L'Illustration, No. 2502, 7 février 1891

By Various

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Title: L'Illustration, No. 2502, 7 février 1891

Author: Various

Release Date: April 19, 2014 [EBook #45437]

Language: French


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L'ILLUSTRATION

Prix du Numéro: 75 centimes.
SAMEDI 7 FÉVRIER 1891
49e Année.--Nº 2502

[Illustration: CHARLES CHAPLIN]



[Illustration: COURRIER DE PARIS]

HEUREUX ceux qui sont à Nice et respirent l'air de la mer! Non pas que
notre Paris soit triste, il y fait un temps tiède, on y joue des pièces
nouvelles quand la Commune veut bien le permettre et l'on s'y prépare en
famille aux fêtes du carnaval.

Dans les collèges, on fêtera ce carnaval en jouant des pièces de comédie
au bénéfice des pauvres. C'est étonnant, ce débordement du théâtre sur
la vie de tous les jours. Je connais un établissement d'éducation où,
sous le péristyle, sont affichés ces deux avis:

D'un côté:

_Messe de la Purification, à 8 heures._

Et de l'autre:

_Monsieur de Pourceaugnac_, comédie en trois actes.

Les élèves de l'institution répètent en sortant de l'office. Et les
pauvres y gagnent, ces pauvres pauvres qui ont passé un si rude hiver.

Mais il s'agit bien de fêtes! Que de morts, et de morts glorieux!
Janvier a fini sur ces deux nouvelles, dont l'une était triste et
l'autre joyeuse, la mort de Meissonier et la démission de Crispi. Ainsi
il est tombé, M. Crispi, brusquement, alors qu'on semblait ne s'y
attendre guère. L'événement est gros de conséquences; mais il faut
laisser aux politiciens le soin d'épiloguer là-dessus. Les pertes de
l'art français, Meissonier, Chaplin, rentrent plus directement dans
l'ordre de nos causeries.

Chaplin! le peintre des roses et des lis. Un Fragonard fin de siècle.
Anglais d'origine aussi, avec quelques tubes de la couleur de
Gainsborough sur sa palette. Il savait donner à la chair féminine une
transparence, un charme exquis. Et quand on pense qu'il avait débuté par
des paysanneries! Avec des paysannes en robes de bure et des rouliers ou
des bergers en limousines rayées! Sans compter les cochons. Chaplin
voulait, en sa jeunesse, se faire le peintre des cochons. Il leur
donnait aussi de doux et jolis petits tons roses comme Charles Jacques.

«_Animal-roi, cher ange!_» disait du cochon Charles Monselet le
gourmand. Chaplin abandonna bientôt le rôle d'animalier et se fit le
peintre des élégances, des décorations agréables, des dessus de portes
et des plafonds à la Boucher. Le boudoir de l'impératrice Eugénie aux
Tuileries était peint par Chaplin. Une fête des yeux. Ah! la coquette et
séduisante bonbonnière! Un souvenir envolé! Au loin la femme, au tombeau
le peintre, en cendres le boudoir!

Quand on lui reprochait de faire joli, Chaplin répondait, avec son
élégance de gentleman:

--Ribot a bien le droit de voir noir. Je réclame le droit de voir rose.
Le rose est dans la nature!

Et il avait raison, l'élégant et puissant artiste, car il y a souvent
plus de puissance dans le goût que dans la brutalité. Je n'adresse pas
ce dernier mot à M. Ribot qui est un grand peintre.

J'ai déjà lu que Meissonier, lui, n'était pas un grand peintre. Parce
que ses tableaux sont petits, on lui dénie le premier rang. Mais telle
petite toile de Meissonier durera plus que bien des ambitieuses
machines. Il est des tableaux de Meissonier qu'on admirera encore dans
des siècles, comme les Flamands.

Un jour, quelqu'un lui dit:

--Savez-vous ce que j'aimerais avoir fait dans ce siècle, en peinture?
Ce sont vos _petits bonshommes_.

Meissonier se montra froissé du mot et pourtant je ne sais pas de
compliment qui dût, en vérité, lui être plus profondément agréable. Le
peintre de ces _petits bonshommes_ était, comme on dit en langage
d'atelier, un _grand bonhomme_.

Et bon, et naïf, et désintéressé!

--Mais chut, disait-il un soir à un ami, j'ai revu dernièrement chez
Secrétan ma _Rixe_; j'ai regardé cela comme si je ne connaissais pas la
toile. Eh bien, c'est vraiment beau!

Ne voyez là que l'accent de sincérité et, disons-le, de vérité.

Désintéressé, ah! certes! En ces dernières années où il passait pour
vendre tout ce qu'il voulait, pour gagner des sommes folles, il gardait
chez lui des toiles inachevées dont on lui offrait des prix
considérables et qu'il ne voulait point livrer parce qu'il n'en était
pas satisfait. Et cependant les prix offerts eussent été les bienvenus.

--Je ne vends pas, disait-il, je travaille beaucoup, je cherche, je
commence plusieurs tableaux, j'en achève quelques-uns, mais, au total,
je ne vends pas!

Et c'était vrai. Ce laborieux était inaccessible à toute pensée de
spéculation. Sans doute il avait des fiertés lorsqu'il apprenait que ses
tableaux atteignaient des prix quasi-fabuleux et il souriait alors en se
souvenant qu'il avait jadis, pour Curmer, fait des dessins sur bois à
vingt francs le dessin, et des chefs-d'oeuvre!

--Le jour j'allais à la Bibliothèque pour chercher des documents, la
nuit je ne dormais pas, je travaillais et je tombais de fatigue, le
matin. Mais le dessin était fait, et Curmer était content.

Et c'était _Paul et Virginie_, c'était _Lazarille de Tormes_, qu'il
illustrait ainsi!

Quelqu'un qui connaissait de près Meissonier m'a assuré que le peintre
écrit et laisse des _mémoires._

--Il m'en a lu des fragments un soir, me dit M. T..., et rien n'est plus
touchant que l'histoire de ses débuts racontée par lui, sa visite aux
frères Johannot, Alfred et Tony, qui lui mirent le pied à l'étrier.

Meissonier écrivain! M. A. T... assure que ces pages du peintre sont
tout à fait de premier ordre. On devrait les publier.

                                 *
                                * *

Autre mort, M. Latour Saint-Ybars, l'auteur dramatique, un mort qui
était déjà un disparu. Et cependant il eut son heure. Sa tragédie de
_Virginie_ fut un succès considérable. Elle servit, avec la _Lucrèce_ de
Ponsard, à battre en brèche la citadelle romantique; mais ces tentations
de réaction classique furent impuissantes et il fallait attendre le
naturalisme pour voir le romantisme regardé comme une vétusté. Voilà, du
reste, bien des mots en _isme_. Latour Saint-Ybars ne s'y arrêtait pas.
Il était catholique convaincu et classique renforcé.

Un _sous-Ponsard_, l'a-t-on appelé. Si cet homme de talent, ce
méridional spirituel, avait donné sa _Virginie_ avant _Lucrèce_, c'est
Ponsard qui serait un _sous-Latour_.

Autre mort, car ils vont vite, comme dans la ballade devenue banale.
C'est un romancier, celui-là, Elie Berthet, un vieux romancier du bon
temps des romans d'aventures, des romans où les souterrains jouaient
leur rôle, où il y avait, pour émouvoir le public, des aveugles qui
recouvraient la vue, et des muets qui retrouvaient la parole. Je gage
que vous n'avez pas lu d'Élie Berthet les _Catacombes de Paris_? Moi
j'ai lu cela, et je m'y suis fort intéressé. Et le _Pacte de famine_! Un
drame révolutionnaire, un de ceux qu'on laissait jouer sous les tyrans.

Elie Berthet était un petit homme au profil aigu et fin, portant
lunettes, un brave et digne homme s'il en fut, un littérateur de la
vieille roche, pur comme l'eau qui en sort.

Il disait des romanciers décolletés de ce temps-ci:

--Ce sont des gens qui gagnent leur partie avec des cartes grasses et
biseautées!

Jadis, il lui était arrivé une aventure des plus ironiques, contée en
quelque endroit par le marquis de Belloy.

En pleine vogue de succès, Elie Berthet visitait Brest, il y a fort
longtemps. Les officiers de marine l'avaient fort bien reçu et
quelques-uns même lui avaient offert un banquet.

On avait bien mangé, causé, le tout avec bonne humeur, lorsqu'au
dessert, brusquement, un coup de canon retentit du côté de la rade.

Elie Berthet rougit un peu, remercia, dit:

--C'est trop! Vraiment, messieurs, je vous suis reconnaissant, mais
c'est trop!

C'était le coup de canon qui annonçait la rentrée des forçats, et le
romancier le prenait pour lui.

Grand pêcheur à la ligne, Elie Berthet allait autrefois, avant de se
mettre au travail littéraire, taquiner le goujon sur une des berges de
la Seine. Un jour, las de sa place habituelle, il choisit un autre
poste, et il y était installé, sa ligne à la main, quand un autre
pêcheur se présenta et lui dit:

--Pardon, monsieur, mais c'est là que je pêche d'habitude!

--Je n'avais vu personne, dit Elie Berthet, j'avais cru...

--Oh! il n'y a pas grand mal, fait le monsieur, mais, sans vous
connaître, je parie que vous êtes républicain.

--Oui, dit Elie Berthet, je suis républicain. Mais pourquoi votre
gageure?

--Eh! monsieur, fait l'autre, tout simplement parce que vous voulez me
prendre ma place!

C'était un mot, mais ce n'était qu'un mot. Elie Berthet apprit depuis
que son interlocuteur était M. de Cormenin, si célèbre à son heure
(heure sonnée) sous le pseudonyme de Timon.

Républicain, Elie Berthet l'avait été toute sa vie. Quand il était tout
jeune, il y avait dans sa ville un vieux grognard du nom de Fissou qui,
ne pouvant exprimer tout haut ses sentiments libéraux et napoléoniens
(sous les Bourbons libéral ou bonapartiste était tout un) n'avait qu'une
joie, une joie malicieuse, qui consistait à appeler par son nom le jeune
homme quand il le rencontrait dans la rue.

Fissou criait:

--_Eh! liberté!_

Et il le criait d'autant plus fort qu'il apercevait quelque agent de
l'autorité.

--_Eh! liberté!_

L'agent se retournait, venait droit au père Fissou, vieil officier de
chasseurs de l'empire.

--Qu'est-ce que vous dites?

--Je ne dis rien.

--Si! Vous criez: _liberté_.

--Je crie _liberté?_

--En pleine rue. C'est un délit.

--Allons donc! J'appelle ce jeune homme, là-bas, qui se promène: Elie
Berthet!

--Elie Berthet?

--Oui. Elie Berthet, viens donc, mon garçon, j'ai quelque chose à te
dire.

Elie Berthet s'avançait, l'agent s'inclinait, un peu ahuri. Et voilà
comment on s'amuse avec le pouvoir quand on n'a contre lui que la
plaisanterie pour arme.

Je ne parlerai pas de la pauvre Rosine Bloch, ne voulant décidément pas
donner à cette causerie le ton d'un glas. Trop de nécrologie en vérité!
La saison est mauvaise et le dégel me semble plus pernicieux que le
froid. On s'invite d'ailleurs, on danse, on se réunit, la vie de Paris
est brillante et la chute de Crispi fait, entre la poire et le fromage,
prononcer autant de paroles qu'elle fait verser d'encre aux
journalistes.

--Quel bien la chute du _misagallo_ fera-t-elle à la France?

--Lui fera-t-elle même du bien?

--A Crispi, Crispi et demi peut-être.

--Une dernière larme à Crispi: _Lacryma Crispi._

On fait des mots. Chez nous on a toujours fait des mots ou des chansons
sur toutes choses. Et l'on parle du Mage. Et l'on discute les mérites de
Meissonier.

--Savez-vous ce qui a fait son succès? disait un homme d'esprit. C'est
que ses tableaux étant petits il fallait s'approcher de très près pour
les regarder, qu'on faisait foule tout autour et qu'on ne pouvait pas
les voir.

--Comme _Thermidor_, alors! répondit Mme de L....s.

Mais il est bien question de _Thermidor!_ A l'heure où j'écris, l'on
s'apprête à jouer _Lohengrin_ à Rouen. Le télégraphe marche. On assure
que les Rouennais veulent avoir leur petite manifestation
patriotico-artistique. On assure qu'ils veulent siffler Wagner. Le
feront-ils? On le saura quand paraîtront ces lignes. Mais ils sont très
fiers de pouvoir dire:

--Nous aussi nous faisons du _boucan_. Il n'y a plus de province!

C'est peut-être parce qu'il y a encore une France!

Et pour terminer par quelque chose de tout à fait consolant, pensons un
peu à cette belle soirée que l'Opéra-Comique a organisée en faveur
d'Hérold.

Hérold! un grand nom! un grand musicien! et qu'un de nos collaborateurs,
Lucien Pâté, a glorifié en des strophes vraiment émues:

        Il me fallait l'âme profonde,
        Le crêpe sur la cloche d'or.
        La note qui réveille un monde,
        Au fond des coeurs où l'âme dort!

        Il me fallait la poésie,
        Le doux rêve où le coeur se fond,
        Et tout ce qui fut l'ambroisie,
        Ce miel que les poètes font.

C'est la France qui dit ces belles choses à Hérold par les lèvres
éloquentes de Mlle Dudlay. Les musiciens! les poètes! les artistes! Mon
Dieu! comme il fait bon les aimer en cette quinzaine où la politique
s'est taillé une si large part!

Rastignac.



LA SOEUR PATROCINIO

[U]ne grande personnalité dans l'histoire contemporaine de l'Espagne, la
soeur Patrocinio, dont l'_Illustration_ a jadis publié le portrait (1)
vient de mourir à quelques lieues de Madrid. Cette mort a réveillé bien
des souvenirs. Les journaux du pays voisin remplissent des colonnes avec
la biographie de cette religieuse archi-célèbre. Nous qui l'avons
connue, nous sommes à même de donner à nos lecteurs quelques détails
assez curieux sur sa vie.

[Note 1: Dans son numéro du 25 janvier 1862.]

J'ai dit grande personnalité, je devrais ajouter tristement célèbre, car
elle était la personnification du fanatisme espagnol, de l'ignorance du
peuple exploitée et mise à profit par les _camarillas_, le démon de la
cour!

Elle s'appelait, de son nom de famille, Maria Rafaela Quiroga. Elle
était la fille de pauvres paysans. A l'âge de dix-huit ans, vers l'année
1827, elle prit le voile, et depuis ce moment, ayant adopté dans le
cloître le nom de Patrocinio, on ne la connut plus que sous ce nom-là.

Sans être une beauté, elle était assez jolie, son air doux et béat
frappait tout le monde. Ses yeux étaient toujours levés vers le ciel. On
lui fit tout de suite une réputation d'illuminée.

Elle sut mettre à profit la vogue dont elle jouissait et commença par
placer son frère don Manuel à la Cour d'Espagne. Grâce à l'influence
acquise par la soeur, don Manuel devint plus tard chambellan du roi don
François d'Assise, mari d'Isabelle II.

Son exaltation et ses extases donnèrent au couvent du Christ de la
Patience, où elle se trouvait, une grande célébrité; et les personnages
carlistes de l'époque décidèrent d'exploiter ses révélations au profit
de la cause du prétendant, et contre la régence de Marie-Christine. On
la mit en rapport avec un moine capucin connu pour sa rage carliste; ce
moine s'empara de l'esprit de soeur Patrocinio et lui apprit ce qu'elle
devait faire pour influencer la foule inconsciente. Elle serait
l'envoyée de Dieu pour favoriser la cause de don Carlos.

Pour cela, il fallait faire des choses extraordinaires, et on lança la
religieuse comme on lance aujourd'hui une étoile.

Au commencement de l'année 1855, une nouvelle extraordinaire se répandit
dans Madrid. Soeur Patrocinio avait été favorisée par le ciel de plaies
exactement pareilles à celles du Christ. Elle s'était réveillée un beau
matin avec de fortes blessures aux mains et aux pieds, et une autre au
côté droit, celle-ci pour rappeler le coup de lance donné au Christ par
Longin.

On disait aussi que la soeur miraculeuse disparaissait pendant la nuit
de son lit et qu'on la trouvait le lendemain couchée et endormie sur les
toits du couvent. C'était le diable qui s'amusait de la sorte avec elle.
Pourquoi faire? me demanderez-vous. Dame! pour lui dire, comme la soeur
le déclara devant le juge d'instruction, que «la régente Marie-Christine
était une drôlesse, et que sa fille Isabelle ne serait jamais reine
d'Espagne!»

J'ai parlé du juge d'instruction, car vous imaginez bien que le
gouvernement d'alors n'y alla pas de main morte. La ville de Madrid
était bouleversée, le couvent du Christ de la Patience envahi par la
foule. Les mères y conduisaient leurs enfants malades pour que la soeur
daignât apposer ses mains sur eux, et les curés, les chefs carlistes,
les _manolas_ et les aventuriers de toute espèce, entretenaient
l'engouement qui devenait folie.

Un décret royal parut dans la _Gazette officielle_, ordonnant le procès.
La soeur était poursuivie pour «imposture fanatique» et inculpée de
crime d'État, pour avoir cherché à développer la guerre civile qui
ensanglantait déjà le pays.

