Ménagerie intime

By Théophile Gautier

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Title: Ménagerie intime

Author: Théophile Gautier

Release Date: September 9, 2007 [EBook #22551]

Language: French


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THÉOPHILE GAUTIER

MÉNAGERIE
INTIME

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, EDITEUR
47, PASSAGE CHOISEUL, 47.

MDCCCLXIX.




I

TEMPS ANCIENS


On a souvent fait notre caricature: habillé à la turque, accroupi sur
des coussins, entouré de chats dont la familiarité ne craint pas de nous
monter sur les épaules et même sur la tête. La caricature n'est que
l'exagération de la vérité; et nous devons avouer que nous avons eu de
tout temps pour les chats en particulier, et pour les animaux en général,
une tendresse de brahmane ou de vieille fille. Le grand Byron traînait
toujours après lui une ménagerie, même en voyage, et il fit élever un
tombeau avec une épitaphe en vers de sa composition, dans le parc de
l'abbaye de Newstead, à son fidèle terre-neuve Boastwain. On ne saurait
nous accuser d'imitation pour ce goût, car il se manifesta chez nous à
un âge où nous ne connaissions pas encore notre alphabet.

Comme un homme d'esprit prépare en ce moment une _Histoire des animaux
de lettres_, nous écrivons ces notes dans lesquelles il pourra puiser,
en ce qui concerne nos bêtes, des documents certains.

Notre plus ancien souvenir de ce genre remonte à notre arrivée de Tarbes
à Paris. Nous avions alors trois ans, ce qui rend difficile à croire
l'assertion de MM. de Mirecourt et Vapereau, prétendant que nous avons
fait «d'assez mauvaises études» dans notre ville natale. Une nostalgie
dont on ne croirait pas un enfant capable s'empara de nous. Nous ne
parlions que patois, et ceux qui s'exprimaient en français «n'étaient
pas des nôtres.» Au milieu de la nuit, nous nous éveillions en demandant
si l'on n'allait pas bientôt partir et retourner au pays.

Aucune friandise ne nous tentait, aucun joujou ne nous amusait. Les
tambours et les trompettes ne pouvaient rien sur notre mélancolie. Au
nombre des objets et des êtres regrettés figurait un chien nommé
Cagnotte, qu'on n'avait pu amener. Cette absence nous rendait si triste
qu'un matin, après avoir jeté par la fenêtre nos soldats de plomb, notre
village allemand aux maisons peinturlurées, et notre violon du rouge le
plus vif, nous allions suivre le même chemin pour retrouver plus vite
Tarbes, les Gascons et Cagnotte. On nous rattrapa à temps par la jaquette,
et Joséphine, notre bonne, eut l'idée de nous dire que Cagnotte,
s'ennuyant de ne pas nous voir, arriverait le jour même par la diligence.
Les enfants acceptent l'invraisemblable avec une foi naïve. Rien ne leur
paraît impossible; mais il ne faut pas les tromper, car rien ne dérange
l'opiniâtreté de leur idée fixe. De quart d'heure en quart d'heure, nous
demandions si Cagnotte n'était pas venu enfin. Pour nous calmer,
Joséphine acheta sur le Pont-Neuf un petit chien qui ressemblait un peu
au chien de Tarbes. Nous hésitions à le reconnaître, mais on nous dit
que le voyage changeait beaucoup les chiens. Cette explication nous
satisfit, et le chien du Pont-Neuf fut admis comme un Cagnotte
authentique. Il était fort doux, fort aimable, fort gentil. Il nous
léchait les joues, et même sa langue ne dédaignait pas de s'allonger
jusqu'aux tartines de beurre qu'on nous taillait pour notre goûter. Nous
vivions dans la meilleure intelligence. Cependant, peu à peu, le faux
Cagnotte devint triste, gêné, empêtré dans ses mouvements. Il ne se
couchait plus en rond qu'avec peine, perdait toute sa joyeuse agilité,
avait la respiration courte, ne mangeait plus. Un jour, en le caressant,
nous sentîmes une couture sur son ventre fortement tendu et ballonné.
Nous appelâmes notre bonne. Elle vint, prit des ciseaux, coupa le fil;
et Cagnotte, dépouillé d'une espèce de paletot en peau d'agneau frisée,
dont les marchands du Pont-Neuf l'avaient revêtu pour lui donner
l'apparence d'un caniche, se révéla dans toute sa misère et sa laideur
de chien des rues, sans race ni valeur. Il avait grossi, et ce vêtement
étriqué l'étouffait; débarrassé de cette carapace, il secoua les
oreilles, étira ses membres et se mit à gambader joyeusement par la
chambre, s'inquiétant peu d'être laid, pourvu qu'il fût à son aise.
L'appétit lui revint, et il compensa par des qualités morales son absence
de beauté. Dans la société de Cagnotte, qui était un vrai enfant de Paris,
nous perdîmes peu à peu le souvenir de Tarbes et des hautes montagnes
qu'on apercevait de notre fenêtre; nous apprîmes le français et nous
devînmes, nous aussi, un vrai Parisien.

Qu'on ne croie pas que ce soit là une historiette inventée à plaisir
pour amuser le lecteur. Le fait est rigoureusement exact et montre que
les marchands de chiens de ce temps-là étaient aussi rusés que des
maquignons, pour parer leurs sujets et tromper le bourgeois.

Après la mort de Cagnotte, notre goût se porta vers les chats, comme
plus sédentaires et plus amis du foyer. Nous n'entreprendrons pas leur
histoire détaillée. Des dynasties de félins, aussi nombreuses que les
dynasties des rois égyptiens, se succédèrent dans notre logis; des
accidents, des fuites, des morts, les emportèrent les uns après les
autres. Tous furent aimés et regrettés. Mais la vie est faite d'oubli,
et la mémoire des chats s'efface comme celle des hommes.

Cela est triste, que l'existence de ces humbles amis, de ces frères
inférieurs, ne soit pas proportionnée à celle de leurs maîtres.

Après avoir mentionné une vieille chatte grise qui prenait parti pour
nous contre nos parents et mordait les jambes de notre mère lorsqu'elle
nous grondait ou faisait mine de nous corriger, nous arriverons à
Childebrand, un chat de l'époque romantique. On devine, à ce nom, l'envie
secrète de contrecarrer Boileau, que nous n'aimions pas alors et avec
qui nous avons depuis fait la paix. Nicolas ne dit-il point:

  O le plaisant projet d'un poëte ignorant
  Qui de tant de héros va choisir Childebrand!

Il nous semblait qu'il ne fallait pas être si ignorant que cela pour
aller choisir un héros que personne ne connaissait. Childebrand nous
paraissait, d'ailleurs, un nom très-chevelu, très-mérovingien, on ne
peut plus moyen âge et gothique, et fort préférable à un nom grec,
Agamemnon, Achille, Idoménée, Ulysse, ou tout autre. Telles étaient les
moeurs du temps, parmi la jeunesse du moins, car jamais, pour nous
servir de l'expression employée dans la notice des fresques extérieures
de Kaulbach à la pinacothèque de Munich, jamais l'hydre du _perruquinisme_
ne dressa têtes plus hérissées; et les classiques, sans doute, appelaient
leurs chats Hector, Ajax, ou Patrocle. Childebrand était un magnifique
chat de gouttière à poil ras, fauve et rayé de noir, comme le pantalon
de Saltabadil dans _Le Roi s'amuse_. Il avait, avec ses grands yeux verts
coupés en amande et ses bandes régulières de velours, un faux air de
tigre qui nous plaisait;--les chats sont les tigres des pauvres
diables,--avons-nous écrit quelque part. Childebrand eut cet honneur de
tenir une place dans nos vers, toujours pour taquiner Boileau:

  Puis je te décrirai ce tableau de Rembrandt
  Qui me fait tant plaisir; et mon chat Childebrand,
  Sur mes genoux posé selon son habitude,
  Levant sur moi la tête avec inquiétude,
  Suivra les mouvements de mon doigt qui dans l'air
  Esquisse mon récit pour le rendre plus clair.

Childebrand vient là fournir une bonne rime à Rembrandt, car cette pièce
est une espèce de profession de foi romantique à un ami, mort depuis, et
alors aussi enthousiaste que nous de Victor Hugo, de Sainte-Beuve et
d'Alfred de Musset.

Comme don Ruy Gomez de Silva faisant à don Carlos impatienté la
nomenclature de ses aïeux à partir de don Silvius «qui fut trois fois
consul de Rome», nous serons forcé de dire, à propos de nos chats: «J'en
passe et des meilleurs», et nous arriverons à _Madame-Théophile_, une
chatte rousse à poitrail blanc, à nez rose et à prunelles bleues, ainsi
nommée parce qu'elle vivait avec nous dans une intimité tout à fait
conjugale, dormant sur le pied de notre lit, rêvant sur le bras de notre
fauteuil, pendant que nous écrivions, descendant au jardin pour nous
suivre dans nos promenades, assistant à nos repas et interceptant parfois
le morceau que nous portions de notre assiette à notre bouche.

Un jour, un de nos amis, partant pour quelques jours, nous confia son
perroquet pour en avoir soin tant que durerait son absence. L'oiseau se
sentant dépaysé était monté, à l'aide de son bec, jusqu'au haut de son
perchoir et roulait autour de lui, d'un air passablement effaré, ses
yeux semblables à des clous de fauteuil, en fronçant les membranes
blanches qui lui servaient de paupières. Madame-Théophile n'avait jamais
vu de perroquet; et cet animal, nouveau pour elle, lui causait une
surprise évidente. Aussi immobile qu'un chat embaumé d'Égypte dans son
lacis de bandelettes, elle regardait l'oiseau avec un air de méditation
profonde, rassemblant toutes les notions d'histoire naturelle qu'elle
avait pu recueillir sur les toits, dans la cour et le jardin. L'ombre de
ses pensées passait par ses prunelles changeantes et nous pûmes y lire
ce résumé de son examen: «Décidément c'est un poulet vert.»

Ce résultat acquis, la chatte sauta à bas de la table où elle avait
établi son observatoire et alla se raser dans un coin de la chambre, le
ventre à terre, les coudes sortis, la tête basse, le ressort de l'échine
tendu, comme la panthère noire du tableau de Gérome, guettant les
gazelles qui vont se désaltérer au lac.

Le perroquet suivait les mouvements de la chatte avec une inquiétude
fébrile; il hérissait ses plumes, faisait bruire sa chaîne, levait une
de ses pattes en agitant les doigts, et repassait son bec sur le bord de
sa mangeoire. Son instinct lui révélait un ennemi méditant quelque
mauvais coup.

Quant aux yeux de la chatte, fixés sur l'oiseau avec une intensité
fascinatrice, ils disaient dans un langage que le perroquet entendait
fort bien et qui n'avait rien d'ambigu: «Quoique vert, ce poulet doit
être bon à manger.»

Nous suivions cette scène avec intérêt, prêt à intervenir quand besoin
serait. Madame-Théophile s'était insensiblement rapprochée: son nez rose
frémissait, elle fermait à demi les yeux, sortait et rentrait ses griffes
contractiles. De petits frissons lui couraient sur l'échine, comme à un
gourmet qui va se mettre à table devant une poularde truffée; elle se
délectait à l'idée du repas succulent et rare qu'elle allait faire. Ce
mets exotique chatouillait sa sensualité.

Tout à coup son dos s'arrondit comme un arc qu'on tend, et un bond d'une
vigueur élastique la fit tomber juste sur le perchoir. Le perroquet
voyant le péril, d'une voix de basse, grave et profonde comme celle de
M. Joseph Prudhomme, cria soudain: «As-tu déjeuné, Jacquot?»

