L'Illustration, No. 3664, 17 Mai 1913

By Various

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Title: L'Illustration, No. 3664, 17 Mai 1913

Author: Various

Release Date: February 4, 2012 [EBook #38760]

Language: French


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Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque






L'illustration, 3664, 17 Mai 1913.

LA REVUE COMIQUE, par Henriot.

Ce numéro contient:

1° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 7: SERVIR et LA CHIENNE DU
ROI, de M. Henri Lavedan;
2° UN SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.

L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: Un Franc._
SAMEDI 17 MAI 1913
_71e Année.--Nº 3664._

[Illustration: LES SACRIFICES INUTILES DU MONTENEGRO

Avant l'abandon de Scutari: une mère monténégrine et son fils sur la
tombe du père, tombé à l'assaut des hauteurs de Bardaniol.

_Phot. S. Tchernof_.--Voir l'article, page 472.]



COURRIER DE PARIS

LE RIDEAU

Quand les mois du printemps entamé sont en plein jeu et qu'à la
cantonade l'été, sans y mettre beaucoup de zèle, équipe cependant ses
lumineux décors, les théâtres, tout en continuant, comme dans l'hiver,
d'attirer et de réchauffer les hommes, les possèdent cependant avec
moins de force. A cette arrière-saison dramatique le spectateur est
distrait, assis sans volonté. Il écoute et regarde en laissant échapper
par instants des signes de fatigue et d'impatience. La pièce, pour lui,
n'est plus là, dans cette solitude, close et ténébreuse à midi, elle est
au grand air, en pleine nature. Ici elle devient l'entr'acte qui paraît
long, et c'est la vie, la course, le voyage, qui semblent désormais la
seule action passionnante dont l'intrigue et le dénouement valent la
peine d'être connus. Aussi _le rideau_, qui se rend compte de cette
défaveur, change tout à coup. Il n'est plus le même. Il a je ne sais
quoi de flasque et d'abattu.

Dès qu'arrive cette fin de l'année où il entre en subite mélancolie, je
ne puis m'empêcher de rêver en le contemplant. D'ailleurs il m'a
toujours ému et fait penser, car il est à lui seul la moitié du théâtre.
Il le personnifie. Il en est le premier et le dernier tableau. C'est par
lui que débutent toutes les pièces, drames, ballets, comédies,
tragédies, et qu'elles finissent toutes. Il est le prologue et
l'épilogue de la grande farce humaine. Concevons-nous une minute qu'il
puisse ne pas être? L'imagination s'y refuse. Tout nous dit en effet
qu'avant d'apprendre la belle histoire qui nous est promise nous devons
n'en rien connaître, et qu'il faut qu'elle nous soit exposée toute
neuve, avec ordre sans doute,--mais dans une sorte de brusquerie de
début, de façon à nous heurter et à nous accaparer instantanément. Un
mur entre la pièce et le spectateur est donc d'abord nécessaire, le mur
derrière lequel se passera tant de fois quelque chose! un mur épais mais
fragile, lourd mais léger, impénétrable et mince qui puisse au
commandement non pas se fendre et s'écrouler, mais disparaître,
s'évanouir, fondre et monter dans un silence obtenu par les battements
précipités, puis par les trois coups de nos coeurs.

Mon premier rideau fut celui d'un magnifique théâtre de vingt-quatre
francs quatre-vingt-quinze, que l'on m'avait, bien avant que j'eusse
atteint l'âge de déraison, donné pour mes étrennes. Je revois
l'architecture imposante du Parthénon naïf, peint en crème et sur le
fronton duquel un cartouche de bleu de chapelle affichait en capitales
d'or le mot _Opéra_. Dans un décor de palais à colonnades était
suspendue à l'intérieur, par des fils raides et emmêlés, la troupe des
douze personnages, bottelés les uns contre les autres: le roi, barbu,
avec son diadème en papier collé trop bas sur les sourcils, la reine...
un duvet jaune d'oeuf ébouriffé sur le crâne, comme une plume au
derrière d'un canari, et le guerrier lamé d'argent ainsi qu'une
croquette de chocolat, et flanqué de son sabre en carton noir, et tous
enfin, arborant leur petite tête ronde et rose d'une vivacité de radis,
pliant mal leurs membres menus, taillés en allumettes. Mais ce qui me
parut tout de suite le comble de l'enchantement ce fut le rideau, moitié
moins grand que mon mouchoir et pourtant si vaste, d'une étendue à
bouleverser la raison. La manoeuvre en était d'une extrême et difficile
simplicité qui demandait du soin. L'étoffe gommée s'enroulait à regret
sur un bâton de perchoir que dépassait d'un côté un morceau de fer tordu
en baïonnette. Je ne me lassais pas de monter et de baisser ce rideau,
qui fonctionnait si mal et ne se relevait jamais droit. Il bloquait,
grinçait, me donnait du tintouin... Cependant, je ne pouvais m'en
détacher. Il était pour moi le plus passionnant des décors, parce qu'il
les contenait tous, sans exception, dans les plis de sa jupe groseille,
oui, tous: le salon et le port de mer, la forêt et la prison, le désert
et la montagne, la cuisine et la cathédrale, le tremblement de terre et
l'inondation, la ville de Pékin et le Vésuve en feu!... Les meilleures
pièces que je me représentais à moi-même sur mon théâtre, c'était celles
que me jouait mon rêve, une fois le rideau baissé. Mes personnages
m'ennuyaient et cela me dérangeait de les tenir, de les mouvoir, de les
faire aller et parler. J'aimais bien mieux les laisser tout pantois à se
manger leur nez absent, dans l'ombre du palais désert. Et je me gavais
du rideau, je le savais par coeur... je le touchais du bout du doigt, je
le caressais comme un chat... je me reculais pour le regarder de loin,
j'étudiais de tout près, à plat ventre, ses particularités, je comptais
ses coups de pinceau, ses fils, les brins de ses glands, pareil à celui
du cordon de sonnette, à la porte de l'appartement; je connaissais toute
la géographie de ses faux reliefs, de ses ombres et de ses lumières...
Et, quand je m'étais bien gorgé de son vin pur, je le relevais pour me
procurer le plaisir de le baisser ensuite--en tirant dessus à deux
mains--car il lui était, je ne sais pour quelle raison, défendu de
redescendre tout seul et par son propre poids.

Lorsque j'eus la joie, plus tard, de voir le premier vrai rideau de
théâtre, un pour-de-bon, un saignant, un vivant, je retrouvai, combien
amplifiées et portées à leur paroxysme, les impressions de mon enfance.
Un autre que moi faisait à présent manoeuvrer la colossale toile, mais
c'était toujours celle de mes premiers regards. Elle avait grandi, elle
aussi, voilà tout.

Je me souviens que j'étais exprès arrivé bien avant que le spectacle
commençât pour avoir le temps de profiter un peu du rideau et de m'en
repaître. Il se prêtait avec une évidente complaisance à la cordialité
de mes désirs. D'une lourde et implacable immobilité, il se secouait
tout à coup, d'abord imperceptiblement, et bougeant à peine. Puis il
s'ébrouait, frémissait. Des frissons le parcouraient, du haut en bas, et
passaient sur lui, mais sans l'affecter. Tour à tour, avec mesure et
retenue, il se soulevait à demi comme une onde, se creusait comme un
sillon, se gonflait comme une voile. Il respirait, il me faisait l'effet
d'un poumon gigantesque. Il avait l'air de s'essayer aussi, de se
préparer, de repasser tout ce qu'il s'apprêtait à bientôt révéler. De
l'orchestre, tapi à ses pieds, s'échappaient dans une discordance
infiniment mélodieuse des bruits d'instruments qui venaient le frapper
et qu'il renvoyait dans la salle ainsi qu'une raquette. La flûte, et le
violon, le basson, le cornet, poussaient chacun leur cri naturel,
presque sauvage, et qui les faisait reconnaître sans qu'on eût besoin de
les voir, comme il n'est pas nécessaire, si on l'entend, de constater
l'oiseau qui lance un son dans les branches touffues, pour affirmer à
coup sûr: «C'est un merle,... une mésange.» Et, au fur et à mesure que
les spectateurs entraient plus nombreux, le rideau se rengorgeait, si
l'on peut dire, et donnait des marques croissantes de paisible
agitation.

A droite et à gauche, il était percé de deux petites ouvertures rondes
et grillagées, qui semblaient être ses yeux, et qui certainement les
étaient, puisque l'on pouvait par moments distinguer des prunelles qui
luisaient avec avidité... En même temps, poussé de l'autre côté par un
souffle du large, le souffle des passions toutes prêtes et maquillées,
qui venaient le battre plus fort, le rideau remuait, oscillait,
paraissait vouloir s'enlever et quitter le sol comme un aérostat qui
ronge ses amarres. Et, soudain, la rampe éclatait tout du long, par en
bas, le baignait de clartés, embrasait ses crépines, lui cousait, à
grandes aiguillées, des volants de lumière. Son robuste tissu, inondé de
sang frais, ruisselait d'une pourpre plus pure, s'imbibait de carmin. La
toile ressuscitait en velours. Les ors jaillissaient, brodés et
rappliqués à neuf. Les torsades, les cordelières, tout l'enchevêtrement
classique et solennel des câbles fastueux qui retiennent mal, sans les
empêcher de s'échapper et de crouler, les tentures de vingt mètres,
prenaient leur aspect et leur volume d'apparat. La minute approchait. Le
rideau allait se lever... Il le savait lui-même. Tout se taisait... Mes
yeux ne décollaient plus du bas de la frange enflammée, qui déjà, une ou
deux petites fois, s'était détachée de quelques centimètres du sol.
J'avais vu--oh! à peine le temps qu'il rentrât, telle une
souris--dépasser le bout d'un pied de satin. Et puis le silence se fit
profond, retenu, étranglé... Une espèce d'attente intolérable étreignit
mon coeur... qui reçut alors, l'un après l'autre, les trois coups... Ah!
ces trois coups!... La première fois que je les entendis, ils me
bouleversèrent comme un pressentiment qui ne devait pas me tromper.

C'est d'ailleurs bien autre chose qu'un bruit... c'est terriblement plus
et mieux! C'est une sensation splendide et douloureuse, une épreuve de
choix à laquelle rien ne se peut comparer. Sur la nuque, l'échine et le
rein, au travers du jarret et sur les genoux, dans les tréfonds de la
tête et du coeur, cela vous tombe dessus, massif et dru, à la volée, à
la façon du marteau de forge et de la hache du bourreau, de la cognée du
bûcheron, du bélier qui bat la tour, et vous avez la pleine certitude
d'être à la fois l'enclume, l'arbre, la victime et la muraille sur
laquelle s'abattent trois fois ces masses de fer et de plomb. Cela tient
encore de la rossée de bâton, de la trique sèche et bien en main, de la
porte qu'on enfonce, et aussi du coup de hampe de la hallebarde sur un
parquet pour annoncer le passage d'un roi. Il y a dans ces trois coups
de la force et de la cruauté, de l'irrévocable, quelque chose de brutal
et de solennel, qui sent la lutte ouverte, l'attaque violente, et
l'instant suprême. Et le rideau part.

Il quitte les planches, rapetissé, et grimpe, s'élève, comme si, au lieu
de s'enrouler, il filait tel quel, bien tendu en grande largeur, et
traversait le plafond pour monter au firmament et s'y perdre, frise de
la nue.

Jamais je n'ai pu assister à sa lente et grave ascension sans me
reporter à l'époque enfantine où je tournais la manivelle grinçante de
mon opéra. J'ai vu beaucoup de rideaux depuis, dans ma vie. On en fait à
présent des bleus, des blonds, des roses, des verts d'eau... de toutes
les couleurs... On en invente qui figurent des mythologies, des
bacchanales, de l'antique «à la persane». Les uns, fendus par le milieu,
s'écartent comme des portières sur une tringle, les autres sont tout à
coup brusquement hissés et cargués pour retomber à la fin de l'acte, en
paquets de peluche, soulevant des flots de poussière... mais rien,
jamais, vous m'entendez, n'atteindra la pourpre du vieux rideau de
France, la pourpre qui pend du cintre ainsi qu'une chape et qu'un
manteau sur des épaules et qui s'entasse en bas, devant la rampe et
l'humble tabernacle du souffleur, comme sur les marches d'un trône,...
la pourpre sans doublure et qui a pourtant son envers, symbolique et
touchant, son vilain envers de toile à voile, nue, pas peinte, où on
écorche, en l'y frottant, son front moite et plein de rêves, le rideau
de théâtre enfin, d'or et de soie par devant, et par derrière plus rude
qu'un cilice.

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



[Illustration: La maison de campagne d'Horace retrouvée à Licenza, dans
la Sabine; vue d'ensemble des fouilles, dans leur état actuel. _Phot.
Robert Vaucher.--Tous droits réservés._]

LA VILLA D'HORACE

Rome, 12 mai 1913.

La visite de la reine Marguerite à la villa d'Horace a récemment attiré
l'attention du public sur les travaux entrepris pour retrouver
exactement l'emplacement de l'habitation du grand poète. M. Angiolo
Pasqui, le distingué directeur des fouilles de la province de Rome, a
bien voulu me consacrer une journée, afin que _L'Illustration_, la
première, pût donner à ses lecteurs une vision exacte de ce que l'on
découvre actuellement.

Depuis Rome, le chemin de fer de l'Adriatique nous transporte jusqu'à
Mandela, dans la Sabine. De là, au trot régulier de nos mulets, nous
nous acheminons à travers des vallées pittoresques, qui vont se
resserrant de plus en plus. Bientôt, le pays devient sauvage; de loin en
loin, sur les sommets des montagnes, dont quelques-unes ont plus de
1.000 mètres d'altitude, de petits villages sont perchés en nids
d'aigles. Nous arrivons enfin au pied du mont Lucretile, où les travaux,
commencés en mai 1911, sont actuellement assez avancés pour permettre
d'apprécier l'importance des découvertes faites.

Il y a longtemps que l'on a cherché dans le monde des archéologues quel
pouvait bien être l'emplacement de la villa d'Horace. Déjà, dans le
courant du quinzième siècle, Daleandro Alberti avait voulu résoudre le
problème, mais sans succès. En 1776, de Sanctis étudia la topographie du
terrain et établit que la villa d'Horace devait se trouver près de
Licenza. Il est intéressant de remarquer qu'un peintre français, J. Ph.
Hackert, fit, en 1780, quelques peintures dans la vallée de Licenza,
dont l'une, intitulée: «Vue de la situation de la maison de campagne
d'Horace», nous montre un joli paysage situé au pied du Lucretile,
exactement à l'endroit où les fouilles se poursuivent actuellement. Il
semble donc que, en 1780 déjà, on ait été sur la bonne voie.
Malheureusement, M. Pietro Rosa affirmait, en 1857, que la villa
d'Horace se trouvait à Rocca-Giovane, village situé à quelques
kilomètres de Licenza.

Les déclarations d'Horace dans plusieurs de ses écrits s'inscrivent en
faux contre cette thèse. Le grand lyrique dit, en effet, que, pour se
rendre chez lui, il quitte la Via Valeria à Varia et gagne, par une
succession ininterrompue de vallées entourées de montagnes sauvages, le
temple de Vacuna, puis continue jusqu'au mont Lucretile à un endroit où,
dit-il, se trouve sa villa «dont le côté droit est illuminé par le
soleil levant et le côté gauche couvert des ombres du couchant».