La justice s'empara d'elle, et les troupes furent consignées en vue
d'éviter des émeutes. Soumise à la visite des médecins légistes, ceux-ci
n'eurent pas de peine à reconnaître que les plaies étaient produites par
des caustiques qu'on renouvelait chaque fois qu'elles devaient se
fermer. Un docteur fut chargé de cicatriser les blessures miraculeuses.
A partir de ce moment, la soeur Patrocinio mit des mitaines qu'elle n'a
plus quittées. On n'a jamais plus revu ses mains, et pour cause.

La fausse sainte fut condamnée à l'exil à quarante lieues de la
capitale.

Où alla-t-elle? On l'ignore. On sait seulement qu'elle passa plusieurs
années cachée dans un autre couvent.

Mais son influence n'avait pas disparu. Bien que cette femme diabolique
ait été, au début, carliste effrénée, elle avait pris de l'influence sur
le coeur et l'esprit d'Isabelle II; et quand la Régence finit et que la
reine monta sur le trône, la soeur Patrocinio reparut.

Son frère, comme je l'ai dit plus haut, était parvenu à s'emparer de don
François d'Assise. Don Manuel fut nommé chef de la maison du roi
consort, la soeur Patrocinio revint à Madrid et prit la direction du
couvent de Jésus. Elle y établit un foyer de conspiration perpétuelle
contre tout ce qui relevait du ministère et du gouvernement. L'État,
c'était elle! La reine et son mari allaient souvent au couvent, et, plus
forte que tous les jésuites du monde, soeur Patrocinio réussit à
s'emparer, en maîtresse absolue, de la volonté de la souveraine. La voix
publique dit que la reine lui envoyait son linge pour qu'elle le mît
quelques heures avant elle; l'odeur de sainteté devait y rester!

Avec son frère et le père Fulgencio, confesseur du roi, la soeur
organisa la célèbre _Camarilla_ qui a coûté tant de sang à l'Espagne, et
dont le fanatisme empêcha tous les progrès. On fit croire au roi don
François que le ciel lui réservait un grand rôle en Espagne. Il était le
mari de la reine, c'était lui qui devait gouverner. Et puisque Dieu le
voulait ainsi, don François se laissa faire, communiqua la volonté
divine à sa royale épouse, et celle-ci, sans aucun motif
constitutionnel, renvoya le ministère Narvaez. Narvaez! Il faut se
rappeler sa force et son caractère énergique pour se faire une idée de
la hardiesse qu'il fallut à Isabelle II pour commettre un acte si
violent.

La soeur et son frère dictèrent les noms des nouveaux ministres, tous
réactionnaires. Ce fut ce que l'on appela en Espagne le ministère
éclair. Les ministres prêtèrent serment à trois heures de l'après-midi,
et furent renvoyés à dix heures du soir. C'est assez vous dire quel
était l'état des esprits, et si la mesure fut vite rapportée.

Narvaez, pressé de reprendre le pouvoir, résista d'abord. La reine
pleura. A la fin, il céda. «C'est entendu, dit le maréchal, mais je
n'attendrai pas à demain pour me débarrasser de ces gens-là.»

A minuit, le père Fulgence était amené devant le maréchal entre deux
gendarmes. Sans l'intervention du marquis de Miraflorès, qui était
présent, il l'aurait fait jeter par la fenêtre. Ordre fut donné de le
conduire en exil séance tenante. En même temps, le chef de la Sûreté se
faisait ouvrir les portes du couvent de Jésus. La soeur se présenta
suivie de trente religieuses portant des cierges, elle-même tenant à la
main une image de la Vierge.

--Allons, allons, pas de comédie, au nom de la reine, je vous arrête!

La soeur lui répondit par des mots énigmatiques, pendant que les autres
religieuses pleuraient et se tordaient de désespoir; mais rien n'y fit.
La célèbre mystificatrice fut placée dans une chaise de poste et
conduite à Talavera; son frère fut chassé du palais... on respira!

Cela ne devait pas durer longtemps. Six mois après, don François
annonçait son intention de divorcer si la soeur et ses amis ne
rentraient pas en grâce. La peur du scandale fut telle que le ministère
Bravo Murillo transigea avec cette bande de corbeaux et soeur Patrocinio
rentra à Madrid. De là, elle se rendit à Rome; Pie IX la reçut comme une
souveraine, lui donna sa bénédiction, et la redoutable intrigante
retourna dans sa patrie où elle fonda le couvent d'Aranjuez et vingt
autres dans les provinces. Elle était riche, elle triomphait, et dans
ses mains, couvertes des célèbres mitaines, elle tenait et serrait la
malheureuse Espagne...

La révolution de 1868 vint la surprendre dans ses délices d'Aranjuez où
elle vivait entourée de faste. Elle savait bien que la chute du trône
pouvait être terrible pour elle, et quand le peuple envahit le couvent,
il n'y trouva pas son ennemie. Elle avait de nouveau disparu! Cette
fois, la soeur Patrocinio s'en alla à l'étranger, vint à Paris, laissa
de côté ses habits de religieuse et s'habilla en dame. Un soir, en 1869,
on jouait au Châtelet une revue de l'année. Céline Montaland tenait le
rôle de la reine d'Espagne. Nous étions trois amis, à l'orchestre, quand
nous entendîmes des commentaires en espagnol, dans une baignoire à côté
de nous. Je tourne la tête et m'écrie: «C'est la soeur Patrocinio!»

--Pas possible, dirent mes amis.

--Mais si, voyez ses mains, ses mitaines!...

Elle me regarda avec des yeux de panthère, et, s'adressant à la dame qui
l'accompagnait, dit en se levant:

--Allons-nous-en, allons-nous-en vite!

                                 *
                                * *

Qu'est-elle devenue de 1868 à 1872? Personne ne le sait. Avec son
adresse habituelle, elle fit annoncer sa mort «dans un couvent de Pau».
La nouvelle fut télégraphiée à Madrid, et tout le monde le crut. Mais,
au lendemain de la Restauration, on la vit reparaître. Rendons justice à
l'esprit libéral de feu Alphonse XII. Il ne voulut pas la voir et il est
mort sans la connaître.

La soeur Patrocinio fonda encore un couvent. Elle en a fondé tant! Ce
dernier s'appelle le couvent des «Religieuses de la Conception», et se
trouve à Guadalajara, capitale de la province du même nom. Suivant son
habitude, la soeur, qui en était naturellement la supérieure, fit les
choses en grand; c'est dans ce cloître richement installé qu'elle a
passé les dernières années de sa vie, correspondant avec trente ou
quarante maisons de religieuses fondées par elle. Eloignée de la
politique, elle recevait une correspondance quotidienne très
volumineuse. On ignorait avec qui elle entretenait cette correspondance
et à quel sujet.

Cette femme a toujours vécu enveloppée du plus grand mystère. Atteinte
d'une maladie de coeur, elle s'est éteinte à l'âge de quatre-vingt-douze
ans. Sa mort a été, d'après ce que disent les religieuses, extrêmement
douce. Les soeurs qui la veillaient la croyaient endormie, elle était
morte. Elle ne voulait pas mourir encore néanmoins. Huit jours
auparavant, on lui parla d'extrême-onction. Avec un accent impératif
elle dit: «Non, pas encore!»

Le pape lui a envoyé sa bénédiction. Le peuple de Guadalajara voulait la
voir, mais, pour éviter des manifestations, son corps n'a pas été exposé
dans l'église.

On l'a enterrée avec ses mitaines...

Eusebio Blasco.



[Illustration: LES FUNÉRAILLES DU PRINCE BAUDOUIN, A BRUXELLES.--Le
cortège funèbre traversant la place Royale.]



[Illustration: En 1859. Meissonier à son départ pour l'armée d'Italie.]

[Illustration: La villa de Poissy.]

[Illustration: En 1870. Meissonier, colonel de la garde nationale.]

[Illustration: Meissonier, membre de l'institut.]

[Illustration: En promenade.]

[Illustration: Meissonier modelant un cheval.]

[Illustration: Au travail.]

[Illustration: L'hôtel du boulevard Malesherbes.]

MEISSONIER.--L'homme et l'artiste à différentes époques de sa
vie.--D'après des photographies de la maison Lecadre.



LA CENSURE

_Thermidor_ vient de remettre sur le tapis la question de la censure.

On a beaucoup dit et écrit à propos de cette institution. Bien des
lances ont été rompues sur ce terrain, toujours brûlant d'actualité,
sans que jamais, malgré les victoires remportées, alternativement de
part et d'autre, les résultats successifs de la lutte aient paru donner
à l'opinion publique une satisfaction complète et définitive; maintenue
ou supprimée une fois de plus, la question de la censure n'en sera pas
résolue à tout jamais pour cela, car sa discussion naît de nos passions,
ce qui lui assure une mise à l'ordre du jour éternelle.

Si nous prenons la parole aujourd'hui sur le sujet, ce n'est
pas--rassurez-vous, lecteurs--pour ou contre; non, c'est pour parler à
côté, notre but très modeste est de vous initier au fonctionnement de la
censure, de vous en faire connaître ce qu'on appelle vulgairement la
cuisine.

Nous ne nous occuperons naturellement que de la censure dramatique,
puisque la censure des écrits a été supprimée par la loi du 29 juillet
1881 qui proclama la liberté de la presse.

[Illustration: M. PAUL BOURDON]

Sans vouloir remonter jusqu'à Platon qui, le premier, réclama dans sa
République la nécessité d'une loi qui réfrénât la licence apportée sur
la scène par Aristophane, le précurseur de notre Théâtre-Libre, je vous
dirai succinctement que c'est sous Louis XIV, en 1706, que fut organisée
régulièrement la censure. Pendant la Révolution elle fut supprimée,
rétablie, supprimée de nouveau. Remise en vigueur par le Directoire,
régularisée en 1806 par Napoléon Ier, abolie en 1830, elle renaît peu
après, pour succomber de nouveau en 1848, jusqu'à la loi du 30 juillet
1850 qui la rétablit par des dispositions temporaires rendues
définitives par le décret du 30 décembre 1852.

L'observation qui se dégagerait de ces nombreuses fluctuations pourrait
être celle-ci: chaque fois que la censure a été remise en vigueur, on en
a demandé l'abolition; le rétablissement chaque fois qu'elle a été
abolie. Ce qui tendrait à donner raison à ce vieux dicton qui prétend
dans sa philosophie mélancolique que «plus ça change, plus c'est la même
chose».

Mais je ne suis pas ici pour philosopher et je reviens à mon sujet
c'est-à-dire au fonctionnement de la censure, ou plutôt de l'inspection
des théâtres, pour lui donner, en passant, son titre officiel actuel.

[Illustration: M. PHILIPPE DE FORGES]

La Censure peut être préventive, répressive ou facultative.

Le rôle préventif est celui qui lui a été généralement attribué, et
c'est celui qu'elle exerce aujourd'hui. Il a cet avantage d'offrir aux
auteurs et aux directeurs, grâce au visa préalable, une garantie contre
les poursuites en cas de désordre ou de scandale. La pièce qui
l'occasionne est suspendue et l'auteur et le directeur en sont
simplement pour leurs frais.

Ce n'est pas bien gai, j'en conviens, mais peut-être est-ce préférable
au régime de la censure répressive qui vous accordait--avant, la liberté
de jouer ce que vous vouliez, sous peine d'en pâtir--après. Et l'oeuvre
incriminée entraînait quelquefois la prison pour l'auteur et le
directeur, quand les choses n'allaient pas plus loin, comme sous Louis
XII où la liberté la plus absolue était accordée aux auteurs sous la
seule obligation de respecter les dames, _sous peine de pendaison_. Il
n'y allait pas de main morte, le _Père du peuple_, et dire que c'est à
Henri IV qu'on a attribué le surnom de Roi _galant!_

La censure facultative laissait aux auteurs et directeurs la liberté de
soumettre la pièce à l'examen ou de s'affranchir de cette formalité.
Dans le premier cas, ils n'étaient pas responsables s'il se produisait
du désordre; dans le second cas, ils demeuraient passibles du code
pénal.

La censure, composée actuellement de quatre inspecteurs, MM. Philippe de
Forges, Paul Bourdon, Georges Gauné et Adrien Bernheim, ressort, comme
on sait, du ministère de l'instruction publique et des beaux-arts. Ses
fonctions sont essentiellement consultatives et nous allons voir comment
elles s'exercent.

[Illustration: M. ADRIEN BERNHEIM]

Pour en faire mieux saisir le mécanisme, prenons, si vous le voulez
bien, une pièce depuis le moment où elle est soumise à l'examen de la
censure jusqu'au soir de la première représentation.

Un jour, un auteur s'écrie:

--Enfin, ma pièce est reçue!

Inutile d'ajouter que, si c'est un jeune auteur, il pousse ce cri
quelque cinq, dix ou quinze ans après la présentation de sa pièce à un
directeur de théâtre. Enfin sa pièce est reçue, c'est l'important. Les
rôles sont distribués, la lecture faite aux artistes, les répétitions
commencent.

De la censure, jusque-là, il n'est pas question; on ne s'en occupe que
huit ou dix jours avant la première représentation. Le manuscrit est
alors envoyé au ministère des beaux-arts, rue de Valois, non par
l'auteur, mais par le directeur, avec cette mention en tête de
l'ouvrage: _Pour être représenté sur le théâtre de ***._

Et le rôle de la censure commence. La pièce, inscrite à son arrivée sur
un registre ad hoc, est confiée à l'un des censeurs pour qu'il en prenne
connaissance et qu'il examine si elle ne porte atteinte ni à la morale
ni à la religion, si elle ne touche pas à la politique, si elle ne
contient rien qui puisse--ça, c'est le côté diplomatique--nous susciter
des ennuis avec les puissances étrangères.

--Voilà bien des choses pour un seul homme! me direz-vous.

Sans doute, mais d'abord ils sont quatre, qui peuvent s'entraider, et
puis le genre de la pièce qui leur est soumise, le théâtre qui doit la
jouer, le nom de l'auteur, leur sont déjà des indices qui simplifient la
besogne. Il est bien évident, par exemple, qu'après quelques pages de la
_Cagnotte_, le censeur chargé de lire la pièce a dû être vite rassuré
sur les dangers politiques ou diplomatiques qu'elle était capable de
soulever.

[Illustration: M. GEORGES GAUNÉ]

La pièce lue, le censeur fait un rapport qui est: favorable, défavorable
ou entre les deux.

Prenons le favorable. Dans ce cas le visa est apposé sur le manuscrit,
celui-ci rendu au théâtre qui peut, dès lors, faire afficher la pièce et
la jouer. Il y a encore la répétition générale, mais nous en reparlerons
plus loin.

En cas de rapport «entre les deux», c'est-à-dire lorsqu'une pièce,
admise dans son ensemble, contient des passages qui semblent dangereux
au censeur, il prend, non pas des ciseaux--les légendaires
ciseaux!--mais un crayon, et il indique en marge du manuscrit les
passages incriminés. C'est à ce moment que l'auteur entre en scène, il
se rend près du censeur pour défendre son texte, l'expliquer au besoin.

Et comme auteurs et censeurs finissent forcément par se connaître,
l'entrevue n'a rien de solennel.

Le censeur s'excuse des quelques petites _corrections insignifiantes_
qu'il croit devoir demander. L'auteur se déclare prêt à modifier tout ce
qu'on voudra. Tout cela est du dernier galant, jusqu'au moment où l'on
en vient aux mains. Alors changement de tableau! Les «corrections
insignifiantes» deviennent un vrai massacre, et le «tout ce qu'on
voudra» se change en: «je ne changerai pas un mot!»

Puis l'apaisement, les raisonnements, sinon la raison, une bonne volonté
de part et d'autre, une première concession, un passage atténué, un mot
restitué, la morale finit par se déclarer contente, la politique
satisfaite, et le visa est accordé.

Je dois ajouter que les choses ne se passent pas toujours aussi bien
entre auteurs et censeurs. Quand ils n'arrivent pas à tomber d'accord,
que les modifications demandées ne sont pas consenties, le censeur, que
son caractère de «consultatif» empêche de trancher le différend, fait
sur la pièce un rapport concluant à sa non-autorisation telle quelle. Ce
rapport est remis au directeur des Beaux-Arts, qui émet son avis, et
enfin au ministre, qui seul a voix délibérative. Il approuve les
conclusions du censeur ou passe outre s'il le juge convenable.

Il ressort de là qu'une oeuvre, autorisée ou interdite par la censure,
comme on dit couramment, l'est en réalité par le ministre qui a seul
qualité pour prendre une décision. Il peut même arriver qu'une pièce
soit autorisée sans passer par la censure, si le ministre, connaissant
l'oeuvre, en autorise la représentation sans demander de rapport à
l'inspection des théâtres.

Nous avons dit qu'une fois la pièce visée, elle pouvait être jouée. Ce
n'est pas tout à fait exact, car il y a encore la répétition générale
dont j'ai parlé plus haut.

La censure y est convoquée, afin de se rendre compte que
l'interprétation ne donne pas à la pièce une physionomie nouvelle qui
aurait pu échapper à la lecture, sans compter les costumes qui sont
l'objet d'un examen assez délicat, surtout quand il s'agit de revues, de
ballets, et de certaines pièces des théâtres de troisième ordre, dont le
souci littéraire s'attache moins à dévoiler sur la scène les travers de
nos contemporains que les bras et les jambes de nos contemporaines.
Alors le censeur se voit dans la nécessité--bien cruelle souvent--de
signaler un décolletage trop bas, une jupe trop courte, et, faisant tort
à sa réputation de coupe-toujours, c'est lui, au contraire, qui demande
qu'on ajoute et qu'on allonge!

