Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905, by Various This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905 Author: Various Release Date: October 23, 2010 [EBook #34119] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION *** Produced by Jeroen Hellingman and Rénald Lévesque L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905 [Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.] _Ce numéro contient l_'Illustration Théâtrale _avec le texte complet de_ LA MASSIERE. _Prix de ce Numéro: Un Franc._ SAMEDI 4 MARS 1905 _63e Année._--N° 3236. LE PERCEMENT DU TUNNEL DU SIMPLON: UNE MINUTE D'EPOUVANTE A huit kilomètres de l'orifice: la fuite des ingénieurs et des ouvriers devant le torrent d'eau chaude. _Dessin de Georges Scott d'après un croquis de notre envoyé spécial, G. Babin,--Voir l'article, page 135._ Courrier de Paris JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE Mon hôtelière, qui est Vosgienne, est enchantée d'apprendre qu'il est tombé dans son département plus de neige, depuis huit jours, qu'en aucun autre. Elle me montre un journal qu'on lui envoie de Gérardmer, deux fois par semaine, et où la chose est constatée et commentée fièrement. Ces gens sont flattés de ce qui leur arrive. Il y a plus de neige chez eux que chez ceux d'à côté; ils détiennent un record. Et l'on est toujours content de détenir un record, fût-ce celui du mauvais temps. Je ne sais plus qui me citait un jour ce mot d'un jardinier, à la campagne: «Nous avons eu cette semaine, monsieur, vingt-six degrés de froid. C'est gentil, pour un petit pays comme le nôtre?» On a percé le Simplon! Grosse nouvelle, et voilà pour les philosophes de salon, de table d'hôte ou d'assommoir un beau thème de dissertation à exploiter. Car il n'est plus de sujet réservé, comme jadis, aux curiosités d'une élite, et mon coiffeur lui-même a des idées générales. Il m'a confié tout à l'heure son sentiment sur le percement du Simplon. Lecteur de feuilles socialistes et humanitaires, il approuve cette opération, se réjouit de tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à mêler les unes aux autres les patries... Un vieux colonel suisse de mes amis fait la grimace et ce tunnel ne lui dit rien qui vaille. A tout hasard, il aurait mieux aimé qu'on trouât d'autres frontières que la sienne. J'entends des commerçants vanter le bienfait de cette entreprise et des fabricants s'alarmer des concurrences qu'elle facilitera. Tout le monde donne son avis. A un ingénieur qui proclamait hier le devoir d'aider les hommes et les choses à voyager vite, un vieux garçon, rentier paresseux et un peu «tolstoïsant», répondait: «Où est la nécessité de voyager vite? Nous ne souffrons que des besoins que notre imagination nous crée. Pascal conseillait aux hommes qui veulent être heureux de se tenir en repos dans leur chambre. Il avait bien raison!» J'assiste à ces discussions sans rien dire et je pense que la question de savoir s'il était inutile ou nécessaire de percer le Simplon est bien l'une des plus vaines qu'on puisse examiner. On l'a percé parce qu'il fallait qu'on le perçât et parce que la vie marche suivant une loi dont nous ne sommes pas les maîtres: la loi de l'éternelle curiosité humaine, du besoin de continuellement savoir quelque chose de plus que ce qu'ont su les autres et de continuellement faire quelque chose de plus que ce qu'ils ont fait. Et Tolstoï peut bien hausser les épaules; et mon colonel suisse aura beau maugréer; et mon fabricant ergoter... Cette fatalité nous conduit; et je vois très bien qui la symbolise: c'est ce petit homme tout noir, tout mouillé, qui, la main sur l'outil puissant, fit tomber la dernière pierre du grand tunnel, dans les ténèbres... Il est inconnu de tout le monde. C'est un gueux quelconque, dont ses chefs mêmes ignorent le nom. N'importe, il existe; il est une parcelle de cette masse anonyme dont l'effort travaille obscurément au perpétuel rajeunissement de notre vieille planète. Il est «la force qui va» et qu'aucun raisonnement n'empêchera d'aller. J'aurais voulu voir sa figure... J'en verrai d'autres, dans trois semaines, qui seront des symboles aussi. Sur de fragiles chars fleuris, dans le tapage des fanfares, les «Reines» des lavoirs et des marchés défileront. Mi-Carême! Voilà deux ans que je les vis passer pour la première fois, souriantes et grelottantes sous la bise de mars; et ce spectacle m'avait ravie. Elles vont nous le redonner; et, depuis quinze jours, tout ce petit monde a la fièvre. On s'assemble; on vote; au marché Lenoir, au marché des Carmes, aux Halles, on élit les reines de demain--et la Reine des reines. On me dit qu'autrefois ces élections s'accomplissaient de façon discrète, à huis clos, dans quelque salle d'estaminet où se donnaient rendez-vous les électeurs de la Reine du quartier; mais cet électeur lui-même est devenu roi... et ne l'est pas qu'en temps de Mi-Carême. On le comble donc de politesses: on lui ouvre, s'il en exprime le désir, les portes de l'école ou de la mairie voisine, et c'est sous la présidence d'un conseiller municipal que le scrutin des marchés et des lavoirs y est dépouillé. Cette fête de famille a pris l'importance, à présent, d'une affaire publique. Cependant, les petites reines ne conçoivent de leur victoire aucun orgueil. Elles symboliseront pour un jour, aux yeux des Parisiens, la beauté, la grâce de l'ouvrière de Paris, et, si ce grand honneur les trouble un peu, on ne s'en aperçoit guère: à peine descendues de leurs chars, elles ôteront leurs robes de reine, rendront au magasin des «accessoires» leurs diadèmes en carton doré, et se réinstalleront, modestes, un peu fatiguées, derrière l'éventaire ou le baquet. Et personne n'entendra plus parler d'elles, jamais. C'est une grande leçon de philosophie qu'elles nous donnent. Leurs compagnes nous en donnent une autre, bien plus touchante encore, une leçon d'abnégation, dont peu d'entre nous seraient capables: il y a de jolies filles, dans ces défilés de Mi-Carême, et dont beaucoup, sans doute, ambitionnaient la gloire de cette royauté-là. On les a dédaignées. Nous autres bourgeoises, nous supporterions mal cette avanie, nous laisserions notre Reine triompher toute seule; nous la bouderions un peu en la débinant beaucoup; et l'idée de faire publiquement cortège à sa beauté ne nous viendrait pas une minute... Ces femmes ont plus de générosité que nous. Vaincues, elles sourient à celles qu'on leur préféra: elles les escortent; elles composent volontairement autour de ces victorieuses un décor de fête; elles aident--femmes--au triomphe d'une femme! On ne réfléchit pas que cela est prodigieux. ...Rencontré tout à l'heure, rue des Ecoles, mon ami D... professeur au Collège de France. Il a sous le bras une serviette bourrée de livres et court à sa leçon. --Où allez-vous? me dit-il. --Je vais assister, à la Sorbonne, au cours de votre ami Gebhart, sur Machiavel. On a tant parlé de cet homme, depuis quinze jours, que je veux le connaître. --Il est trop tard. L'amphithéâtre Turgot sera plein quand vous arriverez. --Alors, lui dis-je, je vous suis. Et c'est à votre leçon que j'assisterai, mon cher maître. Il s'est mis à rire. --Il est trop tard aussi de ce côté-là, madame. Vingt minutes avant que j'arrive, mon amphithéâtre est bondé... --Tous mes compliments. --Ne me félicitez pas, dit-il. Nous sommes une dizaine, dans l'Université, dont les cours sont à la mode, on ne sait pourquoi, et autour desquels il est de tradition de s'écraser. Avez-vous remarqué ceci: deux brasseries sont ouvertes à côté l'une de l'autre, dans un carrefour: même aspect, même qualité de consommations, mêmes prix. Il y en a une où les tables sont toujours prises, où la foule semble attirer la foule; et une où personne ne veut entrer. Pourquoi? On ne sait pas. C'est le mystère absurde de la vogue; c'est «comme cela», parce que c'est comme cela. --Cependant, dis-je, les hommes et les femmes qui vont vous applaudir au Collège de France savent ce qu'ils font. Ils ont une raison de vous préférer... --Illusion, madame. Ils suivent un courant... Persuadez-vous bien que, sur dix personnes qui m'écoutent, il n'y en a pas cinq qui ne soient tout à fait indifférentes à ce que je leur dis. On vient à mon cours par snobisme ou pour tuer le temps; on y vient pour le plaisir de regarder des «images», des projections; on y vient pour se chauffer, pour occuper une heure entre deux rendez-vous; pour y dormir; on y vient pour suivre une femme... Il