La bella Venere

By Théo Varlet

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Title: La bella Venere

Author: Théo Varlet

Release date: September 29, 2024 [eBook #74495]

Language: French

Original publication: Amiens: Edgar Malfère

Credits: Laurent Vogel (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLA VENERE ***






  BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON
  (ŒUVRES NOUVELLES)

  THÉO VARLET

  LA
  BELLA VENERE
  (LA BELLE VÉNUS)
  CONTES


  AMIENS
  LIBRAIRIE EDGAR MALFÈRE
  7, RUE DELAMBRE

  1920




JUSTIFICATION DU TIRAGE


Il a été tiré:

    25 exemplaires sur Japon, numérotés de 1 à 25.
    100 exemplaires sur Hollande, numérotés de 26 à 125.
    375 exemplaires sur Arches, numérotés de 126 à 500.
    2.000 exemplaires ordinaires.

La présente édition est l’édition originale de cet ouvrage.


Tous droits de reproduction réservés.

Copyright 1920 by Edgar Malfère.




OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


    _Heures de Rêve_, épuisé.
    _Notes et poèmes_, épuisé.
    _Notations_, épuisé.
    _Poèmes choisis_, épuisé.


Traductions:

    _L’Ile au Trésor_ (R. L. STEVENSON).
    _Les Paumotous_ (R. L. STEVENSON).
    _Les Gilberts_ (R. L. STEVENSON).
    _Les gais Lurons_ (R. L. STEVENSON).
    _Le Maître de Ballantyne_ (R. L. STEVENSON).

Ces cinq volumes aux éditions de la Sirène.




LA BELLA VENERE


En voyage de noces, oui, Monsieur, parfaitement! ricana le peintre après
une grosse goulée de son troisième pernod. C’était imbécile. Mais que
voulez-vous! la jeunesse; et ce sacré soleil de Provence qui nous
étourdissait comme du gros vin, au débarqué de Paris et de son sale été.

--Vous l’aimez, dites-vous, Cassis, parfait résumé des petits ports
méditerranéens? Ah, Monsieur, si vous l’aviez connu avant l’invasion
industrielle!... Ce matin-là, ma pauvre Miette voyait pour la première
fois le ciel de pur cobalt et sa lumière d’apothéose sur la mer indigo.
Les collines calcaires et leurs bois de pins, le cap Canaille et sa
formidable falaise ocre rouge; cet éclatant décor enchantait ses yeux de
septentrionale. Le long du quai aux maisons peintes, chébecs, tartanes,
lesteurs, entrecroisant leurs agrès vernis de lumière. Sur une goélette,
des matelots bariolés (et même un nègre en jersey rouge), à l’ombre
d’une voile, mangeaient la bouillabaisse, en buvant à la régalade le jet
d’un poûro clissé. La scène nous captiva. De romanesques désirs, trop
familiers à nos imaginations, s’éveillèrent.

--Quelle poésie, soupira Miette, de naviguer ainsi à la voile! Quelle
aventure inoubliable ce serait de vivre notre lune de miel dans la brise
marine, loin des sites banalement civilisés!

De ce beau rêve elle voulut au moins garder le souvenir: pliant,
chevalet, toile, parasol, furent dressés, et je dus, en dépit du pavé
qui nous rôtissait les semelles, travailler.

Le soleil provençal nous intoxiquait, Monsieur; et reproduire cette
vivante scène de l’Odyssée eut tôt fait de m’emballer à fond.
Irréalisable, ce voyage de noces ultra-fantaisiste? Pourquoi? Préjugé
pur!... Mon esquisse venait bien, lorsqu’une voix creuse murmura
derrière mon épaule: «Chè bellezza!» Je me retournai. Une espèce de
forban, basané, barbu de noir, s’écarquillait d’admiration. _Sa_
goélette! _son_ équipage, dessinés au naturel! Car il était le patron,
expliquait-il, lui, Bartolomeo Tosatti, Syracusain; et il achèterait
volontiers le tableau, avant de partir, si j’y mettais d’abord les
couleurs... Occasion unique! Miette, à qui je traduisais ce verbiage, me
suppliait du regard. Je brusquai la négociation.--Quand, ce départ?
Demain? Alors, impossible d’achever mon œuvre. En plusieurs jours, oui;
et même, je lui en aurais fait cadeau!

Il marcha d’emblée. Voulions-nous? Il nous emmenait--gratis, et nourris,
_porco Madonna!_ de sa cuisine particulière--jusqu’à Syracuse, et
jusqu’à Samos, où il portait la cargaison de ciment. Une cabine? Nous
aurions la sienne propre. Meilleure que sur les grands paquebots, sa
parole!--Venez donc la voir!

En effet, de grandeur et de netteté insolites pour une goélette de 150
tonnes, le rouf possédait une large couchette, table, chaise, placard.
Sauf trois petits barils dans un coin et tout un arrimage de fiasques et
de bouteilles, cette chambre eût séduit des passagers moins
accommodants. Affaire conclue. Et l’on trinqua au succès du voyage.

En regagnant le quai, Miette serrée à mon bras, exaltante, je plaisantai
le nom inscrit à l’arrière du bateau, en lettres d’or sur champ d’azur:
_Bella-Venere, Siracusa._--Oui, la Belle Vénus, la belle amour, quoi!

--C’est bien pour nous! gamina-t-elle, rougissante.

Ah, Monsieur, quel triple imbécile je faisais!

Le soir, j’invitai Bartolomeo à un dîner somptueux... Comme elle
pouffait joliment sous cape, Miette, et me pressait du genou, tandis que
«le vieux loup de mer», disait-elle, se versait à pleines rasades
champagne et bénédictine! Comme elle s’amusait des mirobolantes
histoires de mer, du grotesque sabir franco-italien!...

Enfin, le nègre de la _Bella-Venere_ vint chercher notre bagage, et nous
couchâmes à bord. Mais nous n’y tenions plus d’impatience et souhaitions
puérilement que la nuit fût passée.

                   *       *       *       *       *

Le branlebas de l’appareillage nous éveilla. L’aube éclaircit, à la
fenêtre ouverte de la cabine, le rideau, frémissant de brise matinale.
Nous bondîmes de la couchette, et en cinq minutes nous étions dehors.
Aux ordres braillés par le capitaine, les pieds nus battaient sur le
pont, des poulies grinçaient, la chaîne de l’ancre cliquetait, et les
voiles se gonflaient, glorieuses, sur l’aurore débordant la majestueuse
falaise du Canaille.

Héroïsme des beaux départs, savourés à notre premier bond, hors du môle;
ravissement de piquer vers le large, de voir fuir le petit port endormi
au fond du golfe, et le panorama de montagnes calcaires rapetissé
bientôt à l’horizon... Ah! ce lever de soleil!...

Miette avait par bonheur le pied marin, et ce fut, toute cette première
matinée, la classique contemplation du sillage mousseux élargissant
derrière nous sa traîne de dentelle, sans que notre solitude fût
troublée par l’affairement de l’équipage. Car, presque tous Grecs de
l’Archipel, ils parlaient romaïque: et Miette s’amusait fort de ne pas
les comprendre.--Notez bien, Monsieur, que j’avais, l’année précédente,
fait le voyage de Grèce, et que je les comprenais, moi.

Pour déjeuner, cependant, Bartolomeo nous appela, et, sans autre mention
de cuisine spéciale, nous mit près de lui, à la table commune. Diversion
pittoresque, d’ailleurs. Le _pilaf_, chef-d’œuvre du maître-coq nègre,
les grosses olives de Syrie, le fromage sicilien, le vin résiné,
flattèrent nos goûts d’exotisme. Sur la fin du repas, tandis que
j’étudiais les huileuses physionomies de nos hôtes, le grand boiteux à
bonnet phrygien m’adressa la parole; mais, par nonchalance, et afin
d’éluder leurs bavardages futurs, je feignis de ne pas comprendre.
Bartolomeo ricana, et les autres plaisantèrent à mi-voix, redoublant
leur curiosité à notre égard.

Tous avaient les mêmes yeux hardis et vifs, les mêmes gestes lents et
fléchis, et nous dévisageaient avec une insistance gênante, exagérée
chez le nègre par la bestialité de son perpétuel sourire.

--Il me fait presque peur, dit Miette en s’éloignant. Il a l’air d’un
cannibale. Je ne suis pourtant pas si grasse!

Mais c’étaient de braves gens, au fond, ces sauvages, si attrayants pour
des yeux de peintre; et l’argument irréfutable, qu’ils ressemblaient aux
compagnons d’Ulysse, tranquillisa Miette.

L’après-midi fut un long rêve d’amoureux, dans la fraîcheur saline, à
l’ombre des voiles. Le vent se maintenait à l’ouest; nous filions grand
largue; l’homme aux bras tatoués tenait la barre; à l’avant, les autres
buvaient de la _mastique_ en jouant à la _morra_. Après dîner, ils
tinrent un long conciliabule, puis un gringalet--béret bleu, nez cassé
et dévié--accompagna sur la guitare des refrains de café-concert et de
nasillardes complaintes,--fort poétiques, déclara Miette, dans la
mélancolie crépusculaire... Ah oui, Monsieur, poétiques!...

                   *       *       *       *       *

Au matin, le vent avait molli; plus de houle; et nous filions à peine
trois nœuds. Le jovial Bartolomeo vint me rappeler que ce temps était
juste propice à faire le portrait de l’équipage, tantôt, les besognes
courantes expédiées, après la soupe.

Notre matinée en fut gâtée; la nourriture nous sembla médiocre, et ces
matelots par trop grossiers. Ce fut un soulagement lorsque, Miette
assise derrière moi, j’esquissai le nouveau groupe.

Je m’intéressai vite à mes lascars, et m’échauffais au travail, lorsque,
malgré moi, dans le semi-automatisme du dessin, j’écoutai leurs paroles.

Les syllabes romaïques me redevenaient familières, et le sens des mots,
des phrases, s’élucidait.--Mais pourquoi donc avais-je la subite
certitude que, figés dans la pose, et se lançant, bouche de coin, les
répliques, ils parlaient de nous?

--Il ne comprend pas! ricanait le guitariste au nez cassé.

J’entrevis leurs regards furtifs vérifier mon impassibilité. Que me
voulaient-ils donc? Et, les yeux fixés sur mon dessin, l’attention en
arrêt, j’écoutai.

--Pistolet ou non, j’en viendrai à bout, moi seul, disait le nègre. Et
je réclame d’abord la poule...

--Chacun son tour, trancha le capitaine. On tirera au sort. Mais après
ça?

Les brutes éclatèrent de rire. Mon cœur ne battait plus, une horrible
torpeur de cauchemar m’envahissait:--J’allais pâlir! Et, refoulant, pour
savoir encore, d’abominables imaginations, avec des gestes méthodiques,
mes doigts glacés ouvrirent la palette, et, somnambuliquement, y
vidèrent le tube à vermillon.

--Silence, chuchotait, rageur, le capitaine. Tenez-vous tranquilles,
idiots! Je veux dire: en débarquant à terre. Elle jasera.

--Hé bien quoi! On la débarquera avant d’arriver à terre, riposta le
bonnet phrygien.

--C’est vous autres qui jaserez, alors, gronda Bartolomeo.

--Le premier qui ose... menaça le nègre, en crispant les poings.

Il y eut un silence. Je contemplais ma flaque de vermillon. Devais-je
bondir, chercher mon revolver, et tirer dans le tas? Mais je n’avais que
cinq coups pour eux sept. Et puis, j’étais hypnotisé sur l’idée de
paraître calme, indifférent...

J’y réussis.--Dieu! quel effort!--J’osai les regarder de nouveau,
affronter leur examen sournois, tandis que le désespoir de la
catastrophe m’emplissait le crâne.

--Quand, alors, hein? gronda le nègre.

--Quand il aura fini le portrait. C’est bien le moins. Et puis, à nous
la poule, jusqu’à Samos.

Et le guitariste pinça un allègre «Viens, Poupoule» repris en chœur sur
d’obscènes paroles de matelots.

--Quelle jolie langue, ce grec moderne, dis, mon amour? hasarda Miette.

Un spasme furieux de mes mâchoires trancha net le bouquin d’ambre de ma
pipe éteinte qui roula sur le pont.

Impossible! je succomberais avant de les exterminer tous, et ma pauvre
femme n’y profiterait guère... D’affreuses visions me torturaient, comme
sous l’influence d’une drogue, d’un mortel anesthésique. Il nous fallait
fuir; fuir était la seule ressource; et, vu ce répit annoncé, oui, je
pouvais combiner des plans...

Mais la situation devenait intolérable. Les matelots, avec des
plaisanteries ignobles, buvaient le _raki_ à la bouteille. Miette
s’étonnait de mon silence, alors que prononcer un mot eût fait éclater
en folie ma rage contenue. Je n’osais lever la séance, et,
misérablement, béais sur mon dessin.

--Basta! cria tout à coup Bartolomeo. Et, désignant le sud-est, il se
mit à hurler des ordres. Tous se précipitèrent à la manœuvre pour
réduire la voilure.

--C’est un grain, signor: remisons le portrait.

En effet, sur la mer bleue, une zône sombre et ridée s’élargissait
rapidement vers nous. Cinq minutes plus tard, le bateau, en pleine
rafale, se couchait à demi sur tribord. On s’affairait, dans la saute de
vent, à changer les amures. Nous étions oubliés. J’entraînai Miette dans
la cabine, et lui versai avant tout un verre de syracuse.

--Celui-là est peut-être meilleur? dit-elle en désignant les trois
petits tonneaux cerclés de cuivre.

Lui révéler la situation vraie? Non. L’y préparer, d’abord.

--Ça? des barils de poudre, plutôt. Nous sommes ici chez des
contrebandiers, des pirates, des sacripants...

Je suffoquais. Elle m’enlaça, tendrement inquiète.

--Qu’est-ce qu’il y a, mon amour? Tu les écoutais, je l’ai bien vu.
Raconte-moi tout: je ne piquerai pas de crise de nerfs.

Elle était brave, je le savais, et de bon conseil aussi. J’avouai que
ces brutes maudites voulaient... nous dévaliser, pis même; et qu’il
fallait trouver un moyen de fuir avant le fatal achèvement du tableau.

Elle pâlit à peine, ma pauvre Miette; ses grands yeux confiants
m’infusèrent le courage, et elle jura de vivre et de mourir avec moi. On
trouverait sûrement, à deux. L’essentiel était de dissimuler jusqu’au
bout vis-à-vis des scélérats.

Mais nous avions à peine conçu le plan de faire des signaux au premier
bâtiment rencontré, qu’un violent mal de mer se déclara chez elle, par
réaction nerveuse.

--Patience! murmura-t-elle en se couchant: il faut le calme pour achever
le tableau; et je serai alors vaillante.

C’était juste: la bourrasque me laissait tout loisir de combiner mon
plan. J’allai à la cambuse chercher ma portion, puis revins m’enfermer
pour la nuit, le revolver sous la main, au chevet de Miette tombée dans
une torpeur dont j’enviais l’insouciance anéantie.

Inutile de vous dire les projets que je combinai et rejetai
successivement comme irréalisables et absurdes. Ou bien je me butais à
la sinistre impossibilité de fuir, sans complicité, d’un bateau en
pleine mer, et un délire lucide ramenait la cinématographie des horreurs
qui allaient accompagner et suivre--suivre, surtout!--mon assassinat par
ces brutes. Ou bien, le nègre, le géant boiteux, le guitariste au nez
cassé, Bartolomeo, et les autres, je les surprenais sans défense, les
massacrais, en bloc ou tour à tour, avec de vengeresses cruautés... Je
côtoyai la folie durant cette nuit horrible, ballotté sur ma chaise dans
cette cabine étouffante, où je n’osais m’endormir, prêt à repousser une
éventuelle agression. Vers l’aube seulement, j’attrapai deux ou trois
heures de sommeil.

Mais, au lieu de retrouver ensuite, comme on fait après un songe
persécuteur, la bonne sécurité de la vie normale, mon réveil se buta
contre une réalité oppressive à l’égal du cauchemar. Cependant, la vue
de Miette, toujours ensevelie dans les limbes du mal de mer, finit par
évoquer le sang-froid, l’énergie, la ruse nécessaires à l’action.
J’ignorais certes le plan à suivre; mais je le sentais secrètement
élaboré en moi, prêt à se formuler, à se réaliser de lui-même, aux
approches du danger. Et, par besoin de flairer les nouvelles, je sortis
sur le pont.

La mer avait un peu calmi. Entre de gros nuages, le soleil brillait.
Bartolomeo vint à moi, plaignit fort «la signora» de son indisposition;
les matelots me saluèrent, obséquieux, et le nègre me fit voir
triomphalement la friture de poulpes qu’ils venaient de pêcher... Ces
gens-là, des gredins? N’y avait-il pas erreur? Une plaisanterie stupide,
peut-être, une galéjade de matelots destinée à voir si je comprenais
leur patois?... Et, la durée d’une pipe, je m’enlisai dans ce doute
provisoire.

Le soleil disparut; la brise renforça. Cauteleux à l’excès, Bartolomeo
insinua: «Nous ne le finirons pas encore aujourd’hui, ce portrait. Quel
péché!» Et, brutalement, la persuasion du complot me ressaisit.

Journée démoralisée. Parfois, l’attente des événements s’engourdissait
de fatalisme passif; puis un lancinement aigu rouvrait la crise
d’inquiétude immédiat qui me fondait le diaphragme, me vidait la
poitrine; et des envies affolées me prenaient, d’entamer la lutte sans
retard, pour fuir cet épouvantable malaise. Alors, je retournais auprès
de Miette qui, du fond de son anéantissement, esquissait un sourire, me
chuchotait: «Patience!»

Le soir, un grand paquebot du _Lloyd_, ses trois étages de cabines
illuminés d’un bout à l’autre, nous dépassa, dans une bouffée de
musique. Si Miette avait été valide, j’aurais, je crois bien, risqué
l’aventure.

Cette nuit-là, je cuvai dans un noir sommeil la courbature nerveuse de
ces émotions.

L’angoisse d’un dénouement prochain me réveilla. Fini, le gros temps: la
goélette filait vent arrière, sans la moindre secousse. Le tableau
s’achèverait demain, au plus tard: il fallait fuir aujourd’hui même.
D’ailleurs, Miette, rétablie entièrement, déjeuna de bel appétit, et me
communiqua son optimisme.

Grâce à la pêche, aux traînasseries de l’équipage, la séance fut remise
après le repas de dix heures, auquel nous dûmes figurer, domptant nos
répulsions, auprès des odieux scélérats. Ils affectaient un respect
exagéré. Le capitaine était tout miel, et le nègre nous passait les fins
morceaux.--Mais j’étais heureux que Miette ne pût comprendre leur
cyniques lazzis!

Vers onze heures, Bartolomeo nous fit remarquer, à l’horizon, sous les
nuages, une longue chaîne de sommets vaporeux: la Corse et la Sardaigne.
«Malheureusement, ajouta-t-il, c’est de nuit que nous passerons le
détroit de Bonifacio; sans quoi, vous auriez pris là-bas quelques jolis
dessins.»

Miette lança un petit rire nerveux, et je dus traduire à Bartolomeo son
objection naïve: le détroit de Bonifacio était large, sans doute, et mes
dessins n’auraient pas grand’chose à représenter, si l’on prenait le
milieu?

Large? Bien entendu. Une huitaine de milles. Mais, faisant route au nord
des îles Lavezzi, on doublait les falaises du cap Pertusato, à dix
encâblures du fanal. Toutefois, avec cette brise, il serait au moins
onze heures, et Papassendis, l’homme de barre, resterait seul à
surveiller les feux de la côte.

La séance de pose commença dans une fièvre d’espoir. Oui, j’avais
compris. Mais en même temps, je m’invectivais de n’avoir prévu que notre
chance unique était là-bas. Un kilomètre, et deux, ma brave Muette les
nagerait, dans cette mer tiède, elle qui égalait, naguère, mes
prouesses, sur les plages de la Manche. Le tout était de quitter le bord
sans donner l’éveil. Car ce serait vite fait de mettre un canot à la mer
et de nous rattraper, au clair de lune.

Tandis que Miette lisait, accotée à la cabine, j’examinais ce
Papassendis, le nabot aux dents pourries, qui se trouverait sur le pont,
lors de notre fuite. Non, rien à tenter, pas plus que sur les autres,
avec cette bête féroce. Impossible de l’attendrir; et, quant à le
soudoyer, il nous trahirait aussitôt.--Un coup de revolver? Du bruit. Le
bâillonner? Ma poigne inexperte le laisserait crier, sûrement.--Quoi,
alors?

Cependant, je m’appliquais à fignoler sa ressemblance, puis celles de
Bartolomeo et du guitariste, afin de tenir en haleine les autres, et
spécialement le nègre, très animé. Et je tâchais de surprendre dans la
conversation de l’équipage la preuve définitive de leurs intentions.
Mais le capitaine me harcelait de sa loquacité, et je ne saisissais pas
grand’chose. A la fin, il s’étira, vint se planter devant la toile, et
me demanda quand j’aurais fini?

--Demain soir, après-demain, au plus tard.

--Vous voyez, vous, on attendra, jeta-t-il à ses hommes. La couleur
n’est pas toute mise.

L’équipage défila, et ceux dont les traits n’étaient qu’ébauchés
exhortèrent les autres à la patience.

