De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

By Thomas De Quincey

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Title: De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

Author: Thomas De Quincey

Translator: André Fontainas

Release date: November 24, 2024 [eBook #74790]

Language: French

Original publication: Paris: Mercure de France

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  THOMAS DE QUINCEY

  De
  l’Assassinat
  considéré comme
  un des Beaux-Arts

  TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR
  ANDRÉ FONTAINAS

  TROISIÈME ÉDITION


  PARIS
  SOCIÉTÉ DE MERCVRE DE FRANCE
  XV, RVE DE L’ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV
  MCMI




JUSTIFICATION DU TIRAGE:


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays, y
compris la Suède, la Norvège et le Danemark.




PREMIER MÉMOIRE[1]

(1827)




I

AVERTISSEMENT

PAR

UN HOMME MORBIDEMENT VERTUEUX[2]


Nous qui lisons des livres, nous avons sans doute, la plupart, entendu
parler d’une Société pour la protection du vice, du club «le Feu de
l’Enfer» fondé au siècle dernier par sir Francis Dashwood, etc.[3] C’est
à Brighton, je crois, qu’il s’était fondé une société pour la
suppression de la vertu. La société a elle-même été supprimée, mais j’ai
le chagrin de dire qu’il existe, à Londres, une autre société d’un
caractère plus atroce encore. Quant à sa tendance, on pourrait la
dénommer: Société pour l’encouragement au meurtre, mais, suivant son
propre délicat euphémisme, elle s’intitule Société des Connaisseurs en
meurtre. On y fait profession d’être curieux en matière d’homicide, ce
sont amateurs et dilettanti dans les modes divers du carnage, ou, en un
mot, des amateurs de meurtre. Dès que quelque nouvelle atrocité de ce
genre nous est apportée par les annales de la police de l’Europe, elle
se réunit pour en faire la critique, comme on ferait d’un tableau, d’une
statue ou de toute autre œuvre d’art.

Mais il n’est pas nécessaire que je me donne la peine d’essayer de
décrire dans quel esprit elle agit, le lecteur le comprendra beaucoup
mieux par une des conférences mensuelles faites, devant la Société, l’an
dernier.

Cette conférence m’est tombée entre les mains par hasard, en dépit de la
vigilance exercée pour tenir les affaires de la Société à l’abri de la
vue du public. Ma publication l’alarmera, et tel est bien mon désir. En
effet, j’aimerais plutôt l’abattre doucement par un appel à l’opinion
publique que par un scandale de noms comme celui qui suivrait un appel à
Bow-Street: et, pourtant ce dernier appel, si l’autre manquait son but,
il me faudrait y recourir.

Mon opiniâtre vertu ne peut s’accommoder de pareilles choses en un pays
chrétien. Et même, en plein pays païen, l’indulgence au meurtre, je veux
dire dans les spectacles horribles de l’amphithéâtre, un écrivain
chrétien a senti que c’était le plus criant des reproches à faire aux
mœurs publiques. Cet écrivain, c’est Lactance, et c’est par ses propres
paroles, singulièrement applicables en l’occasion présente, que je veux
conclure: «_Quid tam horribile_», dit-il, «_tam tetrum, quam hominis
trucidatio? Ideo severissimis legibus vita nostra munitur; ideo bella
execrabilia sunt. Invenit tamen consuetudo quatenus homicidium sine
bello ac sine legibus faciat; et hoc sibi voluptas quod scelus
vindicavit. Quod, si interesse homicidio sceleris conscientia est, et
eidem facinori spectator obstrictus est cui et admissor, ergo et in his
gladiatorum caedibus non minus cruore profunditur qui spectat quam ille
qui facit: nec potest esse immunis a sanguine qui voluit effundi, aut
videri non interfecisse qui interfectori et favit et praemium
postulavit._»

«Quoi de si horrible, dit Lactance, de si triste et de si révoltant que
le meurtre d’un homme? C’est pourquoi notre vie est protégée par les
lois les plus rigoureuses; c’est pourquoi les guerres sont des objets
d’exécration. Et pourtant l’usage traditionnel, à Rome, a imaginé une
sorte de meurtre autorisé, en dehors de la guerre et au mépris de la
loi, et les besoins de ce goût (_voluptas_), sont devenus désormais les
mêmes que ceux du crime dépravé.»

Que la Société des Gentlemen amateurs considère ceci, et me laisse
attirer son attention spéciale sur la dernière phrase, laquelle est
d’une importance telle que je m’en vais tenter de la transporter dans
l’anglais:

«Or, si être simplement présent à un meurtre attache à un homme le
caractère de complice; si être seulement spectateur nous enveloppe dans
la faute commune en même temps que le coupable, il s’ensuit,
nécessairement, que dans ces meurtres de l’amphithéâtre, la main qui
inflige le coup fatal n’est pas plus profondément souillée de sang que
celle de qui, passivement, regarde. Il ne peut être pur de tout sang,
celui qui a encouragé à le répandre, et cet homme ne semble pas autre
chose qu’un participant au meurtre, s’il donne au meurtrier son
applaudissement ou réclame, en sa faveur, des prix.»

Le _praemia postulavit_ je n’en ai pas entendu jusqu’ici accuser les
Gentlemen Amateurs de Londres, bien que, sans aucun doute, leurs
agissements y tendent. Quant à l’_interfectori favit_, il est implicite
dans le titre même de leur association et exprimé dans chacune des
lignes de la conférence qui suit.

X. Y. Z[4].




II

CONFÉRENCE


Messieurs,

J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre Comité pour la tâche
difficile de lire une conférence-Williams[5] sur l’assassinat considéré
comme un des Beaux-Arts. Cette tâche aurait pu être aisée, il y a trois
ou quatre siècles, alors que l’art était peu compris et que peu de
grands modèles s’étaient montrés. Mais dans cet âge-ci, après que des
chefs-d’œuvre parfaits ont été exécutés par des professionnels, il faut
évidemment que, dans le style de la critique qui s’y attache, le public
s’attende quelque peu à un progrès en rapport. La pratique et la théorie
doivent marcher _pari passu_.

On commence à voir qu’il entre dans la composition d’un bel assassinat
quelque chose de plus que deux imbéciles, l’un qui tue et l’autre qui
soit tué, un couteau, une bourse, et une allée obscure. Le dessin,
messieurs, le groupement, la lumière et l’ombre, la poésie, le sentiment
sont maintenant estimés indispensables à des essais de cette nature. M.
Williams a élevé chez nous tous l’idéal du meurtre, et pour moi
personnellement, il a par conséquent rendu plus profonde la difficulté
de ma tâche. Comme Eschyle ou Milton pour la poésie, comme Michel-Ange
pour la peinture, il a amené son art à un point de colossale sublimité,
et, ainsi que l’observe M. Wordsworth, il a, en quelque sorte «créé le
goût par lequel on devra jouir de lui».

Esquisser l’histoire de l’art et en éclairer les principes par la
critique, c’est ce qui reste le devoir du connaisseur, ou de juges d’une
bien autre trempe que les juges d’assises de Sa Majesté.

Avant de commencer, souffrez que je dise un mot ou deux à de certains
faquins qui affectent de parler de notre société comme si elle était, à
un degré quelconque, immorale dans son but. Immorale! Jupiter me
protège, Messieurs! qu’est-ce donc qu’on veut dire par là? Je suis pour
la moralité, et je le serai toujours, et pour la vertu, et pour tout
cela. Et certes, j’affirme, et j’affirmerai toujours (quoi qu’il en
puisse résulter) que l’assassinat constitue une ligne de conduite
inconvenante, hautement inconvenante, et je n’hésite pas à déclarer que
tout homme qui commet un assassinat doit avoir des façons de penser fort
incorrectes et des principes véritablement inexacts. Bien loin de
l’aider et de l’encourager en lui désignant la cachette de sa
victime--ce qu’un grand moraliste d’Allemagne déclarait être le devoir
de tout homme de bien[6]--je souscrirais un shilling et six pence pour
qu’il fût arrêté..., ce qui fait dix-huit pence de plus que ce que les
moralistes les plus éminents ont souscrit dans ce but jusqu’à ce jour.
Mais quoi, enfin? Toute chose a, dans ce monde, deux anses.
L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale (c’est ce
qu’on fait, en général, en chaire ou à Old Bailey) et c’est là, je le
confesse, son côté faible; mais il peut aussi être traité
_esthétiquement_, comme disent les Allemands, c’est-à-dire dans ses
rapports avec le bon goût.

Pour illustrer ceci, j’aurai recours à l’autorité de trois personnages
éminents, à savoir: Samuel Taylor Coleridge, Aristote, et M. Howship, le
chirurgien.

Commençons par S. T. Coleridge.

Une nuit, il y a de cela plusieurs années, je prenais avec lui le thé
dans Berners Street (qui, soit dit en passant, pour une rue si courte, a
été extraordinairement féconde en hommes de génie)[7]. D’autres
personnes étaient là avec moi; et, au milieu de considérations
charnelles sur le thé et les rôties, nous nous délections tous à boire
une dissertation au sujet de Plotin, sur les lèvres attiques de S. T.
Coleridge. Soudain un cri s’éleva: Au feu! au feu! Et tous, maître et
disciples, Platon et οἱ περὶ τον Πλατωνα, nous nous ruâmes au dehors,
avides du spectacle. Le feu était dans Oxford Street, chez un facteur de
pianos. Et, comme cela promettait d’être un incendie de conséquence,
j’eus du chagrin que des engagements m’obligeassent à quitter la société
de M. Coleridge avant que les choses en fussent venues à leur période
décisif.

Quelques jours plus tard, je rencontrai mon hôte platonicien, je lui
rappelai l’incendie en le priant de me faire connaître comment ce
spectacle si prometteur s’était terminé. «Oh! monsieur, dit-il, il a
fini si mal que, unanimement, nous nous sommes mis à le siffler.»

Or quelqu’un supposera-t-il que M. Coleridge, trop gras pour être un
personnage de vie active, mais sans nul doute digne chrétien, que ce bon
S. T. Coleridge, dis-je, fût un incendiaire, ou seulement capable de
souhaiter du mal au pauvre homme et à ses pianos (dont plusieurs, je
pense, avec claviers additionnels)? Au contraire, je le tiens pour être
de cette espèce d’hommes qui, j’en oserais gager ma vie, mettraient, en
cas de nécessité, la main à la pompe, encore qu’il soit plutôt gras pour
donner une preuve si ardente de sa vertu. Mais quel était, ici, le cas?
La vertu n’était en rien intéressée. Une fois arrivées les pompes à feu,
toute moralité s’en remettait au bureau des assurances. Et puisque tel
était le cas, il avait bien le droit de satisfaire son goût. Il avait
laissé son thé. N’allait-il rien avoir en retour?

Je maintiens que l’homme le plus vertueux, ces prémisses établies, était
autorisé à se faire une volupté de l’incendie et à le siffler, aussi
bien que tout autre spectacle qui eût élevé une attente dans l’esprit
public pour, ensuite, la décevoir.

Puis, si je cite une autre grande autorité, que dit le Stagyrite?
Celui-ci, (dans le 5e livre, je crois bien, de sa Métaphysique)[8]
décrit ce qu’il appelle κλεπτὴν τέλειον, c’est-à-dire un _voleur
parfait_, et, quant à M. Howship[9], dans un de ses ouvrages sur
l’_Indigestion_, il ne se fait pas scrupule de parler avec admiration
d’un certain ulcère qu’il a vu, et auquel il accorde le titre de «bel
ulcère».

Or, est-il quelqu’un pour prétendre que, considéré abstraitement, un
voleur pût apparaître à Aristote sous le caractère de la perfection, ou
que M. Howship pût être amoureux d’un ulcère? Aristote, on le sait bien,
était lui-même un tel caractère moral que non content d’écrire sa Morale
à Nicomaque en un volume in-8º, il écrivit encore un autre système
appelé Magna Moralia ou Grandes Morales. Or il est impossible qu’un
homme qui compose n’importe quelle morale, grande ou petite, puisse
admirer un voleur _per se_; et, pour M. Howship, on sait qu’il fait la
guerre à tous les ulcères et que, bien loin de se laisser séduire par
leurs charmes, il s’efforce de les bannir du comté de Middlesex.

Mais la vérité est que, répréhensibles _per se_, cependant, par rapport
à d’autres de leur espèce, et un voleur et un ulcère peuvent avoir des
degrés infinis de mérite. L’un et l’autre sont des imperfections, c’est
vrai; mais, être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur
imperfection devient leur perfection. _Spartam nactus est, hanc exorna._
Un voleur comme Autolycus ou le naguère fameux George Barrington[10], et
un hideux ulcère phagédénique, superbement déterminé, et progressant
régulièrement par tous ses stades naturels, peuvent non moins justement
être regardés comme l’idéal de leur espèce que la rose moussue comme la
plus irréprochable parmi les fleurs, dans son développement depuis le
bouton jusqu’à «la brillante fleur consommée», ou comme parmi les fleurs
humaines, la plus magnifique jeune femme, revêtue de toute la pompe
féminine.

Et ainsi, non seulement un idéal d’encrier peut être imaginé, comme
l’explique M. Coleridge dans sa célèbre correspondance avec M.
Blackwood[11],--ce qui, pour le dire en passant, ne va pas si loin,
puisqu’un encrier est une sorte de chose louable et un élément précieux
de société,--mais jusqu’à l’imperfection même peut avoir son idéal ou
son état parfait.

Vraiment, Messieurs, je vous demande pardon de tant de philosophie en
une fois; et maintenant laissez-moi l’appliquer.

Lorsqu’un meurtre sera, dans le temps _paulo post futurum_, non pas
accompli, non même (selon un purisme moderne) _à_ s’accomplir, mais
seulement sur le point d’être accompli, et que la rumeur en viendra à
nos oreilles, par tous les moyens traitons-le moralement. Mais
supposez-le fini et passé, et que vous puissiez en dire, τετέλεσται, il
est terminé ou (dans ce _molosse_ adamantin de _Médée_) εἴργασται, il
est fait, c’est _un fait accompli_[12]; supposez le pauvre homme
assassiné hors de peine, et le misérable qui a effectué la chose disparu
en coup de feu, nul ne sait où; supposez, enfin, que nous ayons fait de
notre mieux en nous harassant les jambes pour faire trébucher le
compagnon dans sa fuite, mais le tout en vain--«abiit, evasit, excessit,
erupit», etc... pourquoi dès lors, dis-je, de quelle utilité l’usage de
plus de vertu? On a donné assez à la morale: voici venir le tour du goût
et des Beaux-Arts. Ç’a été une triste chose, sans doute, très triste;
mais nous n’y pouvons rien. C’est pourquoi tirons d’une chose mauvaise
le meilleur parti; et, puisqu’il est impossible d’en rien marteler dans
un but moral, traitons-la esthétiquement et voyons si on la peut estimer
en ce sens. Voilà la logique de l’homme sensible; et que s’ensuit-il?
Nous sécherons nos larmes, et nous aurons la satisfaction, peut-être, de
découvrir qu’une affaire qui, considérée moralement, était choquante et
ne tenait pas debout, si elle est soumise aux principes du goût,
parviendra à être un ouvrage méritoire. Ainsi tout le monde sera
content; le vieux proverbe est justifié que c’est un mauvais vent celui
qui ne souffle le bien à personne; l’amateur, au lieu de paraître
bilieux et hargneux par une attention trop serrée à la vertu, commence à
ramasser ses miettes; et l’hilarité générale l’emporte. La vertu a fini
son temps; et désormais, _Virtù_, chose si approximativement la même
qu’elle ne diffère que par une seule lettre (qui à coup sûr ne vaut pas
qu’on barguigne ou qu’on marchande)--_Virtù_, je le répète, et le goût
du connaisseur ont licence de se pourvoir pour eux-mêmes. C’est par ces
principes, Messieurs, que je me propose de guider vos études depuis Caïn
jusqu’à M. Thurtell. Donc, à travers cette grande galerie du meurtre,
marchons ensemble la main dans la main, en les délices de l’admiration,
cependant que je m’efforcerai de fixer votre attention sur les objets
d’une critique profitable.

Le premier meurtre vous est familier, à tous. Comme inventeur du
meurtre, et comme père de l’art, Caïn a dû être un homme de génie de
premier ordre. Tous les Caïns furent des hommes de génie. Tubal Caïn a
inventé les tubes, je crois, ou quelque chose de semblable. Mais quels
qu’aient pu être l’originalité et le génie de l’artiste, tout art était
alors dans l’enfance; et les œuvres sorties de tous ces ateliers doivent
être critiquées avec le souvenir de cela. Même l’œuvre de Tubal serait
probablement peu approuvée aujourd’hui à Sheffield. C’est pourquoi de
Caïn (j’entends du premier Caïn) ce n’est pas le dénigrer que de dire
que son action fut seulement tant bien que mal. Milton, cependant,
peut-on supposer, en a pensé autrement. Par sa manière de rapporter la
chose, il semble, en effet, que ce fut là, à ses yeux, l’assassinat
favori, car il le retouche avec une inquiétude très apparente de son
effet pittoresque:

  De quoi le laboureur sentit une rage intérieure, et comme il causait
  avec le berger, il le frappa au milieu de la poitrine d’une pierre qui
  lui fit rendre la vie: il tomba, et mortellement pâle, exhala son âme
  gémissante, _avec un torrent de sang répandue_.

  _Par. Perdu, Livre XI_[13].

Là-dessus, Richardson le peintre, qui avait l’œil à l’effet, remarque ce
qui suit dans ses _Notes sur le Paradis Perdu_, p. 497: «On a cru,
dit-il, que Caïn coupa (comme on dit communément) le sifflet au corps de
son frère au moyen d’une grosse pierre: Milton parle ainsi, en y
ajoutant, de plus, la grande plaie.» C’était, en cet endroit, une
addition judicieuse; car la grossièreté de l’instrument, si non relevée
et enrichie par une chaude et sanglante couleur, aurait eu par trop
l’air simple de l’école sauvage, comme si l’acte avait été perpétré par
un Polyphème, sans science, sans préméditation, sans rien qu’un os de
mouton. Mais je suis surtout satisfait de ce perfectionnement en ce
qu’il implique que Milton fut un amateur. Quant à Shakespeare, il n’en
fut jamais de meilleur, témoin sa description de Duncan tué, de Banquo,
etc... et enfin, par-dessus tout, témoin son incomparable miniature,
dans _Henri VI_, de Gloucester assassiné[14].

Les origines de l’art une fois établies, il est pitoyable de voir comme
il sommeilla sans aucun progrès durant les âges. En effet, je vais être
maintenant obligé de sauter par-dessus tous les meurtres sacrés ou
profanes, comme entièrement indignes de votre attention, jusqu’à
longtemps après le début de l’ère chrétienne. La Grèce, même dans le
siècle de Périclès, n’a produit aucun meurtre, ou du moins on ne se
souvient d’aucun qui soit du plus léger mérite; et Rome eut trop peu
d’originalité de génie dans aucun des arts pour réussir où son modèle
lui manquait[15]. De fait, la langue latine succombe à l’idée même du
meurtre. «L’homme fut assassiné»--comment dit-on cela, en latin?
_Interfectus est, interemptus est_, ce qui n’exprime qu’un homicide;
aussi la latinité chrétienne du moyen âge fut-elle obligée d’introduire
un mot nouveau, et tel que la faiblesse des conceptions classiques ne
s’y haussa jamais. _Murdratus est_, dit le dialecte plus sublime des
temps gothiques. En même temps, l’école juive d’assassinat gardait
vivant tout ce qu’on connaissait de l’art jusqu’à ce jour, et peu à peu
le transférait au monde occidental. En vérité, l’école juive a toujours
été respectable dans sa période médiévale, comme le démontre le cas de
Hugues de Lincoln, honoré de l’approbation de Chaucer, à l’occasion d’un
autre ouvrage de la même école qui, dans les _Contes de Canterbury_, se
trouve placé dans la bouche de la Dame Abbesse[16].

Mais, pour revenir un moment à l’antiquité classique, je ne puis
m’empêcher de penser que Catilina, Clodius et quelques autres de cette
coterie eussent fait des artistes de premier ordre; et il est de tous
point regrettable que l’_affectation_ de Cicéron ait privé son pays de
la seule chance qu’il eût de se distinguer dans cette partie. Comme
_sujet_ de meurtre, nulle personne n’eût convenu mieux que lui. O
Gemini! comme il eût hurlé de terreur, s’il avait entendu Cethegus sous
son lit. C’eût été vraiment divertissant de l’écouter; et convaincu je
suis, messieurs, qu’il aurait préféré l’_utile_ de ramper dans un
cabinet ou même dans un _cloaque_, à l’_honestum_ de faire face à
l’audacieux artiste.

J’arrive maintenant aux temps obscurs,--(par quoi nous qui parlons,
entendons, avec précision, _par excellence_[17], le dixième siècle comme
méridien, et les deux siècles immédiatement antérieur et postérieur, la
pleine nuit s’étendant de l’an 888 à l’an 1111)--; ces temps devaient
naturellement être favorables à l’art de l’assassinat, comme ils le
furent à l’architecture d’église, au vitrail, etc.; et, en effet, vers
l’extrême fin de cette période, surgit une grande figure de notre
art,--je veux dire le Vieux de la Montagne. Éclatante lumière, à coup
sûr, et je n’ai pas besoin de vous dire que le mot même d’_assassin_
provient de lui[18]. C’était un amateur si ardent qu’une fois un
assassin de ses favoris ayant attenté à sa vie, il fut si satisfait du
talent montré que, en dépit de la trahison de l’artiste, il le créa duc
sur-le-champ, avec transmissibilité en ligne féminine, et lui constitua
une pension pour trois générations durant. L’assassinat politique est
une branche de l’art qui demande une notice spéciale; et il serait
possible que je fisse à ce propos une lecture entière. Néanmoins
j’observerai combien il est étrange que cette branche de l’art ait
fleuri par accès intermittents. Jamais l’assassinat politique ne pleut
continûment, mais il tombe à verse. Notre temps même peut s’enorgueillir
de quelques beaux spécimens, tels que, par exemple, l’affaire de
Bellingham avec le premier ministre Perceval[19], le cas du duc de
Berry, à l’Opéra de Paris, le cas du maréchal Bessières, à Avignon[20].
Il y a environ deux siècles et demi, il y a eu une très brillante
constellation de meurtres de cette espèce. J’ai à peine besoin de dire
que je fais particulièrement allusion à ces sept splendides ouvrages:
les assassinats de Guillaume Ier d’Orange; des trois Henri français, à
savoir Henri, duc de Guise, qui songeait au trône de France; Henri III,
dernier prince de la ligne de Valois, qui occupait alors le trône, et
enfin Henri IV, son beau-frère, qui lui succéda sur ce trône en tant que
premier prince de la ligne de Bourbon. Moins de dix-huit ans après,
survint le cinquième de la liste, celui de notre duc de Buckingham (vous
le trouverez excellemment décrit dans les lettres publiées par Sir Henry
Ellis, du British Museum); le sixième, celui de Gustave Adolphe, le
septième, celui de Wallenstein. O la glorieuse pléïade de meurtres! et
l’admiration s’accroît à songer que de cette brillante constellation de
manifestations artistiques, comprenant trois Majestés, trois Hautesses
sérénissimes et une Excellence, toutes aient eu lieu dans un laps aussi
court que de 1588 à 1635[21]. L’assassinat du roi de Suède, il est vrai,
est mis en doute par plusieurs écrivains, Harte entre autres; mais ils
ont tort. Il fut assassiné, et j’estime ce meurtre unique pour son
excellence, car il fut assassiné en plein midi, et sur le champ de
bataille, trait de conception qu’on ne rencontre en aucune autre œuvre
dont je me souvienne. Concevoir l’idée d’un meurtre secret pour un motif
secret comme enclos en une petite parenthèse dans la vaste scène de
carnage de la bataille générale, cela ressemble au subtil artifice de
Hamlet, d’une tragédie dans la tragédie. Vraiment tous ces assassinats
peuvent être étudiés avec profit par le connaisseur avancé. Tous sont
exemplaires, des modèles de meurtres, des patrons de meurtres, desquels
on peut dire:

    «_Nocturna versate manu, versate diurna_»

et surtout _nocturna_.

Dans ces assassinats de princes et d’hommes d’État, rien n’excite notre
étonnement. D’importants changements dépendent souvent de leur mort; et,
de l’éminence où ils se tiennent, ils sont particulièrement exposés
comme points de mire à tout artiste possédé du désir ardent de produire
un effet théâtral. Mais il y a une autre classe d’assassinats qui a
prévalu depuis la première partie du dix-septième siècle, et qui
réellement me surprend: je veux dire l’assassinat des philosophes. Car,
Messieurs, c’est un fait que tout philosophe éminent, pendant les deux
derniers siècles, ou a été assassiné, ou, tout au moins, s’est vu bien
près de l’être,--si bien que si un homme se nomme philosophe et qu’on
n’ait jamais attenté à sa vie, tenez pour certain qu’il n’y a rien en
lui. Et contre la philosophie de Locke, en particulier, je crois que
c’est une objection sans réplique (si nous en avions besoin) que, bien
qu’il ait porté sur lui sa gorge dans ce monde pendant soixante-douze
ans, jamais un homme n’ait condescendu à la lui couper.

Comme ces cas des philosophes ne sont pas très connus, et sont, en
général, bons et bien distribués dans leur ordonnance, je lirai ici une
digression à ce sujet, surtout dans le but de faire montre de ma
science.

Le premier philosophe du dix-septième siècle (si nous exceptons Bacon et
Galilée) fut Descartes; et si jamais on a pu dire d’un homme qu’il ne
s’en fallut de rien qu’il fût assassiné, assassiné à un pouce
près,--c’est de lui qu’on le peut dire. Voici le cas, tel qu’il est
rapporté par Baillet, dans sa _Vie de M. Descartes_, t. I, pp.
102-103:--En l’an 1621, Descartes pouvait avoir environ trente-six ans,
il faisait selon son habitude une excursion (car il était aussi remuant
qu’une hyène); et, arrivant à l’Elbe, soit à Gluckstadt ou à Hambourg,
il s’embarqua pour la Frise orientale. Ce qu’il pouvait aller faire dans
la Frise orientale, personne n’a jamais pu le découvrir; et peut-être se
posa-t-il lui même la question, car, à peine eut-il atteint Embden,
qu’il résolut aussitôt de faire voile pour la Frise _occidentale_; très
impatient de tout retard, il loua une barque avec un petit nombre de
matelots pour y naviguer. Il ne fut pas plus tôt sorti en mer, qu’il fit
une agréable découverte: c’est qu’il s’était enfermé lui-même dans un
antre d’assassins. De son équipage, dit M. Baillet, il découvrit bientôt
que c’étaient «des scélérats»--non des amateurs, Messieurs, comme nous
sommes, mais des professionnels dont l’ambition, à ce moment, se
haussait à lui couper sa gorge individuelle. Mais l’histoire est trop
amusante pour l’abréger; je la donne donc exactement d’après le français
de son biographe: «M. Descartes n’avoit pas d’autre conversation que
celle de son valet, avec lequel il parloit François. Les Mariniers qui
le prenoient plutôt pour un Marchand forain que pour un Cavalier,
jugèrent qu’il devoit avoir de l’argent. C’est ce qui leur fit prendre
des résolutions qui n’étoient nullement favorables à sa bourse. Mais il
y a cette différence entre les voleurs de mer et ceux des bois, que
ceux-ci peuvent en assurance laisser la vie à ceux qu’ils volent, et se
sauver sans être reconnus: au lieu que ceux-là ne peuvent mettre à bord
une personne qu’ils auront volée, sans s’exposer au danger d’être
dénoncez par la même personne. Aussi les Mariniers de M. Descartes
prirent-ils des mesures plus sûres pour ne pas tomber dans un tel
inconvénient. Ils voyoient que c’étoit un étranger venu de loin, qui
n’avoit nulle connoissance dans le pays, et que personne ne s’aviseroit
de réclamer quand il viendroit à manquer».--Songez, Messieurs, à ces
chiens de Frise discutant un philosophe comme si c’était une pièce de
rhum consigné chez quelque courtier de mer. «Ils le trouvoient d’une
humeur fort tranquille, fort patiente; et jugeant à la douceur de sa
mine, et à l’honnêteté qu’il avoit pour eux, que c’étoit un jeune homme
qui n’avoit pas encore beaucoup d’expérience, ils conclurent qu’ils en
auroient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point de difficulté de
tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu’il sçût d’autre
langue que celle dont il s’entretenoit avec son valet; et leurs
délibérations alloient à l’assommer, à le jetter dans l’eau, et à
profiter de ses dépoüilles». Pardonnez-moi de rire, Messieurs,--mais le
fait est que je ris chaque fois que je pense à ce cas: deux choses me
paraissent si drôles. L’une est l’horrible panique ou «_funk_» (comme
disent les gens d’Eton) où M. Descartes a dû se trouver en entendant
esquisser le drame réglé de sa propre mort, de ses funérailles, de sa
succession et de l’administration de ses biens. Mais une autre chose qui
me paraît encore bien plus bouffonne dans cette affaire, c’est que, si
ces chiens de Frise avaient été _courageux_, nous n’aurions pas de
philosophie cartésienne: et comment aurions-nous pu faire sans elle, si
l’on considère le monde de livres qu’elle a produit, je laisse le soin
de le supputer à tout honorable fabricant de coffres.

Mais poursuivons. En dépit de son énorme _funk_, Descartes fit mine de
combattre, et par ce moyen terrifia ces misérables anti-cartésiens: «M.
Descartes, dit M. Baillet, voyant que c’étoit tout de bon, se leva tout
d’un coup, changea de contenance, tira l’épée d’une fierté imprévuë,
leur parla en leur langue d’un ton qui les saisit, et les menaça de les
percer sur l’heure, s’ils osoient luy faire insulte.»

Certes, Messieurs, c’eût été un honneur bien au-dessus des mérites de si
chétifs coquins d’être embrochés comme des alouettes par une épée
cartésienne; et c’est pourquoi je suis heureux que M. Descartes n’ait
pas privé le gibet en mettant à exécution sa menace, d’autant qu’il
n’aurait pu sans doute mener son vaisseau à bon port s’il en avait tué
l’équipage, de sorte qu’il aurait croisé à jamais dans le Zuyderzée, où
les marins l’auraient pris pour le _Hollandais volant_ retournant vers
son pays. La hardiesse... dit son biographe, «qu’il fit paroître pour
lors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables.
L’épouvante qu’ils en eurent fut suivie d’un étourdissement qui les
empêcha de considérer leur avantage, et ils le conduisirent aussi
paisiblement qu’il pût souhaiter.»

Peut-être, Messieurs, vous imaginez-vous que, sur le modèle du discours
de César à son pauvre passeur: _Cæsarem vehis et fortunas ejus_,--M.
Descartes n’avait eu besoin que de dire: «Chiens, vous ne pouvez pas me
couper la gorge, car vous portez Descartes et sa philosophie», et qu’il
ait pu, en toute sécurité, les défier de faire ce qu’ils voulaient.

Un empereur allemand avait eu cette même idée, lorsque averti de se
garer de la ligne d’une canonnade, il répondit: «Bah! l’homme, as-tu
jamais entendu parler d’un boulet de canon qui ait tué un empereur?[22]»

Pour un empereur, je ne saurais dire, mais une moindre chose a suffi à
déconfire un philosophe, et le grand philosophe européen suivant sans
aucun doute a été assassiné. C’est Spinoza.

Je sais très bien que l’opinion commune veut qu’il soit mort dans son
lit. Peut-être est-ce vrai, mais il fut assassiné en dépit de tout; et
je vais le prouver à l’aide d’un livre publié à Bruxelles en 1731,
intitulé «La Vie de Spinoza, par M. Jean Colerus», avec nombre
d’additions d’après une vie manuscrite par l’un de ses amis[23]. Spinoza
est mort le 21 février 1677, il avait à peine plus de quarante-quatre
ans. Cela déjà par soi-même paraît suspect; et M. Jean admet qu’une
certaine expression dans la vie manuscrite autoriserait la conclusion
«que sa mort n’a pas été tout à fait naturelle». Comme il a vécu dans un
pays humide, dans un pays maritime, la Hollande, on pourrait croire
qu’il s’adonna beaucoup au grog, ou plus spécialement au punch[24] qu’on
venait d’inventer. Sans doute il aurait pu, mais le fait est qu’il n’en
est rien. M. Jean l’appelle «extrêmement sobre en son boire et en son
manger». Et, bien que quelques histoires singulières circulassent sur
son habitude du jus de la mandragore (p. 140) et de l’opium (p. 144),
pourtant aucun de ces articles ne se trouve dans le mémoire de son
droguiste. Vivant donc avec une telle sobriété, comment est-il possible
qu’il soit mort de mort naturelle à quarante-quatre ans?

Écoutez le récit de son biographe: «Le dimanche au matin [21 février],
avant qu’il fût temps d’aller à l’Église, il descendit encore de sa
chambre et parla avec l’Hôte et sa Femme». A ce moment donc, peut-être à
dix heures du matin le dimanche, vous voyez que Spinoza était vivant et
se portait bien. Mais, il avait fait venir d’Amsterdam un certain
médecin que, dit le biographe, «je ne puis désigner autrement que par
ces deux lettres, L. M.»--Cet L. M. avait chargé les gens de la maison
d’acheter «un vieux coq» et de le faire bouillir, afin que Spinoza pût
prendre du bouillon vers midi. Il fit ainsi, en effet, et mangea un peu
du vieux coq de bon appétit, après que l’hôte et sa femme furent rentrés
de l’église. «L’après-midi, le Médecin L. M. resta seul auprès de
_Spinosa_: ceux du logis étant retournés ensemble à leurs dévotions.
Mais au sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que sur les trois
heures, _Spinosa_ étoit expiré en la présence de ce Médecin qui, le soir
même, s’en retourna à Amsterdam par le bateau de nuit, sans prendre le
moindre soin du défunt», et probablement sans prendre beaucoup plus de
soin du paiement de sa propre petite note. «Il se dispensa de ce devoir
d’autant plus tôt qu’après la mort de _Spinosa_, il s’étoit saisi d’un
ducaton et de quelque peu d’argent que le défunt avoit laissé sur sa
table, aussi bien que d’un couteau à manche d’argent, et s’étoit retiré
avec ce qu’il avoit butiné.» Ici, vous le voyez, Messieurs, l’assassinat
est évident, ainsi que sa nature. C’est L. M. qui a tué Spinoza pour son
argent. Le pauvre Spinoza était invalide, maigre et faible. On ne
remarqua pas de sang, L. M. sans doute l’a renversé et étouffé sous des
coussins--le pauvre homme était déjà à moitié suffoqué par son infernal
dîner. Après avoir mâché ce «vieux coq», ce qui veut dire, je pense, un
coq du siècle précédent, en quel état pouvait se trouver le pauvre
invalide pour lutter debout contre L. M.?--Mais qui est cet L. M.? Ce ne
peut être à coup sûr Lindley Murray, car je l’ai vu à York en 1825, et,
de plus, je ne pense pas qu’il aurait fait une telle chose--même contre
un confrère en grammaire: car vous savez, Messieurs, que Spinoza a écrit
une grammaire hébraïque très honorable.