me serra la main en riant, et s'éclipsa. ...Au bruit de l'orgue, entre deux haies de curieux, les jeunes mariés sortent de l'église. De longues files de voitures bordent, aux alentours, les trottoirs; des agents, des valets de pied vont et viennent, très affairés; de la nef à la rue un long tapis rouge se déploie; c'est un mariage «chic». Je me suis mêlée à la foule des badauds, et je regarde. Elle est, sous la dentelle et le satin, une petite apparition blanche, délicieuse à regarder. Et son bras est posé sur celui d'un monsieur en redingote bleue, qui porte en outre un gilet de velours à fleurs, un pantalon de fantaisie, une cravate de soie claire que pique une grosse perle. Il paraît que c'est là le «dernier cri», depuis quelques années; on se marie, quand on est vraiment «du monde», en redingote. L'homme trouve bon que la jeune fille qu'il épouse se pare en son honneur d'un uniforme symbolique qu'une fois mariée elle ne portera plus jamais... lui, il endosse le vêtement de tous les jours, celui qu'il a mis hier ou remettra demain pour aller flâner à la Bourse ou déjeuner au club. Il a l'air de penser, ce jeune époux: «Le mariage est pour vous, mademoiselle, quelque chose de considérable; il n'est pour moi qu'une formalité sans importance. Une parure d'_exception_ doit marquer aux yeux de tous la solennité de l'acte que vous accomplissez aujourd'hui; mais vous pensez bien que je ne vais pas, moi, me mettre en habit de cérémonie pour si peu.» Il y a des modes qui ne sont que vilaines, ou ridicules; celle-ci est pire: j'y sens, comme femme, une petite pointe de «muflerie». SONIA. LES FAITS DE LA SEMAINE FRANCE 23 février.--La Chambre vote, par 450 voix contre 108, un ordre du jour approuvant le programme des constructions navales à effectuer dans une période de douze années.--Le Sénat, malgré l'avis favorable de M. Etienne, ministre de l'intérieur, rejette, à la majorité de 21 voix, le système de la régie municipale que la Chambre avait adopté pour l'exploitation de l'industrie du gaz à Paris. 26.--Déjeuner officiel à l'Élysée, offert par le président de la République en l'honneur des membres de la conférence qui a clos son enquête sur l'incident anglo-russe de Hull. ETRANGER 20 février.--Avec l'autorisation du général Trepov, gouverneur général de Saint-Pétersbourg, les étudiants de cette ville se sont réunis au nombre de 3.800, dans la grande salle de l'Université; tous les discours se sont fait remarquer par la violence des sentiments antidynastiques. 21--En Hongrie, M. Julius Justh, du parti Kossuth, candidat de l'opposition coalisée, est élu président de la Chambre des députés par 62 voix de majorité, contre le candidat du parti Tisza (libéral).--En Russie, Tsarskoïé-Sélo, résidence du tsar, est placée sous la loi martiale, à la suite de la réception à la cour d'un grand nombre de lettres de menaces. Depuis le 19, à Bakou (Transcaucasie), les Arméniens sont attaqués par des bandes de musulmans armés; tout travail a cessé; les banques sont fermées. 22.--Les nouveaux traités de commerce de l'Allemagne avec l'Autriche, l'Italie, la Belgique, la Roumanie, la Suisse et la Serbie sont adoptés définitivement par le Reichstag. 23.--La solution de la crise ministérielle hongroise est de nouveau retardée par l'échec des négociations pour la constitution d'un ministère provisoire. Le parti Kossuth subordonne son acceptation du contingent militaire à la condition du vote préalable de la réforme électorale.--En Russie, la grève des chemins de fer s'étend. 24.--A Saint-Pétersbourg, le travail a de nouveau cessé à l'usine Poutilov et dans douze autres établissements; la grève s'étend à 40.000 ouvriers. A Varsovie, les ouvriers de toutes les fabriques du faubourg industriel de Czerniaokovska ont quitté le travail et provoqué de graves désordres. Les lignes télégraphiques le long de la voie ferrée de Varsovie à Saint-Pétersbourg sont gardées militairement. Un ordre du jour du grand-duc Vladimir prescrit la comparution, devant un tribunal militaire, de 5 officiers et 73 sous-officiers ou soldats de la brigade montée d'artillerie de la garde, à cause du coup de canon à mitraille tiré sur le palais pendant la fête de la bénédiction des eaux.--Achèvement de la percée du tunnel du Simplon. 25.--Un service provisoire est repris sur la ligne Varsovie-Vienne, mais les grèves de chemins de fer persistent dans la région de Moscou. LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE En Mandchourie, il semble que les deux armées soient de nouveau à la veille d'une grande bataille. L'armée japonaise de droite commandée par Kuroki, a commencé, dès les premiers jours de février, un mouvement de large envergure contre la gauche russe. Partie de Tsian-Chan, sur le haut Taï-Tsé-Ho, elle avait, par des chemins de montagne, gagné les abords de la crête des monts Ta-Ling. Les Japonais occupaient Ta-Pin-Dou-Chan le 19; le 23, ils attaquaient la colline Berenevsk, défendue par le détachement russe de Tsin-Ho-Tchen, et forçaient, le lendemain, ce détachement à évacuer la position; le combat avait été acharné. Le 25, ils se portaient en forces sur Tsin-Ho-Tchen, par la passe de Tan-Tsi-Ling, et l'occupaient également; les Russes avaient à ce combat de nombreux tués et 300 blessés. Les Japonais poussaient immédiatement leur avantage et se rapprochaient des défilés occupés par la gauche russe. Suivant les dernières informations, ils auraient occupé le col de Ta-Ling. Ce mouvement rappelle les manoeuvres familières au général Kuroki, notamment son mouvement tournant à Liao-Yang. S'il réussissait cette fois encore, il contraindrait l'armée russe à abandonner ses positions et à se replier au nord de Moukden. Les captures de navires neutres, chargés de contrebande de guerre, se multiplient, dans les parages septentrionaux de la mer du Japon et dans les détroits voisins. Le blocus de Vladivostok peut être considéré comme effectif. La troisième escadre russe du Pacifique, composée de sept unités et de deux transports charbonniers, est passée, le 26, devant Cherbourg. A Tokio, le gouvernement aurait décidé de contracter un quatrième emprunt intérieur de 100 millions de _yen_. LE PERCEMENT DU SIMPLON Iselle, 27 février 1905. Au matin du 24 février, sur le coup de sept heures et demie, la dernière cloison rocheuse qui, sous le massif du Simplon, séparait la Suisse de l'Italie, s'écroulait, éventrée par l'explosion d'une vingtaine de mines bourrées de dynamite jusqu'au delà des limites qu'eût conseillées la prudence. Mais l'équipe qui avait pris, la veille au soir, le travail «à l'avancement» n'avait pas voulu laisser à l'équipe suivante, à l'équipe rivale, l'honneur de donner ce coup suprême. Le 20, dans son rapport journalier aux ingénieurs, Antonio Betassa, «assistant», ou chef de chantier, de l'entreprise, écrivait sur le registre-journal en quittant le chantier: «Dans trois ou quatre jours, le superbe Monte Leone (c'est la cime culminante du massif), lui qui voulait nous faire mourir avec son eau chaude, tombera entre mes mains comme est tombé Port-Arthur aux mains des Japonais.» Et Betassa avait tous les droits à cette faveur suprême de la montagne: lui-même, le 13 août 1898, avait donné, à Iselle, à la bouche du tunnel, le premier coup de pioche dans le terrible granit; une bannière aux couleurs italiennes, qui flotte au faîte de sa maison, la première case, aussi, construite sur les chantiers, le rappelle orgueilleusement en une inscription lapidaire. [Illustration: Entrée nord-ouest du tunnel, à Brigue (Suisse).] [Illustration: Une nouvelle grande gare pour le trafic international: la gare de Brigue (Suisse). _Photographies Brocherel._] L'équipe de la veille, méchamment, avait laissé à charger à ses remplaçants douze wagons de déblais. Betassa en éprouva une rage folle. Il sentait, derrière le diaphragme de roches, le vide tout près, le vide où croupissait, enfermée en arrière par de massives portes de fer, la nappe d'eau chaude qui avait contraint les ouvriers à interrompre le travail du côté de la Suisses Il devait, lui, avancer suffisamment la besogne pour que d'autres, une heure après son départ, eussent la gloire de faire sauter la mine décisive, d'ouvrir la dernière brèche dans le beau gneiss tout veiné de scintillants cristaux de quartz. Il se réfugia dans un coin, malade, disait-il, bien déterminé, pour sa part, à ne rien faire pour avancer d'un moment l'événement dont pourraient s'enorgueillir des rivaux. [Illustration: Les deux