Enfin, le jour de la première représentation, la censure est également
présente. Elle constate ainsi que la pièce est bien jouée conformément
au texte visé et qu'aucune surprise n'a été réservée pour ce jour-là.
C'est ce qui eut lieu pour Vautrin de Balzac où, dans la scène du
galérien arrivant en général mexicain, Frédérick Lemaitre s'était fait
la tête de Louis-Philippe.

On voit l'effet! Et bien inattendu, car il était assez difficile de le
prévoir à la lecture du manuscrit.

Après la première représentation, le rôle de la censure se trouve
terminé, ou à peu près, car il lui reste toujours le soin de veiller à
ce que le texte de la pièce soit respecté pendant toute la durée des
représentations.

C'est là un soin dont elle n'abuse pas. Je n'oserais même pas affirmer
qu'elle en use.

Il suffit d'ailleurs de voir une pièce à la centième pour juger de la
part de collaboration que prennent peu à peu les artistes à l'oeuvre de
l'auteur. Collaboration qui échappe nécessairement aux censeurs, à moins
que l'un d'eux ne se trouve, par hasard, dans la salle et ne fasse des
observations.

Tels sont les attributions et le fonctionnement de la censure dramatique
à Paris.

Voici maintenant quelques détails relatifs à la province.

Il n'y a pas, à proprement parler, de censure en province; le besoin
s'en fait moins sentir, puisque l'autorisation de représentation d'une
pièce à Paris entraîne par cela même l'autorisation pour toute la
France.

Il en est de même pour l'interdiction, elle s'étend à tous les
départements lorsqu'elle a été prononcée à Paris.

Il arrive cependant, surtout depuis l'élan donné à la décentralisation
dramatique, que des oeuvres inédites soient représentées en province.
Dans ces cas, la pièce est soumise préalablement au préfet du
département dans lequel elle doit être jouée et c'est le préfet qui
autorise ou interdit.

A propos du Théâtre-Libre, bien souvent nous avons entendu des gens
s'étonner que la censure y autorisât toutes les pièces. La censure n'a
pas à se prononcer dans la circonstance. Le Théâtre-Libre est une
entreprise privée, fermée, sans représentations payantes, au vrai sens
du mot, c'est-à-dire, sans guichets ouverts au public. Il rentre dans la
catégorie des cercles et des associations particulières organisant,
comme le cercle Pigalle, entre autres, pour leur plaisir et celui de
leurs amis, des représentations où la censure n'a rien à voir, puisque
sa mission est de prévenir ce qui peut froisser le sentiment public. Ce
n'est pas le cas dans l'espèce.

Mais qu'une des pièces jouées dans l'intimité de ces associations soit
reprise par un théâtre ordinaire, elle relève alors de la censure qui
reprend sur elle tous ses droits d'examen.

                                  *
                                 * *

Outre la surveillance des théâtres, la censure est chargée aussi de
celle des cafés-concerts. Et ce n'est pas le moindre de ses soucis si
l'on réfléchit qu'il existe à Paris plus de cinquante cafés-concerts
permanents et deux fois autant d'hebdomadaires. Ce qui se traduit par le
chiffre respectable de sept à huit cents chansons soumises par mois au
visa de la censure.

On comprend que chacune de ces chansons n'entraîne pas les mêmes
formalités imposées aux pièces. C'est tout autre chose, et si l'étude du
fonctionnement de la censure au point de vue du théâtre ne nous avait
pas entraîné aussi loin, nous nous serions fait un plaisir de vous faire
entrer dans la «cuisine» des cafés-concerts.

Il nous faut y renoncer pour aujourd'hui et nous attendrons, pour y
revenir, que l'actualité nous y ramène.

Je veux cependant vous conter une anecdote qui a trait à la censure des
cafés-concerts.

Un jour on soumet à son visa une chanson intitulée, je crois,
l'_Avancement du petit Augustin._

C'était l'histoire, bien vieille et bien usée, de l'employé pour qui
chaque visite de sa femme au ministre se traduit par un avancement. Il
finissait, au dernier couplet, par être nommé chef de division.

La censure n'y vit pas malice et autorisa la chanson. Elle se chantait
depuis deux ans déjà lorsqu'une plainte, signée d'une main
ministérielle, signala à l'Inspection des Théâtres l'inconvenance de
l'_Avancement du petit Augustin_ et en réclamait l'interdiction
immédiate.

Or, savez-vous le vrai motif de cette réclamation? Il y avait alors
quelque part un chef de division qui--par hasard--s'appelait Augustin;
qui, par hasard aussi, était petit, marié, et qui--comble de
hasard--devait, paraît-il, son avancement à l'amitié du ministre pour sa
femme!

Un sous-ordre de ce fonctionnaire avait entendu la chanson, s'en était
ému, avait rédigé une lettre de réclamation, et le piquant de l'anecdote
est que la lettre fut soumise à la signature du ministre par le chef de
division lui-même--naturellement!

Paul Bilhaud.



URANIE

Par CAMILLE FLAMMARION

Edition nouvelle ornée de nombreuses illustrations.

On sait quel beau succès accueillit l'an dernier le roman astronomique
de M. Flammarion. L'édition nouvelle qui paraît aujourd'hui, illustrée
par Emile Bayard, Bider, Falero, Gambard, Myrbach et Riou, ne peut
manquer de le lui renouveler.

Nous n'entreprendrons pas d'analyser ce livre. Laissez-vous, dirons-nous
au lecteur, guider par Uranie elle-même, la séduisante muse du ciel,
laissez-vous initier par elle aux grands problèmes de l'immensité,
puisqu'elle ne se refuse pas, M. Flammarion aidant, à nous prendre,
pauvres profanes, sur ses ailes de flamme et à nous emporter dans les
sphères. Et pour cela, écoutez son conseil:

«Il faut se dégager entièrement des sensations et des idées terrestres
pour être en situation de comprendre la diversité infinie manifestée par
les différentes formes de la création. De même que sur votre planète les
espèces ont changé d'âge en âge, depuis les êtres si bizarres des
premières époques, époques géologiques, jusqu'à l'apparition de
l'humanité, de même que maintenant encore la population animale et
végétale de la terre est composée des formes les plus diverses, depuis
l'homme jusqu'au corail, depuis l'oiseau jusqu'au poisson, depuis
l'éléphant jusqu'au papillon; de même, et sur une étendue
incomparablement plus vaste, parmi les innombrables terres du ciel, les
forces de la nature ont donné naissance à une diversité infinie d'êtres
et de choses... Les formes, les organes, le nombre des sens, dépendent
des conditions vitales de chaque sphère; la vie est terrestre sur la
terre, martienne sur Mars, saturnienne sur Saturne, neptunienne sur
Neptune, c'est-à-dire appropriée à chaque séjour, produite et développée
par chaque monde selon son état organique et suivant une loi primordiale
à laquelle obéit la nature entière: la loi du progrès.»

Ainsi parle Uranie, et vous pensez bien qu'en parlant ainsi, elle
franchit à tire d'aile des millions, des billions et des trillions de
lieues. Malgré cela, le voyage n'est pas long, il ne le paraît pas du
moins, et laisse le temps aux illustrateurs de prendre en route de
charmants croquis de toutes les flores de tous les paysages que l'on
voit sur la route.

[Illustration.]



NOTES ET IMPRESSIONS

O l'heureux temps que celui où chacun peut penser ce qu'il veut et dire
ce qu'il pense!

Tacite.

                               *
                              * *

La misère a du bon: c'est la nourrice des artistes.

Charles Chaplin.

                               *
                              * *

J'ai souvent été tenté d'écrire ce paradoxe: l'histoire que l'on connaît
le moins est celle qu'on a vue.

Jules Simon.

                               *
                              * *

Un Parisien--nous ne parlons pas des Parisiennes--s'imagine agréablement
avoir tout l'esprit qui circule autour de lui, et il se dispense souvent
d'y mettre du sien.

O. Feuillet.

                               *
                              * *

On pense trop à soi dans les grandes villes; dans les petites, on
s'occupe trop des autres.

E. Dubay.

                               *
                              * *

Pour pardonner, il faut avoir souffert.

Léon Tolstoï.

                               *
                              * *

La meilleure punition de la fausse modestie, c'est d'être prise au mot.

A. Dufresne.

                               *
                              * *

Le jeune fou augmente son entourage, le vieux sage l'épure.

Edm. Thiaudière.

                               *
                              * *

La vertu est, comme la santé, un équilibre instable entre les forces
contraires dont le jeu constitue la vie.

                               *
                              * *

Il est cruel de reprocher aux gens les défauts ou les infirmités dont
ils sont les premiers à s'apercevoir et à souffrir.

G.-M. Valtour.



[Illustration: MEISSONIER]



MANQUANT A L'APPEL

I

LE soleil disparaît au couchant, dans un flamboiement d'or qui met une
gloire à la cime des montagnes.

Sous la caresse de son dernier baiser, les eaux limpides de la rivière
s'allument, à la surface, de fugitives étincelles; un suprême
rayonnement anime les détails du paysage, qu'un court crépuscule va
rapidement assombrir et que les ténèbres s'apprêtent à effacer. Le vent
du soir, imprégné de balsamiques parfums, courbe les minces roseaux
frissonnants, tout le long des rives abruptes où l'argile se montre par
places, comme la peau sous un haillon effiloché. Au ciel, du côté de
l'occident, quelques légers nuages planent, floconneux, et reflètent eux
aussi, par une délicate teinte rosée jetée sur leurs contours, l'éclat
mourant de l'astre réfracté.

De la vallée, avec les tièdes exhalaisons d'un sol surchauffé, monte
vers les sommets une rumeur confuse faite de mille bruits divers; mais,
si la variété des sons frappe nettement l'oreille, celle-ci, du moins,
n'en conserve pas l'impression: tout se fond en une seule harmonie très
douce, puissamment mélancolique. La chanson du crépuscule n'est plus,
comme dans nos pays tempérés, un murmure apaisé, reposant: c'est une
plaintive mélopée, une sorte de lamentation de l'au-delà, de chant
funéraire entendu à travers les planches du cercueil...

Cependant, les lueurs flottantes ont disparu. Au zénith, une à une, les
étoiles dispersent leurs scintillantes paillettes, les nébuleuses sèment
leurs fines poussières lactées. La lune, nouvelle, laisse le champ libre
à ces peu redoutables concurrentes dont elle ne saurait jalouser le
timide éclat.

Et voilà que, d'un enfoncement de la rive où les roseaux, violemment
écartés, abandonnent au fil de l'eau leurs tiges à demi-brisées, une
embarcation se lance en plein courant, si petite qu'elle fait à peine
une tache plus sombre à la surface enténébrée du fleuve. C'est un de ces
canots légers en rotin tressé qui servent aux Annamites du haut pays
pour la navigation locale, et dont l'instabilité est telle que le
moindre mouvement du rameur se traduit immédiatement par une série
d'oscillations aussi désagréables qu'inquiétantes.

Et, s'il nous était donné de percer le manteau d'ombre couvrant la
rivière, nous verrions, accroupi au fond de ce canot-fantôme, le fusil
barrant les genoux, l'oeil aux aguets, un Européen, un soldat qui, la
main sur un gouvernail improvisé, dirige tant bien que mal la périlleuse
descente.

II

Ce fait s'est produit au cours de toutes les guerres, en Annam comme
ailleurs.

Le combat terminé, quand on se compte, il vient se placer, à côté des
morts et des blessés reconnus, une catégorie d'hommes dont la situation
ne peut être nettement définie.

Personne ne les a vus tomber; nul ne les a ramassés sur le champ de
bataille: ce sont des manquants à l'appel, des disparus.

Dans nos luttes européennes, cette mention est une espérance aux coeurs
de ceux qui attendent. Là-bas, dans les campagnes coloniales, c'est au
contraire, le plus souvent, l'écho d'une douloureuse agonie précédée
d'innommables tortures...

Les clairons sonnent la charge.

Le long des pentes ravinées dont les bandes annamites garnissent les
crêtes, là compagnie déployée monte, haletante.

Des balles, elle ne se soucie guère.

Mais voici que d'en haut, soudain, une trombe mugissante s'abat, faite
de pierres énormes arrachées au sol et qui, tournoyant en bonds
gigantesques, passent à la volée avec de grands souffles.

L'assaut subit un temps d'arrêt: chacun se gare, l'échine courbée.

Cependant, sur la ligne irrégulière tracée par les tirailleurs, un homme
est tombé, fauché par un éclat, et roule à demi-assommé, inconscient,
évanoui.

Un trou herbu est là, profond, qui le recueille: le voile de feuilles
mouvantes, un instant déchiré, se referme... et, le soir venu, la
bataille finie, on recherchera vainement celui qui manque à l'appel...

Ç'avait été le cas du caporal Munier.

III

Revenu de sa syncope, celui-ci rassembla d'abord ses souvenirs; puis il
se mit debout et constata, par le jeu de ses articulations, que, sauf
quelques côtes un peu durement froissées et une légère coupure à
l'épaule, sa personne était en parfait état.

Il fut plus longtemps à se rendre un compte exact de sa situation,
l'obscurité complète au milieu de laquelle il se démenait ne facilitant
guère son examen. Néanmoins il réussit à se tirer du puits étouffant qui
lui avait à la fois si fort à propos et si malencontreusement servi de
cachette, et, émergeant des végétations enchevêtrées qui jaillissaient
des parois jusqu'à l'orifice, il se trouva bientôt en plein air.

A ce moment, une atmosphère orageuse limitait l'infini des espaces à
l'immobile entassement de sombres vapeurs, saturées d'électricité, qui
suspendaient devant le rayonnement des mondes extra-terrestres un écran
progressivement épaissi. A la surface du sol, des exhalaisons chaudes
stagnaient, comme l'eau visqueuse d'un marécage dont elles avaient les
putrides effluves. Un malaise général, précurseur ordinaire de ces
mouvements météorologiques, pesait sur la nature entière, écrasée dans
l'attente de la première rafale et du premier coup de foudre: ç'allait
être, sans nul doute, une mauvaise fin de nuit.

Le caporal Munier accorda peu d'attention à ces menaçants symptômes. Il
commença par s'inspecter des pieds à la tête, et, lorsqu'il se fut
assuré que ses cartouchières étaient toujours garnies, que son fusil
n'avait subi aucune détérioration, que son léger bagage restait intact;
lorsqu'il eut sondé les ténèbres, prêté l'oreille aux bruits indistincts
de l'étendue, il s'assit au bord du trou et tint conseil avec lui-même.

Le résultat de cette méditation fut que de son activité dépendait son
salut.

En effet, l'engagement terminé, la compagnie avait dû organiser son
cantonnement sur les berges de la rivière, en amont ou en aval, mais
évidemment à courte distance du terrain de la lutte. Les camarades ne
pouvaient être bien loin: à un ou deux kilomètres au plus de cette sorte
de cap rocheux que la chaîne des collines projetait droit dans le
fleuve. Les devancer, pour se faire recueillir au passage, tel était le
but à atteindre.

Ceci posé, il fallait agir.

Le caporal Munier possédait un caractère énergique et résolu. Les
dangers de sa situation ne l'effrayaient point: ils constituaient plutôt
un stimulant à son courage et à ses facultés natives. Son cas
exceptionnel lui apparaissait comme une de ces particularités qui
sortent quelqu'un de la foule pour le porter en pleine lumière. Ce
n'était pas banal de se trouver là, seul en pays hostile, au milieu
d'ennemis dont la cruauté égalait la perfidie, paisiblement occupé à
discuter les moyens de mettre hors de péril la vie d'un homme qui avait
failli être écrasé et se réveillait, sain mais non sauf, d'une syncope
de plusieurs heures.

--On n'y voudra pas croire! murmura-t-il tout haut.

Cependant, il convenait de ne pas s'attarder, de profiter du reste de la
nuit, bien avancée déjà, pour faire, sans crainte de fâcheuses
rencontres, le plus de chemin possible.

Le caporal se leva.

Toutefois, au lieu de reprendre l'ascension directe qui eût été trop
fatigante, le _disparu_ contourna le flanc dénudé du mamelon, du côté de
la rivière dont il atteignit bientôt les bords. Malheureusement, en cet
endroit, la déclivité était si prononcée qu'il lui fallut de grands
efforts pour se maintenir sur les roches glissantes, en s'aidant des
moindres aspérités du sol. A franchir cet éperon granitique contre
lequel le courant se brisait avec un véritable ressac, il perdit ainsi
un temps précieux, se froissant aux angles des pierres, se déchirant aux
ronces, risquant à chaque pas de se rompre le cou.

Et quand enfin, épuisé, à bout de souffle, il se retrouva en terrain à
peu près horizontal, le ciel s'ouvrit brusquement: un éclair fulgurait,
illuminant le fleuve, les montagnes, les noires vapeurs planantes, qu'il
stria d'un zigzag de flammes...

Alors seulement Munier aperçut devant lui, très près, un large arroyo
dont l'eau calme, une seconde, étincela.

La route était barrée.

IV

Devancer la colonne, ou même simplement la rejoindre, devenait dès lors
impossible: l'obstacle qui surgissait si mal à propos modifiait
complètement le plan primitif; les chances de salut diminuaient. Munier
le reconnut sans s'en émouvoir. Il appartenait à cette race de gens qui
ne sauraient faire le sacrifice de leur vie, pour le bon motif que
celle-ci ne leur paraît jamais menacée.