Le temple de Vacuna a été retrouvé à Rocca-Giovane, où une inscription
de Vespasien rappelle les restaurations que l'empereur a fait exécuter
au temple de la Victoire: la Vacuna dei Sabini. Une fois ce temple
découvert, il était impossible de continuer à situer la villa d'Horace à
Rocca-Giovane, puisque le poète lui-même déclare qu'elle se trouve au
delà, sur la route qui, de Varia (actuellement Vicovaro), conduit dans
la haute Sabine. Or, des monuments et tombeaux d'une grande importance,
portant souvent des inscriptions, en particulier le temple dédié à
Flora, la déesse sabine, ont été retrouvés dernièrement le long de cette
route, et confirment encore l'existence, dans cette direction, de la
villa d'Horace. Enfin, les derniers doutes disparaissent lorsqu'on voit
la Licenza (ancienne Digentia) roulant ses eaux mugissantes à 120 mètres
de la villa repérée, et qu'on se rappelle que le poète a souvent parlé
de ce torrent dans ses oeuvres. Il a dit expressément que sa modeste
maison se trouvait près des rives fraîches de la Digentia, dont les eaux
vont se perdre à Mandela. Ces eaux qui, selon Horace, avaient des
qualités médicinales, calmant spécialement les maux de tête et
d'estomac, possèdent encore ces propriétés aujourd'hui. C'est ce torrent
aussi qui fournissait l'eau à la villa et aux bains qui furent établis
tout auprès.

                                      *
                                     * *

Horace a vécu pendant trente ans dans sa villa de Licenza et y a écrit
beaucoup d'odes. Il y courut deux dangers mortels: il fut attaqué par un
loup dans une forêt du Lucretile, et risqua, une autre fois, d'être
écrasé par un grand noyer qui faillit tomber sur lui. Pour témoigner sa
reconnaissance d'avoir été sauvé de ce second péril, le poète sacrifia
dès lors chaque année un chevreau aux dieux des forêts.

Dans les environs de sa villa, Horace possédait cinq autres propriétés;
aussi pouvait-il être représenté au Conseil de Varia par cinq chefs de
famille. Ses domaines se trouvant sur les bords de la Digentia, le poète
connut certains des ennuis inhérents à la propriété rurale: il se
plaint, en effet, d'avoir souvent à remettre en état ses terrains,
dévastés par les eaux grossies du torrent. D'autre part, on peut voir un
mur de clôture, qu'il dut faire construire afin de protéger ses moutons
contre les incursions des loups, nombreux dans les bois touffus du
Lucretile.

[Illustration: Vallée de la Licenza, dans les monts de la Sabine.]

Il est intéressant de noter que les traditions populaires ont toujours
gardé le nom de villa d'Horace au verger planté d'oliviers et de noyers
oit l'on a entrepris les fouilles avec tant de succès.

Horace, comme Agrippa et Mécène, légua son patrimoine à Auguste
lui-même. Ses terrains devinrent donc biens impériaux. Grâce au respect
inspiré par le nom d'Horace, la villa resta intacte, tandis qu'on
bâtissait à côté un établissement de bains publics, qu'il eût été plus
aisé de construire sur les fondements mêmes de la maison du poète.

La villa d'Horace forme un rectangle parfait, autour duquel un mur
d'enceinte à contreforts devait empêcher les glissements de terre. Le
jardin, qui occupe environ les quatre cinquièmes du terrain, est
lui-même entouré d'un cryptoportique (ou galerie voûtée) et contient une
très vaste piscine. Devant la maison, qui est un peu plus élevée que le
jardin, et à laquelle on accède par quelques gradins, te cryptoportique
existe aussi, afin de donner plus de fraîcheur en été. Le bâtiment est
divisé en deux parties, dont l'une, à droite, est réservée aux maîtres.
Dans l'autre habitaient le _villicus_ et les esclaves. Dans la première
partie se trouvent plusieurs chambres à coucher et un grand triclinium.
Les mosaïques de toutes ces salles sont de marbre finement travaillé et
rappellent la belle époque d'Auguste, tandis que celles des chambres
réservées aux serviteurs sont d'un travail beaucoup plus grossier. A
côté de ces chambres, séparés par un corridor, se voient les bains avec
caldarium pour hommes et pour femmes. Le cryptoportique était pavé de
petits carrés de marbre, alternant avec des morceaux de palombino (qui
est un calcaire du pays). Les piliers étaient de marbre. La grande
piscine, située au centre du jardin, a deux mètres de profondeur.

De beaux marbres ont été retrouvés à l'intérieur de la maison.
Malheureusement, en 1857, l'abbé Marco Tulli, archiprêtre de Licenza,
voulant y construire une église, fit faire des fouilles sur
l'emplacement de la villa d'Horace, et, avec les marbres mis à jour,
fabriqua la chaux qui lui était nécessaire. Les murs sont faits en
reticolato (matériaux prismatiques donnant aux surfaces l'aspect d'un
réseau), caractéristique de l'époque d'Auguste. Encore faut-il remarquer
que, tandis qu'à Rome le reticolato est en tuf, il est, ici, taillé dans
du calcaire très dur. C'est donc intentionnellement qu'on l'a employé,
afin d'être en rapport avec l'architecture. La villa n'a subi dès lors
aucune reconstruction.

Adjacentes à la maison d'Horace se trouvent des constructions
postérieures, séparées, dont une partie est du temps de Vespasien.
L'autre, plus récente, date des Antonins. Ces ruines longent le jardin
du poète et sont les restes d'un grand bain.

On y a relevé l'emplacement d'une vaste salle, autour de laquelle
couraient des canaux pour la conduite des eaux et de la vapeur
nécessaire au chauffage. Dans une piscine peinte en bleu, on élevait des
poissons, probablement pour amuser les visiteurs. Tandis que le
caldarium est resté intact, le frigidarium a subi de nombreuses
transformations. Celui-ci a la forme d'un rectangle, avec des niches
dans chaque angle et, au milieu, la piscine.

[Illustration: Le «frigidarium» transformé plus tard en crypte: sur la
hauteur, le château de Licenza.]

[Illustration: La piscine, au centre du jardin: au fond, les pentes du
mont Lucretile.]

[Illustration: Bains de l'époque de Vespasien, contigus à la villa
d'Horace, qu'on voit au fond.]

[Illustration: Le cryptoportique construit en reticolato, entourant le
jardin.]

_Photographies R. Vaucher.--Droits réservés._

[Illustration: Mosaïque de marbre d'une salle de la villa d'Horace.]

[Illustration: Amphores de la cave d'Horace trouvées dans les premières
fouilles.]

[Illustration: Le «caldarium»: au centre, les piliers qui soutenaient la
mosaïque et entre lesquels circulait l'air chaud.]

Plus tard, une église fut construite sur le frigidarium lui-même, et, de
la piscine, on fit une sorte de crypte que l'on employa comme cimetière.
Cette crypte fut trouvée pleine de squelettes, portant au cou des
colliers avec médailles, qui permettaient de faire remonter la
construction de l'église au sixième ou septième siècle, soit au temps
des Goths et des Lombards. Les mosaïques qui couvrent le fond sont très
grossières. On rencontre chaque jour des objets de toutes espèces au fur
et à mesure que les fouilles avancent. M. Pasqui a réuni dans le
pittoresque village de Licenza une collection très complète d'objets
ayant appartenu à Horace. Il y a une tête en marbre de l'impératrice
Sanonina qui est assez intéressante. Les ustensiles domestiques
(cuillers, candélabres, clefs, anneaux, poids marqués et portant le
sceau du vérificateur) sont nombreux. Le grand poète avait même de
jolies pierres pour le jeu des osselets. Des vases gaulois bien
conservés peints à la barbotine, et remontant au deuxième et au
troisième siècle, voisinent avec un _glyrarium_, sorte de vase de terre
cuite renversé, employé comme cage afin d'engraisser rapidement les
oiseaux et n'ayant que quelques trous pour laisser passer la nourriture.
Déjà les anciens connaissaient donc des procédés pour l'élevage
intensif. Des briques ont été recueillies avec la signature: «Numeri
Nevi». Elles sont donc parmi les plus anciennes que l'on connaisse. M.
Pasqui me montre également de ravissants camées et une bague en or de
grande valeur, trouvés dans la villa elle-même. Une pierre tombale,
représentant les quatre saisons, nous donne des conseils de résignation:
«Certes, vous devrez tous mourir, dit l'inscription, mais du moins vous
avez vécu. Dans la vie, l'on mange et l'on boit bien: aussi devez-vous
être heureux d'avoir vécu...»

Nous voici arrivés au bout de notre excursion et, tandis que le soleil
se couche derrière le mont Lucretile, je me hâte de faire un croquis de
l'emplacement de la villa d'Horace, car il est impossible d'en obtenir
le plan. «J'ai une modeste maison de campagne», écrit Horace; en effet,
la villa n'est pas très grande,--juste la place, dans la partie
réservée aux serviteurs, pour loger les huit esclaves que possédait le
poète.

Les travaux sont loin d'être terminés, et l'on peut espérer que le
gouvernement italien, vu les beaux résultats déjà obtenus par M. Pasqui,
se hâtera de permettre--financièrement--de poursuivre les fouilles qui
nous réservent peut-être encore d'agréables surprises.

[Illustration: Plan-croquis des fouilles de la villa d'Horace, relevé
sur place, le 11 mai 1913, par M. Robert Vaucher.

1. Entrée de la villa (détruite par des glissements de terrain).--2. Le
cryptoportique.--3. Jardin.--4. Piscine.--5. Triclinium.--6. Partie
habitée par les maîtres.--7. Partie réservée aux serviteurs.--8.
Caldarium.--9. Égouts.--10. Conduite emmenant l'eau de la piscine.--11.
Collecteur des eaux de pluie.--12. Bains vespasiens.--13.
Frigidarium.--14. Porte de l'église construite sur le frigidarium.--15.
Crypte creusée dans la piscine.--16. Terrains restant à fouiller.]

Il y a deux ans, le promeneur attentif aurait à peine remarqué, sur une
colline ombragée d'oliviers et de noyers, deux piliers dépassant le sol
de 50 centimètres, et il ne se serait certainement pas douté que des
mosaïques se trouvaient merveilleusement conservées, dans cet endroit
retiré, à deux mètres sous terre.

Le sol italien est encore riche en trésors, et l'ère des découvertes
n'est point close.

ROBERT VAUCHER.

[Illustration: Vue générale de ce qui subsiste de la villa d'Horace.]

_Photographies R. Vaucher.--Droits réservés._



[Illustration: Un mouvement d'ensemble.--Devant la tribune officielle:
remise du drapeau fédéral aux gymnastes de Vichy par la section de
Tunis-ville.]

_LA FÊTE ANNUELLE DES GYMNASTES DE FRANCE_

Chaque année, à la Pentecôte, l'Union des Sociétés de gymnastique de
France, que préside depuis bien des années déjà, avec tant de zèle
éclairé, M. Ch. Cazalet, tient ses assises, sa «fête fédérale», dans la
ville qui l'invita l'année précédente. C'était, cette fois, à Vichy. Et,
selon un usage traditionnel aussi, plusieurs membres du gouvernement
présidaient à cette fête. C'étaient MM. Louis Barthou, président du
Conseil, Etienne, ministre de la Guerre, et Clémentel, ministre de
l'Agriculture.

Plus de 8.000 gymnastes, parmi lesquels figuraient les sokols de Prague,
les dames gymnastes de Rotterdam, une société italienne de Cagliari,
d'autres sociétés étrangères encore, ont pris part, dans ces deux
journées, aux concours et, dans la manifestation finale, exécuté devant
les ministres ces exercices d'ensemble dont la précision, attestant la
parfaite discipline, l'entraînement des gymnastes, charme toujours les
profanes.

Au cours des fêtes, M. Ch. Cazalet, interprète autorisé de la jeunesse
française, a donné au ministre de la Guerre l'assurance de l'adhésion
enthousiaste de tous ces jeunes gens à la loi de trois ans, parce qu'ils
savent «qu'on ne respecte que les forts». Et M. Etienne l'a remercié
avec émotion.

Le lendemain, à l'issue du banquet que l'Union et la ville de Vichy
offraient aux membres du gouvernement, le président du Conseil, de son
côté, a affirmé une fois de plus le ferme dessein qui anime le cabinet
entier qu'il préside d'accomplir tout son devoir patriotique en
soutenant devant le Parlement le projet d'augmentation du service
militaire, car «la défense nationale est le premier devoir d'un
républicain».

Le dernier acte de ces belles fêtes a été la remise, par la section de
Tunis-ville, qui le gardait depuis l'an dernier, du drapeau de l'Union à
M. Ch. Cazalet, qui allait le confier à son tour, pour l'année qui
s'ouvre, aux gymnastes de Vichy.



[Illustration: Une noce hollandaise d'il y a cent ans reconstituée à
l'exposition d'Amsterdam: le cortège des invités.]

UN MARIAGE A AMSTERDAM EN 1813

Sans trop s'inquiéter de la concurrence de Gand, les Pays-Bas ont voulu
fêter le centenaire de leur indépendance--le retour de
Guillaume-Frédéric d'Orange, fils de leur dernier stathouder--en
organisant une exposition à Amsterdam. Elle est plus spécialement
consacrée aux arts féminins et à la science domestique, et l'on y voit,
notamment, de curieuses reproductions d'intérieurs hollandais d'il y a
cent ans, ainsi que de pittoresques tableaux vivants qui évoquent les
petits métiers auxquels les femmes des classes laborieuses demandent une
existence précaire.

[Illustration: Le bourgmestre et les demoiselles d'honneur.]

[Illustration: Les mariés.]

S'ils sont moins profonds en leurs enseignements sociaux, d'autres
tableaux vivants, qui rappellent gracieusement les moeurs et coutumes
des Pays-Bas en 1813, offrent de plus aimables spectacles. L'idée
apparaît heureuse entre toutes d'avoir reconstitué avec une fidélité
attentive, les noces d'un jeune aristocrate hollandais et d'une petite
bourgeoise de l'époque. Des barques enguirlandées de fleurs amenèrent de
Zaandam à Amsterdam les époux et leurs invités, tous habillés de
costumes du temps, religieusement conservés dans les familles dont les
membres participaient à l'élégante fête. Le bourgmestre figura en bonne
place, flanqué de deux mignonnes demoiselles d'honneur, et, sans montrer
un émoi exagéré, les jeunes épousés renouvelèrent leurs tendres aveux
devant l'indiscret objectif de l'appareil photographique.



[Illustration: A CINQ PAS D'UNE LIONNE.--Un bel exploit de chasseur et
une prouesse de photographe.]

