L'Illustration, No. 3661, 26 Avril 1913

By Various

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Title: L'Illustration, No. 3661, 26 Avril 1913

Author: Various

Release Date: November 13, 2011 [EBook #38002]

Language: French


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Produced by Jeroen Hellingman et Rénald Lévesque







L'Illustration, No. 3661, 26 Avril 1913

AVEC CE NUMÉRO
"La Petite Illustration"
CONTENANT
LES ANGES GARDIENS
Roman par MARCEL PRÉVOST
CINQUIÈME ET DERNIERE PARTIE


[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.]


Ce numéro contient:
1º LA PETITE ILLUSTRATION. Série-Roman n° 5: _Les Anges gardiens_, par
M. Marcel Prévost;
2° UN SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.


[Illustration: L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: Un Franc._
SAMEDI 26 AVRIL 1913
_71e Année.--Nº 3661._]

[Illustration: ISADORA DUNCAN ET SES DEUX ENFANTS, DOODIE ET PATRICK
_Photographiés au mois de janvier, par Otto.--Voir l'article, page
384._]



NUMÉRO DU SALON

_Le prochain numéro de_ L'Illustration, _portant la date du 3 mai, sera
presque entièrement consacré aux Salons de peinture de la Société des
Artistes Français et de la Société Nationale des Beaux-Arts. Il
comprendra de nombreuses pages en couleurs et en taille-douce._

La Petite Illustration _accompagnant ce numéro contiendra le texte
complet des ÉCLAIREUSES, de_ M. MAURICE DONNAY, _de l'Académie
française._

_La semaine suivante paraîtra la pièce de_ M. ALFRED CAPUS: _HÉLÈNE
ARDOUIN._



COURRIER DE PARIS

LES GRANDES SANTÉS

Cela ne veut pas dire les bonnes.

Les santés que j'appelle «les grandes» sont au contraire, par une espèce
de loi saisissante et fatale, presque toujours petites, fragiles et
capricieuses. Les grandes santés, ce sont les santés _importantes_,
celles des gens considérables, des hommes et des femmes célèbres que
l'on ne connaît le plus souvent que de nom et sans les avoir jamais vus,
mais qui intéressent autant et plus même que si on les connaissait
personnellement, parce qu'ils sont haut placés, ou fameux,--à quelque
titre que ce soit. La caractéristique de ces santés est qu'elles ne
s'appartiennent pas, ne sont pas libres d'être solides ou précaires sans
qu'on le sache. Leur destin les condamne à nourrir l'attention publique.
Au plus léger accroc, à la moindre alerte, elles occupent aussitôt le
monde.

Au sommet de ces santés capitales, il convient de mettre avec vénération
celle du Pape. La santé du Souverain Pontife est la plus populaire. Dès
qu'elle subit une atteinte, la foule innombrable des fidèles de tous les
pays s'inquiète et s'émeut. Chacun, selon les moyens de son imagination,
se représente l'auguste vieillard, le méditatif prisonnier du Vatican,
retenu dans le fond de sa chambre silencieuse et solennelle, où ne
pénètrent que ses parents, ses valets de chambre, ses médecins, et les
cardinaux. Par la pensée on le voit sur son petit lit, maigre, plus
blanc que les blancheurs dont il est revêtu, les yeux déjà fermés par le
pouce de saint Pierre. Il bouge à peine, accablé de lassitude morale et
harassé de responsabilités, ne faisant rien pour retenir cette précieuse
vie que tous les autres hommes s'efforcent de garder, cette vie lourde
et impitoyable qui s'attache à lui et semble ne pas vouloir le lâcher,
exprès, comme si elle savait qu'il en a fait d'avance le sacrifice, et
qu'il souffre davantage à l'endurer qu'à la perdre. La santé du Pape!
Ah! la commotion prolongée que donnent ces mots aux millions d'âmes
croyantes, aux esprits simples et purs, aux cours religieux! Avez-vous
jamais songé en effet à tous les couvents, à tous les cloîtres, à tous
les sanctuaires, à tous les asiles, à toutes les cathédrales, toutes les
églises, toutes les chapelles, à toutes les cryptes, à tous les
séminaires, toutes les écoles, tous les ouvroirs, toutes les
communautés, à toutes les villes, à tous les villages, à toutes les
maisons, à toutes les masures, à tous les endroits d'Europe, d'Afrique,
d'Amérique et d'Asie, marqués par Dieu d'une croix, où l'on s'alarme,
dès qu'elle est menacée, pour la santé du Pape? Bien qu'il soit
peut-être le seul entre tous les hommes à n'en avoir pas besoin, c'est
cependant pour lui que l'on prie le plus, que l'on prie partout, avec
une ferveur profonde et sans égoïsme. Et sa santé, en dehors des masses
catholiques, va même intéresser les tièdes et les détachés de la foi. Le
libre-penseur jette un coup d'oeil distrait, mais qui n'est pas toujours
hostile, sur les bulletins signalant les fluctuations de la maladie, et
l'ouvrier n'a pas besoin d'être un assidu de l'église pour hocher la
tête avec une déférence très convenable quand sa femme, à l'heure de la
soupe, ne peut s'empêcher de lui dire: «Paraît que le Pape a pris du
mal.» Et dans cette sympathie universelle, dans ce zèle incontesté dont
est l'objet la sauté du Souverain Pontife, il n'entre ordinairement
aucune perplexité sur les suites d'une catastrophe possible. Le Pape,
après tout, peut mourir, puisqu'on sait d'avance qu'il ne meurt pas et
qu'à l'expiration de celui-ci qui s'éteint un autre viendra, _qui, sous
un nom différent, sera le même_. Aussi n'est-ce donc pas, à proprement
parler, l'épouvante et l'angoisse de sa disparition prochaine qui secoue
les bons chrétiens tourmentés par la santé du Saint-Père. Ne sont-ils
pas d'ailleurs pleinement rassurés sur son salut? Sa place n'est-elle
pas de toute éternité, et pour l'éternité, marquée là-haut! Par ce fait
qu'il devait porter la tiare, il a reçu le paradis dans son berceau.
Alors, si la mort du Pape est incapable d'ébranler la papauté, d'en
changer et d'en interrompre le cours, et si son seul effet est de lui
faire rejoindre plus tôt Celui dont il était ici-bas le vicaire,
pourquoi les nouvelles de sa santé, dès qu'elles cessent d'être
satisfaisantes, sont-elles pour un nombre incalculable de pécheurs une
cause de trouble et d'affliction?

C'est que l'on s'émeut, par respect, à l'idée que ce personnage sacré,
le représentant de Jésus-Christ, n'est aussi et nécessairement _qu'un
homme_, que, tout en étant et paraissant supérieur aux autres, il leur
est pourtant pareil, par le mystère de la vie et de la mort, qu'il est
un homme sans défense, qui a vieilli, qui n'a rien pu, malgré toute sa
puissance spirituelle et morale, sur l'âge, la maladie, les infirmités,
un homme qui souffre, qui est anéanti, et qui va comme le plus humble,
le plus pauvre et le plus ignoré, rendre un de ces jours, peut-être
demain, ce soir, le dernier soupir. Et si cet homme-là a été pendant des
années le point de miséricorde, le centre de bénédiction et le foyer de
sérénité, le dispensateur de grâce et de paix vers lequel, à un moment
donné, tous les désespoirs et toutes les douleurs ont tendu leurs bras,
alors on comprendra que l'éventualité de sa fin détermine une explosion
de pieuse et filiale tristesse où se répand la gratitude.

Et après la santé du Pape, il y a celle des rois et des reines, des
empereurs et des impératrices, qui sont de _grandes santés_, des santés
représentatives, des santés-valeurs, dont les moindres variations ne
peuvent rester inaperçues, et courent la poste. A ces santés-là, tant
d'intérêts sont attachés! Tant de questions contraires en dépendent!
Tant de choses, selon leurs accidents, seront modifiées dans l'histoire,
prendront tournure nouvelle! Ces santés-là sont beaucoup plus guettées,
plus suivies, plus âprement accompagnées que celle du chancelant et
indétrônable Pontife. Si de fiévreuses prières et des voeux brûlants sont
dépensés à en activer la guérison, combien aussi de souhaits pervers et
de plans et de calculs sont faits pour les étouffer, les avancer, les
ruiner, les supprimer!

Que de terribles et secrètes paroles sont dites, précédant les crimes
qu'elles organisent! Les nouvelles de la santé des rois et des empereurs
ne se propagent jamais dans une atmosphère douce et tranquille. Toujours
elles gênent et contrecarrent des ambitions, des soifs, de gigantesques
projets. La sensibilité n'est que la dernière à les accueillir et à
s'ébranler pour elles. L'opinion ne plaint presque pas un roi ou un
empereur qui est malade et en danger de mort. Elle se tient au courant,
voilà tout. Mais elle s'attendrit un peu pour les femmes, les reines,
celles qui partent jeunes encore, et les enfants, les petits princes et
les princesses fauchés dans leur fleur.

Il faut compter aussi les santés des héros, des êtres de courage et de
gloire qui, çà et là, frappent et remplissent le monde de leurs
exploits, santés de grands soldats, de hardis explorateurs, de visiteurs
de pôles, d'aviateurs, d'escaladeurs de ciel... Combien celles-là nous
sont chères, et favorites! Que de frissons leur devons-nous! Que de
pleurs coulent de nos yeux, quand elles sont brisées!

Et il y a les santés de quelques génies, des poètes, des artistes
supérieurs qui sont la parure, la gerbe dorée, les lauriers vivants et
pensants d'un pays, et de l'humanité...

Et puis, bien en dessous, les santés des personnages célèbres--de
quelque façon que ce soit--de toutes les notoriétés bruyantes et
obsédantes, les santés des millionnaires, des chanteurs, de l'actrice,
du comique, du tragédien, du danseur, de la belle madame, les santés du
Tout-Paris, les santés-vedettes, les santés grotesques, les
santés-joujoux, les santés-réclames, les santés «pour étrangers», les
santés de journalisme et de conversation, les sautés à tout faire, pour
parler et pour ne rien dire.

... Et les santés de mauvais aloi, celles de l'assassin en vogue, du
cambrioleur mystérieux, du grand financier escroc, du meurtrier
sympathique, du parricide irresponsable et de la vitrioleuse
inconsciente...

Et il y a même, de temps en temps, parmi les grandes santés inférieures,
celles de quelques animaux, qui ont su faire assez parler d'eux pour
atteindre la renommée... un cheval de général ayant de plus belles
actions que son cavalier, un chien savant qui déconcerte... un singe
bien moins laid que certains hommes aimés...

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



M, ALBERT BESNARD A LA VILLA MÉDICIS

La démission de M. Carolus Durau ayant laissé vacante la direction de
l'Académie de France à Rome, l'Institut a été appelé à présenter au
ministre une liste de trois artistes entre lesquels sera choisi le
successeur du peintre de _la Femme au gant_. Et il a désigné MM. Albert
Besnard, Gabriel Ferrier et Nenot, deux peintres et un architecte. Comme
il est à peu près sans exemple que le ministre n'ait pas nommé, en
pareil cas, l'artiste inscrit le premier sur la liste de présentation,
il est certain qu'à l'heure où paraîtra ce numéro M. Albert Besnard, qui
une fois déjà faillit être appelé à gouverner la villa Médicis, sera,
par décret, investi de cette haute fonction. L'universel assentiment
confirmera cette nomination.

A maintes reprises nous avons emprunté à l'oeuvre de ce bel artiste et
de ce grand peintre, pour les reproduire, des toiles, des pastels, des
aquarelles. On ne saurait avoir oublié, par exemple, la série admirable
qu'il rapportait, voilà deux ans, de l'Inde. Nous y avions puisé
quelques-unes des pages les plus séduisantes de notre avant-dernier
numéro de Noël, des morceaux d'une originalité savoureuse, dont on ne
savait ce qu'on devait admirer le plus, de leur chatoyante couleur ou de
leur expressif dessin.

[Illustration: Le peintre Albert Besnard et Mme Besnard.--_Phot. H.
Manuel._]

M. Albert Besnard est, en même temps que l'un des tempéraments les plus
personnels de ce temps, un fervent des grandes traditions sans
lesquelles il n'est pas d'art durable et, à ce double titre, sera pour
les pensionnaires futurs de la villa Médicis le meilleur des mentors,
libéral, certes, indulgent aux audaces, mais qualifié, par toute son
oeuvre--si classique, et dont s'épouvanta pourtant, tout au début,
«l'académisme»--pour rappeler à l'occasion qu'il est des règles qui
n'ont jamais entravé l'épanouissement d'aucune originalité.

Mme Charlotte Besnard, artiste elle-même, sculpteur de talent, en même
temps que maîtresse de maison accomplie, parfaite compagne, enfin, de
l'homme du monde qu'est son mari, saura conserver aux salons de la villa
Médicis, illustrés par le passage de tant de grands artistes et de tant
d'hôtes de marque, le caractère qui en fait, dans la Ville Eternelle, un
rayonnant foyer de l'esprit français.



UN NUMÉRO COLOSSAL

Comme préface au vote de la nouvelle loi militaire allemande, notre
important et estimé confrère de Leipzig, l'_Illustrirte Zeitung_, vient
de publier, avec l'aide évidente, et d'ailleurs déclarée, du ministère
de la Guerre, un numéro spécial consacré entièrement à l'armée.

Ce numéro est un monument. Il est formidable, écrasant et chaotique,
comme cet autre monument qui accable aujourd'hui la plaine de Leipzig
précisément, en souvenir de «la bataille des géants» du 18 octobre 1813.

C'est vraiment quelque chose de _kolossal_ que ce numéro de journal.
Haut de 0 m. 42, large de 0 m. 30, épais de plus de 1 centimètre, ce
numéro, débroché, couvrirait de ses pages 20 mètres carrés; broché, il
jauge 1 déc. cube 260. Son poids est de 1 kilo 400; sa densité: 1,214.
Il est lourd... mais il est encore plus pesant.

                                    *
                                   * *

Des spécialistes, pour la plupart des officiers supérieurs de l'active,
y dissertent de l'armée allemande et l'étudient sous ses différents
aspects: le commandement, les effectifs, l'organisation, son passé, sa
mission mondiale, son influence _heureuse_ sur le développement
matériel, physique, intellectuel et moral de la nation,--et ils
découvrent, de ces multiples points de vue, des raisons spéciales et
impérieuses pour réclamer l'adoption des nouveaux projets militaires.

L'article de tête est du professeur Hans Delbrück. M. Delbrück est
historien et homme politique. Il met de l'ennui dans la politique et de
la passion dans l'histoire. Il a expliqué «la stratégie de Périclès à la
lumière de la stratégie frédéricienne» et comparé, ailleurs, «les
guerres médiques et les guerres des Burgondes». M. le professeur est un
_Herr Professor_. Il rapproche, sans s'émouvoir et par-dessus des
siècles, l'antiquité et les temps modernes, les événements antiques et
d'autres médiévaux. Il connaît le passé dans le détail. Connaît-il aussi
bien le présent!

«Depuis 1870, écrit-il de nous dans ce numéro de l'_Illustrirte
Zeitung_, la France est en République et est consumée par la soif de la
revanche. Mais, aussitôt qu'ils entrevoient l'éventualité d'une guerre,
les dirigeants français découvrent clairement que la victoire serait
pour eux-mêmes grosse de périls. Car le général qui serait vainqueur de
l'Allemagne tiendrait incontestablement l'armée dans sa main et s'en
servirait, à la façon de Bonaparte, pour se rendre maître de la France.
L'armée française est aujourd'hui sous la coupe des parlementaires,
avocats ou journalistes. L'avancement des officiers, la nomination ou la
mise en disponibilité des généraux dépend de tribuns, la plupart fort
jeunes, et que les changeantes combinaisons parlementaires ont portés au
fauteuil de ministre.

» L'organisation de l'armée n'inspirerait, en temps de guerre, aucune
confiance,--en temps de paix, elle ne présente aucune harmonie. L'armée
française supporte impatiemment cet état de choses, mais elle le
supporte parce qu'elle est toujours la vaincue de 1870. La victoire dans
la grande guerre de revanche lui vaudrait, à l'intérieur même, une tout
autre situation. C'est pourquoi les gouvernants parlementaires français
s'empêtrent dans cette contradiction de souhaiter la guerre et de devoir
la craindre...

»... En Allemagne, conclut M. Delbrück, nous sommes libres de telles
entraves.»

Mais alors, si l'Allemagne est aussi forte, si la France est aussi
paralysée par son régime parlementaire, pourquoi de nouveaux armements?
Le lieutenant général von Janson répond à cette objection. Il nous
montre trois ennemis héréditaires: la France, l'Angleterre, la Russie,
séparés jusqu'ici par leurs intérêts antagonistes et réconciliés dans la
haine commune de l'Allemagne. Il prévoit une guerre où l'Autriche, aux
prises dans les Balkans, l'Italie, occupée en Afrique, laisseraient
l'Allemagne seule face à face avec le reste de l'Europe. Le Danemark
emboîte le pas à l'Angleterre; la Hollande aussi; la Belgique sert de
tête de pont aux corps expéditionnaires venus de Grande-Bretagne.

Plus loin, un poète supplie la nation de donner à son héros les moyens
«d'aiguiser son épée»,--et, en première page, le héros toujours menaçant
nous apparaît lui-même, une fois de plus, dans un portrait violemment
colorié.

[Illustration: La couverture du numéro de propagande et de publicité
militaires publié par la _Leipziger Illustrirte Zeitung._]

Sur la couverture, au-dessus de l'indication: «Numéro de la défense
allemande», une charge de fantassins, à la baïonnette.

_La bouche pleine d'ombre et les yeux pleins de cris_, nous laisse
entendre comment on entend cette «défense». Et partout des dessins, des
chromos: «L'empereur Guillaume Ier à Vionville (1870)», «L'assaut à
Spicheren», «Une attaque de cavalerie», «Entrée du maréchal de Waldersee
à Pékin», «La défense du canon,--épisode de la lutte contre les
Herréros». Partout aussi des citations à forte charge: «Tous nos voisins
sont autant d'ennemis jaloux de notre puissance» (Frédéric le Grand,
Testament politique de 1753).--«Montrons-nous dignes de nos pères et
ayons à coeur la devise du grand roi: _Toujours en vedette!_» Et la
phrase de Moltke: «Si nous mobilisons un jour, encourons sans crainte le
reproche d'être les agresseurs.» Et d'autres, et d'autres, et toujours
la répétition obsédante de cette date: 1813... «Un siècle s'est écoulé
depuis cette heure où notre peuple, animé du plus bel enthousiasme et du
plus noble esprit de sacrifice, s'est levé les armes à la main.» Il y a
46 pages de ce texte. Les chiffres y abondent comme les formules
chimiques dans un prospectus d'apothicaire. Le procédé est le même:
effrayer pour faire payer. Et l'adresse du fabricant est au bas du
feuillet.

                                    *
                                   * *

Le _Vorwaerts_ publiait, l'autre jour, la circulaire suivante qui avait
été adressée, à la fin de février, aux fournisseurs de l'armée:

MINISTERE DE LA GUERRE

_Section ministérielle_

Berlin, W.66 23-2 1913.

N° 911/2 13.7.1 Leipziger strasse nº 5.

Le numéro spécial du 10 avril de la _Leipziger Illustrirte Zeitung_ sera
consacré tout entier à l'armée allemande et publié avec la collaboration
du ministère de la Guerre de Berlin. Pour que rien ne manque à ce
numéro, il est souhaitable que les fournisseurs de l'armée et toutes les
industries relevant de la défense nationale y publient des exposés, du
développement de leurs affaires et de leurs procédés de travail.

La section ministérielle du ministère de la Guerre est prête à donner à
ce sujet tous les renseignements désirés.

_Hoffmann,_

Commandant et chef de section.