forces qui ont troué les 20 kilomètres de roche du Simplon: la perforatrice et la dynamite.] Puis une nouvelle arriva, du bout du tunnel: un train venait de dérailler. Impossible de sortir à l'heure fixée pour la relève. L'événement pouvait devenir tragique. Quand on s'imagine la situation des travailleurs bloqués, par cet accident, dans ce trou sans issue, à la merci d'une arrivée d'eau bouillante, d'un arrêt subit des ventilateurs, on ne songe pas qu'une telle nouvelle ait pu causer à ces hommes autre chose que de l'effroi. Elle emplit de joie l'âme de Betassa et de ses collaborateurs. Les mineurs s'acharnèrent désormais à la tâche, pressés, encouragés, excités par «l'assistant» et le contremaître. Les quatre perforatrices alignées devant le front, lancées à toute vitesse, vrillèrent la roche d'un grincement continu. Des trous d'une profondeur inusitée, dangereuse peut-être, furent percés. Et quand ce fut fini, tandis qu'on disposait les cartouches armées de cordons plus longs aussi qu'à l'habitude,--car il fallait prévoir l'arrivée des eaux et avoir le temps de fuir le plus loin possible,--dans une poussée folle, les lourdes machines furent emportées en arrière. En dix minutes elles étaient hors de l'atteinte de l'explosion alors que ce travail prenait ordinairement plus d'une demi-heure. Alors, les travailleurs se retirèrent. Nous avons donné, en de précédents articles, suffisamment de détails techniques sur l'admirable travail que constitue le percement du Simplon pour nous dispenser d'y revenir ici. Je rappellerai seulement en quelques mots que la galerie principale, le tunnel qui sera achevé dans quelques mois, est doublé parallèlement par une autre galerie, plus étroite, qui deviendra plus tard un second tunnel semblable au premier, et par où sont actuellement évacués les déblais et les eaux. Des couloirs obliques, des «transversales», les réunissent de place en place, bouchées à mesure que les travaux avancent. [Illustration: Entrée sud-est du tunnel, à Iselle (Italie).] [Illustration: Les vainqueurs du dernier rocher: l'assistant Betassa, l'ingénieur Bacilieri et le chef d'équipe Ribotto.] Afin de dévier les eaux par ces transversales, qui devaient les conduire à la petite galerie, on avait élevé, en travers du tunnel, l'obstruant jusqu'à la hauteur d'un mètre, des barrages formés d'une cloison de planches garnie de sacs de sable. Trois de ces digues formaient obstacle un peu au-dessous des transversales numéros 45 _bis_, la plus rapprochée de l'avancement, 45 et 44. Le temps que brûlaient les cinq mètres de mèche pendante au dehors de chaque trou de mine, les ouvriers redescendirent, sans trop de hâte, la grande galerie. Un seul ingénieur les dirigeait, un ingénieur des Chemins de fer fédéraux suisses, M. Carlo Bacilieri, attaché à la section d'Iselle, qui a surveillé les travaux du côté de l'Italie. A la transversale 44 une partie des ouvriers s'arrêtèrent. Ils étaient, là, plus près pour juger, les mines parties, des résultats de l'explosion et constater si le trou, le fameux trou, était enfin ouvert. M. Bacilieri et les autres descendirent jusqu'à la transversale 43. Ici, aucun travail de déviation des eaux n'avait été préparé. En hâte, par prudence, M. Bacilieri ordonna d'élever un barrage sommaire... Les cartouches explosèrent, au loin. Leurs détonations se répercutèrent sourdement dans cet air lourd. En quelques secondes, on perçut, dans la petite galerie, derrière l'épaisse porte de bois qui fermait la transversale 43, le bruissement, puis le fracas des eaux qui passaient. Toute la masse liquide enfermée entre la muraille brusquement crevée et la porte de fer qui l'endiguait au nord s'écoulait en cataracte. M. Bacilieri entr'ouvrit la lourde porte: une fumée emplit la transversale, où l'eau reflua. Alors, inquiet des travailleurs manquants, il se précipita vers le haut du tunnel. Il les rencontra à mi-route, dans les ténèbres, où leurs petites lampes fumeuses balançaient de vacillantes lueurs. Le torrent bouillant avait submergé le barrage derrière lequel ils s'abritaient. Affolés, ils fuyaient, ivres de peur et criant: «L'eau! l'eau!» comme une horde, ils passèrent, poussant devant eux l'ingénieur qui cherchait à les retenir, à les rassurer. Et, faut-il le dire? Comme M. Bacilieri se baissait pour ramasser son chapeau, tombé à terre, il reçut, par derrière, un coup violent sur la tête: la bête, devant le danger, avait reparu en l'un de ces hommes apeurés. Moins d'une demi-heure après, un de ces affreux trains dont les wagons sont des caisses de tôle cahotantes et ferraillantes ramenait tout le monde au jour. [Illustration: Schéma de la dernière tranche du tunnel. P, porte de fer enfermant la poche d'eau du côté nord; T, trou ouvert, le 24 février, à l'avancement. Le trait pointillé indique le profil définitif du tunnel.] Ces ouvriers venaient d'échapper à une mort atroce, à laquelle devaient succomber deux de leurs ingénieurs, entrés un peu plus tard dans le tunnel: en effet, l'afflux des eaux dans la petite galerie avait éteint la machine qui actionnait les vaporisateurs destinés à rafraîchir l'air; des gaz délétères, accumulés depuis des mois dans la nappe stagnante à laquelle on venait de rendre tout à coup la liberté, empoisonnaient rapidement l'atmosphère et la rendaient irrespirable. Pourtant, aucun de ceux qui revenaient de l'avancement et qui avaient risqué ainsi leur vie n'aurait donné pour beaucoup sa journée. Sur leurs wagonnets de fer, ils chantaient et dansaient. Trois d'entre eux s'étaient juchés, à cheval, sur la locomotive et poussaient des vivats, en entrant en gare. Comme une traînée de poudre, la nouvelle que le tunnel était ouvert se répandit dans tout le pays, d'Iselle à Varzo, à travers Balmalonesca, cet étrange village de bois et de plâtras, sorti de terre comme par enchantement, depuis le commencement des travaux. Il semblait que le blanc panache de vapeur flottant au-dessus de la colonne d'eau chaude qui s'écoulait par la petite galerie eût signalé l'événement aux deux extrémités de l'étroite vallée. En un clin d'oeil, les maisons se pavoisaient et les enfants, désertant l'école de Balmalonesca, se rendaient, chantant, drapeaux au vent, à la rencontre des ouvriers qui rentraient du travail. Une joie délirante emplissait l'âpre et mélancolique contrée, ensevelie sous son linceul de frimas. Et il faut avoir passé, en plein hiver, le Simplon, à travers la neige, sous la menace des avalanches, et subi les angoisses de ces quatorze mortelles heures de voyage sur des traîneaux trop primitifs; il faut avoir contemplé cette lamentable caravane de pauvres gens livides, grelottants, glacés sous de minces vêtements,--des Italiens, pour la plupart, regagnant à la morte-saison la terre natale;--avoir souffert de leurs souffrances, pour comprendre cette allégresse, pour entrevoir quel adoucissement va apporter à la vie de ces pays le percement de la montagne, et pour bénir jusqu'aux plus humbles de tous ceux qui collaborèrent à la réalisation de cette gigantesque entreprise. [Illustration: Une heure après le percement: l'eau chaude se déversant de la petite galerie.] ... Cependant, du côté de Brigue, où la construction du tunnel est terminée, on travaille en ce moment à l'établissement de chambres souterraines qui, chargées d'explosifs puissants, permettraient, en cas de guerre, d'anéantir le travail qui a coûté tant de peines! GUSTAVE BABIN. [Illustration: Comment on traverse aujourd'hui le Simplon: les traîneaux de la poste au refuge de Monte Leone. _Photographies G. Babin._] [Illustration: L'empereur Guillaume II et l'impératrice arrivant à l'inauguration du Dôme.] LE DOME DE BERLIN Le 27 février a eu lieu l'inauguration solennelle du Dôme de Berlin. L'empereur avait tenu à célébrer cette cérémonie avec le plus grand apparat: il la présidait en personne, ayant à ses côtés l'impératrice et le prince héritier; aux premiers rangs de la brillante assistance, on remarquait les membres de la famille royale de Prusse, les souverains allemands, les représentants des souverains étrangers et des Etats de religion évangélique, le chancelier de l'empire, les ministres prussiens, le corps diplomatique, les généraux et les amiraux. [Illustration: Le nouveau Dôme de Berlin.] La nouvelle cathédrale protestante s'élève sur le bord de la Sprée, à proximité du château royal et du musée d'art, séparés par la promenade Sous les Tilleuls. D'un aspect assez lourd dans son ensemble, cet énorme