Cette phrase causa une indicible épouvante à la chatte, qui fit un saut
en arrière. Une fanfare de trompette, une pile de vaisselle se brisant à
terre, un coup de pistolet tiré à ses oreilles, n'eussent pas causé à
l'animal félin une plus vertigineuse terreur. Toutes ses idées
ornithologiques étaient renversées.

«Et de quoi?--De rôti du roi»,--continua le perroquet.

La physionomie de la chatte exprima clairement: «Ce n'est pas un oiseau,
c'est un monsieur, il parle!»

    Quand j'ai bu du vin clairet,
  Tout tourne, tout tourne au cabaret.

chanta l'oiseau avec des éclats de voix assourdissants, car il avait
compris que l'effroi causé par sa parole était son meilleur moyen de
défense. La chatte nous jeta un coup d'oeil plein d'interrogation, et,
notre réponse ne la satisfaisant pas, elle alla se blottir sous le lit,
d'où il fut impossible de la faire sortir de la journée. Les gens qui
n'ont pas l'habitude de vivre avec les bêtes, et qui ne voient en elles,
comme Descartes, que de pures machines, croiront sans doute que nous
prêtons des intentions au volatile et au quadrupède. Nous n'avons fait
que traduire fidèlement leurs idées en langage humain. Le lendemain,
Madame-Théophile, un peu rassurée, essaya une nouvelle tentative repoussée
de même. Elle se le tint pour dit, acceptant l'oiseau pour un homme.

Cette délicate et charmante bête adorait les parfums. Le patchouli, le
vetiver des cachemires, la jetaient en des extases. Elle avait aussi le
goût de la musique. Grimpée sur une pile de partitions, elle écoutait
fort attentivement et avec des signes visibles de plaisir les cantatrices
qui venaient s'essayer au piano du critique. Mais les notes aiguës la
rendaient nerveuse, et au _la_ d'en haut elle ne manquait jamais de
fermer avec sa patte la bouche de la chanteuse. C'est une expérience
qu'on s'amusait à faire, et qui ne manquait jamais. Il était impossible
de tromper sur la note cette chatte dilettante.




II

DYNASTIE BLANCHE


Arrivons à des époques plus modernes. D'un chat rapporté de la Havane
par Mlle Aïta de la Penuela, jeune artiste espagnole dont les études
d'angoras blancs ont orné et ornent encore les devantures des marchands
d'estampes, nous vint un petit chat, mignon au possible, qui ressemblait
à ces houppes de cygne qu'on trempe dans la poudre de riz. À cause de sa
blancheur immaculée il reçut le nom de Pierrot qui, lorsqu'il fut devenu
grand, s'allongea en celui de Don-Pierrot-de-Navarre, infiniment plus
majestueux, et qui sentait la grandesse. Don Pierrot, comme tous les
animaux dont on s'occupe et que l'on gâte, devint d'une amabilité
charmante. Il participait à la vie de la maison avec ce bonheur que les
chats trouvent dans l'intimité du foyer. Assis à sa place habituelle,
tout près du feu, il avait vraiment l'air de comprendre les conversations
et de s'y intéresser. Il suivait des yeux les interlocuteurs, poussant
de temps à autre de petits cris, comme s'il eût voulu faire des
objections et donner, lui aussi, son avis sur la littérature, sujet
ordinaire des entretiens. Il aimait beaucoup les livres, et quand il en
trouvait un ouvert sur une table, il se couchait dessus, regardait
attentivement la page et tournait les feuillets avec ses griffes; puis
il finissait par s'endormir, comme s'il eût, en effet, lu un roman à la
mode. Dès que nous prenions la plume, il sautait sur notre pupitre et
regardait d'un air d'attention profonde le bec de fer semer de pattes de
mouches le champ de papier, faisant un mouvement de tête à chaque retour
de ligne. Quelquefois il essayait de prendre part à notre travail et
tâchait de nous retirer la plume de la main, sans doute pour écrire à
son tour, car c'était un chat esthétique comme le chat Murr d'Hoffmann;
et nous le soupçonnons fort d'avoir griffonné des mémoires, la nuit,
dans quelque gouttière, à la lueur de ses prunelles phosphoriques.
Malheureusement ces élucubrations sont perdues.

Don-Pierrot-de-Navarre ne se couchait pas que nous fussions rentré. Il
nous attendait au dedans de la porte et, dès notre premier pas dans
l'antichambre, il se frottait à nos jambes en faisant le gros dos, avec
un _ronron_ amical et joyeux. Puis il se mettait à marcher devant nous,
nous précédant comme un page, et, pour peu que nous l'en eussions prié,
il nous eût tenu le bougeoir. Il nous conduisait ainsi à la chambre à
coucher, attendait que nous fussions déshabillé, puis il sautait sur
notre lit, nous prenait le col entre ses pattes, nous poussait le nez
avec le sien, nous léchait de sa petite langue rose, âpre comme une lime,
en poussant de petits cris inarticulés, exprimant de la façon la plus
claire sa satisfaction de nous revoir. Puis, quand ses tendresses étaient
calmées et l'heure du sommeil venue, il se perchait sur le dossier de la
couchette et dormait là en équilibre, comme un oiseau sur la branche.
Dès que nous étions éveillé, il venait s'allonger près de nous jusqu'à
l'heure de notre lever.

Minuit était l'heure que nous ne devions pas dépasser pour rentrer à la
maison. Pierrot avait là-dessus des idées de concierge. Dans ce temps-là
nous avions formé, entre amis, une petite réunion du soir qui s'appelait
«la Société des quatre chandelles», le luminaire du lieu étant composé,
en effet, de quatre chandelles fichées dans des flambeaux d'argent et
placées aux quatre coins de la table. Quelquefois la conversation
s'animait tellement qu'il nous arrivait d'oublier l'heure, au risque,
comme Cendrillon, de voir notre carrosse changé en écorce de potiron et
notre cocher en maître rat. Pierrot nous attendit deux ou trois fois
jusqu'à deux heures du matin; mais, à la longue, notre conduite lui
déplut, et il alla se coucher sans nous. Cette protestation muette contre
notre innocent désordre nous toucha, et nous revînmes désormais
régulièrement à minuit. Mais Pierrot nous tint longtemps rancune; il
voulut voir si ce n'était pas un faux repentir; mais quand il fut
convaincu de la sincérité de notre conversion, il daigna nous rendre ses
bonnes grâces, et reprit son poste nocturne dans l'antichambre.

Conquérir l'amitié d'un chat est chose difficile. C'est une bête
philosophique, rangée, tranquille, tenant à ses habitudes, amie de
l'ordre et de la propreté, et qui ne place pas ses affections à
l'étourdie: il veut bien être votre ami, si vous en êtes digne, mais non
pas votre esclave. Dans sa tendresse il garde son libre arbitre, et il
ne fera pas pour vous ce qu'il juge déraisonnable; mais une fois qu'il
s'est donné à vous, quelle confiance absolue, quelle fidélité d'affection!
Il se fait le compagnon de vos heures de solitude, de mélancolie & de
travail. Il reste des soirées entières sur votre genou, filant son rouet,
heureux d'être avec vous et délaissant la compagnie des animaux de son
espèce. En vain des miaulements retentissent sur le toit, l'appelant à
une de ces soirées de chats où le thé est remplacé par du jus de
hareng-saur, il ne se laisse pas tenter et prolonge avec vous sa veillée.
Si vous le posez à terre, il regrimpe bien vite à sa place avec une sorte
de roucoulement qui est comme un doux reproche. Quelquefois, posé devant
vous, il vous regarde avec des yeux si fondus, si moelleux, si caressants
et si humains, qu'on en est presque effrayé; car il est impossible de
supposer que la pensée en soit absente.

Don-Pierrot-de-Navarre eut une compagne de même race, et non moins blanche
que lui. Tout ce que nous avons entassé de comparaisons neigeuses dans
la _Symphonie en blanc majeur_ ne suffirait pas à donner une idée de ce
pelage immaculé, qui eût fait paraître jaune la fourrure de l'hermine.
On la nomma Séraphita, en mémoire du roman swedenborgien de Balzac.
Jamais l'héroïne de cette légende merveilleuse, lorsqu'elle escaladait
avec Minna les cimes couvertes de neiges du Falberg, ne rayonna d'une
blancheur plus pure. Séraphita avait un caractère rêveur et contemplatif.
Elle restait de longues heures immobile sur un coussin, ne dormant pas,
et suivant des yeux, avec une intensité extrême d'attention, des
spectacles invisibles pour les simples mortels. Les caresses lui étaient
agréables; mais elle les rendait d'une manière très-réservée, et
seulement à des gens qu'elle favorisait de son estime, difficilement
accordée. Le luxe lui plaisait, et c'était toujours sur le fauteuil le
plus frais, sur le morceau d'étoffe le plus propre à faire ressortir son
duvet de cygne, qu'on était sûr de la trouver. Sa toilette lui prenait
un temps énorme; sa fourrure était lissée soigneusement tous les matins.
Elle se débarbouillait avec sa patte; et chaque poil de sa toison, brossé
avec sa langue rose, reluisait comme de l'argent neuf. Quand on la
touchait, elle effaçait tout de suite les traces du contact, ne pouvant
souffrir d'être ébouriffée. Son élégance, sa distinction éveillaient une
idée d'aristocratie; et, dans sa race, elle était au moins duchesse.
Elle raffolait des parfums, plongeait son nez dans les bouquets,
mordillait, avec de petits spasmes de plaisir, les mouchoirs imprégnés
d'odeur; se promenait sur la toilette parmi les flacons d'essence,
flairant les bouchons; et, si on l'eût laissé faire, elle se fût
volontiers mis de la poudre de riz. Telle était Séraphita; et jamais
chatte ne justifia mieux un nom plus poétique.

À peu près vers cette époque, deux de ces prétendus matelots qui vendent
des couvertures bariolées, des mouchoirs en fibre d'ananas et autres
denrées exotiques, passèrent par notre rue de Longchamps. Ils avaient
dans une petite cage deux rats blancs de Norvége avec des yeux roses les
plus jolis du monde. En ce temps-là, nous avions le goût des animaux
blancs; et jusqu'à notre poulailler était peuplé de poules exclusivement
blanches. Nous achetâmes les deux rats; et on leur construisit une
grande cage avec des escaliers intérieurs menant aux différents étages,
des mangeoires, des chambres à coucher, des trapèzes pour la gymnastique.
Ils étaient là, certes, plus à l'aise et plus heureux que le rat de La
Fontaine dans son fromage de Hollande.

