Meta Holdenis

By Victor Cherbuliez

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Title: Meta Holdenis

Author: Victor Cherbuliez

Release date: April 7, 2024 [eBook #73349]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1899

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  META HOLDENIS

  PAR
  VICTOR CHERBULIEZ
  De l’Académie française

  SEPTIÈME ÉDITION


  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

  1899
  Droits de traduction et de reproduction réservés.




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

PUBLIÉS DANS LA BIBLIOTHÈQUE VARIÉE

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    _Le Comte Kostia_; 14e édition. 1 vol.
    _Prosper Randoce_; 5e édition. 1 vol.
    _Paule Méré_; 7e édition. 1 vol.
    _Le Roman d’une honnête femme_; 12e édition. 1 vol.
    _Le Grand-Œuvre_; 4e édition. 1 vol.
    _L’Aventure de Ladislas Bolski_; 8e édition. 1 vol.
    _La Revanche de Joseph Noirel_; 5e édition. 1 vol.
    _Meta Holdenis_; 6e édition. 1 vol.
    _Miss Rovel_; 10e édition. 1 vol.
    _Le Fiancé de Mlle Saint-Maur_; 5e édition. 1 vol.
    _Samuel Brohl et Cie_; 7e édition. 1 vol.
    _L’Idée de Jean Téterol_; 8e édition. 1 vol.
    _Amours fragiles_; 4e édition. 1 vol.
    _Noirs et rouges_; 8e édition. 1 vol.
    _La Ferme du Choquard_; 8e édition. 1 vol.
    _Olivier Maugant_; 7e édition. 1 vol.
    _La Bête_; 8e édition. 1 vol.
    _La Vocation du comte Ghislain_; 6e édition. 1 vol.
    _Une Gageure_; 7e édition. 1 vol.
    _Le Secret du précepteur_; 6e édition. 1 vol.
    _Après fortune faite_; 2e édition. 1 vol,
    _L’Art et la nature_; 2e édition. 1 vol.
    _Profils étrangers_; 2e édition. 1 vol.
    _L’Espagne politique_ (1868-1873). 1 vol.
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Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.--924-98.




META HOLDENIS


On m’avait prévenu, madame, que vous aviez le goût de marier vos amis.
Vous m’écrivez des bords du Rhin que j’ai beaucoup de talent, un
délicieux caractère; vous m’apprenez du même coup que vous tenez à ma
disposition une charmante fille qui serait bien mon fait, attendu
qu’elle est Allemande et musicienne comme vous, qu’elle adore la
peinture et surtout la mienne, qu’elle joint une imagination poétique à
la science du pot-au-feu; qu’enfin elle possède toutes les qualités
requises pour faire le bonheur de Tony Flamerin votre serviteur. Le
portrait que vous m’en faites est parlant. Je la vois d’ici avec ses
cheveux blonds et son grand tablier de cuisine noué autour de son cou,
tenant de la main droite une cuiller à pot, de la main gauche un joli
in-dix-huit doré sur tranche, et d’un œil surveillant une casserole,
tandis que l’autre verse des larmes sur les infortunes d’Egmont et de
Clara. Je vous suis vraiment fort obligé de vos bonnes intentions; mais
d’abord êtes-vous bien sûre que je ne sois pas déjà marié, ou presque
marié, ou quasi marié? car il y a bien des nuances dans tout cela. Et
puis voici le point: vous m’assurez que votre jeune amie a des yeux d’un
bleu céleste. Ah! madame, les yeux célestes! C’est toute une histoire
qu’il faut que je vous raconte; vous êtes discrète, vous la garderez
pour vous.




I


J’avais vingt-cinq ans ou peu s’en faut, et il y en avait trois que
j’étudiais la peinture dans l’atelier d’un maître que vous connaissez,
quand je reçus une lettre de mon père, brave tonnelier bourguignon
retiré des affaires depuis peu, une lettre, vous dis-je, écrite de bonne
encre, qui m’obligea de partir pour Beaune en grande hâte. J’eus bientôt
fait de boucler ma valise. A la vérité j’étais inquiet, mal édifié de ma
conduite; je redoutais le visage et les sourcils paternels. Non que
j’eusse sur la conscience de bien lourds méfaits; j’aimais la peinture
avec fureur: il m’arrivait de travailler d’arrache-pied trois semaines
durant, sans m’accorder la moindre distraction; mais de temps en temps
je rompais ma gourmette, et je faisais tout d’une haleine trois ou
quatre grosses folies. Ce qui rend coûteux les plaisirs de la jeunesse,
c’est la vanité, quand elle s’en mêle. J’avais la rage de faire parler
de moi et d’étonner la galerie; les étonnements de mes amis me
revenaient bien cher, et mes finances étaient bien courtes. Je n’avais
pas encore médité le mot du sage «qu’il y a une différence si immense
entre celui qui a sa fortune toute faite et celui qui la doit faire, que
ce ne sont pas deux créatures de la même espèce.»

En arrivant, je trouvai mon père dans une petite cour pavée où il aimait
à fumer sa pipe. Les bras croisés, il examina quelque temps en silence
ma toilette flambante, qui n’était pas celle d’un rapin, et il secoua
trois fois sa grosse tête bourguignonne, plus luisante que les douves de
ses futailles. Puis, s’étant juché sur un tonneau:--Tony Flamerin, mon
fils unique, me dit-il, mettez-vous là, devant moi, au soleil, et
regardez à terre; vous y verrez l’ombre d’un fou.

--Il est des folies heureuses, lui répondis-je avec assez d’assurance.
La mienne finira bien.

--Sur la paille! répliqua-t-il d’un ton bref, et il tira coup sur coup
trois bouffées de sa pipe, après quoi il reprit en enflant sa
voix:--Tony Flamerin, tu as voulu devenir peintre. Tu t’es mis sottement
dans l’idée que tu étais un homme de talent; le seul que je te connaisse
est de manger ton blé en herbe. C’est la faute de ta pauvre mère, Dieu
lui fasse paix! Elle avait décidé que tu avais la taille trop fine, les
mains trop blanches, pour être tonnelier comme ton bonhomme de père.
Soit! on envoie monsieur en apprentissage chez un commerçant en gros de
Lyon; il se fait mettre à la porte au bout d’un an, parce qu’il
barbouillait des paysages sur les bordereaux de son patron. Sur ces
entrefaites, la digne femme vient à mourir, laissant au polisson que
voici sa fortune personnelle, soit vingt-huit mille cinq cents francs,
et, de guerre lasse, j’autorise ce rare génie à s’en aller étudier la
peinture à Paris... Tony, regardez votre ombre, et dites-moi si ce n’est
pas l’ombre d’un fou! Tony, je vous prie, calculez dans votre tête ce
qui peut bien vous rester des vingt-huit mille cinq cents francs que
vous laissa feu votre mère.

Je regardais mon ombre; ce n’était pas l’ombre d’un fou, elle avait
l’air contrit et de grands embarras de conscience.

--Tony, poursuivit-il, vous avez passé trois ans à Paris, vous n’y avez
pas gagné un rouge liard; en revanche, vous y avez dépensé seize mille
francs, sans parler des centimes.

--Deux mille la première année, lui dis-je, quatre mille la seconde,
huit mille la troisième. Cela fait une progression géométrique. Je
conviens que c’est aller trop vite, mais aussi!...

A ce mot, je passai involontairement ma langue sur mes lèvres, et je ne
pus m’empêcher de sourire; je me souvenais en ce moment de certain
minois émérillonné... Je hochai la tête, le minois disparut par une
trappe, et je ne vis plus que les gros yeux ronds de mon père, qui
s’étaient enflammés de courroux.

--Je crois vraiment que tu plaisantes! s’écria-t-il en jetant sa pipe à
terre, où elle se brisa en morceaux.

--Je n’aurais garde, je ne suis jamais plus sérieux que quand j’ai l’air
de rire, lui répondis-je.--Et je m’approchai de lui pour l’embrasser. Il
me renvoya bien loin. Cependant je confessai mes torts avec tant
d’humilité, je lui fis tant de promesses d’amendement, qu’il finit par
se radoucir.

--Il s’agit bien de grimaces et de serments! me dit-il. J’ai une
proposition à te communiquer; si tu la refuses, tout est rompu entre
nous, et je ne te revois de ma vie.

Je le priai de s’expliquer, je fus bientôt éclairci. Mon oncle Gédéon
Flamerin avait émigré depuis douze ans en Amérique; il y avait fait son
chemin, et fondé une maison de banque, dont les affaires
prospéraient,--il était devenu une façon de personnage. Ne s’étant
jamais marié, sa solitude commençait à lui peser, et il avait écrit à
mon père pour lui offrir de me prendre chez lui, se chargeant de ma
fortune, déclarant qu’il me considérait d’avance comme son fils, son
associé et son successeur, trois qualificatifs qui me firent venir la
chair de poule. Il exigeait seulement qu’avant de m’embarquer pour
New-York j’allasse passer quelques mois à Hambourg et à Londres, où
j’apprendrais l’allemand et l’anglais. Le _post-scriptum_ de sa lettre
me parut encore plus étonnant que le reste; il était conçu en ces
termes: «Mon neveu Tony est, paraît-il, un écervelé. Le mal n’est pas
grand, il faut bien que jeunesse se passe; mais trop est trop. Marie-le,
il n’est rien de tel pour mettre au pas un jeune homme. Si Tony trouvait
à Beaune ou à Hambourg une gentille fille qui consentît à devenir ma
bru, ma maison se ferait de fête pour la recevoir.»

Je ne pus me contenir davantage, tant ce mot de bru m’avait
exaspéré.--Vouloir faire de moi un mari, ah! c’en est trop! m’écriai-je.
La lettre est désagréable, le _post-scriptum_ est odieux. Que diable!
quand on offre aux gens un vin qui ne leur revient pas, on s’arrange au
moins pour qu’il n’y ait pas de mouche au fond du verre.

«Je te livre à tes réflexions, me cria mon père, dont l’indignation
s’était rallumée. Ton oncle t’offre la fortune, libre à toi de la
sacrifier à la peinture à l’huile. Je t’avertis seulement d’une chose:
ne compte plus sur moi. J’ai commencé avec rien; à force de peines et de
sueurs, j’ai amassé quatre mille francs de rente. Foi de Bourguignon,
j’entends vivre commodément et longuement, je suis taillé pour cela. Tu
n’auras rien de moi que tu ne m’aies enterré. Table là-dessus, cela est
écrit là!--Et, parlant ainsi, il se frappa le front. Le geste était
expressif, et il me parut qu’en effet l’écriture était en règle.--Dès
demain, ajouta-t-il, je te rendrai mes comptes, et je te remettrai le
reliquat de la succession de ta mère, soit douze mille et tant de
francs, car je n’entends plus être ton caissier, ni avoir à défendre tes
sous contre toi. Puisses-tu en faire une bouchée! Quand tu n’auras plus
à choisir qu’entre New-York et l’hôpital, tu te résigneras à tâter du
vin de ton oncle; le verre et la mouche, tu avaleras tout. Ainsi
soit-il!

Si je m’étais écouté, je serais retourné tout courant à Paris; mais,
quoi qu’en pût dire mon oncle, je n’étais point un écervelé. J’estimais
qu’il n’est pas permis à un artiste d’être médiocre, que c’est un sot
personnage que celui d’un peintre sans talent. Bien que j’eusse foi en
mon génie, les convictions les mieux assises ont leurs jours de
défaillance. Après avoir ruminé le cas dans ma tête:--Il est, me dis-je,
des accommodements avec le ciel et avec notre oncle Gédéon. Allons,
puisqu’on le veut, étudier l’allemand en Allemagne; cela ne m’empêchera
pas d’y faire de la peinture. Dans un an d’ici, je saurai qui je suis et
ce que je vaux.--Par suite de ce raisonnement, je résolus d’aller faire
mes études non à Hambourg, mais à Dresde, car il me fallait à toute
force un musée.

Je ne fus pas long à me décider; ma vivacité naturelle ne se prêtait pas
aux attermoiements. Je communiquai à mon père ma détermination, sans lui
faire part de mes arrière-pensées. Il me récompensa de mon bon mouvement
en m’allongeant un vigoureux coup de poing dans le dos, et, pendant les
quinze jours que je passai encore avec lui, il mit sa cave à sec pour
m’entretenir en gaîté. Un matin, je lui fis mes adieux, et je partis
emportant sa bénédiction dans mon cœur et treize mille francs dans ma
poche, assez émue de cette aventure.

Le ciel avait décrété que j’apprendrais l’allemand avant d’être en
Allemagne. Je fis route de Beaune à Genève, tête à tête avec un homme de
poids, entre deux âges, au teint frais et vermeil, de figure avenante et
respectable, qui se nommait M. Benedict Holdenis. Il s’exprimait avec
onction sur toutes choses, et particulièrement sur l’amélioration du
sort des classes souffrantes, sur les jardins d’enfants et sur la
nécessité de développer de bonne heure chez les petites filles la
réflexion morale et le sentiment de l’idéal. Je me figurai d’abord que
ce philanthrope était quelque ecclésiastique protestant; il m’apprit
lui-même qu’il était négociant, qu’il avait quitté Elberfeld depuis dix
ans pour s’établir à Genève, où il dirigeait une grande maison de
quincaillerie.

Sa conversation, je l’avoue, était un peu relevée pour moi; je me donnai
pourtant l’air de la goûter,--je lui savais un gré infini de m’avoir
pris, sur la foi de ma bonne mine et de ma cravate, pour un fils de
famille qui faisait un voyage d’agrément. Il me demanda d’un ton discret
où étaient situées les terres de mon père. Je lui répondis sans mentir,
mais il y eut de l’art dans mes explications, qui ne diminuèrent point
l’opinion avantageuse qu’il avait de moi. Pour tout vous dire, je
cherchai et je trouvai l’occasion d’ouvrir devant lui mon portefeuille,
dont l’embonpoint lui arracha une exclamation qui me fut flatteuse; il
ne se doutait point que, comme le philosophe, je portais tout avec moi.
Oh jeunesse! que vous êtes sotte! Enfin nous devînmes si bons amis qu’en
descendant de wagon il m’offrit ses services, me donna son adresse, et
me fit promettre que je l’irais voir, si je m’arrêtais quelques jours à
Genève.

Mon intention était de brûler l’étape. Fait-on jamais ce qu’on veut? En
sortant du buffet de la gare, je me rencontrai nez à nez avec un vrai
fils de famille, Américain haut de six pieds, nommé Harris, dont j’avais
fait à Paris l’oiseuse connaissance. Il venait de loin en loin à
l’atelier, étudiant la peinture à ses moments perdus, mais sa principale
occupation était de manger ses rentes et de chercher à s’amuser sans y
réussir. Genève ne l’amusait guère; en m’apercevant, il leva ses grands
bras au ciel et bénit la Providence de la proie inespérée qu’elle
envoyait à son ennui. Persuadé par son éloquence, je fus retenir une
chambre à l’hôtel des Bergues, où il était descendu,--et nous voilà,
pendant deux semaines, occupés de l’aube au soir à courir des bordées
sur le lac, où nous fûmes plus d’une fois en péril de chavirer. Nos
nuits se passaient à jouer d’interminables parties de piquet, à vider
des pots et souvent à nous les jeter à la tête.

Nous fîmes un jour une longue promenade à cheval. Je montais un alezan
plein de courage et de feu, et Harris, qui avait de l’école et qui était
avare de ses éloges, ayant daigné louer mes talents d’écuyer, je me
flattais de faire quelque figure dans le monde. Sur le soir, nous nous
arrêtâmes dans une auberge de village pour nous rafraîchir, nous et nos
montures. A l’extrémité de la tonnelle où nous prîmes place, une famille
attablée achevait un champêtre repas. Debout en face de moi, une
jeunesse de dix-huit ans, l’aînée de la famille, qui remplissait
l’office de majordome, était en train de découper une volaille. Elle
avait posé un fichu sur sa tête pour se garantir d’un rayon de soleil
qui, glissant à travers le feuillage, lui donnait dans les yeux. Ce
fichu était d’un beau ton et attira mon regard; mais le visage qui était
dessous m’occupa plus longtemps. Harris me demanda en ricanant à qui
j’en avais de lorgner ainsi un laideron; je lui répondis qu’il ne s’y
connaissait pas.

Ce laideron était une brune, plutôt petite que grande, aux cheveux d’un
châtain foncé, avec des yeux du bleu le plus clair et le plus doux, deux
vraies turquoises, et un grain de beauté à la joue gauche. Elle n’était
ni belle ni jolie, ayant le nez trop fort, le menton carré, la bouche
trop grande, les lèvres trop épaisses. En revanche, elle avait le
charme, le je ne sais quoi, un teint de brugnon, des joues pareilles à
ces fruits où l’on a envie de mordre, une physionomie qui ne ressemblait
à rien, l’air ingénu, le regard caressant, un sourire angélique et une
voix chantante. Elle découpait à ravir les volailles. Ses quatre jeunes
sœurs et ses deux petits frères lui présentaient leur assiette à la
ronde, ouvrant le bec comme des poussins qui attendent leur pâtée; ils
eurent tous contentement. Son père, qui me tournait le dos, lui cria
d’une voix mielleuse et avec un accent germanique qui ne m’était pas
inconnu:--Meta! tu ne gardes rien pour toi!--Elle lui répondit en
allemand, et cette réponse fut sans doute adorable, car il s’écria:
_allerliebst_! ce que je compris sans être allé à Dresde.

Au même instant, il se retourna de mon côté; je reconnus la figure
vénérable de mon compagnon de voyage, M. Holdenis, lequel avait
désormais à mes yeux le mérite d’être le père de la plus délicieuse
laide qui se soit jamais rencontrée sous la calotte des cieux. Je fus à
lui, il m’accueillit à bras ouverts, me demanda la permission de me
présenter à Mme Holdenis, grosse femme replète, ronde comme une boule,
et fort laide sans être charmante. Je m’excusai de n’être pas allé le
voir, et je ne le quittai pas avant qu’il m’eût prié à dîner pour le
lendemain.

--Or çà! me dit Harris en remontant en selle, m’expliquerez-vous ce que
vous comptez faire de ces Holdenis?

--Je veux faire le portrait de leur fille, lui répondis-je; je n’ai
jamais eu l’imagination si allumée que ce soir.

--C’est une véritable insanité, s’écria-t-il en sanglant un grand coup
de cravache à son cheval. Pour être juste, je conviens que cette Meta a
une jolie main, une jolie taille, de beaux bras, que la transparence de
sa guimpe m’a laissé apercevoir de superbes épaules, et j’ajoute, pour
vous faire plaisir, que sa gorge tiendra un jour toutes ses promesses;
mais je vous déclare que le reste ne vaut pas le diable.

--Et moi, je vous déclare, mon pauvre ami, lui répliquai-je, que vous
n’avez pas des yeux d’artiste, que la beauté est un préjugé, et que Mlle
Meta Holdenis ne mourra pas sans avoir fait de grandes passions.

M. Holdenis habitait une confortable maison de campagne à cinq minutes
de la ville. L’endroit s’appelait Florissant, la maison Mon-Nid; vous
verrez que j’ai eu des raisons particulières de ne pas oublier ce nom.
Je fus exact au rendez-vous malgré Harris, qui avait juré de me le faire
manquer. M. Holdenis me souhaita la bienvenue avec la plus aimable
cordialité. Ayant réuni ses sept enfants, il les disposa sur une ligne,
par rang d’âge et de taille; cela faisait un fort joli buffet d’orgue.
Il me les nomma tous, et j’essuyai le récit de leurs gentillesses, de
leurs précoces exploits, de leurs bons mots. J’en parus charmé; Mme
Holdenis riait aux anges.--Ce sont bien les enfants de leur mère! disait
son mari,--et, la regardant amoureusement, il lui baisait les deux
mains, qu’elle avait fort rouges.

Pendant ce temps, l’alerte Meta allait et venait, allumant les lampes,
faisant des bouquets dont elle décorait la cheminée, se glissant dans la
salle à manger pour aider la femme de chambre qui mettait le couvert, et
de là faisant un saut dans la cuisine pour donner un coup d’œil au rôti.
Son père m’apprit qu’on l’appelait dans la maison la petite souris, _das
Maüschen_, parce qu’elle trottait menu sans qu’on l’entendît marcher:
elle avait le secret d’être partout à la fois.

Le repas me parut exquis; elle y avait mis la main. Ce qui me parut plus
admirable encore, c’est l’appétit de mon excellent amphitryon; je
craignais un accident, je lui faisais tort. Nous prîmes le café sous la
vérandah, à la clarté des étoiles; le chèvrefeuille et le jasmin nous
embaumaient de leurs parfums.--Qu’importe qu’on habite un palais ou une
chaumière, me dit M. Holdenis, pourvu qu’on ait une lucarne ouverte sur
un pan de ciel bleu?

Ayant rappelé sa progéniture, il la rangea en cercle et lui fit chanter
en parties des cantiques. Meta marquait la mesure aux jeunes
concertants, et par intervalles leur donnait la note; elle avait une
voix de rossignol, limpide comme un cristal.

Nous rentrâmes dans le salon. Aux cantiques succédèrent les jeux
innocents, jusqu’à ce que, dix heures ayant sonné, le digne pasteur de
ce troupeau fit un geste qui fut compris. Quand les rires eurent cessé,
il ouvrit une énorme Bible in-folio, sur laquelle il inclina son front
de patriarche. Il se recueillit quelques instants, puis il improvisa une
homélie sur ce texte de l’Apocalypse: «Ce sont les deux oliviers, les
deux chandeliers qui se tiennent toujours en présence du Seigneur.» Je
crus comprendre que dans sa pensée les deux chandeliers étaient M. et
Mme Holdenis; les petits Holdenis n’étaient encore que des lumignons;
mais, quand ils s’appliquent, les lumignons deviennent des chandelles.

Dès qu’il eut refermé sa grande Bible, je me levai pour partir. Il me
prit les deux mains, et me regardant avec des yeux humides:--Voilà, me
dit-il, notre vie de tous les jours. Vous avez rencontré l’Allemagne en
ce pays welche, et, sans vouloir vous offenser, l’Allemagne est le seul
endroit du monde qui connaisse la vraie vie de famille, l’union intime
des âmes, le sentiment poétique et idéal des choses. Je ne crois pas me
tromper, ajouta-t-il avec un aimable sourire; vous me paraissez digne de
devenir Allemand.

Je l’assurai, en regardant Meta du coin de l’œil, qu’il ne se trompait
point, que je sentais en moi je ne sais quoi qui ressemblait à un appel
de la grâce. C’est ce que je répétai une demi-heure plus tard à mon
pauvre Harris, qui m’attendait avec une furieuse impatience entre deux
flacons de rhum et les cartes en main.--De quel bénitier sortez-vous?
s’écria-t-il en me voyant paraître; vous sentez la vertu à crever.--Et
s’emparant d’une brosse, il m’épousseta de la tête aux pieds. Il voulut
m’arracher la promesse que je ne retournerais pas à Florissant; il y
perdit ses peines. Pour me punir, il essaya de me griser; mais, quand on
pense à Meta, on ne se grise pas de rhum.

Si j’avais pris Mon-Nid en goût, Mon-Nid, madame, me le rendait bien; on
m’y voyait de bon œil, on m’y choyait. M’étant ouvert à M. Holdenis de
mon projet d’apprendre l’allemand, il s’offrit avec une rare obligeance
à me donner leçon tous les jours, et comme je lui témoignai par la même
occasion un vif désir de faire le portrait de sa fille, il m’octroya ma
demande sans trop se faire prier. Il en résulta que le neveu de mon
oncle Gédéon passait chaque jour plusieurs heures dans le sanctuaire de
la vertu. Celles que je consacrais à la grammaire d’Ollendorf n’étaient
pas les plus agréables,--non que M. Holdenis fût un mauvais maître, mais
il avait des litanies qui me semblaient longues. Il me répétait trop
souvent que le Français est un peuple frivole, que l’idéal est lettre
close pour ses poètes et ses artistes, que Corneille et Racine sont de
froids rhéteurs, que La Fontaine manque de grâce et Molière de gaîté. Il
me démontrait trop longuement aussi que l’allemand est la seule langue
qui puisse exprimer les profondeurs de la pensée et l’infini du
sentiment.

Je trouvais trop courtes au contraire les séances que m’accordait Meta.
Le portrait que j’avais entrepris était pour moi la plus attrayante,
mais la plus laborieuse des tâches. Je désespérais souvent de m’en tirer
à mon honneur, tant j’avais peine à exprimer ce que je voyais et ce que
je sentais. Est-il rien de plus difficile que de reproduire par le
pinceau le charme sans beauté, que de fixer sur la toile une figure sans
lignes et sans traits, qui ne vaut que par le mouvement naïf de
l’expression, par sa rougissante candeur, par les caresses du regard de
la grâce lumineuse du sourire?

Ce n’est pas tout: il y avait dans cette angélique figure autre chose
encore que j’aurais bien voulu rendre. Il y a, madame, anges et anges.
Ceux qu’on voit en Allemagne ne ressemblent point aux autres; leurs
yeux, qui sont souvent de la couleur des turquoises, ont ceci de
particulier que, sans qu’ils s’en doutent, ils promettent dans une
langue mystique des plaisirs qui ne le sont pas. Quiconque a voyagé dans
votre pays comprendra ce que je veux dire; il y a sûrement rencontré
d’adorables candeurs qui respirent la volupté qu’elles ignorent, de
virginales innocences capables de convertir un libertin au mariage et à
la vertu, parce qu’il lui semble qu’il y trouvera son compte, et, pour
tout dire, des anges qui ne savent rien, mais que rien n’étonnera. En
voilà trop; je voulais seulement vous expliquer pourquoi je désespérais
de mener à bonne fin le portrait de Meta.

Elle posait complaisamment et ne paraissait point s’ennuyer avec moi.
Elle avait tour à tour l’humeur très-sérieuse ou très-enjouée. Quand
elle était grave, elle me questionnait sur le Louvre ou sur l’histoire
de la peinture. Dans ses heures de gaîté, elle s’amusait à me parler
allemand, et m’obligeait de répéter dix fois ses mots l’un après
l’autre. Je lui répondais comme je pouvais, faisant flèche de tout bois;
mes coq-à-l’âne la faisaient rire aux larmes. Ce que j’y gagnais,
c’était le droit de l’appeler par son petit nom de Maüschen, que je
fourrais dans toutes mes phrases; comme il était difficile à prononcer,
c’était pour moi le plus utile des exercices. A la fin de chaque séance,
et pour me récompenser, elle me récitait _le Roi de Thulé_. Elle le
disait avec un goût exquis; quand elle arrivait aux derniers vers:

    Die Augen thäten ihm sinken,
    Trank nie einen Tropfen mehr,

ses yeux se remplissaient de larmes, et sa voix, légère et tremblante,
semblait mourir. Elle m’a chanté si souvent cette adorable antienne, que
je la sus bientôt par cœur, et je la sais encore.

Tels étaient nos passe-temps. J’en avais un autre qui m’était
particulier. Je me demandais, en la regardant, si j’aimais cette aimable
fille en artiste ou en amoureux. Je sus bientôt à quoi m’en tenir. Elle
se coiffait avec une grâce négligée. Un matin qu’elle avait eu le
fâcheux caprice de lisser ses bandeaux et de cacher certaines boucles
follettes qui voltigeaient sur son front, je la chapitrai là-dessus et
lui représentai que la froide correction est la mort de l’art. Elle se
mit à rire, défit par un mouvement brusque son épaisse chevelure, qui
retomba comme une pluie sur son visage. Elle resta quelques minutes son
coude posé sur ses genoux, et ses yeux couleur de ciel me regardaient
fixement au travers de ses cheveux bruns. Je vous ai marqué plus haut ce
qu’on lit quelquefois dans les yeux des anges allemands. Je ne sais trop
ce que disaient ceux-ci; mais je sentis clairement que je ne les aimais
pas en artiste, et ce même jour, en rentrant à l’hôtel, je tins des
propos si baroques à mon ami Harris, qu’il me déclara du ton le plus
méprisant que j’étais un homme fini. A l’entendre, j’étais en train de
me noyer dans une jatte de lait, ce qui est pour un artiste la plus
honteuse des fins.

Il est certain qu’à mon vif étonnement des idées très-bourgeoises
commençaient à germer dans ma romantique cervelle; prenant ma tête dans
mes deux mains, je demandais si elle était encore à moi. De jour en
jour, de séance en séance, je sentais diminuer l’aversion que j’avais
conçue pour le mariage; il me semblait qu’il y avait quelque sens dans
le _post-scriptum_ de mon oncle Gédéon. Je me disais que c’est une
grande ressource et un précieux agrément dans l’existence d’un artiste
qu’une ménagère accomplie, qui joint à l’innocence du cœur un esprit
orné, le goût des belles choses et cette grâce qui fleurit la vie, une
ménagère qui pleure en récitant le _Roi de Thulé_ et s’entend à
effeuiller sur les plaisirs de ce monde des roses cueillies dans le
ciel. Bref, M. Holdenis me vanta un soir l’usage germanique des longues
fiançailles. «Voyez ce jeune homme qui part! s’écria-t-il d’un ton
lyrique; il s’en va courir le monde. Il coudoiera, en les méprisant, les
plaisirs bruyants des capitales et les dérèglements des enfants du
siècle. Qui donc le protége contre les tentations? Quel talisman, quelle
amulette le préserve de toute souillure? Il porte gravée dans son cœur
la douce et pudique image de sa blonde ou brune fiancée. Elle l’attend,
il lui a promis de lui rapporter une âme et des mains pures. L’ange des
chastes amours veille sur lui et tient le tentateur à distance.» Vous le
confesserai-je? ce discours, qui pouvait bien être une harangue _ad
hominem_, me parut éloquent. C’est vous dire où j’en étais.

Le plus fort aiguillon de l’amour est la jalousie. Or, depuis deux
semaines, j’avais le déplaisir de voir arriver tous les jours à
Florissant un hôte de mauvais augure, un certain baron Grüneck, que
j’aurais renvoyé de grand cœur au fond de sa Poméranie. C’était un vieux
garçon qui frisait la soixantaine, petit homme cacochyme et toussotant,
sec comme une allumette, le chef orné d’un faux toupet, le dos voûté,
les jambes raides et tout d’une pièce. J’aime à croire qu’il souffrait
d’un rhumatisme articulaire; peut-être aussi avait-il avalé dans le
temps un sabre de cavalerie qu’il n’avait pu digérer.

Ce qui me désolait, c’est qu’on faisait fête à ce magot. Quelques propos
lâchés à la volée joints à ses assiduités, à ses empressements, me
mettaient martel en tête. Il s’asseyait toujours à côté de Meta et il
avait une façon singulière de la regarder, les yeux dans les yeux. Il
lui débitait des madrigaux, lui offrait des bouquets emblématiques ornés
de longs rubans noirs et blancs où l’on voyait Potsdam et le roi de
Prusse passant une revue de cavalerie. Pendant qu’elle posait, il lui
parlait à voix basse en allemand; ces longs papotages, où je n’entendais
goutte, me portaient furieusement sur les nerfs. Un jour qu’elle avait
soif, il fut lui chercher un verre d’eau. Elle en but la moitié; il le
lui prit des mains et avala le reste d’un seul trait en s’écriant: C’est
un nectar! J’en voulais à Meta de tolérer ses familiarités et de
permettre par exemple qu’il jouât sans façon avec les rubans de sa
ceinture. Il est vrai qu’elle échangeait par instants avec moi des
sourires qui accommodaient de toutes pièces M. le baron Grüneck. C’est
égal, sa bonté d’âme me semblait excessive.

Il me parut prudent de ne pas attendre davantage à me déclarer. Je
décidai en honnête garçon que mon premier devoir était de dissiper par
une franche explication les illusions que l’excellent M. Holdenis
semblait se faire sur mon état civil et ma situation de fortune;
non-seulement je ne les avais pas combattues, mais j’avais bien pu l’y
confirmer par mon train de dépense et par ma fureur pour les alezans. Il
se trouva justement qu’un matin il vint me voir à l’hôtel. Il m’aborda
avec son aménité accoutumée; toutefois je crus apercevoir un nuage sur
son beau front penché, et cela me fit souvenir que depuis quelque temps
il était préoccupé et soucieux.--Il a quelque chose à me dire,
pensai-je, et il m’en veut de ne pas encourager ses confidences.

Cependant il ne parla d’abord que de sujets indifférents. Je rompis la
glace, et partant de la main je lui racontai ma jeunesse, mes rêves et
mes ambitions de rapin, mon dernier entretien avec mon père le
tonnelier, et la lettre de mon oncle Gédéon. Il eut un moment de
surprise, l’air d’un homme qui se réveille; ce moment fut court, il se
remit aussitôt. Il me questionna sur plusieurs points que j’avais
touchés trop légèrement, et mit une extrême obligeance à entrer dans le
détail de mes petites affaires. Il me représenta que la carrière d’un
artiste est bien chanceuse, que sans doute j’avais un grand talent, que
le portrait de sa fille en faisait foi, que cependant je ne devais pas
rejeter à l’étourdie les propositions de mon oncle Gédéon, que le
sentiment de l’idéal ennoblit tous les métiers, et, que la banque ne
m’empêcherait pas de peindre à mes moments perdus.

--Nous reparlerons plus tard de tout cela, poursuivit-il; mais
permettez-moi de vous gronder un peu. Oserai-je vous le dire? il me
semble que vous ne prenez pas assez sérieusement la vie, qui est
pourtant une chose très-sérieuse, que la dépense que vous faites n’est
pas en rapport avec vos ressources, et que vous poussez trop loin
l’imprévoyance de la jeunesse... Puis, après une pause:--Vous allez me
renvoyer bien loin, me traiter d’ennuyeux et d’indiscret mentor. Voyons,
m’autorisez-vous à vous imposer une épreuve? N’est-il pas dangereux pour
un garçon de votre caractère d’avoir plus de douze mille francs dans son
portefeuille, sans compter que c’est sottise de laisser dormir son
argent? Gardez-en deux mille, et confiez-moi les dix mille autres, que
je placerai chez moi. Dieu soit béni! mon commerce va si bien que je
puis vous en servir un gros intérêt; laissez-moi faire, y compris le
dividende, cela pourrait bien être du dix pour cent, et vous aurez une
petite rente assurée. Est-ce trop vous demander? L’effort est-il trop
grand? Il y a commencement à tout, à la fortune comme à la sagesse. Vous
devriez consentir à cette épreuve.

Et, parlant ainsi, il me faisait mille caresses pour me donner du
courage et m’appelait son cher enfant. Il me paraissait clair et certain
qu’il ne se serait pas intéressé si fort à ma vertu, s’il n’avait vu en
moi le futur fiancé de Meta. Je pris un grand parti, je courus à mon
bureau, j’en retirai les dix billets. Je ne vous cacherai pas que je les
contemplai un instant avec quelque perplexité, eux-mêmes semblaient
émus. Je les remis à M. Holdenis, qui m’en signa aussitôt une
reconnaissance. S’étant levé et fixant sur moi des regards
attendris:--C’est bien, me dit-il, je gagerais que votre conscience est
contente; croyez-moi, c’est le vrai bonheur.--Et il me serre dans ses
bras.

Je ne sais si ma conscience était contente, je ne pris pas la peine de
l’interroger. Je me trouvais, quant à moi, très-heureux du marché que je
venais de conclure. J’avais troqué mes dix mille francs contre une
permission en règle d’ouvrir mon cœur à Meta. Restait à saisir une
occasion favorable; je la guettai plusieurs jours sans la trouver.
L’insupportable baron Grüneck ne démarrait pas de la place. Enfin,
grâces soient rendues à son rhumatisme, qui le contraignit de garder la
chambre, je l’obtins, ce cher tête-à-tête que j’attendais. Ce soir-là,
Meta portait un nœud de ruban cerise dans ses cheveux, une ceinture de
la même couleur, et une jolie robe blanche dont les manches très-évasées
laissaient voir à nu la beauté de ses bras. C’était un de ses jours de
gravité; elle berçait dans sa tête je ne sais quel rêve, qui par
intervalles apparaissait au fond de ses yeux et se dérobait aussitôt
comme un fantôme qu’effarouche la lumière.

Après le dîner, elle s’en fut toute seule dans le jardin. Je l’y suivis
et la trouvai assise sur un banc où je pris place à côté d’elle. La nuit
était tiède, le le rossignol chantait. Le crépuscule avait laissé à
l’horizon une vague lueur qui s’effaçait d’instant en instant; les
étoiles s’allumaient l’une après l’autre, et Meta, qui savait tout, me
disait leur nom à mesure qu’elles émergeaient de l’ombre. Elle en vint à
parler de l’autre monde, de l’éternité; elle me dit que pour elle le
paradis était un endroit où l’âme respire Dieu sans plus d’effort que
les plantes ne respirent l’air ici-bas. Après l’avoir écoutée
longtemps:--Mon paradis à moi, lui dis-je à l’oreille, c’est le banc que
voici et les yeux que voilà.--A ces mots, enlaçant mon bras autour de sa
taille, je soulevai le sien à la hauteur de mes lèvres, et j’y déposai
un long baiser. Elle se dégagea lentement, sans colère, et avant de
retirer sa main de la mienne elle lui permit, je crois, de se presser un
peu contre ma bouche; cette main était brûlante. Tout à coup on
l’appela; elle s’enfuit, et je me vis forcé de remettre à une autre fois
la conclusion de mon discours.

Je dormis cette nuit d’un sommeil d’empereur; mes rêves furent
délicieux, mon réveil le fut davantage encore. On ne m’attendait à
Florissant que dans l’après-midi; j’y courus dès le matin, tant pesait à
mes lèvres le mot que je n’avais pu dire, tant j’avais hâte de me lier
par un irrévocable serment! J’entrai sans sonner, et ne trouvai personne
au salon. Comme j’allais me retirer, j’avisai Meta assise sous la
vérandah. Elle me tournait le dos, je l’appelai; un jet d’eau qui menait
grand bruit ne lui permit pas de m’entendre. J’avançai sur la pointe des
pieds. Elle était accoudée sur une table ronde, devant une grande
feuille de papier, et paraissait plongée dans une sorte d’extase.
J’allongeai le cou; sur ce papier, elle avait dessiné à la plume une
couronne de violettes et de _vergissmeinnicht_, et au milieu elle avait
écrit en lettres majuscules ces quatre mots: «Madame la baronne
Grüneck.»

Voilà ce qu’elle contemplait dans un béat recueillement.

Avez-vous jamais pris, madame, une douche écossaise? Savez-vous ce
qu’éprouve l’infortuné baigneur qu’on vient d’inonder d’eau chaude et
qui soudain sent ruisseler sur ses épaules les premières gouttes d’une
eau glacée? C’est une surprise de ce genre qu’éprouva en cet instant mon
amoureux délire. Je m’éloignai à pas de loup, avant de sortir du salon,
je me glissai jusqu’au chevalet sur lequel était posé le portrait
presque achevé de Maüschen; j’écrivis au crayon sur le cadre: «Elle
adorait les étoiles et le baron Grüneck.» Et je détalai comme un voleur.

Je fus cinq jours sans remettre les pieds à Mon-Nid; je les employai à
faire avec Harris un voyage en chaloupe sur le lac. Le lendemain de
notre retour à Genève, je le vis entrer dans ma chambre comme un coup de
canon.

--Savez-vous la nouvelle du jour? me cria-t-il. Un commissionnaire la
contait tout à l’heure au portier de l’hôtel. La maison du vertueux
Holdenis a suspendu ses paiements, on a mis les scellés chez lui, et une
poursuite est commencée. Le digne homme jouait à la bourse et n’a pas
été heureux dans ses spéculations. L’affaire est très-véreuse; on parle
d’un découvert énorme, et on assure que les créanciers ne toucheront pas
le dix pour cent de leur argent. Heureusement vous n’en êtes pas; où il
n’y a rien, le diable ne trouve rien à prendre.

A ce discours je demeurai muet comme un marbre, et sûrement j’en avais
la pâleur. Il recula de deux pas:--Eh quoi! Tony, mon fils, reprit-il,
doux enfant de la Bourgogne, cet onctueux aigrefin aurait-il trouvé le
secret d’exploiter votre indigence?--Il partit d’un prodigieux éclat de
rire, et se roulant sur le parquet:--Candeur primitive, s’écriait-il,
union intime des cœurs, sentiment poétique des choses, royaume du bleu,
je vous adore! O vertu des patriarches; voilà de vos traits!

Il en aurait dit davantage; mais j’étais déjà au bas de l’escalier,
courant à toutes jambes. La rage au cœur, tout en cheminant, je comptais
et recomptais dans ma tête les délicieux plaisirs qu’on peut se procurer
pour deux mille écus, et je jetais des regards furibonds aux passants.

J’arrivai hors d’haleine à Mon-Nid; je m’élançai dans le cabinet de M.
Holdenis. Il y était seul, sa grande Bible in-folio ouverte devant lui;
posant sa main sur le saint livre:--Voilà, me cria-t-il, le grand,
l’unique consolateur.

Madame, quand les Bourguignons sont en colère, ils n’ont pas l’habitude
de mâcher leurs mots.--Il est possible, lui repartis-je d’une voix
essoufflée, mais tonnante, que les fripons trouvent des consolations
dans la Bible. Je vous prie, qui se chargera de consoler les dupes?

Il ne se fâcha point, il se contenta de lever les yeux au ciel comme
pour lui demander pardon de mon blasphème, qui n’était irrespectueux que
pour sa tartuferie. Venant à moi, malgré ma résistance il s’empara de
mes deux mains. A mes reproches, à mes invectives, il répondait par de
filandreuses, doucereuses et larmoyantes explications. Il attesta les
quatre évangélistes qu’en m’empruntant dix mille francs il n’avait songé
qu’à mon bien et à mettre mes écus en sûreté; il convint toutefois
qu’accessoirement il s’en était servi pour payer une échéance pressante;
il me parut très-versé dans la casuistique, très-ferré en matière de
direction d’intention. Puis il entama un verbeux et obscur récit de ce
qu’il appelait son malheur: de mystérieux ennemis avaient tramé sa
perte, il s’était laissé berner par un chevalier d’industrie, un
débiteur insolvable avait consommé sa ruine,--après quoi il se répandit
en lamentations sur le sort de sa sainte femme et de ses pauvres
enfants. J’entendis des sanglots dans la pièce voisine; je crus
reconnaître la voix de Meta, de celle qui n’était plus pour moi que la
baronne Grüneck.