édifice est d'un style hybride, se rattachant surtout à la Renaissance italienne; une profusion d'ornements et de statues en surcharge la décoration à l'intérieur comme à l'extérieur. Le projet d'édification de ce temple remonte au seizième siècle, et plusieurs rois de Prusse, entre autres le grand Frédéric, s'en préoccupèrent, sans toutefois le mener à bien; c'est vers 1894 que furent entrepris les travaux définitifs, sur les plans de l'architecte Raschdorff, et celui-ci en poursuivit l'exécution avec le concours de son fils. La forêt d'échafaudages masquant la construction laborieuse du Dôme vient enfin d'être abattue, et l'événement a pris d'autant plus d'importance aux yeux de Guillaume II qu'il se flatte d'avoir doté sa capitale d'un imposant monument religieux qui, dans sa pensée, doit être pour les protestants ce que Saint-Pierre de Rome est pour les catholiques. EUGÈNE GUILLAUME Eugène Guillaume, l'éminent statuaire, n'aura pas survécu longtemps à son départ de la Villa Médicis, où M. Carolus-Duran le remplaçait, en qualité de directeur, au commencement de cette année. En prenant sa retraite, il n'avait pas renoncé au séjour de Rome, et, quand il dut céder la place à son successeur, il s'installa dans un hôtel voisin de sa chère Villa, qu'il ne quittait qu'à regret. C'est là que, atteint d'une bronchite grippale, il vient de s'éteindre, à l'âge de quatre-vingt-deux ans. [Illustration: "Les Gracques", bronze par Eugène Guillaume (musée du Luxembourg).] Né à Montbard (Côte-d'Or), le 4 juillet 1822, Eugène Guillaume, élève de Pradier, remportait, en 1845, à vingt-trois ans, le grand prix de Rome, avec un _Thésée trouvant sur un rocher l'épée de son père._ Il avait conquis depuis longtemps déjà ses titres à la maîtrise lorsque, en 1862, il fut admis à l'Institut, section des beaux-arts; trente-six ans plus tard, en 1898, l'Académie française, appréciant la valeur de l'écrivain, auteur de nombre d'études d'esthétique, l'accueillit à son tour, en l'élisant au fauteuil devenu vacant par la mort du duc d'Aumale. Il fut en outre directeur de l'administration et de l'Ecole des beaux-arts, puis professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de France; enfin, en 1891, il avait remplacé le peintre Hébert à la direction de l'Ecole française de Rome. [Illustration: Eugène Guillaume.--_Phot. Braun, Clément et Cie._] Citons parmi ses principales oeuvres: les _Gracques_, au musée du Luxembourg, une des plus caractéristiques de son talent; le monument de _Rameau_, à Dijon, et celui de _Colbert_, à Reims; la statue de _Claude Bernard_ devant le Collège de France; le fronton et les cariatides du _Pavillon Turgot_, au Louvre; la _Musique_ (façade de, l'Opéra); les bustes de _Ingres, Jean-Baptiste Dumas, Jules Ferry, Mgr Darboy_, archevêque de Paris. Le culte de l'antiquité classique, la recherche de l'idéal, la noblesse et la simplicité du style, le souci de l'harmonie, la conscience dans l'exécution, telles sont les règles auxquelles Eugène Guillaume resta fidèle durant sa longue et laborieuse carrière. APRES LA MORT DU GRAND-DUC SERGE Les funérailles du grand-duc Serge ont eu lieu, le 23 février, à Moscou. Elles avaient été précédées, suivant la coutume, de l'exposition publique du corps, pour laquelle il avait été déposé à l'église Saint-Alexis, un des cinq sanctuaires existant à l'intérieur du monastère de Tchoudov, ou des Miracles, dans l'enceinte même du Kremlin. Couché dans un cercueil de chêne, le grand-duc était revêtu de l'uniforme du régiment des grenadiers de Kiev, les mains gantées, jointes sur la poitrine et tenant l'icône de saint Nicolas; un voile de fine dentelle de Bruxelles, que porta le prince, tout enfant, recouvrait le visage. [Illustration: La croix de fer. (_Phot. de M. Bakouline, prise le surlendemain de l'attentat, avant la construction de la balustrade protectrice.)_] [Illustration: La place du Sénat depuis le meurtre du grand-duc Serge: au fond, la croix de fer, entourée d'une balustrade, marque l'endroit exact de l'attentat. _(A gauche, l'arsenal; à droite, le Palais de Justice, ancien Sénat.)_] Après avoir visité la chapelle ardente, les assistants, parmi lesquels des groupes d'enfants des écoles accompagnés de leurs instituteurs, se rendaient à la place du Sénat, où l'on a ménagé un petit enclos sur le lieu même de l'attentat et érigé une croix de fer qui, surmontée d'une lampe brûlant nuit et jour, se dresse au milieu d'un amoncellement de couronnes. Le jeudi 23, après une longue cérémonie religieuse célébrée en présence des membres de la famille impériale (seul des frères du défunt, le grand-duc Paul y assistait), de l'église Saint-Alexis, les grands-ducs et les généraux ont transporté le cercueil à l'église Saint-André qui fait également partie du monastère, lequel communique directement avec le Petit Palais. Là, il a été placé sur un catafalque, en attendant la mise au tombeau. [Illustration: AU KREMLIN DE MOSCOU.--Sur la place du Sénat: l'enclos commémoratif du meurtre du grand-duc Serge.--_Photographies Bulla._] [Illustration: Les sous-officiers de l'Ecole des Cadets allant défiler devant la dépouille mortelle du grand-duc Serge.] [Illustration: AU KREMLIN DE MOSCOU.--Devant le monastère de Tchoudov: la foule attendant d'être admise à visiter la chapelle ardente.--_Photographies Bulla._] [Illustration: Expressions successives de la physionomie du général Stoessel apprenant, à Aden, la nouvelle d'un échec japonais. _Trois instantanés de L. Sabattier._] LE RETOUR DE STOESSEL A BORD DE L'«AUSTRALIEN» Aden, 10 février. En arrivant à bord de l'_Australien_, ma première impression fut pénible, mais non pas selon mes prévisions. Je m'étais attendu à trouver des Russes tristes, maussades ou tout au moins manquant d'entrain; au contraire, ils avaient l'air plutôt gai. Sur le moment, j'en fus surpris et, je l'avoue, un peu choqué; cette gaieté me paraissait déconcertante, hors de saison; j'éprouvais comme une désillusion, et j'en voulais presque aux rapatriés de Port-Arthur de me laisser pour compte les sentiments de sincère commisération dont je m'apprêtais à donner le témoignage à leur infortune. Impression vite dissipée par la réflexion. Il s'agissait de mettre les choses au point. Ces gens, pensai-je, viennent de subir toutes les rigueurs d'un siège de près d'un an, de courir mille dangers, d'échapper à la mort, et maintenant les voilà confortablement installés sur un paquebot, entourés d'un bien-être qu'ils ne connaissaient plus depuis longtemps, avec la perspective d'un prochain retour dans leur pays, dans leurs foyers: comment ne goûteraient-ils pas pleinement la joie de vivre? Tout à l'heure, sans doute, ils nous raconteront leurs fatigues, leurs privations, leurs souffrances, les péripéties de leur lutte héroïque: alors, nous comprendrons mieux encore la réaction si naturelle qui s'opère en eux... [Illustration: Stoessel vient de trouver dans l'«Illustration» le portrait de Nogi.] [Illustration: Stoessel rit de bon coeur.] L'escale présente le spectacle habituel. D'innombrables mercantis se pressent contre les flancs du navire, offrant aux passagers de prétendus produits du pays. Le pont est encombré d'une foule bigarrée: vêtements blancs ou kaki, casques coloniaux de tous les modèles; çà et là, quelques tuniques et quelques casquettes d'uniforme. Nos guerriers, accoutrés de façons si diverses, semblent soutenir un nouveau siège. Dans tout ce brouhaha, je cherche Stoessel, que j'aperçois enfin, le visage épanoui d'un large rire, au milieu d'un groupe animé. Coiffé de la casquette d'ordonnance, il porte une tunique de petite tenue en flanelle blanche à pattes d'épaulette, sans autre décoration que la croix de Saint-Georges. Nous sommes là cinq journalistes parisiens, venus à Aden, à sa rencontre; il nous reçoit très cordialement dans le salon de musique, où le général Reiss et le lieutenant Nevelskoy l'accompagnent pour servir d'interprètes. Tandis que mes confrères engagent avec Stoessel une conversation laborieuse, lui font poser des questions, j'observe attentivement le défenseur de Port-Arthur. Un air de bonhomie corrige la rudesse des traits; le teint est coloré; l'oeil clair prend aisément une expression de vivacité rieuse et, parfois, à l'évocation de certains souvenirs, se voile d'une passagère mélancolie. Détail assez curieux: la tête découverte montre un sillon circulaire sabrant le front et tangent à l'oreille droite, trace ineffaçable creusée par la pression