Le voyage imprévu

By Tristan Bernard

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Title: Le voyage imprévu

Author: Tristan Bernard

Release date: June 20, 2024 [eBook #73874]

Language: French

Original publication: Paris: Albin Michel, 1928


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE VOYAGE IMPRÉVU ***






  TRISTAN BERNARD

  LE VOYAGE
  IMPRÉVU

  _ROMAN_


  ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
  PARIS--22, RUE HUYGHENS, 22,--PARIS




DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE


A paraître:

Théâtre sans Directeur.




Il a été tiré de cet ouvrage:

  25 exemplaires sur Hollande Van Gelder
  numérotés à la presse
  de 1 à 25

  35 exemplaires sur vergé pur fil Vincent Montgolfier
  numérotés à la presse
  de 1 à 35

  L’édition originale a été tirée sur alfa «Impondérable»
  des Papeteries Sorel-Moussel.


Droits de traduction, reproduction, représentation théâtrale et
adaptation cinématographique réservés pour tous pays.

Copyright 1928 by Albin Michel.




LE VOYAGE IMPRÉVU




CHAPITRE PREMIER


Cette journée de fin juillet avait été toute pareille aux autres. Aucun
signe, aucun pressentiment n’avait annoncé une aventure.

Georges était rentré du cercle deux heures après minuit; la partie de
bridge s’était prolongée un peu plus qu’à l’ordinaire: un des joueurs
perdait beaucoup, il avait demandé un tour supplémentaire. Les gagnants
s’étaient fait prier, avaient allégué une grande fatigue. Mais le
perdant avait insisté en se fâchant un peu, en rappelant des
prolongations que lui-même avait accordées en d’autres circonstances.

--D’ailleurs, je vous reconduirai tous, j’ai ma voiture à la porte du
cercle.

Ils n’eurent pas l’air d’être touchés de cet argument. Mais au fond,
bien qu’ils fussent tous assez riches, ils n’étaient pas insensibles à
l’économie d’un taxi, surtout au tarif de nuit.

La voiture monta d’abord jusqu’à l’avenue du Bois pour mettre Frédéric à
sa porte. Puis elle revint à la place Malesherbes où Georges Gassy
habitait un rez-de-chaussée.

Ses camarades ne le laissèrent pas partir avant qu’il se fût engagé
solennellement à les retrouver le soir pour la partie quotidienne.

Cet engagement avait son importance, car on arrivait au début d’août et
la plupart des bridgeurs du cercle, esclaves de traditions imbéciles,
s’étaient dispersés dans des villes d’eaux, des campagnes ou sur des
plages.

Le devoir de ne pas casser la partie n’en était que plus impérieux pour
ceux qui restaient à Paris.

Georges était «sur son départ», mais il n’était pas à trois ou quatre
jours près. Il irait retrouver des parents en Maine-et-Loire... ou des
amis en Bretagne. Il n’était pas fixé.

Il n’avait pas de famille à Paris. Il avait perdu sa mère cinq ans
auparavant et son père depuis deux ans. Il conservait de gros intérêts
dans la maison Gassy frères, fabricants de chaudières, et il n’avait pas
à s’en occuper. L’affaire avait été mise en société et travaillait toute
seule, c’est-à-dire sans les patrons, avec un bon directeur et un
personnel sérieux d’ouvriers.

Georges avait trente-quatre ans. Il ne faisait rien, mais il ne s’en
rendait pas compte. Après avoir passé sa licence en droit, il était
entré pendant deux ans comme clerc amateur dans une étude de notaire que
son père voulait lui acheter, mais il eût fallu épouser la fille du
notaire qui, heureusement, aimait quelqu’un d’autre. Il n’eut donc ni la
jeune fille ni l’étude et se fût trouvé très en peine de dire laquelle
il regrettait le moins.

Ayant donc pris congé de ses amis, il traversa son antichambre après
avoir jeté un coup d’œil sur un plateau de cuivre où, d’ordinaire, son
valet de chambre lui déposait son courrier. Par bonheur, le plateau
était vide, mais, en arrivant dans sa chambre à coucher, bien en
évidence sur sa table de chevet, il vit une longue enveloppe vert pâle
qui n’avait heureusement pas l’aspect d’une lettre d’affaires. Il
reconnut la petite écriture renversée. La lettre non signée ne contenait
que ces quelques lignes:

  «_Confidentiel_: Je viendrai vous prendre dans ma voiture demain matin
  exactement à six heures...»

Demain matin, c’est maintenant ce matin, se dit Georges.

  «... Je pense que vous avez un passeport. Si vous n’en avez pas, je
  vous emmènerai quand même. On s’arrangera. Vous m’avez dit, l’autre
  soir, que vous me suivriez au bout du monde. Nous verrons si vous avez
  dit vrai.»

... Évidemment, pensait Georges en lisant la lettre, je lui ai dit
cela...

Et même, en le lui disant, il avait été sincère. Dans le cas où il se
déciderait à aimer de nouveau une femme, il n’hésiterait pas à choisir
celle-là. Elle l’attirait. Il lui semblait qu’il y avait en elle de quoi
compenser d’avance tous les ennuis qui escortent les passions.

Il se disait aussi qu’aucune affaire sentimentale ne pouvait se
présenter dans des conditions meilleures. Ils étaient bien assortis.
Elle n’avait certainement pas trente ans. Au point de vue matériel, ils
étaient tous les deux mieux qu’à leur aise.

Il revit l’instant où il lui avait offert son cœur... Il revit l’image
de la jeune femme l’écoutant en profil perdu. Elle avait une beauté bien
personnelle, une grâce «signée».

Évidemment, une fois sa déclaration faite, Georges avait été occupé par
d’autres soucis... Cette lettre soudaine le prenait un peu au dépourvu.
Il avait quatre heures environ, non pour se décider, car il savait bien
qu’il s’y déciderait, mais pour arriver à se réjouir pleinement de ce
bonheur un peu inopiné. Et encore, sur ces quatre heures, il fallait
compter trois heures de sommeil...

«Dormons toujours», se dit-il.

Il plaça à côté de son lit une petite montre-réveil, après s’être assuré
qu’il y avait dans l’armoire une mallette que Germain, son domestique,
lui tenait toujours toute prête pour un _week end_ à Deauville ou
ailleurs. Ce serait peut-être un bagage un peu sommaire pour le voyage
qu’il allait entreprendre et qui se ferait certainement hors des
frontières: on avait parlé de passeport... Peut-être pas plus loin que
la Belgique?... En tout cas, il y a des magasins à l’étranger où il
pourrait toujours, tant bien que mal, acheter ce qui lui manquait.

--Je vais dormir et, demain matin, en m’habillant, je penserai à toute
cette histoire.

Il aurait ainsi une bonne heure, non de réflexion, mais d’accommodation.
Il n’en faut pas davantage pour s’arranger avec les événements.

Un délai supplémentaire de quarante-huit heures ou de quinze jours ne
vous fait pas réfléchir davantage.

Georges savait par expérience que la réflexion n’est jamais qu’un
ajournement de la décision à prendre. Sur les quelques heures que César
passa auprès du Rubicon, il ne consacra sans doute que peu de minutes à
une délibération méthodique. Le reste du temps, il piétina.

Pour le moment, Georges n’était obsédé que de la crainte de ne pas
s’endormir tout de suite. Elle lui donnait une tension d’esprit si forte
qu’elle le mena bien vite à la détente et à l’anéantissement.

Quand le réveille-matin lui fit couler dans l’oreille sa froide petite
sonnerie, Georges se trouvait bien loin de la réalité, sur une route de
guerre où défilaient des camions, en discussion très vive avec un oncle
décédé vingt ans auparavant et qui ne voulait pas convenir qu’il était
mort.

Georges ouvrit résolument les yeux. Le jour fit table rase de la guerre,
des camions, des affûts, des troupes en marche et de l’oncle défunt.

--Au fait, se dit Georges, je m’en vais tout à l’heure. Il faut prendre
mon bain, il faut m’habiller.

Perspectives navrantes. Il s’accorda un sursis de deux minutes, en
s’appliquant à garder les yeux grands ouverts.

--Pourquoi ne pas se lever? Une fois! deux fois! Allons-y!

Son domestique ne descendrait qu’à huit heures. La sonnette du
sixième?... Il appuya sur le bouton sans nul espoir de réussite. Cette
sonnette ne sonnait pas ou sonnait dans le désert. Il savait bien qu’il
fallait préparer lui-même son bain.

C’est très ennuyeux de réfléchir et ce n’est pas amusant de se laver.
Mais chacune de ces opérations facilite l’autre, en la rendant plus
inconsciente.




II


Mme Olmey, qui lui avait écrit cette lettre, était la veuve du banquier
Léopold Olmey. A la mort de son mari, elle était restée l’associée de
son beau-frère Lucien. Lucien avait la réputation d’un homme intelligent
et hardi, mais Mme Olmey estimait qu’il était loin de valoir Léopold.
Léopold s’était montré, lui aussi, très entreprenant, mais avec plus de
clairvoyance.

La Banque Olmey et Compagnie avait le renom d’une maison puissante, mais
très «engagée». Mme Olmey avait le goût du risque. Toutefois, elle
n’aimait pas confier sa fortune à des risqueurs. Elle était un peu comme
ces chauffeurs téméraires qui tremblent de peur quand un autre est au
volant. Et puis elle en voulait à Lucien parce qu’on le comparait
souvent à Léopold et parce que certaines gens, injustement selon elle,
déclaraient qu’il était plus fort. Son mari, avec sa maison, lui avait
légué sa vanité d’homme d’affaires.

On savait que Lucien et elle ne s’entendaient pas. Plusieurs fois par
semaine, elle allait voir son beau-frère dans son cabinet. Elle restait
plus d’une heure à discuter. A chaque fois que la porte à tambour
s’ouvrait pour laisser passer un employé, il semblait que cette porte
fût poussée par les éclats de voix qui emplissaient la pièce.

Georges connaissait très peu Lucien Olmey, qui assistait rarement aux
dîners que donnait sa belle-sœur. Georges, lui, avait été invité trois
ou quatre fois au cours de la saison.

Un soir, après le départ des autres convives, Mme Olmey l’avait retenu
dans un petit salon. Ils avaient causé avec un peu d’abandon et il était
resté au moins deux heures avec elle.

Ils constataient dans leurs idées, dans leurs caractères, les points
communs que l’on ne manque pas de découvrir dans ces conversations
d’approche. Le fait est que l’on s’y dirige instinctivement en laissant
de côté, par un accord inconscient, tous les sujets qui ne permettraient
pas de reconnaître et de proclamer de délicates affinités entre les deux
interlocuteurs.

Mme Olmey était plutôt blonde... Mince, sans doute... Georges ne se
souvenait que de ses yeux, sans savoir exactement s’ils étaient bleus,
gris ou bruns. Mais il n’avait pas oublié le tendre bien-être qu’il
avait éprouvé quand il s’était enveloppé de ce regard.

En somme, il avait été séduit au maximum de ce que peut l’être un
habitant de Paris, qui n’est plus un gosse, pas encore un homme âgé et
qui ne manque pas de distractions.

Cette lettre vert pâle lui annonçait une aventure, un vagabondage, une
fuite dans des hôtels confortables, avec, dans sa poche, le bon
chèque-dollar. Le palefroi de courte haleine était remplacé par une
voiture rapide et bien suspendue. A ces conditions, on consent très
volontiers au romanesque.

On y consent même avec impatience. Dès six heures moins dix, après avoir
averti, par un mot, son domestique de son brusque départ, Georges Gassy,
baigné et rasé de frais, se trouvait, sa mallette à ses pieds, devant la
porte de sa maison. Seul, le choix de son costume de voyage l’avait un
peu retardé. Il avait fini par laisser de côté un vêtement de sport à
culotte courte et s’était habillé d’un complet de ville. La voiture de
Mme Olmey était à conduite intérieure et ne nécessitait point, pour ses
passagers, un équipement spécial.

Ces déterminations, nettement prises, lui avaient donné une grande
sérénité.

A six heures moins une, la voix enchanteresse d’une trompe d’auto lui
annonça la venue de sa belle, et, tout de suite après, une imposante
six-cylindres tourna le coin de la rue... La place auprès du chauffeur
était libre et il y avait deux dames dans le fond de la voiture. Après
que l’auto se fut arrêtée, Georges identifia la compagne de voyage.
C’était une amie de Mme Olmey, Laurence Murier, la femme du sculpteur.
Georges ne regretta pas trop la présence de ce tiers. Il n’était pas
assez intime avec Mme Olmey pour souhaiter un tête-à-tête trop
précipité.

--Vous connaissez mon amie Laurence?

--Si nous nous connaissons! dit Georges, en s’inclinant.

--Vous voyez, dit Mme Murier, Béatrice nous enlève tous les deux.

--Ne perdons pas de temps et mettez-vous à côté du chauffeur.

--Et ne demandez aucune explication, dit Laurence. Surtout pas à moi,
car je serais complètement incapable de vous en donner.

Il sembla à Georges--et peut-être à ce moment fut-il un peu déçu--que le
mystère de l’aventure s’éclaircissait un peu. C’était tout simplement un
caprice de jolie femme, une balade joyeuse, la possibilité aussi d’un
tête-à-tête dont tout homme bien fait pouvait envisager sans crainte,
sinon sans un trouble léger, les charmantes conséquences.

Pourtant, Georges eut cette impression que Béatrice paraissait un peu
sérieuse, comme si l’équipée avait été de toute autre importance...

Elle n’avait rien dit à son chauffeur, qui s’en allait vers la porte
d’Italie et s’engagea ensuite sur la route souvent pavée qui mène à
Juvisy. C’est une des sorties de Paris les plus fréquemment employées.
Ce chemin mène soit à Sens et à Dijon, soit à Nemours, Montargis,
Nevers, Vichy. C’est le chemin de la Suisse, du Midi ou du Centre. Il ne
fait aucune promesse d’imprévu.

Georges, d’ailleurs, ne pensait à rien, tout à la joie d’une promenade
matinale. On quittait Juvisy et on roulait maintenant sur un billard. De
grands écriteaux avertissaient les chauffeurs que la route était
glissante en cas de pluie, mais le beau temps qu’il faisait lui
laissait, ce jour-là, tous ses avantages.

On atteignit Ris-Orangis, puis Essonnes. Deux ou trois lieues plus loin,
on pénètre dans la forêt. A un carrefour, on laisse Fontainebleau sur la
gauche. Le chauffeur prit la direction de Sens. On ne s’en allait donc
pas sur Montargis et sur Vichy.

Deux ou trois lieues après la bifurcation, on traverse, sous sa porte
d’entrée, et tout de suite après sa porte de sortie, la petite ville de
Moret-sur-Loing. C’est à ce moment que deux ou trois petits grondements
suspects se firent entendre dans la voiture. Georges regarda le
chauffeur, dont le visage s’était un peu assombri.

--Qu’est-ce que c’est que ce bruit-là?

--Je n’en sais rien, fit l’homme en hochant la tête. Si ça continue, on
va être obligé de regarder.

Or, le bruit ne cessa point. Le chauffeur fit de la tête un geste de
dépit, puis un autre de dénégation: il obliqua la voiture tout à fait
sur la droite et stoppa.

--Qu’est-ce que c’est? demanda Béatrice, qui sembla à Georges plus
alarmée que de raison.

--Je vais voir, madame; dit le chauffeur.

Son visage était impénétrable. Il souleva le capot, puis remit le moteur
en marche.

Il avait l’aspect tragique d’un augure qui, avant un combat hasardeux,
interroge les entrailles des bêtes.

--Bon! fit Béatrice.

Ce ne fut qu’après un instant, car elle avait peur de sa réponse,
qu’elle osa lui demander:

--Qu’est-ce que vous croyez?

--Je crois que nous avons une bielle de fondue.

Elle ne savait pas au juste en quoi ça consistait, mais le ton du
chauffeur lui faisait penser que c’était grave. Elle s’était levée un
peu de sa place et retomba assise. Elle haletait.

--On ne peut... on ne peut pas continuer?

Il fit non de la tête très lentement, sans regarder sa maîtresse.

--On sera forcé de ramener la voiture à Paris; pourra-t-elle même
rentrer toute seule?

Béatrice semblait désespérée. C’est alors que Georges intervint.

--Il n’y a qu’un parti à prendre, dit-il. Nous allons bien trouver par
ici un poste téléphonique. Je téléphonerai à mon garage. Mon chauffeur
prendra ma voiture et nous continuerons avec elle.

--Vous avez une forte voiture?

--Oui, depuis quinze jours. Avant j’avais la quatorze six cylindres que
vous connaissez. J’ai pris maintenant la nouvelle vingt-quatre. C’est la
première de ce modèle qui soit sortie; on lui a fait faire ces temps-ci
plus de trois mille kilomètres et elle est tout à fait au point. Je ne
veux pas vous offenser; nous irons encore plus vite qu’avec la vôtre.

--Mais quel retard pour qu’elle vienne jusqu’ici!

--Deux heures tout au plus. Si le chauffeur n’est pas là, le garage le
préviendra, il habite à côté.

--Tout cela est-il possible? Et puis que ferons-nous pour nos bagages?

--J’ai exactement ce qu’il vous faut comme mallettes. Je crois même
qu’elles sont un peu plus spacieuses que les vôtres. Nous ferons le
déballage sur la route, voilà tout. Nous avons la veine qu’il fasse
beau. En nous y mettant tous, qu’est-ce que ça va nous prendre? Un quart
d’heure. Je ne suis pas très épatant pour ranger les vêtements dans les
malles, mais je pourrai toujours vous les passer.

--Oui, dit Laurence, mais je songe à une chose. Nous allons à
l’étranger. Est-ce que vous avez des papiers pour votre voiture?

--Soyez tranquille, dit Georges, j’ai été en Suisse il y a quinze jours.
J’ai mon triptyque et mon carnet international. Je téléphonerai à mon
chauffeur qu’il n’oublie pas son passeport personnel.

Béatrice se calmait, soulagée; elle se prit même à sourire.

--Ce n’est pas mal, dit-elle; c’est moi qui vous invite...

--Et c’est moi, dit Georges, qui aurai le plaisir de vous donner
l’hospitalité.

Une petite voiture-transport, qui venait en sens inverse, s’était
arrêtée curieusement en face d’eux.

--Vous n’avez besoin de rien? dit un jeune chauffeur, de seize ans à
peine.

--Eh bien, dit le chauffeur de Mme Olmey, il nous faudra une remorque.
Vous pourriez peut-être nous en faire venir une de Moret, si vous vous
en allez par là-bas?

--Le meilleur, dit Georges, ce serait que j’aille téléphoner à Moret. Ce
petit jeune homme a peut-être une place dans sa voiture?

--Je peux emmener cinq personnes, dit avec une fierté légitime le
conducteur de seize ans.

--Eh bien, nous allons tous aller avec vous, dit Béatrice à Georges.
Comme ça nous saurons à quoi nous en tenir et si vous avez pu joindre
votre chauffeur.