A cette circulaire était jointe une lettre de la rédaction de la
_Leipziger Illustrirte Zeitung_ mettant les colonnes de la revue à la
disposition des fournisseurs.

Le résultat, c'est qu'aux 46 pages de texte viennent s'ajouter 124 pages
de publicité. «Il vous faudra payer, avait écrit expressément l'_I. Z._,
pour la publication de l'article. Par contre, nous vous fournirons
gratuitement des conseils sur la forme artistique et littéraire à lui
donner.»

Toutes les branches de l'industrie nationale se retrouvent là dans leur
spécialisation militaire: l'automobile de guerre à côté de la cuisine de
campagne, les tanneries près des hauts fourneaux, la machine à écrire et
l'optique, les conserves alimentaires et l'aéroplane, le pneumatique et
les trousses de chirurgie. En une longue page on nous explique «Comment
se confectionne une chemise de soldat». Un établissement métallurgique
prend pour devise: «Au fer par le feu.» Les fonderies, les forges, les
ateliers de construction donnent de copieux aperçus historiques de leurs
entreprises. C'est à qui a contribué le plus tôt à la grandeur, à la
prospérité et à la sauvegarde de l'Allemagne. Il y en a qui remontent au
dix-huitième siècle, d'autres au dix-septième, d'autres au seizième. Il
en est qui insinuent discrètement qu'on forait chez eux des canons avant
l'invention de la poudre.

Toutes les grandes firmes s'y rencontrent, y rivalisent,--toutes,
excepté la plus fameuse: la maison Krupp. Nous nous en serions étonnés
si nous ne venions d'apprendre qu'elle a, pour provoquer les grosses
commandes, des moyens moins fragiles, des voies plus directes, des
intermédiaires plus discrets que le numéro sensationnel du doyen des
illustrés allemands. Et d'ailleurs, ne serait-ce pas en définitive pour
le profit surtout de la maison Krupp, qui s'impose en presque toutes ces
matières, qui défie toutes les concurrences, que ce numéro entier aurait
été conçu? Quelle adresse suprême alors de n'y être même pas nommée!

Toute cette partie publicité est truffée de croquis de machines, de
portraits d'industriels, de tableaux de genre figurant divers épisodes
de la vie du soldat. Et, de ces 124 pages, se dégage l'impression
formidable que toute l'activité usinière de l'empire, que tout le labeur
de la nation allemande ne tendent qu'à une fin: l'humiliation des autres
peuples.

                                    *
                                   * *

Telle est pourtant l'accoutumance universelle à l'incessante menace
pangermaniste qu'une pareille manifestation, si caractéristique qu'elle
soit, étonne à peine.

Quelle sensation profonde au contraire ne provoquerait pas
_L'Illustration_ si, en une période de difficultés internationales et de
recrudescence des armements, elle lançait un numéro quintuple bondé
d'articles militaires, de poèmes tyrtéens, de publicité patriotique pour
engins de guerre nationaux, et si le gouvernement de la République
prenait à cette publication la part qu'a prise le gouvernement impérial
au _Deutsche Wehr-Nummer_, de notre confrère allemand, en même temps
qu'il présentait au Reichstag un projet de loi augmentant encore les
effectifs et le budget de l'armée!

N'est-ce pas alors qu'on crierait, de l'autre côté du Rhin, au
chauvinisme français, aux provocations, à l'esprit d'agression de la
France!

Mais, dans ce pays chauvin, agressif et provocateur, quand un grand
illustré comme le nôtre fait paraître un numéro exceptionnel, c'est
seulement parce que la douce fête de Noël approche. L'art seul y
participe, et si quelque détail martial s'y glisse, c'est tout au plus
l'armure aux ciselures étincelantes de _l'Homme au casque d'or_ de
Rembrandt. On le connaît bien en Allemagne: il est au musée de Berlin.

[Illustration: LES FUNÉRAILLES DE L'IMPÉRATRICE DE CHINE.--L'arrivée du
catafalque dans la cour intérieure de la gare de Pékin. _Phot. F.
Caissial._]

La jeune République chinoise a fait, dans les premiers jours de ce mois,
des funérailles solennelles à l'impératrice Long Yu. Ces honneurs
posthumes étaient bien dus à celle qui, docile aux conseils des hommes
d'État amenés au pouvoir par la révolution, avait décrété le
gouvernement par le peuple et mérité ainsi le titre imprévu de
«fondatrice du nouveau régime». Mais, si les obsèques eurent un
caractère imposant, la pompe n'en fut pas réglée conformément aux rites
anciens: ce n'est point par une route spécialement construite que la
bière contenant la dépouille de l'impératrice a été transportée du
palais de Pékin aux tombeaux de l'Ouest,--mais par chemin de fer. Du
moins la cérémonie a-t-elle encore rappelé, par certains détails
pittoresques, les coutumes funèbres d'autrefois.

«Le cortège, parti le matin à 8 heures, nous écrit un de nos
correspondants, M. F. Caissial, mit trois heures environ à franchir les
trois kilomètres qui, par les voies suivies, séparent le palais de la
gare de Pékin-Hankéou. En tête, venaient vingt-quatre chameaux chargés
de matériel de campement,--sans doute pour servir à l'âme de Long Yu
dans les diverses étapes qui doivent la conduire à la béatitude
éternelle; puis trente-huit poneys blancs, précédant les voitures et les
chaises à porteurs de la défunte souveraine. Le catafalque, soutenu par
quatre-vingts coolies, qui, par-dessus leurs pauvres habits, avaient
revêtu des blouses de soie légère, était escorté de soldats
d'infanterie; enfin, quelques lanciers fermaient la marche. Tous les
ministres chinois, en redingote et chapeau haut de forme, attendaient
sur le quai de la gare, à côté des princes de la famille impériale en
deuil. En leur présence, le cercueil fut placé dans le wagon funèbre, et
le train s'ébranla lentement, tandis que les troupes présentaient les
armes.» C'est ainsi que la dernière impératrice mandchoue a quitté Pékin
pour aller dormir dans les tombeaux de sa dynastie son dernier sommeil.



[Illustration: Capitaine Clavenad. Capitaine de Noüe. M. J.
Aumont-Thiéville. Lieutenant de Vasselot. Sergent Richy.]

LES CINQ VICTIMES

UN DRAME DANS LES AIRS

_Toute la France a été secouée d'un frisson d'angoisse et de stupeur en
apprenant la catastrophe du ballon sphérique le_ Zodiac, _qui a fait
cinq victimes, dont quatre aviateurs militaires. Catastrophe sans
précédent dans les conditions où elle s'est produite; d'autant plus
inexplicable que le ballon libre passe avec raison pour offrir une
sécurité relative très grande, et que le Zodiac était piloté par un
aéronaute expérimenté, entouré de quatre aviateurs._

_On a émis, hâtivement peut-être, sur les causes du drame, diverses
hypothèses qui, toutes, semblent renfermer au moins des parcelles de
vérité. M. André Schelcher, chargé d'une enquête par l'Aéro-Club de
France, a pu reconstituer les moindres détails de cette course à la
mort. Aéronaute accompli, d'une rare compétence pour interpréter les
moindres constatations, il a fait un triste, pèlerinage au cours duquel
il a recueilli de nombreux témoignages, et, entre autres, celui de M.
Spengler, électricien, qui a suivi toutes les phases du drame sur la
commune de Fontenay-sous-Bois._

_M. Schelcher nous donne, avec photographies à l'appui, la version la
plus vraisemblable de cette randonnée fatale qui enlève à l'Aéro-Club
cinq camarades morts en service commandé:_

On sait que, sur la demande du ministre de la Guerre, l'Aéro-Club de
France organise des ascensions réservées uniquement aux aviateurs,
officiers ou soldats, afin de les familiariser avec les choses de l'air.
Tous les jeudis, des pilotes ou futurs pilotes prennent part à des
ascensions dont les départs sont donnés au parc aérostatique de
Saint-Cloud.

Jeudi, 17 avril, le _Zodiac_, cubant 1.600 mètres, devait partir, ayant
à bord le pilote Aumont-Thiéville, dont c'était la cent vingtième
ascension, et quatre aviateurs militaires: les capitaines Clavenad et de
Noüe, le lieutenant de Vasselot et le sergent Richy. Le temps était
incertain; nuageux, avec averses. Comme les passagers hésitaient,
interrogeant le ciel, l'un d'eux s'écria, en gamin de Pans: «Oh! pas de
chichis, ou mettra: ni fleurs ni couronnes», et l'équipage sauta dans la
nacelle. Une ondée finissait; le ballon s'éleva à 2 h. 10.

Déjà alourdi par la pluie, il gagnait péniblement en altitude, parvenant
toutefois à s'équilibrer normalement. La traversée de Paris s'effectua
dans des conditions assez heureuses, mais avec une dépense de lest
importante. Le livre de bord retrouvé sur un des officiers porte les
notes suivantes:

_Lest au départ, 180 kilos._ _Pression barométrique, 755 millimètres._

        HEURE       ALTITUDE        LEST         OBSERVATIONS

        2 h. 10       départ.
        2 h. 15       425 m.        160 k.       Sur Paris.
        2 h. 20       840 m.        140 k.       Sur tour Eiffel.
        2 h. 25       025 m.
                      325 m.        100 k.       Nuage.
        2 h. 30       725 m.                     Mer de nuages.
        2 h. 35     1.200 m.

Puis, plus rien...

L'aérostat est aperçu quelques minutes plus tard, à Fontenay-sous-Bois
et à Nogent-sur-Marne, rasant terre, choquant tous les obstacles qu'il
rencontre. Il reprend soudain de la hauteur, et bientôt s'abat
subitement dans la propriété de M. Cahen d'Anvers, entre
Villiers-sur-Marne et Malnoue, où on relève trois cadavres. Seuls le
capitaine de Noüe et le lieutenant de Vasselot respiraient encore; mais
les deux malheureux officiers expirèrent dans la soirée.

On constata immédiatement que le panneau de déchirure avait été tiré à
fond normalement et volontairement. La nacelle, tout ensanglantée, ne
contenait plus de lest, mais quelques bagages.

Voici maintenant les résultats de notre enquête. (Les lettres majuscules
correspondent à celles qui jalonnent notre diagramme détaillé.)

A.--Après être monté à 1.200 mètres--altitude maxima, semble-t-i--en
dépassant les nuages, le ballon commence à descendre.

B.--En retraversant un nuage très chargé d'eau et de grêle, la
condensation rapide du gaz rend la descente vertigineuse; les 100 kilos
de lest qui, d'après le livre de bord, restaient à la disposition du
pilote et qui, en cas normal, suffisent amplement pour descendre
progressivement de cette altitude, sont rapidement épuisés.

C.--A 100 mètres au-dessus de la gare de Fontenay-sous-Bois, traversée
du chemin de fer. Le guide-rope prend terre et le ballon rase les
maisons de Fontenay. Connaissant le danger d'un atterrissage rapide dans
ces conditions, le pilote tente de franchir d'un bond l'agglomération
qui s'étend sur la hauteur devant lui.

Mais le guide-rope traîne de toute sa longueur sur les toits, que la
nacelle frôle à moins de 50 centimètres; ce freinage provoque des «coups
de rabat», d'autant plus dangereux que la vitesse est grande, qui
plaquent le ballon au sol et l'y retiennent comme «poissé», même si,
délesté, il tentait de se relever.

D.--Le pilote, avec calme, profite d'un mouvement de recul du ballon
pour larguer, sans le couper (la boucle intacte en fait foi), son
guide-rope qui fut retrouvé villa de l'Espérance, à cheval sur la maison
portant le n° 10, la «queue de rat» formant l'extrémité devant la grille
et dans la direction de Paris. Aucun choc n'a encore eu lieu.

[Illustration: Villa de l'Espérance, à Fontenay-sous-Bois, où s'est
accroché le guide-rope abandonné; sur le trottoir, un des principaux
témoins, M. Spengler.]

Plus loin, on retrouve dans des jardins peu propices à un atterrissage,
une bouteille et les bâches, prudemment retirées à l'avance de leur
filet resté à sa place. Allégé du poids de ces objets, le ballon se met
en légère montée, et le pilote peut avoir l'espoir de franchir la
colline. Malheureusement, après quelques secondes, insuffisantes pour
permettre le jet du lest de fortune, la pluie et la grêle ramènent le
ballon au sol.

E.--La nacelle est plaquée sur la façade d'une maison basse, isolée sur
la colline, appartenant à Mme Juriecwiez. La violence du choc fut
considérable; à la vitesse du vent évaluée à 50 kilomètres à l'heure
s'ajoutait la force du mouvement pendulaire qu'avait pris la nacelle
après l'abandon du guide-rope.

Un témoin, qui habite près de la maison fatale, a vu nettement, au
moment du choc des officiers debout dans la nacelle. Quand celle-ci,
après un instant d'arrêt, remonta verticalement en pulvérisant l'avance
du toit et la cheminée, on n'apercevait plus personne à bord. Seul, un
bras pendait.

[Illustration: Maison contre laquelle eut lieu le premier choc qui tua
sans doute trois des aéronautes et dont on voit les traces sur le mur;
le ballon, en poursuivant sa course déviée, a abattu la cheminée de
l'angle gauche du toit--La photographie suivante a été prise en montant
sur le mur de l'appentis, au-dessous du point ®.]

La tourmente faisant rage, nul cri n'avait été perçu. On se précipita au
pied de la maison pour secourir les passagers sans doute tombés du
panier. On ne trouva qu'un passe-montagne et un képi.

Sur les cinq hommes, ceux qui étaient le plus rapprochés du mur au
moment du choc durent être tués sur le coup: Aumont-Thiéville, le
capitaine Clavenad et le sergent Richy. Tous trois, en effet, furent
relevés plus tard, le crâne défoncé. La blessure de Clavenad semblerait
indiquer qu'à la minute tragique il se tenait courbé.

[Illustration: Le jardin de M. Humblot, derrière la maison précédente;
la nacelle, après avoir heurté le sol au point marqué par une croix et
détruit deux arbres de l'espalier, a écorné le faîte du mur.--La
photographie suivante a été prise, en sens contraire de la course du
ballon, du petit toit désigné par le point ©.]

[Illustration: Bois de Boulogne. Traversée de Paris. Bois de Vincennes.
_Voir le diagramme détaillé ci-contre._ Diagramme complet de l'ascension
du _Zodiac XIV_ le 17 avril 1913.]

E.--Le ballon plonge ensuite dans le jardin de M. Humblot; la nacelle
pique en terre, rebondit, arrache le faîte d'un mur au pied duquel tombe
la montre-bacelet de Clavenad, dont le bras était en dehors; puis la
nacelle retombe dans le jardin suivant.

G.-H.--M. Spengler, qui poursuit le ballon depuis la gare de Fontenay,
escalade le mur; il voit la nacelle ratisser un labour et s'enlever à
nouveau au moment où il croit l'atteindre. Il entend alors distinctement
ce suprême appel: «Sauvez-nous!»... Le ballon s'échappe, brisant encore
une clôture de planches et écornant un toit.

[Illustration: De l'autre côté du mur à espalier, la nacelle laboure la
terre, se dirigeant vers le fort de Nogent-sur-Marne.--Sous le point O+,
maison contre laquelle avait eu lieu le premier choc.]

Dès lors, l'équipage ne donnera plus signe de vie; c'est un panier de
morts ou d'anéantis qui se balance sous la sphère.

Au point culminant, au fort de Nogent, l'aérostat se trouve à faible
hauteur; un cycliste militaire saisit la corde du sac à bâches qui pend
de la nacelle, mais il est vite obligé de la lâcher, et le ballon
traverse la cour du fort en évitant les bâtiments.

[Illustration: Mur du bastion sud du fort de Nogent sur lequel la
nacelle s'est plaquée, laissant une large tache de sang qu'on voit
encore sur la photographie, juste au-dessus de la tête du personnage.]

I.-Il se trouve arrêté dans le bastion sud où la nacelle se plaque à
nouveau sur un mur, laissant une énorme tache formée par le sang
accumulé dans la nacelle. Le baromètre, arraché de sa gaine, roule sur
l'herbe avec le statoscope. Labourant le glacis, le ballon sort du fort,
marquant son passage par des gouttes de sang que la pluie n'a pas voulu
encore effacer.

[Illustration: Vitrage d'un marbrier de Nogent-sur-Marne, que la nacelle
a défoncé au passage.]

K.--A cet endroit, le terrain formant une déclivité jusqu'à la Marne, le
ballon se maintient tant bien que mal au-dessus des obstacles. Il
traverse la route Nationale, baisse dans un jardin, reprend de l'élan et
jette la nacelle dans le vitrage d'un atelier de marbrier, appartenant à
M. Héricourt, rue de Plaisance, à Nogent-sur-Marne, où elle semble
coincée.

[Illustration: Dernière maison heurtée et fils télégraphiques rompus par
la nacelle, avant la dernière envolée du ballon.]

L.--Le ballon repart, frappe le deuxième étage d'une maison, enlève la
gouttière, rompt les fils télégraphiques du chemin de fer, et, cette
fois, ne redescend plus. La pluie vient de cesser, le grain est passé:
c'est enfin le retour aux lois de la force ascensionnelle.

M.-N.--Il est à noter que les témoins de cette dernière scène se sont
plutôt amusés des fantaisies du ballon, qu'ils croyaient vide, ayant
échappé à ses pilotes au moment d'un atterrissage. Ils le virent
s'éloigner rapidement, traverser le cimetière, franchir la Marne et
monter, sans jamais disparaître, jusqu'à la hauteur des nuages.

Le refroidissement subit survenu en les atteignant a-t-il empêché le
ballon de remonter à l'altitude maxima où il devait s'équilibrer? Ou
bien a-t-il ranimé les deux survivants évanouis qui se seraient alors
pendus à la soupape? On ne sait.

O.--Toujours est-il que l'aérostat fut aperçu à plus de 400 mètres de
haut par deux artilleurs du fort de Villiers qui eurent le temps d'aller
chercher la lunette de batterie et de voir «plusieurs passagers, de
nombre incertain, essayer d'atteindre les cordages.

Devant le spectacle terrifiant qu'ils avaient sous les yeux, dans la
nacelle, les deux survivants sortis de leur torpeur, affolés, ont-ils,
sans se pencher par-dessus bord pour se rendre compte de la hauteur où
ils se trouvaient, tiré la corde rouge de déchirure, ultime manoeuvre
qui ne doit être faite qu'à quelques mètres du sol? C'est probablement
ce qui s'est passé.

P.--M. Corbet, garde-chasse, qui se promenait aux alentours de la
propriété de M. Cahen d'Anvers, voit le ballon à 300 mètres «se
vriller», puis devenir à 100 mètres une loque qui s'aplatit sur le sol.

[Illustration: Entrée, sur la route de Malnoue, de la propriété de M.
Cahen d'Anvers, où eut lieu la chute finale, sous le pont. +.]

Il était alors 2 h. 45. Ce drame épouvantable qui s'est déroulé sur un
trajet de 10 kilomètres depuis la descente vertigineuse jusqu'à
l'atterrissage, avait duré exactement dix minutes. Dans la nacelle
renversée, on trouva les survivants sous les morts, ce qui tendrait à
prouver que trois passagers auraient succombé avant la chute finale, et
que le capitaine de Noüe et le lieutenant de Vasselot avaient pris le
dessus pour manoeuvrer.

On peut conclure, en somme, que la véritable clef du drame est à
Fontenay où le ballon, quoique possédant encore une force ascensionnelle
bien suffisante pour se maintenir dans les airs, fut précipité et plaqué
à terre par la violence de la tempête. 11 se trouvait dès lors dans le
domaine de phénomènes mécaniques où, la pesanteur n'intervenant plus,
les aéronautes ne pouvaient plus avoir sur lui aucune action.