Ces gentilles bêtes dont on a, nous ne savons pourquoi, une horreur
puérile, s'apprivoisèrent bientôt de la façon la plus étonnante,
lorsqu'elles furent certaines qu'on ne leur voulait point de mal. Elles
se laissaient caresser comme des chats, et, vous prenant le doigt entre
leurs petites mains roses d'une délicatesse idéale, vous léchaient
amicalement. On les lâchait ordinairement à la fin des repas; elles vous
montaient sur les bras, sur les épaules, sur la tête, entraient et
ressortaient par les manches des robes de chambre et des vestons, avec
une adresse et une agilité singulières. Tous ces exercices, exécutés
très-gracieusement, avaient pour but d'obtenir la permission de fourrager
les restes du dessert; on les posait alors sur la table; en un clin
d'oeil le rat et la rate avaient déménagé les noix, les noisettes, les
raisins secs et les morceaux de sucre. Rien n'était plus amusant à voir
que leur air empressé et furtif, et que leur mine attrapée quand ils
arrivaient au bord de la nappe; mais on leur tendait une planchette
aboutissant à leur cage, et ils emmagasinaient leurs richesses dans leur
garde-manger. Le couple se multiplia rapidement; et de nombreuses
familles d'une égale blancheur descendirent et montèrent les petites
échelles de la cage. Nous nous vîmes donc à la tête d'une trentaine de
rats tellement privés que, lorsqu'il faisait froid, ils se fourraient
dans nos poches pour avoir chaud et s'y tenaient tranquilles. Quelquefois
nous faisions ouvrir les portes de cette Ratopolis, et, montant au
dernier étage de notre maison, nous faisions entendre un petit sifflement
bien connu de nos élèves. Alors les rats, qui franchissent difficilement
des marches d'escalier, se hissaient par un balustre, empoignaient la
rampe, et, se suivant à la file avec un équilibre acrobatique,
gravissaient ce chemin étroit que parfois les écoliers descendent à
califourchon, et venaient nous retrouver, en poussant de petits cris et
en manifestant la joie la plus vive. Maintenant, il faut avouer un
béotisme de notre part: à force d'entendre dire que la queue des rats
ressemblait à un ver rouge et déparait la gentillesse de l'animal, nous
choisîmes une de nos jeunes bestioles et nous lui coupâmes avec une
pelle rouge cet appendice tant critiqué. Le petit rat supporta très-bien
l'opération, se développa heureusement et devint un maître rat à
moustaches; mais, quoique allégé du prolongement caudal, il était bien
moins agile que ses camarades; il ne se risquait à la gymnastique qu'avec
prudence et tombait souvent. Dans les ascensions le long de la rampe, il
était toujours le dernier. Il avait l'air de tâter la corde comme un
danseur sans balancier. Nous comprîmes alors de quelle utilité la queue
était aux rats; elle leur sert à se tenir en équilibre lorsqu'ils courent
le long des corniches et des saillies étroites. Ils la portent à droite
ou à gauche pour se faire contre-poids alors qu'ils penchent d'un côté
ou d'un autre. De là ce perpétuel frétillement qui semble sans cause.
Mais quand on observe attentivement la nature, on voit qu'elle ne fait
rien de superflu, et qu'il faut mettre beaucoup de réserve à la corriger.

Vous vous demandez sans doute comment des chats et des rats, espèces si
antipathiques et dont l'une sert de proie à l'autre, pouvaient vivre
ensemble? Ils s'accordaient le mieux du monde. Les chats faisaient patte
de velours aux rats, qui avaient déposé toute méfiance. Jamais il n'y
eut perfidie de la part des félins, et les rongeurs n'eurent pas à
regretter un seul de leurs camarades. Don-Pierrot-de-Navarre avait pour
eux l'amitié la plus tendre. Il se couchait près de leur cage et les
regardait jouer des heures entières. Et quand, par hasard, la porte de
la chambre était fermée, il grattait et miaulait doucement pour se faire
ouvrir et rejoindre ses petits amis blancs, qui, souvent, venaient dormir
tout près de lui. Séraphita, plus dédaigneuse et à qui l'odeur des rats,
trop fortement musquée, ne plaisait pas, ne prenait point part à leurs
jeux, mais elle ne leur faisait jamais de mal et les laissait
tranquillement passer devant elle sans allonger sa griffe.

La fin de ces rats fut singulière. Un jour d'été lourd, orageux, où le
thermomètre était près d'atteindre les quarante degrés du Sénégal, on
avait placé leur cage dans le jardin sous une tonnelle festonnée de
vigne, car ils semblaient souffrir beaucoup de la chaleur. La tempête
éclata avec éclairs, pluie, tonnerre et rafales. Les grands peupliers du
bord de la rivière se courbaient comme des joncs; et, armé d'un parapluie
que le vent retournait, nous nous préparions à aller chercher nos rats,
lorsqu'un éclair éblouissant, qui semblait ouvrir les profondeurs du
ciel, nous arrêta sur la première marche qui descend de la terrasse au
parterre.

Un coup de foudre épouvantable, plus fort que la détonation de cent
pièces d'artillerie, suivit l'éclair presque instantanément, et la
commotion fut si violente que nous fûmes à demi renversé.

L'orage se calma un peu après cette terrible explosion; mais, ayant
gagné la tonnelle, nous trouvâmes les trente-deux rats, les pattes en
l'air, foudroyés du même coup.

Les fils de fer de leur cage avaient sans doute attiré et conduit le
fluide électrique.

Ainsi moururent, tous ensemble, comme ils avaient vécu, les trente-deux
rats de Norvége, mort enviable, rarement accordée par le destin!




III

DYNASTIE NOIRE


Don-Pierrot-de-Navarre, comme originaire de la Havane, avait besoin d'une
température de serre chaude. Cette température, il la trouvait au logis;
mais autour de l'habitation s'étendaient de vastes jardins, séparés par
des claires-voies capables de donner passage à un chat, et plantés de
grands arbres où pépiaient, gazouillaient, chantaient des essaims
d'oiseaux; et parfois Pierrot, profitant d'une porte entr'ouverte,
sortait le soir, en se mettant en chasse, courant à travers le gazon et
les fleurs humides de rosée. Il lui fallait attendre le jour pour rentrer,
car, bien qu'il vînt miauler sous les fenêtres, son appel n'éveillait
pas toujours les dormeurs de la maison. Il avait la poitrine délicate,
et prit, une nuit plus froide que les autres, un rhume qui dégénéra
bientôt en phthisie. Le pauvre Pierrot, au bout d'une année de toux,
était devenu maigre, efflanqué; son poil, d'une blancheur autrefois si
soyeuse, rappelait le blanc mat du linceul. Ses grands yeux transparents
avaient pris une importance énorme dans son masque diminué. Son nez rose
avait pâli, et il s'en allait, à pas lents, le long du mur où donnait le
soleil, d'un air mélancolique, regardant les feuilles jaunes de l'automne
s'enlever en spirale dans un tourbillon. On eût dit qu'il récitait
l'élégie de Millevoye. Rien de plus touchant qu'un animal malade: il
subit la souffrance avec une résignation si douce et si triste! On fit
tout ce qu'on put pour sauver Pierrot; il eut un médecin très-habile qui
l'auscultait et lui tâtait le pouls. Il ordonna à Pierrot le lait
d'ânesse, que la pauvre bête buvait assez volontiers dans sa petite
soucoupe de porcelaine. Il restait des heures entières allongé sur notre
genou comme l'ombre d'un sphinx; nous sentions son échine comme un
chapelet sous nos doigts; et il essayait de répondre à nos caresses par
un faible _ronron_ semblable à un râle. Le jour de son agonie, il
haletait couché sur le flanc; il se redressa par un suprême effort. Il
vint à nous, et, ouvrant des prunelles dilatées, il nous jeta un regard
qui demandait secours avec une supplication intense; ce regard semblait
dire: «Allons, sauve-moi, toi qui es un homme.» Puis, il fit quelques
pas en vacillant, les yeux déjà vitrés, et il retomba en poussant un
hurlement si lamentable, si désespéré, si plein d'angoisse, que nous en
restâmes pénétré d'une muette horreur. Il fut enterré au fond du jardin,
sous un rosier blanc qui désigne encore la place de sa tombe.

Séraphita mourut, deux ou trois ans après, d'une angine couenneuse que
les secours de l'art furent impuissants à combattre. Elle repose non
loin de Pierrot.

Avec elle s'éteignit la dynastie blanche, mais non pas la famille. De ce
couple blanc comme neige étaient nés trois chats noirs comme de l'encre.
Explique qui voudra ce mystère. C'était alors la grande vogue des
_Misérables_ de Victor Hugo; on ne parlait que du nouveau chef-d'oeuvre;
les noms des héros du roman voltigeaient sur toutes les bouches. Les deux
petits chats mâles furent appelés Enjolras et Gavroche, la chatte reçut
le nom d'Eponine. Leur jeune âge fut plein de gentillesse, et on les
dressa comme des chiens à rapporter un papier chiffonné en boule qu'on
leur lançait au loin. On arriva à jeter la boule sur des corniches
d'armoire, à la cacher derrière des caisses, au fond de longs vases, où
ils la reprenaient très-adroitement avec leur patte. Quand ils eurent
atteint l'âge adulte, ils dédaignèrent ces jeux frivoles et rentrèrent
dans le calme philosophique et rêveur qui est le vrai tempérament des
chats.

Pour les gens qui débarquent en Amérique dans une colonie à esclaves,
tous les nègres sont des nègres et ne se distinguent pas les uns des
autres. De même, aux yeux indifférents, trois chats noirs sont trois
chats noirs; mais des regards observateurs ne s'y trompent pas. Les
physionomies des animaux diffèrent autant entre elles que celles des
hommes, et nous savions très-bien distinguer à qui appartenaient ces
museaux, noirs comme le masque d'Arlequin, éclairés par des disques
d'émeraude à reflets d'or.

Enjolras, de beaucoup le plus beau des trois, se faisait remarquer par
une large tête léonine à bajoues bien fournies de poils, de fortes
épaules, un râble long et une queue superbe épanouie comme un plumeau.
Il avait quelque chose de théâtral et d'emphatique, et il semblait poser
comme un acteur qu'on admire. Ses mouvements étaient lents, onduleux et
pleins de majesté; on eût dit qu'il marchait sur une console encombrée
de cornets de Chine et de verres de Venise, tant il choisissait avec
circonspection la place de ses pas. Quant à son caractère, il était peu
stoïque; et il montrait pour la nourriture un penchant qu'eût réprouvé
son patron. Enjolras, le sobre et pur jeune homme, lui eût dit sans
doute, comme l'ange à Swedenborg: «Tu manges trop!» On favorisa cette
gloutonnerie amusante comme celle des singes gastronomes, et Enjolras
atteignit une taille et un poids rares chez les félins domestiques. On
eut l'idée de le raser à la façon des caniches, pour compléter sa
physionomie de lion. On lui laissa la crinière et une longue floche de
poils au bout de la queue. Nous ne jurerions pas qu'on ne lui eût même
dessiné sur les cuisses des favoris en côtelettes comme en portait
Munito. Accoutré ainsi, il ressemblait, il faut l'avouer, bien moins à
un lion de l'Atlas ou du Cap qu'à une chimère japonaise. Jamais
fantaisie plus extravagante ne fut taillée dans le corps d'un animal
vivant. Son poil rasé de près laissait transparaître la peau, prenait
des tons bleuâtres, les plus bizarres du monde, et contrastait
étrangement avec le noir de sa crinière.

Gavroche était un chat à expression futée et narquoise, comme s'il eût
tenu à rappeler son homonyme du roman. Plus petit qu'Enjolras, il avait
une agilité brusque et comique, et remplaçait les calembours et l'argot
du gamin de Paris par des sauts de carpe, des cabrioles et des postures
bouffonnes. Nous devons avouer que, vu ses goûts populaires, Gavroche
saisissait au vol l'occasion de quitter le salon et d'aller faire, dans
la cour et même dans la rue, avec des chats errants,

  De naissance quelconque et de sang peu prouvé,

des parties d'un goût douteux où il oubliait complétement sa dignité de
chat de la Havane, fils de l'illustre Don-Pierrot-de-Navarre, grand
d'Espagne de première classe, et de la marquise Doña Séraphita, aux
manières aristocratiques et dédaigneuses. Quelquefois il amenait à son
assiette de pâtée, pour leur faire fête, des camarades étiques,
anatomisés par la famine, n'ayant que le poil sur les os, qu'il avait
ramassés dans ses vagabondages et ses écoles buissonnières, car il était
bon prince. Les pauvres hères, les oreilles couchées, la queue entre les
jambes, le regard de côté, craignant d'être interrompus dans leur franche
lippée par le balai d'une chambrière, avalaient les morceaux doubles,
triples et quadruples; et, comme le fameux chien _Siete-Aguas_ (sept
eaux) des _posadas_ espagnoles, rendaient l'assiette aussi propre que si
elle avait été lavée et écurée par une ménagère hollandaise ayant servi
de modèle à Mieris ou à Gérard Dow. En voyant les compagnons de Gavroche,
cette phrase, qui illustre un dessin de Gavarni, nous revenait
naturellement en mémoire: «Ils sont jolis les amis dont vous êtes
susceptible d'aller avec!» Mais cela ne prouvait que le bon coeur de
Gavroche, qui aurait pu tout manger à lui seul.