--C’est parfait, dit Georges. Et quand nous aurons trouvé une remorque,
nous reviendrons tous ici pour rejoindre votre chauffeur à vous. La
voiture de remorque nous emmènera.

C’est une impression assez désagréable de retourner sur ses pas au cours
d’un voyage en auto. On a l’impression de faire du mauvais ouvrage, à la
façon de la reine Pénélope.

Tout le monde n’aurait pas été trop mal installé dans l’auto de
livraison si le jeune conducteur, pour montrer qu’il était capable
d’aller vite, n’avait mené sa voiture à un train de record.




III


Ils retrouvèrent à sa place la petite ville séculaire de Moret, qui n’a
pas l’habitude de bouger et ne court pas les aventures. Elle procédait
simplement à ses métamorphoses matinales et quotidiennes. Ses boutiques,
encore fermées une demi-heure auparavant, s’ouvraient sans hâte pour
respirer le jour. Le bureau de poste, lui aussi, revenait à la vie.

Georges y pénétra en poussant une lourde porte qui raclait le sol. Ce
bureau ne faisait pas sa toilette dès le réveil. Il s’ornait encore de
deux ou trois bouts d’allumettes de la veille et de chiffons de papier
qui représentaient des essais de télégramme dus à des expéditeurs
hésitants ou économes, et soucieux d’exprimer leur pensée sous une forme
à la fois claire et laconique.

Georges s’approcha du guichet.

--Est-ce qu’on peut avoir Paris tout de suite?

--A cette heure-ci, monsieur? Mais ce ne sera pas trop long. Quelquefois
cinq minutes.

--Alors, demandez-moi Élysées 20-60.

Un facteur, en tenue négligée, s’apprêtait à nettoyer le bureau.

--Nous attendrons devant la porte, s’il vous plaît, dit Georges.

--C’est ça, dit la complaisante préposée. On vous appellera.

Ces dames étaient restées dans la rue et, faute de mieux, regardaient un
petit étalage de mercerie. Plus loin, le magasin d’antiquités dormait
encore son sommeil poussiéreux. Le bureau de tabac, s’adressant à une
clientèle plus variée, était plus matinal.

Un petit garçon apportait les journaux de Paris, qui venaient d’arriver
par le premier train. Georges en prit quatre ou cinq. Il vint en offrir
à ses compagnes.

Mais Béatrice, précipitamment, lui enleva même celui qu’il tenait à la
main pour sa lecture personnelle. Tout cela avant qu’il eût le temps de
le déplier.

--Vous n’avez pas besoin de lire de journaux. Paris n’existe plus. Vous
êtes tout à nous.

Elle avait fait une grosse boule de tout ce papier et avait jeté le tout
dans le ruisseau, Georges ne vit là qu’un geste de gaminerie.

Peut-être eût-il pu remarquer qu’avant de lire et de plaisanter,
Béatrice avait eu un mouvement d’énervement, mais il n’eut pas le loisir
de réfléchir: le facteur l’appelait du bureau de poste. Son numéro était
à l’appareil.

Toutes les instructions furent données au garçon du garage. Il devait
aller sans retard prévenir le chauffeur de M. Gassy et l’envoyer sur la
route de Sens, à un kilomètre au delà de Moret-sur-Loing, en lui
recommandant expressément de prendre ses papiers pour l’étranger et son
passeport. Ces paroles enregistrées, bien que la voix de Paris affirmât
avoir tout compris, Georges les répéta pour plus de sûreté et se les fit
répéter à l’appareil.

Puis il alla rejoindre ses compagnes, avec qui il se rendit à un garage
de Moret, où il demanda une remorque.

Le petit conducteur de l’auto-transport était revenu, après avoir garé
lui-même sa voiture. Georges lui avait déjà remis un bon pourboire, mais
l’argent, pour ce jeune homme, n’était pas tout dans la vie. C’était
désormais par un plaisir désintéressé qu’il suivait l’aventure de ce
monsieur et de ces deux dames, retardant du temps qu’il faudrait les
obligations de son propre service, et un certain nombre de livraisons
qu’il devait faire à Fontainebleau. Il poussa sa sollicitude jusqu’à
revenir avec le groupe sur la remorque.

Le chauffeur de Béatrice était assis sur son marchepied, comme Marius au
milieu des ruines.

Trois heures environ après l’arrêt fatal, la vingt-quatre chevaux de
Georges arrivait à l’endroit indiqué. Le chauffeur expliqua qu’il
n’avait pas été prévenu tout de suite. Il avait dû préparer sa valise,
faire ses adieux à la compagne actuelle de sa vie. Il avait dû également
changer un pneu arrière de sa voiture.

Georges l’écouta distraitement; il savait que ce chauffeur n’était
jamais à court d’explications, qu’il donnait moins pour se justifier que
parce qu’il aimait parler. On se demandait même s’il n’était pas capable
de se mettre en retard exprès, rien que pour la joie d’exposer ensuite,
dans tous leurs détails, les raisons de son inexactitude.

Tout le monde se mit à la besogne. On déballa les effets qui se
trouvaient dans la voiture en panne et on les remballa le plus
soigneusement possible dans les mallettes de Georges.

--Et que dois-je faire? demanda à sa maîtresse le chauffeur de Béatrice.

--Eh bien, vous allez rentrer à Paris, et là, vous attendrez mes
instructions.

Il formula à voix basse une requête, probablement relative à l’état
actuel de sa trésorerie, car Béatrice, tout de suite après, sortit de
son sac à main une liasse assez épaisse de billets de cent francs.

Elle le prit ensuite à part et, à voix basse, elle aussi lui adressa on
ne sait quelle recommandation.

Puis le nouvel équipage partit à bonne allure sur la route de Sens,
pendant que le petit chauffeur de l’auto-transport, leur intime ami de
deux heures, les suivait tous d’un long regard.




IV


--Croyez-vous, avait demandé Béatrice, que nous pourrons coucher à
Genève ce soir?

--Genève, c’est encore loin, mais avec ma voiture, je suis tranquille.

--Je voudrais bien, implora-t-elle.

--Nous allons prendre nos dispositions pour cela. Tout de même, il faut
que nous nous arrêtions pour déjeuner.

--Oh! je n’ai pas faim, dit Béatrice. Et vous, Laurence, avez-vous faim?

--Non, dit docilement Laurence.

--Nous avons pris quelque chose ce matin.

--Oui, mais d’ici à Avallon, par exemple, où nous arriverons pour
l’heure du déjeuner, il est possible que vous ayez faim, dit Georges
qui, lui, n’avait pas déjeuné avant de partir.

Ils traversèrent Pont-sur-Yonne, où la route fait de tels détours que
les autos semblent vouloir dépister quelque détective à leurs trousses.
Ils traversèrent Villeneuve, enclose comme l’est Moret-sur-Loing, entre
deux vieilles portes, puis Sens, qui a l’aspect d’une petite grande
ville. De Sens à Joigny et de Joigny à Auxerre, la route continue à être
fort belle. D’Auxerre à Avallon, ils trouvèrent un certain nombre de
trous et aussi par instant une machine à empierrer la route. La voiture
de Georges, bien suspendue, roulait sur les sols rugueux comme sur un
tapis de verdure.

Dix minutes avant l’étape fixée, ces dames n’avaient toujours pas faim,
mais la vue d’un hôtel de bonne apparence eut pour effet de leur
redonner quelque intérêt pour la nourriture.

Ils prirent place dans le restaurant. A la table d’à côté, toute une
famille de personnes rousses, accompagnées d’un prêtre, dégustaient des
quenelles de brochet, sur lesquelles ces dames jetèrent un regard qui
n’avait rien d’indifférent.

En attendant le gros du déjeuner, on s’occupa avec une avant-garde de
hors-d’œuvre. Et déjà Béatrice, impatiente, parlait de se mettre en
route. Il faut dire qu’elle avait mangé en museau de bœuf, anchois de
Norvège, filets de hareng, salade de pommes de terre et petites olives
noires, la valeur nutritive de deux déjeuners complets.

Georges, qui n’avait pas une âme de rebelle, eût probablement cédé au
désir de Mme Olmey. Mais une autre volonté non exprimée le retenait à
l’hôtel: Adrien, son chauffeur, n’avait certainement pas terminé son
repas. Or, il n’était pas content quand on l’obligeait à écourter son
séjour à table. Non qu’il fût un gros mangeur, mais il trouvait toujours
à la table des courriers un auditoire attentif d’autres chauffeurs, et
ce n’était pas un homme à lâcher facilement une occasion de pérorer. Ses
commensaux de hasard venaient prendre place à sa table à des heures
irrégulières, selon les hasards de la route; il lui était moralement
impossible de quitter la place avant que le dernier écouteur fût parti.

Quand ils arrivèrent au dessert, Béatrice donna de tels signes
d’impatience que Georges sentit monter en lui un courage indomptable,
qui lui permettrait de tenir tête à son chauffeur.

Il pensa néanmoins qu’il devait agir par la douceur, et, avec mille
précautions, alla demander à Adrien de reprendre la route.

Adrien se montra plein de mansuétude. Il se dit sans doute qu’en
voyageant à côté du patron, il pourrait continuer son exposé sur des
questions diverses qui lui tenaient à cœur et qui se rapportaient à
l’ordre général de l’auto: la consommation des différentes marques, leur
aptitude à monter les côtes, les renseignements qu’il avait recueillis
auprès des autres chauffeurs du garage sur la bonne ou mauvaise
viabilité de certaines routes.

Il avait l’esprit soupçonneux et prêtait arbitrairement les plus sombres
projets à ses semblables et particulièrement aux employés des garages.

Il prétendait conduire avec une grande prudence et qu’il n’avait jamais
été de ces gens qui font la «course» sur la route. Il déclarait trois ou
quatre fois par jour qu’il ne fallait jamais pousser une voiture et que
le plaisir de l’auto consistait à aller tout doucement, en bon pépère
pas pressé.

Mais il lui suffisait d’apercevoir devant lui une auto bien conditionnée
pour être pris d’un désir immodéré de passer devant. Les autos
ordinaires, c’était du petit gibier qu’il avalait sans se presser et
pour ainsi dire sans appétit. Mais la vue d’une voiture à large caisse
l’animait d’une combativité de rapace. S’il trouvait quelque résistance,
si l’intervalle qui le séparait de sa proie ne diminuait pas assez vite,
alors il en mettait «tant que ça pouvait».

Georges, en fataliste, le laissait aller. Il se disait que si ces dames
avaient peur, elles prendraient l’initiative de dire: un peu moins vite.
Mais aucune protestation n’arrivait du fond de la voiture.

Un moment cependant, comme le compteur atteignait 140, Georges leur
demanda s’il ne fallait pas ralentir...

--Non, non, dit l’intrépide Béatrice, c’est très bien comme ça.
Pensez-vous que nous puissions être à Genève avant la nuit?

--Oh! largement, fit Georges.

--Alors, allons plus loin, allons jusqu’à Lausanne.

--Soixante-dix kilomètres en plus, c’est très faisable; mais si vous
m’aviez dit plus tôt que vous vouliez atteindre Lausanne, je vous aurais
fait prendre un autre chemin: Dijon, Pontarlier, Vallorbe. Maintenant
nous nous sommes engagés beaucoup plus au sud, nous voilà tout près de
Chalon, nous allons filer par Tournus, nous passerons par Bourg et
Nantua. De là, à la frontière suisse, il n’y a qu’un pas.

Ils n’échangèrent pas d’autres paroles avant d’atteindre cette
frontière. Entre les deux femmes aussi, c’était le silence complet. Dans
la glace du rétroviseur, Georges apercevait le fin visage de Mme Olmey
et des sourcils un peu froncés... Ce n’était pas tout à fait la figure
d’une dame qui s’en va en partie de plaisir.

Bah! elle avait quelque ennui, quelque souci que le voyage ferait
évanouir. Le jeune homme ne s’arrêta pas à des commentaires.

D’ailleurs, en auto, son goût modéré pour la réflexion ne s’accentuait
pas, bien au contraire. Son attention était tout absorbée par les
accidents de la route, par une carriole qui s’arrêtait brusquement au
bord d’un chemin latéral, par une bande de bœufs qui nous oblige à
ralentir et pour qui l’auto frémissante n’existe pas... Plus loin, un
cycliste, qui roule sur la gauche, prend dangereusement sa droite dès
qu’il entend notre klaxon, puis c’est un écriteau qui n’indique aucun
passage à niveau, aucune sinuosité, pas le moindre croisement, mais
simplement vous apprend que telle station thermale fameuse est à deux
cent douze kilomètres, ce qui ne nous intéresse pas toujours.

... Et voici un autre écriteau qui vous réclame un ralentissement si
exagéré que l’on n’y fait pas attention. Aussi le «merci» qui vous
apparaît tout à coup à la sortie du village prend un air bien ironique,
puisque le chauffeur n’a tenu aucun compte de la prière ou de
l’injonction qui lui était adressée.

Sur les raccourcis, lorsqu’on quitte la grande route pour un chemin
vicinal, Georges avait d’autres plaisirs: c’était de se débrouiller tout
seul, la carte en main, en mettant un point d’honneur à ne jamais
demander son chemin à personne. Il tâchait également de ne pas poser de
questions aux habitants, quand il traversait des villes inconnues.

Sur ce point, il était bien dans les idées d’Adrien qui, comme tous les
gens prolixes, avait horreur de ceux qui font des discours.

Il est incontestable qu’en France et dans bien d’autres pays, les rues
des villes et des faubourgs sont sillonnées de professeurs amateurs de
topographie, à qui il est dangereux de donner la parole. La main posée
sur le capot, ils semblent s’installer devant vous pour la vie.
Décemment, il vous est difficile de reprendre votre route en les
bousculant, ce qui serait une façon un peu singulière de leur payer leur
complaisance, fût-elle un peu excessive.

Il faisait encore grand jour quand ils arrivèrent à la douane française.

--C’est la frontière? demanda Béatrice.

Georges la vit se pencher à la portière. Il lui sembla qu’elle explorait
du regard les abords de la douane. Mais cette impression ne devait lui
revenir qu’assez longtemps après. Pour le moment, il était tout occupé
par les formalités nécessaires. Il n’avait pas rempli la feuille de son
triptyque où l’on doit inscrire le numéro du moteur, celui du châssis,
la force de la voiture, sa valeur, son poids, enfin son signalement
complet.

Les douaniers de France n’en imposent pas aux citoyens de leur pays.
Parfois ils soulèvent en eux la petite rébellion qu’un Français de race
éprouve d’ordinaire devant les agents de l’autorité. Mais cette révolte
demeure tout intérieure.

Tout change quand on aborde la Suisse. Même en pays de langue française,
le fonctionnaire trouve devant lui des êtres parfaitement soumis. Il
semble que ce soit un agent mystérieux dont on ne devine pas la
puissance. Devant lui, l’homme le plus en règle se sent l’état d’âme
d’un suspect, voire d’un criminel.

Même si on le reçoit avec aménité, il ne semble pas absolument sûr de ne
pas être en faute.

Quand les voyageurs eurent dépassé les deux douanes, ils respirèrent
plus librement, comme des prisonniers élargis que la tyrannie des
gouvernants ne saurait désormais atteindre qu’au prix de formalités
assez compliquées.

Seul, Adrien gardait une certaine circonspection. Il n’avait pas perdu
le souvenir d’un voyage en Suisse, d’écriteaux menaçants et d’amendes
perçues instantanément par des représentants de l’autorité. Il regardait
avec inquiétude toutes les maisons de la route qui lui semblaient
pleines de sbires embusqués. Il dévisageait avec méfiance le passant le
plus inoffensif. Cet inconnu n’allait-il pas le faire stopper pour lui
réclamer une amende de quinze francs suisses (soixante-quinze francs
français)?

Ils traversèrent Genève sans s’y arrêter et prirent la route du
Tour-du-Lac. Ils entrèrent dans Rolle, où la gendarmerie, blanche et
verte, a un air si souriant, bien qu’elle abrite les gendarmes les plus
terrifiants de la côte. La circonspection d’Adrien persista au passage
de Morges, dont les abords se hérissent d’écriteaux. Enfin, ils
arrivèrent à Ouchy, au pied du versant où s’étagent les maisons de
Lausanne. Au bord du lac, ils entrèrent dans le hall d’un hôtel réputé,
où Georges, deux ans auparavant, avait passé quelques jours. Deux
voyageurs lisaient des dépêches d’agence épinglées sur un tableau.
Pendant que Georges s’approchait de la réception pour retenir des
chambres, les deux dames se reposaient dans des fauteuils d’osier.

Un des deux messieurs qui lisaient les dépêches se détacha du groupe. Il
avait aperçu Mme Olmey et faisait de grands gestes de bras...

Elle ne le laissa pas venir jusqu’à elle. Elle alla à sa rencontre et il
sembla à Georges qu’elle l’attirait un peu loin pour éviter de lui
parler devant Mme Murier. Mais ce fut encore une de ces impressions
qu’il enregistra simplement, sans lui accorder une attention spéciale.

Le monsieur était un de ces personnages distingués que l’on a
certainement rencontrés dans le monde, mais que l’on ne peut étiqueter
d’aucun nom. C’était un homme assez âgé et rien dans son attitude
n’indiquait que ce pût être un flirt de Mme Olmey.

Pourquoi avait-elle tenu à lui parler en tête à tête?

Mais ce ne fut que plus tard que Georges songea à se poser cette
question.

Elle quitta enfin le monsieur pour revenir à ses compagnons. Un employé
de la réception se tenait prêt à faire visiter aux nouveaux arrivants
les chambres que Georges venait de retenir. Comme ils traversaient le
hall pour arriver à l’ascenseur, Georges fit un pas pour s’approcher du
tableau des dépêches. Mais Béatrice qui, depuis son entretien avec
l’autre monsieur, semblait assez préoccupée, reprit tout à coup un
enjouement inopiné et qui sonnait un peu faux. Elle avait saisi le bras
de Georges et le ramenait dans la direction du «lift».

--Vous nous appartenez, je vous ai déjà dit. Vous n’avez pas à penser au
reste du monde. Il n’existe pas pour vous.

En effet, elle lui avait déjà dit cela à Moret-sur-Loing, quand elle
l’avait empêché de lire les journaux...

Il la suivit docilement.

Toutefois, il se promit bien qu’un peu plus tard il reviendrait dans ces
parages et jetterait un coup d’œil sur ces télégrammes interdits.

Béatrice et Laurence avaient deux chambres attenantes. C’est Mme Olmey
qui en avait exprimé le désir. Georges logeait à l’étage plus haut.

Elles étaient entrées dans une des chambres avec l’employé de la
réception. Georges était resté dans le couloir.

--Venez un peu voir comment nous sommes installées, au lieu de faire
l’homme discret; ce serait tout de même plus gentil de montrer quelque
sollicitude pour vos compagnes de voyage.