_A considérer ce dramatique instantané, aussi émouvant par ce qu'il
montre que par ce qu'il laisse supposer des péripéties d'une chasse dont
il fixe l'un des instants, on se demande, et l'on hésite à décider, s'il
faut davantage admirer l'intrépidité du tireur épaulant son arme avec un
soin précis, et visant le fauve prêt à bondir, ou celle du photographe
invisible qui, à quelques mètres, posément, sans hâte malhabile, fit les
gestes nécessaires pour prendre l'impressionnant cliché... L'honneur en
revient à un jeune et hardi reporter du_ Daily Mirror, _M. Albert
Wyndham: chargé par son journal d'aller enregistrer, au centre de
k'Afrique, de sensationnelles scènes de chasse, il dut, avec son
compagnon, M. Brian Brooke, battre pendant plusieurs semaines les
jungles de l'Ouganda avant de rencontrer le «sujet» souhaité. Le hasard
favorisa enfin les audacieux. Un matin, vers l'aurore, ils surprirent
une lionne que M. Brian Brooke réussit à blesser grièvement. En suivant
sa piste sanglante, ils parvinrent au lit desséché s'une rivière: là, M.
Wyndham s'installa, avec son appareil, tandis que son camarade fouillait
les hautes herbes, où des indices certains lui avaient révélé le passage
de l'animal. Après dix longues minutes de recherche, il découvrit la
retraite de la lionne, qui s'était tapie à quelques pas du photographe.
Comme la redoutable bête, soudain dressée, s'avançait en rugissant, la
gueule ouverte, vers le chasseur, qui tenait son fusil braqué sur elle,
M. Wyndham fit jouer le déclic de l'objectif. Presque au même moment, le
coup partait: frappé entre les yeux, le fauve s'affaissait, foudroyé._



[Illustration: Le cloître de Saint-Michel de Cuxa, réédifié dans la cour
de l'établissement de bains de Prades, et qui a été vendu à un
Américain. _--Phot. Labouche._]

UN CLOITRE MENACÉ D'EXIL

Tout le Roussillon, et il n'est pas exagéré de dire: tout le Midi, est
ému en ce moment du péril qui menace le magnifique cloître de
Saint-Michel de Cuxa.

Ce cloître a été acheté récemment par un sculpteur américain, et
l'acquéreur, M. George Gray-Barnard est venu ces jours-ci avec ses
démolisseurs pour en prendre livraison et pour l'emballer ensuite pierre
à pierre à destination de l'Amérique.

C'est au sud de la jolie petite ville de Prades (Pyrénées-Orientales),
dans un coin perdu de la vallée de Taurinya, que s'élèvent les ruines de
l'antique abbaye de Saint-Michel de Cuxa. De tous les côtés, comme pour
faire une protection à cette solitude, se dressent les remparts des
montagnes proches aux flancs piqués d'oliviers et de chênes-lièges dans
les parfums pénétrants des arnicas et des genévriers.

L'entonnoir sauvage n'ouvre que d'un seul côté, une fenêtre d'azur, mais
dans cette fenêtre s'encadrent les flancs gigantesques et les cimes de
neige éternellement éblouissantes du Canigou.

La date de la fondation de l'abbaye se perd dans la nuit du haut moyen
âge.

Ce qu'on sait, c'est qu'en 879, d'après le testament de l'abbé
Protasius, le monastère possédait une bibliothèque de trente manuscrits
richement enluminés, ce qui était considérable pour l'époque, et dénote
que l'abbaye était déjà un centre puissant et riche de culture.

L'abbé, crossé et mitré, avait privilège d'évêque et jouissait de
pouvoirs quasi souverains. Sa juridiction spirituelle et temporelle
dominait deux cent trente-quatre villages, paroisses et vallées, et
embrassait de nombreux monastères en Cerdagne, en Espagne même et
jusqu'à l'île de Minorque. Au treizième siècle commença, pour l'abbaye,
la période de décadence, et le monastère, avec ses bâtiments et jardins,
fut vendu en 1791 pour la somme dérisoire de 17.287 livres.

Il ne reste aujourd'hui de l'antique abbaye catalane que des ruines
désolées mais encore imposantes qui proclament l'indifférence et la
barbarie des hommes modernes.

La porte principale de l'enceinte présente sur ses montants découronnés
un saint Pierre et un saint Paul à demi byzantins, accompagnés de
chimères ailées et de guivres, fantastique bestiaire du onzième siècle.
L'église montre encore son transept et sa nef unique dont les lourdes
voûtes romanes défiaient les chaleur; de l'été. Seules les ogives du
choeur permettaient au soleil de ruisseler vers l'autel dans les
cascades de rubis des verrières. La nef n'est plus aujourd'hui qu'un
grenier sans toiture.

Une partie de l'enceinte existe encore avec ses massifs contreforts. A
l'une de ses extrémités, la maison abbatiale s'enorgueillit de son
portail de marbre élevé sur un perron de plusieurs marches et couvert de
sculptures du onzième siècle.

Enfin, dominant tout l'ensemble, par-dessus les herbes et les débris
jonchant les cours abandonnées, par-dessus quelques vieux arbres, seuls
restes des plantations monacales, s'érige la puissante tour carrée,
moitié clocher, moitié forteresse, dont les arcatures à plein cintre
sont muettes de leurs cloches et semblent toujours, de leurs yeux
aveugles, regarder en face le Canigou.

Quant au cloître--c'est surtout de lui qu'il s'agit--il a été arraché en
1840 aux ruines de l'abbaye et réédifié par quelque vandale inconscient
dans la cour de l'établissement de bains de Prades, où il déroule la
suite imposante de ses lourdes arcades romanes. Ses colonnes trapues
baignent dans la lumière natale et ses puissants chapiteaux ciselés de
feuillages, de lions et d'esclaves laissés dans le marbre rose ont
conservé leur beauté, parce que, dans leurs reliefs magnifiques, joue
encore le soleil catalan.

Dès qu'on a su, à Prades, que le cloître, vendu à un étranger, allait
partir pour l'Amérique, la ville s'est émue, l'architecte départemental
des monuments historiques a réclamé l'aide de l'administration des
Beaux-Arts, et M. Brousse, député des Pyrénées-Orientales, a manifesté
l'intention d'interpeller le ministre.

Aussitôt M. Léon Bérard, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, a
accordé une subvention de 3.000 francs à la ville de Prades pour l'aider
à acquérir les chapiteaux. Et pour donner à la ville le temps de réunir
par souscription le complément du prix d'achat (une autre somme égale de
3.000 francs), M. Léon Bérard a avisé le préfet qu'une nouvelle instance
de classement était ouverte--la première n'avait pas abouti--ce qui
empêchera tout déplacement des chapiteaux pendant trois mois.

Le cloître de Cuxa, on le voit, n'est pas encore sauvé. Document
magnifique de l'art local et souvenir vénérable de l'histoire
provinciale, ce monument incarne une part de l'âme catalane et
méridionale. Sa perte serait un deuil pour le Roussillon et pour le
Midi.

Quand se décidera-t-on à voter une loi qui, comme la loi italienne,
interdise l'exode de nos vieilles pierres à l'étranger? Jusque-là tout
est à craindre, car l'Amérique, pour ne parler que d'elle, achète tous
les jours, dans tous les coins de la France, de nouvelles reliques de
notre patrimoine ancestral.

J.-R. DE BROUSSE.

[Illustration: Les ruines de l'antique abbaye de Saint-Michel de Cuxa
(Pyrénées-Orientales).--_Phot. Labouche._]



[Illustration: LE VOYAGE DU ROI D'ESPAGNE EN FRANCE.--Au camp d'aviation
de Buc. Après avoir passé la revue des aéroplanes, le roi et le
président de la République assistent aux évolutions des aviateurs civils
et militaires. _Voir l'article, page 472_.]

[Illustration: LA FETE MILITAIRE DE FONTAINEBLEAU EN L'HONNEUR DU ROI
D'ESPAGNE Un virage vertigineux des mitrailleuses du 7e dragons devant
la tribune officielle décorée aux couleurs espagnoles et françaises.
_Dessin de GEORGES SCOTT.--Voir l'article, page 472._]



[Illustration: L'alphabet sogdien, rétabli par M. Gauthiot.

La correspondance des sons n'est pas rigoureuse entre le sogdien et les
langues que note notre alphabet; une même lettre sogdienne représente
ainsi, quelquefois, des sons que nous écrivons par plusieurs lettres (k,
g, par exemple). Dans d'autres cas, le son noté est disparu et les
linguistes le notent au moyen de lettres grecques, comme bèta ou gamma,
sons voisins, mais assez différents, de notre v et de notre g. Enfin, le
tracé des lettres varie souvent avec leur position: le signe +, qui
figure ici au-dessus de deux d'entre elles, indique leur forme à la fin
du mot.]

UNE LANGUE ET UNE CIVILISATION RETROUVÉES

La «philologie»--comme on disait voici soixante ans--ou la
«linguistique», comme on dit aujourd'hui, n'est pas une science à
l'usage des gens du monde, et la publication d'une «grammaire» est
rarement un événement sensationnel. Toute règle cependant souffre des
exceptions, et la révélation de la grammaire «sogdienne», que vient de
faire un jeune savant français, M. R. Gauthiot, dans une de ses thèses
de doctorat soutenues en Sorbonne le 30 avril, est une de celles-là.

C'est que le sogdien n'est pas une langue ordinaire: sa découverte et
son déchiffrement présentent, pour l'histoire de l'Asie tout entière et
même, dans une certaine mesure, pour l'histoire générale de l'ancien
continent, une importance comparable à celle qu'offrait, pour l'étude de
l'antiquité, le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, effectué voici
presque un siècle par Champollion.

Il y a dix ans, tout ce qu'on savait du sogdien, des Sogdiens, et de la
Sogdiane, tenait en quelques lignes: Strabon et Hérodote donnaient leurs
noms; un texte iranien assurait que les sauterelles étaient le fléau de
la Sogdiane; un portrait de Sogdien, barbu et à pantalon long, figurait
sur le tombeau du roi des rois perse Darius Hystaspes.

A ce moment, les orientalistes commençaient l'exploration archéologique
du Turkestan chinois. Ce territoire, situé juste au centre de l'Asie, et
qui n'est plus aujourd'hui qu'un énorme désert dans une frêle ceinture
d'oasis, leur paraissait, par sa situation même entre la Chine et
l'Inde, devoir fournir la clef des rapports qu'ont eus de tout temps les
civilisations de ces deux pays, les plus grandes et les plus vieilles de
l'Asie orientale. L'histoire du bouddhisme--la grande religion née dans
l'Inde et qui, en s'épandant sur tout l'Extrême-Orient, y a joué un rôle
aussi important que celui du christianisme en Occident--attendait de
nouveau domaine des éclaircissements essentiels, qu'il lui a, en effet,
fournis généreusement.

Sur la marge et parfois jusqu'au centre du désert, le Turkestan chinois
a livré les traces d'une civilisation restée sans lendemain, mais qui
avait été florissante. Les sables, d'une presque absolue sécheresse,
avaient gardé intactes depuis des siècles des villes bâties en bois,
abandonnées un jour à la hâte, où l'on a retrouvé des oeuvres d'art, des
objets familiers, des manuscrits. Et tout le monde se rappelle qu'à la
fin de 1909, M. Pelliot, aujourd'hui professeur au Collège de France,
ramenait en Europe la plus vaste collection de textes orientaux, toute
une bibliothèque, murée et oubliée depuis des siècles dans une des
grottes du vieux monastère des «Mille Bouddhas», creusé dans une
montagne des environs de Tun-houang, dernière ville chinoise vers le
Turkestan: une partie de ces documents allait permettre de résoudre la
question du sogdien, qui venait justement de se poser.

[Illustration: Quelques lignes d'un manuscrit sogdien, rapporté de
Tun-houang par M. Pelliot.

Ce manuscrit contient, en une quarantaine de pages formant plus de
quinze cents lignes, une rédaction sogdienne d'un récit légendaire
bouddhique déjà connu, dans son fond, par des rédactions hindoues,
tibétaines et chinoises, mais fort différent de celles-ci par les
détails: l'histoire du prince Sudâshan. Le prince, fils d'un roi
lui-même célèbre par ses vertus, a l'ambition de devenir un Bouddha, et
s'entraîne sans cesse à de plus grands efforts de charité. Le fragment
photographié le montre au moment où des brahmanes, «venus d'un pays qui
est à mille lieues», s'efforcent de le tenter en lui demandant en cadeau
une des raretés de ce monde: «le roi des éléphants blancs,
Râjyavardhana, aux six choses inestimables». Sudâshan ne se décide pas
d'abord et leur propose d'autres richesses: «Ce dont vous avez envie,
leur dit-il, demandez-le, et je vous le donnerai, à la fois à manger et
à boire, à la fois des vêtements, à la fois des trésors, _à la fois des
richesses, à la fois des esclaves femmes et hommes, à la fois des
chameaux, à la fois du petit bétail et des animaux: ce qui vous fait
envie, quoi que ce soit, prenez-le en abondance!»_ (La partie en
italique correspond au fragment reproduit ci-dessus.)]

Deux missions allemandes--Grünwedel et Hugh en 1902, Yvon Lecoq en
1904-1905--avaient en effet fourni quelques fragments d'une langue
inconnue, mais notée en diverses écritures connues, tantôt en
«manichéen», tantôt en «syriaque», langue dont, grâce à cette
circonstance, M. F. W. K. Millier, de Berlin, avait pu reconnaître la
parenté avec des dialectes anciens de l'Iran et que son collaborateur M.
Andréas avait identifiée avec le sogdien. Peu de temps après, on
découvrait qu'une écriture «sogdienne», auparavant inconnue, avait servi
à noter ce sogdien, et M. Pelliot d'un côté, le voyageur anglais Stein
de l'autre, en apportaient des spécimens. Il ne manquait plus qu'un
moyen de comprendre la langue ainsi retrouvée: M. Pelliot le fournit, en
signalant, parmi le matériel réuni, quelques «bilingues», c'est-à-dire
des traductions en sogdien d'ouvrages que l'on possédait déjà en
rédaction chinoise. Avec ces documents, le déchiffrement de l'écriture
et l'étude de la langue étaient possibles: M. Gauthiot, qui s'en
chargea, vint brillamment à bout de tous deux.

L'écriture sogdienne--dont on voit ici l'alphabet et un spécimen--se lit
de droite à gauche, c'est-à-dire en sens inverse de la nôtre, comme
l'arabe ou l'hébreu. Comme ces dernières également, elle ne note pas les
voyelles, mais seulement les consonnes. En fait, c'est une écriture
«sémitique»; cependant la langue qu'elle note appartient à une tout
autre famille de civilisation; elle fait partie du grand ensemble des
«langues indo-européennes», et se rattache au groupe iranien.

Langue et écriture, le sogdien est ce qui reste aujourd'hui d'une
civilisation qui, tous les documents le montrent, a régné près de quinze
siècles, non seulement dans la Sogdiane étroite délimitée par Alexandre,
mais sur toute l'étendue qui va presque de la mer Caspienne aux
premières villes de la Chine, sur toute l'étendue du Turkestan. Le
peuple sogdien, fait de cultivateurs, de marchands, de bourgeois, de
voyageurs, servait de lien entre l'Inde, la Chine, le Tibet, la Perse. A
travers son territoire, les grandes pistes caravanières qui partaient de
la Chine portaient le commerce de tout l'Extrême-Orient vers les pays du
Sud et de l'Ouest et jusqu'aux confins de la Méditerranée orientale. Sur
ces voies du trafic, les idées et les croyances se transmettaient
également, et c'est par leur trajet que se sont étendus vers
l'Extrême-Orient le bouddhisme et l'art qu'il véhiculait; même des
hérésies, des sectes, autrement moins importantes, suivaient aussi ces
chemins, et l'une d'elles qui atteignit jusqu'à la Chine, devait se
répandre en même temps dans l'Occident chrétien: c'est ce «manichéisme»
que saint Augustin chargeait de sa haine et qui se termina dans la
célèbre croisade des Albigeois. A ces civilisations qu'ils faisaient
joindre les Sogdiens servaient en même temps de rempart: ils les
défendirent pendant des siècles contre les nomades du Nord, Scythes,
Huns, et autres, jusqu'aux temps où, vers le huitième siècle de notre
ère, tandis, d'ailleurs, que l'islam s'installait dans la Perse rénovée
et y transformait la civilisation, ils finirent par succomber sous les
massacres mongols. Leurs descendants ne sont plus aujourd'hui qu'une
poignée, réfugiés dans la vallée escarpée de l'Yagnab: M. Gauthiot vient
de partir les étudier sur place.