Sitôt dîné, Miette et moi retirés à l’arrière, la bande se mit à boire.
Au coucher du soleil, tous avaient leur plein, et la fête se prolongea
sous un fanal. Un accordéon s’était joint à la guitare, et des
castagnettes, improvisées avec une couple de cuillers, scandaient les
ignobles chansons. Une angoisse nous étreignait: n’allaient-ils pas
avancer l’heure du massacre? Il est vrai que pas un seul ne fût arrivé
jusqu’à l’arrière sans tomber d’ivresse, et avec mon revolver et une
hachette trouvée dans la cabine, j’avais des chances. Mais, tout à leur
crapuleuse ribote, ils paraissaient nous avoir oubliés. Par bâbord
avant, des phares jalonnaient la côte silhouettée contre le clair de
lune. Nous piquions droit sur le feu à éclats du Pertusato.

Enfin Papassendis, titubant, vint relever l’homme de barre, qui avait
solitairement tété sa fiole de raki, et tous descendirent cuver leur
ivresse, dans le poste.

Il était temps. Les lumières de Bonifacio s’alignaient au loin comme un
train immobile. Avant trois quarts d’heure, la goélette doublerait le
cap. Nous rentrâmes nous équiper.

A mesure que la minute décisive approchait, les cruelles alternances de
crainte et d’espoir s’atténuaient, et ce fut avec un sang-froid parfait
que je dirigeai les préparatifs. Miette, fiévreuse, à présent, les
pommettes rougies, serrait les mâchoires, et s’efforçait de sourire.
Nous nous dévêtîmes, enfilâmes les maillots destinés à de joyeux ébats
dans les calanques ensoleillées; je ficelai à ma ceinture, cousus dans
un sachet imperméable, or, bijoux et papiers; puis, un cache-poussière
chacun sur les épaules, nous ressortîmes. La pleine lune, déjà haute,
éclairait Papassendis, affalé sur la barre qu’il maintenait par un reste
de lucidité professionnelle. Bonifacio disparaissait au fond de son
golfe, et les falaises libératrices du phare approchaient. Dix minutes
encore.

C’était inévitable, décidément: je tuerais Papassendis.--Lui ou nous:
légitime défense. Pas le moindre doute. La chose allait de soi, et
l’exécution de cette brute ennemie fut réglée par la même irrésistible
fatalité qui machine les rêves. Nous rentrâmes, et, sous la lampe,
dégagée de sa monture de roulis et posés au bord de la table,
j’assujettis la lame de mon rasoir tout ouverte dans le prolongement du
manche. Assise sur la couchette, le revolver armé sur ses genoux, Miette
me regardait faire.

Le long du bastingage, précautionneusement, je me glissai jusque
derrière le timonier. L’homme ne me vit pas. Il somnolait, la tête
presque renversée sur son bras gauche appuyé contre la barre. Son cou nu
se présentait à souhait. Je ne tremblais pas; et j’admire encore la
précision de mon geste, la promptitude avec laquelle ce fut fait. Pas un
cri. Le rasoir, en trois coups d’énergique va-et-vient, traversa la
gorge et toute une tuyauterie coriace, giclante et gargouillante; je
sentis la lame ébréchée s’incruster dans les vertèbres, et la brute
s’écroula comme un sac de pommes de terre. Non, Monsieur, ce n’est pas
le diable de tuer un homme; et ma seule émotion alors fut la joie
d’avoir réussi mon coup, supprimé ce dernier obstacle. Je tirai une
longue respiration de la brise nocturne. A huit cents mètres par le
travers au haut de la falaise clignotait le phare. Il était temps!

J’ouvris la porte, entraînai Miette... Mais dans notre brusque hâte, la
lampe tomba, fracassée, et le pétrole flamba. Machinalement, j’étouffai
l’incendie sous nos cache-poussière, et nous sortîmes, effrayés. S’ils
avaient entendu, à l’avant!--Mais non: rien ne bougeait. Tous
ivres-morts. Le seul murmure des bulles fuyantes, contre la
flottaison... Je m’avisai soudain que la goélette virait peu à peu de
bord, s’éloignait du Pertusato.

--Vite! vite! chuchotai-je. Et, descendus le long d’un câble, nous
prîmes la mer, silencieusement.

Évasion! la fraîche caresse de l’eau, les libres souplesses des membres
flottants nous imprégnèrent d’une merveilleuse joie physique. A longues
brasses marinières nous glissions de conserve, sur le flanc gauche pour
mieux fendre le clapotis léger, et l’ivresse animale de la nage
transformait en épreuve sportive cette course pour la vie.

Nous étions à deux cents mètres de la goélette lorsqu’une fumée rouge
s’échappa de la cabine. Le feu, mal éteint, se propageait. S’ils
allaient prendre l’éveil, nous apercevoir, trop visibles sur ces flots
éclairés de lune, nous poursuivre!--Afin d’encourager notre furieuse
allure, je comptais les brasses, à mi-voix.

Le phare, vu notre position au ras des vagues, nous paraissait toujours
aussi loin; mais la dérive de la _Bella-Venere_ nous favorisait
visiblement, et sa distance augmentait de façon inespérée.

Je l’évaluais à cinq cents mètres, lorsqu’un éclair soudain, un coup de
flamme tonnant, puis un autre, et un troisième, jaillirent de la
goélette en bouquet d’artifice. Une fumée obscurcit la lune, et un
débris tomba, nous aspergeant d’écume, à cinq ou six mètres.

--Qu’est-ce que c’est? cria nerveusement Miette, en cessant de nager.

--Les tonneaux, les tonneaux de la cabine: tu vois bien que c’était de
la poudre!

Et un rire m’envahit, absurde, immaîtrisable, un crescendo de gaîté
nerveuse, qui gagna bientôt Miette, crise de résurrection définitive,
après ces deux jours comprimés et traqués d’angoisses. Nous nous
embrassions à fleur d’eau, nous dansions, par furieux coups de pieds,
comme des gosses; et nous restâmes à faire la planche, à étirer notre
joie dans ce bain de vif-argent qu’illuminait le prodigieux lampadaire
de la lune. Puis, sans hâte, amusés de cette insolite partie de nage
nocturne, nous avançâmes vers le phare.

On distinguait, sous la majestueuse révolution des lentilles lumineuses
balayant l’espace de projections rectilignes, une silhouette noire
grotesquement armée d’un porte-voix... Cris, appels, encouragements;
puis un bruit d’avirons; et les gardiens nous recueillirent dans leur
barque, seuls survivants de ce naufrage dont j’improvisai une version
expurgée.

Quelle belle nuit, après cela, dans le lit destiné à M. l’Inspecteur des
Ponts et Chaussées, où l’on nous hospitalisa, une fois secs et
réconfortés!

Puis encore, le lendemain, à Bonifacio, ridiculement accoutrés de
vêtements d’emprunt, ce déjeuner sur le port, à la terrasse du café
Napoléon, où Miette me jura que pour rien au monde elle n’eût donné, à
présent, notre aventure!

Le peintre sécha d’un coup son pernod, puis fixant le verre reposé sur
la table, il reprit:

--Elle les aimait beaucoup, les aventures. Trop. Et celle-ci amorça
indubitablement la catastrophe finale... Vous ne devineriez pas,
Monsieur, non... Six mois après, elle se faisait enlever par un
Brésilien, une espèce de nègre... Pauvre Miette!--Il ressemblait tant,
disait-elle, au feu coq de la _Bella-Venere_!




TÉLÉPATHIE


Le haschisch, jamais je n’en avais pris.

Non que j’affecte une magnanimité naïve à la Balzac et refuse de «penser
malgré moi-même». J’envisage au contraire les poisons comme une manière
de sport, et les aperçus nouveaux qu’ils ouvrent sur le monde de
l’esprit me séduisent à l’instar d’une course en automobile, d’un voyage
en ballon, ou d’une plongée en sous-marin.

Trop tôt j’ai découvert ma voie. C’est seulement à l’aube de mes
recherches que j’ai pu hésiter, éclectique, entre les divers «paradis
artificiels». J’eus bien alors pour le haschisch une passagère
curiosité: mais cette drogue orientale me semblait si ardue à obtenir
que je remis la chose de jour en jour, et, finalement, n’y pensai plus.

Vieil initié du bon Poison, j’ai pris un peu de cet exclusivisme qui
nous fait, toxicomanes, aussi sectaires que prêtres de religions
différentes. Le morphiné traite de Turc à More le fumeur d’opium, et les
brutes ivres d’alcool n’ont pas assez d’injures pour nous autres
dégusteurs d’éther. Nous le leur rendons bien du reste. Et quant à moi,
sans aller jusqu’à suspecter Baudelaire, j’ai toujours tenu son
haschisch en fort piètre estime.

Maintenant, je le connais: c’est pis que de la défiance, et l’on ne m’y
prendra plus.

Avec l’éther, au moins, l’on sait à quoi s’en tenir. On peut établir la
formule de sa folie, sa teneur moyenne en rêves. Il se dose à quelques
décigrammes près, et je connais d’avance le résultat de chaque
éthérisation.

Absorber de l’opium est encore possible, malgré les coupables
sophistications des apothicaires et les fâcheuses lacunes de son
efficacité.

Mais si vous avez l’esprit un tant soit peu mathématique, si vous tenez
à conserver dans la démence cette lucidité d’analyse qui forme pour les
esthéticiens de l’ivresse la meilleure volupté--se regarder être
ivre--s’il vous plaît de lancer votre rêve comme un obéissant aéroplane
dans le ciel de la folie pure, gardez-vous du haschisch, du ténébreux et
perfide haschisch. Le haschisch, quand vous l’avez absorbé, c’est fini.
Plus rien à faire. Vous êtes embarqué, pieds et poings liés, sur une
mécanique indirigeable remontée pour un vol inconnu.

Je n’en soupçonnais rien lorsque j’acceptai, un après-midi, l’offre
d’Albert Chaylas. Il s’étonnait de me voir, fervent des paradis
artificiels, ignorer celui-ci. L’obtenir? c’est bien simple: tout
droguiste fournit au premier venu des quantités indéterminées de
«cannabis indica». Les pharmaciens eux-mêmes en délivrent, vu le
grotesque usage qu’on peut en faire, de soulager cors-aux-pieds,
durillons, et œils-de-perdrix.

Chaylas, ayant, comme maint habitué d’un seul poison, la manie de
recruter des adeptes, était heureux de m’initier à sa drogue favorite,
et caressait peut-être l’espoir de me faire abjurer l’éther. Il prépara,
selon des rites minutieux, du café très fort et très chaud, tira d’un
petit pot de Delft deux parts inégales de haschisch, fit dissoudre la
plus grosse dans sa tasse, et m’offrit l’autre sur une cuiller.

C’était une sorte de glu vert-sombre, d’une odeur pénétrante d’herbes
marécageuses et d’une saveur âcre qui serait celle du thé _souchong_
poussée à une concentration excessive. Mélangée au café, la chose était
buvable; et une seconde tasse dissipa le goût, momentanément.

Pour passer l’heure préliminaire d’attente, où rien ne se manifeste, je
proposai de relire «les paradis artificiels», comme un Joanne de ce pays
merveilleux où j’allais m’aventurer. Chaylas m’en dissuada: il est
contraire à la spontanéité des impressions de se suggestionner ainsi. On
doit laisser venir l’effet, de lui-même. Et, en bon familier du
haschisch, il se mit à parler de choses indifférentes, sans la moindre
allusion à la drogue.

Malgré mes efforts, j’étais distrait. L’énigmatique résultat
m’inquiétait. Cette inefficacité provisoire, ce silence du poison,
déroutaient mon expérience. Qu’arriverait-il ensuite? Serait-ce, comme
avec l’éther, une béatitude ineffable préludant au défilé des rêves? Ou
bien l’océan d’images, les idées chatoyantes et agiles de l’opium?

Allongé dans un fauteuil, auprès du feu, j’examinais attentivement la
vaste pièce, éclairée du haut par une seule lampe électrique. J’épiais
les coins sombres que devaient hanter chaque soir les fantasmes du
haschisch... En vain, Chaylas, étendu de l’autre côté de la table--où sa
tête seule m’apparaissait, parmi les livres et les bibelots--fumait
nonchalamment sa longue pipe hollandaise et causait avec une placidité
qui redoublait mon impatience. Dans les intervalles de la conversation,
je retenais mon souffle pour m’assurer que la pendule fonctionnait
toujours.

Je m’observais avec minutie. Le goût fâcheux d’herbes marécageuses
rôdait à nouveau sous mon palais. Ma gorge était sèche. Mais je n’avais
nul désir d’allonger le bras vers ma tasse de café pour vider les
quelques gouttes restantes. La chaleur du feu de coke me pénétrait d’une
somnolence irrésistible, nullement désagréable. Mes jambes
s’alourdissaient, comme au début de l’opium... Rien d’autre. C’était
peu, quarante-cinq minutes après l’absorption!

Les hautes bibliothèques bourrées de volumes, les tableaux à cadre
dorés, une panoplie de kriss et de flèches, des fusils et des revolvers
accrochés au mur--tout chargés, selon la manie de Chaylas--demeuraient
proches et stables, bien réels et tangibles, sans la moindre apparence
de cette fluctuation qui transfigure, après quelques bouffées d’éther,
le monde extérieur en un décor sans relief ni perspective, mal tendu et
vacillant.

--Es-tu sûr, demandai-je à brûle-pourpoint, que ton haschisch n’est pas
une vaste blague?

--Une vaste blague? riposta lentement Chaylas, d’une bizarre voix de
tête, une vaste blague?

Et il se mit à rire, d’un petit rire sec et saccadé. Il déposa sa longue
pipe sur la table, pour rire plus à l’aise, pour rire plus largement,
pour éclater de rire, la tête renversée derrière les coussins du divan.
A la lettre, il se tordait de rire.

--Une blague! le haschisch une blague! J’en étais sûr. Une vaste blague!
Mon vieux Fernand, tu me feras mourir!

Cette hilarité trop familière, je la trouvais incongrue, démesurée.
J’étais froissé. Je le fis voir.

--Tu ris? ma supposition n’est cependant pas si sotte... puisque je ne
sens rien.

--Tu ne sens rien? Mon pauvre ami! C’est vrai. Tu ne peux savoir encore.
Mais tu verras, tu verras!

Cette sorte d’excuse m’attendrit. Je ne lui en voulais pas. Ma question,
à la rigueur, pouvait lui paraître saugrenue. Et j’en souriais moi-même.

Je repris mes observations. Les murs s’éloignaient comme si la pièce se
fût agrandie à vue d’œil. Ma torpeur croissait. Il semblait qu’une onde
subtile montât du tapis, me baignant bientôt jusqu’au cou, dont ma tête
émergeait seule, où j’allais être noyé. Et j’éprouvais une sensation
bizarre, d’habiter un corps étranger, de n’avoir jamais perçu combien ce
corps m’était étranger.

J’examinai la tête de Chaylas. Lui non plus, je ne l’avais jamais
regardé! Le filet de cuivre de la table bordait à présent une étagère
garnie de livres par le haut. Dans la vitrine du bas, entre les bibelots
épars, il était, ce Chaylas étrange, un hilare, épanoui masque japonais!
Il me fallut rire, d’un rire sec et saccadé, inconvenant, d’un rire
large, éclatant; et cette exclamation me jaillit, absurde:

--Un magot! Mon vieil Albert, tu as une bien bonne tête de magot!

La tête s’exhilara, yeux plissés, bouche tordue, en une grimace
grotesque.

--Un magot! Oui, Fernand: un magot! Tu y es! tu y es aussi, n’est-ce
pas?

En effet, j’y étais.

Tout:--mes propres paroles, la tête de Chaylas, cette vitrine japonaise,
la pièce entière, jusqu’aux aiguilles caricaturales de la pendule--avait
pris un aspect irrésistiblement bouffon. Je me redressai, je montai
debout sur le divan pour prendre des choses une vue panoramique, et
j’improvisai, sur leur cachet particulièrement drôlatique, une
conférence burlesque.

Les facéties affluaient en moi avec une telle abondance que je n’avais
pas le temps de les développer. Je ne pouvais que les marquer au passage
d’allusions quintessenciées. Mais Chaylas comprenait à demi-mot,
semblait même deviner avec une extraordinaire perspicacité ce que
j’allais dire, et donnait la réplique à mes lazzis, avant que je les
eusse énoncés, par d’étincelantes plaisanteries, non moins elliptiques.

Ces dix minutes-là, nous tînmes le plus extravagant concile de rire
qu’il soit possible d’imaginer.

Peu à peu le sujet s’épuisa. Les dernières fusées s’éteignirent. Je me
rassis.

--Ce n’est rien, affirma Chaylas. Cela commence.

Et je me rendis compte--ce fut une parenthèse de pensée--que nous
voguions désormais en plein haschisch.

Comment dire l’inexprimable? cette chambre me paraissait isolée dans
l’espace, à cent mille lieues de la terre;--nous avions transmigré dans
une autre planète;--mon corps recélait une âme excessivement agile et
subtile;--et de brefs éclairs de conscience étaient tout le souvenir de
mon être antérieur... Prodige exquis et inquiétant, d’avoir transgressé
les bornes fastidieuses de mon individu, d’avoir rejeté la vieille
enveloppe des apparences quotidiennes, de voir les choses avec des sens
nouveaux--qui sait? peut-être _à fond_, sous leur aspect essentiel!

Oui, crevée la membrane de la réalité, c’est ici le plein-haschisch.
Nulle hallucination, à vrai dire. Mes idées, promptes et saccadées,
cinématographiques, filent et passent, se déroulent, volubiles comme les
rouages d’une montre dont l’échappement vient de sauter... En même
temps, au fond de moi, tout au fond, une pensée, énigmatique comme une
lumière montant d’un puits de mine, s’élève par degrés vers la
conscience, une pensée indiscernable.

Chaylas, lui, souriait. Quels étaient ses rêves? Pourquoi, en me
regardant, ce sourire de complicité? Pourquoi sourire, moi aussi, avec
une inquiétude secrète?

Nous nous regardons, sans bouger.

Lui aussi voudrait bien parler; mais il n’ose non plus. C’est si gênant
à dire, si douteux encore! Qui de nous énoncera cette idée dont le
soupçon m’oppresse, me fait froid au cœur?

Il a dit: «Cela va?» J’ai répondu: «Oui, bien».--Pour gagner du temps
évidemment. Il se lève, inspecte les murs, va s’étendre sur le second
divan, de l’autre côté du feu, en face de moi... Cela est normal. Non,
il n’y a là aucun mystère.

De nouveau un silence lourd. De nouveau ce sourire ambigu et contraint.
De plus en plus gêné, cet augural sourire. Car ce secret, ce secret
terrible va s’échappant: il fuse de nos cerveaux comme de la vapeur sous
pression; il se répand autour de nous, sature la salle d’une atmosphère
plus révélatrice que d’explicites paroles. Le mystère se dévoile, se
communique sans que nul ait prononcé un mot... Il sait aussi! nous
savons tous deux!--Et cependant--car il faut à tout prix que l’autre ne
sache pas que celui-là sait--chacun persiste à sourire, à sourire d’une
grimace fixe et cataleptique.

Et je me souviens. Par éclipses, je revois la série de mes entrevues
précédentes avec Chaylas. J’analyse à mesure son caractère sombre, ses
accès de pessimisme, son goût pervers de flirter avec la mort. Un jour,
il mêlait à des pilules d’opium une pilule de même aspect contenant une
dose foudroyante de strychnine, et, m’invitant à l’imiter, en avalait
une tirée au hasard. Il était fou, lorsque ayant laissé une cartouche à
balle dans son revolver, il me faisait tourner le barillet à
l’aveuglette, puis s’écria: «Trois!» Trois fois le canon de l’arme dans
sa bouche, il appuya sur la gâchette, sans amener la balle qui venait
quatrième.--Et cet autre jour où il me dit, avec un regard singulier, en
me désignant sa maîtresse: «Si elle te plaît...»

Cependant, j’ai les yeux ouverts, et, lorsque ces images
s’évanouissent--comme la figure reflétée par une glace sans tain se fond
dans les choses placées derrière, celles-ci venant à s’éclairer,--je
vois en face de moi, sur le divan de l’autre côté du feu, Chaylas qui
m’analyse avec curiosité.

Nous étions jeunes, alors--il y a deux ans!--La vieillesse hâtive du
poison ne nous avait pas encore injecté dans les veines un tel mépris de
la vie.--Mais moi, moi! je n’en suis pas si détaché, voyons!

--Évidemment.

Il a répondu--haut--à mon interrogation psychique. C’est clair. Il sait.
Il pénètre ma pensée comme je pénètre la sienne! Nos pensées, absolument
synchrones, ne font qu’une, en deux cerveaux.

Absolument synchrones?

Je vois au caractère de son sourire, où je lis _nos_ idées, que la
coïncidence n’est pas complète. Il y a, çà et là, un _décalement_ dans
la transmission.

Mais il faut savoir si c’est bien vrai, si ce prodige de télépathie, par
un mystérieux effet de la Drogue, relie effectivement nos cellules
cérébrales, si nos dynamismes psychiques sont bien entrés en
communication, si la pensée circule entre nous comme entre des vases
communiquants.

Est-ce vrai? Et je prononce:

--Oh! ce serait admirable!

--Admirable, oui, n’est-ce pas? Toi aussi? réplique Chaylas, dont le
regard ne me quitte pas.

Plus de doute.

Immobile comme une statue, je ne manifeste pas mon émotion. Et voici que
notre occulte duo se poursuit en moi, faisant alterner mes pensées avec
d’autres, d’un caractère sombre et hagard, que je ne reconnais pas,
indubitablement fournies par Chaylas. Afflux de tristesses cosmiques et
de mortels dégoûts--flagrante inutilité de notre vie--idées étrangères
que j’adopte, que je _dois_ adopter, comme Chaylas, par influx
réciproque, _doit_ admettre en lui ma pensée.