Georges entra dans la chambre, après avoir dit à l’employé de ne pas
l’attendre, qu’il avait le numéro de son appartement et le trouverait
bien tout seul. Il recommanda de lui faire monter sa mallette
vert-olive.

Béatrice s’était laissée tomber sur un fauteuil, elle paraissait un peu
accablée.

--Je ne crois pas que je descendrai dîner avec vous.

--Eh bien, dit Georges, on pourrait monter à dîner ici.

Pour la première fois, le personnage un peu passif du trio fit acte de
présence. Laurence déclara que c’était toujours amusant de dîner au
restaurant.

--J’aime bien voir les têtes des gens. Est-ce que ce n’est pas pour ça
que l’on voyage?

--Alors, dit Béatrice, vous allez descendre tous les deux.

Mais Laurence était décidément émancipée.

--Non, fit-elle, non, vous nous emmenez tous les deux avec vous, sans
crier gare et presque sans nous demander notre avis... Comme c’est
gentil de nous lâcher! Si vous ne voulez pas descendre, je ne descendrai
pas non plus.

--Allons, fit Béatrice résignée, j’irai donc avec vous.

--Très bien, dit Laurence, et je vous garantis qu’une fois en bas vous
vous amuserez beaucoup. Je vous connais. C’est la réaction de l’auto.
Vous savez que nous ayons fait une étape énorme? Aussitôt que vous serez
à table, vous aurez faim; vous mangerez et toute votre fatigue passera.

--Je veux bien, dit Béatrice.

--Alors, mesdames, à tout à l’heure dans le hall; j’ai vu qu’on
s’habille dans cet hôtel, je vais mettre mon smoking...

... Bizarre! Bizarre! répétait pour lui-même à mi-voix le compagnon de
ces dames en cherchant l’escalier qui menait à l’étage au-dessus.

Il n’aimait pas se fatiguer l’esprit sur des mystères dont l’explication
lui paraissait trop cachée. Il laissait à d’autres plus tenaces les
enquêtes difficiles. Il préféra penser à autre chose, d’autant qu’il
avait à sa disposition un sujet assez attrayant de songerie.




V


Un escalier qui tournait dans une cage rectangulaire se présenta à
Georges avec ses deux paliers.

Arrivé au premier palier, il se déclara à voix haute:

--Elle est adorable.

Il ne cherchait pas une expression rare qui traduirait une impression
nuancée. Ce qu’il lui fallait pour l’instant, c’était une affirmation
nette; en réalité, avant de prononcer cette parole définitive, il
n’était pas sûr que Béatrice fût adorable...

Dès cette proclamation, elle fut adorable officiellement et
définitivement.

C’est ce que le populaire appelle se monter le coup.

Mais un homme aussi averti que l’était Georges ne pouvait se monter le
coup que pour un objet qui en valait la peine.

«Elle est adorable», dit-il encore, quand il fut sur le deuxième palier.

Et comme il arrivait à la porte de sa chambre:

«Ah! je suis embarqué», pensa-t-il.

Il jeta les yeux autour de lui pour la forme. La pièce était spacieuse
et confortablement meublée. La mallette vert-olive, installée déjà sur
un pliant à sangle, enlevait à l’appartement son air anonyme. Elle en
faisait un home provisoire, mais attitré, de l’occupant.

Il reprit son entretien avec lui-même, sur des sujets moins palpitants.

--Prendrai-je un bain?

--Oui, décida-t-il, par paresse surtout, pour ne pas s’habiller tout de
suite.

Maintenant que Béatrice était consacrée la dame de ses pensées, le
mystère de ce brusque voyage aimantait avec plus d’intensité la
curiosité du jeune homme.

--Il faut tout de même que j’aille lire ces télégrammes d’agence.

Il sonna le valet de chambre, à qui il donna l’ordre de lui préparer un
bain, puis il sortit dans le couloir.

Il redescendit par l’escalier et, en passant, à l’étage en dessous,
devant l’ascenseur, il vit sortir de la cage un charmant oiseau, qui
rappelait évidemment Béatrice. Il lui sembla qu’elle était légèrement
troublée.

--Je suis allée porter une dépêche au portier. Quand on les confie au
chasseur, il muse dans les couloirs et mon télégramme était assez
pressé.

--Eh bien, dit-il pour parler d’autre chose, nous nous retrouverons dans
le hall d’ici à trois quarts d’heure.

--D’ici à trois quarts d’heure, répéta Béatrice.

--J’ai aussi, dit Georges, un télégramme à envoyer.

Comme il ne voulait pas mentir tout à fait, il fit envoyer une dépêche à
ses amis du cercle, en s’excusant d’être parti si précipitamment et de
n’avoir pas eu le temps de les prévenir.

Ils ne surent jamais à quelle raison de hasard ils devaient cet acte de
politesse.

Après avoir quitté le portier, il s’arrangea pour passer devant le
tableau des dépêches. Il remarqua tout de suite que le tableau n’était
plus couvert en son entier de tout le papier jaune qu’il avait vu
l’instant d’avant.

On avait certainement enlevé une dépêche. Une petite punaise d’attache,
dans le coin inférieur de droite, laissait dépasser un tout petit
morceau de papier arraché; d’autre part, au-dessus du vide, la dépêche
précédente était interrompue brusquement, au moment où elle faisait le
récit d’une catastrophe de train au Canada.




VI


Trois quarts d’heure après, la question n’avait pas fait un pas.

Georges, en smoking, était revenu dans le hall, non sans avoir été faire
un petit tour d’inspection au salon de lecture où il n’avait trouvé, en
fait de journaux, que des exemplaires d’une date ancienne. Il se demanda
si quelqu’un n’avait pas passé par là. Le salon de lecture était vide.
Ces clients probablement se faisaient monter dans leurs chambres et à
leurs frais leur gazette de prédilection.

Le jeune homme était plongé dans une perplexité stagnante, quand Mme
Murier l’interpella:

--Béatrice me paraît un peu en retard. Voilà dix bonnes minutes que je
suis descendue, j’ai fait le tour du restaurant. Personne de
connaissance, en dehors de ce monsieur avec qui notre amie a causé tout
à l’heure.

Georges regarda du côté de l’ascenseur. Mme Olmey n’était pas en vue...

Il hocha la tête, en montrant à Laurence un regard intrigué.

--Enfin qu’est-ce que cela veut dire? demanda-t-il à Mme Murier qui,
animée d’une curiosité égale, s’était assise auprès de lui.

... J’ai l’impression que vous êtes comme moi et que vous ne savez rien.

--Absolument rien, dit Laurence en riant. Hier soir, entre dix et onze,
Béatrice est arrivée chez moi; elle sait que je ne me couche pas avant
minuit. J’étais en robe de chambre. Mon mari, lui, dormait déjà. Elle
m’a demandé comme un service essentiel de partir subitement avec elle.
Elle était très agitée. Elle est restée un quart d’heure auprès de moi
sans rien dire, mais, visiblement, elle se parlait à elle-même. Tout à
coup elle s’est écriée:

--Nous emmènerons Georges Gassy.

Elle a ajouté:

--Vous allez prévenir votre mari. S’il vous demande pourquoi je vous
emmène, répondez que vous n’en savez rien et je vous prie, pour le
moment, de ne me poser aucune question.

... Je vous dirai, continua Laurence, que ça se trouve assez bien, parce
que mon mari, qui a la commande d’un buste en Bretagne, devait
précisément partir le lendemain matin de très bonne heure et rester
absent une huitaine de jours.

--Et vous ne savez pas du tout, demanda Georges, vers quel pays nous
nous dirigeons?

--J’ai idée que nous allons en Autriche, mais je n’affirme absolument
rien. Elle m’a dit hier qu’elle avait une vague intention d’aller à
Salzburg, mais elle n’en était pas sûre encore.

--Elle a dû passer chez moi, dit Georges, après vous avoir quittée.

--Oui, dit Laurence. Elle m’a dit: je vais prévenir Georges Gassy que
nous passerons le prendre demain matin à six heures.

--J’ai trouvé, en effet, sa lettre en revenant du cercle, vers deux
heures de la nuit.

Ils gardèrent un instant le silence.

--Que voulez-vous? dit Laurence, faisons-lui confiance et continuons à
ne rien lui demander. Elle m’a choisie pour compagne de voyage et
pourtant, tout en étant des amies, nous ne sommes pas ce que l’on peut
appeler des amies intimes, mais elle savait qu’on peut se fier à moi.
Elle a d’ailleurs raison, bien que jusqu’à présent la vie ne m’ait
jamais donné l’occasion de lui prouver, par un service important, que
j’étais pour elle une amie fraternelle.

--Et quand elle vous a dit qu’elle m’emmenait?...

--Eh bien, naturellement, j’ai supposé des choses et je me suis dit:
Tiens! je vais peut-être faire là-dedans l’office d’un chaperon. Mais
tout de même je ne suis pas une enfant et vos attitudes réciproques
m’ont fait voir que j’étais allée sans doute un peu loin dans mes
suppositions.

--Évidemment, dit Georges, nous n’avons qu’à nous taire... C’est tout de
même un peu gênant de voyager avec une personne aussi mystérieuse et de
ne pas paraître remarquer sa préoccupation...

--Non. Elle se dit simplement que nous sommes, vous et moi, des gens
discrets. D’ailleurs, c’est probablement pour ça qu’elle nous a choisis.
Au moins, nous pourrons nous soulager un peu en parlant de ce mystère,
quand nous nous trouverons seuls ensemble, comme à présent, dans un coin
de hall.

Il rapporta à Laurence toutes les étranges remarques qu’il avait faites:
la première à propos des journaux qu’on lui avait enlevés des mains, le
matin, et aussi de ce télégramme qui, sur le tableau des dépêches, avait
certainement été retiré par quelqu’un.

--On pourrait peut-être, dit Laurence, demander au portier qui a enlevé
la dépêche en question.

Mais tout de suite elle écarta cette idée d’investigation sournoise.

--Non, dit-elle, ce genre d’enquête serait encore plus indiscret de
notre part et marquerait une façon singulière de faire confiance à notre
amie.

--La voici, souffla Georges.

--Tiens, murmura Laurence, pourquoi a-t-elle mis sa robe noire?




VII


Dans un repas de palace, après les hors-d’œuvre et une fois la première
fringale passée, la grande occupation des dîneurs consiste à se regarder
mutuellement, sans avoir l’air de se voir. C’est une attitude plus polie
que celle des chiens de faïence, qui ont l’air de se voir sans se
regarder.

Aux tables diverses, les dames communiquent aux messieurs leurs
observations sur leur prochain ou leur prochaine, mais ne tournent pas
la tête. Leur visage semblerait aussi impassible que celui des statues
si leurs lèvres ne remuaient pas un peu.

Quelques instants après, on voit le monsieur ramasser sa serviette et
jeter un coup d’œil dans une direction où probablement on lui avait
recommandé de ne pas regarder tout de suite. Une conversation de ce
genre s’engagea entre les deux visages hiératiques de Béatrice et de
Laurence qui, en très peu de temps, avaient éliminé presque tout
l’effectif des dîneurs pour concentrer leur attention sur une table de
quatre personnes, où se trouvaient une robe de foulard blanc et un
ensemble de crêpe mauve. Le reste du monde avait disparu, y compris
Georges, qui le sentit bien, mais ne s’en offensa point.

Il fut même un peu rasséréné, car il se disait que le souci de Béatrice
n’était peut-être pas si grave, puisqu’il ne l’empêchait pas de se
livrer cœur et âme à une conversation de chiffons.

Mais, en y réfléchissant, il pensa que ce n’était pas une preuve
convaincante...

Le départ de la robe blanche et de l’ensemble mauve sembla, pour ces
dames, priver le monde d’un de ses plus fameux attraits. Elles
déclarèrent immédiatement qu’elles n’avaient plus faim et l’on se
dirigea vers le hall où, peut-être, on trouverait quelques autres
voyageuses en train de prendre leur café.

Mais elles n’aperçurent que deux vieux Américains, ruminants hors d’âge,
tout entiers à un rêve intérieur, probablement insignifiant.

Laurence déclara qu’elle allait se coucher. Avait-elle vraiment envie de
dormir? Peut-être obéissait-elle à un penchant bien naturel de
proxénétisme mondain et voulait-elle laisser en tête à tête ses deux
compagnons de voyage?

Georges la vit partir sans plaisir, car sa passion naissante pour
Béatrice Olmey n’était pas encore assez solide pour l’aveu.

Que lui dire, à Mme Olmey? Le seul aliment possible d’un entretien eût
été une série de questions que, précisément, il ne pouvait poser.

Ce fut Béatrice, heureusement, qui prit la parole.

--Vous êtes intrigué?

--Oui, mais vous voyez, je ne demande rien.

--Vous avez raison, dit-elle. Vous me donnez là une grande preuve
d’amitié.

En bon camarade, elle lui prit la main.

Mais, entre une forte main d’homme et une petite main frêle, la
camaraderie prend assez vite un caractère de sentiment sans rudesse, et
sans âpre austérité.

Ces deux mains étaient restées jointes et la plus vigoureuse n’était pas
la moins frémissante. Nous avons dit que Georges était un garçon averti.
Mais il n’avait plus vingt ans, c’est-à-dire qu’il avait depuis
longtemps passé l’âge où l’on se croit blasé.

La vie lui avait apporté des joies et des déceptions, mais son cœur
d’amoureux, loin d’être calmé par l’expérience, ne faisait que rajeunir.

Évidemment l’habitude avait donné un peu d’adresse à son ingénuité.

Il murmura:

--Vous avez eu raison d’avoir confiance.

Il sentit que sa voix bien dressée prenait tout naturellement un ton
grave. Il n’avait pas absolument voulu cela, mais il ne l’empêchait pas,
avec l’obscure idée que cela pouvait servir.

--Je vous suis profondément dévoué, dit-il.

Et, poussé par ses propres déclarations, il ajouta:

--Votre bonheur m’est plus cher que le mien.

Il dit encore, avec une sincérité désormais tout à fait convaincue:

--Je suis sûr que je ne pourrai jamais être heureux, si je ne vous sens
complètement heureuse!

Oh! comme la petite main frêle serra gentiment la forte main!

--On est mal, dans ce hall, dit Georges. Il fait très beau au bord du
lac. Si vous le permettez, je vais vous chercher un manteau.

--Pendant ce temps, dit Béatrice, j’enverrai une dépêche à Salzburg.
J’ai peur que le téléphone marche mal et ça m’ennuierait si l’on
n’entendait pas bien.

Elle sembla soulagée de dire ce qu’elle allait faire, bien que la
confidence fût d’assez peu d’importance, en vérité.




VIII


Il était assis à côté d’elle sur la terrasse, comme Antoine à côté d’une
Cléopâtre aussi mystérieuse, mais moins perfide, il en était sûr.

A leurs pieds le lac s’étendait, silencieux comme une plaine endormie.
On apercevait sur l’autre rive les lumières d’une ville française. Sans
nul doute, d’autres passions flamboyaient là-bas, mais certainement
aucune de ces espérances de soir d’été, aucun même de ces bonheurs
réalisés ne dépassait l’exaltation où ce début d’entretien avait
entraîné Georges et Béatrice.

Ils parlaient de toutes sortes de choses, sans grand intérêt pour eux ni
pour personne d’ailleurs. Ils parlaient des gens qu’ils connaissaient,
des comédies qu’ils avaient vues, des concerts.

L’important, c’était de parler et d’écouter le bruit de leurs paroles.

Quand après une heure, ou deux, ou trois, il la ramena à la porte de sa
chambre et qu’il eut pris congé d’elle en lui baisant respectueusement
et pas trop longuement le bout des doigts, il se disait que sa vie était
à cette femme, eût-elle tué père et mère.

D’ailleurs, il ne la croyait pas coupable de ce double forfait.

Il était convenu que l’on se remettrait en route le lendemain, mais pas
avant d’avoir reçu la dépêche de Salzburg.

--J’ai à voir, avait-elle dit à Georges, quand il l’avait reconduite à
sa porte, j’ai à voir, probablement à Salzburg, un banquier hollandais
avec qui mon mari avait fait plusieurs affaires. Je suis toujours en
très bons termes avec sa femme et lui, bien qu’on ne se voie plus aussi
souvent, pour des raisons que je pourrais vous dire. Je sais que ce
banquier doit passer quelque temps à Salzburg, comme tous les ans en
cette saison. J’ai télégraphié à son hôtel habituel pour demander s’il
était déjà arrivé. Il va là-bas pour entendre de la musique, car lui et
sa femme sont de grands mélomanes. Il faut, pour des raisons graves, que
je le voie dès son arrivée. Si, d’après les renseignements de l’hôtel,
j’apprends qu’il doit être à Salzburg dans un ou deux jours, il faudra
nous presser un peu.

Georges fut très longtemps avant de s’endormir. Pourvu, se disait-il,
qu’on ne parte pas de trop bonne heure. Il avait mal dormi la nuit
précédente et pensait qu’il n’avait pas beaucoup d’heures pour se
reposer cette nuit-là; jusqu’à cinq heures du matin une demi-douzaine de
petits sommeils légers furent coupés de béates insomnies.

A cinq heures, il se rendormit pour la septième ou huitième fois; il lui
sembla qu’il se réveillait tout de suite après... Sa montre marquait
onze heures un quart.

Il sauta à bas du lit. Qu’allait-on penser de ce chevalier servant qui,
tout au début de son nouvel amour, montre si peu d’empressement à
retrouver sa belle?

Il vit que, sous sa porte, on avait glissé une enveloppe. Elle contenait
une dépêche décachetée: la réponse de l’hôtel de Salzburg adressée à Mme
Olmey.

«Chambre Markeysen retenue pour 5 août.»

Or, on était le deux. Il n’avait donc pas besoin de se presser pour
arriver là-bas.

Georges cependant fit sa toilette très rapidement, car il sentait bien
que désormais, à toute heure de nuit et de jour, il devait être à la
disposition de Béatrice.

La jeune femme l’attendait dans le hall. Elle était, en effet, assez
impatiente.

--Eh bien, lui dit-il, j’ai vu la dépêche que vous m’avez communiquée.
Votre ami n’arrive là-bas que le 5 et, d’ici à Salzburg, il n’y a que
deux étapes tout au plus. Il me semble que nous pourrons faire le voyage
tranquillement.

--Oh! tranquillement! fit-elle... Ne parlons pas de tranquillité; j’ai
un besoin urgent de voir cet homme le plus tôt possible. Tout ce que je
sais, c’est qu’il y a huit jours, il est parti d’Amsterdam en auto. Il
suit d’ordinaire une route capricieuse, sans itinéraire rigoureux. Il
arrivera là-bas en faisant des détours et en passant par je ne sais où.
Allez donc le rejoindre en Rhénanie, en Bavière et peut-être en Prusse!

Elle paraissait très agitée et un peu loin de la pensée unique qui
emplissait l’âme de Georges... La veille au soir, il semblait qu’elle
fût toute à lui. Quelle occupation l’avait reprise? Souci bien grave, en
vérité, puisque les heures de la veille pour elle ne comptaient plus...