Les grands traits de l'histoire totale du bouddhisme à travers l'Asie
s'étaient fixés depuis une trentaine d'années; dans les dix dernières,
on avait appris en outre toute l'importance du rôle joué par le
Turkestan chinois dans cette histoire; mais son mécanisme intérieur
restait ignoré... C'est ce mécanisme que révèle la découverte du
sogdien. Si l'on se rappelle qu'en même temps il est de plus en plus
apparu que l'Inde, au moment même où le bouddhisme allait en sortir, a
subi les influences les plus directes de l'Occident, et que notamment
l'art bouddhique, qui s'est alors formé, est tout grec par sa forme,
comme il est tout hindou par son contenu religieux, on voit que ce n'est
pas seulement toute l'histoire de l'Asie qui s'éclaire, et dans son plus
grand épisode, mais un des plus vastes fragments de toute l'histoire de
l'ancien continent.

JEAN-PAUL LAFFITTE.



GAVROCHE AU MONTENEGRO

Depuis le commencement de la guerre jusqu'à la prise toute récente de
Scutari, le Monténégro nous a fourni bien des images héroïques. Celle
que nous reproduisons ici témoigne que le vaillant petit peuple a
parfois l'humeur plaisante, et que l'impertinent Gavroche y exerce ses
jeunes malices... C'était à Cettigne, le lendemain de la chute de la
citadelle turque. L'allégresse publique s'exprime toujours plus
librement que la joie officielle: il lui fallut, pour être satisfaite,
qu'un âne, revêtu d'étoffes de deuil et portant en évidence un
«faire-part» de _la Neue Freie Presse_--le grand journal de Vienne--fût
promené dans les rues de la ville. Espièglerie bien innocente, sans
doute, qui n'éveillera point les susceptibilités du puissant voisin, et
que notre confrère autrichien aura l'esprit de ne pas grossir en
incident diplomatique... Quelques jours après, le roi Nicolas était
contraint de remettre à l'Europe Scutari à peine conquise: les
événements avaient fait prendre à la _Neue Freie Presse_ sa revanche.

[Illustration: Comment, au lendemain de la prise de Scutari, s'est
exprimée à Cettigne la malice populaire à l'égard de la presse
autrichienne._--Phot. Voukotitch._]

[Illustration: Un chemin dans la forêt de Terre-Neuve qui alimente en
papier le _Times_, le _Daily Mail_, le _Daily Mirror_ et soixante
publications diverses d'Angleterre.]



LE NAPOLÉON DU JOURNALISME
UNE GRANDIOSE ENTREPRISE: LA PAPETERIE
DE GRAND-FALLS

Il y a six ans, l'homme que ses compatriotes appellent pittoresquement
le «Napoléon du journalisme», lord Northcliffe, directeur du _Times_,
fondateur des deux journaux aux plus grands tirages d'Angleterre, le
_Daily Mail_ et le _Daily Mirror_, et d'une soixantaine d'autres
publications, s'avisa un beau matin que ses journaux consommaient
annuellement une quantité de papier dont le prix d'achat se chiffrait
par millions de francs, que l'épuisement des sources de matière
première, la pulpe des forêts norvégiennes, augmenterait rapidement ce
tribut formidable, et qu'il trouverait profit et sécurité à fabriquer
lui-même son papier, audacieux projet dont l'exécution coûterait une
bagatelle: trente-huit millions de francs!

L'Anglo-Newfoundland Development Company venait au monde, dotée d'un
apanage princier: 5.500 kilomètres carrés couverts de forêts vierges où
abondaient les essences propres à la fabrication de la pulpe à papier,
et que traversaient des chapelets de lacs et de rivières qui en
faciliteraient singulièrement l'exploitation. Terre-Neuve, cette vaste
solitude dont l'intérieur était encore en partie inexploré, allait
devenir la rivale des pays Scandinaves, et réclamer sa place sur le
marché mondial du papier.

L'immense domaine était admirablement choisi pour servir d'emplacement à
une usine qui serait avant longtemps la plus grande fabrique de pulpe et
de papier du monde. Bondissant de cascades en cascades, le fleuve des
Exploits offrait une mine inépuisable de «houille blanche», et ce fut
par la mise en valeur de ce réservoir de forces naturelles que débuta la
grandiose entreprise: une digue de 466 mètres de long, haute de 8
mètres, épaisse également de 8 mètres à la base, barra bientôt le lit du
fleuve, constituant au-dessus des premières cascades un immense bassin
capable d'alimenter en toutes saisons deux conduites gigantesques, deux
formidables tubes d'acier de 717 mètres de longueur et 5 mètres de
diamètre.

Quatre ans après la prise de possession de ces forêts vierges, lord
Northcliffe pouvait inaugurer, en présence du gouverneur de Terre-Neuve,
cette merveille de l'industrie qu'est Grand-Falls, avec ses machines qui
dévorent chaque jour _cinquante mille arbres_ pour les transformer en
pâte à papier. En même temps que l'usine colossale, une ville avait
surgi du sol, ville d'ingénieurs et d'ouvriers qui comptait dès sa
naissance trois mille âmes, cinq églises, deux écoles, un hôpital, un
théâtre, une maison commune, un hôtel et un club. Et, miracle
d'activité, une voie ferrée, longue de 33 kilomètres, la reliait déjà à
Botwood, le port maritime le plus rapproché, où des quais attendaient
les navires qui viendraient bientôt charger leurs premières cargaisons
de pulpe et de papier.

Sans exposer ici la technique de ce dernier-né de la grande industrie
qu'est la fabrique de la pulpe de bois, contentons-nous de commenter
notre série de photographies qui reconstitue pittoresquement la
transformation du sapin en papier à journaux, telle qu'elle se déroule,
d'un bout de l'année à l'autre, dans le domaine de Terre-Neuve.

Répartis par campement, les bûcherons commencent par tailler un chemin à
travers la forêt entre la coupe et la nappe d'eau (lac ou rivière) la
plus rapprochée. Tous les arbres d'une certaine grosseur sont abattus et
dépouillés de leurs branches. L'abatage est conduit scientifiquement,
d'après des méthodes qui découlent des enseignements des meilleures
écoles forestières d'Europe: les troncs abattus sont immédiatement
remplacés par de jeunes plants, si bien que l'exploitation du domaine de
Grand-Falls, loin d'être une oeuvre de dévastation, a pour résultat
indirect d'embellir les forêts en y laissant pénétrer plus d'air et de
lumière et en favorisant ainsi la croissance des arbres épargnés. Dès
que la première neige de l'hiver a nivelé les chemins, des attelages de
chevaux traînent les troncs jusqu'à l'entrepôt fluvial. On les y entasse
par piles énormes, en attendant le printemps et le dégel. Puis, quand la
débâcle a rendu la vie aux torrents, on provoque l'écroulement de ces
piles, et c'est par milliers que le courant entraîne les arbres à
travers rapides et cascades jusque dans les eaux du fleuve des Exploits,
où ces milliers se comptent désormais par millions.

Les troncs forment alors une île flottante qu'il s'agit de conduire aux
abords du moulin, situé à une distance qui peut atteindre 100
kilomètres, en raison des innombrables boucles du fleuve. Une équipe de
vingt à vingt-cinq hommes, montée dans une grande pirogue appelée du nom
indien de _wanagan_, suit de près cette masse mouvante, la pousse et la
conduit comme des bergers font d'un troupeau; et c'est un spectacle
émotionnant et pittoresque que de voir ces rudes Terre-Neuviens,
chaussés de leurs hautes bottes aux semelles souples, bondir d'épave en
épave pour ramener dans le courant les troncs réfugiés au fond d'une
anse aux eaux tranquilles.

Parfois, l'heure tourne au tragique, quand les troncs d'avant-garde
s'accrochent aux arêtes d'une roche et résistent à la poussée des troncs
suivants. En un clin d'oeil une barricade, dont la hauteur et
l'épaisseur augmentent de seconde en seconde, se dresse en travers du
lit, dans un grondement formidable. Au péril de leur vie, les hommes se
précipitent à l'assaut de la barrière, s'efforcent, à coups de maillets,
de dégager les premiers troncs, et ont tout juste le temps de se garer
de la meurtrière avalanche, quand la palissade s'écroule enfin
par-dessus les rochers qui lui servaient de fondations.

Parvenus au terme de leur long voyage, les troncs viennent s'accumuler
par millions dans le bassin naturel de Rushy-Pond, situé à 4 kilomètres
de l'usine. Un assemblage de chaînes, appelé _boom_, arrête leur élan et
ne laisse passer que les quantités requises. Entraînés par le courant,
les arbres viennent s'échouer sur une plate-forme roulante qui les
convoie vers la scierie _(slasher)_ où des scies circulaires les
sectionnent en tronçons de 0 m. 80. Ceux-ci tombent sur un plan incliné
qui, par l'intermédiaire d'une chaîne sans fin, les dirige vers une
autre salle où des machines les dépouillent de leur écorce. Un triage
permet d'écarter les tronçons de mauvaise qualité, qu'un convoyeur
mécanique emporte vers les chaufferies; les autres sont dirigés vers la
salle de broyage où vingt-quatre machines les réduisent en pulpe, à
l'aide de meules de pierre qui font 200 tours par minute.

[Illustration: Après avoir été entraînés par les courants à travers un
immense labyrinthe de torrents, de rivières et de lacs, les millions de
troncs de sapin sont enfin arrêtés par un barrage à Rushy-Pond, aux
abords du gigantesque moulin qui va les transformer en pâte à papier.]

[Illustration: Le barrage laisse passer le nombre de troncs demandés par
la consommation, et qu'une plate-forme roulante achemine vers l'usine.]

[Illustration: Les troncs passent d'abord sur des scies circulaires qui
les divisent en tronçons réguliers; ceux-ci tombent dans une rigole où
un courant les entraîne.]

[Illustration: Délayée dans l'eau, la pulpe de bois passe par une série
de cuves où elle se transforme en une pâte de plus en plus fine.]

[Illustration: Elle est ensuite soumise à l'action de rouleaux sécheurs
et compresseurs et prend l'aspect et la consistance d'une large bande
sans fin.]

[Illustration: Chargées sur des wagonnets, ces bûches humides sont
déversées sans interruption sur un nouveau convoyeur qui les conduit à
la chambre de broyage.]

[Illustration: Là elles sont réparties à droite et à gauche, et soumises
à l'action de meules de pierre qui les broient et les réduisent en
pulpe.]

[Illustration: La «pâte» destinée à l'exportation est sectionnée avant
d'être placée sous des presses hydrauliques qui achèvent de la
débarrasser de toute humidité.]

[Illustration: A Crand-Falls même, une partie de la «pâte» est étirée et
transformée en papier à journaux.]

CINQUANTE MILLE TRONCS DE SAPIN TRANSFORMÉS CHAQUE JOUR EN PAPIER

[Illustration: Le train spécial et la voie ferrée reliant la papeterie
de Grand-Falls à Botwood, son port maritime.]

[Illustration: Amas de balles de pulpe attendant, à Botwood, leur
embarquement pour l'Europe,]

La pulpe, qui présente alors la consistance et la couleur d'une bouillie
d'avoine, est déversée sur une immense feuille de tôle percée d'une
multitude de petits trous qui retiennent les fibres échappées au
broyage. Elle passe par différents tamis, qui achèvent de l'épurer,
avant de s'acheminer vers les presses, par l'intermédiaire d'une large
bande de feutres sans fin. Dès qu'elle a passé entre les deux premiers
rouleaux elle perd sa fluidité, prend la consistance d'une épaisse
feuille de buvard, et forme bientôt une bande continue, large de 2
mètres environ. Des couteaux la découpent à la longueur voulue; on plie
la bande ainsi obtenue comme on ferait d'un drap, et, après avoir
intercalé des paillassons en fils métalliques, on soumet une certaine
quantité de pâte à l'action d'une presse hydraulique. La pression, qui
est de 300 tonnes, expulse assez d'eau pour que la matière prenne la
consistance désirée, et, empaquetée par balles, elle est prête pour
l'exportation. Chargée sur le train qui pénètre au coeur même de
l'usine, elle est convoyée à Botwood, d'où l'un des deux navires
attachés à l'entreprise la transporte en Angleterre, à Gravesend, où les
Imperial Paper Mills, papeterie modèle fondée, elle aussi, par lord
Northcliffe, la transforment en papier, à raison de 1.000 tonnes par
semaine.

A Grand-Falls même, une partie de la pulpe est employée directement à la
fabrication du papier à journaux. Après une série d'opérations qu'il
serait trop long de décrire ici, la pâte, finement broyée et
convenablement épurée, présente l'aspect et la consistance de l'eau de
savon; en réalité, la matière fibreuse est diluée dans une eau abondante
qu'il s'agit d'éliminer rapidement afin d'obtenir la cohésion des
éléments solides tenus en suspension. La transformation du _liquide_ en
_solide_ s'opère instantanément au bas d'un plan incliné constitué par
une toile métallique, et de l'eau, absorbée à travers les mailles, se
dégage une feuille de papier continue, large de 4 mètres, qui se
précipite à travers un labyrinthe de rouleaux compresseurs et de
cylindres sécheurs à la vitesse de 190 mètres par minute pour s'enrouler
finalement sur des mandrins et former d'énormes bobines qui dévideront
leurs 8.500 mètres de papier sous les presses de l'imprimeur.

Devenu son propre fournisseur de papier avec le fonctionnement des
usines de Grand-Falls et de Gravesend, lord Northcliffe a complété son
oeuvre: l'une de ses sociétés, l'Amalgamated Press, qui dépensait à elle
seule 350.000 francs par an pour son encre d'imprimerie, a fondé une
compagnie filiale qui se consacre exclusivement à la fabrication de ce
produit.

                                  *
                                 * *

Les faits et les chiffres que nous avons cités au cours de cette rapide
étude suffiraient à montrer qu'il n'existe pas dans le monde une
entreprise comparable à celle dont le «Napoléon du journalisme» régit
les destinées. L'Amérique elle-même, hantée comme elle l'est de la manie
du colossal, n'a rien produit d'approchant, dans le domaine du
journalisme. Avec ses _soixante_ journaux qui représentent un capital de
plus de _deux cent cinquante millions de francs_, qui distribuent chaque
semaine _vingt-cinq millions d'exemplaires_, et qui emploient une armée
de plus de _vingt mille personnes_, lord Northcliffe s'est fait dans le
monde, au point de vue industriel, une place unique.

En étudiant son oeuvre gigantesque sous un autre angle, nous sommes
amené à constater que personne ne saurait lui être comparé, dans le
monde entier, au point de vue de l'influence. Inspirateur des plus
puissants journaux de langue anglaise, son influence s'exerce dans tous
les domaines de l'intelligence; elle façonne, dirige et domine l'opinion
publique au delà même des frontières du Royaume-Uni. Nous autres,
Français, ne pouvons qu'acclamer cette formidable influence: ami
personnel du roi Edouard, lord Northcliffe fut, après le regretté
souverain, le plus puissant facteur de l'entente cordiale, et ce furent
encore ses journaux qui dénoncèrent avec le plus d'énergie et
d'opiniâtreté le péril national que constituaient pour l'Angleterre les
ambitions et les armements de l'Allemagne. Si les peuples de langue
anglaise sont devenus francophiles, c'est à lui que nous sommes, en
grande partie, redevables de cette heureuse métamorphose.