_Eussent-ils eu deux fois plus de lest_, qu'ils n'auraient sans doute
pas échappé au choc inévitable. Un hasard seul pouvait les détourner de
l'obstacle fatal, et ce hasard n'a malheureusement pas servi mon pauvre
ami Jacques Aumont-Thiéville et ses infortunés compagnons.

ANDRÉ SCHELCHER.

[Illustration: Bois de Vincennes. Fontenay-sous-Bois. Fort Se Nogent.
Nogent-sur-Marne. Le Perreux. La Maine Bry-sur-Marne. Fort de Viciera.

Le ballon, possédant cependant une force ascensionnelle suffisante, est
maintenu au sol par la tourmente qui l'empêche de s'élever.

Le ballon, dégagé de l'ouragan, reprend de l'altitude, quoique aucun jet
de lest n'ait été fait depuis le point D.

Diagramme détaillé de la période anormale de l'ascension du _Zodiac
XIV._]



[Illustration: Un arc de triomphe sur la route d'Argyrocastro.--_Phot.
Jean Leune._]

LE GÉNÉRAL EYDOUX EN EPIRE

Athènes, 16 avril.

Depuis la chute de Janina, le général Eydoux, chef de la mission
militaire française en Grèce, caressait le projet d'aller en Epire
étudier sur place cet extraordinaire terrain où l'armée grecque s'était
si héroïquement battue. Mais un travail considérable et imprévu
l'empêcha tout d'abord de donner suite à ce dessein, tandis que S. A. R.
le Diadoque était encore à Janina. La mort du roi Georges, les
funérailles, retardèrent encore son départ, qui ne put s'effectuer
qu'après la triste cérémonie.

Le gouvernement grec avait mis à la disposition du général, des
officiers et des personnes qui l'accompagnaient, un petit vapeur et
plusieurs automobiles. M. Raymond Aynard, ancien ministre de France à
Cettigne, qui, désigné pour faire partie de la mission française envoyée
aux obsèques du roi défunt, avait accompagné M. Jonnart à Athènes, était
du voyage, ainsi que M. David, député de la Dordogne. J'eus la bonne
fortune de pouvoir les suivre.

Ce voyage ne fut qu'une longue suite de manifestations francophiles qui
commencèrent dès le débarquement à Prévéza. La foule n'était pourtant
pas prévenue; mais, voyant au mât du navire flotter le pavillon
tricolore, elle se précipita... Et le général Eydoux mit le pied sur la
terre d'Epire au cri mille fois répété de: «Vive la France!» auquel il
répondit immédiatement par celui de: «Vive la Grèce!»

L'après-midi, le général, avec sa suite, allait aux ruines de Nicopolis,
la ville célèbre bâtie par Octave pour commémorer sa victoire d'Actium
sur Antoine. S'étant rendu compte de ce qu'avait été la bataille qui, en
octobre dernier, avait livré Prévéza à l'armée grecque, il se dirigea
ensuite vers le tertre où, d'après la tradition, reposent les 3.000
Français du général de La Sal cette, massacrés par le fameux Ali pacha en
1798. Là, il donna un souvenir ému à ces martyrs.

Au cours de cette journée, puis le lendemain, à Grimbovo et à
Pente-Pigadia, le général Eydoux fit connaissance avec le terrain des
luttes récentes et put personnellement en apprécier les difficultés.

Enfin, le mercredi, vers 4 heures du soir, par une pluie torrentielle,
malheureusement, nous arrivions à Janina.

Les Janiniotes étaient massés sur la place. Des drapeaux français et
grecs flottaient partout. Deux grands écussons portaient, l'un: «Vive la
France!» et l'autre: «Vive la Grèce!»

Au milieu des acclamations répétées, le général monta à l'hôtel de
l'état-major, où l'accueillit le général Danglis, qui, bientôt, le
priait de se montrer au balcon: les notables de la ville avaient, en
effet, exprimé le désir de le saluer.

En des discours chaleureux, ils lui dirent toute la joie qu'ils
éprouvaient à être enfin libres, tout le plaisir qu'ils avaient à le
remercier personnellement de la part qu'il avait prise à la préparation
de leur délivrance.

Ce à quoi le général répondit très joliment qu'il n'avait fait que son
devoir de Français en travaillant pour la Grèce, ainsi que le veulent
les immortelles traditions de la France. Il dit encore tout le
contentement qu'il avait ressenti à collaborer avec des hommes comme le
soldat et l'officier grecs, et, enfin, toute l'admiration qu'il
éprouvait pour l'armée hellène et son chef le roi Constantin, après
leurs belles victoires de Macédoine et d'Epire.

Des cris de «Vive la France! Vive la Grèce! Vive le général Eydoux! Vive
le roi!» éclatèrent, frénétiques, de toutes parts; le général Eydoux,
profondément ému, s'associa à cette manifestation, dont il était
visiblement touché jusqu'au fond du coeur, en acclamant à son tour et la
Grèce et le roi Constantin!

Après le défilé des délégations envoyées par les corporations de la
ville, le général partit pour le consulat de France. La foule l'y suivit
par les rues pavoisées. De nouveaux discours allaient être prononcés.

Un journaliste ayant dit que c'était à la mission française que
revenaient le mérite et la gloire des victoires grecques, le général
répondit en remettant galamment les choses au point:

«Il n'est pas exact, dit-il, que la gloire des victoires hellènes
revienne à la mission française. Sans doute, nous y avons quelque part,
en raison de la préparation que nous avons donnée à l'armée avant la
guerre. Mais, si nous avons été des maîtres très docilement écoutés, il
ne faut pas oublier que ce sont les élèves seuls, avec les connaissances
qu'ils venaient d'acquérir, qui ont joué leur rôle dans le grand et bel
acte de cette guerre. Il ne faut pas oublier que la gloire des victoires
hellènes revient avant tout à l'armée grecque et à son vaillant chef,
aujourd'hui le roi Constantin!»

Et des vivats enthousiastes prouvèrent au général qu'il venait de
trouver, en cette circonstance, les paroles qu'il fallait prononcer.

Après lui, M. David, député de la Dordogne, transmit à la population le
salut fraternel du Parlement de France. Il sut exprimer avec éloquence
les grandes sympathies de la France envers la nation hellène en général
et pour l'Epire en particulier. Il parla même d'alliance indispensable
et possible, entre deux pays où «tous les coeurs ont battu et battront
toujours à l'unisson, chaque fois qu'il s'est agi et qu'il s'agira de
combattre pour la civilisation grecque, inspiratrice de la civilisation
française!»

Les jours suivants, le général et ses officiers visitèrent les champs de
bataille devant Janina. Leurs impressions peuvent se résumer en cette
appréciation que me donnait l'un d'eux: «Terrain horriblement difficile!
Idée de manoeuvre superbe! Exécution parfaite!»

Puis ils poussèrent jusqu'à Argyrocastro. Tout le long de la route, les
populations villageoises, clergé en tête, avec icônes, croix et
bannières, étaient venues se masser pour saluer le général Eydoux. Les
enfants des écoles chantaient l'hymne grec, puis les femmes, en costumes
de fête, se mettaient à danser pour exprimer leur joie...

A Argyrocastro, l'accueil ne fut pas moins enthousiaste de la part de la
population grecque. Des arcs de triomphe étaient dressés, fort simples,
à la vérité, faits de deux piquets, d'une poutrelle, d'un pan de
treillage où couraient quelques branches vertes, mais les ressources de
ces bourgades sont bien modestes, et surtout l'excellente intention
était là, suppléant au reste. Des drapeaux français et grecs partout
mêlaient leurs plis. Les magasins étaient fermés en signe de fête. Le
métropolite présenta le clergé, les notables, les écoles. Et ce furent
encore des discours où les noms de la France, de la Grèce, du roi et du
général ne furent jamais séparés et qui tous témoignaient d'un ardent
amour pour la patrie retrouvée, d'une vibrante sympathie pour notre
pays.

Là prit fin ce voyage intéressant. Hier, le général Eydoux rentrait à
Athènes, enchanté de tout ce qu'il avait vu, et fier, plus que jamais,
de l'oeuvre accomplie par l'armée grecque, préparée par lui et conduite
par son roi.

JEAN LEUNE.



UNE PROMENADE DANS LA LUNE

Tandis que l'étude topographique de la Terre vient de se compléter par
la découverte du Pôle Sud, les explorateurs de la Lune ne sont pas
restés non plus inactifs, et, grâce aux travaux qu'ils poursuivent
depuis quelques années, nous avons aujourd'hui une connaissance de notre
satellite qui est, il n'est pas exagéré de le dire, plus avancée que
celle du globe sur lequel nous vivons. Si la «géographie
lunaire,»--qu'on me pardonne ce barbarisme excusable par ce temps de
crise des humanités--si la sélénographie, dis-je, a fait récemment ces
progrès remarquables, c'est grâce surtout à la plaque photographique,
qui est, comme l'a dit Jansen, la véritable rétine du savant. En
l'utilisant avec les énormes et délicates lunettes que nous avons
maintenant, on a pu scruter dans leurs moindres détails les étranges
paysages lunaires. Ainsi, au plaisir esthétique que leur contemplation
procure toujours aux amants des belles formes et des jeux ravissants de
l'ombre et de la lumière, nous avons pu ajouter des enseignements
pratiques du plus haut intérêt et qui nous montrent d'avance le sort
réservé à notre Terre. Car la Lune, à cause de sa masse 81 fois plus
faible que celle de la Terre, s'est refroidie beaucoup plus vite et a
franchi avec une certaine rapidité--en quelques millions de siècles
seulement--les phases fatales de l'évolution de tout astre; elle est, si
j'ose dire, une Terre mort-née.

Et puis, en voyage, on se lie bon gré mal gré avec les compagnons que le
hasard nous donne et l'on finit par se prendre pour eux d'une affection
qui, pour être née des circonstances, n'en est pas moins sincère. C'est
pourquoi, dans cette sarabande silencieuse qui emporte je ne sais où les
astres vagabonds, nous aimons, de tendresse particulière, notre plus
proche voisine, la Lune. Elle seule presque, dans l'univers, ne nous
humilie pas par une masse et une importance supérieures aux nôtres; et
cela nous relève, à nos propres yeux, d'avoir dans le cortège solaire,
où nous faisons si piètre figure, cette suivante muette et docile.

[Illustration: Le premier quartier de la Lune vu au grand équatorial
coudé de l'Observatoire de Paris. _Épreuve directe d'un des clichés
obtenus par M. Le Morvan._]

A vrai dire, nous ne parlerons pas ici de la Lune tout entière, mais
seulement de celui de ses hémisphères qui est sans cesse tourné vers
nous, puisque la Lune met exactement le même temps à faire un tour
complet autour de la Terre qu'à faire une rotation sur elle-même. On
sait aujourd'hui très bien pourquoi il en est ainsi: de même que la Lune
produit par son attraction des marées sur la Terre, celle-ci en
produisait également sur notre satellite lorsque celui-ci avait encore
des parties fluides. La masse de la Terre étant prépondérante, les
marées lunaires étaient bien plus fortes que les nôtres. Or, naguère la
Lune tournait sur elle-même beaucoup plus vite que maintenant, et la
durée de cette rotation, que nous pouvons appeler «jour lunaire»,
n'était guère il y a quelque 56 millions d'années, que de huit jours
environ, et très inférieure à la durée du mois Mais il est clair que la
protubérance liquide produite sur la Lune par l'attraction de la Terre,
et qui tend sans cesse à se diriger vers celle-ci, devait par suite de
sa viscosité et du frottement qu'elle produisait agir comme un frein et
modérer peu à peu la rotation lunaire, jusqu'à ce que la durée du jour
lunaire soit précisément égale au mois, comme nous le voyons
aujourd'hui. Y a-t-il quelque motif de penser que l'autre hémisphère de
la Lune est très différent de celui que nous voyons? Non, et cela
d'autant moins que la Lune, pour diverses raisons et notamment parce
qu'elle décrit autour de la Terre non pas un cercle mais une ellipse, se
présente de temps en temps à nous un peu de biais, et a une sorte de
balancement autour de son centre apparent, qu'on nomme libration, et qui
nous montre et nous cache alternativement les régions situées près des
bords. De la sorte, nous connaissons maintenant à peu près les 6/10 de
sa surface totale, et c'est eux que je convie mes lecteurs à visiter
rapidement avec moi.

Depuis la découverte par Galilée des montagnes lunaires jusqu'à
l'admirable Atlas photographique de Lowy et Puiseux, que de progrès
réalisés! On ne pensait pas, il y a quelques années, que l'on pût rien
ajouter à l'oeuvre magistrale de ces deux astronomes. Et pourtant mon
savant collègue de l'Observatoire, M. Le Morvan, vient de réussir à
compléter ce qui paraissait inégalable, et les photographies lunaires
qu'il a obtenues récemment et dont nous donnons à nos lecteurs quelques
spécimens inédits constituent une oeuvre qui, non seulement ne fait pas
double emploi avec celle de Lowy et Puiseux, mais qui la couronne et
l'amplifie en montrant sous des aspects nouveaux les tragiques grandeurs
des paysages lunaires.

Sur ces photographies obtenues, comme celles de l'Atlas lunaire de
l'Observatoire, au moyen du grand équatorial coudé inventé par le
regretté Lowy, l'image directe de la Lune, au foyer de cette lunette de
18 mètres de long, a un diamètre de 16 centimètres environ. Telle est
l'image du premier quartier que nous donnons ci-contre. En regardant
cette image à une distance de 16 centimètres, nous voyons la Lune à peu
près comme si nous planions à 3.000 kilomètres seulement au-dessus
d'elle, alors que la distance réelle de la Terre à la Lune est d'à peu
près 360.000 kilomètres. Mais cette photographie est tellement fine et
elle a une telle richesse de détails qu'elle supporte bien soit d'être
examinée avec une loupe très grossissante, soit d'être agrandie
notablement par la photographie, ce qui nous donnera l'illusion de voir
la Lune de beaucoup plus près encore. Les épreuves partielles que nous
donnons plus loin sont des agrandissements d'environ sept fois du cliché
direct. En plaçant notre oeil pour les examiner à environ 16 centimètres
de la page, ce qui constitue pratiquement la distance à laquelle on peut
en moyenne lire le plus commodément, nous voyons la surface lunaire
comme si nous en étions séparés d'environ 450 kilomètres seulement, ce
qui est à peu près la distance de Paris à Brest. Si d'ailleurs il y
avait à Brest des montagnes pareilles à celle de la Lune, nous les
verrions de Paris beaucoup moins bien que nous ne voyons celles-ci sur
ces photographies, d'abord à cause de la courbure de la surface
terrestre qui les cacherait au-dessous de l'horizon; mais en admettant
même que par un procédé quelconque, par exemple en nous élevant très
haut en ballon au-dessus de Paris, nous puissions échapper à cette
première cause d'invisibilité, nous les verrions encore très mal à cause
de l'absorption énorme que notre atmosphère fait subir à la lumière dès
qu'elle vient de quelques kilomètres seulement dans le sens horizontal.
Dans le cas de nos photographies lunaires rien de pareil, car elles ont
été prises lorsque la Lune était très haute au-dessus de l'horizon, et
la lumière d'un astre quand il est au zénith est moins absorbée par
notre atmosphère que celle d'un objet terrestre situé à 8 kilomètres
seulement de distance.

[Illustration:

I. Monts Altaï.--II. Mer du Nectar.--III. Mer de la Fécondité.--IV.
Golfe du Centre.--V. Mer des Vapeurs.--VI. Mer de la Tranquillité.--VII.
Apennins.--VIII. Mer de la Sérénité.--IX. Mer des Crises.--X. Monts du
Caucase.--XI. Mer des Pluies.--XII. Alpes lunaires.--XIII. Mer du
Froid.--XIV. Monts Leibnitz.--XV. Mer de la Putréfaction.

1. Moretus.--2. Curtius.--3. Licetus.--4. Maurolycus.--5. Stoefler.--6.
Orontius.--7. Gemma Frisius.--8. Walter.--9. Aliacensis.--10. Werner.
--11. Purbach.--12. Zagut.--13. Piccolomini.--14. Almanon.--15.
Arzachel.--16. Alphonse.--17. Ptolémée.--18. Albategnius.--19.
Catherine.--20. Cyrille.--21. Théophile.--22. Godin.--23. Agrippa.--24.
Jules César.--25. Archimède.--26. Aristillus.--27. Autoiycus.--28.
Eudoxe.--29. Aristote.--30. Cléomède.--31. Atlas.]

ESSAI DE CARTOGRAPHIE LUNAIRE.--L'Antarctide.

[Illustration: L'ANTARCTIDE LUNAIRE _Phot. Le Morvan._]

Sur les divers agrandissements que nous publions, 1 millimètre
correspond à environ 3 kilomètres de la surface lunaire. Il n'y a donc
pas sur la Lune d'objet, pas de colline, de vallée, d'accident
quelconque du sol ayant 400 ou 500 mètres de dimension et que nous ne
puissions déceler. Au contraire, sur notre Terre, dans les régions
polaires, et dans tous les continents, sauf l'Europe, il y a des
étendues de pays des centaines de fois plus grandes et que les
géographes ne connaissent pas encore.

Mais j'entends d'ici mes lecteurs me dire: «En agrandissant davantage
les clichés directs de la Lune, ne pourrait-on pas y déceler des objets
encore plus petits, aussi petits qu'on voudra?»' Non, et: pour beaucoup
de raisons: la première est que le grain même des plaques au
gélatino-bromure assigne une limite à la petitesse des détails
photographiables; si l'on veut tourner la difficulté en prenant des
plaques à grain fin, ou même des émulsions sans grain, celles-ci étant
beaucoup moins sensibles à la lumière, on se heurte à un autre obstacle:
il faut augmenter davantage la pose, et, comme la lunette photographique
ne peut jamais suivre _rigoureusement_ la Lune dans son mouvement qui
est très irrégulier, on obtient pour un autre motif du flou dans les
images. On devine quelles prodigieuses difficultés ont dû vaincre les
sélénographes de l'Observatoire de Paris pour obtenir les résultats
actuels; leurs photographies n'ont pu être égalées dans aucun
observatoire du monde, pas même dans ceux si richement outillés des
États-Unis. Il faut l'admirer d'autant plus que l'atmosphère de Paris,
chargée de poussières et de fumées, constitue--ce que prétendent
certains et si j'ose employer ce vocable anglo-saxon mais commode--un
«handicap» redoutable.

Les photographies lunaires que nous reproduisons ci-contre ont été
obtenues par M. Le Morvan sur plaques ultra-sensibles au
gélatino-bromure et par des durées de pose voisines d'une seconde. Pour
obtenir avec le même instrument des photographies du Soleil d'une
intensité égale, il ne faudrait, toutes choses semblables d'ailleurs,
qu'environ un trois-millième de seconde (ce qu'on réalise au moyen de
diaphragmes spéciaux ultra-rapides). Cette différence montre
immédiatement dans quelle énorme proportion la lumière du Soleil dépasse
en intensité celle de notre satellite. En fait, les mesures
photométriques les plus modernes ont établi que la lumière de la pleine
Lune n'est que 1/600.000 environ de celle du Soleil. Il faudrait donc
600.000 pleines Lunes environ réparties sur le ciel pour produire un
éclat égal à celui de la lumière du jour. Si quelque génie malicieux
voulait s'amuser à remplacer ainsi, sans la diminuer, la lumière du jour
par celle de 600.000 Lunes, il ne pourrait, en réalité, pas y réussir,
car si même, par un nouvel effet de sa puissance surnaturelle, il était
capable de rendre ces Lunes carrées de façon à ce que, juxtaposées,
elles ne laissent entre elles aucun intervalle, la surface tout entière
de la voûte céleste ayant alors le même éclat que la Lune ne nous
procurerait pas encore un éclairement égal à celui du jour à midi, par
un beau temps; mais seulement une lumière environ six fois moindre.
D'ailleurs, la photographie spectrale a montré que le Soleil a une
lumière plus photogénique qu'elle. Le Soleil est beaucoup plus bleu que
la Lune, et celle-ci est beaucoup plus jaune que lui, contrairement à
l'impression qu'ils nous produisent généralement.