Une difficulté se présentait, la première d'une longue série peut-être.
Il fallait la vaincre, et, après celle-là, toutes les autres. Un bon
nageur comme notre caporal devait aisément la surmonter.

Ce fut l'affaire de la nuit qui suivit.

Mais les cours d'eau ne sont pas rares en Indochine; pareil obstacle se
rencontrerait plus d'une fois encore. D'ailleurs, la route de terre
était incommode, périlleuse, semée d'embûches et de surprises. Munier se
le disait et pensait au fleuve, dont le courant irrégulier pouvait le
rendre, sans fatigue sinon sans danger, presque à destination.

Cependant, pour utiliser celui-ci, il importait de trouver une jonque,
un radeau, une chose flottante quelconque. Cette recherche demanda du
temps, de la patience et de l'audace, mais enfin aboutit. A partir de ce
moment, le voyage se poursuivit dans des conditions de célérité et de
bien-être relatifs. Dormant le jour au milieu des roseaux ou en un creux
de roche, Munier reprenait le soir sa course solitaire, l'oeil
scrutateur, l'arme chargée, attentif au moindre bruit émanant de l'une
ou l'autre rive.

Vingt fois, entraîné par les remous, le léger sampan faillit sombrer;
vingt fois des bancs de sable l'arrêtèrent. Une nuit, en essayant de se
ravitailler aux dépens d'une case vide d'indigènes, le fugitif fut
surpris et dut lestement battre en retraite. Le lendemain, c'était, à
l'aube, un convoi qu'il croisait dans la brume et qu'il n'évitait que
grâce à la complicité du brouillard. Il en était même venu à ne plus
oser se livrer au sommeil, ayant été désagréablement réveillé, certain
soir, par le froissement des bambous qui lui servaient d'asile et entre
lesquels apparaissait, menaçant, le mufle d'un tigre pressé de se
désaltérer à la rivière.

Aussi le double piton couronné d'un vieux fort branlant qui garde le bac
de la route royale fut-il salué, par le pauvre diable, d'un véritable
cri d'allégresse. Cette montagne, ce fort dont la silhouette grise se
dessinait confusément sous la lumière blanchissante du matin, c'était
trois kilomètres à peine qui le séparaient de la ville occupée par nos
troupes: c'était le salut!... Un instant, se départissant en cela de sa
prudence habituelle, Munier eut la tentation de terminer son voyage en
plein jour; mais un souvenir le retint. Trois mois auparavant, le
sergent-major de sa compagnie avait voulu, seul et sans armes, faire une
excursion à cette ruine poudreuse juchée sur la hauteur. Le soir même, à
l'appel, on constatait son absence, et, le lendemain, une patrouille
fouillant les alentours rapportait son cadavre--décapité, dévêtu,
mutilé, horrible!

Non! c'eût été trop absurde d'avoir traversé quarante lieues de pays
ennemi, d'avoir échappé aux hommes, aux fauves, au fleuve, pour finir
ainsi bêtement, assassiné sur le grand chemin, en vue du pavillon
français, à portée du canon de la citadelle!... Non, non! un peu de
patience encore! La journée serait vite passée, après tout; et
d'ailleurs le caporal se sentait rompu de fatigue, pris d'un
irrésistible besoin de sommeil. Dix jours s'étaient écoulés depuis le
début de cette aventureuse odyssée: la bête humaine, surmenée, à bout de
forces, réclamait.

Abandonnant donc l'embarcation au caprice des eaux--alors houleuses et
agitées sous la pression d'un furieux vent d'est soufflant en
tempête--Munier escalada la berge et se réfugia au plus profond du bois
sacré qui faisait à une petite pagode délabrée un funèbre linceul
d'ombre. L'horizon s'éclairait rapidement de lueurs blêmes dont les
bandes s'étendaient progressivement vers le zénith, comme si elles
eussent marché de concert avec les nuages; pourtant, autour des
murailles le feuillage était tellement épais qu'on n'y voyait pas
encore. Par moments des gouttes tombaient, cinglant les feuilles à la
cime, mais ne touchant pas le sol.

La journée s'annonçait mal et paraissait devoir être peu propice à une
sieste en plein air. Sans hésiter, le caporal franchit l'entrée du
temple et se hissa jusqu'au sanctuaire où il prit la place de la
divinité absente. Le lieu était bien choisi; aussi, bercé par l'ouragan
qui faisait craquer, à l'intérieur, les boiseries vermoulues, et brisait
au dehors les hautes branches trop ployées, ne tarda-t-il pas à
s'endormir.

Quand il rouvrit les yeux, la nuit était venue. Au ciel, un peu nettoyé,
la lune, presque dans son plein, brillait à de longs intervalles entre
les nuées moins pressées. Il ne pleuvait plus, néanmoins le vent
soufflait toujours avec une excessive violence. Après avoir jeté sur la
campagne ce regard circulaire qui précédait d'habitude ses départs, le
fugitif se remit en marche, les membres endoloris, il est vrai, mais
l'esprit dispos et l'âme joyeuse.

La route mandarine déroulait alors sous ses pas, au milieu des rizières
inondées et des touffes de bambous épineux, son large ruban d'argile
déjà sec. En avant, sur la droite, les vastes bâtiments et les murs
élevés du relai royal écrasaient la plaine de leur architecture massive;
à gauche, une pagode se distinguait nettement, grâce à sa blancheur,
qu'avivait encore la demi-clarté tombant des nuages...

Aucun bruit, sauf celui de la tempête balayant l'étendue...

Et, tout en cheminant sur ce sol battu qui ne gardait même pas l'écho de
sa course, le caporal Munier songeait au but atteint, aux dangers finis,
aux camarades retrouvés, à la réception étonnée et cordiale qui
l'attendait, là-bas, au seuil du grand magasin à riz transformé en
caserne. Peut-être l'avait-on déjà rayé des contrôles, le croyant mort,
chose vraisemblable, il le reconnaissait. Et cette pensée le faisait
rire discrètement, comme en lui-même. Il allait falloir le ressusciter
aujourd'hui; il serait la cause d'écritures démesurées, de rapports
interminables, de conversations jamais épuisées; la paperasserie
administrative marcherait: de Thuan-An à Hanoï, d'Hanoï à la portion
centrale, de la portion centrale au ministère... Sa disparition le
posait, le mettait en relief, le signalait à l'attention et à la
bienveillance générales. On avait vu des gradés obtenir la médaille
militaire pour moins que cela! Et il restait volontiers sur cette vision
de ruban jaune où pendait une effigie d'argent, battant sa vareuse.

Cependant, inconsciemment, il pressait le pas.

Devant lui s'étendait maintenant le faubourg de la vieille cité
annamite. Des chiens aboyaient, flairant l'étranger; des chuchotements
couraient sous les paillottes, entre les cloisons desquelles, parfois,
un rais de lumière glissait, pour s'éteindre aussitôt.

Mais voici l'enceinte extérieure, avec son parapet de terres gazonnées
troué d'une porte hermétiquement close. Un bon coup de jarret, et le
talus est franchi. Le caporal Munier suit en ce moment la principale rue
de la ville, toujours signalé au passage par les aboiements rageurs
qu'entraîne l'ouragan. A l'angle du quartier chinois, un veilleur
indigène, surpris par l'approche inattendue de l'Européen, abandonne son
tam-tam et détale à toute vitesse: les Célestes peuvent dormir en paix,
leur repos est bien gardé!

Quelques enjambées de plus, et le caporal débouche sur l'esplanade. Sous
son regard ravi se développe à présent un sévère profil de noires
murailles surmontées, ça et là, de miradors aux toits étagés, que domine
un mât gigantesque.

--La citadelle!...

V

Le long de la courtine sud, entre les deux bastions, la sentinelle
oscille de son pas régulier, coupé de haltes fréquentes...

Depuis plusieurs nuits, des bandes de pillards dévastent les environs du
chef-lieu, rançonnant les habitants, brûlant les villages, terrorisant
la contrée et poussant des pointes audacieuses jusqu'au périmètre des
faubourgs. La petite garnison, trop affaiblie par les colonnes opérant
au loin, ne suffit qu'à grand'peine à la protection immédiate de la
ville: encore n'est-ce qu'au prix d'une vigilance incessante de la part
des hommes de garde.

Le factionnaire, que sa promenade limitée a ramené près du mirador,
vient de s'arrêter net. L'arme haute, le corps brusquement ployé sur le
revêtement de pierre, anxieux, il observe.

Par-delà le pont franchissant le large fossé tout rempli d'une
plantureuse végétation aquatique, au saillant du triangle formant
demi-lune destiné à en couvrir les abords, une ombre suspecte s'est
montrée, indistincte, indéfinissable, parfaitement visible, pourtant,
dans son mouvement de progression rapide et continu vers la citadelle.

--Halte-là!... qui vive? crie le soldat.

L'ombre touche à la contrescarpe...

--Qui vive?

Elle s'engage sur le pont... Dans la nuit, la tempête hurle et siffle
plus horriblement que jamais, dominant la voix, fauchant les paroles aux
lèvres...

--Qui vive?

Une détonation courte éclate, cueillie aussitôt et emportée par le
vent...

--Aux armes!...

Le poste entier garnit le parapet, au milieu d'un grand bruit d'aciers
cliquetants et d'ordres précités.

Promptement, avec l'habitude de gens rompus aux alertes, les hommes
s'échelonnent, prennent leurs emplacements de combat. Sous le mirador,
par la brèche du créneau qu'une inoffensive couleuvrine occupe en
partie, le sergent et la sentinelle regardent de tous leurs yeux...

Cependant, en haut, une éclaircie a déchiré le voile de lourdes vapeurs
fuyant devant la tourmente; et la lune, dont la tranquille clarté
s'épand au loin sur la campagne assoupie, découvre maintenant à l'entrée
du pont un corps étendu, immobile...

Il y aura toujours, le lendemain, des conversations à la chambrée et un
rapport au commandant d'armes; mais le caporal Munier ne manquera plus à
l'appel.

L. Huguet.



QUESTIONNAIRE

N° 16.--Paris et Province.

_Quels sont les Avantages et les Inconvénients de la Vie de Paris et de
la Vie de province?_

(14 Juin 1890.)

RÉPONSES (suite)

Ce que j'aime à voir, en Province, ce sont les vieilles maisons. Ces
demeures sont simples, elles parlent à l'esprit et au coeur, elles
rafraîchissent l'imagination fatiguée par les admirations saugrenues
pour les embellissements. Elles donnent une idée exacte de la vie
sociale de nos pères et rappellent cette réflexion d'un philosophe:
«Nous ne voyons, dans l'histoire comme elle est faite, que les grands
hommes, les rois, les ministres tout au plus; ce que nous ignorons et ce
qu'il y a plaisir à connaître, c'est la condition médiocre, l'existence
moyenne des bonnes gens de chaque temps.»--Charles D.

C'est avec des faits divers, des anecdotes et des commérages, qu'il
faudrait écrire l'histoire, la seule vraie, à la manière des _Mémoires_
de Saint-Simon pour nuire à... son temps, des _Lettres_ de Mme de
Sévigné, cette Fleur-de-Potin du dix-septième siècle, qui se savait lue
comme une Gazette, et de la _Correspondance_ de Diderot avec Mlle
Rolland, qui est le Tableau du dix-huitième siècle.--Kan dit Raton.

En dehors de Paris, il n'y a pas que des villages, il y a d'autres
villes, de grandes villes, de belles villes; mais j'ai beau faire, je ne
vois partout que Royaumes de l'ennui, et je donnerais toutes les plus
belles choses du monde pour jeter un seul coup d'oeil sur le bien-aimé
Paris. Plus j'ai vu les pays étrangers, plus j'ai aimé la France, et
plus j'ai habité la Province, plus j'ai aimé Paris.--Si on n'y est pas
toujours heureux, on y trouve du moins des armes contre le malheur.
Paris a une âme qui se met au diapason de l'âme humaine, et quand on
l'aime bien, on ne peut lui être infidèle qu'un moment, par contraste,
et pour lui revenir.--Viator.

Paris est la seule ville hospitalière aux parias intelligents qui lui
apportent leurs cerveaux pour alimenter sa fournaise. Elle dévore, mais
quelles heures! A Paris une semaine est plus pleine qu'une année de
Province, et toutes les cordes du clavier humain vibrent harmonieuses.
Quand on vit par l'intelligence et par le coeur, la Province est comme
la cloche d'une machine pneumatique où la respiration s'arrête. C'est le
vide, le néant, l'absolu malheur.--Un Lecteur.

A Paris, on a son individualité, sa physionomie, son caractère, ses
idées, ses opinions, ses sentiments. En Province, il est défendu d'en
avoir, ou du moins d'en montrer; tout est coulé dans le même moule, tout
est de convention. Le grand art, unique, qui résume tout le secret de la
vie en province, c'est l'abstraction complète de la personnalité; ces
gens si curieux et si bien informés ne donnent jamais leur avis sur rien
et sur personne. Cet art se résume dans la formule de Figaro, qui avait
le droit de parler de tout sans en rien dire. Le Normand: «Pour une
année où il y a des pommes, il n'y a pas de pommes; mais, pour une année
où il n'y a pas de pommes, il y a des pommes.» Le Breton: «Peut-être
bien». Le Franc-Comtois: «Voilà.»--Le Chardon.

On rencontre en Province des hommes supérieurs; mais ils ne sont pas
dans un milieu favorable à la culture et au développement des grandes
conceptions. Tous ceux qui croient avoir une idée nouvelle ou le secret
d'une découverte sont exposés à réinventer ce qui est déjà trouvé et
connu; aussi les voit-on déserter la Province et fixer toujours les yeux
sur Paris, comme l'aiguille aimantée vire au pôle: Paris, c'est la
patrie la Province, c'est l'exil.--Emile T.

Si l'homme est né laboureur, chasseur, artisan, marin et soldat, s'il a
des besoins matériels, il a aussi les aspirations de l'âme et de
l'intelligence. Mon rêve, à moi, ce serait ce séjour idéal de bonheur
que Diderot appelle _Le Petit Château_, et qui n'est pas en Espagne:
vivre en famille, dans une belle aisance, cinq mois à Paris et le reste
du temps partagé entre la campagne, la mer, la montagne et les voyages.
Toute proportion gardée, c'est là une vie royale, moins les ennuis de
l'étiquette et les soucis de la couronne.--Sans-Souci.

La vie de Paris enfante les fièvres et les passions, comme le soleil de
l'Inde fait éclore les piments et les fleurs empoisonnées; mais la
contagion est limitée, il y a des corps et des âmes réfractaires. On
calomnie Paris. Ses ennemis l'appellent la Capoue de l'Europe, ses
envieux l'Auberge du Monde, les êtres prosaïques la Gare de l'Univers,
mais les poètes l'ont surnommée la Ville sainte. La France est la Reine
de la pensée, et Paris la Grande Horloge de l'humanité, la ville de feu.
Cet Enfer a ses anges; Paris est aussi la Capitale de la Sagesse, de la
Vertu et du Pot-au-feu.

Paris est un désert peuplé d'égoïstes, mais il a ses oasis:

        Ainsi l'on peut trouver au sein des multitudes
        Le même isolement qu'au fond des solitudes.

Que les esprits moroses, les censeurs atrabilaires, gémissent sur la
Babylone moderne, c'est leur droit incontestable; ils prêcheront
longtemps dans le désert, et même au milieu des foules, avant que Paris
devienne la Capitale de la Morale en action. Assurément, dirait
Périandre, tyran de Corinthe, «il se commettrait moins de crimes, si
tous les hommes étaient vertueux», et on n'assisterait pas au spectacle
de l'injustice et de l'affliction perpétuelle des nobles créatures qui
honorent et relèvent l'humanité. La Grèce élevait les courtisanes à la
dignité de prêtresses; les vrais philosophes dédaignent les jérémiades
et la question est tranchée d'un seul mot. Il en faut.

Les naturalistes, sans jeu de mots, ne songent pas à s'étonner que les
reptiles empoisonneurs aient des reflets chatoyants et que les fleurs
vénéneuses soient riches en couleurs et en parfums. Quant au peintre de
moeurs, ce n'est pas lui qui est immoral, c'est le monde qui lui sert de
modèle et qui ne le paie pas pour le flatter.--Un Athénien de Paris.

Charles Joliet.



[Illustration: LES OBSÈQUES DE MEISSONIER.--Le cortège funèbre à
l'église de la Madeleine.]


[Illustration: LES OBSÈQUES DE MEISSONIER.--Le fourgon funèbre
traversant la forêt de Saint-Germain.--Arrivée du corps au cimetière de
Poissy.]



[Illustration: HISTOIRE DE LA SEMAINE.]

La semaine parlementaire.--L'interdiction de la pièce de M. Sardou,
_Thermidor_, a été, comme il fallait s'y attendre, l'objet d'une
discussion très vive à la Chambre. M. Fouquier qui, dans tous ses
écrits, et avec un talent auquel tout le monde rend hommage, défend la
cause de la tolérance, a déposé une demande d'interpellation, de concert
avec M. Charmes et M. Reinach, «sur les mesures que comptait prendre le
gouvernement pour assurer le maintien de l'ordre et la liberté de l'art
dramatique.» Il a défendu sa thèse avec l'esprit qu'on lui connaît, et,
en somme, la Chambre était très hésitante, car si d'une part la majorité
avait quelque peine à blâmer un ministère qui a sa confiance, de
l'autre, beaucoup de députés, même ministériels, regrettaient qu'on eût
interdit une pièce, acceptée par la censure, uniquement parce qu'il
avait plu à quelques individus isolés d'en empêcher la représentation.

