Apologues modernes, à l'usage du Dauphin

By Sylvain Maréchal

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Sylvain Maréchal

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Title: Apologues modernes, à l'usage du Dauphin
       premières leçons du fils ainé d'un roi

Author: Sylvain Maréchal

Release Date: June 19, 2008 [EBook #25839]

Language: French


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APOLOGUES MODERNES,

_À L'USAGE_

DU DAUPHIN.




_APOLOGUES_ MODERNES,

_À L'USAGE_

DU DAUPHIN,

PREMIERES LEÇONS

_DU FILS AINÉ_

D'UN ROI.




  Aux femmes & aux rois,
  Il faut parler par Apologues.




_À BRUXELLES._

1788.




APOLOGUES

_MODERNES._




PREMIERE LEÇON.

_PROMÉTHÉE._


Jusqu'à présent les mythologues ont mal raconté l'histoire allégorique
de Prométhée. Voici le fait: Cet ingénieux artiste de l'antiquité
ayant pétri de l'argile dans de l'eau, en composa plusieurs figures
d'hommes qu'il anima avec le feu élémentaire. Il se complaisoit dans
son ouvrage, comme un pere dans ses enfans. Tout alla d'abord assez
bien. Mais un jour, en rentrant dans son attelier, quel spectacle
s'offre aux yeux de Prométhée. Ces hommes à qui il avoit donné une
même existence, & qu'il avoit formé du même limon, se prirent de
querelle entr'eux pendant son absence: en sorte qu'ils s'étoient
battus & mutilés les uns les autres. Ils avoient fait pis encore.
Quelques-uns profitant du désordre général, soit par ruse, soit par
force ou autrement, s'étoient soumis leurs semblables au point que
ceux-ci, prosternés à leurs pieds, osoient à peine lever les yeux, &
leur obéissoient au premier geste. Que vois-je! dit Prométhée en
fureur. J'avois cru faire des hommes, & non des esclaves & des
maîtres. Maudite engeance! Je vous avois créés tous égaux. Avec le
souffle de la vie, je vous avois animé aussi de l'esprit de la
liberté! Vous avez donc laissé éteindre ce flambeau. Allez! Je vous
renie pour mes enfans. Je vous abandonne à votre mauvaise destinée, &
me répens de mon ouvrage.

Prométhée les quitta en effet, & se retira sur le Mont-Caucase. Mais
son coeur emporta avec lui le trait qui l'avoit déchiré. Le remords
d'avoir donné naissance à des esclaves, en créant les hommes, le
consuma lentement & lui fit souffrir une douleur pareille à celle que
souffriroit un malheureux dont les entrailles renaîtroient, lascérées
sous la dent d'un vautour.




LEÇON II.

_LE TOCSIN._


En ce tems-là; un étranger, en entrant dans la capitale d'un grand
Empire, entendit sonner pendant long-tems le tocsin. Il interrogea les
gens de la ville pour savoir quel malheur étoit arrivé. Y auroit-il
quelque part un incendie?

Non, lui répondit quelqu'un; mais nous célébrons la naissance d'un
prince qui peut-être un jour, ajouta-t-il à voix basse, sera un
incendiaire. La même cloche devoit servir à annoncer deux événemens
à-peu-près semblables. Il y a cependant cette différence entr'eux:
c'est qu'on a établi des corps de pompes pour éteindre les incendies;
mais on n'a pas encore promulgué un corps de loix pour arrêter les
incendiaires.




LEÇON III.

_L'ÉPREUVE._


En ce tems-là; il étoit un roi orgueilleux qui se croyoit pétri d'un
autre limon que ceux qui vouloient bien lui obéir. Le sénat, placé
entre lui & le peuple pour servir de médiateur, s'assembla, & convint
de lui faire une remontrance à ce sujet. La reine étoit enceinte, &
prête d'accoucher. Un vieux magistrat se leva du milieu de
l'assemblée, & proposa l'expédient suivant, pour corriger le prince.
Au moment de la naissance de l'enfant royal, on présentera au pere
trois enfans nés à la même heure, & on lui laissera le soin de choisir
quel est le sien. On lui dira en même-tems que, puisque les rois &
leurs successeurs naissent pour le trône, pétris d'un autre limon que
le reste de leurs sujets, il n'aura point de peine à distinguer
l'enfant royal qui lui appartient. Le roi furieux, mais fort
embarrassé, hésita long-tems, & choisit enfin pour son fils le fils du
concierge du château. Alors le chef du sénat lui dit: Si l'oeil du
pere balance, & même se trompe sur le choix de son propre enfant,
avouez, prince, que le fils du pâtre naît l'égal du fils du roi;
qu'un homme ne peut se dire roi-né; qu'il ne sort pas du ventre de sa
mere, tout coëffé d'une couronne; que c'est le peuple qui la confie à
qui bon lui semble; en un mot, qu'un souverain n'est que _primus inter
pares_.




LEÇON IV.

_LE ROI GARDEUR DE COCHONS._


En ce tems-là; un jeune roi étoit enclin à la débauche, même à la
crapule; c'étoit un vice héréditaire. Les états-généraux, tuteurs-nés
du souverain, qui n'étoit jamais émancipé pour eux, s'assemblerent &
concerterent un moyen de corriger le jeune prince. Un jour qu'il
s'étoit livré tout entier à son penchant ignoble, plongé dans un
profond sommeil, on se saisit de sa personne royale; & de son palais,
on le transporta tout endormi dans une étable, sur une litiere. À son
réveil, le jeune prince put à peine en croire ses yeux. Il ne sait
s'il rêve encore. Il ne retrouve plus son trône, sa couronne, son
sceptre, ni ses maîtresses pour le caresser, ni ses valets pour le
servir, ni ses flatteurs pour l'exciter à de nouveaux excès. Il veut
commander; des pâtres prévenus accourent à sa voix, & le traitent sur
le pied de la plus parfaite égalité. En vain le prince menace &
réclame son autorité. On l'accuse d'avoir la tête aliénée, & on
l'entraîne, malgré lui, à la garde du plus vil des troupeaux. Enfin,
après quelques jours de cette épreuve, on saisit un moment de sommeil
pour le replacer sur son trône. Le Prince ne fut point tout-à-fait
dupe de tout cela; mais il n'eut pas le bon esprit de profiter de la
leçon tacite. Il retomba bientôt dans son vice héréditaire. Alors les
états-généraux conclurent à le dépouiller tout-à-fait de sa dignité,
pour laquelle il ne paroissoit pas né; & le condamnerent, tout de bon,
à passer le reste de ses jours au milieu du vil troupeau dont il avoit
les moeurs.




LEÇON V.

_LE ROI NAIN._


En ce tems-là; un prince souverain mettoit sa vanité à ne composer son
nombreux domestique que de valets de la plus haute taille. Il n'eut
qu'un fils, lequel avoit une stature qui n'étoit précisément élevée
qu'autant qu'il en falloit pour qu'il ne fût pas tout-à-fait un nain.
À la mort de son pere, le fils régnant à son tour, signala les
premiers jours de son regne par substituer un peuple de nains à tous
ces grands valets qui blessoient depuis trop long-tems sa vue & son
amour-propre. Ne voyant autour de lui que de petits hommes, il ne
tarda pas à oublier qu'il y en avoit de plus grands que lui, qui en
effet étoit le plus haut de tous ceux qui le servoient. Malgré toutes
les précautions qu'on prenoit pour qu'il ne se présentât à ses yeux
que des hommes encore plus petits que lui, un grand homme vint à bout
de pénétrer dans son palais, & jusqu'en sa présence. Il fut traité de
_monstre_, & mis comme tel dans la ménagerie du prince.




LEÇON VI.

_LEÇON D'ARCHITECTURE._


Comment appelle-t-on ces figures humaines qui servent de colonnes pour
soutenir l'architrave de ce palais? demanda un jour un jeune prince à
son gouverneur.

On les appelle _Cariatides_.

Que veut dire ce mot?

C'est le nom des habitans de la Carie.

Pourquoi avoir donné cette forme & ce nom à ces pilastres?

Pour éterniser le châtiment de ce peuple traître, qui s'étant ligué
avec les Perses contre ses freres, les autres Grecs, fut passé au fil
de l'épée; on réduisit les femmes en servitude.

Les architectes modernes, qui n'avoient pas le même motif que les
anciens de conserver cet ordre, en firent cependant usage dans une
autre intention. Comme ces figures colossales ne s'emploient
ordinairement qu'aux palais des rois, les rois ne peuvent jetter les
yeux sur leurs palais, sans réfléchir que leurs sujets ressemblent aux
Cariatides qui soutiennent le balcon où ils se promenent. Si la charge
est trop lourde, le peuple ploye & se brise; mais, dans sa chûte, il
entraîne ceux qui pesoient sur lui.




LEÇON VII.

_LEÇON D'ARITHMÉTIQUE._


En ce tems-là; un jeune roi très-jeune en étoit encore aux élémens de
l'arithmétique. Son maître de mathématiques, qui n'étoit point un
courtisan, lui donna un jour cette leçon.

Un roi, par exemple, est dans son royaume, comme l'unité: s'il se
trouvoit tenté de ne regarder chacun de ces sujets que comme un zéro,
on pourroit lui faire observer que ce sont les zéros qui donnent une
valeur à l'unité. Plus on les multiplie, plus l'unité compte. L'unité,
réduite à elle-même, ne seroit rien. Elle leur doit tout ce qu'elle
vaut. Il y a pourtant cette différence importante entre les zéros en
politique & les zéros en arithmétique, c'est que les derniers ne
peuvent entrer en compte sans l'unité qui leur donne une existence, &
de laquelle ils ne peuvent se passer. Les premiers, au contraire, font
tout pour l'unité qui ne fait presque rien pour eux.




LEÇON VIII.

_LA LEÇON D'ARMES._


En ce tems-là; un roi apprenoit à faire ce qu'on appelle des armes, &
il n'étoit pas des plus adroits; presque toutes les fois qu'il
s'escrimoit, il se blessoit lui-même, ou blessoit ceux contre qui il
tiroit. Quelqu'un présent à ses exercices, osa bien lui dire un jour:

Prince, croyez-moi, défaites-vous de votre sceptre, comme de votre
épée; car il est encore bien plus difficile de porter l'un que de
manier l'autre; & les coups de mal-adresse sont d'une bien plus grande
conséquence.




LEÇON IX.

_COURS D'ANATOMIE._


En ce tems-là; un jeune roi, enclin au despotisme, parut desirer faire
son cours d'anatomie. Le sénat ordonna qu'on lui en feroit les
démonstrations sur le squelette d'un tyran nagueres décapité
juridiquement. Le jeune prince en fut prévenu dès les premieres
leçons; & ce cours lui valut un traité de morale.




LEÇON X.

_L'ÉLEVE EN CHIRURGIE._


En ce tems-là; un jeune Roi, qui ne respiroit que la guerre, fut fait
prisonnier. Le vainqueur généreux, pour toute satisfaction, obligea
le jeune prince captif d'assister, en qualité d'éleve, au pansement
d'un hôpital d'armée: puis on le renvoya à ses sujets, qui
applaudirent tout bas à la leçon.




LEÇON XI.

_LA STATUE RENVERSÉE._


En ce tems-là; un prince ombrageux se promenant dans une place
publique de sa capitale, apperçut sa statue renversée.

Quel est le téméraire qui m'a fait cet outrage? Qu'il meure!

Prince, lui répondit-on, c'est le tonnerre.




LEÇON XII.

_LES DEUILS DE COUR._


En ce tems-là: j'entrai un jour dans la capitale d'un grand empire.
Les habitans étoient en deuil. Hommes & femmes, tous étoient vêtus de
laine. La soie, l'or & les pierreries avoient disparu. Jusqu'aux
armes, tout avoit pris la livrée de la tristesse. Inquiet de ce
spectacle, je pris des informations!

De quelle calamité la ville est-elle affligée, ou menacée? A-t-elle
perdu son roi, sa reine, quelques-uns des princes de la race
impériale? Et ces princes valent-ils les frais & les incommodités du
deuil?

Non, me répondit un citoyen. Un souverain du fond du nord vient de
mourir, & on porte son deuil.

Il a donc rendu de grands services à la nation?

Au contraire, il lui a enlevé une province entiere, & n'a accordé la
paix que faute de combattans.

Et c'est pour un tel prince qu'un peuple étranger au mort, couvre ses
habits de _pleureuses_! En ce cas, que fait-il, quand il a perdu son
propre roi, ou quelques grands hommes?

Le plus grand philosophe est mort à la même époque; mais, loin de lui
accorder les honneurs d'un deuil public, on refusa à ses mânes ceux de
la sépulture.




LEÇON XIII.

_L'IMPÔT SUR LE SOMMEIL._


Il étoit une fois un roi (c'est ainsi qu'en ce tems-là on étoit
convenu par décence d'appeller un tyran). Il étoit un roi qui proposa,
en plein conseil, un prix à celui qui imagineroit quelque nouvel
impôt. On en avoit déjà tant créé, que le cerveau le plus fécond des
plus intrépides ministres de la finance étoit épuisé. Un des membres
du conseil opina pour lever un impôt sur l'ombre que donnent les
arbres aux pauvres gens de la campagne. Le roi, émerveillé d'une telle
invention, se préparoit déjà à couronner l'inventeur, & même à lui
donner la régie de ce nouveau droit, lorsqu'un autre conseiller se
leva, & dit: mais, quand il ne fait plus de soleil, & sur-tout en
hiver, il seroit aussi par trop injuste de faire payer l'ombre même
dont on seroit privé; il faut de l'équité en tout. Je serois plutôt
d'avis de lever une imposition sur le sommeil[1]; taxe d'autant plus
importante, qu'on dort tous les jours, & qu'en outre, dans un cas
urgent, sa majesté pourroit ordonner à ses sujets l'usage des
narcotiques.

         [Note 1: L'empereur Vespasien mit un impôt sur les urines.]

Sa majesté leva les mains au ciel, en admirant toute l'étendue, toutes
les ressources du génie de l'homme, & fit son favori du conseiller qui
avoit si heureusement opiné.




LEÇON XIV.

_LES TROIS GAMBADES._


En ce tems-là: un sage, député de sa province auprès du souverain,
pour en obtenir la cessation d'un impôt, fut admis à l'audience à son
tour. Le souverain, bien jeune encore, répondit à la requête en ces
termes:

Je vous accorderai tout ce que vous me demandez, si vous consentez à
déroger, pour un moment, à la gravité de votre personnage, en vous
résolvant à faire trois gambades en présence de toute ma cour.

Le notable répliqua:

Prince! je ne suis pas plus familiarisé avec les gambades d'un singe,
qu'avec les courbettes d'un courtisan. Puisque l'impôt ne tenoit qu'à
cela, les gens de votre suite m'acquitteront de reste. Mais
choisissez de commander à des hommes, ou à des singes. Le même roi ne
peut l'être des uns & des autres à la fois.




LEÇON XV.

_LA LAMPE ET L'HUILE._


En ce tems-là: un jeune souverain, ami du faste, multiplioit tous les
jours les impôts. Le sénat lui fit enfin des remontrances; il se
contenta de répondre:

Pour éclairer, la lampe a besoin d'huile.--Sans doute, reprit
courageusement le chef de la magistrature; mais il ne faut point
d'huile par-dessus les bords de la lampe: il suffit que la mêche en
soit imbibée; elle s'éteindroit, si elle en étoit inondée.




LEÇON XVI.