Un coup d'oeil d'ensemble sur le premier quartier nous montre d'abord
que la finesse et le modelé des détails sont beaucoup plus grands à
mesure qu'on s'éloigne du bord circulaire vers la ligne qui sépare la
partie éclairée de la partie sombre, et qu'on nomme le «terminateur».
C'est que, pour les régions situées le long du terminateur, le Soleil se
lève seulement, et les moindres aspérités du sol projettent au loin des
ombres énormes qui accusent tous les accidents du relief. Ces ombres
sont d'une grande netteté et comme coupées au couteau, ce qu'on ne voit
que très rarement dans nos paysages terrestres. Il y a à cela deux
raisons: d'abord, l'air et l'eau ayant depuis longtemps disparu de la
Lune, le lent travail d'érosion et d'atténuation des angles que ces
éléments font sur la Terre n'a été qu'incomplet sur la Lune; presque
partout le sommet des montagnes et les coupures des vallées y ont gardé
la fière et rude noblesse de leurs lignes initiales. D'autre part,
l'atmosphère terrestre tend, à cause de la diffusion de la lumière
qu'elle produit, à donner du flou et du moelleux aux ombres des paysages
éloignés. Rien de pareil sur la Lune où il n'y a pas d'atmosphère
sensible--comme on l'a démontré par plusieurs méthodes--; de là ce
heurté dans les ombres, cette netteté de vitrail qui donne aux horizons
lunaires leur étrange et sauvage beauté. Dans les régions éloignées du
terminateur, le Soleil est de plus en plus haut au-dessus de l'horizon,
les ombres projetées sont de moins en moins longues, et le paysage
paraît de plus en plus plat. C'est pourquoi les photographies de la
pleine Lune sont de beaucoup les moins intéressantes; le Soleil y tombe
d'aplomb sur le centre du disque, et cela enlève à la pleine Lune, par
la suppression presque totale des ombres projetées, ce relief et cette
netteté qui sont si remarquables sur les photographies des phases
lunaires moins avancées. Nous nous bornerons donc, dans notre promenade
d'aujourd'hui, à suivre d'un pôle lunaire à l'autre le bord du
terminateur. Aussi bien cela nous suffira pour rencontrer toutes les
différentes formes structurales qui caractérisent la Lune tout entière.
Et puis, en cheminant aux endroits où le Soleil est à peine levé, nous
aurons moins chaud que dans ceux pour lesquels il est au zénith et où
règne, comme l'ont montré les dernières recherches holométriques, une
température de près de 180° au-dessus de zéro.

[Illustration: La Mer des Vapeurs (angle inférieur droit) avec les
grandes crevasses du sol.--_Phot. Le Morvan._]

[Illustration: Éclairage du soir, au moment où le Soleil va se coucher
sur Copernic et les Karpathes lunaires.]

[Illustration: Éclairage du matin, un peu après que le Soleil s'est levé
sur le même paysage.]

_Phot. Le Morvan._

Deux photographies du cirque Copernic, prises sous des éclairages
différents de la Lune par le Soleil.

Si nous suivons donc par la pensée--qui est encore le plus agréable et
le plus rapide des véhicules--le terminateur, en partant du Pôle Sud,
nous nous trouvons immédiatement dans une région très montagneuse et
criblée d'innombrables cratères. Deux choses attirent de suite notre
attention: près du pôle ces cratères ont des formes elliptiques et qui
deviennent de plus en plus voisines de la circonférence à mesure qu'on
s'avance vers le centre de la Lune. Ce n'est là qu'un simple effet de
perspective dû à la sphéricité du globe lunaire, car tous ces cratères
sont à peu près circulaires. D'autre part le terminateur, qui, à l'oeil,
nous semblait tout à fait rectiligne, prend, maintenant que la
photographie nous a donné une vision supra-terrestre, un aspect
extraordinairement déchiqueté. Par endroit, l'ombre empiète profondément
sur le quartier visible; à côté, au contraire, celui-ci s'avance
hardiment en promontoires de lumière déliés dans la nuit; ailleurs même
on aperçoit des points isolés, véritables oasis de lumière, environnées
d'ombre. En les regardant, nous pouvons nous dire que nous assistons à
un lever de Soleil sur les montagnes de la Lune: ces points lumineux
sont les sommets de hautes montagnes que dore déjà le Soleil levant
alors que les lieux environnants sont encore dans la nuit. C'est ainsi
que de Genève, lorsqu'il y fait encore nuit, on voit le Mont-Blanc déjà
rosi par le Soleil levant. Nous pouvons donc à peu de frais admirer sur
la Lune cet _alpenglühn_ dont l'attrait fit faire à Tartarin sa
mémorable ascension du Righi. Sans doute les modestes astronomes qui
nous procurent un si rare spectacle céleste n'étonneront pas par leur
héroïsme l'armurier Costecalde et le brave capitaine Bravida, capitaine
d'habillement, mais on ne peut pas tout avoir.

La région du Pôle Sud est donc sur la Lune comme sur la Terre
extrêmement montagneuse. C'est là que se trouve le plus haut sommet de
la Lune, le Mont Leibnitz, qui, sur notre photographie, se trouve juste
sur l'extrême bord, et qui a environ 8.200 mètres de haut, à peu de
chose près l'altitude du point culminant de l'Himalaya. La Lune est donc
proportionnellement beaucoup plus accidentée que la Terre puisque
celle-ci a un diamètre quatre fois plus grand. Elle est également
beaucoup plus volcanique. Tous ces cratères que nous voyons dans
l'Antarctide lunaire ont des dimensions incomparablement supérieures à
celles des plus grands orifices volcaniques de la Terre. Certains ont
des centaines de kilomètres de diamètre. Ils sont construits d'une façon
assez uniforme: un vaste entonnoir circulaire s'étageant en pente douce
vers l'extérieur, en pente souvent très raide (et dont l'inclinaison
dépasse parfois 45°) vers la plaine unie qui occupe le milieu de
l'entonnoir. Souvent au centre du cirque, comme on le voit sur nos
photographies, se dresse un piton isolé généralement moins élevé que le
bord du cratère. Certains cirques lunaires ont une profondeur
considérable. En particulier le cirque _Curtius_, visible près du
terminateur, est profond d'environ 6.800 mètres. On a pu mesurer
exactement ces profondeurs comme aussi la hauteur des différents sommets
par la longueur des ombres projetées.

Ces ombres changent d'ailleurs de longueur et aussi de direction suivant
la position du Soleil, c'est-à-dire suivant les diverses phases
lunaires, et le même paysage lunaire prend, suivant qu'il est observé
avant ou après la pleine Lune, des aspects extrêmement différents.
Voici, par exemple, deux photographies du cirque _Copernic_ et de ses
environs qui forment une des plus belles régions de la Lune: la première
de ces photographies a été prise le soir (il s'agit du soir lunaire
naturellement) lorsque le Soleil allait se coucher sur Copernic et la
chaîne des montagnes que l'on voit au-dessous et qui sont les Karpathes
lunaires; l'autre, au contraire, a été prise le matin un peu après que
le Soleil s'était levé à l'horizon de ce même paysage. Le contraste de
ces deux photographies est saisissant par suite de l'invasion des ombres
et des lumières lorsqu'on passe de l'une à l'autre. _Copernic_ est
d'ailleurs un des plus beaux cirques qui se puissent voir avec le groupe
saisissant de ses pitons centraux et sa vaste enceinte presque régulière
dont le diamètre dépasse 90 kilomètres, et dont la profondeur atteint
3.560 mètres.

On a compté sur l'hémisphère visible de la Lune pins de 30.000 cratères
de toutes dimensions: on a donné à beaucoup des noms, des noms de
savants, d'astronomes généralement, et qui sans cela seraient pour la
plupart oubliés depuis longtemps, car il n'y a jamais eu sur la Terre
30.000 astronomes de génie, et peut-être même pas 29.000. Tous ces
cratères sont aujourd'hui éteints, comme nos puys d'Auvergne, car les
photographies prises à plusieurs années d'intervalle n'y ont jamais
décelé le plus petit changement de forme. Mais, si la face de la Lune a
aujourd'hui la rigidité immobile du cadavre, elle porte la trace visible
des convulsions formidables qui jadis la bouleversèrent.

On a longtemps discuté sur l'origine des cratères lunaires et émis à ce
propos les idées les plus fantastiques et les plus fantaisistes. Mais il
semble aujourd'hui bien établi, par les magistrales et récentes
recherches de Loewy et Puiseux, qu'ils se sont formés de la façon
suivante: après qu'une croûte solide se fut créée par refroidissement
sur la masse incandescente et fluide de l'intérieur de la Lune, les gaz,
qui, comme sous l'écorce terrestre et pour diverses raisons, tendent à
se dégager vers l'extérieur, ont exercé une pression sur l'écorce. Cette
pression interne a eu des effets généralement bien plus énergiques sur
la Lune, car elle y était, beaucoup moins que sur la Terre,
contre-balancée par la pesanteur des matériaux,--on sait en effet que la
pesanteur est six fois plus petite sur la Lune que sur la Terre. Les
pressions internes ont donc aux endroits de moindre résistance soulevé
la croûte encore mince de la Lune sous forme d'intumescences qui ont
pris la forme sphérique parce que la sphère est, entre toutes les
figures, celle qui, sous une surface donnée, comprend la plus grande
capacité. Puis, lorsque la pression a diminué, le centre du dôme s'est
effondré dans des circonstances que précise l'étude des photographies
qui ont donné aux cirques leurs aspects actuels. De ces cirques il en
est qui sont de formation plus récente que les autres et on a pu
déterminer leurs âges relatifs. Les plus jeunes sont ceux qui, notamment
sur nos photographies, empiètent sur les enceintes des cratères voisins:
car en géologie, comme aussi à ce qu'on m'a dit dans les sociétés, les
êtres jeunes et vigoureux bousculent pour se faire place ceux dont la
résistance a été affaiblie par leur plus longue durée.

[Illustration: LE CAUCASE, LES ALPES ET LE POLE NORD DE LA LUNE _Phot.
Le Morvan._]

[Illustration: ESSAI DE CARTOGRAPHIE LUNAIRE.--Caucase, Alpes et Pôle
Nord.]

Puis, en continuant notre promenade le long du terminateur, nous
rencontrons un peu après avoir dépasse le centre de la Lune un de ces
vastes espaces de teinte sombre qui à l'oeil nu donnent à Séléné son
saisissant aspect de visage humain, et qu'on nomme des mers. Il n'y a
d'ailleurs actuellement, dans ces vastes plaines sombres, pas la moindre
trace d'eau. Celle-ci est la _Mer des Vapeurs_. Inutile de dire qu'on
n'y a jamais, de nos terrestres observatoires, aperçu la moindre trace
de vapeurs, et qu'il n'y a pas actuellement d'atmosphère appréciable sur
la Lune. Mais nous conservons malgré tout, par une sorte de respect
filial, ces anciennes et baroques dénominations données par nos ancêtres
en Uranie. La Mer des Vapeurs est surtout intéressante par les crevasses
énormes, véritables cassures, qui sur des centaines de kilomètres et à
travers tous les accidents du terrain y traversent le sol lunaire.

Puis, bordant au Nord la Mer des Vapeurs, nous rencontrons une imposante
chaîne de montagnes, les Apennins lunaires;--il faut qu'on sache que les
auteurs de la nomenclature lunaire, si originaux quand il s'agissait des
cratères et des autres accidents du sol, se sont pour les massifs
montagneux trouvés tout à coup à court d'imagination, et ils leur ont
purement et simplement donné des noms de montagnes terrestres. Cette
imposante chaîne de montagnes, dont le point culminant a 6.100 mètres de
haut, est beaucoup plus considérable en réalité que son homonyme
italienne et s'étend sur plus de 600 kilomètres de longueur pour se
terminer vers le magnifique cirque à piton central Eratosthène, qui a 60
kilomètres de diamètre. Eratosthène est si profond qu'on pourrait y
placer à l'intérieur notre grand Mont-Blanc sans que son sommet dépassât
les bords du cratère. Comme la plupart des chaînes à la fois de la Terre
et de la Lune, les Apennins lunaires ont deux versants très inégalement
inclinés: l'un en pente douce vers la Mer des Vapeurs, l'autre presque à
pic vers la Mer de la Putréfaction. Cette mer, au nom malheureux et
d'autant plus immérité que toute trace de matière vivante et putrescible
est invisible sur la Lune, renferme le beau cirque Archimède dont
l'intérieur forme une plaine parfaitement unie de 80 kilomètres de
diamètre. Un observateur placé au centre de cette plaine ne verrait pas
les bords du cratère à cause de la rotondité marquée du globe lunaire,
et l'horizon de toute part lui paraîtrait illimité.

[Illustration: Les Apennins lunaires: un versant descend en pente douce
vers la Mer des Vapeurs, l'autre à pic vers la Mer de la Putréfaction.
_Phot. Le Morvan._]

Enfin, et pour terminer notre promenade à vol d'oiseau, si nous longeons
le terminateur encore un peu vers le Pôle Nord, nous rencontrons un des
paysages les plus grandioses et les plus féeriques qui se soient jamais
dessinés sur une rétine humaine: l'immense et sombre Mer des Pluies, sur
laquelle courent de longues veines saillantes et comme gorgées de sang
surhumain, et d'où émergent deux cirques disparates, Aristillus avec son
groupe de pitons centraux et Cassini qui, dans sa vaste enceinte,
enferme deux cratères plus petits; à l'Ouest et au Nord, cette mer est
bordée par deux belles chaînes de montagnes qui tombent sur elle presque
à pic: les monts du Caucase d'une part et de l'autre cette saisissante
chaîne des Alpes dont les arêtes projettent dans la plaine des ombres
aiguës et démesurées, et qui est coupée dans son milieu par une immense
vallée rectiligne, brèche taillée dans la montagne par le glaive de
quelque paladin céleste. Le sommet des Alpes lunaires, qui s'appelle,
comme de raison, le Mont-Blanc, n'a que 3.618 mètres. 1.200 mètres de
moins que le nôtre, et ainsi se trouve respecté--une fois n'est pas
coutume--le sens de la hiérarchie.

C'est ainsi que, grâce à la patiente habileté de M. Le Morvan et de ses
devanciers, nous pouvons aujourd'hui admirer, aussi bien que si nous les
visitions l'alpenstock à la main, les magiques horizons de notre soeur la
Lune. Ils sont assez beaux, dans leur sauvage grandeur, pour ne point
désillusionner les plus romanesques pêcheurs de Lune, car il n'est pas
sans doute sur la Terre de paysages aussi magnifiques. Ce qui les rend
plus attachants encore et plus mélancoliques, c'est que nul être vivant
et pensant ne parcourt leurs étranges solitudes, puisque toute
atmosphère sensible est bannie de la Lune. Celle-ci a déjà fourni aux
hommes bien des images et bien des symboles: son fin croissant sert
d'emblème et d'ornement aux déesses célestes et humaines. Aujourd'hui
elle nous montre la solution rationnelle de la question sociale, du mal
de vivre, puisqu'elle a supprimé spirituellement les habitants qui
rampaient à sa surface.

CHARLES NORDMANN, astronome de l'Observatoire de Paris.



[Illustration: La plus éloquente des photographies prises après l'assaut
des tranchées d'Andrinople: à droite sont couchés les soldats bulgares;
à gauche, les soldats turcs. On voit serpenter, à l'arrière-plan, le
réseau de fils de fer barbelés.--_Phot. D. Karasioyanot._]

IMPRESSIONS DU SIÈGE D'ANDRINOPLE

(EXTRAITS DU JOURNAL D'UN ASSIÉGÉ)

L'auteur du «Journal du siège d'Andrinople», dont on va lire ici les
dernières pages, a longtemps représenté la France comme consul; il n'a
quitté la carrière que pour devenir un fonctionnaire important de la
régie ottomane des tabacs.

Son manuscrit commence à la date du 1er octobre 1912, alors qu' on sent
déjà se préparer des événements graves et imminents: huit jours après se
produisent, à la frontière turco-bulgare, les premières escarmouches.
Pourtant on doute encore si ce sera la guerre. Le 14, le Monténégro a
mis le feu aux poudres. Le 18, par les rares journaux de Constantinople
qui parviennent à Andrinople, on apprend que la Bulgarie ou plutôt les
alliés, ont, à leur tour, déclaré la guerre. Six jours plus tard,--dans
la nuit du 24 au 25 octobre, le canon gronde sous Andrinople: c'est la
première «preuve sensible» qu'on ait des hostilités. La ville est en
état de siège, et bientôt investie.

La première partie du journal, jusqu'à l'armistice, ne fait guère que
reproduire et confirmer les notes prises également au cours du siège par
M. Marcel Cuinet, consul de France à Andrinople, que publie en ce moment
le _Matin_. Aussi n'y insisterons-nous pas.

D'ailleurs, ceux qui sont enfermés dans la ville cernée ne savent
rien--ou si peu de choses--touchant les opérations qui se déroulent à
quelques kilomètres d'eux. A plus forte raison ignorent-ils ce qui se
passe sur d'autres champs de bataille plus lointains. Seules, de brèves
communications de l'état-major, erronées, mensongères, leur annoncent de
temps à autre des victoires du croissant. Mais les obus et les
shrapnells qui, tantôt sur un quartier, tantôt sur l'autre, les obligent
maintes fois à changer d'asile, ne leur laissent aucun doute sur la
continuation de la lutte implacable. Et puis, brusquement, c'est
l'armistice du 3 décembre. Alors, le récit de notre assiégé se corse,
devient d'un réel intérêt.

L'ARMISTICE DÉMORALISATEUR

L'auteur n'a pour les vainqueurs aucune tendresse, aucune indulgence. Il
ne cherche pas, d'ailleurs, à donner le change, et même quand il écrit
dans Andrinople devenue bulgare--dans Odrin--il exprime tout son
sentiment avec une brutale franchise, avec une véhémence qu'on
respectera, certes, tout en n'oubliant pas que la pure justice montre
plus de sérénité.

Il a eu foi dans les «Jeunes Turcs», au moins en un sens. S'il concède
que, politiquement, le nouveau régime a commis des fautes, il est
persuadé qu'au point de vue patriotique son oeuvre a été méritoire. Il
est, notamment, convaincu qu'Andrinople, fortifiée par le capitaine
Mouth, du génie allemand, est parfaitement protégée, et, quoique sa
connaissance profonde de l'esprit turc l'incite parfois à la défiance,
il croit que les armes ottomanes ont remporté une partie des avantages
qu'on a proclamés. Mais quand il voit passer, sous les yeux des assiégés
qui commencent à éprouver les premières privations, les trains qui, sans
stopper, s'en vont ravitailler l'ennemi, ses illusions s'écroulent:

«Si ces exigences, écrit-il, ont été imposées et acceptées, c'est que
les Bulgares avaient apparemment le droit de dicter des conditions;
c'est le partage des vaincus d'accepter la loi des vainqueurs.»

L'armistice, les révélations qui, à sa faveur, arrivent jusqu'aux
assiégés, c'est pour eux le signal de la démoralisation. Le choléra et
le typhus sont là, parmi eux:

L'eau des fleuves est polluée, la farine, le sucre, l'alcool, le sel, le
pétrole, font défaut, ou, s'il arrive d'en découvrir quelques petites
quantités, c'est au poids de l'or qu'il faut les payer. Les pharmacies
sont dépourvues des médicaments les plus indispensables, les stocks sont
épuisés, les magasins vidés. Et pendant ce temps, comme par une ironie
préméditée, les trains bulgares défilent tous les jours sous nos yeux,
chargés de toutes sortes de provisions pour les armées victorieuses
auxquelles ils apportent «le vin, l'ivresse et l'abondance». Où veut-on
en venir? Quelle fin réserve-t-on à cette ville accablée sous le poids
de tant de maux? Pour peu que cela dure, la moitié des habitants
d'Andrinople serviront de fossoyeurs à l'autre moitié...