Je tirai de ma poche la reconnaissance que M. Holdenis m’avait signée,
je la déchirai en quatre, j’en jetai les morceaux sur le plancher.--Je
ne veux pas ajouter à vos embarras, m’écriai-je sur un ton d’ironie
amère. Vous n’avez plus envers moi qu’une dette d’honneur; ou, si vous
l’aimez mieux ainsi, vous ne me devez plus rien. Votre conscience et
l’Évangile en décideront.

A ces mots, je sortis du sanctuaire de la vertu, bien décidé à n’y
jamais rentrer. Quelques heures plus tard, j’avais réglé ma dépense à
l’hôtel et je partais pour Bâle.

Comme le train se mettait en mouvement, un petit homme, qui marchait
tout d’une pièce, parut sur le quai de la gare, et malgré les objections
des employés s’élança dans un compartiment voisin du mien; il est des
cas où les rhumatismes ont des ailes. Ce petit homme était le baron
Grüneck. On a beau ne pas s’aimer, on se rencontre quelquefois dans la
même pensée et dans le même wagon.




II


Vous savez, madame, comme on s’y prend pour dégorger les poissons: on
leur fait perdre, en les mettant dans l’eau pure, le goût qu’ils ont
contracté dans le limon. Je voulais me dégorger, moi aussi, mais par un
traitement tout contraire. J’avais conçu tant d’horreur pour la vertu,
que j’éprouvais le besoin de me débarrasser en pleine bourbe du peu qui
m’en restait. Je m’arrêtai à Baden, où je fus servi à souhait. J’y
rencontrai certaines femmes qui s’occupaient très-peu des étoiles et ne
s’étaient jamais piquées de définir le paradis. Elles eurent pour moi
des complaisances; la fortune n’en eut point. En vain me flattai-je de
rattraper au jeu mes deux mille écus; j’y perdis les dernières plumes de
mon aile, déjà si dégarnie. Plus enragé que jamais, je partis pour
Dresde, où j’arrivai dans un état voisin du dénûment, si près de mes
pièces que je fus forcé de vendre mes breloques et une partie de mes
hardes, sombre d’humeur, dégrisé du vice, mais gardant toujours rancune
à la vertu, me défiant de tous les yeux couleur de ciel, de toutes les
voix de cristal et de tous les sourires onctueux.

Cette sottise me passa bientôt; je ne tardai pas à m’apercevoir que le
monde tout entier est fait comme notre famille, qu’il y a partout du blé
et de l’ivraie. Le hasard me fit trouver un logement chez les plus
braves gens de la terre, qui, à vrai dire, parlaient fort peu de
l’idéal. Je leur payais d’avance une modique pension; le second mois je
fus à court, je leur confiai mon embarras. Ils m’avaient pris en amitié:
non-seulement ils me mirent à l’aise et m’accordèrent toutes les
facilités de paiement, ils m’offrirent de me nourrir et même de
m’avancer de l’argent pour remonter ma garde-robe, ce que je n’eus garde
d’accepter. Pendant plusieurs semaines, je ne dînai que de trois jours
l’un, les deux autres je vivais de pain et d’eau claire. Ce triste
régime ne prenait point sur ma santé; j’étais robuste et vigoureux, et
la gaîté m’était revenue avec la confiance dans l’avenir. Bien que la
faim me tînt parfois éveillé toute la nuit, je sifflais comme un pinson.
Mes journées se passaient au musée; j’y copiais le portrait de Rembrandt
que vous connaissez, dans lequel il s’est représenté un verre à la main,
sa femme sur ses genoux. Je m’étais mis en tête que le jour même où
j’aurais achevé ma copie, quelque heureuse rencontre m’en ferait trouver
défaite;--la foi transporte les montagnes.

Je me souviens de ces semaines de détresse où j’ai connu la faim, la
vraie faim, comme d’un temps heureux qui a fait époque dans ma vie.
C’est une bonne nourrice que la misère, et ses maigres mamelles versent
à ses nourrissons un lait sain et fortifiant. Je travaillais avec
délices; je ne doutais plus de ma vocation. Il me semblait que je
m’étais révélé à moi-même, que j’avais découvert ma volonté, et qu’elle
valait quelque chose. En sortant du musée et me retrouvant sur le pavé
de la rue au milieu d’inconnus qui sûrement avaient déjeuné et qui s’en
allaient dîner, je me disais qu’il n’y avait de sérieux dans tout
l’univers que Rembrandt et son clair-obscur. Mon estomac criait-il
famine, je lui déclarais fièrement que ses fringales comme les dîners
des autres étaient de vaines chimères, que mon oncle Gédéon n’existait
point, bien qu’il en eût la sotte prétention, et que dans ce monde
d’illusions les ombres les plus heureuses sont celles qui n’ont pas la
peine de digérer.

La durée de mon épreuve n’excéda pas mes forces. Un soir, en rentrant
dans mon taudis, je trouvai sur ma table deux lettres et un paquet
cacheté. L’une de ces lettres était de M. Holdenis. Il avait eu mon
adresse par Harris, à qui j’avais écrit, et il me mandait dans le style
le plus solennel qu’à l’éternelle confusion des esprits légers, qui ne
se font pas scrupule d’attenter par leurs soupçons au véritable honneur
et à la vraie piété, sa parfaite honorabilité avait été universellement
reconnue. Il m’apprenait ensuite qu’un concordat avait été souscrit par
ses créanciers, lesquels avaient consenti que leurs créances fussent
réduites momentanément au vingt pour cent, assurés qu’ils étaient
qu’avec l’aide de Dieu M. Holdenis rétablirait ses affaires, et que tout
leur serait remboursé avec les intérêts des intérêts. Il ajoutait que,
n’ayant pas deux mille francs disponibles, il avait permis à sa fille de
se dépouiller en ma faveur d’un bijou de famille qui valait cette somme
ou plus encore, si grande était sa hâte de me prouver son antique
probité. Cet homme antique et sa façon d’entendre le paiement des dettes
d’honneur me parurent plaisants, et j’estimai que me rembourser par les
mains de sa fille était le procédé d’une âme peu délicate.

J’ouvris la seconde lettre, l’écriture en était tremblée. Elle contenait
ceci: «Monsieur, mon pauvre père m’apprend qu’il est votre débiteur. Il
m’assure que le bracelet que vous trouverez dans le coffret ci-joint
vaut la somme qu’il vous doit. A tout hasard, je vous envoie à son insu
tous mes bijoux, en vous suppliant d’en disposer comme il vous plaira et
de me garder le secret. Je vous souhaite le bonheur; il est à jamais
perdu pour nous.»

Ce billet, qui me parut touchant, me réconcilia un peu avec le souvenir
de Maüschen. Je portai aussitôt les bijoux à un honnête orfèvre qui
m’avait donné un bon prix de mes breloques. Il me déclara que le
bracelet valait tout au plus cinq cents francs, et il estima au double
le collier, la bague et le médaillon qui l’accompagnaient. Je lui vendis
le bracelet pour le prix qu’il m’en offrait, je rempaquetai le reste et
le renvoyai à Meta avec ces mots: «Merci, c’était beaucoup trop.» A son
cafard de père, j’adressai les lignes suivantes: «Monsieur, j’ai fait
estimer le bijou que vous m’avez envoyé. Vous ne me devez plus rien. Ma
légèreté tient votre probité quitte du reste.» Cela fait, après avoir
acquitté à mes braves hôtes mon quartier arriéré, je demandai à ma
philosophie la permission d’aller faire bombance au Belvédère, une fois
n’est pas coutume. En sortant de table, je me promenai longtemps sur la
belle terrasse de Brühl, qui borde la rive gauche de l’Elbe. Je me
disais en marchant: Qui donc est cette Meta? Et je cherchais à me
définir son caractère. J’y pensai plusieurs heures de suite, le
lendemain je n’y pensai plus. J’étais artiste et j’étais né à Beaune.

Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé. A l’heure même où, ma
palette en main, je donnais les dernières retouches à ma copie, je vois
entrer dans la galerie un homme d’assez haute taille, dont le visage me
frappa. Il approchait de la cinquantaine, mais sa chevelure noire et
touffue, où ne se mêlait pas un poil gris, lui gardait bien le secret.
Il avait grand air, grande tournure, les manières et le ton du meilleur
monde, le regard pénétrant, acéré, une figure grave, presque sévère,
qu’illuminait tout à coup le plus séduisant des sourires.

Je ne m’occupai pas longtemps de lui; je contemplais ma toile, la
comparant au modèle et causant avec ma conscience; il nous restait
quelques inquiétudes. Soudain j’entends une voix qui dit derrière mon
dos:--Si cette copie est à vendre, je l’achète.--Je me retourne
vivement; ce discours s’adressait bien à moi, et l’acheteur imprévu que
m’envoyait la Providence des gueux était cet homme à la figure grave,
qui savait si bien sourire. Il s’appelait M. Mauserre, et n’était autre
que le ministre de France à Dresde. Nous nous liâmes si vite que le
lendemain déjà je dînai chez lui. Huit jours après, je commençais son
portrait, que j’achevai en six semaines, et en l’honneur duquel il donna
un dîner de gala au corps diplomatique. J’aurais bien voulu que ce
jour-là le tonnelier de Beaune pût apercevoir du fond de sa Bourgogne
son écervelé de fils caressé, fêté, complimenté. Le printemps suivant,
j’envoyai ce fameux portrait au Salon; le gros public le goûta peu, mais
il fut remarqué des artistes, qui prédirent que j’irais loin. Comme le
disait l’intelligent M. Holdenis, il y a commencement à tout.

Béni soit mon oncle Gédéon, qui fut cause que j’allai à Dresde pour y
apprendre l’allemand et que j’y rencontrai M. de Mauserre! Quand cet
homme distingué ne serait pas un personnage principal dans l’histoire
que je vous raconte, je m’arrêterais encore à vous parler de lui, tant
je lui ai d’obligations. Je crois que les longues et bonnes amitiés
naissent moins de la ressemblance des situations ou des caractères que
d’une certaine conformité dans la manière de sentir et de juger. Nous
sommes, madame, très-bons amis, vous et moi, et nous nous ressemblons
bien peu. Je me suis demandé comment M. de Mauserre avait pu prendre en
goût et admettre dans son intimité un petit garçon à peine dégauchi,
très-ignorant de tout ce qui n’était pas de son métier, qui vivait et
pensait à l’aventure, et n’avait réfléchi sur rien. Quand je lui ai posé
la question, il m’a répondu que, sans parler de mon talent, dont il
avait bien auguré, il m’avait trouvé ce qu’il appelait un bon esprit. Il
entendait par là, je suppose, un peu de ce gros bon sens qui préserve
des sots mépris et des imbéciles fatuités. Il possédait, lui, un esprit
supérieur; il avait beaucoup voyagé, beaucoup observé, beaucoup lu, et
ses expériences comme ses lectures étaient au service de sa finesse et
de son jugement naturels. On sentait en lui une intelligence fortement
nourrie, qui avait tout digéré.

L’homme supérieur est celui qui fait bien son métier tout en sachant
faire autre chose. M. de Mauserre s’acquittait du sien à merveille; il
en avait le goût et le culte. Il avait coutume de dire que la diplomatie
est un art qui en comprend quatre: l’art de s’informer, lequel demande
des yeux et des oreilles; l’art de renseigner, dont la première
condition est de savoir se mettre à la place des autres; l’art de
conseiller, le plus délicat de tous, et enfin l’art de négocier, où le
caractère doit venir en aide à l’esprit. Je crois qu’il excellait
également dans ces quatre parties. Ses dépêches étaient fort appréciées
au ministère; il m’en a lu plusieurs qui me parurent des chefs-d’œuvre.

Soit timidité, soit préoccupation de faire leur cour, beaucoup de
diplomates ne disent à leur gouvernement que ce qui lui peut être
agréable; ils aiment mieux tromper que déplaire. M. de Mauserre aurait
cru se déshonorer en dissimulant des vérités désagréables qui pouvaient
être utiles; mais il les présentait avec tant d’art qu’il les faisait
accepter. Il portait dans ses négociations avec les ministres étrangers
le même respect de lui-même et des autres; il estimait que la fourbe est
un moyen bientôt usé et la marque d’un mince génie, qu’à la longue elle
tue l’autorité, et que le grand secret est de persuader sans recourir au
mensonge, qui était selon lui le pont aux ânes. Rien ne rétrécit plus
l’esprit que la peur d’être dupe, et c’est la maladie de beaucoup de
politiques à qui l’excès de défiance fait manquer de précieuses
occasions. M. de Mauserre ne croyait pas légèrement; mais il était
capable de confiances promptes et généreuses, dont il ne s’est presque
jamais repenti. Cette générosité qu’il avait dans les sentiments se
communiquait à ses façons de penser. Il voyait les choses de haut; il
avait foi aux idées générales et à leur puissance. Sans méconnaître ce
qu’il y a de fortuit dans les vicissitudes d’ici-bas, il estimait assez
l’espèce humaine pour croire que les petits accidents et les petites
intrigues n’expliquent pas toute son histoire, que l’opinion est la
vraie souveraine du monde, que tous les grands événements sont la
victoire ou la défaite d’une idée: aussi méprisait-il les empiriques
autant que les hommes à utopies. Il se plaisait à les prendre à partie
les uns comme les autres dans ses entretiens, qui m’ont dérouillé
l’esprit, donné des clartés de bien des choses et le goût de décrasser
un peu par la lecture ma honteuse ignorance.

Peu à peu nos conversations prirent un caractère plus intime; elles ne
roulèrent plus seulement sur la politique ou la peinture, et M. de
Mauserre en vint à me parler souvent de ses propres affaires. J’étais
flatté de devenir le confident d’un homme que ses talents, la
supériorité de son esprit, aussi bien que sa situation et sa fortune,
mettaient en passe d’arriver à tout. Et je ne fus pas médiocrement
étonné en découvrant que les plus expérimentés et les plus avisés, ceux
qui donnent les meilleurs conseils dans les affaires des autres, se
conseillent souvent fort mal eux-mêmes.

M. de Mauserre était veuf depuis sept ou huit ans, et son veuvage lui
pesait. Si recherché et entouré qu’il fût, il éprouvait le besoin de se
refaire un intérieur. Il avait manqué volontairement plusieurs occasions
de se remarier, parce que son cœur n’y trouvait pas son compte. Heureux
les ambitieux à qui leurs succès tiennent lieu de tout! heureux aussi
les hommes de plaisir qui ne demandent qu’à se distraire! Ceux qui
cherchent dans la vie des affaires ou des amusements sont sûrs de les
rencontrer; mais malheur à qui a de l’âme! c’est la chose qui trouve le
moins son emploi dans le monde. M. de Mauserre n’était ni un homme de
plaisir, ni un pur ambitieux. Il unissait à un esprit grave un cœur
chaud, ce qui est une grande complication. Sérieux dans ses
attachements, la passion fut plus forte que sa prudence, et finit par le
pousser à un coup de tête qui, en brisant sa carrière, lui attira le
blâme universel: tant il est vrai que ce que nous avons de meilleur est
souvent la source de nos plus grands embarras.

Il y avait trois mois que je le connaissais et que je le voyais presque
tous les jours, quand je crus remarquer quelque altération dans son
humeur. Au milieu de nos entretiens, il tombait dans de longs silences,
d’où il ne sortait qu’avec effort. J’attribuai d’abord ses
préoccupations à une affaire d’État qui ne cheminait pas à son gré; il
me tira lui-même d’erreur. Il m’emmena un soir dans son cabinet, dont il
referma d’un air de mystère la double porte; là il me dit qu’il avait
une entière confiance dans mon amitié, et qu’étant sur le point de
prendre la plus grave des déterminations, il désirait la discuter avec
moi.

Puis, ayant arpenté la chambre en poussant de gros soupirs, il me
confessa qu’il était éperdument amoureux de la meilleure, de la plus
charmante des femmes, laquelle était au pouvoir d’un mari brutal dont
elle était fort maltraitée. Il avait la certitude d’en être aimé, mais
jusqu’à ce jour il n’avait rien obtenu, parce qu’elle avait (ce fut son
mot) une âme droite comme un jonc: le mensonge lui inspirait une
invincible horreur, et, quelques sujets qu’elle eût de se plaindre de
son tyran, elle répugnait à le tromper. Il ajouta qu’il l’aimait
lui-même trop passionnément pour consentir à la partager avec un mari;
il entendait l’avoir tout entière à lui, et il ne lui restait d’autre
parti à prendre que de l’enlever. Heureusement, me dit-il, l’homme qui
l’a épousée et qui fait son malheur est d’un pays où la loi autorise le
divorce. Après l’éclat d’un enlèvement, il s’empressera de revendiquer
sa liberté, et ma maîtresse deviendra ma femme.

--M. de Mauserre sera heureux, lui dis-je; mais que deviendra le
ministre de France?

Il baissa la tête, la garda quelques instants dans ses mains.--Eh bien!
oui, reprit-il, je me vois condamné à renoncer pour quelque temps à une
carrière que j’aime. Je demanderai un congé indéfini. Les raisons ne
manqueront pas; j’alléguerai l’état de ma santé. La vérité est que j’ai
été malade l’an dernier, et les médecins m’ont déclaré que le climat de
l’Allemagne ne me convenait point, que, si je restais à Dresde, j’étais
menacé d’une rechute. Pourquoi ne peut-on tout concilier? La vie est
ainsi faite qu’il faut choisir. Le bonheur ne se donne pas, il s’achète.

Là-dessus il me vanta dans les termes les plus chaleureux la beauté, les
agréments, les qualités d’esprit et de cœur de l’idole à laquelle il se
disposait à immoler sa situation et son avenir. Il ne la nomma pas;
mais, au portrait qu’il en fit, je n’eus pas de peine à reconnaître une
créole d’origine française, Mme de N..., mariée à un diplomate qui,
blasé sur ses charmes, la sacrifiait à d’indignes liaisons et
s’affichait avec des créatures. J’avais rencontré au théâtre cette belle
victime, que tout le monde à Dresde admirait et plaignait. M. de
Mauserre m’avait présenté à elle. Il me parut qu’il exagérait un peu la
portée de son esprit, qu’elle avait médiocre. Pour ce qui était de sa
beauté, on ne la pouvait surfaire: elle avait un éclat vraiment
merveilleux, accompagné de grâces paresseuses et nonchalantes, capables
d’ensorceler un ministre plénipotentiaire de cinquante ans dont le cœur
n’en avait que vingt.

Je parlai ce soir-là, madame, comme l’un des sept sages de la Grèce. Il
est si facile d’être avisé pour le compte d’autrui! Je remontrai à M. de
Mauserre qu’il allait faire une folie; que les folies traînent après
elles les longs regrets et les cuisants repentirs; que la passion n’a
qu’un temps; que, quand la sienne se serait refroidie, il s’étonnerait
de lui avoir tant sacrifié; que, du caractère dont il était, une vie
désœuvrée et sans but lui deviendrait à la longue insupportable; que ses
facultés inoccupées feraient son supplice; que les solitaires, les
rêveurs et les poètes peuvent trouver le bonheur dans une situation
irrégulière, mais que les hommes nés pour l’action et le gouvernement
doivent se soumettre aux règles de la société, de même qu’un joueur de
whist, sous peine d’être exclu de la partie, est tenu de respecter les
règles du jeu.--Vous serez heureux un an, deux ans au plus, lui dis-je:
la troisième année, vous découvrirez que votre bonheur est un boulet
attaché à votre pied, et que votre loyauté vous condamne à le traîner
jusqu’au bout en le maudissant.

Il m’interrompit pour me représenter qu’il n’entendait pas dire un
éternel adieu aux affaires, que je raisonnais comme s’il allait
s’enchaîner à jamais à une situation irrégulière, qu’il aurait hâte au
contraire de la régulariser, et qu’une fois marié, on oublierait son
coup de tête pour ne plus se souvenir que des services qu’il avait
rendus et de ceux qu’il pouvait rendre encore.

--Mais qui vous dit, monsieur, lui repartis-je, que tout arrivera comme
vous aimez à le croire, et que les circonstances et les hommes seront
aussi complaisants pour vos projets que vous le supposez? Ce sont de
terribles gens que les maris. Êtes-vous bien sûr que celui-ci vous fera
le plaisir de réclamer son divorce? Il pourrait se faire qu’il fût
d’humeur contrariante, et qu’il préférât à sa liberté les douceurs d’une
vengeance longuement savourée.

Il combattit pied à pied toutes mes objections, non sans pousser encore
quelques soupirs,--et, comme j’insistais, il mit fin à mes discours en
me déclarant que les passions de l’âge mûr sont les plus violentes de
toutes, qu’il ne se sentait pas la force de résister à la sienne, et
qu’il avait écrit le matin même au ministre pour le prier de lui
désigner un successeur. C’est ainsi qu’en usent tous les demandeurs de
conseils. Ils savent ce qu’ils feront et n’en démordront pas; il ne vous
reste qu’à les approuver.

M. de Mauserre avait si bien pris son parti que tous les efforts pour
l’en faire revenir se brisèrent contre une volonté dévoyée, charmée de
son égarement, entêtée de sa chimère. Le ministre combattit vivement une
résolution dont il était loin de pressentir les motifs; comme il croyait
aux raisons de santé qui lui étaient alléguées, il conjura ce
démissionnaire obstiné d’avoir un peu de patience, l’assurant que,
puisque le climat de Dresde ne convenait pas à sa santé, on ne tarderait
pas à lui donner un poste important dans une des capitales du midi. De
mon côté je revins à la charge; je fus repoussé avec perte.

Cependant tout faillit manquer par les résistances de Mme de N..., qui
était retenue par son devoir, tourmentée par ses scrupules, sans compter
que cette âme délicate et modeste se jugeait indigne du sacrifice qu’on
lui voulait faire. Elle dut enfin se rendre à des supplications
désespérées qui refusaient d’entendre raison. Le moyen qu’une femme
résiste longtemps à un homme qu’elle aime, lorsqu’il la menace de se
brûler la cervelle et qu’elle le sait capable de tenir parole! M. de
Mauserre m’annonça un jour d’un air rayonnant que sa démission était
agréée et que toutes ses mesures étaient prises. Une semaine après, il
partit pour les eaux de Gastein, où Mme de N... ne tarda pas à le
rejoindre, et, deux mois plus tard, une lettre datée de Sorrente
m’apprit qu’il y avait sous le ciel de Naples un couple heureux de plus.
Cette même lettre m’invitait à me rendre avant peu à Florence pour y
faire le portrait de la plus adorable et de la plus adorée des femmes.
Vous jugez du bruit que cette aventure fit à Dresde; elle fut condamnée
impitoyablement par le bon sens des uns, par la jalousie des autres.

Les folies des sages sont la meilleure école pour les fous. Si les
entretiens de M. de Mauserre m’avaient ouvert l’esprit sur bien des
choses, son équipée me fit faire les plus salutaires réflexions. Je pris
à tâche de prouver que dans l’occasion un artiste s’entend mieux à
conduire se vie qu’un diplomate. Jusqu’alors, j’avais été à la merci de
mes fantaisies; ma volonté leur montra tout à coup un visage royal et
leur parla en souveraine: tel Louis XIV, éperonné, le fouet en main,
réduisant son parlement à la raison. Je quittai Dresde à la fin de
l’hiver, me promettant d’y revenir; c’est une ville que j’aime et où
j’ai laissé quelques bons amis. Aussitôt après mon retour à Paris,
j’écrivis à mon oncle Gédéon qu’il eût à se chercher un autre fils et un
autre successeur; puis je me mis en route pour l’Italie, non sans faire
étape à Beaune, où je passai deux jours avec mon père. Il me traita
d’imbécile; mais la vue de mon escarcelle bien garnie lui fit ouvrir de
grands yeux. Il ne laissa pas de me rabrouer pour l’acquit de sa
conscience. C’est une sage institution que les pères grondeurs; l’homme
qui n’a jamais mangé chez lui que du pain blanc trouvera toujours amer
le pain de l’étranger.

M. de Mauserre avait eu raison de se fixer à Florence. C’est la ville du
monde la plus tolérante pour les aventures, la plus hospitalière pour
les situations extra-légales;--on y respire encore les douceurs et les
miséricordes du Décameron. Je trouvai mes pigeons voyageurs dans le
délire de leur lune de miel. Cependant j’avais été meilleur prophète que
je n’aurais voulu. Le mari était demeuré sourd à toutes les propositions
dont on l’avait circonvenu; insinuations, menaces, promesses, les
ressorts qu’on avait fait jouer avaient été en pure perte. Ce Ménélas
entêté était fermement résolu à ne point demander son divorce. A la
vérité, il ne songeait point comme l’autre à reconquérir sa femme; il
lui suffisait de l’empêcher d’épouser Pâris.--Grand bien lui fasse, me
dit M. de Mauserre, il ne nous empêchera pas d’être heureux.--Le
portrait de Mme de N..., qu’avec votre permission j’appellerai désormais
Mme de Mauserre, fut bientôt en bon chemin. Ne m’en veuillez pas de le
vanter; il m’a porté bonheur. Il eut au Salon un succès d’engouement:
commandes, fortune, réputation, je lui dois tout; mais je confesse que
la beauté miraculeuse du modèle eut plus de part encore dans ce succès
triomphant que le talent du peintre.

Tout en étudiant, pour les mieux rendre, les beautés de ce modèle, nous
nous prîmes l’un l’autre en amitié. Je vous ai dit que Mme de Mauserre
avait une intelligence assez ordinaire; c’était une terre en friche,
qui, cultivée, n’eût pas été, je crois, d’une fertilité merveilleuse.
Son orthographe était bizarre, et elle n’avait guère lu que la
bibliothèque bleue et l’_Imitation de Jésus-Christ_, livres qui lui
étaient toujours nouveaux; elle pouvait les relire pour la centième fois
en s’imaginant que c’était la première. Cet aveu lui fera tort auprès de
vous, madame, qui avez beaucoup d’acquis et de lecture et ne goûtez
guère les femmes qui ne lisent point. Je vous assure pourtant que, si
elle avait peu d’esprit, en la connaissant mieux on lui en trouvait
assez. Elle avait le cœur inventif; la délicatesse et la vivacité de ses
sympathies la rendaient ingénieuse à pénétrer les désirs secrets de ceux
qui l’entouraient. Il me semble que ce genre d’esprit suffit à une
femme, quand par surcroît elle est belle comme le jour. Sa sincérité
était admirable; son âme, franche comme l’osier, était incapable de rien
dissimuler, de rien déguiser. Elle se donnait tout naïvement pour ce
qu’elle était, et ne s’en targuait point comme d’une vertu, car elle
s’imaginait que tout le monde en usait comme elle. Aussi a-t-elle été
souvent dupe; mais j’ai appris à ne pas aimer les femmes qui ne se
laissent jamais tromper.

Son seul défaut était sa paresse de créole, qu’elle poussait à un degré
incroyable. Je vous ferai frémir en vous disant qu’il lui en coûtait de
se lever avant midi, et que, hormis un peu de tapisserie, tout travail
des doigts ou de l’esprit effarouchait son indolence; la moindre
promenade lui était une affaire. Il n’y a de vraiment condamnables que
les paresseux qui s’ennuient. Elle ne s’ennuyait jamais; elle pouvait
demeurer des heures entières pelotonnée dans le coin d’un sofa, son
éventail à la main, parlant ou ne parlant pas (cela lui était bien
égal), amoureuse de son oisiveté, qui lui permettait de s’occuper de ses
pensées. Exister lui suffisait, heureuse qu’elle était de se sentir
vivre et d’être aimée. Un jour, une plume échappée de l’aile d’une
tourterelle flottait dans l’air bercée par les brises du printemps;
quelque fée eut l’étrange fantaisie d’en faire une femme, et ce fut Mme
de Mauserre. De cette plume, elle avait gardé la mollesse et la douceur,
et, comme autrefois par le vent, elle se laissait bercer par la vie.

J’ajoute que dans les occasions son exquise bonté triomphait de sa
nonchalance; s’agissait-il d’être agréable ou d’obliger, il lui venait
des forces inattendues, elle ne plaignait ni ses paroles ni ses pas.
Elle savait aussi se remuer et même s’agiter pour les malheureux. Je
l’ai vue à Florence grimper tout essoufflée, deux fois en un jour, au
galetas d’un soi-disant aveugle très-effronté, qui avait su capter sa
bienveillance, sans que j’aie pu la convaincre qu’il y voyait aussi bien
qu’elle. Il y avait dans ses accès intermittents de fiévreuse charité
comme un besoin d’expier; elle semblait dire aux gens qu’elle
secourait:--Vous ne me devez point de reconnaissance; ne savez-vous pas
que j’ai beaucoup à me faire pardonner?--J’ai réussi, je crois, à rendre
un peu tout cela dans son portrait.

M. et Mme de Mauserre auraient voulu me retenir auprès d’eux; ce n’était
pas une chose à me proposer. Je m’engageai en les quittant à leur faire
chaque année une visite, et je leur tins parole. Je les trouvai, le
printemps suivant, fiers et ravis de la naissance d’une petite fille qui
promettait d’être aussi belle que sa mère. La joie de M. de Mauserre
était pourtant mêlée de quelque mélancolie; il lui était cruel de penser
que la loi lui interdisait de reconnaître cette enfant. A la fin de
cette même année, Mme de Mauserre fut atteinte de la petite vérole, qui
faillit l’enlever; son mari passa plusieurs jours dans des transes
mortelles. Je la vis dans sa convalescence. La maladie lui avait été
clémente; elle était encore une des plus jolies femmes de l’Europe.
Toutefois son teint de lis et de roses avait perdu cet éclat
incomparable, cette fleur unique de beauté qui faisait crier au miracle,
et justifiait toutes les folies qu’elle avait pu inspirer. Je ne sais ce
qu’en pensait M. de Mauserre; il s’efforça de lire au fond de mes yeux,
qui furent discrets.

L’année d’après, je quittai Florence moins content; j’appréhendais que
M. de Mauserre, dont l’humeur s’était assombrie, ne commençât à se
repentir du marché qu’il avait passé avec la destinée. De grands
événements se préparaient en Europe; il s’en préoccupait vivement, et sa
clairvoyance en discernait les conséquences. Il blâmait la politique du
gouvernement français, que ses agents, pensait-il, informaient mal et
conseillaient plus mal encore. C’était l’unique thème de toutes ses
conversations; il s’échauffait en le traitant, et tout à coup il
s’écriait d’un ton amer:--Mais j’oublie que je n’ai pas voix au
chapitre, j’oublie que je ne suis plus rien.--Je le comparais à un brave
cheval de trompette qu’on a mis avant l’âge à la retraite et qui entend
gronder le canon; il rue contre son brancard qui le retient.

Mme de Mauserre ne se doutait point de ce qui se passait en lui; il
affectait en sa présence une gaîté à laquelle elle se laissait prendre.
L’été suivant, il me parut réconcilié avec son sort. Pour faire
diversion à ses regrets, il avait entrepris d’écrire l’histoire
politique de Florence, et il employait ses journées à faire des
recherches aux archives; ce travail lui rendait sa sérénité. Je
n’oserais affirmer qu’il fût encore amoureux de sa femme; mais il se
sentait uni par un lien indissoluble à la mère de son enfant. De son
côté, elle lui avait voué un profond attachement, mêlé d’admiration et
d’une confiance absolue, qui ne devait mourir qu’avec elle. Bref, jamais
gens ne furent plus mariés que cet homme et cette femme qui ne l’étaient
pas,--ce qui n’empêche pas que les maires et leur écharpe n’aient
quelque utilité. On a beau dire, ceux qui ont inventé le mariage ont
bien su ce qu’ils faisaient.

Quelques mois plus tard, nous nous donnâmes rendez-vous en Espagne, où
je me proposais d’étudier le dieu de la peinture, Velazquez, le peintre
le plus complétement peintre qu’il y ait jamais eu. J’ébauchai à Madrid
un tableau dont il a été beaucoup parlé, et qui représente le dernier
roi maure, Boabdil, faisant ses adieux à Grenade. Au moment de nous
quitter, M. de Mauserre s’ouvrit à moi de son désir de revoir la France
et de s’établir dans une terre qu’il possédait près de Crémieu; cette
admirable domaine s’appelle les Charmilles. Un seul point l’arrêtait. Il
avait de son premier lit une fille unique, qui avait épousé sept ans
auparavant le comte d’Arci, dont le château était situé à cinq
kilomètres des Charmilles.

--Mon gendre est un homme fort estimable, me dit-il, mais un peu raide
d’encolure, qui n’a pu me pardonner ce qu’il appelle mon escapade. Il a
exigé longtemps que ma fille rompît toute relation avec moi; si depuis
il l’a autorisée à m’écrire, ce fut à la condition qu’elle ne nommerait
jamais Mme de Mauserre dans ses lettres et qu’elle paraîtrait ignorer
son existence. Il me serait dur d’aller habiter dans leur voisinage sans
les voir, et cela serait plus dur encore pour ma femme; on prend son
parti de la solitude, on ne se fait guère à l’isolement. Si vous
parveniez à humaniser la vertu farouche de mon gendre et à ménager un
rapprochement entre nous, vous rempliriez le plus cher désir de Mme de
Mauserre, et je vous aurais une vive reconnaissance.

Je partis chargé de cette délicate commission. Je trouvai dans Mme
d’Arci une digne personne, auprès de qui ma cause était gagnée d’avance.
Elle tenait de son père, mais de son père au repos. M. de Mauserre était
un sage qui avait l’imagination romanesque. Il avait communiqué sa
sagesse à sa fille en gardant pour lui ses romans et ses échappées.
C’est vous dire qu’elle n’avait ni les côtés brillants, ni les côtés
dangereux de son esprit. L’humeur la plus égale, la raison la plus unie,
un excellent cœur et une imagination froide, voilà Mme d’Arci.
Quoiqu’elle eût l’intelligence ouverte, elle était vouée à de perpétuels
étonnements, attendu qu’il y a beaucoup de choses dans la vie qui ne se
laissent pas raisonner. Les aventures étaient pour elle une énigme, un
casse-tête chinois. Elle disait:--Est-ce bien possible? comment donc
ont-ils fait? à quoi ont-ils pensé? avaient-ils perdu la tête?--Elle
n’admettait pas qu’on la perdît; mais elle avait si bon cœur qu’elle
pardonnait sans comprendre. La conduite de son père était un abîme où
elle ne pouvait se retrouver; elle ne laissait pas de chérir ce père
prodigue, elle se fût volontiers écriée avec l’Évangile: «Qu’on lui
rende sa première robe!» Toutefois en se mariant elle avait fait à M.
d’Arci cadeau de sa volonté, et se gouvernait par ses conseils, qu’elle
respectait comme des ordres. Ce fut à lui qu’elle me renvoya.

Il me reçut d’abord assez mal. Il avait l’esprit fin avec un air un peu
épais, le ton brusque, l’humeur grondeuse, un bon sens caustique qui ne
faisait grâce à rien, ni à personne, et l’habitude d’appeler les choses
par leur nom; au demeurant le meilleur fils du monde, il passait sa vie
à faire le bien en grognant. Il commença par me déclarer que son
beau-père était l’homme le plus absurde de l’univers et qu’il
n’entendait pas que sa femme revît jamais un extravagant, qui
apparemment la conseillerait aussi bien qu’il s’était conseillé
lui-même. Je lui répondis qu’il connaissait mal M. de Mauserre, qu’on
n’est pas un fou pour avoir fait une folie, que la sagesse consiste à
n’en faire qu’une, et je lui représentai que, lorsqu’il est survenu sur
une ligne de chemin de fer un déraillement suivi d’un gros accident, on
y peut voyager longtemps en sûreté. Enfin je sus si bien le prendre, je
lui parlai avec tant de chaleur de Mme de Mauserre, qu’il finit par
s’apprivoiser. Il me promit qu’aussitôt que M. de Mauserre serait aux
Charmilles, il lui rendrait visite, et qu’on verrait après. Je n’en
demandais pas davantage, bien certain que dès leur première entrevue Mme
de Mauserre et Mme d’Arci se prendraient en amitié, que ces deux
droitures se reconnaîtraient et s’estimeraient l’une l’autre. Je
m’empressai d’annoncer le résultat de ma démarche à M. de Mauserre, et
ce fut sa femme qui me répondit sans pouvoir assez me remercier.

D’Arci, je courus à Beaune, où m’appelait mon père, qui se sentait
mourir. Il souffrait depuis longtemps d’une maladie de cœur, qui avait
fait tout à coup d’alarmants progrès. Il ne me traita plus
d’imbécile.--Tony, me dit-il en m’embrassant, je ne te demande pas si tu
as du talent, je n’entends rien à ces histoires-là; mais je te prie de
m’expliquer un peu l’état de tes affaires.--L’exposé assez brillant que
je lui en fis le contenta pleinement, et il convint qu’une fois dans ma
vie j’avais eu raison contre lui. S’il était satisfait de moi, je ne
l’étais guère de lui: ses forces déclinaient visiblement. Bientôt il ne
quitta plus le lit, où son repos était troublé par d’insupportables
oppressions. Quinze jours durant, je ne m’éloignai pas de son chevet. Il
ne me grondait plus, il était devenu presque tendre, et comme il avait
toute sa tête, serrant mes mains dans les siennes, il m’adressait de
pressantes recommandations, dont la sagesse semblait supérieure à
l’humilité de sa fortune. Il aimait à me répéter que nos entraînements
sont nos plus grands ennemis, que l’essentiel est de savoir se
commander, qu’il est aisé d’acquérir, très-difficile de conserver, et
que la discipline de la volonté est le secret des conquêtes durables et
des longs bonheurs.

Une nuit, comme il était sur ce thème, un coq du voisinage vint à
chanter.--Tony, me dit mon père, j’ai toujours aimé le chant du coq. Il
annonce le jour et met en fuite les fantômes de la nuit. Ce chant
ressemble à un cri de guerre, il nous rappelle que nous devons passer
notre vie à batailler contre nous-mêmes. Tony, toutes les fois que tu
entendras chanter le coq, souviens-toi que c’était la seule musique que
ton père aimât.--La nuit suivante, à la même heure, le même coq poussa
un cri sonore. Mon pauvre père essaya de soulever sa tête, me fit un
signe du doigt, et, s’efforçant de sourire, il expira. Madame, je n’ai
jamais entendu chanter le coq sans me souvenir de mon père mourant et de
ses derniers conseils; vous verrez que je m’en suis bien trouvé.

On ne sent tout le prix de ce qu’on possède qu’après l’avoir perdu. Je
donnai quelques jours à mon chagrin, qui était profond, et au soin de
mes affaires, que je n’ai jamais trouvé plus rebutant, après quoi je
retournai à Paris, où m’attendaient plusieurs tableaux commencés.
J’avais le diable ou Velazquez au corps et des regrets à tromper; je
travaillai pendant tout l’hiver avec tant d’acharnement qu’au printemps
j’étais à bout de forces. Dans le courant du mois d’avril, M. de
Mauserre m’écrivit pour m’annoncer qu’il avait revu son gendre et sa
fille. Le rapatriement était si complet que M. d’Arci, ayant résolu de
faire de grandes réparations à son château, s’était laissé persuader de
l’abandonner aux maçons et de passer tout l’été avec sa femme aux
Charmilles. «Vous manquez seul à cette fête, ajoutait M. de Mauserre.
Arrivez bien vite; venez travailler ici à Boabdil et au portrait de Mme
d’Arci.»

J’acceptai l’invitation, et, pour me secouer un peu, je pris ma route
par Cologne, les bords du Rhin et la Suisse, ce qui était assurément le
chemin de l’école. Ce fut une heureuse idée, puisque à Bonn j’eus
l’honneur de vous être présenté et de passer un jour avec vous sur la
charmante terrasse où vous lirez ceci; c’est une des journées de ma vie
que j’ai marquées à la craie.

Je trouvai à Mayence une lettre de M. de Mauserre, qui me mandait que,
puisque j’avais pris par le plus long, il désirait m’en punir en me
chargeant d’une commission pour Genève. Sa chère petite fille Lulu (elle
s’appelait Lucie comme sa mère), qui courait sa cinquième année,
devenait de jour en jour plus volontaire. Elle avait grand besoin d’une
gouvernante, que son père voulait très-honnête, très-instruite,
très-sensée, à la fois douce et ferme, une vraie perfection. Il avait
pensé trouver plus facilement cette merveille en pays protestant, et
dans ce dessein il s’était adressé à un pasteur genevois dont il avait
fait la connaissance à Rome. Il s’étonnait de n’en pas recevoir de
réponse, et me priait d’aller lui demander compte de son silence.

Le cœur ne me battit point en traversant les rues de Genève; c’est à
peine s’il me souvenait qu’il y eût une Meta: six années vous changent
un homme. Pour me punir de mes oublis, le hasard me fit rencontrer à
quelques pas de la gare M. Holdenis. Son chapeau flétri et son habit
étriqué me firent mal augurer de l’état de ses affaires; il avait la
mine basse d’un joueur décavé. Je le saluai, il n’eut pas l’air de me
reconnaître. Je m’acquittai de la commission dont je m’étais chargé. Le
pasteur, à qui on avait écrit deux fois et qui ne répondait pas,
m’expliqua d’un ton embarrassé que, quel que fût son désir d’obliger
d’aimables gens qu’il estimait, et si gros que fût le chiffre du
traitement promis, il n’avait trouvé personne à envoyer à M. de
Mauserre; il ajouta, en me regardant du coin de l’œil, que sans doute
j’en devinais la raison.

--Vous connaissez M. et Mme de Mauserre, lui dis-je. Avez-vous rencontré
dans votre carrière pastorale beaucoup de ménages plus honorables et
plus unis?

--C’est précisément la difficulté, me répliqua-t-il moitié sérieux,
moitié souriant. Je me fais un scrupule d’envoyer une jeune fille
honnête chez des gens qui s’aiment plus fidèlement que s’ils étaient
mariés. Il est des vertus dont l’exemple est dangereux pour la jeunesse.