Hobbes--pour quelle raison, en vertu de quel principe, je n’ai jamais pu
le comprendre--n’a pas été assassiné. C’est là une inadvertance capitale
des professionnels du dix-septième siècle, puisque à tout point de vue
il était un beau sujet d’assassinat, sauf, en vérité, qu’il était chétif
et décharné, mais je puis prouver qu’il avait de l’argent, et (ce qui
est très amusant), il n’aurait pas eu le droit de faire la moindre
résistance, puisque, d’après lui-même, un pouvoir auquel on ne peut
résister, crée l’espèce la plus haute de droit, de sorte que c’est une
rébellion de la couleur la plus noire de se refuser à être assassiné
quand une force compétente paraît pour vous assassiner.

Cependant, Messieurs, s’il ne fut pas assassiné, je suis heureux de vous
assurer que, d’après son propre récit, il a été trois fois très près
d’être assassiné--et c’est une consolation. La première fois, au
printemps de 1640, il prétend avoir fait circuler un petit manuscrit au
nom du roi contre le Parlement[25]. Il n’a jamais pu produire ce
manuscrit, mais il dit que «si S. M. n’avait pas dissous le Parlement
(en mai), cela eût mis en danger sa vie». La dissolution du Parlement,
cependant, ne fut d’aucune utilité; car en novembre de la même année[26]
s’assembla le Long Parlement, et Hobbes, redoutant une seconde fois
d’être tué, s’enfuit en France.

Ceci ressemble assez bien à la folie de John Dennis[27] qui crut que
Louis XIV ne ferait jamais la paix avec la reine Anne à moins que lui,
Dennis, ne fût livré à la vengeance des Français, et, sur-le-champ, il
s’enfuit du bord de la mer, à cause de cette idée.

En France, Hobbes s’arrangea de façon à prendre soin de sa gorge le
mieux du monde durant dix ans; mais au bout de ce temps, en vue de faire
sa cour à Cromwell, il publia son _Léviathan_. Le vieux poltron alors se
mit à _trembler_ horriblement pour la troisième fois: il s’imaginait
constamment que les épées des Cavaliers étaient sur sa gorge, en se
souvenant de quelle manière ils avaient servi les ambassadeurs du
Parlement à la Haye et à Madrid: _Tum_, dit-il dans sa propre vie en un
latin de chien[28],

    _Tum venit in mentem mihi Dorislaus et Ascham;
      Tanquam proscripto terror ubique aderat._

Et, en conséquence, il s’empressa de rentrer en Angleterre. Certes, il
est vrai qu’un homme a mérité la bastonnade pour avoir écrit le
_Léviathan_, et deux ou trois bastonnades pour avoir écrit un pentamètre
qui finisse aussi vilainement que _terror ubique aderat_, mais jamais
personne ne l’a estimé digne de rien de plus grave que la bastonnade.
Et, de fait, toute l’histoire est une hâblerie de sa part. Car, dans une
lettre très grossière qu’il écrivit à «une personne savante» (ce qui
veut dire le mathématicien Wallis) il donne une toute autre version de
la chose, et dit (p. 8) qu’il revint «parce qu’il ne voulait pas confier
sa sauvegarde au clergé français» insinuant qu’il y aurait apparence
qu’il fût tué pour sa religion; ce qui eût été une haute plaisanterie,
en effet: Tom jeté au bûcher pour sa religion!

Hâblerie ou non, il est pourtant certain que Hobbes, à la fin de sa vie,
craignait qu’on le tuât. Cela est démontré par une histoire que je vais
vous raconter: elle n’est pas dans un manuscrit, mais (comme dit M.
Coleridge), elle est aussi bonne qu’un manuscrit, car elle provient d’un
livre maintenant oublié tout à fait, à savoir: _La Foi de M. Hobbes
examinée dans une conversation entre lui et un étudiant en théologie_
(publié environ dix ans avant la mort de Hobbes).

Le livre est anonyme; mais il est écrit par Tenison--le même qui,
environ trente ans plus tard, succéda à Tillotson comme archevêque de
Canterbury[29].

Une anecdote sert d’introduction: «Un certain théologien (sans doute
Tenison lui-même) faisait une excursion annuelle d’un mois dans les
différentes parties de l’île. Dans l’une de ces excursions (1670), il
visitait le Pic dans le Derbyshire, en partie à cause de la description
qu’en a faite Hobbes[30]. Étant dans ces parages, il ne pouvait pas
manquer de visiter Buxton, où dès le moment de son arrivée, il eut la
bonne fortune de tomber sur une Société de gentlemen qui descendaient de
cheval à la porte de l’auberge; parmi eux était un personnage long et
maigre, lequel se trouvait être M. Hobbes, arrivant sans doute de
Chatsworth[31].

En rencontrant un si grand lion, un touriste à la recherche du
pittoresque ne pouvait faire moins que de se présenter comme un
cauchemar.

Fort heureusement pour la réussite de ce plan, les deux compagnons de M.
Hobbes furent tout aussitôt rappelés par un exprès; de sorte que,
pendant le reste de son séjour à Buxton, il posséda Léviathan
entièrement tout seul, et eut l’honneur de pinter avec lui le soir.

Hobbes, semble-t-il, tout d’abord fit montre de beaucoup de raideur, car
il était soupçonneux avec les théologiens. Mais cela disparut, il se fit
très sociable et facétieux, et ils convinrent d’aller ensemble se
baigner.

Comment Tenison a pu s’aventurer à s’ébattre dans la même eau que
Léviathan, je ne peux l’expliquer; mais il en fut ainsi. Ils folâtrèrent
comme deux dauphins, bien que Hobbes dût être aussi vieux que les monts;
et dans les intervalles où ils s’abstenaient de nager et de plonger, ils
discouraient de maintes choses relatives aux bains des Anciens et à
l’origine des sources.

Quand ils eurent de la sorte passé une heure, ils sortirent du bain; et,
séchés et habillés, ils s’assirent en attendant le souper que le lieu
fournirait; ils concevaient le dessein de se restaurer comme les
_Deïpnosophistes_ et de raisonner plutôt que de boire, profondément.
Mais, dans cette intention innocente, ils furent interrompus par le
tumulte qu’éleva une petite querelle où une partie des gens plus
grossiers de la maison se trouvaient depuis un moment engagés. M. Hobbes
en parut très inquiet, bien qu’il fût à bonne distance de ces
personnes». Et pourquoi était-il inquiet, Messieurs? Sans doute,
pensez-vous, par un bénin amour de la paix, désintéressé, digne d’un
vieillard et d’un philosophe. Écoutez donc: «Pendant un moment il ne se
remit pas, mais il raconta une ou deux fois, comme à lui-même, d’une
voix basse et prudente, c’est-à-dire anxieuse, comment Sextus Roscius
fut assassiné, après souper, près des Balneæ Palatinæ. Si loin peut, en
général, s’étendre cette remarque de Cicéron relativement à Épicure
l’athée: il observe que de tous les hommes celui-là redoutait le plus
les deux choses qu’il méprisait: la Mort et les Dieux».--Simplement
parce que l’heure du souper était passée et qu’il était dans le
voisinage de bains, Monsieur Hobbes devait avoir le destin de Sextus
Roscius! Il devait être assassiné, parce que Sextus Roscius avait été
assassiné! Quelle logique y avait-il à cela, sinon pour un homme qui
toujours rêvait d’assassinat? Voilà donc Léviathan, non plus effrayé des
poignards des Cavaliers où du Clergé français, mais «épouvanté au delà
des convenances» par un vacarme de cabaret entre quelques honnêtes
rustres du Derbyshire, tandis que lui-même, épouvantail humain décharné,
appartenant tout à fait à un autre siècle, les eût pu faire mourir de
peur.

Malebranche, vous l’apprendrez avec plaisir, a été assassiné. L’homme
qui l’assassina est bien connu: c’est l’évêque Berkeley. L’histoire est
notoire, bien que jusqu’ici on ne l’ait pas mise en pleine lumière.
Berkeley, jeune homme, alla à Paris et visita le Père Malebranche[32].
Il le trouva dans sa cellule, qui faisait la cuisine[33]. Les cuisiniers
ont toujours été un _genus irritabile_, les auteurs plus encore;
Malebranche était l’un et l’autre. Une discussion s’éleva. Le vieux
père, déjà chaud, devint plus chaud; l’irritation culinaire et
l’irritation métaphysique s’unirent à lui déranger le foie. Il se mit au
lit, et mourut. Telle est la version ordinaire de l’histoire, «ainsi le
Danemark entier est abusé». Le fait est que la chose fut atténuée par
considération pour Berkeley, qui (Pope l’observe justement) avait
«toutes les vertus sous le ciel». Mais on n’ignorait pas que Berkeley,
piqué par l’irritabilité du vieux Français, s’était mesuré avec lui; une
culbute en était résultée; Malebranche toucha le parquet au premier
tour. Toute conception lui fut entièrement enlevée, et il allait
peut-être se rendre; mais le sang de Berkeley était désormais excité, et
il insista pour que le vieux Français rétractât sa doctrine des Causes
Occasionnelles. Mais la vanité de l’homme était trop grande; et il tomba
en holocauste à l’impétuosité de la jeunesse irlandaise, combinée avec
sa propre obstination absurde.

Leibnitz étant de toute façon supérieur à Malebranche, on pourrait, _a
fortiori_, compter qu’il a été assassiné; mais, à la vérité, il n’en est
rien. Je crois qu’il a été très aigri de cette négligence, et qu’il se
sentit outragé par la sécurité dans laquelle il a passé ses jours. Je ne
saurais expliquer autrement sa conduite vers la fin de sa vie, alors
qu’il se mit à devenir très avare, et à entasser de grandes sommes d’or
qu’il gardait dans sa maison. C’était à Vienne, où il est mort. Et des
lettres existent encore qui décrivent l’incommensurable inquiétude de sa
gorge où il vivait. Ainsi son ambition d’être l’objet d’un attentat
n’était point, du moins, assez grande pour qu’il en oubliât le danger.
Un défunt pédagogue, de la manufacture de Birmingham, le docteur Parr,
suivait une marche plus égoïste dans les mêmes circonstances. Il avait
amassé une quantité considérable de vaisselle d’or et d’argent, qu’il
déposa quelque temps dans la chambre à coucher de son presbytère, à
Hatton. Mais de jour en jour plus effrayé d’être tué, ce qu’il savait
qu’il ne pourrait supporter (et jamais d’ailleurs, il n’y eut la moindre
prétention), il transféra le tout chez le forgeron de Hatton; supposant,
sans doute, que l’assassinat d’un forgeron serait plus léger au _salus
reipublicae_ que celui d’un pédagogue. Pourtant j’ai entendu mettre cela
fortement en doute, et l’on convient en général, maintenant, qu’un bon
fer à cheval vaut environ deux _sermons de l’Hôpital_ et un quart[34].

Si de Leibnitz, bien que non assassiné, on peut dire qu’il est mort en
partie de sa peur d’être assassiné, et en partie de la contrariété de ne
l’avoir pas été, Kant, de son côté, qui n’a manifesté aucune ambition de
ce genre, échappa à un meurtrier de plus près que tout autre homme dont
nous ayons lu la vie, Descartes excepté. Tant la fortune répand
absurdement ses faveurs!

La chose est racontée, je crois, dans une vie anonyme de ce très grand
homme. Par raison de santé, Kant s’imposait, à une certaine époque, une
promenade de six milles le long d’une grande route. Ce fait était connu
d’un homme qui avait ses raisons particulières pour commettre un
assassinat; à trois bornes de Königsberg, il guetta son «prétendu» qui
arrivait juste à l’heure aussi exactement qu’une malle-poste. Sans un
accident, Kant était un homme mort. Cet accident, ce fut la scrupuleuse,
ou, comme l’eût appelée Mrs Quickly, la _sotte_ moralité de l’assassin.
Un vieux professeur, s’imaginait-il, pouvait être chargé de péchés, et
non un jeune enfant. Sur cette considération, il se détourna de Kant au
moment critique, et tout aussitôt il assassina un enfant de cinq ans.
Telle est la version allemande de l’incident, mais mon opinion est que
le meurtrier était un amateur, et qu’il sentit combien peu serait
profitable à la cause du bon goût le meurtre d’un vieux, aride et
consumé métaphysicien: il n’y avait là nul motif de se montrer, car
l’homme n’aurait pu paraître plus semblable à une momie, une fois mort,
qu’il ne l’était, vivant.

Ainsi, Messieurs, j’ai retracé les rapports de la philosophie et de
notre art, si bien que je me trouve parvenu à notre siècle. Je ne
prendrai pas la peine de le caractériser autrement que celui qui l’a
précédé, car ils n’ont, en fait, aucun caractère distinctif. Le
dix-septième et le dix-huitième siècles, joints à tout ce que nous avons
vu du dix-neuvième, forment ensemble l’âge d’Auguste du meurtre.

Le plus bel ouvrage du dix-septième siècle est sans conteste
l’assassinat de Sir Edmundbury Godfrey[35]--lequel a toute mon
approbation. Au point de vue important du _mystère_ qui doit, d’une
manière ou d’une autre, colorer toute tentative d’assassinat judicieuse,
il est excellent, le mystère n’en est pas encore dissipé.

On a essayé de mettre ce meurtre sur le dos des papistes, mais ce serait
lui faire tort, de même qu’à des Corrège bien connus ont fait tort les
nettoyeurs professionnels de tableaux; ce serait même le perdre en la
classe apocryphe des simples meurtres politiques ou de partisans,
auxquels manque tout à fait l’_animus_ meurtrier, et je supplie la
société de réprouver cette manière de voir. En fait, cette idée est tout
à fait sans fondement, et n’a surgi que du plus pur fanatisme
protestant.

Sir Edmundbury ne s’était pas distingué parmi les magistrats de Londres
par sa sévérité à l’égard des papistes, ni en favorisant les tentatives
des fanatiques, dans le but de renforcer les lois pénales contre les
individus. Il n’avait pas armé contre lui l’animosité d’une secte
religieuse quelle qu’elle fût. Et, pour ce qui est des coulures de
bougie sur les vêtements du cadavre lorsqu’on vint à le découvrir dans
un fossé (d’où l’on inféra, dans ce temps-là, que les prêtres attachés à
la papiste chapelle de la Reine étaient intéressés dans le meurtre),
c’est simplement un artifice frauduleux imaginé par ceux qui
souhaitaient de fixer les soupçons sur les papistes, ou même toute cette
allégation--les coulures de la cire avec le motif suggéré de ces
coulures--peut bien n’être qu’une bourde ou un conte de l’évêque Burnet.
Celui-ci, comme le disait couramment la duchesse de Portsmouth, est le
seul grand maître du dix-septième siècle en l’art de faire des contes et
des romans.

Cependant on peut observer que le nombre des assassinats n’était pas
grand au siècle de Sir Emundbury, du moins chez nos artistes, et il faut
peut-être l’attribuer au manque de patronage éclairé. _Sint Mæcenates,
non deerunt, Flacce, Marones._ Si l’on consulte les _Observations sur
les Tables de Mortalité_, de Grant (4e édition, Oxford 1665) on trouve
que sur 229.250 personnes mortes à Londres dans une période de 20 années
du dix-septième siècle, il n’y en pas eu plus de quatre-vingt-dix
assassinées, c’est-à-dire par an, environ quatre et trois dixièmes.

Bien petit chiffre, Messieurs, pour fonder dessus une académie, et,
certes, où la quantité est si mesquine, avons-nous le droit de nous
attendre à une qualité de premier ordre.

Peut-être en fut-il ainsi, mais pourtant je suis d’avis que le meilleur
artiste de ce siècle-là ne fut pas l’égal du meilleur artiste du siècle
suivant.

Par exemple, quelque louable que puisse être le cas de Sir Edmundbury
Godfrey (et personne ne peut plus que moi être sensible à ses mérites),
je ne puis pourtant consentir à le placer sur le même niveau que celui
de Mrs Ruscombe, de Bristol, tant pour l’originalité du dessein que pour
l’audace et la hauteur du style. Le meurtre de cette bonne dame eut lieu
au commencement du règne de George III, règne qui notoirement a été
favorable aux arts en général. Elle vivait à College Green avec une
seule jeune servante, sans que ni l’une ni l’autre eût la moindre
prétention à l’attention de l’Histoire, qu’elles ne doivent qu’au grand
artiste dont je rappelle le travail. Un beau matin, tandis que tout
Bristol était vivant et animé, un soupçon s’étant élevé, des voisins
forcèrent l’entrée de la maison et trouvèrent Mrs Ruscombe assassinée
dans sa chambre à coucher, et la servante assassinée dans l’escalier.
C’était en plein jour, et moins de deux heures avant, toutes deux, la
maîtresse et la servante, avaient été vues vivantes. Autant que je puis
me rappeler, ce fut en 1764; plus de soixante années se sont donc
écoulées, et l’artiste n’est pas encore découvert.

Les soupçons de la postérité se sont portés sur deux prétendants: un
boulanger et un ramoneur de cheminées. Mais la postérité se trompe;
aucun artiste inexpérimenté n’aurait pu concevoir l’idée si audacieuse
d’un assassinat en plein jour au cœur d’une grande ville. Ce n’est pas
un obscur boulanger, Messieurs, ni un ramoneur anonyme, soyez-en bien
sûrs, qui a exécuté ce travail. Je sais qui c’est.

_(Ici, il se fit un bourdonnement unanime, qui éclata finalement en de
grands applaudissements. La-dessus, le conférencier rougit, et
poursuivit avec beaucoup de vivacité):_

Pour l’amour de Dieu, Messieurs, ne vous méprenez pas; ce n’est pas moi
qui l’ai fait. Je n’ai pas la vanité de me croire à la hauteur d’une
telle œuvre; soyez sûrs que vous vous exagérez beaucoup mes pauvres
talents; l’assassinat de Mrs Ruscombe est bien au-dessus de mes faibles
moyens. Seulement j’ai pu savoir qui était le meurtrier, grâce à un
célèbre chirurgien qui a assisté à sa dissection. Ce gentleman avait un
musée particulier dans l’intérêt de sa profession; tout un coin en était
occupé par le moulage d’un homme de proportions remarquablement belles.

«C’est, disait le chirurgien, le moulage du célèbre voleur de grand
chemin du Lancashire qui sut cacher sa profession pendant longtemps à
ses voisins en couvrant de bas de laine les jambes de son cheval: de la
sorte il assourdissait le bruit qu’il eût fait autrement en traversant
une allée dallée qui conduisait à son écurie. A l’époque de son
exécution pour vol de grand chemin, j’étudiais sous Cruickshank; la
figure de l’homme était si extraordinairement belle qu’on n’épargna ni
argent ni effort pour prendre possession de son corps le plus tôt
possible. Avec la connivence du sous-sheriff, on le dépendit avant le
temps légal, et on le plaça tout aussitôt dans une chaise de poste, si
bien que lorsqu’il arriva chez Cruickshank, il n’était pas positivement
mort. Mr ***, jeune étudiant alors, eut l’honneur de lui donner le coup
de grâce, et de mettre fin à la sentence de la loi.»

Cette anecdote remarquable, qui semble impliquer que tous les gentlemen
de la chambre de dissection étaient des amateurs de notre genre, me
frappa énormément. Je la répétai un jour à une dame du Lancashire qui
tout de suite me raconta qu’elle aussi avait vécu dans le voisinage de
ce voleur de grand chemin et qu’elle se souvenait fort bien de deux
circonstances qui se combinaient, dans l’opinion de tous les voisins,
pour fixer sur lui le crédit de l’affaire de Mrs Ruscombe. L’une était
le fait de son absence pendant quinze jours pleins à l’époque de cet
assassinat; l’autre, que fort peu de temps après, le voisinage de ce
voleur de grand chemin se trouva inondé de dollars; or, Mrs Ruscombe, on
le savait, avait amassé environ deux milliers de ces espèces. Mais en
tout cas, quel que soit l’artiste, l’affaire demeure un monument durable
de son génie; tels furent en effet l’impression d’effroi et le sentiment
de puissance issus de la force de conception manifestée dans ce meurtre
que pas un locataire (m’a-t-on dit en 1810) n’a pu se rencontrer depuis
ce temps pour la maison de Mrs Ruscombe.

Mais, parce que je loue ainsi le cas Ruscombien, n’allez pas supposer
que je ferme les yeux à maint autre spécimen d’un mérite extraordinaire
répandu sur la face de ce siècle. Des cas, cependant, tels que ceux de
Miss Bland, ou du capitaine Donnellan et de Sir Théophilus Boughton[36],
n’obtiendront jamais ma faveur. Fi de ces marchands de poison, dis-je;
ne pouvaient-ils s’en tenir au vieux procédé honnête de couper les
gorges, sans introduire de ces innovations abominables d’Italie? Je
considère tous ces cas d’empoisonnement, comparés au style légitime,
comme les analogues de ce que sont les figures de cire par rapport à la
sculpture, ou une estampe lithographique par rapport à un beau Volpato.

Mais laissons cela; il nous reste plus d’une excellente œuvre d’art d’un
style pur, dont personne n’aurait à rougir, tout connaisseur sincère en
conviendra. Sincère, ai-je dit, remarquez-le bien, car de grandes
concessions doivent être accordées à de tels cas; aucun artiste ne peut
jamais être sûr d’aboutir selon sa propre et belle inspiration. Des
dérangements malencontreux surgissent: on ne se soumet pas à avoir la
gorge coupée, tranquillement; on court, on se débat, on mord; et au lieu
que le peintre de portraits a souvent à se plaindre de la torpeur de son
sujet, l’artiste en notre partie est généralement embarrassé par un
excès de mouvement.

De plus, bien que désagréable à l’artiste, cette tendance du meurtre à
exciter et à irriter le sujet est certainement un de ses attraits pour
le monde en général, et il nous faut y attacher nos regards, parce qu’il
favorise le développement du talent latent. Jeremy Taylor remarque avec
admiration les sauts extraordinaires que l’on peut faire sous
l’influence de la peur. Il y a eu de ceci un exemple frappant dans le
cas récent des Mac-Kean[37]. L’enfant sauta d’une hauteur telle qu’il
n’en sautera pas une pareille jusqu’au jour de sa mort. Les talents
aussi de l’espèce la plus brillante dans la lutte à mains plates, et en
vérité, dans tout exercice gymnastique, ont été souvent développés par
la frayeur qui fait cortège à nos artistes--des talents qui eussent sans
cela été ensevelis et cachés sous le boisseau, aussi bien à qui les
possède qu’à ses amis.

Je me rappelle un exemple intéressant de ce fait dans une affaire qu’on
m’a apprise en Allemagne.

Je chevauchais un jour dans le voisinage de Munich, où je rencontrai un
distingué amateur de notre société dont, pour des raisons très claires,
je cacherai le nom. Ce gentleman m’informa que se trouvant las des
plaisirs si froids, (tels les estimait-il) du simple état d’amateur, il
avait quitté l’Angleterre pour le continent--c’est-à-dire pour pratiquer
un peu, professionnellement. Dans ce dessein il s’était rendu en
Allemagne, s’imaginant que la police dans cette partie de l’Europe était
la plus lourde et la plus nonchalante. Son début, comme pratiquant, eut
lieu à Mannheim, et comme il me savait un confrère amateur, il me
communiqua librement toute entière sa première aventure. «Vis-à-vis de
mon logement, me dit-il, vivait un boulanger. Il était passablement
avare, et vivait seul. Fut-ce à cause de sa large face épanouie et
crayeuse, ou pour toute autre cause, je ne sais, mais le fait est que je
pensai à lui, et que je résolus de commencer à travailler par sa gorge;
il la portait, d’ailleurs, toujours nue--mode bien faite pour irriter
mes désirs.

J’observai qu’à huit heures du soir précises, il fermait régulièrement
ses volets. Une nuit, je le guettai dans cette occupation; je m’élançai
derrière lui, je fermai la porte et m’adressant à lui avec une grande
douceur, je le mis au courant de la nature de ma mission, et je
l’engageai en même temps à ne pas faire de résistance, ce qui nous
serait désagréable à tous les deux. En parlant ainsi, je tirais mes
outils, et je m’apprêtais à opérer. Mais à cette vue, le boulanger, qui
avait paru frappé de catalepsie à mon premier avis, se réveilla dans une
agitation terrible. «Je ne veux pas être assassiné, s’écriait-il, et
pourquoi irais-je perdre (il voulait dire: vais-je perdre) ma précieuse
gorge?»--«Pourquoi? dis-je; à défaut d’autre raison, parce que vous
mettez de l’alun dans votre pain. Mais n’importe; alun ou non, (car
j’étais résolu à prévenir toute discussion sur ce point), sachez que je
suis un virtuose dans l’art de l’assassinat, que je suis désireux de m’y
perfectionner en détail, que je suis épris de la vaste surface de votre
gorge, et que je suis déterminé à m’en faire le client».--«Vraiment?
dit-il,--eh bien je vais vous trouver une autre sorte de client»; et,
tout en parlant, il se précipita dans une attitude de boxeur.

Cette idée de boxer me parut amusante. C’est vrai, un boulanger de
Londres s’est distingué dans l’arène et s’est fait connaître à la
renommée sous le titre de Maître des Rôles. Mais il était jeune et pas
abîmé; tandis que mon homme était, de sa personne, un matelas de plumes,
âgé de cinquante ans, et tout à fait hors d’état.

En dépit de tout pourtant, et luttant contre _moi_ qui suis un maître de
l’art, il fit une défense si désespérée que plus d’une fois je craignis
qu’il pût tourner les chances contre moi, et que moi, l’amateur, je
pusse me voir tué par un coquin de boulanger. Quelle situation! Les
esprits sensibles sympathiseront avec mon inquiétude. Comme il m’est dur
de devoir vous apprendre que dans les treize premiers _rounds_ le
boulanger eut positivement l’avantage. Au quatorzième, je reçus sur
l’œil droit un coup qui le ferma; mais enfin, ce fut là, je crois, mon
salut, car la colère qui s’éleva en moi fut si grande qu’à la reprise
suivante, et à chacune des trois qui suivirent, je fis toucher le sol au
boulanger.

19me _round_. Le boulanger se releva tout languissant, et manifestement
incapable de résister. Ses exploits géométriques des quatre dernières
reprises ne lui avaient fait aucun bien. Pourtant il déploya une
certaine adresse à arrêter un message que j’adressais à sa boule
cadavérique; en le lançant, mon pied glissa, et je tombai.

20me _round_. En contemplant le boulanger, je me sentis honteux d’avoir
été si tarabusté par une masse informe de pâte, et je me levai
violemment pour lui administrer un châtiment sévère. Un corps à corps
eut lieu; tous deux nous tombâmes, le boulanger par-dessous--dix contre
trois pour l’amateur!

21me _round_. Le boulanger sauta sur ses jambes avec une agilité
surprenante; certes il conduisait parfaitement ses pointes, et il
luttait admirablement, si l’on considère qu’il était trempé de sueur;
mais son éclat lui était désormais ravi, son jeu était le pur effet de
la terreur. Il était sûr à présent qu’il ne pourrait plus résister
longtemps. Au cours de cette reprise, nous essayâmes du système de
l’enlacement, j’y eus de beaucoup l’avantage, et je le frappais de façon
réitérée sur le crâne... En effet son crâne était couvert d’anthrax, et
je pensais que je le tourmenterais en prenant de telles libertés avec
son crâne; et c’est bien ce qui se produisit.

Aux trois _rounds_ suivants, le maître des Rôles vacillait, comme une
vache sur la glace. Voyant où en étaient les choses, au 24me _round_, je
lui murmurai à l’oreille une chose qui l’envoya à terre, telle une
balle. Ce n’était rien moins que mon opinion sur la valeur de sa gorge
pour un office d’annuités. Ce petit murmure confidentiel l’affecta
grandement; même la sueur se glaça sur son visage, et, pendant les deux
_rounds_ suivants, j’en fis ce que je voulus. Lorsque j’appelai: «en
place pour le 27me _round_», il gisait comme une bûche sur le parquet.»

Alors, je dis à l’amateur: «Il est à présumer que vous avez achevé votre
dessein.»--«Vous avez raison, dit-il avec douceur, j’achevai, et ce fut,
savez-vous, une grande satisfaction pour mon esprit, d’avoir par ce
moyen tué d’une pierre deux oiseaux.» Il voulait dire qu’il avait à la
fois tombé et tué le boulanger. Or, par ma vie, je ne vois pas comme
lui, au contraire, il me semble qu’il a bien pris deux pierres pour ne
tuer qu’un oiseau, ayant été obligé de lui ravir l’esprit d’abord avec
son poing, ensuite avec ses outils.

Mais qu’importe cette logique? La moralité de l’histoire n’en est pas
moins satisfaisante, elle montre l’extraordinaire stimulant du talent
caché apporté par toute perspective raisonnable de se voir assassiné. Un
boulanger de Mannheim, poussif, pesant, à moitié cataleptique, avait
lutté positivement pendant 27 reprises avec un boxeur anglais
expérimenté sur cette seule inspiration; tant son génie naturel se
trouva exalté et transporté par la géniale présence de son assassin!

Vraiment, Messieurs, lorsqu’on entend raconter des choses comme
celles-là, ce devient un devoir, d’adoucir un peu l’extrême sévérité
avec laquelle la plupart des hommes parlent de l’assassinat. A entendre
parler, on s’imaginerait que tous les désavantages et les inconvénients
consistent à être assassiné et qu’il n’y en a pas à ne pas être
assassiné. Les hommes réfléchis pensent autrement: «Certes, dit Jeremy
Taylor, c’est un moindre mal temporel de tomber par la force d’un sabre
que par la violence d’une fièvre, et la hache (à quoi il aurait pu
ajouter le maillet du charpentier de navire et la pince monseigneur) est
une bien moindre affliction qu’une strangurie.» Voilà qui est bien vrai;
l’évêque parle en sage et en amateur; il l’était, j’en suis sûr; et un
autre grand philosophe, Marc Aurèle, s’élève aussi au-dessus des
préjugés vulgaires à ce sujet. Il déclare que c’est une «des plus nobles
fonctions de la raison, de connaître s’il est temps ou non de sortir du
monde» (livre III, traduction anglaise de Coller). Nulle sorte de
connaissance n’étant plus rare que celle-là, à coup sûr, il faut que
soit un personnage très philanthrope celui qui entreprend d’instruire
les gens dans cette science, gratuitement et non sans péril pour
lui-même. Néanmoins je n’aventure tout ceci qu’en tant que sujets de
spéculations pour les moralistes futurs, et, je le déclare en même
temps, c’est ma conviction personnelle et privée, bien peu de gens
commettent un assassinat par des principes philanthropiques ou
patriotiques, et je répète ce que j’ai dit une fois déjà, au moins: pour
la majeure partie des assassins, ce sont des personnages tout à fait
incorrects.

Quant aux meurtres de Williams, les plus sublimes, les plus complets par
leur excellence de tous ceux qui jamais aient été commis, je ne me
permettrai pas de n’en parler qu’incidemment. Rien moins qu’une entière
conférence, ou même toute une série de conférences ne suffirait à
exposer leurs mérites[38]. Seulement un fait curieux se rattache à son
cas, et je le mentionnerai, parce qu’il semble impliquer que l’éclat de
son génie éblouissait jusqu’à l’œil même de la justice criminelle.

Vous vous souvenez tous, je n’en doute pas, que les instruments avec
lesquels il exécuta sa première grande œuvre (le meurtre des Marr)
étaient un maillet de charpentier de navire et un couteau. Or, le
maillet appartenait à un vieux Suédois, un certain John Peterson, de qui
il portait les initiales. Cet instrument, Williams le laissa derrière
lui dans la maison de Marr, où il tomba entre les mains des magistrats.
Hé bien, Messieurs, c’est un fait que la publication de cette
circonstance des initiales aurait conduit directement à l’arrestation de
Williams, et que, faite plus tôt, elle aurait empêché sa seconde grande
œuvre (le meurtre Williamson) qui eut lieu exactement douze jours plus
tard. Cependant les magistrats cachèrent ce détail au public pendant ces
douze jours entiers, jusqu’à ce que la seconde œuvre eût été achevée.
Celle-là finie, ils la publièrent, sentant apparemment que Williams
avait dès lors fait assez pour sa renommée et que sa gloire enfin était
au-dessus de l’atteinte du hasard.

Quant au cas de M. Thurtell[39], je ne sais trop qu’en dire.
Naturellement, je suis tout disposé à estimer très haut mon prédécesseur
à la présidence de cette société, et je reconnais que ses conférences
étaient irréprochables. Mais, à parler ingénûment, en vérité, je trouve
que son principal ouvrage a été bien surfait.

J’avoue toutefois que moi aussi, d’abord, j’ai été emporté par
l’enthousiasme général.

Le matin où le meurtre fut annoncé à Londres, il y eut la plus nombreuse
réunion d’amateurs que j’aie jamais vue depuis les jours de Williams.

De vieux connaisseurs qui, de leurs lits, avaient pris la coutume
chagrine de ricaner et de se plaindre «que rien ne se fît plus», se
traînèrent cette fois jusqu’en la salle de notre club: rarement j’ai été
témoin d’une si grande joie, d’une si douce expression de satisfaction
générale. De tous côtés, on voyait des gens se serrer la main, se
féliciter, s’inviter à dîner pour le soir. Et l’on n’entendait que ces
triomphants défis: «Eh bien! _ceci_ compte-t-il?»--«Est-ce _ceci_, ce
qu’il fallait?»--«Êtes-vous satisfait, enfin?»

Mais au milieu du vacarme, je m’en souviens, nous devînmes tous
silencieux, en entendant le vieil amateur cynique L. S., arriver en
clopinant sur sa jambe de bois. Il entra dans la pièce, le sourcil
froncé, comme de coutume; et en s’avançant, il continuait à grommeler et
à bégayer tout le long du chemin: «Pur plagiat, vil plagiat d’idées que
j’ai émises! Avec cela, il a le style aussi rude qu’Albert Durer, aussi
grossier que Fuseli.»