Au restaurant, cependant, elle sembla oublier tout ce qui l’obsédait le
quart d’heure d’avant. Laurence était descendue. Elles avaient retrouvé
les deux dames qui, au dîner d’hier, avaient concentré leur attention.

La robe de foulard blanc et l’ensemble mauve avaient fait place à deux
tailleurs, intéressants évidemment l’un et l’autre, puisqu’ils
partagèrent en deux camps l’entourage féminin de Georges.

Il fut convenu qu’on se remettrait en route après le déjeuner et que
l’on gagnerait Lucerne en passant par le lac de Thoune. Ces dames ne
connaissaient pas l’Oberland bernois. Si quelque incident retardait les
voyageurs, ils auraient la faculté de passer la nuit à Interlaken.

La voiture de Georges était extrêmement rapide, mais, en Suisse, on ne
va pas précisément comme on veut, surtout quand le volant est entre les
mains d’un chauffeur qui vit sous la terreur incessante de l’autorité.

A la table des courriers, il avait encore recueilli au sujet de la
sévérité des gendarmes suisses des détails vraiment terrifiants. On
était simplement revenu au temps de l’Inquisition ou de la tyrannie de
la république vénitienne. Une sorte de Conseil des dix, devenu le
Conseil des cent ou des mille, postait ses plus féroces séides à tous
les carrefours.

Ils arrivèrent en paix jusqu’à Bulle, d’où l’on atteint le col de Jaun.
De là, on traverse un pays charmant, semé de ces chalets suisses, si
souvent reproduits par les fabricants de jouets et d’images qu’ils
semblent avoir été copiés sur des chromos et sur des bibelots de
vieilles étagères.

Georges faisait valoir les beautés du pays, mais Béatrice paraissait
assez préoccupée. Quant à Laurence, dès que l’auto roulait sur les
flancs des montagnes, elle se refusait à regarder les torrents écumants,
qui dévalaient à cinq ou six cents mètres au-dessous de leur chemin.

Il lui semblait que le mouvement de sa tête entraînerait la voiture au
fond du précipice.

Ils arrivèrent au lac de Thoune, entre Spiess et Interlaken. Ils ne
manquèrent pas l’émotion rituelle que l’on éprouve à contempler la
grandeur et la gravité de ces rives. Car le lac de Thoune n’est pas un
de ces lacs souriants, comme le lac d’Annecy, par exemple. Il ne
plaisante pas. Il ne parle pas à tout le monde. Il ne s’adresse qu’aux
âmes dûment romantiques.

Les gens du monde, sans fréquenter constamment la haute poésie, y
séjournent volontiers pendant une demi-heure.

Ils trouvent une satisfaction d’amour-propre évidente à ces petites
visites, car il est bien entendu qu’ils font partie d’une élite.

Ils sont de l’élite poétique comme on est d’un cercle chic, qu’il n’est
pas nécessaire de fréquenter tous les jours.

Ces dames ne furent pas insensibles non plus aux magasins d’Interlaken.

Le long des rivages, elles s’étaient contentées d’une extase roulante.
Arrivées dans la rue principale d’Interlaken, elles demandèrent à
descendre quelques instants pour regarder les étalages. Aussitôt qu’on a
quitté le sol natal, toutes les boutiques exercent sur vous une grande
fascination. Il en est quelques-unes qui résistent à l’examen.

Un magasin de jolies dentelles indiquait le prix de ses marchandises,
mais c’était en francs suisses et ces dames étaient obligées de se
livrer à de douloureuses opérations d’arithmétique. Au bout de très peu
de temps, Béatrice demanda que l’on se remît en route.

En sortant d’Interlaken, on roule sur une promenade publique que des
hôtels bordent d’un côté. C’est de cet endroit que l’on aperçoit la
Jungfrau, énorme et magnifique de blancheur, mais ces dames
n’accordèrent à cette merveille de la nature qu’une admiration un peu
fatiguée.

Georges eut beau faire appel à l’éloquence des chiffres et leur révéler
ce qu’un guide venait de lui apprendre. Les 4.500 mètres de cette
montagne ne provoquèrent chez Laurence et chez Béatrice qu’une surprise
de commande, que l’on eût obtenue aussi bien avec 2.000 ou 50.000. Sans
doute n’avaient-elles consacré jusque-là, aux altitudes comparées,
qu’une très faible partie de leurs préoccupations.

La voiture longea le lac de Brienz, qui, dans la catégorie des lacs,
tient honorablement sa place, sans afficher trop de prétention.

Puis les voyageurs s’élevèrent jusqu’au Brunnig. Adrien, oubliant sa
peur des gendarmes, montait les côtes à belle allure, ne ralentissant
que lorsqu’il apercevait une maison. On traversait des villages plus ou
moins intéressants, mais toujours très pittoresques que, très peu
d’instants après, on apercevait de nouveau, au fond d’un vallon.

Au point culminant du Brunnig se trouve un hôtel. L’altruiste Georges
feignit d’avoir soif, afin que son chauffeur pût se désaltérer. Ces
dames quittèrent la voiture sans enthousiasme, car elles prévoyaient
encore un nouveau point de vue à admirer. Leur stock d’épithètes
laudatives était épuisé pour quelques jours au moins.

Le revers du Brunnig est un peu plus dur et les voitures que l’on
croisait paraissaient assez essoufflées en montant les pentes. A un
certain endroit, une corde barre la route. Le canton d’Unterwalden
estime que la contemplation de ses paysages ne doit pas être gratuite
pour les chauffeurs. Il en évalue modestement le charme à la somme de
trois francs suisses.

On atteignit le petit lac et la ville de Saanen. Quelques kilomètres
avant Lucerne, la route est de nouveau barrée, mais c’est la sortie du
village d’Unterwalden et l’on réclame aux voyageurs le reçu des trois
francs qu’ils ont versés à l’entrée.

Une jeune fille blonde, assez jolie, avertit le chauffeur qu’il était
frappé d’une amende supplémentaire de vingt francs suisses pour avoir
traversé un village à une allure exagérée. Un avis téléphonique les
avait signalés. L’Inquisition, pour poursuivre les coupables, ne se
contentait pas des barricades; elle avait recours également à des moyens
plus modernes.

Georges «discutait le coup» et prétendit qu’on les avait confondus avec
une autre voiture. La jeune fille n’insista pas et les laissa passer.
«L’agent, dit-elle, devrait être là pour percevoir l’amende, mais, comme
il n’est pas arrivé, tant mieux pour vous.»

Cette affaire obscure devait prendre place parmi les mystères
historiques non élucidés.

Lucerne, avec son vieux pont de bois couvert, ses maisons agréablement
démodées nous donne la paisible joie de nous retrouver en 1860. Il est
rare qu’une famille française ne possède pas un grand-oncle ou un vieux
cousin, qui parle de Lucerne avec délice.

Nous nous y plaisons à notre tour par une sorte d’obéissance attendrie à
une tradition de famille, et, ma foi! parce que c’est assez aimable à
voir.




IX


Depuis la conversation qui, la veille au soir, avait tendrement
rapproché à Ouchy, sur les bords du lac, Georges et Béatrice, le jeune
homme ne s’était pas trouvé seul avec Laurence Murier. Il n’aurait
d’ailleurs pas cherché ce tête-à-tête, car l’intimité nouvelle qui
s’était établie entre lui et Mme Olmey semblait desserrer un peu les
liens qui les unissaient tous les deux à leur compagne de voyage.

Pourquoi Béatrice avait-elle emmené avec elle cette vague amie?
N’avait-elle pas assez d’indépendance d’idées pour partir seule avec
Georges?

Mais avait-elle vraiment une indépendance d’idées assez forte pour ne
pas être retenue par la crainte des commentaires?

Il n’aimait pas se poser des questions, quand il n’avait pas de réponse
sous la main.

Dès qu’un mystère trop mystérieux l’obsédait, il le rejetait de côté, et
semblait lui dire: Tu reviendras quand tu seras moins obscur et que tu
auras quelques précisions à m’apporter.

Aucun des trois voyageurs n’était jamais venu à Lucerne. La voiture
avait passé devant la gare et avait erré à petite allure dans les
alentours. Ils avaient aperçu un hôtel qui leur parut confortable, et
qui l’était d’ailleurs, tenu par de sérieux hôteliers suisses.

L’employé de la réception était en train de faire voir des chambres à
d’autres voyageurs. Béatrice, sur le comptoir du portier, rédigea une
dépêche. Laurence s’approcha de Georges...

--De plus en plus étrange...

--Oui, dit le jeune homme avec réserve.

--Vous avez remarqué qu’elle n’a pas dit un mot pendant toute la route,
depuis notre départ d’Ouchy?

--C’est vrai, dit Georges, peu désireux de poursuivre une enquête de
concert avec Laurence... Mais elle était peut-être fatiguée, dit-il.
Nous avons fait hier une longue étape.

--Oh! dans votre voiture, on est comme au coin de son feu. Je suis
plutôt moins résistante et je ne ressentais aucune lassitude... Non,
non, chez elle, c’est de l’énervement et je commence à croire que c’est
pour une raison assez grave.

Georges ne tenait pas à prolonger cette conversation avec Mme Murier.
Mais la curiosité de Laurence attisait à nouveau la sienne.

Ils avaient décidé de passer à Lucerne la nuit et la matinée du
lendemain. Béatrice voulait savoir, avant de se mettre en chemin, si
Markeysen ne se trouvait pas par hasard à Munich où quelque gala musical
l’aurait arrêté sur la route de Salzburg.

Mais, à Munich, à quel hôtel descendait-il? Elle avait demandé les noms
des trois hôtels les plus en vue et elle ferait téléphoner le lendemain
par le portier dans ces trois palaces pour demander M. Markeysen.

Le souci qui l’occupait devenait de plus en plus obsédant car, au
restaurant de l’hôtel où ils s’installèrent pour dîner, elle suivait à
peine Mme Murier dans ses remarques et commentaires sur les différents
convives. Seule, une robe en faille vert Nil, pastichée du dix-huitième,
l’intéressa pendant quelques instants.

Après dîner, une proposition de promenade autour du lac fut déclinée
d’une voix plaintive et un léger «chiqué» de fatigue physique.

Cet air dolent, cette tendre lassitude donnèrent à Georges à ce moment
un grand désir de la prendre dans ses bras. Il aurait voulu brusquer
l’aventure. Il se sentait moins maître de lui et moins capable de
patience.

Laurence et Béatrice habitaient des chambres contiguës. Elles montèrent
se coucher. Georges s’assit dans le hall d’hôtel où des voyageurs
silencieux écoutaient un quatuor sans que rien, sur leurs visages,
trahît la joie intérieure qu’ils devaient fatalement ressentir. Mais le
jeune homme ne «tint» que dix minutes. Le temps, cédant sans doute aux
objurgations de maints poètes, avait suspendu son vol. Les heures ne
fuyaient plus. D’ailleurs les heures s’arrêtent de marcher, sitôt qu’on
les regarde. Si on veut qu’elles reprennent leur course, il faut ne pas
s’occuper d’elles.

Désespéré, Georges monta se coucher. Sa chambre était au premier, comme
celles de ses compagnes. Il vit devant une porte les deux souliers de
Laurence, ni trop grands ni trop petits, d’une élégance suffisante.

Les chaussures de Béatrice exigeaient probablement des soins
particuliers, l’emploi d’une crème spéciale que la femme de chambre de
l’hôtel, guidée et surveillée, étalerait devant Mme Olmey sur la peau
artistement préparée de quelque saurien exotique. C’était probablement
pour cette raison que ces chaussures sacrées ne figuraient pas sur la
voie publique du corridor. Georges n’osa pas frapper à la porte de
Béatrice, qui dormait peut-être. D’autre part, la porte de communication
entre les deux chambres de ces dames était probablement ouverte.

Ces difficultés supposées exaspéraient son besoin de revoir Mme Olmey.
Mais il fallut bien rentrer se coucher. La vision de Béatrice en
déshabillé de nuit hanterait sans doute son sommeil. Une fois couché, il
s’endormit et rêva de tout autre chose.

Le lendemain matin, Béatrice passa presque toute la matinée dans le hall
de l’hôtel à attendre ses communications téléphoniques. Laurence était
allée faire un tour en ville. Elle avait rencontré des amis à elle qui
s’en allaient de Lucerne, après avoir passé la nuit sur le bord du lac,
dans un autre hôtel dont ils vantaient la table et le confort.

Laurence proposa à Georges d’aller déjeuner à l’hôtel en question, pour
voir d’autres figures.

Béatrice accepta cette proposition. Elle avait obtenu ses trois
communications de Munich. Aucun voyageur du nom de Markeysen n’avait
signalé sa présence ou son passage dans les trois hôtels évoqués.

Or, dans la salle à manger du palace où ils déjeunèrent, Béatrice ne
parut pas du tout à son aise. Elle avait demandé à changer de place pour
ne pas rencontrer le regard d’un monsieur qu’elle connaissait et à qui
elle ne voulait pas dire bonjour. Désireuse sans doute de l’éviter à la
sortie de table, elle se leva avant la fin du repas.

--Je prends la voiture et je vous la renverrai. J’ai demandé à notre
hôtel un autre numéro de téléphone. On m’a dit qu’il fallait attendre
trois heures pour la réponse, mais il se peut très bien qu’elle vienne
avant, et je voudrais pouvoir leur parler moi-même.

C’était vrai ou ce n’était pas vrai... Georges et Laurence, résolument
dociles, s’inclinèrent sans chercher à comprendre. Ils avaient seulement
cette impression assez nette que c’était la présence de ce monsieur qui
la mettait en fuite.

--Le connaissez-vous? demanda Laurence à Georges, quand Béatrice fut
partie.

--Je crois bien que oui. J’ai dû le voir chez elle à un thé ou à un
dîner. On a même dû nous présenter, mais je serais bien embarrassé de
trouver son nom.

Ils passèrent dans le hall pour prendre le café. Georges se leva pour
aller jeter un coup d’œil sur le tableau des dépêches. Comme il était en
train de les lire...

--Bonjour, lui dit le monsieur en question.

--Bonjour... dit Georges qui ne se rappelait toujours pas le nom de ce
personnage et le remplaçait par un vague ronronnement.

Le monsieur était équipé pour partir en torpédo: il était vêtu d’un
imperméable et sa casquette se complétait martialement d’un
protège-nuque.

--C’était bien avec Mme Olmey que vous étiez tout à l’heure. Je ne me
trompe pas?

--C’était bien Mme Olmey...

--Comment se fait-il qu’elle ne porte pas le deuil de son beau-frère?

--Son beau-frère?

--Mais oui. Je ne vous apprends pas qu’il a été assassiné il y a deux
jours.




X


Le monsieur s’était déjà éloigné, appelé par ses compagnons de voyage.

Une bousculade d’images se précipitait au premier plan de la mémoire de
Georges... La plus nette était la vision de Béatrice à l’hôtel d’Ouchy,
quand elle était descendue en robe noire...

... Il était resté immobile devant le tableau des dépêches. Béatrice
savait que son beau-frère était mort, il n’y avait pas à en douter. Il
avait dû mourir sans doute la veille de leur départ et dans la soirée.
Georges se rappela aussi l’incident des journaux qu’on l’avait empêché
de lire...

Et la dépêche d’Ouchy que l’on avait certainement arrachée du
tableau?...

Allait-il révéler tout cela à Laurence? Il hésita une seconde et décida
très vite qu’il n’en dirait rien.

Peut-être, s’il avait été plus près d’elle au moment de cette
révélation, peut-être n’aurait-il pu s’empêcher de parler...

Mais il fallait auparavant traverser le hall; ce qui lui permit de
réfléchir.

Non, il ne dirait rien à Laurence. Depuis la soirée d’Ouchy, il faisait
cause commune avec Béatrice.

La voiture, renvoyée par Mme Olmey, les attendait devant le perron pour
les ramener à l’hôtel.

Georges prévint Laurence qu’il était l’heure de rejoindre Béatrice pour
continuer la route.

--Il faut que vous alliez à l’hôtel. Vous avez encore à faire quelques
préparatifs de départ. Moi je suis tout prêt et puis je voudrais faire
trois pas à pied. Prenez la voiture, je vous rejoindrai là-bas.

Il voulait surtout être seul pour se procurer les journaux; sans doute
trouverait-il chez un marchand des journaux vieux de trois jours. En
venant à ce palace, il se rappelait vaguement avoir aperçu sur son
chemin une librairie-papeterie, qui étalait devant sa porte des
illustrés français.

La marchande à qui il s’adressa n’était pas comme beaucoup de marchandes
de chez nous qui ont horreur de se livrer à la moindre recherche.
Celle-ci ouvrit une armoire basse où se trouvaient des invendus, que le
dépôt principal n’était pas encore venu chercher. Georges dénicha deux
journaux de Paris qui portaient la date intéressante et un autre du jour
suivant.

Les deux journaux d’information qui annonçaient le crime publiaient des
relations conçues à peu près dans les mêmes termes, sous un titre
identique: «Assassinat d’un banquier parisien.»

«Un crime, qui causera une profonde sensation dans le monde des affaires
de la haute société parisienne, a été commis hier soir entre huit heures
et dix heures.

«La banque Léopold Olmey et Cie jouit d’une réputation universelle.

«Elle est en relations avec les plus hautes maisons de l’étranger. On
sait qu’il y a six ans M. Léopold Olmey mourut après une assez longue
maladie; depuis cette époque, l’administrateur délégué était Lucien
Olmey, associé avec sa belle-sœur, Mme veuve Léopold Olmey, qui possède
la plus forte partie des actions de la banque. M. Lucien Olmey en avait,
lui aussi, une quantité importante.

«Hier soir, après la fermeture des bureaux, M. Lucien Olmey était monté
dans son appartement, au troisième étage de l’immeuble où se trouve la
banque.

«M. Lucien Olmey, qui était divorcé, habitait seul. Hier soir il avait
donné congé à ses domestiques.

«Le fait que les assassins étaient au courant de ce détail semble
indiquer que le crime a pu être commis par un familier de la banque
Olmey.

«M. Lucien Olmey avait à son service particulier un valet de chambre et
une lingère, un vieux couple marié. Il n’avait pas de cuisinière. Il
prenait presque tous ses repas à son cercle.

«D’ordinaire, quand les deux domestiques sortaient le soir et qu’ils
rentraient vers onze heures ou minuit, ils n’avaient pas coutume de
passer dans l’appartement avant d’aller se coucher. Ils montaient
directement à l’étage supérieur.

«C’est par le plus grand des hasards qu’hier au soir Félix Béhaut, le
valet de chambre, passa par le bureau-salon de son maître, afin, dit-il,
d’y prendre un petit vase de porcelaine qu’un raccommodeur devait venir
chercher le lendemain matin, dès la première heure.

«Quand il ouvrit la porte du salon, un horrible spectacle s’offrit à ses
yeux.