Dans les interstices de cette conversation psychique se glissent des
à-partés indépendants: une parcelle de mon moi, soustraite à la
contagion, raisonne par éclairs sur l’horreur du phénomène.
Absolu-déterministe, accoutumé par les autres poisons à ne voir en ma
conscience lucide qu’un témoin inactif des énergies fatales qui
régissent ma pseudo-volonté, je me révolte, cette fois, de me trouver
sous l’influence directe d’un autre cerveau humain, de subir ses
idées,--fût-ce avec la revanche assurée du même empire sur lui.

Et parfois, revêtant la matérialité de la parole, se formulent les
répliques attendues, à leur instant précis. Voilà qu’attestant le
sortilège, il répond à ma question mentale:

--Oh! ça y est bien!

--Pas de doute.

Mais je ruse, à présent, je me réfugie dans l’îlot de lucidité
strictement personnelle qu’épargnent les courants et les remous de notre
double pensée, je m’y retranche, pour éprouver si nous sommes liés
indissolublement.

Parfois, j’ai le dessus: je sens ma pensée couler en lui, tel un fleuve
dans la mer; parfois, c’est la sienne qui reflue en moi, irrésistible,
comme la marée emplit un estuaire.

Allons! plus fort!--Non?--Mais qui donc ici a la commande de notre
couple psychique?--Toi ou moi?--Réponds!--Réponds tout haut, je le veux!

Il ne prononce rien. Il me regarde toujours. Mais une voix intérieure
s’écrie--Moi!--Qui a pensé? lui ou moi?

Et je m’efforce, de toute ma volonté:--Ah! pour ceci, j’en use, du
libre-arbitre!--Je la dresse, je l’arc-boute de toutes mes forces, pour
vaincre cette volonté antagoniste. Enlacées comme des lutteurs dans
l’idéal espace qui nous sépare, témoins en apparence indifférents, nos
volontés se collètent dans un duel aux passes farouches. Des sursauts de
triomphe me traversent. Il va toucher, toucher des épaules!--Et
j’appuie, oh! j’appuie!--Mais mon effort se relâche, sans qu’il ait crié
sa défaite; et je dois à mon tour me défendre, terriblement.

C’est un duel à mort. A mort, car l’oscillatoire, ivre, et
derviche-tourneuse double pensée enlacée se vertiginise sur la spirale
descendante de ses litanies alternées, vers le suicide.

Il veut se suicider--il est fou: j’aurais bien dû le voir--et
aujourd’hui cette vieille hantise va se réaliser. Il pense, je le sais,
il pense aux armes accrochées derrière lui à la muraille,--ces revolvers
chargés, qu’il voit, comme je les vois, sans les regarder... (ho!
n’est-ce pas moi qui vient de lui suggérer la chose? Y pensait-il
vraiment?)--Et alors tu me tuerais (car il a le prosélytisme du suicide,
il veut me délivrer de la vie, malgré moi-même), tu me tuerais, et puis
toi-même;--nous nous tuerions, avec les revolvers, là-bas.--Oh:
n’approche pas! je te le défends! Vois, je reste immobile (pour le
maintenir aussi à sa place. Car si j’essayais de le devancer, il
pénétrerait d’abord mon projet, et je ne pourrais,--tout bas, ceci, tout
bas!--le tuer, avant qu’il n’en fasse autant de moi). Assez, je te
défends!--Pensons un instant à autre chose, que j’aie le répit, dans
notre corps-à-corps, de reprendre des forces, pour dompter tes
impulsions; que j’aie le temps de te vaincre; passons à autre chose,
passons! (Mais je ne trouve rien, et, dans le vide de ma suggestion,
c’est sa pensée mortelle qui va jouer, me remplir aussi...) Écoute, je
me souviens. (Non, pas cela! je ne veux pas! je n’ai rien dit! ombre!
ombre sur cela!)--que ta maîtresse--(Mais suis-je donc fou de lui
révéler? je ne veux pas, moi!--moi? qui, moi?) Ce jour-là nous
nous.--(Non! rien, rien!... Ah! Victoire!) Rien.--Écoute. Je vais te
dire...

Et nos regards noirs, aux pupilles énormes, se sondent. Nos visages sont
terribles, oraculaires.

Viens! viens! allons!--Oui, ce sont nos pensées synchrones!--Allons! Une
force mystérieuse et commune, dominatrice, notre Destinée, jaillit du
double tréfonds de nos êtres. Viens! nous allons mourir!...

Traître! tu as menti! C’est ta démence que tu veux faire passer pour
notre Destinée. Je veux vivre, moi!--je vivrai. Ma force est revenue. Je
veux! je veux!--Victoire! j’ai pris la commande du couple. (Pour un bref
instant, peut-être? N’importe, cela suffit). Reste là, je t’ordonne de
rester là! Vingt secondes! Vingt secondes! Je le veux, reste, fou!

Ah! j’ai bondi! j’ai pu bondir!--en avance sur lui--ouvrir la porte, la
refermer de l’extérieur, à double tour, et m’enfuir, libre, m’enfuir
dans la nuit, chez moi, me renfermer aussi, à double tour...

La communication était brisée entre nous. Quelques fragments de sa
pensée flottèrent encore jusqu’à moi. Vaincu, il voulait tourner le
drame en plaisanterie, s’excusait platement... Après une heure de veille
revolver au poing, je sentis qu’il venait de s’endormir.

Sauvé! j’avais reconquis mon individualité, ma précieuse individualité,
soumise au seul jeu des Forces éternelles, et non à l’insupportable
conjonction avec un autre cerveau humain!

J’osai m’endormir.

Quand je me réveillai d’un sommeil grouillant de rêves néfastes, le
souvenir de l’aventure me troubla de nouveau. J’avais recouvré ma
conscience normale et ma pleine lucidité. Mais, contrairement à ce qui
se passe après les fantasmagories de l’éther, je ne pouvais voir une
simple illusion dans la télépathie de la veille. L’effet de la drogue
avait cessé, je raisonnais avec mon cerveau de tous les jours, ce
cerveau qui nie systématiquement la possibilité de forces surnaturelles.
Et pourtant je ne croyais pas que ces étranges phénomènes fussent
d’ordre purement subjectif.

Même s’ils n’étaient qu’une illusion due au haschisch, celui-ci
n’avait-il pas révélé, tiré des profondeurs de mon organisme pour la
faire naître à la conscience, ma folie, latente jusque-là, du suicide?

Et si c’était vrai? Si ç’avait été vrai?

Interroger Chaylas? Mais aujourd’hui, redevenu un civilisé lucide, ne
nierait-il pas ces impulsions sauvages, cette scène farouche où il
s’était comporté en homme des cavernes?--Et moi? Mon rôle n’avait-il pas
été grotesque et odieux?

Je l’évitai donc. Je lui fis consigner ma porte,--car enfin, il pourrait
venir me demander pourquoi je l’avais enfermé chez lui!

Il fallut bien, cependant, me laisser aborder, lorsque nous nous
rencontrâmes, huit jours après, sur le boulevard. Il était, comme
toujours, taciturne et fermé. Il n’entama pas la question. Dévoré d’une
de ces fatales curiosités qui font éclaircir ce qui doit à jamais rester
dans l’ombre, je voulais savoir.--Nous étions silencieux. Un vertige
léger, comme une rémanence du haschisch, flottait entre nous, malgré la
positive atmosphère du boulevard.--A l’instant précis où j’allais
parler, je vis sur sa face une hésitation pareille à la mienne, une
crainte que je lui révélasse la réalité de l’aventure;--et la moindre
allusion, de lui ou de moi, en était l’irréfutable preuve!...

Ensemble, nous détournâmes les yeux;--ensemble nous entreprîmes le même
lieu-commun.




OTHELLO

        L’intrus est consommé tranquillement, des journées entières et
        par petites bouchées, comme le serait l’ordinaire gibier.

        (J.-H. Fabre).


Si le _Mooncalf_ n’avait été commandé par cette scandaleuse brute, je
n’aurais pas trimé un an--et pour la peau!--dans les placers
australiens, et surtout je pourrais encore m’endormir sur quelques
éthers-cocktails sans être persécuté par Othello, Lily, Bob, et le chat
Ito.

Mais quoi: devais-je payer trois cents dollars sur le paquebot de
Shang-Haï, au lieu de cinquante avec ce voilier? Je ne pouvais deviner
qu’à peine sortis de San-Francisco, le coup de temps nous drosserait en
plein sud, et que Mr. Collins se conduirait comme un entonnoir à whisky!
Je ne dis pas que la tempête nous facilitait précisément la route de
Shang-Haï; mais il était absurde pour un capitaine de déclarer, après
deux jours de dérive, que Melbourne ferait aussi bien la première escale
et Shang-Haï la seconde,--et je déclarai la chose souverainement
indécente.

J’aurais dû garder ma réflexion, car Mr. Collins me lança pour toute
réponse un siphon à la tête, en menaçant de me flanquer aux fers. Et
c’est à coup sûr pour m’embêter que, l’accalmie venue, il maintint le
cap au sud-ouest, comme il l’avait annoncé.

Cinq semaines à tanguer et rouler sur ce damné sabot, sans autre
distraction que l’éternel irish whisky en compagnie des éternelles mêmes
têtes d’idiots!--Vous jugez si je demandai mon reste en accostant à
Melbourne!

Non pas que ce soit joli, Melbourne. Ah! vingt dieux non! Surtout ce
jour-là. Il pleuvait à verse, et la Victoria-Avenue, avec ses eucalyptus
dégoulinants, était moins drôle qu’une allée de cimetière. Je me collai
dans l’aquarium d’une taverne, à regarder passer parapluies, tramways,
auto-cabs. Mais les boissons étaient infâmes, et il me fallut faire au
moins une douzaine de bars et ingurgiter autant de sordides mixtures,
avant de savourer un éther-cocktail passable, dans une sorte de musico.
Là, un monde fou, des tas de lampes à arc, un orchestre nègre, et, au
fond, une scène grande comme une cabine téléphonique, où une bayadère
dansait avec une jupe trop courte et pas plus de dessous que sur ma
main.

Je commençais juste à m’amuser, lorsqu’une sacrée Londonienne vint à son
tour brailler une gaudriole patriotique et sentimentale. Tous ces
imbéciles applaudirent. Moi pas, car elle chantait faux: et c’est plus
fort que moi, je ne peux pas entendre chanter faux. On la bisse. Je
siffle, je crie: Assez! Elle dégoise un troisième air!--Vingt dieux! Je
tire mon browning, et pan! pan! pan! mouche à tout coup dans les
ampoules électriques qui explosent sur la tête de la donzelle. Cette
fois, elle comprit et disparut. Mais voilà-t-il pas que ces crétins, au
lieu de me remercier, se mettent à gueuler: A la porte!--Un peu plus, on
m’expulsait, oui, monsieur, comme per-tur-ba-teur!

Bref, je sortis, en proie à un parfait dégoût, chose que vous
comprendrez si vous avez un brin d’oreille musicale.

Alors, fut-ce l’émotion, l’air humide, ou même les breuvages toxiques
des bars précédents (je soupçonne surtout leur infect «Superior
Australian Champagne»), mais je dois avouer qu’il manque ici un anneau à
la chaîne des faits. Savoir _comment_ j’arrivai sur le seuil de cette
chambre, est au-delà des forces de la mémoire,--de la mienne, en tout
cas.

Je devais être un tant soit peu bu, car l’intérieur balançait comme une
cabine par un gros temps.

La lampe n’avait pas d’abat-jour, et c’est pourquoi la garce ne me
voyait pas. Elle était avachie, en kimono rouge, sur un canapé, devant
une table basse. La cigarette à la bouche, elle rengorgeait son cou
blanc, et, clignant à la fumée ses paupières peintes, elle se tirait les
cartes.

Je restai dans le cadre de la porte dix bonnes minutes, comme un idiot,
à la regarder, elle, ou plutôt son nichon gauche, qui mettait le nez
dehors à chaque geste de sa main.

La dernière carte posée, elle leva les yeux, et me vit.

--Qu’est-ce que c’est que ce pierrot-là?

Pas émotionnée pour un sou, du reste. Elle se leva, majestueuse comme
une vraie lady.

--Qu’est-ce que tu fiches ici, hein? Pouvais pas frapper?... Et plein
comme un œuf, le saligaud!... En bordée, pour sûr?

Au fait, je lui devais une apologie, à cette fille; et, pour jaser plus
dignement, je m’accroupis sur une sorte de coussin en velours noir. Mais
ce coussin était un chat. Il me carda les fesses de quelques solides
coups de griffes, et je m’étalai.

--Imbécile! Voilà qu’il s’assied sur Ito, à présent! Tu ne te figures
peut-être pas que tu vas coucher ici?

--A voir, dis-je pour la rigolade. Et, bien assis par terre, à la
chinoise, je tirai de ma valise une miche d’opium, et mordis dedans une
forte chique, afin de m’éclaircir les idées.

Elle s’y connaissait en drogue, la garce, car elle sauta sur mon bloc,
et en arracha, à l’aide d’un ouvre-conserves, une pilule respectable,
qu’elle croqua en vraie affamée.

La connaissance était faite. Elle m’installa sur le canapé avec des
coussins partout, m’offrit une bouteille de burgundy, un ananas, du pâté
de kangourou. Mais j’avais surtout soif,--comme elle--et nous
mixtionnâmes des grogs, avec un éther comme rarement j’en bus de pareil.

J’étais calé, à présent, tout à fait «at home». Plus trace de roulis. Ce
canapé était vraiment un chic meuble, plus doux qu’un hamac. Je
m’offrirai le pareil, quand je serai milliardaire. Et bien commode à
l’occasion pour y étaler une riche membrure de garce, comme celle dont
je commençais à tripoter, semblant de rien, les tototes toutes chaudes.
Car l’opium la rendait souple comme une pelote de mastic, tandis qu’elle
débondait ses petites histoires. Mais, entre gens de la Drogue, ça n’a
pas d’importance, et je la laissais dire, par politesse...

Qu’est-ce qu’elle racontait donc? Malgré moi, ça m’intéressait, et je
suspendis, pour mieux écouter, la vérification méthodique de ses
œuvres-vives.

Othello... Où diable avais-je entendu ce nom-là?

--Ah! c’est un rude gas! Vois-tu, mon chou, il n’y a encore que lui.
Mais il était, il est, jaloux, jaloux! C’est même pour ça que je
l’appelle Othello. Othello, tu dois savoir, c’était un lord anglais du
temps de la reine Anne, qui n’aimait pas se laisser faire des queues...
Et puis, tiens, je vais te raconter... Mais bois d’abord: tu laisses
évaporer ton grog.

Depuis quinze jours, il reniflait après mes jupes, comme un chien, le
pauvre Bob! Un soir, enfin, je le laisse monter avec moi. Car j’ai beau
adorer mon Lolo et lui être fidèle, celui-là, vois-tu, était si joli, si
mignon, avec sa figure de bébé frisé, blond et rose, dans son grand col
de marin! Ça ne fait de mal à personne, pas vrai?... D’habitude, au
moins... Bref, nous voilà installés, comme aujourd’hui nous deux, à
sécher quelques bouteilles: et, de fil en aiguille, il se met à me
débiter des choses, mais là, qui me remuent comme une pilule de bonne
drogue. «Couronne ma flamme», répétait-il. Moi, je le laissais
faire:--un si beau gas!--et je couronnais tout ce qu’il voulait,
lorsque, derrière la blanche épaule de Bob se lève la face noire de mon
Othello, avec des yeux rouges de diable japonais;--et ses dents
grinçaient, de rage, lui, et pas de plaisir!

Quel cri je poussai! Mais Bob n’y entendait pas malice, le pauvre, au
contraire. D’ailleurs, les doigts noirs serraient déjà son gésier. Entre
nos chaleurs jointes, une chose de glace passa, glissa, trancha, tandis
que Bob sautait en arrière, hurlant comme un porc égorgé, me laissant
après lui une sorte de doigt de gant flasque et mouillé.--Quand j’y
pense, j’ai failli m’évanouir, pour la seule fois de ma vie!--Mais ça
n’est pas la question. Il ne gueula pas longtemps, le bébé, car elle est
fameuse, la poigne de mon Othello!

Quand il eut fini de gigoter, nous écoutâmes. Mais personne ne bougeait,
aux étages, ni dans la rue. Tu comprends, les voisins sont habitués, et
si la police devait fourrer son nez dans toutes les explications intimes
du quartier...

Qu’il était beau, alors, mon nègre chéri! Son grand couteau de cuisine
lui bavait du sang rouge sous son menton noir; et ses gros bras luisants
sortis de ses manches retroussées jonglaient avec le corps de Bob--si
blanc, si mince, pauvre bébé... Et il vous le pendit aussi facilement
qu’un lièvre, par les pattes, à l’anneau de la suspension, avec un bout
de filin tiré de sa poche.

Après ça, quand il se retourna sur moi en empoignant le tranchelard, je
crus bien que j’allais y passer. Oh! je n’aurais pas bougé! Pourquoi
faire? Et puis, c’était son droit. Mais mon brave Ito, le chat que tu as
voulu écraser, avait bondi sur le lit, et, ronronnant et grognant de
joie contre moi, croquait le petit doigt de gant, flasque et ridé.

Mon Othello se tordit de rire.

--Ito pas peur: Ito savoir. Bon. Toi Lily savoir bientôt. Toi maintenant
apporter tub.

Il me le fit disposer sous le corps suspendu, puis se mit à travailler
du couteau dans cette viande, comme un boucher à l’abattoir.

Ito, à coups de pattes et de gueule, dévidait les tripes, qu’il traînait
par la chambre.

Moi, j’aidais à débiter Bob, et nous empilions au fur et à mesure les
pièces. Le bassin une fois rempli, Lolo eut un ricanement satisfait.
Puis il me tendit un morceau de graisse, et m’ordonna de mettre la poêle
sur le feu.

--A propos, s’interrompit-elle, as-tu déjà mangé de l’homme?

J’ai beaucoup roulé, monsieur, et j’en ai vu de toutes les couleurs,
mais ça, non, pas encore. Je lui avouai la chose.

--N’essaie pas, alors. C’est une triste viande. Si fade! Il a fallu des
livres de poivre et des gallons de Worcester-sauce pour assaisonner ce
pauvre Bob. Lolo, lui, trouvait ça exquis; et comment le contredire,
quand sa mauvaise humeur s’en allait à chaque bouchée que nous avalions?

Et puis c’était trop long! Un mois, mon chou, nous avons vécu là-dessus.
Heureusement, Othello est un cuisinier à la hauteur, et sa place est
dans un palace-hôtel plutôt que dans une damnée cambuse. Rôti, bouilli,
étuvé, à la broche, en bifteck, en ragoût, que sais-je, tout y a passé,
sans parler, sur la fin, des morceaux à la saumure, en daube, des
jambons, boudins, saucisses et pâtés! Le dernier soir, nous sommes allés
au bout du môle jeter les os à la mer.

Le crâne, ce fut plus drôle. Mon Lolo seul était capable de trouver la
blague: un carabin n’est pas plus subtil. Ce crâne, nous l’avons
déposé... devine... sur la fenêtre du Police-Office, avec une bougie
allumée dedans!

Et la garce partit d’un rire hystérique, en laissant s’ouvrir les
derniers plis de son kimono.

Mais ça, je m’en fichais, à présent. Son rire venait de crever net le
flegme de l’opium. Je la secouai par le bras.

--Où est-il, Othello? Quand vient-il?

--Pas peur, mon chou! Les cartes disent qu’il a débarqué; mais pas ici
encore, pour sûr. Il doit être ce soir à Shang-Haï, chez la mère
Pivoine, avec tout l’équipage du _Mooncalf_, de San-Francisco.

Je sautai à bas du canapé, me rajustant à la galope... Vingt dieux! et
mon browning vidé de toutes ses cartouches!... Lolo, oui! c’est
Black-Pig, le maître-coq du _Mooncalf_: un lascar du bord, je me
souviens, l’appelait Othello, parfois... Plus une cartouche, stupide
imbécile!...

Je déguerpis, en cauchemar, dégringolai les quatre étages, mon
waterproof d’une main, mes bottes ferrées de l’autre, oubliant mon
précieux bloc d’opium, et interposai plusieurs tournants de rues entre
moi et ce... coupe-gorge, comme vous dites, monsieur, avant de m’asseoir
sur un seuil, devant un réverbère, pour me rechausser.

Là, j’étudiai longuement mes bottes, afin de répartir chacune du bon
côté: aussi, je ne _l_’entendis pas venir. Je vis des pieds extrêmement
boueux, des pieds _noirs_, s’arrêter près des miens, et l’abominable
voix familière me changea d’abord en statue:

--Hé! moussié Robert! Pas bon place rester ici. Moi connaître Lily tout
près. Toi venir. Bon manger. Bon amuser.

Du coin de l’œil, je vis reluire le grand couteau de cuisine qu’il
trimballait sans gaîne, à son habitude.

Alors, je compris tout, je voulus,--et je bondis.

Furieusement, avec l’agilité que donne la Drogue (vous connaissez
peut-être, monsieur?) j’encapuchonnai de mon waterproof le cannibale,
lui assénai à toute volée sur la tête ma paire de bottes ferrées,--puis
je détalai, tel un kangourou, pieds nus et vareuse de toile, sous la
pluie, à travers les rues désertes de l’ignoble Melbourne.

Et, le lendemain, je filai par le premier train.