_LA REMONTRANCE._


En ce tems-là; un jeune prince, oubliant les principes de son
éducation, à peine monté sur le trône, vouloit envahir une petite
province qui touchoit à ses frontieres, & dont les habitans, à l'abri
sous les haillons de la pauvreté, avoient jusqu'alors vécu libres.

L'ancien gouverneur du nouveau monarque, instruit des mauvais desseins
qu'on lui suggéroit, résolut de faire usage de l'ascendant que le tems
n'avoit pas encore pu lui faire perdre sur l'esprit de son éleve. Il
le pria de l'accompagner sur le sommet d'une haute montagne qui
dominoit le palais impérial. Arrivés-là tous deux, le gouverneur dit à
son éleve: remarquez-vous combien les objets d'ici perdent de leur
volume. Vous avez les yeux moins fatigués que les miens; dites-moi si
vous appercevez le petit canton contre lequel vous vous proposez de
conduire une partie de votre armée.

Non, mon ami, dit le jeune prince. Je vous avoue que je ne puis le
distinguer. Il est comme perdu dans la foule des objets qui s'offrent
ici à nous de toutes parts.

O mon auguste éleve, reprit le gouverneur; la conquête d'un petit coin
de terre, à peine sensible, peut-elle avoir assez de charmes,
peut-elle devenir un objet assez important pour votre gloire? Cette
conquête ajoutera-t-elle un fleuron de plus à votre couronne?
Croyez-moi, laissez en paix vos voisins; souffrez qu'ils vivent
libres, à l'ombre de votre trône; & ne convertissez pas pour eux votre
sceptre en verge de fer. Ils perdroient tout, & vous n'y gagneriez
presque rien.




LEÇON XVII.

_LA CONSULTATION._


En ce tems-là: un souverain jeune encore consulta un philosophe en ces
termes: qui m'empêcheroit de prétendre aux honneurs divins? Un homme,
comme moi, le mérite peut-être tout autant que les animaux & les
plantes de l'Égypte & d'ailleurs. Ainsi donc, un édit proclamé
aujourd'hui me vaudra demain des autels & de l'encens.

Prince! lui répondit l'ami de la sagesse, croyez-moi, les plantes &
les animaux ont joui des honneurs divins en Égypte, peut-être parce
qu'ils ne les ont pas demandés aux hommes. Car il se pourroit bien que
les hommes fussent aussi avares d'encens exigé ou mérité, qu'ils sont
prodigues d'encens volontaire & gratuit.




LEÇON XVIII.

_LES TROUS ET LES TACHES._


En ce tems-là: un philosophe fut un jour mandé à la Cour. C'est bien
ici le cas, dit-il en partant, de prendre mon manteau. De son côté, le
prince, pour le recevoir, s'étoit aussi revêtu du sien, afin de lui en
imposer davantage.

En présence l'un de l'autre, le roi dit au philosophe, après l'avoir
examiné de la tête aux pieds:

Homme sage! votre manteau a des trous.

Le sage, examinant le roi à son tour, lui répliqua:

Prince, le vôtre a des taches.




LEÇON XIX.

_LA MÉPRISE._


En ce tems-là: un sage fut mandé au palais d'un souverain. Il y va.
Les portes des appartemens étoient ouvertes. Il entre jusqu'à ce
qu'il rencontre à qui parler. Il s'arrête & converse avec deux ou
trois personnages couverts d'or. Après quelques momens d'entretien, il
leur dit: Le tems m'est cher, faites-moi parler à votre maître.--Le
sage s'étoit mépris; au maintien & au langage du maître & de ses
courtisans, il les avoit pris pour des valets.




LEÇON XX.

_LE LEVER DU ROI._


En ce tems-là: un sage, sous les dehors d'un courtisan, fut admis au
lever d'un roi. Quand son tour d'amuser sa majesté fut arrivé, il lui
dit: Il étoit une fois un roi qui, à son avénement au trône, fit
enlever de l'intérieur de son palais toutes les horloges & autres
instrumens propres à marquer le tems. Il partagea sa besogne de roi en
vingt-quatre parties égales; vingt-quatre ministres choisis & éprouvés
venoient tour-à-tour lui annoncer l'heure de la journée, en lui
proposant un nouveau travail.

Ce souverain ne dormoit donc pas, dit au conteur sa majesté écoutante?


Non, prince! ce roi ne dormoit point. Il pensoit que, pour être bon
roi, il falloit avoir la faculté de ne point dormir.

Mais cela est impossible, reprit sa majesté écoutante. Je n'aurois
point accepté la couronne à ce prix. Regner, pour ne point dormir!...

Aussi, répliqua le faux courtisan, ce n'est qu'un conte à dormir
debout que je fais à sa majesté.




LEÇON XXI.

_LES SPECTACLES DE LA COUR._


Un souverain nourrissoit ses histrions avec le pain de ses pauvres
sujets; il faisoit plus: il contraignoit ses pauvres sujets à jeun à
venir applaudir aux chants & aux gestes de ses virtuoses engraissés de
leurs sueurs. Un jeune étranger, témoin des fêtes brillantes qui se
donnoient à la cour du roi, s'en retournoit émerveillé. Le bon prince,
s'écrioit-il! Il daigne partager ses plaisirs avec tout son peuple.
Oui, dit quelqu'un, cette nation seroit la plus heureuse de la terre,
si elle n'avoit que des yeux & des oreilles: il ne lui manque que du
pain.




LEÇON XXII.

_LES RÉJOUISSANCES PUBLIQUES._


En ce tems-là: c'étoit la fête du roi; il fit afficher des placards
dans tous les carrefours de chaque ville de son empire:

Aujourd'hui, fête du monarque; deux fontaines de vin couleront dans
toutes les places publiques, depuis le lever du jour jusqu'au milieu
de la nuit. Que notre bon roi est généreux! disoit le peuple.

Un homme, qui se trouvoit pour lors dans la foule, s'écria:

Malheur au peuple dont le roi est généreux! Le roi ne peut donner que
ce qu'il a pu prendre à son peuple. Plus le roi donne, plus il a pris
au peuple. On n'est point avare du bien d'autrui.




LEÇON XXIII.

_VERSAILLES ET BICÊTRE._


En ce tems-là: c'étoit la fête d'un prince; il avoit daigné ouvrir au
peuple les portes de son palais; & les plébéiens s'y précipitoient en
foule. Ils n'avoient pas assez d'yeux, ils ne les avoient pas assez
grands, pour voir & admirer la magnificence & la richesse des
ameublemens. Ils osoient à peine poser le pied sur les tapis précieux;
& ils se gardoient bien d'approcher trop près des glaces, dans la
crainte de les ternir par leur haleine. Un homme, au milieu de la
foule, étudioit en silence les passions diverses du coeur humain.
L'admiration stupide de tous ces individus l'indigna à la longue; il
ne put s'empêcher de leur dire, en haussant les épaules:

Eh! mes amis! ne vous extasiez pas tant sur le sort du maître de ce
palais. Rien ici n'est à lui. Il n'est heureux que de vos bienfaits;
il ne vit que d'emprunts. Qui est-ce qui lui a coulé ces glaces
superbes? Ce sont des manufacturiers pris d'entre vous. Qui est-ce qui
lui a sculpté ces lambris; qui est-ce qui les a revêtus d'or? Ce sont
des artistes pris d'entre vous. Qui est-ce qui lui a dressé ce lit
voluptueux? Ce sont des ouvrieres habiles d'entre vous. Qui est-ce qui
a tiré de la carriere les matériaux qui composent ce temple du luxe;
qui est-ce qui les a taillés & posés à leur place? Ce sont des gens
robustes d'entre vous. Si chacun de vous emportoit d'ici son ouvrage,
le maître de céans se trouveroit plus pauvre & plus embarrassé que
chacun de vous. Il vous donne du pain pour toute cette besogne. Mais
pourquoi en mange-t-il plus que vous, & de meilleur que le vôtre; &
pourquoi ne le gagne-t-il pas comme vous à la sueur de son front? Il
est votre égal, & il croit vous faire une grace, & s'acquitter, en
vous admettant dans ce palais bâti par vous..... Voilà, mes amis, ce
qui devroit vous ébahir.....




LEÇON XXIV.

_WESTMINSTER._


Les rois d'Angleterre sont couronnés & inhumés à l'abbaye de
Westminster. C'est une assez bonne leçon qu'on pourroit donner aux
monarques, que de leur faire remarquer ce rapprochement dans lequel
peut-être on n'a mis aucune intention; mais il faut profiter de tout,
pour faire naître des pensées salutaires dans l'esprit aride ou
récalcitrant de la plupart des rois. On pourroit donc leur dire:
Princes! songez que là où vous prenez la couronne, vous devez la
déposer, peut-être plus vîte que vous ne pensez. Mais n'attendez pas
ce moment pour la nétoyer des souillures que vous auriez pu lui faire
contracter. Sur-tout ne la teignez pas du sang de vos peuples. Tôt ou
tard, vous en seriez puni; craignez que le peuple, las de souffrir un
roi despote, tandis qu'il peut se passer même d'un bon roi, ne vous
remene au lieu où il vous a couronné; mais s'il vous y mene une fois,
songez que ce sera pour n'en jamais sortir.




LEÇON XXV.

_LA STATUE D'ALEXANDRE._


En ce tems-là: quelqu'un fatigué d'une longue course dans un parc
d'une vaste étendue, s'assit sur une statue renversée. Ce ne fut qu'en
se levant qu'il s'apperçut qu'il s'étoit reposé sur la statue
d'Alexandre. Je ne m'attendois pas, s'écria-t-il, que je devrois un
moment de repos au plus grand perturbateur du genre humain.




LEÇON XXVI.

_L'UTILITÉ DES STATUES D'UN TYRAN._


En ce tems-là: un mauvais roi se fit dresser une statue colossale; &
ses sujets, épuisés d'impôts, murmuroient toutes les fois qu'ils
passoient au pied de ce monument. Quelqu'un, voyageant vers le milieu
du jour, se reposa sur les degrés du piedestal, à l'ombre de la
statue, & dit assez haut pour être entendu: Béni le prince dont
l'effigie seule est déjà un bienfait.--C'est un tyran, lui répondit un
citadin à l'oreille, & ce bronze est composé de la dépouille du
pauvre.--Le voyageur répliqua, en se levant: le méchant même a donc
aussi son heure pour être bon.




LEÇON XXVII.

_LE RASOIR._


En ce tems-là: un barbier rasoit un roi, & le faisoit souffrir. Le
prince se plaignit. Le barbier lui dit: Seigneur, je me sers pourtant
de la même lame dont vous daigniez me vanter vous-même hier la
bonté.--N'importe, reprit le roi; puisqu'elle me fait mal aujourd'hui,
il faut en changer.--Il fut obéi, & ne souffrit plus.

Sa toilette n'étoit pas encore achevée, qu'un courier hors d'haleine
fut admis en sa présence. Prince, une de vos provinces du nord,
révoltée du nouvel impôt, a brisé vos images, & s'est élu un autre
souverain que vous. Le roi, à ce récit, se mit d'une colere difficile
à peindre. Qu'on les passe tous au fil de l'épée! Les rébelles! Les
ingrats! Ils ne se souviennent donc plus du bien que je leur ai fait à
mon avénement au trône.

Prince, reprit à demi-voix quelqu'un qui se trouvoit-là par hasard, &
qui ne tenoit pas beaucoup à la vie, c'est l'histoire de votre rasoir,
que vous rejettez aujourd'hui, parce qu'il ne vous paroît pas aussi
bon qu'hier. Les hommes sans doute ont le droit de changer de roi,
comme vous de rasoir.




LEÇON XXVIII.

_VISION._

_L'ISLE DÉSERTE._


En ce tems-là: revenu de la cour, bien fatigué, un visionnaire se
livra au sommeil, & rêva que tous les peuples de la terre, le jour des
saturnales, se donnerent le mot pour se saisir de la personne de leurs
rois, chacun de son côté. Ils convinrent en même-tems d'un rendez-vous
général, pour rassembler cette poignée d'individus couronnés, & de les
réléguer dans une petite isle inhabitée, mais habitable; le sol
fertile n'attendoit que des bras & une légere culture. On établit un
cordon de petites chaloupes armées pour inspecter l'isle, & empêcher
ses nouveaux colons d'en sortir. L'embarras des nouveaux débarqués ne
fut pas mince. Ils commencerent par se dépouiller de tous leurs
ornemens royaux qui les embarrassoient; & il fallut que chacun, pour
vivre, mit la main à la pâte. Plus de valets, plus de courtisans, plus
de soldats. Il leur fallut tout faire par eux-mêmes. Cette
cinquantaine de personnages ne vécut pas long-tems en paix; & le genre
humain, spectateur tranquille, eut la satisfaction de se voir délivré
de ses tyrans par leurs propres mains.




LEÇON XXIX.

_LES CHAÎNES DE FER ET LES SOCS DE CHARRUE._


En ce tems-là: un tyran soupçonneux avoit fait forger tant de chaînes,
qu'il restoit à peine assez de fer pour les socs des charrues. Afin de
le lui apprendre, on ne servit un jour sur sa table que du gland
apprêté de toutes les manieres. Le prince furieux en demanda la
raison. On lui répondit qu'on ne pouvoit labourer la terre avec des
chaînes de fer.--Eh bien! qu'on les fasse d'or: pourvu que j'aie des
esclaves, n'importe à quel prix.--Il vous en coûteroit moins pour
avoir des amis, lui répliqua-t-on.




LEÇON XXX.

_CONTE DE FÉE._


En ce tems-là: il étoit une fois un roi qui assembla un jour son
peuple, pour lui dire:

Mes amis, mes prédécesseurs n'ont pas tous été de bons rois; mes
successeurs probablement ne seroient pas tous de bons rois. D'après ma
propre expérience, je m'apperçois que le roi le mieux intentionné
n'est pas nécessaire aux hommes, ses semblables, ses égaux; lesquels
peuvent très-bien se conduire eux-mêmes, puisqu'ils ne sont plus des
enfans. Ainsi donc, sans vous gêner pour me faire un état convenable à
mon rang, sans vous exposer davantage à des souverains pires que moi,
rentrons chacun chez nous. Que chaque pere de famille soit le roi de
ses enfans seulement. Je veux vous montrer l'exemple. Reprenez ce que
j'ai de trop, à présent que je ne suis que chef de maison; &
distribuez le superflu aux peres de famille qui n'ont pas assez.....




LEÇON XXXI.