de la casquette... Enfin, l'audience est terminée. Mes compagnons ont consciencieusement interviewé le général; quant à moi, je l'ai surtout observé et il me reste à lui adresser une requête au nom de l'_Illustration_: je le prie de vouloir bien me permettre de dessiner son portrait; il m'accorde un rendez-vous pour une séance de pose--«très courte», formule-t-il expressément... [Illustration: Le lieut. Thimm (18 blessures) et le lieut. Boje, qui a eu le crâne traversé d'une balle japonaise, entrée par l'oreille et sortie par l'oeil droit.] Un peu avant le dîner, j'ai pu apercevoir Mme Stoessel. C'est une femme corpulente, au type russe très accentué, mais dont les traits heurtés perdent leur dureté en s'éclairant d'un regard et d'un sourire pleins de bonté. Très simple, nu-tête, en camisole blanche rayée, celle qui, pendant les jours d'épreuves, s'est signalée aux côtés de son mari par sa vaillance et son dévouement a les allures d'une excellente ménagère, indifférente à tout souci de représentation, désireuse de s'effacer. Elle s'est chargée de ramener de Port-Arthur des enfants orphelins auxquels elle prodigue des soins maternels; et cela ne suffit pas à son activité bienfaisante: sa sollicitude se partage encore entre ses chiens, sept ou huit perroquets et une demi-douzaine de singes, installés à l'arrière du paquebot. _Port-Saïd, 15 février._ Durant les cinq jours de traversée passés avec les Russes, profitant de cette occasion unique, nous avons fait la chasse aux documents précis sur l'histoire du siège de Port-Arthur, aux détails intéressants, aux anecdotes curieuses, aux récits de combats racontés par des témoins oculaires, par des acteurs du drame. Mais à quoi bon m'étendre sur ces sujets? Déjà les dépêches détaillées expédiées d'Aden par les reporters ont dû renseigner amplement les lecteurs français. Distractions à bord, séances au bar, soirées chantantes... on a même un peu dansé aux sons d'un piano mécanique. Toutefois, les plaisirs profanes n'ont point fait oublier aux orthodoxes les exercices de piété. Avec sa barbe broussailleuse, sa vaste houppelande, son chapeau bas de forme, un vieux pope avait vraiment grand air quand, les cheveux envolés dans le vent, il présidait à la prière du soir, debout en avant des fidèles agenouillés... [Illustration: Un vaincu mélancolique: l'amiral Lotsehensky.] [Illustration: Mme Stoessel au milieu du groupe d'orphelins qu'elle ramène en Russie sur le pont du "Saint-Nicolas".--_Phot. Guerin._] Le 14, arrivée à Suez. Pendant la visite sanitaire, une chaloupe accoste, amenant le consul de Russie; il vient apporter la nouvelle d'un échec des Japonais devant Moukden. Du haut de l'échelle, Stoessel, penché, l'écoute très attentivement... Dans le canal, la température commence à fraîchir. Alors, changement à vue: les costumes de fantaisie disparaissent comme par enchantement pour faire place à des vêtements plus chauds, des uniformes, des tuniques agrémentées d'aiguillettes, des bottes, des bonnets à poils inattendus. Seul, l'amiral Lotsehensky, l'unique marin russe, conserve son petit «complet» fatigué, son chapeau mou; il ne sort pas de son coin isolé, près d'un treuil, à l'arrière, où il semble mis en pénitence. Celui-là a bien l'air d'un vaincu!... Le soir de cette même journée, les adieux: Champagne traditionnel, toasts chaleureux, serrements de mains, acclamations répétées: «Vive la France! Vive la Russie!...» Aujourd'hui 15, arrivée à Port-Saïd à cinq heures du matin. Encore un changement imprévu dans les physionomies: Stoessel et les autres officiers blessés à la tête se sont mis un bandeau; ainsi l'a prescrit le médecin, crainte des poussières malsaines, si l'on descend à terre... Un monsieur se présente, vêtu d'un frac de cérémonie, malgré l'heure matinale: c'est le consul. Salamalecs, bouquets. Enfin, une embarcation à vapeur, l'_Isis_, vient chercher le général Stoessel et se compagnons pour les conduire à bord du _Saint-Nicolas_, qui doit les ramener en Russie. L. SABATTIER. [Illustration: Débarquement du général Stoessel et des défenseurs de Port-Arthur à Theodosia (Crimée), le 21 février. _Photographie de notre correspondant particulier! M. Forst._] [Illustration: STOESSEL OFFRE SON CHEVAL D'ARMES A NOGI _D'après les documents fournis à L. Sabattier par l'état-major du général Stoessel._] Des dépêches avaient déjà relaté, au commencement de janvier, ce détail typique: à la suite de leur entrevue de Choui-Chine, le 6 janvier, le général Stoessel offrit son cheval d'armes au général Nogi, qui l'accepta (contrairement aux premières informations); c'était un cheval arabe, gris pommelé, très vif; pour en faire admirer les actions à Nogi, Stoessel le monta une dernière fois et lui fit effectuer, au galop, diverses évolutions, s'amusant à bousculer quelque peu les officiers japonais présents. [Illustration: Lieut. Nevelskoy, aide de camp. Général Stoessel. Général Reiss. Général Nogi. Colonel Iditchi. M. Kawakami, interprète. LE TOAST DES GÉNÉRAUX ENNEMIS «A LA BRAVOURE DE LEURS TROUPES » Entrevue de Stoessel et de Nogi dans une maison chinoise du village de Choui-Chine, le 6 janvier. _D'après les documents fournis à L. Sabattier par l'état-major du général Stoessel._] [Illustration: UN ÉPISODE DE LA MARCHE DES PRISONNIERS RUSSES DE PORT-ARTHUR SUR LA ROUTE DE DALNY. _L'officier russe revenu avec Stoessel, et qui a fourni à L. Sabattier le croquis et les renseignements pour ce dessin, donne de la scène représentée l'explication suivante: «La marche de nos troupes à peu près valides évacuées sur Dalny offrit un spectacle d'une indicible tristesse. Et il semble que les Japonais se soient ingéniés à le rendre plus navrant encore. Aux haltes, les vivres étaient rares, insuffisants pour les besoins des hommes affamés qui prenaient d'assaut les voitures de subsistances. En revanche, l'eau-de-vie et les boissons fermentées étaient prodiguées. Un groupe de ces malheureux se laissait-il aller à boire plus que de raison--excès bien excusable--aussitôt un photographe survenait et opérait après avoir placé les bouteilles vides bien en évidence, après en avoir ajouté au besoin. Les clichés pris ainsi seront reproduits plus tard dans les albums officiels relatifs à la guerre: car c'est ainsi que les Japonais entendent documenter l'Histoire...» Le dessin de L. Sabattier saisit la manoeuvre sur le vif, et restera pour faire justice du procédé._] [Illustration: Britomartis assise sur un vieux chêne (monnaie de Gortyna).] [Illustration: Le monastère historique d'Arcadion et au-dessus, le mont Ida.] NOUVEAUX TIMBRES CRETOIS [Illustration: Jupiter allaité par une chienne (monnaie de Cydonia)] _Documents et Informations._ LES NOUVEAUX TIMBRES DE CRÈTE. [Illustration: Europe assise sur le taureau Jupiter (monnaie de Gortyna).] Le gouvernement crétois vient de créer une nouvelle série de timbres-poste sur une donnée intéressante et originale. Il a eu l'idée excellente de faire reproduire, sur chacune des neuf vignettes, de valeur différente, composant la série, des documents empruntés à l'archéologie et à l'histoire de la Crète, monnaies anciennes d'un beau caractère, sceaux antiques; vues de quelques ruines fameuses de l'Île. C'est ainsi que des monnaies île Gortyna, d'Itanos, de Cydonia, une médaille d'Ariadne, les ruines du palais de Minos, décorent les timbres crétois et populariseront les grands souvenirs dont s'enorgueillit la Crète. UN BIENFAITEUR DES MARINS. La petite ville de Paimpol, cité des Terre-Neuvas et des Islandais, vient de commémorer la mémoire d'un bienfaiteur des marins. M. Alfred de Courcy, fondateur de la _Société de secours aux familles des marins français naufragés_, en lui élevant un buste sur le quai même, au milieu des bassins, bien en vue de la mouvante forêt de mâts, de vergues et de cordages. M. Alfred de Courcy, né à Brest le 9 novembre 1826, fils d'un officier de marine des plus distingués, entra de bonne heure à la Société d'assurances générales maritimes et s'y distingua par un travail acharné qui, de simple employé, l'éleva jusqu'au rang de directeur. Mais, arrivé à cette haute situation, il ne s'y fit pas remarquer seulement par ses qualités d'administrateur, il s'y montra aussi philanthrope intelligent et avisé et c'est à l'âge où il pouvait légitimement aspirer au repos que, ému par les deuils et les misères des gens de mer qu'il avait été mieux à même que personne de connaître, il entreprit de créer, à travers mille difficultés, et réussit à fonder cette _Société de secours aux familles des marins français naufragés,_ qui répartit actuellement plus de 100.000 francs de rentes entre les veuves et les orphelins de la mer. Le buste, en bronze, de cet homme de bien, qui a été inauguré en présence de sa famille, des armateurs, des conseillers municipaux et de toute la population de Paimpol, est dû au statuaire breton Jean Boucher. AUTEUIL SOUS LA NEIGE. Les premières courses de la saison ont eu lieu déjà sur les divers hippodromes de la banlieue parisienne. Suivies surtout par les ordinaires habitués: propriétaires, entraîneurs, parieurs, elles n'ont pas encore l'éclat mondain des réunions printanières. Mais elles ne manquent pas d'un intérêt très sportif. Elles ont même un aspect fort pittoresque et presque émouvant, lorsque la neige, comme le 23 février dernier, vient ajouter aux difficultés d'une course de haies. Ce jour-là elle est tombée en flocons particulièrement serrés. A travers leur épais rideau, sur un fond de paysage tout blanc, les chevaux galopaient comme des ombres; ils abordaient d'ailleurs les obstacles avec prudence, de sorte qu'aucune chute grave ne s'est produite. LA VITESSE DE CROISSANCE DES ONGLES. Un physiologiste, M. A.