La chatte qui portait le nom de l'intéressante Eponine avait des formes
plus sveltes et plus délicates que ses frères. Son museau un peu allongé,
ses yeux légèrement obliqués à la chinoise et d'un vert pareil à celui
des yeux de Pallas-Athénée à laquelle Homère donne invariablement
l'épithète [Grec: glaukôpis], son nez d'un noir velouté ayant le grain
d'une fine truffe de Périgord, ses moustaches d'une mobilité perpétuelle,
lui composaient un masque d'une expression toute particulière. Son poil,
d'un noir superbe, frémissait toujours et se moirait d'ombres
changeantes. Jamais bête ne fut plus sensible, plus nerveuse, plus
électrique. Quand on lui passait deux ou trois fois la main sur le dos,
dans l'obscurité, des étincelles bleues jaillissaient de sa fourrure, en
pétillant. Eponine s'attacha particulièrement à nous comme l'Eponine du
roman à Marius; mais, moins préoccupé de Cosette que ce beau jeune homme,
nous acceptâmes la passion de cette chatte tendre et dévouée, qui est
encore la compagne assidue de nos travaux et l'agrément de notre ermitage
aux confins de la banlieue. Elle accourt au coup de sonnette, accueille
les visiteurs, les conduit au salon, les fait asseoir, leur parle,--oui,
leur parle,--avec des ramages, des murmures, de petits cris qui ne
ressemblent pas au langage que les chats emploient entre eux, et simulent
la parole _articulée_ des hommes. Que dit-elle? elle dit de la manière la
plus intelligible: «Ne vous impatientez pas, regardez les tableaux ou
causez avec moi, si je vous amuse; Monsieur va descendre.» À notre
entrée, elle se retire discrètement sur un fauteuil ou sur l'angle du
piano et écoute la conversation, sans s'y mêler, comme un animal de bon
goût et qui sait son monde.

La gentille Eponine a donné tant de preuves d'intelligence, de bon
caractère et de sociabilité, qu'elle a été élevée d'un commun accord à
la dignité de _personne_, car une raison supérieure à l'instinct la
gouverne évidemment. Cette dignité lui confère le droit de manger à
table comme une personne et non dans un coin, à terre, sur une soucoupe,
comme une bête. Eponine a donc sa chaise à côté de nous au déjeuner et
au dîner; mais, vu sa taille, on lui a concédé de poser sur le bord de
la table ses deux pattes de devant. Elle a son couvert, sans fourchette
ni cuiller, mais avec son verre; elle suit tout le dîner plat par plat,
depuis la soupe jusqu'au dessert, attendant son tour d'être servie et se
comportant avec une décence et une sagesse qu'on souhaiterait à beaucoup
d'enfants. Au premier tintement de cloche elle arrive; et quand on entre
dans la salle à manger on la trouve déjà à son poste, debout sur sa
chaise et les pattes appuyées au rebord de la nappe, qui vous présente
son petit front à baiser, comme une demoiselle bien élevée et d'une
politesse affectueuse envers les parents et les gens âgés.

On trouve des pailles au diamant, des taches au soleil, des ombres
légères à la perfection même. Eponine, il faut l'avouer, a un goût
passionné pour le poisson; ce goût lui est commun avec tous les chats.
Contrairement au proverbe latin:

  Catus amat pisces, sed non vult tingere plantas,

elle tremperait volontiers sa patte dans l'eau pour en retirer une
ablette, un carpillon ou une truite. Le poisson lui cause une espèce de
délire, et, comme les enfants qu'enivre l'espoir du dessert, quelquefois
elle rechigne à manger sa soupe, quand les notes préalables qu'elle a
prises à la cuisine lui font savoir que la marée est arrivée, et que
Vatel n'a aucune raison de se passer son épée à travers le corps. Alors
on ne la sert pas, et on lui dit d'un air froid: «Mademoiselle, une
_personne_ qui n'a pas faim pour la soupe ne doit pas avoir faim pour le
poisson», et le plat lui passe impitoyablement sous le nez. Bien
convaincue que la chose est sérieuse, la gourmande Eponine avale son
potage en toute hâte, lèche la dernière goutte de bouillon, nettoie la
moindre miette de pain ou de pâte d'Italie, puis elle se retourne vers
nous et nous regarde d'un air fier, comme quelqu'un qui est désormais
sans reproche, ayant accompli consciencieusement son devoir. On lui
délivre sa part, qu'elle expédie avec les signes d'une satisfaction
extrême; puis, ayant tâté de tous les plats, elle termine en buvant le
tiers d'un verre d'eau.

Quand nous avons quelques personnes à dîner, Eponine, sans avoir vu les
convives, sait qu'il y aura du monde ce soir là. Elle regarde à sa place,
et, s'il y a près de son assiette couteau, cuiller et fourchette, elle
décampe aussitôt et va se poser sur un tabouret de piano, qui est son
refuge en ces occasions. Ceux qui refusent le raisonnement aux bêtes
expliqueront, s'ils le peuvent, ce petit fait, si simple en apparence,
et qui renferme tout un monde d'inductions. De la présence près de son
couvert de ces ustensiles que l'homme seul peut employer, la chatte
observatrice et judicieuse déduit qu'il faut céder, ce jour-là, sa place
à un convive, et elle se hâte de le faire. Jamais elle ne se trompe:
Seulement, quand l'hôte lui est familier, elle grimpe sur les genoux du
survenant, et tâche d'attraper quelque bon lopin, par sa grâce et ses
caresses.

Mais en voilà assez; il ne faut pas ennuyer ses lecteurs. Les histoires
de chats sont moins sympathiques que les histoires de chiens, mais
cependant nous croyons devoir raconter la fin d'Enjolras et de Gavroche.
Il y a dans le rudiment une règle ainsi conçue: «_Sua eum perdidit
ambitio_»;--on peut dire d'Enjolras: «_sua eum perdidit pinguetudo_»,
son embonpoint fut la cause de sa perte. Il fut tué par d'imbéciles
amateurs de civet. Mais ses meurtriers périrent dans l'année de la façon
la plus malheureuse. La mort d'un chat noir, bête éminemment cabalistique,
est toujours vengée.

Gavroche, pris d'un frénétique amour de liberté ou plutôt d'un vertige
soudain, sauta un jour par la fenêtre, traversa la rue, franchit la
palissade du parc Saint-James qui fait face à notre maison, et disparut.
Quelques recherches qu'on ait faites, on n'a jamais pu en avoir de
nouvelles; une ombre mystérieuse plane sur sa destinée. Il ne reste donc
de la dynastie noire qu'Eponine, toujours fidèle à son maître et devenue
tout à fait une chatte de lettres.

Elle a pour compagnon un magnifique chat angora, d'une robe argentée et
grise qui rappelle la porcelaine chinoise truitée, nommé Zizi, dit «_Trop
beau pour rien faire_.» Cette belle bête vit dans une sorte de _kief_
contemplatif, comme un thériaki pendant sa période d'ivresse. On songe,
en le voyant, aux _Extases de M. Hochenez_. Zizi est passionné pour la
musique; non content d'en écouter, il en fait lui-même. Quelquefois,
pendant la nuit, lorsque tout dort, une mélodie étrange, fantastique,
qu'envieraient les Kreisler et les musiciens de l'avenir, éclate dans le
silence: c'est Zizi qui se promène sur le clavier du piano resté ouvert,
étonné et ravi d'entendre les touches chanter sous ses pas.

Il serait injuste de ne pas rattacher à cette branche Cléopatre, fille
d'Eponine, charmante bête que son caractère timide empêche de se produire
dans le monde. Elle est d'un noir fauve comme Mummia, la velue compagne
d'Atta-Croll, et ses yeux verts ressemblent à deux énormes pierres
d'aigue-marine; elle se tient habituellement sur trois pattes, la
quatrième repliée en l'air, comme un lion classique qui aurait perdu sa
boule de marbre.

Telle est la chronique de la dynastie noire. Enjolras, Gavroche, Eponine,
nous rappellent les créations d'un maître aimé. Seulement, lorsque nous
relisons les _Misérables_, il nous semble que les principaux rôles du
roman sont remplis par des chats noirs, ce qui pour nous n'en diminue
nullement l'intérêt.




IV

CÔTÉ DES CHIENS


On nous a souvent accusé de ne pas aimer les chiens. C'est là une
imputation qui, au premier abord, n'a pas l'air bien grave, mais dont
nous tenons, cependant à nous justifier, car elle implique une certaine
défaveur. Ceux qui préfèrent les chats passent aux yeux de beaucoup de
gens pour faux, voluptueux et cruels, tandis que les amis des chiens sont
présumés avoir un caractère franc, loyal, ouvert, doué enfin de toutes
les qualités qu'on attribue à la gente canine. Nous ne contestons
nullement le mérite de Médor, de Turc, de Miraut et autres aimables
bêtes, et nous sommes prêt à reconnaître la vérité de l'axiome formulé
par Charlet: «Ce qu'il y a de mieux dans l'homme, c'est le chien.» Nous
en avons possédé plusieurs, nous en avons encore, et si les dépréciateurs
venaient à la maison, ils seraient accueillis par les aboiements grêles
et furieux d'un bichon de la Havane et d'un lévrier qui leur mordraient
peut-être les jambes. Mais notre affection pour les chiens est mélangée
d'un sentiment de peur. Ces excellentes bêtes si bonnes, si fidèles, si
dévouées, si aimantes, peuvent à un moment donné avoir la rage, et elles
deviennent alors plus dangereuses que la vipère trigonocéphale, l'aspic,
le serpent à sonnettes et le cobra-capello; et cela nous modère un peu
dans nos épanchements. Nous trouvons aussi les chiens un peu inquiétants;
ils ont des regards si profonds, si intenses; ils se posent devant vous
avec un air si interrogateur, qu'ils vous embarrassent. Goethe n'aimait
pas ce regard qui semble vouloir s'assimiler l'âme de l'homme, et il
chassait l'animal en lui disant: «Tu as beau faire, tu n'avaleras pas ma
monade.»

Le Pharamond de notre dynastie canine se nommait Luther; c'était un grand
épagneul blanc, moucheté de roux, bien coiffé d'oreilles brunes, chien
d'arrêt perdu, qui, après avoir longtemps cherché ses maîtres, s'était
acclimaté chez nos parents demeurant alors à Passy. Faute de perdrix, il
s'était adonné à la chasse aux rats, où il réussissait comme un terrier
d'Écosse. Nous habitions alors une chambrette dans cette impasse du
Doyenné, disparue aujourd'hui, où Gérard de Nerval, Arsène Houssaye et
Camille Rogier formaient le centre d'une petite bohème pittoresque et
littéraire dont la vie excentrique a été trop bien contée ailleurs pour
qu'il soit besoin d'y revenir. On était là, en plein Carrousel, aussi
libres, aussi solitaires que dans une île déserte de l'Océanie, à
l'ombre du Louvre, parmi les blocs de pierre et les orties, près d'une
vieille église en ruine, dont la voûte effondrée prenait au clair de
lune un aspect romantique. Luther, avec qui nous avions les relations
les plus amicales, nous voyant définitivement sorti du nid paternel,
s'était tracé le devoir de venir nous visiter chaque matin. Il partait
de Passy, quelque temps qu'il fît; il suivait le quai de Billy, le
Cours-la-Reine, et arrivait vers les huit heures, au moment de notre
réveil. Il grattait à la porte, on lui ouvrait, il se précipitait vers
nous avec un jappement joyeux, posait les pattes sur nos genoux, recevait
les caresses que sa belle conduite méritait, d'un air modeste et simple,
faisait le tour de la chambre comme s'il passait son inspection, puis il
repartait. De retour à Passy, il se présentait devant notre mère,
frétillait de la queue, poussait quelques petits abois, et disait aussi
clairement que s'il eût parlé: «J'ai vu le jeune maître, sois tranquille,
il va bien.» Ayant ainsi rendu compte à qui de droit de la mission qu'il
s'était imposée, il lapait la moitié d'un bol d'eau, mangeait sa pâtée
et s'allongeait sur le tapis près du fauteuil de maman, pour laquelle il
avait une affection particulière, et par une heure ou deux de sommeil se
reposait de la longue course qu'il venait de faire. Ceux qui disent que
les bêtes ne pensent pas et sont incapables d'enchaîner deux idées,
comment expliqueront-ils cette visite matinale qui maintenait les
relations de la famille et donnait au nid des nouvelles de l'oiseau
récemment échappé?