Il m’assura cependant que, si quelque bonne occasion se présentait, il
ne la laisserait pas échapper; mais je vis bien qu’il ne la chercherait
pas. Je le quittai là-dessus, et qui rencontrai-je en sortant de chez
lui? Le plus ennuyé des Harris, lequel, n’ayant pas encore découvert
l’endroit où l’on s’amuse et remettant chaque jour son départ au
lendemain, n’avait pas démarré de l’hôtel des Bergues. Il m’embrassa en
bâillant et bâilla en me félicitant de ce qu’il appelait mes
étourdissants débuts. Il me déclara que son incurable ennui entendait
boire deux bouteilles de vin de Champagne à la santé de ma jeune gloire.
Nous entrâmes dans un café; tout en faisant raison à ces toasts, je lui
contai d’où je venais, où j’allais, et que j’étais en quête d’une
gouvernante.

--Quels sont les appointements? me demanda-t-il.

--Quatre mille francs, payables par quartiers, avec espérance
d’augmentation. Avez-vous envie de vous présenter?

--Non, me dit-il avec flegme; mais j’aurais peut-être quelque bon sujet
à vous proposer.

Je lui répondis que je le croyais compétent dans toutes les matières,
particulièrement dans le choix d’une institutrice, et nous parlâmes
d’autre chose. Comme je prenais congé de lui:--Vous ne m’avez pas
demandé des nouvelles de la petite souris, me dit-il, et vous avez eu
raison. La pauvre fille a succombé au chagrin d’avoir été traîtreusement
abandonnée par vous. Peut-être aussi est-elle morte d’une indigestion de
poésie, ou d’avoir trop récité _le Roi de Thulé_, ou d’avoir avalé une
arête de poisson. Sait-on jamais de quoi meurent les femmes?

--Plaisantez-vous à moitié ou tout à fait? lui demandai-je avec un peu
d’émotion.

--Je suis le moins plaisant des hommes, reprit-il. Quant au vieux
renard, il porte des habits graisseux pour attendrir ses créanciers;
mais on affirme que depuis quelque temps il a enfoui beaucoup d’écus
dans des bas de laine.

A ces mots, il bâilla encore et me tourna les talons.

Le surlendemain, j’étais aux Charmilles, où je trouvai des gens contents
et des visages épanouis. M. d’Arci lui-même ne grognait plus; il était
sous le charme des grandes manières et de l’esprit élevé de son
beau-père, que jusqu’alors il connaissait à peine et qu’il s’était
représenté tout autrement.--Vous êtes le roi des amis, me dit Mme de
Mauserre dans notre premier moment de tête-à-tête. Je ne pouvais me
pardonner d’avoir brouillé mon mari avec ses enfants. Vous avez mis ma
conscience en paix.--Pour me témoigner sa reconnaissance, elle avait eu
soin de me loger dans le plus bel appartement de son très-beau château;
mes fenêtres commandaient une admirable vue. M. de Mauserre avait fait
réparer une vieille tour à demi ruinée, qui était au bout du jardin, et
convertir le premier étage en un charmant atelier, orné de panoplies, de
belles tentures, de vieux bahuts. Je me trouvais aux Charmilles comme un
coq en pâte.

Cependant il y avait dans la maison un trouble-fête. Avec ses superbes
yeux, noirs comme le jais, Mlle Lulu était à de certains jours un cheval
échappé, un vrai diable. Quand ses quintes la tenaient, elle devenait
impérieuse, colère, violente à vous jeter à la tête tout ce qui lui
tombait sous la main. On la gâtait indignement. Mme de Mauserre la
sermonnait beaucoup, la menaçait quelquefois, sans en venir jamais à
l’exécution. Elle lui disait:--Lulu, si tu casses encore une vitre de la
serre, on t’enverra coucher.--Lulu cassait trois vitres, et on ne la
couchait pas. Essayait-on de la punir en lui ôtant un jouet, elle
entrait dans des fureurs terribles, auxquelles succédaient des pâmoisons
dont sa tendre mère était dupe. Mme d’Arci avait trop de bon sens pour
approuver tant de faiblesse; mais ce même bon sens, très-discret, lui
faisait une loi de ne pas se mêler des affaires des autres. Madame, si
jamais j’ai des enfants, je ne leur promettrai pas souvent les verges;
mais quand ils les mériteront, Dieu les bénisse! ils les auront. Donner
et retenir ne vaut.

M. de Mauserre, qui sentait que l’éducation de Lulu laissait à désirer,
fut très-mortifié des nouvelles que je lui apportais de Genève. Il était
sur le point d’aller chercher lui-même une gouvernante à Paris, quand je
reçus de Harris le billet suivant:

  «Mon cher grand homme, je suis flatté de la confiance que vous m’avez
  témoignée. Je me suis piqué au jeu, et je crois avoir rencontré la pie
  au nid. C’est une personne charmante et très-capable, que vous pouvez
  recommander en sûreté de conscience. Comme vous m’aviez donné carte
  blanche, j’ai traité directement au nom de M. de Mauserre, et le
  marché est conclu. Ma protégée partira demain par le train de
  l’après-midi; priez vos amis qu’ils envoient leur voiture l’attendre à
  Ambérieu, où elle arrivera vers six heures du soir. Inutile de me
  remercier. Vous savez que je suis tout à vous.

  «Your old Harris.»

Cette lettre fort inattendue me mit dans un grand embarras. Un Américain
qui s’ennuie est capable de tout; je craignais que la prétendue
institutrice de Harris ne fût quelque fille qu’il avait mise à mal, ou
peut-être lui-même, étant homme à sacrifier sa moustache au plaisir de
mystifier son prochain. Je regrettai de ne pas l’avoir instruit de la
véritable situation de Mme de Mauserre; je tremblais qu’on ne vît dans
sa plaisanterie une intention insultante. Par malheur, sa lettre m’était
parvenue vers midi, et l’inconnue devait se mettre en route une ou deux
heures plus tard; impossible de parer le coup. Je me déterminai à tout
dire à M. de Mauserre. Il prit la chose assez gaîment.

--Libre à votre ami, me dit-il, de s’amuser à nos dépens. S’il nous
envoie une aventurière, nous saurons la recevoir.

--Mais si c’est une honnête fille, s’empressa de dire Mme de Mauserre,
tâchons de la reconnaître bien vite, et gardons-nous de la désobliger
par des questions et des regards impertinents.

--Oh! vous, ma chère, avez-vous jamais désobligé personne? lui
répliqua-t-il. Vous trouveriez du bon au diable en personne, pourvu
qu’il eût la précaution de paraître devant vous avec des coudes percés.
Je vous prédis une chose: c’est qu’aventurière ou non, la personne qu’on
nous annonce sera embrassée par vous avant que vous lui ayez seulement
demandé son nom. Je crois à l’instinct des enfants. C’est Mlle Lulu qui
se chargera de nous dire à qui nous avons affaire; j’entends régler mon
avis sur le sien.

Nous finîmes par plaisanter de la mystérieuse inconnue, et M. d’Arci,
qui avait le crayon facile, fit une caricature qui représentait son
entrée aux Charmilles. Une Colombine très-délurée s’élançait au milieu
du salon en pirouettant et enlevait Lulu dans ses bras; de la bouche de
Mme de Mauserre sortait une devise où on lisait: «Décidément elle a du
bon!»

La voiture partit à trois heures pour Ambérieu, et le soir nous étions
réunis au salon, attendant son retour. Il faisait grand vent; un orage
se déclara, et nous entendîmes en même temps le grondement d’un tonnerre
lointain et un piétinement de chevaux sur le pavé de la cour. La porte
s’ouvrit. L’inconnue apparut, enveloppée d’un grand manteau brun qui lui
tombait sur les talons; elle en avait relevé le collet, qui cachait
presque entièrement sa figure. Elle s’avança d’un pas mal assuré, et
rabattit son capuchon. A ma vive surprise, j’en vis sortir un visage que
je connaissais, deux yeux qui m’avaient coûté deux mille écus ou peu
s’en faut.

Si les hommes étaient de bonne foi, ils conviendraient qu’en toute
rencontre leur premier soin est de se mettre en règle avec leur
amour-propre. Je questionnai le mien; il me répondit que ma jeunesse
n’avait pas à rougir de s’être éprise à l’âge des chimères de la
personne qui était là, devant moi. Elle avait un peu changé; ce n’était
plus une jeune fille, la femme s’était formée. Ses joues étaient moins
pleines, et je n’y trouvai point de mal. Son regard venait de plus loin
et s’était comme imprégné d’une douce mélancolie. Elle avait vu beaucoup
de choses tristes pendant six ans, elle les avait gardées au fond de ses
yeux.

Elle ne me reconnut pas. J’étais assis dans l’ombre, masqué par un grand
portefeuille où je dessinais je ne sais quoi. Elle était fort troublée;
soit l’émotion de l’orage, soit l’effarement d’une première rencontre
avec des étrangers, elle tremblait comme la feuille. J’allais me lever
pour lui venir en aide; Mme de Mauserre, dont le cœur allait vite en
affaires, me prévint, et pour justifier la prophétie de son mari,
s’élançant vers elle, de sa voix traînante elle lui dit:--Soyez la
bienvenue dans cette maison, mademoiselle, et puissiez-vous la regarder
comme la vôtre.--Puis, l’ayant prise par la taille, elle voulut
l’emmener dans la salle à manger pour s’y refaire. Meta l’assura qu’elle
n’avait pas faim.

--En attendant que l’appétit vous revienne, asseyez-vous là, lui dit Mme
de Mauserre. Il faut que je vous présente une petite fille qui aura
besoin de toute votre indulgence.

Lulu était en ce moment de l’humeur la plus détestable. Elle s’était
obstinée à veiller pour attendre sa gouvernante, et depuis une heure
elle se débattait contre le sommeil; vous savez à quel point sont
aimables les enfants endormis qui ne dorment pas. En voyant paraître
l’étrangère, elle avait reculé jusqu’au bout du salon, où elle se tenait
appuyée au mur, les mains derrière le dos, d’un air qui disait: Voilà
l’ennemi! Sa mère l’appela en vain, elle ne bougea pas. Mlle Holdenis,
la tête penchée vers elle, lui tendit les bras:--Vous avez donc peur de
moi? est-ce que j’ai l’air bien terrible?--Lulu se retourna vers la
muraille. Meta ôta son manteau et ses gants, ouvrit le piano et attaqua
les premières mesures d’une sonate de Mozart. Je n’ai connu que deux
femmes qui comprissent Mozart, elle était l’une des deux; je vous la
donne, madame, pour une musicienne bien étonnante. Lulu ressentit le
charme. Elle se coula pas à pas vers le piano; quand sa gouvernante eut
cessé de jouer:--Joue encore, lui dit-elle d’un ton de reproche.

--Non, je suis fatiguée.

--Joueras-tu demain?

--Oui, si Lulu est sage, répondit Meta.

A ces mots, elle s’assit dans un fauteuil, sans paraître tenir autrement
à l’approbation de l’enfant, qui, piquée de cette indifférence, lui
dit:--Tu es ma gouvernante; crois-tu par hasard que tu me gouverneras?

--C’est ce que nous verrons.

--Crois-tu par hasard que je t’embrasserai?

--Il s’est passé dans le monde des choses plus étonnantes.

De plus en plus intriguée, Lulu se rapprocha d’elle et la tira par sa
robe. Meta tourna la tête, ouvrit ses bras, et l’instant d’après, comme
vaincue par un doux magnétisme, l’enfant était couchée sur ses genoux et
lui disait:--Qu’as-tu là, à la joue gauche?

--Cela s’appelle un grain de beauté.

--Pourtant tu n’es pas belle comme maman, reprit Lulu; mais tu as l’air
bon.

Au bout de trois minutes, elle dormait à poings fermés, et sa
gouvernante la regardait en souriant. C’était un joli groupe; j’en ai
conservé un croquis. Meta se leva pour transporter l’enfant dans son
lit. Mme de Mauserre voulut l’en empêcher, et lui représenta que cela
regardait la bonne.--Permettez, madame, lui répondit-elle de sa voix
douce; on la réveillera en la déshabillant; il est mieux que je sois là.

Elle sortit avec son fardeau, suivie de Mme de Mauserre, qui me dit en
passant:--Elle est charmante. Écrivez bien vite à votre ami pour le
remercier du trésor qu’il nous a envoyé.

Après un quart d’heure, elle revint avec une lettre que Mlle Holdenis
avait apportée et qui était ainsi conçue:

  «Très-honoré monsieur, des revers de fortune et la difficulté
  d’entretenir ma nombreuse famille m’obligent de me séparer de ce que
  j’ai de plus cher au monde. C’est une épreuve bien cruelle que Dieu
  m’impose. Je ne pensais pas qu’un jour ma pauvre Meta en serait
  réduite à gagner son pain; j’avais rêvé pour elle un avenir plus doux.
  Permettez à un père de recommander chaudement à vos bontés et à celles
  de votre digne épouse cette pauvre chère enfant. Vous apprécierez,
  j’en suis sûr, la noblesse de son caractère et l’élévation de ses
  sentiments. Elle apprendra l’allemand à votre aimable petite fille,
  elle lui apprendra aussi à tourner ses regards en haut et à préférer à
  tous les biens de la terre cet idéal suprême qui est la nourriture du
  cœur et le pain de l’âme. Veuillez agréer, honoré monsieur, les
  respects de votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  «Benedict Holdenis.»

En me donnant cette lettre à lire, M. de Mauserre me souligna de l’ongle
ces trois mots: _votre digne épouse_, et me dit à l’oreille:--Nous
aurons d’ennuyeuses explications à donner; votre ami aurait bien dû s’en
charger.

--Pouvait-il expliquer, lui répondis-je, ce qu’il ignorait lui-même?

--Je passai la lettre à M. d’Arci, qui fit la grimace et dit:--Elle est
Allemande, elle se nomme Meta, et elle adore l’idéal. Sauve qui
peut!--Et se tournant vers Mme de Mauserre.--Vous l’avez désobligée,
madame, en lui offrant à souper. Vous imaginez-vous qu’elle mange et
qu’elle boive? C’est affaire aux Welches.

--Je vous répète qu’elle est charmante, lui répondit-elle, et que je
l’aime déjà de tout mon cœur.

--Ce qui me plaît en elle, dit Mme d’Arci, c’est qu’elle n’est pas
coquette. Une autre aurait tenu à laisser son _waterproof_ à la porte.

--Si on me demande mon avis, dit M. de Mauserre, je regrette Colombine
et ses pirouettes. La charmante Meta me fait penser à cette femme dont
on a dit que ses beaux yeux et son beau teint servaient à éclairer sa
laideur.

--Êtes-vous bien sûr qu’elle soit laide? interrompis-je. Il faut se
défier du premier coup d’œil. J’ai connu des gens qui en arrivant à Rome
trouvaient la ville affreuse; ils y étaient encore huit mois après et ne
pouvaient plus s’en aller.

--Il est certain, fit M. d’Arci de son ton narquois, que nous ne
connaissons jusqu’à présent que les faubourgs. Avez-vous été admis à
visiter le Colisée?

--Pas de mauvaises plaisanteries, lui répliqua Mme de Mauserre en lui
donnant un coup sur la bouche avec son éventail, sinon nous prierons
Mlle Holdenis de vous donner quelques leçons d’idéalité.

--Mon gendre a raison, dit M. de Mauserre. Je crois comme lui que Tony a
des lumières particulières sur les charmes de la gouvernante de Lulu.
Tony, nous ferez-vous la grâce de nous expliquer en quoi consiste la
plaisanterie de votre ami Harris?

--En ceci, lui répondis-je, qu’il s’est piqué de me faire faire à mon
insu une bonne œuvre dont j’aurais dû m’aviser de moi-même. M. Holdenis,
dans un moment d’embarras, m’avait emprunté quelque argent, et sa fille
a vendu un bracelet pour me le rembourser. Un si beau trait méritait
récompense.

--Et depuis que vous voilà riche, vous lui avez rendu dix bracelets?

--Oh! que non pas! Il est utile d’apprendre aux filles à payer les
dettes de leur père.

--Je suis tout à fait rassuré, dit-il en riant, Voilà un propos qui ne
sent pas l’amoureux.

--Pauvre petite! reprit Mme de Mauserre, qu’avait attendrie cette
histoire. Quelle candeur il y a dans son regard! comme on lit sa belle
âme sur son visage! Tout à l’heure je l’avais quittée un instant pour
appeler la bonne, qui tardait; je l’ai retrouvée à genoux sur le
plancher, près de Lulu endormie. Elle priait avec une ferveur bien
touchante. En m’apercevant, elle a rougi jusqu’à la racine des cheveux,
comme si je l’avais surprise en péché mortel... Mais, j’y pense, elle
est protestante; quel catéchisme enseignera-t-elle à Lulu?

--Mahométane ou bouddhiste, lui repartit M. de Mauserre, si son
catéchisme porte qu’il est défendu de casser les vitres de mes serres et
de jeter des assiettes à la tête des gens, sa religion est la mienne, et
vive Bouddha!

Là-dessus chacun fut se coucher. Pour regagner mon appartement, je
devais suivre dans toute sa longueur le corridor sur lequel s’ouvrait la
nursery. La porte en était entre-bâillée; je ne pus m’empêcher de la
pousser un peu, et j’aperçus Meta occupée à vider ses malles et à ranger
ses nippes dans ses armoires. Je la regardais depuis quelques minutes,
quand elle s’avisa enfin de tourner la tête de mon côté.

--Eh bien! lui dis-je en allemand, m’avez-vous reconnu cette fois?

Elle recula d’un pas et s’écria en français:--Vous ici!

--On ne vous avait donc pas dit que j’étais de la famille?

--Si M. Harris eût été moins discret, il est probable que je ne serais
pas venue.--Elle ajouta:--Je serais bien malheureuse de penser que dans
une maison qui me reçoit si bien j’ai rencontré un ennemi.

--Un ennemi! A quel titre? Je serai tout ce qu’il vous plaira; disposez
de moi. Voulez-vous que je me souvienne de tout? Voulez-vous que j’aie
tout oublié?

--Je ne veux plus rien, je ne désire plus rien, répliqua-t-elle avec une
tristesse amère. Heureusement j’ai trouvé ici une œuvre à faire, et je
prie Dieu qu’il m’aide à y réussir,--et du doigt elle me montrait la
couchette où reposait Lulu. Puis, avec un demi-sourire:--Mais que font
dans cette chambre vos souvenirs ou vos oublis?--Et doucement, ses yeux
dans les miens, elle me referma la porte au nez.

J’écrivis le soir même à Harris: «Mon cher ami, vous avez tenu à me
prouver que tôt ou tard les montagnes se rencontrent. Soyez tranquille,
elles ne se battront pas.»

Cette nuit, les chiens de garde du château firent un affreux vacarme
jusqu’au matin. Le lendemain à déjeuner, Mme de Mauserre, qui avait été
réveillée par leurs aboiements, nous demanda ce qui avait bien pu les
exciter ainsi. Un domestique lui répondit qu’une bande de bohémiens
avait campé dans le voisinage. Elle pria Meta de surveiller beaucoup
Lulu pendant quelques jours, et de ne pas s’aventurer avec elle dans le
parc. Madame, la vie serait plus facile, si nous n’avions à défendre
notre bien que contre des visages basanés et des rôdeurs de grandes
routes.




III


Si jamais vous passez à Crémieu, je vous conseille de vous y arrêter.
Figurez-vous une vieille petite ville commandée d’un côté par une
terrasse naturelle, aux murailles à pic, et par les restes d’un ancien
couvent fortifié, de l’autre par un rocher qu’escaladent des vignes
basses et que couronnent les ruines d’un château habillé de lierre de la
tête aux pieds. Cette petite ville, dont les hôtels sont recommandables,
occupe le centre d’un cirque de montagnes, lequel s’ouvre au couchant et
donne vue sur la grande vallée onduleuse où le Rhône cherche son chemin
pour aller à Lyon. Crémieu est un endroit charmant pour tout le monde,
mais surtout pour les artistes. Ils peuvent s’y croire en Italie, tant
les lignes du paysage affectent une majesté classique, tant les terrains
sont chauds de couleur, tant la roche est blonde ou dorée, et semble
s’écrier avec la Sulamite: «Vous voyez que le soleil m’a mordue!»

Là, dans un étroit espace, se trouvent rassemblés les motifs les plus
divers, les courts et les vastes horizons, les monts et la plaine: en
haut des chênaies dans lesquelles serpentent des sentiers, parmi les
ronces et le buis; en bas la fraîcheur des noyers, la gaîté
des treilles, les grandes routes et leurs longs rideaux de
peupliers;--tantôt des gorges encaissées où un clair ruisseau promène
son murmure; ailleurs, sous un ciel immense, des marécages, plantés
d’aulnes, que baignent des eaux noires et paresseuses. Aimez-vous une
campagne grasse, riante, des champs de trèfle ou de maïs que traversent
des vignes en arcades? Aimez-vous plus encore des landes arides,
effritées, dominées par quelque vieille roche qu’épousent de jeunes
verdures? Vous verrez à Crémieu tout ce qui vous plaira. J’habitais aux
Charmilles une tour qui faisait saillie; l’une de mes fenêtres donnait
sur le sauvage vallon dont le château occupe l’entrée, l’autre sur la
plaine qui déroulait à mes yeux la savante composition de ses lignes
harmonieuses et de ses plans successifs, et où je voyais par endroits
scintiller le Rhône. Je n’avais qu’à traverser ma chambre pour passer de
Poussin à Salvator, du style à la fantaisie.

Pendant que j’admirais et courais la campagne, Meta Holdenis faisait
tranquillement la conquête de tous les habitants des Charmilles. Peu de
jours lui suffirent pour mater l’indocile Lulu. Elle avait demandé que
personne ne s’entremît entre elle et l’enfant, que personne ne levât les
défenses qu’elle lui intimait, ni les punitions qu’elle jugerait à
propos de lui infliger. Ce fut un point difficile à gagner sur Mme de
Mauserre; elle se rendit pourtant aux représentations de son mari. A la
première grosse peccadille que commit Lulu, sa gouvernante la condamna
sans rémission à garder la chambre et s’enferma avec elle dans une
grande pièce où il n’y avait rien à casser. Puis, prenant son ouvrage,
elle se mit à coudre dans l’embrasure d’une fenêtre, la laissant
tempêter tout à son aise. Lulu ne s’y épargna pas; elle trépigna,
bouscula les chaises, hurla; ce fut pendant trois heures un sabbat à ne
pas entendre Dieu tonner. Sa gouvernante cousait toujours, sans
s’émouvoir ni s’irriter de ce grand tapage, jusqu’à ce qu’épuisée, à
bout de forces et de poumons, Lulu s’endormit sur le plancher. Après
deux ou trois épreuves de ce genre, elle se dit qu’elle avait trouvé son
maître, et que, comme au demeurant ce maître paraissait l’aimer et ne
lui demandait rien que de raisonnable, le mieux était de se soumettre de
bonne grâce.

L’enfant est ainsi fait qu’il estime ce qui lui résiste, et que la
raison tranquille qui ne raisonne pas agit sur lui comme un charme.
Lulu, qui malgré ses fougues était une fille bien née, s’attacha peu à
peu à sa gouvernante, au point de ne pouvoir plus la quitter et de
préférer quelquefois à ses jeux les leçons qu’elle lui donnait. Cette
habile institutrice s’entendait à éveiller ses curiosités, à tenir son
esprit en haleine, assaisonnant toujours ses instructions de belle
humeur et d’enjouement. Bref, il se fit une métamorphose si rapide dans
les allures de cette fillette que tout le monde en fut étonné; quand ses
quintes la reprenaient, il suffisait souvent d’un regard de Meta pour la
faire rentrer dans le devoir. On criait au miracle. Une fermeté douce,
l’esprit de suite, le sang-froid, les longues patiences, feront toujours
des merveilles; mais il faut convenir, madame, que ces qualités sont
bien rares.

Je ne sais où Meta prenait le temps de tout faire sans jamais avoir
l’air affairé. L’éducation de Lulu n’était pas une sinécure; elle y
joignit bientôt l’office d’intendante. Mme de Mauserre avait trop bon
cœur pour savoir gouverner une maison. Son principal soin était de ne
voir autour d’elle que des visages heureux. Je me souviens qu’un jour,
dans un méchant cabaret des environs de Rome où la pluie nous avait fait
chercher un refuge, elle s’imposa l’effort de manger jusqu’à la dernière
bouchée une détestable omelette, pour ne pas humilier l’amour-propre du
cabaretier. Elle-même avouait sa faiblesse.--Quand j’ai grondé ma femme
de chambre et qu’elle me fait froide mine, disait-elle, je lui fais mes
soumissions, _e m’avvilisco_.

Ses gens, qu’elle ménageait trop, en prenaient à leur aise. Meta ne fut
pas longtemps à s’apercevoir que certains services étaient en
souffrance, et qu’il y avait du gaspillage dans la maison. Sur
l’observation qu’elle en fit, M. de Mauserre, qui tenait peu à l’argent,
mais qui aimait l’ordre en toutes choses, pria sa femme de la mettre de
part dans le gouvernement du ménage, lequel fut en peu de temps réformé
comme Lulu. Elle avait l’œil partout, à la buanderie comme à l’office.
On entendait sans cesse dans les escaliers son pas de souris, et on
voyait flotter au bout des longs corridors la queue de sa robe grise,
qui, sans être neuve, était si fraîche et si proprette qu’elle semblait
sortir des mains de la couturière. Les subalternes n’agréèrent pas tout
de suite son autorité, elle essuya plus d’une incartade; elle réussit à
désarmer les familiarités et les brusqueries par son inaltérable
politesse. Elle avait des grâces d’état pour apprivoiser toutes les
espèces d’animaux; dès le premier jour, les dogues du château lui
avaient présenté leurs révérences. C’était proprement sa vocation.

A six heures, la souris dépouillait son pelage cendré pour mettre une
robe de taffetas noir qu’elle relevait à l’ordinaire d’un nœud ponceau;
elle en plaçait un autre dans ses cheveux, et c’est ainsi qu’elle
paraissait au dîner, pendant lequel elle parlait peu, s’occupant de
surveiller les vivacités de Lulu. Entre huit et neuf heures, elle allait
coucher l’enfant et revenait aussitôt au salon, où elle était attendue
avec impatience. Tout le monde aux Charmilles, M. de Mauserre surtout,
raffolait de musique, et personne n’était musicien, hormis Mme d’Arci,
qui avait la voix juste et agréable, mais timide. Je ne sache pas
d’exemple de mémoire musicale comparable à celle de Meta; sa tête était
un répertoire complet d’opéras, d’oratorios et de sonates. Elle jouait
ou chantait tous les airs qu’on lui demandait, suppléant de son mieux à
ce qui pouvait lui échapper,--après quoi, pour se faire plaisir à
elle-même, elle terminait son concert par un morceau de Mozart. Aussitôt
son teint s’animait, ses yeux jetaient des étincelles, et c’est alors
que, selon le mot de M. de Mauserre, sa laideur devenait lumineuse; mais
il avait fini par me concéder que Velazquez et Rembrandt eussent préféré
peut-être cette laideur à la beauté.

Trois semaines après son arrivée aux Charmilles, Meta Holdenis avait si
bien su s’y faire sa place qu’elle semblait avoir toujours été de la
maison, et qu’on aurait eu peine à se passer d’elle. Si aux heures où
l’on se réunissait au salon elle était retenue dans sa chambre, chacun
disait en entrant:--Mlle Holdenis n’est pas ici? où donc est Mlle
Holdenis?--M. d’Arci lui-même, dans ses bons jours, ne se faisait pas
faute d’avouer qu’il commençait à se réconcilier avec l’idéal, que
jusqu’alors il ne l’avait pas cru si facile à vivre. Mme de Mauserre ne
se lassait pas de célébrer les louanges de la perle des gouvernantes;
elle l’appelait son ange, et souvent elle bénissait l’Américain Harris
de lui avoir fait cadeau de cette bonne, de cette aimable fille, de ce
cœur innocent et pur comme un ciel de printemps. Ainsi s’exprimait son
enthousiasme; je n’y trouvais rien à redire.

Un jour, elle me prit à part et me dit d’un ton pénétré que sa
conscience lui faisait un devoir _de tout expliquer_ à Meta, qu’elle me
suppliait de m’en charger.--Je ne sais, ajouta-t-elle, comment on parle
de nous hors d’ici; mais je serais désolée que Mlle Holdenis apprît par
d’autres que nous qui je suis et le malheur attaché à la naissance de ma
fille. J’aime à croire que cette révélation ne changera rien à
l’affection qu’elle nous a vouée et dont elle nous donne de si précieux
témoignages. Dût-il, en être autrement, la loyauté nous commande de ne
pas lui laisser plus longtemps ignorer ce qu’elle aurait dû savoir avant
d’entrer dans cette maison.--Je lui répondis que j’approuvais ses
scrupules, et je lui promis de faire ce qu’elle me demandait.

J’en trouvai l’occasion dès le lendemain. Je sortis vers quatre heures
de l’après-midi et poussai jusqu’à un village heureusement situé, qu’on
appelle Ville-Moirieu. Mlle Holdenis était allée faire avec son élève un
tour de promenade en calèche découverte; le hasard voulut que la calèche
me croisât au haut de la côte qui précède le village. Je proposai à Meta
de mettre pied à terre, de se laisser conduire par moi à quelques pas de
là dans un joli cimetière, attenant à une église rustique et qui
commande le plus beau point de vue. Elle se laissa tenter et me suivit,
tenant Lulu par la main. Le cimetière dont je lui faisais fête mérite en
effet d’être visité; je n’en ai jamais vu de plus herbu, ni de plus
fleuri. Au moment où nous y entrâmes, un grand saule pleureur lui
versait une ombre douce où le soleil s’amusait à dessiner des lacis
d’argent. Partout des roses et des asters en fleurs; partout des
insectes errants et bourdonnants, dont la musique devait distraire les
morts sans les déranger: n’est-il pas agréable à un mort d’entendre
au-dessus de lui, du fond de l’éternel repos, un vague bourdonnement de
vie qui procure des rêves à son sommeil?

Nous nous assîmes sur un petit mur en pierres sèches. Comme Lulu ne
trouvait pas assez de champ pour ses ébats, je lui montrai dans la
pelouse joignante au mur un beau papillon, et je l’engageai à lui donner
la chasse, à quoi sa gouvernante finit par consentir.

Je m’étais procuré un tête-à-tête avec Meta pour lui donner les
explications que vous savez; il se trouva pourtant que je commençai par
lui parler de tout autre chose. Il est des jours, madame, où, sans avoir
bu une goutte de vin, je suis en pointe d’ivresse; c’est un méchant tour
que me joue mon imagination: elle se grise du plaisir de vivre comme un
loriot d’avoir mangé trop de cerises. Ce jour-là, je venais d’expédier
un tableau à celui qui me l’avait commandé, et en le clouant dans sa
caisse j’avais déclaré, comme le bon Dieu quand il eut créé le monde,
que mon œuvre était correcte. Notez aussi que le temps était superbe et
la chaleur tempérée par un vent frais; quelques nuages qui se
promenaient dans l’azur du ciel faisaient courir leur ombre sur les
prairies; ces ombres voyageuses ressemblaient à des messagers affairés
et hâtifs qui portaient à je ne sais qui d’heureuses nouvelles de je ne
sais quoi. Ajoutez que depuis quatre semaines des juges désintéressés
louaient à outrance devant moi une personne qui jadis me récitait _le
roi de Thulé_ et m’avait permis de l’appeler Maüschen; vous
étonnerez-vous que chemin faisant j’eusse fait certaines réflexions,
agité dans ma tête certains si, certains peut-être, auxquels je
répondais: Eh! mon Dieu, pourquoi pas? Ajoutez encore que Meta portait
une robe neuve, que Mme de Mauserre lui avait fait faire par sa femme de
chambre; elle était d’un brun marron et lui allait à ravir. Enfin
daignez considérer que nous étions assis vis-à-vis l’un de l’autre dans
le plus aimable des cimetières, et qu’en levant le nez j’apercevais
juste en face de moi un grand pot de myrte. Madame, ce myrte, ces
nuages, cette robe et le reste furent cause qu’à peine Lulu s’était
éloignée, la montrant du doigt, je m’écriai brusquement:

--Pourtant, si Tony Flamerin avait épousé, il y six ans, Meta Holdenis,
ils auraient aujourd’hui pour s’amuser une poupée encore plus jolie que
celle-ci.

Le chevet de l’église faisait écho, et cet écho répéta l’un après
l’autre tous mes mots. Ne s’attendant à rien moins, Meta tressaillit
comme si un pétard venait de lui crever dans la main. Elle pencha
par-dessus le mur son visage rougissant.--Lulu, ma mignonne,
cria-t-elle, vous feriez mieux de revenir.--Occupée de son papillon,
Lulu fit la sourde oreille.

--Aurais-je été inconvenant? lui demandai-je. Il me semble que ce que je
dis est assez raisonnable.

--Est-il jamais raisonnable, répliqua-t-elle d’une voix brève, de
regretter un bonheur douteux dont on n’a pas voulu?

--Ah! permettez, qui de nous deux n’en a pas voulu? repris-je.--Et du
bout de ma canne je dessinai sur le sol une couronne de violettes, au
milieu de laquelle je traçai ces mots: «Madame la baronne Grüneck.» Elle
nous regardait d’un air interdit, ma canne et moi. Enfin il se fit une
lueur dans son esprit.

--Et c’est pour cela, s’écria-t-elle en joignant les mains, que vous
avez écrit au-dessous de mon portrait: «Elle adore les étoiles et le
baron Grüneck!» Cette couronne, cette inscription... Vous n’aviez donc
pas reconnu l’écriture de ma sœur Thecla? C’est une espièglerie qu’elle
m’avait faite, connaissant mon aversion pour mon beau prétendant. Quand
vous m’avez surprise, la tête dans mes mains, je n’étais pas en extase,
monsieur, je méditais une vengeance. Ainsi vous avez pu croire
sérieusement?...

Elle s’interrompit, des larmes lui vinrent aux yeux. Elle promena son
doigt le long d’une fissure de la muraille; la grattant avec son ongle,
elle en arrachait la mousse. Puis elle reprit:--Voulez-vous que je vous
dise la raison sérieuse que vous avez eue de ne pas épouser Meta
Holdenis? C’est que la pauvre Maüschen était la fille d’un homme ruiné.

A mon tour, je bondis sur place.--M. Holdenis, lui demandai-je vivement,
a-t-il refait sa fortune?

--Quelle question! Aurait-il consenti, sans une nécessité pressante, à
m’éloigner de lui?

--Fort bien, tout peut se réparer, et un jour l’histoire racontera que,
Tony Flamerin que voici ayant retrouvé au bout de six ans Meta Holdenis
que voilà, et l’ayant amenée dans un joli cimetière tout plein de roses
et près d’une église où il y avait un écho, il lui demanda sa main,
qu’elle lui accorda par pure charité.

Elle se leva et cria aussi fort qu’elle put:--Lulu, il est temps de nous
en aller.--L’émotion assourdissait sa voix, Lulu n’entendit pas.

Je la forçai de se rasseoir.--Laissez donc tranquilles Lulu et ses
papillons, lui dis-je, et écoutez-moi. Que diable! s’expliquer
honnêtement, à la façon bourguignonne, n’a jamais fait de mal à qui que
ce soit. Je ne vous dirai pas que je vous adore, je ne vous décrirai pas
le martyre de mon amoureuse flamme. D’abord cela vous ennuierait
beaucoup, et ensuite je mentirais. Je me suis cru plusieurs fois
amoureux; je ne l’ai été qu’une fois l’an dernier, à Madrid: ma
maîtresse était une grande toile de Velazquez qu’on appelle le tableau
des _Lances_. Après l’avoir vue, cette coquine de toile, j’ai eu dix
jours de fièvre et dix nuits d’insomnie. C’est alors que j’ai connu le
dieu; mais la divine folie ne remplit pas l’existence ni le cœur. Il est
des maisons où l’on fait un jour par semaine un festin d’empereur; le
reste du temps, on s’y nourrit de pain sec et de rogatons. Vivent les
banquets! mais un bon ordinaire a son prix, et l’ordinaire du cœur est
une chère compagnie dont il ne peut plus se passer, une amitié partagée,
tendre et fidèle, accompagnée d’un impérieux besoin de vivre ensemble.
Or, je vous le déclare en toute franchise, je n’ai jamais rencontré
qu’une femme qui m’ait inspiré le désir de vivre avec elle,--c’est la
personne qui est assise sur ce mur, à côté de moi, et qui a tout,
l’intelligence, la sagesse, la douceur des forts, le charme des humbles,
sans compter qu’elle aime le gris, le rouge et le marron, qui sont mes
couleurs. Comme on n’a jusqu’à présent inventé qu’un moyen honnête de
vivre avec une femme, qui est de se marier avec elle, du premier jour
que je vous ai vue, j’ai eu, le diable m’emporte! le désir de vous
épouser. Cette idée m’a paru d’abord très-bête, elle me paraît
aujourd’hui pleine d’esprit. Maudit soit le baron Grüneck! Sans lui,
vous seriez ma femme. Bah! ce qui ne s’est pas fait peut se faire. Et
après tout il nous est bon d’avoir attendu. Autrefois, comment vous
dirai-je? je vous désirais plus que je ne vous aimais; à cette heure, je
vous aime plus que je ne vous désire. D’ailleurs, dans ce temps-là je
n’étais rien, et je n’avais rien à vous offrir qu’une tête pleine de
vent et deux mains vides. Aujourd’hui nous ne sommes pas le Grand-Mogol,
mais nous sommes quelqu’un; nous avons un nom, un avenir assuré. La bête
est lancée, tayaut! ma femme aura des rentes.

Elle m’écoutait en silence avec recueillement, la tête basse, les yeux
attachés à la terre. Ses mains tremblaient légèrement, et je voyais par
instants se renfler son fichu, ce qui me donnait bon espoir. Au mot de
rentes, il lui échappa un geste d’indignation. Elle me montra du bout de
son ombrelle, gravés en lettres d’or sur une pierre tumulaire, ces
quatre vers, composés par l’auteur de _Jocelyn_ pour un de ses amis qui
dort sous ce marbre:

    Tout près de son berceau, sa tombe fut placée.
    Peu d’espace borna sa vie et sa pensée;
    Content de son bonheur, il sut le renfermer
    Autour des seuls objets qu’il eût besoin d’aimer.

--La poésie est une belle chose, m’écriai-je, un peu de fortune n’y gâte
rien, et je vous garantis que ma femme... Allons! j’oublie que ma femme
n’est pas encore à moi.--Et allongeant le cou:--Chère petite souris de
mon cœur, voulez-vous de moi? Si vous dites non, je repartirai demain
pour Paris, où je me pendrai ou ne me pendrai pas selon les caprices de
mon humeur. Si vous dites oui, j’éprouverai un transport de joie qui se
traduira par des cabrioles et des turlutaines, et tout à l’heure j’irai
enseigner à Lulu comment on s’y prend pour marcher sur la tête.
Peut-être demanderez-vous du temps. Une fois que j’aurai en poche une
promesse authentique signée et paraphée en bonne forme, j’attendrai tant
qu’il vous plaira; j’ai l’espérance patiente.

Elle releva la tête et me dit:--Les Allemandes ont la fâcheuse habitude
de parler sérieusement des choses sérieuses; aussi éprouvent-elles
souvent en France de grands embarras. Il est si difficile de savoir
quand un Français plaisante et quand il est sérieux!... Je ne dis ni oui
ni non; je me défie.

--Regardez-moi, lui dis-je. Me voilà sérieux comme un âne qu’on étrille,
et je vous affirme très-pertinemment que vous ne sortirez pas de ce
cimetière avant de m’avoir répondu.

A ces mots, je lui pris la main. Elle tâcha de la dégager; mais je la
tenais ferme. Elle chercha des yeux Lulu, et ouvrit la bouche pour
l’appeler. Lulu était dans les espaces. Elle venait de se coucher sur le
dos et regardait courir les nuages; elle causait tout haut avec eux, et
du bout d’une grande gaule dont elle gesticulait elle leur indiquait
leur route.

--Point de défaites, poursuivis-je. Vous me répondrez. J’entends vous
prouver qu’un Bourguignon est plus têtu qu’une Allemande.--Et
j’ajoutai:--Douce main que je tiens dans la mienne, toi qui m’as révélé
Mozart et qui un jour m’as montré toutes les étoiles du ciel en les
appelant par leur nom, tu as la sagesse de ne rien mépriser, ni
l’aiguille, ni le tricot, ni le fer à repasser. Tu as toutes les grâces,
toutes les perfections, toutes les sciences, et je te déclare que ta
destinée est de m’appartenir, que tu as été créée pour mon bonheur, pour
montrer à ma vie son chemin et pour me recoudre mes boutons de guêtre.
Que si jamais je fais rien qui te déplaise, je te livrerai ma joue, tes
soufflets me seront délicieux. Petite main souple et moite, qui te tords
dans la mienne comme une couleuvre, veux-tu être à moi? Parle, dis-moi
ton secret.

Elle leva sur moi ses grands yeux candides et me dit:--Vous êtes
Français, vous êtes artiste, et vous m’avez oubliée pendant six ans. Je
demande à réfléchir. Si dans deux mois... Tenez, j’ai la superstition
des anniversaires. Le 1er septembre 1863, nous étions assis le soir sur
un banc; la nuit était belle, et vous m’avez dit des folies. Le 1er
septembre de cette année, nous reviendrons ensemble dans ce cimetière.
Les roses que voici seront mortes, peut-être y en aura-t-il d’autres.
Nous nous assiérons sur ce mur comme nous voilà, et je vous dirai oui ou
non.

--Tôpe! repartis-je en lui rendant sa liberté.

--Et vous me permettez cette fois de rappeler Lulu?

--Un moment encore, m’écriai-je. Lulu n’a pas fini de causer avec les
nuages, et je n’ai pas même commencé de m’acquitter d’une commission
dont on m’a chargé. C’est une aventure que je dois raconter et qui sans
doute vous intéressera.