... Les jours commencent à nous peser terriblement. Jamais, à aucun
moment de ce siège, nous n'avons éprouvé un tel sentiment d'oppression
et de lassitude. Au début, on suivait les événements avec un intérêt
mêlé d'une certaine curiosité. Plus tard, on était dominé par cette
anxiété qui naît de l'imprévu et qui tient une si large place dans les
préoccupations des gens livrés à eux-mêmes. Pendant la période du
bombardement, on était encore soutenus par ces alertes qu'engendre
l'action et qui font espérer une solution prochaine. Mais voilà près
d'un mois que, toute opération de guerre ayant cessé, nous restons
immobiles, l'arme au pied, livrés à toutes les incertitudes, plongés
dans les ténèbres de l'inconnu, sans que l'on puisse prévoir un terme
quelconque à cette situation angoissante.

Les hostilités ont repris. Mais, du 1er au 24 mars, «les assiégeants ne
donnent plus signe de vie». On est toujours dans l'ignorance absolue de
ce qui se passe au dehors, et c'est avec une stupéfaction profonde, sans
y rien comprendre, que, dans la nuit du 24, on entend soudain le canon
de nouveau tonner. Pourtant, on soupçonne bien vite que cette reprise
d'activité n'est autre chose que le signal de l'assaut final où va
succomber Andrinople. Voici, sur cette phase décisive de la guerre, les
impressions de «l'assiégé».

LA REDDITION

Cependant, dans la nuit du 24 mars, une canonnade effroyable éclate sur
tous les points de l'horizon. On bombarde à fond toutes les forteresses;
la terre en est secouée, les maisons tremblent sur leurs bases. On se
rend compte que les assiégeants livrent leur suprême attaque et qu'ils
veulent en finir.

Le formidable duel d'artillerie qui vient de s'engager dure toute la
journée du 24 et toute la nuit du 25. Quelques obus--peu--tombent en
ville; mais, autour d'Andrinople, c'est une fournaise ardente, un
tonnerre ininterrompu; à travers la basse dominante du canon, on perçoit
distinctement le bruit mat de la fusillade et le crépitement strident
des mitrailleuses déchirant l'air comme des coups de crécelle. Et cela
ne s'arrête pas un instant; c'est bien le glas funèbre annonçant la
lutte à mort, le choc de deux races qui s'entre-tuent avec l'énergie du
désespoir.

Le 26, c'est le même acharnement, le même déluge de feu. Vers 7 heures
du matin, on vient nous annoncer que la cavalerie bulgare est entrée en
ville du côté du Kaïk et de Stamboul-Yolou (la route de Constantinople).
En même temps, nous apercevons de longues colonnes de fumée au nord-est
et des lueurs d'incendie qui rougissent l'horizon; ce sont les casernes
qui flambent et les ponts qui sautent; les Turcs essaient, dit-on, de
détruire leurs ouvrages de défense. Une terrible explosion nous annonce
que les poudrières n'existent plus. A 9 heures 1/4, on aperçoit, à la
stupéfaction générale, le drapeau blanc flotter sur le mât de la
forteresse de Hadirlik, quartier général de Choukri pacha. Par suite de
quelles circonstances ce soldat intraitable a-t-il été amené à céder?
Pas plus tard que la veille, il parlait de tenir trente ou quarante
jours encore. Comment cette volonté de fer a-t-elle plié au point
d'accepter aujourd'hui ce qu'elle repoussait hier avec indignation?

L'explication nous vient d'elle-même. A la porte de l'établissement qui
nous abrite, nous voyons des soldats débandés, sans armes, sans
munitions et demandant asile. Ils meurent de faim. Ils nous racontent
qu'après avoir subi deux jours durant le feu meurtrier des batteries
ennemies les soldats placés aux avant-postes se rabattirent sur les
forts de Kavkaz, de Karaguez-Tépé et d'Aïvas-Tépé, trois positions des
plus importantes. Là, ils jetèrent la démoralisation parmi les troupes
qui tenaient encore. Exténués de fatigue, épuisés par la faim, décimés
par des attaques furieuses et succombant sous le nombre des assaillants,
ces malheureux furent saisis de panique et lâchèrent pied. Leurs propres
officiers leur donnèrent le signal d'un sauve-qui-peut général. Alors,
on vit ce spectacle lamentable de bataillons entiers se sauvant à
travers champs, jetant leurs armes ou les vendant contre un morceau de
pain, pénétrant en ville pour cambrioler les boutiques et les maisons,
et livrant une place forte de premier ordre à l'ennemi, qui croyait ne
pouvoir l'emporter finalement qu'au prix des plus grands sacrifices.

[Illustration: La cavalerie bulgare pénétrant dans les faubourgs
d'Andrinople. _Phot. D. Karastoyanof._]

--On ne se bat plus avec de tels soldats, se serait écrié Choukri pacha,
dès qu'il eut connaissance de ces faits.

Il fit aussitôt arborer le drapeau parlementaire et accepta la
capitulation sans conditions.

LES VAINQUEURS DANS LA VILLE

Dès les 7 heures du malin, la cavalerie bulgare et serbe occupa la rue
centrale, le konak, le commandement militaire et la municipalité. Elle
était accourue, au triple galop de ses chevaux, de Bochnakeui, du Kaïk
et de Stamboul-Yolou.

Autour de ces escadrons, c'est un empressement général, un enthousiasme
indescriptible. Grecs, Juifs, Arméniens, tous ceux qui rampaient hier
encore aux pieds des Turcs poussent aujourd'hui des clameurs de joie et
saluent de leurs ovations les troupes de leur nouveau César.

A 10 heures, la 2e division d'infanterie, commandée par le général
Vasof, débouche des hauts quartiers, musique en tête, enseignes
déployées. Trois drapeaux turcs, historiés de versets du Coran richement
brodés sur fond de soie verte et rouge, figurent au premier rang. Le
général Vasof caracole au milieu d'un nombreux état-major et répond d'un
air radieux aux acclamations frénétiques des ci-devant _rayas_. Ses
soldats sont lourds, massifs, engoncés dans des uniformes décolorés; la
plupart portent la barbe; sur leur physionomie dure, farouche, les longs
mois de ce siège ont imprimé une sorte de patine cuivrée. Ils marchent
d'un pas ferme et d'une allure martiale. Et il en vient, il en vient...
on dirait des hordes accourues des steppes lointaines ou des bandes de
guérillas organisées en milices. Quelques bataillons défilent en
chantant l'hymne national, portant au bout de leur fusil un bouquet de
buis simulant la palme des vainqueurs. Cette armée est suivie d'une
foule de volontaires chrétiens, de comitadjis, de francs-tireurs,
revêtus des costumes les plus fantaisistes. Ce sont ses plus précieux
auxiliaires; après lui avoir servi de guides, ils vont lui servir de
délateurs.

Ce défilé dure toute la matinée; les rangs une fois rompus, fous ces
hommes se répandent dans les cabarets, les guinguettes et se livrent à
de copieuses libations en chantant des mélopées de leur pays.

C'est assez pour le premier jour de triomphe; mais, le lendemain; quel
réveil terrible! Les Bulgares tiennent leur proie, mais ils lui feront
payer cher sa folle résistance. Pendant trois jours consécutifs, la
ville est mise à sac. Les maisons turques, particulièrement, sont
livrées au pillage d'une soldatesque brutale qui ne respire que haine et
vengeance. Partout où l'on aperçoit aux fenêtres ces sortes de jalousies
grillagées qui cachent les femmes musulmanes aux regards indiscrets, les
portes sont enfoncées à coups de crosse de fusil. Adieu la claustration
des harems, l'ombre des gynécées! On se vautre dans la débauche, on tue,
on fait main basse sur tout ce qui tombe sous la main, bijoux, tapis,
vêtements, glaces, on brise les meubles qu'on ne peut pas transporter.
Des proxénètes, juifs, arméniens, grecs surtout, des mégères de quartier
conduisent ces orgies furieuses et font leur part de profit.

VERS LE CHARNIER DE LA TOUNDJA

Par les rues, on voit passer de longs convois de prisonniers, leurs
officiers en tête; ils sont hâves, mornes, décharnés par un long jeûne.
On les conduit comme un vil bétail, à coups de crosse, de poing, à coups
de botte; ou parque tous ces misérables à l'endroit connu sous le, nom
de Vieux Sérail, sorte de bois situé sur la Toundja, bois de la ville,
et là on les laissera mourir de froid ou d'inanition, à moins qu'une
balle ne vienne mettre un terme à leurs souffrances; leurs cadavres,
laissés sans sépulture, s'amoncellent de jour en jour, au point de
devenir un danger pour la salubrité publique. Et, de fait, le choléra
est de nouveau dans nos murs.

Le nombre des soldats qui ont défendu la place est connu. Il faut au
vainqueur 40.000 ou 50.000 prisonniers, en escomptant les pertes subies.
Quelques-uns, ne prévoyant que trop le sort qui les attend, essaient de
s'enfuir ou de, se cacher. Malheur à ceux qu'on rattrape comme à ceux
qui leur donnent asile! Sur la moindre dénonciation, partout où l'on
suspecte la présence d'un prisonnier, la maison est fouillée de fond en
comble, le fuyard arrêté avec son complice et tous deux passés par les
armes. C'est la chasse à l'homme, ou plutôt au Turc, avec des
raffinements de cruauté. De jour, de nuit, on entend un roulement de
manlicher: ce sont des exécutions. Les corps sont jetés par les rues,
par les champs, dans les fleuves. J'en ai vu bon nombre le long de la
route de Karagatch.

Et, comme dans les drames les plus sombres, ou rencontre ici la note
comique; je remarque qu'un des premiers actes des nouveaux occupants a
été de proscrire l'usage du fez. Ceux qui persistent à le porter sont
battus, arrêtés comme suspects, leur calotte est déchirée et jetée aux
quatre vents. Et comme Andrinople est complètement turque du côté de
l'occiput, comme il est impossible de se procurer du jour au lendemain
des chapeaux en nombre suffisant pour coiffer une population aussi
nombreuse, on est obligé de s'ingénier; on fabrique des bonnets, des
kalpaks, on se procure de vieux chapeaux de paille, on se campe sur la
tête toutes sortes de coiffures hétéroclites qui ne laissent pas de
donner à la foule un certain air de carnaval. Et voilà comment
Andrinople a eu son chapitre de chapeaux.

La prise de cette citadelle a coûté aux Bulgares 8.000 à 10.000 hommes,
d'aucuns prétendent 15.000. Ces pertes eussent été certainement beaucoup
plus considérables si les Turcs n'avaient pas déserté au dernier moment
leur poste d'honneur et livré lâchement les plus fortes positions à
l'ennemi qui s'en; empara sans coup férir.

Choukri pacha est prisonnier de guerre: il a rendu son épée. Le roi
Ferdinand, arrivé incognito deux jours après la prise de la place,
exprima le désir de le voir, et, lorsque ce général fut introduit en sa
présence, il lui serra la main et lui rendit son arme, en le félicitant
de sa belle conduite. C'est un beau geste! On s'honore soi-même en
honorant un ennemi courageux.

Mais un autre trait fait contraste. Le lendemain de l'entrée des
Bulgares, comme je me rendais au quartier général pour demander
l'autorisation de télégraphier à Paris et à Londres, j'aperçus dans une
salle basse Choukri pacha entouré de son état-major. Le général me
reconnut, se leva et me salua très aimablement; un grand air de
tristesse était répandu sur sa physionomie; il n'était pas difficile de
comprendre son état d'âme. En voyant ce soldat trahi par le sort, je ne
pus me défendre d'un certain sentiment de compassion; je me découvris et
lui rendis respectueusement son salut.

Tout aussitôt, un officier supérieur--un géant--se précipita vers moi en
me criant d'une voix éraillée, dans un mauvais français:

--Non, non... pas ça... défendu... pas permis.

--Pardon, monsieur, lui répondis-je poliment, il est toujours permis de
saluer le courage malheureux.

«ANDRINOPLE EST EN LIESSE»

En attendant, Andrinople est en liesse,--en liesse sincère, ou forcée?
Des drapeaux bulgares flottent sur toutes les maisons, les caractères
cyrilliques surmontent toutes les administrations publiques, la langue
du conquérant sonne partout. Les vivres arrivent en abondance, la vie
domestique l'entre peu à peu dans ses limites normales.

Et cependant une angoisse universelle étreint tous les coeurs. Les
bandes de soldats qui circulent en armes, les arrestations, les
perquisitions, les dénonciations, les exécutions glacent les sentiments
de la population, qui les refoule dans le secret de son âme ou les
masque sous les dehors de l'enthousiasme ou de l'indifférence: la, peur
est la mère de la prudence.

Les Grecs eux-mêmes commencent à déchanter. Une sourde hostilité se
manifeste déjà à leur égard. L'enthousiasme des premiers jours a fait
place à une certaine méfiance. Chacun sent que ses libertés sont, en
péril, que la délivrance coûte cher et que les souffrances du siège ont
été remplacées par le règne de la terreur rouge; car les tueries
continuent, les exécutions se font en masse, le sang coule à torrents.

Les officiers, les chefs, se rendent bien compte des excès commis; ils
les déplorent, mais se déclarent incapables de les réprimer. «Ces excès,
disent-ils, sont inévitables chez une armée victorieuse qui a beaucoup
souffert.»

C'est une explication, ce n'est pas une excuse. Je garde toujours le
sentiment que l'élimination de l'élément musulman dans cette partie de
la nouvelle Bulgarie est une idée préméditée qui dépasse les limites des
représailles de guerre. Deux races séparées par des haines séculaires ne
peuvent pas occuper la même I erre.

Je ne saurais passer sous silence la belle tenue, des contingents serbes
entrés dans la ville; elle contraste singulièrement avec celle de leurs
alliés. La dignité, la politesse, les manières courtoises des officiers
ont été remarquées de toute la population et leur ont attiré les
sympathies générales. Il est vrai qu'une certaine tension règne entre
Bulgares et Serbes. Ces derniers cachent à peine leurs sentiments de
réprobation pour les excès qui se commettent et il n'est pas rare de
voir des rixes éclater entre les soldats des deux camps.

[Illustration: Entrée des vainqueurs.--_Phot. D. Karastoyanof._]

Le journal se termine sur cette indication d'un dissentiment qu'on a
signalé déjà et qui s'est traduit, notamment, dans les discussions
auxquelles a donné lieu le récit de la capture de Choukri pacha.

Nous avons publié, impartialement, de cet épisode mémorable de la guerre
balkanique, les deux versions, celle des Bulgares et celle des Serbes,
n'ayant pas les éléments suffisants pour prendre parti dans cette
querelle. Nous devons ajouter, guidés toujours par le même sentiment,
qu'au cours d'une interview qu'il accordait, la semaine dernière, au
moment où nous paraissions, à un groupe de journalistes de diverses
nationalités, interview dont notre excellent confrère Ludovic Naudeau a
rendu compte dans le _Journal_, Choukri pacha lui-même a déclaré s'être
remis aux mains des Bulgares. Mais son affirmation suffira-t-elle à
départager des rivaux si ardents?

Qu'il soit décidément difficile d'écrire l'histoire, on s'en rend compte
dès qu'on recueille et confronte les témoignages les plus dignes de foi.
Dans ce récit, par exemple, auquel nous nous sommes fait scrupule de
conserver tout son caractère, de laisser son allure si vive et très
certainement partiale--mais essayons, pour le comprendre, de nous placer
dans l'état d'esprit de son auteur, après six mois d'inquiétudes et de
privations--dans ce récit, plus d'un trait, sans doute, prêtera à la
discussion. C'est ainsi que Choukri pacha a, par avance, répondu au
reproche de lâcheté adressé à ses soldats. Au cours de la même interview
dont nous venons de parler, comme on lui posait une question sur ce
point, il s'écriait: «Ne dites pas de mal de nos soldats! Les pauvres
gens!» Et les Bulgares, de leur côté, n'ont laissé passer aucune
occasion de protester que leurs soldats n'ont pas commis les excès qu'on
leur impute plus haut. Qu'il y ait eu, parmi ces troupes enivrées de
leur victoire, des défaillances, elles étaient inévitables. Mais très
vite, selon la parole que recueillit notre collaborateur Gustave Babin
et qu'il a rapportée ici, «la menace de pendaisons haut et court fit
tout rentrer dans l'ordre». Le commandement bulgare, qui a donné par
ailleurs tant de preuves de sa culture, de son humanité n'eût pu, sans
manquer à l'un de ses devoirs les plus sacrés, laisser se prolonger le
désordre.



AU COEUR DE L'ALBANIE

NOTES DE VOYAGE D'UN JOURNALISTE AMÉRICAIN, PUBLIÉES PAR ARRANGEMENT
SPÉCIAL AVEC «THE CHICAGO DAILY NEWS»

III

_Nous donnons ici la dernière partie du récit du voyage de M. Paul Scott
Mowrer à travers l'Albanie. Il se termina à Durazzo, où notre confrère
fut mis au courant d'une petite conspiration locale, un peu puérile et
qui semble n'avoir pas eu de suite, mais qui nous renseigne de probante
façon sur les sentiments des Serbes à l'égard de l'Autriche._

D'ELBASSAN À DURAZZO

En l'absence de quoi que ce soit qui ressemble à une route, les voitures
et chariots sont inconnus dans cette partie de l'Albanie. Tout voyage,
tout transport commercial se fait à dos de cheval. Une caravane part
d'Elbassan pour Durazzo à peu près tous les jours. Elle amène au port un
chargement de peaux et d'olives, elle en ramène toutes les denrées que
les caboteurs autrichiens et italiens ont débarquées pour le commerce du
haut pays. En été, la descente peut se faire en quarante-huit heures.
Mais, à présent que les journées sont courtes, que la vallée est à
moitié inondée, que toute marche est impossible dans les ténèbres, il
faut compter sur trois jours de voyage.

La route de Durazzo suit une agréable et large vallée où coule la même
rivière torrentueuse qui nous donna tant de tracas dans la montagne.
Aussi bien, n'y a-t-il plus de montagnes ici. Leurs sommets neigeux
s'estompent de plus en plus dans le ciel oriental et finalement
disparaissent. La vallée s'étale en une plaine marécageuse que limitent
à l'horizon, tant à droite qu'à gauche, de légères collines où se
marquent le gris des bosquets d'oliviers et les dés blancs de quelques
maisons albanaises.

Alors que dans la montagne nous ne rencontrions quasi personne, ici les
passants sont moins rares. Voici une troupe de bûcherons qui vont dans
le hallier manier leur large hache turque. Voici un Albanais de haute
taille, à la barbe blanche, aux yeux ardents, suivi de trois femmes que
ploient de lourds ballots. Lui, passe à longues enjambées, tout droit et
sans nous voir. Mais les femmes, dont les petits pieds roses sont nus à
cause de la boue, les enfoncent résolument dans le bourbier afin que
nous n'en ayons pas une vue trop indiscrète.

Le soir même nous atteignîmes la petite ville de Petchine, où d'abord
nous fûmes appréhendés au corps et ensuite traités avec grande
courtoisie par les quarante ou cinquante Serbes qui formaient la
garnison. Le chef de la police locale était un Macédonien serbe qui
avait passé nombre d'années aux États-Unis, où il avait tenu une
boutique d'épicerie dans un quartier industriel de Saint-Louis. La
guerre l'avait ramené dans les Balkans. Quand nos chevaux de bât furent
arrivés et qu'il découvrit parmi les bagages les vieux fusils albanais
qui nous avaient été offerts en souvenir, il se mit tout de go à battre
nos conducteurs pour avoir enfreint la loi militaire qui interdit le
transport des armes. Mais au même moment nous survînmes, et, comme nous
lui apprîmes qui nous étions, il devint aussitôt fort aimable et nous
procura une chambre pour la nuit. Un colporteur juif en occupait déjà
l'unique couchette. Nous dûmes donc nous résoudre à étendre sur le sol
nos peaux de mouton et nos couvertures. Nous nous couchâmes sans avoir
soupe, tant nous étions harassés de fatigue.