LE TONNERRE DE ZEUS


J’étais hors de Castelvetrano quand la première aube délaya l’opacité de
la nuit nébuleuse. La piedsente, au bord de la route, devint
perceptible. De noires silhouettes végétales se délimitèrent. Et ce fut,
dans le réconfort de la marche visible, comme si je m’éveillais, après
la fixité animale de l’instinct que hérissent les ténèbres. Une tiédeur,
mollement, soufflait. Peu à peu, les colorations se révélèrent; de
blancs nuages s’effritaient, confusément; sur les talus de la route
encaissée, le profil baroque des figuiers d’Inde--buissons tourmentés en
hirsutes spatules de gros bronze vert--alternaient avec le faisceau des
aloès en zinc bleu, d’où jaillit une hampe grêle sommée de fleurs
orangées. Des paysans, montés sur des ânes, me dépassaient, drapés dans
leurs châles comme en des chlamydes. Parfois, une carriole, haute sur
roues, peinturlurée jusqu’aux brancards, au petit trot d’une mule
caparaçonnée de cuir rouge, cahotait un jeune garçon tombé, de sommeil,
sous la banquette.

Malgré les places offertes et l’appât des savoureuses conversations, je
redoutai l’aide tressautante des rudes véhicules indigènes et continuai
de piétonner dans l’alacrité matinale. Il faisait grand jour: de longs
rais de gloire fendirent la couche amorphe des nuages; des flaques
d’outremer s’ouvrirent. Le soleil était levé.

La joie de cette divine terre de Sicile m’émerveilla une fois encore de
son ivresse neuve et légère. Une sensation d’héroïsme voluptueux
émouvait de larges communions avec l’âme familière et bienveillante des
choses. L’aimable jeu des forces naturelles biffait la mysticité du
Nord. Je reconnus la proximité enveloppante des dieux immortels, et,
songeant à l’eurhythmie lumineuse de la vie antique, un grand frisson
mit en moi la passagère et précieuse intuition de cette grâce et de
cette beauté--abolies.

Cependant, la campagne se dégageait, plate et moins fertile: quelques
îlots de citronniers compacts; le vert poussiéreux d’oliviers rabougris,
mêlé aux touffes sombres des caroubiers; et, parfois, au long d’un
fossé, l’écran des roseaux secs et bruissants. Un vent moite, à longues
bouffées raréfiait l’air, sous le dôme vite refermé des nuages cendreux;
la marche, anhélante, s’alentit.

Le pays se désola tout à fait: la bruyère grumelait ses broussailles
noires jusqu’aux lointaines collines. Un bouquet d’eucalyptus, aux
troncs blanchâtres sous l’écorce laciniée, aux feuilles pendantes,
exténuées, avoisinait les murs croulants d’une ferme vide.

A gauche bifurqua la grand’route, et le chemin, au milieu des landes,
pointa droit vers les Ruines érigeant sur l’horizon quatre fûts isolés
et de vagues tumuli. Des dunes basses recouvraient cette région infectée
de malaria et de fièvre après les catastrophes anciennes; et
l’envahissement continuel des sables avait poussé, en travers du
cailloutis neuf, de larges bancs pâles et mouvants dont la traversée se
faisait plus pénible par la brise fade, sous le velum floconneux et
tiède du sirocco.

Des ruines émanait une horreur sacrée. C’était un prodigieux chaos,
incomparable avec les âpres solitudes de Ségeste ou les rivages d’Ostie,
plus lugubres encore. La consécration d’anathèmes évidents s’imposait à
ce désastre unique. Au hasard du décombre, j’escaladai les informes
blocs fauves, et, assis en la cannelure gigantesque d’un fût brisé,
l’ensemble m’apparut, formidable.

Les épaisses colonnes doriques s’étaient, d’un bloc, abattues, projetant
leurs chapiteaux, la base écrasée sous la chute massive des
entablements; d’autres éparpillaient leurs tronçons inégaux; et celles
des angles avaient déversé, en titaniques chaînes de vertèbres, leurs
tambours descellés. Les temples étaient méconnaissables: les poutres de
marbre avaient éclaté; naos, frises, frontons, mêlaient leurs débris
fracassés; et des sections d’architrave avaient, comme des béliers,
défoncé les triples gradins coupés dans le roc. Pas une arête qui ne fût
écornée, tailladée, hachurée; les moulures denticulées en scies, et
partout la pierre affouillée, cavernée, vermiculée d’alvéoles où
nichaient les salamandres vertes. Là-bas, d’autres monceaux débordaient
les murs cyclopéens de l’Acropole, dont le ravin ouvrait un delta
renversé sur le mercure brasillant de la mer Libyque.

Le caractère étrange, la malédiction spéciale de ces ruines me pénétra.
Il y avait fallu d’obstinés tremblements de terre, un acharnement
_inhumain_. La guerre ni l’incendie, nulle ruée de hordes sauvages
n’eussent amené cette définitive et parfaite subversion. La violence
irritée des dieux, seule, avait pu ruer bas, concasser et niveler cette
vigoureuse architecture: puis, ce monument vengeur abandonné au pays
désormais stérile et méphitique, le patient linceul des sables
séculaires en avait enseveli les restes, et la récente exhumation des
fouilles n’avait pas altéré la solitude maudite, au large des railways,
des itinéraires touristes et des voyages nuptiaux.

Ma songerie accoudée, fermant les paupières, aux densités du passé
s’entorpeura. Par lumineux fragments s’imagèrent d’antiques évocations:
profils, sur le ciel, de temples ensoleillés, au long des murs; et la
ville claire; et les rues polychromes, et le rythme onduleux et jeune
des peplos et des chlamydes. Une intuition aiguë et silencieuse
projetait en couleurs vivantes et fugaces les mille parcelles de cette
histoire, animée à la présence de ses débris; et cette pleine
compréhension de la beauté plastique m’initiait à la joie d’une
existence harmonieuse et dionysiaque. Générosité pleine et grâce des
souples énergies, au regard de quoi notre civilisation triste et
compliquée apparaît misère cacochyme et pitoyable sénilité.

Lyrique de ces splendeurs évoquées, les monceaux des ruines informes je
les restituai à leurs maîtres légitimes: sous la gloire des frontons et
des colonnades, au fond des temples, les Olympiens d’ivoire et d’or
trônaient parmi les nuages des parfums. Et, en la lenteur attentive d’un
respect, s’imposa l’auguste et toute-puissante Majesté, la Face
marmoréenne de Zeus.

Là-bas, sur l’Acropole, avec de secs croassements, un aigle s’enlevait
droit en l’air. Et l’instinct subit de ma reconnaissance monta avec
l’oiseau vers le Dieu qui agréait ainsi mon hommage de Barbare.

La complaisance d’une torpeur aimable poursuivit le jeu de cette
illusion, lorsque m’éveilla net un salut révérencieux: l’inévitable
«custode delle rovine[1]», sa pipe en terre rouge d’une main, de l’autre
tirait, pour m’offrir ses services, sa casquette galonnée d’argent. La
figure de misère et de fièvre, que les pointes trop cirées de ses
moustaches noires voulaient en vain revigorer, augmenta la détente de
cette intrusion; je me sentis incapable de l’énergie nécessaire à
rebuter le harcèlement loquace et tenace d’un cicerone italien. Il
fallut me résigner, descendre, et suivre le personnage qui me ramenait à
la route pour observer l’immuable itinéraire de sa démonstration.

  [1] Gardien des ruines.

Il remémora «les fouilles qui avaient enfin mis au jour les débris de
cette ville dont on avait oublié même le véritable emplacement»; il
entama une chronologie fantaisiste des premiers «rois»;--mais un bruit,
un bourdonnement rude, et qui s’approchait, nous détourna. Silhouette
nette au fond de la route: une automobile.

A une allure de train rapide, la crépitante machine, laquée de
vermillon, un éperon aigu entre ses phares de locomotive, caracola,
dérapant dans un virage à pleine vitesse, et devant nous stoppa net avec
un gargouillement exaspéré de détonations. Parmi les puanteurs de
benzine et d’huile, un formidable géant, tout encuirassé de peau de
phoque, sauta de la machine trépidante, et, de ses poignes velues,
retirant une sorte de scaphandre, qui démasqua son large et rouge visage
de taureau, haut campé sur ses fortes bottes, stentorisa en anglais:

«By jove! On dirait des cheminées d’usine, ces colonnes! Very curious,
indeed!» Et il m’interpella: Sir...

Je me présentai.

«Charmed, sir.--Colonel William Klondyke, Chicago.--Qu’en dites-vous,
Sir? Voilà une fameuse capilotade de temples!»

Et sa rousse et rayonnante barbe rutilant comme un balai en fils de
cuivre tressauta d’un rire satisfait dont les spasmes cyclopéens
gonflaient le paletot de phoque. Bien que le rictus de son épaisse face
fibrillée me fût tout de suite odieux, une curiosité m’empêcha de
l’abandonner seul aux explications du gardien. J’acquiesçai à son exorde
abrupt.

Sir William Klondyke se tourna vers l’automobile dont le chauffeur, muni
d’un jeu de clés, vérifiait les écrous; il tira du coffre un guide
in-octavo relié en chagrin sang-de-bœuf et un volumineux appareil
photographique. Et il se mit à collationner sur son texte les discours
du custode, et à viser les points de vue que ratifiait la sonnerie du
déclanchement.

Mon instinctive animadversion négligeait le grotesque de ses allures: je
conférais un sérieux profond à l’assurance de sa brutalité; et pour son
arrivée, sa conduite, j’abominais l’individu.

«Voici, dit le cicerone, un des temples les plus considérables que les
Grecs aient jamais construit. Il a 113 mètres de long et 54 de large.»
Son attente requérait les coutumières exclamations à l’énoncé de tels
chiffres.

Avec la raucité métallique d’un phonographe, sir William Klondyke parla:

«Et voilà pourquoi on vient nous jeter à la tête l’Antiquité! Ces gens
étaient civilisés parce qu’ils faisaient des temples! Well, ce n’était
pas trop mal--pour l’époque. Mais, soyons sérieux. Sir, comparez-moi un
peu leur bâtisse primitive avec la construction moderne: ciment armé,
acier chromé, verre trempé. Hein? Il y avait du marbre et des dorures.
Et puis? Tout pour le décor, rien de sérieux, pas l’ombre de
confortable. Tenez, ces fameux temples, pour les éclairer, il y avait un
trou dans le plafond, et la pluie tombait à même. Et ne me parlez pas de
grandeur: une gare très ordinaire (celle d’Omaha, par exemple) en
tiendrait une demi-douzaine. Dites, Sir, auraient-ils été capables de
faire, pas le pont de Brooklyn ou la Grande-Roue, mais une Galerie des
Machines? Pour quoi mettre dedans, d’abord? Des dieux?--Yes, _of
course_, leurs bêtes de dieux anthropomorphes pour qui ils gaspillaient
stupidement leur temps en fêtes et leurs denrées en sacrifices.
Voulez-vous savoir? Eh bien, ces Grecs n’étaient pas des gens
pratiques!»

Il paracheva de cette véhémente flétrissure sa vitupération, et s’assit
sur un pliant d’aluminium dont il avait tiré de sa poche le mécanisme
ingénieux.

Certes, j’ai subi de très absurdes conversations, et les turpides gloses
des touristes me sont familières en leur diversité. Mais je ne pouvais
prévoir ces énormes extravagances, et l’âpreté de cette sortie, qui
n’avait en rien l’humour d’un paradoxe, déconcerta ma réfutation. Je
boursouflai la banale emphase d’un rappel au sens commun:--Car, même en
Amérique, Monsieur, on concède aux anciens le rôle de précurseurs
(lointains, je l’admets) de la civilisation moderne; et les plus
subversifs penseurs eux-mêmes n’ont pu nier le génie de pondération,
d’harmonie et de proportion...

Il coupa ces plates niaiseries:

«Yes, Sir, je conspue tous ces transcendentaux, ces idéalistes. Du
mattoïdisme, votre génie grec. Qu’est-ce qu’il a produit? En politique,
l’anarchie et la démence: Athènes, Sparte, Syracuse, et les autres, des
États microscopiques qui ne surent même pas s’unir, des peuplades
envieuses et hargneuses qui passèrent leur vie à s’entre-dévorer.
Leur philosophie? Un ramas d’hypothèses contradictoires et
anti-scientifiques: chaque affirmation d’Aristote est une bourde;
Diogène était un toqué, Platon un fumiste!--Tous des artistes, vous
dis-je! Et non seulement ce n’étaient pas des gens pratiques, mais ils
n’étaient pas moraux. Leur conception de l’Olympe devrait les clouer au
pilori de l’histoire. Un prostibulum, cet Olympe! une ribaudaille de
dieux! Leur ignoble Zeus a mérité cent fois le hard-labour et
l’électrocution; leur Aphrodite...» Il éjacula de plus formidables
blasphèmes. Sa véhémence farouche m’horrifiait: je le sentis
l’énergumène d’une occulte puissance, et ce forcené m’apparut comme une
posthume révolte, comme l’intrusion vengeresse, en cette nécropole
divine, de quelque Titan mal écrasé. Et, comprenant la vanité de toute
réponse, l’inanité d’un effort pour rétorquer cette haine brutale et
féroce, je subis les affres confuses d’être impliqué dans la
transcendante aventure d’un spectacle interdit.

Cependant, le cicérone, inconscient des choses proférées,
s’épongeait--car l’atmosphère stagnait, irrespirable--et, profitant du
silence, reprit ses fonctions. Il racontait, d’une voix monotone et
inexpressive, le siège par les Carthaginois, le pillage et l’incendie,
la plaie de la mal’aria envoyée sur le pays par le démon Jupiter--_il
diavol Giove_--à qui était vouée la ville.--«Car c’est en ce lieu,
_Signori miei_, que Giove s’est réfugié lorsque notre bon Sauveur (il se
signa) Jésus-Christ jeta en enfer les dieux des païens. Et ici il a
conservé sa puissance. Lorsque les moines, chassés par les Mores,
vinrent s’établir dans les temples, qui étaient encore debout, le démon
Giove, offensé de les voir prier Dieu, fit écrouler les pierres et les
occit tous--_li uccide tutti!_ Aujourd’hui, il fait surveiller son
domaine par un aigle; et cela est certain, signori, car on n’a jamais vu
d’autres aigles de ce côté. Mais celui-ci fut découvert dans les
fouilles...»

Un «Stop!» comminatoire bâillonna le nonchalant débit du custode
interloqué: «Ce n’est pas dans le _Guide_!» clama sir William Klondyke
brandissant le livre moins écarlate que son apoplexie. Il écumait.
«Comme si ce n’était pas assez, Sir, d’être empoisonné à chaque page par
les stupidités classiques, sans que cet imbécile vienne nous assassiner
de légendes apocryphes sur ce diable de Zeus,--sur ce sacré Zeus du
diable!» Et de nouveau, en italien, il bourra de ses objurgations le
cicerone pétrifié.

Ces invectives contre un récit de folk-lore n’étaient pas l’incartade
saugrenue d’un maniaque mal embouché; ni de la simple démence
l’acharnement dont il objurgua l’épisode de l’aigle. Cet excès même de
brutalité découvrait plus que la chicanière rancune licite à un moderne;
cet homme était à une proximité mystérieuse de l’Antiquité; les
profondeurs organiques de son être, son essence même se rebellaient
contre les Dieux, et il impugnait le seul Zeus d’agressions fougueuses
et personnelles.

--Montre-le donc enfin, ton aigle!

Debout, les bras croisés, sa stature massive érigeait la provocation de
puissances obscures et formidables.

Coïncidence _nécessaire_ dont je guettais la réplique, un croassement
sec grinça, et parmi les ruines, l’aigle, à grands battements, s’éleva
selon l’ample révolution de spires régulières.

«_Eccolo!_ triompha le cicerone. Je m’angoissais: Le «Hah!» d’une joie
féroce rebroussa sur ses crocs les babines du géant; et, débandant le
geste tragique d’une infaillible embuche, hoquetant un magma de
blasphèmes congestifs, vers le motocar, il s’encourut.

«_E matto!_» interjecta le custode, ahuri. Oui certes! il était fou!
Ébranlée par cette fuite, s’insurgea mon inquiétude, et, pour mieux
réagir, j’inculpai l’atmosphère de ma nerveuse irritation--presciente de
faits graves extraordinairement.

Des nuages pesants de soufre et d’antimoine se boursouflaient,
foisonnaient plein le ciel luride. Le cicerone me proposa un abri, et
même à déjeuner, dans sa cabane, là-bas sur l’Acropole. J’acceptais
l’opportune diversion: nous prîmes la route défoncée qui coupait le
ravin... Mais, derrière nous, le ronflement de l’horrible automobile se
saccada, et l’aboiement féroce d’une trompe impérative repoussa mon
compagnon qui criait en vain le danger à sir William Klondyke, debout à
l’avant de la machine dévalant à toute vitesse: «_Piano! Piano! Signore;
per Dio!..._» Une terreur me prenait, insolite et absurde: non qu’elle
se fracassât en route, mais au contraire qu’elle atteignît l’acropole,
où l’aigle, en cercle, planait.

Elle allait, tressautant, vira au pont, s’élança pour une escalade
exaspérée. Un dernier bondissement la projeta sur l’acropole. Angoissés,
nous attendions. Du mur cyclopéen surgit un buste pareil à quelque rude
hécatonchire issant du chaos: Sir William Klondyke épaula son rifle. Un
souffle de fumée; l’aigle, convulsif, tournoya;... et la sèche
détonation se répercuta dans le premier roulement du tonnerre, tandis
que l’oiseau, battant, tombait--vers l’homme, une main sur l’arme, le
nez levé, immobile.

Je tremblais, impulsé de courir, là-haut, voir... Le custode bégayait
d’incohérentes lamentations: je l’empoignai par l’épaule. Au pas de
course, en dix minutes, le cœur battant dans la gorge, suants,
anhélants, nous fûmes au plateau. Un éclair violet par deux fois
palpita, éblouissant largement les nuages,--et la scène, tragique, nous
atterra.

Sir William Klondyke, assis, coudes aux genoux, poings au menton, devant
la porte ouverte d’une hutte, contemplait hideusement son acolyte, en
train de plumer l’Aigle. Dans l’ombre, un réchaud ventru dardait sa
couronne de flamme bleue sur la panse d’un coquemar d’aluminium.

Cette cuisine m’horrifia, comme celle de caraïbes en train de dépiauter
un enfant. La haine épouvantée du sacrilège me poignit. Le custode,
strangulé de terreur panique, me suppliait de fuir. Mais inerte, je
béais, fasciné.

L’orage s’exalta. De longs serpentins de feu rutilaient, d’immenses
éclairs verts, des foudres violettes m’éblouissaient. Les tonnerres ne
discontinuaient plus, et, sur la basse des roulements, éclataient de
formidables redondances.

Titubant, cédant au vertige, enfin je reculai.--Mais l’instantanée
déflagration d’un bloc de soleil aveuglant m’abîma dans sa tonitruante
explosion, chute des cieux déversant le définitif cataclysme des sphères
de cristal effondrées.

Silence sidéré. De folles phosphènes bleues emplissaient mes yeux
ouverts...

J’entrevis la cahute, subsistante. J’avançai. A l’âpre puanteur de
l’ozone se mêlait un relent de grillade: la gigantesque nudité de sir
William Klondyke s’étalait, charbonneuse, la face écrasée. Quatre tas
flasques de caoutchouc repéraient la voiture, volatilisée. Le corps du
chauffeur ruisselait et crépitait, à plat ventre dans la flambée d’une
flaque d’alcool.--De l’Aigle, plus rien.

Force et justice des Dieux immortels! Clairement se manifestait la
puissance fulgurale de Zeus. Les Faits authentiques transparurent sous
les symboles de leurs apparences: je compris la signification de ces
choses, et que moi, Barbare indigne, j’avais assisté au jeu des mythes
éternels,--au foudroiement d’un Titan!

La pluie commençait, à grosses gouttes claquantes. L’orage, son rôle
accompli, s’apaisait, et relâchait en ondée les nuages superflus. Je me
réfugiai dans la cabane du custode, où celui-ci mastiquait goulûment un
chanteau de pain gris; et sous le toit mitraillé par l’averse,
j’expérimentai, machinal, le réconfort du fromage de chèvre à goût de
suif.

Mais quand je m’aperçus que l’homme, égaré, avait perdu tout souvenir de
la catastrophe, lorsqu’il m’offrit de reprendre la visite des ruines,
une lâcheté subite m’aveulit. J’eus peur, à ce souffle de démences
contagieuses; et je m’enfuis, par la route ensablée, avec la fixe
obsession de ce foudroiement--au-dessus de l’analyse et de
l’examen,--châtiment du blasphème et du sacrilège.

Sur la grand’route, la diligence de Sciacca me joignit. Harassé
d’émotion, je me calai en un coin de la guimbarde vide, regardant avec
hébétude défiler le paysage familier de Sicile, figuiers d’Inde en
bronze vert, aloès en zinc bleu. Et l’odeur de la terre mouillée entrait
par les vitres baissées, avec le parfum des citronniers, vernis de
pluie.

Je fus à Castelvetrano pour le passage de l’express. Mais sa trépidation
attaqua, sans la dissoudre, ma somnambulique hantise qu’entretenaient
les pourpres somptuosités du couchant apollinien.

A Palerme enfin, quand je retrouvai les lunes électriques de la via
Macqueda, la rumeur joviale des Quattro Canti, les trottoirs de flâne
vespérale et le luxe illuminé des magasins, je me sentis à l’abri des
Dieux.

Mais ce fut seulement rafraîchi, en des habits secs, à la table claire
du restaurant polyglotte, à partir du moment où le garçon inclina sa
calvitie luisante pour me signaler au menu certaine friture de poulpes
et d’anchois, que je commençai à ratiociner congrûment sur cette bizarre
journée de sirocco, et à mieux apprécier tout l’absurde anachronisme de
cette invraisemblable histoire.




LE DERNIER SATYRE


Après une abrupte escalade à l’aveuglette du fourré, je débouchai dans
une clairière éblouie, en terrasse émergeant des bois de mélèzes qui
drapent les dernières pentes du mont Antennamare.

Le lucide panorama, de la mer Ionienne à celle de Tyrrhénie, incurvait
sa fresque minutieuse et superbement immobile.