M. Constans, ministre de l'intérieur, est monté à la tribune et a
expliqué que les incidents de la seconde représentation de _Thermidor_
et les renseignements parvenus depuis au ministère ne laissaient aucun
doute sur les désordres qui allaient se produire aux représentations
suivantes, soit dans la salle, soit dans la rue. Le devoir du
gouvernement, a ajouté le ministre, était de les prévenir par une
décision rapide. Il l'a fait, et il aurait été coupable s'il ne l'avait
pas fait.

Pendant toute cette discussion la Chambre s'est montrée visiblement
agitée, au point que les orateurs ne réussissaient pas à retenir
l'attention. Tour à tour, M. Pichon, M. Emmanuel Arène, M. Reinach,
prennent la parole sans parvenir à se faire écouter, en sorte que M.
Constans a pu faire cette observation, «que le désordre auquel la
Chambre paraissait en proie pouvait faire présager ce qui se serait
passé au théâtre si les représentations avaient continué.» Bref, on ne
savait ce qui pouvait résulter de cette discussion, lorsque M.
Clémenceau a demandé la parole, et du premier coup a porté la question
sur un terrain tout nouveau, car après son discours, chose inattendue,
la Chambre a été appelée à se prononcer, non sur l'interdiction de
_Thermidor_, mais sur la révolution elle-même, et sur la façon de gérer
l'héritage qu'elle a laissé au parti républicain.

«Qu'on le veuille ou non, a dit M. Clémenceau, la révolution française
forme un bloc dont il est impossible de rien distraire... Les temps ne
sont pas si changés qu'on le pense. Avez-vous oublié l'insurrection
royaliste de la Vendée, les émigrés servant à la frontière dans les
rangs des Prussiens et des Autrichiens? Avez-vous oublié la terreur
blanche? Les petits-fils des Vendéens et les petits-fils des bleus sont
toujours en face les uns des autres... La révolution n'est pas finie. Ce
que nos pères ont voulu, nous le voulons aussi. Voilà pourquoi la lutte
durera tant qu'un des deux partis ne sera pas victorieux. Et voilà
pourquoi, si le gouvernement ne faisait pas son devoir, les citoyens
feraient le leur.»

M. le comte de Mun, au nom de la droite, a accepté la discussion dans
les termes où la posait M. Clémenceau, en sorte que, pour faire suite au
centenaire de 1889, nous avons eu ce spectacle significatif des deux
partis se dressant l'un en face de l'autre comme si un siècle ne s'était
pas écoulé depuis le jour où ils étaient aux prises.

Mis en demeure de se prononcer, M. de Freycinet, tout en protestant
contre ceux qui évoquaient le «fantôme de la terreur», a déclaré que le
gouvernement se considérait comme le dépositaire des conquêtes de la
Révolution et qu'il les gardera et avec ceux qui partagent ses
sentiments et ses idées.»

Sur ce, on est passé au vote et l'ordre du jour pur et simple accepté
par le gouvernement a été voté par 215 voix contre 192.

Cependant la question de _Thermidor_ n'est pas épuisée. Elle reviendra
forcément devant la Chambre, car M. Antonin Proust et M. Le Senne ont
déposé chacun une proposition de loi qui tend au même but, la
suppression de la Censure. On se demande, en effet, à quoi sert cette
institution, si, après qu'elle a donné son visa à une pièce, on regarde
comme justifiées les protestations de ceux qui en empêchent la
représentation, sous prétexte qu'elle contient un outrage au régime que
le pays s'est donné? Il sera curieux de voir comment, après son vote sur
l'interpellation de M. Fouquier, la Chambre tranchera cette délicate
question.

--Les séances suivantes ont été consacrées à la discussion de la loi sur
le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, loi votée
par le Sénat.

Italie: la chute de M. Crispi.--Lorsqu'aux élections générales de
novembre dernier, M. Crispi remporta la victoire que l'on sait, nous
faisions remarquer que cependant l'opposition avait gagné partout du
terrain. Certes, il était difficile de prévoir alors que le triomphateur
du jour était aussi près de sa perte, mais on pouvait avoir le
pressentiment des difficultés qu'il allait rencontrer.

Ces difficultés, qui sont surtout d'ordre économique et financier, ont
été exposées, il y a peu de jours, par le ministre des finances, M.
Grimaldi, qui, sans pousser les choses au noir, a cru cependant devoir
faire connaître l'état des ressources de son pays.

Or, M. Grimaldi accuse 75 millions de déficit pour l'exercice 1888-89,
autant pour 1889-90, 50 millions pour 1890-91 et même somme pour
l'exercice qui commence. Ce sont là des chiffres officiels et, à ce
titre, suspects d'être quelque peu optimistes, si ce mot est de mise en
cette circonstance. M. Grimaldi a reconnu, en outre, que l'Italie
subissait une crise sérieuse qui l'atteignait à la fois dans ses
intérêts agricoles et industriels.

C'est qu'en effet les charges militaires, qui pèsent sur toutes les
nations qui ont le triste privilège de jouer un rôle en Europe, sont
particulièrement lourdes pour l'Italie qui voit les impôts s'accroître
constamment sans résultats appréciables pour sa gloire. Aussi quand est
venue la discussion sur les remaniements de taxes, ce qui, dans tous les
pays du monde, veut dire augmentation d'impôts, ceux-là mêmes parmi les
députés qui avaient été élus avec l'appui du gouvernement se sont-ils
sentis mal à l'aise. Ils savent que le pays a déjà grand'peine à
supporter les taxes anciennes et auxquelles ils s'est déjà difficilement
résigné; comment lui en imposer de nouvelles?

La majorité était donc impatiente, nerveuse. M. Luzzati, rapporteur du
projet de loi présenté par le ministre, a commencé par le défendre. M.
di Rudini l'a soutenu, au nom de ses amis de la majorité, tandis que
Nicotera et M. Imbriani l'ont attaqué avec violence. M. Crispi est alors
monté lui-même à la tribune pour faire l'apologie de sa politique. Mais
il ne s'en est pas tenu là, et dans un mouvement oratoire, dont il n'a
peut-être pas calculé l'effet--malgré ce qu'on en a dit-il s'est emporté
contre la politique suivie, avant son arrivée au pouvoir, non seulement
par ceux qui avaient été ses adversaires, mais même par ceux qui avaient
été ses amis.

M. Finali, ministre des travaux publics, s'est senti particulièrement
atteint et à ce moment il a quitté, très irrité, le banc des ministres.
Quant à M. Luzzati, changeant immédiatement de tactique, il déclara
qu'il voterait contre le projet. C'est dans ces conditions qu'on est
passé au vote et 186 voix contre 123 se sont prononcées contre le
ministère.

M. Crispi a aussitôt prié le président de lever la séance et il s'est
rendu au palais pour remettre sa démission au roi.

Cela veut-il dire que la politique suivie jusqu'ici par l'Italie va être
modifiée? La chose n'est pas probable. Ce n'est pas M. Crispi qui a fait
la triple alliance, la triple alliance lui survivra. Ce sera le même air
chanté autrement; nous y gagnerons toujours quelque chose, car la voix
de M. Crispi commençait à être fort désagréable aux oreilles françaises.
En résumé, si la démission du président du Conseil italien fait avec
raison quelque bruit, rien ne dit que ce soit un gros événement par ses
conséquences. La politique que suivait M. Crispi était, en somme, celle
du roi, et si M. Crispi, qui a peut-être voulu avoir ce dernier point de
ressemblance avec M. de Bismarck, est condamné à la retraite, le roi n'a
pas abdiqué.

Le Soudan français.--L'expédition entreprise par le commandant
Archinard, et dont nous avons donné les résultats, semble avoir eu les
conséquences les plus heureuses. Depuis, le commandant Ruault a dispersé
dans le Goudioumé le dernier rassemblement des débris de l'armée
d'Ahmadou et il a fait 800 prisonniers.

Les soumissions affluent et Ahmadou a pris la fuite dans la direction du
désert.

On peut donc considérer la campagne comme à peu près terminée. Toutefois
on continuera à se tenir en garde contre les retours offensifs des
partisans d'Ahmadou, car, tant que l'ex-sultan de Segou ne sera pas
entre nos mains, il ne désespérera pas complètement de la fortune et
cherchera à nous créer des embarras.

Six heures de révolution à Oporto.--Une révolution qui éclate, triomphe
et se laisse réprimer en une demi-journée, mérite d'être signalée au
passage, alors même qu'elle n'a pas laissé de traces durables dans le
pays où elle s'est produite.

Le 31 janvier, on apprenait par dépêche qu'un certain nombre de soldats
de la garnison d'Oporto s'étaient insurgés et qu'après avoir livré
plusieurs escarmouches aux troupes restées fidèles, ils s'étaient
emparés de l'Hôtel-de-Ville où ils avaient constitué un gouvernement
provisoire, composé de cinq membres directeurs, lesquels, entre
parenthèses, ne se trouvaient même pas dans l'édifice municipal au
moment où ils étaient ainsi investis du pouvoir suprême.

Mais les insurgés étaient en très petit nombre et ne possédaient que
fort peu de munitions, en sorte qu'ils ne purent soutenir longtemps
l'assaut que leur livra la troupe et force leur fut de se rendre.

Le nombre des insurgés arrêtés dès l'abord est de 54, sur lesquels 11
civils. D'autres se sont livrés eux-mêmes à la police. On compte 30 tués
dont 3 militaires et une femme. Il y a eu 10 civils et 36 militaires
blessés.

Le 1er février, une autre dépêche annonçait que tout était rentré dans
l'ordre.

On assure que ce mouvement avait été combiné pour éclater simultanément
à Lisbonne, Oporto et d'autres villes dont les garnisons eussent été
secondées par les républicains. Mais les meneurs d'Oporto auraient
devancé la date parce qu'ils se croyaient découverts.

Les Républiques Américaines.--_Les événements du Chili._--La situation
au Chili est toujours grave. Les insurgés ont gagné du terrain, et,
depuis le commencement des hostilités, ils ont reçu chaque jour de
nombreuses adhésions. En même temps, on signale un mécontentement
extrême parmi les troupes restées fidèles au gouvernement et on pense
qu'elles se révolteront, si les pourparlers, engagés en vue d'un accord
entre le président Balmuceda et le Congrès, n'aboutissent pas. Or, tout
fait supposer que les négociateurs qui se sont chargés de cette oeuvre
de conciliation ne réussiront pas.

Les représentants des insurgés font remarquer d'ailleurs que la
responsabilité des événements retombe sur le président, qui, ainsi que
nous l'avons raconté, s'est refusé à accepter les résolutions votées par
les Chambres, et ils déclarent qu'il est le seul auteur de
l'insurrection puisqu'il s'est mis en révolte ouverte contre la
Constitution.

D'après une correspondance adressée au Times, on le tient pour
personnellement responsable des fonds publics actuellement dépensés, et
cela en raison de la décision qu'il a prise de décréter ces dépenses de
son autorité privée, alors que les Chambres avaient refusé le vote du
budget. Le directeur général du Trésor à Santiago aurait fait savoir, en
effet, au président Balmuceda, que, dans les circonstances présentes, il
ne reconnaissait plus la qualité légale aux mandats du gouvernement.

Le président a concentré à Santiago et à Valparaiso les troupes qui lui
sont restées fidèles et on s'attend d'un moment à l'autre à une bataille
décisive.

_Guatemala et San-Salvador._--Les choses se gâtent de nouveau dans
l'Amérique centrale. D'après des nouvelles de Mexico, le Guatemala
équiperait, en ce moment, une armée de 25,000 hommes, dans le but de
déclarer la guerre au Salvador, dans la deuxième quinzaine de février.

Le Honduras serait résolu à empêcher les républiques de Costa-Rica et du
Nicaragua d'intervenir. Dans le cas de non-intervention de ces États, le
Honduras attaquerait également le Salvador.

Tribunaux.--_La fuite de Padlewski._--On se rappelle que, sur l'appel
interjeté par M. de Labruyère, la Cour, infirmant le jugement du
tribunal correctionnel, prononça l'acquittement pur et simple, par le
motif qu'il n'était pas prouvé que l'individu conduit à la frontière
sous le nom de Wolf fût réellement Padlewski.

A la suite de cet arrêt, l'affaire de M. Grégoire et de Mme Duc-Quercy,
condamnés aussi pour avoir coopéré à l'évasion du meurtrier du général
Seliverstof, est venue également devant la Cour, qui cette fois a
confirmé le jugement de condamnation. Il y a là une contradiction faite
pour dérouter les esprits et pour ajouter à la confusion qui règne sur
toute cette affaire, dont on ne connaîtra le fin mot que lorsque
Padlewski, couvert par la prescription, voudra bien faire savoir
lui-même les détails de son incroyable évasion.

_Exécution d'Eyraud._--On s'était trop hâté d'annoncer que le président
de la République était décidé à accorder la grâce de l'assassin de
Gouffé. La commission des grâces s'est prononcée contre cette mesure de
clémence et M. Carnot, se conformant à son avis, a laissé la justice
suivre son cours.

Eyraud a été exécuté mardi matin.

Nécrologie._--Le peintre Meissonier.

Le peintre Charles Chaplin.

Charles Bradlaugh, membre de la Chambre des communes, célèbre par sa
propagande anti-religieuse.

Le général Ibanez de Ibanez de Ibero, grand d'Espagne, grand-officier de
la Légion d'honneur, président de la commission internationale du mètre.

M. Galini, bibliothécaire à la Sorbonne.

Mme Raynouard, belle-mère du général Boulanger.

M. de Maigret, intendant militaire en retraite.

M. Latour Saint-Ybars, auteur dramatique.

Le colonel du génie en retraite Charles Paulin

Elie Berthet, romancier, membre du comité de la Société des gens de
lettres.

M. le vice-amiral Conrad.

Le peintre Paul Audra.

Le docteur Souverbie, directeur du Muséum d'histoire naturelle de
Bordeaux.



LES THÉÂTRES

Théâtre du Châtelet:_Jeanne d'Arc_, par Joseph Fabre, musique de M.
Benjamin Godard.

Après la _Jeanne d'Arc_ de la Porte-Saint-Martin jouée il y a un an,
après la _Jeanne d'Arc_ que l'Hippodrome nous a donnée cet été, voici
une _Jeanne d'Arc_ nouvelle qui paraît au Châtelet. Est-elle bien
nouvelle? Mon Dieu, non. Et je n'en puis savoir mauvais gré à l'auteur,
M. Joseph Fabre. M. Joseph Fabre a écrit sur la Pucelle un excellent
livre qui résume, en les complétant, les études faites jusqu'à cette
heure sur l'héroïne d'Orléans. Après s'être fait historien, il a songé à
devenir auteur dramatique et à transporter du volume à la scène l'épopée
par laquelle devait se proclamer la délivrance définitive du pays de
France. Rien de mieux, et je trouve pour ma part que ce théâtre
appartient aux apothéoses historiques et aux glorifications de la
patrie. Aussi je m'inquiète peu de savoir si nous sommes plus ou moins
dans la vérité; je n'ai nul souci de discuter à l'auteur tel ou tel
point, telle ou telle date. Je lui fais crédit de tous ces détails, même
énoncés, pourvu que nous obtenions un effet d'ensemble et que la salle
applaudisse à la chute du rideau. Le reste est l'affaire de la critique
historique, laquelle par le temps qui court, ne s'épargne point. Nous
avons pour cela des gens qui ne laissent rien passer et qui ne
pardonnent aucune faute. Pour nous la chose est indifférente et
l'écrivain dramatique peut tout oser. Je n'ai donc aucune objection à
soulever contre la _Jeanne d'Arc_ du Châtelet et je ne tourmenterai pas
M. Joseph Fabre sur son poème. Tel qu'il est je l'accepte.

Nous voici donc, avec le premier tableau, à Domrémy, la population
lorraine est en fête, aux premiers jours du mois de mai, dans la prairie
du Bois-Chenu, près de l'arbre des Fées. Jeanne seule est rêveuse au
milieu de toute cette agitation du village. Les chants de ses compagnes
la laissent indifférente, elle n'entend que les clameurs qui lui parlent
de l'envahisseur étranger. Son âme souffre les maux soufferts par le
pays de France, et lorsqu'elle reste seule, Mgr Saint-Michel lui parle,
elle écoute, elle lui obéit et sa mission sainte a commencé. Pourquoi
l'archange Michel s'est-il substitué aux saintes légendaires? Voilà ce
que je ne cherche même pas à m'expliquer; c'est ainsi parce que c'est
ainsi. Au deuxième acte nous sommes à la capitainerie de Vaucouleurs, on
y parle longuement des malheurs qui frappent le royaume et qui menacent,
plus effroyables encore, le jeune Dauphin Charles. M. Joseph Fabre a
oublié l'abbaye de Fierbois où Jeanne trouva l'épée son amie qui
attendait sa venue. La chose lui aura peut-être paru pas trop
miraculeuse. Je le veux bien; mais, du moment où nous sommes dans la
miraculeuse épopée, je crois qu'il faut l'accepter tout entière.