La chance, qui suffit parfois à expliquer le succès, n'a joué qu'un rôle
médiocre dans cette étonnante carrière; lord Northcliffe, prototype du
_self-made man_, l'a édifiée pierre à pierre, en donnant comme assises à
sa géniale conception du journalisme moderne ces deux qualités que l'on
retrouve toujours chez les grands hommes: l'endurance mentale, l'art de
découvrir et de retenir de bons lieutenants. Parvenu, comme il l'est, au
faîte de la puissance et de la fortune, il ne manque jamais, chaque
matin--qu'il soit à Londres ou à Paris--de se faire lire d'un bout à
l'autre ses journaux quotidiens, le _Times_, le _Daily Mail_, le _Daily
Mirror_, etc., et de dicter ses critiques, ses éloges et ses conseils.
Quant à sa connaissance des hommes, à ce flair merveilleux qui lui
permet de déterrer le talent où qu'il se trouve caché, nous ne citerons
qu'un trait.

[Illustration: Lord Northcliffe _photographié spécialement pour_
L'Illustration.]

Visitant un jour les bureaux du _Daily Mail_, à Londres, mon attention
fut attirée par une espèce de tronc disposé dans le vestibule d'entrée.
Une affiche invitait tous les collaborateurs de la maison (rédacteurs,
employés, ouvriers) à soumettre à la direction, sous forme de notes
qu'ils déposeraient dans cette boîte, toute idée qui leur paraîtrait
neuve et pratique; le dépouillement avait lieu chaque semaine, et les
signataires des cinq lettres les plus intéressantes recevaient chacun
une prime d'une guinée (26 francs). Ce fut grâce à cette boîte magique
que d'humbles reporters se signalèrent à l'attention du _Chief_,--u
patron, dirions-nous. Et qui ne s'efforcerait de mériter cette
attention, en une maison où des rédacteurs peuvent ambitionner des
appointements annuels de plus de 5.000 livres sterling, soit plus de
125.000 francs! Lord Northcliffe ne se contente pas de découvrir des
hommes: il sait les retenir.

                                     *
                                    * *

Ferons-nous remarquer en terminant que ce grand ami de la France est
_presque_ une personnalité française? Son édition, continentale du
_Daily Mail_, dirigée par le brillant penseur qu'est M. Ralph Lane, avec
l'active collaboration d'un jeune Irlandais de grand avenir, M. Cliff
Disney, est imprimée et publiée à Paris; et c'est dans une note
sincèrement francophile que sont rédigées ses informations avant de se
répandre parmi sa clientèle d'élite.

Lord Northcliffe séjourne souvent parmi nous, et peu de personnes
connaissent aussi bien que lui notre pays, qu'il a parcouru dans tous
les sens. Jamais il n'a laissé échapper une occasion de proclamer son
admiration pour le génie de notre race, de montrer ce que l'art et la
science doivent à la France, et d'affirmer sa confiance en nos
destinées.

En mars dernier, au lendemain du jour où l'Allemagne annonça
l'augmentation de son armée, un de nos amis, qui venait d'assister à une
conversation à laquelle avait pris part le directeur du _Times_, nous
rapporta un propos significatif. Comme on demandait à lord Northcliffe
quelle serait, selon lui, l'issue d'une guerre internationale, il
déclara, en faisant allusion à la puissance militaire de nos voisins de
l'Est:

--Je crois qu'une pareille guerre procurera au monde une surprise au
moins égale à celle que lui valut la guerre de 1870!

Et pour ajouter aussitôt, en souriant:

--Mais j'espère bien que la prompte riposte que la France a faite aux
provocations d'outre-Rhin en adoptant le «service de trois ans»
démontrera à ces bons commerçants allemands l'exactitude du principe que
Norman Angell a développé dans _la Grande Illusion_, à savoir que la
guerre est toujours une mauvaise affaire!

Mais nous voilà loin de notre sujet et de Terre-Neuve! Rebroussons
chemin pour constater qu'un avenir illimité attend l'entreprise
gigantesque qu'est la papeterie de Grand-Falls. La marche ascendante du
_Daily Mail_, du _Daily Mirror_, et des autres journaux qu'elle
alimente, rend déjà insuffisant son rendement mensuel de 5.000 tonnes de
papier et de 4.000 tonnes de pulpe de bois; et le jour approche où ce
monstre industriel exigera ses cent mille arbres par vingt-quatre
heures, au lieu des cinquante mille qui calment actuellement son appétit
de Gargantua!

V. FORBIN.



[Illustration: Pénélope (Mlle Bréval). Les prétendants Ulysse (M.
Muratore). Le berger Eumée (M. Blanchard).

«PÉNÉLOPE» AU THÉÂTRE DES CHAMPS-ELYSÉES.--Ulysse, de retour au palais
d'Ithaque sous les haillons d'un vieux mendiant, met en déroute les
prétendants à la main de Pénélope (acte III).

_Décor de X. K. ROUSSEL.--Dessin de J. SlMONT. Voir l'article, page
472._

_Après son long exil, le roi d'Ithaque est rentré en son palais,--sous
l'aspect d'un mendiant, afin de n'être pas reconnu. Il a trouvé Pénélope
toujours fidèle, mais harcelée par les prétendants, et il lui suggère de
désigner pour époux celui d'entre eux qui aura pu tendre l'arc d'Ulysse.
Ils s'y exercent à tour de rôle, vainement. Alors, le vieux mendiant, au
milieu de la dérision générale, saisit l'arme terrible; il la tend sans
effort et prend pour cible ses rivaux terrifiés. Puis, rejetant ses
hardes, il apparaît dans sa cuirasse; Pénélope se précipite dans ses
bras, et ses serviteurs glorifient les dieux qui assurèrent son
retour._]



[Illustration: Une section mixte de projecteurs légers comprenant deux
postes photo-électriques, un à dos de mulets, l'autre sur charrette
marocaine.]

LE PROJECTEUR ÉLECTRIQUE LÉGER
DE CAMPAGNE

Jusqu'ici, nous n'avions en France que de gros projecteurs, les uns
fixes employés dans les places fortes et les forts, les autres portés
par des voitures automobiles photo-électriques et destinés à la guerre
de siège ou à la lutte d'artillerie.

Or, l'Italie avait déjà employé des projecteurs légers de campagne
l'année dernière en Tripolitaine; l'Autriche a constitué des sections de
ces appareils; les États balkaniques les ont utilisés en Macédoine et en
Thrace et la nouvelle loi militaire allemande prévoit l'organisation de
26 sections de projecteurs électriques légers de campagne.

[Illustration: Un projecteur en position.]

Certes, l'importance de l'emploi d'un appareil léger pour le combat
rapproché pour le feu d'infanterie n'avait pas échappé à notre
commandement, mais les dépenses budgétaires, la difficulté de réaliser
un matériel pratique et les enseignements parfois contradictoires des
guerres récentes imposaient la prudence.

Depuis trois ans, le commandant de Lavenne de Choulot, du 143e
d'infanterie, cherche à appeler l'attention sur cette question. Il a
présenté successivement deux projecteurs légers pour être utilisés au
Maroc. Dans l'Afrique du Nord, la transparence de l'air augmente le
pouvoir éclairant et permet d'employer un calibre moins fort que sur le
continent; en outre du grand effet moral qu'il produit sur les
indigènes, le faisceau lumineux du projecteur permet de découvrir un
groupe ennemi à partir de 1.000 mètres et un homme seul à 700 mètres, on
devine quel concours précieux il apporte au fusil, à la mitrailleuse et
même au canon, il diminue les chances de surprises et contribue au repos
du soldat au camp. Il peut aussi rendre des services pour les
communications optiques et faciliter l'atterrissage des aviateurs
pendant la nuit.

En collaboration avec le capitaine Penchenier, du parc d'artillerie
d'Oran, le commandant de Choulot a présenté un troisième modèle qui fut
reçu par la section technique d'artillerie. M. Millerand, alors ministre
de la Guerre, mit à la disposition du général Alix, commandant des
troupes du Maroc oriental, une section mixte de projecteurs légers qui
comprend deux postes photo-électriques, un à dos de mulets et l'autre
sur charrette marocaine.

Chaque poste se compose d'un projecteur rappelant ceux de nos
torpilleurs, mais bien plus léger, d'un groupe électrogène démontable,
de divers accessoires indispensables dans un pays dénué de ressources
comme l'Afrique du Nord, et le combustible pour cinquante heures
d'éclairage.

Les premières expériences ont eu lieu à la fin du mois de mars avec le
groupement mobile du général Girardot dans la plaine de Marhouf au nord
de la Gada de Debdou et ont donné pleine satisfaction; elles vont être
continuées sous peu dans le Maroc occidental où M. Etienne, ministre de
la Guerre, a décidé d'envoyer à bref délai quatre appareils du système
du commandant de Choulot.

Les nouvelles des derniers engagements des troupes du général Alix dans
la région de la Moulouya nous apprennent que les projecteurs légers y
furent utilisés avec fruits. Au cours d'un des combats du mois dernier,
notamment dans la nuit du 9 au 10 avril, à Nekhila, un des projecteurs,
installé à l'angle sud du bivouac, près des tentes du 1er régiment
étranger, fut exposé de 0 heures à minuit 15 aux tirailleries des
Marocains; il permit de les découvrir aux moyennes distances de tir (600
m.), et lorsque, plus tard, ils se furent glissés dans un ravin d'où ils
pouvaient se jeter sur le camp. Les Marocains surpris et furieux de ne
pouvoir sortir sans être exposés aux feux des défenseurs, couvrirent de
balles l'abri du projecteur, sans atteindre ce dernier.

Le lendemain, on ramassait sur le sol, en avant du camp, des douilles de
cartouches modernes, des papiers de paquets de cartouches françaises
volées ou emportées par des indigènes déserteurs et des balles à chemise
de cuivre, et des cartouches de Mauser espagnol.

[Illustration: Projecteur installé à l'un des angles du bivouac de
Nekhila, à proximité d'une section de mitrailleuses.]



UN NOUVEAU CADRAN DE 24 HEURES

Depuis que l'administration française compte de 1 à 24 les heures de la
journée complète, on cherche un moyen pratique de faire figurer la
nouvelle notation sur les cadrans des horloges. On pourrait, évidemment,
adopter un cadran divisé en 24 heures; mais cette solution, qui est
probablement celle de l'avenir, exige une transformation complète des
mouvements d'horlogerie; on s'est donc contenté jusqu'ici d'inscrire
sous chaque heure des cadrans actuels l'heure correspondant à la
nouvelle formule entre midi et minuit.

Cet expédient est jugé insuffisant. La réforme horaire présente
d'incontestables avantages; et point n'est besoin d'être grand
calculateur pour établir instantanément la concordance entre les deux
notations: en retranchant 12 de 14, de 17, de 21, etc., on connaît
l'heure d'après l'ancien style. Mais la majorité du public trouve
l'opération fastidieuse. Aussi, les diverses administrations en général,
et les Compagnies de chemins de fer en particulier, cherchaient une
combinaison de nature à faciliter l'éducation du public en imposant à
son regard et à son cerveau la notation nouvelle à l'exclusion de
l'ancienne.

Un mécanicien bordelais vient de résoudre le problème d'une façon
tellement simple que chacun de nous sera stupéfait de n'avoir pas eu
depuis longtemps la même idée. M. G. Blanchard applique aux horloges un
système analogue à celui qui fonctionne sur les compteurs de taxis.

Le cadran extérieur où se meuvent les aiguilles est fixe et percé de 12
fenêtres. Sous ce cadran, un autre cadran mobile porte les 24 heures
inscrites dans cet ordre: 1 13 2 14 3 15 4 16, etc., 12 0.

On comprend dès lors ce qui va se passer. A travers les fenêtres du
cadran extérieur, on lit d'abord les 12 premières heures de la journée;
à midi précis, un déclanchement automatique se produit, le cadran mobile
pivote de quelques millimètres ou de quelques centimètres, selon la
circonférence du cadran, et on voit apparaître les heures comptées de 12
à 23. A minuit, un déclanchement en sens inverse ramène le cadran des
heures à la première position.

[Illustration: De minuit à midi.]

[Illustration: De midi à minuit.

Cadran à changement de chiffres automatique pour la notation des
vingt-quatre heures de la journée.]

Ce système ingénieux présente l'avantage de pouvoir s'adapter aux
horloges existantes, sans changer le mouvement et moyennant une dépense
minime.

Grâce à l'initiative de notre confrère de _la Petite Gironde_, M.
Maurice Desbans, l'invention présentée à l'administration des Postes et
aux Compagnies de chemins de fer, a été accueillie comme elle le
méritait. Des expériences publiques vont être faites dans plusieurs
bureaux de poste de Paris et de Bordeaux, et sur les chemins de fer de
l'État.

Sous peu de jours, les Parisiens pourront, à midi précis, voir s'opérer
le changement d'heures aux grands cadrans de la gare Saint-Lazare.



[Illustration: Tenue de cheval. Grande tenue. Tenue de jour. Le nouveau
manteau dessiné pour les officiers d'infanterie par M. Georges Carette.]

LE NOUVEAU MANTEAU DES OFFICIERS

Afin de faire cesser la dissemblance, peu logique et pleine
d'inconvénients en campagne, qui existait entre la tenue en capote des
officiers d'infanterie et celle de la troupe, le ministre de la Guerre a
adopté, pour le cadre, un manteau gris de fer bleuté, de même couleur
que la capote des soldats. Le modèle de ce manteau, établi sur les
données du général Dubail, président de la commission des uniformes, a
été dessiné par M. Georges Carette, le grand tailleur, qui est aussi un
artiste de talent--auteur de l'aquarelle que nous ne pouvons reproduire
ici qu'en soi--et dont les formes de coupe ont été publiées au _Bulletin
officiel_.

Les officiers porteront ce vêtement dans toutes les circonstances où les
hommes seront en capote, par conséquent en campagne. Pour la grande
tenue, les officiers auront les épaulettes sur la capote, avec un
ceinturon or et bleu. Pour la tenue de jour, le ceinturon ordinaire se
portera en dessous, la bélière sortant par une fente verticale pour
soutenir le sabre. En tenue de cheval, l'officier ajoutera une pèlerine
mobile.

Ainsi les troupes d'infanterie, avec leurs officiers, auront désormais
un aspect gris bleu uniforme qui, en temps de guerre, empêchera les
officiers d'être spécialement le point de mire de l'ennemi, et qui, en
temps de paix, rapprochera davantage encore si possible le soldat de son
chef sans que la discipline et le respect hiérarchique aient le moins du
monde à en souffrir.



LA PENTECOTE
DES «ÉCLAIREURS DE FRANCE»

Nos vaillants petits Eclaireurs ont mis à profit les vacances de la
Pentecôte: ayant deux jours entiers de liberté, ils les ont passés,
suivant les bons préceptes du scoutisme, en plein air, dans un camp
improvisé aux environs de Paris. Le ministre de la Guerre avait mis à
leur disposition les terrains du génie militaire situés en bordure de la
route qui mène de Versailles à Saint-Cyr: c'est là que, dimanche matin,
ils plantèrent leurs tentes, et qu'ils furent passés en revue par le
colonel Bouttieaux, représentant le général Hirschauer, inspecteur de
l'aéronautique militaire, et le commandant Richard, accompagnés de M.
André Chéradame, président de l'Association des Éclaireurs. La journée
se termina par une visite au champ d'aviation de Saint-Cyr, sous la
conduite du commandant Richard, qui donna aux boy-scouts toutes les
explications attendues par leurs jeunes curiosités: ils assistèrent à
une ascension en ballon sphérique captif, à une sortie du dirigeable le
_Temps_, piloté par le capitaine Peaucellier, et à de belles envolées
d'aéroplanes.