Elle écouta mon récit jusqu’au bout avec une extrême attention. Dès les
premiers mots, elle changea de visage et d’attitude. Par intervalles,
elle fronçait le sourcil ou mordillait ses lèvres, ou fouillait la terre
avec son ombrelle, ou, prenant son menton dans sa main, elle regardait
fixement l’horizon comme pour y chercher quelque chose.

Quand j’eus fini:--Vous me paraissez très-affectée de mon histoire, lui
dis-je.

Elle me répondit que, si elle l’avait sue plus tôt, elle ne serait sans
doute jamais venue aux Charmilles, parce qu’elle n’aurait pu triompher
des scrupules de son pauvre père. Je fis à part moi la réflexion que son
pauvre père était un drôle d’homme pour se donner le luxe d’avoir des
scrupules, et que, quand je serais en ménage, je ne permettrais pas à sa
conscience de fréquenter chez moi. Puis elle me cita le proverbe
allemand qui dit: «Qui me donne le pain je chanterai sa chanson, _wess’
Brod ich esse, dess’ Lied ich singe_.»--Il est difficile de persuader au
monde, ajouta-t-elle, qu’on désapprouve les principes des gens qu’on
aime et qu’on sert.--Je lui répondis que le soin de sa réputation
regardait avant tout Tony Flamerin, qu’elle n’avait rien à craindre de
ce côté, qu’au surplus M. et Mme de Mauserre n’avaient point péché par
principe, qu’une cruelle fatalité les empêchait seule de s’épouser, et
que le jour où la mairie leur ouvrirait sa porte serait le plus beau de
leur vie.

Elle était en humeur de sermonner, ce qu’elle faisait d’un petit ton
docte et convaincu qui n’était point désagréable.--C’est une tâche bien
délicate, me dit-elle, que d’élever un enfant qui doit sa naissance à
une faute. Comment lui apprendre à concilier le respect de la loi divine
et celui qu’il doit à ses parents?--Je lui représentai que Lulu était
fort jeunette encore, que je ne voyais pas l’urgente nécessité de lui
expliquer le septième commandement.

Après être demeurée quelques instants silencieuse, elle s’écria:--Je
voudrais m’en aller, que je ne le pourrais plus. Un mois m’a suffi pour
m’attacher si fort à cette enfant qu’il m’en coûterait beaucoup de la
quitter. Il me semble que je suis responsable devant Dieu de sa chère
petite âme.

--Responsable, lui dis-je, jusqu’au 1er septembre. Au reste, il y a
manière de s’arranger, et si le cœur vous en dit, vous pourrez après
notre mariage vous occuper encore de cette demoiselle. Elle passera les
hivers à Paris, nous viendrons passer l’été aux Charmilles. Voyez si je
suis un mari complaisant.

Elle n’eut pas l’air de m’entendre; elle continuait de fouiller la terre
avec son pied. Elle me questionna sur certains détails de mon histoire
que j’avais passés légèrement et qui l’intéressaient fort.--C’est un
vrai roman, fit-elle; mais les seules aventures qui me plaisent sont
celles où le héros et l’héroïne sont pauvres; M. et Mme de Mauserre sont
tous les deux riches, très-riches, n’est-ce pas?

--Mme de Mauserre a laissé sa dot entre les griffes de son premier mari,
mais depuis elle a hérité de son père.

--A qui appartiennent les Charmilles?

--A M. de Mauserre, qui possède en outre deux maisons à Paris. Au risque
de lui faire perdre à jamais votre estime, je dois vous confesser que le
pauvre homme a deux cent mille livres de rente.

--Vous prononcez le mot de rente avec quelque emphase, dit-elle en
souriant; il vous remplit la bouche. Je vous le répète, toute petite je
ne goûtais déjà que les romans où la faim épouse la soif. Celui que vous
m’avez conté m’agréerait davantage, si M. et Mme de Mauserre s’étaient
enfuis ensemble pour aller vivre dans un méchant taudis où ils auraient
travaillé en s’aimant. Sainte pauvreté! s’écria-t-elle avec une certaine
exaltation, vous purifiez tout! vous remplacez l’innocence! vous êtes la
poésie et le bonheur!

J’allais lui répliquer; Lulu nous rejoignit sans qu’on l’eût appelée.
Meta fit quelques pas au-devant d’elle, et, l’enlevant dans ses bras, la
pressa contre son cœur avec une impétuosité de tendresse qui eût charmé
Mme de Mauserre. Nous regagnâmes la voiture, où on me fit une place.
L’enfant ne tarda pas à hocher la tête et à s’endormir; Meta la coucha
sur ses genoux. A plusieurs reprises, j’essayai de renouer l’entretien;
elle me répondit d’un air distrait. Elle regardait vaguement dans la
campagne; décidément elle était rêveuse.

Quand nous atteignîmes la grille du château:--Croyez-vous, me
demanda-t-elle tout à coup, que M. et Mme de Mauserre soient heureux?

--Ils le seraient davantage, s’ils pouvaient s’épouser; mais on
s’accoutume à tout.

--L’homme est né pour l’ordre, repartit-elle, et, quand il l’oublie,
l’ordre se venge.

Il me parut qu’elle tournait trop au grave. Je lui chatouillai les
lèvres avec la pointe d’une bardane que j’avais rapportée du
cimetière.--Ce qui me rassure pour cette maison de désordre, lui dis-je,
c’est que vos armoires lui feront trouver grâce devant le Seigneur.
Elles sont si bien rangées que du plus haut des cieux l’armée des
chérubins prend un plaisir extrême à les contempler.

Elle m’arracha des mains ma bardane et me répliqua:--Si vous voulez me
plaire, tâchez d’être moins Français et moins artiste.--Elle
ajouta:--Promettez-moi que vous ne parlerez à personne de ce qui s’est
passé aujourd’hui entre nous, et que vous ne m’en reparlerez pas à
moi-même avant le 1er septembre.

Je lui répondis par un des quatre vers qu’elle avait admirés.--N’ayez
crainte, lui dis-je;

    Content de son bonheur, il sut le renfermer.

A table et pendant toute la soirée, elle redoubla d’attentions
respectueuses pour Mme de Mauserre; elle semblait vouloir lui prouver
que, bien qu’elle sût tout, elle ne la considérait et ne l’aimait pas
moins. Elle en fit trop; en lui souhaitant une bonne nuit, elle lui prit
la main et la porta humblement à ses lèvres.--Ah! ma chère, lui dit Mme
de Mauserre, depuis que vous êtes ici, voilà la première fois que vous
faites quelque chose qui me déplaît; je veux vous apprendre comment on
s’embrasse entre amies.--Et elle la baisa tendrement sur les deux joues.




IV


Quoique Meta Holdenis fût si savante dans l’emploi du temps qu’elle en
avait de reste pour tout, elle ne trouva pas en six semaines le moment
de causer une seconde fois tête à tête avec votre serviteur. Elle
n’avait pas l’air de m’éviter; mais elle ne me cherchait pas. Une
institutrice ne saurait trop s’observer.

D’ailleurs il lui était venu un surcroît d’occupation. M. d’Arci nous
quitta pour aller passer quelque temps dans une terre qu’il avait
héritée en Touraine, et Mme d’Arci fut l’y rejoindre quelques jours
après. Son père la vit partir avec regret. Il avait presque terminé les
deux premiers volumes de son histoire de Florence, et il songeait à les
faire imprimer dès qu’il aurait achevé la mise au net. Comme on lui
ordonnait de ménager ses yeux, qu’il avait fort délicats, sa fille
s’était chargée de recopier son manuscrit plein de ratures, de
surcharges et d’apostilles; elle savait se reconnaître dans ce grimoire.
Après son départ, il voulut prendre un secrétaire. Meta lui offrit ses
services; il les refusa d’abord, finit par les accepter. Il fut bientôt
dans l’enchantement de son nouveau copiste. Meta avait une plus belle
main et plus d’intelligence encore que Mme d’Arci,--et ce qui le toucha
davantage, elle prit tant de goût pour sa noble besogne qu’elle avait
peine à s’en arracher. Elle trouvait l’histoire de Florence admirable et
l’historien un très-grand homme. Ce sont des choses qu’un auteur ne
craint pas de s’entendre répéter: on en connaît qui regrettent de ne
pouvoir faire des rentes à tous ceux qui les admirent; mais tout le
monde n’a pas au même degré le talent de l’admiration. La voix, le
geste, ne suffisent pas; il faut que le regard s’en mêle, qu’il accentue
l’éloge, et que ses caresses infligent à la modestie du patient un
délicieux supplice. Le regard de Meta était parlant. Saint-Simon a dit
d’une grande dame de son temps, qui s’est mêlée de très-grandes
affaires, qu’elle était «brune avec des yeux bleus qui disaient sans
cesse tout ce qui lui plaisait.» Meta Holdenis ressemblait beaucoup à
cette grande dame.

Elle rendit à M. de Mauserre un autre service plus essentiel encore:
elle lui sauva la vie ou à peu près. Ses nerfs le tourmentaient par
intervalles. Le remède dont il usait pour se soulager était de sortir le
soir à cheval et de s’en aller courir la campagne; la fatigue amenait le
sommeil. Dans une de ses promenades nocturnes, il se refroidit, et ce
refroidissement dégénéra en une pleurésie qui devint alarmante. Mme de
Mauserre voulut d’abord le soigner et le veiller seule; ses forces
furent bientôt épuisées, elle dut se faire aider par Meta. Le mal
empirant, elle fut dévorée d’inquiétudes qu’elle ne savait ni maîtriser
ni dissimuler, et le médecin lui enjoignit de ne plus approcher le
malade. Il fut question de rappeler Mme d’Arci; Meta assura qu’elle
suffirait à tout et tint parole. Quand il eut connu le charme d’être
soigné par elle, M. de Mauserre, qui dans ses maladies était un
véritable enfant gâté, ne voulut plus prendre de remèdes que de sa main
ni souffrir que personne autre pénétrât dans sa chambre. Non-seulement
elle possédait quelques lumières en médecine et le génie des potions,
des lochs et des juleps, ayant traité ses frères et ses sœurs dans
plusieurs cas assez graves,--elle avait aussi la douceur, la patience,
le pied léger, la main souple et l’infatigable sourire d’une
garde-malade accomplie. Ses lassitudes étaient courtes. Après une nuit
blanche, elle s’endormait sur une chaise et se réveillait au bout d’une
heure, fraîche, alerte, aussi dispose, aussi allante que devant. Voilà
ce que c’est que d’aimer Dieu et le prochain: ces sentiments opèrent des
miracles.

Tant de peines furent récompensées. M. de Mauserre entra en
convalescence et se rétablit rapidement, comme il arrive aux natures
nerveuses, lesquelles tombent et se relèvent tout d’un coup. Un matin,
après déjeuner, appuyé sur le bras de Mlle Holdenis, qui portait à son
autre bras un pliant, et précédé de Lulu, qui avait promis d’être sage
comme un enfant de chœur, il réussit, moyennant quelques haltes, à faire
le grand tour du parc. Mme de Mauserre ne pouvait assez remercier Meta
de ses soins et de son dévoûment. Voulant lui donner une faible marque
de sa gratitude, elle pria Mme d’Arci, qui à son retour devait passer
par Lyon, d’y acheter la plus jolie montre qu’elle pourrait trouver,
enrichie de brillants, pour remplacer l’humble petite montre d’argent
qui marquait à cette aimable fille les heures d’une vie si utilement
occupée.

Le jour même où M. et Mme d’Arci arrivèrent aux Charmilles, je dus
partir à mon tour; j’étais rappelé à Paris par un tableau que l’acheteur
réclamait et que je ne voulais pas livrer sans y avoir fait les
dernières retouches. Meta, que je vis un instant avant mon départ, me
souhaita un heureux voyage; elle ne me demanda pas quand je reviendrais,
et je la trouvai un peu trop discrète. J’étais depuis huit jours dans
mon atelier de la rue de Douai quand Mme d’Arci m’écrivit pour me
charger d’une commission. La dernière ligne de sa lettre était ainsi
conçue:--«Nous avons des raisons particulières, mon mari et moi, de
souhaiter que vous reveniez le plus tôt possible.»--Ce post-scriptum me
surprit; je ne me savais pas si nécessaire au bonheur de Mme d’Arci. Je
m’étais proposé de ne retourner aux Charmilles qu’à la fin du mois.
J’avançai mon départ de quelques jours, et en arrivant au château je
rencontrai sur le perron Mme d’Arci, qui me dit à demi-voix:--Il se
passe ici certaines choses qui nous déplaisent.

--Que voulez-vous dire? lui demandai-je.

--N’en croyez que vos yeux, me répondit-elle. Je souhaite que nous nous
trompions.

A la vérité, il ne se passait rien aux Charmilles qui fût digne de
remarque; mais quoi qu’en dise l’arithmétique, des riens additionnés
finissent quelquefois par être quelque chose. M. de Mauserre, tout à
fait remis, s’occupait de son histoire de Florence, et malgré le retour
de sa fille il ne l’avait pas rétablie dans sa charge de copiste;--je
vous ai dit que Meta avait une plus belle main que Mme d’Arci.
J’observai encore qu’il avait l’habitude de faire chaque jour après son
déjeuner une grande promenade dans le parc, qui durait quelquefois deux
heures. Meta seule et Lulu l’accompagnaient; quelque indiscret se
mettait-il de la partie, il faisait sentir à l’intrus par son air froid
et préoccupé qu’il était de trop. Il faut convenir que son caractère
était plus inégal qu’avant sa maladie; il était souvent sombre,
taciturne; à ses mélancolies succédaient des gaîtés un peu forcées.
Quand un homme a eu la pleurésie, il est tout simple que son humeur s’en
ressente, et il faut pardonner beaucoup à un historien qui s’évertue à
éclaircir quelques points controversés de la conjuration des Pazzi. Meta
elle-même n’était pas dans son assiette ordinaire. Elle avait des
absences pendant lesquelles, laissant trotter ses yeux, elle regardait
voler les mouches. A d’autres moments, on remarquait en elle quelque
chose d’agité, d’un peu tendu, et des longueurs de respiration à faire
croire qu’il n’y avait pas assez d’air dans la chambre pour ses poumons
ou pour ses espérances;--mais il fallait être M. d’Arci pour se figurer
qu’elle espérait quelque chose. Il était plus naturel de penser que ses
fatigues de garde-malade et ses nuits blanches avaient pris sur sa
santé.

Le soir de mon arrivée, comme elle chantait d’une manière ravissante je
ne sais plus quel air de _Don Juan_, elle eut une attaque de nerfs. Elle
devint très-pâle, se renversa brusquement en arrière. Par bonheur, M. de
Mauserre se trouva juste à point derrière son escabeau pour la recevoir
et l’emporter dans un fauteuil. Le moyen de transporter une femme sans
la prendre par la taille? Peut-être, après avoir déposé son fardeau,
fut-il un peu long à dégager ses bras; à cinquante ans, on n’a pas
l’agilité d’un jeune homme. Le lendemain, l’impitoyable M. d’Arci se
permit de plaisanter Meta sur son évanouissement; son beau-père releva
vertement ses brocards.

Ce qui me parut certain, c’est que Mme de Mauserre n’entendait malice à
rien de tout cela; elle avait son visage, sa beauté, son sourire de tous
les jours. Elle croyait en son mari comme vous pouvez croire en Dieu,
madame; elle le tenait pour un être surnaturel, supérieur à toutes les
communes faiblesses, dont la loyauté était aussi inviolable que la
parole de Jupiter quand il avait juré par le Styx. Et puis cette âme de
cristal s’imaginait que tout le monde était transparent comme elle, et
que ce qu’on lui cachait n’existait pas;--mais lui cachait-on quelque
chose? J’étais disposé à croire que Mme d’Arci épousait trop aveuglément
les préventions de son mari. M. de Mauserre lui avait dit un jour devant
moi:--Oh! vous, ma chère, si M. d’Arci vous affirmait de son ton décisif
qu’il aperçoit les astres en plein midi, après une courte hésitation
vous verriez distinctement toute la voie lactée sans qu’il y manquât une
étoile.

Le 29 août, dans l’après-midi, je me rendis à mon atelier, qui, comme
vous le savez, était au premier étage d’une tour isolée et à quelques
centaines de pas du château. Je m’étais remis avec ardeur à mon tableau
de Boabdil. Pour être sûr que personne ne viendrait me déranger dans mon
travail, je fermai au verrou la porte du donjon, et je retirai la clé de
la serrure. Je peignais depuis une demi-heure lorsque le vent m’apporta
par ma fenêtre entr’ouverte un murmure de voix et de pas. C’étaient M.
de Mauserre et Meta, qui, accompagnés de l’enfant et de sa bonne,
revenaient de leur promenade accoutumée. La tour occupait le milieu d’un
terre-plein qui avait vue sur le château; à l’un des bouts, il y avait
un hamac et une escarpolette. Lulu pria sa bonne de la balancer; je
n’entendis d’abord que ses bruyants éclats de rire. Bientôt il me parut
que deux personnes s’approchaient. Elles frappèrent à la porte,
tâchèrent d’ouvrir; je demeurai coi. On se retira, jugeant que l’atelier
était vide: il renfermait pourtant une paire d’oreilles très-attentives
et qui pensaient avoir le droit de l’être.

Pendant que Lulu se balançait, les deux personnes qui n’avaient pu
s’introduire dans la tour commencèrent d’arpenter l’esplanade. Comme
elles revenaient sur leurs pas, j’attrapai à la volée quelques bribes de
leur conversation. Ce ne furent d’abord que des mots décousus, puis une
phrase tout entière prononcée par une voix très-douce: «Jamais personne
n’a si bien connu les hommes.»

On se rapprocha encore, et on fit une halte juste sous ma fenêtre. La
même voix douce se prit à dire:--Ah! monsieur, vous êtes né
non-seulement pour écrire l’histoire, mais pour en faire. Que ne suis-je
reine ou impératrice? C’est aux Charmilles que je viendrais chercher mon
premier ministre. Je l’arracherais à sa retraite en lui disant que les
hommes supérieurs se doivent à la société, que Dieu ne leur permet pas
d’enfouir les talents qu’il leur a donnés.

M. de Mauserre répliqua vivement:--Vous êtes cruelle. Ne voyez-vous pas
que vous rouvrez une plaie mal fermée?

--Pardonnez-moi, répondit-elle avec un accent de contrition. J’ai parlé
trop vite, j’avais oublié...

--Vous avez le droit de me faire souffrir, interrompit-il. Ne vous
dois-je pas la vie?

Il y eut un silence, après lequel M. de Mauserre parla longtemps à voix
basse. Son discours fut perdu pour moi, hors la conclusion, qu’il
prononça d’un ton appuyé:--Quand j’ai fait ce sacrifice, je n’en avais
pas mesuré l’étendue.

Là-dessus, ils se remirent on marche.--Voilà donc de quoi l’on
s’entretient quand on se promène dans le parc! pensai-je en ramassant
mon pinceau, que j’avais laissé tomber.

Quelques minutes après, ils étaient de nouveau sous ma fenêtre, et de
nouveau je prêtai l’oreille.--Vous parlez de compensations, disait M. de
Mauserre. Je n’en connais qu’une, c’est qu’on finit par vieillir, et
qu’il arrive un temps où on ne se juge plus digne de ses propres
regrets.

--N’y comptez pas, monsieur; ce temps ne viendra pas de sitôt.

--Oh! bien, quel âge me donnez-vous donc?

--Je ne sais... Vous devez avoir, Mme de Mauserre et vous, elle un peu
moins, vous un peu plus de quarante ans.

Il se mit à rire d’un petit rire qui partait d’un cœur épanoui.--Vous ne
vous y connaissez pas; ôtez-lui-en dix et ajoutez-m’en douze, et vous
aurez notre compte à tous les deux.

--Que votre visage est menteur! fit-elle; mais je l’accuse à tort, il
dit vrai. Vous avez l’éternelle jeunesse du cœur et de l’esprit, et
jamais vous n’aurez d’âge.--Elle s’interrompit pour crier à la bonne,
qui balançait Lulu:--Prenez garde! pas si haut!--Puis elle reprit:--La
voici, la vraie compensation. Vous revivez dans cette chère enfant, qui
vous ressemble, qui ne tient que de vous. Hélas! je touche à une autre
plaie. Puisse-t-elle bientôt se fermer, celle-là, et le jour venir où
Lulu sera tout à fait votre fille!

Il assena un grand coup de sa canne contre le seuil de la tour et
répondit d’un ton bref:--Si vous connaissiez le code, vous sauriez que
c’est impossible.

Ils restèrent si longtemps hors de portée de mes oreilles, que je crus
que je n’entendrais plus rien. C’eût été dommage; leur conversation
m’intéressait. Heureusement Lulu ne s’intéressait pas moins à son
escarpolette; il en résulta qu’ils eurent le temps de faire encore un
tour, et que cinq minutes plus tard j’ouïs une voix grave qui
disait:--Vous croyez qu’elle souffre, elle aussi?

--Elle est si bonne, monsieur, repartit une voix filée, qu’elle vous
cache ses regrets, son ennui, son chagrin. Elle était faite pour le
monde, pour y briller, pour y être admirée. A en juger par son portrait,
elle a dû être merveilleusement belle.

Je fus sur le point de courir à la fenêtre et de leur crier:--Ne vous en
déplaise, c’est encore la plus jolie femme de France.--Je n’en fis rien,
et M. de Mauserre eut le loisir d’adresser à Meta je ne sais quelle
question. Elle répondit:--Vous m’embarrassez, monsieur. L’amour est si
exigeant, si égoïste, qu’il fait rarement le compte des sacrifices qu’il
impose. Il me semble pourtant que, si j’avais l’affreux malheur d’être
un empêchement à la carrière de l’homme que j’aimerais, Dieu me
donnerait la force de me séparer de lui, de me sacrifier, heureuse si sa
reconnaissance et son affection venaient quelquefois me chercher dans ma
solitude.

Cette fois il m’échappa de dire à demi-voix:--Voyez la langue de
serpent!

--Je crois qu’on a parlé, fit M. de Mauserre,--et il cria:--Tony,
êtes-vous ici?--Je ne soufflai mot.--Vous vous êtes trompé, je n’ai rien
entendu, lui répondit Meta.

Peu après, elle appela Lulu et lui représenta qu’il était temps de
retourner au château. Comme l’enfant ne faisait pas mine de quitter son
jeu, elle courut la chercher et donna l’ordre à la bonne de l’emmener;
puis elle vint retrouver M. de Mauserre, qui l’avait attendue, assis, je
crois, sur un banc de pierre à quelques pas de la tour.

--Monsieur, lui dit-elle, j’ai une confidence à vous faire, un conseil à
vous demander. Je ne sais si j’en aurai le courage.

Il repartit du ton le plus gracieux:--Je n’ai rien de caché pour vous,
et je serais heureux de penser que je possède toute votre confiance
comme vous avez la mienne.

Elle s’embarrassa dans un long préambule qu’il la supplia
d’abréger.--Que signifie ce tortillage? Arrivons au fait, je vous prie,
lui disait-il.--Enfin elle se résolut à entamer son récit, parlant si
bas qu’à grand’peine quelques syllabes parvenaient à mon oreille. Il me
parut qu’à plusieurs reprises elle prononçait mon nom. M. de Mauserre
était fort ému de son histoire; il s’écriait de temps en temps:--Est-ce
bien possible? j’étais à mille lieues de me douter d’une chose pareille.

Quand elle eut fini, comme il gardait le silence, elle lui demanda si à
son insu elle avait laissé échapper quelque mot qui pût le chagriner ou
l’offenser. Il lui répliqua brusquement:--Que vous conseille votre cœur?

--Que sais-je? répondit-elle; je crains de le mal comprendre.

Après une nouvelle pause:--Aimez-vous Tony ou ne l’aimez-vous pas?
reprit-il avec la même vivacité où perçait la colère.

La réponse fut si indistincte qu’à mon vif regret je ne pus la saisir.

--Vous voulez donc que je vous conseille? fit-il d’un ton radouci. A mon
tour, je suis embarrassé. Vous parliez tout à l’heure de l’égoïsme de
l’amour; l’amitié a le sien. Il n’y a que trois mois que nous nous
connaissons, et votre société m’est devenue une si douce habitude que je
frémis à l’idée d’y renoncer, si vif est pour moi le charme de nos
chères causeries. Pourtant je veux m’oublier pour ne consulter que votre
intérêt. Je suis très-attaché à l’homme dont vous parlez; il m’a rendu
des services que je n’oublierai pas. Quel que soit son mérite, je doute
que vous fussiez heureuse avec lui. Il est artiste, il l’est dans l’âme;
la peinture et la gloire sont ses deux maîtresses, sa femme ne passera
qu’après. Souffrez que je vous dise toute ma pensée: vous seriez quelque
temps son joujou, pour ne plus être ensuite que sa ménagère. Mon amitié
vous souhaite un mari qui ait avec vous une parfaite conformité de goûts
et de sentiments, qui sache tout ce que vous valez, un homme capable
d’apprécier votre rare intelligence, votre caractère à la fois si solide
et si souple, cette charmante complaisance de votre esprit qui sait
entrer dans les pensées qui vous sont le plus étrangères et vivre, pour
ainsi dire, dans l’esprit d’autrui. Ce mari, vous le rencontrerez un
jour, et il fera de vous sa compagnie favorite, la confidente de toutes
ses pensées, sa conseillère et son amie dans le sens le plus intime et
le plus doux de ce mot.

Ces dernières paroles furent prononcées avec tant de chaleur que Meta
parut s’attendrir.

--Ainsi vous m’engagez à refuser? s’écria-t-elle. Je n’ai plus que trois
jours pour me décider.

--Voulez-vous m’en croire? le 1er septembre n’allez pas à Ville-Moirieu.
Ce sera le mieux. Il vous est facile d’éviter ici tout tête-à-tête avec
M. Flamerin; s’il devenait trop pressant, vous me chargeriez de
m’expliquer avec lui.

--Qu’il soit fait comme vous l’entendrez! répondit-elle du ton soumis
d’une carmélite qui prononce ses vœux.

La curiosité étant la plus forte, je m’étais coulé jusqu’à ma fenêtre,
j’avais soulevé un coin du rideau. Ou j’eus la berlue, ou M. de Mauserre
prit la main de Meta et lui baisa légèrement le bout des doigts. Elle
avait le visage à demi tourné de mon côté; son front était radieux, ses
lèvres entr’ouvertes respiraient l’émotion de la joie. Ainsi sourit
l’homme des champs lorsque, après de pénibles semailles et les rigueurs
d’un hiver opiniâtre, il voit lever le grain, et contemple en espérance
la moisson qu’il se promet d’engranger.

L’instant d’après, je ne vis plus rien; ils étaient partis.

Je me plongeai dans un fauteuil où je demeurai quelque temps immobile,
les bras engourdis, la tête lourde et, je pense, l’œil morne. Tout à
coup, par un effort de ma volonté, je me retrouvai sur mes pieds, me
tâtant le corps comme un homme qui est tombé d’un balcon sans se tuer et
qui s’assure qu’il a tous ses membres. Après ce rapide examen, je fis
deux fois le tour de l’atelier en sifflant, et je fus heureux de
découvrir que je savais encore siffler. Je me souvins que c’était à
Dresde que j’avais cultivé ce talent; je pensai au portrait de
Rembrandt, et Rembrandt me fit rêver à Velazquez. Je crus entendre une
voix qui disait:--C’est le seul dieu qui ne trompe pas.--J’ouvris le
tiroir d’une table, j’en tirai une vieille pipe d’écume que j’avais
héritée de mon père, je la bourrai, je l’allumai, et je me surpris à
m’écrier:--Tonnelier de Beaune, votre fils se porte bien!--Puis je me
rassis devant mon chevalet, je retouchai la draperie de mon Boabdil. Je
dois confesser toutefois que ma brosse tremblait un peu, que jamais mon
appui-main ne me fut si nécessaire.

Au bout d’une heure, on frappa de nouveau à la porte de la tour. Ce
n’était cette fois ni M. de Mauserre, ni Meta;--je me trouvai face à
face avec la plus effrontée, avec la plus basanée des gitanilles. Elle
avait des yeux pareils à des taches d’encre et l’air sournois d’un
oiseau de nuit que la lumière effare. Ayant rencontré le matin cette
beauté parmi les traînards de la bande de bohémiens qui avaient tant
fait aboyer nos dogues, je m’étais féru de sa diablerie, de ses grâces
scélérates, et je l’avais invitée à venir poser dans mon atelier. Je
m’empressai de l’introduire, enchanté qu’elle fût de parole. Le ciel
m’envoyait en sa personne un modèle et une compagnie dont j’avais grand
besoin. Tout en troussant mon croquis, je pris plaisir à causer avec
elle. Je vous ai déjà dit, madame, que, quand j’ai rencontré dans le
monde certaines vertus, il me vient au cœur de saintes tendresses pour
la canaille. A la vérité, ce sont des transports assez dangereux.

Le soleil déclinait lorsque je levai la séance et sortis avec mon
modèle. Comme nous traversions le terre-plein, j’aperçus au pied de
l’escarpolette un objet brillant: c’était le médaillon de Lulu, qui
l’avait perdu en se balançant. Je le ramassai, et au même instant
j’avisai Meta au bout de la grande charmille. Elle s’avançait de notre
côté, la tête penchée, promenant ses yeux autour d’elle et s’arrêtant
par intervalles pour fureter dans les buissons. Je dis quelques mots à
l’oreille de la bohémienne et je lui glissai une pièce d’or dans la
main. Je n’eus pas besoin de m’expliquer tout au long; outre qu’elle
avait de l’école, la pièce qu’elle tenait dans ses doigts crochus et
qu’elle contemplait en souriant lui allumait le regard et
l’intelligence. En la payant grassement, madame, on lui aurait fait
apprendre le chinois en huit jours.

Nous étions, elle et moi, à demi masqués par un massif, Meta, que sa
recherche absorbait, arriva jusqu’à dix pas de nous sans nous
apercevoir.--Je me suis oublié dans ma promenade, dis-je tout haut à la
gitanille. Il se fait tard; il faut remettre notre séance à demain.

La gouvernante de Lulu s’arrêta court, l’air interdit, évidemment ce
n’était pas moi qu’elle cherchait dans les buissons. Elle parut peu
charmée de la rencontre et se disposait à battre en retraite.--Lulu a
perdu son médaillon, lui criai-je, le voici.--Elle me remercia et vint
le prendre. Avant de le lui remettre:--Souffrez, lui dis-je, que je vous
présente une fille de l’Égypte; n’est-elle pas charmante?

Cette figure moricaude ne lui revint pas. Elle la regarda d’un œil
sévère et un peu inquiet; on eût dit une colombe à qui on demande son
avis sur un corbeau.

--C’est une fille, repris-je, qui a tous les vices, mais qui ne manque
pas d’honneur à sa façon. Si elle est menteuse comme un laquais de
grande maison, elle n’est pas fausse, elle se donne à peu près pour ce
qu’elle est. Elle ne croit ni Dieu ni diable; aussi ne les prend-elle
jamais l’un pour l’autre. Quand elle les rencontrera dans l’autre monde,
elle aura le plaisir de la surprise, et le bon Dieu lui dira: Gitanille,
viens à ma droite; je m’accommode mieux des gens qui m’ignorent que de
ceux qui me compromettent. Je vous accorde qu’elle est gourmande comme
un brochet, amoureuse comme une chatte; remarquez pourtant qu’elle aime
les hommes l’un après l’autre, que son cœur ne chante pas deux airs à la
fois. Pour l’achever de peindre, elle a volé ce matin trois poules et
deux canards; mais je vous donne ma parole qu’elle n’est jamais allée en
maraude dans le bonheur des autres, qu’elle ne leur a jamais escroqué ce
qu’ils aimaient.

Puis, me tournant vers la bohémienne:--Devineresse de mon cœur, lui
dis-je, tu n’as pas lu Jean-Paul, ni son traité de l’éducation des
femmes. Tu seras toujours incomplète et d’un terre-à-terre déplorable;
mais je crois à ta sagacité dans les choses d’ici-bas. Tout à l’heure tu
m’as annoncé ce qui doit se passer après-demain dans un cimetière où il
y a des roses, maintenant fais-moi le plaisir de révéler sa destinée à
la personne que voici.

Meta me lança un regard courroucé et essaya de s’enfuir. Je lui barrai
le passage, je m’emparai de sa main gauche.--Gitanille, m’écriai-je,
dis-moi le secret de cette main que je n’ai pas su deviner.

La fille de l’Égypte avança la tête, fit un geste de stupeur. Elle
paraissait plongée dans une si vive admiration que Meta en fut frappée
et que la curiosité la gagna; elle consentit à poser sa main dans celle
de la bohémienne, tout en détournant son visage et en souriant de pitié,
comme si elle se fût prêtée par complaisance à un enfantillage qu’elle
réprouvait.

Je vous assure, madame, que c’était une scène à peindre. De son regard
sinistre et profond, le corbeau avait magnétisé la colombe. Il chantait
en espagnol d’une voix rauque, triomphante:--Petite belle, petite belle,
toi dont les mains sont d’argent, tu es une colombe sans fiel; mais
parfois tu deviens terrible comme une lionne d’Oran, comme une tigresse
d’Ocagna. Tu as un signe au visage, qu’il est charmant! Doux Jésus, je
crois voir briller la lune. Petite belle, Dieu vous préserve des chutes;
il en est de dangereuses pour les dames qui veulent devenir princesses.

En ce moment, le soleil à son coucher éclairait vivement le château dont
toutes les vitres étincellent. Les quatre tours à mâchicoulis et à
échauguettes qui le flanquaient aux quatre coins, la terrasse bordée de
balustres en marbre blanc et décorée de deux lions monumentaux qui
vomissaient de l’eau par leurs mufles, le perron en fer à cheval, les
baies cintrées de la façade traversées de larges meneaux en pierre, le
grand attique à pilastres dont les arêtes se profilaient sur un ciel
opale mêlé de vert, tout nageait dans une lumière éclatante et veloutée.
La bohémienne chantait toujours:

    Hermosita, hermosita,
    La de las manos de plata,
    Eres paloma sin hiel,
    Pero a veces eres brava.
    Un lunar tienes: qué lindo!
    Ay Jesus, qué luna clara!

Tout à coup, changeant de voix, elle s’écria sur une note
claire:--Señorita, vous vivrez cent ans; il est des cœurs qui ne s’usent
jamais.

Puis, faisant un geste grand comme le monde et embrassent dans le cercle
que décrivait son index et le parc et le château, elle murmura
doucement:--Ces chênes, ces charmilles, ces tours, ces girouettes, ces
lions, tout cela, petite belle, sera un jour à vous.

Je contemplais fixement Meta. Je vis comme une longue flamme jaillir de
ses yeux, sur lesquels elle se hâte d’abaisser ses paupières; elle
sentit que mon regard était sur elle, et, perdant contenance, elle me
tourna brusquement le dos pour me dérober son trouble et sa rougeur.

La gitanille ne lâcha pas sa main, qu’elle continuait d’examiner.
Soudain elle fronça le sourcil, promena lentement son doigt sur deux
lignes qui se croisaient, et dit avec un ricanement sauvage:--Señorita,
un petit conseil: ne courez jamais deux lièvres à la fois.

A ces mots, elle prit ses jambes à son cou et détala le long de
l’avenue, emportant sa pièce d’or qu’elle avait bien gagnée.

Meta fut, je crois, sur le point de la rappeler; mais, revenant à
elle-même, elle surmonta son émotion en personne accoutumée à se
commander, et, sans accepter le bras que je lui offrais, elle reprit le
chemin du château. Je marchais à côté d’elle; il y avait dans son regard
un pétillement singulier, et elle allait si vite qu’on eût dit qu’elle
partait pour le bout du monde.

--Eh bien! lui dis-je, ma bohémienne n’est-elle pas gentille?

--Je ne comprends pas, me répondit-elle avec sa douceur ordinaire, qu’un
homme tel que vous s’intéresse à une diseuse de bonne aventure et à son
sot métier.

--Il n’est pas prouvé, repartis-je, que ce métier soit sot. Les uns
croient à la chiromancie, les autres aux grands et aux petits prophètes,
car il faut bien croire à quelque chose. Vous savez mieux que moi ce
qu’on entend par les sorts bibliques, et je suis sûr que vous les
pratiquez. Si peu biblique que je sois, je me suis permis ce matin
d’ouvrir le saint livre au hasard, et comme votre avenir, qui est un peu
le mien, m’occupe beaucoup, j’ai décidé que le passage sur lequel je
tomberais se rapporterait à vous. Or voici le verset qu’a rencontré mon
premier regard: «Dieu dit à Abraham: J’ai fait alliance avec toi, et je
te donnerai la terre de Chanaan, où tu demeures comme étranger.»
N’êtes-vous pas frappée de cette coïncidence? La Bible et les bohémiens
semblent s’être donné le mot.

Elle me répondit sèchement:--Vous ne cherchez pas à me plaire, vous
savez qu’il est un genre de plaisanterie que je ne puis souffrir.

Et, parlant ainsi, elle doubla le pas et arriva au château tout
essoufflée. En gravissant le perron derrière elle, je fredonnais entre
mes dents des vers de Henri Heine que vous connaissez: Sur les jolis
yeux de ma bien-aimée, j’ai composé les plus belles romances, et sur sa
petite bouche les meilleurs tercets, et sur ses petites joues les
stances les plus magnifiques; si ma bien aimée avait un petit cœur, je
composerais là-dessus un joli sonnet.»




V


Le lendemain, vers le soir, un domestique m’annonça que Mme de Mauserre
m’attendait au salon. J’y trouvai une femme hors d’elle-même, qui dans
son trouble ne pouvait rien dire, sinon: Ah! Tony, mon cher Tony, si
vous saviez!... Craignant qu’on ne la surprît dans cet état, elle
m’entraîna dans une pièce voisine qui lui servait de salon particulier.
Elle se laissa tomber sur un sofa, et tira de sa poche, pour me la faire
lire, une lettre qu’elle venait de recevoir de sa mère et qui contenait
ces mots: «J’espère, Lucie, pouvoir t’apprendre très-prochainement la
plus heureuse des nouvelles.»

--Que pensez-vous que cela signifie? me demanda-t-elle en attachant sur
moi ses yeux, où se peignait le désordre de son esprit.

--Cela me paraît clair, lui dis-je, et me voilà aussi content que vous.
Cela signifie?...

--Ne le dites pas, Tony, interrompit-elle en posant sa main devant ma
bouche. Et pourtant, oui, vous ne vous trompez point, cela veut bien
dire cela... J’étais si loin de m’y attendre que j’ai éprouvé tout à
l’heure une surprise et, s’il faut que je le confesse, un transport de
joie... N’est-ce pas mal à moi de me réjouir ainsi de la mort prochaine
d’un homme que je devrais en ce moment soigner ou pleurer? Nous nous
convenions peu, il m’a bien fait souffrir. Il fut gravement malade il y
a trois ans; je lui écrivis que je lui pardonnais tout et que je le
suppliais de me tout pardonner. Je vous assure, Tony, qu’il y avait du
cœur dans cette lettre; il aurait dû se dire en la lisant: «Elle vaut
mieux que je ne pensais.» Savez-vous de quoi il s’est avisé? Il m’a fait
répondre par une de ses maîtresses, et cette réponse était si dure, si
insultante, que j’en ai pleuré pendant huit jours. Maintenant je pleure
encore, mais il y a de la joie dans mes larmes. Vrai, Tony, ne suis-je
pas bien coupable?

--Je le suis plus que vous, car j’éprouve une joie sans mélange de ce
qu’enfin ce vieux coquin a rendu à Dieu sa belle âme.

Elle m’adressa un geste suppliant.--Taisez-vous! Il y a des paroles qui
portent malheur.--Pour en effacer l’effet, elle fit, ou peu s’en faut,
l’éloge de son brutal.--D’ailleurs, poursuivit-elle, ai-je le droit de
rien reprocher à personne? On pourrait me répliquer: Toi-même, qu’as-tu
fait dans ta vie de si vertueux et de si rare? Cela serait bien répondu,
car enfin, Tony, l’homme que nous évitons l’un et l’autre de nommer,
tous ses torts se réduisent à s’être rendu aussi heureux que possible,
et à sa façon, qui en vérité n’était pas belle. N’en ai-je pas fait tout
autant? Un jour que j’étais triste, le bonheur a passé en chantant sous
ma fenêtre, il m’a fait signe du doigt, et je l’ai suivi au fond de
l’Italie, d’où il m’a ramenée aux Charmilles. Nous y voilà établis, lui
et moi, chaque matin plus enchantés de vivre ensemble. Il y a des
moments où je me demande ce que j’ai bien pu faire pour mériter mon cher
bonheur, et il me vient des inquiétudes, ne trouvant pas dans mon passé
une seule action méritoire.

--Il y avait quelqu’un, interrompis-je, qui se vantait de n’avoir fait
durant sa vie qu’une méchanceté; on lui répondit: Quand finira-t-elle?
Vous, madame, vous n’avez à votre compte qu’une bonne action, laquelle
consiste à faire tous les jours le bonheur de tout ce qui vous entoure,
sans parler des pauvres.

--Oh! dit-elle, il n’y a d’actions vraiment bonnes que celles qui
coûtent. Vous êtes trop indulgent, Tony. Je vous assure que, si Dieu ne
consultait que sa justice, au lieu d’une heureuse nouvelle il
m’enverrait l’un de ces jours quelque gros chagrin.

--Et moi, je soutiens qu’il y a une justice au ciel, puisque le coquin
dont le nom nous déplaît à prononcer s’est décidé à crever. Un seul
point m’inquiète, la chose n’est pas encore faite. Nous disposons de la
peau de l’ours; au diable, s’il s’avisait de ressusciter!

--Cela est vrai, fit-elle vivement. Ma pauvre mère n’est que trop
sujette à prendre ses désirs pour des réalités; elle m’a donné déjà plus
d’une fois de fausses alertes, et je suis une folle de me monter la tête
sur un mot en l’air, qui après tout ne dit rien. Je ferai mieux,
n’est-ce pas, Tony? de ne point parler de cette lettre à M. de Mauserre.
Il serait fou de joie, et, s’il apprenait demain qu’il s’est réjoui trop
tôt, son chagrin serait bien amer.