_PRÉDICTION VÉRITABLE ET REMARQUABLE._


En ce tems-là: dans la capitale d'un grand empire, le luxe, l'égoïsme,
la dureté, l'impudence de la classe la moins nombreuse des habitans,
c'est-à-dire, des maîtres, étoient portés à un point, que la classe la
plus nombreuse, c'est-à-dire, celle des valets, ou de tous ceux qui
servent chez les riches & les grands, après une patience dont la durée
indignoit même le sage, cesserent tout-à-coup & de concert leurs
travaux & leurs services. Les maîtres, qui ne soupçonnoient le peuple,
pas même capable de la plus humble réclamation, dirent à leurs valets
d'un ton encore plus haut qu'à l'ordinaire: canaille! à votre devoir!
obéissez donc! servez-nous!--Votre regne est passé... répondit le plus
éloquent d'entre le peuple. _Mes amis!_ continua l'orateur. Un
moment!... Ceux que vous appelliez vos valets forment les trois quarts
des habitans de cette ville; & ceux que nous appellions nos maîtres,
n'en composent que le quart. Mes amis! nous savons au moins compter
jusqu'à quatre; & la science du calcul mene droit à la liberté.
Prenez garde à trois contre un. La partie, comme on dit, n'est pas
égale. Craignez que les plus forts n'usent envers vous de
représailles, & ne vous infligent la peine du talion... Rassurez-vous
cependant. Nous voulons bien, par une équité pleine de modération,
expier l'avilissement volontaire où nous avons eu la lâcheté de
végéter jusqu'à ce jour. Nous ne rendrons pas le mal pour le mal; mais
nous vous rappellerons que jadis nous étions tous égaux; que même
encore au tems d'Homère, Achille faisoit sa cuisine, & les princesses,
filles des rois, couloient la lessive. On appelloit ce tems-là l'_âge
d'or_ ou _siecles héroïques_. Nous avons encore lu que c'étoit pour en
constater l'existence, & pour consoler le peuple des droits qu'il
avoit perdus, quand le siecle d'or fit place à l'âge d'airain, que les
Romains instituerent les Saturnales. Pendant trois jours, nous ne nous
ferons pas servir à notre tour par ceux que nous servions toute
l'année; mais notre intention est de rétablir pour toujours les choses
sur leur ancien pied, sur l'état primitif; c'est-à-dire, sur la plus
parfaite & la plus légitime égalité. Ainsi donc, nos chers amis, nos
freres, nos égaux, nos semblables, oublions le passé. Pardonnez-nous
notre bassesse; nous vous pardonnons vos abus d'autorité! Mettons la
terre en commun, entre tous ses habitans. Que s'il se trouve parmi
vous quelqu'un qui ait deux bouches & quatre bras, il est trop juste,
assignons-lui une double portion. Mais si nous sommes tous faits sur
le même patron, partageons le gâteau également. Mais en même-tems,
mettons tous la main à la pâte. Que chacun rentre dans sa famille;
qu'il y serve ses parens; qu'il y commande à ses enfans; & que tous
les hommes d'un bout du monde à l'autre se donnent la main, ne forment
plus qu'une chaîne composée d'anneaux tous semblables, & crions d'une
voix unanime: vivent l'égalité & la liberté. Vivent la paix &
l'innocence.--

--Si je n'ai pas été devin, j'ai au moins été prophete. Hélas! depuis
long-tems je ne serai plus rien, quand mes semblables redeviendront
quelque chose.

Tout ceci n'est qu'un _conte_, à l'époque où je le trace. Mais je le
dis en vérité; il deviendra un jour une _histoire_. Heureux ceux qui
pourront reconfronter l'une à l'autre.




LEÇON XXXII.

_LE JEU DU VOLANT._


En ce tems-là; deux souverains en guerre, étant convenus d'une treve,
sortirent chacun de leurs camps, & se donnerent réciproquement une
fête, en présence des deux armées. Après avoir perdu leur tems à
divers amusemens plus puérils les uns que les autres, ils s'aviserent
de jouer au volant; auquel jeu ils se montrerent très-experts. Le
peuple d'applaudir le nombre des coups & l'adresse des deux joueurs
couronnés à se renvoyer l'instrument emplumé. Imbécilles! (dit une
voix aux spectateurs), riez donc de votre image. C'est ainsi qu'on
vous balotte, jusqu'à ce qu'on ne puisse plus se servir de vous, &
qu'on vous ait mis en pieces. Car vous êtes le volant des rois. Leurs
ministres en sont les raquetres plus ou moins élastiques, & qui
doivent suivre l'impulsion de la main qui les guide. Quand la raquette
a les mouvemens trop durs, on la change, on la troque; mais le peuple
ne s'en trouve pas mieux, & n'en est pas moins le passe-tems de ses
chefs.




LEÇON XXXIII.

_LE TYRAN TRIOMPHATEUR._


En ce tems-là; une nation nombreuse, policée, instruite, mais
pacifique, avoit pour roi un tyran. Celui-ci, enhardi par ses premiers
succès, & regardant chacun de ses sujets comme autant de bêtes de
somme, se dit un jour à lui-même: Ils ont porté tel, tel, & encore tel
impôt, ils en pourront porter bien d'autres. Le despote, en
conséquence, fait annoncer une contribution nouvelle, plus exorbitante
que les précédentes. La nation cette fois ne put s'empêcher de
murmurer, & même fit résistance. Le tyran, qui ne s'attendoit pas à un
événement qui lui paroissoit le comble de la hardiesse & de
l'insubordination, & qui d'ailleurs n'étoit pas d'humeur à ployer,
entra dans une fureur mal-aisée à peindre. Politique adroit, il avoit
rassemblé aux environs de ses palais, & dans les carrefours des
principales villes de son royaume, un grand nombre de soldats pour
s'assurer indirectement, & sous le prétexte d'une discipline militaire
plus exacte, de l'obéissance de ses sujets, en cas de besoin. Ses
troupes lui étoient dévouées, parce qu'il avoit le plus grand soin
d'elles; il les combloit de privileges, les habilloit superbement, les
nourrissoit bien; & le peuple payoit tout cela: semblable aux enfans
qu'on oblige à faire les frais de leur propre châtiment.

Le despote, dans sa rage aveugle, donne le signal à ses corps de
troupes de se rassembler & de fondre sur la nation désarmée. (Les
soldats n'ont plus de parens, du moment qu'ils sont au roi). Le peuple
consterné ne vit d'autre parti à prendre que la fuite. Il se réfugia
dans le sein des montagnes dont le pays abondoit, s'y dispersa, s'y
cantonna par familles, & laissa toutes les villes, tous les bourgs,
sans aucun habitant. Les soldats, tentés par l'occasion, (ils ne
pouvoient l'avoir plus belle), mépriserent les fuyards, pour piller à
l'aise les trésors qu'ils abandonnoient à leur merci; en sorte que les
palais du tyran merveilleusement bien servi, ne furent point assez
vastes pour contenir la dépouille de ses sujets. Son coeur tressaillit
de joie à cette vue; &, par reconnoissance, il fit part du butin à
ceux qui le lui avoient si fidélement apporté. La premiere ivresse
passée, il voulut jouir des honneurs du triomphe dans les plus belles
villes de ses États. Mais il n'y trouva personne pour en être le
témoin; tout le monde avoit disparu. Allez, dit-il à ses soldats,
allez leur dire que je leur pardonne; ils peuvent revenir habiter
leurs maisons; je suis satisfait d'eux. Ils m'ont abandonné leurs
biens; qu'ils viennent en acquérir de nouveaux par de nouveaux
travaux. Je les protégerai à l'ombre de mon sceptre paternel. Les
soldats sans armes coururent sur les traces de leurs compatriotes, &
les exhorterent à quitter leurs montagnes, & à reprendre le chemin de
la ville & de leurs foyers.--Nous ne sortirons d'ici qu'en morceaux,
répondirent-ils; divisés par familles, sans autre maître que la
nature, sans autres rois que nos patriarches, nous renonçons pour
jamais au séjour des villes que nous avons bâties à grands frais, &
dont chaque pierre est mouillée de nos larmes & teinte de notre sang.
Les soldats émus, & qui d'ailleurs n'avoient plus de curée à espérer,
furent convertis à la paix, à la liberté, résolurent de demeurer avec
leurs freres, & renvoyerent leurs uniformes au tyran qui les
attendoit. Celui-ci, abandonné de tous, affamé au milieu de ses
trésors, dans sa rage impuissante se déchira de ses propres dents, &
mourut dans les tourmens du besoin.




LEÇON XXXIV.

_L'ÉPITAPHE._


En ce tems-là; un sage lut un jour ces mots sur une pierre tombale:

  Cy-gît, enfin, un tyran!

Et plus bas:

           Le peuple,
         Las de souffrir,
  Versa le sang de ce mauvais roi
  Pour en écrire son épitaphe.

Si de pareils honneurs funebres attendoient tous les tyrans, la race
en seroit bientôt épuisée, dit le sage, en continuant sa route.




LEÇON XXXV.

_LES HOCHETS._


Un roi de Siam, détrôné par un roi du Pégu, son voisin, travailloit
des mains pour vivre, en simple particulier, dans la ville d'Ava. Il
exécutoit toutes sortes de petits meubles & des ustensiles de ménage.
Un Européen, qui savoit son histoire, ne se lassoit pas de le regarder
taillant des hochets pour les petits enfans. Le roi de Siam détrôné le
fit sortir de son extase stupide, en lui disant: Quand tu m'observeras
plus long-tems, je n'ai pas changé de métier, en changeant de place.
Le sceptre n'est-il pas aussi un hochet pour amuser le peuple.




LEÇON XXXVI.

_LE LIT DE JUSTICE DU SINGE._


En ce tems-là; un singe de la grande espece, qui servoit d'amusement à
un monarque, se glissa, avant le lever de son maître, dans le
garde-meuble de la couronne, s'y revêtit du manteau de pourpre,
s'empara de la main de justice & du sceptre; &, ainsi accoûtré, se
promena gravement dans le palais, pénétra jusqu'à la salle du conseil,
& prit sa place sur le trône où il avoit vu une fois siéger le prince.
Du plus loin qu'on apperçut Sa Majesté, on sonne l'alarme. Grande
rumeur! Nouvelle importante! Le roi tenir le lit de justice si matin,
sans aucuns préparatifs, sans ordres préliminaires! Il fait à peine
jour. On ne sait que penser. Le roi est au conseil, se dit-on l'un à
l'autre. On mande aussitôt les ministres, les officiers, les
magistrats. On s'assemble enfin en tumulte; le chancelier prend sa
place aux pieds du monarque, & déjà fléchit le genou en terre devant
lui, pour recevoir ses volontés. En réponse, le singe couronné, d'un
coup de patte enleve la chevelure postiche du chef de la magistrature,
& s'en couvre la nuque. Cependant le roi véritable, qui ne dormoit
jamais d'un profond sommeil, se leve en sursaut; &, à peine vêtu,
court vers l'endroit où il entendoit du bruit. Quel spectacle pour lui
& pour toute sa cour; le singe, à la vue de son maître, de s'enfuir,
la queue entre les jambes. Mais le souverain, dans un état difficile à
peindre, de le faire poursuivre, avec ordre de le fouetter jusqu'au
sang. Pourquoi le châtier? dit quelqu'un qui disparut aussitôt, il
remplissoit dignement votre place, Sire. Et un pareil vice-gérent
vous épargneroit bien des corvées, & peut-être bien des sottises.

Le manteau royal est un vêtement qui rarement va bien à la taille de
ceux qui le portent, parce qu'on n'a pas eu le soin de prendre leur
mesure, auparavant de le mettre sur leurs épaules. Comme on coupe en
plein drap, on lui donne souvent tant d'ampleur, & il est si lourd,
que ceux qui s'en habillent peuvent à peine marcher, s'y empêtrent les
pieds, succombent sous le poids, & font les chûtes les plus graves ou
les plus ridicules. Parfois aussi on lui fait contracter de mauvais
plis difficiles à redresser. Ceux qui se couvrent de ce manteau en
voient rarement la fin. Il passe sur bien des épaules, avant d'être
usé! Avec ce manteau, on peut bien se passer de toutes les autres
pieces d'une garde-robe. Car il dispense de la pudeur. Il est parfumé
d'une essence qui porte au cerveau de tous ceux qui s'en approchent, &
leur cause le délire.




LEÇON XXXVII.

_LE TISON ROI._


En ce tems-là; un peuple, depuis nombre d'années, se voyoit gouverné
par de mauvais rois espece d'incendiaires, dont l'esprit turbulent
portoit la flamme & le feu dans l'intérieur de l'empire & chez ses
voisins. Le dernier de ces princes étant venu à mourir, le peuple
s'assembla pour procéder à l'élection d'un successeur. Un des notables
élevant la voix, opina ainsi: Puisque jusqu'à présent nous avons si
mal choisi, que ce tison ardent soit couronné, & regne sur nous. Mais
donnons-lui pour trône un seau plein d'eau.




LEÇON XXXVIII.

_L'ÉCHANGE DES PRISONNIERS DE GUERRE._


En ce tems-là; deux rois puissans étoient en guerre; car ils étoient
voisins. L'un d'eux souffroit à sa cour le fou en titre d'office, dont
son prédécesseur avoit créé la charge. Ce fou fut mis au nombre des
prisonniers; mais que son maître en fut amplement dédommagé, en voyant
arriver le roi, son rival, chargé de chaînes! Le vainqueur fit à sa
guise les clauses du traité qui eut lieu; & il montra beaucoup de
modération. Car il offrit de rendre le roi, pourvu seulement qu'on lui
rendît son fou. Ces conditions de la paix firent hausser les épaules
aux politiques qui ne se croyoient pas vus du roi. Mais celui-ci qui
voyoit tout, se contenta de leur dire: Ma conduite qui vous paroît
étrange, n'est que juste. Pour ravoir mon fou, pouvois-je
raisonnablement donner autre chose en échange, qu'un insensé?

Le prince prisonnier, mis en liberté, eût mieux aimé donner la moitié
de son royaume pour sa rançon, (car rien ne coûte aux rois) plutôt que
de subir une telle humiliation. Il mourut de dépit. Ses sujets se
réunirent aux sujets de son rival heureux, qui dit alors à ses
courtisans: Eh bien! hausserez-vous encore les épaules? Ma politique
voit plus loin que la vôtre; avouez-le.




LEÇON XXXIX.

_LES FLECHES ET LES MOUTONS._


En ce tems-là; un prince avoit pour voisin de ses États un peuple
dispersé sur une grande étendue de pays. Il leur proposa de se
rassembler dans des villes, en leur offrant, pour leçon, l'exemple
d'un faisceau de fleches qu'on ne peut rompre, tant qu'elles sont
réunies. Votre force, leur fit-il dire par ses envoyés, naîtra de
votre union.

Un Ancien parmi ce peuple demi-sauvage, fut chargé de répondre; &
voilà comme il s'y prit: Nous convenons que rien ne peut briser des
javelots en paquet; & qu'un enfant en viendrait à bout, en les prenant
séparément; mais, convenez, à votre tour, qu'il n'est pas aussi facile
de faire ce qu'on veut d'un peuple dispersé, que d'une nation qu'on a
sous la main. Nous faisons ce que nous voulons du troupeau que nous
renfermons dans l'enceinte d'une bergerie; mais nous n'en pourrions
pas dire autant des moutons errans dans la plaine ou sur la montagne.




LEÇON XL.

_LES ASTÔMES._


En ce tems-là; une nation avoit pour roi un tyran, & pour voisins
tributaires & vassaux, une peuplade d'hommes sans bouche, & ne se
nourrissant que d'air. On leur envoya le tyran, pour régner sur eux.
Ils l'acceptèrent, mais en même-tems ils lui firent entendre par
signes qu'un peuple qui n'avoit jamais faim, n'étoit pas aisé à être
tyrannisé; & qu'un souverain qui avoit plus besoin de ses sujets, que
ses sujets de lui, ne pouvoit sans risque vouloir tyranniser. Quand tu
seras tenté d'abuser de ton pouvoir, lui dirent-ils dans leur langage,
tu n'entendras pas de murmures qui ne seroient pour toi qu'un vain
bruit à l'importunité duquel ton oreille s'accoutumeroit bientôt. Mais
nous te ferons jeûner; & nous verrons si tu t'habitueras aussi
facilement à la faim qu'au pouvoir arbitraire.