Plus d’un pensa que ce fut pure jalousie et universelle irritation;
mais, je le confesse, quand le premier feu de l’enthousiasme fut tombé,
j’ai rencontré de très judicieux critiques pour convenir qu’il y avait
quelque chose de _fausset_ dans le style de Thurtell. Le fait est qu’il
était membre de notre société, ce qui, naturellement, donnait une
tendance amicale à nos jugements; que sa personne était universellement
connue, «à la mode», ce qui lui valait auprès de tout le public de
Londres, une popularité temporaire que ses prétentions n’eurent pas la
force de supporter, _opinionum commenta delet dies, naturae judicia
confirmat_.

Il y a cependant de Thurtell un projet inachevé pour l’assassinat d’un
homme au moyen d’une paire d’haltères, que j’admire fort. C’est une
simple ébauche qu’il n’a jamais achevée; mais à mon esprit elle semble
de tous points supérieure à son chef d’œuvre. Je me rappelle le grand
regret exprimé par quelques amateurs que cette esquisse eût été laissée
dans son état d’inachèvement; mais là je ne puis pas être d’accord avec
eux, car les fragments et les premiers jets des artistes originaux ont
souvent en eux un bonheur qui peut s’évanouir dans l’agencement des
détails.

J’estime le cas des Mac Kean bien supérieur à l’ouvrage si vanté de
Thurtell, par-dessus toute louange, et je le situe, par rapport aux
œuvres immortelles de Williams, comme l’Énéide par rapport à l’Iliade.

Il serait temps à présent que je dise quelques mots des principes de
l’assassinat en vue de diriger non votre pratique, mais votre jugement.
Pour les vieilles femmes et la tourbe des lecteurs de journaux, ils se
satisfont de n’importe quoi, pourvu que ce soit assez sanglant. Mais un
esprit sensible exige quelque chose de plus. Premièrement, donc, parlons
de l’espèce de personnes qui s’adaptent le mieux au dessein de
l’assassin; deuxièmement, du lieu; troisièmement, du temps et de
quelques autres menues circonstances.

Quant à la personne, je tiens pour évident que ce doit être un homme de
bien, parce que, si ce ne l’était pas, elle pourrait elle-même, n’est-ce
pas? projeter un assassinat au même moment, et ces luttes «où le diamant
taille le diamant», bien qu’assez satisfaisantes si rien de mieux
n’émeut, ne sont pas en vérité ce qu’un critique peut se permettre
d’appeler des assassinats. Je pourrais mentionner des gens (je ne cite
aucun nom) qui ont été tués par d’autres gens, dans une allée obscure,
et jusque-là tout paraîtrait assez correct; mais, à y regarder de plus
près, le public s’est avisé que la partie tuée, au même moment, méditait
de voler son assassin, tout au moins, et peut-être de le tuer si elle
s’était trouvée assez forte. Toutes les fois que tel est le cas, ou que
l’on peut penser que tel est le cas, adieu les effets originaux de
l’art. Le but final de l’assassinat considéré comme un art, est en effet
précisément le même que celui de la tragédie selon Aristote,
c’est-à-dire «de purifier le cœur au moyen de la pitié ou de la
terreur». Or, s’il peut y avoir terreur, comment pourrait-il y avoir
aucune pitié devant un tigre détruit par un autre tigre?

Il est évident, aussi, que la personne choisie ne doit pas être un
personnage public. Par exemple, aucun artiste judicieux n’aurait tenté
d’assassiner Abraham Newland[40]. Tout le monde a lu tant d’Abraham
Newland et si peu de gens l’ont jamais vu, qu’à la croyance générale, il
était une pure idée abstraite. Je me souviens qu’une fois je me risquai
à dire que j’avais dîné dans un café avec Abraham Newland, tout le monde
me regarda avec dédain, comme si j’eusse prétendu avoir joué au billard
avec le Prêtre Jean, ou avoir eu une affaire d’honneur avec le Pape. Et,
en passant, le Pape serait un personnage très impropre à tuer, car il a
une telle ubiquité virtuelle en tant que père de la Chrétienté, et,
pareil au coucou, il est si souvent entendu sans être jamais vu, que
bien des gens, je le soupçonne, le regardent lui aussi comme une idée
abstraite. Ce n’est que si un homme public a l’habitude de donner des
dîners, avec toutes les délicatesses de la saison, que le cas est très
différent: chacun se trouve fort satisfait que ce ne soit pas une idée
abstraite; par conséquent, il n’y a plus aucune impropriété à le tuer,
sauf que cet assassinat tombera dans la classe des assassinats
politiques, dont je n’ai pas encore traité.

Troisièmement, le sujet choisi doit être en bonne santé, il serait
absolument barbare de tuer une personne malade, et généralement
incapable de le supporter. Par ce principe, il ne faut pas qu’on
choisisse un tailleur qui ait plus de vingt-cinq ans, car passé cet âge
sûrement il doit être dyspeptique. Ou, du moins, si un homme veut
chasser dans cette garenne, il pensera à coup sûr de son devoir, d’après
une vieille équation établie, de tuer quelque multiple de 9--soit le 18,
le 27 ou le 36. Ici, dans cette bienveillante sollicitude pour le
confort des personnes malades, vous remarquerez l’effet ordinaire de
l’art qui est d’adoucir et de raffiner les sentiments. Le monde en
général, Messieurs, est très épris de sang; tout ce qu’il désire dans un
meurtre c’est une effusion copieuse de sang; un étalage éclatant en cela
lui suffit. Mais le connaisseur éclairé a le goût plus raffiné; de notre
art, comme de tous les autres arts libéraux, quand on les possède à
fond, le résultat est d’humaniser le cœur; tant il est vrai que

    «_Ingenuas didicisse fideliter artes
    Emollit mores, nec sinit esse feros._»

Un ami, un philosophe, bien connu pour sa philanthropie et pour sa bonté
générale, me suggère que le sujet choisi doit encore avoir une famille
de jeunes enfants entièrement dans la dépendance de ses actions, en vue
d’approfondir le pathétique. Sans nul doute, c’est là un judicieux avis.
Pourtant je n’insisterai pas trop vivement sur cette condition. Un bon
goût sévère sans conteste la suggère; mais néanmoins, si l’homme était
d’autre part irréprochable au point de vue des mœurs et de la santé, je
ne tiendrais pas avec une jalousie trop exacte à une restriction qui
aurait pour effet de rétrécir la sphère de l’artiste.

Voilà pour la personne. Quant au temps, au lieu, aux instruments,
j’aurais à dire bien des choses, mais le temps me fait défaut. Le bon
sens du praticien habituellement l’a porté vers la nuit et vers le
secret. Pourtant il ne manque pas de cas où l’on se soit, avec un effet
excellent, départi de cette règle. En ce qui concerne le temps, le cas
de Mrs Ruscombe forme une exception superbe que j’ai déjà signalée; et
en ce qui concerne à la fois le temps et le lieu, il se trouve une belle
exception dans les annales d’Édimbourg (année 1805), qui est familière à
tous les enfants d’Édimbourg, mais qui a été étonnamment frustrée de sa
juste part de renommée auprès des amateurs anglais. Le cas auquel je
fais allusion c’est celui d’un encaisseur à l’une des banques, qui fut
tué, alors qu’il portait un sac de monnaie, en plein midi, à un tournant
de High street, qui est une des rues les plus passantes de l’Europe; et
l’assassin, à l’heure qu’il est, n’est pas encore découvert.

    «_Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus,
    Singula dum capti circumvectamur amore._»

Et maintenant, Messieurs, pour conclure, permettez-moi, encore une fois,
de décliner solennellement toutes prétentions de ma part au rôle de
professionnel. Je n’ai jamais de ma vie tenté aucun assassinat, excepté
en l’année 1801, sur la personne d’un matou; cet assassinat finit
autrement que je ne l’avais désiré. Mon but, je l’avoue, était un franc
assassinat. «Semper ego auditor tantum?» disais-je, «nunquamne reponam?»
et je descendis mon escalier à la recherche du chat, à une heure, par
une nuit sombre, avec l’_animus_ et sans doute le regard infernal d’un
assassin. Seulement, lorsque je le trouvai, il était occupé à piller au
garde-manger le pain et d’autres choses. Or, ceci donnait à l’affaire
une face nouvelle; c’était par un temps de disette générale où même les
Chrétiens en étaient réduits à l’usage de pains de pommes de terre, de
pains de riz, et de toutes sortes de choses semblables; et c’était
franche trahison à un matou de gâcher le bon pain de froment de la façon
qu’il faisait. Instantanément ce devint un devoir patriotique de le
mettre à mort, et, tandis que je me dressais bien haut et que je
brandissais l’acier étincelant, je m’imaginai m’élever, pareil à Brutus,
éclatant, d’une foule de patriotes, et, tout en frappant:

    «_J’appelai tout haut le nom de Tullius
    Et saluai le père de son pays._»

Depuis lors, quelque fugitives pensées que je puisse avoir eues
d’attenter à la vie d’une antique brebis, d’une poule surannée, ou de
tel petit gibier, c’est le secret qu’enferme ma poitrine; quant aux
formes plus élevées de l’art, je confesse que j’y suis tout à fait
impropre. Mon ambition ne va pas si haut. Non, messieurs; selon les
paroles d’Horace,

                    «_Fungar vice cotis, acutum
    Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi._»




DEUXIÈME MÉMOIRE

(1839)


Il y a bon nombre d’années, le lecteur peut s’en souvenir, je me suis
présenté à lui dans le rôle de _dilettante_ en assassinat. Peut-être
_dilettante_ est-ce un terme trop fort. _Connaisseur_ plaira mieux aux
scrupules et à la faiblesse du goût général. Je pense qu’il n’y a à cela
aucun mal, au moins? On n’est pas tenu de mettre ses yeux, ses oreilles
et son intelligence dans la poche de sa culotte, lorsqu’on tombe sur un
assassinat. A moins d’être dans un état tout à fait comateux, je suppose
qu’on verra bien que tel assassinat est meilleur ou plus mauvais que tel
autre, au point de vue du bon goût. Les assassinats ont leurs petites
différences, aussi bien que les statues, les tableaux, les oratorios,
les camées, les intailles, que sais-je encore? Qu’on soit en colère
contre un homme parce qu’il parle trop ou parce qu’il parle trop
publiquement (pour ce qui est de trop, je le nie: personne ne saurait
jamais cultiver ses goûts trop hautement), mais il faut, dans tous les
cas, lui permettre de penser. Eh bien, le croiriez-vous? tous mes
voisins avaient ouï parler de ce petit essai d’esthétique que j’avais
publié, et malheureusement, comme ils avaient entendu parler aussi d’un
club dont je faisais partie et d’un dîner que j’ai présidé, (l’un et
l’autre tendait au même petit objet que l’essai, c’est-à-dire à la
diffusion d’un juste goût chez les sujets de Sa Majesté), ils
répandirent sur mon compte les plus barbares calomnies. En particulier
ils disaient de moi (ou du club, ce qui revient au même) que j’avais
offert des primes pour les homicides bien conduits, avec tout un système
de retenues proportionnelles en cas de faute ou de vice, conformément à
un tableau communiqué à mes amis personnels.

Or, laissez-moi vous raconter toute la vérité au sujet du club et du
dîner, et l’on verra combien le monde est malicieux. Mais, tout d’abord,
en confidence, permettez-moi de vous dire quels sont vraiment mes
principes sur la matière en jeu.

Pour ce qui est d’un assassinat, jamais de ma vie je n’en ai commis un
seul. C’est là une chose bien connue de mes amis. Je pourrais produire
un papier pour le certifier, signé par des tas de gens. Même, si vous y
tenez, je doute que beaucoup de gens pussent produire un certificat plus
fort. Le mien serait aussi vaste qu’une nappe de table à manger.

Il est, toutefois, un membre du club qui affecte de dire qu’il me
surprit à prendre trop de libertés avec sa gorge, une nuit, au club,
après que toute autre personne se fut retirée. Seulement, remarquez
bien, il glisse son histoire selon son état de _civilation_[41].
Lorsqu’il n’est pas trop parti, il se contente de dire qu’il me surprit
lorgnant sa gorge, que je fus mélancolique pendant plusieurs semaines
ensuite, et que ma voix sonnait de façon à exprimer aux oreilles
délicates d’un connaisseur _le sentiment de l’opportunité perdue_.

Tout le club sait que celui-là est un homme désappointé, et qui parle
plaintivement parfois de la fatale négligence d’un homme venu sans
outils. Et puis, tout cela est une affaire entre deux amateurs et chacun
excuse, en ce cas, quelques petites sévérités ou des mensonges.

«Mais, dites-vous, sinon assassin vous-même, vous pouvez avoir encouragé
ou même commandé un assassinat?» Non, sur mon honneur, non. Et c’est le
point où je souhaitais en venir pour vous donner satisfaction. La vérité
est que je suis un homme très spécial pour toute chose se rapportant à
l’assassinat, et que je pousse peut-être trop loin la délicatesse.

Le philosophe stagyrite, très justement et peut-être ayant en vue mon
cas, plaçait la vertu dans le τὸ μέσον, ou point médian entre deux
extrêmes. La médiocrité dorée est certainement ce que devraient se
proposer pour but tous les hommes, mais il est plus aisé de dire que de
faire; mon infirmité consiste notoirement en trop de douceur de cœur, je
trouve difficile de maintenir cette ferme ligne équatoriale entre les
deux pôles de trop de meurtre d’une part, et de trop peu, de l’autre. Je
suis trop mou, et les gens se tirent d’affaire avec moi tout graciés,
oui, ils traversent la vie sans un attentat contre eux--des gens qui ne
devraient pas être graciés! Je crois, si j’avais la direction des
choses, qu’il y aurait à peine un assassinat d’un bout de l’année à
l’autre. C’est vrai, je suis pour la paix, la tranquillité, la
cajolerie, et ce qu’on pourrait appeler le _non frappement_.

Un homme était venu me voir comme candidat à une place, alors vacante,
de domestique. Il avait la réputation de s’être ingéré un peu dans notre
art, et, disaient d’aucuns, non sans mérite. Ce qui me fit frémir,
pourtant, c’est qu’il supposait que cet art faisait partie de ses
devoirs réglementaires à mon service; il prétendait le faire prendre en
considération quant à ses gages. Or c’est bien une chose que je ne
pouvais tolérer; de sorte que je lui dis enfin: «Richard, (ou James,
selon ce que ce pouvait être) vous vous méprenez sur mon caractère. Si
un homme veut et doit pratiquer cette difficile et, permettez-moi
d’ajouter, dangereuse branche de l’art, s’il y a un génie
dominateur--soit, dans ce cas, tout ce que je dirais c’est qu’il peut
poursuivre ses études chez moi aussi bien que chez un autre. Et même je
pourrais faire remarquer qu’il ne saurait être mauvais pour lui, non
plus que pour le sujet sur lequel il opérerait, d’être guidé par des
hommes d’un goût plus sûr que le sien. Le génie peut beaucoup, mais une
longue étude de l’art donne toujours le droit d’offrir un conseil.
J’irais jusque-là: je suggérerais des principes généraux. Mais, quant à
un cas particulier, je ne veux en rien y tremper. Jamais, ne me parlez
de telle œuvre d’art précisément que vous méditiez; je m’y oppose _in
toto_. Car, si une fois un homme se laisse aller à un assassinat,
bientôt il en viendra à tenir peu de compte du vol, et du vol il en
viendra à boire, à enfreindre le sabbat, et de là à l’incivilité et à la
procrastination. Une fois entré dans ce chemin en pente, on ne sait
jamais où on s’arrêtera. Plus d’un homme a daté sa ruine de quelque
assassinat dont il tenait peut-être peu de compte en ce temps-là.
_Principiis obsta_--voilà ma règle».--Tel fut mon discours, et toujours
j’ai agi en conséquence, et si ce n’est pas là être vertueux, je serais
heureux de savoir ce qui l’est.

J’en reviens au dîner et au club. Le club n’était pas, particulièrement,
de ma création; il surgit--tout à fait comme tant d’autres associations
similaires pour la propagation de la vérité et la communication des
idées nouvelles--plutôt de la nécessité des choses que de l’inspiration
d’aucun homme.

Quant au dîner, si un homme plus que tout autre en pouvait être tenu
responsable, c’était un membre connu parmi nous sous le nom de _Crapaud
dans son trou_. Il était ainsi appelé à cause de son humeur sombre et
misanthropique, qui le conduisait à dénigrer continuellement tous les
assassinats modernes comme autant de vicieux avortements, n’appartenant
à aucune école d’art authentique. Les plus beaux ouvrages de notre temps
le faisaient grogner cyniquement, et, à la longue, cette humeur
plaintive s’accrut en lui à tel point et il devint si notoire comme
_laudator temporis acti_, que peu de gens se souciaient de rechercher sa
société. Cela le rendit encore plus farouche et plus terrible. Il s’en
allait marmottant et grondant; où que vous le rencontriez, il
soliloquait, disant: «méprisable, prétentieux--sans groupement--sans
deux idées sur le maniement--sans...» et là vous le perdiez. A la longue
l’existence parut lui devenir pénible; il parlait rarement, il semblait
converser avec des fantômes de l’air; sa gouvernante nous apprit que sa
lecture se bornait à peu près à «la Vengeance de Dieu sur le meurtre»
par Reynolds et à un livre plus ancien du même titre, signalé par Sir
Walter Scott, dans ses «Fortunes de Nigel». Quelquefois peut-être
allait-il jusqu’à lire un calendrier de Newgate antérieur à l’année
1788; mais jamais il ne regardait un livre plus récent. Il est vrai
qu’il avait une théorie concernant la Révolution française, comme ayant
été la grande cause de la dégénérescence de l’assassinat. «Bientôt,
Monsieur, avait-il coutume de dire, les hommes auront perdu l’art de
tuer de la volaille: jusqu’aux rudiments l’art aura péri.»

En l’année 1811, il se retira du monde. Crapaud dans son trou ne se
rencontrait dans aucun endroit public. Nous ne le rencontrâmes plus dans
ses fréquentations habituelles, «_ni sur la pelouse, ni dans le bois il
n’était_»[42]. A côté du principal canal, de toute sa nonchalante
longueur il se serait étendu les yeux fixés sur l’ordure dont l’eau
était troublée. «Même les chiens, eût dit ce moraliste pensif, ne sont
pas ce qu’ils ont été, Monsieur,--ce qu’ils devraient être. Je me
souviens, au temps de mon grand-père, les chiens avaient quelque idée de
l’assassinat. J’ai connu un mâtin, Monsieur, qui s’était mis en
embuscade contre un rival,--oui, Monsieur, et qui finalement le tua,
avec d’agréables circonstances de haut goût. J’ai été aussi en les
termes d’une amitié intime avec un matou qui était un assassin. Mais à
présent!--» et alors, le sujet devenu trop pénible, il frappait de la
main son front, et sortait brusquement dans la direction de chez lui,
vers son canal favori; c’est là qu’un amateur le vit dans un tel état
qu’il avait pensé dangereux de lui adresser la parole. Bientôt après,
Crapaud s’enferma entièrement; on comprit qu’il s’était abandonné à la
mélancolie; et, à la longue, l’opinion prévalut que Crapaud dans son
trou s’était pendu.

Le monde se trompait en cela, comme il s’est trompé sur tant d’autres
questions. Crapaud dans son trou pouvait être endormi, mais il n’était
pas mort. Par une matinée de 1812, un amateur nous surprit en nous
annonçant qu’il avait vu Crapaud dans son trou volant d’un pas rapide à
travers la rosée, au devant du facteur, le long du canal. Déjà c’était
là quelque chose; mais combien plus d’apprendre qu’il s’était rasé la
barbe, avait laissé ses vêtements de couleur triste et était vêtu comme
un fiancé des anciens jours. Quel pouvait être de tout cela le sens?
Crapaud dans son trou était-il fou? ou qu’était-ce donc?--Bientôt après,
le secret fut dévoilé: mieux qu’en un sens figuré «l’assassinat avait
paru:» de Londres arrivèrent les journaux du matin, et l’on y vit que,
trois jours auparavant, un assassinat le plus superbe du siècle de
plusieurs degrés, avait eu lieu au cœur de Londres.

J’ai à peine besoin de dire que c’était le grand chef-d’œuvre
d’extermination de Williams chez M. Marr, au nº 29 de Ratcliffe Highway.
C’était le début de l’artiste. Ce qui advint chez M. Williamson douze
nuits après--la deuxième œuvre sortie du même ciseau--certains le
déclaraient même supérieur. Mais Crapaud dans son trou protestait
toujours, se mettait même en colère, à de telles comparaisons. «Ce
vulgaire _goût de comparaison_, comme l’appelle La Bruyère, observait-il
souvent, sera notre ruine. Chaque ouvrage a son propre caractère
spécial--chacun en soi est incomparable. Tel, peut-être, fera penser à
l’Iliade, tel autre à l’Odyssée: mais que gagne-t-on à de telles
comparaisons? Aucun des deux n’a jamais été, ne sera jamais surpassé;
et, quand vous aurez parlé pendant des heures, c’est à cela que vous
viendrez aboutir.» Quelque vaine cependant que puisse être toute
critique, il disait que des volumes pourraient être écrits sur chacun de
ces cas en lui-même; et il se proposait de publier à ce sujet un
in-quarto.

Mais comment Crapaud dans son trou était-il parvenu à entendre parler de
cette grande œuvre si tôt dans la matinée? Il en avait reçu un récit par
exprès, dépêché par un correspondant de Londres qui guettait les progrès
de l’art pour le compte de Crapaud, avec le mandat général d’envoyer un
exprès spécial, à quelque prix que ce fût, dès l’issue de toute œuvre
estimable qui apparaîtrait. L’exprès arriva pendant la nuit. Crapaud
dans son trou était couché. Il avait marmotté et grogné pendant des
heures, mais, naturellement, on le fit lever. En lisant la nouvelle, il
jeta les bras au cou de l’exprès, le proclama son frère et son sauveur,
et exprima le regret de n’avoir pas la puissance de le faire chevalier.

Et nous, les amateurs, apprenant qu’il était au loin, et par conséquent
qu’il ne s’était pas pendu, nous tenions pour certain de le voir parmi
nous bientôt. Effectivement bientôt il arriva; il saisit la main de tous
ceux près de qui il passait, il la pressa avec une grande effusion, ne
cessant de dire: «Eh bien, voici quelque chose qui ressemble à un
assassinat!--C’est bien la chose,--c’est pur,--voilà ce qu’on peut
approuver, recommander à un ami: voilà, dira tout homme qui réfléchit,
voilà la chose qui devait être! de telles œuvres suffisent pour nous
rajeunir.»

Et, en effet, l’opinion générale était que Crapaud dans son trou serait
mort sans cette renaissance de notre art, qu’il appelait un second
siècle de Léon X; et il était de notre devoir, disait-il, de la célébrer
solennellement. Pour le moment et _en attendant_[43], il proposait que
le club se réunît en un dîner. Un dîner fut donc donné par le club,
auquel tous les amateurs furent conviés dans un rayon de cent milles.

Sur ce dîner il reste d’amples notes sténographiques dans les archives
du club. Mais elles ne sont pas «développées», pour parler comme un
diplomate; et le reporter qui seul eût pu en donner le compte rendu
complet, _in extenso_, fait défaut, a, je crois, été assassiné. Mais,
plusieurs années après cette journée, et dans une circonstance peut-être
aussi intéressante, je veux dire le soulèvement des Thugs et le
thuggisme, on donna un second dîner. Sur ce dernier, j’ai moi-même pris
des notes, par crainte qu’un autre accident advînt au reporter
sténographe. Et je les joins ici.

Crapaud dans son trou, je dois le mentionner, était présent à ce dîner.
En fait, c’en fut une des circonstances les plus sentimentales. Étant
aussi vieux que les vallées au dîner de 1812, naturellement il était
aussi vieux que les monts au dîner Thug de 1838. Il s’était remis à
porter la barbe. Pourquoi, dans quel but, je ne saurais vous le dire.
Mais il en était ainsi. Tout son aspect était des plus bénins et des
plus vénérables. Rien ne saurait s’égaler au rayonnement angélique de
son sourire, quand il s’informa de l’infortuné reporter. Bel exemple
d’un scandale à huis clos, je vous dirai qu’on supposait que ce reporter
avait été tué par Crapaud lui-même, dans un emportement d’art créateur.
On lui répondit, avec des rugissements de rire, ainsi que le
sous-sheriff de notre comté: «Non est inventus.»

Là-dessus, Crapaud dans son trou rit outrageusement. Même nous pensions
tous que c’en était choquant. A l’ardente requête de la société, un
compositeur de musique fournit sur cette circonstance un beau morceau
d’ensemble, lequel fut chanté 5 fois après le dîner, au milieu
d’applaudissements et d’un rire inextinguible! En voici les paroles (et
le chœur s’efforçait de mimer aussi bellement que possible, le rire
spécial de Crapaud dans son trou):

  _Et interrogatum est a Crapaud dans son trou: Ubi est ille reporter?_

  _Et responsum est cum cachinno: Non est inventus._

  LE CHŒUR

  _Deinde iteratum est ab omnibus, cum cachinnatione undulante,
  trepidante: Non est inventus._

Crapaud dans son trou, je dois le dire, environ 9 ans plus tôt,
lorsqu’un exprès lui apporta la première nouvelle de la révolution de
Burke et de Hare[44] dans l’art, en était sur-le-champ devenu fou, et,
au lieu de lui accorder une pension pour toute sa vie ou de le faire
chevalier, il s’efforça de le _burkifier_; il fut en conséquence mis
dans une camisole de force, et c’est pour cette raison que nous n’eûmes
pas de dîner alors. Mais cette fois nous étions tous vivants et frappant
du pied, ceux de la camisole de force et les autres, et aucun absent ne
fut porté sur la liste. Étaient présents aussi beaucoup d’amateurs
étrangers.

Le dîner fini, le couvert ôté, tout le monde demanda le nouvel ensemble
«Non est inventus». Mais comme cela eût porté préjudice à la gravité
requise de la société durant les premiers toasts, je maîtrisai cet
appel. Après que les toasts nationaux eurent été portés, le premier
toast officiel du jour fut celui au Vieux de la Montagne. On but au
milieu d’un silence solennel.

Crapaud dans son trou remercia en un discours simple. Il s’identifiait
au Vieux de la Montagne par quelques brèves allusions qui firent hurler
de rire la société, et il termina en portant la santé de M. _Von
Hammer_, qu’il remercia beaucoup pour son érudite histoire du Vieux et
de ses sujets, les Assassins[45]. Là-dessus je me levai, je dis que sans
nul doute beaucoup des assistants connaissaient la place distinguée
qu’assignent les orientalistes au très érudit savant des choses turques,
l’autrichien Von Hammer; qu’il avait fait les plus profondes recherches
sur notre art dans ses affinités avec ces primitifs et éminents
artistes, les Assassins syriens de la période des Croisades; que son
œuvre était depuis plusieurs années déposée à la bibliothèque de notre
club. Jusqu’au nom de l’auteur, Messieurs, le désignait pour être
l’historien de notre art:--Von Hammer--

--«Oui, oui, interrompit Crapaud dans son trou, Von Hammer, c’est
l’homme pour être _malleus haereticorum_. Vous savez tous en quelle
considération Williams tenait le marteau, ou le maillet du charpentier
de navire, qui est tout un. Messieurs, je vous présente un autre grand
marteau: Charles von Hammer, le Marteau, ou en vieux français, Charles
Martel: il martela les Sarrazins jusqu’à ce qu’ils fussent tous aussi
morts que des clous de portes.

«A Charles Martel pour lui faire honneur!»

Mais l’explosion de Crapaud dans son trou, tout à la fois, et les
acclamations tumultueuses au grand-père de Charlemagne, avaient rendu à
présent la compagnie intraitable. L’orchestre fut de nouveau réclamé,
avec des cris de plus en plus orageux pour le nouveau chœur. Je prévis
une soirée tempêtueuse, je donnai ordre de me renforcer de trois garçons
de chaque côté, et le vice-président de même. Des symptômes
d’enthousiasme déréglé commencèrent à se manifester, et j’avoue que
moi-même j’étais très excité quand l’orchestre débuta avec sa tempête de
musique et que l’ensemble enflammé commença: _Et interrogatum est a
Crapaud dans son trou: Ubi est ille Reporter?_--Et la frénésie
passionnée devint absolument convulsive quand le chœur entier en vint à:
«_Et iteratum est ab omnibus: Non est inventus._»

Le toast suivant fut porté aux Sicaires juifs.

Je donnai l’explication suivante à l’assistance: «Messieurs, je suis sûr
qu’il vous intéressera tous d’apprendre que les Assassins, si anciens
qu’ils soient, ont eu une race de prédécesseurs dans leur pays même.
Dans toute la Syrie, mais particulièrement en Palestine, durant les
premières années de l’empereur Néron, il y a eu une bande de meurtriers
qui poursuivaient d’une façon toute nouvelle leurs études. Ils ne
pratiquaient pas la nuit, ni dans des endroits solitaires, mais,
considérant justement que les grandes foules sont en elles-mêmes une
sorte de ténèbres à cause de la densité de la presse et par
l’impossibilité d’y découvrir qui y a donné un coup, ils se mêlaient aux
cohues partout, spécialement à la grande fête pascale de Jérusalem, où
ils avaient positivement l’audace, Josèphe nous l’assure, de se presser
jusque dans le Temple;--et qui y auraient-ils choisi pour opérer, sinon
Jonathan même, le Pontifex Maximus? Ils le tuèrent, Messieurs, aussi
bellement que s’ils l’eussent tenu seul, par une nuit sans lune, dans
une allée étroite. Et lorsqu’on eut demandé quel était le meurtrier et
où il était:

--«Eh donc, il fut répondu, interrompit Crapaud dans son trou: _Non est
inventus._--Et dès lors, en dépit de tout ce que je pus faire ou dire,
l’orchestre partit, et toute l’assistance commença: _Et interrogatum est
a Crapaud dans son trou: Ubi est ille Sicarius? Et responsum est ab
omnibus: Non est inventus._»

Lorsque le chœur tempêtueux fut calmé, je repris: «Messieurs, vous
trouverez une relation très circonstanciée sur les Sicaires dans au
moins trois différentes parties de Josèphe: une fois dans le livre XX,
section V, chapitre VIII de ses «Antiquités»; une fois dans le livre I
de ses «Guerres»: et c’est dans la section X du chapitre premier cité
que vous trouverez une description spéciale de leur outillage. Voici ce
qu’il en dit: «Ils opéraient avec de petits cimeterres pas très
différents des _acinacæ_ persanes, mais plus recourbés, et aux yeux de
tout le monde, entièrement semblables aux semi-lunaires _sicæ_
romaines».--C’est chose parfaitement magnifique, Messieurs, d’entendre
la suite de leur histoire. L’unique cas, peut-être, dont on se
souvienne, d’une armée régulière de meurtriers rassemblée, d’un _justus
exercitus_, est le cas de ces _Sicaires_. Ils se réunirent en tel nombre
dans le désert que Festus lui-même fut obligé de marcher contre eux avec
la force légionnaire de Rome. Une bataille rangée eut lieu, et cette
armée d’amateurs fut entièrement taillée en pièces dans le désert. O
ciel, Messieurs, quel tableau sublime! Les légions romaines--le
désert--Jérusalem dans le lointain--une armée de meurtriers au premier
plan!»

Le toast suivant fut porté «au futur développement de l’outillage, avec
remerciements au Comité pour ses services.»

M. L., au nom du Comité qui avait fait un rapport sur ce sujet, adressa
des remerciements à son tour. Il fit un extrait intéressant de ce
rapport, où apparaissait l’importance qu’avaient attachée autrefois à
l’outillage les Pères tant grecs que latins. Pour confirmer ce fait
amusant, il fit un exposé frappant ayant trait à la première œuvre de
l’art antédiluvien. Le Père Mersenne, ce lettré français catholique
romain, à la page mille quatre cent trente et une[46] de son laborieux
commentaire de la Genèse, mentionne, sur l’autorité de plusieurs
rabbins, que la querelle entre Caïn et Abel survint au sujet d’une
femme; que, selon divers récits, Caïn avait travaillé avec ses dents
(Abelem fuisse _morsibus_ dilaceratum a Caïn), selon plusieurs autres,
avec l’os maxillaire d’un âne,--et c’est l’outil adopté par la plupart
des peintres. Mais il est agréable, pour l’esprit sensible, de savoir
qu’à mesure que la science s’est étendue, des vues plus profondes ont
été adoptées. Tel auteur tient pour une fourche, Saint Chrysostôme pour
un glaive, Irénée pour une faux, et Prudence, poète chrétien du
quatrième siècle, pour une _serpe_. Ce dernier écrivain manifeste son
opinion comme suit:

    «_Frater, probatae sanctitatis aemulus,
    Germana curvo colla frangit sarculo_:»

C’est-à-dire son frère, jaloux de sa sainteté, lui brise sa gorge
fraternelle avec une serpe recourbée. «Tout cela est respectueusement
présenté par votre Comité non tant comme décisif dans la question (en
effet il n’en est rien), que dans le but d’imprimer dans les jeunes
esprits l’importance qui a toujours été attachée à la qualité de
l’outillage par des hommes tels que Chrysostôme et Irénée.»

«Qu’Irénée soit pendu!» dit Crapaud dans son trou, en se levant
impatienté pour porter le toast suivant: «à nos amis d’Irlande, en leur
souhaitant une prompte révolution dans leur mode d’outillage, aussi bien
que dans toutes les autres matières touchant notre art!»

«Messieurs, je vous dirai la simple vérité: chaque jour de l’année,
quand nous prenons un journal, nous y lisons un commencement
d’assassinat. Nous disons: Voici qui est bon, voici qui est charmant,
voici qui est excellent! Mais voyez: à peine avons-nous lu un peu, que
le mot Tipperary ou Ballina--quelque chose trahit la façon irlandaise.
Aussitôt nous en avons dégoût; nous appelons le garçon, nous disons:
«Garçon, emportez ce journal, jetez-le dehors; c’est absolument un
scandale pour des narines de bon goût». J’en appelle à chacun, si,
découvrant d’un assassinat (peut-être, autrement, assez prometteur)
qu’il est irlandais, il ne se sent pas insulté autant que, quand, ayant
commandé du Madère, il découvre que c’est du vin du Cap, ou quand,
ramassant ce qu’il prend pour un champignon, il se trouve que c’est ce
que les enfants appellent moisissure blanche. La dîme, la politique,
quelque chose de mauvais dès le principe, vicie tout assassinat
irlandais. Messieurs, il faut réformer cela, ou l’Irlande ne sera pas un
pays habitable; du moins, si nous y habitons, nous faudra-t-il y
importer tous nos assassinats, c’est clair.» Crapaud dans son trou se
rassit, grondant d’une colère étouffée; et le tumultueux «Écoutez,
écoutez», en clameurs exprimait l’assentiment général.