--Oh! bien amer! répétai-je en articulant et martelant chaque mot avec
énergie.

Elle renversa sur le coussin sa charmante tête, et resta quelques
secondes les yeux fermés, rongeant du bout des dents la dentelle de son
mouchoir; puis, s’étant redressée:--On m’accuse, continua-t-elle, vous
tout le premier, de n’être qu’une paresseuse. On a raison, c’est un vice
de naissance. Pourtant, dans mes longues paresses, ma tête ne chôme pas,
mes pensées vont toujours. Allez, je suis moins étourdie, moins
insouciante qu’on ne se l’imagine. Il n’est pas de jour où je ne dise:
Étais-je digne qu’il me sacrifiât son avenir? Ce qui me console un peu,
mais bien peu, c’est qu’à Dresde je n’ai rien épargné pour le faire
renoncer à moi. Il me jura qu’il n’aurait jamais de regrets, et en
vérité je ne crois pas qu’il en ait. Mon grand défaut après ma paresse,
c’est que je suis trop sensible aux jugements du monde. Bien souvent
j’ai été tentée de dire à M. de Mauserre: Allons à Paris, vous y serez
dans le centre de tout ce qui vous intéresse et de vos études favorites.
Le courage m’a failli, Paris m’épouvante, il me semble que j’y lirais
mon histoire dans les regards de celui-ci et de celui-là. Décidément mes
yeux ont peur des yeux des autres.--Et, joignant les mains:--Ah! Tony,
si un jour j’étais sa femme! Si un jour, mon bras autour du sien, il
faisait sa rentrée dans le monde et bientôt après dans les affaires!...

--Ayez confiance, lui dis-je; ce temps viendra.

Elle se leva, passa ses doigts dans son admirable chevelure d’un brun
fauve. Ses cheveux, madame, frisaient si naturellement qu’à vrai dire
elle n’avait pas besoin de se coiffer, elle secouait la tête et c’était
fait.--Je voudrais être belle ce jour-là, reprit-elle, et que M. de
Mauserre fût fier de moi, que tout le monde se récriât et dit: Il a fait
une grande folie, mais cette folie n’était pas une sottise... Hélas!
c’est moi qui suis folle!--Et me montrant son portrait, qui nous faisait
face:--Ou bien vous m’avez indignement flattée il y a cinq ans, où bien
j’ai beaucoup perdu. Qu’en pensez-vous?

Tour à tour elle se regardait dans la glace ou levait les yeux sur le
portrait en hochant la tête, ce qui ne l’empêcha pas de s’écrier:--Après
tout, il me semble que je ne suis pas encore laide à faire peur.

--Vous êtes la plus candide, la plus innocente, la plus aimante et la
plus jolie de toutes les femmes, lui dis-je en lui baisant la main avec
une effusion dont elle ne soupçonna pas le motif.

Je m’aperçus, comme je relevais le menton, que la porte s’était ouverte,
et que Meta venait d’entrer dans la chambre. Quand elle le voulait, elle
avait le marcher si léger et si subtil qu’on ne l’entendait pas venir.
En ce moment elle me parut laide. Il est des sites qui n’ont rien
d’enchanteur par eux-mêmes et que rendent délicieux certains jeux de la
lumière, à ce point qu’on les préfère à des paysages plus gracieux et
plus riants. L’âme aussi a sa lumière qui transforme un visage, et c’est
pour cela qu’à de certaines heures Meta me semblait ravissante; mais
j’avais remarqué qu’elle était rarement à son avantage auprès de Mme de
Mauserre, non par l’effet d’une comparaison impossible à faire, mais
parce qu’elle ressentait en sa présence de la gêne, de la contrainte, un
secret malaise dont elle était occupée à se cacher. J’en savais la
raison depuis peu.

Elle nous regardait avec surprise, l’expression de sa figure était à la
fois dure et embarrassée.--Savez-vous, lui demandai-je, de quoi nous
parlions? Mme de Mauserre me soutient qu’elle est moins jolie que son
portrait.

--Celui qui a fait le portrait est un grand artiste, répondit-elle;
celui qui a fait le modèle est plus qu’un artiste.

--C’est une affaire à débrouiller entre le bon Dieu et moi, repris-je;
mais les portraits ont l’avantage de ne pas vieillir, et Mme de Mauserre
prétend qu’elle est en train de devenir une vieille femme de trente ans.

--Ah! madame, de nous deux, c’est moi qui suis la vieille femme, et je
n’ai que vingt-quatre ans, répondit-elle avec un accent de mélancolie.

--Vous êtes l’un et l’autre de vils flatteurs, fit Mme de Mauserre. Nous
parlions, ma chère, d’autre chose encore; j’ai reçu une lettre...

--Madame, interrompis-je en lui faisant de gros yeux, le roi Louis XIV
avait coutume de dire qu’il ne faut pas se vanter trop tôt de l’avenir
parce qu’on dérobe à l’événement la grâce de la nouveauté.

--Voilà ce que pensait le roi Louis XIV, repartit Meta; mais l’opinion
de M. Flamerin est qu’il est bon de ne pas se fier à tout le monde.

--Que dites-vous là? s’écria Mme de Mauserre. A qui me fierais-je si ce
n’est à vous? Tenez, lisez bien vite cette lettre; je suis sûr que vous
partagerez l’émotion qu’elle m’a causée.

Elle n’eut pas le temps de la lui remettre ni d’ajouter un mot; la
cloche du dîner sonna, et Lulu, qui avait faim, accourut nous appeler.
Pendant le repas, M. d’Arci donna carrière à son humeur taquine et
pointue. Soit distraction, soit renchérissement de modestie, Meta était
venue à table dans sa robe grise du matin; il lui en fit la guerre et
lui demanda pourquoi elle aimait tant le gris, si c’était à titre de
sœur grise. Elle le remercia de l’attention qu’il faisait à sa toilette
et lui répondit que de tout temps on l’avait surnommée Maüschen, qu’elle
était née souris, que souris elle mourrait, et qu’elle aimait à en
porter la livrée.--Voilà, dit-il, qui m’explique bien des choses. J’ai
toujours pensé qu’il y a deux sortes d’ambitieux, les dévorants et les
rongeurs; les premiers happent le morceau, les autres le grignottent à
petits coups de dent.

--A l’application, monsieur! lui dit-elle avec un peu d’impatience.

--Oh! fit-il, votre ambition est fort louable, vous vous piquez de
conquérir tous les cœurs; depuis Lulu jusqu’à moi, il n’est personne ici
qui ne vous adore.

--Son secret est bien simple, dit Mme de Mauserre; elle passe sa vie à
s’oublier pour penser aux autres.

--C’est précisément ce que je voulais dire, répliqua-t-il en vidant son
verre.

L’instant d’après, il critiqua le nœud de ruban brun que Mlle Holdenis
avait mis dans ses cheveux, il affirma que le brun et le gris n’allaient
pas ensemble, que l’un est une couleur franche, l’autre une couleur
sournoise, et il s’en remit à mon arbitrage. Je n’eus pas le temps de
prononcer. M. de Mauserre lui reprocha d’être l’esprit le plus gloseur
et le plus décisif qu’il eût jamais connu, et M. d’Arci rengaina son
compliment; il savait par expérience jusqu’où il pouvait aller.

Deux heures plus tard, nous étions au salon. Meta venait de sortir pour
aller coucher Lulu. Un domestique entre, remet un pli à Mme de Mauserre.
Elle l’ouvre, pousse un grand cri; elle pleurait d’un œil, riait de
l’autre. Elle se leva, et d’un pas chancelant courut se jeter au cou de
M. de Mauserre; ses sanglots étouffaient sa voix. Enfin elle réussit à
dire:--Alphonse, me voilà libre.

Il se dégagea un peu vivement, la curiosité rend impatient. Il se saisit
de la dépêche et fit un haut-le-corps: la surprise produit de ces
effets. Puis il ouvrit ses bras à sa femme en s’écriant:--Il nous a bien
fait attendre.

Comme vous voyez, madame, il est faux que le premier mouvement soit
toujours le meilleur. Sur ces entrefaites, Meta rentra au salon, Mme de
Mauserre s’élança vers elle, lui tendant le pli et lui criant:--Mais
arrivez donc, mademoiselle!

Meta lut à son tour. Si elle était maîtresse de sa langue, elle l’était
moins de son visage, et, pour employer un vieux mot, elle ne commandait
pas toujours à ses petits esprits; ils la trahissaient quelquefois.
J’avais cru voir la veille une flamme jaillir de ses yeux; je la vis en
cet instant devenir pâle comme la mort, et je crus qu’elle allait se
trouver mal. M. d’Arci la regardait comme moi, il avait aux lèvres un
sourire noir. Elle eut la ressource de se jeter à corps perdu sur Mme de
Mauserre et de l’embrasser si longuement que M. d’Arci finit par lui
dire:--Permettez, mademoiselle, on embrasse les gens, on ne les étouffe
pas.--Puis, décrivant un quart de cercle.--Chère madame, ajouta-t-il,
veuillez agréer les félicitations de votre gendre.

--Merci, lui répondit Mme de Mauserre; mais nous avons encore devant
nous dix mois d’attente.

--Ainsi le veut la loi, dit M. de Mauserre d’un ton résigné.

La pauvre femme nous embrassa tous à la ronde et se sauva dans sa
chambre, où elle s’enferma seule. Son bonheur lui donnait des scrupules,
sa joie lui faisait peur; elle éprouvait le besoin de la cacher, et,
comme elle le disait, de n’en parler qu’à celui qui comprend tout.

M. d’Arci ne cachait pas la sienne; elle était bruyante à ce point que
pour une raison ou pour une autre elle devint importune à tout le monde.
M. de Mauserre s’empara d’un journal; je pris une feuille de papier et
me mis à dessiner. Une ombre vint s’interposer entre la lampe et mon
crayon. Je levai les yeux; Meta était debout auprès de moi. Elle n’était
plus laide; elle avait le teint animé, l’air coquet, une langueur
fiévreuse dans le regard.

--Ne peut-on savoir, me demanda-t-elle à voix basse, ce que vous a
prédit la bohémienne?

--A propos de quoi?

--Sur ce qui doit se passer après-demain dans un cimetière où il y a des
roses.

--Elle m’a prédit qu’il ne s’y passerait rien.

--Rien du tout?

--Rien du tout.

--Par quelle raison?

--Par une raison fort simple, c’est qu’après-demain ni vous ni moi n’y
mettrons les pieds.

--Ni vous ni moi? fit-elle. La bohémienne a menti de moitié; j’y serai
et je vous attendrai.

M. de Mauserre posa son journal, s’approcha de nous. Je ne sais ce qu’il
avait pu saisir de notre conversation. Il dit à Meta de l’air le plus
naturel:--Puisque nous sommes tous en joie, il me semble convenable que
Lulu en ait sa part. Elle meurt d’envie depuis longtemps de voir le lac
Paladru, qui, s’il m’en souvient, est un charmant lac. J’ai décidé,
mademoiselle, que nous l’y mènerions après-demain 1er septembre.--Il
ajouta d’un ton plus dégagé qu’engageant:--Serez-vous des nôtres, Tony?

--Assurément.

--Et moi de même, cher père, dit Mme d’Arci.

--Puisqu’on ne m’invite pas, fit à son tour M. d’Arci, je m’invite.

J’écrivis en grosses lettres sur mon papier, que Meta n’avait pas cessé
de regarder: «La chiromancie n’est pas un art menteur.»

Quand je me retirai, M. d’Arci courut après moi dans le corridor, et
m’ayant tiré par la manche:--Monsieur Flamerin, murmura-t-il à mon
oreille, j’aurai demain à vous parler d’une affaire très-sérieuse.




VI


Le lendemain, il plut toute l’après-midi; M. de Mauserre et Mlle
Holdenis ne se promenèrent point dans le parc. Je profitai d’une
éclaircie pour me rendre à mon atelier, où je devais commencer le
portrait de Mme d’Arci. Elle m’y rejoignit comme j’achevais de charger
ma palette. Son mari l’accompagnait, il s’écria en refermant la porte
avec fracas:--Monsieur Flamerin, jurons de ne pas sortir d’ici avant
d’avoir avisé ensemble au moyen de nous débarrasser de cette intrigante!

Il avait l’accent si tragique que je lui demandai s’il se proposait
d’employer le couteau ou le poison.--Pour expédier une souris, me
répondit-il, je ne connais que la mort-aux-rats. Peut-être savez-vous
des moyens plus doux, je consens à les examiner.

Il s’installa dans une fumeuse, j’avançai un fauteuil à Mme d’Arci, je
m’assis à ses pieds sur un tabouret, et la séance fut ouverte. On eût
dit à notre gravité un conseil de guerre assemblé pour délibérer sur un
plan de campagne.

--Comme elle s’est trahie! disait M. d’Arci.

--Il est certain, lui répondis-je, qu’elle a pâli et perdu contenance.

--Elle avait l’air d’une âme en peine, ajoutait Mme d’Arci, et pendant
toute la soirée elle n’a fait que changer de place parce qu’aucune ne
lui était bonne.

--C’est un bon point à lui marquer, elle n’est pas encore maîtresse dans
l’art de feindre.

--Dès le premier jour que je l’ai vue, ses intentions m’ont été
suspectes, et son museau tudesque m’a déplu.

--Cela prouve, monsieur, reprenais-je, que vous avez plus de
clairvoyance ou plus de préventions que moi; son museau tudesque ne m’a
jamais déplu.

--Ce qui me confond, c’est qu’elle soit parvenue à ensorceler mon pauvre
père.

--Cela prouve, madame, que vous ne comprenez rien aux sentiments
qu’inspire la femme qui l’a soigné à un malade qui a le cœur sensible.

--Mais qu’a donc pour elle cette aventurière? C’est un laideron.

--Eh! monsieur, vous savez que je n’en crois rien.

--Lui trouvez-vous l’esprit si brillant?

--Eh! madame, elle n’a pas celui qui brille, elle a celui qui sert, et
peut-être a-t-elle choisi la bonne part.

--Dites plutôt que son esprit consiste en patelinage et en cajoleries.

--Ah! monsieur, les politiques les plus raffinés réussissent le plus
souvent par des moyens grossiers, parce qu’ils prennent les hommes pour
ce qu’ils sont, c’est-à-dire pour de grands enfants.

--Je crois vraiment que vous nous faites son éloge!

--Ah! madame, je n’aurais garde, mais il est d’un bon général de ne pas
mépriser son ennemi.

M. d’Arci fit un geste d’impatience, et je crois qu’il lâcha un
juron.--Nous battons l’eau et perdons notre temps, s’écria-t-il.
J’accorde de grand cœur à M. Flamerin que l’ingénieux esprit de Mlle
Holdenis n’est pas un de ces arbustes inutiles qui sont l’ornement des
jardins; j’y reconnais, comme lui, un de ces bons petits arbres
fruitiers qui, moyennant quelques soins, un peu de pluie et beaucoup de
soleil, rapportent gros à leurs propriétaires. Dieu la bénisse, elle et
ses espaliers! Nous ne nous sommes pas réunis pour discuter ses mérites
savoureux ni ses grâces virginales. Notre vœu commun est de la renvoyer
le plus tôt possible à son cher Florissant, à son humble et vertueux
foyer, à son tendre père qui se plaint qu’en son absence ses jambons de
Mayence ont perdu toute leur poésie, à ses charmants petits frères dont
les sarraux tombent en loques depuis qu’elle n’est plus là pour ravauder
leurs nippes sous le regard du Seigneur. Sommes-nous dignes de posséder
cette colombe mystique? Et qu’est-elle venue faire dans le pays des
Philistins? Je confesse, monsieur Flamerin, que vous êtes beaucoup moins
intéressé que nous dans la bonne œuvre que nous méditons; nous
combattons, nous autres, _pro aris et focis_, mais vous portez à M. de
Mauserre une si fidèle amitié qu’elle doit vous tenir lieu d’intérêt.
Sommes-nous d’accord?... Bien, je continue. Sans vouloir vous faire de
reproches, mon cher monsieur, vous m’aviez affirmé sur l’honneur que mon
beau-père, qui a cinquante-trois ans sonnés, avait désormais jeté toute
sa gourme, et qu’il serait jusqu’à la fin de ses jours le plus
raisonnable des hommes. C’est sur la foi de cette belle assurance que je
me suis prêté à un raccommodement dont je n’ai eu d’abord qu’à me
féliciter. J’eus l’agréable surprise de découvrir dans la femme qui lui
a fait faire jadis la plus impardonnable folie une personne dont les
sentiments élevés et délicats m’ont inspiré dès le premier jour autant
d’estime que d’affection. Il ne me reste plus qu’une chose à souhaiter,
c’est qu’ils puissent légitimer par un mariage en forme une union qui
leur promettait un heureux avenir à tous les deux. Depuis hier, tout
obstacle légal a disparu; mais une lune rousse s’est levée sur les
Charmilles, et nous voilà menacés d’une effroyable catastrophe. Ne
haussez pas les épaules, le cas est grave: nous sommes en danger de voir
le père de ma femme se déshonorer par un lâche abandon et conduire à
l’autel la gouvernante de Lulu, laquelle aspire à devenir la gouvernante
des Charmilles et de tout ce qu’il y a dedans.

--Merci de moi! interrompis-je; c’est prévoir les malheurs de bien loin.

--Faites-moi la grâce de m’écouter jusqu’au bout, reprit-il. Je suis un
homme rassis, monsieur, et je n’ai pas l’habitude de m’émouvoir pour des
affaires de bibus. Je vous affirme que mon beau-père est entièrement
dégrisé de ses premières amours; que dis-je? si belle que soit encore
Mme de Mauserre, elle a désormais pour lui une figure déplaisante, la
figure d’une grosse sottise qui l’a empêché de devenir ambassadeur à
Constantinople ou à Londres. Et voilà ce que c’est que de n’avoir pas la
sincérité de se dire: Tu l’as voulu, George Dandin! Pour son malheur
autant que pour le nôtre, le ciel et M. Tony Flamerin ont attiré ici une
de ces cafardes qui adressent des lorgnades aux nuages, et d’une main se
palpent le cœur, tandis que l’autre interroge discrètement la poche du
prochain. Sans parler de son talent pour préparer les tisanes et pour
épousseter les placards d’une maison, cette bonne pièce a séduit notre
diplomate en retraite par ses attentions, ses chatteries, ses
flagorneries, ses propos sucrés, ses airs confits, les extases de son
admiration et ses yeux de carpe pâmée, qui lui répètent du matin au
soir, en haut allemand, qu’il est un grand homme. Libre à lui de lui
déclarer sa flamme, libre à elle de se rendre à discrétion, ce sont
leurs affaires, je n’y trouve rien à redire; mais cette Maintenon au
petit pied s’est mis en tête de se faire épouser. Elle jouera le dragon
de vertu, elle le renverra toujours affligé, jamais désespéré, et vous
verrez qu’irrité par ses rigueurs, si profond que soit le fossé, un jour
ou l’autre il le franchira; un peu de honte est bientôt bue. Accepter
cette drôlesse pour belle-mère, serviteur! C’est trop me demander, et je
me propose d’aller trouver tantôt M. de Mauserre et de m’expliquer
franchement et péremptoirement avec lui. De deux choses l’une: ou la
donzelle quittera demain les Charmilles pour n’y plus revenir, ou dès ce
soir nous aurons déguerpi, ma femme et moi. M. de Mauserre aime sa
fille; je me plais à croire que ma petite harangue lui fera quelque
impression.

Mme d’Arci avait écouté avec chagrin ce discours un peu brutal, mais
elle n’avait eu garde d’en rien marquer; si elle aimait son père, elle
se fût plutôt pendue que de contredire son mari. Elle me remercia du
regard, quand elle m’entendit lui riposter en ces termes:

--Mon cher comte, vos prémisses me semblent excessives et vos
conclusions bien aventureuses. M. de Mauserre a le tempérament
mélancolique; c’est un hypocondre qui n’a pas obtenu de la destinée ce
qu’il en espérait et qui croit avoir à se plaindre de son injustice.
Considérons aussi qu’il est à l’âge où l’amour n’est plus guère pour la
plupart des hommes que le besoin d’une société selon leur cœur; les
femmes qui leur plaisent sont celles qui les plaignent ou les admirent,
les amusent ou les consolent. Or il a plu au ciel et à un Américain qui
s’ennuyait, car Tony Flamerin s’en lave les mains, d’envoyer ici une
personne qui n’est ni une donzelle ni une drôlesse; les injures n’ont
jamais rien prouvé, et Mlle Holdenis est tout simplement une personne
intelligente, adroite, insinuante, qui possède l’art d’entrer de
plain-pied dans les sentiments des gens, dans leurs querelles avec la
vie, et de les gratter où il leur démange. Je ne nie pas que le charme
qui entraîne M. de Mauserre ne pût le mener très-loin, s’il s’y
abandonnait,--ni que Mlle Holdenis ne soit une ambitieuse dont
l’imagination caresse certains rêves qu’absout sa religion. Disons tout:
si Mme de Mauserre venait à mourir d’ici à demain, peut-être auriez-vous
peine à empêcher votre beau-père d’épouser la gouvernante de sa fille.
Il a l’esprit trop libéral pour que les considérations de fortune et de
naissance puissent le détourner de suivre ses penchants; je ne connais
pas d’homme plus affranchi de tout préjugé. Heureusement Mme de Mauserre
est vivante, très-vivante, et M. de Mauserre est un homme d’honneur à
qui sa parole est sacrée. Ce que je crains, mon cher monsieur, c’est une
intervention maladroite, qui l’irriterait et gâterait tout. Il est de la
race des superbes; s’il se rend quelquefois à ses propres réflexions, il
a peu d’égards pour les réflexions des autres, et son orgueil n’accepte
jamais de leçons de personne. Pour l’amour de Dieu, renoncez à lui en
faire. Vos explications trop sincères le pousseraient à de redoutables
emportements de déraison, et peut-être accorderait-il à sa colère ce
qu’il refusera sûrement à sa passion, puisqu’il vous plaît d’appeler
ainsi un goût très-vif pour une personne qui, par grâce d’état, s’entend
mieux que nous à lui tenir compagnie.

--Je crois que M. Flamerin a raison, s’empressa de dire Mme d’Arci en
regardant son mari du coin de l’œil pour savoir ce qu’elle pouvait
hasarder. Il est possible que nous voyions les choses trop en noir, mon
cher Albert, et que le péril ne soit pas aussi imminent que nous le
pensions. Cependant n’y a-t-il donc rien à faire, monsieur Flamerin?
Laisserons-nous la maladie suivre son cours sans essayer d’aucun remède?
Il nous en coûte de sentir l’ennemi installé dans la place, et il nous
tarde de débarrasser mon pauvre père de sa demoiselle de compagnie, qui
n’est pas une demoiselle d’honneur. Si l’intervention de M. d’Arci vous
paraît dangereuse, adressons-nous à Mme de Mauserre. J’ai la certitude
que ses représentations seront écoutées; on ne s’est pas aimé pendant
six ans sans qu’il reste un peu de feu sous la cendre. Allons la
trouver, ôtons-lui son bandeau, guérissons-la de son aveugle confiance,
qui est le vrai danger, et recherchons avec elle le moyen d’éconduire
sans bruit de funestes yeux bleus qui nous présagent des tempêtes.

--Ah! madame, vous me faites frémir, m’écriai-je. Ne voyez-vous pas que
cette confiance que vous traitez d’aveugle et que je trouve adorable
sera notre salut? C’est par là que Mme de Mauserre tient en échec, sans
s’en douter, les secrets manéges de Mlle Holdenis, et met M. de Mauserre
hors d’état de rien vouloir, de rien espérer et même de rien désirer. Un
homme de cœur trahira-t-il une femme qui croit en lui comme au Père
éternel? La désabuser, c’est vouloir tout perdre. Au premier mot que
vous lui direz, elle n’aura plus sa tête, elle sera comme affolée
d’inquiétude et de chagrin. N’attendez d’elle ni prudence, ni mesure, ni
habileté; elle éclatera et fera le jeu de l’ennemi. Singulier moyen de
sauver une place assiégée que d’y pratiquer soi-même la brèche!

--Vous repoussez tout ce qu’on vous propose, me répliqua M. d’Arci d’un
ton bourru. Tâchez du moins de trouver quelque expédient; sinon j’en
reviens à mon grand remède, c’est-à-dire à la mort-aux-rats.

--Je vous supplie de me donner carte blanche, lui répondis-je.

--Et que ferez-vous?

--Je prétends obtenir de l’assiégeant qu’il lève le siége.

--En faisant appel à son exquise sensibilité et à la délicatesse de sa
belle âme?

--Non, par d’autres moyens. Ne me demandez pas lesquels; c’est mon
secret.

--Et vous vous engagez à réussir?

--Je m’y appliquerai; promettez-moi de votre côté de ne parler de rien à
Mme de Mauserre, et même de faire bon visage à Mlle Holdenis.

Il me répondit que c’était exiger beaucoup de lui, que cependant il
consentait à se prêter à mon essai, après quoi il reprendrait sa liberté
et procéderait à sa façon. Il sortit en retroussant sa moustache et
chantonnant le refrain favori du grand Frédéric:

    Je la traiterai, biribi,
    A la façon de barbari,
        Mon ami.

Vers le soir, la pluie cessa, le temps s’éclaircit. Le lendemain, à
notre réveil, il n’y avait plus un nuage au ciel. Six heures n’avaient
pas sonné que deux voitures, attelées l’une et l’autre de trois
vigoureux percherons, nous attendaient devant la grille de la terrasse.
Tout le monde fut exact au rendez-vous, sans excepter Mme de Mauserre, à
qui le bonheur faisait faire des prouesses. Quand elle nous rejoignit,
les yeux gros de sommeil, emmitouflée de fourrures comme au fort de
l’hiver, M. de Mauserre engagea cette belle frileuse à monter dans la
calèche, dont la capote relevée la protégerait contre la fraîcheur du
matin. Il monta lui-même dans le break, qu’il se proposait de conduire,
et appela auprès de lui Lulu et sa gouvernante. Il avait compté sans son
gendre, qui se fit un malin plaisir de s’adjoindre à eux, sous prétexte
qu’il entendait profiter de l’instructive conversation de Mlle Holdenis.
Il fut sourd à toutes les objections, et affecta de ne point apercevoir
les froncements de sourcils de son beau-père, qui dut s’accommoder de sa
gênante société. Je pris place dans la calèche avec Mme de Mauserre et
Mme d’Arci, et nous voilà en route.

Si vous désirez connaître le Viennois, madame, et que vous n’ayez pas le
temps d’y aller, étudiez l’excellent guide de Joanne; mais il me serait
impossible de vous décrire exactement le pays qu’on traverse pour se
rendre de Crémieu au lac Paladru. Quoique amateur de beaux paysages et
par goût et par profession, l’avais laissé aux Charmilles mes yeux de
peintre; je n’étais plus que Tony Flamerin, lequel avait martel en tête.
Dans l’inquiétude et je dirai presque l’effroi que me causaient les
plans de campagne de M. d’Arci, j’avais payé d’audace, et, prenant tout
sur moi, j’avais obtenu un vote de confiance. Qu’allais-je faire?

Les moyens secrets que je m’étais vanté de posséder me paraissaient à
l’examen d’un effet douteux, je n’étais pas bien décidé à m’en servir.
Pour voir clair dans ma conduite, il aurait fallu que je visse clair
dans mes sentiments. Je croyais par intervalles haïr comme la peste
l’ennemi que je m’étais chargé de combattre, et je me promettais de le
traiter sans miséricorde; l’instant d’après, je me surprenais à douter
de ma haine, où il entrait peut-être plus de ressentiment, plus de
jalousie que d’aversion. Vous avez lu le Tasse et l’épisode de la forêt
ensorcelée, que Tancrède s’était fait fort de désenchanter; il aurait dû
commencer par désenchanter son cœur, car vous savez ce qu’il advint de
lui et de son épée quand l’arbre qu’il se disposait à pourfendre lui
montra le visage de cette Clorinde qu’il se flattait sottement de ne
plus aimer. Je me demandais si j’étais tout à fait dépris de Clorinde,
si au moment décisif je ne sentirais pas trembler dans ma main le glaive
de l’inexorable justice. Ma seule ressource était de compter sur
l’imprévu, sur quelque incident qui m’inspirerait une résolution; mais
qu’est-ce qu’une habileté qui s’en remet aux incidents? M. d’Arci se fût
bien moqué de moi, s’il avait lu dans mes pensées.

Ainsi travaillait mon esprit, et vous me pardonnerez d’avoir visité sans
le voir un des plus beaux pays du monde. Je me souviens cependant de
longues suites de collines ombragées de chênes, qui servaient de cadre à
des plaines fertiles, couvertes de riches cultures. Nous cheminâmes
durant des heures sur un plateau mamelonné; en atteignant la crête de
l’un de ces mamelons, nous en apercevions d’autres qui se déroulaient en
amphithéâtre autour de nous, couronnés de beaux villages, de clochers
pointus et de châteaux massifs. Je me souviens également que nous
traversâmes de jolis hameaux dont les maisons, blanchies à la chaux,
nous regardaient passer; je me rappelle que sous l’auvent de chacune de
ces maisons pendait une claie à sécher les fromages, et qu’il sortait de
chacune de leurs fenêtres un vague bruissement de rouets et de métiers à
tisser. Il me semble qu’au sortir de ces hameaux il y avait de grands
noyers dont l’ombre allongée dormait paisiblement dans la poussière du
chemin, à droite et à gauche des meules de paille, puis à perte de vue
des champs de trèfle, de maïs, de sarrasin fleuri, au milieu desquels
couraient des treilles échevelées dont les pampres se tachetaient de
rouge et qui toutes se tenaient par la main pour danser comme des
folles. Qu’elles eussent un air de fête et de joie, je vous en donnerais
ma parole d’honneur; mais de vous dire précisément ce qui les mettait en
gaîté, je ne le saurais.

Nos percherons s’étant mis au pas pour gravir une côte, mes idées
s’éclaircirent et je considérai longtemps un frais vallon qui
ressemblait à ces tableaux du Poussin où il s’est complu à réunir toutes
les scènes diverses des champs. Dans le fond, une tourbière où deux
hommes ouvraient une tranchée, tandis qu’un troisième assemblait les
mottes en tas; à quelques pas plus loin, un plantage et des femmes
occupées à la cueillette des pois, d’autres qui lavaient du linge dans
un ruisseau, des enfants qui taillaient des osiers, une prairie où
pâturaient des vaches et un cheval blanc; sur le revers du vallon, un
champ labouré, bien gras, bien luisant, dans lequel se promenait une
herse attelée de quatre bœufs. Hommes, femmes, enfants, tout ce monde
causait et riait; la tourbière interpellait les pois, la herse
apostrophait les lavandières; tout en paissant, les vaches disaient leur
mot, et la gravité de l’animal portait un jugement sur les gaîtés de
l’homme. Répandez sur cette scène une vapeur transparente et la douceur
d’un soleil d’automne buvant goutte à goutte les sueurs de la terre;
non, Poussin n’eût pas mieux fait.

Je sais quelque chose de plus intéressant que les plus beaux paysages:
c’est le spectacle d’une âme heureuse, quand cette âme, bien entendu,
n’est ni celle d’un méchant, ni celle d’un sot. Mme de Mauserre me
donnait ce spectacle. Elle était le bonheur en personne; il brillait
dans ses yeux, dans son sourire; elle en était enveloppée comme d’un
fluide. On aurait pu croire qu’elle ne vivait que depuis deux jours; le
monde lui était une nouveauté charmante, les objets les plus
insignifiants lui causaient des étonnements, des ravissements. En
vérité, n’est-ce pas ce jour-là qu’elle découvrit le soleil? Son regard
lui disait:--A propos, tu sais qu’avant dix mois je serai sa
femme!--Cette âme tendre aurait voulu répandre sa joie autour d’elle,
dépenser son ivresse en aumônes tout le long du chemin. Elle avisa une
dindonnière assez dépenaillée qui paissait son troupeau dans un pré.
Elle fit arrêter la voiture et courut embrasser l’enfant, avec qui elle
s’entretint, assise sur une pierre; les dindons en émoi gloussaient à
l’entour et faisaient la roue. En la quittant, elle lui glissa dans la
main deux pièces d’or. Un peu plus loin, elle vida le reste de sa bourse
dans le chapeau d’un vieil aveugle. Nous nous regardions du coin de
l’œil, Mme d’Arci et moi; ce regard disait beaucoup de choses.

Depuis le vallon qui m’avait fait penser au Poussin jusqu’au village des
Abrets, où nous devions faire halte pour déjeuner, j’eus moins de
distractions, et je puis vous certifier que la route que nous suivions
n’a peut-être pas son égale. Elle court au travers des vergers les plus
riants, les plus frais, tapissés d’une herbe si veloutée qu’il me
prenait envie d’être mouton pour en manger; les deux rangées d’arbres
entre lesquelles nous passions entre-croisaient leurs branches, qui se
recourbaient en berceaux au-dessus de nos têtes. Nous ne rattrapâmes le
break qu’aux Abrets; il avait cheminé comme le vent, sans s’arrêter à
causer avec les dindonnières, étant conduit par un homme de mauvaise
humeur qui était bien aise d’avoir trois percherons à fouetter à tour de
bras.

Vous ne sauriez croire à quel point, selon les circonstances, M. de
Mauserre se ressemblait peu à lui-même. Il y avait en lui deux hommes,
dont l’un était aussi attentif à se commander que l’autre l’était peu.
Pendant mon séjour à Dresde, il avait eu à traiter une affaire épineuse,
et je l’avais vu opposer à toutes les contrariétés une figure impassible
et unie;--hors des affaires et dès qu’il ne s’agissait que de lui,
incapable de dissimuler, ses dépits paraissaient naïvement sur son
visage, où on les lisait à livre ouvert.

Il fut sombre pendant tout le déjeuner comme une porte de prison. M.
d’Arci jouait la candeur et l’exaspérait par ses empressements. En
sortant de table, il prit sa revanche. Il y avait dans le jardin de
l’auberge un tir au pistolet; M. de Mauserre, qui était de première
force, mit son gendre au défi et fit mouche trois fois de suite.
La galerie battit des mains, et la perle des gouvernantes
s’écria:--Dites-nous donc, monsieur, une fois pour toutes, quel talent
vous n’avez pas!--M. d’Arci envoya sa première balle dans l’un des
montants de la cible; il s’en prit au pistolet, qu’il déclara
détestable. Son second coup ne fut guère plus heureux; il s’obstina
jusqu’à ce qu’il eût mis dans le blanc, si bien qu’en quittant le jardin
il eut le déplaisir de s’apercevoir que le break avait gagné les devants
sans l’attendre. Force lui fut de monter dans la calèche avec
nous.--Vous voilà bien attrapé, lui dit en riant Mme de Mauserre;--puis
d’un ton plus sérieux:--M. de Mauserre se plaint que vous avez la
mauvaise habitude de taquiner Mlle Holdenis; à la longue, vos
plaisanteries pourraient lui faire tort dans l’esprit de son élève...
Nous sommes si heureux de l’empire absolu qu’elle a su prendre sur notre
indocile cabri!--Il se mit à ricaner, je lui pinçai le bras, et il
ravala sa réplique.

Au sortir des Abrets, on gravit pendant plus d’une heure une côte assez
rapide; après en avoir atteint le sommet, on quitte la grande route pour
s’engager dans un chemin vicinal qui conduit en vingt-cinq minutes au
village de Paladru, assis à quelques pas du lac, au pied d’une église
perchée sur un tertre.

Je puis, madame, vous parler en expert du lac Paladru; je l’ai vu de
très-près, j’ai fait avec lui une connaissance plus intime que je ne
l’aurais désiré. Si vous aimiez la statistique, je vous apprendrais
qu’il est situé à quinze cents pieds au-dessus du niveau de la mer,
qu’il a près de deux lieues de long sur une demi-lieue de large, qu’il
est très-profond, que ses eaux sont minérales et fort actives contre
plusieurs maladies, et qu’elles ont un léger goût savonneux, ce qui ne
les empêche pas d’être poissonneuses. J’aime mieux vous dire qu’il n’est
pas permis d’aller à Crémieu sans rendre visite à ce joli lac, que les
environs en sont délicieux et qu’on y trouve de superbes frênes, que les
monts qui encadrent ses deux rives sont les uns plus cultivés, les
autres plus boisés et plus sauvages, que selon l’heure du jour et le
caprice du vent il passe de la couleur de la nacre à un bleu d’azur et
au gris du plomb, qu’enfin la nature s’est plu à rassembler sur ses
bords les accidents les plus divers, des criques, des anses, des
promontoires, ici des bouquets d’arbres qui se penchent sur l’eau et y
trempent leur chevelure, là une grève courte que lave le flot, plus loin
de petites falaises que fouette la vague. Vous aurez soin de vous
arrêter sur une de ces falaises, à quelques pas du village, et de
regarder à votre gauche. Au-delà du lac et de ses joncs, vous verrez au
premier plan un rideau de saules aux feuillages argentés,--au-delà des
saules, une hauteur ombragée de beaux noyers au travers desquels
pointent un clocher et les tourelles d’un château, et, si le temps est
clair, à la faveur de l’échancrure que laissent entre elles les
collines, le Mont-Blanc vous apparaîtra dans toute la gloire de ses
neiges éclatantes, découvrant à la fois ses deux versants, l’un qui
s’abaisse par étages du côté de la France, l’autre, pareil à une
gigantesque muraille, où il semble que les aigles eux-mêmes doivent
gagner le vertige.

Le guide du voyageur vous donnera, madame, un aperçu des beautés du lac
Paladru; mais il ne vous dira pas que c’est un endroit où l’on fait des
expériences désagréables. Celle que j’y fis m’a démontré clairement que
le métier de prédicateur a ses dangers, et que les Allemandes ont
parfois de bien étranges lubies.




VII


Deux heures après notre arrivée, Mme de Mauserre, fatiguée de la route,
rassasiée du lac et du Mont-Blanc, s’était assoupie sur un des canapés
de l’hôtel des Bains, et Lulu, couchée sur un coussin, dormait à ses
pieds. En attendant l’heure du dîner, M. de Mauserre, qui était aussi
fort aux échecs qu’au pistolet, et qui cherchait une nouvelle occasion
d’humilier son gendre, lui proposa une partie, et celui-ci l’accepta
dans l’espoir d’une chimérique revanche.

Meta ne tarda pas à sortir; elle alla promener ses pensées sur la grève
où avait abordé un bateau tout fraîchement arrivé de l’autre bout du
lac. Les bateliers qui le montaient venaient de l’amarrer à un pieu,
après en avoir roulé la voile autour du mât. Elle eut la fantaisie d’y
entrer; je la vis s’asseoir près de la proue et y demeurer immobile,
penchée sur l’eau, qui lui servait peut-être de miroir. L’occasion me
semblant propice, quelques secondes après je l’avais rejointe, je
détachais sournoisement l’amarre, et, prenant les rames en main, je
gagnais le large avec elle.

D’abord elle parut effrayée de se trouver seule avec moi sur cette coque
vacillante; elle me supplia de la ramener à terre. Je n’eus pas l’air de
l’entendre, je continuai de ramer. Peu à peu elle se rassura ou se
résigna. Elle s’assit à l’arrière près du gouvernail. Quand nous eûmes
dépassé le milieu du lac, je lâchai les avirons et laissai le bateau
voguer à la dérive. Elle me regardait avec attention, interrogeant mon
visage et mon silence.

Ayant trouvé la veille sur un des rayons de la bibliothèque du château
une vieille édition des _Provinciales_, j’avais eu la curiosité d’y
mettre le nez. Un passage m’avait singulièrement frappé et s’était
incrusté dans ma mémoire. M’adossant contre le mât, et les bras croisés:
«En vérité, mon père, m’écriai-je, il vaudrait autant avoir affaire à
des gens qui n’ont point de religion qu’à ceux qui en sont instruits
jusqu’à la direction d’intention, car enfin l’intention de celui qui
blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s’aperçoit point de
cette direction secrète, il ne sent que celle du coup qu’on lui porte.
Et je ne sais même si on n’aurait pas moins de dépit de se voir tuer
brutalement par des gens emportés que de se sentir poignarder
consciencieusement par des dévots.»

J’ajoutai:--Ah! que Pascal était un grand homme, et que la casuistique
est une science dangereuse!

A qui parlez-vous? me demanda-t-elle en souriant. Au ciel, aux poissons
ou à moi?

--A quelqu’un, repris-je, qui m’a reproché plus d’une fois d’être un
homme léger, et je lui réponds: Grâce soit faite aux esprits légers, ils
déferont demain le mal qu’ils ont fait hier. Je redoute davantage ceux
qui le font par conviction! C’est d’eux que Pascal a dit qu’on n’est
jamais coquin si pleinement et si gaîment que quand on l’est par
conscience.

Elle regarda autour d’elle:--Je ne vois pas ce jésuite à qui s’adresse
votre discours, repartit-elle doucement. Vous devriez savoir que j’ai
été élevée à ne pas aimer ces bons pères plus que vous ne les aimez
vous-même.

Je repris les rames; j’eus bientôt doublé un petit cap, dont les
ombrages nous cachèrent le village et l’hôtel. Meta n’avait plus peur;
elle me dit d’un ton paisible:--Que répondra-t-on à Lulu si, à son
réveil, elle demande sa gouvernante? Est-ce un enlèvement? dit-elle
encore, Ah! j’oubliais que nous sommes au 1er septembre et
qu’aujourd’hui nous devions avoir une explication; mais un lac n’est pas
un cimetière.

Puis elle détourna la tête et contempla le Mont-Blanc, qui se montrait
vaguement derrière un massif de noyers.