Il seroit à souhaiter que cette race d'hommes[2] sans bouche existât
encore: on y enverroit en retraite les mauvais rois; & les jeunes
princes pourroient y faire leur noviciat.

         [Note 2: Pline & Plutarque parlent d'un peuple sans bouche,
         qu'ils nomment _Astômes_.]



LEÇON XLI.

_LA MARMOTTE-ROI._


En ce tems-là; un roi dormoit toujours sur son trône, & rendoit la
justice à ses sujets en dormant; ses rêves alors devenoient des
arrêts. Quelqu'un, qui n'étoit pas courtisan, osa lui dire un jour, en
le voyant parler: Prince, pour dormir un lit est plus commode qu'un
trône. Vous vous donnerez une courbature. Croyez-nous; allez vous
coucher. Nous vous ferons remplacer par une marmotte.




LEÇON XLII.

_LE SAGE FOU._


En ce tems-là; un sage avoit tenté plusieurs fois, mais toujours en
vain, d'introduire la vérité à la cour. Le fou du roi vint à tomber
malade, sans espoir. Le sage s'avisa de le contrefaire; & le contrefit
si bien, qu'il lui succéda dans sa charge. Mais la vérité ne gagna pas
beaucoup à ce déguisement. Dans la bouche de la sagesse, elle
offensoit le monarque; dans celle de la folie, elle ne fit que
l'amuser, & ne l'amenda point. Alors le sage quitta le service, &
sortit du palais, en disant: Je vois bien que les rois sont
incorrigibles.




LEÇON XLIII.

_L'ÂGE D'OR._


En ce tems-là; un roi, qu'on appelloit autrement dans le fond de ses
provinces, demanda un jour à table:

Mais, qu'est-ce que cet âge d'or, ce siecle d'or, dont j'ai quelque
fois entendu parler.

Un de ses écuyers-tranchans lui répondit:

Prince, c'est un conte de fées inventé sans doute à plaisir par
quelque poëte mécontent de la cour.

Mais encore....

Puisque Sa Majesté insiste.... On dit qu'il fut un tems où il n'y
avoit sur la terre ni maîtres, ni valets, ni souverains, ni sujets;
chacun se servoit soi-même.

Quoi! il n'y avoit pas de rois!... Comment les hommes pouvoient-ils
s'en passer?

Le conte de fées dit qu'ils n'en étoient que plus heureux, & n'en
vivoient que plus long-tems.

Cela n'est pas possible. Comment faisoient-ils donc?

Chaque famille vivoit rassemblée sous le bâton pastoral d'un
patriarche.

Tout cela est bien un conte de fées.... Cependant, ajouta le roi,
qu'on défende aux poëtes modernes de le versifier de nouveau, & aux
nourrices d'en bercer leurs enfans.




LEÇON XLIII.

_LE DICTIONNAIRE._


En ce tems-là; un despote oriental, un soir, attaqué d'insomnie, se
faisoit lire par un de ses esclaves favoris quelques articles d'un gros
dictionnaire. Le lecteur appelloit les noms; & le prince asiatique,
selon leur bizarrerie ou son caprice, s'en faisoit lire un morceau, ou
les passoit. Au mot _insurrection_, il dit à son esclave: Que signifie
ce mot? L'esclave, qui avoit soin de parcourir des yeux chaque article,
avant de le réciter, dit à son maître: Seigneur, je n'oserai
jamais....--Qui t'arrête?--Seigneur...... Au reste, cet article concerne
un peuple ancien, célebre par ses fables.--Encore.--Seigneur, vous
pardonnerez à votre esclave.... _Insurrection_, droit de soulevement
accordé au peuple de Crete contre ses souverains, quand ils se
conduisoient mal dans leur place. Dans quelle classe, reprit Sa Majesté
écoutante, a-t-on rangé cet article?--Dans l'histoire ancienne.--On
s'est trompé; c'est à la mythologie ancienne qu'il falloit le
placer..... Passons à un autre article.




LEÇON XLIV.

_LES VOITURES DE LA COUR._


En ce tems-là; le sage Rhamakc se promenoit vis-à-vis de la maison
publique qui servoit de dépôt aux voitures de la cour. On crut qu'il
vouloit grossir le nombre des courtisans, & on lui offrit une place
pour partir. Il refusa.--Que faites-vous donc ici?--Je m'amuse,
répondit-il, à comparer le visage de ceux qui vont à la cour, avec le
visage de ceux qui en reviennent. L'empressement des uns, les soucis
rongeurs des autres, me frappent & me font faire des réflexions, qui
m'ôtent toute envie d'aller voir ce pays d'où on ne revient pas comme
on y va.




LEÇON XLV.

_LA BALANCE._


En ce tems-là; j'entrai dans l'attelier d'un méchanicien: fais-moi
vîte, lui dis-je, un char qui me transporte en deux minutes à la
cour. Je ne saurois, me dit l'artiste, imaginer un char qui puisse te
transporter en deux minutes à la cour. Mais je possede une machine
fort peu compliquée, qui t'apprendra à être heureux, sans sortir de
chez toi.--Où est-il cet instrument qui doit me rendre heureux, sans
sortir de chez moi?--Le voici.

C'étoit une balance faite avec beaucoup de justesse. J'y pesai les
biens & les maux de la vie. Elle resta dans un équilibre assez
parfait. Elle m'apprit que tout est compensé dans la vie. Une sage
insouciance fut le résultat de mon expérience; & je ne me souciai plus
de sortir de chez moi pour aller en deux minutes à la cour.




LEÇON XLVI.

_LE BANDEAU À LA COUR._


En ce tems-là; traversons, me dit mon compagnon de voyage, traversons
ce palais, la demeure du souverain. Nous abrégerons de beaucoup notre
route.

Je le veux bien. Mais avant d'y entrer, attache-moi ce bandeau sur les
yeux.

Pourquoi te bander la vue?

Afin qu'en sortant de cette demeure royale, on ne me punisse pas
d'avoir vu des choses qui ont besoin du mystere & du secret. Tel
courtisan n'auroit jamais été disgracié, s'il eût fait l'aveugle à
propos. Témoin, Ovide.




LEÇON XLVII.

_L'HYPERBOLE._


En ce tems-là; un vieux courtisan disoit, non loin du monarque & assez
haut pour en être entendu: oui!

Oui! quand toutes les eaux du ciel & de l'océan se teindroient en
noir, il n'y auroit pas encore assez d'encre pour décrire les vertus
de sa majesté.

Un jeune courtisan, voisin du flatteur, lui dit tout bas: Ne rougis-tu
point, à ton âge, de te permettre des hyperboles de cette force? Et ne
vois-tu pas qu'elles manquent leur effet.

Je connois, répondit tout bas le vieillard flatteur, la mesure de
l'amour-propre & la portée de l'esprit du prince. Vas! les princes ont
su gré de discours encore plus extravagans.




LEÇON XLVIII.

_LA CHAISE-PERCÉE._


Un roi avoit coutume de donner ses audiences dans sa garde-robe. On
devroit prendre au mot de tels rois; & ne faire pas plus de cas des
oracles qu'ils rendent sur le trône, que du bruit qu'ils laissent
échapper sur leur chaise-percée.




LEÇON XLIX.

_LE VOILE._


En ce tems-là; couverte de son voile, une femme se présenta à la cour.
Le roi, qui étoit très-jeune, à travers la gaze, crut appercevoir
beaucoup de charmes, & fit le plus gracieux accueil à celle qui
portoit le voile de gaze.

La même femme, quelque tems après, s'offrit une seconde fois aux yeux
du prince; cette fois sans voile. S'appercevant que le jeune monarque
la regardoit à peine, elle lui dit: Prince! ce qui m'arrive est aussi
votre histoire. Un roi qui n'a pas beaucoup d'expérience, est comme
une femme qui n'a pas beaucoup de beauté; & le premier ministre d'un
tel roi est comme le voile de cette femme. Un voile de gaze cache plus
ou moins les défauts du visage qu'il couvre, ou en fait sortir plus ou
moins les charmes. C'est à celle qui le porte, c'est à la main qui le
place, à le faire avec avantage. Un ministre fait valoir son prince,
ou le cache tout-à-fait.




LEÇON L.

_LES DEUX CÔTÉS DE LA MÉDAILLE._


Un jeune étranger visitoit ma patrie, & s'extasioit à chaque pas qu'il
y faisoit. Le beau pays! Heureux ceux qui y sont nés, & qui pourront y
mourir! Heureux sur-tout les habitans des grandes villes. Tous les
jours, ce sont des fêtes, des divertissemens nouveaux. On n'a que
l'embarras du choix. Des spectacles brillans y font passer des heures
entieres comme des minutes. Veut-on des occupations plus graves, plus
essentielles? Des académies de tous les genres vous ouvrent leurs
portes. Ici, on polit la langue; là, on exerce la raison. Plus loin,
on vole la nature dans ses secrets les plus cachés. Les riches & les
grands n'ont pas de palais assez vastes pour contenir tous les
chef-d'oeuvres des artistes. Heureuse nation! Que tu as bien raison
d'être idolâtre de tes maîtres! Tu leur dois toutes tes jouissances; &
ils te laissent à peine appercevoir la différence des tems de guerre
ou de paix.

J'entendis cet éloge avec un sang-froid qui piqua la curiosité du
jeune étranger; il m'accusa d'ingratitude, & de ne point sentir tout
mon bonheur. Je lui répondis: Jeune étranger, je pourrois te faire un
portrait de ma patrie, tout différent & tout aussi fidele. Tu n'as vu
que le côté d'or de la médaille, le reste est de fer. Nous achetons
cher les belles choses qui t'extasient. Nous avons des spectacles en
tout tems; mais nous n'avons pas toujours du pain: nous avons des
académies savantes; mais nous n'avons pas encore des tribunaux
intégres: on nous fait chanter de jolis airs; mais nous n'avons pas
encore de bonnes loix: le prince donne des fêtes, & c'est tout le
peuple qui les paye. Nous sommes des esclaves couronnés de fleurs;
mais il y a long-tems qu'on nous a enlevé le bonnet de la liberté.




LEÇON LI.

_LE COURTISAN MARCHE-PIED._


En ces tems-là; un roi impatient n'avoit pour le moment ni écuyer, ni
valets, ni esclaves qui pussent l'aider à monter sur son char. Un
courtisan qui s'en apperçut, se précipita aussitôt au-devant de lui, &
de son corps courbé jusqu'à terre lui fit un marche-pied[3] commode,
dont le prince usa sans façon.

         [Note 3: Au rapport d'Hérodote, il y avoit en Syrie un
         certain ordre de femmes nommées _Clima-Cides_, dont la
         profession journaliere étoit de marcher sur leurs pieds, sur
         leurs mains à-la-fois, & dans cette posture, de servir
         d'escabeau aux dames pour les aider à monter dans leur char,
         liv. v.]

On reprocha à l'homme de cour une complaisance qui tenoit de la
bassesse. Il répondit: Un roi impatient qui, pour monter plus vîte
dans son char, met le pied sur le dos de son courtisan, donne à ce
courtisan le droit de marcher sur le ventre de ses sujets.




LEÇON LII.

_LA GALETTE._


Avant qu'il y eût des rois, sur le déclin du gouvernement patriarchal,
dans une contrée dont je ne dirai pas le nom, il étoit d'usage, à un
certain jour de l'année, que chaque famille réunie dans la maison
paternelle, se mettoit à table & divisoit une galette, en autant de
morceaux qu'il y avoit de parens au banquet. Un étranger sans famille
vint à passer dans ce canton, & instruit de cette fête coutumiere,
parvint par ses beaux discours à réunir toutes les familles en une
seule assemblée: Mes amis, leur dit-il, dans trois jours vous rompez
la galette d'usage, chacun dans le sein de vos foyers. Faites mieux
cette année; puisque vous êtes tous des hommes, tous égaux; amassez en
monceaux toute la farine qui servoit à composer vos galettes, & n'en
pétrissez qu'une de toutes, que vous mangerez tous en commun, comme il
convient à des freres. Si vous le voulez même, comme c'est moi qui
vous ai ouvert cet avis, vous me chargerez de cette besogne & du soin
de la distribution par égales parties. Les bonnes gens qui formoient
l'assemblée, ne se méfiant de rien, répondirent: À la bonne heure.
Tenez-là prête pour dans trois jours, & vous nous la partagerez
également. Le troisieme jour arrivé, on s'assemble. Notre avanturier
placé au haut bout de la table, commence par couper la grande galette
en autant de morceaux qu'il y a de chefs de famille. Puis, il leur
dit: Mes enfans, vous êtes convenu de me laisser faire les fonctions
de pere de famille; par conséquent de prendre à moi seul toute la
peine que chaque pere de famille auroit prise dans la maison. Or,
comme il est juste que toute peine ait son salaire, & que le salaire
soit proportionné à sa peine, vous trouverez bon que je commence par
me servir, & par m'adjuger la part de chaque chef de famille; le reste
sera pour vous, & le harangueur tout de suite de porter à sa bouche un
morceau qu'il dévora: il n'avoit pas mangé depuis trois jours. Il se
préparoit à entamer une seconde part, lorsque son voisin lui dit, en
retenant son bras: Un moment, mon ami; comme vous n'avez qu'une
bouche, vous ne pouvez consommer la nourriture de cent autres bouches.
Tenez-vous-en à votre premier morceau, puisqu'il est mangé, & souffrez
que nous mangions les autres ou retournez d'où vous venez.

L'avanturier fut obligé de retourner d'où il venoit. Et depuis ce
tems les bonnes gens, qu'il vouloit séduire, ne souffrirent plus
d'étranger parmi eux & firent leur part eux-mêmes.




LEÇON LIII.

_LE CONTRAT SOCIAL._


En ce tems-là; plusieurs familles habitoient un morceau de terre
isolé. Chacune renfermée dans son domaine, se gouvernoit elle-même
sous l'oeil du plus ancien des peres. Un étranger échoua un jour sur
les côtes de cette isle. Après l'avoir parcourue, il parvint, à force
d'instance, à rassembler les chefs de famille, & leur tint ce
discours:

Mes amis, vous & vos enfans, vous paroissez vivre heureux. Mais il y a
un terme à tout. À la premiere dissension qu'un rien peut faire
naître, vos familles armées les unes contre les autres, peuvent
chercher à s'entre-détruire; sur-tout n'ayant aucun tribunal où
chacune d'elles puisse porter sa cause. Ce premier différend sera
suivi de plusieurs autres. Pour prévenir les maux que je prévois, il
me semble, sauf meilleur avis, que vous devriez élire une espece de
souverain qui vous dictera des loix, à l'ombre desquelles vous pourrez
dormir en paix. Mais pour que ce souverain ne soit pas juge dans sa
propre cause, il faudrait en trouver un qui vous soit étranger par le
sang, & par les intérêts.

Un vieillard interrompit le harangueur, en ces termes:

N'en dites pas davantage, nous devinons le reste. Écoutez-nous à notre
tour. Nous avons vécu jusqu'à présent heureux. Ce que nous avons sait,
nous pouvons le faire encore. Nous sommes assez hommes pour nous
gouverner nous-mêmes. Cependant, nous voulons bien en essayer; & comme
vous êtes ici le seul étranger, c'est vous probablement que vous avez
en vue pour être notre souverain. Nous y consentons; mais à une
condition, c'est que devant être responsable des loix que vous nous
proposez, vous devez l'être aussi de tous les maux qui nous
arriveront, & auxquels vos loix n'auront point remédié. En
conséquence, vous payerez de votre tête le premier meurtre arrivé sous
votre regne.... Y consentez-vous?....