-M. Bloch, a eu la curiosité de savoir comment se fait la croissance des ongles. Le sujet avait été étudié déjà, mais pas de façon assez étendue peut-être. Aussi M. Bloch a-t-il pu ajouter à nos connaissances un fait qui ressort nettement de ses études, c'est que le facteur principal de la variété dans la croissance des ongles est l'âge des sujets; c'est aussi que les variations de la croissance sont plus étendues qu'on ne le croyait. On enseignait, en effet, d'après les travaux de Dufour, de Lausanne, il y avait de plus de trente ans, que les ongles poussent de 9 à 10 centièmes de millimètre par jour (un millimètre en dix jours par conséquent); en réalité la croissance quotidienne varie beaucoup plus: de 4 à 14 centièmes de millimètre. L'influence de l'âge est très manifeste. Le maximum de vitesse de croissance s'observe chez les sujets jeunes, ayant de 5 à 30 ans environ. Durant cette période de 5 à 30 ans, l'ongle pousse généralement de plus d'un dixième de millimètre par jour: de 12 à 14 centièmes. Avant 3 ans, il pousse peu: il ne s'accroît chaque jour que d'une quantité très inférieure à un dixième de millimètre: à 3 ans, il s'allonge de cette longueur. Après 30 ans, jusqu'à 60 ans, la croissance est généralement, comme à 3 ans, d'un dixième de millimètre. Mais après 60 ans, un ralentissement marqué se produit, la croissance n'étant plus que, à 70 ou 80 ans, de 6, 5 ou 4 centièmes de millimètre. Il y a donc une relation générale, de 5 à 80 ans, entre la croissance des ongles et la vitalité générale de l'organisme. [Illustration: Le saut de la "rivière", à Auteuil, sous la neige.] LA FIÈVRE JAUNE ET LES MOUSTIQUES. Jusqu'à ces temps derniers, les épidémies de fièvre jaune et surtout leur propagation hors des foyers d'origine avaient des allures capricieuses, qui défiaient toute explication satisfaisante. On sait aujourd'hui que cette maladie, comme la malaria, est transmise par les piqûres d'un moustique particulier, le _stegomya;_ et maintenant, tout est devenu clair dans le mystère de la contagion de la fièvre jaune. Et d'abord, il y a des pays où jamais on n'a constaté d'épidémie de fièvre jaune: la France, l'Angleterre, l'Autriche; ce sont les pays où le _stegomya_ n'existe pas. Au contraire, en Espagne, en Portugal, en Italie, où existe le _stegomya_, on a fréquemment observé la fièvre jaune. D'un autre côté, nous assistons à ce phénomène inattendu, que la fièvre jaune disparaît presque en Europe, sans qu'on ait eu à prendre contre elle des mesures de défense sanitaire. Et cependant, le nombre et la rapidité des communications avec les pays contaminés ont augmenté dans des proportions considérables. Voici comment M. Chantemesse a expliqué ce fait surprenant devant l'Académie de médecine. Dans l'antiquité jusqu'en 1856, tous les navires étaient en bois; de 1856 à 1870, les vapeurs seuls sont en fer; à partir de 1870, tous les vapeurs et l'immense majorité des voiliers sont en fer. Le résultat de ce changement des matériaux de construction a été l'étanchéité du navire et de sa cale en particulier. Or, la cale des navires en bois était constamment remplie d'un mélange d'eau douce et d'eau salée qui lui avait mérité, de la part des hygiénistes, le nom de _marais nautique_. Avec les cales sèches, plus de moustiques, partant plus de fièvre jaune possible, à l'arrivée des bateaux dans les ports européens. LA DESTRUCTION DES VIPÈRES. On connaît le procédé populaire de destruction des vipères, procédé qui a encore quelque vogue et qui consiste à mettre à la portée des reptiles du lait additionné de strychnine. Outre que ce procédé n'est pas exempt de danger--pour d'autres animaux que les vipères--il est tout à fait illusoire pour celles-ci. En effet, ainsi que l'a fait remarquer M. Bouvier à la Société d'agriculture, les reptiles sont de francs carnassiers, qui se nourrissent de proies vivantes: souris, musaraignes, lézards, oiseaux, insectes, et il serait étonnant qu'ils eussent un penchant marqué pour un liquide dont ils ne font jamais usage quand ils sont en liberté. Les histoires des mammifères tétés par des serpents sont de pures légendes. Pour se débarrasser des vipères, les meilleurs moyens consistent, soit à recourir à la destruction directe, soit à élever, dans les enclos particulièrement infestés, des pintades et des dindons, et surtout des hérissons qui font aux reptiles une guerre acharnée et qu'il faut se garder de détruire. Il faudrait aussi encourager les chasseurs de serpents en leur allouant une prime; car c'est à la suppression de ces primes par certains conseils généraux qu'il faut attribuer la fréquence des accidents causés par les vipères depuis quelques années. UN MUSICOTHÉRAPIUM. Un journal de médecine nous apprend que l'on construit en ce moment à Kalamazoo, petite ville de l'Etat de Michigan, un hôpital spécialement consacré au traitement des maladies par la musique. On a prétendu que la musique adoucissait les moeurs; les médecins qui ont présidé à cette institution originale affirment qu'elle tonifie aussi le coeur et favorise la digestion. Ainsi, le docteur Culter, de New-York, rapporte, entre autres observations, celle d'un vieillard octogénaire chez lequel une seule audition musicale aurait fait disparaître des intermittences du pouls. Nous livrons gratuitement aux chefs d'orchestre sans emploi et aux médecins sans clients, cette idée, qui vaut certainement de l'or, d'organiser des concerts pour cardiaques et dyspeptiques. Les malades prendraient des séries de dix ou vingt cachets, comme pour les eaux thermales. [Illustration: _Phot. Campbell-Gray._] LES DEUX EXTRÊMES DE LA TAILLE HUMAINE. C'est bien le plus disparate des couples réunis par la fantaisie d'un photographe que forment Mme Chiquita et M. Machnof, l'une--debout--sur les genoux de l'autre dans un des couloirs de l'Hippodrome de Londres. Mme Chiquita mesure environ 70 centimètres, c'est-à-dire à peu près le quart de son gigantesque compagnon, d'ailleurs plus jeune qu'elle, bien qu'elle n'ait pas atteint sa vingt-cinquième année. Tels qu'ils sont, ils semblent pouvoir être présentés comme les deux extrêmes de la taille humaine. Machnof, lui, mesure 2m,85 de hauteur et pèse 172 kilos. Ses mains mesurent 32 centimètres de longueur et ses pieds 51 centimètres. Il faut naturellement à un pareil colosse une ration quotidienne de nourriture qui effrayerait les plus robustes appétits. Qu'on en juge: Machnof consomme chaque jour: 30 oeufs, 7 livres de viande, 5 livres de légumes et 5 livres de pain. Il boit 3 litres de bière et 3 litres de thé. [Illustration. Antoine Chassepot.] On annonçait récemment la mort d'Antoine Chassepot; né en 1833, à Mutzig (Bas-Rhin), il était âgé de soixante-douze ans. Depuis longtemps, il vivait effacé dans la retraite; mais il laisse un nom d'une notoriété universelle, nom qu'il avait attaché au fameux fusil se chargeant par la culasse, dit «modèle 1866», qui, pendant huit ans, fut l'arme de guerre adoptée en France et dont le type, bientôt répandu chez les puissances étrangères, leur fournit d'utiles données pour le renouvellement de leurs armements. Fils d'un ancien contrôleur principal au Dépôt central de l'artillerie, Antoine Chassepot, très habile praticien comme son père, avait été élevé