«M. Lucien Olmey, devant son bureau, était affaissé sur son fauteuil, la
tête inclinée sur l’épaule. Ses vêtements et le tapis étaient inondés de
sang. La tempe droite du banquier était percée d’une balle.

«Il était à ce moment un peu plus de minuit. Le valet de chambre
téléphona au commissariat et quelques instants après le secrétaire du
commissaire, accompagné d’un inspecteur, arrivait sur les lieux du
crime.

«Le concierge de la banque n’avait vu passer personne, mais le fait en
lui-même n’a rien de surprenant, étant donné que la maison Olmey possède
une autre issue sur une rue latérale, une porte qui n’est surveillée par
personne, étant toujours fermée à clef. Il est vraisemblable qu’elle a
été ouverte hier soir avec une fausse clef.

«D’autre part, il arrivait souvent, au dire des domestiques, que lorsque
M. Olmey sortait pour peu de temps, il ne prenait pas la précaution de
fermer cette porte à clef, pour ne pas avoir la peine de l’ouvrir à son
retour.

«Les soupçons se sont portés un instant sur les domestiques, mais
l’hypothèse de leur culpabilité a été bientôt écartée.

«Félix Béhaut et sa femme ont une réputation inattaquable et, d’autre
part, il est à peu près certain que le défunt n’avait pas pris de
disposition qui eût pu donner à quelqu’un l’idée de hâter sa mort.

«On a prévenu en hâte Mme Léopold Olmey, la belle-sœur de la victime,
mais il se trouve qu’elle a quitté Paris le soir même du crime pour un
voyage en auto.»

Georges leva le nez...

--Le soir du crime?...

Georges savait pertinemment, lui, que c’était le lendemain.

Il poursuivit sa lecture...

«On a trouvé un tiroir du meuble assez grossièrement et maladroitement
fracturé, à l’aide sans doute non d’un instrument spécial de
cambrioleur, mais d’un outil de fortune, une espèce de grattoir. On a
retrouvé, en effet, cet objet sur le tapis. Le tranchant en était
fortement ébréché.

«Prévenu à une heure du matin, le médecin légiste a constaté, en
examinant attentivement la blessure, que le crime avait été commis avec
un revolver d’un modèle assez ancien et d’un diamètre approximatif de
huit millimètres.»

Tout l’article était en dernière heure.

Le journal du lendemain consacrait encore une cinquantaine de lignes à
cette affaire passionnante, mais on sentait bien qu’il n’avait aucun
détail intéressant à offrir au lecteur.

On ajoutait naturellement que la police était sur la piste de l’assassin
et on laissait croire que c’était par une espèce de consigne qu’on ne
publiait aucun détail, de crainte d’entraver l’action de la justice.

Pour lire ces journaux, Georges avait quitté le quai trop en vue et
s’était engagé dans une rue perpendiculaire. Une fois sa lecture
terminée, il découpa, ou plutôt déchira tant bien que mal les articles,
puis jeta à terre le reste du papier, après l’avoir séparé en beaucoup
de petits morceaux.

Depuis un instant, il lui semblait qu’on le poursuivait lui-même et
qu’il était dangereux de laisser traîner des exemplaires de journaux, où
il aurait précisément découpé tout ce qui était relatif à l’assassinat
du banquier.

La piste mystérieuse dont parlait le journal était sans doute une
invention.

Mais peut-être s’agissait-il de la piste de Béatrice qui, le soir même
du crime, avait quitté son logis d’une façon plus que suspecte?

Il ne croyait pas évidemment à la culpabilité de Mme Olmey.




XI


Voici de nouveau Georges à l’hôtel. Ces dames sont toutes prêtes dans le
hall.

--Eh bien, nous avons failli attendre, dit Mme Murier.

Il répondit... n’importe quoi.

--Je me suis arrêté chez un antiquaire. J’avais cru voir des choses
intéressantes à la devanture, mais il ne m’a rien montré de bien
curieux.

Ce n’était pas la peine de se mettre en frais d’invention pour Béatrice,
qui n’écoute pas. Elle n’a qu’une idée pour le moment, c’est de passer
par Zurich, mais est-ce bien la route de Salzburg?

Georges jette un coup d’œil sur le plan. Passer par Zurich, c’est une
perte de temps, pas considérable, une quarantaine de kilomètres en plus.
Il faut aller contourner le lac, au lieu de le couper et de gagner
Rapperswill.

--Quarante kilomètres en plus, ce n’est pas grand’chose, dit Béatrice.
Et puis, à Zurich, j’ai peut-être des chances de trouver la personne en
question: je sais qu’elle y vient très souvent pour ses affaires. Si je
téléphonais aux principaux hôtels de là-bas?

Voilà une dame qui n’a pas peur de téléphoner. Pendant que Georges règle
la note, elle se dirige vers la cabine.

--Quel est donc ce Markeysen qu’elle est si pressée de voir?...

Cette question, posée à Laurence, ne peut rien compromettre. Et puis il
n’est pas mauvais de donner à Mme Murier l’impression qu’on ne la laisse
pas tomber. Elle a dû s’étonner un peu que le court entretien d’Ouchy
n’ait pas eu de suite.

--Attendez... dit Laurence, je n’ai jamais vu ce monsieur, mais je crois
savoir qui il est. Markeysen? oui, c’est bien ça... C’est le monsieur
qui a épousé la femme divorcée de Lucien Olmey.

Renseignement probablement intéressant, mais que Georges ne sait où
placer dans son casier encore incomplet.

Cependant, voici Béatrice qui sort du téléphone. Elle a pu obtenir la
communication avec un hôtel de Zurich. On n’y connaît pas le nom de M.
Markeysen. Il faudrait encore téléphoner dans plusieurs hôtels, mais le
plus court, en somme, c’est d’y passer. D’ailleurs il se peut très bien
qu’il ait traversé Zurich sans s’y arrêter dans un hôtel et en faisant
simplement une visite à une banque où il a des intérêts. Mais Béatrice
ne sait plus exactement le nom de cette banque. Sur place, il est
évident qu’on la trouvera.

--Allons, dit Georges, nous sommes tout près de là-bas, à peine à une
heure, même à l’allure modérée exigée sur les routes helvétiques.

En prenant place à côté de son chauffeur, il pense tout à coup à
l’autre, au chauffeur de Mme Olmey.

Celui-là sera certainement interrogé par la police, si Béatrice est
recherchée.

Elle l’a pris à part en le quittant sur la route de Moret. Georges s’en
souvient maintenant. Elle lui a remis de l’argent, c’est entendu, mais
elle lui a peut-être dit autre chose.

Peut-être lui a-t-elle demandé de ne pas dire où elle allait. Mais le
chauffeur allait-il garder le silence quand il serait interrogé par la
police et quand il apprendrait qu’il s’agit d’un crime?

A moins qu’il ne soit complice. Mais Georges n’envisage pas cette
hypothèse. Si l’on se met à tout supposer, on ne sait plus où l’on va.

Et puis il raisonne comme si Béatrice était coupable, et il est bien
certain du contraire.

Il lui semble que, même en envisageant comme possible cette monstrueuse
supposition, jamais Béatrice ne l’aurait entraîné à sa suite, après
avoir commis un assassinat...

Mais cet argument, à lui tout seul, ne vaut pas grand’chose, pense-t-il
à la réflexion.

Il se souvient de la complainte de Fualdès où il est question d’un
«scélérat fieffé et même sans délicatesse».

Si Béatrice avait été coupable d’un crime, elle ne se fût pas attardée
devant la petite chose pas gentille de mêler Georges à cette
histoire-là. Il lui fallait quitter Paris de la façon la moins suspecte
et elle n’avait pas le choix des moyens.

... Allons, allons, revenons au point de départ, faisons table rase de
tous les sentiments et raisonnons comme si cette femme était coupable.

Il fallait qu’elle prît la fuite et en même temps que sa fuite ne parût
pas trop étonnante.

Il fallait rendre explicable ce brusque départ de Paris.

Évidemment, elle pouvait avoir l’idée de le justifier par une fugue
amoureuse.

Elle n’était pas partie toute seule avec Georges, c’est entendu. Elle
avait emmené Laurence.

Eh bien, ceci, c’était encore plus habile. Il était tout naturel que,
voulant partir avec un jeune homme, elle emmenât un chaperon.

Si vraiment elle est coupable, c’est une créature adroite.

Georges a besoin de dévisager Béatrice comme le ferait un juge
d’instruction, mais, pour le moment, il lui tourne le dos et il faudrait
la regarder attentivement sans marquer son insistance.

Voilà une petite glace au-dessus du pare-brise. En levant un peu la
tête, Georges peut apercevoir dans ce rétroviseur la figure des deux
femmes.

Béatrice! Un visage d’une douceur enfantine. Se peut-il qu’elle soit une
criminelle?

Mais la vérité, c’est qu’il n’y a rien à en conclure. Georges, dans sa
vie, n’a pas eu l’occasion de dévisager beaucoup de criminels.

Il a vu évidemment, dans les journaux, des photos de cambrioleurs et de
meurtriers, mais sans doute il n’y a pas que les apaches qui commettent
des crimes.

Dans un milieu tranquille et souriant, que de forfaits ignorés! Que de
morts qui semblent toutes naturelles et à propos desquelles aucun
soupçon ne s’éveille!

Il y a certainement parmi les gens du monde des hommes ou des femmes qui
ont été acculés au crime parce qu’ils n’avaient pas de portes de sortie.

Le fameux mandarin dont parle Jean-Jacques est le représentant
légendaire d’une foule de personnages réels.

Il y en a eu de ces mandarins dont la mort n’était pas sans bénéfice
pour quelqu’un! Il suffit de presser un bouton, dit Jean-Jacques.
Combien s’en est-il fait, de ces gestes meurtriers et silencieux!

... Si l’on voulait trouver une preuve de son innocence, ce n’était pas
sur son visage qu’il fallait aller la chercher.

Sa façon d’agir plaidait plutôt en sa faveur. Comment s’était-elle
comportée depuis l’instant du crime?

Si elle avait tué vraiment Lucien Olmey, aurait-elle commis la folie de
fuir le soir même du meurtre, sans penser une minute que sa fuite allait
l’accuser?

Tout de même, là-dedans encore, aucune preuve d’innocence. Le fait qu’un
meurtrier affolé ait pu commettre une grave imprudence est au fond très
normal. On raisonne comme si ces êtres violents étaient des gens de
sang-froid.

Tout de suite après le meurtre commis, l’idée du châtiment se présente à
leurs yeux. Alors ils sont dans la peau d’une bête traquée, prête aux
témérités les plus absurdes.

Comme elle était pressée de gagner la frontière! C’était bien
l’affolement d’un être en fuite!

Et, en passant à la douane, quelle inquiétude! Georges se souvint des
regards qu’elle jetait autour d’elle.

Et quand elle lui avait retiré les journaux des mains?

Évidemment, elle devait penser que, tôt ou tard, il apprendrait la
nouvelle. Mais, pour un criminel pressé, il ne s’agit pas de se garantir
contre tout l’avenir. La nécessité le réduit à une prévoyance au jour le
jour.

Il sait bien qu’il ne supprimera pas le danger et que c’est au-dessus de
son pouvoir. Mais il espère qu’il l’ajournera à l’infini, en l’écartant
de lui chaque fois qu’il sera menaçant.

Il fait ce qu’il peut.

Il gagne du temps. Ce temps gagné pourra-t-il lui servir? Il l’espère.
Il tente sa chance.

Dix kilomètres avant d’arriver à Zurich, comme le prudent Adrien
maintenait la voiture à une allure «pépère», un chauffeur moins
terrorisé par la gendarmerie suisse les dépassa sur une ligne droite.

Il conduisait un petit phaéton découvert, une voiture assez ancienne,
mais de force honorable. Adrien, chez qui la peur de l’autorité
annihilait tout amour-propre et toute émulation, se laissa dépasser sans
résistance.

Cependant le phaéton, après avoir pris une avance de deux cents mètres,
sembla ne pas vouloir augmenter la distance qui le séparait de l’auto de
Georges, et sur laquelle on aurait dit qu’il réglait son allure.

Était-ce un hasard, était-ce une manœuvre suspecte? Georges leva la tête
vers le rétroviseur et vit bien sur le visage de Béatrice qu’elle
n’avait rien remarqué. Mais, dans le fond de la voiture, on reste un peu
étranger à ce qui se passe, à moins de guetter les incidents de la route
avec une attention spéciale.

--Adrien, dit Georges, ne restons pas derrière ces gens-là. Ils vont
nous faire bouffer leur poussière.

--Il n’y a pas de poussière, objecta faiblement Adrien. La route est
bien bitumée...

--Allons, dit Georges, avec une autorité subite, passez toujours devant.

Le chemin à cet endroit était assez dégagé. Il sembla au prudent
chauffeur que la main tutélaire de son maître s’étendait au-dessus de
lui, qu’elle le couvrait et lui enlevait toute responsabilité quant aux
procès-verbaux et aux amendes.

Du moment qu’il était immunisé, il ne demandait qu’à laisser aller sa
voiture. En quelques secondes la vingt-quatre chevaux se trouva sur les
talons de ce phaéton prétentieux. Un appel de klaxon et l’autre de lui
céder la voie.

Cependant le chauffeur de cette voiture tout en dégageant la gauche, «en
mettait» visiblement tant qu’il pouvait, mais nos voyageurs le
laissèrent sur place.

Malheureusement, et à l’encontre du vœu secret de Georges, ils ne purent
profiter de leur avance.

On aperçut un village important qui, lui, n’était pas disposé à
s’effacer, un de ces villages routiniers qui ne comprennent rien à la
beauté du sport, qui s’attardent à protéger la vie de leurs habitants
avec des écriteaux pleins de menaces et qui coupent court ainsi aux plus
beaux élans des avaleurs de kilomètres.

Pendant la traversée de ce village antisportif, l’autre voiture combla
tout doucement son retard et quand ils eurent dépassé l’agglomération,
le phaéton n’était plus qu’à trente mètres de la «conduite intérieure».

Mais quoi? C’était peut-être par une inquiétude excessive que Georges
s’était défié de ces chauffeurs innocents, qui suivaient tout bonnement
la même route...

Quand ils entrèrent dans Zurich, le phaéton prit une route latérale, les
laissant continuer tout droit devant eux.

Pour explorer les banques et les hôtels, afin d’y découvrir un Markeysen
problématique, il fallait d’abord consulter un annuaire. On s’arrêta
devant un café du Centre, dans une belle rue bien tracée et que
bordaient de hautes maisons modernes sérieuses et propres.

Ces dames, qui n’avaient jamais soif, étaient de mauvaises partenaires
pour les stations dans les cafés, si chères à tant d’âmes masculines.
Mais Georges avait toujours un bon client dans la personne d’Adrien qui,
par principe, ne laissait jamais son patron boire tout seul. On le
trouvait toujours pour vider un demi, blonde ou brune, bien tassé.

Georges releva toutes les adresses et l’on se mit en campagne. On
s’arrêta une douzaine de fois, mais on ne trouva aucune trace de
Markeysen!

--Il est plus de trois heures. Il faudrait s’en aller dans la direction
de Salzburg.

Ils quittèrent la ville et suivirent le large chemin, qui longe la rive
septentrionale du lac. A quelques kilomètres de Zurich, Georges aperçut
le phaéton arrêté sur le bord de la route...

Le mécanicien était descendu pour une panne à laquelle il remédia
vraiment d’une façon miraculeuse. Car, à peine la voiture d’Adrien
l’eut-elle dépassé, que ce chauffeur monta sur son siège et reprit sa
route avec entrain.

Évidemment, ce phaéton, si ardent qu’il fût, n’était pas de taille à
faire la course avec la vingt-quatre chevaux de Georges d’un modèle tout
récent et dont il avait obtenu un des premiers exemplaires.

Mais, sur cette côte du lac, les bourgs se suivent à peu près sans
interruption. Il est impossible d’employer la route, si roulante qu’elle
soit, comme un autodrome. Les écriteaux et aussi, disons-le, le souci de
la vie du prochain s’y opposent. Mais pourquoi le prochain ne se
promène-t-il pas sur ces petites routes si charmantes qui ne sont pas le
grand chemin et où il n’y a ni auto ni poussière?...

Cependant, Georges commençait à être agacé par la présence obsédante de
ce phaéton.

«Maintenant, pensait-il, ils ne nous perdront pas de vue.»

Mais il s’était bien gardé de communiquer ses impressions à Béatrice,
qui paraissait toujours très tranquille dans le fond de la voiture.

De temps en temps, Georges levait la tête vers le miroir, où se
reflétaient la baie du fond et la route d’arrière.

Le phaéton gris disparaissait et reparaissait selon les sinuosités du
chemin.

Georges, qui avait son idée, se dit tout à coup qu’il préférait le voir
passer devant.

--Arrêtons-nous pour faire de l’essence. Il y a une pompe, là-bas.

--Mais nous avons encore plus de trente litres, dit le chauffeur.

--J’aime mieux faire le plein. Nous voyagerons peut-être cette nuit et,
comme ça, nous serons plus tranquilles.

En fait, il n’avait pas l’intention de voyager de nuit, mais son idée
était de stopper un instant afin de laisser passer la voiture. Car il
avait consulté la carte et s’était aperçu qu’au bourg de Rapperswill, on
se trouvait en présence de deux chemins pour gagner la frontière
autrichienne.

Il laisserait prendre au phaéton la route la plus directe et
s’engagerait sur l’autre. Peut-être arriverait-il ainsi à le dépister.

Pendant qu’ils étaient arrêtés devant la pompe à essence, la voiture
mystérieuse les dépassa. Mais Georges remarqua bien qu’elle ne forçait
pas l’allure et il eut même l’impression qu’elle la ralentissait, afin
de ne pas perdre contact avec la vingt-quatre chevaux.

A ce moment, le jeune homme fut à peu près certain que ce n’était pas
par hasard, mais par la volonté précise de ses occupants que cette
voiture se maintenait à leur proximité.

Béatrice, elle, n’avait toujours rien remarqué. Elle semblait toujours
un peu préoccupée, mais non pas d’un nouveau sujet d’alarme. Georges se
répéta qu’au fond de la voiture on communie moins avec la route. On est
un passager passif, presque un colis inconscient.

Aux environs de Rapperswill, qui est une petite station charmante au
bord du lac, le phaéton précédait toujours de deux à trois cents mètres
la voiture de Georges. On le vit s’engager sur la route de Wattswill.
Alors Adrien reçut l’ordre de tourner à droite et de gagner la chaussée
qui mène soit à Lucerne, soit à Glaris, soit à Sargans. De Sargans, la
carte indiquait qu’on laissait sur la droite la ville d’eaux de Ragatz,
pour gagner la principauté de Lichtenstein et la frontière d’Autriche.

Avant d’arriver au petit lac de Vannen, on s’élève par une route en
lacets à une certaine hauteur.