Le harangueur court encore, & l'isle continue à être heureuse.




LEÇON LIV.

_LES HOMMES POISSONS._


Un soir, en rentrant dans la ville, je m'arrêtai aux barrieres & m'y
endormis. C'est alors que j'eus la vision dont je vais rapporter les
principales circonstances. Je me crus assis sur le bord d'un grand
vivier. Il étoit revêtu de marbre. Des poissons de tout âge & de toute
grandeur alloient çà &, là en grand nombre, au milieu d'une eau
bourbeuse. Une douzaine de pêcheurs, qui paroissoient les
propriétaires en commun de ce vivier, se disputoient leur proie qui ne
pouvoit cependant leur échapper. Ils étoient si acharnés au butin,
qu'ils aimoient mieux massacrer les poissons, que de se les céder l'un
à l'autre. Les pauvres captifs assez indifférens sur leur propre sort,
mais poussés par la nécessité, alloient se présenter en foule
n'importe auquel hameçon. En regardant au fond, autant que je le pus
distinguer à travers l'onde fangeuse, il me sembla en voir
quelques-uns qui aimoient mieux périr de besoin, que de servir à
rassasier les pêcheurs avides qui les attendoient vainement. Je voulus
intercéder pour les poissons auprès des pêcheurs. Du moins, leur
dis-je, que votre intérêt vous touche! Si vous êtes jaloux de vous
procurer une pêche abondante & saine, ayez soin d'aggrandir & de
nettoyer le vivier. Pour mon salaire, on me proposa de m'envoyer au
milieu des poissons pour les consoler. Je me réveillai à la morale:
mais bientôt je me rendormis: & voici le reste de ma vision.

Non loin du vivier étoit un grand lac, au travers duquel couloit un
grand fleuve, lequel se rendoit à la mer. Un géant passa par-là. Mon
récit le toucha sur le sort des poissons. Il fut indigné de la cruauté
& de l'incapacité des pêcheurs qui voulurent prendre la fuite à son
aspect. Sa voix de tonnerre les retint. Il leur commanda de travailler
sous ses ordres. Ils obéirent, dirigés & aidés par lui. Bientôt il
s'établit à travers les terres une communication du vivier avec
l'étang. Alors l'eau où les poissons nageoient avec peine, fut
renouvellée. Alors les poissons eux-mêmes furent libres. Ils
multiplierent comme les grains de sables du lac, & parvinrent dans peu
au degré de perfection dont leur espece étoit susceptible.

Témoin de cette révolution, je me promis bien d'en faire le récit aux
habitans de la Ville, aux portes de laquelle j'eus cette vision.

Ma tâche est remplie: _qui habet aures, audiat._




LEÇON LV.

_L'ÉCOLIER ET LA CLOCHE._


En ce tems-là, l'on disoit: un roi ressemble à un écolier qui
appartient à des parens sort riches, lesquels payent pour lui une
sorte pension. La loi ressemble à la cloche qu'on sonne à différentes
heures du jour, pour appeller les habitans du gymnase, chacun à son
devoir. Le son de la cloche est de rigueur, il faut qu'il se leve
aussitôt qu'il l'entend, & qu'il se rende, à la minute, à ses divers
exercices. Mais l'écolier riche, réveillé quelquefois en sursaut par
le bruit importun de la cloche, se rendort presqu'aussitôt, & ne sort
du lit que long-tems après ses camarades d'étude. On ferme les yeux
sur cette conduite; & on lui laisse contracter impunément, par égard
pour son bien, les défauts de paresse, de négligence, d'inexactitude &
beaucoup d'autres qu'on châtie sévérement dans le reste des individus
de la même maison. Il arrive de là qu'avec le tems il devient le plus
pietre de tous les sujets du gymnase: & voilà l'éducation qu'on donne
aux enfans des rois.




LEÇON LVI.

_COMPARAISON N'EST PAS RAISON._


Si jamais cette phrase proverbiale a eu son application, c'est au
parallele qu'on établit assez ordinairement entre un roi & un pere.
Tout au plus seroit-il supportable entre le fondateur d'un peuple & le
chef d'une famille. Mais un souverain par droit d'héritage ou
d'élection, peut-il être comparé à un pere? Le foible le plus
ordinaire des peres est de trop aimer leurs enfans, & de se laisser
aveugler par l'amour paternel. En bonne conscience, beaucoup de rois
ont-ils mérité ce reproche envers leurs sujets? La tendresse aveugle
des peres envers leurs enfans est fondée, dit-on, sur ce que le
bienfaiteur est plus attaché à son obligé, que l'obligé au
bienfaiteur; & encore, sur ce qu'on aime son ouvrage. Or quel est
l'obligé du roi ou de son peuple? À qui le roi doit-il la couronne? Et
puis, le peuple est-il l'ouvrage de son roi? Le peuple est-il
redevable de son existence à son roi? Le peuple n'existoit-il pas
avant son roi? D'ailleurs, un roi n'est-il pas la créature de son
peuple? Un monarque tient tout de ses sujets, & ils n'ont rien à
hériter à sa mort. Qu'on cesse donc d'abuser des mots, & d'une
comparaison sans raison & même dénuée de toute vraisemblance. Ce
parallele est d'autant plus nuisible qu'il fait prendre le change, &
qu'il a servi à affoiblir le regret qu'on devroit conserver du
gouvernement paternel. C'est avec cette comparaison qu'on a fait
consentir les hommes à quitter les moeurs patriarchales. Les
souverains & les magistrats ont pris d'abord le nom de pere, pour
gagner la confiance de ceux au-dessus desquels l'ambition seule les
plaçoit.

Cependant, si les rois ne peuvent aimer leurs sujets comme leurs
enfans, du moins ils se croyent le droit de les traiter en enfans; ils
les amusent tant qu'ils peuvent pour en faire ce qu'ils veulent; ils
ne daignent leur rendre compte de rien; ils les corrigent & les
fouettent souvent jusqu'au sang, & de plus leur font payer les verges.




LEÇON LVII.

_LE LEST DU NAVIRE._


On a comparé le gouvernement à un vaisseau. On a dit que le prince
devoit en être regardé comme le pilote; & on a fait du sceptre un
gouvernail, ou le timon de l'État.

On ne s'est pas encore avisé, que je sache, de compléter cette
comparaison politique, en ajoutant que le peuple est le lest du
navire. En effet, ainsi que le lest, il occupe la partie la plus basse
de l'État. Comme le lest, il est composé de matieres viles & peu
choisies. Tout est bon pour faire du lest, pourvu qu'il soit lourd &
cependant facile à être remué. Le peuple a toutes les qualités
requises; il ne paroît pas. Il est caché; & cependant c'est lui qui
par son propre poids donne au vaisseau la vraie position qu'il doit
avoir. Le pilote le plus expérimenté auroit beau manoeuvrer avec tout
l'art possible, il ne peut faire un pas certain, sans une suffisante
quantité de lest. Je pourrois pousser plus loin encore le parallele;
mais qu'il me suffise d'avoir montré que le peuple est le lest du
navire politique. Quand donc les hommes cesseront-ils d'être peuple;
quand donc voudront-ils jouer un rôle plus noble?




LEÇON LVIII.

_LE COLOSSE À LA BASE D'OR._


Des philosophes ont comparé le despotisme à un colosse effrayant de
loin, mais soutenu sur une base d'argille.

Les tyrans modernes ont été frappés de crainte à la vue de cette
comparaison, qui leur a paru pleine de justesse. En conséquence, ils
se sont dit: Profitons de l'avis, & donnons au colosse une base d'or,
le métal le plus compact & le plus imperméable. Le despotisme ne sera
pas sitôt renversé.

Cette politique nouvelle a parfaitement réussi; & les nations
modernes, éblouies par l'éclat de la base du colosse, & frappées de sa
solidité, se sont laissées enchaîner plus étroitement encore aux
anneaux d'or de cette base.

Et en effet, depuis que le gouvernement est financier, tout va de bien
en mieux pour quelques uns, & de mal en pis pour tous les autres.




LEÇON LIX.

_LES SARMATES ET LES ROIS._


Les Sarmates, peuple feroce & belliqueux, tiroient du sang de leurs
chevaux, & s'en abreuvoient: les souverains ne different des Scythes
qu'en ce qu'ils n'attendent pas la nécessité & un tems de guerre, pour
se repaître de la substance du peuple soumis à leur frein.




LEÇON LX.

_LE MARCHÉ D'ESCLAVES._


La société est comme un vaste marché d'esclaves ou d'hommes, qui se
vendent & s'achetent tout-à-tour. Les petits se vendent aux grands,
les pauvres aux riches; les grands & les riches aux plus grands & aux
plus riches. Les courtisans se vendent aux rois; les gens crédules se
vendent aux prêtres, & ceux-ci aux tyrans. Les femmes sur-tout se
vendent aux hommes, & quelquefois ceux-ci à celles-là. Le sage seul
s'appartient & n'entre pour rien dans ce trafic honteux. Aussi est-il
mal vu de tous ceux dont il a pitié.




LEÇON LXI.

_LE FLÉAU DES BATTEURS EN GRANGE._


Le sceptre, entre les mains des rois, est comme le fléau dans celles
du batteur en grange; & le peuple ressemble à la gerbe de bled qu'on
bat pour séparer l'épi de la paille. Il y a cependant cette différence
entre les rois & les batteurs en grange, que ceux-ci battent rarement
en grange pour leur compte, au lieu que tout le profit est pour les
premiers; quoique le trône & le trésor du fisc n'appartiennent pas
plus aux rois, que la grange & le bon grain aux batteurs.




LEÇON LXII.

_LES GENTILSHOMMES VERRIERS._


Les hommes ressemblent à des ustensiles de verres fragiles, prêts à se
casser au moindre choc. Une poignée de gentilshommes verriers en font
trafic avec plus d'avidité que de prudence; & pour avoir leurs
marchandises sous la main, ils entassent sans précaution ces verreries
les unes près des autres dans d'étroits magasins. Est-il étonnant
qu'il s'en fasse tant de dégâts en pure perte? Trop souvent aussi, ces
gentilshommes se prennent de dispute, & se jettent les verres à la
tête.....




LEÇON LXIII.

_LES VIVANDIERS SUR LE TRÔNE._


On pourroit comparer la société à une armée qui campe. Les villes sont
les camps. Le peuple, c'est le soldat. Les rois en sont les
_vivandiers_, dans tous les sens qu'on attache à ce mot.




LEÇON LXIV.

_LES PÊCHEURS D'HOMMES._


Pour prendre de certains poissons, il faut troubler l'eau dans
laquelle ils nagent: pour captiver le peuple, il faut l'environner
d'une atmosphere de ténebres. Les rois sont des pêcheurs bien au fait
du métier.




LEÇON LXV.

_LA CHASSE À LA GRAND'BÊTE._


Les rois sont des chasseurs déterminés. Le peuple est leur gibier. Les
ministres sont les gardes-chasses. Les villes sont les remises où l'on
rabat le gibier. Le peuple trop souvent ressemble au cerf aux abois
qui, relancé par les chiens, & ne pouvant plus fuir, tâche par ses
larmes d'attendrir le chasseur inhumain, & d'éviter la curée dont on
le menace. Mais quelquefois aussi, le peuple pourroit ressembler au
sanglier qui, atteint du coup mortel, revient sur le trait qui l'a
blessé, & mêle à son sang le sang de son meurtrier. Rois! prenez-y
garde. _La chasse à la grand'bête_ n'est pas sans danger pour vous.
Croyez-en le sage, renoncez à ce passe-tems cruel & souvent funeste.
Apprivoisez plutôt le peuple. Faites-vous-en un ami. Il vous rendra
plus de service en le conservant, qu'il ne vous procurera de plaisir,
en le faisant déchirer par vos limiers.




LEÇON LXVI.

_LA STATUE DE PLOMB._


En ce tems-là; un jeune monarque visitoit l'attelier d'un artiste. Il
fut fort surpris de voir une statue de plomb sur un piedestal d'or, &
la fit remarquer au statuaire, qui lui répondit: Prince! c'est le
simulacre du nouveau ministre. Le jeune monarque ne répliqua rien;
mais il sortit, & le soir même, à son coucher, il réforma l'indigne
choix qu'on lui avoit fait faire le matin à son lever.




LEÇON LXVII.

_LE PALAIS DES ROIS._


En ce tems-là; un roi s'énorgueillissoit de la magnificence de son
palais. Quelqu'un qui n'étoit pas courtisan, lui dit:

Prince, je connois un animal rampant qui doit son logement à un
architecte encore plus habile que le vôtre.... Le limaçon, & je
pourrois ajouter la tortue.




LEÇON LXVIII.

_L'ARCHITECTE PHILOSOPHE._


Un roi faisoit bâtir un palais, & son architecte lui en montroit le
plan. Le prince fut effrayé de l'immense grandeur qu'on lui
donnoit.--Il y auroit de quoi loger tous mes sujets. Votre palais, lui
répliqua l'architecte, ne sera jamais assez grand pour contenir tous
vos flatteurs.




LEÇON LXIX.

_LA CARRIERE DE MARBRE._


En ce tems-là; un philosophe, dans ses voyages, rencontra un jour sur
sa route des monceaux de marbres bruts, posés circulairement sur les
bords d'un large trou qui servoit d'entrée à un vaste souterrein. Il
s'approcha de l'une de ces ouvertures, & apperçut, dans l'enfoncement
ténébreux, des hommes occupés à détacher des blocs.

Les malheureux! dit le sage en s'en allant. Ils s'occupent d'un palais
de marbre, pour loger leur souverain; & peut-être n'ont-ils pas un
toît de chaume pour s'abriter. Heureux encore, si la carriere qu'ils
creusent, pour embellir la demeure de leur roi, ne devient pas un jour
une prison pour eux. En effet, plusieurs palais de rois, de princes &
de prélats ont fini par devenir des prisons: telles que la tour de
Londres & Bridewell en Angleterre; Vincennes à Paris, &c. &c. &c.




LEÇON LXX.

_LE PERROQUET ROI._


Dans le cours de mes voyages, je visitai une isle peu connue,
quoiqu'assez grande & bien peuplée. Mon premier soin fut de m'enquérir
de la forme du gouvernement. Un des habitans me dit: Nous avons un
perroquet[4] pour souverain. Je priai mon insulaire de me parler
sérieusement. Je ne raille pas, me dit le vieillard. Jadis nous avions
pour roi un de nos semblables, comme à l'ordinaire. Mais entr'autres
abus, nous nous sommes apperçu, à nos dépens, que la plupart de nos
rois, pour s'épargner la peine d'étudier l'art de régner, n'étoient
tout bonnement que les échos de leurs mignons & de leurs maîtresses.
Ils ne faisoient que répéter sur le trône ce qu'on leur avoit fait
apprendre sur leur sopha. Autant valoit n'avoir qu'un perroquet.
L'entretien de ce nouveau monarque est bien moins dispendieux. Il ne
lui faut qu'une perruche & un maître de langue.

         [Note 4: _Ex Africa parte Ptoembari, Ptoemphanæ qui canem pre
         rege habent, motu ejus imperia augurantes._ Plinius, hist.
         nat. liv. VI. 20.]

Cette révolution, continua le vieillard, eut lieu dans ma jeunesse. La
proposition qu'on en fit aux états-généraux de l'isle passa tout d'une
voix, & depuis lors, nous nous en sommes bien trouvés.