Le toast suivant fut «à l’époque sublime du Burkisme et du Harisme».

On but avec enthousiasme. Et là-dessus un des membres fit à la Société
une communication très curieuse:--Messieurs, nous nous imaginons que le
Burkisme est une pure invention de nos jours; en effet, aucun
Pancirollus n’a jamais tenu compte de cette branche de l’art en écrivant
_de rebus deperditis_. Néanmoins, j’ai acquis la certitude que le
principe essentiel de cette variété de l’art a été connue des anciens,
bien que, comme l’art de peindre sur verre, de fabriquer les vases
murrhins, etc... elle se soit perdue durant les âges obscurs, faute
d’être encouragée. Dans la collection fameuse des épigrammes grecques
faite par Planude, il s’en trouve une au sujet d’un cas très fascinant
de Burkisme: c’est une parfaite petite perle d’art. Je ne puis, en ce
moment, mettre la main sur l’épigramme même, mais en voici un extrait
par Saumaise, tel que je l’ai trouvé dans ses notes sur Vopiscus: «_Est
et elegans epigramma Lucilii[47], ubi medicus et pollinctor de compacto
sic egerunt ut medicus aegros omnes curæ suæ commissos occideret._»
Telle était la base de la convention, vous voyez,--que, d’une part le
docteur, pour lui-même et ses ayants droit, promet et s’engage à tuer
dûment et fidèlement tous les patients commis à ses soins: mais
pourquoi? C’est là où se trouve la beauté du cas: «_Et ut pollinctori
amico suo traderet pollengendos_». Le _pollinctor_, comme vous savez,
était une personne dont c’était la fonction d’habiller et de préparer le
corps des morts en vue des funérailles. Le fondement original de la
transaction apparaît d’ordre sentimental: «C’était mon ami, dit le
docteur meurtrier,--il m’était cher», en parlant du pollinctor. Mais la
loi, Messieurs, est sévère et rigoureuse, mais la loi ne prêtera pas
l’oreille à des motifs si tendres. Pour que se soutienne un contrat de
cette sorte, légalement, il est essentiel qu’une compensation soit
donnée. Or, quelle était la compensation? Jusqu’ici tout l’avantage est
du côté du pollinctor; il sera bien payé de ses services, mais,
cependant, le généreux, le magnanime docteur ne gagne rien. Quel était
l’équivalent, je le demande à nouveau, que la loi insistera pour que le
docteur prenne, dans le dessein d’établir cette _récompense_ sans
laquelle le contrat serait sans force? Écoutez: «_Et ut pollinctor
vicissim τελαμῶνας quos furabatur de pollinctione mortuorum medico
mitteret donis ad alliganda vulnera eorum quos curabat_», ce qui
signifie: et que réciproquement le pollinctor transmettrait au médecin,
à titre de dons gracieux, pour en bander les blessures de ceux qu’il
traitait, les bandelettes ou brayers (τελαμῶνας) qu’il aurait réussi à
soustraire aux cadavres dans l’exercice de ses fonctions.

«A présent, le cas est clair. Le tout se réglait sur un principe de
réciprocité qui eût garanti à jamais leur trafic. Le docteur était aussi
chirurgien. Il ne pouvait pas tuer _tous_ ses patients. Quelques-uns de
ses patients devaient être conservés intacts. Pour ceux-là il lui
fallait des bandages de toile. Malheureusement les Romains portaient de
la laine, et c’est pourquoi ils se baignaient si souvent. Néanmoins, il
y _avait_ de la toile qu’on pouvait se procurer à Rome, mais elle était
monstrueusement chère; et les τελαμῶνες, ou bandages emmaillottant de
toile, dans lesquels la superstition les obligeait de ligaturer les
cadavres, devaient convenir parfaitement au chirurgien. Le docteur, par
conséquent, convient de fournir à son ami une succession constante de
cadavres,--pourvu que, ceci entendu une fois pour toutes, ledit ami, en
retour, lui fasse tenir la moitié des articles qu’il pouvait recevoir
des amis des intéressés tués ou à tuer. Le docteur recommandait
invariablement son si précieux ami le pollinctor (que nous pourrions
appeler le croque-mort); le croque-mort, avec le même respect des droits
sacrés de l’amitié, recommandait uniformément le docteur. Tels Pylade et
Oreste, ils étaient les modèles d’une amitié parfaite: de leur vivant,
ils furent dignes de s’aimer, et, au gibet, il faut l’espérer, ils
n’auront pas été séparés.

«Messieurs, il me faut rire effroyablement quand je pense à ces deux
amis tirant et tirant encore l’un sur l’autre: «Pollinctor en compte
avec Doctor, débiteur pour seize cadavres; créancier pour quarante-cinq
bandages, dont deux endommagés.»

Par malheur, leurs noms sont perdus, mais je m’imagine que ce devaient
être Quintus Burkius et Publius Harius.--Soit dit en passant, Messieurs,
quelqu’un a-t-il récemment entendu parler de Hare? J’apprends qu’il est
confortablement établi en Irlande, dans l’ouest, où il fait, de temps à
autre, une petite affaire; mais, comme il le fait observer avec un
soupir, seulement en détaillant,--sans rien qui ressemble à la belle
entreprise de gros qui fut si florissante et si illustre à Édimbourg.
«Vous voyez ce qui arrive quand on néglige le travail, et c’est bien la
principale moralité, l’ἐπιμύθιον, dirait Ésope, que retire Hare de son
expérience passée.»

Enfin, eut lieu le toast du jour: au Thuggisme dans toutes ses branches.

Les discours _attentés_ à ce moment critique du dîner dépassent tout
calcul. L’applaudissement fut si furieux, la musique si tempêtueuse, le
fracas des verres si incessant, dans la résolution générale de ne plus
jamais boire un toast moindre avec le même verre, que je suis incapable
de le rapporter. En outre, Crapaud dans son trou devenait ingouvernable.
Il tenait des pistolets qu’il déchargeait dans toutes les directions; il
envoyait son domestique chercher une _espingole_ et parlait de la
charger à balles. Nous comprîmes que son ancienne folie était revenue, à
la mention de Burke et de Hare, ou que, las de la vie encore une fois,
il avait résolu de disparaître à la faveur d’un massacre général. Cela,
nous ne pensions pas le tolérer, il devint donc indispensable de le
faire sortir à coups de pieds. Nous le fîmes sur le consentement
universel, toute la société prêta ses orteils, _uno pede_, pourrais-je
dire, tout en ayant pitié de ses cheveux gris et de son sourire
angélique. Durant l’opération, l’orchestre épancha son vieux chœur.
L’entière société chanta, et, ce qui nous fut une très grande surprise,
Crapaud dans son trou se joignit à nous pour chanter furieusement:

  _Et interrogatum est ab omnibus:--Ubi est ille Crapaud dans son trou?_

  _Et responsum est ab omnibus: Non est inventus._




POST-SCRIPTUM DE 1854

AVEC LA RELATION DES ASSASSINATS DE WILLIAMS ET DES MAC-KEAN


On ne saurait songer à se concilier des lecteurs d’une humeur si
saturnienne et si sombre qu’ils ne peuvent entrer en féconde sympathie
avec aucune sorte de gaîté, et moins encore quand la gaîté empiète, si
peu que ce soit, sur le domaine de l’extravagant. En pareil cas, ne pas
sympathiser, c’est ne pas comprendre; le badinage, s’il n’est pas goûté,
devient plat et insipide, et tout à fait dépourvu de sens. Par bonheur,
après que ces manants-là se seront tous retirés de mon auditoire, il me
restera une grande majorité de personnes qui proclament bien haut
l’amusement qu’elles ont retiré de mon bref mémoire; et en même temps
elles m’auront prouvé la sincérité de leur louange par l’expression
d’une censure un peu hésitante. A plusieurs reprises, on m’a glissé que
peut-être l’extravagance, encore que nettement intentionnelle en vue de
former un élément de la gaîté générale de la conception, allait trop
loin. Mais, je ne suis pas, moi, de cette opinion, et je prie mes
censeurs amicaux de se souvenir qu’un des objets directs, qu’une des
tentatives de cette _bagatelle_[48] consiste à regarder avec fixité le
bord de l’horreur et de tout ce qui, par une réalisation plus effective,
fût devenu tout à fait repoussant. L’excès même de l’extravagance
insinue au lecteur peu à peu la simple vapeur de ce que serait la
spéculation intégrale, et offre en même temps le moyen le plus sûr de
désabuser de l’horreur, laquelle autrement se pourrait grossir par trop
de sensibilité.

Qu’il me soit permis de rappeler, une fois pour toutes, à ceux qui
m’adressent de telles objections, cette proposition du doyen Swift: que
l’on dressât le compte des enfants en trop dans les trois royaumes (et
ceux-là, à cette époque, tant à Dublin qu’à Londres, étaient soignés
dans des hôpitaux d’enfants), afin de les engraisser et de les manger.
C’était là une extravagance plus audacieuse, certes, et, en quelque
sorte plus réalisable que la mienne, laquelle n’a pas mérité un seul
reproche, fût-ce à un dignitaire de l’église suprême d’Irlande. Sa
monstruosité même est son excuse. La pure extravagance est de mise pour
autoriser ou accréditer mon petit _jeu d’esprit_[49], précisément comme
les simples impossibilités de Lilliput, de Laputa, des Yahoos, etc., ont
autorisé cet autre[50]. Si donc, un homme pense qu’il vaille la peine de
tirer l’épée contre une bulle d’écume de gaîté aussi simple que cette
conférence sur l’esthétique de l’assassinat, je me réfugie, pour le
moment, sous le bouclier télamonien du doyen Swift.

Mais, en réalité,--et c’est ce qui à parler net, forme mon dessein en
retenant le lecteur par ce post-scriptum,--mon petit papier peut plaider
en faveur de son extravagance, une excuse privilégiée, comme il en
manque tout à fait pour ses écrits au Doyen.

Personne ne peut prétendre, fût-ce un instant, au nom du Doyen, qu’il y
ait dans la pensée humaine, aucune tendance ordinaire et naturelle de
s’arrêter sur les enfants en tant qu’objets de nourriture; dans les
seules conditions qu’on puisse concevoir, cela apparaîtrait comme la
forme la plus aggravée du cannibalisme,--le cannibalisme portant sur la
partie de l’espèce humaine la plus dépourvue de défense. Bien au
contraire, la tendance à juger critiquement ou esthétiquement les
incendies ou les assassinats est universelle. Est-on sollicité au
spectacle d’un grand incendie, sans nul doute la première impulsion sera
d’aider à l’éteindre. Seulement ce champ d’exercice est très limité,
bien vite il est rempli par une foule de professionnels réguliers,
entraînés et équipés pour ce service. Au cas d’un incendie qui a lieu
dans une propriété particulière, la compassion pour le désastre d’un
voisin nous empêche tout d’abord de traiter la chose comme un spectacle
de la scène. Mais peut-être le feu est-il confiné à des bâtiments
publics? En tous cas, après que nous avons payé notre tribut de regrets
à l’affaire considérée en tant que calamité, inévitablement, et sans
contrainte, nous en arrivons à la considérer comme un spectacle
théâtral. Des exclamations: que c’est grand! que c’est magnifique!
échappent dans une espèce d’extase à la multitude.

Par exemple, quand Drury Lane fut incendié dans le premier _decennium_
de ce siècle[51], l’effondrement du toit fut marqué par le suicide mimé
de l’Apollon protecteur qui surmontait et cimait le centre de ce toit.
Le dieu immobile, avec sa lyre, semblait contempler d’en haut les ruines
ardentes qui si vite se rapprochaient de lui. Soudain, les charpentes
qui le soutenaient cédèrent; un gonflement convulsif de flammes
pareilles à des vagues parut un moment soulever la statue; et alors,
comme dans un accès de désespoir, on vit la déité présidente non pas
tomber, mais se jeter elle-même dans le déluge du feu! elle s’y
précipita la tête la première, et, de toutes manières la descente eut
l’apparence d’une action volontaire.

Que s’en suivit-il? De tous les ponts sur le fleuve, de toutes les
places ouvertes d’où se voyait le spectacle, une rumeur soutenue s’éleva
d’admiration et de sympathie.

Quelques années avant cet événement, un prodigieux incendie se produisit
à Liverpool; le _Goree_, vaste amas de magasins, à côté d’un des docks,
fut consumé jusqu’au ras du sol. L’énorme édifice, haut de 8 ou 9
étages, chargé des marchandises les plus combustibles,--plusieurs
milliers de balles de coton, blés et avoines par milliers de
quarters[52], goudron, térébentine, rhum, poudre à fusil,
etc.,--continua durant plusieurs heures de la nuit à nourrir ce feu
formidable. Pour aggraver le malheur, il soufflait une brise de vent
régulière, (heureusement pour la navigation, elle soufflait vers la
terre, c’est-à-dire vers l’est) et sur toute la route de Warrington, à
18 milles de distance à l’est, l’air entier était illuminé par des
flammèches de coton, souvent imbibées de rhum, et par ce qui, semblable
à de véritables mondes d’étincelles flamboyantes, embrasait toutes les
régions supérieures de l’air. Tout le bétail couché dans les champs,
dans un rayon de 18 milles, fut jeté dans la terreur et dans
l’agitation. Les hommes, naturellement, lisaient dans le tumulte, qui
passait au-dessus de leurs têtes, de tourbillons scintillants et
flamboyants, l’annonce de quelque gigantesque calamité survenue à
Liverpool; et la lamentation à ce sujet était universelle. Mais cette
humeur de sympathie publique ne s’imposait pas à un point tel qu’elle
supprimât, ou même qu’elle détournât les élans momentanés d’une
admiration emphatique, tandis que ce grésil en flèches de feux aux
maintes couleurs courait sur les ailes de l’ouragan, tour à tour à
travers les profondeurs ouvertes de l’air et à travers les sombres
nuages du ciel.

Le même traitement, précisément, s’applique aux assassinats. Après le
premier tribut de regret à ceux qui ont péri, et, en tous cas, après que
les intérêts des personnes ont été tranquillisés par le temps,
inévitablement les traits scéniques, (ce qui peut esthétiquement
s’appeler les _avantages_) des différents assassinats sont passés en
revue et appréciés. Par conséquent, en faveur de mon extravagance, je
viens me réclamer, moi, d’un principe inévitable et perpétuel dans les
tendances spontanées de l’âme humaine, chaque fois qu’elle s’abandonne à
elle-même. Et nul ne pourra prétendre qu’un plaidoyer analogue puisse
être hasardé dans le cas de Swift.

Cette différence importante entre le Doyen et moi, tel est l’un des
motifs qui nécessitaient le présent post-scriptum. Le second objet du
post-scriptum sera de mettre le lecteur, d’une manière circonstanciée,
au courant des trois affaires mémorables d’assassinats que depuis
longtemps la voix des amateurs a couronnés du laurier, et plus
spécialement des deux premières, c’est-à-dire des immortels assassinats
de Williams, en 1812[53]. L’acte et l’acteur, chacun séparément, offre
le plus grand intérêt; et, comme quarante-quatre années se sont écoulées
depuis 1812, on ne saurait supposer que ni l’un ni l’autre soit connu de
façon approfondie par les hommes de la génération présente.

                   *       *       *       *       *

Jamais, d’un bout à l’autre, dans les annales de la Chrétienté
universelle, il n’y a eu, en vérité, un acte, commis par un seul
individu isolément, qui ait eu le pouvoir d’épouvanter les cœurs des
hommes autant que cet assassinat, ce carnage par lequel, durant l’hiver
de 1812, John Williams, en une heure, détruisit de fond en comble deux
maisons, en extermina, sauf deux, tous les habitants, et établit sa
propre suprématie sur tous les enfants de Caïn. Il serait tout à fait
impossible de décrire suffisamment la frénésie des sentiments qui,
durant l’entière quinzaine qui suivit, maîtrisa le cœur populaire: vrai
délire d’horreur indignée chez quelques-uns, vrai délire de l’épouvante
chez les autres.

Pendant douze jours de suite, sur l’avis sans fondement que le meurtrier
inconnu avait quitté Londres, la panique qui avait convulsé la puissante
métropole se répandit à travers l’île toute entière. J’étais, moi, à
cette époque, à environ trois cents milles de Londres, mais là, comme
partout, la panique était indescriptible. Une dame, ma proche voisine,
que je connaissais personnellement et qui vivait pour l’instant, durant
une absence de son mari, avec très peu de domestiques, dans une maison
très à l’écart, n’eut pas de repos jusqu’à ce qu’elle eût fait placer
dix-huit portes (elle-même me l’a raconté, et, du reste, persuadé par
preuve oculaire), dont chacune était bien fermée par de forts verrous et
des barreaux et des chaînes, entre sa chambre à coucher et tout intrus à
forme d’homme. La joindre, fût-ce dans son salon, était chose comparable
à la marche d’un drapeau blanc dans une forteresse assiégée; tous les
six pas, on était arrêté par une sorte de herse.

La panique ne se confinait pas chez les riches; des femmes de la
condition la plus humble plus d’une fois moururent sur-le-champ, du coup
que leur avaient porté des tentatives suspectes d’intrusion de la part
de vagabonds, lesquels ne méditaient probablement rien de pire qu’un
vol, mais les pauvres femmes, égarées par les journaux de Londres,
s’étaient imaginées que c’était le redoutable assassin de Londres.

Cependant, l’artiste solitaire, qui se reposait au centre de Londres, se
nourrissant du sentiment de sa propre grandeur, comme un Attila
domestique, comme un «Fléau de Dieu»,--cet homme qui cheminait dans les
_ténèbres_ et qui faisait fond sur l’assassinat (plus tard on l’a su),
en vue d’avoir du pain, des vêtements, et pour s’élever dans la
vie,--préparait en silence une réponse à effet aux gazettes publiques;
le douzième jour après son meurtre inaugural, il signalait sa présence à
Londres et avertissait tout le monde combien il était absurde de lui
attribuer des penchants champêtres, en frappant un second coup, en
accomplissant l’extermination d’une seconde famille.

Un peu allégée se trouva la panique _provinciale_, grâce à cette preuve
que l’assassin n’avait pas condescendu à se dérober à la campagne ni à
abandonner, un seul moment, sur les motifs de la prudence ou de la peur,
les grands _castra stativa_ métropolitains du crime géant, situés à
jamais sur les bords de la Tamise. En fait, le grand artiste dédaignait
la renommée provinciale; il doit avoir estimé la risible disproportion
du contraste entre une ville de la campagne ou un village, d’une part,
et de l’autre un ouvrage plus durable que l’airain--un κτημα ἐς αει--un
assassinat d’une telle qualité qu’il pût daigner le tenir pour un
ouvrage sorti de son propre atelier.

Coleridge, que je vis quelques mois après ces assassinats terrifiants,
me raconta que, pour sa part, bien qu’il résidât en ce temps-là à
Londres, il n’avait pas partagé la panique régnante; il n’en avait été
touché qu’en tant que philosophe, il avait été jeté dans une rêverie
profonde, au sujet du pouvoir formidable laissé à la disposition de
quiconque sait s’accommoder de l’abjuration de toutes les entraves de la
conscience, s’il est en même temps tout à fait libre de crainte. Mais
s’il ne partageait pas la panique publique, Coleridge ne considérait pas
cette panique comme le moins du monde déraisonnable; en effet, disait-il
très justement, dans cette vaste métropole il y a bien des milliers de
ménages composés exclusivement de femmes et d’enfants; il y en a bien
d’autres milliers qui, par nécessité, confient leur sauvegarde, durant
les longues soirées, à la discrétion de quelque jeune servante; pour peu
qu’elle se laisse persuader, sous le prétexte d’un message de la part de
sa mère, de sa sœur ou de son amoureux, et ouvre la porte, dès lors, en
une seconde de temps, s’en va à la ruine la sécurité de la maison.

Cependant, en ce temps-là, et pendant plusieurs mois consécutifs, la
pratique prévalut de mettre solidement la chaîne sur la porte avant de
l’ouvrir, ce qui servit pendant bien longtemps à rappeler la profonde
impression laissée à Londres par M. Williams.

Southey, puis-je ajouter, entra profondément dans le sentiment public à
cette occasion, et il me dit, une semaine ou deux après le premier
assassinat, que c’était bien un événement particulier de cet ordre qui
pouvait atteindre à la dignité d’un événement national[54].

Maintenant que j’ai préparé le lecteur à apprécier à sa vraie proportion
cet épouvantable tissu d’assassinats (souvenir d’une époque laissée à 42
ans derrière nous, on ne saurait les supposer vraiment connus d’une
personne sur quatre de cette génération), je vais passer aux détails
circonstanciés de l’affaire.

Avant tout un mot quant à la scène locale des meurtres. Ratcliffe
Highway est une grande voie de communication dans un quartier très
chaotique du Londres oriental ou nautique. En ce temps-là (c’est-à-dire
en 1812), aucune police suffisante n’existait, sauf la police
_détective_ de Bow Street--admirable pour son objet particulier, mais
absolument disproportionnée au service général de la capitale,--c’était
donc un quartier très dangereux. Un homme sur trois, pour le moins, y
pouvait être compté comme étranger: Lascars, Chinois, Maures, Nègres, se
rencontraient à tous les pas. Et, outre le ruffianisme multiple caché
impénétrablement sous les chapeaux mêlés aux turbans de ces gens dont le
passé était insaisissable aux yeux des Européens, on ne l’ignore pas, la
marine de la chrétienté (spécialement, en temps de guerre, la marine de
commerce) est le sûr réceptacle de tous les meurtriers et de tous les
ruffians à qui leurs crimes ont donné un motif de se dérober, pour une
saison, aux regards du public. Peu de gens de cette catégorie, c’est
vrai, sont qualifiés pour se donner comme des hommes de mer capables; en
tout temps, et spécialement durant une guerre, seule une petite
proportion (un _nucleus_) dans l’équipage d’un bateau comporte des
hommes capables--la grande majorité est simplement composée de terriens
sans expérience.

Mais John Williams, qui avait été, à plusieurs reprises, compté comme
marin à bord de différents navires des Indes, etc., était probablement
un marin accompli. C’était, en effet, un homme généralement avisé et
adroit, fertile en ressources dans toutes les difficultés soudaines, et
qui se pliait avec la plus grande souplesse à toutes les variations de
la vie sociale.

Williams était un homme de taille moyenne (de 5 pieds 7 pouces et demi à
5 pieds 8 pouces), d’une complexion dégagée, plutôt mince, mais vibrant,
passablement musculeux et net de toute chair superflue.

Une dame qui l’a vu à son interrogatoire (je crois, au bureau de police
de la Tamise), m’a assuré que ses cheveux étaient de la couleur la plus
extraordinaire et la plus vive,--je veux dire d’un jaune brillant,
tenant à peu près le milieu entre la couleur de l’orange et celle du
citron. Williams était allé dans l’Inde, principalement au Bengale et à
Madras, et il avait été aussi sur l’Indus. Or, il est notoire qu’au
Pendjab, les chevaux appartenant aux castes élevées sont souvent peints,
cramoisi, bleu, vert, pourpre; et Williams, me semble-t-il, pouvait,
dans le dessein possible de se déguiser, avoir pris une idée de cette
pratique de Sind et de Lahore, si bien que peut-être cette couleur
n’était pas naturelle. Pour le reste, son aspect était assez naturel
et--si j’en juge d’après une statuette de lui en plâtre, que j’ai
achetée à Londres,--je dirais médiocre en ce qui regarde la structure de
son visage.

Quelque chose, cependant, frappait, qui s’accordait bien avec
l’impression de son naturel de tigre: son visage portait en tout temps
une pâleur exsangue, spectrale. «Vous auriez imaginé, disait mon
informatrice, que dans ses veines ne circulait pas le sang rouge de la
vie, celui qui s’enflamme par la chaleur de la honte, de la colère ou de
la pitié,--mais une sève verte ne jaillissant pas d’un cœur humain.» Les
yeux semblaient glacés et vitreux, comme si la lumière en était toute
convergée sur quelque victime cachée dans le lointain. En cela, son
aspect pouvait être repoussant; mais, d’autre part, la déposition
concordante de beaucoup de témoins, et aussi la déposition silencieuse
des faits le montrent, ce que sa manière d’être avait d’huileux et
d’insinuation serpentine neutralisait le caractère repoussant de son
visage spectral, et lui ménageait auprès de jeunes femmes
inexpérimentées un accueil des plus favorables. En particulier, une
jeune fille de bonne éducation, que Williams avait sans doute le dessein
de tuer, déposa qu’une fois, comme il était assis seul à côté d’elle, il
lui avait dit: «Eh bien! Mademoiselle R..., supposons que j’apparaisse,
vers minuit, à côté de votre lit, armé d’un couteau à découper, que
diriez-vous?» Et la jeune fille confiante lui avait répondu: «Oh!
Monsieur Williams, si c’était un autre, je serais effrayée. Mais, en
entendant _votre_ voix, je me tranquilliserais.» Pauvre petite! que ce
tracé de premier jet, M. Williams l’eût rempli et réalisé, et elle
aurait vu quelque chose dans le visage cadavérique, entendu quelque
chose dans la voix sinistre qui eût dérangé sa tranquillité à jamais.
Mais rien moins que de si terribles expériences ne pouvait valoir pour
démasquer M. John Williams.

                   *       *       *       *       *

C’était dans la nuit d’un samedi de décembre; M. Williams, nous
supposerons qu’il avait fait son _coup d’essai_[55] bien longtemps
auparavant, se frayait un chemin à travers les rues encombrées et
affairées. Dire c’était agir. Et cette nuit, il s’était dit en secret
qu’il allait exécuter un projet déjà ébauché, lequel, une fois fini,
était destiné à frapper, le jour suivant, de consternation «tout le
puissant cœur» de Londres, du centre à la circonférence. Plus tard on
s’en est souvenu, il avait quitté en vue de sa sombre mission son
logement, vers onze heures du soir; non qu’il eût l’intention de
commencer si tôt; mais il lui était nécessaire de procéder à des
reconnaissances. Il portait ses outils serrés sous son ample et spacieux
vêtement tout boutonné. C’était en harmonie avec la subtilité générale
de son caractère et sa haine élégante de la brutalité, que, par un
agrément universel, ses manières fussent distinguées pour leur suavité
exquise; le cœur de tigre se masquait sous le raffinement le plus
insinuant et le plus onduleux. Toutes ses connaissances dans la suite
ont décrit sa dissimulation comme si aisée et si parfaite que, si en
suivant son chemin dans les rues toujours encombrées de monde le samedi
soir dans les quartiers pauvres, il avait par mégarde coudoyé quelqu’un,
il se fût (pour satisfaire tout le monde) arrêté à lui présenter les
excuses les plus convenables. Avec son cœur diabolique couvant le plus
infernal des projets, il se serait encore interrompu pour exprimer
l’aimable souhait que l’énorme maillet qu’il portait sous les boutons de
son pardessus élégant, n’eût pas causé de mal à l’étranger avec qui il
était venu en collision. Titien, je crois, à coup sûr Rubens, et
peut-être Van Dyck s’étaient fait une loi de ne jamais pratiquer leur
art qu’en grand costume--manchettes de dentelles, perruque à bourse et
épée à poignée de diamant; M. Williams, on a des raisons de le croire,
quand il sortait pour un grand massacre compliqué, portait toujours des
bas et des escarpins noirs; il n’aurait, sous aucun prétexte, humilié sa
condition d’artiste jusqu’à porter une robe de chambre.

Dans sa deuxième grande œuvre, il a été remarqué et rappelé, très
particulièrement, par le seul et unique homme tremblant qui, sous les
tuantes agonies de la peur, fut contraint (comme va voir le lecteur) de
se faire, dans une place cachée, le témoin solitaire de ces atrocités,
que M. Williams portait un long habit bleu du drap le plus fin et
richement doublé de soie. Parmi les anecdotes qui circulaient à son
sujet, on disait dans le temps que M. Williams employait le premier des
dentistes et aussi le premier des pédicures. En aucune matière, il n’eût
voulu patronner une habileté de second ordre. Et, sans nul doute, dans
cette périlleuse petite branche d’industrie qu’il pratiquait, on peut le
regarder comme le plus aristocratique et le plus délicat des artistes.

Mais qui était la victime vers la demeure de laquelle il se hâtait? A
coup sûr, il ne pouvait pas avoir l’imprudence de mettre à la voile pour
tenir une course aventureuse à la recherche d’une personne de hasard à
tuer? Oh! non; il s’était, quelque temps d’avance, assuré de la
personne, je veux dire d’un ancien ami très intime. Il semble, en effet,
qu’il ait établi comme maxime que la personne la meilleure à tuer est un
ami, ou, à défaut d’un ami, article qu’on ne saurait toujours avoir à sa
disposition, une connaissance: dans ces deux cas, lorsqu’on approche de
son sujet, la suspicion se trouve désarmée, tandis qu’un étranger
prendrait l’alarme et trouverait, dans l’aspect même de son meurtrier
élu, l’avertissement d’avoir à se tenir sur ses gardes.

Dans le cas présent, on a regardé sa victime prétendue comme réunissant
la double condition: originellement ç’avait été un ami, qui, par la
suite, sur quelque bon motif survenu, s’était transformé en ennemi. Ou,
plus probablement, disaient d’autres, les sentiments depuis longtemps
s’étaient assoupis qui avaient donné la vie à des rapports soit
d’amitié, soit d’inimitié.

Marr, tel est le nom de cet homme infortuné, choisi (pour sa qualité
d’ami ou d’ennemi) comme l’objet du travail de la présente nuit du
samedi. L’histoire qui courait en ce temps-là, au sujet de la liaison de
Williams et de Marr--et qui jamais, vraie ou fausse, n’a été démentie
par l’autorité--c’est qu’ils avaient navigué sur la même malle des Indes
jusqu’à Calcutta, et qu’ils s’étaient pris de querelle en mer. Une autre
version de l’histoire disait:--Non, ils se sont disputés après être
revenus de la mer, et l’objet de leur querelle était Mme Marr, très
jolie jeune femme, aux faveurs de laquelle ils s’étaient trouvés
candidats rivaux, et ils s’étaient pris soudain l’un pour l’autre de la
plus amère inimitié. Certains détails donnaient une couleur de
probabilité à cette histoire. Au demeurant, il est parfois advenu, à
l’occasion d’un assassinat qui s’expliquait insuffisamment, que, pure
bonté de cœur ne tolérant pas un motif simplement sordide à un
assassinat éclatant, quelqu’un ait forgé et que le public ait accrédité
une histoire pour représenter l’assassin comme ayant agi sous quelque
impulsion d’un ordre plus élevé. Dans cette affaire, le public, trop
choqué par l’idée que Williams, pour un simple motif de lucre, eût pu
consommer une tragédie si complexe, accueillit volontiers le conte qui
le représentait sous l’empire d’une malveillance mortelle, accrue par la
rivalité la plus passionnée et la plus noble au sujet des faveurs d’une
femme. Le cas demeure, jusqu’à un certain point, douteux,--mais
certainement la probabilité est que Mme Marr avait été la juste cause,
_causa teterrima_, de la discorde des deux hommes.

Mais les minutes se font nombreuses, les sables du sablier s’écoulent
qui mesurent la durée de cette discorde sur la terre. Cette nuit, elle
va cesser. Demain est le jour qu’en Angleterre on nomme dimanche, qu’en
Écosse on nomme de son nom judaïque de Sabbat. Pour les deux nations,
sous les noms différents, le jour a la même fonction: c’est pour toutes
les deux le jour du repos. Pour toi aussi, Marr, ce sera le jour du
repos, cela est écrit; et toi encore, jeune Marr, tu vas trouver le
repos--toi et ta famille, et l’étranger qui est sous ton toit. Mais ce
repos sera dans le monde qui se trouve au delà de la tombe. De ce côté
de la tombe, vous allez dormir tous votre sommeil dernier.

C’était une nuit d’extraordinaires ténèbres; dans cet humble quartier de
Londres, quelle que puisse être la nuit, lumineuse ou obscurcie, calme
ou orageuse, toutes les boutiques restaient ouvertes les nuits du samedi
jusqu’à minuit au moins, et beaucoup une bonne demi-heure en plus. Là,
il n’y avait pas de superstition pédante et judaïque au sujet des
limites exactes du dimanche. Au pis aller, le dimanche s’étendait depuis
une heure du matin, le premier jour, jusqu’à huit heures du matin, le
jour suivant, et accomplissait de la sorte un cercle de trente et une
heures. C’était, assurément, bien assez long. Marr, particulièrement
dans la soirée de ce samedi-là, eût été satisfait même qu’il fût plus
court, à condition qu’il vînt plus tôt; car il avait peiné derrière son
comptoir pendant seize heures.

Voici quelle était la situation de Marr dans la vie:--il tenait une
petite boutique de bonneterie, et avait placé dans son fonds et dans la
fourniture de sa boutique environ 180 livres sterling. Comme tous les
hommes engagés dans le commerce, il éprouvait certaines inquiétudes. Il
n’était qu’un tout nouveau débutant, et déjà de mauvaises dettes
l’avaient alarmé, des effets venaient à maturité qui, vraisemblablement,
ne coïncideraient pas avec des ventes en rapport. Mais, de par sa
constitution, il était, comme sanguin, plein d’espérances. En ce
temps-là c’était un jeune homme de 27 ans, robuste et de fraîche
couleur, que ne gênaient qu’à un très faible point ses perspectives
commerciales; toujours de belle humeur, se promettant (bien en vain!)
pour cette nuit et la nuit suivante tout au moins, de reposer sa tête
lasse et ses soucis sur le sein fidèle de sa douce, aimable jeune femme.

La famille de Marr se composait de cinq personnes, à savoir:

D’abord, lui-même, qui, si lui devait advenir la ruine dans les limites
du langage commercial, aurait bien assez d’énergie pour se relever de
nouveau, pareil à une pyramide de feu, et pour planer bien haut
par-dessus la ruine plusieurs fois répétée. Oui, pauvre Marr, ce
pourrait être ainsi, pourvu que tu fusses laissé à ton énergie native
sans encombre; mais voici qu’à présent se tient de l’autre côté de la
rue quelqu’un né de l’enfer et qui oppose son péremptoire refus à toutes
tes perspectives les plus flatteuses.

La deuxième sur la liste de la famille se trouve sa jolie et aimable
femme, laquelle est heureuse à la manière des épouses adolescentes, car
elle n’a que 22 ans, et inquiète seulement (quand elle l’est) au sujet
de son enfant adoré.