--Allons bon train, avait recommandé Georges à son chauffeur.

La puissante voiture escaladait la route avec allégresse. Georges se
disait que, par ce chemin, même fût-il plus long, il gagnerait
sérieusement de vitesse le phaéton et arriverait avec une avance
importante à la frontière autrichienne.

Mais le chauffeur ambitieux propose, et l’humble caillou de la route
dispose.

Comme ils pénétraient dans Sargans, une détonation expressive les arrêta
net.

Adrien dut obliquer la voiture sur le bord droit de la route. Une roue à
changer, ce n’était que huit à dix minutes de perdues, mais le prix des
minutes avait fortement monté ce jour-là.

Adrien, que l’adversité rendait silencieux, était en train de terminer
son travail, ayant fixé la roue de rechange, quand un sifflet haleta au
tournant du chemin. Georges le reconnut pour l’avoir entendu très peu de
temps auparavant. C’était l’avertisseur du phaéton.

Évidemment, au croisement de Rapperswill, et se doutant que la
vingt-quatre chevaux pouvait prendre une autre direction, ce phaéton
avait stoppé quelques instants sur la route, puis il était revenu sur
ses pas, pour suivre la trace de la voiture de Georges.

Cette fois, il semblait bien que l’intention de poursuite n’était plus
niable.

Quels étaient ces individus et que leur voulaient-ils?

A Sargans, se trouve une bifurcation. La route de gauche s’en va sur
Busch et la frontière. La route de droite conduit à Ragatz, qui se
trouve à sept ou huit kilomètres de là.

Évidemment les poursuivants s’étaient gardés de prendre un parti avant
de savoir ce qu’allait décider Georges. Ils avaient eu soif tout à coup
et s’étaient arrêtés dans un débit. Il était hors de doute qu’ils
attendaient d’être fixés sur les intentions de la vingt-quatre chevaux.

Mais Georges avait arrêté sa décision.

Avant de remonter en voiture:

--Nous n’arriverons pas à Innsbruck, dit-il à ces dames. Nous serions
obligés de voyager avec les phares. Or sur notre route se trouve le col
de l’Arlberg. On m’a dit qu’il était assez dur. Mon avis est de
s’arrêter à Ragatz où il y a de très bons hôtels. Le temps perdu, nous
le rattraperons demain matin. On en sera quitte pour se lever de bonne
heure.

--C’est un peu ennuyeux, dit Béatrice. Vous êtes sûr que ça ne nous
retardera pas pour arriver à Salzburg?

--Mais non. Vous sentez-vous de force à partir demain à huit heures
exactement?

Les dames répondent toujours avec élan à une question pareille.

Le lendemain matin, quand il faut être prêt à l’heure, il y a
quelquefois des défections.

--Eh bien, dit Georges, nous serons certainement à Salzburg avant la
nuit, si nous partons demain à huit heures tapant.

Il prenait pour argent comptant leur déclaration, d’autant plus
facilement qu’il n’avait pas l’intention de s’arrêter à Ragatz.

Il voulait dépister, une fois pour toutes, les gens du phaéton.

Sur son ordre, une fois arrivé dans la ville d’eaux, Adrien arrêta la
voiture devant l’hôtel le plus recommandé.

Le phaéton, toujours en expectative, avait fait halte devant un marchand
de tabac. En somme, il est tout naturel qu’on s’approvisionne de
cigarettes...

Georges descendit de sa voiture et pria ces dames de ne pas bouger en
l’attendant.

Il se rendit à la réception de l’hôtel et retint des chambres. Il y en
avait encore deux au premier et deux autres moins bonnes.

Par un souci d’économie qui aurait bien étonné les gens de sa
connaissance, il choisit les deux meilleur marché.

Il fit le prix pour un nombre rond de francs suisses. Puis il sortit de
sa poche, en monnaie du pays, une somme qui se trouva être un peu
supérieure au prix des chambres.

--J’ai besoin de monnaie italienne dit-il à l’employé, voulez-vous me
changer cela? Et comme l’employé s’apprêtait à lui rendre des lires:

--C’est bon, dit-il, voici toujours l’argent suisse, vous me donnerez
l’argent italien tout à l’heure.

On verra plus tard la raison de ces petites manœuvres un peu
compliquées.

Il était allé prévenir ces dames qui descendirent de voiture pendant que
le portier prenait leurs bagages à main. On laisserait les mallettes sur
l’auto, car il ne s’agissait en somme, que d’un séjour d’une seule nuit.

Le phaéton était toujours sur la place. Quand les deux occupants eurent
constaté que les habitants de la vingt-quatre chevaux avaient pris gîte
dans l’hôtel, ils consentirent enfin à s’éloigner, probablement à la
recherche d’un hôtel plus modeste.

Adrien attendait les ordres. Georges demanda si le palace avait un
garage particulier et, sur la réponse affirmative du chasseur, il y
envoya la voiture non sans avoir fait à Adrien cette recommandation
rapide:

--Ne vous éloignez pas du garage avant que je vous aie rejoint. J’ai des
ordres à vous donner.

Ces dames étaient restées dans le hall, Georges les ayant priées de
l’attendre pour visiter les chambres retenues.

Ce qu’il voulait, c’était tout simplement quitter Ragatz, après avoir
marqué d’une façon évidente son intention de s’y arrêter.

Il fallait s’en aller de l’hôtel sans prévenir les employés de la
réception.

C’est pourquoi cet honnête jeune homme avait tranquillisé sa conscience
en laissant à la caisse, sous prétexte de faire une opération de change,
une somme suffisante pour payer l’appartement.

Et il avait demandé de la monnaie italienne afin de faire croire, en cas
d’enquête, que la vingt-quatre chevaux se dirigeait vers l’Italie.

Mais il était gêné dans son machiavélisme par une double difficulté.

Il s’agissait d’inventer un prétexte pour faire reporter dans la voiture
les bagages à main de ces dames. D’autre part, il fallait expliquer à
Béatrice son changement de résolution en évitant de l’inquiéter et de
lui laisser supposer qu’ils étaient poursuivis.

Étrange situation pour ce paisible jeune homme.

Il était devenu, sans qu’elle pût le soupçonner, le complice de cette
jeune femme, un complice plein de ménagements... Il lui cachait
soigneusement les manœuvres bizarres et tortueuses auxquelles il était
obligé de se livrer pour soustraire la fugitive à la dangereuse
curiosité de ses poursuivants.

Rentré dans le hall, il prit ces dames à part:

--Nous allons quitter cet hôtel, leur dit-il à mi-voix.

--Pour quoi faire? dirent-elles, aussi étonnées l’une et l’autre de
cette brusque résolution.

--Eh bien, je viens de causer avec quelqu’un... Il paraît qu’il y a ici
des malades contagieux.

--Oh! je n’ai pas peur du tout, dit Béatrice.

--Et moi non plus, déclara Laurence avec énergie.

Georges prit un ton de chef de famille.

--Moi, j’ai peur pour vous, déclara-t-il.

Et pour les décider:

--Et je vous avoue que je ne suis pas tranquille pour moi.

Pour couper court à toute discussion, il s’éloigna et appela un chasseur
à qui il montra les bagages à main.

--Nous nous sommes trompés. Ce dont nous avons besoin pour la nuit se
trouve dans une des mallettes. Il faudrait reporter ces sacs au garage.
Nous y allons d’ailleurs avec ces dames, car je ne sais pas quelles
mallettes elles veulent faire porter dans leurs chambres.

Tout cela pouvait sembler un peu anormal. Mais il se dit que c’était
surtout lui-même que la bizarrerie de ces allées et venues pouvait
frapper et qu’elle échappait probablement aux autres personnes moins
attentives.

Dix minutes après, la voiture filait de nouveau sur la route de Sargans.
Après quelques instants, Georges pensa que si le phaéton avait repris
leur trace, il pouvait rester hors de vue. Pour s’assurer qu’ils
n’étaient pas suivis, il dit à son chauffeur d’aller doucement... Aucune
voiture ne s’apercevait derrière eux, sur la route bien droite.
Satisfait, il fit de nouveau accélérer l’allure.

Ces ordres et contre-ordres successifs pouvaient étonner un chauffeur,
mais celui-ci, comme tant d’autres, avait pris son parti de la
singularité du maître et mettait tout simplement ces contradictions sur
le compte d’une faiblesse d’esprit assez générale chez les patrons.

Ils arrivèrent sans incident à Busch et traversèrent, sur un pont
couvert, un cours d’eau. Ce cours d’eau n’était autre que le Rhin
lui-même, un Rhin en bas-âge, qui gagnait le lac de Constance cependant
que, là-bas, très loin, le Rhône, son voisin de source, s’en allait dans
une tout autre direction, pour traverser le lac Léman.

Les douaniers suisses, puis les douaniers autrichiens, détachèrent
successivement des papiers administratifs du carnet de l’auto.
Maintenant, les voyageurs roulaient dans le Vorarlberg où des écriteaux
(_Rechts Fahren_) indiquent qu’il faut encore tenir sa droite. Puis
apparaissent encore de nouveaux écriteaux (_Links Fahren_). C’est que
l’on vient d’atteindre le Tyrol, où les règlements prescrivent de rouler
sur la gauche.

Le lendemain, pour aller à Salzburg, il leur faudrait traverser trente
ou quarante kilomètres de Bavière, où il faut reprendre la droite de la
route. Puis, rentrés en Autriche, ils devront revenir sur leur gauche.

Aussi les routes, dans ces charmantes régions, sont-elles sillonnées de
voitures hésitantes, et l’on voit souvent deux chauffeurs s’arrêter en
s’affrontant... C’est trop compliqué... On ne sait plus. Aussi entend-on
de toute part cette sage réflexion: «La Société des nations devrait bien
s’occuper de cela.»

Pour le moment, nos voyageurs, après avoir traversé Bludenz,
gravissaient le col de l’Arlberg. Ils roulaient sans le secours des
phares, dans la traînée encore blanchâtre d’un beau jour.

Mais, sur le revers de l’Arlberg, des petites lanternes rouges
s’allument tout le long de la route. On était en train de poser un câble
international et l’on rencontrait de temps en temps une bobine
gigantesque échouée sur le bord du chemin.

On rencontrait aussi de mauvais cailloux...

Adrien arrêta la voiture, sauta à bas du siège, et s’en alla jeter un
coup d’œil sur une des roues d’arrière.

--Ça y est encore, fit-il laconiquement.

Il ajouta:

--On n’est pas verni aujourd’hui.

Cette fois le dommage était plus grave. Au moment de la précédente
crevaison, il avait utilisé une de ses roues de rechange, celle qui
était toute neuve. L’autre avait déjà servi et se trouvait un peu
amochée.

C’est qu’aussi le chauffeur de Georges était parti précipitamment de
Paris. Il n’avait pas eu le temps de se «compléter» en matériel neuf.
Georges pensa qu’Adrien avait manqué de prévoyance. Mais à quoi bon le
lui dire maintenant et faire des reproches inutiles? Alors que même les
observations nécessaires il hésitait à les présenter à cet Adrien
redoutable, intransigeant de caractère et par profession.

La nuit était tombée. Adrien travaillait à la lueur des phares. Laurence
dans la voiture s’était assoupie. Georges et Béatrice s’éloignèrent à
une cinquantaine de pas sur la route.

--Y a-t-il des brigands dans le Tyrol? demanda la jeune femme.

--Je ne sais pas, dit Georges. En tout cas, nous ne sommes pas en état
de nous défendre.

--Parlez pour vous, dit-elle. Moi, j’ai une arme.

Elle avait tiré de sa poche un petit revolver. A un reste de lueur,
Georges évalua le diamètre du canon.

«Huit millimètres tout au plus», pensa-t-il.

--C’est un joujou, fit-il, pour dire quelque chose.

Après un instant de silence:

--Il contient encore cinq balles, dit Béatrice. Qui sait, ajouta-t-elle,
ce joujou a peut-être déjà travaillé...




XII


Ils continuaient à marcher lentement sur la route. Georges remarqua au
bout d’un instant qu’il avait le souffle court, comme un vieillard. Il
fit un effort pour reprendre haleine et ne pas trahir son émotion.

Il lui semblait que son cerveau travaillait malgré lui et que sa
réflexion l’entraînait, de gré ou de force, à une constatation pour
ainsi dire officielle, indiscutable.

Et soudain, Béatrice lui prit le bras d’un mouvement qui, pour elle, ne
voulait peut-être rien dire, mais qui l’envahit, lui, d’un désir éperdu
de protection.

Il lui sembla qu’elle s’approchait de lui comme de la maison d’un homme
pieux, comme d’un refuge.

Certainement, elle avait tué. Avait-elle ou non des excuses? Pour
l’instant, il ne se le demandait pas. Il lui devait asile envers et
contre tous.

Ils ne surent jamais pendant combien de temps ils avaient ainsi cheminé,
Béatrice au bras de Georges... Soudain, ils virent à côté d’eux la
voiture qu’ils n’avaient pas entendu venir.

Ils n’avaient pas prononcé une parole. Quelqu’un, au-dessus d’eux, les
avait unis sans leur demander leur acquiescement. Ce n’était pas une
union de mari et de femme, ni de maîtresse et d’amant. C’était le
rapprochement de deux compagnons ou, plutôt, de deux âmes de compagnons,
de deux êtres sans forme visible qui n’ont pas besoin pour faire cause
commune de la parole ou du regard.

Cette vie inconsciente persista quand ils eurent repris dans l’auto
leurs places respectives. Georges ne pensait certainement à rien et les
lumières d’Innsbruck arrivèrent au-devant de lui comme dans un rêve.

Pourtant ce somnambulisme spécial, qui séparait sa vie songeuse de sa
vie agissante, ne l’empêcha pas et même lui permit d’entamer une
discussion énergique et de faire preuve d’une autorité inaccoutumée au
cours d’une algarade avec un gérant mal complaisant qui voulait leur
coller de mauvaises chambres.

Après des semblants de recherches désespérées, on finit par leur
trouver, au premier étage, les trois chambres les plus confortables de
la maison.

Ces dames paraissaient fatiguées et demandèrent à prendre une tasse de
thé dans leurs appartements. Georges, qui n’avait pas faim, dit qu’il
avait faim pour rester seul. Il avait besoin de faire son petit
inventaire et de mettre un peu d’ordre dans ses idées et ses sentiments.

Attablé au restaurant de l’hôtel, il se mit à manger, ne pensant à rien.
Une fois de plus, il se reposait, sous prétexte de réflexion. Cependant,
à la fin du repas, il réveilla sérieusement son intelligence et, par
devoir, la ramena au travail.

Son effort d’esprit fut facilité par une bonne bouteille de vin du Rhin,
qui fit de cette réflexion une sorte de rêve vagabond, que la pensée
suit avec une paresse heureuse au lieu de le diriger.

Exalté, Georges revécut l’instant émouvant où, après cette sorte d’aveu
de Béatrice, il s’était senti uni à elle par un lien si pur.

Il se glorifiait de se trouver ainsi dans une aventure si haute, si
exceptionnelle, si dégagée des préjugés humains et des appétits animaux
du restant des hommes.

Il regardait les autres dîneurs avec l’air indulgent d’un souverain qui
voyage incognito et qui est même seul à connaître son titre.

Il y avait à la table voisine un jeune couple d’Allemands ou
d’Autrichiens. Ils étaient assez élégants, assez beaux à voir. Georges
les plaignit de vivre une existence aussi prévue. Puis il se leva,
traversa le hall et prit l’ascenseur, pour ne pas s’astreindre à la
montée humble et lente d’une trentaine de marches... Comme un dieu, il
s’éleva jusqu’au prochain palier.

En passant devant la chambre de Béatrice, il vit que la porte était
entr’ouverte. Il frappa. Béatrice, en déshabillé de nuit, vint lui
ouvrir. Les paroles entre eux étaient inutiles. Simplement quelques mots
de la jeune femme, des mots insignifiants: «Vous avez dîné en bas?»
prononcés tout doucement pour lui indiquer qu’il ne fallait pas parler
trop haut, à cause de la chambre voisine. Puis un baiser tendre et
prolongé.

En la quittant, deux heures après, Georges pensa que c’était mieux ainsi
à tout point de vue.

Il avait uni plus profondément leurs deux destinées. Il n’établissait
aucune contradiction entre ce qui venait de se passer et les résolutions
de chasteté qu’il avait prises très peu de temps avant.

D’ailleurs, il y a fort peu de contradictions dans la vie, sinon en
apparence. Tout arrive à se concilier grâce à la raison de plaisir, plus
forte que la raison d’État.




XIII


Georges s’étonnait que Mme Murier ne fût pas encore au courant de la
mort singulière de Lucien Olmey.

Elle devenait pour lui une étrangère un peu encombrante.

Le lendemain matin, comme ils étaient allés tous les trois faire un tour
dans Innsbruck, en attendant la voiture qu’Adrien équipait de deux pneus
neufs, ils s’arrêtèrent devant une librairie où l’on vendait des
journaux français. Laurence pénétra dans le magasin.

Sans doute allait-elle trouver sur une des feuilles un article relatif
au meurtre du banquier?

Georges regarda Béatrice, qui ne paraissait pas s’inquiéter de ce
danger. Elle sourit simplement au jeune homme et profita de l’absence
momentanée de Laurence pour serrer de toutes ses forces la main de
Georges.

Ils s’étaient revus devant l’étrangère dans le hall de l’hôtel et
c’était maintenant le premier vrai bonjour, le premier bonjour un peu
tendre qu’ils pouvaient échanger. L’insouciance de Béatrice ne le
rassura pas complètement. Elle venait sans doute d’un manque de
prévoyance assez fréquent chez les dames, qui ne savent pas toujours
quand elles ont raison de s’alarmer.

Enfin, Mme Murier sortit du magasin et Georges vit avec satisfaction
qu’elle n’avait acheté que des périodiques d’art. La réalité quotidienne
ne la préoccupait que fort peu. Elle s’intéressait surtout à l’annonce
des expositions et suivait un peu moutonnièrement les manifestations
artistiques.

On ne lui connaissait pas d’aventure. On n’avait jamais non plus entendu
dire que le sculpteur Murier eût une vie sentimentale indépendante.
C’était en somme un couple de figurants assez ornemental et qui ne
jouait pas de rôle dans la chronique. Laurence était intelligente et
distinguée, mais on ne le constatait pas. Le ménage était invité dans
beaucoup de maisons. Le sculpteur, que l’on appelait quelquefois
«maître», était placé à la droite de la maîtresse de maison dans les
dîners où il n’y avait pas de personnalités exceptionnelles. Il venait
en tête du lot, immédiatement après les phénomènes.

En somme, M. et Mme Murier étaient assez recherchés; ils faisaient mieux
que de compléter un ensemble. Ils étaient nettement au-dessus de la
catégorie des invités haut le pied à qui l’on peut téléphoner à six
heures du soir pour remplacer des manquants.