J’abandonnai de nouveau les rames, et, m’adossant une seconde fois au
mât, je fis une cigarette que j’allumai.--Les jésuites ont bon dos,
repris-je. Il est possible qu’ils aient inventé le bel art de
prévariquer en sûreté de conscience; je me suis laissé dire pourtant que
la casuistique est cultivée dans plus d’un pays où ils ne sont pas en
faveur. On y voit des esprits qui emploient leur subtilité à trouver de
bonnes raisons pour justifier les cas les plus injustifiables. On en
voit d’autres qui méprisent la grosse morale terre à terre des honnêtes
gens selon le monde; ils la mettent à l’alambic, et leurs maximes
quintessenciées les autorisent à s’accorder de petites licences que le
commun des martyrs se refuserait. D’autres encore se servent de leur
religion, qui est sincère, pour sanctifier leurs convoitises. Leurs
actions les plus intéressées sont œuvres pies. Ces enfants de Dieu
regardent toute la terre comme leur héritage, et, convaincus que le ciel
leur a commis le soin d’obliger les méchants à restitution, ils font
main basse, la larme à l’œil, _sur leurs biens qu’ils s’appliquent_.

Je lançai ma cigarette dans le lac.--On m’a parlé d’une pécheresse,
poursuivis-je, qui, à vrai dire, n’avait péché qu’une fois; la vie avait
été si indulgente pour elle qu’elle avait trouvé le bonheur dans sa
faute. Une sainte vint à passer, et, voyant cette heureuse coupable,
elle s’écria:--Quel fâcheux exemple! La loi divine de ce monde est
l’ordre que cette femme a transgressé. Il y va de l’intérêt du ciel et
des bonnes mœurs que je lui prenne son bonheur si mal acquis; je lui
prendrai sa maison, je lui prendrai son mari, je lui prendrai son
enfant, je lui prendrai son passé et son avenir, ses souvenirs et ses
espérances, je lui prendrai tout, et Dieu me dira: Bien travaillé, ange
de lumière! il y a un désordre de moins dans le monde.

Une flamme lui monta aux joues; elle me cria:--Depuis quelques jours
vous parlez par énigmes; dites-moi une fois pour toutes ce que vous avez
dans l’esprit et de quelle infamie vous me soupçonnez.

--Il y a là-bas, lui répliquai-je, dans une auberge de village, une
femme qui dort paisiblement. Puisse-t-elle ne se point réveiller! car un
jour elle sera folle de désespoir en découvrant que Mlle Meta Holdenis a
conçu l’honorable et hardi projet d’épouser M. de Mauserre.

Son visage prit une expression colère et sèche que je ne lui avais
jamais vue. Ce ne fut qu’un coup de théâtre, la scène changea bien vite.
Le regard presque féroce que ses yeux dardaient sur moi, comme
l’aiguillon d’une abeille, s’adoucit par degrés; ses lèvres serrées se
détendirent, son front crispé redevint uni comme une glace, elle baissa
la tête, et il me sembla que des larmes roulaient sous sa paupière.
J’attendis un moment qu’elle me parlât; mais j’attendis en vain.

Les lacs des montagnes sont capricieux et fantasques. Quand nous nous
étions embarqués, il n’y avait pas un souffle dans l’air ni une ride à
la surface de l’onde, qui était d’un bleu argenté. Bientôt l’ombre
portée de la côte avait pris une couleur d’émeraude; le vert, gagnant
peu à peu sur l’azur, avait envahi tout le lac, qui fut saisi d’un
frisson et commença à clapoter. Le bateau avait dérivé au large. De plus
en plus embarrassé du silence de Meta et du mien, je me décidai au
retour. Je mis cap sur le village de Paladru, où la brise nous poussait
en droiture, et je dépliai la voile en demandant à Meta si elle se
chargeait du gouvernail, qu’il ne s’agissait que de maintenir droit.
Elle me répondit par un signe des yeux, et saisit la barre d’une main
déterminée. La voile s’enfla, le bateau prit sa course comme un cheval
qui aurait senti l’éperon; déjà les roseaux et les galets de la rive
devenaient plus distincts.

Meta avait redressé la tête; sa bouche entr’ouverte buvait le vent, et
sa poitrine se gonflait.--Je veux vous dire une fois encore _le Roi de
Thulé_, murmura-t-elle; écoutez bien.--Et de la même voix que jadis elle
me récita les vers que grâce à elle je savais par cœur:

    Es war ein König in Thule
    Gar treu bis an das Grab,
    Dem sterbend seine Buhle
    Einen goldnen Becher gab.

Le vent fraîchissait de seconde en seconde; soudain une rafale secoua
rudement la voile, qui tour à tour battit le mât et se tendit jusqu’à le
faire craquer. Le lac avait passé du vert au gris, il se tachetait
d’écume et se hérissait d’un air de méchante humeur. A un mouvement
maladroit que fit Meta, le bateau, s’étant incliné brusquement, embarqua
un paquet d’eau.--Prenez garde, lui dis-je; il suffirait d’une
distraction pour nous faire chavirer.

Elle était arrivée au dernier couplet:

    Er sah ihn stürzen, trinken,
    Und sinken tief ins Meer.
    Die Augen thäten ihm sinken;
    Trank nie einen Tropfen mehr.

Elle répéta deux fois ces quatre vers; puis elle me regarda, et sa
figure me parut singulière. Elle ôta sa toque; l’air jouait avec ses
cheveux, qui voltigeaient sur son front; elle avait les joues ardentes,
et au fond de ses yeux braqués sur moi une mystérieuse folie agitait ses
grelots.

--Votre bohémienne, s’écria-t-elle, était une menteuse; ne m’a-t-elle
pas prédit que je vivrais cent ans?--Et, baissant la voix, elle
ajouta:--Nous devions décider aujourd’hui si nous passerions notre vie
ensemble; puisque vous n’y pensez plus, je veux mourir avec vous.

A ces mots, elle imprima au gouvernail une si violente secousse que la
seconde d’après notre bateau avait sa coque en l’air et votre serviteur
six pieds d’eau au-dessus de la tête.

Madame, on ne sait dans ce monde ce qui sert et ce qui nuit. Je n’aurais
jamais imaginé que le commerce de mon ami Harris pût avoir pour moi la
moindre utilité. Cependant, lorsque je revins de mon étourdissement et
du fond de l’eau à la surface, ma première pensée fut de me féliciter
d’avoir passé avec lui trois mois à Genève, parce que, nous baignant
tous les jours dans le lac, il avait fait de moi un habile
nageur;--soyez sûre que dans ce moment tous mes tableaux passés et
futurs me semblaient bien peu de chose au prix de la faculté que je
possédais de me tenir sur l’eau.

Mes idées se débrouillant, ma seconde pensée fut qu’il y avait près de
moi une femme qui se noyait, et que j’étais résolu à la sauver ou à
périr avec elle. Vous croirez ce qui vous plaira, madame; mais ce
n’était pas un mouvement d’humanité ni de compassion qui me poussait: je
ressentais pour la première fois une sorte de fureur amoureuse. J’avais
tout pardonné à Meta en faveur de la charmante et louable intention
qu’elle avait eue de noyer Tony Flamerin; il me semblait que la vie
n’était pas possible sans elle. Ce sentiment vous paraîtra extravagant,
et vous allez croire que l’eau du lac Paladru, dont j’avais avalé un
grand coup, joint à ses autres vertus celle d’être plus capiteuse que le
vin du Rhin. Madame, il n’est pas besoin de boire pour extravaguer; il y
a un peu de déraison dans toutes les passions humaines. C’est le cœur de
l’homme qui est capiteux.

Je plongeai, et je n’aperçus pas Meta. L’épouvante me gagnait quand je
m’avisai que, sa robe s’étant accrochée à la barre du gouvernail, elle
se trouvait prise sous le bateau. Je l’eus bientôt dégagée. Elle avait
entièrement perdu connaissance; mais je ne pouvais avoir de sérieuses
alarmes, elle n’avait pas demeuré plus d’une minute sous l’eau. Un léger
mouvement qu’elle fit avec les doigts me rassura tout à fait. Lui
soutenant la tête de ma main gauche, je m’escrimai si vigoureusement du
bras droit et des deux jambes que le grand Harris lui-même eût été
content de moi. Au bout de quelques instants que je trouvai longs, j’eus
l’infini bonheur de prendre terre.

Mon premier soin fut de coucher Meta sur le côté; elle rouvrit les yeux,
les referma aussitôt. Je l’enlevai dans mes bras et me mis à courir vers
l’auberge, qui n’était pas loin. Je fus accosté à mi-chemin par deux
bateliers furieux, qui, m’accablant d’injures, me redemandaient leur
bateau. Je le leur montrai du doigt, les assurant qu’il se portait bien,
quoiqu’il n’y parût pas. Dans le fond, ils étaient débonnaires, et ma
bourse, que je leur donnai, était si bien garnie, qu’ils changèrent de
ton et voulurent m’aider à porter ma précieuse charge; mais je
n’entendais pas que personne m’en soulageât. Mme de Mauserre, qui
s’était réveillée, s’étonnant de ne pas nous voir, venait de sortir de
l’hôtel avec Lulu pour nous chercher. Elles nous aperçurent, et, croyant
à un irréparable malheur, elles poussèrent l’une et l’autre des cris
perçants. J’avais eu facilement raison des bateliers qui me réclamaient
leur bateau; j’eus plus de peine à calmer Lulu, qui me demandait compte
de sa gouvernante. Le pis est que ses hurlements furent entendus de M.
de Mauserre. Il abandonna sa partie d’échecs, se précipita dans la cour,
et je crus que j’aurais une affaire sérieuse avec lui. Il me regardait
d’un air menaçant et furibond. Je me hâtai de dissiper son inquiétude en
lui affirmant que Meta était vivante; mais l’inquiétude le tourmentait
moins que l’âpre chagrin de la voir étendue dans mes bras, qui la
serraient étroitement, sa joue pressée contre la mienne, ses cheveux
collés à mes tempes.

Il s’élança sur moi, les poings levés, et s’écria:--Vous êtes un
misérable fou!

Ce cri me fit mesurer la profondeur de sa blessure.--Vous vous oubliez,
monsieur, lui répondis-je froidement.--Et, le repoussant de l’épaule,
j’entrai dans l’auberge, où je déposai mon fardeau. Il n’y a pas
d’enthousiasme qui tienne, j’étais à bout de forces.

M. d’Arci était accouru; il haussa les épaules en lorgnant Meta, qui
était pâle comme la mort, et il me dit:--Quelle comédienne!--Puis il
grommela entre ses dents:--L’idée était ingénieuse; mais le cœur vous a
manqué.




VIII


Les soins empressés de Mme de Mauserre, assistée de sa belle-fille et de
l’hôtelière, eurent bientôt ressuscité la perle des gouvernantes. On la
déshabilla, on la mit dans un lit bassiné, où elle ne tarda pas à
reprendre tous ses esprits. Son premier mot fut pour appeler Lulu, qui
se jeta sur elle avec des transports de joie.

Pendant ce temps, j’avais échangé mes habits mouillés contre des
vêtements de paysan, et je descendis me chauffer à la cuisine. J’y
trouvai M. de Mauserre debout devant la cheminée.--Vous avez des
explications à me donner, me cria-t-il.

--Permettez, repartis-je d’un ton vif, il me semble que c’est à moi d’en
réclamer.

Notre vieille amitié triompha de sa jalousie et de son orgueil, et il
reprit de l’air le plus affectueux:--Vous avez raison; les cris de Lulu
m’avaient troublé l’esprit. Excusez-moi, je vous en prie, et
embrassons-nous.

Je lui touchai dans la main sans lui donner au sujet de mon naufrage les
éclaircissements détaillés qu’il désirait. Tout ce qu’il put tirer de
moi fut que Mlle Holdenis avait choisi le moment où le vent soufflait
dans toute sa force pour lâcher imprudemment le gouvernail.--Cela prouve
une fois de plus, ajoutai-je, que les femmes sont de mauvais pilotes; ne
nous laissons gouverner par elles ni sur eau ni sur terre.

Impatienté de ma réserve, il m’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre,
et, m’ayant regardé dans le blanc des yeux, il me dit à
brûle-pourpoint:--Avez-vous des vues sérieuses sur Mlle Holdenis?

--Que vous importe? lui répondis-je.

--Je m’intéresse à elle et à vous, et je ne crois pas que vous soyez
faits l’un pour l’autre.

--Pour qui donc est-elle faite? lui demandai-je en le regardant fixement
à mon tour.

--Pour ma fille, à qui elle est bien nécessaire. Soyez de bonne foi.
Votre cœur est-il pris tout de bon?

--Peut-être, lui dis-je; mais je ne dois compte de mes sentiments qu’à
elle seule.

Sur ces entrefaites, on nous annonça que le dîner était servi. Je me
sentais un appétit bourguignon; je l’avais bien gagné. Je fis honneur au
repas et surtout à un ombre-chevalier qui avait été pêché le matin près
de l’endroit où nous avions chaviré; ce produit du lac Paladru me parut
délicieux, tant j’ai l’âme peu rancunière. M. de Mauserre mangeait du
bout des dents et ne prononça pas trois paroles. Mme de Mauserre ne se
lassait pas de me questionner sur mon aventure nautique et de me
remercier d’avoir sauvé la vie à une personne qui lui était chère. M.
d’Arci avalait morceau sur morceau pour se mettre dans l’impossibilité
de parler. Mme d’Arci me regardait avec son sourire tranquille, me
disant tout bas:--Beau chevalier, il y a quelque chose là dessous.

Entre la poire et le fromage, Mme de Mauserre nous quitta pour aller
prendre des nouvelles de Meta. Elle revint nous dire que l’héroïne du
jour se portait à merveille, qu’après avoir bu un bouillon elle voulait
à toute force se lever, et que, ses vêtements n’étant pas encore secs,
on s’occupait de lui en chercher d’autres. Lulu, qui ne pouvait se
passer de sa gouvernante, demandait à se rendre auprès d’elle. On lui en
refusa la permission; elle se mit à pleurer et à trépigner comme dans
son beau temps. Pour la calmer, M. d’Arci lui fit des cocottes en
papier; tout le monde s’en mêla, la table en fut bientôt couverte. Après
avoir fourni mon contingent, je m’échappai pour aller fumer un cigare
dans le jardin.

La lune à son second quartier argentait la moitié du lac; l’autre était
dans une ombre noire. Il n’était plus fâché, mais il lui restait comme
une sourde émotion; par intervalles, ses vagues balbutiaient des mots
entrecoupés: on eût dit un enfant que le sommeil a surpris dans sa
colère et qui gronde tout bas en rêvant. La pensée me vint d’aller
trouver Meta; il me semblait qu’après ce qui s’était passé nous avions à
causer ensemble.

Je rentrai dans l’auberge par la porte de derrière. Je montai à pas de
loup l’escalier, je me glissai le long du corridor, et j’allais frapper
quand je m’avisai que Meta n’était pas seule. Elle disait à
quelqu’un:--Donnez-moi des nouvelles de mon sauveur.

--Il est d’une humeur charmante, répondit une voix sombre que je
reconnus pour celle de M. de Mauserre.

Mon premier mouvement fut de pousser brusquement la porte, le second de
retenir mon souffle et de prêter l’oreille; mais les bonnes consciences
produisent des scrupules comme les bonnes terres portent de bon froment.
Pour me dérober à la tentation, je rebroussai chemin, je gagnai en
tapinois la chambre où j’étais entré pour me changer; mes habits y
séchaient auprès d’un grand feu. J’étais occupé à les retourner quand je
m’aperçus qu’après une pause les deux voix avaient repris leur
entretien. Rappelez-vous, madame, lorsque vous visiterez le lac Paladru,
qu’à l’hôtel des Bains les lits sont tendres, les repas copieux et bien
servis, les ombres-chevaliers délicieux, mais que les plafonds et les
parois y sont minces comme une feuille de carton, que d’une pièce à
l’autre on entend tout, et qu’il y faut murmurer ses secrets dans la
langue des fourmis. _Non bis in idem_, disent les juristes, ce qui
signifie qu’on n’est pas tenu d’avoir de la conscience deux fois de
suite dans la même affaire. Cette fois j’écoutai, et j’entendis.

--Ne puis-je donc savoir qui de vous deux a eu la première idée de cette
promenade sur l’eau? disait M. de Mauserre d’un ton sec, presque
impérieux.

--Je ne le sais pas moi-même; il me semble que l’amarre s’est détachée
toute seule.

--Et vous avez trouvé fort naturel cet aventureux tête-à-tête avec un
homme que j’aime, que j’estime, mais qui est mauvais juge peut-être dans
les questions de convenance?

--J’ai eu tort, dit-elle humblement. J’ai oublié ma situation; la
gouvernante de votre fille vous en fait, monsieur, toutes ses excuses.

--Je ne suis pas en ce moment le père de ma fille, je suis un homme qui
pensait avoir le droit...--Il n’acheva pas sa phrase; il préféra en
commencer une autre.--Ne sommes-nous pas le 1er septembre? C’est
aujourd’hui que Tony devait vous demander votre main. Que lui avez-vous
répondu?

--Je n’ai pas eu de réponse à lui faire, monsieur, parce qu’il ne m’a
rien demandé.

--C’est pourtant un endroit bien choisi qu’un bateau pour y faire une
déclaration; on ne risque pas d’y être dérangé. La sienne a-t-elle été
brûlante? A-t-il su profiter de la circonstance en habile homme? a-t-il
été entreprenant?

--Songez-vous bien, monsieur, à qui vous parlez?

--Je suis tenté de croire, poursuivit-il, que votre naufrage n’a point
été un accident. M. Flamerin a voulu se procurer le plaisir de vous
sauver, le plaisir plus doux encore de vous porter pendant dix minutes
dans ses bras. Comme il vous tenait étroitement serrée contre son cœur!
Est-il certain que vous fussiez tout à fait évanouie?

Elle enfla sa voix, et ce fut à son tour d’avoir le verbe haut:--Eh
bien! oui, s’écria-t-elle, M. Flamerin a pris aujourd’hui avec moi de
grandes libertés. Ce qui me console, c’est qu’un jour peut-être je serai
sa femme.

--Cela ne sera pas.

--S’il le veut, qui pourrait l’en empêcher? Vous oubliez qu’il est
libre, lui!

Ce mot l’accabla, et je crus l’entendre pousser un profond soupir. Il se
pourrait aussi que ce fût une illusion; dans certaines circonstances,
les oreilles me tintent.

--Si vous méprisez mes conseils, reprit-il d’un ton plus doux, j’aime à
croire que vous attachez quelque prix au consentement de votre famille.
Je peux vous assurer que votre père n’autorisera jamais ce mariage.

--Vous lui avez donc écrit? Comme vous abusez de mes confidences!

--Il m’a répondu courrier par courrier que M. Flamerin était sans doute
un bon parti, mais qu’il n’agréerait pour son gendre qu’un homme d’un
esprit sérieux et de principes sévères, et que les hommes à principes ne
se rencontrent guère parmi les artistes. Une telle délicatesse lui fait
d’autant plus d’honneur qu’il se trouve, paraît-il, dans une situation
embarrassée.

--Il vous a parlé de ses affaires? lui demanda-t-elle avec émotion.

--Je lui sais gré de sa confiance. Quelqu’un lui propose de le prendre
pour associé dans une entreprise qui lui permettrait de relever en peu
de temps sa fortune; mais on exige de lui un apport de capital qu’il ne
possède pas.

--Et qu’il vous prie de lui avancer?

--Je serais heureux de pouvoir faire quelque chose pour le père de Meta
Holdenis.

--Ah! monsieur, pourquoi obligez-vous une fille à plaider pour vous
contre son père, et à vous avertir que, si honnête, si loyal qu’il soit,
il est homme à projets et à chimères, qu’il a la main malheureuse dans
tout ce qu’il entreprend, que vous lui rendriez un service fatal en
encourageant ses illusions, que vous ne reverriez jamais votre argent,
et que ma fierté ne s’en consolerait pas?... J’exige, monsieur, que vous
ayez le courage de le refuser. Je suis prête, s’il le faut, à vous
demander cette grâce à genoux.

--Calmez-vous. Je refuserai, puisque vous m’en priez. Laissez-moi vous
dire que vous avez le cœur le plus noble et le plus délicat que je
connaisse.

--Et vous, monsieur, vous êtes la bonté même... Pourtant vous m’avez
fait tout à l’heure la plus injuste querelle.

Il me parut qu’il changeait de place pour se rapprocher d’elle.--Pour la
dernière fois, l’aimez-vous ou ne l’aimez-vous pas? lui dit-il.

--Quittons ce sujet, monsieur, il m’en coûte trop de me disputer avec
vous.

--Vous refusez donc de rassurer mon inquiétude? reprit-il d’un ton
presque suppliant.

--J’ai peine à croire à votre inquiétude; je croirais plutôt à votre
despotisme, si vous n’étiez pas si bon.

--Et ma tyrannie vous paraît insupportable?

--Je suis très-disposée, monsieur, à me laisser gouverner par vous; mais
nous vivons, ajouta-t-elle avec gaîté, dans un temps où les peuples les
plus soumis demandent à leur gouvernement de s’expliquer.

--Vous voulez que je m’explique? Vous voulez me contraindre à vous dire
ce que je m’étais promis de vous taire à jamais?... Oui, je suis un
despote, et mon secret... Ah! ne me forcez pas à parler, vous m’avez
deviné!

Il y eut un long silence, du moins il me parut très-long. M. de Mauserre
le rompit enfin en disant:--Je ne sais ce que vous penserez de moi; mon
aveu vous semble-t-il odieux ou ridicule?

--Je ne vous juge pas, monsieur, répondit-elle, je crois rêver. Vous
vous trompez, vous vous faites illusion. Qui suis-je, pauvre fille sans
esprit et sans figure, pour m’être fait aimer d’un homme tel que vous?
Ce sera l’éternelle gloire de ma vie; mais à cet honneur dangereux je
préfère la paix que j’ai perdue. J’étais si heureuse auprès de vous!...
Hélas! me voilà condamnée à quitter dès demain les Charmilles. Monsieur,
qu’avez-vous fait? Que vous êtes cruel!

--Vous me quitteriez? s’écria-t-il avec véhémence; je ne le souffrirai
point.

--Quand j’aurais la faiblesse de rester, quelle vie mènerais-je dans une
maison où j’aimais à vous chercher, et où désormais la prudence, le
devoir, tout me commandera de vous fuir? Adieu cette douce liberté qui
avait tant de charmes pour moi comme pour vous!

--Vous resterez, vous dis-je, et vous n’aurez pas besoin de me fuir. Je
vous promets que vous n’entendrez plus de moi un seul mot qui puisse
vous blesser ou vous effrayer. Ce jour est un jour néfaste, effaçons-le
de notre mémoire. Que demain soit comme hier, oublions l’un et l’autre
que nous sommes venus ensemble dans un lieu maudit où la jalousie m’a
fait divaguer...

--Qu’exigez-vous de moi, monsieur? L’oubli vous sera facile, mais je me
défie de mes souvenirs.

--Je vous en supplie, reprit-il, traitez-moi comme un malade dont on
ménage la raison, à qui l’on passe, crainte de pis, ses plus absurdes
caprices. Soyez sûre que je condamne ma folie, mais elle me fait peur,
et, si vous me refusiez, je ne réponds de rien, je serais capable de
quelque éclat qui ferait notre malheur à tous. Jurez-moi que vous ne
disposerez pas de votre main avant de m’avoir consulté, et que vous ne
quitterez pas les Charmilles sans mon consentement.

--Vous m’épouvantez! dit-elle d’une voix éperdue.

--Je ne sortirai pas d’ici que vous ne m’ayez donné votre parole.

--Vous l’avez, monsieur, je vous la donne dans l’espérance que vous me
la rendrez.

Cette conversation, madame, m’agaçait horriblement, elle m’était
insupportable, et j’avisais au moyen d’y mettre fin quand j’entendis une
porte s’ouvrir. L’instant d’après, je reconnus la voix de Mme de
Mauserre qui disait:--Je vois avec plaisir, ma chère, que vous êtes en
bonne compagnie. La voilà hors d’affaire, n’est-ce pas, Alphonse?

--Grâce à vos bons soins, madame, dont je vous serai éternellement
reconnaissante, lui répondit Meta. Je me félicite d’avoir vu la mort de
si près, puisque j’ai eu l’occasion de me convaincre que vous voulez
bien m’aimer un peu.

--En doutiez-vous? La belle peur que vous m’avez faite!--Et Mme de
Mauserre partit de là pour revenir sur le détail de ses émotions; elle
aimait à redire les choses.

Je m’esquivai discrètement. Je retournai dans le jardin, où je méditai
longtemps sur ce que j’avais entendu. Je ne savais trop quel jugement en
porter. Il y avait en moi un procureur-général qui requérait et un
avocat très-retors qui trouvait réponse à tout. Le tribunal flottait
dans le doute et réclamait un supplément d’enquête. Tout en consultant
avec moi-même, je contemplais les étoiles, je n’en sus tirer aucun
éclaircissement.

Des sons de piano m’arrachèrent à mes réflexions; Meta, enveloppée dans
la pelisse de Mme de Mauserre, était descendue dans la salle commune, et
jouait un nocturne de Chopin, qui assurément avait pensé à moi en le
composant. Sa musique peignait les sentiments d’un homme qui est en
train de se noyer avec la femme qu’il aime; elle disait aussi: Puisque
vous refusez de vivre avec moi, je veux mourir avec vous! Le piano était
une méchante épinette de village que Meta réussissait à faire parler; le
proverbe a raison: Il n’est point de mauvais outil, pour un ouvrier qui
a le diable au corps. Il me parut qu’elle avait également le diable dans
les yeux. J’étais allé m’accouder sur le rebord de la fenêtre, et je
l’observai longtemps sans qu’elle pût m’apercevoir. La douceur
habituelle de son regard avait fait place à une vivacité meurtrière;
mais il y a de bons diables, et, la musique aidant, je cherchais à me
persuader que celui qui logeait dans ces prunelles bleues me promettait
le bonheur. Par intervalles, cela me semblait évident; quand Meta eut
fermé le piano, je ne regardai plus la chose comme aussi sûre.

Je dormis très-mal cette nuit, d’abord parce que j’agitais dans mon
esprit un problème de mathématiques transcendantes, ensuite parce que
mon voisin de droite, M. de Mauserre, fut sur pied jusqu’au petit jour,
allant et venant comme un ours en cage. Son insomnie consolait la
mienne.

A la demande de Lulu, il fut décidé que nous déjeunerions à Paladru et
ne partirions pour les Charmilles qu’après midi. Vers onze heures, je
descendis dans la salle à manger. Mme d’Arci était assise près d’une
fenêtre et regardait Mme de Mauserre, qui arpentait le jardin avec Meta.
Elle me les montra du doigt l’une après l’autre en me disant:--Comment
est-il possible de désirer ceci, quand on a le bonheur de posséder cela?

--Il faut tout comprendre, lui répondis-je. La femme que voici n’a tout
son prix que dans le monde, dans une fête, dans un bal; mais on ne donne
pas de bals aux Charmilles, et il faut convenir qu’à la campagne, un
jour de pluie, la femme que voilà offre beaucoup de ressources.

--Ajoutez, reprit-elle, que l’une est aussi sincère, aussi vraie, aussi
sûre que l’autre est secrète, tortueuse et sournoise, et il passe pour
constant que les hommes n’ont jamais adoré que les femmes dangereuses.

--Beaucoup de gens, lui répliquai-je, n’aiment à voyager que dans les
pays où il y a des précipices.

En ce moment, Mme de Mauserre nous aperçut et nous cria:--Vous avez
l’air de conspirateurs. Peut-on savoir ce que vous complotez?

--Nous complotons, lui dis-je, de vous ramener ici dans dix mois et de
vous donner sur le lac Paladru une fête vénitienne dont je me charge de
rédiger le programme.

Elle me remercia d’un mouvement de tête et continua sa promenade.

Après avoir pris la précaution de refermer les fenêtres, Mme d’Arci me
fit subir un interrogatoire sans recevoir de moi que des réponses
évasives. Je lui rappelai que j’avais obtenu d’elle et de M. d’Arci un
vote de confiance et un crédit de temps.

--Vous finirez bien par nous rendre vos comptes, me dit M. d’Arci, qui
nous rejoignit sur ces entrefaites. Vos intentions sont bonnes; je vous
reproche seulement de manquer d’esprit de suite et d’être un trop bon
nageur.

--Je ne veux pas la mort du coupable; je travaille à sa conversion.

--C’est bien à vous, reprit-il, de prêcher les gens; ce serait mieux
encore de ne pas les repêcher.

--Laissez-moi faire à mon idée, et souvenez-vous de votre promesse.

--Je ne dirai rien qui puisse irriter mon beau-père, je ne ferai rien
qui puisse inquiéter Mme de Mauserre. Êtes-vous content?

--Je le serai tout à fait si nous réussissons à éviter une crise qui
tournerait sûrement au profit de l’ennemi.

--Soyez tranquille, me dit Mme d’Arci. Nous avons réfléchi à vos
recommandations, et vous nous avez convaincus que, tant que Mme de
Mauserre ne se doutera de rien, elle sera invulnérable; sa confiance
fait sa sûreté.

Je lui fis signe de se taire; je venais d’entendre à l’instant dans la
pièce voisine, dont la porte était entr’ouverte, un léger piétinement de
souris. Je m’assurai qu’en effet Meta n’était plus au jardin.

--Dieu veuille qu’elle ne nous ait pas entendus! dis-je à Mme d’Arci.
Croyez-en mon expérience, les murs de cette auberge sont perfides.

Deux heures plus tard, nous étions en route. Je ne sais si ce fut par
précaution contre son gendre ou contre lui-même que M. de Mauserre pria
sa femme de monter dans le break. Je pris place dans la calèche avec mes
deux alliés. En allant à Paladru, j’avais été pensif; au retour, je fus
rêveur. Quelques efforts que je fisse pour m’occuper du paysage, je
revoyais toujours un lac qui moutonnait, un bateau ballotté et deux
grands yeux un peu fous qui me regardaient fixement et semblaient me
crier: l’amour ou la vie! Voilà, madame, comment il se fait que j’ai
parcouru deux fois un très-beau pays sans le voir.




IX


Je fus quelques jours sans pouvoir échanger deux mots avec Meta. Elle ne
se ressentait point de son bain; mais Lulu s’était refroidie à notre
retour, et sa gouvernante l’avait condamnée à garder la chambre, où elle
lui tenait fidèle compagnie du matin au soir. J’attendais impatiemment
qu’elle sortît de sa prison volontaire, quand éclata la crise que
j’appréhendais. Je dois rendre à M. d’Arci la justice qu’il n’y fut pour
rien; cette crise funeste qui selon ma prédiction devait favoriser les
entreprises de l’ennemi, ce fut l’ennemi qui la provoqua. Décidément on
ne saurait trop se défier des murailles de l’hôtel des Bains.

Un soir, peu avant le dîner, comme Mme de Mauserre, qui ne pensait à
rien moins, était seule dans son petit salon, elle vit entrer Mlle
Holdenis pâle, le visage défait, laquelle vint se jeter à ses pieds en
pleurant. Elle se figura d’abord que Lulu était morte ou mourante; Meta
retrouva sa voix pour la rassurer.

--Mais qu’est-ce donc, ma chère? Vous m’épouvantez. Avez-vous reçu
quelque triste nouvelle?

Meta secoua la tête.

--Vous a-t-on fait quelque chagrin? M. d’Arci se serait-il permis...
Contez-moi tout de suite vos peines. Je serai bien malheureuse si je ne
réussis pas à vous consoler.

--Vos bontés m’accablent, répondit Meta, qui ne cessait de pleurer.
Traitez-moi en ennemie, chassez-moi de cette maison; il est bon pour
vous et pour moi que je n’y reste pas un jour de plus.

Elle ne put en dire davantage, ses larmes lui coupèrent la voix. Mme de
Mauserre la pressa de questions, ses réponses étaient brèves,
entortillées et obscures; mais, quand on est demeuré quelque temps dans
les ténèbres, on finit par s’y reconnaître, et Mme de Mauserre entrevit
tout d’un coup la cruelle vérité.

--Ah! grand Dieu, s’écria-t-elle, M. de Mauserre... Il vous aime, et il
a osé vous le dire. Où? quand? comment? que s’est-il passé? Je veux tout
savoir.

--Je n’en ai déjà que trop dit, repartit Meta.

En ce moment, elle laissait reposer sa tête sur les genoux de Mme de
Mauserre, qui la repoussa de ses deux bras avec violence; mais elle se
repentit aussitôt de son emportement.

--Que je suis injuste! lui dit-elle. Je m’en prends à l’amie courageuse
qui est venue se confesser à moi et m’avertir.

--Ah! madame, repartit Meta, ne vantez pas mon courage; ayez plutôt
pitié de ma faiblesse. M. de Mauserre m’a surpris la promesse de ne pas
quitter les Charmilles sans son contentement. Il m’a parlé en maître,
j’ai craint de lui déplaire, et j’ai juré. Dites-lui, je vous prie, que
je suis venue le dénoncer à vous-même; dans sa colère, il me rendra ma
parole.

--Non certes, lui répondit Mme de Mauserre, je n’abuserai pas de votre
noble confiance. Je ne parlerai qu’en mon nom, et je le supplierai.

--Ne le suppliez pas, interrompit-elle. Ordonnez, exigez. Soyez sûre que
je n’ai pu lui inspirer un sentiment sérieux, et qu’il n’a pour moi
qu’une fantaisie d’un jour, dont vos reproches le feront rougir, et
qu’il s’empressera de sacrifier. Qui suis-je pour vous disputer son
cœur, à vous qui êtes aussi belle que vous êtes bonne! Vous avez gardé
tout votre empire sur lui: le premier mot que vous lui direz le fera
rentrer en lui-même. Déclarez-lui qu’il vous est venu des soupçons, que
ma présence ici trouble votre repos, que, s’il ne s’en charge, vous êtes
résolue à me signifier mon congé. Ou bien, si ces explications vous
effrayent, trouvez quelque prétexte, accusez-moi de négliger mes
devoirs, de me relâcher dans les soins que je dois à votre chère enfant.
Quoi que vous puissiez dire, je ne vous démentirai en rien, et je
partirai d’ici le cœur navré, mais pleine de gratitude pour la main qui
m’aura chassée.

Mme de Mauserre demeura quelques instants interdite, éperdue; elle
rêvait comme on rêve au bord d’un précipice.

--Non, répondit-elle enfin, je ne me mettrai pas en peine de rien
inventer; il m’en coûterait trop de calomnier une personne qui ne m’a
fait du mal que malgré elle. Ne me demandez pas de mentir; je n’ai pas
ce talent. Si je parle, je dirai la vérité, et je vous la dis en ce
moment en vous confessant que tout à la fois je vous admire, je vous
aime et je vous hais.

A son tour, elle fondit en larmes; comme Meta s’ingéniait à la consoler,
elle lui imposa silence, et, l’ayant embrassée avec effort, elle la
renvoya.

D’ordinaire nous étions sept à table; ce jour-là, nous ne fûmes que
deux. M. et Mme d’Arci avaient accepté une invitation chez des voisins;
Mme de Mauserre allégua une violente migraine qui l’obligeait à garder
la chambre, Meta l’engagement sacré qu’elle avait pris de dîner avec sa
jeune malade dans la _nursery_. M. de Mauserre se résigna courtoisement
à son tête-à-tête avec moi, et fit bon visage à mauvais jeu. Malgré
notre bonne volonté, la conversation était embarrassée, languissante;
nous avions tant de choses à ne pas nous dire! Après le café, il me
quitta pour faire une promenade à cheval: c’était son habitude quand il
avait du souci.

Je venais de rentrer chez moi, quand Mme de Mauserre me fit appeler. Je
me rendis sur-le-champ auprès d’elle, et je n’eus besoin que de la
regarder pour m’assurer qu’elle souffrait d’autre chose que d’une
migraine. Elle avait les traits bouleversés, les lèvres tremblantes, les
yeux morts. Elle me tendit la main en essayant de sourire; ce
demi-sourire, que je n’oublierai jamais, me parut l’image du bonheur
foudroyé.

--Le châtiment que je redoutais est enfin venu, me cria-t-elle; mais il
est plus terrible que tout ce que j’aurais pu rêver.

Et après m’avoir fait promettre le secret, elle me raconta son entretien
avec Meta. Je lui dis tout ce que je pus imaginer pour la calmer et lui
rendre cœur; j’y perdis mes peines. Je l’avais bien jugée: cette âme
abandonnée à toutes ses impressions, extrême dans ses chagrins comme
dans ses joies, était incapable de faire bonne figure dans le malheur;
du premier coup il l’avait mise à terre, elle ne pouvait plus se
relever.

--Faut-il que je vous confesse où j’en suis? me dit-elle en
m’interrompant. Tantôt, quand j’ai vu paraître ici Mlle Holdenis,
l’expression de son regard était si funeste que j’ai senti tout de suite
qu’un grand deuil venait d’entrer dans cette maison; ma première pensée
a été que ma fille était morte. Que Dieu me le pardonne, si ma fille
était morte, je souffrirais moins; mon amour m’était plus cher que mon
enfant.

Je pris le parti de la laisser parler; la douleur se fatigue en
bavardant, et cette fatigue la soulage.

--Non, je ne rêve pas, Tony, me disait-elle; je n’avais plus que dix
mois à attendre pour être sa femme. Dieu me condamne à faire naufrage en
vue du port. Ah! si vous saviez ce qu’il était pour moi! J’en étais
venue à l’aimer mille fois plus que le jour où il m’a enlevée,--car
enfin, Tony, c’est bien lui qui m’a enlevée, n’est-ce pas? Apparemment
il savait ce qu’il faisait. Je lui ai longtemps résisté; mais il m’a
tant tourmentée que j’ai fini par céder, plus par faiblesse ou par
pitié, vous le dirai-je? que par amour. Vous étiez là, vous devez tout
savoir. Oui, dans ce temps j’étais aimée de lui bien plus que je ne
l’aimais. Que les rôles ont changé! Il est devenu mon idole, et c’est
pour cela que Dieu m’a châtiée; il déteste toutes les idolâtries.

Quelques instants après, elle reprochait à ce Dieu jaloux son injustice,
sa cruauté. Ne pouvait-il trouver dans le monde une femme plus coupable
qu’elle à frapper? Ne devait-il pas réserver ses grands châtiments, ses
grands coups, pour les fautes orgueilleuses et insolentes? Sa gloire
était-elle intéressée à foudroyer un roseau?

Puis elle s’écriait tout à coup que Meta s’était abusée, qu’il y avait
trop d’invraisemblance dans son histoire:--Comment aurait-elle pu lui
plaire, Tony? Oseriez-vous me soutenir qu’elle est plus belle que moi?
Ne vous souvient-il pas que, le jour même où elle est arrivée aux
Charmilles, M. de Mauserre l’a trouvée laide? Nous nous sommes disputés
à ce sujet; sa figure ne me déplaisait pas. Elle est agréable, parce
qu’elle a l’air intelligent et bon; mais c’est tout. Franchement, Tony,
vous paraît-elle si extraordinaire? Y a-t-il en elle quelque chose qui
m’échappe? Ah! vous autres hommes, vous avez des yeux bien étranges,
vous leur faites voir ce que vous voulez; ce sont de faux témoins qui
mentent impudemment pour justifier vos infidélités.

Et bientôt changeant de langage:--Hélas! reprenait-elle, tout cela ne
s’explique que trop; j’aurais dû prévoir que cette Meta lui ferait faire
des comparaisons et des réflexions bien dangereuses pour moi. Elle a
tous les talents qui me manquent. Elle est active, sans cesse occupée,
et je ne puis me tenir dix minutes sur mes pieds sans tomber de fatigue.
Elle s’entend à élever un enfant, à gouverner une maison; je n’ai jamais
su gouverner que mon éventail, quand ce n’est pas lui qui me gouverne.
M. de Mauserre peut causer avec elle de tout ce qui l’intéresse; elle
est si intelligente! et je ne suis qu’un oison bridé. Elle le comprend,
elle le désennuie, elle le conseille. Oui, c’était bien la femme
sérieuse qui convenait à un homme sérieux. Elle a les vertus d’une
fourmi, et je suis la cigale. Que dis-je? les cigales chantent, je ne
chante pas; il se trouve que c’est la fourmi qui est musicienne, vous
savez qu’il raffole de musique... Et puis, il faut tout dire, elle le
flatte; convenez, Tony, qu’elle le flatte. Moi, je l’adore, mais je ne
l’ai jamais flatté, et, bien qu’il soit un dieu pour moi, je ne lui
répète pas à tout bout de champ qu’il est un grand homme. Il m’a
toujours paru qu’il y avait dans la flatterie comme un mépris secret
pour ce qu’on aime. Je l’aime, c’est ma seule science, et voilà ce qui
m’a perdue. Les hommes ne se lassent pas d’être admirés, caressés,
adulés; mais un amour trop constant les ennuie. Je suis sûre que depuis
longtemps il était excédé de moi; il se disait: c’est toujours la même
chose, et, s’étonnant de m’avoir tant aimée, il me cachait par pitié le
mortel écœurement que lui causait son bonheur. Je n’ai rien su voir; si
l’on ne m’eût désabusée, je n’aurais jamais rien deviné. Tony, l’amour
est imbécile; mais pourquoi m’ôter mon illusion? et à quoi bon m’ouvrir
les yeux? nous voilà tous bien avancés! Quand on a vu la vérité face à
face, on n’a plus qu’une idée, celle de se sauver dans une île déserte
ou dans l’autre monde.

Ainsi parlait-elle sans s’arrêter, mêlant tous les tons, se
contredisant, mais revenant toujours à cette invariable conclusion:--Ah!
Tony, que je suis malheureuse!--Après quoi elle recommençait à pleurer.

Comme elle refusait obstinément d’écouter mes consolations, je me
fâchai, je la traitai de folle, de mauvaise tête; je lui dis un peu
rudement que les choses n’en étaient pas où elle croyait, que le seul
danger qui me parût sérieux était l’exagération et l’extravagance de son
chagrin.

--C’est ce que nous saurons bientôt, me répliqua-t-elle en fronçant le
sourcil.

--Comment? que prétendez-vous faire?

--M’expliquer dès ce soir avec M. de Mauserre.

Je fus sur le point d’éclater et de lui dire des sottises; elle prenait
à tâche de réaliser mes plus sinistres prévisions.--Mais, malheureuse,
m’écriai-je, vous voulez donc jouer à tout perdre?