Le lendemain, après avoir bravement couché à la belle étoile, malgré le
temps peu favorable, les Eclaireurs, réveillés de bonne heure par la
diane, recommencèrent leurs exercices. Les travaux du camp et la visite
de l'École de Saint-Cyr, où les reçut le général Bigot, remplirent la
matinée. L'après-midi, on leur montra un lâcher de pigeons militaires,
puis ils procédèrent eux-mêmes au gonflement et au lancement d'un ballon
sphérique.

[Illustration: La revue des équipes, devant les tentes, par le colonel
Bouttieaux.]

[Illustration: Exercice d'aéronautique: préparatifs de lancement d'un
sphérique.]

AU CAMP DES JEUNES ECLAIREURS DE FRANCE, ENTRE VERSAILLES ET
SAINT-CYR.--Phot. L. Gimpel.



CE QU'IL FAUT VOIR

LE PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER

Les gens du monde ont pris, depuis quelques années, l'habitude de
rentrer, chaque automne, un peu plus tard à Paris. Mais ils y demeurent
plus longtemps qu'on ne faisait autrefois. La «saison mondaine», dont
les programmes sont censés destinés à occuper l'hiver, ne commence plus
guère qu'au printemps. Elle le remplit. Elle le déborde. Mai... juin...
voilà les mois des plus grands dîners, des plus somptueuses fêtes, des
spectacles de haut luxe. Il semble qu'à ce moment de l'année la
Parisienne pense: «Pourquoi hésiterais-je à m'éreinter, puisque je vais
me reposer (ou faire semblant) pendant trois mois, et qu'en tout cas la
rituelle saison d'eaux va, dans quelques semaines, réparer les effets de
ce surmenage?»

On s'amuse donc tant qu'on peut, et c'est l'instant de la Saison
parisienne où, notamment, le Théâtre d'amateurs bat son plein.

Les gens du monde ont de tout temps aimé à jouer des comédies. Il semble
même que ce soit un peu pour encadrer ces comédies-là qu'on a inventé le
paravent... Mais les petits-fils et les petites-filles de ces amateurs
ne se contentent plus des programmes qui suffisaient à leurs
grands-parents; et que nous voilà loin du «proverbe» d'Octave Feuillet,
du dialogue de Verconsin, du badinage de Meilhac, qui composaient le
«numéro» de résistance des soirées «artistiques» de la meilleure
bourgeoisie! Tout cela est démodé; presque autant que les fantaisies de
Vieux-temps pour violon, les morceaux de harpe de Godefroy, et les
chansonnettes morales de Berthelier!

De vrais décors remplacent le paravent des ancêtres. On ne joue plus,
simplement, la comédie; on mime, on chante, on danse. Pour encourager
les progrès de la chorégraphie dans les salons, le bruit court qu'il va
se fonder des Associations de mères de famille! Et voici le plus
admirable: ces ballets, ces pantomimes, ces Revues, ces opérettes ou ces
drames sont bel et bien de l'inédit; et de l'inédit d'amateurs, s'il
vous plaît. Pourquoi pas? Chacun, en matière d'art, a désormais la
gentille ambition de se suffire à soi-même. Des employés de chemins de
fer organisent des Expositions de peinture; des médecins musiciens se
sont assemblés pour fonder un «orchestre médical»; pourquoi les gens du
monde qui ont la passion de l'Art dramatique ne se donneraient-ils pas
le plaisir d'écrire eux-mêmes la pièce où ils rêvent d'être applaudis?

Aussi bien l'étranger, à qui un heureux hasard de relations aura permis
de venir s'asseoir devant une de ces scènes d'amateurs, sera-t-il d'avis
qu'on s'y amuse parfois beaucoup, et de la plus spirituelle façon.
Est-ce là un des avantages de notre tempérament national? Le Français,
la Française sont-ils plus naturellement, plus spontanément artistes
qu'on ne l'est en d'autres pays? Il est certain qu'il y a en ce moment,
à Paris, quelques salons où l'on sait le mieux du monde improviser un
couplet, et le chanter; où des jeunes femmes qui n'ont jamais appris le
théâtre jouent la comédie délicieusement, sont d'exquises mimes, se font
ballerines au besoin, et avec quelle troublante autorité!... Cela, c'est
évidemment, de février à juin, l'un des plus étonnants spectacles que
donne Paris. Le malheur est qu'il n'est accessible qu'à un assez petit
nombre de passants...

                                *
                               * *

Il en est d'autres, heureusement, moins fermés que celui-là, et qui
seront, cette semaine, le rendez-vous de nos élégances printanières. Il
faudra, bien entendu, avoir applaudi _Pénélope_. Il faudra avoir fait le
tour de l'ancienne salle des fêtes de la Cour des comptes, au
Palais-Royal, où, dans une très amusante exposition d'Art décoratif
théâtral, M. Paul Ginisty a réuni la plus curieuse collection de
maquettes, c'est-à-dire de décors-joujoux et de théâtres de poupées, qui
se puisse imaginer. Il faudra ne pas oublier d'aller voir, chez Manzi,
la Rétrospective de ce délicieux imagier-philosophe que fut Boutet de
Monvel; et rue de Constantine, à l'hôtel de Sagan, l'Exposition des
objets d'art de la Renaissance et du Moyen Age qu'ont mise à la mode de
très hauts patronages mondains, et la récente visite d'Alphonse XIII.

Aussi bien ni ces patronages, ni la «recommandation» de cette visite
royale n'étaient-ils nécessaires pour que le Moyen Age et la Renaissance
sollicitassent nos curiosités. L'amour du progrès sait se concilier, le
mieux du monde, dans l'esprit des personnes cultivées de ce temps-ci,
avec la religion du passé. L'habitude de vivre en République n'empêche
pas que nous ne soyons infiniment sensibles à l'amitié que nous portent
les rois; nous exposons avec orgueil Ingres et David, à côté de cimaises
où il nous plaît de voir Roussel et Vuillard triompher, et dans
l'instant même où nous envoyons Besnard régner à Rome sur nos peintres;
et les admirateurs de Francis Jammes et de Paul Claudel ne trouveront
pas étrange qu'on les convie, dans quelques jours, à venir applaudir, à
l'Odéon, _Moïse_, et à regarder Mme Cléo de Mérode danser du
Chateaubriand.

Notre vie moderne est faite de ces contrastes; et peut-être est-ce cela
qui la rend si intéressante à vivre. Contrastes d'idées, contrastes de
sentiments. Les mêmes femmes qui se seront précipitées ces jours-ci aux
matches de boxe anglaise de la salle Boisleux pour y voir saigner des
nez, et s'évanouir quelques jeunes hommes, accourront mercredi au
Cours-la-Reine pour s'y pâmer devant une Exposition de fleurs. Salon
d'horticulture, le dernier de la saison. Celui-là aussi est à voir.
Celui-là surtout. Les «envois» dont il est composé sont ceux d'un
Peintre qui a sur tous les autres cette supériorité d'être--avec la
collaboration de quelques jardiniers--égal à lui-même, éternellement.

UN PARISIEN.



VISIONS DE L'INDE

Après Constantinople et la Syrie, évoqués merveilleusement en ces
«Visions d'Orient» dont l'_Illustration_ reproduisit naguère
quelques-unes des plus achevées, et qui, données en projections,
obtinrent auprès du grand public un si durable succès, l'Inde et ses
splendeurs devaient tenter M. Gervais-Courtellemont: au cours d'un
récent voyage, il a réussi, grâce à la photographie des couleurs, qui
jamais ne fut poussée à ce point de perfection, à en fixer, pour
l'enchantement de nos yeux, toute l'éblouissante féerie.

Nos lecteurs pourront bientôt apprécier le charme fidèle de ces
nouvelles «Visions», dont ils auront la primeur, comme ils ont eu celle
des «Visions d'Orient». Auparavant, elles seront montrées, une seule
fois, le samedi 17 mai, à 4 h. 1/2, au théâtre Réjane, où doit avoir
lieu la matinée de bienfaisance organisée au profit de la caisse des
veuves et de la caisse de secours de l'Association des secrétaires de
rédaction.



AGENDA (17-24 mai 1913)

EXPOSITIONS ARTISTIQUES.--_Paris_: Grand Palais: les deux
Salons.--Ancien hôtel de Sagan (23, rue de Constantine): exposition
d'objets d'art du Moyen Age et de la Renaissance, au profit de la
Croix-Rouge française. (Clôture fin _mai_.)--Au Petit Palais: l'oeuvre
de David et de ses élèves.--Villa Damrémont, 3: exposition de cent
tableaux, aquarelles, dessins, pastels de maîtres modernes au bénéfice
d'un artiste devenu aveugle. (Clôture fin _mai_.)

L'EXPOSITION HORTICOLE.--L'exposition de printemps de la Société
nationale d'horticulture de France s'ouvrira le _21 mai_ au
Cours-la-Reine, pour se terminer le _26 mai_; concours spéciaux de
roses.

L'EXPOSITION CANINE.--Au jardin des Tuileries (terrasse de l'Orangerie):
du _17 au 26 mai_, exposition canine internationale organisée par la
Société centrale pour l'amélioration des races de chiens en France.

CONFÉRENCES.--Au Cercle de l'Union artistique (rue Boissy-d'Anglas): le
_17 mai_, en matinée réservée aux dames, conférence sur la Danse, par le
marquis de Montferrier.--A la Comédie des Champs-Elysées (avenue
Montaigne), à 4 h. 1/2, le _17 mai_: conférence de M. G. Prade: _les
Minutes tragiques de l'aviation_; le _24 mai: la Femme et le Théâtre_,
par M. Marcel Prévost.

FÊTES DE JEANNE D'ARC.--A la basilique de Saint-Denis, le _18 mai_: fête
historique et religieuse en l'honneur de Jeanne d'Arc.

VENTE DE CHARITÉ.--Au ministère de la Justice, le _17 mai_, de 2 heures
à 7 heures, troisième journée de vente de l'Orphelinat des Arts.

SPORTS.--_Courses de chevaux_: le _17 mai_, Saint-Ouen; le _18_,
Longchamp; le _19_, Saint-Cloud; le _20_, Saint-Ouen; le _21_, le
Tremblay; le _22_, Longchamp; le _23_, Maisons-Laffitte; le _24_,
Saint-Ouen.--_Automobile: le 18 mai_, ouverture du IVe Salon russe de
l'Automobile, à Saint-Pétersbourg.--_Cyclisme: les 17_ et _18 mai_,
course annuelle Bordeaux-Paris. Arrivée au Parc des Princes.--_Boxe: le
21 mai_, au Cirque de Paris, match Ledoux-Castillon; à la salle Wagram,
le _28 mai_, Grand Prix de Paris (amateurs).--_Escrime_: le _17 mai_,
assaut du cercle Hoche; à la même date, au Nouveau-Cirque, à 2 heures:
assaut en l'honneur de Pini.--Au Jardin des Tuileries, du _18 au 25
mai_: Grande semaine des Armes de combat, de la Fédération parisienne
d'escrimeurs.--_Courses à pied_: Racing-Club de France, le _18 mai_,
prix Blanchet.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

LES ANGES GARDIENS

Nos lecteurs, les premiers, auront connu les pages inédites de cette
oeuvre poignante de vérité, de ce livre grave et clair, si
prodigieusement animé et puissamment actuel, émouvant comme un cri
d'alarme, et dont l'exceptionnel retentissement déjà confirme
l'opportunité sociale. «Ce livre, que l'auteur croit utile aux mères
françaises, n'est pas destiné à leurs filles.» M. Marcel Prévost, en
toute loyauté, vient d'inscrire à la première page du volume de
librairie (1) cet avertissement qui fut d'abord donné par M. Gaston
Rageot à notre public lorsque le roman commença de paraître dans
_L'Illustration_. Les livres des mères ne sont point nécessairement des
livres pour leurs filles. Il est dangereux d'enseigner directement la
vie aux imaginations trop fragiles et aux coeurs trop neufs.

[Note 1: _Les Anges gardiens_, Ed. Lemerre, 3 fr. 50.]

Il n'appartient pas, du reste, aux jeunes filles de choisir elles-mêmes
leurs «anges gardiens». C'est là oeuvre des mères et responsabilité des
mères. Les anges gardiens! Le mot a déjà sa fortune faite! Il a évoqué,
dans tous les foyers français, la vision d'un péril. Bien entendu, une
généralisation absolue serait imprudente et inique. Les anges gardiens,
qui nous viennent d'Angleterre, d'Allemagne, d'Italie, de Belgique, pour
veiller sur l'instruction et les loisirs de nos filles ne sont point
tous de mauvais anges. Non, sans doute, mais parmi ces quelques ailes
blanches il se glisse un trop grand nombre d'ailes noires...

«Il est anormal, dit le préfet de police Lehoux--qui, nous avertit M.
Marcel Prévost, exprime, touchant les «anges gardiens» (page 333),
l'opinion exacte de l'auteur--il est anormal qu'une fille de dix-huit à
vingt ans, une fille d'une certaine culture, d'une certaine éducation,
quitte sa famille et sa patrie pour venir gagner son pain à Paris. Oui,
c'est anormal, parce que l'expatriation, à cet âge, est pleine de
dangers pour elle, et que toute honnête famille ne s'y résoudra qu'à la
dernière extrémité. Sur dix cas, il y en aura un où d'honnêtes parents
auront délibérément envoyé à l'étranger leur fille sage et courageuse,
et neuf autres cas où la fille aura quitté ses parents par coup de tête,
soit que la famille fût inhabitable (mariage du père, inconduite de la
mère, scandale), soit qu'une aventure galante l'eût entraînée. Dans ces
neuf derniers cas, la demoiselle accumulera les obscurités et les
mensonges pour que nul ne puisse remonter jusqu'à sa famille: faux noms,
faux lieu de naissance, faux certificat... Les étrangers sont obligés de
déclarer leur identité? Mais combien de mères ou de pères de famille,
embauchant une institutrice, se donnent la peine de vérifier la
déclaration de l'étrangère?... Et quand vous avez fait votre choix, avec
cette légèreté, dans ce milieu essentiellement suspect et presque
impossible à contrôler, qu'est-ce que vous confiez à la personne
choisie? Précisément ce que vous avez de plus précieux et de plus
fragile,--votre fille.»

Les raisons du préfet Lehoux sont la raison même. Les lectrices averties
auxquelles s'adresse M. Marcel Prévost en ont déjà convenu, et si, dans
ce drame multiple en son unité, la vérité fut pénible et brutale à dire,
si, parfois, le fer rouge a brûlé pour guérir, on n'aura pas
l'inélégance d'en tenir rancune au maître et franc écrivain. Une chose
certaine, c'est qu'après avoir lu ce livre, une mère sentira son coeur
battre un peu plus fort au seuil de ces agences de placement dont la
porte s'ouvre sur l'inconnu. Elle aura, à cette minute, une conscience
plus précise de son devoir, un instinct plus impérieux de ses
responsabilités, et, appelée à faire un choix si grave, si grave, elle
exigera toutes les garanties possibles, et d'autres encore. Elle
choisira mieux, elle choisira juste,--comme une mère doit choisir.