LEÇON LXXI.

_LE FOU ROI._


En ce tems-là; il étoit un fou qui se croyoit roi. En conséquence, il
parcouroit les carrefours de la capitale où il étoit né dans les
derniers rangs de la société, & revêtu du costume du souverain. Il
rendoit la justice à son gré & de sa pleine autorité. Sa folie
paroissant peu dangereuse, on eut pitié de lui, & on lui laissa la
liberté. Il s'en servit pour mettre de la réforme partout où il
passoit. Canaille empesée! disoit-il quelquefois aux magistrats, vous
allez au palais de la justice en bonne voiture, tandis que vos cliens,
ruinés par vous, marchent à pied, & ont à peine un bâton blanc pour
les ramener dans leur pauvre chaumine.--Fourbes! disoit-il aux
prêtres; vous annoncez au peuple des dieux auxquels vous ne croyez pas
vous-mêmes, & l'on haussoit les épaules en passant. Quelques-uns
sourioient; le roi régnant n'ayant pas encore ordonné sur son sort.
Ce roi vint à mourir; il laissoit un héritier présomptif, qui
n'annonçoit rien moins qu'un bon prince. Les états s'assemblerent. Un
homme du peuple se leva, & vint à bout de se faire écouter.--Le
successeur du roi défunt ne s'est point rendu digne du trône au pied
duquel il est né. Pour éviter toute jalousie, élisons ce fou qui nous
dit journellement dans nos carrefours tant de vérités en riant.
Essayons-en. Nous serons toujours à même de revenir sur notre
choix.--La bizarrerie de la proposition la fit accepter. Le fou fut
élu roi; & jamais prince sage ne rendit son peuple plus heureux:
heureux du moins, autant que les hommes peuvent l'être sous un roi.




LEÇON LXXII.

_L'UN DES INCONVÉNIENS DE LA ROYAUTÉ._


En ces tems-là; deux marchands voyageoient pour leur commerce. Ils
aborderent dans un pays où le trône étoit vacant. Pour éviter les
suites funestes d'une concurrence, le peuple rassemblé convint de s'en
rapporter au hasard, & de prendre pour roi le premier étranger qui
toucheroit le rivage. L'un de ces marchands fut donc élu à son grand
étonnement. Il nourrissoit depuis quelque tems un ressentiment secret
contre son associé & compagnon de voyage. Le premier acte d'autorité
qu'il exerça en montant sur le trône, fut de faire mettre en prison
celui à qui il en vouloit, & de le condamner presqu'aussitôt à la
mort. Comme il étoit tard, on sursit à l'exécution de la sentence
jusqu'au lendemain matin. La nuit conseille le jour. Le nouveau roi
eut le tems de donner audience à ses remords. Il étoit né bon, & la
vengeance de la veille n'étoit qu'une surprise de ses sens. L'aube du
lendemain vint à peine blanchir le faîte de son palais, qu'il fit
assembler le peuple pour lui tenir ce discours: Reprenez votre
sceptre; j'abdique le trône; je renonce à une dignité qui me donne le
droit & le pouvoir de faire le mal. Simple particulier, une heureuse
impuissance m'avoit empêché de me venger. Mais avant de redescendre à
mon ancien état, j'ordonne qu'on délivre mon prisonnier d'hier.--Ce
qui fut exécuté: & les deux associés poursuivirent leur route dans la
plus douce intimité.




LEÇON LXXIII.

_LE NOUVEAU ROI._


En ce tems-là; après son élection, un souverain fut assailli par la
foule de ses amis qui venoient lui demander des graces & solliciter sa
libéralité.

Mes amis, leur répondit le prince en les reconduisant, en montant sur
le trône, je suis devenu plus pauvre que vous. Je ne m'appartiens même
plus. Chacun de vous en particulier ne me demanderoit qu'une goutte de
mon sang, je la lui refuserois. Je suis tout à tous, & rien à
personne. Je me suis dépouillé entiérement; & même des vertus que je
chérissois le plus, je n'ai gardé que la justice: c'est la seule qu'il
me soit permis d'exercer.




LEÇON LXXIV.

_LE BON SENS DU PERE DE FAMILLE._


En ce tems-là; un roi offrit un jour le gouvernement d'une province à
un pere de famille. Celui-ci en remercia le prince qui fut
très-étonné du refus, & qui voulut en savoir la raison.

Je n'ai pas plus de tems, ni de capacité qu'il ne m'en faut pour
gouverner ma petite famille; comment pourrois-je régir une province
entiere?

Mais moi, répliqua le prince, je suis pere de famille aussi; &
cependant on m'a confié le soin de toute une nation.

Prince, reprit avec franchise le pere de famille, je ne sais comment
vous pouvez suffire à tout cela. Je vous admire; mais jamais je ne
prendrai sur moi de vous imiter?




LEÇON LXXV.

_LES HABITS._


En ce tems-là; on m'amena un jour un marchand d'habits: choisis, me
dit-on, le costume qui sera le plus de ton goût; veux-tu de cette
lévite de lin?--Non! on me prendrait pour un hypocrite.--Veux-tu de
cet uniforme militaire?--Non! puisque tous les hommes sont mes
freres.--Prends donc cette toge?--Non! les enfans des plaideurs me la
déchireroient.--Et cet habit tout d'or?--Non! le peuple me confondroit
avec ces sangsues privilégiées, qui s'enrichissent, en appauvrissant
leurs compatriotes, & dont le superflu coûte le nécessaire des
autres.--Tu ne refuseras pas sans doute ce manteau de pourpre?
Commande.--Non! je sais trop ce qu'il en coûte pour obéir... Ce
manteau de laine me conviendra bien mieux.--Quoi! tu voudrois être
philosophe?--Pourquoi pas?




LEÇON LXXVII.

_DAMALDER._


Princes! approvisonnez vos États, ou craignez le sort de _Damalder_.
C'étoit un roi de Suede, au troisieme siecle de l'ere vulgaire, que
ses sujets, victimes d'une longue famine, s'aviserent d'immoler à
leurs dieux, pour en obtenir un terme à leurs maux. Ce sacrifice ne
fit point venir des vivres plutôt, mais dut produire un grand bien
dans la suite, en rendant les souverains plus prévoyans. Quand donc
les peuples feront-ils, par esprit de justice, ce qu'ils se sont
permis quelquefois de faire par esprit de superstition? Si les rois
payoient leurs négligences de leur tête, si on les forçoit à se
dévouer au salut de la nation qu'ils ont mis en danger, il ne seroit
pas si facile de bien régner; mais du moins les hommes en seroient
sans doute mieux gouvernés.




LEÇON LXXVIII.

_L'OURS, LE SINGE ET LE SOT._


La place d'un ours est dans les bois d'un misanthrope;

La place d'un singe est dans la chaise de poste d'un courtisan;

La place d'un sot est à la cour d'un despote qui craint les gens
d'esprit.




LEÇON LXXIX.

_LEÇON BABYLONIENNE._


Dans l'Orient, on fêtoit tous les ans une espece de saturnale qu'on
appelloit _Lacée_, d'origine Babylonienne. Elle consistoit à faire
jouir un criminel de tous les honneurs, privileges & plaisirs affectés
à la royauté, dont il portoit les ornemens. Les cinq jours de cette
fête écoulés, le héros dépouillé, étoit battu de verges & suspendu.

On a traité cette cérémonie de dérision cruelle de la loi envers le
coupable; (_M. Pastoret, Zoroastre, Confucius & Mahomet, pag. 44.
in-8{o}_.)

N'étoit-ce pas plutôt une leçon indirecte, mais énergique, donnée au
souverain dans les États duquel cette saturnale avoit lieu? Ne
pourroit-on pas présumer qu'elle fut imaginée comme pour faire en
effigie le procès d'un despote qu'on n'osoit juger directement, en
réalité.

Quoiqu'il en soit, cet usage mériteroit peut-être d'être renouvellé,
en lui ôtant ce qu'il a d'inhumain, & sur-tout d'obtenir des rois
qu'ils daignent honorer de leur présence cette espece de pénodie
politique.




LEÇON LXXX.

_LE GRAULICH DE LA VILLE DE METZ._


Un roi est semblable au _graulich_ (mot allemand, qui signifie _bête
monstrueuse_).

Le _graulich_ est une image d'osier, revêtu de carton peint,
représentant une espece de dragon. De sa gueule sort un dard, à la
pointe duquel chaque boulanger est obligé de fournir un petit pain. Un
marguillier de village porte cette figure à la tête de la procession
des rogations, & est tout fier de sa charge; le peuple danse autour,
crie de joie.

Cet usage de la ville de Metz est fondé sur une tradition. Jadis, on
n'en sait plus l'époque, il existoit sur le territoire de Metz une
bête fauve, qui ravageoit tout. St. Clément, un des évêques de la
capitale du pays Messin, eut la hardiesse & la confiance de jetter son
étole sur le col de la bête qui resta aussitôt immobile, & se laissa
massacrer.

Comme on voit, à la derniere circonstance près, le _graulich_ donne
une idée assez juste d'un roi. Le marguillier de village qui le porte,
les boulangers qui le nourrissent, figurent le peuple des villes & de
la campagne, sans le secours desquels un monarque ne pourroit se
soutenir. La populace, qui danse autour du monstre, représente assez
naïvement les sujets d'une monarchie, qui se réjouissent d'avoir à
leur tête un psanteme affamé, qui dévore leur pain quotidien, mais qui
en impose, & qui leur donne une sorte d'importance, du moins à leurs
propres yeux.

Le clergé jadis a eu sur les rois qu'il museloit, le même pouvoir que
le bon évêque de Metz sur le _graulich_.

Cette caricature provinciale est abolie depuis quelques années; mais
la puissance politique, dont elle peut servir d'emblême, est encore
dans toute sa force.

J'oubliois de dire que le _graulich_ dévoroit, tous les ans, une
certaine quantité de pucelles dont on étoit obligé de lui fournir un
tribut: autre sujet de comparaison, autre trait de ressemblance entre
la bête vorace & la personne d'un roi.

On dit aussi qu'à Metz, jadis on adoroit des chats...... Il n'y a pas
long-tems encore que la coutume de jetter des chats au feu de la St.
Jean a été abolie dans cette ville.

Princes! que cet usage provincial vous rende circonspects! Ménagez le
peuple. Vous le voyez; il brûle aujourd'hui ce qu'il encensoit hier.




LEÇON LXXXI.

_LES FOURMILLIERES._


En ce tems-là; les grands faisoient rassembler dans leurs parcs, &
nourrissoient des fourmillieres, pour engraisser leurs faisans. En ces
tems-là, les petits témoins de ce manege, n'en dormoient pas moins
tranquilles; mais ils ne se réveilloient pas de même; & c'est alors
qu'ils se rappelloient, mais trop tard, les fourmillieres rassemblées
& entretenues pour les grands, les faisans engraissés par ces
fourmillieres, & les grands engraissés par les faisans.

Il est dans quelques provinces de France une maniere d'engraisser la
volaille, qui pourroit trouver son application. Elle est telle:

On lie les pattes, & on coupe les aîles des oiseaux; puis on leur
enfonce une épingle dans le crane, & on les place, dans cet état de
stupidité & de langueur, au coin du foyer. On leur prodigue la
nourriture la plus abondante & la plus substantielle. Au bout de
quelques jours, ces malheureux volatiles deviennent gras, & promettent
à leurs bourreaux le mets le plus délicieux.

Le peuple ne seroit-il, aux yeux de ses chefs, que ce qu'est la
volaille pour les marchands avides, qui vivent de leur embonpoint?

Peuples! on cherche aussi à vous abrutir plus encore que vous n'êtes;
seroit-ce dans la même intention? Prenez-y garde. On vous donne des
fêtes; on a l'air de vous choyer; mais c'est pour s'engraisser de
votre substance. On vous sacrifiera à l'appétit d'une poignée de
bourreaux.




LEÇON LXXXII.

_LE LOGEMENT DU SAGE._


En ce tems-là; un sage choisit le lieu de sa demeure précisément
vis-à-vis le superbe palais d'un homme riche. Pourquoi cette
préférence, lui dit on? Vous êtes donc bien sûr de vous, pour ne pas
craindre de vous laisser tenter, ayant continuellement sous les yeux
le spectacle séducteur de l'opulence. Au contraire, répondit le sage;
les valets infideles, les maîtresses mercénaires, les faux amis que je
vois tous les jours hanter ce palais, me dégoûtent de plus en plus de
la condition du maître qui l'habite.




LEÇON LXXXIII.

_LE PLAT DU SAGE._


En ces tems-là; un sage familiarisé avec le spectacle de la misere &
des malheureux, fut admis à la table du riche. Après le repas, on lui
demanda: eh bien! que vous semble de tous les mets qu'on vous a
étalés?--On en a oublié un qui m'auroit chatouillé plus agréablement
le palais.--Et lequel?--Le gland..... Le gland qui m'eût rappellé ce
tems heureux où tous les hommes mangeoient au même plat, & chacun
selon ses besoins. Alors, on ne mangeoit, dit-on, que du gland; mais
du moins tout le monde en mangeoit; les uns ne s'alloient point
coucher sans souper, tandis que leurs semblables ne pouvoient dormir,
pour avoir trop soupé.




LEÇON LXXXIV.

_LA COURTISANNE RÉGNANTE._


Je me promenois dans les carrefours de la capitale d'un grand empire.
Un bruit sourd se fait entendre, comme un tonnerre éloigné.
J'apperçois un char traîné par six coursiers, rivaux de l'éclair.
Plusieurs citoyens graves, de se détourner avec indignation. J'étois
jeune; je restai pour voir passer ce char d'or. Une femme en occupoit
seule le fond. Qu'elle étoit belle, cette femme! Son sein, pour
éblouir, n'avoit pas besoin d'une riviere de diamans de Golconde, qui
le couvrait. À ses oreilles pendoient deux perles, le prix de deux
provinces. Mais ses yeux éclipsoient tout cela. Sa bouche sourioit,
comme celle de l'enfant ingénu, caressé par sa mere. La douceur
caractérisoit tous ses traits. Qu'elle étoit belle, cette femme! Je
demande son nom à un vieillard qui n'avoit pas eu le tems de fuir ce
cortege: jeune homme, c'est la premiere des courtisannes du royaume.
L'embonpoint de cette belle femme dévore, à lui seul, la substance de
vingt millions d'hommes. Les hommes, en se donnant un chef, ont cru
s'affranchir de plusieurs tyrans. Il n'en est rien. Quand le chef
devient l'esclave d'une femme, le peuple a autant de maîtres que cette
femme a de caprices; & une femme, belle & maîtresse d'un roi, n'a pas
pour un caprice. Le vice, sous le masque de la beauté, est bien
puissant. Pourquoi, m'écriai-je, en quittant le vieillard, pourquoi la
vertu ne se rend-t-elle pas aussi aimable que le vice; pourquoi ne
cherche-t-elle pas autant que lui à plaire aux hommes? Elle en
obtiendroit certainement la préférence.--Le vieillard me rappella pour
me dire: Jeune homme! ne blasphême pas la vertu; le vice n'a que les
armes de la séduction & l'empire du moment. Il ne seroit pas de la
dignité de la vertu de s'abaisser à ces petits moyens, à ces vils
maneges.




LEÇON LXXXV.