Sous l’outremer d’un ciel Angelico, les massives Calabres, bigarrées de
neige, remparaient l’estuaire bleu-paon du détroit, où la blanche
Messine enserrait, dans l’antique faucille de son môle, une moisson de
mâtures.

Au nord, la mer, de lapis-lazuli, s’évasait brusquement, piquetée de
vagues, blanches comme un vol de mouettes: et son versant colossal
ascendait jusqu’à l’horizon aigu où les cônes volcaniques des îles
Lipari s’effilochaient par le sommet en longues fumées traînantes.

Depuis le cap Tyndaris, opalisé de lointain, jusqu’aux noirs flots
grumeleux de la forêt proche, s’accotaient, par plans azurés, glauques,
cendre-verte, les monts déserts de la chaîne Péloride. Leurs profils
indolents, leurs hanches bucoliques, pérennisaient le souverain paysage
de la sensuelle et divine Trinacrie.

Mère des voluptés pacifiques et lumineuses;--autre Grèce, anadyomène
lascive et hâlée de soleils africains, étalant sur ses plages la sieste
anonchalie de ses cités opimes,--sœur luxuriante de la spirituelle
Hellade,--domaine sacrée des divinités animales, où leurs jeux,
longtemps après la mort du grand Pan, exhubéraient encore, dans la
liberté de la forêt dionysiaque... je rêvai.

Pour m’inciter à des visions plus précises, à des synthèses moins
panoramiques, je m’assis au bord de la terrasse rocheuse, tirai de ma
poche un Théocrite, et me mis à psalmodier, en grec, la Ve idylle.

La sonorité des syllabes doriennes, le sortilège familier de ces vers,
évoquaient, aux perspectives de mon cerveau, l’enthousiaste venue des
intuitions historiques,--lorsqu’un bruit, de branches froissées, me
troubla.

--Les brigands? sursautai-je.

Mais, à cette grotesque supposition,--espingoles et chapeaux
pointus,--je haussai les épaules: «Bah! quelque bête.»

Et je repris ma lecture, plus attentif, rythmant les vers, qui
s’enluminaient d’imageries évanescentes.

Indubitable, cette fois, un bruit--de pas menus, secs et précautionneux.

Je me retournai.

Un Satyre!

Plus forte que l’étonnement, une démesurée curiosité me tint coi:
j’envisageai le fabuleux capripède qui me contemplait, l’air défiant et
stupide, appuyé sur un bâton.

Une vieillesse, une caducité millénaires écrasaient ce survivant de la
race semi-divine dont les marbres de nos musées commémorent l’alerte et
pétulante jeunesse: de ses maigres cuisses de bouc, un abondant poil
roux avait envahi son torse, ses bras trop longs; une crinière grise,
d’où pointaient des cornes ébréchées et des oreilles cicatricées,
pendait en mèches sur sa face camuse dont une bestiale dégénérescence
empâtait le caractère jadis anthropoïde; et dans les yeux atones aux
pupilles horizontales vaguait une confuse tristesse, l’impuissante
horreur de sentir s’user, aux veines immortelles, les gouttes restantes
de son antique divinité.

Nous demeurions muets. Par contenance, enfin, je glissai le Théocrite
dans la poche de mon pardessus.

Mais, à ce geste, une moue de douleur enfantine tordit les grosses
lèvres pendantes du silène:

--«Signor! no! no! ancora!» bégaya-t-il, joignant ses doigts velus, et
trépignant sur ses sabots usés.

Je compatis à sa fantaisie, et déclamai à nouveau les répliques
alternées de Comatas et de Lacôn.

Un bêlement sauvage coupa le dixième vers: le silène sanglotait, le cou
rentré, roulant la sclérotique verte de ses yeux révulsés dont les
larmes s’agglutinaient aux poils hirsutes de sa barbiche blanche.

Cette désolation de brute assassinée me navra: je m’approchai du pauvre
dieu gâteux et lui tapotai l’épaule, amicalement.

Il s’essuya, d’un revers de bras, et renifla un coup rude. Un effort
d’intelligence contracta ses pupilles; et, avec un sourire difforme, il
parla, mêlant le sicilien au grec, avec des arrêts et de longs
balbutiements amnésiques à la recherche des mots.

--«Étranger, écoute. Tes paroles m’ont réveillé. J’avais presque perdu
mon âme; et--tu vois--je ne connais plus la langue de ma
jeunesse.--C’est ma jeunesse, que tu lisais là--ma jeunesse divine--car
je suis vieux, vois-tu! vieux!--vieux!--»

Il appuya le menton sur ses mains croisées à l’extrémité du gourdin;--et
il me regardait avidement, avec des yeux de chien battu, ne sachant par
où débrouiller l’écheveau de sa pensée, noué depuis des siècles.

Je l’encourageai à poursuivre.

Alors, assurant son regard sur mon attention sympathique, il reprit:

--«Étranger, je veux essayer de te dire: car tu es bon; et, malgré ta
ressemblance avec les barbares, porteurs d’ombrelles vertes, qui montent
parfois jusqu’ici,--tu es peut-être un dieu. Tu es peut-être immortel
aussi?--

Ah! si tu savais! voilà des siècles que je n’ai trouvé personne qui
comprenne. Les gens du pays s’enfuient à mon approche, ou me jettent des
cailloux. Parfois, à la nuit tombée, je me hasarde auprès des fermes;
les serviteurs me prennent pour un contrebandier, et me donnent un pain,
du fromage. Mais s’ils aperçoivent mes cornes, ou qu’ils touchent mes
poils, ils s’écrient: au diable! me pourchassent à coups de fourche, et
me lancent les chiens aux sabots. J’ai failli être dévoré dix fois. Tous
ont oublié les dieux...

D’ailleurs, les dieux ont déserté la Trinacrie, ou sont tombés dans les
embuscades. Je crois qu’il y a encore des nymphes, à la ville; mais je
n’ose y descendre; c’est un séjour de périls inconnus et terribles.

Et je reste, misérable, à errer, traqué, dans les montagnes, seul,
toujours seul. Il me faut, de longues nuits, souvent déçu, tapi dans les
haies de cactus, aux dards moins aigus que ceux du désir, guetter, à
l’orée des bourgs, le passage d’une paysanne...»

Il s’interrompit: et, plus bas, comme pour une confidence honteuse:

«Ceci même, cette dernière joie furtive m’échappe,--car un mal secret me
ronge, un mal divin, qui m’est survenu après qu’un jeune berger m’eut
accueilli dans sa cabane, une nuit d’hiver...»

Et, penaud, écartant ses poils, il m’exhiba sa poitrine et ses cuisses,
croûtelevées de plaques cuivreuses.

--«Crois-tu que je puisse guérir?» demanda-t-il, humblement.

--«A la ville», dis-je, «il y a de savants thérapeutes».

--«Hélas! ce mal suce les forces que m’avait laissées la vieillesse. Il
ne me restera plus bientôt nul plaisir que de jouer sur cette flûte,
rapportée de la ville par un chevrier compatissant.--Même, il m’a appris
des airs. Veux-tu les entendre?»

--«Certes!» acquiesçai-je.

Le bonhomme déchevêtra de sa poitrine, où elle pendait à un bout de
faveur bleue, crasseuse et tortillée, une flûte à treize sous, qu’il
emboucha, avec une modestie assurée.

Abomination! le «Viens, Poupoule» trémula son hideux refrain, suivi du
«Cake-Walk», et il me fallut subir tout le «Tararaboum» avant de pouvoir
stopper la sinistre performance que le pauvre Dieu déchu sifflait avec
frénésie dans son tuyau de fer-blanc crevé.

--«Bien, bien! repose-toi!» m’écriai-je enfin.

Le malheureux suffoquait, les lèvres ardoisées d’inanition.

--«Tu as soif. Allons, bois!» Et je lui tendis une confortable gourde,
pleine de mixture dynamogène: rhum, caféine et kola.

Il lampa goulûment une dose redoutable. Ses paupières battirent, ses
yeux miroitèrent: et, les narines gonflées, dans un gros sourire bestial
et niais, il interrogea:

--«C’est le Nectar?»

--«Presque», dis-je. «Es-tu mieux?»

Sans répondre, il ramassa son gourdin. Et, l’échine cambrée, les jarrets
fermes, tapant ses sabots sur la roche qui sonnait creux, il s’avança
jusqu’à une pointe de la terrasse en surplomb sur le vertigineux
dévalement des arbres.

Là, poitrinant dans l’azur, silhouette souveraine dont le contre-jour
frisait en peluche d’or la pilosité rousse, d’un moulinet vigoureux et
accéléré, il projeta le bâton de sa vieillesse, désormais inutile, au
hasard de l’abîme.

--«Hé-âh!» guttura-t-il, sauvage, les poings brandis, étiré vers la
lumière. «Hé-âh!»--Et son thorax se gonflait, craquant comme du cuir
neuf.--«Hé-âh!»

Il se tourna vers moi, le visage tumultueux, les lèvres luisantes,
couleur de myrtilles écrasées.

--«Ami, oui, tu es un Dieu! Donne-moi encore le Nectar!»

Il empoigna le flacon, déglutit une large gorgée: puis, arrachant de son
cou la flûte de fer-blanc, il l’envoya voltiger, faveur bleue et tout,
par-dessus son épaule.

--«Je me rappelle. Je ferai une syrinx. Tu verras. Comment donc avais-je
oublié?»

Il parlait grec, maintenant, d’une voix grave et chantante, un peu
rauque.

--«Marchons!» Et, par un chemin s’amorçant au bout de la terrasse, il
m’entraîna, rapide, impératif, irrésistible.

Nous courions, aux flancs du mont, sous le couvert de la forêt. Çà et là
de tièdes trouées bleues crevaient la fraîcheur des feuillages. Puis,
dans la demi-obscurité des tunnels de verdure, une fluorescence verte
illuminait les prunelles de mon compagnon. Chaque fois qu’elles me
fixaient, un spasme de vigueur me soulevait: nous galopions,
frénétiques, à travers les casse-cous de l’absurde sentier; nous
aurions, par Hercule! bondi sur les cimes des mélèzes et des pins.

--«Vois-tu! je me rappelle. C’était avant la subversion de l’ordre
lumineux des choses. C’était avant les Arabes stupides, avant les
Chrétiens contempteurs de la vie. Aux temps qui, seuls, furent. Dans les
radieuses torridités de la Sicile antique, j’étais dieu. Aux jours de
tramontane, ivre de soleil cru et de rafale têtue, je dominais les flots
des montagnes. Leur âme verte et voluptueuse filtrait par tous les pores
de ma peau--nue, alors, et belle!--et fluait dans mes jeunes artères. Le
cœur universel battait en ma poitrine. Écoute. Aux larges nuits d’été
pâmées de sirocco, j’ai pénétré l’essence de la Force panique.--Hé-âh!
Je sais encore! Je te dirai--sur la syrinx,--»

Il se tut, les mains crispées aux pectoraux, la tête renversée dans
l’œstre d’une joie dionysiaque, savourant l’inexprimable tumulte de son
enthousiasme qui m’induisait contagieusement--moi, suscitateur d’un
dieu!

Il allait. Ses pas somnambuliques lançaient des cailloux qui
rebondissaient aux précipices. Sa chevelure, assouplie, s’aérait; sa
toison, défeutrée, flottait comme un vêtement, rythmait son allure
sèche, pareille à une danse rapide que menaient d’intérieures harmonies.

Nous descendions, cependant. Une vallée apparut, enclose de crêtes
onduleuses et cernées de pins-parasols;--et les grands pans
vert-bouteille des contreforts s’échelonnaient, par le bas, en terrasse
d’oliviers, jusqu’au toit rouge d’une métairie.

Plus loin, dans un autre ravin stérile, où la montagne se
crevait d’éboulis fauves, les lacets blancs de la grand’route
apparurent, tout au fond. Minuscules, les clochettes d’un troupeau
tintinnabulaient,--festons musicaux sur le silence.

Les oreilles du satyre pointèrent, ses naseaux reniflèrent. Il siffla à
travers ses incisives et m’empoigna l’épaule, montrant: là-bas, de son
index velu.

--«Les chèvres! les vois-tu? Sur le dos pelé de la montagne, les chèvres
noires, comme des poux. Eâh!»

Le souffle saccadé, trottant sec sur le long éperon de granit, il me
tira vers le troupeau qui broutait, plus bas, dans une boucle du
sentier, l’herbe des pentes impraticables.

Brusquement, le capripède me lâcha, et, à bonds exorbitants, dévala par
au travers des éboulis. Le petit chevrier, culotté de peau de bique,
nu-pieds, se mit à fuir, vainement agile, le pourchas foudroyant du
satyre. Mais le chien ne bronchait pas, et les chèvres mâchant des
herbes qui pendillaient dans leur barbiche, regardèrent, placides,
passer l’aigipan:--il disparut derrière un amas de rochers où venait de
se réfugier sa victime.

Je galopais sur le long détour de la route, haletant, angoissé du drame
qui se perpétrait derrière le monticule, d’où jaillirent bientôt les
triomphales onomatopées d’un hymne incohérent.

Cinq minutes plus tard, au lieu d’une catastrophe, je surpris, ébahi,
une scène bucolique: sur les genoux du capripède, le petit chevrier,
tout rouge encore d’avoir couru, câlin et jacassant, jouait avec sa
barbiche, tirait, à son cou de bouc, les deux petits appendices mous et
duveteux; et le dieu, chatouillé, pâmait d’un rire éclatant, dans la
pose du satyre ivre de Pompéi... Mais l’enfant, effarouché à ma vue,
déguerpit soudain.

Irrité de ma sotte inquiétude, j’interpellai le vieil aigipan.

--«Me diras-tu, au moins...»

--«Sur la syrinx!» s’écria-t-il. «Sur la Syrinx! Viens!»

Et, dix pas plus loin, d’un coup, il déracina une botte de roseaux, dont
il choisit les meilleurs. Je lui passai mon canif, et, tout en marchant,
il taillait ses tuyaux, dont il éprouvait à mesure la sonorité.

Puis, il me fixa, ironique, et me ricana au nez, effrontément:

--«Tu sais, il n’a pas eu peur de moi. Il m’a reconnu. Tu verras,
dieu-du-nectar: je te dirai.--Sur la syrinx.

Eâh! je suis toujours un Dieu!

De Drépane à Syracuse, la Trinacrie était à nous. Les gens des campagnes
nous portaient des offrandes, et nous invoquaient dans leurs chansons.

Au versant des allées, dans l’ombre ronde des pins-parasols, je
m’asseyais auprès des jeunes pâtres. Je leur enseignais des airs
nouveaux, sur la flûte; et je me penchais, frôlant leurs cheveux qui
sentaient bon le foin frais, pour voir leurs lèvres rouges glisser au
tranchant des chalumeaux, où elles se coupaient, parfois, et
saignaient--de petites gouttes salées.

Dans les grands midis torrides de canicule, où les paysages fluidement
tremblotent, embusqué au bord des routes, j’attendais les filles qui
reviennent de porter à boire aux moissonneurs;--et sous le silence
ardent de la sieste, je faisais gicler le cri pointu des virginités
transfixées.

Je guettais, dans le jour vert des forêts, l’heure où les mignonnes
hamadryades passent leurs têtes hors des arbres; précautionneuses
écartent leur gaîne vivante d’écorce, et sautent à terre, souples
nudités vertes.--Celles-là aussi étaient à moi.

Et les nymphes, blanches et froides comme la chair des nénuphars, qui se
renversent en silence, les yeux fermés, sur l’herbe humide, avec un
roucoulement doux, pareil au murmure glougloussant de l’eau voisine...
et puis, seul, je me penchais sur la source, pour tirer la langue à mon
reflet, grimaçant encore de leur plongeon.

J’allais, sur la lisière des forêts, m’asseoir devant la mer, au coucher
du soleil, et peigner de mes doigts les longs poils de mes cuisses, où,
la nuit venue, pétillaient des étincelles--jusqu’à l’heure lunaire des
sirènes.

Les sirènes, elles sont toutes bleues.--Sais-tu? C’est emmaillotées d’un
fourreau en nacre squammeuse qu’elles batifolent avec les gros tritons à
queues de langouste. Pauvres tritons!--Mais c’est nues, en leur vrai
corps d’azur, qu’elles s’aiment deux à deux, les sirènes, dans les
grottes illunées. Eâh! j’ai violé deux sirènes, toutes nues, devant la
mer phosphorescente, une nuit d’équinoxe.

Je te dirai, sur la syrinx...

--As-tu de la cire?» s’avisa-t-il tout à coup.

--«Nous achèterons de la colle-forte à la ville, en allant voir le
médecin.»

Une terreur subite l’immobilisa.

--«Non! non! pas à la ville... je suis guéri!»

--«Comme tu veux. Nous demanderons de la cire, dans une ferme.»

Cependant, son exaltation s’affaissait; ses traits se décomposèrent, une
sueur mouilla les rides épaisses de son front. Il titubait.

--«Tu es fatigué», dis-je. «Repose-toi».

Le pauvre dieu s’assit sur un mètre de cailloux. Il croisa les jambes,
et, regardant avec un sourire triste ses sabots usés:

--«Dis? Il faudra que je me fasse ferrer.»

Sa tête ballottait comme celle des gens qui sommeillent en wagon.
J’allai pour le soutenir. Mais, brusquement crispé d’une résolution
farouche, il se dressa.

--«Le Nectar!»

Cette fois, il téta l’élixir vital jusqu’à la dernière goutte, puis
lança le flacon dans la haie de cactus.

--«A présent, je vais te dire...»

Fébrile, ajustant sa syrinx, il préluda. Mais, faute de cire, les tuyaux
fuyaient.

--«Soit, dieu-du-nectar, descendons à la ville!»

Nous repartîmes. Il allait, le cou raidi, la tête dressée, en une
sérénité sombre, sous la formidable poigne des Destins imminents. Sa
parole volubile embrouillait des récits fragmentaires, fulgurant parfois
de visions farouches et grotesques.

--«J’étais jeune et agile! Avec les centaures, je faisais des courses à
travers les forêts--les crottes des centaures, mêlées aux cailloux,
rebondissaient, comme des balles de fronde, sur le tronc des yeuses et
des caroubiers:--les centaures, sans s’arrêter, dardaient leurs flèches
à l’œil rouge du soleil qui crevait, polyphémique, entre les paupières
des nuages horizontaux--et le galop de nos randonnées dionysiaques
parcourait la Trinacrie, d’une mer à l’autre.

J’étais jeune, et beau! Les faunes et les silènes...»

Il s’exalta, en des histoires où la liberté antique se doublait de celle
d’un satyre: et, à le voir, les yeux fous, danser avec des hennissements
hystériques, je commençai à redouter l’approche des faubourgs, dont
apparaissaient les premières maisons.

Évidemment, le demi-litre de caféine, rhum et kola, ingéré par le dieu,
outrait sa jouvence intégrale, et il fallait, avant tout, le munir, chez
un pharmacien, de quelque antidote.

Sur la rédhibitoire indécence de mon compagnon, je boutonnai mon propre
pardessus.

--«Pour entrer en ville», soufflai-je. Et je complétai d’un _cap_ de
poche cet accoutrement plausible d’étranger.

Nous passâmes à l’octroi. Les gabelous sourirent bénévolement du
«forestiere», qu’ils estimèrent un Anglais excentrique.

Je le poussai dans une rue déserte, et l’entraînai, rapidement.

Mais, tout à coup, une petite fille, en jupe et corset rouges, s’avança
d’une encoignure, un bouquet de roses à la main.

--«Un soldo, signori, un soldo.»

Ce fut la catastrophe.

Mon satyre stoppa net, en arrêt devant la petite qui lui souriait. Puis,
subit, avec un «Eâh!» de joie frénétique, il s’élança, happant à pleines
dents le bouquet, à pleins bras la gosse épouvantée.

Je me précipitai. Il me mordit, crachant les roses, se débattant; et,
ivre, furieux, épileptique, s’échappa, emportant la fillette qui hurlait
aigrement.

Tandis qu’horrifié, je laissais l’invraisemblable viol se consommer dans
cette fuite, dionysiaque quand même, du dieu lâché: d’une rue latérale
deux carabiniers débusquèrent, dont l’habile croc-en-jambe abattit le
capripède.

Alors, ce ne fut pas long. Les deux vengeurs de la morale outragée
dégagèrent la petite, pleurnichante, et mirent les menottes à son odieux
ravisseur. Lui, navré, décrépit, vidé, retombé des siècles divins--passé
à tabac!--me regarda, stupide et sans reproche, regarda, épars sur la
chaussée, les tuyaux de sa syrinx à jamais imparfaite;--et, silhouette
ridicule: pardessus flasque et _cap_ dansant sur ses cornes, mon pauvre
bougre de satyre disparut, tandis que je me répétais la phrase inepte,
mais cette fois intégrale, qui l’épitapherait, le lendemain, dans les
gazettes de la ville: «enfin, l’immonde satyre fut conduit au poste.»




PYGMALION


I

Par un mauvais chemin en zig-zag, la litière du banquier Melchis,
balancée aux épaules de six Éthiopiens, gravissait la colline.

A chaque lacet, une trouée dans le feuillage des myrtes et des
lauriers-roses découvrait au loin la mer qui s’étalait, céruléenne, avec
une large traînée de feu sous le soleil. Des galères, évoluant à force
de rames, pareilles à des araignées aquatiques, entrecroisaient les fils
d’argent de leurs sillages sur le calme plat de la rade. Plus bas, le
port se hérissait d’antennes; et, au long du golfe, avec ses milliers de
terrasses et les acrotères d’or de ses temples reluisants parmi les bois
sacrés, s’alanguissait, en une courbe nonchalante, la voluptueuse
Amathonte.