En troisième lieu, en effet, il y a dans un berceau, à moins de neuf
pieds plus bas que la rue, je veux dire dans une cuisine chaude et
agréable, et bercé à intervalles par la jeune mère, un bébé de huit
mois. Depuis dix-neuf mois, Marr et elle sont mariés et c’est là leur
premier né. Ne vous affligez pas pour l’enfant qui va devoir observer le
profond repos du dimanche dans un autre monde; car pourquoi un orphelin,
plongé jusqu’aux lèvres dans la pauvreté, une fois privé de ses père et
mère, traînerait-il sur une terre étrangère et assassine?

En quatrième lieu, il y a un brave garçon, un apprenti, mettons de
treize ans,--un garçon du Devonshire[56], d’une belle figure, tels que
le sont pour la plupart les jeunes gens du Devonshire; content de sa
place, pas surmené, traité avec bonté par son maître et par sa
maîtresse.

Cinquièmement, et pour finir, fermant la marche de cette paisible
famille, une servante, jeune femme adulte qui, très remarquable par la
bonté de son cœur, occupait (comme il arrive souvent dans les familles
de prétentions modestes quant au rang) une sorte de situation de sœur
dans ses relations avec sa maîtresse.

Un grand changement démocratique s’effectue en ce moment précis (1854)
et depuis vingt ans s’est effectué dans la société britannique. Des
multitudes de personnes ont trouvé honteux de dire les mots «mon maître»
et «ma maîtresse»; le terme qui vient les déposséder lentement est «mon
employeur». Or, aux États-Unis, une telle expression hautement
démocratique, encore que désagréable en tant qu’elle est l’inutile
proclamation d’une indépendance que personne ne conteste, ne comporte,
cependant, aucun mauvais effet durable. Les auxiliaires domestiques s’y
trouvent assez généralement dans un état de transition qui aboutit si
sûrement et si vite à les mettre eux-mêmes à la tête d’un établissement
domestique leur appartenant en propre, qu’en effet ils ignorent, au
moment présent, un rapport qui, tout compte fait, devra se dissoudre
dans un an ou deux. Mais en Angleterre, où n’existe pas la même réserve
de terres perpétuellement en excédent, la tendance de ce changement est
pénible. Elle porte en soi l’expression affligeante et grossière de
l’immunité quant à un joug, qui était en tout cas bien souvent léger et
bénin. Ailleurs je développerai ce que je prétends dire.

Ici, apparemment, au service de Mme Marr, le principe en question se
démontrait lui-même par la pratique. Mary, la servante, éprouvait un
respect sincère et simple pour une maîtresse qu’elle voyait si fermement
occupée de ses devoirs domestiques, et qui, si jeune, investie d’une
légère autorité, ne l’exerçait jamais par caprice, mais la manifestait
toujours d’une façon remarquable. D’après le témoignage de tous les
voisins, elle se comportait, vis-à-vis de sa maîtresse, avec une nuance
de respect discret, tout en se montrant ardente à la soulager, chaque
fois que c’était possible, du poids de ses devoirs maternels, par les
services joyeux et volontaires d’une vraie sœur.

Telle était la jeune femme que tout à coup, trois ou quatre minutes
avant minuit, Marr appela du bord de l’escalier, la chargeant d’aller
acheter des huîtres pour le souper de la famille. De quels minces
hasards dépendent bien souvent de sérieux résultats qui durent la vie!
Marr, occupé par les affaires de sa boutique, Mrs Marr, occupée par
quelque indisposition et un réveil de son bébé, avaient oublié l’un et
l’autre de s’inquiéter du souper. Le temps, de moment en moment,
restreignait la possibilité d’un choix varié; et l’on commanda des
huîtres, sans doute comme la chose la plus probable à trouver après que
minuit aurait sonné. Et voilà que de cette circonstance insignifiante
allait dépendre la vie de Mary! Qu’on l’eût envoyée chercher le souper
comme à l’ordinaire entre dix et onze heures, il est bien certain
qu’elle, le seul membre de la famille entière qui ait échappé à la
tragique extermination, n’y eût pas échappé, il n’est que trop certain
qu’elle aurait partagé la destinée commune.

Maintenant il était devenu nécessaire de faire vite, hâtivement; donc,
ayant reçu de l’argent de Marr, un panier à la main, tête nue, Mary
courut hors de la boutique. Ce fut dans la suite, à se le remémorer, un
souvenir qui lui glaçait le cœur que, précisément en passant le seuil de
la boutique, elle avait remarqué de l’autre côté de la rue, à la lumière
des réverbères, la figure d’un homme, stationnaire à ce moment, mais qui
l’instant d’après avait lentement bougé.

C’était Williams, ainsi qu’un petit incident, tout juste avant ou tout
juste après (il est à présent impossible de dire lequel des deux) l’a
prouvé suffisamment. Or, si l’on considère le désordre et la hâte
inévitables de Mary dans les conjonctures posées, le temps à peine
suffisant pour avoir chance de faire sa commission, il devient évident
qu’elle a dû sentir se rattacher un sentiment profond de malaise
mystérieux aux mouvements de cet inconnu, sans quoi, assurément, son
attention ne se fût pas trouvée disponible pour si peu de chose.

Sur ce point même elle a jeté un peu de lumière pour ce qui pouvait, à
demi consciemment, se passer alors dans son esprit. Elle disait que,
nonobstant l’obscurité qui ne lui aurait pas permis de reconnaître les
traits de l’homme ni de s’assurer de l’exacte direction de ses yeux,
elle avait pourtant remarqué que, d’après son maintien quand il se mit
en marche, et d’après la visible allure de sa personne, il devait être
en train de regarder vers le nº 29.

Le petit incident auquel j’ai fait allusion et qui confirme l’opinion de
Mary c’est que, à un moment très rapproché de minuit, le _watchman_, le
veilleur de nuit, avait particulièrement remarqué cet étranger. Il
l’avait observé qui regardait continuellement dans la fenêtre de la
boutique de Marr, et il avait trouvé cette action, en la rapprochant des
apparences de l’homme, tellement suspecte qu’il entra dans la boutique
de Marr pour lui communiquer ce qu’il avait vu.

Il établit ce fait, plus tard, devant les magistrats, en ajoutant que,
dans la suite, c’est-à-dire très peu de minutes après minuit (huit ou
dix minutes, probablement, après le départ de Mary), comme il repassait,
selon sa tournée ordinaire d’une demi-heure, Marr lui avait demandé de
l’aider à fermer ses volets. Ce fut là la dernière communication entre
eux; et le watchman avertit Marr que le mystérieux étranger semblait,
cette fois, s’être éloigné et qu’il ne s’était plus fait voir depuis le
premier avis donné par le watchman à Marr.

Il est hors de doute que Williams avait observé la visite du watchman à
Marr, et qu’ainsi son attention avait été attirée sur l’indiscrétion de
son propre maintien, si bien que l’avertissement, donné inefficacement à
Marr, c’est Williams qui en avait tenu compte.

Et, c’est à peine si on peut le mettre davantage en doute, le _chien
sanguinaire_ avait commencé son œuvre dans la minute qui suivit celle où
le watchman aida Marr à poser ses volets, en voici la raison:

Ce qui empêchait Williams de commencer plus tôt, c’était l’exposition de
tout l’intérieur de la boutique aux regards des passants de la rue. Il
était indispensable que les volets fussent fermés avec soin pour que
Williams pût, en sécurité, se mettre à l’ouvrage. Mais, dès que cette
précaution préliminaire serait prise et qu’il se serait assuré un abri
contre la vue du public, ne perdre aucun moment par un retard devenait
dès lors d’une bien plus grande importance qu’il ne l’avait été
primitivement de ne rien hasarder par de la précipitation. Tout
dépendait de ce fait, pénétrer avant que Marr eût clos la porte.

Toute autre manière d’entrer (par exemple, en attendant le retour de
Mary pour faire son entrée en même temps qu’elle), on le verra, Williams
y aurait compromis un précieux avantage que, si on lit ses actions
muettes dans leur exacte ordonnance, il a dû, le lecteur va le
comprendre, mettre à profit.

Williams attendit, par nécessité, que le bruit des pas du watchman se
fût éloigné; il attendit peut-être trente secondes; passé ce danger, le
danger prochain était que Marr se mît à clore sa porte: un tour de clé,
et l’entrée était fermée à l’assassin. C’est pourquoi il s’élança au
dedans, et d’un mouvement adroit de la main gauche il tourna, sans
doute, la clé, sans laisser Marr s’apercevoir de ce stratagème fatal. Il
est en vérité admirable et des plus intéressants de suivre la marche
successive du monstre, et de noter l’absolue certitude avec laquelle les
silencieux hiéroglyphes de l’affaire nous décèlent tout le processus et
les mouvements du drame sanglant, non moins sûrement et aussi pleinement
que si nous avions été nous-mêmes cachés dans la boutique de Marr ou que
si nous avions contemplé du haut des cieux de pitié, ce vautour infernal
qui ne savait pas ce que pitié veut dire.

Qu’il ait caché à Marr son artifice secret et rapide quant à la serrure,
cela est évident; parce que sinon, Marr eût aussitôt pris l’alarme,
surtout après ce que le watchman lui avait communiqué! Or on verra
bientôt que Marr ne s’était pas alarmé. Certes, pour le plein succès de
Williams, il importait, au plus haut degré, d’empêcher et de prévenir
tout hurlement, tout cri d’agonie de Marr. De telles clameurs et dans
une situation si légèrement défendue contre la rue, je veux dire par les
murs les plus minces, se font entendre du dehors à peu près aussi
clairement que si elles s’élevaient dans la rue. Ces clameurs, il était
donc indispensable de les étouffer. Elles furent étouffées; et le
lecteur va comprendre comment.

Mais, en ce moment laissons le meurtrier seul avec ses victimes. Que
durant 50 minutes il travaille à sa guise. La porte d’entrée, comme nous
savons, est maintenant assurée contre tout secours. Il n’y a pas de
secours. Attachons donc notre vue sur Mary, et, quand tout sera achevé,
revenons avec elle lever le rideau et lire l’horrible monument de tout
ce qui s’est passé pendant son absence.

La pauvre fille, l’esprit inquiet à un point qu’elle ne pouvait qu’à
moitié comprendre, errait de ci, de là, à la recherche d’un débit
d’huîtres; et n’en trouvant pas qui fût encore ouvert dans le rayon que
lui avait fait connaître son expérience ordinaire, elle se dit que le
mieux était de tenter la chance dans un quartier plus éloigné. Elle
voyait, dans le lointain, briller et scintiller les réverbères qui
l’attiraient; et, ainsi, à travers des rues inconnues pauvrement
éclairées[57], par cette nuit particulièrement obscure, dans une région
de Londres où des tumultes furieux continuellement la détournaient de ce
qui semblait le droit chemin, il était bien naturel qu’elle s’égarât.
Pendant ce temps, le dessein dans lequel elle était sortie était devenu
sans espoir. Il ne lui restait plus qu’à revenir sur ses pas. Mais là
était la difficulté! Car elle avait peur de demander son chemin à des
passants de hasard dont l’obscurité l’empêchait de reconnaître les
dehors. A la longue, à sa lanterne elle reconnut un watchman. Par lui,
elle fut remise dans la bonne route, et dix minutes plus tard, elle se
retrouvait devant la porte du nº 29 de Ratcliffe Highway. En même temps,
elle se convainquit qu’elle avait dû être absente pendant 50 à 60
minutes; elle avait, en effet, entendu dans le lointain, le cri _une
heure passé_, lequel, commencé quelques secondes après une heure, durait
sans interruption de 10 à 12 minutes.

Dans le trouble des inquiétudes torturantes qui aussitôt la surprirent,
bien entendu, il lui est devenu difficile de se rappeler distinctement
toute la succession des doutes, des appréhensions et des pressentiments
ombrageux qui fondirent sur elle soudain. Mais, autant qu’elle ait pu se
rappeler, elle n’a pas, au premier moment qu’elle atteignit la maison,
remarqué rien qui fût décidément alarmant.

Dans le plus grand nombre des villes, les sonnettes sont les instruments
principaux de communication entre la rue et l’intérieur des maisons; à
Londres, les marteaux dominent. Chez Marr, il y avait à la fois un
marteau et une sonnette. Mary sonna, et en même temps elle heurta
légèrement. Elle n’avait aucune crainte de déranger son maître ou sa
maîtresse, elle était bien sûre de les trouver encore debout. Elle
n’avait d’inquiétude que pour le bébé qui, dérangé, aurait pu encore
priver sa mère du repos de la nuit. Elle savait bien que, des trois
personnes attendant avec anxiété son retour, et, à ce moment, peut-être
sérieusement tourmentées de son retard, le moindre perceptible murmure
venu d’elle devait en un moment en amener une à la porte.

Mais qu’est-ce donc? A son grand étonnement, et avec l’étonnement
s’insinuait en elle une terreur glaciale--elle n’entendit ni mouvement,
ni rumeur, monter de la cuisine. Au moment même lui revint, dans une
angoisse frissonnante, l’image confuse de cet étranger au large vêtement
sombre qu’elle avait vu se glisser furtif sous la lumière ombrageuse du
réverbère, et qui, trop sûrement, guettait les mouvements de son maître:
et voilà qu’elle se reprochait amèrement, quelque pressante que fût sa
hâte, de n’avoir pas averti M. Marr de cette apparition suspecte. Pauvre
fille! Elle ne savait pas alors que si un tel avis avait pu être valable
pour mettre Marr sur ses gardes, il lui était venu d’autre part, si bien
qu’à cette omission, en réalité due seulement à sa hâte de faire la
commission de son maître, on ne pouvait imputer le résultat fâcheux.
Mais de telles réflexions, en ce sens ou en tout autre, furent
englouties en ce moment dans la panique qui lui montait.

Que son double appel eût pu n’être pas remarqué,--ce seul fait, tout à
coup, lui fut une révélation d’horreur. Qu’une personne se fût endormie,
mais deux--mais trois--cela était une pure impossibilité. Et même, à les
supposer toutes les trois ensemble et le bébé ensevelis dans le sommeil,
combien encore restait inexplicable ce total--ce total silence! Très
certainement à ce moment quelque chose comme de l’horreur hystérique
couvrit d’une ombre la pauvre fille, et alors elle se mit à tirer la
sonnette avec une violence qui appartient à de la terreur maladive. Cela
fait, elle s’arrêta; elle gardait encore assez d’empire sur soi, bien
que, vite, vite, il fût en train de l’abandonner, pour réfléchir que si
quelque accident écrasant avait obligé Marr et son apprenti à laisser la
maison et à aller chercher une assistance chirurgicale dans des
quartiers assez éloignés (chose à peine supposable),--même dans ce cas,
Mme Marr et son enfant seraient restés, et ne fût-ce qu’un murmure, à
toute extrémité, la jeune mère aurait répondu.

S’arrêter donc, s’imposer à elle-même un rigoureux silence, de façon à
laisser venir la réponse possible à son appel dernier, ce devint pour
elle le devoir, par un effort spasmodique. Écoute donc, pauvre cœur
tremblant; et, vingt secondes, tiens-toi immobile comme la mort!
Immobile comme la mort, elle l’était; et durant cette redoutable
immobilité, comme elle étouffait son souffle pour pouvoir écouter, il se
produisit un incident d’une terreur mortelle qui, jusqu’au jour de sa
mort, ne cessera de renouveler dans son oreille ses échos. Elle, Mary,
la pauvre fille tremblante, qui se contenait et se maîtrisait par un
effort suprême, afin de laisser plein accès à la réponse que pouvait
faire, à son dernier appel frénétique, sa chère jeune maîtresse, à la
fin et très distinctement elle entendit à l’intérieur de la maison un
bruit. Oui, maintenant, sans doute possible, une réponse se fait à son
appel. Mais quelle réponse?

Sur l’escalier--non pas l’escalier qui conduisait, en bas, à la cuisine,
mais sur l’escalier qui conduisait, en haut, à l’unique étage des
chambres à coucher,--elle entendit un bruit de craquement. Puis elle
entendit très distinctement un pas: une marche, deux, trois, quatre
marches lentement, distinctement descendues. Puis, les redoutables pas,
elle les entendit, s’avancèrent au long de l’étroit couloir vers la
porte. Les pas--ô ciel! les pas de qui?--se sont arrêtés à la porte. On
pouvait entendre la respiration de cet être terrible qui avait imposé le
silence à toute respiration autre que la sienne dans la maison. Il n’y a
qu’une porte entre lui et Mary. Mais que fait-il donc de l’autre côté de
la porte? Pas circonspect, pas furtif, qui est descendu au bas de
l’escalier, puis qui a marché le long du petit couloir étroit--étroit
comme un cercueil--jusqu’à ce qu’enfin, il se soit arrêté à la porte.

Ah! que le drôle respire fort! Lui, l’assassin solitaire, est d’un côté
de la porte; Mary est de l’autre côté. Or, supposez qu’il eût ouvert
tout à coup la porte, et que, inconsidérément, dans l’obscurité, Mary se
fût précipitée à l’intérieur et se fût trouvée dans les bras de
l’assassin. Le cas jusque-là eût été possible--et même certainement, si
la ruse en eût été tentée tout de suite au retour de Mary, elle aurait
eu plein succès; si la porte s’était ouverte tout à coup à son premier
tintement, tête baissée, elle aurait sauté dans la maison, et aurait
péri. Mais, à présent, Mary est sur ses gardes. Le meurtrier inconnu et
elle, tous deux leurs lèvres contre la porte, sont aux écoutes et
respirent fort, mais heureusement ils sont chacun d’un côté de la porte,
et au moindre indice d’ouverture de la clé ou du loquet, Mary se serait
rejetée dans l’asile de l’obscurité générale.

Quel était le but du meurtrier en s’avançant le long du couloir jusqu’à
la porte d’entrée? Son but, le voici:--Prise à part, en tant
qu’individu, Mary n’avait pour lui aucune valeur. Mais considérée comme
membre d’une famille, elle avait cette valeur, que, saisie et
assassinée, elle parfaisait et complétait le désastre de la maison.
L’affaire racontée, comme elle devait être racontée dans toute la
chrétienté, tiendrait captive l’imagination. Ainsi toute la couvée de
victimes était prise aux filets; la ruine de la famille ainsi était
entière et globale; et sous ce rapport, la tendance des hommes et des
femmes, de quelque façon qu’ils s’agitassent, aurait été, sans aide et
sans espoir, de tomber entre les mains victorieuses de l’assassin tout
puissant. Il n’avait qu’à dire: «Mes preuves sont datées du nº 29 de
Ratcliffe Highway» et la pauvre imagination vaincue tombait sans pouvoir
sous l’œil de crotale fascinateur du meurtrier.

Il n’y a aucun doute que le motif pour l’assassin de demeurer au côté
intérieur de la porte de Marr, tandis que Mary restait du côté
extérieur, était l’espoir que, s’il ouvrait la porte doucement,
contrefaisant tout bas la voix de Marr, et disant: Qu’est-ce qui vous a
fait rester si longtemps? il serait possible de la capturer.

Il se trompait. Il était pour cela trop tard. Mary était maintenant
éperdument en éveil. Elle se mit alors à sonner la sonnette et à frapper
le marteau avec une violence ininterrompue. Et la conséquence naturelle
c’est que le voisin de la maison contiguë, qui venait de se coucher et
de s’endormir à l’instant même, fut réveillé; et, grâce à la violence
incessante de la sonnerie et des heurts qui, à présent, obéissaient à
une impulsion délirante et irrésistible chez Mary, il eut le sentiment
qu’un événement très terrible devait être à la racine d’un tumulte si
bruyant. Se lever, monter la fenêtre, demander furieusement la cause de
ce vacarme intempestif, ce fut l’affaire d’un moment. La pauvre fille
resta suffisamment maîtresse d’elle-même pour expliquer avec rapidité le
fait de son absence d’une heure, sa croyance que la famille de M. et Mme
Marr avait été assassinée dans l’intervalle, et qu’à ce moment encore
l’assassin était dans la maison.

La personne à qui s’adressait son récit était un prêteur sur gages; ce
devait être à coup sûr un homme brave, car l’entreprise était
périlleuse, ne fût-ce qu’en tant qu’épreuve pour sa force physique, de
faire face seul à seul à un assassin mystérieux, lequel apparemment
avait signalé sa vaillance par un triomphe d’une telle étendue. Certes,
encore une fois, il fallait à l’imagination un effort de victoire sur
soi-même pour s’élancer, tête baissée, en la présence d’un homme
enveloppé dans un nuage de mystère, et dont la nationalité, l’âge, les
motifs étaient tout ensemble inconnus. Il est rare que sur un champ de
bataille un soldat ait été appelé à affronter un danger aussi complexe.
Car, si la famille entière de son voisin Marr avait été exterminée--si
cela était vrai, en effet,--une telle quantité de sang répandu semblait
bien le dénoncer, il devait y avoir deux personnes pour commettre le
crime, ou, si une seulement avait accompli une telle ruine, en ce cas,
de quelle colossale audace devait-elle être douée, celle-là! et aussi,
sans doute, de quelle agilité, de quelle force animales! Mieux même:
l’ennemi inconnu (qu’il fût un seul ou qu’il fût double) serait, sans
aucun doute, soigneusement armé.

Eh bien, en dépit de tant de désavantages, cet homme sans crainte
n’hésita pas à s’élancer tout de suite vers le champ du massacre, dans
la maison de son voisin. Le temps seulement de passer son pantalon et de
s’armer d’un tisonnier de cuisine, il descendit dans la petite cour
derrière sa maison. En approchant de cette manière, il avait chance de
surprendre l’assassin, tandis que s’il eût passé par le devant, cette
chance n’eût pas existé, et il y aurait eu de plus un retard
considérable dans le travail d’enfoncer la porte.

Un mur de briques haut de neuf ou dix pieds, séparait ses locaux de
derrière de ceux de Marr. Il sauta par-dessus; et, au moment même où il
s’arrêtait à la nécessité de retourner prendre une bougie, il aperçut
tout à coup un faible rayon de lumière qui apparaissait déjà sur une
partie de la demeure de Marr. La porte de derrière de Marr était grande
ouverte. Sans doute le meurtrier y avait-il passé une demi-minute plus
tôt. Rapidement l’homme courageux s’avança vers la boutique, et là il
aperçut le carnage de la nuit étalé sur le sol, et le local étroit si
inondé de sang qu’il était à peine possible d’en éviter la pollution en
s’y choisissant un chemin jusqu’à la porte d’entrée. Dans la serrure de
la porte restait encore la clé qui avait donné à l’assassin inconnu un
avantage si fatal sur ses victimes.

Entre temps, la nouvelle à ébranler le cœur, confondue parmi les cris de
Mary (l’idée lui était venue que l’une des nombreuses victimes pouvait
peut-être être encore à la portée de quelque secours médical, mais que
tout dépendait de sa promptitude) avait abouti, même à cette heure
tardive, à grouper un petit rassemblement auprès de la maison.

Le prêteur sur gages ouvrit grande la porte. Un ou deux watchmen
précédaient la foule; mais un spectacle à déchirer l’âme les arrêta et
imprima un silence soudain à leurs voix, auparavant si hautes.

Le drame tragique racontait tout haut sa propre histoire, et la
succession peu nombreuse et sommaire de sa marche.

L’assassin encore était inconnu tout à fait; pas même soupçonné. Il y
avait des raisons pour penser que ce devait être une personne
familièrement connue de Marr. Il était entré dans la boutique en ouvrant
la porte après que Marr l’avait fermée, on argumentait avec raison que,
après l’avis donné à Marr par le watchman, l’apparition d’un étranger
dans la boutique à cette heure et dans un voisinage si dangereux, et
entrant d’une manière si irrégulière et si suspecte (je veux dire
s’introduisant après que la porte avait été fermée, et après que la
fermeture des volets avait coupé toute communication ouverte avec la
rue) aurait certainement éveillé chez Marr une attitude de vigilance
défensive. Donc, tout indice que Marr n’y avait pas été éveillé,
démontrait jusqu’à la certitude que quelque chose s’était produit pour
neutraliser cette alarme et pour désarmer fatalement, de la sorte, les
appréhensions prudentes de Marr. Ce _quelque chose_ ne pouvait consister
qu’en un simple fait, à savoir que la personne de l’assassin était
familièrement connue de Marr, une connaissance ordinaire et non
suspecte.

Ceci supposé comme clé à tout le reste, le cours entier et l’évolution
du drame subséquent devenaient clairs comme le jour:--l’assassin, c’est
évident, avait ouvert doucement et aussi fermé derrière lui avec une
douceur égale la porte de la rue. Il s’était alors avancé vers le petit
comptoir, tout en échangeant les salutations ordinaires d’une vieille
connaissance avec Marr insoupçonneux. Le comptoir atteint, il devait
avoir demandé à Marr une paire de chaussettes en coton écru. Dans une
boutique petite comme celle de Marr, il ne saurait y avoir grande
latitude de choix pour disposer les différentes marchandises.
L’arrangement en était sans aucun doute connu de l’assassin, qui s’était
assuré déjà que, pour descendre l’article demandé à présent, Marr se
trouverait requis de se retourner vers le rayon derrière lui, et en même
temps d’élever les yeux et les mains à un niveau de dix-huit pouces
au-dessus de sa tête. Ce mouvement le plaçait dans la position la plus
désavantageuse possible par rapport à l’assassin; celui-ci donc, à
l’instant où les mains et les yeux de Marr étaient embarrassés et le
derrière de sa tête pleinement exposé, soudain de dessous son large
pardessus avait tiré un lourd maillet de charpentier de navire et d’un
seul coup unique, avait assez entièrement étourdi sa victime pour la
laisser incapable de résistance. La seule position de Marr disait toute
son histoire. Il s’était naturellement affaissé derrière le comptoir,
les mains occupées de façon à confirmer tout le dessin de l’affaire,
comme je l’ai ici indiquée. Bien probable était-il encore que le même
premier coup, cette première marque de la trahison qui atteignit Marr,
avait été aussi le dernier coup qui lui anéantit la conscience. Le plan
de l’assassin, son système raisonné de meurtre découlait logiquement de
cette apoplexie ou tout au moins d’un étourdissement suffisant infligé
pour assurer une perte longue de la conscience. Ce pas pour débuter
mettait le meurtrier à son aise. Puis comme un retour de sentiment eût
pu constamment le ramener à un danger complet, c’était sa pratique fixe
de couper la gorge.

A un type invariable sur ce point tous les meurtres se conformaient:
d’abord le crâne était brisé, ce qui préservait l’assassin de
représaille immédiate; puis, dans le but d’enclore le tout dans un
silence éternel, il coupait uniformément la gorge.

Pour le reste, tels qu’ils se révélaient d’eux-mêmes, voici les
détails:--la chute de Marr pouvait, vraisemblablement avoir causé un
bruit sourd et confus de lutte, d’autant plus qu’on ne le pouvait
confondre, à cette heure, avec aucune rumeur venue de la rue--la porte
de la boutique étant fermée. Il est plus probable, pourtant, que le
signal d’alarme descendant à la cuisine se produisit lorsque l’assassin
se mit à couper la gorge à Marr. La place très restreinte derrière le
comptoir rendait impossible, dans la hâte critique de l’affaire, de
découvrir la gorge largement; l’horrible scène devait se faire à coups
partiels et interrompus: de profonds grognements durent s’élever; et
alors se fit un élan vers le haut de l’escalier. Contre cet élan, la
seule phase dangereuse de l’opération, l’assassin devait s’être préparé
spécialement. Mme Marr et l’apprenti, tous deux jeunes et actifs,
s’avanceraient, à coup sûr, vers la porte de la rue. Si Mary avait été à
la maison, et si trois personnes à la fois eussent combiné de distraire
les projets du meurtrier, il est tout juste possible que l’une d’elles
eût réussi à atteindre la rue. Mais le terrible balancement du pesant
maillet surprit le garçon et la maîtresse, tous deux, avant qu’ils aient
pu atteindre la porte. L’un et l’autre gisaient étendus sur le parquet,
au milieu de la boutique; et au moment même où il les avait voués à
l’inaction, le chien maudit s’abattait sur leurs gorges avec son rasoir.
Le fait est que, aveuglée par sa pure pitié pour le pauvre Marr en
entendant ses gémissements, Mme Marr avait perdu de vue la politique à
suivre: elle et le garçon auraient dû se diriger vers la porte du fond,
afin de donner ainsi l’alarme en plein air, ce qui, en soi, était le
grand point; plusieurs moyens de distraire l’attention de l’assassin se
présentaient dans cette manière d’agir, que, de toute autre façon
l’extrême exiguïté de la boutique leur refusait.

Vaine serait la tentative d’exprimer l’horreur qui pénétra les
spectateurs assemblés de la pitoyable tragédie. La foule savait qu’une
personne, grâce à un hasard, avait échappé au massacre général; cette
personne à présent se trouvait sans voix et semblait en délire, si bien
que par compassion pour son état bien digne de pitié, une voisine
l’avait emmenée et mise dans un lit. C’est ainsi que pendant un temps
plus long qu’il n’eût été sans cela possible, aucune des personnes
présentes ne connaissait suffisamment les Marr pour savoir qu’ils
avaient un jeune enfant; le hardi prêteur sur gages s’en était allé
faire une déclaration au _coroner_, et un autre voisin porter son
témoignage qu’il croyait urgent au bureau de police du voisinage.
Soudain, apparut dans la foule, quelqu’un qui savait que les parents
assassinés avaient un enfant; on le trouverait soit en bas de l’escalier
soit dans une des chambres du haut. Immédiatement un flot de monde se
répandit dans la cuisine où tout de suite on aperçut le berceau--les
couvertures dans un état de confusion indescriptible. En les démêlant,
les mares de sang devinrent visibles, puis, nouveau signe sinistre, la
flèche du berceau avait été brisée en morceaux. Il fut clair que le
misérable s’était trouvé doublement gêné--d’abord par la flèche arquée à
la tête du berceau, qu’il avait alors mis en pièces avec son maillet, et
deuxièmement par l’amas des draps et des oreillers autour de la tête du
bébé. Le libre jeu de ses coups avait été de la sorte déjoué. Et il
avait mis fin à cette scène en appliquant son rasoir à la gorge du
pauvre innocent. Après quoi, sans but apparent, comme s’il avait été
pris de honte au spectacle de ses propres atrocités, il s’était mis à
entasser le linge, laborieusement, par-dessus le cadavre de l’enfant.

Cet incident donnait un indéniable caractère d’acte de vengeance à
l’affaire entière, et confirmait par là la rumeur qu’une querelle entre
Williams et Marr avait pris son origine dans leur rivalité. Un écrivain,
pourtant, prétendit que l’assassin pouvait avoir trouvé nécessaire pour
sa sûreté personnelle d’éteindre les pleurs de l’enfant. Mais on lui
répondit, avec justesse, qu’un enfant de huit mois seulement n’aurait
pas pu pleurer par le sentiment de la tragédie qui avait lieu, mais
seulement d’une façon accoutumée, en raison de l’absence de sa mère, et
qu’un tel cri, même ouï le moins du monde hors de la maison, aurait été
précisément ce que les voisins entendaient constamment, de sorte qu’il
n’eût pas attiré une attention spéciale, ni fait naître une alarme
raisonnable chez l’assassin. Nul incident, cependant, dans tout ce tissu
d’atrocités, n’envenima la furie populaire contre le bandit inconnu,
autant que cette boucherie superflue d’un bébé.

Naturellement, le dimanche matin, dont l’aube se fit quatre ou cinq
heures plus tard, l’affaire était trop pleine d’horreur pour ne pas se
répandre dans toutes les directions. Mais je n’ai aucune raison de
penser qu’elle se fût insinuée dans aucun des nombreux journaux du
dimanche. Dans le cours régulier des choses, toute occurrence ordinaire
qui ne se produit, ou ne transpire pas avant une heure un quart le matin
du dimanche, ne saurait arriver à l’oreille du public que par les
éditions du lundi des journaux dominicaux, ou par les journaux réguliers
du lundi matin. Si telle a été la marche suivie dans cette occasion,
jamais il n’y a eu d’omission plus insigne. Car, c’est certain, à
satisfaire le public qui demandait les détails dès le dimanche, et c’eût
été aisé en annulant une couple de colonnes ennuyeuses pour y substituer
la narration circonstanciée dont le prêteur sur gages et le watchman
auraient pu fournir la matière, on eût pu amasser une petite fortune. Au
moyen d’affiches convenables, dispersées à travers tous les quartiers de
l’infinie métropole, 250.000 exemplaires supplémentaires auraient pu se
vendre,--je dis de tout journal qui aurait rassemblé les matériaux
_exclusifs_ en allant au-devant de l’excitation du public. De toutes
parts le public s’était mis en marche vers le centre, attiré par les
rumeurs qui volaient, et partout brûlait d’être informé plus amplement
[58].

Le dimanche d’après (le dimanche de l’_octave_ après l’événement) on fit
les funérailles des Marr: dans la première bière était placé Marr; dans
la deuxième Mme Marr avec le bébé dans ses bras; dans la troisième le
jeune apprenti. Ils furent enterrés côte à côte; 30.000 ouvriers
suivirent la procession funèbre, l’horreur et la tristesse peintes sur
leurs visages.

Jusque là aucune rumeur n’était dans l’air qui indiquât, fût-ce par
conjecture, l’auteur hideux de ces ruines--ce saint patron des
fossoyeurs. Si, le dimanche des funérailles, on en avait su au sujet de
cet individu, autant qu’on en savait partout six jours plus tard, les
gens s’en seraient allés tout droit du cimetière au logement de
l’assassin, et, sans souffrir aucun délai, lui auraient arraché membre
après membre. Mais, jusque-là, faute d’un simple objet sur qui un
soupçon raisonnable pût se poser, la colère publique se trouvait obligée
de s’arrêter. Au reste, loin de montrer, et c’est naturel, aucune
tendance à tomber, l’émotion publique se renforçait, bien entendu,
chaque jour, à mesure que la répercussion du saisissement se mit à
revenir des provinces à la capitale. Sur toutes les grandes routes du
royaume, on faisait des arrestations continuelles de vagabonds et de
rôdeurs qui ne pouvaient rendre de leur situation un compte
satisfaisant, ou dont les dehors en toute chose s’accordaient avec le
signalement imparfait de Williams qu’avait fourni le watchman.

En même temps que ce flux puissant de pitié et d’indignation qui se
formait en arrière vers le terrifiant passé, il se mêlait aussi aux
pensées des personnes réfléchies un sous-courant d’expectative inquiète
pour le futur immédiat. «Le tremblement de terre» pour citer un fragment
pris à un passage frappant de Wordsworth,

    «_Le tremblement de terre n’est pas satisfait d’un coup_».