lui-même à ce grade, après avoir passé par les ateliers de Châtellerault et de Saint-Etienne, où il s'était occupé, durant une dizaine d'années, de la mise on oeuvre et du perfectionnement de son invention. En 1866, il était nommé chevalier de la Légion d'honneur et recevait, en 1870, la croix d'officier, au titre militaire. LA NATALITÉ DANS LES CLASSES INTELLECTUELLES. De nombreux statisticiens, aux Etats-Unis, ont été tentés par le problème de la natalité dans les classes cultivées. La culture intensive du cerveau est-elle compatible avec l'énergie de la force reproductive? Ou, au contraire, y a-t-il incompatibilité entre ces deux termes et les familles intellectuelles sont-elles condamnées à une rapide disparition? La question est des plus intéressantes, au point de vue pratique, comme au point de vue de la biologie générale. D'après les documents réunis par une revue américaine, les familles d'universitaires, au moins aux Etats-Unis, s'éteindraient très rapidement: 100 diplômés ne donneraient à la seconde génération que 68 garçons et 30 seulement à la troisième. Pour les femmes diplômées, le mal serait encore plus grand. Et d'abord, ces dames se marient peu (55% au lieu de 80 dans la population féminine totale); puis un tiers d'entre elles restent stériles, ce qui est le double exactement de la proportion générale; enfin la fécondité moyenne de celles qui sont devenues mères est de 3, chiffre de fécondité des diplômés masculins. Dans ces conditions, il est facile de calculer que l'extinction des familles de diplômés doit se faire environ en cinq générations. A noter qu'aux Etats-Unis, le nombre des femmes s'adonnant aux études intellectuelles a passé, en douze ans, de 10.000 à 28.000. Ainsi la culture intellectuelle intensive doit être regardée comme anormale, contraire à une saine physiologie; la nature ne s'en accommode pas et ne se soucie pas d'en propager les organes par l'hérédité. Et s'il en était autrement, depuis longtemps sans doute, on aurait vu se développer des races intellectuelles; tandis qu'en réalité les enfants des savants sont le plus souvent d'intelligence très ordinaire et que les intelligences supérieures sortent de milieux très ordinaires. LA RÉGION LA PLUS PLUVIEUSE DE L'EUROPE. La partie de l'Europe où il pleut le plus serait, d'après les observations poursuivies depuis dix ans par M. K. Kassner, le massif qui entoure les Bouches de Cattaro en Herzégovine, au bord de la mer. Ce n'est pas précisément sur le rivage même, mais dans les montagnes qui se dressent à quelques kilomètres en arrière. On trouve là une région de 10 kilomètres de longueur sur 5 de large, où il tombe 3m,50, 4 mètres et 4m,55 d'eau par an. A Crkvice, le chiffre de 4m,55 a été dépassé: en 1901, cette infortunée localité a reçu 6m,135 d'eau: une couche d'eau de la hauteur de deux étages. La pluie y tombe surtout en automne et en hiver. Le seul mois de novembre fournit 704 millimètres d'eau: plus de vingt par jour. En 1901, la chute de novembre a été de 1m,704, la hauteur d'un homme de taille au-dessus de la moyenne, et en trois jours consécutifs de novembre 1901, il est tombé 61 centimètres d'eau; 20 par jour. _Mouvement littéraire._ _Horizons_, par Lucie Delarue-Mardrus (Fasquelle, 3 fr. 50).--_Poésies de François Fabié_ (Lemerre, 3 vol. à 5 fr.)--_Croquis de chasse_, sonnets illustrés, par M. Georges Hall eux (Royer, 3 fr. 50).--_Le Sang de Méduse_, par Sébastien-Charles Leconte (Mercure de France, 3 fr. 50). HORIZONS. En même temps que son mari poursuit sa pittoresque et exacte traduction des _Mille et une nuits_, Mme Delarue-Mardrus nous envoie ses _Horizons_. Née au bord de notre mer occidentale, elle en a, dans son enfance, entendu les sanglots et vu les désolations. Cela n'a pas tourné son talent vers les visions joyeuses. Aperçoit-elle des roses rouges ou blanches sur leur tige au lieu de se réjouir, sans arrière-pensée, de leur parfum et de leur éclat, elle pense à leur mort prochaine, et à la senteur pénétrante, mais un peu triste, qu'elles répandront quand le temps rapide les aura séchées. Les froides blanches vont mourir de pureté En leur douceur de lingerie. Ne demandez pas à Mme Delarue-Mardrus d'observer les lois classiques de la prosodie française. Aucune de ces barrières ne lui agrée. Parfois, elle en arrive à ne nous plus guère donner que de la prose rythmée et un peu rimée. Et, cependant, son oeuvre nous charme; elle vaut par les nuances exquises, par l'originale sincérité. Malgré tout, ce qui nous attire et nous retient le plus dans _Horizons_, ce sont encore les pages où la règle harmonieuse a été le mieux gardée. Quelle jolie chose que les _Guetteurs!_ Quel admirable tableautin que celui de cette jeune femme apeurée par la malice humaine, blessée par une amie peut-être dans le courant de la journée et s'enfermant en sa maison familière, au milieu des objets aimés, la tête en larmes, appuyée sur la forte poitrine: Or, parmi tout cela, tenons-nous par la main Et parlons bas, auprès des portes, Car, aux fentes, malgré nos serrures si fortes Luit le phosphorescent, l'affreux regard humain. Ah! qui nous avait dit que l'âme était divine? Il y a les haineux, il y a les jaloux. Il y a... Tiens-moi bien sur ta forte poitrine; Voici les loups! Voici les loups! Délicate et frêle, elle craint les lèvres perfides, les mots hostiles. Le moindre brin de paille devient une flèche pour les natures sensibles et mélancoliques. _Avenirs_, après les _Guetteurs_, nous fournit encore une de ces petites pièces, faites pour les anthologies: Normandie herbagère, éclatante et mouillée, Mon esprit et mon sang, mon amour, mon pays, Nous voulons venir vivre un jour, doux et vieillis. Parmi les prés, au fond d'une maison rayée. Par des après-midi de printemps vigoureux, Quand les aubépiniers attendent qu'on les cueille. Nous irons doucement par les verts chemins creux Où l'on se sent roulé dans une immense feuille. L'été nous rêverons quand la nuit sent le foin, Nous aimerons aussi les craquantes automnes, Et l'hiver étendu sur les prés monotones, Quand l'énorme feu flambe et qu'on s'assied au coin... Presque toutes celles qui avaient débuté par la poésie ont passé, sans un regard en arrière, au roman, lequel semble, depuis quelque temps, le domaine de la femme. Seule, Mme Delarue-Mardrus n'abandonne pas ses anciens dieux. Elle se tient auprès de leurs autels déserts, fidèle et intimement artiste. POÉSIES DE FRANÇOIS FABIÉ. L'oeuvre poétique de M. François Fabié était disséminée dans plusieurs volumes, aujourd'hui épuisés. La voici tout entière avec l'adjonction de plus de cent pages nouvelles dans la _Petite Bibliothèque littéraire_ de Lemerre. Dans les heures de loisir que lui a laissées l'enseignement, M. Fabié, d'une voix vibrante, a célébré son pays du Rouergue, le clocher de Rodez, aperçu de vingt lieues. Il s'est attaché presque uniquement à dire les beautés de ses montagnes, et le moulin natal, et les choses familières à son enfance: Toi qui remets à neuf ce logis en ruine, Si le coeur des anciens habite en ta poitrine. Jeune homme, et si leur but est encore le tien, Rends au lit paternel sa place coutumière, Près de l'âtre, dans la chaleur et la lumière, Sous le grand symbole chrétien... Sur l'oreiller commun aux jumelles empreintes Porte tous tes espoirs, tes bonheurs et tes craintes; Qu'il soit ton confident, qu'il soit ton conseiller; Les âmes des aïeux y reviennent sans doute, Et l'oreille entend bien, si le coeur les écoute, Ceux qui sur nous doivent veiller. Enfin, sous ces rideaux fanés peints de ramages, Sous ce ciel enfumé, ce buis et ces images Que tant d'yeux à jamais éteints ont contemplés, Croise tes bras un soir, quand le soleil trépasse, A l'heure où l'Angélus fait prier à voix basse Les hommes, les bois et les blés, Et meurs paisiblement au lit de tes ancêtres, Après un long regard d'amour à tous les êtres Qui t'aimèrent: enfants, bêtes, coteaux, forêts; Après le geste qui bénit et fait l'épreuve Moins douloureuse au coeur des fils et de la veuve, Plus doux et plus longs leurs regrets. Ce qui domine dans le chantre de la Bretagne, Brizeux, c'est le rêve et la douceur. Sa Marie, en coiffe de lin, est une silencieuse et discrète apparition. Montagnard, avoisinant le Midi, M. Fabié a des accents plus aigus; c'est un mode plus élevé et plus âpre qu'il a adopté; il y a quelque chose de la rudesse de là-bas, mêlée à un peu de soleil ardent dans sa phrase, et aussi beaucoup de l'éloquence romaine. Lisez