Le pauvre Luther finit malheureusement; il devint taciturne, morose, et
un beau matin il se sauva de la maison: se sentant atteint de la rage et
ne voulant pas mordre ses maîtres, il prit la fuite; et tout nous porte
à croire qu'il fut abattu comme hydrophobe, car on ne le revit jamais.

Après un interrègne assez considérable, un nouveau chien fut installé à
la maison; il s'appelait Zamore; c'était une espèce d'épagneul, de race
fort mêlée, de petite taille, noir de pelage, excepté quelques taches
couleur feu au-dessus des sourcils, et quelques tons fauves sous le
ventre. En somme: physique insignifiant, et plutôt laid que beau. Mais
au moral, c'était un chien singulier. Il avait pour les femmes le dédain
le plus absolu, ne leur obéissait pas, refusait de les suivre, et jamais
ni notre mère ni nos soeurs ne parvinrent à en obtenir le moindre signe
d'amitié ou de déférence; il acceptait d'un air digne les soins et les
bons morceaux, mais ne remerciait pas. Pour elles, aucun jappement, aucun
tambourinage de queue sur le parquet, aucune de ces caresses dont les
chiens sont prodigues. Impassible, il restait accroupi dans une pose de
sphinx, comme un personnage grave qui ne veut pas se mêler à des
conversations d'êtres frivoles. Le maître qu'il s'était choisi était
notre père, chez qui il reconnaissait l'autorité de chef de famille,
d'homme mûr et sérieux. Mais c'était une tendresse austère et stoïque,
qui ne se traduisait pas par des folâtreries, des badinages et des coups
de langue. Seulement il avait toujours les yeux fixés sur son maître,
tournait la tête à tous ses mouvements, et le suivait partout, le nez au
talon, sans se permettre la moindre escapade, le moindre salut aux
camarades qui passaient. Notre cher et regretté père était un grand
pêcheur devant le Seigneur, et il prit plus de barbillons que Nemrod
n'attrapa d'antilopes. Avec lui on ne pouvait dire, certes, que la ligne
était un instrument commençant par un asticot et finissant par un
imbécile, car il avait beaucoup d'esprit; ce qui ne l'empêchait pas de
remplir chaque jour son panier de poisson. Zamore l'accompagnait à la
pêche, et, pendant les longues séances nocturnes qu'exige la capture des
pièces d'importance qui ne mordent qu'à la ligne de fond, il se tenait
au bord extrême de l'eau, dont il semblait vouloir sonder la noire
profondeur pour y suivre la proie. Quoique souvent il dressât l'oreille
à ces mille bruits vagues et lointains qui, la nuit, se dégagent du
silence le plus profond, il n'aboyait pas, ayant compris que le mutisme
est la qualité indispensable d'un chien de pêcheur. Phoebé avait beau
lever à l'horizon son front d'albâtre réfléchi par le miroir sombre de
la rivière, Zamore ne hurlait pas à la lune; et cependant ces ululations
prolongées sont un grand plaisir pour les animaux de son espèce.
Seulement, quand le grelot de la ligne tintait, il regardait son maître
et se permettait un court aboi, sachant que la proie était prise, et il
paraissait s'intéresser beaucoup aux manoeuvres nécessaires pour amener
sur le bord un barbillon de trois ou quatre livres.

Qui se serait douté que sous cet extérieur calme, détaché, philosophique,
dédaigneux de toute frivolité, couvait une passion impérieuse et bizarre,
insoupçonnable, et formant le plus complet écart avec le caractère
apparent, physique et moral, de cette bête si sérieuse qu'elle en était
presque triste?

Eh quoi! allez-vous dire que cet honnête Zamore avait des vices cachés:
il était voleur?--Non.--Libertin?--Non.--Il aimait les cerises à
l'eau-de-vie?--Non.--Il mordait?--Nullement. Zamore avait la passion de
la danse! C'était un artiste éperdu de chorégraphie.

Sa vocation lui fut révélée de la façon suivante: Un jour parut sur la
place de Passy un âne grisâtre, à l'échine pelée, aux oreilles énervées,
une de ces malheureuses bourriques de saltimbanque, que Decamps et
Fouquet savaient si bien peindre; deux paniers, en équilibre sur le
chapelet écorché de son échine, contenaient une troupe de chiens savants
déguisés en marquis, en troubadours, en Turcs, en bergères des Alpes ou
en reines de Golconde, selon le sexe. L'impresario mit les chiens par
terre, fit claquer son fouet, et tous les acteurs quittèrent subitement
la ligne horizontale pour la ligne perpendiculaire, se transformant de
quadrupèdes en bipèdes. Le fifre et le tambourin se mirent à jouer, et
le ballet commença.

Zamore, qui flânait gravement par là, s'arrêta émerveillé du spectacle.
Ces chiens habillés de couleurs voyantes, galonnés de clinquant sur
toutes les coutures, un chapeau à plumet ou un turban sur la tête, se
mouvant en cadence sur des rythmes entraînants avec une vague apparence
de personnes humaines, lui semblaient des êtres surnaturels; ces pas si
bien enchaînés, ces glissements, ces pirouettes, le ravirent mais ne le
découragèrent pas. Comme Corrége à la vue d'un tableau de Raphaël, il
s'écria en son langage canin: «Et moi aussi je suis peintre, _anch'io
son pittore_!» et, saisi d'une noble émulation, quand la troupe passa
devant lui formant la queue-du-loup, il se dressa, en titubant un peu,
sur ses pattes de derrière, et voulut s'y joindre, au grand divertissement
de l'assemblée.

L'impresario prit assez mal la chose, détacha un grand coup de fouet sur
les reins de Zamore, qui fut chassé du cercle, comme on mettrait à la
porte du théâtre un spectateur qui, pendant la représentation,
s'aviserait de monter sur la scène et de se mêler au ballet.

Cette humiliation publique ne découragea pas la vocation de Zamore; il
rentra, la queue basse et l'air rêveur, à la maison. Toute la journée,
il fut plus concentré, plus taciturne, plus morose. Mais, la nuit, nos
soeurs furent réveillées par un petit bruit d'une nature inexplicable
qui venait d'une chambre voisine de la leur, qu'on n'habitait pas, et où
couchait ordinairement Zamore sur un vieux fauteuil. Cela ressemblait à
un trépignement rythmique que le silence de la nuit rendait plus sonore.
On crut d'abord à un bal de souris, mais le bruit des pas et des sauts
sur le parquet était bien fort pour la gent trotte-menu. La plus brave
de nos soeurs se leva, entr'ouvrit la porte, et que vit-elle à la faveur
d'un rayon de lune plongeant par le carreau? Zamore debout, ramant dans
l'air avec ses pattes de devant et travaillant, comme à la classe de
danse, les pas qu'il avait admirés le matin dans la rue. Monsieur
étudiait!

Ce ne fut pas là, comme on pourrait le croire, une impression fugitive,
une fantaisie passagère. Zamore persista dans ses idées chorégraphiques
et devint un beau danseur. Toutes les fois qu'il entendait le fifre et
le tambourin, il courait sur la place, se glissait entre les jambes des
spectateurs, et observait avec une attention profonde les chiens savants
exécutant leurs exercices; mais, gardant le souvenir du coup de fouet,
il ne se mêlait plus à leurs danses; il notait leurs pas, leurs poses et
leurs grâces, et il les travaillait, la nuit, dans le silence du cabinet,
sans jamais se départir, le jour, de son austérité d'attitude. Bientôt
il ne lui suffit plus de copier, il inventa, il composa; et nous devons
dire que, dans le genre noble, peu de chiens le surpassèrent. Nous
allions souvent le voir par la porte entrebâillée; il mettait un tel feu
à ses exercices, qu'il lapait, chaque nuit, la jatte d'eau posée au coin
de la chambre.

Quand il se crut sûr de lui et l'égal des plus forts danseurs quadrupèdes,
il sentit le besoin d'ôter le boisseau de dessus la lumière et de faire
connaître le mystère de son talent. La cour de la maison était fermée,
d'un côté, par une grille assez large pour permettre à des chiens
d'embonpoint médiocre de s'y introduire aisément. Un matin, quinze ou
vingt chiens de ses amis, fins connaisseurs sans doute, à qui Zamore
avait envoyé des lettres d'invitation pour son début dans l'art
chorégraphique, se trouvèrent réunis autour d'un carré de terrain bien
uni, que l'artiste avait préalablement balayé avec sa queue; et la
représentation commença. Les chiens parurent charmés et manifestèrent
leur enthousiasme par des: _Ouah! ouah!_ ressemblant fort aux bravos
des dilettantes de l'Opéra. Sauf un vieux barbet assez crotté, et de
piteuse mine, un critique sans doute, qui aboya quelque chose sur l'oubli
des saines traditions, tous proclamèrent que Zamore était le Vestris des
chiens et le _diou_ de la danse. Notre artiste avait exécuté un menuet,
un pas de gigue et une valse à deux temps. Bien des spectateurs bipèdes
s'étaient joints aux spectateurs à quatre pattes, et Zamore eut l'honneur
d'être applaudi par des mains humaines.

La danse était si bien passée dans ses habitudes, que, quand il faisait
la cour à quelque belle, il se tenait debout, faisant des révérences, et
les pieds en dehors, comme un marquis de l'ancien régime; il ne lui
manquait que le claque fourré de plumes sous le bras.

Hors de là, il était atrabilaire comme un acteur comique et ne se mêlait
pas au mouvement de la maison. Il ne se bougeait que lorsqu'il voyait
son maître prendre sa canne et son chapeau. Zamore mourut d'une fièvre
cérébrale, causée, sans doute, par la surexcitation du travail qu'il
s'était donné pour apprendre la scottish, alors dans toute sa vogue.
Sous sa tombe Zamore peut dire, comme la danseuse grecque dans son
épitaphe: «O terre, sois-moi légère, j'ai si peu pesé sur toi.»

Comment, avec des talents si distingués, Zamore ne fait-il pas engagé
dans la troupe de M. Corvi? Nous étions déjà un critique assez influent
pour lui négocier cette affaire. Mais Zamore ne voulait pas quitter son
maître, et il sacrifia son amour-propre à son affection, dévouement
qu'il ne faut pas chercher chez les hommes.