Au tableau suivant, c'est le château de Chinon avec Charles reconnu par
Jeanne malgré son déguisement; avec Agnès Sorel, un anachronisme, dit la
critique. Mais les drames historiques ne vivent que d'anachronismes,
acceptons donc Agnès Sorel; mais ce que je ne puis accorder à l'auteur,
c'est le personnage de la reine Isabeau. Non parce qu'elle avait alors
renié son fils le Dauphin, il s'était associé aux Anglais, mais parce
qu'elle tient à Charles un discours abominable en lui disant en pleine
figure qu'il n'est pas le fils du roi et qu'étant bâtard il n'a aucun
droit sur la couronne.

Là et au seul point de vue scénique, M. Joseph Fabre s'est absolument
trompé, cette reine en furie, cette mère si peu réservée dans ses aveux
a singulièrement irrité la salle. Chose étrange! le drame suit sa route
et nous tournons Orléans dont ne nous voyons pas le siège. La Pucelle
sans Orléans! cela laisse quelque peu à désirer. Nous assistons pourtant
aux batailles, à Patay. Nous arrivons à Reims: nous assistons au sacre,
un des plus superbes tableaux qu'il nous ait été donné de voir depuis
longtemps au théâtre. Nous ne serions pas étonné qu'il amenât le public
au Châtelet. Du combat de Compiègne, de la prise de la Pucelle, il en
est parlé, mais il en est dit juste ce qu'il faut pour suivre les
événements.

Enfin Jeanne est aux mains des Anglais, en prison, elle subit cet
interrogatoire, que la sainte fille réfute par des réponses qui sont une
des merveilles de cette merveilleuse histoire. Tout cela jusqu'au
dernier tableau est étudié, et même avec une scrupuleuse exactitude, et,
malgré tout, le public m'a paru un peu froid à ce spectacle. J'ai fait
du reste la même remarque à toutes les _Jeanne d'Arc_ que j'ai
entendues, c'est qu'en vérité les événements sont peu de chose.

Ce qui domine tout, dans cette épopée qui trouble la raison, la logique
humaines, c'est l'âme de cette admirable fille, inspirée, vibrante de
l'amour, de la passion de la patrie, c'est elle qu'il faut chercher,
dont il faut rendre avant tout la mystérieuse puissance, elle échappe au
drame, elle relève du poème.

Mme Second-Weber n'a pas obtenu dans le rôle de Jeanne d'Arc le succès
que nous aurions désiré pour elle. La salle du Châtelet est trop grande
pour cette tragédienne dont la voix perd dans un trop grand effort sa
justesse et sa sûreté. M. Brimond est excellent dans Frère Richard. M.
Deshayes joue Lahire; M. Bouyer, Talbot: Mmes Cogé et de Pontry méritent
des éloges dans le rôle d'Agnès et d'Isabeau. M. Gounod avait écrit la
musique de la Jeanne d'Arc de M. Barbier, M. Benjamin Godard a introduit
dans le drame de M. Joseph Fabre trois morceaux; une partition. Le
morceau capital de cette oeuvre musicale m'a paru être l'angélus du
premier acte, d'un effet ravissant avec la note persistante des cloches;
une chanson du second acte, _la Guerre_, a été très applaudie et
méritait de l'être. La prière du troisième acte et le chant de guerre
qui la suit ont eu les honneurs de cette soirée qui marque un succès de
plus pour le compositeur du _Tasse_, de _Jocelyn_ et de _Dante._

Savigny.



NOS GRAVURES

CHARLES CHAPLIN

Nous publiions, il y a moins d'un an, sous ce titre. Roses d'Amérique,
la reproduction d'un délicieux portrait de jeune fille de Charles
Chaplin, et nous disions alors toute l'admiration que nous éprouvions
pour le talent du maître éminent. Aujourd'hui, cette précieuse carrière
est terminée. L'artiste admirable n'est plus, en effet, qui avait,
durant de longues années, répandu dans le monde une vision nouvelle de
la grâce féminine, et qui avait su enrichir, en quelque sorte, cette
grâce féminine d'un charme de rêve aux harmonieuses nuances roses et
pâles.

Charles Chaplin, né en 1825 aux Andelys (Eure) de parents anglais,
naturalisé français peu après la guerre, avait eu des débuts assez
difficiles. Ce fut d'abord à la gravure qu'il s'adonna. Il laisse un
grand nombre de lithographies et d'eaux-fortes, et, parmi ces dernières,
un Embarquement pour Cythère, d'après Watteau, qui est fort remarquable.
Puis, s'affranchissant peu à peu de la gravure, il commença à peindre.
On connaît ses premières toiles, et on sait notamment qu'il est arrivé à
l'une d'elles d'avoir été attribuée à J.-F. Millet et frauduleusement
signée de ce nom illustre. Cet incident a fait du bruit il y a quelques
années.

Mais Chaplin ne laissa pas longtemps aux falsificateurs de signatures
l'occasion de le confondre avec Millet. Bientôt, sa personnalité
s'affirma dans quelques portraits de femme qu'on a revus à l'Exposition
universelle, et qu'on a très justement admirés, au milieu des plus
belles oeuvres du siècle.

Artiste d'une distinction exquise, il avait plus que tout autre le sens
de l'élégance et de l'aristocratie des femmes. Il les peignait avec
joie, avec passion.

Et dans cette recherche de la vérité, telle qu'il la comprenait, telle
qu'il la voyait, il rivalisait avec la nature de finesse et de
sensibilité.

Chaplin avait eu de nombreux succès aux expositions annuelles de
peinture. Il avait été médaillé en 1851, en 1852 et en 1865. Nommé
chevalier de la Légion d'honneur en 1865, il fut promu officier en 1877.



LES FUNÉRAILLES DU PRINCE BAUDOUIN

C'est le jeudi 29 janvier dernier, à 11 heures du matin, en l'église
collégiale des Saints Michel et Gudule, qu'ont été célébrées les
obsèques solennelles du prince Baudouin de Belgique, dont nous avons
publié le portrait dans notre précédent numéro. Une foule énorme et
profondément recueillie a encadré le cortège funèbre depuis le palais du
comte de Flandre jusqu'à l'église de la résidence royale de Laeken, dans
la crypte de laquelle la dépouille mortelle a été descendue.

A 10 heures et demie, le cortège funèbre a franchi le seuil du palais du
comte de Flandre, plusieurs escadrons de gendarmes et de gardes civiques
à cheval précèdent le cercueil. Celui-ci est recouvert de l'uniforme de
capitaine des carabiniers et des décorations du prince, et porté par dix
sous-officiers. Les ministres et les présidents de la Chambre et du
Sénat tiennent les cordons du poêle. Devant marchent le colonel Donny,
aide-de-camp du prince Baudouin, le capitaine Terlinden, son officier
d'ordonnance, et M. Bosmans, secrétaire des commandements. Immédiatement
derrière la bière viennent, à pied, le roi Léopold II ayant à sa droite
le frère de l'empereur d'Allemagne, le prince Henri de Prusse, en grand
uniforme de contre-amiral, et à sa gauche le comte de Flandre aux côtés
duquel marche le prince Albert, frère du prince défunt. Puis les princes
étrangers, le duc Philippe de Saxe-Cobourg, gendre du roi Léopold II, le
prince de Battenberg, prince de Hohenzollern, etc., et aussi les
représentants des souverains étrangers et des puissances. Immédiatement
après suivent les sénateurs et les députés de Belgique. Enfin les
équipages de la cour, en deuil, et le char funèbre, de forme pyramidale,
drapé entièrement d'étoffes noires, surmonté du catafalque et presque
littéralement recouvert par des fleurs et des couronnes. Notre dessin
représente le passage du cortège sur la place Royale, au moment où il
vient de quitter le palais du comte de Flandre, devant la haie formée
par le régiment des carabiniers, le drapeau voilé de crêpe.

Georges du Bosch.



MEISSONIER

Ce n'est pas seulement l'artiste le plus renommé de notre temps, de
l'École française et de toutes les écoles, qui disparaît avec
Meissonier, c'est aussi le plus noble représentant de la conscience en
art, de la dignité professionnelle de l'artiste. Meissonier, grand
seigneur dans sa vie, grand dépensier, ne fut jamais un homme d'argent;
il jeta au feu ou effaça sans hésiter des toiles qu'on voulait couvrir
d'or. Tant qu'il ne se déclarait pas satisfait de son oeuvre,
l'acheteur, prince ou marchand, suppliait en vain, le maître restait
inflexible. Conscience admirable, mais, il faut le dire, parfois funeste
à l'oeuvre même, car l'artiste n'est pas toujours le meilleur juge de ce
qu'il fait; et il lui arrive parfois de détruire, alors qu'il croit
ajouter à ses créations. L'heure de la suprême beauté d'une peinture
coïncide rarement avec celle du parfait fini; il y a là un moment
psychologique à saisir que celui-là qui peine à la tâche est impuissant
à déterminer. Meissonier laisse d'admirables tableaux, il laisse de plus
admirables études; on le verra bien quand aura lieu son exposition
posthume, c'est-à-dire sous peu.

Jean-Louis-Ernest Meissonier naquit à Lyon, le 21 février 1811.

Comme la plupart des peintres illustres, il manifesta dès le collège un
goût vif pour le dessin; ses premières leçons lui furent données par un
M. Féviot, professeur à Grenoble. Le père, cependant, était épicier; il
se fit un peu tirer l'oreille avant de laisser son fils s'engager dans
une carrière aussi incertaine que celle d'artiste. Entré dans l'atelier
de Léon Cogniet, le jeune homme connut des jours difficiles; la
subvention paternelle étant insuffisante, il chercha à y suppléer par
des travaux d'illustration, en attendant que la peinture le fit vivre.
Après un court voyage en Suisse et à Rome, il envoya au Salon de 1831
les _Bourgeois flamands_, ce tableau, connu aussi sous le nom de _Visite
chez le Bourgmestre_, fait partie de la collection laissée par sir
Richard Wallace.

Meissonier avait vingt-trois ans quand il débuta dans la peinture; la
mort vient de nous l'enlever ayant, à quelques jours près, accompli sa
quatre-vingtième année: c'est donc une carrière artistique de
cinquante-sept ans qui a été fournie par lui, avec une vaillance
incomparable et qui ne s'est pas démentie jusqu'au dernier jour, car sa
main était aussi ferme que jamais, comme en témoigne son oeuvre capitale
dernière, le magnifique «octobre 1806» qui fut l'honneur de l'Exposition
universelle de 1889. Que de chefs-d'oeuvre accumulés par un seul homme
dans cet espace d'un demi-siècle!

Dès son début, Meissonier fit pressentir l'artiste qu'il devait être;
dans les _Bourgeois Flamands_ le dessin n'a pas encore le mordant des
oeuvres de sa maturité, mais déjà il affirme son goût de parfaire tout
ce qu'il touche et sa prédilection pour les petits tableaux...

Qu'il fera tout petits, pour les faire avec soin.

Les révolutions esthétiques passent sans ébranler ses convictions; il
poursuit paisiblement le rêve de sa jeunesse, qui est de produire des
oeuvres impeccables, au point de vue de sa conscience d'artiste comme à
celui de la vue exceptionnelle qu'il avait reçue de la nature. Il est
permis de trouver que l'idéal de Meissonier n'a pas grande envergure,
mais au moins lui resta-t-il fidèle et l'éleva-t-il par son prodigieux
talent à des hauteurs que nul autre, dans le même genre, n'a pu
atteindre.

Que l'on prenne la série des _Liseurs, des Joueurs, des Collectionneurs,
des Buveurs de bière, des Gentilshommes Louis XIII, des Hommes d'armes_,
on y trouvera sans peine vingt oeuvres hors de pair, d'une idéale
perfection de composition et de rendu. Chose remarquable, ce peintre
«d'oeil», esclave du modèle, et qui semblerait incapable d'imaginer,
avait un don merveilleux de reconstitution des physionomies d'autrefois;
il trouvait l'homme de ses costumes et de ses armures; ses peintures
semblaient «de l'époque»; jamais on n'y rencontre ces grossiers
anachronismes de caractère et d'expression typique qui déshonorent les
toiles de la plupart de nos peintres d'histoire, petite ou grande. Les
vues d'intérieur lui sont d'ailleurs plus favorables que celles de
plein-air; il joue en maître de la lumière quand, prise entre quatre
murs, elle est, pour ainsi dire, forcée de poser devant lui; mais la
mobilité des rayons extérieurs déconcerte sa main avide de ce qui est
déterminé, définitif.

A côté de ces délicieux tableaux d'intérieur ou de scènes familières où
se jouent des épisodes de la vie ordinaire qui empruntent tout leur
intérêt au talent de composition, de fine observation, et à la
merveilleuse exécution du maître, se placent une série d'oeuvres de
portée plus haute. Nous voulons parler de ces peintures fameuses:
«1806», «1807» et «1814», où il a retracé les phases caractéristiques de
l'épopée impériale.

Tout a été dit au sujet de ces peintures: elles sont célèbres dans le
monde entier et l'on ne trouve plus assez d'or pour les payer. Faut-il
rappeler que M. Chauchard a acheté le dernier de ces tableaux au prix de
850,000 francs!--Certes la haute valeur artistique de cette partie de
l'oeuvre de Meissonier est indiscutable; cependant nous pensons qu'elle
n'égale pas la première. On ne peut demander à un arbre de produire
d'autres fruits que les siens: Meissonier, peintre d'intérieur, de
scènes étudiées à loisir, où le moindre détail a une importance
pittoresque d'avance réglée et qui joue sa partie dans la symphonie
lumineuse, s'était fait une exécution appropriée au but qu'il
poursuivait et qu'il a si bien atteint; quand il s'est agi de peindre
les mouvements passionnels d'une foule, la furie du combat, le drame de
la guerre, son esthétique s'est trouvée en absolue contradiction avec le
but qu'il poursuivait: les cavaliers et leurs montures si beaux de
formes et de mouvement indiqué semblent figés sur place comme si la vie
s'était tout à coup retirée d'eux. Il semble qu'une fée les ait touchés
de sa baguette, et c'est en effet la fée de Meissonier, celle qui l'a
doué à sa naissance de cette vue extraordinairement perçante qui
rapproche les distances et saisit au passage les moindres détails, c'est
elle qui lui joue ce mauvais tour renouvelé du miracle de la Belle au
bois dormant. Les personnages impressionnent au premier aspect par la
netteté de la silhouette, la vérité du geste, l'aisance de la pose et
leur franche allure militaire: mais cette impression s'envole
rapidement: l'on se prend à les admirer un à un, émerveillé de découvrir
boutons, passepoils, aiguillettes, dragonnes. Ces minuties,
incontestablement rendues précieuses par l'extraordinaire adresse de
l'exécution, ont le tort grave de déplacer l'attention au grand
détriment de l'action principale.

On doit la vérité aux morts, et d'ailleurs la gloire de Meissonier est
telle qu'elle ne saurait être effleurée par quelques critiques. Nous
avons indiqué respectueusement que ses admirables qualités l'avaient
parfois desservi; il suffit qu'elles l'aient, dans d'autres
circonstances, conduit à produire des oeuvres parfaites pour que sa
place soit marquée au rang des maîtres de tous les temps.

Comme peintre de genre, il ne craint aucune rivalité. S'il n'a pas le
charme onctueux, l'enveloppe chaude, des grands Hollandais, les Terburg,
les Metzu et les Van der Meer, l'élégance et la sûreté de son dessin,
l'ordonnance parfaite de ses compositions, la fermeté de sa touche, lui
constituent une maîtrise égale.

L'homme, nerveux à l'excès, autoritaire et sensible aux moindres
égratignures de la critique, avait refroidi bien des sympathies, mais on
le savait généreux et loyal, tout entier voué à son art, et, sincère
dans les admirations ou les répugnances que lui inspirait la peinture de
ses contemporains. Il était de ceux à qui leur mérite personnel et le
sentiment de la gloire qu'ils répandent sur leur pays font tout
pardonner. Son pays, d'ailleurs, il l'aimait profondément: ce fut un bon
patriote; aux jours calmes, il célébra dans ses oeuvres les gloires
nationales, et quand vint l'adversité, il sut faire son devoir d'homme
devant l'ennemi.

Comme M. Thiers, dont il fit un portrait posthume, son ardeur l'entraîna
même à s'exagérer la portée des facultés qu'il pouvait mettre au service
de son pays. Ne l'a-t-on pas vu, en 1870, s'offrir à Gambetta pour aller
remplir les fonctions de préfet à Metz! Il aima passionnément l'armée;
il l'aima pour elle-même, pour la noblesse de son rôle dans la nation et
aussi pour l'uniforme. Nos généraux l'entouraient de respects et
d'attentions de toute sorte; on faisait manoeuvrer les troupes devant
lui et il eut l'honneur de commander une charge de cavalerie.

Le portrait de Meissonier est bien connu; il est à peine besoin d'en
rappeler les traits principaux, tout petit, la tête énergique et belle
avec une barbe dont les boucles longues et soyeuses le couvraient tout
entier, il marchait le front haut, conscient de sa force et fier de sa
gloire.

Les années ne semblaient avoir aucune prise sur sa robuste constitution:
cependant, la maladie a eu raison de lui en quelques heures: il est mort
dans la matinée du 31 janvier, des suites d'un refroidissement.

Meissonier lègue à l'État deux petites toiles dont il n'avait jamais
voulu se séparer: l'_Attente_--un homme en bras de chemise, à la
fenêtre--et le _Graveur à l'eau forte_: ce sont, avec la _Rixe_ et
_Solférino_, les chefs-d'oeuvre du maître, s'il est permis de se
prononcer entre tant d'oeuvres parfaites.