Tous les risques, et surtout les pernicieux, sont périodiques. Un
assassin qui l’est par passion et tel un loup, par une soif insatiable
du sang répandu, en tant que d’un mode de luxure antinaturelle, ne
saurait tomber dans l’inertie. Cet homme-là, bien plus encore que le
chasseur de chamois dans les Alpes, vient solliciter les dangers et son
salut qui tient à un fil dans son industrie, ainsi qu’un condiment pour
assaisonner les monotonies insipides de la vie quotidienne. Outre les
instincts infernaux sur quoi l’on ne pouvait que trop sûrement compter
pour voir se renouveler ses atrocités, l’assassin des Marr, c’était
clair, en quelque lieu qu’il se tînt aux aguets, devait être un
nécessiteux, et un nécessiteux de l’espèce la moins disposée à chercher
ou à trouver des ressources par des modes honorables d’industrie: tant
en vertu d’un dégoût hautain qu’en vertu d’une désuétude à ce qui y
convient, les hommes de violence y sont spécialement disqualifiés. Ne
fût-ce, donc, que pour le seul gagne-pain, l’assassin, que tous les
cœurs cherchaient, émus, à déchiffrer, allait faire, on pouvait s’y
attendre, sa résurrection sur quelque scène d’horreur, après un
intervalle raisonnable. Même dans le meurtre des Marr, si l’on accorde
qu’il avait été gouverné surtout par une impulsion de cruauté
vindicative, il était cependant clair que le désir du butin avait
coopéré avec de tels sentiments. De plus il était clair que ce désir
avait dû être déçu: excepté la somme insignifiante que Marr avait
réservée pour les dépenses de la semaine, le meurtrier ne trouva, sans
doute, que peu ou que rien qu’il ait pu prendre en considération. Deux
guinées peut-être étaient tout ce qu’il avait pu retirer de butin. Une
semaine environ en verrait la fin. Par conséquent, la conviction de tout
le monde était qu’après un mois ou deux, lorsque la fièvre d’excitation
pourrait s’être un peu refroidie, ou aurait été remplacée par des sujets
d’un intérêt plus nouveau, de façon que la vigilance, nouvellement née
dans la vie familiale pût avoir le temps de se relâcher, on pouvait
compter sur un nouvel assassinat aussi épouvantable.

                   *       *       *       *       *

Telle l’attente générale. Que le lecteur se figure donc la véritable
frénésie d’horreur, quand, dans le calme de cette attente, qui
soupçonnait cependant, et s’y attendait, que le bras inconnu frapperait
encore, mais ne supposait pas qu’une audace neuve pourrait s’égaler à ce
seul attentat,--alors que tous les yeux veillaient,--soudain, la
douzième nuit après le meurtre de Marr, une deuxième affaire du même
aspect mystérieux, un assassinat selon le même plan d’extermination, fut
perpétré dans le plus proche voisinage.

C’est le second jeudi après le meurtre de Marr, que cette deuxième
atrocité eut lieu. Bien des gens ont trouvé, à cette époque, que, par
ses lignes dramatiques d’un intérêt si pénétrant, ce second cas avait
même surpassé le premier. La famille qui, cette fois, pâtit, était celle
d’un certain M. Williamson; et la maison était située, sinon absolument
dans Ratcliffe Highway, tout au moins immédiatement au tournant d’une
rue secondaire, qui courait à angle droit à cette grande artère
publique.

M. Williamson était un homme fort connu et honorable, depuis longtemps
établi dans le quartier. On le supposait riche. Et plutôt en vue
d’entretenir son activité par cette profession, que dans le désir ardent
d’amasser davantage, il tenait une sorte de taverne qui pouvait être
considérée comme patriarcale--en ce sens que, bien que des gens de
grande fortune fréquentassent la maison, le soir--aucune espèce de
séparation n’y était maintenue par méfiance entre eux et les autres
visiteurs de la classe des artisans ou des ouvriers. Quiconque se
conduisait avec bienséance était libre de s’asseoir et de commander la
boisson qu’il préférait. Ainsi la société y était un peu mêlée,
clientèle en partie fixe, et dans une certaine proportion, flottante.

La famille se composait des cinq personnes suivantes:

1. M. Williamson, son chef, qui était un vieillard de plus de 70 ans,
bien fait pour son état, civil et point morose, mais en même temps ferme
sur le maintien du bon ordre;

2. Mme Williamson, sa femme, plus jeune que lui de dix ans environ;

3. Leur jeune petite-fille, âgée d’environ neuf ans;

4. Une servante, qui avait à peu près quarante ans;

5. Un jeune ouvrier, âgé d’environ 26 ans, appartenant à un
établissement manufacturier (j’ai oublié de quelle espèce; et je ne me
souviens pas non plus de quelle nation il était).

La règle était établie chez M. Williamson que, exactement quand
l’horloge sonnait onze heures, toute la compagnie, sans faveur ni
exception, sortait. C’était là une des coutumes par lesquelles, dans un
quartier si orageux, M. Williamson avait trouvé la possibilité de
préserver sa maison de rixes.

Ce jeudi soir, toute chose s’était passée comme à l’ordinaire, sauf en
ce qu’une légère ombre de soupçon avait arrêté l’attention de plus d’une
personne. Peut-être en un temps moins inquiet, l’eût-on à peine
remarquée. Mais actuellement que la première et la dernière question
dans toute réunion de société, avait trait aux Marr et à leur assassin
inconnu, c’était une circonstance certes bien propre à causer du malaise
qu’un étranger d’apparence sinistre, avec un large pardessus, eût erré
dans la salle et au dehors durant la soirée, se fût parfois écarté de la
lumière dans les coins obscurs et eût été vu, par plusieurs personnes,
se glisser, à la dérobée, dans les couloirs privés de la maison. En
général, on présumait l’homme connu de Williamson. Et, jusqu’à un
certain point, en tant que client occasionnel, il n’est pas impossible
qu’_il le fût_. Mais plus tard, cet étranger repoussant, avec sa pâleur
spectrale, sa chevelure extraordinaire et ses yeux vitreux, qui s’était
montré par intervalles entre huit et onze heures du soir, est revenu à
la mémoire de tous ceux qui l’avaient posément observé, avec quelque
chose de cet effet glacial que produisent les deux assassins dans
«Macbeth» lorsqu’ils se présentent tout fumants du meurtre de Banquo et
rayonnant obscurément, visages terribles, dans le sombre arrière-plan, à
travers les pompes du festin royal.

Cependant l’horloge sonnait onze heures. La compagnie se sépara. La
porte d’entrée fut poussée, presque close. Au moment de la sortie de
tout le monde, voici quelle était la position exacte des cinq personnes
laissées dans la demeure: les trois plus âgées, c’est-à-dire Williamson,
sa femme et sa servante, étaient toutes trois occupées au
rez-de-chaussée. Williamson tirait de l’ale, du porter, etc... pour les
gens du voisinage en faveur de qui la porte de la maison restait
entrebâillée jusqu’à ce que l’heure de minuit sonnât. Mme Williamson et
la servante allaient et venaient entre l’arrière-cuisine et un petit
salon; l’enfant, leur petite-fille, dont la chambre à coucher était au
_premier étage_ (par ce terme on entend toujours, à Londres, le palier
élevé d’une seule volée de l’escalier au dessus du niveau de la rue),
s’était profondément endormie dès neuf heures du soir; enfin l’ouvrier
s’était retiré pour prendre du repos. C’était un locataire habituel de
la maison; sa chambre était au second étage. En très peu de temps il
s’était déshabillé et couché. Tenu, comme tout travailleur, à des
habitudes de lever matinal, il était naturellement désireux de
s’endormir aussi vite que possible. Pourtant, cette nuit-là, le malaise
causé par les assassinats récents du nº 29, atteignit chez lui le
paroxysme de l’excitation nerveuse et le tint éveillé. Peut-être
avait-il entendu parler de l’étranger à mine suspecte, peut-être
l’avait-il vu lui-même rôder à la dérobée. Mais, même s’il n’en était
pas ainsi, il se trouvait au courant des particularités périlleuses de
cette maison! par exemple, le ruffianisme de tout ce voisinage, et ce
fait peu agréable que les Marr avaient vécu à quelques portées de cette
même maison, ce qui impliquait que l’assassin aussi ne vivait pas à une
grande distance. Tels étaient les sujets d’une alarme générale. Mais il
en était d’autres, spéciaux à cette seule maison: avant tout, la
réputation d’opulence de Williamson,--la croyance, fondée ou non, qu’il
avait accumulé dans des pupitres et dans des tiroirs l’argent qui lui
coulait sans cesse dans les mains, et, en dernier lieu, le danger avec
tant d’ostentation recherché par cette habitude de laisser entrebâillée
la porte pendant une heure entière,--heure emplie d’un danger d’autant
plus grand que l’on pouvait être bien sûr de n’avoir pas à craindre de
collision avec un visiteur ou un convive de hasard, puisque tout le
monde se trouvait banni dès onze heures. Cette règle, jusqu’ici
avantageuse pour la réputation et l’agrément de la maison, à présent au
contraire, les circonstances ayant changé, ne servait qu’à positivement
proclamer une situation exposée sans défense pendant une heure entière.
Même on disait communément que Williamson, homme pesant et gros, de plus
de soixante-dix ans, singulièrement peu actif, n’aurait été que prudent
de fermer à clé sa porte au moment où il renvoyait, le soir, la société.

Sur ces motifs d’alarme et sur d’autres (et, M. Williamson, disait-on
encore, possédait une quantité considérable d’argenterie) l’ouvrier
méditait péniblement; il pouvait être entre minuit moins vingt-huit et
minuit moins vingt-cinq minutes, quand, d’une seule fois, avec un fracas
révélant une main sinistre et violente, la porte de la maison soudain
fut fermée et la clé tournée. Voilà donc qu’ici, sans nul doute
possible, était entré l’homme diabolique, vêtu de mystère, l’homme du 29
de Ratcliffe Highway. Oui, l’être redoutable qui avait occupé toutes les
pensées et toutes les langues depuis douze jours, était maintenant, à
coup sûr, en cette maison sans défense, et il allait avant peu de
minutes se présenter face à face à chacun de ses habitants. Une question
toujours traînait dans l’esprit du public: chez Marr, deux hommes ne
s’étaient-ils pas mis à l’ouvrage? S’il en était ainsi, tous les deux
devaient être là à présent, et l’un se trouverait immédiatement prêt à
travailler au haut de l’escalier, aucun danger ne pouvant être plus
évidemment ni plus immédiatement fatal à une attaque de cette espèce que
l’alarme jetée d’une fenêtre d’en haut aux passants de la rue. Pendant
une bonne demi-minute, le pauvre homme frappé d’épouvante resta assis
sans mouvement sur son lit. Puis il se leva, son premier mouvement le
conduisit à la porte de sa chambre, non dans le but de la protéger
contre une intrusion--elle n’avait pas, il ne le savait que trop, de
fermeture un peu sérieuse, serrure ni verrou, et du mobilier de la
chambre il n’y avait rien qu’on pût déplacer utilement pour barricader
la porte, même si l’on avait eu le temps d’en faire la tentative. Ce
n’était pas un instinct de prudence; la simple fascination d’une terreur
accablante le poussa à ouvrir sa porte. Un premier pas l’amena à la tête
de l’escalier. Il se pencha par-dessus la balustrade afin d’écouter; à
ce moment même, du petit salon, monta un cri d’agonie de la servante:
«Seigneur Jésus-Christ! nous allons tous être tués!» Quelle tête de
Méduse se dissimulait sous ce visage effrayant et exsangue, derrière ces
yeux vitreux et fixes qui semblaient à bon droit appartenir à un
cadavre, pour que sur eux le premier regard suffît à donner la certitude
de la mort!

Les agonies de trois morts successives, entre temps, s’étaient
terminées; le pauvre ouvrier, pétrifié, tout à fait inconscient de ce
qu’il faisait dans l’aveugle, le passif abandon de soi-même à
l’épouvante, descendit entièrement les deux volées de l’escalier. Une
terreur infinie lui inspirait l’impulsion même qu’eût pu lui inspirer un
courage inconsidéré. En chemise, par les vieilles marches délabrées, qui
par moments lui craquaient sous les pieds, il continua de descendre,
jusqu’à ce qu’il eût atteint, moins quatre, le plus bas des degrés.
Situation plus effroyable que toute autre qu’on se rappelle! Un
éternûment, une toux, rien qu’un souffle, et le jeune homme n’était plus
qu’un cadavre, sans la possibilité fût-ce de lutter pour sa vie.

L’assassin pendant ce temps était dans le petit salon;--la porte de ce
salon se trouvait en face quand on descendait l’escalier; cette porte
était entrebâillée, beaucoup plus ouverte que ce qu’on entend par le
terme «entrebâillé». Du quart de cercle, des 90 degrés que la porte
décrirait en s’ouvrant suffisamment pour se trouver à angle droit par
rapport à l’antichambre, ou par rapport à elle-même dans la position
qu’elle occupait fermée, 55 degrés au moins étaient à découvert. Et
ainsi deux cadavres sur les trois se trouvaient exposés à la vue du
jeune homme.

Où était le troisième? et l’assassin,--où était-il?

--L’assassin, il allait et venait avec rapidité dans le salon, entendu
tout d’abord sans être vu, occupé à une chose ou à l’autre dans la
partie de la pièce dissimulée encore par la porte. Ce que pouvait être
la chose, un bruit bientôt l’expliqua, il essayait à tâtons des clés sur
un buffet, sur une armoire et sur un pupitre dans la partie cachée de la
pièce. Puis il devint visible, mais heureusement pour le jeune homme, en
ce moment critique, l’assassin était trop absorbé par ses projets pour
qu’il pût jeter un coup d’œil sur l’escalier, sans quoi le visage tout
blanc de l’ouvrier qui s’y tenait immobile dans l’horreur, il l’eût
surpris au même instant et assaissonné pour le tombeau, en une seconde.

Quant au troisième cadavre, le cadavre manquant, celui de M. Williamson,
il se trouve, celui-là, dans la cave. Comment expliquer cette situation,
question à part fort discutée en ce temps-là, et jamais éclaircie d’une
manière satisfaisante.

Mais la mort de M. Williamson était évidente pour le jeune homme, car,
sinon, il l’aurait entendu remuer ou gémir. Ainsi, des quatre amis dont
il s’était séparé quarante minutes plus tôt, trois maintenant étaient
trépassés; restait donc une proportion de quarante pour
cent--(proportion bien grande à laisser pour Williams): restaient, en
effet, lui et sa jolie petite amie, l’enfant, la petite fille qu’une
innocence puérile tenait encore endormie sans crainte pour soi, sans
affliction pour ses vieux grands-parents. Si eux s’en sont allés à
jamais, par bonheur un ami (tel, en effet, il veut se montrer s’il peut
tirer l’enfant de ce danger) demeure auprès d’elle. Mais hélas! il est
plus près du meurtrier. En ce moment, il est incapable de tout effort;
il est changé en un pilier de glace, car ce qu’il voit devant lui, à la
distance tout juste de treize pieds, le voici:

--La servante avait été saisie à genoux par l’assassin; elle était à
genoux devant le foyer, qu’elle frottait à la mine de plomb. Cette
partie de sa tâche achevée, elle allait passer à une autre tâche, elle
remplissait la grille de bois et de charbons, non pour allumer tout de
suite, mais pour que le feu se trouvât prêt à allumer le lendemain. Les
apparences démontraient qu’elle devait s’occuper de ce travail au moment
où l’assassin est entré. Et peut-être les événements s’étaient-ils
succédé dans l’ordre suivant:--par son exclamation effrayée, par son
grand cri poussé vers le Christ, que l’ouvrier avait entendu d’en haut,
il est sûr qu’alors seulement elle avait pris l’alarme, et pourtant au
moins une minute et demie ou deux minutes s’étaient écoulées depuis que
la porte avait été fermée avec violence. Par conséquent l’alarme qui
avait si terriblement, si justement frappé le jeune homme, devait,
d’inexplicable façon, avoir été prise à contre sens par les deux femmes.
On disait, à l’époque, que Mme Williamson entendait avec quelque
difficulté; on supposait que la servante, les oreilles pleines du bruit
de son nettoyage, la tête à demi sous la grille, avait pu croire à des
bruits de la rue, et même avait pu attribuer la fermeture violente à de
méchants gamins.

Le fait est, qu’on l’explique de toutes les façons possibles, que
jusqu’à ses paroles d’appel au Christ, la servante n’avait remarqué rien
de suspect, rien qui pût interrompre son labeur. Il s’en suivrait que
Mme Williamson, non plus, n’aurait rien remarqué: car, sinon, elle
aurait communiqué sa crainte à la servante, puisqu’elles se trouvaient
toutes les deux dans la même petite pièce.

Apparemment, voici quel a été le cours des événements après que
l’assassin est entré dans la pièce. Mme Williamson ne l’avait pas vu,
probablement le hasard faisant qu’elle se tenait le dos tourné à la
porte. C’est donc elle, avant qu’on ait pu l’apercevoir, qu’il avait
étourdie et renversée d’un coup solide derrière la tête; le coup, asséné
à l’aide d’une pince-monseigneur lui avait fracassé la partie
postérieure du crâne. Elle tomba. Le bruit de la chute (car le tout fut
l’affaire d’un moment) avait éveillé l’attention de la servante,
laquelle poussa alors le cri qui était parvenu jusqu’au jeune homme;
mais avant qu’elle pût le répéter, l’assassin avait élevé et descendu
son instrument sur sa tête, et concassé le crâne jusque dans la
cervelle. Les femmes étaient l’une et l’autre détruites, sans remède;
toute autre violence était superflue; de plus, l’assassin avait la
conscience du danger imminent que lui apporterait le moindre retard.
Pourtant, en dépit de cette hâte, il appréciait assez les conséquences
fatales auxquelles il serait exposé si l’une de ses victimes venait à
reprendre connaissance de façon à pouvoir faire une déposition
détaillée, et sur-le-champ il s’était mis à leur couper à toutes deux la
gorge. Tout cela résultait de l’aspect des choses telles qu’elles-mêmes
se présentèrent. Mme Williamson était tombée en arrière, la tête vers la
porte; la servante, agenouillée, n’avait pas pu se relever et avait
passivement présenté la tête aux coups. Ensuite, l’infâme n’avait eu
qu’à lui pencher la tête en arrière pour lui découvrir la gorge, et
l’assassinat fut consommé.

Il est remarquable que le jeune artisan, paralysé comme il l’était par
la peur, et fasciné évidemment pendant quelque temps à un tel point
qu’il avait marché droit vers la gueule du lion, se soit trouvé capable
néanmoins de noter tout ce qui est intéressant. Le lecteur se
l’imaginera surveillant l’assassin penché sur le corps de Mme Williamson
afin de chercher encore les clés qui lui importaient. Sans doute la
situation était inquiétante pour l’assassin, car, s’il ne trouvait pas
tout de suite les clés qu’il fallait, le seul résultat de cette tragédie
hideuse serait d’accroître prodigieusement l’horreur publique, de
décupler par conséquent les précautions, de redoubler les obstacles
interposés entre lui et toute proie future. Qui plus est, il y allait
d’un intérêt plus immédiat encore; sa propre sécurité, au moment même,
pouvait se trouver, par quelque accident compromise. La plupart de ceux
qui venaient dans la maison chercher leur boisson étaient des jeunes
filles ou des enfants étourdis. Ceux-là, s’ils trouvaient la maison
fermée, s’en iraient ailleurs insoucieux; mais que vienne maintenant à
la porte une femme ou un homme réfléchi, et en ce cas, trop puissant
pour être réprimé, un soupçon s’élèverait. L’alarme, soudain, serait
donnée; après quoi, le simple hasard déciderait des événements. Car
c’est un fait à remarquer, et qui souligne la singulière inconséquence
de ce scélérat, lui qui si souvent faisait montre d’une subtilité même
superflue, d’autres fois était insoucieux et imprévoyant à tel point
que, dans le même moment où il se tenait au milieu des cadavres dont le
sang avait inondé le petit salon, Williams devait douter fortement s’il
lui restait un moyen sûr de s’en aller. Il y avait des fenêtres, il le
savait, par derrière; mais sur quoi ouvraient-elles? il ne semble pas
qu’il s’en soit inquiété; de plus, dans un voisinage aussi dangereux, il
n’est pas impossible que les fenêtres d’un rez-de-chaussée fussent
clouées; celles du haut pouvaient être libres, mais alors devenait
nécessaire un saut par trop considérable.

Le seul parti pratique était donc de se hâter d’essayer les autres clés
et de découvrir le trésor caché. C’est ainsi, c’est pour être si
intensément absorbé dans l’unique recherche qui le maîtrisait, que
l’assassin était tout à fait incapable de percevoir ce qui se passait
autour de lui; sinon, il aurait dû entendre la respiration du jeune
homme; à lui-même, par moments, elle devenait effroyablement
perceptible.

L’assassin courbé, une fois encore, sur le corps de Mme Williamson, et
lui fouillant plus profondément les poches, en tirait plusieurs
trousseaux de clés, dont l’un, lui ayant échappé, produisit un fort
tintement sur le plancher.

C’est à ce moment que le témoin secret, de sa secrète position, remarqua
que le pardessus de Williams était doublé d’une soie de la plus belle
qualité. Un autre fait encore qu’il remarqua, et qui, par la suite,
devint d’une importance plus immédiate que beaucoup de détails plus
sérieux de sa mise en accusation, c’est que les chaussures de
l’assassin, neuves sans doute, achetées probablement avec l’argent du
pauvre Marr, craquaient quand il marchait, sèchement et fréquemment.

Avec les nouveaux trousseaux de clés, l’assassin s’en alla dans la
partie cachée du salon. Et alors, enfin, se présente à l’ouvrier la
soudaine possibilité d’échapper. Quelques minutes allaient se perdre,
sûrement, à essayer toutes ces clés, puis à fouiller les tiroirs, en
supposant que les clés les ouvrissent--ou à les forcer, en supposant
qu’elles ne les ouvrissent pas. Ainsi il pouvait compter sur un court
intervalle de répit, tandis que le bruit des clés cacherait à l’assassin
le craquement des escaliers sous les pas de l’ouvrier qui remonte. Son
plan désormais est formé. Sa chambre regagnée, il met le lit contre la
porte, dans le but de retarder, si peu que ce soit, l’ennemi; ce serait
pour lui aussi un avertissement, qui, à la dernière extrémité, lui
procurerait la chance de se sauver par le moyen d’un saut désespéré. Il
accomplit le changement aussi tranquillement que possible; il déchira
les draps, les taies d’oreillers, les couvertures en larges bandes,
qu’il plia comme des cordes les attachant ensemble bout à bout. Mais dès
l’abord, se présenta un pénible surcroît à ses soucis: où trouver,
crampon, croc, barreau, une attache quelconque d’où sa corde, une fois
tressée, pourrait pendre en sûreté? Mesurés à partir de l’appui de la
fenêtre, c’est-à-dire de la partie la plus basse de l’architrave de la
fenêtre, se comptaient à peine vingt-deux ou vingt-trois pieds jusqu’au
sol. De cette longueur, dix ou douze pieds pouvaient être regardés comme
nuls, puisqu’à cette distance il pourrait se laisser tomber sans danger.
Cette déduction faite, il restait, nous dirons, une corde d’une douzaine
de pieds à préparer.

Mais malheureusement il n’y a aucune attache de fer solide auprès de la
fenêtre. La plus proche, en vérité l’unique attache de cette sorte n’est
pas du tout près de la fenêtre; c’est une pointe fixée (on ne sait trop
dans quel but) au ciel de son lit. Or, le lit changé de place, la pointe
est changée de place, et son éloignement de la fenêtre qui a toujours
été de quatre pieds est de sept pieds maintenant. Il faudrait donc
ajouter sept pieds entiers à ce qui, mesuré de la fenêtre, eût suffi.

Pourtant courage! Dieu, selon le proverbe de toutes les nations
chrétiennes, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Notre jeune homme
accueille, reconnaissant, cette pensée: déjà il lit, dans le fait qu’une
pointe se trouve où jusque-là elle était inutile, le gage d’un secours
providentiel.

S’il n’avait travaillé que pour lui seul, ce ne lui aurait pas semblé
valoir tant de peine, mais il n’en est rien. En toute sincérité, il
s’inquiète maintenant pour la pauvre enfant, qu’il connaît et qu’il
aime. Chaque minute, il le sent, rapproche d’elle la ruine; quand il
passa devant sa porte, il avait songé d’abord à la sortir du lit dans
ses bras et à l’emporter où elle pourrait partager sa destinée. Mais,
réflexion faite, il sentit qu’en la réveillant tout à coup, comme il
était impossible qu’il lui murmurât la moindre explication, il serait
cause qu’elle crierait et serait entendue. Cette imprudence de l’une
serait fatale à tous deux. De même que les avalanches des Alpes,
suspendues au-dessus de la tête du voyageur, souvent, raconte-t-on, se
déchaînent sous le mouvement d’air causé par un simple murmure,
précisément d’un murmure ainsi retenu dépendait la volonté meurtrière de
l’homme d’en bas.

Non, il n’y a qu’un moyen de sauver l’enfant; pour la délivrer la
première chose à faire est de se délivrer lui-même. Et il a fait un
début excellent; car la pointe qu’il s’attendait, avec effroi, à voir
arrachée par le moindre effort en raison du bois à demi carié, tient
ferme à l’épreuve de son propre poids. Il y a rapidement attaché trois
longueurs de sa corde nouvelle, qui mesure onze pieds. Il la noue
sommairement, de façon à ne pas perdre plus de trois pieds dans
l’intervalle; il y a joint une seconde longueur à la première, si bien
que déjà seize pieds sont prêts à être suspendus par la fenêtre, et, de
la sorte, en mettant les choses au pis, ce ne sera pas un désastre
absolu s’il lui faut glisser le long de la corde aussi bas qu’elle peut
descendre et, de là, se laisser tomber avec hardiesse. Tout cela s’était
accompli en six minutes à peu près; l’ardente lutte en bas et en haut se
poursuit avec fermeté et avec ferveur. L’assassin travaille dur dans le
salon, l’ouvrier travaille dur dans la chambre à coucher. Le misérable
progresse fameusement, au bas de l’escalier; il a déjà gonflé son sac
d’une fournée de banknotes, il en suit de près une seconde à la trace.
Il a aussi levé une compagnie de monnaies d’or. Il n’y avait pas, en ce
temps-là, de _souverains_, mais les guinées valaient trente shillings
pièce, et son chemin s’était fait dans une carrière de guinées.
L’assassin est tout à fait joyeux, et si une créature est encore vivante
dans cette maison, comme il a la clairvoyance de le soupçonner, comme il
projette de bientôt le savoir, il serait enchanté, avant de couper la
gorge à cette créature, de boire avec la créature un verre de quelque
chose. Au lieu de ce verre, ne pourrait-il pas laisser en don à la
pauvre créature sa gorge? Oh non! impossible! Les gorges sont une sorte
de chose dont il ne fait jamais le don: les affaires! il faut avoir
égard aux affaires.

En vérité ces deux hommes, considérés simplement en tant qu’hommes
d’affaires, sont tous deux pleins de mérite. Pareils au chœur et au
demi-chœur, pareils à la strophe et à l’antistrophe, ils travaillent
précisément l’un d’après l’autre. En avant, ouvrier! en avant, assassin!
En avant boulanger, en avant démon!

Pour ce qui regarde l’ouvrier, le voici sauvé maintenant: à ses seize
pieds, dont sept sont neutralisés par l’éloignement du lit, il vient
encore d’ajouter six pieds, et il ne s’en manquera que de dix pieds
peut-être que la corde touche le sol--bagatelle que l’homme ou l’enfant
peut sauter sans dommage.

Tout est sauf, par conséquent, pour lui, et c’est plus qu’on ne peut
assurer pour le misérable dans le salon. Le misérable pourtant envisage
cela assez froidement; la raison en est qu’avec toute son habileté,
cette seule fois de sa vie il a été joué. Le lecteur et moi nous
connaissons, mais le misérable ne connaît pas, ne soupçonne pas le moins
du monde, un petit fait d’assez d’importance, à savoir que pendant une
durée de trois minutes pleines il vient d’être surveillé et étudié par
quelqu’un qui, lisant cependant dans un livre de terreur et souffrant
d’une épouvante mortelle, prenait note exactement de tout ce qu’une
occasion restreinte lui permettait de voir, et qui allait raconter bien
sûr et les souliers craquants et le pardessus à revers de soie dans des
quartiers où ces petits faits parleront peu en sa faveur. Mais, bien
qu’il soit vrai que M. Williams, dans son ignorance que l’ouvrier avait
assisté à l’examen des poches de Mme Williamson, ne pouvait attacher son
inquiétude aux démarches subséquentes de cette personne, ni surtout à ce
fait qu’elle s’était embarquée sur la ligne d’une corde tressée, il
connaissait assurément d’assez valables motifs pour ne pas flâner.
Cependant il flânait. A lire ses exploits dans la lumière de certaines
traces muettes qu’il laissa derrière lui, la police se rendit compte
qu’il devait, vers la fin, avoir flâné. Et le motif de sa flânerie est
frappant, parce qu’il remet en mémoire qu’il ne visait pas seulement à
l’assassinat, en tant que moyen d’atteindre une fin, mais aussi comme à
une fin en soi.

M. Williams était maintenant dans les lieux depuis peut-être quinze ou
vingt minutes, et, dans ce laps de temps, il avait expédié, d’un style
qui le satisfaisait, une quantité d’affaires considérable. Il avait
fait, en langage commercial, une bonne brassée d’affaires. A deux
étages, sous-sol et rez-de-chaussée, il avait pris en compte toute la
population. Mais il restait au moins deux étages encore, et la pensée
vint à M. Williams, bien que les manières plutôt glaciales du cabaretier
lui eussent rendu impénétrable la connaissance familière des
dispositions de la maison, que, sans doute, à l’un ou à l’autre de ces
étages, quelques gorges devaient bien se trouver. Pour le pillage, il
avait tout mis déjà dans son sac. Et il était à peu près impossible
qu’il restât, encore, de l’arriéré à glaner. Mais des gorges--les
gorges--voilà l’arriéré, le glanage sur lequel peut-être on pouvait
compter. Et c’est ainsi que M. Williams, loup assoiffé de sang,
abandonna au hasard tout le fruit du travail de sa nuit, et sa vie même
par-dessus le marché.

A cet instant, si l’assassin savait tout, s’il pouvait voir la fenêtre
ouverte, prête pour la descente de l’ouvrier, s’il pouvait être le
témoin de la rapidité--question de vie ou de mort--avec laquelle cet
ouvrier travaille, s’il pouvait deviner le tout-puissant vacarme qui
dans quatre-vingt-dix secondes va affoler la population de ce district
populeux,--l’image d’un furieux en fuite devant la panique ou à la
poursuite de sa vengeance ne saurait pas représenter avec exactitude
l’agonie de hâte où il presserait lui-même le pas vers la porte de la
rue pour s’évader enfin. Ce moyen d’échapper était libre encore. Même en
ce moment, il lui restait le temps suffisant pour que réussisse sa fuite
et, par conséquent, l’évolution subséquente de son abominable vie. Il
avait dans ses poches un butin de plus de cent livres sterling, moyen
sûr de se déguiser à jamais. Cette nuit même, il raserait ses cheveux
jaunes, il se noircirait les sourcils, il s’achèterait, dès le retour de
la lumière du matin, une perruque de couleur sombre et des vêtements qui
puissent concourir à attacher à sa personne le caractère d’un homme à
gravité professionnelle, il éluderait ainsi tous les soupçons des
policemen impertinents, il pourrait appareiller sur l’un de ces cents
vaisseaux à destination d’un des ports situés le long de l’énorme ligne
côtière (2,400 milles d’étendue) des États-Unis américains; il pourrait
goûter cinquante années de repentir dans le loisir, il pourrait même
mourir en odeur de sainteté. D’autre part, s’il préfère la vie active,
il n’est pas impossible, grâce à sa subtilité, à sa hardiesse, à son
manque de scrupules, que, dans un pays où le procédé simple de la
naturalisation convertit tout de suite l’étranger en un enfant de la
famille, il ne parvienne à s’élever au fauteuil de la Présidence; il
pourra avoir une statue après sa mort, et ensuite une vie en trois
volumes in-quarto, sans que jamais une allusion ne dévie vers le nº 29
de Ratcliffe Highway.

Or tout cela dépend des quatre-vingt-dix secondes qui viennent. En ce
laps de temps, il y a à prendre une décision subtile; il y a la mauvaise
décision; il y a la bonne décision. Que son bon ange le guide vers la
meilleure, et tout peut encore bien tourner en ce qui regarde sa
prospérité dans ce monde. Mais, regardez! en deux minutes nous allons le
voir prendre la mauvaise décision, et dès lors Nemesis sera sur ses
talons, une ruine complète et soudaine.

Si l’assassin se permet de flâner, le faiseur de cordes, là-haut, ne
flâne pas. Il sait trop que le sort de la pauvre enfant tient à un fil
de rasoir, ou du moins à ce que l’alarme soit donnée avant que
l’assassin ait atteint le bord de son lit.