Le danseur fut remplacé par un chanteur nommé Kobold, king-Charles de la
plus pure race, venant du célèbre chenil de lord Lauder. Rien de plus
chimérique que cette petite bête, à l'énorme front bombé, aux gros yeux
saillants, au museau cassé à sa racine, aux longues oreilles traînant
jusqu'à terre. Transporté en France, Kobold, qui ne savait que l'anglais,
parut comme hébété. Il ne comprenait pas les ordres qu'on lui donnait;
dressé avec les _go on_ et les _come here_, il restait immobile aux
_viens_ et _va-t'en_ français: il lui fallut un an pour apprendre la
langue du nouveau pays où il se trouvait et pouvoir prendre part à la
conversation. Kobold était très-sensible à la musique et chantait
lui-même de petites chansons avec un fort accent anglais. On lui donnait
le _la_ au piano, et il prenait le ton juste et modulait avec un soupir
flûté des phrases vraiment musicales et n'ayant aucun rapport avec
l'aboi ou le jappement. Quand on voulait le faire recommencer, il
suffisait de lui dire: «_Sing a little more_», et il reprenait sa
cadence. Nourri le plus délicatement du monde, avec tout le soin qu'on
devait naturellement prendre d'un ténor et d'un gentleman de cette
distinction, Kobold avait un goût bizarre: il mangeait de la terre comme
un sauvage de l'Amérique du Sud; on ne put lui faire perdre cette
habitude qui lui causa une obstruction dont il mourut. Il avait le goût
des grooms, des chevaux, de l'écurie, et nos poneys n'eurent pas de
camarade plus assidu que lui. Il passait son temps entre la box et le
piano.

De Kobold, le king-Charles, on passe à Myrza, petite bichonne de la
Havane, qui eut l'honneur d'appartenir quelque temps à la Giulia Grisi
qui nous la donna. Elle est blanche comme la neige, surtout quand elle
sort de son bain et n'a pas encore eu le temps de se rouler dans la
poussière, manie que certains chiens partagent avec les oiseaux
pulvérisateurs. C'est une bête d'une extrême douceur, très-caressante,
et qui n'a pas plus de fiel qu'une colombe; rien de plus drôle que sa
mine ébouriffée et son masque composé de deux yeux pareils à des petits
clous de fauteuil et son petit nez qu'on prendrait pour une truffe du
Piémont. Des mèches, frisées comme les peaux d'Astrakan, voltigent sur
ce museau avec des hasards pittoresques, lui bouchant tantôt un oeil,
tantôt l'autre, ce qui lui donne la physionomie la plus hétéroclite du
monde en la faisant loucher comme un caméléon.

Chez Myrza, la nature imite l'artificiel avec une telle perfection que
la petite bête semble sortir de la devanture d'un marchand de joujoux.
À la voir avec son ruban bleu et son grelot d'argent, son poil
régulièrement frisé, on dirait un chien de carton, et, quand elle aboie,
on cherche si elle n'a pas un soufflet sous les pattes.

Myrza, qui passe les trois quarts de son temps à dormir, dont, si on
l'empaillait, la vie ne serait pas changée, et qui ne semble pas
très-spirituelle dans le commerce ordinaire a cependant donné un jour
une preuve d'intelligence telle, que nous n'en connaissons pas d'autre
exemple. Bonnegrâce, l'auteur des portraits de Tchoumakoff et de
M. E. H..., si remarqués aux expositions, nous avait apporté, pour en
avoir notre avis, un de ces portraits peints à la manière de Pagnest,
dont la couleur est si vraie et le relief si puissant. Quoique nous ayons
vécu dans la plus profonde intimité avec les bêtes et que nous puissions
citer cent traits ingénieux, rationnels, philosophiques, de chats, de
chiens, d'oiseaux, nous devons avouer que le sens de l'art manque
totalement aux animaux. Nous n'en avons jamais vu aucun s'apercevoir
d'un tableau, et l'anecdote sur les oiseaux becquetant les raisins peints
par Zeuxis nous paraissait controuvée. Ce qui distingue l'homme de la
brute, c'est précisément le sens de l'art et de l'ornement. Aucun chien
ne regarde une peinture et ne se met de boucles d'oreilles. Eh bien,
Myrza, à la vue du portrait dressé contre le mur par Bonnegrâce, s'élança
du tabouret sur lequel elle était roulée en boule, s'approcha de la
toile et se mit à aboyer avec fureur, essayant de mordre cet inconnu qui
s'était ainsi introduit dans la chambre. Sa surprise parut extrême
lorsqu'elle fût forcée de reconnaître qu'elle avait affaire à une surface
plane, que ses dents ne pouvaient saisir, et que ce n'était là qu'une
trompeuse apparence. Elle flaira la peinture, essaya de passer derrière
le cadre, nous regarda tous deux avec une interrogation étonnée et
retourna à sa place, où elle se rendormit dédaigneusement, ne s'occupant
plus de ce monsieur peint. Les traits de Myrza ne seront pas perdus pour
la postérité: il existe d'elle-même un beau portrait de M. Victor
Madarasz, artiste hongrois.

Terminons par l'histoire de Dash. Un jour, un marchand de verres cassés
passa devant notre porte, demandant des morceaux de vitre et des tessons
de bouteille. Il avait dans sa voiture un jeune chien de trois ou quatre
mois, qu'on l'avait chargé d'aller noyer, ce qui faisait de la peine à
ce brave homme, que l'animal regardait d'un air tendre et suppliant
comme s'il eût compris de quoi il s'agissait. La cause de l'arrêt sévère
porté contre la pauvre bête était qu'il avait une patte de devant brisée.
Une pitié s'émut dans notre coeur, et nous primes le condamné à mort. Un
vétérinaire fut appelé. On entoura la patte de Dash d'attelles et de
bandes; mais il fut impossible de l'empêcher de ronger l'appareil, et il
ne guérit pas: sa patte, dont les os ne s'étaient pas rejoints, resta
flottante comme une manche d'amputé dont le bras est absent; mais cette
infirmité n'empêcha pas Dash d'être gai, alerte et vivace. Il courait
encore assez vite sur ses trois bons membres.

C'était un pur chien des rues, un roquet _grediné_ dont Buffon lui-même
eût été fort embarrassé de démêler la race. Il était laid, mais avec une
physionomie grimacière, étincelante d'esprit. Il semblait comprendre ce
qu'on lui disait, changeant d'expression selon que les mots qu'on lui
adressait, sur le même ton, étaient injurieux ou flatteurs. Il roulait
les yeux, retroussait les babines, se livrait à des tics nerveux
désordonnés, ou riait en montrant ses dents blanches, et il arrivait
ainsi à de hauts effets comiques dont il avait conscience. Souvent il
essayait de parler. La patte posée sur notre genou, il fixait sur nous
son regard intense et commençait une série de murmures, de soupirs, de
grognements, d'intonations si variées qu'il était difficile de n'y pas
voir un langage. Quelquefois, à travers cette conversation, Dash, lançait
un jappement, un éclat de voix;--alors nous lui jetions un coup d'oeil
sévère et nous lui disions: «Cela c'est aboyer, ce n'est pas parler;
est-ce que par hasard vous seriez un animal?» Dash, humilié de cette
insinuation, reprenait ses vocalises, auxquelles il donnait l'expression
la plus pathétique. On disait alors que Dash racontait ses malheurs.
Dash raffolait du sucre. Au dessert, il paraissait à l'instant du café,
réclamant de chaque convive un morceau avec une insistance toujours
couronnée de succès. Il avait fini par transformer ce don bénévole en
impôt régulier qu'il prélevait rigoureusement. Ce roquet, dans un corps
de Thersite, avait une âme d'Achille. Infirme comme il l'était, il
attaquait, avec la folie du courage héroïque, des chiens dix fois gros
comme lui, et se faisait affreusement rouler. Comme Don Quichotte, le
brave chevalier de la Manche, il avait des sorties triomphantes et des
rentrées piteuses. Hélas! il devait être victime de son courage. Il y a
quelques mois on le rapporta, les reins cassés par un terre-neuve,
aimable bête qui le lendemain brisa l'échine à une levrette. La mort de
Dash fut suivie de toute sorte de catastrophes: la maîtresse de la
maison ou il avait reçu le coup qui termina son existence fut, quelques
jours après, brûlée vive dans son lit, et son mari eut le même sort en
voulant la sauver. C'était coïncidence fatale et non expiation, car
c'étaient les meilleures gens du monde, aimant les animaux comme des
Brahmes et purs du trépas malheureux de notre pauvre Dash.

Nous avons bien un autre chien qui s'appelle Néro. Mais il est trop
récent encore pour avoir une histoire.

Dans le prochain chapitre nous ferons la chronique des caméléons, des
lézards, des pies et autres bestioles qui ont vécu dans notre ménagerie
intime.

  N. B. Hélas! Néro est mort empoisonné tout récemment comme s'il avait
  soupé chez les Borgia; et l'épitaphe s'inscrit au premier chapitre de
  la vie.




V

CAMÉLÉONS, LÉZARDS ET PIES


Nous étions à Puerto de Santa-Maria, dans la baie de Cadix, un petit
village qui semble taillé dans des pains de blanc d'Espagne, entre
l'indigo de la mer et le lapis-lazuli du ciel. Il était midi, et ce
jour-là il faisait si chaud que le soleil paraissait s'amuser à verser
des cuillerées de plomb fondu sur la tête des voyageurs, comme la
garnison d'une forteresse de l'huile bouillante et de la poix par les
baies des moucharabys sur les casques des assiégeants. Ce petit port si
pittoresque est illustré par la chanson célèbre en patois andalou de
Murillo Bravo, _Los Toros de Puerto_, où le batelier galant dit à la
señora qui s'embarque: «_Lleve Vd la patita_», et nous en fredonnions le
refrain d'une voix aussi fausse en espagnol qu'en français, tout en
suivant la ligne bleue, étroite comme une lisière de drap, que l'ombre
tirait au pied des murs. Il y avait marché, et c'était sur la place un
étalage de denrées exotiques et violentes d'une furie de couleurs à ravir
Ziem. Des guirlandes de piments écarlates se balançaient au-dessus de
pastèques d'un vert prasin, dont quelques-unes éventrées laissaient voir
leur pulpe rose tigrée de points noirs comme un coquillage de la mer du
Sud. Des grappes de raisin à gros grains d'ambre, rappelant les chapelets
turcs pour la blonde transparence, contrastaient avec des raisins bleus,
ou couleur d'améthyste à reflets de pourpre. Les garbanzos arrondissaient
dans les _couffas_ de sparterie leurs globules d'or pâle, et les grenades,
crevant leur écorce, montraient leur écrin de rubis. Les marchandes avec
leurs fichus rouges ou jonquille, leur jupe de soie noire, les pieds nus
dans des chaussons de satin,--et quels pieds! grands à peine comme des
biscuits à la cuiller!--leur éventail de papier contre l'oreille, en
guise de parasol, se tenaient fièrement campées près de leurs légumes,
babillant avec la gracieuse volubilité andalouse. Des _majos_ passaient,
appuyés sur la fourchette de leurs bâtons blancs, la veste à l'épaule,
la _faja_ de soie, venant de Gibraltar, sanglée sur le gilet depuis les
hanches jusqu'à l'aisselle, la culotte de tricot ouverte au genou, et
les bottes en cuir de Ronda déboutonnées de la cheville au jarret, ce
qui est le suprême du genre, lançant des oeillades et serrant entre leur
pouce et leur index leurs cigarettes de papel de Alcoy. C'était un de
ces effets d'aveuglante lumière méridionale qui feraient taxer de
fausseté le peintre qui les rendrait dans leur vérité crue.

Contre cette averse de feu nous allâmes chercher refuge dans le _patio_
de l'auberge de _Los tres Reyes moros_: un patio, comme on sait, est une
cour intérieure, entourée d'arcades, rappelant tout à fait, pour la
disposition, l'impluvium antique. On la couvre, à hauteur du toit, d'un
_velarium_, nommé tendido, fait d'une toile rayée de couleurs vives et
qu'on arrose pour plus de fraîcheur. Au milieu du patio, dans une vasque
de marbre, grésille le mince filet d'un jet d'eau retombant en pluie
fine sur des caisses de myrthes, de grenadiers, de lauriers-roses,
rangées autour du bassin. Sous les arcades sont disséminés des canapés
de crin, des chaises de jonc; des guitares, accrochées au mur, font
briller dans l'ombre leur ventre luisant, illuminé de quelque vague
reflet, près du disque tanné des panderos.