Le lendemain malin, on se mit en route à la pointe du jour pour arriver
vers 3 heures dans la florissante cité de Kavaya. Là, comme tout le long
de la côte turque, la majorité de la population est grecque. Nous fûmes
reçus dans la principale famille de Kavaya. Elle est précisément
d'origine grecque; mais ses membres se disent Albanais parce qu'ils sont
nés dans le pays et qu'ils en parlent la langue. Lorsque les Serbes
arrivèrent dans la ville, ils racontèrent à ces gens-là que le projet
d'indépendance albanaise était abandonné. Nos Grecs s'étaient alors
empressés d'exprimer leur ardent désir de voir désormais leur pays faire
partie intégrante du royaume de Serbie. Ils avaient obtenu, de la sorte,
foule de privilèges qui, autrement, ne leur auraient certes pas été
octroyés. Et maintenant, nous arrivions avec la nouvelle, toute fraîche
pour eux, que les puissances avaient résolu d'affranchir l'Albanie.
Ainsi ils avaient donc commis la plus lourde des fautes en liant leur
sort à celui des Serbes et en suscitant la jalousie des Albanais. J'ai
rarement vu personnes plus déconcertées. «Mais, s'écriaient-ils, il n'y
a pas un seul habitant de l'Albanie qui désire l'autonomie!» Nous, nous
pensions aux fiers montagnards dont nous avions naguère traversé le
domaine et nous nous taisions.

«N'avez-vous pas entendu parler, continuaient-ils, de la grande pétition
nationale de Durazzo, qui prie les puissances de remettre le pays à la
Serbie? Interrogez qui vous voudrez, et vous verrez que ce que nous
disons est vrai.»

[Illustration: Halte dans une auberge albanaise, à Petchine.]

Nous interrogeâmes dans la suite et nous apprîmes, comme nous nous y
attendions d'ailleurs, que la population de Durazzo est grecque plus
qu'à moitié. Cela nous donna une idée de ce que pouvait valoir la
pétition.

Néanmoins, dans l'argumentation de ces hommes épouvantés, un point nous
impressionna. Chrétiens, ils sont naturellement Grecs orthodoxes, et
beaucoup d'Albanais sont aussi Grecs orthodoxes, et d'autres sont
catholiques romains. «Or, disent-ils, si l'Albanie arrive à se gouverner
elle-même, les musulmans, qui s'y trouvent en majorité, contraindront le
pouvoir à opprimer la population chrétienne.» Je ne doute pas que ceci
soit exact, car ces mahométans d'Albanie sont notoirement fanatiques.

La route de Kavaya à Durazzo mène d'abord à travers des marécages où
nous pataugeâmes la moitié du temps dans trois pouces à un pied d'eau.
Il y avait quantité d'oiseaux de marais et, à notre droite, par-dessus
les roseaux, nous pouvions voir au loin la fumée de quelque vapeur
longeant la côte adriatique. Les deux dernières heures, nous avons
marché au bord même de la mer. Sur le sable dru du rivage, nous
contournâmes la baie; puis nous franchîmes un dernier marécage qui
sépare de la terre ferme le groupe de collines sur lesquelles est bâti
Durazzo.

Nous fûmes arrêtés aux avant-postes serbes et dûmes exhiber nos papiers.
Ensuite, nous dépassâmes une troupe d'environ trente filles et femmes
bohémiennes qui portaient à la ville de longs et lourds fagots.
Quelques-unes étaient presque nues, d'autres ne semblaient avoir sur
elles que leur canezou ouaté et leurs pantalons-sacs de calicot. Quand
nous nous retournâmes, elles se reposaient, accroupies au milieu de la
route, caquetaient, allumaient des cigarettes.

[Illustration: Traversée d'une rivière près de Kavaya.]

Dix minutes encore, et nous avions atteint les confins de la ville. Là
s'élève une mosquée et tout autour s'étend un cimetière mahométan. Toute
une compagnie serbe y était installée. Les uns étaient en pans de
chemise; les autres, assis sur la pierre des tombeaux, s'étaient mis nus
jusqu'à la ceinture. C'est à peine s'ils nous remarquèrent tant ils
étaient occupés à blasphémer, à se gratter et à cueillir, dans leurs
vêtements, la vermine qui s'y était logée.

LE GRAND COMPLOT SERBO-AMÉRICAIN DE DURAZZO

Et j'en arrive maintenant à l'histoire du grand complot serbo-américain
de Durazzo. Je dis serbo-américain parce que, en réalité, le promoteur
de ce stupéfiant projet, conçu pour sauver l'Albanie des griffes
perfides de l'Europe, est un citoyen de l'Union, M. Gopcevic, de
San-Francisco (Californie).

M. Gopcevic est né à Cattaro de Dalmatie voici plus de soixante années.
Ses parents l'emmenèrent tout enfant encore en Amérique, et il y a passé
à peu près sa vie tout entière. Quand les Balkans se mirent en branle et
quand l'appel de la trompette eut retenti aux oreilles de tous les
Slaves en quelque endroit du monde qu'ils fussent, M. Gopcevic ne put
pas résister. Il prit train et bateau, partit pour la Serbie, bien
résolu à porter aide à ses compatriotes. S'étant rendu compte qu'en
Macédoine il ne pourrait guère être fort utile, il regagna l'Autriche et
s'embarqua pour Durazzo. Dans le même temps, les Serbes s'y
établissaient. Le colonel Boulitch, le commandant de la place, fut ravi
de recevoir un conseiller aussi capable et le nomma tout de suite chef
de la Croix-Rouge.

[Illustration: Le «gouvernement autonome» de Durazzo.

De gauche à droite: major A. Pesitch, chef de l'état-major; colonel D.
Boulitch, gouverneur militaire; évêque Jacob, ministre du Culte et de
l'Instruction publique; B. Gopcevic, ministre de la Marine; capitaine M.
Dinitch, ministre des Affaires étrangères.]

Puis vint la désolante nouvelle que l'Italie et l'Autriche, et mainte
autre puissance, s'opposeraient à l'occupation de Durazzo par la Serbie.

Elles exercèrent en fait une telle pression sur le gouvernement serbe
que celui-ci ordonna, au colonel Boulitch de s'éloigner de la côte le
plus tôt qu'il pourrait. On n'aurait pas pu mieux trouver pour
décourager et démoraliser la poignée d'officiers patriotes qui, au cours
de l'hiver, venaient de franchir les Alpes albanaises avec un régiment
tout entier, avec l'évident désir de donner à leur patrie un débouché
commercial sur l'Adriatique.

C'est alors qu'intervint M. Gopcevic. Il proposa à ces hommes égarés par
le désespoir de proclamer et d'organiser eux-mêmes l'autonomie du
territoire qu'ils occupaient. Il fut acclamé. L'on ne songeait plus qu'à
un chose: ne pas abandonner cette conquête qui avait coûté tant
d'efforts et de privations.

Le plus pressé était de constituer un gouvernement provisoire. Il
s'agissait de mettre l'Europe devant le fait accompli.

Après quelque débat, l'on s'arrêta à l'organisation suivante: colonel D.
Boulitch, gouverneur militaire; major A. Pesitch, chef d'état-major
général; capitaine M. Dinitch, ministre des Affaires étrangères; Mgr
Jacob, évêque orthodoxe de Durazzo, ministre du Culte et de
l'Instruction publique; et, enfin, M. Gopcevic, ministre de la Marine.

Le lendemain de notre arrivée dans cette petite ville indolente, avec
ses maisons grecques badigeonnées de bleu-azur, ses grands entrepôts, sa
rade où les petits voiliers font la navette entre la plage et les
vapeurs à l'ancre,--ce jour-là, pour la première fois, M. Gopcevic
promenait son nouvel uniforme. Des bateliers et des portefaix
déchargeaient des sacs de sucre, amenés d'un paquebot mouillé à quatre
cents mètres de la côte. A la déférence que ces hommes témoignaient au
passage à notre ministre, on sentait que Durazzo attendait de lui et de
son habileté le succès de la grande entreprise.

Le jour suivant fut un jour de fête orthodoxe en l'honneur de saint
Sava. Le matin, nous nous promenâmes sur les collines qui dominent la
ville et où la toile des petites tentes militaires palpitait dans la
brise marine. On a établi le camp sur la hauteur pour soustraire les
hommes aux fièvres paludéennes. Nous visitâmes les ruines de la
citadelle médiévale, relique des temps lointains où Venise était reine
de l'Adriatique. De cette hauteur, nous pouvions voir très nettement
s'avancer sous l'eau verte le long récif, autrefois promontoire, et qui
avait fait de Durazzo un port bien supérieur à tout ce qu'il est
aujourd'hui. Deux fois, dans le passé, s'élevèrent ici des cités
prospères; chaque fois, un tremblement de terre les détruisit. Et, bien
que M. Gopcevic ait le noble projet de draguer la baie, de combler les
marais pestilentiels et de construire un port d'après des plans
américains, il est peu probable qu'il rende jamais à la ville sa
prééminence abolie.

L'après-midi, nous nous présentâmes nous-mêmes au quartier général, où
nous prîmes part à un banquet officiel. On avait invité aussi un certain
nombre de notables grecs avec leurs femmes.

Nous bûmes au roi Pierre, à son royaume, à la chute de l'empire ottoman
et à la confusion des ennemis de la Serbie. Déjà la conversation
s'orientait dangereusement vers l'Autriche et l'agression autrichienne.

Le colonel Boulitch, en une harangue improvisée, dénonça «cet autre
ennemi de la patrie, qu'il ne voulait pas nommer». Il dit que, «un jour,
il faudrait en finir», et, dans un beau mouvement dramatique, le colonel
nous donna le spectacle d'un homme qui fait feu à droite et puis qui
fait feu à gauche.

Le speech eut un grand succès. Toute la tablée applaudit, cria bravo. Un
capitaine, plus échauffé encore, abandonna toute contrainte et cria â
tue-tête: «A bas l'Autriche!»

Le jour suivant, nous nous embarquâmes sur le paquebot italien
_Molfetta_, pour Antivari, le Monténégro et le théâtre de la guerre
monténégrine. La même nuit, le capitaine Dinitch, qui est,
rappelez-vous, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement
provisoire de l'État autonome d'Albanie, capitale Durazzo,--le capitaine
Dinitch partait, en «mission spéciale et secrète», à bord d'un caboteur,
pour Salonique. De là, il comptait gagner la Serbie par chemin de fer.

Il eût été plus court de s'embarquer avec nous et d'atteindre Belgrade
par l'Autriche. Mais, pour quelque raison mystérieuse, le capitaine ne
semblait pas avoir très grande envie de fouler, pour le moment, le sol
autrichien.

PAUL SCOTT MOWRER.



FIN DE LA RÉSISTANCE ARABE EN TRIPOLITAINE

Les chaleureuses sympathies que notre collaborateur Georges Rémond
conquit au cours de son séjour aux camps turco-arabes de Tripolitaine
avaient survécu, très vivaces, à son départ; aussi, tout naturellement,
quand la Turquie, la paix signée, eut retiré ses troupes des rives
d'Afrique, les Arabes, décidés à opposer jusqu'au bout aux armes
italiennes une résistance opiniâtre, se tournèrent vers le journal qui
avait rendu de leurs premiers exploits un compte fidèle. Et, par toute
une série de lettres ou de dépêches, nous fûmes tenus au courant des
divers incidents qui marquèrent les suprêmes tentatives des Tripolitains
pour conserver leur indépendance.

C'était déjà presque une prouesse que de faire parvenir en France ces
nouvelles. Tous les quatre ou cinq jours, les dépêches, transmises par
fil de Kasr Yffren à Nalout, localité située à 45 kilomètres de Dehibat,
étaient apportées jusqu'à ce poste tunisien, d'où elles étaient
transmises de nouveau télégraphiquement. Malheureusement, et quoique
tant de constance et d'énergie fussent pour nous toucher, ces
correspondances ne rentraient guère dans le cadre de notre journal, et
il nous fut impossible de les accueillir.

Quoi qu'il en soit, voici ce qui s'était passé au cours des derniers
mois:

Partant de ce principe que, «en retirant ses troupes de la Tripolitaine,
le gouvernement ottoman avait laissé aux Tripolitains l'autonomie
absolue», un cheik «grand et vénéré», disait l'une des correspondances,
Suleïman Barouni bey, député du Djebel tripolitain à la Chambre
ottomane, s'était proclamé «président de la libre Tripolitaine». Il
avait réuni, assurait-on, 16.000 guerriers environ, partagés en
plusieurs corps, tous vigoureux, tous bien armés, bien fournis de
cartouches, et avait entamé la lutte.

Il apparaît bien que Suleïman Barouni a, en maintes circonstances,
inquiété les Italiens, et même remporté certains avantages. La disette,
cependant,--la famine même, allait avoir raison de cette résistance
désespérée. Les dernières correspondances qui nous parvinrent, en effet,
contenaient à l'adresse du gouvernement français des récriminations, des
plaintes véhémentes. Car les autorités françaises en Tunisie--et cela
montre jusqu'où fut poussé par la France le scrupule de conserver, dans
cette guerre, une stricte neutralité--les autorités, disons-nous,
veillèrent énergiquement à empêcher, par le territoire tunisien, tout
transit de marchandises.

Les privations, auxquelles fut alors soumise une population sans doute
moins affermie en son patriotisme que ne l'était le cheik qui la
conduisait, triomphèrent de l'héroïsme agissant de Suleïman Barouni.
Après avoir subi plusieurs échecs, il comprit que la résistance ne
pouvait plus désormais se prolonger, et il se résolut à traiter.

[Illustration: Le «président de la libre Tripolitaine» (coiffé du fez),
en Tunisie. _Phot. prise à Foum Tataouine, par le Dr Razon._]

Dans le dessein d'arrêter les conditions auxquelles il pourrait remettre
à l'Italie le sud de la Tripolitaine, il se rendait à Tunis. C'est au
cours de ce voyage, et comme il passait, le 8 avril dernier, à Foum
Tataouine, que fut pris le cliché que nous reproduisons ici et qui
montre, sous le costume turc qu'il avait adopté, le dernier champion de
l'indépendance tripolitaine. On voit près de lui le cadi de Tataouine,
homme tout loyal et fidèle ami de la France.

Maintenant, Suleïman Barouni trouvera-t-il à engager les pourparlers
qu'il souhaite. Il est peu probable que l'Italie s'y prête. Et dans ce
cas, quelle sera dans l'avenir l'attitude du cheik?

[Illustration: L'INFANTERIE MONTÉNÉGRINE AU SIÈGE DE SCUTARI.--Tonneaux
et gabions remplis de sable et de gravier que les assaillants roulaient
devant eux pour se protéger en avançant.]

LA PRISE DE SCUTARI

Mercredi dernier, à 2 heures du matin, une salve de vingt et un coups de
canon, que les artilleurs durent servir avec quel enthousiasme!
annonçait à Cettigne la chute de Scutari, tombée à minuit, après six
mois bientôt de résistance--un peu plus qu'Andrinople--aux mains des
Monténégrins. C'est une conquête enlevée au prix d'un effort plus
méritoire sans doute et plus digne d'admiration encore que ne le furent
celles de Salonique, de Janina et d'Andrinople même, si l'on envisage la
faiblesse comparative de l'armée du roi Nicolas commandée en chef par le
général Yanko Voukotitch, dépourvue des puissants moyens d'action
qu'avaient à leur disposition les autres armées alliées et manquant
notamment d'artillerie de siège.

Nous avons, au début de la campagne, dit avec quel héroïsme, quelle
frénésie patriotique, on peut bien dire, les Monténégrins s'étaient
jetés à l'assaut de Taraboch, le vrai rempart de Scutari, la mieux
fortifiée, peut-être, de toutes les positions turques, une colline de
600 mètres de hauteur, armée avec toutes les ressources modernes,
abondamment pourvue de canons et de munitions, qu'il fallut plus tard
conquérir pied à pied, au prix de sanglants efforts.

Et puis, quelle constance n'a-t-il pas fallu au roi Nicolas pour
s'acharner contre cette place.

Au milieu de novembre, les Serbes, après avoir concouru à l'action
contre Saint-Jean de Medua et Alessio, étaient venus participer au
blocus de Scutari, que les Monténégrins, réduits à leurs propres
forces--au début de la guerre une trentaine de mille hommes, parmi
lesquels les canons turcs avaient fait d'effroyables moissons--étaient
incapables d'investir complètement.

[Illustration: Le général Yanko Voukotitch.]

[Illustration: Essad pacha.]

Jusqu'au début de février, ce fut une série de combats, de sorties
vigoureuses des assiégés, d'attaques non moins âpres des assiégeants.

Les intempéries interrompirent, en mars, les hostilités.

Ce fut le moment que choisit l'Autriche pour intervenir, déclarer
qu'elle ne permettait sous aucun prétexte l'annexion de Scutari au
Monténégro, et entraîner les puissances à une action navale, à un blocus
des côtes adriatiques, afin d'empêcher le ravitaillement de l'armée
serbo-monténégrine. Sous cette pression, les Serbes se décidèrent à
fausser compagnie à leurs alliés. Ils retirèrent leurs troupes.

Rien ne parvint à ébranler l'indomptable opiniâtreté du roi Nicolas, ni
cette intervention des neutres, qui ne pouvait, selon le mot du _Temps_,
être que ridicule ou odieuse, ni même les dissentiments qui se seraient
produits, dit-on, au sein de son gouvernement. Sa volonté a triomphé, et
la prise de Scutari couronne d'émouvante façon l'effort surhumain de ses
soldats et de tout son peuple.

Il faut rendre aussi un hommage d'admiration aux deux chefs dont la
collaboration intime a assuré la longue résistance de Scutari: le
colonel Hassan Riza qui, avant d'être assassiné, fut l'âme de la défense
au point de vue technique, et le général Essad pacha, bey albanais
puissant, qui apportait à Hassan Riza l'appui de sa haute influence sur
les populations albanaises de la région. Ils furent pour le général
Voukotitch et ses épiques soldats des adversaires dignes d'eux et de
leur stoïque constance.

[Illustration: Carte de Scutari et de ses approches.]



CE QU'IL FAUT VOIR

GUIDE DE L'ÉTRANGER A PARIS

Ce qu'il faut voir chez nous cette semaine? Peu importe. C'est l'instant
de l'année où Paris offre aux yeux du passant la plus gentille des
visions: la vision de Paris lui-même. Allez, s'il pleut, visiter nos
monuments, madame, ou goûter le plaisir--très parisien, je le
reconnais--de vous faire écraser dans les magasins de nouveautés à la
mode; mais, si le ciel est clair et le pavé sec, n'allez nulle part;
restez dans la rue, et regardez la rue. Il n'y a pas une ville au monde
qui donne, à cette heure, un spectacle comparable à celui-ci. Déjà tous
les arbres sont verts,--plus résolument verts qu'ils ne le seront
n'importe où dans quinze jours. Une gaieté de renouveau pare les gens et
les choses. On marche au milieu d'une vie plus légère, et comme
accélérée. Tous les cochers sont de bonne humeur et toutes les femmes
sont jolies. Les femmes! Cette fin d'avril est leur triomphe. Elles
n'ont pas encore renoncé aux fourrures d'hiver; aux manchons-boucliers
(ou tabliers?); aux étoles dont les enroulements savants composent
autour des corps un si joli attirail de défense; elles font semblant
d'avoir encore un peu froid; mensonges! Sous tant de peaux de bêtes
amoncelées je vois se dessiner, en silhouette légère, le «tailleur» très
ajusté qui m'annonce le printemps. Il est, ce printemps parisien, la
parure de toute la ville. Il met des étalages de fleurs au coin des
rues, il rend plus jolis encore les groupes de midinettes dont la
flânerie, un peu plus lente, égaie, à l'heure du déjeuner, les trottoirs
de la rue de la Paix; il fait éclore, autour des églises, une floraison
de minuscules robes blanches, et l'on ne concevrait pas qu'il passât,
dans les rues, des communiantes à un autre moment de l'année que
celui-ci!