_TABLEAU DE PARIS._


En ce tems-là; un soir d'automne, un vieillard penseur se trouvoit
assis sur le penchant d'une colline qui dominoit la capitale d'un
grand empire. La nuit vint. Le calme, dont il étoit environné, lui
permit de prêter l'oreille au bruit confus qui s'élevoit du sein de
la ville voisine, semblable au murmure sourd des eaux de la mer.

Que font-ils, au milieu de ces amas de pierres, s'écria alors le bon
vieillard, que font-ils les enfans des hommes? Sous ce dôme, des
prêtres sans pudeur psalmodient le nom d'un Dieu, dont ils ne
démentent que trop la providence par leur conduite. Plus loin, un
troupeau de femmes cloîtrées, semblables à un bercail où s'est glissé
le loup ravisseur, chantent des hymnes pieuses, sans les comprendre,
tandis que leur imagination, souillée par leurs extâses, rêve un
bonheur dont elles regrettent l'indiscret sacrifice. Plus loin,
enfermé dans son cabinet solitaire, un publicain, d'un trait de plume,
affame toute une province dont il a acheté la dépouille au prix de son
honneur. Sa femme, loin de lui, parée pour le crime, va provoquer la
vieillesse lascive d'un homme d'État. Chacune de son côté, ses filles
marchent sur les pas de leur mere. Quel est ce cri perçant? C'est
celui d'un vieillard pauvre, & n'ayant d'appui que son bâton. Son
fils, qui le méconnoît, frédonne dans un char rapide, traîné par des
coursiers fougueux; & dans un carrefour le char du fils, qui frédonne
une arriette, passe sur le corps de son pere renversé. À l'écart,
entre quatre murailles nues, une famille entiere s'exhorte à la mort,
puisque des voisins riches & sans pitié lui refusent le premier
soutien de la vie. Dans cette salle, des marchands s'accusent
tour-à-tour d'infidélité dans leur commerce, & tous ont raison. Mais
le plus pauvre payera les dépens. Ces soupirs étouffés qui percent
avec peine les noirs cachots de cette prison d'État, m'annoncent les
martyrs de la véracité. Ils ont fait retomber sur eux les chaînes du
pouvoir arbitraire qu'ils avoient voulu secouer & rompre, en faveur de
leur compatriotes. Quelle foible lueur brille à l'extrêmité de la
ville? C'est la lampe d'un sage. Il veille aux portes du crime. Il
s'est approché de la demeure du vice, pour le démasquer & pour le
peindre. Semblable à l'abeille laborieuse, il a fait son butin,
pendant le jour, en parcourant toutes les classes de la société; il se
retire la nuit pour rédiger ses observations, & pour composer des
remedes aux plaies honteuses dont il voit ses semblables couverts.




LEÇON LXXXVI.

_LES CHÂTEAUX DE CARTES ET LES CHÂTEAUX EN ESPAGNE._


En ce tems-là; un vieillard complaisant faisoit des châteaux de
cartes, pour amuser des enfans. Un courtisan, qui le vit, haussa les
épaules.--À la bonne heure, dit le vieillard; mais on risque moins à
bâtir des châteaux de cartes pour des enfans, que des châteaux en
Espagne pour son propre compte.




LEÇON LXXXVII.

_JUSTIFICATION DES MAUVAIS ROIS._


On parloit mal d'un roi, en présence d'un vieillard. On reprochoit au
prince d'aimer les femmes, la table & le jeu; de s'absenter du conseil
pour une partie de chasse; de ne répondre à aucun placet; d'accorder
sa confiance à celui qui savoit le mieux flatter. Il est honteux pour
un monarque, disoit-on, de se livrer à de tels excès, indignes d'un
homme du peuple.

Mais, répliqua le bon vieillard, est-ce qu'on cesse d'être homme, en
devenant roi? Un roi peut-il vivre sans boire, sans manger? N'a-t-il
pas cinq sens à satisfaire, comme le dernier de ses sujets? Pourquoi
donc reprocher à un roi d'être homme? Il seroit plus juste de
reprocher à un homme d'être roi.




LEÇON LXXXVIII.

_PARALLELE D'UN ROI ET D'UN PERE DE FAMILLE._


J'ai vu le roi du pays où je suis né. Je l'ai vu dans toute sa gloire,
au milieu de ses courtisans, dont il paroît le Dieu. Chaque mot qu'il
prononce est un oracle. Chaque geste qu'il fait est un ordre. Devant
lui on fléchit le genouil, & la tête reste découverte. On n'ouvre la
bouche que quand il daigne le permettre. Ce qu'il aime, on l'aime. On
hait ce qu'il hait. Malheur à qui dirait _paix_, quand il a dit
_guerre_. On le suit jusques-là où tout autre homme va seul; & celui à
qui il accorde le privilege de lui rendre les soins les plus vils a
des rivaux jaloux, qui ne lui pardonnent pas cette faveur du prince.

J'ai vu un pere de famille au milieu de ses enfans. Je l'ai vu, ne
donnant point d'ordres, mais mieux obéi que s'il disoit: _Nous
voulons._ Objet des soins les plus tendres, une douce familiarité
regne autour de lui. Le moindre nuage qui couvre son front, alarme
tous ceux qui vivent sous ses yeux. Les conseils, les leçons, qui
sortent de sa bouche, vont se graver dans tous les coeurs. Dort-il?
c'est comme s'il veilloit. Le respect qu'on lui porte, ne dégénere
point en formule ironique. Est-il malade? on ne pense point à lui
succéder. Meurt-il? on ne lui fait point d'oraison funebre; mais on
pleure.

J'aimerais bien mieux être pere de famille que roi.




LEÇON LXXXIX.

_ÉCHANTILLON DU JEU DES CONTRE-VÉRITÉS._


En ce tems-là; du tems que le peuple n'élisoit plus les rois, &
n'opinoit plus que par forme dans les assemblées de la république,
tout alloit bien. Les moeurs privées étoient le garant de la félicité
publique. On vivoit en paix avec ses voisins & avec soi-même. Le
commerce en dehors n'étoit qu'un échange de bienfaits. Le luxe en
dedans nourrissoit les arts, & devenoit un lien de plus entre les
riches & les pauvres. En ces tems-là; s'il y avoit des pauvres qui
souffroient sans murmurer, il y avoit aussi des riches qui donnoient
sans qu'on leur demandât. En ces tems-là; quoique chaque porte eût sa
serrure, la bonne foi étoit si grande, que les maisons restoient
ouvertes, même la nuit, & dans l'absence du maître. En ce tems; s'il y
avoit beaucoup de célibataires, il y avoit aussi beaucoup de ménages
heureux. En ce tems-là; on parloit beaucoup de la liberté, sans doute
que ce mot n'étoit pas seulement sur les levres. En ce tems; tous les
hommes étoient freres; car ils aimoient à vivre ensemble, entassés les
uns sur les autres, dans l'étroite enceinte des murailles de leurs
cités. Dans ce tems, il falloit que tout le monde fût heureux, car
tout le monde étoit jaloux d'en avoir l'air.

Hélas! dans ce tems-là aussi, on aimoit beaucoup à s'amuser au _jeu
des contre-vérités_; & cette page en pourroit bien être un
échantillon.




LEÇON XC.

_LE PLAISIR ET LE BONHEUR._


Un jour, de grand matin, je me dis: Ayons aujourd'hui du plaisir, à la
maniere des gens du monde. Essayons d'être heureux, à l'instar des
heureux du siecle. Je sortis, & j'allai au lever de plusieurs femmes
qui passoient pour les plus agréables. Leurs minauderies & leur jargon
m'amuserent pendant la premiere minute. À la seconde minute je
baillai, & courus ailleurs chercher du plaisir. Je me promenai aux
jardins publics. Au bout de la premiere allée, je me surpris baillant,
& je me dis: Ce n'est pas encore là du plaisir. Allons nous asseoir à
la table d'un riche ou d'un grand. J'attendis au dessert. Le vin
m'échauffa la tête; mais mon coeur resta froid, & je m'endormis. On me
réveilla pour me donner une place à ces beaux spectacles où l'art,
dit-on, surpasse la nature, en l'imitant. Avant que la toile fût
baissée, je baillai. Une orgie nocturne m'attendoit au sortir d'un bal
galant..... Est-ce là le plaisir, me demandai-je, en regagnant mon
asyle solitaire, où veilloit ma compagne. Cela se peut; mais, à coup
sûr, (du moins pour moi), le bonheur n'est qu'ici.




LEÇON XCI.

_L'INCRÉDULE CONVERTI._


Les livres de plusieurs philosophes m'avoient rendu incrédule, au
point de nier toute divinité, & une vie à venir. Mais, en méditant sur
l'état actuel de la société, je retournai bien vîte à la croyance de
mes ancêtres & de ma nourrice. En voyant le quart des hommes servi par
les trois autres quarts, j'eus besoin, pour ne pas me laisser aller à
l'indignation & au désespoir, j'eus besoin de croire qu'apparemment un
Dieu avoit décidé, de sa certaine science & pleine puissance, qu'il y
auroit un monde où les trois quarts du genre humain serviroient
l'autre quart; & que, par la suite, il y auroit un autre monde où le
grand nombre de ceux qui servoient, seroit servi, à son tour, par le
petit nombre. Si j'ai mal conjecturé, si ce n'est pas là tout-à-fait
le plan de conduite de la divinité, je ne sais plus où j'en suis. Le
chaos qui, dit-on, précéda la création, n'étoit rien, sans doute, en
comparaison de celui qui regne sur la surface de ce monde créé: &
l'enfer, dont on me menaçoit après ma mort, ne peut pas être pire que
la vie qu'on mene dans une société dont les individus sont tous libres
& égaux, & où cependant les trois quarts sont esclaves, & le reste est
maître.




LEÇON XCII

_L'ÉPÉE ET LA LOI._


En ce tems-là; l'épée & la loi se disputoient entr'elles sur le droit
de préférence. La loi prétendoit que les hommes, avec elle, n'avoient
pas besoin de l'épée; l'épée soutenoit qu'elle donnoit à la loi toute
sa force.

Témoin de cet _alter-cas_, un sage leur dit: Calmez-vous. Tant que les
hommes seront des enfans imbécilles ou furieux, ils auront un égal
besoin des services de l'un & de l'autre. Votre empire n'est pas prêt
de finir. Cependant, à quoi serviriez-vous, si les hommes étoient plus
éclairés, ou seulement s'ils vouloient s'entendre? Vous n'êtes sortis
que de leur foiblesse; & j'aime à croire qu'un jour, (je n'en verrai
pas l'aurore), tous mes semblables rougiront de s'être servis de vous.




LEÇON XCIII.

_DIALOGUE ENTRE LE SCEPTRE ET LA HOULETTE._


LA HOULETTE.

Tu es devenu bien orgueilleux, depuis que tu es d'or. Jadis nous ne
faisions qu'un. As-tu oublié que nous étions du même bois?

LE SCEPTRE.

Tu parles de loin. Mais, depuis que j'ai profité des circonstances,
tant que les hommes voudront bien courber la tête sous mon poids, je
continuerai à peser sur eux. Vas! un peuple est plus aisé à conduire
qu'un troupeau. Les hommes sont encore plus debonnaires que les
moutons.

LA HOULETTE.

Mais, à la longue, le joug peut sembler lourd. Si on venoit à le
secouer; si on venoit à briser le sceptre, & à ne permettre aux rois
que l'usage de la houlette!....

LE SCEPTRE.

Je ne crains pas plus cela, que de voir le sceptre passer entre les
mains des bergers.

LA HOULETTE.

Prends-y garde. Il ne faut qu'un instant d'humeur. Les Dieux ont déjà
vu leurs statues d'argent, métamorphosées en vaisselles plattes. Un
jour pourra venir, où l'on fera du sceptre un hochet, une marotte dont
le peuple s'amusera.

LE SCEPTRE.

Le peuple est un enfant trop vieux & trop grand.

LA HOULETTE.

Vah! le tems me vengera de tes dédains.




LEÇON XCIV.


En ce tems-là; un berger se pavanoit en marchant à la tête de son
troupeau. Il se disoit, chemin faisant: Les moutons sont nés pour les
bergers; rien de plus certain! Il est clair que la laine qu'ils
portent, fardeau incommode pour eux pendant l'été, est pour habiller
le berger en hiver. Le lait des chevres est moins pour élever leurs
petits, que pour désaltérer le berger. Ils paissent, sans doute, pour
être servis plus gras sur la table des bergers.

Ce propos du berger, entendu par ses moutons, mît le comble à leurs
mécontentemens, & les porta à la derniere extrêmité. Ils tinrent
conseil. Avons-nous donc besoin d'un berger pour paître, ou pour faire
des petits? Comment vivions-nous avant de sortir des bois; nous étions
moins soignés mais plus vigoureux qu'aujourd'hui.

Pendant le sommeil du berger & des chiens, les moutons convinrent de
prendre la fuite; & de gagner la forêt voisine, pour y vivre, comme
ils vivoient dans l'âge d'or. Ce qu'ils firent.




LEÇON XCV.

_LA COURONNE D'OR ET LE CHAPEAU DE PAILLE._


En ce tems-là; un roi n'avoit en ce moment-là que sa couronne d'or
pour garantir sa tête des rayons brûlans du soleil d'août, à midi. Un
pauvre berger n'avoit pas d'assez grands yeux pour contempler cette
couronne d'or. Le roi lui dit: eh bien! changeons ensemble. Donne-moi
ton chapeau de paille pour ma couronne d'or. Le berger n'hésita pas.
Mais, peu de tems après, se sentant brûlé par le soleil, il dit au
prince: je défais le marché, j'aime encore mieux mon chapeau de
paille, qui me met à l'abri, que votre couronne d'or qui brûle au
soleil, mais qui ne garantit pas de ses rayons brûlans.




LEÇON XCVI.

_LE SOLEIL ET LA MONTRE._


En ce tems-là; quelle heure est-il (demanda un jour à un vieux berger
un jeune roi égaré dans la campagne)? Prince! il est midi au
soleil.--Pour toi, (reprit le jeune prince) mais pour moi, l'aiguille
de ma montre n'est qu'à la onzième heure; iroit-elle mal? Non!
(s'écria quelqu'un de la suite du monarque). Certainement, c'est le
soleil qui se trompe.

Le berger, homme de sens, s'éloigna en haussant les épaules, & disant
tout bas: vous avez beau dire & beau faire, tous tant que vous êtes à
la cour; le tems ne va pas plus ou moins vîte pour les rois que pour
les pasteurs. Chacun à son horloge; mais il n'y a qu'un soleil pour
tous.




LEÇON XCVII.

_LE TOMBEAU DES ROIS._


Un pasteur Nomade rencontra un jour dans ses courses de belles ruines
d'un édifice antique, retraite des oiseaux de passage. Il en visita
l'intérieur, trouva beaucoup plus de place qu'il n'en falloit pour s'y
loger commodément lui & son troupeau. Il résolut d'y établir sa
demeure; il étoit d'âge à se fixer. Il appliqua à son usage tout ce
qui se rencontra sous sa main. Maître de ces lieux abandonnés depuis
plusieurs siecles, il disposa de tout à son gré, certain de n'être
point troublé dans sa propriété.

Un savant, envoyé à grand frais par le prince régnant, pour faire une
recherche exacte & une description détaillée de tous les monumens
antiques qui se trouveroient dans ses États, n'oublia pas dans son
voyage Pittoresque les ruines qui servoient d'asyle au vieux pasteur
Nomade. Il entre, & après avoir porté autour de lui un oeil
observateur, il dit au berger: ami, sais-tu bien que ce qui te sert
aujourd'hui de maison, étoit jadis un tombeau.