Georges ne se plaignait pas de la présence de cette compagne de voyage.
Mais il serait arrivé assez rapidement à se consoler de son absence,
surtout depuis l’événement de la veille au soir. Évidemment, il était
gênant qu’elle ne fût pas du tout dans les confidences de Béatrice,
alors que Georges y était à moitié. Si Laurence n’eût pas été là,
Béatrice aurait pu parler au jeune homme du sujet dont il était hanté.
Mais, au fait, qu’elle ne pût l’entretenir de cela, c’était peut-être
mieux.

Il ne tenait pas à entendre point par point le récit de certaine soirée
tragique. Il aurait eu plutôt des tendances à fuir de complètes et trop
nettes révélations. Mais il eût volontiers interrogé Béatrice sur des
questions à côté.

Pourquoi était-elle si pressée de rejoindre Markeysen?

Dans quelles circonstances le banquier avait-il épousé la femme divorcée
de Lucien Olmey?

Y avait-il entre Béatrice et ce monsieur des liens sentimentaux?

Il n’aimait pas cette hypothèse.

Non pas que, dans le cœur de ce garçon assez fait à la vie, il existât
beaucoup de la jalousie de l’homme des cavernes.

Mais il préférait esthétiquement, pour la beauté de sa nouvelle
aventure, que cette jeune veuve n’eût pas été trop profanée.

Il était revenu à l’hôtel. Adrien n’avait pas encore terminé son montage
de pneus. Hors des yeux de son patron, son activité était sensiblement
moins débordante. Georges s’apprêtait à se rendre au garage pour
stimuler son chauffeur, mais il pensa qu’il n’y avait rien, en somme, de
très pressé, puisqu’une très courte étape les séparait de Salzburg.

A ce moment le gérant, que Georges avait un peu secoué la veille,
s’approcha du jeune homme dans une attitude qui n’avait certainement
rien de hautain.

Ce gérant connaissait le cœur humain. Pour rentrer en grâce auprès de
son hôte, il lui fit de grands compliments de sa 24 chevaux, qu’il avait
examinée la veille pendant le déchargement des bagages.

Et voici ce qu’il se mit à dire, inopinément:

--Nous avons eu tout à l’heure une très forte voiture, une marque
américaine, qui appartient à un banquier dont vous connaissez sans doute
le nom, M. Markeysen, d’Amsterdam.

Georges sursauta.

--Il est ici?

--Non, il n’a fait que passer. Il est parti sur Salzburg. Je vous dirai
que je le connais parce qu’il est venu deux ou trois fois à l’hôtel. Il
s’est arrêté pour téléphoner à un hôtel de Salzburg où il avait retenu
des chambres. Il leur a dit de disposer de son appartement, car il ne
ferait que passer là-bas pour prendre son courrier.

--Envoyez-moi d’urgence un de vos chasseurs au garage. Et dites à mon
chauffeur que nous partons immédiatement.

Il avait jeté ces deux derniers mots tout en se dirigeant du côté de
Béatrice.

--Quelle malchance! lui dit-il. Le monsieur que vous cherchez est passé
il y a quelques instants à Innsbruck et à cet hôtel même. Il est en
route pour Salzburg. Mais ses projets sont changés. Il n’y restera pas.

Béatrice s’était levée.

--Nous partons tout de suite.

--J’ai envoyé chercher Adrien. Sa voiture est montée en pneus neufs.
Votre ami a une forte huit cylindres américaine. Ils doivent avoir une
demi-heure d’avance. Je crois qu’il y aura du sport.

Tout arrive, y compris Adrien... Sans doute n’a-t-il pas trouvé au
garage de chauffeur français sur qui déverser son éloquence.

On s’embarque en toute hâte. Direction de Salzburg, rapidement...

--A gauche, fit Georges, qui s’est renseigné, puis à droite en
traversant la rivière, à droite encore et l’on file devant soi.

--Ils sont loin de nous? demanda Béatrice.

--Il est difficile de le savoir exactement, dit Georges tout en
dirigeant Adrien à la sortie d’Innsbruck. A l’hôtel le portier m’a dit
qu’il était parti il y a un quart d’heure. Une demi-heure, m’a dit le
gérant. Évidemment ils n’ont pas chronométré leur mise en route. Ils ne
soupçonnaient pas l’intérêt sportif que représentait l’heure de leur
départ.

La route, en sortant d’Innsbruck, est assez bonne, mais fort sinueuse et
ne constitue pas la piste rêvée pour un match de vitesse. En outre, les
chemins, là encore, étaient empoisonnés par la pose du câble
international. La plupart du temps on ne pouvait rouler que sur une
moitié de la chaussée. Les hommes travaillaient sur l’autre côté. La
plupart, nus jusqu’à la ceinture, montraient des torses de bronze.

A maints endroits, comme il n’y avait la place que pour une voiture de
front, des vieillards, impropres à un service plus actif, agitaient un
petit drapeau rouge pour ouvrir ou pour barrer la route. Georges
s’impatientait. Mais il se disait que la voiture de M. Markeysen,
suivant le même chemin, avait connu aussi les mêmes raisons de retard.

Ce jour-là au moins, ils n’eurent pas la surprise de voir une route
soudainement barrée, pour permettre la perception d’un droit de passage.

C’est ce qui leur était arrivé la veille au moment où ils pénétraient
dans le Tyrol. A cet endroit on paye la valeur d’une cinquantaine de
francs français que l’on eût abandonnés assez vite si cette formalité ne
s’était accompagnée d’une paperasserie interminable, et d’une
vérification méticuleuse de numéros de voiture, de châssis et de moteur.

Quand ils en eurent fini avec les poseurs de câble, ils furent
tarabustés par un side-car, que les sinuosités incessantes de la route
ne leur permettaient pas de dépasser. Enfin, ils aperçurent un beau
palier droit de quelques kilomètres. Mais, maintenant, le side-car
qu’ils avaient rejoint, leur pare-brise baissé afin d’éviter la
poussière, maintenant ce side-car présomptueux s’obstinait à rester au
milieu de la chaussée, sans s’écarter sur la gauche ainsi que le
prescrivaient la civilité puérile et honnête et les règlements
autrichiens. A la fin il se décida et ce fut la vingt-quatre chevaux qui
lui fit à son tour, et pendant un trop court instant, l’hommage de sa
poussière.

Ils arrivèrent dans un charmant village tyrolien qui s’appelle
Saint-Johann, mais Béatrice, malgré l’attrait d’une auberge avenante, ne
voulut pas s’arrêter pour déjeuner. Il était d’ailleurs d’assez bonne
heure et, d’après l’évaluation de la distance, il ne paraissait pas trop
ambitieux de viser un déjeuner à Salzburg.

Cependant, il s’agissait de traverser un coin de Bavière, puis de
rentrer en Autriche peu après. On aurait donc affaire à quatre douanes.
Les formalités furent remplies assez rondement, malgré la nécessité
d’établir une feuille de passage en Allemagne. A l’hôtel d’Innsbruck,
Georges s’était muni de quelques Rentenmark, qui lui permirent
d’acquitter rapidement les droits exigés.

La douane allemande, à l’entrée en Bavière, se trouve sur une route de
montagne. A partir de cet endroit, le sol devient merveilleux. La
voiture avait des ailes. Stimulé par Georges, Adrien la lançait à une
allure de record. On redescendit sur la station balnéaire de
Reichenhall, où l’on fut bien forcé de ralentir.

Mais Georges augura qu’ils avaient rattrapé une bonne partie du handicap
qui les séparait de M. Markeysen.

Après avoir retrouvé des douaniers allemands, puis des douaniers
autrichiens, ils continuèrent à pleine vitesse sur la route assez droite
qui menait à Salzburg et, soudain, ils eurent la joie d’apercevoir
devant eux, environ à un kilomètre, une auto imposante, qui devait être
la voiture en question. Mais leur triomphe fut contrarié par une
intervention vraiment stupide du destin. Le Destin est un grand maître,
c’est entendu, mais vraiment il se livre à des facéties qui ne sont pas
dignes de lui.

Devant eux, sur la droite, à deux cents mètres environ, filait de toutes
ses forces un petit tacot assez ancien. Le conducteur de cette voiture
avait sans doute oublié qu’il était rentré en Autriche et qu’il fallait
rouler sur la gauche. A sa rencontre arrivait un camion qui venait de
Salzburg... Le chauffeur du tacot marqua un instant d’hésitation avant
d’aller sur sa gauche. Le gros accident fut évité, mais non pas
l’accrochage, si bien que la route se trouva obstruée devant la
vingt-quatre chevaux. Georges arrivait à point pour servir de médiateur
entre le tacot, qui ne parlait qu’italien, et le camion, dont l’allemand
était la langue maternelle.

Comme les passagers de la voiture médiatrice ne connaissaient que le
français, les choses furent assez longues à s’arranger. Elles
s’arrangèrent cependant. Sept ou huit bonnes ou plutôt mauvaises minutes
s’étaient écoulées quand Georges put prendre sa route. Pour comble de
malheur, troublé par ces événements, il n’avait pu étudier à l’avance le
plan de Salzburg. La recherche de l’hôtel fut interminable, en dépit et
peut-être à cause des renseignements qui leur furent prodigués en
allemand par des indigènes d’une complaisance intarissable. On avait
beau leur dire: «Comprends pas» ou: «_Ich verstehe nicht_», on ne
faisait que stimuler leur éloquence et leur zèle didactique.

Enfin, le langage universel de l’index et des gestes de bras les fit
parvenir à l’hôtel indiqué. Hélas! M. Markeysen et son équipage étaient
déjà sur la route de Munich!

Il était difficile de repartir immédiatement. A la rigueur, Georges,
Béatrice et Laurence, emportés par la fièvre de la poursuite, se
seraient passés de déjeuner, mais il fallait absolument qu’Adrien
mangeât un morceau, car il avait fait une étape fatigante. Raison
majeure encore: on manquait d’essence et le prévoyant chauffeur n’avait
pas pris assez d’huile. On fit venir un homme du garage pour procéder à
ces opérations de ravitaillement devant la façade même de l’hôtel.
Pendant ce temps Georges fit préparer des sandwiches et des bouteilles
de bière pour boire et manger dans la voiture... Cependant Béatrice
interrogeait le gérant et apprenait de lui des choses affolantes. M.
Markeysen était passé en vitesse en demandant au portier qu’on lui
expédiât tout le courrier qui viendrait, non à Munich, mais à
Strasbourg, car d’après quelques mots qu’il avait prononcés il semblait
qu’il brûlerait Munich comme il avait fait de Salzburg et se dirigerait
en toute hâte vers Paris.

--Il faut partir, supplia la jeune femme, il faut partir tout de suite!

Georges sortit sur le perron pour voir si la voiture était prête. On
achevait d’y mettre de l’huile sous la surveillance d’Adrien qui, avec
une sérénité magnifique, mangeait du pain et du hareng mariné.

Béatrice, impatiemment, allait prendre place dans l’auto, quand un
employé de la réception s’approcha d’elle.

--C’est bien madame... Olmey?

--Oui! Qu’y a-t-il?

--C’est un monsieur qui voudrait parler à madame dans le bureau de la
direction... A madame seule, a dit ce monsieur, ajouta l’employé, en
voyant que Georges s’apprêtait à suivre Béatrice.

--Monsieur viendra avec moi, déclara nettement la jeune femme. C’est mon
compagnon de voyage. Et vous aussi, Laurence, venez!

L’employé s’inclina. Il y avait dans le ton de la jeune femme de
l’autorité, et aussi comme une sorte d’allégresse. Elle semblait
soulagée de laisser tomber toute contrainte. Ils arrivèrent dans le
bureau de la direction et se trouvèrent en présence d’un petit monsieur
grisonnant aux joues rasées et rebondies. Avec un fort accent allemand,
il déclina en français un titre important et compliqué où s’entendait
surtout le mot: police!

--Je voudrais parler seul à madame.

Il chercha laborieusement un mot et finit par dire, non sans timidité:

--Confident.

Mais Béatrice, cette fois encore, résista.

--Je crois savoir de quoi il est question. Mes amis resteront ici. Car
leur présence ne peut gêner que moi.

Le monsieur grassouillet se balançait, embarrassé par la délicatesse de
sa mission ou par les difficultés de la langue française.

--Vous avez reçu l’ordre de m’arrêter, au sujet de l’assassinat de
Lucien Olmey?

--Non arrêter, simplement... tenir en vue.

Que dut à ce moment penser Laurence? Elle devait être plutôt
déconcertée, choquée sans doute, par un de ces événements qui vraiment
ne pouvaient se passer dans son monde, un fait à la fois grave et
saugrenu.

--Eh bien, gardez-moi à vue, dit Béatrice. Mais mon ami peut continuer
sa route?

--Mes ordres, dit le fonctionnaire, ne sont concernant que de vous.

Il s’exprimait dans une langue assez hésitante, mais on comprenait tout
de même assez clairement ce qu’il voulait dire.

--Je vous en prie, dit Béatrice à Georges, à tout prix rejoignez
Markeysen et ramenez-le ici. Laurence, restez avec moi et je vous
demande de ne rien vous expliquer avant l’arrivée de mon ami
d’Amsterdam.

Ce disant, elle tendit la main à Laurence, qui la lui serra avec une
confiance, il faut le dire, un peu réservée.

Dans son monde, bien entendu, on n’assassinait pas, il n’était pas
question de cela. Mais il n’était pas bien porté non plus de se faire
arrêter...

Georges était déjà parti, quand le fonctionnaire se retira à son tour...
Un agent en uniforme se promenait dans le couloir. En regardant par la
fenêtre qui donnait du rez-de-chaussée sur le jardin, Béatrice et
Laurence virent deux autres individus vêtus d’une façon simple et
correcte et qui, assis sur un banc, contemplaient la nature...




XIV


Quand on quitte Salzburg pour aller dans la direction de Munich, on
arrive presque tout de suite à la frontière bavaroise. Mais la
vingt-quatre chevaux frémissante dut encore faire un détour parce que la
grande route était barrée.

Enfin, ils sortirent d’Autriche sans de trop longues formalités.

Mais, à la douane allemande, Adrien ne retrouvait plus la carte de
circulation et Georges, pour la première fois de sa vie, dut lui
adresser des reproches irrités, au mépris du respect qu’un patron doit à
son chauffeur.

Il s’apprêtait à payer une seconde taxe, ce qui n’était pas grave, mais
il se résignait mal à la nouvelle perte de temps qu’allait entraîner
l’établissement d’un autre laisser-passer... Enfin, le papier égaré se
retrouva par miracle dans une liasse de revues artistiques, récentes
emplettes de Mme Murier.

Vingt bonnes minutes à reprendre sur un trajet de plus de cent
kilomètres...

Certainement la huit cylindres de M. Markeysen devait rouler tant que
«ça pouvait», car selon le rapport du portier de Salzburg, ce monsieur
avait paru très pressé en quittant l’hôtel.

Le matin, en venant d’Innsbruck, la vingt-quatre chevaux avait
virtuellement rattrapé sa rivale, mais, à ce moment, la voiture
poursuivie, qui ne savait pas que l’on était à ses trousses, n’avait
peut-être pas donné toute sa vitesse. A cette heure non plus, le
banquier hollandais ne savait pas qu’on lui donnait la chasse, mais il
était probable que dans son courrier, pris au passage à Salzburg, il
avait trouvé quelque nouvelle qui aiguillonnait sa marche.

La route que suivait Georges était fort jolie, on traversait des
villages pittoresques, mais le jeune homme ne pouvait que regarder avec
hostilité ces agglomérations qui retardaient la poursuite.

C’est ainsi qu’avec une vitesse de bolide, il traversa la charmante
petite ville de Wasserburg, sans accorder un regard à ses façades
peintes et au cours pittoresque de la rivière l’Inn. Il se réjouit
simplement de trouver au sortir de la ville une montée sérieuse, parce
qu’il connaissait sa voiture comme une belle grimpeuse et que, sur les
côtes, elle referait certainement du terrain sur son retard... Un peu
plus loin on se trouva en terrain plat et à une distance qu’il évalua à
plus d’un kilomètre, il aperçut un véhicule qui tenait une bonne largeur
de la route. Était-ce un faux espoir et n’avait-il devant lui qu’un
camion?

Non, non, c’était bien une voiture de tourisme, car, au bout de cinq
cents mètres, la distance qui les séparait n’avait pas diminué d’une
façon appréciable.

La route continuait à être belle et roulante. Georges la regardait avec
une certaine inquiétude, ainsi qu’on interroge un ciel sans nuage, avec
la crainte de le voir s’obscurcir.

Adrien, qui boudait toujours un peu à cause de l’incident de la carte
égarée, n’en avait que plus de tendance rageuse à pousser sa voiture.

Ce qui était énervant, c’était de ne pas se rendre compte à chaque
instant du retard que l’on regagnait. C’était, pensait Georges, parce
qu’il ne cessait de fixer les yeux sur l’autre voiture. Il s’astreignit
à les fermer pendant trente secondes. Il les rouvrit impatiemment après
avoir compté jusqu’à vingt et il remarqua enfin que la voiture
poursuivie avait augmenté de dimensions. Il abaissa à nouveau les
paupières et au bout d’une demi-minute, en les soulevant, il constata
que la forme de l’autre voiture s’était précisée. Ah! sûr, c’était
l’auto américaine du monsieur en question.

Quelques instants après, le chemin tourna et l’on perdit de vue le
probable M. Markeysen... Une fois arrivé au virage, Georges eut la joie
d’apercevoir beaucoup plus près l’auto poursuivie. Maintenant, sauf
événement, on «l’avait».

Mais l’accident était toujours possible et l’angoisse du poursuivant
s’intensifiait...

Enfin, on put faire retentir le klaxon pour demander la route. Mais
personne, dans la voiture poursuivie, ne parut se préoccuper de faire
droit à cette impérieuse requête.

Ces gens, c’était bien évident, n’avaient pas l’habitude de se voir
dépasser. Ils regardaient cette prétention comme tout à fait illusoire.
La vingt-quatre chevaux était presque sur leurs ailes, qu’ils n’avaient
pas encore dégagé la gauche et, quand ils biaisèrent légèrement, c’était
sans doute avec la certitude qu’on ne leur passerait pas devant...

Les voitures étaient de front, la vingt-quatre gagnant un peu sur sa
rivale; cette marche parallèle était dangereuse car elle pouvait se
prolonger encore pendant deux ou trois cents mètres et la route n’était
pas d’une extrême largeur.

Georges, en se penchant, put voir un homme blond, de torse élevé, au
volant de l’autre voiture. Ce monsieur avait à côté de lui un chauffeur
tout de blanc vêtu...

Georges avait sorti hors de la portière sa tête nue, car aucun
couvre-chef n’aurait continué à couvrir son chef à une allure aussi
prodigieuse.