On retrouve ces patios dans les maisons moresques de l'Algérie, et rien
ne saurait être mieux imaginé contre la chaleur. L'usage en vint des
Arabes aux Espagnols, et dans beaucoup de logis on voit encore aux
chapiteaux des colonnettes des versets du Coran, glorifiant Allah ou
quelque calife dès longtemps rejeté en Afrique.

Après avoir vidé une alcarraza d'eau fraîche, nous nous retirâmes, pour
faire un bout de sieste, dans une des chambres qui s'ouvrent sur le
patio. Avant de se fermer, nos yeux erraient au plafond de cette salle
basse, lequel, comme tous les plafonds espagnols, était blanchi à la
chaux, et orné à son centre d'une rosace composée de quartiers rouges,
noirs et jaunes, comme les côtes d'une balle. Du milieu de cette rosace
pendait une ficelle ou un cordon, sans doute l'attache d'une lampe, mais
le long de cette ficelle se mouvait constamment un objet que nous avions
de la peine à définir. Nous ajustâmes notre lorgnon sous notre arcade
sourcilière, et nous vîmes que ce qui montait avec tant de peine, après
le cordon du plafond, était une espèce de lézard d'un jaune grisâtre et
d'une configuration assez monstrueuse, rappelant en petit les formes des
grands sauriens disparus de l'époque anté-diluvienne.

La fille d'auberge consultée, Pepa, Lola, Casilda,--nous ne savons plus
le nom bien au juste, mais soyez sûr que la fille était charmante,--nous
dit que c'était «un caméléon.»

Lola, prenant en pitié notre ignorance et voulant mettre en relief son
savoir zoologique, nous dit d'un petit air capable: «Ces bêtes changent
de couleur selon l'endroit où elles se trouvent, et elles vivent d'air
(_se mantienen de ayre_)».

Pendant ce court entretien, les caméléons (il y en avait deux)
continuaient leur ascension le long de la ficelle. On ne saurait rien
imaginer de plus comique. Le caméléon, il faut l'avouer, n'est pas beau;
et quoique la nature, dit-on, fasse bien tout ce qu'elle fait, en
s'appliquant un peu, il nous semble qu'elle eût aisément pu produire un
animal plus joli. Mais, comme tous les grands artistes, la nature a ses
fantaisies, et elle s'amuse parfois à modeler des grotesques. Les yeux
du caméléon, presque entièrement sortis de la tête comme ceux du crapaud,
sont ajustés dans des espèces de capsules extérieures et jouissent d'une
complète indépendance de mouvement. L'un regarde à gauche, tandis que
l'autre regarde à droite; une prunelle se dirige vers le plafond, l'autre
vers le plancher, avec une variété de strabismes qui donnent à l'animal
les physionomies les plus étranges. Une poche en manière de goître
s'étend sous la mâchoire et prête à la pauvre bête un air de satisfaction
orgueilleuse et de rengorgement stupide dont elle est bien innocente.
Ses pattes, gauchement coudées, font des saillies anguleuses au-dessus
de la ligne dorsale et se meuvent avec des efforts disgracieux et
détraqués.

Un des caméléons était arrivé tout au haut de la corde, au centre de la
rosace, et tâtait le plafond d'une de ses pattes de devant, pour voir
s'il offrait quelque possibilité d'adhérence et partant quelque moyen de
fuite.

En faisant cet essai, recommencé pour la centième fois peut-être, il
louchait d'une façon désespérée et touchante, demandait aide à la terre
et au ciel; puis, voyant qu'il n'y avait nulle issue de ce côté, il se
mit à descendre d'un air triste, piteux, résigné, emblème du travail
inutile, Sisyphe de la fatigue perdue; à mi-chemin, les deux bêtes se
rencontrèrent, se lancèrent des oeillades amicales peut-être, mais
effroyables par leur divergence, et ce fut pendant quelques minutes une
sorte de nodosité hideuse sur la ligne perpendiculaire de la ficelle.

Le groupe se débrouilla après les contorsions les plus bouffonnes, et
chaque caméléon continua sa route; celui qui descendait, parvenu au bout
de son fil de suspension, allongea une patte de derrière, sondant le
vide avec précaution, et, ne trouvant aucun point d'appui, la ramena
d'un mouvement découragé, dont il faut renoncer à peindre la navrante et
burlesque mélancolie. Par un de ces rapprochements d'idées dont la
liaison n'est pas apparente, mais que l'esprit conçoit sans l'exprimer,
ces caméléons nous firent songer à une des plus sinistres aqua-tintes de
Goya, représentant des spectres essayant de soulever avec leurs faibles
bras d'ombre de lourdes pierres tombales qui se referment sur eux en les
écrasant.--Lutte sans proportion de la faiblesse contre la destinée.

Pour délivrer ces pauvres animaux de leur supplice nous les achetâmes un
_duro_ pièce; et, commodément installés dans une cage assez vaste, ils
furent dispensés désormais de ces exercices acrobatiques qui semblaient
leur déplaire beaucoup. Quant à la question de leur nourriture, quelque
confiance que nous ayons dans la frugalité méridionale, ces repas d'air
nous paraissaient à juste titre insuffisants. Si un amoureux espagnol
déjeune d'un verre d'eau, dîne d'une cigarette et soupe d'un air de
mandoline, comme le valeureux Don Sanche, les caméléons n'ont pas de ces
délicatesses, et ils mangent des mouches qu'ils attrapent d'une façon
singulière, en dardant du fond de leur gorge une longue lance, couverte
d'une bave visqueuse, qui colle les ailes de l'insecte et en se retirant
le ramène dans le gosier.

Les caméléons changent-ils véritablement de couleur selon le milieu où
ils se trouvent? Non pas, dans le sens absolu du mot; mais leur peau
semée de grains à facettes boit plus facilement les reflets des couleurs
environnantes qu'un autre corps. Placés près d'un objet jaune, rouge ou
vert, les caméléons semblent se pénétrer de cette teinte, mais ce n'est
après tout qu'un effet de réfraction; un métal poli se colorerait de
même. Il n'y a pas imbibition réelle. En son état naturel le caméléon
est d'un gris jaunâtre ou verdâtre. Cependant, on peut dire, quand on a
un peu l'amour du merveilleux, qu'il change de nuance à volonté; ce qui
en fait un emblème de versatilité politique, quoique nous osions prendre
sur nous de dire qu'après de minutieuses observations, longtemps
prolongées, le caméléon nous ait paru d'une complète indifférence en
matière de gouvernement.

Nous voulions ramener nos caméléons en France; mais la saison s'avançait,
et à mesure que nous remontions du midi vers le nord, en suivant cette
côte, pourtant bien chauffée encore aux rayons du soleil, qui s'étend de
Tarifa à Port-Vendres, en passant par Gibraltar, Malaga, Alicante,
Almeria, Valence, Barcelone, les pauvres bêtes dépérissaient à vue d'oeil.
Leurs yeux, détachés par la maigreur, leur jaillissaient de plus en plus
de la tête. Ils louchaient chaque jour davantage, et sous leur peau vague
et flasque leur petit squelette se dessinait de station en station, plus
visible. C'était vraiment un spectacle attendrissant que ces lézards
poitrinaires, se traînant d'un air macabre et n'ayant plus la force
d'allonger leur langue gluante vers les mouches que nous allions leur
chercher à la cuisine du navire. Ils moururent à quelques jours l'un de
l'autre; et la bleue Méditerranée fut leur tombeau.

Des caméléons aux lézards, la transition est facile. Notre plus jeune
fille reçut en cadeau un lézard pris à Fontainebleau, qui s'attacha fort
à elle. Jacques était du plus beau vert Véronèse qu'on puisse imaginer;
il avait l'oeil vif, les écailles imbriquées avec une régularité parfaite,
et des mouvements d'une agilité sans pareille. Jamais il ne quittait sa
maîtresse et il se tenait habituellement caché dans une torsade de
cheveux près de son peigne. Niché ainsi, il allait avec elle au spectacle,
à la promenade, en soirée, ne trahissant jamais sa présence. Seulement
quand la jeune fille jouait du piano il quittait son poste, lui
descendait sur les épaules, s'avançait le long des bras, plutôt vers la
main droite qui fait le chant que vers la main gauche qui fait
l'accompagnement, témoignant ainsi de sa préférence pour la mélodie au
détriment de l'harmonie.

Jacques habitait une boîte de verre garnie de mousse, qui avait autrefois
contenu des cigares russes de la maison Eliseïeph. Le mur de sa vie
privée était donc bien transparent. Sa nourriture consistait en gouttes
de lait qu'il venait lécher au bout du doigt de sa maîtresse. Il se
laissa mourir de faim et de chagrin, pendant une absence de la jeune
fille, qui n'avait osé l'emporter en voyage, vu la rigueur de la saison.

Le moineau Babylas ne fit que passer. Un coup de griffe sous l'aile
termina son destin, et il eut pour cercueil une boîte à domino.

Reste à décrire Margot la pie, commère spirituelle et bavarde, digne de
manger du fromage blanc dans une cage d'osier, à la fenêtre d'un
concierge. Nous eûmes beau lui donner des répétiteurs pour les langues
mortes, on ne put jamais lui faire prononcer correctement le bonjour
latin des pies pompéiennes. Elle ne disait pas _Ave_, mais elle disait
autre chose. C'était un oiseau facétieux et bouffon qui jouait à
cache-cache avec les enfants, dansait la pyrrhique, attaquait résolûment
les chats, et courait après eux pour leur pincer la queue par derrière,
malice dont elle semblait rire aux éclats. Elle était voleuse comme la
_Gazza ladra_ elle-même, et capable de faire pendre dix servantes de
Palaiseau sur de faux soupçons. En un clin d'oeil elle dévalisait une
table de fourchettes, de cuillères, de couteaux. Elle prenait l'argent,
les ciseaux, les dés, tout ce qui brillait, et, partant d'un vol brusque,
elle portait cela à sa cachette. Comme on connaissait l'endroit où elle
allait déposer ses vols, on la laissait faire; mais un jour elle fut tuée
par des domestiques d'une maison voisine, qui l'accusèrent d'avoir volé
«une paire de draps toute neuve.»--Cela ressemblait un peu au petit chat
du _Moyen de parvenir_, qui avait mangé les quatre livres de beurre, et
qui pesait trois quarterons. Les maîtres n'en crurent pas un mot et
mirent ces drôles à la porte; mais dame Margot n'en eut pas moins le col
tordu. Elle fut regrettée de tout le voisinage, qu'elle égayait de sa
bonne humeur et de ses lazzis.




VI

CHEVAUX


En voyant ce titre, qu'on ne se hâte pas de nous accuser de dandysme.
Chevaux! ce mot sonne bien glorieusement sous la plume d'un littérateur.
_Musa pedestris_, la Muse va à pied, dit Horace; et tout le Parnasse n'a
qu'un cheval dans son écurie--Pégase! encore est-ce un quadrupède qui a
des ailes et n'est pas du tout commode à atteler, s'il faut en croire la
ballade de Schiller. Nous ne sommes pas un sportsman, hélas! et nous le
regrettons fort, car nous aimons les chevaux comme si nous avions cinq
cent mille livres de rente, et nous partageons l'avis des Arabes sur les
piétons. Le cheval est le piédestal naturel de l'homme; et l'être complet
est le centaure, si ingénieusement inventé par la mythologie.