Mais, dans sa litière de soie verte, Melchis, sans regarder le paysage,
renfrognait son nez crochu, et tourmentait les nattes de sa barbe noire:
car la montée était rude, l’après-midi étouffant, et ses nègres
ruisselaient de sueur.

--«C’est absurde!» grommela-t-il, «incomparablement absurde! Ces
esclaves seront tantôt fourbus!»

--«Patience, seigneur, nous arrivons», répliqua un jeune homme, en
tunique lie-de-vin, qui marchait à côté de la litière.

--«Des Éthiopiens à dix mines pièce!» poursuivit l’autre. «Ce sculpteur
ne saurait-il habiter dans la ville?--comme les gens sensés!»

--«Je te l’ai déjà dit: mon maître Pygmalion est fou.--Cette statue!...
du jour qu’elle fut achevée, il l’emporta dans la maison, là-haut; et
maintenant, c’est tout au plus s’il ne jette pas dehors ceux qui
viennent comme toi, admirer son œuvre. Il est fou, te dis-je!--ou
ensorcelé. Il oublie que je suis son élève et ne m’enseigne rien. Depuis
treize lunes, il n’a touché un ciseau. Il passe des heures à polir sa
déesse d’ivoire, à lui ajuster des bijoux, à nouer et dénouer sa
chevelure. Une fois, je l’ai surpris qui lui parlait comme à une
maîtresse, l’appelant son âme, sa vie,--que sais-je!... Peut-être me
croiras-tu, seigneur? Eh bien!--l’Aphrodite me pardonne!--Pygmalion est
amoureux de sa Galatée.»

Le Syrien haussa les épaules, avec mépris.

--«Grotesque!» déclara-t-il. «Jeune homme, tu ne peux rester chez ce
maître. A Smyrne, j’en connais un meilleur: Nasiclès. Durant ma
jeunesse, moi-même je fus son élève. Avec des figurines en plâtre et en
terre cuite, rehaussées d’ocre, de minium et d’outremer, nous
reproduisions, à l’usage du peuple, les icones illustres des dieux ou
des héros.--Ne souris pas, mon fils! c’est un commerce avantageux; et
chacun sait, dans Smyrne, jusqu’au dernier vendeur de poulpes frits, que
mes richesses, aujourd’hui célèbres, n’eurent pas d’autre origine.»

Cependant, on atteignait, sur une esplanade ombragée de cyprès et
d’yeuses, une sorte de temple.

--«C’est ici!» dit Apnoukhos.

Il aida Melchis à descendre de litière; puis, ouvrant la porte avec
précaution, l’introduisit dans l’atelier.

Le velarium de pourpre diffusait un jour rose. Au bout de la salle, sur
un lit d’écarlate, une vierge à cheveux blonds sommeillait, nue, dans la
pose de l’Hermaphrodite. Un homme, assis devant elle, qui semblait
méditer, tressaillit au bruit des pas; et, reconnaissant Apnoukhos:

--«Qu’y a-t-il? Ne t’avais-je pas défendu?...»

--«Pardonne-moi, ô Maître! Ce riche voyageur, avant de regagner sa
patrie, est venu pour rendre hommage à ton talent divin.»

Melchis, un sourire sur sa face bilieuse, s’inclina, en portant au
front, puis à la poitrine, sa main droite étincelante de bagues.

--«Salut!» répliqua sèchement le sculpteur.

L’autre se répandit en compliments. Il vanta les œuvres de Pygmalion
qu’il avait admirées, au cours de ses voyages, dans les temples de
Paphos, d’Aphrodision, de Rhodes et d’Halicarnasse. Il se plaignit que
l’illustre cité de Smyrne n’en possédât aucune... Les beaux-arts,
pourtant, étaient fort en honneur chez ses concitoyens; lui-même,
Melchis, possédait une collection de marbres et de bronzes, assez
estimée. Bref (et tout en débitant ses phrases ampoulées, il inspectait
à la dérobée la salle vide), son unique désir était de voir cette
merveilleuse statue de Galatée, célèbre déjà par tout l’Archipel, et
jusqu’aux rivages de la Propontide.

--«Galatée?» répéta Pygmalion, «Elle est devant toi!»

Et, avec un sourire d’orgueil, il désigna la vierge couchée dans la pose
de l’Hermaphrodite.

Belle comme une Déesse, elle semblait dormir. Mais son corps, bien que
revêtu des couleurs de la vie, demeurait inerte. Nulle respiration ne
soulevait sa gorge d’ivoire. Une guêpe qui vrombissait dans un rai de
soleil effleurant ses cheveux d’or, soudain s’abattit sur les lèvres
impassibles--de la statue.

--«Par les cornes de Moïse!» s’écria le banquier, béant d’admiration.
Et, se tournant vers le sculpteur: «On ne m’avait pas trompé. J’aurais
juré que cette femme était en vie! Dis-moi: combien me la vends-tu?»

Pygmalion partit d’un rire sombre,

--«Te vendre _cette femme_, dis-tu? Ma Galatée, la fille de mon âme,
qu’éveillera bientôt le souffle divin d’Aphrodite! Te vendre mon
épouse!... Je l’ai refusée aux prêtres mêmes de la Déesse; et toi, un
barbare, viens me la demander! Mais tous les trésors du Grand Roi...»

Le Syrien, accoutumé aux verbeuses protestations et aux serments
apocryphes des marchandages, l’interrompit:

--«Combien t’offraient donc les prêtres de la Déesse?»

--«Trente talents! les sots! trente talents ma Galatée!»

Melchis sourit avec scepticisme.

--En conscience, pour une simple statue d’ivoire,--pas même
chryséléphantine,--c’est bien payé. Sauf la chevelure, tu n’y a pas mis
vingt drachmes d’or. Néanmoins, je veux prouver ici mon amour des
beaux-arts. Le Dieu d’Abraham m’en est témoin, les temps sont
durs:--mais j’irai jusqu’à trente-cinq talents, payables comptant, en
belles dariques neuves et en statères d’or.»

A mesure qu’il parlait, Pygmalion avait pâli. Un rictus féroce
contractait sa face. Blême d’indignation, enfin, il éclata:

--«A toi, ma Galatée! pour des dariques et des statères?--Hors d’ici!
infâme! Hors d’ici! esclave de Syrie, mangeur de petits enfants,
proxénète! Détale! ou--j’en jure par Hécate, par l’Hadès, par le
Styx!--je te tue comme un porc!»

Et, saisissant à terre un lourd maillet de buis, il le brandit comme une
massue.

Melchis, terrifié, reculait, en appelant au secours les Éthiopiens de sa
litière; mais Apnoukhos le tira par la manche et lui glissa quelques
mots à l’oreille.

--«C’est vrai!» dit le Syrien.

Arrêtant d’un geste ses esclaves, il passa le seuil, tandis que
Pygmalion refermait la porte et poussait les verrous, furieusement.


II

Pygmalion, une fois seul, sa colère tomba. Il secoua les épaules,
s’approcha de la statue; et, s’agenouillant face-à-face avec elle, lui
entoura la tête de ses bras.

--«O Galatée! Vierge toute-belle! Que nous font les paroles de ce chien,
puisque moi, je te connais, Déesse! Moi seul puis te comprendre, moi ton
créateur; moi qui t’ai révélée, native, en la splendeur tragique du
désir!

»O Galatée! Depuis que mes yeux sont ouverts à la merveille éternelle de
la lumière, ton amour secret se levait sur mon cœur, comme une aurore,
pour jamais, d’apothéose!... Je t’appelais, jadis, aux soirs adolescents
d’été, lorsque ta voix modulait mon désir aux zéphyrs caressant la
ramure des pins... O bien-aimée! ton corps miraculeux, tes hanches et
tes seins sont le nubile amour des golfes parfumés!

»Toutes les joies, toutes les gloires, toutes les femmes, tous mes
désirs tordus vers l’ardente beauté n’étaient que les élans frémissants
de ton âme,--effigie d’un plus beau moi-même, Galatée!...

»Tu es l’Idée resplendissante de mon être, qui s’exilait au ciel fixe
des Archétypes: tu es, de notre double et total Androgyne,
l’Épouse--hélas! inerte encore!

»Future Épouse!--si douloureusement imparfaite!--ne saurai-je donc te
ravir, toute vive, à ton froid simulacre, et dans tes yeux ouverts
déverser les reflets de la nuit sidérale, pour que fulgure enfin, dans
notre double chair, l’éclair vertigineux de l’antique Unité!»

Tandis que l’amoureux modulait ses platoniciennes divagations, le
crépuscule tomba. Des ondes lentes de fraîcheur coulaient par
l’ouverture du toit. Dans l’atmosphère assombrie, l’on eût dit que
l’ivoire tiédissait davantage, sous les caresses.

Pygmalion se recula, pour mieux la contempler. Envahi de ténèbres
croissantes, le beau corps étendu, où çà et là luisait quelque bijou,
semblait s’émouvoir d’une vie éphémère. A demi caché par la chevelure
massive, le visage se faisait irréel: un mystérieux sourire ondoyait sur
la face; obscurément, les yeux soulevaient leurs paupières, s’ouvraient
tout grands, fixant sur les ténèbres un inscrutable regard, tandis qu’un
soupir léger soulevait les seins, par intervalle.

Or, c’était ainsi, chaque soir, depuis l’éclosion de cet étrange amour.
A la nuit tombée, un sommeil, parfois, venait surprendre l’amant. Livré
au sortilège de ces songes mystérieux qui réalisent en aventures
cohérentes et quasi-réelles nos plus impossibles désirs, il imaginait sa
Galatée enfin vivante: elle répondait à ses baisers, et, lui nouant
auteur du cou ses bras souples et tièdes, mêlait son étreinte à la
sienne, jusqu’à l’extase définitive.

Mais ce leurre, pas plus que les fugaces illusions du crépuscule, ne le
satisfaisait. Il n’était pas de ces forcenés idéologues qui, sur la foi
de sophismes spécieux, estiment à l’égal d’une réalité concrète les
fluides fantasmagories de leur pensée,--la projection, sur la toile des
ténèbres, de leur rêve intime.

Ce sculpteur ne voulait être dupe d’aucune vision: la seule évidence,
pour lui, était celle qu’on peut serrer dans ses bras, éprouver avec des
muscles bien éveillés, sans crainte de la faire s’évanouir dans le monde
larvaire des fantômes et des ombres.

Soucieux ainsi de n’accoupler son désir qu’à une rigoureuse réalité, il
avait repoussé avec indignation les philtres de Thrytta, la sorcière de
Paphos, occulte entremetteuse renommée parmi les amants dédaignés. Il
n’eût pas risqué, sous l’influence d’un vil breuvage aphrodisiaque, le
sort de cet aveugle éphèbe qui, naguère, à Cnide, avait possédé, en la
fureur de sa démence, une Aphrodite de marbre.

Dût-il en périr sur l’heure, c’est réelle et vivante que Pygmalion
voulait sa Galatée.

Sur l’aveu de son amour insensé, le grand-pontife d’Aphrodite cria tout
d’abord au sacrilège. Puis il déclara la chose ardue, sinon impossible.
Après quoi, tout en lissant les bandelettes de sa tiare, il avait
hasardé que peut-être la Déesse se laisserait fléchir, à force de
supplications. Le plus sûr eût été d’offrir au sanctuaire la Galatée
d’ivoire. Mais ce moyen rejeté, il faudrait des sacrifices et des
prières, innombrables.

Rien ne rebuta la confiance vouée par Pygmalion à la déesse d’Amathonte.
Si, entre tous les humains, elle lui infligeait la merveilleuse torture
de ce désir, c’était, sans doute, pour le récompenser par un miracle
final?

D’ailleurs, plus l’épreuve s’allongeait, plus les affirmations du
pontife devenaient formelles. A cinq reprises, des augures heureux se
manifestèrent. Les successifs ajournements, loin d’abattre sa confiance,
l’exaspéraient.

Chaque matin, Pygmalion descendait vers la ville, par le chemin de
lacets. Dans le faubourg, sur le seuil des portes où des pâtes
comestibles, suspendues à des tringles, sèchent au soleil comme des
tentures jaunes, des vieilles, accroupies, regardaient passer l’amoureux
de la statue. Les jeunes femmes, dont la chevelure noire s’étale en
larges coques, riaient et chuchotaient sur son passage. Des portefaix,
chargés de fenouils et de choux-fleurs, s’arrêtaient net, et le
considéraient, comme un étranger, avec ébahissement.

Sans rien voir, il atteignait la place voisine du temple. Là, sous les
platanes et les palmiers, dans la cohue des vendeurs de choses
consacrées, qui vous hèlent avec volubilité, il achetait, sans
marchander. Puis, avec la foule, il se dirigeait vers les myrtes de
l’enceinte. Devant lui, un bambin nu à tignasse poussiéreuse se
cramponnait aux cornes d’une chèvre blanche, et un autre serrait dans
ses deux poings les oreilles d’un lièvre effaré. Pygmalion, portant sous
les plis de sa robe un ex-voto d’or en forme de cœur, les suivait, une
cage d’osier à la main:--entre les barreaux passaient les becs roses des
tourterelles qui, roucoulaient interminablement, à l’unisson de son
désir.


III

C’était un soir du mois Poséidon, quatre lunes après la visite de
Melchis. Pygmalion remontait de la ville, se répétant les paroles du
sacrificateur, lorsqu’il avait rencontré dans les viscères d’une colombe
le prodige de deux cœurs accolés: «Espère! La Déesse a résolu d’exaucer
ton vœu... bientôt.»

Bientôt?--Ne serait-ce pas ce soir?--Et Pygmalion, hâtant le pas,
frissonnait sous les lentes bouffées énervantes agitant les buissons de
lauriers-roses et de myrtes. Aux endroits où les constellations, embuées
de sirocco, se montraient parmi les ramures, il s’arrêtait, se demandant
s’il ne devait point laisser au miracle le temps de s’accomplir? Et,
dans les halos irisés des astres, il cherchait un présage.

Il tournait l’avant-dernier lacet de la route, lorsqu’une étoile filante
coula sur la face de la nuit comme une larme de soleil, et
silencieusement disparut vers le sommet de la colline. Mais, avant
qu’elle se fût éteinte, une foi soudaine l’avait traversé:

--«Galatée! C’est son âme que la Déesse lui envoie!»

Et le cœur battant dans la gorge, il avait couru d’une haleine jusqu’à
sa demeure, dont il ouvrit brusquement la porte.

Des effluves mystiques l’enveloppèrent. Silence. Une lueur mauve
auréolait la cassolette ardente où fumait de la myrrhe. Derrière,
Galatée, à peine visible, flottait dans une nuée lilas, comme une déesse
aux membres de rose.

Vivait-elle donc?

Il s’arrêta. Une angoisse, tout à coup l’accablait:--trop impossible, ce
miracle!--Il se laissa tomber sur le lit de fourrures.

Elle était immobile, dans son habituelle pose de l’Hermaphrodite, ses
longs cheveux d’or dénoués et pendants comme il les avait laissés le
matin.

--«Sainte Aphrodite! exauce-moi! Sainte Aphrodite! exauce-moi!»
répétait-il, tout grelottant d’amour et d’une terreur sacrés.

La myrrhe grésillait doucement. Par intervalles, des bouffées de sirocco
apportaient la rumeur de la ville mêlée aux bruit confus de la mer.

--«Sainte Aphrodite! exauce-moi!»

Mais la statue, comme une déesse aux membres de rose, reposait
impassible sur sa nuée d’hyacinthe.

Désespérément, alors, il se leva, marcha vers elle; et, plein de
sanglots, laissa tomber son front brûlant, pour l’y rafraîchir, sur les
beaux seins d’ivoire...

Un cri affolé, de terreur et de joie: son front avait touché une
souplesse tiède, l’élasticité de la chair vivante!

Une seconde, il resta béant.

Mais oui, n’est-ce pas? ces seins respirent! le reflet d’un rêve s’émeut
sur son visage!

Il jeta les mains sur elle, impétueusement.

Son cœur bat! son cœur! O joie! joie surhumaine! ses cils noirs
palpitent... Galatée! Galatée!--Et pour l’éveiller, il secouait son
torse, passionnément.--Ses yeux s’ouvrent! ses yeux mordorés, ses yeux
inouïs, profonds comme l’Érèbe, se fixent sur lui... ses dents sourient
entre les lèvres disjointes... Ouraniens immortels! Aphrodite
auxiliatrice! la terre peut l’engloutir, à présent, les sept sphères de
cristal le fracasser sous leur chute: il mourra dans son désir réalisé!

Frénétique, il saisit entre ses paumes la tête aux cheveux d’or: il
colle sa bouche à ces lèvres surnaturelles qui se mêlent, humides et
brûlantes, aux siennes, où il aspire, croit-il, et l’extase et la mort
foudroyante qui va l’anéantir, Prométhée sacrilège!...

Mais non: il ne meurt pas. Ivresse! Et il blasphème les Olympiens, il
les défie de goûter jamais un bonheur pareil. Les bras de Galatée, ses
bras de chair vivante, le frôlant, s’unissent autour de son cou;
et--volupté suraiguë--il sent le camée d’un bracelet s’incruster dans sa
nuque... C’est donc vrai! Il ne rêve pas! Elle vit, cette chair inouïe
qu’il a créée, qu’il éprouve de ses muscles et de ses baisers! elle vit,
cette aisselle nue où il aspire toutes les violettes, tous les lis, et
toute l’ambroisie des dieux!

Puis, leurs regards s’affrontent.

Il murmure:

--«C’est toi! Toi, ma Galatée, mon Désir! mon âme!»

Elle sourit. Sa voix suave hésite, comme mal incarnée encore, sa voix
tombée des cieux!

--«O Toi! C’est Nous! Vois-tu? Je t’attendais depuis l’Éternité!»

Et la vierge pâmée s’abandonne: il la soulève, l’emporte vers l’amas
profond de fourrures. Ses cheveux s’épandent, enveloppant leurs têtes
comme un voile tissu de lumineux parfums. Eux deux existent seuls, dans
l’immense Univers! Plus de terre, plus de ciel, rien qu’eux deux--et ces
seins durs, ces seins brûlants et aigus incrustés dans ses pectoraux
frémissants.


IV

La ville d’Amathonte avait célébré leurs noces.

Le grand-pontife d’Aphrodite, avec le collège des prêtres, et suivi du
peuple entier, était venu quérir les Amants sacrés en qui se manifestait
la puissance miraculeuse des Immortels. Et tout un jour, sous le soleil
du tiède hiver cypriote, le cortège parcourut la cité.

Tout un jour, les flûtes, les tambourins, les cymbales et les lyres
rythmèrent les hymnes d’hyménée et les acclamations de cent mille
poitrines. Tout un jour, les prêtres vêtus d’hyacinthe et d’aurore; et
les courtisanes nues sous leurs gazes et leurs bijoux d’or; et les
blanches théories de vierges effeuillant des roses; et les éphèbes en
tuniques claires, couronnés de violettes, agitant, parmi l’air bleu,
l’allégresse des palmes sur l’ouragan clamorant des enthousiasmes et des
bénédictions; toute la gloire ivre et pavoisée des conquérants et des
dieux escorta le char triomphal de Pygmalion et Galatée.

Cette apothéose, au dire du pontife, n’était qu’un prélude. Le
lendemain, cette semaine entière, la suivante, ne seraient semblablement
que fêtes: les gens d’Arsinoé, de Paphos, et des autres bourgs, ne
manqueraient pas de venir à nouveau célébrer la gloire d’Aphrodite.

Galatée, grisée encore par les acclamations de ce peuple dont elle se
sentit plus que la souveraine, accueillit cette nouvelle avec
ravissement. Et le soir, dans leur maison de la colline,
qu’environnèrent jusqu’à la deuxième veille des chœurs d’adolescents,
elle s’étonna fort que son cher époux ne partageât point sa joie.

Cet homme extraordinaire, persuadé qu’Aphrodite avait pour lui seul
animé son œuvre, s’irritait de ne pouvoir goûter le calme et la paix
amoureuse dont jouissent les plus humbles épousés. Il se jura de ne
subir point davantage cette vie tumultuaire.

Avant l’aube, ayant ramassé pierreries et or en une bourse de cuir, il
éveilla Galatée;--et son air de résolution était tel qu’elle le suivit
sans murmurer, à pied, jusqu’au port de Cition, où une nef sidonienne
les prit à bord, faisant voile pour l’île de Trinacrie.

Sur ce navire, où les autres passagers--taciturnes Asiatiques
encapuchonnés de laine blanche--ne voyaient en eux qu’un couple d’amants
banals, les jours se succédèrent pareils, de voluptés ardentes et de
rêveries bienheureuses. Le navire, penché sous ses larges voiles rouges
comme les chevaux qui tournent la borne du cirque, fuyait avec un doux
balancement sur les plaines infinies de la mer cérulée. Nulle terre en
vue. Assis avec Galatée, près du timonier en casaque orange, Pygmalion
regardait s’allonger, comme un grand chemin de neige, le sillage; et, de
sentir la patrie à chaque heure plus lointaine, il se réjouissait.

Galatée, au contraire, devint triste: la monotonie de cette longue
navigation l’accablait, disait-elle. Pour la distraire, il lui contait
des légendes, ou reprenait le thème, sans cesse nouveau, de leur
miraculeuse union.

Le matin du neuvième jour--les vents avaient été favorables:--on aperçut
vers la droite un cône vaporeux flottant sur la mer. Lentement, heure
par heure, il grandit, cyclopéen, et l’on distingua la masse fumante et
neigeuse de l’Etna.

Puis, sous une chaîne de montagnes vertes, la côte sicilienne apparut,
évasée comme un golfe énorme, piquetée de villages clairs où trônaient,
couvrant plusieurs collines de ses édifices polychromes, s’avançant dans
la mer avec ses palais, ses temples, ses théâtres, l’opulente et
démesurée Syracuse.


