compagnie d'un
missionnaire à Kakonc, capitale du royaume de Saloum, qu'elle avait
entrepris de convertir le souverain au christianisme et ne l'avait
converti qu'à sa beauté et à la monogamie, qu'elle avait eu à ce sujet
des paroles violentes avec le missionnaire, que, l'ayant fait bannir
par lettre de cachet, elle trônait dans le sérail dépeuplé, et que
vénérée par tout le pays à l'égal d'un fétiche, ce qui est le _nec plus
ultra_ du respect, elle prenait un vif plaisir à gouverner à la
baguette quatre cent mille têtes crépues. Cela prouve qu'il est
plusieurs manières d'être heureux; mais le plus précaire de tous les
bonheurs est celui qui dépend des lubies d'un roi mandingue.





FIN.



558-06.--Coulommiers, Imp. PAUL BRODARD.--P5-06.








End of the Project Gutenberg EBook of Miss Rovel, by Victor Cherbuliez

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MISS ROVEL ***

***** This file should be named 28523-8.txt or 28523-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        https://www.gutenberg.org/2/8/5/2/28523/

Produced by Daniel Fromont

Updated editions will replace the previous one--the old editions
will be renamed.

Creating the works from public domain print editions means that no
one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
(and you!) can copy and distribute it in the United States without
permission and without paying copyright royalties.  Special rules,
set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark.  Project
Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
charge for the eBooks, unless you receive specific permission.  If you
do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
rules is very easy.  You may use this eBook for nearly any purpose
such as creation of derivative works, reports, performances and
research.  They may be modified and printed and given away--you may do
practically ANYTHING with public domain eBooks.  Redistribution is
subject to the trademark license, especially commercial
redistribution.



*** START: FULL LICENSE ***

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.