Avec de grands gestes, il faisait signe à l’autre de s’arrêter, mais le
monsieur visiblement ne comprenait pas... La vingt-quatre avait pris
maintenant un ou deux mètres devant la voiture rivale. Georges hurla
dans le vent:

--Markeysen! Markeysen! Markeysen! pour arriver à tout prix à se faire
entendre. En même temps, il faisait signe à son chauffeur à lui de
ralentir, afin de bien montrer que ce signe de ralentissement
s’adressait aux deux voitures.

Ils arrivèrent enfin à se comprendre après un bon kilomètre de
mésintelligence parfaite.

Cependant il ne fallait pas trop faire jouer les freins. La diminution
progressive de vitesse leur prit encore un temps appréciable. A la fin
des fins, ils stoppèrent l’un et l’autre et Georges put articuler:

--Je suis un ami de Mme Olmey, elle vous attend de toute urgence à
Salzburg.

--Ah! ah! fit le monsieur. Moi qui regagnais Paris en toute hâte, dit-il
dans un français correct et avec très peu d’accent. Je courais la poste
pour la retrouver ou, plutôt, pour tâcher de savoir où elle était... car
j’avais appris qu’elle était partie précipitamment de chez elle.

--Le plus simple, dit Georges, serait que je monte avec vous à votre
côté, pendant que votre chauffeur s’installera à côté du mien sur ma
voiture.

Un petit clin d’œil avertit M. Markeysen que cette combinaison avait
encore un autre avantage facile à deviner. Il était parfaitement inutile
de mêler les chauffeurs au reste de la conversation.

M. Markeysen était descendu de voiture. C’était une sorte de géant aux
traits réguliers... Cinquante ans, tout au plus. Georges acheva de se
présenter. M. Markeysen ne le connaissait pas, mais le nom de famille de
Georges n’avait pas pour le banquier hollandais un son nouveau, ce nom
étant assez connu dans le monde industriel. Il fit signe au jeune homme
de le suivre sur un des bas-côtés de la route, pendant que les
chauffeurs s’en allaient un peu plus loin, afin de trouver une amorce de
chemin latéral, qui leur permettrait de tourner leurs voitures.

--Qu’arrive-t-il à cette pauvre Béatrice?

--Eh bien, dit Georges après un peu d’hésitation, comme pour atténuer la
brusquerie de ce qu’il avait à dire, il arrive qu’elle est gardée à vue
à Salzburg.

--Bon! fit tranquillement Markeysen. On la soupçonne d’avoir trempé dans
l’assassinat de son beau-frère... Il faut reconnaître que cette pauvre
femme a fait tout ce qu’il fallait pour ça... Comment? Elle disparaît le
soir même du crime... Tout le monde sait dans leur entourage qu’elle
était en grave mésintelligence avec son beau-frère... Tout le monde sait
qu’elle l’accusait de compromettre ses intérêts... Elle l’a répété un
peu partout et un peu trop souvent... Je n’ai pas manqué de lui en faire
la remarque, chaque fois que j’en ai eu l’occasion. Elle n’avait qu’à se
disputer en tête-à-tête avec Lucien Olmey, mais sans mettre les gens
dans la confidence de leurs désaccords.

Les voitures étaient revenues devant eux.

--Nous allons filer là-bas, sans retard. Qu’est-ce qu’elle a à me
demander, qu’est-ce qu’elle a à nous raconter, je me le demande!...
Suivez-nous à quelques centaines de mètres, dit Markeysen au chauffeur
de Georges.

Puis, son chauffeur à lui ayant pris place auprès d’Adrien, il monta
dans sa voiture avec sa nouvelle relation.

--Vous comprenez, dit-il, aussitôt qu’ils furent installés sur le siège
et qu’ils eurent repris leur marche... vous comprenez, nous avons, ma
femme et moi, pour cette petite, une affection de parents... Ma femme a
été sa belle-sœur. Elles se sont toujours aimées et n’ont cessé de
s’aimer comme deux sœurs.

--Mais je croyais que Mme Markeysen vous accompagnait dans votre
voyage...

--Nous avons quitté Amsterdam ensemble et c’est en route seulement que
nous avons appris cette terrible histoire... Vous savez que Lucien Olmey
était le premier mari de ma femme... Elle a été un peu remuée par sa
mort, c’est facile à comprendre, et je ne peux vraiment pas être jaloux
d’un sentiment, je trouve, assez explicable. Au contraire, je l’aurais
accusée de dureté d’âme si elle ne l’avait pas éprouvé... C’est entendu,
nous étions fâchés avec ce garçon. Il ne m’avait jamais pardonné d’avoir
épousé sa femme, alors que ce n’est pas moi, mais lui-même qui, par des
bêtises de tout ordre, l’avait obligée à divorcer... C’était un
exalté... pas bête... On peut même dire de lui qu’il ne manquait pas de
flair pour découvrir les bonnes entreprises, mais il n’avait aucune des
qualités de persévérance, de ténacité, qui sont nécessaires pour mener
des affaires à bien. Je ne sais pas dans quel état il a laissé sa
maison. Je connais, je puis le dire, toutes les affaires que sa banque
soutenait, je sais quelles valeurs constituent la fortune de Béatrice.
C’est du bon papier, j’ai tout lieu de croire, mais il faut voir encore
comment ça a été géré par les divers directeurs de ces maisons.

Georges écoutait. Somme toute, il n’avait rien à dire.

--Il y a longtemps, continua M. Markeysen, que vous connaissez Béatrice?

--Oui, dit Georges, un peu gêné, pas mal de temps... Mais c’est la
première fois que nous voyageons ensemble... Nous sommes partis avec une
de ses amies, se hâta-t-il d’ajouter, madame Murier.

--Connais pas, fit Markeysen.

--La femme du sculpteur.

--Ah! oui, oui, je vois. Un type à barbe grise, bouclée, qui se regarde
dans les glaces. Oh! il n’a rien de positivement désagréable.

Markeysen faisait en somme bonne impression. C’était un homme net, tout
d’une pièce, qui ne perdait pas son temps à chercher des
circonlocutions... Ils restèrent quelque temps sans rien dire. L’auto
filait à bonne allure.

--Qu’est-ce qu’elle va nous sortir! fit Markeysen au bout de quelques
instants.

C’était précisément ce que Georges était en train de se demander.

--Pourquoi a-t-elle filé de Paris si rapidement? dit Markeysen. Ce n’est
pas une folle, elle ne m’a jamais fait cet effet-là, je trouve même que
c’est une personne assez judicieuse. Vous savez que, comme femme
d’affaires, elle a de sérieuses qualités... Pourquoi est-elle partie
comme ça?... Enfin, ça ne sert absolument à rien de se poser des
questions, auxquelles ni vous ni moi ne pouvons répondre.

Et il se mit à parler auto. Au fond, il avait été assez impressionné par
ce match de vitesse et il interrogea longuement le jeune homme sur les
particularités de sa vingt-quatre chevaux.




XV


Le voyage d’aller avait été un peu haletant à la poursuite de M.
Markeysen.

Au retour, Georges éprouvait une autre sorte d’impatience.

Il allait savoir.

Le mystère inexplicable de la fuite de Béatrice allait se dévoiler.

Il éprouvait de l’impatience, sur un fond de tranquillité.

Il ramenait M. Markeysen et Béatrice avait attaché tant d’importance à
rattraper le banquier insaisissable que l’on pouvait se rassurer sur
l’issue de cette histoire de crime... et penser à tout ce qui se
passerait après, à un voyage heureux d’elle et de lui, à des étreintes
renouvelées, débarrassées d’inquiétude.

Il se revoyait enlaçant Béatrice et c’était la vision la plus agréable
que son imagination pouvait évoquer.

Et puis, c’était tellement beau, c’était tellement doux, qu’il
recommençait à s’inquiéter. M. Markeysen allait-il être le personnage
providentiel qui arrangerait cette ténébreuse histoire?

Le banquier, bien qu’il eût déclaré toutes ces questions inutiles,
recommençait ses réflexions interrogatives.

--Pourquoi, pourquoi est-elle partie? répétait-il... Aurait-elle été la
cause d’un accident? Aurait-elle tué son beau-frère en jouant avec une
arme à feu et s’est-elle affolée ensuite?... parce qu’elle se trouvait
seule avec lui et qu’on pouvait l’accuser de l’avoir assassiné?

Georges ne répondit rien, mais un léger frisson le secoua au souvenir du
petit revolver qu’elle lui avait montré. Il y manquait une balle... Il
se rappela la phrase de Béatrice: «Ce joujou a peut-être déjà
travaillé.» Son oreille reconstitua le ton que la jeune femme avait pris
à ce moment pour prononcer ces quelques mots.

Tout de même, une inquiétude était rentrée dans son âme...

On n’arrivait pas. Le jour commençait à s’assombrir. A cet endroit la
route était moins roulante, plus sinueuse... Comme Béatrice devait
s’énerver là-bas!...

Pourquoi n’avait-il pas téléphoné qu’il avait retrouvé le banquier et le
ramenait en sa compagnie?...

Désespérée d’être sans nouvelles, de quoi serait-elle capable?

Et puis, peut-être l’avait-on arrêtée tout à fait?

Le fonctionnaire qui la faisait garder à vue pouvait avoir reçu des
instructions plus sévères...

On était tout près maintenant, puisqu’on atteignait la douane allemande.
Les formalités pour les deux voitures furent interminables. Et toute
cette paperasserie encore à la douane autrichienne!

Georges n’osait pas montrer son impatience au banquier. Mais M.
Markeysen était peut-être aussi anxieux. Tout de même, il accusait plus
de sang-froid et de flegme.

Libérés de toutes ces douanes, ils retrouvèrent la route en réparation,
puis la dérivation où, sur un sol cahoteux, les voitures s’avançaient
avec circonspection, car les pneus y trouvaient des embûches
meurtrières.

Enfin, on s’enfonça sous le tunnel que surmonte la forteresse de
Salzburg. De là, on descend vers un pont où de grands agents de police
déploient des gestes impératifs ou tutélaires.

La voiture maintenant suivait la rive jusqu’aux environs de la gare où
se trouve l’hôtel. En la forte poitrine de Georges palpitait un cœur
d’enfant. Quand l’auto s’arrêta et qu’il fallut descendre, ses jambes,
sans direction, cafouillaient. Elles se disputaient pour atteindre le
marchepied.

--Mme Olmey est toujours dans le bureau de la direction?

Mais le portier répondait à de nouveaux arrivants qui demandaient des
chambres.

D’un geste déférent de son crayon, il faisait signe à Georges d’attendre
son tour.

Attendre son tour?

Georges s’adressait déjà à un autre employé qui le regardait un peu
ahuri. Alors, sans attendre de réponse, le jeune homme entraîna le
banquier vers le bureau en question.

Un surveillant se tenait toujours devant la porte, ce qui rassura
Georges en lui indiquant que Béatrice n’avait pas déménagé.

Cet agent fit mine de leur demander pourquoi ils voulaient entrer.

Mais Georges lui répondit avec une volubilité telle, dans une langue
inconnue, que l’autre, impressionné, s’effaça.

Déjà Béatrice avait sauté au cou de M. Markeysen. Georges profita de ce
que Mme Olmey était occupée pour dire bonjour à Laurence. Mais Béatrice
ne l’oubliait pas. Elle lui tendit une petite main, qui lui sembla
fondante de tendresse.

--Asseyons-nous, dit Béatrice.




XVI


Béatrice Olmey n’était sans doute pas insensible en temps ordinaire au
plaisir de produire, avec une révélation sensationnelle, des effets
théâtraux.

Mais, à ce moment-là, elle n’était pas assez maîtresse d’elle-même pour
dominer son public, le rendre haletant et choisir savamment son moment
pour déchirer d’un geste brusque le voile du mystère.

Elle se tenait devant eux comme un pauvre petit être tout chétif que
Georges eût bien voulu prendre dans ses bras.

Elle était oppressée et il semblait qu’elle ne pourrait jamais sortir
une parole.

Elle finit cependant par dire très vite, comme un écolier se débarrasse
de sa leçon:

--Vous savez pourquoi je suis ici. On m’accuse d’avoir tué Lucien Olmey.

Elle fit un grand effort pour reprendre son souffle.

--Il a été tué en effet avec une des balles de ce revolver.

Elle tirait en même temps de son sac et posait sur la table le petit
revolver que Georges avait déjà entrevu une fois, dans le défilé de
l’Arlberg.

Ils durent tous prêter l’oreille pour entendre la suite de son récit:

--Samedi donc, la veille du jour où nous sommes partis, dit-elle en
s’adressant à Georges et à Laurence, samedi, vers huit heures du soir,
j’ai reçu un coup de téléphone...

«Je suis allée chez lui. J’ai passé par la porte de la petite rue.
J’avais la clé. Lui, je l’ai trouvé dans son appartement, seul. Il
avait, ce soir-là, congédié ses domestiques.

--Reposez-vous, dit Markeysen, vous n’avez plus de voix.

--Non, non, il faut que je parle... Arrivée dans le salon qui lui sert
de bureau personnel, j’ai trouvé un homme calme, qui m’a dit ceci: «Il
me manque neuf millions pour des échéances; je suis perdu et je vais me
tuer.»

Béatrice s’arrêta de nouveau pour respirer.

«... Je vais me tuer, disait-il, mais j’ai voulu vous prévenir avant...»

--Quand il m’a parlé ainsi, j’ai pensé que c’était vrai, qu’il se
tuerait, parce que, ces neuf millions, il n’avait personne à qui les
emprunter. Vous seul, Markeysen, auriez pu lui avancer cette somme, mais
j’ai compris qu’il ne vous la demanderait jamais.

«Je lui ai dit que je ferais la démarche auprès de vous. Il m’a répété:
«J’aime mieux me tuer!» Alors nous avons eu une scène violente. Je lui
ai dit qu’il me ruinait, puisque, sur la nouvelle de son suicide, tous
les titres qui constituent ma fortune allaient tomber à rien.»

Maintenant Béatrice avait baissé la tête, elle parlait les yeux fermés,
avec la volonté têtue d’aller jusqu’au bout de sa confession.

--Il m’a répété que sa résolution était inébranlable et qu’il avait
laissé déjà dans son bureau le papier où il disait qu’il se donnait
volontairement la mort.

«Puis il a pris dans sa poche ce petit revolver et, très vite, il s’est
tiré un coup dans la tempe.»

A ce moment les trois écouteurs durent pousser un soupir de soulagement,
mais on entendait surtout celui de Georges.

--La détonation a fait très peu de bruit et j’ai vu qu’il était mort
tout de suite. Sa tête s’est inclinée à gauche, comme ça...

«Moi, j’étais comme clouée sur place et il me semblait que je n’avais
plus rien dans les veines... J’ai entendu, j’ai entendu que je poussais
des gémissements, mais il me semblait que ça venait d’un autre.

«Je ne sais pas combien il s’est passé de temps, je sais qu’à un moment
je me suis dit que j’étais ruinée. Lorsqu’on saurait qu’il s’était
suicidé, toutes les valeurs que je possède ne vaudraient plus rien...
Alors une voix m’a commandé! Il fallait faire disparaître le papier où
il annonçait son suicide, il fallait faire croire qu’il avait été
assassiné.

«Je ne sais pas comment j’ai eu la force d’agir. Il me semblait que
quelqu’un d’autre faisait à ma place tous les mouvements que
j’exécutais. Il m’avait dit qu’il avait caché ce papier dans son tiroir.
J’ai tourné dans le bureau. Il y avait déjà, sous son fauteuil, une mare
de sang. Et dans le mouvement que son corps avait fait en s’inclinant,
son trousseau de clefs était tombé de sa poche. Il se trouvait au milieu
du sang. Je n’aurais pas pu y toucher. Et cependant il me fallait ouvrir
le tiroir du milieu. J’ai pris sur le bureau une espèce d’ouvre-lettres
en acier, qui traînait. Je ne sais pas comment j’ai réussi à ouvrir le
tiroir, mais j’ai pu prendre le papier.»

--Qu’en avez-vous fait? demanda anxieusement Markeysen.

--Oh! je l’ai là.

Elle lui tendit le papier.

--C’est vous qui le garderez.

--Vous pensez! c’est la seule preuve certaine de votre innocence.

--Eh bien, il s’en est fallu d’un rien que je le détruise... Une fois
que j’ai eu ce papier entre les mains, j’ai songé qu’il fallait aussi
prendre le revolver... Il le tenait encore, mais, heureusement, sa main
n’était pas crispée, l’arme était sur le point de tomber à terre et j’ai
pu la rattraper avant qu’elle tombe dans le sang.

Béatrice se tut.

Tous les autres gardaient le silence.

La jeune femme était là, les yeux toujours fermés, le visage douloureux,
comme rivée à cette vision qu’elle venait d’évoquer.

--Après...

Elle fit un grand effort pour achever ce qui lui restait à dire.

--Après, je me suis sauvée. Je me suis dit qu’il fallait quitter Paris
tout de suite, parce qu’on me poserait des questions et que je ne
pouvais répondre à personne. Je n’ai eu qu’une idée: c’est d’aller vous
trouver, Markeysen, pour vous demander de soutenir l’affaire ou de
l’acheter pendant qu’elle se tenait encore. Je crois qu’elle était bonne
et jusqu’à présent, elle n’a pas cessé de l’être...

--Elle le sera, dit sans emphase Markeysen, aussitôt que je l’aurai
entre les mains.

Béatrice, un peu soulagée, ouvrit les yeux et regarda Georges, puis
aussi Laurence, pour ne pas l’oublier.

--Par quelle invention diabolique ai-je pu emmener avec moi cette pauvre
Laurence... et cet ami?...

Georges, par un regard, put lui dire qu’il ne s’en plaignait pas.

Quant à Laurence, elle n’avait pas encore d’opinion, mais on pouvait
concevoir l’espoir légitime qu’elle finirait par ne pas désapprouver son
amie. Au fond, entre nous, les trois autres personnages n’avaient pas
l’air très préoccupés de ce qu’elle pensait.

M. Markeysen faisait déjà des chiffres dans sa tête.

--Est-ce que vous avez ici des renseignements sur les affaires en
question? Je ne vous les demande pas pour vous accorder ma réponse qui
est, par avance, celle que vous pouvez supposer, mais il faut organiser
cela en vitesse. Il faut aussi que nous arrangions les choses avec la
Sûreté et faire classer l’affaire. Pour le moment, la mort de Lucien
Olmey restera mystérieuse. Quand tout sera mis au point, on pourra
peut-être dévoiler son suicide, mais à ce moment-là les gens ne s’y
intéresseront plus beaucoup.

C’était raisonner sagement. Peu à peu l’intérêt du mystère s’atténue et
finit en quelque sorte par se résorber dans l’oubli.

Georges pensait maintenant à la façon dont il serait logé dans l’hôtel
et au moyen pratique de passer la nuit avec Béatrice, sans éveiller
l’attention des deux autres.


FIN




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    LE 10 JUILLET 1928
    PAR LES
    ÉTABLISSEMENTS BUSSON
    117, RUE DES POISSONNIERS
    PARIS






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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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facility: www.gutenberg.org.

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