                                    *
                                   * *

Tout de même Paris aura, cette semaine, d'autres spectacles à nous
montrer que celui de ses rues. Un grand poète et un grand musicien
reviendront au milieu de nous. Les admirateurs de Banville iront
applaudir à la Comédie-Française ce _Riquet à la Houppe_ dont la reprise
mit en joie, jeudi dernier, tous les poètes. Et les admirateurs de
Massenet voudront tous aller applaudir, à la Gaîté-Lyrique, une oeuvre
inédite du maître, _Panurge_. Oeuvre inédite,--et la dernière qu'ait
écrite l'auteur de _Werther_ et de _Manon_. Massenet se réjouissait d'en
donner la première représentation durant l'automne de 1912. Il mourait
au milieu de l'été... Rappelons ce détail: il avait écrit sa partition
sur un livret signé de deux noms: Spitzmuller et Boukay. Spitzmuller
avait été prié, par Boukay, de collaborer avec lui, parce que Boukay est
un homme trop occupé pour écrire tout seul, à cette heure, un livret
d'opéra. On sait pourquoi. Boukay est l'anagramme de Couyba, qui
signifie, en langage parlementaire: sénateur, ancien ministre du
Commerce et de l'Industrie...

N'importe. L'assistance d'un collaborateur n'empêche pas qu'un ancien
ministre, absorbé par son métier de législateur, n'ait eu le premier la
pensée d'aller chercher dans Rabelais--pour Massenet--le sujet d'un
opéra, et de travailler à cette adaptation imprévue aux heures de loisir
que le Sénat lui laissait. Aimons ces faiblesses. Aimons que, dans le
coeur des gens d'affaires, des hommes politiques et des savants, la
science, la politique et les affaires ne soient pas tout, et que la
«petite fleur bleue»> continue d'y fleurir...

Et, par conséquent, aimons l'_Orchestre médical_ qui, sous la direction
de l'éminent Dr Richelot, dans huit jours, au Trocadéro, donnera son
concours à une fête de bienfaisance. Orchestre médical! Entendez par là
non pas un orchestre destiné aux malades, mais un orchestre composé de
médecins. Le corps médical ne compte pas seulement, au surplus, quelques
musiciens très distingués. Il a aussi ses peintres, ses sculpteurs, ses
céramistes. On s'étonne qu'à l'exemple de quelques autres corporations,
il n'ait pas encore son Salon!

                                   *
                                  * *

En attendant qu'il l'inaugure, allons voir s'ouvrir, au Grand Palais,
celui des Artistes français. Le plus ancien de tous... Le doyen, diront
les peintres qui aiment les jeux de mots, et ne sauraient concevoir un
Salon des Artistes français sans le «déjeuner du vernissage».

Ce déjeuner, pendant bien des années, fut mieux qu'une tradition et une
mode; il fut une religion. La «truite sauce verte» de Ledoyen était, le
jour du vernissage, l'aliment obligatoire, rituel, des _hors concours_,
de leurs familles, de leurs amis,--de tous ceux qui aspiraient à la
gloire de ce titre. En outre, le vernissage était un événement mondain.
On s'était écrasé au restaurant; on s'écrasait aux cimaises; et sur la
piste sablée du Palais de l'Industrie, autour des bronzes neufs et des
plâtres frais, il y avait une autre exposition: celle des toilettes. On
lançait les modes d'été que devaient consacrer, quelques semaines plus
tard, les journées de Chantilly, d'Auteuil et de Longchamp.

Les étrangers ne verront plus cela. Ils trouveront encore la truite
sauce verte, avec quelques peintres autour; mais ils n'assisteront, sur
le lieu où s'élevait le Palais de l'Industrie, il y a vingt ans, à aucun
lancement de modes nouvelles. «S'habiller pour le vernissage? Merci
bien.» Voilà ce que pensent les Parisiennes d'à présent.

Leur excuse, c'est que le Vernissage des Artistes français était
autrefois une chose unique. Il n'est plus aujourd'hui qu'un des dix, ou
vingt, ou trente vernissages de l'année. Et puis, on ne s'habille plus à
Paris... _qu'entre soi_ et à huis clos; tout au plus consent-on à se
mettre en frais pour le théâtre ou pour les courses. Mais quoi! une
salle de première, une enceinte de pesage sont des lieux fermés aux
vilains contacts de la foule, et où l'on peut sans danger montrer une
robe. On est quinze cents: on est deux mille... C'est encore l'intimité.

UN PARISIEN.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

1814-1815

Depuis quarante-deux ans déjà, M. Frédéric Masson écrit sur Napoléon et
son époque. Entendez qu'un érudit opiniâtre et ardent, qui est aussi un
écrivain passionné jusqu'à l'éloquence, a consacré un demi-siècle de sa
vie à rétablir les physionomies et à réincarner les âmes qui se
croisent, se mêlent, se heurtent, à travers des événements inouïs, en un
demi-siècle d'histoire. Napoléon, figure centrale et rayonnante, qui
distribue de la lumière et de l'immortalité, a jeté autour de soi comme
un éternel éblouissement. M. Frédéric Masson, sans doute, s'est bien
laissé éblouir par ce soleil auquel il a voué un culte enthousiaste et
raisonné à la fois. Mais il n'a point pensé que ce dieu avait le pouvoir
de créer d'autres dieux. Napoléon compose à lui tout seul la mythologie
impériale. Il est l'unique surhomme de sa famille qui forme avec lui, en
un contraste d'ombre et de faiblesse, une opposition bien pauvrement
humaine.

Sur les vingt-sept ou vingt-huit volumes d'études napoléoniennes que
nous a donnés M. Frédéric Masson, dix ont été publiés sous ce titre
courant _Napoléon et sa famille_. Le tome dixième est paru d'hier. Il se
sous-intitule 1814-1815 (1) et il est consacré à la débâcle impériale.

Note 1: _Napoléon et sa famille_, tome X, 1814-1815. Lib. Plon, 7 fr.
50.

Le drame intime et poignant et si divers, où jouent leur rôle ingrat les
«napoléonides» dépossédés, n'est point cependant un drame du Bas-Empire.
Les caractères n'y sont point faits pour la tragédie byzantine. Ils ne
se haussent point dans le crime au delà de la trahison et peut-être
serait-ce encore beaucoup trop dire pour certains. Il y a des crises de
famille imprévues et surprenantes ailleurs que sur les trônes et, dans
la vie de chaque jour, d'incompréhensibles abandons. Mais rarement l'on
vit plus d'affolement que dans la tourmente impériale. Tandis que, à
Fontainebleau, le vaincu «sent autour de son trône défaillant tournoyer
les trahisons comme un vol de chauves-souris autour d'une lampe», la
Famille en fuite passe presque tout entière, aux environs du palais:
Madame Mère, l'oncle Fesch, le cardinal, le roi Joseph, la reine Julie,
le roi Jérôme, la reine Catherine, nul ne s'est détourné de sa route
pour venir à Fontainebleau saluer celui auquel chacun doit tout.
«Certains, pour l'éviter, ont été prendre des chemins défoncés où les
roues enfoncent jusqu'aux moyeux.» L'Empereur, qui vient d'assurer le
sort matériel de toutes ces existences dans l'acte d'abdication, est
désormais bien seul.

Seul, non point tout à fait cependant. Il reste Pauline, Paulette, la
petite soeur frivole, capricieuse, insupportable, un peu détraquée, qui
si souvent bouda l'Empereur, mais qui conserve au frère, au frère
malheureux surtout, un coeur inchangé.

Celle-ci sait attendre et accueillir le proscrit sur sa route d'exil
lorsque, sous l'uniforme étranger qui l'a préservé des outrages, le
malheureux atteint la côte. Pauline est là, à la dernière étape. Elle
saisit les mains du proscrit, qu'elle baise et qu'elle baigne de larmes.
Et, tandis que ses frères, retournés en Italie, la terre d'origine,
quémanderont des «compensations» pour leurs trônes perdus,
complimenteront le pape, le tsar, et même le roi de France, elle s'en
ira, résolument, joyeusement, à Portoferrajo, où elle retrouvera Madame
Mère, redevenue maternelle, et se multipliera, attentive, docile et
déférente, pour distraire l'Empereur, s'inclinant comme jadis aux
Tuileries, à chaque fois qu'elle passe devant le fauteuil qui sert de
trône, et se tenant pour contente de tout dès que son frère a souri.

Ces pages sont douces au lecteur. On sent qu'ici la sympathie de M.
Frédéric Masson, maintenant indulgent pour Pauline, devient de la
tendresse. La sévérité de l'éminent historien pour les autres
napoléonides n'en prend que plus de relief. M. Frédéric Masson est un
prodigieux et redoutable chercheur. Il a fait le bilan de toutes les
ressources de ces rois débandés, celles qu'on leur vole, celles qu'ils
cachent, celles qu'ils espèrent, les diadèmes qu'ils brisent, les
pierres qu'ils engagent et aussi ce qui leur reste de coeur et de
fidélités. Certains, Hortense, Joseph, Lucien, et Jérôme, si brave et si
fou à Waterloo, reviendront, aux Cent-Jours, se grouper au pied du plus
instable et du plus compromettant des trônes. Napoléon les accueillera
et continuera de les aimer. M. Frédéric Masson sera-t-il--en son
prochain volume--plus impitoyable pour eux que l'Empereur lui-même?

MASQUES ET VISAGES

M. Robert de La Sizeranne est un rare écrivain. Sa plume a toutes les
grâces, toutes les richesses et toute la lumière que prodiguaient en
leurs oeuvres les maîtres de la Renaissance italienne. Il eût été
glorieux et choyé à la cour de Laurent le Magnifique. Mais mieux vaut, à
notre gré, qu'il soit de notre siècle, et tout à nous, car les
évocations ont la sûreté des témoignages et nous lui devons de nous
avoir ramenés au passé florentin dans un enchantement l'enluminures et
de verrières.

M. Robert de La Sizeranne (2) a été tenté par l'énigme de ces masques
mystérieux mais si personnels que sont les portraits du quinzième siècle
et des premières années du seizième en Italie. Ainsi, le regard de
Balthazar Castiglione, au Louvre; le geste de Giovana Tornabuoni, dans
la fresque placée escalier Daru ou celui de la Belle Simonetta dans le
_Printemps_, qui est à l'Académie, à Florence; le profil d'Isabelle
d'Esté, dans la salle des Dessins de Léonard de Vinci; l'agenouillement
du chevalier vêtu de fer devant la _Vierge de la Victoire_; l'arrivée,
en grande représentation, de la belle dame compassée qui suit sainte
Élisabeth, au choeur de Santa Maria Novella... Sous ces visages, que
l'on regarde pour le seul plaisir de leur beauté, sans y chercher autre
chose que le parti pris par l'artiste en face de la nature, le jeu des
ombres et des lumières, et tout un charme qui, semble-t-il, d'abord, ne
perd rien à l'anonymat du mystère, M. de La Sizeranne a voulu découvrir
et nous frire découvrir des âmes précises, des passions, des volontés,
que trahissent les accents physionomiques, les tares, les dissymétries,
les exagérations révélées par l'oeuvre peinte. La tâche était
périlleuse. Elle eût pu donner des fruits médiocres si M. de La
Sizeranne n'avait su, et avec quelle aisance, se mouvoir dans le Passé,
interroger les archives et faire parler les pierres.

(2) _Masques et Visages_. Lib. Hachette, 5 fr.

Il apparaît d'ailleurs que la Renaissance italienne est le seul moment
où chaque figure illustre a trouvé, pour la peindre, un maître artiste
où, pour ainsi dire, «chaque destinée physiologique» a été résumée dans
le cadre étroit d'un panneau, dans le tour d'un buste ou dans l'orbe
d'une médaille. Il est vrai, les portraitistes de ce temps l'appelaient
Piero della Francesca, Pisanello, Pollajuolo, Ambrogio de Prédis,
Botticelli, Ghirlandajo, Verrocchio, Mino da Fiesole, Mantegna,
Pinturiechio, Donatello... Et ces témoins ne sont point seulement
grands. Ils sont véridiques. «Ils étaient déjà assez maîtres de leur
«métier» pour rendre ce qu'ils avaient trouvé dans leurs modèles, mais
encore trop dépendants de leurs modèles pour y ajouter ce qu'ils n'y
trouvaient pas et les ramener aux dépens de la ressemblance à un concept
artificiel de la beauté.» Lorsque, dans des oeuvres différentes, on
retrouve ces portraits retracés par différentes mains et qu'ils sont
identiques et presque superposables, on ne peut douter qu'on ait devant
les yeux un document physionomique parfait.

Deux documents, entre autres, parmi ceux reproduits dans ce livre
précieusement illustré, méritent comparaison. C'est d'abord, en tête du
volume, le buste extraordinaire que l'auteur a fait photographier à
Florence dans l'angle et sous le jour choisis par lui, et qui nous
présente, pour la première fois, sous son aspect total et brutal,
François Gonzague, mari d'Isabelle d'Esté et chef des armées italiennes
confédérées contre la France à la bataille de Fornoue. Plus loin, dans
le même volume, en regard de la page 162, la photographie de la Vierge
de la Victoire nous donne de cette tête une idée assez différente bien
que fort juste aussi. C'est le triomphe du portraitiste que ce profil de
Mantegna, rigoureusement exact au point de vue physionomique et
cependant transfiguré par une expression passagère. Mais le buste,
semble-t-il, reflète mieux encore que le profil la physionomie morale du
personnage, telle que l'historien a pu la reconstituer sûrement, d'après
les lettres du temps. Ainsi François Gonzague, marquis de Mantoue,
renaît auprès d'Isabelle d'Esté, à qui est consacre le plus merveilleux
chapitre de ce livre, Isabelle d'Esté, la belle-soeur de Lucrèce Borgia
et de Ludovic le More, la tante du connétable de Bourbon qui prit Rome,
l'extraordinaire collectionneuse, l'inspiratrice d'une foule d'oeuvres
réunies au Louvre, et qui, véritablement--oh! comme nous en doutons peu
après avoir eu la joie révélatrice de ces pages de vie et de
lumière--suffit à incarner toute la Renaissance accomplie et
triomphante.

ALBÉRIC CAHUET.

_Voir dans_ La Petite Illustration _le compte rendu des autres livres
nouveaux._



LES THÉÂTRES

_Les Honneurs de la guerre_, tel est le titre de la comédie de M.
Maurice Hennequin, qui obtient au Vaudeville un vif succès. Le sujet en
est éternel: c'est le désaccord conjugal; mais joliment renouvelé, il
vaut par ses détails plaisants. Un boulevardier fourbu rêve de vie
rangée; pour se l'assurer il prend femme dans une austère famille
provinciale. La jeune mariée entend au contraire mener la «vie
parisienne». C'est la mésentente, la désunion. Il leur faut le divorce.
A tour de rôle, ils simulent des flagrants délits, dans une émulation
comique à vouloir se donner tous les torts, par crainte d'être «celui
qui est trompé». C'est ce que leur amour-propre appelle avoir «les
honneurs de la guerre». Ce ne serait pas un bon vaudeville s'ils ne
s'avisaient pas, au troisième acte, qu'ils s'adorent et sont faits pour
s'entendre.

Molière reprend décidément une vogue nouvelle. Voici qu'on lui offre, en
dehors de la Comédie-Française et de l'Odéon, la plus généreuse
hospitalité. La Comédie des Champs-Elysées a donné une curieuse
représentation des _Femmes savantes_, bien mise en scène par M. Henri
Beaulieu, et précédée d'une spirituelle conférence de Mme Marcelle
Tinayre; presque en même temps, au concert Bobino, c'est au _Médecin
malgré lui_ qu'une troupe de café-concert imprimait un mouvement, un
réalisme saisissants.

De Genève nous arrive l'écho du succès fait à la trilogie Mathias
Morhardt. Cet ensemble d'oeuvres comprenait trois drames: _A la gloire
d'aimer, la Princesse Hélène, la Mort du Roi._ La première pièce
présente des amours de souverains contrariées par l'étiquette étroite et
qui s'achèvent tragiquement. Dans la deuxième, par opposition, un vieux
prince a épousé une jeune princesse pour la libérer du protocole: elle
en profite pour le tromper. La dernière pièce, inspirée des rapports de
Louis de Bavière et de Wagner, rapproche le génie de la folie en route
vers la mort. Ces oeuvres, d'une conception morale un peu hautaine, au
style à la fois sobre et magnifique, ont reçu l'accueil chaleureux des
lettrés accourus à l'appel des organisateurs.



LE NUMÉROTAGE DES ROUTES

Le numérotage des routes, tel que l'avait proposé _L'Illustration_,
vient d'être décidé par les ministres compétents.

Le 8 juin 1912, après avoir exposé les services que rendrait
l'inscription des numéros des routes sur les bornes kilométriques,
_L'Illustration_ concluait:

«Pour amener la généralisation du numérotage et le rendre réellement
pratique, deux circulaires ministérielles suffisent: l'une, du ministre
des Travaux publics aux ingénieurs en chef dos ponts et chaussées de qui
dépendent les routes nationales; l'autre, du ministre de l'Intérieur aux
préfets qui la feraient appliquer par les agents voyers.

» Le travail serait exécuté par les cantonniers qui sont déjà
familiarisés avec l'usage du pochoir servant à peindre les lettres et
les chiffres, et la dépense de peinture, très minime, serait supportée
par 1er fonds ordinaires d'entretien. En cinq ou six mois, l'opération
peut être terminée sans crédits spéciaux.»

L'administration essaya alors, sur la route de Paris à Trouville, un
nouveau mode de jalonnement qui fut décrit dans notre numéro du 21
septembre. Tout en rendant hommage à cette tentative, nous nous étions
permis quelques critiques, faisant remarquer notamment que la face de la
borne regardant la route était trop chargée d'inscriptions et portait
des indications figurant déjà sur les faces latérales.

Notre proposition, reprise et appuyée par la pétition pour le numérotage
des routes de France, vient de recevoir la consécration officielle: les
deux circulaires réclamées ont été expédiées il y a quelques jours par
les ministres compétents. Qu'il nous soit permis de souligner un
résultat qui montre ce que peut produire la puissante diffusion de
_L'Illustration_, mise au service d'une idée juste.

Devançant les instructions ministérielles, M. Wendelle, l'agent voyer en
chef de la Nièvre, a déjà rectifié toutes les bornes de son département.
Grâce à cette heureuse initiative, nous pouvons mettre sous les yeux de
nos lecteurs une scène familière de la vie de la route qui se reproduira
demain dans tous les coins de la France.

D'après l'expérience faite dans la Nièvre, le travail de réfection dure
de huit jours à un mois par canton et revient de 10 à 30 francs. Le
travail s'effectuant simultanément dans tous les cantons, l'opération
peut être facilement terminée avant l'été. Nous sommes certains que tous
les ingénieurs et agents voyers en chef, dont le dévouement à la cause
du tourisme est si grand, auront à coeur de hâter le plus possible le
moment où, sur des routes parfaitement jalonnées, l'automobiliste et le
cycliste pourront se livrer aux longues randonnées sans crainte de
s'égarer.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

LE PSEUDO-LANGAGE DES ANIMAUX.