le _Concours de labourage_, où le tour est oratoire: A qui la palme? A toi, laboureur lent et grave Des Causses infinis, héritier des Romains, Qui n'as lorsque la pierre ou la souche t'entrave Qu'à peser sur le manche avec tes fortes mains? Ou bien à toi, fils brun des verts pays de seigle, Maigre et vif, tout esprit et tout nerfs, qui bondis Quand s'arrêtent tes boeufs et, poussant des cris d'aigle Piques rageusement leurs beaux flancs alourdis? Non, mais à toi plutôt, chanteur, âme sereine, Barde rustique à qui les vieux airs sont connus, Qui n'as pas d'aiguillon à ta gaule de frêne, Et dans le sillon frais marches doux et pieds nus... C'est un vrai fils du Rouergue que M. Fabié. Il a le timbre éclatant des laboureurs, ses compatriotes, qui, rentrant le soir avec les chars et les troupeaux, envoient, à une lieue, leur chanson, leur adieu au jour finissant. CROQUIS DE CHASSE. Dans une de ses lettres qui font les délices des honnêtes gens, Pline le Jeune engage un de ses amis à emporter, pour la chasse, des tablettes à écrire. Rien n'excite, dit-il, la pensée comme la solitude; on expérimente que Minerve, aussi bien que Diane, erre sur les montagnes. M. Halleux a suivi le conseil de Pline; il a vécu, en poursuivant longuement les lapins, les faisans et les renards, autant avec Minerve qu'avec Diane. En quels sonnets gracieux, richement rimés, il a rendu les gestes des animaux traqués, les migrations des canards, les retraites des poules d'eau! Qu'on me permette d'extraire des croquis l'_Appel du soir_, que l'on pourrait nommer aussi le _Remords du chasseur:_ Le soleil qui décline empourpre l'horizon Un calme solennel s'élargit sur la plaine, Et dans le soir limpide, on voit fumer l'haleine Des lourds chevaux tirant les chars de la moisson. L'agriculteur se hâte; il sait que la saison Passe rapidement et devient incertaine. Le sol se refroidit. De la forêt lointaine L'automne a mordoré déjà la frondaison. Longtemps une perdrix, du coteau voisin, lance Des cris tristes qui seuls traversent le silence. L'oiseau recherche en vain ses petits égarés. Et je me sens au coeur un remords qui s'enfonce. Car j'entends, dans ces cris de plus en plus navrés, L'angoisse de l'appel qui reste sans réponse. C'est d'un observateur, d'un artiste habile et fin. LE SANG DE MÉDUSE. M. Sébastien-Charles Leconte est un noble poète; il ne raconte pas son âme comme Mme Delarue-Mardrus; il ne dit pas son pays et ses souvenirs d'enfance comme M. Fabié, et comme M. Halleux, il ne s'attarde à mettre en sonnets les jolis gestes de la bécassine et de la caille. A l'exemple de Leconte de Lisle et de M. de Heredia, il dédaigne la flûte de Pan et même la guitare; il ne manie que la lyre antique. Ses oeuvres antérieures, comme le _Bouclier d'Ares_, avaient conquis, parmi les purs stylistes et parmi les purs parnassiens, de nombreuses admirations. Personne, aussi bien que M. Leconte, avec plus de vigueur et plus d'éclat, ne sait ressusciter les vieux mythes et les vieilles légendes. Nous lisons, avec les yeux, les autres poètes: ici la voix se met fatalement de la partie. Impossible de ne pas déclamer, par exemple, _Pâris de Troie:_ Dans la nuit violette étincelante et d'or Dont le sang lumineux ruisselle sur la plaine, Au faîte du palais du vieux Priam, Hélène, Que les astres font plus surnaturelle encor, Admire, sommeillant sur sa couche d'ivoire, Pâris Alexandros, semblable aux Immortels... Le _Sang de Méduse_ est une oeuvre d'où l'intimité est bannie, où le ton peut-être est un peu trop soutenu, mais la plupart du temps, d'une farouche beauté. E. LEDRAIN Ont paru: _Autour de l'Afrique par le Transvaal_, par Robert Huchard. Un vol. in-18, 3 fr. 50. Perrin et Cie, éd.--_Après le bagne_, par Liard-Courtois. Un vol. in-18, 3 fr. 50. Fasquelle, éd.--_Le Prisme_, par Paul et Victor Margueritte. Un vol. in-16, 3 fr. 50. Plon-Nourrit et Cie, éd.--_Associations et Sociétés secrètes sous la deuxième République_ (1848-1851), par Tchernoff. Un vol. in-8°, 7 fr. Alcan, éd.--_Hector Berlioz_ (1803-1869), par J.-G. Prod'homme; préface de Alfred Bruneau. Un vol. in-8°, broché, 5 fr. Delagrave, éd.--_Paris sous Napoléon: Consulat provisoire et Consulat à temps_, par de Lanzac de Laborie. Un vol. broché, 5 fr. Plon-Nourrit et Cie, éd. [Illustration: AU TONKIN.--Revue de troupes indigènes passée par M. Beau, gouverneur général de l'Indo-Chine, à Lao-Kaï, sur la rive du fleuve Rouge.--_Phot. le Camus._] M. BEAU A LAO-KAÏ Lao-Kaï est une des portes du Tonkin, celle qui le fait communiquer avec cette vaste province chinoise, le Yunnan, célèbre par ses richesses minières et que la convention de 1898 avec la Chine a placée dans notre zone d'influence. Jusqu'ici, les communications par Lao-Kaï étaient malaisées. Le fleuve Rouge, qui l'arrose, n'est guère navigable, au-dessus de Yen-Baï, aux petits vapeurs des Correspondances fluviales; tout le trafic se fait par jonques, péniblement. Et c'est pourquoi, dès 1898, était décidée la construction d'une voie ferrée Hanoï-Lao-Kaï, première partie de la grande ligne Tonkin-Yunnan. Le gouverneur général de l'Indo-Chine, M. Beau, a voulu montrer tout l'intérêt que la France attache à cette oeuvre d'extension pacifique. Il vient de visiter les travaux de la voie et de remonter le fleuve jusqu'à Lao-Kaï, que le rail, espère-t-on, atteindra en avril prochain; à l'heure actuelle, les trains, partis de Hanoï, la capitale, vont jusqu'à Traï-Hutt. Notre photographie rappelle le voyage de M. Beau dans la pittoresque petite ville de Lao-Kaï (900 à 1.000 habitants), qui étale, sur un promontoire verdoyant, au confluent du fleuve Rouge et de la petite rivière de Kaï-Hoa, ses bâtiments neufs, ses entrepôts, ses maisonnettes blanches entourées de jardinets fleuris. Ainsi placée à la frontière (qui, sur la rive droite du fleuve, remonte plus au nord), Lao-Kaï, outre son importance commerciale, a une valeur stratégique; c'est le chef-lieu du 4e territoire militaire. UNE BELLE EXPLORATION Ce fut une exploration vraiment remarquable et utile que celle dont le capitaine Cottes fit le récit, récemment, à la Société de Géographie de Paris, et dont il fut le héros. En termes précis, le jeune capitaine a raconté les impressions de son long voyage de Hanoï, capitale du Tonkin, à Saigon, capitale de la Cochinchine, par une voie qu'empruntent bien rarement les voyageurs: la frontière de Chine, le Haut-Mékong, entrevu jusqu'ici par de rares explorateurs, la chaîne annamite, aux versants abrupts du côté de la mer de Chine, étalés en plateaux et terrasses boisés vers le bassin du Mékong;--au total, un parcours de 4.000 kilomètres, pour le moins, dont 2.528 en pays inconnu. Peu de voyageurs ont rencontré plus de difficultés. Si l'on pense que cet énorme itinéraire a été parcouru par le capitaine Cottes, tantôt à pied, tantôt à dos d'éléphant, en moins de neuf mois (janvier-septembre 1903), on jugera de la bravoure persévérante dont l'explorateur a dû donner des preuves quotidiennes. C'est surtout sur les plateaux qu'il parcourut entre Klam-Klent, près du Haut-Mékong, et le seuil d'Aï-Lao,--où passera probablement la voie ferrée de Hué au Mékong,--puis sur les plateaux habités par des peuplades inhospitalières et qui couvrent les confins de l'Annam et de la Cochinchine, que le capitaine dut faire des prodiges pour que son voyage conservât jusqu'à la fin le caractère d'une exploration pacifique. Ces régions, en effet, sont habitées par des peuplades thaï, aborigènes, encore presque complètement sauvages. Mais peu de voyageurs auront accompli une oeuvre plus utile, car nous possédons maintenant, sur les frontières de l'Indo-Chine française, les renseignements précis et abondants qui nous faisaient défaut. [Illustration: Le capitaine Cottes.--_Phot. Massip._] [Illustration: SUR LA FRONTIÈRE INDO-CHINOISE.--La caravane du capitaine Cottes.] [Illustration: L'INAUGURATION DU MÉTRO, par Henriot.] [Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés dans cette édition n'étaient inclus dans notre document source.] End of Project Gutenberg's L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905, by Various *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ILLUSTRATION *** ***** This file should be named 34119-8.txt or 34119-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/4/1/1/34119/ Produced by Jeroen Hellingman and Rénald Lévesque Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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