V

Une fois sur les dalles du quai, Pygmalion et Galatée s’arrêtèrent.
Pygmalion n’avait pu, dans la hâte et le secret de sa fuite, se ménager
une lettre d’introduction pour quelque notable Syracusain. Il leur
fallait donc s’enquérir d’une auberge. Et il cherchait auprès de qui
s’informer, lorsque Galatée lui désigna un homme, enveloppé d’un manteau
militaire et coiffé d’un casque à plumes d’autruche. Accoudé sur une
pile de ballots, le menton dans la main, il examinait d’un air désœuvré
le déchargement de leur galère.

--«N’est-ce pas aussi un étranger?» objecta Pygmalion.

--«Qu’importe!» murmura Galatée. Et, hardiment, elle aborda l’inconnu.

--«Seigneur», dit-elle, «nous venons de Chypre. Mon époux que tu vois,
est Pygmalion, le fameux sculpteur d’Amathonte. Tu connais son nom,
peut-être?... Moi, je suis Galatée... Je te prie de nous indiquer un
logis.»

--«Je suis Sextus Pomponicus Ridens», déclara l’autre, «chevalier romain
et tribun de la IVe Légion, envoyé par le Sénat auprès du tyran
Hiéronyme.»--Avec une parfaite urbanité, il protesta de son dévouement à
l’illustre Pygmalion et à sa compagne. Il ignorait, à vrai dire, les
auberges de Syracuse. Mais, habitant le palais de l’Achradine réservé
aux ambassadeurs, il offrait de les y recevoir jusqu’au lendemain, jour
où, sa mission terminée, il repartait pour l’Italie.

Émerveillé de se savoir connu à Rome même, Pygmalion hésitait devant
l’offre du tribun. Mais comment refuser à Galatée cette joie d’être
logée dans le palais des ambassadeurs? Et puis, pour un jour!...

Il accepta.

Le soir, Pomponicus vint leur tenir compagnie. Le sculpteur et lui
jouèrent au cottabe. En jetant les dés, il narrait ses campagnes de
Dacie, sa poursuite des Quades et des Gépides à travers les affreuses
profondeurs de la forêt Hercynienne. Galatée écoutait ce héros avec
ravissement--et Pygmalion, qui, malgré son désir de perdre, gagnait à
tout coup, s’ébahissait que leur hôte fût un si piètre joueur.

Des le matin, Pygmalion partit à la recherche d’un autre logis. Galatée,
trop lasse pour courir la ville, attendrait son retour. Rien ne
pressait, Pomponicus ne partant que tard dans la soirée.

Le Cypriote, guidé par un Syracusain complaisant, ne tarda guère à
découvrir, dans le paisible quartier de Tyché, au-dessus du port de
Trogile, une maison, jolie et presque neuve. Toute blanche, elle avait
des jardins fleuris et des terrasses ombragées de citronniers, d’où la
vue s’étendait sur les forêts de l’Hybla, l’immensité bleue de la mer
Ionienne, et, tout au fond, les neiges de l’Etna.--Délicieux refuge pour
leur amour! Aujourd’hui même ils s’y installeraient, car des
meubles--outre une vieille esclave libyenne--garnissaient les
appartements.

Tout joyeux du marché conclu, il regagna l’Achradine. Le soleil était au
haut de sa course, et l’ombre des gnomons entamait la sixième heure,
lorsqu’il entra dans le palais, se hâtant vers la chambre de Galatée.

Personne!

--«Elle doit être chez Pomponicus: elle s’ennuyait, sans doute!--J’ai
été si longtemps dehors!»

Il courut chez l’officier.

Des esclaves nettoyaient la pièce, secouant les tentures, déplaçant les
meubles.

--«Où est le chevalier romain?»

--«Ne sais-tu donc qu’il est parti? Vers la quatrième heure. Avec une
femme. C’est l’envoyé de Carthage qui doit arriver ici, tantôt.»

Mais le malheureux n’entendait plus.--Son épouse! ce traître, cet infâme
Romain avait enlevé son épouse!--Et il se précipita vers le port, à
travers la foule épaisse qui emplit les rues, l’hiver, au milieu du
jour.--Des garnements, sur son passage, criaient: au voleur!--Comme un
furieux, il passa le pont d’Ortygie, repoussant les péagers qui
tentaient de l’arrêter. Il atteignit le quai.

Trop tard! Là-bas, une girouette dorée figurant la louve de Rome
oscillait au mât d’une trirème. On entonnait le «rhypapai» du départ.
Elle démarrait!

A grands coups brutaux, il enfonça la presse des badauds.

La galère, à vingt brasses du bord, s’essorait: selon la plaintive
mélopée de la chorme, les rames, grinçant en cadence sur leurs tolets de
bronze, battaient l’eau écumeuse.

A cet instant, coiffé de son casque à plumes d’autruche, Sextus
Pomponicus montait sur le tillac, tenant par la taille, amoureusement
penchée sur son épaule, Galatée.

Pygmalion s’élança, plongea, reparut, nageant de toutes ses forces vers
la galère.

Mais ses vêtements s’imbibaient d’eau, le paralysaient; le navire
accélérait sa vitesse, filant comme une mouette sous l’effort de son
triple rang de rames. Et, devant Pygmalion qui se débattait dans le
sillage mousseux, Galatée mit un long baiser sur la bouche de son beau
chevalier.

Alors, suffoquant, se débattant, il se souvint:--Jadis, «la posséder une
fois, et mourir!» avait-il dit?--Dérision folle! non! il ne voulait pas
mourir!--la posséder! toujours! oui!--Galatée! c’est impossible!
Galatée, la fille de son âme, sa vie! son épouse surnaturelle!--Désir!
Désir! seul vrai Dieu!

Empaqueté comme dans un linceul parmi les plis collants de sa robe, il
coulait, irrémédiablement.--Galatée! Galatée!--O la divine statue
d’impassible ivoire qu’il contempla, jadis, aux jours heureux, dans les
mystiques illusions du crépuscule!--Désir! Désir! seul vrai Dieu!

Sa main crispée agrippa un instant, à la surface de l’eau, des flocons
d’écume; tandis que penchée à la poupe, elle lui criait, suave et
ironique,--sans qu’il pût l’entendre, jamais plus:

--«Je ne t’aime pas, tu sais? Je ne t’ai jamais aimé! Imbécile! tu m’as
prise pour Galatée! mais je suis Gynè, fille de Hèva! Gynè! Gynè!»

A côté d’elle, le chevalier romain Sextus Pomponicus Ridens, tribun de
la IVe Légion, lorgnait, en fin connaisseur, la grâce souple et
voluptueuse de son geste ployé.


VI

A cette heure-là, le banquier Melchis exhibait à de riches convives
smyrniotes sa collection de raretés. On marchait à petits pas sous le
portique aux chapiteaux de vermeil. Les habitués de la maison, allant
droit aux pièces capitales, les désignaient aux autres, discrètement.

--«Tiens: une nouvelle statue?» interrogea le chiliarque Gelastyx.

--«Oui. Ma dernière acquisition. Une Galatée. Elle paraît vivante,
n’est-ce pas?

--Admirable!

--Une vraie déesse!

--Et toute en ivoire!

--«Elle a dû vous coûter bon!» s’extasia l’archonte Metarpax.

Melchis se rengorgea avec suffisance:

--«Elle vaut au bas mot soixante talents... mais je l’ai eue pour un
morceau de pain... Voyons... coût de l’esclave circassienne que je lui
ai substituée: vingt mines. Item, avoir gagné à ma cause l’élève du
sculpteur: dix mines. Total: trente mines.»

--Comment cela?

--Trente mines! une statue de soixante talents, habile homme!

--Glorieux Melchis!

--Raconte! raconte-nous l’histoire!

--C’est, en effet une histoire... mais d’abord, passons dans ce
belvédère.»

On s’installa autour des tricliniums.

Des enfants ioniens, couronnés de violettes, passèrent des sorbets au
citron, des cédrats confits, des gâteaux au miel et des boissons à la
neige. Au bas de la terrasse, les flots du golfe bleu clapotaient avec
langueur. Une brise tiède soufflait de l’ouest, apportant le parfum des
amandiers en fleurs et des roses épanouies sur le promontoire
ensoleillé.

Melchis, avec un sourire de souverain mépris, commença:

--«Figurez-vous (ces artistes ont parfois des idées bien bizarres!)...




LE MARTYR

        «Les martyrs, éclatant en sanglots, s’étreignent. Une coupe de
        vin narcotique leur est offerte. Ils se la passent de main en
        main, vivement.»

        (FLAUBERT: _Tentation_).


La rafle avait réussi. Guidée par un traître, la cohorte, gardant les
deux issues, avait pris sur le fait ces ennemis de Rome et de César,
comme ils adoraient l’Ane crucifié, aux catacombes de Calixte. Et,
traversant la vigne où se dissimulait l’entrée, le cortège déboucha sur
la Voie Appienne.

Encadrée des légionnaires, casqués et cuirassés, glaive au poing, qui la
houspillaient rudement, la canaille défilait: une vingtaine d’artisans
et d’esclaves, enchaînés deux à deux, nu-tête sous le soleil de mai,
leurs beaux habits de fête déguenillés dans la bagarre, salis de terre,
d’huile et de résine, abjects. Des yeux pochés se fermaient, déjà bleus;
le sang des balafres agglutinait les chevelures. Des femmes, clopinantes
encore des stupres soldatesques subis au fond des galeries,
sanglotaient; d’autres, hagardes, roulaient des yeux; les hommes
ricanaient de défi; et tous, encouragés par un grand vieillard aux
gestes théâtraux, braillaient leurs chants révolutionnaires, sous les
coups. Et, flanquant la colonne, cep de vigne à l’épaule, le centurion,
méprisant et roide, lançait des ordres.

Les portiers des riches villas sortaient, leur trousseau de clefs
brandi, sur les seuils de mosaïque; d’élégants cavaliers se détournaient
à peine; soulevant le rideau vert de sa litière, emportée au trot de
huit Éthiopiens, une matrone reconnut l’homme qui marchait au dernier
rang, et le suivit des yeux, l’air ébahi, avec une moue dégoûtée pour sa
compagne de chaîne.

Ceux-là, parmi la tourbe vile, étaient des personnages.

Lui, malgré sa cuculle de bure, gardait la démarche hautaine du tribun
militaire Caïus Tullius Liber, habitué à parader en tête de sa légion,
sous la pourpre; et son ancien prestige de maître déchu faisait encore
baisser le regard aux soldats haineux. Ils n’osaient non plus railler
trop haut la femme en palla noire que chaque pas jetait contre lui,
douloureuse et confuse: une de ses sandales s’était détachée, et son
pied nu boitait dans les ornières du dallage. Il s’efforçait, malgré ses
liens, de la soutenir, et tâchait de distraire par de pieuses
exhortations la fatigue de sa sœur en Christ, Madeleine--l’ex-courtisane
Apollinia.

D’une famille enrichie par le trafic maritime depuis les années de
Domitien, Caïus Tullius Liber avait préféré à la tribune où le
destinaient ses succès de gymnase, les honneurs militaires. Il avait,
dès vingt ans, participé aux campagnes de Marc-Aurèle César contre les
Quades et les Marcomans, dans les forêts de la Pannonie où le sage
empereur périt le jour même de sa victoire définitive; et, nommé à son
retour tribun de la IVe Légion, il servait depuis deux ans le César
Commode.

Mais l’aventureuse activité de son esprit débordait les routinières
occupations de sa charge. A Rome, il se contamina des nouveautés
orientales. Aigri par quelques injustices de ses chefs, il se fit
initier à la secte chrétienne, dont les doctrines d’égalité, les
revendications sociales le séduisirent. Sans dégoût de ceux qu’il
nommait ses frères, il devint un familier des rites secrets célébrés
dans cette taupinière où on venait de le prendre, ignominieusement.

Car, si des patriciens,--et un César même,--avaient, parfois, dans leur
oratoire, révéré Christ, conjointement avec Bacchus, Hercule, et autres
dieux, les allures trop révolutionnaires de la secte, traquée par la
police de l’Empire, détournaient du baptême les gens sages. Des femmes
distinguées s’engouaient bien, par mode, des théories glorifiant la
pauvreté, l’humilité, la faiblesse. Mais seuls les esclaves et la plèbe
bravaient les rigueurs de la Justice, aux réunions clandestines où l’on
prêchait le règne futur des Cieux sur la terre, où mûrissait la révolte
vengeresse, où l’on demandait à Christ le bouleversement social, le
triomphe des bons sur les méchants.--Et les bons, c’étaient les pauvres
et les opprimés; les méchants, c’étaient les riches, les heureux, les
puissants.

Trop fin pour admettre ce grossier absolutisme, Caïus s’enfiévrait
cependant aux rêves de tendre fraternité, de charité, d’harmonie future
qui donnerait seule aux hommes la paix et la concorde universelles, à
l’avènement du Royaume de Dieu. Et ce philosophe, ce lettré, acoquiné à
la ferveur mystique des catacombes, se passionnait, à voir l’hostie
resplendir sur l’autel, aux doigts du prêtre; et, le cœur gonflé
d’aspirations immenses et d’amour, il savourait, avec les Espèces
consacrées, le goût de la Divinité.

Un charme profane s’ajouta d’ailleurs aux mystiques attraits, lorsque la
néophyte Apollinia introduisit dans les réunions sa rayonnante beauté.
La nouvelle courut la ville: la courtisane Apollinia, dans l’éclat de la
jeunesse et de la renommée, touchée par la grâce, venait de se retirer
du monde.

Son palais de Tibur aux viviers célèbres, sa villa de Baïes, sa maison
des Carines, ses meubles en cyprès d’Afrique, ses bois, ses métairies,
ses esclaves, ses toilettes, ses gemmes, ses bijoux,--toute cette
fastueuse richesse que payèrent les ruines des plus opulents citoyens de
l’Empire, depuis des censeurs et des personnages consulaires jusqu’à des
princes grecs et des satrapes d’Asie,--elle avait tout abandonné aux
prêtres chrétiens, pour les pauvres.

Et, pauvre elle-même, afin de se racheter des flammes éternelles où le
dieu d’amour et de pitié précipite les filles qui ont mésusé de leur
corps, la pécheresse Apollinia, renonçant à ses fornications, cachant sa
beauté sous un voile de veuve, se vouait au repentir et à une
perpétuelle chasteté.

En vain, le Préfet du Prétoire, qui convoitait son tour à jouir de ses
charmes, la pria-t-il de retarder en sa faveur cette retraite inhumaine.
En vain il lui offrit de remplacer par d’autres plus royales encore les
richesses dispersées par son caprice.--La nouvelle Madeleine fut
inflexible.

--«Fais-toi chrétien», lui répondit-elle; «je prierai pour toi.»

Et, chaque jour, ne dévoilant qu’au fond des cryptes, à ses humbles
frères et au respectueux Caïus, sa beauté, merveilleuse en dépit des
jeûnes et des macérations, elle croissait en grâce et en mérites devant
Dieu.

Le Préfet passa aux menaces; et, conformément à la nouvelle persécution
qu’infligeait le César Commode aux Chrétiens, coupables de nier sa
divinité herculéenne, il résolut de faire arrêter l’ex-courtisane. De
savoir qu’elle hantait les réunions secrètes des Catacombes, la pensée
des agapes luxurieuses attribuées aux adorateurs de l’Ane enrageait sa
passion. Qu’elle l’eût ajourné en faveur de quelque plus opulent
protecteur, passe. Il aurait attendu son tour. Mais qu’elle courût ainsi
les muletiers et les portefaix, dans les orgies crapuleuses qui, toutes
lumières renversées, confondaient, aux braiements de la Tête d’Ane, sous
prétexte de fraternité, les chairs échauffées de vin, c’était l’outrage
impardonnable au désir qu’il avait daigné lui manifester!--Et,
aujourd’hui, en conséquence, la rafle l’avait prise, avec les autres.

Dès leur première entrevue, Caïus s’était attaché à elle. Il admira ce
repentir, cette abnégation vertueuse qu’elle offrait à Dieu. Il aimait
la beauté de son âme, comprenant mieux que leurs incultes frères la
grandeur d’un tel sacrifice. Il la voyait déjà, auréolée de ses mérites,
rayonner parmi les chœurs des Séraphins, à la droite du Père.

Elle, les yeux chastement baissés devant le mâle et séduisant guerrier,
louait sa bravoure de compromettre, pour Christ, les biens et les
honneurs du siècle. Lui aussi serait sauvé. Et, là-haut, leurs êtres
spirituels pourraient s’aimer à loisir sans péché. Dès cette vie, elle
l’aimait d’une affection fraternelle. Mais tout autre désir serait une
tentation du Démon, un pas vers la Luxure,--péché contre quoi fulminait
précisément le vieux prêtre qui l’avait convertie, un montagnard
helvète, qui dépeignait sans relâche les effroyables tourments de
l’enfer réservés aux fornicateurs et aux adultères.

                   *       *       *       *       *

Côte à côte, au dernier rang du cortège, le couple suivait sa voie
douloureuse. Ils invoquaient la grâce de Dieu, et les signes de croix
qu’ébauchaient leurs mains enchaînées les réconfortaient d’une sérénité
surnaturelle. En attendant leurs futures épreuves, ils montraient à la
tourbe vile des Païens comment les Chrétiens supportent les outrages!

Passé la porte Capène, les abatteurs du macellum voisin, bras nus et
tabliers rougis, brandirent avec d’atroces injures leurs coutelas
sanglants au nez des prisonniers: et les soldats repoussèrent, avec le
plat du glaive, les plus hardis, que le reste poussait par derrière.

Car ces misérables, il fallait les laisser vivre, malgré leur
scélératesse: les jeux des ides prochaines, à l’Amphithéâtre Flavien,
les réclamaient. Le couteau serait mort trop douce pour ces exécrateurs
de la Société! Les griffes et les crocs des fauves, sous l’auguste
présidence de César, dont ils avaient offensé l’herculéenne divinité,
feraient de leur châtiment un exemple et un divertissement pour
quatre-vingt-dix mille spectateurs.

Et les teinturiers aux mains bleues, les taverniers, les tonneliers du
quartier, après les invectives ignobles lancées contre les premiers
rangs, éclataient d’indignation à la vue de l’ex-tribun. Ah! il eût
fallu le saigner comme un porc, jeter aux chiens son foie blanc et son
cœur de traître! Et sa compagne, la courtisane renégate, qui réservait à
son absurde Christ une beauté qui eût dû être le partage de tous,
celle-là, on lui ferait réapprendre l’amour, avec les fauves
d’Afrique!--Et, sur le seuil des prostibules béants, où la lampe
brûlait, au chevet du lit, devant la statuette de la Vénus Vulgivage,
les mérétrices, poings aux hanches, tordaient leurs bouches peintes, à
imaginer cette belle dame dévêtue à coups de pattes, les seins éclatés,
le ventre crevé, sur le sable de l’arène! Les gamines nu-pieds, louves
précoces, lui lançaient de la bouse et des tomates pourries: les
ruffians calamistrés, une fleur à l’oreille, hurlaient des obscénités,
en faisant mine d’agiter vers elle leur gagne-pain. Et de voir le jeune
guerrier blême et tremblant de rage impuissante, provoquait les plus
désopilants outrages.

--C’était son baudouineur, pour sûr, à cette bagasse? Eh bien, il
pouvait apprêter sa tête, car il verrait beau jeu, lorsqu’elle le
vulcaniserait, aux ides prochaines, avec ses galants à quatre pattes!

Mais Apollinia, pâle comme neige, défaillante, trouvait la force
d’exhorter Caïus au pardon des injures, d’esquisser un sourire
angélique!--«Frère, offrons à Christ cette nouvelle offense!»

La foule augmenta, à mesure qu’on avançait sur la Voie Sacrée; on longea
les hautes terrasses du Palatin, où s’étalaient, entre des cyprès et des
pins, les somptueuses façades des palais impériaux;--et, là-haut même,
des personnages en toge, découpés sur l’azur, jetaient un regard
nonchalant au cortège.

A la Meta Sudans, les esclaves abreuvant des chevaux, les gladiateurs
attablés aux buvettes en plein vent, les étuvistes et les baigneurs,
inventèrent de nouvelles injures.--Mais à droite, comme une falaise
courbe, l’Amphithéâtre superposait ses trois ordres d’arcades, peuplées
de statues, jusqu’à l’attique hérissant les mâts où des gabiers de la
flotte amarraient, pour le surlendemain, les haubans du vélum intérieur.
On pénétra sous les voûtes massives, en de croissantes ténèbres; un
geôlier, suivi d’un porte-torche, ouvrit une grille; les légionnaires se
formèrent en deux haies; et le lugubre troupeau des captifs s’engouffra
dans sa prison.

Vu le flagrant délit, leur affaire à tous était claire. La recrudescence
de persécution voulait des rigueurs exactes et inflexibles, après une
alternative nouvelle de ces mollesses inaugurées par Trajan. Car ce fut
l’indulgence trop répétée qui laissa les funestes doctrines se propager,
tel dans un bois, le feu, cru éteint, se diffuse sous terre, au long des
racines, et va, dans les aiguilles sèches, rallumer le foyer qui
consumera la pinède. Telle la peste chrétienne, mal écrasée, couvait
sous une vigilance trop tôt relâchée, contaminant la sottise et la
crédulité, rongeait les esclaves et les gens abrutis de misère et
d’envie, enfumait les âmes vides des classes supérieures, pourrissait de
proche en proche cette civilisation qui atteignait ses limites
spécifiques--jusqu’au jour où les cerveaux barbares offrirent le
combustible dont les explosions répétées emportèrent cette gigantesque
machine de l’Empire romain.