La France a largement payé sa dette à l'illustre artiste qui l'a tant
honorée. Meissonier avait trois fois obtenu la médaille d'honneur aux
trois Expositions universelle de 1855, 1867,1878; il fut promu
grand-croix de la Légion d'honneur après celle de 1889, dont il organisa
la section artistique, de concert avec M. Antonin Proust; le jury
international des artistes l'avait choisi pour présider à ses travaux.

Ses obsèques, célébrées à la Madeleine et dans sa résidence de Poissy,
ont été magnifiques. M. Puvis de Chavannes a pris la parole pour lui
rendre un dernier hommage, au nom des artistes, et il était impossible
d'imaginer un contraste plus saisissant que celui existant entre ces
deux hommes, le mort et le vivant; l'un voué au culte passionné de la
vérité objective, l'autre tenant pour rien l'exactitude des caractères
extérieurs, et cherchant à dégager des formes ébauchées la poésie
latente de la vie immatérielle.

Alfred de Lostalot



LES OBSÈQUES DE MEISSONIER

Les obsèques de M. Meissonier ont été célébrées mardi dernier. Bien
avant la levée du corps une foule considérable se pressait aux abords de
l'hôtel du boulevard Malesherbes devant lequel s'étaient massées les
troupes venues pour rendre les derniers devoirs au défunt.

Tout ce que Paris compte d'illustrations dans le monde politique ou
littéraire s'était donné» rendez-vous pour assister aux funérailles. A
10 heures et demie le cortège se met en marche et arrive à l'église de
la Madeleine. Sur la place, difficilement contenus par les agents de
l'autorité des milliers de curieux se pressent pour voir le corbillard
qui disparait sous les couronnes de fleurs. Sous le péristyle de
l'église, sous les colonnades, sur les marches qui mènent au grand
portique, une foule recueillie se découvre avec respect quand le corps
porté à bras par les employés des pompes funèbres fait son entrée dans
la Madeleine. Immédiatement derrière suivent le fils du défunt et Mme
Meissonier qui sanglote sous son long voile de veuve.

Après la cérémonie religieuse, le cercueil, placé dans un fourgon, est
transporté à Poissy où a lieu l'inhumation.

Notre correspondant qui a suivi le corps est le seul qui ait pu voir et
reproduire fidèlement le tableau si saisissant de ce
corbillard,--derrière lequel tout à l'heure encore se pressaient une
foule de dix mille personnes,--traversant sous un ciel gris les froides
solitudes de la forêt Saint-Germain. Là, pas un être vivant pour saluer
au passage la dépouille mortelle du maître, rien que l'abandon et le
silence.

Enfin apparaît la grille de Poissy: le fourgon fait son entrée dans la
ville, et devant la porte du cimetière, le clergé de la paroisse, la
famille du défunt, le maire de la ville sont présents pour recevoir le
corps. A ce moment, une délégation de jeunes enfants appartenant à
l'école du pays vient se ranger de chaque côté du fourgon qu'entourent
un grand nombre d'habitants de la localité. M. Dubois, curé de l'église
de Poissy, procède à une première bénédiction du corps, qui est inhumé
dans un caveau de famille.



[Illustration.]

AUX PETITES SOEURS

NOUVELLE

Par RENÉ BAZIN

Illustrations de JANKOWSKI

Voir notre dernier numéro.

III

C'étaient bien des ruines, en effet, ces pensionnaires de Jeanne Jughan,
ruines de toutes sortes et de toutes provenances. Les uns avaient toute
leur vie miséré, les autres étaient déchus d'une petite aisance ou même
d'une fortune. Les causes qui les avaient amenés là, dans cet abri où la
charité se faisait aveugle pour les recevoir, variaient peu, c'était le
malheur pour quelques-uns, l'inconduite pour beaucoup. Certains avaient
usé vingt professions, couru l'Europe et l'Amérique, photographié des
noces de boutiquiers à Paris, ramassé des escargots pour les
restaurants, cueilli de la mousse pour les fleuristes dans les bois de
Viroflay et lacé des boeufs sauvages dans les prairies de la Plata; ils
avaient essayé de tout, n'avaient pris pied nulle part, et, traqués par
la faim, ne s'étaient remisés chez les Petites Soeurs qu'avec l'espoir
secret d'en sortir encore.

Tous ils vivaient de la vie commune, mais non pas de la même manière.
Des rencontres de goûts et d'origine, des similitudes de métiers ou de
souffrances même, les groupaient en petites compagnies, pour la
promenade ou le travail. Car on travaillait, à l'hospice, oh! pour rire,
à des travaux d'enfants qui, laissés au caprice de chacun, ne duraient
guère, et ne rapportaient rien. D'aucuns, tisserands, dans une salle
basse, poussaient la châsse une heure ou deux; une demi-douzaine de
tailleurs passaient des fils dans des déchirures d'habits déjà reprisés;
des campagnards soignaient les vaches et le cheval, coupaient de l'herbe
ou tressaient des paniers; au beau temps, la fenaison réunissait les
plus valides, pendant huit jours, dans un petit pré; d'un bout de
l'année à l'autre, ceux qui pouvaient tenir une bêche remuaient un
demi-mètre de terre ou coupaient une mauvaise herbe dans un jardinet qui
leur est concédé en propre, et dont ils aménageaient la culture au gré
de leur esprit, celui-ci en potager, celui-là en verger minuscule,
l'autre en parterre fleuri. Il y avait aussi des paresseux incorrigibles
ou des impotents qui ne faisaient rien. Autour d'eux, pour eux, la
charité veillait, peinait et souriait. Afin qu'ils pussent se reposer
pleinement, elle ne prenait pas de repos. On l'eût dite riche, tant elle
trouvait de moyens d'être aimable et secourable. Sa patience n'avait
presque point de limite. Elle pratiquait l'art ingrat d'être maternelle
avec les vieux.

Le Bolloche eut rapidement son groupe. C'étaient tous les anciens
soldats, épars jusque-là et flottants dans la population de l'hospice.
L'éloquence du vieux sous-officier, sa prestance, l'éclat magique des
galons dont ils voyaient le rayon d'or sur sa manche d'invalide, les
avaient attirés. Ils l'écoutaient volontiers. Au milieu d'eux, Le
Bolloche retrouvait l'illusion de la caserne et du commandement.
Bataillon très mêlé sans doute, où toutes les armes se confondaient et
dont plusieurs dignitaires arrivaient des compagnies de discipline. Mais
qu'importait? Ils étaient du métier. On mettait les campagnes en commun.
Chacun disait la sienne, souvent la même, et jamais de la même façon.
Ils avaient une manière à eux de parler de la guerre. Chacun n'avait vu
qu'un petit coin du champ de bataille. Beaucoup étaient restés l'arme au
pied une demi-journée sous la pluie des obus éclatant. Leurs récits
donnaient une idée mesquine et tronquée des choses militaires. Ils s'y
complaisaient pourtant, et y revenaient sans cesse, à propos d'un détail
qu'ils ne se souvenaient pas d'avoir dit. Les jours de sortie, ceux qui
rentraient de la ville avec un journal lisaient aux autres des nouvelles
merveilleuses. On s'échauffait à propos des armements prodigieux de la
Russie ou de l'Allemagne, des fusils capables de percer des troncs de
chêne de cinquante centimètres, d'une poudre sans fumée, d'un bateau
sous-marin, d'une expérience de torpilles. Les plus chauvins donnaient
le ton, les vieux redevenaient jeunes, un ferment des anciennes fièvres
glorieuses leur courait dans le sang. Alors, c'étaient des défis à tous
les peuples ennemis, des jurons d'amour pour la patrie française, des
prédictions de victoires. Tous ils voyaient l'armée victorieuse passant
la frontière, et se ruant sur les villages du Rhin; ils croyaient en
être, ils pillaient, ils tuaient, ils s'enivraient, et s'endormaient
dans les petits draps blancs des vaincus. Dans ces moments-là, Le
Bolloche était superbe. Il les empoignait tous, avec sa voix encore
frappée au timbre des alcools de cantine. Le pas s'accélérait, les
cannes se levaient, les bras rhumatisants s'étendaient en avant. Pauvres
bonshommes! leurs coeurs de troupiers français n'avaient pas vieilli!

D'habitude, ils causaient de ces sujets passionnants autour du seigle,
dont les épis commençaient à montrer le nez. Et là-haut, sur la terrasse
de l'hospice, quand une soeur passait, étonnée de tant d'animation, elle
s'arrêtait un moment. D'un oeil tranquille elle suivait ces guerriers et
les comptait, craignant toujours que le compte n'y fût pas. «Voilà nos
petits vieux qui parlent de la guerre», pensait-elle. Le genre de
plaisir qu'ils y prenaient lui était complètement étranger. Mais elle
n'était pas fâchée de les voir si martiaux. Cela lui faisait
l'impression que font aux mères les garçons qui jouent aux soldats de
plomb, tapageusement. Puis, satisfaite de son inspection, la cornette
blanche s'en allait. Les petits vieux ne l'avaient pas aperçue.

Le régime n'était pas dur. Le Bolloche avouait même qu'il ne lui
déplaisait point. Il avait l'illusion de l'activité et la réalité du
repos. Ses compagnons donnaient pleine satisfaction à son goût de
gloriole. Il mangeait bien, souffrait peu de sa jambe, respirait huit
heures par jour l'air des collines que vivifiait le cours prochain d'une
grande rivière, étendue et ramifiée à l'infini dans la campagne verte,
comme la nervure bleue d'une feuille de chardon.

Et cependant il dépérissait. Les rides creuses de ses joues se
creusaient encore. Il avait des moments de mutisme et de sauvagerie
auxquels les soeurs ne se trompaient pas. Soeur Dorothée avait essayé
d'une ration supplémentaire de tabac, un moyen pourtant bien efficace.
Le Bolloche avait pris, remercié, fumé; il ne s'était pas ragaillardi.

«Peut-être qu'il voudrait voir sa femme plus souvent,» avait songé la
soeur. Et, au lieu de deux fois par semaine, Le Bolloche s'était
rencontré chaque jour, dans un corridor de l'hospice, avec sa femme,
très bien habituée, elle, très douce et effacée, là comme ailleurs, ils
causaient un peu. Mais ils n'avaient pas grand chose à se dire, n'ayant
jamais eu la même humeur, et n'ayant plus la même vie. Le bonhomme ne
revenait pas plus gai de ces visites de faveur.

A force d'y songer, soeur Dorothée eut une inspiration.

L'ayant aperçu qui, au milieu de son parterre, le pied sur sa pelle,
immobile, regardait obstinément la partie basse de la ville, les
horizons voilés où les maisons, les rues, les jardins, n'ont plus de
forme arrêtée, et ne sont plus que des nuances dans la gamme adoucie des
lointains, elle devina sa pensée.

--C'est votre fille qui vous manque? dit-elle.

Le Bolloche, qui n'avait pas vu la soeur, tressaillit à ce mot. Son
vieux visage devint dur, ses yeux s'emplirent d'un feu sombre, il
n'aimait pas qu'on sût ses affaires, et la découverte d'un chagrin qu'il
était trop fier pour confier à personne le blessait comme une
indiscrétion.

Mais bientôt, l'émotion que ce nom lui avait causée, «votre fille», fut
la plus forte. Il ne fut point maître de s'y abandonner; elle l'emporta
tout entier, elle le changea. Ses traits se détendirent, et humblement,
doucement, d'un ton où perçait l'aveu de sa longue souffrance, il
répondit.

--C'est vrai.

--Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt? reprit la soeur. Depuis cinq
semaines que vous êtes ici, vous ne l'avez pas vue?

--Non.

--Voulez-vous que je lui écrive de venir?

--Oh! oui!

--Vous l'aimez bien, cette Désirée?

Il n'eut pas la force de répondre. Ses mains tremblaient sur le manche
de sa pelle, et ses yeux, qu'il avait détournés, voyaient sans doute en
songe, debout dans l'herbe du pré, l'enfant qui venait à lui.

Le soir, quand soeur Dorothée demanda à la supérieure la permission
d'écrire, elle ajouta.

--Ce petit vieux est incroyable, on dirait que c'est lui qui est la
mère.

Et, ayant couvert une feuille de papier d'une écriture inégale et
hâtive, elle la mit à la poste, à l'adresse de Désirée.

IV

Si la jeune fille n'avait point encore visité ses parents, ce n'avait
pas été faute d'y songer. Mais l'aïeule était tombée malade assez
gravement, et, malade, elle était, comme beaucoup d'infirmes, d'une
exigence extrême. La solitude lui faisait horreur. Il avait fallu la
soigner, la veiller, ne jamais la quitter. A peine laissait-elle Désirée
sortir le temps d'aller acheter des provisions, un peu au-delà de
l'octroi. Comment eût-elle permis une course à l'hospice qui, vu la
longue distance, eût pris toute une matinée? Désirée avait dû attendre,
et les semaines avaient coulé.

La lettre de soeur Dorothée arriva en pleine connaissance de la malade,
et ces deux causes combinées, instances d'un côté, santé renaissante de
l'autre, décidèrent l'aïeule.

--Va, ma petite, dit-elle. Sois le moins longtemps possible. Tu me
rapporteras des nouvelles d'Étienne.

Elle ne pensait guère à sa bru, ni autrefois, ni à présent. Étienne seul
l'occupait.

Désirée partit aussitôt. Elle était contente à la pensée de revoir les
siens, contente aussi d'être libre et de la beauté du jour. Il faisait
un temps gris-perle si léger que tous les rayons le traversaient, un de
ces ciels de fin de mai qui habituent les fleurs au grand soleil d'été.
Les stellaires étoilaient les talus de la banlieue. Des deux côtés de la
route, quand Désirée passait, des moineaux perchés sur les toits, sur
les vieux murs, s'envolaient en troupes, avec un petit cri d'appel si
gai, si vif, qu'il semblait à Désirée que son coeur s'envolait aussi. Il
n'allait pas d'ailleurs bien loin, pas plus qu'eux. Sa nature n'était
pas rêveuse, mais plutôt agissante et vaillante. Elle songeait à des
commandes qu'il fallait livrer dans la semaine, à une lessive qu'elle
aurait bientôt, à un semis de volubilis qu'elle avait fait le long de la
maison, et qui commençait à lever, mais surtout au moyen d'apprendre à
tresser le rotin et l'osier, maintenant que son métier d'enfance
périssait. Elle avait mis sa robe bleue, un col blanc attaché par une
broche de cornaline et un chapeau,--pour un si long voyage!--composé
d'un seul ruban bleu chiffonné sur du tulle noir. C'était ce qu'elle
avait de plus beau. D'autres qu'elles eussent trouvé la toilette bien
pauvre. Mais elle s'en inquiétait peu, n'ayant souci, pour le moment,
que de plaire à ceux qu'elle allait voir. Elle était sûre d'y réussir.
Et ainsi faite, songeant, pour le résoudre, au problème toujours
compliqué de sa vie de travail, elle marchait sans se presser sur la
route où des brises folles, soufflant au travers des haies, s'amusaient
à faire tourner des pincées de poussière.

Avant d'entrer à l'hospice, Désirée s'arrêta devant le moulin, un peu
lasse, un peu rouge, afin de reprendre haleine et de relever ses cheveux
dont la masse trop lourde, détachée par la marche, lui tombait sur la
nuque. La route, à quelques pas de là, finissait. Un tertre au gazon
pelé par le pied des mulets portait le moulin blanc. Les quatre ailes
viraient d'un mouvement puissant, avec un doux gémissement de bois qui
plie, comme il en sort des mâts de navires ou du joug des boeufs en
labour. Le vent montait de la rivière. Et Désirée était charmante, tête
nue, la taille cambrée, les bras écartés pour nouer ses cheveux d'or.

C'est précisément à quoi réfléchissait un jeune meunier qui, sans quelle
l'aperçût, s'était accoudé à la lucarne du moulin.

De tout temps les meuniers ont passé pour philosophes et méditatifs. Je
parle de ceux des hauteurs, leur métier les y porte. Ils tiennent de
l'ermite et du guetteur de phare. Une partie de leur vie se passe à
attendre, l'autre à laisser travailler le vent. Ils voient de grands
horizons, et les choses petites en-dessous d'eux. Quand leur nature n'y
est point rebelle, les meuniers ont beau jeu pour songer.

Celui-là ne sortait pas de la tradition. Son large feutre enfariné
coiffai une assez belle tête de garçon, un peu molle, mais intelligente,
des yeux bruns, des joues sans teint et une bouche légèrement relevée,
dont tout le visage prenait un air de goguenardise, signe distinctif de
l'espèce.

Il s'avança encore un peu dans la lucarne, et dit.

--Vous n'avez pas l'air bien pressée, mademoiselle?

Ce sont là de ces phrases banales par lesquelles, dans le peuple, les
inconnus se tâtent, et manifestent l'intention d'engager un brin de
causerie.

Elle le regarda, surprise, et, ne lui trouvant pas les yeux trop hardis,
répliqua:

--Ni vous non plus, à ce que je vois.

--Que voulez-vous! reprit-il, quand le moulin va, les meuniers n'ont
rien de mieux à faire que de regarder les filles qui passent; c'est un
joli métier; même quand ça va le mieux, on a de la liberté.

--Tous les métiers ne sont pas de même, fit Désirée en soupirant.

Elle renoua la bride fanée de son chapeau, et se détourna pour s'en
aller. Mais elle lui plaisait évidemment, car il la retint en demandant:

--Que faites-vous don?