Cependant, quoique nous ne soyons qu'un simple lettré, nous avons eu des
chevaux. Vers 1843 ou 1844, il se rencontra dans le sable du journalisme,
passé à l'écuelle de bois du feuilleton, assez de paillettes d'or pour
espérer pouvoir nourrir, en dehors des chats, des chiens et des pies,
deux autres bêtes un peu plus grosses. Nous eûmes d'abord deux ponies du
Shetland, grands comme des chiens, velus comme des ours, qui n'étaient
que crinière et queue, et vous regardaient si amicalement, à travers
leurs longues mèches noires, qu'on avait plutôt envie de les faire
entrer au salon que de les envoyer à l'écurie. Ils venaient prendre le
sucre dans les poches comme des chevaux savants. Mais ils étaient
décidément trop petits. Ils eussent pu servir de chevaux de selle à des
babies anglais de huit ans, ou de carrossiers à Tom Pouce; mais déjà
nous jouissions de cette structure athlétique et capitonnée d'assez
d'embonpoint qui nous caractérise et nous a permis de supporter, sans
trop ployer sous le faix, quarante ans de copie consécutive; et la
différence entre le maître et les bêtes était vraiment trop grande à
l'oeil, quoique les ponies noirs enlevassent d'un trot fort allègre le
léger phaéton auquel les attachaient des harnais mignons, en cuir fauve,
qui semblaient achetés chez le marchand de joujoux.

Il n'y avait pas alors autant de journaux à illustrations comiques
qu'aujourd'hui, mais il en existait cependant assez pour faire notre
caricature et celle de notre attelage; il est bien entendu qu'avec
l'exagération permise à la charge on nous prêtait des formes d'éléphant
comme à Ganesa, le dieu indien de la sagesse, et qu'on réduisait nos
ponies à l'état de toutous, de rats et de souris. Il est vrai que sans
trop d'effort nous eussions pu porter nos petites bêtes, une sous chaque
bras, et notre voiture sur le dos. Un moment nous pensâmes à en atteler
quatre; mais ce _four in hand_ lilliputien eût attiré encore davantage
l'attention. Nous les remplaçâmes donc, à notre grand regret, car nous
les avions déjà pris en amitié, par deux ponies gris pommelé, d'une
taille plus forte, à cou robuste, à large poitrail, d'encolure ramassée,
bien loin sans doute d'être des mecklenbourgeois, mais plus visiblement
capables de nous traîner. C'étaient deux juments: l'une s'appelait Jane
et l'autre Betsy. En apparence elles se ressemblaient comme deux gouttes
d'eau, et jamais attelage ne fut mieux appareillé pour les yeux; mais
autant Jane avait de courage, autant Betsy était paresseuse. Tandis que
l'une tirait à plein collier, l'autre se contentait d'accompagner, se
ménageant et ne se donnant aucun mal. Ces deux bêtes, de même race, de
même âge, destinées à vivre box à box, avaient l'une contre l'autre la
plus vive antipathie. Elles ne pouvaient se souffrir, se battaient à
l'écurie et se mordaient en se cabrant dans leurs traits. On ne put les
réconcilier. C'était dommage, car avec leur crinière droite et coupée en
brosse comme celle des chevaux du Parthénon, leurs narines frémissantes
et leurs yeux dilatés de colère, elles avaient, en descendant et en
montant les Champs-Élysées, une mine assez triomphante. Il fallut
chercher une remplaçante à Betsy, et l'on amena une petite jument d'une
robe un peu plus claire, car on n'avait pas pu assortir la nuance
absolument juste. Jane agréa tout de suite la nouvelle venue et parut
charmée de cette compagne, à laquelle elle fit les honneurs de l'écurie
avec beaucoup de grâce. La plus tendre amitié ne tarda pas à s'établir
entre elles. Jane posait la tête sur le col de la Blanche--qu'on avait
surnommée ainsi parce que le gris de son poil tirait sur le blanc,--et
quand on les laissait libres dans la cour, après le pansage, elles
jouaient ensemble comme des chiens ou des enfants. Si l'une sortait,
l'autre qui restait à la maison semblait triste, donnait des signes
d'ennui, et, lorsque du plus loin elle entendait sonner sur le pavé les
pas de sa camarade, elle poussait comme une fanfare un hennissement de
joie auquel l'amie, en approchant, ne manquait pas de répondre.

Elles se présentaient au harnais avec une docilité étonnante, et allaient
se ranger d'elles-mêmes près du timon à la place assignée. Comme tous
les animaux qu'on aime et qu'on traite bien, Jane et la Blanche devinrent
bientôt de la familiarité la plus confiante; elles nous suivaient sans
laisse comme le chien le mieux dressé, et, quand nous nous arrêtions,
mettaient, pour se faire caresser, le museau sur notre épaule. Jane
aimait le pain, la Blanche le sucre, toutes deux à la folie les écorces
de melon; et, pour ces friandises, il n'est pas de tours qu'on n'en eût
obtenus.

Si l'homme n'était pas odieusement féroce et brutal, comme il l'est trop
souvent envers les bêtes, comme elles se rallieraient de bon coeur à lui!
Cet être qui pense, parle et fait des actions dont le sens leur échappe,
occupe leur pensée obscure; c'est pour elles un étonnement et un mystère.
Souvent elles vous regardent avec des yeux pleins d'interrogations
auxquelles on ne peut répondre, car on n'a pas encore trouvé la clef de
leur langage. Elles en ont un pourtant qui leur sert à échanger, au
moyen de quelques intonations que nous n'avons pas notées, des idées
très-sommaires, sans doute, mais enfin des idées, telles que peuvent les
concevoir des animaux dans leur sphère de sentiment et d'action. Moins
stupides que nous, les bêtes parviennent à comprendre quelques mots de
notre idiome, mais pas en assez grand nombre pour causer avec nous. Ces
mots se rapportent d'ailleurs à ce que nous exigeons d'elles, et
l'entretien serait court. Mais que les animaux se parlent, cela est
indubitable pour quiconque a vécu un peu familièrement avec des chiens
ou chats, des chevaux ou toute autre bête.

Par exemple, Jane était naturellement intrépide, ne reculait devant
aucun obstacle et ne s'effrayait de rien; après quelques mois de
cohabitation avec la Blanche, elle changea de caractère et manifesta
quelquefois des peurs soudaines et inexplicables. Sa compagne, beaucoup
moins brave, lui racontait, la nuit, des histoires de revenants. Souvent,
traversant aux heures sombres le bois de Boulogne, la Blanche s'arrêtait
brusquement ou faisait un écart, comme si un fantôme, invisible pour
nous, se dressait devant elle. Tous ses membres tremblaient, sa
respiration devenait bruyante, son corps se couvrait instantanément de
sueur; elle s'acculait sur ses jarrets si on voulait, avec le fouet, la
déterminer à se porter en avant. L'effort de Jane, si vigoureuse pourtant,
ne pouvait l'entraîner. Il fallait descendre, lui couvrir les yeux et la
conduire à la main pendant quelques pas jusqu'à ce que la vision fût
évanouie. Jane finit par se laisser gagner à ces terreurs, dont la Blanche,
rentrée à l'écurie, lui révélait sans doute les motifs; et nous-mêmes,
avouons-le franchement, lorsqu'au milieu d'une allée déchiquetée de clair
et d'ombre par la lueur fantastique de la lune, la Blanche, s'arc-boutant
soudain sur ses quatre pieds comme si un spectre lui eût sauté à la
bride, refusait de passer outre avec une obstination invincible, elle,
si docile d'ordinaire qu'il eût suffi du fouet de la reine Mab, fait
d'un os de grillon, ayant pour corde un fil de la Vierge, pour lui faire
prendre le galop, nous ne pouvions nous empêcher de sentir un léger
frisson nous courir sur le dos, et de fouiller l'ombre d'un regard assez
inquiet, trouvant parfois l'air spectral d'un Caprice de Goya à
d'innocentes silhouettes de bouleau et de hêtre.

Notre plaisir était de conduire nous-même ces charmantes bêtes, et la
plus intime intelligence ne tarda pas à s'établir entre nous. Si nous
tenions les guides en main, c'était par contenance pure. Le plus léger
clappement de langue suffisait à les diriger, à leur faire prendre la
droite ou la gauche, à leur faire accélérer le pas, à les arrêter.
Bientôt elles connurent toutes nos habitudes. Elles allaient
d'elles-mêmes au journal, à l'imprimerie, chez les éditeurs, au bois de
Boulogne, dans les maisons où nous dînions à certains jours de la semaine,
avec tant d'exactitude qu'elles finissaient par être compromettantes.
Elles auraient donné les adresses de nos visites les plus mystérieuses.
Quand il nous arrivait d'oublier l'heure, dans quelque conversation
intéressante ou tendre, elles nous la rappelaient en hennissant et en
frappant du pied devant le balcon.

Malgré le plaisir de courir la ville en phaéton avec nos petites amies,
nous ne pouvions nous empêcher de trouver parfois la bise aigre et la
pluie froide, quand vinrent ces mois si bien caractérisés sur le
calendrier républicain: brumaire, frimaire, pluviôse, ventôse et nivôse;
et nous achetâmes un petit coupé bleu, doublé de reps blanc, que l'on
compara à l'équipage du nain célèbre à cette époque, injure qui nous fut
peu sensible. Un coupé brun, capitonné de grenat, succéda au coupé bleu,
et fut lui-même remplacé par un coupé oeil de corbeau, tapissé de bleu
foncé, car nous roulâmes carrosse, nous pauvre feuilletoniste, n'ayant
aucune rente sur le grand-livre et n'ayant pas fait le moindre héritage,
pendant cinq ou six ans; et nos ponies, pour se nourrir de littérature,
avoir des substantifs pour avoine, des adjectifs pour foin et des
adverbes pour paille, n'en étaient pas moins gras et rebondis; mais,
hélas! vint, on ne sait trop pourquoi, la révolution de Février; beaucoup
de pavés furent déplacés dans un but patriotique, et la ville devint peu
praticable pour les chevaux et les voitures; nous aurions bien escaladé
les barricades avec nos agiles ponies et leur léger équipage, mais nous
n'avions plus crédit que chez le rôtisseur. Nous ne pouvions nourrir nos
chevaux avec des poulets rôtis. L'horizon était assombri de gros nuages
noirs, traversés de lueurs rouges. L'argent avait peur et se cachait;
_la Presse_, où nous écrivions, était suspendue; et nous fûmes bien
heureux de trouver quelqu'un qui voulût acheter bêtes, harnais et
voitures, pour le quart de ce qu'ils valaient. Ce fut pour nous un amer
chagrin, et nous ne jurerions pas que quelques larmes n'aient roulé de
nos yeux sur les crinières de Jane et la Blanche lorsqu'on les emmena.
Parfois elles passaient avec leur nouveau propriétaire devant leur
ancienne maison. Nous entendions de loin résonner leur pas vif et rapide;
et, toujours, un brusque arrêt sous nos fenêtres nous témoignait qu'elles
n'avaient pas oublié le logis où elles avaient été si aimées et si bien
soignées; et un soupir s'exhalait de notre poitrine émue et sympathique
et nous disions: «Pauvre Jane, pauvre Blanche, sont-elles heureuses?»

Dans l'écroulement de notre mince fortune, c'est la seule perte qui nous
ait été sensible.




TABLE.



   I. Temps Anciens

  II. Dynastie Blanche

 III. Dynastie Noire

  IV. Côté des Chiens

   V. Caméléons, Lézards et Pies

  VI. Chevaux



---------------------
NOTE DU TRANSCRIPTEUR

Le nom du chien de Byron est orthographié Boastwain (au lieu de
Boatswain) dans l'original.





End of the Project Gutenberg EBook of Ménagerie intime, by Théophile Gautier

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