Marc-Aurèle avait négligé l’ennemi intérieur pour combattre celui, moins
dangereux, des frontières. Commode, lui, comprit l’urgence d’un retour à
la manière forte, d’une battue générale. Malgré les vantardises de
Tertullien, l’Église était faible encore,--du moins à Rome,--et
nullement à ménager. Les Chrétiens ne comptaient pas plus que ne
devaient faire, dix-sept cents ans plus tard, leurs frères spirituels
(comme eux militants, théoriques, ou d’inclination), les anarchistes et
nihilistes. Toute la Société, du haut en bas, ressentait le malaise de
leur propagande haineuse, leur menace contre l’avenir de l’Empire.
Aussi, pour eux, pas même de «lois scélérates»:--hors la Loi!--Et les
formes juridiques cessèrent d’être appliquées à ces criminels de
lèse-majesté.

A vrai dire, l’abjuration, absolutrice, leur était offerte dans la
prison. Mais bien peu acceptaient de renier Christ. Car les quelques
années de vie gagnées par cet irrémissible péché (ils le croyaient
ferme) leur valait l’enfer. Même, le martyre était une occasion
admirable de gagner prématurément le Ciel, de le cambrioler, pour ainsi
dire, en échappant aux occasions futures de péché. Et, parfois, aux
temps de persécution sérieuse, cette idée soufflait en épidémie sur les
cerveaux plus faibles et exaltés, les affolait à blasphémer spontanément
les dieux et l’Empereur, à briser leurs images, sur les autels publics,
allant se constituer prisonniers, ensuite,--comme ces vagabonds qui, à
l’orée de l’hiver, cassent un carreau, sous le nez d’un policier, afin
de se faire héberger. Ceux-là, esquivant ainsi les orages de la vie,
comptaient posséder à leur tour une imaginaire villa dans la banlieue de
l’éternelle béatitude,--les coquins!

D’ailleurs, les autorités n’encourageaient guère l’abjuration, qui
privait de figurants les jeux de l’amphithéâtre. Car, pour obéir aux
désirs du public, au lieu d’une mort secrète et inglorieuse, on
accordait à la sotte fatuité de ces martyrs un trépas théâtral (la
réclame des guillotinades, ou les portraits d’assassins, dans les
journaux actuels), aussi dangereux que la tolérance pure et simple. Et
les prêtres, les occultes propagateurs de la foi nouvelle, prenaient
texte de leur courage (que Ravachol montra aussi bien) pour émettre,
avec succès, l’ineptie dialectique: «Elle doit être vraie, la religion
pour laquelle on meurt!»

Dans le cas présent, les _éditeurs_ des jeux furent satisfaits: personne
n’abjura. Sans cet heureux coup de filet, la pénurie de figurants
tournait au désastre. Deux misérables criminels de droit commun--dont un
manchot!--La galère alexandrine, attendue depuis trois semaines, avec sa
cargaison de gladiateurs, avait dû faire naufrage dans la dernière
tempête d’équinoxe. Et, cependant, le goût du public pour ces
exhibitions était plus vif qu’au temps où Néron inaugura ses jardins de
la Maison d’Or par une illumination de torches chrétiennes. Ces
prisonniers, presque tous jeunes et bien bâtis, feraient d’excellente
chair à lions.

Par une humilité suprême, l’ex-tribun n’avait pas réclamé la
décapitation, privilège du citoyen romain: et on feignit d’ignorer son
titre. Lorsque le scribe venu s’enquérir des abjurations l’interrogea,
il protesta de son respect à César, tout en niant sa divinité, avec le
nébuleux galimatias ecclésiastique: Un seul Dieu existait, Christ, Verbe
fait chair, Dieu et homme, Fils du Père et consubstantiel à Lui et à
l’Esprit,--un Dieu en trois personnes, à la fois triple mais un; tous
les autres soi-disant dieux étaient de faux dieux, des démons... Comme
il refusait de se taire, sur un signe du scribe, des gardes l’avaient
bâillonné et contenu, avec de sournoises bourrades, et lui écrasant les
orteils sous leurs semelles ferrées.

Apollinia, seule, comparut devant le Préfet du Prétoire. Celui-ci,
flanqué de gardes thraces, s’efforçait à la majesté, imposant, mais
paternel.--Il était bon. Il l’aimait. Il voulait la sauver. Il irait
même (non, ces Thraces ne comprenaient pas le latin) jusqu’à
transgresser pour elle son devoir. Il la laissait libre de ne pas
accomplir la cérémonie de l’hommage aux dieux: la fantaisie d’une aussi
charmante femme était sacrée. Une seule chose lui importait: qu’elle
consentît à lui appartenir. Un baiser, un simple baiser, ici même, en
gage de son consentement; et, de ses mains, il ôterait ses fers, pour
l’emmener aussitôt dans la somptueuse maison sur l’Esquilin, qu’il
venait de racheter au célèbre mime Lapithos, exprès. Car il
l’épouserait, oui, contre toute convenance, pour la décider,--tant il
était féru d’elle!

Levé de sa chaise curule, il s’avançait, les bras tendus, haletant,
déshabillant d’yeux troubles ce corps dont les voiles, trop pudiquement
serrés, dénonçaient les rondeurs voluptueuses:--et sa glotte tressautait
nerveusement tandis qu’un mince filet de salive découlait dans sa barbe
blanche.

Apollinia recula d’horreur, à cette incarnation de la Luxure.

--«Arrière! suppôt de Satan! Satan toi-même! Ne m’approche pas, ou je te
crache sur ton hideux visage! Pour tous les trésors de l’Inde, je ne te
livrerais pas le bout de mon petit doigt! Christ est mon époux éternel;
je le jure ici par son sang divin qui a coulé sur le Calvaire... Tes
dieux, je les déteste, je les hais, je les foule aux pieds!

Et, de ses mains enchaînées, violemment, elle balaya du petit autel sur
la mosaïque, où elles se fracassèrent, les statuettes--en plâtre doré,
par prévoyance,--tandis que les charbons ardents de l’encensoir
roulaient jusque sur le tapis.

Le Préfet suffoquait de rage.

--«Aux bêtes!» bégaya-t-il. «Aux bêtes, la mérétrice, aux bêtes, avec
tous les immondes Chrétiens!»

                   *       *       *       *       *

Étendus sur la paille, dans la puanteur de leur fumier, les captifs, à
peine éclairés par la faible lampe déposée dans une niche à l’extérieur
de la grille, vivaient leurs dernières heures. Le vieux prêtre helvète,
infatigablement, les exhortait, rythmait les psaumes et les prières dont
il les anesthésiait contre les épouvantes de l’Instinct. (Celui-ci, plus
savant que les prêtres, même vieux et helvètes, sait bien que la mort
est l’entrée dans le néant, la fin totale et irrémédiable du monde,
magnifique ou médiocre, mais si incomparablement précieux, que chacun
porte en soi.) L’habile hypnotiseur, jouant de ces âmes crédules, savait
interpréter leurs frissons d’épouvante comme une sainte impatience
d’aller cueillir, sous les regards de tant de milliers de païens,
émerveillés,--peut-être convertis par leur exemple!--la palme du
martyre, qui leur ouvrirait le bonheur éternel.

Caïus et Apollinia débordaient de courage. La proximité de leur supplice
était une grâce de Dieu; ils mourraient ainsi en pleine ferveur, non
amollis par une attente prolongée. Le prêtre, fier de ces Vases
d’élection, les citait aux jeunes gens et aux femmes qui n’avaient pas
encore rompu toutes attaches avec cette Vallée de larmes.

Enfin, aux profondeurs ténébreuses du massif travertin, un bourdonnement
naquit, une rumeur grandit, confuse, puis roula, pareille au bruit des
eaux dans un aqueduc... Le peuple de Rome, envahissant les gradins,
réclamait leur supplice.

Un pas lourd s’approcha: le geôlier appela de la grille le vieux prêtre,
et lui remit entre les barreaux une gourde ovoïde, gravée de signes
mystérieux, et un petit gobelet d’étain.

--«Voici», dit-il, «ce que tes amis envoient pour vous tous.»

Le prêtre reconnut le breuvage à l’aide duquel certains épiscopes
jugeaient utile d’assurer, à l’heure du martyre, la constance de leurs
fidèles, grâce à la vertu de certaine herbe indienne. De riches fidèles
achetaient à grand prix le geôlier pour la leur faire passer.

--«Que mes frères boivent avec confiance, déclama-t-il: ce vin vous
fortifiera dans les épreuves, à la plus grande gloire du Christ.»

Et Apollinia d’abord, puis Caïus, et tour à tour les autres, burent leur
dose d’un vin étrangement aromatisé.

Cependant le geôlier était parti. La rumeur bourdonnait toujours, coupée
de silences où l’on discernait, infinitésimaux, des cris isolés, des
sonneries de trompettes, suivis de roulements prolongés, comme la mer
sur une plage de galets.

--«C’est le tour des gladiateurs», murmura Caïus, en pressant dans
l’ombre la main d’Apollinia.

Ce contact l’envahit d’une torpeur subtile, qui lui rompait, lui
dissolvait les jambes, lui pinçait la nuque, dans une onde d’angoisse
délicieuse. Les paupières closes, une clairvoyance étrange lui fit voir
toute la scène qui se passait là-haut, dans l’amphithéâtre: il
reconnaissait le visage des dignitaires, l’Empereur dans sa loge, vêtu
en Hercule de gala, regardant à travers un monocle de rubis le
scintillement du soleil sur le filet d’acier où le rétiaire capturait le
mirmillon.

Puis la délusion changea: il lui semblait respirer l’odeur saline de la
mer, par un grand vent; il voyait des galères dorées jusqu’aux
enseignes, des mâts bondir sur l’écume, vers un port merveilleux dont
les tours, de marbres éclatants, se pavoisaient pour une fête
héroïque.--Et, enthousiaste, il décrivait à mesure ses visions aux
autres prisonniers qui l’écoutaient en s’étirant les membres avec
d’inexplicables soupirs d’aise.

--«C’est le Port du Salut éternel, frère! Dieu te favorise par avance du
miraculeux spectacle dont nous jouirons tout à l’heure en réalité»,
déclama le vieux prêtre, qui s’était abstenu du vin drogué et
surveillait ses ouailles avec une sollicitude inquiète. Puis il
marmotta: «Quelle imprudence! Peut-on se fier sûrement à cette herbe
nouvelle, dont ils prétendent remplacer la bonne vieille décoction de
pavot?»

Des minutes interminables s’écoulèrent. Quel incident retardait donc le
tour des Chrétiens? Une joie surhumaine, un avant-goût du Paradis,
amollissait inexplicablement la froide pénombre du cachot. Les
condamnés, tantôt si mornes, devenaient loquaces: dans l’intervalle des
hymnes, entonnées par le prêtre, qu’ils chantaient avec une ferveur
d’Élus parmi les chœurs angéliques, ils se contaient mutuellement leurs
rêves, ils se décrivaient l’échelonnement des Séraphins, des
Dominations, des Trônes, escaladant les nuées au-dessus des Sphères,
vers le resplendissement de la Gloire de Dieu; ils s’embrassaient, se
donnaient rendez-vous dans le ciel; des rires, des sanglots de bonheur,
éclatèrent; une prodigieuse impatience les soulevait, de la délivrance;
ils invoquaient à grands cris le soleil de la piste, le sable sanglant,
où ils confesseraient leur foi, glorieusement, à la face du monde,
impavides, et tendant leur gorge à la mort passagère.

Apollinia se serrait contre Caïus, des cercles de feu plein les
yeux,--espoirs tourbillonnants, félicités démesurées,--saisissant par
bribes le sens du poème admirable qu’improvisait son ami... il était
question de caverne, de prisonniers, d’ombres, de lumière, d’androgyne,
du divin Platon...

Soudain, le geôlier réapparut, suivi de gardes; la grille s’ouvrit; et
les Chrétiens, délivrés de leurs chaînes, ivres de chants triomphants,
processionnèrent jusqu’à une baie, qu’un pont-levis isolait de l’arène.

Là, un appariteur toucha de sa baguette Caïus et Apollinia: le
pont-levis s’abaissa, et, tandis que leurs frères les acclamaient avec
envie, sous la dernière bénédiction du prêtre, seuls, parmi la fanfare
étourdissante des tubas, ils entrèrent dans la lumière.

Éblouis, transis d’une joie indicible, la fauve ardeur les baignait:--un
ovale de soleil projeté sur l’arène, tandis que les voilures,
ingénieusement obliquées, du vélum bleu, ombrageaient d’azur, alentour,
la fourmilière bariolée. Cuve géante, corbeille animée de fleurs
polychromes, ils l’entrevirent à peine, et nullement César, droit devant
eux, les examinant, Hercule de gala, par son monocle de rubis.

Le soleil, après la sonnerie des cuivres, les foudroyait. C’étaient des
spasmes de Visitation, la vertigineuse volupté d’une chrysalide qui se
dégaine. Elle s’éployait, l’âme inouïe naissant en eux; ils
ressuscitaient,--crevant, par cette métamorphose, les langes de l’ancien
recroquevillement chrétien,--à la vie triomphale et sublime.

Qu’importait, alentour, ce mur unanime d’hostilité? Ils connaissaient,
ici, la Lumière originelle. Une jeunesse triomphale bandait leurs
souples échines. Leurs seize ans glorieux oubliaient les ténèbres
larvaires où ils avaient langui des années, des siècles; ils
s’éveillaient d’un cauchemar, à la jeunesse immortelle des dieux!

--Chrétiens! mugissait la cuve.

Chrétiens? Ils ne savaient plus... Abjurer?... Les syllabes sonnaient à
leurs oreilles, insignifiantes.

Dans le silence qui se fit, au déclenchement d’une trappe ouverte, une
voix suraiguë de gamin, au plus haut du cirque, modula: «Oranges!
citrons! cédrats!» Les tubas de nouveau éclatèrent; et, aux yeux éblouis
de Caïus ruisselèrent tous les fruits de la terre, dans le flot du
soleil,--tandis que, là-bas, une cage ouverte, surgie, déposait sur
l’arène le lion.

Il s’étira, clignant des paupières au soleil, puis, face à César, bâilla
démesurément.

La foule hurla de joie.

Les amants, inconscients, l’ignoraient. Loin de leurs frères, dans un
monde nouveau... Ou bien c’étaient eux qui n’étaient plus les mêmes?...
Chrétiens? pourquoi ces syllabes obsédantes? Ils n’étaient pas
chrétiens. Ils avaient oublié: cela était tombé de leur vie, comme une
branche morte.

Les destins de leur jeunesse les menaient, à présent, et non plus les
lois d’une religion triste, ce mauvais rêve d’autrefois. Ils se prirent
la taille, amoureux adolescents, et gagnèrent le monticule
champêtre,--un banc de gazon, un buisson de genêts et de roses,--demeuré
des jeux précédents. Leur sérénité, leur ignorance du danger, au lieu
des exorbitantes bravades attendues, fit onduler autour de la Cuve
fleurie, un frisson sympathique.

--Ils n’ont pas vu le lion.--Il les verra bien, lui.--Mais non, ils se
cachent.--Ils s’aiment.--Elle est belle.--Et lui digne d’elle.--C’est
Apollinia, la courtisane, vous savez?--Et lui...--N’est-il donc pas
citoyen romain?--Si fait, mais...--Retenez le lion! Qu’ils s’aiment,
d’abord!--Des chrétiens, ils n’ont pas le droit!--Le beau couple! Quel
sourire jeune!--Daphnis et Chloé...

Les amants s’étaient assis sur le banc de gazon. Ils goûtaient la vierge
volupté d’être libres. Une cagoule de plomb venait d’abandonner leurs
âmes ailées. Nul sot préjugé ne retenait plus leurs bras; l’Amour les
possédait, et le soleil. D’un geste idyllique, ils s’enlacèrent.

Un strepitus énorme roula plein la Cuve, et le groupe des chrétiens,
scandalisé, conspua.

Tout à coup, dans le ruissellement de la lumière, Caïus leva la tête.
Une enthousiaste inspiration lui fit réciter, d’une voix éclatante, les
vers de Lucrèce:

    Alma Venus, cœli subter labentia signa
    Que mare navigerum, quæ terras frugiferentes
    Concelebras...

Un murmure d’étonnement, une approbation chuchotée enveloppa les
rythmiques paroles:--Il adore Vénus!--Il n’est plus chrétien!--Il
abjure!... Et une clameur supplicatrice tonitrua vers l’Empereur,
impassible derrière son monode de rubis:--Qu’ils vivent! les grilles!
les grilles!

César leva le pouce. Il faisait grâce. Et, l’ordre transmis aux
machinistes, la grille circulaire monta de sa rainure, pour isoler le
tertre... Mais, juste alors, le lion bondit et s’enferma dans
l’enceinte.

Après un soupir d’horreur, l’angoisse haleta, muette.

Caïus aperçut enfin le fauve, qui flairait, surpris, les barreaux de sa
nouvelle prison. Mais ses yeux revinrent fascinés, au visage
d’Apollinia, qui se transfigurait en ondoyantes effigies de beautés
surhumaines.

Elle, éperdue, ignorante de la Cuve argéenne, planait en plein Amour, au
chaud soleil d’une autre planète infiniment heureuse... Leurs lèvres
unies burent un premier baiser aux sources mêmes de la Béatitude.

Mais leurs vêtements les gênaient.

--«Soyons nus», dit-elle.

Et l’ancienne courtisane donna l’exemple du sublime délire. Tous deux
furent nus, dans la lumière, statues de grâce, Couple idéal, chair dorée
enlacée aux blancheurs féminines.

Dans le silence, un grincement de poulie, au vélum manœuvré, passa,
là-haut, comme un cri d’hirondelle.

--Je t’aime, ô mon Caïus; je t’aime à jamais. J’étais folle, avec leur
Christ. C’est Toi que j’aime, depuis toujours. Je suis à Toi;
prends-moi; je te suivrai, jusqu’en enfer.

Ils se caressaient, éperdûment: leurs touchers, subtilisés par une
virginité merveilleuse, prenaient possession de leurs chairs, se
pâmaient sur leurs formes.

--Il n’y a pas d’enfer! Il n’y a pas de dieux! Christ est un imposteur,
comme les autres, et ses serviteurs des fous! S’il y avait un Dieu, ce
serait celui-là, le Soleil! Il n’y a pas d’âme immortelle. Il y a
l’éternité jaillie pour nous du feu central de l’Univers, notre
conscience passagère qui nous révèle celle, éparse dans chaque parcelle
de la matière, dont nous comprenons, nous, seuls au monde, le détail et
l’union. Il y a cette éternité dans laquelle nous baignons, cette
volupté inégalable en nul paradis. Et qu’importe de mourir; que cette
conscience--éternelle, puisqu’elle fut un instant de l’Être
infini!--retourne au néant, s’éparpille, aux globules élémentaires d’âme
inclus en chaque atome de matière!...

Le lion, après s’être couché au soleil, comme un gros chat jaune, venait
d’apercevoir le couple. Il fit quelques pas, puis s’arrêta, étonné,
devant leur nudité, sous le regard magnétique de Caïus.

--Il y a Vénus, il y a la Vie, il y a nous, Nous qui allons mourir,--dès
que je détournerai de celui-là les foudres de mon regard,--vers Toi!
Nous allons mourir. Mais qu’importe! nous sommes désormais au delà de la
vie, dans le resplendissement de l’Ame-Universelle. Ces instants
révèlent notre divinité; jamais plus nous ne la retrouverions. Nous
sommes dieux, puisque nous sommes. A quoi bon vivre encore, après cette
apothéose? Dix ans ou dix secondes sont pareils, du haut de cette
fulgurance d’éternité qui nous consume!...

--Je ne sais. Je ne veux que Toi, Toi, avant de mourir. Être à Toi, et
je mourrai bienheureuse.

Elle s’abandonna sur le banc de gazon, comme jadis sur les lits de
pourpre. Et Caïus, s’unissant à elle, accomplit la double statue de
l’Amour.

Une acclamation prodigieuse retentit. César lui-même, debout,
applaudissait; tout le cirque râlait, dans la contagion de la triomphale
volupté...

Le lion, libéré du regard dompteur, s’approcha, souple et silencieux, et
bondit sur le groupe qu’agitait l’ardeur magnifique de Vénus...

Dans l’âme des Amants, explosion suprême: un million d’images--leur
vie--flambèrent simultanément... Éclipse rouge... Noir... Vide...

Et, rugissant, le lion attaqua l’une des têtes broyées, sous un cyclone
formidable de huées.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                        Pages
  La Bella Venere           7
  Télépathie               30
  Othello                  49
  Le tonnerre de Zeus      61
  Le Dernier Satyre        80
  Pygmalion                99
  Le Martyr               126




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    PAR FRÉDÉRIC PAILLART
    LE 10 NOVEMBRE 1920
    A ABBEVILLE (SOMME)




A raison de DEUX VOLUMES au minimum par TRIMESTRE, la

BIBLIOTHÈQUE DU HÉRISSON

livrera au Public lettré les ŒUVRES INÉDITES des ÉCRIVAINS ORIGINAUX
d’aujourd’hui. Elle rééditera également nombre d’œuvres anciennes de
grande valeur laissées dans l’ombre ou devenues difficiles à trouver.

Elle ne présentera que des ouvrages impeccablement imprimés sur du bon
papier et ses éditions auront un réel attrait pour les BIBLIOPHILES.

                   *       *       *       *       *

1920.--LES DEUX PREMIERS VOLUMES:


  Fagus.--La Danse Macabre, poème                           7.50
  Théo Varlet.--La Bella Venere (La Belle Vénus), contes    7.50







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA BELLA VENERE ***


    

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