ALBÉRIC CAHUET.



L'OEUVRE FRANÇAISE A PANAMA

_Panama, la création, la destruction, la résurrection_, par Philippe
Bunau-Varilla: ainsi ce nom sonore, Panama, longtemps noté d'infamie,
que les partis, depuis des ans, se jetaient à la face comme une injure,
s'inscrit fièrement, cette fois, en tête d'un volume tout neuf (2),
oeuvre de justification, de réparation, de glorification.

[Note 2. _Panama, la création, la destruction, la résurrection_. Ed.
Plon, 10 fr.]

A la première page de l'exemplaire qu'a reçu le directeur de
_L'Illustration_, on lit les lignes tracées d'une écriture résolue, mais
calme et claire: «Je vous envoie la tragique histoire dont notre
génération a été le témoin attristé et trompé, mais où les générations
futures puiseront des éléments nouveaux de foi dans la grandeur, a
sûreté et la fécondité du génie français.» L'homme qui montre ce beau
courage civique de se dresser ainsi devant l'opinion et de proclamer
bien haut l'ardente conviction qui l'a soutenu dans une lutte de plus de
vingt années contre l'erreur, la calomnie, la lâcheté, le mensonge--ce
sont des mots qui reviendront bien des fois sous sa plume véhémente, au
cours de cet énorme et très captivant livre--cet homme-là était, à
vingt-six ans, ingénieur en chef en titre du Canal de Panama. De fait,
il en fut, pendant plusieurs mois, le directeur général, quand M.
Dingler dut quitter l'isthme, abandonner, à bout de forces, l'entreprise
qui lui avait coûté la perte de ses affections les plus chères, sa
femme, ses enfants... Il devenait ainsi le chef supérieur d'une armée de
quinze mille combattants, employés et ouvriers, acharnée à livrer à la
nature la plus audacieuse bataille peut-être que les humains aient
jamais risquée. Que d'esprits, même vigoureux, eussent succombé, à cet
âge, sous un pareil faix! Celui-ci sortit de l'épreuve trempé, mûr pour
toutes les luttes, animé surtout d'une inébranlable foi dans la grandeur
de l'oeuvre à laquelle il était associé: il allait désormais y dévouer
toutes ses forces avec le zèle fervent d'un confesseur ou d'un apôtre.

Il n'est que d'approcher, si peu que ce soit, M. Philippe Bunau-Varilla,
pour être conquis par l'ingéniosité de cette intelligence lucide, ailée,
la hardiesse, l'audace de ses conceptions, qu'on serait volontiers tenté
de prendre pour des rêves, si la clarté, la précision avec laquelle il
les expose, les arguments dont il les étaie, ne leur redonnaient tout
aussitôt leur caractère des belles et loyales possibilités,--si sa
parole persuasive n'emportait bien vite la conviction qu'elles sont
réalisables presque aisément, élégamment. Il entraîne; il subjugue. Il
force l'estime,--voire l'admiration, et son courageux volume est bien
pour renforcer, en ceux qui le connaissent, ce sentiment. Sans doute,
l'auteur a trop de sagesse, d'expérience, pour se leurrer de l'illusion
qu'il va convaincre et rallier l'universalité de l'opinion, et, d'un
coup, annihiler l'erreur sombre qu'il combat d'une si vigoureuse ardeur.
La bataille est encore trop récente; les calamités qu'elle a entraînées
sont encore trop fraîches dans les mémoires. Le temps seul amènera la
paix. Mais déjà ce travail doit rallier les hommes de bonne foi.

On a exposé ici naguère, à propos d'un précédent livre du même auteur,
le plan à la fois simple et grandiose, et si lumineusement logique, de
M. Philippe Bunau-Varilla pour le percement de l'isthme: l'ouverture
d'un détroit, d'un bras de mer sans écluses ni travaux d'art fragiles,
réunissant les deux océans. Il redit encore sa confiance dans ce projet,
l'absolue certitude où il est qu'on peut sûrement, une fois le canal
actuel achevé, le perfectionner jusqu'à en faire ce détroit idéal,--et
ce, grâce à un procédé de traction des roches noyées dont il est
l'inventeur. Jamais sa dialectique n'a été plus entraînante. Et il a
réussi à faire partager sa conviction au Sénat américain lui-même, si
prévenu, pourtant.

Le récit de la lutte soutenue par M. Bunau-Varilla, pour arriver d'abord
à l'achèvement de la conception admirable du génie français, puis, plus
tard, au résultat que je viens de dire, est une merveilleuse leçon
d'énergie et de volonté. Mais le point culminant de l'ouvrage--et l'on
s'y attend bien, et l'on court vite à ce chapitre, et on le dévore avec
le même plaisir qu'un joli roman d'aventures--c'est l'exposé, pour la
première fois livré à nos curiosités, de la fondation de la République
de Panama, qui fut l'oeuvre personnelle de M. Philippe Bunau-Varilla, et
une oeuvre où il y avait, selon le mot de Figaro, à dépenser «plus de
génie qu'il n'en fallut pour gouverner pendant cent ans toutes les
Espagnes».

GUSTAVE BABIN.

_Voir dans_ La Petite Illustration _le compte rendu des autres livres
nouveaux._



DOCUMENTS et INFORMATIONS

UNE LOCOMOTIVE A NAPHTALINE.

Tout le monde connaît la naphtaline, de corps blanc qui se présente
habituellement sous forme de boules à aspect miroité et à odeur
caractéristique. La naphtaline avait autrefois la réputation de
combattre les mites, mais l'illustre Berthelot a fait justice de cette
légende; on a bien essayé d'en faire un explosif en la nitrant, mais la
nitronaphtaline s'est révélée comme un explosif d'une stabilité exagérée
qui ne détonait guère que quand cela lui convenait. C'est alors que M.
Brillié, l'ingénieur bien connu à qui l'on doit les 600 premiers autobus
de la Compagnie générale, a eu l'idée de faire jouer à la naphtaline le
rôle de l'essence de pétrole devenue d'un prix excessif et d'alimenter
avec ce combustible nouveau le moteur d'une locomotive.

Il y a fort longtemps, en effet, que l'on recherche à remplacer, par la
locomotive à explosion, la locomotive à vapeur qui présente tant
d'inconvénients avec sa consommation exagérée d'eau et de charbon, sa
fumée, ses escarbilles, etc. Ce n'est, toutefois, qu'après plusieurs
années de recherches que M. Brillié est parvenu à établir le modèle
qu'il rêvait, et c'est ce modèle que le Creusot présentait, il y a
quelques jours sur le polygone d'Harfleur, près du Havre, à une
nombreuses assistance composée de techniciens de l'automobile et de la
voie ferrée.

La locomotive nouvelle présente deux caractéristiques essentielles: elle
consomme de la naphtaline, produit qui coûte environ _dix fois_ moins
que l'essence, et elle utilise le système de transmission Hautier qui
constitue par lui-même un changement de vitesse continu.

Le système Hautier est formé de deux transmissions, agissant l'une par
_prise directe_, l'autre par l'intermédiaire _d'un moteur à air_. Au
démarrage ou en rampe dure, c'est le moteur à air qui fonctionne seul,
en palier c'est la prise directe. En terrain moyennement accidenté, les
deux transmissions continuent leurs efforts dans la proportion la plus
favorable à l'économie du travail.

La naphtaline, à vrai dire, présente l'inconvénient d'être un corps
solide ne fondant que vers 80 degrés. Il faut commencer par la réduire à
l'état liquide. On y parvient en mettant le moteur en marche au benzol
et utilisant la chaleur de l'eau de circulation pour fondre la
naphtaline qui peut alors se comporter comme de l'essence ordinaire.

Le moteur employé est un moteur ordinaire d'automobile, tournant à
vitesse modérée et dont la puissance ne dépasse pas 70 chevaux. Avec ce
moteur, relativement faible, la locomotive du Creusot a remorqué
aisément, à l'allure de 20 kilomètres, une charge roulante de 170
tonnes. Au démarrage, elle a pu développer un effort atteignant 3.500
kilos, et à 20 kilomètres à l'heure un effort de 700 kilos.

La consommation dépasse à peine une demi-livre de naphtaline par
cheval-heure, ce qui rend le moteur plus, économique qu'un moteur à
vapeur. Quant à la conduite de la machine, elle est des plus faciles et
sa souplesse est en même temps très grande.

Les résultats obtenus n'ont pas été sans surprendre quelque peu les
assistants, et les officiers d'artillerie présents ont exprimé le voeu
de voir la locomotive Brillié-Hautier du Creusot remplacer bientôt la
locomotive réglementaire actuelle dont: la fumée constitue dans les
opérations de siège un admirable repère pour les canons de l'ennemi.

La locomotive à explosion a du reste l'avantage de ne pas nécessiter de
mise en pression, de ne pas consommer d'eau, de réduire dans la
proportion de dix à un le poids du combustible, de supprimer les
projections d'escarbilles et enfin de réduire au minimum les chances
d'incendie. Dans les régions, comme l'Afrique, où les eaux chlorurées et
magnésiennes détruisent si rapidement les chaudières, elle présenterait
des avantages incontestables au double point de vue de l'économie et de
la régularité de l'exploitation. La verrons-nous un jour remplacer
l'antique machine de Stephenson?

L'INDUSTRIE DE L'AVIATION EN 1912.

L'industrie française de l'aviation, qui semble avoir des débouchés
restreints, provoque un mouvement d'affaires de plus en plus important,
dont on n'aurait pu indiquer le chiffre, sans provoquer le sourire, il y
a seulement cinq ou six ans.

[Illustration: La locomotive sans tender avec moteur à naphtaline.]

D'après le rapport de M. Besançon à la dernière assemblée générale de
l'Aéro-Club de France, on avait construit en 1911 un total de 1.350
aéroplanes utilisant une puissance globale de 80.000 chevaux. En 1912,
le nombre s'est élevé à 1.425, et l'on prévoit 2.000 appareils nouveaux
en 1913.

Si l'on admet une valeur moyenne de 15.000 francs par appareil, ce qui
semble pouvoir être considéré comme un minimum, le commerce des
aéroplanes construits en 1912 représente donc un chiffre de plus de 28
millions auquel il y a lieu d'ajouter une somme importante, difficile à
évaluer, pour les industries accessoires que l'aviation fait vivre
autour d'elle. C'est ainsi m'en 1911 et en 1912 les aviateurs ont
«consommé» environ 8.000 hélices.

D'autre part, si nous considérons l'ensemble des résultats obtenus, à un
an de distance, au point de vue de la vitesse, de la hauteur, de la
distance et de la durée sans escale, nous trouvons les chiffres
suivants:

Plus grande vitesse: 167 kil. 800 à l'heure, en 1911; et 174 kil. 100 en
1912.

Plus grande hauteur: 3.910 mètres en 1911, et 5.610 mètres en 1912.

Plus grande distance sans escale: 270 kil. 600 en 1911 et 1.010 kil. 900
en 1912.

Plus grande durée sans escale: 2 h. 16' en 1911 et 13 h. 1' en 1912.

Enfin, au cours du dernier exercice, la Commission de l'Aéro-Club a
accordé 189 brevets de pilote aviateur.

LES RECETTES DES THÉÂTRES PARISIENS EN 1912.

Il est intéressant de rapprocher le montant des recettes réalisées en
1912 par les théâtres parisiens et par les attractions de divers genres:
En voici la liste:

Théâtres subventionnés               10.003.395
Autres théâtres                      24.077.339
Cinématographes                       6.841.566
Concerts et cafés-concerts            9.458.570
Music-halls                           7.441.010
Cirques et attractions diverses       4.719.261
Bals                                  1.106.406
Concerts artistiques                    537.787
Musées, expositions                   1.307.656
                Total                65.492.990

Les théâtres ayant effectué les plus fortes recettes sont (en chiffres
ronds):

Opéra                                 3.266.000
Opéra-Comique                         3.116.000
Théâtre-Français                      2.614.000
Variétés                              1.802.000
Châtelet                              1.684.000
Porte-Saint-Martin                    1.609.000
Gymnase                               1.421.678
Vaudeville                            1.419.000

Le cinéma Gaumont de l'Hippodrome a encaissé 1.421.000 francs, et vient
au même rang que le Gymnase et le Vaudeville!

CE QU'IL FAUT DE BALLES POUR TUER UN HOMME.

Le maréchal de Saxe disait jadis que pour tuer un homme il fallait son
poids de plomb. En dépit des perfectionnements de l'armement, les choses
n'ont guère changé de nos jours; c'est, du moins, ce qui résulte d'une
étude de la bataille de Kin Tcheou, faite, récemment par le général
Rohne, un spécialiste allemand bien connu.

Dans cette bataille qui précéda les opérations d'investissement de
Port-Arthur, les forces russes s'élevaient à 17.500 hommes dont 4.400
seulement furent engagés, tandis que l'effectif japonais comprenait
35.600 hommes. Les Russes perdirent au total 100 officiers et 1.375
soldats; les Japonais 133 officiers et 4.071 soldats.

La consommation des munitions s'éleva à 736.000 cartouches d'infanterie
et 7.780 coups de canon pour les Russes, 4.000.000 de cartouches et
40.150 coups de canon pour les Japonais.

En admettant que 18% des pertes ont été causées par l'artillerie et 82%
par les balles d'infanterie, on trouve que pour mettre un Russe hors de
combat il a fallu environ 151 coups de canon ou 3.300 cartouches
d'infanterie, et pour un Japonais 10,5 coups de canon ou 214 cartouches.

En comptant le poids des projectiles de l'artillerie japonaise à 6 kil.
5 et celui des balles de fusil à 10 gr. 5, on voit que, pour atteindre
un Russe, il a fallu près de 1.000 kilos d'acier et de plomb sous forme
de projectiles d'artillerie ou environ 32 kilos de plomb sous forme de
balles d'infanterie.

Le maréchal de Saxe a donc plus raison que jamais, et l'on ne saurait
s'étonner de ce résultat, car, contrairement au préjugé vulgaire, le
perfectionnement des armes à feu n'a aucune influence sur la grandeur
des pertes qu'une troupe peut subir à la guerre. Le pour cent de ces
pertes dépend uniquement de la valeur morale de la troupe engagée: si la
troupe est bravo, elle subit des pertes considérables, parce qu'elle
garce sa position sous le feu; mais si elle ne compte dans ses rangs que
des poltrons elle ne subit que des pertes insignifiantes, parce qu'elle
tourne le dos et se met à l'abri dès qu'elle a vu tomber quelques hommes
dans ses rangs. Il y a, en effet, longtemps que les poltrons ont reconnu
qu'à la guerre comme en escrime la meilleure parade est la neuvième,
celle qui consiste à... déguerpir.

_LA MACHINE A SOUFFLER LE VERRE._

La machine à souffler le verre a été inventée en Amérique en 1903, mais
c'est seulement en ces dernières années qu'elle a révolutionné
l'industrie des bouteilles.

En 1906, il existait 8 machines aux États-Unis; il y en avait 36 en
1908. On en compte aujourd'hui 136 qui produisent chacune 111 grosses et
demie, soit environ 16.000 bouteilles par journée de vingt-quatre
heures. La production totale en 1911 a atteint 3.575.000 grosses.

La main-d'oeuvre a naturellement baissé dans des proportions
considérables. Tandis que, de 1900 à 1910, la force motrice employée
dans les fabriques de bouteilles augmentait de 40%, l'effectif global du
personnel ne s'accroissait que de 7%. Et, au lieu de 10.000 souffleurs
en 1905, il n'y en a plus que 7.200 en 1911. Aussi, prévoit-on que, dans
peu d'années, cette profession spéciale aura complètement disparu aux
États-Unis.