--Je suis résolue, me répondit-elle, à voir clair dans ma situation, à
savoir exactement où j’en suis.--Et avec une apparence de logique, elle
ajouta:--Ou bien, comme vous le dites, il ne s’agit que d’un caprice
sans conséquence, et M. de Mauserre n’hésitera pas à me le sacrifier;
ou, comme je le crains, l’affaire est plus grave, et dans ce cas
pourquoi attendre? Qu’y gagnerais-je? Je désire connaître mon sort le
plus tôt possible.

--Eh! ne savez-vous pas, répliquai-je, qu’il suffit d’une opposition
intempestive pour affermir un homme dans un caprice et le pousser à des
extrémités dont il n’aurait pas abordé la pensée sans frémir? On
s’aigrit dans la discussion, on s’entête; l’orgueil se met de la partie,
et on finit par vouloir ce qu’on n’osait pas même désirer. Passe encore,
madame, si vous aviez un peu de manége, un peu de diplomatie; mais vous
êtes la femme la plus maladroite que je connaisse.

Elle me répondit que je la jugeais bien, qu’aussi elle ne se piquait
point d’adresse, qu’elle était à la fois trop gauche et trop fière pour
se servir des petits moyens, qu’elle entendait perdre son procès ou le
gagner de franc jeu.--D’ailleurs, poursuivit-elle, vous voyez bien que
Mlle Holdenis, qui s’est conduite en fille honnête et en véritable amie,
m’a engagée à m’expliquer au plus tôt avec M. de Mauserre.

--Je ne doute pas, lui dis-je, que Mlle Holdenis ne soit animée des
meilleures intentions; mais je doute fort qu’elle vous aime autant que
moi. Daignez m’en croire, suivez mes conseils plutôt que les siens.

--Et que me conseillez-vous?

--De prendre patience, de temporiser, de dissimuler et de laisser agir
vos amis.

--Ah! Tony, repartit-elle avec un sourire triste, vous me demandez
l’impossible. Un bon médecin consulte le tempérament de son malade et ne
lui ordonne que des remèdes qu’il puisse supporter. Je n’ai jamais su me
contraindre ni rien dissimuler; je suis ainsi faite, prenez-moi comme je
suis. Quand je renoncerais à m’expliquer avec M. de Mauserre, mes yeux
ne parleraient que trop et lui diraient mes inquiétudes, ma jalousie.
Abandonnez-moi à ma misérable destinée, et laissez la pierre rouler au
fond de l’abîme où son poids l’entraîne; si vous la reteniez
aujourd’hui, avant deux jours elle vous échapperait de la main.

Je ne me tins pas pour battu, je lui adressai les plus vives, les plus
éloquentes représentations; je la suppliai, je la rabrouai, je
l’injuriai presque, et je m’échauffais dans mon harnais quand soudain la
porte s’ouvrit, et M. de Mauserre parut. J’aurais vu apparaître le
diable en personne que mon émotion n’eût pas été plus désagréable.

Il eut l’air surpris de trouver sa femme tête à tête avec moi, plus
surpris encore de notre agitation et de notre trouble, que nous ne
réussîmes point à lui cacher.

--Je suis bien aise, ma chère, dit-il en posant son chapeau sur la
table, de voir que votre migraine ne vous condamne pas à la solitude.

Je ne sais ce qu’elle se disposait à lui répondre, je l’arrêtai par un
geste, et j’eus tort: M. de Mauserre venait de s’approcher de la
cheminée, au-dessus de laquelle il y avait une glace. Cependant il ne
fit pas semblant d’avoir rien aperçu dans cette glace; il avança un
fauteuil, s’y assit, et dit du ton le plus tranquille:--Vous avez
mauvais visage, Lucie; Tony a pris ses degrés en médecine; il m’a guéri
jadis d’une douleur de rhumatisme, où son savant diagnostic avait cru
reconnaître une attaque de goutte. Ses remèdes sont, paraît-il, des
selles à tous chevaux, car il est positif qu’il m’a guéri. Vous a-t-il
tâté le pouls?

--Mme de Mauserre a un peu de fièvre, repartis-je, et je crois qu’elle a
surtout besoin de repos; une bonne nuit la remettra sur pied.--Et, me
levant, je le regardai d’un air qui signifiait: je m’en vais, mon cher
monsieur, vous devriez bien en faire autant.

--Je n’ai pas sommeil, je ne me coucherai pas de sitôt, s’écria Mme de
Mauserre.--A son tour, elle m’adressa un geste suppliant qui voulait
dire: pour l’amour de Dieu, ne vous en allez pas!

--Notre promenade à Paladru nous a mal réussi, reprit M. de Mauserre.
Lulu y a gagné un rhume. Votre migraine vous a-t-elle permis de lui
faire ce soir une visite?

Elle eut un frémissement dans tout le corps.--Je n’y aurais pas manqué,
répondit-elle, si Lulu avait été seule, mais Lulu n’est pas seule, et la
personne qui la soigne...

Je me hâtai de lui couper le chemin:--En effet, dis-je d’un ton enjoué,
Mlle Holdenis n’a pas seulement de l’amitié pour ses malades, elle en
est jalouse et ne permet pas qu’on les approche.

Le silence régna pendant deux minutes; il n’était interrompu que par le
tic-tac de la pendule, qui me paraissait avoir la fièvre, elle aussi:
son pouls était capricant, elle battait tour à tour un ou deux coups à
la seconde.

--La nuit est superbe, reprit M. de Mauserre. La lune sera pleine
demain, ce soir déjà elle était ronde comme un fromage.

--J’ai remarqué une chose, lui dit Mme de Mauserre. Vous sortez à cheval
toutes les fois que vous êtes préoccupé ou que vous tenez conseil avec
vous-même. Auriez-vous ce soir quelque souci?

--Eh! ma chère, quel souci voulez-vous que j’aie?

--A quoi pensiez-vous tout à l’heure, chemin faisant?

--A votre migraine, qui a condamné Tony à dîner seul avec moi; le reste
du temps, je n’ai pensé à rien.

--Alphonse, un homme de votre caractère pense toujours à quelque chose
ou à quelqu’un.

Il la regarda d’un air étonné.--Ah! chère madame, m’écriai-je, les
hommes d’esprit sont plus bêtes que vous ne croyez, et je les tiens
parfaitement capables de bayer une heure durant à la lune sans penser à
rien.--Puis, allant à la fenêtre:--Il est certain que la nuit est fort
belle. Êtes-vous d’humeur, monsieur, à venir fumer un cigare avec moi
sur la terrasse?

Ma proposition lui agréa, et il s’approchait de Mme de Mauserre pour lui
souhaiter une bonne nuit, quand elle lui dit:--Un instant, Alphonse;
j’ai à vous parler.

Malgré la peine que j’y avais prise, je n’étais point parvenu à empêcher
le périlleux abordage dont je redoutais l’issue; le moyen de lutter
contre une obstination de femme! Je gagnai lestement la porte, et
j’avais déjà la main sur le loquet; Mme de Mauserre me cria:--Restez
aussi, Tony, je vous en prie; depuis que nous vous connaissons, M. de
Mauserre et moi, nous n’avons jamais eu de secrets pour vous.

--Restez, mon cher, me dit-il d’un ton sardonique, et ne prenez pas cet
air déconfit, ou je me figurerai que vous savez déjà de quoi Mme de
Mauserre veut me parler.

Je pris le parti de me rasseoir sur ma chaise, où je demeurai les bras
ballants, les yeux cloués au plafond, adressant à la corniche une
oraison mentale et l’adjurant de se laisser choir sur notre tête.

--Eh bien! Lucie, qu’avez-vous donc à me dire? demanda M. de Mauserre,
qui était plus inquiet sans doute qu’il ne voulait le paraître. Quel est
le sujet de cet entretien que vous introduisez si solennellement?
Rédigerons-nous un procès-verbal? Dresserons-nous un protocole? Faut-il
que Tony prenne la plume?

--J’ai une supplique à vous présenter, murmura-t-elle.

--Une supplique? quel singulier mot! Depuis six ans que j’ai le bonheur
de vivre avec vous, vous ne m’avez jamais présenté de supplique.

--C’est ce qui m’encourage, vous ne repousserez pas la seule prière que
je vous aie jamais adressée. Je vous conjure de me faire un sacrifice,
qui peut-être vous coûtera.

Cette ingénieuse façon de prendre le taureau par les cornes me causa un
mouvement de rage, et je donnai intérieurement toutes les femmes au
diable; je ne pensais pas à vous dans ce moment, madame.--Qu’avez-vous
donc, Tony? me dit M. de Mauserre; puis il regarda devant lui et
attendit.

Après un instant d’hésitation:--Me ferez-vous la faveur, reprit-elle,
d’éloigner de cette maison Mlle Holdenis?

Il tressaillit dans son fauteuil.--Ai-je bien entendu? s’écria-t-il.
Quoi! cette personne que vous admiriez, que vous prôniez, que vous
portiez aux nues, que vous appeliez la perle des gouvernantes! voilà une
saute de vent des plus inattendues. Qu’a fait, je vous prie, Mlle
Holdenis pour s’aliéner si subitement vos bonnes grâces, et que lui
reprochez-vous?

--Rien dont elle soit responsable. Vous m’obligeriez beaucoup en me
dispensant de vous dire mes motifs. Ne les devinez-vous pas?

--Voyons un peu, on trouve en cherchant. Lui en voulez-vous de s’être
rendue trop utile et trop nécessaire ici? Vous plaignez-vous qu’à force
de bon sens et de patiente fermeté elle ait mis à la raison une enfant
que ni vous ni moi ne savions élever, et qui, abandonnée à nos soins,
serait devenue insupportable? Lui faites-vous un crime d’avoir l’esprit
d’ordre et de gouvernement, d’avoir pris de l’autorité sur vos
domestiques? ou bien lui savez-vous mauvais gré des soins attentifs et
dévoués qu’elle m’a donnés dans ma maladie, ou du plaisir que je trouve
quelquefois à causer avec elle? Parlez, expliquez-moi vos griefs.

--Je l’accuse d’avoir su malgré elle se faire aimer de vous,
répondit-elle d’une voix frémissante.

Il ne laissa pas de se troubler un peu, et afin de cacher sa rougeur, il
recula vivement son siége et se mit dans l’ombre du capuchon de la
lampe.--Que signifie cette incartade? s’écria-t-il. Et quel est
l’excellent ami qui vous a rendu le bon service... Le connaissez-vous,
Tony?

--Non, lui répliquai-je sèchement. J’estime comme vous qu’il est des cas
où le premier devoir de l’amitié est de se taire, et le silence m’a été
d’autant plus facile que je n’avais rien remarqué qui valût la peine
d’être dit.

--Tony a combattu mes soupçons, reprit-elle; mais il n’a pas réussi à me
tranquilliser. Eh! bon Dieu, je ne vous reproche pas un crime, Alphonse;
convenez que Mlle Holdenis vous a inspiré un goût, un attachement que
j’ai le droit de trouver excessif. Elle m’a fait connaître ce vilain mal
qu’on appelle la jalousie; oui, pour la première fois de ma vie je me
sens jalouse, et vous m’aimez trop, n’est-ce pas? pour souffrir que je
le sois longtemps.

--Dites plutôt que j’estime trop votre bon sens, votre jugement, pour
vous supposer capable de souffrir longtemps d’un mal imaginaire et de
vous obstiner dans une fantaisie qu’il m’est impossible de prendre au
sérieux.

--Alphonse, dit-elle en élevant la voix, vous me promettez que Mlle
Holdenis partira?

--Oui, aussitôt que vous aurez découvert quelque part une institutrice
qui la vaille, qui ait son cœur et son esprit, qui soit apte comme elle
à façonner, à instruire votre fille, à lui apprendre beaucoup de choses
que je n’ai pas le temps et que vous n’avez ni le loisir ni le goût de
lui enseigner.

A ces derniers mots, elle éclata:--Fort bien, s’écria-t-elle. Mlle
Holdenis quittera les Charmilles, ou j’en sortirai moi-même.

--Pour le coup, en voilà trop, dit-il en frappant du pied. Si je vous
écoutais davantage, je craindrais de me fâcher, et je me défie de mes
emportements. J’en appelle de vos déraisons d’aujourd’hui à la raison
que vous aviez hier et que sûrement vous aurez demain. Bonsoir, ma
chère; je vous laisse avec votre confident. Puisse-t-il vous donner des
conseils sages et surtout désintéressés!--ajouta-t-il en me lançant un
coup d’œil qui n’était pas tendre. Et il sortit à grands pas du salon,
dont il referma la porte assez bruyamment.

Mme de Mauserre se leva aussitôt après, et arpenta la chambre d’un pas
sec et fébrile; le parquet résonnait sous sa colère. En passant devant
la cheminée, elle y jeta son éventail. Je ne l’avais jamais vue ainsi.
Sa fierté blessée lui enflammait les joues; elle avait je ne sais quoi
de hérissé, comme un aigle dont on inquiète le nid; je croyais entendre
le sourd grondement de son cœur. Elle s’avança vers une porte-fenêtre
qui s’ouvrait sur un balcon; au pied de ce balcon, il y avait un
boulingrin décoré d’une statue de Flore et entouré d’une grille
curieusement ouvragée, qui représentait des ronces et des cactus,
véritable broussaille en fer. Elle contempla quelques instants la statue
et la grille. J’eus peur, et je la suivis; mais elle rentra bientôt dans
son naturel, sa folie l’épouvanta, elle recula jusqu’au milieu du salon,
où elle pleura à fendre l’âme.--Tony, s’écriait-elle, vous l’avez vu,
vous l’avez entendu; direz-vous encore que je me crée des fantômes, et
qu’il ne m’a pas condamnée dans son cœur?

--J’ai vu, j’ai entendu, lui répondis-je, et je vous déclare que vous
êtes votre plus mortelle ennemie; une rivale qui aurait juré votre perte
ne vous ferait pas plus de mal que vous ne vous en faites vous-même.
Vive Dieu! vous mériteriez qu’on vous abandonnât à votre triste sort;
mais je veux vous sauver malgré vous, et je vous sauverai.

Elle posa ses deux mains sur mes épaules et me regarda quelques instants
dans les yeux; elle semblait y chercher son avenir.

--Je ne vous demande que trois jours, poursuivis-je en me dégageant.
Vous allez me promettre que durant ces trois jours vous ne ferez pas un
geste, vous ne direz pas un mot, car tout ce que vous pourriez dire ou
faire tournerait contre vous.

--Trois jours! En faut-il davantage au chagrin pour dévorer une femme de
ma sorte?--Puis, du ton d’un enfant grondé qui implore son pardon:--Je
vous promets, me dit-elle, d’être sage, très-sage.--Et afin de me donner
sans délai un échantillon de sa sagesse, elle s’écria:

--Si vous échouez, Tony, eh bien! je m’en irai; mais, je vous en
avertis, je ne sortirai pas par l’escalier.




X


Il est difficile, madame, de faire un bon tableau; pourtant, quand on
s’y applique, on y parvient quelquefois. Il n’est pas moins difficile de
sauver une femme qui se noie; on s’en tire quand on est bon nageur. On
apprend à nager comme on apprend à peindre; mais il est un art qui ne se
laisse ni apprendre, ni enseigner, parce qu’il n’a point de règles
certaines: on l’appelle l’art de vivre. Peut-être avez-vous à ce sujet
des lumières supérieures; je me suis convaincu, quant à moi, par ma
petite expérience, que vouloir calculer et diriger les conjonctures de
ce bas monde est une prétention aussi vaine que celle des astrologues,
et que les futuritions des sages valent les prophéties des bohémiennes.
On réussit souvent en dépit de tout et du bon sens, et souvent on échoue
en ayant tout pour soi; tel homme se sauve par ce qui devait le perdre,
tel autre se perd par ce qui devait le sauver. N’attendons pas de la
philosophie qu’elle nous instruise à gouverner notre destinée ni celle
des autres, elle ne peut nous servir qu’à nous désintéresser de nos
petites affaires. Encore faut-il que la vieillesse lui vienne en aide!
Voilà notre sort, madame, ce qui ne m’empêche pas de compter fermement
que nous mourrons centenaires, vous et moi, et que nous serons jusqu’à
la fin très-sages et très-heureux.

J’abandonne mes réflexions pour reprendre le fil de mon histoire. Mme de
Mauserre m’avait promis qu’elle ferait un effort sur son chagrin,
qu’elle renoncerait dès le lendemain à sa migraine et à sa réclusion.
Cet effort lui parut trop grand, elle s’entêta malgré mes conseils à
faire la malade et à se cantonner dans sa chambre; elle n’avait pas le
courage, disait-elle, d’affronter certains regards où elle croirait lire
sa condamnation.

Mme d’Arci, étant allée prendre de ses nouvelles, n’eut pas besoin de
l’interroger longtemps pour savoir à peu près ce qui s’était passé. Elle
me rencontra une demi-heure après et me dit:--Eh bien! ce que vous
redoutiez le plus est arrivé.

--Oui, lui dis-je; heureusement nous sommes sans reproche.

--Et maintenant qu’allons-nous faire?

--Une voie d’eau s’est déclarée; que chacun apporte son étoupe!

--Vous ne voulez plus agir de concert avec nous?

--M. d’Arci, lui répondis-je, serait pour moi un allié compromettant;
nous chantons le même air, mais la chanson n’est pas la même. Je vous
rends votre liberté, chère madame; laissez-moi la mienne.

Elle me quitta un peu étonnée de mes allures discrètes.

Quelques heures plus tard, Mlle Holdenis descendit sur la terrasse avec
son élève, qui était remise de son indisposition. Elle s’assit sur un
banc et la regarda sauter à la corde. Mme d’Arci, qui se promenait au
bras de son mari dans une autre partie du jardin, le quitta pour aller
droit à Meta et lui demanda la faveur d’un instant d’entretien.

--Chère petite, dit-elle à l’enfant, va jouer un peu plus loin; nous te
rappellerons tout à l’heure.

--Il n’y a qu’une personne qui ait le droit de me commander, repartit
Lulu en consultant le visage de sa gouvernante, dont les yeux lui
intimèrent l’ordre de s’éloigner. Elle obéit incontinent.

--Vous exercez sur cette petite fille un empire singulier, dit Mme
d’Arci; vous la menez à la baguette.

--Je l’aime beaucoup, madame; c’est tout mon secret.

--Je suis persuadée, mademoiselle, que vous avez autant de cœur que
d’intelligence, et cela me décide à vous présenter une requête en
faisant appel à la délicatesse de vos sentiments. Vous pressentez sans
doute ce que je veux dire?

--Non, madame; mais je suis prête à vous entendre.

--Il y a ici près une femme qui est bien malheureuse; vous êtes la cause
involontaire de ses souffrances. A tort ou à raison les attentions que
vous témoigne mon père lui ont inspiré quelque jalousie, et, comme ses
impressions sont très-vives, elle a conçu des alarmes qui sont
exagérées, j’en suis sûre. Ne ferez-vous rien pour lui rendre le repos
et le bonheur?

--Que puis-je faire, madame?

--Partir le plus tôt possible, en emportant notre estime et nos regrets.

--M. de Mauserre vous a-t-il chargée de me signifier mon congé?
J’obéirais avec joie. Croyez qu’il me tarde d’avoir quitté les
Charmilles; j’y suis, moi aussi, bien malheureuse.

--Mon père ne m’a chargée de rien, mademoiselle.

--Allez le trouver, madame, et obtenez qu’il m’ordonne de partir; je
vous en serai reconnaissante.

--Qu’est-il besoin, mademoiselle, d’attendre cet ordre? Votre cœur ne
vous en donne-t-il point?

--Si vous étiez mieux informée, madame, vous sauriez que dans un moment
où j’avais des dégoûts, comme je pensais à m’en aller, M. de Mauserre
m’a obligée de rester, en m’arrachant la promesse d’attendre son
consentement.

--Vous m’étonnez, mademoiselle. Une telle promesse est-elle capable de
vous retenir une heure de plus dans une maison où vous avez, sans le
vouloir, semé la zizanie, apporté le trouble et le chagrin?

--J’ai donné ma parole, et je ne me dégage pas ainsi de ma parole.

--J’aurais cru, dit Mme d’Arci en s’animant, que le devoir nous
commandait de sacrifier les petites obligations aux grandes.

--Peut-être n’avons-nous pas la même idée du devoir, répondit-elle
doucement. Vous avez votre conscience, j’ai la mienne.

--La vôtre est mystérieuse, mademoiselle; le désespoir de Mme de
Mauserre la laisse bien tranquille.

--Vous êtes téméraire dans vos jugements, madame. Interrogez Mme de
Mauserre; elle vous dira si je suis indifférente à ses peines, et
puisque vous semblez croire que je vous dois compte de ma conduite,
c’est moi, madame, sachez-le bien qui l’ai conjurée de solliciter et
d’obtenir mon renvoi.

--Vraiment, mademoiselle? Eh bien! voulez-vous savoir ce que j’aurais
fait à votre place? Je me serais tue, et je serais partie.

--Ah! madame, quoi que je fasse, je suis condamnée d’avance dans votre
esprit. La superbe justice de la comtesse d’Arci ne se croit pas tenue
d’être équitable pour une pauvre fille qui n’a rien et qui n’est rien.
Heureusement il y a là-haut un juge suprême qui regarde du même œil les
grands et les petits.

--Mais enfin, reprit avec vivacité Mme d’Arci, que cette douceur
obstinée irritait de plus en plus, si Mme de Mauserre n’obtient pas
votre renvoi...

--Elle l’obtiendra, n’en doutez point, interrompit-elle avec un
demi-sourire. Daignez avoir un peu de patience; demain ou après-demain
je serai rentrée dans mon néant, et vous serez délivrée à jamais de mon
importune présence.

--Mais supposons, je vous prie, que Mme de Mauserre, qui est moins
ingénieuse, moins persuasive que vous, mademoiselle, et qui n’entend
rien à l’art de gagner ses procès par d’adroites insinuations;
supposons, vous dis-je, qu’elle s’y prenne gauchement et qu’elle essuie
un refus;--puis-je savoir ce que vous ferez?

--J’interrogerai Dieu à genoux, et il me répondra, dit-elle en levant
les yeux au ciel.

M. d’Arci s’était rapproché peu à peu. Se mêlant tout à coup à
l’entretien:--Votre Dieu, mademoiselle, s’écria-t-il, je le connais:
c’est le Dieu des intrigants et des cafards, et quand vous
l’interrogerez à genoux, ce Dieu très-complaisant, il vous répondra: «Ne
t’en va pas, minette; il y a ici deux cent mille bonnes petites livres
de rente à gagner, que tu prendras un jour en pleurant, car tu as la
larme facile et il faut toujours pleurer en prenant.» Morbleu! ne
puis-je apercevoir sur cette terrasse un athée de bonne foi, que j’aie
le plaisir de l’embrasser sur les deux joues!

--Mon Dieu a horreur des blasphèmes, monsieur, répliqua-t-elle en se
levant; mais il pardonne à ceux qui les profèrent quand ils ne savent ce
qu’ils font.

Comme elle s’en allait, il la retint par le bras, il entendait vider son
dossier; mais en cet instant Lulu, qui s’était approchée d’un fourré,
poussa un cri. Sa gouvernante courut à elle.--Une vipère! lui dit
l’enfant toute pâle en reculant et lui montrant du doigt le plus
innocent des orvets.

--Vous vous effrayez à tort, lui repartit Meta, qui la prit par la main.
Les vipères ont la tête plate et un air moins avenant.

--Défie-toi, Lulu, de l’histoire naturelle de ta gouvernante, s’écria M.
d’Arci. Je te montrerai des vipères qui n’ont point la tête plate, et
dont le regard est confit en douceur.

Meta l’interrompit par un gémissement; attachant sur lui ses yeux pleins
de larmes, elle lui dit:--Monsieur, quand je suis seule, je me mets à
votre merci; mais, de grâce, ne m’insultez pas en présence de cette
enfant.

Et elle emmena Lulu, qui, la voyant pleurer, se retourna vers M. d’Arci
et le regarda de l’air farouche d’un Eliacin devant qui on insulte
Jéhovah.--Méchant, tu la fais pleurer, lui cria-t-elle, je m’en
plaindrai à quelqu’un.

Comme la veille, ni Mlle Holdenis, ni Mme de Mauserre ne parurent au
dîner, qui fut court et silencieux. En sortant de table, j’allai courir
la campagne. Résolu d’avoir le soir même avec Meta une explication
décisive, je me proposais de la relancer dans son impénétrable
_nursery_, dussé-je m’y introduire par la fenêtre; mais je voulais
attendre l’heure où Lulu s’endormait.

Le parc avait deux issues, l’une sur la grande route qui conduit à
Crémieu, l’autre sur un vallon sauvage dont la mélancolie et la nudité
rappelaient à M. de Mauserre certains sites de la campagne de Rome.
C’est dans cette solitude qu’il promenait le soir ses rêveries. Il
traversait le parc dans sa longueur et s’échappait par une petite porte
à poulie que fermait un simple verrou. Aussi persévérant que subtil, il
avait, à force de soins, dressé son cheval à pousser ce verrou; il était
plus fier de ce résultat que d’avoir écrit l’histoire de Florence. Du
sentier que je suivais, je le vis s’acheminer le long de l’avenue;
absorbé dans ses pensées, il ne m’aperçut point. Je le laissai prendre
les devants, et, quand je sortis après lui par la petite porte, il avait
disparu.

Quelques instants plus tard, j’étais accroupi sur le talus d’un fossé,
au bord d’un chemin désert. A ma droite, je voyais se déployer
l’immensité de la plaine dans le gris de la nuit, qui commençait à
s’épaissir. Une clarté rose répandue au couchant s’éteignait de minute
en minute. Quelques étoiles apparaissaient déjà, et la terre se taisait
pour écouter le silence du ciel. Pas d’autre bruit que le chant d’un
grillon et le cri d’une faux que repassait une fois encore un faucheur
attardé. En face de moi se dressait un rocher creux, aux arêtes vives et
couronné d’une touffe de chardons de Notre-Dame qui se profilaient sur
l’horizon. A la lumière douteuse du crépuscule, les objets les plus
insignifiants prennent un sens et un air; ils ont des attitudes, des
gestes. Ces chardons étaient au fait ce qui m’occupait, ils m’en
disaient leur sentiment. La lune vint bientôt se mêler à notre
conversation. Elle se leva dans l’intervalle que laissaient entre elles
deux montagnes; je la vis poindre au bout d’une longue allée de saules,
dont les branches se rejoignaient au-dessus d’elle en forme de dais. Je
m’imaginai qu’elle se détachait du ciel pour accourir à moi, et que les
saules frémissaient à son approche. C’est vous dire, madame, que mon
esprit n’était pas dans son assiette accoutumée; je n’ai pas l’habitude
de croire que la lune se dérange si facilement pour moi. Je m’étendis
sur le revers du fossé, et je fermai les yeux. Si quelqu’un passa sur le
chemin, il dut me prendre pour un homme endormi. Je ne dormais pas, je
songeais à m’affermir dans une résolution dont je calculais les hasards.
Je me redressai en disant à je ne sais qui:--Au diable l’ergoteur! Il
est certain que je suis amoureux, et il est presque certain que je suis
aimé.

Je venais de rentrer dans le parc par la petite porte; soudain j’aperçus
à quelque cent pas de moi une ombre qui se dirigeait rapidement de mon
côté. Elle courait plutôt qu’elle ne marchait. Je m’effaçai derrière un
tronc d’arbre, et je la regardai s’approcher. Je reconnus Meta. Elle
était enveloppée d’un manteau brun dont elle avait relevé le capuchon
sur sa tête; elle portait un petit sac de voyage à la main.

Comme elle allait me dépasser, je sortis précipitamment de mon
embuscade, et lui barrai le passage. Elle fit un geste d’effroi.--De
grâce, me dit-elle, ouvrez-moi le chemin.

--Où donc allez-vous à si grands pas?

--Droit devant moi. Je m’enfuis d’une maison où je suis méconnue, haïe,
outragée. Vous ne savez pas ce qu’ils m’ont dit ce matin. Que
n’étiez-vous là! vous auriez aboyé avec la meute.

--Je ne vous ai jamais insultée, lui répliquai-je. Je vous ai grondée,
durement peut-être; n’en ai-je pas le droit, puisque en dépit de ma
raison, de mes soupçons, de mes justes colères, en dépit de tout, j’ai
la sottise de vous aimer encore?

Il lui échappa un soupir, ou, pour mieux dire, un cri mal étouffé.--Ne
vous jouez pas de moi, balbutia-t-elle, et laissez-moi partir.

--Je n’aurais garde. Je m’étais promis d’avoir dès ce soir une
explication avec vous. Grâce au hasard, qui me veut du bien, je n’aurai
pas besoin d’enfoncer votre porte ou votre fenêtre. Une seule chose
m’inquiète.

Elle me questionna du regard.--Pourquoi, lui dis-je, avez-vous choisi ce
chemin pour vous en aller?

--Parce que je pensais n’y rencontrer personne.

--Permettez, vous étiez à peu près sûre d’y rencontrer quelqu’un qui s’y
promène tous les soirs à cheval.

--J’aurais bien su l’éviter, repartit-elle vivement.

--Je me plais à le croire; autrement vos aboyeurs vous accuseraient
d’avoir voulu vous ménager une rentrée triomphale.

Elle se récria d’indignation:--Ne voyez-vous pas que vous m’insultez,
vous aussi?

--Étant jaloux, je suis soupçonneux. Et maintenant, continuez votre
promenade, si vous le voulez; je ne vous retiens plus, mais je saurai ce
que j’en dois penser.

Elle jeta son sac à terre avec violence, et se laissant tomber sur un
banc:--Ah! mon Dieu, s’écria-t-elle, tout est donc impossible!

Je m’assis auprès d’elle, et je lui dis:--Il y a une chose possible et
qui arrangerait tout; ce serait...

--Oh! parlez. Je suis si lasse de la vie que je mène depuis quelques
jours, que je vous promets de faire ce que vous me direz.

--Eh! parbleu, cette solution possible serait de nous épouser.

Elle eut un frisson; elle releva lentement la tête, me regarda d’un air
de stupeur.--Je donnerais beaucoup, dit-elle tout bas, pour croire que
vous me parlez sérieusement.

--Vous doutez toujours de mon sérieux, lui répondis-je en passant
doucement mon bras autour de sa taille. Je ne sais pas prendre le ton
élégiaque ni des attitudes penchées; je ne suis pas né saule pleureur.
En revanche, je puis me rendre le témoignage que je n’ai jamais trompé
personne. Vous me connaissez; vous savez que je suis un naïf et que je
n’ai qu’une parole. Ma conduite a été nette; j’ai cru trouver du louche
dans la vôtre, et j’avais juré de renoncer à vous; mais depuis le jour
où vous avez voulu me noyer au fond d’un lac, que ma raison me le
pardonne! je vous adore. La figure que vous aviez en exécutant ce beau
coup me hante, me poursuit, je la revois en rêve. Vous n’avez pas réussi
à mourir avec moi; revenons à notre premier plan, qui était le plus
sensé, et vivons ensemble en nous rendant l’un l’autre aussi heureux que
nous le pourrons. Je vous ai dit naguère que je n’avais jamais été
amoureux que de Velazquez; je me rétracte, je vous aime autant que lui,
quoique d’une autre façon, puisque je n’ai jamais eu la moindre envie de
l’épouser. Mes explications manquent peut-être de clarté; mon idée
pourtant me paraît très-claire. Vous serait-il possible, de votre côté,
non de m’adorer,--je ne suis pas si exigeant,--mais de m’aimer un peu et
de n’aimer personne plus que moi? Je vous demande pour la dernière fois
si vous consentez à devenir ma femme, et je m’engage par la lune qui
nous contemple à être un mari très-dévoué, très-complaisant et
très-gentil. Sommes-nous d’accord? Qui ne dit mot consent. Seulement je
désire que cette affaire soit réglée dès ce soir; je n’entends pas vous
laisser à vos hésitations, ni rester vingt-quatre heures de plus dans
les transes de mes perplexités. Vous allez rentrer au château, où, après
vous être consultée, vous m’écrirez une lettre par laquelle vous me
répondrez un oui aussi net, aussi précis, aussi tendre que possible. Ne
craignez pas d’exagérer un peu vos sentiments, ni d’outrer vos
expressions; je n’abuserai point de vos hyperboles, je ne suis pas un
fat. Demain je me présenterai chez M. de Mauserre votre lettre à la
main, et je lui dirai carrément ou rondement, comme il vous
plaira:--Mlle Holdenis avait promis de ne pas vous quitter, elle ne
dispose plus d’elle-même, elle appartient au quidam qui doit l’épouser,
et ce quidam, c’est moi; elle partira tantôt pour Genève, où elle
attendra le jour très-prochain de notre mariage.

Je m’interrompis un instant, je prêtai l’oreille; je crus entendre
hennir un cheval.--Si vous n’aimez pas à écrire, repris-je, tout à
l’heure quelqu’un passera ici, et nous lui expliquerons de vive voix...

--Oh! non, s’écria-t-elle, je ne veux pas le voir ni lui parler. Il y a
en lui je ne sais quoi qui m’impose et me fait peur. J’aime mieux
écrire. Dieu soit avec nous!

A ces mots, elle se leva en sursaut; puis, s’étant penchée vers moi et
de ses deux mains m’ayant fermé hermétiquement les deux yeux, elle
m’appliqua sur la bouche un long baiser qui me fit tourner la tête comme
une toupie de Nuremberg. Elle me permit de le savourer, ce baiser; mais
elle ne voulait pas que je le visse. Quand elle eut retiré ses mains et
que j’eus rouvert les yeux, il me sembla qu’il y avait au ciel deux ou
trois lunes, et qu’elles versaient sur tous les arbres du parc une pluie
d’argent qui tombait de branche en branche et de feuille en feuille en
grésillant.

Cependant elle avait ramassé son sac de maroquin et s’était enfuie d’un
pied léger. Je m’élançai à sa poursuite. Au bout de dix pas, je
m’arrêtai, posant la main sur mon cœur, qui battait à tout
rompre.--Tony, me dis-je, ne faisons pas follement une chose
raisonnable.

J’étais mal remis de mon émotion quand je vis se dessiner près de moi,
sur le sable de l’allée, l’ombre d’un cheval et d’un cavalier. Une voix
me cria:--C’est vous, Tony? Je suis bien aise de vous rencontrer;
j’avais un mot à vous dire. Ce matin, on s’est permis d’outrager
indignement une personne que j’estime et à qui je dois protection, car
elle fait partie de ma maison. On a formé le projet, paraît-il, de la
chasser d’ici à force de mauvais procédés et de dégoûts. Soyez assez bon
pour insinuer à l’inventeur de ce petit complot qu’il joue gros jeu, et
qu’il risque de me pousser à des résolutions extrêmes, dont je serais
peut-être le premier à me repentir.

Puis, sans attendre ma réplique, il piqua des deux, et l’épaisseur d’une
charmille le déroba bientôt à ma vue.

Dans le courant de la même soirée, Mlle Holdenis se présentait chez Mme
de Mauserre. Trouvant le verrou tiré, elle frappa timidement et
murmura:--Ouvrez, madame, je vous en supplie; je viens vous annoncer une
bonne nouvelle.

La porte s’entre-bâilla.--Une bonne nouvelle! répondit Mme de Mauserre,
qui ne put se résoudre à prendre la main que lui tendait Meta. Et c’est
vous qui l’apportez?

--Que vous êtes pâle, madame! et que votre visage fait peine à voir!
Tout à l’heure, quand vous m’aurez entendue, les roses vont refleurir
sur vos joues, et vous sourirez comme autrefois. Sachez donc... Madame,
je suis si troublée que je ne sais par où commencer.

Elle finit pourtant par trouver son commencement, et de fil en aiguille
elle raconta l’entretien qu’elle avait eu avec moi et nos communes
conclusions. Mme de Mauserre eut un saisissement de joie, elle la pressa
sur son cœur comme si elle eût voulu l’étouffer.--Que je vous aime, ma
chère! s’écriait-elle; vous le méritez bien, d’abord parce que vous êtes
un cœur honnête et franc comme l’or, mais surtout parce que vous aimez
Tony, car vous l’aimez, n’est-ce pas? et vous l’épouserez. Pourquoi m’en
avoir fait un mystère?

--Excusez-moi, madame; j’avais peine à démêler mes propres sentiments.
J’étais hésitante, combattue, incertaine d’être aimée. La première fois
qu’il m’a dit: Voulez-vous être ma femme? il avait le ton demi-badin, et
il me parut qu’il se moquait de moi. Un jour, il m’a parlé si durement
que j’ai cru qu’il me méprisait. Je doutais de lui, aujourd’hui je ne
doute presque plus. Adieu, madame; j’ai voulu vous procurer une bonne
nuit, et j’y ai réussi, je pense.

Elle se retirait; Mme de Mauserre la rappela.--Et cette lettre qui doit
tout sauver, tout réparer, l’avez-vous écrite?

--La pauvre tête que je suis! répondit-elle. Je viens de passer une
heure devant ma table, cherchant vainement à rassembler mes idées, qui
dansaient autour de moi comme des écoliers en révolte. Au surplus, la
main me tremblait si fort que ma pauvre lettre n’aurait pas été lisible.
Il vaut mieux que je m’endorme sur mon émotion: j’écrirai demain.

--Demain?

--Soyez sans crainte, il aura ma lettre avant midi.

--Non, ma chère. Il faut écrire dès ce soir; demain n’est pas à nous. Je
vous aiderai, on se tire quelquefois d’affaire avec un peu de secours,
et, si la main vous tremble, je vous servirai de secrétaire; vous
n’aurez que la peine de recopier.

Aussitôt, malgré les protestations et les résistances de Meta, elle
apporta sur la table un encrier, une plume, un buvard d’où elle tira un
cahier de papier rose.--Voyez comme ce papier est joli! disait-elle; il
va nous inspirer, car il faut que notre épître soit très-amoureuse,
n’est-il pas vrai?

--Il m’a recommandé de la faire aussi tendre que possible, répondit Meta
en souriant, et c’est là ce qui m’embarrasse; je suis si novice dans ce
genre de littérature!

--Quand je vous dis que je vous aiderai! Je tiens la plume; comment
débuterons-nous? Je vais écrire: Tony, je vous adore.

--Ah! madame, je vous prie, ménagez ma fierté, fit-elle en lui retenant
la main. Et puis vous l’appelez Tony, vous en avez le droit; c’est une
liberté que je n’ai jamais prise avec lui...

--Et qu’il faut prendre aujourd’hui, répliqua Mme de Mauserre. N’oubliez
pas que la lettre que nous allons composer est ce qu’on appelle en
diplomatie une lettre ostensible.

Après bien des tergiversations et des discussions, cette malheureuse
minute se trouva rédigée tant bien que mal; elle était ainsi conçue:

«Ce que la surprise et la joie m’ont empêchée de vous dire, je vous
l’écris, Tony; mais pourquoi faut-il que j’écrive? Je croyais vous avoir
tout dit sans parler. Ai-je rêvé qu’un soir nous étions ensemble, que le
hennissement d’un cheval nous a fait tressaillir, que je me suis dégagée
de votre bras enlacé autour de ma taille, et qu’avant de m’enfuir... Ce
baiser, Tony, n’était-il pas une réponse? Il vous en faut une autre; il
est donc vrai que vous vous défiez de moi! Soyez satisfait, cette lettre
vous apprendra, si vous l’ignorez, que je vous aime, que depuis
longtemps mon cœur vous appartient tout entier. Tony, je vous abandonne
le soin de ma destinée, je suis prête à vous suivre au bout du monde. Ne
me trompez pas, le jour où vous le voudrez, je serai votre femme.»

Après avoir tracé le dernier mot de ce brouillon, qu’elle relut à haute
voix:--C’est parfait, s’écria Mme de Mauserre; il ne manque plus que la
date. Vite à l’ouvrage, ma belle! voici du papier. La main vous
tremble-t-elle encore?

--Non, madame, répondit Meta, qui trempa résolûment sa plume dans
l’écritoire.

--Permettez, reprit Mme de Mauserre, j’oubliais que ce papier est marqué
à mon chiffre; si on s’en apercevait, on pourrait croire que je suis
pour quelque chose dans cette affaire, et que je vous ai soufflé votre
leçon... Vous écrirez chez vous tout à l’heure. Êtes-vous sûre de votre
mémoire, ou voulez-vous emporter ce petit chiffon rose?

--C’est inutile, madame, lui repartit gaîment Meta. Je sais ma romance
sur le bout du doigt; désirez-vous que je vous la récite?

Et à ces mots, roulant le chiffon rose en papillote, elle se disposait à
le brûler à la bougie. Mme de Mauserre le lui arracha et le serra dans
son buvard.--Je crains toujours que vous ne vous ravisiez. Ce brouillon
est un témoin, et j’entends le conserver jusqu’à demain pour vous
confondre, si votre copie n’était pas exacte; au besoin, je le
montrerais à Tony. Vous voilà tenue de le transcrire bien fidèlement;
vous me le jurez par toutes les larmes que vous m’avez coûtées!

Là-dessus, elle lui prit et lui secoua les deux mains, et la mit à la
porte en s’écriant:--Ou je suis bien abusée, ou avant peu mon malade
sera guéri, et je serai la plus consolée des femmes.




XI


Le lendemain fut un jour à grandes émotions dont je n’aime pas à me
souvenir; heureusement il n’y en a pas beaucoup de semblables dans ma
vie. Je me réveillai dans les meilleures dispositions, voyant en beau
l’avenir et les gens qui se marient, content de moi, de ma conduite, de
ma sagesse, de l’engagement que j’avais pris. Loin de regretter ma douce
liberté, je bénissais l’obligeant collier que je m’étais passé moi-même
autour du cou.

J’attendis toute la matinée la lettre de Meta, et je m’étonnais qu’elle
me la fît attendre; mais je ne concevais aucune inquiétude: j’étais sûr
de son cœur comme du mien. J’avais préparé mon discours à M. de
Mauserre; entrée en matière, exorde, péroraison, d’un bout à l’autre
cette pièce d’éloquence était admirable, et me paraissait d’un effet
irrésistible.