On a beaucoup «blagué» jadis le docteur Garner qui fut s'installer dans
les forêts équatoriales pour étudier le langage des singes. Cet
observateur intrépide était pourtant un homme sérieux dont aujourd'hui
encore le monde savant discute les conclusions.

Pour M. Garner, les bêtes possèdent un langage; les mammifères d'un
ordre élevé, les singes en particulier, parlent. Et ce langage coïncide
avec celui de l'homme.

M. Louis Boutan, professeur de zoologie à la Faculté des sciences de
Bordeaux, estime au contraire que les sons émis par les animaux ne se
caractérisent pas comme une forme de langage analogue au langage humain;
c'est un _pseudo-langage_ de qualité essentiellement différente,
traduisant une pensée rudimentaire à laquelle ne correspond aucun mot.

M. Boutan, comme M. Garner, est un grand voyageur. Il a profité de son
séjour au Laos pour introduire dans son foyer familial un jeune gibbon
femelle répondant au doux nom de Pépée; pendant plus de cinq années
consécutives, il a noté les manifestations vocales de cet anthropoïde
dont il nous conte aujourd'hui la vie intellectuelle. (_Pseudo-langage_,
chez Saugnac à Bordeaux.)

Voici quelques-uns des cris familiers à Pépée:

_Hôc hôoc, hôuc_: cri général, à signification imprécise, poussé en face
d'aliments présentés à l'animal, ou à la vue d'une personne ou d'un
animal connu.

[Illustration: Cantonnier rectifiant, au pochoir, le numérotage des
routes sur les bornes kilométriques de la Nièvre.]

_Couiiiiiii_ (très aigu et répété à plusieurs reprises). Cri de grande
satisfaction, aliment particulièrement délicat et qu'on n'a pas dégusté
depuis longtemps.

_Hem-hem_ (à la fois toux et «han» exprimant l'effort). Cri fréquent
quand l'animal s'élance de branche en branche et goutte le plaisir de
sauter dans les arbres.

_Koc, Kog-koug...hiiig_ (avec manifestation de colère). Franche
hostilité.

_Ook-okoug_ (grave et saccadé). Cri signalant un danger et quelque chose
d'effrayant ou d'inconnu.

_Crug-cruuug_ (accompagné d'un grincement de dents). Cri rare, très
caractéristique, exprimant un sentiment peu compréhensible. Ennui de la
solitude. Malaise...

_Thuiiwwg_ (doux et plaintif). Cri pour appeler l'attention d'une
personne amie et qu'on est porté à traduire: «Je suis là... occupez-vous
de moi.»

_Kuhig... ouk_. Cri par lequel l'animal (jeune) exprime une satisfaction
mitigée après un jeu ou une plaisanterie qui dépasse la mesure.

Etc.

En résumé, le plus grand nombre des sons émis par le gibbon se rattache
nettement à trois états de l'animal:

État de satisfaction ou de bien-être;

État de malaise ou de crainte;

État d'excitation.

M. Boutan ajoute:

«Quoique j'aie eu l'occasion d'observer l'animal dans les circonstances
les plus intimes de sa vie; quoique l'anthropoïde fût placé dans des
conditions beaucoup plus favorables au développement de ses facultés que
les singes que l'on peut observer dans les ménageries, puisqu'il prenait
ses repas à table, couchait dans un berceau et était soigné comme un
enfant, je n'ai pu démêler dans les sons émis que des cris indiquant des
sensations générales, se ramenant toutes à l'état de bien-être, de
malaise ou d'excitation.»

L'auteur pose ensuite en principe qu'il y a langage, lorsque les sons
émis sont conventionnels et représentent des mots; il y a pseudo-langage
quand les sons émis sont spontanés et instinctifs.

Or, Pépée, séparée de ses semblables dès sa plus tendre enfance, n'avait
pu apprendre de ses congénères les sons qu'elle se plaisait à émettre;
d'autre part, elle s'est toujours refusée à répéter les sons que ses
maîtres cherchaient à lui apprendre.

Et, après avoir cité nombre d'autres petits faits, M. Boutan conclut en
adoptant pour les animaux l'expression de _pseudo-langage_, le nom de
_langage_ étant réservé exclusivement aux sons acquis par l'éducation.
Toutefois, il accorde le _langage rudimentaire_ au perroquet et aux
autres oiseaux imitateurs.

LA PRODUCTION DU BLÉ DANS LE MONDE.

Des documents officiels, récemment publiés, permettent d'évaluer à 100
millions d'hectares la surface cultivée en blé dans le monde.

Cette augmentation est due au développement de la culture dans les pays
neufs, car, aux États-Unis, en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en
Danemark, en Suisse et même en France, il y a réduction.

L'accroissement de la culture est d'ailleurs doublé de l'augmentation
général du rendement. Celui-ci, très variable selon les pays, va de 27,8
quintaux à l'hectare en Danemark, à 6,7 quintaux en Russie. En France,
le rendement est de 13,6 quintaux.

Depuis vingt-cinq ans, la production du blé s'est élevée de 600 millions
de quintaux à près d'un milliard (979.866.591 quintaux en 1910), soit un
accroissement de 66,66 %, alors que la population des pays intéressés
pissait de 770.738.000 à 993.584.000 habitants, c'est-à-dire augmentait
seulement de 28,90 %. La disponibilité moyenne s'élevait donc de 77
kilos 84 à 100,64.

La production française a été, en 1911, de 87.727.100 quintaux.

Si la production du blé est encore susceptible d'une large augmentation,
on peut noter cependant une transformation dans le mode de son emploi.
La consommation du pain tend à diminuer, même en France, devant l'emploi
des différentes formes de pâtes alimentaires, et aussi devant
l'accroissement de la consommation de la viande et des boissons
alcooliques.

UNE APPLICATION DE LA MÉTHODE HÉBERT DANS L'ARMÉE.

Nous avons, à plusieurs reprises, constaté la grande faveur qui a
accueilli la méthode de «gymnastique naturelle» enseignée, dans la
marine, par le lieutenant de vaisseau Hébert. Au moment où la création
du Collège d'Athlètes de Reims, dont il devient le directeur, va
consacrer ce succès, il est intéressant de signaler que son système
d'éducation physique, dès longtemps réglementaire dans notre flotte, a
été naguère appliqué, pendant quelque temps, dans l'armée, où il
promettait de donner des résultats excellents. M. le général Jourdy,
ancien commandant du 11e corps, nous rappelle aujourd'hui cet heureux
essai, qui eut lieu, sous ses auspices, en 1909. Frappé du remarquable,
entraînement auquel étaient parvenus les jeunes élèves du lieutenant de
vaisseau Hébert à Lorient, il recommanda sa méthode au colonel du 62e
régiment d'infanterie, qui tient garnison dans ce port de mer: il leur
sembla à tous deux que ce qui réussissait si bien aux fusiliers-marins
devait également convenir aux fantassins,--sauf à remplacer la natation
par un complément de marche.

«Quelques mois suffirent, en effet, nous écrit le général Jourdy, pour
inculquer aux contingents bretons et vendéens, naturellement un peu
lourds, un allant et un entrain endiablés: plus de malingres et
infiniment peu de malades, plus de traînards dans les marches,--mais des
gaillards souples, bien plantés, à l'allure fière, assurée, franchissant
allègrement haies et fossés aux manoeuvres. Un hasard voulut que le
capitaine Adlerstrahl, de la garde royale suédoise, accomplît à ce
moment un stage au régiment d'infanterie de Nantes; il fut conduit à
Lorient, et, témoin des exercices de nos soldats, déclara qu'on ne
faisait pas mieux en Suède, pays classique d'une gymnastique célèbre.

» Le régiment de Lorient, conclut le général Jourdy, a pu ainsi
emprunter à la méthode du lieutenant de vaisseau un procédé d'éducation
militaire dont on n'a eu qu'à se louer.»

LA POLICE AMÉRICAINE ET LES SUFFRAGETTES

En signalant, dans notre numéro du 15 mars dernier, la grande procession
des suffragettes américaines qui s'est déroulée à Washington le jour de
l'entrée en fonctions du nouveau président M. Woodrow Wilson, nous avions
indiqué que, pour dissoudre cette procession, «on avait eu recours à
l'intervention des troupes de cavalerie, appelées de Fort Myer». Une de
nos lectrices de Washington, Mlle Barbara Kauffmann, nous écrit que,
tout au contraire, on ne dut faire appel à la cavalerie que dans le but
de protéger les suffragettes contre la foule. L'incident a eu son écho,
au Congrès, et l'attitude de la police, insuffisante, paraît-il, pour
assurer le calme de la manifestation, a été assez vivement critiquée dans
certains milieux.

L'ALCOOL DE VIN EN ALLEMAGNE.

Depuis quelques années, la distillation du vin prend en Allemagne un
développement considérable. En 1908, la production d'alcool de vin ne
dépassait guère 3.000 ou 3.500 hectolitres; elle a atteint 13.000
hectolitres en 1911.

En même temps, le nombre des distilleries passait seulement de 142 à
169; mais ces établissements croissaient en importance et
perfectionnaient leur technique de telle façon que le rendement en
alcool par hectolitre de vin passait de 17 litres à. 19,7 litres. Il va
sans dire qu'une partie de cet alcool est présenté au consommateur comme
cognac français.

PAUL JANSON

Notre correspondant de Bruxelles nous écrit:

La mort et les funérailles de Paul Janson, le «Mirabeau» ou le
«Gambetta» de la Belgique, incinéré mardi matin à Paris, au
Père-Lachaise, se sont produites dans des circonstances presque
dramatiques. Car cet avocat, le plus éloquent du barreau belge, et cet
homme politique, le plus ardent du Parlement de Bruxelles, avait été
baptisé «le père du suffrage universel»,--de ce suffrage universel, pour
la conquête duquel 400.000 ouvriers ont abandonné le travail au moment
où son principal protagoniste entrait en agonie. Ce sont, en effet, les
efforts acharnés de ce Liégeois, de descendance française, qui
assurèrent l'inscription du _principe_ du suffrage universel dans la
Constitution belge. Malgré lui, le principe ne fut adopté, en 1893,
qu'avec le correctif du vote plural (supplément de voix aux
propriétaires, aux chefs de famille et aux intellectuels diplômés).
C'est contre ce correctif, donc pour le suffrage égalitaire, que
s'insurgeaient les ouvriers de la grande industrie au moment où une
multitude immense, comprenant des légions de grévistes, escortait lundi
les restes de Paul Janson à la gare du Midi, d'où ils allaient partir
pour Paris.

[Illustration: M. Paul Janson.--_Phot. Alexandre._]

D'aucuns craignaient que de telles obsèques, en un instant de si
profonde fièvre politique, ne fussent une occasion de désordres. Ces
craintes étaient heureusement chimériques. On ne vit jamais foules plus
recueillies, plus admirablement calmes et ordonnées, malgré la presque
totale absence de force armée.



LA MORT DES ENFANTS

DE Mme ISADORA DUNCAN

(Voir notre gravure de première page.)

La gracieuse image que nous reproduisons en notre première page semble
faite pour évoquer tout le bonheur d'une orgueilleuse maternité, et les
yeux aimeraient à se reposer longuement sur elle, sans qu'aucun voile de
tristesse vienne obscurcir son charme tendre... Une cruelle fatalité
veut aujourd'hui qu'elle rappelle la plus grande douleur, le suprême
déchirement que puisse éprouver une mère. Et tout ce qui, dans ce doux
tableau, devrait faire naître de riantes pensées--la confiance câline
des enfants, l'enveloppante caresse de celle dont ils sont le bien le
plus cher--devient autant de sujets de commisération profonde, d'effroi.

L'horreur de la catastrophe dans laquelle ont péri les deux enfants de
Mme Isadora Duncan--deux adorables petits êtres, Patrick et Doodie,
celui-ci, ravissant baby de trois ans, aux blonds cheveux bouclés,
celle-là jolie fillette qui venait d'atteindre sa sixième année--et leur
infortunée gouvernante, demeure ineffaçable dans l'esprit. Chacun en a
revécu, avec un serrement de coeur, les affreux détails: d'abord le
départ, à Neuilly, des petits et de leur gouvernante fidèle, miss Annie
Sim, dans la limousine qui devait les emmener, de l'hôtel où habite Mme
Isadora Duncan, à Versailles; puis l'arrêt brusque de la voiture
«coupée», dans sa route, à l'angle du boulevard Bourdon, par un
auto-taxi filant à toute vitesse; le démarrage imprévu de l'automobile
se dirigeant vers la Seine toute proche, au moment où le chauffeur
tournait la manivelle de mise en marche; ses vains efforts pour remonter
sur son siège et faire manoeuvrer les freins; enfin, l'effroyable chute
dans le fleuve, qu'aucun parapet ne borde à cet endroit, et le
courageux, mais lent et maladroit sauvetage...

La pure artiste, si aimée des Parisiens, que dès longtemps avaient
séduits ses danses où la beauté des gestes sait exprimer toute la
richesse des rythmes musicaux--nos lecteurs se souviennent avec quel
bonheur elles furent restituées, naguère, dans les dessins donnés à
_L'Illustration_ par le peintre A.-P. Gorguet--Isadora Duncan est
frappée par ce double deuil au lendemain d'un triomphe. La veille même
du drame, elle interprétait sur la scène du Châtelet, _l'Iphigénie_ de
Gluck, devant une salle transportée d'enthousiasme. Elle n'est plus
aujourd'hui qu'une mère pitoyable, anéantie dans sa souffrance.



VISITES FRANCO-ALLEMANDES EN AÉROPLANE

DEUX PERFORMANCES BIEN DIFFÉRENTES

Le Zeppelin égaré à Lunéville était à peine rentré à Metz qu'un aviateur
français, Pierre Daucourt, s'envolait de Paris le matin et arrivait pour
dîner à Berlin où l'attendait un accueil triomphal.

L'auteur de cette prouesse compte parmi nos meilleurs pilotes. Déjà
détenteur de la coupe Pommery avec un parcours de 852 kilomètres, il
tenait à gagner une nouvelle prime. Parti de l'aérodrome de Bue à 5
heures du matin, il atterrissait à 6 h. 30, sur l'aérodrome de
Johannistal, après un arrêt à Hanovre et à Liège. Il avait mis environ
huit heures, escales déduites, pour franchir une distance à vol d'oiseau
de 300 kilomètres.

[Illustration: L'aviateur français Daucourt porte en triomphe à son
arrivée à Berlin.]

Notre compatriote fut reçu avec une cordialité à laquelle il est juste
de rendre hommage; cordialité égale, du reste, à celle que nous saurions
témoigner à un aviateur berlinois accomplissant un raid aussi
magnifique. Les nombreux aviateurs allemands, qui évoluaient à
Johannistal, quittèrent leurs appareils pour porter le camarade français
en triomphe; le major Tschudi lui adressa des félicitations officielles
et organisa en son honneur un banquet qui consacra une fois de plus la
fraternité sportive, ignorante des frontières et les susceptibilités
patriotiques excessives.

La performance de Daucourt est d'autant plus remarquable que, sur une
notable partie du trajet, il dut lutter contre un vent violent, et qu'il
laissa bien loin derrière lui un concurrent redoutable. Au moment même
où il quittait Bue, en effet, l'aviateur Audemars s'envolait de
Villacoublay. Forcé d'atterrir près de Bonn, il jugea prudent de ne
point repartir.

A peu de jours de là deux officiers allemands se signalaient par un raid
en sens inverse, accompli dans des conditions quelque peu différentes.
Mardi dernier, un biplan militaire allemand atterrissait dans un champ à
Arracourt, petit village français situé à environ 3 kilomètres de la
frontière et à 25 kilomètres de Nancy. On en vit sortir deux officiers
en uniforme, qui furent reçus tout d'abord par M. Maire, maire de la
commune, et par sa fille, et parurent aussi surpris que désappointés de
se trouver sur notre territoire.

Le capitaine von Wall et le lieutenant von Mirbach expliquèrent que leur
biplan appartenait à une escadrille de quatre appareils, partis le matin
de Darmstadt pour se rendre à Metz. Volant à une grande hauteur, un peu
gênés par la brume et n'ayant plus d'essence, ils avaient atterri, se
croyant en deçà de la frontière.

L'explication parut sincère. On ne trouva dans le biplan aucun appareil
photographique ni aucune pièce suspecte, et le réservoir d'essence,
d'une contenance de 75 litres, était vide. On apprit du reste bientôt
que les trois autres avions s'étaient eux-mêmes égarés.

L'appareil fut gardé militairement, en présence d'une foule vite
accourue, qui n'eut point de peine à garder une correction éminemment
française.

De leur côté, les officiers allemands, à qui on avait offert toutes
facilités pour se restaurer et pour se ravitailler en essence,
s'efforcèrent de se montrer aimables pour les officiers français qui
vinrent les visiter.

Vers 5 heures, la décision du ministre parvenait à M. Lacombe,
sous-préfet de Lunéville (nommé le jour même préfet des Basses-Alpes),
arrivé sur les lieux peu de temps après l'atterrissage, et qui avait
déjà fait preuve du plus grand tact lors de la visite du Zeppelin. Il
déclara aux aviateurs allemands que le gouvernement les autorisait à
repartir par la voie des airs.

Le capitaine von Wall remercia le sous-préfet des égards qu'on lui avait
témoignés, et quelques instants plus tard le biplan repassait la
frontière.

L'incident «est clos». Mais, comme il fallait s'y attendre, M. Cambon,
notre ambassadeur à Berlin a fait remarquer à la chancellerie impériale
que les atterrissages d'officiers allemands en territoire français sont
un peu fréquents. L'observation a été correctement accueillie, et les
deux gouvernements vont étudier une réglementation de la navigation
aérienne.

La réception, dont les officiers égarés ont reconnu eux-mêmes la
courtoisie, paraîtra peut-être insuffisante au correspondant qui nous a
transmis la photographie reproduite ci-contre, montrant notre
compatriote Daucourt porté en triomphe sur l'aérodrome de Johannistal.
Ce correspondant nous écrit: «Voilà comment nous recevons vos aviateurs
quand ils viennent à Berlin! La manière diffère de votre façon de
recevoir le Zeppelin».

La manière dont Daucourt arriva à Berlin ne diffère-t-elle pas aussi un
peu de celle des officiers allemands qui s'égarent sur notre territoire
au cours de voyages commandés par leur état-major? Et s'il est conforme
aux traditions françaises d'accueillir ces messieurs avec courtoisie,
quand leur bonne foi paraît établie, ne serait-il pas excessif de les
porter eux aussi en triomphe?



LES FIANÇAILLES DE DOM MANOEL

Dom Manoël, le jeune souverain proscrit du Portugal, qui, avant, pendant
et après son règne bref, connut tant d'événements tragiques, va pouvoir
vivre enfin un plus aimable et plus reposant chapitre de sa destinée
incertaine. On vient, en effet, d'annoncer, ses toutes récentes
fiançailles, officielles depuis le 20 de ce mois. La fiancée est
Allemande: c'est la princesse Augusta-Victoria de Hohenzollern, fille du
prince Guillaume de Hohenzollern Sigmaringen, appartenant à la branche
catholique de la famille Hohenzollern. La mère de la princesse
Augusta-Victoria était une princesse de Bourbon et Sicile. L'impératrice
d'Allemagne est la marraine de la fiancée qui, née à Potsdam, a
vingt-deux ans. Dom Manoël est de deux ans plus âgé. Notre photographie
a été prise le jour des fiançailles, à Potsdam.

[Illustration: Dom Manoël et sa fiancée, la princesse Augusta-Victoria.]

[Illustration: Le biplan militaire allemand à Arracourt et les deux
officiers qui le montaient, le capitaine von Wall, pilote, et le
lieutenant von, Mirbach, observateur.]



UTILISATION DU TÉLÉPHONE, par Henriot.










End of Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3661, 26 Avril 1913, by Various

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