En ce même moment, alors que l’agitation désespérée lui paralyse presque
les doigts, il entend le pas obstiné et furtif de l’assassin monter dans
les ténèbres. L’ouvrier s’était attendu, en se basant sur le bruyant
vacarme qu’avait fait la porte d’entrée, que Williams, quand il se
disposerait à venir travailler en haut, s’élancerait en courant,
galoperait avec de longs cris de joie et les rugissements d’un tigre.
Peut-être, livré à son instinct naturel, eût-il agi ainsi. Mais cette
manière d’approcher, d’un effet redoutable quand elle se produit en vue
d’une surprise, devenait dangereuse dans les cas où quelqu’un pouvait
précisément se trouver sur ses gardes. Le pas qu’il avait entendu était
sur l’escalier,--mais sur quelle marche? La plus basse, pensait-il; dans
une approche aussi lente et aussi prudente, cela même pouvait faire une
énorme différence. Mais ne pouvait-ce être la dixième marche, la
douzième, la quatorzième? Jamais peut-être en ce monde un homme n’a
senti sa propre responsabilité pesante et surchargée aussi cruellement
que le pauvre ouvrier en ce moment-là, à la pensée de l’enfant endormie.
Deux secondes perdues par une maladresse ou par un effet contrariant de
l’épouvante, et pour elle la différence va de la vie à la mort. Il y a
encore un espoir, et rien ne saurait plus affreusement découvrir la
nature infernale de celui de qui l’ombre sinistre, pour parler comme les
astrologues, obscurcit, en ce moment, la demeure de la vie, que la
simple expression de la base sur laquelle cet espoir reposait. L’ouvrier
se sentait sûr que l’assassin ne serait pas satisfait de tuer la pauvre
enfant sans qu’elle en prît conscience. C’eût été la destruction même du
dessein qu’il formait en l’assassinant. Pour un épicurien de
l’assassinat comme Williams, ce serait enlever l’aiguillon même de la
jouissance, de souffrir que la pauvre enfant bût la coupe amère de la
mort sans avoir pleinement compris la misère de sa situation. Cela, par
bonheur, exigerait du temps. La confusion double de son esprit, d’abord
pour avoir été réveillée à une heure aussi peu habituelle, et, en
deuxième lieu, de par l’horreur de cette occurrence qui lui serait
exposée, causerait, au premier moment, un évanouissement ou tel autre
mode d’insensibilité ou de démence propre à remplir un temps
considérable. Bref, en logique, la chose reposait sur la violence ultra
diabolique de Williams. Qu’il fût capable de se contenter du seul fait
de la mort de l’enfant, sans s’arrêter à la marche et au libre
développement de son agonie morale et, dans ce cas, il n’y avait plus
d’espoir. Mais, comme le présent assassin est méticuleux et prétentieux
dans ce qu’il entend faire, d’une discipline rigide à présenter et à
habiller théâtralement les circonstances de ses assassinats, tout espoir
n’est pas déraisonnable, puisque de tels raffinements préparatoires
demandent du temps. Dans les assassinats d’une nécessité absolue,
Williams se trouvait obligé de faire vite; dans un assassinat de pure
volupté, tout à fait désintéressé, où il n’y avait pas à éloigner de
témoin hostile, où il n’y avait à gagner aucun butin supplémentaire, où
il n’avait à satisfaire aucune vengeance, il est clair que se hâter
serait en même temps perdre tout. Si donc cette enfant doit être sauvée,
ce sera grâce à des considérations de pure esthétique[59].

Mais, en ce moment, toutes considérations de quelque nature qu’elles
soient, soudain sont coupées court. Un second pas se fait entendre sur
l’escalier, toujours furtif et prudent; un troisième pas,--et désormais
la destinée de l’enfant semble fixée. Juste au même moment, tout est
prêt. La fenêtre est grande ouverte; la corde se balance librement;
l’ouvrier s’est élancé, déjà voici achevée la première période de sa
descente. Simplement par le poids de sa personne il est descendu, et par
la résistance des mains il a retardé la descente. Le danger était que la
corde lui courût trop aisément entre les mains et que, par
l’accélération trop rapide de l’allure, il s’en vînt avec trop de
violence tomber sur le sol. Par bonheur il fut capable de résister à la
force impulsive de la descente; les nœuds des ligatures lui fournirent
une succession de retardements. Mais la corde se trouva plus courte de
quatre ou cinq pieds qu’il ne l’avait calculé: à dix ou onze pieds du
sol, il était suspendu en l’air, sans paroles, quant à présent, par
suite d’une inquiétude si longtemps prolongée, et n’osant pas se jeter
hardiment sur le rude pavé de la rue, de peur de s’y fracturer les
jambes. La nuit n’était pas sombre, ainsi que pour l’assassinat des
Marr. Et cependant pour les desseins de la police criminelle elle était,
grâce à un hasard, pire que la nuit la plus sombre qui ait jamais caché
un meurtre ou déjoué une poursuite. Londres, de l’est à l’ouest, était
couvert du profond voile, monté de la rivière, d’un brouillard
universel. C’est ce qui fit que durant vingt ou trente secondes le jeune
homme suspendu en l’air ne fut pas aperçu. Sa chemise blanche à la
longue attira l’attention. Trois ou quatre personnes accoururent et le
reçurent dans leurs bras; tous prévoyaient une nouvelle terrifiante. A
quelle maison appartenait-il? Cela encore, on ne le voyait pas tout de
suite. Il indiqua du doigt la porte de Williamson et il dit dans un
murmure à demi-étouffé: «l’assassin de Marr, le voilà à l’œuvre!»

Tout s’expliqua en un moment. Le langage muet des choses était lui-même
une révélation éloquente. L’exterminateur mystérieux du 29 de Ratcliffe
Highway avait rendu visite à une autre maison; et, voyez! un seul homme
avait pu échapper à travers les airs, en chemise de nuit, pour raconter
l’histoire. A un point de vue superstitieux, il y avait là quelque chose
pour réprimer la poursuite de l’incompréhensible criminel; à un point de
vue moral et dans l’intérêt d’une juste vindicte, tout concourrait à
l’éveiller, à la hâter et à la soutenir.

Oui, l’assassin de Marr--l’homme du mystère--de nouveau était à l’œuvre;
peut-être en ce moment éteignait-il la lampe d’une vie, non dans quelque
lieu éloigné, mais ici, dans cette maison même que touchaient
actuellement les auditeurs de la nouvelle redoutable. Le chaos, le
tumulte aveugle de la scène qui suivit, et qu’on peut mesurer d’après
les rapports encombrants qu’en firent les journaux durant nombre de
jours subséquents, dans un fait de ce genre n’a jamais eu, à ma
connaissance, d’analogue; ou s’il y a eu un cas analogue, ce ne fut
qu’une seule fois, je veux dire dans ce qui suivit l’acquittement des
sept évêques à Westminster, en 1688[60]. Pour l’instant, c’était plus
qu’un enthousiasme passionné. Le mouvement frénétique d’horreur mêlée
d’exultation, le hurlement de vengeance qui monta instantanément de
cette rue précisément, puis, par une sorte sublime de contagion
magnétique, de toutes les rues adjacentes, ne peuvent s’exprimer
exactement que par ce passage exalté de Shelley:

    «Un transport d’allégresse farouche et monstrueuse
    Se répandit à travers les multitudes des rues, en un vol rapide
    Sur les ailes de la peur:--de sa lourde démence
    Le famélique s’éveilla, et il mourut dans la joie; les mourants,
    Parmi les cadavres gisant en leur véritable agonie,
    Entendirent tout juste les nouvelles heureuses, et dans l’espérance
    Ils fermèrent leurs faibles yeux: de maison en maison se répondant
    Par une forte acclamation, les vivants ébranlaient la voûte du ciel
    Et remplissaient la terre frémissante d’échos»[61].

C’était, en effet, quelque chose d’à moitié inexplicable que
l’interprétation instantanée de la clameur grossissante selon son sens
véritable. L’implacable rumeur de vengeance, cet accord sublime dans un
tel quartier ne pouvait viser que le seul démon dont la pensée pendant
douze jours entiers avait nourri et tyrannisé le cœur du public. Toutes
les portes, toutes les fenêtres du voisinage se trouvèrent ouvertes,
comme sur un mot d’ordre; des foules de gens, trop impatients pour
atteindre à des voies de sortie naturelles, sautèrent par les fenêtres,
au rez-de-chaussée; des malades se levèrent de leurs lits; et même
quelque part, comme pour vivifier expressément l’image de Shelley (aux
vers 4, 5, 6, 7), un homme dont la mort était attendue depuis quelques
jours et qui réellement mourut le lendemain, se leva, s’arma d’une épée
et descendit en chemise dans la rue. La chance était bonne, la foule ne
l’ignorait pas, de surprendre le chien féroce au plein milieu de son
carnaval et de son orgie de sang, au centre même de la boucherie. Un
moment, la foule fut trompée par sa multitude même et par sa furie. Mais
cette furie se pliait encore à la voix d’une autorité. De toute évidence
la massive porte d’entrée devait être enfoncée, puisque à l’intérieur,
pour coopérer à cet effort, il n’y avait plus d’être vivants, à la seule
exception d’un jeune enfant. Des pinces, placées avec adresse, en une
minute rejetèrent la porte hors de ses gonds, et la foule entra comme un
torrent. La fermentation, l’irritation de la colère qui la dévorait, on
peut le deviner, quand un homme important de l’endroit lui signifia de
s’arrêter et de faire le silence absolu. Dans l’espoir de recevoir une
communication utile, la foule devint silencieuse, «Écoutez donc, dit
l’homme autorisé, et nous saurons s’il est en haut ou en bas.»

Tout de suite on entendit un fracas, comme si quelqu’un avait enfoncé
une fenêtre, et le bruit venait nettement d’une chambre du haut. Oui, la
chose apparaissait très claire, l’assassin était dans la maison à cet
instant même, il avait été pris au piège. Il ne s’était pas familiarisé
avec les détails de la maison de Williamson, et, selon toute apparence,
il s’était trouvé emprisonné dans une des chambres du haut. La foule s’y
rua donc avec impétuosité. On en trouva la porte légèrement fixée; et,
quand elle fut forcée, l’enfoncement de la fenêtre, tant de la vitre que
du châssis, annonça que le misérable avait échappé.

Il avait sauté; plusieurs personnes dans la multitude, ardentes de la
fureur publique, sautèrent derrière lui. Ces personnes ne s’étaient pas
préoccupées de la nature du sol, et, à présent, en en faisant l’examen à
la lueur de torches, elles se rendirent compte que c’était un plan
incliné, une levée d’argile, très humide et collante. Les traces des pas
de l’homme étaient profondément imprimées dans l’argile, et, par
conséquent, elles furent aisément relevées jusqu’au sommet de la levée;
mais on s’aperçut tout à la fois que la poursuite serait inutile, à
cause de la densité du brouillard. A deux pas, un homme se dérobait
entièrement à toute possibilité de l’identifier; et, si on le joignait,
on n’aurait pu s’aventurer à prétendre que c’était bien le même qu’on
venait de perdre de vue. Jamais, dans le cours d’un siècle tout entier,
on n’aurait pu espérer une nuit plus propice pour un criminel en fuite.
Des moyens de se déguiser, Williams en avait maintenant à l’excès; et
les repaires étaient innombrables, dans le voisinage du fleuve, qui
pourraient le mettre, pendant des années, à l’abri des investigations
importunes.

Mais les faveurs sont offertes en pure perte à des insouciants et à des
ingrats. Cette nuit, le moment de décider se présenta à lui en vue de
toute sa carrière future, Williams prit la décision funeste; car, par
pure indolence, il prit la décision de rentrer dans son vieux
logement--le lieu que, de l’Angleterre entière, il avait alors le plus
de raisons pour éviter.

Pendant ce temps, la foule avait exploré de fond en comble la demeure de
Williamson. La première recherche fut celle de la jeune petite fille.
Williams, à coup sûr était allé dans sa chambre, mais c’est apparemment
dans cette chambre que la clameur soudaine de la rue l’avait surpris;
alors son attention s’était toute entière attachée aux fenêtres, parce
que par elles seules une retraite lui restait ouverte. Et même cette
retraite, il ne l’a due qu’au brouillard, à la confusion du moment, à la
difficulté d’approcher de la maison par derrière. La fillette était
naturellement inquiète de cette affluence d’étrangers à pareille heure,
mais, quant au reste, grâce aux précautions humaines des voisins, elle
fut préservée de connaître, tout entiers, les événements effroyables qui
avaient eu lieu pendant qu’elle dormait.

Le pauvre grand-père manquait toujours, jusqu’à ce que la foule
descendît à la cave. On le trouva alors étendu de son long sur le sol de
la cave. Probablement, il avait été précipité du haut de l’escalier, et,
avec une telle violence, que l’une des jambes était cassée. Après
l’avoir de la sorte mis hors de combat, Williams était descendu vers lui
et lui avait coupé la gorge.

On a beaucoup discuté, à cette époque, dans quelques-unes des feuilles
publiques, sur la difficulté de concilier ces incidents avec les autres
particularités de l’affaire, si l’on suppose qu’un seul homme s’en soit
mêlé. Qu’un seul homme s’en soit mêlé, cela paraît bien certain. On n’en
avait vu, on n’en avait entendu qu’un seul chez Marr; un seul, et, sans
nul doute possible, le même homme avait été vu par le jeune ouvrier dans
le salon de Mme Williamson, et un seul était dénoncé par les empreintes
de ses pas sur la levée d’argile. Sans doute, voici la marche qu’il
avait suivie: il s’était introduit chez Williamson en lui commandant de
la bière. Cette commande obligeait le vieillard de descendre à la cave;
Williams aura attendu qu’il y fût arrivé; et alors il aura _frappé_ et
clos la porte de la violente façon que j’ai dite. Williamson sera
remonté avec inquiétude en entendant ce bruit violent. L’assassin se
doutant qu’il en serait ainsi, l’avait rencontré, sans doute, au haut de
l’escalier de la cave et jeté en bas; après quoi, il sera descendu pour
achever le meurtre à sa manière ordinaire. Tout cela aura pris une
minute ou une minute et demie, de façon à correspondre à l’intervalle
écoulé entre le bruit alarmant de la porte d’entrée qu’avait entendu
l’ouvrier, et l’exclamation lamentable de la servante. Il est évident
aussi que la raison pour laquelle aucune espèce de cri ne s’est élevé
des lèvres de Mme Williamson, provient de la position des personnes
telle que je l’ai esquissée. Venu par derrière Mme Williamson, invisible
par conséquent, et elle ne l’entendait pas non plus à cause de sa
surdité, l’assassin l’aura frappée et lui aura entièrement aboli toute
conscience, avant qu’elle ait pu s’apercevoir de sa présence. Quant à la
servante, elle devait forcément être le témoin de l’attaque contre sa
maîtresse, l’assassin ne pouvait obtenir sur elle les mêmes avantages
complets; elle eut donc le temps de pousser un cri d’agonie.

                   *       *       *       *       *

J’ai mentionné que, durant presque une quinzaine, on n’avait pas même
soupçonné quel était le meurtrier des Marr; je voulais dire que,
jusqu’au meurtre de Williamson, aucun vestige, aucune base de suspicion,
dans un sens quelconque, ne s’était présenté au public, en général, non
plus qu’à la police. Mais il y avait à cet état d’ignorance absolue deux
exceptions tout à fait restreintes. Certains magistrats avaient en leur
possession une chose qui, à l’examiner de près, offrait un moyen
possible de retrouver la trace du criminel. Pourtant jusque-là, ils
n’avaient pas retrouvé sa trace. Jusqu’au matin du vendredi qui suivit
la destruction de Williamson, ils n’avaient pas rendu public ce fait
important, que sur le maillet de charpentier de navire (à l’aide duquel,
en ce qui regarde son procédé d’étourdir ou de désemparer, les meurtres
avaient été consommés), se trouvaient marquées les lettres «J. P.». Ce
maillet, par une étrange distraction de l’assassin, avait été laissé
dans la boutique de Marr; et c’est un fait intéressant, que, par
conséquent, si le misérable avait été surpris par le courageux prêteur
sur gages, il se serait trouvé virtuellement désarmé. La notification au
public de ce détail fut faite officiellement le vendredi, c’est-à-dire
treize jours après le premier assassinat. Elle fut suivie sur-le-champ,
comme on verra, du résultat le plus important.

En même temps, dans le secret d’une unique chambre à coucher de Londres
entier, Williams, c’est un fait, avait été à voix basse l’objet de
soupçons très graves dès l’abord, c’est-à-dire à l’heure même où se
révélait la tragédie de chez Marr. Et il est singulier que ce soupçon
provînt entièrement de sa propre folie. Williams logeait, en compagnie
d’autres hommes appartenant à différentes nations, à l’auberge. Dans un
grand dortoir y étaient placés cinq ou six lits. Ils étaient occupés par
des artisans, la plupart, d’un caractère honorable. Il y avait là un ou
deux Anglais, un ou deux Écossais, trois ou quatre Allemands et
Williams, dont le lieu de naissance n’est pas connu avec certitude. La
nuit du fatal samedi, vers une heure et demie, en revenant de son labeur
épouvantable, Williams avait bien trouvé ses compagnons Anglais et
Écossais endormis, mais les Allemands veillaient; un d’eux, assis, une
bougie à la main, faisait aux deux autres une lecture à voix haute. A
cette vue, Williams, d’un ton courroucé et péremptoire, dit: «Oh!
soufflez donc la bougie, soufflez-la tout de suite; nous serons tous
brûlés dans nos lits.» Si les compagnons britanniques de la chambrée
avaient été éveillés, M. Williams aurait suscité une protestation
révoltée par l’arrogance de cet ordre. Mais les Allemands sont,
d’ordinaire, d’un tempérament doux et facile et, ceux-là, complaisants,
éteignirent la lumière. Pourtant, comme il n’y avait pas de rideaux, les
Allemands remarquèrent qu’il n’y avait pas, en réalité, le moindre
danger; car des draps de lit, amassés l’un sur l’autre, ne peuvent pas
brûler plus que les feuilles d’un livre fermé. En leur particulier, les
Allemands en tirèrent donc la conclusion qu’il fallait que M. Williams
eût un motif urgent de dérober à toute observation sa personne et son
vêtement. Quel pouvait être ce motif? La nouvelle répandue le lendemain
dans tout Londres et, par conséquent, en la présente maison, distante de
la boutique de Marr de moins de deux _furlongs_[62], fit apparaître ce
motif terriblement évident, et, on le conçoit, le soupçon fut communiqué
aux autres hôtes du dortoir. Mais tous, ils savaient, par contre, le
péril pénal attaché par la loi anglaise à des insinuations contre un
homme, même si elles se trouvent vraies, quand elles ne peuvent pas
s’appuyer sur une preuve. En vérité, pour peu que Williams eût pris les
précautions les plus élémentaires, pour peu qu’il fût descendu
simplement jusqu’à la Tamise, éloignée de moins d’un jet de pierre, et
qu’il eût jeté deux pièces de son attirail à la rivière, aucune preuve
concluante n’aurait pu être produite contre lui. Ainsi il aurait pu
réaliser le plan de Courvoisier, l’assassin de lord William Russell, de
trouver la subsistance de chaque mois séparément, dans un assassinat
distinct et bien préparé. Néanmoins, les compagnons du dortoir étaient
convaincus pour eux-mêmes, mais ils attendaient des indices qui pussent
convaincre autrui. A peine donc l’avis officiel fut-il publié au sujet
des initiales du maillet J. P., tous les hommes de la maison se
rappelèrent à la fois les initiales bien connues d’un honnête
charpentier de vaisseau norwégien, John Petersen, qui avait travaillé
dans les docks anglais jusqu’en la présente année, et qui, ayant
l’occasion de revoir son pays natal, avait laissé sa boîte d’outils dans
les galetas de l’auberge. Ces galetas furent donc explorés. Le coffre à
outils de Petersen fut trouvé, mais le maillet manquait, puis, à un
examen plus approfondi, on fit une autre découverte écrasante. Le
chirurgien qui avait examiné les cadavres chez Williamson avait émis
l’opinion que les gorges n’avaient pas été coupées au moyen d’un rasoir,
mais au moyen d’un outil d’une forme différente. On se souvint alors que
Williams avait récemment emprunté un grand couteau français d’une forme
toute spéciale et, là-dessus, d’un tas de vieilleries et de chiffons, on
retira bientôt un gilet que toute la maison eût juré avoir vu porter à
Williams récemment. Dans ce gilet, collé à la doublure de la poche par
du sang figé, on trouva le couteau français. Enfin, tous les gens de
l’auberge, savaient fort bien que Williams portait d’ordinaire, depuis
quelque temps, une paire de bottines qui craquaient et un pardessus brun
doublé de soie. De plus, beaucoup d’autres présomptions qui semblaient à
peine utiles.

Williams fut immédiatement appréhendé et interrogé sommairement. C’était
le vendredi. Le samedi matin, quatorze jours après le meurtre de Marr,
il comparut à nouveau. Les preuves tirées des circonstances étaient
écrasantes. Williams en écoutait avec attention toute la suite, mais il
disait fort peu de chose. A la fin de l’interrogatoire, un mandat de
dépôt fut décerné, le jugement devant avoir lieu aux assises prochaines.
Est-il nécessaire de le dire, en route pour la prison il fut poursuivi
par des foules si furieuses, que, dans des circonstances ordinaires il y
aurait eu pour lui peu d’espoir d’échapper à une vengeance sommaire.
Mais en cette occasion, une escorte puissante avait été fournie, si bien
qu’il fut logé sain et sauf dans la geôle. En cette geôle-là, la règle
était, à l’époque, d’enfermer à cinq heures du soir, définitivement pour
toute la nuit, sans lumière, tous les prisonniers convaincus de crimes.
Quatorze heures, jusqu’à sept heures, le matin suivant, on les laissait,
sans les visiter, dans l’obscurité totale. Williams eut donc le temps de
commettre un suicide. Les ressources, il est vrai, d’autres parts,
n’étaient pas grandes. Il y avait une seule barre de fer, dans
l’intention, autant que je me souvienne, d’y suspendre une lampe; c’est
là qu’il s’est pendu par ses bretelles. A quelle heure, on n’est pas
sûr; quelques personnes prétendent à minuit. Et dans ce cas, à l’heure
précise où, quatorze jours plus tôt, il avait répandu la terreur et la
désolation dans la famille paisible du pauvre Marr, il était contraint
lui-même de boire à la même coupe présentée à ses lèvres par les mêmes
mains maudites.

                   *       *       *       *       *

Le cas des Mac-Kean auquel j’ai fait une allusion spéciale, mérite aussi
d’être brièvement narré pour le pittoresque terrible de deux ou trois de
ses détails. La scène de cet assassinat est une auberge de la campagne,
à quelques milles, je crois, de Manchester. C’est de la situation
avantageuse de cette auberge que provenait la tentation double de
l’affaire. En règle générale, une auberge implique, nécessairement, une
ceinture étroite de voisins, ce qui est la raison originelle de
l’ouverture d’un semblable établissement. Mais, en le cas présent,
c’était une unique maison isolée, de sorte qu’il n’y avait pas à
redouter d’être interrompu par des gens habitant à la portée des cris,
et pourtant, d’autre part, le pays, aux alentours, était éminemment
populeux. Aussi une société de secours avait établi son local de réunion
hebdomadaire dans cette auberge, et on y laissait les sommes accumulées
en dépôt dans la salle de réunion, sous la garde de l’aubergiste. Ces
fonds montaient souvent à un total considérable, cinquante ou
soixante-dix livres sterling avant qu’on les transférât entre les mains
d’un banquier. Ici donc était un trésor digne de quelque risque, dans
une situation vraiment incomparable.

Ces détails attrayants étaient par hasard, venus à la connaissance de
l’un des Mac-Kean, ou de tous les deux, et cela, par malheur, à un
moment où ils se trouvaient dans la plus écrasante misère. Ils étaient
colporteurs, et jusqu’aux derniers temps, ils s’étaient montrés de mœurs
très respectables; un désastre commercial les avait conduits à la ruine
totale, et leurs capitaux réunis y avaient été engloutis jusqu’au
dernier shilling. Ce revers soudain avait fait d’eux des désespérés;
leur petit bien avait été englouti par une grande catastrophe _sociale_,
et ils regardaient la société comme coupable à leur égard de vol. En
prélevant leur proie sur la société, ils se considéraient donc comme
exerçant un farouche droit naturel de représailles. Les fonds auxquels
ils prétendaient, prenaient à leurs yeux l’aspect de fonds publics,
puisque c’était le produit de plusieurs souscriptions particulières. Ils
oubliaient, néanmoins, que pour les actes criminels que, trop
certainement, ils méditaient en tant que préliminaires à leur vol, il ne
leur serait pas possible de plaider un semblable précédent social
imaginaire. A prendre à parti une famille qui paraissait tout à fait
dénuée de secours si tout se faisait avec facilité, ils comptaient
entièrement sur leur propre force corporelle.

C’étaient de jeunes hommes robustes, âgés de 28 à 32 ans; d’une taille
un peu au-dessous de la moyenne, mais bâtis carrément, la poitrine
solide, les épaules larges, conformés avec tant de beauté en ce qui
regarde la proportion des membres et des articulations que, après leur
exécution, leurs corps ont été, en secret, montrés par les chirurgiens
de l’Infirmerie de Manchester, comme des objets intéressants pour l’art
statuaire.

De son côté, la maison qu’ils se proposaient d’attaquer se composait des
quatre personnes suivantes:

1. L’aubergiste, un fermier solide;--aussi projetaient-ils de le mettre
hors de combat à l’aide d’un artifice introduit depuis peu, en ce
temps-là, chez les voleurs: on l’appelait _hocussing_, ce qui veut dire
empoisonner de laudanum la boisson de la victime, subrepticement;

2. La femme de l’aubergiste;

3. Une jeune servante;

4. Un enfant de douze à quatorze ans.

Le danger était que de ces quatre personnes, dispersées peut-être à
travers la maison qui avait deux sorties distinctes, une au moins pût
s’échapper et pût, grâce à une connaissance approfondie des chemins
environnants, donner l’alarme à des maisons éloignées d’un _furlong_.
Ils prirent le parti de s’en remettre aux circonstances pour la manière
de conduire cette affaire, mais cependant, comme il leur paraissait
nécessaire de se feindre étrangers l’un à l’autre, il fallut bien se
concerter d’avance sur l’esquisse générale de leur plan; en effet, il
leur serait impossible, dans ce but, sans éveiller de violents soupçons,
de se rien communiquer sous les yeux de la famille. Cette esquisse
comportait, au moins, un meurtre: celui-là fut décidé. Quant au reste,
leurs actes dans la suite le montrent à l’évidence, ils désiraient
verser aussi peu de sang que possible, pour la réalisation de leur objet
final.

Au jour dit, ils se présentèrent, séparément, à la rustique auberge, et
à des heures différentes. L’un arriva dès quatre heures de l’après-midi;
l’autre ne vint pas avant sept heures et demi. Ils se saluèrent de loin
d’une façon très réservée, et, tout en échangeant le peu de paroles que
s’adressent des étrangers, ils ne se montrèrent pas disposés à un
commerce plus familier. Mais avec l’aubergiste, à son retour de
Manchester, vers huit heures, l’un des frères entra en conversation
animée; il l’invita à prendre un grand verre de punch, et, au moment où
l’aubergiste, en sortant de la pièce, le lui permit, il versa dans le
punch une cuillerée de laudanum. Peu de temps après, l’horloge sonnait
dix heures. L’aîné des Mac-Kean, se déclarant fatigué, demanda qu’on lui
indiquât la chambre à coucher, car les deux frères, dès l’arrivée,
avaient retenu un lit. L’infortunée servante se présenta, une bougie à
la main, pour l’éclairer sur l’escalier.

A ce moment critique, voici comment était distribuée la famille:
l’aubergiste, stupéfié par l’horrible narcotique qu’il avait bu, s’était
retiré dans une pièce privée joignant la salle publique, dans le dessein
de s’y reposer sur un sopha, et heureusement pour son salut, il était
considéré comme tout à fait incapable d’action. La femme s’occupait de
son mari. Le cadet des Mac-Kean était donc resté seul dans la salle
publique. Il se leva alors tranquillement et vint se placer au bas de
l’escalier que son frère venait de monter, de façon à être sûr de couper
quiconque s’enfuirait de la chambre d’en haut. Dans cette chambre
Mac-Kean l’aîné, fut introduit par la servante qui lui indiqua les deux
lits dont l’un était déjà occupé, pour une moitié, par l’enfant, et
l’autre vide: elle expliqua qu’il fallait que les deux étrangers s’en
accommodassent pour la nuit, selon l’arrangement qui leur pourrait
agréer. Tout en parlant, elle lui présentait la chandelle; il la plaça
sur la table et, en même temps, il interceptait sa sortie de la chambre,
et lui jetait les bras autour du cou comme s’il avait voulu l’embrasser.
C’est évidemment ce qu’elle même avait prévu et ce qu’elle s’efforçait
d’empêcher. Son horreur on peut l’imaginer, lorsqu’elle sentit la main
perfide qui lui étreignait le cou, armée d’un rasoir, lui trancher
violemment la gorge. A peine put-elle proférer un cri avant de tomber
impuissante sur le plancher.

A cet effroyable spectacle l’enfant avait assisté; il n’était pas
endormi, mais il eut la présence d’esprit de fermer instantanément les
yeux. L’assassin s’approcha vivement du lit et examina avec inquiétude
l’expression du visage de l’enfant. Il ne se trouva pas satisfait; il
posa la main sur le cœur de l’enfant, pour juger d’après les battements,
s’il était ou non agité. Ce fut une épreuve terrible, et, sans nul
doute, le sommeil contrefait eût été tout de suite reconnu, quand,
soudain, un spectacle terrible attira l’attention de l’assassin.

Grave et silencieuse, tel un spectre, la fille assassinée s’était levée
en son délire mortel; elle se tenait toute droite, elle marcha avec
fermeté un moment ou deux, et elle dirigea ses pas vers la porte.
L’assassin se détourna pour la poursuivre, et l’enfant, à ce moment,
sentant que son unique chance était de fuir tandis que se passait cette
scène, bondit hors du lit. Sur le palier, à la tête de l’escalier, était
un des assassins, au pied de l’escalier était l’autre. Qui pourrait
croire que l’enfant eût l’ombre d’une chance d’échapper? Et pourtant de
la façon la plus naturelle il surmonta tous ces obstacles. L’enfant,
dans son horreur, posa la main gauche sur la balustrade, et s’élança
par-dessus, d’un grand saut qui le déposa au bas de l’escalier, sans
toucher une seule marche.

Ainsi il avait efficacement dépassé l’un des assassins; l’autre était
encore, il est vrai, à dépasser, et ce lui aurait été impossible sans un
incident inattendu. La femme de l’aubergiste s’était alarmée du faible
cri de la jeune fille; elle était sortie en hâte de la salle réservée
pour lui porter secours; au pied de l’escalier elle avait été arrêtée
par le plus jeune des frères, et, à ce moment, elle se débattait contre
lui. La confusion de ce débat de la vie à la mort avait permis au jeune
garçon de passer en tourbillon à côté d’eux.

Il eut la bonne fortune de tourner par la cuisine où donnait une porte
dérobée, fermée d’un simple verrou, et qui s’ouvrit à son toucher; par
cette porte il se rua en plein champ.

A ce moment le frère aîné se trouva libre pour le poursuivre, par la
mort de l’infortunée jeune fille. On ne peut douter que dans son délire
l’image qui occupait ses pensées était celle de la société qui se
réunissait une fois par semaine. Elle l’imaginait en séance, sans doute,
et vers son local, pour se mettre en sûreté et réclamer du secours, elle
allait en chancelant. Elle entra et, dès la porte passée, elle tomba par
terre et, tout de suite, expira.

L’assassin, qui l’avait suivie pas à pas, se vit donc libre de
poursuivre le jeune garçon. En ce moment critique, tout était en jeu, et
si l’enfant n’était pas pris, l’entreprise était ruinée. Il dépassa donc
son frère et la femme de l’aubergiste sans s’arrêter, et se précipita
par la porte ouverte, à travers les champs. Une seconde de plus et
peut-être il serait trop tard.

L’enfant avait la nette conscience que s’il continuait à découvert il
n’aurait aucune chance d’échapper à un homme jeune et fort. Il courut
donc tout à coup à un fossé, dans lequel il roula la tête la première.
Si l’assassin s’était hasardé à procéder à loisir à l’examen du fossé le
plus proche, il aurait aisément découvert l’enfant--que sa chemise
blanche rendait si visible. Mais il perdit courage, pour avoir manqué à
arrêter la fuite de l’enfant. De seconde en seconde son désespoir
grandissait. Que l’enfant ait réussi seulement à s’échapper jusqu’aux
fermes du voisinage, une troupe d’hommes pouvait être réunie dans les
cinq minutes, et déjà il pouvait être devenu malaisé pour lui et pour
son frère, qui connaissaient mal les chemins des champs, de s’échapper
si leur retraite était coupée.

Donc, plus rien à faire, que de rappeler son frère. Et c’est ainsi que
la femme de l’aubergiste, encore que mutilée, eut la vie sauve, et, dans
la suite, guérit. L’aubergiste devait son salut à la potion stupéfiante.
Et les assassins joués eurent la douleur de comprendre que leur crime
affreux avait été tout à fait inutile. Le chemin, en effet, était libre,
à présent, de la salle de société, et, probablement, quarante secondes
auraient suffi pour emporter le coffre du trésor qu’ils auraient pu,
ensuite, briser et piller à loisir. Mais la crainte d’ennemis qui les
surprendraient était trop forte sur eux; ils se sauvèrent par un chemin
qui les fit passer aussitôt à moins de six pieds de l’enfant aux aguets.

Ils traversèrent Manchester de nuit. Quand le jour revint, ils dormaient
dans un buisson à une distance de vingt milles de la scène de leur
tentative coupable. La deuxième et la troisième nuits, ils poursuivirent
leur marche à pied, ne se reposant que pendant le jour. Vers le lever du
soleil, le quatrième matin, ils entraient dans un village près de Kirby
Lonsdale, dans le Westmoreland. Sans doute ils avaient quitté à dessein
la ligne droite du chemin à suivre, car leur but était l’Ayrshire où ils
étaient nés, et le vrai chemin les aurait conduits par Shap, Penrith,
Carlisle. Ils cherchaient à éviter d’être persécutés par les diligences
qui, depuis trente heures, distribuaient à toutes les auberges et à tous
les _cabarets_[63] de la route de petites affiches avec la description
de leurs personnes et de leurs costumes. Il se fit, peut-être avec
intention, que, ce matin, le quatrième, ils s’étaient séparés, de façon
à entrer au village dix minutes l’un après l’autre. Ils étaient épuisés
et traînaient la jambe. Dans ces conditions il fut facile de les
prendre. Un forgeron les avait, en silence, reconnus en comparant leurs
dehors avec la description des affiches. Ils furent atteints facilement
et séparément arrêtés. Leur procès et leur condamnation suivirent
bientôt à Lancaster, et, dans ce temps-là c’en était la suite
nécessaire, ils furent exécutés. Mais l’affaire tombait admirablement
dans les limites protectrices de ce qu’on regarderait _aujourd’hui_
comme des circonstances atténuantes, puisque, si un assassinat de plus
ou de moins n’était pas pour les détourner de leur projet, du moins ils
s’étaient montrés très désireux d’économiser l’effusion du sang, dans la
mesure du possible.

Incommensurable, par conséquent, l’intervalle qui les sépare du monstre
Williams.