LE PASTEUR.

À la bonne heure; dans ce cas, ce vieux bâtiment reprendra bientôt son
ancienne destination.

L'ANTIQUAIRE.

C'étoit le mausolée d'une famille souveraine.

LE PASTEUR.

Vous ne flattez pas peu ma vanité, en m'apprenant qu'un jour, moi
pauvre berger, partagerai la sépulture des rois. Mais, je l'avouerai,
je ne suis pas pressé de jouir de cet honneur.

L'ANTIQUAIRE.

Sais-tu bien que ce vase, que tu as converti en ruche, étoit une urne
qui contenoit la cendre d'un grand monarque.

LE PASTEUR.

Ah! ah! & les ordonnances de ce grand monarque étoient elles aussi
douces que le miel de mes abeilles? J'en doute.

L'ANTIQUAIRE.

C'étoit un tyran.

LE PASTEUR.

Tout ceci a donc été fait pour un tyran.

L'ANTIQUAIRE.

Oui.

LE PASTEUR.

C'étoit bien la peine.

L'ANTIQUAIRE.

Qu'as-tu fait de la cendre?

LE PASTEUR.

Tu en vois quelque part dans mon foyer; elle sert à couvrir mon feu; &
le reste à ma lessive.

L'ANTIQUAIRE.

Tu n'as rien trouvé de plus.

LE PASTEUR.

Je n'ai pas beaucoup cherché. Regardez vous-même.

L'ANTIQUAIRE.

Comment? Le caveau funéraire de la reine est aujourd'hui une étable à
vache.

LE PASTEUR.

Pourquoi pas?

L'ANTIQUAIRE.

Mais je ne me trompe pas. Quoi! le buste d'un empereur sert de
contrepoids à la porte d'un berger.

LE PASTEUR.

J'ai profité du crampon de fer que j'y ai remarqué; desorte que depuis
que je me suis avisé de le suspendre derriere ma porte, ma cabane ne
craint plus le vent du nord.

L'ANTIQUAIRE.

Un chef-d'oeuvre, dégradé à ce point.

LE PASTEUR.

Cet empereur dont tu admires ici la tête, n'a peut-être pas fait
autant de bien seulement au monde, que son buste m'est utile en ce
moment.

L'ANTIQUAIRE.

J'ai ordre du prince de l'emporter.

LE PASTEUR.

Emporte, mais je veux un dédommagement.

L'ANTIQUAIRE.

Quelqu'il soit, il te sera accordé.

LE PASTEUR.

Eh bien! pour ma récompense, promets-moi de dire au prince que tu as
vu la cendre d'un grand roi servant à la lessive d'un berger, son urne
cinéraire converti en ruche à miel, & son buste de marbre suspendu
derriere la porte d'une chaumiere. Tu diras aussi à la reine que le
caveau de son aïeule n'est plus aujourd'hui qu'une étable. Tu diras
tout cela.

L'ANTIQUAIRE.

Oui, oui!

LE PASTEUR.

Tu n'oubliras rien.

L'ANTIQUAIRE.

Non! non!..... Voilà un berger qui seroit mauvais courtisan.




LEÇON XCVIII.

_LE ROI-BERGER._

CONTE PASTORAL,

_PAR LE BERGER SYLVAIN._


Pendant les fêtes consacrées aux déguisemens, un bon roi, jeune
encore, se fit berger. Un chapeau de paille sur la tête, une houlette
à la main, le visage couvert d'un masque, il sortit précipitamment de
son palais, débarrassé de toute sa suite, & ne gardant pour
l'accompagner, qu'un de ses plus fideles sujets, devenu son intime
ami. Dans cet équipage, il prit le chemin des champs & alla se fixer
dans le fond de l'une de ses provinces les plus agréables. Il se mêla
aussitôt parmi les pasteurs du lieu. Une bergerie venoit de perdre son
possesseur; il en fit l'acquisition, pour se livrer tout entier aux
douces occupations & aux plaisirs purs des bergers. Il sembloit qu'il
fût né pour cette condition paisible. Son nouvel état lui plût tant,
qu'il oublia bientôt les honneurs de la royauté, & ne s'apperçut point
que les fêtes consacrées aux déguisemens étoient passées.

Cependant l'inquiétude regnoit à la cour du prince. On vit même des
courtisans pleurer. On chercha le roi partout où il n'étoit pas. Il
n'y eut que ceux qui l'approchoient de plus près & qui soupçonnoient
ses goûts, qui s'aviserent de parcourir les provinces & de se
disperser dans les campagnes. Ils le trouverent enfin à la tête d'un
troupeau, caressant son chien & chantant un air gai.

Prince! que faites-vous!..... Reprenez votre sceptre & remontez sur le
trône. Vos sujets vous attendent; & la princesse que le dernier traité
de paix vous destine pour compagne, arrive. Venez!...

Mes amis! c'en est fait! vous venez un peu trop tard. La houlette me
semble moins lourde que le sceptre. Mon chapeau de fleurs pese moins
sur ma tête, qu'une couronne. Et je suis plus à mon aise sur ce siege
de gazon, que sur un trône d'or. Mes sujets ne peuvent jamais m'être
plus fideles que mes moutons, & que le gardien de mon troupeau. Et je
doute que la princesse que le dernier traité de paix me destinoit, me
plaise davantage que la pastourelle que mon coeur vient de se choisir.
Quand on a été roi & berger, & quand on a le choix entre l'un ou
l'autre, on reste berger.




LEÇON XCIX.

_LA REINE-BERGERE._

CONTE PASTORAL.


ZERBIN.

Je l'aurai fait attendre. Doublons le pas. Mais qu'apperçois-je, près
de la fontaine.... Ce n'est pas elle. Quelle est cette femme si
richement parée? J'aimerois bien mieux y voir ma Zerbine, avec son
chapeau de paille couronné de fleurs. Elle devroit y être, cependant.
Approchons.

ZERBINE.

C'est lui. Comme il va ouvrir de grands yeux. Je suis sûre qu'il ne me
reconnoîtra pas.

ZERBIN.

Je n'oserai jamais..... C'est sans doute la fille d'un roi.

ZERBINE.

Ne lui parlons pas d'abord. Mais faisons lui des signes.

ZERBIN.

Est-ce bien à moi que ce geste s'adresse?..... Suis-je bien seul
ici?.... Avançons.... Qu'ai-je donc à craindre? Grande princesse,
pardonnez... Mais je ne me trompe pas. C'est toi, ma Zerbine.
Quoi!....

ZERBINE.

Eh oui! c'est moi; c'est ta Zerbine. Ta surprise & ton impatience sont
extrêmes. Écoute!... Comme tu vois, je suis arrivée la premiere au
rendez-vous.... Ce que n'auroit pas dû permettre mon cher Zerbin.

ZERBIN.

Je n'ai pas eu le courage de quitter mon pere que je ne l'aie vu
endormi.

ZERBINE.

C'est bien!... Que je te raconte mon avanture! Je t'attendois ici avec
une provision de fruits & de laitage comme nous étions convenus. Pour
abréger le tems de ton absence, j'essayois la chanson si tendre que tu
me donnas à ma fête, & dont je ne sais pas encore bien l'air. J'en
étois à peine au refrein qui me plaît tant;

  Si Zerbin étoit roi,
  Zerbine seroit reine.

quand je vis accourir une femme grande comme moi, mais d'une beauté
fiere & imposante.

ZERBIN.

Elle n'avoit pas tes graces, j'en suis bien certain, sans l'avoir vue.

ZERBINE.

Ne m'interromps donc pas. Elle s'avance vers moi précipitamment.... Je
me recule par respect & aussi par crainte. Elle étoit éblouissante,
mais elle avoit l'air égarée. Jeune bergere, me dit-elle, bannis toute
frayeur & conserve-moi la vie. Tu vois une reine, précipitée du haut
de son trône, chassée de ses États & poursuivie par des ennemis
acharnés. Le soleil est déjà sur son déclin, & depuis son lever, je
n'ai pas encore pris de nourriture. Je lui dis: si du lait, des fruits
& un gâteau étoient dignes de vous.... Donne, donne toujours. Et je la
vis dévorer ce que nous devions manger ensemble. Ce n'est pas tout,
reprit-elle, changeons d'habits, à l'instant. Les momens me sont
chers. Et en même-tems je la vis jetter sur le gazon ce sceptre d'or &
cette couronne de diamans, que tu vois, & aussi ce beau manteau
d'écarlate qui me pese tant sur les épaules. Je l'aidai à endosser mon
vêtement de lin qui fût un peu étroit pour elle.

ZERBIN.

Je le crois. Est-il deux femmes au monde qui aient la taille svelte de
Zerbine.

ZERBINE.

Laisse-moi achever. Elle s'empara de mon chapeau avec ses fleurs, & de
ma houlette avec la guirlande que je voulois garder à toute force.
Mais il ne fut pas possible. Ma chere, me dit-elle, il faut que
l'illusion soit complette. La richesse de mes habits te dédommagera du
sacrifice. Tu pourras faire le bonheur du berger que tu aimes, en lui
apportant pour dot tous ces trésors.

ZERBIN.

Nous n'avons pas besoin de tout cela pour nous aimer.

ZERBINE.

C'est ce que je lui ai répondu. Mais elle me quitta presqu'aussitôt,
en m'embrassant & en m'ajoutant; bergere, n'envie pas le sort des
reines. Adieu. Souviens-toi de moi. Je ne t'oublierai jamais.
Puissé-je te donner bientôt de mes nouvelles.

ZERBIN.

Zerbine!

ZERBINE.

Eh bien!

ZERBIN.

Retournons vîte au hameau. Il ne seroit pas prudent que nous restions
dans les champs avec ces beaux habits. Ceux qui poursuivent la reine
t'enleveroient sans examen, & peut-être... Allons nous en sans tarder.
Je crois déjà les entendre.... Comme tu es belle, ma Zerbine!.....
Mais je sens que je ne puis t'en aimer davantage.

ZERBINE.

Et moi, quand bien-même je serois effectivement reine, comme j'en ai
l'air, je sens que je ne t'en aimerois pas moins.

ZERBIN.

Veux-tu permettre à un pauvre berger de t'offrir son bras.

ZERBINE.

Ah! Zerbin! viens! que je te serre dans les miens!

ZERBIN.

Mais qu'as-tu donc aux doigts?

ZERBINE.

Ce sont des anneaux & des pierres précieuses.

ZERBIN.

Qu'allons-nous faire de tout cela?

ZERBINE.

Je n'en sais rien.... Il me vient une idée. Il faut conserver toutes
ces belles choses; quand cette pauvre reine me donnera de ses
nouvelles, comme elle me l'a promis, nous ne lui renverrons tout cela,
que sous la condition de me rendre ma guirlande.

ZERBIN.

Ah! Zerbine!.....

ZERBINE.

N'en ferois-tu pas autant, pour ravoir le noeud que j'ai attaché à tes
beaux cheveux?

ZERBIN.

Ah! sans doute.

Tout en conversant ainsi, ces deux amans cheminoient vers le hameau.
Mais, quel moment pour Zerbin. Des gens armés se jetterent sur
Zerbine..... Cependant instruits de leur méprise, & touchés de la
naïveté de ses réponses, ils passerent outre, sans perdre de tems.
Arrivés au village, on accourut en foule du plus loin qu'on les
apperçut. La nouvelle circula en un moment. On assiégea la cabane de
la mere de Zerbine. Les bergeres sur-tout ne pouvoient se lasser
d'examiner d'un oeil avide, toutes les différentes pieces
d'habillemens de la pastourelle, qui se mit à son aise, le plutôt
qu'elle put, en se couvrant de l'un de ses habits ordinaires. La
ceinture de pierreries, le collier de perles à plusieurs rangs, les
cercles d'or, les pendans d'oreilles, les boucles, les agraffes, la
couronne sur-tout, tous ces différens ornemens royaux passerent
tour-à-tour de main en main. On en essaya quelques-uns.
Malheureusement il faisoit trop nuit. Les plus coquettes brûloient
d'impatience d'aller se regarder sur le plus prochain ruisseau. Cette
ivresse dura plusieurs jours. Les vieillards de la contrée se
perdoient en conjectures, & se faisoient écouter des jeunes avec
l'attention la plus suivie. Quelques-uns d'entr'eux, en maniant le
sceptre, se dirent: il est bien lourd. Ce sceptre pese plus que nos
houlettes.

Zerbine ne fut pas long-tems sans entendre parler de la reine. Un jour
on la vit venir accompagnée d'une suite nombreuse; mais elle voulut
entrer seule dans le hameau. On la conduisit chez la mere de Zerbine.
Là, elle raconta comme elle avoit eu le bonheur de ne point être
reconnue sous son travestissement, comment elle pénétra jusque chez un
souverain allié à sa maison. Comment elle l'intéressa & en obtint un
secours pour remonter sur le trône, & punir l'usurpateur. Cette reine
courageuse ne s'étoit annoncée dans le village que par sa suite. Car
pour elle, elle parut devant Zerbine avec les habits de cette bergere.
Zerbin qui étoit présent, lui dit: grande reine, vous venez sans doute
reprendre vos riches vêtemens. On vous les a réservés intacts; mais
vous ne les aurez, ajouta vivement Zerbine, qu'en m'apportant ma
guirlande.--Tu parois bien attachée à cette guirlande.--Autant que
vous à votre couronne.--Puisque cela est ainsi, garde mes habits; car
dans mes courses, je n'ai pas conservé ta guirlande.--Zerbin, oh non!
reine trop généreuse. Remportez tous ces trésors. Si jusqu'à présent
nous avons échappés à l'envie, nous le devons à notre indigence.--Mais
du moins, demandez-moi quelque grace: tout ce que vous désirerez, vous
sera accordé.--Écartez à jamais la guerre de notre hameau paisible:
nous serons toujours assez heureux. Et pour conserver la mémoire d'un
événement qui nous sera toujours cher, puisque l'issue vous a été
favorable; qu'on éleve près de la fontaine, où vous avez rencontré
Zerbine, un monument durable, sur lequel on lise ces mots:

        ICI
      UNE REINE
  FUT TROP HEUREUSE
    DE DEVENIR
      BERGERE.

La reine se prêta au desir du berger, & tous les ans, tant qu'elle a
vécu, ne manqua pas de venir en pélerinage à la fontaine, & d'y
célébrer une fête champêtre, sous les habits de bergere.




LEÇON C.

L'ORIGINE DU PUITS DE LA VÉRITÉ.

_PARABOLE._


En ce tems-là: la vérité fut arrêtée aux barrieres de la capitale des
Sybarites. La belle enfant, lui dirent les commis, que contient cette
balle cachée sous votre manteau?--Des livres étrangers.--Bons à
confisquer; & vous, condamnée à l'amende.--Mais je ne possede
rien.--Eh bien! nous allons nous saisir de votre personne.--

Et ils alloient exécuter leur contrainte par corps; mais dans le
voisinage du bureau des entrées, la vérité apperçut un puits ouvert.
Pour éviter une esclandre & la perte de sa liberté, elle aima mieux se
précipiter au fond du puits, où elle est encore; personne jusqu'à
présent n'ayant osé l'en retirer.


_FIN._





End of the Project Gutenberg EBook of Apologues modernes, à l'usage du
Dauphin, by Sylvain Maréchal

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APOLOGUES MODERNES ***

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