Midi sonna; je n’avais encore rien reçu, l’impatience me prit. Je sortis
de chez moi; en passant devant l’appartement de M. de Mauserre, dont la
porte était entr’ouverte, j’y aperçus une grande malle pleine de hardes,
que son valet de chambre achevait de garnir. Cette malle me donna fort à
penser. La supposition à laquelle je m’arrêtai fut que M. de Mauserre,
ayant fait à son réveil de sages réflexions et s’étant avisé que les
voyages sont le meilleur moyen d’oublier, venait de se résoudre à partir
pour le pays où il y a des orangers et point de Meta. Cette
détermination me parut honorable et digne de lui. J’eus la surprise de
trouver dans la salle à manger Mme de Mauserre, qui avait enfin rompu sa
clôture. Elle était pâle, sérieuse; mais il y avait de l’espérance dans
ses yeux.

Ma conjecture ne m’avait pas trompé: M. de Mauserre nous dit pendant le
repas qu’il avait une recherche à faire aux archives de Florence, qu’il
se mettrait en route le soir même ou le lendemain matin. M. d’Arci fut
assez maître de ses sentiments pour cacher l’intime satisfaction que lui
causait cette nouvelle. Je ne sais ce qui allait échapper à Mme de
Mauserre, quand son regard rencontra le mien, qui lui conseillait le
silence. Elle se tut. Quant à Meta, je crus remarquer quelque altération
dans sa figure et dans son humeur; elle avait le visage allongé, le
sourcil mobile, le regard fuyant; sa voix était sourde et comme voilée.
Je connaissais par expérience les ondoiements singuliers de son
caractère, deux fois déjà ce terrain mouvant m’avait manqué sous le
pied; mais ce jour-là j’étais gai comme un pinson, et j’écartai de mon
esprit tout fâcheux pronostic.

Après le déjeuner, je me trouvai seul avec Mme de Mauserre au
salon:--J’imagine, lui dis-je, que vous voilà contente.

--Comment le serais-je, Tony? Il l’aime donc bien, puisqu’il a besoin de
voyager pour étourdir son chagrin.

--Vous êtes aussi trop exigeante, lui dis-je en riant. Otez une poupée à
Lulu, vous lui permettrez de bouder durant vingt-quatre heures. En de
certains moments, les plus grands hommes sont des Lulus.

--Et Dieu sait quand il reviendra!

--Il reviendra, madame, aussitôt que Mlle Holdenis ne sera plus ici.

--Ah! Tony, j’ai bien envie de lui demander...

--Ne lui demandez rien, acceptez ce qu’il vous offre. Je vous en prie,
retirez-vous dans votre appartement, et, lorsqu’il viendra vous faire
ses adieux, embrassez-le tendrement sans paraître ni le blâmer, ni
l’approuver. L’un serait aussi fâcheux que l’autre.

--Je ferai ce que vous me conseillez; n’êtes-vous pas mon sauveur? C’est
vous qui l’avez déterminé à fuir le péril.

--Vous vous trompez, je ne suis pour rien dans sa décision.

--Ne soyez donc pas si réservé avec moi. Mlle Holdenis m’a instruite de
tout; convenez...

Elle n’en put dire davantage, M. de Mauserre était rentré dans le salon
et nous regardait d’un œil défiant. Ce regard la déconcerta, elle perdit
contenance et s’enfuit.

Il vint à moi et me dit:--Je suis fâché, Tony, de vous déranger toujours
dans vos mystérieux colloques avec Mme de Mauserre; mais j’ai une
communication fort indiscrète et peu courtoise à vous faire, et vous me
voyez dans un grand embarras.

Il avait l’air si malheureux que je lui répondis:--Qu’est-ce qui peut
vous embarrasser? Il me serait bien difficile aujourd’hui de vous
refuser quelque chose.

--Je me suis rendu ce matin auprès de Mlle Holdenis, continua-t-il, pour
lui annoncer mon départ et la prier de rester ici jusqu’à ce que Mme de
Mauserre ait trouvé à la remplacer. Elle y a consenti par dévoûment pour
ma fille, mais à une condition.

--Laquelle, je vous prie?

--C’est que vous retournerez dès ce soir à Paris, attendu, ce sont ses
propres paroles, qu’il lui est impossible de rester un jour de plus aux
Charmilles avec vous.

Je demeurai abasourdi, hors de moi, suspendu entre le doute et la
colère. Pendant deux ou trois secondes, le parquet me sembla rouler ou
tanguer comme le pont d’un navire bercé par les vagues.

M. de Mauserre jouissait malignement de ma déconvenue.--Que lui
avez-vous donc fait? reprit-il. Je vous croyais dans les meilleurs
termes, elle et vous. Je l’ai questionnée, elle s’est retranchée dans un
impénétrable silence.

--Je ne suis pas plus instruit que vous, lui répondis-je en composant
tant bien que mal mon visage, qui sans doute grimaçait un peu. Il
n’importe; ce soir même, je ne serai plus ici.

--Sans rancune? me dit-il avec un retour d’affection. J’en use librement
à votre égard comme envers un vieil ami; mais savez-vous? faites mieux,
vous devriez attendre jusqu’à demain et m’accompagner à Florence.

--Oh! pour cela, non, repartis-je. Je n’ai pas de recherches à faire aux
archives, et il me tarde de me revoir dans mon atelier de Paris.

Il me quitta là-dessus, et, dès qu’il se fut éloigné, je courus cogner à
coups redoublés à la porte de la nursery. Point de réponse. J’essayai de
forcer la consigne; le verrou était tiré et résista noblement à mes
efforts. J’allai me secouer un peu sur la terrasse, j’en avais grand
besoin. J’aperçus au bout du potager Lulu, qui n’était accompagnée que
de sa bonne. J’en conclus que sa gouvernante était retenue dans son
dortoir par quelque affaire; je retournai à sa porte, mais je ne cognai
pas: M. de Mauserre était avec elle, et ils causaient d’un ton fort
animé. Je repassai une heure plus tard; cette fois j’entrai, l’oiseau
n’était plus au nid. Je remontai chez moi, je commençai à faire mes
malles. Tout à coup j’avisai par la fenêtre mon invisible, qui était
descendue chercher son élève dans le parc et la ramenait au château. Je
dévalai en courant l’escalier, j’arrivai sur le perron comme elle était
au bas, gourmandant une femme de chambre d’un ton hautain, qui
contrastait avec sa modestie accoutumée. Son visage, ses sourcils, son
attitude de Sémiramis, me frappèrent de stupeur. Quand elle eut fini de
gronder, elle considéra quelques instants un épervier qui planait
au-dessus du château en poussant des cris aigus. Elle serrait les lèvres
et gonflait ses narines; il me parut qu’elle aussi flairait une proie,
qu’il y avait dans son cœur un épervier qui, ainsi que l’autre, avait
faim, battait de l’aile et criait.

Elle se mit à gravir les marches du même pas qu’on monte à l’assaut; ses
pieds élastiques, vainqueurs, semblaient dire: Ce perron est à nous! Je
m’étais adossé à la balustrade; les bras croisés, je l’attendais. Elle
me regarda comme on regarde un inconnu; c’était à croire qu’elle ne
m’avait jamais vu, jamais parlé, qu’elle cherchait à deviner qui
j’étais. Il n’y avait qu’un conteur de coquecigrues qui pût prétendre
que la veille au soir elle m’avait donné par aventure un long baiser sur
la bouche. Je n’eus pas la force de proférer un mot, elle me dépassait.
Il m’eût été plus facile de l’étrangler que de lui parler.

Comme je regagnais ma chambre, Mme d’Arci, qui semblait fort agitée, me
saisit par un bouton de mon habit, et m’entraînant au salon:--Que se
passe-t-il donc? me demanda-t-elle d’une voix tremblante.

--Je n’en sais rien, et le diable m’emporte si je me soucie de le
savoir, lui répondis-je. Tout est possible, à commencer par
l’impossible.

Je cherchai à m’esquiver, elle me retint.--Faites-moi la grâce de
m’écouter et de me donner un conseil. Tout à l’heure, avec l’assentiment
de M. d’Arci, je me suis présentée chez mon père pour lui offrir de
l’accompagner à Florence. Mlle Holdenis lui tenait compagnie, ils ont
passé toute l’après-midi ensemble, tantôt chez elle, tantôt chez lui. En
traversant l’antichambre, je l’ai entendu s’écrier: «Fournissez-moi
cette preuve, et je vous promets de ne pas me venger.» A ma vue, il
s’est arrêté court, et, lorsqu’il a su ce qui m’amenait, il m’a priée de
me retirer en disant: Je ne pars plus.

--Je vous répète que mon seul étonnement est de me trouver encore ici,
repartis-je en colère, mais je n’y serai plus longtemps. Cette maison
m’est odieuse, je suis las des femmes qui pleurent et qu’il faut
consoler par des mensonges; las des femmes qui mentent et dont il faut
déchiffrer les rébus; las de voir deux hommes qui ne sont pas des sots,
souffrir qu’une plaisante mignonne leur passe à tour de rôle la plume
par le bec; las de mes écoles et des écoles des autres; las enfin
d’entendre tous les jours conjuguer le verbe partir: elle partira, je
partirai, nous partirons,--et personne ne part, excepté moi, morbleu!
Reste qui voudra dans cet endiablé château, où je perdrais à la fin ma
gaîté, ma jeunesse et mon talent.

Aussitôt je donnai l’ordre à un domestique d’aller retenir pour moi une
voiture à Crémieu, et je remontai dans ma chambre, bien décidé à m’y
tenir clos et couvert jusqu’à mon départ et à ne faire d’adieux à
personne. Cependant, lorsque j’eus bouclé mes malles, il me parut
impossible de m’en aller sans savoir ce qui était arrivé, quel prétexte
avait inventé Meta pour m’éloigner, pourquoi M. de Mauserre, après nous
avoir annoncé son départ, ne partait plus, et ce que signifiaient ces
mots: «Fournissez-moi cette preuve, et je vous promets de ne pas me
venger.» Je commençai à soupçonner qu’il y avait là-dessous quelque
noire machination, et je me perdais en conjectures. Le soleil venait de
se coucher; je m’introduisis sans dire gare dans l’appartement de M. de
Mauserre, que je n’y trouvai pas. J’appris d’un domestique qu’il était
descendu chez sa femme, je m’y rendis; une scène bien imprévue m’y
attendait.

Mme de Mauserre s’était conformée à mes instructions; elle avait passé
l’après-midi au coin de son feu sans échanger un mot avec personne, et
n’était sortie que pour faire une courte promenade en voiture. Elle
venait de rentrer et avait encore son chapeau sur la tête, quand elle
reçut la visite de M. de Mauserre.

--Alphonse, lui dit-elle, j’espère apprendre de vous-même que vous avez
renoncé à votre voyage.

--Vous apprendrez de moi, lui répliqua-t-il, que l’homme le plus sûr de
sa volonté est sujet à changer d’avis trois fois dans une journée. Ce
matin, j’étais résolu à partir seul; il y a deux heures, je comptais
emmener Lulu...

--Et sa gouvernante? interrompit-elle vivement.

--Peut-être... Mais rassurez-vous, je suis retenu ici par une affaire
importante.

--Quelle est cette affaire, Alphonse? De quoi s’agit-il?

--Ce matin donc, poursuivit M. de Mauserre, en s’efforçant d’être calme,
quand j’ai communiqué mon projet à Mlle Holdenis, elle n’a pu retenir un
mouvement d’effroi, et m’a fait entendre que j’avais tort de m’éloigner.
L’instant d’après, comme je la priais de rester quelques jours encore
aux Charmilles, elle a mis pour condition que M. Flamerin s’en irait dès
ce soir à Paris. Il y avait là, vous en conviendrez, de quoi me rendre
curieux. Je suis retourné auprès d’elle cette après-midi; je l’ai
pressée, accablée de questions. Pendant plus d’une heure, je l’ai tenue
sur la sellette, elle se plaignait que je la mettais à la torture. Enfin
je suis parvenu à lui extorquer son secret; mais une simple affirmation
ne pouvait me suffire, il me fallait des preuves. Pour les obtenir, je
lui ai promis solennellement que je ne me vengerais pas, et même que je
partirais sans vous avoir parlé de rien. De telles promesses n’engagent
point, et je serais incapable de tenir la mienne;--vous savez qui je
suis et ce que M. Flamerin peut attendre de moi.

--Vous ai-je bien entendu? s’écria-t-elle. Vous vous vengerez de M.
Flamerin parce qu’il a l’audace d’aimer Mlle Holdenis et de vouloir
l’épouser?

--Cette comédie est percée à jour, répondit-il, et ne peut plus vous
servir. Tony s’y est si bien pris qu’il m’avait donné le change; mais je
vous répète qu’à cette heure je sais tout, et que j’ai en main la preuve
qu’il est votre amant.

Elle demeura comme pétrifiée, n’en croyant pas ses oreilles et se
demandant si elle rêvait. Elle répétait machinalement:--Vous avez la
preuve que Tony!... Alphonse, êtes-vous dans votre bon sens?--Tout à
coup un trait de lumière traversa son esprit; elle courut à sa table,
ouvrit précipitamment son buvard.

--Je vous ai devancée, voici ce que vous cherchez! lui dit M. de
Mauserre, et à ces mots il tira d’un carnet et lui présenta le dangereux
papier rose.

Mme de Mauserre m’a raconté qu’en ce moment elle avait senti son âme se
déchirer en deux, partagée qu’elle était entre l’horreur d’une perfidie
qui dépassait son imagination et la joie folle de découvrir que M. de
Mauserre l’aimait encore assez pour être jaloux. Quand elle eut repris
ses sens, elle s’élança sur un cordon de sonnette qu’elle secoua d’une
main fiévreuse en disant:--Il faut que Mlle Holdenis vienne ici;
j’entends que ce soit elle-même qui vous explique tout.

Au bout de quelques minutes, Meta parut, et Mme de Mauserre fut étonnée,
comme je l’avais été peu auparavant, du changement subit qui s’était
fait dans son maintien et dans son visage. La tête haute, les lèvres
serrées, le parler bref et rapide, le regard dur, elle avait l’attitude
d’une personne qui vient de prendre une audacieuse décision et d’engager
avec le sort une partie qu’elle est déterminée à gagner coûte que coûte.
Mme de Mauserre l’examina un instant en silence.

--Je vous ai fait venir, ma chère, lui dit-elle, pour vous demander des
nouvelles de votre mariage.

--De quel mariage, madame? avec qui?

--Avec M. Flamerin. N’en serait-il plus question? Les projets se font et
se défont dans ce château avec une facilité inouïe.

--Celui-ci ne m’était pas connu, madame.

--Il ne vous souvient plus qu’hier vous avez eu dans le parc une
conférence intime avec Tony, qu’il vous a demandé votre main, qu’il a
été convenu entre vous deux que vous lui écririez, et que votre lettre
serait montrée à M. de Mauserre?

--Je ne sais ce que vous voulez dire, madame.

--Est-ce moi qui vous parle? est-ce vous qui me répondez? est-il faux
qu’hier au soir nous avons composé ensemble le brouillon de cette
lettre, que nous étions assises, vous et moi, à cette table, que je
tenais la plume et que j’écrivais sous votre dictée?

--Mais vraiment, madame, vous avez rêvé tout cela.

Mme de Mauserre s’approcha de Meta, la regarda dans les yeux; pour la
première fois elle en aperçut le fond, et ce qu’elle y vit
l’épouvanta.--Ah! mademoiselle, lui dit-elle, vous me faites peur; qui
donc êtes-vous?

--Vous êtes aussi trop exigeante, lui dit M. de Mauserre. Comment
voulez-vous qu’elle appuie de son témoignage une explication si peu
vraisemblable? Passe encore si vous aviez eu soin de la prévenir et de
vous concerter d’avance avec elle...

En ce moment, je venais d’entrer dans la chambre, et je promenais dans
l’espace des yeux étonnés, cherchant à deviner quelle scène se jouait
entre cet homme, qui affectait mal le sang-froid, et ces deux femmes,
dont l’une avait le visage d’une folle, l’autre la pâleur et
l’effrayante rigidité d’une statue.

--Arrivez donc, Tony, me cria Mme de Mauserre. Il se passe ici des
choses bien extraordinaires. Figurez-vous que vous êtes mon amant, que
Mlle Holdenis l’affirme et que M. de Mauserre le croit!

Je me saisis du papier rose qu’elle me montrait du doigt. Après l’avoir
parcouru des yeux:--L’homme, m’écriai-je, qui peut s’imaginer
sérieusement que cette lettre m’a été écrite par Mme de Mauserre est un
misérable fou.

Elle vint à moi, et commença d’une voix entrecoupée un récit que j’avais
grand’peine à suivre. M. Mauserre nous interrompit:--Ce n’est pas ici le
lieu de nous expliquer, me dit-il d’un ton d’autorité,--et il ajouta sur
une note menaçante:--Sortons; nous viderons notre différend tête à tête.

Mme de Mauserre courut se placer entre la porte et lui:--Mademoiselle,
dit-elle à Meta, soutiendrez-vous jusqu’au bout un mensonge qui met deux
vies en danger?

Je m’avançai moi-même vers Meta; elle ne put supporter mon regard, qui
apparemment était aussi terrible que celui d’un juge en robe rouge. Je
vis sa figure se décomposer par degrés. Son action était trop forte et
trop pesante pour son courage, elle pliait sous le faix; il me sembla
que j’assistais à l’écroulement d’une volonté. Je crus que les jambes
allaient lui manquer, et qu’elle tomberait sur ses genoux. Cependant
elle réussit à se tenir debout; elle conservait dans sa défaillance je
ne sais quelle sombre fierté.

--Ne me regardez pas, madame, dit-elle à Mme de Mauserre, qui s’était
approchée; ne me parlez pas, ou je n’avouerai rien. Quoi que j’aie fait
pour cela, je n’ai jamais pu vous aimer; vous êtes riche et je suis
pauvre, vous êtes belle, et je ne le suis pas, et il y avait une
insolence cachée dans vos bontés. Il m’a semblé plus d’une fois que je
ferais une œuvre méritoire en vous prenant votre bonheur, qui est
l’injuste récompense d’une faute, et que vous avez le tort de trop
montrer. Hier soir, votre joie m’a fait mal, et je suis sortie d’ici
moins bonne que je n’y étais entrée.--Puis, s’adressant à M. de
Mauserre:--Oui, monsieur, la vengeance que vous méditez serait un crime,
car je mentais tout à l’heure; mais n’avez-vous pas menti vous-même en
me donnant votre parole que vous m’aimiez assez pour ne pas vous venger?

A ces mots, elle se détacha de la muraille contre laquelle elle
s’appuyait, et traversa la chambre pour gagner la porte. En passant
devant moi, elle jeta un cri désespéré et balbutia:--Que ne suis-je
morte, il y a huit jours, dans le lac Paladru!

Après qu’elle fut sortie, M. de Mauserre resta quelques instants
immobile, sans couleur et sans voix. Était-il content? était-il fâché?
Je soupçonne qu’il était l’un et l’autre. Il se trouvait dans la
situation d’esprit d’un homme qui a découvert une grosse erreur dans son
livre de comptes et qui refait son addition en se demandant comment il a
pu se tromper, à la fois confus de sa méprise et satisfait de s’en être
aperçu à temps. Ses yeux étaient cloués au plancher. Il les releva, et
contempla la porte par laquelle venait de sortir et de disparaître à
jamais un rêve que peut-être il regrettait; j’imagine qu’il se
consultait pour savoir par quoi il le remplacerait: la nature humaine a
horreur du vide. Il est possible aussi que je m’avance trop, et qu’il ne
sût pas lui-même où il en était. Ce qui est certain, c’est qu’il revint
à lui, m’embrassa, et me dit d’une voix émue:--Me pardonnerez-vous
jamais?

--N’y comptez pas, lui répondis-je; je me propose d’écrire un livre
intitulé: _De la bêtise des hommes d’esprit_. J’ajoutai: Il y a ici
quelqu’un dont l’indulgence vous est plus nécessaire que la mienne.

Et, le prenant par la main, je le conduisis vers Mme de Mauserre. Elle
le regarda longtemps avec un sourire indéfinissable, puis elle fondit en
larmes et me sauta au cou en s’écriant:--Il faut bien que je lui
pardonne tout, mon bon Tony, parce qu’il a voulu vous tuer!




XII


Vous me faites l’amitié, madame, de m’accorder du talent; mais vous avez
toujours douté de ma sagesse. Je ne sais ce que vous en penserez tantôt;
je suis plus fier de ce que je vais vous dire que du meilleur de mes
tableaux.

M. d’Arci avait passé la soirée dans ma chambre. Il était instruit de
tout, et je vous assure que ses pieds ne touchaient pas à la
terre.--Grâce à Dieu, nous en sommes quittes pour la peur, me disait-il.
Il est donc vrai que le méchant fait quelquefois une œuvre qui le
trompe. En vérité, Mlle Holdenis est plus candide que je ne supposais;
elle a rejoint innocemment ce qu’elle voulait disjoindre à jamais.
Comment n’a-t-elle pas compris que la jalousie survit à l’amour et dans
certains cas le ressuscite? Prenez l’homme le plus dégoûté de son bien,
et avisez-vous de crier au voleur; il portera la main à sa poche.

--Il y a plus, lui répondis-je, M. de Mauserre vient d’éprouver qu’il
n’est pas si facile qu’on pense de se débarrasser de ses souvenirs. Il
nous arrive de les croire morts; soudain ils sortent on ne sait d’où et
nous happent à la gorge. Le mieux est de ne pas se brouiller avec eux.

--C’est possible, répliquait-il; mais nous l’avons échappé belle. Ah! la
gredine!--Et il se frottait les mains avec acharnement.

Il me quitta vers minuit. Tout ce qui s’était passé en moi et autour de
moi depuis vingt-quatre heures m’avait si fort remué que, hors d’état de
dormir, je renonçai à me mettre au lit. Je tournais et virais dans ma
chambre, et je résolus de prolonger cet exercice jusqu’au matin. Je
désirais assister du haut de ma tourelle au départ de Meta. Je sentais
que jusqu’alors je ne reprendrais pas mon assiette, que je devais
attendre, pour respirer plus librement, d’avoir vu de mes yeux
disparaître au bout de la grande charmille la voiture qui emmènerait
cette ennemie de mon repos. J’achevais à peine la lecture d’un chapitre
fort déplaisant du livre de ma vie; il me tardait de tourner le
feuillet.

J’allais donc et je venais, essayant de penser au manteau de mon Boabdil
ou à la théorie des couleurs complémentaires, et songeant à tout autre
chose. Par intervalles, je m’accoudais sur la tablette de ma fenêtre. Je
contemplais des massifs d’arbres qui se découpaient sur le ciel étoilé,
une enfilade confuse de toits et deux girouettes que le vent faisait
grincer;--il me semblait que ces girouettes, ces arbres, ces toits se
ressentaient d’une grande émotion dont ils tâchaient de se remettre, et
que le château avait l’air effaré d’un poulailler qui a reçu la visite
d’une fouine.

Tout à coup j’entendis gratter à ma porte; je prêtai l’oreille. On
gratta de nouveau; je criai: Qui est là? La porte s’ouvrit, et Meta
Holdenis m’apparut, vêtue de sa robe grise et de sa guimpe en tulle
plissé, sur laquelle à son ordinaire pendait une croix en cornaline.
C’était sa toilette du matin; mais je crus m’apercevoir que sa guimpe,
dont la collerette lui caressait le menton, était fraîche, qu’elle
l’avait tirée exprès d’un carton pour m’en faire les honneurs. Elle-même
me fit l’effet d’une Meta toute neuve, que je n’avais pas encore vue.
Son regard avait un éclat humide d’une douceur particulière; ses yeux,
qui avaient beaucoup pleuré, s’étaient comme dilatés par la souffrance:
ils étaient si grands qu’ils mangeaient pour ainsi dire le bas de son
visage et le contour un peu anguleux du menton. Le front nageait dans la
lumière; on eût dit que le chérubin de la douleur ou du repentir y avait
versé une céleste rosée. La beauté est toujours semblable à elle-même;
il n’est rien de tel que les figures à caractère pour se renouveler sans
cesse: ce sont des boîtes à surprise.

Madame, un artiste a comme tout le monde des colères, des indignations,
des mépris; mais sa colère est quelquefois à la merci de ses yeux. Il
estime comme Bridoison que la forme est une grande chose, et il a des
indulgences pour les crimes qui sont accompagnés de beaux effets de
lumière. Mon premier mouvement fut de saisir un crayon et de dire à la
singulière personne qui me rendait une visite nocturne:--Restez là,
comme vous voici, debout sur le seuil de cette porte, et ne bougez pas
avant que j’aie fini de vous croquer.--Je me ravisai: si nouvelle
qu’elle me parût, mes souvenirs s’éveillèrent et la saluèrent en
l’appelant par son nom. Je reconnaissais distinctement une taille svelte
et souple que j’avais serrée dans mes bras, deux mains qui s’étaient
posées sur mes deux yeux, une bouche à qui les baisers coûtaient aussi
peu que les promesses.

Je détournai la tête et fis un grand geste très-expressif, qui voulait
dire:--Allez-vous-en bien vite!--Elle recula; puis prenant courage, elle
entra dans la chambre, dont elle referma la porte. Et la voilà seule
avec moi et chez moi! L’horloge du château sonnait deux heures.

--Que me voulez-vous? lui criai-je brutalement. Ne voyez-vous pas que
vous me faites horreur?

--Ayez pitié de moi, me répondit-elle d’une voix brisée. Je veux, avant
de partir, maudire ma faute devant vous et implorer à genoux mon pardon.

Elle se jeta sur une chaise, posa ses deux coudes sur la table, et avec
une abondance de larmes et d’adjectifs dont je fus comme accablé, elle
entama ce qu’elle appelait sa confession, c’est-à-dire un verbeux
discours plein d’incohérences et de contradictions, où j’avais
grand’peine à démêler la vérité du mensonge. Quoi qu’elle pût dire, elle
se croyait à moitié sur parole; c’était moins une âme fausse qu’une
conscience faussée. Rompue de bonne heure à la gymnastique du sophisme,
elle y avait contracté une funeste souplesse et l’habitude de se
persuader tout ce qu’il lui plaisait. C’est une bonne chose que la
gymnastique, madame; mais il en faut user avec discrétion. Ne souffrez
pas qu’on instruise vos enfants à se disloquer les membres, ni à marcher
sur la tête, et ne permettez pas non plus qu’on fasse trop raisonner
leur conscience. Plutôt lourdaud que jongleur! si jamais je suis père,
ce sera ma maxime.

Meta commença par battre humblement sa coulpe, se chargeant elle-même
avec une impitoyable dureté et flétrissant sa conduite sans ménager ses
termes. Elle en vint peu à peu, sinon à se disculper, du moins à plaider
les circonstances atténuantes, à pallier ses torts, et ses excuses
auraient été bien impudentes si elles n’avaient été bien naïves. Elle me
dit que, lorsque M. de Mauserre s’était présenté auprès d’elle pour lui
annoncer son départ, elle avait été piquée de la facilité avec laquelle
il se résignait à la quitter, que sa coquetterie (elle employa ce mot)
s’était révoltée, que soudain elle avait pensé au terrible usage qu’elle
pouvait faire du papier rose, qu’elle en avait repoussé l’idée avec
horreur, pour l’embrasser bientôt après avec une sorte de passion
aveugle et irrésistible. Elle compara l’entraînement fatal auquel elle
avait cédé à une sorte d’hallucination et à l’attrait mêlé d’épouvante
qu’exerce un précipice sur le malheureux atteint de vertige; elle
conclut que c’était une épreuve que Dieu lui avait envoyée, qu’en la
faisant succomber il avait voulu lui enseigner la vertu divine du
repentir qu’elle ignorait encore.

Ainsi parlait-elle. Je vous le répète, c’était une conscience qui
jonglait, un bandeau sur les yeux; les boules partaient, sautaient, se
croisaient dans l’air. Tony Flamerin eût applaudi, s’il n’eût préféré
s’indigner.

--Fort bien, lui dis-je en l’interrompant. Désormais le voleur qui aura
forcé un secrétaire alléguera qu’il était halluciné; le fils qui
poignardera son père se plaindra d’avoir eu le vertige; le couteau avait
son idée, la main a suivi, la volonté était absente, elle ne sera pas en
peine de prouver son alibi. Ne condamnons ni les escrocs ni les
assassins; Dieu les a induits à mal faire pour les perfectionner par le
repentir. Un point m’embarrasse: ce n’est pas assez de se persuader
soi-même, il faut persuader son juge.

Elle m’interrompit à son tour, et tirant de sa poche une lettre qu’elle
avait reçue de son père le matin:--Voilà ce qui m’a perdue!
s’écria-t-elle.

Je pris cette missive, qui était de poids, et j’en parcourus rapidement
les premiers feuillets. M. Holdenis y donnait à sa fille des nouvelles
circonstanciées de tout le pigeonnier, lui parlant au long de ses jeunes
sœurs et de ses petits frères, et l’assurant, à ce qu’il me parut, que
Hermann, aussi bien que Thecla, Aennchen, Minnichen et Lenchen faisaient
de jour en jour de réjouissants progrès en idéalité.--«Figure-toi,
ajoutait-il, qu’hier notre cher petit Niklas, après avoir regardé le
ciel qui était pur comme ton cœur, s’est écrié: Bonjour le bon Dieu!
Cette naïve exclamation nous a émus jusqu’aux larmes, ta bonne mère et
moi.»

Quelque intérêt que je portasse au petit Niklas, je lus plus
attentivement la dernière page de la lettre, où il n’était plus question
de lui. Elle était ainsi conçue:

«Les confidences que nous fait notre cher ange nous ont plongés dans une
perplexité inexprimable. Qu’il y regarde à deux fois avant de se décider
et de repousser les brillantes perspectives qui s’ouvrent devant lui. Tu
nous insinues que ton cœur est pris; je te réponds: Ne crois pas trop
facilement ton cœur, chère enfant. A la distance où nous sommes l’un de
l’autre, je suis embarrassé à te conseiller; mais puis-je admettre que
le ciel destine pour mari à notre Meta un artiste qui n’a pas d’autre
dieu que son talent, et permets-moi d’ajouter, un homme qui s’est
indignement conduit avec ton père, et ne lui sera jamais d’aucun
secours? Plus je songe à la combinaison de circonstances vraiment
providentielles auxquelles tu dois de connaître M. de Mauserre, moins je
peux me défendre d’y reconnaître un conseil mystérieux de la souveraine
sagesse sur toi et sur cet homme distingué; elle se propose sans doute
de purifier son cœur et l’usage qu’il fait de ses biens. Les impies
attribuent tout au hasard; il n’y a point de hasard. Dieu t’a
visiblement choisie pour faire luire sa lumière devant le monde; ne
serais-tu pas coupable envers lui, si, par complaisance pour un penchant
irréfléchi de ton imagination romanesque, tu refusais la haute position
à laquelle il semble te convier? Cher ange, réfléchis beaucoup, et dans
tes réflexions n’oublie pas ton pauvre père, qui t’embrasse comme il
t’aime.»

                   *       *       *       *       *

L’effet que produisit sur moi cette lecture fut de tempérer ma colère
par une douce gaîté. Il y avait longtemps que je n’avais lu de la prose
de M. Holdenis, et ses petites théories providentielles me parurent
cadrer à merveille avec son visage de prédestiné.

--Pourquoi m’avez-vous montré cette lettre? demandai-je à Meta. Est-il
possible que ce misérable chiffon de papier ait pu avoir la moindre
influence sur vos décisions? Que n’avez-vous fait comme moi?

Et je déchirai les huit feuillets en menus morceaux; je pris plaisir à
voir voltiger dans la chambre cet essaim d’aimables papillons.

--Je tenais à vous prouver, me répondit-elle, que les apparences sont
souvent trompeuses... Elle demeura court un instant, son écheveau
s’embrouillait; mais elle remédia bien vite à cet embarras de son esprit
et de sa langue. Baissant les yeux, elle reprit:--Cette lettre ne vous
prouve-t-elle pas que, si j’ai paru vous être infidèle, mon cœur ne l’a
jamais été?--Aussitôt, sans me laisser le temps de placer un mot, elle
me raconta impétueusement qu’elle m’avait toujours aimé, qu’elle n’avait
pu se consoler de mon départ de Genève, que mon image était demeurée
gravée dans son cœur, qu’elle était venue aux Charmilles sur l’assurance
qu’Harris lui avait donnée de m’y rencontrer. Puis elle se plaignit de
moi et prétendit qu’elle n’avait pas su à quoi s’en tenir sur mes
sentiments pour elle.--Je l’avais toujours pris sur un ton si léger,
disait-elle, qu’elle n’avait jamais eu la certitude d’être aimée; la
déclaration un peu leste que je m’étais permis de hasarder dans le
cimetière l’avait froissée; en agréant les empressements de M. de
Mauserre, elle s’était proposé d’exciter ma jalousie, sans prévoir les
néfastes conséquences que ce jeu pouvait avoir; bref, il y avait
beaucoup de ma faute dans ce qui était arrivé, et la veille encore,
après notre entrevue dans le parc, elle s’était demandé si j’étais bien
sérieux, si je ne saisirais pas le premier prétexte venu pour me dégager
de ma parole.

A ces mots, je partis d’un éclat de rire homérique, et m’étant installé
dans un fauteuil, aussi loin d’elle que possible:--C’est trop fort, ma
chère, lui dis-je. Vous verrez que le criminel, c’est moi; que vous avez
à vous plaindre de mes trahisons et de mes perfidies; que l’autre soir,
après vous avoir tendrement embrassée, je suis allé tout courant offrir
à une autre femme mon cœur et mes lèvres. Ne pourriez-vous être sincère
une fois dans votre vie et m’accorder que, si vous êtes plus sensible
que tendre, vous êtes encore plus ambitieuse que sensible? Le secret de
votre conduite est dans le mot de la bohémienne. Convenez que les femmes
de votre caractère ont la manie de courir deux gibiers à la fois, et que
vous vous êtes amusée à coucher en joue tour à tour un lapin, qui est
votre serviteur, et un lièvre qui s’est appelé tantôt le baron Grüneck,
tantôt M. de Mauserre. Le lièvre a gagné pays; je vous défie bien de
rattraper le lapin.

Elle jeta un cri d’horreur, me somma de me taire, de ne pas insulter à
son amour; pourtant elle finit par avouer qu’il y avait une part de
vérité dans mon explication.--Eh bien! oui, je la confesse,
s’écria-t-elle d’une voix déchirante, hier encore j’avais deux âmes qui
se combattaient comme en champ clos. Dieu soit loué, l’une a succombé,
le malheur l’a foudroyée; il n’y a plus de vivant en moi que l’âme qui
vous aime, qui est à vous tout entière.

Trois secondes après, avant que je m’en fusse avisé, elle s’était
agenouillée à mes pieds, et j’eus beau me débattre, elle s’empara de
vive force de mes deux mains. Que ne puis-je vous rendre les
emportements de son éloquence! Elle me fit les déclarations les plus
tendres, les plus passionnées, que ma modestie se refuse à répéter, à
savoir qu’elle m’adorait, qu’elle avait eu envers moi des torts
inqualifiables;--que, si je lui faisais grâce, elle emploierait sa vie à
les racheter; que je serais aimé comme jamais homme ne l’avait été; que
je ne me doutais pas des trésors d’enthousiasme et de dévouement que
renfermait son cœur; qu’elle ne vivrait, ne respirerait que pour moi;
que je serais son tout, son univers, son idéal et son dieu.

Au risque d’être taxé par vous de fatuité, j’oserai avancer qu’en ce
moment elle était sincère; j’ajoute que, sincère ou non, elle était
étrangement belle, d’une beauté qui tenait tout à la fois du diable et
de l’ange. La douleur et la passion semblaient modeler son visage comme
le doigt du sculpteur la terre molle qu’il façonne; il y avait sur son
cou, sur ses joues, sur son front, un jeu d’ombres et de lumières dont
je désespère de retrouver le secret. Dans la vivacité de son action, ses
cheveux s’étaient défaits et se répandaient en désordre sur ses épaules;
sa guimpe aussi avait essuyé quelque avarie et laissait à mon regard une
périlleuse liberté. Elle avait les lèvres ardentes; ses yeux noyés ne
quittaient pas les miens. Ils me disaient clairement:--Ne vois-tu pas
que je suis à toi? Fais de moi ce qu’il te plaira!--Ils disaient aussi
par manière d’_a parte_:--Si tu succombes à la tentation, tu me
garderas, et je t’épouserai.

Ce fut, madame, un moment critique. J’étais fort ému, je respirais avec
effort, ma tête s’allumait comme une rampe d’opéra, et je ne sais en
vérité comment cette scène aurait fini, quand il arriva tout à coup...
Madame, il arriva tout simplement qu’un des coqs du château se mit à
chanter à gorge déployée dans son pailler, et sa voix claire, perçante,
métallique et guerrière me fit bondir dans mon fauteuil. Je revis mon
père à son lit de mort: il me regardait. Le coq chanta de nouveau;
j’entendis le tonnelier de Beaune qui me criait: Tony, la vie est un
combat; défie-toi de tes entraînements!--Et, le coq ayant pour la
troisième fois sonné sa fanfare, je contemplai fixement Meta; il me
parut que ses grands yeux limpides ressemblaient à ces beaux lacs
africains aux eaux d’azur, dans lesquels il y a des crocodiles.

Elle m’observait avec anxiété, se demandant à qui j’en avais. Je la
repoussai doucement, je me remis sur mes pieds, je la contraignis d’en
faire autant; je la pris par le bras, je traversai la chambre avec elle,
j’ouvris la porte, je lui montrai du doigt le corridor, l’escalier et la
lampe qui les éclairait. Elle eut une défaillance, elle en triompha
sur-le-champ. Froissant ses cheveux dans ses mains, elle me cria d’un
ton prophétique et comme saisie subitement des fureurs d’une
sibylle:--Maudite soit la femme que tu aimeras!--Cela dit, elle disparut
comme un fantôme.

Trois heures plus tard, elle avait quitté les Charmilles, où son départ
laissait quelques cœurs soulagés et une petite fille tout à fait
inconsolable. En voyant s’ébranler la voiture qui emmenait sa
gouvernante, la pauvre enfant perça l’air de ses cris.

Est-il nécessaire d’ajouter que M. et Mme de Mauserre sont mariés? Lulu
n’aura plus d’autre institutrice que sa mère, qui depuis son aventure
est devenue un peu moins confiante et un peu plus matineuse. M. de
Mauserre est rentré dans la vie publique par la députation; il siége à
la chambre dans la partie la plus raisonnable du centre droit, mais en
ayant soin de voter quelquefois contre le gouvernement. On assurait
l’autre jour qu’il était à la veille d’obtenir un poste considérable.

Une nuit de l’hiver dernier, je faisais route de Lyon à Valence, où
j’allais voir un ami. Je partis de la gare de Perrache seul dans mon
wagon, dont la lampe éclairait faiblement. Je rabattis mon bonnet fourré
sur mes yeux, je m’allongeai sur un coussin, et je commençais à
m’endormir, lorsque à Vienne trois femmes montèrent dans mon
compartiment. A leur costume, je les reconnus pour des diaconesses
protestantes, et par quelques propos, que je saisis à la volée, je crus
comprendre qu’elles se rendaient en Italie pour y diriger une école
évangélique. Elles étaient jeunes et fort jaseuses; parlant allemand,
elles ne firent pas difficulté de continuer leur conversation devant
moi. Le visage enfoui dans le collet de ma pelisse, je ne donnais aucun
signe de vie; Dieu sait pourtant que je les écoutais.

L’une des trois paraissait exercer sur les deux autres le prestige d’une
abbesse, et, quoique sa voix fût douce, elle avait un ton d’autorité où
il entrait une nuance de hauteur. A propos de la dernière guerre, elle
en vint à dire que les Français sont un peuple aimable, mais
très-immoral et très-corrompu; comme pièce à l’appui, elle rapporta et
déposa qu’elle était entrée comme institutrice dans une maison française
où se trouvait un peintre de grand renom; que dès le premier jour il
s’était permis de lui faire un aveu à la hussarde; que le père de son
élève, s’étant déclaré à son tour, avait tout mis en œuvre pour la
séduire; que ces deux coqs amoureux et fous de jalousie avaient failli
se couper la gorge, et que, pour se soustraire à leurs obsession, elle
s’était vue réduite à s’enfuir une nuit à travers mille périls, dont la
grâce du ciel l’avait sauvée.

Quand le train atteignit Valence, la conversation avait cessé. Les deux
plus jeunes de ces filles de Sion dormaient du sommeil de l’innocence;
la troisième, celle qui parlait si bien, les yeux à demi clos, rêvait à
son passé ou à son avenir. Avant de descendre de wagon, je me penchai
vers elle, et à sa vive surprise je lui récitai les deux premiers vers
du _Roi de Thulé_, que je pris la liberté,--Goethe me le pardonne!--de
retoucher un peu: «Il y avait à Thulé, lui dis-je à l’oreille, une
petite souris qui mentit jusqu’à son lit de mort.»

    Es war ein Maüschen in Thule
    Das log bis an das Grab.

Vous me demanderez, madame, si j’y pense encore à cette souris, et si
dans le fond du cœur... Ceci est mon secret; devinez. Vous me demanderez
aussi ce qu’il faut conclure de mon histoire, car vous n’aimez pas les
histoires qui ne concluent point. La mienne prouve qu’il est utile de
savoir ce que signifie le chant du coq; si mon père ne m’avait enseigné
cette belle science, je ferais peut-être aujourd’hui le voyage de la vie
avec une compagne bien distinguée, mais bien dangereuse. Ensuite mon
histoire vous explique pourquoi, en m’offrant la main d’une charmante
fille qui a des yeux célestes, vous m’avez mis en défiance. J’en
conviens, les yeux célestes me font peur; il y faut regarder de près et
jusqu’au fond. Dieu vous bénisse, madame, vous qui n’avez pas deux âmes,
et qu’il nous préserve à tout jamais des terrains glissants, des chemins
à fondrières, des volontés flottantes, des caractères équivoques, des
cœurs troubles et des consciences subtiles!


FIN






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK META HOLDENIS ***


    

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