Ils ont péri sur l’échafaud; Williams, je l’ai dit, a péri de sa propre
main, et, conformément à la loi en vigueur alors, il fut enterré au
centre d’un _quadrivium_ ou confluent de quatre chemins (en l’espèce,
quatre rues), avec un pieu fiché dans son cœur. Et, par-dessus lui,
passe à jamais sans repos le tumulte de Londres![64]




NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS

DE L’AUTEUR

DE L’ÉDITEUR ANGLAIS ET DU TRADUCTEUR


[1] L’éditeur anglais du «_Recueil des Écrits de Thomas de Quincey_»
(_The Collected Writings of Thomas De Quincey_ en 14 vol., A. and C.
Black, Soho square, Londres, 1897), M. David Masson, professeur émérite
de littérature anglaise à l’Université d’Édimbourg, nous apprend que la
première des parties dont se compose le présent ouvrage parut dans le
numéro de février 1827 de _Blackwood’s Magazine_, et la seconde dans le
numéro de novembre 1839 de la même revue, plus de douze années après la
première.--Elles furent réimprimées ensemble sous le même titre en 1854,
avec le long post-scriptum qui les suit, dans une édition complète de
ses œuvres que fit alors De Quincey lui-même.

Les notes prises à l’édition de M. Masson sont suivies de la lettre:
(M).

[2] Sous-titre de l’édition de 1854. Dans _Blackwood’s Magazine_ on
lisait simplement: «_A l’éditeur de Blackwood’s Magazine.--Monsieur,
nous avons tous entendu parler d’une société de protection du Vice_,
etc... (M)

[3] Cette Société, et d’autres du même genre ont réellement existé en
Angleterre pendant la plus grande partie du siècle dix-huitième. Celle
que cite ici De Quincey était connue sous le nom de _Fraternité des
moines de Saint-François_, ou _Medmenham Club_, parce que le lieu de
réunion habituel en était un ancien monastère cistercien à Medmenham,
Buckinghamshire. (M)

[4] A cette introduction étaient jointes, lors de l’apparition première
dans _Blackwood’s Magazine_, les lignes suivantes, dues à Christopher
North, éditeur de la revue et ami de De Quincey.

«_Note de l’Éditeur._--Nous remercions notre correspondant de sa
communication, et aussi de la citation de Lactance qui se rapporte très
bien à _sa_ façon d’envisager le présent cas. La nôtre, nous le
confessons, n’est pas la même. Nous ne pouvons supposer que le
conférencier ait parlé sérieusement, pas plus qu’Érasme dans son Éloge
de la Folie, ou que le Doyen Swift dans sa Proposition de manger les
Enfants. Néanmoins, qu’on adopte sa façon de voir ou la nôtre, il
convient également que cette conférence soit rendue publique.»

Il semble qu’il y ait eu, entre les éditeurs de la revue, désaccord sur
le point de savoir s’il fallait recevoir un écrit d’une manière si
horrifique, et sous un titre si horrifique. (M)

[5] _The Williams-lecture_, conférence à la gloire de Williams, et, plus
elliptiquement, conférence-Williams.--John Williams, l’assassin de 1811,
le héros de cet ouvrage. De Quincey nous raconte ses crimes,
minutieusement, dans la 3me partie, ou post-scriptum.

[6] Kant poussa les limites des exigences de la vérité à un point si
extravagant qu’il ne craignit pas d’affirmer que quand un homme venait
de voir une personne innocente échapper à un assassin, il serait de son
devoir, interrogé par l’assassin, de dire la vérité et de lui indiquer
la retraite de la personne innocente, même avec la certitude qu’il
serait cause d’un assassinat. De peur qu’on puisse supposer que cette
doctrine lui avait échappé dans la chaleur d’une discussion, un célèbre
écrivain français le lui ayant reproché, Kant la reprit et l’affirma à
nouveau, en l’appuyant de ses raisons. (_Note de De Quincey._)

[7] Voici d’après un guide de Londres de 1850, les noms de quelques
artistes connus qui ont habité Berners-Street: Sir William Chambers, en
1773; Fuseli en 1804, Opie de 1792 à 1808, etc... (M)

Berners-Street est une petite rue qui aboutit d’un côté dans
Oxford-Street, à égale distance de Regent-Street et de Tottenham Court
Road.

[8] Au 4me livre, chapitre XVI. (M)

[9] John Howship, _Practical Remarks upon Indigestion_; Londres, 1825.
(M)

[10] George Waldron, alias Barrington, le plus fameux
_gentleman-pickpocket_ de son temps, fut transporté à Botany Bay en
1790, où il est mort en 1804, exerçant un emploi honorable et laissant
la réputation d’un caractère réformé. (M)

[11] Dans une lettre célèbre parue dans _Blackwood’s Magazine_ en
octobre 1821, Coleridge énumère, en effet, avec esprit les qualités
requises pour qu’un encrier soit parfait, ou idéal. (M)

[12] En français dans le texte.

[13] Traduction Chateaubriand.

[14] Le passage se trouve dans la deuxième partie (acte III) de Henry
VI; il est remarquable à un double point de vue: d’abord, pour sa
judicieuse fidélité à la nature, comme si la description ne s’en
trouvait là qu’en vue d’un effet _poétique_, et, en second lieu, pour la
valeur _juridique_ qu’il contient, présenté, comme il l’est ici, en tant
que confirmation muette, au point de vue du droit, de l’effroyable
rumeur qui s’était élevée tout à coup, à savoir qu’une perfidie atroce
s’en était prise à un grand prince revêtu d’un rôle officiel dans
l’État. Le duc de Gloucester, gardien fidèle et oncle bien-aimé d’un roi
simple et imbécile, a été trouvé mort dans son lit. Comment interpréter
cet événement? Est-il mort par l’effet naturel d’une visitation de la
Providence, ou par un acte violent de ses ennemis? Les deux factions
opposées de la cour trouvent dans les indices du même fait de quoi
l’interpréter différemment. Le jeune roi, affectueux et affligé, que sa
situation enchaîne dans la neutralité, ne peut néanmoins déguiser son
écrasant soupçon d’une conspiration infernale dans les ténèbres. Alors,
un meneur de la faction adverse s’efforce de porter atteinte à la force
de la parole trop franche du roi, appuyée et reprise en écho d’une
manière très impressionnante par Lord Warwick. «What _instance_,
demande-t-il, et il veut dire par le mot _instance_ non pas exemple ni
illustration, comme l’ont supposé constamment des commentateurs sans
réflexion, mais, dans le sens classique ordinaire, quelle _instantia_,
quel argument de poids, quelle justification immédiate, peut avancer
Lord Warwick pour soutenir son «redoutable serment»? son serment, que,
aussi sûrement qu’il aspire à la vie éternelle, aussi sûrement

  «Je crois que des mains violentes ont attenté à la vie de ce duc trois
  fois fameux».

En apparence, le défi s’adresse à Warwick, mais réellement il a en vue
le roi. La réponse de Warwick, l’argument sur lequel il se base,
consiste en un solennel tableau de tous les changements opérés dans les
traits du duc par la mort, changements qu’on ne peut concilier avec
aucune autre hypothèse que celle d’une mort violente. Quel argument, que
Gloucester soit mort par des mains d’assassin? Eh bien, le déroulement
suivant des changements terribles, affectant la tête, le visage, les
narines, les yeux, les mains, etc... et qui ne proviennent pas
indifféremment de _tous_ les genres de mort, mais exclusivement d’une
mort par violence:

    Mais, voyez, son visage est noir et gonflé de sang;
    Ses prunelles, plus saillantes que quand il vivait,
    Ont le regard fixe et sinistre d’un homme étranglé;
    Ses cheveux sont dressés, ses narines dilatées par la convulsion;
    Ses mains toutes tendues comme celles de quelqu’un qui s’est débattu
    Pour défendre sa vie, et qui a été réduit par la force.
    Regardez, ses cheveux sont collés aux draps;
    Sa barbe si régulière est désordonnée et hérissée
    Comme le blé d’été couché par la tempête.
    Il est impossible qu’il n’ait pas été assassiné;
    Le moindre de ces signes en fournirait la preuve.

Pour la logique de ceci n’oublions pas un seul instant que, pour avoir
quelque valeur, ces signes et ces indices allégués doivent former un
_diagnostic_ rigoureux. La distinction cherchée est une distinction
entre la mort naturelle et la mort violente. Tous les indices, par
conséquent qui appartiennent également et indifféremment à l’une et à
l’autre seraient équivoques, inutiles, et étrangers au but même voulu
par Shakespeare. (_Note de De Quincey._)

--Les passages cités ont été copiés par le traducteur sur la version de
Shakespeare par François-Victor Hugo (tome XIII, pp. 129-130, édition
Pagnerre).

[15] Au temps où ceci fut écrit, 1827, je suivais l’opinion commune à ce
sujet. C’est un simple défaut de réflexion qui a donné naissance à un
jugement aussi erroné. Depuis, après un examen plus serré, j’ai vu de
grandes raisons de revenir sur cette opinion, et je suis convaincu à
présent (1854) que les Romains, chaque fois qu’un art leur offrait une
quantité égale d’intérêt, y ont montré des mérites aussi originaux et
naturels que les meilleurs des Grecs. Ailleurs je veux plaider cette
cause en détail, dans l’espoir de convertir le lecteur. En attendant,
j’étais désireux de placer ici ma protestation contre cette vieille
erreur,--erreur qui a commencé par une flagornerie aux préjugés de son
temps de Virgile, poète courtisan. Pour le vil dessein de flatter
Auguste dans sa rancune vindicative contre Cicéron, et au moyen de
l’introduction, à cet effet, du petit membre de phrase _orabunt causas
melius_ appliqué à tous les orateurs athéniens opposés aux romains,
Virgile ne se fit pas scrupule de sacrifier en gros les justes
prétentions de ses compatriotes pris collectivement. (_Note de De
Quincey._)

[16] _Le conte de la Prieure_ dans le _Pèlerinage de Canterbury_, de
Chaucer, parle d’un petit chrétien mis à mort dans une ville d’Asie par
les Juifs pour avoir constamment chanté en leur présence l’hymne: _O
Alma Redemptoris Mater_. La prieure finit en faisant allusion à une
légende anglaise très analogue: celle de Hugues de Lincoln, que des
Juifs de cette ville auraient mis à mort pour des raisons semblables.
(M)

[17] En français dans le texte.

[18] Le nom de Vieux de la Montagne ne désigne pas une personne
particulière; c’était le titre,--en Arabe _Sheik-al-jebal_, Prince de la
Montagne,--d’une série de chefs qui ont dirigé de 1090 à 1258 une
communauté ou un ordre militaire de sectaires mahométans fanatiques,
appelés les _Assassins_, et répandus dans la Perse et dans la Syrie,
mais dont le quartier général se trouvait dans les chaînes de montagnes.
Bien qu’il soit hors de doute que les mots _assassin_ et _assassinat_
pour désigner un meurtre secret et spécialement un meurtre secret au
moyen du poignard, soient un ressouvenir des habitudes attribuées à
cette vieille communauté persane et syrienne, l’étymologie originelle du
mot _Assassins_ lui-même, nom de cette communauté, n’est pas aussi
certain. Skeat prétend que c’est tout simplement l’arabe _hashishin_
«buveurs de haschich» d’après le fait ou la supposition que les agents
du Vieux de la Montagne, quand ils étaient envoyés en quelque mission
meurtrière, s’en allaient fortifiés pour cette tâche par l’intoxication
du haschisch, ou chanvre indien. (_Note de De Quincey._)

[19] Spencer Percival, premier ministre, fut assassiné le 11 mai 1812,
par John Bellingham, dans un couloir de la Chambre des Communes.

[20] De Quincey s’est trompé ici. Le maréchal Bessières fut tué par un
boulet dans une escarmouche, la veille de la bataille de Lutzen, le 1er
mai 1813; c’est le maréchal Brune qui a été assassiné par la populace à
Avignon, le 2 août 1815.

[21] L’éditeur anglais donne ici la chronologie exacte des sept
assassinats dont parle De Quincey: 1. Guillaume d’Orange, le Taciturne,
premier stadhouder des Provinces-Unies, assassiné à Delft, le 10 juillet
1584, par Balthazar Gérard;--2. Henri, duc de Guise, assassiné avec la
connivence du roi Henri III, à Blois, le 23 décembre 1588;--3. Ce même
Henri III, roi de France, assassiné par le dominicain Jacques Clément,
le 2 août 1589;--4. Henri IV, roi de France, assassiné le 14 mai 1610
par François Ravaillac;--5. Le resplendissant George Villiers, duc de
Buckingham, favori de Jacques Ier et de Charles Ier d’Angleterre,
premier ministre tout-puissant, assassiné à Portsmouth le 23 août 1628
par John Felton;--6. Gustave-Adolphe, l’héroïque roi de Suède, tué sur
son cheval en plein champ de bataille à Lutzen, au moment où la victoire
se dessinait, le 6 novembre 1632;--7. Waldstein, ou Wallenstein, le
grand capitaine catholique de la guerre de Trente Ans, assassiné par des
soldats irlandais, au château d’Eger, le 25 février 1634.

[22] Ce même argument a été employé une fois de trop, au moins. Il y a
plusieurs siècles un Dauphin de France, averti qu’il risquait la petite
vérole, fit la même réponse que l’empereur: «Quel gentilhomme avait
jamais entendu parler d’un dauphin tué par la petite vérole?» Non, aucun
gentilhomme _n’avait_ jamais entendu parler d’un tel cas. Et cela
n’empêcha pas ce Dauphin de mourir de la petite vérole. (_Note de De
Quincey._)

[23] _Vie de Spinosa_ par Jean Colerus, ou plutôt: _Réfutation des
Erreurs de Benoit de Spinosa, par M. de Fenelon, Archevêque de Cambray,
par le P. Lami bénédictin et par M. le Comte de Boulainvilliers, avec la
Vie de Spinosa écrite par M. Jean Colerus, Ministre de l’Église
luthérienne de La Haye; augmentée de beaucoup de particularités tirées
d’une vie manuscrite de ce Philosophe par un de ses amis.--A Bruxelles,
chez François Foppens MDCCXXXI_.

[24] «1er juin 1675--Boire en partie trois bols de punch (liqueur qui
m’est tout à fait inconnue)» dit le Rév. M. Henry Teonge, dans son
Journal publié par C. Knight. Dans une note sur ce passage, on se réfère
aux voyages de Fryer dans les Indes orientales, 1672, lequel parle de
«cette liqueur énervante appelée _paunch_ (qui provient de l’Hindoustan)
avec ses cinq ingrédients». Préparé ainsi il semble que ce soit ce que
les médecins appelaient _diapente_; avec quatre ingrédients seulement
_diatessaron_. A coup sûr, c’est sa réputation évangélique qui l’avait
recommandé au rév. M. Teonge. (_Note de De Quincey._)

[25] Le Parlement anglais que Charles Ier, après un intervalle de onze
années, convoque le 13 avril 1630, pour l’aider à en finir avec les
_Covenantaires écossais_. Comme il résistait à ses volontés, le roi
prononça la dissolution dès le 5 mai; c’est pourquoi il est connu sous
le nom de _court parlement_.

[26] Le 3 novembre 1648.

[27] John Dennis, critique littéraire 1657-1734.

[28] Citation prise dans la _Vie de Hobbes_ que lui-même a écrite en
vers latins élégiaques et qui fut publiée en décembre 1679, environ
trois semaines après sa mort. Le docteur Isaac Dorislaus, hollandais
naturalisé anglais, avait pris part au procès de Charles Ier. Envoyé en
mission à la Haye par la République anglaise, il y fut assassiné dans
une auberge, le 13 mai 1649, par des exilés royalistes. Anthony Ascham,
envoyé l’année suivante à Madrid, y trouva un sort semblable, assassiné
par des réfugiés royalistes anglais, le 27 mai 1650. (M)

[29] Thomas Tenison 1636-1715, archevêque de Canterbury en 1694.

[30] Un des premiers ouvrages publiés par Hobbes, il avait alors 48 ans,
est un poème en latin _De Mirabilibus Pecci_, imprimé à Londres en 1636.

[31] Chatsworth était alors, comme à présent, la superbe résidence des
Cavendish de la branche aînée,--en ce temps-là comtes, aujourd’hui ducs
de Devonshire. C’est l’honneur de cette famille d’avoir, durant deux
générations, donné asile à Hobbes. Il est à remarquer que Hobbes est né
l’année de l’Armada espagnole, en 1588, (c’est, du moins, ce que je
crois), et, lors de sa rencontre avec Tenison, en 1670, il devait donc
avoir environ quatre-vingt-deux ans. (_Note de De Quincey._)

[32] A l’âge de 28 ans Berkeley est allé certainement à Paris; il était
alors _Junior fellow_ de _Trinity College_, à Dublin. Dans une lettre,
datée: «Paris, 25 novembre 1713», il dit en effet: «J’ai l’intention de
faire visite demain au Père Malebranche, et de discuter certains points
avec lui». Cette visite a-t-elle eu lieu, on l’ignore, mais il a
certainement visité Malebranche plus tard, en octobre 1715, et c’est le
13 du même mois que Malebranche est mort, à l’âge de 77 ans. Voici
l’histoire de cette visite telle que la rapporte le Professeur Campbell
Fraser dans la Vie et les Lettres de Berkeley (1871): «Il trouva le
savant Père dans une cellule, qui faisait chauffer sur un petit poêlon
un médicament pour une indisposition qui le tourmentait en ce temps-là,
une inflammation pulmonaire. La conversation porta naturellement sur le
système de Berkeley, dont il avait pris connaissance dans une traduction
qui venait de paraître. L’issue de ce débat fut tragique pour le
malheureux Malebranche. Dans la chaleur de la discussion, il éleva trop
la voix, et s’abandonna si imprudemment à l’impétuosité naturelle à un
homme de talent et à un français, qu’il provoqua une aggravation de sa
maladie, laquelle l’emporta quelques jours après.--«Il est malheureux,
ajoute le professeur Fraser, que nous n’ayons de cette rencontre aucun
récit authentique, surtout par Berkeley lui-même, ou par quelqu’un dont
on puisse reconnaître l’autorité». Elle est racontée seulement dans une
_Vie de Berkeley_, par Stock, parue en 1776. (M)

[33] Que signifie (demanda frere Jean) et que veult dire, que tousjours
vous trouvez Moynes en cuisines, jamais n’y trouvez Roys, Papes, ne
Empereurs? Est-ce, respondit Rhizotome, quelcque vertus latente, et
propriété specificque absconse dedans les marmites et contrehastiers,
qui les Moynes y attire, comme l’aimant à soy le fer attire, n’y attire
Empereurs, Papes, ne Roys? Ou si c’est une induction et inclination
naturelle aux frocs et cagoulles adhérente, laquelle de soy mene et
poulse les bons Religieux en cuisines, encores qu’ils n’eussent election
ne deliberation d’y aller? Il veult dire, respondit Epistemon, formes
suivantes la matiere. Ainsi les nomme Averrois. Voire, voire, dist frere
Jean.

(Au chapitre XI du _Quart livre des faicts et dicts héroïques du noble
PANTAGRUEL composé par M. FRANÇOIS RABELAIS, Docteur en medecine et
Calloier des Isles Hyères. L’An mil cinq cens quarante et huict suivant
l’édition in-16 de Claude la Ville à Valence._)

[34] _Sermons de l’Hôpital_--«_Spital Sermons_» nom sous lequel on
désigne la réunion des discours du docteur Parr.

[35] Le 17 octobre 1678, un cadavre transpercé d’une épée, le visage
écrasé, des marques de strangulation au cou, fut découvert dans un fossé
au pied de Primrose Hill, dans des champs au nord de Londres. Il se
trouva que c’était celui de Sir Edmunbury Godfrey, magistrat de
Westminster, qui avait, depuis plusieurs jours, disparu de chez lui,
Green’s Lane, dans le Strand. Sur les apparences, on conclut qu’il avait
été étranglé dans Londres, aux environs du Strand, d’où son corps avait
été transporté à l’endroit où on l’avait trouvé. Or comme c’est devant
ce magistrat que Titus Oates avait fait sa première déposition, le 27 du
mois précédent, touchant l’existence d’un grand complot papiste pour la
ruine de Londres et de toute la nation, le bruit courut aussitôt que
l’assassinat était l’œuvre des Catholiques, et, durant la longue et
folle agitation anti-papiste qui suivit, l’assassinat de Sir Edmundbury
Godfrey servit d’aiguillon à la fureur populaire, et on continua à
parler de lui comme d’un «martyr protestant». (M)

[36] Miss Bland, ou plutôt Blandy, exécutée en 1752, pour avoir
empoisonné son père;--le capitaine Donnellan et Sir _Theophilus_
Boughton: Donnellan, en vue d’un héritage, avait empoisonné son
beau-frère, Sir _Theodosius_ Boughton, et fut pendu en mars 1781. (M)

[37] Le cas des Mac Kean. Voir le post-scriptum, ou 3e partie.

[38] Le post-scriptum presque entier est consacré à la relation des
assassinats de Williams.

[39] Thurtell, tenancier d’une maison de jeu, avec ses deux complices
Joseph Hunt et William Probert avait assassiné, en octobre 1823, un
gentilhomme adonné au jeu, M. William Weare, de Londres, dans le sud du
Herfordshire. Le lendemain, on trouvait sur une haie le pistolet qui
avait servi au crime, et quelques jours après, dans une mare, quelques
milles plus loin, le cadavre avec les jambes liées, la gorge tranchée,
le crâne fracturé, et le tout enfermé dans un sac alourdi par des
pierres. L’émotion fut très grande; Thurtell, qui se défendit lui-même
de très impressionnante manière, occupa longtemps l’imagination
publique, même après son exécution. On chantait dans les rues une
complainte à son sujet, dont parle Sir Walter Scott dans son journal et
qu’il a notée. Carlyle aussi s’est occupé du cas de Thurtell. (M)

On trouve encore une allusion à cette affaire dans le Markheim de R. L.
Stevenson.

[40] Abraham Newland, (caissier en chef de la Banque d’Angleterre, mort
en 1807) est tout à fait oublié maintenant. Mais quand ceci fut écrit
(1827), son nom n’avait pas cessé de résonner aux oreilles britanniques,
comme le plus familier et le plus significatif qui peut-être ait jamais
existé. Ce nom apparaissait sur le côté face de tous les billets, grands
ou petits, de la Banque d’Angleterre, et il avait été pendant plus d’un
quart de siècle (spécialement pendant toute la durée de la Révolution
française) l’expression sténographique signifiant papier-monnaie dans sa
forme la plus sûre. (_Note de De Quincey._)

[41] _Civilation_. De Quincey explique ailleurs ce mot, _civilation_.
C’est _civilisation_, prononcé à la fin d’un dîner. (M)

[42] Vers d’une élégie de Gray; et la suite est une parodie d’une stance
encore du même poète:

    «Là, au pied de ce hêtre qui balance la tête,
    Et qui enroule ses vieilles racines fantastiques si haut,
    De toute sa nonchalante longueur il se serait étendu,
    Les yeux sur le ruisseau qui bouillonne auprès.»

[43] En français, dans le texte.

[44] William Burke et William Hare, tous deux irlandais vivant à
Édimbourg, attiraient les passants, étrangers, mendiants, idiots et
autres pauvres créatures, les enivraient au fond de leurs repaires,
principalement dans le logement de Burke, près de West Port, puis les
étouffaient ou les étranglaient, vendaient ensuite les corps comme
sujets anatomiques. Plus de seize victimes avaient disparu avant qu’on
arrêtât ce petit trafic. Condamné pour l’un de ces assassinats, Burke
fut pendu en janvier 1829, mais son complice Hare réussit à s’enfuir. On
ignora toujours ce qu’il était devenu. A Édimbourg, on employa
longtemps, pour dire _suffoquer_, le verbe nouveau _To Burk_, et l’on
désignait, dans une ville du nord de l’Écosse, une salle de conférences
anatomiques par le nom de: the «Burkinghouse». (M)

[45] _Geschichte der Assassinen_, par Von Hammer, publiée en 1818.

[46] «Page mille quatre cent trente et une» exactement, bon lecteur; ce
n’est pas du tout une plaisanterie. (_Note de De Quincey._)

[47] L’épigramme, qui a été conservée par Planude sous sa forme grecque,
est attribuée ici par Saumaise au poète satirique latin, Caïus Lucilius,
né en 148 avant J.-C., mort vers l’an 103. On ne la trouve pas,
cependant, dans les fragments conservés de Lucilius, et la forme grecque
de l’épigramme est anonyme. (_Note de De Quincey._)

[48] En français, dans le texte.

[49] En français, dans le texte.

[50] L’écrit de Swift, auquel il est fait allusion, a été publié en 1729
et porte le titre: _Modeste Proposition pour empêcher les Enfants des
Pauvres Gens d’Irlande d’être un Fardeau à leurs Parents ou à leur Pays,
et pour les rendre utiles au Public._--Une citation fera goûter l’ironie
de Swift: «Un américain très instruit, de ma connaissance, m’a assuré, à
Londres, qu’un petit enfant en bonne santé, bien engraissé, est, à un
an, un mets tout-à-fait délicieux, nourrissant et sain, qu’il soit
étuvé, rôti, cuit au four ou bouilli; et je ne mets pas en doute qu’il
serait aussi parfait en _fricassée_ ou en _ragoût_. C’est pourquoi je
porte humblement à la considération du public que sur les cent vingt
mille enfants comptés (comme nés chaque année en Irlande) on en pourrait
réserver pour la reproduction vingt mille, dont un quart seulement de
mâles, et c’est plus qu’on ne laisse de moutons, de gros bétail ou de
cochons,... les cent mille restant pourraient, à un an, être offerts en
vente aux personnes de qualité ou de fortune, par tout le royaume, après
qu’on ait prévenu la mère de leur donner à téter en abondance durant le
dernier mois, de façon à les rendre dodus et convenables pour une bonne
table. Un enfant fera deux plats à une table d’amis; quand une famille
est seule à table, un quartier d’avant ou postérieur fera un plat
raisonnable; assaisonné d’un peu de poivre et de sel, il sera très bon,
bouilli, le quatrième jour, surtout en hiver.»

[51] Le 24 février 1809.

[52] Le _quarter_, mesure de capacité, vaut 290 litres et 781 millièmes.

[53] De Quincey ne donne pas exactement la date des assassinats qu’il
regarde comme des modèles. Ils ont été commis, en réalité, au mois de
décembre 1811. (M)

[54] Je ne suis pas certain que Southey, à cette époque, remplît sa
fonction d’éditeur de l’«Edimburgh Annual Register». S’il la
remplissait, sans doute on trouvera dans la section: _de la famille_, de
cette chronique, une relation excellente de l’affaire. (_Note de De
Quincey._)

[55] En français, dans le texte.

[56] Un artiste me dit, cette année même, 1812, qu’ayant vu par hasard
un régiment de natifs du Devonshire (volontaires ou milices), fort de
neuf cents hommes, qui marchait en dépassant un point où il s’était
posté, il n’avait pas noté une douzaine d’hommes que la langue vulgaire
n’eût pas désignés comme étant «de bonne mine». (_Note de De Quincey._)

[57] Je ne me rappelle pas chronologiquement l’histoire de l’éclairage
au gaz. Mais à Londres, bien longtemps après que M. Winsor eût démontré
la valeur de l’éclairage au gaz et son applicabilité aux usages de la
rue, différents quartiers furent empêchés, durant plusieurs années, de
recourir à ce procédé nouveau, en raison de vieux contrats avec les
marchands d’huile, lesquels portaient sur un grand nombre d’années.
(_Note de De Quincey._)

[58] De Quincey avait dirigé, du 11 juillet 1818 au 5 novembre 1819, un
journal tory de province: _the Westmorland Gazette_, et il aimait à en
emplir les colonnes de comptes rendus ou de procès d’assassinats.
L’auteur d’un opuscule publié sous ce titre _De Quincey’s Editorship of
the Westmorland Gazette_, M. Charles Pollitt de Kendal fait la citation
suivante d’un avis _éditorial_ paru dans le nº du 8 août 1818: «On
remarquera que, cette semaine, nos colonnes sont occupées presque
exclusivement par les comptes rendus des assises. Nous avons cru bon de
leur donner la préférence sur toutes autres nouvelles tant du pays que
de l’extérieur, pour les trois raisons que voici: (1) parce que ces
comptes rendus présentent pour toutes les classes de la société un
intérêt également puissant; (2) parce qu’ils sont pour les classes les
moins instruites d’un bénéfice très spécial en ce qu’ils leur enseignent
les devoirs sociaux sous la forme la plus frappante, c’est-à-dire, non
pas en tant qu’abstraction de tout ce qui les peut expliquer, illustrer
et fortifier (comme les termes dépouillés de la Loi), mais exemplifiés
(ou, comme disent les logiciens, _concrétés_) par les détails actuels
d’un cas intéressant, rapprochés des pénalités qui frappent celui qui
les néglige ou les viole; (3) parce qu’ils offrent les meilleures
indications des conditions morales d’une société.»--On pense, au
demeurant, que cette pratique de De Quincey ne fut pas pour peu de chose
dans la détermination prise par les propriétaires du journal d’en
confier à quelque autre la direction. (M)

[59] Que le lecteur disposé à regarder comme exagérée ou romantique la
méchanceté diabolique imputée à Williams, veuille bien se souvenir que,
sinon le désir luxurieux de se réchauffer et de s’ébattre dans
l’angoisse désespérée d’une agonie, il n’avait aucun motif, grand ni
petit, pour tenter d’assassiner cette jeune fille. Elle n’avait rien vu,
rien entendu; elle dormait profondément, et sa porte était fermée. Il
savait donc que, comme témoin contre lui, elle serait aussi inutile
qu’aucun des trois cadavres. Et pourtant il s’occupait à préparer cet
assassinat quand l’alarme de la rue est venu l’interrompre. (_Note de De
Quincey._)

[60] Le roi papiste Jacques II, le dernier Stuart, dans ses entreprises
contre l’église alors populaire et constitutionnelle d’Angleterre,
cherchait à se faire un appui chez les protestants non-conformistes,
presbytériens et autres, dont il eût redouté peu la rivalité, une fois
triomphant. C’est dans cette vue qu’il avait publié une déclaration, au
reste fort hypocrite, de tolérance. Sept prélats, Lloyde, évêque de
St-Asaph, Ken de Bath et Wells, Turner d’Ely, Lake de Chichester, White
de Peterborough, et Trelawney de Bristol, sous la présidence de Strange,
archevêque de Canterbury, rédigèrent en commun une pétition au roi. Ils
l’y suppliaient de ne pas insister sur la lecture publique, qu’il
voulait imposer, de cette déclaration, se basant principalement sur le
fait que le Parlement avait déclaré illégale la prérogative que le roi
prétendait exercer au nom de son pouvoir absolu. Les évêques furent
appelés au Conseil, interrogés, arrêtés aussitôt et dirigés sur la Tour
de Londres.

Mais lorsque le peuple «les vit emmenés sous une garde, embarqués sur la
rivière et conduits vers la tour, toute son affection pour la liberté,
tout son zèle pour la religion, éclatèrent à la fois, et de toutes parts
on le vit courir en foule à ce spectacle attendrissant. Les rives de la
Tamise furent couvertes de spectateurs prosternés qui demandaient la
bénédiction de leurs pasteurs, et qui imploraient la protection du ciel
dans le danger dont leur religion et leur patrie étaient menacées. Les
soldats, saisis de la contagion du même esprit, se jetèrent à genoux
devant leurs prélats, et implorèrent la bénédiction des criminels dont
on leur avait confié la garde. Quelques anglicans des plus zélés
entrèrent dans l’eau, pour recevoir de plus près les bénédictions que
ces illustres captifs distribuaient autour d’eux!... etc.» (DAVID HUME,
_Hist. d’Angleterre_.)

On peut juger si, après l’acquittement unanime des évêques, la joie fut
grande: même dans le camp de Hounslow, où le roi en personne se
trouvait, les soldats donnèrent les plus éclatantes marques d’une joie
tumultueuse, sans se soucier de sa présence.

[61] _Révolte de l’Islam_, (_Laon and Cythna_) chant XII.

[62] Un _furlong_, mesure valant exactement: mètres 201,16437.

[63] En français, dans le texte.

[64] En publiant «de l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts», je
me suis cru obligé de revenir sur Williams, le redoutable assassin de
Londres, de la génération précédente, non seulement parce que les
amateurs ont tant insisté sur ses mérites d’artiste suprême aussi bien
pour la grandeur du dessein que pour l’ampleur du style, non-seulement
parce que, mis à part l’intérêt momentané qu’y attache mon ouvrage,
l’homme en lui-même méritait un souvenir pour son audace incomparable
combinée avec une telle subtilité de serpent et aussi l’amabilité
insinuante de ses façons;--mais encore parce que, outre l’homme, les
_œuvres_ de l’homme (les deux, surtout qui firent une si grande
impression sur la nation en 1812) furent par elles-mêmes les plus
impressionnantes dont on se souvienne. Southey en exprimait bien la
supériorité, lorsqu’il m’a dit qu’elles prenaient place au nombre des
rares événements domestiques qui, pour la profondeur et l’étendue de
l’horreur, s’étaient haussés à la dignité d’un intérêt _national_. Je
dois ajouter que cet intérêt était accrû par le mystère qui enveloppait
ces assassinats: mystère touchant plusieurs points, mais spécialement en
ce qui concernait une question importante: l’assassin avait-il des
complices?[65] Il y a donc de nombreux motifs tant dans le caractère
infernal de l’homme que dans le mystère qui l’environne, pour justifier
ce post-scriptum à l’écrit original. De plus, après un laps de
quarante-deux années, l’homme et ses actes se sont effacés de la
connaissance de la génération présente. Néanmoins, je sens que ma
relation est beaucoup trop prolixe. Je l’ai senti au moment même où je
l’écrivais, mais il m’a été impossible d’y rien corriger, tant je
pouvais peu exercer de contrôle sur les agitations affligeantes et
l’impatience insurmontable de ma maladie nerveuse. (_Note de De
Quincey._)

  [65] D’après excédent des probabilités, les amateurs sont
    définitivement tombés d’accord que Williams a dû commettre, tout
    seul, ces atrocités. Cependant, au nombre des présomptions qui
    rendent plausible l’opinion contraire, se trouve celle-ci: quelques
    heures après le dernier assassinat, un homme fut arrêté à Barnet (le
    premier relais sur une des routes du Nord), porteur d’une certaine
    quantité d’argenterie. Il refusa avec fermeté de dire comment il se
    l’était procurée et où il allait. Il lut avec empressement dans les
    journaux quotidiens qu’on lui laissa voir les interrogatoires de
    Williams devant la police, et, le jour même où fut annoncée la fin
    de Williams, lui aussi se suicidait dans sa cellule. (De Q.)


Chartres.--Imp. GARNIER, rue du Grand-Cerf, 15.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE L'ASSASSINAT CONSIDÉRÉ COMME UN DES BEAUX-ARTS ***


    

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