LES BUREAUX DE BIENFAISANCE.

Le nombre des bureaux de bienfaisance relevé en France en 1910 était de
16.623, au lieu de 16.157 en 1909. En 1847, il n'y en avait que 7.599.
En 1911, à la suite de la dévolution des biens ecclésiastiques, on a
créé 2.300 bureaux nouveaux.

En 1910, 1.182.360 personnes ont été secourues par l'ensemble des
bureaux de bienfaisance autres que ceux de Paris. Si on ajoute à ce
chiffre le nombre des indigents et des nécessiteux secourus à Paris
(100.322) on arrive à un total de 1.282.682 secourus, contre 1.235.091
en 1909 et 1.279.330 en 1908. Par rapport à la population totale de la
France, la proportion des personnes secourues est de 325 pour 10.000
habitants, au lieu de 314 en 1909 et de 385 en 1905. La diminution de la
population secourue tient d'ailleurs à la mise en application de la loi
de 1905 sur l'assistance aux vieillards, infirmes et incurables.

La somme consacrée aux secours en 1910 a été de 24.700.000, ce qui
représente une moyenne de 21 francs par individu recouru. Mais les
dépenses totales des bureaux ont été de 47 millions et demi; leurs
recettes se sont élevées à 52.137.000 francs.

LE TYPE DES RACINES ET LA DISTRIBUTION DES PLANTES.

Les plantes diffèrent beaucoup à l'égard de la structure de leurs
racines. Il en est à racine longue, unique, pivotante, qui s'enfonce
dans le sol: la carotte par exemple. D'autres ont des racines qui
forment une touffe éparpillée en dessous de la tige. Enfin il en est qui
ont des racines horizontales, courant à la surface du sol, tout autour
de la tige.

La pivotante convient surtout aux plantes vivant dans les sols profonds,
où l'humidité se tient dans la profondeur, non à la surface. Par contre,
les plantes à racines superficielles sont adaptées aux régions arides où
il pleut rarement: ce réseau superficiel permet d'emmagasiner les
moindres ondées.

Certaines espèces, toutefois, sont aptes à présenter des types
différents de racines, ce qui leur permet de vivre dans des milieux
différents. Le _Mesquite_ des États-Unis est dans ce cas. Mais selon son
habitat il présente une apparence différente. Là où le sol est humide au
fond, il peut envoyer des racines profondes, et il devient arbre. Mais
là où les racines sont obligées de rester superficielles, il est tantôt
arbre tantôt arbrisseau, alors que là où les racines forment touffe
divergente, il se présente comme un arbrisseau.

UN RADIS GÉANT.

Un agronome distingué, M. de Notter, s'occupe depuis quelques années
d'acclimater en France le _daïkon géant_, sorte de radis monstrueux
originaire du Japon; les résultats obtenus sont fort encourageants.

[Illustrations: Une botte de radis         Un radis géant
               de Paris.                  du Japon.]

Ce radis pèse couramment 2 kilos. Celui que représente notre
photographie a été récolté aux environs de Paris; on voit à côté une
botte ordinaire de petits radis prise à la même échelle.

Le daïkon, de goût assez agréable, cru ou cuit, peut constituer,
paraît-il, un bon légume et un excellent fourrage. Dans certaines
conditions de culture, son rendement devient considérable.

On ne saurait encore se prononcer en parfaite connaissance de cause sur
sa valeur pratique sous le climat de Paris. Mais on doit souhaiter que
les essaya se multiplient dès que les graines du daïkon se trouveront
dans le commerce.



NOTRE REPRÉSENTANT A SCUTARI. En publiant, dans notre dernier numéro,
quelques photographies prises au consulat de France à Scutari, pendant
et après le bombardement, nous avons, par erreur, donné à M. Krajewski,
notre distingué représentant en cette ville, le titre d'«agent
consulaire». M. Krajewski est en réalité consul de 1re classe, et, comme
tel, appartient à la «carrière»,--au rebours des agents consulaires,
qui, souvent, ne sont pas de nationalité française.

SCUTARI REMISE AUX PUISSANCES

_(Voir la gravure de première page.)_

Moralement contraint, et confiant, d'ailleurs, en sa touchante bonne
foi, dans l'équité des puissances pour lui faire accorder le prix de
tant de sang versé, de tant de vies héroïquement sacrifiées à la patrie,
le Monténégro s'est incliné, comme il l'avait dit: Scutari, évacuée par
les troupes du prince Danilo, a été occupée mercredi, à 2 heures, par
les détachements de marins débarqués des navires des diverses nations
qui assuraient le blocus de la côte. Tous les détails de cette
substitution de forces avaient été réglés d'avance et formulés dans un
protocole signé entre les amiraux de l'escadre internationale et M.
Plamenatz, ancien ministre du roi Nicolas à Constantinople, avant la
guerre, et actuellement titulaire du portefeuille des Affaires
étrangères dans le nouveau cabinet présidé par M. Miouchkovitch,--le
ministère Martinovitch ayant démissionné précisément en raison de
l'abandon forcé de Scutari.

Les Monténégrins ont, naturellement, été autorisés à enlever du moins le
matériel de guerre qu'ils avaient conquis, ainsi que tous les objets
appartenant au gouvernement ottoman.

Le détachement international chargé d'assurer la police de Scutari
comprend 1.000 hommes: 300 Anglais, 200 Italiens, 200 Austro-Hongrois,
200 Français, 100 Allemands. Des vapeurs fluviaux l'ont conduit par la
Bojana jusqu'à Scutari. Au même moment où il pénétrait dans la ville,
les troupes monténégrines en sortaient, remontant dans la direction de
l'ancienne frontière: le sacrifice était consommé.



LA VISITE DU ROI D'ESPAGNE

_(Voir les gravures, pages 459, 460 et 461.)_

Nous avons pu, dans notre dernier numéro, bien qu'il fût mis sous presse
le lendemain de l'arrivée du roi d'Espagne à Paris, signaler par
quelques photographies sa réception, le mercredi 7 mai, à la gare du
Bois-de-Boulogne, la belle parade militaire donnée le même jour, en son
honneur, sur l'esplanade des Invalides, et même la présentation qui lui
fut faite, le lendemain, à Fontainebleau, des officiers de notre Ecole
d'artillerie. Les images que nous publions aujourd'hui s'ajoutent à
celles-là, pour fixer le souvenir de deux des plus impressionnants
spectacles qui furent offerts à Alphonse XIII pendant sa trop courte
visite.

En outre des petites manoeuvres de cavalerie exécutées, le matin, dans
la vallée de la Solle, et des tirs réels d'artillerie dirigés, au
Polygone, contre un village figuré en charpente, le programme de la
journée de Fontainebleau comprenait, après le déjeuner au château, un
carrousel organisé dans la «carrière» de Moret, vaste piste
rectangulaire, sur un côté de laquelle une tribune avait été dressée
pour le souverain, le président de la République et les invités
officiels. Ils assistèrent, de là, aux brillants exercices de nos
cavaliers du 7e dragons, aux jeux équestres, d'une précision parfaite,
des écuyers de Saumur, enfin à l'entrée foudroyante des deux
mitrailleuses du 7e dragons, virant à une allure vertigineuse,
s'arrêtant brusquement, en pleine vitesse, pour prendre position et se
mettre en batterie, puis repartant avec la même promptitude...

Le lendemain, Alphonse XIII, avant de prendre, à Jouy-en-Josas, le train
qui devait le ramener en Espagne, se rendait en automobile à Bue, pour y
passer la revue de quatre-vingt-seize aéroplanes, militaires et civils,
magnifique témoignage de notre maîtrise de l'air et voir évoluer deux
dirigeables venus de Saint-Cyr, le _Commandant-Coutelle_ et le _Temps_.
Conduit auprès des appareils rangés en ligne par le général Hirschauer
et par M. Robert Esnault-Pelterie, président de la Chambre syndicale des
industries aéronautiques, le roi s'attarda à cette inspection,
interrogeant avec sa bonne grâce coutumière les pilotes et les
constructeurs. Puis ce fut l'émouvante envolée des grands oiseaux,
bondissant tour à tour du sol, et sillonnant l'espace, bientôt tout
entier occupé par leurs ailes... Ainsi s'acheva, sur une apothéose de
l'aviation française, le séjour en France du roi d'Espagne.



A LA MÉMOIRE DE CATULLE MENDÈS

Un beau monument, oeuvre d'Auguste Maillard et de Fernand Desmoulin,
marquera désormais, au cimetière Montparnasse, la place où repose
Catulle Mendès. Sur un sobre piédestal, d'harmonieuses proportions, se
dresse, entre deux cyprès funéraires, le buste du célèbre écrivain,
dominant les tombes d'alentour. Une simple inscription, portant les deux
dates extrêmes de sa vie, le signale au passant: «A Catulle
Mendès--1841-1909.»

C'est dimanche matin, 18 mai, qu'aura lieu la cérémonie d'inauguration,
en présence de M. Léon Bérard, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts.
Les grandes associations littéraires doivent s'y faire représenter, et
des discours seront prononcés par M. S.-Ch. Leconte au nom des Poètes
français, par Mme Daniel Lesueur au nom des Gens de lettres, par M.
Adolphe Brisson au nom de la Critique, et par M. Robert de Fiers au nom
des Auteurs dramatiques, par M. Courteline au nom des amis personnels de
l'écrivain, enfin par M. Edmond Rostand, au nom du Comité du monument,
dont il est le président depuis la mort de Léon Dierx. Ainsi la mémoire
de Catulle Mendès sera magnifiquement exaltée.



[Illustration: Le maire d'Aix-en-Provence recevant Frédéric Mistral dans
la cour d'honneur de l'Hôtel de Ville.--Phot. Henry Ely.]

LES FÊTES FÉLIBRÉENNES

Lundi dernier, dans l'antique capitale provençale, la cité d'Aix, que,
pour son calme majestueux et ses vieux hôtels des dix-septième et
dix-huitième siècles, on appela «la Versailles du roi René», les poètes
assemblés en cour d'amour aux États de Provence, présidés par Frédéric
Mistral, ont procédé, comme tous les sept ans, à l'élection de leur
nouvelle reine.

[Illustration: Mlle Marguerite Priolo, reine du Félibrige, en costume
limousin.--Phot. Henry Ely.]

[Illustration: _Le monument de Catulle Mendès au cimetière
Montparnasse._]

De toutes les régions où le Félibrige étend son influence intellectuelle
et morale, les félibres étaient accourus: du Languedoc, du Béarn, de
Catalogne, du Velay, d'Auvergne, du Comtat, de Gascogne. Par un bien
charmant privilège, ce fut le lauréat des Jeux Floraux pour 1913, un
jeune poète de vingt-quatre ans, M. Bruno-Durand, qui désigna la
nouvelle reine du Félibrige, Mlle Marguerite Priolo, une délicieuse
jeune fille, déjà reine régionale du Limousin.

La jolie souveraine qui succède pour une période de sept ans à Mlle
Magali de Baroncelli-Javon, est la fille du docteur Priolo, de Brive, le
plus aimable des Mécènes d'oc, et sa mère était encore, naguère,
elle-même, la reine des félibres limousins sur lesquels elle exerça,
pendant plus de quinze ans, la plus gracieuse royauté et qui ne lui
permirent d'abdiquer le sceptre qu'à la condition de le transmettre à sa
fille.



LES THEATRES

Un succès triomphal a salué la première représentation, au Théâtre des
Champs-Elysées, de Pénélope, poème lyrique en trois actes, de M. Gabriel
Fauré. Sur un livret de M. René Fauchois, aux vers clairs, imagés et
sonores, adroitement tiré de la légende homérique, le compositeur a
écrit une partition d'une simplicité, d'une grandeur profondément
émouvantes. Cette oeuvre, ce chef-d'oeuvre--on peut le dire sans
exagération--que le public d'hier a reconnu dans un superbe élan
d'enthousiasme, marquera une date glorieuse dans la production musicale
contemporaine. L'interprétation est digne des plus grands éloges. Des
protagonistes aux figurants, depuis les musiciens jusqu'aux décorateurs,
tous ont fait merveille. Mlle Bréval (Pénélope) et M. Muratore (Ulysse)
ont été l'objet d'acclamations et de rappels sans nombre.

La Comédie des Champs-Elysées vient de représenter une pièce nouvelle
d'un jeune auteur M. Edmond Fleg,--sur qui l'attention des critiques
avait été attirée, il y a trois ans, au théâtre Antoine, par une pièce
assez scabreuse, _la Bête_. Cette nouvelle comédie, _le Trouble-Fête_,
nous montre l'embarras et le trouble que peut apporter, chez de jeunes
époux amoureux, l'arrivée du premier bébé; la jeune femme, bouleversée
et émerveillée par sa maternité, négligera le mari qui se laissera
glisser vers quelque aventure, et quand, le bébé ayant grandi, la jeune
mère a la faculté de redevenir l'amoureuse épouse, alors c'est le mari
qui, fier de son garçonnet, se préoccupe surtout de ses responsabilités
de père; et tout cela est indiqué en traits simples mais fins, en
nuances variées et délicates, qui ont beaucoup plu: M. Louis Gauthier et
Mlle Gladys-Maxhance ont interprété à ravir les deux principaux rôles de
cette jolie pièce.

Le spectacle est complété par un acte de M. Tristan Bernard, _la Gloire
ambulancière_, qui est un petit chef-d'oeuvre de comédie bourgeoise.
Nous y voyons, caricaturés avec l'esprit le plus clairvoyant et le plus
indulgent, tous les petits travers, toutes les petites passions, tous
les petits ridicules qui peuvent agiter les divers membres d'une famille
autour d'un des leurs atteint d'une maladie qui ne présente d'ailleurs
aucune gravité. Une interprétation, qui réunit les noms de MM. Dumény,
Beaulieu, et de Mmes Juliette Darcourt, Fonteney, Miller, se fait
applaudir dans _la Gloire ambulancière_.

_Les Berceuses_--trois actes de MM. Pierre Veber et Michel Provins, qui
connurent déjà le succès--viennent de reparaître sur la scène du théâtre
Michel. Conduites avec une verve experte, les aventures du professeur
Raphaël, si aimablement «bercé» par celles qui veillent sur son bonheur,
sinon sur son repos, ont diverti comme au premier jour. Le spectacle est
complété par deux amusantes petites pièces: _Doux Propos_, de MM.
Gerbault et d'Avrecourt, et l'_Ingénieux Prétexte_, de MM. Missoffe et
Saint-Arnould.

Au théâtre Réjane, une «saison d'opérette italienne» a été inaugurée, la
semaine dernière, par _la Petite Reine des roses_, dont l'auteur de
_Paillasse_, M. Leoncavallo, écrivit la musique, sur un livret de M.
Forzano, adapté par MM. Claude Berton et Marcel.

Les triomphants auteurs du _Mariage de Mlle Beulemans_, MM. Fonson et
Wicheler, ont eu, mieux que des imitateurs, des continuateurs en la
personne de MM. Tricot et Wappers qui ont, avec les personnages du
_Mariage_, et en leur conservant soigneusement l'accent, composé _le
Divorce de Mlle Beulemans_, joué d'abord à Bruxelles, comme il
convenait, et repris, ces jours derniers, au petit «Nouveau Théâtre» de
la rue Fontaine.



[Illustration: UN VOYAGE DANS LA LUNE, par Henriot.]








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