--Pailleuse de chaises, répondit-elle. Autrefois c'était bon. Nous
gagnions notre vie. Et puis ça s'est perdu. Mon père a été obligé de se
mettre à l'hospice. Un bon travailleur, pourtant, je vous assure, jamais
en retard, point dépensier: tout le monde l'aimait.

--Il est à Jeanne Jughan?

--Oui, et ma mère aussi; je vais les voir.

--Alors, vous êtes comme orpheline chez vous, mademoiselle Rose?

--Non, pas Rose, dit-elle en riant. Désirée.

Ils se regardèrent un moment, riant tous deux de la façon drôle dont il
lui avait demandé son nom.

Elle ajouta.

--Je ne suis pas si seule que vous croyez; j'ai ma grand'mère avec moi.

--Vous habitez loin?

--De l'autre côté de la ville, proche l'octroi. Grand'mère est aveugle.

--Aveugle! répéta le jeune homme, ce ne doit pas être gai pour vous?

--C'est surtout triste pour elle.

--Mais alors vous ne sortez guère

--Presque pas.

--Le dimanche, n'est-ce pas, un tour à la foire ou bien dans les
assemblées?

--Jamais, fit Désirée, comme si cette supposition l'eût offensée, je n'y
vais jamais!

Elle se mit à rougir, subitement devenue confuse du tour intime que
prenait la causerie.

Lui, au contraire, montrait ses dents blanches. Il avait l'air tout
content.

--Je vous crois, mademoiselle Désirée, et ça se voit bien sans que vous
le disiez. Au revoir donc!

--Bonsoir, monsieur!

A peine eut-elle tourné le coin de la haie, qu'elle se sentit toute
dépitée. S'arrêter ainsi à causer sur les chemins! Comment avait-elle
fait cela? Et que de choses elle avait racontées en peu de temps, son
père, sa mère, l'aïeule, la vie qu'on menait à la maison! il lui faisait
dire tout ce qu'il voulait. Et lui, prudemment, savait se taire. Comme
il était adroit pour enjôler les filles, ce garçon!

Avant de pénétrer dans la cour, comme elle était cachée par le mur, elle
retourna la tête rapidement, et jeta un coup d'oeil du côté du moulin.

La lucarne était vide, toute noire sur le mur blanc.

«Heureusement, pensa Désirée, qu'il avait l'air honnête et que personne
ne m'a vue.»

Elle monta les marches du perron, et demanda son père.

Le Bolloche était dehors, au milieu d'un espace découvert et sablé, qui
s'étendait au bas du champ de seigle. On l'avait pris pour arbitre d'un
coup de boule douteux, et, courbé, il mesurait avec sa canne la distance
contestée. Une dizaine de joueurs, ses compagnons, penchés en cercle,
étaient absorbés par l'attrait de cette vérification. Ils se relevèrent
tous ensemble, et Le Bolloche aperçut Désirée qui dévalait le long du
champ, sa robe bleue frôlant les pommiers nains et la bordure de
fraisiers hardiment fleurie par dessous.

--Ma fille! dit-il.

C'était un événement, ces vingt ans dans un asile de vieillards, cette
santé rayonnante au milieu de toutes les décrépitudes humaines. Les
camarades de Le Bolloche, leurs boules à la main, regardaient venir la
jeune fille. Presque tous sans famille, ayant roulé partout sans
s'attacher nulle part, isolés d'ailleurs par leur âge et enserrés déjà
dans cette demi-mort du refuge que la charité ne peut déguiser
complètement, ils respiraient comme un parfum cette apparition qui
s'avançait. Tous en étaient réjouis. Elle rappelait à chacun quelque
souvenir cher.

--Elle ressemble à une belle cantinière que j'aie connue, dit l'un.

--Si elle avait des cheveux sur le front, ne jurerait-on pas une actrice
du café du cours Dajo? reprit un autre, un ancien marin dont la mémoire
refluait très loin en arrière, à la vue de Désirée.

Un troisième murmura un nom que personne n'entendit. Sa tête, branlant
par saccades, s'abaissa vers sa poitrine, deux larmes tombèrent sur les
chiffons de laine dont ses pieds malades étaient enveloppés, et nul ne
sut quelle image lointaine de femme ou de jeune fille saluait, à travers
les temps, l'émotion de cet abandonné.

Ils virent Le Bolloche s'avancer vers Désirée, passer son bras sous le
sien, et s'enfoncer dans l'allée qui coupait les champs à mi-côte. Tirés
de leur extase, ils s'entreregardèrent alors les uns les autres d'un air
dur. Ils étaient jaloux de l'ancien sergent. Personne ne venait ainsi
pour eux. La partie de boules fut laissée là.

Le Bolloche et sa fille se promenèrent d'abord tous deux dans l'allée.
Il était rayonnant. Son bonheur se doublait de la fierté de marcher près
d'elle. Il jouissait des étonnements qu'elle provoquait. Il la
considérait, comme pour réhabituer ses yeux à chacun des traits de son
enfant. «Ah! petite, disait-il, petite, que je suis content! Je ne puis
vivre sans te voir!» Il ne pouvait dire autre chose.

Puis la mère Le Bolloche vint les retrouver. On monta vers l'hospice
dont il fallut faire le tour, vers le grand verger entouré de murs qui
ne s'ouvrait que par faveur aux parents en visite. Et alors la
conversation s'engagea. Désirée avait dû se mettre entre les deux vieux.
Ils lui parlaient en même temps, chacun de ce qui l'intéressait. Les
moindres choses du domaine revivaient dans leur souvenir avec une
merveilleuse intensité de tendresse et de regret. C'est incroyable tout
ce qu'un pré, une maison et une pauvre aïeule qu'on a laissés peuvent
fournir de questions.

Désirée répondait de son mieux. La joie des siens l'épanouissait aussi.
Elle n'avait pas le temps de penser à elle-même. Et cependant, chaque
fois qu'elle arrivait au détour d'une certaine allée, l'ombre des ailes
du moulin, franchissant les murs, accourait au-devant d'elle,
l'enveloppait, semblait vouloir l'enlever au passage. Désirée en
éprouvait un petit frisson. Elle s'imaginait, bien à tort peut-être, et
sans avoir la liberté d'y penser, d'ailleurs, que ces grands bras
d'ombre l'appelaient; et qu'il y avait là-bas, par une fente ignorée du
moulin, deux yeux bruns qui la suivaient.

V

De retour chez elle, Désirée trouva l'aïeule moins inquiète qu'elle ne
supposait, heureuse de lui annoncer.

--Petite, il est venu pendant ton absence une belle commande, douze
chaises à rempailler finement, en blanc et noir, on dirait que le métier
veut reprendre.

Désirée ne se faisait pas d'illusion à ce sujet, mais l'occasion n'en
était pas moins bonne.

Dès le lendemain elle se mit au travail, toute reposée et comme
renouvelée par cette après-midi de la veille. Elle dut sortir de
l'apentis les gerbes de seigle trié qu'un trop long séjour à l'ombre
avait rendues humides, les délier et les étendre sur un coin fauché du
pré, par jonchées régulières. Et, tandis que le soleil et l'air les
séchaient, elle s'occupa à enlever les garnitures usées des chaises, à
consolider les barreaux, à teindre quelques poignées de tiges qui
feraient, sur les sièges nouveaux, des mouchetures régulières, comme des
queues d'hermine sur une pelleterie claire.

Cela lui prit deux jours.

Pendant ce temps, elle songea bien, plusieurs fois, à la rencontre
qu'elle avait faite de ce meunier, sans déplaisir, mais sans trouble non
plus, ainsi que nous pensons aux choses qui n'auront pas de suite. De la
côte de l'octroi, en allant acheter ses provisions, elle chercha les
ailes du moulin à l'horizon, et elle les aperçut qui tournaient, toutes
petites, comme un jouet d'enfant.

Le troisième jour au soir, voyant que la paille était sèche et qu'elle
avait repris sa belle teinte d'or pâle, elle jugea qu'il était temps de
la rassembler. Par javelles minces, soigneusement pour ne pas froisser
les tuyaux droits du seigle, elle la relevait, et la portait sous
l'appentis. On eût dit une moissonneuse. Elle aimait à manier cette
matière souple et frémissante que chaque pas faisait trembler sur son
bras; il lui plaisait de courir ainsi dans la longueur du pré, dans
l'herbe encore chaude de l'ardente rayée qu'elle avait bue.

La moindre circonstance qui la tirait du logis semblait une distraction
à cette fille laborieuse.

Au moment où elle ramassait les dernières brassées de paille, le soleil
était depuis longtemps couché, le crépuscule envahissait le faubourg. Et
voilà qu'en se redressant, Désirée vit la forme d'une tête d'homme
au-dessus du mur qui se dessinait comme un ruban brun sur le couchant.

Elle n'hésita pas une seconde, c'était lui.

Une rougeur lui monta au visage. Elle se baissa vivement, saisit le
reste de sa paille, et, sans se détourner vers la route, rentra dans
l'appentis.

Quand elle en sortit, le jeune homme, ou cette forme qu'elle avait prise
pour lui, s'était effacé. Que venait-il faire? Depuis combien de temps
la regardait-il? Oh! ceci était une chose grave. Pourquoi lui, qui
l'avait appelée le premier jour par la fenêtre de son moulin, avait-il
peur d'elle à présent? Car il avait disparu sitôt qu'elle l'avait
regardé. Disparu? Peut-être s'était-il caché? Toutes ces questions se
pressaient dans l'esprit de Désirée. «Après tout, se dit-elle, ce garçon
ne peut me vouloir de mal. Je veux savoir ce qu'il est devenu, et j'irai
voir.»

Elle remonta le pré dans le foin haut, longea le mur, et bravement, à
l'endroit où l'apparition s'était évanouie, posant le pied sur une
pierre en saillie, elle se haussa jusqu'à dépasser le mur de la moitié
de son corps. La route fuyait, floconneuse et grise. Personne qu'un
paysan qui descendait la côte au trot de sa carriole. Pourtant elle ne
s'était pas trompée. Elle considéra le sommet du mur, les barbes des
mousses qui le couvraient, les rameaux étoilés d'une plante jaune qui y
fleurissait, étaient couchés par place. Quelqu'un s'était appuyé là.
Elle chercha encore, et, sur une ardoise nue, déchaussée de la muraille,
au dernier rayon du jour, elle reconnut vaguement que des lettres
avaient été tracées. Elle enleva la pierre, la tourna vers le couchant
que bordait une dernière frange d'or pâle, et lut. «Désirée.»

Quel autre que lui avait pu écrire ce nom-là? La rosée d'une seule nuit
eût suffi à effacer les caractères tracés à la pointe du couteau, tandis
qu'au contraire, sur le bord de chaque trait, un duvet de poussière
enlevé par l'entaille restait encore. C'était donc lui qui, tout à
l'heure, l'avait regardée lever ses javelles de seigle, et, pour lui
faire entendre ce qu'il n'osait lui dire, pour lui montrer qu'il
songeait à elle, avait écrit. «Désirée».

Ce mot-là, c'était une lettre, en somme.

Une lettre d'amour. Qu'est-ce que cela signifiait, «Désirée», sinon. «Je
vous aime!»

Il l'aimait donc?

La jeune fille emporta l'ardoise, et rentra.

La grand'mère attendait.

--Tu as été bien longtemps, dit-elle. L'angélus a sonné aux deux
paroisses...

Désirée lisait pour la dixième fois, à la lumière d'une bougie, le mot
écrit sur la pierre.

--Tu avais donc bonne envie de travailler ce soir? reprenait l'aïeule...
Allons, mange un peu... Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu es lasse?...

Mais elle ne répondait que des mots distraits.

Et l'aïeule, au son un peu altéré de la voix de sa petite-fille, se
confirmant dans la pensée que l'enfant s'était surmenée, disait
amicalement:

--Tu te donnes trop de tourment, ma pauvre petite, tu veilles trop tard
dans l'appentis, et cela te change la voix.

Désirée déclara qu'elle était lasse, en effet, et la grand'mère fit
semblant d'avoir sommeil plus tôt que de coutume ce soir-là.

[Illustration.]

Alors, libre de songer, d'étudier ce qui était arrivé et ce qu'elle
éprouvait en elle-même, la jeune fille se laissa emporter par le rêve.
Elle était donc aimée! Cela lui semblait très sûr et très doux. Le
soupçon ne lui vint pas même qu'il eût voulu plaisanter. Le premier mot
d'amour, incertain et voilé, le premier hommage rendu à son charme de
jeune fille, avait atteint le fond de cette nature primitive. Elle y
répondait déjà par de grands élans de coeur qui la surprenaient
elle-même. Et peu à peu elle vint à songer que ces idées qui la
remplissaient maintenant étaient nées du jour même où elle avait
rencontré ce garçon. Un trouble profond et délicieux s'ensuivit. Demain,
l'avenir, se marier, être heureuse, elle était remuée par ces lointains
magiques et vagues, comme ces petites rivières aux bords pleins d'ombre,
qui ressentent jusqu'à leur source la poussée de la mer invisible. Tous
les détails de leur courte entrevue lui redevenaient présents. Elle se
rappelait les questions qu'il lui avait faites, les moindres paroles
qu'il lui avait dites, afin d'y découvrir aussi un sens nouveau. Elle
n'y réussit que trop. L'une d'elles, que Désiré n'avait point remarquée
d'abord, commença a l'inquiéter. Quand elle avait répondu qu'elle
n'allait jamais aux assemblées. «Je vous crois, avait-il dit en riant,
cela se voit bien sans que vous le disiez.» A quoi donc l'avait-il
deviné? Sans doute il la trouvait trop pauvre et trop mal habillée? Les
filles qui vont le dimanche en promenade, celles qui peuvent prétendre à
plaire, sont autrement vêtues. Il l'en avait avertie. «On voit bien que
vous n'avez pas de belles façons, et que vous ne savez pas vous mettre.»
Oui, voilà ce que signifiait la phrase et le sourire qui l'accompagnait.
S'il la retrouvait ainsi, quand elle retournerait voir son père et
passerait près du moulin blanc, le caprice passager qu'elle avait pu lui
inspirer disparaîtrait. Désirée Le Bolloche n'était pas assez bien
habillée, pas assez coquette, non sûrement, pour qu'un homme fut fier de
la promener à son bras. Lui surtout, car il devait être riche; il devait
aimer les jolies robes, les gants, les plumes au chapeau, les petits
souliers mordorés que portent les ouvrières de la ville, et même les
jeunes laitières de la campagne. Tandis qu'elle! oh! la pauvreté dure!
oh! le bonheur de celles qui ont un peu d'argent pour se faire plus
belles!

[Illustration.]

Cette pensée triste remplaça bientôt toutes les autres. La chanson
d'amour à peine commencée dégénérait en plainte. Désirée demeura
éveillée une partie de la nuit. Puis, lentement, un projet lui vint.
Elle hésita, le repoussa, le reprit...

Le lendemain, avant le jour, elle était au travail. Elle se hâtait si
fiévreusement que jamais elle n'avait travaillé de la sorte. En moins de
temps qu'on ne lui en avait accordé, les douze chaises purent être
livrées et payées.

Désirée, en rapportant l'argent, dit à l'aïeule.

--Grand'mère, si tu voulais bien, j'irais demain à Jeanne Jughan.

--Demain, petite, c'est bien tôt. Il n'y a pas dix jours que tu ne les
as vus!

--Grand'mère, j'ai fini l'ouvrage, laisse-moi aller.

L'aïeule répondit après un moment;

--Je vois bien que tu ne te plais plus ici, ma petite. Je suis trop
vieille, et tu es trop jeune. Je le savais bien quand ton père est
parti. Va donc comme il te plaira.

Et ni l'une ni l'autre ne causèrent plus de cette absence du lendemain.

Désirée tâcha d'être douce et prévenante. Elle aida la grand'mère à se
déshabiller, et, assise près de la table, prétextant un ouvrage de
couture à terminer, elle attendit.

_(A suivre.)_

René Bazin.

[Illustration.]



SUPPLÉMENT À _L'ILLUSTRATION_ DU 7 FÉVRIER 1891

D'après les photographies de la maison Lecadre.

L'OEUVRE DE MEISSONIER

[Illustration: L'Empereur à Solférino.]

[Illustration: L'Attente (léguée au Louvre).]

[Illustration: Le Joueur de flûte.]

[Illustration: Le Graveur (léguée au Louvre).]

[Illustration: Les Bravi.]

[Illustration: Les deux Amis.]

[Illustration: «1814».]

[Illustration: Un Incroyable.]

[Illustration: Les Amateurs.]

[Illustration: Joueurs de boules.]

[Illustration: A l'Auberge.]

[Illustration: Une Lecture chez Diderot.]

[Illustration: Le Peintre d'enseignes.]

[Illustration: «1807».]

[Illustration: Les Joueurs d'échecs.]

[Illustration: L'Amateur de gravures.]

[Illustration: Moreau et Dessoles.]

[Illustration: Le Portrait du sergent.]

[Illustration: La Partie de piquet.]

[Illustration: «1805».]

[Illustration: La Rixe.]

[Illustration: M. Vanderbilt.]

[Illustration: Autographe de Meissonier.]

[Illustration: La Confidence.]









End of the Project Gutenberg EBook of L'Illustration, No. 2502, 7 février
1891, by Various

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work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation information page at www.gutenberg.org


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at 809
North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887.  Email
contact links and up to date contact information can be found at the
Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]

Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit:  www.gutenberg.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For forty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.

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